Fascicule de Philosophie (Gwye)

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Fascicule DE PHILOSOPHIE

Ce fascicule de Philosophie a été confectionné par l’équipe de rédaction dirigée par


M. MBAYE Pape Moussa, formateur de philosophie au C.R.F.P.E de Dakar, et
composée de :
- M. BA Sanoussy, coordonnateur de cellule de philosophie du Lycée Seydina
Issa Rohou Laye (SIRL ex. LPA I)
- M. NDIAYE Mayoro, coordonnateur de cellule du Lycée Pikine-Est
- M. SY Ibrahima, coordonnateur de cellule du Lycée de Pikine (LPKE)
- et de M. SY Oumar, coordonnateur de cellule du Lycée Seydina Limamou
Laye (LSLL).
L’équipe profite de cette page pour magnifier la collaboration de l’ensemble des
collègues des dits-établissements et de toutes les autres personnes-ressources dont
les contributions de qualité ont fait de ce fascicule ce qu’il est.
DOMAINE I : LA REFLEXION PHILOSOPHIQUE

Problème structurant : Si nous partons du principe de l’universalité de la raison,


peut-on-attribuer une origine à la philosophie ?

Introduction générale
Réfléchir sur la philosophie, c’est se pencher sur une activité adossée à une faculté
nommée raison. En quoi consiste-t-elle ? Quelles sont ses caractéristiques ? La
raison est-elle l’apanage de certains ou plutôt est-elle un bien commun appartenant à
tous ? Si nous partons du principe de son universalité, serait-il légitime de vouloir
trouver à la philosophie une origine spatio-temporelle ? Si philosopher revient à se
servir de sa raison, tout homme n’est-il pas forcément philosophe ? Toutefois la
possession de la raison suffit-elle pour philosopher ? Ne faudrait-il pas certaines
conditions afin que cette faculté soit mise en éveil ? Sous ce rapport, la question de
l’origine ne devrait-elle pas mettre en exergue la provenance intellectuelle de la
philosophie ? Qu’est-ce qui d’ailleurs fait la spécificité de la philosophie : son objet ou
la nature de ses interrogations ? En fonction de ce qui la spécifie, la philosophie est-
elle encore d’actualité ? Autant d’interrogations qui, dans l’ordre de leur énonciation,
constituent les différents moments de ce travail.

QU’EST–CE QUE LA RAISON ?


La Raison est, au sens le plus général, la faculté spécifiquement humaine de juger
(distinguer le vrai du faux), de connaître et de comprendre. La connaissance, en
particulier, repose sur notre faculté de concevoir, c’est-à-dire produire des
représentations objectives, en quoi la raison se distingue des simples pensées qui
restent par définition « subjectives ». La raison se distingue de la conscience ou de
la pensée pure, puisque la première peut être confuse, et la seconde existe
également sous une forme « affective » ou « imaginative ». La raison est une faculté,
c’est-à-dire une opération spécifique de notre esprit, elle n’est pas l’esprit lui-même
("l’âme") et encore moins le "vécu" intérieur.
Le Réel désigne, dans un premier sens, tout ce qui existe, ou le fait d’exister. Notons
qu’il ne s’agit pas exclusivement de la « réalité matérielle ». Plus particulièrement,
l’adjectif Réel vient confirmer ou attester l’existence de quelque chose et il s’oppose
dans ce sens à l’illusoire. Autrement dit le Réel désigne ce qui existe vraiment, il
réunit dans son concept l’Etre plus la Vérité. La Vérité est le but, la finalité (sinon
l’objet) de la connaissance : l’homme cherche toujours à connaître la vérité de
quelque chose.
Sens et enjeu de leur relation : le problème de la connaissance.
Or ces termes de Raison et de Réel sont liés, ils s’impliquent mutuellement. En effet
la Raison se fixe avant tout pour finalité de connaître ou de comprendre le Réel
(humain ou naturel, spirituel ou matériel), tout en chassant l’erreur et l’illusion. Le
Réel semble être son objet ; c’est bien en utilisant la Raison que l’on peut déterminer
ce qui est réel ou non. Mais la Raison, dans quelle mesure est-elle « réelle » ? La
raison se « réalise » t- elle en connaissant et en changeant le monde par exemple ?
Corollairement, ne faut-il pas admettre que le Réel se trouve déterminé par la Raison
? A partir du moment où la Raison prend le Réel pour objet de connaissance, voire
de champ d’expérience, le Réel est-il (ou devient-il) par là-même rationnel ? Bref,
lorsque la Raison se penche sur le Réel, elle se penche aussi nécessairement sur
elle-même ; elle a même comme fâcheuse tendance à se prendre elle-même pour
Objet Réel… Et si au contraire la Raison n’était finalement qu’un instrument, une
grille arbitrairement plaquée sur ce réel qu’on appelle le Monde pour mieux le
manipuler ?
La Raison peut-elle connaître le Réel ? A défaut de le connaître tel quel, ce qui
suppose purement l’identification de la Raison et du Réel, peut-elle connaître
quelque chose du Réel ? C’est en ces termes que peut être posé le problème de la
connaissance.
I. – Les formes historiques de la relation Raison/Réel
1) Qu’est- ce que la raison ontologique ?
En grec ancien, la raison se dit logos, d’un terme qui signifie d’abord la parole ou le
langage, et par extension le discours visant la vérité (par opposition à muthos,
mythe). Mais chez les plus anciens des philosophes grecs, comme Héraclite, le
Logos a également un sens ontologique, c’est-à-dire qu’il désigne un mode d’Etre :
c’est l’âme du Monde, ou plus simplement la Nature en tant qu’organiquement
constituée, ordonnée, la Raison universelle. Voici pourquoi la problématique
(l’opposition/relation) de la Raison et du Réel est constitutive de la Raison et de toute
réflexion philosophique portant sur la connaissance des choses.
Il faut attendre Socrate pour que le discours rationnel se désintéresse de la nature
pour se concentrer sur l’humain : le problème de Socrate n’est plus de savoir si la
nature est rationnelle mais si ce que disent les humains est rationnel ; ce n’est plus
« qu’est-ce que la raison ? Mais « qu’est-ce que avoir raison » ?
2) En quel sens la raison dogmatique s’impose- t- elle par rapport au réel ?
L’expression « raison dogmatique » désigne le « rationalisme » des philosophes du
17è siècle, comme Descartes, Spinoza ou Leibniz. Pour ces philosophes déjà
« modernes », la raison n’est certes plus la « réalité » ou la « nature », mais bien
d’abord la faculté humaine de connaître la réalité.
Descartes affirme au tout début du Discours de la Méthode : « Le bon sens est la
chose au monde la mieux partagée » (le bon sens n’est pas autre chose que la
raison). Et il lui attribue deux caractéristiques principales : l’Universalité et l’Unité. La
raison est universelle en ce sens que tous les hommes la possèdent, c’est la marque
même de l’humain. D’autre part la raison est une : en effet tous les hommes la
possèdent et ils la possèdent toute, en entier. Il n’y a pas de demi-raison. Cette unité
essentielle de la raison se justifie par l’indivisibilité des actes mêmes de la raison, à
savoir les jugements. En effet un jugement est un acte de l’esprit qui reste indivisible,
même s’il est le résultat d’une série d’approximations qui elles-mêmes restent des
jugements dans leur ordre.
Bien sûr, on n’utilise pas toujours toute notre raison, cependant nous le pourrions et
nous le devrions : cette question est d’emblée d’ordre moral. Pour Descartes ce qui
distingue un homme raisonnable d’un autre déraisonnable, ce n’est pas la
possession ou non de cette faculté, c’est le fait de l’utiliser effectivement ou non, et
d’autre part le fait d’être instruit ou non d’une méthode pour bien conduire ses
pensées. C’est cette méthode que justement Descartes se propose d’examiner dans
l’ouvrage cité en référence.
Le caractère « unitaire » de la raison, la confusion dans le « bon sens » du rationnel
(faculté de connaître la nature, théorique) et du raisonnable (faculté de comprendre
les hommes, essentiellement pratique), d’autre part le caractère infaillible d’une
raison « bien conduite » et la possibilité absolue de connaître le réel, tout ceci justifie
le qualificatif de « dogmatique » appliqué généralement à la conception cartésienne.
La raison serait non seulement la reine des facultés (bien supérieure à l’imagination
par exemple) mais elle nous permettrait d’appréhender le réel « lui-même », sans
reste. Or cette affirmation ressemble étrangement à une croyance ou tout au moins à
un postulat. En effet une faculté aussi parfaite n’a pu échoir à l’homme que par les
bons soins d’un Etre lui-même parfait, à la fois infiniment intelligent et réel, le
Créateur (Dieu). Ce qui est « dogmatique » (qui se prétend évident et indiscutable),
c’est justement ce fait de postuler l’existence même et l’unité de la raison dans
l’homme, comme faisant partie de son essence, sans imaginer qu’elle puisse être le
résultat d’une formation individuelle, lente et imparfaite, plus ou moins aléatoire en
fonction de l’éducation, des facteurs sociaux, génétiques ou autres.
3) Dans quelle mesure la raison critique s’oppose- t- elle au dogmatisme ?
Ces prétentions quasiment délirantes de la Raison doivent être relativisées, on doit
abandonner les prétentions à une connaissance absolue, donc relativiser les
pouvoirs de la raison, sans pour autant perdre de vue la dimension universelle de
ses principes. Ce travail critique sur la raison est l’œuvre de Kant, notamment dans
sa Critique de la Raison Pure. « Critique » s’oppose à « dogmatique » en ce sens
que la Raison doit être capable d’apercevoir ses propres limites.
Sur la question de savoir si l’on peut connaître le Réel, Kant fait une série de
distinctions capitales. 1) Il faut distinguer la réalité « en soi » (les « noumènes ») et
ce que nous pouvons en apercevoir effectivement (les « phénomènes »), d’abord par
l’intermédiaire de nos sens ; même après le travail de conceptualisation et
d’abstraction, jamais l’esprit ne peut prétendre cerner l’Etre d’une chose, d’abord
parce que l’Etre ne se donne pas à connaître, ce n’est pas une « qualité ». 2) Il faut
distinguer ensuite la Raison pure, qui est proprement la faculté des Principes, c’est-
à-dire une capacité de saisir et de formuler des règles universelles, et l’entendement
ou l’« intelligence » à proprement parler qui est la faculté des concepts, capacité de
conceptualiser, et donc de connaître. Mais cette faculté est humainement limitée, il
n’y a pas, il ne peut y avoir de connaissance absolue. 3) Il faut distinguer la Raison
théorique, qui prétend connaître la nature, et la Raison pratique, qui prétend former
les règles et les principes de la conduite humaine. Toutes deux prétendent
légitimement à une forme d’universalité, mais elles ne procèdent pas de la même
manière et ne s’appliquent pas aux mêmes objets. Cette opposition recoupe la
distinction plus commune entre le rationnel et le raisonnable, écrasée sous la notion
cartésienne du « bon sens »…
4) La raison dialectique réunit-elle théorie et pratique pour justifier le sens de
l’histoire ?
Hegel réunit dialectiquement tout ce que Kant a séparé formellement… La grande
découverte des philosophies du 19è siècle, en général, est la dimension
intrinsèquement historique (et certainement plus « naturelle ») de la Raison. 1) Hegel
réunit donc la Raison et le Réel grâce à l’Histoire comprise comme processus
logique. « Tout ce qui est rationnel est réel » et « tout ce qui est réel est rationnel »
selon Hegel. La Raison est historique parce que la Raison se réalise à travers
l’Histoire et la Culture : elle devient alors effectivement universelle. 2) Hegel réunit du
même coup le rationnel et l’irrationnel : il y a bien un Savoir absolu, car au moins en
droit rien n’échappe au processus rationnel, ce qui n’est pas ou ne paraît pas
rationnel le devient ou nous apparaît comme tel peu à peu… Même la violence,
même les guerres dans l’Histoire se justifient car elles réalisent, à notre insu, une
Idée universelle… 3) Enfin Hegel réunit le théorique et le pratique, la connaissance
et l’action dans la reconnaissance : le « sujet » humain est identiquement pensant et
agissant, il n’est lui-même et se connaît lui-même qu’à travers l’altérité.
5) L’objectivité est-elle un idéal pour la raison scientifique ?
A nouveau il faut relativiser, et revenir aux distinctions kantiennes : l’identification de
la Raison et du Réel, même sous sa version dialectique ou historique, conduisant à
affirmer que « tout ce qui est réel est rationnel », apparaît difficilement soutenable.
Aujourd’hui, nous savons bien qu’un Savoir absolu est irréalisable parce que la
notion même du Réel nous échappe, tandis que les connaissances se font de plus
en plus complexes et de moins en moins unitaires (ou systématiques). Ce n’est pas
la Science de la Logique (Hegel), ce sont les mathématiques et les sciences
expérimentales qui nous apportent cette leçon de modestie.
D’une part les sciences (physique, biologie, etc.) permettent une connaissance
objective et vraie, mais d’autre part elle en souligne le caractère toujours plus ou
moins relatif, à cause de la complexité même du Réel. D’ailleurs le Réel n’est pas un
concept scientifique, comme le disait Kant la connaissance ne s’occupe que des
phénomènes, de ce qui est effectivement objectivable. Elle cherche à en découvrir
les lois – en ce sens on peut, certes, affirmer que la science découvre le réel -, afin
de pouvoir expliquer (éventuellement prévoir) les faits qui s’y déroulent.
Une question demeure : le Réel est-il seulement ce qui se donne à connaître, même
partiellement ? Ne faut-il pas revenir à la différence (kantienne) entre connaître et
penser ? C’est bien pourquoi la science n’a nullement mis un terme à la spéculation
philosophique (de même que la philosophie, de son côté, n’a nullement éradiqué la
religion…). Que penser, par exemple, du réel humain, de la psychè, des sociétés, de
la culture ? Comment l’esprit aborde t-il les productions de l’esprit ? Nous verrons
que ceci est la fonction propre de l’interprétation, dont on peut se demander si elle
est encore une forme de connaissance. Comment les esprits s’abordent-ils entre eux
? Lorsque deux hommes discutent, cherchent-ils à se connaître ou plutôt à se
comprendre, à s’entendrent ?
6) Qu’est-ce que la raison communicationnelle ?
L’époque contemporaine fait droit à une forme de rationalité qui, sans être nouvelle,
n’avait jamais été exploitée à sa juste valeur : certains la nomment « raison
dialogique » (F. Jacques), d’autres « raison communicationnelle » (J. Habermas),
etc. Dans tous les cas on conteste un usage globalement dogmatique de la raison,
dans toute la tradition philosophique, un usage qualifié de « monologique » quasi-
délirant. Monologique, car fondé sur une surestimation de la conscience individuelle,
de la réflexion personnelle et du style philosophique spéculatif qui en découle, au
détriment de la discussion et de la recherche systématique du consensus - ce qui
devrait être, notamment pour Habermas, la finalité principale de toute réflexion
rationnelle.
Par ailleurs, la « raison communicationnelle » stigmatise la « techno-science » et
l’accuse d’exercer un pouvoir absolu sur les consciences et sur la société. En effet si
la « raison instrumentale » des scientifiques et des politiques (technocratie, etc.) s’est
imposée en devenant presque tyrannique, c’est parce qu’elle complète en quelque
sorte la « raison spéculative » des philosophes, inévitablement déficiente pour ne
pas dire délirante. La raison communicationnelle éviterait ces deux écueils, justement
en tant que communicationnelle d’abord (tournée vers l’autre, dia logiquement, et
non vers le monde ou vers soi-même), et en tant qu’essentiellement pragmatique
(Habermas parle d’un «agir » communicationnel). C’est donc cet agir – explicitement
défini comme social – qui réunirait cette fois la Raison et le Réel. Ce point de vue
est-il finalement trop sociologique ? Le débat est ouvert.
M. THIONE Augustin Birame
Lycée SIRL (Ex. LPA)

Texte
Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité,
où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son
entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand
elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et
de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le
courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. La
paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre
d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction
étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit si facile
à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur. Si j’ai
un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience,
un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n’ai pas besoin de me
fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ;
d’autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse. Que la plupart des
hommes finissent par considérer le pas qui conduit à la majorité, et qui est en soi
pénible, également comme très dangereux, c’est ce à quoi ne manquent pas de
s’employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après
avoir rendu tout d’abord stupide leur bétail domestique, et soigneusement pris garde
que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils
sont enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qu’il aurait de marcher tout seul.
Or ce danger n’est sans doute pas si grand que cela, étant donné que quelques
chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher.
Emmanuel KANT, « Qu’est-ce que les Lumières ? »

Sujet d’exercice n° 01: Le fanatisme est-il un amour ou une peur de la vérité ?

Sujet d’exercice n° 02: Suffit-il de raisonner pour accéder à la vérité ?


LA RAISON EST-ELLE UNIVERSELLE ?
C’est un truisme que de parler de l’universalité de la raison. Il apparait à l’observation
que tout homme, pour autant qu’il en soit un, est doué de raison. Si donc la raison
est présente en tout homme, on devrait, pour cette raison valider l’idée selon laquelle
cette dite raison est universelle. La raison, appelée aussi bon sens, est, nous dit
René Descartes, « la chose au monde la mieux partagée ». Il précise que « chacun
pense en être si bien pourvu, que même ceux qui sont les plus difficiles à contenter
en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. ». Propos
assez clair pour attester de la présence de la raison en tout homme. Descartes n’est
pourtant pas le premier à informer de l’universalité de la raison. Socrate, près de
vingt et un (21) siècles auparavant, déclarait que la nature de l’homme est de penser.
Pour les philosophes grecs la nature renvoie à l’essence. Or, l’essence d’une chose
c’est ce qui demeure, ce qui subsiste au-delà du contingent, que les philosophes
anciens nomment accident. C’est dire qu’en dépit de leurs différences liées à
l’apparence ou à la forme, les hommes où qu’ils se trouvent, ont en partage cette
chose commune qui est la pensée. Si donc c’est par elle et par elle seule que tout
homme se détermine, on ne devrait point en droit et de bonne foi douter du caractère
universel de la raison.
Suite à cette remarque préjudicielle, il convient de faire remarquer que nombre de
penseurs et pas des moindres ont nié le caractère universel de la raison, sans pour
autant réussir toutefois à apporter des preuves convaincantes. Lucien Lévy-Bruhl,
anthropologue français a bien déclaré qu’il existait une pensée prélogique à coté
d’une pensée dite logique. En somme il y aurait deux provinces dans un même
monde et deux groupes distincts et à distinguer par le fait que certains auraient une
pensée apte au raisonnement logique et capable d’élaborer une connaissance
rationnelle là où les autres, encore prisonniers de la pensée mythique, n’auraient pas
atteints la maturité qui en ferait des humains, participant de plein droit à l’humanité.
Bref, la raison est présente au monde, sans être universelle, présente en tout homme
et commune à l’humanité. Cette conception théorique est somme toute l’un des
fondements idéologiques d’un grand nombre de théories racistes. Au-delà des
théories racistes, qui persistent encore aujourd’hui, quoique non fondées en raison et
réfutées par toutes les recherches anthropologiques sérieuses, dont celles de
Claude Lévi-Strauss et du savant sénégalais Cheikh Anta Diop, l’humanité aspire à
un fond commun et à des valeurs partagées à travers ce qu’il est convenu de
nommer le paradigme des droits de l’homme. Les droits humains présupposent une
égalité de tous les hommes en droit et en dignité comme stipulé dans le préambule
de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948. Cette déclaration dite
universelle l’est, non pas parce que des hommes en ont décidé, mais juste parce
qu’elle s’adresse à une humanité qu’aucune philosophie, idéologie ou croyance ne
saurait scinder du fait qu’elle est une et indivisible ou elle n’est pas. Le droit et la
religion se trouvent ainsi réconciliés par la reconnaissance d’une nature humaine une
et indivisible.
Toutes les valeurs ainsi que toute éthique et morale pourrait avoir pour fondement la
raison, commune à l’humanité, comme le suggère Emmanuel Kant qui stipule qu’il
faut « agir de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en règle
universelle de conduite». Si la raison est commune à tous les hommes, il est possible
d’envisager une morale fondée en raison et qui serait pour cette raison universelle.
Mieux, une telle morale qui ne serait tributaire ni des sentiments ni de l’intérêt
reposerait sur la volonté qui veut toujours le bien. Sans cette confiance dans le
pouvoir de l’homme de s’élever au-delà des contingences et de faire reposer ses
actions sur des principes et règles universelles, il n y aurait aucun espoir de vaincre
les sectarismes de tous bords propres à diviser ce que la raison unit.
Enfin par la vertu de la diffusion à l’échelle mondiale de la connaissance scientifique
est-il encore besoin aujourd’hui de faire la preuve par quatre de la construction par
l’humanité sans exclusive, d’un savoir universel. Toutes les société humaines par le
biais de l’école et par la vertu de l’instruction participe pour ainsi dire à l’élaboration
d’un savoir universel. Par des voies différentes certes, avec des fortunes variées
aussi (certaines nations étant plus avancées que d’autres), la raison est manifestée
et manifeste.
Il ne fait plus aucun doute que tous les hommes ont une égale disposition et aptitude
à penser. Le clivage de l’humanité est devenu chose absurde pour tout esprit
quelque peu éclairé.
Universalité de la raison ne signifie pas cependant uniformité de pensée et d’action.
Les productions culturelles variées sont pour nous rappeler et témoigner que les
hommes produisent, inventent différemment. La diversité des productions de
l’homme révèle un aspect de l’universalité. La présence de la culture chez tout
homme, tout groupe humain montre qu’il n’existe pas d’homme ou de société sans
culture. Le caractère universel de la culture qui est une production de la raison par
excellence, convainc tout sceptique que le bon sens ou raison « est la chose au
monde la mieux partagée.» (cf. texte n° 02).
Germain L.N. KABOU
Lycée SIRL

Texte n° 01
Je vois par exemple que 2 fois 2 font 4, et qu’il faut préférer son ami à son chien, et
je suis certain qu’il n’y a point d’homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien
que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l’esprit des autres, comme les autres ne
les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu’il ait une raison universelle
qui m’éclaire, et tout ce qu’il y a d’intelligence (et tout ce qui existe comme êtres
intelligents). Car si la raison que je consulte n’était pas la même qui répond aux
chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les
chinois voient les mêmes vérités que je vois.
Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes est une
raison universelle. Je dis quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas
ici de la raison que suit un homme passionné.
Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons,
mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce
sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu’elles ne sont
pas conformes à la souveraine raison ou à la raison universelle que tous les hommes
consultent.
Nicolas Malebranche

Texte n° 02
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si
bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre
chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas
vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de
bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le
bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la
diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que
les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses
voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir
l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont
capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui
ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent
toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s'en éloignent.
R. Descartes, Le Discours de la Méthode, I ère Partie

Sujet d’exercice n° 01: Le principe de l’universalité de la raison doit-il autoriser la


promotion d’une morale universelle?
Sujet d’exercice n° 02: Les Droits de l’Homme ne relèvent-ils pas plus d’un idéal que
du réel?
Y A-T-IL UNANIMITE AUTOUR DE LA QUESTION DE L’ORIGINE DE
LA PHILOSOPHIE ?

De tous les modes de savoir, la philosophie reste celui qui réfléchit sur elle-même.
Cette étude introspective se présente de façon générale sous forme de deux
questions : celle de la définition et celle de l’origine.
Ce travail portant sur la Controverse autour de l’origine de la philosophie va
examiner donc la question suivante: d’où vient la philosophie ?
Selon un grand philosophe et chercheur du nom de Jean Pierre Vernant, il est
possible d’aborder cette question sous un double angle. D’une part, voir les
conditions psychologiques dans lesquelles est née la pensée dite philosophique ;
c’est son origine psychologique ou intellectuelle. D’autre part, situer la terre natale
de cette pensée ; c’est son origine historique ou chronologique.
I° L’origine psychologique ou intellectuelle
Il est remarquable que plusieurs éminents philosophes aient abouti à la même
conclusion : la philosophie tire son origine de l’étonnement. Ce mot traduit un état
d’esprit, une attitude psychologique que l’homme éprouve à chaque fois qu’il se
heurte à l’inconnu, à l‘anormal, à l’insolite. En effet, au cœur du XXème siècle, un
philosophe camerounais du nom d’Ebenezer Njoh-MOUELLE corrobore cette origine
en ces termes, dans son œuvre Jalons : « La philosophie nait d’une conscience
angoissée…. ». Le terme angoisse ressort fortement cette grande peur mêlée de
surprise qui saisit l’esprit humain placé devant l’inédit. Le sujet humain étant un
animal « néophobe », il ne reste jamais indiffèrent devant les situations nouvelles
ou énigmatiques. Il s étonne et cherche à percer le pourquoi et le comment des
phénomènes étranges qui se manifestent dans la nature et /ou dans la sphère
sociale.
Des siècles avant Njoh-MOUELLE, Aristote tissa ce lien entre la philosophie et
l’étonnement. Ce philosophe grec, dans son œuvre la Métaphysique, note que «la
philosophie est fille de l’étonnement». En effet, l’aristotélisme soutient bel et bien
que l’étonnement est à l’origine des « premières spéculations philosophiques ». Ce
disciple de Platon précise que cet étonnement commença par les premières
difficultés de la vie avant de s’étendre aux divers phénomènes naturels.
Si on creuse plus loin, l’histoire de la philosophie montre que le lien de causalité
entre l’étonnement et le discours philosophique remonte à celui que l’on cite comme
le fondateur ou plutôt le refondateur de la philosophie : SOCRATE. Dans le
Théétète, Platon le disciple nous rapporte les dires de son maître : « C’est la
marque d’un vrai philosophe que le sentiment d’étonnement, s’étonner, s’étonner : la
philosophie n’a pas d’autre origine ».
Ainsi, voyons-nous que – chose rare en philosophie- les points de vues sont
convergents : la philosophie a pour ligne de départ le sentiment d’étonnement.
Mais il est capital de mettre en exergue ceci : l’étonnement philosophique est fort
diffèrent de celui de la conscience mythique et de celui de la foi religieuse. En
philosophie, la raison travaille pour transformer le mystère en problème que l’on peut
comprendre et expliquer voire résoudre. Or, dans les sphères mythique et religieuse,
l’étonnement pousse l’homme dans une situation d’agenouillement qui se termine en
prière et en vénération. Car pour le mythe et la religion, le mystère a une origine
surnaturelle et / ou divine et comme le souligne le professeur Mamoussé Diagne,
« A monde merveilleux, conscience émue ».
II° - L’origine historique ou chronologique
Par ailleurs, examinant cette seconde origine, disons tout de suite qu’elle est
marquée par une pomme de discorde entre divers penseurs. En effet, sur la question
relative à la terre natale de la pensée philosophique, deux thèses se posent en
s’opposant : la thèse de l’origine grecque et celle de l’origine égyptienne.
La première, plus ancienne, est défendue par des auteurs que l’on nomme
européocentristes : des hommes qui soutiennent que l’Europe est le centre du
monde, le creuset des grandes civilisations et des connaissances les plus fécondes
dans tous les domaines, notamment dans celui de la philosophie.
Déjà dans l’antiquité, Aristote soutenait que le premier philosophe est Thalès de
Milet. C’est lui qui, insatisfait des réponses mythiques surnaturelles et imaginaires,
créa la pensée philosophique rationnelle : c’est le fameux passage du mythos au
logos. Mieux, Aristote rapporte que c’est à un autre grec du nom de Pythagore que
nous devons le mot ‘‘ philo sophos ’’.
Au cours du XVIIIème siècle, le philosophe allemand Hegel corrobore cette thèse
aristotélicienne. Il note que seul le peuple grec avait la maturité intellectuelle
nécessaire pour produire cette pensée rationnelle et critique digne d’être baptisée
philosophie (cf. texte n° 01 de J. P. Vernant).
Deux siècles plus tard, un autre allemand du nom de Martin Heidegger va radicaliser
cette position. Il note dogmatiquement qu’ « en réalité la locution rabattue de «
philosophie occidentale » est une tautologie ». En termes clairs, dans la perception
heideggérienne, il est inutile d’associer le mot philosophie et l’adjectif occidental, car
la philosophie n’existe par essence qu’en occident. Bref, pour reprendre l’expression
courante, pour tous ces auteurs, « la philosophie parle grec ».
Pourtant, cette thèse posée comme une évidence, écrite dans les livres et enseignée
dans les écoles durant des siècles, sera battue en brèche par d’autres éminents
penseurs dont les plus connus sont les professeurs Cheikh Anta Diop et Amelineau.
Pour eux, la philosophie est née en Égypte pharaonique.
Amelineau est un chercheur français et égyptologue de renommée. Au terme de
longues années de quête, il lance ce message à ces concitoyens thuriféraires de la
thèse de l’origine grecque : « les philosophes grecs en général et Platon en
particulier ont du mérite ; mais les prêtres égyptiens ont plus de mérite, et si nous
leur rendons la paternité de ce qu’ils ont inventé, nous ne faisons qu’un acte de
justice». Ce savant français met ici en relief la dette que les savants grecs ont envers
les prêtres égyptiens. Car c’est chez ces prêtres que les grecs ont été initiés et
formés dans leurs différents domaines.
Dans la même optique de justice et de vérité historique, le savant sénégalais Cheikh
Anta Diop va s’inscrire en faux contre cette thèse européocentrique. Etablissant
l’antériorité des civilisations nègres, il rappelle au monde entier une information de
taille déjà notée par Hérodote : les plus grands savants grecs dont Pythagore et
Platon ont déjà séjourné en terre égyptienne. En effet, Socrate avait demandé à ses
disciples de parcourir le monde pour trouver des sages qui pourraient délivrer les
grecs des affres nées de la peur de la mort. C’est cette mission qui a conduit Platon
en Egypte. Pour plus de précision, Cheikh Anta Diop montre que dans son dialogue
nommé le Timée, Platon ne fait que rapporter et systématiser des savoirs appris en
Egypte chez les prêtres et les scribes Des savoirs relatifs à l’existence du monde
intelligible, à l’immortalité et à la transmigration des âmes.
Dès lors, Cheikh Anta Diop accuse les occidentaux de plagiat. Lors de la conférence
de Caire de 1974 ; Théophile Obenga - disciple de Cheikh Anta Diop, chercheur
reconnu et historien de taille - résume les thèses de son maître en ces termes «
l’occident est assis sur un confort mensonger, tout prouve qu’il a des dettes claires
envers les prêtres et les scribes égyptiens, aussi bien en ce qui regarde les sciences
mathématiques, philosophiques et autres… ».
Mamadou Sanoussy BA
Lycée SIRL

Texte n° 01
La pensée rationnelle a un état civil ; on connait sa date et son lieu de naissance.
C’est au VIéme siècle avant notre ère, dans les cités grecques d’Asie mineure, que
surgit une forme de réflexion nouvelle, toute positive, sur la nature. Burnet exprime
l’opinion courante quand il remarque à ce sujet « les philosophes ioniens ont ouvert
la voie, que la science, depuis, n’a eu qu’à suivre ». La naissance de la philosophie,
en Grèce, marquerait ainsi le début de la pensée scientifique - on pourrait dire : de la
pensée tout court. Dans l’Ecole de Milet, pour la première fois, le logos se serait
libéré du mythe comme les écailles tombent des yeux de l’aveugle. Plus que d’un
changement d’attitude intellectuelle, d’une mutation mentale, il s’agirait d’une
révélation décisive et définitive : la découverte de l’esprit. Aussi serait-il vain de
rechercher dans le passé les origines de la pensée rationnelle. La pensée vraie ne
saurait avoir d’autre origine qu’elle-même. Elle est extérieure à l’histoire, qui ne peut
rendre raison, dans le développement de l’esprit, que des obstacles, des erreurs et
des illusions successives. Tel est le sens du « miracle » grec : à travers la
philosophie des ioniens, on reconnait, s’incarnant dans le temps, la raison
intemporelle. L’avènement du logos introduirait donc dans l’histoire une discontinuité
radicale. Voyageur sans bagages, la philosophie viendrait au monde sans passé,
sans parents, sans famille ; elle serait un commencement absolu.

J.P. VERNANT, Du mythe à la raison. La formation de la pensée


positive dans la Grèce antique

Texte n°02

La philosophie égyptienne (les deux systèmes de cosmogonies Héliopolitaine et


Hermopolitaine) devra être enseigné conjointement à la philosophie grecque surtout
(Démocrite, Epicure, Platon, Aristote, etc.) pour mieux mettre en évidence l’apport de
l’Afrique Noire à la pensée occidentale. Est-il besoin de rappeler que sous Thoutmes
III, sous la XVIIIe dynastie vers 1470 av. J.C. 800 avant Homère, fleurissait déjà en
Egypte, c’est-à-dire en pays noir, une poésie classique écrite en vers.

Cheikh Anta DIOP ; Parenté génétique de l’Egyptien pharaonique et des langues


négro-africaines.

Texte no 03
La philosophie, la mythologie, la législation, la médecine, les mathématiques, l’art,
c’est-à-dire l’ensemble des manifestations du génie grec, ont été importés des
temples égyptiens à l’issue de leur séjour par les étudiants restés des années durant
auprès de leurs maîtres.
Mais pourquoi les anciens Egyptiens à l’origine de telles percées scientifiques et qui
avaient déjà formulé la notion de l’être constitué d’une infinité d’atomes, que la
science attribue à Démocrite, pourquoi les anciens Egyptiens se sont-ils montrés
incapables de réaliser une révolution scientifique et technicienne ?
Comment une civilisation qui avait perçu les phénomènes de la rotation de la terre et
de sa révolution autour du soleil, qui savait prévoir la procession des équinoxes et
qui portait en elle les prémices de la science et de la technique les plus modernes
n’a-t-elle pas pu se muer en une société scientifique et technicienne de haut niveau ?
Il faut croire que plusieurs facteurs intellectuels et philosophiques, de mêmes que
des causes socio- économiques précise ont empêché la mutation de la société
égyptienne. De tous ces facteurs en émerge un qui, dans sa cardinalité, sert de toile
de fond à la problématique de nos civilisations, le respect de la vie, le respect de la
nature.
L’idée d’un créateur suprême, possesseur et maître souverain de la vie régissant
l’ensemble de l’univers dans tous ses processus de transformation, rend impossible
une révolution scientifique et technique qui suppose l’existence d’un univers
autonome, non transcendantal, extradivin, régi par ses lois propres. La pensée
égyptienne considérait les dieux comme des créatures vivantes qui sous-tendaient
les manifestations de l’Etre et expliquaient les phénomènes observés.
Pour que la science égyptienne puisse se muer en une science très avancée, il
aurait fallu qu’au-delà des faits scientifiques qu’ils avaient découverts, les prêtres et
les scribes dégagent des lois régissant ces données, en faisant si nécessaire
violence à la nature, en essayant de dominer les phénomènes, de les réduire au
besoin, plutôt que de se limiter à les constater et à les observer.
Pour une telle démarche, les prêtres égyptiens auraient eu à se dégager de
l’influence omniprésente et omnipotente du Dieu créateur, à devenir rationalistes
pour admettre que l’ordre naturel n’est pas un ensemble extrahumain, dépassant
l’imagination humaine, et à faire entorse au respect de la vie. Cela aurait été la seule
manière pour la société égyptienne de jeter les bases de la révolution scientifique
dont la naissance (…) obéit à une vision faustienne (1) de la nature.
Il aurait fallu pour l’épanouissement de la science et de la technique égyptienne que
les prêtres d’Osiris (2) abandonnent leur cosmogonie pour ce qui deviendra en
Occident le rationalisme philosophique. Le mérite des disciples grecs de ces prêtres
est d’avoir détaché la science égyptienne de son carcan mystico religieux et surtout
d’avoir fait de la raison la source première de la connaissance.
Là se situe la portée de ce qu’on nomme le miracle grec.
Edem Kodjo, Et demain l’Afrique
(1)- Faust : Humaniste et thaumaturge allemand de la fin du XVe - début XVIe siècle
dont on ne sait rien sinon ce que en dit la légende selon laquelle il aurait vendu son
âme au diable contre le savoir et la possibilité d’en jouir.
(2)- Osiris : dieu du Bien, de la Végétation et de la Vie éternelle dans l’Egypte
Antique.

Sujet d’exercice n° 01: « La philosophie ne peut naître que dans une situation de
crise et d’écroulement ». Que vous suggère une telle affirmation ?

Sujet d’exercice n° 02: Philosopher, c’est comprendre que nul n’a le monopole de la
philosophie. Qu’en pensez-vous ? (Bac 2015, Série L)
QU’EST-CE QUI FONDE LA SPECIFICITE DE LA PHILOSOPHIE ?

La rencontre du monde et du sujet humain est une rencontre intéressante et


paradoxale. Le monde est un lieu rempli de secrets et de mystères. Or, l’homme est
un être qui ne supporte pas le mystère. Ainsi, par le paquet de facultés dont il est
doté, en l’occurrence la raison, l’homme se pose comme une exception dans la
nature. A l’opposé de la matière inerte et de l’animal, l’homme, en sa qualité d’être
de raison, s’inquiète face aux phénomènes énigmatiques de l’existence. L’homme
s’étonne et a fort besoin de comprendre… Ainsi, il s’adonne logiquement au
questionnement, donc à la philosophie. Car l’entreprise philosophique peut, à juste
titre, être conçue comme un grand questionnement. Cependant, il est capital de faire
cette précision : le questionnement philosophique est spécifique ; pour deux raisons
au moins. D’une part, c’est un questionnement qui s’intéresse à l’ensemble des
problèmes qui concernent l’homme et son existence. D’autre part, c’est un
questionnement incessant, ininterrompu. K Jaspers a fort bien montré combien, aux
yeux du philosophe, les réponses demeurent moins importantes que les questions.
Mieux, chaque réponse proposée est transformée en nouvelle question ; ainsi de
suite… Ce questionnement perpétuel traduit ceci : la philosophie se méfie des
connaissances toutes faites et des vérités définitives
Dans cette perspective, la philosophie est contraire à la science. La science, dans
une large mesure, se présente plutôt comme le domaine des réponses prétendues
unanimes, qui enseignent des certitudes dites apodictiques (universelles et
définitives). Par ailleurs, le désir de philosopher devient plus fécond et plus captivant
pour la raison suivante : quant le philosophe se questionne, logiquement, son
questionnement reçoit une multitude de réponses. Or, le philosophe n’étant pas doté
du don d’omniscience, ne peut pas immédiatement distinguer parmi toutes les
réponses qui assaillent son esprit, celles fausses de celles vraies. Il ne peut même
pas, a priori, savoir s’il y’a en une seule qui serait bonne. Cette situation de flou
installe et justifie une autre caractéristique majeure de la philosophie qui est le
doute. Le doute manifeste un état d’incertitude de l’esprit. Donc le philosophe est
obligé de suspendre son jugement et refuse de donner son consentement à quelque
réponse que ce soit. Le doute est tellement inhérent à la philosophie qu’Alain en fait
le « sel de l’esprit». Le doute n’est pas une négation de la vérité, il est plutôt, comme
l’a si bien campé Denis Diderot dans ses pensées philosophiques, « le premier pas
vers la vérité ».
Cet état dubitatif débouche logiquement et nécessairement sur un autre aspect de
la philosophie que maints penseurs considèrent comme sa lame de fond : la critique.
La critique montre la liberté, le courage et la profondeur qui animent le regard du
philosophe. En effet, c’est par cet esprit critique que toutes les vérités, toutes les
connaissances, toutes les attitudes préétablies sont rudement remises en cause. Le
philosophe camerounais, Marcien TOWA glorifie cette critique et la qualifie de «
sacrilège », c’est-à-dire une pensée qui juge et jauge tous les héritages en dépit de
leur auteur ou de leur origine et, qui se garde de les consommer puérilement et
mécaniquement. Cette critique tous azimuts vise un objectif noble et clair : protéger
le philosophe de la superficialité des préjugés et de la rigidité des dogmes, faire
reculer la possibilité de l’erreur, de l’ignorance et de tous les vices.
Pour autant de raisons, dès les origines de la philosophie, Socrate avait défini la
critique comme un puissant détergent qui nous purifie de toutes nos « souillures ».
Mieux le maître de Platon, dans Le sophiste, nous confère ce conseil plus que
précieux « Méfiez-vous d’un homme qui n’a pas été soumis à la critique, fût-il le
grand Roi… »
Ce doute et cette critique qui en découle peuvent être listés parmi les nombreux
points de divergence entre philosophie et religion. Effectivement toute religion
prêche le dogmatisme : le refus profond de critique et de changement dans les idées,
les savoirs et les comportements codifiés. Dans la foi musulmane le Saint Coran est
défini comme le « Livre au sujet duquel il n’y a point de doute ». Dans la chrétienté
la parole de Jésus bannit le doute et la demie volonté dans l’acte de foi « que ton oui
soit un oui, que ton non soit un non ». Pour les mêmes raisons, la philosophie
s’oppose aussi à la conscience mythique. Car, avant la religion et à l’instar de la
religion, le mythe exige de l’esprit une consommation sans appel et sans condition
des réponses qu’il fournit par rapport aux interrogations sur les phénomènes
naturels et/ ou sociaux constatés. Tout mythe est par définition de « l’ordre de
l’incritiquable » comme le souligne le philosophe sénégalais Mamoussé Diagne.
Il en de même du sens commun, cette autre conception du monde véhiculée par la
culture. Le sens commun se manifeste par l’attachement aux préjugés et une
certaine intolérance vis- à- vis des points de vue déviants. L’homme du sens
commun répète les idées de son milieu plus qu’il ne réfléchit par lui-même. Afin
d’ironiser cette attitude suiviste et conservatrice de l’homme du sens commun,
Nietzsche le traite d’ « homme du Troupeau ». Dans la même optique, dans son livre
intitulé Au Fil de la philosophie, Christian Godin note ceci : « le sens commun
résonne mais ne raisonne pas ».
Autant la critique sépare la philosophie des croyances surnaturelles et dogmatiques,
autant elle est un parmi les liens de convergence entre philosophie et science. La
philosophie et la science ont en commun le refus catégorique de l’évidence, de ce
que l’on nomme « l’argument d’autorité » et les « obstacles épistémologiques ».
Mais il faut signaler que leurs critiques ne fonctionnent pas de la même manière.
En science, l’élan critique est stoppé dès qu’une certitude est établie dans la
recherche. En philosophie, l’élan critique installe chaque réponse dans l’infini
vertige du questionnement.
Evoquant toujours la spécificité de la philosophie, il faut absolument considérer la
rationalité : l’attitude qui considère la raison comme la seule faculté avec laquelle il
faut mesurer et comprendre toutes les énigmes de l’existence. En cela, la
philosophie est bel et bien une activité rationnelle. Lorsque le philosophe conçoit
une réflexion, lorsqu’il la commence, lorsqu’il la continue et lorsqu’il la conclut, il fait
essentiellement recours à sa raison. Presque toute la philosophie, et surtout la
philosophie cartésienne a montré la quintessence et l’universalité de cette raison.
Cette rationalité est aussi à inscrire dans les convergences entre la philosophie et la
science. Toutes ces deux activités élèvent la raison comme mesure et juge de la
connaissance et de la vérité, mais il est évident qu’il existe entre elles une
différence d’application de cette raison. La raison scientifique s’applique uniquement
dans le domine de ce que Kant nomme les « phénomènes » ; c’est -à- dire les
réalités concrètes voire palpables. C’est une « raison instrumentale » selon
l’expression du philosophe allemand Jürgen Habermas. Alors que la raison
philosophique investit fondamentalement le monde de la morale et de la
métaphysique, donc des réalités abstraites ou « noumènes ». C’est une raison
spéculative.
Cet inventaire des caractéristiques de la philosophie ne peut pas ne pas s’arrêter
sur la subjectivité : le principe selon lequel tout discours philosophique est fondé sur
le « je » ou le « moi » du philosophe. Elle fait de la philosophie un immense champ
de pensées individuelles toutes plus ou moins originales. Selon l’injonction
kantienne, chaque philosophe doit oser penser par soi-même. Selon la
recommandation nietzschéenne chaque penseur doit tremper sa plume dans son «
propre sang » : la philosophie socratique, la philosophie platonicienne, la philosophie
aristotélicienne, la philosophie rousseauiste,….. Cette subjectivité fait que la
philosophie ne peut point recevoir une définition canonique (universelle et définitive),
que « Nul ne peut condenser la philosophie dans la glace de la définition » selon la
belle formule de Michel de Saint-Pierre dans les Nouveaux aristocrates.
Naturellement la subjectivité est classée parmi les divergences entre philosophie et
science. Car cette dernière s’impose une démarche objective dans sa quête de la
connaissance. Dans ses analyses et ses conclusions, le scientifique ne doit
introduire ni ses convictions, ni ses désirs. Il est censé afficher autant que faire se
peut une neutralité devant son objet d’étude ; l’information que nous fournit le
chercheur provient plus de l’objet étudié que du sujet qui l’étudie. Ainsi par sa
subjectivité la philosophie donne des jugements de valeur et devient ce que Kant
peint à l’image d’un « champ de bataille». Or, par son objectivité la science donne
des jugements de fait ou de réalité et aboutit à ce qu’André Lalande, dans le
Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie, appelle des « conclusions
concordantes ».
Enfin, abordons cette autre spécificité qui différencie l’entreprise philosophique de
toutes les autres formes de conscience ou savoirs : la globalité de l’objet d’étude. En
des termes plus clairs, la philosophie demeure la seule discipline qui ambitionne de
réfléchir sur tout ; même sur elle-même. Tout dans son dehors et dans son
dedans est objet de cogitation. C’est surtout l’aristotélisme qui dessine la figure du
philosophe comme celle de celui qui «doit posséder la totalité du savoir, dans la
mesure du possible ». Cette ambition encyclopédique se retrouve aussi dans la
métaphore arborescente de Descartes (arbre cartésien).
Mamadou Sanoussy BA
Lycée SIRL

Sujet d’exercice n° 01: Le doute est-il un échec de la raison ?

Sujet d’exercice n° 02: Le but de la philosophie est-il de parvenir à la paix de l’âme


ou d’installer une inquiétude ? (Bac 1997, Série A)
QUELLES SONT LES GRANDES INTERROGATIONS
PHILOSOPHIQUES ?
D’après, Gabriel Marcel (1889-1973) dans L’homme Problématique, « des
questions portant sur son origine, sa nature et sa destinée » ont toujours préoccupé
l’être humain. Ainsi, l’homme s’est depuis longtemps soucié de son existence, de
son être et de sa finalité. L’angoisse a donc très tôt habité l’humanité. Ebenezer Njoh
-Mouelle, philosophe camerounais avait donc raison d’écrire dans Jalons : « la
philosophie naît (…) d’une conscience angoissée, (…) des situations troubles ».
Cette angoisse s’est traduite dans la question de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien ? » Dès lors, des questions jaillissent de l’esprit humain pour
tenter d’embrasser la réalité. L’intellect est sollicité. L’interrogation surgit. L’homme
est donc sommé de trouver un sens à sa genèse, son existence et son devenir. C’est
dans et par la philosophie qu’il va chercher les réponses.
La philosophie devient la discipline qui tentera de lui fournir les remèdes à sa misère.
Pour ce faire, elle va s’attaquer à la question philosophique par excellence : Qu’est-
ce que l’Homme ? Cette connaissance de soi est fondamentale. Socrate en saisit le
sens en s’appropriant le « connais-toi toi-même » gravé au fronton du sanctuaire du
dieu Apollon. Selon Kant, cette question majeure résume trois grandes interrogations
: Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Aussi, l’être
humain est tenaillé par des interrogations métaphysiques, axiologiques et
anthropologiques.
A-L’interrogation métaphysique.
La métaphysique est un terme grec né après Aristote. Elle signifie ce qui est au-delà
de la physique d’après son étymologie « méta phusika » ou « ta meta ta phusika ».
C’est Andronicos de Rhodes au premier siècle avant J-C qui l’attribue aux livres
d’Aristote qui traitent des objets en dehors de la physique. Elle correspond chez
Aristote à la « philosophie première » qui désignait la science de l’être en tant
qu’être ou la science des premiers principes, celle des causes premières. La
métaphysique étudie des objets hors du donné, du senti, du perçu, du concret.
Mais Aristote n’est pas le premier penseur à parler des objets abstraits. Toute la
pensée socratique et platonicienne nous entretient des Idées qui sont hors de
l’expérience sensible. La métaphysique est donc un savoir du méta-sensible. C’est le
sens de la définition de Schopenhauer (1788-1860) « Par métaphysique, j’entends
tout ce qui a la prétention d’être une connaissance dépassant l’expérience c’est-à-
dire les phénomènes donnés » (in Le monde comme volonté et comme
représentation). Chez Descartes, la métaphysique constitue « les racines » de son
projet philosophique. Elle constitue le fondement de la connaissance philosophique.
Mais dans les deux stations, la métaphysique étudie Dieu, l’Ame, le Moi, etc. Elle sort
du champ de l’expérience et du contrôlable. C’est à cet égard que les empiristes
récusent les propositions métaphysiques.
D’après la thèse empiriste, la connaissance tout entière provient de l’expérience
sensible. A ce titre, John Locke (1632-1704) puis David Hume (1711-1776)
considèrent le raisonnement métaphysique comme du sophisme. L’expérience, voilà
le mot clé de ces philosophes anglais ; ils s’attachent aux faits et rien qu’aux faits,
source unique du savoir pour eux. Les vérités métaphysiques étant
expérimentalement incontrôlables, ils les qualifient d’illusion de la raison. Le rejet de
la métaphysique effectué par Auguste Comte (1798-1857) s’appuie sensiblement sur
les mêmes bases. Il fonde sa doctrine sur les faits et l’expérience. Pour le père du
positivisme, la connaissance ne peut sortir du domaine scientifique. Aussi, l’échec de
la démarche métaphysique l’autorise à déclarer sa mort. Comte considère la
métaphysique comme « la maladie chronique et infantile de l’humanité ». Il expose
sa théorie à travers la « loi des trois états » : d’abord l’état théologique où l’homme
recherche des causes surnaturelles ou divines, ensuite l’état métaphysique par les
entités, des concepts, enfin l’état positif où il s’attache uniquement à comprendre le
mécanisme des phénomènes grâce aux lois scientifiques. La théologie est l’enfance
de l’esprit, la métaphysique son adolescence et l’état positif constitue l’Âge de sa
maturité.
Adepte des Lumières, Kant était convaincu du pouvoir de la raison. Mais le
scepticisme de David Hume le pousse à sortir de son optimisme. Il avoue dans les
Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science :
« Hume m’a fait sortir de mon sommeil dogmatique ». Il remet alors en cause la
prétention de la raison à répondre aux questions du suprasensible. Selon le
philosophe de Königsberg, la raison devient le jouet des illusions lorsqu’elle
s’aventure loin de l’expérience et prétend connaître la chose en soi. Dès lors, il
soutient qu’il n’y a de connaissance que des phénomènes, c’est-à-dire des êtres
sensibles et non point des noumènes, objets purement intelligibles. Les penseurs du
Cercle de Vienne autour de Rudolph. Carnap (1891-1970) vont analyser les énoncés
métaphysiques. Le positivisme logique élabore la théorie de la vérifiabilité de la
signification. Selon les « policiers du langage », un discours doit reposer sur des faits
réels donc vérifiables. Ainsi, on pourrait juger sa valeur. Mais, les énoncés
métaphysiques parlent de réalités abstraites. Dès lors, nous ne pouvons dire qu’ils
sont vrais ou faux. Sous ce rapport l’empirisme logique juge que les propos
métaphysiques sont « dépourvus de sens ». C’est suivant un tel point de vue que les
penseurs du Cercle de Vienne disqualifient toutes les propositions métaphysiques en
les assimilant à une coque vide.
On remarque que la métaphysique subit des attaques du côté du caractère spéculatif
de son discours et de ses questions sans réponses définitives. On lui reproche
essentiellement de parler des réalités en soi et non des réalités physiques (cf. texte
n° 01, de F. Nietzsche). Mais force est de reconnaître que l’homme ne peut
s’empêcher d’interroger son existence sur terre. Il est sans cesse porté vers une
quête de sens de la vie. C’est pourquoi Schopenhauer (1788-1860) définit l’homme
comme un « animal métaphysique ». Autrement dit, l’homme est hanté par le
pourquoi de sa création en tant qu’il est être pensant. Il est le seul être capable de
poser des questions métaphysiques. A cet égard, Kant dégage le caractère
inévitable de la métaphysique. Elle répond à un besoin fondamental de la raison. En
effet, l’interrogation métaphysique reste attachée à la nature de l’homme comme une
sorte de fatalité à laquelle il est impossible d’échapper. En fait, le questionnement
métaphysique est consubstantiel à la rationalité et en même temps hors de portée de
la raison humaine. Donc, selon lui, la raison peut poser les réalités intelligibles, mais
ne peut pas les connaître. La métaphysique serait ainsi un savoir indispensable
mais incertain. Ainsi, d’après Kant, la raison ne peut produire des certitudes dans le
monde nouménal ; elle doit s’appliquer uniquement dans le domaine spatio-temporel,
celui des phénomènes. Dès lors, contrairement à Comte qui récuse les questions
métaphysiques, Kant préconise une révolution copernicienne, un changement
d’orientation qui consiste, dans le domaine des savoirs, à cesser de « régler notre
connaissance sur les objets [et à] régler les objets sur notre connaissance ». Face à
cette difficulté de connaître dans le monde nouménal, l’homme ne doit pas baisser
les bras. Cela ne constitue pas une raison pour rejeter la métaphysique car pour
Kant cela reviendrait à arrêter sa respiration faute d’air pur (cf. texte n° 02, d’E.
Kant). Car les questions qui naissent dans ce champ sont nécessaires. Ainsi, on ne
peut renoncer aux objets de la métaphysique car ils fondent et donnent sens à notre
vie. En ce sens, comme l’écrit Sartre dans Qu’est-ce que la Littérature ? la
métaphysique devient « un effort vivant pour embrasser du dedans la condition
humaine dans sa totalité ». En d’autres termes, la métaphysique nous permet de
cogiter sur notre sort existentiel.
Au demeurant, une analyse des sciences modernes et des discours contemporains,
montre en filigrane des préoccupations métaphysiques. Le souci de l’humanité étend
ses tentacules dans tous les domaines d’expression. La destinée humaine est
devenue l’affaire de tous et se manifeste partout. Dans ce cadre, G. Gusdorf
remarque à juste raison dans Traité de métaphysique « loin donc d’affirmer la
déchéance de la métaphysique, il faut bien plutôt souligner qu’elle s’est en un certain
sens universalisée, qu’elle a acquis une sorte de suprématie ». En effet, la réflexion
métaphysique permet de cerner tout le sens de ce désarroi pascalien « Je ne sais
qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans
une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que
mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait
réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste »( in
Pensées). Ainsi, les questions d’ordre métaphysique demeureront présentent tant
que l’homme sera un être malade de sa propre finitude. Les attaques contre la
métaphysique ne suppriment donc pas les interrogations métaphysiques, même si
l’homme reconnaît qu’il ne peut pas les résoudre.
B-L’ interrogation anthropologique
L’anthropologie vient du grec ‘‘ anthropos ’’ qui veut dire homme et de ‘‘ logos’’ qui
signifie discours ou science. L’anthropologie est donc une science qui a pour objectif
d’étudier l’homme. Dans cet élan, elle est très proche de la philosophie. Toutes les
deux s’emploient à connaître l’homme. En fait, la réflexion sur la nature de l’homme
date de l’antiquité. Chez les anciens, l’homme était considéré comme un élément de
la nature. Il était soumis aux mêmes influences atmosphériques à l’instar des autres
êtres. Descartes et certains philosophes modernes développeront une thèse
contraire. Selon l’avis cartésien, l’homme est doublement constitué de corps et d’une
âme. Mais l’anthropologie n’envisage pas l’homme comme un pur être. Pour
l’anthropologue, l’homme apparaît comme un être concret soumis à l’expérience, à
l’histoire. Son objet est par conséquent l’homme empirique. Il analyse le rapport de
l’homme au monde. A l’opposite, la philosophie a pour objet l’homme abstrait c’est-à-
dire comme une idée. Il cherche à savoir s’il existe une nature humaine au-delà de
nos différences culturelles et si l’homme occupe une place exceptionnelle au sein de
la création
Toutefois, l’anthropologie n’est pas la seule science qui prétend étudier l’homme. Elle
partage ce champ avec d’autres sciences telles la sociologie, l’histoire, la
psychologie, l’économie, la linguistique, etc. qui se présentent comme des sciences
humaines. Mais par rapport à ces dernières, l’anthropologie veut se démarquer. Elle
se déclare comme la science par excellence. Claude Lévi-Strauss écrit dans
Anthropologie Structurale « Elle vise une connaissance globale de l’homme
embrassant son sujet dans toute son extension historique et géographique aspirant à
une connaissance applicable à l’ensemble du développement humain ».Elle prétend
s’occuper de l’homme dans toutes ses attitudes et à travers le temps. En somme,
son souci nous dit Topinard est « de nous montrer l’homme dans toute sa nudité, de
nous livrer le secret de ses actes, de ses passions et de ses besoins dans le passé
ou peut être dans l’avenir ».
Mais, l’homme est un être ambigu. Il peut se présenter sous une infinité d’aspects.
C’est un vrai dissimulateur. Il reste donc un objet inassignable. Sa liberté et sa
sensibilité rendent son observation problématique. Le risque de subjectivité chez le
scientifique est grand dans la mesure où le savant et aussi l’objet de la recherche.
Pour rester objectif, l’anthropologie va examiner l’homme sur les plans physiologique
et culturel. Sur le plan physiologique, elle explore les variations biologiques nées de
sa cohabitation avec son milieu ambiant. Du point de vue culturel ou social, elle
investit l’homme dans sa diversité sociale. On y souligne les différences entre les
cultures et leur origine. Certains scientifiques tentent de classer les sociétés en se
basant sur des travaux anthropologiques. Ce que récuse Lévi-Strauss qui réfute les
termes de sociétés primitives ou civilisées. Selon lui, il faut plutôt penser à une
relativité des cultures car toutes les cultures sont équivalentes.
C- L’interrogation axiologique
Du grec « axios » qui signifie valeur et « logos » comme discours et étude, l’axiologie
est une étude des valeurs. L’axiologie peut être définie comme l’ensemble des
théories portant sur les valeurs humaines. Celles-ci sont diverses et se retrouvent
dans le domaine de la morale, de la politique, du droit, de la religion, de l’art, etc. Elle
n’est donc pas la morale mais une réflexion sur ses valeurs et celles d’autres
domaines. La philosophie se fait axiologie quand elle revendique la coordination de
toutes les valeurs. La valeur édifie ce qui doit être, ce qui mérite d’être et non pas ce
qui est. La valeur est comme un idéal, une croyance que l’individu ou le groupe
aspire à réaliser. Une chose a d’autant plus de valeur qu’on la désire. La question
des valeurs est présente dans toute société ou chez tout individu. La valeur désigne
ce qui est important ou cher, elle est d’abord et avant tout un idéal que l’on tente
d’atteindre ou de réaliser. En tous les cas, c’est un ensemble de principes que la
société ou l’homme se donne. Parfois, les valeurs ont un caractère quasi-sacré au
point qu’on est prêt à sacrifier sa vie pour les sauvegarder ou les réaliser. Lorsque
l’axiologie prend en charge, à titre d’exemple les valeurs morales, elle mène une
réflexion critique sur les mœurs. Elle analyse les manières d’être et de vivre. Elle
étudie de façon normative la valeur des conduites et tente de prescrire les règles qu’il
convient de respecter. Sous ce chapitre, la philosophie donne des règles de vie. Elle
cherche à déterminer la nature des valeurs et à établir une hiérarchie entre elles. Elle
intervient dans notre processus d’humanisation.
Il s’agit là de la philosophie morale qui prend en charge l’action humaine dans la
société. C’est pourquoi la tradition philosophique a toujours compris la sagesse
comme synonyme de vertu qui s’oppose au vice. Le problème, c’est que chaque
doctrine philosophique propose sa propre morale. Par exemple, les stoïciens comme
Epictète, suggèrent à l’homme d’être conscient qu’il y a des choses qui dépendent
de lui et d’autres qui ne dépendent pas de lui. S’il veut parvenir à l’ataraxie, il doit
vouloir les choses comme elles arrivent et non comme il voudrait qu’elles arrivent.
Pour Epicure et ses acolytes, le plaisir est le souverain bien. Mais il considère que
l’homme ne doit pas être esclave des plaisirs. Il doit admettre les plaisirs naturels et
nécessaires, tolérer les plaisirs naturels et non nécessaires et fuir les plaisirs ni
naturels ni nécessaires, s’il veut atteindre l’apathie.
Descartes, devant le doute dévastateur, s’est prémuni d’une morale provisoire pour
bien se conduire. Dans le Discours de la Méthode, il décline quatre maximes qui
résument sa morale par provision. La plus célèbre reste celle qui préconise de
changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde. Kant défend une morale rationnelle
et universelle. Selon lui « on doit toujours traiter l’autre comme une fin et jamais
comme un moyen» (in Fondement de la métaphysique des mœurs). Cette vision
kantienne a certainement influencé les organismes internationaux qui protègent les
droits de l’homme.
Seulement, il faut reconnaître que les concepts de mal et bien sont équivoques.
Chaque peuple entend le bien et le mal à sa manière. Ainsi, les valeurs morales
varient d’un pays à un autre. Pascal le souligne bien « vérité en deçà des pyrénéens,
erreur au-delà ». Toute valeur est donc socialement orientée et culturellement
marquée. Ce qui pousse le sociologue français Emile Durkheim (1858-1917) à
affirmer : « chaque peuple a sa morale qui est déterminée par ses conditions de vie.
On ne peut donc lui en inculquer une autre si élevée qu’elle soit sans la désorganiser
» (in Sociologie et philosophie). Nietzsche va théoriser le perspectivisme moral. Il
propose que chaque homme crée sa propre morale. Il s’agit pour lui d’éviter d’être un
suiviste ou un être de la plèbe. En effet, selon lui, l’archéologie des valeurs morales
montre que celles-ci émanent du ressentiment des faibles. Sartre abonde dans le
même sens en précisant qu’en matière de morale, c’est comme l’art : on est dans un
domaine de création et d’invention.
Moustapha SAGNA
Lycée SIRL
Texte no 01
« Comment une chose pourrait-elle procéder de son contraire, par exemple la vérité
de l’erreur ? […] Une telle genèse est impossible ; qui fait ce rêve est un insensé, ou
pis encore ; les choses de plus haute valeur ne peuvent qu’avoir une autre origine,
un fondement propre. Elles ne sauraient dériver de ce monde éphémère, trompeur,
illusoire et vil, de ce tourbillon de vanités et d’appétits. C’est bien plutôt au sein de
l’être, dans l’impérissable, dans le secret des dieux, dans “ la chose en soi’’ que doit
résider leur fondement, et nulle part ailleurs. » Ce genre de jugement constitue le
préjugé typique auquel on reconnaît la métaphysique de tous les temps. Cette
manière de poser les valeurs se dessine à l’arrière-plan de toutes les déductions de
leur logique. Forts de cette “ croyance’’, ils partent en quête de leur “savoir’’, de ce
qu’ils baptiseront solennellement, en fin de compte, “ la vérité ’’.

F. Nietzsche, Par-delà Bien et Mal


Texte no 02
Que l’esprit humain renonce une fois pour toutes aux recherches métaphysiques, on
doit tout aussi peu si attendre qu’à nous voir, pour ne pas respirer un air impur,
préférer suspendre totalement note respiration. Il y aura donc toujours dans le
monde, et bien plus encore, chez tout homme, surtout s’il réfléchit, une
métaphysique que, faute d’un étalon public, chacun se taillera à sa façon. Or ce qui
s’est appelé jusqu’ici métaphysique ne peut suffire à aucun esprit inquisiteur ; mais y
renoncer totalement est pourtant impossible aussi ; il faut donc enfin tenter une
critique de la raison pure, ou, s’il en existe une, l’examiner et la soumettre à une
épreuve universelle, parce que autrement il n’y a aucun moyen de combler ce
pressant besoin, qui est plus encore qu’un simple désir de savoir.

E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui


pourra se présenter comme science.

Sujet d’exercice n° 01: L'homme peut-il renoncer à l'interrogation métaphysique ?

Sujet d’exercice n° 02: Le rôle de la philosophie est de nous apprendre que,


contrairement à l’animal, l’homme choisit lui-même ce qu’il doit être. Qu’en pensez-
vous ? (Bac 2014, Série S)
A QUOI BON PHILOSOPHER AUJOURD’HUI ?
La prégnance des sciences et des technologies dans les sociétés modernes souvent
accaparées par l’avoir et le paraître laisse-t-elle un espace quelconque à la
philosophie ? La philosophie a-t-elle encore sa place dans le monde actuel ? Que
vaut la recherche de la sagesse dans le monde moderne ?
En effet, avec l’avènement de la science et de la technique modernes à partir du
XVIIe siècle, le fait majeur est que la philosophie fut progressivement dépossédée de
sa fonction principale, celle qui consistait à fournir un système explicatif et descriptif
de la totalité du réel. Aujourd’hui, la science paraît avoir chassé la philosophie non
seulement de l’étude du monde, mais aussi de l’étude de l’homme. Après la physique
(au 17ème siècle), la chimie (18ème siècle), la biologie (19ème siècle), les sciences
humaines, à leur tour se démarquent de la philosophie et deviennent des sciences à
part entière. Désormais, seules la science et la technique semblent nous donner
respectivement un savoir véritable et un pouvoir réel. Dans ces conditions, faut-il
penser que la philosophie ne sert plus à rien ? La certitude que nous offrent les
sciences nous autorise-t-elle à renoncer à la philosophie ? Pour élire la science, faut-
il détrôner la philosophie ?
En effet, le sens commun qui ne porte qu’un intérêt aux choses et aux biens
matériels fait les éloges de la science et de la technique et critique la philosophie de
ne servir à rien, de n’avoir aucune prise sur la réalité. La philosophie est ainsi
accusée d’être une activité abstraite, spéculative et contemplative, un simple jeu de
voltige intellectuel, une manière de s’évader du monde pour s’exiler dans la sphère
des idées abstraites.
Cependant de telles condamnations ne peuvent qu’être hâtives, mal élucidées et par
conséquent injustifiées.
La philosophie nous éloigne-elle du réel ?
Si l’homme d’action se moque du philosophe, perdu selon lui dans ses méditations,
étranger à la vie réelle à l’image de Thalès qui tomba dans un puits à force de
regarder les astres, faudrait- il dire que ce n’est pas la philosophie elle-même qui
peut nous éloigner du monde, mais seulement une certaine façon de l’envisager.
Philosopher n’est pas s’exiler du monde, ou au cas échéant, il n’est que temporaire,
nécessaire, pour le comprendre et y revenir pour le rendre meilleur, quitte à le
transformer. Platon ne s’élève au monde intelligible celui des Idées éternelles que
pour mieux contempler la vérité et organiser le monde sensible à la lumière du
premier. Comme l’écrit Georges Friedman : « Il faut à la fois être dans la mêlée,
parce qu’être absent serait s’interdire de comprendre l’événement, et au-dessus
d’elle ; parce que ce monde, pour une pensée fixée sur l’essentiel, exige de la
distance». Le philosophe n’est donc ni un ascète ni un marginal, c’est quelqu’un qui
cherche à penser par lui-même et qui s’efforce de déployer sa conscience vers des
horizons plus vastes que ce que la routine donne habituellement à percevoir.
Peut-on dire que la philosophie ne sert à rien ?
Au quotidien, il est certain que l’on peut se passer de la philosophie et, en matière
d’immédiate utilité, le philosophe doit avoir la modestie de reconnaître sa grande
infériorité par rapport à tous les avantages que nous procurent la science et la
technique. C’est ainsi que dans notre vie quotidienne, le plombier nous est plus utile
que le philosophe qui ne peut non plus rivaliser avec le médecin. L’opinion commune
juge ainsi la philosophie d’après le seul critère, de l’utilité et veut qu’elle se justifie. «
Et précisément c’est impossible, elle [la philosophie] ne peut citer pour sa
signification aucune espèce d’utilité qui lui donnerait un droit à l’existence… Elle sait
qu’elle plaide une cause désintéressée, soustraite à tout calcul de profits et de pertes
dans le monde » (Karl Jaspers). C’est donc faire un mauvais procès à la philosophie
que de la juger à partir des seuls critères de l’utilité et de l’efficacité pratique.
D’ailleurs, la philosophie reconnait volontiers qu’elle n’est pas utile, c'est-à-dire
subordonnée à une fin naturelle ou préétablie puisqu’elle n’existe qu’à dessein d’elle-
même : « (…) presque toutes les nécessités de la vie et les choses qui intéressent
son bien être et son agrément avaient reçu satisfaction quand on commença à
rechercher une discipline de ce genre »(Aristote). Dit-on alors aux philosophes
« Primum vivere deinde philosophari », (occupez-vous de vivre d’abord, il sera
toujours temps par la suite de philosopher).
Pour autant, et dans la mesure où il vaut mieux conduire sa vie avec réflexion,
l’activité philosophique nous aide à mieux saisir ce que nous sommes, où nous
vivons et ce que nous devons faire. En l’occurrence, le rapport initial d’utilité
s’inverse : ce n’est pas en appelant le plombier ou le médecin que vous saurez
orienter votre existence. Vivre sans philosopher, ce n’est pas vraiment vivre : « C’est
proprement avoir les yeux fermés sans tâcher jamais de les ouvrir que de vivre sans
philosopher », souligne Descartes, car « (…) cette étude est plus nécessaire pour
régler nos mœurs et nous conduire en cette vie que n’est l’usage de nos yeux pour
guider nos pas ». Et si philosopher c’est « penser sa vie et vivre sa pensée » (selon
André Compte-Sponville), si philosopher c’est « vivre en intelligence avec soi-même
et avec les autres » (selon Souleymane Bachir Diagne), alors nul ne peut s’empêcher
de philosopher s’il veut vraiment vivre.
C’est ainsi que les avancées de la science n’ont nullement fait disparaître la
philosophie. Car si la philosophie tombe dans l’illusion quand elle croît pouvoir nous
apporter des certitudes dépassant celles de la science, néanmoins elle garde un rôle
– note Jean Piaget – qu’aucune science ne peut lui enlever, celui qui consiste à nous
pourvoir d’une sagesse fondée sur des croyances réfléchies.
Et la tâche actuelle de la philosophie peut consister au moins à penser les problèmes
que soulève notre modernité notamment la question de la bonne gouvernance, de
l’Etat de droit, de l’euthanasie, du clonage, de la marchandisation, etc.
En définitive, si la philosophie commence avec l’étonnement et que celui-ci porte sur
nous-mêmes et sur le monde, alors les questions philosophiques et métaphysiques
sont des tentatives de compréhension du monde et de l’homme lui-même :
Philosopher au fond, c’est chercher à comprendre l’homme et son monde
Badara NDIAYE
Lycée SIRL

Sujet d’exercice n° 01: Le fait que la philosophie revendique son droit d’être inutile
est-il suffisant pour la récuser ?

Sujet d’exercice n° 02: La philosophie peut-elle aider à mieux vivre ?


DOMAINE II : LA VIE SOCIALE

Problème structurant : La société est-elle la condition de l’accès à l’humanité ?

INTRODUCTION GENERALE
S’interroger sur la condition d’accès à l’humanité, c’est peut-être admettre que celle-
ci n’existe pas a priori, qu’elle n’est pas donnée. Autrement dit, sans cette condition,
il n y a point d’humanité. A ce propos il serait intéressant, pour mieux réfléchir à cette
condition d’accès à l’humanité, de chercher à comprendre d’abord cette « pré-
humanité ». Aussi peut-on se poser la question que voici : qu’est-ce l’homme avant
son humanisation ? N’est-il qu’un simple individu ou bien un animal particulier ?
Répondre à cette question nous permettra sans aucun doute de progresser dans la
prise en charge de la question centrale car, faudrait-il le rappeler, la société est la
condition sur laquelle on s’interroge. Or, si le lien intime entre individu et société reste
indéniable, il n’en demeure pas moins vrai que les deux notions sont différentes.
Aussi la notion de société ne peut échapper à l’analyse : qu’est-ce que la société en
général et celle des hommes en particulier ? Quelles sont les prédispositions qui
rendent possible l’existence sociale ?

LA SOCIETE A-T-ELLE UNE ORIGINE NATURELLE OU ARTIFICIELLE ?

Dans son œuvre, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,
Emmanuel Kant insiste sur le paradoxe de « L’insociable sociabilité des hommes ».
En fait, dit-il, la société résulte de tendances contradictoires qui animent les hommes,
tendances faisant qu’ils veulent vivre en groupe et s’isoler. La volonté humaine
d’association se justifie par le fait qu’en procédant ainsi l’individu « se sent plus
homme par le développement de ses dispositions naturelles ». Celles-ci n’atteignent,
en effet leur plein épanouissement que dans le cadre global de la société. Le désir
d’isolement est motivé en ce qui le concerne par l’égoïsme de l’homme qui fait qu’il
veut « tout diriger dans son sens » c'est-à-dire à son profit. Il apparait ainsi que la vie
en société, étant le lieu d’expression d’aspirations aussi contradictoires ne peut
exister sans poser d’énormes problèmes qu’on peut formuler à travers les questions
suivantes :
Qu’est-ce que la société ou l’existence sociale ? La société a-t-elle toujours existé ?
La vie en société relève-t-elle de la nécessité ou de la volonté ?
Peut-on concevoir la société sans les normes ou institutions qui sous-tendent les
rapports entre individus ? Qu’est-ce qu’une norme sociale ? Cette dernière est-elle
une contrainte qui empêche l’individu d’être libre ou plutôt une condition pour son
épanouissement ? Quelles attitudes les hommes peuvent-ils adopter face aux
normes sociales et morales ?
Pour la prise en charge de toutes ces questions, il est d’abord nécessaire d’analyser
les notions d’individu, de personne et de société.

I. Individu, personne et société


I.1.Individu
Ce mot dérivé du latin « individuus » qui veut dire ce qui n’est (in), divisé ou
divisible (‘‘dividuus’’), désigne tout être concret formant un tout reconnaissable.
Autrement dit, l’individu c’est tout élément d’un ensemble qui a une identité et qui est
indivisible. Aristote le définit ainsi : « ce qui est un numériquement ». Dans ce sens
étymologique, l’individu se rapporte aussi bien à l’homme, à l’animal qu’à la chose
figée et se distingue du groupe. Mais plus particulièrement dans son sens
psychologique, l’individu est l’être humain, doté d’un corps et d’un esprit, en tant que
réalisant un type commun, mais en même temps considéré comme distinct des
autres, refermé sur soi et même vaguement hostile aux autres. Sigmund Freud (1856
-1939) dira dans ce sens que « chaque individu est virtuellement un ennemi de la
société ».
Ainsi dans le langage courant, le mot a-t-il souvent une connotation péjorative.
Exemples : « voilà un triste individu », « cet individu est bizarre », « qui est cet
étrange individu ? » sont des expressions qu’on utilise souvent pour désigner
quelqu’un que l’on ne connait pas ou à qui on ne voue pas un certain respect. Il
ressort de cette analyse que la notion d’individu est utilisée pour parler de l’homme
abstraction faite de son appartenance au groupe social ou à la société qui seule peut
faire de lui une personne.
I.2.Personne
Provenant du latin « persona » (masque), cette notion désigne le rôle joué par
l’individu dans la société. Si l’on compare la société à une pièce de théâtre, tout se
passe comme si chaque individu jouait un ou des rôles de la même manière que les
acteurs ou personnages d’une pièce de théâtre sont investis d’un ou de plusieurs
rôles. Au moyen-âge, pour s’identifier parfaitement aux rôles qu’ils incarnaient, ils
portaient des masques. De la même manière les statuts de père de famille, de mari,
d’épouse, de professeur sont autant de rôles par lesquels les individus manifestent
leur existence dans la société.
La qualité de personne peut être attribuée à un seul homme : c’est la personne
physique qui désigne l’individu humain en tant sujet moral ; sujet de droits et de
devoirs. L’homme en tant que personne a une valeur intérieure absolue, une dignité
par opposition à l’animal ou à la chose qui a une valeur d’usage (« usus pretium » en
latin) et une valeur d’échange. C’est ce qui justifie les propos d’Emmanuel Kant
(1724-1804) dans sa troisième maxime de la morale : « Agis toujours de telle sorte
que tu traites la personne humaine en toi-même et chez les autres comme une fin et
jamais simplement comme un moyen ».
Quand la qualité de personne est attribuée à un groupe d’individus ou à une
institution auxquels sont reconnus des droits et des devoirs, on parle de personne
morale.
Mais si c’est la société qui confère à l’individu humain la qualité de personne, qu’en
est-il de cette notion de société et à quelle condition est-elle possible ?
I.3.Société
a)Définition
D’après le Vocabulaire technique et critique de la Philosophie d’André Lalande, « la
société est un ensemble d’individus dont les rapports sont consolidés en institutions
et même garantis par l’existence de sanctions soit codifiées, soit diffuses qui font
sentir à l’individu l’action et la contrainte de la collectivité ».
Il ressort de cette définition de Lalande que la société est d’abord « un ensemble
d’individus », c'est-à-dire une vie en groupe. Mais toute vie en groupe est-elle
nécessairement une société ? La société est-elle une spécificité humaine ? Peut-on
parler de « société animale » ?
Certains chercheurs ont noté chez quelques animaux l’existence d’un instinct
grégaire qui témoigne de la présence chez eux d’une forme d’organisation liée à la
vie de l’espèce et qui ressemble à celle des êtres humains.
On parle ainsi de la « société des fourmis », de la « société des abeilles ». Mais
quelle différence y a-t-il entre ces formes d’organisation et les sociétés humaines ?
La société au sens propre du terme est un tout organisé rassemblant des hommes et
des femmes qui entretiennent des liens divers qui ont des inclinations parfois
opposées, qui malgré tout sont soumis à des règles et mettent en commun leurs
personnes et leurs biens. Les règles auxquelles la société soumet ses membres
fonctionnent comme des institutions au moyen desquelles elle pèse de tout son
poids sur l’individu. Ainsi, si la société est constituée par un ensemble d’individus
entretenant des liens de réciprocité, des rapports organisés, il reste à savoir si ces
liens sont choisis par la volonté des hommes ou s’ils s’imposent à eux ? Autrement
dit, la société du point de vue de son origine est –elle naturelle ou contractuelle ?
b/ Origine de la société
On peut établir une synonymie entre l’origine et le commencement. Mais de manière
rigoureuse l’origine n’est pas le commencement puisque ce dernier est localisé, il est
daté tandis que l’origine peut être mythique, diffuse. Plus particulièrement, l’origine
est le fondement, la source d’où provient une chose, ce qui l’a produite. Il s’agit ici
non pas de dire où et quand la société a commencé à exister, mais de déterminer ce
qui fonde l’existence sociale. Il n’y a pas d’unanimité chez les penseurs qui ont eu à
réfléchir sur l’origine de la société. Deux thèses sont avancées :
La première est celle des philosophes qui fondent la société sur des liens naturels ou
biologiques. La deuxième est celle des philosophes qui pensent plutôt que la société
a une origine contractuelle puisqu’elle résulte de la volonté librement consentie des
hommes de s’associer.
- La thèse de l’origine naturelle de la société
Dans la Politique, en déclarant que « la cité est au nombre des réalités qui existent
naturellement et que l’homme est par nature un animal politique », Aristote fait partie
de ceux qui militent en faveur de la thèse de l’origine naturelle de la société. Selon lui
la cité ou la vie en société est l’aboutissement des premières communautés que sont
le village et la famille et puisque celles sont un fait de nature, la cité elle aussi ne
peut que relever de la nature. En effet, pour ce philosophe grec de l’antiquité, tout
part de la famille qui est la cellule de base de la société, créée par la nature pour
satisfaire les besoins purement quotidiens. Pour montrer la nécessité et l’importance
de la vie en société, Aristote tient les propos suivants : « L’homme qui est dans
l’incapacité d’être membre d’une communauté ou qui n’en éprouve nullement le
besoin parce qu’il se suffit à lui-même ne fait en rien partie d’une cité et par
conséquent est une brute ou un Dieu.»
- La thèse de l’origine contractuelle de la société
Contrairement à cette position d’Aristote, les philosophes du contrat social, pensent
que la société a une origine contractuelle, accidentelle. Thomas Hobbes (1588-1679)
philosophe anglais du XVIIème siècle et Jean Jacques Rousseau (1712-1778), pour
déterminer l’origine de la société, remontent jusqu'à ce qu’ils appellent état de
nature, un état non pas réel mais supposé (hypothétique) par lequel l’humanité serait
passée avant d’accéder à l’état social.
Thomas Hobbes d’abord inscrit le désir à la base du règne animal en indiquant qu’il
se trouve en l’homme. Celui-ci, sauvage par nature, ne connait que l’instinct de
conservation et se montre égoïste. L’état de nature qui précède l’état social consacre
alors « la guerre de tous contre tous ». A ce stade, « l’homme est un loup pour
l’homme », il faut le contenir pour la conservation de tous et de chacun. Ce qui
revient à considérer la paix comme le plus grand des biens. Pour y accéder, il s’agit
de renoncer à tout droit individuel au profit du Léviathan, qui est symbolisé par un
seul homme ou une seule assemblée, à qui il revient d’ordonner les choses
nécessaires à la paix dans la société qui nait ainsi. Tout se passe dès lors « comme
si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée et lui
abandonne mon droit de me gouverner moi-même à condition que tu abandonnes
ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière » (in Le
Léviathan, IIe partie, chapitre 16). Du coup, la thèse hobbesienne donne une forme
contractuelle à la vie sociale et prépare la lecture Rousseauiste de l’idée d’une
volonté générale exprimant « l’aliénation totale de chaque associé avec ses droits à
toute la communauté » (Rousseau, Du contrat social, livre 1 chapitre 6).
A la différence de Hobbes, Rousseau considère que l’homme dans l’état de nature,
est bon et divin, il vit dans le calme des passions et est perfectible. S’il est devenu
méchant, c’est parce que la société l’a perverti. C’est le constat que fait Rousseau
dès l’ouverture du premier chapitre du Contrat Social : « l’homme est né libre mais
partout il est dans les fers .Tel se croit le maître des autres qui ne laisse pas d’être
plus esclave qu’eux ».
Tout le projet de Rousseau est de désaliéner l’homme par le contrat social, de faire
en sorte qu’il renonce à une partie de sa liberté originelle (la liberté naturelle) pour
conquérir une liberté restreinte (la liberté civile) plus sûre et plus durable parce que
garantie par la loi. C’est cela l’idée qui se dégage des clauses du contrat social :
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune
la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun en s’unissant à
tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».
Il apparait ainsi que chez Jean Jacques Rousseau comme chez Hobbes, la société
ne peut résulter que de la volonté commune des hommes de s’associer par la mise
en place d’un certain nombre d’institutions sur lesquelles ils fondent leurs actions.
Ces institutions sont à la base de l’édifice social en ce sens que par leur mécanisme,
les actions humaines ne sont pour l’essentiel ni incohérentes ni désordonnées. Elles
jouent pour la société le rôle de ciment social. Bref, elles constituent des normes
sociales.
II. Les normes sociales et morales
1. Définition
L’étymologie latine de norme ("Norma") désigne la règle ou l’équerre c'est-à-dire des
instruments permettant la mesure et le contrôle. Ainsi, il arrive que le terme dans son
sens simplement statistique désigne le niveau moyen d’apparition d’un phénomène
mesurable, à titre d’exemple, les performances d’un groupe à une compétition. Mais
le plus souvent, le terme est employé dans le cadre social et moral où il désigne ce
qui parait désirable, souhaitable, convenable et dont la non-conformité entraine
réprobation ou sanction, que celle-ci soit explicite ou diffuse. La norme, prise dans ce
sens, n’est alors comprise que si elle est mise en rapport avec les valeurs, c'est-à-
dire avec ces idéaux transcendants qui donnent à une communauté humaine son
âme. Quand l’attitude individuelle satisfait la norme, on dit qu’elle est normale. Or, du
normal, André Lalande donne trois définitions différentes :
a) « ce qui ne penche ni à droite ni à gauche, par suite, ce qui se tient dans un juste
milieu. »
b) « ce qui est tel qu’il doit être, le mot en ce sens est synonyme de bon et de juste. »
c) « est normal au sens le plus usuel du mot, ce qui se rencontre dans la majorité
des cas d’une espèce déterminée ou ce qui constitue soit la moyenne, soit le module
d’un caractère mesurable. »
On note l’existence d’une nuance voire d’une équivocité dans les définitions
proposées par Lalande. En effet, le normal semble être à la fois "le juste ", le "bon",
le "fréquent", ‘‘l‘habituel" ou "le coutumier ". Ce qui à l’évidence n’est pas la même
chose. On peut lever l’équivoque en disant qu’à chaque fois qu’une chose est
permise ou admise dans un groupe ou une société donnés, elle entre dans la sphère
du « normal » et à chaque fois qu’une chose est interdite ou proscrite, elle renvoie à
l’anormal ou au pathologique. Mais ce qui est permis ici peut ne pas l’être ailleurs, ce
qui est admissible dans une même société pour les uns peut ne pas l’être pour les
autres. Ce qui pose le problème de la relativité et de la légitimité des normes, mais
aussi celui de leur aspect contraignant par rapport à l’autonomie et à la liberté des
individus. Y a-t-il compatibilité entre l’exigence de respect aux normes et l’affirmation
de l’autonomie individuelle ?
Jean Jacques Rousseau affirmait dans ce sens que « la liberté ne réside pas dans
la solitude où l’homme obéit à ses passions mais dans la société où il se conforme
aux normes.» Un tel point de vue est-il défendable ? N’est-ce pas l’exigence
d’autonomie individuelle et le désire d’être libre qui amènent certains à transgresser
les normes et les interdits sociaux par leurs attitudes ?
2) Attitudes face aux normes : Conformité, déviance marginalité et folie
Poser la norme en tant que modèle, c’est voir en elle une sorte d’idéal dont les
acteurs sociaux s’inspirent. Autrement dit, il n’existe peut-être pas de situation dans
laquelle les normes d’une société sont intégralement respectées. Il est dit qu’une
société sans conflit est impossible voire non souhaitable. Les normes fonctionnent
donc comme un repère délimitant un champ dans lequel l’action sociale doit
s’inscrire. Ainsi on parle de conformité et de conformisme à chaque fois que l’attitude
individuelle et celle de la majorité des individus vont dans le sens de ce qui est
permis ou admis et s’écartent de l’interdit. Dès lors, on prend l’existence d’un
contrôle et des sanctions sociales, c'est-à-dire l’invention d’un certain nombre de
moyens par lesquels la conformité à la norme est surveillée. Bref, l’édification de la
norme signifie implicitement la reconnaissance de sa transgression comme toujours
possible. A chaque fois que l’action individuelle s’inscrit à l’extérieur du permis ou de
ce qui est admis, on parlera de déviance et de marginalité qui sont des formes de
transgression des normes sociales. C’est ainsi que Guy Rocher, sociologue
canadien, dans l’Action sociale, définit la déviance comme « le recours à des
modèles qui se situent à la marge de ce qui est permis ou en dehors de ce qui est
permis ». Cependant, il faut souligner qu’autant on peut satisfaire aux exigences des
normes de façon différente, autant il est possible de transgresser différemment les
normes sociales. Nous ferons donc la distinction entre la transgression facteur de
changement social, c'est-à-dire introduisant de nouvelles données dans la vie
sociale, faisant faire un saut qualitatif à la société et les autres formes de
transgression qui, elles, sont franchement négatives. L’originalité exacerbée, le
génie, la force sont autant de type de déviance, d’écart par rapport aux normes, mais
dans le bon sens. Le déviant est porteur d’un projet conscient visant à rénover, à
changer de repère. Avec la déviance, on est en présence d’une
« anomalie valorisée ou, par excès » telle qu’elle se manifeste, par exemple, à
travers l’œuvre d’un philosophe, d’un prophète, d’un saint homme, d’un héros, d’un
révolutionnaire ou d’un grand homme de science. Tandis que « l’anomalie
dévalorisée » s’exprimerait elle à travers la conduite anormale d’un délinquant, d’un
toxicomane, de l’homosexuel, de la prostituée. Précisément dans ces cas, il convient
de parler de marginalité qui est « une anomalie par défaut ou dévalorisée » au même
titre que la folie. Le marginal se trouve au bord, à la limite de la norme.
Contrairement au déviant, le marginal transgresse les normes et ne propose rien en
retour. Le fou, quant à lui, est aux antipodes des normes sans en être conscient. Il
est aliéné, c'est-à-dire psychologiquement perturbé et bénéficie par conséquent d’un
statut approprié comportant en particulier l’exemption de culpabilité.
En définitive, c’est la société qui fixe les normes et les modèles de comportement
qui, pour cette raison, n’ont de signification que par rapport à une culture d’un peuple
donné ; ce qui fait que le normal, l’anormal, la conformité la déviance, la marginalité,
sont des notions qu’on ne peut comprendre que si on les analyse en se référant aux
normes d’une société. Elles ne sont pas nécessairement liées à la nature des
individus humains. Ce qui nous amène à poser le problème du rapport entre nature
et culture pour savoir qu’est-ce que l’homme, cet être multidimensionnel ?
Oumar Sy , L.S.L. Laye
Texte n° 01
Le moyen dont se sert la nature pour mener à son terme le développement de toutes
ses dispositions est leur antagonisme dans la société, dans la mesure où cet
antagonisme finira pourtant par être la cause d’un ordre réglé par les lois. J’entends
ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur penchant à
entrer en société, lié toutefois à une opposition générale qui menace sans cesse de
dissoudre cette société. Une telle disposition est très manifeste dans la nature
humaine. L’homme a une inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se
sent plus qu’homme, c'est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions
naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s’isoler) : en effet, il
trouve en même temps en lui l’insociabilité qui fait qu’il ne veut tout régler qu’à sa
guise et il s’attend à provoquer surtout une opposition des autres, sachant bien qu’il
incline lui-même à s’opposer à eux.
E. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique

Texte n° 02
Etat de solidarité, en partie naturelle, en partie voulue, avec un groupe de nos
semblables, le lien de société est en partie de fait et non choisi, en partie imposé, en
partie choisi ou confirmé par la volonté. Tous les paradoxes de la vie en société
résultent de ce mélange, et l’on ne peut pas nommer société une association qui n’a
pas une part de hasard et une part d’amitié. Le contrat social ne fait jamais que
reprendre volontairement ce qui est subi comme ce qui est aimé. Les sociétés
fondées sur un contrat ne sont pas de véritables sociétés. Une banque, dès qu’il y’a
menace de ruine, tout le monde en retire ses fonds et l’abandonne. La véritable
société est fondée sur la famille, sur l’amitié, et sur les extensions de la famille.

Alain, Définitions, Paris Gallimard

Sujet d’exercice n° 01: Faut-il dire que la société dénature l'homme ou qu'elle
l'humanise ?

Sujet d’exercice n° 02: « Chaque individu est virtuellement un ennemi de la


civilisation. » Que vous inspire un tel point de vue ?
NAIT-ON HOMME OU LE DEVIENT-ON PAR LA CULTURE ?

Selon André Comte-Sponville, « l’homme est naturellement capable non seulement


d’évoluer mais aussi de se transformer lui-même en transformant son milieu». Ainsi,
à la question qu’est-ce que l’homme, on peut dire avec le philosophe français qu’il
est par définition un être fortement influencé dans son comportement par la
dimension naturelle. Mais on remarquera aussi qu’il est dans la nature de l’homme
de pouvoir évoluer. Ce qui veut dire que l’essence de l’être humain, c’est qu’il est
dynamique, évolutif. C’est toute la différence avec l’animal ; celui-ci est fini, clos alors
que l’homme est ouvert au changement et au devenir. C’est pourquoi, il est le seul
des êtres au monde qui dispose de la capacité de transformation, d’adaptation. Il
peut se faire comme il peut se défaire s’il le désire, il peut se modifier tout en
modifiant son milieu. Il a le don de l’adaptation. Or, disposer d’une telle capacité,
c’est avoir une culture parce que celle-ci est fondamentalement une activité
transformatrice.
On voit alors que l’homme par définition est à la fois un être naturel et culturel. Une
définition que conforte Edgar Morin lorsqu’il écrit : « l’homme est un être totalement
bio-culturel ». Cependant, le problème est de définir le rapport entre la culture et la
nature, qu’est ce qui relève du naturel et du culturel. En quoi permettent-elles de
différencier l’homme de l’animal ? Le fait culturel est-il à la fois relatif et universel ?
I) Rapports entre l’inné et l’acquis
L’univers au sein duquel nous évoluons comprend deux sortes de réalités :
- Relevant de la nature, les premières sont indépendantes de l’action et de la volonté
de l’homme. A cet effet, ce qui est naturel est soit ce que l’homme trouve sur place
en naissant (nature en tant que milieu physique), soit ce avec quoi l’homme arrive au
monde (ce qui est inné).
- Quant aux secondes, elles renvoient à ce dont l’existence émane de l’intelligence et
de l’action transformatrice de l’homme ; nous sommes donc en présence de la
culture.
De ce point de vue, l’homme est un être à mi-chemin entre nature et culture, un être
bio-culturel. Il se différencie de l’animal en ce sens que celui-ci subit passivement le
déterminisme naturel et n’apporte aucune réserve à la satisfaction de ses besoins.
Ainsi, la culture désigne l’ensemble des réalisations matérielles et spirituelles mis en
place par l’homme au cours de son évolution. Elle est le résultat d’une expérience,
d’une créativité, d’une inventivité. C’est ce qui pousse Taylor à dire : « La culture ou
la civilisation, c’est tout ce complexe qui inclut la connaissance, l’art, la morale, le
droit, la culture et toutes les autres aptitudes et dispositions acquises par l’homme
en tant que membre d’une société. »
Ainsi, l’homme n’arrive pas au monde comme une feuille blanche encore moins
comme une table vide. Il apporte toujours avec lui ce qu’on appelle des potentiels
naturels. Lucien Malson les appelle « structures d’accueil ». Mais elles sommeillent
en l’homme, elles sont de nature génétique. C’est pourquoi laissées à elles-mêmes,
ces prédispositions biologiques n’ont aucune valeur, elles risquent d’être dénaturées
même, elles ont besoin d’être cultivées. D’où l’importance de la culture pour
l’humanisation de la nature. Par exemple, la culture éveille, développe, socialise les
aptitudes naturelles qui sommeillent en chaque individu. Dès lors, elle a pour rôle de
façonner, de former, d’humaniser les potentialités biologiques. L’homme ne nait pas
homme, il le devient grâce à la culture. Il faut que la famille intervienne, que l’on soit
instruit, que l’on soit éduqué pour devenir pleinement un homme. La fonction de la
culture est de perfectionner, consolider, mettre en valeur les données naturelles afin
qu’elles soient socialement et humainement acceptables.
Le cas des enfants sauvages est la preuve que quelle que soit notre nature, nos
possibilités génétiques, il faut que nous soyons formés, sinon c’est la
déshumanisation. Tout ce que l’homme devient, il le doit certes à la nature mais
aussi à la culture parce que c’est elle qui le construit au plan physique et psychique.
Dans son ouvrage Les enfants sauvages, Lucien Malson écrit : « avant la rencontre
avec autrui et le groupe, l’homme n’est rien qu’une virtualité aussi légère qu’une
transparente vapeur. Toute condensation suppose un milieu, le monde des autres.»
Il veut montrer ici que la solidité de l’homme, son renforcement, sa constitution passe
forcément par l’action culturelle. Autrement dit, la culture fait l’homme. Inversement,
la culture n’a aucune efficacité si elle ne repose sur une nature existante. L’éducation
culturelle suppose qu’il ait des aptitudes naturelles qui constituent les fondements
sans lesquelles aucune formation n’est possible. Ainsi, la culture demande au
préalable des potentialités naturelles. Donc au lieu de les opposer, la nature et la
culture sont interdépendantes. Un homme est toujours à la croisée des chemins.
Dans son ouvrage Le jeu des possibles, François Jacob soutient que l’enfant
naturellement arrive au monde avec des prédispositions à la parole mais c’est
l’environnement socioculturel qui lui apprend et inculque une langue donnée. Cet
argument est la preuve que la nature et la culture ne sont pas dans une relation
fermée mais plutôt dynamique.
II- Le fait culturel : Universalité et relativité
Le relativisme culturel signifie que les cultures ne sont pas les mêmes et qu’elles
différent d’une société à une autre. De même, elles changent et évoluent selon le
temps. Lorsqu’on pousse jusqu’au bout cette idée, on voit qu’elle est à l’origine
aujourd’hui de ce qu’on appelle les conflits culturels. Avoir une approche relativiste
de la culture, c’est admettre une certaine disparité et par conséquent une inégalité
entre cultures et peuples. En ce XXIème siècle, le relativisme culturel est en train de
précipiter le monde vers le chaos. Lorsqu’on croit fortement que les cultures ne sont
pas égales, on laisse entendre qu’il y a celles qui sont supérieures et celles qui sont
inférieures. Voilà des types de conviction qui sont à l’origine de guerres, des conflits
religieux, du racisme, de l’intolérance de l’enfermement. Exemple au Rwanda entre
Tutsi et Hutu, au Nigéria entre musulmans et chrétiens.
Ainsi, il faut partir du principe que toutes les civilisations et toutes les ethnies se
valent pour en déduire qu’aucune n’est supérieure à l’autre. Donc, l’approche
relativiste est dangereuse, c’est pourquoi l’humanité toute entière doit dialoguer : les
ethnies et les cultures différentes doivent dialoguer.
Tout en conservant leur propre culture, les sociétés doivent s’ouvrir mutuellement.
Autrement dit, pour un monde de paix, de sécurité, le dialogue des civilisations reste
la solution. L’enfermement ethnique, culturel est une menace pour la survie de
l’humanité. Les cultures ne s’enrichissent et ne se développent que dans le dialogue,
l’échange, la communication, il faut plus que jamais tendre vers une culture
universelle qui correspond à l’acceptation mutuelle, à l’ouverture des frontières entre
peuples ; c’est tout le sens de la mondialisation des cultures. On se rappelle la
pensée célèbre de Senghor : « Enracinement et ouverture ». Ce rendez-vous du
donner et du recevoir auquel il invitait les nations. Depuis longtemps, le poète avait
vu que la stabilité du monde passe par le brassage des cultures.
Ainsi, la relativité et l’universalité montrent que « La diversité culturelle… montre,
non pas la division de l’homme mais plutôt son identité générique. L’humanité n’est
pas génériquement identique malgré la diversité culturelle, mais précisément en
raison de la multiplicité des cultures » nous dit Marcien Towa (in Identité et
transcendance).
III – L’homme : un être créateur de culture
Naturellement l’homme est différent de l’animal, car là où ce dernier est
exclusivement instinctif, l’être humain, en plus de l’instinct, est doué de raison. C’est
cette dernière qui fait d’ailleurs de lui un créateur de valeurs, d’outils, de normes et
de langage.
A) Le travail
Le travail est une activité consciente et réfléchie, par laquelle l’homme tout en se
fixant un but, se transforme son milieu tout en se transformant lui-même. Il suppose
donc la conscience, c'est-à-dire la raison, de ce point de vue, il est une activité
culturelle. Ainsi, trois positions se dessinent : la première qui soutient que le travail
est positif parce qu’il libère et humanise, la deuxième qui prétend au contraire qu’il
est négatif parce qu’aliénant. Enfin, une troisième option qui fait du travail une
spécificité humaine et qui rejette la notion de travail animal. De là, quelques
questions se posent : En quoi le travail est-il l principal facteur d’humanisation de
l’homme ? N’est-il pas en même temps ce par quoi il peut se perdre, se déposséder
de lui-même ? L’homme est le seul être qui travaille-t-il pour satisfaire ses besoins
ou pour réaliser ses désirs ?
1) conception et processus
Lorsqu’on interroge l’évolution de l’humanité, on se rend compte que les premiers
hommes vivaient de chasse, de pêche et de cueillette dans des conditions très
difficiles. Pour survivre dans de telles situations, ils étaient obligés de s’adapter, de
modifier leur milieu naturel. C’est pourquoi Henry AVRON écrit : « Inadapté au milieu
naturel, l’homme est obligé de le transformer pour le rendre adéquat à ses besoins ».
Ainsi, le travail est par définition un acte de transformation, de modification. Le travail
est un processus intelligent, une activité consciente qui non seulement définit
l’homme mais fait de lui ce qu’il est. Ainsi, à force de travailler l’homme développe,
perfectionne ses facultés physiques et psychiques et se réalise en tant qu’être
humain.
Néanmoins, l’origine du travail nous apprend que cette activité n’est pas si positive
comme le prétendent beaucoup de penseurs. La Genèse nous enseigne que le
travail est la conséquence d’un châtiment : le péché originel. Pour avoir touché à
l’arbre interdit, Adan est alors condamné au travail pour gagner sa vie à la sueur de
son front ; quant à Eve, elle doit enfanter dans la douleur, par le travail. C’est
pourquoi, selon la tradition Judéo- chrétienne le travail est une sorte de malédiction
divine, une sanction infligée à l’homme pour avoir désobéi à son créateur. Donc, pour
les religions révélées, le travail est une épreuve, une souffrance que l’homme doit
surmonter pour regagner le paradis perdu.
Le mot travail vient du latin tripalium qui signifie un instrument destiné à ferrer les
chevaux. De ce fait, il exprime au moyen âge un sens spécifique dans la mesure où il
représente un instrument de torture. La tradition gréco-latine voit le travail comme
une sorte de contrainte, une douleur. Dès lors, il a un entendement négatif,
exprimant aussi un sentiment de servitude de l’homme qui ne réussit pas à être
indépendant.
Dans ce cadre, le travail est le résultat d’une échéance qui relève du statut de
l’esclavage. Une manière de dire qu’il n’est pas fait pour les nobles et les hommes
libres. Pour eux, contrairement à Hegel dans sa dialectique du maître et de l’esclave,
le travail est loin d’être libérateur, il est le signe de l’asservissement, l’expression de
l’assujettissement.
A côté de ces critiques, on peut ajouter celle de K. Marx qui soutient que le travail,
dans le système capitaliste, est négatif parce qu’il est un instrument d’exploitation de
la classe ouvrière. Selon lui : « Avec le travail, l’ouvrier ne s’affirme pas ; mais il se
nie, il ne se sent pas à l’aise, il est malheureux ; il ne déploie pas une activité libre
mais mortifie son corps et ruine son esprit ». Le marxisme considère qu’avec le
travail, l’ouvrier n’est plus le même il devient étranger à son être, il perd sa dignité.
Marx soutient alors que le travail est une aliénation, c’est à dire une privatisation de
liberté.
2) Technique et développement
Le travail est un processus intelligent, une activité consciente. De ce point de vue, il
n’y a que l’homme qui travaille, parce qu’aucun animal n’est doué de raison. Il est
vrai que le castor construit des barrages, l’oiseau des nids ; on parle aussi des
fourmis et des chevaux. Mais la vérité est que ces animaux ne travaillent pas parce
qu’ils suivent l’instinct biologique, ils répondent à un programme génétique. Ainsi,
c’est un travail invariable, figé, statique qui se fait toujours de la même façon selon
l’espèce donnée. Tout ce que font les animaux et qui n’est pas inscrit dans leurs
gènes est dû à l’intervention de l’homme qui, par des techniques de dressage et de
domestication, arrive à conditionner leurs comportements. Il faut retenir que le travail
est une exclusivité de l’humain, c’est la raison pour laquelle à la question : qu’est-ce
qui distingue l’homme de l’animal ? Marx répond que c’est le travail et il écrit :
« On peut distinguer les hommes des animaux, par la pensée, le langage et par tout
ce que l’on voudra ; mais les hommes eux-mêmes se distinguent des animaux dès
qu’ils commencent à produire leurs propres moyens de subsistance ». Or, pouvoir
produire ses propres moyens de survie, c’est ce qu’on appelle le travail. En d’autres
termes, Marx veut montrer que l’homme s’oppose à l’animal par le fait qu’il travaille ;
dans ce même ordre d’idées, il renchérit : « Ce qui distingue dès l’abord le plus
mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa
tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit
préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur ». Marx veut expliquer ici que
toute la différence entre le travail humain et celui de l’animal réside dans le fait que le
premier par définition est réfléchi, conçu d’avance avant d’être réalisé, c’est un
travail intelligent, créatif ; à l’opposé du travail animal qui biologiquement est
déterminé.
B) Le langage et la communication
La question de l’homme est au cœur de la pensée philosophique. Ainsi, philosopher,
c’est penser, réfléchir à partir de l’homme dans le but de mieux le connaitre. Mais
qu’est ce qui fait l’identité de l’être humain ? Voilà une interrogation qui depuis des
siècles préoccupe les philosophes. Bien sûr, la réponse à celle-ci ne peut qu’être
relative. Tantôt l’homme est défini comme un animal raisonnable, tantôt comme un
être qui travaille. Mais, peut-on réellement le définir sans la dimension du langage ?
Le linguiste Claude Hage répond négativement, car pour lui : « l’homme est
fondamentalement un homo-loquens ». Il est par essence un locuteur parce qu’il est
un être de la communication et donc du langage. Mais qu’appelle-t-on justement
langage ? Y a-t-il une différence entre le langage humain et le langage animal ?
Pourquoi le langage est le propre de l’homme. Quel est le rapport entre langage et
pensée ? Quelles sont les différentes formes et fonctions du langage ?
1) Qu’est-ce que le langage ?
Selon André Lalande : « le langage est un système de signes pouvant servir de
moyen de communication». Dès lors il est clair que sa finalité est de permettre la
communication, c’est -à-dire l’échange entre deux êtres donnés. Exemple : le
langage visuel (code de la route), le langage gestuel (entre sourd et muet), le
langage des fleurs (rose, rouge), la musique, le silence…
On remarquera ici sur la base de cette définition que tout dispositif, signe ou symbole
biologique ou culturel permettant à deux êtres d’échanger des messages ; on peut
l’appeler langage. On peut ainsi dire de cette définition que, dans la mesure où les
animaux échangent des messages génétiques, ils disposent effectivement de
langage. Dès lors, la question essentielle qui se pose est de savoir si le langage est
le propre de l’homme.
2) Le langage est une spécificité de l’homme
En tant que moyen, outil de communication par lequel deux êtres échangent, on
peut dire alors qu’il y a un langage animal. Car ils émettent des signaux, se
transmettent des émotions. Ils ne sont pas donc en reste en ce qui concerne
l’échange de message.
Il est vrai que c’est un langage biologique, inscrit dans les gènes de l’animal, mais
reste un mode de communication. Pour confirmer l’idée d’un langage animal, nous
citerons un autre cas bien connu de langage, celui des abeilles. Dans son œuvre
intitulée Vies et mœurs des abeilles Karl Von Frisch écrit : « Les abeilles disposent
d’un langage». La preuve, dit-il, se trouve dans leur mode déplacement. Après avoir
observé durant des années la vie des abeilles, il constate par exemple que selon la
distance, le lieu d’un gisement de pollen elles se déplacent soit sous forme de huit
(8 )renversé, soit en cercle.
Par la nature du déplacement, elles orientent, signalent à leurs congénères la
direction de ces fleurs qui leur servent de nourriture. Ainsi, Von Frisch arrive à la
conclusion suivante : « puisque les abeilles se transmettent naturellement des
messages qui ont des effets dans leur mode de déplacement, alors elles disposent
d’un langage ». Par extrapolation, ce qui est valable pour les abeilles l’est pour tous
les animaux de la même espèce. Cependant, vu sous cet angle, est-ce que le
langage des abeilles n’est pas limité ?
Interroger sur cet aspect, la notion de langage animal présente beaucoup
d’insuffisances. Par exemple, c’est un langage instinctif, génétique et programmé. Il
est statique, non évolutif. Le cas de abeilles en est la preuve, elles communiquent
toujours de la même manière. Il n’y a aucune possibilité pour les animaux de
communiquer autrement, de diversifier leur mode d’échange. Le langage animal est
figé, invariable et est naturellement déterminé dans l’espèce. Il n’y a pas de liberté
dans la façon de transmettre les messages. C’est pourquoi on retient que le langage
est une spécificité humaine. Pourquoi le langage est-il le propre de l’homme ?
Les limites soulignées plus haut montrent avec pertinence qu’il n’y a de langage
qu’humain. A la différence de celui de l’animal, le langage de l’homme, parce
qu’étant un langage tellement particulier, peut se faire de diverses manières. Tous
ces arguments ont conduit Descartes, dans la 5ème partie du Discours de la
méthode, à écrire ceci : « le langage est le propre de l’homme ». En ce sens, le
langage animal est une aberration, car il n’existe pas. Aristote soutenait bien avant
Descartes un tel point de vue, affirmant ceci : « Seul parmi les animaux l’homme
possède le langage».
3) Relation entre langage et pensée
Trois positions se dégagent lorsqu’on pose la question sur le rapport entre langage
et pensée :
La pensée précède le langage : selon une logique courante, l’homme pense d’abord
et ensuite il s’exprime. C’est le point de vue du célèbre poète Boileau : « tout ce qui
se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ». Le
poète français semble soutenir ici que la conception, c'est-à-dire la pensée, est non
seulement première, mais elle est aussi supérieure au langage ; ce dernier devient
secondaire.
Descartes confirme que le langage est secondaire parce qu’il n’intervient qu’après la
constitution de la pensée, lorsqu’il s’agit de l‘exprimer. Ainsi, pour lui le langage est
une extériorisation d’une pensée déjà élaborée, elle est alors plus importante et a
plus de valeur que le langage. Le langage n’est qu’un véhicule, l’expression d’une
pensée existante. Il est le dévoilement, la traduction en mots de la pensée. C’est
pourquoi, selon le cartésianisme, il est non seulement essentiel mais aussi
dangereux pour l’avenir et le développement de la pensée productive et efficace.
Bien avant Descartes, Platon soutenait que « le langage est un simple instrument
permettant aux philosophes de s’élever jusqu’au monde par des idées pures ». Le
philosophe grec place le langage au second plan, il est au service de la pensée qui
est primordiale. Autrement dit, le langage n’est qu’un simple outil d’une pensée qui a
plus de valeur. Mais peut-on réellement penser sans les mots ? Ceux-ci sont-ils sans
valeur ? Est-ce que ce n’est pas plutôt le langage qui détermine et valorise la
pensée ?
Le langage enrichit la pensée : à la différence de cette thèse, Rousseau exprime
que le langage est loin d’être sans importance. Il fait de la pensée ce qu’elle est et à
ce propos il écrit : « Les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à
l’aide des mots et l’entendement (pensée) ne les saisit que par des propositions
(mots) ». Un tel point de vue remet en cause la conception cartésienne aussi bien
que platonicienne. Lorsqu’on y réfléchit de plus près, on voit que la pensée ne peut
faire abstraction du langage, parce qu’elle est fortement dépendante des structures
linguistiques. Hegel défend cette position en écrivant ceci : « Le mot donne à la
pensée son existence la plus haute et la plus vraie ». Il conseille alors de ne pas
sous-estimer l’apport du langage dans la constitution et la formation de la pensée.
Le paradoxe est que celle-ci est faite justement des mots de la langue. On tient
ferme que c’est le langage qui fait la richesse, la portée de la pensée. Au XVIIIème
siècle, un médecin du nom de Mesmer tente une expérience : penser sans les
mots. L’histoire retient qu’il a échoué et qu’il a même failli perdre la raison.
L’enseignement qu’il faut tirer, c’est qu’il est impossible à l’homme de penser sans
les mots de la langue. Mais, est-ce que le langage à son tour n’est pas limité ?
Les limites ou critiques du langage : Il est vrai que le langage est très important, il est
déterminant dans la performance de la pensée. Mais le paradoxe est qu’il est
incapable de traduire avec précision l’infinie richesse de celle-ci. Dans son film Le
destin, Youssef Chahine montre ceci : « La pensée a des ailes et rien ne peut
arrêter son envol ». Le cinéaste égyptien explique la nature d’une pensée qui, est par
définition est élastique, infinie.
Elle est constamment en mouvement, elle n’est pas figée. C’est pourquoi, aucune
langue, aucun langage ne peut dire avec certitude ce que l’homme pense réellement.
Les mots sont impuissants pour traduire la pensée. C’est ce qui justifie cette phrase
célèbre de Bergson : « le langage trahit la pensée ».
Dans la même perspective, le langage est limité parce qu’il ne peut dire fidèlement
ce que nous ressentons. Exemple, l’amoureux qui ne peut pas dire les mots exacts
pour exprimer son sentiment d’amour. Cela est une preuve que le langage est
imprécis dans la mesure où il ne peut pas extérioriser avec certitude et fidélité notre
vie intérieure. Bergson renchérit en disant : « nous échouons à traduire entièrement
ce que notre âme ressent ».
Ainsi, on voit que le langage ne peut pas tout dire, on est convaincu qu’il est
incapable d’exprimer, de dévoiler l’essentiel du réel ; à la limite, le langage au lieu de
nous rapprocher, nous éloigne de la réalité. La meilleure manière de cerner avec
pertinence la problématique du rapport langage-pensée, c’est de comprendre
définitivement qu’ils sont inséparables. Il faut donc les analyser dans une
complémentarité : il n’y a pas de langage sans pensée et vice versa. Ils sont
confondus, et on ne peut les dissocier. Ferdinand de Saussure écrit à ce propos
cette célèbre phrase : « la pensée et le langage sont comme le recto et le verso
d’une feuille de papier ».
4) Formes et fonctions du langage
Il y a trois formes de langage : gestuel, écrit, oral
Le langage gestuel ou mimique : ce type de langage peut être considéré comme
celui que l’humanité a d’abord développé. Il s’effectue sous forme de mouvement ou
geste.
Cette forme de langage se trouve chez les sourd-muet, les adultes ayant des
difficultés de parler ou qui n’ont pas la même langue. Ils utilisent la mimiques ou le
gestuel pour communiquer leurs sentiments ou pensées. Cette forme de
communication, même si elle est beaucoup plus sincère, comporte néanmoins des
limites.
Le langage écrit : C’est la transcription graphique du langage oral. Pour le décrypter,
il faut comprendre au préalable la langue dans laquelle il est écrit. Ainsi, il fut
considéré par Platon comme « le remède contre l’oubli et l’ignorance ». Mais, il
convient de dire qu’il est un couteau à double tranchant, car contrairement au
discours oral qui s’accompagne de sa propre autorité et de l’identification de son
destinataire, l’écriture est un logos sans père ignorant à quel genre de personne il
doit s’adresser.
Le langage oral : Il est un langage articulé avec de mots exprimés de vive voix. Le
langage oral se montre plus riche et plus efficace que le langage gestuel dans la
mesure où les organes permettent de l’exprimer. On ne parle pas de la même
manière quand on est en palabre que quand on part voir le chef de village. La
pratique du langage oral est un art de vivre, plus qu’un simple moyen de
communication.
5) Les fonctions du langage
A côté de ses formes, le langage joue plusieurs fonctions. La communication est la
fonction principale du langage, mais à côté d’elle il y a d’autres fonctions secondaires
qui sont : la socialisation, l’élaboration de la pensée. Le langage peut nous donner un
pouvoir parce qu’il peut nous permettre de dominer, de maîtriser et d’avoir un
avantage sur les autres. Le sophiste Gorgias nous en donne la preuve lorsqu’il écrit :
« maîtriser l’art du discours confère un pouvoir sur les autres ». Le langage étant un
élément essentiel pour la vie sociale en général et la culture en particulier,
l’humanité doit en faire un outil d’intégration sociale.
En théorie, la distinction entre la nature et l’organisation sociale est compréhensible
et admissible. D’où la conception a priori d’une nature qui est identifiée à une réalité
indépendante et parfois hostile à l’environnement socio-historique de l’homme. En
substance, l’homme est à la fois séparé de la nature et tourné vers elle. A ce titre,
c’est cette dernière qui constitue pour lui un grenier dans lequel il trouve les moyens
de sa subsistance et de sa survie. Ainsi, sa présence n’est pas amorphe dans la
nature brute où il est créateur de valeurs, de normes et de biens matériels.

Mme Gagnessyri FALL, L.S.L.Laye

Texte n° 01
Non seulement le passage de l’état de nature à l’état social ne dégrade pas la
nature de l’homme, mais il est la condition de sa pleine réalisation. Si bien que l’état
de nature apparait maintenant comme un état inférieur au regard de l’état social, et
comme opposé à la nature de l’homme tout autant que l’instinct ou l’appétit sont
opposés à la liberté : ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans
l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice
à l’instinct et en donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant.
C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le
droit à l’appétit, l’homme qui jusque-là n’avait regardé que lui-même se voit obligé
d’agir sur d’autres principes et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants.
Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en
regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées
s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme toute entière s’élève à tel point
que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessus de
celle dont il est sorti, il devrait sans cesse bénir l’instant heureux qui l’en arracha pour
jamais, et qui, d’un animal stupide et borné fit un être intelligent et un homme.
J.J. Rousseau

Texte n° 2
On a défini l’homme comme l’être vivant doué de la parole (Zoon logo echon),
comme l’être vivant qui, en agissant, donne à la société la forme d’une cité : dotée de
lois (Zoon politikon), comme l’être qui produit des outils (homo faber), qui travaille
avec des outils : economicus).
Chacune de ces définitions porte sur un point caractéristique, mais l’essentiel fait
défaut : il ne faut pas comprendre l’Homme comme un être immuable, et qui revient
toujours à ces formes de son être. Loin de là, l’essence de l’homme est mouvement :
l’homme ne peut rester tel qu’il est. Il se trouve dans une évolution constante de son
être social. Contrairement aux animaux, il n’est pas un être qui se répète dans sa
perfection, d’une génération à l’autre. Il dépasse l’état dans lequel il est donné à lui-
même. Chacun naît dans des conditions originales. Outre qu’il est lié par les voies
qui lui sont prescrites, tout nouveau-né est aussi un nouveau commencement. Pour
Nietzsche, l’homme est « l’animal qu’on ne définit jamais ». L’animal se contente de
répéter ce qui a déjà été, et ne peut progresser. L’homme, au contraire, ne peut, de
par sa nature, être ce qu’il est, un point c’est tout. Il peut se perdre dans des
impasses, des anomalies, des perversions des aliénations. Il a besoin d’’être aidé,
sauvé, délivré, et de venir à soi-même. Or cela ne se produira pas selon une
direction invariable, connue ou admise, qui serait la seule façon véritablement d’être
homme.
Karl Jaspers

Sujet d’exercice n° 01: En quoi peut-on dire que l’homme est un animal parlant ?
(Bac 1999, Série S)

Sujet d’exercice n° 02: La diversité culturelle est-elle un obstacle à l’unité du


genre humain?
L’HOMME SE DEFINIT-IL SEULEMENT PAR LA CONSCIENCE ?

L’une des plus anciennes préoccupations de la Philosophie classique a consisté à


aller à la recherche de l’identité de l’homme. Depuis le « gnôthi seauton » (« connais
– toi, toi – même ») de Socrate jusqu’au « Qui suis-je ? » de Kant, en passant par le
cogito cartésien : « je pense donc je suis », des thèses ont été avancées, allant dans
le sens de répondre à la question : Qu’est-ce que l’homme ? Plusieurs réponses ont
été formulées par rapport à une telle question. Et parmi celles-ci, figure une
fondamentale qui en fait un être psychique, c’est-à-dire un être vivant doté d’une
conscience susceptible de lui permettre de savoir qui il est et ce qu’il fait. Mais
qu’est-ce que la conscience ? Cette dernière est – elle l’élément essentiel pour dire
que l’homme est maître de lui-même et de ses actes ? La vie psychique de l’homme
se réduit – elle à cette entité appelée conscience ?
N’y a-t-il pas un inconscient qui constituerait la majeure partie de l’esprit humain et
qui serait la cause de la plupart de nos actes délibérés ? Quelle est objectivement la
valeur de la conscience, et celle de l’inconscient dans la vie de l’homme ? Autant de
questions qui méritent d’être posées.
I) - L’homme comme être conscient
Selon l’étymologie, le mot conscience proviendrait du Latin « cum scientia » et
signifierait « Savoir ensemble » ou plutôt « ce qui est accompagné de savoir ». Dans
son sens le plus large, il désigne la faculté qu’a l’homme de connaître
immédiatement ses états et ses actes ainsi que leur valeur morale. La Conscience,
prise dans cette acception large, révèle deux sens qu’il faut distinguer :
-La conscience psychologique ou intellectuelle qui, en tant que faculté de connaître,
est un témoin de soi et du monde. C’est ce sentiment ou intuition plus ou moins nette
de ce qui se passe en nous et hors de nous. C’est un savoir qui accompagne
l’activité psychique afin de la rendre présente à elle – même.
-La Conscience morale qui, en tant que faculté d’évaluation de l’action humaine, est
un juge de soi et des autres. Elle est selon Rousseau « ce principe inné de justice et
de vertu », c’est « un juge infaillible du bien et du mal ».
Tandis que la conscience psychologique constate ce qui est, la conscience morale
est une « voix intérieure » qui prescrit ce que nous devons faire en référence à des
valeurs et des normes.
Il est donc admis que la conscience est dans son acception large ce qu’en dit André
Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie : « l’intuition
qu’a l’esprit de ses états et de ses actes », c’est-à-dire la faculté qu’a un sujet de
connaître immédiatement ses états et actes ainsi que leur portée morale. Intuition
veut dire ‘’connaissance immédiate’’, « saisie immédiate » d’un objet sans détour,
sans médiation, d’après Henri Bergson. Le cogito cartésien est un exemple
d’intuition. En effet, aucun instant ne s’écoule entre le moment où la pensée prend
conscience d’elle-même comme pensée et l’affirmation de son existence. Ces deux
moments surgissent simultanément avec la même clarté, la même distinction.
D’une manière générale, la conscience se comprend comme l’affirmation du moi.
Cette affirmation est validée par le rapport que ce ‘’moi’’ entretient avec lui-même,
avec le monde et avec les autres. Ainsi, nous saisissons ce qu’implique cette notion
de conscience et qui est la distinction radicale entre le sujet et l’objet. C’est par un
dédoublement et un retour sur soi que la conscience saisit ses propres opérations
tout en se saisissant elle-même. Mais, si cette distinction semble aujourd’hui être une
évidence, il faut tout de même souligner qu’elle est le résultat d’un processus qui a
jalonné l’histoire de la philosophie et qui a consisté d’abord à considérer la
conscience comme une connaissance de soi.
1) La conscience comme « connaissance de soi » chez Descartes
Etre conscient est le propre de l’homme, c’est ce qui constitue sa grandeur et sa
dignité.
L’homme est « un roseau pensant », nous dit Blaise Pascal, montrant par là qu’il est
l’élément le plus faible de la nature certes, mais par sa pensée et sa conscience, il
s’élève au-dessus de tous les autres éléments de la nature. Mais faut- il en déduire
pour autant que l’homme peut avoir une connaissance sure de lui-même en dehors
du reste de la nature ? Autrement dit, est-il possible de soutenir l’idée d’une
conscience capable de s’affirmer sans objet extérieur, sans le support du monde
extérieur ? A cette question, la philosophie cartésienne répond affirmativement. Le
Discours de la méthode et les Médiations métaphysiques contiennent le récit d’une
entreprise radicale qui consiste pour Descartes à se défaire de toutes les idées et de
toutes les croyances reçues, y compris les plus assurées pour les soumettre à
l’éprouve du doute. Il fait ainsi table rase de tout ce qu’il a jusque-là appris : « Je
pensai qu’il fallait que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je
pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne me resterait point, après cela,
quelque chose en ma créance, qui fut entièrement indubitable ». Au terme de cette
entreprise, il apparait que l’unique certitude qui résiste au doute est celle qui livre
l’énoncé suivant : « cogito ergo sum » (« je pense donc je suis »). Ainsi dès que je
pense et au moment même où je pense, j’ai en même temps et nécessairement
conscience d’exister. Toute pensée est par conséquent «cum scientia », parce
qu’elle s’accompagne toujours du savoir de celui qui pense, autrement dit, de la
certitude pour le sujet d’exister. Et cela veut dire que la certitude de mon existence
découle de la certitude d’être une chose qui pense. Ainsi pour Descartes, la pensée
est l’unique et essentiel attribut du sujet, être conscient signifie tout simplement
prendre connaissance de soi en tant que substance pensante « Je suis une
substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser et qui, pour être, n’a
besoin d’aucun lien ni ne dépend d’aucune chose matérielle » (in Discours de la
Méthode, 4èmepartie). Mais, si l’homme est défini comme une substance pensante
ou une chose pensante (« res cogitans »), il ne faut toutefois pas se tromper sur le
sens qu’il faudrait donner à la pensée. Descartes procède à une hypertrophie de la
pensée en lui donnant un sens large, dans les Principes de la philosophie : « par le
mot de pensée, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous
l’apercevions immédiatement par nous-même … C’est pourquoi non seulement
entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir sont la même chose ici que penser ». Il
résulte de cette affirmation que Descartes entend par le mot de pensée tout ce qui se
fait chez l’être humain, de façon qu’il en soit conscient et pour autant qu’il en ait
conscience. En somme, nous pouvons dire que pour Descartes, la pensée ne peut
se définir hors de la conscience, ni la conscience hors de la pensée. Il faut en
déduire que tout ce qui est psychique est conscient. Il n’existe pas d’inconscient au
niveau du psychisme pour Descartes.
2) La conscience comme « intentionnalité » chez Edmond Husserl
A l’opposé de cette conception cartésienne qui considère la conscience comme étant
essentiellement une « connaissance de soi », un mouvement de retour de l’esprit
sur soi, une introspection, la phénoménologie avec Edmond Husserl (1851 – 1938)
va régler le problème du rapport entre le sujet et l’objet en affirmant : « cogito qua
cogitatum ergo sum » (‘’je pense à quelque chose donc je suis‘’). La phénoménologie
pose la nécessité pour la conscience d’exister comme conscience d’autre chose
qu’elle - même. Elle la saisit non point comme intériorité et milieu retranché mais
comme rapport au monde objectif. Elle met en évidence l’élan de la conscience en
train d’appréhender les phénomènes. Pour Husserl, la conscience n’est pas un « en
soi », au contraire il l’appréhende comme visée, jaillissement vers l’objet . Autrement
dit lorsque je suis conscient, je me saisis toujours comme sujet pensant et non
comme sujet pensant tout court. Ainsi, l’élan de la pensée est intentionnalité. C’est-à-
dire qu’elle vise toujours un objet extérieur à elle. C’est ainsi qu’il faut comprendre la
fameuse phrase de Husserl : « Toute conscience est conscience de quelque
chose ».Cela veut dire qu’il y a contemporanéité du ‘’cogito’’(le sujet) et du
“cogitatum’’(l’objet), C’est cette idée qui apparait dans la définition qu’ Husserl donne
de l’ intentionnalité : « Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette
particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque
chose, de porter en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même »(Méditations
cartésiennes, livre I page 14)
2) - La conscience comme « produit social » chez Karl Marx.
Pour Karl Marx « la conscience est d’emblée un produit social », c’est-à-dire une
conscience issue du milieu d’évolution. Il n’existe pas de conscience du hasard. La
conscience est inséparable du milieu social. Donc « ce n’est pas la conscience qui
détermine la vie mais la vie qui détermine la conscience » (Marx, in L’Idéologie
allemande). Car nous appartenons tous à un groupe humain avec la culture reçue
qui définit nos rapports avec le monde et les autres, nous parlons une langue qui
véhicule une manière de voir, de penser, une langue que nous apprenons. Bref,
selon Marx, tout individu porte en lui les marques psychologiques et morales de son
milieu social.
Toutefois, la valeur donnée à la notion de conscience à travers ces différentes
conceptions n’est–elle pas surestimée, exagérée ? Il y a lieu de se demander si nous
nous rendons compte toujours de nos états et de nos actes ? Autrement dit, l’homme
a-t-il toujours une connaissance claire de ce qui se passe en lui et hors de lui ? A
cette question, la psychanalyse de Freud répond en partant de l’hypothèse de
l’Inconscient.
II) L’Inconscient : cette autre face obscure de l’homme.
La philosophie classique surtout avec Descartes, en réduisant le psychisme humain
à la conscience et à la pensée, ne reconnait pas l’existence d’un inconscient. Ainsi,
la philosophie classique jusqu’au début du 20e siècle, continue à défendre l’idée
selon laquelle il existe dans l’esprit humain une capacité de connaître et de contrôler
les pensées, les émotions, les actes et le langage. Et c’est cette capacité qui sera
remise en cause avec l’existence d’un inconscient qui, selon Sigmund Freud (1856 –
1930) psychanalyste autrichien du 20esiècle, occupe le 9/10e de notre psychisme ou
encore constitue « la partie invisible de l’iceberg ». Avec la théorie freudienne de
l’inconscient, la conception classique de l’homme se trouve bouleversée. Avec lui,
s’accomplit de façon décisive la dépossession du sujet à travers une mise en
question de sa souveraineté, de sa liberté et donc de sa responsabilité.
Dès lors, l’hypothèse de l’Inconscient devient « légitime et nécessaire » selon Freud
car permettant d’expliquer nos rêves, de donner sens aux lapsi et actes manqués,
etc. L’Inconscient au sens freudien n’est pas purement et simplement le non
conscient, «le négatif» en quelque sorte de la conscience. Il est plutôt une force
psychique active, une pensée dynamique dont le fonctionnement obéit à des règles
spécifiques distinctes de celles auxquelles est soumise la pensée consciente.
Quelles sont ces règles ? Et qu’est-ce qui fait leur spécificité ? C’est ce qu’il s’agit en
premier lieu d’examiner avec la description de la vie psychique.
1) La vie psychique : les deux topiques de Freud
Dans la conception freudienne de l’appareil psychique, on peut noter l’existence de
deux topiques (du grec ‘’topos’’ et signifie ‘’théorie des lieux’’) :
- La première conçue en 1903 décrit l’esprit humain comme un ensemble
constitué de trois instances :
Les éléments préconscients : Ils sont alternatifs parce qu’étant plus ou moins clairs
au sujet. Ils apparaissent intempestivement au sujet. Ils peuvent être clairs au sujet
comme ils peuvent ne pas l’être.
Les éléments conscients : ce sont les contenus du psychisme qui sont accessibles
au sujet. Ils lui sont clairs, on peut s’en apercevoir intuitivement (immédiatement,
sans réflexion) ou en réfléchissant.
Les éléments inconscients : ce sont les éléments du sujet qui ne sont pas contrôlés,
ceux qui sont manifestés par certains actes incompréhensibles. Ces éléments ne
peuvent pas entrer dans le champ de la conscience du fait de la censure. Ils sont
aussi l’ensemble des représentations ou contenus psychiques qui ont été refoulés de
la conscience parce que liés à des pulsions sexuelles et à des pulsions de
conservation de soi incompatibles avec la réalité.
La censure : elle constitue une sorte de barrage qui empêcherait les éléments
inconscients de remonter à la surface et de devenir conscients lorsque la réalité s’y
oppose.
NB : L’homme est l’être qui n’arrive pas à assouvir tous ses désirs. Ainsi, les désirs
aux conséquences néfastes, c'est-à-dire ceux qui seraient préjudiciables au sujet
sont rejetés dans l’inconscient. Ce que Freud appelle le Refoulement.
Le refoulement est la mise au rebut (à l’écart) des instincts loin du champ de la
conscience par la censure. Aussi, l’insatisfaction de l’homme peut-elle le pousser à
faire appel à la sublimation qui n’est que le transfert des désirs vers d’autres
instances. La création artistique et le travail en général permettent une transposition
des pulsions sur un plan supérieur, une sublimation.
-Dans la deuxième topique qui date de 1920, le psychisme est représenté comme
une maison à 3 étages : le ça - le moi - le surmoi.
Le ça est le pôle de l’énergie pulsionnelle. Il exprime ce qu’il y a d’involontaire,
d’inconscient dans les forces profondes qui déterminent la vie humaine. Il est fait de
tendances instructives, de besoins corporels, de stimulations, de désirs qui n’ont
jamais apparu à la conscience. Il ne tient pas compte des jugements de valeur, le
bien, le mal, la morale. Il est donc régi par le « principe de plaisir ».
Le moi : c’est la personnalité apparente, celle qui s’inscrit dans la réalité et qui est en
contact avec le monde et les autres. Le moi est pris dans l’étau des revendications
du ça et des impératifs du surmoi. C’est pourquoi Freud affirme que : « le pauvre moi
n’est pas maître dans sa propre demeure », obligé qu’il est de concilier des
exigences aussi contradictoires. Le moi n’est pas en opposition constante avec le ça,
mais il doit prendre garde à ne pas attirer les mécontentements du surmoi. Le moi
apparaît comme un facteur de liaison des processus psychiques et représente
l’instance de défense de la personnalité. C’est pourquoi son activité est à la fois
consciente, préconsciente et inconsciente. Il obéit au « principe de réalité ».
Le surmoi : c’est une fonction de contrôle, il a un rôle assimilable à celui d’un juge,
d’un censeur. Il commence à s’imposer par le biais du rapport que l’enfant a avec ses
parents, par un processus complexe d’identification grâce auquel l’autorité extérieure
est intériorisée et joue le rôle de la conscience morale. C’est en intériorisant
l’interdiction parentale que l’enfant parachève son surmoi. Le surmoi contrôle les
revendications du ça : il empêche les désirs refoulés de réapparaître à la conscience.
Il suit ainsi le principe de devoir.
2)- Les critiques de l’Inconscient
Les critiques qui sont faites de l’Inconscient ont été formulées pour la plupart au nom
de la préservation de la liberté, de la dignité et de la responsabilité de l’homme. Ainsi
Emile Chartier dit Alain reprochera au freudisme et à l’hypothèse de l’inconscient
d’être comme un échec. En effet selon lui, en inventant en chaque homme un animal
inconscient, l’hypothèse de l’inconscient annihile le pouvoir de la liberté chez
l’homme. C’est pourquoi il écrit dans cette dynamique : «L’inconscient est une
méprise sur le moi ». Car, estime-t-il, le moi est l’instance capable d’afficher la liberté
individuelle en luttant pour que les exigences du ça ne puissent prospérer. Par
conséquent, parler de l’inconscient c’est ignorer l’impact du moi sur l’homme.
Abondant à peu près dans le même sens qu’Alain, Jean Paul Sartre pense que
l’hypothèse de l’Inconscient remet en question tous les projets humains. Cette
hypothèse rend stérile la liberté et la responsabilité de l’homme. C’est pourquoi selon
les termes de Sartre, l’inconscient n’est que de « la mauvaise foi » du fait qu’il
permettrait à l’homme de laisser libre cours à ses désirs, ses passions, d’accomplir
des actes immoraux et après de chercher à se justifier par des excuses qui n’ont pas
leur raison d’être.
L’homme a été longtemps considéré comme un être totalement conscient, clair en
lui. C’est au gré de la vie qu’une autre part obscure de ce dernier a été découverte
avec l’inconscient psychique. Néanmoins, ceci n’est pas pour autant une fuite de
responsabilité. Ainsi, par rapport à cette autre face humaine, l’homme doit faire
preuve de liberté par une synthèse de toutes les facettes de sa personnalité qui se
présentent à lui. Par conséquent, si la conscience est considérée comme l’essence
de l’homme, il reste que l’inconscient ne doit pas être comme une fatalité en soi mais
une phase par laquelle doit découler la personnalité de l’homme, sa liberté, ce qui
nous amène à nous interroger sur le sens et la valeur de cette notion de liberté qui
est problématique.

Oumar Sy , L.S.L. Laye


Texte n°01
La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connait misérable. Un arbre ne se
connait pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable ;
mais c’est être grand que de connaitre qu’on est misérable.
Pensée fait la grandeur de l’homme. […]
L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau
pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une
goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait
encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que
l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il nous faut relever et
non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien
penser : voilà le principe de la morale.

B. Pascal, Pensées (1660), fragments 347-348.

Texte n° 02
Le problème de l’inconscient en psychologie est (…) moins un problème
psychologique que le problème de la psychologie elle-même. Le médecin ne peut
que hausser les épaules quand on affirme que « le conscient est le caractère
indispensable du psychique » et tout son respect pour les philosophes l’amènera à
admettre qu’ils ne parlent pas de la même chose et que leur science est entièrement
différente. Car une seule observation compréhensive de la vie psychique d’un
névropathe, une seule analyse de rêve doit le convaincre d’une manière absolue que
les processus de pensée les plus compliqués et les plus parfaits peuvent se dérouler
sans exciter la conscience du malade (…)
Pour bien comprendre la vie psychique, il est indispensable de cesser de surestimer
la conscience. Il faut […] voir dans l’inconscient le fond de toute vie psychique.
L’inconscient est pareil à un grand cercle qui enfermerait le conscient comme un
cercle plus petit. Il ne peut y avoir de fait conscient sans stade antérieur inconscient,
tandis que l’inconscient peut se passer de stade conscient et avoir cependant une
valeur psychique. L’inconscient c’est le psychique lui-même et son essentielle réalité.
Sa nature intime nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur, et la
conscience nous renseigne sur lui d’une manière aussi incomplète que nos organes
de sens sur le monde extérieur.

S. Freud, L’interprétation des rêves, trad. I. Meyerson, PUF, 1971, pp.519-520


Texte n° 03
Le freudisme, si fameux, est un art d’inventer en chaque homme un animal
redoutable, d’après des signes tout à fait ordinaires ; les rêves sont de tels signes ;
les hommes ont toujours interprété leurs rêves, d’où un symbolisme facile. Freud se
plaisait à montrer que ce symbolisme facile nous trompe et que nos symboles sont
tout ce qu’il y a d’indirect. Les choses du sexe échappent évidemment à la volonté et
à la prévision ; ce sont des crimes de soi, auxquels on assiste. On devine par là que
ce genre d’instinct offrait une riche interprétation. L’homme est obscur à lui-même ;
cela est à savoir. Seulement, il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme
inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l’inconscient est un autre
Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais
ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de
pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral. […]
L’inconscient est une méprise sur le Moi, c’est une idolâtrie sur le corps. On a peur
de son inconscient ; là se trouve logée la faute capitale. Un autre Moi me conduit qui
me connait et que je connais mal. L’hérédité est un fantôme du même genre. « Voilà
mon père qui se réveille ; voilà celui qui me conduit. Je suis par là possédé. » […]
« Rien ne m’engage.» « Rien ne me force. » « Je pense donc je suis.» Cette
démarche est un recommencement. Je veux ce que je pense, et rien de plus. La plus
ancienne forme d’idolâtrie, nous la tenons ici ; c’est le culte de l’ancêtre, mais non
purifié par l’amour. «ce qu’il méritait d’être, moi je le serai. » telle est la piété fatale.
En somme il n’y a pas d’inconvénient à employer couramment le terme
d’inconscient ; c’est un abrégé du mécanisme. Mais si on le grossit, alors commence
l’erreur ; et bien pis, c’est une faute.

Alain, Elément de philosophie, Livre II, chap. 16 ; note 146.

Sujet d’exercice n°01: L’excuse de l’inconscient ne rend-elle pas l’homme


irresponsable ?
Sujet d’exercice n° 02: La connaissance de soi se réduit-elle à la conscience de soi ?
L´HOMME SE DEFINIT-IL A LA FOIS COMME UN ANIMAL
POLITIQUE ET UN ETRE DE LIBERTE ?

C’est à Aristote qu’est attribué le mérite d’avoir défini l'homme comme un animal
politique, c'est-à-dire comme un être fait pour se déterminer à une forme de vie
appelée Polis. La nature et la fin de cette vie tendent à une certaine organisation : la
société politique.
Si nous partons de ce principe, la société peut être vue comme naturelle. Et elle ne
serait pas la conséquence d’un accord qui en ferait un artifice ou une convention.
Elle est plutôt ce qui rend possible l’existence et la nature de l’homme : la vie en
communauté. A partir de cela, il apparait que l’homme n’a pas une nature «
insociable » ou réfractaire à la vie sociale, qu’il se résignerait alors à souffrir par
obligation de faire le choix du moindre mal. Cette position conséquente à la thèse de
Freud et à celles des conventionnalistes n’est pas en phase avec la thèse
aristotélicienne.
Selon Freud, la vie en société exige des sacrifices que les hommes ne peuvent
consentir naturellement. Elle occasionne de ce fait un ensemble de frustrations, de
refoulements, de sublimations de leurs pulsions interdites par la vie en communauté.
Celle-ci requiert un effort d’évoluer autrement qu’il nomme civilisation. « Il est curieux
que les hommes, qui savent si mal vivre dans l'isolement, se sentent cependant
lourdement opprimés par les sacrifices que la civilisation attend d'eux afin de leur
rendre possible la vie en commun. La civilisation doit ainsi être défendue contre
l'individu, et son organisation, ses institutions et ses lois doivent se mettre au service
de cette tâche ; elles n'ont pas pour but unique d'instituer une certaine répartition des
biens, mais encore de la maintenir, elles doivent de fait protéger contre les
impulsions hostiles des hommes, tout ce qui sert à maîtriser la nature et à produire
les richesses. On acquiert ainsi l'impression que la civilisation est quelque chose
d'imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment
s'approprier les moyens de puissance et de coercition. […] On pourrait croire qu'une
régulation nouvelle des relations humaines serait possible, laquelle renonçant à la
contrainte et à la répression des instincts, tarirait les sources du mécontentement
qu'inspire la civilisation, de sorte que les hommes, n'étant plus troublés par des
conflits internes, pourraient s'adonner entièrement à l'acquisition des ressources
naturelles et à la jouissance de celles-ci : Ce serait l'âge d'or. Mais il est douteux
qu'un état pareil soit réalisable.» (in L’avenir d’une illusion).
Il est manifeste, dès le début de son propos, que pour Freud l’homme ne saurait bien
vivre dans la solitude, mais la solution qui s’offre à lui pour pallier à ce problème est
également lourde de maux. Toutefois, c’est le choix de dépasser le solipsisme qui est
le meilleur pour l’individu, afin qu’il puisse s’imposer, ou se laisser imposer, une
résistance face à ses impulsions hostiles à toute canalisation et à toute maîtrise de
ses désirs les plus fantaisistes. Ces désirs souvent individuels et des plus sensibles,
ne sauraient lui laisser la stabilité et l’équilibre propres à une vie matériellement
évoluée et humainement digne de lui. C’est pourquoi, les hommes s’imposent ce
cadre de vie commun permettant de maîtriser la nature et de produire les richesses.
C’est fondamentalement pour cette raison qu’il faut protéger la société des attaques
de l’individu, qui risque de la déstabiliser à tout moment, à cause de ses pulsions
égoïstes et de son besoin illimité de jouissance. Pour qu’une vie stable soit possible,
il faut alors sacrifier une part importante de la demande corporelle, il faut savoir faire,
individuellement et collectivement, le commerce qui permet de maintenir la société
dans l’intérêt et l’avancement de tous. Un tel commerce, poussé à ses ultimes
possibilités, permettrait même une existence libre de toute contrainte et de toute
obligation, du fait du pouvoir qu’aurait l’individu de se conduire en toute
responsabilité, même en l’absence de toute règle. Cependant, une telle vie semble
irréalisable par les hommes, aux yeux de Freud. C’est à croire qu’il n’ose point parier
pour le pouvoir de moralité dont dispose l’humain. C’est à voir que pour lui, la
détermination inconsciente est comme une menace permanente, quelque part
comme le levier qui permet de hausser les actions conscientes à leur niveau de
mérite.
Par ailleurs, apparue incontournable (après que les hommes ont fait l’expérience de
l’impossibilité d’atteindre adéquatement leur essence et leur bonheur au sens
humain, c’est-à-dire en tant que ces derniers sont sous-tendus par la moralité, la
communication et le progrès), la société se poserait comme une création des
hommes qui l’institueraient alors dans le but de réfréner les antagonismes des
natures égoïstes et/ou des mouvements passionnels d’êtres contraints à se
rencontrer dans le cadre de la satisfaction de leurs désirs individuels. De ce fait,
l’association, en tant qu’un contrat passé entre individus intéressés et obligés,
provient de la contrainte des besoins, des accidents de l'histoire, comme le conçoit
Rousseau, ou du besoin de se protéger de la violence des autres, ainsi que
l’entrevoit Hobbes. Une telle position artificialiste s’oppose à celle d’Aristote pour qui
la société est d’origine naturelle. L’homme tend par nature à vivre en société. En
réalisant cette tendance, il accomplit sa nature, ce pour quoi il est fait. « Personne ne
choisirait de posséder tous les biens de ce monde pour en jouir seul, car l'homme
est un être politique et naturellement fait pour vivre en société. »( in Éthique à
Nicomaque. Livre IX, ch. 9).
Si la société est une instance naturelle par laquelle l’homme accomplit son essence,
sa raison d’être : l’humanité, c’est du fait que cette dernière est entendue au sens de
l’accès au progrès et à la moralité. En effet, les hommes ne se regroupent ni par
contrainte, ni par convention, suppose Aristote, mais par nature, simplement parce
que l’homme est un être naturellement inachevé. C’est ce regroupement qui lui
permet de se compléter, de mener une vie heureuse, d’entreprendre des actions
vertueuses. « La cité est l'achèvement social de la nature humaine en la réalisation
du bonheur et de la vertu ». Hors de la cité, ces paramètres ne sont pas
envisageables pour un humain. Hors de la cité, l’homme « sans famille, sans foyer,
sans loi » est d’une individualité égotiste. Il est alors soit une bête ou une brute, soit
un dieu. Comme une bête, il est soumis à la tyrannie des besoins et des désirs,
comme une brute, il est esclave de ses pulsions agressives. Dans de pareilles
circonstances, ni le raisonnement, ni la conscience n’ont prise sur lui. Mais comme
un dieu, l’homme s’adonnerait à une vie contemplative. Or, nous dit Aristote, voilà «
un sommet rarement atteint et au niveau duquel l’homme ne saurait se maintenir ». Il
écrit : « L'homme est né pour deux choses, pour penser et pour agir en dieu mortel
qu'il est ». Voilà pourquoi l’action politique est la vocation de la vie humaine.
Ce qui permet d'affirmer que l'homme est un animal politique, c’est que d'une part,
étant un être doté de raison et qui parle, il a le pouvoir de communiquer, car ce fait
de la parole, propre à l’homme seul, est rendu possible par la pensée. Celle-ci est en
résumé ce qui lui permet de construire un sens pour la compréhension de la vie et de
faire les choix conséquents à son être de conscience. C’est en ce sens qu’il établit
une pluralité de types d’actions qui rendent possibles et rendent compte de ses
rapports avec ses semblables. « La rationalité et la moralité sont des fins
subordonnées à la fin suprême qu’est la cité », puisqu’en celle-ci seule, l’homme
trouve son humanité. Et cette dernière ne peut être réalisée, nous dit Aristote, que
grâce au logos, c’est-à-dire à la pensée, qui favorise ses échanges, ses discussions
qui sont au fondement de son évolution.
On voit alors qu’Aristote considère la nature de l’homme de la même façon que
Sartre la conçoit, c’est-à-dire qu’elle est ce que l’homme devient finalement, au bout
de ses efforts, et non ce qu’il est à l’origine. Par exemple, à la naissance, l’homme ne
parle pas et ne pense pas, quand bien même langage et pensée sont dans sa
nature. Ce qui revient à dire que celle-ci est à atteindre, à construire dans la vie en
communauté par les actions collectives. C’est par là qu’Aristote montre que l’homme
n’est pas un être autosuffisant ; il a besoin de ses pairs pour se faire.
D’autre part, si Dieu ou la Nature a fait à l’homme une dotation minime (en ne lui
accordant qu’une volonté libre et une raison, comme dit E. KANT( Voir aussi le mythe
de Prométhée, pour autre référence.), c’est pour qu’il fasse un effort de
développement personnel afin d’être méritant de sa vie, qui au départ ne comporte
rien, mais aussi pour qu’il sente le besoin de se retrouver avec ses semblables afin
mutuellement qu’ils se réalisent et atteignent des buts communs.
« Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que
l’homme est un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr
et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé, soit un être
surhumain […] Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre,
étant comme un pion isolé au jeu de trictrac. C’est pourquoi il est évident que
l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe
quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or
seul parmi les animaux, l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du
douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature,
en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de
l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de
manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet
qu’une chose qui est propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait
que, seuls, ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres
notions de ce genre. Or avoir de telles notions en communs, c’est ce qui fait une
famille et une cité. » (In La Politique, I, 2.).
Cette conception d’Aristote selon laquelle c’est uniquement dans la société que
l’homme acquiert le qualificatif d’humain et qu’il se réalise complètement, grâce aux
échanges, aux discussions et aux actions collectives, est partagée par Hannah
Arendt pour qui toutes les activités humaines sont conditionnées par le fait que
l’homme vit en société : l’action est inimaginable en dehors de la société des
hommes, dit-elle.
L’action suppose la présence et l’implication des autres. Elle ne saurait se réaliser
par aucune individualité, elle ne peut être possible dans l’isolement. Voilà pourquoi
Arendt la voit comme l’activité propre au domaine public. Parce que l’action implique
les autres, elle requiert de façon incontournable la parole, puisque ceux qui doivent
agir ensemble sont appelés à communiquer, à échanger et à discuter. Or, la parole
est la spécificité humaine de l’échange et de la communication. En effet, pour ces
individus pluriels qui doivent réaliser les actions qui témoignent de leur appartenance
à un espace public, « chacun est capable de nouveaux points de vue et de nouvelles
actions qui ne s’accordent pas forcément à un modèle ordonné prévisible, à moins
que leurs capacités politiques aient été annihilées ». C’est cela qui donne sens et
mérite à tout ce qui fait que les hommes sont distincts. Car les individualités
humaines sont appelées à se retrouver pour s’enrichir des expériences nouvelles. La
valeur de cette pluralité est l’évolution et le partage. En ce sens, Arendt souligne les
dangers de l’action, si elle démarre de nouveaux processus en dehors du contrôle
des acteurs impliqués. C’est à croire que pour Arendt, la concertation et la discussion
sont cruciales pour un monde humainement conservé : « Si les hommes n’étaient
pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, s’ils n’étaient pas
distincts, ils n’auraient pas besoin de la parole ou de l’action pour se faire
comprendre. Par l’individualité, les hommes se distinguent au lieu d’être simplement
distincts. La parole et l’action révèlent cette individualité, qui repose sur l’initiative,
mais une initiative dont aucun être humain ne peut s’abstenir s’il veut rester humain
».
Il est maintenant plus qu’évident que l’action et la parole sont pour la vie en
communauté et rendent les hommes capables de nouvelles expériences. Ainsi,
l’illusion d’un homme « fort », seul contre tous et devant sa force à sa solitude, est à
oublier, car un tel homme est en réalité impuissant. « Celui qui n’agit pas, ignore qui
il est et donc ne peut accéder au bonheur. Est heureux celui qui a saisi qui il est,
celui qui s’est révélé à lui-même et aux autres, par ses actes et ses paroles. (…)
Comme une table autour de laquelle les gens sont rassemblés, ce monde à la fois
relie et sépare les hommes. Seule l’expérience de partage peut nous rendre
capables de faire le tour de la réalité et de développer un sens commun partagé.
Sans cela, nous sommes, chacun, ramenés à la subjectivité de notre expérience
personnelle, dans laquelle seuls nos sentiments, nos besoins et désirs font la réalité.
» (in La condition humaine)
Une réalité déclinée sous le mode des désirs et des besoins est en vérité dépourvue
de liberté, puisque sous la conduite de ces derniers, nous ne sommes que soumis et
dépendants ; le choix ne s’offre pas et la demande se renouvelle à répétition. Le
besoin biologique revient de manière cyclique, nous dit Hannah Arendt, l’homme
mené par les besoins de son corps ne se sert pas librement de son corps. Ainsi, pour
sortir de l’emprise de ce corps, il faut faire preuve de raisonnement : donner un
pouvoir de décision adéquate à la conscience, une aptitude à nous éclairer dans le
bon sens à l’entendement. Cela est le sens de la liberté.
C’est en cela que J.P.Sartre considère ceci : Ce qui rend possible la liberté, c’est
l’imagination dont est apte la conscience. Et « pour qu'une conscience puisse
imaginer il faut qu'elle échappe au monde par sa nature même, il faut qu'elle puisse
tirer d'elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot il faut qu'elle
soit libre.» (in L’être et le néant).
La liberté de la conscience est alors la liberté du sujet, l’infini pouvoir d’imaginer des
choix est le signe de la liberté de l’homme. Parce que la conscience peut être
capable d’indépendance face au monde, l’imagination est ouverte et les choix
s’offrent à l’infini, nous montre J.P. Sartre. Dans de pareilles conditions, l’homme n’a
plus le choix de dire qu’il n’a pas le choix et sa liberté s’impose à lui, qu’il veuille
l’assumer ou pas du tout. C’est l’écart ou la distance que la conscience peut adopter
par rapport au monde qui nous empêche d’être entièrement déterminés. Ainsi, la
conscience est impliquée dans la « constitution du monde » et de notre liberté. C’est
grâce à son pouvoir d’auto-détermination que l’essence de l’homme, qui désigne son
être et justifie ses actions, n’est jamais déclinée ou posée a priori. Pour cela, aucune
action du sujet conscient ne peut être prévisible. Chez l’homme, nous dit Jean Paul
Sartre, « l’existence précède l’essence » et non l’inverse. En effet, l’homme existe
d’abord, il se définit ensuite progressivement en fonction de ses actions, de ses
choix, de son histoire, il acquiert enfin une nature ou une essence.
Et quel que soit ce qu’il peut être au cours de cette histoire, l'homme est avant tout
un existant, c’est-à-dire un être qui opère continuellement des choix. A ce titre, sa
liberté est inhérente à son existence humaine, elle en est la condition. Être un
homme, c'est être « condamné à être libre », être condamné à assumer son
existence libre. Tant que nous avons le choix, nous sommes libres. Toutefois,
l’individu peut être facilement tenté par la mauvaise foi. Ce que Sartre voit comme
une forme d'inauthenticité de l’action afin de nier toute responsabilité : « je n'y suis
pour rien, prétend alors l'être teinté de mauvaise foi ; c'est la faute des autres ; c'est
à cause de telle passion qui s'est emparée de moi et à laquelle je n'ai pu résister ;
c’est parce que Dieu ou « le destin » l'a ainsi voulu… ».
Mais Sartre nous fait remarquer que ces raisons viennent de nous, c'est nous qui les
faisons valoir comme des causes qui ont tout pouvoir sur nous. En réalité, quel que
soit ce qui nous a déterminés à l’action, il se présente toujours comme notre choix,
même si nous ne voulons pas l’assumer devant les autres. C’est du refus d’accepter
nos choix que vient la mauvaise foi, qui gâche la liberté. Mais quoi qu’il en soit, nous
ne sommes pas libres d'échapper à la liberté. Refuser la liberté, c'est encore la
refuser librement. Et s'abstenir de choisir, c'est encore faire un choix : le choix de
s'abstenir. Ainsi, nous ne pouvons plus nier notre liberté à moins d’être lâches. La
liberté nous colle pour ainsi dire à la peau.
« Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l'essence — c'est-à-dire l'ensemble
des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir — précède
l'existence ; et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre
est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle
on peut dire que la production précède l'existence. […] Nous voulons dire que
l'homme existe d'abord, c'est-à-dire que l'homme est d'abord ce qui se jette vers un
avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir. L'homme est d'abord un
projet qui se vit subjectivement, au lieu d'être une mousse, une pourriture ou un
chou-fleur ; rien n'existe préalablement à ce projet ; rien n'est au ciel intelligible, et
l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être.» (in L’existentialisme est un
humanisme)
On le voit donc, la liberté chez Sartre coïncide avec le pouvoir de nous déterminer
personnellement, la capacité d’imaginer les choix conséquents aux actes que nous
voulons poser, sans l’entremise d’aucun prétexte qui nous délivrerait d’une
quelconque responsabilité. Ce que nous faisons est toujours la suite de ce que nous
avons voulu. Notre conscience et notre volonté sont les seuls motifs de nos actes et
c’est en cela que nous sommes libres.
N’est-ce pas le même pouvoir que Descartes donne à ces deux facultés que nous
avons de vouloir, de comprendre, de juger avant l’exécution de nos décisions ?
La conscience étant nécessaire pour la compréhension des différents paramètres qui
sous-tendent l’existence est importante pour notre détermination, car c’est elle qui
nous donne la connaissance des choses et des conséquences liées à nos choix. Ce
qui nous permet de nous déterminer convenablement et de faire preuve de
responsabilité. Par exemple, la connaissance des lois qui régissent l’Etat, la
compréhension des différentes situations liées au respect ou à la transgression de
ces lois, nous permet d’aller dans le sens du respect de la loi, si nous voulons
échapper à la sanction, à la privation de notre liberté.
La volonté, faculté que nous avons de pencher pour un objet plutôt que pour un
autre, est généralement considérée comme devant être gouvernée par la raison,
c’est-à-dire déterminée au choix selon des normes et des principes, le plus souvent
moraux. En cela, elle s'oppose à la spontanéité des désirs ou des instincts naturels.
Elle désigne aussi la capacité de choisir par soi-même sans contrainte particulière.
Mais il faut préciser qu’en réalité la volonté peut être conduite soit par l’entendement
soit par les désirs. En effet, vouloir une chose ou une autre, incliner pour un parti ou
pour un autre, c’est exercer sa capacité d’exécution face à une situation. Un tel
pouvoir de se déterminer fait suite à une délibération de l’entendement ou à la
présence d’un désir.
Si Descartes affirme la liberté de l’homme du seul fait qu’il dispose d’une volonté,
c’est parce que pour lui, celle-ci doit être en dernière instance éclairée par la raison.
Une telle liberté pour Descartes traduit de la liberté de penser, de reconnaître et
d’énoncer la vérité, c’est-à-dire de savoir choisir le meilleur parti. Loin de poser alors
que la liberté consiste à faire n’importe quoi, ou s’achève en une volonté mauvaise
par la proclamation du faux et le choix du mal, Descartes rappelle seulement que rien
ne contraint la pensée : former une pensée (juger) requiert notre volonté éclairée et
libre. Il ressort de là que la liberté humaine la plus haute est celle que sous-tend
l’entendement. Le vrai motif de nous estimer est le bon usage que nous faisons de
notre liberté. C’est la recherche de la vérité qui témoigne de cette dernière.
Ainsi, l’acte volontaire manifeste le libre-arbitre. Et Descartes d’ajouter : « entre faire
volontairement et faire librement, il n y a pas de différence ». La volonté, pouvoir
d’autodétermination, est alors corollaire du libre-arbitre qui consiste à ce que « nous
pouvons fuir une chose ou ne pas la fuir, affirmer ou nier en sorte que nous ne
sentons point une force extérieure nous y déterminer » (Descartes, Méditations, IV).
En somme, on voit que même si le libre-arbitre est la manifestation de notre seule
volonté dans l’action, même si par lui nous exprimons notre pouvoir d’autonomie, il
est clair qu’il convient d’en user adéquatement, aux yeux de Descartes, c’est-à-dire
donner la preuve que notre vie n’est pas entièrement déclinée sous le mode du
naturel, du spontané, du fantaisiste.
C’est d’ailleurs dans cette mesure qu’il rejette la liberté d'indifférence, c’est-à-dire le
pouvoir qu'a l'être humain de choisir arbitrairement (indifféremment) de faire ou de ne
pas faire sans raison véritable. Pour lui, la liberté d’indifférence est « le plus bas
degré de la liberté ». Si cette capacité d'indifférence est vue par certains comme
l'expression la plus « forte » de la liberté humaine, du fait qu’on peut toujours choisir
le contraire de ce qu'on choisit ou qu'on a choisi, Descartes précise que notre
entendement nous permet souvent de faire ce que nous considérons comme étant
le meilleur choix, d’après l’idée que nous avons des choses. Par conséquent, ce
n’est pas dans l’indifférence que s’exerce la volonté. Ainsi, lorsqu'on voit clairement
la meilleure option, on n’hésite pas ou ne fait pas dans l'indifférence. Au contraire
cette connaissance claire pousse à faire le choix par notre volonté.
Ainsi, « afin que je sois libre, il n'est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir
l'un ou l'autre des deux contraires », mais plutôt que je connaisse clairement afin de
me déterminer en connaissance de cause. Donc, seul un choix éclairé par la
connaissance (clairement conçu) est réellement ou pleinement libre, et c'est
pourquoi, il conclut que si nous voyions toujours le meilleur choix parmi ceux qui
nous sont offerts, « nous serions entièrement libres, sans jamais être indifférents ».
Mais quand chez Descartes, la liberté rime avec l’acte volontairement,
c’est-à-dire l’acte individuel, pour Rousseau elle n’a de sens que si elle se manifeste
au niveau collectif pour servir la volonté générale. Celle-ci est ce que tout citoyen
devrait vouloir pour le bien de tous et non pour son intérêt propre ou particulier. La
volonté générale empêche chaque individu de rechercher un bien personnel, qui
serait pour son intérêt particulier. C’est pourquoi Rousseau montre que sur elle
repose le corps social ; elle est au fondement de celui-ci comme une puissance
première : « Il est à noter que la volonté générale ne correspond pas exactement à la
volonté de la majorité, cette dernière n'étant qu'une somme de volontés particulières.
La volonté générale est la somme des différences des volontés particulières, c'est-à-
dire ce qui reste quand on a ôté les différentes volontés particulières qui
s'entredétruisent.» (Du contrat social).
Ne peut-on alors la comprendre comme le consensus qui supporte toute association
d’hommes ayant leurs volontés particulières, et pour cela appelés à faire des
compromis, à coexister dans la tolérance et à se supporter dans leurs différences ?
N’est-ce pas un tel consensus qui est la preuve de la capacité de dépassement de
soi qu’a chaque individu pour se retrouver avec ses semblables, qui rend possible un
espace de vie commun assaini par l’effort et la résistance pour ne donner aucun
pouvoir à ses désirs personnels, ses passions et impulsions individuelles ? Voilà ce
qui, pour Rousseau garantit l’État, ce qui permet au corps social de ne pas être
détruit et de tendre vers le bien commun. Afin de se maintenir dans ce bien commun,
les forces de l’État ne peuvent être dirigées que par la volonté générale, c’est-à-dire
l’accord des intérêts particuliers, à partir desquels se dégagent des intérêts
communs.
A ce titre, la liberté n’est pas significative d’actions individuelles sous-tendues par les
seuls motifs ou règles de l’individu. Elle est plutôt limitée par la volonté générale et se
justifie du seul bien commun. Ce qu’il faut comprendre avec Rousseau, c’est que
dans l’État, la volonté générale est la condition sine qua non de la liberté des
citoyens, elle empêche que celle-ci soit sans borne et finisse par mettre en péril le
contrat social, garant de la vie en communauté.
En effet, montre Rousseau, par le pacte social, la liberté est conservée, mais elle
change de nature. On passe de la liberté naturelle de faire ce qui plaît à chacun à la
liberté conventionnelle de ne faire que ce qui convient à tous. En effet, l’obéissance à
la loi nous soustrait aux liens de dépendance personnelle qui avilissent les hommes
et dégradent leurs rapports. « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit
dans l’homme un changement très remarquable en substituant dans sa conduite la
justice à l’instinct, et en donnant à ses actions la moralité qui leur manquait
auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion
physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même,
se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter
ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de
la nature, il en regagne de si grands ; ses facultés s’exercent et se développent, ses
idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel
point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-
dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en
arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un
homme. »
Il est ici manifeste que pour Rousseau, seule la vie en société est capable de hisser
l’homme au plus haut degré d’amélioration de son être. Par le concours que les
hommes se prêtent mutuellement, les secours qu’ils se font réciproquement et les
sacrifices qu’ils consentent les uns envers les autres, ils sont capables d’atteindre, en
agissant de concert, le niveau de perfectibilité le plus élevé donné à un « dieu mortel
». Mais tout cela passe nécessairement par l’effort personnel que fait chacun pour se
soumettre aux exigences de la communauté, lesquelles rendent possible son
développement individuel. Du moment que chacun est vu comme ayant participé et
consenti à l’établissement de ces exigences et règles de conduite, Rousseau conclut
que la liberté morale est la seule qui rend l’homme vraiment maître de lui, car
« l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est
prescrite est liberté » (in Du contrat social, Livre I, ch. VIII).
Dans cette même logique d’avoir foi en la capacité qu’a l’individu de trouver
personnellement et en soi les règles qui prescrivent son évolution et sous-tendent
son action, Emmanuel Kant montre ceci : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme
hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L‘état de tutelle est
l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-
même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une
insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage
de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapereaude ! (Aie le courage de te servir
de ton propre entendement !) Voilà la devise des Lumières. Paresse et lâcheté sont
les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut
affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère (…), restent cependant
volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres
de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre
qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la
conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire,
etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de
penser dès lors que je peux payer ; d’autres assumeront bien à ma place cette
fastidieuse besogne. Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi
eux, le beau sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très
dangereux et de surcroît très pénible, c’est que s’y emploient ces tuteurs qui, dans
leur extrême bienveillance, se chargent de les surveiller. Après avoir d’abord abêti
leur bétail et avoir empêché avec sollicitude ces créatures paisibles d’oser faire un
pas sans la roulette d’enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite
le danger qui les menace s’ils essayent de marcher seuls. Or, ce danger n’est sans
doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à
marcher. Un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d’ordinaire de toute autre
tentative ultérieure. »
Emmanuel Kant, Königsbergen Prusse, 30 septembre 1784.

Téning Khady LY, L.S.L. Laye

Sujet d’exercice n° 01: Y a-t-il une contradiction entre être libre et être soumis aux
lois ? (Bac 2001, Série S)

Sujet d’exercice n° 02: La contrainte annihile-t-elle la liberté ? (Bac 2008, Série L)


DOMAINE III: EPISTEMOLOGIE

Problème structurant : La vérité scientifique peut-elle éclairer


tous les aspects du réel ?

INTRODUCTION GENERALE

S’interroger sur la science, son rapport avec le réel et la vérité, c’est sans aucun
doute prendre le risque de déborder de son domaine restreint et d’intégrer dans la
réflexion des considérations d’ordre métaphysique et éthique. La science, comme du
reste tout projet de connaissance s’accompagne-t-elle nécessairement d’une
certaine conception du réel et de la vérité ? Ainsi, y a-t-il lieu de convoquer sa
spécificité en rapport avec les modes de connaissance « pré-scientifique » (mythe,
religion, philosophie etc.) ? Quelles sont les ruptures qui ont rendu possible son
émergence ? Qu’est-ce qui la caractérise en tant que type nouveau de
connaissance : son objet, sa méthode et ses limites ? La fragmentation du réel à
travers les différents types de science ne figure-t-elle pas d’une renonciation à toute
visée ontologique ? Le réel scientifique est-il réel ou construit ? L’intérêt que la
modernité porte à la science n’est-il pas révélateur des possibilités d’application
pratique qu’elle offre ? Qu’est-ce qui lie science et technique ? Enfin, l’activité
scientifique doit-elle bénéficier d’une liberté totale d’action ou bien doit-elle être
canalisée au double plan éthique que juridique ?

A QUELLES CONDITIONS UNE CONNAISSANCE EST-ELLE


SCIENTIFIQUE ?

La science n’est pas la première approche du réel, c’est un produit tardif de


l’histoire. Dans sa marche intellectuelle en effet, l’humanité a d’abord cherché à
rendre compte de ce qui est, c’est-à-dire du réel, par des approches (des modes
d’explication) relevant de l’irrationnel, de ce que la raison ne saurait ni appréhender,
ni justifier. Le mythe, la magie et la religion ont permis à l’homme d’expliquer d’une
certaine manière le réel et ainsi de donner sens à son existence.
Ainsi, si la science (par son étymologie latine, du verbe scire, savoir qui donne
scientia, le savoir) se veut la première connaissance rationnelle et objective du réel,
née en rupture avec les modes de connaissances antérieures, quelles sont les
spécificités dont elle se réclame pour réussir cet éclairage ? Autrement dit, quels
sont les critères de scientificité ? Comment reconnaître une connaissance
scientifique et la distinguer de ce qui ne l’est pas ?
Dans son Vocabulaire Technique et Critique de la Philosophie, A. Lalande définit la
science comme étant un « ensemble de connaissances et de recherches ayant un
degré suffisant d’unité et de généralité, et susceptibles d’amener les hommes qui s’y
consacrent à des conclusions concordantes qui ne résultent ni de conventions
arbitraires, ni des goûts ou des intérêts individuels qui leur sont communs, mais de
relations objectives que l’on découvre graduellement et que l’on confirme par des
méthodes de vérification définies».
Une telle définition a l’avantage d’être assez générale pour passer en revue les
caractéristiques essentielles de toute science.
Le premier critère que l’on peut retenir est celui du méthodisme. Est méthodique en
science toute démarche (méta hodos), c’est-à-dire tout chemin permettant d’opérer
des mesures (quantitatives et/ou qualitatives) à partir de principes et de règles bien
définis et spécifiques à chaque type de science.
Le second critère peut être celui de la rationalité qui impose à toute science de
s’accorder dans sa démarche avec les règles ou principes de fonctionnement de la
raison, principes que l’on peut ramener en : principe d’identité (toute chose est par
ailleurs égale à elle-même), principe de causalité ou de raison suffisante (tout ce qui
existe, existe en vertu d’un certain nombre de causes), principe de non-
contradiction(une chose ne peut pas être elle-même et son contraire sous le même
rapport) et enfin principe du tiers exclu(de deux propositions contradictoires, si l’une
est vraie , l’autre est nécessairement fausse et réciproquement).
Le respect de cette exigence participera d’ailleurs à donner à la vérité scientifique
son universalité.
Suit, du point de vue de son discours, l’exigence d’un appareillage conceptuel
univoque : le langage scientifique se fait en effet avec des notions et des termes
mathématiques caractérisés par leur évidence, leur précision et leur rigueur, de sorte
à leur éviter la polysémie et donc les confusions et les malentendus impardonnables
dans ce domaine. La mathématique, science de l’ordre et de la mesure, s’impose
ainsi, selon Descartes comme la méthode générale des sciences (cf. texte n° 01).
La science doit aussi respecter le critère de cohérence interne ou validité formelle
qui permet aux théories scientifiques d’être consistantes, c’est-à-dire de ne souffrir
d’aucune contradiction interne. Si ce critère est une condition sine qua non en
sciences logico-formelles, il reste cependant nécessaire mais non suffisante dans
les autres types de sciences qui requièrent la vérification expérimentale.
Ainsi les sciences expérimentales et humaines se doivent de respecter le critère de
concordance ou correspondance qui veille à ce que les propositions théoriques
soient conformes aux faits et lois expérimentales ; ce critère est aussi appelé vérité
matérielle.
La science se caractérise aussi par sa double objectivité. D’abord, dans le rapport du
sujet connaissant à l’objet de connaissance, le savant doit être tenu à une stricte
neutralité, c’est-à-dire à une impartialité et à un désintéressement sans failles. En
d’autres termes, l’homme de science ne doit avoir a priori aucune visée utilitaire ; il
doit avant tout chercher le savoir pour le savoir. C’est pourquoi, pense R. Garaudy,
elle se corrompt chaque fois qu’elle veut s’imposer une autre finalité : « une science
est ignorante lorsqu’elle est au service de fins limitées : celles de la jouissance ou de
la puissance des individus ou des peuples ». Ensuite la science se démarque des
opinions, aussi bien individuelles que communes. En effet, non seulement les
opinions, en tant que sentiments subjectifs, sont rationnellement injustifiables, F.
Mauriac les qualifiait pour cette raison de « sottises d’époque », mais elles ont en
plus l’inconvénient de poursuivre un but, une finalité, c’est-à-dire de viser un intérêt.
G. Bachelard qualifiera alors toute opinion d’ « obstacle épistémologique » qui «
traduit des besoins en connaissances » (cf. texte n° 02).
Ce principe d’objectivité a pour conséquence, d’abord celui de l’universalité qui veut
qu’on ait les mêmes résultats partout, selon le principe de causalité qui stipule que
« les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets » ; mais aussi celui de la
reproductibilité des phénomènes dans des conditions identiques, bien maitrisées et
identifiables, ‘‘dans les conditions normales de température et de pression, une mole
de gaz occupe toujours un volume de 22,4 litres’’.
La science exige aussi le critère de vérifiabilité, que K. Popper a trouvé
scientifiquement trop fragile s’il s’agit de valider une théorie scientifique car,
démontre-t-il, la vérification a tendance, pendant l’observation, à se focaliser sur ce
qui confirme la théorie et à occulter le reste et, pendant l’expérimentation, à modifier
la réalité dans le sens voulu. C’est pourquoi il lui a préféré celui de réfutabilité. Le
critère de réfutabilité ou de falsifiabilité consiste à valider une théorie en cherchant
l’expérience capable d’en révéler la fausseté, c’est-à-dire en codifiant dans ses
propres règles du jeu la possibilité même de l’erreur et en se donnant les moyens
de la rectifier progressivement . « La science, dira Simone Manon, est devenue
puissante lorsqu’elle est devenue modeste ».
On peut retenir, pour terminer, le critère de prédictibilité, qui permet au savant, non
seulement de coordonner et de synthétiser les lois et les faits expérimentaux connus
(c’est le rôle rétrospectif), mais aussi lui donne le pouvoir heuristique de fonder et de
construire de nouvelles hypothèses permettant la découverte de lois et de faits
nouveaux (rôle prospectif).
Par M. SY Ibrahima, LPKE

Texte n°01
On remarque enfin que, seules, toutes les choses où l’on étudie l’ordre et la mesure
se rattachent à la mathématique, sans qu’il importe que cette mesure soit cherchée
dans des nombres, des figures, des astres, des sons, ou quelque autre objet.
On remarque ainsi qu’il doit y avoir quelque science générale expliquant tout ce
qu’on peut chercher touchant l’ordre et la mesure sans application à une matière
particulière, et que cette science est appelée, non pas d’un nom étranger, mais d’un
nom déjà ancien et reçu par l’usage, mathématique universelle, parce qu’elle
renferme tout ce pourquoi les autres sciences sont dites des parties de la
mathématique.
Ce qui fait voir combien elle l’emporte en utilité et en facilité sur les autres sciences
qui en dépendent, c’est qu’elle s’applique à toutes les mêmes choses qu’elle et en
plus à beaucoup d’autres ; et que toutes les difficultés qu’elle renferme se retrouvent
aussi dans ces autres sciences, accompagnées en outre de bien d’autres difficultés,
qui proviennent de leurs objet particuliers, et qu’elle ne possède pas pour sa part.

R. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Règle IV, in Œuvres


et Lettres, trad. G. Le Roy, Gallimard, 1932, p50.

Texte n° 02
La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose
absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion,
c’est pour d’autres raisons que celle qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a,
en droit toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas ; elle traduit des
besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de
les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est
le premier obstacle à surmonter.
Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en
maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire
provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions
que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler
clairement.
Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie
scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce
sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit
scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de
question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est
donné. Tout est construit.
G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1960, p.14.

Sujet d’exercice n° 01: La science doit ses progrès à ses méthodes de vérification.
Qu’en pensez-vous ? (Bac 2014, Série L)

Sujet d’exercice n° 02: La science découvre-t-elle ou construit-elle son objet ?


SELON QUELS CRITERES DIFFERENCIER LES SCIENCES ET LES
DISTINGUER RESPECTIVEMENT DES APPROCHES PRIMITIVES
DU REEL (MYTHE, MAGIE, RELIGION,…) ?

La science, forme d’approche du réel parmi tant d’autres (mythe, magie, religion,…)
se distingue en trois types en fonction de la manière dont se présente ce réel (texte
n° 01, de Jeanne Parain-Vial). Le réel abstrait, en tant que pure construction de
l’esprit est l’objet des sciences hypothético-déductives ou logico-formelles ; le réel
concret, c’est-à-dire la nature physique extérieure, est l’objet des sciences
expérimentales ; et enfin, le réel ou fait humain, est l’objet d’étude des sciences
humaines.
Qu’en est-il des sciences logico-formelles ou hypothético-déductives ?
Elles sont au nombre de deux : la Logique et la Mathématique.
La logique peut être définie comme la science du raisonnement valide devant mettre
en place les normes auxquelles tout discours soucieux de distinguer le vrai du faux
doit se conformer. Le syllogisme, inventé par Aristote, en est le parfait exemple.
Défini par ce dernier comme étant « un discours dans lequel, certaines choses étant
données, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement, en
vertu même de ces données », le syllogisme se caractérise par la rationalité de son
raisonnement fait à partir de deux premières propositions appelées prémisses (la
majeure et la mineure) et d’une troisième en découlant nécessairement : la
conclusion. Cependant, la validité du raisonnement logique ne dépend pas du
contenu des termes, c’est-à-dire de leur rapport à la réalité, mais seulement de sa
forme logique : la logique s’intéresse à la vérité formelle et non à celle matérielle.
Voici un célèbre exemple de syllogisme donné par Aristote lui-même :
Si tous les hommes sont mortels (prémisse majeure)
Et si Socrate est un homme (prémisse mineure)
Donc (Alors) Socrate est mortel (conclusion)
Les mathématiques quant à elles ont pour objet les grandeurs calculables ou
mesurables, les nombres et les figures. Le mathématicien construit tout un système
hypothético-déductif ayant comme base des hypothèses, c’est-à-dire des axiomes,
des définitions et des postulats. A partir d’une hypothèse, il réalise des conditions
exactement définies en vue de déduire des propriétés qui sont alors de pures
représentations mentales, c’est-à-dire de pures constructions de l’esprit permettant
de créer la réalité par l’acte même de sa définition. C’est par exemple en définissant
le cercle que le mathématicien le crée. La méthode est la déduction qui consiste à
partir de propositions de départ, elles-mêmes souvent indémontrables, et à en tirer
d’autres propositions qui en découlent nécessairement. Il faut enfin l’application du
principe de non-contradiction pour que les vérités mathématiques soient absolument
valides.
En définitive, les sciences logico-formelles, reposant sur une démarche purement
rationnelle, se distinguent alors de la foi religieuse qui est avant tout un acte de
soumission et de confiance en un ou en des êtres transcendants. Cependant, même
si la religion a accès en nous directement par le sentiment et l’émotion, elle n’en
reste pas moins favorable à la recherche de connaissances rationnelles. La foi et la
raison, loin donc de s’opposer, sont comme nos deux yeux : renoncer à l’une ou à
l’autre, c’est comme « se crever un œil pour mieux voir » affirmait Leibniz.

A quoi se reconnaissent les sciences expérimentales ou sciences de la nature ?


Elles se caractérisent principalement par la conformité de leur vérité avec la réalité
extérieure, c’est-à-dire à l’être tel qu’il se donne naturellement. En cela, elles se
différencient du mythe qui rend compte du réel par l’intervention d’êtres surnaturels.
De même, les sciences de la nature expliquent les faits ou phénomènes observés en
les reliant par des lois rationnelles qui les déterminent nécessairement, ce qui exclut
de leur champ le hasard.
Il est question, dans les sciences expérimentales comme dans les mythes, de
rechercher l’ordre du réel sous le désordre apparent, c’est-à-dire « d’expliquer ce
qu’on voit par ce qu’on ne voit pas ». C’est pourquoi leur expérimentation exige la
combinaison de la théorie et de l’expérience pratique car, contrairement à la
connaissance sensible ou empirique, elles ne se contentent pas d’observer
passivement des phénomènes, ni d’accumuler des faits, mais de découvrir, grâce à
la raison, les lois qui régissent les phénomènes et les relient à leurs manifestations
particulières. C’est ainsi que leur démarche ou méthode expérimentale passe par les
trois étapes que sont l’observation des faits, l’émission de l’hypothèse et la
vérification par expérimentation.
L’observation scientifique peut être, ou active, quand elle permet au scientifique
d’avoir le flair lui permettant de remarquer les faits intéressants et de fixer son
attention sur eux, ou fortuite, quand elle est purement hasardeuse, comme ce fut le
cas avec la poussée d’Archimède que ce dernier aurait découverte à la suite d’une
intuition fabuleuse qui le poussa, alors qu’il prenait son bain, à sortir tout nu de sa
baignoire en s’écriant ‘‘ Eureka ! Eureka ! ’’ (C’est-à-dire ‘‘ j’ai trouvé ! j’ai trouvé !’’).
L’hypothèse quant à elle est une idée a priori, une idée neuve avancée comme
première explication du phénomène observé, comme le point de départ nécessaire
de tout raisonnement expérimental, mais formulée comme une question à soumettre
à l’expérimentation. Elle permet de vérifier, sous le contrôle de l’expérience, les
rapports mutuels de causalité entre les phénomènes naturels (cf. texte n° 02, de Cl.
Bernard). Devant provoquer toute une série d’expériences, elle n’est pas une idée
arbitraire, mais une anticipation spontanée de l’explication du phénomène observé,
une « idée anticipée » : sans théorie anticipée, il n’y a pas d’expérience féconde ; ce
qui fait dire à Claude Bernard qu’on ne peut rien trouver si on ne cherche pas
quelque chose de déterminé : « l’idée expérimentale résulte d’une sorte de
pressentiment de l’esprit qui juge que les choses doivent se passer d’une certaine
manière. »
Enfin, l’hypothèse n’est pas une idée absolue car si elle est infirmée par
l’expérimentation, elle est aussitôt abandonnée et remplacée par une autre.
La dernière étape, celle de l’expérimentation, a pour but de vérifier l’hypothèse. Et
là, deux cas peuvent se présenter : soit l’expérience infirme l’hypothèse qui est
aussitôt courageusement abandonnée et remplacée par une autre, soit elle la
confirme et, dans ce cas, l’expérimentation doit être étendue en passant par la
contre-épreuve avant d’aboutir à une vérité définitive qui s’exprime sous forme de
loi. La maîtrise des lois régissant la nature permet ainsi au scientifique non
seulement de faire des prévisions rationnelles, mais lui confère aussi une réelle
capacité de production et d’action sur la nature qu’il peut soumettre à sa volonté ; ce
en quoi il est comparable au magicien tout en se distinguant cependant de lui car si
le savant cherche seulement à comprendre les lois naturelles, le magicien cherche à
les contourner, à les séduire par des moyens occultes (incantations, invocations,…)
afin d’obtenir d’elles des résultats qui leur sont contraires.
Enfin, qu’en est-il des sciences humaines ? Leur scientificité n’est-elle pas
problématique ?
Nous pouvons définir les sciences humaines ou « sciences de l’homme » comme
étant des disciplines dans lesquelles l’homme, être conscient et libre, est à la fois le
sujet et l’objet de la connaissance. Ce caractère réflexif d’un sujet se pensant lui-
même en tant qu’objet semble condamner ces sciences à une certaine difficulté; d’où
la problématique même de leur objectivité et de leur scientificité, souvent remises en
cause. Les sciences humaines, peuvent-elles rigoureusement prétendre au statut de
science ? Sont-elles en effet capables de la neutralité, c’est-à-dire de la froideur
dans l’analyse que l’on attend de tout savant ? Leur difficulté majeure leur vient de
leur caractère inductif et compréhensif, contrairement aux autres sciences qui sont
déductives et explicatives.
Qu’est-ce qui différencie une déduction d’une induction ? La déduction conclut du
général au particulier. Ex : Si tous les hommes sont mortels (général), Modou qui est
un homme (particulier) est forcément mortel. Alors que l’induction conclut du
particulier au général. L’historien, par exemple, fait une induction quand, à partir de
la régularité des faits passés, il tire une conclusion certaine sur l’avenir. Ex : les
hommes se sont déjà fait la guerre à cause du pétrole, donc ils se feront toujours la
guerre à cause du pétrole (ne prenant pas en compte que demain, d’autres sources
d’énergie pourraient remplacer le pétrole et lui faire perdre sa valeur). C’est peut-être
dans ce sens que Popper disait dans ses Conjectures et réfutations que « les
théories ne peuvent jamais être inférées des énoncés d’observation, ni recevoir de
ceux-ci une justification rationnelle ».
Qu’est-ce que comprendre ? Du verbe latin ‘‘con prehendere’’, comprendre
signifie ‘‘prendre la partie avec le tout ’’. En sciences humaines, c’est le fait pour le
sujet connaissant, l’homme, de se mettre en situation en tant que sujet et à chercher
à se mettre à la place de l’objet de connaissance qui est pourtant un autre sujet ,un
autre homme, c’est-à-dire lui-même : le fait scientifique est alors un fait
spécifiquement humain. L’anthropologue, par exemple, peut-il s’oublier en tant
qu’être d’une culture quand il étudie une autre culture? Le sociologue, peut-il étudier
objectivement une société donnée sans la lire, peut-être inconsciemment, sous le
prisme déformant de sa propre conscience de classe ? L’historien africain du XXI e
siècle qui veut rendre compte de la traite négrière ou de la colonisation, peut-il se
réclamer de l’objectivité et de la prise de recul que requiert un tel compte rendu,
c’est-à-dire sans que son cœur, comme on dit vulgairement, ne prenne position ? En
fin de compte, peut-on, du parterre (du public), se regarder jouer sur la scène du
théâtre ?
Il faut donc conclure que si l’homme doit bien être objet de science, il faut
commencer par renoncer à l’idée d’un seul modèle d’objectivité et de scientificité qui
serait celui des sciences de la nature. De même, l’impossibilité de prévoir
absolument les faits et les comportements humains ne saurait être un obstacle
insurmontable à leur compréhension qui dépendrait d’une capacité à corréler des
constantes et des variables spécifiques. Par conséquent, il ne peut y avoir de
généralité et d’universalité de la vérité des sciences humaines puisque plusieurs
interprétations y sont bien possibles pour un même fait. Et enfin, et pour cette raison,
la vérité dans les sciences humaines ne saurait relever de l’absolu ; il faut seulement
la voir comme une explication qui donne un sens à tel ou tel fait humain (c’est une
vérité interprétative). C’est ce qui la distingue d’ailleurs de la vérité mythique qui se
veut sacrée et par conséquent, apodictique et dogmatique.
Mme SANE Maguette G. Seck, LPKE

Texte n° 01
La pluralité des sciences et la spécificité de chacune d’elles résultent évidemment de
leur nature même, c’est-à-dire du fait qu’elles sont essentiellement des activités
intervenant sur le réel pour recueillir des données. Or, premièrement, elles sont
obligées de choisir les aspects du réel qu’elles veulent étudier. Deuxièmement,
chaque mode d’intervention, c’est-à-dire chaque méthode, entraine la découverte de
phénomènes qui ne peuvent être atteints par d’autres méthodes. On nous objectera
que certaines sciences interviennent peu et se contentent d’observer : l’astronomie,
l’éthologie. Nous dirons plus exactement que, contrairement aux sciences
expérimentales, elles ne peuvent pas ou ne veulent pas modifier certains facteurs du
réel comme le font ces autres sciences en vue de questionner celui-ci. Mais elles
sont néanmoins essentiellement actives, et l’observateur intervient, ne serait-ce que
par le point de vue à partir duquel il observe et par ses instruments.

Jeanne Parain-Vial

Texte n° 02
Toute l’initiative expérimentale est dans l’idée, car c’est elle qui provoque
l’expérience. La raison ou le raisonnement ne sert qu’à déduire les conséquences de
cette idée et à la soumettre à l’expérience.
L’esprit de l’homme ne peut concevoir un effet sans cause, de telle sorte que la vue
d’un phénomène éveille toujours en lui une idée de causalité. Toute la connaissance
humaine se borne à remonter des effets observés à leur cause. A la suite d’une
observation, une idée relative à la cause du phénomène observé se présente à
l’esprit ; puis on introduit cette idée anticipée dans le raisonnement en vertu duquel
on fait des expériences pour la contrôler.
Les idées expérimentales, comme nous le verrons plus tard, peuvent naître soit à
propos d’un fait observé par hasard, soit à la suite d’une tentative expérimentale, soit
comme corollaires d’une théorie admise. Ce qu’il faut seulement noter pour le
moment, c’est que l’idée expérimentale n’est point arbitraire ni purement imaginaire ;
elle doit avoir toujours un point d’appui dans la réalité observée, c’est-à-dire dans la
nature. L’hypothèse expérimentale, en un mot, doit toujours être fondée sur une
observation antérieure.

C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale

Sujet d’exercice n° 01: Y a-t-il une place pour la subjectivité dans la science ? (Bac
2011, Série L)

Sujet d’exercice n° 02: Les sciences de l’homme peuvent-elles s’inspirer des


sciences de la nature ? (Bac 1999, Série S)
EXISTE-T-IL UNE VERITE OU SEULEMENT DES CONNAISSANCES
SCIENTIFIQUES ?

Pour répondre à une telle question, deux théories se sont opposées, une première,
essentialiste selon laquelle la science, omnisciente, aurait déjà atteint la fin de son
histoire pour avoir déjà saisi l’essence d’une vérité qu’elle n’a plus qu’à réaliser ; et
une autre, historiciste, qui nie la possibilité d’accès à la vérité qu’elle remplace par
des connaissances momentanées.
L’approche essentialiste ou positiviste va de l’antiquité grecque jusqu’à la fin du XIXe
siècle et a connu son apogée au XVIIe siècle, période d’optimisme béat et
d’euphorie scientifique, surtout avec les révolutions Galileo-newtoniennes.
Elle repose sur l’idée d’un déterminisme et d’une causalité scientifique infaillibles.
D’après cette conception, la vérité explicative du réel existerait d’après un plan conçu
par un démiurge (la noésis) selon sa seule volonté, plan permettant d’expliquer le
déroulement de toute création. Et la science, qui aurait fini de percer le secret du
démiurge, c’est-à-dire de saisir la vérité du réel, n’aurait plus qu’à expliquer une fois
pour toutes l’énigme de l’univers qui deviendrait un système clos de connaissances.
Mais c’est vers le milieu du XX e siècle que de nouvelles théories scientifiques
révolutionnaires (la Physique quantique et la découverte de l’énergie subatomique )
allaient ouvrir de nouveaux espaces de recherches à la fois complexes et infinis qui
ébranleront les fondements et les paradigmes de ce classicisme moribond en
relativisant considérablement sa vision de la vérité scientifique . Ce fut le cas avec
les travaux sur la relativité d’Albert Einstein, ceux de Max Planck, de Niels Bohr, de
Louis De Broglie, de Werner Heisenberg, etc., mais aussi avec les ruptures
épistémologiques introduites par Karl Popper et Gaston Bachelard.
Toutes ces découvertes ont eu le mérite d’avoir permis à la science moderne de
tempérer son euphorie classique et de réfréner ses ambitions, prenant ainsi
conscience pour la première fois du caractère historique de son savoir. C’est ce qui
allait expliquer à partir de ce moment, l’émergence d’un courant épistémologique
nouveau, le courant historiciste.
L’historicisme repose en effet sur le principe selon lequel la vérité est inaccessible à
la science qui peut malgré tout avoir des connaissances ; et ces connaissances, qui
ne sont donc plus que les différents moments de la vérité, s’enchaînent infiniment
dans le temps en renouvelant sans cesse cette vérité, mais sans jamais pouvoir
l’épuiser.
Se pose alors la question légitime de savoir si la science peut s’accommoder d’une
vérité qui a, dans sa nature même, de changer en fonction de l’histoire, c’est-à-dire
d’évoluer du fait du temps. Est-il possible de concevoir un point de convergence
entre la vérité et l’histoire sans relativiser la vérité elle-même au risque de la rendre
presque illusoire et chimérique? En d’autres termes, en embarquant ainsi la vérité
dans l’histoire, ne la fait-on pas tout simplement disparaître ?
Pour contourner ces difficultés, l’épistémologie moderne allait mettre le progrès
scientifique, non plus dans l’enchaînement de vérités parcellaires participant d’une
même logique, mais dans le recouvrement progressif d’erreurs. Telle est
l’épistémologie de G. Bachelard, mais aussi celle de Popper.
G. Bachelard a théorisé l’existence d’un nouvel esprit scientifique qui va mettre le
progrès scientifique non plus dans la possession d’une vérité définitive, mais dans la
capacité de l’esprit à juger son passé historique en le condamnant. Et ainsi, l’esprit
scientifique ne se formerait qu’en se réformant progressivement, grâce à sa capacité
à rectifier ses propres erreurs. On a alors l’impression qu’à chaque époque de son
développement, la science reconnait ses erreurs de l’époque précédente et fait son
mea-culpa : « en revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable
repentir intellectuel. En fait, on connait contre une connaissance antérieure, en
détruisant des connaissances mal faites », dira Bachelard (cf. texte de Bachelard
intitulé ‘‘ La vérité est rectification d’erreurs’’).
Sir Karl Raimund Popper défend presque les mêmes points de vue à travers les
notions de falsifiabilité ou réfutabilité et de faillibilisme. Il montre en effet, dans son
ouvrage Logique de la découverte scientifique, que les véritables victoires de la
science ne peuvent plus être des vérités certaines, mais des erreurs certaines : « le
vieil idéal scientifique de l’épistèmê, l’idéal d’une connaissance absolument certaine
et démontrable s’est révélé être une idole ». Et ainsi, pour Popper, une théorie est
scientifique quand, dans l’impossibilité de prouver sa véracité, on parvient à s’assurer
de sa fausseté et ainsi, à l’écarter du champ infini de la vérité. La falsifiabilité réside
alors dans la capacité à éliminer de manière certaine et irréfutable une possibilité
d’erreur explicative d’un phénomène scientifique tout en laissant le champ ouvert à la
possibilité d’autres théories explicatives, elles aussi à éprouver et à éliminer par le
même procédé de la falsifiabilité.
La pensée scientifique contemporaine est donc devenue, selon le mot de Dominique
Lecourt, « une pensée qui ne progresse qu’en détruisant ses propres certitudes » ;
ce qui laisse croire alors que la science ne nous donne jamais la vérité de l’être mais
seulement les connaissances que chaque époque, chaque histoire, peut en avoir (cf.
texte n° 01, d’A. Comte-Sponville).
En définitive, si l’on en croit Heisenberg et son principe de l’incertitude qui dit qu’ « on
sait très bien maintenant pourquoi on ne saura jamais la vérité », ou si l’on écoute
Einstein affirmer que: « le plus incompréhensible, c’est que le monde soit
compréhensible », on en conclurait alors à un désenchantement du monde, à une
perte de repères pour l’homme du XXI e qui serait redevenu un être à la quête de sa
propre rationalité, sans aucun sens du réel. Mais, paradoxalement, nous assistons
en même temps à une sorte de réenchantement du monde, dans la mesure où, pour
saisir la vérité du réel, le scientifique d’aujourd’hui est presque obligé de la rattacher
à un autre niveau de réalité , celle de l’au-delà. C’est peut-être la raison, chez
certains savants d’aujourd’hui, d’une sorte de retour à Dieu et d’un regain de
religiosité. Dieu redevient en effet le principe de l’Etre, c’est-à-dire, comme le disent
Jean Stod et alii (autres), dans Science et quête du sens, un « God of the gap », un
Dieu du trou, du vide explicatif laissé par la science ; Dieu est redevenu le seul
principe créateur que la science pose aujourd’hui au cœur de la question du sens.

Par M. SY Ibrahima, LPKE

Texte n° 01
L’esprit a une structure variable dès l’instant où la connaissance a une histoire. En
effet, l’histoire humaine peut bien, dans ses préjugés, dans tout ce qui relève des
impulsions immédiates, être un éternel recommencement ; mais il y a des pensées
qui ne recommencent pas. Ce sont les pensées qui ont été rectifiées, élargies,
complétées. Elles ne retournent pas à leur aire restreinte ou chancelante. Or l’esprit
scientifique est essentiellement une rectification du savoir, un élargissement des
cadres de la connaissance. Il juge son passé historique en le condamnant. Sa
structure est la conscience de ses fautes historiques. Scientifiquement, on pense le
vrai comme rectification historique d’une longue erreur, on pense l’expérience
comme rectification de l’illusion commune et première.

G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique

Texte n° 02
L’histoire des sciences, ce n’est pas l’histoire de la vérité : c’est l’histoire des
conditions - techniques, théologiques, idéologiques,… - de sa découverte. Il n’y a
pas de vérité scientifique ; il n’y a que des connaissances scientifiques, qui toutes,
sont relatives et historiques. Cela ne prouve pas que la vérité, vers quoi elles
tendent, le soit aussi. Considérons par exemple la pression atmosphérique. Qu’elle
existe, on ne l’a pas toujours su : il a fallu du temps et du travail (Galilée, Torricelli,
Pascal…) pour la comprendre. Mais elle n’en existait pas moins avant qu’on ne le
sache, et même j’accorde qu’il était vrai-intemporellement vrai- elle existait avant
même que l’atmosphère, elle, n’existât. C’est en quoi l’histoire des sciences nous
ouvre à l’éternité du vrai : toutes nos connaissances sont historiques, aucune vérité
ne l’est. Si bien que nos connaissances ne sont des connaissances (aucune
connaissance n’est la vérité mais aucune ne serait une connaissance si elle ne
comportait au moins une part de vérité) que par cela en elles qui échappent à leur
histoire. L’être vrai d’une pensée est indépendant du temps, (…) et c’est en quoi
toute vérité(…) est éternelle.
André Comte-Sponville, L’Entre-temps: quelques réflexions sur le temps de la
conscience, Paris, PUF, 1999.

Sujet d’exercice n° 01: Y a-t-il une place pour la subjectivité dans la science ? (Bac
2011, Série L)

Sujet d’exercice n° 02: N'est-il pas contradictoire de dire d'une connaissance


scientifique qu'elle est à la fois vraie et provisoire ?
LA TECHNIQUE EST-ELLE OU NON L’APPLICATION DES CONNAISSANCES
SCIENTIFIQUES ? LA SCIENCE ET LA TECHNIQUE, NE RENCONTRENT-ELLES
PAS AU CŒUR MEME DE LEUR PREOCCUPATION LA QUESTION
ETHIQUE ET JURIDIQUE? AU NOM DU PRINCIPE DE SA NEUTRALITE, LA
SCIENCE PEUT-ELLE SOULEVER ELLE-MEME UNE TELLE QUESTION ?
La technique n’est-elle que l’application de la connaissance scientifique ? L’homme
a-t-il attendu la connaissance scientifique pour être technicien, c’est-à-dire pour
fabriquer des objets utiles pour son existence ? N’est-ce pas au contraire la pression
du besoin, née de l’instinct de survie, qui l’a d’abord poussée à inventer ses premiers
instruments techniques ? Mais inversement, l’homme n’a-t-il cherché la
connaissance scientifique que pour satisfaire des besoins pratiques ? Autrement dit,
est-ce exclusivement le besoin technique qui poussa les hommes vers la
connaissance scientifique ?
La technique, de par son étymologie grecque, ‘‘ techné ’’, signifie ‘‘ fabriquer,
construire, produire quelque chose ’’, étymologie d’ailleurs confirmée par la définition
d’A. Lalande qui en fait un « ensemble de procédés bien définis destinés à produire
certains résultats jugés utiles ».
Cependant, par « procédés bien définis », faut-il nécessairement entendre des
procédés scientifiques ? Ou au contraire, ne doit-on apprécier ses procédés que
par « les résultats jugés utiles » ? Si la technique est bien ce pouvoir ou cette
puissance d’agir sur le réel, il faut reconnaître qu’elle a existé à deux niveaux : il y a
la technique qui précède la science et une autre qui lui succède.
En effet, avant même que par la science, l’homme ne comprenne les lois régissant la
nature, il disposait déjà d’une technique (cf. texte n° 01, de Canguilhem). Cette
dernière, spontanée et encore rudimentaire, n’était alors qu’un simple savoir-faire
pratique et irrationnel servant à prolonger son instinct de conservation, face à son
dénuement originel qui l’obligeait à s’adapter à un environnement hostile pour
survivre. Ainsi, avant la machine moderne qui est une application du savoir
scientifique, l’homme préhistorique utilisait des outils dont les premiers lui venaient
de son propre corps, par exemple ses mains. C’est ainsi que dans Les parties des
animaux, Aristote, parlant de l’homme, affirme que « ce qui est rationnel, c’est de dire
qu’il a des mains parce qu’il est intelligent » et non le contraire, comme le pensait
Anaxagore. Et ainsi, tous les outils qui ont servi de médiation entre l’homme et la
nature, jusqu’au néolithique, ont été ou une partie du corps, ou son prolongement
nécessitant l’adresse et l’intelligence pratique de l’homme : la houe, la scie, l’arc, le
bâton,… ne sont rien sans la main de l’homme. Marcel Mauss disait ainsi, dans
Sociologie et Anthropologie. Les techniques du corps, que « le corps est le premier
et le plus naturel instrument de l’homme (…) le premier et le plus naturel objet
technique ».
C’est précisément le passage de l’outil à la machine qui a consacré l’avènement de
la technique moderne, celle appliquant la connaissance scientifique et permettant la
maîtrise des lois et des règles de fabrication de la machine. La découverte des lois
électromagnétiques permit d’inventer le téléphone, et la découverte des lois
aérodynamiques permit l’invention de l’aéronautique. Et la machine, à la différence
de l’outil, dispose d’une autonomie de fonctionnement et est alors capable d’exister
par elle-même. Ainsi, on constate qu’autant les connaissances scientifiques
progressaient, autant elles se mettaient au service d’une technique qui devenait de
plus en plus pointue, progrès technique dont bénéficiait à son tour la science pour
mieux affiner ses connaissances de l’inconnu. Par exemple, les connaissances
scientifiques dans le domaine électronique permirent à la technique de passer du
microscope à fibre optique à celui électronique ; et le microscope électronique
inventé, permit à la science d’observer l’infiniment petit et de faire ainsi de nouvelles
avancées scientifiques. Et c’est malheureusement par cette performance et cette
autonomie d’action que la machine, devenue robot, en est progressivement arrivée
à aliéner l’homme au lieu de le servir et ainsi, à déboucher aujourd’hui sur une sorte
de dérive technicienne qui soulève du même coup la problématique de l’éthique et
de la morale dans la question technoscientifique(cf. texte n° 02, de Hans Jonas).
S’il est en effet indéniable aujourd’hui que la connaissance scientifique et ses
applications techniques ont de beaucoup participé à moraliser l’espace humain par
leurs nombreuses victoires sur la faim, sur les maladies, sur les travaux pénibles,
etc., il faut aussi reconnaître qu’elles ont connu et continuent à connaitre certaines
dérives dont nous n’avons peut-être pas encore fini de prendre conscience de toute
l’ampleur. Dans une humanité en effet déchirée et perdue dans ses propres
errements, s’interrogeant au carrefour de ses propres incertitudes et angoisses dues
à la puissance dominatrice de la technoscience, l’homme, affirme Claude Allègre
dans son ouvrage Dieu face à la science, se pose la question de savoir si la science
n’est pas en train de s’approprier la place de Dieu sur terre. Et M. Heidegger, dans
ses Essais et conférences. ‘‘ La question de la technique’’, faisait déjà de la
technique moderne, non pas un danger, mais le danger suprême pour l’humanité. Il
estimait en effet que la technique cherche essentiellement l’ « arraisonnement » de
l’homme, c’est-à-dire qu’elle participe de la mise à nue de sa raison, de
l’anéantissement même de son humanité en ce qu’elle procède à une sorte d’ « oubli
de l’être » qui transforme l’homme en automate seulement tourné vers l’efficacité et
l’utilité pratique et coupé de sa dimension spirituelle, et enfin, dirigé au niveau
politique par une race de technocrates, eux aussi désubstantialisés et lui confisquant
alors sa citoyenneté pour le gouverner au nom de la seule logique de performance et
d’utilité. Et c’est pour libérer l’homme des avatars du scientisme et du
technocratisme que la philosophie doit elle aussi intervenir afin de jouer sa double
fonction de veille et d’éveil. Elle doit en effet apporter à l’humanité, désorientée par
ses propres succès, l’indispensable réflexion critique lui permettant de voir clair dans
ses désirs, en conciliant en l’homme le pouvoir d’agir et le vouloir du bien par la
conscience du devoir moral, et en réussissant ainsi dans ses actes la jonction
salvatrice du rationnel et du raisonnable. Elle doit s’employer à montrer que les
plus grands dangers qui guettent aujourd’hui l’existence et la civilisation humaines
relèvent plus d’une crise du sens (c’est-à-dire de la direction et de la signification) de
l’existence et du bas niveau moral et spirituel de l’homme que des découvertes
scientifiques elles-mêmes et de l’utilisation que nous en faisons. (cf. texte n° 03, de
F. Joliot). Ainsi, certaines pratiques rendues possibles par la technoscience (la
fécondation in vitro, l’euthanasie, les manipulations génétiques tels que l’eugénisme,
le clonage et la transsexualité, l’hyménorraphie, la plastination, l’émission des gaz à
effet de serre, etc.) doivent interpeller notre conscience et heurter l’humanité qui
sommeille en chacun de nous ; à moins que la science n’ait, comme le disait Jean
Rostand, « fait de nous des dieux avant que nous méritions d’être des hommes » !
Par M. SY Ibrahima, LPKE

Texte n° 01
Il est classique de présenter la construction de la locomotive comme une « merveille
de la science », et pourtant la construction de la machine à vapeur est inintelligible si
on ne sait pas qu’elle n’est pas l’application de connaissances théoriques préalables,
mais qu’elle est la solution d’un problème millénaire proprement technique, qui est le
problème de l’assèchement des mines(…).
Science et technique doivent être considérées comme deux types d’activités dont
l’une ne se greffent pas sur l’autre, mais dont chacun emprunte réciproquement à
l’autre tantôt des solutions, tantôt des problèmes. C’est la rationalisation des
techniques qui fait oublier l’origine irrationnelle des machines et il semble qu’en ce
domaine, comme en tout autre, il faille savoir faire place à l’irrationnel, même et
surtout quand on veut défendre le rationalisme.

G. Canguilhem, La connaissance de la vie, machine et organisme, Paris,


Vrin, 1967, pp.124-125.

Texte n°2
Le Prométhée définitivement déchainé, auquel la science confère des forces
jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique
qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de
devenir une malédiction pour lui.
La thèse liminaire de ce livre est que la promesse de la technique moderne s’est
inversée en menace, ou bien que celle-ci s’est indissolublement alliée à celle-là.
Elle va au-delà du constat d’une menace physique. La soumission de la nature
destinée au bonheur humain a entrainé par la démesure de son succès, qui
s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le plus grand défi
pour l’être humain que son faire ait jamais entrainé. Tout en lui est inédit, sans
comparaison possible avec ce qui précède, tant du point de vue de la modalité
que du point de vue de l’ordre de grandeur : ce que l’homme peut faire aujourd’hui
et ce que par la suite il sera contraint de continuer à faire dans l’exercice
irrésistible de ce pouvoir, n’a pas son équivalent dans l’expérience passée. Toute
sagesse héritée, relative au comportement juste, était taillée en vue de cette
expérience. Nulle éthique traditionnelle ne nous instruit donc sur les normes du
« bien » et du « mal » auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement
nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles. La terre nouvelle de la
pratique collective, dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de
pointe, est encore une terre vierge de la théorie éthique.
Dans ce vide (qui est en même temps le vide de l’actuel relativisme des valeurs)
s’établit la recherche présentée ici. Qu’est-ce qui peut servir de boussole ?
L’anticipation de la menace elle-même ! C’est seulement dans les premières
heures de son orage qui nous vient du futur, dans l’aurore de son ampleur
planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être
découverts les principes éthiques, desquels se laissent déduire les nouvelles
obligations correspondant au pouvoir nouveau. Cela, je l’appelle « heuristique de
la peur ». Seule la prévision de la déformation de l’homme nous fournit le concept
de l’homme qui permet de nous en prémunir. Nous savons seulement ce qui est
en jeu, dès lors que nous savons que cela est en jeu. Mais comme l’enjeu ne
concerne pas seulement le sort de l’homme, mais également l’image de l’homme,
non seulement la survie physique, mais aussi l’intégrité de son essence, l’éthique
qui doit garder l’un et l’autre doit être non seulement une éthique de la sagacité,
mais aussi une éthique du respect.
La fondation d’une telle éthique, qui ne reste plus liée au domaine immédiatement
intersubjectif des contemporains, doit s’étendre jusqu’à la métaphysique, qui seule
permet de se demander pourquoi des hommes doivent exister au monde : donc
pourquoi vaut l’impératif inconditionnel de préserver leur existence pour l’avenir.
L’homme de la technologie, avec ses risques extrêmes, exige ce risque de
réflexion extrême.

Hans Jonas, Le principe responsabilité, trad. J. Greisch,


éditions du cerf, 1990, pp.13, 30

Texte n° 03
Il n’est pas, selon moi, d’autre activité humaine dans laquelle l’accord entre les
hommes soit toujours aussi certainement acquis. L’observation scientifique se traduit
par les mêmes réactions de pensée, quelles que soient la longitude et la latitude. (…)
Si le rôle moral et social de la Science pure (…) est en général reconnu, c’est sur les
applications que se porte la critique, et la Science est considérée comme morale ou
immorale suivant que l’usage qui en est fait est bienfaisant ou destructeur. En réalité,
il serait plus convenable de faire porter ce jugement non sur la Science, mais sur les
hommes qui l’appliquent et l’utilisent. Ceux-ci ne sont pas en général des
scientifiques.
Ce double aspect de la science peut s’illustrer de nombreuses manières. La
machine, le procédé nouveau peuvent provoquer soit une crise douloureuse de
chômage, soit l’affranchissement des travailleurs, astreints à un pénible labeur. Dans
le domaine même de la guerre, l’étude systématique des alliages a permis de
découvrir des aciers nouveaux qui, sous forme de blindages, protègent des
combattants, et sous forme de canons plus puissants, contribuent à les détruire. La
bombe atomique elle-même, dont vous connaissez tous les terrifiants effets (…) est
l’aboutissement d’une longue série de recherches qui doivent également conduire à
des applications pacifiques dans le domaine des sources d’énergie(…).
En fait, il est indéniable que les difficultés de notre époque sont dues aux mauvais
usages de la Science. Les crises économiques et le chômage qui provoquent les
guerres, les destructions massives par l’aviation et par la bombe atomique, sont
autant de signes très graves qui doivent nous alarmer et provoquer chez chacun de
nous des réactions salutaires.
Suffit-il donc, comme il a été suggéré, de fermer les laboratoires, de supprimer les
moyens de travail aux savants à défaut de les pendre, et de se contenter d’exploiter
les connaissances acquises jugées largement suffisantes ? La nature se chargerait,
tôt ou tard, de nous faire mesurer cruellement l’erreur d’une telle attitude. Il est
certain que nous serions en proie à des difficultés plus tragiques encore si la science
n’avait pas progressé.
Fréderic Joliot, Conférence de l’UNESCO, 1947

Sujet d’exercice n° 01: Que penser d’une science qui se met au service de la
politique ? (Bac 2002, Série S)

Sujet d’exercice n° 02: Craindre la science, n’est-ce pas la méconnaître ?


DOMAINE IV : ESTHETIQUE

Problème structurant : La beauté artistique est-elle imitation de la beauté


naturelle ?
Nous contemplons dans les œuvres d’art, plus particulièrement dans l’art figuratif,
des images qui renvoient à des objets naturels tels des visages, des animaux, des
paysages… . Ainsi, sommes-nous naturellement portés à concevoir la beauté
artistique comme une reproduction de ce qui est beau dans la nature. Cette façon de
voir l’art, bien que reposant sur l’expérience, traduit-elle sa véritable nature ? L’artiste
peut-il rivaliser en talent avec la nature ? Les objets naturels sont-ils beaux par eux-
mêmes ou bien ne le sont-ils que sous le regard bienveillant de l’homme ? Qu’est-ce
que le beau en définitive ? Est-il une reproduction ou une production de l’esprit ? Si
l’œuvre d’art est fortement marquée par la présence de l’esprit, quel sens donner à la
notion de création ? L’artiste est-il maître ou maître d’œuvre de son œuvre ? Enfin
qu’est-ce qui se dit dans l’œuvre ?

L’ART EST-IL IMITATION OU CREATION ?

L’art classique grec résidait dans une reproduction de la réalité. Il s’agissait d’être en
harmonie avec la nature. En effet, chez les grecs, la nature inspirait le travail de
l’artiste et constituait le modèle comme le suggère Cicéron : « il y a plus d’art dans la
nature que ce que fait la main de l’homme » (in Vies des philosophes). Pour les
artistes comme Boileau, Léonard de Vinci, Michel Ange, plus l’œuvre d’art ressemble
à la réalité, plus elle est réussie, plus elle est esthétique. Selon Boileau, maître de
l’esthétique classique, il n’est pas « De serpent, ni de monstre odieux / Qui par l’art
imité ne puisse plaire aux yeux » (in Arts Poétiques). Aussi, l’artiste, par son œuvre,
peut faire naître le plaisir dans la présentation qu’il fait d’un objet répugnant ou
affreux. D’ailleurs Léonard de Vinci affirme dans Trattato de pittura « l’œil reçoit de la
beauté peinte le même plaisir qu’il reçoit de la beauté réelle ». La beauté artistique
émanait donc du réel et se résumait à une parfaite imitation de la nature. Ainsi dira
Albert Dürer « l’art réside dans la nature,…plus ton œuvre sera conforme à la nature,
meilleure elle sera,… ».
L’œuvre d’art parfaite doit, de ce fait, représenter la nature au point de s’y
méprendre. L’art était figuratif. « La peinture est la fille légitime de la nature » disait
Léonard de Vinci. L’exemple des peintres donné par Hegel dans Esthétique illustre
bien ces propos. Il montre que le peintre Zeuxis a peint des raisins que les oiseaux
venaient picorer et Praxeas avait reproduit le rideau de sa chambre au point de se
cogner souvent au mur faute de pouvoir distinguer le vrai du rideau peint. Il s’agit
essentiellement d’un art réaliste. Et c’est d’ailleurs cette tradition de pensée qui a
donné naissance à ces deux mouvements littéraires et artistiques que sont le
Réalisme et le Naturalisme. Le roman de Zola, Germinal qui dépeint la vie réelle des
mineurs au XIXe siècle en est aussi une parfaite illustration .Si bien que chez eux, ce
qui ne représente rien ne ressemble à rien pour dire que l’imitation est la garantie de
la qualité de l’art.
C’est justement cette vision de l’art comme mimesis qui justifie les critiques de
Platon. Il disqualifie le travail de l’artiste comme copie du réel. Pour l’académicien, la
reproduction du faux rend encore difficile l’accès au vrai. C’est au nom de la vérité
que Platon milite pour la mort des artistes parce qu’ils nous plongent dans l’illusion.
En reprenant les apparences qu’ils prennent comme modèle, les artistes nous
entraînent dans un double mensonge. Selon Platon, l’art ne nous dit rien sur la
réalité. L’exemple des trois lits permet de comprendre sa position. En effet, d’après
Platon, le peintre reproduit sur sa toile le lit du menuisier qui est une copie imparfaite
de l’idée de lit qui se trouve dans le monde intelligible. Ainsi, l’art est mensonger,
illusionniste pour lui parce que non seulement il se contente d’imiter la nature mais il
ne s’arrête que sur l’apparence des choses au lieu d’aller au fond de la réalité.
Hegel est aussi tout à fait à l’opposé de cette conception réaliste de l’art. Pour lui,
l’art réside surtout dans la création. D’ailleurs l’artiste a beau imiter la nature, ses
efforts resteront vains comme « un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant »
déclare-t-il. Ainsi, l’art ne peut être perçu comme mimésis. Une façon de préciser que
l’art ne saurait être une imitation du réel. Un tel projet serait même insensé selon
Hegel qui écrit dans Esthétique « quel besoin avons-nous de voir dans des tableaux
ou sur une scène des animaux, des paysages ou des événements humains que
nous connaissons déjà pour les avoir vu dans nos jardins, dans nos intérieurs ».
L’œuvre d’art se présente alors comme un dépassement de la nature, une autre
vision du monde. Sa finalité est de « révéler la vérité (…) et de figurer »
concrètement cette vérité ajoute Hegel dans Esthétique. L’art requiert donc chez lui
l’intervention de l’esprit en tant qu’il apporte quelque chose à la nature. Il vise à nous
montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui
échappent à nos sens et à notre conscience. Aussi, Bergson soutient que l’art est ce
qui nous met en « face à face avec la réalité même » (in Le Rire). L’art ne se propose
pas de reproduire l’objet du réel auquel nous sommes confrontés mais de présenter
autrement l’objet de façon artistique afin de le mettre en évidence comme le souligne
Paul Klee « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Il est re-création,
transfiguration et présente le réel comme une œuvre d’art. L’art, sous tous ces
aspects, est donc une transposition et non pas un reflet du réel. Il fait la promotion,
l’instauration d’un autre monde. Heidegger dira à ce propos « l’œuvre d’art dit autre
chose que la chose qui n’est que chose (…), l’œuvre d’art est allégorique ». La
beauté de l’œuvre d’art n’est pas la reproduction d’une valeur impliquée dans la
nature mais la création d’une valeur de beauté spécifique et originale. Ce qui permet
à Hegel de conclure que l’art n’imite jamais mais réalise.
Mais l’artiste comme créateur n’est pas aussi aisé à admettre. Rappelons que la
création, comme produire quelque chose à partir de rien ou faire advenir ce qui
n’existait pas, est un terme chargé religieusement. Seul Dieu est créateur, tout le
reste n’est que créature. Du latin créatio qui signifie inventer du neuf, faire naître du
nouveau, la création semble être le propre de Dieu. Ainsi l’artiste se posant en
créateur semble être en concurrence avec Dieu. Ce paradoxe peut être dépassé
lorsqu’on analyse le processus de création. Il est admis que Dieu crée ex nihilo c’est-
à-dire à partir de rien, seulement par le Verbe. Mais la création artistique qui est celle
de l’homme se réalise à partir de matériaux tirés de la nature. L’artiste crée, à cet
égard, à partir de quelque chose et reflète son esprit ; ce qui faisait dire à Nietzsche
que « la nature est un point de départ, mais un point de départ intolérable » (in Gai
savoir).
Dès lors comment appréhender la création humaine ? Peut-on dire de l’artiste qu’il
est maître de son œuvre ?
Selon Platon, c’est l’inspiration qui anime l’artiste. Il bénéficie d’un statut de privilégié
étant le réceptacle de la divinité qui l’inspire. Il en découle une perte de raison, qui
fait dire à Platon « Le poète crée par l’effet d’un don divin » (dans Ion). Aux yeux de
Platon, l’artiste subit une influence divine dans son travail, il est possédé par les
dieux ou muses qui parlent à travers lui. C’est pourquoi, il demande d’honorer le
poète avant de le chasser de la République car il a le privilège de converser avec les
Dieux. La notion de génie permet à Kant d’expliquer l’originalité d’une œuvre d’art.
Du latin genius qui peut désigner talent ou don, le génie, pour Kant, « est une
disposition innée de l’esprit par laquelle la nature fournit des règles à l’art » (dans
Critique de la faculté de juger). Selon Kant, le génie de l’artiste renvoie à son « talent
qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ». Son
génie lui permet de réaliser des œuvres exemplaires à travers des règles fournies
spontanément. Ainsi sa création échappe à toute rationalité. C’est pourquoi l’artiste
n’est pas en mesure de donner une explication de son art. Aucun artiste n’a écrit un
livre sur ses œuvres. Le génie n’est donc pas une attitude qui peut être apprise
d’après une codification de gestes. Contrairement à Kant qui en fait un « don de la
nature », Nietzsche y voit le résultat d’une activité minutieuse proche de l’activité
artisanale. D’après Nietzsche, l’activité du génie résulte d’un long travail. Pour lui, le
génie n’est pas un miracle, il découle des efforts fournis par l’artiste. Il est donc le
fruit d’un labeur, le produit d’une longue expérience dans l’activité artistique.

Mayoro NDIAYE, Lycée Pikine-Est


Texte n° 01
Le fait d'imiter est inhérent à la nature humaine dès l'enfance; et ce qui fait
différer l'homme d'avec les autres animaux, c'est qu'il est le plus enclin à
l'imitation : les premières connaissances qu'il acquiert, il les doit à l'imitation, et
tout le monde goûte les imitations.
La preuve en est dans ce qui arrive à propos des œuvres artistiques; car les
mêmes choses que nous voyons avec peine, nous nous plaisons à en
contempler l'exacte représentation, telles, par exemple, que les formes des
bêtes les plus viles et celles des cadavres.
Cela tient à ce que le fait d'apprendre soit tout ce qu'il y a de plus agréable, non
seulement pour les philosophes, mais encore tout autant pour les autres
hommes; seulement ceux-ci ne prennent qu'une faible part à cette jouissance.
Et en effet, si l'on se plaît à voir des représentations d'objets, c'est qu'il arrive
que cette contemplation nous instruit et nous fait raisonner sur la nature de
chaque chose, comme, par exemple, que tel homme est untel; d'autant plus
que si, par aventure, on n'a pas prévu ce qui va survenir, ce ne sera pas la
représentation qui produira le plaisir goûté, mais plutôt l'artifice ou la couleur,
ou quelque autre considération.
Comme le fait d'imiter, ainsi que l'harmonie et le rythme, sont dans notre nature
[…] les hommes qui avaient le plus d'aptitude naturelle pour ces choses ont,
par une lente progression, donné naissance à la poésie, en commençant par
des improvisations.
ARISTOTE, La Poétique, chapitre IV

Texte n° 02
C'est un vieux précepte que l'art doit imiter la nature ; on le trouve déjà chez
Aristote. Quand la réflexion n'en était encore qu'à ses débuts, on pouvait bien se
contenter d'une idée pareille ; elle contient toujours quelque chose qui se justifie par
de bonnes raisons et qui se révélera à nous comme un des moments de l'idée ayant,
dans son développement, sa place comme tant d'autres moments. D'après cette
conception, le but essentiel de l'art consisterait dans l'imitation, autrement dit dans la
reproduction habile d'objets tels qu'ils existent dans la nature, et la nécessité d'une
pareille reproduction faite en conformité avec la nature serait une source de plaisirs.
Cette définition assigne à l'art un but purement formel, celui de refaire une seconde
fois, avec les moyens dont l'homme dispose, ce qui existe dans le monde extérieur,
et tel qu'il y existe. Mais cette répétition peut apparaître comme une occupation
oiseuse et superflue, car quel besoin avons-nous de revoir dans des tableaux ou sur
la scène, des animaux, des paysages ou des événements humains que nous
connaissons déjà pour les avoir vus ou pour les voir dans nos jardins, dans nos
intérieurs ou, dans certains cas, pour en avoir entendu parler par des personnes de
nos connaissances ? On peut même dire que ces efforts inutiles se réduisent à un
jeu présomptueux dont les résultats restent toujours inférieurs à ce que nous offre la
nature. C'est que l'art, limité dans ses moyens d'expression, ne peut produire que
des illusions unilatérales, offrir l'apparence de la réalité à un seul de nos sens ; et, en
fait, lorsqu'il ne va pas au-delà de la simple imitation, il est incapable de nous donner
l'impression d'une réalité vivante ou d'une vie réelle : tout ce qu'il peut nous offrir,
c'est une caricature de la vie (...). C'est ainsi que Zeuxis peignait des raisins qui
avaient une apparence tellement naturelle que les pigeons s'y trompaient et venaient
les picorer, et Praxeas peignit un rideau qui trompa un homme, le peintre lui-même.
On connaît plus d'une de ces histoires d'illusions créées par l'art. On parle dans ces
cas, d'un triomphe de l'art. (...). On peut dire d'une façon générale qu'en voulant
rivaliser avec la nature par l'imitation, l'art restera toujours au-dessous de la nature et
pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant. Il y a des
hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant a dit à ce propos que, dès
que nous nous apercevons que c'est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol,
nous trouvons ce chant insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre
production de la nature ou une œuvre d'art. Le chant du rossignol nous réjouit
naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience
naturelle, émettre des sons qui ressemblent à l'expression de sentiments humains.
Ce qui nous réjouit donc ici c'est l'imitation de l'humain par la nature.
HEGEL, Esthétique

Sujet d’exercice n° 01: L’œuvre d’art se rapporte à la réalité, soit pour l’imiter, soit
pour la désavouer. Qu’en pensez-vous ? (Bac 2012, Série L)

Sujet d’exercice n° 02: L’art n’est-il pas la preuve que le cœur a plus de génie que la
raison ? (Bac 2010, Série L)
QU’EST-CE QUE LE BEAU ?
Contrairement à l’objet technique qui trouve la raison de son existence dans son
utilité, l’œuvre d’art semble ne pas avoir de fonction particulière. Suffit-il alors de
rendre un objet technique inutilisable pour en faire une œuvre d’art ? C’est en tous
cas la théorie du ready-made de Marcel Duchamp.
Pour Kant cependant, cette inutilité n’est pas simplement une absence de fonction :
elle résulte de la nature même du beau. Dire qu’une fleur est belle ne détermine en
rien le concept de fleur : le jugement esthétique n’est pas un jugement de
connaissance, il ne détermine en rien son objet, qui plait sans qu’on puisse dire
pourquoi (le beau s’éprouve, ne se prouve pas). C’est ainsi parce que le beau plaît
sans concept que l’œuvre ne peut pas avoir de finalité assignable.
Selon Kant, « Le beau est une finalité sans fin », une « finalité » car dans une chose
belle tout (toutes les parties) concourt à produire un ensemble harmonieux et « sans
fin » car la beauté est en elle-même sa propre fin. Kant semble insister sur le
caractère inutile de l’art : il serait inutile parce qu’il ne serait pas un moyen. Est utile
ce qui satisfait directement un besoin (un besoin étant ce qui manque à un être pour
assurer sa vie organique) tandis que le plaisir esthétique est différent de la
satisfaction des besoins. C’est toute la différence entre une coupe qui sert à boire et
une belle coupe que l’on pose sur un buffet ; la beauté de cette dernière ne sert à
rien et n’a pas d’autres fonctions que le beau lui-même : c’est la « beauté libre » (la
beauté dont il s’agit dans l’art) que Kant oppose à la « beauté adhérente » liée à un
objet qui est à la fois beau et utile (une belle voiture par exemple). Cette association
entre l’utile et le beau est particulièrement recherchée dans les arts dits appliqués
tels que l’ameublement, la haute couture, l’architecture. Mais cette forme de beauté
ne saurait relever de l’art dans l’optique kantienne car, comme le souligne Théophile
Gautier : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien. Tout ce qui est
utile est laid ». C’est ainsi que pour les parnassiens, l’art ne peut avoir aucune
fonction ou utilité. « L’art pour l’art » telle est leur devise. Dans cette perspective, on
pourrait « dire » à une œuvre d’art « Sois belle et tais-toi » : pas de signification, pas
de message, ni moral, ni politique, ni social. L’art doit être exclusivement au service
de l’art. Cependant, cette conception des parnassiens dissociant la beauté et l’utilité
n’est pas universelle (partagée par tout le monde). En effet, selon Hugo, « L’art pour
l’art peut être beau mais l’art pour le progrès est plus beau encore ». C’est dire que
l’art doit se mettre au service du progrès : « le beau, serviteur du vrai ». Et
contrairement à Charles Baudelaire qui considère que « la moralité d’une œuvre
d’art, c’est sa beauté » (« La poésie n’a d’autre but qu’elle-même »), Sartre affirme
que « La poésie est utilitaire par essence » et que l’écrivain, qu’il le veuille ou non,
est engagé dans son temps ; il doit consciemment et volontairement essayer d’agir
sur lui.
Que l’œuvre d’art n’ait pas de fonction assignable ne signifie pas donc que l’art ne
sert à rien. Dans son Esthétique, Hegel assigne à l’art même la tâche la plus haute.
Une œuvre d’art n’a pas pour but de reproduire la nature avec les faibles moyens
dont l’artiste dispose, mais de la recréer. Dans le tableau d’art, ce n’est donc pas la
nature que je contemple, mais l’esprit humain : l’art est le moyen par lequel la
conscience devient une conscience de soi, c'est-à-dire la façon par laquelle l’esprit
s’approprie la nature et l’humanise.
D’ailleurs, cette conception occidentale de l’art pour l’art (l’art qui ne vise que le
beau) ne cadre pas avec la conception esthétique négro-africaine qui est différente
et spécifique.
En effet, l’art nègre exclut le principe de « l’art pour l’art » car selon Senghor, l’art
africain est un « art fonctionnel ». Toute œuvre d’art y est un instrument, un moyen
en vue d’une fin. Elle n’a donc pas sa fin en elle-même, mais en dehors d’elle. L’art
africain reste multifonctionnel.
Il faut cependant reconnaître qu’il existe une beauté hors de l’art, et aussi que
certaines formes d’art récusent la recherche du beau. C’est ainsi que la définition
traditionnelle de l’art comme la production humaine qui vise la beauté ne serait
valable que dans les productions classiques, où il s’agissait de créer des formes
parfaites qui puissent incarner un idéal de beauté. Seulement, si ce critère de beauté
s’applique à l’art classique, il laisse hors de lui la plus grande partie du monde de
l’art. Cette définition de l’art comme recherche du beau n’intègre en particulier les
formes les plus modernes et contemporaines de l’art, où la beauté certes, mais aussi
l’horreur, la laideur, le risible par exemples sont des moyens que possède l’artiste
pour s’exprimer dans son œuvre. L’artiste contemporain ne prétendrait plus à la «
beauté » et ne se soucierait plus de créer une œuvre belle, mais une œuvre
expressive. Les œuvres modernes semblent donc marquer une rupture par rapport à
l’art lui-même, en semblant privilégier la laideur, parfois la vulgarité, voire le «
manque de goût ». L’œuvre intitulée Fontaine (1917) de Marcel Duchamp en est un
exemple symbolique. En présentant comme une œuvre d’art un objet aussi trivial
qu’un urinoir, l’artiste remet brutalement en question les conceptions traditionnelles
de l’œuvre d’art (bon goût, unicité …). Il se pourrait donc que l’art fût moins la qualité
intrinsèque d’un objet que la manière dont notre regard accorde un sens esthétique
(ou pas) à certains objets. Dans les musées, désormais, des objets industriels
peuvent être exposés, comme si le fait d’être extraits du contexte de la vie pratique
suffisait pour en faire des œuvres d’art (la chaise sur laquelle on ne s’assoit plus,
l’urinoir récupéré…). Ainsi, est-il légitime de se demander ce qui définit le statut de
l’œuvre d’art ; Est-ce le geste de l’artiste ? ou bien est-ce le regard du spectateur ?
Avec la modernité, la question n’est plus de savoir si une œuvre d’art est réussie
mais qu’il s’agit bien d’une œuvre d’art. Car la multiplicité et l’abondance des œuvres
qui se donnent aujourd’hui pour artistiques conduisent à s’interroger sur la
signification du terme « art » dont les contours paraissent bien flous. Que peuvent
avoir en commun le message publicitaire, la musique de Mozart ou le style d’un
designer ?
Il faut comprendre que, dans l’art moderne, l’art se prend lui-même comme objet de
réflexion et s’interroge sur les critères de la beauté (Baudelaire dira que « le beau est
toujours bizarre » tandis que les classiques définissaient la beauté par l’harmonie et
la mesure), sur la question de savoir si c’est vraiment la beauté qui fonde l’art ou bien
si l’art peut viser justement autre chose que la beauté.

Sujet d’exercice n° 01: Le beau peut-il se prouver ? (Bac 2012, Série S)

Sujet d’exercice n°02: La laideur peut-elle faire l'objet d'une représentation


esthétique ?
QUELLES SONT LES FORMES, LES FONCTIONS ET LES FINALITES DE
L’ART ?

On accorde à l’art et lui assigne volontiers des manières particulières de se présenter


(formes), on suppose aussi que l’art inclut des vocations (fonctions) et des
dimensions téléologiques dans son déploiement (finalité).
a- Les formes d’art.
L’art peut se présenter sous différentes formes suivant le rapport de l’activité de
production des œuvres avec la matière ou selon l’outil fondamental dans la création.
Trois formes peuvent être soulignées ; on distingue ainsi :
Les « arts mécaniques » où interviennent la main et la machine (menuiserie,
maçonnerie, etc.). Dans ces arts, l’artiste s’appuie sur la technique dans la réalisation
de son œuvre. Ils supposent la technicité, un savoir-faire adossé à l’utilisation des
outils dans la production artistique. Le peintre Dubuffet écrit, à cet égard « L’art doit
naître du matériau et de l’outil, il doit garder la trace de la lutte de l’outil avec le
matériau. L’homme doit parler mais l’outil aussi et le matériau aussi. » L’artiste reste
alors dépendant des instruments qui constituent une condition de sa création.
Les « arts libéraux » qui caractérisent le domaine d’expression de l’intelligence, de
l’esprit pur (rhétorique, littérature, astronomie, etc.). A ce niveau, c’est l’utilisation de
la raison qui particularise ces arts. L’outil n’est plus matériel mais immatériel dans le
sens où c’est la réflexion pure qui constitue le support de la création. L’artiste
acquiert à ce titre une liberté car c’est sa raison qui est à l’œuvre dans la création
artistique. Il n’est plus aliéné ou dépendant de la matière.
Les « Beaux-arts » qui sont les Arts par excellence appelés aussi « arts plastiques »
(la peinture, la musique, l’architecture, etc.). Ces arts marquent la présence d’une
source irrationnelle. La rigueur rationnelle et naturelle est dépassée car l’œuvre
traduit souvent ce qui est hors de l’ordre du réel et du pensable. L'art pourrait donc
servir à reproduire des concepts éternels conçus ou imaginés par la seule
contemplation. C’est dans son imagination, son inventivité ou son génie que l’artiste
puise les contours de son œuvre.
A partir des diverses manifestations des arts libres ou beaux-arts, Alain tente une
classification des arts dont le principe repose sur la distinction des arts de société à
savoir la danse et le théâtre, des arts solitaires comme la sculpture et la parure. A
travers les organes sensoriels, on peut essayer une classification des arts. On peut
distinguer d’abord les arts tactilo-musculaires comme le sport et la danse, ensuite les
arts de la vue à l’instar de l’architecture et la peinture, en plus les arts de l’ouïe à
savoir la musique et la littérature et enfin les arts de synthèse visuelle et auditive
dans le théâtre et le cinéma.
b- Les fonctions et les finalités de l’art.
« L’art pour l’art » telle est la devise des parnassiens. Selon eux, l’art ne peut
avoir aucune fonction ou utilité. L’art européen reste donc pour l’essentiel décoratif
et esthétique. Mais, l’art africain est un art fonctionnel comme le montre Senghor. En
plus de rechercher le beau qui constitue sa dimension esthétique, l’art africain
s’occupe aussi de l’utilité de l’ouvrage. En Afrique, est beau ce qui sert. C’est en ce
sens qu’il faut comprendre les propos d’Alain selon lesquels « le beau fleurit dans
l’utile ». En ce sens, on pourrait soutenir avec Senghor que « le négro-africain
assimile la beauté à la bonté, à l’efficacité. Encore une fois, il est question d’une
beauté fonctionnelle » (in Liberté1-Négritude et humanisme).
Ainsi, à chaque fonction se dissimule une finalité qui la porte et lui confère une
importance. A ce titre, les deux dimensions seront articulées dans une même
analyse.
La fonction première et fondamentale de l’art est la fonction esthétique. L’art permet
de représenter ses sentiments ou ses pensées, d’agir ou de se comporter d’une
manière esthétique c’est-à-dire dans le souci de beauté. L’art tend alors vers la
manifestation du Beau de façon à plaire par elle-même. Théophile Gautier disait à ce
propos « sculpte, lime, cisèle, uniquement pour produire le beau ». La rime, dans les
déclarations d’amour, les couleurs ou les parures dans l’habillement poursuivent
cette finalité.
L’art a une fonction thérapeutique. Il sert à soigner l’individu ou le soulager de ses
maux. Il constitue un remède contre les affections surtout pathologiques de l’Esprit.
Dans la perspective freudienne, la sublimation permet à l’artiste d’évacuer ses
pulsions socialement inadaptées. Au Sénégal, par exemple, les cérémonies
d’exorcisme (ndëpp) sont thérapeutiques. De même, dans les sociétés
traditionnelles, les masques (chez les Dogons) sont utilisés à des fins
thérapeutiques. L’art vise donc à délivrer la personne possédée par des forces
obscures ou son inconscient afin de faciliter sa réintégration familiale.
L’art a une fonction subversive ou contestataire lorsqu’il s’inscrit sous le signe de la
lutte pour une cause. Frank Kafka de s’interroger en ces termes : « Si les livres que
nous lisons ne nous réveillent pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon les
lire ? ». D’ailleurs, toute l’œuvre d’Aimé Césaire dénonce la domination étrangère. Il
disait : « Ma bouche sera la bouche des malheureux qui n’ont point de bouche ; ma
voix la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir ». Ici, l’art a pour
finalité d’éveiller la conscience des populations pour les amener à prendre leur
destin en main. Par exemple, l’artiste utilise sa plume, sa voix ou son pinceau au
service d’une cause.
L’art a une fonction de représentation, historique ou commémorative lorsqu’il
immortalise un événement. L’art est, par conséquent, une façon de lutter contre la
mort dans la mesure où, l’homme, voué à la mort, crée pour donner congé à sa mort.
Ce qui fait dire à André Malraux que « l’art est un antidestin ». Nous avons les
scènes de chasse et de guerre que les hommes des cavernes ont représentées sur
les grottes qui sont toujours présentes et nous retracent ou rappellent leur histoire (la
peinture rupestre). Avec cette fonction, l’art vise à lutter contre la mort d’un
événement. Il fixe pour l’éternité une réalité qui est vouée à disparaître. Hegel écrit «
il rend durable ce qui à l’état naturel n’est que fugitif et passager ».
L’art a une fonction expressive ou communicative lorsque l’artiste exprime, dévoile
ses sentiments, ses idées, ses rêves, ses craintes, ses espoirs, ses désespoirs etc.
Ainsi, faire de l’art, c’est communiquer, sortir de soi-même pour aller vers autrui.
Baudelaire souligne dans ce sens que « l’art est le bon conducteur des sentiments
les plus forts, et on ne peint que son propre cœur ». Par-là, l’art laisse transparaître
toute l’intériorité de l’artiste. Les chants, danses ou tambours ont longtemps été les
moyens de communication dans les sociétés africaines ancestrales. Les arts
rythmiques permettaient alors de transmettre des messages.
La fonction impressive intervient lorsque l’artiste suscite des sentiments chez autrui :
des sentiments de joie ou de peine, de bonheur ou de dégoût, d’espoir ou de
désespoir, de quiétude ou d’inquiétude, etc. Il cherche à installer ou réveiller chez le
spectateur ou le public une sensation. C’est le cas des reportages sur l’extermination
de certaines espèces animales. A travers le cinéma ou la télé, il a pour but de créer
une sympathie et un élan de solidarité. Picasso, horrifié par la guerre civile en
Espagne, a peint « Guernica » qui peut susciter un sentiment de terreur à l’humanité.
L’art a une fonction ludique ou sociale lorsque l’objet divertit et permet d’appréhender
les vicissitudes de la vie ou la cruauté de la réalité dans le rire. L’art a aussi une
vocation de célébration dans la plaisanterie de certains événements. Sous ce
rapport, l’art peut cimenter les liens sociaux. En cas de décès aussi, les petits-fils
d’un défunt portent ses habits et miment ses gestes ou tics lors des funérailles. La
finalité est de rendre moins triste voire joviale la perte de l’être.
Il a une fonction pédagogique. A travers les fables et les contes, l’art éduque des
générations. Des séances nocturnes sont organisées dans les villages, donnant
l’occasion de raconter des mythes et légendes visant à transmettre des valeurs. En
ce sens, l’art participe à l’éducation du peuple. Il devient une manière assez subtile
d’inculquer aux jeunes les règles du groupe. Les punitions et les récompenses liées
aux normes sont distillées de façon artistique.
La fonction magico-religieuse est manifestée par les objets de culte, des édifices
religieux mais aussi les masques et décorations mystiques. Il raffermit le lien avec le
monde invisible ou avec l’Être Suprême. C’est pourquoi Senghor considère l’art
africain dans Liberté I « comme la religion en acte ». Dans les cérémonies cultuelles
ou rituelles, on se sert de statues et de masques pour convoquer la fécondité ou la
réussite ou pour conjurer le mauvais sort. Il pousse alors à penser à la création du
monde, à la mort, etc.
La fonction politique où l’art entre en relation avec les institutions ou le pouvoir
politique. Il peut constituer un pouvoir de coercition pour le respect des lois mais peut
avertir la répression. C’est une porte pour intervenir dans le cadre politique en
fustigeant ou expliquant des décisions politiques. Les pièces théâtrales, les
chansons incitent à voter comme elles peuvent tenter de montrer la portée d’une
politique publique.
Mayoro NDIAYE, Lycée Pikine-Est

Texte n° 01
Les masques constituent le plus souvent des sociétés que les ethnologues qualifient
de secrètes parce que seuls les membres se connaissent entre eux et qu’ils
n’apparaissent jamais en public le visage découvert. Les activités de ces sociétés ne
concernent pas que leurs membres, mais le groupe tout entier, le village. Elles
remplissent des fonctions rituelles en rendant un culte à certains esprits au nom de
toute la communauté, en veillant à ce que certains travaux d’utilité publique, comme
le nettoyage des lieux sacrés, soient effectués à temps, en faisant pression sur les
récalcitrants pour ce qu’ils se conforment à certaines règles sociales- ne pas
commettre l’adultère, s’acquitter de ses dettes, etc.
A cet égard, la société secrète agit comme la voix de l’opinion publique ou comme
instrument de force là où les sanctions sociales non coercitives ne suffisent pas. Cela
pose le problème des relations entre le pouvoir politique -le chef- et la société
secrète : ils pourraient entrer en compétition, voire en lutte pour le pouvoir effectif sur
le groupe. En fait, il semble bien que le chef et les masques représentent les
mêmes forces sociales ou les mêmes intérêts particuliers, car ils paraissent
généralement ne pas s’opposer.
Jacques Maquet, Les civilisations noires, Marabout Université,
p. 208

Texte n° 02
Image et rythme, ce sont les deux traits fondamentaux du style négro-
africain…L’image négro-africaine n’est…image-équation, mais image-analogie,
image surréaliste. Le Négro-africain a horreur de la ligne droite et du faux « mot
propre ». Deux et deux ne font pas quatre, mais « cinq », comme le dit le poète Aimé
Césaire. L’objet ne signifie pas ce qu’il représente, mais ce qu’il suggère, ce qu’il
crée. L’Eléphant est la Force, l’Araignée, la Prudence ; les cornes sont Lune ; et la
Lune est Fécondité. Toute représentation est image, et l’image, je le répète, n’est pas
équation, mais symbole, idéogramme. Non seulement l’image-figuration, mais la
matière,-pierre, terre, cuivre, or, fibre -, mais encore la ligne et la couleur. Tout
langage qui n’est pas fabulation ennuie. Bien mieux, le Négro-africain ne comprend
pas pareil langage. L’étonnement des premiers Blancs en découvrant que les
indigènes ne comprennent pas leurs tableaux, pas même la logique de leurs
discours !...Cependant, l’image ne produit pas son effet chez le Négro-africain si elle
n’est pas rythmée. Ici, le rythme est consubstantiel à l’image ; c’est lui qui l’accomplit,
en unissant, dans un tout, le signe et le sens, la chair et l’esprit.
Qu’est-ce que le rythme? C’est l’architecture de l’être, le dynamisme interne qui lui
donne forme, le système d’ondes qu’il émet à l’adresse des Autres, l’expression pure
de la Force Vitale. Le rythme, c’est le choc vibratoire, la force qui, à travers les sens,
nous saisit à la racine de l’être. Il s’exprime par les moyens les plus matériels, les
plus sensuels : lignes, surfaces, couleurs, volumes en architecture, sculpture et
peinture ; accents en poésie et musique ; mouvements dans la danse. Mais, ce
faisant, il ordonne tout ce concert vers la lumière de l’Esprit. Chez le Négro-africain,
c’est dans la mesure même où il s’incarne dans la sensualité que le rythme illumine
l’Esprit. La danse africaine répugne au contact des corps. Mais voyez les danseurs.
Si leurs membres inférieurs sont agités de la trémulation la plus sensuelle, leur tête
participe de la beauté sereine des masques, des Morts. »
Senghor, Liberté I, Négritude et Humanisme, Seuil pp.210-211-
212.

Sujet d’exercice n° 01: La fonctionnalité d’une œuvre d’art peut-elle être un obstacle
à son esthéticité ?

Sujet d’exercice n° 02: N’y a-t-il d’art que dans les Beaux-arts ?

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