16 Iade Dalmas

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 8

Session IADE

Pharmacologie indispensable
Morphiniques
Serge Dalmas, Pôle
d’Anesthésie-
Réanimation, Hôpital
Jeanne de Flandre

La bonne utilisation d’un morphinique en anesthésie repose sur des connaissances


indispensables de pharmacologie. Elles concernent le mode d’action et les effets observés,
caractérisant les propriétés pharmacodynamiques du produit et d’autre part le délai et la durée
d’action de ce produit, caractérisant ses propriétés pharmacocinétiques. La pharmacodynamie
correspond aux actions du médicament sur l’organisme alors que la pharmacocinétique
correspond aux actions de l’organisme sur le médicament. Ce deuxième élément est
primordial dans la mesure où les propriétés pharmacodynamiques des morphiniques sont
communes à l’ensemble des produits utilisés actuellement et ne sont pas un élément de choix
lors d’une anesthésie. Seront abordés ici le mode d’action des morphiniques et la
pharmacocinétique se rapportant à la voie d’administration intraveineuse.

1. Le mode d’action des morphiniques

Cet aspect reste assez théorique mais permet d’avoir une approche de leur mécanisme
d’action. Ces produits agissent par stimulation de récepteurs spécifiques qui vont reconnaître
une certaine conformation de la molécule dans l’espace. Les récepteurs les plus connus sont
les récepteurs mu, delta et kappa. La stimulation de ces récepteurs va modifier l’activité de
protéines intracellulaires dites « G » qui vont à leur tour agir sur des canaux ioniques et
entraîner une modification de la perméabilité de la membrane des neurones à certains ions. En
augmentant la perméabilité de la membrane au potassium par action sur les récepteurs mu et
delta, les morphiniques favorisent la sortie du neurone de cet ion intracellulaire et provoquent
une hyperpolarisation. En diminuant la perméabilité au calcium par action sur les récepteurs
kappa ce sont les libérations de neurotransmetteurs dépendantes du calcium qui sont
diminuées entraînant une réduction de la transmission de l’influx nerveux. L’action des
morphiniques est donc une action inhibitrice sur les neurones porteurs des récepteurs
spécifiques.

On distingue les agonistes qui se fixent sur les récepteurs et les activent. Chaque produit est
caractérisé par une affinité et une activité intrinsèque. L’affinité pour les récepteurs définit

1
pour une part importante la puissance du produit et se mesure par la constante d’association.
Lorsque l’affinité est importante un effet analgésique est obtenu pour une moindre occupation
des récepteurs. Cette stimulation est suivie d’un effet total ou partiel sur le récepteur, en
fonction de l’activité intrinsèque du produit. Un produit dont l’activité intrinsèque est égale à
1 est un agoniste, celui dont l’activité intrinsèque est inférieure à 1 est un agoniste partiel,
c’est le cas de la buprénorphine. Un produit dont l’activité intrinsèque est égale à 0 se fixe sur
le récepteur mais n’entraîne aucune activation, c’est un composé antagoniste, comme la
naloxone. Certains produits peuvent avoir une action agoniste sur certains récepteurs et
antagoniste sur d’autres, ce sont les morphiniques agonistes-antagonistes, comme la
nalbuphine. La liaison des morphiniques avec leurs récepteurs est plus ou moins intense en
fonction de leur affinité, un produit peut en déplacer un autre en fonction de cette
caractéristique et donc modifier l’action clinique, voire l’annuler s’il s’agit d’un dérivé
antagoniste. Ainsi la morphine peut déplacer la nalbuphine, mais pas la buprénorphine qui a
une affinité importante pour les récepteurs mu. De même il est facile d’antagoniser la
morphine par la naloxone, mais il sera très difficile d’antagoniser la buprénorphine.

Un produit agoniste a un effet clinique qui va augmenter en fonction de la dose et donc de la


concentration au niveau du site d’action, avec un profil sigmoïde sur une échelle semi-
logarithmique. Un agoniste partiel ou agoniste-antagoniste aura un effet qui se limitera au-
delà d’une certaine dose, dans la mesure où même s’il occupe la totalité des récepteurs l’effet
reste partiel, c’est l’effet « plafond ». Pour cette raison ils ne peuvent être utilisés pendant
l’anesthésie générale, en raison d’une puissance insuffisante. Mais c’est aussi le cas de
certains agonistes comme la morphine qui bien qu’étant un agoniste pur n’a pas la puissance
suffisante aux doses thérapeutiques pour bloquer les stimuli douloureux per-opératoires.

En pratique c’est plus complexe pendant l’anesthésie générale car la puissance d’un agoniste
morphinique sera liée à des interactions avec les autres produits utilisés, en particulier les
hypnotiques injectables ou agissant par inhalation, c’est ce que l’on appelle la « balance
hypnotiques-morphiniques ».

2
Effet antalgique
1

0
Buprénorphine Morphine Dose

Figure 1 : La buprénorphine agit à dose plus faible que la


morphine mais son effet est limité car c’est un morphinique
agoniste partiel.

2. Le délai d’action des morphiniques

Le délai d’action correspond au temps de transfert du produit jusqu’aux sites d’action, appelés
aussi sites effet ou biophase ; ce délai dépend d’abord de la diffusion du produit au sites
d’action matérialisée par la demi-vie d’équilibration au niveau de ces sites (1/2 vie Keo), elle-
même dépendante de la constante d’équilibration Keo. Ces sites d’action sont situés au niveau
du système nerveux central et de la moelle épinière. Pour atteindre ces sites une diffusion au
travers de la barrière hémato-encéphalique (BHE) est nécessaire. Cette barrière a une structure
en grande partie lipidique dont la traversée se fait passivement et est conditionnée par
certaines caractéristiques du produit : il ne doit pas être ionisé ni retenu par une liaison aux
protéines et doit être liposoluble. Enfin le gradient de concentration de part et d’autre de cette
barrière influence la vitesse de passage et la quantité de produit qui parviendra au site
d’action. On définit l’index de diffusion tissulaire en combinant les différents éléments décrits
précédemment : il est proportionnel à la fraction diffusible et à la liposolubilité (coefficient
octanol/eau) et inversement proportionnel au volume du compartiment initial. Le
compartiment initial est le volume dans lequel se dilue le morphinique dans les premières
minutes suivant l’injection. Plus il est faible, plus la concentration du produit sera élevée, pour
une même quantité injectée, et plus le produit aura tendance à diffuser vers les sites d’action.

3
Tableau 1 : Eléments expliquant le délai d’action des morphiniques. La morphine a une fraction
diffusible élevée mais étant très peu liposoluble, cette fraction est transférée lentement au site
d’action, et son index de diffusion est faible. Traduisant les effets cliniques, la demi-vie
d’équilibration au site d’action (T ½ Keo) est très variable selon le produit, elle dépend de la
constante d’équilibration Keo.

Morphine Alfentanil Fentanyl Sufentanil Rémifentanil


Fraction diffusible (%) 16,1 8 1,4 1,4 18
Volume de distribution initial 23 11 60 50 7
Coefficient octanol/eau 1,4 128 813 1 778 17,9
Index de diffusion 1 91 19 49 45
Constante Keo (min -1) 0,04 0,53 0,12 0,12 0,48
1 (20 ans)
Demi-vie Keo (min) 16,7 1,5 5 5-6
3 (80 ans)

Figure 2 : d’après Shafer et collaborateurs, sur un modèle de


simulation informatisée. Le fentanyl et le sufentanil ne s’équilibrent
au site d’action que plusieurs minutes après l’injection intraveineuse,
à l’inverse de l’alfentanil et du remifentanil qui agissent dans la
minute.

L’impossibilité de diffuser au travers de la BHE peut cependant avoir un intérêt, non pas pour
les agonistes mais pour certains antagonistes de nouvelle génération qui ne passent pas cette
BHE et peuvent réduire les effets périphériques des morphiniques sans modifier leur activité

4
analgésique centrale. Il s’agit notamment de la méthylnaltrexone et de l’alvimopan, dont
l’intérêt sur la réduction des effets secondaires digestifs a été démontré.

3. La durée d’action des morphiniques

La durée d’action dépend du temps de contact au niveau des récepteurs situés dans le
compartiment effet. Ce temps dépend de l’affinité et du temps de dissociation des récepteurs,
puis de la cinétique du produit, qui peut se redistribuer alors du compartiment central vers des
compartiments périphériques. Ce comportement correspond pour les morphiniques à un
modèle pharmacocinétique de type tricompartimental. La redistribution des morphiniques
explique la courte durée d’action de la plupart des produits alors même qu’ils ne sont pas
encore éliminés ni même métabolisés. La décroissance de la concentration plasmatique
dépend donc plus de la redistribution du compartiment central vers les compartiments
périphériques que du métabolisme ou de l’élimination du produit de l’organisme. La vitesse
de décroissance des 3 morphiniques classiques (alfentanil, fentanyl et sufentanil) est ainsi
pratiquement identique lors d’un acte durant moins d’une heure. Chaque produit est
caractérisé par une demi-vie de distribution relativement courte et une demi-vie d’élimination
plus longue et variable. Au fur et à mesure des réinjections l’accumulation du produit dans
l’organisme va limiter progressivement les possibilités de redistribution et la durée de l’effet
clinique va augmenter avec le temps, cette durée est évaluée par la demi-vie contextuelle.

Figure 3 : Le modèle tricompartimental. Après injection intraveineuse le


morphinique se dilue dans un volume de distribution central (V1 : plasma,
cerveau, cœur, foie, rein) à partir duquel il va diffuser vers le compartiment
effet. En équilibre avec ce compartiment effet (il existe un certain décalage

5
dans le temps, évalué par la T1/2 Keo) il se redistribue du compartiment
central vers les compartiments périphériques (V2 à distribution rapide :
muscles, peau) et profond (V3 à distribution lente : graisse, os). A partir du
compartiment central il est métabolisé puis éliminé ; c’est un processus
beaucoup plus lent, sauf pour le remifentanil.

La demi-vie contextuelle se définit par le temps que met la concentration du morphinique


dans le compartiment central pour baisser de 50%. Elle dépend des possibilités de
métabolisme et d’élimination du produit mais surtout au début de la distribution du produit
dans les compartiments périphériques, qui agissent comme un véritable « éponge ». Mais les
composés dont le volume de distribution est le plus important sont susceptibles de
s’accumuler dans l’organisme et de voir cette demi-vie augmenter de manière importante si
l’on utilise une dose importante ou des administrations prolongées. Il a également été décrit
des « recirculations » ; c’est un phénomène dynamique qui survient notamment au réveil, lors
du réchauffement car la modification de la vascularisation de certains territoires périphériques
peut favoriser le relarguage du morphinique vers le compartiment central. Ce problème a été
décrit avec le fentanyl.

Figure 4 : Demi-vie contextuelle en fonction de la durée d’administration


des morphiniques. Au bout de 4 heures cette demi-vie est de 3,7 minutes
pour le remifentanil, 34 minutes pour le sufentanil, 58,5 minutes pour
l’alfentanil et 262 minutes pour le fentanyl (2). Jusqu’à 6 heures
d’administration, en dehors du remifentanil c’est le sufentanil qui voit sa
concentration baisser le plus rapidement car il continue à se redistribuer en

6
périphérie.

Le métabolisme produit soit des dérivés actifs (morphine) soit des dérivés inactifs (dérivés du
fentanyl). Il est exprimé par la clairance, définie par le volume de plasma totalement épuré par
unité de temps, rapporté au poids. Ce métabolisme se réalise au niveau hépatique (morphine
par la glucuronyl transférase et dérivés du fentanyl sauf le remifentanil par les cytochromes P
450).

Le remifentanil est quant à lui métabolisé par des estérases plasmatiques et tissulaires et
nécessite une administration continue car sa demi-vie est très courte. La décroissance
plasmatique de sa concentration ne dépend pas d’une redistribution. Le transfert au site
d’action est aussi rapide que celui de l’alfentanil, lui conférant une grande maniabilité mais
lors de l’arrêt de la perfusion la douleur réapparaît rapidement.

La morphine est un cas particulier car ses dérivés sont actifs et peuvent entraîner des risques
de dépression respiratoire en cas d’accumulation. Elle est ainsi difficilement maniable en cas
d’insuffisance rénale.

Le délai et la durée d’action des morphiniques peuvent être influencés par l’âge, en raison de
modifications de la distribution, du métabolisme et/ou de l’élimination des produits. On
constate notamment chez le sujet âgé un ralentissement du transfert des morphiniques vers le
site d’action et une augmentation de la demi-vie d’élimination. Certaines interactions
médicamenteuses ou pathologies s’associant à une insuffisance hépatique ou même des
variabilités génétiques peuvent également réduire l’activité des cytochromes hépatiques et
modifier la demi-vie d’élimination des morphiniques. C’est surtout le cas de l’alfentanil dont
la courte demi-vie est liée à un volume de distribution très faible mais qui a en réalité une
demi-vie d’élimination longue. Sa distribution est rapidement terminée et de ce fait les retards
d’élimination hépatique allongeront sa durée d’action de manière significative en cas de
réinjection.

Tableau 2 : Durée d’action des morphiniques utilisés au bloc opératoire ou en réanimation ; la


demi-vie contextuelle est dépendante des possibilités de redistribution dans les secteurs
périphériques et augmente avec la saturation progressive de ces derniers. Seul le remifentanil
qui a une clairance très élevée et n’est pas influencé par un mécanisme de redistribution voit sa
demi-vie inchangée quelque soit la durée de l’administration.

7
Fentanyl Alfentanil Sufentanil Rémifentanil
-1 -1
Clairance (mL.min .kg ) 10-20 10-15 4-9 40-60
Métabolisme Cytochromes Cytochromes Cytochromes Estérases
P450 P450 P450 non spécifiques
Recirculation +++ - + -
Demi-vie d’élimination (h) 2-4 1-2 2-3 0,1
Demi-vie contextuelle 30 20 10 4
après 30 min de perfusion (min)
Demi-vie contextuelle 270 60 40 5
après 4 h de perfusion (min)
Demi-vie contextuelle > 600 60-120 60-120 5 (20 ans)
après 10 h de perfusion (min) 10 (80 ans)

En conclusion la connaissance du mécanisme d’action et du devenir des morphiniques dans


l’organisme permet de mieux les utiliser à l’induction, à l’entretien de l’anesthésie et en
période post-opératoire. Les connaissances en pharmacologie restent indispensables au
maniement des produits utilisés au bloc opératoire ou en réanimation, même si les facteurs
liés aux interactions médicamenteuses ou à la sensibilité individuelle et aux pathologies
associées peuvent entraîner des variations des taux plasmatiques et des effets observés. La
plupart des études sur ce sujet ont ouvert la voie aux techniques d’administration informatisée
basées sur des objectifs de concentration plasmatique ou au site d’action.

Références

1. Shafer SL, Varvel JR. Pharmacokinetics, pharmacodynamics, and rational opioid selection.
Anesthesiology 1991 ;74 : 53-63.

2. Hughes MC, Glass PSA, Jacobs JR. Context-sensitive half-time in multicompartment


pharmacokinetic models for intravenous anesthetic drugs. Anesthesiology 1992 ; 76 : 334-
341.

3. Egan TD, Lemmens HJ, Fiset P, Hermann DJ, Muir KT, Stanski DR, Shafer SL. The
pharmacokinetics of the new short-acting opioid remifentanil (GI87084B) in healthy adult
male volunteers. Anesthesiology 1993 ;79 : 881-92.

Vous aimerez peut-être aussi