Fascicule de Philosophie (Gwye)
Fascicule de Philosophie (Gwye)
Fascicule de Philosophie (Gwye)
Introduction générale
Réfléchir sur la philosophie, c’est se pencher sur une activité adossée à une faculté
nommée raison. En quoi consiste-t-elle ? Quelles sont ses caractéristiques ? La
raison est-elle l’apanage de certains ou plutôt est-elle un bien commun appartenant à
tous ? Si nous partons du principe de son universalité, serait-il légitime de vouloir
trouver à la philosophie une origine spatio-temporelle ? Si philosopher revient à se
servir de sa raison, tout homme n’est-il pas forcément philosophe ? Toutefois la
possession de la raison suffit-elle pour philosopher ? Ne faudrait-il pas certaines
conditions afin que cette faculté soit mise en éveil ? Sous ce rapport, la question de
l’origine ne devrait-elle pas mettre en exergue la provenance intellectuelle de la
philosophie ? Qu’est-ce qui d’ailleurs fait la spécificité de la philosophie : son objet ou
la nature de ses interrogations ? En fonction de ce qui la spécifie, la philosophie est-
elle encore d’actualité ? Autant d’interrogations qui, dans l’ordre de leur énonciation,
constituent les différents moments de ce travail.
Texte
Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité,
où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son
entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand
elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et
de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le
courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. La
paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre
d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction
étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit si facile
à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur. Si j’ai
un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience,
un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n’ai pas besoin de me
fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ;
d’autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse. Que la plupart des
hommes finissent par considérer le pas qui conduit à la majorité, et qui est en soi
pénible, également comme très dangereux, c’est ce à quoi ne manquent pas de
s’employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après
avoir rendu tout d’abord stupide leur bétail domestique, et soigneusement pris garde
que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils
sont enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qu’il aurait de marcher tout seul.
Or ce danger n’est sans doute pas si grand que cela, étant donné que quelques
chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher.
Emmanuel KANT, « Qu’est-ce que les Lumières ? »
Texte n° 01
Je vois par exemple que 2 fois 2 font 4, et qu’il faut préférer son ami à son chien, et
je suis certain qu’il n’y a point d’homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien
que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l’esprit des autres, comme les autres ne
les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu’il ait une raison universelle
qui m’éclaire, et tout ce qu’il y a d’intelligence (et tout ce qui existe comme êtres
intelligents). Car si la raison que je consulte n’était pas la même qui répond aux
chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les
chinois voient les mêmes vérités que je vois.
Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes est une
raison universelle. Je dis quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas
ici de la raison que suit un homme passionné.
Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons,
mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce
sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu’elles ne sont
pas conformes à la souveraine raison ou à la raison universelle que tous les hommes
consultent.
Nicolas Malebranche
Texte n° 02
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si
bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre
chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas
vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de
bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le
bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la
diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que
les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses
voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir
l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont
capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui
ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent
toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s'en éloignent.
R. Descartes, Le Discours de la Méthode, I ère Partie
De tous les modes de savoir, la philosophie reste celui qui réfléchit sur elle-même.
Cette étude introspective se présente de façon générale sous forme de deux
questions : celle de la définition et celle de l’origine.
Ce travail portant sur la Controverse autour de l’origine de la philosophie va
examiner donc la question suivante: d’où vient la philosophie ?
Selon un grand philosophe et chercheur du nom de Jean Pierre Vernant, il est
possible d’aborder cette question sous un double angle. D’une part, voir les
conditions psychologiques dans lesquelles est née la pensée dite philosophique ;
c’est son origine psychologique ou intellectuelle. D’autre part, situer la terre natale
de cette pensée ; c’est son origine historique ou chronologique.
I° L’origine psychologique ou intellectuelle
Il est remarquable que plusieurs éminents philosophes aient abouti à la même
conclusion : la philosophie tire son origine de l’étonnement. Ce mot traduit un état
d’esprit, une attitude psychologique que l’homme éprouve à chaque fois qu’il se
heurte à l’inconnu, à l‘anormal, à l’insolite. En effet, au cœur du XXème siècle, un
philosophe camerounais du nom d’Ebenezer Njoh-MOUELLE corrobore cette origine
en ces termes, dans son œuvre Jalons : « La philosophie nait d’une conscience
angoissée…. ». Le terme angoisse ressort fortement cette grande peur mêlée de
surprise qui saisit l’esprit humain placé devant l’inédit. Le sujet humain étant un
animal « néophobe », il ne reste jamais indiffèrent devant les situations nouvelles
ou énigmatiques. Il s étonne et cherche à percer le pourquoi et le comment des
phénomènes étranges qui se manifestent dans la nature et /ou dans la sphère
sociale.
Des siècles avant Njoh-MOUELLE, Aristote tissa ce lien entre la philosophie et
l’étonnement. Ce philosophe grec, dans son œuvre la Métaphysique, note que «la
philosophie est fille de l’étonnement». En effet, l’aristotélisme soutient bel et bien
que l’étonnement est à l’origine des « premières spéculations philosophiques ». Ce
disciple de Platon précise que cet étonnement commença par les premières
difficultés de la vie avant de s’étendre aux divers phénomènes naturels.
Si on creuse plus loin, l’histoire de la philosophie montre que le lien de causalité
entre l’étonnement et le discours philosophique remonte à celui que l’on cite comme
le fondateur ou plutôt le refondateur de la philosophie : SOCRATE. Dans le
Théétète, Platon le disciple nous rapporte les dires de son maître : « C’est la
marque d’un vrai philosophe que le sentiment d’étonnement, s’étonner, s’étonner : la
philosophie n’a pas d’autre origine ».
Ainsi, voyons-nous que – chose rare en philosophie- les points de vues sont
convergents : la philosophie a pour ligne de départ le sentiment d’étonnement.
Mais il est capital de mettre en exergue ceci : l’étonnement philosophique est fort
diffèrent de celui de la conscience mythique et de celui de la foi religieuse. En
philosophie, la raison travaille pour transformer le mystère en problème que l’on peut
comprendre et expliquer voire résoudre. Or, dans les sphères mythique et religieuse,
l’étonnement pousse l’homme dans une situation d’agenouillement qui se termine en
prière et en vénération. Car pour le mythe et la religion, le mystère a une origine
surnaturelle et / ou divine et comme le souligne le professeur Mamoussé Diagne,
« A monde merveilleux, conscience émue ».
II° - L’origine historique ou chronologique
Par ailleurs, examinant cette seconde origine, disons tout de suite qu’elle est
marquée par une pomme de discorde entre divers penseurs. En effet, sur la question
relative à la terre natale de la pensée philosophique, deux thèses se posent en
s’opposant : la thèse de l’origine grecque et celle de l’origine égyptienne.
La première, plus ancienne, est défendue par des auteurs que l’on nomme
européocentristes : des hommes qui soutiennent que l’Europe est le centre du
monde, le creuset des grandes civilisations et des connaissances les plus fécondes
dans tous les domaines, notamment dans celui de la philosophie.
Déjà dans l’antiquité, Aristote soutenait que le premier philosophe est Thalès de
Milet. C’est lui qui, insatisfait des réponses mythiques surnaturelles et imaginaires,
créa la pensée philosophique rationnelle : c’est le fameux passage du mythos au
logos. Mieux, Aristote rapporte que c’est à un autre grec du nom de Pythagore que
nous devons le mot ‘‘ philo sophos ’’.
Au cours du XVIIIème siècle, le philosophe allemand Hegel corrobore cette thèse
aristotélicienne. Il note que seul le peuple grec avait la maturité intellectuelle
nécessaire pour produire cette pensée rationnelle et critique digne d’être baptisée
philosophie (cf. texte n° 01 de J. P. Vernant).
Deux siècles plus tard, un autre allemand du nom de Martin Heidegger va radicaliser
cette position. Il note dogmatiquement qu’ « en réalité la locution rabattue de «
philosophie occidentale » est une tautologie ». En termes clairs, dans la perception
heideggérienne, il est inutile d’associer le mot philosophie et l’adjectif occidental, car
la philosophie n’existe par essence qu’en occident. Bref, pour reprendre l’expression
courante, pour tous ces auteurs, « la philosophie parle grec ».
Pourtant, cette thèse posée comme une évidence, écrite dans les livres et enseignée
dans les écoles durant des siècles, sera battue en brèche par d’autres éminents
penseurs dont les plus connus sont les professeurs Cheikh Anta Diop et Amelineau.
Pour eux, la philosophie est née en Égypte pharaonique.
Amelineau est un chercheur français et égyptologue de renommée. Au terme de
longues années de quête, il lance ce message à ces concitoyens thuriféraires de la
thèse de l’origine grecque : « les philosophes grecs en général et Platon en
particulier ont du mérite ; mais les prêtres égyptiens ont plus de mérite, et si nous
leur rendons la paternité de ce qu’ils ont inventé, nous ne faisons qu’un acte de
justice». Ce savant français met ici en relief la dette que les savants grecs ont envers
les prêtres égyptiens. Car c’est chez ces prêtres que les grecs ont été initiés et
formés dans leurs différents domaines.
Dans la même optique de justice et de vérité historique, le savant sénégalais Cheikh
Anta Diop va s’inscrire en faux contre cette thèse européocentrique. Etablissant
l’antériorité des civilisations nègres, il rappelle au monde entier une information de
taille déjà notée par Hérodote : les plus grands savants grecs dont Pythagore et
Platon ont déjà séjourné en terre égyptienne. En effet, Socrate avait demandé à ses
disciples de parcourir le monde pour trouver des sages qui pourraient délivrer les
grecs des affres nées de la peur de la mort. C’est cette mission qui a conduit Platon
en Egypte. Pour plus de précision, Cheikh Anta Diop montre que dans son dialogue
nommé le Timée, Platon ne fait que rapporter et systématiser des savoirs appris en
Egypte chez les prêtres et les scribes Des savoirs relatifs à l’existence du monde
intelligible, à l’immortalité et à la transmigration des âmes.
Dès lors, Cheikh Anta Diop accuse les occidentaux de plagiat. Lors de la conférence
de Caire de 1974 ; Théophile Obenga - disciple de Cheikh Anta Diop, chercheur
reconnu et historien de taille - résume les thèses de son maître en ces termes «
l’occident est assis sur un confort mensonger, tout prouve qu’il a des dettes claires
envers les prêtres et les scribes égyptiens, aussi bien en ce qui regarde les sciences
mathématiques, philosophiques et autres… ».
Mamadou Sanoussy BA
Lycée SIRL
Texte n° 01
La pensée rationnelle a un état civil ; on connait sa date et son lieu de naissance.
C’est au VIéme siècle avant notre ère, dans les cités grecques d’Asie mineure, que
surgit une forme de réflexion nouvelle, toute positive, sur la nature. Burnet exprime
l’opinion courante quand il remarque à ce sujet « les philosophes ioniens ont ouvert
la voie, que la science, depuis, n’a eu qu’à suivre ». La naissance de la philosophie,
en Grèce, marquerait ainsi le début de la pensée scientifique - on pourrait dire : de la
pensée tout court. Dans l’Ecole de Milet, pour la première fois, le logos se serait
libéré du mythe comme les écailles tombent des yeux de l’aveugle. Plus que d’un
changement d’attitude intellectuelle, d’une mutation mentale, il s’agirait d’une
révélation décisive et définitive : la découverte de l’esprit. Aussi serait-il vain de
rechercher dans le passé les origines de la pensée rationnelle. La pensée vraie ne
saurait avoir d’autre origine qu’elle-même. Elle est extérieure à l’histoire, qui ne peut
rendre raison, dans le développement de l’esprit, que des obstacles, des erreurs et
des illusions successives. Tel est le sens du « miracle » grec : à travers la
philosophie des ioniens, on reconnait, s’incarnant dans le temps, la raison
intemporelle. L’avènement du logos introduirait donc dans l’histoire une discontinuité
radicale. Voyageur sans bagages, la philosophie viendrait au monde sans passé,
sans parents, sans famille ; elle serait un commencement absolu.
Texte n°02
Texte no 03
La philosophie, la mythologie, la législation, la médecine, les mathématiques, l’art,
c’est-à-dire l’ensemble des manifestations du génie grec, ont été importés des
temples égyptiens à l’issue de leur séjour par les étudiants restés des années durant
auprès de leurs maîtres.
Mais pourquoi les anciens Egyptiens à l’origine de telles percées scientifiques et qui
avaient déjà formulé la notion de l’être constitué d’une infinité d’atomes, que la
science attribue à Démocrite, pourquoi les anciens Egyptiens se sont-ils montrés
incapables de réaliser une révolution scientifique et technicienne ?
Comment une civilisation qui avait perçu les phénomènes de la rotation de la terre et
de sa révolution autour du soleil, qui savait prévoir la procession des équinoxes et
qui portait en elle les prémices de la science et de la technique les plus modernes
n’a-t-elle pas pu se muer en une société scientifique et technicienne de haut niveau ?
Il faut croire que plusieurs facteurs intellectuels et philosophiques, de mêmes que
des causes socio- économiques précise ont empêché la mutation de la société
égyptienne. De tous ces facteurs en émerge un qui, dans sa cardinalité, sert de toile
de fond à la problématique de nos civilisations, le respect de la vie, le respect de la
nature.
L’idée d’un créateur suprême, possesseur et maître souverain de la vie régissant
l’ensemble de l’univers dans tous ses processus de transformation, rend impossible
une révolution scientifique et technique qui suppose l’existence d’un univers
autonome, non transcendantal, extradivin, régi par ses lois propres. La pensée
égyptienne considérait les dieux comme des créatures vivantes qui sous-tendaient
les manifestations de l’Etre et expliquaient les phénomènes observés.
Pour que la science égyptienne puisse se muer en une science très avancée, il
aurait fallu qu’au-delà des faits scientifiques qu’ils avaient découverts, les prêtres et
les scribes dégagent des lois régissant ces données, en faisant si nécessaire
violence à la nature, en essayant de dominer les phénomènes, de les réduire au
besoin, plutôt que de se limiter à les constater et à les observer.
Pour une telle démarche, les prêtres égyptiens auraient eu à se dégager de
l’influence omniprésente et omnipotente du Dieu créateur, à devenir rationalistes
pour admettre que l’ordre naturel n’est pas un ensemble extrahumain, dépassant
l’imagination humaine, et à faire entorse au respect de la vie. Cela aurait été la seule
manière pour la société égyptienne de jeter les bases de la révolution scientifique
dont la naissance (…) obéit à une vision faustienne (1) de la nature.
Il aurait fallu pour l’épanouissement de la science et de la technique égyptienne que
les prêtres d’Osiris (2) abandonnent leur cosmogonie pour ce qui deviendra en
Occident le rationalisme philosophique. Le mérite des disciples grecs de ces prêtres
est d’avoir détaché la science égyptienne de son carcan mystico religieux et surtout
d’avoir fait de la raison la source première de la connaissance.
Là se situe la portée de ce qu’on nomme le miracle grec.
Edem Kodjo, Et demain l’Afrique
(1)- Faust : Humaniste et thaumaturge allemand de la fin du XVe - début XVIe siècle
dont on ne sait rien sinon ce que en dit la légende selon laquelle il aurait vendu son
âme au diable contre le savoir et la possibilité d’en jouir.
(2)- Osiris : dieu du Bien, de la Végétation et de la Vie éternelle dans l’Egypte
Antique.
Sujet d’exercice n° 01: « La philosophie ne peut naître que dans une situation de
crise et d’écroulement ». Que vous suggère une telle affirmation ?
Sujet d’exercice n° 02: Philosopher, c’est comprendre que nul n’a le monopole de la
philosophie. Qu’en pensez-vous ? (Bac 2015, Série L)
QU’EST-CE QUI FONDE LA SPECIFICITE DE LA PHILOSOPHIE ?
Sujet d’exercice n° 01: Le fait que la philosophie revendique son droit d’être inutile
est-il suffisant pour la récuser ?
INTRODUCTION GENERALE
S’interroger sur la condition d’accès à l’humanité, c’est peut-être admettre que celle-
ci n’existe pas a priori, qu’elle n’est pas donnée. Autrement dit, sans cette condition,
il n y a point d’humanité. A ce propos il serait intéressant, pour mieux réfléchir à cette
condition d’accès à l’humanité, de chercher à comprendre d’abord cette « pré-
humanité ». Aussi peut-on se poser la question que voici : qu’est-ce l’homme avant
son humanisation ? N’est-il qu’un simple individu ou bien un animal particulier ?
Répondre à cette question nous permettra sans aucun doute de progresser dans la
prise en charge de la question centrale car, faudrait-il le rappeler, la société est la
condition sur laquelle on s’interroge. Or, si le lien intime entre individu et société reste
indéniable, il n’en demeure pas moins vrai que les deux notions sont différentes.
Aussi la notion de société ne peut échapper à l’analyse : qu’est-ce que la société en
général et celle des hommes en particulier ? Quelles sont les prédispositions qui
rendent possible l’existence sociale ?
Dans son œuvre, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,
Emmanuel Kant insiste sur le paradoxe de « L’insociable sociabilité des hommes ».
En fait, dit-il, la société résulte de tendances contradictoires qui animent les hommes,
tendances faisant qu’ils veulent vivre en groupe et s’isoler. La volonté humaine
d’association se justifie par le fait qu’en procédant ainsi l’individu « se sent plus
homme par le développement de ses dispositions naturelles ». Celles-ci n’atteignent,
en effet leur plein épanouissement que dans le cadre global de la société. Le désir
d’isolement est motivé en ce qui le concerne par l’égoïsme de l’homme qui fait qu’il
veut « tout diriger dans son sens » c'est-à-dire à son profit. Il apparait ainsi que la vie
en société, étant le lieu d’expression d’aspirations aussi contradictoires ne peut
exister sans poser d’énormes problèmes qu’on peut formuler à travers les questions
suivantes :
Qu’est-ce que la société ou l’existence sociale ? La société a-t-elle toujours existé ?
La vie en société relève-t-elle de la nécessité ou de la volonté ?
Peut-on concevoir la société sans les normes ou institutions qui sous-tendent les
rapports entre individus ? Qu’est-ce qu’une norme sociale ? Cette dernière est-elle
une contrainte qui empêche l’individu d’être libre ou plutôt une condition pour son
épanouissement ? Quelles attitudes les hommes peuvent-ils adopter face aux
normes sociales et morales ?
Pour la prise en charge de toutes ces questions, il est d’abord nécessaire d’analyser
les notions d’individu, de personne et de société.
Texte n° 02
Etat de solidarité, en partie naturelle, en partie voulue, avec un groupe de nos
semblables, le lien de société est en partie de fait et non choisi, en partie imposé, en
partie choisi ou confirmé par la volonté. Tous les paradoxes de la vie en société
résultent de ce mélange, et l’on ne peut pas nommer société une association qui n’a
pas une part de hasard et une part d’amitié. Le contrat social ne fait jamais que
reprendre volontairement ce qui est subi comme ce qui est aimé. Les sociétés
fondées sur un contrat ne sont pas de véritables sociétés. Une banque, dès qu’il y’a
menace de ruine, tout le monde en retire ses fonds et l’abandonne. La véritable
société est fondée sur la famille, sur l’amitié, et sur les extensions de la famille.
Sujet d’exercice n° 01: Faut-il dire que la société dénature l'homme ou qu'elle
l'humanise ?
Texte n° 01
Non seulement le passage de l’état de nature à l’état social ne dégrade pas la
nature de l’homme, mais il est la condition de sa pleine réalisation. Si bien que l’état
de nature apparait maintenant comme un état inférieur au regard de l’état social, et
comme opposé à la nature de l’homme tout autant que l’instinct ou l’appétit sont
opposés à la liberté : ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans
l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice
à l’instinct et en donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant.
C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le
droit à l’appétit, l’homme qui jusque-là n’avait regardé que lui-même se voit obligé
d’agir sur d’autres principes et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants.
Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en
regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées
s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme toute entière s’élève à tel point
que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessus de
celle dont il est sorti, il devrait sans cesse bénir l’instant heureux qui l’en arracha pour
jamais, et qui, d’un animal stupide et borné fit un être intelligent et un homme.
J.J. Rousseau
Texte n° 2
On a défini l’homme comme l’être vivant doué de la parole (Zoon logo echon),
comme l’être vivant qui, en agissant, donne à la société la forme d’une cité : dotée de
lois (Zoon politikon), comme l’être qui produit des outils (homo faber), qui travaille
avec des outils : economicus).
Chacune de ces définitions porte sur un point caractéristique, mais l’essentiel fait
défaut : il ne faut pas comprendre l’Homme comme un être immuable, et qui revient
toujours à ces formes de son être. Loin de là, l’essence de l’homme est mouvement :
l’homme ne peut rester tel qu’il est. Il se trouve dans une évolution constante de son
être social. Contrairement aux animaux, il n’est pas un être qui se répète dans sa
perfection, d’une génération à l’autre. Il dépasse l’état dans lequel il est donné à lui-
même. Chacun naît dans des conditions originales. Outre qu’il est lié par les voies
qui lui sont prescrites, tout nouveau-né est aussi un nouveau commencement. Pour
Nietzsche, l’homme est « l’animal qu’on ne définit jamais ». L’animal se contente de
répéter ce qui a déjà été, et ne peut progresser. L’homme, au contraire, ne peut, de
par sa nature, être ce qu’il est, un point c’est tout. Il peut se perdre dans des
impasses, des anomalies, des perversions des aliénations. Il a besoin d’’être aidé,
sauvé, délivré, et de venir à soi-même. Or cela ne se produira pas selon une
direction invariable, connue ou admise, qui serait la seule façon véritablement d’être
homme.
Karl Jaspers
Sujet d’exercice n° 01: En quoi peut-on dire que l’homme est un animal parlant ?
(Bac 1999, Série S)
Texte n° 02
Le problème de l’inconscient en psychologie est (…) moins un problème
psychologique que le problème de la psychologie elle-même. Le médecin ne peut
que hausser les épaules quand on affirme que « le conscient est le caractère
indispensable du psychique » et tout son respect pour les philosophes l’amènera à
admettre qu’ils ne parlent pas de la même chose et que leur science est entièrement
différente. Car une seule observation compréhensive de la vie psychique d’un
névropathe, une seule analyse de rêve doit le convaincre d’une manière absolue que
les processus de pensée les plus compliqués et les plus parfaits peuvent se dérouler
sans exciter la conscience du malade (…)
Pour bien comprendre la vie psychique, il est indispensable de cesser de surestimer
la conscience. Il faut […] voir dans l’inconscient le fond de toute vie psychique.
L’inconscient est pareil à un grand cercle qui enfermerait le conscient comme un
cercle plus petit. Il ne peut y avoir de fait conscient sans stade antérieur inconscient,
tandis que l’inconscient peut se passer de stade conscient et avoir cependant une
valeur psychique. L’inconscient c’est le psychique lui-même et son essentielle réalité.
Sa nature intime nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur, et la
conscience nous renseigne sur lui d’une manière aussi incomplète que nos organes
de sens sur le monde extérieur.
C’est à Aristote qu’est attribué le mérite d’avoir défini l'homme comme un animal
politique, c'est-à-dire comme un être fait pour se déterminer à une forme de vie
appelée Polis. La nature et la fin de cette vie tendent à une certaine organisation : la
société politique.
Si nous partons de ce principe, la société peut être vue comme naturelle. Et elle ne
serait pas la conséquence d’un accord qui en ferait un artifice ou une convention.
Elle est plutôt ce qui rend possible l’existence et la nature de l’homme : la vie en
communauté. A partir de cela, il apparait que l’homme n’a pas une nature «
insociable » ou réfractaire à la vie sociale, qu’il se résignerait alors à souffrir par
obligation de faire le choix du moindre mal. Cette position conséquente à la thèse de
Freud et à celles des conventionnalistes n’est pas en phase avec la thèse
aristotélicienne.
Selon Freud, la vie en société exige des sacrifices que les hommes ne peuvent
consentir naturellement. Elle occasionne de ce fait un ensemble de frustrations, de
refoulements, de sublimations de leurs pulsions interdites par la vie en communauté.
Celle-ci requiert un effort d’évoluer autrement qu’il nomme civilisation. « Il est curieux
que les hommes, qui savent si mal vivre dans l'isolement, se sentent cependant
lourdement opprimés par les sacrifices que la civilisation attend d'eux afin de leur
rendre possible la vie en commun. La civilisation doit ainsi être défendue contre
l'individu, et son organisation, ses institutions et ses lois doivent se mettre au service
de cette tâche ; elles n'ont pas pour but unique d'instituer une certaine répartition des
biens, mais encore de la maintenir, elles doivent de fait protéger contre les
impulsions hostiles des hommes, tout ce qui sert à maîtriser la nature et à produire
les richesses. On acquiert ainsi l'impression que la civilisation est quelque chose
d'imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment
s'approprier les moyens de puissance et de coercition. […] On pourrait croire qu'une
régulation nouvelle des relations humaines serait possible, laquelle renonçant à la
contrainte et à la répression des instincts, tarirait les sources du mécontentement
qu'inspire la civilisation, de sorte que les hommes, n'étant plus troublés par des
conflits internes, pourraient s'adonner entièrement à l'acquisition des ressources
naturelles et à la jouissance de celles-ci : Ce serait l'âge d'or. Mais il est douteux
qu'un état pareil soit réalisable.» (in L’avenir d’une illusion).
Il est manifeste, dès le début de son propos, que pour Freud l’homme ne saurait bien
vivre dans la solitude, mais la solution qui s’offre à lui pour pallier à ce problème est
également lourde de maux. Toutefois, c’est le choix de dépasser le solipsisme qui est
le meilleur pour l’individu, afin qu’il puisse s’imposer, ou se laisser imposer, une
résistance face à ses impulsions hostiles à toute canalisation et à toute maîtrise de
ses désirs les plus fantaisistes. Ces désirs souvent individuels et des plus sensibles,
ne sauraient lui laisser la stabilité et l’équilibre propres à une vie matériellement
évoluée et humainement digne de lui. C’est pourquoi, les hommes s’imposent ce
cadre de vie commun permettant de maîtriser la nature et de produire les richesses.
C’est fondamentalement pour cette raison qu’il faut protéger la société des attaques
de l’individu, qui risque de la déstabiliser à tout moment, à cause de ses pulsions
égoïstes et de son besoin illimité de jouissance. Pour qu’une vie stable soit possible,
il faut alors sacrifier une part importante de la demande corporelle, il faut savoir faire,
individuellement et collectivement, le commerce qui permet de maintenir la société
dans l’intérêt et l’avancement de tous. Un tel commerce, poussé à ses ultimes
possibilités, permettrait même une existence libre de toute contrainte et de toute
obligation, du fait du pouvoir qu’aurait l’individu de se conduire en toute
responsabilité, même en l’absence de toute règle. Cependant, une telle vie semble
irréalisable par les hommes, aux yeux de Freud. C’est à croire qu’il n’ose point parier
pour le pouvoir de moralité dont dispose l’humain. C’est à voir que pour lui, la
détermination inconsciente est comme une menace permanente, quelque part
comme le levier qui permet de hausser les actions conscientes à leur niveau de
mérite.
Par ailleurs, apparue incontournable (après que les hommes ont fait l’expérience de
l’impossibilité d’atteindre adéquatement leur essence et leur bonheur au sens
humain, c’est-à-dire en tant que ces derniers sont sous-tendus par la moralité, la
communication et le progrès), la société se poserait comme une création des
hommes qui l’institueraient alors dans le but de réfréner les antagonismes des
natures égoïstes et/ou des mouvements passionnels d’êtres contraints à se
rencontrer dans le cadre de la satisfaction de leurs désirs individuels. De ce fait,
l’association, en tant qu’un contrat passé entre individus intéressés et obligés,
provient de la contrainte des besoins, des accidents de l'histoire, comme le conçoit
Rousseau, ou du besoin de se protéger de la violence des autres, ainsi que
l’entrevoit Hobbes. Une telle position artificialiste s’oppose à celle d’Aristote pour qui
la société est d’origine naturelle. L’homme tend par nature à vivre en société. En
réalisant cette tendance, il accomplit sa nature, ce pour quoi il est fait. « Personne ne
choisirait de posséder tous les biens de ce monde pour en jouir seul, car l'homme
est un être politique et naturellement fait pour vivre en société. »( in Éthique à
Nicomaque. Livre IX, ch. 9).
Si la société est une instance naturelle par laquelle l’homme accomplit son essence,
sa raison d’être : l’humanité, c’est du fait que cette dernière est entendue au sens de
l’accès au progrès et à la moralité. En effet, les hommes ne se regroupent ni par
contrainte, ni par convention, suppose Aristote, mais par nature, simplement parce
que l’homme est un être naturellement inachevé. C’est ce regroupement qui lui
permet de se compléter, de mener une vie heureuse, d’entreprendre des actions
vertueuses. « La cité est l'achèvement social de la nature humaine en la réalisation
du bonheur et de la vertu ». Hors de la cité, ces paramètres ne sont pas
envisageables pour un humain. Hors de la cité, l’homme « sans famille, sans foyer,
sans loi » est d’une individualité égotiste. Il est alors soit une bête ou une brute, soit
un dieu. Comme une bête, il est soumis à la tyrannie des besoins et des désirs,
comme une brute, il est esclave de ses pulsions agressives. Dans de pareilles
circonstances, ni le raisonnement, ni la conscience n’ont prise sur lui. Mais comme
un dieu, l’homme s’adonnerait à une vie contemplative. Or, nous dit Aristote, voilà «
un sommet rarement atteint et au niveau duquel l’homme ne saurait se maintenir ». Il
écrit : « L'homme est né pour deux choses, pour penser et pour agir en dieu mortel
qu'il est ». Voilà pourquoi l’action politique est la vocation de la vie humaine.
Ce qui permet d'affirmer que l'homme est un animal politique, c’est que d'une part,
étant un être doté de raison et qui parle, il a le pouvoir de communiquer, car ce fait
de la parole, propre à l’homme seul, est rendu possible par la pensée. Celle-ci est en
résumé ce qui lui permet de construire un sens pour la compréhension de la vie et de
faire les choix conséquents à son être de conscience. C’est en ce sens qu’il établit
une pluralité de types d’actions qui rendent possibles et rendent compte de ses
rapports avec ses semblables. « La rationalité et la moralité sont des fins
subordonnées à la fin suprême qu’est la cité », puisqu’en celle-ci seule, l’homme
trouve son humanité. Et cette dernière ne peut être réalisée, nous dit Aristote, que
grâce au logos, c’est-à-dire à la pensée, qui favorise ses échanges, ses discussions
qui sont au fondement de son évolution.
On voit alors qu’Aristote considère la nature de l’homme de la même façon que
Sartre la conçoit, c’est-à-dire qu’elle est ce que l’homme devient finalement, au bout
de ses efforts, et non ce qu’il est à l’origine. Par exemple, à la naissance, l’homme ne
parle pas et ne pense pas, quand bien même langage et pensée sont dans sa
nature. Ce qui revient à dire que celle-ci est à atteindre, à construire dans la vie en
communauté par les actions collectives. C’est par là qu’Aristote montre que l’homme
n’est pas un être autosuffisant ; il a besoin de ses pairs pour se faire.
D’autre part, si Dieu ou la Nature a fait à l’homme une dotation minime (en ne lui
accordant qu’une volonté libre et une raison, comme dit E. KANT( Voir aussi le mythe
de Prométhée, pour autre référence.), c’est pour qu’il fasse un effort de
développement personnel afin d’être méritant de sa vie, qui au départ ne comporte
rien, mais aussi pour qu’il sente le besoin de se retrouver avec ses semblables afin
mutuellement qu’ils se réalisent et atteignent des buts communs.
« Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que
l’homme est un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr
et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé, soit un être
surhumain […] Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre,
étant comme un pion isolé au jeu de trictrac. C’est pourquoi il est évident que
l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe
quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or
seul parmi les animaux, l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du
douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature,
en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de
l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de
manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet
qu’une chose qui est propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait
que, seuls, ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres
notions de ce genre. Or avoir de telles notions en communs, c’est ce qui fait une
famille et une cité. » (In La Politique, I, 2.).
Cette conception d’Aristote selon laquelle c’est uniquement dans la société que
l’homme acquiert le qualificatif d’humain et qu’il se réalise complètement, grâce aux
échanges, aux discussions et aux actions collectives, est partagée par Hannah
Arendt pour qui toutes les activités humaines sont conditionnées par le fait que
l’homme vit en société : l’action est inimaginable en dehors de la société des
hommes, dit-elle.
L’action suppose la présence et l’implication des autres. Elle ne saurait se réaliser
par aucune individualité, elle ne peut être possible dans l’isolement. Voilà pourquoi
Arendt la voit comme l’activité propre au domaine public. Parce que l’action implique
les autres, elle requiert de façon incontournable la parole, puisque ceux qui doivent
agir ensemble sont appelés à communiquer, à échanger et à discuter. Or, la parole
est la spécificité humaine de l’échange et de la communication. En effet, pour ces
individus pluriels qui doivent réaliser les actions qui témoignent de leur appartenance
à un espace public, « chacun est capable de nouveaux points de vue et de nouvelles
actions qui ne s’accordent pas forcément à un modèle ordonné prévisible, à moins
que leurs capacités politiques aient été annihilées ». C’est cela qui donne sens et
mérite à tout ce qui fait que les hommes sont distincts. Car les individualités
humaines sont appelées à se retrouver pour s’enrichir des expériences nouvelles. La
valeur de cette pluralité est l’évolution et le partage. En ce sens, Arendt souligne les
dangers de l’action, si elle démarre de nouveaux processus en dehors du contrôle
des acteurs impliqués. C’est à croire que pour Arendt, la concertation et la discussion
sont cruciales pour un monde humainement conservé : « Si les hommes n’étaient
pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, s’ils n’étaient pas
distincts, ils n’auraient pas besoin de la parole ou de l’action pour se faire
comprendre. Par l’individualité, les hommes se distinguent au lieu d’être simplement
distincts. La parole et l’action révèlent cette individualité, qui repose sur l’initiative,
mais une initiative dont aucun être humain ne peut s’abstenir s’il veut rester humain
».
Il est maintenant plus qu’évident que l’action et la parole sont pour la vie en
communauté et rendent les hommes capables de nouvelles expériences. Ainsi,
l’illusion d’un homme « fort », seul contre tous et devant sa force à sa solitude, est à
oublier, car un tel homme est en réalité impuissant. « Celui qui n’agit pas, ignore qui
il est et donc ne peut accéder au bonheur. Est heureux celui qui a saisi qui il est,
celui qui s’est révélé à lui-même et aux autres, par ses actes et ses paroles. (…)
Comme une table autour de laquelle les gens sont rassemblés, ce monde à la fois
relie et sépare les hommes. Seule l’expérience de partage peut nous rendre
capables de faire le tour de la réalité et de développer un sens commun partagé.
Sans cela, nous sommes, chacun, ramenés à la subjectivité de notre expérience
personnelle, dans laquelle seuls nos sentiments, nos besoins et désirs font la réalité.
» (in La condition humaine)
Une réalité déclinée sous le mode des désirs et des besoins est en vérité dépourvue
de liberté, puisque sous la conduite de ces derniers, nous ne sommes que soumis et
dépendants ; le choix ne s’offre pas et la demande se renouvelle à répétition. Le
besoin biologique revient de manière cyclique, nous dit Hannah Arendt, l’homme
mené par les besoins de son corps ne se sert pas librement de son corps. Ainsi, pour
sortir de l’emprise de ce corps, il faut faire preuve de raisonnement : donner un
pouvoir de décision adéquate à la conscience, une aptitude à nous éclairer dans le
bon sens à l’entendement. Cela est le sens de la liberté.
C’est en cela que J.P.Sartre considère ceci : Ce qui rend possible la liberté, c’est
l’imagination dont est apte la conscience. Et « pour qu'une conscience puisse
imaginer il faut qu'elle échappe au monde par sa nature même, il faut qu'elle puisse
tirer d'elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot il faut qu'elle
soit libre.» (in L’être et le néant).
La liberté de la conscience est alors la liberté du sujet, l’infini pouvoir d’imaginer des
choix est le signe de la liberté de l’homme. Parce que la conscience peut être
capable d’indépendance face au monde, l’imagination est ouverte et les choix
s’offrent à l’infini, nous montre J.P. Sartre. Dans de pareilles conditions, l’homme n’a
plus le choix de dire qu’il n’a pas le choix et sa liberté s’impose à lui, qu’il veuille
l’assumer ou pas du tout. C’est l’écart ou la distance que la conscience peut adopter
par rapport au monde qui nous empêche d’être entièrement déterminés. Ainsi, la
conscience est impliquée dans la « constitution du monde » et de notre liberté. C’est
grâce à son pouvoir d’auto-détermination que l’essence de l’homme, qui désigne son
être et justifie ses actions, n’est jamais déclinée ou posée a priori. Pour cela, aucune
action du sujet conscient ne peut être prévisible. Chez l’homme, nous dit Jean Paul
Sartre, « l’existence précède l’essence » et non l’inverse. En effet, l’homme existe
d’abord, il se définit ensuite progressivement en fonction de ses actions, de ses
choix, de son histoire, il acquiert enfin une nature ou une essence.
Et quel que soit ce qu’il peut être au cours de cette histoire, l'homme est avant tout
un existant, c’est-à-dire un être qui opère continuellement des choix. A ce titre, sa
liberté est inhérente à son existence humaine, elle en est la condition. Être un
homme, c'est être « condamné à être libre », être condamné à assumer son
existence libre. Tant que nous avons le choix, nous sommes libres. Toutefois,
l’individu peut être facilement tenté par la mauvaise foi. Ce que Sartre voit comme
une forme d'inauthenticité de l’action afin de nier toute responsabilité : « je n'y suis
pour rien, prétend alors l'être teinté de mauvaise foi ; c'est la faute des autres ; c'est
à cause de telle passion qui s'est emparée de moi et à laquelle je n'ai pu résister ;
c’est parce que Dieu ou « le destin » l'a ainsi voulu… ».
Mais Sartre nous fait remarquer que ces raisons viennent de nous, c'est nous qui les
faisons valoir comme des causes qui ont tout pouvoir sur nous. En réalité, quel que
soit ce qui nous a déterminés à l’action, il se présente toujours comme notre choix,
même si nous ne voulons pas l’assumer devant les autres. C’est du refus d’accepter
nos choix que vient la mauvaise foi, qui gâche la liberté. Mais quoi qu’il en soit, nous
ne sommes pas libres d'échapper à la liberté. Refuser la liberté, c'est encore la
refuser librement. Et s'abstenir de choisir, c'est encore faire un choix : le choix de
s'abstenir. Ainsi, nous ne pouvons plus nier notre liberté à moins d’être lâches. La
liberté nous colle pour ainsi dire à la peau.
« Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l'essence — c'est-à-dire l'ensemble
des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir — précède
l'existence ; et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre
est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle
on peut dire que la production précède l'existence. […] Nous voulons dire que
l'homme existe d'abord, c'est-à-dire que l'homme est d'abord ce qui se jette vers un
avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir. L'homme est d'abord un
projet qui se vit subjectivement, au lieu d'être une mousse, une pourriture ou un
chou-fleur ; rien n'existe préalablement à ce projet ; rien n'est au ciel intelligible, et
l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être.» (in L’existentialisme est un
humanisme)
On le voit donc, la liberté chez Sartre coïncide avec le pouvoir de nous déterminer
personnellement, la capacité d’imaginer les choix conséquents aux actes que nous
voulons poser, sans l’entremise d’aucun prétexte qui nous délivrerait d’une
quelconque responsabilité. Ce que nous faisons est toujours la suite de ce que nous
avons voulu. Notre conscience et notre volonté sont les seuls motifs de nos actes et
c’est en cela que nous sommes libres.
N’est-ce pas le même pouvoir que Descartes donne à ces deux facultés que nous
avons de vouloir, de comprendre, de juger avant l’exécution de nos décisions ?
La conscience étant nécessaire pour la compréhension des différents paramètres qui
sous-tendent l’existence est importante pour notre détermination, car c’est elle qui
nous donne la connaissance des choses et des conséquences liées à nos choix. Ce
qui nous permet de nous déterminer convenablement et de faire preuve de
responsabilité. Par exemple, la connaissance des lois qui régissent l’Etat, la
compréhension des différentes situations liées au respect ou à la transgression de
ces lois, nous permet d’aller dans le sens du respect de la loi, si nous voulons
échapper à la sanction, à la privation de notre liberté.
La volonté, faculté que nous avons de pencher pour un objet plutôt que pour un
autre, est généralement considérée comme devant être gouvernée par la raison,
c’est-à-dire déterminée au choix selon des normes et des principes, le plus souvent
moraux. En cela, elle s'oppose à la spontanéité des désirs ou des instincts naturels.
Elle désigne aussi la capacité de choisir par soi-même sans contrainte particulière.
Mais il faut préciser qu’en réalité la volonté peut être conduite soit par l’entendement
soit par les désirs. En effet, vouloir une chose ou une autre, incliner pour un parti ou
pour un autre, c’est exercer sa capacité d’exécution face à une situation. Un tel
pouvoir de se déterminer fait suite à une délibération de l’entendement ou à la
présence d’un désir.
Si Descartes affirme la liberté de l’homme du seul fait qu’il dispose d’une volonté,
c’est parce que pour lui, celle-ci doit être en dernière instance éclairée par la raison.
Une telle liberté pour Descartes traduit de la liberté de penser, de reconnaître et
d’énoncer la vérité, c’est-à-dire de savoir choisir le meilleur parti. Loin de poser alors
que la liberté consiste à faire n’importe quoi, ou s’achève en une volonté mauvaise
par la proclamation du faux et le choix du mal, Descartes rappelle seulement que rien
ne contraint la pensée : former une pensée (juger) requiert notre volonté éclairée et
libre. Il ressort de là que la liberté humaine la plus haute est celle que sous-tend
l’entendement. Le vrai motif de nous estimer est le bon usage que nous faisons de
notre liberté. C’est la recherche de la vérité qui témoigne de cette dernière.
Ainsi, l’acte volontaire manifeste le libre-arbitre. Et Descartes d’ajouter : « entre faire
volontairement et faire librement, il n y a pas de différence ». La volonté, pouvoir
d’autodétermination, est alors corollaire du libre-arbitre qui consiste à ce que « nous
pouvons fuir une chose ou ne pas la fuir, affirmer ou nier en sorte que nous ne
sentons point une force extérieure nous y déterminer » (Descartes, Méditations, IV).
En somme, on voit que même si le libre-arbitre est la manifestation de notre seule
volonté dans l’action, même si par lui nous exprimons notre pouvoir d’autonomie, il
est clair qu’il convient d’en user adéquatement, aux yeux de Descartes, c’est-à-dire
donner la preuve que notre vie n’est pas entièrement déclinée sous le mode du
naturel, du spontané, du fantaisiste.
C’est d’ailleurs dans cette mesure qu’il rejette la liberté d'indifférence, c’est-à-dire le
pouvoir qu'a l'être humain de choisir arbitrairement (indifféremment) de faire ou de ne
pas faire sans raison véritable. Pour lui, la liberté d’indifférence est « le plus bas
degré de la liberté ». Si cette capacité d'indifférence est vue par certains comme
l'expression la plus « forte » de la liberté humaine, du fait qu’on peut toujours choisir
le contraire de ce qu'on choisit ou qu'on a choisi, Descartes précise que notre
entendement nous permet souvent de faire ce que nous considérons comme étant
le meilleur choix, d’après l’idée que nous avons des choses. Par conséquent, ce
n’est pas dans l’indifférence que s’exerce la volonté. Ainsi, lorsqu'on voit clairement
la meilleure option, on n’hésite pas ou ne fait pas dans l'indifférence. Au contraire
cette connaissance claire pousse à faire le choix par notre volonté.
Ainsi, « afin que je sois libre, il n'est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir
l'un ou l'autre des deux contraires », mais plutôt que je connaisse clairement afin de
me déterminer en connaissance de cause. Donc, seul un choix éclairé par la
connaissance (clairement conçu) est réellement ou pleinement libre, et c'est
pourquoi, il conclut que si nous voyions toujours le meilleur choix parmi ceux qui
nous sont offerts, « nous serions entièrement libres, sans jamais être indifférents ».
Mais quand chez Descartes, la liberté rime avec l’acte volontairement,
c’est-à-dire l’acte individuel, pour Rousseau elle n’a de sens que si elle se manifeste
au niveau collectif pour servir la volonté générale. Celle-ci est ce que tout citoyen
devrait vouloir pour le bien de tous et non pour son intérêt propre ou particulier. La
volonté générale empêche chaque individu de rechercher un bien personnel, qui
serait pour son intérêt particulier. C’est pourquoi Rousseau montre que sur elle
repose le corps social ; elle est au fondement de celui-ci comme une puissance
première : « Il est à noter que la volonté générale ne correspond pas exactement à la
volonté de la majorité, cette dernière n'étant qu'une somme de volontés particulières.
La volonté générale est la somme des différences des volontés particulières, c'est-à-
dire ce qui reste quand on a ôté les différentes volontés particulières qui
s'entredétruisent.» (Du contrat social).
Ne peut-on alors la comprendre comme le consensus qui supporte toute association
d’hommes ayant leurs volontés particulières, et pour cela appelés à faire des
compromis, à coexister dans la tolérance et à se supporter dans leurs différences ?
N’est-ce pas un tel consensus qui est la preuve de la capacité de dépassement de
soi qu’a chaque individu pour se retrouver avec ses semblables, qui rend possible un
espace de vie commun assaini par l’effort et la résistance pour ne donner aucun
pouvoir à ses désirs personnels, ses passions et impulsions individuelles ? Voilà ce
qui, pour Rousseau garantit l’État, ce qui permet au corps social de ne pas être
détruit et de tendre vers le bien commun. Afin de se maintenir dans ce bien commun,
les forces de l’État ne peuvent être dirigées que par la volonté générale, c’est-à-dire
l’accord des intérêts particuliers, à partir desquels se dégagent des intérêts
communs.
A ce titre, la liberté n’est pas significative d’actions individuelles sous-tendues par les
seuls motifs ou règles de l’individu. Elle est plutôt limitée par la volonté générale et se
justifie du seul bien commun. Ce qu’il faut comprendre avec Rousseau, c’est que
dans l’État, la volonté générale est la condition sine qua non de la liberté des
citoyens, elle empêche que celle-ci soit sans borne et finisse par mettre en péril le
contrat social, garant de la vie en communauté.
En effet, montre Rousseau, par le pacte social, la liberté est conservée, mais elle
change de nature. On passe de la liberté naturelle de faire ce qui plaît à chacun à la
liberté conventionnelle de ne faire que ce qui convient à tous. En effet, l’obéissance à
la loi nous soustrait aux liens de dépendance personnelle qui avilissent les hommes
et dégradent leurs rapports. « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit
dans l’homme un changement très remarquable en substituant dans sa conduite la
justice à l’instinct, et en donnant à ses actions la moralité qui leur manquait
auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion
physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même,
se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter
ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de
la nature, il en regagne de si grands ; ses facultés s’exercent et se développent, ses
idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel
point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-
dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en
arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un
homme. »
Il est ici manifeste que pour Rousseau, seule la vie en société est capable de hisser
l’homme au plus haut degré d’amélioration de son être. Par le concours que les
hommes se prêtent mutuellement, les secours qu’ils se font réciproquement et les
sacrifices qu’ils consentent les uns envers les autres, ils sont capables d’atteindre, en
agissant de concert, le niveau de perfectibilité le plus élevé donné à un « dieu mortel
». Mais tout cela passe nécessairement par l’effort personnel que fait chacun pour se
soumettre aux exigences de la communauté, lesquelles rendent possible son
développement individuel. Du moment que chacun est vu comme ayant participé et
consenti à l’établissement de ces exigences et règles de conduite, Rousseau conclut
que la liberté morale est la seule qui rend l’homme vraiment maître de lui, car
« l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est
prescrite est liberté » (in Du contrat social, Livre I, ch. VIII).
Dans cette même logique d’avoir foi en la capacité qu’a l’individu de trouver
personnellement et en soi les règles qui prescrivent son évolution et sous-tendent
son action, Emmanuel Kant montre ceci : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme
hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L‘état de tutelle est
l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-
même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une
insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage
de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapereaude ! (Aie le courage de te servir
de ton propre entendement !) Voilà la devise des Lumières. Paresse et lâcheté sont
les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut
affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère (…), restent cependant
volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres
de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre
qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la
conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire,
etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de
penser dès lors que je peux payer ; d’autres assumeront bien à ma place cette
fastidieuse besogne. Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi
eux, le beau sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très
dangereux et de surcroît très pénible, c’est que s’y emploient ces tuteurs qui, dans
leur extrême bienveillance, se chargent de les surveiller. Après avoir d’abord abêti
leur bétail et avoir empêché avec sollicitude ces créatures paisibles d’oser faire un
pas sans la roulette d’enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite
le danger qui les menace s’ils essayent de marcher seuls. Or, ce danger n’est sans
doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à
marcher. Un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d’ordinaire de toute autre
tentative ultérieure. »
Emmanuel Kant, Königsbergen Prusse, 30 septembre 1784.
Sujet d’exercice n° 01: Y a-t-il une contradiction entre être libre et être soumis aux
lois ? (Bac 2001, Série S)
INTRODUCTION GENERALE
S’interroger sur la science, son rapport avec le réel et la vérité, c’est sans aucun
doute prendre le risque de déborder de son domaine restreint et d’intégrer dans la
réflexion des considérations d’ordre métaphysique et éthique. La science, comme du
reste tout projet de connaissance s’accompagne-t-elle nécessairement d’une
certaine conception du réel et de la vérité ? Ainsi, y a-t-il lieu de convoquer sa
spécificité en rapport avec les modes de connaissance « pré-scientifique » (mythe,
religion, philosophie etc.) ? Quelles sont les ruptures qui ont rendu possible son
émergence ? Qu’est-ce qui la caractérise en tant que type nouveau de
connaissance : son objet, sa méthode et ses limites ? La fragmentation du réel à
travers les différents types de science ne figure-t-elle pas d’une renonciation à toute
visée ontologique ? Le réel scientifique est-il réel ou construit ? L’intérêt que la
modernité porte à la science n’est-il pas révélateur des possibilités d’application
pratique qu’elle offre ? Qu’est-ce qui lie science et technique ? Enfin, l’activité
scientifique doit-elle bénéficier d’une liberté totale d’action ou bien doit-elle être
canalisée au double plan éthique que juridique ?
Texte n°01
On remarque enfin que, seules, toutes les choses où l’on étudie l’ordre et la mesure
se rattachent à la mathématique, sans qu’il importe que cette mesure soit cherchée
dans des nombres, des figures, des astres, des sons, ou quelque autre objet.
On remarque ainsi qu’il doit y avoir quelque science générale expliquant tout ce
qu’on peut chercher touchant l’ordre et la mesure sans application à une matière
particulière, et que cette science est appelée, non pas d’un nom étranger, mais d’un
nom déjà ancien et reçu par l’usage, mathématique universelle, parce qu’elle
renferme tout ce pourquoi les autres sciences sont dites des parties de la
mathématique.
Ce qui fait voir combien elle l’emporte en utilité et en facilité sur les autres sciences
qui en dépendent, c’est qu’elle s’applique à toutes les mêmes choses qu’elle et en
plus à beaucoup d’autres ; et que toutes les difficultés qu’elle renferme se retrouvent
aussi dans ces autres sciences, accompagnées en outre de bien d’autres difficultés,
qui proviennent de leurs objet particuliers, et qu’elle ne possède pas pour sa part.
Texte n° 02
La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose
absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion,
c’est pour d’autres raisons que celle qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a,
en droit toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas ; elle traduit des
besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de
les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est
le premier obstacle à surmonter.
Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en
maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire
provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions
que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler
clairement.
Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie
scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce
sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit
scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de
question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est
donné. Tout est construit.
G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1960, p.14.
Sujet d’exercice n° 01: La science doit ses progrès à ses méthodes de vérification.
Qu’en pensez-vous ? (Bac 2014, Série L)
La science, forme d’approche du réel parmi tant d’autres (mythe, magie, religion,…)
se distingue en trois types en fonction de la manière dont se présente ce réel (texte
n° 01, de Jeanne Parain-Vial). Le réel abstrait, en tant que pure construction de
l’esprit est l’objet des sciences hypothético-déductives ou logico-formelles ; le réel
concret, c’est-à-dire la nature physique extérieure, est l’objet des sciences
expérimentales ; et enfin, le réel ou fait humain, est l’objet d’étude des sciences
humaines.
Qu’en est-il des sciences logico-formelles ou hypothético-déductives ?
Elles sont au nombre de deux : la Logique et la Mathématique.
La logique peut être définie comme la science du raisonnement valide devant mettre
en place les normes auxquelles tout discours soucieux de distinguer le vrai du faux
doit se conformer. Le syllogisme, inventé par Aristote, en est le parfait exemple.
Défini par ce dernier comme étant « un discours dans lequel, certaines choses étant
données, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement, en
vertu même de ces données », le syllogisme se caractérise par la rationalité de son
raisonnement fait à partir de deux premières propositions appelées prémisses (la
majeure et la mineure) et d’une troisième en découlant nécessairement : la
conclusion. Cependant, la validité du raisonnement logique ne dépend pas du
contenu des termes, c’est-à-dire de leur rapport à la réalité, mais seulement de sa
forme logique : la logique s’intéresse à la vérité formelle et non à celle matérielle.
Voici un célèbre exemple de syllogisme donné par Aristote lui-même :
Si tous les hommes sont mortels (prémisse majeure)
Et si Socrate est un homme (prémisse mineure)
Donc (Alors) Socrate est mortel (conclusion)
Les mathématiques quant à elles ont pour objet les grandeurs calculables ou
mesurables, les nombres et les figures. Le mathématicien construit tout un système
hypothético-déductif ayant comme base des hypothèses, c’est-à-dire des axiomes,
des définitions et des postulats. A partir d’une hypothèse, il réalise des conditions
exactement définies en vue de déduire des propriétés qui sont alors de pures
représentations mentales, c’est-à-dire de pures constructions de l’esprit permettant
de créer la réalité par l’acte même de sa définition. C’est par exemple en définissant
le cercle que le mathématicien le crée. La méthode est la déduction qui consiste à
partir de propositions de départ, elles-mêmes souvent indémontrables, et à en tirer
d’autres propositions qui en découlent nécessairement. Il faut enfin l’application du
principe de non-contradiction pour que les vérités mathématiques soient absolument
valides.
En définitive, les sciences logico-formelles, reposant sur une démarche purement
rationnelle, se distinguent alors de la foi religieuse qui est avant tout un acte de
soumission et de confiance en un ou en des êtres transcendants. Cependant, même
si la religion a accès en nous directement par le sentiment et l’émotion, elle n’en
reste pas moins favorable à la recherche de connaissances rationnelles. La foi et la
raison, loin donc de s’opposer, sont comme nos deux yeux : renoncer à l’une ou à
l’autre, c’est comme « se crever un œil pour mieux voir » affirmait Leibniz.
Texte n° 01
La pluralité des sciences et la spécificité de chacune d’elles résultent évidemment de
leur nature même, c’est-à-dire du fait qu’elles sont essentiellement des activités
intervenant sur le réel pour recueillir des données. Or, premièrement, elles sont
obligées de choisir les aspects du réel qu’elles veulent étudier. Deuxièmement,
chaque mode d’intervention, c’est-à-dire chaque méthode, entraine la découverte de
phénomènes qui ne peuvent être atteints par d’autres méthodes. On nous objectera
que certaines sciences interviennent peu et se contentent d’observer : l’astronomie,
l’éthologie. Nous dirons plus exactement que, contrairement aux sciences
expérimentales, elles ne peuvent pas ou ne veulent pas modifier certains facteurs du
réel comme le font ces autres sciences en vue de questionner celui-ci. Mais elles
sont néanmoins essentiellement actives, et l’observateur intervient, ne serait-ce que
par le point de vue à partir duquel il observe et par ses instruments.
Jeanne Parain-Vial
Texte n° 02
Toute l’initiative expérimentale est dans l’idée, car c’est elle qui provoque
l’expérience. La raison ou le raisonnement ne sert qu’à déduire les conséquences de
cette idée et à la soumettre à l’expérience.
L’esprit de l’homme ne peut concevoir un effet sans cause, de telle sorte que la vue
d’un phénomène éveille toujours en lui une idée de causalité. Toute la connaissance
humaine se borne à remonter des effets observés à leur cause. A la suite d’une
observation, une idée relative à la cause du phénomène observé se présente à
l’esprit ; puis on introduit cette idée anticipée dans le raisonnement en vertu duquel
on fait des expériences pour la contrôler.
Les idées expérimentales, comme nous le verrons plus tard, peuvent naître soit à
propos d’un fait observé par hasard, soit à la suite d’une tentative expérimentale, soit
comme corollaires d’une théorie admise. Ce qu’il faut seulement noter pour le
moment, c’est que l’idée expérimentale n’est point arbitraire ni purement imaginaire ;
elle doit avoir toujours un point d’appui dans la réalité observée, c’est-à-dire dans la
nature. L’hypothèse expérimentale, en un mot, doit toujours être fondée sur une
observation antérieure.
Sujet d’exercice n° 01: Y a-t-il une place pour la subjectivité dans la science ? (Bac
2011, Série L)
Pour répondre à une telle question, deux théories se sont opposées, une première,
essentialiste selon laquelle la science, omnisciente, aurait déjà atteint la fin de son
histoire pour avoir déjà saisi l’essence d’une vérité qu’elle n’a plus qu’à réaliser ; et
une autre, historiciste, qui nie la possibilité d’accès à la vérité qu’elle remplace par
des connaissances momentanées.
L’approche essentialiste ou positiviste va de l’antiquité grecque jusqu’à la fin du XIXe
siècle et a connu son apogée au XVIIe siècle, période d’optimisme béat et
d’euphorie scientifique, surtout avec les révolutions Galileo-newtoniennes.
Elle repose sur l’idée d’un déterminisme et d’une causalité scientifique infaillibles.
D’après cette conception, la vérité explicative du réel existerait d’après un plan conçu
par un démiurge (la noésis) selon sa seule volonté, plan permettant d’expliquer le
déroulement de toute création. Et la science, qui aurait fini de percer le secret du
démiurge, c’est-à-dire de saisir la vérité du réel, n’aurait plus qu’à expliquer une fois
pour toutes l’énigme de l’univers qui deviendrait un système clos de connaissances.
Mais c’est vers le milieu du XX e siècle que de nouvelles théories scientifiques
révolutionnaires (la Physique quantique et la découverte de l’énergie subatomique )
allaient ouvrir de nouveaux espaces de recherches à la fois complexes et infinis qui
ébranleront les fondements et les paradigmes de ce classicisme moribond en
relativisant considérablement sa vision de la vérité scientifique . Ce fut le cas avec
les travaux sur la relativité d’Albert Einstein, ceux de Max Planck, de Niels Bohr, de
Louis De Broglie, de Werner Heisenberg, etc., mais aussi avec les ruptures
épistémologiques introduites par Karl Popper et Gaston Bachelard.
Toutes ces découvertes ont eu le mérite d’avoir permis à la science moderne de
tempérer son euphorie classique et de réfréner ses ambitions, prenant ainsi
conscience pour la première fois du caractère historique de son savoir. C’est ce qui
allait expliquer à partir de ce moment, l’émergence d’un courant épistémologique
nouveau, le courant historiciste.
L’historicisme repose en effet sur le principe selon lequel la vérité est inaccessible à
la science qui peut malgré tout avoir des connaissances ; et ces connaissances, qui
ne sont donc plus que les différents moments de la vérité, s’enchaînent infiniment
dans le temps en renouvelant sans cesse cette vérité, mais sans jamais pouvoir
l’épuiser.
Se pose alors la question légitime de savoir si la science peut s’accommoder d’une
vérité qui a, dans sa nature même, de changer en fonction de l’histoire, c’est-à-dire
d’évoluer du fait du temps. Est-il possible de concevoir un point de convergence
entre la vérité et l’histoire sans relativiser la vérité elle-même au risque de la rendre
presque illusoire et chimérique? En d’autres termes, en embarquant ainsi la vérité
dans l’histoire, ne la fait-on pas tout simplement disparaître ?
Pour contourner ces difficultés, l’épistémologie moderne allait mettre le progrès
scientifique, non plus dans l’enchaînement de vérités parcellaires participant d’une
même logique, mais dans le recouvrement progressif d’erreurs. Telle est
l’épistémologie de G. Bachelard, mais aussi celle de Popper.
G. Bachelard a théorisé l’existence d’un nouvel esprit scientifique qui va mettre le
progrès scientifique non plus dans la possession d’une vérité définitive, mais dans la
capacité de l’esprit à juger son passé historique en le condamnant. Et ainsi, l’esprit
scientifique ne se formerait qu’en se réformant progressivement, grâce à sa capacité
à rectifier ses propres erreurs. On a alors l’impression qu’à chaque époque de son
développement, la science reconnait ses erreurs de l’époque précédente et fait son
mea-culpa : « en revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable
repentir intellectuel. En fait, on connait contre une connaissance antérieure, en
détruisant des connaissances mal faites », dira Bachelard (cf. texte de Bachelard
intitulé ‘‘ La vérité est rectification d’erreurs’’).
Sir Karl Raimund Popper défend presque les mêmes points de vue à travers les
notions de falsifiabilité ou réfutabilité et de faillibilisme. Il montre en effet, dans son
ouvrage Logique de la découverte scientifique, que les véritables victoires de la
science ne peuvent plus être des vérités certaines, mais des erreurs certaines : « le
vieil idéal scientifique de l’épistèmê, l’idéal d’une connaissance absolument certaine
et démontrable s’est révélé être une idole ». Et ainsi, pour Popper, une théorie est
scientifique quand, dans l’impossibilité de prouver sa véracité, on parvient à s’assurer
de sa fausseté et ainsi, à l’écarter du champ infini de la vérité. La falsifiabilité réside
alors dans la capacité à éliminer de manière certaine et irréfutable une possibilité
d’erreur explicative d’un phénomène scientifique tout en laissant le champ ouvert à la
possibilité d’autres théories explicatives, elles aussi à éprouver et à éliminer par le
même procédé de la falsifiabilité.
La pensée scientifique contemporaine est donc devenue, selon le mot de Dominique
Lecourt, « une pensée qui ne progresse qu’en détruisant ses propres certitudes » ;
ce qui laisse croire alors que la science ne nous donne jamais la vérité de l’être mais
seulement les connaissances que chaque époque, chaque histoire, peut en avoir (cf.
texte n° 01, d’A. Comte-Sponville).
En définitive, si l’on en croit Heisenberg et son principe de l’incertitude qui dit qu’ « on
sait très bien maintenant pourquoi on ne saura jamais la vérité », ou si l’on écoute
Einstein affirmer que: « le plus incompréhensible, c’est que le monde soit
compréhensible », on en conclurait alors à un désenchantement du monde, à une
perte de repères pour l’homme du XXI e qui serait redevenu un être à la quête de sa
propre rationalité, sans aucun sens du réel. Mais, paradoxalement, nous assistons
en même temps à une sorte de réenchantement du monde, dans la mesure où, pour
saisir la vérité du réel, le scientifique d’aujourd’hui est presque obligé de la rattacher
à un autre niveau de réalité , celle de l’au-delà. C’est peut-être la raison, chez
certains savants d’aujourd’hui, d’une sorte de retour à Dieu et d’un regain de
religiosité. Dieu redevient en effet le principe de l’Etre, c’est-à-dire, comme le disent
Jean Stod et alii (autres), dans Science et quête du sens, un « God of the gap », un
Dieu du trou, du vide explicatif laissé par la science ; Dieu est redevenu le seul
principe créateur que la science pose aujourd’hui au cœur de la question du sens.
Texte n° 01
L’esprit a une structure variable dès l’instant où la connaissance a une histoire. En
effet, l’histoire humaine peut bien, dans ses préjugés, dans tout ce qui relève des
impulsions immédiates, être un éternel recommencement ; mais il y a des pensées
qui ne recommencent pas. Ce sont les pensées qui ont été rectifiées, élargies,
complétées. Elles ne retournent pas à leur aire restreinte ou chancelante. Or l’esprit
scientifique est essentiellement une rectification du savoir, un élargissement des
cadres de la connaissance. Il juge son passé historique en le condamnant. Sa
structure est la conscience de ses fautes historiques. Scientifiquement, on pense le
vrai comme rectification historique d’une longue erreur, on pense l’expérience
comme rectification de l’illusion commune et première.
Texte n° 02
L’histoire des sciences, ce n’est pas l’histoire de la vérité : c’est l’histoire des
conditions - techniques, théologiques, idéologiques,… - de sa découverte. Il n’y a
pas de vérité scientifique ; il n’y a que des connaissances scientifiques, qui toutes,
sont relatives et historiques. Cela ne prouve pas que la vérité, vers quoi elles
tendent, le soit aussi. Considérons par exemple la pression atmosphérique. Qu’elle
existe, on ne l’a pas toujours su : il a fallu du temps et du travail (Galilée, Torricelli,
Pascal…) pour la comprendre. Mais elle n’en existait pas moins avant qu’on ne le
sache, et même j’accorde qu’il était vrai-intemporellement vrai- elle existait avant
même que l’atmosphère, elle, n’existât. C’est en quoi l’histoire des sciences nous
ouvre à l’éternité du vrai : toutes nos connaissances sont historiques, aucune vérité
ne l’est. Si bien que nos connaissances ne sont des connaissances (aucune
connaissance n’est la vérité mais aucune ne serait une connaissance si elle ne
comportait au moins une part de vérité) que par cela en elles qui échappent à leur
histoire. L’être vrai d’une pensée est indépendant du temps, (…) et c’est en quoi
toute vérité(…) est éternelle.
André Comte-Sponville, L’Entre-temps: quelques réflexions sur le temps de la
conscience, Paris, PUF, 1999.
Sujet d’exercice n° 01: Y a-t-il une place pour la subjectivité dans la science ? (Bac
2011, Série L)
Texte n° 01
Il est classique de présenter la construction de la locomotive comme une « merveille
de la science », et pourtant la construction de la machine à vapeur est inintelligible si
on ne sait pas qu’elle n’est pas l’application de connaissances théoriques préalables,
mais qu’elle est la solution d’un problème millénaire proprement technique, qui est le
problème de l’assèchement des mines(…).
Science et technique doivent être considérées comme deux types d’activités dont
l’une ne se greffent pas sur l’autre, mais dont chacun emprunte réciproquement à
l’autre tantôt des solutions, tantôt des problèmes. C’est la rationalisation des
techniques qui fait oublier l’origine irrationnelle des machines et il semble qu’en ce
domaine, comme en tout autre, il faille savoir faire place à l’irrationnel, même et
surtout quand on veut défendre le rationalisme.
Texte n°2
Le Prométhée définitivement déchainé, auquel la science confère des forces
jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique
qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de
devenir une malédiction pour lui.
La thèse liminaire de ce livre est que la promesse de la technique moderne s’est
inversée en menace, ou bien que celle-ci s’est indissolublement alliée à celle-là.
Elle va au-delà du constat d’une menace physique. La soumission de la nature
destinée au bonheur humain a entrainé par la démesure de son succès, qui
s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le plus grand défi
pour l’être humain que son faire ait jamais entrainé. Tout en lui est inédit, sans
comparaison possible avec ce qui précède, tant du point de vue de la modalité
que du point de vue de l’ordre de grandeur : ce que l’homme peut faire aujourd’hui
et ce que par la suite il sera contraint de continuer à faire dans l’exercice
irrésistible de ce pouvoir, n’a pas son équivalent dans l’expérience passée. Toute
sagesse héritée, relative au comportement juste, était taillée en vue de cette
expérience. Nulle éthique traditionnelle ne nous instruit donc sur les normes du
« bien » et du « mal » auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement
nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles. La terre nouvelle de la
pratique collective, dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de
pointe, est encore une terre vierge de la théorie éthique.
Dans ce vide (qui est en même temps le vide de l’actuel relativisme des valeurs)
s’établit la recherche présentée ici. Qu’est-ce qui peut servir de boussole ?
L’anticipation de la menace elle-même ! C’est seulement dans les premières
heures de son orage qui nous vient du futur, dans l’aurore de son ampleur
planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être
découverts les principes éthiques, desquels se laissent déduire les nouvelles
obligations correspondant au pouvoir nouveau. Cela, je l’appelle « heuristique de
la peur ». Seule la prévision de la déformation de l’homme nous fournit le concept
de l’homme qui permet de nous en prémunir. Nous savons seulement ce qui est
en jeu, dès lors que nous savons que cela est en jeu. Mais comme l’enjeu ne
concerne pas seulement le sort de l’homme, mais également l’image de l’homme,
non seulement la survie physique, mais aussi l’intégrité de son essence, l’éthique
qui doit garder l’un et l’autre doit être non seulement une éthique de la sagacité,
mais aussi une éthique du respect.
La fondation d’une telle éthique, qui ne reste plus liée au domaine immédiatement
intersubjectif des contemporains, doit s’étendre jusqu’à la métaphysique, qui seule
permet de se demander pourquoi des hommes doivent exister au monde : donc
pourquoi vaut l’impératif inconditionnel de préserver leur existence pour l’avenir.
L’homme de la technologie, avec ses risques extrêmes, exige ce risque de
réflexion extrême.
Texte n° 03
Il n’est pas, selon moi, d’autre activité humaine dans laquelle l’accord entre les
hommes soit toujours aussi certainement acquis. L’observation scientifique se traduit
par les mêmes réactions de pensée, quelles que soient la longitude et la latitude. (…)
Si le rôle moral et social de la Science pure (…) est en général reconnu, c’est sur les
applications que se porte la critique, et la Science est considérée comme morale ou
immorale suivant que l’usage qui en est fait est bienfaisant ou destructeur. En réalité,
il serait plus convenable de faire porter ce jugement non sur la Science, mais sur les
hommes qui l’appliquent et l’utilisent. Ceux-ci ne sont pas en général des
scientifiques.
Ce double aspect de la science peut s’illustrer de nombreuses manières. La
machine, le procédé nouveau peuvent provoquer soit une crise douloureuse de
chômage, soit l’affranchissement des travailleurs, astreints à un pénible labeur. Dans
le domaine même de la guerre, l’étude systématique des alliages a permis de
découvrir des aciers nouveaux qui, sous forme de blindages, protègent des
combattants, et sous forme de canons plus puissants, contribuent à les détruire. La
bombe atomique elle-même, dont vous connaissez tous les terrifiants effets (…) est
l’aboutissement d’une longue série de recherches qui doivent également conduire à
des applications pacifiques dans le domaine des sources d’énergie(…).
En fait, il est indéniable que les difficultés de notre époque sont dues aux mauvais
usages de la Science. Les crises économiques et le chômage qui provoquent les
guerres, les destructions massives par l’aviation et par la bombe atomique, sont
autant de signes très graves qui doivent nous alarmer et provoquer chez chacun de
nous des réactions salutaires.
Suffit-il donc, comme il a été suggéré, de fermer les laboratoires, de supprimer les
moyens de travail aux savants à défaut de les pendre, et de se contenter d’exploiter
les connaissances acquises jugées largement suffisantes ? La nature se chargerait,
tôt ou tard, de nous faire mesurer cruellement l’erreur d’une telle attitude. Il est
certain que nous serions en proie à des difficultés plus tragiques encore si la science
n’avait pas progressé.
Fréderic Joliot, Conférence de l’UNESCO, 1947
Sujet d’exercice n° 01: Que penser d’une science qui se met au service de la
politique ? (Bac 2002, Série S)
L’art classique grec résidait dans une reproduction de la réalité. Il s’agissait d’être en
harmonie avec la nature. En effet, chez les grecs, la nature inspirait le travail de
l’artiste et constituait le modèle comme le suggère Cicéron : « il y a plus d’art dans la
nature que ce que fait la main de l’homme » (in Vies des philosophes). Pour les
artistes comme Boileau, Léonard de Vinci, Michel Ange, plus l’œuvre d’art ressemble
à la réalité, plus elle est réussie, plus elle est esthétique. Selon Boileau, maître de
l’esthétique classique, il n’est pas « De serpent, ni de monstre odieux / Qui par l’art
imité ne puisse plaire aux yeux » (in Arts Poétiques). Aussi, l’artiste, par son œuvre,
peut faire naître le plaisir dans la présentation qu’il fait d’un objet répugnant ou
affreux. D’ailleurs Léonard de Vinci affirme dans Trattato de pittura « l’œil reçoit de la
beauté peinte le même plaisir qu’il reçoit de la beauté réelle ». La beauté artistique
émanait donc du réel et se résumait à une parfaite imitation de la nature. Ainsi dira
Albert Dürer « l’art réside dans la nature,…plus ton œuvre sera conforme à la nature,
meilleure elle sera,… ».
L’œuvre d’art parfaite doit, de ce fait, représenter la nature au point de s’y
méprendre. L’art était figuratif. « La peinture est la fille légitime de la nature » disait
Léonard de Vinci. L’exemple des peintres donné par Hegel dans Esthétique illustre
bien ces propos. Il montre que le peintre Zeuxis a peint des raisins que les oiseaux
venaient picorer et Praxeas avait reproduit le rideau de sa chambre au point de se
cogner souvent au mur faute de pouvoir distinguer le vrai du rideau peint. Il s’agit
essentiellement d’un art réaliste. Et c’est d’ailleurs cette tradition de pensée qui a
donné naissance à ces deux mouvements littéraires et artistiques que sont le
Réalisme et le Naturalisme. Le roman de Zola, Germinal qui dépeint la vie réelle des
mineurs au XIXe siècle en est aussi une parfaite illustration .Si bien que chez eux, ce
qui ne représente rien ne ressemble à rien pour dire que l’imitation est la garantie de
la qualité de l’art.
C’est justement cette vision de l’art comme mimesis qui justifie les critiques de
Platon. Il disqualifie le travail de l’artiste comme copie du réel. Pour l’académicien, la
reproduction du faux rend encore difficile l’accès au vrai. C’est au nom de la vérité
que Platon milite pour la mort des artistes parce qu’ils nous plongent dans l’illusion.
En reprenant les apparences qu’ils prennent comme modèle, les artistes nous
entraînent dans un double mensonge. Selon Platon, l’art ne nous dit rien sur la
réalité. L’exemple des trois lits permet de comprendre sa position. En effet, d’après
Platon, le peintre reproduit sur sa toile le lit du menuisier qui est une copie imparfaite
de l’idée de lit qui se trouve dans le monde intelligible. Ainsi, l’art est mensonger,
illusionniste pour lui parce que non seulement il se contente d’imiter la nature mais il
ne s’arrête que sur l’apparence des choses au lieu d’aller au fond de la réalité.
Hegel est aussi tout à fait à l’opposé de cette conception réaliste de l’art. Pour lui,
l’art réside surtout dans la création. D’ailleurs l’artiste a beau imiter la nature, ses
efforts resteront vains comme « un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant »
déclare-t-il. Ainsi, l’art ne peut être perçu comme mimésis. Une façon de préciser que
l’art ne saurait être une imitation du réel. Un tel projet serait même insensé selon
Hegel qui écrit dans Esthétique « quel besoin avons-nous de voir dans des tableaux
ou sur une scène des animaux, des paysages ou des événements humains que
nous connaissons déjà pour les avoir vu dans nos jardins, dans nos intérieurs ».
L’œuvre d’art se présente alors comme un dépassement de la nature, une autre
vision du monde. Sa finalité est de « révéler la vérité (…) et de figurer »
concrètement cette vérité ajoute Hegel dans Esthétique. L’art requiert donc chez lui
l’intervention de l’esprit en tant qu’il apporte quelque chose à la nature. Il vise à nous
montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui
échappent à nos sens et à notre conscience. Aussi, Bergson soutient que l’art est ce
qui nous met en « face à face avec la réalité même » (in Le Rire). L’art ne se propose
pas de reproduire l’objet du réel auquel nous sommes confrontés mais de présenter
autrement l’objet de façon artistique afin de le mettre en évidence comme le souligne
Paul Klee « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Il est re-création,
transfiguration et présente le réel comme une œuvre d’art. L’art, sous tous ces
aspects, est donc une transposition et non pas un reflet du réel. Il fait la promotion,
l’instauration d’un autre monde. Heidegger dira à ce propos « l’œuvre d’art dit autre
chose que la chose qui n’est que chose (…), l’œuvre d’art est allégorique ». La
beauté de l’œuvre d’art n’est pas la reproduction d’une valeur impliquée dans la
nature mais la création d’une valeur de beauté spécifique et originale. Ce qui permet
à Hegel de conclure que l’art n’imite jamais mais réalise.
Mais l’artiste comme créateur n’est pas aussi aisé à admettre. Rappelons que la
création, comme produire quelque chose à partir de rien ou faire advenir ce qui
n’existait pas, est un terme chargé religieusement. Seul Dieu est créateur, tout le
reste n’est que créature. Du latin créatio qui signifie inventer du neuf, faire naître du
nouveau, la création semble être le propre de Dieu. Ainsi l’artiste se posant en
créateur semble être en concurrence avec Dieu. Ce paradoxe peut être dépassé
lorsqu’on analyse le processus de création. Il est admis que Dieu crée ex nihilo c’est-
à-dire à partir de rien, seulement par le Verbe. Mais la création artistique qui est celle
de l’homme se réalise à partir de matériaux tirés de la nature. L’artiste crée, à cet
égard, à partir de quelque chose et reflète son esprit ; ce qui faisait dire à Nietzsche
que « la nature est un point de départ, mais un point de départ intolérable » (in Gai
savoir).
Dès lors comment appréhender la création humaine ? Peut-on dire de l’artiste qu’il
est maître de son œuvre ?
Selon Platon, c’est l’inspiration qui anime l’artiste. Il bénéficie d’un statut de privilégié
étant le réceptacle de la divinité qui l’inspire. Il en découle une perte de raison, qui
fait dire à Platon « Le poète crée par l’effet d’un don divin » (dans Ion). Aux yeux de
Platon, l’artiste subit une influence divine dans son travail, il est possédé par les
dieux ou muses qui parlent à travers lui. C’est pourquoi, il demande d’honorer le
poète avant de le chasser de la République car il a le privilège de converser avec les
Dieux. La notion de génie permet à Kant d’expliquer l’originalité d’une œuvre d’art.
Du latin genius qui peut désigner talent ou don, le génie, pour Kant, « est une
disposition innée de l’esprit par laquelle la nature fournit des règles à l’art » (dans
Critique de la faculté de juger). Selon Kant, le génie de l’artiste renvoie à son « talent
qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ». Son
génie lui permet de réaliser des œuvres exemplaires à travers des règles fournies
spontanément. Ainsi sa création échappe à toute rationalité. C’est pourquoi l’artiste
n’est pas en mesure de donner une explication de son art. Aucun artiste n’a écrit un
livre sur ses œuvres. Le génie n’est donc pas une attitude qui peut être apprise
d’après une codification de gestes. Contrairement à Kant qui en fait un « don de la
nature », Nietzsche y voit le résultat d’une activité minutieuse proche de l’activité
artisanale. D’après Nietzsche, l’activité du génie résulte d’un long travail. Pour lui, le
génie n’est pas un miracle, il découle des efforts fournis par l’artiste. Il est donc le
fruit d’un labeur, le produit d’une longue expérience dans l’activité artistique.
Texte n° 02
C'est un vieux précepte que l'art doit imiter la nature ; on le trouve déjà chez
Aristote. Quand la réflexion n'en était encore qu'à ses débuts, on pouvait bien se
contenter d'une idée pareille ; elle contient toujours quelque chose qui se justifie par
de bonnes raisons et qui se révélera à nous comme un des moments de l'idée ayant,
dans son développement, sa place comme tant d'autres moments. D'après cette
conception, le but essentiel de l'art consisterait dans l'imitation, autrement dit dans la
reproduction habile d'objets tels qu'ils existent dans la nature, et la nécessité d'une
pareille reproduction faite en conformité avec la nature serait une source de plaisirs.
Cette définition assigne à l'art un but purement formel, celui de refaire une seconde
fois, avec les moyens dont l'homme dispose, ce qui existe dans le monde extérieur,
et tel qu'il y existe. Mais cette répétition peut apparaître comme une occupation
oiseuse et superflue, car quel besoin avons-nous de revoir dans des tableaux ou sur
la scène, des animaux, des paysages ou des événements humains que nous
connaissons déjà pour les avoir vus ou pour les voir dans nos jardins, dans nos
intérieurs ou, dans certains cas, pour en avoir entendu parler par des personnes de
nos connaissances ? On peut même dire que ces efforts inutiles se réduisent à un
jeu présomptueux dont les résultats restent toujours inférieurs à ce que nous offre la
nature. C'est que l'art, limité dans ses moyens d'expression, ne peut produire que
des illusions unilatérales, offrir l'apparence de la réalité à un seul de nos sens ; et, en
fait, lorsqu'il ne va pas au-delà de la simple imitation, il est incapable de nous donner
l'impression d'une réalité vivante ou d'une vie réelle : tout ce qu'il peut nous offrir,
c'est une caricature de la vie (...). C'est ainsi que Zeuxis peignait des raisins qui
avaient une apparence tellement naturelle que les pigeons s'y trompaient et venaient
les picorer, et Praxeas peignit un rideau qui trompa un homme, le peintre lui-même.
On connaît plus d'une de ces histoires d'illusions créées par l'art. On parle dans ces
cas, d'un triomphe de l'art. (...). On peut dire d'une façon générale qu'en voulant
rivaliser avec la nature par l'imitation, l'art restera toujours au-dessous de la nature et
pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant. Il y a des
hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant a dit à ce propos que, dès
que nous nous apercevons que c'est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol,
nous trouvons ce chant insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre
production de la nature ou une œuvre d'art. Le chant du rossignol nous réjouit
naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience
naturelle, émettre des sons qui ressemblent à l'expression de sentiments humains.
Ce qui nous réjouit donc ici c'est l'imitation de l'humain par la nature.
HEGEL, Esthétique
Sujet d’exercice n° 01: L’œuvre d’art se rapporte à la réalité, soit pour l’imiter, soit
pour la désavouer. Qu’en pensez-vous ? (Bac 2012, Série L)
Sujet d’exercice n° 02: L’art n’est-il pas la preuve que le cœur a plus de génie que la
raison ? (Bac 2010, Série L)
QU’EST-CE QUE LE BEAU ?
Contrairement à l’objet technique qui trouve la raison de son existence dans son
utilité, l’œuvre d’art semble ne pas avoir de fonction particulière. Suffit-il alors de
rendre un objet technique inutilisable pour en faire une œuvre d’art ? C’est en tous
cas la théorie du ready-made de Marcel Duchamp.
Pour Kant cependant, cette inutilité n’est pas simplement une absence de fonction :
elle résulte de la nature même du beau. Dire qu’une fleur est belle ne détermine en
rien le concept de fleur : le jugement esthétique n’est pas un jugement de
connaissance, il ne détermine en rien son objet, qui plait sans qu’on puisse dire
pourquoi (le beau s’éprouve, ne se prouve pas). C’est ainsi parce que le beau plaît
sans concept que l’œuvre ne peut pas avoir de finalité assignable.
Selon Kant, « Le beau est une finalité sans fin », une « finalité » car dans une chose
belle tout (toutes les parties) concourt à produire un ensemble harmonieux et « sans
fin » car la beauté est en elle-même sa propre fin. Kant semble insister sur le
caractère inutile de l’art : il serait inutile parce qu’il ne serait pas un moyen. Est utile
ce qui satisfait directement un besoin (un besoin étant ce qui manque à un être pour
assurer sa vie organique) tandis que le plaisir esthétique est différent de la
satisfaction des besoins. C’est toute la différence entre une coupe qui sert à boire et
une belle coupe que l’on pose sur un buffet ; la beauté de cette dernière ne sert à
rien et n’a pas d’autres fonctions que le beau lui-même : c’est la « beauté libre » (la
beauté dont il s’agit dans l’art) que Kant oppose à la « beauté adhérente » liée à un
objet qui est à la fois beau et utile (une belle voiture par exemple). Cette association
entre l’utile et le beau est particulièrement recherchée dans les arts dits appliqués
tels que l’ameublement, la haute couture, l’architecture. Mais cette forme de beauté
ne saurait relever de l’art dans l’optique kantienne car, comme le souligne Théophile
Gautier : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien. Tout ce qui est
utile est laid ». C’est ainsi que pour les parnassiens, l’art ne peut avoir aucune
fonction ou utilité. « L’art pour l’art » telle est leur devise. Dans cette perspective, on
pourrait « dire » à une œuvre d’art « Sois belle et tais-toi » : pas de signification, pas
de message, ni moral, ni politique, ni social. L’art doit être exclusivement au service
de l’art. Cependant, cette conception des parnassiens dissociant la beauté et l’utilité
n’est pas universelle (partagée par tout le monde). En effet, selon Hugo, « L’art pour
l’art peut être beau mais l’art pour le progrès est plus beau encore ». C’est dire que
l’art doit se mettre au service du progrès : « le beau, serviteur du vrai ». Et
contrairement à Charles Baudelaire qui considère que « la moralité d’une œuvre
d’art, c’est sa beauté » (« La poésie n’a d’autre but qu’elle-même »), Sartre affirme
que « La poésie est utilitaire par essence » et que l’écrivain, qu’il le veuille ou non,
est engagé dans son temps ; il doit consciemment et volontairement essayer d’agir
sur lui.
Que l’œuvre d’art n’ait pas de fonction assignable ne signifie pas donc que l’art ne
sert à rien. Dans son Esthétique, Hegel assigne à l’art même la tâche la plus haute.
Une œuvre d’art n’a pas pour but de reproduire la nature avec les faibles moyens
dont l’artiste dispose, mais de la recréer. Dans le tableau d’art, ce n’est donc pas la
nature que je contemple, mais l’esprit humain : l’art est le moyen par lequel la
conscience devient une conscience de soi, c'est-à-dire la façon par laquelle l’esprit
s’approprie la nature et l’humanise.
D’ailleurs, cette conception occidentale de l’art pour l’art (l’art qui ne vise que le
beau) ne cadre pas avec la conception esthétique négro-africaine qui est différente
et spécifique.
En effet, l’art nègre exclut le principe de « l’art pour l’art » car selon Senghor, l’art
africain est un « art fonctionnel ». Toute œuvre d’art y est un instrument, un moyen
en vue d’une fin. Elle n’a donc pas sa fin en elle-même, mais en dehors d’elle. L’art
africain reste multifonctionnel.
Il faut cependant reconnaître qu’il existe une beauté hors de l’art, et aussi que
certaines formes d’art récusent la recherche du beau. C’est ainsi que la définition
traditionnelle de l’art comme la production humaine qui vise la beauté ne serait
valable que dans les productions classiques, où il s’agissait de créer des formes
parfaites qui puissent incarner un idéal de beauté. Seulement, si ce critère de beauté
s’applique à l’art classique, il laisse hors de lui la plus grande partie du monde de
l’art. Cette définition de l’art comme recherche du beau n’intègre en particulier les
formes les plus modernes et contemporaines de l’art, où la beauté certes, mais aussi
l’horreur, la laideur, le risible par exemples sont des moyens que possède l’artiste
pour s’exprimer dans son œuvre. L’artiste contemporain ne prétendrait plus à la «
beauté » et ne se soucierait plus de créer une œuvre belle, mais une œuvre
expressive. Les œuvres modernes semblent donc marquer une rupture par rapport à
l’art lui-même, en semblant privilégier la laideur, parfois la vulgarité, voire le «
manque de goût ». L’œuvre intitulée Fontaine (1917) de Marcel Duchamp en est un
exemple symbolique. En présentant comme une œuvre d’art un objet aussi trivial
qu’un urinoir, l’artiste remet brutalement en question les conceptions traditionnelles
de l’œuvre d’art (bon goût, unicité …). Il se pourrait donc que l’art fût moins la qualité
intrinsèque d’un objet que la manière dont notre regard accorde un sens esthétique
(ou pas) à certains objets. Dans les musées, désormais, des objets industriels
peuvent être exposés, comme si le fait d’être extraits du contexte de la vie pratique
suffisait pour en faire des œuvres d’art (la chaise sur laquelle on ne s’assoit plus,
l’urinoir récupéré…). Ainsi, est-il légitime de se demander ce qui définit le statut de
l’œuvre d’art ; Est-ce le geste de l’artiste ? ou bien est-ce le regard du spectateur ?
Avec la modernité, la question n’est plus de savoir si une œuvre d’art est réussie
mais qu’il s’agit bien d’une œuvre d’art. Car la multiplicité et l’abondance des œuvres
qui se donnent aujourd’hui pour artistiques conduisent à s’interroger sur la
signification du terme « art » dont les contours paraissent bien flous. Que peuvent
avoir en commun le message publicitaire, la musique de Mozart ou le style d’un
designer ?
Il faut comprendre que, dans l’art moderne, l’art se prend lui-même comme objet de
réflexion et s’interroge sur les critères de la beauté (Baudelaire dira que « le beau est
toujours bizarre » tandis que les classiques définissaient la beauté par l’harmonie et
la mesure), sur la question de savoir si c’est vraiment la beauté qui fonde l’art ou bien
si l’art peut viser justement autre chose que la beauté.
Texte n° 01
Les masques constituent le plus souvent des sociétés que les ethnologues qualifient
de secrètes parce que seuls les membres se connaissent entre eux et qu’ils
n’apparaissent jamais en public le visage découvert. Les activités de ces sociétés ne
concernent pas que leurs membres, mais le groupe tout entier, le village. Elles
remplissent des fonctions rituelles en rendant un culte à certains esprits au nom de
toute la communauté, en veillant à ce que certains travaux d’utilité publique, comme
le nettoyage des lieux sacrés, soient effectués à temps, en faisant pression sur les
récalcitrants pour ce qu’ils se conforment à certaines règles sociales- ne pas
commettre l’adultère, s’acquitter de ses dettes, etc.
A cet égard, la société secrète agit comme la voix de l’opinion publique ou comme
instrument de force là où les sanctions sociales non coercitives ne suffisent pas. Cela
pose le problème des relations entre le pouvoir politique -le chef- et la société
secrète : ils pourraient entrer en compétition, voire en lutte pour le pouvoir effectif sur
le groupe. En fait, il semble bien que le chef et les masques représentent les
mêmes forces sociales ou les mêmes intérêts particuliers, car ils paraissent
généralement ne pas s’opposer.
Jacques Maquet, Les civilisations noires, Marabout Université,
p. 208
Texte n° 02
Image et rythme, ce sont les deux traits fondamentaux du style négro-
africain…L’image négro-africaine n’est…image-équation, mais image-analogie,
image surréaliste. Le Négro-africain a horreur de la ligne droite et du faux « mot
propre ». Deux et deux ne font pas quatre, mais « cinq », comme le dit le poète Aimé
Césaire. L’objet ne signifie pas ce qu’il représente, mais ce qu’il suggère, ce qu’il
crée. L’Eléphant est la Force, l’Araignée, la Prudence ; les cornes sont Lune ; et la
Lune est Fécondité. Toute représentation est image, et l’image, je le répète, n’est pas
équation, mais symbole, idéogramme. Non seulement l’image-figuration, mais la
matière,-pierre, terre, cuivre, or, fibre -, mais encore la ligne et la couleur. Tout
langage qui n’est pas fabulation ennuie. Bien mieux, le Négro-africain ne comprend
pas pareil langage. L’étonnement des premiers Blancs en découvrant que les
indigènes ne comprennent pas leurs tableaux, pas même la logique de leurs
discours !...Cependant, l’image ne produit pas son effet chez le Négro-africain si elle
n’est pas rythmée. Ici, le rythme est consubstantiel à l’image ; c’est lui qui l’accomplit,
en unissant, dans un tout, le signe et le sens, la chair et l’esprit.
Qu’est-ce que le rythme? C’est l’architecture de l’être, le dynamisme interne qui lui
donne forme, le système d’ondes qu’il émet à l’adresse des Autres, l’expression pure
de la Force Vitale. Le rythme, c’est le choc vibratoire, la force qui, à travers les sens,
nous saisit à la racine de l’être. Il s’exprime par les moyens les plus matériels, les
plus sensuels : lignes, surfaces, couleurs, volumes en architecture, sculpture et
peinture ; accents en poésie et musique ; mouvements dans la danse. Mais, ce
faisant, il ordonne tout ce concert vers la lumière de l’Esprit. Chez le Négro-africain,
c’est dans la mesure même où il s’incarne dans la sensualité que le rythme illumine
l’Esprit. La danse africaine répugne au contact des corps. Mais voyez les danseurs.
Si leurs membres inférieurs sont agités de la trémulation la plus sensuelle, leur tête
participe de la beauté sereine des masques, des Morts. »
Senghor, Liberté I, Négritude et Humanisme, Seuil pp.210-211-
212.
Sujet d’exercice n° 01: La fonctionnalité d’une œuvre d’art peut-elle être un obstacle
à son esthéticité ?
Sujet d’exercice n° 02: N’y a-t-il d’art que dans les Beaux-arts ?