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Histoire

Épisode d’une compétition séculaire, engagée


par la Papauté, rapidement conclu en 1494
LE TRAITÉ DE TORDESILLAS
un partage du monde entre Castille et Portugal
riche d’enseignements
Vice-amiral Jean-Marie DAMBIER

Le 13 mars 1493, Colomb revient à Palos de son premier voyage et apporte au monde la nouvelle
de sa découverte d’octobre 1492. Le 4 mai 1493, le pape Alexandre VI publie la deuxième bulle Inter
Coetera II, qui partage les terres à découvrir entre les deux royaumes de Castille et du Portugal selon
une ligne faussement appelée méridienne, à 100 lieues marines à l’Ouest de celle qui joint les Açores
aux îles du Cap-Vert. À l’Est de cette ligne, les découvertes appartiendront aux Portugais, à l’Ouest
aux Espagnols. Les Portugais demandent et obtiennent que cette ligne de partage soit repoussée
à l’Ouest selon un méridien situé à 370 lieues marines des îles du Cap-Vert1. Sur ces bases,
treize mois plus tard, le 7 juin 1494, le traité de partage est signé à Tordesillas, ville de Castille
proche de Valladolid capitale de l’Espagne, et de Medina del Campo, résidence de la cour.

séculaire qui oppose les politiques

P
our notre époque contempo- évoquer le traité du Droit de la Mer,
raine, submergée d’informations signé sous l’égide des Nations-Unies à maritimes et commerciales de la
détaillées sur tout événement et Montego Bay en 1982 après dix ans de Castille et du Portugal. En 1493-94, cet
nourrie de connaissances et de don- négociations, encore en cours de ratifi- antagonisme trouve une issue passa-
nées géographiques, historiques et juri- cation pour quelques pays, la France gère, où chacun des protagonistes
diques quasi-exhaustives, la rapidité l’ayant ratifié en 1995. pense en retirer avantage. Depuis 1415
d’élaboration de signature du traité de En fait, la rapidité de conclusion du et poursuivant les initiatives portu-
Tordesillas a de quoi surprendre. Pour
ne prendre qu’un seul exemple, on peut
traité de Tordesillas ne reflète que la
partie émergée d’un antagonisme
gaises du XIVe siècle, l’infant dom
Henrique2 avait conduit jusqu’à sa mort ...

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Histoire

... en 1460, une politique très confiden-


tielle d’exploration maritime à objectifs
La Société des Sciences Lettres et Arts (SSLA) de Bayonne
commerciaux et religieux, d’abord
a publié récemment (nouvelle série n°159 année 2004)
dans la zone proche Atlantique puis
une remarquable étude du vice-amiral Jean-Marie DAMBIER
plus lointaine vers l’Atlantique sud.
sur le Traité de Tordesillas.
Continuées par dom Joao II dès son La présidente de la Société et le vice- atteint par Gil Eanes en 1434,
accession au trône du Portugal en 1481, amiral Dambier ont aimablement auto- • le Fort Sao Jorge da Mina construit en
ces explorations se heurtaient à la risé l’Association Française de Topo- 1471 à la latitude 7°Nord, à l’embou-
concurrence et à l’hostilité des graphie (AFT) à reproduire dans sa revue chure de la Volta,
Castillans dans les zones proches des trimestrielle XYZ, les pages 34 à 37 de • l’estuaire du Congo atteint en 1483, à
côtes africaines. Ces derniers utilisè- l’étude en question qui concernent : la latitude 7°Sud, par Diego Cao,
rent la réussite de Colomb pour faire • l’énoncé du célèbre traité de • le Cap de Bonne Espérance atteint en
reconnaître leur puissance maritime en Tordesillas, voir ci-dessus. 1487, à la latitude 35°Sud, par
demandant à la papauté la publication Bartolome Dias.
L’article comporte en outre :
des bulles de mai 1493. - la carte III représente le trajet suivi par
• un planisphère qui partage en 1493-94
Vasco de Gama de 1497 à 1499.
Pour démêler l’écheveau des négocia- les terres à découvrir entre le royaume
- la carte IV représente les “volte” dans
tions et expliquer leur rapidité, les de Castille et celui du Portugal,
l’Atlantique central et méridional.
conditions politiques dans la péninsule • les chapitres qui suivent :
- enfin la carte V est la reproduction de
ibérique seront rappelées en cette fin - l’Histoire entremêlée des royaumes de
la carte de 1502 de Cantino, représen-
du XVe siècle qui voit la montée et l’af- Castille et du Portugal
tant une portion du Brésil, l’Atlantique
firmation de la puissance des royaumes - les négociations connues du traité,
central et méridional, la quasi totalité
castillans et aragonais unis depuis 1479, - les conceptions des grandes décou-
de l’Afrique ; c’est une carte à rumbs
face à un royaume portugais sur la vertes des Castillans et des Portugais,
avec plusieurs roses des vents.
défensive terrestre. Ce qui n’empêche leurs connaissances géographiques
pas ce dernier, bien au contraire, de pré- réciproques. Le méridien distant de 370 lieues
parer dans le plus grand secret et avec L’article se termine par une annexe don- marines des Iles du Cap Vert est plus
obstination depuis dom Henrique, un nant la chronologie des négociations du exactement celui situé à 370 lieues
projet maritime et commercial destiné traité de Tordesillas. marines de l’Ile St Antoine et corres-
à s’assurer par le contournement de pond au méridien situé à 45° à l’Ouest
Outre la planche I que nous avons
l’Afrique, le commerce des épices des du méridien de Greenwich (méridien du
reproduite, l’article contient quatre
Indes orientales au détriment des planisphère I).
autres cartes.
Vénitiens et de leurs fournisseurs égyp-
- la carte II donne un schéma des alizés L’infant Dom Henrique cité par l’auteur
tiens et arabes. Pour l’Espagne, igno-
et des courants de l’Atlantique central et comme ayant depuis 1415 et jusqu’à sa
rant ce projet ou ne pouvant en mesu-
méridional et une carte d’Afrique où mort en 1460 mené une politique d’ex-
rer l’ampleur, la découverte et l’appro-
sont signalés les différents points ploration maritime à objectifs commer-
priation de nouvelles terres suffisent car
atteints par les Portugais : ciaux et religieux est plus connu sous le
estimées proches de l’Asie et riches de
nom d’Henri le Navigateur.
métaux précieux. L’histoire des négo- • le Cap Bojador, à la latitude 27°Nord,
ciations ouvertes en 1493 seront ensuite Raymond D’HOLLANDER
décrites. Enfin, à partir des différents
éléments récapitulés dans cette éton-
nante et instructive page d’histoire, les Présentation de la Société Sciences Lettres et Arts de
conceptions des “Grandes Bayonne
Découvertes” des deux royaumes, La S.S.L.A. de Bayonne, fondée en 1873, est la doyenne des associations
leurs connaissances géographiques bayonnaises. Lors de son cinquantenaire, elle créa le Musée Basque et de l’Histoire
réciproques dont celle du Portugal dans de Bayonne. Aujourd’hui, la collection plus que centenaire du bulletin de la S.S.L.A.
l’Atlantique sud couverte par le “sigillo” à laquelle s’ajoutent les actes des colloques et congrès organisés par la S.S.L.A.,
(le secret d’État des Portugais), feront constituent un fonds de 1680 articles ou volumes répartis en dix thèmes :
l’objet de quelques déductions que rien préhistoire et protohistoire, histoire politique et régionale, histoire militaire et
n’atteste, mais que les péripéties des maritime, histoire religieuse, histoire économique, géographie, démographie,
biographies, littérature linguistique, études basques, sciences, géologie, beaux-arts,
négociations de Tordesillas suggèrent.
archéologie, architecture, urbanisme, divers.
Ainsi, par des publications, conférences et congrès, la S.S.L.A. oeuvre-t-elle à
(1) Voir planisphère de la carte 1 l’avancement des sciences historiques et érudites locales et régionales, et à la vie
(2) À l’exemple d’Albert-Alain Bourdon culturelle de Bayonne et sa région.
dans l’ “Histoire du Portugal” -
Chandeigne 1994 -, les noms castillans Internet : adresse messagerie [email protected]
sont francisés, ceux des Portugais sont
conservés dans la langue maternelle site SSLA Bayonne : http://ssla.bayonne.monsite.wanadoo.fr
afin d’éviter les confusions.

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Histoire
Frédéric Bretar, dans le cadre de son de DEA en Epistémologie, Histoire des Sciences et des Techniques, a écrit et
soutenu en 2004 un mémoire traitant “l'histoire de la détermination des longitudes de Ptolémée à Borda :
Développements théoriques et mise en pratique. Application à la navigation”. Ce document a paru particulièrement
intéressant pour nos lecteurs férus d'histoire des sciences géographiques, et son auteur a bien voulu nous le présenter
en trois publications successives, la première (ci-après) sera complétée par les deux numéros suivants de notre revue.

Des Longitudes et des Mers :


La genèse de la navigation
(1/3)
Frédéric BRETAR

Si l’histoire des latitudes brille de simplicité, Les voyages sur terre et sur mer sont nettement différents
celle des longitudes est longue, complexe lorsqu’il s’agit de déterminer où l’on se trouve à un instant
donné. Cette différence, de manière tout à fait triviale, vient du
et tortueuse. Elle est liée à l’histoire économique
fait que les routes continentales sont jalonnées de repères
et politique de nos civilisations; elle marquera facilement identifiables (moyennant l’expérience du voya-
l’histoire des sciences. La première phase geur) et surtout immobiles et pérennes. Ce n’est plus le cas
de cette histoire commence avec les travaux lors des navigations hauturières où l’horizon se vide déses-
de Ptolémée et s’étend jusqu’au début pérément à mesure que l’on s’éloigne des côtes, ne laissant
du XVIIe siècle. Si l’observation des éclipses au navigateur au mieux qu’une ligne d’horizon, quand la
brume ne couvre pas cette mince démarcation entre ciel et
de Lune permet dans certains cas de calculer
mer. Sur un océan hostile, comment déterminer sa position ?
une longitude, les navigateurs ne peuvent Comment éviter une côte dangereuse, comment, tout sim-
qu’estimer leur position principalement plement, être certain de l’endroit où l’on va arriver après plu-
à cause des mouvements de leur navire sieurs semaines de navigation ?
ainsi que de la rareté de ces phénomènes célestes. Ce problème, dont la clé tourne aujourd’hui autour des trois
On découvre au cours des siècles des méthodes lettres GPS, consistant à se repérer sur une grille de lignes
et des instruments permettant d’observer imaginaires (les méridiens et les parallèles), provoqua, dans
les astres, qui mèneront à la détermination ses conséquences les plus dramatiques, un nombre de nau-
des latitudes. Le secret des longitudes frages exceptionnel, prix qu’il fallut sans doute payer pour
assister à l’écriture d’une des plus belles pages de l’histoire de
reste cependant bien gardé, mais seulement
la mécanique.
pour un temps.
Si les premières longitudes furent données au premier siècle
de notre ère, il faudra attendre une quinzaine de siècles pour
que l’homme se penche à nouveau sur cette question, sans
doute pressé par la menace politique et économique des
siècles Renaissants. Le navigateur, lui, commence à s’éloigner

D
ans cet univers qui l’entoure, l’Homme, soucieux de
des côtes, il finit par s’y perdre et succombe souvent aux
maîtriser et de posséder la nature, fait de l’art de s’y
assauts de son ignorance. C’est en levant les yeux au ciel que
repérer une évidence. Son univers, c’est d’abord
l’homme trouvera son salut. Le monde supra lunaire, incor-
notre terre, et nos mers. Comment trouver sa route à travers
ruptible, parfait, sera bientôt le fil d’Ariane du pilote.
cet océan d’inconnus, une route, autre que celle du hasard ?
Si l’Homme bâtit des villes, il construit et développe les
réseaux qui les font vivre. Ce sont d’abord les routes, ter-
restres et maritimes, qu’il faudra découvrir puis perpétuer.
L’enfance de l’art
La constitution de ce patrimoine géographique commence Si l’histoire de la navigation n’est pas la plus vielle histoire du
par la connaissance la plus précise (la position) et par la monde, elle s’en approche. Cette épopée, qui d’ailleurs ne
mémoire (la carte) de ces routes commerciales et souvent
aventureuses.
cesse d’en finir, est l’histoire de notre relation à l’espace et au
temps. C’est Ptolémée qui posa les jalons d’une cartographie ...
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Histoire

... scientifique, d’une méthode permettant de repérer des lieux


surTerre à l’aide de coordonnées géographiques. Son œuvre
est donné par la boussole, le second par le loch. Les proprié-
tés (plus exactement l’existence) du champs magnétique ter-
est considérable. Il rassembla une quantité impressionnante restre sont connues depuis le milieu du premier millénaire.
d’informations lui permettant de fixer la position en longitude Mais c’est à la fin du XIe siècle que l’instrument indiquant la
et en latitude de plus de 8 000 points sur la surface de l’oiku- route fit son apparition dans le bassin méditerranéen. Les
mène. Son apport principal fut sans doute la fixation du méri- débuts de la boussole sont modestes : une aiguille aimantée
dien passant par les îles Fortunées1 comme méridien origine enfilée dans un fétu de paille flottant sur un peu d’eau.
à partir duquel seraient mesurées d’ouest en est toutes les L’aiguille fut ensuite montée sur un pivot, puis fixée à une rose
longitudes terrestres. divisée en huit, bientôt seize et trente-deux rhumbs.
L’ensemble, enfermé dans un habitacle et suspendu pour évi-
Dans sa Géographie, Ptolémée déclare que pour dresser une
ter les mouvements de la plate-forme, constitue à la fin du
carte du monde habité aussi fidèle que possible, il faut s’ap-
Moyen Âge le compas qui permet désormais aux marins de
puyer en premier lieu sur les récits des voyageurs dans leur
suivre une route déterminée.
tour du monde, mais en recourant aussi aux services de la
géométrie et surtout de l’astronomie. La méthode consistant Le principe du loch est très simple. Il consiste à laisser filer
à utiliser les éclipses de Lune2 fut découverte par Hipparque une pièce de bois (qui devient un point fixe si la mer n’a pas
(190-120 av. JC), après avoir jeté les bases du calcul trigono- de mouvement propre) attachée à une corde (sur laquelle
métrique utile pour l’établissement des cartes géographiques. des nœuds ont été fait à distance constante) à la poupe du
Cette méthode consiste en l’observation d’une même éclipse navire pendant un temps donné, puis de convertir cette lon-
de Lune en deux lieux distincts, la différence des heures gueur filée en vitesse “instantanée” (la vitesse est donnée
locales en ces lieux donnant la différence de longitude3 ter- en nombre de nœuds). Notons qu’il s’agit effectivement
restre. Ainsi, calculer une longitude consiste à d’estime, c’est à dire que les mesures effectuées sont enta-
• observer un phénomène céleste sous un méridien de réfé- chées d’erreur qu’il n’est pas possible de mesurer directe-
rence ment. Les incertitudes sur la vitesse peuvent être significa-
• observer ce même phénomène sous un autre méridien et tives pour trois raisons : d’une part, la longueur des inter-
noter l’heure locale correspondante valles entre les nœuds peut varier en fonction de l’habilité
du pilote et des corrections apportées. En effet, pour corri-
À l’emploi de cette technique sont associés deux inconvé-
ger son estime, le pilote pouvait modifier son instrument de
nients majeurs : le premier est celui de la rareté de ces phé-
mesure en changeant la longueur inter nœuds de la ligne de
nomènes célestes (on compte deux voire trois éclipses par an,
loch. D’autre part, la ligne de loch mesure la vitesse du
parfois aucune). Il faut donc n’en manquer aucun et les pré-
navire à la surface de l’océan et ne permet pas de dissocier
voir longtemps à l’avance pour organiser l’observation. Le
la vitesse par rapport au fond de la vitesse des courants
second inconvénient, peut-être le plus problématique, vient
marins. La pièce de bois attachée à l’extrémité de la ligne de
du fait qu’il est difficile de désigner un instant particulier lors
loch, sensée être immobile par rapport à la Terre, ne l’est
d’une éclipse. Qu’est ce que le début, le milieu, la fin d’une
justement pas à cause des courants. Diverses améliorations
éclipse ? Il peut varier de plusieurs minutes en fonction des
seront proposées au cours des siècles, notamment par
observateurs, et influence directement la lecture de l’heure
Bouguer. Enfin, la mesure de la demie minute au cours de
locale, donc la différence de longitude. Ce sera cependant la
laquelle on laisse filer la ligne de loch, peut être probléma-
seule méthode pour trouver l’heure du méridien local au
tique compte tenu de l’utilisation du sablier (ampoulette)
cours des 1 600 prochaines années.
plus ou moins bien étalonné. Il arrive en effet très fré-
quemment que l’écoulement du sable soit gêné par une
humidité trop importante, par le rétrécissement ou l’agran-
Quand le navigateur célèbre l’estime dissement du trou par lequel il passe. Cela conduit à des
Si à terre les distances peuvent être décomptées en journées erreurs de plusieurs secondes dans le temps d’écoulement.
de marche, il n’en est pas de même pour les voyages en mer
Nous venons de le voir, piloter un navire, avant toute théorie,
où les aléas météorologiques sont trop présents et trop
nécessite un sens pratique fortement développé et surtout
nombreux pour définir de manière assurée les distances et
une longue expérience. En somme, une connaissance de l’en-
les directions qu’un navire doit prendre pour se rendre d’un
point à un autre. La navigation n’est pas chose aisée car les
cartes marines sont partiellement fausses, quand elles exis- 1 Rappelons que certains anciens tenaient les îles Fortunées, qui
correspondent aux îles Canaries, pour le lieu du Paradis terrestre.
tent4. Les navigateurs ont alors recours au plus traditionnel
2 conjonction du Soleil, de la Terre et de la Lune, l’ombre de la
des moyens de navigation en mer, qui d’ailleurs restera uti-
Terre se déplaçant à la surface de la Lune.
lisé officiellement jusqu’au XIXe siècle, et constitue à vrai 3 Puisque la Terre effectue une rotation de 360° en 24 heures, elle
dire encore de nos jours la base de l’intuition et du bon sens parcours 1° en 4 minutes, soit 15° en une heure. Les degrés
du marin-pilote. Il s’agit de l’estime. d’angle, que sont les longitudes, peuvent donc être exprimées
sous forme d’une période de temps.
Le suivi de la position et la détermination de la route du navire 4 Guillaume de Nangis fait référence à une carte marine présente
ne va pas sans poser de sérieux problèmes tant les deux para- sur le navire génois qui mène Saint Louis à la deuxième croi-
mètres (le cap et la vitesse) sont sujets à caution. Le premier sade en 1270.

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vironnement sur lequel on se déplace est indispensable, il faut astronomiques qui feront leur apparition au cours des siècles
connaître les courants et les vents dominants, ainsi que les suivants vient de cette rencontre entre les pérégrinations hau-
côtes sur lesquelles on va atterrir. Mais avant que l’expérience turières des hommes et leur regard vers cet océan céleste, sal-
ne s’acquiert et ne se diffuse, commence une période d’ex- vateur celui-là.
ploration, plus ou moins aventureuse. Nous sommes au
début de l’ère des Grandes Découvertes.
Le temps des premières latitudes
La pseudo-fixité de l’étoile Polaire est déjà utilisée par les
Ballades sur les mers salées au XVe siècle Vikings pour se repérer dans les mers du nord connues pour
Le commerce maritime est au cœur du développement des leurs vents instables et leurs brumes dangereuses. Mais c’est
pays européens. La puissante ligue Hanséatique a la maîtrise le fruit des réflexions des mathématiciens réunis autour du roi
de la mer Baltique et du Nord ; elle connaît un essor tout à fait Jean II (1455-1495) qui menèrent au moyen de calculer la lati-
exceptionnel au XIVe siècle et installe de nombreux comptoirs tude d’un lieu quelconque grâce à l’astrolabe.
dont Bergen, Brugge, Lübeck, Hambourg, Riga, Danzig,
Pour déterminer sa latitude dans l’hémisphère Nord et la nuit,
Londres…
il suffit au marin de mesurer la hauteur de l’étoile Polaire. Il
Au début du XVe siècle, le commerce entre l’Europe et l’Asie n’en est pas de même le jour et surtout lorsque les navigateurs
emprunte les routes de la mer noire et de la Méditerranée et abordent l’hémisphère austral. Pour connaître sa latitude par
est principalement le monopole des républiques italiennes observation du Soleil, il ne suffit pas de mesurer sa hauteur au-
mercantiles de Gênes et de Venise. A l’écart de ces marchés, dessus de l’horizon. Il faut connaître sa déclinaison6. Si elle est
les portugais se tournent progressivement vers les mers du constante pour les étoiles fixes quelque soit le lieu depuis
Sud5. Après un premier échec en 1433, Gil Eanes, un écuyer lequel on les observe, celle du Soleil varie avec chaque jour de
portugais de petite noblesse, franchit en 1434, le cap Bojador l’année. De la comparaison de sa déclinaison avec sa hauteur
(cap de la Peur”) au large du Sahara. Au cours des années pré- méridienne7, résulte la hauteur de l’équateur dont le complé-
cédentes, les portugais ont repéré et exploré les archipels ment est la latitude. Des tables de la déclinaison du Soleil sont
atlantiques des Canaries, de Madère et des Açores. À cette progressivement calculées, les premières par l’astronome juif
époque, le Portugal traverse une période de marasme écono- Abraham Zacuto (1452-1515) entre 1473 et 1478. Rassemblés
mique et l’appât de l’or du Soudan pousse à d’importantes dans son œuvre principale Ha-Hibbur ha-Gadol, elles seront
prises de risque sous l’égide du prince Henri le Navigateur à la base des Regimentos do Astrolabio do Quadrante
(1394-1460), qui met au service de l’entreprise de conquête et (Régiments pour l’astrolabe et le quadrant) préparés par les
de colonisation une partie du poids immense de l’État portu- mathématiciens portugais pour les navigateurs et utilisés
gais. La progression maritime vers le sud, destinée à contour- pour calculer les latitudes. Dès lors, on n’hésite plus à s’éloi-
ner l’Islam maghrébin qui joue le rôle d’intermédiaire dans les gner des côtes.
échanges entre les richesses d’Afrique noire et l’Europe, se
heurte cependant à des courants marins contraires, trop vio-
lents pour être franchis à la rame (en complément de la voile
L’astrolabe traditionnel
unique). Le passage du cap Bojador nécessite en effet de
se perfectionne rapidement
s’éloigner à la limite de la visibilité (plus de 40 km) des côtes Il est souvent remplacé par le quadrant, quart d’astrolabe
sahariennes. Cette esquisse de navigation hauturière à la voile muni d’un fil à plomb. Plus simple, plus léger, le quadrant est
rompt avec la tradition du cabotage. Cette avancée ouvre une un quart de cercle taillé dans du bois ou dans une plaque
porte sur le monde de l’Afrique noire avec, dès 1445, le pas- métallique, gradué sur la couronne de 0° à 90°. Il porte deux
sage du cap Vert et l’arrivée à l’embouchure du Sénégal. En viseurs fixés sur un des côtés et un fil à plomb. On observe
1471, ils franchissent l’équateur, et en 1485, Barthélemy Diaz l’astre grâce à deux pinnules placées aux extrémités d’un des
double le Cap de Bonne-Espérance. Avec Christophe Colomb deux rayons perpendiculaires. La position du fil à plomb sur
en 1492 et Vasco de Gama en 1498, les navigateurs espagnols l’arc gradué indique la hauteur de l’astre au-dessus de l’hori-
et portugais naviguent en haute mer pendant des semaines zon. À côté de ces instruments fondés sur la graduation du
avec comme seul horizon la frontière du ciel et de l’océan. cercle, les marins portugais en utilisent d’autres reposant sur
Privé de tout repère terrestre, ces voyages ont forcé les marins
à observer le ciel, la position des étoiles et la course du soleil,
en complément de la navigation à l’estime.
les rapports entre les angles et les longueurs.
L’arbalestille, ou arbalète ou encore “bâton de Jacob”, est for- ...
5 Ne disposant pas d’une flotte particulièrement développée, la
Considérer la navigation sous ce nouveau point de vue ne couronne portugaise a embauché des pilotes génois. Chris-
nécessite plus seulement une expérience pratique (au moins tophe Colomb était lui-même génois. Il se mit au service des
en amont de la mesure de la longitude et de la latitude). Si l’on Rois catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon pour
veut se repérer, il faut savoir repérer les astres le plus préci- les aider à construire une marine afin d’assurer son expédition
sément possible. D’abord ceux appartenant à la sphère des dont le financement avait était refusé par Jean II, Roi du Portu-
gal de 1481 à 1495.
fixes, qui depuis Aristote sont immuablement sans mouve- 6 Distance à l’équateur céleste.
ment, puis, plus tard, les astres errants, les planètes. Le côté 7 Observation de la hauteur du Soleil à son passage au méridien,
proprement savant et théorique des méthodes de navigation au midi local.

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Histoire

... mée d’une règle d’environ un mètre de long. Sur celle-ci


sont gravées des graduations et autour d’elles coulissent un
grâce au Soleil. Mais quand il s’agit de naviguer dans la
direction Est-Ouest (partie orientale du cap de Bonne
ou plusieurs “manteaux”. On fait glisser le manteau pour que Espérance, et navigations vers les Amériques), on ne peut
sa partie inférieure finement biseautée soit en contact avec pas directement appliquer les mêmes méthodes. Les navi-
l’astre observé. Le rapport entre la hauteur du manteau et la gations se font donc suivant un parallèle constant.
longueur de la tige donne la hauteur de l’astre. Il faut donc à Pratiquement, les navires se mettent à la latitude du point
la fois que l’observateur regarde en même temps et l’hori- d’arrivée et font route à latitude constante (vérifiée le plus
zon et l’astre, ce qui est guère facile, et maintienne le man- souvent possible par la prise de hauteurs du Soleil, ou
teau dans le plan vertical. En fait, l’arbalète ne permettait pas d’étoiles).
une mesure très précise car il y avait du fait même de la posi-
En ce qui concerne les traversées de l’Atlantique, la naviga-
tion de l’œil de l’observateur une erreur de parallaxe. Malgré
tion à latitude constante est facilitée par l’existence de vents
tout, elle fut utilisée sur certains navires jusqu’au
dominants et réguliers. Les Alizés, couloir météorologique
XVIIIe siècle.
centré sur l’équateur, portent les navires des îles Canaries
On voit apparaître dès la fin du XVIe siècle un instrument qui vers les Antilles. Cette navigation “au portant” reste beau-
sera largement diffusé auprès des navigateurs. Il s’agit du coup plus confortable que les traversées en provenance du
quartier de Davis. Cet appareil était constitué d’une règle sur Nouveau Monde où le couloir des vents d’Ouest dominants
laquelle étaient montés deux arcs de cercle. L’arc de cercle (dans l’Atlantique Nord) est beaucoup plus large que celui
supérieur portait une graduation jusqu’à 60°, l’arc de cercle de la route des Alizés. Il arrive souvent qu’il trompe les
inférieur une graduation de 30°. Sur ces deux arcs, deux pin- marins croyant arriver à l’embouchure de la Loire alors
nules coulissaient. L’observateur mesurait la hauteur du soleil qu’ils sont en Espagne ou au Portugal. Les conséquences
en tournant le dos à ce dernier. Les rayons du soleil passaient peuvent en être fâcheuses, surtout en temps de guerre.
à travers la pinnule de l’arc du cercle supérieur et venait éclai-
Près de seize siècles se sont écoulés depuis Hipparque et
rer une fente horizontale située à l’extrémité de la règle. Dans
Ptolémée, seize siècles de développement, mais aussi de
le même temps, l’observateur visait par la pinnule de l’arc de
rudiments méthodologiques pour trouver sa position sur
cercle inférieur l’horizon à travers cette fente. La hauteur du
notre globe. Les éclipses de Lune sont au XVIe siècle le seul
soleil était obtenue en additionnant les deux lectures faites sur
moyen permettant de calculer une longitude. Or la rareté
les arcs de cercle.
de ces phénomènes en fait un moyen peu praticable pour
La diffusion de ces instruments auprès des pilotes achève
les centaines de navires présents chaque année sur les
l’histoire des latitudes. Les siècles suivants amélioreront la
océans. Si les marins ont su adapter leur méthodes de
précision des mesures d’angle, notamment en utilisant les
navigation aux connaissances de l’époque, il n’en reste pas
propriétés de la double réflexion de l’octant.
moins que la connaissance de la seconde dimension est de
L’espace semble réduit à une unique dimension, puisqu’il
plus en plus pressante. Les instabilités du pont d’un navire
n’est toujours pas question de calculer une longitude à bord
ajoutent à la complexité du problème de la détermination
d’un navire, faute de méthode et de moyen. Les navigations
des longitudes, dont les bases apparaîtront au début du
vers le Nouveau Monde sont pourtant en plein essor.
XVIe siècle.

Une navigation à une seule dimension Les premières théories astronomiques


Au cours du XVIe siècle, le commerce entre l’Europe, le
En ce XVIe siècle renaissant, on ne peut toujours pas parler
Nouveau Monde et les Indes s’organise.
de navigation astronomique, comme nous l’avons vu, bien
La Compagnie Hollandaise des Indes Orientales est créée en
que l’on sache déterminer la latitude par observation de la
1602, celle des Indes Occidentales en 1621. Les voyages
hauteur de l’étoile Polaire et du Soleil. Les premiers explo-
transatlantiques se multiplient avec des chargements de
rateurs ont essayé de déterminer leur longitude de manière
plus en plus précieux. Après la mise en exploitation des
astronomique. Christophe Colomb emporta les tables de
mines de Potosí, vers 1545, les galions espagnols reviennent
Regiomontanus8 qui lui permirent, lors d’une relâche à
chargés d’or et d’argent (la production annuelle des mines
Hispaniola (Haïti) le 14 septembre 1494 d’observer une
d’Amérique atteint alors environ 267 000 kg d’argent et
éclipse de Lune. La fausseté des tables et l’imperfection des
5 400 kg d’or, alors que l’Europe ne produit, par an, que
observations ne donne aucune validité à la valeur trouvée,
60 000 kg d’argent et moins de 1 000 kg d’or). C’est aussi à
23° degrés plus à l’ouest de la véritable position. Magellan
partir de 1538 que le commerce espagnol prend un aspect
quant à lui observa, lors de son quatrième voyage, une
triangulaire. En effet, les navires se rendent d’abord sur la
éclipse de Soleil à Saint-Julien d’où il avança une longitude
côte d’Afrique, où ils échangent une partie de leurs mar-
chandises contre des Noirs qu’ils vont vendre comme
8 Ces tables, dans la lignée des tables Alphonsines achevées en
esclaves en Amérique.
1252, prédisent la position des planètes, de la Lune, du soleil et
Ces navigations pouvaient durer plusieurs mois. Tant des étoiles de 1475 à 1506. Elles sont établies suivant le sys-
qu’elles avaient lieues suivant un cap Nord-Sud (longitude tème géocentrique de Ptolémée. Les éclipses de Lune y sont
constante), on pouvait faire le point grâce à la Polaire, ou particulièrement décrites.

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de 61° à l’Ouest de Séville, plus de 40° à l’ouest de sa posi- L’état théologique de la science des longitudes prend progres-
tion effective. sivement fin, même si on ne sait pas encore les calculer préci-
sément. Les instruments de mesure, sans être encore assez
C’est en 1514 que Johann Werner de Nuremberg (1468-1522),
précis, sont néanmoins largement opérationnels et répandus.
dans une nouvelle traduction du premier livre de la
La navigation reste une pratique rudimentaire qui se base avant
Géographie de Ptolémée propose une nouvelle méthode
tout sur l’expérience du pilote, sur sa connaissance de la mer et
pour la détermination des longitudes : la méthode des dis-
ses anticipations. On voit émerger les deux grandes branches
tances lunaires. En quoi consiste elle ? En une lunaison
qui mènent à la résolution du problème des longitudes.
(29 jours 1/2), la lune se déplace d’est en ouest, à raison d’un
Elles ne restent que potentielles. D’une part, l’astronomie ne
peu plus de 12 degrés par jour, sur fond d’étoiles (zodiacales).
connaît pas assez bien son objet. Les étoiles restent collées à
Le satellite de notre planète peut donc servir d’horloge grâce
la sphère des fixes, le Soleil et les planètes tournent encore
à sa distance angulaire aux étoiles proches de sa trajectoire.
autour de la Terre. Comment, dans ces conditions, prédire
Ainsi, une fois la distance vraie d’une étoile à la lune mesu-
avec suffisamment de précision le passage de la Lune sur le
rée, il n’y a plus qu’à chercher cette même valeur angulaire
fond d’étoiles ? D’autre part, les gardes temps battent tout
dans des tables afin de savoir à quelle heure elle est obser-
juste la seconde à l’aide de lourds contrepoids, qui d’abord,
vée au méridien origine. La différence entre ce temps et
ne sont pas transportables, mais surtout ne garantissent pas
l’heure locale au moment de l’observation sera la longitude
la régularité nécessaire à l’observation céleste précise.
cherchée. Tout ce qui reste à faire (!) est d’établir des éphé-
L’union semble néanmoins consommée entre pratique mari-
mérides de qualité.
time et théorie astronomique. L’homme va construire son
Malgré la pertinence de sa méthode, ce n’est pourtant pas
temps et y subordonnera tout le reste. ●
Werner qui la diffusa. Dans sa traduction de 1553 de la
Cosmographie de Peter Apian (1495-1552), Gemma Frisius
(1508-1555), médecin et mathématicien d’Anvers, nous Contact
explique en détails le fond de la méthode, et illustre ses pro-
Frédéric BRETAR
pos de dessins nous montrant de manière claire comment on
Institut Géographique National
doit faire pratiquement pour observer des distances lunaires.
Laboratoire MATIS
Nous verrons (dans un prochain article) qu’effectivement la Mail: [email protected]
méthode des distances lunaires sera le moyen astronomique
pour déterminer la position d’un navire au milieu de l’océan.
Elle devra cependant attendre encore deux siècles pour pou-
Bibliographie
voir être pratiquée (par un nombre restreint de pilotes) sim- Bretar, F. Histoire de la détermination des longitudes de Ptolémée
plement parce que le mouvement de la Lune, ainsi que les à Borda: Développements théoriques et mise en pratique.
positions des étoiles fixes ne sont pas connus avec assez de Application à la navigation. Mémoire de DEA Epistémologie,
précision. Le problème des tables rassemblant le mouve- Histoire des Sciences et des Techniques, 2004.
ment précis de la Lune sera au cœur des préoccupations
astronomiques du XVIIIe siècle.

Si Gemma Frisius ne fut pas l’inventeur de la méthode des


distances lunaires, il semble cependant que ce soit le premier
à proposer la méthode des garde-temps dans son ouvrage
De Principiis Astronomiae Cosmographicae publié à Louvain
en 1530. Cette méthode consiste à comparer l’heure fournie
par une montre portative à celle de l’heure locale observée
grâce à un astrolabe, après avoir “cheminé 15 ou 20 lieues”. ABSTRACT
En apparence fort simples, les recommandations de Gemma
The history of longitudes is not as simple as the
Frisius présupposent la possession d’un garde-temps fiable
latitude’s one. It is nearly related to the economical
quelque soient les conditions de stabilité, ce qu’il suppose
and political history of our civilisations. It will mark
être le cas des horloges portatives qui apparaissent en effet
the history of sciences. The first stage of this history
à cette époque. La fiabilité ici implique tout à la fois un fonc-
starts with the work of Ptolemy and lasts until the
tionnement rigoureux des mouvements mécaniques horlo-
beginning of the 17th century. Even if the observation
gers et une continuité sans faille de l’opération de mesure.
of eclipses of the Moon may allow to calculate a
Cette dernière condition ne sera remplie qu’avec l’invention
longitude, the sea pilots used to practice the famous
de remontoirs à pression, de remontoirs d’égalité au
dead reckoning navigation technique. As the centuries
XVIIe siècle. Comme sa concurrente, la méthode des chrono-
go along, we discover new methodologies and new
mètres ne peut être utilisée à cause de problèmes techniques
instruments to observe the stars, which leads to the
insolubles à l’époque.
determination of latitudes. The secret of longitudes
Une méthodologie encore timide will still remain hidden, but just for a while.

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