À Bout de Nerfs (Barnaby James)
À Bout de Nerfs (Barnaby James)
À Bout de Nerfs (Barnaby James)
À bout de nerfs
« Trop n’est jamais assez. »
Le Loup de Wall Street,
film de Martin SCORSESE
Vendredi 22 juin
1
2. L’équivalent de 6 euros.
3. Environ 1 800 euros.
4. Ou « fête des Lumières », qui commémore la victoire militaire et spirituelle des Juifs de Judée sur les armées
séleucides et l’hellénisation.
1. US Securities and Exchange Commission, chargée de réguler les titres et les marchés.
2. Commodity Futures Trading Commission, commission de régulation des marchés à terme américains.
10
1. Missions sous couverture, où les policiers infiltrent les milieux du grand banditisme en changeant d’identité et
d’apparence.
1. Terme gaélique écossais pour désigner un étranger, généralement un Anglais, avec une connotation légèrement
péjorative.
Dimanche 24 juin
15
1. Expression neutre utilisée par les joueurs de poker pour ne pas dévoiler à leurs adversaires s’ils ont ou non de
bonnes cartes en main.
24
Aéroport de Glasgow-Prestwick, 7 h 30
Joseph Sleuth avait trouvé un vol direct pour Glasgow avec un
décollage à 19 h 40 de l’aéroport de Newark. Il avait aussitôt réservé une
place puis passé sa journée à organiser le protocole de surveillance de
Nastia Benchimol. Il avait également appelé Zoharit Chimrit pour lui
expliquer la situation. Il n’abandonnait pas l’affaire mais la mettait de côté
le temps de porter secours à sa nièce. Enfin, il avait joint son épouse à
Madison. Cette fois, il n’était pas tombé sur sa messagerie et ils avaient pu
se parler. Il lui avait annoncé qu’il partait le soir même pour l’Écosse et
qu’il n’aurait pas le temps de repasser dans le Wisconsin. Contre toute
attente, Janine prit très bien la nouvelle, ce qui, paradoxalement, inquiéta
Joseph. Elle n’avait pas pour habitude de lui faire des reproches, cependant
elle exprimait toujours son regret de ne pas le voir plus souvent à la maison.
Il se demanda si sa femme faisait un effort pour paraître conciliante ou si
elle commençait à devenir indifférente. Mais ce n’était pas le moment de se
poser des problèmes existentiels. Angelica avait besoin de lui, la famille
passait en premier. Il réalisa alors que sa famille, c’était avant tout Janine et
Jane, Angelica n’étant que la fille de son frère. Mais elle portait le même
nom que lui. C’était une Sleuth. Et quel que soit l’ordre de priorité qu’il
établissait entre ses proches – ce qui, à la réflexion, lui parut absurde –, il
devait sortir sa nièce du guêpier dans lequel elle s’était fourrée.
Le vol de nuit de la Lufthansa durait six heures cinquante, ce qui,
combiné au décalage horaire, le fit atterrir à Glasgow à 7 h 30 le lendemain
matin. Sleuth avait à peine fermé l’œil – il détestait l’avion – et passé le
plus clair de son temps à regarder des films sur l’écran miniature encastré
dans le dossier du siège devant lui. Il avait enchaîné les collations que les
hôtesses servaient à tout bout de champ, réveillant même les passagers qui
étaient parvenus malgré tout à trouver le sommeil.
Dès son arrivée sur le sol écossais, Sleuth loua une voiture et fila
directement à Aberfoyle. Il fit le trajet en fumant plusieurs cigarettes
d’affilée pour conjurer sa frustration de n’avoir pu en griller une durant le
vol. Il n’avait pas eu le temps de rappeler le manoir la veille au soir mais
avait pris soin d’en noter scrupuleusement l’adresse. Il arriverait tôt, ce qui
lui permettrait de s’immiscer sans plus attendre dans l’enquête, comme il
avait coutume de le faire, surtout lorsqu’il n’y était pas invité. Et ce n’est
pas ce MacDuff, qui s’était montré si désagréable avec lui au téléphone, qui
l’en empêcherait.
Les grilles du domaine étaient ouvertes mais le cordon de policiers était
toujours en place. Il se présenta et demanda à voir au plus vite l’inspecteur
principal. Ce dernier l’accueillit sur le seuil du manoir avec l’amabilité d’un
gardien de prison.
— Content de vous voir, Sleuth, mentit-il. Votre nièce a continué à faire
des siennes.
— Que voulez-vous dire ?
— Elle a disparu la nuit dernière. Pfuit ! Envolée ! Évaporée ! Partie
sans laisser d’adresse ni le moindre mot ! Qu’est-ce que vous dites de ça,
agent Sleuth ?
Joseph s’abstint de tout commentaire. Tout ce qui était arrivé à
Angelica, et en si peu de jours, était tout bonnement invraisemblable. Le
suicide de son employeur londonien qui avait tué les siens avant de se
donner la mort, cette annonce miraculeuse pour un poste de nurse en Écosse
payé une fortune, les enfants du couple enlevés le soir même de son arrivée,
et à présent sa disparition ! S’il avait lu ça dans un roman à suspense, il
aurait pensé que l’auteur en faisait un peu trop. Or là, il ne s’agissait pas
d’un roman mais de la réalité.
— Comment êtes-vous sûr qu’elle a disparu ? insista-t-il. Il est à peine
8 h 30 du matin. Elle a très bien pu sortir se promener, faire une course, ou
je ne sais quoi d’autre…
— Avec sa valise ? s’emporta le policier. Drôle de façon de partir en
balade ! Cela ressemble plutôt à une fuite. En agissant ainsi, elle a signé son
forfait ! Si au moins je l’avais arrêtée hier comme j’en avais eu
l’intention…
Joseph avait l’habitude des enquêtes complexes et incompréhensibles,
mais il devait avouer que dans cette affaire improbable, il était
complètement perdu. Il ne croyait pas une seule seconde que sa nièce était
coupable. Elle n’était coupable de rien du tout. S’enfuir en pleine nuit sans
prévenir personne n’avait aucun sens. À moins qu’elle ait pris peur, ou
qu’elle se soit sentie en danger et ait quitté les lieux précipitamment. Dans
ce cas, elle n’aurait pas perdu du temps à rassembler ses affaires. Toute
cette histoire n’avait ni queue ni tête.
— Puis-je m’entretenir avec les propriétaires du manoir ? demanda-t-il.
— Le laird et lady MacGregor ? Mais je vous en prie, faites, faites !
C’est en grande partie à cause d’eux si j’ai laissé miss Sleuth en liberté. Ils
À
m’accusaient de la suspecter à tort ! À présent, ils voient le résultat et
doivent s’en mordre les doigts. S’ils m’avaient écouté, votre nièce aurait
fini par nous dire où se trouvaient les gosses et elle nous aurait communiqué
l’identité de son complice. Tandis que maintenant… Enfin, on a diffusé son
signalement, elle finira bien par se faire pincer. En attendant…
— Introduisez-moi, voulez-vous ? demanda Sleuth qui commençait à
bouillir d’impatience.
— Vous vous débrouillerez très bien tout seul, mon vieux ! ironisa
l’Écossais en se grattant la joue. Moi, j’ai des choses plus urgentes à gérer,
si vous voyez ce que je veux dire ! Vous trouverez sans doute le laird dans
sa bibliothèque, plongé dans ses bouquins…
L’inspecteur tourna le dos à Sleuth et s’en fut de ce pas « gérer ses
urgences », au premier rang desquelles devait figurer la capture d’Angelica.
Joseph pénétra dans le manoir et se fit conduire auprès du laird par un
domestique qui, après avoir frappé à la porte et annoncé le visiteur,
s’éclipsa comme s’il n’avait jamais été là. Le laird MacGregor était en effet
plongé dans la lecture d’un livre, confortablement installé dans un fauteuil
Chesterfield.
— Je le savais ! s’exclama-t-il en frappant du plat de la main le volume
ouvert sur ses genoux. Tout est écrit là, noir sur blanc !
Surpris par l’accueil de son hôte, Joseph s’approcha et se présenta.
— Oui, je sais qui vous êtes. Vous êtes l’oncle de cette chère Angelica.
Agent spécial au FBI… Vous avez fait un long voyage pour venir nous
trouver, ou plus exactement pour porter secours à votre nièce injustement
accusée par cet incompétent de MacDuff. Mais vous verrez que moi, laird
Gregory MacGregor, je vais démêler toute cette histoire en un claquement
de doigts. Grâce à ce bouquin !
Il souligna ses paroles en claquant effectivement des doigts puis exhiba
le roman policier dans lequel il venait de puiser des révélations aussi
probantes que celles qu’un croyant aurait découvertes dans les prophéties
de la Bible. Il se leva de son fauteuil, dépassant d’une bonne tête Joseph qui
était pourtant d’une taille au-dessus de la moyenne.
— À quel livre faites-vous allusion ? demanda poliment l’agent spécial.
— Mais au Crime de l’Orient-Express d’Agatha Christie, bien sûr !
L’auteure s’est inspirée de l’affaire Lindbergh. Vous vous en souvenez, je
présume. Elle a défrayé la chronique dans les années 1930.
Joseph faillit rétorquer que, n’étant pas né à l’époque, il pouvait
difficilement s’en souvenir. En revanche, comme tous les Américains, il
avait entendu parler de cette histoire. Le fils de l’aviateur Charles
Lindbergh, âgé de 20 mois, avait été enlevé dans la maison de ses parents le
soir du 1er mars 1932, puis retrouvé deux mois plus tard près de leur
domicile, le crâne fracassé. Après deux ans d’enquête, le criminel, un
certain Bruno Hauptmann, avait été reconnu coupable et condamné à mort
le 3 avril 1936, bien qu’il eût clamé son innocence jusqu’à la fin. Ce crime,
largement médiatisé, avait donné lieu à un Federal Kidnapping Act voté par
le Congrès, plus communément appelé « loi Lindbergh », qui instituait le
kidnapping comme crime fédéral. Depuis cette affaire, les enlèvements
d’enfant relevaient désormais du FBI. Les agents pouvaient enquêter sur
l’ensemble du territoire américain, même si le ravisseur n’avait pas franchi
la limite de l’État où avait eu lieu le crime.
— Oui, je connais l’affaire Lindbergh, confirma Sleuth. C’est un grand
classique au FBI. Mais il n’y a pour l’instant aucune raison que vos enfants
subissent le même sort que le pauvre fils Lindbergh…
— Je ne parlais pas de ça mais de la demande de rançon ! La lettre
laissée sur le rebord de la fenêtre de la chambre du bébé Lindbergh, dans
laquelle le voleur d’enfants réclamait 50 000 dollars ! Eh bien, je suis
certain que nous allons recevoir une lettre du même genre. Les criminels
manquent souvent d’imagination, vous savez. Ils piquent leurs idées dans
les livres sans se douter que certains enquêteurs suffisamment cultivés
découvriront leurs stratagèmes ! Vous verrez, vous verrez !
Le laird MacGregor semblait exulter de bonheur alors même que la vie
de ses propres enfants était en danger. Joseph se dit que ce type était soit
fou à lier, soit doté d’un égocentrisme forcené, soit doué de la faculté de
compenser sa légitime inquiétude par une sorte de jeu de devinettes
intellectuelles comme on en trouve dans les romans policiers ou les jeux de
société, tels que le Cluedo. Peut-être les trois à la fois.
— Mais quel rapport avec Agatha Christie et l’Orient-Express ?
questionna Joseph, qui avait du mal à suivre le raisonnement du laird.
— Elle s’est inspirée de l’affaire Lindbergh pour écrire son roman paru
en 1934. Ainsi, le bébé Lindbergh est devenu la petite Daisy Armstrong
enlevée à ses parents contre une rançon de 200 000 dollars. Quatre fois plus
que la somme exigée par Bruno Hauptmann, si tant est qu’il ait été le
véritable coupable.
Si on le lui avait proposé, Gregory MacGregor aurait certainement
accepté avec empressement de résoudre cette ténébreuse histoire. Et il se
faisait fort de coiffer au poteau la police et le FBI réunis en découvrant lui-
même les auteurs du kidnapping de ses propres enfants. Joseph jugea plus
prudent de feindre d’entrer dans le jeu de ce laird fantasque.
— Je suppose que vous avez déjà des indices, avança-t-il. Vous ne
pensez tout de même pas que ma nièce…
— Oh ! La pauvre enfant ! Bien sûr que non ! Il n’y a que ce pitre
grotesque de MacDuff pour oser supposer qu’elle ait quoi que ce soit à voir
avec tout cela… C’est une victime, elle aussi, certainement pas une
criminelle !
— Pourquoi a-t-elle disparu, selon vous ? Pour exiger une rançon,
comme vous supposez que les ravisseurs vont le faire pour vos enfants ?
— Je constate que vous prenez goût aux spéculations intellectuelles,
mon cher Sleuth ! s’exclama joyeusement le laird en lui donnant une tape
amicale dans le dos. Mais j’ai encore un train d’avance sur vous. Pas
l’Orient-Express, mais presque !
Le laird partit alors d’un rire démesuré, comme si tout cela n’était après
tout qu’une bonne blague. On avait dit à Sleuth que les Écossais étaient
farceurs, surtout avec les étrangers et en particulier avec les Américains,
mais à ce point-là…
— S’ils nous demandent une rançon pour nous rendre nos enfants, c’est
que les ravisseurs pensent que nous sommes riches. Je dis bien pensent… À
cause de notre manoir, de notre train de vie, du salaire que nous avons
proposé à Angelica. Mais en ce qui concerne votre nièce, le contexte est
différent. Elle n’est pas riche, et je ne pense pas que vous le soyez non plus.
Donc, dans son cas il ne s’agit pas de rançon.
— Mais de quoi, alors ?
— Ils ont voulu l’empêcher de parler, de révéler des détails qui nous
auraient mis sur leur piste ! Car il s’agit d’une jeune fille très intelligente et
particulièrement observatrice. Hier, justement, alors que nous discutions
avec elle, elle nous a apporté des précisions que cet imbécile de MacDuff
n’a pas été fichu de…
— J’ai compris, l’interrompit Joseph. Mais s’ils ne demandent pas de
rançon pour elle, que vont-ils exiger selon vous ?
— Rien, mon cher Sleuth, rien ! Ils vont l’empêcher définitivement de
parler, si ce n’est déjà fait ! La pauvre petite… Si jeune, si mignonne, si
pleine de vie… Ah ! J’espère avoir tort, Sleuth, je le souhaite vraiment.
Mais je suis un grand lecteur de romans policiers, et je ne me trompe jamais
dans mes déductions !
Joseph Sleuth se demanda s’il allait écraser son poing sur le nez trop
long de l’énergumène ou s’il valait mieux le planter là et cesser de l’écouter
débiter ses âneries. Il opta pour la deuxième solution. Il prit aussitôt congé
et regagna le rez-de-chaussée. Arrivé en bas de l’escalier, Sleuth fut cueilli
par MacDuff. Décidément, il ne tombait que sur des malotrus. Il
commençait à être sérieusement énervé et voulut éviter le policier, mais ce
dernier brandit une feuille de papier devant ses yeux à la manière d’un
toréador agitant sa muleta sous le museau du taureau.
— Devinez un peu ce qui est écrit sur cette lettre, Sleuth ? Allez-y,
devinez !
— La recette originale de la panse de brebis farcie.
— Très drôle, agent Sleuth ! Hélas, il ne s’agit pas du tout de cela. C’est
une demande de rançon en bonne et due forme. Les ravisseurs réclament,
tenez-vous bien, la somme astronomique de dix millions de livres.
Joseph Sleuth haussa le sourcil gauche. Les capacités de déduction du
laird MacGregor n’étaient pas si mauvaises, après tout.
— Et où l’avez-vous trouvée, cette demande de rançon ? Sur le rebord
de la fenêtre de la chambre des enfants ?
— Pas du tout ! Elle se trouvait dans la chambre de miss Sleuth.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Vous m’avez dit ce matin qu’elle avait
disparu sans laisser le moindre message.
— C’est que, voyez-vous, mes policiers ont ratissé de fond en comble
sa chambre. Et ils ont trouvé cette lettre sous son lit !
— C’est idiot, inspecteur ! Lorsqu’on demande une rançon, on ne cache
pas la lettre sous un lit.
L’inspecteur MacDuff exhiba un sourire diabolique.
— Sauf lorsqu’un courant d’air fait s’envoler le bout de papier, agent
Sleuth. Désormais, les choses sont claires, transparentes et limpides comme
les sources d’Écosse : votre nièce est coupable d’enlèvement d’enfants, ou
du moins de complicité d’enlèvement. Mais nous allons la coincer, ne vous
inquiétez pas. Tout agent du FBI que vous êtes, vous ne pourrez rien pour
elle !
Joseph Sleuth se décourageait rarement et pourtant il se dit que, cette
fois-ci, cette affaire allait lui donner du fil à retordre.
27
Quelque part dans un lieu inconnu, 10 h 30
Lorsque Angelica s’éveilla enfin, elle n’était plus dans sa chambre mais
allongée sur un simple matelas posé à même le sol. Elle se frotta les yeux
avant de les ouvrir.
— T’es enfin réveillée ? T’es pas morte, alors ?
— Oui, on se demandait.
Mary et Aleister se trouvaient face à elle, en chemise de nuit, bien
vivants. Elle bondit du lit et s’élança vers eux.
— Je me suis fait tellement de soucis pour vous ! Où sommes-nous ? Et
depuis combien de temps ?
Le frère et la sœur s’entreregardèrent.
— On s’est retrouvés dans cette pièce sans savoir pourquoi ni comment,
avoua Mary. On était sur des matelas posés par terre, comme toi. On ne
savait pas trop quoi faire alors on s’est rendormis. Et quand on s’est
réveillés, t’étais là. Comme tu ne bougeais pas, on se disait que t’étais peut-
être morte.
Angelica était à la fois soulagée et inquiète. Soulagée de constater que
Mary et Aleister allaient bien, inquiète de la situation dans laquelle ils se
trouvaient à présent tous les trois. Selon toute vraisemblance, elle avait été
enlevée, comme les enfants. Dans quel but, et par qui ? Elle regarda enfin
autour d’elle. Ils se trouvaient dans ce qui ressemblait à une caverne, sans
aucune ouverture sur l’extérieur. Les parois de pierres saillantes étaient
arrondies. Une lumière diffuse provenait de spots intégrés dans la roche. Au
fond, un escalier taillé dans le roc descendait au niveau inférieur.
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? On est seuls, ici ?
— Non, y a un monsieur qui dort en dessous. On va le réveiller ?
Le frère et la sœur prirent Angelica par la main et l’entraînèrent avec
eux vers l’escalier qui conduisait dans une pièce semblable à celle où
Angelica avait repris connaissance. Un peu plus large, avec les murs
incurvés vers le bas. Un homme était étendu sur le sol, tout habillé.
— Jim ! s’exclama-t-elle.
Ce dernier ouvrit les yeux, se dressa sur son séant et passa une main
dans sa chevelure ébouriffée.
— Angelica ! Excuse-moi, je suis dans le coaltar. Bienvenue au club, en
tout cas.
— Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je pourrais te poser la même question. Je n’en ai pas la moindre idée.
J’ai dû être drogué. Quand j’ai refait surface, j’étais ici, avec les gosses qui
dormaient au-dessus.
— Il n’y a pas d’issue ?
— Il y a plusieurs niveaux superposés qui vont en s’élargissant au fur et
à mesure qu’on descend. En bas, il y a une porte qui doit donner sur
l’extérieur. Verrouillée, bien sûr.
Angelica réfléchissait à toute vitesse. Elle avait soupçonné Jim à tort. Il
faut dire que tout semblait l’incriminer : son départ subit en même temps
que la disparition des enfants, l’Aston Martin qui avait démarré juste après,
l’absence de nouvelles de sa part. Personne n’aurait pu imaginer que lui
aussi avait été enlevé. Pas plus qu’elle, d’ailleurs.
Jim s’était levé et salua les deux enfants.
— Nous n’avons pas eu l’occasion d’être présentés. Mon nom est Jim,
je suis un ami d’Angelica. Et vous devez être Mary et Aleister…
— Oui, Monsieur, répondirent en chœur les deux petits.
Jim semblait étrangement calme malgré l’incohérence de la situation
dans laquelle ils se trouvaient. Angelica admirait ce self-control qu’elle ne
parvenait cependant pas à partager. On ne leur avait fait aucun mal, en
particulier aux enfants, mais pourquoi les séquestrait-on ainsi ? Et pour quel
motif ? Une demande de rançon pour rendre Mary et Aleister pouvait
constituer un mobile plausible. Mais cela n’avait aucun sens pour elle et
Jim. L’absence de surveillance de la part des ravisseurs constituait
également un mystère. Ils ne pouvaient visiblement pas s’échapper
puisqu’il n’y avait pas d’ouverture. Et comment allaient-ils s’alimenter ?
— Vous devez avoir faim, fit-elle remarquer. Cela fait plus de deux
jours que vous êtes ici…
Le frère et la sœur échangèrent un regard entendu.
— Pour ça, y a pas de problème. Dans la pièce en bas y a plein de
bonnes choses à manger. Du chocolat, des gâteaux, du lait… énuméra Mary.
— Et des bonbons, aussi ! se réjouit Aleister.
— C’est tout ? s’étonna Angelica. Uniquement des sucreries ?
Mary pouffa.
— Non, y a plein d’autres choses mais nous on a choisi ce qui nous
plaisait. Pour une fois…
Jim eut un sourire rassurant. Sans doute cherchait-il à éviter que les
enfants ne cèdent à la panique.
— C’est exact, confirma-t-il. Je suis allé faire un tour en bas, moi aussi.
J’y ai trouvé des conserves, des plats surgelés et des boissons. On peut
soutenir un siège.
— Et personne n’est venu depuis votre arrivée ici ? Absolument
personne ?
— Pas que je sache, répondit Jim. Peut-être pendant notre sommeil…
— Mais pourquoi as-tu disparu au moment de la panne d’électricité ?
J’ai entendu le moteur de l’Aston Martin. J’ai pensé que…
Le visage de Jim redevint grave.
— Oui, j’imagine ce que tu as dû penser. Et les flics aussi. Car je
suppose que la police est intervenue…
— Bien entendu ! Je l’ai appelée aussitôt.
— Je sortais tout juste des toilettes quand les lumières se sont
brusquement éteintes. J’étais dans le noir complet. Je t’ai entendue
m’appeler, mais avant que j’aie pu faire quoi que ce soit, j’ai senti qu’on me
plaçait un chiffon sur le visage. J’ai aussitôt perdu connaissance.
— Comme moi la nuit dernière, reconnut Angelica. Du chloroforme,
probablement.
— Ils ont dû prendre l’Aston pour faire peser les soupçons sur moi.
— Mais qui ? Tu as des ennemis ?
Jim écarta les bras en signe d’impuissance.
— On en a tous. Mais pas à ce point-là… Et pourquoi ici, en Écosse ?
C’est la première fois que j’y mets les pieds.
Angelica estima qu’il n’était pas utile de poursuivre la conversation
devant les enfants qui commençaient à être troublés. Il fallait faire
diversion.
— Bon, une chose est sûre, nous n’allons pas mourir de faim. C’est déjà
ça ! Que diriez-vous d’un vrai breakfast pour changer des sucreries ? Vous
m’indiquez le chemin ?
Jim posa une main sur son épaule.
— Je m’en occupe, Angelica. Reste un peu avec Mary et Aleister. Je
vous appelle quand c’est prêt.
Dès qu’il fut descendu vers ce qui servait de cuisine, le frère et la sœur
échangèrent un regard de complicité avant de se tourner vers leur nurse.
— Nous, on sait qui nous a enlevés, chuchota Mary.
— Ah bon ? Qui ça ?
— Tu sais bien… Celles dont on ne doit pas dire le nom. C’est pour ça
qu’on peut pas les voir. Tu comprends, elles se cachent…
— Mais pourquoi feraient-elles une chose pareille ?
— Parce que papa a prononcé tout haut leur nom le jour de ton arrivée.
Alors pour le punir elles nous ont enlevés, Aleister et moi, et puis Jim, et
puis toi aussi.
Angelica décida de se plier à la logique des enfants.
— Dans ce cas, c’est plutôt votre papa qu’elles auraient dû enlever,
non ? C’est lui qui a prononcé le nom, pas vous. Ni moi… Ni Jim.
Mary adopta un sourire malicieux.
— C’est parce que papa il croit pas à tout ça. Nous, on avait un peu
peur des Belles Dames, mais en fait, c’est drôlement mieux d’être chez
elles. On a trouvé plein de jeux. On va bien s’amuser, tu vas voir ! Ceux qui
sont punis, ce sont ceux qui sont restés là-bas, dans le monde des grandes
personnes où on s’ennuie tant. Tu crois pas ?
Ce raisonnement, bien que fondé sur des croyances imaginaires, ne
manquait pas de logique, pensa Angelica. Au moins il rassurait les enfants.
Et comme ils étaient cloîtrés dans un lieu inconnu, le mieux était de passer
le temps en leur racontant des histoires et des contes.
— Vous voulez que je continue à vous raconter l’histoire de Peter Pan
en attendant que Jim termine de préparer à manger ?
Les yeux avides d’impatience, Mary et Aleister s’assirent sur le lit en
face de la jeune femme et attendirent sagement qu’elle les emmène au Pays
imaginaire.
28
1. Internet Protocol, numéro d’identification permanent d’un ordinateur connecté à un réseau informatique.
Transferts d’argent :
. Londres : 100 000 livres versées sur un compte crypté.
. Aberfoyle : demande d’une rançon de 10 millions de livres sur un
compte également crypté.
Angelica :
. jeune fille au pair chez les Murphy : deux enfants assassinés.
. nurse chez les MacGregor : deux enfants enlevés.
Les familles :
. chez les Murphy : gros train de vie mais famille ruinée.
. chez les MacGregor : manoir, terres, mais pas suffisamment pour
payer la rançon.
Il nota en marge :
Se renseigner sur la situation financière des MacGregor.
Il y avait bien des éléments en commun entre les deux histoires, mais il
manquait encore le fil conducteur. Il devait forcément exister, et il lui fallait
maintenant le trouver. Par moments, il lui semblait que la solution était là, à
portée de main, et que seul son aveuglement l’empêchait de la voir. Il était
sûr que s’il parvenait à se concentrer assez, elle lui sauterait aux yeux
comme une évidence.
Un nouveau flash d’informations apparut sur l’écran de télé. Joseph
monta le son. Assis derrière son bureau, le présentateur prit aussitôt la
parole après le jingle d’introduction : « L’enlèvement des enfants du laird et
de lady MacGregor a suscité une énorme émotion dans tout le pays. Des
dons spontanés ont été effectués pour alimenter le compte destiné à
collecter des fonds pour la rançon. Nous venons d’apprendre qu’une société
privée basée à Édimbourg, Crooks Communication Channel, spécialisée
dans la communication et la publicité, s’est proposée pour relayer et
diffuser largement cette initiative, non seulement en Écosse mais dans le
monde entier, par le biais notamment des réseaux sociaux. Une plateforme
de crowdfunding1 vient d’être mise en place. Le lien Internet pour y accéder
est en train de s’inscrire sur votre écran. C’est le moment de faire un geste
pour sauver les enfants en danger et les ramener à leur famille. »
Joseph Sleuth nota mentalement le lien en question et éteignit la
télévision. Du crowdfunding pour payer une rançon, on aura tout vu, se dit-
il tout en se concentrant à nouveau sur les notes de son carnet.
Soudain, il eut comme une fulgurance. Il saisit son téléphone portable et
composa un numéro.
— Zo ? C’est Jo. J’ai peut-être une piste.
1. Financement participatif.
33
— Qu’est-ce que vous prenez ? demanda la serveuse dès que Sleuth eût
pris place au comptoir.
Cette rousse roule des « r » aussi gros que des pierres, se dit Sleuth qui
ne put réfréner un sourire légèrement moqueur.
— Un whisky.
Elle le considéra d’un air narquois.
— Quand vous allez chez le boucher vous ne vous contentez pas de lui
demander de la viande. Encore faut-il lui préciser ce que vous voulez
exactement. Pareil chez le boulanger. Y vend pas que du pain, non ? Alors
faudrait être un peu plus clair. On est en Écosse, ici. Il existe un peu plus
d’une centaine de distilleries et chacune a ses cuvées en fonction des années
d’affinage. Vous désirez un whisky des Highlands, des Lowlands, d’Islay,
de Campbeltown ou de Speyside ? Un malté, un tourbé, un fumé ou un
iodé ? Un 5 ans d’âge ? Ou 8 ? 12 ? Plus ?
Joseph était complètement perdu. Il savait que l’Écosse se glorifiait de
la variété de ses whiskys mais il ne s’attendait pas à tant de complexité. Le
débit et l’accent rocailleux de la serveuse n’arrangeaient rien.
— En principe, je suis plutôt habitué au bourbon, avoua-t-il.
— Ça, on connaît pas ici, rétorqua la serveuse d’un air indigné.
C’est alors qu’un client coiffé d’une casquette, les joues mangées de
barbe, délaissa sa pinte de stout et lui tendit une main de charretier.
— Monsieur est américain, hein ? Fingal Galloway, pour vous servir et
vous aider à vous y retrouver dans cette jungle. Commençons par la
localisation. Tina vous a indiqué les cinq grandes régions produisant du
whisky. Comme nous sommes dans les Highlands, je vous conseille de
privilégier cette zone. Mais attention, les Highlands se subdivisent
également en plusieurs lieux : au sud on trouve des single malt légers et
fruités, à l’ouest ils sont plus épicés, parfois fumés, sur l’île de Skye, ils
sont iodés. Ça dépend du goût de chacun. Moi, je les aime tous. Je les
choisis en fonction de mon humeur. De quelle humeur êtes-vous
aujourd’hui, Mr American ?
— D’humeur à discuter, pour une fois. Vous me paraissez être un
excellent compagnon de boisson et de conversation, Mr Galloway.
— Fingal suffira.
— Très bien, Fingal. Moi, c’est Joseph. Mais mes amis m’appellent Jo.
— Moi, je préfère vous appeler Mr American, rétorqua Galloway en
clignant de l’œil. C’est fou ce qu’il en passe des Américains en ce moment.
Pas vrai, Tina ?
— O.K., Fingal, qu’est-ce que je sers ? J’ai pas qu’ça à faire, moi.
Sleuth eut pitié d’elle et décida d’abréger le quiz.
— Je m’en remets à vous, Fingal.
— Et vous faites bien, Mr American, fit l’Écossais en se grattant la
barbe. J’ai comme qui dirait un sixième sens pour savoir quel whisky
correspond à chaque personnalité en particulier. Pour vous, j’en vois
plusieurs. Mais pour ne pas trop vous dépayser, je vous propose pour
commencer, de choisir un Dalmore de 12 ans d’âge. C’est un single malt
végétal et malté, légèrement salé, avec des arômes de cacao et de
marmelade d’oranges. Sa caractéristique est d’être élevé pour moitié en fûts
de bourbon. C’est discret, mais ça vous rappellera votre pays.
— Eh bien, va pour le Dalmore !
Tina choisit une bouteille sur laquelle était gravée une tête de cerf
argentée, blason de la distillerie, et en versa une mesure dans un petit verre
arrondi.
— Ici nous ne servons pas le whisky on the rocks comme les
Américains, ricana Fingal. On le consomme sec ou, si l’on est puriste, avec
une larme d’eau issue de la même distillerie que le whisky.
— Ouais, ben faudra s’en passer, l’invectiva Tina en bombant le torse,
ce qui fit davantage saillir sa poitrine généreuse. Je vais pas courir jusqu’à
Dalmore pour chercher un cruchon d’eau.
— Je m’en passerai, la rassura Sleuth. Je le prendrai sec mais je retiens
le conseil, Fingal.
— Bien, bien. Alors allez-y, goûtez…
Joseph sentit qu’il était en train de passer un test. Il porta le verre à son
nez, huma les fragrances herbacées de l’alcool, le porta à ses lèvres et laissa
son palais s’humecter du nectar avant de l’avaler.
— Plutôt costaud mais raffiné. C’est un whisky d’hiver, non ?
Galloway exultait.
— C’est ce qu’on dit, en effet. Mais quand on aime, peu importe la
saison.
À défaut de l’être dans le verre, la glace était brisée. Sleuth put entamer
son interrogatoire sans en avoir l’air.
— Vous avez dit tout à l’heure qu’il y avait pas mal d’Américains dans
le coin.
— Vous êtes le second en trois jours. Samedi soir une jeune Américaine
est passée par ici. Une beauté ! Pas vrai, Tina ?
La serveuse ne répondit pas mais fit une moue éloquente tout en
astiquant les verres avec un chiffon. Visiblement, elle n’appréciait pas la
concurrence féminine.
— Angelica, elle s’appelle, poursuivit Galloway. Une Sassenach. Une
fille de l’oncle Sam, une gentille petite. Je lui ai raconté la légende de Rob
Roy. Elle était avec son ami. Jim, un Londonien pur jus. Lui est revenu au
pub le lendemain soir, mais sans Angelica. On a fait un road trip des bières
du coin tous les deux. Pas vrai, Tina ?
Elle se contenta de lever les yeux au ciel, visiblement agacée.
— Je vois que vous êtes de tempérament sociable, Fingal, reprit Sleuth.
Vous savez ce qu’ils sont devenus ? J’aurais bien aimé faire leur
connaissance. Entre Sassenach, vous comprenez…
— Oui, je comprends. Au moins, vous parlez la même langue ! Quand
on leur cause, les Anglais ont du mal à nous comprendre. Je me demande
bien pourquoi…
— Donc, ils sont revenus ici ?
— Non. La petite devait travailler au manoir. Comme nurse. Ça ne lui a
pas porté chance, on dirait. Vous êtes au courant de ce qui est arrivé là-bas,
je suppose…
Sleuth acquiesça.
— Quel malheur ! Pauvres petits… Et une si gentille famille. Tout le
monde les apprécie, ici. Mais que voulez-vous, en Écosse, les maisons ont
de la mémoire. Alors les manoirs, n’en parlons pas ! Il fallait bien qu’un
malheur arrive un jour ou l’autre. Angelica n’a pas voulu m’écouter. J’avais
raison, pourtant. On ne vit pas impunément dans certains lieux.
— Que voulez-vous dire ?
— Je vois que vous avez fini votre verre. On continue la route des
whiskys ? Vous pourriez enchaîner sur un Ardmore, un single malt tourbé et
fumé qui rappelle les Islay tels que Ardbeg ou Laphroaig. Il est élevé en
fûts de bourbon lui aussi.
— Une autre fois, peut-être. Et le Londonien, il venait travailler au
manoir lui aussi ?
— Je ne crois pas, non. On ne l’a plus revu. Pourtant, il avait Tina à la
bonne, pas vrai, Tina ?
— Un lourdaud, oui. Les Anglais, ils se croient partout chez eux.
Elle fit mine de cracher par terre. Joseph sentit que la conversation allait
adopter un tour politique et il ne tenait pas à être pris à partie dans
l’éternelle méfiance, voire la franche hostilité qui opposait depuis toujours
l’Angleterre à l’Écosse ou l’Irlande. Il jugea plus sage de s’éclipser. De
toute façon, il n’en apprendrait pas davantage de ce charmant ivrogne, si ce
n’était la meilleure façon de choisir un whisky. Il régla sa consommation et
celle de Fingal Galloway, laissa un généreux pourboire à Tina.
L’Écossais le regarda partir à regret. C’était tellement agréable de boire
en compagnie.
38
2. Tout est bien qui finit bien, pièce de William Shakespeare écrite entre 1601 et 1608.
44
Gregory MacGregor.
Deux enfants enlevés le 23 juin.
Rançon d’un montant de dix millions de livres, obtenue par
crowdfunding.
Puis, encore en dessous :
Points communs :
Angelica Sleuth a été employée dans les deux familles.
Deux enfants en bas âge parmi les victimes.
Transactions énormes.
Elle posa son stylo et réfléchit un moment. Elle tenait de Joseph cette
habitude de lister les éléments d’une affaire pour tenter d’y voir clair. Il
procédait toujours ainsi. Elle supposait donc qu’il avait dressé un bilan
équivalent, mais là, il était trop impliqué sur le plan émotionnel pour
analyser la situation avec discernement et sang-froid. Elle reprit son stylo et
inscrivit les lieux concernés par ces affaires :
Israël
Angleterre
Écosse.
É
Le faciès jovial et rieur de l’Écossais se figea et adopta une expression
nettement plus lugubre. Le vieil homme baissa la voix et adopta un ton de
conspirateur.
— C’est que, voyez-vous, Mr American, il y a des choses que l’on
prend très au sérieux chez nous, en Écosse. Des choses dont les Sassenach
se moquent, à moins qu’il ne s’agisse pour eux que de simples attractions
touristiques. Mais ils ont tort, grand tort. S’ils savaient…
L’Écossais était visiblement troublé. Il finit sa pinte de bière en trois
coups de glotte et fit signe à Tina de le resservir. D’un geste de l’index, il
désigna le gobelet de Sleuth afin qu’elle le remplisse également. Puisqu’on
en était aux confidences, autant se mettre en condition.
— En Écosse, il y a des présences, Mr American. On ne les voit pas,
pourtant elles sont bien là. Parfois, elles s’endorment et on croit qu’elles ont
disparu. Mais gare à celui qui les réveille. Cela peut s’avérer dangereux.
Très dangereux…
Il porta la chope mousseuse à ses lèvres et pencha la tête en arrière pour
absorber une large goulée du breuvage.
— Comme le monstre du Loch Ness ? suggéra Sleuth.
Fingal lui jeta un regard de travers.
— Vous voyez bien. Pour vous, ce ne sont que des pièges à touristes.
— Pas du tout. Pourquoi Nessie n’existerait-il pas ? Les Américains ne
sont pas tous incrédules et matérialistes, Fingal. Pour ma part, j’ai toujours
été un fan de X-Files. D’ailleurs, j’ai fait mienne la devise de Fox Mulder :
« La vérité est ailleurs. »
Galloway observa Joseph attentivement pour s’assurer qu’il ne se
moquait pas de lui. Mais le visage de l’agent spécial demeurait
imperturbable. Au demeurant, il n’avait pas menti. Il avait toujours adoré
cette série, même s’il ne croyait pas aux petits hommes verts. Le buveur de
bière parut rassuré et reprit ses confidences.
— Ici, il n’y a pas de monstre du Loch Lomond, mais il existe d’autres
créatures mystérieuses dans la forêt des Trossachs. Et surtout sur la colline
de Doon, près du manoir. Là où ont été retrouvés les enfants des
MacGregor.
— Quel genre de créatures ?
Fingal porta l’index à sa bouche en affichant un air effrayé.
— Chut ! Il ne faut pas dire leur nom. Quelqu’un les a réveillées et elles
ne sont pas contentes. Oh ! ça, pas du tout ! Si vous m’en croyez, ce sont
elles qui ont enlevé les petits, mais elles les ont rendus. C’est bien aimable à
elles. On ne peut pas en dire autant pour le pauvre révérend Kirk.
— Le révérend qui ?
Après avoir renouvelé les consommations, Fingal se fit un plaisir de
raconter par le menu la légende du révérend Kirk, le fameux prisonnier du
monde des fées, en prenant garde de ne pas nommer ces dernières
autrement que par de savantes périphrases.
— C’est pour cela qu’aucune fille du coin n’a accepté de rester la nuit
au manoir, vous comprenez ? Elles avaient trop peur d’être enlevées, elles
aussi. C’est certainement ce qui est arrivé à cette pauvre Angelica. Peut-être
que les bonnes dames et accortes jouvencelles la libéreront comme elles
l’ont fait avec les enfants. Mais peut-être la garderont-elles aussi pour tenir
compagnie au révérend Kirk. Qui peut savoir ? Leurs règles ne sont pas les
mêmes que les nôtres.
Galloway avait les yeux embués, probablement à cause du trouble que
provoquaient en lui ces évocations surnaturelles, à moins qu’il ne s’agisse
des effets de l’alcool. Sleuth sentit qu’il ne pourrait plus rien tirer de
cohérent de lui et décida d’abréger l’entretien.
— Dites-moi, Fingal, ce que vous venez de me révéler à propos du
manoir, de la colline de Doon et du révérend Kirk, cela fait-il partie de ces
« attractions touristiques » que vous déploriez tout à l’heure ? Cette histoire
est-elle connue en dehors d’ici ?
L’Écossais plongea ses yeux clairs dans les siens.
— Non, Mr American. Cette histoire, nous la gardons pour nous. Nous
n’avons pas envie d’être envahis par des curieux ou des touristes hilares. En
dehors de quelques elficologues, qui doivent se compter sur les doigts d’une
main, tout ce que je vous ai dit n’a jamais dépassé les limites d’Aberfoyle.
C’est notre légende à nous, avec celle de Rob Roy.
Sleuth sentit son téléphone vibrer dans sa poche. Il ne voulait pas
décrocher dans le pub et prit rapidement congé de ses hôtes, au grand dam
de Fingal mais dans l’indifférence manifeste de Tina. Une fois à l’extérieur,
il vérifia l’identité du correspondant. Zoharit !
— Zo ? Ravi de t’entendre.
— C’est terrible ! Il est arrivé un grand malheur !
La voix de la jeune femme était étranglée par l’émotion. Joseph craignit
le pire.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Sam… Samuel Lidenbrock. Le garçon qui m’a aidée à décrypter le
système informatique de TradeOption…
— Oui, je m’en souviens. Que lui est-il arrivé ?
— Il s’est… Il s’est jeté de la fenêtre de mon bureau. Il s’est écrasé à
mes pieds, dans la rue !
— Mais… pourquoi a-t-il fait une chose pareille ?
— C’est ma faute ! Uniquement ma faute ! Je ne me le pardonnerai
jamais.
— Calme-toi, Zo. Explique-moi les choses posément.
Elle était au bord des larmes et s’exprimait de façon saccadée. On
entendait derrière elle les sirènes d’une ambulance et la rumeur de la foule.
— J’ai… j’ai fait des recherches pour toi. J’avais pris des notes sur un
carnet. J’ai voulu t’appeler aussitôt, mais pour ne pas être dérangée je suis
descendue au pied de l’immeuble. Je suppose que Sam est rentré dans mon
bureau durant mon absence, qu’il a lu mes notes et ne l’a pas supporté. Il
s’est défenestré ! Comme je m’en veux, tu ne peux pas savoir…
Sleuth se demanda en quoi ces notes pouvaient avoir déclenché une
telle réaction chez le jeune homme, mais il ne voulait pas brusquer Zoharit.
— Dans quel état est-il ? Il est…
— Non, il a survécu. Mais il a plusieurs membres cassés et souffre
d’une commotion cérébrale. Les secours viennent d’arriver. Ils vont
l’emmener à l’hôpital Hadassah. Je dois l’accompagner.
— Attends une seconde… Qu’est-ce que tu voulais me dire, Zo ?
— C’est à propos du laird MacGregor. Il est en relation avec
TradeOption lui aussi. Comme Allan Murphy.
Sleuth sentit son sang bouillir dans ses veines.
— Que veux-tu dire ? Il est client, lui aussi ?
— Non, il a été actionnaire d’une SLP, l’European Trust and Value Ltd
à Édimbourg. Désolée, je dois te laisser, là… Je te rappelle dès que je peux.
— Attends, Zo…
Trop tard. Elle avait raccroché.
Joseph remit son téléphone dans sa poche et sortit son paquet de
Gitanes. Il avait besoin d’en griller une afin de faire le point. Les éléments
du puzzle commençaient à s’assembler. Allan Murphy s’était fait gruger par
TradeOption et s’était suicidé après avoir massacré sa famille. Gregory
MacGregor était actionnaire d’une SLP qui, selon Zoharit, trafiquait avec
TradeOption. Les deux hommes ne se connaissaient probablement pas mais
ils avaient tous deux trempé dans la combine des options binaires. Et tous
deux étaient endettés jusqu’au cou. Murphy parce qu’il avait fait confiance
à TradeOption. Mais MacGregor ? Avait-il lui aussi tenté de se renflouer en
faisant appel à ces placements illégaux ? Cela ne lui avait visiblement pas
permis d’éponger ses dettes. Et puis il n’avait pas la tête d’un escroc.
Certes, il faisait partie d’une SLP liée à TradeOption, mais il n’était peut-
être pas au courant des trafics qui se tramaient en sous-main. Il était trop
naïf, trop fantasque pour cela. À moins qu’il n’ait été qu’un homme de
paille.
Mais quel était le rapport avec le kidnapping et avec l’opération de
crowdfunding lancée par Lyle Crook ? À moins que… Sleuth commença à
entrevoir une hypothèse qui permettait de relier ces éléments disparates.
Elle lui paraissait folle mais ne manquait pas d’une certaine logique. Il avait
déjà eu l’intuition que MacGregor et Crook se connaissaient, simplement, il
n’avait pas su établir le lien qui les réunissait.
MacGregor faisait partie d’une SLP basée à Édimbourg, l’European
Trust and Value Ltd. Crook, qui semblait avoir bâti sa fortune en usant de
moyens à la limite de la légalité, avait ses locaux dans la même ville. Et si
les deux hommes faisaient justement partie de la même SLP ? Si Zo avait
été disponible, elle aurait pu vérifier aussitôt. Mais elle était partie à
l’hôpital avec Sam. Sleuth devait être sûr de lui avant de prolonger son
raisonnement. Il écrasa le mégot de sa cigarette et fonça dans sa chambre
pour se connecter sur Internet afin de faire une recherche sur l’European
Trust and Value Ltd. Il parvint à trouver la liste des actionnaires.
MacGregor en faisait effectivement partie, comme le lui avait révélé
Zoharit. Le cœur battant, il éplucha l’ensemble du dossier mais ne trouva
aucune mention de Crook. Il faisait fausse route. Le contraire eut été trop
beau. Il allait abandonner ses recherches, lorsqu’il remarqua que la SLP
était liée à une holding financière basée elle aussi à Édimbourg, la Scottish
Holding Company, qui chapeautait toute une série d’entreprises du même
genre. Il consulta aussitôt la liste des membres du bureau de la holding.
Lyle Crook en était le président. Sleuth ne put réprimer un cri de victoire. Il
avait établi le lien qui lui manquait. Il n’avait plus qu’à tirer le fil de la
pelote.
Première hypothèse : connaissant le laird, Lyle Crook lui avait proposé
un crowdfunding pour réunir la somme nécessaire au paiement de la
rançon. Ça, c’était la version officielle. Mais depuis qu’il avait rencontré
l’homme aux mocassins blancs, Sleuth ne pensait pas une minute que ce
dernier aurait dépensé autant d’énergie uniquement pour faire une bonne
action, même si, au départ, son initiative lui permettait de se faire connaître.
Ce type n’était pas du genre à se lancer dans une aventure aléatoire.
Seconde hypothèse : le crowdfunding avait été prévu depuis le départ, c’est-
à-dire avant l’enlèvement des enfants. Lyle Crook avait tenu les manettes,
avec la complicité du laird MacGregor. Les dix millions de livres avaient
été versés sur un compte crypté suivant les mêmes méthodes utilisées par
TradeOption. Et si les bénéficiaires de cette somme fabuleuse n’étaient
autres que ceux qui avaient organisé cet appel à la générosité ? MacGregor
pour éponger ses dettes, Crook par appétit du lucre. Si tel était le cas, cela
signifierait une chose : ce kidnapping était un coup monté.
Sleuth repensa à ce que venait de lui dire Fingal Galloway au sujet de la
colline de Doon et du révérend Kirk. C’est au pied de l’arbre où le révérend
avait été retenu prisonnier par les fées que les enfants s’étaient réveillés
après leur libération. Or, cette légende n’était connue que des habitants
d’Aberfoyle. Si les ravisseurs la connaissaient, cela voulait dire qu’ils
habitaient la région.
La conclusion de ce raisonnement s’imposait à présent avec une clarté
confondante : MacGregor avait organisé lui-même l’enlèvement de ses
propres enfants !
49
Aéroport de Londres-Stansted, 17 h 15
Sleuth avait pris un vol Ryanair à l’aéroport de Glasgow-Galway et
atterri à Londres une heure vingt plus tard. Il avait aussitôt joint le
procureur du FBI de New York et lui avait expliqué comment le faux
kidnapping d’Aberfoyle avait été organisé par des collaborateurs de
TradeOption résidant en Écosse, ce qui légitimait l’intervention du FBI déjà
saisi de l’affaire Nastia Benchimol. Il avait dû insister mais le procureur
avait fini par se laisser convaincre. Il allait adresser un double mandat
d’arrêt à l’antenne du FBI de l’ambassade américaine à Londres, que
Joseph devrait aller chercher. C’était la procédure. L’agent spécial pestait
contre ce retard intempestif mais il lui fallait faire les choses dans les règles.
Il devait également s’entourer des forces de la police locale pour procéder
aux arrestations qui ne pourraient avoir lieu que le lendemain matin.
Sleuth sauta dans un taxi et se fit conduire à l’ambassade, sur la rive
droite de la Tamise. Son collègue du Bureau lui remit les documents et lui
fit signer une décharge. Joseph ne s’attarda pas, il voulait attraper le dernier
vol pour Glasgow. Un aller-retour pour un simple document, c’était bien
dans l’esprit paperassier de l’administration. Pour gagner du temps, il avait
demandé au taxi de l’attendre en bas de l’immeuble.
Il venait de s’installer sur le siège arrière du cab lorsque son téléphone
portable se mit à vibrer. Galliani ! Il décrocha aussitôt.
— Sleuth ? J’ai du nouveau pour vous. Mrs Murphy vient de reprendre
connaissance. Nous allons pouvoir l’interroger.
— Je suis justement à Londres. Dans quel hôpital est-elle ?
— St. Mary’s Hospital, sur Praed Street, dans le quartier de Paddington.
C’est l’hôpital le plus proche du domicile des Murphy.
— Attendez-moi, j’arrive.
Sleuth donna l’adresse au chauffeur à travers la vitre de séparation et
s’adossa au siège en cuir usé du taxi noir typiquement londonien, l’un des
symboles de la capitale britannique avec Big Ben, la garde royale avec ses
fameux bonnets à poil d’ours et les cabines téléphoniques rouges. Le
véhicule traversa la Tamise, longea Hyde Park et parvint à destination en
moins d’une demi-heure.
L’inspecteur Galliani attendait l’agent spécial dans le hall de l’hôpital.
— Les médecins nous ont donné l’autorisation de l’interroger à
condition de ne pas rester plus d’un quart d’heure. Elle est encore très
faible.
— Merci de m’avoir attendu, inspecteur, le remercia Sleuth en lui
tendant la main. Elle est au courant pour sa famille ?
— Oui. D’ailleurs, c’est la première chose qu’elle a demandée en
revenant à elle, comment ils allaient. Il était impossible de lui mentir.
— Elle a confirmé que son mari avait…
— Non, justement. Cela dit, elle était encore confuse. J’espère que son
témoignage sera plus clair à présent. Suivez-moi.
Les deux hommes pénétrèrent dans le service de réanimation après
avoir montré leurs badges. Joan Murphy se trouvait dans une chambre
individuelle. Elle était pâle comme un linge. Une perfusion était reliée à son
bras.
— Mrs Murphy, je suis l’inspecteur Galliani de la Police de la City de
Londres, et voici l’agent spécial Sleuth, du FBI. Pouvons-nous vous poser
quelques questions ?
Sa blessure, les effets des médicaments qu’on lui avait injectés par voie
intraveineuse et, pour finir, l’annonce du massacre de toute sa famille
l’avaient assommée. Elle hocha vaguement la tête, d’un air hébété.
— Nous essayons de savoir ce qui s’est passé exactement ce soir-là. Je
sais que ces souvenirs sont pénibles, Mrs Murphy, mais vous devez nous
aider.
Elle se mit à parler à voix basse, les yeux dans le vague. Elle ne
regardait aucun des deux policiers et semblait fixer le mur blanc en face
d’elle.
— Allan est rentré plus tard que d’habitude. On s’est un peu disputés,
comme toujours. J’écoutais du jazz. John Coltrane.
Elle s’interrompit, se laissant aller à la rêverie.
— Vous vous êtes disputés, dites-vous, et ensuite ? la relança Galliani.
— Il avait une mine sinistre. La nurse avait couché les enfants et nous
avait rejoints au salon. On a discuté un peu, puis elle nous a laissés. C’était
son soir de sortie, comme chaque vendredi. Allan est monté à l’étage avec
un verre de whisky. Il voulait regarder la télévision. Du sport, je crois. Nous
n’avons pas les mêmes goûts. Il est redescendu au salon bien plus tard dans
la soirée.
— Il était armé ? la devança l’inspecteur.
Joan Murphy tourna brièvement le visage vers lui. Elle paraissait
étonnée.
— Non, pourquoi ? Il avait bien un revolver dans son bureau, encore
une de ses lubies, mais c’était une reproduction. Une arme factice, si vous
voulez. Il n’avait même pas de cartouches.
Les deux hommes échangèrent un regard interloqué.
— Qu’a-t-il fait lorsqu’il vous a rejointe ?
Joan sembla hésiter, fouillant dans ses souvenirs.
— Il avait changé d’expression. Il paraissait comme… soulagé. Il m’a
informée qu’il attendait quelqu’un. Je lui ai dit que ce n’était pas une heure
pour recevoir des visites, mais il m’a répondu que c’était important. Du
coup il s’est resservi un whisky et m’a préparé un autre cocktail. Coltrane
jouait My Favorite Things.
Joan se perdait dans des détails sans importance, ce qui agaçait Galliani.
Ils avaient si peu de temps devant eux.
— Et après ? Faites un effort, Mrs Murphy.
— On a sonné à la porte. Allan est allé ouvrir. Un homme se trouvait
sur le seuil et mon mari l’a fait entrer.
Les deux policiers n’en revenaient pas. Il n’avait jamais été question
d’un visiteur chez les Murphy ce soir-là.
— Vous le connaissiez ?
— Non, jamais vu.
— Votre mari vous l’a présenté ? Il vous a dit son nom ?
— Non. Ils sont montés directement dans le bureau.
— Ils y sont restés longtemps ?
Joan avait de plus en plus de mal à parler. Elle ouvrait la bouche mais
aucun son ne sortait. La porte s’ouvrit. Un médecin interpella les deux
agents :
— La visite est terminée, messieurs. Mrs Murphy a besoin de se
reposer.
— Encore un instant ! supplia Galliani.
— Je suis désolé, mais il en va de sa santé. Elle…
C’est alors qu’elle se mit à parler comme un automate, ânonnant une
suite de phrases hachées :
— J’ai entendu un coup de feu. Puis deux autres, rapprochés. J’ai pris
peur. Je ne savais pas quoi faire…
— Messieurs…, insista le médecin.
— Encore une minute ! Vous dites avoir entendu trois coups de feu,
c’est ça Mrs Murphy ?
— L’homme est redescendu seul du bureau. Il s’est approché de moi. Il
avait le regard froid. J’étais tétanisée.
— Vous êtes sûre de ce que vous dites, Mrs Murphy ? Cela change
tout !
— Il avait quelque chose à la main. Un objet métallique. J’étais trop
effrayée pour reconnaître ce que c’était. Il l’a pointé vers moi. J’ai réalisé
que c’était un revolver. Après, c’est le trou noir. Je ne me rappelle plus de
rien.
— Ça suffit, maintenant, je vous demande de sortir, s’énerva le
médecin.
— Vous pourriez décrire cet homme ? poursuivit Galliani, ignorant le
praticien. Mrs Murphy, essayez de vous souvenir… Était-il jeune ? Vieux ?
Brun ? Blond ?
— Il était…
La veuve Murphy s’évanouit, épuisée par ces révélations. Le médecin
se précipita aussitôt vers elle en hurlant aux policiers de déguerpir. Galliani
et Sleuth se dirigèrent vers la sortie sans un mot.
— Murphy ne s’est donc pas suicidé, résuma l’inspecteur londonien.
— Et il n’a pas abattu sa famille. Le coupable a dû d’abord tirer sur lui,
puis sur les enfants, et enfin sur Mrs Murphy. Il est ensuite remonté dans le
bureau et a placé le revolver dans la main du père pour faire croire à un
suicide. Dommage que la pauvre femme n’ait pas eu le temps de le décrire.
J’essayerai d’en savoir plus quand elle reprendra connaissance.
— On n’a pas retrouvé d’autres empreintes que celles de Murphy. Ce
salaud devait porter des gants. Il y avait bien un étui à revolver posé sur le
bureau, mais aucune trace de la reproduction de l’arme à laquelle Mrs
Murphy a fait allusion.
— L’assassin a dû l’emporter et s’en débarrasser ensuite. Cela dit, le
fait que Murphy détienne un revolver dans son bureau, factice ou non,
accréditait la thèse du suicide. Et c’est évidemment pour cette raison que le
meurtrier n’a pas emmené l’étui avec lui.
— Mais qui peut être ce salopard ? Et pourquoi a-t-il agi ainsi ?
— Si nous le savions, Galliani, notre enquête serait déjà bouclée !
50
Aéroport de Glasgow-Galway, 7 h 55
Sleuth avait pris le premier vol pour Glasgow le lendemain matin. Il
avait prévenu la police locale qui l’attendait à l’aéroport. Ensemble, ils
allaient interpeller Gregory MacGregor tandis qu’une autre équipe serait
chargée d’appréhender Lyle Crook. La police écossaise, indépendante du
gouvernement central comme l’étaient les cinquante-deux districts formant
la police britannique, avait accepté de collaborer avec le FBI à condition de
se réserver l’aspect criminel de cette affaire, qui était de leur ressort. Joseph
enquêterait quant à lui sur les fraudes financières dépendant de son
département.
Joseph débarqua de l’avion et retrouva les policiers qui l’attendaient à
la sortie. Ils faisaient une drôle de tête et l’agent spécial commença à se
méfier.
— Il est arrivé quelque chose ?
— Nous préférons que ce soit l’inspecteur principal MacDuff qui vous
en parle, agent Sleuth, lui répondit l’un des porteurs d’uniforme.
Joseph n’insista pas. Le respect de la hiérarchie était le même partout. Il
monta dans la camionnette et patienta durant le trajet qui les séparait
d’Aberfoyle. Les hommes gardaient le silence. Sleuth ne dit pas un mot lui
non plus, se contentant de griller Gitane après Gitane. Il sentait qu’il allait
avoir besoin de carburant. MacDuff et ses agents étaient censés l’attendre à
proximité des grilles du manoir et ne procéder à l’interpellation du laird que
lorsque lui et la police les auraient rejoints. Aussi Sleuth fut-il surpris de
constater qu’ils avaient déjà envahi la propriété et fouinaient partout.
Furieux, il sauta du véhicule et se dirigea vers la silhouette massive de
l’inspecteur écossais.
— Qu’est-ce que vous foutez, MacDuff ?
L’autre le considéra d’un air tout à la fois agacé et dépité.
— On arrive trop tard, Sleuth. L’oiseau a quitté le nid.
— Quoi ?
— On s’est rendus sur place dès 6 heures, au cas où. Il y a une demi-
heure, le commissariat m’a contacté pour me faire part d’un appel qu’il
venait tout juste de recevoir. C’était lady MacGregor, qui signalait la
disparition de son mari. Nous sommes intervenus tout de suite.
— Depuis quand a-t-il disparu ?
— Lady MacGregor s’est aperçue de son absence ce matin. Hier soir, il
est sorti en annonçant qu’il allait faire une promenade au clair de lune. Elle
s’est couchée tôt et ne l’a pas entendu rentrer. Il faut préciser qu’ils font
chambre à part.
— Vous avez lancé un avis de recherche ?
— Bien sûr. Je ne vous ai pas attendu pour savoir comment faire mon
métier.
Le ton de l’inspecteur était cassant et Sleuth ne pouvait pas lui en
vouloir. Si MacGregor s’était vraiment enfui, cela confirmait évidemment
sa culpabilité. Mais comment le retrouver, à présent ? Il avait eu toute la
nuit pour quitter le pays. L’agent du FBI pesta contre les lenteurs des
procédures administratives. S’il avait pu l’appréhender la veille, il aurait
sans doute déjà tout avoué. Tandis que là…
— Je peux voir lady MacGregor ?
— Elle se trouve à l’étage. Elle s’inquiète pour son mari. Nous ne lui
avons rien dit à son sujet, évidemment. Aussi, je vous prierai de…
— Les Américains peuvent avoir du tact, inspecteur. Inutile de me faire
la leçon.
Joseph tourna le dos au policier et se dirigea rapidement vers la
demeure ouverte à tous les vents. Il grimpa quatre à quatre l’escalier
jusqu’au salon où s’était réfugiée Margaret. Un policier veillait sur elle, ou
la surveillait, à moins que ce ne fût les deux. D’un geste, Sleuth le pria de
sortir.
La jeune femme avait les traits tirés. Elle n’avait plus rien de la
séduisante hôtesse qui lui offrait du Loch Lomond. Après le choc lié à
l’enlèvement de ses enfants, voici que son mari disparaissait à son tour.
Cela faisait beaucoup en si peu de jours. Elle était désorientée, comme
prostrée, mais Sleuth devait profiter du fait qu’ils étaient seuls pour
l’interroger, avant l’irruption de MacDuff. Les entretiens à chaud avec les
témoins – ou les suspects – livraient souvent des détails importants. Il
voulait être le premier à les déceler.
— Lady MacGregor, je suis navré de vous importuner. Je souhaiterais
vous poser quelques questions.
— Je ne sais pas où il est, répondit-elle d’une voix chevrotante. Je ne
sais rien. Ce matin, quand je me suis levée, il n’était pas dans sa chambre.
Le lit n’était pas défait. Il n’est pas rentré de la nuit. Cela ne lui arrive
jamais.
Le policier prit place sur une chaise, face au canapé où se trouvait
Margaret. Elle tenait une tasse de thé entre ses mains. Il nota que ses doigts
étaient agités de légers tremblements. Le masque de la jeune femme bien
élevée était tombé et laissait apparaître la détresse de l’épouse et de la mère.
— Que redoutez-vous, lady MacGregor ?
Elle voulut boire une gorgée de thé, en renversa un peu dans la
soucoupe, changea d’avis et reposa la tasse sur le guéridon situé à ses côtés.
— J’ai peur qu’on l’ait enlevé, comme Mary et Aleister. Et que les
ravisseurs demandent à nouveau une rançon. J’ai l’impression que le
cauchemar continue.
Sleuth sentit qu’elle était sincère. La meilleure des comédiennes
n’aurait pu feindre cet émoi et cette inquiétude qui l’avaient envahie.
L’agent du FBI était persuadé qu’elle ignorait tout des combines de son
époux et du faux kidnapping orchestré avec Lyle Crook. D’ailleurs, si elle
avait été complice, elle se serait enfuie avec Gregory MacGregor et leurs
enfants.
— Mary et Aleister sont-ils au courant que leur père a disparu ?
interrogea-t-il doucement.
La jeune femme hocha la tête en reniflant.
— Je pourrais les voir ?
Elle eut un petit geste du menton comme si elle s’apprêtait à refuser,
mais elle lâcha prise. On aurait dit qu’en elle, un ressort s’était cassé. La
jeune femme gaie et sautillante avait abandonné toute volonté.
— Si vous y tenez. Mais ils ne vous diront rien de plus que ce que vous
savez déjà.
Joseph se demanda en effet pourquoi cette idée lui était passée par la
tête. Les enfants avaient été interrogés après leur libération mais n’avaient
rien révélé de décisif. Depuis, leur père avait disparu et ils ignoraient
certainement les raisons de ce départ précipité. Il se laissa cependant guider
par son intuition. Il devait les interroger. Cela pouvait très bien ne conduire
à rien du tout, mais qui sait ? Les petits ont une conception différente de
celle des adultes, de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas. Ils sont à
ce titre des témoins peu fiables mais il leur arrive parfois d’enregistrer un
élément que personne d’autre n’a remarqué. Et cela peut changer la donne.
De toute façon, il ne risquait rien à interroger les enfants MacGregor.
Il se fit conduire dans leur chambre. Le frère et la sœur étaient assis sur
le tapis et chuchotaient entre eux. Ils cessèrent aussitôt lorsqu’ils virent le
policier entrer dans la pièce. Sleuth fit comme s’il n’avait rien remarqué et
s’assit sur le bord d’un des lits. Ce n’est pas lui qui avait conduit leur
interrogatoire après leur libération. C’était le moment de recommencer,
mais à sa façon. Le mieux était de leur poser des questions nettes et
franches.
— Vous ne savez pas où votre papa est allé ?
Les gamins échangèrent un regard. Ils avaient bien leur idée mais
n’osaient pas en parler devant un inconnu. Sleuth jugea bon de faire les
présentations.
— J’ai oublié de vous dire quelque chose, et je suppose que c’est aussi
le cas des policiers à qui vous avez parlé. Je suis l’oncle d’Angelica.
Les petits l’observèrent avec plus d’attention.
— Notre Angelica ?
— Oui. Enfin, la mienne aussi puisque nous sommes de la même
famille. C’est pour elle que je suis venu ici. Pour la retrouver, vous
comprenez ?
Mary et Aleister se regardèrent à nouveau brièvement, se consultant en
silence, puis Mary prit la parole d’un ton décidé.
— Nous, on l’aime bien, Angelica. Elle est gentille et nous raconte des
histoires. Jim aussi, mais lui, c’est pas pareil. Il cherche un trésor.
— Un trésor ? Où ça ?
— Ben, là d’où on vient. Tu sais bien…
Oui, l’arbre aux fées du révérend Kirk. La légende locale d’Aberfoyle.
— Et il l’a trouvé, ce trésor ?
Mary haussa les épaules.
— Bien sûr que non. Les Dames de la forêt, elles sont bien trop
malignes. Et puis Angelica nous a expliqué que ce qu’elles aimaient
c’étaient les feuilles mortes et les cailloux, pas l’or et l’argent.
— Et les champignons, précisa Aleister.
Joseph esquissa un sourire. Cela ne l’étonnait pas de sa nièce. Elle avait
toujours été à l’aise pour improviser des contes fantastiques. Pas étonnant
qu’elle ait choisi de travailler au contact des enfants.
— Vous pouvez me décrire comment c’était là où vous étiez avec
Angelica ?
— On l’a déjà raconté aux autres messieurs. Il y avait des murs tous
ronds, sans fenêtre. Normal, puisque c’était dans le tronc de l’arbre.
— Oui, en effet, approuva Joseph. Les murs étaient en bois, je
suppose ?
La petite fronça les sourcils.
— Non, c’était de la pierre. Les bonnes dames ont dû faire construire ça
pour être plus tranquilles. Y avait même un escalier pour descendre et
monter. Et plus on montait, plus ça rapetissait.
— Comment ça ?
— Ben, les murs n’étaient pas droits. Ils étaient ronds, et aussi penchés.
En bas, c’était grand, en haut, beaucoup plus petit.
Joseph se dit qu’il s’agissait en effet d’un drôle d’endroit. Les gamins
avaient de l’imagination et croyaient aux êtres féeriques, mais ils n’avaient
pas pu inventer un détail pareil. D’après ce qu’ils décrivaient, le lieu de leur
détention ressemblait à une sorte de pyramide, mais de forme ronde. Il lui
faudrait se renseigner sur les particularités de l’habitat traditionnel local. Il
revint à sa question initiale.
— Et votre papa, vous avez une idée de l’endroit où il est allé ?
Mary prit un air mystérieux et se remit à chuchoter, comme elle le
faisait avec son frère.
— C’est les Dames de la forêt qui l’ont emmené, c’est sûr. Il est avec
Angelica et Jim. Dans l’arbre.
Toujours ces superstitions. Cela dit, les enfants avaient bien été libérés
devant le fameux pin où avait disparu le révérend Kirk. Ce choix indiquait
clairement que les ravisseurs étaient d’Aberfoyle, comme l’avait déduit
Joseph. Tout au moins l’un d’entre eux : Gregory MacGregor. Mais en
supposant qu’il se soit enfui, il n’aurait certainement pas trouvé refuge au
royaume des fées.
S’était-il réellement enfui ? Tout à coup, Joseph se frappa le front.
— Merci, les enfants, je vais essayer de retrouver votre papa.
Il quitta la chambre et redescendit au rez-de-chaussée où il retrouva les
policiers.
— MacDuff, pouvez-vous mettre à ma disposition une voiture et une
équipe ?
— Pour quoi faire ? s’irrita l’inspecteur.
— Quelque chose à vérifier. Ça ne sera pas long.
— Comme vous voulez, mais ne tardez pas trop.
Sleuth prit trois hommes avec lui et grimpa à l’avant du véhicule.
— À la colline de Doon, vite.
La voiture démarra sur les chapeaux de roues. La colline n’était pas très
éloignée du manoir et ils arrivèrent sur les lieux en à peine dix minutes. Ils
se garèrent au pied du monticule.
— Le reste se fait à pied, indiqua l’un des policiers.
— Allons-y, montons.
Ils s’engouffrèrent dans le bois et escaladèrent la colline aussi vite
qu’ils le purent, faisant dévaler sous leurs pas des pierres et se prenant les
vêtements dans des fourrés.
— Qu’est-ce qu’on est censés trouver là-haut, agent Sleuth ? demanda
l’un des policiers.
— J’espère rien du tout. Mais je dois vérifier.
Après un quart d’heure de marche, ils parvinrent enfin au sommet de la
colline. Le pin majestueux où, selon la légende, reposait l’âme du révérend
Kirk s’élevait droit et fier comme le mât d’un navire. Pendue à l’une des
branches, une forme s’agitait mollement.
Le corps sans vie du laird Gregory MacGregor.
52
1. « Un bon camarade », expression tirée d’une chanson très populaire dans les pays anglo-saxons, For He’s a Jolly
Good Fellow, chantée en toutes occasions sur l’air de Marlbrough s’en va-t-en guerre.
58
Commissariat de Stirling, 12 h 30
— Depuis le temps que je vous dis que ce n’est pas moi ! Vous me
croyez à présent ?
Sleuth et MacDuff échangèrent un regard embarrassé. Rien ne laissait
présager un tel retournement de situation. Deux heures plus tôt, sans
hésitation, la veuve d’Allan Murphy avait identifié le meurtrier de sa
famille. Ce n’était pas Peter Crook mais Gregory MacGregor. Cela semblait
n’avoir aucun sens, mais c’était ainsi. L’inspecteur Galliani avait aussitôt
prévenu son confrère écossais et l’agent spécial du FBI, après s’être fait
confirmer les faits par la pauvre femme qui se trouvait dans tous ses états.
— Bon, on va tout reprendre calmement pour essayer de débrouiller
tout ça, reprit l’inspecteur principal MacDuff qui conduisait l’interrogatoire.
Lors de nos précédents entretiens, vous avez prétendu avoir vu le laird
MacGregor à Londres le soir du massacre. Vous confirmez ce fait ?
— Bien entendu ! Je n’ai cessé de l’expliquer à vos sbires toute la nuit.
Mais ils ne m’ont pas cru ! Selon eux j’essayais de faire porter la
responsabilité du crime sur un mort.
— Eh bien, disons qu’ils ont fait fausse route. Vous allez m’expliquer
tout ça.
— Comme je l’ai déjà raconté, j’avais depuis longtemps parlé
d’Angelica à MacGregor. Le seul problème, c’est qu’elle était trop attachée
aux enfants des Murphy. Elle ne les aurait jamais quittées comme ça. Ce
soir-là, avant de la rejoindre au pub avec les « 3 P »…
— Je vous demande pardon ?
— « Parfaits Piliers de Pubs. » Patrick, Paul et Philip. Des copains.
— Passons. Donc, vous avez vu MacGregor ?
— Oui. Il m’avait donné rendez-vous en fin de journée. Sur le coup, ça
m’a surpris. Il ne m’avait pas prévenu qu’il venait à Londres. Il m’a
demandé d’insister auprès d’Angelica pour qu’elle accepte le job et m’a
confié la fameuse offre d’emploi de nurse à 50 000 livres que je devais
ensuite lui remettre.
— Oui, nous sommes au courant pour cette annonce. Un faux
document.
— Selon lui, une telle somme suffirait à la décider. Je lui ai répondu que
j’essayerais de la convaincre mais que cela risquait de ne pas être aussi
simple. Tant qu’elle serait employée par les Murphy, elle resterait avec les
gamines.
— Vous lui avez vraiment dit ça ? l’interrompit MacDuff. Vous en êtes
sûr ? Réfléchissez bien. C’est très important !
— Oui. Mot pour mot. Il m’a demandé si j’avais un moyen de la
persuader de partir. En lui trouvant une remplaçante, par exemple. Ou alors
de convaincre les Murphy de se débarrasser d’elle. Mais j’ai répondu au
laird qu’ils n’auraient jamais accepté. Avec le tarif qu’ils proposaient,
personne d’autre qu’Angelica n’aurait pris le job. Et Angelica s’acquittait
tellement bien de sa tâche qu’ils n’avaient aucune raison de la licencier.
Cela a eu l’air de beaucoup le contrarier. Il m’a alors demandé où habitaient
ces gens-là. J’ai répondu que c’était à Mayfair. « Joli quartier », a-t-il
simplement commenté. Puis il m’a quitté en me recommandant de ne pas
oublier de donner l’annonce à Angelica. Je me suis rendu au pub juste
après. J’étais en retard. Les « 3 P » étaient déjà là, ainsi qu’Angelica.
Comme convenu, je lui ai donné l’annonce et elle l’a mise dans sa poche.
Puis je l’ai raccompagnée jusque chez les Murphy après la fermeture du
pub. C’est en arrivant que nous avons appris que…
Il n’acheva pas. Les deux policiers échangèrent un bref regard. Ils
s’étaient compris.
— Votre témoignage nous permet de mieux saisir les raisons pour
lesquelles le laird MacGregor s’en est pris à cette famille, reprit l’inspecteur
MacDuff. En éliminant tous ses membres, il était sûr qu’Angelica ne
pourrait plus y travailler et qu’elle donnerait suite à sa proposition.
Peter Crook avait du mal à y croire.
— Si c’est vraiment ça qu’il voulait, alors ce type était complètement
timbré ! Je le savais original et excentrique, mais là, ça dépasse
l’entendement.
— Je ne vous le fais pas dire. Cependant, c’est l’hypothèse la plus
plausible.
Le jeune homme réfléchit un instant.
— Il y a pourtant une chose que je ne m’explique pas. Sous quel
prétexte s’est-il présenté chez les Murphy ? D’après vos agents, il était
attendu.
L’inspecteur écossais se tourna vers l’agent du FBI.
— Sleuth ?
— Je pense que là aussi, nous pouvons facilement élaborer une
hypothèse vraisemblable. Murphy venait de se faire escroquer de plusieurs
centaines de milliers de livres par TradeOption, une agence d’options
binaires basée en Israël mais qui utilisait comme prête-nom une SLP basée
à Édimbourg, l’European Trust and Value Ltd. MacGregor était lié à cette
SLP, tout comme votre oncle. Je pense que vous connaissez ce système…
Peter hocha la tête. Il savait parfaitement que son oncle trichait
largement avec les règles de la légalité financière. C’est d’ailleurs en grande
partie grâce à ces fraudes qu’il s’était enrichi. Mais comme lui-même en
profitait largement, il ne s’était jamais trop posé de questions.
— Oui, j’étais au courant des trafics de mon oncle, tout comme de ceux
de MacGregor. D’ailleurs, j’ai informé Angelica de tout ça, elle pourra vous
le confirmer.
— Votre oncle dirige la holding qui supervise un certain nombre de SLP
frauduleuses. Il s’agit de la Scottish Holding Company. Il a fait entrer le
laird dans l’une d’elles pour bénéficier du prestige de son nom et de son
titre. Mais il ne se doutait pas que MacGregor mettrait le nez dans ses
affaires. Il y a quelques mois, quand vous lui avez parlé d’Angelica, le laird
s’est probablement renseigné sur Murphy, son employeur. Le soir du drame,
il savait vraisemblablement que Murphy venait de faire un gros virement à
TradeOption, virement dont il ne reverrait jamais la couleur. On peut même
facilement supposer qu’il est intervenu lui-même en amont pour que le
courtier de TradeOption s’acharne sur l’Anglais afin de le pousser à bout.
Nos services enquêtent là-dessus et ont déjà trouvé pas mal d’éléments qui
accréditent cette thèse. Nos collègues en Israël interrogent également les
traders de TradeOption et l’un d’eux semble collaborer. Celui qui était en
contact avec Murphy pour ses placements. En fait, le type balance tout ! Il
nous sera facile de reconstituer toute l’histoire. Toujours est-il que
MacGregor n’ignorait pas que l’Anglais était ruiné et aux abois. De là à ce
qu’il se « suicide » après avoir éliminé sa famille… Un acte logique pour
les policiers. C’est du moins ce que le laird a dû se dire.
— Il aurait donc prémédité ce crime ? réagit Peter. Mais pourquoi avoir
massacré toute la famille ?
— Je pense qu’il avait déjà son scénario de meurtre collectif en tête
quand il s’est rendu au domicile des Murphy. Souvenez-vous, vous veniez
de lui dire qu’Angelica n’aurait jamais quitté cette famille car elle était très
attachée aux enfants. Et ce, malgré le salaire qu’il proposait.
— C’est complètement fou ! Ce type avait vraiment un esprit
diabolique derrière son allure de laird écossais. Mais je reviens à ma
question de tout à l’heure. Quel prétexte a-t-il pu balancer à Murphy pour
que ce dernier accepte de le recevoir chez lui ?
— Peut-être lui a-t-il suffi de se faire passer pour le courtier avec qui il
avait l’habitude de s’entretenir. Dans sa déposition, Joan Murphy a précisé
que son mari semblait impatient et heureux de le rencontrer. MacGregor a
très bien pu lui expliquer que TradeOption avait eu des problèmes
informatiques et que ceux-ci étant résolus, il se proposait de lui remettre en
main propre une somme d’argent qu’il aurait prétendument gagnée. Murphy
ne se serait pas méfié et l’aurait reçu à bras ouverts. N’oubliez pas qu’il
était criblé de dettes, il n’allait pas l’envoyer promener !
Peter Crook regrettait amèrement d’avoir collaboré avec un tel monstre.
— Une chose demeure inexplicable, reprit Peter Crook. La mort de
MacGregor. Qui a bien pu l’assassiner ? Le laird n’avait aucune raison de
mettre fin à ses jours puisqu’il allait empocher la rançon. Parce qu’il s’agit
bien d’un assassinat, n’est-ce pas ?
— Rien n’est moins sûr. À part la corde qui a servi à la pendaison, nous
n’avons trouvé aucun autre indice, aucune autre empreinte que celles de
MacGregor, intervint MacDuff. Le laird, rongé de remords, aurait pu mettre
fin à ses jours…
— Après tout ce qu’il avait fait ? Tous ces meurtres, l’enlèvement, la
rançon… Vous pensez qu’un homme pareil est capable de remords ? Non,
c’est impossible, s’emporta Peter.
— Vous avez probablement raison, renchérit le policier. Cela dit,
l’enquête est loin d’être terminée. A priori vous êtes hors de cause, mais il
nous reste des choses à vérifier, notamment sur ce qui s’est passé dans le
broch avec Angelica.
63
1. Vin blanc à base de cépage sauvignon élaboré en Israël et particulièrement réputé dans le pays.
Note de l’auteur
Ce roman est une pure fiction mais il s’inspire d’éléments bien réels.
Le point de départ de cette histoire est une anecdote authentique : une
annonce, passée le 29 mai 2017 sur le site de baby-sitting
www.childcare.co.uk, proposait un salaire de 50 000 livres par an à une
nurse pour s’occuper des deux enfants de 5 et 7 ans d’une famille vivant
dans les Scottish Borders, au sud de l’Écosse. Ces gages mirobolants étaient
motivés par le fait que leur maison était réputée hantée et que cinq nurses
avaient coup sur coup démissionné, invoquant des incidents surnaturels tels
que des bruits étranges de verres qui se brisent ou de meubles qui se
déplacent tout seuls.
Le système frauduleux des options binaires pratiqué par une centaine
d’agences en Israël est avéré. Le magazine The Times of Israel
(www.timesofisrael.com) a consacré toute une série de reportages fort bien
documentés sur le sujet, notamment celui paru dans son édition du 26 mars
2016, « Les loups de Tel-Aviv : la vaste et immorale arnaque des options
binaires dévoilée ». Le même magazine a également dévoilé le principe des
Scottish Limited Partnerships (SLP) dans son édition du 21 décembre
2016 : « Comment l’Écosse est-elle involontairement devenue un paradis
fiscal pour les options binaires ? » Le magazine Challenges a quant à lui
évoqué le rôle du Lahav 433, le « FBI » israélien, dans un article paru le
7 mai 2016 : « Arnaque : la vérité sur les dérives du trading en ligne. »
Le 14 septembre 2017, la P-DG d’une agence d’options binaires
israélienne a été arrêtée par le FBI à son arrivée à New York et inculpée de
fraude informatique. Comme Nastia Benchimol dans le roman.
Les répliques du film de Martin Scorsese, Le Loup de Wall Street, font
partie intégrante des références culturelles des agents d’options binaires
israéliens.
Une soirée au Clara Club de Tel-Aviv, en l’honneur des entreprises
d’options binaires, a réellement eu lieu en août 2016, avec DJ, danseuses
agitant des cierges magiques et champagne coulant à flots.
Le whisky Loch Lomond existe. La distillerie se trouve à Alexandria,
non loin du loch Lomond. Fondée en 1964 par Duncan Barton, elle doit son
nom au whisky préféré du capitaine Haddock dans les aventures de Tintin.
Il s’agit d’ailleurs d’un whisky de grande qualité, qui peut en remontrer à
bien des marques connues. Nous conseillons au lecteur de le déguster (avec
modération) comme le veut la tradition : dans un verre mouillé d’une goutte
d’eau provenant de la même source que celle alimentant la distillerie.
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les événements sont le fruit
de l’imagination de l’auteur ou utilisés fictivement. Toute ressemblance avec des personnes réelles,
vivantes ou mortes, des événements ou des lieux serait pure coïncidence.
Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les
« copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre
part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les « analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique,
polémique, pédagogique, scientifique ou d’information », toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le
consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction,
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ISBN : 978-2-298-14804-6