À Bout de Nerfs (Barnaby James)

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 278

James Barnaby

À bout de nerfs
« Trop n’est jamais assez. »
Le Loup de Wall Street,
film de Martin SCORSESE
Vendredi 22 juin
1

Herzliya Pituah, siège de TradeOption, 19 heures


Samuel ôta son casque microphone, faisant glisser les écouteurs sur ses
tempes, et dirigea son regard au-delà des baies vitrées du call center. Vue
imprenable sur une mer turquoise surmontée d’un ciel bleu acier. Malgré la
climatisation, qui produisait un raffut du diable et peinait à faire descendre
le mercure de quelques malheureux degrés, il faisait une chaleur à crever.
Dehors, c’était pire. Le thermomètre affichait un bon 40 degrés à l’ombre.
Ce qui n’avait rien d’étonnant ici. Entre avril et octobre, c’est l’enfer.
Cela faisait près d’un an que Samuel travaillait à Herzliya Pituah, une
petite ville balnéaire au nord de Tel-Aviv, au dixième étage d’un grand
immeuble moderne situé à une dizaine de mètres de la plage, entièrement
vitré de verres fumés réfléchissants comme les lunettes de soleil d’une star
soignant son incognito. Il y avait un peu de ça, d’ailleurs, chez
TradeOption, la boîte où il bossait. Du confidentiel estampillé top secret,
incognito et anonyme. Avec des milliards de dollars ou de shekels1 à la clé.
Des placements financiers à haut risque où l’on pouvait gagner beaucoup en
quelques minutes, mais perdre encore plus en quelques secondes.
On se serait cru dans une volière, dans un bruissement incessant de voix
si bien entremêlées qu’elles en devenaient inaudibles. Ils étaient une bonne
cinquantaine d’employés à travailler dans cet open space, chacun face à son
PC, un casque micro sur les oreilles. Dix heures par jour, parfois la nuit en
fonction des décalages horaires. TradeOption avait des clients dans le
monde entier, il fallait s’adapter, se caler sur l’horloge de chacun. Si l’on
devait joindre quelqu’un à 10 heures à Tokyo, on appelait à 3 heures du
matin en donnant l’impression qu’on commençait sa journée, frais comme
un gardon. C’était un coup à prendre, mais le jeu en valait la chandelle. Le
salaire de base était bas, les traders étant payés essentiellement à la
commission. S’ils se débrouillaient bien, ils pouvaient palper des sommes
rondelettes à la fin du mois. S’ils n’y parvenaient pas, ils dégageaient vite
fait et laissaient la place à d’autres postulants. Et ce n’était pas ce qui
manquait, les postulants. Ça se bousculait même au portillon. Pas besoin, en
effet, de diplômes ou de grandes connaissances en finance pour réussir, il
suffisait d’avoir du bagout et d’être convaincant. Surtout, de savoir vendre
du rêve, en l’occurrence des espérances de gains faramineux. Personne ne
résistait à ce conte de fées pour adultes avec un tel paquet de fric à la clé.
Une fois qu’on avait compris ça, on avait tout compris de la vie.
Originaire d’Australie, issu d’une famille de juifs ashkénazes réfugiés
dans ce continent lointain pendant la Seconde Guerre mondiale pour fuir la
Shoah, Samuel avait émigré en Israël un an plus tôt. La Terre promise,
Jérusalem-la-Sainte et tout le reste… Ses grands-parents lisaient
couramment l’hébreu et parlaient le yiddish entre eux, ce qui n’était pas le
cas de ses parents dont l’objectif avait été de s’intégrer au mieux dans un
pays où les juifs représentent à peine 0,5 % de la population. Ils avaient
élevé leur fils exclusivement dans la culture anglo-saxonne, ne lui avaient
transmis aucun rudiment de la langue ni enseigné la religion de ses ancêtres.
Samuel était athée et ne parlait que l’anglais. Pourtant, Israël représentait à
ses yeux une sorte de paradis sur terre. Un lieu où il pourrait s’enraciner, ne
plus vivre comme un exilé. Et puis, d’après ce qu’il avait pu en savoir avant
de s’installer ici, la communauté juive y était très soudée. Il serait accueilli
sans arrière-pensée, on l’aiderait à trouver un bon job, à gagner sa vie
honnêtement. Il rencontrerait une fille attentionnée et fonderait une famille.
Après tout, il avait déjà 30 ans. Il était temps pour lui de poser ses valises et
de prendre sa vie en main. Il avait fait des économies pour se payer le
voyage. Un aller simple…
Sur place, il avait vite déchanté. En fait d’entraide, c’était plutôt le
dogme du « que le meilleur gagne » qu’il avait dû assimiler. Compétition à
tout crin et instinct de survie à tous les étages. Samuel n’avait rien trouvé de
mieux que des petits jobs payés au salaire minimum légal : 25 shekels de
l’heure2. Plongeur dans les restaurants, accompagnateur de personnes âgées
ou handicapées, promeneur de chiens, vendeur de glaces ou plagiste l’été.
Même en travaillant nuit et jour, sept jours sur sept, il ne s’en sortait pas. Le
marché immobilier était ici l’un des plus élevés du monde, le moindre
gourbi s’arrachait à prix d’or. Samuel commençait à désespérer, d’autant
qu’il n’avait plus assez d’argent pour envisager de repartir vers d’autres
cieux. Il était coincé en Israël sans avoir les moyens d’y vivre… ni d’en
partir.
C’est alors qu’il avait entendu parler des agences d’options binaires.
Parmi les offres d’emploi publiées dans les journaux ou sur Internet, il n’y
avait pratiquement que ça. Samuel avait répondu à l’une d’elles juste pour
voir, sans grande conviction. Il n’avait jamais été très fort en maths. Il était
fâché avec les chiffres et savait qu’il n’avait pas le niveau requis pour
accéder à ce type de boulot. Contre toute attente, il avait décroché un
entretien à une vitesse stupéfiante. Il avait alors joué franc jeu en se
présentant comme un immigré arrivé de fraîche date en Israël, un olim,
comme on disait. Il ne parlait pas l’hébreu, n’avait pas fait d’études
supérieures et ne connaissait rien au monde de la finance. Le senior
assistant qui l’avait reçu avait balayé tout cela d’un geste et rétorqué avec
un large sourire laissant apparaître une dentition parfaite façon pub pour
dentifrice :
— Tu sais te servir d’un ordinateur et d’un téléphone ? Cool. T’auras
besoin de rien d’autre. On te file un fichier de clients potentiels – ils
viennent du monde entier – et tu les appelles. Le but, c’est qu’ils acceptent
d’investir dans les produits financiers que tu leur proposes. Chaque fois
qu’ils casquent, tu touches une commission qui s’ajoute à ton fixe. Chez
TradeOption, c’est 7 500 shekels par mois3. Il te restera ensuite à fidéliser ta
clientèle afin qu’elle continue à investir chez nous. Mais pour ça, tu devras
inspirer confiance. En gros, c’est toi l’expert. Tu piges ? Et comme tu
promets à ces gens des gains vertigineux, je peux t’assurer qu’ils te
recevront comme si tu leur apportais des cadeaux pour Hanoucca4 ! Ne
t’inquiète pas, TradeOption t’offre une semaine de formation avant de
commencer. Tu verras, en deux temps trois mouvements tu en sauras autant
que le meilleur courtier de la City ou de Wall Street !
Samuel avait accepté l’offre. Après tout, il n’avait pas vraiment le
choix. C’était ça ou terminer dans la rue. Ils s’étaient retrouvés à trente pour
suivre la formation en question. Tous des olim débarqués depuis peu en
Israël, comme lui. Des Russes, des ressortissants des pays de l’Est, quelques
Européens. Aucun ne parlait hébreu. Cela n’avait aucune importance, tous
les cours avaient lieu en anglais et la majorité de leurs clients à venir serait
anglophone.
On leur avait enseigné les rudiments de la finance, suffisamment en tout
cas pour faire illusion et passer pour un authentique trader. Pas besoin de
creuser trop. De toute façon, il fallait partir du principe que la plupart des
gens n’y connaissaient rien. En revanche, on les avait copieusement briefés
sur les techniques de vente par phoning, les discours à adopter en fonction
de la cible, alternant séduction et pression, conviction et menaces. Avec un
impératif absolu : ne jamais lâcher un prospect avant qu’il n’ait craché au
bassinet.
— Vous connaissez Le Loup de Wall Street ? avait lancé monsieur
Dents-Blanches. Oui ? Eh bien, revoyez ce film, revoyez-le encore et
encore, jusqu’à en connaître par cœur chacune des répliques. En particulier
celle-ci : « Personne ne raccroche le téléphone avant que le client n’achète
ou ne meure ! »
Le film de Martin Scorsese était l’exemple absolu du comportement à
adopter pour être digne de faire partie de la famille de TradeOption. Jordan
Belfort, le personnage interprété par Leonardo DiCaprio, incarnait à
merveille ce que devait faire et dire un trader en option binaire, y compris
dans ses excès les plus outranciers : drogue, alcool, sexe et belles bagnoles.
— Surtout, « n’oubliez pas que trop n’est jamais assez », avait insisté le
formateur, citant à nouveau le film.
Les impétrants avaient consciencieusement suivi ces préceptes, les
conversations chez TradeOption n’étant qu’une surenchère de répliques
tirées du Loup. « Règle du jeu : mettre l’argent du client dans sa poche. »
« Je me sens comme un pitbull surentraîné dans un chenil pour caniches. »
« Est-ce que tout est légal ? Pas du tout ! » Et tous de hurler de rire avec une
conviction sincère, ponctuant chaque phrase de gestes éloquents, doigts et
bras d’honneur, roulements de hanches, mains sur l’entrejambe en une
parodie grossière de Michael Jackson. Samuel trouvait ces manifestations
moyennement drôles mais se forçait à rire pour ne pas se retrouver
marginalisé.
Les traders de TradeOption étaient très soudés, d’autant que leur statut
d’olim et leur méconnaissance de la langue et des coutumes locales,
combinés à leurs horaires de travail extensibles, leur interdisaient d’avoir
une véritable vie en dehors de leur métier. Et lorsqu’ils avaient du temps
libre, ils allaient faire la fête tous ensemble dans l’un des nombreux lieux de
divertissement que comportait la ville. Ils se tutoyaient et s’appelaient tous
par leurs prénoms, ignorant les noms de famille des uns et des autres. Le
senior assistant aux dents blanches n’était pas en reste, se faisant appeler
Natan, comme si son patronyme n’avait aucune importance… ou devait
demeurer secret.
Samuel avait très vite compris que le système des options binaires, sans
être à proprement parler illégal, n’était pas d’une honnêteté à toute épreuve.
Loin de là. Lorsqu’il s’en était inquiété auprès de Natan, provoquant les
éclats de rire de ses collègues qui étaient moins regardants sur les règles, il
avait reçu cette réponse dilatoire :
— C’est comme au casino, Sam. Tu mises sur un numéro. S’il sort, tu
gagnes. Sinon, tu perds. Il n’y a pas de profit sans risque et plus le profit est
grand, plus le risque est important. Nos clients sont des adultes consentants.
Nous ne les obligeons à rien, nous sommes juste là pour les orienter et les
inciter à faire le bon choix. Il n’y a rien d’illégal dans tout ça !
Il avait proféré cette dernière affirmation avec un air carnassier qui
démentait ses paroles. Samuel n’était pas dupe, mais après tout, l’entreprise
avait pignon sur rue, ou plus exactement sur plage, et elle n’était pas la
seule dans son cas. Tel-Aviv, Herzliya ou Ramat Gan fourmillaient
d’officines de ce type sans que personne n’y trouve à redire.
Quant au principe des options binaires, il était simple comme bonjour.
Ce qui était vendu au client, ce n’étaient pas des actions ni des obligations,
ni quoi que ce soit de tangible, mais de simples paris sur la hausse ou la
baisse du prix d’une devise, d’une action ou d’un service sur les marchés
internationaux, dans un temps très limité, généralement quelques minutes à
peine. Au moyen d’une plateforme de transactions en ligne, le client
pouvait à tout moment placer une partie des sommes, qu’il avait au
préalable transférée sur le compte de TradeOption, sur une valeur
quelconque. S’il avait la main heureuse, il empochait au passage un
pourcentage qui pouvait s’élever de cinquante à quatre-vingts pour cent de
son investissement. S’il manquait de chance, il perdait tout. Comme à la
roulette. À cette différence près que les sommes perdues n’allaient pas dans
les caisses du casino mais dans celles de TradeOption. Évidemment, il y
avait plus souvent des pertes que des gains. Au bout du compte, le client ne
pouvait que perdre. Des sommes énormes. Tout l’art du trader consistait
alors à le pousser à investir davantage dans un système qui ne pouvait que
l’enfoncer un peu plus. À l’image d’un joueur qui cherche à tout prix à se
refaire et continue coûte que coûte à miser, jusqu’à la ruine complète.
« Personne ne raccroche le téléphone avant que le client n’achète ou ne
meure ! » Ce qui arrivait à certains que la ruine conduisait au suicide.
TradeOption et ses traders n’y étaient pour rien, comme le martelait Natan.
Les clients étaient des adultes consentants et censés savoir ce qu’ils
faisaient de leur argent.
— Alors, Sam, tu rêves ou quoi ? Tu es en dessous des prévisions,
vieux. Va falloir te remuer un peu si tu veux faire ton chiffre !
C’était Natan, qui le rappelait à l’ordre sur un ton nettement moins
sympathique que lors de son entretien d’embauche l’an passé. Le senior
assistant se ravisa pourtant, et, arborant son sourire légendaire, ajouta :
— N’oublie pas que toute l’équipe se retrouve ce soir au Clara Club. La
boîte a été réservée spécialement pour nous à partir de 22 heures. Tu vas
voir la teuf ! Mais ça se mérite, Sam ! Alors au boulot !
Le jeune homme baissa les yeux vers son écran, rajusta les oreillettes de
son casque, approcha son micro des lèvres et se mit en condition pour son
prochain appel. Avec l’expérience, il était parvenu à s’abstraire
complètement de son environnement et à ne plus entendre les cinquante
traders qui parlaient tous en même temps à des correspondants invisibles.
Chacun dans sa bulle.
Samuel consulta sa liste. Il devait rappeler d’urgence l’un de ses clients
à Londres, un homme d’affaires avec qui il avait été mis en relation par
l’intermédiaire d’un actionnaire d’une société écran britannique collaborant
avec TradeOption. L’ordre qu’il avait reçu était simple : il fallait plumer le
bonhomme, et le plus rapidement possible. L’Anglais avait déjà investi
plusieurs milliers de livres. Au début, il avait gagné de petites sommes.
Samuel l’avait alors persuadé qu’en investissant davantage il obtiendrait des
gains plus importants. Son client avait suivi… et avait commencé à perdre.
Logique. En appliquant à la lettre la stratégie de vente de TradeOption,
Samuel l’avait convaincu d’augmenter ses dépôts. L’homme d’affaires
traversait une mauvaise passe, c’est vrai, mais s’il s’arrêtait en chemin il
n’aurait aucune chance de récupérer sa mise. L’Anglais s’était fait tirer
l’oreille. Ce cas de figure se produisait souvent. Les gens n’étaient tout de
même pas tous des gogos. C’est avec eux qu’il fallait redoubler d’éloquence
et d’esprit d’à-propos.
Samuel se connecta à un site de prévision météo et afficha sur son écran
le temps qu’il faisait à Londres. Légèrement couvert. Un petit 16 degrés.
Rien à voir avec la canicule qui sévissait en Israël. Il y avait deux heures de
décalage horaire avec l’Angleterre. Un bon point pour lui : il allait appeler
son correspondant en plein tea time, juste avant la sortie des bureaux. Le
moment idéal. Le trader actionna le logiciel de cryptage téléphonique qui
laissait croire que son appel émanait du Royaume-Uni. À aucun moment les
clients ne devaient connaître l’origine géographique réelle de la société à
laquelle ils avaient confié leur capital. Une façon de les rassurer. En
l’occurrence, l’Anglais était persuadé que TradeOption avait ses locaux
dans la City.
Samuel avait le don de contrefaire sa voix et opta pour un accent british
plus vrai que nature. Là encore, il s’agissait de mettre toutes les chances de
son côté pour endormir la vigilance du correspondant. C’était
particulièrement recommandé avec les Britanniques, qui avaient tendance à
jeter un regard plus que méfiant sur tout ce qui sortait des limites du
Channel. Au bout de trois sonneries, le client de Samuel décrocha. Le trader
attaqua aussitôt, affectant de prendre le ton le plus snob et le plus guindé
possible. Pour un peu, il se serait pincé le nez pour être plus vraisemblable.
— Je suis naaaavré de vous appeler si tard, sir. J’ai enchaîné les rendez-
vous toute la journée à la City. Déjeuner avec le directeur du LSE5,
visioconférence avec Francfort et Tokyo, briefing avec mon équipe de
courtiers, et je vous passe le reste. Je viens à peine de réintégrer mon bureau
et mon premier appel est pour vous. Je ne vous dérange pas, au moins ? Je
ne voudrais pas vous retenir trop longtemps, j’imagine que vous avez hâte
de rentrer chez vous. Le temps est un peu frais pour la saison, n’est-ce pas ?
Je ne serais pas étonné qu’il pleuve dans la soirée.
D’un revers de manche, il essuya la sueur qui coulait sur son front. Ici,
il faisait 25 degrés de plus qu’à Londres. À l’autre bout du fil, son
correspondant se racla la gorge avant de répondre :
— J’attendais justement votre coup de téléphone, Mr Simson. Je vous ai
laissé plusieurs messages, d’ailleurs. Je n’irai pas par quatre chemins : je
veux récupérer ma mise de fonds. Cela ne devrait pas poser de problèmes,
je suppose…
Samuel sentit un petit pincement familier lui chatouiller le ventre. Le
type avait fini par comprendre qu’il n’avait été qu’un pigeon et il s’avisait
enfin de sauver ce qui pouvait encore l’être. Le but était évidemment de
l’en dissuader.
— Vous êtes libre en effet de faire ce que vous voulez de votre apport,
sir. Il est toutefois de ma responsabilité, en tant que conseiller financier, de
vous alerter sur les conséquences qu’une telle décision entraînerait. J’en
conviens, vous avez essuyé quelques déconvenues financières ces derniers
temps. Le marché a été très volatil. Mais je dispose d’informations
confidentielles qui devraient vous aider à éponger vos pertes et réaliser un
joli petit bénéfice en surplus. Je sais de source sûre que le cours du cuivre
va grimper. C’est le moment de miser dessus.
— Mr Simson, j’ai peur de m’être mal fait comprendre. Je veux annuler
mon contrat et récupérer mes fonds. Tout de suite. J’ai besoin de cet argent
pour des raisons personnelles. Je ne suis plus en mesure de me risquer dans
des aventures financières incertaines. Aussi, je vous saurais gré de…
Samuel sentit qu’il était temps de hausser le ton.
— Pardonnez-moi, sir, mais il me semble que je ne mérite pas une telle
invective. Je vous rappelle que je suis diplômé d’Oxford, que j’exerce à la
City depuis dix ans après avoir fait mes armes à Wall Street et que mes
honoraires s’élèvent à 500 livres de l’heure, que je déjeune chaque jour
avec les membres les plus éminents de la finance et de la politique, que j’ai
mes entrées à Buckingham et qu’à l’instant où je vous parle, mon téléphone
n’arrête pas de sonner ! Le temps que je vous consacre est précieux, sir, je
m’attendais à plus de considération de votre part, d’autant que je m’évertue
à vous aider à gagner une très grosse somme d’argent ! Bien évidemment,
tout cela repose sur la confiance. Après tout ce que j’ai fait pour vous, si
vous doutez encore de mon expertise et de mon efficacité, alors en effet, je
suis au regret de vous dire que nous n’avons plus rien à nous dire…
Le trader laissa planer un silence, comme s’il s’apprêtait à raccrocher.
L’Anglais s’engouffra dans ce vide comme une souris dans un piège.
— Je ne voulais pas vous offenser, Mr Simson. Je reconnais votre
valeur et vos états de service, mais comprenez-moi, j’ai investi beaucoup
dans votre compagnie. Beaucoup trop. J’ai une famille, des enfants, des
traites à régler. Tout cela est allé trop loin. Je préfère me retirer dès à
présent, même si je suis certain que les informations que vous avez eu
l’obligeance de me fournir au sujet de l’évolution des cours du cuivre sont
extrêmement précieuses. Sincèrement, là, j’ai atteint mes limites. Je les ai
même dépassées depuis longtemps. J’en appelle à votre compréhension.
Nous nous connaissons depuis suffisamment longtemps, n’est-ce pas ?
L’homme était aux abois et en était réduit à supplier. Pour un peu, il se
serait mis à genoux. Samuel avait l’habitude de ce genre de situation.
C’était pour lui l’aspect le plus pénible du métier. L’instant où l’on se
trouve face à quelqu’un en train de se noyer et dont on maintient la tête sous
l’eau au lieu de lui tendre une perche. Samuel avait horreur d’agir ainsi,
mais il y était obligé s’il ne voulait pas se retrouver à la rue. Il devait coûte
que coûte réaliser ses objectifs. Ce soir il jouait sa survie, et si la partie
devait se faire aux dépens de son client, qui par ailleurs était un parfait
inconnu pour lui, rien ne l’arrêterait.
Il laissa se prolonger un instant le silence, et reprit :
— Je sais que vous êtes de bonne foi, sir, et votre demande est légitime.
Je vais m’occuper des formalités afin que votre compte soit soldé, puisque
tel est votre désir. Je dois cependant vous rappeler qu’aux termes de nos
conditions générales, des frais d’interruption de service s’appliqueront. Il
faut également compter un certain délai avant que l’opération soit
enregistrée par notre comptabilité. J’espère que vous n’avez pas besoin de
cette somme de façon trop urgente.
— Mais si, justement ! C’est très urgent ! Je croyais que les liquidités
pouvaient m’être versées dans un délai maximum de quarante-huit heures !
— Oui, en cas de gains obtenus grâce aux options binaires, sir, mais pas
dans le cadre d’un rachat de capital. C’est inscrit en page 18 de nos
conditions générales. Tout en bas, en petits caractères…
À l’autre bout du fil, l’Anglais commençait à s’affoler.
— Mais… Combien de temps cela peut-il prendre ? Une semaine ?
Davantage ?
Samuel fit mine de réfléchir, bien qu’il connût parfaitement la réponse à
cette question. Dans la pratique, TradeOption ne remboursait jamais les
sommes qu’on lui confiait. Si les acquéreurs se montraient trop insistants,
on cessait tout bonnement de prendre leurs appels. Et comme ils ne
disposaient que de coordonnées fantômes et que la société à laquelle ils
avaient fait confiance n’existait pas, leurs démarches pour récupérer les
fonds s’arrêtaient là. Le client anglais de Samuel n’était pas loin de cette
conclusion. Le trader prit tout de même la peine de lui répondre, usant d’un
ton faussement rassurant :
— Les délais sont variables. Je dirais quelques semaines. Deux ou trois
si tout va bien, plutôt quatre. Et cinq en période estivale, ce qui est le cas.
Ou six. Je préfère compter large, disons que vous recevrez votre argent
courant septembre…
— Quoi ? Dans trois mois ? Mais c’est impossible ! C’est… C’est mon
argent après tout. Et j’en ai besoin maintenant !
— Je suis absolument naaavré, sir. C’est d’autant plus ennuyeux que
durant toute cette période cette somme ne pourra plus être misée ni
rapporter le moindre intérêt. À moins que…
— À moins que quoi ? s’exclama le correspondant, désormais prêt à
tout pour éviter la ruine complète.
— Écoutez, sir, compte tenu de la situation, je peux vous faire une
proposition que je ne réserve généralement qu’à mes très bons clients. Au
lieu de solder tout de suite votre compte, je vais le maintenir en activité.
Vous bénéficierez ainsi de nos services le temps que le solde de tout compte
soit calculé par la comptabilité. Et je peux vous assurer que ce délai vous
permettra de multiplier votre apport ! Croyez-moi, vous avez tout à y
gagner.
Samuel sentit un flottement de l’autre côté de la ligne. L’Anglais était
en train de se laisser convaincre. En réalité, il n’avait guère le choix.
— Bien… Si vous pensez que c’est la seule solution, répondit-il
piteusement.
— Vous ne le regretterez pas ! Et cela vous donnera peut-être l’envie de
rester avec nous. Bon, je vous conseille de placer votre argent sans tarder
car le cours du cuivre va monter en flèche dans l’heure qui vient. Je peux
me charger de l’opération si vous le souhaitez.
— Euh… Oui, pourquoi pas, si vous pensez que c’est une bonne
opération.
— C’est une occasion en or ! Enfin, façon de parler puisqu’il s’agit de
cuivre. Un instant, j’accède à votre compte… Ah ! Je pense que nous avons
un problème.
— Qu’y a-t-il encore ? s’alarma le Britannique.
— Votre compte n’est pas suffisamment alimenté. Pour que l’opération
soit rentable, il faut pouvoir miser une somme minimum. Et là, il ne vous
reste pas assez d’argent.
— Comment ça ? En trois mois j’ai versé 300 000 livres ! C’est une
grosse somme, me semble-t-il.
— Sans doute, mais vous avez essuyé quelques pertes. D’autre part, je
dois bloquer une partie de vos placements à titre de garantie pour la
compagnie. La somme dont vous disposez n’est pas suffisante non plus. Je
pourrais demander un déblocage de fonds, mais cela prendra un peu de
temps et vous raterez l’affaire. Le cuivre, c’est du deux cents pour cent
assuré ! Peut-être plus ! Tout cela dans l’heure qui vient. Vous imaginez,
sir ?
Samuel perçut un soupir. Ça y était, l’Anglais était vaincu.
— Combien manque-t-il ? articula-t-il d’une voix blanche.
— 100 000 livres, annonça le trader sans se démonter.
— Mais… je ne dispose pas de cette somme. Mon compte en banque
est au plus bas et…
— Vous avez une autorisation de découvert, je suppose ?
— Oui, mais pas à cette hauteur-là. Ça ne passera jamais…
— Et votre société ? Vous avez accès aux comptes, n’est-ce pas ?
— Ce n’est pas mon argent ! Ce serait du vol !
— Juste un emprunt. Dans l’heure qui vient, vous allez au minimum
doubler la mise. Vous renflouerez le compte de votre entreprise et vous
empocherez au moins deux fois plus. Personne n’y verra rien. Mais il faut
vous dépêcher, je vois sur mon écran les premiers frémissements sur le
cours du cuivre.
— Vous êtes sûr que c’est sans danger ?
— Sans aucun danger, le cuivre est une valeur sûre. Mais il faut vous
décider maintenant !
Silence pesant.
— Bien. Laissez-moi dix minutes. Le temps que je procède au virement
selon la procédure habituelle. Vous me rappelez quand l’opération aura
fonctionné ? Je ne quitte pas mon bureau.
— C’est promis ! Je dois vous quitter à présent. Je m’en occupe dès
réception de votre virement et je vous rappelle sans faute dans une heure.
Mes respects, sir ! Je vous remercie pour votre confiance et vous souhaite
une très bonne soirée.
Samuel raccrocha, attendit que l’ordre de transfert soit effectué, tout
cela via un réseau complexe de relais situés un peu partout dans le monde
avant que la somme n’atterrisse sur le compte de TradeOption. Avec à la clé
une belle commission pour lui. Quant au cours du cuivre, il ne risquait pas
de bouger d’un pouce puisqu’il avait tout inventé sur le moment pour mieux
amadouer sa victime.
Bien entendu, il ne rappellerait pas son correspondant anglais qui
n’aurait de son côté aucun moyen de remonter la filière. Non seulement il
ne reverrait jamais la couleur de son argent, mais il serait accusé d’avoir
détourné une somme qui ne lui appartenait pas. Ce n’était pas le problème
de Samuel, il avait fait le job, conformément aux règles de TradeOption.
Il se dégoûtait, mais il l’avait fait.

1. Unité monétaire israélienne.

2. L’équivalent de 6 euros.
3. Environ 1 800 euros.

4. Ou « fête des Lumières », qui commémore la victoire militaire et spirituelle des Juifs de Judée sur les armées
séleucides et l’hellénisation.

5. London Stock Exchange, la Bourse de Londres.


2

Londres, bureau d’Allan Murphy, 19 heures


Allan Murphy comprit que Simson n’appellerait plus. Depuis qu’il avait
opéré le transfert de fonds en prélevant la somme sur le compte de sa
société, deux heures avaient passé sans qu’il ait reçu de nouvelles. Il avait
bien essayé de rappeler le trader, mais la ligne sonnait dans le vide. Plus le
temps passait, plus il sentait qu’il avait commis une énorme erreur.
Pourquoi avait-il une fois de plus fait confiance à ce type ? Il avait pourtant
pris la ferme décision de tout arrêter. En quelques mois, il avait dépensé
plus de 300 000 livres dans l’espoir de réaliser des gains importants. La
société de courtage qui l’avait démarché offrait en apparence toutes les
garanties de sérieux. Siège social au Royaume-Uni, locaux dans la City, site
Internet bourré de références prestigieuses et de commentaires élogieux,
graphiques financiers dotés de courbes ascendantes. Et puis ce Simson avait
un pedigree des plus brillants. Des diplômes reconnus, une ascension
professionnelle fulgurante, une expérience réussie dans les places
financières les plus sensibles. Et il était tellement aimable, avec ça.
Courtois, clair, patient, s’exprimant dans un anglais parfait qui dénotait une
éducation raffinée. Tous les voyants étaient au vert. Il ne pouvait entretenir
le moindre doute.
Cet argent investi représentait toutes les liquidités qu’il avait pu réunir,
y compris en effectuant divers emprunts auprès de ses relations ou en
sollicitant des organismes spécialisés dans les prêts à la consommation. Non
par appât du gain ou goût des placements financiers à risque, mais parce
qu’il était au bord de la ruine. Il avait également hypothéqué sa maison de
Mayfair, cela n’avait pas suffi. Il aurait mieux fait de la vendre, mais jamais
sa femme n’aurait accepté de quitter ce quartier huppé pour aller vivre dans
un environnement plus populaire. Et puis il avait trop de frais, entre
l’entretien de la résidence, les deux gosses, la nurse, le shopping et les soins
de beauté de Madame. Un vrai gouffre dont il ne voyait pas le fond. Plutôt
que de freiner drastiquement son niveau de vie, il avait choisi la fuite en
avant et tout misé sur un placement pouvant lui rapporter gros en quelques
semaines ou quelques mois, et le sortir de ses soucis financiers.
Il n’avait pas toujours été dans une situation aussi périlleuse.
Actionnaire associé depuis dix ans d’une société immobilière internationale
dans laquelle il travaillait, il avait connu des jours meilleurs. Mais le
marché était capricieux et soumis à des retournements soudains. Il avait
commis l’erreur d’investir à titre personnel dans un programme immobilier
ambitieux dans une banlieue de Madrid, en Espagne, dont il espérait de
confortables revenus locatifs. Le projet avait capoté en raison des
malversations du promoteur avec lequel il était en relation. Le chantier avait
été interrompu brusquement, laissant à l’abandon des squelettes de maisons
ouvertes à tous les vents. Murphy ne s’était pas remis de cette déconvenue.
Pire, au lieu de demander de l’aide à ses associés, il avait gardé le secret et
tenté de s’en sortir par lui-même. Sans succès. Aujourd’hui, il était
surendetté et n’avait aucun moyen de faire face à ses échéances. Comment
avait-il pu ponctionner le compte de sa société de 100 000 livres ? Le
comptable s’en rendrait compte dès lundi matin et il n’aurait aucune raison
valable à lui fournir pour justifier cet « emprunt ». Déjà que cela n’allait pas
fort entre lui et ses associés, nul doute qu’ils ne lui feraient pas de cadeau.
Et lui, évidemment, serait dans l’incapacité de rembourser sur-le-champ
cette somme indûment acquise. Il allait se retrouver avec un procès sur le
dos et, à la clé, une saisie de tous ses biens, peut-être même la prison. Il ne
survivrait pas à ce déshonneur, à cette humiliation…
Murphy ne voyait aucun moyen de se sortir de ce guêpier. À vrai dire, il
se trouvait dans un tel état de prostration qu’il ne parvenait même plus à
réfléchir. Il aurait peut-être dû aller porter plainte à Scotland Yard pour abus
de confiance. Mais quelles preuves avait-il ? Il n’était même pas certain
d’avoir été victime d’une arnaque, même si tout semblait à présent
l’indiquer. Ou plus exactement, il préférait écarter cette hypothèse de son
champ de vision tant qu’elle ne serait pas avérée. En attendant, la meilleure
chose à faire était justement de ne rien faire, d’agir comme si tout allait
bien. Rentrer tranquillement chez lui et ne plus penser à tout ça, se servir un
bon whisky et regarder la télévision. Une manière comme une autre de se
mentir à lui-même. De se réfugier dans un déni de la réalité. De toute façon,
il n’avait pas le courage de faire autrement.
Il quitta son bureau et se rendit directement dans le parking de
l’immeuble où était garée sa Jaguar. Une MK2 de 1967 qui lui coûtait les
yeux de la tête en entretien. Sièges en cuir, planche de bord et volant en
ronce de noyer. Un bel objet de collection dont il serait sans doute obligé de
se séparer. Mais pour en tirer combien ? Une goutte d’eau dans l’océan de
ses dettes… À quoi bon ? Quitte à finir ruiné, autant flamber jusqu’au bout
dans une bagnole de rêve.
La maison des Murphy donnait directement sur Hyde Park. Une sorte
d’hôtel particulier dans un des quartiers les plus résidentiels de Londres, où
se trouvaient la plupart des ambassades. On était vendredi soir, il y avait un
peu plus de circulation que d’habitude en cette veille de week-end, mais
Allan avait dépassé l’heure de pointe et il roula sans encombre jusqu’à
Mayfair. Il gara sa Jag dans la cour intérieure de sa propriété, à côté de la
Mini de sa femme. Un cabriolet Cooper S dernier modèle, avec toutes les
options. Joan l’avait acheté il y a quelques mois à peine, alors qu’Allan
connaissait déjà des déboires financiers. Il aurait dû l’en dissuader. Mais s’il
avait avoué à sa femme qu’il avait fait de mauvaises affaires, elle l’aurait
traité d’incapable, l’aurait humilié devant ses enfants et la nurse. Dans le
couple, c’est elle qui portait la culotte et Murphy n’avait pas osé se
confronter à elle. Alors une fois de plus, il s’était muré dans le silence.
À peine avait-il ouvert la porte de la maison qu’il eut droit aux
remontrances habituelles.
— C’est à cette heure-ci que tu rentres ? Tu as oublié que c’était le jour
de sortie de la bonne ? Tu n’imagines tout de même pas que je vais faire la
cuisine et coucher les marmots toute seule !
Au son de sa voix, Allan comprit que Joan n’en était pas à son premier
Rob Roy, son cocktail préféré. Une variante du Manhattan américain, à ceci
près que le bourbon était remplacé par un whisky écossais. Cinq centilitres
de whisky, deux de vermouth, une giclée d’amer et une cerise à l’angustura.
Généralement, à partir du troisième, Joan forçait sur le whisky qu’elle
absorbait presque pur, sans glace, gardant toutefois la cerise. Probablement
pour sauvegarder les apparences… Elle était à moitié affalée sur le canapé
Chesterfield du salon, les pieds déchaussés, ses bas en fine résille noire
négligemment posés sur les accoudoirs en capiton de cuir. Elle tenait son
verre d’une main, l’autre était relevée derrière la nuque. Elle dodelinait
doucement de la tête sous la double influence de l’alcool et du saxophone
de John Coltrane qui jaillissait de la chaîne hi-fi Bang & Olufsen. Naima,
enregistré en 1961 au Village Vanguard, à New York. Joan aimait le jazz et
le whisky, c’est d’ailleurs ce qui avait séduit Allan lorsqu’il l’avait
rencontrée. À l’époque, elle buvait sec et avait des goûts de mec. Dix ans
avaient passé, elle aimait toujours autant le jazz, plus encore le whisky, ce
qui n’avait arrangé ni son teint ni son humeur. Et elle se comportait toujours
comme un mec, du moins avec son mari.
— Où sont les enfants ? demanda-t-il pour tenter de dévier l’orage qu’il
sentait planer au-dessus de sa tête.
Les Murphy avaient deux filles. Elizabeth, 5 ans, et Diana, 3 ans, dont
les prénoms se voulaient un hommage à la famille royale. Encore une lubie
de Joan.
— Ils ont dîné. Angelica leur a fait prendre un bain et elle est en train
de les coucher. Par ta faute, sa soirée sera abrégée. Si tu étais rentré plus tôt,
tu aurais pu t’occuper de tes gosses. Pour une fois…
Joan affichait un sourire méchant. Un sourire qu’Allan ne connaissait
que trop bien, un sourire auquel il n’était jamais parvenu à s’habituer.
3

Londres, maison des Murphy, 20 h 30


— Raconte encore comment Peter Pan a enlevé les enfants en les
emportant dans les airs !
C’était l’heure de dormir mais comme chaque soir, Elizabeth et Diana
ne l’entendaient pas ainsi. Après s’être fait prier à table pour avaler leur
soupe et leur porridge et avoir copieusement éclaboussé le sol de la salle de
bains en se jetant le savon à la tête, elles avaient enfin consenti à enfiler leur
pyjama. Rouge à pois blancs pour l’aînée, rose pour la cadette. Pour autant,
elles avaient décidé qu’elles n’avaient pas sommeil et réclamaient une
histoire pour faire durer un peu plus longtemps le plaisir. Angelica en avait
l’habitude, elle avait droit chaque soir au même rituel. Elle ne s’en plaignait
pas. Ces enfants débordaient de vitalité. Mais on était vendredi, le seul
moment où elle pouvait sortir et se changer les idées en compagnie de ses
amis. Généralement, c’était Mr Murphy qui prenait le relais, sa femme se
désintéressant complètement de ses filles. Or il n’était pas rentré à l’heure
habituelle et Joan lui avait demandé de « s’occuper des gosses » sur un ton
qui ne supportait pas la réplique. Une fois de plus, Angelica avait cédé.
— Tu la connais par cœur cette histoire, Zabeth ! tenta d’argumenter la
jeune fille. Et Diana aussi.
— Je m’en souviens plus ! claironna l’aînée en sautant à pieds joints sur
son lit, aussitôt imitée par sa petite sœur qui babilla :
— Moi non plus ! Z’ai tout oublié !
Angelica jeta un coup d’œil à sa montre et soupira : 20 h 30 passées.
Elle aurait déjà dû partir depuis plus d’une heure. Elle choisit d’en prendre
son parti. Après tout, ces gamines n’avaient pas à pâtir de l’absence
d’affection de leurs parents. Et puis elle les adorait. Son propre plaisir
passait après leur bonheur.
— Bon, je raconte, mais à une condition : vous arrêtez de sauter comme
des singes et vous vous mettez bien gentiment au lit !
— Ze suis pas un singe, minauda Diana.
— Moi, si ! Regarde ! Ouh ! Ouh ! Ouh ! fit Elizabeth en se dandinant
d’une jambe sur l’autre tout en se grattant sous les bras.
— Alors tant pis. Je ne raconte pas d’histoire aux singes, trancha
Angelica en faisant mine de quitter la chambre.
— Non ! C’était pour rire ! supplia la grande. Allez, Diana, on se
couche.
En un instant, les deux filles se retrouvèrent sous les draps dont les
motifs imprimés figuraient des héroïnes de Walt Disney. Minnie Mouse
pour Elizabeth, la Petite Sirène pour Diana. La nurse prit son temps, comme
si elle hésitait encore à accéder à la demande des fillettes. Une façon de leur
faire comprendre qu’elle n’était pas leur esclave et qu’elles devaient la
respecter. Elle finit par s’asseoir sur une petite chaise située entre les lits
jumeaux et commença son histoire :
— C’était un vendredi soir, à Londres, comme aujourd’hui mais il y a
très, très longtemps. Vous n’étiez pas nées et moi non plus.
— Ça doit être vieux, alors, remarqua Elizabeth. Le monde était encore
en noir et blanc ?
Angelica ne put s’empêcher de sourire à cette parole d’enfant.
— Tu veux parler des vieux films en noir et blanc ? C’était bien avant,
le cinéma n’existait pas à cette époque.
— Et la télé ?
— La télé non plus. Ni les voitures. Ni les téléphones portables.
La gamine ouvrit de grands yeux.
— Ben dis donc, ça devait pas être marrant !
— Ça dépend de quel point de vue on se place. Il y avait les livres et on
s’en contentait. Et les rêves, aussi. Au Pays imaginaire.
— C’est loin d’ici ?
— Pas trop, non. Pour y entrer, il suffit de fermer les yeux.
Les deux filles obtempérèrent aussitôt, plissant les paupières de toutes
leurs forces.
— Donc, ce vendredi-là, Mr et Mrs Darling étaient sortis. Nana, la
chienne, qui servait de nurse aux enfants, était dans le jardin, attachée à sa
niche.
— Ils n’avaient pas de nurse ? interrogea Elizabeth d’une voix déjà
ensommeillée.
— Non. Tu vois, à cette époque-là, les chiens faisaient souvent le travail
des humains. Aujourd’hui, ce serait plutôt l’inverse.
Angelica se doutait bien que les petites ne comprendraient pas
l’allusion, mais cela lui fit du bien de l’énoncer.
— Dans la chambre du premier étage il y avait une petite fille, Wendy,
et ses deux frères, John et Michael. Ils avaient laissé la fenêtre ouverte car
c’était l’été, comme à présent. Soudain, ils ont vu entrer un drôle de garçon,
tout de vert vêtu, avec une frimousse de lutin et des cheveux poil de carotte.
C’était Peter Pan ; il venait chercher son ombre qu’il avait égarée.
La respiration d’Elizabeth devenait plus régulière. Quant à Diana, elle
dormait déjà à poings fermés, la bouche entrouverte.
— Il proposa aux enfants de les emmener avec lui au Pays imaginaire,
et alors…
La jeune nurse suspendit sa phrase, attendant que l’aînée lui réclame la
suite, mais celle-ci avait à son tour cédé au sommeil. Elle se leva
doucement, laissa allumée la veilleuse qui diffusait une clarté bleuâtre,
sortit sans bruit et referma la porte derrière elle. Elle jeta de nouveau un
coup d’œil à sa montre : 21 heures. Elle pourrait tout de même profiter de
sa soirée.
4

Londres, maison des Murphy, 21 heures


— Si tu as faim, tu trouveras un reste de rosbif dans le frigo, lâcha Joan
d’un ton rogue. Moi, j’ai lunché avec Camilla dans un restaurant végétarien
qui vient de s’ouvrir à Pimlico. Si je veux garder la ligne…
— Je n’ai pas faim non plus, répliqua Allan. En revanche, je prendrais
bien un whisky avec toi. On pourrait ensuite regarder un film à la télé,
qu’en penses-tu ?
Joan lui lança un regard par en dessous, comme s’il venait de lâcher une
incongruité.
— Pourquoi pas un match de foot, tant que tu y es ? Si tu tiens à
t’abêtir, va donc regarder tes programmes débiles dans ta chambre et laisse-
moi seule avec Coltrane…
Allan et Joan faisaient chambre à part depuis la naissance des filles et se
retrouvaient de plus en plus rarement dans le même lit. Il ne discuta pas, se
servit un whisky bien tassé. Il s’apprêtait à monter à l’étage, lorsque la
nurse en descendit. Angelica, que Joan s’acharnait à appeler « la bonne »,
sans doute pour mieux la rabaisser, était en réalité une fille au pair qui,
après avoir terminé ses études, faisait du baby-sitting pour se payer une
année sabbatique en Europe. Elle était américaine et avait commencé son
périple par Londres. C’était une belle jeune femme d’environ 25 ans,
blonde aux yeux bleus, dotée d’un physique de sportive et d’une silhouette
qui, dans une ville moins guindée que Londres, aurait fait se retourner sur
elle les hommes dans la rue.
En échange du soin qu’elle apportait aux deux filles du couple, elle était
logée, nourrie et blanchie, et recevait en complément un minuscule salaire
qui faisait plutôt figure d’argent de poche. Angelica était purement et
simplement exploitée, pourtant Allan Murphy n’avait rien trouvé à y redire.
Au moins, le salaire de la baby-sitter ne pesait pas sur le budget général de
la famille. Joan dépensait en une séance de manucure davantage que ce
qu’elle donnait à Angelica pour une semaine de travail.
— Les enfants dorment, Madame. Je peux disposer à présent ? Bonsoir,
Monsieur…
— Faites, Angelica, faites. Désolée de vous avoir obligée à rester si
tard. Je n’en avais pas l’intention, le responsable est là, devant vous !
Joan pointa insolemment son index en direction de son mari qui ne sut
quelle contenance prendre.
— Ce n’est pas grave, Madame… Je ne vais pas bien loin, de toute
façon.
— Et où allez-vous ? Cela ne me regarde pas, vous me direz, mais que
voulez-vous, je suis curieuse. Et j’aime bien savoir comment se divertit
mon personnel.
— Je rejoins des amis au pub, Madame. À Piccadilly Circus.
— Voyez-vous ça, ricana Joan. Au pub ! À Piccadilly Circus ! Chacun
ses goûts, après tout. Allez, ma petite. Ne faites pas attendre plus longtemps
vos « amis ».
— Merci, Madame.
Tandis qu’Angelica s’éclipsait, Joan tendit son verre vide à Allan sans
prononcer un mot. Il composa pour elle un nouveau cocktail et le lui
apporta. Puis il grimpa dans sa chambre, son verre de whisky à la main. Il
alluma aussitôt la télé, zappa sur une chaîne sportive pour regarder un
match – pas du foot, mais du cricket –, puis s’assit dans un fauteuil l’esprit
complètement vide. Il but une gorgée d’alcool, posa son verre sur la
moquette et resta un moment à rêvasser, le visage hagard. Soudain, comme
mû par une pensée subite, il se leva et alla dans son bureau, mitoyen à la
chambre. Il ouvrit le tiroir du bas d’un meuble de rangement en acajou et
fouilla fébrilement dans la pile de papiers qu’il avait accumulés là sans
avoir eu le temps de les trier. Il mit enfin la main sur ce qu’il cherchait, un
vieil étui en cuir, et retourna dans la chambre. Il reprit place dans le fauteuil,
posa doucement l’écrin sur ses genoux et l’ouvrit.
À l’intérieur se trouvait un revolver.
5

Londres, pub Queen’s Head, 21 h 30


Angelica entra au Queen’s Head moins d’une demi-heure plus tard. Le
pub se trouvait à deux rues de Piccadilly Circus, dans le quartier de Soho,
non loin du Piccadilly Theatre où l’on avait joué récemment Jersey Boys,
une comédie musicale de Broadway. Angelica aurait aimé assister à une
représentation, elle adorait les musicals, mais elle ne disposait que d’un soir
de liberté par semaine et terminait souvent ses journées plus tard que prévu.
Comme ce soir. Et ce n’était pas avec ce que lui donnaient les Murphy
qu’elle aurait pu s’offrir une place de spectacle. Il lui restait donc les pubs.
La bière n’y était pas chère et la plupart du temps ses amis réglaient les
tournées. Cela gênait un peu la jeune fille de dépendre ainsi de la générosité
d’autrui, mais elle n’avait pas les moyens de faire autrement.
Le Queen’s Head était un pub victorien typiquement british. Long
comptoir en bois assorti de petits crochets en métal pour y suspendre son
sac, hauts tabourets, bières pression, collection de whiskys pur malt, petites
tables devant la vitrine ouvrant sur la rue et, à l’étage, un restaurant où les
clients pouvaient commander des fish and chips ou des burgers avant de se
rendre au théâtre. Un endroit cosy et chaleureux qu’Angelica affectionnait
tout particulièrement et qui, en outre, avait l’avantage d’être situé pas trop
loin de Mayfair. Elle n’avait pas à traverser toute la ville pour profiter des
quelques heures de liberté dont elle disposait chaque semaine, d’autant que
les pubs de Londres fermaient à minuit. Les vendredis et samedis soir en
tout cas. En semaine, c’était une demi-heure plus tôt. Et encore, il y avait du
progrès. Avant 2005, les heures d’ouverture des pubs anglais étaient plus
sévèrement réglementées, les établissements n’ouvrant pas leurs portes
avant 17 heures et les dernières pintes étant servies à 22 h 45, lors du last
call, avant la fermeture à 23 heures. Les buveurs avaient gagné une heure
pour s’alcooliser davantage.
— Hey, Angie ! On n’attendait plus que toi. Qu’est-ce que tu prends ?
— Laisse-moi arriver, Pat ! Dites donc, vous avez les joues bien rouges,
tous les trois. Vous en êtes à combien de pintes ?
— Quand on aime on ne compte pas, Angie ! Allez, profites-en, c’est
ma tournée !
Celui qui venait d’interpeller la jeune fille s’appelait Patrick. Il cumulait
les petits métiers et dépensait presque tous ses revenus dans les bars. Doté
d’un caractère jovial, il compensait son physique ingrat, marqué par un tour
de taille rappelant celui d’une barrique, un visage constellé de taches de son
agrémenté d’yeux à fleur de tête et d’un front fuyant prolongé d’un crâne
dégarni avant l’âge, par un côté boute-en-train qui était une garantie de
soirées réussies. À ses côtés se trouvaient Paul, l’intello du groupe, long et
maigre comme un jour sans pain – il préparait une thèse tout en étant
lecteur à l’université –, et Philip, coiffeur pour hommes, un blondinet qui
relevait à tout bout de champ la mèche qui lui tombait dans les yeux d’un
brusque mouvement de tête, au point que ce tic lui donnait une allure assez
étrange d’oiseau mécanique. Patrick, Paul et Philip se surnommaient eux-
mêmes les « 3 P », abréviation de « Parfaits Piliers de Pubs ». Ils
paraissaient tout droit sortis d’un roman de Dickens.
— Une Lager ambrée à la pression, se décida Angelica après avoir
passé en revue les différentes bières proposées. La Guinness est un peu trop
forte pour moi, et je suis à jeun.
— Ma pauvre chérie ! Non seulement tes tauliers te sous-payent mais
en plus ils t’affament ! Jenna, tu mettras une pinte de Frontier avec un
assortiment de chips et d’onion rings.
Jenna, la serveuse, s’exécuta avec un grand sourire de fille habituée à
évoluer dans l’univers de la nuit, un monde jusqu’à présent majoritairement
masculin mais où les femmes revendiquaient de plus en plus souvent leur
place.
— Je devais sortir plus tôt mais j’ai dû faire dîner les enfants, les laver
et les coucher.
— Bref, travailler comme n’importe quel soir ! Et c’était quoi l’excuse,
aujourd’hui ?
— Mr Murphy est rentré plus tard que d’habitude. Et comme sa femme
ne veut rien faire, à part siroter du whisky en écoutant John Coltrane…
— Moi, j’aime bien Coltrane, fit remarquer Philip en rejetant sa mèche.
Surtout ses ballades. En revanche, quand il se lance dans le free jazz j’ai
plus de mal.
— C’est pas la question, Pete, intervint Paul en se penchant en avant
comme s’il portait tout le poids du monde sur les épaules. Non, la question,
c’est qu’Angie ne peut même pas profiter comme il faut de son séjour à
Londres.
Jenna posa un verre couvert de buée sur le comptoir. La bière avait une
belle couleur mordorée. Angelica y trempa les lèvres avec plaisir. Elle
l’avait bien méritée, cette pinte.
— Les snacks arrivent, précisa la serveuse.
— Pas de problème, Jenna, j’ai surtout besoin de me détendre.
Une demi-heure plus tard, un nouveau venu poussa la porte du pub et se
dirigea vers le groupe.
— Hey ! Jim ! Tu es en retard, ce soir ! l’apostropha Patrick ! On
s’excuse, on a pris de l’avance.
Il brandit sa pinte de bière pour préciser la nature de l’avance tandis que
leur ami commandait à son tour une pression. Jim avait un visage agréable,
les cheveux bruns légèrement ondulés et le teint pâle, avec un regard
profond et des longs cils de fille. Sans être un apollon, il était plutôt joli
garçon et faisait souvent les yeux doux à Angelica qui affectait de ne
s’apercevoir de rien. Elle était venue dans ce pays pour passer un bon
moment, se faire des amis, pas pour autre chose. De toute façon, elle ne
comptait pas s’éterniser à Londres. Dès qu’elle aurait économisé
suffisamment elle filerait à Paris. Son rêve.
Après avoir bu une gorgée de bière, Jim lança un regard énigmatique à
ses amis.
— Je ne sais pas trop ce que ça vaut, j’ai lu une drôle d’annonce dans le
journal, ce matin.
— Tu épluches les petites annonces, toi ? rigola Patrick. Je croyais que
tu bossais dans une banque. Ça doit bien rapporter, d’ailleurs. Nous, on est
des ploucs à côté.
— Non, je ne cherche pas du travail, mais cette annonce m’a sauté aux
yeux. C’est sans doute un fake, je l’ai découpée à tout hasard en pensant à
Angelica.
Celle-ci planta son regard dans celui du jeune homme. Elle avait de la
mousse au-dessus des lèvres qui lui faisait une moustache blanche.
— C’est quoi cette annonce, Jim ? Une méthode pour gagner le gros
lot ? plaisanta-t-elle.
— Non, mais presque. Tiens, tu vas t’en rendre compte par toi-même.
Il extirpa son portefeuille en cuir de la poche intérieure de sa veste en
tweed et en sortit une coupure de presse qu’il tendit à Angelica. La jeune
femme prit le papier et lut l’encart à voix haute :

Nous sommes une famille unie et recherchons une nurse à demeure


pour s’occuper de nos deux enfants de 7 et 5 ans. Jeune fille étrangère
acceptée. Notre manoir se situe à Aberfoyle, en Écosse. Salaire proposé :
50 000 livres par an.
L’annonce indiquait également un numéro de téléphone pour prendre
rendez-vous.
— 50 000 livres par an ? s’exclama Patrick en renversant un peu de sa
bière sur sa chemise à carreaux. C’est quoi ce truc ?
— Jim a raison, ce doit être un fake, réagit Paul.
— C’est malin ! Déposer des annonces bidon alors qu’il y a tant de
gens sans emploi ! enchaîna Philip.
— Et un manoir en Écosse, en plus ! renchérit Patrick. Pourquoi pas un
château hanté ?
Angelica relut une seconde fois l’annonce et fronça les sourcils.
— À mon avis, c’est une erreur de frappe. Ce doit être 5 000 livres.
— Du coup, ça ne fait pas beaucoup, remarqua Patrick.
— C’est toujours plus que ce que me donnent les Murphy.
— Quels rats, tes patrons ! Et dire que ça vit à Mayfair.
— Les plus riches sont toujours les plus pingres, observa Paul en
plongeant le nez dans sa Guinness.
— Ça vaut peut-être la peine de passer un coup de fil, non ? reprit Jim.
Qu’est-ce que tu as à perdre ?
— Ce que j’ai à perdre ? Deux magnifiques petites filles qui, sans moi,
n’auraient personne pour s’occuper d’elles correctement, répondit Angelica
en glissant négligemment la coupure dans la poche de son jean.
— Tu parles de ces gamines comme si c’étaient tes filles ou tes petites
sœurs, fit remarquer Jim. Tu n’es qu’une jeune fille au pair, il faudra bien
que tu les quittes si tu veux poursuivre ton séjour en Europe.
— Je me suis attachée à elles. Je sais bien que je suis exploitée par les
parents. Depuis le temps que vous me le dites et que vous me conseillez
tous les trois de changer de job… Mais Elizabeth et Diana ont besoin de
moi, et d’une certaine façon j’ai besoin d’elles. Alors je ne les quitterai pas.
Pas maintenant, en tout cas. Même pour 50 000 livres par an.
Les garçons n’insistèrent pas. Lorsque Angelica avait décidé quelque
chose, on ne lui faisait pas facilement changer d’avis.
— Bon, il commence à faire soif ! s’exclama Patrick. Jenna, tu nous
remets une tournée ? C’est Jim qui régale !
6

Tel-Aviv, le Clara Club, peu avant minuit


Le Clara Club était la discothèque la plus sélecte et la plus branchée de
Tel-Aviv. Ouverte uniquement en été, elle donnait directement sur la plage
du Delphinium, avec vue imprenable sur Jaffa et la Méditerranée. Toute la
nuit, une clientèle plutôt jeune faisait la fête en se trémoussant au son de
rythmes électro. Des disc-jockeys se succédaient, faisant virevolter les
vinyles avant de les placer sur leurs platines comme des jongleurs dans
l’arène d’un cirque. L’alcool coulait à flots, tandis que des substances
illicites passaient de main en main. Bien excitée, la foule se répandait
ensuite sur la plage, poursuivant la nuit sous un grand ciel étoilé.
Ce soir, le club avait été privatisé pour TradeOption. Une façon de
marquer la réussite de l’agence et de mettre en valeur ses employés. Samuel
était là depuis deux heures mais en avait déjà assez. Ses collègues étaient
tous passablement éméchés, certains ivres morts à force de mélanger
whisky, vodka et champagne. Comme tout était gratuit, ils en profitaient au
maximum, quitte à se rendre malades. Sans compter la dope qui
s’échangeait au vu et au su de tout le monde. Des joints, de la marijuana, de
la coke, de l’ecstasy. De quoi se faire exploser le cerveau.
Au milieu des invités, sur la musique de If I Had a Million Dollars,
circulaient des call-girls louées pour la nuit et visiblement prêtes à tout. Il
suffisait de les aborder pour qu’elles acceptent de rejoindre leurs cavaliers
d’un soir sur la piste de danse, sans s’offusquer le moins du monde si ces
derniers en profitaient pour les serrer d’un peu trop près, se frotter contre
elles ou leur glisser des propositions indécentes à l’oreille. S’ils leur
suggéraient de s’isoler un peu plus loin sur la plage, elles ne refusaient pas
davantage. Elles avaient été payées d’avance pour toutes les prestations
qu’elles auraient à prodiguer à cet essaim de mâles en furie. En véritables
professionnelles, ces filles se pliaient à tous ces jeux avec le naturel le plus
parfait, comme s’ils correspondaient à leurs propres désirs. Leurs
partenaires finissaient même par croire qu’elles faisaient tout ça pour leurs
beaux yeux. Bref, cette soirée était un avant-goût de paradis pour traders.
Comme dans Le Loup de Wall Street.
Par nature, Samuel était davantage porté sur les relations romantiques.
Il n’avait pas de petite amie et aurait volontiers lié connaissance avec ces
filles qu’il trouvait du reste sympathiques et jolies. Mais il savait que ce
n’était pas auprès d’elles qu’il rencontrerait le grand amour ou la mère de
ses enfants. Il préférait s’abstenir de ces relations d’un soir qui ne
conduisaient qu’à des désillusions. Sans être parano, il suspectait aussi
TradeOption d’épier en secret les comportements de ses employés pour
avoir un moyen de pression sur eux. Il ne tenait pas à jouer à son insu le
premier rôle dans une sextape. Ne buvant par ailleurs que de l’eau et du jus
de fruits, ne fumant pas, dansant avec la grâce d’un ours, il ne pouvait
goûter à aucun des divertissements proposés ce soir. Bref, il n’avait rien à
faire ici, mais il n’avait pas le choix. S’il ne voulait pas passer pour
l’empêcheur de tourner en rond, il se devait d’assister à cette soirée, même
s’il répugnait à la vision écœurante de tous ces mecs bourrés et de ces filles
à moitié à poil.
Il s’éloigna de la piste de danse où des danseuses tarifées, vêtues de
bikinis minuscules révélant leurs courbes généreuses, s’agitaient en
brandissant des bâtons fluorescents qui projetaient sur la foule en sueur des
clartés d’aquarium. Il s’approcha du bord de mer. Là, au moins, il serait à
l’abri de ce grouillement humain. Peine perdue. Alors qu’il s’avançait dans
la pénombre vers le rivage, il heurta plusieurs couples vautrés dans le sable.
Certains s’y étaient même mis à plusieurs, dans un enchevêtrement de bras
et de jambes telle une pieuvre monstrueuse. Dégoûté, il rebroussa chemin,
bien décidé à quitter cette orgie collective.
Des enceintes géantes diffusaient à présent Billionaire, un tube de
Travie McCoy et Bruno Mars qui aurait pu tourner en boucle dans les
bureaux de TradeOption. Samuel se dirigeait vers la sortie, lorsqu’il croisa
Natan qui le prit par le bras. Il affichait comme à l’ordinaire un sourire
éclatant mais qui s’accordait mal à son regard dur et froid.
— Eh bien, Sam, tu ne t’amuses pas ? Il y a pourtant tout ce qu’il faut,
ici !
— C’est que… je ne me sens pas dans mon assiette. J’ai dû manger
quelque chose qui n’est pas passé. Je crois que je vais rentrer me coucher.
— Te coucher ? Il n’est même pas minuit et la soirée ne fait que
commencer ! Des attractions spéciales sont prévues un peu plus tard… Je
ne te dis que ça. Tu as entendu parler de la femme serpent ? Celle qui fume
des cigarettes avec son… Enfin, je ne vais pas te faire un dessin, je te laisse
la surprise. C’est étonnant, tu verras !
Samuel ressentit un haut-le-cœur, comme s’il éprouvait effectivement
une indigestion. Il s’efforça de dissimuler son malaise.
— Je n’en doute pas, mais je ne suis pas vraiment d’attaque. Je n’en
profiterais pas comme il faut. La prochaine fois, peut-être…
Le sourire factice de Natan se referma d’un coup, comme une porte
qu’on claque.
— Personne ne sait s’il y aura une prochaine fois, Sam. Nous vivons au
jour le jour, il faut savoir profiter de chaque seconde. L’argent, le pouvoir,
les femmes, la drogue… Trop n’est jamais assez.
— Le Loup de Wall Street, je sais…
— Exactement. Et puisqu’on en est aux citations, je vais t’en servir une
parfaitement en accord avec cette soirée. Question : « Vous êtes capable de
prendre de la drogue et d’effectuer votre job correctement ? » Réponse :
« C’est la seule façon de bien faire ce job. Cocaïne et putains, mon vieux. »
Samuel remarqua que le senior assistant avait les yeux fixes, ils ne
cillaient pas. Ses pupilles étaient dilatées, entourées de fines stries rouges. Il
avait déjà dû faire le plein de coke. Ça le rendait survolté, presque
hargneux. La dope était peut-être un moteur efficace pour le job de trader,
mais le prix à payer était trop risqué. Samuel n’avait pas envie de finir
comme ça. Il cherchait désespérément une réponse polie à formuler, son
supérieur ne lui en laissa pas le temps.
— Tu n’es peut-être pas au courant, Sam, mais on ne va pas faire ce job
toute notre vie, toi et moi. Tu comprends, notre succès suscite des jalousies.
L’autorité des marchés financiers israéliens1 nous interdit déjà de cibler les
ressortissants israéliens ou américains. Ça ne nous empêche pas d’avoir des
clients dans le reste du monde, c’est vrai, mais pour combien de temps ? On
est dans le collimateur, Samuel. Pour l’instant on a des appuis haut placés,
mais dans six mois ? Un an ? C’est maintenant qu’il faut en croquer.
— Que veux-tu dire ? Je croyais que ce qu’on faisait était légal !
s’insurgea Samuel.
Il avait réagi pour la forme. Cela faisait longtemps qu’il avait perdu ses
illusions. Natan éclata d’un rire jaune.
— T’es vraiment con ou tu le fais exprès ? Tu connais la recette miracle
pour gagner beaucoup de pognon sans baiser quelqu’un au passage ? Règle
du jeu : mettre l’argent du client…
— … dans sa poche, oui. Mais qu’est-ce qui arrivera si les options
binaires sont interdites partout ?
— On trouvera autre chose ! s’exclama Natan. Il reste plein d’autres
astuces. Les promesses de remboursement de fonds, les usurpations
d’identité, les placements alternatifs dans le vin, les timbres, les diamants.
Même les lopins de terre, les îles désertes ! C’est sans fin…
Samuel tombait des nues. Il n’ignorait pas que les produits financiers
qu’il réussissait à vendre à des acheteurs trop naïfs n’étaient pas d’une
honnêteté absolue. Mais n’était-ce pas le cas de tous les produits
financiers ? La crise des subprimes de 2008 avait bien démontré les dangers
que représentaient les placements à risque. Mais jusqu’à ce soir, il n’avait
jamais entendu Natan s’exprimer avec autant de cynisme. Son malaise ne fit
que décupler tandis que Barrett Strong entonnait Money (That’s What I
Want).
Soudain, l’effervescence s’empara de la foule en délire, suivie de cris et
d’une rafale d’applaudissements. La musique s’arrêta tandis que des spots
convergeaient vers une femme qui venait de faire son entrée dans le club.
Blond platine, la petite cinquantaine, liftée et botoxée, des seins en obus
débordant d’un décolleté plongeant, des bijoux aussi voyants qu’onéreux,
elle ressemblait à une actrice d’Hollywood sur le retour. Toutes les
danseuses s’étaient massées autour d’elle pour lui faire une haie d’honneur
en brandissant des cierges magiques. Il ne manquait plus que le gâteau
d’anniversaire géant.
— Nastia Benchimol, la patronne de TradeOption, annonça Natan. Elle
avait promis de passer. Avec elle, on n’est jamais sûr de rien, et là, ce n’était
pas gagné car elle doit prendre un vol pour les États-Unis cette nuit. C’est
cool qu’elle soit venue nous saluer…
Samuel avait entendu parler de la big boss mais il ne l’avait jamais
rencontrée. Elle présidait TradeOption. La boîte appartenait à une nébuleuse
d’entreprises du même genre, toutes installées à Tel-Aviv ou ses environs.
Elle menait grand train et voyageait beaucoup. Une Jordan Belfort au
féminin. La louve de Tel-Aviv en quelque sorte. Milliardaire en dollars.
Quant aux shekels, on ne les comptait même plus. Le DJ lui tendit un micro
sur pied, un modèle Shure rappelant celui des années cinquante avec lequel
avait chanté Elvis Presley. Nastia Benchimol retroussa ses lèvres sans que
les fanons de son cou ne bougent ou que des pattes d’oie n’apparaissent aux
coins de ses yeux, puis elle débita, avec des modulations étudiées dans la
voix, le discours qu’elle avait visiblement préparé à l’avance :
— Mes chers amis, car vous êtes tous des amis même si je ne vous
connais pas individuellement, j’ai tenu à venir vous dire ce soir à quel point
vous m’êtes précieux. Grâce à vous, en quelques années, TradeOption a
multiplié son chiffre d’affaires et son profit par dix !
Hurlements de joie dans le public. Sans abandonner son sourire figé,
Nastia Benchimol baissa une main pour réclamer le silence.
— Le succès de cette entreprise appartient à chacun de vous. Vous
pouvez être fiers d’appartenir à notre grande famille qui s’accroît chaque
jour avec l’arrivée de nouveaux membres. C’est pour cela que j’ai voulu
vous offrir cette fête et que j’ai tenu à vous rejoindre à minuit pour vous
dire merci. Comme la marraine de Cendrillon ! Merci ! Merci ! Merci !
Tempête d’applaudissements. Même Natan semblait subjugué. Samuel
beaucoup moins. À force de l’entendre à longueur de journée, il connaissait
par cœur la devise de TradeOption empruntée au Loup de Wall Street,
« trop n’est jamais assez », mais ce soir, il trouvait que c’était plutôt « trop,
c’est trop ». Quant à la référence à la marraine de Cendrillon, il n’en
comprenait pas bien la justification. N’est-ce pas à minuit, justement, que le
carrosse de Cendrillon offert par ladite marraine redevient citrouille ?
Nastia Benchimol avait exprimé exactement l’inverse de ce qu’elle avait
voulu dire. À moins que la bulle des options binaires ne crève et que
TradeOption ne se dégonfle comme une baudruche…
— Et à présent, allumons le feu ! hurla la cougar peroxydée dans son
micro, se prenant visiblement pour une bête de scène.
Au même instant, un feu d’artifice fut tiré depuis la mer, illuminant le
ciel de fresques colorées et éphémères, tandis que les traders
applaudissaient à tout rompre. Puis un grand courant d’air fit voltiger le
sable et un hélicoptère vint se poser sur la plage à quelques mètres du Clara
Club, dans un grand staccato de pales.
La présidente de TradeOption s’avança vers l’appareil en plaquant les
deux mains sur son indéfrisable, elle escalada les quelques marches et
s’engouffra à l’intérieur, aidée par deux malabars qui lui servaient de gardes
du corps. Elle se retourna une dernière fois, tout sourire, et porta sa main
gantée de blanc à ses lèvres pour envoyer un dernier baiser à ses employés,
comme s’il s’agissait de fans. Puis la porte se referma sur elle et
l’hélicoptère s’envola à la verticale, tel un oiseau issu de quelque bestiaire
fantastique.
— Quelle classe, hein ? fit remarquer Natan en poussant Samuel du
coude.
L’olim ne répondit pas. Il en avait assez vu pour le restant de la soirée.

1. Israel Securities Authority.


7

Londres, devant le Queen’s Head, peu après minuit


Angelica et ses quatre amis se retrouvèrent sur le trottoir londonien à
minuit précisément, heure de fermeture des pubs oblige. Pour satisfaire à la
tradition, ils avaient commandé une dernière pinte quinze minutes avant
l’heure limite et ils la sirotaient tranquillement à l’extérieur de
l’établissement en compagnie d’autres noctambules. Si on n’avait plus le
droit de boire à l’intérieur, on pouvait toujours continuer dehors… jusqu’à
ce que la police fasse sa ronde et interpelle d’éventuels soulards pour tapage
nocturne.
L’Américaine aimait ces traditions un peu désuètes qui n’avaient pas
cours dans son pays. Aux États-Unis, les bars étaient ouverts jusque tard
dans la soirée, voire toute la nuit. En revanche, il fallait être majeur pour
consommer de l’alcool dans ces établissements, donc avoir entre 18 et
21 ans selon les États, et ne jamais le faire dans la rue. Angelica tenait bien
la boisson, surtout la bière, et suivait allègrement les garçons lorsqu’ils
enchaînaient les tournées. Elle n’était jamais ivre, juste un peu gaie. Ses
ancêtres devaient être irlandais, comme bon nombre d’Américains.
Comme chaque vendredi soir, les « 3 P » refaisaient le monde,
développant des théories toutes plus fumeuses les unes que les autres, qu’ils
oubliaient le lendemain. Cela faisait partie de leur charme. Ils pouvaient
prendre très au sérieux des idées parfaitement saugrenues et ne prêter au
contraire qu’une attention limitée aux problèmes réels de l’existence.
— Moi, je vous dis que Bigfoot existe ! soutenait Patrick. Il est moitié
humain moitié singe, mesure trois mètres de haut et a des pieds énormes !
— Ce n’est rien d’autre qu’une légende urbaine, Pat, le contredit Paul.
C’est comme le yéti au Tibet, ou le monstre du Loch Ness en Écosse. Des
histoires à dormir debout pour amuser les gogos.
— Moi aussi j’y crois, à Bigfoot, intervint Philip en relevant sa mèche
blonde. D’ailleurs, ils en parlent dans un épisode de X-Files.
— X-Files ! T’as pas plus récent comme référence ? rigola Patrick.
C’est de la génération de tes parents, ça ! Ils doivent les avoir conservés en
VHS, non ?
— L’intégrale est sortie en DVD puis en Blu-ray en version restaurée,
trancha Paul. Et ça se laisse encore voir, à condition de ne pas prendre ces
histoires au sérieux, bien entendu. Il n’y a rien de scientifique dans tout ça.
— « La vérité est ailleurs ! », conclut Philip, citant la célèbre antienne
de cette série télévisée.
— Eh bien moi, la vérité m’attend à Mayfair ! s’exclama Angelica. Il
est temps que je rentre…
— Déjà ? fit Jim en haussant les sourcils.
— Oui. Demain je dois me lever tôt pour m’occuper des deux mômes.
Les filles ne pourront pas compter sur leurs parents, j’en suis sûre, surtout
un samedi matin. Bref, si je n’ai pas mes six heures de sommeil, je suis
cuite pour la journée.
— Bon, je te raccompagne, proposa Jim.
— Pas la peine. Je ne risque rien. Londres est une ville sûre. On n’est
plus au temps de Shakespeare !
— Il est vrai qu’au XVIIe siècle, cette ville était un coupe-gorge,
confirma Paul. Sans parler des prostituées qui se bousculaient sur le trottoir
ou des habitants qui jetaient depuis leur fenêtre des seaux d’eaux usées sur
la tête des passants. D’ailleurs, dans ma thèse…
— Tu ne vas pas encore nous bassiner avec ta thèse, le coupa Patrick.
On est au XXIe siècle, vieux, alors tes histoires de Jack l’Éventreur…
— Jack l’Éventreur, c’était à la fin du XIXe siècle, je te signale, et
Shakespeare à la fin du XVIe, rétorqua Paul, légèrement vexé.
— On s’en fout !
— Ça y est, ils vont remettre ça ! s’amusa Angelica en secouant sa
chevelure blonde. Bon, si tu veux m’accompagner, Jim, c’est maintenant ou
jamais. On prend le métro ?
— On peut y aller à pied, non ? C’est à deux kilomètres à peine en
suivant Piccadilly Street jusqu’à Hyde Park. Et Mayfair est tranquille à
cette heure-ci. Ça nous permettra d’éliminer un peu toutes les pintes que
nous avons bues !
— Il y a un moyen bien plus radical pour ça ! exulta Patrick. C’est
d’aller pi…
— Je t’en prie, Pat, il y a une demoiselle parmi nous, l’interrompit
Philip.
— Oh ! J’en ai vu et entendu d’autres ! le rassura Angelica. Bon, c’est
parti. Tu viens, Jim ? J’aimerais pouvoir me coucher avant une heure du
matin.
Ils marchèrent un moment sans échanger une parole. C’était la première
fois qu’ils se retrouvaient seuls tous les deux, sans la présence des « 3 P » et
ailleurs que dans un bar. Cela ne gênait pas Angelica, habituée à avoir des
amis hommes, mais Jim était sans doute de nature timide malgré
l’assurance qu’il affectait en société. Elle décida de rompre le silence la
première.
— Je repense à la petite annonce que tu m’as montrée. C’est quand
même dingue, des choses comme ça. Si j’avais été moins proche
d’Elizabeth et de Diana, je me serais déjà fait tout un film. Mais bon, il y a
longtemps que je ne crois plus au Père Noël !
— Tu as tort, Angelica. Elle est peut-être vraie, cette annonce. Après
tout, si ces Écossais vivent dans un manoir, ça veut dire qu’ils ont les
moyens. Et ils ne sont sans doute pas au courant des tarifs pratiqués à
Londres.
— Les Murphy aussi ont les moyens. Ça ne les empêche pas de me
payer au lance-pierre.
— Tous les riches ne sont pas comme eux, Angelica. Il peut encore
exister des contes de fées modernes, tu ne crois pas ?
La jeune fille s’esclaffa.
— Alors comme ça, tu crois encore aux fées ? Un grand garçon comme
toi ? C’est bon pour les gamins, Jim. Quand je raconte Peter Pan à Elizabeth
et Diana elles y croient dur comme fer, O.K., mais elles ont 5 et 3 ans !
Jim parut vexé.
— Ne te moque pas de moi, Angelica. Je n’ai pas dit que les fées
existaient vraiment. Simplement, il peut y avoir des coups de chance
incroyables dans la vie, et il faut savoir les saisir.
— Comme le gros lot à la loterie ?
— Par exemple. Il y a bien des gagnants, non ? Sinon, personne ne
jouerait.
— Admettons. Des Écossais pleins aux as sont prêts à dépenser une
fortune pour se payer une nurse, étrangère de surcroît, parce qu’ils ne
trouvent personne à côté de chez eux. Si c’est le cas, ils doivent déjà avoir
reçu des centaines d’appels.
— Pas forcément. Tout le monde n’a pas envie d’aller travailler en
Écosse.
— À ce prix-là ? Certains iraient jusqu’en Laponie !
— Certains peut-être, mais pas toi. Je me demande bien pourquoi,
d’ailleurs. Après tout, l’Écosse est plus près que la Laponie.
Angelica s’arrêta brusquement et fit face au jeune homme.
— Dis donc, on dirait que tu veux te débarrasser de moi en m’envoyant
au bout du monde. Je croyais que je te plaisais…
Malgré l’obscurité, elle sentit que Jim piquait un fard. En pur
Britannique, il n’était pas accoutumé au franc-parler des Américaines. Cela
ne déplaisait pas à Angelica de provoquer les garçons, une façon d’inverser
les rôles, pour une fois. Après tout, pourquoi fallait-il que ce soit toujours
les hommes qui fassent le premier pas ?
— Bien sûr… que tu me plais, bredouilla le jeune homme en baissant
les yeux. Tu as bien dû le remarquer, depuis le temps. Mais… je me suis dit
que… enfin, une occasion pareille…
La jeune fille éclata de rire devant les explications embarrassées de son
ami.
— Je te taquine, Jim ! On peut bien plaisanter un peu entre potes, non ?
Et puis l’affaire est réglée puisque je n’ai pas l’intention de quitter les
Murphy.
Jim ne savait plus quelle contenance prendre. Il dirigeait son regard à
droite, à gauche, à la recherche d’un repère à quoi s’accrocher. Mais il n’y
avait que les grandes maisons de Mayfair et les automobiles rutilantes
garées devant. Angelica le prit par le bras et se remit en marche.
— J’ai dû abuser de la Frontier, je raconte n’importe quoi, s’excusa-t-
elle. Voilà ce qui arrive à une Américaine quand elle boit trop ! Mais ne
t’inquiète pas, on est bientôt arrivés. Tu n’auras plus à supporter mes
divagations. C’est au coin de la rue. Là-bas…
Jim ne répondit pas. Angelica était décidément une drôle de fille.
Imprévisible. Effrontée. D’une franchise qui frôlait l’impertinence. Les
Américaines étaient-elles toutes ainsi ? Il ne pouvait le dire, il n’en avait
jamais connu d’autres.
— Voilà, la maison des Murphy est juste là. Mais…
Des voitures de police et une ambulance stationnaient en double file
devant l’hôtel particulier. Les flics étaient en train de délimiter un périmètre
de sécurité. Prise d’une subite angoisse, Angelica lâcha le bras de Jim et se
rua vers l’entrée. Un policier la stoppa au passage.
— Circulez, Mademoiselle.
— Mais je vis ici, chez les Murphy ! explosa-t-elle. Qu’est-il arrivé ?
Les enfants ont eu un accident ?
L’homme la scruta un instant.
— Vous êtes la jeune fille au pair, c’est ça ?
— Oui, c’est moi ! Vous allez me laisser entrer à la fin ?
Le policier parut embarrassé.
— J’ai peur que cela ne soit pas possible, Mademoiselle. Attendez ici
un instant, je vais appeler l’inspecteur Galliani, de la Police de la City de
Londres. Il va prendre votre déposition.
— Ma déposition ? Quelle déposition ? Vous allez me dire ce qui se
passe, oui ou non ?
Alerté par les vociférations d’Angelica, un policier en civil s’approcha.
L’inspecteur Galliani. Son collègue lui résuma la situation. L’inspecteur se
tourna vers la jeune fille et lui posa quelques questions en notant
scrupuleusement les réponses dans un petit calepin. Son nom, l’heure à
laquelle elle était sortie, ce qu’elle avait remarqué d’anormal avant son
départ. Angelica comprit qu’elle n’obtiendrait rien de lui tant qu’il n’aurait
pas mené son interrogatoire jusqu’au bout. Enfin, il referma son bloc-notes
et la regarda dans les yeux.
— Il est arrivé un grand malheur en votre absence, Mademoiselle. Allan
Murphy a mis fin à ses jours en se tirant une balle de revolver dans la
tempe.
— Mon Dieu ! s’écria la jeune fille qui porta ses deux mains à la
bouche, comme pour étouffer le cri qui allait en jaillir.
— Ce n’est pas tout, hélas. Avant cela, il a tiré sur son épouse et ses
deux filles qui dormaient tranquillement dans leur chambre. Les gamines
sont mortes sur le coup.
Angelica était à présent d’une pâleur cadavérique. Elle n’arrivait pas à
réaliser ce que lui disait le policier. Tout cela était à la fois si horrible et si
subit qu’il lui sembla vivre un cauchemar.
— Vous passerez demain matin signer votre déposition au commissariat
central de Wood Street, reprit l’inspecteur Galliani. Pour cette nuit, vous
comprendrez que vous ne pouvez pas réintégrer votre chambre. Vous
connaissez quelqu’un qui pourrait vous héberger ?
— Moi, inspecteur. Je suis un ami d’Angelica. J’étais avec elle ce soir.
Resté à distance jusque-là, Jim s’était approché de l’inspecteur et
d’Angelica. La jeune fille semblait avoir complètement oublié son
existence.
— Je… je ne peux pas voir les filles ? demanda-t-elle encore.
— Je suis navré mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
Essayez de vous reposer un peu, Mademoiselle. On se voit demain matin,
voici ma carte. Désolé mais je dois retourner à l’intérieur.
Après avoir effleuré sa tempe de l’index de la main droite en guise de
salut, l’inspecteur Galliani tourna les talons et rentra dans la maison où
s’était déroulé le drame. Angelica demeura figée au milieu de la rue,
totalement décontenancée. Ce fut au tour de Jim de la prendre par le bras.
— Viens, Angelica, ne restons pas là. Je vais te trouver un hôtel pour la
nuit, ne t’en fais pas. Et demain je passerai te chercher pour aller au
commissariat.
La jeune fille se laissa entraîner comme un automate.
Elizabeth et Diana s’en étaient allées au Pays imaginaire sans l’aide de
Peter Pan…
Samedi 23 juin
8

À bord du vol Tel-Aviv-Jaffa – New York, 5 heures


Nastia Benchimol fut réveillée par le ballet des hôtesses en train de
servir le petit déjeuner. Le vol de nuit entre Tel-Aviv et New York durait
près de douze heures. Avec le décalage horaire, elle arriverait à 6 heures du
matin à l’aéroport de New York JFK alors qu’il serait 14 heures en Israël.
Heureusement, elle avait pris une place en classe affaires dans un Boeing
747 de la compagnie El Al1. Souper fin au champagne, choix de films en
exclusivité, siège-lit inclinable pour être à l’aise et passer une bonne nuit,
service VIP durant tout le voyage. Nastia détestait la promiscuité.
D’ailleurs, ce qu’elle appréciait avant tout dans le fait d’être immensément
riche, c’était de pouvoir prendre ses distances avec les autres. L’argent lui
servait à cela : à préserver sa solitude. Et son confort, bien entendu.
Elle repoussa la couverture et l’oreiller que lui avait fournis la
compagnie, passa aux toilettes pour ôter le pyjama qu’on avait également
mis à sa disposition, se rafraîchit le visage avant de se maquiller et de
revêtir un tailleur bleu azur qui faisait ressortir sa chevelure blond platine
dont la coupe mettait ses formes en valeur. Les avions n’étaient pas encore
équipés de cabines de douche, ce qui était bien dommage. Il faudrait qu’elle
songe à acquérir un jet privé. Après tout, elle en avait largement les
moyens. Et puis cela renforcerait son statut social auprès de ses partenaires
internationaux.
Elle voyageait beaucoup et à son âge, le bien-être était primordial.
Quinze jours plus tôt, elle était allée en Russie pour négocier de gros
contrats avec des hommes d’affaires importants, qui lui avaient ouvert les
portes de toutes les administrations pour obtenir des passe-droits. Ils
appartenaient à la mafia russe, bien sûr. Le régime était corrompu jusqu’à
l’os, ce dont se réjouissait Nastia. C’est avec les pays les moins
démocratiques que l’on fait les meilleures affaires. Le mois prochain, elle
avait prévu d’aller en Chine. Ce pays, ou plutôt ce continent, était en passe
de devenir la première puissance mondiale devant les États-Unis. Nul doute
qu’il s’ouvrirait sans tarder aux joies des options binaires et des placements
à risque, bien que doté d’un régime communiste. L’égalité pour tous
n’empêche pas les privilèges de quelques-uns. Ainsi va le monde depuis
l’origine des temps, et ce n’était pas maintenant que les choses allaient
changer.
Elle regagna sa place et commanda un breakfast complet : œufs
brouillés, bacon, toasts poêlés et un petit pot de caviar béluga. Rempli
d’iode et très bon pour la santé, le caviar, surtout le matin. Avec une vodka
frappée pour faire bonne mesure. Aux prix pratiqués par la compagnie sur
les billets en classe affaires, il allait de soi que le client méritait un
traitement de faveur.
Nastia Benchimol s’était lancée dans l’aventure des options binaires en
2010. Deux ans après la crise des subprimes. Au départ, il s’agissait d’une
adaptation du Forex2, le marché des changes où les devises convertibles
s’échangent à des taux variant en permanence. Il suffit de parier, par
exemple, sur la hausse de l’euro par rapport au dollar pour empocher le gain
obtenu lorsque la cotation est officielle. Ou déplorer la perte si l’on s’est
trompé. En termes de volume, le Forex représente le plus gros marché
financier au monde, juste après celui des taux d’intérêt. Tout le monde y a
accès. Les banques, les institutions financières, et depuis 2000 les
particuliers. Ce marché hautement spéculatif permet de gagner beaucoup
d’argent en très peu de temps. Ou d’en perdre bien davantage encore. En
pratique, ces risques sont de l’ordre de quatre cents fois le montant des
capitaux engagés. Cela n’empêche pas les candidats au pactole de jouer des
coudes pour investir leur mise – plusieurs centaines de milliers d’euros –
dans ces investissements à très court terme. L’option binaire corse un peu le
jeu. Par l’intermédiaire d’un courtier, un particulier prend par exemple une
option à la hausse sur une devise ou sur la valeur d’une matière première. À
l’échéance, il n’y a que deux options – d’où le terme d’option binaire : soit
la hausse est effective, auquel cas le particulier touche un gain déterminé à
l’avance, soit une baisse est enregistrée, et le client perd alors toute sa mise.
C’est quitte ou double. Un jeu extrêmement risqué mais parfaitement légal.
En théorie seulement. Car ce marché est peu régulé, ce qui a permis à de
nombreux courtiers de proposer ce type de services à des particuliers
totalement novices, attirés par les espoirs de gain. À côté de quelques
entreprises ayant pignon sur rue et répondant aux exigences des autorités
des marchés financiers, une pléthore de sociétés telles que TradeOption
s’est emparée de ce secteur juteux en trafiquant les règles du jeu.
Dans la finance, une arnaque chasse l’autre. Dans la majorité des cas,
les options binaires ne sont rien d’autre qu’une belle arnaque, une
escroquerie manifeste. Ainsi, au lieu de s’en remettre au marché de l’offre
et de la demande – dans lequel le client a en moyenne une chance sur deux
d’obtenir un gain –, ces sociétés ne proposent que des produits over the
counter, de gré à gré, dans lesquels les prix sont déterminés à la hausse ou à
la baisse par ces mêmes sociétés ou des sociétés alliées. Celles-ci ne laissent
aucune chance au client de gagner, si ce n’est au début pour l’appâter.
Impossibilité pour le « pigeon » de retirer son argent, pénalités de retrait
excessives, faux bonus proposés, conditions du marché impossibles à
atteindre, sans compter les fraudes à la carte bancaire qui font le reste. Celui
qui met le doigt dans l’engrenage est sûr de se faire écorcher vif. Il ne faut
pas être bien malin pour s’en rendre compte, mais malgré cela il existe des
gens assez crédules pour y croire. Ils s’attendent à recevoir des gains
énormes, comme un enfant qui, parce qu’il a écrit au Père Noël, est
persuadé qu’il va recevoir des cadeaux magnifiques. Plus les ficelles sont
grosses, plus ils se laissent avoir. C’en est presque trop facile.
Les premières années, tout avait fonctionné comme sur des roulettes.
TradeOption démarchait ses clients dans le monde entier. Une bonne
centaine de sociétés du même genre, avec pools téléphoniques animés par
de faux courtiers, étaient localisées entre Tel-Aviv et Jaffa mais avaient leur
siège social à l’étranger par l’intermédiaire de sociétés écrans, comme à
Chypre ou au Royaume-Uni, des pays qui ne sonnaient pas trop « paradis
fiscal » et donc rassuraient les clients. À tort, certains pays d’Europe
n’ayant rien à envier au Panama ou aux îles Caïmans. Mais cela, le grand
public l’ignorait.
Les Américains s’étaient aperçus les premiers de l’entourloupe. Il faut
dire qu’après l’affaire Madoff en 2008, ils étaient devenus plutôt méfiants à
l’égard des placements financiers. Ainsi, en 2013, la commercialisation des
options binaires avait tout bonnement été interdite aux USA. Un sacré
marché en moins. En février 2017, le FBI avait annoncé qu’il était habilité à
recevoir les plaintes des victimes de fraudes financières non seulement aux
États-Unis, mais dans l’ensemble du monde. Les Yankees se prenaient plus
que jamais pour les gardiens de l’ordre et les sauveurs de la Planète, ce qui,
aux yeux de la présidente de TradeOption, finissait par devenir agaçant.
Quant au gouvernement israélien, s’il avait jusque-là fermé les yeux sur les
pratiques contestables qu’entraînait ce marché juteux, il n’avait maintenu sa
position qu’à la condition que les entreprises ne ciblent pas les
ressortissants du pays. Pour résumer : nous vous autorisons à faire des
trafics louches en escroquant des étrangers, mais pas nos concitoyens. Le
summum de l’hypocrisie, se dit Nastia en avalant sa vodka cul sec. Toujours
est-il que cela faisait encore un marché de moins. Et si les hommes du FBI
s’y mettaient à leur tour, TradeOption et les autres sociétés d’options
binaires présentes en Israël n’auraient plus qu’à mettre la clé sous la porte.
Il y aurait bien entendu d’autres combines à exploiter, il y en avait toujours,
mais il faudrait alors tout reprendre à zéro.
É
C’était la raison principale de son séjour aux États-Unis. Elle avait
rendez-vous avec l’un de ses amis, Hector Bohlwinkel, directeur d’une
chaîne d’hôtels de luxe et membre émérite du Parti républicain. Ce dernier
se vantait d’avoir l’oreille du président et se faisait fort de pousser l’hôte de
la Maison-Blanche à intervenir auprès du nouveau directeur du Bureau afin
qu’il assouplisse sa position. Bohlwinkel avait proposé à Nastia de
rencontrer la femme du Président au cours d’un tête-à-tête informel et
officieux. Malgré les apparences, la Première Dame avait sur son époux un
grand pouvoir de persuasion. Peut-être contribuerait-elle à faire pencher la
balance du bon côté. Tout cela devait bien entendu demeurer
hyperconfidentiel. Toute fuite pouvait tout remettre en question, voire
même avoir l’effet inverse. Le rendez-vous devait avoir lieu ce soir, heure
locale.
Une hôtesse vint débarrasser le plateau et, dans un grand sourire,
signala à Nastia que l’atterrissage était imminent et qu’elle devait boucler sa
ceinture. La femme d’affaires repensa à sa visite surprise au Clara Club la
veille au soir. La fantaisie lui avait coûté cher mais cela en valait la peine.
Elle en avait jeté plein la vue à tous ces petits cons d’olim qui se goinfraient
grâce à elle mais pouvaient se retrouver sur le trottoir du jour au lendemain,
sans un shekel en poche. Elle les trouvait pitoyables. On pouvait les mener
par le bout du nez avec de l’argent, de l’alcool, de la drogue et des filles. Ils
étaient tellement prévisibles. Ils se prenaient pour des requins alors qu’ils
n’étaient que des marins d’eau douce. Quand ils l’avaient vue apparaître, ils
s’étaient mis à beugler comme si elle était Lady Gaga, ou plutôt Madonna,
vu son âge. La cinquantaine bien tassée, en paraissant quinze de moins. À
crever de rire ! Elle s’était bien amusée à leur servir un discours à l’eau de
rose, bien à l’américaine. Il fallait souder les équipes, motiver les foules.
Elle avait joué à merveille son rôle de diva de la finance. Un rôle qui lui
allait comme un gant. Elle ne s’était pas attardée, cependant. Pas question
de prendre un bain de foule avec ces petits mâles dégoulinant de sueur et
puant l’alcool. Juste un petit tour, et ciao ! Salut la compagnie ! Avec feu
d’artifice et envol en hélicoptère à la clé, tout de même. Chez TradeOption,
on faisait les choses dans les règles ou on ne les faisait pas du tout.
Le Boeing se posa sur la piste avec la douceur d’une main caressant
l’épaule d’une femme. C’est l’image en tout cas qui vint spontanément à
l’esprit de Nastia. L’enjeu de son voyage éveillait en elle une excitation
charnelle. Le pouvoir avait quelque chose d’intensément érotique. Il
faudrait qu’elle songe à réserver un gigolo à l’hôtel après son entrevue avec
la First Lady. Elle évitait les amants de passage qui pouvaient se révéler
importuns et collants, préférant payer pour « consommer » même si elle
n’avait pas à rougir de son physique, bien au contraire. Et puis elle n’avait
plus le temps de draguer dans les bars d’hôtel, comme elle le faisait
lorsqu’elle était plus jeune. Ainsi, l’argent lui permettait de se payer une
« compagnie » pour combler la solitude, quand et où elle le désirait. Elle
avait même le choix de la couleur des cheveux, des yeux et de la taille du
sexe. Les mecs étaient des produits comme les autres. En y mettant le prix,
on était assurée de la qualité, et surtout de la discrétion. Elle se réjouissait
d’avance des jeux érotiques qu’elle ferait subir à son compagnon d’un soir.
Elle n’avait pas oublié d’emporter une paire de menottes dans son bagage
en soute, l’instrument parfait pour mettre du piquant dans les relations.
Elle fut la première à descendre de l’avion. Encore un avantage de la
classe affaires. Grâce aux passeports à puce et aux visas ESTA, on entrait
désormais aux États-Unis avec la même facilité que lorsqu’on s’engageait
dans le métro. Façon de parler, bien sûr, car Nastia n’avait jamais pris le
métro. Il était loin le temps où il fallait faire la queue des heures durant
avant de franchir le barrage des contrôles de police et de douane. Le
contrôle des passagers, les Américains le faisaient en amont. Big Brother
savait très exactement qui venait sur son sol et pour quelle raison. Au
moins, quand on arrivait sur place, on ne perdait plus de temps.
Nastia choisit l’une des bornes afin d’y scanner son passeport, puis sa
main afin d’authentifier ses empreintes digitales. Elle se dirigea ensuite vers
le contrôle de police. Simple formalité. Elle récupérerait ensuite son
bagage, prendrait un taxi et retrouverait Hector Bohlwinkel dans un hôtel de
New York.
Elle tendit son passeport et son visa à une employée noire qui, après un
bref examen des documents et un coup d’œil dans sa direction, lui dit :
— Veuillez attendre un moment, Madame.
— C’est que je suis assez pressée. Mes papiers sont en règle, non ?
Alors laissez-moi passer.
— Une minute, je vous prie.
Nastia allait répliquer de nouveau lorsqu’elle remarqua que l’employée
ne la regardait plus mais fixait quelque chose, ou quelqu’un, situé derrière
elle. Avant qu’elle ait eu le temps de se retourner, elle entendit une voix
près de son oreille :
— Madame Benchimol ? FBI. Veuillez nous suivre, je vous prie.

1. Compagnie d’aviation israélienne.

2. Foreign Exchange Market. Marché des devises étrangères.


9

New York, aéroport de New York JFK, 6 h 15


— Agent spécial Joseph Sleuth. Vous êtes bien madame Nastia
Benchimol, de nationalité israélienne, née à Djerba, Tunisie, le 25 mai
1964 ?
— Vous le savez très bien puisque vous avez mon passeport entre les
mains. Et il n’est pas très galant de divulguer l’âge d’une dame.
— Je vous prie de répondre à mes questions, madame Benchimol.
— Oui, c’est moi ! C’est bien moi ! Vous êtes content ? Maintenant,
vous allez m’expliquer pour quelle raison vous me retenez ici. Parce que je
suis attendue, figurez-vous !
— Nous le savons. Mais j’aimerais bien l’entendre de votre propre
bouche. Par qui êtes-vous attendue ? Et pour quelle raison ?
— Ça ne vous regarde pas ! C’est ma vie privée !
— Lorsque la sécurité des États-Unis est en cause, il n’y a plus de vie
privée qui tienne, madame Benchimol.
— Vous délirez ! En quoi est-ce que je mets en cause la sécurité des
États-Unis ? En portant un tailleur moulant et des escarpins Louboutin ?
L’agent du FBI fit le geste de sortir un paquet de cigarettes de sa poche
mais se ravisa. Il était gros fumeur – uniquement des Gitanes au tabac
brun – et ne s’était toujours pas habitué aux réglementations antitabac qui
sévissaient un peu partout aux États-Unis et depuis quelques années ne
faisaient que se renforcer. On ne pouvait plus fumer dans les bars, ni dans
les restaurants, ni dans les chambres d’hôtels, et encore moins dans les
aéroports et les administrations. Sans parler des lieux publics, y compris à
Central Park ! Les écureuils, friands de tabac, aimaient naguère grignoter
les mégots laissés par les promeneurs. Aujourd’hui, ils étaient en état de
manque permanent. Comme Joseph Sleuth. Un enfer ! Ce qui ne l’aidait pas
à être de bonne humeur. Surtout lorsqu’il devait interroger à 8 heures du
matin une cougar maquillée comme une voiture volée, dans le collimateur
du Bureau depuis des mois et qui, de surcroît, se permettait de jouer les
grandes dames offensées.
— Madame Benchimol, nous avons contre vous un dossier dix fois plus
haut que vos talons, alimenté par les nombreuses plaintes reçues par la
SEC1 et la CFTC2.
Nastia Benchimol dissimula son embarras par un ricanement qui se
voulait sarcastique.
— Vos dossiers ne sont pas à jour, agent Sleuth ! Cela fait des années
que je n’ai plus aucun contact commercial avec votre beau pays, ni à titre
personnel ni par l’intermédiaire de mes sociétés.
— Pourtant, nous avons présenté un dossier pénal à la Cour du district
de New York pour fraude financière, blanchiment d’argent, fraude
informatique et conspiration en vue de commettre une fraude informatique.
La Cour nous a aussitôt délivré un mandat d’arrêt à votre encontre.
— N’importe quoi ! Je peux téléphoner ?
— À votre avocat ? Ce serait judicieux, en effet. Vous allez être déférée
en urgence devant un tribunal qui statuera sur votre cas. Si vous avez de la
famille ou des amis aux États-Unis, vous pourrez sans doute être assignée à
résidence contre le versement d’une caution.
— Non, je veux appeler l’ami qui m’attend.
— Celui dont vous ne voulez pas donner l’identité sous prétexte qu’il
s’agit de votre vie privée ?
— Celui-là même, oui ! Et je souhaiterais avoir un peu d’intimité le
temps que je m’entretienne avec lui !
— J’ai peur que cela ne soit pas possible, madame Benchimol. Mais
appelez-le, je vous en prie. Tenez, le téléphone est là.
La femme d’affaires était devenue beaucoup moins arrogante. Elle
sentait que le FBI avait des atouts dans la manche. Ce Sleuth lui faisait
peut-être du cinéma, mais les Feds ne l’auraient pas arrêtée sans chefs
d’inculpation suffisamment graves et étayés. Seul Bohlwinkel pourrait la
sortir de là. S’il en était encore temps. Elle composa son numéro en jetant
un regard furieux en direction de l’agent fédéral. Au contrôle de police de
l’aéroport, elle avait été encerclée par des agents en civil qui l’avaient
discrètement conduite dans cette pièce sans ouverture vers l’extérieur, au
mobilier rudimentaire et aux murs désespérément blancs. Plus que la peur
de se voir arrêtée, Nastia avait ressenti de l’humiliation. On la traitait
comme un vulgaire repris de justice. On lui avait confisqué son sac et son
passeport, puis ce Sleuth avait commencé à l’interroger avec cet air
supérieur qu’affichent les flics dans tous les pays du monde.
Pourtant, celui-ci n’était pas comme les autres. Il émanait de lui non pas
la rigidité et la froideur propres à la plupart des agents du FBI, mais plutôt
une sorte de nonchalance, presque de candeur. Il ne souriait pas, pour autant
son visage n’affichait aucune dureté. Ses cheveux étaient coupés court, pas
suffisamment cependant pour empêcher certaines mèches de boucler, ce qui
lui conférait une allure presque bohème. L’une de ses oreilles était percée,
signe qu’il avait dû naguère porter une boucle, ce qui renforçait son côté
marginal. Enfin, il avait des yeux d’un gris profond qui, lorsqu’il
commençait à se mettre en colère, devenaient presque noirs.
— Allo ? Nastia Benchimol. Passez-moi Hector Bohlwinkel. C’est
urgent.
Elle avait croisé les jambes et agitait nerveusement son pied d’où
pendait son escarpin à talon haut. Les commissures de ses lèvres étaient
tendues et des rides se creusaient sous le fard. Elle faisait à présent
nettement plus vieille que l’âge qu’elle cherchait à se donner.
— Hector ? Oui, c’est moi, Nastia. Je t’appelle de l’aéroport. Il y a un
problème… J’ai été arrêtée par le FBI. Oui, il s’agit sans doute d’une
méprise mais j’ai besoin de ton aide. Tu peux venir ? Merci. Oui, je
t’attends.
Elle raccrocha en étouffant un soupir. Joseph Sleuth n’avait pas bougé,
la fixant toujours de son regard aux reflets d’acier.
— Madame Benchimol, poursuivit-il, je n’irai pas par quatre chemins.
Vos relations n’empêcheront pas la justice américaine de faire son travail.
Même si vous êtes libérée sous caution, vous ne pourrez pas quitter le
territoire avant votre procès. Avec les charges qui pèsent sur vous, vous
risquez d’écoper d’une peine de prison si longue qu’à votre sortie, si vous
vivez jusque-là, vous n’aurez plus le physique pour porter des tailleurs
moulants ou des Louboutin. Ni l’envie…
— On ne peut être plus charmant ! Je vous rappelle que je suis
citoyenne israélienne et que vous n’avez pas le droit de me retenir ici contre
mon gré. Je vais d’ailleurs prévenir mon consulat !
— Et l’ambassade si vous y tenez. Cela ne changera rien. Les fraudes
financières auxquelles est liée votre entreprise ont fait de nombreuses
victimes, non seulement aux États-Unis mais dans le monde entier. Comme
vous le savez, les agences d’options binaires suivent des procédures
illégales et sont désormais interdites dans de nombreux pays.
— Pas en Israël ! lança victorieusement Nastia Benchimol.
— Votre gouvernement est en train de revoir sa politique à ce sujet. Et
le FBI collabore activement avec les membres du Lahav 433. Ils vous ont à
l’œil depuis des mois. Mais vous n’étiez sans doute pas au courant. À ce
propos, je vous signale qu’en ce moment même, ils perquisitionnent vos
bureaux.
Créé en 2008, le Lahav 433 était une unité d’investigation spécialisée
dans les crimes et la corruption, qui dépendait de la Police nationale
israélienne. On le surnommait le « FBI israélien ». D’ailleurs, le Lahav
menait la plupart de ses actions en association étroite avec l’antenne locale
du FBI. Pour mieux lutter contre le terrorisme, la criminalité internationale
et les fraudes, le Bureau s’était développé à l’étranger en instituant des
relais dans une soixantaine de pays, dont Israël. L’attaché local du FBI à
Tel-Aviv officiait dans les locaux de l’ambassade des États-Unis.
Nastia Benchimol accusa le coup. Le Lahav était sa bête noire. Ce
service était aussi discret qu’efficace. Il tissait sa toile dans son coin,
infiltrait les réseaux, constituait des dossiers en béton et fondait sur sa proie
sans prévenir. Pire que tout, il était incorruptible. Impossible d’acheter les
flics qui en faisaient partie, contrairement aux hommes politiques. Tout cela
commençait à sentir très mauvais.
— Vous devez connaître le fonctionnement de la justice américaine,
madame Benchimol. Vous savez que les procès sont longs et coûteux et
qu’il est de l’intérêt de tous d’éviter d’en arriver là. Je vais être direct : si
vous vous montrez coopérative, il sera possible de parvenir à un accord
agréé par le procureur. Votre peine serait très allégée et vous la purgeriez
dans des conditions, disons… plus confortables que celles qui ont cours
dans certains pénitenciers pour femmes. Je ne vais pas vous faire un dessin.
Nastia redressa la tête avec un air de défi. Cet agent Sleuth ne perdait
pas de temps et allait droit au but. Se montrer coopérative, cela voulait dire
collaborer avec le FBI. En gros, être une balance.
— Qu’est-ce que vous entendez au juste, par « me montrer
coopérative », agent Sleuth ?
Les yeux gris prirent une teinte plus sombre.
— Pour être tout à fait franc avec vous, madame Benchimol, vos petites
arnaques nous intéressent assez peu, même si elles suffiraient à vous
envoyer à l’ombre un bon bout de temps. Nous savons parfaitement que si
nous faisons fermer vos agences, d’autres ouvriront aussitôt. Surtout, sauf
votre respect, que vous n’êtes qu’un pion, madame Benchimol. Ou un
fusible, si vous préférez. Si vous sautez, on remplacera le fusible et les
fraudes continueront comme si de rien n’était. Ce qui nous intéresse, c’est
de connaître l’identité de ceux qui se trouvent derrière tout ça. Nous
ignorons qui ils sont et où ils se cachent. Si vous nous aidez à mettre la
main sur eux, je vous promets que vous pourrez vous en sortir sans trop de
dommages. Sinon, bien entendu, on vous charge à bloc et vous écopez du
maximum.
Nastia Benchimol avait pâli et ses lèvres tremblaient légèrement.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Le FBI fait dans le
complotisme à présent ? C’est nouveau.
Elle tentait d’ironiser mais le cœur n’y était plus. Elle avait la gorge
serrée et sa voix était voilée.
— Vous voyez très bien, au contraire, madame Benchimol. Trop bien,
même. Vous connaissez parfaitement ceux qui tirent les ficelles et
manipulent tout le monde dans l’ombre, à commencer par vous. Vous avez
peur d’eux. La peur a une odeur bien à elle, que les chiens savent flairer.
Sans être un chien, je peux la sentir d’ici. Malgré le parfum capiteux dont
vous vous êtes aspergée vous puez la peur, madame Benchimol.
Elle ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. C’est vrai qu’elle avait
peur. Une frousse terrible. Si l’agent du FBI lui avait demandé n’importe
quoi d’autre, comme lui livrer sur un plateau le nom de seconds couteaux,
dénoncer ses collègues, lui fournir la liste des victimes, lui dévoiler les
réseaux grâce auxquels transitaient chaque jour d’énormes sommes d’argent
à la barbe de tous les organismes de contrôle, elle aurait accepté. Tout,
plutôt que de finir ses jours en prison. Mais là, ce que Sleuth exigeait d’elle,
il lui était impossible de le lui révéler. Elle aurait signé son arrêt de mort. Et
encore, la mort aurait été douce en comparaison de ce que lui feraient
endurer ceux auxquels faisait allusion l’agent fédéral. Le seul fait de
prononcer leurs noms la ferait frissonner.
— Je crois que je n’ai rien à ajouter, articula-t-elle avec peine.
— Bon, je vais aller plus loin, insista Sleuth. En échange des
informations que je vous demande, je m’engage à vous éviter toute forme
de poursuite. Vous bénéficierez du programme de protection des témoins.
Vous commencerez une nouvelle vie ailleurs, sous une nouvelle identité.
Ainsi, vous n’aurez aucune représaille à craindre.
Nastia aurait éclaté de rire si elle n’avait pas été concernée. L’agent
fédéral ne savait vraiment pas à qui il avait affaire. Ceux dont il soupçonnait
l’existence avaient les moyens de retrouver n’importe qui, n’importe où et
n’importe quand. Les rares personnes qui avaient osé les trahir, ou tout
simplement leur manquer de respect, avaient maudit le jour où ils étaient
venus au monde avant de dire adieu à ce dernier. Ce ne serait pas son cas,
quoi qu’il puisse lui en coûter.
— Je ne dirai plus un mot, conclut-elle d’un ton raffermi.
Sleuth comprit qu’il était inutile d’insister. Cette femme était plongée
dans un état de terreur absolue. Ce qui confirmait ses hypothèses au sujet de
l’organisation qu’il traquait depuis des mois, sans obtenir aucun résultat.
Une sorte de mafia dont les membres étaient aussi insaisissables que
dangereux. Capables d’inspirer la panique à des femmes aussi solides en
apparence que cette Nastia Benchimol. S’il avait mis au point cette
souricière pour arrêter la femme d’affaires, en collaboration avec le Lahav
433, c’était dans l’unique but de resserrer l’étau autour de cette mafia et si
possible de coffrer ses membres. Les choses se révélaient plus complexes
que prévues. Pour autant, il n’allait pas lâcher sa proie aussi facilement.
Lorsqu’elle aurait tâté aux rigueurs de la loi américaine, l’Israélienne se
montrerait peut-être plus conciliante. Du moins il l’espérait. En attendant, il
fallait qu’il joigne de toute urgence la collègue du Lahav avec laquelle il
avait monté l’opération. En espérant qu’elle aurait de meilleures nouvelles à
lui donner.
— Très bien, madame Benchimol. J’espère que vous n’aurez pas à
regretter votre décision. Si vous changez d’avis, sachez que ma proposition
sera toujours d’actualité.
Il quitta la pièce froide et insonorisée sans un regard en arrière. Il tâta
de sa main la poche droite de son veston et sentit son téléphone cellulaire à
travers l’étoffe. Celle de gauche contenait son paquet de Gitanes. Il sortit de
l’aéroport pour téléphoner et en profita pour en griller une.

1. US Securities and Exchange Commission, chargée de réguler les titres et les marchés.

2. Commodity Futures Trading Commission, commission de régulation des marchés à terme américains.
10

Herzliya Pituah, siège de TradeOption, 14 heures


Les agents du Lahav 433 débarquèrent en force dans les locaux de
TradeOption à 14 heures précises, sous la direction de l’inspecteur principal
Zoharit Chimrit, une jeune femme d’une petite trentaine d’années qui
supervisait les investigations sur les fraudes financières et informatiques, en
liaison avec le FBI. L’heure avait été choisie afin d’éviter que Nastia
Benchimol soit prévenue de l’action coup de poing avant son arrestation à
New York. Avec le décalage horaire, il était à peine 6 heures du matin
outre-Atlantique.
— Éloignez-vous de vos bureaux ! Ne touchez pas à vos ordinateurs !
L’effet de surprise fut total. Les cinquante employés composant le pool
téléphonique ouvrirent de grands yeux face à l’arrivée inopinée des flics.
Certains levèrent les mains en l’air, comme ils avaient dû le voir faire au
cinéma. D’autres, encore mal remis des excès de la veille, avaient du mal à
réaliser ce qui se passait. L’un des traders, sans doute le chef du service,
visage bronzé, cheveux noirs gominés, costume de lin blanc, montre Cartier
et gourmette en or, tenta de s’interposer :
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Vous n’avez pas le droit !
— Silence ! lui intima Zoharit. Nous avons un mandat de perquisition.
Reculez-vous !
Les fonctionnaires de police se déployèrent dans la salle pour s’assurer
que leurs ordres étaient bien respectés et que personne n’essayait d’effacer
ou de détruire les disques durs de leurs PC. Ils devaient saisir le matériel
afin d’en analyser le contenu et établir les preuves des fraudes organisées
par l’agence d’options binaires. L’accès au fichier client était essentiel. Ils
pourraient ainsi retrouver la trace des victimes des abus financiers et les
inciter à porter plainte. Ils interrogeraient également un par un les olim,
même s’ils n’étaient pas les organisateurs de la fraude mais de simples
exécutants. Pour autant, ils étaient complices d’un système qu’ils aidaient à
perdurer et dont ils tiraient bénéfice. Il serait facile de les bousculer un peu
et de les menacer de poursuites s’ils ne livraient pas aux enquêteurs tous les
renseignements pouvant leur être utiles.
Zoharit, que tout le monde appelait Zo, observa les physionomies des
jeunes gens qu’elle et ses hommes venaient de surprendre. Malgré leurs
origines différentes, ils se ressemblaient. Même tranche d’âge, même façon
de s’habiller, jeans serrés et chemises voyantes largement ouvertes sur leur
poitrail, gourmettes et montres d’une absolue vulgarité. Les symboles
vivants d’une jeunesse dorée qui n’accordait d’importance qu’à l’argent et
aux signes extérieurs de richesse. Des m’as-tu-vu hâbleurs et superficiels.
Tout ce qu’elle détestait. De plus, ils véhiculaient une image désastreuse du
pays qui les avait accueillis, associée au fric facilement gagné, à la
corruption généralisée, au règne de Mammon et au culte du Veau d’Or.
Zoharit avait été élevée dans un kibboutz où elle avait pris goût au
travail, aux valeurs d’entraide et de fraternité, d’honnêteté et d’humilité.
Elle était fière d’appartenir à une nation qui s’était construite à force
d’endurance et de courage. Pour cette raison-là, elle condamnait fermement
tous ceux qui se montraient indignes de cet héritage en se livrant à des
trafics et des magouilles. Par leurs malversations et leur absence totale de
scrupules, ces brebis galeuses entretenaient cet antisémitisme rampant qui,
soixante-dix ans après la Shoah, continuait à peser sur son peuple. Selon
elle, les Juifs se devaient d’être irréprochables s’ils voulaient s’affranchir de
ces a priori et de ces jugements de valeur qui les poursuivaient depuis trop
longtemps : l’appât du gain, l’avarice, le goût des combines, les passions
charnelles. Oui, les Juifs devaient s’efforcer d’être purs et sans tache dans
leurs actes et leurs paroles pour faire mentir tous ceux qui, de par le monde,
s’acharnaient à les déconsidérer et les mépriser. Ce serait leur revanche.
Elle était entrée dans la police par conviction, comme on entre en
religion. C’était le seul métier qui pouvait lui permettre de mettre en
pratique son amour pour l’ordre et la justice. Lorsque, au vu de ses états de
service, on lui avait proposé d’intégrer le Lahav 433, elle n’avait pas hésité
une seconde. Ce service d’élite au sein de la police correspondait en tous
points à ses aspirations les plus profondes. Traquer les criminels, dénoncer
les fraudeurs, rétablir l’honneur et la fierté de son pays, si puissant et si
fragile à la fois.
Zoharit s’appliqua à scruter de façon plus détaillée les réactions des
employés. Parmi les formations qu’elle avait reçues au Lahav 433, elle avait
suivi un séminaire consacré au décryptage du langage non verbal. Les
statistiques démontraient que la communication orale ne correspondait qu’à
sept pour cent à peine des échanges entre les êtres. Tout le reste passait par
les gestes, les attitudes, les expressions du visage. On pouvait mentir avec
les mots, mais le corps, lui, ne mentait pas et révélait bien davantage que ce
qui était énoncé. Dans de nombreux pays, policiers et douaniers avaient
reçu cet enseignement qui les aidait à démasquer, entre autres, les
trafiquants et les terroristes. Ils officiaient notamment dans les aéroports.
Lorsqu’un passager était interrogé et fouillé sans raison apparente, ce n’était
jamais le fruit du hasard mais parce que son comportement indiquait qu’il
n’avait pas la conscience tranquille.
Si la grande majorité des employés présents manifestaient des réactions
prévisibles en de telles circonstances – l’étonnement, le trouble, la peur,
parfois la culpabilité –, l’un d’eux semblait ressentir l’exact opposé. Il
semblait rassuré, presque heureux de l’intervention surprise de la police.
Zoharit nota la symétrie de son visage, l’amorce de sourire, le front
détendu, les épaules relâchées, signes manifestes d’un grand soulagement.
Elle décida de l’interroger en premier et l’entraîna à l’écart.
— Nom, prénom, fonction.
— Lidenbrock Samuel, chargé de prospection.
— Vous êtes depuis longtemps en Israël ?
— Un an. Je viens d’Australie.
— Votre salaire chez TradeOption ?
— 7 500 shekels par mois, plus un intéressement.
Samuel répondait sans hésiter, sans marquer la moindre gêne ou la plus
petite résistance. Zoharit remarqua que les deux parties de son visage
étaient en harmonie. Lorsque quelqu’un est dans une attitude de contrôle, il
parvient à maîtriser la partie droite, celle liée à l’intellect et la raison, tandis
que la partie gauche, qui correspond à l’inconscient et l’émotionnel, lui
échappe. Cela fonctionne un peu comme les deux faces de Janus, ou comme
ces masques de théâtre, avec le rire d’un côté, les pleurs de l’autre. Rien de
tel chez ce trader qui affichait un visage sincère et authentique. La policière
décida de le pousser un peu plus dans ses retranchements.
— Vous êtes content de votre travail, ici ?
— Cela paye bien. Je peux régler mon loyer et vivre correctement. La
vie est chère, en Israël.
— Mais ce que vous faites chez TradeOption, ça vous convient ? Vous
estimez gagner honnêtement votre croûte ?
Le visage du jeune homme s’affaissa brusquement. Il effleura
rapidement la base de son nez avec son index. Signe d’un malaise.
— C’est-à-dire que… je dois appliquer les procédures…
— Estimez-vous que ces procédures respectent les règles de
déontologie du métier ou les principes de la plus élémentaire morale ?
Mâchoire crispée. Front tendu. Perte du contact visuel. Yeux qui
papillonnent dans tous les sens pour trouver un point d’appui. Le malaise
augmentait.
— Je ne dirais pas ça, non…
— Diriez-vous que dans l’exercice de votre fonction vous êtes amené à
mentir et induire en erreur votre clientèle ?
Samuel baissa la tête.
— Oui.
— Les clients qui font confiance à TradeOption pour faire fructifier leur
capital ont-ils une chance de récupérer les sommes qu’ils ont engagées ?
Profond soupir.
— Non.
— Vous admettez donc avoir abusé de leur crédulité pour leur extorquer
de l’argent. Pourquoi avez-vous fait ça ?
Samuel releva le visage. Son expression reflétait un remords sincère.
— Si vous n’étiez pas venus aujourd’hui, j’aurais donné ma démission.
Je ne pouvais plus supporter tout ça…
Dans ce « tout ça », accompagné d’un ample geste du bras, Samuel
englobait l’open space où ils se trouvaient, mais aussi plus largement
l’univers d’artifices et de mensonges dans lequel il s’était immergé trop
longtemps. Zoharit hocha la tête. Elle sentit que le jeune homme éprouvait
le besoin de se racheter. Pour lui, cette descente de police inopinée était
moins l’annonce d’un châtiment qu’une occasion de salut. Son aide serait
précieuse. Elle ne doutait pas du fait qu’il accepterait de collaborer avec le
Lahav 433 pour l’aider à identifier ces procédures parfaitement illégales et
grâce auxquelles TradeOption avait grugé des milliers d’épargnants. Du
coin de l’œil, elle remarqua que le chef du service leur lançait des regards
apeurés. Celui-là avait visiblement quelque chose à cacher. Nul doute qu’il
redoutait déjà l’impact que pourraient avoir les révélations de Samuel. Ce
dernier, si différent des autres, devait déjà être dans son collimateur.
Zoharit allait poursuivre l’interrogatoire lorsque son téléphone portable
se mit à vibrer. D’un coup d’œil, elle prit connaissance de l’identité de son
correspondant.
— Excusez-moi un instant, ne bougez pas d’ici.
Elle s’éloigna de Samuel et s’approcha de la vaste baie vitrée ouvrant
sur la Méditerranée. Une vue superbe. Quel dommage que ce point de vue
exceptionnel ait été réservé à des escrocs. Mais cela allait changer. Elle prit
la communication sans cesser de contempler la mer.
— Jo ? Tu as serré Benchimol ?
— Oui, mais ça va être plus coton que prévu. Quand j’ai commencé à
lui parler de l’organisation qui supervisait tous ces petits trafics, son visage
s’est décomposé à vitesse grand V. Il ne tenait que grâce à la couche de fard
et de rimmel dont elle s’est tartinée. Inutile de te dire que sans ça, il aurait
coulé à terre comme la cire d’une bougie. Une trouille bleue. Ce n’était pas
beau à voir.
La policière eut un petit rire.
— Tu as toujours des expressions très imagées, Jo. Tu penses pouvoir
en tirer quelque chose ?
— Négatif. Pas dans l’immédiat en tout cas. On va tout mettre en œuvre
pour la faire flancher, mais j’ai le sentiment qu’elle préférerait se faire
couper en morceaux plutôt que de nous livrer quoi que ce soit sur ses
commanditaires et ses « protecteurs ». Leurs moyens de rétorsion doivent
être infiniment plus efficaces que les nôtres.
— Je n’en doute pas. Ces types-là doivent être de belles ordures.
Malheureusement, si personne n’accepte de les balancer…
— Et de ton côté, comment se passe la perquise ?
— Comme sur des roulettes. Je viens d’ailleurs de repérer un client
moins pourri que les autres. Je pense qu’il va nous donner un sacré coup de
main. Cela dit, ce n’est pas lui qui va nous aider à ferrer les gros poissons.
Ceux-là se situent à un niveau bien au-dessus. Mais je ne lâche pas l’affaire,
tu peux me faire confiance.
— Oh, pour ça, je suis tranquille. On est pareils sur ce plan.
— Tout juste. Bon, qu’est-ce que tu comptes faire ? Continuer à
cuisiner Benchimol ou me rejoindre ici, histoire d’être sur le terrain ?
— Je vais la laisser macérer un peu, juste le temps de la déférer devant
le juge. Ensuite, je recommence à la travailler au corps, si tu me passes
l’expression. Je compte bien l’avoir à l’usure.
— Tu me tiens au courant ? De mon côté, je continue l’enquête. Il y a
les dossiers à éplucher, les ordinateurs à décrypter, les interrogatoires… Ça
ne va pas être une partie de plaisir.
— Je m’en doute. Si Benchimol finit par me livrer une piste, je
rapplique à Tel-Aviv, Zo. D’ailleurs, je te dois une invitation chez Shila. Le
mérou y est délicieux.
— Les fruits de mer aussi. Si tu me prends par les sentiments… C’est le
meilleur restaurant de poissons de Tel-Aviv.
— Bien, laisse-moi quelques jours, et je te promets un bon gueuleton.
— Toi, au moins, tu ne perds pas de temps !
— Jamais. La vie est trop courte. Shalom, Zo.
— Shalom, Jo.
Zoharit raccrocha et se retourna, jetant un œil vers l’intérieur de la salle.
Elle pensa que si, dehors, la mer était toute proche, les requins se trouvaient
ici.
11

New York, aéroport de New York JFK, 6 h 45


Joseph Sleuth referma le clapet de son bon vieux Nokia des années
2000. Il n’avait toujours pas succombé à la mode des Smartphones, ces
simulacres d’ordinateurs de poche qui permettaient de surfer sur Internet,
écouter de la musique, regarder des vidéos, prendre des photos, trouver son
chemin grâce au GPS, savoir le temps qu’il fait au-dehors ou à l’autre bout
du monde, les appels téléphoniques n’étant plus qu’une fonction accessoire.
Il ralluma une Gitane avec le mégot de la précédente, puis il reprit son
téléphone et composa un nouveau numéro. Après trois sonneries, l’appel
bascula sur la messagerie du correspondant.
— Janine ? C’est Jo. Je vais devoir me rendre en Israël. Je n’aurai pas le
temps de repasser à Madison, désolé…
Il laissa deux secondes de blanc, avant de poursuivre :
— Embrasse Jane pour moi.
Ce n’est qu’après avoir raccroché qu’il réalisa que son message était un
peu sec, qu’il manquait d’une formule de conclusion un peu plus
affectueuse telle que « je pense à toi » ou, mieux : « je t’aime ». Mais il était
trop tard pour se rattraper. S’il avait rappelé en ajoutant : « Ah, au fait,
j’allais oublier, je t’aime », cela aurait été pire.
Janine était sa femme et Jane sa belle-fille. Il l’avait rencontrée alors
qu’il dépendait de l’agence locale du FBI à Madison, Wisconsin. Une voie
de garage après des années passées à Chicago où il avait conduit des
enquêtes undercover1 dans les milieux de la drogue, de la corruption et du
grand banditisme. Suffisamment longtemps pour se faire mettre au rancart
par de gros pontes aux bras longs.
Jane avait 19 ans à l’époque. Elle était sujette à des pertes de mémoire,
des « fuites temporelles », en langage psy, à la suite d’un traumatisme subi
après avoir été enlevée et séquestrée huit ans plus tôt. On l’avait retrouvée
une nuit à côté du cadavre de son beau-père, Richard Holstein, le second
mari de Janine, très engagé politiquement dans des partis progressistes et
écolos, briguant alors le poste de sénateur. La police locale avait conclu à la
culpabilité de Jane qui aurait tué son beau-père dans un accès de démence.
Même si l’enquête ne lui avait pas été confiée, Joseph Sleuth avait prouvé
que la jeune fille était innocente et qu’elle avait servi d’instrument lors d’un
règlement de comptes machiavélique2. Entre-temps, il s’était attaché à sa
mère qu’il avait épousée lorsque l’affaire avait été terminée. Mais il n’était
pas resté à Madison, son action d’éclat lui ayant valu un retour en grâce au
Bureau et une promotion. Depuis quelques mois, il était chargé d’enquêter
sur les réseaux de blanchiment d’argent sur Internet. Cela allait du trafic de
bitcoins aux options binaires frauduleuses et aux investissements bidon
dans le Forex, en passant par toute la panoplie des ventes fictives d’œuvres
d’art ou les investissements supposés dans les diamants, les manuscrits
autographes ou les châteaux en Espagne. L’imagination et la créativité des
escrocs étaient sans limite et Sleuth, en bon limier3, devait sans cesse
explorer de nouveaux terrains de chasse et anticiper les entourloupes des
prédateurs sur lesquels il comptait mettre le grappin.
Joseph Sleuth avait la réputation d’être un excellent policier, même si
ses méthodes étaient parfois à la limite de la légalité. Bien que travaillant au
Bureau, il se considérait avant tout comme un homme de terrain. Il avait
besoin de flairer les pistes le nez collé à l’asphalte des villes, de suivre à la
trace le gibier et d’interpréter les signes dispersés autour de lui, se fiant
davantage à son intuition qu’aux déductions mûrement réfléchies. Il était en
outre doté d’une personnalité que les psys auraient identifiée comme étant
borderline. Il avait clairement un problème avec l’autorité et les règles
établies et en faisait un peu trop facilement à sa tête. Son mépris des
convenances frisait souvent la provocation. Ainsi, à l’époque où il était
détaché dans le Wisconsin, il portait les cheveux longs, un blouson à
franges et des santiags à bouts pointus. Sans parler de l’anneau glissé à son
oreille. L’antithèse absolue des « hommes en noir » du Bureau, cheveux ras,
complets noirs et chemises blanches. Il fumait trop, même dans les lieux où
le tabac était banni. Il avait même failli un jour se faire débarquer d’un
avion long-courrier où il avait eu la prétention d’allumer une cigarette tout
en bravant les regards horrifiés des hôtesses. Il buvait, aussi, pour faire
bonne mesure, avec une nette préférence pour le bourbon. Son dossier
confidentiel au FBI insistait sur son aspect incontrôlable, son côté franc-
tireur. On ne pouvait jamais prévoir ses réactions. Il conduisait la plupart de
ses enquêtes en solo, sans daigner en rendre compte à sa hiérarchie. Bref,
Sleuth agissait en électron libre, mais il était bon. Le meilleur. Il obtenait
des résultats fulgurants là où les autres agents piétinaient lamentablement,
comme de vieux chevaux de labour. Alors on lui lâchait la bride et on
tolérait en haut lieu la liberté que lui-même s’arrogeait.
Pourtant, la traque de l’organisation présidant aux options binaires
frauduleuses n’avançait pas, malgré tous les efforts qu’il avait fournis avec
l’aide de ses collègues de l’antenne israélienne du FBI et de Zoharit
Chimrit, la perle du Lahav 433. Ils avaient mis des semaines à mettre au
point l’arrestation de Nastia Benchimol et la perquisition dans son
entreprise. C’était un joli résultat, mais si, par malchance, il ne leur
permettait pas de les conduire jusqu’à l’organisation qui tirait les ficelles,
cette prise de guerre risquait de tourner court. TradeOption ne représentait
qu’une goutte dans l’océan dont l’organisation secrète était le Neptune
insaisissable. Et à présent que cette nébuleuse savait que le FBI et le Lahav
433 avaient commencé à frapper, elle renforcerait sa vigilance et il leur
serait encore plus difficile de coincer les vrais responsables.
Sleuth n’avait pas pour autant renoncé à sa traque, mais il devait bien
avouer que pour une fois, il était tombé sur plus roué que lui. Si Benchimol
ne les mettait pas sur la voie – et il avait compris qu’elle aurait du mal à les
aiguiller, à voir l’expression terrorisée de son visage quelques instants plus
tôt – et si le témoin identifié par Zo à Tel-Aviv ne leur révélait rien qu’ils ne
sachent déjà – ce qu’il appréhendait d’avance –, toute l’affaire risquait de
tourner court. Ce serait un échec pour le FBI et le Lahav, et pour Sleuth
un affront personnel. Le plus raisonnable serait pour lui de se retirer et de
rentrer à Madison où l’attendait un autre problème particulièrement
épineux : son propre couple. À force de courir par monts et par vaux, il
s’était un peu trop éloigné de Janine, et pas seulement physiquement. Il
avait un sacré travail de reconquête à accomplir, à condition qu’il s’en
donne les moyens, ce qui était loin d’être le cas. Chez Joseph Sleuth, la vie
privée passait toujours en second lieu, si ce n’était en dernière position. Il
retournerait à Madison, certes, mais lorsque toute cette affaire serait réglée
ou quand il serait sûr d’avoir définitivement perdu la partie après son séjour
à Tel-Aviv, même s’il n’était pas sûr d’y être d’une grande utilité.
D’ailleurs, il avait invité Zo à manger du mérou et des fruits de mer chez
Shila. Il détestait manquer à sa parole. Et il aimait bien la présence de Zo.
Il éteignait sa cigarette, prêt à retrouver Nastia Benchimol qui devait
gamberger dans son coin, lorsque son téléphone se mit à vibrer. Un appel
masqué. Généralement il évitait d’y répondre mais, mû par une soudaine
intuition, il décrocha.
— Agent spécial Sleuth ?
— Lui-même.
— Inspecteur Galliani, de la Police de la City de Londres. Je peux vous
parler ?
— Donnez-moi votre numéro de poste et celui du standard, je vous
rappelle tout de suite.
Sleuth enregistra mentalement les coordonnées, vérifia que le numéro
fourni correspondait bien à la police londonienne et composa les chiffres
sur son clavier. On n’est jamais trop prudent. N’importe qui peut se faire
passer pour un flic, un ministre, le président des États-Unis ou la reine
d’Angleterre en se dissimulant derrière un numéro masqué.
— Galliani. Vous êtes rassuré, Sleuth ?
— Que se passe-t-il ?
— Êtes-vous parent avec une certaine Angelica Sleuth ?
L’agent du FBI sentit une boule se former dans sa gorge.
— C’est ma nièce… Il lui est arrivé quelque chose ?
— À elle, non… Mais il y a eu un problème dans la famille chez qui
elle était engagée comme jeune fille au pair.
— Un problème ? Quel problème ?
Sleuth réfléchissait à toute vitesse. Angelica était la fille unique de son
jeune frère qu’il n’avait plus vu depuis des années. Angelica non plus,
d’ailleurs. La dernière fois, c’était il y avait au moins cinq ans. Elle avait dû
bien grandir depuis. Dans quel merdier s’était-elle fourrée ? Et que faisait-
elle à Londres ?
— Un drame familial qui a mal tourné. Trois morts, dont deux enfants
en bas âge, et une blessée grave. L’enquête est en cours mais il semblerait
que le père de famille ait tué les siens avant de se donner la mort. Un geste
désespéré dont, pour l’instant, nous ignorons la raison. Seule la mère a
survécu. Elle est actuellement hospitalisée mais nous tenons cette
information secrète par mesure de sécurité. Au cas où il s’agirait d’un
règlement de compte et que le tueur veuille finir le travail.
— Et Angelica ?
— Cela s’est passé hier soir, en l’absence de votre nièce. Elle est dans
nos bureaux depuis ce matin pour sa déposition. Elle est assez secouée, bien
qu’elle n’ait pas assisté aux crimes. Lorsqu’on lui a demandé s’il y avait des
personnes de sa famille à prévenir, elle a spontanément donné votre nom.
Sleuth piocha une nouvelle cigarette dans son paquet et l’alluma tout en
coinçant le téléphone entre sa joue et son épaule. Il imaginait la pauvre
Angelica confrontée à l’horreur de ce massacre. Pourquoi avait-elle choisi
de le contacter lui, et non ses parents ? Il se souvenait d’une adolescente
très indépendante, qui voulait s’affranchir au plus vite de la tutelle de son
père qu’elle jugeait trop autoritaire. Elle voulait faire des études, voyager,
ne rien devoir à personne. Elle savait que son oncle travaillait au FBI, donc
qu’il pourrait l’aider.
— Vous pouvez me la passer ?
— Oui, bien sûr, elle est près de moi. D’ailleurs, je ne vais pas la retenir
plus longtemps. Elle n’est visiblement pour rien dans cette triste histoire.
Mais j’avais besoin qu’un de ses proches se porte garant pour elle et soit
averti des faits.
— Je comprends. Passez-la-moi, je vous prie…
Quelques secondes plus tard, une voix encore mal assurée remplaça
celle de l’inspecteur.
— Jo ?
— Angie ! Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
Ils s’étaient toujours appelés par des diminutifs et avaient jadis
entretenu cette complicité que l’on peut avoir avec les membres d’une
famille qui ne sont pas des ascendants directs.
— Je… Tout va bien, Jo… Enfin, je crois. Mais ce qui s’est passé est…
si horrible.
— Tu n’as pas à me donner de détails, Angie. Je les demanderai à la
police. Tu dois rentrer aux States dès que possible. Tu ne peux pas rester
seule à Londres après ce qui vient de se passer. Je vais contacter
l’ambassade et t’envoyer un billet de retour. Je t’attends ici…
— Non, Jo… C’est gentil, mais… ça va aller, je t’assure. Tu
comprends, c’est moi qui avais décidé de prendre une année sabbatique. Si
je rentrais maintenant, je le ressentirais comme un échec personnel. J’étais
très proche des petites.
Il perçut des sanglots dans sa voix, mais elle se reprit très vite.
— Comme tu le sais, je n’ai pas besoin qu’on m’aide. C’est à moi de
subvenir à mes besoins.
Sleuth lâcha un long jet de fumée. Décidément, sa nièce n’avait pas
changé. Une vraie tête de bourrique. Mais il l’aimait ainsi. Et puis, cela
voulait dire qu’elle avait assez de force pour reprendre le dessus.
— Mais qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je ne sais pas encore. Chercher un autre job. J’ai des amis, ici. Je ne
suis pas seule. Au besoin, j’irai à Paris plus tôt que prévu. J’en rêve depuis
toujours.
Joseph ne put s’empêcher de sourire. Paris, le vieux rêve américain.
Comme New York est le vieux rêve français.
— Promets-moi de me tenir au courant, Angie. Tu peux me donner ton
téléphone ?
— Je te l’envoie par SMS.
Les questions se bousculaient dans la tête de Joseph.
— L’inspecteur Galliani m’a dit que le drame s’est produit hier soir. Où
as-tu passé la nuit ? Chez les flics ?
— Non, à l’hôtel. Je ne sais plus le nom. Excuse-moi, Jo, j’ai encore la
tête à l’envers. Un ami a pris soin de moi. C’est lui qui m’a trouvé la
chambre. Il m’attend dehors, devant le commissariat.
— Un ami ?
— Juste un ami, Jo ! Ne t’imagine pas des choses… Un gentleman,
même. Tu vois, il y a encore de l’espoir avec les hommes. Certains savent
comment se comporter.
— Je vois ça… Courage, Angie. Prends soin de toi, surtout. Et ne me
laisse pas sans nouvelles. Tu m’appelles quand tu veux, d’accord ?
— D’accord, Jo. Je te laisse, à présent. J’ai hâte de sortir d’ici.
— Je te comprends… Je t’embrasse fort, Angie.
Il coupa la communication. Sacrée Angie ! Têtue, persévérante, ne
s’avouant jamais vaincue. Une vraie Sleuth. Elle tenait un peu de lui, en
fait. Et il n’en était pas peu fier.

1. Missions sous couverture, où les policiers infiltrent les milieux du grand banditisme en changeant d’identité et
d’apparence.

2. Voir, du même auteur, À fleur de peau.

3. Sleuth signifie « limier », en anglais.


12

Londres, commissariat central de Wood Street, 13 h 30


Angelica sortit fourbue du commissariat. Toute la matinée elle avait dû
répéter son témoignage, évoquer l’ambiance qui planait dans la famille
Murphy, répondre à des tonnes de questions, signer des formulaires.
L’inspecteur Galliani avait fini par la libérer après avoir appelé son oncle. Il
lui rendit les affaires qu’elle avait laissées chez les Murphy en lui
conseillant de se trouver rapidement un nouvel emploi.
Jim attendait son amie devant l’entrée. Sa présence se révélait précieuse
pour la jeune fille en détresse. Sans lui, elle n’aurait pas su quoi faire.
— L’hôtel était correct ? demanda-t-il, évitant d’évoquer le drame.
— Comme tu peux l’imaginer, je n’ai pas dormi de la nuit. Mais oui, la
chambre était propre et calme. Tu me diras combien je te dois.
— Tu veux rire ? C’est la moindre des choses que je pouvais faire pour
toi. D’ailleurs, si tu veux garder la chambre en attendant de trouver une
solution de repli…
— Mais… Je n’en ai pas les moyens !
— Ne t’inquiète pas pour ça, je te dis. Bon, je t’emmène quelque part
pour prendre un lunch. Tu n’as rien mangé depuis ce matin.
— Je n’ai pas faim.
— L’appétit vient en mangeant, comme disent les Français. Je sais que
ce qui vient de se passer est horrible. Tu étais très attachée aux gamines,
c’est vrai, mais tu ne dois pas te laisser aller. Ça ne les fera pas revenir.
Ils s’engouffrèrent dans un bar et commandèrent des sandwiches.
Angelica n’y toucha pas et trempa à peine les lèvres dans son thé. Elle
n’avait goût à rien. Pour une fois, c’est Jim qui fit les frais de la
conversation, parlant de choses et d’autres. Angelica finit par se détendre, et
même parfois par sourire.
— Tu es adorable, Jim. Sans ton aide, je ne sais pas ce que je
deviendrais. Tu es un véritable ami.
Le jeune homme détourna le regard, comme s’il était gêné par le
compliment. Il enchaîna :
— Ce n’est pas pour revenir sur la situation, mais que comptes-tu
faire ? Tu as des pistes pour un nouveau job de baby-sitter ? Je pourrais
parler de toi autour de moi, bien que je ne connaisse aucun couple avec
enfants…
Angelica secoua la tête et se força à avaler une gorgée de thé.
— Non, je n’ai pas le début de la moindre idée. Pour tout te dire, j’ai la
tête vide. Je pourrais rentrer aux États-Unis, mais je ne veux pas renoncer à
mon road trip en Europe. Je chercherai un autre travail. Mais je t’avoue que
pour l’instant, je n’ai pas le courage de répondre aux petites annonces et
d’assister à des entretiens d’embauche. J’ai peur de me mettre à chialer.
Jim garda le silence et l’observa attentivement.
— Et cette coupure de presse que je t’ai donnée hier soir, tu l’as
toujours ? Tu sais, ce job en Écosse à 50 000 livres par an.
— Ah oui ! J’avais complètement oublié cette histoire. C’est
certainement une erreur, ou alors une blague.
— Qui sait ? Ça mérite au moins un coup de téléphone, non ? Tu as le
numéro ?
Angelica fouilla dans les poches de son jean et en extirpa la petite
annonce. Elle la défroissa d’un coup de main sur la nappe.
— Oui, le numéro est ici. Mais… tu ne penses pas que je devrais
attendre que…
— Que la place soit prise ? Allez, appelle maintenant.
— Ici ?
— Oui. Comme ça tu seras fixée.
Angelica hésita une seconde, puis se décida.
— Tu as raison, au fond. Je ne risque rien. Excuse-moi, je m’absente
quelques minutes. Je préfère passer ce coup de fil à l’extérieur. Je n’aime
pas tous ces gens qui utilisent leurs Smartphones dans les lieux publics.
Jim la suivit du regard tandis qu’elle se dirigeait vers la sortie. Il en
profita pour demander l’addition qu’il régla en liquide en laissant un
généreux pourboire. Par la fenêtre de l’établissement, il pouvait voir
Angelica en grande conversation sur le trottoir. Elle revint moins de cinq
minutes plus tard, le rouge aux joues. Elle s’assit et but d’un coup le reste
de son thé. Enfin, elle regarda Jim droit dans les yeux.
— Tu ne devineras jamais.
— Quoi donc ? Allez, raconte !
Elle prit une grande bouffée d’air et se lança :
— La place est encore libre. Et c’est bien 50 000 livres, il n’y a pas
d’erreur.
— Génial ! Et alors ?
— J’ai voulu me présenter. J’ai commencé à parler mais le type au bout
du fil m’a tout de suite interrompue. Selon lui, je corresponds exactement
au profil qu’il recherche et il est prêt à m’embaucher. Comme ça ! Sans
même me rencontrer ! Il souhaite que je vienne dès demain.
— Incroyable ! Tu vois bien que les contes de fées modernes existent !
— Il m’a même proposé de m’envoyer une somme d’argent pour payer
mon déplacement. C’est dingue, non ? Mais ça, j’ai refusé. Je n’ai pas envie
de passer pour une mendiante.
— En tout cas, cet Écossais ne regarde pas à la dépense ! Ça te
changera des Murphy ! Oh, désolé, je n’aurais pas dû te dire ça. Durant un
instant, j’ai oublié le drame.
Diverses émotions traversèrent le visage d’Angelica. L’excitation et la
joie d’avoir trouvé une place en or, le choc qu’elle avait subi la veille au
soir, sa profonde peine de ne plus jamais revoir les deux fillettes, qu’elle
avait prises en affection, la honte d’avoir eu cette parole malheureuse à
l’encontre de ses ex-employeurs qui avaient subi un sort tellement sinistre.
Mais Jim ne tenait pas à la voir retomber dans l’abattement.
— Ne regarde pas en arrière, Angelica ! La vie continue. Malgré le
malheur qui vient de se produire et dans lequel tu as été impliquée bien
malgré toi, une chance s’offre à toi. Imagine, tu vas pouvoir visiter l’Écosse
et toucher un salaire de princesse ! En plus, Aberfoyle est un très joli petit
village. Il te plaira.
— Tu connais ? Tu y es déjà allé ?
Jim laissa passer un court silence.
— Non, mais j’en ai entendu parler. Et j’ai bien envie de connaître le
coin. Avec ta permission, je viendrai volontiers te rendre visite là-bas.
Angelica bondit de joie.
— Oh oui ! Quelle bonne idée ! En quittant Londres, la seule chose que
je regretterai, ce sera votre compagnie, à toi et aux « 3 P ». Vous pourriez
peut-être venir ensemble. On ferait la tournée des pubs d’Aberfoyle !
— Je ne sais pas s’ils pourront se libérer, mais je le leur proposerai si ça
te fait plaisir. Moi, en tout cas, c’est sûr ! En plus, c’est la bonne saison en
ce moment. L’été, il ne pleut qu’un jour sur deux !
Tous deux éclatèrent de rire comme des enfants. Soudain, toute la
pesanteur et la tristesse qui régnaient depuis la veille semblaient s’être
dissipées.
— Bon, à présent, il faut que j’aille réserver mon billet pour demain.
Jim posa brièvement sa main sur la sienne.
— Attends un peu ! Et si je t’accompagnais en voiture ? Ce serait plus
confortable que le train, non ? Surtout avec tes bagages…
Angelica ouvrit de grands yeux.
— Mais… tu as du travail, non ? Tu prétends toujours que tu es très
occupé.
Le jeune homme ôta sa main en éclatant de rire.
— Trop occupé, tu l’as dit. Justement, ce serait pour moi l’occasion de
faire un break. J’ai une vieille Aston Martin qui reste presque tout le temps
au garage. Elle aussi aurait besoin de prendre l’air !
Une Aston Martin… Angelica ne connaissait pas exactement la
profession de Jim. Il devait gagner très correctement sa vie pour s’offrir un
bolide pareil. Elle se sentit gênée de lui être à ce point redevable.
— C’est très gentil à toi, Jim. Mais je suppose que tu dois t’organiser.
Tu ne peux pas t’en aller ainsi du jour au lendemain. Quant à moi, je dois
partir demain matin. On m’attend, là-bas !
Jim plissa les yeux, ce qui lui conféra un air moqueur.
— Ne t’inquiète pas pour ça. Je n’ai de comptes à rendre à personne et
je fais ce que je veux de mon temps. Et puis ça me fait plaisir ! D’ailleurs,
pourquoi attendre demain ? Écoute, j’ai une idée. Comme tu as tes affaires
avec toi, je vais chercher ma voiture, je passe te chercher ici et on file. En
roulant bien, on en a pour six heures de route. On devrait être là-bas dans la
soirée. Tu pourrais te rendre chez ton nouveau patron demain à la première
heure. Ça te va comme ça ?
La jeune fille n’osa pas refuser. Jim précipitait un peu les choses, mais
cela la rassurerait de faire le voyage avec lui. Elle était encore trop
bouleversée par ce qui venait de se passer et appréhendait de rester seule.
— Dans ce cas, c’est d’accord. De toute façon, je n’ai plus rien à faire à
Londres. Après ce qui vient de se passer, je n’ai guère envie de m’éterniser
ici. Et puis ça ne me fera pas de mal de changer d’air. Finalement, je suis
curieuse de découvrir l’Écosse. Et va savoir ce que me réserve ce nouveau
job…
Jim la regarda en souriant.
— Tu as raison, Angelica. Tu verras, tout va bien se passer à présent.
13

Sur la route vers Aberfoyle, dans l’après-midi


— Je dois avouer que ta voiture est plus confortable que le train. À
moins de voyager en première classe…
Jim éclata de rire.
— Et n’oublie pas que tu es à bord de la voiture de James Bond,
Angelica ! L’agent 007 ne voyageait jamais en train, première classe ou
pas !
La jeune fille ne releva pas. Quand Jim lui avait spontanément proposé
de l’accompagner en voiture, elle avait trouvé sa proposition adorable. Elle
l’avait acceptée avec plaisir, même si la liaison entre la gare de King’s
Cross à Londres et celle de Stirling, située à vingt-neuf kilomètres
d’Aberfoyle, était assurée régulièrement par Virgin Trains, l’une des
nombreuses compagnies ferroviaires privatisées circulant au Royaume-Uni
depuis l’abandon du monopole de la British Railways. Le trajet durait à
peine plus de six heures pour accomplir les sept cents kilomètres qui
séparaient les deux villes. Si elle avait pris le premier train le lendemain,
elle serait arrivée à Stirling en tout début d’après-midi après un changement
à Édimbourg. Puis elle aurait tranquillement terminé son périple en car,
aurait sonné à la porte du manoir à l’heure du café et aurait été
opérationnelle à l’heure du thé. Ce séjour en Écosse représentait toutefois
un saut dans l’inconnu, le fait de ne pas être seule pour se lancer dans cette
nouvelle aventure la rassurait. Tout s’était passé tellement vite… Elle était
heureuse de partir, mais en même temps elle demeurait sous le choc de
l’horrible drame qui s’était produit dans la famille qui l’avait hébergée. Elle
revivait encore en pensée les derniers instants qu’elle avait passés avec les
deux petites avant de les border dans leur lit et de leur raconter l’histoire de
Peter Pan. Elle n’oublierait jamais leurs jolis visages plongeant doucement
dans les brumes du sommeil. Et dire que leur père les avait lâchement
assassinées quelques heures plus tard, avant de se donner la mort. Quelle
horreur… D’après ce que lui avait dit l’inspecteur, la seule qui aurait peut-
être une chance de survivre à cette hécatombe était la mère, la moins
sympathique des quatre. Angelica eut aussitôt honte d’avoir formulé cette
pensée. Joan Murphy s’était comportée durement avec elle, avec ses
reproches infondés à tout bout de champ. Elle l’avait exploitée en oubliant
souvent de lui régler ses gages, elle buvait trop aussi, et elle ne s’occupait
pas de ses enfants. Pourtant, malgré tous ses défauts, elle ne méritait pas un
sort pareil. Si elle parvenait à s’en sortir malgré la gravité de ses blessures,
elle se retrouverait du jour au lendemain sans mari, sans enfants, et sans
doute sans moyens de subsistance. Angelica ne l’avait jamais appréciée
mais elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver un profond sentiment
d’empathie à son égard.
— C’est une V8 Vantage S de 436 chevaux, avec le kit de carrosserie de
la V12 Vantage ! poursuivit Jim qui rétrograda pour négocier un virage à la
corde. Un modèle de mars 2011. Je l’ai achetée d’occasion l’an passé pour
55 000 livres. Une bagatelle pour une Aston Martin, tu ne trouves pas ?
La veille au soir, Angelica avait apprécié le comportement de Jim. Il
s’était montré gentleman jusqu’au bout des ongles et avait su s’effacer juste
comme il le fallait. C’est grâce à lui aussi qu’elle avait eu connaissance de
cette annonce miraculeuse qui était tombée au moment où elle en avait
besoin. Pour toutes ces raisons elle éprouvait une infinie reconnaissance à
son égard. Mais depuis qu’il avait pris le volant de son bolide, il était
devenu un autre. Un snobinard qui s’arrogeait les mérites de son automobile
de luxe, comme si la valeur d’un homme se mesurait à la puissance du
moteur qu’il contrôlait ou à la longueur du capot qu’il considérait sans
doute comme une excroissance symbolique de ses parties intimes. Elle
savait bien que pour la plupart des mâles, les engins motorisés étaient moins
des moyens de locomotion que des substituts phalliques. Elle avait toujours
trouvé cette attitude ridicule et infantile, et était déçue de constater que Jim
ne dérogeait pas à ce schéma convenu. Elle se moquait bien de savoir que
James Bond roulait en Aston Martin, même si elle devait convenir que les
sièges étaient moelleux et dégageaient une bonne odeur de cuir.
Elle changea de sujet avant que Jim ne lui énumère en détail les
caractéristiques techniques de son joujou. Ça ne l’intéressait pas du tout, et
de toute façon, elle ne comprenait rien à la mécanique.
— Tu m’as dit n’être jamais allé à Aberfoyle. Mais est-ce que tu
connais l’Écosse, Jim ?
Ce dernier émit un petit rire de gorge un peu fat qui semblait signifier :
« Si je connais l’Écosse ? Tu me prends pour qui, ma petite ? J’ai voyagé
dans ma vie ! » Mais elle se faisait peut-être des idées.
— J’ai déjà fait la route des whiskys et visité pas mal de châteaux
hantés ! répondit-il sur le ton de la plaisanterie. Ce sont les deux principales
attractions du pays, si je ne me trompe, avec bien sûr son degré de
pluviométrie et ses recettes culinaires improbables ! Ah ! j’oubliais le kilt,
la cornemuse et la légendaire avarice des Écossais !
Jim se mit à glousser, visiblement fier de débiter à la suite ces poncifs
comme on enfile les perles d’un collier. Angelica se demanda ce qui était
arrivé à son ami. S’était-elle trompée sur son compte ? Jusqu’alors, elle
avait cru déceler en lui des qualités de finesse et d’intelligence. Mais depuis
qu’ils étaient partis, il s’exprimait comme un sot et se comportait comme un
m’as-tu-vu. Elle savait que les Anglais, et singulièrement les Londoniens,
affichaient à l’égard des Écossais – comme des Irlandais – une arrogance
qui confinait au mépris. À leurs yeux de citadins, ils n’étaient guère que des
bouseux, à l’exception bien entendu de Son Altesse royale le prince
Charles, Grand Steward d’Écosse.
— Ils ne doivent pas tous être aussi avares pour proposer 50 000 livres
par an à une simple nurse ! Presque le prix de ta voiture, fit remarquer
Angelica d’un ton sec.
Jim jeta un rapide coup d’œil dans sa direction et réalisa qu’il l’avait
indisposée avec ses bavardages. Il adopta un ton plus sérieux.
— Je ne disais pas cela méchamment, se défendit-il. En réalité, je n’ai
jamais eu l’occasion de visiter cette région. Ni beaucoup d’autres,
d’ailleurs. Je n’ai que rarement quitté Londres et je ne me verrais pas vivre
autre part. J’ai sans doute tort. Je reconnais que c’est du chauvinisme mal
placé. Tu ne m’en veux pas trop ?
Il affichait le sourire d’un enfant pris en faute, un sourire qui effaça
d’un coup d’éponge la mauvaise humeur d’Angelica. Toutes ces émotions
lui avaient porté sur le système mais ce n’était pas une raison pour être
injuste avec son ami. Elle se détendit un peu.
— Je suppose que toutes les nationalités ont le même travers. On est
fiers des endroits qui nous ont vu naître. Cela n’empêche pas d’apprécier
ceux que l’on ne connaît pas encore…
— Tu as raison. D’ailleurs, l’herbe est toujours plus verte ailleurs, à ce
qu’on dit !
Ils rirent tous deux de bon cœur. Angelica se sentait mieux à présent.
Elle avait eu tort de juger trop rapidement son ami et se promit d’être plus
indulgente à l’avenir. Finalement, elle se sentait très à l’aise dans cette
Aston Martin.
Ils avaient emprunté l’autoroute M6 en direction du nord, via Coventry
et Birmingham. Ils contournèrent Stafford, poussèrent jusqu’à Manchester
et longèrent Lake District pour parvenir à Carlisle, à proximité de la
frontière écossaise. Jim appuyait sur le champignon, donnant à son bolide
toute la mesure de sa puissance, au mépris des limitations de vitesse.
Angelica se demandait s’il essayait de battre un record mais elle n’osa pas
le lui faire remarquer de crainte qu’il ne recommence à louanger les
extraordinaires capacités de son automobile de luxe. Ils avaient cessé de
parler, une conversation digne de ce nom étant incompatible avec une
course contre la montre. Cinq cents kilomètres furent ainsi avalés d’une
seule traite, pied au plancher pour Jim, un vague ennui à l’âme pour
Angelica. Dans le train, au moins, elle aurait pu lire.
À l’approche de Beattock Summit où l’autoroute M74 prenait le relais
de la précédente sur le versant écossais, Angelica proposa de faire une
pause. Ils avaient roulé durant plus de quatre heures d’affilée.
— On ne pourrait pas s’arrêter et prendre un petit café quelque part ?
— J’allais te le proposer ! s’exclama Jim avec un entrain qui tranchait
avec le mutisme qu’il observait depuis une bonne heure. D’ailleurs, il faut
que je fasse le plein. Les chevaux planqués sous le capot de l’Aston
commencent à avoir soif !
Ils s’arrêtèrent à une station-service. Pendant que Jim remplissait le
réservoir de l’automobile, dont le niveau de carburant était largement dans
le rouge, la jeune fille annonça qu’elle allait « se rafraîchir » – terme
généralement convenu pour indiquer que l’on doit satisfaire des besoins
aussi naturels que pressants. Puis elle se dirigea vers le distributeur
automatique de boissons et, après avoir hésité sur le maigre choix proposé
par l’automate, opta pour un thé qui se révéla trop fort, tiède et sans goût.
Elle en profita pour envoyer un SMS à son oncle en lui résumant la
situation. Tout s’arrangeait pour elle. Elle avait trouvé un super job en
Écosse et l’ami qui avait pris soin d’elle l’y accompagnait. Il n’avait plus de
soucis à se faire à son sujet.
Jim la rejoignit et prit un café lyophilisé. Il était souriant, visiblement
satisfait de lui-même… ou de sa voiture.
— On a bien roulé, on a fait une bonne moyenne. On ne devrait pas
arriver trop tard à Aberfoyle, se félicita-t-il.
Angelica ne put réprimer un sourire. Elle avait décidément vu juste. Jim
s’intéressait davantage à ses exploits automobiles qu’à la contemplation des
paysages traversés. C’était un homme de la ville, pas de la campagne qui
semblait ne lui être supportable qu’à la condition d’être traversée le plus
vite possible, en empruntant bien sûr l’autoroute préservée des surprises
qu’une nature sauvage réserve, parfois, par de rassurantes barrières de
sécurité. Le voyage n’était pas à ses yeux une aventure en tant que telle,
mais un simple trajet à accomplir le plus rapidement possible. Le seul
intérêt résidait non dans le pays qui s’étendait de part et d’autre du ruban
d’asphalte, mais dans le véhicule qui le parcourait, en l’occurrence l’Aston
Martin.
— On a encore beaucoup de route à faire ? s’enquit Angelica qui sentait
qu’il était inutile d’aborder d’autres sujets tant que Jim serait au volant.
— Encore deux heures et on y est. Sans doute moins si on continue sur
notre lancée… Il reste moins de deux cents kilomètres à parcourir. Une
paille !
La jeune fille trouvait que non seulement l’attitude de son ami se
relâchait depuis qu’ils avaient quitté Londres, mais également son langage.
Le gentleman timide qui la dévorait des yeux sans oser se déclarer se
révélait sous un jour nettement moins raffiné. Lequel était le véritable Jim ?
Le gentil camarade de tournée des pubs londoniens ou le conducteur
hâbleur de l’Aston Martin ? Elle s’aperçut soudain qu’elle ne connaissait en
réalité presque rien de lui. Il travaillait dans la banque, disait-il, ou la
finance, mais que faisait-il exactement ? Et chez quel employeur ?
Comment avait-il pu quitter son job au dernier moment, sans même
prévenir personne ? Elle ne savait même pas son nom de famille. Cela dit,
ce n’était pas très important, ils s’appelaient tous par leurs prénoms, mais
tout de même… Elle s’était sans doute embarquée un peu vite dans ce
périple avec lui. Elle n’était pas une poule mouillée et n’avait pas froid aux
yeux. Elle avait de l’assurance comme en ont souvent les Américaines, mais
justement, elle n’était pas aux États-Unis. Et même si on parlait la même
langue au Royaume-Uni, elle demeurait une étrangère dans ce pays. Elle
n’avait ni famille ni amis, à part le petit cercle du Queen’s Head. Elle
regretta soudain de ne pas avoir passé sa dernière soirée avec les « 3 P ».
Elle aurait pu leur offrir une dernière tournée. Elle était partie sur un coup
de tête et n’avait même pas pris le temps de les prévenir. À bien y réfléchir,
c’est Jim qui l’y avait poussée. Pourquoi cette hâte ?
— Bon, on y va ? On dîne tôt en province… Je veux dire en Écosse. Si
on veut se mettre quelque chose sous la dent en arrivant, on n’a pas trop
intérêt à lambiner !
Angelica jeta son gobelet en plastique encore à demi plein de son thé
imbuvable et suivit Jim sans chercher à ergoter davantage. À présent, elle
avait hâte d’arriver. Ce voyage au pas de course n’en finissait pas. S’ils
parvenaient sur place suffisamment tôt, elle aurait peut-être le temps de se
présenter au manoir dès ce soir. Elle n’était attendue que le lendemain, mais
après tout, ses nouveaux employeurs paraissaient pressés de l’accueillir.
Elle pourrait même dormir chez eux. D’ailleurs, où allait-elle passer la
nuit ? Elle n’avait pas abordé le problème avec Jim, se reposant entièrement
sur lui. À Londres, il lui avait loué une chambre d’hôtel sans aucune
ambiguïté. Mais ici, en Écosse, dans un trou perdu à sept cents kilomètres
de la capitale, ne chercherait-il pas à profiter de la situation ? Il était plutôt
joli garçon et Angelica n’aurait sans doute pas dit non si la situation avait
été différente. Mais après ce qu’elle venait de vivre, elle n’avait vraiment
pas le cœur à la bagatelle. Et puis elle aurait l’impression de ne plus être
maître de la situation, or elle avait horreur de ça. Elle avait toujours été une
femme libre et indépendante, elle n’allait pas changer aujourd’hui.
Son Smartphone vibra dans sa poche. Un SMS de son oncle accusant
réception du sien. « Fais attention quand même. Appelle-moi dès que tu es
arrivée. Love. » Elle sourit. Toujours aussi laconique, ce Jo. Mais elle
pouvait compter sur lui, même après toutes ces années passées loin de lui.
Elle le recontacterait lorsqu’ils seraient sur place. Par une sorte de pudeur,
elle ne voulait pas lui parler en présence de Jim.
Ils quittèrent l’autoroute à Stirling pour franchir les derniers kilomètres
qui les séparaient d’Aberfoyle. Jim dut calmer un peu les ardeurs de son
bolide, laissant ainsi à Angelica le loisir de contempler enfin le paysage.
Elle baissa la vitre pour humer l’air. Malgré la saison estivale, il était chargé
de fraîcheur et d’humidité. Un parfum d’humus et de verdure qui changeait
de la pollution londonienne. Elle aimait ça. Elle n’était pas une fille des
villes. Elle avait passé sa jeunesse dans la région des Grands Lacs, au nord
des États-Unis, non loin de la frontière canadienne, et elle en avait conservé
une attirance pour la nature débarrassée de l’omniprésence des hommes,
leurs immeubles trop hauts et sans charme et leurs véhicules bruyants et
polluants. Elle retrouvait un peu de cette nature-là, ici, dans cette Écosse
inconnue qui lui était pourtant déjà familière. Elle sentit qu’elle allait s’y
plaire.
Il n’était pas tout à fait 9 heures du soir lorsqu’ils pénétrèrent dans le
village. Il paraissait désert. Pas un chat dans la rue principale. Angelica se
dit qu’il s’agissait peut-être d’une ville fantôme telle qu’on en voit dans
certains westerns, abandonnée après une hypothétique ruée vers l’or. À
moins que Jim n’ait raison, après tout. Dans un petit village perdu au milieu
de l’Écosse on devait se coucher avec les poules. Il s’agissait pourtant d’un
lieu touristique, d’après ce que lui avait dit son ami. Entre la région boisée
des Trossachs et les berges du Loch Lomond et de la rivière Forth. Tout ce
qu’il fallait pour séduire les randonneurs et les amateurs de VTT. Mais on
était encore en juin, la saison n’avait peut-être pas commencé.
— On n’est pas à Piccadilly Circus, c’est sûr ! ironisa Jim.
— J’ai l’adresse du manoir. On pourrait peut-être y aller tout de suite ?
tenta Angelica.
Le jeune homme émit à nouveau ce petit gloussement qui lui tenait lieu
de rire.
— À cette heure-ci ? Ils vont nous recevoir à coups de fusil, tes
châtelains ! Et puis tu ne vas pas m’abandonner maintenant, après ce que
j’ai fait pour toi. Tu me dois bien cette soirée ! T’inquiète pas, on va
sûrement trouver quelque chose d’ouvert.
Angelica ne releva pas mais se sentit mal à l’aise. « Tu me dois cette
soirée ! » Comment osait-il s’exprimer d’une façon aussi cavalière ? Elle ne
lui devait rien du tout. Après tout, c’est lui qui s’était proposé pour
l’accompagner dans sa voiture d’agent secret. Elle ne lui avait rien
demandé. Il est vrai qu’à présent qu’ils étaient là, il lui était difficile de le
laisser tomber.
— Tiens, c’est éclairé là-bas. Une auberge. The Rob Roy. Exactement
ce qu’il nous faut, remarqua le jeune homme.
De toute façon, il ne semblait pas y avoir d’autre hôtel dans la ville, et
Angelica n’avait pas envie de traîner sur les petites routes de la région à la
recherche d’un hypothétique logis encore disponible. Jim gara l’Aston
Martin devant l’entrée de l’établissement d’où s’échappait l’écho d’une
musique entraînante.
— Apparemment, ils font pub, remarqua Jim. Au moins, on ne sera pas
trop dépaysés par rapport à Londres ! Mais assurons-nous tout d’abord
qu’ils ont des chambres disponibles.
Ils poussèrent la porte de l’auberge et s’approchèrent de la réception où
un vieil homme à moitié chauve fumait sa pipe en lisant le journal, les
lunettes tombant sur le nez. Jim lui demanda d’emblée deux chambres, ce
dont Angelica lui sut gré. L’hôtelier dévisagea les nouveaux venus comme
s’ils venaient de débarquer de la lune. Il répondit sans lâcher le tuyau de sa
pipe, ce qui rendait son élocution difficilement compréhensible.
— Vous avez réservé ?
— Pourquoi, vous êtes complet ?
— Je n’ai pas dit ça. Mais généralement, on réserve. On n’a que six
chambres, vous comprenez.
Il ouvrit son registre, prit son temps pour le consulter, sans cesser de
mâchouiller sa pipe.
— Vous avez de la chance. Notre plus belle chambre est libre. En
général, je la donne à des jeunes couples. Elle sera parfaite pour vous.
Jim échangea un regard gêné avec Angelica qui aurait donné cher pour
se trouver à mille lieues de là.
— Ce n’est pas une chambre que nous voulons, mais deux, insista Jim.
Nous ne sommes pas un couple, juste deux amis qui voyagent ensemble.
L’hôtelier lui jeta un regard dans lequel perçait une lueur ironique. Il se
contenta de marmonner puis étudia à nouveau le registre.
— Deux chambres, oui, c’est possible. Pour combien de nuits ?
— Une seule. Nous venons de Londres et nous sommes un peu fatigués.
Si nous pouvions prendre possession de nos chambres et manger quelque
chose, ce serait parfait.
Jim avait adopté un ton cassant qui ne lui était pas habituel. Pour une
fois, Angelica ne pouvait lui donner tort. Elle trouvait l’accueil de cette
auberge pour le moins nonchalant.
— Vous n’avez pas de bagages ? s’étonna encore le vieux à la pipe.
Jim ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel.
— Si, bien sûr. Ils sont dans le coffre de la voiture. Mais nous voulions
être sûrs de pouvoir loger ici. Vous nous donnez les clés ? Et peut-on avoir
une collation ?
L’hôtelier tendit comme à regret les clés des deux chambres.
— Premier étage. Elles sont contiguës. Je vous laisse porter vos
bagages, avec mon arthrite, je suis coincé.
Il consulta l’horloge accrochée au mur à côté du comptoir.
— Et pour le dîner, c’est trop tard. La cuisine du pub ferme à 20 h 30.
Jim adressa un pauvre sourire à son amie comme pour lui dire : « Eh
oui, c’est la province ici. »
— Bon, laissez tomber, on se nourrira à la bière.
Jim rafla les clés et souffla à l’oreille d’Angelica :
— Je commence à regretter Londres.
À la réflexion, elle commençait elle aussi à éprouver la nostalgie de la
grande ville.
14

Aberfoyle, pub Helen Campbell, 21 h 15


Un quart d’heure plus tard, après avoir déposé leurs bagages dans leurs
chambres, ils pénétrèrent dans le pub attenant à l’auberge. La salle faisait
office à la fois de bar et de restaurant. Angelica avait profité du moment où
elle était seule dans sa chambre pour appeler rapidement son oncle. Il avait
décroché aussitôt. Elle lui avait parlé de l’annonce, du salaire mirobolant
qu’on lui avait proposé. Il avait paru moins enthousiaste qu’elle et lui avait
demandé le nom et l’adresse de ces employeurs providentiels. Angelica
trouvait qu’il était un peu trop méfiant. Son travail au FBI devait le rendre
parano. Elle lui promit de lui en dire plus dès le lendemain, après les avoir
rencontrés.
Si les rues d’Aberfoyle étaient vides, le pub était rempli de clients qui
parlaient fort en éclusant des pintes débordant de mousse. Sur l’un des
murs, une télévision diffusait un match de football mais le son avait été
coupé au profit de chants traditionnels que déversaient des enceintes
suspendues au mur. Derrière le comptoir officiait une serveuse bien en
chair, qui maniait les pompes de ses bières pression avec la même dextérité
que si elle avait tiré des pis de vache pour en faire surgir le lait. Un lait
ambré qui avait le goût du houblon.
Jim s’approcha pour inventorier les marques des bières proposées. La
plupart lui étaient totalement inconnues.
— Mademoiselle, quelles sont les bières locales ?
— Tina.
— Je vous demande pardon ?
— Mon prénom, c’est Tina. Tout le monde m’appelle Tina, ici. Pas
mademoiselle.
Elle avait un fort accent écossais et s’exprimait avec un débit accéléré
en avalant les finales, ce qui rendait la compréhension difficile, même pour
un anglophone.
— D’accord. Tina, donc. Qu’avez-vous en bières pression locales ?
Elle avança sa large poitrine par-dessus le comptoir et désigna d’un
menton désabusé les tireuses à bière.
— On a la BrewDog, la Punk Ipa ou la Over Easy en bière blanche, la
Dark Island, maltée avec des notes de fruits confits, la Harviestoun
Schiehallion, une craft lager, la Black Belhaven, une stout, la Fintry, brassée
à Glasgow, la Thrappeldouser, plutôt ambrée, et pour les courageux
l’Armageddon d’Aberdeen. Mais attention, celle-ci titre 65 degrés.
Jim avait à peine écouté ce que venait de réciter la serveuse, obnubilé
par la chair blanche piquetée de taches de rousseur qui jaillissait de son tee-
shirt fortement échancré. Il se retourna vers Angelica.
— Qu’est-ce que tu prends ?
— J’ai bien envie d’un long drink. Je peux avoir un Manhattan ?
Tina lui lança un regard de travers.
— On n’a pas de bourbon, ici, mais suffisamment de distilleries de
whisky dans le pays. On le prépare donc avec du scotch. Un Rob Roy, on
l’appelle. Normal, ici, c’est le pays de Rob Roy. Vous ne saviez pas ?
D’ailleurs, l’auberge à côté s’appelle comme ça. Mais ça, c’est autre chose.
Angelica ne chercha pas à comprendre la dernière allusion. Pour elle, le
Rob Roy était le cocktail préféré de Joan Murphy. Cette pensée la renvoya
tout à coup au massacre de Mayfair. Elle passa une main sur son front, il
était glacé. Elle avait bien besoin d’un remontant. Mais en aucun cas elle ne
choisirait le breuvage favori de son ancienne patronne.
— Le pays de Rob Roy ? reprit Jim.
Visiblement, il tenait à poursuivre la conversation avec l’accorte
serveuse aux seins généreux. Cette dernière se tourna vers un
consommateur rubicond, la casquette vissée sur la tête. Accoudé au
comptoir, il observait avec une attention jalouse une pinte de stout et un
gobelet rempli de whisky, se demandant laquelle de ces boissons aurait ses
faveurs en premier.
— Fingal, tu peux répondre à ces Sassenach1 ? Moi, j’ai encore du
monde à servir.
Le Fingal en question leva vers le couple une paire d’yeux globuleux à
l’iris d’un bleu si clair qu’il paraissait translucide. Il écarta ses lèvres
gourmandes et les gratifia d’un large sourire, visiblement satisfait d’être
sollicité et de rompre ainsi son ennui.
— Vous ne pouviez pas mieux tomber, je suis la légende vivante
d’Aberfoyle. Sans me vanter, oh, ça non ! Fingal Galloway pour vous
servir, éructa-t-il d’une voix grasseyante, usée par la fréquentation assidue
des liqueurs alcoolisées, roulant les « r » à la manière écossaise tout en
tendant à ses interlocuteurs une main courtaude recouverte de poils, si bien
qu’on eût dit plutôt une patte de loup.
— Jim, répondit le jeune homme sans préciser son patronyme. Puis, se
tournant vers sa compagne : et voici mon amie Angelica.
— Bien, bien… Ravi. Très honoré. Enchanté. Vous êtes de Londres
jeune homme, n’est-ce pas ? Je ne me trompe jamais sur les accents. J’ai
l’oreille affutée. Et Mademoiselle ?
— Je suis américaine.
— Une fille de l’oncle Sam ! Pourquoi pas, après tout ! Mais je ne vais
pas boire tout seul devant vous, ce ne serait pas correct ni poli, n’est-ce
pas ? Je vous conseille la Punk Ipa pour commencer, elle étanche bien la
soif. Ensuite, vous pourrez passer à la Dark Island, ou alors la Black
Belhaven, ou bien encore la Thrappeldouser. Tina ! Deux pintes de Punk
Ipa pour mes amis !
La serveuse s’exécuta sans dire un mot puis posa les verres couverts de
buée sur le comptoir.
— C’est que… nous n’avons pas mangé, se plaignit Angelica. Le
patron de l’hôtel nous a dit que…
— … les cuisines ferment à 20 h 30, l’interrompit Tina d’un ton sec. On
respecte les horaires, ici. On n’est pas à Londres.
— Vous avez bien des chips, non ? plaida Jim. Ou des cacahouètes.
— On n’est pas chez les singes non plus ! C’est pas un zoo, ici. Vous
êtes dans un pub écossais.
Tina insista sur ce dernier terme pour bien marquer que les nouveaux
arrivants n’étaient pas les bienvenus. Les Écossais entretenaient depuis des
siècles un vieux contentieux avec les Anglais, notamment ceux de Londres.
Les deux pays, qui appartenaient pourtant au Royaume-Uni, s’étaient fait la
guerre durant des siècles. L’échec de la bataille de Culloden, en 1746, avait
mis fin aux espoirs de restauration de la lignée des Stuart sur le trône
d’Écosse, avec la fuite du prince Bonnie Charles et le massacre des glorieux
Highlanders qui avaient combattu sabre au clair contre les fusiliers saxons.
L’échec du référendum sur l’indépendance de l’Écosse en 2014 n’avait fait
que raviver les passions nationalistes de cette nation qui s’était toujours
sentie humiliée et opprimée. Pas étonnant qu’ils se montrent souvent peu
accueillants avec les Sassenach.
Cet échange semblait beaucoup amuser Fingal Galloway, qui devait
avoir l’habitude de ces passes d’armes. Il intervint aussitôt auprès de la
serveuse exaspérée.
— Allons, Tina ! Qu’est-ce que mes amis vont penser de notre accueil ?
Tiens, sers-nous trois portions de caboc avec des oatcakes. Ça aide à faire
passer la bière et le whisky.
Tina haussa les épaules et extirpa d’un placard situé sous le comptoir un
plat recouvert d’un fromage crémeux roulé dans de l’avoine grillée, qu’elle
accompagna de petits gâteaux secs à base de flocons d’avoine. Fingal avala
d’un coup de glotte son verre de whisky avant de lever sa chope pour la
choquer contre celle de ses hôtes. Puis il en ingurgita un bon tiers et la
reposa sur le comptoir avant d’essuyer ses lèvres charnues d’un revers de
manche.
— Allez, mangez, mangez… Faut avoir le ventre plein pour profiter de
l’histoire de Rob Roy. Tenez, Angelica, goûtez-moi ça.
Il déposa une portion de fromage sur une galette qu’il présenta à la
jeune fille. Elle était affamée et aurait dévoré n’importe quoi. En
l’occurrence, le goût lui plut.
— C’est fameux. Très crémeux. Un peu comme le mascarpone…
Le vieil Écossais éclata de rire, un rire enroué qui rappelait le
grincement d’une crécelle.
— Du mascarpone ! Pourquoi pas du tiramisu tant que vous y êtes ?
Sachez, ma petite demoiselle d’outre-Atlantique, que le caboc est l’une de
nos fiertés nationales. Le plus ancien fromage d’Écosse, produit dans les
Highlands depuis le XVe siècle ! Il a été créé par la fille du chef du clan
Donald, dans les Hébrides. Per mare per terras.
— Je vous demande pardon ? fit Jim, qui commençait à être désarçonné
par la tournure que prenaient les événements.
— « Par mer et par terre. » C’est leur devise. Mais nous nous égarons.
Revenons à Rob Roy. Vous avez lu, j’imagine, le roman de Walter Scott.
Il s’agissait moins d’une question que d’une affirmation. Aussi, Jim et
Angelica s’empressèrent de hocher la tête, bien qu’à la vérité ils n’avaient
jamais, ni l’un ni l’autre, ouvert un ouvrage du célèbre écrivain écossais.
— Je vois… Dans ce cas, vous devez savoir que le héros du roman, le
jeune Frank Osbaldistone, a été exilé par son père au nord du
Northumberland, à la frontière de l’Écosse. De là, il s’est rendu à Glasgow,
dans l’est du pays, pour parvenir enfin dans le district de Stirling. Ici-même,
donc, aux confins des Highlands. Mais ce n’est pas tout ! Des épisodes
essentiels du roman se déroulent à Aberfoyle qui était à l’époque un
clachan, un hameau. C’est là, dans une auberge pareille à celle-ci, que
Frank et ses deux compagnons ont été arrêtés par les « tuniques rouges » de
l’armée britannique. La troupe est tombée dans une embuscade tendue par
des femmes, des vieillards et des enfants menés par Helen Campbell,
l’épouse de Rob Roy, qui a donné son nom à ce pub. Une forte femme qui,
si vous me passez l’expression, était aussi « burnée » que son mari ! Rob
Roy appartenait à un clan des Highlands, mais il a été destitué à cause de
ses prises de position politiques nationalistes, hostiles aux Anglais. Il est
devenu une sorte de chef de bande, un bandit de grand chemin au cœur
généreux, un peu comme Robin des Bois ! Vous reprenez la même ou on
passe à des choses plus sérieuses ?
Tout à son récit, Galloway, bien qu’ayant terminé sa pinte, avait encore
le gosier sec. Jim et Angelica n’avaient bu que la moitié de la leur mais ils
n’osèrent pas refuser. L’Écossais fit un signe à Tina :
— Trois Belhaven, douce enfant si chère à mon âme ! Et trois scotchs
pour les accompagner. Du Deanston single malt. Un whisky des Highlands
distillé tout près d’ici. Production locale ! C’est qu’on doit pas en trouver
tous les jours, à Londres, et encore moins à New York !
— Je ne suis pas new-yorkaise, se défendit Angelica. Je suis née et j’ai
été élevée plus au nord, du côté de la frontière canadienne.
— Bravo ! s’enthousiasma Fingal Galloway qui leva son verre de
whisky local à hauteur de son front avant d’en engloutir d’un trait le
contenu puis de plonger ses lèvres dans sa pinte tout juste remplie. Les
Canadiens et les Américains, c’est un peu comme les Écossais et les
Anglais. Moins riches mais plus authentiques. À la santé d’Angelica,
l’Écossaise des Amériques ! À propos, qu’est-ce que vous venez faire par
ici ? Du tourisme ? Ou alors vous vous êtes perdus en route ?
— Non, je suis venue ici pour travailler. J’ai été engagée comme nurse
par une famille d’Aberfoyle. Ils habitent un manoir…
La rumeur des conversations s’interrompit soudain, comme si la jeune
fille avait annoncé une nouvelle incongrue telle que la fin du monde
imminente ou l’arrivée prochaine des petits gris de Mars. Fingal Galloway
lui-même demeura coi quelques secondes. Il se ressaisit.
— Vous voulez parler du laird et de lady MacGregor ?
— Oui, c’est bien le nom qui m’a été donné. Vous les connaissez ?
L’Écossais ne répondit pas tout de suite, se contentant de plonger le nez
dans sa bière brune. Quant aux autres clients, ils leur tournèrent le dos sans
échanger une parole, l’oreille aux aguets.
— C’est qu’ils en ont eu, des nurses, reprit lentement Galloway. Des
filles d’ici. De braves gamines. Mais elles ne sont pas restées…
— Et pourquoi ça ? insista Angelica que ces mystères commençaient à
agacer. Ils sont si horribles que ça, ces MacGregor ? À moins que leurs
enfants soient des monstres.
— Oh, non ! Ce n’est pas ça ! Pas du tout ! se défendit Fingal Galloway.
Ce sont des gens charmants. Bien éduqués, polis avec tout le monde,
généreux avec la commune. Et leurs deux enfants sont des modèles
d’obéissance et de gentillesse.
— Mais alors, pourquoi les nurses sont-elles parties ?
Galloway puisa des forces dans le contenu de sa pinte avant de
reprendre son explication.
— Ce n’est pas à cause des gens qui vivent là-bas. C’est à cause du lieu.
Passé le coucher du soleil, il se passe… des choses. D’ailleurs, les
domestiques du manoir ne s’y rendent que la journée et rentrent toujours
dormir au village le soir. Mais les nurses, c’est pas pareil. Elles doivent
rester la nuit pour veiller sur les enfants. Et ça, elles ne veulent pas.
Angelica éclata d’un rire ironique.
— Qu’est-ce que vous voulez dire au juste ? Elles ont peur des
fantômes ? C’est un manoir hanté, c’est ça ?
Des murmures de désapprobation s’élevèrent autour d’eux, tandis que
Tina écarquillait les yeux comme si le diable venait d’entrer dans son pub.
La physionomie du jovial Fingal Galloway se ferma instantanément. Il finit
sa pinte en trois gorgées, la reposa lourdement sur le comptoir et assena
d’un ton froid :
— Mademoiselle, vous apprendrez vite qu’il y a des choses avec
lesquelles on ne doit jamais plaisanter en Écosse. Sur ce, je vous souhaite le
bonsoir.
Et il sortit sans un mot ni un regard en arrière.

1. Terme gaélique écossais pour désigner un étranger, généralement un Anglais, avec une connotation légèrement
péjorative.
Dimanche 24 juin
15

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 10 heures


Le manoir des MacGregor se situait en pleine forêt, à cinq kilomètres
du village. Depuis la route, un chemin privatif joliment arboré et protégé
par de hautes grilles conduisait jusqu’à la demeure. Tout au fond, on
distinguait un imposant bâtiment de style victorien, composé d’une
demeure principale surmontée d’un étage avec bow-windows ouvrant sur
un parc tapissé d’une pelouse d’un vert éclatant où étaient disséminés des
transats et des meubles de jardin, ainsi qu’une balançoire destinée aux
enfants. Jouxtant immédiatement le corps principal, une annexe deux fois
moins haute se distinguait au rez-de-chaussée par une large baie vitrée
exposée au sud, au-dessus de laquelle se tenaient deux fenêtres à chien-assis
où devaient se loger des chambres. Enfin, un petit pavillon octogonal en
forme de gloriette où la lumière entrait par de hautes fenêtres à petits
carreaux allant du sol jusqu’au toit pentu devait servir de salon d’été. Un
havre de paix et de quiétude perdu dans le parc national des Trossachs, près
des rives du splendide Loch Lomond.
Jim émit un sifflement admiratif.
— Je comprends qu’ils puissent s’offrir une nurse à 50 000 livres par an
avec une telle propriété ! Tu es bien tombée, Angelica ! Tu vas être bien,
ici.
Il avait garé l’Aston Martin près des grilles. À ses côtés, Angelica
contemplait la magnifique demeure. Cela semblait trop beau pour être vrai.
Pourtant, ce lieu était redouté par les villageois. Les réactions des clients du
pub la veille au soir avaient été suffisamment éloquentes. Dès qu’elle avait
parlé de fantômes et de château hanté, les visages s’étaient brutalement
fermés. Même le sympathique et prolixe Fingal Galloway s’était enfui sans
demander son reste, oubliant même de terminer l’histoire de Rob Roy.
Pourquoi de telles craintes ? Évidemment, en bonne Américaine, Angelica
ne croyait ni aux revenants ni aux maisons maudites. Il s’agissait là de
légendes destinées à divertir les touristes et faire peur aux enfants.
L’attitude des habitants d’Aberfoyle aurait pu se concevoir au temps de
Walter Scott, mais pas en plein XXIe siècle ! Soit ils étaient demeurés
superstitieux, soit ils étaient tout bonnement jaloux de la fortune sans doute
un peu trop ostentatoire du laird et de lady MacGregor. Ou encore ils
avaient tenté de l’effrayer et de la pousser à retourner d’où elle venait.
Après tout, elle était une étrangère, une Sassenach, une « fille de l’oncle
Sam », comme l’avait souligné Galloway. Les gens d’ici restaient entre eux
afin de préserver leurs traditions et leur identité. On ne pouvait pas vraiment
leur en vouloir. Le tourisme fait souvent des ravages et transforme des
endroits idylliques en villégiatures sans âme, qui se ressemblent toutes et où
le commerce et le lucre se substituent aux valeurs ancestrales de
l’hospitalité.
— Tu m’accompagnes ? demanda-t-elle à son compagnon.
Il secoua doucement la tête.
— Il ne vaut mieux pas. Même s’il est riche à millions, le laird va se
demander pourquoi une simple nurse se déplace en Aston Martin. Tu
n’auras qu’à dire que tu as pris le train hier comme prévu et que tu as passé
la nuit en ville.
— On se quitte ici, alors ?
Tout d’un coup, Angelica eut peur de se retrouver livrée à elle-même.
Jim s’était montré assez fat et arrogant, mais il était la seule personne sur
laquelle elle pouvait compter. Il lui avait sauvé la mise jusqu’ici, et à aucun
moment il n’avait tenté de profiter de la situation. Elle avait passé une nuit
tranquille dans sa chambre du Rob Roy sans qu’il vienne subrepticement
toquer à sa porte en pleine nuit, comme l’auraient fait la plupart des
hommes. Elle pouvait lui faire confiance. Et si d’aventure cela ne se passait
pas comme prévu ? Si elle n’était pas engagée malgré la promesse du laird ?
Elle se retrouverait toute seule, au beau milieu d’un pays étranger et, pour
l’instant, assez peu accueillant.
Jim lui adressa un grand sourire.
— Rien ne presse ! À la réflexion, je vais rester quelques jours ici. Les
gens sont un peu bizarres mais c’est une belle région. Ça me changera de
Londres ! Et puis ça fait longtemps que je n’ai pas pris de vacances. Et il y
a le pub. Qui sait, avec un peu de diplomatie je parviendrai peut-être à
séduire Tina !
Elle trouva cette remarque un peu déplacée, frisant même une certaine
muflerie. Visiblement, Jim préférait les rousses à gros seins aux
Américaines blondes et minces, comme elle. Après tout, il avait au moins la
franchise de le reconnaître. Il n’était pour elle qu’un ami malgré les regards
enjôleurs qu’il lui lançait lorsqu’ils étaient à Londres. Les hommes sont
versatiles, de vrais cœurs d’artichaut. Cela ne la dérangeait pas, et de toute
façon sa présence ici ne pouvait se prolonger indéfiniment. Sa vie était à
Londres, pas dans les Trossachs. Et elle était venue pour garder des enfants,
pas pour conter fleurette.
Des enfants… L’image d’Elizabeth et Diana se matérialisa soudain dans
son esprit. Pauvres petites. Comment pourrait-elle les oublier ? Elle ne
voyait qu’un moyen : reporter son affection sur d’autres gosses. C’était
l’occasion ou jamais. Elle ouvrit la porte de l’automobile et agrippa sa
valise qui se trouvait derrière son siège.
— Bon, à bientôt alors ? dit-elle timidement.
— Bonne chance, Angelica ! Tout va bien se passer, tu verras !
Elle sourit faiblement. Il lui avait déjà sorti cette phrase. Pourquoi
insistait-il ? Pour lui donner du courage ou pour se convaincre lui-même ?
Elle attendit qu’il ait rebroussé chemin avec son bolide et actionna la
sonnette qui se trouvait à côté de la grille.
16

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 10 h 15


Le laird MacGregor était un homme aussi mince qu’il était grand, au
point qu’on pouvait légitimement se demander comment son squelette
filiforme supportait une hauteur pareille. Il portait des knickerbockers, une
veste d’intérieur damassée rouge et des chaussons à pompons, ce qui
ajoutait à l’extravagance du personnage. Après qu’un domestique eut
annoncé l’arrivée d’Angelica, il la reçut aussitôt dans son bureau. Il
s’avança vers elle en inclinant la tête, moins par déférence que parce qu’il
avait pris l’habitude de se tenir ainsi pour ne point se cogner le crâne au
chambranle des portes. Il affichait la cinquantaine bien conservée de ceux
qui, préservés des tracas ordinaires de la vie, font généralement moins que
leur âge, avec un visage tout en longueur, un nez aquilin, des yeux pétillants
de malice et une magnifique chevelure poivre et sel, volumineuse sur le
dessus, avec des rouflaquettes autour des oreilles, caractéristiques du
négligé très étudié qu’affichaient les artistes au début du siècle précédent.
— Angelica ! Ma chère amie ! Vous permettez que je vous appelle
ainsi ? D’ailleurs, les Américains ne s’embarrassent pas des mêmes
précautions langagières que les Britanniques, n’est-ce pas ? Ceci n’est pas
pour me déplaire, très chère, tout au contraire. Nous sommes souvent trop
rigides et compassés, nous autres aristocrates. Enfin, en ce qui me concerne,
mon titre de laird correspond à une noblesse de terre, pas de sang,
contrairement aux lords anglais. C’est la terre qui compte en Écosse, pas la
naissance. N’est-ce pas une belle idée ? Mais je m’emporte ! Que voulez-
vous, ce sont mes marottes, mes hobbies, mes passe-temps… Il en faut bien
quand on habite ici, n’est-ce pas ? Mais je manque à tous mes devoirs
d’hospitalité. Désirez-vous une tasse de café ? Ou de thé, plutôt… Il me
semble que les jeunes filles préfèrent le thé. Je vais vous en faire préparer.
Avez-vous fait bon voyage ? Nous ne vous attendions que cet après-midi…
Finalement, je suis ravi que vous soyez là ce matin. Vous pourrez plus
rapidement vous familiariser avec la maison et ses occupants. Ma femme ne
va pas tarder, d’ailleurs. Elle fait des essayages dans sa chambre. Et vous
allez rencontrer les enfants, bien entendu. Mary et Aleister. Je dois dire
qu’ils ont hâte de faire votre connaissance. Les précédentes nurses…
Comment dire… Je ne veux pas paraître élitiste ou hautain, encore moins
arrogant, ce n’est pas mon genre, j’ai les idées plutôt larges, mais enfin, on
ne peut nier que ce sont les classes sociales qui déterminent le
comportement des êtres. Et ces braves filles étaient… assez « peuple », si
vous voyez ce que je veux dire. Oh ! il n’y a pas de mal à cela, il faut de
tout pour faire un monde ! Mais l’éducation, que voulez-vous, ça compte
tout de même, surtout lorsqu’on a la charge d’enfants à élever. Enfin, bref,
vous voilà, c’est l’essentiel ! Je vais faire porter votre valise dans votre
chambre et prévenir ma femme. J’en ai pour une minute, attendez-moi ici.
Et ne restez pas debout, je vous en prie ! Vous faites partie de la famille
désormais.
Le laird MacGregor planta là la jeune fille et quitta le salon à grandes
enjambées, tête penchée vers le sol. Angelica n’avait pas eu l’occasion de
placer un mot. Il ne lui avait posé des questions que pour la forme et avait
enchaîné avec des considérations assemblées de bric et de broc sans
attendre de réponses. Un bavard. Un excentrique bavard. Un aristocrate
écossais excentrique et bavard. Heureusement, c’est surtout aux enfants
qu’Angelica aurait affaire. Elle avait hâte de les rencontrer. Elle savait que
tout se jouait dès le premier regard, les premières secondes. Une bonne
relation avec des enfants, c’est comme un coup de foudre entre deux
personnes destinées à s’aimer. Le courant passe tout de suite ou il ne passe
jamais. Comme avec Elizabeth et Diana. Les deux gamines étaient
capricieuses, mais Angelica avait eu le feeling avec elles et avait su se faire
obéir. Au prix parfois de certaines concessions, d’accord, mais elle était
toujours parvenue à ses fins. Elle ne devait plus y penser, c’était trop
douloureux. Il lui fallait désormais vivre dans le présent, se tourner vers
l’avenir.
Le domestique qui l’avait accueillie pénétra dans le salon. Sans un mot
ni même un regard, il prit sa valise et s’en fut aussitôt. Comme il ne lui
avait pas fait signe de le suivre, elle se contenta de rester là, ne sachant pas
quelle contenance prendre. Le laird lui avait proposé de s’asseoir mais elle
n’osait pas. Elle déambula dans la pièce en observant les meubles en
marqueterie et les objets de prix posés ici et là. Des portraits de messieurs
aux mines graves étaient accrochés sur tout un pan de mur. Probablement
des ancêtres oubliés. Une horloge de style rococo rythmait son tic-tac avec
une régularité agaçante. Des chinoiseries, des ivoires et des masques
africains, dont on se demandait bien ce qu’ils faisaient là, trônaient sur une
commode ancienne ou couvraient les murs. Cela ressemblait davantage au
bric-à-brac d’un brocanteur qu’au salon d’une famille d’aristocrates
écossais. Angelica manquait de références pour en juger, elle n’avait jamais
connu que la maison des Murphy. Mayfair lui semblait plus stylé. Quoi
qu’il en soit, dans les deux cas, la décoration n’était guère dans ses goûts.
Elle préférait les intérieurs modernes et épurés, avec des murs blancs sans
rien dessus, à la rigueur une reproduction d’Andy Warhol ou d’Helmut
Newton. Elle n’était pas américaine pour rien.
Moins de cinq minutes plus tard, le laird MacGregor la rejoignit,
toujours aussi empressé et volubile.
— On ne vous a rien servi à boire ? Décidément, le petit personnel n’est
plus ce qu’il était. Bref, j’ai prévenu ma femme. Elle nous attend dans ses
appartements. Vous voulez bien me suivre, Angelica ? Cela ne vous dérange
pas que je vous appelle ainsi ? Que je suis bête, je vous l’ai déjà demandé
tout à l’heure. Bien, suivez-moi, suivez-moi…
Il la précéda dans le vestibule et se mit à escalader quatre à quatre les
marches de l’escalier monumental qui grimpait à l’étage, aidé de ses
longues jambes pareilles à des échasses. Angelica le suivit avec peine,
courant presque dans son sillage. Un grand couloir donnait sur les chambres
et sur d’autres pièces aux fonctions plus ou moins définies, boudoir,
dressing, petit salon, fumoir, bibliothèque. L’une d’elles, une charmante
pièce garnie d’une alcôve et de penderies coulissantes aux portes
recouvertes de miroirs, faisait sans doute office de dressing. Elle y aperçut
lady MacGregor qui se mirait sous toutes les coutures. Vêtue d’un ravissant
tailleur de couleur pêche, elle était très jolie, les cheveux d’un blond aussi
clair que la chevelure d’Angelica et les yeux aussi bleus. Elle était
apparemment beaucoup plus jeune que son mari, au point qu’on pouvait
presque la prendre pour sa fille. Visiblement, la différence d’âge ne pose
pas de problème dans les familles riches, se dit Angelica. Allan Murphy,
son ancien patron, était lui aussi plus âgé que Joan, bien que l’écart fût
moins important.
Lady MacGregor pirouetta sur elle-même et tendit une main
parfaitement manucurée à Angelica tout en la gratifiant d’un sourire
radieux. La jeune Américaine, qui ignorait les usages en vigueur dans
l’aristocratie britannique, se demanda si elle devait s’incliner et lui faire un
baisemain.
— Lady MacGregor…, commença-t-elle.
— Allons, pas de chichis entre nous, Angelica ! Serrons-nous la main
comme chez vous et appelez-moi Margaret. Tu ne penses pas, mon chéri ?
fit-elle en se tournant vers l’échalas qui opina du chef, ce qui l’obligea à
relever un instant la tête.
— Mais oui, Margaret, tu as raison. Nous sommes entre nous. Nous
n’allons pas nous donner du « laird » et du « lady » à tout bout de champ.
Moi, c’est Gregory. Gregory MacGregor. Oui, je sais, ça fait un peu
redondant. Comme Humbert Humbert, le héros de Lolita, le roman de
Nabokov.
— Chéri, ne commence pas à pontifier avec ta culture encyclopédique.
Angelica a peut-être vu le film, mais…
— J’ai également lu le roman, lady Mac… Euh… Margaret.
— Ah ! Une Américaine qui a des lettres ! se réjouit Gregory. Nous
avons de la chance, n’est-ce pas Margaret ? Elle pourra lire des ouvrages
intéressants à nos deux petits anges. Quel est votre livre préféré, Angelica ?
Je veux dire le livre que vous aimez lire aux enfants.
— Eh bien… Disons que j’ai un faible pour Peter Pan.
— Peter Pan ! Mais c’est formidable ! s’enthousiasma Gregory
MacGregor qui sauta presque de joie, au point quasiment de frôler le
plafond. N’est-ce pas, Margaret ? Vous trouverez dans la bibliothèque une
édition originale du récit de James Matthew Barrie. Paru en 1911, si mes
souvenirs sont bons.
— Il ne faudrait pas que les enfants l’abîment, fit remarquer Margaret.
Aleister n’a que 5 ans, après tout.
— Et Mary 7 ans. L’âge de raison ! Il n’est jamais trop tôt pour
s’intéresser à la littérature et à la bibliophilie. Qu’en pensez-vous,
Angelica ?
Le couple s’était brusquement arrêté de parler et dévisageait la jeune
fille affichant un air hébété et des yeux ronds, comme si sa réponse allait
dépendre de l’opinion qu’ils allaient se faire d’elle.
— Il suffit de leur expliquer que certaines choses ont du prix et ne sont
pas des jouets, répondit-elle prudemment.
Gregory applaudit à cette parole en se dandinant d’un pied sur l’autre,
tandis que Margaret saisissait Angelica par la taille et la faisait virevolter en
une parodie de danse.
— Nous sommes de la même taille et nous avons à peu près le même
âge, se réjouit-elle. Si ça vous fait plaisir, je vous prêterai des vêtements. Je
ne les porte pas tous, mon dressing regorge de tenues qui devraient vous
plaire. Tu n’y vois pas d’inconvénient, mon chéri ?
— Au contraire, Margaret. Je souhaite que vous soyez proches l’une de
l’autre. Comme peuvent s’entendre deux sœurs !
Angelica était étourdie par ce flot de paroles exaltées et ces familiarités
extravagantes. Ils la traitaient non pas en employée mais comme une
parente qu’on retrouve après une longue absence. Il y avait là quelque chose
de démesuré, d’outrancier même, qu’elle trouvait presque inquiétant. Elle
n’était ni bégueule ni à cheval sur les principes, elle avait toujours été d’un
naturel franc et direct, mais là, c’était trop. Elle en avait presque le tournis.
— Je… je peux voir les enfants ? osa-t-elle demander, espérant
endiguer les débordements de ses hôtes.
— Mais oui, bien sûr, les enfants ! C’est pour eux que vous êtes venue
après tout, parut se souvenir Gregory MacGregor. Margaret, tu conduis
notre amie dans la chambre de Mary et Aleister ?
« Notre amie. » De mieux en mieux, se dit Angelica. Ils ne la
connaissaient que depuis un quart d’heure et elle était déjà leur amie.
Qu’est-ce que ça serait si son séjour se prolongeait ? Mais Margaret ne lui
laissa pas le temps de réfléchir davantage.
— Suivez-moi, Angelica. Les enfants logent dans l’annexe, là où se
trouve également votre chambre. C’est plus commode ainsi. Il nous arrive
en effet de donner des soirées dans la partie principale du manoir et ça
empêche les enfants de dormir. Il faut dire que les conversations sont
toujours bien animées. Mais il n’est pas plus mal qu’ils apprennent à
acquérir de l’indépendance, n’est-ce pas ? Allez, suivez-moi ! Ils sont
impatients de vous rencontrer, ne faisons pas attendre davantage mes chers
petits.
Margaret dévala les marches de l’escalier en faisant des sauts de cabri,
Angelica sur ses talons. Décidément, on passait son temps à courir dans
cette famille.
17

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 10 h 30


Mary et Aleister partageaient la même chambre, à l’étage de l’annexe
située au-dessus de la grande pièce à baies vitrées du rez-de-chaussée.
L’unique fenêtre à chien-assis ouvrait sur le jardin. Angelica se demanda
pourquoi, alors que la demeure était grande, les MacGregor n’avaient pas
songé à aménager une chambre pour chacun des enfants. Margaret dut le
comprendre à son regard et s’empressa de se justifier :
— Nous pensons que les enfants doivent rester ensemble. Quand ils
seront plus âgés, peut-être auront-ils droit à leurs espaces privatifs. Ils sont
encore si jeunes… Et puis ils sont inséparables et veillent l’un sur l’autre.
En fait, c’est plutôt notre aînée, Mary, qui veille sur Aleister. Votre chambre
est juste à côté.
Angelica nota tout de suite la différence de personnalité entre les
parents et leur progéniture. Autant le couple MacGregor était exubérant, à
la limite du loufoque, autant les deux petits étaient d’un sérieux peu en
rapport avec leur âge. Elizabeth et Diana, les malheureuses petites filles des
Murphy, débordaient de vitalité. Elles étaient très agitées et il fallait sans
cesse inventer des moyens originaux pour les calmer. Rien de tel avec Mary
et Aleister qui étaient tranquillement assis sur un tapis à même le sol, à côté
de leurs deux petits lits, et tenaient des conciliabules à voix basse. Lorsque
leur mère leur présenta leur nouvelle nurse, ils se contentèrent de lever les
yeux et de fixer Angelica sans que leur visage ne trahisse la moindre
émotion. La jeune fille en ressentit un profond malaise. Ces deux gosses
étaient trop sages, ils n’avaient pas l’air vivants. Ils ressemblaient à des
statuettes de porcelaines ou à des automates. Certes, Mary avait deux ans de
plus qu’Elizabeth et Aleister devait subir son influence, mais cette réserve
excessive ne lui semblait pas naturelle.
Margaret papillonnait, comme à son habitude. Elle désigna à Angelica
l’armoire où se trouvaient bien rangés les vêtements des enfants. Elle lui
montra ensuite le fonctionnement de la baignoire dans la salle de bains
voisine et lui fournit mille recommandations inutiles. Puis, tout à trac, elle
s’exclama :
— Bon, je vous laisse faire connaissance ! Nous nous verrons pour le
lunch. À 11 h 30 précises. J’ai encore un millier de choses à faire d’ici là. À
tout à l’heure !
Elle s’enfuit en sautillant. Mary et Aleister n’avaient pas bronché, se
contentant d’observer Angelica avec leurs grands yeux d’un bleu glacé. La
baby-sitter jugea préférable de ne pas parler la première. Elle se devait de
respecter l’attitude étrange de ces deux bambins visiblement habitués à ne
dialoguer qu’entre eux. Elle s’assit à son tour sur le tapis, pas trop près, et
soutint leur regard. Cet échange muet dura plusieurs minutes. C’est Mary
qui rompit la première le silence.
— La dernière nurse, elle a pas tenu plus de trois jours.
Angelica ne répondit pas, se contentant d’acquiescer d’un bref
hochement de tête.
— Et toi, tu vas rester combien de temps ? demanda Aleister.
La jeune fille prit son inspiration et répondit :
— Tant que vous voudrez bien de moi.
Elle sentit que les enfants se détendaient un peu. La glace n’était pas
encore rompue mais commençait à se fendiller.
— Ça dépend pas de nous, reprit enfin Mary sans lâcher Angelica du
regard.
— De qui, alors ?
La petite fille hésita, puis confia dans un murmure :
— De celles dont on ne doit pas dire le nom…
Elle se tut, de crainte d’avoir déjà trop parlé. Une longue minute de
silence suivit.
— Pourquoi ne doit-on pas dire leur nom ? reprit Angelica.
C’est Aleister qui répondit :
— Parce qu’elles se fâchent et emportent ceux qui ont révélé leurs
secrets !
Mary se tourna vers son frère, sourcils froncés. Il se mit à rougir et
baissa les yeux.
Nouveau silence.
— Elles sont méchantes, alors ? interrogea prudemment la jeune fille.
— Pas méchantes, non, estima Mary. Mais elles n’aiment pas qu’on
s’occupe de leurs affaires. Sinon, elles se vengent. C’est pour ça que les
nurses ne restent pas. Elles ont peur d’elles.
— De celles dont on ne doit pas dire le nom ?
— Oui. Les Dames de la forêt. Ça, on peut le dire, parce que c’est pas
leur vrai nom.
Angelica repensa à la peur qui s’était emparée des clients du pub la
veille au soir, lorsqu’elle avait parlé de fantômes et de châteaux hantés. Les
nurses devaient partager les mêmes superstitions. Visiblement, Mary et
Aleister y croyaient eux aussi. Sans doute cette crainte diffuse de
personnages imaginaires et effrayants les avait-elle rendus si tristes, si
effacés. Pour autant, elle ne pouvait se contenter de leur expliquer qu’il ne
s’agissait que de bêtises et de racontars, ce qui les inciterait à se refermer
davantage sur eux-mêmes, ni les forcer à partager avec elle des « secrets »
censés appartenir aux « Dames de la forêt » s’ils ne le souhaitaient pas. Elle
devait d’abord mériter leur confiance avant d’instaurer avec eux une forme
de complicité.
Elle fouilla dans sa mémoire. Qu’évoquaient donc ces mystérieuses
présences féminines cachées dans les bois ? Quelques réminiscences des
anciens mythes grecs et romains lui vinrent à l’esprit. Les anciennes
divinités sylvestres qui, disait-on, vivaient au sein de la nature sauvage.
Diane chasseresse, Artémis, les Amazones. Les génies du lieu. Les légendes
celtes n’étaient pas avares de ces croyances qui devaient encore avoir cours
en Écosse. Angelica se souvint alors que lors des cultes rendus à ces
divinités antiques, des offrandes leur étaient destinées afin de se concilier
leurs bonnes grâces. C’était peut-être là le moyen d’entrer dans l’univers
fantasmé de ces enfants tout en les rassurant.
— Si on leur faisait des cadeaux, à ces Dames de la forêt, je suis sûre
qu’elles seraient contentes et ne chercheraient plus à se venger ou à enlever
des gens.
Mary et Aleister ouvrirent tout grands leurs yeux et l’expression de leur
visage changea, moins figée, plus naturelle, et qui exprimait un sentiment
nouveau : la curiosité.
— Tu crois ? fit Mary.
— J’en suis certaine. Vous n’avez jamais essayé ?
Le frère et la sœur échangèrent un regard étonné.
— On savait pas, dit Mary. Et qu’est-ce qu’il faut leur faire, comme
cadeaux ?
— C’est qu’on n’a pas de sous, ajouta Aleister.
À présent, ils étaient suspendus à ses lèvres. Le subterfuge imaginé par
Angelica semblait fonctionner. Celle-ci adopta une attitude pensive et reprit
la parole :
— L’argent n’a aucune valeur dans le monde de la forêt. Ce qui peut
leur plaire, ce sont des choses toutes simples qu’on trouve dans les bois,
justement.
— Comme quoi ? fit Aleister, impatient.
— Des branchages, des feuilles, des fleurs, de la mousse, des
champignons. Des choses comme ça.
Aleister se mit à rire, ce qui ne lui était sûrement pas arrivé depuis
longtemps.
— Mais ça vaut rien, tout ça !
— Détrompe-toi, Aleister. À leurs yeux, ces choses représentent de
véritables trésors. Et ce qui compte avant tout pour elles… (elle marqua une
pause), c’est l’intention avec laquelle on les donne.
Mary avait à présent une petite lueur dans les yeux. Elle plissa les lèvres
en une amorce de sourire.
— Tu nous aideras à les choisir, les cadeaux pour les Dames de la
forêt ?
— Bien sûr ! Si tu veux, on le fera ensemble.
— Ça veut dire que tu vas rester avec nous ? demanda Aleister.
Angelica se contenta de sourire. C’est Mary qui répondit à sa place.
— Je crois que les dames vont bien t’aimer.
Elle faillit ajouter « et nous aussi », mais se retint. Il était encore trop
tôt. C’est à ce moment-là que la cloche retentit, annonçant l’heure du
déjeuner.
18

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 11 h 30


Le laird Gregory MacGregor s’était changé. Bizarrement, il avait revêtu
le costume traditionnel des clans d’Écosse au grand complet : kilt en tartan
rouge, vert et blanc, ceint d’une large ceinture de cuir avec une boucle
argentée, escarcelle en fourrure accrochée sur le devant qui tenait lieu de
sac, le sporran, chemise blanche sans col et à manches bouffantes, par-
dessus laquelle il avait endossé un court gilet noir et un spencer. Ses
longues jambes étaient gainées de hautes chaussettes de laine à carreaux,
celle de droite ornée d’un Sgian Dubh, un petit poignard au manche
travaillé, les pieds chaussés d’une sorte de chaussons lacés au-dessus de la
cheville, le chef surmonté d’un calot noir agrémenté d’un pompon rouge et
de deux rubans flottants à l’arrière. Il ne lui manque plus que la cornemuse,
songea Angelica. À ses côtés, lady MacGregor avait troqué son tailleur pour
une longue jupe en tartan qui s’arrêtait à la cheville et un chemisier blanc
sur lequel se détachait une broche en argent. La jeune Américaine se
demanda s’ils lui faisaient une farce ou s’ils s’habillaient toujours ainsi, ou
tout simplement s’ils cherchaient à l’impressionner. Si tel était le cas, c’était
plutôt raté. Elle ressentait plutôt l’envie d’éclater de rire.
— Ne soyez pas étonnée par notre allure, Angelica, s’exclama Gregory
en bombant le torse, glissant ses pouces dans sa ceinture et se redressant
pour une fois de toute sa hauteur. Apprenez en effet que nous appartenons
au clan MacGregor, fondé au IXe siècle par Griogair, fils de Dungal,
cosouverain de la région d’Alba, dans le centre nord des Highlands. Nous
avons des ancêtres célèbres, dont le plus connu est Robert Roy MacGregor,
le fameux Rob Roy, laird d’Inversnaid, dont les hauts faits ont été
superbement narrés par l’illustre Walter Scott !
Angelica ne parvenait pas à le prendre au sérieux. Elle avait bien
compris, lors de la discussion de la veille avec Fingal Galloway, que Rob
Roy était une figure locale vénérée, mais de là à ce que son nouveau patron
se réclame de sa descendance ! Il est vrai que les Écossais sont attachés à
leurs traditions et leur généalogie, mais il n’en demeurait pas moins que le
laird était visiblement fier de lui. Ce costume ajoutait encore à son
excentricité. Probablement habitués à ces démonstrations vestimentaires,
Mary et Aleister n’accordaient aucune attention à leurs parents. Ils
s’assirent sagement à leur place et nouèrent une serviette autour de leur cou.
— Asseyez-vous, Angelica. La cuisinière a préparé du haggis en votre
honneur. Il est temps que vous vous familiarisiez avec la gastronomie
locale ! Il s’agit de panse de brebis farcie. Notre plat national !
La jeune fille prit place entre les deux enfants, en face des parents dans
leur tenue « endimanchée ». La cuisinière, une vieille femme voûtée qui
semblait avoir oublié depuis longtemps ce qu’était un sourire, posa au
milieu de la tablée un plat indéfinissable. Une sorte de boyau semblable à
du boudin, accompagné d’une fricassée aux origines incertaines. Gregory
tint absolument à faire le service lui-même. Il découpa le boyau en tranches
et en versa la plus grosse part dans l’assiette de la jeune fille, accompagnée
d’une purée de rutabagas.
— Goûtez ! Mais goûtez donc ! Vous m’en direz des nouvelles.
Angelica avala une bouchée qu’elle faillit aussitôt recracher. Elle
dissimula avec peine son dégoût et se força à sourire pour faire bonne
figure.
— C’est très bon, mentit-elle pour ne pas vexer ses hôtes.
— Ah ! Vous voyez ! Tenez, je vous mets au défi de deviner avec quoi
est confectionnée cette farce. Allez-y !
Angelica n’en avait aucune idée et elle n’était pas sûre de vouloir le
savoir. C’était relevé, avec un goût prononcé qui envahissait le palais. Elle
secoua la tête pour montrer son ignorance.
— Vous venez de goûter à du haggis sauvage ! Une variété d’oiseau des
Highlands qui a perdu ses ailes mais est étrangement doté de quatre pattes,
deux courtes et deux longues. Ce volatile vit dans les montagnes. Ici, on
organise fréquemment des chasses au haggis. Parfois, ils atteignent la taille
d’une oie, mais le plus gros qui ait été attrapé ne pesait pas moins de vingt-
cinq tonnes ! Il a été capturé en 1893 au pied du Ben Lomond. Qu’est-ce
que vous dites de ça ?
Gregory et Margaret observaient la nurse avec de grands sourires béats
et des yeux étincelants de malice. Soudain, ils éclatèrent de rire.
— Mon époux aime plaisanter, ne l’écoutez pas. Rien n’est vrai,
évidemment, reprit lady MacGregor. Il s’agit d’une fable que les Écossais
ont coutume de raconter à vos compatriotes pour les faire marcher. Le
haggis sauvage n’existe pas. En réalité, ce plat est composé d’un hachis à
base d’abats de mouton. Poumons, foie et cœur, mélangés à de la graisse de
rognons, des oignons et de l’avoine.
— En principe, on dispose ce mélange dans une panse de mouton ou de
brebis, renchérit le laird, mais aujourd’hui on utilise plutôt des boyaux
synthétiques. Eh oui ! Tout se perd, on verse dans la facilité. Mais le
contenu demeure le même, c’est l’essentiel.
Le détail de la recette acheva de soulever le cœur de la pauvre Angelica
qui se rattrapa en goûtant à la purée qui, elle au moins, était à base de
produits sains. Des légumes, et non de la tripaille.
— Vous n’aurez jamais l’occasion de consommer un authentique haggis
en dehors de l’Écosse, poursuivit Gregory MacGregor sur un ton plus
sérieux. Profitez-en tant que vous serez parmi nous !
Angelica se jura de ne plus jamais y toucher en espérant que la cuisine
des MacGregor serait un peu plus variée. Elle mangea la purée et repoussa
le haggis au bord de son assiette tout en faisant son possible pour que cela
ne se remarque pas. Fort heureusement, le laird avait déjà oublié ces
considérations culinaires et avait enfourché un nouveau cheval de bataille.
— Le haggis sauvage n’est pas le seul canular qui a cours dans notre
pays, chère Angelica, et il est de mon devoir de vous mettre en garde contre
les racontars auxquels on essayera de vous faire croire. L’un d’eux concerne
d’ailleurs notre cher village d’Aberfoyle. Vous avez entendu parler du
révérend Kirk ?
Angelica remarqua que Mary et Aleister s’étaient raidis à l’évocation de
ce nom. Avait-il un rapport avec les confidences qu’ils lui avaient faites ce
matin ? Gregory MacGregor enchaîna :
— Si vous vous promenez dans le cimetière du village, à côté de
l’église, vous trouverez immanquablement la tombe de ce vénérable pasteur
qui eut en charge cette paroisse au XVIIe siècle. Son corps, ou ce qu’il en
reste, repose en paix sous la dalle en granit. Mais son âme, c’est autre
chose ! On raconte qu’elle est enfermée dans le pin géant situé sur la colline
de Doon, à quelques lieues du village, tout près de notre manoir. Si vous
avez la curiosité de vous y rendre, vous remarquerez des rubans, des
colifichets et des lettres. Une sarabande d’ex-voto accrochés à l’arbre par de
pauvres gens incultes et superstitieux. Car voyez-vous, la légende veut que
le brave homme d’église, pour avoir commis un petit ouvrage consacré aux
croyances locales relatives aux êtres surnaturels censés vivre dans la forêt, a
été puni par lesdits êtres qui ont enfermé son âme dans l’arbre !
Aujourd’hui encore, les gens d’Aberfoyle sont persuadés que le révérend
Kirk est prisonnier des fées !
Mary poussa un cri et porta ses deux mains à sa bouche, tandis
qu’Aleister posa des yeux égarés sur son père. Angelica comprit aussitôt
qui étaient ces Dames de la forêt dont il était interdit de dire le nom. Des
fées ! Elle se souvint avoir lu quelque part qu’il existait certains tabous que
les humains étaient tenus de respecter lorsqu’ils entraient en contact avec le
monde merveilleux. La défense de nommer les êtres de l’au-delà en faisait
partie, tout comme l’obligation de ne pas trahir leurs secrets. Visiblement,
le laird MacGregor n’y croyait pas. Mais ses enfants, oui.
— Mary, qu’est-ce qu’il te prend ? s’offusqua-t-il devant la réaction de
sa fille. Tu n’as plus l’âge de croire à ces sornettes que t’ont inculquées les
paysannes du village. Nous avons commis l’erreur de les prendre comme
nurses. Angelica, je compte sur vous pour mettre un peu de plomb dans la
cervelle de ces têtes de linottes ! Un peu de bon sens et de pragmatisme à
l’américaine ne leur feront pas de mal !
Mary avait le nez plongé dans son assiette, elle était au bord des larmes.
Quant à son frère, il regardait alternativement son père et Angelica, se
demandant si cette dernière allait se ranger de leur côté. La jeune fille
chercha une réponse suffisamment floue pour ménager les uns et les autres.
Avant qu’elle ait eu le temps de la formuler, Margaret vola à son secours :
— Allons, mon chéri, laisse un peu les enfants tranquilles. Angelica
aura tout le loisir de parfaire leur éducation. Laisse-lui-en le temps ! Et tu
ne lui as pas encore dit que nous sortons, ce soir…
Le laird se frappa le front, comme pour remettre en route son cerveau
déficient.
— Tu as raison, Margaret ! Où ai-je la tête ? Oui, vous comprenez,
Angelica, depuis le départ de la dernière nurse nous n’avons guère quitté le
manoir. Le soir, la domesticité retourne au village. Jusqu’à ce que vous
arriviez, nous n’avions trouvé personne pour garder les enfants. Alors, si ça
ne vous gêne pas trop de demeurer seule avec eux ce soir…
La jeune fille demeura bouche bée. Elle n’était là que depuis le matin et
déjà, les parents filaient à l’anglaise – si ce terme pouvait avoir un sens en
Écosse. Elle avait apparemment réussi à apprivoiser Mary et Aleister mais
elle aurait aimé avoir davantage de temps pour prendre ses marques avec
eux. De plus, sans être particulièrement froussarde – elle était plutôt du
genre tête brûlée –, elle se voyait mal passer la nuit seule dans ce grand
manoir isolé de tout, avec en plus la responsabilité de deux enfants en bas
âge. Mais elle n’avait rien à dire. Elle était désormais l’employée des
MacGregor, avec un salaire on ne peut plus confortable, elle devait en
prendre son parti. Elle acquiesça vaguement.
— Vous rentrerez tard ?
— Pas avant demain, en milieu de journée. Nous allons découcher pour
une fois. N’est-ce pas, chérie ?
Il partit d’un grand éclat de rire qu’Angelica jugea déplacé, surtout
devant les enfants, tandis que Margaret piquait un fard, telle une vierge
effarouchée.
— Nous partirons en fin d’après-midi, après le tea time, précisa
Gregory MacGregor en agitant les rubans de son calot Glengarry. D’ici là,
Margaret vous fera visiter les différentes pièces du manoir. N’oubliez pas
que vous êtes ici chez vous ! Ne restez pas confinée dans votre chambre. En
notre absence vous pouvez circuler où bon vous semble. Nous ne sommes
pas dans le château de Barbe-Bleue, il n’y a pas de pièce secrète où j’aurais
pu enfermer les cadavres de mes précédentes femmes ! Ah ! Ah ! Ah !
— Allons, mon chéri, sois un peu sérieux. Les enfants vont encore faire
des cauchemars…
— Mais non. D’ailleurs, Angelica sera là pour leur raconter des belles
histoires avant de s’endormir. Comme celle de Peter Pan ! Vous voyez, je
n’ai pas oublié !
Angelica avait hâte que le déjeuner se termine. Elle commençait à
comprendre pourquoi les gages proposés étaient aussi élevés. Les enfants
étaient charmants et très intelligents, c’était indéniable, seulement leurs
géniteurs étaient insupportables. Elle commençait à se demander si elle
aurait le courage de rester malgré la promesse qu’elle avait faite à Mary et
Aleister de ne pas se sauver à peine arrivée, comme les précédentes nurses.
19

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 18 heures


L’après-midi passa à toute vitesse. Angelica parcourut une à une les
salles du manoir, assaillie par les explications emberlificotées de Margaret
qui, habituée à sa maison, partait du principe qu’il n’y avait pas lieu de
s’attarder sur des détails pratiques qui allaient de soi. Angelica n’osait pas
l’interrompre et tentait de retenir du mieux qu’elle le pouvait la disposition
des pièces, leur fonction supposée, les multiples rangements à disposition et
ce qu’ils contenaient. Elle s’attarda sur la cuisine, désertée par la cuisinière
et les servantes dès le dîner des patrons servi, et expliqua à la jeune
Américaine le fonctionnement de l’électroménager. Elle lui indiqua aussi où
était rangée la vaisselle et lui montra ce que la cuisinière avait préparé pour
elle et les enfants pour le repas du soir. Puis elle l’entraîna au sous-sol, où
se trouvait la chaufferie ainsi que la cave à vin. Elle termina enfin la visite
par le grenier. Il était rempli de malles reposant sous d’épaisses couches de
poussière et entre lesquelles d’énormes toiles d’araignées étaient tendues
comme des voiles de navire. Margaret virevoltait, comme à son habitude,
parlant sans cesse, répondant à des questions qui ne lui étaient pas posées,
sautant d’une chose à une autre sans autre logique que les lubies qui lui
passaient par la tête.
Enfin, elle la laissa tranquille, pressée de préparer ses bagages. Même
s’ils ne s’absentaient que jusqu’au lendemain, les MacGregor avaient prévu
d’emporter du change pour au moins une semaine, sans compter les
trousses de toilette, nécessaire de maquillage, parfums, bijoux et autres
objets de première et absolue nécessité. Quand Angelica retrouva enfin le
calme de la chambre des enfants, et tandis que ceux-ci étaient occupés à
dessiner, elle adressa à son oncle un SMS dans lequel elle vantait les
charmes de la région et l’hospitalité de la famille qui l’avait accueillie, en
taisant toutefois les doutes qu’elle avait commencé à ressentir depuis le
déjeuner. Il était inutile d’alerter Jo pour rien. Il devait avoir bien d’autres
soucis avec son travail, il n’avait pas en plus à prendre en charge les états
d’âme de sa nièce.
Comme l’avait annoncé plus tôt le laird, les deux époux quittèrent le
domaine juste après le tea time. Leur magnifique Rolls-Royce Silver Cloud,
de couleur crème, était chargée à bloc de valises et sacs de marque. Après
avoir frotté la chevelure de ses bambins en guise d’adieu, ce qui signifiait
pour lui le comble de la familiarité, Gregory MacGregor mit en marche le
moteur et la voiture s’éloigna sur le chemin dans un feulement de fauve.
Les domestiques ayant déserté les lieux, Angelica se retrouva seule avec les
enfants dans l’immense manoir. Aussitôt les parents partis, elle leur apprit
des comptines, leur proposa des charades, joua un moment avec eux, puis
elle leur fit prendre un bain et les fit dîner. À l’heure du coucher, elle les
entraîna dans leur lit et leur raconta le début de l’histoire de Peter Pan.
Lorsqu’elle jugea qu’il était temps pour eux de s’endormir, elle éteignit les
lumières et referma la porte de leur chambre.
Elle prit alors conscience de la solitude dans laquelle elle se trouvait.
Elle était seule dans une énorme maison, vide de toute présence à part celle
des enfants endormis. Au-dehors, il faisait nuit noire, le ciel était chargé de
sombres nuages qui éclatèrent en une pluie aussi soudaine que brutale,
comme cela arrivait souvent en Écosse. Angelica se dit qu’il faudrait bien
qu’elle s’y fasse. La pluie ne la dérangeait pas, mais elle devait avouer
qu’elle ne contribuait pas à rompre la tristesse du lieu. Elle ressentit alors
un sentiment étrange. Ce n’était pas réellement de la peur mais ça y
ressemblait. La vision d’Elizabeth et Diana s’imposa de nouveau à elle. Elle
ne put s’empêcher d’imaginer leur père entrant à pas de loup dans la
chambre où elles reposaient, comme le faisaient actuellement Mary et
Aleister, pointant son revolver vers elles puis, lentement, actionnant la
gâchette. Elle sursauta. Son téléphone portable vibrait dans sa poche. Un
appel local. Elle décrocha aussitôt, heureuse de cette interruption qui
apportait un peu de vie dans la sombre demeure.
— Comment ça se passe, Angelica ? Je ne te dérange pas ?
— Ah, c’est toi, Jim ? C’est quoi, ce numéro qui s’affiche sur l’écran ?
— Celui du pub. Je n’avais pas de réseau pour t’appeler depuis mon
portable. Il faut faire avec les moyens du bord !
Elle perçut en effet de la musique et des voix derrière lui. Elle se dit
qu’il aurait pu l’appeler de sa chambre. Il y avait bien du réseau dans l’hôtel
puisqu’elle avait joint son oncle la veille. Cela étant, il avait bien le droit
d’aller boire une bière.
— Il y a de l’ambiance ce soir, on dirait…
— Oui, pas mal. Il faut dire qu’il n’y a pas grand-chose d’autre à faire
dans ce bled. Enfin, la bière est bonne, c’est déjà ça.
— Et Tina ? Tu as avancé dans tes manœuvres de séduction ?
Elle l’entendit rire à l’autre bout du fil. Cela lui fit du bien. Elle aurait
aimé être en sa compagnie à cet instant, profiter de l’ambiance chaleureuse
du pub plutôt que de se morfondre dans cette grande demeure silencieuse.
— Toujours aussi rétive, mais ça lui passera. Dis-moi, tu ne voudrais
pas me retrouver ici pour boire un verre ? Tes employeurs peuvent bien te
laisser sortir, quand même… Si tu veux, je passe te chercher au manoir.
— C’est que… Non, c’est impossible. Pas ce soir en tout cas.
— Et pourquoi ça ?
— Les MacGregor sont absents jusqu’à demain et les domestiques sont
tous partis. Je suis toute seule avec les enfants.
La musique au pub était bruyante. Jim criait presque au téléphone pour
se faire comprendre.
— Tu veux dire qu’ils t’ont laissée seule dès le premier soir ? Ils sont
gonflés, dis donc !
Elle ne pouvait lui donner tort. Mais elle n’était pas du genre à débiner
des parents qui lui faisaient suffisamment confiance pour lui confier leurs
propres enfants.
— C’est qu’ils n’étaient pas sortis depuis longtemps, tu comprends…
Margaret est jeune et très jolie, il est normal qu’elle veuille prendre un peu
de bon temps avec Gregory.
— Margaret ? Gregory ? Tu les appelles déjà par leurs prénoms ? Les
choses vont vite avec toi, on dirait.
Elle ne sut s’il s’agissait d’un reproche ou d’un compliment et préféra
se taire. Jim enchaîna aussitôt :
— Bon, puisque tu es seule, c’est moi qui te rejoins pour le boire avec
toi, ce verre.
— Mais… Je ne sais pas si…
— Écoute, tu sembles déjà très intime avec eux. S’ils t’ont laissée seule
alors que tu viens à peine d’arriver, c’est qu’ils ne sont pas du genre méfiant
ou guindé. Ils ne verraient aucun problème à ce qu’un ami vienne te tenir
compagnie, j’en suis sûr. Et si c’est ça qui t’inquiète, tu n’es même pas
obligée de le leur dire.
— Cela m’embête, Jim. Si je les avais prévenus avant, peut-être. Mais
là…
— Bon, ne bouge pas, j’arrive. Laisse la grille ouverte.
Il raccrocha. Angelica voulut le rappeler pour lui demander de
s’abstenir mais, après une seconde d’hésitation, elle reposa le téléphone.
Elle n’avait pas envie de tomber sur Tina. Elle réalisa alors qu’elle n’avait
même pas le numéro de portable personnel de son ami. Ils s’étaient toujours
retrouvés en ville et ne s’étaient jamais téléphonés. Il faudrait qu’elle pense
à le lui demander. Elle n’était finalement pas mécontente qu’il vienne au
manoir. Après tout, Jim avait raison. Elle n’avait pas à se gêner avec les
MacGregor. Quant aux enfants, ils dormaient bien sagement et ne risquaient
rien.
Rassurée, elle alla actionner l’ouverture de la grille de l’entrée
principale.
20

New York, locaux du FBI dans le Queens, 16 heures


Nastia Benchimol s’était murée dans un silence total. Son ami Hector
Bohlwinkel avait fait des pieds et des mains pour tenter de la faire libérer. Il
s’était montré tour à tour flatteur et menaçant, insistant sur ses relations
personnelles avec le Président et la Première Dame. On était dimanche, la
directrice de TradeOption ne serait déférée devant le juge que le lendemain
matin. Elle obtiendrait sans nul doute une libération conditionnelle assortie
d’une caution astronomique que Bohlwinkel paierait rubis sur l’ongle.
Ensuite, il serait beaucoup plus difficile de l’interroger. Sleuth n’avait pas le
choix, il devait jouer contre la montre. Mais il savait d’avance qu’il ne
parviendrait à rien et comptait plutôt sur les résultats des investigations
conduites à Tel-Aviv par le Lahav 433. Mais là encore, il faudrait du temps.
De son côté, Zoharit Chimrit continuait ses interrogatoires. Samuel
Lidenbrock, à qui elle avait promis l’impunité s’il collaborait efficacement,
lui apportait une aide précieuse. Le décryptage des données des ordinateurs
suivait son cours ; il y avait des millions de données à analyser, à vérifier, à
recouper. Ce serait long, très long. L’organisation criminelle qui chapeautait
ces fraudes avait dû trouver des parades. Cette affaire ressemblait à un
gigantesque jeu de Mastermind dans lequel la police avait plusieurs trains
de retard. Sinon plusieurs avions…
Joseph Sleuth se sentait impuissant, pire, inutile. Il détestait ça. Il lui
suffisait d’un fil à tirer pour débrouiller cette pelote emberlificotée, mais il
y avait trop de nœuds à dénouer. Le réseau mis au point par les escrocs était
d’une complexité diabolique. Et il avait une autre préoccupation en tête : sa
nièce. Elle avait vécu un grave traumatisme, et même si elle faisait bonne
figure, elle risquait d’en subir à tout moment le contrecoup. Sleuth avait
l’habitude d’interroger des rescapés d’accidents ou d’attentats, et souvent,
ces derniers ne prenaient conscience de ce à quoi ils avaient été confrontés
que plusieurs jours après les événements, tombant parfois dans des
dépressions sévères. Il existait pour cela des cellules psychologiques, la
plupart des pays disposaient d’ailleurs de ces structures, et sans doute
aurait-il dû insister auprès de la police londonienne afin qu’Angelica
É
bénéficie d’un tel suivi. Mais elle avait filé en Écosse après avoir répondu à
une petite annonce tombée du ciel et avait quitté la capitale anglaise le
lendemain du drame, tout ça sans même connaître ses nouveaux
employeurs ! Elle lui avait bien adressé des messages affirmant que tout
allait bien, mais Joseph demeurait perplexe. Son flair aguerri ne lui avait
jamais fait faux bond, et là, il lui soufflait que quelque chose clochait.
Simplement, il ne parvenait pas à savoir quoi.
L’interrogatoire de Benchimol se poursuivait dans les locaux du FBI en
attendant le passage devant le juge. Sleuth sortit pour griller une Gitane et
en profita pour appeler l’inspecteur Galliani sur son numéro personnel.
— Galliani ? Sleuth à l’appareil.
— Comment avez-vous eu mon numéro privé ?
— Je bosse au FBI, vous avez oublié ?
— Ce serait difficile… Cela dit, je me permets de vous faire remarquer
que nous sommes dimanche, et que…
— Vous avez avancé sur l’affaire Murphy ?
— En quoi ça vous concerne, Sleuth ? Votre nièce est hors de cause, ça
devrait vous suffire, non ?
— Désolé, mais non, cela ne me suffit pas. Toute cette histoire me
paraît louche. Vous confirmez toujours la thèse du suicide du père après
qu’il a tiré sur sa famille ?
Il y eut un silence, suivi d’un profond soupir. L’inspecteur avait dû
comprendre que la meilleure façon de se débarrasser de l’agent du FBI,
c’était de lui livrer les informations en sa possession.
— Écoutez, Sleuth, je veux bien vous répondre mais vous gardez ça
pour vous, O.K. ? Pas de fuites…
— Vous pouvez compter sur moi. Alors ?
— Mon équipe n’a pas chômé. Nous avons épluché les comptes
bancaires du couple. C’est édifiant. D’énormes charges, mais surtout des
dettes astronomiques. En un an, Murphy a contracté des emprunts qu’il a
été incapable de rembourser. Le soir du drame, il a même opéré un transfert
important depuis le compte de sa société. On n’a pas encore retrouvé la
destination des fonds ; ils ont été virés sur un compte anonyme, sans doute
dans un paradis fiscal. Du moins, c’est ce que nous supposons.
Sleuth dressa l’oreille. En tant que spécialiste des fraudes financières
sur Internet et des méthodes de blanchiment d’argent, il savait que ce genre
d’opérations couvrait le plus souvent des trafics plus ou moins louches.
Plutôt plus que moins, en fait.
— Ce qui est sûr, c’est qu’il était ruiné, continua Galliani. Ce qui a
certainement motivé son geste désespéré. Il a dû profiter de l’absence de
votre nièce pour éviter un dommage collatéral. Nous n’en savons pas
davantage pour l’instant. À présent, je dois vous quitter…
— Attendez une seconde. Il y a quelque chose que je ne comprends pas.
Un brave père de famille qui se suicide après avoir éliminé les siens parce
qu’il n’a plus un sou et sombre dans le désespoir, passe encore. Mais
pourquoi avoir procédé à ce virement mystérieux juste avant ? C’était une
somme importante ?
— 100 000 livres.
— Depuis le compte de sa société, m’avez-vous dit, et un vendredi soir.
Dans ce cas, je suppose que ses associés s’en seraient rendu compte dès
lundi matin.
— Sans aucun doute.
— Alors vous allez m’expliquer pourquoi un homme aux abois et
incapable d’honorer ses dettes a pensé à faire un transfert d’argent
visiblement frauduleux juste avant de se donner la mort. Il aurait été plus
logique qu’il profite du week-end pour s’enfuir, non ? S’il possède un
compte secret quelque part, il devait bien avoir des contacts dans un paradis
fiscal. 100 000 livres, ça permet de tenir quelques années. Et puis, ce
compte mystérieux avait déjà dû être approvisionné.
À l’autre bout du fil, l’inspecteur semblait embarrassé.
— Nous travaillons là-dessus. Nous n’écartons aucune piste.
— Je n’en doute pas. À ce propos, je vous rappelle que je fais partie de
la cellule spécialisée dans les fraudes financières. Si vous avez besoin d’un
coup de main… Ces réseaux ont tous des ramifications internationales.
— L’enquête est du ressort de la Police de la City de Londres.
— Je le sais parfaitement, inspecteur. Mais si, comme je le pressens,
vous tombez sur un sac de nœuds, sachez que je reste à votre disposition.
— Je m’en souviendrai. Sinon, comment va votre nièce ?
— Très bien, merci. À un de ces jours, Galliani.
Il raccrocha et jeta son mégot avant de rentrer dans les locaux du
Bureau. Les déboires financiers d’Allan Murphy n’avaient bien entendu
aucun rapport avec Angelica. Sa nièce s’était trouvée là au mauvais
moment, c’est tout. Pourtant, il y avait derrière tout ça quelque chose qui
chiffonnait Sleuth. Galliani n’était pas mûr pour collaborer avec lui mais il
avait les moyens de passer outre. Pas légalement, car il n’était pas
missionné pour cette affaire. Celle-ci était survenue en Grande-Bretagne et
ne mettait pas en péril les intérêts des États-Unis, pour l’instant du moins.
Mais il n’était pas homme à s’arrêter pour si peu et il comptait bien se
renseigner sur ce Murphy et ses étranges trafics financiers.
21

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 22 heures


Le bruit du moteur de l’Aston Martin couvrait celui de la pluie, le
balayage des phares perçait les ténèbres de la nuit. Un coup de tonnerre
retentit au loin. Un orage se préparait. Angelica vérifia que Mary et Aleister
dormaient toujours profondément. Ils avaient l’habitude de ce genre
d’intempéries, fréquentes en Écosse, et ne devaient pas se troubler pour si
peu. Elle referma doucement la porte, franchit le couloir qui conduisait de
l’annexe au corps principal du manoir, puis se dirigea vers l’entrée. Elle
allait ouvrir la porte au moment où Jim actionna le carillon. La pluie avait
redoublé d’intensité et le temps qu’il franchisse les quelques mètres qui
séparaient sa voiture du manoir, il était trempé.
— Entre vite ! Surtout, ne fais pas de bruit. Les enfants dorment.
Il s’ébroua et secoua sa chevelure ruisselante.
— Attention ! Tu mets de l’eau partout ! Enlève ta veste, je vais la
suspendre, elle sèchera plus vite.
— Dis-moi, tu sembles prendre ton métier à cœur ! Je n’ai plus l’âge
d’avoir une nurse, figure-toi !
Il avait sur le visage cette expression ironique qu’il adoptait parfois et
mettait Angelica mal à l’aise. Elle préférait son attitude timide d’amoureux
transi, ou son comportement de parfait gentleman. Il avait tellement de
facettes différentes. Laquelle était la vraie ? Était-il sincère ou jouait-il un
jeu avec elle ? Et si oui, lequel et pourquoi ? Plus elle fréquentait Jim, plus
il devenait énigmatique à ses yeux.
Il ôta sa veste et la posa négligemment sur l’accoudoir d’un fauteuil.
Puis il jeta un regard circulaire dans la vaste pièce et poussa un sifflement
admiratif.
— Eh bien, dis donc, c’est drôlement chic, ici ! Cossu, je dirais. Un peu
vieux jeu au niveau décoration mais ça en jette.
À nouveau ce langage relâché qu’elle détestait. Angelica supposa qu’il
avait dû écluser quelques pintes au pub. Ce n’était pas forcément une bonne
idée de le recevoir ainsi, en pleine nuit et en l’absence de ses patrons. Mais
elle se souvint qu’il ne lui avait pas laissé le choix, il lui avait pratiquement
imposé sa venue alors qu’elle tentait de l’en dissuader. Cela partait
cependant d’une bonne intention. Il ne voulait pas la laisser seule. Elle ne
pouvait pas lui en vouloir de se comporter en ami protecteur. Car il était son
ami, n’est-ce pas ? Son seul ami peut-être. En tout cas son seul soutien en
dehors de son oncle, qui, lui, se trouvait de l’autre côté de l’Atlantique.
— Tu me fais visiter ? demanda-t-il ingénument. Il doit y avoir des tas
de pièces secrètes dans un endroit pareil !
— Tu exagères, Jim. Je ne suis pas chez moi, je te rappelle…
Il tendit les bras en avant, paumes des mains écartées, pour indiquer
qu’il n’insistait pas.
— Bien, bien. Une prochaine fois, peut-être, si le laird et lady
MacGregor m’invitent à prendre le thé… À propos, tu savais qu’ils
descendaient de ce Rob Roy dont le poivrot d’hier soir nous a rebattu les
oreilles ? Enfin, c’est ce que ce vieux m’a dit. Il était encore là ce soir,
comme tu peux t’en douter. Un vrai pilier de pub, doublé d’une pipelette.
Avec un gosier en pente.
— Oui, je suis au courant. Gregory MacGregor m’a détaillé son arbre
généalogique au déjeuner. Il portait même le tartan de son clan !
Jim éclata de rire. Un peu trop fort, estima Angelica. Elle jeta un regard
bref en direction de l’annexe où sommeillaient les enfants. Le tonnerre
retentit à nouveau et la pluie se mit à frapper les fenêtres comme une armée
de soldats armés de hallebardes.
— Quel temps pourri ! maugréa Jim. Il faut vraiment être né ici pour
supporter ce climat. Tu ne crois pas ?
Angelica faillit lui dire que la météo de Londres n’était pas non plus
celle de la Côte d’Azur, mais elle se retint. Jim commença à déambuler dans
le salon avec la même assurance que s’il était un invité permanent du
manoir, puis il se laissa choir dans un canapé Chesterfield, les deux bras
écartés sur le rebord du dossier. Pour un peu, il aurait mis les pieds sur la
table basse qui se trouvait juste devant.
— Et ce verre, tu nous le sers ? J’ai affronté ce temps de cochon pour
venir jusqu’ici, ça mérite bien un petit remontant, non ?
Évidemment. À présent que Jim se trouvait là, Angelica se devait de
bien le recevoir. Elle chercha des yeux le bar, se souvint que Margaret lui
avait indiqué qu’il se trouvait caché à l’intérieur de la mappemonde géante
qui trônait dans un coin du salon. Elle alla l’ouvrir, dévoilant plusieurs
bouteilles de scotch et des verres en cristal. Uniquement des bonnes
marques.
— Il y a du Loch Lomond. Ou du Lagavulin.
— Un excellent whisky de l’île d’Islay. Je prends !
Angelica remplit deux verres en prenant soin de ne pas forcer la dose et
en tendit un à Jim qui le porta à son nez pour le humer.
— Mmmh… Parfaitement tourbé et fumé. J’adore. À ta santé, ma
douce !
« Ma douce. » Il devenait décidément bien familier. Angelica mit cela
sur le compte de l’alcool qu’il avait déjà ingurgité. Il n’allait pas lui sauter
dessus, tout de même. S’il s’avisait de s’y risquer, elle saurait se défendre.
Il but une gorgée et reprit :
— Ils ont de drôles de lois dans ce pays. Par exemple, lorsqu’un passant
ressent un besoin pressant, il peut sonner à la porte de n’importe quelle
maison pour utiliser les toilettes. Les propriétaires sont obligés de le
recevoir. En cas de refus, ils peuvent écoper d’une amende. Incroyable,
non ?
Angelica se demanda si c’était vrai ou s’il s’agissait encore de l’une de
leurs blagues nationales, comme celle de la chasse au haggis sauvage que
lui avait sortie le laird au déjeuner. Inutile de compter sur son ami pour
distinguer le vrai du faux. Peut-être d’ailleurs avait-il imaginé cette histoire
de toutes pièces.
— Tu as toujours l’intention de rester quelques jours ici ? demanda-t-
elle, changeant volontairement de sujet.
Il eut une moue dubitative.
— Je n’ai encore rien décidé. Cela dépendra des occupations que je
pourrai trouver, et aussi de la météo. Je n’ai pas envie de me morfondre
dans ma chambre d’hôtel s’il continue à flotter. Quant au pub, on en a vite
fait le tour.
— Et Tina ?
— Oh, Tina… Une simple serveuse. Elle ne m’intéresse pas. Je te
parlais d’elle pour te faire enrager, c’est tout.
Angelica trempa ses lèvres dans le verre pour se donner une
contenance. C’est vrai que ce whisky était bon. C’était d’ailleurs son
préféré. La chaleur de l’alcool lui redonna un peu de baume au cœur.
— Tu nous ressers, Angelica ? Mon verre est vide et le tien va l’être
bientôt. Il faut dire que tu n’as pas été très généreuse.
Elle avait bu sans s’en apercevoir. Cela lui faisait du bien, pourquoi
s’en priver ? Si les MacGregor n’avaient pas voulu qu’elle se serve sans
leur consentement, ils ne lui auraient pas indiqué l’emplacement du bar.
Elle remplit à nouveau les verres. Jim faisait les frais de la conversation,
elle l’écoutait, le relançait quelquefois tout en sirotant sa boisson. Elle se
sentait beaucoup mieux à présent. Dehors, la pluie tombait à verse et le
tonnerre grondait. Angelica se dit qu’elle devrait sans doute aller voir si
Mary et Aleister n’avaient besoin de rien, mais l’alcool commençait à faire
son effet et elle avait peur de trébucher dans les escaliers.
Soudain, Jim se redressa.
— Je vais être obligé d’appliquer la fameuse loi dont je t’ai parlé tout à
l’heure. Sauf que je ne suis pas un étranger qui sonne à la porte pour te
demander d’utiliser le loo1.
Angelica réprima un fou rire. À force d’ingurgiter de la bière et du
whisky, il n’était pas étonnant que Jim ressente un furieux besoin d’aller
aux toilettes.
Elle lui indiqua le chemin.
— C’est au bout du couloir à droite. Tu retrouveras ton chemin pour
revenir ?
— T’inquiète pas pour moi ! Au pire, j’ai une carte routière dans la
poche !
La jeune fille rejoignit le salon en souriant. Après tout, il était plutôt
drôle, comme garçon. Assez insaisissable, trop familier sans doute, mais
drôle. Elle le trouvait parfois un peu lourd, certes, mais en son for intérieur
elle se dit qu’il lui manquerait lorsqu’il serait reparti. Elle songea une fois
de plus qu’elle devrait monter voir Mary et Aleister, d’autant qu’au-dehors
les éléments se déchaînaient. C’était le moment ou jamais, le temps que Jim
revienne de la salle de bains.
Elle s’apprêtait à quitter le salon quand toutes les lampes s’éteignirent.
Elle se retrouva soudain dans le noir. Sans doute une panne de courant due à
l’orage. Elle attendit quelques secondes en espérant que l’électricité allait
vite se rétablir, en vain. Ce n’était vraiment pas le moment. Heureusement
que Jim se trouvait à côté. Lui saurait quoi faire. Le problème, c’est qu’il ne
revenait pas.
— Jim ?
Pas de réponse. Il devait pourtant être plongé dans l’obscurité, lui aussi.
Peut-être s’était-il senti mal, ou alors il s’était endormi à cause de son
ivresse. Elle devait aller vérifier qu’il n’avait besoin de rien. Mais comment
faire ? Elle n’y voyait pas à un mètre et les lieux ne lui étaient pas encore
familiers. Elle se souvint alors que Margaret lui avait indiqué où se
trouvaient les bougies. À la cuisine, dans l’un des placards. À croire que ce
genre d’incident arrivait souvent. Elle s’y dirigea à tâtons, heurtant au
passage des chaises et des meubles. Elle finit par renverser un vase qui se
brisa en mille morceaux sur le parquet. Le whisky ingurgité ne l’aidait pas à
conserver les idées claires. Et Jim qui ne se manifestait toujours pas !
Elle gagna enfin la cuisine. Posant ses mains sur le mur, elle se laissa
guider jusqu’au placard en question. Fébrilement, elle ouvrit un à un les
tiroirs, jusqu’à sentir sous ses doigts la peau huilée des bougies. Il lui fallait
encore trouver de quoi les allumer. Elle finit par dénicher une grosse boîte
d’allumettes et en craqua une qui s’éteignit presque aussitôt. Elle devait être
humide, ou alors ses gestes n’étaient pas assez assurés. À la troisième
tentative, elle parvint enfin à enflammer la mèche d’une bougie. Elle nota
que ses mains tremblaient. Elle trouva une soucoupe et laissa filtrer au fond
un peu de cire puis ficha la bougie dessus.
— Jim ? Jim ???
Toujours rien. Elle sentit la panique la gagner. Ce n’était pas le moment,
elle devait agir avec raison et lucidité malgré son esprit embrumé par le
Lagavulin qu’elle avait ingurgité. En protégeant la flamme tremblotante
avec la paume de sa main, elle sortit de la cuisine et se dirigea tout droit
vers la salle de bains où elle avait laissé son ami quelques minutes plus tôt.
Combien de temps exactement ? Elle n’en avait aucune idée. Elle avait
totalement perdu la notion du temps et sentait le sang pulser à ses tempes
comme des roulades de tambour affolées.
La porte de la salle de bains était ouverte, laissant entrevoir la baignoire
et le porte-serviettes juste à côté. Mais il n’y avait personne à l’intérieur. Où
Jim avait-il pu aller ? Et pourquoi ne répondait-il pas à ses appels ?
— Jim ? Jim ? répétait-elle, affolée.
Un étau lui serrait le cœur. D’un pas mal assuré mais prenant garde à ne
pas éteindre la bougie, elle se précipita dans l’escalier, puis se rendit dans le
corridor qui conduisait à l’annexe. Elle ouvrit à la volée la porte de la
chambre des enfants, leva bien haut sa bougie. Les petits lits étaient vides…
Mary et Aleister avaient disparu ! Elle entendit alors le bruit du moteur
de l’Aston Martin qui s’éloignait sur le chemin.

1. « Petit coin », en anglais.


Lundi 25 juin
22

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 13 h 30


— Récapitulons, miss Sleuth. Vous êtes arrivée de Londres hier avec un
ami dont vous ne connaissez ni le nom de famille ni l’adresse ni le numéro
de téléphone ni le métier. Vous avez passé la nuit en sa compagnie au Rob
Roy après avoir bu des bières au pub Helen Campbell, puis cet ami est
revenu passer la soirée avec vous alors que le laird et lady MacGregor
étaient absents. Il y a eu une coupure de courant, due selon vous à l’orage,
et le temps que vous trouviez une bougie, il s’était volatilisé avec les deux
enfants dont vous aviez la charge. C’est bien cela ?
Craig MacDuff, l’inspecteur en chef du Police Service of Scotland pour
le secteur de Stirling dont dépendait Aberfoyle, avait une manière bien à lui
de résumer les événements. À l’écouter, la culpabilité des témoins qu’il
interrogeait ne semblait faire aucun doute. Assise en face de lui, Angelica
était effondrée. Dès qu’elle avait réalisé la disparition de Mary et d’Aleister,
elle avait contacté les autorités. Les policiers avaient mis une bonne demi-
heure à venir en raison de la pluie, ou de l’heure tardive, elle ne savait pas
trop. En attendant, elle avait fouillé de fond en comble le manoir, mais les
enfants restaient introuvables. Jim aussi. Et son Aston Martin avait disparu.
Angelica avait répété cette même histoire aux policiers toute la nuit,
encore et encore. À la fois épuisée et terrifiée par ce qui venait de se
produire, elle devait à nouveau dévider son récit devant ce petit homme
ventripotent et à moitié chauve qui l’interrogeait avec la sévérité d’un
procureur. Mais que pouvait-elle ajouter de plus ? Elle le reconnaissait, son
histoire était rocambolesque, pourtant elle était vraie. Mais comment en
convaincre ce policier revêche, boudiné dans son complet étriqué ?
Les MacGregor n’avaient pas pu être prévenus. Nul ne savait où ils se
trouvaient et ils n’avaient laissé aucun numéro de téléphone où les joindre,
ce que, à la réflexion, Angelica trouva très imprudent. Elle en fit part à
l’inspecteur MacDuff qui lui jeta un regard noir, comme si elle avait
prononcé un blasphème. Les MacGregor étaient des notables dont
l’intégrité ne pouvait être mise en cause. Celle de la jeune fille, en
revanche… Une Sassenach que personne ne connaissait et, qui plus est, qui
racontait une histoire invraisemblable. Les premiers policiers arrivés sur
place avaient noté que son haleine empestait l’alcool. Pour eux, il était clair
qu’elle s’était soûlée et avait négligé les petits dont elle avait la
responsabilité. Dans ces conditions, comment prendre au sérieux ses
racontars ? MacDuff n’était pas dupe. Que cette jeune femme ait organisé
l’enlèvement des gamins à l’aide d’un complice était une évidence. Elle
était coupable, un point c’est tout. Il finirait bien par la faire craquer. Ce
serait bien triste pour les MacGregor, des gens unanimement respectés dans
la région, mais au moins la meurtrière serait identifiée et châtiée comme
elle le méritait.
Angelica poussa un soupir et répondit pour la énième fois.
— Je ne comprends rien à ce qui est arrivé. Jim venait pour la première
fois dans cette ville, il n’y connaissait personne et n’avait aucune raison de
s’en prendre aux enfants. Je ne m’explique pas les raisons de son départ
précipité. À moins qu’il ait eu un malaise et soit rentré à l’auberge.
— Personne ne l’a vu au Rob Roy, il est parti après avoir réglé sa note.
— Mais il m’a appelée hier soir depuis le pub, qui est juste à côté de
l’auberge ! Vous pouvez vérifier !
— Et alors ? Qu’est-ce que ça prouve ? Téléphoner n’est pas interdit,
miss Sleuth. En revanche, enlever des enfants, ou pire encore, oui. Soit ce
Jim a kidnappé les gosses avec votre complicité soit vous vous êtes disputée
avec lui et vous vous êtes vengée sur les petits après son départ. Qu’en
avez-vous fait ?
— Mais rien du tout ! Arrêtez de m’accuser sans cesse ! Je m’en veux
suffisamment comme ça…
— Parce que vous éprouvez des remords à présent ? Cela prouve bien
que vous avez quelque chose à vous reprocher. Allez ! Avouez et on vous
laissera tranquille…
— Mais je n’ai rien à avouer ! Mary et Aleister dormaient
tranquillement dans leur chambre lorsque Jim est venu me rendre visite. Il
ne voulait pas me laisser seule.
— C’est vous qui lui avez demandé de venir ?
— Mais non ! Il m’a appelée du pub et m’a prise de court quand il m’a
dit qu’il venait boire un verre au manoir. Moi, je n’étais pas tellement
d’accord, mais je n’ai pas eu le temps de le lui dire, il avait déjà raccroché.
Et comme je ne connaissais pas son numéro de téléphone portable, je n’ai
pas pu le rappeler.
— Vous ne connaissez ni son numéro de portable ni son nom ? C’est
donc à un parfait inconnu que vous avez ouvert la porte ?
— Jim ne m’est pas inconnu. Nous nous sommes rencontrés à Londres
et nous avions l’habitude de nous retrouver le vendredi soir avec trois autres
amis.
— Vous avez leurs noms ? interrogea l’inspecteur en chef en rouvrant
son carnet.
— Patrick, Paul et Philip. Ils se surnommaient entre eux les « 3 P ».
— Les « 3 P » ! Voyez-vous ça ! Et leurs noms de famille ?
— Je ne les connais pas, concéda Angelica en baissant la tête. On se
retrouvait au Queen’s Head, un pub de Piccadilly Circus.
— Décidément, vous fréquentez souvent les pubs, miss Sleuth. Et vous
y faites apparemment de drôles de rencontres. Si la spécialité de votre Jim
semble être les enlèvements d’enfants, quelle est celle de vos « 3 P » ?
Trafic de drogue ? Prostitution ? Cambriolages ?
L’inspecteur MacDuff ébaucha un sourire empreint d’une moquerie
cruelle. Il avait décidé de faire sortir la jeune fille de ses gonds par tous les
moyens.
— Ce sont des garçons sérieux ! Vous n’avez qu’à envoyer quelqu’un
là-bas pour les interroger. Ils doivent bien connaître l’identité de Jim, eux,
ils le voyaient davantage que moi.
Le sourire de l’inspecteur devint carrément goguenard.
— À condition que ces « 3 P », comme vous dites, existent réellement
et ne soient pas des amis imaginaires que vous auriez inventés de toutes
pièces. Vous êtes sûre de ne pas avoir d’antécédents psychiatriques, miss
Sleuth ?
Allons bon. Voilà qu’il cherchait à la faire passer pour folle ! Cela
tournait au cauchemar. C’est alors qu’un policier s’avança et tendit une
dépêche à l’inspecteur principal. Il prit le temps de la lire puis dirigea à
nouveau son regard vers la jeune fille. Il n’avait visiblement plus du tout le
cœur à rire, ni à tourner Angelica en dérision.
— Cela vient tout juste de nous parvenir de la Police de la City de
Londres. Nous avons demandé des renseignements sur vous. Dites-moi,
miss Sleuth, votre chemin semble jalonné de crimes. Les deux enfants dont
vous aviez la garde disparaissent, et j’apprends à l’instant que toute la
famille chez qui vous résidiez à Londres a été assassinée. Vos anciens
employeurs. Drôle de coïncidence, vous ne trouvez pas ? Coïncidence que
vous vous êtes bien gardée de mentionner durant votre interrogatoire…
Angelica sentit une sueur glacée envahir son front.
— Mais… Cela n’a aucun rapport ! Je ne suis pour rien dans la mort
d’Elizabeth et Diana Murphy. J’étais justement au pub avec Jim et les
« 3 P » lorsque leur père…
— Un bien faible alibi ! éructa MacDuff. Vous prétendez avoir été dans
un pub avec des jeunes gens dont vous ne connaissez même pas le nom,
tout comme vous prétendez avoir bu hier soir un verre avec l’un d’eux et
que ce dernier aurait soudain éprouvé l’envie d’emmener des gamins faire
un tour en Aston Martin ! Assez de mensonges, miss Sleuth ! Ça suffit
comme ça ! C’est vous qui avez enlevé Mary et Aleister MacGregor. Et, qui
sait, assassiné les enfants Murphy et leurs parents. Après tout, cette affaire
n’est pas encore résolue. Vous êtes une dangereuse criminelle, miss Sleuth !
Comment ce policier pouvait-il l’accuser de meurtre ? Angelica était
tétanisée de peur. Elle hésitait entre fondre en larmes ou piquer une colère,
ce qui n’aurait certainement pas arrangé ses affaires. Elle était exténuée.
Elle avait passé une nuit blanche, puis MacDuff l’avait interrogée toute la
matinée sans lui laisser un instant de répit. On ne lui avait même pas donné
à manger. Elle était à bout de forces. Si cela continuait, elle allait
effectivement finir par craquer et avouer n’importe quoi. Juste pour avoir la
paix.
Il ne lui restait plus qu’une solution : contacter d’urgence son oncle.
23

New York, cour fédérale du district de New York, 8 heures


Nastia Benchimol commençait tout juste à être auditionnée par le juge
lorsque Joseph Sleuth sentit son Nokia vibrer dans sa poche. Ne pouvant
décemment pas répondre en plein tribunal, d’un geste discret il bascula
l’appareil sur messagerie. Comme il s’y attendait, la femme d’affaires fut
libérée et assignée à résidence, en contrepartie d’une caution vertigineuse
qu’Hector Bohlwinkel régla sans sourciller. L’Israélienne quitta le tribunal
non sans avoir jeté à l’agent spécial du FBI un regard de défi. Il lui répondit
par une expression impassible. Une poker face1 dont il avait le secret. Elle
avait gagné cette manche mais il n’avait pas dit son dernier mot. Il saurait
prendre sa revanche.
Ce n’est qu’en fin de matinée, à la sortie de la cour fédérale du district
de New York, qu’il eut l’occasion d’interroger sa messagerie. Son visage se
contracta aussitôt. Il composa sans tarder le numéro qui s’était affiché. Un
numéro local en Écosse. Une voix d’homme à fort accent lui répondit.
— Agent spécial Joseph Sleuth. Qui êtes-vous ?
— Inspecteur principal MacDuff, Police Service of Scotland de Stirling.
Vous avez donc pris connaissance de mon message au sujet de votre nièce.
Je lui avais donné l’autorisation de prévenir une personne de son choix,
vous, en l’occurrence.
— Pourquoi ne m’a-t-elle pas appelé directement ?
— Son portable a été saisi afin que nous puissions retracer ses appels.
C’est pourquoi je vous ai laissé le numéro du manoir des MacGregor.
— Que lui reproche-t-on exactement ?
L’inspecteur MacDuff émit un petit hoquet offusqué.
— Beaucoup de choses, agent Sleuth. Les deux enfants qui étaient sous
sa garde ont mystérieusement disparu la nuit dernière, après qu’elle a reçu
la visite d’un homme dont elle dit tout ignorer, y compris son nom, alors
qu’ils étaient visiblement très proches. Personnellement, je la soupçonne
fortement d’enlèvement, ou de complicité d’enlèvement.
— C’est absurde.
— C’est pourtant l’explication la plus plausible. Vous n’êtes pas sans
savoir qu’elle est également mêlée à cette dramatique affaire survenue il y a
deux jours à Londres. Mon collègue l’inspecteur Galliani vous en a déjà fait
part, d’après ce que je sais. Une épouvantable affaire à vrai dire, où deux
enfants en bas âge ont été lâchement assassinés.
Joseph jura entre ses dents. Les renseignements circulaient vite, outre-
Atlantique.
— Cela n’a rien à voir. Angelica a d’ailleurs été mise hors de cause.
— Grâce à votre intervention, je sais. Mais avouez qu’au vu de ce qui
vient de se passer ici, on peut légitimement se poser la question du degré de
responsabilité que miss Sleuth peut avoir dans ces deux affaires.
— Pures suppositions de votre part, et qui ne reposent sur aucun
élément de preuve, MacDuff.
Le hoquet fut remplacé par une toux, qui devait représenter chez
l’Écossais un degré plus élevé dans l’indignation.
— Je me passe fort bien de vos remarques, agent Sleuth. Je vous ai
contacté à la demande de votre nièce et parce que vous êtes un membre de
sa famille, certainement pas en votre qualité d’agent du FBI. Cette affaire
ne dépend pas de votre juridiction. Pas plus que les crimes commis à
Londres.
Joseph sentait la moutarde lui monter au nez.
— Passez-moi ma nièce.
— J’ai peur que cela ne soit pas possible, agent Sleuth. Mes collègues
sont en train de l’interroger.
— Mais vous n’avez rien pour l’inculper. Vous n’avez pas le droit de la
retenir contre son gré.
MacDuff toussa à nouveau. Deux fois.
— Nous vous tiendrons au courant des progrès de l’enquête, agent
Sleuth. D’ici là, je vous conseille de…
— Vous n’avez aucun conseil à me donner. J’arrive…
Joseph raccrocha aussi sec. Il avait pris sa décision sans réfléchir. Entre
Nastia Benchimol maintenant en liberté à New York, et Angelica seule en
Écosse et risquant d’être arrêtée à tout moment, il n’avait pas eu la moindre
hésitation.
Il fallait qu’il trouve au plus vite un vol pour Glasgow.

1. Expression neutre utilisée par les joueurs de poker pour ne pas dévoiler à leurs adversaires s’ils ont ou non de
bonnes cartes en main.
24

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 14 h 15


La Rolls-Royce des MacGregor regagna le manoir peu après 2 heures
de l’après-midi. Le couple fut accueilli par les policiers postés à l’intérieur
de la résidence.
— By Jove! Qu’est-ce qui se passe, ici ? s’exclama le laird en sortant de
sa voiture.
— Il est arrivé quelque chose ? s’inquiéta à son tour Margaret. Un
cambriolage ?
Les policiers se contentèrent de les conduire auprès de l’inspecteur
principal MacDuff. À défaut d’avoir pu venir à bout d’Angelica, il
interrogeait le personnel, jardinier, cuisinière et servantes qui avaient pris
leur service comme chaque matin, mais sans grande conviction. Son
opinion était faite, de toute façon, et il n’était pas homme à en changer
facilement.
— Ah ! Laird et lady MacGregor, vous voilà ! lança-t-il tout en
congédiant un domestique qui, bien entendu, n’avait rien vu ni rien entendu,
ne savait rien, et était d’autant moins concerné par cette triste histoire qu’il
était absent au moment des faits, tout comme les autres employés d’ailleurs.
— Inspecteur, allez-vous nous dire enfin ce que tout cela signifie ?
rétorqua le laird MacGregor.
Le policier hoqueta, toussa, se moucha, puis se décida enfin à parler :
— Il est arrivé quelque chose de grave. Je suis navré d’avoir à vous
l’annoncer de cette façon, mais…
— Quoi donc ? s’énerva le laird. Allez-vous vous expliquer, à la fin ?
— Ce sont vos enfants, répondit MacDuff.
Penaud, l’inspecteur semblait avoir moins d’assurance avec les proches
des victimes qu’avec les suspects.
— Ils ont eu un accident ? s’affola Margaret.
— Nous n’en savons rien.
— Comment ça, vous n’en savez rien ? s’insurgea MacGregor. Que leur
est-il arrivé ? Et où sont-ils, d’abord ?
— Nous l’ignorons.
— Inspecteur, si vous cherchez à faire de l’esprit le moment n’est guère
choisi ! Exprimez-vous clairement, je vous prie !
— Eh bien… à vrai dire… vos enfants… ont disparu.
— Disparu ? Mais où ça ? demanda Margaret sans se rendre compte de
l’incohérence de sa question.
— C’est bien le problème. Nous ne savons pas où ils se trouvent.
— Vous les avez cherchés, au moins ? Ils ne peuvent pas être bien loin.
Dans les bois, sans doute, reprit le laird d’un ton qui se voulait rassurant,
non pour le policier mais pour lui-même et sa femme.
— Nous avons organisé une battue, en vain.
— Depuis quand ont-ils disparu ? Et qui vous a prévenu ? reprit lady
MacGregor.
— C’est arrivé hier en fin de soirée. C’est votre nouvelle nurse qui a
prévenu la police.
— Angelica ? reprit le laird. La pauvre fille… Et nous qui n’étions pas
là pour une fois… Où est-elle, d’ailleurs ?
— Sous bonne garde, ne vous inquiétez pas. Nous l’avons interrogée
toute la nuit et une bonne partie de la matinée. Elle reste pour l’instant la
principale suspecte.
— Suspecte, Angelica ? se révolta Margaret. Et pour quelle raison ?
— Elle était seule avec les enfants hier soir. Enfin… En réalité, elle a
reçu la visite d’un homme qu’elle prétend connaître mais dont elle ne sait
même pas son nom. Or ce dernier a disparu en même temps que les enfants.
Miss Sleuth prétend qu’il aurait mis à profit une panne de courant pour
accomplir son forfait. Une théorie élaborée pour rejeter sa propre
responsabilité, évidemment. Tous les soupçons se portent sur elle et je suis
bien décidé à…
— Attendez une minute, l’interrompit le laird. Vous osez porter une
accusation aussi grave contre la nurse que nous avons engagée ?
— Heu… Oui, effectivement. Tout laisse à penser qu’elle n’est pas
étrangère à cet enlèvement. Elle vient tout juste d’arriver, elle n’est pas
citoyenne britannique, et le soir même…
— Ainsi, vous mettez en doute mes méthodes de recrutement,
inspecteur ? Vous pensez que j’aurais laissé nos enfants à la garde d’une
personne qui n’aurait pas été digne de confiance ?
— C’est-à-dire que… En si peu de temps.
— Ce n’est pas une question de temps, inspecteur MacDuff, mais de
ressenti et d’intuition. Enfin, j’imagine que ces notions vous dépassent !
Sachez qu’Angelica nous a fait une excellente impression.
— Elle entretenait d’excellentes relations avec Mary et Aleister qui
l’ont tout de suite adoptée, ajouta Margaret.
— On ne peut pas en dire autant des précédentes nurses que nous
avions embauchées à Aberfoyle ! insista le laird. Aussi je vous conseille de
faire votre métier. Plutôt que de vous acharner sur une jeune fille sans
défense, qui plus est parfaitement éduquée, vous feriez mieux de déployer
tous les moyens dont vous disposez pour retrouver nos enfants.
— Elle avait bu, elle était presque ivre lorsque l’équipe de police est
venue sur les lieux, insista MacDuff.
— Nous lui avions donné l’autorisation de se servir ! s’emporta
Margaret. Vous ne buvez donc jamais, inspecteur ? Vous semblez oublier
que nous sommes en Écosse. Le pays du whisky, tout de même !
L’inspecteur MacDuff ne savait plus où se mettre. À ses yeux, Angelica
Sleuth ne pouvait être que coupable. Alors pourquoi les parents des deux
gosses prenaient-ils sa défense ? Et pourquoi un tel zèle ? Ils paraissaient
très attachés à cette jeune fille alors qu’ils la connaissaient à peine. Leur
attitude était surprenante.
— Conduisez-nous auprès d’Angelica, trancha le laird. Elle nous
expliquera certainement mieux que vous les circonstances de la disparition
de nos enfants. J’espère que vous n’allez retenir aucune charge contre elle.
Inspecteur ?
— Nous n’avons en effet aucun élément de preuve, et…
— En ce cas, elle est libre. Où est-elle ?
— Dans un salon à l’étage, sous la garde d’un policier.
— Vous feriez mieux de gérer plus efficacement vos troupes, inspecteur.
Un policier pour surveiller Angelica alors que nos enfants sont dans la
nature ! Je me plaindrai auprès de vos supérieurs. En attendant, nous vous
laissons à votre enquête. Vous avez perdu assez de temps, il me semble.
Le laird et lady MacGregor s’élancèrent aussitôt dans l’escalier, laissant
derrière eux un inspecteur MacDuff profondément dépité.
25

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 14 h 30


— Angelica ! Quel drame affreux ! s’écria Margaret en s’élançant vers
la jeune fille. Rassurez-vous, nous n’avez rien à vous reprocher. Nous
n’aurions pas dû vous laisser seule…
— Veuillez nous laisser et quitter cette pièce ! lança le laird au policier
présent. Allez donc rejoindre vos collègues et occupez-vous plutôt de
chercher nos enfants au lieu de vous acharner sur une innocente !
Le policier sortit sans insister, visiblement soulagé. Dès qu’il eût
disparu, lady MacGregor vint s’asseoir aux côtés de la jeune fille et la prit
dans ses bras dans un geste très tendre, tandis que son époux faisait de
longues enjambées d’un bout du salon à l’autre, si bien qu’il ne cessait de
rencontrer un mur sur sa route et devait aussitôt rebrousser chemin. Les
pièces étaient toujours trop petites pour lui.
— Je suis tellement désolée…, gémit Angelica.
— Vous n’y êtes pour rien, la rassura Margaret. Mais… vous
frissonnez. Je vais vous faire préparer un thé bien chaud, ça vous remettra.
Ne bougez pas d’ici, je reviens.
Margaret se rua hors du salon comme si elle avait entendu retentir une
alerte d’incendie. Le thé lui semblait être la panacée qui guérirait la jeune
nurse du choc qu’elle avait subi. Gregory continua à arpenter un moment la
pièce d’un air soucieux, puis il se planta devant Angelica.
— Racontez-moi tout. Cet inspecteur vous a déjà interrogée, je le sais,
mais je fais davantage confiance à votre version qu’à la sienne… Il s’est
montré d’une telle maladresse !
— Mon Dieu, si j’avais pu prévoir…
— Mais comment prévoir une chose pareille ? la rassura MacGregor en
écartant les bras dans un geste d’impuissance qui faillit mettre en péril les
vases et les lampes disposés sur des guéridons semés autour de lui comme
autant d’embûches. Il s’agit d’un concours de circonstances désastreux. Ou
alors d’une infâme machination dont vous avez été l’instrument. Cet
homme venu hier soir…
— Jim ? Comme je regrette de l’avoir laissé pénétrer ici. Rien ne serait
arrivé, si… Il s’était si bien comporté avec moi.
Elle narra à nouveau les circonstances dans lesquelles elle avait fait sa
connaissance à Londres, son soutien après le drame abominable survenu
chez ses anciens employeurs et sa proposition de l’accompagner en voiture
jusqu’à Aberfoyle. Margaret était revenue avec un plateau sur lequel étaient
disposées une théière et une tasse en porcelaine. Elle le posa sur un
guéridon.
— J’ai préféré le préparer moi-même et vous l’apporter, se justifia-t-
elle. Vous avez déjà eu affaire à la police, inutile de vous ennuyer avec les
domestiques.
— Assieds-toi à côté d’elle, Margaret, je sers le thé. Et vous, Angelica,
continuez votre récit. Donc, ce « Jim », s’il se prénomme bien ainsi, s’est
comporté avec vous en ami…
— Oui ! C’est d’ailleurs lui qui m’a signalé votre annonce et m’a
encouragée à y répondre.
Gregory MacGregor versa le thé dans la tasse, y ajouta du sucre, touilla
longuement puis l’apporta à la jeune fille. Il semblait soucieux, tout à coup.
— Que venez-vous de dire, Angelica ? Ce n’est donc pas vous qui avez
trouvé l’annonce ?
— Non, c’est Jim. Il l’avait dénichée dans un journal et il me l’a
montrée un soir où on s’était retrouvés au pub.
— Et c’est ce Jim qui a insisté pour que vous y répondiez, c’est bien
ça ?
— Oui. Il m’en a reparlé après mon interrogatoire au commissariat le
lendemain du drame. Avec ce qui venait de se passer, je n’y pensais plus.
C’est à ce moment-là qu’il m’a incitée à vous téléphoner. Comme je me
retrouvais sans travail, je l’ai fait aussitôt !
Le laird éleva cette fois-ci ses longs bras vers le plafond, faisant valser
au passage le lustre en cristal.
— À présent, tout s’explique ! Cet inspecteur MacDuff est un âne de ne
pas y avoir pensé.
— Que veux-tu dire, mon chéri ? s’étonna son épouse.
— Je ne suis pas policier mais j’ai un certain flair pour sentir les choses.
Sans être Sherlock Holmes, je devine l’identité des criminels avant la fin
des romans policiers que je lis pour me divertir. Ainsi, dans Le Crime de
l’Orient-Express d’Agatha Christie, ce brave Hercule Poirot…
— Viens-en au fait, mon chéri ! s’agaça Margaret.
— Oui, oui… Mais, vois-tu, j’élabore au fur et à mesure que je l’énonce
le scénario le plus probable. Le plus logique, le seul crédible, à vrai dire,
le…
— Tu nous mets sur des charbons ardents !
— J’y viens, Margaret, j’y viens… L’annonce que nous avons fait
paraître était assortie d’une proposition de salaire alléchante. 50 000 livres
par an pour garder des enfants, c’est plutôt rare. Vous en conviendrez, n’est-
ce pas ma chère Angelica ?
La jeune fille opina du chef, un peu honteuse. Quand bien même elle
adorait les enfants, il est vrai que la rémunération avait pesé dans sa
décision.
— C’était en effet très généreux de votre part. Cependant, je ne
voudrais pas que vous pensiez que…
Il l’interrompit d’un geste.
— Laissons cela, chère amie. J’ai tout de suite été convaincu de votre
honnêteté. En revanche, ce fameux Jim, dont vous connaissez en réalité peu
de chose, a dû flairer le bon filon. Une famille prête à verser une telle
somme à une nurse ne peut qu’être très fortunée. Il a sans doute vu là
l’occasion de s’enrichir à bon compte.
— Mais… il travaille dans la finance et gagne bien sa vie. La preuve, il
possède une Aston Martin.
— On ne prête qu’aux riches, ma chère ! Et ce sont bien souvent les
derniers qui sont suspectés dans une enquête. Moi, je vous parie qu’en
réalité, votre Jim, sous ses airs de m’as-tu-vu, est un crève-la-dalle, si vous
me permettez ce langage un peu vert.
— Et donc, selon toi, mon chéri… ? le relança Margaret.
— Lorsqu’il a lu l’annonce, il s’est empressé de la montrer à Angelica
et de la pousser à postuler. Puis il l’a conduite jusqu’ici et a attendu
l’occasion de passer à l’acte. Il savait que les domestiques ne restaient pas
la nuit au manoir, c’est sûr. N’oublie pas qu’il a passé du temps au pub où
les discussions vont bon train. Quand il a su que nous étions absents, il s’est
précipité ici avec l’intention évidente d’enlever nos enfants.
— Mais pour quelle raison ? s’alarma encore son épouse.
— Pour demander une rançon, pardi ! Tu vas voir que nous n’allons pas
tarder à avoir de ses nouvelles. Pour moi, les choses sont claires comme de
l’eau de roche.
Le laird semblait en effet tellement satisfait de la pertinence de ses
déductions qu’il glissa ses deux pouces dans les poches de son gilet tout en
se redressant de toute sa taille.
— Mon Dieu, j’espère qu’il ne va pas faire de mal à Mary et Aleister,
gémit Margaret.
MacGregor poussa un petit ricanement qui parut à Angelica assez
déplacé au vu des circonstances.
— Tu n’as pas à t’inquiéter pour ça, ma chérie ! Il en prendra grand
soin, au contraire ! Tout ce qui l’intéresse, c’est l’argent. Il ne nous reste
plus qu’à attendre sa proposition.
Angelica trouvait que le laird envisageait les choses avec une singulière
désinvolture. Cela devait correspondre aux caractéristiques pour le moins
excentriques du personnage. Il avait du self-control, voilà tout. On ne
pouvait lui en faire le reproche. Pour autant, il lui semblait que la théorie de
son patron comportait quelques lacunes. Elle but encore quelques gorgées
de thé – qui lui faisait effectivement grand bien – et prit la parole.
— Pardonnez-moi, mais comment Jim pouvait-il savoir que vous seriez
absents justement hier soir ?
— En nous espionnant, bien sûr ! triompha le laird. Il a dû se poster
toute la journée aux abords de la résidence, observer les domestiques
charger de valises le coffre de la Rolls, puis attendre que nous quittions les
lieux. Une fois tous les employés partis, vous sachant seule avec les enfants
il était pratiquement sûr de réussir son coup ! On peut dire qu’il a eu de la
chance puisque l’occasion s’est présentée dès le premier soir.
Le raisonnement du laird avait toutes les apparences de la logique,
pourtant, Angelica ne parvenait pas à être entièrement convaincue.
— Mais, la panne de courant… Il ne pouvait pas la prévoir, tout de
même.
— Un coup de chance, là encore ! exulta le laird. Cela dit, vous ne
tarderez pas à vous apercevoir que les orages sont fréquents dans la région,
même en été. Les coupures d’électricité ne sont pas rares. De toute manière,
votre Jim machin-chose aurait trouvé un autre moyen de parvenir à ses fins.
Soyez-en sûre…
— Et comment a-t-il pu découvrir aussi rapidement l’emplacement de
la chambre des enfants ? insista Angelica. C’est la première fois qu’il venait
ici…
Le laird se gratta le front, perplexe. En effet, il n’avait pas pensé à cela.
Le manoir était vaste et le kidnappeur n’avait pas eu le temps d’explorer
toutes les pièces, surtout dans le noir. Une lueur traversa le regard du laird.
Il se retourna vers Angelica, sourire aux lèvres.
— Jeune fille, faites un effort pour vous rappeler très exactement la
façon dont ce Jim s’est comporté lorsqu’il est entré ici. Quelles sont les
premières choses qu’il a dites, ou faites ?
La jeune fille prit le temps de réfléchir tout en finissant sa tasse de thé.
Convaincu dès le départ de sa culpabilité, l’inspecteur MacDuff ne lui avait
pas posé de questions aussi précises.
— Il pleuvait beaucoup, il était trempé. Je lui ai proposé de suspendre
sa veste pour qu’elle sèche. Il l’a enlevée et l’a posée sur un siège dans
l’entrée. Il a regardé autour de lui, impressionné par les dimensions de la
grande salle du bas. Puis il m’a demandé presque aussitôt de lui faire visiter
le manoir. J’ai refusé, bien entendu…
— Vous voyez bien ! exulta le laird. Il voulait repérer les lieux pour
mieux réussir son forfait. Et ensuite ? N’y a-t-il pas un détail qui vous
revient en mémoire ? Vous lui avez peut-être parlé des enfants, ou alors
indiqué sans penser à mal où se trouvait leur chambre…
— Non… Je me souviens en revanche qu’il s’est mis à rire très fort. Je
ne sais plus à quel propos. Une bêtise, sûrement. J’ai pensé sur le coup qu’il
avait un peu trop bu au pub. J’ai eu peur qu’il réveille les enfants et je lui ai
demandé de baisser d’un ton. À ce moment-là, je me rappelle parfaitement
avoir porté mon regard en direction de leur chambre. De là à ce qu’il fasse
le rapprochement…
— Bien sûr ! s’écria MacGregor, applaudissant comme s’il assistait à
une représentation théâtrale à la mise en scène parfaite. Malgré vous, vous
lui avez indiqué le chemin. Avec l’orage, il avait sûrement pris la précaution
d’emporter avec lui une lampe de poche. Le tour était joué. C’est aussi
simple que cela !
— Mais Mary et Aleister ne se seraient pas laissé enlever sans se
défendre. Ils auraient crié, objecta Margaret.
Le laird écarta cet argument d’un revers de main.
— Il a très bien pu les endormir avec du chloroforme. Dans un des
romans d’Agatha Christie, justement…
— C’est affreux, ce que tu dis ! Il aurait drogué nos pauvres petits ? Cet
homme est un monstre !
— Assurément, Margaret. Mais à présent que nous avons… Enfin, que
j’ai identifié le coupable et son « mode opératoire », comme on dit dans les
séries télévisées américaines, nous n’avons plus qu’à attendre pour
connaître ses motivations. Une chose est sûre, il ne faudra pas compter sur
ces incapables de la police pour mettre la main sur cet aigrefin.
— En attendant, je me demande où sont Mary et Aleister, s’inquiéta
Margaret.
— Ils ne sont pas bien loin, tu peux me croire. Je suis certain que nous
aurons de leurs nouvelles d’ici très peu de temps. Tu verras ! Quant à vous,
Angelica, allez donc vous reposer dans votre chambre, vous devez être
épuisée.
— C’est que… J’aimerais tant me rendre utile.
— Vous ne pouvez rien faire de plus pour l’instant. Allez dormir. Nous
vous préviendrons si nous avons du nouveau. Quant aux policiers, ils vous
laisseront tranquille désormais, ça, je peux vous l’assurer !
Angelica quitta le couple et partit se réfugier dans sa chambre. Elle
tombait littéralement de fatigue. Elle pensait que le thé l’aurait un peu
réveillée, mais ce n’était pas le cas. Au moins, elle se sentait plus calme et
voyait les choses avec plus de sérénité. Elle espérait sincèrement que tout se
finirait pour le mieux. Mary et Aleister allaient très vite rentrer chez eux…
Elle éprouvait aussi de la gratitude pour Gregory et Margaret MacGregor,
qui avaient pris aussitôt sa défense face aux policiers. Après tout, ils ne se
connaissaient que depuis quelques heures. Elle n’aurait jamais pensé qu’en
Écosse les gens accordaient aussi rapidement leur confiance à des étrangers.
Ce n’était pas l’impression qu’elle avait ressentie au pub, il y a deux jours.
Le laird et lady MacGregor faisaient sans doute exception à la règle. À
moins que quelque chose lui ait échappé. Mais quoi ?
Elle n’était plus en état de réfléchir. Il fallait d’urgence qu’elle se
repose, ses paupières se fermaient toutes seules. Elle repenserait à tout cela
à tête reposée. Et bientôt, elle ne serait plus seule. Son oncle allait arriver
d’un moment à l’autre. Elle lui faisait confiance pour débrouiller toute cette
affaire. Rassérénée, elle s’allongea sur son lit et s’endormit aussitôt. Elle
demeura plongée dans un sommeil profond le restant de la journée et reprit
vaguement conscience alors que le soleil s’était couché. La chambre était
plongée dans la pénombre. Combien de temps s’était-elle assoupie ? Il lui
fallait se secouer un peu, se lever, retrouver les époux MacGregor, leur
demander s’ils avaient des nouvelles. Mais elle se sentait incapable de faire
le moindre geste et elle retomba aussitôt dans sa prostration. Lorsqu’elle
ouvrit à nouveau les yeux il faisait noir. Elle n’eut pas la force d’allumer la
lampe située près de son lit. Elle perçut comme un frôlement. Il lui sembla
sentir une présence. Mais qui ? C’était absurde. Elle n’avait pas les idées en
place. Et elle était encore si faible…
Soudain, elle sentit comme un souffle près de son visage, puis une sorte
d’étoffe qui empestait l’éther et que l’on plaquait contre son nez. Elle
n’essaya même pas de se débattre et sombra aussitôt dans le néant.
Mardi 26 juin
26

Aéroport de Glasgow-Prestwick, 7 h 30
Joseph Sleuth avait trouvé un vol direct pour Glasgow avec un
décollage à 19 h 40 de l’aéroport de Newark. Il avait aussitôt réservé une
place puis passé sa journée à organiser le protocole de surveillance de
Nastia Benchimol. Il avait également appelé Zoharit Chimrit pour lui
expliquer la situation. Il n’abandonnait pas l’affaire mais la mettait de côté
le temps de porter secours à sa nièce. Enfin, il avait joint son épouse à
Madison. Cette fois, il n’était pas tombé sur sa messagerie et ils avaient pu
se parler. Il lui avait annoncé qu’il partait le soir même pour l’Écosse et
qu’il n’aurait pas le temps de repasser dans le Wisconsin. Contre toute
attente, Janine prit très bien la nouvelle, ce qui, paradoxalement, inquiéta
Joseph. Elle n’avait pas pour habitude de lui faire des reproches, cependant
elle exprimait toujours son regret de ne pas le voir plus souvent à la maison.
Il se demanda si sa femme faisait un effort pour paraître conciliante ou si
elle commençait à devenir indifférente. Mais ce n’était pas le moment de se
poser des problèmes existentiels. Angelica avait besoin de lui, la famille
passait en premier. Il réalisa alors que sa famille, c’était avant tout Janine et
Jane, Angelica n’étant que la fille de son frère. Mais elle portait le même
nom que lui. C’était une Sleuth. Et quel que soit l’ordre de priorité qu’il
établissait entre ses proches – ce qui, à la réflexion, lui parut absurde –, il
devait sortir sa nièce du guêpier dans lequel elle s’était fourrée.
Le vol de nuit de la Lufthansa durait six heures cinquante, ce qui,
combiné au décalage horaire, le fit atterrir à Glasgow à 7 h 30 le lendemain
matin. Sleuth avait à peine fermé l’œil – il détestait l’avion – et passé le
plus clair de son temps à regarder des films sur l’écran miniature encastré
dans le dossier du siège devant lui. Il avait enchaîné les collations que les
hôtesses servaient à tout bout de champ, réveillant même les passagers qui
étaient parvenus malgré tout à trouver le sommeil.
Dès son arrivée sur le sol écossais, Sleuth loua une voiture et fila
directement à Aberfoyle. Il fit le trajet en fumant plusieurs cigarettes
d’affilée pour conjurer sa frustration de n’avoir pu en griller une durant le
vol. Il n’avait pas eu le temps de rappeler le manoir la veille au soir mais
avait pris soin d’en noter scrupuleusement l’adresse. Il arriverait tôt, ce qui
lui permettrait de s’immiscer sans plus attendre dans l’enquête, comme il
avait coutume de le faire, surtout lorsqu’il n’y était pas invité. Et ce n’est
pas ce MacDuff, qui s’était montré si désagréable avec lui au téléphone, qui
l’en empêcherait.
Les grilles du domaine étaient ouvertes mais le cordon de policiers était
toujours en place. Il se présenta et demanda à voir au plus vite l’inspecteur
principal. Ce dernier l’accueillit sur le seuil du manoir avec l’amabilité d’un
gardien de prison.
— Content de vous voir, Sleuth, mentit-il. Votre nièce a continué à faire
des siennes.
— Que voulez-vous dire ?
— Elle a disparu la nuit dernière. Pfuit ! Envolée ! Évaporée ! Partie
sans laisser d’adresse ni le moindre mot ! Qu’est-ce que vous dites de ça,
agent Sleuth ?
Joseph s’abstint de tout commentaire. Tout ce qui était arrivé à
Angelica, et en si peu de jours, était tout bonnement invraisemblable. Le
suicide de son employeur londonien qui avait tué les siens avant de se
donner la mort, cette annonce miraculeuse pour un poste de nurse en Écosse
payé une fortune, les enfants du couple enlevés le soir même de son arrivée,
et à présent sa disparition ! S’il avait lu ça dans un roman à suspense, il
aurait pensé que l’auteur en faisait un peu trop. Or là, il ne s’agissait pas
d’un roman mais de la réalité.
— Comment êtes-vous sûr qu’elle a disparu ? insista-t-il. Il est à peine
8 h 30 du matin. Elle a très bien pu sortir se promener, faire une course, ou
je ne sais quoi d’autre…
— Avec sa valise ? s’emporta le policier. Drôle de façon de partir en
balade ! Cela ressemble plutôt à une fuite. En agissant ainsi, elle a signé son
forfait ! Si au moins je l’avais arrêtée hier comme j’en avais eu
l’intention…
Joseph avait l’habitude des enquêtes complexes et incompréhensibles,
mais il devait avouer que dans cette affaire improbable, il était
complètement perdu. Il ne croyait pas une seule seconde que sa nièce était
coupable. Elle n’était coupable de rien du tout. S’enfuir en pleine nuit sans
prévenir personne n’avait aucun sens. À moins qu’elle ait pris peur, ou
qu’elle se soit sentie en danger et ait quitté les lieux précipitamment. Dans
ce cas, elle n’aurait pas perdu du temps à rassembler ses affaires. Toute
cette histoire n’avait ni queue ni tête.
— Puis-je m’entretenir avec les propriétaires du manoir ? demanda-t-il.
— Le laird et lady MacGregor ? Mais je vous en prie, faites, faites !
C’est en grande partie à cause d’eux si j’ai laissé miss Sleuth en liberté. Ils
À
m’accusaient de la suspecter à tort ! À présent, ils voient le résultat et
doivent s’en mordre les doigts. S’ils m’avaient écouté, votre nièce aurait
fini par nous dire où se trouvaient les gosses et elle nous aurait communiqué
l’identité de son complice. Tandis que maintenant… Enfin, on a diffusé son
signalement, elle finira bien par se faire pincer. En attendant…
— Introduisez-moi, voulez-vous ? demanda Sleuth qui commençait à
bouillir d’impatience.
— Vous vous débrouillerez très bien tout seul, mon vieux ! ironisa
l’Écossais en se grattant la joue. Moi, j’ai des choses plus urgentes à gérer,
si vous voyez ce que je veux dire ! Vous trouverez sans doute le laird dans
sa bibliothèque, plongé dans ses bouquins…
L’inspecteur tourna le dos à Sleuth et s’en fut de ce pas « gérer ses
urgences », au premier rang desquelles devait figurer la capture d’Angelica.
Joseph pénétra dans le manoir et se fit conduire auprès du laird par un
domestique qui, après avoir frappé à la porte et annoncé le visiteur,
s’éclipsa comme s’il n’avait jamais été là. Le laird MacGregor était en effet
plongé dans la lecture d’un livre, confortablement installé dans un fauteuil
Chesterfield.
— Je le savais ! s’exclama-t-il en frappant du plat de la main le volume
ouvert sur ses genoux. Tout est écrit là, noir sur blanc !
Surpris par l’accueil de son hôte, Joseph s’approcha et se présenta.
— Oui, je sais qui vous êtes. Vous êtes l’oncle de cette chère Angelica.
Agent spécial au FBI… Vous avez fait un long voyage pour venir nous
trouver, ou plus exactement pour porter secours à votre nièce injustement
accusée par cet incompétent de MacDuff. Mais vous verrez que moi, laird
Gregory MacGregor, je vais démêler toute cette histoire en un claquement
de doigts. Grâce à ce bouquin !
Il souligna ses paroles en claquant effectivement des doigts puis exhiba
le roman policier dans lequel il venait de puiser des révélations aussi
probantes que celles qu’un croyant aurait découvertes dans les prophéties
de la Bible. Il se leva de son fauteuil, dépassant d’une bonne tête Joseph qui
était pourtant d’une taille au-dessus de la moyenne.
— À quel livre faites-vous allusion ? demanda poliment l’agent spécial.
— Mais au Crime de l’Orient-Express d’Agatha Christie, bien sûr !
L’auteure s’est inspirée de l’affaire Lindbergh. Vous vous en souvenez, je
présume. Elle a défrayé la chronique dans les années 1930.
Joseph faillit rétorquer que, n’étant pas né à l’époque, il pouvait
difficilement s’en souvenir. En revanche, comme tous les Américains, il
avait entendu parler de cette histoire. Le fils de l’aviateur Charles
Lindbergh, âgé de 20 mois, avait été enlevé dans la maison de ses parents le
soir du 1er mars 1932, puis retrouvé deux mois plus tard près de leur
domicile, le crâne fracassé. Après deux ans d’enquête, le criminel, un
certain Bruno Hauptmann, avait été reconnu coupable et condamné à mort
le 3 avril 1936, bien qu’il eût clamé son innocence jusqu’à la fin. Ce crime,
largement médiatisé, avait donné lieu à un Federal Kidnapping Act voté par
le Congrès, plus communément appelé « loi Lindbergh », qui instituait le
kidnapping comme crime fédéral. Depuis cette affaire, les enlèvements
d’enfant relevaient désormais du FBI. Les agents pouvaient enquêter sur
l’ensemble du territoire américain, même si le ravisseur n’avait pas franchi
la limite de l’État où avait eu lieu le crime.
— Oui, je connais l’affaire Lindbergh, confirma Sleuth. C’est un grand
classique au FBI. Mais il n’y a pour l’instant aucune raison que vos enfants
subissent le même sort que le pauvre fils Lindbergh…
— Je ne parlais pas de ça mais de la demande de rançon ! La lettre
laissée sur le rebord de la fenêtre de la chambre du bébé Lindbergh, dans
laquelle le voleur d’enfants réclamait 50 000 dollars ! Eh bien, je suis
certain que nous allons recevoir une lettre du même genre. Les criminels
manquent souvent d’imagination, vous savez. Ils piquent leurs idées dans
les livres sans se douter que certains enquêteurs suffisamment cultivés
découvriront leurs stratagèmes ! Vous verrez, vous verrez !
Le laird MacGregor semblait exulter de bonheur alors même que la vie
de ses propres enfants était en danger. Joseph se dit que ce type était soit
fou à lier, soit doté d’un égocentrisme forcené, soit doué de la faculté de
compenser sa légitime inquiétude par une sorte de jeu de devinettes
intellectuelles comme on en trouve dans les romans policiers ou les jeux de
société, tels que le Cluedo. Peut-être les trois à la fois.
— Mais quel rapport avec Agatha Christie et l’Orient-Express ?
questionna Joseph, qui avait du mal à suivre le raisonnement du laird.
— Elle s’est inspirée de l’affaire Lindbergh pour écrire son roman paru
en 1934. Ainsi, le bébé Lindbergh est devenu la petite Daisy Armstrong
enlevée à ses parents contre une rançon de 200 000 dollars. Quatre fois plus
que la somme exigée par Bruno Hauptmann, si tant est qu’il ait été le
véritable coupable.
Si on le lui avait proposé, Gregory MacGregor aurait certainement
accepté avec empressement de résoudre cette ténébreuse histoire. Et il se
faisait fort de coiffer au poteau la police et le FBI réunis en découvrant lui-
même les auteurs du kidnapping de ses propres enfants. Joseph jugea plus
prudent de feindre d’entrer dans le jeu de ce laird fantasque.
— Je suppose que vous avez déjà des indices, avança-t-il. Vous ne
pensez tout de même pas que ma nièce…
— Oh ! La pauvre enfant ! Bien sûr que non ! Il n’y a que ce pitre
grotesque de MacDuff pour oser supposer qu’elle ait quoi que ce soit à voir
avec tout cela… C’est une victime, elle aussi, certainement pas une
criminelle !
— Pourquoi a-t-elle disparu, selon vous ? Pour exiger une rançon,
comme vous supposez que les ravisseurs vont le faire pour vos enfants ?
— Je constate que vous prenez goût aux spéculations intellectuelles,
mon cher Sleuth ! s’exclama joyeusement le laird en lui donnant une tape
amicale dans le dos. Mais j’ai encore un train d’avance sur vous. Pas
l’Orient-Express, mais presque !
Le laird partit alors d’un rire démesuré, comme si tout cela n’était après
tout qu’une bonne blague. On avait dit à Sleuth que les Écossais étaient
farceurs, surtout avec les étrangers et en particulier avec les Américains,
mais à ce point-là…
— S’ils nous demandent une rançon pour nous rendre nos enfants, c’est
que les ravisseurs pensent que nous sommes riches. Je dis bien pensent… À
cause de notre manoir, de notre train de vie, du salaire que nous avons
proposé à Angelica. Mais en ce qui concerne votre nièce, le contexte est
différent. Elle n’est pas riche, et je ne pense pas que vous le soyez non plus.
Donc, dans son cas il ne s’agit pas de rançon.
— Mais de quoi, alors ?
— Ils ont voulu l’empêcher de parler, de révéler des détails qui nous
auraient mis sur leur piste ! Car il s’agit d’une jeune fille très intelligente et
particulièrement observatrice. Hier, justement, alors que nous discutions
avec elle, elle nous a apporté des précisions que cet imbécile de MacDuff
n’a pas été fichu de…
— J’ai compris, l’interrompit Joseph. Mais s’ils ne demandent pas de
rançon pour elle, que vont-ils exiger selon vous ?
— Rien, mon cher Sleuth, rien ! Ils vont l’empêcher définitivement de
parler, si ce n’est déjà fait ! La pauvre petite… Si jeune, si mignonne, si
pleine de vie… Ah ! J’espère avoir tort, Sleuth, je le souhaite vraiment.
Mais je suis un grand lecteur de romans policiers, et je ne me trompe jamais
dans mes déductions !
Joseph Sleuth se demanda s’il allait écraser son poing sur le nez trop
long de l’énergumène ou s’il valait mieux le planter là et cesser de l’écouter
débiter ses âneries. Il opta pour la deuxième solution. Il prit aussitôt congé
et regagna le rez-de-chaussée. Arrivé en bas de l’escalier, Sleuth fut cueilli
par MacDuff. Décidément, il ne tombait que sur des malotrus. Il
commençait à être sérieusement énervé et voulut éviter le policier, mais ce
dernier brandit une feuille de papier devant ses yeux à la manière d’un
toréador agitant sa muleta sous le museau du taureau.
— Devinez un peu ce qui est écrit sur cette lettre, Sleuth ? Allez-y,
devinez !
— La recette originale de la panse de brebis farcie.
— Très drôle, agent Sleuth ! Hélas, il ne s’agit pas du tout de cela. C’est
une demande de rançon en bonne et due forme. Les ravisseurs réclament,
tenez-vous bien, la somme astronomique de dix millions de livres.
Joseph Sleuth haussa le sourcil gauche. Les capacités de déduction du
laird MacGregor n’étaient pas si mauvaises, après tout.
— Et où l’avez-vous trouvée, cette demande de rançon ? Sur le rebord
de la fenêtre de la chambre des enfants ?
— Pas du tout ! Elle se trouvait dans la chambre de miss Sleuth.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Vous m’avez dit ce matin qu’elle avait
disparu sans laisser le moindre message.
— C’est que, voyez-vous, mes policiers ont ratissé de fond en comble
sa chambre. Et ils ont trouvé cette lettre sous son lit !
— C’est idiot, inspecteur ! Lorsqu’on demande une rançon, on ne cache
pas la lettre sous un lit.
L’inspecteur MacDuff exhiba un sourire diabolique.
— Sauf lorsqu’un courant d’air fait s’envoler le bout de papier, agent
Sleuth. Désormais, les choses sont claires, transparentes et limpides comme
les sources d’Écosse : votre nièce est coupable d’enlèvement d’enfants, ou
du moins de complicité d’enlèvement. Mais nous allons la coincer, ne vous
inquiétez pas. Tout agent du FBI que vous êtes, vous ne pourrez rien pour
elle !
Joseph Sleuth se décourageait rarement et pourtant il se dit que, cette
fois-ci, cette affaire allait lui donner du fil à retordre.
27
Quelque part dans un lieu inconnu, 10 h 30
Lorsque Angelica s’éveilla enfin, elle n’était plus dans sa chambre mais
allongée sur un simple matelas posé à même le sol. Elle se frotta les yeux
avant de les ouvrir.
— T’es enfin réveillée ? T’es pas morte, alors ?
— Oui, on se demandait.
Mary et Aleister se trouvaient face à elle, en chemise de nuit, bien
vivants. Elle bondit du lit et s’élança vers eux.
— Je me suis fait tellement de soucis pour vous ! Où sommes-nous ? Et
depuis combien de temps ?
Le frère et la sœur s’entreregardèrent.
— On s’est retrouvés dans cette pièce sans savoir pourquoi ni comment,
avoua Mary. On était sur des matelas posés par terre, comme toi. On ne
savait pas trop quoi faire alors on s’est rendormis. Et quand on s’est
réveillés, t’étais là. Comme tu ne bougeais pas, on se disait que t’étais peut-
être morte.
Angelica était à la fois soulagée et inquiète. Soulagée de constater que
Mary et Aleister allaient bien, inquiète de la situation dans laquelle ils se
trouvaient à présent tous les trois. Selon toute vraisemblance, elle avait été
enlevée, comme les enfants. Dans quel but, et par qui ? Elle regarda enfin
autour d’elle. Ils se trouvaient dans ce qui ressemblait à une caverne, sans
aucune ouverture sur l’extérieur. Les parois de pierres saillantes étaient
arrondies. Une lumière diffuse provenait de spots intégrés dans la roche. Au
fond, un escalier taillé dans le roc descendait au niveau inférieur.
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? On est seuls, ici ?
— Non, y a un monsieur qui dort en dessous. On va le réveiller ?
Le frère et la sœur prirent Angelica par la main et l’entraînèrent avec
eux vers l’escalier qui conduisait dans une pièce semblable à celle où
Angelica avait repris connaissance. Un peu plus large, avec les murs
incurvés vers le bas. Un homme était étendu sur le sol, tout habillé.
— Jim ! s’exclama-t-elle.
Ce dernier ouvrit les yeux, se dressa sur son séant et passa une main
dans sa chevelure ébouriffée.
— Angelica ! Excuse-moi, je suis dans le coaltar. Bienvenue au club, en
tout cas.
— Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je pourrais te poser la même question. Je n’en ai pas la moindre idée.
J’ai dû être drogué. Quand j’ai refait surface, j’étais ici, avec les gosses qui
dormaient au-dessus.
— Il n’y a pas d’issue ?
— Il y a plusieurs niveaux superposés qui vont en s’élargissant au fur et
à mesure qu’on descend. En bas, il y a une porte qui doit donner sur
l’extérieur. Verrouillée, bien sûr.
Angelica réfléchissait à toute vitesse. Elle avait soupçonné Jim à tort. Il
faut dire que tout semblait l’incriminer : son départ subit en même temps
que la disparition des enfants, l’Aston Martin qui avait démarré juste après,
l’absence de nouvelles de sa part. Personne n’aurait pu imaginer que lui
aussi avait été enlevé. Pas plus qu’elle, d’ailleurs.
Jim s’était levé et salua les deux enfants.
— Nous n’avons pas eu l’occasion d’être présentés. Mon nom est Jim,
je suis un ami d’Angelica. Et vous devez être Mary et Aleister…
— Oui, Monsieur, répondirent en chœur les deux petits.
Jim semblait étrangement calme malgré l’incohérence de la situation
dans laquelle ils se trouvaient. Angelica admirait ce self-control qu’elle ne
parvenait cependant pas à partager. On ne leur avait fait aucun mal, en
particulier aux enfants, mais pourquoi les séquestrait-on ainsi ? Et pour quel
motif ? Une demande de rançon pour rendre Mary et Aleister pouvait
constituer un mobile plausible. Mais cela n’avait aucun sens pour elle et
Jim. L’absence de surveillance de la part des ravisseurs constituait
également un mystère. Ils ne pouvaient visiblement pas s’échapper
puisqu’il n’y avait pas d’ouverture. Et comment allaient-ils s’alimenter ?
— Vous devez avoir faim, fit-elle remarquer. Cela fait plus de deux
jours que vous êtes ici…
Le frère et la sœur échangèrent un regard entendu.
— Pour ça, y a pas de problème. Dans la pièce en bas y a plein de
bonnes choses à manger. Du chocolat, des gâteaux, du lait… énuméra Mary.
— Et des bonbons, aussi ! se réjouit Aleister.
— C’est tout ? s’étonna Angelica. Uniquement des sucreries ?
Mary pouffa.
— Non, y a plein d’autres choses mais nous on a choisi ce qui nous
plaisait. Pour une fois…
Jim eut un sourire rassurant. Sans doute cherchait-il à éviter que les
enfants ne cèdent à la panique.
— C’est exact, confirma-t-il. Je suis allé faire un tour en bas, moi aussi.
J’y ai trouvé des conserves, des plats surgelés et des boissons. On peut
soutenir un siège.
— Et personne n’est venu depuis votre arrivée ici ? Absolument
personne ?
— Pas que je sache, répondit Jim. Peut-être pendant notre sommeil…
— Mais pourquoi as-tu disparu au moment de la panne d’électricité ?
J’ai entendu le moteur de l’Aston Martin. J’ai pensé que…
Le visage de Jim redevint grave.
— Oui, j’imagine ce que tu as dû penser. Et les flics aussi. Car je
suppose que la police est intervenue…
— Bien entendu ! Je l’ai appelée aussitôt.
— Je sortais tout juste des toilettes quand les lumières se sont
brusquement éteintes. J’étais dans le noir complet. Je t’ai entendue
m’appeler, mais avant que j’aie pu faire quoi que ce soit, j’ai senti qu’on me
plaçait un chiffon sur le visage. J’ai aussitôt perdu connaissance.
— Comme moi la nuit dernière, reconnut Angelica. Du chloroforme,
probablement.
— Ils ont dû prendre l’Aston pour faire peser les soupçons sur moi.
— Mais qui ? Tu as des ennemis ?
Jim écarta les bras en signe d’impuissance.
— On en a tous. Mais pas à ce point-là… Et pourquoi ici, en Écosse ?
C’est la première fois que j’y mets les pieds.
Angelica estima qu’il n’était pas utile de poursuivre la conversation
devant les enfants qui commençaient à être troublés. Il fallait faire
diversion.
— Bon, une chose est sûre, nous n’allons pas mourir de faim. C’est déjà
ça ! Que diriez-vous d’un vrai breakfast pour changer des sucreries ? Vous
m’indiquez le chemin ?
Jim posa une main sur son épaule.
— Je m’en occupe, Angelica. Reste un peu avec Mary et Aleister. Je
vous appelle quand c’est prêt.
Dès qu’il fut descendu vers ce qui servait de cuisine, le frère et la sœur
échangèrent un regard de complicité avant de se tourner vers leur nurse.
— Nous, on sait qui nous a enlevés, chuchota Mary.
— Ah bon ? Qui ça ?
— Tu sais bien… Celles dont on ne doit pas dire le nom. C’est pour ça
qu’on peut pas les voir. Tu comprends, elles se cachent…
— Mais pourquoi feraient-elles une chose pareille ?
— Parce que papa a prononcé tout haut leur nom le jour de ton arrivée.
Alors pour le punir elles nous ont enlevés, Aleister et moi, et puis Jim, et
puis toi aussi.
Angelica décida de se plier à la logique des enfants.
— Dans ce cas, c’est plutôt votre papa qu’elles auraient dû enlever,
non ? C’est lui qui a prononcé le nom, pas vous. Ni moi… Ni Jim.
Mary adopta un sourire malicieux.
— C’est parce que papa il croit pas à tout ça. Nous, on avait un peu
peur des Belles Dames, mais en fait, c’est drôlement mieux d’être chez
elles. On a trouvé plein de jeux. On va bien s’amuser, tu vas voir ! Ceux qui
sont punis, ce sont ceux qui sont restés là-bas, dans le monde des grandes
personnes où on s’ennuie tant. Tu crois pas ?
Ce raisonnement, bien que fondé sur des croyances imaginaires, ne
manquait pas de logique, pensa Angelica. Au moins il rassurait les enfants.
Et comme ils étaient cloîtrés dans un lieu inconnu, le mieux était de passer
le temps en leur racontant des histoires et des contes.
— Vous voulez que je continue à vous raconter l’histoire de Peter Pan
en attendant que Jim termine de préparer à manger ?
Les yeux avides d’impatience, Mary et Aleister s’assirent sur le lit en
face de la jeune femme et attendirent sagement qu’elle les emmène au Pays
imaginaire.
28

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 10 h 45


— Je peux consulter cette demande de rançon, inspecteur ?
— Oh, je vous en prie, Sleuth ! Nos policiers ont déjà vérifié : il n’y a
pas d’empreintes. Votre nièce a dû porter des gants en la rédigeant.
Joseph ne releva pas. Il déplia le feuillet sur lequel quelques lignes
manuscrites avaient été tracées en lettres bâton, sans doute pour empêcher
toute expertise graphologique. On n’était plus au temps des lettres
découpées dans les journaux et collées les unes à côté des autres, comme
dans les films d’avant-guerre, mais on n’en était pas loin.
À LAIRD ET LADY MACGREGOR,
VOS ENFANTS SONT EN BONNE SANTÉ ET EN SÉCURITÉ.
NOUS VOUS LES RENDRONS EN ÉCHANGE D’UNE RANÇON FIXÉE À 10
MILLIONS DE LIVRES. LE MONTANT DEVRA ÊTRE VERSÉ AVANT CE SOIR,
MINUIT, SUR LE COMPTE ACCESSIBLE SUR l’URL SUIVANTE :

Suivait une succession de lettres, chiffres et autres caractères.


SI LE RÈGLEMENT N’EST PAS ACQUITTÉ DANS SON INTÉGRALITÉ À L’HEURE
SUSDITE, DES PÉNALITÉS DE RETARD SERONT APPLICABLES, ASSORTIES
D’INTÉRÊTS CALCULÉS MINUTE PAR MINUTE SELON LE BARÊME QU’IL NOUS
PLAIRA D’ADOPTER.
DANS L’ATTENTE DE LA BONNE RÉSOLUTION DE CETTE AFFAIRE, POUR NOS
INTÉRÊTS RÉCIPROQUES ET LA BONNE SANTÉ DE VOS ENFANTS, NOUS VOUS
CONSEILLONS D’AGIR AU PLUS VITE.
VOS DÉVOUÉS…
PS : LA POLICE NE VOUS SERA D’AUCUNE AIDE, SES FONCTIONNAIRES SONT
TOUS DES INCAPABLES.

Joseph ne put s’empêcher de sourire en lisant le post-scriptum de cette


étrange lettre dont le formalisme administratif tranchait avec la démarche
criminelle qu’elle soutenait. Les ravisseurs d’enfants omettent généralement
de prendre des gants dans l’expression de leurs exigences, ils n’utilisent pas
ce jargon juridique propre aux organismes de recouvrements, avec formule
de politesse formatée. Il y avait là un décalage étrange, voire suspect.
— Vous avez consulté cette URL, je suppose. De quoi s’agit-il ? Une
adresse Web ? Un site Internet ?
L’inspecteur MacDuff émit une petite toux.
— On s’en occupe. Nous avons des spécialistes pour ce genre de
choses.
— Avec l’adresse IP1, ils devraient facilement remonter à la source,
précisa Sleuth.
L’inspecteur papillota des yeux, comme si l’agent du FBI s’était
soudain exprimé dans une langue étrangère.
— Ne vous inquiétez pas pour cela, éluda l’Écossais. Je vous rappelle
une fois de plus que cette enquête est en dehors du champ de vos
compétences, aussi, je vous prierais de…
Sleuth lui tourna le dos sans lui laisser le temps de finir son laïus. Il
quitta le manoir, extirpa de sa poche son carnet en moleskine et nota
scrupuleusement l’URL dont il avait enregistré mentalement chaque
élément. Il avait le grand avantage, en dehors de son flair de limier, d’être
doté d’une mémoire photographique. Il connaissait par cœur les numéros de
téléphone d’une centaine de connaissances, se souvenait de la date précise
des crimes sur lesquels il avait enquêté, avait en tête le plan des villes dans
lesquelles il avait séjourné, Chicago, Madison, New York… Cette faculté
lui avait souvent été d’une aide précieuse. Il observait, l’air de rien, des
détails ou des informations qui se gravaient ensuite sur le disque dur de son
cerveau, le seul ordinateur en qui il avait une totale confiance.
Il grimpa dans la voiture de location et se dirigea vers le village où il
loua une chambre au Rob Roy. Il jeta sa valise sur le lit et sortit de son sac
son ordinateur portable, l’une des rares concessions qu’il faisait à la
modernité lorsqu’il partait en mission. Après l’avoir allumé, il négligea la
connexion Wi-Fi de l’auberge et se connecta à un réseau sécurisé par
satellite. Il demeurait ainsi anonyme et intraçable. Le b.a.-ba pour un agent
du FBI. Il inscrivit directement sur la fenêtre d’accueil la suite de caractères
qu’il avait mémorisée, vérifia par acquis de conscience qu’elle était
conforme à ce qu’il avait noté sur son carnet, puis il lança la recherche.
Une page blanche apparut, avec trois cases superposées sur lesquelles
apparaissaient des chiffres. La première indiquait le compte à rebours
d’heures et de minutes avant l’expiration du délai fixé par les ravisseurs
pour le règlement de la rançon. La deuxième en rappelait le montant : dix
millions de livres. La troisième était un lien hypertexte. Il cliqua dessus et
une nouvelle fenêtre apparut, qui permettait d’effectuer un paiement en
ligne. Aussi simple et efficace que lorsqu’on fait ses achats sur eBay en
utilisant PayPal. Sauf que là, on ne savait absolument pas qui était le
bénéficiaire de l’argent. Par acquis de conscience, il activa un logiciel
permettant d’identifier l’adresse IP du serveur générant le site. Comme il
s’en doutait, celui-ci était protégé, sans doute par un VPN2. Joseph avait
l’habitude. Les VPN masquaient la véritable adresse IP par une fausse
adresse située n’importe où dans le monde. De nombreux fournisseurs
spécialisés proposaient pour des sommes modiques des abonnements
permettant aux particuliers de télécharger illégalement des films ou de la
musique sur Internet tout en échappant aux poursuites. Les pirates
improvisés ignoraient que ces parades ne résistaient pas aux logiciels de
décryptage utilisés par les agents en cybercriminalité. Joseph Sleuth activa
la fonction pour lever le barrage du VPN. Sur l’écran surgit aussitôt une
arborescence de connexions réparties aux quatre coins du monde et qui
changeaient continuellement de place, comme un arbre de Noël dont les
guirlandes s’allument et s’éteignent alternativement. Sauf que là, il n’y
avait pas de cadeaux au pied du sapin mais une somme de dix millions de
livres à payer avant minuit. Sleuth connaissait bien le système. Les relais
informatiques changeaient à chaque microseconde, ce qui rendait
impossible de remonter la filière. De telles procédures nécessitaient des
moyens techniques considérables et une solide organisation derrière tout ça.
Certainement pas des amateurs.
Joseph se leva, ouvrit la fenêtre et alluma une Gitane. Il était bien
entendu interdit de fumer dans la chambre, comme dans la plupart des
hôtels, mais il s’en fichait. Il avait besoin de réfléchir et le tabac l’y aidait.
Plusieurs choses clochaient dans toute cette histoire. Le contraste entre un
simple billet rédigé à la main et la complexité du système informatique mis
en place, l’incompréhensible coïncidence entre l’arrivée d’Angelica et le
rapt des enfants MacGregor et la tout aussi incompréhensible disparition de
sa nièce. Sans parler du crime survenu à Londres moins de trois jours plus
tôt.
Lorsqu’il se trouvait confronté à une énigme en apparence insoluble,
Sleuth avait coutume de dresser une liste des options envisageables, sans
jugement préconçu. Il rouvrit son carnet et nota :
1) Angelica a assassiné la famille Murphy et les enfants MacGregor en
faisant passer leur disparition pour un enlèvement. C’est une tueuse en
série.
2) Angelica n’a rien à voir avec les crimes de Londres mais elle est
mêlée au kidnapping d’Aberfoyle. Soit comme complice, soit comme
témoin involontaire.
3) Angelica s’est trouvée par deux fois au mauvais endroit au mauvais
moment. C’est une coïncidence malheureuse.
En dessous, il évoqua les raisons possibles de sa disparition la nuit
passée :

1) Elle est coupable et a pris la fuite, avouant ainsi son crime.


2) Elle est innocente et a eu peur d’être arrêtée ; elle a préféré prendre le
large.
3) Elle a été enlevée parce que :
a) elle a vu ou entendu des choses qui pouvaient permettre de retrouver
les coupables,
b) ses ravisseurs ont cherché à donner le change en faisant porter sur
elle les soupçons du kidnapping,
c) ils vont exiger une rançon pour la libérer.

Certains de ces scénarios confortaient les théories de l’inspecteur


MacDuff, d’autres celles de Gregory MacGregor. Sleuth était quant à lui
persuadé de l’innocence de sa nièce qui n’était à ses yeux qu’une victime
collatérale. Mais il s’interdisait de faire abstraction de ce qui choquait sa
conviction profonde. Il se devait d’être impartial et de ne tenir aucun
compte de ses sentiments personnels. En cet instant, il n’était plus l’oncle
d’Angelica mais un flic cherchant à débrouiller une affaire. Même s’il
n’était pas missionné pour cela.
Il écrasa son mégot sur le rebord de la fenêtre et le jeta dans le jardin.
Puis il prit son téléphone et composa le numéro personnel de son vieux
camarade du FBI du bureau de Chicago, David Byrd. Ils avaient jadis
travaillé ensemble sur des missions undercover, affrontant des dangers qui
les avaient rendus inséparables. David l’avait aidé dans la résolution de
l’affaire de l’assassinat de Richard Holstein, le mari de Janine à l’époque. Il
savait qu’il pouvait compter sur lui lorsqu’il avait besoin d’une information
ou d’un coup de main échappant aux réglementations strictes du Bureau.
— Dave ? Jo.
Les entrées en matière de Joseph Sleuth étaient toujours lapidaires.
— Tu sais l’heure qu’il est ? Tu appelles en pleine nuit, maintenant ?
Dans sa hâte, Joseph n’avait pas fait attention au décalage horaire. Il
consulta rapidement sa montre : 11 heures. Soit à peine 5 heures du matin
sur la côte Est des États-Unis.
— Excuse-moi, vieux. Je suis en Europe.
— Qu’est-ce que tu fous là-bas ? Tu as pris des congés ou tu es en
mission ?
— Ni l’un ni l’autre.
— Toujours aussi mystérieux. Décidément, tu ne changeras jamais. Tu
es sur un coup ?
— Oui, officieusement. Une affaire compliquée…
— Tu m’étonnes… Toutes les affaires auxquelles tu t’intéresses sont
compliquées. Tu m’appelles d’où, d’abord ?
— Je suis au centre de l’Écosse.
— Pardon ?
— C’est un peu long à t’expliquer. J’ai besoin de quelques tuyaux. Si tu
pouvais me donner un coup de main, ça m’aiderait…. Discrètement, cela va
de soi. Je préfère ne pas faire appel directement au service.
— Encore cavalier seul, c’est ça ?
— On ne peut rien te cacher.
— C’est pour qui, cette fois ? La jolie maman d’une gamine accusée
d’un crime dont elle est innocente ?
— Non. Ma nièce, suspectée d’un enlèvement d’enfants qu’elle n’a
certainement pas commis. Les ravisseurs ont demandé une rançon de dix
millions de livres à déposer sur un compte anonyme via une plateforme de
paiement impossible à craquer. Bref, je te passe les détails… Évidemment,
tout ça échappe à la compétence du FBI. Mais là, ma nièce est mise en
cause et pour corser l’affaire, elle a disparu. Et je ne t’ai pas tout dit.
Vendredi dernier, la famille chez qui elle avait été accueillie comme jeune
fille au pair, à Londres, a été assassinée.
— Tu plaisantes, j’espère ?
— J’en ai l’air ? Les flics du coin cherchent évidemment à lui faire
porter le chapeau. Le seul moyen que j’ai de la retrouver et de l’innocenter,
c’est de serrer les vrais coupables.
— Écoute, Jo, je compatis, mais je ne vois pas en quoi je peux t’aider.
— Je me charge de débrouiller les choses en Écosse. Toutefois,
j’aimerais que tu fasses une enquête discrète sur les assassinats de Londres.
C’est un certain inspecteur Galliani qui est chargé de l’affaire, mais il vaut
mieux que j’évite de le relancer. La théorie officielle est que le père de
famille, Allan Murphy, était ruiné. Il a tiré sur ses gosses et sa femme avant
de se coller une balle dans le crâne. La femme est entre la vie et la mort. Le
hic, c’est qu’il a fait un gros virement depuis le compte de sa société vers
un destinataire inconnu quelques heures avant de passer à l’acte. Je trouve
ça louche. S’il avait cherché à détourner de l’argent, il aurait pris le large
plutôt que se suicider, tu ne crois pas ?
— Tu sais, quand les gens sont désespérés, il ne faut pas toujours
chercher une logique à leurs actes.
— N’empêche, ça m’a mis la puce à l’oreille. Et ici, rebelote. Une
demande de rançon sur un compte anonyme. C’est peut-être une simple
coïncidence, mais j’ai bien envie de creuser un peu.
— Tu penses que Murphy faisait également l’objet d’une demande de
rançon ?
— C’est ce que je cherche à établir… Et si on l’avait menacé d’enlever
ses gosses s’il ne s’exécutait pas ? Ce pourrait être une explication à ses
dettes et au fait qu’il n’en ait parlé à personne. Par sécurité pour ses enfants.
— Admettons… Et ceux qui auraient fait le coup auraient récidivé
aussitôt après en Écosse, c’est ça ? Avec ta nièce dans les parages les deux
fois ?
— Je sais, ça ne tient pas debout. Pourtant, il doit bien y avoir un lien
entre ces deux affaires. Tu vois ce que tu peux faire du côté des Murphy ?
David ne répondit pas tout de suite. Il savait pertinemment qu’il n’avait
pas le droit d’interférer dans une enquête policière en cours dans un pays
étranger sans l’aval du FBI. S’il se faisait prendre, il risquait gros.
— Fais ça pour moi, Dave. C’est la dernière fois que je te demande un
service.
— Tu dis toujours ça.
— Alors fais ça pour ma nièce.
Un nouveau silence au bout du fil, suivi d’un soupir.
— O.K. Balance-moi tout ce que tu connais de l’histoire et j’essayerai
d’obtenir des infos.
Joseph ébaucha un sourire. David se faisait souvent tirer l’oreille mais il
ne refusait jamais de lui rendre service.

1. Internet Protocol, numéro d’identification permanent d’un ordinateur connecté à un réseau informatique.

2. Virtual Private Network, réseau privé virtuel.


29
Quelque part dans un lieu inconnu, 11 heures
— C’est prêt ! clama Jim. Venez vite pendant que c’est chaud !
Angelica interrompit son histoire, provoquant le dépit de Mary et
Aleister.
— Et après, qu’est-ce qui s’est passé ? s’inquiéta le petit garçon. Peter
Pan, il est revenu voir Wendy ?
— Tu le sauras après le breakfast, Aleister, le rassura Angelica. Moi,
j’ai très faim. Pas vous ?
— Si ! décida Mary. Les bonbons on aime bien, mais ça cale pas
vraiment !
Tous trois descendirent dans la vaste salle ronde qui faisait office de
cuisine. Malgré l’aspect brut et dépouillé du lieu, la pièce était dotée d’un
minimum de confort. Un frigo, un congélateur, un four micro-ondes, un
réchaud, une table et des chaises. Jim avait mis le couvert et rempli les
assiettes.
— J’ai trouvé des haricots à la tomate, du bacon, des œufs et des toasts.
Un vrai petit déjeuner à l’anglaise ! se réjouit-il.
Les enfants se jetèrent sur la nourriture avec un plaisir non dissimulé.
Angelica aussi, d’ailleurs. Elle ne se souvenait plus de la dernière fois où
elle avait ingurgité de la nourriture ou fait un repas convenable. La situation
dans laquelle ils se trouvaient était peut-être inquiétante, mais se laisser
mourir de faim n’arrangerait rien. Autant profiter des bonnes choses qui se
présentaient à eux. Les enfants pourraient ainsi se raccrocher au rituel des
repas, comme à la maison. Du reste, ils semblaient calmes. Angelica nota
même qu’ils mangeaient de meilleur appétit que lors de son premier
déjeuner avec les parents. Eux aussi avaient eu droit à la panse de brebis
farcie ! Peut-être était-ce dû aux talents culinaires de Jim, ou bien à
l’aventure qu’ils étaient en train de vivre. Ne se croyaient-ils pas transportés
dans le royaume des fées ? Loin de les détromper, Angelica comptait bien
en jouer pour les rassurer sur leur sort.
— Alors, les enfants, c’est bon ? interrogea Jim avec un grand sourire.
— Mmmh… Drôlement ! répondit Aleister la bouche pleine. Dis, tu
connais des histoires, toi aussi ? Comme celle de Peter Pan ?
— Oui, j’en connais. Mais je suis sûr qu’Angelica les raconte mieux
que moi.
— Tu nous en raconteras quand même ?
— Oh, je pense que nous aurons tout le temps pour ça. Et toi, Mary, tu
aimes raconter des histoires ?
La petite fille avala une bouchée de bacon et s’essuya les lèvres avec la
serviette posée à côté de son assiette.
— On en invente, avec mon frère. Les livres, c’est bien mais ils disent
pas tout.
Elle afficha un petit air mystérieux et croisa brièvement le regard
d’Angelica. Celle-ci approuva d’un bref hochement de tête.
— Qu’est-ce qu’ils ne disent pas, Mary ? reprit Jim avec le plus grand
sérieux.
Mary hésita, puis, rassurée par l’expression du jeune homme, se lança :
— Les secrets. Les trucs qu’on doit pas écrire et qu’il faut deviner.
Jim la considéra avec la plus grande attention.
— Tu es très en avance sur ton âge, Mary. Tu as compris des choses que
beaucoup d’adultes ignorent. Tu as raison : il faut savoir lire entre les
lignes.
Mary rougit de plaisir devant ce compliment inattendu. Ses parents et
les nurses qui s’étaient succédé chez eux la traitaient toujours comme une
simple enfant. Or elle estimait être déjà une grande fille, dotée de
raisonnement et de bon sens.
— Entre les lignes il y a des blancs ! fit remarquer Aleister.
— Entre les phrases il y a des silences, objecta Jim. C’est là qu’on
réfléchit. C’est la même chose avec les livres.
Angelica observa son ami avec curiosité. Il faisait preuve d’une subtilité
et d’une sagesse à laquelle il ne l’avait pas habituée. Quel drôle de
personnage… Il affichait tant de visages différents. Ou des masques ? Elle
parvenait de moins en moins facilement à le cerner. Devait-elle lui faire
confiance ? Pour l’heure, elle n’avait pas le choix. Ils étaient coincés
ensemble dans cet étrange endroit, pour une raison inconnue et sans moyen
d’en sortir.
Une fois le breakfast terminé, Jim claqua dans ses mains.
— À présent, les enfants, allez jouer un peu. Je dois parler avec
Angelica.
— Mais elle nous a promis de nous raconter la suite de Peter Pan,
ronchonna Aleister.
— Elle te la racontera plus tard. D’accord mon grand ? fit Jim en lui
frictionnant affectueusement les cheveux.
Être considéré comme un « grand » eut un effet immédiat sur le petit
garçon qui suivit sa sœur sans rechigner vers la salle de jeux.
— Tu sais t’y prendre avec les gosses, Jim. Je n’aurais jamais cru ça de
toi. Tu as des dons cachés, dis-moi.
Angelica était sincère. Elle avait l’habitude de garder des enfants et
savait d’expérience qu’il y avait mille manières de mal s’y prendre avec eux
mais très peu de bien y parvenir.
— Tu as une idée de l’endroit où on se trouve ? Ça a l’air très ancien et
pourtant il y a l’électricité et le confort moderne. À part la literie qui est un
peu spartiate. De simples matelas sur des nattes à même le sol, nos
ravisseurs auraient pu faire mieux. Enfin, ils ont pensé aux couettes !
— Non, je n’ai aucune idée d’où on est, répondit Jim. Ça ressemble à
un souterrain ou une grotte, je n’en sais rien. De toute façon, ça ne change
rien à la situation. On est bel et bien coincés ici.
Angelica hocha la tête et reprit :
— Tu avais quelque chose à me dire, je crois…
Il la regarda longuement avant de répondre.
— Je sais que tu m’as jugé. Sur mon comportement, ma façon de
m’exprimer, ma voiture… Et quand Mary et Aleister ont été enlevés tu as
pensé que j’étais le coupable.
— Ne crois pas que…
— Si, tu l’as pensé. Cela dit, tout m’incriminait, sans parler du fait que
tu ne me connais presque pas. Tu ignores mon nom et mon adresse, ne sais
pas grand-chose sur le métier que j’exerce vraiment. Je suis un inconnu
pour toi. Moi, en revanche, je connais les moindres détails de ta vie,
Angelica Sleuth.
La jeune fille sentit un nœud se nouer dans son ventre. Jim semblait
presque menaçant. À moins qu’elle ne soit devenue parano. On le serait à
moins.
— Tu me fais peur, Jim.
— Je dois te faire une confidence, Angelica. Je ne suis pas celui que tu
penses. Je t’ai menti sur toute la ligne. Et je me suis servi de toi…
30

Aberfoyle, manoir des MacGregor, midi


Lorsque Joseph revint chez les MacGregor, le manoir était envahi non
seulement par la police, mais aussi par la presse. Les photographes se
bousculaient pour prendre des photos de la demeure, se contorsionnant pour
saisir des clichés en contre-plongée censés accentuer l’aspect imposant de
la demeure où avait eu lieu le drame. D’autres journalistes brandissaient
leurs micros ou leurs caméras dans l’espoir d’enregistrer le moindre
témoignage. L’inspecteur MacDuff assistait à ce déferlement médiatique
d’un regard à la fois désespéré et courroucé.
— C’est votre idée ? lança Sleuth en allumant une Gitane.
L’Écossais le dévisagea d’un air parfaitement outré.
— Vous rigolez ou quoi ? C’est le laird qui s’est mis en tête de donner
une conférence de presse. J’ai voulu l’en dissuader, mais vous savez
comment sont ces gens-là…
Non, Joseph ne le savait pas. Mais il l’imaginait fort bien.
— Qu’est-ce que ça peut lui apporter ?
— Allez savoir ! Il compte s’adresser directement aux ravisseurs. Pour
tenter de les amadouer, ou un truc dans le genre. Il ne va réussir qu’à
polluer l’enquête, c’est tout.
Joseph l’observa attentivement.
— Entre nous, vous pensez toujours que ma nièce est dans le coup ?
L’Écossais poussa un profond soupir.
— Je n’en sais foutre rien, agent Sleuth ! Ça part dans tous les sens. On
n’est pas habitués à de telles histoires à Aberfoyle.
— J’imagine… Mais comment a-t-il fait pour convoquer autant de
journalistes ? L’endroit est… disons… plutôt isolé, non ?
L’inspecteur MacDuff le toisa avec condescendance.
— Isolé, Aberfoyle ? Nous sommes tout au contraire au centre du pays.
Le plus bel endroit d’Écosse.
Joseph n’insista pas.
— Je n’en doute pas, inspecteur. Je voulais simplement dire que trouver
si rapidement des journalistes disponibles, cela tient de l’exploit…
— Le laird MacGregor a des relations, semble-t-il. Tiens, d’ailleurs le
voilà, il est accompagné de sa femme.
Le couple venait de faire son apparition sur le perron de leur demeure,
déclenchant aussitôt un branle-bas de combat parmi les journalistes. Une
rafale de flashs éblouit un instant le laird qui avait revêtu pour la
circonstance sa grande tenue traditionnelle et le tartan aux couleurs de son
clan. Une façon sans doute d’ajouter à la solennité de l’instant. À ses côtés,
Margaret portait un tailleur de bonne coupe, sobre mais près du corps,
mettant ainsi en valeur sa silhouette élancée. Des micros furent brandis sous
le nez de MacGregor tandis que les caméras se mettaient en route. Le laird
était encore plus voûté et pâle qu’à son habitude, il n’affichait plus cette
jovialité excentrique qui le caractérisait en temps ordinaire. Son épouse
adoptait elle aussi une réserve et un visage grave et digne.
Le laird s’éclaircit la voix et prit la parole d’une voix légèrement
tremblante :
— Nous nous honorons d’appartenir au noble clan des MacGregor, clan
qui s’est illustré maintes fois dans l’histoire de ce pays, et plus
particulièrement dans notre chère région des Trossachs et du Loch Lomond.
Nous sommes fiers de nos aïeux et du nom que nous avons l’honneur de
porter. Notre famille est honorablement connue à Aberfoyle et nous n’y
avons que des amis. C’est pourquoi nous avons été frappés de stupeur
lorsque nous avons appris que nos chers enfants, Mary et Aleister, avaient
été enlevés dans la nuit de samedi dernier.
Il marqua une pause, jaugeant de son œil acéré l’effet que son
introduction avait eu sur son auditoire. Joseph reconnut que le laird avait un
sens inné de la mise en scène. Il était parfait dans le rôle du père éploré, tout
comme l’était la mère qui se tamponnait discrètement les yeux à l’aide d’un
mouchoir en dentelle. Il n’y avait guère de ressemblance, toutefois, entre
cet homme visiblement blessé et le détective amateur qui jouait les Hercule
Poirot dans son bureau rempli de romans policiers.
— Les ravisseurs nous ont fait parvenir une demande de rançon d’un
montant extravagant, reprit le laird d’une voix gonflée d’une colère à peine
retenue. Une somme si élevée que je n’ose la citer tant elle est indécente…
Nouvelle pause. Tous étaient évidemment dans l’attente du chiffre,
semblables à des parieurs guettant les gains obtenus par les chevaux sur un
champ de course.
— Dix millions de livres sterling ! explosa Gregory MacGregor,
mettant fin à l’insupportable expectative.
Ce montant pharamineux provoqua des murmures à la fois scandalisés
et admiratifs. Réclamer autant d’argent était le signe d’un culot qui inspirait
le respect.
— Les MacGregor sont propriétaires de ce manoir et des terres de leurs
ancêtres qui y sont adjacentes, continua le laird. Mais nous ne possédons ni
coffre-fort rempli de lingots d’or ni portefeuilles bien garnis. Notre richesse,
c’est notre nom, nos traditions et la terre d’Écosse ! Et cela, ça ne se
monnaye pas !
Pour un peu, les journalistes auraient laissé tomber stylos, appareils
photo, micros et caméras pour applaudir à cette envolée lyrique que le laird
avait dû peaufiner à l’avance mais qui donnait toutes les apparences d’un
cri venu du cœur. Margaret en profita pour fondre en larmes, ce qui ajouta à
la profession de foi de son époux une touche d’émotion très réaliste et du
plus bel effet.
Gregory MacGregor avait su convaincre son public. Il lui restait à
porter le coup de grâce. Il reprit sa diatribe un ton en dessous, comme une
confidence :
— Nos enfants valent bien davantage que ces millions que nous
n’avons pas. Nous serions prêts à vendre tous nos biens et à nous endetter
jusqu’à la fin de notre vie si cela pouvait suffire à les ramener à nous. Et
quand bien même nous y serions parvenus, nous serions encore bien loin du
prix exigé par les criminels. Des criminels qui, de surcroît, veulent
récupérer le butin avant ce soir minuit. Si le délai est dépassé, ils se
permettront d’ajouter des intérêts à ce montant colossal !
Nouvelle rumeur, cette fois de franche réprobation. Le laird y puisa
l’assurance nécessaire pour clore son discours.
— C’est la raison pour laquelle lady MacGregor et moi-même lançons
aujourd’hui un appel au secours. Nous supplions tout d’abord les ravisseurs
de prendre soin de nos enfants et de les libérer rapidement. Nous ne serons
pas ingrats et nous les récompenserons de cet acte charitable. Évidemment,
dans la mesure de nos moyens… Mais, plus largement, nous nous adressons
à toutes les âmes bien nées de ce pays en les priant humblement de nous
apporter leur soutien dans cette épreuve difficile. Un geste, même
symbolique, nous aidera à conserver l’espoir. Un don, si minime soit-il,
contribuera à alimenter un compte dédié tout spécialement au règlement de
cette rançon. Nous avons bien conscience que, quelle que soit la générosité
des donateurs, jamais nous ne pourrons réunir une somme pareille en si peu
de temps ! Mais plus le montant sera important, plus nous aurons de marge
de manœuvre pour négocier avec les kidnappeurs. Nous sommes ouverts à
toute proposition qui nous permettra de faire face à cette épreuve. Aidez-
nous à retrouver nos enfants ! Qu’on nous rende Mary et Aleister !
Sur cette tirade, le laird, au comble de l’émotion, fit volte-face et
disparut à l’intérieur du manoir, suivi de son épouse en larmes. Les
journalistes avaient assez de matière pour alimenter leurs chroniques, la une
de leurs journaux et les flashs d’informations de leurs chaînes de radio ou
de télévision. Ils sautèrent dans leurs voitures ou sur leurs motos et, en un
clin d’œil, s’en furent colporter l’émouvant discours du laird aux quatre
coins du pays. L’enlèvement des enfants MacGregor était devenu une
affaire nationale.
Joseph Sleuth échangea un bref regard avec l’inspecteur MacDuff. Ils
n’eurent pas besoin de parler pour se comprendre. En s’adressant
directement aux médias, le laird avait réussi à doubler la police qui aurait
encore plus de mal à mener une enquête déjà complexe. Dans toute cette
histoire, la disparition d’Angelica était passée au second plan, voire était
complètement occultée.
Joseph commençait à sérieusement s’inquiéter à son sujet.
31
Quelque part dans un lieu inconnu, 12 h 30
Angelica sentit des frissons parcourir son dos et pâlit. Sans vouloir
réellement se l’avouer, elle se doutait depuis longtemps que Jim n’était pas
clair avec elle. Il avait choisi de se dévoiler, mais pourquoi seulement
maintenant ? Sans doute parce qu’ils se trouvaient dans une situation dans
laquelle les faux-semblants n’avaient plus cours. C’était l’heure de vérité.
Elle redoutait ce qu’il allait lui confier.
— Qui es-tu, Jim ? Si tant est que ce soit ton vrai nom. Et à propos de
quoi m’as-tu menti ? Sur tout, je présume…
La jeune fille serrait ses mains l’une contre l’autre jusqu’à faire blanchir
les articulations de ses doigts. Jim, au contraire, semblait parfaitement
détendu.
— Il vaut mieux que je commence par ce qui est vrai. L’Aston Martin
m’appartient et c’est vraiment la voiture d’un agent secret.
— Tu ne veux pas dire que…
— Je ne travaille ni dans la banque ni dans la finance mais pour le
MI61. Comme James Bond.
— Un espion ? s’étonna Angelica.
— On ne parle plus d’espions depuis la guerre froide. Agents de
renseignements suffit. J’ai été embauché fin 2015 dans le cadre de
l’ouverture du service aux geeks passionnés d’informatique. L’objectif du
MI6 est de recruter deux mille nouveaux agents avant 2020. Rassure-toi, je
n’ai ni revolver ni permis de tuer, ni gadgets ou micro planqués dans la
semelle de mes chaussures. Sinon, je ne serais pas ici.
Angelica tombait des nues. Jim était soit un mytho de première, soit en
service commandé dans une mission suffisamment dangereuse pour qu’elle
ait provoqué leur enlèvement. Dans les deux cas, cela n’avait rien de
rassurant. La jeune fille se recula sur sa chaise et croisa les bras, affectant
un air impassible.
— Bon, raconte-moi tout depuis le début. Et d’abord, que sais-tu
exactement à mon sujet ?
— J’ai consulté ton dossier en détail. Je sais où tu es née, dans quel
collège tu as fait tes études, et même les notes et les mentions que tu as
obtenues. Je sais aussi que tu es la nièce d’un agent spécial du FBI.
Angelica accusa le coup. Elle ne lui avait jamais parlé de son oncle,
encore moins de la fonction qu’il exerçait. Jim ne se trouvait pas avec elle
au commissariat de Londres lorsque l’inspecteur Galliani avait eu Jo au
téléphone. Et il avait disparu lorsque l’inspecteur MacDuff l’avait
interrogée.
— C’est à cause de mon oncle que tu m’as espionnée ?
— Pas du tout, Angelica. Détends-toi… Lorsqu’on se retrouvait au pub
de Piccadilly Circus, tu étais juste une amie pour moi, comme les « 3 P ». Je
n’aurais jamais eu aucune raison de t’espionner. Les agents de
renseignements ont droit eux aussi à une vie privée, non ?
— Je ne comprends pas… Comment s’est-on retrouvés enfermés tous
les quatre ici, dans ce cas ?
Jim écarta les bras en signe d’impuissance.
— Aucune idée.
Angelica était sûre qu’il lui mentait. S’il était réellement ce qu’il
prétendait, il devait forcément être au courant de quelque chose. On
n’enlève pas sans raison des gens qui n’ont apparemment aucun lien entre
eux.
— Et d’abord, pourquoi m’as-tu accompagnée en Écosse ? Pour mes
beaux yeux ?
Le jeune homme poussa un soupir et se resservit une tasse de thé.
— Je vais t’expliquer… Quand je ne traîne pas dans les pubs le soir en
compagnie de potes et de jolies filles, l’un de mes jobs consiste à faire des
veilles sur un certain nombre de personnes que le service a discrètement à
l’œil, pour une raison ou pour une autre.
— Dis plutôt que le service « espionne », non ?
— Si tu y tiens… Mais la plupart du temps, c’est beaucoup moins
romanesque que ce qu’on pourrait imaginer. La vie des gens est rarement
passionnante mais on garde un œil sur eux. À tout hasard…
— Big Brother…
Jim se fendit d’un large sourire.
— À ce jeu-là, nous n’arrivons pas à la cheville de la CIA ou de la
NSA. Mais oui, on n’a jamais autant surveillé qu’aujourd’hui. Non parce
que la menace est plus forte, mais parce que la technologie le permet.
Internet et les réseaux sociaux ont révolutionné le travail du renseignement.
On peut pratiquement tout savoir sur n’importe qui et à n’importe quel
moment. Simplement, cela n’a généralement aucun intérêt.
Angelica ne parvenait pas à discerner où Jim voulait en venir. À l’en
croire, son job consistait à espionner la vie de gens parfaitement ordinaires
mais pouvant se transformer tout d’un coup en malfaiteurs ou en dangereux
terroristes. Cela ne répondait pas à sa question, qu’elle reformula :
— Bon, O.K., tu es payé pour écouter aux portes et regarder par les
trous de serrure. Mais quel rapport avec moi et l’Écosse ?
— J’y viens… Tout est parti de cette petite annonce et ce poste de nurse
à 50 000 livres par an. Quand je l’ai lue dans le journal, je me suis demandé
qui pouvait être assez riche pour se permettre des offres aussi généreuses.
J’ai vérifié sur la liste des veilles en cours. Le laird MacGregor en faisait
partie.
— Pourquoi ? Il cultive de la marijuana dans son parc ? Il braconne en
dehors des jours d’ouverture de la chasse ?
Jim balaya ces élucubrations d’un geste de la main.
— Rien de tout cela. Cela remonte à quelques années. Rien de très
grave au départ. Un simple trafic sur les titres de noblesse.
La jeune fille écarquilla les yeux. En bonne Américaine, elle considérait
la noblesse comme une institution surannée, qui n’avait cours aujourd’hui
que dans quelques pays attachés à des traditions d’un autre temps.
— Depuis que les républiques ont remplacé les monarchies un peu
partout dans le monde, les nostalgiques de l’ancien régime rêvent de
blasons, d’armoiries et de particules, continua Jim. Or, comme tu le sais, le
Royaume-Uni est une monarchie dotée d’une aristocratie prestigieuse.
— God save the Queen…
— En Angleterre, les nobles ont des prérogatives dues à leur rang. Tout
est codifié et hiérarchisé : il y a la haute noblesse des pairs, dont les titres se
transmettent par hérédité, et la gentry, ou petite noblesse non titrée, qui a
plutôt valeur honorifique. Ils ont droit à l’appellation de lord, gentleman ou
esquire, ce dernier titre suivant toujours le nom sous la forme abrégée de
« esq. ». De même, il y a les nobles de sang et les roturiers qui, par leur
mérite personnel, peuvent être adoubés par la reine.
— Comme Sean Connery ?
— Exactement. Elizabeth II l’a élevé au rang de chevalier en 2000,
malgré son engagement pour l’indépendance de l’Écosse. Pour la
circonstance, il a revêtu le tartan de son clan, ce qui a fait jaser les
conservateurs britanniques.
— James Bond anobli par la reine, c’est classe, je trouve… Tu ne veux
pas tenter ta chance ?
— Il faudrait que je me lance dans le cinéma ! Tu te doutes bien que ce
système complexe est sévèrement contrôlé par un organisme officiel, la
Court of the Lord Lyon, qui fait la chasse à ceux qui portent abusivement un
titre de noblesse auquel ils n’ont pas droit.
Jim but une gorgée de thé avant de reprendre sa démonstration.
— En Écosse, il existe une aristocratie différente de celle de
l’Angleterre. On ne parle pas de lords, mais de lairds.
— Nous y voilà.
— Contrairement à l’aristocratie anglaise, les lairds écossais peuvent
revendiquer ce titre par un simple droit de propriété sur des terres, à
condition que celles-ci soient situées en Écosse. En termes de préséance, ils
arrivent derrière les barons et avant les gentlemans. On dit aussi laird of the
manor, le seigneur du manoir. Tu me suis ?
— J’essaye. Il faudrait que je revoie la série Downton Abbey. Mais je
ne saisis toujours pas où est le hic.
— Je résume. Un laird est un propriétaire terrien qui a acquis ses biens
soit par héritage, soit en les achetant. De vieux nobles désargentés ont ainsi
été contraints de vendre leurs terres et leurs titres pour survivre. Les
nouveaux propriétaires ont donc eu le droit de se faire appeler laird et lady.
C’est ce qu’ont fait les MacGregor il y a dix ans.
— Ah bon ? Je croyais qu’il descendait de Rob Roy et que sa famille
habitait le manoir d’Aberfoyle depuis des siècles. Il a menti, alors ?
— Pas vraiment, reprit Jim. En fait, son véritable nom est Gregory.
Comme son prénom.
— Gregory Gregory ? Ses parents manquaient à ce point
d’imagination ?
— Sans doute. Ce patronyme lui donnait pourtant le droit de s’affilier
au clan des MacGregor car il appartenait à une branche dérivée. Mais pour
obtenir le titre de laird il lui fallait des terres, et si possible avec une
demeure ancestrale. C’est pour cette raison qu’il a acheté le manoir
d’Aberfoyle. C’est ainsi qu’un simple comptable d’Édimbourg – c’était son
premier métier – est devenu un gentleman-farmer portant le titre de laird
MacGregor, assorti du tartan propre à son clan.
— Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour un peu de gloriole ! Mais si tu dis
que tout cela est légal…
— Oui, mais il a dû fortement s’endetter pour réaliser son rêve et faire
une croix sur ses revenus antérieurs. C’est pourquoi il s’est lancé dans un
petit trafic assez juteux.
— Raconte.
— Il a commencé à vendre via Internet de minuscules parcelles de ses
terres à des étrangers. Il leur fournissait l’acte de propriété accompagné
d’un joli parchemin sur lequel figurait le titre ronflant de laird ou lady.
Comme il suffit en théorie d’être propriétaire d’un morceau d’Écosse pour
revendiquer le titre, la procédure semblait correcte.
— Elle ne l’était pas ?
— Oui et non. Un laird est propriétaire de ses terres, certes, mais peut-
on parler de « terres » lorsqu’on acquiert un simple square foot, soit
0,09 mètre carré ? Une surface dans laquelle on peut à peine tenir debout !
— Oui, ce n’est pas très grand, en effet.
— Et pas donné. Le lopin était vendu 29 livres, titre de laird inclus.
— Une bouchée de pain pour devenir noble…
— C’est pourquoi ce petit commerce a longtemps été très lucratif.
MacGregor a trouvé des clients un peu partout en Europe, aux États-Unis et
même au Japon. Évidemment, les nouveaux « lairds » en question n’ont
jamais mis les pieds à Aberfoyle pour visiter leur « propriété ». Ils se sont
contentés d’encadrer leur titre nobiliaire dans leur salon pour impressionner
leurs copains.
— C’est un petit commerce astucieux, mais je ne vois toujours pas
l’arnaque.
— L’arnaque, c’est que si tu fais un petit calcul, à ce prix-là, une
parcelle d’une acre aurait valu 2 200 000 livres alors que sa valeur réelle est
de 74 livres. Soit trente mille fois le prix.
— Petit commerce astucieux et juteux.
— Bien sûr, les clients achetaient non pas la terre mais le titre. Or ces
titres de complaisance ne sont pas reconnus par la Court of the Lord Lyon
qui réglemente l’héraldique en Écosse. Ce ne sont donc que des chiffons de
papier, qui correspondent au mieux à des titres de « courtoisie ». La
mention est d’ailleurs prudemment spécifiée dans le document officiel
fourni à l’acquéreur.
— Et ce genre de petits trafics intéresse le MI6 ?
Jim la gratifia d’un grand sourire.
— Pas vraiment… D’autant que l’effet de snobisme passé, la
concurrence s’étant emparée du marché, les recettes de MacGregor ont fini
par se tarir. C’est ça qui m’a mis la puce à l’oreille. Malgré leur train de vie,
les MacGregor n’ont plus un sou ! Le manoir est hypothéqué des caves au
grenier et le laird a des dettes longues comme le bras. Bref, il est quasiment
ruiné. Dans ce cas, pourquoi avoir promis une rémunération qu’il n’a pas
les moyens d’honorer ? Je me suis dit qu’il y avait quelque chose de louche
là-dessous et j’ai décidé de mener mon enquête en allant me rendre compte
sur place. Mais je ne pouvais pas me pointer comme ça en disant : « Hello,
je bosse dans les services secrets et j’aurais quelques questions à vous
poser ! » C’est là que tu entres en scène. Je me suis servi de toi comme
appât. Ou comme cheval de Troie si tu préfères. En répondant à l’annonce
tu pouvais t’introduire chez eux. Moi, je restais dans les parages et par ton
intermédiaire, je pouvais gagner la confiance du laird. Évidemment, je
n’avais pas prévu la suite.
Angelica n’en revenait pas. Jim l’avait utilisée pour mener à bien une
mission d’espionnage ! Elle lui aurait bien flanqué une paire de gifles, mais
cela ne l’aurait pas avancée à grand-chose.
— Ta théorie, c’est quoi ? Qui nous a enlevés et pourquoi ?
— Je n’en sais fichtre rien. L’hypothèse la plus plausible est qu’il s’agit
d’un simple concours de circonstances. Une suite de coïncidences sans
relation les unes avec les autres mais qui donnent par leur accumulation
l’impression d’un complot à l’œuvre. C’est la base des romans policiers et
des thrillers mais dans la vraie vie ça marche rarement comme ça. Je
m’explique : lorsque je t’ai confié la petite annonce, j’espérais que tu
appellerais et que tu aurais le job, mais je n’étais sûr de rien. Je ne pouvais
bien entendu pas prévoir le drame qui se déroulait ce soir-là chez tes
anciens patrons. Et je n’imaginais pas un seul instant que les enfants
MacGregor seraient enlevés le soir même de ton arrivée. La suite est sans
doute liée à des effets collatéraux : les ravisseurs sont tombés sur moi, ils
m’ont drogué et enlevé pour éviter que je m’interpose. Puis ils s’en sont
pris à toi pour te faire incriminer. C’est tout ce que je vois pour l’instant. Ce
n’est pas grand-chose, je l’admets. Ma spécialité c’est l’informatique, pas
les kidnappings.
Angelica décroisa les bras et poussa un soupir.
— Bon, alors qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— On trouve un moyen de s’échapper d’ici.

1. Military Intelligence, section 6, service de renseignements extérieurs du Royaume-Uni.


32

Aberfoyle, auberge The Rob Roy, 14 h 30


Joseph Sleuth avait regagné sa chambre au Rob Roy. Il avait besoin de
faire le point au calme. Il avait allumé la télé qui était branchée d’office sur
BBC One Scotland, la première chaîne d’information du pays. Les flashs
d’actualité revenaient en boucle sur la demande de rançon, avec extraits du
discours du laird indigné et gros plans sur lady MacGregor s’essuyant les
yeux avec un coin de mouchoir. D’autres reportages saisissaient sur le vif
les commentaires de parfaits inconnus interpellés dans les principales villes
d’Écosse, qui condamnaient unanimement l’enlèvement des enfants et
s’insurgeaient contre le montant scandaleusement élevé de la rançon. Un
homme, par ailleurs d’allure très simple, sans doute d’extraction sociale
modeste, et s’exprimant dans un dialecte obscur, mélange d’anglais à fort
accent écossais et de gaélique, extirpa même un portefeuille usé de sa poche
et en sortit un billet de 10 livres en expliquant qu’il tenait à participer à la
rançon. « J’suis pas riche, mais j’donne c’que j’ai. Ces pauv’ gamins, y
peuvent pas rester comme ça loin d’chez eux. J’ai quatre mômes et
j’aimerais pas qu’y leur arrive la même chose. Alors je donne ! » Ce
témoignage spontané de générosité et d’entraide fut diffusé presque autant
que l’appel au secours des MacGregor.
Le téléphone se mit à vibrer. Joseph baissa le son de la télé et décrocha.
— Hello, Jo. C’est David.
— Tu es bien réveillé cette fois-ci ?
— Très drôle. J’ai préféré m’occuper de toi en priorité pour éviter que
tu me rappelles la nuit prochaine. J’ai tes infos. Enfin, des infos… Il faudra
que tu t’en contentes.
— Vas-y.
— Je te confirme que Murphy était au bord du gouffre. En fait, il avait
carrément plongé dedans.
— On sait pourquoi ?
— Le coup classique. Un train de vie coûteux, une femme dépensière,
de mauvais investissements dans l’immobilier. Après, ça a été la cavalerie.
Emprunts, crédits, hypothèques.
— Et le fameux virement effectué le soir de sa mort à partir du compte
de sa société ?
— Alors, là, mon p’tit père, je pense que ça relève plutôt des
compétences de ton service. Le compte bénéficiaire est impossible à
retracer. De la haute voltige informatique. De même niveau que ton affaire
de rançon. Je ne dis pas que ce sont les mêmes gugusses qui sont derrière
tout ça, mais si c’était le cas, je n’en serais pas plus étonné que ça.
Joseph réfléchit. Était-il possible qu’il y ait un lien entre le suicide de
Murphy à Londres, l’assassinat de ses enfants, bref, entre ce monstrueux
carnage et le kidnapping d’Aberfoyle ? Dans les deux cas, sa nièce se
trouvait sur les lieux. Ou à proximité. Hasard ? Coïncidence ? Sans être
superstitieux, Joseph ne croyait pas aux coïncidences.
— Et la femme de Murphy, dans quel état est-elle ?
— Pas brillant, mais ses jours ne sont plus en danger. Évidemment, les
flics ont hâte de l’interroger. Ils n’ont toujours pas informé la presse qu’elle
était sortie d’affaire.
— Bon, je te remercie, Dave.
— Tu te souviens de ta promesse ?
— Laquelle ?
— Tu as juré que c’était la dernière fois que tu faisais appel à moi de
façon, disons… officieuse.
— J’ai dit ça, moi ? Tu as des témoins ?
— Espèce de fils de…
— Salut, Dave, à la prochaine.
Sleuth raccrocha aussitôt et rouvrit son calepin pour noter les points de
similitude entre les deux affaires :

Transferts d’argent :
. Londres : 100 000 livres versées sur un compte crypté.
. Aberfoyle : demande d’une rançon de 10 millions de livres sur un
compte également crypté.

Angelica :
. jeune fille au pair chez les Murphy : deux enfants assassinés.
. nurse chez les MacGregor : deux enfants enlevés.
Les familles :
. chez les Murphy : gros train de vie mais famille ruinée.
. chez les MacGregor : manoir, terres, mais pas suffisamment pour
payer la rançon.

Il nota en marge :
Se renseigner sur la situation financière des MacGregor.

Il y avait bien des éléments en commun entre les deux histoires, mais il
manquait encore le fil conducteur. Il devait forcément exister, et il lui fallait
maintenant le trouver. Par moments, il lui semblait que la solution était là, à
portée de main, et que seul son aveuglement l’empêchait de la voir. Il était
sûr que s’il parvenait à se concentrer assez, elle lui sauterait aux yeux
comme une évidence.
Un nouveau flash d’informations apparut sur l’écran de télé. Joseph
monta le son. Assis derrière son bureau, le présentateur prit aussitôt la
parole après le jingle d’introduction : « L’enlèvement des enfants du laird et
de lady MacGregor a suscité une énorme émotion dans tout le pays. Des
dons spontanés ont été effectués pour alimenter le compte destiné à
collecter des fonds pour la rançon. Nous venons d’apprendre qu’une société
privée basée à Édimbourg, Crooks Communication Channel, spécialisée
dans la communication et la publicité, s’est proposée pour relayer et
diffuser largement cette initiative, non seulement en Écosse mais dans le
monde entier, par le biais notamment des réseaux sociaux. Une plateforme
de crowdfunding1 vient d’être mise en place. Le lien Internet pour y accéder
est en train de s’inscrire sur votre écran. C’est le moment de faire un geste
pour sauver les enfants en danger et les ramener à leur famille. »
Joseph Sleuth nota mentalement le lien en question et éteignit la
télévision. Du crowdfunding pour payer une rançon, on aura tout vu, se dit-
il tout en se concentrant à nouveau sur les notes de son carnet.
Soudain, il eut comme une fulgurance. Il saisit son téléphone portable et
composa un numéro.
— Zo ? C’est Jo. J’ai peut-être une piste.

1. Financement participatif.
33

Lod, Israël, siège du Lahav 433, 16 h 45


Zoharit Chimrit avait réintégré son bureau au siège du Lahav 433 situé
à Lod, l’une des plus anciennes villes d’Israël, à mi-chemin entre Tel-Aviv
et Jérusalem. Avec l’aide de Samuel Lidenbrock, son équipe était parvenue
à établir une première liste des clients réguliers de TradeOption. Il leur
fallait maintenant enquêter sur chacun d’entre eux, une enquête qui se ferait
avec la collaboration des agences de contrôle financier de chaque pays pour
savoir s’ils avaient été victimes du système des options binaires. Cela
prendrait des mois. Mais la procédure devait être respectée à la lettre afin
que le dossier à charge soit recevable auprès des tribunaux. Le FBI en aurait
besoin pour instruire le procès contre Nastia Benchimol. Si le procès avait
lieu, bien entendu. Aux États-Unis, les escroqueries et fraudes se
terminaient généralement par un accord financier. Les coupables étaient
libérés et n’hésitaient pas à recommencer leurs activités. C’était frustrant
pour des flics tels que Zoharit, qui faisaient leur métier par conviction pour
un salaire de misère en traquant des gangsters et des mafieux qui finissaient
toujours par s’en tirer. Il leur suffisait d’avoir quelques appuis politiques
bien placés pour passer à travers les mailles du filet.
La jeune femme était rivée depuis des heures à son écran d’ordinateur.
Elle n’avait même pas pris le temps de faire une pause. Son téléphone
portable vibra dans sa poche. Elle vérifia l’identité du correspondant et
décrocha aussitôt :
— Jo ? Je pensais que tu m’avais oubliée.
— Comment pourrait-on t’oublier, Zo ?
— Ton invitation chez Shila tient toujours ? Tu as pu t’occuper de ta
nièce ?
— Les choses ont pris un tour un peu compliqué… Il te faudra patienter
pour le mérou et les fruits de mer. Désolé…
— C’est grave ? Je peux t’aider ?
— J’aurais besoin que tu vérifies un nom dans la liste des abonnés de
TradeOption.
— Je suis justement devant mon écran. C’est dingue… Ils sont des
milliers, répartis aux quatre coins du monde. Comment tous ces gens ont-ils
pu être aussi naïfs ? Nous sommes loin d’en avoir terminé, mais dis
toujours. On ne sait jamais.
— Un client situé à Londres. Un certain Allan Murphy.
— Attends un peu, je vérifie… Murphy, tu dis ?
— Oui, comme la marque de bière.
— Je préfère la Maccabee. C’est la meilleure bière du monde.
— La meilleure d’Israël en tout cas.
— C’est bien ce que je viens de dire, plaisanta Zoharit. Murphy, Allan,
c’est bien ça ? Oui, je l’ai. Domicilié à Mayfair, Londres. On peut dire que
tu as de la chance. Tiens, c’est même un client de Sam.
— Était…
— Comment ça, « était » ?
— Il est mort. Il s’est suicidé après avoir flingué sa femme et ses deux
gosses.
— Oh, mon Dieu !
Zoharit eut du mal à reprendre sa respiration. S’il y avait bien une chose
à laquelle elle ne parvenait pas à s’habituer c’était la violence, en particulier
quand il y avait mort d’enfant.
— Il était ruiné, semble-t-il. Endetté jusqu’au cou. Mais, le soir de sa
mort, il a eu le temps de faire un virement de 100 000 livres depuis le
compte de sa boîte vers un destinataire totalement opaque. Tu vois le débit
apparaître ?
— Oui. Un crédit correspondant à cette somme a été mis sur son
compte. Avant d’être viré aussitôt sur celui de TradeOption.
— Tu as l’historique de ses transactions ? Tu peux évaluer le montant
total ?
— Les premiers virements remontent à quelques mois. De petites
sommes au début. Au débit comme au crédit. Ensuite, ça augmente peu à
peu… Attends, je prends ma calculette… Je pose le téléphone.
Zoharit fit rapidement le calcul des sommes versées par Allan Murphy,
moins les quelques gains réalisés. Elle reprit son téléphone en main.
— Tiens-toi bien, Jo. En comptant le dernier virement, le pauvre
homme a versé près de deux millions de shekels. Soit autour de
400 000 livres.
— Environ 520 000 dollars. Une jolie somme. Cumulée à ce qu’il a dû
emprunter par ailleurs, son geste s’explique…
— On ne se supprime pas pour de simples problèmes d’argent !
s’insurgea Zoharit. Surtout, on ne tue pas ses enfants !
— Il a dû se dire qu’il valait mieux pour eux être morts que jetés à la
rue.
— C’est ignoble !
— C’est le monde qui est ignoble, Zo. Les hommes font ce qu’ils
peuvent pour s’en sortir. Ils s’y prennent mal la plupart du temps, d’ailleurs.
La jeune Israélienne marqua un silence. Cette histoire la mettait mal à
l’aise. D’autant plus que Samuel, l’olim qui lui avait paru être le moins
corrompu de tous les employés de TradeOption et qui l’avait
considérablement aidée pour décrypter les données informatiques du
système, était indirectement responsable de la mort d’Allan Murphy et de sa
famille. Elle se demandait si elle devait le lui dire. Le garçon avait tellement
honte d’avoir escroqué ses clients qu’il ne le supporterait sans doute pas. Et
puis, en femme pragmatique, elle avait encore besoin de lui. Il valait mieux
qu’elle garde tout ça pour elle.
Elle poursuivit la conversation en changeant prudemment de sujet.
— Tu vas enfin m’expliquer comment tu as eu ce nom et surtout de
quelle façon tu as établi un parallèle avec TradeOption ?
— On va dire un concours de circonstances et une bonne dose
d’intuition. Parfois, ça suffit.
— Je n’insiste pas, je sais que tu n’aimes pas livrer tes secrets. En tout
cas, je dois au plus vite me mettre en contact avec la police de Londres.
L’implication de TradeOption dans ce drame va nourrir mon dossier et leur
permettre d’avancer dans leur enquête. Tu sais qui est chargé de l’enquête ?
— Oui, je lui ai déjà parlé. Il s’agit de l’inspecteur Galliani. Je lui ai
proposé mon aide mais il m’a poliment conseillé de m’occuper de mes
oignons. C’est justement ce que je fais. À présent que le lien est établi entre
le drame de Londres et les escroqueries de TradeOption, le FBI a toute
légitimité pour se mettre sur le coup.
— Le Lahav 433 aussi.
— Bien entendu, Zo.
— Comment on s’organise ? Je suppose que tu vas foncer à Londres
pour casser les pieds de ton inspecteur Galliani…
— Non, j’ai encore à faire en Écosse. Mais je vais le prévenir de ton
appel.
— Toujours ta nièce ? Tu ne veux vraiment rien me dire ?
Zoharit sentit que Joseph hésitait à se confier à elle. Non par défiance
mais par une sorte de pudeur.
— Écoute, je dois te laisser. Je te laisse gérer l’affaire avec Galliani,
O.K. ? Tu me tiens au courant.
— O.K., Jo. Bon courage.
— À toi aussi.
Il raccrocha, sans autre forme de salut.
Zoharit demeura perplexe un instant. Elle avait appris à connaître
Joseph Sleuth et savait interpréter ses réactions. Pas simplement grâce à ses
connaissances en psychologie et en décryptage du langage non verbal, mais
aussi par simple empathie. Elle l’avait senti préoccupé au téléphone malgré
le ton badin et détaché qu’il affectait d’adopter la plupart du temps. Tout ce
qu’elle savait, c’est qu’il s’était rendu en Écosse parce que sa nièce était en
difficulté et qu’elle avait besoin de lui. Mais quel rapport y avait-il avec cet
horrible drame survenu dans cette famille anglaise ruinée ? Et de quelle
façon TradeOption était-il réellement mêlé à tout ça ?
Elle n’était pas du genre à se mêler de ce qui ne la regardait pas mais
elle tenait absolument à aider son ami. Elle devait agir, même contre son
gré. Après tout, cela faisait aussi partie de son enquête. Elle patienta une
bonne dizaine de minutes, le temps que Joseph prévienne Galliani, comme
il le lui avait annoncé, puis elle composa le numéro privé de l’inspecteur.
Lui, peut-être, en saurait davantage sur les raisons de la présence de l’agent
Sleuth en Écosse.
34
Quelque part dans un lieu inconnu, 15 heures
Pendant qu’Angelica racontait la suite de Peter Pan à Mary et Aleister,
Jim avait entrepris un examen scrupuleux du lieu. La jeune Américaine
l’entendait frapper contre les parois de pierre, parfois sauter à pieds joints
contre le sol. Ce manège n’avait pas échappé aux enfants.
— Qu’est-ce qu’il fait, Jim ? Il cherche un trésor caché ?
Mary fit la moue.
— Si les Belles Dames gardent un trésor ici, c’est qu’elles ne veulent
certainement pas qu’on le découvre. Si on le leur prend, elles risquent de ne
pas être contentes.
— Ça dépend… Tu te souviens de ce que je vous ai dit sur les choses
qui ont de la valeur à leurs yeux et qu’elles aiment bien qu’on leur offre ?
— Des feuilles, des champignons, des morceaux de bois ! claironna
Aleister.
— C’est très bien, le félicita Angelica dans un sourire. En revanche, ce
qui a du prix aux yeux des êtres humains, l’or, l’argent, les joyaux, n’en a
aucun pour elles…
— C’est ça qu’il cherche, Jim ? interrogea Mary, incrédule. Un coffre
rempli d’or comme chez les pirates ?
— En fait, non. Il veut juste vérifier s’il n’y a pas un moyen de sortir
par nous-mêmes de cet endroit.
— Mais pourquoi on partirait ? On est bien ici, non ? plaida Aleister.
— Et les dames, qu’est-ce qu’elles vont penser si elles nous voient
plus ? s’alarma Mary.
Angelica prit le temps de réfléchir à ce qu’elle devait dire. Elle ne
voulait pas remettre en cause les croyances des enfants, mais ils ne devaient
pas pour autant y accorder trop d’importance, au risque de perdre le contact
avec la réalité. Les mondes imaginaires sont alléchants mais illusoires. Les
jeunes enfants ont le droit de rêver mais ils doivent aussi apprendre à se
réveiller.
— Vous savez certainement que le temps ne passe pas de la même
manière dans le monde des humains et dans celui des Dames de la forêt.
Une heure peut y défiler aussi vite qu’une seconde. Tant qu’on reste d’un
côté tout va bien. Mais si on quitte trop longtemps un lieu pour un autre, on
peut avoir des surprises au retour.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Eh bien, quand on rentrera à la maison tu auras peut-être
l’impression qu’il ne se sera écoulé que trois jours alors qu’au manoir il se
sera passé trois ans, voire plus. C’est un exemple, bien sûr, mais ça veut
dire que tes parents vous auront attendus tout ce temps. Tu imagines ?
— Oui, ça fait beaucoup, concéda Mary. Et y a pas un moyen
d’empêcher ça ?
— Comment ça ?
— Ben, en arrêtant le temps, par exemple. Ou en le faisant reculer.
Tiens, si on rentrait juste avant que les bonnes dames nous enlèvent,
personne ne s’apercevrait de rien ! exulta la petite fille.
Angelica commençait à s’embrouiller elle-même avec ces paradoxes
temporels. Il lui semblait qu’elle était plongée dans un remake d’Alice au
pays des merveilles ou d’Outlander, la série inspirée des romans de Diana
Gabaldon. C’est à ce moment-là que Jim passa la tête à travers
l’entrebâillement de la porte.
— Angelica, tu peux venir une seconde ?
La jeune fille saisit l’occasion pour laisser un moment les enfants. Avec
eux, il fallait toujours avoir réponse à tout. Ils étaient encore à l’âge où l’on
croit que les grandes personnes ont un savoir universel. Ce n’est qu’en
devenant à leur tour des adultes qu’ils prennent conscience qu’en réalité le
monde est un mystère et qu’il leur restera toujours étranger.
— Jouez un peu tous les deux, d’accord ? Je reviens.
— Tu nous appelles si Jim a trouvé le trésor, hein ? se réjouit par
avance Aleister.
— C’est promis !
Elle descendit rejoindre son ami.
— C’est quoi cette histoire de trésor ?
— Un jeu pour les occuper et expliquer pourquoi tu furètes partout. Tu
as trouvé quelque chose ?
— J’ai vérifié toutes les parois. Aucune ouverture, aucun passage
secret. Les murs doivent avoir une sacrée épaisseur.
— Il doit bien y avoir un système d’aération, sinon on serait déjà
asphyxiés, non ?
— Les parois sont épaisses mais poreuses, elles laissent passer l’air. Ce
n’est que dans les immeubles en béton qu’il faut des aérations, ou des
systèmes de ventilation dans les sous-sols.
— Conclusion ? Tu penses qu’on est coincés ici jusqu’à ce qu’on
daigne venir nous chercher ?
— Il y a peut-être une solution…
Jim avait adopté son air mystérieux. Même dans leur situation
apparemment sans issue, il ne pouvait s’empêcher de faire son intéressant.
Sans doute un comportement habituel chez les agents de renseignements.
— Je t’écoute…
— Tu as entendu parler des maisons intelligentes et des objets
connectés ? Appareils ménagers, radio, télévision, chaîne hi-fi, tout peut
être programmé, actionné ou éteint électroniquement. C’est ce qu’on
appelle la domotique. Je suis à peu près sûr que la rénovation de cet endroit
a été faite selon ce principe.
— Et alors ? Qu’est-ce que ça change ?
— Je pense que la porte d’entrée fonctionne avec une serrure connectée.
Pas de clés mais un système de reconnaissance électronique déclenché par
les empreintes digitales, l’iris oculaire, un badge, un code, un téléphone
portable ou un ordinateur. Y compris à distance. Un peu comme pour les
systèmes de vidéosurveillance. Tu vois le genre ?
Angelica ne s’était jamais réellement penchée sur la question mais elle
avait entendu parler de ces maisons dotées de systèmes d’alarmes contrôlés
par des services de sécurité extérieurs. Les somptueuses villas d’Hollywood
devaient toutes en être équipées. Elle n’aurait pas imaginé que cela puisse
s’appliquer à des tours de pierre vieilles de deux mille ans.
— C’est le genre de gadgets que James Bond aurait adorés.
Jim s’esclaffa.
— La technologie a fait tellement de progrès qu’aujourd’hui, un simple
particulier peut s’offrir des gadgets infiniment plus performants que ceux
que tu vois dans les films.
— D’après ce que j’ai cru comprendre, c’est ton rayon. Je suppose que
tu as déjà une idée géniale pour ouvrir cette Smart Lock. Une formule
magique du type : « Sésame, ouvre-toi ! »
Nouveau ricanement de Jim.
— C’est un peu plus compliqué que ça. Si j’avais eu mon équipement
avec moi j’aurais pu essayer. Avec un bon matériel et des logiciels adaptés
on peut venir à bout de n’importe quoi. Même ouvrir un coffre-fort. Plus
besoin de chignoles et de perceuses comme au temps de nos grands-parents.
Le problème, c’est que ma mallette est restée dans le coffre de l’Aston
Martin et qu’on m’a tout pris. Mon Smartphone, ma montre… Le meilleur
artisan ne peut pas faire grand-chose sans ses outils.
Le meilleur artisan… Ben voyons ! Jim n’avait décidément rien perdu
de son assurance. Il était peut-être doué en la matière, mais jusqu’à présent
il n’avait guère eu l’occasion de faire la démonstration de ses talents. Elle
ne devait pas pour autant douter de lui. C’est au pied du mur qu’on voit le
maçon, se dit-elle. Et justement, ils se trouvaient devant un mur…
— Donc il n’y a rien à faire ?
— Il y a toujours des solutions à tout. Mais cela ne va pas être facile.
Généralement, les objets connectés sont reliés entre eux par un identifiant
unique. C’est surtout par commodité. Multiplier les codes, un pour ouvrir la
porte, un autre pour mettre en marche ou interrompre le système électrique,
un troisième pour la vidéosurveillance, tout ça est inutile. N’avoir qu’un
code pour l’ensemble du dispositif est aussi une mesure de sécurité. S’il y a
un dysfonctionnement quelque part cela se répercute sur l’ensemble. Par
précaution, tous les systèmes de verrouillage sautent. Tu comprends ?
— Dans les grandes lignes. Mais dans la pratique…
— En théorie, il suffirait de faire disjoncter l’un de ces objets
connectés. Ce qui provoquerait instantanément une réaction en chaîne. Un
peu comme dans un court-circuit. Le fusible saute, et tous les appareils ou
prises de courant qui en dépendent ne fonctionnent plus.
— Il faut faire péter les plombs, si je comprends bien.
— En quelque sorte, sourit Jim. Provoquer une surchauffe. Un incendie
par exemple.
— Mais c’est dangereux ! Imagine que ton système de sécurité ne
fonctionne pas ! On va brûler vif !
— C’est un risque, en effet, admit Jim en se passant une main dans les
cheveux. Je vais plutôt commencer par bidouiller les robots ménagers. On
verra bien. Laisse-moi faire, Angelica. Fais-moi confiance.
— Tu vas commencer par quoi ?
— Le four à micro-ondes.
La jeune fille ne put s’empêcher de sourire. Jim était peut-être un bon
agent secret, il était surtout un bien piètre bricoleur.
35

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 15 h 30


Le manoir était en ébullition. Les journalistes avaient envahi les lieux
avec l’assentiment des MacGregor, l’inspecteur MacDuff ayant fini par
baisser les bras. Cette médiatisation poussée à l’extrême l’empêchait de
conduire son enquête avec discrétion et il ne souhaitait pas, par sa seule
présence, cautionner ce déchaînement de foule incongru. Il avait quitté les
lieux en laissant deux agents sur place. Il était avant tout responsable du
maintien de l’ordre public, il lui fallait absolument éviter les débordements.
Joseph Sleuth se fraya un chemin pour pénétrer dans le salon encombré
de caméras et de spots. On se serait cru sur un plateau télévisé. Haranguant
les reporters avec force gestes et envolées de bras, MacGregor avait
retrouvé sa pétulance habituelle. Il avait conservé son kilt et les insignes de
son clan. Le père éploré après l’enlèvement de ses enfants s’était
métamorphosé en un nouveau Rob Roy et avait décidé de rendre lui-même
sa propre justice.
— Les dons ne cessent d’affluer ! se réjouit-il en faisant voltiger les
rubans de son calot Glengarry. La plateforme de crowdfunding est presque
saturée… Les Écossais ont certes été les premiers à se manifester mais la
générosité et l’entraide n’ont pas de frontières. Chaque minute, nous
recevons en effet des sommes venues des quatre coins du monde. Même de
Chine ! C’est incroyable !
— Combien de fonds avez-vous déjà récoltés ? interrogea un
présentateur spécialement dépêché par la BBC One Scotland.
— Plus de deux millions de livres ! exulta le laird. Et ce n’est pas fini.
— Pensez-vous réunir le montant de la rançon avant ce soir ? demanda
un autre.
— Je l’espère de tout mon cœur ! Il nous reste encore un peu plus de
huit heures… Je compte d’ailleurs sur vous pour continuer à relayer
l’information ! D’ailleurs, la collecte a pris un tour mondial. De l’autre côté
de l’Atlantique, c’est à peine le début de la matinée. L’immense continent
américain va se mobiliser à son tour, je n’en doute pas. Nous sommes tous
lancés dans une course contre la montre pour retrouver nos enfants sains et
saufs !
Pendant que son mari pérorait, lady MacGregor s’assurait que les
thermos de thé et de café confectionnés par la cuisinière étaient
correctement approvisionnés. Elle était souriante, apparemment aussi
confiante que Gregory quant à l’issue de cette affaire. La demande de
rançon était devenue une sorte de jeu, l’objectif étant d’amasser en un
minimum de temps une cagnotte de dix millions de livres. Si le pari était
atteint, les heureux gagnants seraient les enfants libérés et leurs parents
rassurés, sans parler des ravisseurs qui empocheraient sans coup férir le prix
de leur crime.
Joseph se sentait mal à l’aise face à toute cette agitation. Il comprenait
la réprobation de MacDuff et de la police locale mais s’étonnait aussi du
fait que personne n’ait songé à faire allusion à la disparition de sa nièce.
Pourtant, elle était mêlée d’une façon ou d’une autre à toute cette histoire. Il
en ignorait la raison, personne ne semblait s’en préoccuper, sauf lui.
— Vous prendrez bien une tasse de café, agent Sleuth ? Ou de thé ? Et
mangez quelque chose. La cuisinière a préparé des shortbreads ce matin.
Vous allez aimer ces sablés au beurre.
Margaret se tenait devant lui, un sourire éblouissant aux lèvres.
Joseph accepta le café et piocha dans les pâtisseries. Ces petits biscuits
ronds, une spécialité écossaise à base de sucre, de farine et de beurre,
étaient bourrés de calories, ce qui n’arrêta pas Joseph qui aimait bien
s’immerger dans la culture gastronomique des pays qu’il visitait.
— Vous allez rester encore un moment parmi nous, agent Sleuth ?
— Le temps qu’il me faudra pour retrouver Angelica.
Le sourire de lady MacGregor laissa la place à une expression désolée.
— La pauvre chérie… Vous savez que nous nous entendions très bien ?
Et elle avait le contact avec les enfants. Ce qui n’était pas le cas des autres
nurses, loin de là.
— Pourquoi en parlez-vous au passé ? Elle a certes disparu mais
j’espère bien qu’elle est toujours vivante. Pas vous ?
Lady MacGregor se troubla légèrement.
— Bien entendu. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… Avec tous ces
événements, je finis par perdre la tête…
— Sincèrement, qu’est-ce que vous pensez de tout ça ? reprit Joseph en
désignant la meute des journalistes d’un mouvement du menton. Vous
croyez vraiment que c’est la meilleure solution pour obtenir la libération de
vos enfants ?
— C’est une idée de Gregory, se justifia Margaret qui ne songeait plus à
dissimuler son inquiétude derrière son sourire de façade. Quand il a décidé
quelque chose… J’espère qu’il a fait le bon choix.
— Et cette boîte de communication qui a eu l’idée du crowdfunding,
vous l’avez connue comment ?
Margaret prit un air évasif.
— Ils se sont mis en contact directement avec Gregory. Ils ont dû être
émus par son témoignage retransmis sur les chaînes de télévision, je
suppose.
— Vous pensez vraiment que leur geste est désintéressé ? Ce ne serait
pas pour eux une simple opération publicitaire ? Une façon de se faire
connaître ?
Lady MacGregor haussa les épaules.
— Qu’est-ce que ça change ? S’ils nous aident à retrouver nos enfants,
je me moque du profit qu’ils peuvent en tirer.
— Au moins, vous êtes pragmatique. Mais devant ce déferlement
médiatique sans précédent, le risque est que les ravisseurs deviennent plus
gourmands et augmentent le montant de la rançon. Vous y avez songé ?
Margaret pâlit imperceptiblement.
— Pourquoi feraient-ils une chose pareille ? Dix millions de livres,
c’est une somme colossale.
— Quand on a trouvé la poule aux œufs d’or, on ne la lâche pas. Qui
vous dit qu’après avoir empoché la somme ils ne réclameront pas un bonus
avant de libérer vos gosses ? Vous n’avez aucune garantie qu’ils tiendront
leur promesse. Ce sont eux les maîtres du jeu, pas vous.
Lady MacGregor avait changé de visage.
— Vous m’excuserez, agent Sleuth. Je dois m’occuper de mes invités.
Elle lui tourna brusquement le dos, laissant Joseph en plan. Il se fit la
réflexion qu’elle se comportait en parfaite mondaine, comme si les
journalistes présents étaient des invités qu’elle devait traiter avec tous les
égards possibles. Sleuth avait manqué de tact. Son franc-parler lui jouait
souvent des tours mais il était trop tard pour en changer. Et il n’en avait
aucune envie.
Il ralluma une Gitane et se dirigea vers sa voiture.
36

Dans un lieu inconnu, 18 heures


— Il cherche toujours le trésor, Jim ? s’inquiéta Aleister en envoyant
valser les petits soldats de plomb qu’il avait jusque-là sagement alignés sur
le sol.
— Il trouvera rien, répondit Mary d’un ton sentencieux.
— Et Angelica, pourquoi elle reste avec lui et ne joue pas avec nous ?
La petite fille haussa les épaules.
— Je crois qu’il lui plaît bien. Ils arrêtent pas de parler tout bas pour
pas qu’on entende.
Aleister fit de grands yeux ronds.
— Ils sont amoureux ?
Sa sœur leva les yeux au ciel.
— Est-ce que tu sais seulement ce que ça veut dire, « amoureux » ?
Le garçonnet fonça les sourcils, s’efforçant de trouver la bonne réponse.
— Ben, c’est quand on va faire un bébé.
— Non, ça, c’est autre chose. Ça vient après, répondit Mary en
soupirant.
— Alors c’est quoi ? s’énerva le petit.
— C’est quand on a des secrets et qu’on veut pas que les autres les
connaissent. Et puis qu’on se cache pour s’embrasser sur la bouche.
— Beurk ! C’est dégoûtant !
— Les grands, ils aiment bien ça.
— Et Jim, il a embrassé Angelica sur la bouche ?
— Pas encore. Mais les secrets, ils se les disent déjà, conclut Mary.
Les deux enfants commençaient à trouver le temps long. Le pays des
fées n’était pas aussi passionnant qu’ils l’avaient espéré. En fait, il n’avait
rien d’exceptionnel. Pas d’arbres magiques ni de fontaines enchantées, de
concerts merveilleux et de danses gracieuses avec les jolies dames des
futaies en robes élégantes et les elfes en beaux costumes de feuilles. Il y
avait des bonbons et des jouets, comme partout ailleurs, mais les sucreries
n’avaient pas de goût particulier et les jouets se cassaient aussi facilement
que ceux qu’ils avaient chez eux. Tout cela manquait singulièrement
d’imagination. Heureusement qu’il y avait Angelica. Elle, au moins, savait
bien raconter les histoires. Mais là, elle était davantage accaparée par Jim.
— Tu crois qu’on va rester encore longtemps ici ? bouda Aleister.
— J’en sais rien. Mais j’aimerais pas trop retrouver papa avec une
longue barbe et maman avec des cheveux blancs.
— Qu’est-ce qu’on peut faire, à ton avis ?
Mary réfléchit un moment.
— On peut demander aux Belles Dames de nous ramener chez nous.
Sans les vexer, bien sûr.
— Et comment on peut être sûrs qu’elles vont nous écouter ?
Mary eut un sourire malicieux.
— En leur faisant des cadeaux, tiens ! Tu te souviens de ce que nous a
dit Angelica ?
— Oui, elles aiment qu’on leur donne des feuilles mortes, des
champignons, des cailloux… Mais où on va trouver tout ça, ici ?
La petite fille prit un air mystérieux et plongea sa main dans la poche de
sa robe. Puis elle ouvrit son poing. Sur sa paume s’étalaient des miettes de
toasts qu’elle avait récupérées au breakfast.
— Je pense que ça devrait faire l’affaire.
37

Aberfoyle, auberge The Rob Roy, 18 h 30


Joseph Sleuth était revenu au Rob Roy et s’était claquemuré dans sa
chambre. Il s’était affalé sur son lit puis avait commencé à aller à la pêche
aux informations sur Internet et les chaînes de télévision. Dépité, il n’avait
rien glané qui aurait pu l’éclairer pour son enquête à lui. Le crowdfunding
fonctionnait correctement, les dons pleuvaient des quatre coins du monde.
Tout allait bien de ce côté-là, mais avec cette histoire de rançon montée en
épingle, plus personne ne se préoccupait d’Angelica. Ni de ce Jim,
d’ailleurs, dont personne ne connaissait la véritable identité.
Il se cala contre les oreillers et tenta de reconstituer la chronologie des
événements. Sa nièce se trouvait avec Jim et des amis dans un pub de
Londres vendredi dernier, au moment où Allan Murphy massacrait sa
famille avant de se donner la mort. Le samedi, elle avait été embauchée par
le laird MacGregor et Jim l’avait accompagnée en Écosse. Ils avaient dormi
dans cette auberge après avoir passé la soirée au pub Helen Campbell situé
juste à côté. Le dimanche soir, Jim avait appelé Angelica puis il l’avait
rejointe au manoir en l’absence des MacGregor. Il était temps pour lui
d’aller faire un petit tour de reconnaissance dans ce fameux pub, le dernier
endroit public où sa nièce et son ami avaient été aperçus. Cela tombait bien,
il avait soif et ressentait le besoin de goûter aux boissons locales. Il bondit
de son lit et sortit aussitôt.

— Qu’est-ce que vous prenez ? demanda la serveuse dès que Sleuth eût
pris place au comptoir.
Cette rousse roule des « r » aussi gros que des pierres, se dit Sleuth qui
ne put réfréner un sourire légèrement moqueur.
— Un whisky.
Elle le considéra d’un air narquois.
— Quand vous allez chez le boucher vous ne vous contentez pas de lui
demander de la viande. Encore faut-il lui préciser ce que vous voulez
exactement. Pareil chez le boulanger. Y vend pas que du pain, non ? Alors
faudrait être un peu plus clair. On est en Écosse, ici. Il existe un peu plus
d’une centaine de distilleries et chacune a ses cuvées en fonction des années
d’affinage. Vous désirez un whisky des Highlands, des Lowlands, d’Islay,
de Campbeltown ou de Speyside ? Un malté, un tourbé, un fumé ou un
iodé ? Un 5 ans d’âge ? Ou 8 ? 12 ? Plus ?
Joseph était complètement perdu. Il savait que l’Écosse se glorifiait de
la variété de ses whiskys mais il ne s’attendait pas à tant de complexité. Le
débit et l’accent rocailleux de la serveuse n’arrangeaient rien.
— En principe, je suis plutôt habitué au bourbon, avoua-t-il.
— Ça, on connaît pas ici, rétorqua la serveuse d’un air indigné.
C’est alors qu’un client coiffé d’une casquette, les joues mangées de
barbe, délaissa sa pinte de stout et lui tendit une main de charretier.
— Monsieur est américain, hein ? Fingal Galloway, pour vous servir et
vous aider à vous y retrouver dans cette jungle. Commençons par la
localisation. Tina vous a indiqué les cinq grandes régions produisant du
whisky. Comme nous sommes dans les Highlands, je vous conseille de
privilégier cette zone. Mais attention, les Highlands se subdivisent
également en plusieurs lieux : au sud on trouve des single malt légers et
fruités, à l’ouest ils sont plus épicés, parfois fumés, sur l’île de Skye, ils
sont iodés. Ça dépend du goût de chacun. Moi, je les aime tous. Je les
choisis en fonction de mon humeur. De quelle humeur êtes-vous
aujourd’hui, Mr American ?
— D’humeur à discuter, pour une fois. Vous me paraissez être un
excellent compagnon de boisson et de conversation, Mr Galloway.
— Fingal suffira.
— Très bien, Fingal. Moi, c’est Joseph. Mais mes amis m’appellent Jo.
— Moi, je préfère vous appeler Mr American, rétorqua Galloway en
clignant de l’œil. C’est fou ce qu’il en passe des Américains en ce moment.
Pas vrai, Tina ?
— O.K., Fingal, qu’est-ce que je sers ? J’ai pas qu’ça à faire, moi.
Sleuth eut pitié d’elle et décida d’abréger le quiz.
— Je m’en remets à vous, Fingal.
— Et vous faites bien, Mr American, fit l’Écossais en se grattant la
barbe. J’ai comme qui dirait un sixième sens pour savoir quel whisky
correspond à chaque personnalité en particulier. Pour vous, j’en vois
plusieurs. Mais pour ne pas trop vous dépayser, je vous propose pour
commencer, de choisir un Dalmore de 12 ans d’âge. C’est un single malt
végétal et malté, légèrement salé, avec des arômes de cacao et de
marmelade d’oranges. Sa caractéristique est d’être élevé pour moitié en fûts
de bourbon. C’est discret, mais ça vous rappellera votre pays.
— Eh bien, va pour le Dalmore !
Tina choisit une bouteille sur laquelle était gravée une tête de cerf
argentée, blason de la distillerie, et en versa une mesure dans un petit verre
arrondi.
— Ici nous ne servons pas le whisky on the rocks comme les
Américains, ricana Fingal. On le consomme sec ou, si l’on est puriste, avec
une larme d’eau issue de la même distillerie que le whisky.
— Ouais, ben faudra s’en passer, l’invectiva Tina en bombant le torse,
ce qui fit davantage saillir sa poitrine généreuse. Je vais pas courir jusqu’à
Dalmore pour chercher un cruchon d’eau.
— Je m’en passerai, la rassura Sleuth. Je le prendrai sec mais je retiens
le conseil, Fingal.
— Bien, bien. Alors allez-y, goûtez…
Joseph sentit qu’il était en train de passer un test. Il porta le verre à son
nez, huma les fragrances herbacées de l’alcool, le porta à ses lèvres et laissa
son palais s’humecter du nectar avant de l’avaler.
— Plutôt costaud mais raffiné. C’est un whisky d’hiver, non ?
Galloway exultait.
— C’est ce qu’on dit, en effet. Mais quand on aime, peu importe la
saison.
À défaut de l’être dans le verre, la glace était brisée. Sleuth put entamer
son interrogatoire sans en avoir l’air.
— Vous avez dit tout à l’heure qu’il y avait pas mal d’Américains dans
le coin.
— Vous êtes le second en trois jours. Samedi soir une jeune Américaine
est passée par ici. Une beauté ! Pas vrai, Tina ?
La serveuse ne répondit pas mais fit une moue éloquente tout en
astiquant les verres avec un chiffon. Visiblement, elle n’appréciait pas la
concurrence féminine.
— Angelica, elle s’appelle, poursuivit Galloway. Une Sassenach. Une
fille de l’oncle Sam, une gentille petite. Je lui ai raconté la légende de Rob
Roy. Elle était avec son ami. Jim, un Londonien pur jus. Lui est revenu au
pub le lendemain soir, mais sans Angelica. On a fait un road trip des bières
du coin tous les deux. Pas vrai, Tina ?
Elle se contenta de lever les yeux au ciel, visiblement agacée.
— Je vois que vous êtes de tempérament sociable, Fingal, reprit Sleuth.
Vous savez ce qu’ils sont devenus ? J’aurais bien aimé faire leur
connaissance. Entre Sassenach, vous comprenez…
— Oui, je comprends. Au moins, vous parlez la même langue ! Quand
on leur cause, les Anglais ont du mal à nous comprendre. Je me demande
bien pourquoi…
— Donc, ils sont revenus ici ?
— Non. La petite devait travailler au manoir. Comme nurse. Ça ne lui a
pas porté chance, on dirait. Vous êtes au courant de ce qui est arrivé là-bas,
je suppose…
Sleuth acquiesça.
— Quel malheur ! Pauvres petits… Et une si gentille famille. Tout le
monde les apprécie, ici. Mais que voulez-vous, en Écosse, les maisons ont
de la mémoire. Alors les manoirs, n’en parlons pas ! Il fallait bien qu’un
malheur arrive un jour ou l’autre. Angelica n’a pas voulu m’écouter. J’avais
raison, pourtant. On ne vit pas impunément dans certains lieux.
— Que voulez-vous dire ?
— Je vois que vous avez fini votre verre. On continue la route des
whiskys ? Vous pourriez enchaîner sur un Ardmore, un single malt tourbé et
fumé qui rappelle les Islay tels que Ardbeg ou Laphroaig. Il est élevé en
fûts de bourbon lui aussi.
— Une autre fois, peut-être. Et le Londonien, il venait travailler au
manoir lui aussi ?
— Je ne crois pas, non. On ne l’a plus revu. Pourtant, il avait Tina à la
bonne, pas vrai, Tina ?
— Un lourdaud, oui. Les Anglais, ils se croient partout chez eux.
Elle fit mine de cracher par terre. Joseph sentit que la conversation allait
adopter un tour politique et il ne tenait pas à être pris à partie dans
l’éternelle méfiance, voire la franche hostilité qui opposait depuis toujours
l’Angleterre à l’Écosse ou l’Irlande. Il jugea plus sage de s’éclipser. De
toute façon, il n’en apprendrait pas davantage de ce charmant ivrogne, si ce
n’était la meilleure façon de choisir un whisky. Il régla sa consommation et
celle de Fingal Galloway, laissa un généreux pourboire à Tina.
L’Écossais le regarda partir à regret. C’était tellement agréable de boire
en compagnie.
38

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 23 h 15


La journée avait été longue, la soirée aussi. Les journalistes avaient le
teint gris ou cireux, selon leur complexion, et se maintenaient en état
d’éveil grâce aux thermos de café et aux verres de whisky que les
MacGregor avaient généreusement mis à leur disposition. Heure par heure,
ils faisaient le compte rendu de l’état d’avancement de la somme amassée
sur la plateforme de crowdfunding. Une sorte de téléthon improvisé pour la
libération de deux enfants. Les résultats dépassaient toutes les espérances.
Plus de neuf millions de livres avaient déjà été engrangés dans la journée
mais il restait moins d’une heure pour atteindre les dix avant l’échéance
fixée par les ravisseurs.
Gregory MacGregor et son épouse étaient sur le pont, aussi frais que
des gardons. On ne lisait ni fatigue ni inquiétude sur leur visage et chaque
fois qu’ils étaient filmés, ils ne manquaient pas de renouveler avec vigueur
leurs encouragements et leurs appels, aussitôt relayés par les télévisions et
les réseaux sociaux.
— Encore un effort, mes amis ! s’exclamait le laird en déployant ses
longs bras. Il ne nous reste que trois quarts d’heure pour trouver le million
de livres qui nous manque. Nous n’allons pas baisser les bras si près du
but ! Écoutez votre cœur ! Donnez ! Donnez ! Donnez !
Sur l’écran de télévision géant, qui avait été installé dans la salle de
réception, s’affichait dans un coin le compte à rebours tandis qu’à l’image
se succédaient les témoignages de soutien émanant des quatre coins du
monde. Certains représentants politiques avaient salué cette cause, de
nombreuses grosses entreprises internationales avaient versé leur obole.
Leur nom était cité, ce qui leur assurait une publicité à moindre coût. La
cagnotte montait de minute en minute mais le temps filait encore plus vite.
Il semblait impossible d’atteindre la somme souhaitée avant minuit. Comme
dans une course sportive, les derniers kilomètres étaient décisifs et le
suspense était à son comble. On se serait cru dans une officine de
bookmakers prenant des paris sur des chevaux. Joseph ne pouvait
s’empêcher de trouver cette agitation indécente. À observer les chiffres
grimper et les minutes décroître, tous semblaient avoir oublié ce qui était en
jeu dans ce challenge : la vie et la sécurité de deux enfants.
Margaret MacGregor ne paraissait pas ressentir la même fièvre. Comme
à son habitude, elle se comportait en hôtesse impeccable.
— Je vous sers un whisky, agent Sleuth ? Je vous conseille le Loch
Lomond. La distillerie se trouve tout près d’ici. Vous le buvez sec, je
présume ?
— Avec une larme d’eau, de préférence l’eau de source avec laquelle a
été distillé ce whisky, rétorqua Joseph qui avait retenu la leçon de Fingal
Galloway.
— Connaisseur, avec ça. Je croyais les Américains abonnés au bourbon.
— Je n’ai rien contre un peu d’exotisme. D’ailleurs, je fume des
cigarettes françaises. Vous permettez ?
Il extirpa son paquet de Gitanes et en offrit une à la jeune femme.
— Des brunes ? Je croyais que ça n’existait plus. Sans filtre, en plus ?
— J’ai toujours eu des goûts un peu désuets. J’ai appris à fumer au
cinéma quand j’étais jeune.
— Ah bon ? Le tabac n’était donc pas interdit dans les salles de
projection ? Vous n’êtes pourtant pas si vieux, fit remarquer Margaret qui
piocha une Gitane dans le paquet que lui tendait Sleuth, avant de la porter à
ses lèvres.
Joseph actionna la molette de son Zippo et le bout de la cigarette devint
incandescent.
— Si, mais j’étais fan des films noirs d’avant-guerre, au temps où la
cigarette était une arme de séduction. Lauren Bacall demandant une
allumette à Humphrey Bogart dans Le Port de l’angoisse a suscité l’un de
mes premiers émois d’adolescent.
Margaret avala une bouffée et se mit à toussoter.
— C’est fort. Je ne sais pas comment vous faites.
— Question d’habitude. Ou de fidélité, je ne sais pas. En tout cas, le
whisky est bon. Je m’en ferai livrer une caisse. Je ne suis pas sûr qu’on
trouve cette marque aux États-Unis.
Elle écrasa la cigarette à peine entamée.
— Excusez-moi ! Vous savez, je fume rarement, et uniquement des
blondes légères. J’espère ne pas vous vexer.
— Pas du tout. Dites-moi, ça se présente plutôt bien, on dirait ? fit
remarquer Sleuth en désignant l’écran de télévision d’un revers du menton.
Lady MacGregor le fixa un instant de ses yeux bleus.
— Tout à l’heure vous m’avez presque fait douter avec vos
raisonnements pessimistes. Vous êtes tous comme ça au FBI ?
— Non, je suis un spécimen à part. Mon principe de base est que je
doute systématiquement de tout. Si les faits démentent mes inquiétudes,
alors tant mieux. Mais je préfère toujours me préparer au pire.
— Cela ne doit pas être facile à vivre, surtout pour ceux qui vous
entourent. Vous êtes marié, agent Sleuth ?
Joseph hésita avant de répondre. Bien sûr qu’il était marié. S’il
commençait à en douter, il n’était pas au bout de ses problèmes. Mais ces
considérations personnelles ne regardaient pas lady MacGregor.
— Je suis marié, oui. Et j’ai une fille. Enfin, une belle-fille. Elles
résident à Madison, dans le Wisconsin.
— Et une nièce, Angelica. C’est bien pour elle que vous êtes ici, non ?
— En effet.
— Je suis sûre que lorsque nos enfants seront libérés, Angelica
reparaîtra, déclara Margaret avec un grand sourire.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Vous pensez qu’elle a été enlevée
elle aussi ? Qu’elle n’est pas la ravisseuse, comme le prétendait hier encore
l’inspecteur MacDuff ?
— C’est ridicule… Angelica aime les enfants, nous l’avons vu tout de
suite. L’inspecteur MacDuff est un âne.
— Il serait ravi de vous l’entendre dire. En tout cas, nous n’allons pas
tarder à savoir si mon pessimisme est fondé ou non. Il est presque minuit.
Sur l’écran de télévision, le compteur indiquant le montant des dons
avait entamé une ultime course contre la montre, provoquant un lourd
silence dans la salle. Chacun avait les yeux rivés sur la pendule et les
chiffres.
23 h 58 : 9 889 700 £
23 h 59 : 9 890 100 £

Il restait une minute avant l’ultimatum et tout le monde se mit à scander


les secondes restantes, comme avant une mise à feu ou lors du réveillon au
moment de franchir le cap de la nouvelle année.
— 50… 49… 48… 47…

La cagnotte grimpait encore, mais pas assez vite.


9 910 007 £
9 920 813 £

— 20… 19… 18…


Soudain, pour une raison inconnue, le montant augmenta brutalement,
déclenchant une ovation dans toute la salle.
9 999 995 £

Sans doute un donateur particulièrement généreux souhaitant au dernier


moment combler la somme manquante. À cinq livres près, celle-ci serait
atteinte. Durant les dernières secondes les dix millions fatidiques seraient
certainement atteints, voire dépassés.
— 15… 14… 13…
La somme affichée à l’écran restait figée.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’écria le laird. Ce n’est pas possible ! Pas
maintenant !
— 5… 4… 3… 2… 1… 0 !
Les douze coups de minuit retentirent au carillon de l’horloge. Le
montant n’avait pas varié. Il manquait toujours 5 livres.
— Le site Internet, vite ! s’écria le laird.
Une série de chiffres s’afficha à côté du compteur des dons et
commença à grimper à mesure que les minutes s’écoulaient.
00 h 01 : 1 736 £
00 h 02 : 3 472 £

— C’est quoi, ça ? s’affola le laird MacGregor.


— Les intérêts de retard, fit remarquer placidement Joseph. Si mes
calculs sont bons, ils s’élèvent à 25 % par jour.
39

Dans un lieu inconnu, 00 h 03


— Tu crois que ça va marcher ?
— On verra bien. J’ai démonté le four pour mettre à jour le magnétron.
Il s’agit du tube qui permet de transformer l’énergie cinétique en énergie
électromagnétique sous forme de micro-ondes.
— Ravie de l’apprendre. Et ça va nous servir à quoi ? À faire réchauffer
les restes du dîner ?
— Écoute-moi. Le magnétron était à l’origine utilisé dans la
technologie des radars. C’est un ingénieur travaillant dans une usine de
magnétrons pour radars qui a remarqué par hasard que les barres de
chocolat qu’il avait dans sa poche fondaient lorsqu’il passait à proximité
d’un de ces appareils. C’était en 1946.
— Si l’ingénieur n’avait pas été gourmand, les ménagères auraient
continué à cuisiner avec leur four classique.
— Certes, mais cette trouvaille a permis de réchauffer des aliments très
rapidement. Les chercheurs ont d’abord essayé avec du pop-corn, puis avec
un œuf… qui leur a explosé au visage.
— Voilà bien les hommes ! Incapables de faire cuire un œuf
correctement.
— Ils ont amélioré le système puis déposé le brevet. Mais pour la
commercialisation, ils ont dû attendre un peu. Il faut dire que le premier
four à micro-ondes mesurait un mètre quatre-vingts et pesait près de trois
cent cinquante kilos.
— Pas simple à caser dans une cuisine.
— J’ai bricolé le magnétron pour lui rendre sa vocation initiale de radar.
Je ne suis pas ingénieur, mais c’est le genre de petits trucs qu’on s’échange
entre agents, un peu comme des recettes de cuisine. Ça peut toujours
servir. La preuve.
Angelica contemplait l’appareil ménager complètement désossé. Elle
avait quelques doutes quant à l’efficacité du dispositif.
— Comment ça fonctionne, ton bidule ?
— L’idée est de placer le magnétron en hyperfréquence, comme les
radars ouvre-porte qu’on trouve dans le commerce, et de provoquer un arc
électrique pour faire un court-circuit. Avec une bonne dose de chance, ça
pourra peut-être suffire à débloquer la porte d’entrée.
— Une chance sur combien ?
Jim réfléchit un instant.
— Difficile à dire. Entre une chance sur cent et une sur mille.
— C’est pas beaucoup. Et si ça ne fonctionne pas ?
— Au mieux, on bousille le four, on fait sauter les plombs et on se
retrouve dans le noir. En bref, on ne sera pas plus avancés.
— Et au pire ?
— La même chose, avec cependant un petit supplément : celui qui
déclenchera l’arc électrique grillera sur place.
Il fit une pause, et ajouta :
— En l’occurrence, moi…
40

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 00 h 05


Le compteur des dons était toujours bloqué. Celui des intérêts, en
revanche, continuait de grimper sous les yeux horrifiés de l’assistance.
Parvenir si près du but et échouer au dernier moment était pire que tout.
— Il faut faire quelque chose ! s’égosillait le laird, au bord de la
panique.
Les journalistes se regardaient, impuissants. L’un d’eux vint même
donner machinalement quelques coups sur l’écran de télévision, comme si
ce geste pouvait remettre la machine en marche. Rien à faire, le total restait
désespérément figé. Margaret échangea un regard navré avec Joseph. Il
comprit qu’elle le tenait pour responsable de cette catastrophe inattendue.
Avec ses raisonnements pessimistes, il avait attiré sur eux le mauvais œil.
Un téléphone portable se mit à émettre un air de cornemuse.
— C’est quoi encore, ce cirque ? Répondez ! Mais répondez donc !
s’énerva Gregory MacGregor en jetant ses bras en l’air.
— Chéri, je crois que c’est ton portable qui a sonné, lui fit remarquer
son épouse en fronçant les sourcils.
— Par Jupiter ! Tu as raison, Margaret.
Il s’empara de son cellulaire et décrocha. Toute l’assemblée s’était tue,
à l’affût des nouvelles qui pourraient mettre de l’eau à leur moulin.
MacGregor plaça une main sur le combiné et articula à voix basse, comme
s’il livrait un secret :
— C’est Lyle Crook, le président de CCC.
Crook Communication Channel, décoda Joseph Sleuth, qui trouvait que
cette nuit ne manquait pas de rebondissements.
— Oui ? Oui ? Ah, bon ? Ah, parfait ! Quand ? Oui, je comprends,
continuait à ânonner le laird, sans que l’on eût la moindre idée de ce que
pouvait bien lui dire son interlocuteur.
— Bon, très bien. Très bien, répéta-t-il encore avant de placer le
téléphone contre sa poitrine. Puis, il se tourna en direction des journalistes
et énonça d’une voix blanche :
— Le compteur du crowdfunding s’est bloqué en raison du trop grand
nombre de connexions. On m’assure qu’il va être rétabli très vite. Rien
n’est perdu.
Durant ce temps, le montant des intérêts ne cessait d’augmenter. Près de
quinze mille livres supplémentaires s’étaient ajoutées aux dix millions
exigés. Soudain, le compteur des dons se remit brutalement en marche et
grimpa d’un seul coup à près de onze millions de livres. Largement de quoi
honorer la rançon, intérêts compris. Une ovation accompagna cette victoire.
— Vite ! s’affola le laird, son calot Glengarry de travers. Il faut payer.
Maintenant !
Il se précipita vers l’ordinateur, se positionna sur la page de paiement en
ligne immédiat et, tout tremblant, inscrivit la somme en l’arrondissant au
chiffre supérieur avant de cliquer sur le bouton « envoi ». Pendant quelques
secondes, rien ne se produisit. Le temps sans doute que le paiement transite
par les différents réseaux cryptés et parvienne à son destinataire. Puis, un
message électronique apparut à l’écran : « Nous vous remercions pour ce
règlement. Vos enfants vous seront rendus au plus vite. Veuillez agréer,
laird et lady MacGregor, l’expression de notre considération distinguée. »
Les journalistes filmèrent aussitôt la réponse des ravisseurs. Le contenu
du message, rédigé dans un jargon administratif, était pour le moins
incongru, voire étrange venant de ravisseurs, ce que les journalistes ne
manquèrent pas de mentionner dans leurs commentaires sur les derniers
rebondissements de cette affaire hors du commun. Margaret MacGregor
s’approcha de Joseph. Elle avait retrouvé son indéfectible sourire.
— Eh bien, agent Sleuth, il semble pour une fois que votre pessimisme
ait été pris en défaut. Permettez que je m’en réjouisse.
— Je m’en réjouis également, lady MacGregor. Espérons simplement
que les ravisseurs tiendront parole.
— Vous savez ce que vous êtes, agent Sleuth ? Un rabat-joie ! lui
répondit Margaret sans se départir de son sourire.
— Vous n’êtes pas la première personne à m’en faire la remarque,
reconnut Joseph en sortant une Gitane de son paquet déjà largement entamé.
41

Dans un lieu inconnu, 00 h 15


— Monte avec les enfants pendant que je tente le coup. Et si je ne m’en
sors pas, sache que j’ai été ravi de faire ta connaissance, Angelica.
— Pas question ! s’emporta la jeune fille. Si on doit griller, ce sera tous
les deux ! Il n’y a pas de raison que tu sois le seul à t’exposer !
— Si, il y en a une : les gosses. Si nous ne sommes plus là, que vont-ils
devenir ?
Angelica baissa la tête. Jim avait raison, inutile de multiplier les
risques. Les enfants passaient avant tout.
— Comment vas-tu t’y prendre ?
— Comme tu le sais, les fours à micro-ondes ne supportent pas les
objets métalliques. Je vais placer le magnétron devant la serrure, le mettre
en marche puis balancer un couteau en ferraille dessus. On verra bien.
Allez, sois gentille, va retrouver Mary et Aleister.
Angelica ne savait plus quoi dire. Elle avait souvent douté de la bonne
foi et des motivations de Jim, mais à présent qu’il mettait volontairement sa
vie en danger pour les sauver, elle culpabilisait.
— Je…
Elle ne trouvait pas les mots pour lui exprimer les sentiments qu’elle
éprouvait à son égard, ne sachant même pas comment les définir. Était-ce
de l’admiration ? De l’amitié ? Ou une émotion plus intime ?
— Plus tard, l’interrompit son ami, qui avait perçu sa gêne. Laisse-moi
faire. Tout va bien se passer, tu vas voir.
Angelica avait envie de le prendre dans ses bras, de lui dire que si les
enfants avaient besoin d’elle, elle avait besoin de lui et ne voulait pas qu’il
lui arrive quelque chose de grave. Au lieu de cela, elle s’éloigna et grimpa
rejoindre Mary et Aleister qui dormaient sagement, sans se douter de ce qui
était en train de se passer. Elle s’assit au bord d’une des nattes posées sur le
sol et attendit, inquiète. Il y eut soudain une déflagration. Une sorte de
gigantesque crépitement qui la fit bondir du sol. Elle redescendit l’escalier à
l’aveuglette. Toutes les lumières de la maison s’étaient éteintes d’un seul
coup.
— Tout va bien ! la rassura Jim. Tout a fonctionné à merveille…
Regarde.
Le four à micro-ondes avait explosé, mettant l’électricité hors circuit,
mais la porte d’entrée était grande ouverte. Et Jim n’était pas blessé.
— On y va, alors ? s’impatienta Angelica. Je réveille les enfants ?
— Attends… Je vais d’abord repérer les environs. Il faut savoir où l’on
se trouve, s’il y a une route ou un chemin. Reste ici, je reviens.
Avant que la jeune fille n’ait eu le temps de réagir, le jeune homme
s’était glissé à l’extérieur. Un vent froid s’infiltra dans la maison. Un air
humide chargé de senteurs de mousses et de tourbe. Ils devaient se trouver
en pleine campagne. Peut-être à proximité d’un lac. Le Loch Lomond ?
Comment réussiraient-ils à trouver leur chemin pour rejoindre une ville ?
Dans quelle direction devraient-ils se diriger ? Les enfants seraient-ils
capables de marcher ou faudrait-il les porter ? Angelica se posait mille
questions, attendant le retour de Jim. Postée devant le seuil de la demeure,
elle scrutait les ténèbres mais ne distinguait rien alentour. Comment Jim
parvenait-il à se repérer ?
Elle patienta quelques minutes et recommença à s’inquiéter. Pourquoi
mettait-il si longtemps à revenir ? Et pourquoi s’était-il autant éloigné ?
Soudain, elle perçut un cri étouffé.
— Jim ? Jim ? Tout va bien ? cria-t-elle.
Pas de réponse. Son cœur s’emballa. Il était arrivé quelque chose à Jim.
Incapable de se repérer dans l’obscurité il était tombé, ou alors il s’était fait
attaquer. Et si c’était les ravisseurs ?
— Jim ? Jim !
Elle sortit à son tour et fit quelques pas. Elle ne distinguait rien autour
d’elle. Si au moins elle avait eu une lampe ou un briquet. Mais c’était le
noir absolu. Comment retrouver Jim dans ces conditions ? Soudain, elle
perçut un frôlement derrière elle. Comme une présence invisible.
— Il y a quelqu’un ?
Elle voulut crier mais n’en eut pas le temps. Une main couverte d’un
chiffon se plaqua sur son visage. Elle perdit aussitôt conscience.
Mercredi 27 juin
42

Aberfoyle, colline de Doon, 5 heures


La colline de Doon s’élevait à proximité d’Aberfoyle. C’était un endroit
sauvage, au dos rond semblable à celui d’un animal fantastique qui aurait
sommeillé là depuis des siècles, recouvert d’un pelage composé de bois
obscurs, de fougères et de lichens. Au sommet de ce territoire abandonné,
où criaillaient les pics épeiches et les milans royaux, se dressait un pin
gigantesque, pareil à un étendard que l’on aurait déployé fièrement pour
revendiquer son appartenance au royaume des fées. C’était en tout cas ce
qu’affirmait la légende locale, expliquant que ce pin majestueux abritait
depuis quatre siècles l’âme du révérend Kirk, coupable d’avoir révélé les
secrets des Belles Dames de la forêt.
Le tronc calleux et mangé de mousse était ceint de banderoles
multicolores où étaient accrochés des rubans, des étoffes, des bouts de
tissus et autres menues offrandes destinées aux esprits. On apercevait aussi
des photos de personnes disparues, enfants ou vieillards, des enveloppes
aux inscriptions surannées, des pages d’écolier déchirées sur lesquelles
figuraient des dessins naïfs. Près des racines s’accumulaient des piécettes,
des jouets, des friandises et des bouquets de fleurs séchées depuis
longtemps. Nombreux étaient ceux qui, en cachette, venaient implorer la
protection et la bienveillance des gardiennes de la nature censées habiter cet
Éden forestier – ou cette prison…
Mary et Aleister étaient lovés l’un contre l’autre au pied de l’arbre
vénérable. Ils dormaient profondément, enveloppés de plaids qui les
protégeaient de l’humidité. L’aube dissipait lentement les nappes de
brumes. Le soleil se levait tôt en ces temps de solstice, réveillant le ballet
des écureuils qui escaladaient les ramures tels des équilibristes fous, frôlant
les nids des balbuzards pêcheurs aux becs crochus. Tout, ici, respirait le
calme et la sérénité.
Mary s’éveilla la première. Se dressant sur son séant, elle se frotta les
yeux avant d’observer le paysage mystérieux qui les entourait. Elle secoua
son frère qui eut plus de mal à sortir de sa léthargie.
— Aleister ! On n’est plus dans la maison des Belles Dames !
Le petit garçon était encore tout étourdi.
— Qu’est-ce qu’on fait dehors ?
— J’en sais rien. Elles nous ont libérés. Mais regarde où on est : juste
en dessous de l’arbre du révérend Kirk ! C’est là qu’on devait être
enfermés…
— T’es sûre ? Ça avait l’air plus grand dedans.
— C’est normal. Les proportions ne sont pas les mêmes quand on est de
l’autre côté. Comme le temps. Tu te souviens ce que nous a expliqué
Angelica ?
— Où elle est ?
— Elle est peut-être allée se promener pendant qu’on dormait. Ou alors
elle est restée dans l’arbre avec Jim.
Aleister fit la moue.
— C’est parce qu’elle est amoureuse.
— Même si c’est le cas, elle nous aurait jamais laissés tout seuls. Elle
va revenir, j’en suis sûre…
— Qu’est-ce qu’on fait en attendant ? J’ai un peu froid, moi.
— Moi aussi, frissonna Mary. Le mieux, c’est de rentrer à la maison.
C’est pas très loin et je connais le chemin.
— Et Angelica ?
— Elle nous rejoindra plus tard. Allez, viens ! C’était bien chez les
dames, mais j’ai hâte de rentrer chez nous.
— Moi aussi, conclut Aleister.

Les hôtes du manoir avaient passé une nuit blanche. Le couple


MacGregor attendait évidemment de retrouver sa progéniture et les
journalistes voulaient être les premiers à assister à leur libération. Joseph
Sleuth était resté, lui aussi. De toute façon, il n’y avait rien de plus à faire
pour l’instant. Et le whisky était bon.
— Mais enfin, quand les ravisseurs vont-ils nous rendre nos enfants ?
s’énervait le laird. Nous avons payé la rançon, tout de même. Rubis sur
l’ongle, avec les intérêts. Cette attente est d’une cruauté insupportable !
De son côté, Margaret faisait nettement moins bonne figure que la
veille. Elle était allée se rafraîchir et se changer mais l’inquiétude se
peignait sur ses traits. Elle paraissait avoir vieilli de plusieurs années en
quelques heures. Joseph évitait de croiser son regard. Il l’avait
suffisamment alarmée avec ses théories pessimistes, inutile d’en rajouter. Il
était évident que les criminels n’allaient pas en rester là. Ils n’avaient donné
aucune garantie quant à la façon dont Mary et Aleister seraient relâchés. Ils
n’avaient précisé ni le lieu où leur transfert serait opéré ni l’heure. Ils
n’allaient évidemment pas les raccompagner chez eux comme si de rien
n’était. En les abandonnant dans un endroit neutre ils prenaient le risque
d’être repérés. La maîtrise et les moyens techniques avec lesquels ils
avaient opéré ne laissaient transparaître aucun amateurisme. Pour lui, il n’y
avait désormais que deux options : soit les kidnappeurs exigeaient
davantage d’argent, soit ils se débarrassaient des enfants pour éviter que ces
derniers ne puissent témoigner. L’un n’empêchait pas l’autre, d’ailleurs.
Aurait-il fait mieux s’il avait été en charge de l’affaire ? Il n’en savait
fichtre rien. Les enlèvements d’enfants posent toujours des problèmes
insolubles à la police. Laisser faire, c’est encourager le crime. Intervenir,
c’est mettre en danger la sécurité et la vie des captifs. Il n’y a jamais de
solution miracle.
Il sortit pour fumer son énième cigarette. Il avait la gorge irritée. Il avait
trop forcé sur le tabac et l’alcool. Il n’avait pas sommeil mais éprouvait une
grande lassitude. Il se sentait dépassé par les événements et il avait horreur
de ça. Il était venu en Écosse pour aider sa nièce, en délaissant une enquête
en cours, et jusqu’à présent cela n’avait servi à rien. Non seulement elle
était introuvable, mais aucun indice ne permettait de savoir en quoi elle était
impliquée dans cette affaire. C’était inquiétant, agaçant aussi. Que faisait-il
à part attendre ? Attendre en buvant et fumant.
Il consulta sa montre. Presque 6 heures du matin. Minuit sur la côte Est
des États-Unis. Peut-être devrait-il appeler Janine ? Elle veillait souvent le
soir. Mais qu’allait-il lui dire ? Qu’il perdait son temps ici mais ne pouvait
pas s’en aller sans savoir ce qu’était devenue Angelica ? Il n’avait pas envie
de se justifier. Et il avait senti une certaine froideur chez son épouse la
dernière fois qu’il l’avait eue au bout du fil. La distance n’arrangeait rien,
elle autorisait tous les non-dits, toutes les ambiguïtés. Il ne savait pas où en
était son couple, s’il traversait une crise et s’il pouvait encore être sauvé. Il
ne savait même pas s’il le désirait lui-même. Inutile d’ajouter ses problèmes
personnels à la confusion de sa vie professionnelle. Il ferait le point avec
elle à son retour.
Le jour s’était levé, blafard. Une petite pluie fine martelait doucement
le gravier répandu devant la maison. La pelouse détrempée chuintait sous la
caresse de l’eau. À l’entrée du parc, Joseph remarqua deux silhouettes qui
approchaient lentement. Une petite fille et un petit garçon se tenant par la
main. Il jeta son mégot à terre et se précipita vers les deux petits qui
avançaient tranquillement, comme s’ils revenaient de l’école. Ils ne
semblaient ni affolés ni mal en point. Ils avaient juste un peu froid et
serraient contre eux les plaids qu’ils portaient sur les épaules.
— Mary ? Aleister ? Mais d’où venez-vous ?
— De l’arbre du révérend Kirk, répondit Mary avec le plus grand
sérieux. Là où se trouve le Pays imaginaire.
43

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 8 heures


— Cette histoire n’a ni queue ni tête ! s’emporta l’inspecteur en chef
MacDuff que l’on avait prévenu dès le retour inopiné de Mary et Aleister au
manoir. Les témoignages des enfants sont toujours sujets à caution, mais là,
c’est le bouquet ! Enfermés pendant plus de trois jours dans l’arbre aux fées
avec des bonbons et des jouets ! Pourquoi pas avec Tinker Bell1, tant qu’on
y est ?
Après avoir été mitraillés par les photographes, serrés dans les bras de
leurs parents, changés, nourris de scones et de porridge par la cuisinière
puis interrogés par la police, le frère et la sœur avaient été conduits dans
leur chambre pour y prendre un peu de repos. Les journalistes n’avaient
plus rien à faire ici à présent que l’heureux dénouement avait eu lieu. Ils
avaient plié bagage et s’étaient égaillés comme une volée de moineaux. Une
équipe de policiers avait été dépêchée sur la colline de Doon afin d’y
rechercher des indices. On ne pouvait accéder qu’à pied au grand pin où
Mary et Aleister avaient repris conscience. Il faudrait traquer la moindre
empreinte. Avec la pluie qui ne cessait de tomber ce ne serait pas chose
facile. De toute façon, les ravisseurs avaient dû prendre leurs précautions.
— En tout état de cause, la culpabilité de votre nièce ne fait plus aucun
doute ! continua MacDuff en pointant un index rageur en direction de
Joseph Sleuth. Elle se trouvait avec eux en compagnie de son complice. Le
fameux Jim !
— Ils n’ont pas dit qu’elle les avait enlevés. Au contraire, elle veillait
sur eux, objecta l’agent du FBI.
— Bien entendu ! Elle leur a raconté n’importe quoi pour endormir leur
vigilance ! Avouez tout de même que sa présence là-même où ils étaient
enfermés est pour le moins suspecte. Et votre nièce semblait en excellents
termes avec le suspect principal !
— Personne ne sait qui est ce jeune homme ni ne connaît son rôle exact
dans cette affaire. Il n’y est peut-être pour rien.
— Vous vous moquez de moi, Sleuth ? Il se serait volatilisé en même
temps que les gamins et se serait retrouvé comme par enchantement avec
eux ? Alors vous aussi vous croyez aux contes de fées ?
Joseph Sleuth ne savait plus que penser. Même s’il tentait de défendre
Angelica, il devait bien admettre que MacDuff avait raison. Tout semblait
accuser la jeune fille. Quel était donc son mobile ? C’était
incompréhensible. Il ne l’avait pas revue depuis longtemps mais elle ne
pouvait avoir changé à ce point. Elle était incapable de faire du mal à
quelqu’un, et surtout pas à des enfants. Et elle était foncièrement
désintéressée. Pourquoi aurait-elle accepté de tremper dans cette sombre
affaire de kidnapping ? À moins que ce Jim ne l’y ait entraîné en abusant de
ses sentiments ? Non, cela ne collait pas avec la personnalité d’Angelica.
Elle n’était pas du genre à se laisser mener par le bout du nez par un
homme. Encore moins par un ravisseur d’enfants. La bonne nouvelle, c’est
qu’elle était vivante et en bonne santé. Mary et Aleister avaient insisté sur
le fait que personne n’avait manqué de rien. Leur lieu de détention était
confortable, on leur avait donné de quoi jouer et ils avaient eu à manger à
satiété. C’était déjà ça.
Après avoir couché leur progéniture, Gregory et Margaret MacGregor
avaient rejoint les deux hommes. Ils leur avaient fait servir du thé et des
rowies sur lesquels MacDuff avait fait main basse. La colère lui donnait
faim. Le laird était encore plus penché en avant qu’à son habitude, au point
de donner l’impression qu’il allait s’écrouler. L’inquiétude et la fatigue
accumulées de ces derniers jours avaient fini par s’abattre sur lui.
— Ne vous acharnez pas sur cette pauvre Angelica, inspecteur, plaida
MacGregor. Je suis certain qu’elle n’y est pour rien et qu’il y a une
explication logique à tout ça. Ce qui compte, c’est que nos enfants nous
aient été rendus en bonne santé. Le reste n’a pas d’importance.
— Comme vous y allez ! s’offusqua le policier. Je vous rappelle que le
kidnapping est un crime puni pénalement et que plus de dix millions de
livres sont partis en fumée !
— Le fruit de la générosité collective, répliqua le laird. J’ai d’ailleurs
pris soin, avant leur départ, de demander aux journalistes de remercier les
donateurs en notre nom.
À ses côtés, Margaret avait retrouvé des couleurs, toute à la joie sans
doute d’avoir retrouvé ses enfants sains et saufs, revigorée aussi par le coup
de blush qu’elle venait de se donner pour se refaire une beauté.
— Gregory a raison, inspecteur. D’ailleurs, même si Angelica était
responsable de quelque chose dans cette affaire, nous ne lui en voudrions
pas. N’est-ce pas, chéri ?
— Bien entendu, confirma le laird. Comme le disait Shakespeare dans
sa pièce All’s Well That Ends Well2.
— Je suis désolé de vous contredire mais pour moi, la pièce ne sera
définitivement terminée que lorsque ma nièce sera retrouvée, intervint
Joseph d’un ton sec.
— Bien entendu, agent Sleuth, approuva Margaret dans un grand
sourire. Cette chère Angelica. Elle nous manque à nous aussi. Mary et
Aleister s’étaient déjà attachés à elle. J’espère que nous la reverrons bientôt.
— Moi aussi ! s’exclama MacDuff. Mais ce sera pour la mettre sous les
verrous. Elle et son complice ! On ne se moque pas impunément de la
police écossaise !
— Je n’en doute pas un seul instant, répondit Sleuth d’un air
faussement sérieux. À propos, laird MacGregor, pourriez-vous me donner
les coordonnées du président de la société qui a organisé ce crowdfunding ?
— Lyle Crook ? Bien entendu ! Nous lui devons une fière chandelle.
Grâce à CCC nous avons retrouvé nos enfants.
— Et les ravisseurs ont amassé une jolie fortune.
— Que comptez-vous faire, Sleuth ? interrogea MacDuff d’un air
suspicieux.
— Rendre une petite visite à ce providentiel monsieur Crook. Vous n’y
voyez pas d’objections, je suppose ?
— Tant que vous ne vous mêlez pas de l’enquête…, lâcha l’Écossais
d’un ton agacé.
— Ne vous inquiétez pas, MacDuff. J’éprouve un profond respect pour
les autorités locales. Vous me préviendrez si vous avez des nouvelles de ma
nièce ?
— Je n’y manquerai pas, fit le policier avec un sourire cruel. Vous serez
même le premier informé.

1. Nom anglais de la fée Clochette dans Peter Pan.

2. Tout est bien qui finit bien, pièce de William Shakespeare écrite entre 1601 et 1608.
44

Édimbourg, chez Crook Communication Channel, 11 heures


Les locaux de Crook Communication Channel étaient situés dans la
proche banlieue d’Édimbourg. Il s’agissait d’un grand immeuble moderne
en verre noir dépoli. En se garant sur le parking visiteurs, Sleuth se dit que
l’édifice, avec ses vitres teintées, était à l’écart du monde, comme s’il avait
été réservé à une élite souhaitant préserver son intimité.
Il régnait dans le hall d’accueil une activité de fourmilière. Une flopée
de journalistes se relayait depuis la veille, vantant les mérites de cette
entreprise dont l’efficacité et la richesse de ses réseaux avaient permis
d’amasser une véritable fortune en à peine une demi-journée. Grâce aux
dons, deux enfants avaient été sauvés. Depuis, les demandes d’interview du
président pleuvaient et la cote de la société grimpait en flèche.
Au milieu de ce désordre, Sleuth repéra une jeune femme coincée
derrière son bureau, qui luttait désespérément contre cette invasion de
curieux en donnant des réponses dilatoires aux multiples questions dont elle
était assaillie. Sans doute l’hôtesse d’accueil, une jolie rousse aux cheveux
noués en chignon au-dessus duquel était posé un petit chapeau frappé du
sigle CCC. Devant elle, les trois téléphones avaient été débranchés. Sans
doute dépassée par les événements, la jeune femme avait coupé les lignes,
incapable de donner suite à la multitude d’appels et de répondre à toutes les
sollicitations. Joseph se fraya un chemin en direction de la standardiste et
exhiba sa plaque.
— Agent spécial Sleuth, FBI. Puis-je voir Mr Crook, je vous prie ?
— C’est que… C’est impossible pour l’instant. Son carnet de rendez-
vous est plein. Il était invité en direct sur BBC One Scotland. Il vient à
peine de rentrer.
— J’ai mal formulé ma phrase, mademoiselle. La forme interrogative
était de pure courtoisie. En fait, j’exige de voir Mr Crook. Tout de suite.
Sleuth n’avait bien entendu aucun droit d’exiger quoi que ce soit
puisqu’il n’était pas chargé de l’affaire. Mais ça, la standardiste l’ignorait.
Et le sigle « FBI » faisait toujours son effet, même à l’étranger. Une
conséquence des séries télévisées sans doute. L’agent spécial en usait
impunément chaque fois qu’il en avait besoin. C’était mieux qu’un coupe-
file, et surtout très efficace.
— Attendez… Je vais voir ce que je peux faire.
La rousse reprit l’une des lignes téléphoniques et débita à toute vitesse
un laïus qui parut suffisamment éloquent puisqu’elle finit par annoncer, un
sourire de façade peint sur son visage :
— Mr Crook va vous recevoir, monsieur. Je vais appeler un agent de
sécurité pour qu’il vous conduise jusqu’à son bureau.
Un malabar aussi large que haut – ce qui n’était pas peu dire car il
mesurait bien une toise – se pointa à l’accueil quelques minutes plus tard.
Écartant les journalistes qui encombraient le hall, il conduisit Sleuth jusqu’à
un ascenseur privé qui ne comportait que trois boutons : le parking, le rez-
de-chaussée et le dernier étage. C’est là que devait se tenir le QG du
président de Crook Communication Channel. L’armoire à glace, tout en
chair et en muscles, prenait quasiment toute la place et Sleuth dut se coller
contre la paroi de l’habitacle. Joseph se garda bien d’en tâter la robustesse.
En moins de vingt secondes l’ascenseur parvint à destination. Mr King
Size le précéda et, sans un mot, le conduisit jusqu’à une salle immense,
entièrement vitrée, avec une vue à 360 degrés sur les alentours. Le sol était
recouvert d’une épaisse moquette blanche, aux poils aussi soyeux que la
fourrure d’un renard. Un vaste canapé en cuir blanc, de facture italienne,
trônait dans un coin, juste en face d’un meuble-bureau en verre sur lequel
était disposé un ordinateur à écran extra-large. Il n’y avait aucun autre objet
dessus, pas même un parapheur. Assis sur un fauteuil aussi blanc que le
canapé et la moquette, le président de CCC, vêtu d’un costume en lin blanc
au froissé savamment étudié et chaussé de mocassins aussi immaculés que
le reste, était au téléphone. Joseph eut le sentiment de se retrouver dans une
soucoupe volante ou dans un paysage de neige, au choix.
Lyle Crook mit fin à sa conversation téléphonique, se leva et vint
accueillir Sleuth, un large sourire balayant son visage. C’était un bel
homme d’une cinquantaine d’années tout au plus, qui, selon toute
vraisemblance, redoublait d’efforts pour en paraître dix de moins. Cheveux
blond pâle savamment coiffés en arrière, teint délicatement hâlé aux UV,
dentition parfaite, d’une blancheur assortie à la moquette et aux vêtements,
et dont l’éclat devait moins aux vertus prophylactiques du dentifrice qu’à la
pause d’implants. L’absence de cernes et de pattes d’oie sur le pourtour des
yeux et les paupières étirées indiquaient l’intervention récente d’une
chirurgie plastique, botox à la clé. Cet homme incarnait à lui seul un hymne
à la blancheur et à la pureté. Sleuth l’aurait bien vu jouer dans une publicité
pour le paradis. Ou une marque de lessive.
— Agent spécial Sleuth ? Lyle Crook. Enchanté de faire votre
connaissance. Que puis-je faire pour vous ? Asseyez-vous, je vous prie.
Crook avait enchaîné les phrases sans marquer de pause, serrant
brièvement la main de Joseph avant de désigner le canapé où il prit place le
premier, croisant les jambes et écartant les bras sur le dossier dans une pose
de parfaite détente. Sleuth nota qu’il avait les pieds nus dans ses mocassins.
— Vous devinez sans doute la raison de ma visite, Mr Crook. Vous êtes
une célébrité depuis hier.
— Appelez-moi Lyle, je vous en prie ! Mais ôtez-moi d’un doute : le
FBI est chargé de l’enquête ? Je pensais qu’après l’issue heureuse de cette
dramatique histoire la police ne donnerait pas suite.
— Vous oubliez que les ravisseurs n’ont pas été identifiés et qu’ils ont
empoché grâce à vous plus de dix millions de livres.
Le sourire de Lyle Crook s’élargit encore, sans que l’on sût si c’était
pour marquer son assurance ou pour dissimuler sa gêne.
— Grâce aux milliers de généreux donateurs qui se sont mobilisés,
plutôt. Je n’ai été qu’un intermédiaire.
— Oui, mais sans vous et sans les moyens mis en œuvre par votre
entreprise, jamais ces « généreux donateurs », comme vous dites, n’auraient
pu se manifester aussi vite. Comment vous est venue cette idée de
crowdfunding ? C’est plutôt inhabituel pour payer une rançon, non ?
Crook ramena les bras autour de son genou et émit un petit rire.
— Ma foi, dans les jobs de la communication les idées viennent parfois
toutes seules. C’est comme avec les artistes.
Sleuth avait envie d’une cigarette. Ce bonhomme de neige trop sûr de
lui l’énervait. Mais il n’y avait pas trace de cendrier dans les parages et il
aurait été malvenu de secouer sa cendre sur la moquette crémeuse. Il fit un
effort pour s’abstenir.
— Incontestablement, c’est une bonne opération pour votre entreprise.
On ne parle que de vous dans les journaux et sur les plateaux de télévision.
Vous êtes devenu un héros de la médiatisation du kidnapping. Un joli coup
de pub qui ne vous a pas coûté grand-chose.
Le sourire factice de l’homme d’affaires se figea mais demeura
accroché à son visage, comme un masque qu’on ne parvient pas à ôter.
— Je n’ai jamais eu cette motivation, agent Sleuth. L’histoire de cette
pauvre famille éprouvée m’a ému, voilà tout, et j’ai décidé spontanément de
l’aider.
— Vous connaissiez déjà le laird MacGregor ?
— Pas du tout, répondit un peu trop vite Lyle Crook. Mais son
témoignage est passé sur la BBC One Scotland et…
— … et vous avez saisi l’occasion de faire votre B.A. C’est ça ?
Le publicitaire décroisa les genoux pour les recroiser aussitôt dans
l’autre sens.
— Je ne vois pas vraiment où vous voulez en venir, agent Sleuth.
Comme vous pouvez l’imaginer, je suis assez occupé, et…
— Je ne vais pas vous importuner plus longtemps, Lyle, l’interrompit
Joseph en se dressant brusquement. Je sais où vous trouver si j’ai besoin de
renseignements.
— Surtout, n’hésitez pas, rétorqua l’homme en blanc qui bondit du
canapé lui aussi. Vous serez toujours le bienvenu.
Il omit cependant de tendre la main à Sleuth qui lui tourna le dos et
sortit à grands pas de l’igloo pour rejoindre Mr King Size qui l’attendait à
l’entrée. Il n’était pas venu rendre visite au président de CCC dans un but
précis. Il voulait juste savoir de quoi il avait l’air. Se faire une opinion. Le
sentir.
Et ce qu’il avait senti ne lui plaisait pas du tout.
45

Aberfoyle, auberge The Rob Roy, 13 h 30


Joseph Sleuth était rentré à l’auberge et s’était branché sur le Net grâce
au réseau crypté par satellite. Il voulait en savoir un peu plus sur ce Lyle
Crook et sa société futuriste. Il avait jugé le personnage au premier coup
d’œil : un parfait faux-cul. Son flair ne le trompait jamais. Le bonhomme
s’était bien évidemment fait mousser grâce à la réussite du crowdfunding,
mais il y avait autre chose… L’agent spécial était certain que Crook et
MacGregor se connaissaient avant le kidnapping. Lorsqu’il avait posé la
question au publicitaire, ce dernier avait manifesté un léger trouble, avant
de répondre par la négative. Sans être un expert du paralangage de
l’envergure de sa collègue israélienne Zoharit, il savait débusquer les
menteurs. Son flair, encore et toujours. Bien entendu, le fait que les deux
hommes se connaissaient n’avait rien de répréhensible en soi. Mais dans ce
cas, pourquoi le cacher ? Forcément parce que la nature de leurs relations
était suffisamment trouble pour ne pas être étalée au grand jour. Il lui fallait
donc trouver le lien qui les unissait.
Sleuth passa en revue tout ce qui pouvait concerner le président de
CCC. Self-made man. Énorme fortune acquise en quelques années à peine,
grâce à des contrats de communication et de publicité très juteux. Cela
sentait à plein nez la corruption et les appels d’offres obtenus par faveur
spéciale. Il avait bien fait l’objet de quelques contrôles financiers, mais
aucun ne s’était avéré concluant. Il faut dire que le droit écossais des
affaires était extrêmement avantageux pour les entreprises, au point que de
nombreuses sociétés étrangères avaient choisi d’installer leur siège social
dans ce pays. Lyle Crook avait toutes les caractéristiques d’un escroc de
haut vol et il semblait suffisamment malin et bien protégé pour ne pas se
faire pincer. Il ne devait pas être le seul dans son cas, mais Sleuth n’était pas
là pour faire la chasse à tous les voleurs et fraudeurs de par le monde. Cela
dit, si MacGregor trempait d’une manière ou d’une autre dans les affaires
louches du publicitaire, ce kidnapping éclairerait d’un jour nouveau cette
comédie de crowdfunding et pourrait peut-être expliquer la raison pour
laquelle Angelica avait été mêlée à tout ça.
Il referma le dossier Crook pour se pencher sur la situation financière
du laird MacGregor, comme il avait déjà eu l’intention de le faire plus tôt. Il
eut rapidement la réponse, et ce n’était pas brillant. Gregory MacGregor
vivait depuis des années bien au-dessus de ses moyens. Le train de vie qu’il
affichait avec sa famille – le manoir et les terres, la Rolls-Royce, la garde-
robe de lady MacGregor, la nurse à 50 000 livres par an – était incompatible
avec leurs revenus déclarés ou leur fortune personnelle. Le laird était
endetté et son domaine hypothéqué. Bientôt, il ne pourrait plus faire face à
ses échéances. C’était pour lui et les siens la ruine assurée. Les ravisseurs
devaient être bien mal renseignés quant au montant de ses ressources pour
avoir exigé une rançon de dix millions de livres, et ce malgré le
professionnalisme de leur organisation.
Joseph tiqua. Il y avait depuis le départ quelque chose qui clochait.
Pourquoi demander une rançon aussi élevée à quelqu’un qui n’a que des
dettes ? Logiquement, les auteurs du kidnapping ne pouvaient pas deviner
que la somme serait miraculeusement obtenue grâce au crowdfunding initié
par Lyle Crook.
À moins que…
Sleuth se dressa, nerveux, et se mit à arpenter la chambre d’un pas
rapide. Les idées s’enchaînaient dans son esprit, se catapultant les unes
contre les autres comme des autos tamponneuses. Il sentait que la solution
était à portée de main, mais elle se dérobait encore. Il alluma une Gitane
pour tenter d’y voir clair, mais il ne parvint qu’à s’énerver davantage. Alors
qu’il tournait en rond dans la chambre tout en essayant de mettre ses idées
en ordre, il se souvint soudain de quelque chose que Fingal Galloway lui
avait dit la veille au pub. Il n’y avait pas prêté attention sur le moment, mais
il lui semblait à présent évident qu’il pouvait s’agir de l’indice qui lui
manquait. Il consulta sa montre. 14 heures. Le pub Helen Campbell avait
ouvert pour le déjeuner. Et le buveur de bière et de whisky était un habitué
des lieux. À cette heure, nul doute qu’il avait déjà ingurgité plusieurs pintes
de stout.
Joseph sortit de la chambre sans attendre.
46

Lod, Israël, siège du Lahav 433, 16 heures


La veille, Zoharit avait appelé l’inspecteur Galliani et pris contact avec
l’agence locale du FBI pour le Royaume-Uni. Celle-ci était située dans les
nouveaux locaux de l’ambassade américaine, dans le quartier de Nine Elms,
une banlieue sud de Londres. Le rôle qu’avait tenu TradeOption dans
l’affaire Murphy rendait le FBI et le Lahav 433 compétents pour poursuivre
l’investigation, non sur le plan criminel mais financier, pour détournement
d’argent et escroquerie informatique. Cela voulait dire qu’il faudrait
éplucher des dossiers par centaines. Cela prendrait des mois, tout comme le
procès de Nastia Benchimol.
Joseph n’avait pas voulu lui dire pourquoi sa nièce avait besoin de lui,
mais sa conversation avec l’inspecteur de Londres lui avait permis de
recoller les morceaux. Zoharit comprenait maintenant pourquoi son ami
s’enracinait en Écosse. Angelica avait été jeune fille au pair dans la famille
londonienne qui avait été assassinée après un coup de folie du père et elle
était aujourd’hui suspectée de complicité d’enlèvement d’enfants en Écosse.
Depuis, elle avait disparu. Cette affaire faisait grand bruit. Depuis hier, en
effet, les réseaux sociaux alimentaient le buzz relatif à l’événement. Partout,
on évoquait une demande de rançon énorme et une plateforme de
crowdfunding initiée par les parents pour réunir la somme. Des milliers de
vues tournaient en boucle sur YouTube, montrant l’appel à l’aide pressant
du père. Zoharit comprenait à présent l’embarras et la réserve de Joseph.
Comme d’habitude, il voulait régler les choses tout seul. Pour lui, il
s’agissait d’une affaire de famille. Mais les événements avaient pris une
telle ampleur qu’il était clair qu’il ne pourrait pas s’en sortir par lui-même.
Il avait besoin d’aide. Depuis hier, elle cherchait à savoir comment lui
donner un coup de main, qu’il le veuille ou non, mais elle tournait en rond.
Elle se prépara une tasse de café bouillant qu’elle posa à côté de son
ordinateur, prit un stylo et griffonna sur son bloc :

Allan Murphy, client de TradeOption.


Arnaque de 400 000 livres.
Suicidé le 22 juin après avoir tiré sur sa femme et ses deux enfants.

Et, juste en dessous :

Gregory MacGregor.
Deux enfants enlevés le 23 juin.
Rançon d’un montant de dix millions de livres, obtenue par
crowdfunding.
Puis, encore en dessous :

Points communs :
Angelica Sleuth a été employée dans les deux familles.
Deux enfants en bas âge parmi les victimes.
Transactions énormes.

Elle posa son stylo et réfléchit un moment. Elle tenait de Joseph cette
habitude de lister les éléments d’une affaire pour tenter d’y voir clair. Il
procédait toujours ainsi. Elle supposait donc qu’il avait dressé un bilan
équivalent, mais là, il était trop impliqué sur le plan émotionnel pour
analyser la situation avec discernement et sang-froid. Elle reprit son stylo et
inscrivit les lieux concernés par ces affaires :

Israël
Angleterre
Écosse.

Spontanément, elle se posa la question : Pourquoi l’Écosse ? Elle écrivit


encore :

L’Écosse fait partie du Royaume-Uni, comme l’Angleterre. Allan


Murphy était anglais et client de TradeOption dont le siège est en Israël.

Elle s’interrompit. La dernière assertion était en partie fausse. Allan


Murphy ignorait qu’il était client d’une société d’option binaire basée en
Israël puisque cette dernière se cachait derrière des sociétés écrans
rassurantes, avec des législations situées à Chypre ou au Royaume-Uni. Au
Royaume-Uni… Elle ouvrit un des dossiers enregistrés sur son ordinateur et
relut ses notes.
Les sociétés pratiquant les options binaires se sont tout d’abord
domiciliées sur l’île de Chypre car bénéficiant d’une législation et d’une
fiscalité complaisantes. Mais les contrôles internationaux des entreprises de
courtage ont contraint Chypre à durcir ses règles. Les sociétés frauduleuses
telles que TradeOption se sont alors tournées vers de nouveaux paradis
juridiques et fiscaux en Europe, notamment au Royaume-Uni, et plus
particulièrement en Écosse.

Pourquoi l’Écosse ? se dit-elle encore. Elle s’était déjà posé la question


à l’époque où elle avait commencé à enquêter sur TradeOption et elle y
avait elle-même répondu de la façon suivante :

Une originalité du système juridique écossais en ce qui concerne le


droit des sociétés réside dans l’existence de SLP, Scottish Limited
Partnerships. Une forme d’entreprise fondée sur des partenariats entre
actionnaires demeurant parfaitement anonymes et pouvant être tout à fait
légalement domiciliés en Écosse, même s’ils n’y demeurent pas. Cela
représente des avantages fiscaux car les actionnaires non résidents ne
payent pas d’impôts dans le pays tout en bénéficiant d’une structure légale
pour faire transiter et gérer des avoirs. Les SLP sont une aubaine pour les
escrocs du monde entier qui cherchent à blanchir de l’argent sale, organiser
des trafics d’armes ou de prostitution, ou couvrir des activités mafieuses en
tous genres.
TradeOption faisait partie d’une SLP basée à Édimbourg. Or
Édimbourg est en Écosse ! Et c’est avec cette société écran qu’Allan
Murphy était en relation, par l’intermédiaire d’un courtier de la City de
Londres, du moins l’avait-il pensé. Jamais il n’avait soupçonné que tout
cela était organisé par une bande d’escrocs situés de l’autre côté de la
Méditerranée. C’est pour cette raison qu’il avait investi en toute confiance
des sommes élevées.
Zoharit ferma le document et en ouvrit un autre où étaient répertoriées
les SLP dans lesquelles TradeOption était associée. Il y en avait plusieurs
dizaines. Bien évidemment, le nom de TradeOption n’apparaissait jamais en
toutes lettres mais sous couvert de prête-noms très british. De quoi rassurer
les investisseurs qui auraient eu la curiosité de connaître l’identité des
membres du bureau exécutif de la prétendue société de courtage.
La jeune femme prit son courage à deux mains et commença à faire
défiler une liste interminable de noms. C’était fastidieux, mais elle sentait
une excitation nouvelle s’emparer d’elle. Si son intuition était bonne,
l’enquête allait évoluer dans des proportions étonnantes. Parmi cette
énumération de sociétés-écrans, elle en repéra plusieurs qui étaient déjà
dans le collimateur du Lahav :
Financial Trust Ltd
Principaux actionnaires :
John Perceval
Anthony B. Good
Paul McCarry
John Lay-Non.
International Values Ltd
Principaux actionnaires :
Richard Wallace
Enderby Burgess
Craig Sutton.

Elle commençait à se décourager, quand une fiche attira soudain son


attention :
European Trust and Value Ltd
Principaux actionnaires :
Edward Brassey
Lyle MacLachlan
Lord Alfred Montaigue
Laird Gregory MacGregor.

Laird MacGregor ! Ainsi, il faisait partie d’une SLP liée à


TradeOption ! Il fallait à tout prix qu’elle prévienne Joseph. Elle décida de
ne pas l’appeler de son bureau où n’importe qui pouvait entrer à n’importe
quel moment. Elle glissa son téléphone portable dans sa poche et sortit
précipitamment de la pièce. Elle serait plus tranquille pour parler en bas de
l’immeuble.
47

Lod, Israël, siège du Lahav 433, 16 h 15


Samuel Lidenbrock se trouvait dans les locaux du Lahav 433 comme
chaque jour depuis la fermeture des locaux de TradeOption. Il avait accepté
de collaborer avec ce service sans état d’âme et balancé tout ce qu’il savait.
Les procédures, l’accès au fichier client, les codes permettant de crypter les
données. Il n’était pas au courant de tout, évidemment, mais les agents du
Lahav connaissaient parfaitement leur métier et savaient comment utiliser
les données qu’il leur fournissait. Sam ne cherchait pas la reconnaissance
des flics, ni un régime de faveur ou une immunité, comme on le lui avait
promis, mais il souhaitait simplement se racheter. À cause de lui, des
centaines de personnes avaient perdu des sommes considérables, parfois les
économies de toute une vie. Il ne pouvait plus le supporter. Bien sûr, il lui
était impossible de revenir en arrière, le mal était fait. Mais s’il pouvait
contribuer à mettre fin à cette escroquerie il se sentirait mieux. Comme lavé
de ses fautes.
Dans les couloirs du Lahav 433, il avait croisé certains de ses ex-
confrères, notamment Natan. Le senior assistant avait perdu son sourire
éclatant et sa belle assurance. Il avait jeté un regard noir en direction de
Sam avant de détourner les yeux, incapable de comprendre les motivations
du jeune trader qu’il considérait comme un traître, un vendu. Natan ne
songeait qu’à l’argent facile et aux apparences flatteuses. Surtout, il
n’aspirait qu’au pouvoir, quels que soient les moyens de s’en emparer.
« Trop n’est jamais assez. »
Sam éprouvait une réelle admiration pour Zoharit. Contrairement à lui,
la jeune femme avait fait le bon choix. Celui de la justice, de la poursuite
des criminels et de la défense de son pays. Sa solde ne devait pas être
énorme, ridicule même, en comparaison de ce que recevaient les employés
de TradeOption grâce à leurs primes. Mais au moins, elle la gagnait
honnêtement. Quand toute cette affaire serait finie, et à condition qu’il
échappe à une condamnation, Samuel aimerait postuler pour entrer dans la
police. On le lui refuserait certainement, on n’embauche pas d’anciens
escrocs pour défendre l’ordre, mais il ferait tout de même la démarche. Ne
serait-ce que pour se prouver à lui-même qu’il était devenu un autre
homme. Qu’il n’était pas corrompu. Qu’il savait lutter pour défendre des
valeurs.
Il se souvenait encore de ce client qu’il avait manipulé le dernier soir,
juste avant la fête orgiaque du Clara Club. Allan Murphy. Il n’oublierait
jamais ce nom. Il avait poussé cet homme à bout, l’incitant à investir
davantage dans une transaction dans laquelle il n’avait aucune chance de
gagner quoi que ce soit. Pourquoi avait-il fait cela ? Pour obéir aux ordres ?
Pour toucher sa commission ? De bien piètres excuses. Samuel avait honte
de lui. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il commettait ce type
d’action. Mais celle-ci avait été la fois de trop. Celle où il avait réellement
pris conscience de l’immoralité de son travail. Qu’était-il devenu, cet Allan
Murphy ? Samuel espérait secrètement qu’il trouverait une solution pour
s’en sortir. Si au moins il pouvait l’aider. Mais comment s’y prendre ? Il
n’avait plus aucun contrôle sur ses clients désormais, tout était entre les
mains du Lahav 433. Peut-être y avait-il un moyen : Zoharit. S’il lui
expliquait la situation et lui faisait part de ses remords, elle l’aiderait à
réparer sa faute. L’argent soutiré à Murphy avait transité sur le compte de
TradeOption. Les services israéliens étaient efficaces, ils remonteraient la
filière et il serait alors possible de les lui rétrocéder. Après tout, n’était-ce
pas ce qui se passerait avec toutes les victimes de TradeOption qu’ils
arriveraient à retrouver ? Alors pourquoi ne pas prendre un peu d’avance ?
Samuel se sentirait mieux. Peut-être…
Il se dirigea vers le bureau de Zoharit. Il n’y avait personne, une tasse
de café était posée à côté de l’ordinateur. Elle avait dû s’absenter un instant.
Samuel n’avait qu’à l’attendre. Le café était encore fumant. Il devait
certainement y avoir un distributeur quelque part, il irait bien chercher un
espresso pour lui, mais il craignait de se perdre dans les couloirs. Surtout, il
ne voulait pas manquer Zoharit à son retour dans le bureau. Et s’il buvait
une gorgée de sa tasse ? Rien qu’une. Elle n’y verrait que du feu. Et puis le
temps qu’elle revienne, son café allait refroidir. Si ça se trouve, elle le
jetterait. Ce serait dommage. Samuel s’approcha du bureau, saisit la tasse
par l’anse et laissa la boisson chaude envahir son palais. C’était juste ce
qu’il lui fallait.
En reposant le récipient, par mégarde il fit couler un peu de café sur le
bloc-notes étalé devant l’ordinateur. Quel maladroit ! Avec la manche de sa
veste, il entreprit de nettoyer la feuille maculée de taches sombres. Son
regard se porta sur les notes que Zoharit avait écrites et il ne put s’empêcher
de les lire.

Allan Murphy, client de TradeOption.


Arnaque de 400 000 livres.
Suicidé le 22 juin après avoir tiré sur sa femme et ses deux enfants.

Samuel se mit à trembler. Il fit un faux mouvement et envoya


valdinguer la tasse qui se brisa sur le sol. Allan Murphy… Suicidé après
avoir tiré sur sa femme et ses deux enfants. Tout cela par sa faute à lui,
Samuel Lidenbrock. Il avait commis un crime impardonnable.
Bouleversé, il se leva et se dirigea tel un somnambule vers la fenêtre
restée grande ouverte. Quatre étages plus bas, le ballet habituel des voitures
se croisant sur le boulevard. Samuel n’entrerait jamais dans la police. Il ne
réparerait jamais ses erreurs. Il ferma les yeux et s’imagina face à la mer.
Bleue, pure, sans souillure. C’est là qu’il voulait aller. Il prit sa respiration
et plongea.
Les voitures se mirent à klaxonner à tout-va.
48

Aberfoyle, auberge The Rob Roy, 14 h 15


Le pub était encore calme à cette heure-là. Quelques clients finissaient
leur lunch, installés dans les petits box disposés dans la salle. Joseph
reconnut aussitôt la silhouette de Galloway. Derrière le comptoir, Tina se
limait les ongles, par coquetterie ou pour tromper son ennui.
— Un Loch Lomond, Tina. J’y ai pris goût au manoir, commanda
Sleuth.
Fingal le reconnut et lui fit un grand sourire. Il avait déjà avalé la moitié
de sa pinte et ses yeux bleus pétillaient.
— Tiens ! Mr American. Dites donc, il s’en passe des choses à
Aberfoyle ! C’est ce que je disais à Tina pas plus tard que tout à l’heure.
Pas vrai, Tina ?
La serveuse ne releva pas. Elle devait avoir cessé depuis longtemps de
prêter attention aux ratiocinations de l’ivrogne. Elle servit le whisky et
retourna aussitôt à ses ongles en poussant un léger soupir.
— Eh bien, Mr American, comme ça vous êtes allé au manoir ? Vous
êtes journaliste vous aussi ? C’est qu’on en a vu défiler pas mal, depuis
quelques jours.
— Non, je ne suis pas journaliste, avança prudemment Joseph.
— Alors je ne sais pas comment vous avez fait pour entrer là-bas. Il n’y
en avait que pour la police et les journalistes. Enfin, ça ne me regarde pas.
Les Américains sont des malins. Vous avez fait jouer vos relations, je
suppose ? Avec le laird, les relations ça compte.
Visiblement, Fingal attendait que Joseph lui révèle les subterfuges grâce
auxquels il avait pu s’introduire chez les MacGregor, mais il en fut pour ses
frais. Joseph se contenta de boire une gorgée de son whisky, affectant de ne
pas avoir entendu les questions de l’Écossais.
— Fingal, je me souviens de quelque chose que vous m’avez dit hier, au
sujet du drame, reprit-il après avoir reposé son verre sur le comptoir. Il était
question de mémoire des lieux ou quelque chose dans le genre. Je n’ai pas
bien saisi votre pensée, j’en ai peur.

É
Le faciès jovial et rieur de l’Écossais se figea et adopta une expression
nettement plus lugubre. Le vieil homme baissa la voix et adopta un ton de
conspirateur.
— C’est que, voyez-vous, Mr American, il y a des choses que l’on
prend très au sérieux chez nous, en Écosse. Des choses dont les Sassenach
se moquent, à moins qu’il ne s’agisse pour eux que de simples attractions
touristiques. Mais ils ont tort, grand tort. S’ils savaient…
L’Écossais était visiblement troublé. Il finit sa pinte de bière en trois
coups de glotte et fit signe à Tina de le resservir. D’un geste de l’index, il
désigna le gobelet de Sleuth afin qu’elle le remplisse également. Puisqu’on
en était aux confidences, autant se mettre en condition.
— En Écosse, il y a des présences, Mr American. On ne les voit pas,
pourtant elles sont bien là. Parfois, elles s’endorment et on croit qu’elles ont
disparu. Mais gare à celui qui les réveille. Cela peut s’avérer dangereux.
Très dangereux…
Il porta la chope mousseuse à ses lèvres et pencha la tête en arrière pour
absorber une large goulée du breuvage.
— Comme le monstre du Loch Ness ? suggéra Sleuth.
Fingal lui jeta un regard de travers.
— Vous voyez bien. Pour vous, ce ne sont que des pièges à touristes.
— Pas du tout. Pourquoi Nessie n’existerait-il pas ? Les Américains ne
sont pas tous incrédules et matérialistes, Fingal. Pour ma part, j’ai toujours
été un fan de X-Files. D’ailleurs, j’ai fait mienne la devise de Fox Mulder :
« La vérité est ailleurs. »
Galloway observa Joseph attentivement pour s’assurer qu’il ne se
moquait pas de lui. Mais le visage de l’agent spécial demeurait
imperturbable. Au demeurant, il n’avait pas menti. Il avait toujours adoré
cette série, même s’il ne croyait pas aux petits hommes verts. Le buveur de
bière parut rassuré et reprit ses confidences.
— Ici, il n’y a pas de monstre du Loch Lomond, mais il existe d’autres
créatures mystérieuses dans la forêt des Trossachs. Et surtout sur la colline
de Doon, près du manoir. Là où ont été retrouvés les enfants des
MacGregor.
— Quel genre de créatures ?
Fingal porta l’index à sa bouche en affichant un air effrayé.
— Chut ! Il ne faut pas dire leur nom. Quelqu’un les a réveillées et elles
ne sont pas contentes. Oh ! ça, pas du tout ! Si vous m’en croyez, ce sont
elles qui ont enlevé les petits, mais elles les ont rendus. C’est bien aimable à
elles. On ne peut pas en dire autant pour le pauvre révérend Kirk.
— Le révérend qui ?
Après avoir renouvelé les consommations, Fingal se fit un plaisir de
raconter par le menu la légende du révérend Kirk, le fameux prisonnier du
monde des fées, en prenant garde de ne pas nommer ces dernières
autrement que par de savantes périphrases.
— C’est pour cela qu’aucune fille du coin n’a accepté de rester la nuit
au manoir, vous comprenez ? Elles avaient trop peur d’être enlevées, elles
aussi. C’est certainement ce qui est arrivé à cette pauvre Angelica. Peut-être
que les bonnes dames et accortes jouvencelles la libéreront comme elles
l’ont fait avec les enfants. Mais peut-être la garderont-elles aussi pour tenir
compagnie au révérend Kirk. Qui peut savoir ? Leurs règles ne sont pas les
mêmes que les nôtres.
Galloway avait les yeux embués, probablement à cause du trouble que
provoquaient en lui ces évocations surnaturelles, à moins qu’il ne s’agisse
des effets de l’alcool. Sleuth sentit qu’il ne pourrait plus rien tirer de
cohérent de lui et décida d’abréger l’entretien.
— Dites-moi, Fingal, ce que vous venez de me révéler à propos du
manoir, de la colline de Doon et du révérend Kirk, cela fait-il partie de ces
« attractions touristiques » que vous déploriez tout à l’heure ? Cette histoire
est-elle connue en dehors d’ici ?
L’Écossais plongea ses yeux clairs dans les siens.
— Non, Mr American. Cette histoire, nous la gardons pour nous. Nous
n’avons pas envie d’être envahis par des curieux ou des touristes hilares. En
dehors de quelques elficologues, qui doivent se compter sur les doigts d’une
main, tout ce que je vous ai dit n’a jamais dépassé les limites d’Aberfoyle.
C’est notre légende à nous, avec celle de Rob Roy.
Sleuth sentit son téléphone vibrer dans sa poche. Il ne voulait pas
décrocher dans le pub et prit rapidement congé de ses hôtes, au grand dam
de Fingal mais dans l’indifférence manifeste de Tina. Une fois à l’extérieur,
il vérifia l’identité du correspondant. Zoharit !
— Zo ? Ravi de t’entendre.
— C’est terrible ! Il est arrivé un grand malheur !
La voix de la jeune femme était étranglée par l’émotion. Joseph craignit
le pire.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Sam… Samuel Lidenbrock. Le garçon qui m’a aidée à décrypter le
système informatique de TradeOption…
— Oui, je m’en souviens. Que lui est-il arrivé ?
— Il s’est… Il s’est jeté de la fenêtre de mon bureau. Il s’est écrasé à
mes pieds, dans la rue !
— Mais… pourquoi a-t-il fait une chose pareille ?
— C’est ma faute ! Uniquement ma faute ! Je ne me le pardonnerai
jamais.
— Calme-toi, Zo. Explique-moi les choses posément.
Elle était au bord des larmes et s’exprimait de façon saccadée. On
entendait derrière elle les sirènes d’une ambulance et la rumeur de la foule.
— J’ai… j’ai fait des recherches pour toi. J’avais pris des notes sur un
carnet. J’ai voulu t’appeler aussitôt, mais pour ne pas être dérangée je suis
descendue au pied de l’immeuble. Je suppose que Sam est rentré dans mon
bureau durant mon absence, qu’il a lu mes notes et ne l’a pas supporté. Il
s’est défenestré ! Comme je m’en veux, tu ne peux pas savoir…
Sleuth se demanda en quoi ces notes pouvaient avoir déclenché une
telle réaction chez le jeune homme, mais il ne voulait pas brusquer Zoharit.
— Dans quel état est-il ? Il est…
— Non, il a survécu. Mais il a plusieurs membres cassés et souffre
d’une commotion cérébrale. Les secours viennent d’arriver. Ils vont
l’emmener à l’hôpital Hadassah. Je dois l’accompagner.
— Attends une seconde… Qu’est-ce que tu voulais me dire, Zo ?
— C’est à propos du laird MacGregor. Il est en relation avec
TradeOption lui aussi. Comme Allan Murphy.
Sleuth sentit son sang bouillir dans ses veines.
— Que veux-tu dire ? Il est client, lui aussi ?
— Non, il a été actionnaire d’une SLP, l’European Trust and Value Ltd
à Édimbourg. Désolée, je dois te laisser, là… Je te rappelle dès que je peux.
— Attends, Zo…
Trop tard. Elle avait raccroché.
Joseph remit son téléphone dans sa poche et sortit son paquet de
Gitanes. Il avait besoin d’en griller une afin de faire le point. Les éléments
du puzzle commençaient à s’assembler. Allan Murphy s’était fait gruger par
TradeOption et s’était suicidé après avoir massacré sa famille. Gregory
MacGregor était actionnaire d’une SLP qui, selon Zoharit, trafiquait avec
TradeOption. Les deux hommes ne se connaissaient probablement pas mais
ils avaient tous deux trempé dans la combine des options binaires. Et tous
deux étaient endettés jusqu’au cou. Murphy parce qu’il avait fait confiance
à TradeOption. Mais MacGregor ? Avait-il lui aussi tenté de se renflouer en
faisant appel à ces placements illégaux ? Cela ne lui avait visiblement pas
permis d’éponger ses dettes. Et puis il n’avait pas la tête d’un escroc.
Certes, il faisait partie d’une SLP liée à TradeOption, mais il n’était peut-
être pas au courant des trafics qui se tramaient en sous-main. Il était trop
naïf, trop fantasque pour cela. À moins qu’il n’ait été qu’un homme de
paille.
Mais quel était le rapport avec le kidnapping et avec l’opération de
crowdfunding lancée par Lyle Crook ? À moins que… Sleuth commença à
entrevoir une hypothèse qui permettait de relier ces éléments disparates.
Elle lui paraissait folle mais ne manquait pas d’une certaine logique. Il avait
déjà eu l’intuition que MacGregor et Crook se connaissaient, simplement, il
n’avait pas su établir le lien qui les réunissait.
MacGregor faisait partie d’une SLP basée à Édimbourg, l’European
Trust and Value Ltd. Crook, qui semblait avoir bâti sa fortune en usant de
moyens à la limite de la légalité, avait ses locaux dans la même ville. Et si
les deux hommes faisaient justement partie de la même SLP ? Si Zo avait
été disponible, elle aurait pu vérifier aussitôt. Mais elle était partie à
l’hôpital avec Sam. Sleuth devait être sûr de lui avant de prolonger son
raisonnement. Il écrasa le mégot de sa cigarette et fonça dans sa chambre
pour se connecter sur Internet afin de faire une recherche sur l’European
Trust and Value Ltd. Il parvint à trouver la liste des actionnaires.
MacGregor en faisait effectivement partie, comme le lui avait révélé
Zoharit. Le cœur battant, il éplucha l’ensemble du dossier mais ne trouva
aucune mention de Crook. Il faisait fausse route. Le contraire eut été trop
beau. Il allait abandonner ses recherches, lorsqu’il remarqua que la SLP
était liée à une holding financière basée elle aussi à Édimbourg, la Scottish
Holding Company, qui chapeautait toute une série d’entreprises du même
genre. Il consulta aussitôt la liste des membres du bureau de la holding.
Lyle Crook en était le président. Sleuth ne put réprimer un cri de victoire. Il
avait établi le lien qui lui manquait. Il n’avait plus qu’à tirer le fil de la
pelote.
Première hypothèse : connaissant le laird, Lyle Crook lui avait proposé
un crowdfunding pour réunir la somme nécessaire au paiement de la
rançon. Ça, c’était la version officielle. Mais depuis qu’il avait rencontré
l’homme aux mocassins blancs, Sleuth ne pensait pas une minute que ce
dernier aurait dépensé autant d’énergie uniquement pour faire une bonne
action, même si, au départ, son initiative lui permettait de se faire connaître.
Ce type n’était pas du genre à se lancer dans une aventure aléatoire.
Seconde hypothèse : le crowdfunding avait été prévu depuis le départ, c’est-
à-dire avant l’enlèvement des enfants. Lyle Crook avait tenu les manettes,
avec la complicité du laird MacGregor. Les dix millions de livres avaient
été versés sur un compte crypté suivant les mêmes méthodes utilisées par
TradeOption. Et si les bénéficiaires de cette somme fabuleuse n’étaient
autres que ceux qui avaient organisé cet appel à la générosité ? MacGregor
pour éponger ses dettes, Crook par appétit du lucre. Si tel était le cas, cela
signifierait une chose : ce kidnapping était un coup monté.
Sleuth repensa à ce que venait de lui dire Fingal Galloway au sujet de la
colline de Doon et du révérend Kirk. C’est au pied de l’arbre où le révérend
avait été retenu prisonnier par les fées que les enfants s’étaient réveillés
après leur libération. Or, cette légende n’était connue que des habitants
d’Aberfoyle. Si les ravisseurs la connaissaient, cela voulait dire qu’ils
habitaient la région.
La conclusion de ce raisonnement s’imposait à présent avec une clarté
confondante : MacGregor avait organisé lui-même l’enlèvement de ses
propres enfants !
49

Aéroport de Londres-Stansted, 17 h 15
Sleuth avait pris un vol Ryanair à l’aéroport de Glasgow-Galway et
atterri à Londres une heure vingt plus tard. Il avait aussitôt joint le
procureur du FBI de New York et lui avait expliqué comment le faux
kidnapping d’Aberfoyle avait été organisé par des collaborateurs de
TradeOption résidant en Écosse, ce qui légitimait l’intervention du FBI déjà
saisi de l’affaire Nastia Benchimol. Il avait dû insister mais le procureur
avait fini par se laisser convaincre. Il allait adresser un double mandat
d’arrêt à l’antenne du FBI de l’ambassade américaine à Londres, que
Joseph devrait aller chercher. C’était la procédure. L’agent spécial pestait
contre ce retard intempestif mais il lui fallait faire les choses dans les règles.
Il devait également s’entourer des forces de la police locale pour procéder
aux arrestations qui ne pourraient avoir lieu que le lendemain matin.
Sleuth sauta dans un taxi et se fit conduire à l’ambassade, sur la rive
droite de la Tamise. Son collègue du Bureau lui remit les documents et lui
fit signer une décharge. Joseph ne s’attarda pas, il voulait attraper le dernier
vol pour Glasgow. Un aller-retour pour un simple document, c’était bien
dans l’esprit paperassier de l’administration. Pour gagner du temps, il avait
demandé au taxi de l’attendre en bas de l’immeuble.
Il venait de s’installer sur le siège arrière du cab lorsque son téléphone
portable se mit à vibrer. Galliani ! Il décrocha aussitôt.
— Sleuth ? J’ai du nouveau pour vous. Mrs Murphy vient de reprendre
connaissance. Nous allons pouvoir l’interroger.
— Je suis justement à Londres. Dans quel hôpital est-elle ?
— St. Mary’s Hospital, sur Praed Street, dans le quartier de Paddington.
C’est l’hôpital le plus proche du domicile des Murphy.
— Attendez-moi, j’arrive.
Sleuth donna l’adresse au chauffeur à travers la vitre de séparation et
s’adossa au siège en cuir usé du taxi noir typiquement londonien, l’un des
symboles de la capitale britannique avec Big Ben, la garde royale avec ses
fameux bonnets à poil d’ours et les cabines téléphoniques rouges. Le
véhicule traversa la Tamise, longea Hyde Park et parvint à destination en
moins d’une demi-heure.
L’inspecteur Galliani attendait l’agent spécial dans le hall de l’hôpital.
— Les médecins nous ont donné l’autorisation de l’interroger à
condition de ne pas rester plus d’un quart d’heure. Elle est encore très
faible.
— Merci de m’avoir attendu, inspecteur, le remercia Sleuth en lui
tendant la main. Elle est au courant pour sa famille ?
— Oui. D’ailleurs, c’est la première chose qu’elle a demandée en
revenant à elle, comment ils allaient. Il était impossible de lui mentir.
— Elle a confirmé que son mari avait…
— Non, justement. Cela dit, elle était encore confuse. J’espère que son
témoignage sera plus clair à présent. Suivez-moi.
Les deux hommes pénétrèrent dans le service de réanimation après
avoir montré leurs badges. Joan Murphy se trouvait dans une chambre
individuelle. Elle était pâle comme un linge. Une perfusion était reliée à son
bras.
— Mrs Murphy, je suis l’inspecteur Galliani de la Police de la City de
Londres, et voici l’agent spécial Sleuth, du FBI. Pouvons-nous vous poser
quelques questions ?
Sa blessure, les effets des médicaments qu’on lui avait injectés par voie
intraveineuse et, pour finir, l’annonce du massacre de toute sa famille
l’avaient assommée. Elle hocha vaguement la tête, d’un air hébété.
— Nous essayons de savoir ce qui s’est passé exactement ce soir-là. Je
sais que ces souvenirs sont pénibles, Mrs Murphy, mais vous devez nous
aider.
Elle se mit à parler à voix basse, les yeux dans le vague. Elle ne
regardait aucun des deux policiers et semblait fixer le mur blanc en face
d’elle.
— Allan est rentré plus tard que d’habitude. On s’est un peu disputés,
comme toujours. J’écoutais du jazz. John Coltrane.
Elle s’interrompit, se laissant aller à la rêverie.
— Vous vous êtes disputés, dites-vous, et ensuite ? la relança Galliani.
— Il avait une mine sinistre. La nurse avait couché les enfants et nous
avait rejoints au salon. On a discuté un peu, puis elle nous a laissés. C’était
son soir de sortie, comme chaque vendredi. Allan est monté à l’étage avec
un verre de whisky. Il voulait regarder la télévision. Du sport, je crois. Nous
n’avons pas les mêmes goûts. Il est redescendu au salon bien plus tard dans
la soirée.
— Il était armé ? la devança l’inspecteur.
Joan Murphy tourna brièvement le visage vers lui. Elle paraissait
étonnée.
— Non, pourquoi ? Il avait bien un revolver dans son bureau, encore
une de ses lubies, mais c’était une reproduction. Une arme factice, si vous
voulez. Il n’avait même pas de cartouches.
Les deux hommes échangèrent un regard interloqué.
— Qu’a-t-il fait lorsqu’il vous a rejointe ?
Joan sembla hésiter, fouillant dans ses souvenirs.
— Il avait changé d’expression. Il paraissait comme… soulagé. Il m’a
informée qu’il attendait quelqu’un. Je lui ai dit que ce n’était pas une heure
pour recevoir des visites, mais il m’a répondu que c’était important. Du
coup il s’est resservi un whisky et m’a préparé un autre cocktail. Coltrane
jouait My Favorite Things.
Joan se perdait dans des détails sans importance, ce qui agaçait Galliani.
Ils avaient si peu de temps devant eux.
— Et après ? Faites un effort, Mrs Murphy.
— On a sonné à la porte. Allan est allé ouvrir. Un homme se trouvait
sur le seuil et mon mari l’a fait entrer.
Les deux policiers n’en revenaient pas. Il n’avait jamais été question
d’un visiteur chez les Murphy ce soir-là.
— Vous le connaissiez ?
— Non, jamais vu.
— Votre mari vous l’a présenté ? Il vous a dit son nom ?
— Non. Ils sont montés directement dans le bureau.
— Ils y sont restés longtemps ?
Joan avait de plus en plus de mal à parler. Elle ouvrait la bouche mais
aucun son ne sortait. La porte s’ouvrit. Un médecin interpella les deux
agents :
— La visite est terminée, messieurs. Mrs Murphy a besoin de se
reposer.
— Encore un instant ! supplia Galliani.
— Je suis désolé, mais il en va de sa santé. Elle…
C’est alors qu’elle se mit à parler comme un automate, ânonnant une
suite de phrases hachées :
— J’ai entendu un coup de feu. Puis deux autres, rapprochés. J’ai pris
peur. Je ne savais pas quoi faire…
— Messieurs…, insista le médecin.
— Encore une minute ! Vous dites avoir entendu trois coups de feu,
c’est ça Mrs Murphy ?
— L’homme est redescendu seul du bureau. Il s’est approché de moi. Il
avait le regard froid. J’étais tétanisée.
— Vous êtes sûre de ce que vous dites, Mrs Murphy ? Cela change
tout !
— Il avait quelque chose à la main. Un objet métallique. J’étais trop
effrayée pour reconnaître ce que c’était. Il l’a pointé vers moi. J’ai réalisé
que c’était un revolver. Après, c’est le trou noir. Je ne me rappelle plus de
rien.
— Ça suffit, maintenant, je vous demande de sortir, s’énerva le
médecin.
— Vous pourriez décrire cet homme ? poursuivit Galliani, ignorant le
praticien. Mrs Murphy, essayez de vous souvenir… Était-il jeune ? Vieux ?
Brun ? Blond ?
— Il était…
La veuve Murphy s’évanouit, épuisée par ces révélations. Le médecin
se précipita aussitôt vers elle en hurlant aux policiers de déguerpir. Galliani
et Sleuth se dirigèrent vers la sortie sans un mot.
— Murphy ne s’est donc pas suicidé, résuma l’inspecteur londonien.
— Et il n’a pas abattu sa famille. Le coupable a dû d’abord tirer sur lui,
puis sur les enfants, et enfin sur Mrs Murphy. Il est ensuite remonté dans le
bureau et a placé le revolver dans la main du père pour faire croire à un
suicide. Dommage que la pauvre femme n’ait pas eu le temps de le décrire.
J’essayerai d’en savoir plus quand elle reprendra connaissance.
— On n’a pas retrouvé d’autres empreintes que celles de Murphy. Ce
salaud devait porter des gants. Il y avait bien un étui à revolver posé sur le
bureau, mais aucune trace de la reproduction de l’arme à laquelle Mrs
Murphy a fait allusion.
— L’assassin a dû l’emporter et s’en débarrasser ensuite. Cela dit, le
fait que Murphy détienne un revolver dans son bureau, factice ou non,
accréditait la thèse du suicide. Et c’est évidemment pour cette raison que le
meurtrier n’a pas emmené l’étui avec lui.
— Mais qui peut être ce salopard ? Et pourquoi a-t-il agi ainsi ?
— Si nous le savions, Galliani, notre enquête serait déjà bouclée !
50

Dans un lieu inconnu, 22 h 30


Angelica reprit lentement connaissance. Elle avait une migraine
carabinée et sa bouche était sèche. Comme si elle relevait d’une gueule de
bois. Pourtant, elle n’avait rien bu. Ses souvenirs lui revenaient peu à peu
en mémoire. Jim était parvenu à ouvrir la porte d’entrée, il était sorti pour
repérer les lieux, elle l’avait entendu crier, elle avait tenté de le rejoindre,
elle avait senti une présence derrière, et… plus rien. Le noir total.
Elle se redressa et reconnut aussitôt les parois circulaires et incurvées
du lieu où ils avaient été séquestrés. Leur tentative de fuite avait échoué.
D’un bond, elle se leva et explora les pièces. La dernière fois qu’elle avait
vu les enfants, ils dormaient tranquillement. Pourvu qu’il ne leur soit rien
arrivé.
— Mary ! Aleister !
La gorge serrée, elle regarda autour d’elle. Personne. Les deux enfants
avaient disparu. Et Jim ? Qu’était-il devenu ? Était-elle seule ? Elle
descendit dans la pièce située en dessous. Jim était là, plongé dans un
profond sommeil. Angelica se pencha et le secoua.
— Jim ! Jim ! Réveille-toi ! Nous sommes à nouveau enfermés. Je ne
sais pas où sont les gosses…
Le jeune homme ouvrit les yeux, hébété. Il devait ressentir les mêmes
symptômes qu’elle. Ils avaient une fois de plus été drogués.
— Angelica ? Tu vas bien ? J’ignore ce qui s’est passé. J’essayais de
trouver un chemin dehors, quand…
— Oui, je sais. Moi aussi. Nous étions sûrement surveillés. Mais Mary
et Aleister ne sont plus là !
Jim fronça les sourcils.
— Tu as regardé en bas ?
— Pas encore.
Ils s’engouffrèrent l’un après l’autre dans l’escalier et débouchèrent
dans la vaste salle du bas. Vide !
— Quelqu’un a enlevé les enfants ! s’écria Angelica.
Le jeune homme réfléchit un instant.
À
— À moins qu’on les ait libérés.
— Comment ça ?
Jim était pleinement lucide à présent.
— Imagine… Si les parents ont réussi à payer la rançon, les ravisseurs
leur ont rendu les gosses. C’est aussi simple que cela.
— Mais dans ce cas, pourquoi nous garder prisonniers, nous ?
Jim prit un air grave.
— Je ne vois qu’une explication, mais je ne suis pas sûr qu’elle te fasse
plaisir.
— À quoi penses-tu ?
Il releva la tête et plongea son regard dans le sien.
— Les ravisseurs nous ont enlevés après le kidnapping et nous
retiennent prisonniers bien qu’ils aient rendu les gosses. Tu ne vois pas ce
que ça implique ?
Angelica secoua la tête.
— Pour la police, nous sommes les principaux suspects ! Ils doivent
penser que c’est moi qui ai enlevé les enfants et que tu es ma complice.
La jeune fille sentit sa gorge se serrer. Elle devait bien admettre que Jim
pouvait avoir raison. Mais qui avait organisé une machination aussi
diabolique ?
— Que vont-ils faire de nous à présent ?
Jim soupira.
— Ils ont deux options. La première serait de se débarrasser de nous.
Mais dans ce cas, ils l’auraient déjà fait.
— Et la seconde ?
— Ils vont fabriquer des preuves pour nous incriminer et nous
relâcheront ensuite. En se débrouillant pour que la police nous cueille.
— Mais ce n’est pas possible ! Nous n’avons rien fait ! Et tu travailles
pour les services secrets, non ? On ne pourra pas t’accuser !
— Ce n’est pas si simple, Angelica, reprit Jim d’un air sombre.
— Pourquoi ? Tu as bien une hiérarchie qui se portera garante, non ?
Jim poussa à nouveau un profond soupir.
— J’ai peur qu’ils aient déjà pensé à tout ça. Le principe des agents
secrets, c’est qu’ils sont secrets, justement. Ils ont une activité normale qui
leur sert de couverture mais en cas de problème, personne ne les couvre.
C’est le deal. Et cela peut être pire encore.
— Que veux-tu dire ?
Il hésita un instant.
— Je ne t’ai pas tout révélé au sujet de ma présence ici. En réalité, je
suivais les activités de MacGregor depuis longtemps. Je croyais pouvoir le
coincer mais c’est l’inverse qui s’est passé.
Il la fixa de ses yeux sombres.
— Je suis tombé dans un piège. Et je t’y ai entraînée.
— Jim, je ne comprends rien. Je suis totalement perdue…
— Je t’ai expliqué que le laird a dû abandonner son petit commerce de
lopins de terre, avec titres de noblesse à la clé. Il s’est alors lancé dans un
autre genre de trafic. Beaucoup plus contestable, celui-ci, car il impliquait
des fraudes informatiques, détournement et blanchiment d’argent.
L’organisation qui supervise tout ça est très puissante et personne ne connaît
ceux qui la dirigent. Le MI6 enquête sur cette affaire depuis des années,
malheureusement sans succès. En réalité c’est pour ça que j’ai décidé de me
rapprocher de MacGregor. Et grâce à toi de gagner sa confiance pour en
apprendre plus sur cette organisation. Ils ont dû me repérer et m’ont fait
enlever.
— Tu disais tout à l’heure qu’il s’agissait d’un prétexte pour faire de toi
un suspect dans l’enlèvement de Mary et Aleister…
— Cela reste vrai. La différence, c’est que le kidnapping n’a pas été
organisé à l’avance. Sachant que j’étais à Aberfoyle, l’organisation a fait en
sorte que je vienne te rejoindre au manoir le plus vite possible. Cela
explique le départ précipité du laird et de lady MacGregor le jour même de
ton arrivée. Et ils ont enlevé les enfants pour me brûler définitivement au
MI6 et m’empêcher de découvrir la vérité sur leur compte.
Angelica n’en revenait pas. La machination était encore plus retorse
qu’elle n’aurait pu l’imaginer.
— Et moi, dans tout ça ?
Jim la regarda au fond des yeux.
— Tu n’as pas deviné ? C’est ton oncle qu’ils voulaient toucher, et tu as
servi d’appât.
Jeudi 28 juin
51

Aéroport de Glasgow-Galway, 7 h 55
Sleuth avait pris le premier vol pour Glasgow le lendemain matin. Il
avait prévenu la police locale qui l’attendait à l’aéroport. Ensemble, ils
allaient interpeller Gregory MacGregor tandis qu’une autre équipe serait
chargée d’appréhender Lyle Crook. La police écossaise, indépendante du
gouvernement central comme l’étaient les cinquante-deux districts formant
la police britannique, avait accepté de collaborer avec le FBI à condition de
se réserver l’aspect criminel de cette affaire, qui était de leur ressort. Joseph
enquêterait quant à lui sur les fraudes financières dépendant de son
département.
Joseph débarqua de l’avion et retrouva les policiers qui l’attendaient à
la sortie. Ils faisaient une drôle de tête et l’agent spécial commença à se
méfier.
— Il est arrivé quelque chose ?
— Nous préférons que ce soit l’inspecteur principal MacDuff qui vous
en parle, agent Sleuth, lui répondit l’un des porteurs d’uniforme.
Joseph n’insista pas. Le respect de la hiérarchie était le même partout. Il
monta dans la camionnette et patienta durant le trajet qui les séparait
d’Aberfoyle. Les hommes gardaient le silence. Sleuth ne dit pas un mot lui
non plus, se contentant de griller Gitane après Gitane. Il sentait qu’il allait
avoir besoin de carburant. MacDuff et ses agents étaient censés l’attendre à
proximité des grilles du manoir et ne procéder à l’interpellation du laird que
lorsque lui et la police les auraient rejoints. Aussi Sleuth fut-il surpris de
constater qu’ils avaient déjà envahi la propriété et fouinaient partout.
Furieux, il sauta du véhicule et se dirigea vers la silhouette massive de
l’inspecteur écossais.
— Qu’est-ce que vous foutez, MacDuff ?
L’autre le considéra d’un air tout à la fois agacé et dépité.
— On arrive trop tard, Sleuth. L’oiseau a quitté le nid.
— Quoi ?
— On s’est rendus sur place dès 6 heures, au cas où. Il y a une demi-
heure, le commissariat m’a contacté pour me faire part d’un appel qu’il
venait tout juste de recevoir. C’était lady MacGregor, qui signalait la
disparition de son mari. Nous sommes intervenus tout de suite.
— Depuis quand a-t-il disparu ?
— Lady MacGregor s’est aperçue de son absence ce matin. Hier soir, il
est sorti en annonçant qu’il allait faire une promenade au clair de lune. Elle
s’est couchée tôt et ne l’a pas entendu rentrer. Il faut préciser qu’ils font
chambre à part.
— Vous avez lancé un avis de recherche ?
— Bien sûr. Je ne vous ai pas attendu pour savoir comment faire mon
métier.
Le ton de l’inspecteur était cassant et Sleuth ne pouvait pas lui en
vouloir. Si MacGregor s’était vraiment enfui, cela confirmait évidemment
sa culpabilité. Mais comment le retrouver, à présent ? Il avait eu toute la
nuit pour quitter le pays. L’agent du FBI pesta contre les lenteurs des
procédures administratives. S’il avait pu l’appréhender la veille, il aurait
sans doute déjà tout avoué. Tandis que là…
— Je peux voir lady MacGregor ?
— Elle se trouve à l’étage. Elle s’inquiète pour son mari. Nous ne lui
avons rien dit à son sujet, évidemment. Aussi, je vous prierai de…
— Les Américains peuvent avoir du tact, inspecteur. Inutile de me faire
la leçon.
Joseph tourna le dos au policier et se dirigea rapidement vers la
demeure ouverte à tous les vents. Il grimpa quatre à quatre l’escalier
jusqu’au salon où s’était réfugiée Margaret. Un policier veillait sur elle, ou
la surveillait, à moins que ce ne fût les deux. D’un geste, Sleuth le pria de
sortir.
La jeune femme avait les traits tirés. Elle n’avait plus rien de la
séduisante hôtesse qui lui offrait du Loch Lomond. Après le choc lié à
l’enlèvement de ses enfants, voici que son mari disparaissait à son tour.
Cela faisait beaucoup en si peu de jours. Elle était désorientée, comme
prostrée, mais Sleuth devait profiter du fait qu’ils étaient seuls pour
l’interroger, avant l’irruption de MacDuff. Les entretiens à chaud avec les
témoins – ou les suspects – livraient souvent des détails importants. Il
voulait être le premier à les déceler.
— Lady MacGregor, je suis navré de vous importuner. Je souhaiterais
vous poser quelques questions.
— Je ne sais pas où il est, répondit-elle d’une voix chevrotante. Je ne
sais rien. Ce matin, quand je me suis levée, il n’était pas dans sa chambre.
Le lit n’était pas défait. Il n’est pas rentré de la nuit. Cela ne lui arrive
jamais.
Le policier prit place sur une chaise, face au canapé où se trouvait
Margaret. Elle tenait une tasse de thé entre ses mains. Il nota que ses doigts
étaient agités de légers tremblements. Le masque de la jeune femme bien
élevée était tombé et laissait apparaître la détresse de l’épouse et de la mère.
— Que redoutez-vous, lady MacGregor ?
Elle voulut boire une gorgée de thé, en renversa un peu dans la
soucoupe, changea d’avis et reposa la tasse sur le guéridon situé à ses côtés.
— J’ai peur qu’on l’ait enlevé, comme Mary et Aleister. Et que les
ravisseurs demandent à nouveau une rançon. J’ai l’impression que le
cauchemar continue.
Sleuth sentit qu’elle était sincère. La meilleure des comédiennes
n’aurait pu feindre cet émoi et cette inquiétude qui l’avaient envahie.
L’agent du FBI était persuadé qu’elle ignorait tout des combines de son
époux et du faux kidnapping orchestré avec Lyle Crook. D’ailleurs, si elle
avait été complice, elle se serait enfuie avec Gregory MacGregor et leurs
enfants.
— Mary et Aleister sont-ils au courant que leur père a disparu ?
interrogea-t-il doucement.
La jeune femme hocha la tête en reniflant.
— Je pourrais les voir ?
Elle eut un petit geste du menton comme si elle s’apprêtait à refuser,
mais elle lâcha prise. On aurait dit qu’en elle, un ressort s’était cassé. La
jeune femme gaie et sautillante avait abandonné toute volonté.
— Si vous y tenez. Mais ils ne vous diront rien de plus que ce que vous
savez déjà.
Joseph se demanda en effet pourquoi cette idée lui était passée par la
tête. Les enfants avaient été interrogés après leur libération mais n’avaient
rien révélé de décisif. Depuis, leur père avait disparu et ils ignoraient
certainement les raisons de ce départ précipité. Il se laissa cependant guider
par son intuition. Il devait les interroger. Cela pouvait très bien ne conduire
à rien du tout, mais qui sait ? Les petits ont une conception différente de
celle des adultes, de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas. Ils sont à
ce titre des témoins peu fiables mais il leur arrive parfois d’enregistrer un
élément que personne d’autre n’a remarqué. Et cela peut changer la donne.
De toute façon, il ne risquait rien à interroger les enfants MacGregor.
Il se fit conduire dans leur chambre. Le frère et la sœur étaient assis sur
le tapis et chuchotaient entre eux. Ils cessèrent aussitôt lorsqu’ils virent le
policier entrer dans la pièce. Sleuth fit comme s’il n’avait rien remarqué et
s’assit sur le bord d’un des lits. Ce n’est pas lui qui avait conduit leur
interrogatoire après leur libération. C’était le moment de recommencer,
mais à sa façon. Le mieux était de leur poser des questions nettes et
franches.
— Vous ne savez pas où votre papa est allé ?
Les gamins échangèrent un regard. Ils avaient bien leur idée mais
n’osaient pas en parler devant un inconnu. Sleuth jugea bon de faire les
présentations.
— J’ai oublié de vous dire quelque chose, et je suppose que c’est aussi
le cas des policiers à qui vous avez parlé. Je suis l’oncle d’Angelica.
Les petits l’observèrent avec plus d’attention.
— Notre Angelica ?
— Oui. Enfin, la mienne aussi puisque nous sommes de la même
famille. C’est pour elle que je suis venu ici. Pour la retrouver, vous
comprenez ?
Mary et Aleister se regardèrent à nouveau brièvement, se consultant en
silence, puis Mary prit la parole d’un ton décidé.
— Nous, on l’aime bien, Angelica. Elle est gentille et nous raconte des
histoires. Jim aussi, mais lui, c’est pas pareil. Il cherche un trésor.
— Un trésor ? Où ça ?
— Ben, là d’où on vient. Tu sais bien…
Oui, l’arbre aux fées du révérend Kirk. La légende locale d’Aberfoyle.
— Et il l’a trouvé, ce trésor ?
Mary haussa les épaules.
— Bien sûr que non. Les Dames de la forêt, elles sont bien trop
malignes. Et puis Angelica nous a expliqué que ce qu’elles aimaient
c’étaient les feuilles mortes et les cailloux, pas l’or et l’argent.
— Et les champignons, précisa Aleister.
Joseph esquissa un sourire. Cela ne l’étonnait pas de sa nièce. Elle avait
toujours été à l’aise pour improviser des contes fantastiques. Pas étonnant
qu’elle ait choisi de travailler au contact des enfants.
— Vous pouvez me décrire comment c’était là où vous étiez avec
Angelica ?
— On l’a déjà raconté aux autres messieurs. Il y avait des murs tous
ronds, sans fenêtre. Normal, puisque c’était dans le tronc de l’arbre.
— Oui, en effet, approuva Joseph. Les murs étaient en bois, je
suppose ?
La petite fronça les sourcils.
— Non, c’était de la pierre. Les bonnes dames ont dû faire construire ça
pour être plus tranquilles. Y avait même un escalier pour descendre et
monter. Et plus on montait, plus ça rapetissait.
— Comment ça ?
— Ben, les murs n’étaient pas droits. Ils étaient ronds, et aussi penchés.
En bas, c’était grand, en haut, beaucoup plus petit.
Joseph se dit qu’il s’agissait en effet d’un drôle d’endroit. Les gamins
avaient de l’imagination et croyaient aux êtres féeriques, mais ils n’avaient
pas pu inventer un détail pareil. D’après ce qu’ils décrivaient, le lieu de leur
détention ressemblait à une sorte de pyramide, mais de forme ronde. Il lui
faudrait se renseigner sur les particularités de l’habitat traditionnel local. Il
revint à sa question initiale.
— Et votre papa, vous avez une idée de l’endroit où il est allé ?
Mary prit un air mystérieux et se remit à chuchoter, comme elle le
faisait avec son frère.
— C’est les Dames de la forêt qui l’ont emmené, c’est sûr. Il est avec
Angelica et Jim. Dans l’arbre.
Toujours ces superstitions. Cela dit, les enfants avaient bien été libérés
devant le fameux pin où avait disparu le révérend Kirk. Ce choix indiquait
clairement que les ravisseurs étaient d’Aberfoyle, comme l’avait déduit
Joseph. Tout au moins l’un d’entre eux : Gregory MacGregor. Mais en
supposant qu’il se soit enfui, il n’aurait certainement pas trouvé refuge au
royaume des fées.
S’était-il réellement enfui ? Tout à coup, Joseph se frappa le front.
— Merci, les enfants, je vais essayer de retrouver votre papa.
Il quitta la chambre et redescendit au rez-de-chaussée où il retrouva les
policiers.
— MacDuff, pouvez-vous mettre à ma disposition une voiture et une
équipe ?
— Pour quoi faire ? s’irrita l’inspecteur.
— Quelque chose à vérifier. Ça ne sera pas long.
— Comme vous voulez, mais ne tardez pas trop.
Sleuth prit trois hommes avec lui et grimpa à l’avant du véhicule.
— À la colline de Doon, vite.
La voiture démarra sur les chapeaux de roues. La colline n’était pas très
éloignée du manoir et ils arrivèrent sur les lieux en à peine dix minutes. Ils
se garèrent au pied du monticule.
— Le reste se fait à pied, indiqua l’un des policiers.
— Allons-y, montons.
Ils s’engouffrèrent dans le bois et escaladèrent la colline aussi vite
qu’ils le purent, faisant dévaler sous leurs pas des pierres et se prenant les
vêtements dans des fourrés.
— Qu’est-ce qu’on est censés trouver là-haut, agent Sleuth ? demanda
l’un des policiers.
— J’espère rien du tout. Mais je dois vérifier.
Après un quart d’heure de marche, ils parvinrent enfin au sommet de la
colline. Le pin majestueux où, selon la légende, reposait l’âme du révérend
Kirk s’élevait droit et fier comme le mât d’un navire. Pendue à l’une des
branches, une forme s’agitait mollement.
Le corps sans vie du laird Gregory MacGregor.
52

Aberfoyle, manoir des MacGregor, 10 h 30


Le corps de Gregory MacGregor avait été transféré au centre médico-
légal pour y être autopsié mais la cause de son décès ne laissait guère de
doute. Le laird s’était visiblement suicidé. Lors d’un premier examen, le
médecin légiste avait confirmé la mort par strangulation ayant provoqué
une rupture de la nuque. Le décès remontait à la veille au soir. Lorsqu’il
était sorti pour prétendument accomplir une balade nocturne, le laird avait
sans doute déjà l’intention d’en finir avec la vie. Il s’était dirigé directement
vers la colline de Doon et s’était pendu aux branches du pin où reposait
l’âme du révérend Kirk.
Pourquoi ce choix si étrange ? Ses enfants avaient déjà été libérés au
pied de ce même pin. S’agissait-il d’une façon de théâtraliser son suicide,
ou d’une tentative de s’en remettre aux puissances surnaturelles de l’arbre
géant ? Sleuth n’arrivait pas à admettre cette théorie. Le laird était un
personnage excentrique, certes, mais il ne croyait pas en l’existence des fées
et autres hobgoblins1 du folklore britannique.
Lady MacGregor était effondrée. Joseph avait tenu à lui annoncer lui-
même l’affreuse nouvelle. Tout d’abord, elle ne l’avait pas cru. Puis elle
était devenue livide et s’était mise à balbutier des paroles incohérentes. Les
tremblements que Sleuth avait déjà notés avaient repris de façon plus
violente. Elle était à bout de nerfs. Incapable d’en supporter davantage, elle
regagna sa chambre et s’y enferma, exigeant qu’on la laisse seule. Sans
doute souhaitait-elle s’abandonner à son chagrin sans témoins.
— Sale histoire, commenta l’inspecteur MacDuff. Après tout, Sleuth, le
laird était peut-être innocent de la machination dont vous l’accusiez. Si ce
n’est pas le cas, son geste reste incompréhensible.
Pour une fois, le policier écossais n’avait pas tort. Il avait dû se tromper
quelque part. Joseph tenta de remettre de l’ordre dans ses idées, mais n’y
parvint pas. Il avait beau analyser mentalement chaque hypothèse, il y avait
toujours quelque chose qui clochait. Si MacGregor était innocent et n’avait
pris aucune part dans le kidnapping et la demande de rançon, il n’avait donc
aucune raison de se donner la mort puisque ses enfants lui avaient été
rendus vivants et en bonne santé. S’il était coupable, il n’avait pas plus de
raison de se tuer puisque la mise en scène du faux kidnapping avait réussi et
que la rançon avait été versée. Probablement, d’ailleurs, sur un compte
bancaire auquel seuls MacGregor et Crook pouvaient avoir accès. Les seuls
problèmes qu’avait le laird étaient d’ordre financier, or il les avait résolus.
De plus, il était marié à une femme charmante et il avait deux enfants
magnifiques. Propriétaire d’un domaine prestigieux, il appartenait à un clan
réputé et était respecté dans la région. Il n’était ni déprimé ni angoissé. Au
contraire, il était d’un naturel gai et jovial, rempli d’une énergie débordante.
Jamais un tel homme n’en serait venu à une telle extrémité.
Et s’il ne s’agissait pas d’un suicide mais d’un meurtre ? Les policiers
n’avaient pas trouvé d’autres empreintes que celles du laird aux alentours
de l’arbre, ce qui a priori excluait toute intervention extérieure. Il faudrait
bien entendu faire analyser la corde avec laquelle le malheureux s’était
pendu, mais Sleuth doutait que le résultat fût concluant. Et puis, qui aurait
pu commettre un tel forfait ? Et pour quelle raison ?
Décidément, plus Sleuth avançait dans son enquête, plus le mystère
s’épaississait. Et Angelica était toujours introuvable. Pour l’instant, rester à
Aberfoyle ne lui serait d’aucune utilité. Il lui restait cependant une
cartouche : Lyle Crook. Comme prévu, il avait été appréhendé à son
domicile d’Édimbourg le matin même. Sleuth espérait réussir à le faire
parler. C’était sa dernière chance.

1. Équivalents des lutins, tour à tour bienveillants ou malveillants.


53

Jérusalem, Israël, hôpital Hadassah Ein Kerem, 13 heures


Samuel Lidenbrock avait été admis à l’hôpital Hadassah Ein Kerem,
situé à l’ouest de la ville. Construit en 1961, l’établissement était à la pointe
du progrès en chirurgie cardiaque. Entre 2005 et 2009, cent soixante-sept
enfants palestiniens, issus principalement de la bande de Gaza et atteints de
cardiopathies congénitales, avaient été opérés gratuitement avec le concours
de l’association Un cœur pour la paix. Zoharit avait été rassurée de savoir
que l’olim avait été transféré dans cet hôpital. S’il y avait bien un lieu où il
gardait une chance de s’en sortir, c’était ici. Les chirurgiens d’Hadassah
faisaient des miracles.
La veille, elle s’était assurée que les médecins feraient leur possible
pour le sauver. L’équipe médicale était rompue aux interventions en
urgence. Ils bénéficiaient non seulement d’un appareillage ultramoderne,
mais également de praticiens hors pair. La jeune femme pouvait leur faire
confiance. Avant de repartir, elle avait fait une halte à la synagogue de
l’hôpital, connue pour ses douze vitraux créés par Marc Chagall sur le
thème des douze tribus d’Israël. Elle pria longuement pour le rétablissement
de Samuel, mais aussi pour elle-même. Elle ne parvenait toujours pas à se
pardonner sa bévue. Si elle n’avait pas laissé traîner ses notes sur son
bureau, il n’aurait jamais commis un geste aussi désespéré. S’il succombait
à ses blessures, ou s’il demeurait handicapé, elle se le reprocherait le restant
de sa vie. S’il s’en sortait, elle lui serait redevable. Elle jura de s’occuper de
lui et de l’aider à retrouver un travail honnête.
Elle revint l’après-midi suivant et demanda à parler au chirurgien qui
avait opéré le jeune homme.
— Il a eu beaucoup de chance. Il s’en sort avec plusieurs membres
cassés et des contusions sur tout le corps. Il a évité de justesse le
traumatisme crânien. Il a repris connaissance. La convalescence durera
plusieurs mois mais il n’aura pas de séquelles.
Zoharit sentit son cœur battre plus vite. Elle aurait voulu hurler de joie.
Son cœur débordait de reconnaissance à l’égard du médecin. Si elle s’était
écoutée, elle l’aurait embrassé. Peut-être aussi que sa prière à la synagogue
avait fait son effet. Elle se reprit aussitôt, furieuse d’avoir eu cette pensée
qui n’était qu’une manifestation d’orgueil. Comme si elle avait le pouvoir
d’influencer la vie d’un homme en s’en remettant à Dieu ! Qu’aurait-elle
pensé de la bienveillance divine si Samuel avait trépassé ? Elle était
croyante mais elle savait que la foi ne devait pas être confondue avec la
pensée magique.
— Je peux le voir ?
— Je vous accompagne. Prenez garde à ne pas le fatiguer, surtout. Il a
tout de même reçu un sacré choc.
— Il en a eu deux, docteur. Vous avez soigné le second, celui qu’il a eu
en tombant. Mais le premier, celui qui l’a poussé à se jeter par la fenêtre,
qui le guérira ?
Le chirurgien hocha gravement la tête.
— Vous avez raison. Les maux de l’âme sont souvent plus graves que
ceux du corps.
Il la laissa seule dans la chambre où Samuel était alité. Le jeune homme
était couvert de bandages, des attelles immobilisaient ses membres. Il était
éveillé, mais lorsqu’il reconnut Zoharit, il détourna les yeux. Elle approcha
une chaise et s’assit près de lui. Elle ne savait pas par quoi commencer, ni
comment. Il faut dire que le jeune olim ne l’aidait pas. Il conservait un
mutisme obstiné.
— J’ai vu le médecin. Tu vas t’en sortir, Sam. C’est juste une question
de semaines. De quelques mois, tout au plus.
Toujours le même silence, les mêmes yeux fuyants. Zoharit décida de
jouer son va-tout.
— Je sais pourquoi tu as fait ça, Sam. C’est ma faute. Entièrement ma
faute.
Il lui jeta un regard surpris.
— Comment ça ?
— Tu as lu mes notes. Je n’aurais pas dû les laisser traîner.
Il eut un petit ricanement triste.
— J’aurais fini par l’apprendre, de toute façon. J’ai la mort d’un homme
et de sa famille sur la conscience. Si je ne l’avais pas harcelé jusqu’au bout,
il serait vivant à l’heure qu’il est. Ruiné peut-être, mais vivant. Mon job à
TradeOption a fait de moi un escroc et un criminel.
Zoharit comprenait parfaitement le point de vue du garçon. Elle se
serait, elle aussi, sentie coupable si elle avait été à sa place. Mais elle ne
pouvait pas le laisser ruminer ces pensées. Elle le savait capable de
recommencer son geste.
— Te supprimer ne l’aurait pas ramené, Sam, ni lui ni les siens. Je
comprends que tu te sentes responsable, mais il y a d’autres moyens de te
racheter que de sauter par la fenêtre.
Le jeune homme éclata soudain en sanglots. Zoharit eut pitié de lui.
C’est toujours étonnant de voir un homme pleurer. Sam ne se lamentait pas
sur son propre sort, non, mais il éprouvait une compassion profonde pour
tous ceux qui avaient connu des drames épouvantables à cause de lui.
Zoharit pouvait lire toute cette confusion de sentiments sur son visage. Les
traits tirés vers le bas, les lèvres tremblantes, le regard désemparé… Samuel
ne jouait pas la comédie. Sa détresse était authentique.
— Il y a des choses qu’on ne peut pas racheter ! lança-t-il d’une voix
hachée par l’émotion.
Elle le laissa vider ses larmes. Puis elle posa une main sur la sienne.
— Il te faudra du courage, Sam, beaucoup de courage. Mais tu dois à
tout prix surmonter ça. Fais-le pour moi, s’il te plaît. S’il t’arrivait quelque
chose, je me sentirais responsable.
Les propos apaisants de Zoharit finirent par le calmer.
— Et dire que je comptais m’engager, reprit-il d’une voix plus assurée.
Déjà que ça n’aurait pas été facile avec mes antécédents, mais à présent…
— T’engager dans quoi, Sam ?
Son regard exprimait une infinie tristesse, dans lequel brillait toutefois
l’étincelle infime d’un espoir.
— Dans la police. J’aurais voulu faire le même métier que toi, Zo.
Le téléphone de la jeune femme bourdonna dans sa poche. Elle jeta un
coup d’œil sur l’écran. Jo…
— Je dois prendre cet appel, Sam. Je reviens tout de suite.
Elle quitta la chambre pour répondre. Samuel resta seul, les yeux dans
le vague. Il éprouvait des sentiments pour Zoharit. De la gratitude et de
l’admiration, bien sûr, mais cela allait plus loin. S’il avait eu la chance de la
rencontrer plus tôt, sa vie aurait pris un tout autre tour. Elle aurait eu une
influence bénéfique sur lui. Il ne se serait pas fourvoyé dans ces arnaques
financières. Il aurait gagné sa vie modestement mais honnêtement. Peut-être
même aurait-il pu partager son existence avec elle. C’était exactement la
femme dont il avait toujours rêvé. Mais le rêve était brisé, à présent. Jamais
elle n’accepterait d’épouser un escroc doublé d’un assassin. Pourtant, ce
n’est que grâce au soutien de la jeune femme qu’il pouvait trouver la force
de se battre encore.
Zoharit revint après quelques minutes. L’expression de son visage avait
changé. Elle semblait presque apaisée. Elle s’assit au bord du lit et saisit la
main de Samuel.
— Sam, je viens d’avoir des nouvelles au sujet de l’enquête sur la mort
d’Allan Murphy et de sa famille. Il ne s’est pas suicidé et n’a pas tué les
siens. Ils ont tous été assassinés.
Le jeune homme ouvrit des yeux ronds. Il avait du mal à réaliser les
conséquences de ce que Zoharit venait de lui annoncer. Elle le précéda :
— Cela veut dire que tu n’as rien à voir avec leur mort, Sam. Tu as à
nouveau un avenir devant toi. Et si tu le veux, je t’aiderai à le construire.
54

Édimbourg, commissariat de St. Leonard Street, 14 heures


Le président de Crook Communication Channel avait été transféré dans
l’un des commissariats d’Édimbourg où on l’avait fait mariner une partie de
la journée en attendant qu’il soit interrogé par Sleuth. L’homme d’affaires
avait aussitôt contacté l’un de ses avocats qui lui avait recommandé de ne
répondre à aucune question pouvant l’incriminer. Moins il en dirait, mieux
ce serait. S’il pouvait conserver un silence complet, ce serait encore mieux.
Il viendrait lui prêter assistance dès qu’il le pourrait.
Joseph Sleuth se présenta au commissariat de St. Leonard Street à
14 heures. Il demanda à interroger le suspect seul à seul. Lyle Crook faisait
nettement moins bonne figure que la première fois où Sleuth l’avait
rencontré. Il avait été appréhendé au saut du lit par la police d’Édimbourg et
n’avait pas eu le temps de se vêtir avec son élégance habituelle, s’étant
contenté d’enfiler un vieux jean et un tee-shirt. Il avait fait l’impasse sur le
brushing et était mal rasé. Sans ses artifices de séduction, il avait presque
l’air d’être comme tout le monde. L’agent du FBI ne l’en trouvait pas plus
sympathique pour autant.
Lyle Crook l’accueillit de façon agressive. Il avait eu tout le temps de
ressasser sa colère. Négligeant les recommandations de l’avocat dont il
attendait toujours la venue, il s’emporta :
— Vous n’avez pas le droit de me garder ici, Sleuth ! Vous n’êtes pas
aux États-Unis mais en Écosse ! Cette histoire va vous coûter cher ! J’ai des
appuis importants, vous savez ?
— Je n’en doute pas, Mr Crook, répondit paisiblement Joseph en tirant
une chaise sur laquelle il s’assit à l’envers, les bras sur le dossier. Mettons
les choses au point, cela dit. Tout d’abord, c’est « agent spécial Sleuth ».
Ensuite, le service du FBI auquel j’appartiens a le droit d’intervenir à
l’étranger dans le cadre de fraudes à l’échelon international, ce qui est le cas
ici.
— Et que me reproche-t-on exactement ? D’avoir sauvé deux enfants en
permettant à leurs parents de récolter une rançon de dix millions de livres ?
rétorqua Crook d’un ton arrogant.
— Plus exactement d’avoir organisé un faux enlèvement avec votre
complice Gregory MacGregor, puis d’avoir monté cette histoire de
crowdfunding dont la somme a été virée sur un compte crypté.
L’homme d’affaires ricana, mais Sleuth eut le temps de voir une lueur
de panique passer dans ses yeux.
— Vous racontez n’importe quoi. Vous n’avez pas le premier élément
de preuve de ce que vous avancez.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Cela dit, je dois vous préciser que
votre garde à vue est motivée par deux éléments totalement indépendants.
D’une part, une escroquerie et une fraude informatique couvrant des trafics
financiers illégaux en liaison avec la Scottish Holding Company dont vous
êtes le président. En ce qui me concerne, c’est cette première affaire qui
m’intéresse. D’autre part, les crimes dont vous vous êtes rendu coupable.
Ou complice. Ceci est du ressort de la police criminelle écossaise. Lorsque
vous aurez répondu à mes questions, c’est à elle que vous aurez affaire.
— Des crimes ? Je n’ai commis aucun crime !
— Le kidnapping en est un. L’assassinat en est un autre.
Sleuth vit son interlocuteur pâlir sous le hâle.
— L’assassinat ? Mais… je n’ai tué personne !
— Vous êtes au contraire suspecté d’avoir massacré la famille Murphy,
à Londres, en mettant en scène le suicide présumé d’Allan Murphy, et
d’avoir éliminé la nuit dernière votre complice MacGregor.
— Gregory ? Il est mort ?
La surprise avait pris Crook de court. Il ne songea plus à nier les
relations qu’il entretenait avec le laird. Sleuth n’avait aucun élément de
preuve pouvant impliquer l’homme d’affaires dans ces deux séries de
meurtres, mais son accusation gratuite avait eu l’effet escompté. Le bellâtre
était déstabilisé. Ses yeux étaient écarquillés et son front luisait de sueur. Il
fallait en profiter avant qu’il se ressaisisse et que son avocat arrive.
— Tout ce qu’il y a de plus mort. Pendu aux branches du pin géant sur
la colline de Doon. À l’endroit précis où Mary et Aleister ont été libérés.
Pourquoi avez-vous choisi ce lieu ? Vous croyez à la légende du révérend
Kirk vous aussi ?
— Je ne crois à rien du tout et je n’ai pendu personne ! s’offusqua
Crook. Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?
— Pour conserver l’intégralité du montant de la rançon. Vous deviez la
partager avec MacGregor, n’est-ce pas ? Il vous a fait confiance.
Manifestement, cela ne lui a pas porté chance.
— Mais c’est faux ! Complètement faux ! s’égosilla le publicitaire.
La sueur qui perlait à son front dégoulinait à présent sur ses joues.
— Encore une fois, ce n’est pas de mon ressort mais de celui de la
police. Cela dit, si vous avouez vos escroqueries, je pourrai leur passer le
mot pour qu’ils vous traitent avec ménagement.
— Je ne suis pas un assassin ! J’ai organisé ce crowdfunding pour aider
Gregory mais je ne l’ai pas tué ! D’ailleurs, je n’étais même pas sur les
lieux. J’étais chez moi.
Nous y voilà, se dit Joseph. Entre deux maux, il faut toujours savoir
choisir le moindre. S’il était inculpé de fraudes et d’escroqueries, Crook
risquait une amende et quelques années de prison, dont une partie avec
sursis. Mais s’il était reconnu coupable de crimes, c’était la perpétuité.
Sleuth décida d’en rajouter quand même une couche.
— Et les meurtres de Londres de vendredi dernier, vous les niez aussi ?
La police n’a pas révélé à la presse que Mrs Murphy avait survécu au
massacre. Elle vient de sortir du coma et vous a formellement reconnu,
mentit Sleuth.
L’homme en face de lui était à présent hagard. Sans doute avait-il
manigancé une grande partie de l’opération et se sentait-il maintenant pris
dans un piège infernal.
— C’est impossible ! Elle n’a pas pu me reconnaître puisque je n’ai rien
fait ! Et je n’étais pas à Londres vendredi.
Sleuth n’en doutait pas. Le publicitaire n’avait pas le profil d’un tueur,
plutôt celui d’un type qui s’intéressait à l’argent et était prêt à toutes les
manigances pour s’en procurer, à condition de ne pas se salir les mains. Il
faut une certaine dose de cran pour tuer quelqu’un. Et ce cran, Crook en
était totalement dépourvu.
— Écoutez, je n’ai pas le temps d’écouter vos jérémiades. Les crimes
dont je vous ai parlé sont intimement liés à votre arnaque au crowdfunding.
Si vous ne les avez pas commis, quelqu’un s’en est chargé à votre place. Un
complice. Donnez-moi son nom.
L’homme d’affaires garda le silence. Mais à son expression
embarrassée, Sleuth comprit qu’il connaissait parfaitement celui qui s’était
chargé des basses œuvres. Le kidnapping d’abord, et probablement la tuerie
de la famille Murphy et la mort du laird MacGregor. Avec à chaque fois un
crime maquillé en suicide.
— Dites-moi tout, Crook, et j’essayerai d’être compréhensif pour le
reste. C’est votre seule chance de ne pas croupir en tôle le restant de vos
jours.
L’évocation de la prison fut l’élément décisif. Lyle Crook était trop
délicat pour survivre dans un milieu aussi hostile. Il rendit les armes
aussitôt.
— Il devait uniquement enlever les enfants et en prendre soin jusqu’à ce
que la rançon soit versée, bafouilla-t-il enfin. Il n’a jamais été question de
crimes. Personne ne devait mourir.
— Qui c’est, ce il ? insista Sleuth. Le jeune homme qui s’est introduit
chez les MacGregor par l’intermédiaire d’Angelica et qui se faisait appeler
Jim ?
— Son nom n’est pas Jim, mais Peter. Peter Crook. C’est mon neveu.
À ce moment précis la porte s’ouvrit brusquement. Un homme
passablement énervé entra dans la salle d’interrogatoire. L’avocat de Crook.
S’adressant à son client, il s’écria :
— Vous n’avez rien dit, j’espère ?
55

Édimbourg, commissariat de St. Leonard Street, 14 h 45


Lyle Crook était passé aux aveux complets. Son avocat n’avait pu s’y
opposer. L’homme d’affaires connaissait Gregory MacGregor depuis plus
de dix ans. Le laird s’appelait à l’époque Gregory Gregory et travaillait
comme simple comptable dans une société d’Édimbourg. Avide de grimper
dans l’échelle sociale, il s’était entiché de noblesse et avait changé son nom
pour accéder à un clan. Il s’était endetté jusqu’au cou pour s’offrir un
domaine à Aberfoyle. C’est Crook qui lui avait donné l’idée de se livrer à
un trafic de titres de noblesse en revendant à prix d’or des parcelles de sa
terre. MacGregor s’était installé avec beaucoup d’assurance dans sa
nouvelle vie. Il avait épousé une femme jeune et séduisante, qui lui avait
donné deux enfants. Il s’était si bien coulé dans le moule qu’il avait
totalement occulté sa vie passée, comme s’il avait toujours été laird.
Au bout de quelques années, ce petit commerce lucratif s’était tari et il
avait dû faire de nouveaux emprunts, accumulant les dettes pour maintenir
son niveau de vie et celui de sa famille. Entre-temps, Crook avait créé sa
société de communication et de publicité et pris une part active dans les
SLP couvrant les opérations d’options binaires par l’intermédiaire de la
holding financière qu’il avait fondée, la Scottish Holding Company. Il avait
proposé à MacGregor d’entrer au conseil d’administration de l’une de ces
SLP, l’European Trust and Value Ltd, en échange d’une petite rente. Il
s’agissait moins pour lui d’aider son ami que de s’assurer une honorabilité
grâce à son nom et son titre, la SLP servant en réalité de paravent aux
fraudes de TradeOption. MacGregor n’était pas au courant de ses
agissements, bien entendu, mais la rente en question n’avait pas suffi à
combler les dettes du laird et il lui avait fallu trouver de l’argent. Beaucoup
d’argent. Il se refusait à abandonner son statut de notable qu’il avait mis
tant d’énergie à conquérir. Il ne voulait pas non plus que sa femme apprenne
le désastre de sa situation financière et le quitte. Sans être intéressée,
Margaret aimait vivre dans le confort, voire même dans un certain luxe. Elle
n’aurait sans doute pas admis de continuer à partager la vie d’un homme
sans le sou, plus âgé qu’elle de surcroît. C’est alors que le projet du faux
kidnapping avec demande de rançon par crowdfunding avait germé. Une
idée de Crook mais que MacGregor avait passablement améliorée. Ce
dernier avait en effet remarqué que les domestiques répugnaient à demeurer
la nuit au manoir en raison de sa proximité avec la colline de Doon. La
légende autour du pauvre révérend Kirk avait la dent dure… En
embauchant une nurse étrangère qui n’aurait que faire des fantômes et
autres présences surnaturelles, il savait que celle-ci ne rechignerait pas à
rester seule au manoir la nuit. Une condition essentielle pour que lui-même
et lady MacGregor puissent s’absenter au moment du kidnapping et soient
donc à l’abri de tout soupçon dans l’enlèvement des enfants. De là à ce que
la police s’intéresse à la nurse parce qu’elle était la seule personne présente
au manoir cette nuit-là, il n’y avait qu’un pas. Le plan parfait. Il ne restait
plus à Crook et MacGregor qu’à mettre tranquillement leur machination en
place. Il manquait juste une personne : le kidnappeur. C’est là que Lyle
Crook avait songé à faire appel à son neveu.
— Peter vit à Londres, expliqua Lyle Crook. Depuis la mort de ses
parents dans un accident de voiture il y a quelques années, je suis sa seule
famille. Je lui paie toutes ses petites fantaisies. Le loyer de son appartement
dans la City, son Aston Martin, ses sorties dans les clubs et les pubs.
— Il ne travaille pas ? demanda Sleuth.
Crook haussa les épaules.
— Il m’aide dans mes affaires lorsque j’ai besoin d’un relais à Londres.
C’est un surdoué de l’informatique. Il est né avec Internet, voyez-vous.
C’est un geek, comme on dit. Grâce à lui, j’ai pu obtenir des
renseignements auxquels personne n’est censé avoir accès. On ne peut pas
appeler ça un travail, je sais, et je suis conscient de l’avoir trop gâté, mais il
n’a que moi. Et comme j’avais les moyens de lui assurer un joli train de
vie… Une aubaine pour lui, et pour moi l’assurance qu’il mènerait à bien
cette mission délicate. Je le tenais par le fric, en quelque sorte.
— En quoi consistait exactement la mission que vous lui aviez
confiée ?
— Tout d’abord trouver une nurse. Comme il sort beaucoup et aime
fréquenter les jeunes filles, ce n’était pas insurmontable pour lui. Ensuite la
motiver suffisamment pour qu’elle accepte de quitter Londres et de venir
s’installer à Aberfoyle.
— D’où la petite annonce que MacGregor a fait publier avec un salaire
annuel de 50 000 livres à la clé. À ce prix-là, il a dû crouler sous les
propositions !
Lyle Crook poussa un petit ricanement satisfait.
— En fait, cette annonce n’est jamais parue dans la presse. Elle a été
rédigée par Gregory et imprimée en un seul exemplaire sur du papier
journal. La nurse qu’il a embauchée a été la seule à téléphoner.
Et c’est tombé sur ma nièce, se dit Joseph. Peter Crook, alias Jim, avait
dû la repérer depuis longtemps, et lorsqu’il a estimé que le moment était
propice, il lui a transmis la fausse annonce.
— Mais pourquoi avoir assassiné la famille chez qui elle travaillait ?
Le publicitaire poussa un profond soupir.
— Il n’a jamais été question d’une chose pareille. Je veux bien admettre
que nous avions mis au point une petite escroquerie, mais il ne devait y
avoir aucune victime. Ce qui est arrivé est invraisemblable ! Je suis sûr, en
tout cas, que Peter n’y est pour rien. C’est un garçon assez capricieux,
superficiel, mais ce n’est pas un meurtrier !
— Je vous rappelle que le père, Allan Murphy, venait de se faire
escroquer par TradeOption, une agence d’options binaires basée en Israël
mais dont le siège social est « officiellement » au Royaume-Uni. Il s’agit
comme par hasard de la SLP dont MacGregor faisait partie et dont vous
aviez le contrôle via votre holding. Drôle de coïncidence, non ?
— J’ignorais tout de cette histoire ! se défendit Crook. Il doit
effectivement s’agir d’une coïncidence, comme vous dites. Un cambriolage
qui a mal tourné. Ou un règlement de comptes. Je n’en sais rien ! Je n’y suis
pour rien, et Peter non plus !
Sleuth jugea qu’il valait mieux laisser ce point en suspens dans
l’immédiat. Crook niait avec l’accent de la vérité. Encore une fois, il
semblait incapable de tuer, tout comme il était incapable d’en donner
l’ordre à quelqu’un.
— Bon, passons. Qu’est-ce qui était prévu, ensuite ?
— Peter devait emmener la nurse à Aberfoyle. Le premier jour de son
entrée en fonction, Gregory avait prévu de s’absenter pour la nuit avec sa
femme en laissant la jeune fille seule avec les enfants. Peter devait la
rejoindre au manoir et passer la soirée avec elle, faire diversion puis enlever
les gosses.
— Attendez un peu… Comment avez-vous pu imaginer un seul instant
que la nurse ne s’apercevrait de rien ?
— Gregory avait transmis à mon neveu les plans du manoir. Peter savait
exactement où se trouvait la chambre des gamins, il connaissait aussi
l’emplacement du compteur électrique. Il lui suffisait de trouver un prétexte
pour s’absenter quelques minutes et faire disjoncter le compteur afin de
plonger la demeure dans le noir. Par chance, ce soir-là il faisait un orage
épouvantable. Le temps que la nurse trouve des bougies, il a eu largement le
temps de grimper dans la chambre, de chloroformer les gosses et de les
emmener avec lui. Comme il n’avait livré à la jeune femme ni son nom ni
son téléphone, elle était incapable de remonter jusqu’à lui. La police non
plus. Lorsque la rançon a été payée, Gregory a adressé un SMS à mon
neveu sur son téléphone portable afin qu’il libère les enfants.
— Où les a-t-il séquestrés ?
Lyle Crook fronça les sourcils.
— Ça, je n’en sais rien.
— Comment ça, vous n’en savez rien ? Ne vous moquez pas de moi,
Crook !
— Je vous assure que je l’ignore totalement ! Il fallait trouver une
cachette sûre, à l’écart des curieux, où les enfants seraient en sécurité et ne
manqueraient de rien. C’est Gregory qui s’en est chargé. Il m’a dit qu’il
avait déniché le lieu adéquat mais qu’il préférait ne pas m’en parler par
mesure de sécurité. Il a donné les coordonnées à Peter au dernier moment.
Là encore, Lyle Crook n’avait pas l’air de mentir.
— Mais pourquoi avoir enlevé la nurse le lendemain soir ? Pourquoi
prendre un tel risque ? Pour la compromettre encore davantage ? À quoi
bon ?
Joseph Sleuth n’avait pas encore révélé à Crook que la nurse en
question n’était autre que sa nièce. Il ne voulait pas que le publicitaire pense
qu’il mettait à profit son statut d’agent du FBI pour régler une affaire
personnelle – ce qui était pourtant le cas.
— Ce n’était pas prévu, argumenta Crook. Peter devait juste enlever les
gosses et prendre soin d’eux, puis les rendre à ses parents une fois la rançon
versée. C’est tout.
— Pourtant, elle s’est volatilisée…
— Peut-être s’est-elle enfuie ? En tout cas, Peter n’avait aucun intérêt à
s’en prendre à elle.
— Et la pendaison de votre ami Gregory, ça non plus ce n’était pas
prévu ?
— Bien sûr que non ! Gregory était un ami. Et je vous rappelle que j’ai
monté cette affaire pour lui rendre service !
— En vous sucrant au passage, je suppose.
— La somme a été virée sur un compte secret. Nous devions faire part à
deux.
— Et votre neveu ?
— J’avais prévu de le rétribuer. Comme je vous l’ai dit, il m’est
redevable depuis le temps qu’il vit à mes crochets. La somme aurait donc
été moindre.
Joseph observa attentivement l’homme d’affaires qui semblait presque
soulagé de vider son sac.
— Votre neveu vous a-t-il donné de ses nouvelles ? Après avoir libéré
les enfants, son rôle était terminé, non ? Où se trouve-t-il à présent ?
Le visage de Lyle Crook s’affaissa.
— J’ai vainement tenté de le joindre. Je n’ai aucune idée de l’endroit où
il peut être. Il a disparu…
56

Dans un lieu inconnu, 18 heures


Angelica et Jim avaient passé une partie de la nuit à discuter. Comme
ils n’avaient aucun lien avec l’extérieur, ni montre, ni ordinateur, ni
téléphone, ils avaient perdu la notion du temps. Leur situation était d’autant
plus problématique qu’ils n’avaient aucune idée de la raison pour laquelle
on les retenait prisonniers depuis que les enfants avaient été libérés. Cela
n’avait aucun sens.
Ils avaient pris quelques heures de repos dans l’espoir de retrouver des
forces et qu’une idée de génie qui les aiderait à se sortir de là germe dans
leur subconscient. Mais au réveil, ils étaient tout aussi désarmés que la
veille.
— Jim, tu m’as dit hier soir que les ravisseurs tentaient d’atteindre mon
oncle à travers moi. J’ai bien réfléchi à tout ça, mais je ne vois pas le
rapport.
— Son service au FBI travaille sur les fraudes financières
internationales, n’est-ce pas ?
— Je n’en sais rien. Je sais qu’il est au FBI, c’est tout.
— Je me suis renseigné à son sujet. Il essaye de démanteler un gros
réseau d’options binaires basé en Israël mais dont le siège est domicilié en
Écosse. Tu vois où je veux en venir ?
— L’organisation toute-puissante dont tu m’as parlé et à laquelle
MacGregor appartiendrait ?
— Exactement.
— Admettons. Mais encore une fois, quel est le rapport avec moi ?
— Ton oncle a la réputation d’être un fin limier et de ne jamais lâcher
sa proie. L’organisation en question a décidé de l’éloigner des lieux où il est
le plus efficace : aux États-Unis et en Israël. En t’impliquant dans une
affaire de kidnapping, elle se doutait qu’il allait rappliquer ici pour te venir
en aide. Loin de son équipe et en dehors de son champ de compétence
territoriale. Un moyen de l’isoler et de l’affaiblir.
Angelica trouvait que cette organisation fantôme se donnait bien du
mal. Mais peut-être Jo représentait-il un réel danger pour eux, au point de
monter cette machination digne d’un roman policier ou d’espionnage.
— Cela veut dire que mon oncle est menacé ?
Jim plissa le front, embarrassé.
— Je ne veux pas t’alerter inutilement. Mais oui, je pense. Si jamais il
se mêle d’un peu trop près à tout ça, ils risquent de s’en prendre à lui. Ils ne
reculent devant rien, tu sais !
Angelica sentit la panique la saisir. La culpabilité, aussi. C’est bien elle
qui avait contacté son oncle, exactement comme l’organisation l’avait
prévu. En l’appelant à l’aide elle l’avait mis en péril. Il était tombé dans un
piège dont elle avait été l’appât.
— Si seulement on pouvait sortir d’ici, reprit-elle. Tu ne peux pas
refaire le coup du four à micro-ondes ?
— Hélas, non. C’est déjà un miracle que ça ait fonctionné la première
fois. Nous n’aurons pas de seconde chance. La porte d’entrée est désormais
inviolable. Heureusement, nous avons toujours de quoi boire et manger.
Nous finirons bien par être libérés, tout de même. Et puis je n’ai pas trop à
me plaindre. J’aurais pu tomber sur pire, comme compagnon de détention…
Il lui adressa un sourire enjôleur. Décidément, ce garçon ne prenait
jamais rien au sérieux, se dit Angelica. Il lui faisait la cour malgré la
situation inextricable dans laquelle ils se trouvaient. Quant à elle, elle
n’avait vraiment pas le cœur à ça et elle aurait bien remis le jeune homme à
sa place. Pourtant, elle devait bien reconnaître qu’il ne faisait que chercher
à dédramatiser les choses. Elle le prit donc au mot.
— Tu as raison, Jim. Je m’inquiète pour rien. Bon, si on s’occupait un
peu. Il doit bien y avoir un jeu de cartes quelque part. On fait une partie de
rami ? Fais attention, je suis très forte.
— Ce sera un plaisir de me laisser battre par une jolie fille.
Il ponctua cette remarque d’un clin d’œil complice. Angelica lui rendit
son sourire. Après tout, elle partageait son opinion, Jim n’était pas un
compagnon de captivité désagréable. Dans d’autres circonstances elle aurait
davantage apprécié sa présence, mais elle devait se faire une raison.
Ils disputèrent quelques parties qu’elle gagna toutes. Jim finit par se
lasser et se mit à bâiller.
— Heureusement que nous ne jouons pas d’argent, tu m’aurais déjà
plumé. Si ça ne te dérange pas, je vais un peu me reposer. Je n’ai aucune
idée de l’heure mais je suis crevé.
— Moi aussi, répondit la jeune fille tout en rangeant le jeu. Dormir,
manger et jouer aux cartes, c’est tout ce qu’il nous reste à faire de toute
façon.
Une lueur malicieuse passa dans les yeux de Jim qui faillit lancer une
nouvelle remarque. Chacun se retira dans l’une des pièces superposées
faisant office de chambre. Angelica s’allongea mais ne parvint pas à trouver
le sommeil. Trop de choses trottaient dans sa tête. Des questions qui ne
trouvaient pas de réponse. Où se trouvaient-ils ? Pourquoi avaient-ils été
enlevés ? Comment se portaient Mary et Aleister ? Jo était-il réellement en
danger ? Quel rôle avait tenu le laird MacGregor dans cette affaire ? Une
question revenait en boucle, lancinante : pouvait-elle faire confiance à Jim ?
N’y tenant plus, elle se leva dans l’intention d’aller se préparer un thé dans
la cuisine. Elle descendit l’escalier à pas de loup pour ne pas réveiller Jim
qui dormait dans la pièce en dessous de sa chambre. Elle jeta un coup d’œil
avant d’aller plus loin. Le jeune homme était éveillé. Assis sur un matelas
au ras du sol, il pianotait sur un mobile qu’il tenait dans ses mains. Angelica
n’en crut pas ses yeux. Contrairement à ce qu’il avait toujours affirmé, Jim
avait conservé son téléphone portable. Elle comprit qu’il était en train
d’envoyer un message à quelqu’un. Il lui avait menti sur toute la ligne.
Une évidence la frappa alors. Il n’avait pas été victime d’un
enlèvement, comme elle et les enfants. C’était même tout le contraire ! Ce
qui voulait dire que le ravisseur, c’était lui !
57

Aberfoyle, colline de Doon, 18 heures


Joseph Sleuth était rentré d’Édimbourg avec autant de questions que de
réponses. Il avait largement de quoi inculper Crook de fraude à
l’informatique et d’escroquerie. Quant à la police, elle le poursuivrait pour
complicité d’enlèvement. Mais il ne savait toujours pas dans quel lieu Peter
Crook, alias Jim, avait séquestré Mary, Aleister et Angelica. Si cette
dernière était toujours vivante, elle devait certainement se trouver au même
endroit. Mais où ? Joseph n’en avait pas la moindre idée. Et le laird
MacGregor n’était plus là pour le renseigner.
En réalité, il n’y avait que deux personnes à connaître la cachette. L’une
d’entre elles était morte, et l’autre introuvable. Joseph enrageait. Il détestait
se trouver face à un mur ou une porte verrouillée. Or, c’était ce à quoi il
était confronté. Il ne pouvait pas faire fouiller toute la région. L’Écosse ne
manquait pas de lieux où l’on pouvait enfermer les gens. Châteaux,
souterrains, cachots, greniers, grottes… Le pin de la colline de Doon était
depuis le départ un endroit stratégique mais il ne pouvait évidemment pas
servir de geôle. L’arbre aux fées n’était qu’une légende locale qui alimentait
les discussions au pub ou chez les villageois. Mary et Aleister n’avaient fait
que raconter ce qu’ils avaient toujours entendu.
Joseph décida pourtant d’y retourner. Quelque chose lui avait peut-être
échappé. Un indice, un repère auquel il n’aurait pas prêté attention.
N’importe quoi qui puisse le mettre sur la voie. Arrivé sur place, il prit le
temps de lire un à un les ex-voto accrochés aux branches de l’arbre
vénérable. Des prières, des invocations, des poèmes, mais rien qui aurait pu
éclairer sa lanterne. Il frappa contre le tronc de l’arbre pour s’assurer qu’il
n’était pas creux. Il chercha également un hypothétique tunnel qui aurait pu
se situer près de là. Une tanière, une excavation, un boyau… Rien… Le
sous-bois ne recelait pas d’autres mystères que la présence supposée des
fées. Il se souvint alors de certaines choses que les enfants lui avaient
racontées. Notamment que les murs étaient arrondis et également incurvés.
Ce détail n’avait pas été relevé par la police, et pourtant, aux yeux de Sleuth
il paraissait essentiel. Cette particularité architecturale ne devait pas exister
à tous les coins de rue. Il pourrait se renseigner sur Internet, ou alors auprès
de quelqu’un qui connaissait bien la région. Mais qui ? Il jura entre ses
dents, se traitant d’imbécile. S’il y avait une personne incollable sur tout ce
qui touchait l’Écosse en général, et la région d’Aberfoyle en particulier,
c’était bien Fingal Galloway, le pilier du pub Helen Campbell. Justement, il
était l’heure d’aller boire un petit verre de whisky.
Il rentra aussitôt au village et se rendit directement au pub, déjà bien
animé en cette fin d’après-midi. Tina tirait sur les manettes de ses pompes à
bière. Elle s’y prenait à plusieurs reprises lorsque la bière était brune ou
ambrée, le temps que la mousse se dissolve, puis elle ôtait l’excédent à
l’aide d’une spatule. Fidèle au poste, Fingal était assis au comptoir, il
terminait une pinte de stout. Joseph fit signe à Tina de le resservir. Quant à
lui, il choisit un whisky Loch Lomond pour ne pas déroger à ses bonnes
habitudes.
L’Écossais leva le nez de son verre et écarquilla les lèvres en un large
sourire. Joseph nota qu’il avait l’haleine particulièrement chargée. S’il
continuait à boire à cette cadence, nul doute qu’il ne ferait pas de vieux os.
— Tiens, Mr American ! Encore dans le coin à ce que je peux voir ?
C’est toujours comme ça à Aberfoyle. Au début on se demande pourquoi on
y est venu, mais ensuite on ne peut plus en partir.
Il affecta de prendre une mine endeuillée, avant de poursuivre :
— Nous avons appris ce qui est arrivé à ce pauvre laird MacGregor.
Quel malheur pour le village ! Pour sa femme et ses enfants aussi, bien sûr.
Qui aurait pu soupçonner une chose pareille ? Un homme si gai et si plein
de vie. A Jolly Good Fellow1. Pas vrai, Tina ?
La serveuse opina du chef sans cesser de remplir ses verres de bière.
Elle n’était visiblement pas concernée par le sort du laird, ni d’ailleurs par
quoi que ce soit d’autre, à part sans doute l’état de ses ongles. Joseph, qui
ne souhaitait pas s’éterniser, en vint directement aux faits.
— Dites-moi, Fingal, ça vous dit quelque chose une habitation aux
murs ronds et incurvés ?
L’Écossais renifla bruyamment, extirpa un mouchoir sale de sa poche,
se moucha avant de s’essuyer les lèvres avec, le rangea après l’avoir plié en
quatre, but une bonne gorgée de la pinte que venait de lui offrir Sleuth,
reposa tranquillement sa chope sur le comptoir et lança :
— Ça dépend. Incurvés dans quel sens ?
— Cela pourrait ressembler à une pyramide, mais ronde. Il existe des
édifices similaires dans la région ?
— Les brochs, je ne vois que ça.
Joseph sentit le rythme de son cœur s’accélérer.
— Les quoi ?
— Les brochs. Des sortes de tours rondes en pierres sèches, de forme
conique, qui peuvent atteindre jusqu’à treize mètres de haut. On ne les
trouve que dans les Highlands d’Écosse et dans les archipels des Orcades,
des Hébrides et des Shetlands. Pourquoi cette question ?
Joseph croyait rêver. L’ivrogne était décidément un puits de science.
Grâce à lui, il allait sans doute percer le mystère de la cachette secrète.
— On peut loger à l’intérieur ?
— C’était fait pour, dans le temps. Le rez-de-chaussée faisait office
d’écurie et de cuisine, les chambres se trouvaient sur deux étages. Plus on
monte, plus les pièces sont étroites, sans aucune ouverture à part la porte
d’entrée, avec des murs très épais. Mais attention, ces habitats remontent à
l’âge du fer, au temps des Pictes, les premiers habitants de l’Écosse, bien
avant l’arrivée des Angles et des Saxons.
Joseph lui jeta un regard médusé.
— L’âge du fer… C’était…
— Il y a un peu plus de deux mille ans, oui. Aujourd’hui, ces brochs
sont pratiquement tous en ruine. La plupart se trouvent dans l’ouest ou le
nord des Highlands, à proximité de l’océan ou des lacs. On suppose qu’à
l’époque, il devait s’agir de tours de guet.
Joseph n’en revenait pas. Si la description de Mary et Aleister était bien
conforme à ce que lui décrivait Galloway, il lui suffisait d’inventorier tous
les brochs et de les visiter un par un.
— Il y en a beaucoup ?
— Oh ! Environ cinq cents dans tout le pays !
Sleuth commença à déchanter. Il était impossible de fouiller toutes ces
tours. Il faudrait y consacrer des moyens humains considérables et cela
prendrait beaucoup trop de temps. Il devait à tout prix réduire le champ
d’investigation.
— La plupart sont en ruine, disiez-vous ?
— Forcément, depuis le temps. Il y en a deux assez bien conservés près
de la route de Glenelg, entre le Loch Alsh et le Loch Hourn, dans le Nord.
Mais c’est pas la porte à côté.
Joseph commençait à penser qu’il faisait fausse route. Ces tours vieilles
de deux mille ans étaient soit trop éloignées d’ici, soit en ruine. Cela ne
cadrait pas avec l’installation sécurisée que lui avaient décrite les enfants.
Une idée lui vint cependant.
— Personne n’a eu l’idée de rénover l’un de ces brochs ? Pour en faire
un hébergement, par exemple…
Fingan lui jeta un regard intrigué.
— Maintenant que vous en parlez… Même si retaper une vieille tour en
ruine peut sembler une idée farfelue, certains l’ont eue. Vous savez, les
É
Écossais ne savent pas quoi inventer pour attirer les touristes en mal de
dépaysement. Ils sont prêts à louer n’importe quoi qui fait couleur locale.
Les châteaux hantés, les black houses, avec leurs murs épais et leur toit de
chaume, les phares, les hangars à bateaux… Il y a aussi les glampings, ces
campings pour riches, avec jacuzzis et piscines, et même parfois les églises
ou les chapelles. Les étrangers sont prêts à dépenser des fortunes pour
dormir dans des endroits qui n’ont jamais été faits pour ça.
— Les brochs aussi ?
Fingan réfléchit un instant, avala une nouvelle gorgée de bière, comme
pour se rafraîchir la mémoire.
— C’est moins fréquent mais ça existe. Je crois même que le laird en a
fait aménager un il y a quelques années. Je suppose qu’il avait l’intention de
le louer afin de se faire un petit revenu supplémentaire.
Joseph se retint de pousser le cri de la victoire.
— Et où se trouve-t-il, ce broch ? demanda-t-il le plus posément
possible.
Galloway dodelina du chef.
— Ça, je n’en sais fichtre rien. C’était il y a longtemps. Il l’a peut-être
revendu, depuis.
Joseph espérait bien que non. Tout concordait parfaitement. Une
cachette à l’abri des regards indiscrets. Un endroit inviolable et sécurisé. Ce
ne pouvait être que là qu’Angelica et les enfants avaient été séquestrés. Si le
broch n’avait pas servi à autre chose que des locations saisonnières, Mary et
Aleister ne s’y étaient sans doute jamais rendus. Ils n’avaient donc pas pu
reconnaître le lieu.
— Qui pourrait me renseigner ? interrogea encore Joseph.
Fingal Galloway le dévisagea de ses grands yeux d’un bleu délavé.
— Lady MacGregor, je suppose.

1. « Un bon camarade », expression tirée d’une chanson très populaire dans les pays anglo-saxons, For He’s a Jolly
Good Fellow, chantée en toutes occasions sur l’air de Marlbrough s’en va-t-en guerre.
58

Dans un endroit inconnu, 18 h 30


— C’est tes copains du MI6 que tu contactes, ou bien tes complices ? Je
croyais que tu n’avais plus de téléphone portable !
Angelica était furieuse. Même si elle prenait des risques en affrontant
directement Jim, elle était incapable de se contenir. Le jeune homme tenta
d’escamoter l’appareil qu’il tenait entre les mains mais réalisa que son geste
était inutile puisque la jeune fille l’avait pris en flagrant délit. Il se justifia
d’un ton embarrassé.
— Je viens de le retrouver. Il avait dû tomber de ma veste. J’essayais
juste de vérifier s’il y a du réseau.
— Arrête de me prendre pour une conne ! hurla Angelica. Tu me mènes
en bateau depuis le départ. Je ne crois plus un mot de tout ce que tu as pu
me raconter. Si tu m’as menti sur ça, tu m’as menti sur tout le reste.
— Calme-toi, Angelica. Je t’assure que…
— Me calmer ? Tu veux rire ? Je commence à voir clair dans ton jeu.
C’est toi qui as combiné tout ça. Le kidnapping, mon enlèvement. Tu n’es
pas un agent secret, juste un voleur d’enfants. Un criminel ! Pourquoi as-tu
fait ça ? Pour l’argent ? Pour te payer une autre Aston Martin ?
Elle écumait. Toute la tension et l’angoisse accumulées depuis près
d’une semaine trouvaient enfin un exutoire. Elle avait cru que Jim était son
ami, qu’il la protégeait et veillait sur elle. En réalité, il l’avait manipulée, et
à présent il était son geôlier.
Jim se leva et s’approcha de la jeune femme, ouvrant les bras comme
pour l’enlacer.
— Je reconnais que les apparences sont contre moi, mais je te supplie
de m’écouter, Angelica. Je ne suis pas celui que tu crois.
— Ne me touche pas ! Tu n’arrêtes pas de me dire ça, « je ne suis pas
celui que tu crois ». Tu parles ! Tu changes sans cesse d’identité ! Tu as
prétendu travailler dans une banque à la City, puis être un agent des services
secrets. Et à présent je découvre que tu es un ravisseur. Qui es-tu vraiment,
Jim ? Je ne connais même pas ton nom. Ton vrai nom, je veux dire.
— Je vais tout t’expliquer. Je te l’accorde, je t’ai menti, mais je ne suis
pas aussi mauvais que tu le penses. Je me suis laissé entraîner, c’est tout.
— C’est ça ! Le bourreau qui pleurniche sur son sort ! On aura tout vu.
Je me doutais bien que quelque chose ne tournait pas rond chez toi. Mais je
n’ai pas voulu le voir et j’ai préféré te faire confiance. Que je suis bête !
Bête à gifler !
Elle joignit le geste à la parole en s’administrant une claque qui fit
rougir sa joue déjà empourprée par l’émotion. Elle s’en voulait de sa
naïveté, autant qu’elle en voulait à Jim de sa duplicité. Il avait pourtant l’air
sincèrement embarrassé. Comme un enfant pris en faute et qui ne sait
comment se faire pardonner.
— Laisse-moi au moins t’expliquer, Angelica. Ne me juge pas sans
savoir. J’ai mal agi, je le reconnais, mais j’y ai été contraint.
— Tu vas encore inventer une histoire à dormir debout ! Tu as
décidément beaucoup d’imagination. Je dois te reconnaître ce talent. James
Bond numéro 2 dans son Aston Martin…
Angelica parvint peu à peu à réfréner sa colère. Après tout, Jim n’avait
pas l’air dangereux. De toute façon, elle ne pourrait pas quitter cet endroit
sans son aide. Autant le laisser parler. Elle était curieuse d’apprendre enfin
la vérité, si tant est que le jeune homme la lui révèle enfin.
— Tu veux vider ton sac ? Alors vas-y, je t’écoute.
Elle se tenait droite devant lui, les bras croisés, le visage dur. Jim se
laissa tomber sur le matelas, l’air abattu.
— Je ne m’appelle pas Jim mais Peter. Peter Crook. Quand nous
sortirons d’ici tu l’apprendras certainement, alors autant te le dire tout de
suite. Mon oncle, Lyle Crook, dirige une grosse boîte de communication et
de publicité à Édimbourg.
— Tiens, tiens… Je croyais que tu ne connaissais pas l’Écosse.
Jim éluda cette remarque d’un geste las.
— C’est lui qui subvient à mes besoins à Londres, tu comprends ? J’ai
perdu mes parents il y a quelques années, il a été mon tuteur jusqu’à ma
majorité et depuis, il continue à me verser une rente mensuelle. En échange,
je lui rends quelques petits services. Des renseignements sur des personnes,
des infos sur les marchés financiers. Je ne travaille pas au MI6, c’est vrai,
mais je suis tout de même une sorte d’espion. Un espion à la solde de mon
oncle en quelque sorte.
— C’est moins prestigieux.
— Je l’admets. Il y a quelques mois, mon oncle m’a mis en relation
avec MacGregor. C’est un de ses amis. Le laird cherchait une nurse pour ses
enfants. Il ne voulait pas d’une fille d’Aberfoyle car elle aurait refusé de
rester à demeure vingt-quatre heures sur vingt-quatre. À cause des
superstitions liées au manoir et à la forêt des Trossachs. Il m’a donc chargé
de trouver quelqu’un à Londres.
— Ce qui veut dire que notre amitié n’était qu’un mensonge ! Tu m’as
aussi affirmé ne pas connaître le laird MacGregor.
— Il m’avait demandé de rester discret. C’est quelqu’un d’assez farfelu,
comme tu as pu le constater. Et il me garantissait une jolie commission à la
clé. Je n’ai pas résisté.
— En fait, tu as joué le rôle du rabatteur.
Le jeune homme évita son regard.
— Certes, le procédé était un peu cavalier, mais l’amitié que j’ai pour
toi est sincère, quoi que tu puisses en penser. Je me suis attaché à toi,
Angelica. J’avais l’occasion de te permettre de décrocher un job très bien
payé, alors pourquoi ne pas te choisir toi plutôt qu’une autre ?
— Et l’annonce, elle était vraie ?
— Elle n’a jamais été publiée. Un truc bidon. MacGregor savait que tu
l’appellerais.
Angelica décroisa les bras et prit place sur une chaise. Certes, Jim, ou
plutôt Peter, lui avait dissimulé la vérité, mais jusqu’à ce point du récit il
n’avait pas commis de crime. Elle attendait la suite.
— Il était aussi prévu que tu viennes avec moi en Écosse ?
Le jeune homme acquiesça.
— Le laird a insisté pour que je t’accompagne, oui. Il voulait s’assurer
que tu ne changes pas d’avis, je suppose. Comme je te l’ai dit, je devais
rester quelques jours dans le coin, puis rentrer à Londres. De ce côté-là, il a
été réglo, il a payé tous mes frais. Et puis, pour tout le reste, il ne m’a
prévenu qu’au dernier moment. Je te le jure ! Il m’a forcé à le faire…
Peter Crook affichait une mine désolée.
— Tu parles du kidnapping, c’est ça ?
Il hocha la tête, dépité.
— Ce n’était pas un vrai kidnapping. Je devais juste mettre les enfants
en sécurité ici. J’ai reçu toutes les instructions alors que j’étais seul à
l’auberge et sur le point de repartir. Le plan du manoir, la localisation du
lieu de l’enlèvement, l’endroit où nous sommes en ce moment. Je ne devais
pas faire du mal aux gosses, juste les éloigner, et surtout m’assurer que tu
ne sois au courant de rien. Il ne m’a pas expliqué pourquoi. Comme il était
le père, j’ai pensé qu’il devait avoir une bonne raison.
— Et ça ne t’a pas paru curieux ?
— Si, bien sûr. Mais cet homme est tellement excentrique. Peut-être
avait-il reçu des menaces. Peut-être voulait-il simplement mettre ses enfants
à l’abri ? De toute façon, je n’avais pas le choix. J’étais pris dans un
engrenage.
Angelica se demandait si elle devait gober tout ça. S’il mentait encore,
le garçon devait être un sacré comédien. Elle lui fit signe de poursuivre.
— J’ai installé Mary et Aleister du mieux que j’ai pu. MacGregor avait
déjà tout fait aménager. Le mobilier, les provisions, les jouets. Il me donnait
ses instructions par SMS sur le portable que tu as vu tout à l’heure. C’est un
téléphone à carte qui ne me permet pas de passer de coup de fil ni d’accéder
à Internet. Je ne peux que recevoir et émettre des SMS.
— Et mon enlèvement, c’est toi aussi ?
Il acquiesça.
— Là encore, ce n’était pas prévu au programme. Je te le jure !
MacGregor me donnait ses instructions au compte-gouttes.
— Comme prétendre avoir été enlevée toi aussi…
— C’était pour donner le change !
— Et le coup du four à micro-ondes pour faire sauter la serrure de la
porte ? Ça aussi c’était pour donner le change ? Au risque de tout faire
exploser !
Peter esquissa un sourire triste.
— J’aime tout ce qui touche à l’électronique, c’est ma marotte. Ça m’a
amusé et occupé un peu de bidouiller ce truc. Et puis, comme ça, je te
donnais l’impression que je cherchais un moyen de nous évader. En réalité,
je disposais d’un badge permettant d’ouvrir la porte. Il ne me restait qu’à
attendre les ordres du laird. Il m’a ensuite envoyé un message m’indiquant
que je pouvais libérer les enfants mais que je devais te garder ici. Pour faire
diversion, j’ai vraiment provoqué un court-circuit, mais en réalité la porte
s’est ouverte grâce au badge qu’il m’avait confié.
— Alors, quand je suis sortie pour savoir ce qui t’était arrivé et qu’une
main m’a posé sur le visage un chiffon rempli de chloroforme, c’était…
— C’était moi, oui. J’ai poussé un cri pour te faire croire que j’avais été
agressé, puis je suis revenu sur mes pas et je t’ai endormie. J’ai ensuite
emporté Mary et Aleister jusqu’à l’endroit que m’avait indiqué leur père.
Tout cela semblait effectivement très mystérieux, mais je n’en savais pas
plus.
— Et depuis ?
— J’attends. Et je suis inquiet car je n’ai plus aucune nouvelle du laird.
J’ai encore essayé de le joindre tout à l’heure, pendant que tu dormais. Sans
succès. Il ne répond plus. Ce n’est pas normal. Il est arrivé quelque chose.
— Qu’avais-tu l’intention de faire si je ne t’avais pas surpris tout à
l’heure avec ton téléphone ?
— Partir d’ici en t’emmenant avec moi. Cette comédie a trop duré. Et
s’il s’est passé quelque chose de grave, ce n’est pas en restant isolés qu’on
trouvera une solution.
— Alors qu’est-ce qu’on attend ? Tirons-nous !
Jim n’eut pas le loisir de répondre à Angelica. Des coups violents
venaient de retentir à la porte d’entrée.
59

Broch du laird MacGregor, 19 h 30


— Ouvrez, police !
Décontenancés, Peter Crook et Angelica se regardèrent un instant. Ils
s’attendaient à tout, sauf à cela. Si la jeune fille se sentit soulagée, le jeune
homme le fut beaucoup moins. À présent, il n’avait plus d’autre choix que
de se rendre.
— Va ouvrir, Jim. Enfin, Peter…
Les coups redoublaient. Ils descendirent tous les deux au rez-de-
chaussée. Peter glissa son badge devant la serrure et la porte s’ouvrit
aussitôt.
Les policiers se ruèrent à l’intérieur.
— Mains en l’air ! Pas de résistance !
Peter Crook fut aussitôt maîtrisé et menotté. Il se laissa faire sans
manifester la moindre révolte, comme s’il se doutait que tout cela devait se
terminer ainsi.
— Angie ! Tu vas bien ?
Joseph Sleuth suivait les policiers. Il prit sa nièce dans les bras et la
serra de toutes ses forces.
— Jo ! Enfin !
— Comme tu as changé… Depuis la dernière fois qu’on s’est vus, je
veux dire.
Elle éclata de rire.
— Oui, j’ai grandi. Je ne suis plus l’ado que tu as connue. Et les
événements de ces derniers jours ont achevé de me mettre du plomb dans la
cervelle.
— Tu n’as rien, tu es sûre ? Il ne t’a pas fait de mal ?
— Non, rassure-toi ! Comment vont Mary et Aleister ? Vous les avez
retrouvés ?
— Ne t’inquiète pas, ils sont sains et saufs. Leur père, en revanche…
— Il est arrivé quelque chose au laird ? s’inquiéta la jeune fille.
— On l’a retrouvé pendu aux branches de l’arbre aux fées sur la colline
de Doon. On a pensé d’abord à un suicide, mais…
Il se tourna vers Peter Crook. Le jeune homme n’en menait pas large.
En face de lui, l’inspecteur principal MacDuff était en train de lui lire ses
droits.
— Vous êtes inculpé d’enlèvement d’enfants de moins de 15 ans et
soupçonné d’assassinat sur la personne de Gregory MacGregor.
Le jeune homme releva la tête, effaré.
— Ce n’est pas moi qui ai assassiné le laird, je le jure ! D’ailleurs, je
n’ai pas bougé d’ici ! Demandez à Angelica !
Celle-ci dévisagea attentivement celui qui n’avait cessé de lui mentir, et
qui mentait encore.
— Tu m’as droguée avant de ramener les enfants. J’ignore combien de
temps je suis restée sans connaissance, mais tu aurais parfaitement eu le
temps de tuer le laird.
— D’autant plus qu’on a retrouvé les enfants au même endroit. Au pied
du pin du révérend Kirk, sur la colline de Doon, ajouta Sleuth.
Peter Crook était blafard.
— C’est une terrible méprise ! J’ai agi sur les ordres du laird
MacGregor, c’est vrai, mais je ne lui ai rien fait. Quel intérêt aurais-je eu de
le tuer ?
— Toucher une plus grosse part de la rançon, sans doute, répondit
Sleuth.
— La rançon ? Quelle rançon ?
Il était hébété, ou du moins feignait-il de l’être. Un sacré comédien,
pensa à nouveau Angelica.
— Ce n’est pas tout, enchaîna MacDuff. Vous êtes également
soupçonné de triple assassinat sur les personnes d’Allan Murphy et de ses
deux filles, Elizabeth et Diana, ainsi que de tentative d’assassinat sur celle
de Joan Murphy. Dieu soit loué, elle a miraculeusement échappé au
massacre. Mais elle pourra vous identifier dès qu’elle sera rétablie.
Cette fois, c’est Angelica qui pâlit. Elle observa celui qu’elle avait pris
pour un ami avec un mélange de frayeur et de mépris.
— Tu as tué Elizabeth et Diana ? Tu es un monstre !
Elle se rua sur lui avec furie et le griffa au visage. Deux policiers durent
intervenir pour la maîtriser.
— Il payera pour ses crimes, Angie, la rassura Joseph d’un ton calme.
Laisse faire la justice.
Le regard de la jeune fille lançait des éclairs tandis que ses yeux se
noyaient de larmes.
— Ce n’est pas moi ! hurlait Peter Crook. C’est une machination !
— Emmenez-le, conclut simplement MacDuff, horripilé par les
dénégations du meurtrier.
Les policiers l’entraînèrent au-dehors. L’inspecteur écossais se tourna
vers l’agent spécial du FBI et sa nièce.
— Une belle ordure malgré son visage d’ange. Ce sont les pires.
Mademoiselle, je crois que nous sommes arrivés à temps.
Angelica sanglotait maintenant sur l’épaule de Joseph.
— L’inspecteur MacDuff a raison, Angelica. Tu aurais été sa prochaine
victime.
Vendredi 29 juin
60

Aberfoyle, auberge The Rob Roy, 10 heures


Joseph avait réservé une chambre au Rob Roy pour Angelica. Il n’était
pas question qu’elle retourne au manoir. Pas pour l’instant en tout cas. Lady
MacGregor était encore sous le choc de la mort de son mari. La veille au
soir, lorsque Sleuth l’avait interrogée au sujet du broch, elle avait aussitôt
situé l’endroit, à quelques kilomètres du manoir, au bord du Loch Lomond.
Le laird l’avait acheté et restauré quelques années plus tôt mais elle n’y
avait jamais mis les pieds. Elle n’avait pas non plus les clés. Grâce à ses
indications, les forces de police avaient pu intervenir rapidement.
Ce vendredi matin, face au breakfast qu’elle partageait avec son oncle,
Angelica avait les traits tirés. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Avoir
passé toutes ces journées avec un assassin capable d’éliminer quatre
personnes dont deux enfants de sang-froid, ça la rendait malade.
— Il aurait pu commettre le même crime avec Mary et Aleister,
constata-t-elle en remuant sans fin sa tasse de thé brûlant. Mais pourquoi
s’être acharné sur Elizabeth et Diana ?
— Nous l’ignorons. Les motivations des criminels ne répondent pas
toujours aux règles de la logique. Plus exactement, elles répondent à leur
logique à eux, qui est généralement tordue et biaisée.
— Il n’a rien dit ?
Angelica ne parvenait plus à appeler Jim par son nom. Par ses actes, il
s’était de lui-même retranché des rangs de l’humanité. Même un animal
avait plus de dignité que lui.
— Il a été interrogé toute la nuit et continue de clamer son innocence.
MacDuff le travaille au corps. Il finira bien par craquer.
— C’est un dissimulateur. Il m’a fait croire qu’il travaillait au MI6, tu te
rends compte ? Et il savait tout sur toi et moi. Je ne sais pas comment il a
obtenu tous ces renseignements.
— Son oncle m’a dit que c’était un petit génie de l’informatique. Il a
certainement réussi à craquer des sites gouvernementaux confidentiels.
— Avant que vous n’arriviez il s’est confié à moi. Enfin, soi-disant.
Selon lui, il n’était au courant de rien ou presque. C’est le laird MacGregor
É
qui tirait les ficelles et donnait les ordres. Évidemment, celui-ci ne risque
plus de se défendre à présent qu’il est mort ! Pendu… Quelle horrible fin !
Comment ont réagi Mary et Aleister ?
— Pour eux, leur père a rejoint le royaume des fées. On ne les a pas
détrompés. Si ça peut les aider à faire leur deuil…
— Et Margaret ?
— Elle a du mal à réaliser. Il faut dire qu’elle n’a pas été épargnée, la
pauvre. Imagine… En quelques heures, elle apprend que son mari a été
assassiné, que l’auteur de cet acte ignoble est le ravisseur de ses enfants, et
pire encore, qu’il a agi sur les ordres de son mari pour le kidnapping qui
n’était qu’un prétexte pour réunir une rançon colossale. Et pour couronner
le tout, que son époux ne lui laissait en héritage que des dettes. Car si on
retrouve le compte bancaire secret sur lequel ont été virés les dix millions
de livres, il va de soi que l’intégralité de l’argent sera rendue aux donateurs.
Lady MacGregor n’aura sans doute pas d’autre choix que de vendre le
manoir pour s’installer avec ses enfants dans une demeure plus humble.
Grandeur et décadence…
— C’est moche pour elle, tout de même. Je n’ai pas eu le temps de
vraiment la connaître mais je crois que je me serais bien entendue avec elle.
Elle s’est montrée d’emblée très sympathique avec moi, quand je suis
arrivée, confessa Angelica.
— Avec moi aussi, avoua Joseph.
Ils marquèrent un long silence.
— Et maintenant, quelle est la prochaine étape ?
— Peter Crook va être déféré à Londres pour être confronté à Joan
Murphy. Elle est la seule à avoir vu l’assassin de sa famille.
— Elle n’a pas pu le décrire aux enquêteurs ?
— Elle était encore trop confuse lorsque l’inspecteur Galliani l’a
interrogée. Mais je crois qu’elle va mieux à présent. Dès qu’elle sera en état
de l’identifier, nul doute que Peter Crook pourra être officiellement inculpé
d’assassinat. Restera à prouver le crime du laird. De toute façon, ça ne
changera rien pour lui. C’est la prison à perpétuité assurée.
61

Londres, St. Mary’s Hospital, 10 h 30


Joan Murphy avait repris connaissance et pouvait s’alimenter
normalement. Elle était toujours très faible et devait garder le lit, mais elle
était définitivement hors de danger et sa santé s’améliorait chaque jour un
peu plus. L’inspecteur Galliani l’avait fait prévenir par un de ses agents
qu’on avait arrêté le meurtrier de sa famille. Ce dernier lui serait présenté
afin qu’elle le reconnaisse. Joan redoutait cet instant. Se retrouver face à
celui qui avait détruit la vie de ses proches et attenté à la sienne lui procurait
par avance un profond malaise. Elle reconnaissait qu’elle n’avait pas été
une femme très aimante pour son mari, ni une mère très attentionnée pour
ses filles. À présent qu’ils n’étaient plus là, elle réalisait à quel point elle
leur était attachée. Ils avaient été fauchés d’un coup, laissant un grand vide
derrière eux. Comment pourrait-elle vivre seule désormais ? Elle avait
également appris qu’Allan était couvert de dettes. Non seulement elle avait
perdu son époux et ses enfants, mais elle était ruinée. Certes, l’argent ne
compense pas la perte des êtres chers, mais la pauvreté l’accentue.
On lui avait donné l’autorisation de regarder la télévision. C’était à peu
près la seule chose qu’elle avait la force de faire. Elle était incapable de lire
ou de soutenir une longue conversation. Les programmes la distrayaient un
peu de sa souffrance et de son chagrin. Elle s’était connectée sur la BBC,
c’était l’heure du flash d’informations de la matinée. Aussitôt après le jingle
d’introduction, le présentateur prit la parole : « Nous revenons ce matin sur
cette affaire d’enlèvement d’enfants en Écosse et sur le crowdfunding lancé
lundi dernier par Lyle Crook, patron d’une agence de communication
d’Édimbourg, qui a permis en moins d’une journée de réunir la somme
colossale de dix millions de livres destinée au paiement de la rançon. Cet
épisode aurait pu avoir une fin heureuse si le père des enfants n’avait pas
été retrouvé pendu hier matin à l’aube, comme nous vous l’avons annoncé
dans notre dernière édition. Mais un rebondissement rocambolesque vient
de survenir. Le laird MacGregor ne se serait pas suicidé mais aurait été
assassiné par le neveu de l’organisateur du crowdfunding. Ce dernier est
actuellement entendu par la police de Stirling dont dépend le secteur
d’Aberfoyle. D’après les informations dont nous disposons, l’assassin n’est
pas encore passé aux aveux. »
Défilaient à l’écran des images du manoir, des enfants, et enfin du laird
MacGregor et de Peter Crook, le meurtrier présumé. Joan devint livide. Elle
agrippa le cordon qui permettait d’appeler un soignant en cas d’urgence et
pressa frénétiquement sur le bouton à plusieurs reprises. Une infirmière se
présenta aussitôt.
— Quelque chose ne va pas, Mrs Murphy ?
Joan pointa son index en direction de l’écran.
— C’est lui ! Je le reconnais ! C’est bien lui !
L’infirmière se tourna vers le poste de télévision. Les photos du laird et
de Peter Crook étaient figées à l’écran, tandis que le présentateur concluait
son flash d’informations.
— Qui ça, lui ?
— C’est lui qui a tué toute ma famille ! Appelez vite la police !
— Lequel ? Le jeune ? On dit que c’est lui qui a enlevé les enfants.
— Non ! L’autre !
— Le laird ?
— Oui ! C’est lui ! L’assassin de mon mari et de mes deux filles…
62

Commissariat de Stirling, 12 h 30
— Depuis le temps que je vous dis que ce n’est pas moi ! Vous me
croyez à présent ?
Sleuth et MacDuff échangèrent un regard embarrassé. Rien ne laissait
présager un tel retournement de situation. Deux heures plus tôt, sans
hésitation, la veuve d’Allan Murphy avait identifié le meurtrier de sa
famille. Ce n’était pas Peter Crook mais Gregory MacGregor. Cela semblait
n’avoir aucun sens, mais c’était ainsi. L’inspecteur Galliani avait aussitôt
prévenu son confrère écossais et l’agent spécial du FBI, après s’être fait
confirmer les faits par la pauvre femme qui se trouvait dans tous ses états.
— Bon, on va tout reprendre calmement pour essayer de débrouiller
tout ça, reprit l’inspecteur principal MacDuff qui conduisait l’interrogatoire.
Lors de nos précédents entretiens, vous avez prétendu avoir vu le laird
MacGregor à Londres le soir du massacre. Vous confirmez ce fait ?
— Bien entendu ! Je n’ai cessé de l’expliquer à vos sbires toute la nuit.
Mais ils ne m’ont pas cru ! Selon eux j’essayais de faire porter la
responsabilité du crime sur un mort.
— Eh bien, disons qu’ils ont fait fausse route. Vous allez m’expliquer
tout ça.
— Comme je l’ai déjà raconté, j’avais depuis longtemps parlé
d’Angelica à MacGregor. Le seul problème, c’est qu’elle était trop attachée
aux enfants des Murphy. Elle ne les aurait jamais quittées comme ça. Ce
soir-là, avant de la rejoindre au pub avec les « 3 P »…
— Je vous demande pardon ?
— « Parfaits Piliers de Pubs. » Patrick, Paul et Philip. Des copains.
— Passons. Donc, vous avez vu MacGregor ?
— Oui. Il m’avait donné rendez-vous en fin de journée. Sur le coup, ça
m’a surpris. Il ne m’avait pas prévenu qu’il venait à Londres. Il m’a
demandé d’insister auprès d’Angelica pour qu’elle accepte le job et m’a
confié la fameuse offre d’emploi de nurse à 50 000 livres que je devais
ensuite lui remettre.
— Oui, nous sommes au courant pour cette annonce. Un faux
document.
— Selon lui, une telle somme suffirait à la décider. Je lui ai répondu que
j’essayerais de la convaincre mais que cela risquait de ne pas être aussi
simple. Tant qu’elle serait employée par les Murphy, elle resterait avec les
gamines.
— Vous lui avez vraiment dit ça ? l’interrompit MacDuff. Vous en êtes
sûr ? Réfléchissez bien. C’est très important !
— Oui. Mot pour mot. Il m’a demandé si j’avais un moyen de la
persuader de partir. En lui trouvant une remplaçante, par exemple. Ou alors
de convaincre les Murphy de se débarrasser d’elle. Mais j’ai répondu au
laird qu’ils n’auraient jamais accepté. Avec le tarif qu’ils proposaient,
personne d’autre qu’Angelica n’aurait pris le job. Et Angelica s’acquittait
tellement bien de sa tâche qu’ils n’avaient aucune raison de la licencier.
Cela a eu l’air de beaucoup le contrarier. Il m’a alors demandé où habitaient
ces gens-là. J’ai répondu que c’était à Mayfair. « Joli quartier », a-t-il
simplement commenté. Puis il m’a quitté en me recommandant de ne pas
oublier de donner l’annonce à Angelica. Je me suis rendu au pub juste
après. J’étais en retard. Les « 3 P » étaient déjà là, ainsi qu’Angelica.
Comme convenu, je lui ai donné l’annonce et elle l’a mise dans sa poche.
Puis je l’ai raccompagnée jusque chez les Murphy après la fermeture du
pub. C’est en arrivant que nous avons appris que…
Il n’acheva pas. Les deux policiers échangèrent un bref regard. Ils
s’étaient compris.
— Votre témoignage nous permet de mieux saisir les raisons pour
lesquelles le laird MacGregor s’en est pris à cette famille, reprit l’inspecteur
MacDuff. En éliminant tous ses membres, il était sûr qu’Angelica ne
pourrait plus y travailler et qu’elle donnerait suite à sa proposition.
Peter Crook avait du mal à y croire.
— Si c’est vraiment ça qu’il voulait, alors ce type était complètement
timbré ! Je le savais original et excentrique, mais là, ça dépasse
l’entendement.
— Je ne vous le fais pas dire. Cependant, c’est l’hypothèse la plus
plausible.
Le jeune homme réfléchit un instant.
— Il y a pourtant une chose que je ne m’explique pas. Sous quel
prétexte s’est-il présenté chez les Murphy ? D’après vos agents, il était
attendu.
L’inspecteur écossais se tourna vers l’agent du FBI.
— Sleuth ?
— Je pense que là aussi, nous pouvons facilement élaborer une
hypothèse vraisemblable. Murphy venait de se faire escroquer de plusieurs
centaines de milliers de livres par TradeOption, une agence d’options
binaires basée en Israël mais qui utilisait comme prête-nom une SLP basée
à Édimbourg, l’European Trust and Value Ltd. MacGregor était lié à cette
SLP, tout comme votre oncle. Je pense que vous connaissez ce système…
Peter hocha la tête. Il savait parfaitement que son oncle trichait
largement avec les règles de la légalité financière. C’est d’ailleurs en grande
partie grâce à ces fraudes qu’il s’était enrichi. Mais comme lui-même en
profitait largement, il ne s’était jamais trop posé de questions.
— Oui, j’étais au courant des trafics de mon oncle, tout comme de ceux
de MacGregor. D’ailleurs, j’ai informé Angelica de tout ça, elle pourra vous
le confirmer.
— Votre oncle dirige la holding qui supervise un certain nombre de SLP
frauduleuses. Il s’agit de la Scottish Holding Company. Il a fait entrer le
laird dans l’une d’elles pour bénéficier du prestige de son nom et de son
titre. Mais il ne se doutait pas que MacGregor mettrait le nez dans ses
affaires. Il y a quelques mois, quand vous lui avez parlé d’Angelica, le laird
s’est probablement renseigné sur Murphy, son employeur. Le soir du drame,
il savait vraisemblablement que Murphy venait de faire un gros virement à
TradeOption, virement dont il ne reverrait jamais la couleur. On peut même
facilement supposer qu’il est intervenu lui-même en amont pour que le
courtier de TradeOption s’acharne sur l’Anglais afin de le pousser à bout.
Nos services enquêtent là-dessus et ont déjà trouvé pas mal d’éléments qui
accréditent cette thèse. Nos collègues en Israël interrogent également les
traders de TradeOption et l’un d’eux semble collaborer. Celui qui était en
contact avec Murphy pour ses placements. En fait, le type balance tout ! Il
nous sera facile de reconstituer toute l’histoire. Toujours est-il que
MacGregor n’ignorait pas que l’Anglais était ruiné et aux abois. De là à ce
qu’il se « suicide » après avoir éliminé sa famille… Un acte logique pour
les policiers. C’est du moins ce que le laird a dû se dire.
— Il aurait donc prémédité ce crime ? réagit Peter. Mais pourquoi avoir
massacré toute la famille ?
— Je pense qu’il avait déjà son scénario de meurtre collectif en tête
quand il s’est rendu au domicile des Murphy. Souvenez-vous, vous veniez
de lui dire qu’Angelica n’aurait jamais quitté cette famille car elle était très
attachée aux enfants. Et ce, malgré le salaire qu’il proposait.
— C’est complètement fou ! Ce type avait vraiment un esprit
diabolique derrière son allure de laird écossais. Mais je reviens à ma
question de tout à l’heure. Quel prétexte a-t-il pu balancer à Murphy pour
que ce dernier accepte de le recevoir chez lui ?
— Peut-être lui a-t-il suffi de se faire passer pour le courtier avec qui il
avait l’habitude de s’entretenir. Dans sa déposition, Joan Murphy a précisé
que son mari semblait impatient et heureux de le rencontrer. MacGregor a
très bien pu lui expliquer que TradeOption avait eu des problèmes
informatiques et que ceux-ci étant résolus, il se proposait de lui remettre en
main propre une somme d’argent qu’il aurait prétendument gagnée. Murphy
ne se serait pas méfié et l’aurait reçu à bras ouverts. N’oubliez pas qu’il
était criblé de dettes, il n’allait pas l’envoyer promener !
Peter Crook regrettait amèrement d’avoir collaboré avec un tel monstre.
— Une chose demeure inexplicable, reprit Peter Crook. La mort de
MacGregor. Qui a bien pu l’assassiner ? Le laird n’avait aucune raison de
mettre fin à ses jours puisqu’il allait empocher la rançon. Parce qu’il s’agit
bien d’un assassinat, n’est-ce pas ?
— Rien n’est moins sûr. À part la corde qui a servi à la pendaison, nous
n’avons trouvé aucun autre indice, aucune autre empreinte que celles de
MacGregor, intervint MacDuff. Le laird, rongé de remords, aurait pu mettre
fin à ses jours…
— Après tout ce qu’il avait fait ? Tous ces meurtres, l’enlèvement, la
rançon… Vous pensez qu’un homme pareil est capable de remords ? Non,
c’est impossible, s’emporta Peter.
— Vous avez probablement raison, renchérit le policier. Cela dit,
l’enquête est loin d’être terminée. A priori vous êtes hors de cause, mais il
nous reste des choses à vérifier, notamment sur ce qui s’est passé dans le
broch avec Angelica.
63

Aberfoyle, auberge The Rob Roy, 18 heures


Peter Crook avait été remis en liberté à condition de se tenir à la
disposition de la police, avec interdiction de quitter le comté. Il s’était tout
de même rendu coupable de l’enlèvement des enfants et d’Angelica, même
s’il ignorait les desseins réels du laird et l’escroquerie au crowdfunding
initiée par son oncle. Il bénéficierait de circonstances atténuantes lors de
son procès. Sans doute écoperait-il de quelques années de prison avec
sursis, une sinécure à côté de ce qui l’aurait attendu s’il avait été convaincu
de meurtre.
Sleuth était revenu à l’auberge aussitôt après l’interrogatoire de Peter
Crook. Il fut surpris de ne pas y trouver sa nièce. On lui dit qu’elle s’était
rendue au manoir. Elle voulait voir Mary et Aleister et s’assurer que tout
allait bien pour eux. Avant de l’y rejoindre, il téléphona à Zoharit.
— Zo ? On dirait que nos affaires s’arrangent. Nous avons débusqué les
SLP frauduleuses qui travaillaient avec TradeOption et leur dirigeant est
sous les verrous. Quant à Nastia Benchimol, son dossier va encore
s’alourdir. Elle n’est pas près de rentrer en Israël.
— On ne la regrettera pas. D’ailleurs, ici aussi ça s’agite. Plusieurs
agences d’options binaires se sont spontanément livrées à nous. Elles
acceptent de nous aider à démanteler l’organisation qui se trouve derrière,
en échange de l’impunité. Et l’Autorité israélienne des valeurs mobilières a
enfin pris des mesures pour condamner définitivement ces pratiques. L’air
va enfin devenir un peu plus respirable, ici.
— Et ton olim ? Il va mieux ?
— Beaucoup mieux depuis qu’il sait qu’il n’est pas responsable du
suicide de Murphy et du massacre de toute sa famille. Je l’ai pris sous mon
aile. Il a besoin qu’on l’accompagne, tu comprends ?
Oui, Joseph comprenait. Sans être fin psychologue, il comprenait aussi
que son amie n’était pas indifférente au jeune homme. Il sourit.
— Il va continuer à collaborer avec le service ?
— Je l’espère. Dès qu’il sera sur pied, il a la ferme intention de passer
le concours d’entrée dans la police. J’essaierai de le pistonner. Une fois
n’est pas coutume !
Zoharit devait être vraiment accrochée pour envisager de donner un
coup de pouce au jeune homme. Très à cheval sur les principes, elle avait
toujours refusé d’utiliser tout ce qui pouvait s’apparenter à une faveur ou un
passe-droit.
— J’ai bien peur que mon invitation à dîner chez Shila tombe à
nouveau à l’eau, constata Joseph. Après tout, rien ne t’empêche d’y aller
avec ton olim quand il ira mieux !
La jeune femme eut un petit rire.
— Nous partagerons un plat de mérou en pensant à toi et boirons une
bouteille de Tzora Shoresh1 à ta santé !
Joseph raccrocha, vérifia l’heure à sa montre et composa aussitôt un
autre numéro de téléphone.
— Allô ? Janine ? C’est Jo. Mon enquête est bouclée ici. Je rentre
demain aux States. J’ai encore à faire à New York mais je ferai un crochet
par Madison avant.
Il marqua un silence. Son épouse n’avait encore rien dit.
— Je crois que nous avons besoin de nous retrouver tous les deux…,
ajouta-t-il, penaud.
— C’est un euphémisme ! Et Angelica ?
— Tout va bien. Je te raconterai. Je peux t’assurer qu’elle n’oubliera
pas l’Écosse de sitôt.
Il raccrocha et alluma une Gitane, comme soulagé d’un poids. Janine
n’avait pas l’air de trop lui en vouloir. Les choses allaient peut-être
s’arranger. Ou au contraire, tout était déjà fini et elle avait pris de la
distance. Il n’en savait rien. Il contempla quelques instants les volutes de
fumée bleue se dissoudre dans l’air. Il avait parfois l’impression que sa vie
faisait de même. Les choses s’enflammaient facilement, mais cela finissait
toujours par des cendres. Il se secoua, enfila sa veste et se rendit au manoir.
Angelica était avec les enfants qui jouaient dans leur chambre. Il
retrouva Margaret MacGregor au salon et ils bavardèrent quelques instants.
Il en profita pour lui poser encore quelques questions. Elle lui confirma
notamment que son mari avait bien effectué un aller-retour à Londres le
vendredi du crime. Mais comme personne ne lui avait posé de questions sur
son emploi du temps, elle n’avait pas évoqué ce voyage auprès des
enquêteurs. Il était rentré le lendemain matin et avait répondu à l’appel
d’Angelica en début d’après-midi. Elle fit également mention du thé qu’elle
avait préparé, pour Angelica la veille de son enlèvement. C’est son mari qui
avait rempli la tasse. Il avait dû en profiter pour y ajouter un soporifique.
Tout concordait à présent. Sleuth prit congé de la veuve et rejoignit sa nièce
dans la chambre des enfants.
— Alors, tu es content d’avoir retrouvé Angelica ? lui lança Mary en
guise de bonjour. Elle t’a raconté comment c’était chez les Dames de la
forêt ?
— Oui, elle m’a tout dit.
— Les dames, elles nous ont libérés mais elles ont pris notre papa à la
place, affirma Aleister. Tu crois qu’il va revenir ?
— Qu’est-ce que tu en penses, Angie ? se défaussa Joseph qui ne savait
pas quelle réponse formuler à des enfants aussi jeunes.
— Comme je vous l’ai déjà expliqué, le temps passe différemment là-
bas, enchaîna Angelica. Peut-être le reverrez-vous un jour, mais dans très,
très longtemps. En tout cas, il ne sera pas malheureux chez les bonnes
dames. Il ne manquera de rien et vous, vous pourrez aller lui parler près du
pin du révérend Kirk. Et accrocher aussi des rubans et des petits mots
gentils aux branches de l’arbre.
— Tu viendras avec nous ? demanda Aleister.
— Je vous accompagnerai la première fois. Ensuite, vous irez tout seuls
ou avec votre maman.
— Pourquoi ? Tu vas nous quitter ? s’alarma Mary.
— Pas tout de suite. Mais il faudra bien que je parte tôt ou tard. Je dois
continuer mon voyage.
— Pour aller où ? l’interrogea encore Mary.
— Je ne sais pas encore. Sans doute à Paris. J’en rêve depuis que je suis
toute petite.
— C’est loin, Paris ? s’inquiéta Aleister.
— Pas trop, non. Je pourrai venir vous voir.
— Alors ça va, trancha le petit.
La jeune fille les embrassa et quitta la chambre en compagnie de son
oncle.
— Les pauvres… Perdre un père si jeunes. Et de cette façon !
— Un père qui s’est avéré être un assassin. Cela les poursuivra toute
leur vie, constata Joseph.
— Ils ont bien le temps de l’apprendre. En attendant, il faut les protéger.
C’est pour ça que je dois encore rester un peu ici.
— Tant que tu pourras, Angie. Je crains en effet que cette pauvre lady
MacGregor n’ait plus les moyens d’entretenir cette demeure ni de payer les
gages de ses employés.
— Oh, tu sais, j’avais l’habitude avec les Murphy. Et je n’ai jamais trop
cru à cette offre de 50 000 livres. J’étais surtout heureuse de pouvoir
m’occuper d’enfants.
— Je le sais, Angie. Je te connais.
Ils se trouvaient à présent dans le jardin du manoir.
— En tout cas, je suis rassurée de savoir que Jim, enfin, Peter, n’est pas
un serial killer. Je crois que je commençais à éprouver pour lui des
sentiments, disons… Enfin, tu me comprends. J’ai dû lui dire des horreurs
quand j’ai cru qu’il avait assassiné Zabeth et Diana.
— C’était justifié, à ce moment-là. Personne ne pouvait imaginer la
vérité. Et si Joan Murphy n’avait pas apporté son témoignage, ton ami
aurait fini ses jours sous les verrous.
Il avait dit « ton ami » sciemment, attendant une réaction de sa nièce.
Elle esquissa un sourire.
— On ne saura finalement jamais comment et pourquoi le laird a fini
pendu, reprit-elle. Peut-être que ce sont les fées qui l’ont puni, après tout ?
— Pourquoi pas. Personne, jusqu’à aujourd’hui, n’est parvenu à
prouver qu’elles n’existaient pas.
Cette remarque fit rire Angelica. Elle commençait à se détendre. Après
tout ce qu’elle avait enduré…
— Ce sera un nouveau mystère attaché au pin géant du révérend Kirk.
De quoi alimenter les légendes de ce bon vieux Fingal Galloway !
— C’est vrai que tu le connais, toi aussi ! C’est tout de même grâce à
lui que j’ai identifié le broch où tu étais enfermée.
— Dans ce cas, il mérite bien que nous lui offrions une pinte de stout ce
soir.
— Je crois que nous l’aurons bien méritée nous aussi. Qu’en dis-tu ? Tu
connais le proverbe : « Quand on est à bout de nerfs, rien ne vaut une bonne
bière ! »
— C’est de qui ? Shakespeare ou Lao-tseu ?
— Je dirais plutôt Fingal Galloway !
Ils rirent tous deux de bon cœur. Jadis, ils avaient l’habitude de forger
ainsi des proverbes loufoques ou fantaisistes qu’ils attribuaient à des
auteurs présumés. Ils venaient de renouer spontanément avec cette
complicité qu’ils avaient toujours partagée.
— Je n’aurais jamais imaginé que le laird MacGregor soit un pareil
monstre, reprit Angelica. Avec ses kilts, son allure excentrique et ses
remarques à l’emporte-pièce, il semblait sorti tout droit d’une farce ou
d’une comédie grotesque. Il paraissait incapable de faire du mal à une
mouche.
— Je pense qu’il le faisait exprès. Il s’était coulé dans ce rôle de farfelu
pour mieux donner le change. En réalité, il avait parfaitement les pieds sur
terre. Dans toute cette affaire, MacGregor a manipulé tout le monde, y
compris sa propre femme. Bon, on va la boire, cette bière ? Fingal doit déjà
nous attendre…
Soudain, une voiture de police déboucha dans l’enceinte du manoir.
L’inspecteur MacDuff s’extirpa du véhicule, essoufflé.
— La corde ! La corde ! ahanait-il.
— Qu’est-ce que vous avez, MacDuff ? De quelle corde parlez-vous ?
— La corde avec laquelle a été pendu le laird ! Elle a livré son secret !
— Vous avez reçu le résultat de l’analyse des fibres ? On a retrouvé un
autre ADN que celui de MacGregor ?
— Non, pas du tout ! C’est le nœud… Le nœud qui, en se resserrant, a
brisé la nuque du laird !
— Eh bien, qu’est-ce qu’il avait ce nœud ?
L’inspecteur MacDuff était tellement surexcité qu’il avait du mal à
retrouver sa respiration.
— Au début, on n’y a pas prêté attention. C’est l’un de mes hommes
qui a remarqué que le nœud de cette corde n’était pas ordinaire. Par
recoupement, il a fini par comprendre. Il se trouve qu’il pratique la voile
durant ses loisirs. C’est ce qui lui a mis la puce à l’oreille. En fait, il s’agit
d’un nœud qu’utilisent les marins pour le matelotage !
Joseph et Angelica se regardèrent d’un air étonné, ne comprenant pas en
quoi cette nouvelle changeait quoi que ce soit à l’affaire.
— Vous savez bien, insista MacDuff, l’un de ces nœuds coulants qui,
lorsqu’on les resserre, se défont d’eux-mêmes !
— Vous voulez dire que…
— MacGregor a mis en scène son suicide pour faire accuser Peter
Crook, c’est certain ! Il a composé un nœud qui était censé coulisser une
fois qu’il se serait balancé au bout de la corde. Il lui aurait été ensuite facile
de faire croire qu’on avait attenté à ses jours.
— Mais pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ?
— Il y a des tas de nœuds dans la marine, chacun a un usage particulier.
Il faut vraiment une main expérimentée pour les réussir. MacGregor a
certainement utilisé un manuel de marine mais il a dû se tromper quelque
part, car le nœud a résisté. Et il a fini pendu !
— Ce n’est donc ni un suicide…
— … ni un assassinat. Disons plutôt un accident ! conclut MacDuff,
fier de lui.
L’oncle et la nièce échangèrent un regard complice. Le dernier mystère
d’Aberfoyle était donc résolu. Et c’est un simple morceau de corde qui avait
donné la réponse.
— Bravo, MacDuff, le félicita Sleuth. Et bravo également à votre
amateur de marine. Dites-moi, vous avez quelque chose de prévu, ce soir ?
— Non, pourquoi ? Ma journée est terminée. Je voulais juste vous
mettre au courant de ce dernier rebondissement.
— Et je vous en remercie. J’avais l’intention d’emmener ma nièce au
pub. Accompagnez-nous. Je crois que nous avons tous pas mal de choses à
fêter. Je paye la première tournée.
— Moi, la deuxième, s’empressa de renchérir l’inspecteur.
— Dans ce cas, la troisième sera pour moi, conclut Angelica.

1. Vin blanc à base de cépage sauvignon élaboré en Israël et particulièrement réputé dans le pays.
Note de l’auteur
Ce roman est une pure fiction mais il s’inspire d’éléments bien réels.
Le point de départ de cette histoire est une anecdote authentique : une
annonce, passée le 29 mai 2017 sur le site de baby-sitting
www.childcare.co.uk, proposait un salaire de 50 000 livres par an à une
nurse pour s’occuper des deux enfants de 5 et 7 ans d’une famille vivant
dans les Scottish Borders, au sud de l’Écosse. Ces gages mirobolants étaient
motivés par le fait que leur maison était réputée hantée et que cinq nurses
avaient coup sur coup démissionné, invoquant des incidents surnaturels tels
que des bruits étranges de verres qui se brisent ou de meubles qui se
déplacent tout seuls.
Le système frauduleux des options binaires pratiqué par une centaine
d’agences en Israël est avéré. Le magazine The Times of Israel
(www.timesofisrael.com) a consacré toute une série de reportages fort bien
documentés sur le sujet, notamment celui paru dans son édition du 26 mars
2016, « Les loups de Tel-Aviv : la vaste et immorale arnaque des options
binaires dévoilée ». Le même magazine a également dévoilé le principe des
Scottish Limited Partnerships (SLP) dans son édition du 21 décembre
2016 : « Comment l’Écosse est-elle involontairement devenue un paradis
fiscal pour les options binaires ? » Le magazine Challenges a quant à lui
évoqué le rôle du Lahav 433, le « FBI » israélien, dans un article paru le
7 mai 2016 : « Arnaque : la vérité sur les dérives du trading en ligne. »
Le 14 septembre 2017, la P-DG d’une agence d’options binaires
israélienne a été arrêtée par le FBI à son arrivée à New York et inculpée de
fraude informatique. Comme Nastia Benchimol dans le roman.
Les répliques du film de Martin Scorsese, Le Loup de Wall Street, font
partie intégrante des références culturelles des agents d’options binaires
israéliens.
Une soirée au Clara Club de Tel-Aviv, en l’honneur des entreprises
d’options binaires, a réellement eu lieu en août 2016, avec DJ, danseuses
agitant des cierges magiques et champagne coulant à flots.
Le whisky Loch Lomond existe. La distillerie se trouve à Alexandria,
non loin du loch Lomond. Fondée en 1964 par Duncan Barton, elle doit son
nom au whisky préféré du capitaine Haddock dans les aventures de Tintin.
Il s’agit d’ailleurs d’un whisky de grande qualité, qui peut en remontrer à
bien des marques connues. Nous conseillons au lecteur de le déguster (avec
modération) comme le veut la tradition : dans un verre mouillé d’une goutte
d’eau provenant de la même source que celle alimentant la distillerie.
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les événements sont le fruit
de l’imagination de l’auteur ou utilisés fictivement. Toute ressemblance avec des personnes réelles,
vivantes ou mortes, des événements ou des lieux serait pure coïncidence.

Édition du Club France Loisirs


avec l’autorisation des Éditions De Borée

Éditions France Loisirs,


31, rue du Val de Marne, Paris
www.franceloisirs.com

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les
« copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre
part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les « analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique,
polémique, pédagogique, scientifique ou d’information », toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le
consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction,
par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la
propriété intellectuelle.

© Éditions De Borée, 2018

Couverture : dpcom.fr
© Joana Kruse / Arcangel Images.

ISBN : 978-2-298-14804-6

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

Vous aimerez peut-être aussi