Je Me Souviens de Nous - Babeth
Je Me Souviens de Nous - Babeth
Je Me Souviens de Nous - Babeth
Nous n’avons pas attendu. Le jour de notre retour, Johnny avait trouvé
un appartement à visiter. Pour lui, le temps n’avait pas la mesure humaine,
celle que donnent les montres et la course du soleil. Johnny réduisait
perpétuellement l’écart entre l’avenir et sa volonté. Quand il désirait
quelque chose, il devait l’obtenir sur-le-champ. Il n’y avait pas de limites,
pas de recours, aucun report. Il marchait contre le temps comme s’il avait
un sablier dans le cœur. Moi, je me rongeais un peu les sangs. Je tombais
amoureuse… mais j’avais besoin d’être rassurée. J’avais peur qu’on lui
dise : « Fais pas le con », « Reviens sur terre », « Tu n’as même pas
enregistré ton disque à Londres ». J’avais peur parce que c’était
Johnny.Puissant, impulsif, terriblement influençable. Tout m’avait renversée
chez lui. Son sourire plein de lumière, ses yeux et son visage remplis
d’amour, et parfois de doutes. Il avait un charme extraordinaire. J’étais déjà
follement intriguée par ce colosse aux pieds d’argile. Je me répétais :
qu’est-ce qui se cache derrière tout ça ? J’avais envie de soulever le voile
du mystère et que ces moments ensemble ne s’arrêtent jamais. Petit à petit,
son enthousiasme m’emporta et lorsqu’il me dit : « Quitte ton studio.
Bazarde tout », je le suivis.
Alors on est entrés main dans la main dans cet immense appartement de
l’avenue Foch. On s’est promenés sans se lâcher. Dans le couloir et les
chambres, on s’arrêtait pour se dire : « Là, tu pourras mettre tes affaires. »
Ou : « Et nos dimanches… Et quand on se lèvera… Et, oh, tiens, c’est
pratique ça… Et regarde, on pourra recevoir du monde. » On mimait des
scènes du quotidien pour rire. On était des enfants qui s’amusent à la
dînette, imaginent des choses, tout en plus grand. On donnait la vie aux
meubles, la vie à nos débuts. Le canapé, les tables, le parquet, les
moquettes, les fenêtres, les chambres, le bureau, les murs des plinthes au
plafond : tout était blanc comme des pages à remplir. Blanc, aussi, comme
un écrin à ne surtout pas salir. La moindre tache crèverait les yeux. Johnny
m’a demandé : « Qu’est-ce que tu en penses ? Dis oui. » Mais il n’a pas
attendu ma réponse. « On le prend. » Au détour de cette visite, de notre
passage dans cet espace où il fallait s’imaginer notre histoire, notre
meilleure histoire parmi toutes trajectoires inconnues qu’elle pouvait
prendre, son romantisme m’a surprise. Et la simplicité avec laquelle il
l’exprimait m’a touchée. Il répétait : « Oui, on le prend. ». Je n’ai pas pu
dire non à cette magie-là.
Il a repoussé l’emménagement de quelques jours. Il voulait offrir un
léger délai au voyage. Je décelais chez le rockeur, souvent sur la route, de
puissants élans nomades. Johnny m’a fait découvrir Saint-Tropez. Les
plages de Pampelonne, les collines luxuriantes, le bouquet des vignes et des
pins parasols, le défilé de tenues légères devant la terrasse du Gorille,
l’empreinte de Bardot, Vadim, des cabanes devenues des clubs étaient un
luxe, une libération, une fête et la dolce vita perpétuellement renouvelés.
On était bien insouciants… Et pourtant, on a passé ces journées avec un
sérieux diffus, le spectre d’une angoisse, comme la boule au ventre des
collégiens qui doivent bientôt reprendre le chemin de l’école. Nos vacances
se terminaient et, avec elles, un morceau de nos vies qu’on devait laisser
s’échapper. Une nouvelle page s’ouvrait. Johnny me répétait qu’il avait hâte
de rentrer à Paris pour emménager avec moi, pour revoir son fils, aussi.
Moi, j’avais laissé le passé partir sans me retourner. Je n’avais jamais
rappelé mon Italien. J’avais attendu que le temps s’allonge entre ses appels,
son silence définitif et la disparition de ses espoirs. Je n’étais pas fière de
moi. J’avais été emportée ailleurs, dans ce tourbillon qui ressemblait si fort
à la passion… Je n’avais pas de mots raisonnables pour l’expliquer. Il ne
fallait sans doute pas mettre de mots sur ce que je vivais. Commentée,
disséquée, justifiée, toute cette aventure m’aurait peut-être paru trop dingue
pour être vécue. J’avais simplement tout oublié pour un amour fou, un
homme qui m’offrait une place immense dans son cœur.
Ce fut comme un pacte informulé entre Johnny et moi. Au retour, on
ferait table rase ensemble. Avenue Foch, on n’emporterait rien du passé, ni
le mobilier, ni les cartons, ni les cadres, ni les lampes qui nous avaient un
jour appartenu. J’ai toujours pensé que s’engager avec une petite valise était
plus facile. Pour partir sans bruit ni laisser de traces. Sans se poser les
questions qui nous feraient revenir. J’ai rendu mon appartement, j’ai « tout
bazardé », comme il disait. On a emménagé avec nos vêtements, sa
collection de cassettes vidéo U-matic, dont il n’aurait pu se séparer pour
rien au monde. C’était tout. Les souvenirs étaient devant nous. Ma vie avec
Johnny serait une merveilleuse machine à rêves.
Dès le lendemain, j’allais vivre une scène qui, aujourd’hui encore, reste
gravée dans ma mémoire. Jusqu’alors, je n’avais pas eu l’impression d’être
avec Johnny Hallyday… Nos débuts m’avaient fait oublier la dimension
qu’il avait. Mais je n’allais pas tarder à m’en souvenir ! Je devais quitter
Paris pour une séance photo en Suisse. Johnny avait proposé de
m’accompagner à la gare. Moi, je préférais m’y rendre seule en métro,
c’était plus rapide. Et puis, j’aimais cette sensation de partir à l’aventure. Je
chérissais mon indépendance et ma liberté. Mais il avait insisté : « Ça me
ferait vraiment plaisir de venir avec toi, en plus, je ne connais pas la gare de
Lyon. C’est l’occasion ! » Nous avons pris la voiture, nous avons peu parlé.
Dans l’habitacle chauffé par les rayons du soleil, on était lovés dans une
sensation bien agréable et étonnante : celle d’être un couple. On avait pris
notre premier petit déjeuner ensemble, dans cet endroit que nous devions
désormais appeler « chez nous ». Il avait voulu retarder le moment des au
revoir. Il agissait en gentleman, sans trop en faire, un sourire vissé sur les
lèvres alors qu’il me conduisait dans un silence familier. Avec lui, le
bonheur avait déjà la saveur de l’habitude. Nous roulions sur les Champs-
Élysées, nous contournions l’obélisque de la Concorde et, près de lui, dans
la voiture filant au pied du Louvre, dans les plis du mois de mai, je me suis
sentie comme une touriste émerveillée par ma propre vie. Il s’est garé sous
la grande horloge, nous avons traversé le parvis et le hall. Il m’a laissée
poser mon sac dans le train. Nous avons patienté. J’étais debout, face à lui
assis sur le banc. Il ne décrochait pas son regard du mien : « Tu vas me
manquer. » C’était la scène de deux anonymes avant le coup de sifflet du
chef de quai. Elle fut interrompue par une voix pressante. Et l’anonymat
vola en éclats pour la première fois de notre histoire. D’un coup, je compris
qui était l’homme avec lequel je vivais.
« Excusez-moi ! Excusez-moi ! Vous êtes Johnny, vous êtes bien
Johnny ? » Un inconnu tendait déjà un papier et un stylo sous son nez. Il lui
offrit un autographe gentiment, et puis tout alla trop vite. « Mais ! c’est
Johnny ! » Un groupe d’adolescents arriva à notre hauteur. Un couple en
partance, des contrôleurs, une famille avec leurs bagages, des femmes, des
fans, et la troupe qui s’amassait autour de lui pour une trace d’encre
délébile et un « Salut », un « Merci » me faisait reculer. Entre deux
signatures, il tournait la tête vers moi avec une grimace imperceptible, une
légère contraction au bord des yeux qui signifiait : « Attends-moi… » J’ai
dû monter dans le train. Il n’y eut pas de coup de sifflet : les agents étaient
trop occupés à contenir les flots qui se déversaient sur la voie. Depuis ma
place, le front contre la vitre, j’ai vu le quai s’éloigner, le quai noir de
monde, sa tête blonde qui dépassait d’une canopée en délire et, par-dessus
la folie de sa gloire, me cherchait en vain. Je devinais son corps, pressé au
milieu de cent autres qui le réclamaient. Il venait de déclencher une émeute.
J’étais sous le choc ! Et je me disais : « C’est pour ça qu’il ne connaît pas la
gare de Lyon… »
Ce furent nos premiers instants l’un sans l’autre. Je pensais être accro…
Lui devenait dingue et me le faisait savoir ! En Suisse, je devais sans arrêt
interrompre le shooting… « Babeth, on vous demande au téléphone.
Babeth, téléphone. Babeth, encore lui. » À peine avions-nous raccroché
qu’il rappelait encore. Peu à peu, ses coups de fil se sont débarrassés de
prétextes, de formules et d’informations. Il m’appelait cinquante fois par
jour ; il me disait seulement : « Tu me manques. » Le photographe perdait
patience. J’inventais des excuses et puis j’essayais d’expliquer à Johnny :
« Chéri, tu sais, je ne peux pas m’absenter comme ça, toutes les minutes.
Laisse-moi te rappeler dès que j’aurai terminé, d’accord ? » Mais le
téléphone sonnait toujours. Lui, en ligne, changeait simplement les tons et
les registres, rieur, solennel ou triste. Il m’appelait sans cesse, peut-être pour
tromper la peur ou l’ennui. Car il y avait toujours chez lui une crainte
primaire, celle de la solitude, d’un abandon. Elle était indissociable de
chacune de ses respirations. Mais il était surtout agité par un élan supérieur.
Johnny avait le romantisme plus fort que lui, la sentimentalité suprême des
hypersensibles. Il vivait pour l’amour.
À mon retour, je n’ai reconnu personne sur le quai de gare. Mais,
évidemment, il était venu me chercher. Il avait préféré rester, cette fois,
dans la voiture… derrière des lunettes de soleil. De petits paquets
m’attendaient à la maison. Je pouvais deviner qu’il avait pris le temps de
bien les disposer sur la table du salon, avec un sourire fier. Il s’impatientait
déjà : « Allez, ouvre vite. » C’était un petit collier de coquillages, une paire
de boucles d’oreilles en turquoise, des cadeaux sans grande valeur mais des
attentions immenses. Johnny s’assit en face de moi. « Bébé, je n’aime pas
qu’on se quitte. J’aimerais beaucoup que tu m’accompagnes, ce week-end.
Mon copain Eddy se marie. T’es d’accord ? On part demain. » Et aussi
simplement que cela, il m’invita au mariage d’Eddy Mitchell.
Samedi 24 mai 1980, silence dans la mairie de Saint-Tropez. Debout,
face au maire, Muriel Bailleul et Eddy Mitchell ont échangé leurs vœux,
entourés par les témoins du chanteur, ses amis Johnny et Eddie Barclay. Mis
à part les tons de leurs vestes, les trois hommes étaient tout en blanc.
Johnny portait une chemise largement ouverte, un collier de perles
turquoise ras-de-cou que j’apercevais quand il tournait la tête vers moi. Il
était beau. Moi, je n’étais pas très à l’aise. Une réception allait suivre et je
redoutais de les rencontrer, tous. On allait me découvrir au grand jour, me
juger sous toutes les coutures. J’étais brute de décoffrage, je portais une
simple robe blanche, je n’étais pas maquillée et ne connaissais personne…
Après la cérémonie, nous avons roulé vers le cap Camarat. Johnny essayait
de me rassurer : « C’est juste une fête entre copains. » Il agissait toujours
comme si, dans son univers, tout était normal ! Nous sommes entrés dans
cette villa immense au bout d’un rocher surplombant la mer. Elle
appartenait au producteur noceur, prince de la nuit tropézienne. Il y
réunissait ses poulains et son clan, organisait ses « fêtes blanches », les plus
folles, auxquelles il était impossible, ou presque, d’être convié. Au milieu
d’une foule qui grossissait dans le jardin, Johnny m’a présenté Barclay.
Derrière ses allures et sa moustache de dandy, il était prévenant comme un
saint. Puis Johnny m’a dit : « Il faut que tu rencontres mon vieux pote. Tu
viens ? » Je ne l’aurais pas quitté d’une semelle ! Nous passions sur la
pelouse fraîchement taillée, à travers les silhouettes blanches qui
déployaient leurs charmes et leur facilité, les petits groupes joyeux. Je ne
les entendais pas. J’étais paralysée. Mes premiers échanges avec Eddy
Mitchell ne m’ont pas beaucoup aidée… Il était imposant, légèrement
distant et terriblement sarcastique. Mais Muriel arriva vite à mon secours :
« Ne fais pas attention à lui : il ne pratique pas le premier, ni le deuxième, ni
le troisième… mais le dernier degré ! » Elle m’entoura d’une fraîcheur et
d’une bienveillance qui vous font penser, au coin d’une rencontre, « cette
fille-là pourrait devenir une vraie amie ». Peu à peu, je les trouvais bien
sympathiques, elle et son mari. Près de moi, toujours, Johnny sentit que je
m’apaisais. Pour détendre l’atmosphère définitivement, il donna le coup
d’envoi de son jeu favori : faire des blagues. Il finit même par se coucher
dans le lit des mariés, poussé par les gloussements de la petite troupe qui le
suivait partout. Puis je me souviens d’un nuage de jolies lumières, d’une
douce griserie bercée par des sonorités disco, de mon corps qui se mit à
danser parmi d’autres, dans le jardin, sous les étoiles. Je me souviens du
crépitement des flashs qui se rapprochaient. Bientôt, des photographes
m’entourèrent. C’était officiel. J’étais avec Johnny. On me mitrailla comme
si j’étais la nouvelle merveille du monde.
Le dimanche, on a promené notre gueule de bois joyeuse dans Saint-
Tropez. Avec Eddy et Muriel, on peinait à suivre. Johnny nous pressait,
traçait avec une envie qui était née dans son sommeil : se faire percer
l’oreille. Décidément, dès qu’il avait une idée en tête, il n’en démordait
pas… Avant d’entrer dans la bijouterie de la place de la Garonne, Eddy est
passé au Gorille. Il nous a rejoints avec un verre rempli de cognac. Devant
l’air interrogateur de son ami, il répondit : « C’est dans le cas où tu
tournerais de l’œil ! » Mais Johnny n’a pas cillé. Il sautillait comme un
gosse : « Il me faut un anneau de gitan, maintenant. On devra en trouver
un. » Ce serait sa nouvelle obsession. Sa joie ne s’essouffla pas au fil de
notre balade sur le port.
Il ne se doutait pas encore que les magazines titreraient bientôt : « Qui
est cette jolie brune à côté de Johnny ? » Désormais, tout le monde savait.
La démence nous attendait à Paris. Les paparazzis s’étaient passé le mot. Et
ils ne se contentèrent pas longtemps de camper en bas de notre immeuble.
Quelques heures après notre retour, ils essayaient déjà de prendre de la
hauteur pour voir à l’intérieur, à travers les fenêtres du premier étage. Ils
grimpaient même aux arbres ! Et ils planquaient, camouflés par les
feuillages, recroquevillés, la nuque cassée et le cou allongé sur leur objectif,
accroupis sur leur branche comme des oiseaux de proie. Quand je sortais,
les photographes en embuscade surgissaient de derrière un abribus ou d’un
scooter. Très vite, je compris que j’avais perdu un morceau de mon infinie
liberté. Un week-end avait suffi à dessiner les contours d’une cage.
Désormais, ma spontanéité devrait se jouer à huis clos ou dans la limite de
la prudence. Johnny était furieux. Il avait peur pour ma sécurité. J’eus beau
refuser plusieurs fois son offre de me faire suivre, il m’imposa l’escorte
d’un garde du corps. Sept jours sur sept. Heureusement, je devais déjà
repartir pour le mariage d’un ami d’enfance du Maroc. Ces quelques jours
dans les hauteurs de Grenoble seraient une bulle d’oxygène. Mais Johnny
sourcilla : « Comment ça, un mariage ? Et tu ne m’en parles pas ? »
Commença alors, dans le salon, une de ces longues discussions auxquelles
je devais m’habituer quand il était contrarié. « Mais tu comptais y aller
seule, comme ça, sans me prévenir ? » Évidemment que je comptais m’y
rendre seule… Je ne me voyais pas débarquer à la cérémonie de Serge, la
plus grande star française à mon bras. Je ne me voyais pas voler la vedette,
le plus beau jour de sa vie, à mon ami d’enfance. Mais il ne voulait pas
entendre raison. « Attends, juste pour comprendre : je t’invite au mariage de
mon pote et toi, tu ne m’invites pas à celui du tien ? » J’en riais aux éclats :
« Mais ça n’a rien à voir, tu le sais très bien ! Tu es de mauvaise foi… Tu
imagines l’effet que ferait ta présence ? » Il quitta la pièce. Il resta
longtemps silencieux mais je sentais qu’il bouillonnait, à court d’arguments,
prêt à revenir à la charge. Je l’avais compris en Suisse : Johnny était
possessif et absolument fusionnel. Il revint une demi-heure plus tard avec
un air résolu. « Écoute, j’ai pris ma décision. Comme je te l’ai dit, Babeth,
je ne veux plus qu’on se quitte. Donc, je viens avec toi. Ou alors tu n’y vas
pas. »
En une semaine et deux mariages, j’étais entrée dans son monde et lui
allait découvrir le mien. Je n’avais pas prévenu Serge, j’angoissais à l’idée
de gâcher sa fête. Je me consolais en regardant Johnny s’affoler à l’idée de
faire mauvaise impression. Comme moi, sept jours plus tôt, qui avais été
parachutée et perdue sur la planète du show-business. Il fit son apparition
avec naturel et politesse, la jolie maladresse de ceux qui n’étaient pas
prévus à la table et qui captent tous les regards. Il fallait entendre ça. La
rumeur des murmures qui gonfla à notre entrée dans la mairie. Il me tenait
la main sur le banc et riait de me voir rougir. À la fin de la cérémonie, alors
que j’embrassais Serge, je pouvais presque entendre la question qui tournait
dans son esprit : « Mais que fait Johnny Hallyday ici ? » Je les ai présentés.
Leur rencontre avait l’allure d’un concours de timidité. Johnny s’exprima
d’une voix presque chevrotante, à la manière d’un fan : « Bravo, c’était
super. » Je n’en revenais pas. Au long de la soirée, il parla à tout le monde
avec la même mesure, il trouvait toujours sa place avec un adorable sens du
rythme. Parfois, il s’éloignait pour aller chercher des verres à ceux qui en
manquaient, ou il se permettait de raconter une histoire drôle. Souvent, il
restait en retrait, tout contre moi, pas pour que je le protège des autres, mais
pour protéger la fête de sa présence. Il avait cette élégance-là. Il signait des
autographes à la dérobée, en jetant des regards furtifs dans ma direction
pour vérifier qu’il ne se faisait pas prendre. Il acceptait les photographies
sans cérémonie, posait simplement, comme sur les grands portraits de
famille. J’avais les yeux rivés sur lui. Ce grand timide qui dispensait sa
gentillesse avec des mercis. Serge me disait : « Johnny à mon mariage ! »
Dix, trente, quarante ans plus tard, quand je prendrais de ses nouvelles au
téléphone, il me répéterait : « Dire qu’il y avait Johnny. » J’étais entraînée
par l’ivresse générale, les éclats de voix par-dessus les refrains entêtants, et
je trouvais toujours une fenêtre, parmi les corps en mouvement, pour le
voir, assis, debout, entouré ou seul, se faire oublier délicatement, se fondre
dans le décor avec ce sourire renversant. Je me répétais : « C’est un amour
de mec. Mon amour de mec. »
Ce fut une période sans nuage. Sans cesse, nous nous tenions la main.
Nous n’avions pas besoin de beaucoup de mots pour nous comprendre.
J’aimais son côté tendre, la façon dont il me prenait dans ses bras sans
relâcher son étreinte, sa créativité pour multiplier les attentions à mon
égard, toujours prêt à faire plaisir, à me montrer qu’il pensait à moi, même
quand il devait s’absenter. À cette époque, Johnny s’envola pour
l’Angleterre. Il enregistrait enfin ses chansons et j’étais rassurée qu’il
boucle son disque : il prenait sa vie en main. Sa carrière était si importante
pour lui, elle occupait toutes ses pensées… Enfin, presque toutes : même en
plein travail, Johnny pouvait déployer des trésors d’ingéniosité pour me
surprendre. Je l’ai retrouvé à Londres, le 5 juin. Au studio, où je suis allée
le chercher après sa session d’enregistrement, il m’attendait avec du
champagne et des gâteaux. Il n’avait pas oublié que nous étions la veille de
mes vingt-trois ans. Au micro, il chanta d’une voix douce et folk Happy
Birthday, les yeux plongés dans les miens. L’étonnement commençait
seulement.
À notre retour à Paris, le lendemain, l’appartement était rempli de
fleurs. Quelques bouquets avec des petits mots envoyés par des amis. Les
autres venaient de Johnny. Il en plaisantait : « Dis donc, tu en as, des
admirateurs ! Oh ! il doit beaucoup t’aimer, celui-là ! » Je l’embrassai mais
priai en secret pour qu’on sorte au plus vite… Toutes ces fleurs
m’oppressaient ! Elles me donnaient l’impression d’habiter dans un
cimetière… Je fus soulagée quand Johnny me prévint que nous ne devions
pas tarder. « J’ai réservé une table pour ton anniversaire. » On a traversé un
Paris rose et mordoré. Au crépuscule, la ville aux portes de l’été dégageait
une atmosphère méditerranéenne, une infinie sensation de liberté et de
douceur, alors que la fièvre tombait avec la nuit. Comme souvent, depuis
notre rencontre, je suivis Johnny sans savoir où nous allions… Je me
laissais guider, transportée par son regard tendre et grave, son manège
adorable qui cherchait à me plaire. Je me sentais aimée, vivante et
importante.
Rue Royale, il s’est arrêté devant une façade boisée, ornementée de
lampadaires. Son fronton rouge indiquait en lettres d’or Maxim’s. Il a
ouvert la porte, a mimé le gentleman d’un geste du bras qui m’invitait à
passer. La lumière tamisée révélait un décor magnifique. Les couleurs
chaudes, rougeoyantes avaient des reflets de cuivre. Les petites lampes sur
les tables avaient des abat-jour aux plissés roses, aux murs, les appliques
prenaient la forme de lys, incrustées sur de larges miroirs biseautés.
Derrière les volutes de bronze, les tapisseries évoquaient des parties de
campagne où les femmes se prélassaient nues au bord d’une rivière, des
feuillages et défeuillages baroques. C’était une pénombre de sensualité. Il
posa doucement sa main sur mon bras. Il murmura en pointant le doigt vers
une table pour deux, dans un coin de la pièce, où un bouquet de roses avait
été disposé sur la nappe blanche : « Voilà la nôtre. Tu aimes ? »
J’acquiesçais timidement : « Oh oui, j’aime beaucoup. Merci, c’est trop
beau ! » J’allais m’asseoir mais il voulait d’abord me montrer le premier
étage. « Tu vas voir, c’est très sympa là-haut pour boire un verre. » Il m’a
encore invitée à passer devant dans les escaliers. Je suis entrée dans la salle
du haut, et puis… « Surprise ! » Des applaudissements et des cris, un
kaléidoscope de visages familiers. Je suis restée tétanisée, l’air hagard,
devant cette assemblée qui scandait mon nom avec affection et reprenait en
chœur Joyeux Anniversaire. Il m’a fallu quelques instants pour comprendre.
J’ai reconnu mes copines de l’agence et mes amis parisiens, j’ai reconnu ma
mère. « Mais », je répétais, « Mais ! » Les mains contre mes joues, je me
suis tournée vers lui. Il jubilait. « Comment tu as fait ? » Il répondit en
riant : « J’ai fait ma petite enquête ! » Il avait déniché leur existence et leurs
numéros, il les avait fait venir, tous. Je lui présentai officiellement ma mère.
« Maman, voilà Johnny. Johnny, Marisol, ma maman. » Puis je m’écriai
encore : « Tu es fou ! Tu es vraiment fou et génial ! » Il avait tout prévu.
Nous sommes redescendus. Quelques minutes plus tôt, je n’avais pas prêté
attention à la table royale, parsemée de candélabres et de bouquets, qui
trônait au milieu du restaurant. Comment aurais-je pu deviner qu’elle
m’était réservée ? Il y avait des menus spécialement établis et de fines
étiquettes qui portaient le prénom de chaque convive. Ce fut un bazar de
bouteilles qui trinquent, de joie absolue et de fracassants bavardages qui
rattrapaient le temps perdu. Mes amis découvraient Johnny et notre histoire.
Pour la première fois, je racontais nos débuts et, à vrai dire, je ne savais
déjà plus si j’inventais, ou si tout cela m’était arrivé pour de vrai. Au
dessert, il posa un porte-clés en forme de trèfle à quatre feuilles près de mon
assiette et sa carte de visite. Au dos, il avait écrit : Bon anniversaire, ma
chérie. Je t’aime, for ever. Johnny. Il murmura à mon oreille. « Ton
cadeau t’attend dehors. » Tout le monde m’a suivie. J’ai ouvert la porte et
vu l’Austin noire flambant neuve. Il posa la main près de la poignée où était
noué un ruban : « Regarde, il y a même tes initiales. » Sur la portière
brillaient les lettres « E. E. » J’ai poussé un cri de stupeur, et puis j’eus un
fou rire nerveux. Il avait fait capitonner l’intérieur en jean. « Pour que tu
penses à moi. » Je lui ai sauté dans les bras. Il riait, lui aussi. « Tu ne veux
pas l’essayer ? » Il invita ma mère à s’y installer. Il annonça la direction
solennellement : « Terminus, Élysée-Matignon. »
Il y eut au-dessus du dance-floor, parmi les miens, un gâteau géant
entouré de fontaines lumineuses et de feux de Bengale dont les étincelles
perçaient les nuages de fumée. Ce fut l’un des plus beaux moments de ma
vie, féerique du couchant jusqu’à l’aube. Johnny avait le pouvoir de
transformer le jour et la nuit en aventure de princesse. Il faisait de ses rêves
les vôtres. C’était une facette de lui que je n’aurais pu soupçonner sans le
connaître et qui, encore aujourd’hui, reste méconnue : Johnny était un
monstre de romantisme. Il était la source même de son charme.
Les jours qui suivirent eurent la lenteur et le calme ouaté d’un rêve.
Contrairement aux apparences, l’enfant terrible du rock aimait mener une
vie pépère. On organisait quelques dîners avec des amis, mais on ne donnait
jamais de fête et on sortait peu. Le soir venu, Johnny était heureux de
retrouver une forme de paix égarée au fil de la journée, des coups de fil
pressants et des responsabilités qui lui incombaient. Je découvrais un grand
casanier, et cela me rassurait. Il n’allait plus chercher l’oubli et des
promesses d’apaisement dans la nuit. Notre quotidien devint vite une petite
routine confortable. Nos réveils nous motivaient à saluer notre journée avec
un grand sourire sur le visage. Son premier réflexe : décrocher le téléphone.
C’était son moyen de communication préféré. Il appelait ses copains puis la
production, planifiait ses tournées, évoquait ses projets. Des années plus
tard, je me suis surprise à rire, seule dans la rue : la découverte du portable
avait dû être magique pour lui. Parfois, Alain nous rendait visite pour
l’informer de son planning. Alors, je rassemblais les petits mots d’amour
qu’il m’avait laissés sur le lit, la table ou une commode et je partais.
Je n’assistais pas à ses réunions de travail. Je tenais à notre
indépendance, à lui laisser ce territoire dans lequel il se déployait sans
influence… En tout cas, sans la mienne. L’après-midi, nous avions toujours
des rendez-vous. Je passais chez Glamour noter mes castings pour le
lendemain, il allait à ses séances de vocalises, se pliait à l’exercice des
interviews, écoutait de nouvelles maquettes et rencontrait ses paroliers
préférés. Sinon, il faisait du shopping. C’était sa grande passion. Il revenait
avec des sacs pleins de nouvelles chemises, de jeans, d’autres paires de
santiags… Et toujours quelque chose pour moi, comme cette veste en cuir
jaune doublée d’un tissu écossais que j’ai gardée. Puis nous dînions devant
un film. Avec Johnny, c’était movie, movie, movie. On pouvait en voir
trois le même soir. Il était passionné par le cinéma, et surtout par les longs-
métrages américains des années 1950. Il me passait La Nuit du chasseur
et Sunset Boulevard. Je m’émerveillais devant Diana Ross dans Lady
Sings the Blues. Puis je le laissais à ses films d’horreur, dont il était
friand… et que je détestais !
De cette courte période, je me rappelle un silence olympien. Nous
n’avions aucune guitare, quant à la sono que nous possédions, elle ne
servait pas. Allongé sur le canapé, Johnny ouvrait les bras pour m’inviter à
m’y blottir. Il les enroulait autour de mes épaules. Nous restions des heures
dans cette position, réunis sans effort dans un moment de grâce qui se
passait de paroles. Je sentais que j’avais tellement de choses à lui dire, mais
que les mots étaient superflus. Il était devenu mon évidence, et j’avais juste
à le regarder pour être heureuse. Nous avions ce langage des dieux mêlé de
bienveillance et d’actes d’amour. Il aurait pu suffire pour toute une vie…
Mais un déferlement rock and roll était imminent.
3
Par un coup du sort, je n’allais pas tarder à vérifier que j’étais toujours
la première personne à qui il voulait parler. Le 8 août, nous étions toujours
fâchés mais il m’appela de Monaco, paniqué. « Babeth, mon père est
mort ! » En un quart de seconde, j’oubliai ce malaise passager qu’il y avait
eu entre nous. Je proposai sans hésiter de le rejoindre, j’essayai de le
réconforter, je lui demandai ce qui était arrivé. Il était affolé : « Je l’ignore,
on ne m’en a pas dit plus. Je n’arrive à avoir personne ! » Il m’a rappelée
plus tard dans la journée en riant : « Fausse alerte ! Encore ces sacrées
rumeurs ! » Il faut dire que, dans les on-dit, la mort rôdait toujours autour
de Johnny. Combien de fois l’avait-on enterré lui-même alors qu’il se la
coulait douce autour d’une piscine, dans une chambre d’hôtel, ou qu’il était
en pleine session d’enregistrement ? Son père, en tout cas, était bien vivant.
Je ne sus pas comment il avait appris cette nouvelle erronée. Mais j’étais
soulagée pour lui – et heureuse aussi : en pleine détresse, c’est moi qu’il
avait voulu entendre. Il avait cherché ma voix, et nous avions rompu la
glace. Au téléphone, timidement, il me demanda comment j’allais et, entre
nous, c’était reparti comme si de rien n’était. Pendant la fin de sa tournée, il
m’appela tous les jours. Je lui racontais Paris, le travail à l’agence. Lui, les
spectacles, les villes qu’il traversait ou les bêtises qu’il faisait avec les
copains entre deux shows. Et je recevais des cartes postales sur lesquelles il
écrivait : « Miss You », « Love You », « Ici c’est comme tu connais sauf
que je pense à toi et que tu me manques. » Des petits mots où il exprimait
encore, de mille manières, ce qu’il avait pris l’habitude de dire quand il
devait s’absenter : « Ne m’oublie pas quand je te quitte. »
Au beau milieu du mois d’août, il me téléphona avant un concert.
« Bébé, je viens d’avoir une idée géniale. Ça te dirait de partir au bout du
monde, à Tahiti ? C’est un paradis que j’ai envie de te faire découvrir. » En
quelques mois, il m’avait emmenée à Londres et en Écosse, à Miami, aux
Bahamas, à Saint-Tropez, dans la France des départementales, des salles
des fêtes et des vacances d’été… Je nageais déjà en plein bonheur.
Maintenant, il m’emportait à l’autre bout du globe, en Polynésie, cet
archipel qu’il avait découvert lors de concerts et qui l’avait séduit. L’amour
avec Johnny n’en avait pas fini d’être un voyage.
Dans l’avion pour Los Angeles, où nous devions faire escale, on a
reconnu France Gall et Michel Berger. Après douze heures de vol, nous
dînions avec eux. Lee et sa femme Suzie nous avaient retrouvés. Ce jour-là,
nous avons appris la disparition de Joe Dassin. Il s’était effondré en plein
repas, après une longue tournée d’été, pendant ses vacances à… Tahiti.
Johnny entra en état de choc. Il venait de perdre un ami. Celui qui avait
chanté en duo avec lui, deux mois plus tôt, sur la scène de ses trente-sept
ans. Celui qui l’avait emmené aux Antilles et à Saint-Barth, quelques
années auparavant. Le vieux copain des échappées et des virées nocturnes,
des coups de fil jusqu’aux aurores. Johnny était comme les coureurs
automobiles qui perdent un coéquipier. Il était envahi par la tristesse, mais
aussi par le besoin d’ignorer la peur, de la repousser coûte que coûte, quand
la mort s’invite dans la course… Le lendemain, dans le deuxième avion, le
voyage me parut interminable. Il avait demandé son premier verre
timidement, les suivants à un rythme de plus en plus soutenu. Il grognait,
contorsionnait son corps sur le siège, se réveillait d’un bond. Je savais que
la nouvelle de la veille l’avait meurtri. Alors j’essayais d’être présente, de
soulager sa peine et ses tourments. Je m’efforçais d’être patiente.
À deux heures de l’arrivée, il ne tint plus en place. Je tentais de
l’apaiser, de le réconforter, mais il se leva malgré tout. Il avait besoin de
s’allonger pour dormir. Le couloir bien large de la première classe s’y prêta
parfaitement.
J’ai d’abord cru que l’atterrissage mettrait un terme à son malaise.
Johnny s’appuya sur moi pour descendre les escaliers de débarquement. La
lumière m’éblouit et l’air, lourd, chargé d’humidité, était presque
irrespirable… Sans compter les douze heures de décalage horaire avec
Paris. Phonogram, la maison de disques, avait organisé ce voyage…
jusqu’au comité d’accueil. Un cortège nous attendait avec des consignes
très strictes. On nous passa de nombreux colliers traditionnels de fleurs et
de coquillages. Dans les flashs, pour les photos officielles, j’eus
l’impression d’être un portemanteau coloré croulant sous le poids du
folklore. J’aurais tout donné pour crier : « Attendez, j’ai une urgence, je
dois remonter dans cet avion pour Paris. » J’avais un mauvais
pressentiment.
À mon grand soulagement, on devait prendre un autre vol, un coucou
pour Bora-Bora où nous passerions le week-end chez Paul-Émile Victor.
Ces trois jours dans la famille de l’explorateur polaire furent une
respiration. Une étape enchantée, revigorante et passionnante. Il avait
installé son refuge sur un motu paradisiaque, un minuscule îlot désert
habité de palmiers et de perroquets. Le matin, son fils Teva partait à l’école
en ski nautique ! Puis Paul-Émile nous initiait à la faune et la flore locale,
nous emmenait nous baigner dans des lagons translucides ou découvrir ses
travaux dans son bureau, une cabane d’aventurier perchée sur pilotis, où il
pouvait passer de longs moments à scruter l’horizon. Le soir, sa femme
Colette préparait des plats délicieux, et nous dînions à la lueur des bougies
et des étoiles. Pendant des heures, l’aventurier racontait ses péripéties en
Antarctique et ses tribulations arctiques avec les Inuits. C’était comme une
veillée au coin du feu dans un cadre idyllique. Johnny et moi n’avions qu’à
nous laisser porter, nous asseoir et écouter les récits extraordinaires pour
divaguer ensemble. Parfois, nos regards se croisaient, amusés ou surpris,
avant de devenir tendres. Un clin d’œil, un léger sourire, imperceptible,
nous suffisaient pour nous comprendre et pour nous dire : « Je t’aime. » On
restait encore, tous les deux, blottis l’un contre l’autre sur le sable bleui par
la lune. À nous ressourcer sous ces astres d’été qui faisaient reluire tous les
plus beaux présages. Puis il fallut revenir à Papeete…
Le séjour devint alors une épreuve. La nuit était une torture exotique.
On était tirés de notre sommeil par le sinistre murmure des alizés, le
bourdonnement strident des moustiques, les piqûres sur nos bras, nos cous
et nos corps,qu’on grattait jusqu’au sang. Au matin, on traversait les mêmes
plages de sable blanc. On naviguait d’atoll en atoll, réduits au silence par la
force des vents dans les voiles. On allait, on venait, d’aubes en
crépuscules… On tournait en rond. Et je n’arrivais pas à me détendre.
Comme si une intuition terrible resurgissait pour se projeter et fleurir sur ce
décor de nature sauvage. Partout je ressentais une menace. Nous étions au
paradis, mais ce paradis-là m’effrayait. J’avais peur de me baigner dans les
lagons où les poissons-pierres se tapissaient sous le sable, au-dessus des
fosses océaniques où les requins pouvaient se cacher. Je ne supportais plus
le piaillement des oiseaux ni la voracité des insectes. Alors il n’y eut plus
grand-chose à faire, sur cette île, que de rester mobile, sur un bateau, à
attendre un nouveau coucher de soleil, un nouveau jour qui nous
rapprocherait du retour. Je me sentais la prisonnière et la proie de ce coin
reculé du monde. Peu à peu, l’ennui total et les malaises commencèrent à
nous étouffer, tous les deux. Et quand Johnny se trouva une « distraction »,
les vacances basculèrent définitivement dans l’angoisse.
On traînait dans notre sillage des files de petits bateaux où des vahinés,
qui cherchaient à attirer l’attention de mon amoureux, jouaient les figures
de proue. Cheveux au vent, au beau milieu de leur éden, elles suivaient
Johnny comme des sangsues. Très vite, tout est devenu flou. Tout est
devenu fou. Alors que nous filions sur l’eau, il arrêta le bateau. Il fit monter
quelques-unes de ces naïades qui portaient des tiarés aux oreilles et des
parures de fleurs pour maillot. Elles l’entourèrent en riant, tout l’après-midi.
Il n’y voyait aucun mal et agissait comme si tout était normal et que ces
nymphes pouvaient être une simple diversion pour nous, qui comptions les
secondes. Chaque jour, Johnny embarquait de nouvelles jeunes femmes.
Elles l’invitaient à dîner, à des nuits de fête sur des plages inconnues. Il
commença à accepter leurs invitations. Il me disait : « Babeth, on y va, on
va s’amuser. » J’avais l’impression de délirer. Je me disais : « Je rêve. »
Johnny avait perdu la raison. J’essayai de lui parler. Je lui disais : « Mais
pourquoi tu les fais monter ? Attends, tu ne vas quand même pas aller à
cette soirée ? Mais tu te rends compte de ce que tu fais ? » Il était cinglant,
méchant et méconnaissable ; il semblait possédé. Johnny était un grand
séducteur mais jamais, jusque-là, je n’avais eu à m’inquiéter. Jamais il
n’avait dit ou fait quoi que ce soit qui aurait pu me mettre mal à l’aise.
Était-ce son chagrin, après la mort de Joe Dassin, la relâche après ces longs
mois de tournée éreintante, ou ce théâtre mythologique aux airs de paradis
qui l’aliénait ? À mes questions, il répondait seulement : « Rentre à l’hôtel
si ça ne te plaît pas » ou « Détends-toi un peu ». Puis il arrêta, totalement,
de répondre. Je pouvais crier, pleurer, le secouer, Johnny m’ignorait. Je
n’existais plus. Son visage ne s’éclairait que sous le feu des vahinés
radieuses. Et sur le Pacifique qui me trimballait, je divaguais. Je lui dis :
« Je pars, Johnny. » Et même quand je lui répétai : « Tu m’entends ? Je
pars », il ne répondit pas.
Je suis revenue sans lui du bout du monde, triste et remplie de chagrin.
Un long retour cauchemardesque. J’étais sonnée, incapable de penser. Ce
voyage-là m’avait déboussolée. Il y a parfois des destinations qu’on ne
devrait pas atteindre, où l’exotisme, le manque de repères et de
divertissements peuvent vous faire perdre la tête. Je ne retournerais jamais
de ma vie à Tahiti. À mon arrivée à Paris, j’avais pour seuls souvenirs des
abîmes d’incompréhension et des golfes d’amertume. Je traversais ma
première crise avec l’homme que j’aimais. Soudain, il était devenu une
énigme et je me posais des questions.
Les journées et les nuits ont passé dans un silence qui me rongeait.
Johnny ne rentrait pas. Je l’imaginais dans les eaux cristallines de
Polynésie, entouré de sirènes. En quelques jours, j’étais devenue rachitique.
Abattue et seule, je ne mangeais plus. Je flottais dans les vêtements que
j’essayais en casting et je travaillais moins. Une partie de ma confiance en
moi avait fondu avec les kilos. J’étais perdue : comment en était-on arrivé
là ? Comment Johnny avait pu se transformer si vite, au point de me faire
du mal ? Je remontais le cours de notre histoire sans comprendre. Bientôt,
comme souvent, la colère a fini par l’emporter sur le chagrin. Johnny
pouvait avoir ses démons, ses tentations, j’avais encore de l’amour-propre.
Notre histoire m’avait rendue accro, je l’aimais et je savais que lui aussi.
Mais je découvrais que son existence avait la courbe des montagnes russes.
Avec lui, c’était Carpe diem à tout prix. Il n’y avait pas de plan de vie. Et
il ne s’interdisait jamais rien. J’étais fragilisée par ces hauts, ces bas et ces
mauvaises surprises. Il m’avait fait monter si fort et descendre si vite !
Pendant cette période, je me suis rapprochée de Marie-France Seyrat, la
directrice de Marcy Music et l’éditrice de certaines chansons de Johnny,
dont Ma gueule et Requiem pour un fou. Parce qu’elle était plus âgée que
moi, parce qu’elle le connaissait depuis longtemps, elle essayait de me
protéger. Contre les ragots et les incertitudes, contre mes doutes et ma
déprime. Je trouvais parfois refuge chez elle, près de l’avenue Montaigne.
Elle était devenue ma confidente et mon amie. Je l’aimai bientôt comme
une grande sœur. Elle prit soin de moi et me prépara à son retour.
Il est revenu dix jours après mon départ. Je ne pouvais m’empêcher de
me dire : « Dix jours ? Mais qu’est-ce qu’il a fait, tout seul, pendant tout ce
temps ? » Il est entré dans l’appartement avec le sourire, un naturel
déconcertant. « Je suis si heureux de te voir enfin, mon bébé. Tu m’as
tellement manqué. Quel bonheur d’être à la maison ! » Il m’a parlé, a pris
mon corps immobile dans ses bras comme si nous nous étions quittés la
veille. Du Johnny tout craché. Aujourd’hui, je me demande même s’il se
rendait compte de ses erreurs et du mal qu’il pouvait faire. Je le fusillai du
regard. « Tu te moques de moi ? » Alors il s’est excusé : il avait eu besoin
de ce moment pour reprendre ses esprits mais il n’avait pensé qu’à moi.
J’étais ce qu’il avait de plus important au monde et il me jurait qu’il n’avait
pas trahi notre amour, répétait qu’il était désolé, qu’il m’aimait férocement
et passionnément. Je sentais en moi la force d’oublier ses égarements, peut-
être même des passades, mais je ne pouvais pas tolérer de m’oublier et de
me perdre en chemin. C’était allé trop loin.
Sans le lui dire, j’ai commencé à chercher un appartement, un lieu qui
pourrait m’appartenir et me protéger. Je l’ai vite trouvé, dans le 8e
arrondissement. C’était un chouette petit endroit, bien calme, niché dans un
hôtel particulier qui l’entourait comme un rempart. Il y avait un beau jardin
et du charme partout. L’espace était à meubler, à arranger ; je n’avais plus
rien. Mais j’y voyais ce qui pouvait devenir mon refuge. Je comprenais
alors qu’avenue Foch, peut-être était-ce dû à l’agencement de la chambre
qui donnait sur le salon où il veillait tard, peut-être à notre vie à deux, je me
reposais avec peine. Cet appartement serait mon nid.
J’ai marché jusque chez nous pour me donner courage. Je voulais lui
annoncer ma décision de vive voix. Je l’ai attendu en tremblant. Mon air
inquiet a dû l’alarmer car, quand il est rentré, il m’a demandé tout de suite :
« Qu’est-ce qu’il y a, ma Babeth ? » Il s’est assis en face de moi et j’ai parlé
avec douceur. « Je suis fatiguée par tant de hauts et de bas. J’ai trouvé un
appartement. Je vais partir. » Il a accusé le coup, avec de grands yeux de
chien mouillé. Il a eu du mal à s’exprimer. « Je dois partir à Londres jusqu’à
demain pour finir le disque. Promets-moi de m’attendre pour en parler, s’il
te plaît. J’ai des choses à te dire. Promets-le-moi. » Mon nouvel
appartement était vide, je n’étais pas à un jour près. J’ai promis.
Le lendemain, il est rentré à la maison avec le vinyle de son
enregistrement. « J’aimerais beaucoup que tu l’écoutes, pour me dire ce que
tu en penses. » Il était enjoué mais il en faisait trop : je voyais qu’il retardait
l’échéance. Il a passé ses chansons en anglais. Comme toujours, j’ai tendu
une oreille attentive et patiente, je l’ai complimenté, je me suis montrée
agréable et aimable. Jamais je n’avais eu de critiques trop dures envers le
chanteur ou l’homme : je l’encourageais, trouvais la bonne tournure de
phrase pour lui donner confiance. Puis nous sommes allés au restaurant et je
n’ai pas eu le temps de passer ma commande qu’il m’inonda de paroles.
Pendant son monologue, les promesses ont pris l’allure d’une déclaration.
« Tu es la femme de ma vie. Tu es ma raison d’être. » Je ne pourrais faire le
compte de tous les mots doux qu’il prononça ce soir-là. Il m’aimait comme
il n’avait jamais aimé. Avec moi, il avait confiance en l’avenir. Je le
rassurais, je le rendais plus fort, je lui donnais de l’espoir en l’existence. Je
l’ai écouté avec des yeux brillants, embués, un joli sourire qu’il faisait
naître aux commissures de mes lèvres. Bien sûr, j’étais flattée… Mais pas
assez pour tout oublier. Ce soir-là, mes nerfs ont lâché. Je lui dis que la
situation n’était plus vivable. J’étais folle de lui, j’avais essayé de le
comprendre mais j’avais besoin d’un homme qui me comprenne, lui aussi.
Il m’avait manqué de respect et je ne me reconnaissais plus. Nous n’étions
ensemble que depuis quelques mois, et Johnny me demandait déjà d’être la
femme, l’amante, le soutien, l’amie, le roc. Je ne pouvais pas tenir tous ces
rôles… Je n’avais que vingt-trois ans. Il me prit la main. Il supplia : « On
s’aime si fort. Ça va aller. Tout va changer, je le sais, maintenant. Ne
t’inquiète pas, fais-moi confiance, je t’en prie. Écoute, on ne peut pas vivre
l’un sans l’autre, tu le sais aussi. »
Je suis d’abord restée avenue Foch, cédant à son insistance. Johnny
faisait tous les efforts du monde, par peur que je le quitte. Peu à peu, il se
mit à inviter ses amis à la maison. Ils restaient dîner et dormir, ils faisaient
la fête autour de nous. Johnny aurait pu se passer d’eux. Il ne s’amusait pas
vraiment. Il me fixait du regard, me suivait quand je changeais de pièce. Je
savais qu’en nous entourant de monde, en créant une distraction
perpétuelle, il pensait que je ne songerais peut-être plus à m’échapper. J’ai
attendu encore, le temps d’avoir le courage. J’ai laissé passer des jours et
des nuits, au milieu de copains vivant chez nous comme s’ils étaient chez
eux, au milieu des regards doux et anxieux de Johnny. Il me vit, un après-
midi, avec mon sac dans le prolongement de mon bras. Alors il baissa la
tête et marcha lentement vers moi. Il me demanda une dernière fois, la voix
vacillante : « Ne pars pas, s’il te plaît. » Je déposai un baiser sur sa joue et
ouvris la porte. J’étais attentionnée et respectueuse, je pouvais être dévouée
aussi, mais j’étais indépendante. Je tenais cette qualité de ma mère.
Prévoyante, solaire, elle avait élevé ses trois filles pour qu’elles deviennent
des femmes fortes.
J’ai remonté l’avenue Foch d’un pas fragile qui s’affirmait. Quelques
larmes ont coulé sur mes joues. Nous étions en octobre et les feuilles
jaunies commençaient à chuter sur les trottoirs. Johnny m’avait emportée
avec le printemps. Je partais à l’automne. Je ne pouvais pas dire si notre
histoire était finie pour de bon. Je ne le croyais pas. Mais je le sentais déjà :
elle ne serait jamais linéaire, selon les codes classiques des fables
romantiques.
Aujourd’hui, je ne peux toujours pas l’expliquer raisonnablement. Mais
je sais, au fond de moi, que notre histoire n’aurait pu qu’être passionnelle.
Johnny et moi, c’était une alchimie à part. Deux caractères puissants, deux
âmes animales qui pouvaient s’attirer et se repousser. Un amour qui
répondait à ses propres lois. On pouvait essayer de s’en protéger ou de
l’éteindre, il renaîtrait encore plus fort.
5
Le chagrin colore tout. Il fait rouler les larmes jusqu’aux iris. Le monde
est alors vu avec des reflets d’eau. Il y a de petits éclats de lumière et des
flous insondables. La rupture est un apprentissage. On fait avec, on fait
sans. Ne plus penser aux bras de l’autre. Au bonheur que provoquait mon
apparition sur son visage, à sa présence chaude, endormie dans le lit, aux
rêves qui embaumaient la chambre. Il faut résister au déchirement qui nous
donne envie de l’entendre et le sentir, de négocier vainement avec le cours
des choses passées, de refaire l’histoire. Il faut prendre soin de soi, s’obliger
à s’aérer et se distraire. On fait couler des bains, on organise la semaine
dans un agenda, on réussit à sortir un peu. Chaque jour, le temps fait son
œuvre et l’on pleure un peu moins. Ce chagrin-là est comme un jazz, une
petite musique pleine d’arrachement et de tendresse.
Je vivais mes premiers moments sans lui. Et Johnny me manquait
beaucoup. Ses petits mots d’amour et son souffle dans mon cou. Je pensais
à son parfum citronné, sa sensibilité, ses balbutiements… Et puis je me
reprenais. J’avais aussi pour souvenirs des odeurs qui font tourner la tête,
un mauvais goût de désillusion. Il n’y avait rien à attendre ni à espérer.
Alors que je survivais à l’effet d’une drogue, j’aurais tout fait pour y
revenir, tout pour ne pas y revenir ; je me sevrais. Les jours ont passé avec
l’effet d’un baume. Les réminiscences douloureuses qui me prenaient par
surprise s’espacèrent, se diluèrent dans une douce mélancolie. J’étais
étonnée, au milieu d’un éclat de rire ou pendant un simple trajet dans Paris,
de me dire : « Mais, ça va, en fait… » Ou alors : « J’ai peut-être passé le
plus dur. » Je vivais chez Marie-France, où j’avais trouvé refuge après mon
départ. C’était temporaire, le temps de meubler mon petit appartement, de
le rendre confortable et accueillant. Le temps, aussi, d’accepter un quotidien
en solitaire. Mon amie avait été patiente, elle m’avait prodigué ses conseils,
elle m’avait écoutée de longues heures parler de lui et aidée à passer à autre
chose. J’avais commencé à chiner de jolis meubles. Des cadres colorés, un
lit douillet. Je cherchai une bibliothèque pour tous les livres que je
dévorerais. Une table où boire le thé avec les proches de passage. Je
retrouvais auprès de mes amis fidèles – Nelly, Corinne, Alain, Pierre,
Lauren – cette ambiance chaleureuse qui fait rire et rassure par temps
difficile. J’avais recommencé à me projeter, et cet élan m’emporta. Je
revoyais les vieux copains et la bande de soirées. Je ne me forçais plus à
sortir, à parler ou à rire. Je m’amusais enfin. Les soirées s’allongèrent, mes
promenades aussi, dans un Paris que je découvrais avec ma poésie, comme
la Butte-aux-Cailles, l’île Saint-Louis et le jardin du Palais-Royal. J’avais
des ressources qui triomphaient du silence. Johnny n’a pas donné de
nouvelles. J’appris qu’il allait mal. Suite à notre séparation, il sortait à peine
de la maison. J’éprouvais de la peine pour lui, une tristesse contre laquelle
je devais lutter : il souffrait sans me le dire. Je savais qu’il respectait ma
distance, ma tranquillité. Je me doutais aussi, car je lisais en lui à livre
ouvert, qu’il ne tarderait pas à se manifester. Johnny réapparaissait toujours.
Il appela chez Marie-France. Il prit de mes nouvelles d’une voix
gentille. Cette conversation avec l’homme que j’aimais n’avait pas de prix.
On se racontait un peu nos vies depuis qu’elles se déroulaient seules, on
ponctuait nos brefs récits d’un « Et toi, ça va ? » légèrement inquiet. On
était presque timides. Il y avait dans nos silences, nos sourires perceptibles,
une forme d’amitié baignée d’amour. Johnny m’apprit qu’il venait de
recevoir quatre disques de platine. À l’époque, cette distinction consacrait
les albums qui s’étaient écoulés à plus de trois cent mille exemplaires.
C’était juste phénoménal. J’étais très heureuse pour lui, je le félicitai et
répétai qu’il le méritait, que c’était à la hauteur de son talent. Il avait l’air
joyeux, lui aussi, quand il me dit qu’il allait célébrer sa récompense au King
Club, une de ses boîtes parisiennes préférées, située rue de l’Échaudé, à
Saint-Germain-des-Prés. Il se tut un instant avant d’ajouter : « J’aimerais
tellement que tu viennes fêter cette bonne nouvelle avec moi. » Il insista
avant même que je puisse répondre : cette soirée n’avait de sens que si j’en
faisais partie. Sans moi, la joie serait incomplète. Il m’avait beaucoup
manqué, et j’avais simplement envie de le revoir aussi. Je suis allée le
chercher avenue Foch, nous avons ri comme de vieux amis. Une tendresse
immense et une grande attirance existaient encore entre nous. Les
réjouissances se sont prolongées, et bientôt, Johnny ne tint plus debout.
Bientôt, emporté par la fatigue et l’allégresse, il trouva mon épaule. Je l’ai
raccompagné dans cet appartement qui avait été le nôtre. Il avait l’ivresse
hilare et fiévreuse d’une première cuite, le sourire apaisé de celui qui peut
s’en remettre à des bras rassurants. Je l’ai aidé à recouvrer ses esprits et le
chemin de la chambre. Je l’ai mis au lit et je suis partie.
Nous nous sommes parlé dès le lendemain. Johnny voulait me remercier
d’être venue et s’excuser pour la fin de soirée imprévue : « J’étais tellement
euphorique… » Je l’ai rassuré, le voir m’avait fait du bien ; mais je gardais
la tête froide. Je me sentais mieux, j’avais repris du poil de la bête. Chez
Marie-France, je m’étais peu à peu détachée de cette emprise passionnelle
dans laquelle j’avais fini par m’oublier. Je m’en rendais compte : Johnny
demandait beaucoup, intensément. Mais j’avais besoin de me recentrer sur
ma vie et mes priorités, à commencer par le boulot. Je suis partie dix jours
aux Canaries où se produisaient nombre de shootings d’été. Au fil de ces
séances photo à un rythme effréné, je me retrouvai. Je me reconnaissais
enfin. Moi qui aimais tant travailler, je regoûtai à cet esprit d’indépendance
et de liberté chères à mon cœur. Lui recommença à m’appeler tous les jours.
Une petite routine joyeuse reprenait, et je l’acceptais : je me sentais assez
forte pour ne plus me perdre dans le filet de ses belles paroles au goût de
miel. Il me proposa de passer un week-end avec lui. Il partait pour
Quiberon, m’invitait à l’y rejoindre à mon retour et me disait encore : « Tu
me manques. » Je devais me l’avouer : lui aussi me manquait toujours
beaucoup. Au cours d’une promenade en Espagne, je trouvai la boucle
d’oreille de ses rêves, et cet anneau de gitan, peut-être, fut le signe que
j’attendais. J’avais besoin de lui, de le sentir près de moi. Lui aussi
réclamait ma présence. C’était viscéral. Nous étions des âmes sœurs qui,
soudain, ne comprenaient plus pourquoi elles devaient se tenir éloignées. Il
y avait tellement de similitudes entre Johnny et moi. Mes envies, mes
aspirations et même mes névroses répondaient aux siennes. Il nous fallait
un ancrage, un rocher. Nous étions chacun le socle de l’autre. Je pris ma
décision sans la remettre en cause : j’avais hâte de le voir.
À Quiberon, nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, comme
deux amis qui s’étaient perdus de vue depuis trop longtemps. Au bout de
cette presqu’île du Morbihan, Johnny avait trouvé son havre de paix. Il
avait découvert le centre de thalassothérapie fondé par le cycliste Louison
Bobet, devenu son ami. Il y venait très régulièrement depuis la fin des
années 1970. C’est là qu’il se préparait à être au top de sa forme pour ses
shows ou les émissions de télévision auxquelles il était invité. Alors il
arrêtait de boire, se remettait au sport, mangeait sainement et, stimulé par
l’air marin, reprenait des couleurs. Je dois dire que j’avais été frappée, à
mon arrivée, par son allure resplendissante. Johnny était beau et calme
comme un dieu. Entre nous, il n’y eut pas de gêne ni d’étrangeté. Il suffisait
d’un regard pour reprendre le fil de notre complicité et comprendre comme
nous étions heureux de nous retrouver. Nous avons fait des bêtises de
gamins dans les couloirs de l’hôtel, de longues balades sur la Côte sauvage
ou les îles avoisinantes qui ressemblaient à son visage, à notre histoire
aussi, sculptées par les éléments, les tempêtes et des rayons de lumière.
Nous marchions côte à côte sur les sentiers rocailleux, nous n’avions pas
besoin de nous rapprocher davantage pour nous sentir connectés. Il y eut
aussi des parties de pétanque avec des amis de passage, des promenades à
vélo pour aller chercher des caramels salés…
Et puis un appel qui sonna comme une résurgence, une réplique du
passé. La veille de notre départ, Johnny apprit que son divorce allait être
prononcé. Bien sûr, je savais que ce moment devait être une épreuve pour
lui. Mais très vite, il se laissa gagner par la déprime, et je n’existai plus.
J’étais déçue qu’il puisse se renfermer sur lui-même si vite après nos
retrouvailles. Au téléphone, il m’avait répété à quel point je lui manquais. À
présent que je me trouvais près de lui, il était si loin… Il mettait entre nous
une distance infranchissable que je ne supportais plus. Alors, je ne me suis
pas posée de question. J’avais perdu ma patience en regagnant ma liberté.
Je n’ai pas attendu que le blues s’empare totalement de lui. Je l’ai laissé
reprendre ses esprits en m’éclipsant, me défaussant pour la première fois de
ses angoisses et de son mal de vivre, et je suis allée prendre un bol d’air sur
les rochers. Puis, dans la soirée, je suis rentrée à Paris, où un shooting
m’attendait le lendemain matin.
De retour chez Marie-France, je comptais les jours. Mon nouvel
appartement prenait forme et je n’avais qu’une hâte, me sentir enfin chez
moi. Johnny ne se manifesta pas. Avait-il été déçu par mon comportement ?
Je préparais mon emménagement et ne repensai plus à la parenthèse
bretonne ; je m’efforçais de chasser Johnny de mon esprit. Mais bientôt des
amis me dirent : « Babeth, il faut qu’on te parle d’un truc. » Et je sentis
dans leur bienveillance le tact qu’ils prenaient pour allonger la fin des
phrases, me laisser le temps de souffler, retarder le coup qui allait frapper
mon cœur. « Johnny a une nouvelle copine. » Depuis Quiberon, il ne s’était
pas écoulé une semaine. Cette nouvelle me blessa. Je la prenais comme une
punition : si je n’étais plus celle sur laquelle il pouvait toujours se reposer,
épancher son vague à l’âme, alors j’étais remplaçable sur-le-champ. Il fallut
que je sois forte pour ne pas fléchir. L’imaginer dans les bras d’une autre
m’était insupportable. Je l’aimais toujours, je ne pouvais pas le nier. Mais
son aventure me confortait dans ma décision. Elle consolidait mon pouvoir
de résistance, et il en fallait. Avec Johnny, il n’y avait jamais de point final.
Il pouvait réapparaître comme par magie, après de longs silences. Cette
fois, je n’ai pas eu à attendre longtemps. Quelques jours plus tard, il est
venu gratter à la porte de Marie-France. Sa relation avait duré comme une
rose au soleil. Comme quoi, nouveau ne veut pas dire mieux ! Je l’entendais
toquer, dire qu’il regrettait, que cette passade n’avait rien signifié pour lui,
qu’il m’aimait toujours plus que tout ; je l’entendais vaguement mais ne
l’écoutais pas. Ses suppliques ne m’attendrissaient plus. Elles
m’insupportaient. Elles faisaient monter ma rage. Comment osait-il venir
murmurer des mots doux et convoquer le passé ? Je fulminai mais je
préférai garder le silence : je n’avais rien à lui dire et voulais tourner la
page, définitivement. Je croyais être au bout de mes peines.
Le lendemain, Marie-France m’emmena au concert de Bob Seger au
Pavillon de Paris, pour me changer les idées. Mais je ne pensais qu’à lui. Ce
chanteur de blues à la voix intense, c’est Johnny qui me l’avait fait
découvrir. Il en était fan. Il avait même repris l’une de ses chansons, des
mois plus tôt, pour en faire Le Bon Temps du rock and roll. Je m’étais
préparée à le croiser pendant le spectacle, à l’éviter ou écourter notre
conversation d’un « Salut » courtois, mais il était si imprévisible. Il réussit à
me surprendre encore. Johnny apparut avec une nouvelle femme à son bras.
C’était une très jolie fille, grande et brune, aux yeux bleus. Les voir tous les
deux me fit l’effet d’une gifle. J’essayai de les esquiver mais ils marchèrent
jusqu’à moi. D’un air détaché et naturel, il me la présenta : « Betsy. » Il me
posa une ou deux questions banales, et j’étais effondrée : il agissait comme
si j’étais sa sœur ou sa meilleure amie. Ils partirent bras dessus, bras
dessous, il se retourna pour me dire : « Je t’appelle demain ! » Se rendait-il
compte que je souffrais, qu’il venait de me mettre K.-O. debout ?
Manifestement, non. J’avais rarement pleuré devant lui, et je ne m’étais
jamais plainte de rien. Il n’avait jamais eu à me demander si ça allait :
j’allais toujours bien. Mon éternelle bonne humeur avait accueilli ses joies,
ses victoires et ses peines sans jamais perdre de sa fraîcheur. Comment ne
pouvait-il pas voir, au bras de sa nouvelle conquête, que derrière ce masque
se cachait une peine immense ? Mon sourire s’évanouit alors que je les
regardais s’éloigner, que je me repassais ces mots absurdes qui sonnaient
faux et fous : « Je t’appelle demain. »
C’est à cette époque-là, je crois, que mon chagrin d’amour inspira une
chanson à Hervé Vilard. Je l’avais croisé un soir à l’Élysée-Matignon, je
m’étais un peu confiée à lui et il avait écrit son titre Pas pleurer, en
souvenir de cette nuit-là : « Salut Babeth, regarde-moi bien, toi / On dirait
que c’est pas la grande forme, ce soir / Ah ! c’est encore lui ! Tu pourras
dire qu’il t’en a fait baver celui-là / […] Ta peine faut pas la montrer / Faut
pas laisser tes yeux trahir ton cœur… »
J’avais le moral à zéro et trouvai vite une voie de secours. Je suis partie
en Afrique du Sud pour un magazine de mode. Comme toujours, le travail
était le meilleur des remèdes et pouvait me consoler de tous les maux.
Prendre la pose et partager de bons moments avec l’équipe du shooting
m’apportaient du baume au cœur. Je me suis baignée dans l’océan, reposée
sous le soleil et dans le silence. Mon quotidien était loin, Johnny aussi. Pour
ne plus penser à lui, le laisser m’atteindre, il fallait décidément mettre une
distance impossible entre nous. Car, à Paris, il était devenu très difficile de
lui échapper. Il pouvait vivre une autre histoire, mais il continuait de se
manifester d’une manière ou d’une autre, anéantissant l’idée d’une fin,
d’une rémission possible. Le soir de mon retour de voyage, Marie-France
était sortie et la sonnerie du téléphone retentit. J’étais seule dans
l’appartement, j’avais décidé de passer une soirée calme et ne décrochai
pas. À intervalles réguliers, puis de plus en plus fréquents, le téléphone
sonna encore. J’eus peut-être un pressentiment et résistai à la tentation de
saisir le combiné. Il résonna jusqu’à l’aube, comme si la voix qui réclamait
de parler voulait griffer ma nuit, m’empêcher de trouver le sommeil. Le
lendemain, au déjeuner, Marie-France s’étonna : « Tu n’as pas entendu le
téléphone hier ? Pourquoi tu n’as pas répondu ? J’ai eu Johnny ce matin,
c’est lui qui essayait de t’appeler. » Quelques jours plus tôt, j’aurais peut-
être composé son numéro. Je ne le fis pas. Pour retrouver le moral, je
n’avais pas le choix : je devais, un temps, le réduire au silence. Mais
museler Johnny Hallyday relevait d’une mission impossible. Son nouveau
45 tours sortit à ce moment-là et fit beaucoup parler de lui. Quand
j’esquivais les suppliques de l’amant éploré, les lamentations du rockeur me
rattrapaient. Je n’écoutais plus la radio, je n’allumais plus la télévision, je
n’ouvrais plus de magazines. Mais je pouvais bien essayer de l’éloigner, le
catapulter dans un coin de mon cerveau réservé au passé, il reviendrait
toujours comme un boomerang, une fleur ; il refuserait d’être un souvenir.
Un véritable amour dure toute une vie et ne disparaît jamais, dit-on.
J’ai passé novembre à résister aux sonneries du téléphone et aux crises
de manque. Sa voix disparut peu à peu dans le coton des jours froids. Les
frimas brouillèrent son image. L’immense cloche de l’hiver tomba sur Paris.
Et je retrouvai ma vie. Mon nouvel appartement était prêt et j’y
emménageai enfin. J’y installai, au fil des jours, une routine agréable. Je
prenais mes marques, réinventais un quotidien à mon image. J’avais trouvé
ce qui m’avait longtemps manqué : un havre de paix. J’étais chez moi, libre
de sortir ou de rester, de cuisiner, d’aller au restaurant ou chez des amis,
selon mes propres envies, de rentrer aux aurores ou de me coucher tôt. Je
sentais que, pour la première fois depuis des mois, je pouvais me reposer. Je
n’avais plus à m’endormir vaguement dans des odeurs de Gitanes, un
bourdonnement de télévision et de conversations. Moi, je n’avais pas peur
de la nuit. De nouveau, je travaillais beaucoup. J’inscrivais les nombreux
shootings dans les pages de mon agenda éclairées par la perspective de
dîners et de fêtes. Il n’y avait pas de place pour l’extraordinaire ou les
extrêmes dans ce calendrier. Il était fait de joies communes, simples et
magiques des existences qui se croisent pour se divertir ou échanger des
moments sympathiques. À cette époque, Johnny n’était plus qu’une petite
présence, une lueur imperceptible dans mes yeux. Le joli morceau de vécu
qui avait bourgeonné dans mon âme.
Il m’a appelée le 23 décembre. Nous ne nous étions pas parlé depuis
plus d’un mois, et je dois dire que j’étais heureuse qu’il pense à moi et
d’avoir de ses nouvelles. Johnny passait une partie de l’hiver à Los
Angeles. Je ne m’interrogeai pas sur ses intentions, ne remis pas en cause le
ton amical qu’il employait. Johnny voulait juste, dit-il, me souhaiter un
joyeux Noël. C’était gentil et je l’ai remercié. « Toi aussi, Johnny. Ça m’a
fait très plaisir de t’entendre. Prends soin de toi. » Je suis partie à Megève
avec des amis jusqu’au mois de janvier et, à mon retour, il était encore en
embuscade. Parmi les confirmations de castings et les propositions de
déjeuners de vieux copains, il y avait un message surprenant de Johnny sur
mon répondeur : il me passait un savon. Il ne comprenait pas pourquoi je ne
l’avais pas appelé depuis la dernière fois, ni pris de ses nouvelles. Il ne
comprenait pas non plus pourquoi je ne lui avais pas souhaité la bonne
année. « Tu t’en fiches complètement de moi, en fait. » Il déroulait sa petite
leçon de morale et son accusation avec une solennité déroutante, qui me fit
rire. J’étais hallucinée par tant d’aplomb ! Je n’eus même pas l’idée de le
rappeler. Alors il se mit à me faire une cour infernale. Il multipliait les
messages à des heures improbables. « Pourquoi ton silence ? » « Tu
comptes tellement pour moi. » « Je suis seul, tu sais. Il n’y a que toi, depuis
le début. » « Il faut qu’on se voie. Il faut qu’on se parle. S’il te plaît ! » Il
m’annonça qu’il allait quitter l’avenue Foch, qu’il me rappellerait d’ici
quelques jours, qu’il avait des projets pour lui, de grands projets pour nous.
Alors que je me repenche sur cette période, des décennies plus tard, sur
les boucles en forme d’allers-retours qu’a formées notre histoire, je
comprends ce qui, aussi, faisait vibrer Johnny. Il avait trouvé en moi ce petit
plus : je n’étais ni commode ni facile. Cela devait être palpitant, pour lui,
d’être face à une femme qui lui résiste, indépendante et solide, capable de
passer à autre chose, d’ouvrir de nouveaux chapitres de sa vie.
Fin janvier, il s’invita par surprise, alors que je prenais le thé chez
Marie-France. Il s’assit tout près de moi, les yeux doux et un sourire
d’ange, intimidé à l’excès. Je l’envoyai gentiment sur les roses. Mais, entre
nous, il y avait cette complicité si puissante. Une émotion qui nous
saisissait, difficile à contenir. Moi non plus, je n’aimais pas que tout soit
linéaire. C’était aussi cette vie trépidante, pleine de rebondissements, qui
m’avait fait l’aimer. Et c’était grisant de sentir que tout pouvait
recommencer. Il y avait, comme il y aurait toujours entre lui et moi,
l’irrésistible appel des retrouvailles. Au début du mois de février, il me
supplia de venir le voir en concert à Rouen : « Ce n’est pas loin de Paris,
viens me voir, Babeth, viens. » Je m’y rendis et disparus à peine le concert
terminé. Bon perdant, il me rappela quelques jours plus tard : « Je suis à
Lille demain, viens s’il te plaît. Et reste après. » Je répétai le même manège
et rentrai à Paris à la fin du spectacle. Alors il recommença à me téléphoner
tous les jours. « Écoute, ça suffit. Reviens. » Et je lui donnais la même
réponse : « Johnny, arrête, tu sais que ce n’est pas une bonne idée. » Mais
mon rire doux disait l’inverse. Pendant près d’un an, il avait dicté le tempo
d’un tourbillon d’amour. Cette fois, c’est moi qui imposais le rythme.
J’avais pris du recul, j’étais maître de ma vie et je ne m’engageais plus les
yeux fermés, comme avant. J’étais heureuse et libre, libre de le voir, de
profiter de sa présence et de pouvoir m’éclipser à ma guise. Un nouveau
printemps s’annonçait… Tout aussi vibrant que le premier.
6
Nous voilà jeunes mariés ! La vie reprit gentiment son cours, il y avait
désormais cette confiance en l’avenir, ce ravissement inconnu qui me
portaient et transfiguraient le quotidien. Moi aussi, j’aimais dire, au détour
d’une conversation : « Mon mari… » On prolongea notre séjour à Los
Angeles. Le matin, nous faisions un peu de sport ensemble chez Gold’s
Gym, où Johnny m’avait initiée à la musculation, puis nous allions déguster
ces hamburgers et hot-dogs qu’il affectionnait tant. Nous nous retrouvions
en fin d’après-midi pour déambuler dans la ville géante ou sur ses plages
divines, quintessences d’un éternel été. La vie était si douce. Chaque jour,
nous recevions des dizaines de télégrammes où les fans nous souhaitaient
tout le bonheur du monde… Et cela me faisait chaud au cœur. Les fêtes de
fin d’année arrivèrent, on passa Noël à la maison avec nos amis. On s’offrit
nos cadeaux, j’étais étonnée que Johnny ne sorte pas de son chapeau une de
ces surprises dont il avait le secret… Mais le 25, il revint d’une course, un
carton à bout de bras, un sourire malicieux aux lèvres : « Joyeux Noël, mon
amour ! » Il était tout excité. Il ne me quitta pas des yeux alors que
j’ouvrais… Au fond de la boîte, il y avait une peluche rousse qui grattait le
carton. Cette boule de tendresse était un Lhassa Apso, un chiot de couleur
abricot terriblement craquant ! Je sautai dans les bras de Johnny, puis pris
ce petit chien dans les miens. Il me suivrait partout. Il serait le témoin et la
mascotte de notre histoire. Je le baptisai Freeway. Un nom aux accents
d’Amérique pour une lune de miel qui le fut tout autant !
Après le Nouvel An, on partit en voyage de noces au cœur des États-
Unis, dans une petite station de sports d’hiver du Colorado. Le village
perdu, niché dans les Rocheuses, avait le charme fou et l’ambiance irréelle
des décors de western. La journée, je suivais Johnny qui skiait, dansait
comme un dieu sur les pistes pentues. Nous déjeunions en altitude, devant
les canopées de sapins poudrés et les cimes arrondies des montagnes. Le
soir, après avoir dîné au restaurant, nous nous lovions au coin du feu, dans
notre chalet aux parfums de résine et de bois fumé. Pendant une semaine,
nous avons répété cette routine merveilleuse. Nous rêvions de toutes les
formes, de tous les visages que pourrait prendre notre amour.
À notre retour, on était venu nous chercher à l’aéroport. Je réaménageai
à Neuilly avec Johnny. Il m’aida à transférer mes affaires et prendre mes
marques. Très vite, on retrouva nos repères, ceux qui avaient balisé, des
mois plus tôt, notre existence à deux. Je partais travailler quarante-huit
heures en Allemagne, je rentrais pour le retrouver, bras grands ouverts,
allongé sur le canapé du salon, et nous partagions le confort du silence. On
profitait du temps passé ensemble, on répondait aux invitations, de simples
dîners entre amis aux plus grands événements. Le 21 janvier 1982, à
l’hippodrome de Pantin, on était au premier rang du combat de boxe qui
opposait Louis Acariès à l’Américain Oscar Albarado. Gérard Depardieu,
l’ami des franches déconnades, était de la partie. Au 9e round, on exultait
alors que le Français envoyait le Texan, K.-O., au tapis. Mon plus beau
souvenir de cette époque fut sans doute le concert de Barbara. Elle était la
voix qui vise le cœur, la caresse qui s’enroule autour de l’âme. Après le
spectacle, on la retrouva dans sa loge. Elle était espiègle et malicieuse,
séductrice et enfantine. Elle avait tissé de jolis liens d’amitié avec Johnny et
lui adressait chaque année des caisses d’un cidre exquis dont il raffolait.
J’étais intimidée comme une petite fille : j’admirais beaucoup cette femme
mystérieuse. J’aimais ses chansons, ses mots, sa gestuelle et son visage de
tragédienne.
À part quelques sorties obligatoires liées à son travail, Johnny et moi
quittions peu la maison. Comme dans l’appartement de l’avenue Foch, on
menait à Neuilly une existence casanière et douce. On préférait alors les
soirées qui s’allongent entre nous au rythme effréné de la nuit qu’on
connaissait bien. Pour le dîner, Johnny cuisinait parfois ses pâtes à la sauce
tomate fraîche et très relevée, sa grande spécialité. Puis on discutait, on
regardait des films. Après l’avoir embrassé, je le laissais souvent seul sur le
canapé bavarder avec des amis jusque tard dans la nuit. Au matin, je
retrouvais les petits mots qu’il avait écrits la veille, comme celui-ci : « Ma
chérie, je voulais te dire avant de dormir simplement que je t’aimais… et
que je voudrais que tu me réveilles à 14 h 30. Je t’aime. Jojo. »
Fin janvier, Johnny est parti pour la Ligurie. Il était l’invité d’honneur
du festival de Sanremo, où il devait présenter deux nouveaux titres chantés
en italien, Solo una preghiera et Non si vive cosi, une adaptation de son
succès J’ai oublié de vivre. Pendant ce temps-là, une drôle d’occasion
frappait à ma porte et soudain, moi aussi, je changeai de registre ! Marie-
France, mon amie éditrice, m’avait appelée : « Je viens d’avoir une super
idée ! Tu veux faire un disque ? » Je refusai d’abord en argumentant : « Je
ne sais absolument pas chanter ! » « Mais ce n’est pas grave, ça, tu vas
apprendre. Je sais que tu peux le faire ! Allez, tu ne peux pas passer à côté
de cette opportunité, tu vas beaucoup t’amuser. Frank Thomas a déjà écrit le
texte pour toi. » Il avait été parolier pour Joe Dassin, Claude François,
France Gall… Difficile de dire non ! J’acceptai timidement et promis de
relever ce défi qui me rapprochait du chanteur que j’aimais. On m’adressa
la maquette. Les arrangements étaient planants, mélancoliques et
entraînants. Les paroles, faussement naïves, maniaient l’art de l’ironie avec
sensualité : « Si tu savais sur quoi tu danses / […] Tu comprendrais la
différence… » Par touches, elles me rappelaient les débuts romantiques
avec Johnny, nos infinis voyages : « Tu t’imagines nous deux sous
l’équateur / […] Nager dans l’eau d’un lagon / Quel pied, viens, partons /
Le monde, c’est un billet d’avion… » Je travaillai sur une version française
et une autre, anglaise, un maxi 45 tours pour les discothèques. Au studio
des Dames, je découvrais les coulisses de la fabrication d’un disque,
totalement impressionnée par le retour du son dans les oreilles, la régie et sa
console analogique aux milliers de boutons… Je chantais dans
l’improvisation la plus totale, mais j’étais entourée et guidée avec
bienveillance. Très vite, l’expérience devint palpitante : je pris mes marques
dans la cabine et multipliai les prises en suivant les conseils qu’on me
donnait, en m’abandonnant chaque fois un peu plus à la musique.
J’enregistrai Bébé Reggae dans le plus grand secret : même Johnny
n’entendit pas la chanson avant qu’elle soit diffusée à la radio.
J’étais emportée par de nouveaux projets et notre nouvelle vie. Mais elle
n’était pas pour autant un long fleuve tranquille ! Un quotidien de jeunes
mariés, casanier et calme, cela ne voulait pas dire sans remous. Avec
Johnny, l’existence pouvait toujours être mouvementée… Il avait ses
humeurs, toujours ce léger blues capable de poindre à l’improviste. Alors
on pouvait se disputer très fort. Il m’arrivait de le laisser quelques heures
pour respirer dans mon ancien appartement que j’avais gardé, puis il venait
murmurer des mots doux contre ma porte, comme toujours, et tout reprenait
comme avant.
Mon disque sortit et, comme les stars de la chanson, je fus bientôt
invitée sur les plateaux de télévision pour le défendre. Je n’en revenais pas !
On me demandait en France, au Luxembourg et en Belgique. Je partais pour
Bruxelles répondre aux sollicitations des journalistes, puis je me rendais à
Monte-Carlo pour une émission animée par Patrick Sabatier. Ce fut un
moment excitant et inédit. J’avais l’habitude de partir aux quatre coins du
monde en tant que mannequin, de ces séjours éphémères, mais là, j’entrais
dans la peau d’une autre, celle d’une interprète et d’une artiste. C’était
grisant, et je jouais le jeu sans me prendre au sérieux. Johnny était heureux
pour moi et admiratif. Je lui racontais mes journées au studio et en
interview, il me prodiguait ses conseils, m’entourait de toute sa confiance.
Cette expérience créa une nouvelle forme de complicité entre nous.
Ce fut au cours de cette tournée de promotion qu’il m’arriva un de ces
coups du sort qui frappent comme une peine de cœur. De ceux qui vous
serrent la gorge encore des années plus tard quand le souvenir resurgit. Dès
que je devais m’absenter et que Johnny, lui aussi, avait des obligations en
dehors de Paris, je confiais mon petit chien d’amour à un ami qui possédait
une maison avec un jardin. Freeway y était libre et heureux, et j’étais
toujours si joyeuse de le retrouver après un jour ou deux d’éloignement.
Après un week-end en province, je me présentai devant la porte de mon
ami, qui m’ouvrit en souriant… Mais je n’entendis pas mon chien japper ou
se précipiter vers moi, comme il en avait l’habitude. Je l’appelai :
« Freeway ? Freeway ! » Mon ami se mit à pouffer de rire. Je criai encore
son nom, et l’autre pouffait de plus belle, d’un rire nerveux et inquiétant.
« Babeth, je ne sais pas où il est. Je suis désolé, je l’ai perdu… » Je crus
d’abord à une blague. « Arrête de ricaner, ce n’est pas drôle du tout. Où
l’as-tu mis ? » Son visage se décomposa peu à peu, et je compris qu’il ne
plaisantait plus. Je pleurai, jurai. J’aurais pu devenir folle. J’aimais
tellement mon petit chien. Il avait une valeur symbolique si forte : Johnny
me l’avait offert. Ce cadeau sentimental représentait tout pour moi. Je suis
partie en larmes. J’appelai la terre entière pour épancher mon chagrin et on
me conseilla de passer un message à la radio pour le retrouver, ce que je fis.
Alors, je fus stupéfaite par la gentillesse des fans de Johnny à mon égard…
Ils appelèrent en direct pour me le promettre : ils se mettaient à la recherche
de Freeway !
Le destin frappa deux coups. Après la disparition de mon chien – que,
malgré les efforts de tous, je n’ai jamais retrouvé –, je reçus un appel
étourdissant. Lors de mon passage à Télé Monte-Carlo, j’avais été repérée
par un directeur de casting. On me proposait un rôle… Et pas n’importe
lequel ! Celui d’une gendarmette, aux côtés de Louis de Funès et de Michel
Galabru. Deux monstres du septième art ! Pour moi, de Funès était un géant
intouchable, personnage extraordinaire qui était entré dans la vie des
Français et les avait embarqués avec des succès fracassants, La Grande
Vadrouille, Le Corniaud, Les Aventures de Rabbi Jacob… Pouvais-je
réellement me dérober à cette invitation ? Après la musique, c’est le monde
du cinéma qui m’ouvrait ses portes. J’étais étonnée, terriblement flattée et je
ne tardai pas à accepter d’être mise à l’épreuve. Je passai des essais,
intimidée, avec cette sensation de n’être pas à ma place, mais on me mit à
l’aise et, bientôt, j’oubliai que j’étais observée, j’oubliai le temps qui filait.
Mes efforts payèrent. Alors que Johnny se lançait dans une nouvelle tournée
d’hiver, la production du Gendarme et les Gendarmettes m’informa que
le rôle me revenait.
Je n’y croyais pas ! Jamais je ne m’étais imaginé jouer la comédie, et
encore moins donner la réplique à des acteurs mythiques. C’était la
promesse d’une aventure incroyable, de celles qu’on ne vit qu’une fois. Ce
fut pour moi une période exaltante et inoubliable. Johnny chantait à Liège,
Cherbourg, Avignon et même Fleury-Mérogis… Il avait enfin obtenu
l’autorisation de chanter dans une prison française et, comme un Johnny
Cash à Folsom, il y fit un tabac. Moi aussi, j’étais bien occupée !
J’enchaînais les rendez-vous, des essayages de costumes et de maquillage
aux lectures du scénario, en passant par les sessions de travail avec le
réalisateur Jean Girault et les séances photo pour Jours de France et
¡Hola ! avec Louis de Funès. J’appelais Johnny quand je le pouvais. On se
racontait rapidement, entre deux obligations, nos péripéties mutuelles de la
journée, l’avancée du film et les villes qu’il enflammait, avant de se dire
« je t’aime » et de nous promettre de vite nous retrouver.
En mars, on se disputa de nouveau. Il avait envie que je sois toujours
près de lui, mais je n’avais pas une minute à moi… Mes absences faisaient
peut-être resurgir son insécurité. Mais je n’avais pas l’énergie de gérer une
nouvelle embrouille, je n’avais pas le cœur aux échanges négatifs ni aux
remises en cause face à ses ténèbres. Je ne pouvais plus me consacrer à ses
moments de déprime. La préparation du film accaparait tout mon temps, et
je refusais de passer des heures à me justifier pour des broutilles. Pour finir
d’apprendre mon texte sans être dérangée, je m’étais isolée dans mon
appartement. Il m’appela une première fois à 8 h 30 du matin et je ne
décrochai pas. Il réessaya un jour plus tard, en pleine nuit : « Tu me
manques. Viens me rejoindre, s’il te plaît ». Je refusai, il me raccrocha au
nez… avant de m’appeler plusieurs fois dans la nuit. Le lendemain, à
7 heures du matin, Johnny sonna frénétiquement chez moi. Derrière la
porte, il se confondit en excuses. Je connaissais la rengaine avant qu’il la
murmure : « Je suis désolé, pardonne-moi. T’es la femme de ma vie. Ouvre-
moi, s’il te plaît. » On discuta autour d’un petit déjeuner. Sa tournée et mon
emploi du temps nous avaient tenus éloignés près d’un mois. On se
rapprivoisa peu à peu, et la conversation se réchauffait. C’était agréable et
apaisant, alors que la ville se réveillait en silence, de passer du temps avec
lui et de rattraper le temps perdu. On se réconfortait. Il me raconta
brièvement les concerts, la chaleur du public et la réception de ses dernières
chansons. Et puis, très vite, il voulut parler de moi. Il était si fier ! Il avait
écouté plusieurs fois Bébé Reggae, il l’avait même entendu à la radio et
l’avait aimé. On discuta aussi du film qui allait se tourner à Saint-Tropez.
Johnny était si heureux pour moi. « C’est extraordinaire, formidable, ce qui
t’arrive. Tu le mérites. Je sais que tu vas être géniale. Je suis super
admiratif. » Le voir totalement emballé par mes nouveaux projets,
l’entendre me poser mille questions, me toucha et m’encouragea. Il me
faisait me sentir si spéciale et différente. À midi, alors que je préparais un
déjeuner pour deux, il passa plusieurs coups de fil et il me fit sourire… Je
l’entendais multiplier les appels, se réjouir et triompher au téléphone : « Tu
sais quoi ? On s’est réconciliés ! » Il raccrochait, composait un autre
numéro et je l’entendais encore dire : « Salut, c’est Johnny. J’ai retrouvé ma
femme ! » Alors je m’aperçus par la fenêtre qu’un taxi attendait devant chez
moi. « Johnny ? Johnny ? Tu es venu en taxi ce matin ? Ne me dis pas que
tu l’as fait attendre depuis tout ce temps… ! » Il passa la tête à la fenêtre et
éclata de rire : « Il peut encore attendre… C’est le lot de tous les taxis ! »
Johnny passa le reste de la journée avec moi. Il m’apprit qu’il s’était
occupé des démarches pour faire valider notre mariage américain en
France : « Nous sommes donc, une deuxième fois, officiellement mari et
femme… » C’était un amour. Je ne rentrai pas dormir à Neuilly mais
l’invitai à rester chez moi pour la nuit. J’étais transportée quand je retrouvai
cet homme-là : le Johnny des sourires et des petites attentions, le Johnny
romantique et rocambolesque, heureux de vivre et heureux d’aimer. Je
découvrirais des mois ou des années plus tard qu’à cette période il avait
même écrit à ma mère sans me le dire. Je fondis en lisant ses mots. « Chère
Marisol, […] je prends ma plume pour te rassurer. Bien sûr, je me suis
disputé avec Babeth, mais dis-moi quel couple ne se dispute pas de temps
en temps. […] Tu n’as rien à craindre, j’aime ta petite, ma petite Babeth,
plus que tout au monde. Elle est mon bébé et ma femme chérie, je ferai tout
pour la rendre heureuse. »
Le tournage allait commencer, et le jour du départ arriva. Nous étions en
avril. Clap de début des nouvelles séquences de mon histoire. J’étais
pressée et fébrile comme une fillette à la veille de l’été. Je faisais mille
projections, rejouais en boucle mes premiers pas devant la caméra.
J’appréhendais les premières scènes, face à ces grands acteurs, remettais en
question mes capacités à donner la réplique, à être juste, à emprunter un peu
à la vie, aux émotions pour les mêler à la fiction. J’allais faire ce voyage-là.
Une traversée de l’imaginaire et du ressenti. Dans le train, je ne cessais de
répéter les dialogues et de parcourir le plan de travail, ce long tableau où les
scènes sont découpées selon un ordre défini par l’organisation du tournage,
ce tableau où mon nom apparaissait près des autres. J’avais une infinie
sensation de liberté et de chance. Cette forme de frisson encapsulé qui,
lorsqu’elle fond sous la langue, vous fait dire, les yeux perdus dans un
vague immense : « Oh ! la belle vie… »
Un ami m’avait proposé de me louer sa maison le temps du tournage,
qui devait durer deux mois et demi. Elle était nichée dans les Parcs de
Saint-Tropez. J’eus un choc en la découvrant : la villa était sublime. Elle
avait des airs d’hacienda mexicaine, avec ses longues façades et son patio
gorgé de lumière. Devant elle s’étalait un jardin vallonné qui faisait vibrer
la nature sauvage par une myriade de couleurs et de parfums. Elle s’arrêtait
au bord de l’eau, avec un petit port privé et un ponton qui s’aventurait sur la
mer. Partout, des recoins étaient aménagés pour profiter de la symphonie
des vagues ou de la course du soleil. C’était bucolique et enchanteur comme
un endroit imaginaire. Je suis restée de longues minutes à contempler ce
paysage, à m’imprégner des bouquets floraux, du chant des grillons, avant
d’entrer dans la maison. J’étais médusée. J’avais du mal à croire que cet
écrin de verdure et d’éclat serait le décor de mon printemps.
Les semaines suivantes ont été un moment de mon existence touché par
une main divine. Les premières journées furent occupées par les répétitions
et les séances de calage. Je prenais mes marques, je faisais connaissance
avec l’équipe et m’intégrais, pas à pas. Tout le monde était d’une
bienveillance extrême à mon égard. Parce qu’il avait des obligations,
Johnny n’avait pas pu me retrouver tout de suite, alors il me téléphonait
sans arrêt. Et parce que ma voix, entendue plusieurs fois par jour, ne
suffisait pas à calmer le manque, il m’écrivait entre deux coups de fil. Il
m’inondait littéralement de jolies cartes postales qu’il m’adressait de l’Alpe
d’Huez, de Quiberon et d’ailleurs. Il était parfois prolixe, et souvent
lapidaire, mais toujours sentimental, avec cette petite musique discrète qui
le caractérisait : « Ici, il fait un soleil pas possible mais tu me manques. Je
t’aime. » Chaque fois, je remarquai sa patte qui me faisait fondre. Il ne
fallait pas chercher dans le mot en lui-même, mais au beau milieu du
rectangle, à droite, réservé au destinataire. Je ne pouvais m’empêcher de
sourire en imaginant le plaisir et la fierté avec lesquels il écrivait
soigneusement mon nom : « Babeth Hallyday ».
Ce mois d’avril a peut-être été la période la plus lumineuse de notre
histoire mais, paradoxalement, celle aussi qui suscita les plus folles
rumeurs. À Paris, on nous disait séparés, réconciliés, séparés encore, le
temps d’une pause dans tel journal, définitivement dans un autre. Bientôt,
on évoquait même notre « divorce ». Dans ma bulle, ces racontars
déplaisants ne m’affectaient pas plus que ça. Il en fallait plus pour entacher
ma joie de vivre ! Mais Johnny était furieux et blessé. Il m’appelait sans
cesse pour pester contre les journalistes et les mauvaises langues. Il décida
de me retrouver plus tôt à Saint-Tropez pour les faire taire. « Et parce que tu
me manques, bien sûr. »
Le tournage a commencé, et Johnny m’a rejointe dès le lendemain.
J’étais allée le chercher à l’aéroport. Toute ma vie, je me souviendrais de
son arrivée. Mon rockeur savait soigner ses entrées ! C’était
invraisemblable et hilarant, romantique et burlesque. Il est sorti de l’avion,
sa grande silhouette cachée derrière un œuf de Pâques géant ! Il le portait à
bout de bras, arrivait à peine à marcher vers moi, le champ de vision bouché
par cet œuf gigantesque, et je voyais parfois sa tête apparaître à droite, à
gauche, pour tenter d’apercevoir ma réaction, son sourire d’enfant terrible
et d’amoureux galant, sincère et renversant. C’était du Johnny tout craché…
Il posa finalement son improbable cadeau et je lui sautai dans les bras.
Les jours se sont égrenés en renouvelant la magie. Nous étions devenus
les rois de Saint-Tropez. Johnny m’accompagnait sur le tournage ou
m’attendait à la maison autour de la piscine, puis nous nous retrouvions
pour nous perdre dans le coucher de soleil, derrière la villa, ou nous
descendions au village pour boire un verre en terrasse du Gorille avec
Henri, le patron, ou chez Sénéquier avec Marinette, ou encore pour dîner à
l’Escale chez Félix sur le port. Chez Palmyre, il me tendit un stylo et la
carte du restaurant : « Tu dois t’entraîner à signer différemment,
maintenant ! » Alors, sous son regard rieur, je m’exerçai à écrire d’un geste,
de plus en plus vite et naturellement, « Babeth Smet » ou « Babeth
Hallyday ». Le soir, quand nous n’avions pas envie de faire la fête à
l’Esquinade ou au Jungle, nous passions des heures, dans le jardin, à
discuter ou à rire comme deux magnets qui ne pouvaient pas se séparer.
À cette époque, Johnny était terriblement fauché. Il n’avait littéralement
pas un sou. Alors, joyeusement, je payais pour tout. Il était mon mari, et
mon argent était le sien. C’est comme ça que je voyais les choses : on
partageait tout. Je pouvais alors me permettre de mener la grande vie avec
lui, et je ne voulais pas m’en priver. Je l’invitais au restaurant, en
discothèque, je payais les courses pour la maison, je lui laissais souvent
quelques billets avant de partir, le matin. On riait beaucoup de cette
situation ! Pour la première fois, entre Johnny et moi, les rôles s’inversaient.
Pendant ses tournées, il m’avait fait découvrir la France, de grandes tables,
des fêtes inoubliables et sa gloire de chanteur. Cette fois, il se laissait porter.
Et cette fois, c’était lui le fan… Il n’en prenait pas ombrage, bien au
contraire. D’une humilité sans bornes, Johnny était mon premier supporter.
Lui qui rêvait souvent, en secret, d’une carrière d’acteur passait des heures
sur le tournage, avec des yeux pleins d’étoiles. D’un ton timide et bien
respectueux, il échangeait quelques mots avec les techniciens et les acteurs,
posait mille questions pour comprendre les coulisses du cinéma. De mon
côté, j’apprenais aussi beaucoup ! Je découvrais les rouages, les arcanes de
la fabrication d’un film, les gaffeurs pour marquer les arrêts, les micros
haute fréquence scotchés sous la chemise, les perches, les jeux de lumières
artificiels et les « ça tourne », « action », « coupez », tous ces gestes et ces
paroles qui devenaient un rituel joyeux. Dans l’équipe, il régnait une
ambiance extraordinaire. Qu’est-ce qu’on pouvait rire ! Michel Galabru
tenait à la perfection son personnage bougon et truculent. Il avait le sens de
l’improvisation et le grain de folie des génies. À chaque fois qu’il ouvrait la
bouche, on se préparait à un monologue tonitruant et hilarant. Louis de
Funès, désopilant à l’écran, était plus réservé dans la vie, d’une politesse et
d’une éducation exemplaires. Mais nos origines hispaniques nous
rapprochèrent vite. On échangeait souvent quelques mots en espagnol, entre
deux scènes. On se retrouvait pour déjeuner, avant un après-midi de travail.
Un de ces moments est resté gravé dans ma mémoire. Avec Johnny,
nous avions invité Galabru et son épouse, de Funès et sa femme, Jeanne,
que j’estimais beaucoup, à venir dîner à la maison. Nous étions réunis dans
la salle à manger, autour de la table en bois. D’un coup, un repas intime
entre collègues se transforma en scène épique. C’est Galabru qui donna le
ton. Il décida de ne s’exprimer qu’avec des tirades. Dans l’improvisation la
plus totale, de Funès lui donnait la réplique, finissait parfois ses phrases par
une rime ou un trait d’esprit. Ils alternaient les genres et les registres. S’il
voulait qu’on lui passe le sel, de Funès inventait une série d’alexandrins,
Galabru achevait le sonnet sans hésiter, en exprimant son désir de poivre.
Nous pleurions de rire. Tout le dîner, nous fûmes les spectateurs privilégiés
d’une pièce de théâtre inattendue, décalée et prodigieuse. Comme un enfant,
Johnny en redemandait, prêt à applaudir, à crier « Bravo ! » Il était
émerveillé. Ce fut un moment magique.
J’avais retrouvé ma confiance et le bonheur. Ces émotions vitales qui,
depuis des mois, tenaient bon. Nous vivions dans une magnifique maison.
Mon expérience de tournage était fabuleuse, je rencontrais des personnalités
hors du commun, je prenais goût, chaque jour davantage, au métier de
comédienne. Avec Johnny, c’était le rêve. Il y avait cette question qui
surgissait parfois, celle que l’on se pose quand les planètes sont alignées et
que la vie est d’une pureté facile et évidente : « Qu’est-ce qui pourrait
m’arriver, maintenant ? »
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