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La Mémoire du thé
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DU MÊME AUTEUR
Fleur de neige, Flammarion (2006), J'ai lu (2007)
Le Pavillon des pivoines, Flammarion (2008), J'ai lu (2009)
Filles de Shanghai, Flammarion (2010), J'ai lu (2012)
Ombres chinoises, Flammarion (2012), J'ai lu (2014)
Poupées de Chine, Flammarion (2014), J'ai lu (2016)
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Lisa See
La Mémoire du thé
J
Traduit de l'anglais (États-Unis)
par Samuel Sfez
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NOTE DE L'AUTEUR
Première partie
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essentiels pour les sacrifices, ils nous alertent des mauvais présages, et
ils sont bons à manger. À quelle catégorie appartenait le tien ? »
J'hésite à nouveau. Le chien de mon rêve se tenait sur notre toit,
en alerte, le museau pointé vers le haut, la queue dressée. J'avais
l'impression qu'il gardait notre village, et sa présence me faisait sentir
que je rentrerais chez moi sans encombre. Mais les Akha croient…
A-ma m'adresse un regard sévère.
« Les chiens ne sont pas humains, mais ils vivent dans le monde
des humains. Ils n'appartiennent pas au monde des esprits, mais ils
ont le don de voir les esprits. Quand on entend un chien hurler ou
aboyer la nuit, on sait qu'il a senti un esprit, et on peut espérer qu'il
lui a fait peur. Maintenant, réponds-moi, Fille, dit-elle en faisant
remonter ses bracelets d'argent sur son poignet. À quelle catégorie
appartenait le tien ?
— Toute la famille était assise dehors quand le chien s'est mis à
aboyer », dis-je, alors que je sais pertinemment que rêver d'un chien
sur le toit signifie qu'il n'a pas fait son travail et qu'un esprit a franchi
la protection du portail du village et erre à présent parmi nous. « Il a
fait fuir un mauvais esprit. A-po-mi-ye l'a récompensé en donnant
un poulet à manger à chaque membre de notre famille.
— Notre dieu suprême a donné à chaque homme et chaque
femme son propre poulet ? se moque Premier Frère.
— Aux enfants aussi ! Chacun avait un poulet entier.
— Impossible ! Insensé ! Pure invention ! » Premier Frère regarde
A-ba, indigné. « Fais-la taire.
— Jusqu'à présent, son rêve me plaît, répond A-ba. Continue,
Fille. »
Plus je sens de pression pour continuer mon histoire, plus il m'est
facile de mentir.
« J'ai vu des oiseaux dans un nid. Les bébés venaient de percer
leur coquille. L'a-ma oiseau a tapé doucement chacun avec son bec.
Tap, tap, tap. »
Un moment passe, au cours duquel mes parents et mes frères
réfléchissent à cet ajout. A-ma scrute mon visage. J'essaie de garder
une expression aussi lisse qu'un bol de lait de soja qu'on aurait
laissé dehors toute la nuit. Finalement, elle hoche la tête d'un air
approbateur.
« Elle compte ses bébés. De nouvelles vies. Une mère protectrice. »
Elle sourit. « Tout va bien. »
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Mon estomac m'appelle, agacé et charmé par les odeurs qui pro-
viennent des stands de nourriture. Le parfum des brochettes de
viande grillée sur une flamme nue m'emplit la tête. Je salive. Un
jour, j'en goûterai une. Peut-être. Parfois, nous nous offrons des
crêpes aux échalotes qu'une femme dai vend sur un chariot juste à
gauche, à l'entrée de la cour du centre. L'odeur est alléchante – pas
aussi riche que la viande grillée, mais on sent l'arôme des œufs frais.
A-ma, mes belles-sœurs et moi nous accroupissons au sol tandis
que mon a-ba et mes frères portent nos sacs derrière une double
porte qui mène à la zone de pesée. À l'autre bout de la cour, je
repère un garçon de mon âge qui traîne près d'une montagne de
sacs de toile remplis de thé qui attendent d'être transportés jusqu'à
la grande ville de Menghai, où il sera traité dans une usine gouver-
nementale. Ses cheveux sont aussi noirs que les miens. Lui aussi est
pieds nus. Je ne l'ai jamais vu à l'école. Mais je m'intéresse moins à
sa personne qu'à la crêpe fumante qu'il tient entre ses doigts tachés
de thé. Il regarde autour de lui pour s'assurer que personne ne
l'observe – de toute évidence, il ne me voit pas – avant de disparaître
derrière la montagne de toile. Je me lève, traverse la cour et regarde
derrière ce mur de thé.
« Qu'est-ce que tu fiches ici ? » je lui demande.
Il se tourne vers moi avec un sourire. Ses joues luisent d'huile.
Avant qu'il puisse parler, j'entends mon a-ma m'appeler.
« Fille ! Fille ! Reste près de moi. »
Je retourne vers elle en courant et la rejoins juste au moment où
A-ba et mes frères sortent de la zone de pesée. Ils n'ont pas l'air
content.
« Nous sommes arrivés trop tard, dit mon père. Ils avaient déjà
acheté leur quota pour la journée. »
Je gémis intérieurement. Nous sommes une famille de huit
adultes et de nombreux enfants. Nous vivons difficilement avec ce
que nous gagnons au cours des dix jours par an que dure la saison
de la cueillette principale, les deux saisons secondaires de dix jours
chacune, plus le riz et les légumes que nous cultivons et ce qu'A-ba
et mes frères nous fournissent grâce à la chasse. Maintenant, nous
allons devoir ramener les feuilles à la maison, espérer qu'elles restent
fraîches et, très tôt demain matin, grimper jusqu'ici pour les vendre
avant de passer à la terrasse de Deuxième Frère pour notre journée
de travail.
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née le jour du Porc. Tout le monde sait que les tigres et les porcs ne
doivent jamais se marier, être amis ou travailler ensemble car les
tigres mangent les porcs.
A-ma annonce la mauvaise nouvelle.
« Elle est née le jour du Porc. Mieux vaut des cérémonies de purifi-
cation séparées. » Elle incline courtoisement la tête, faisant tinter les
boules et les médailles de sa coiffe. Puis elle pose une main sur mon
épaule. « Rentrons à la maison.
— Attendez ! » C'est la marchande de crêpes. « Et moi ? Qui va
me payer ? »
Le père de San-pa plonge la main dans une sacoche indigo accro-
chée à sa hanche, mais A-ba intervient :
« Une fille n'a que sa réputation. Étant son père, je paierai la
somme due. »
Il extrait quelques pièces de la somme dérisoire que nous avons
gagnée aujourd'hui et les pose dans la main de la femme dai.
Je me sentais déjà mal. Maintenant, c'est encore pire. Si Ci-teh
avait été là, je n'aurais jamais franchi ce mur de thé, rencontré San-
pa, mordu dans cette crêpe…
La femme dai tire une dernière fois l'oreille de San-pa.
« Que je te voie partir mais jamais revenir. »
Une autre malédiction familière mais tenace, qui sous-entend elle
aussi une mort terrible. Heureusement, elle ne m'adresse pas les
mêmes mots. Les parents de San-pa l'entraînent. Par-dessus son
épaule, il m'adresse un dernier sourire. Je ne peux m'empêcher de le
lui rendre.
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les femmes mâcher des noix de bétel quand ils franchissent le portail
des esprits. Une femme enceinte, comme Deh-ja, ne doit pas se
rendre dans un autre village, sinon elle risque d'y faire une fausse
couche. Une femme ne doit jamais enjamber son mari étendu sur sa
natte. Nous faisons toujours attention, nous essayons toujours de
redresser nos torts, mais je vous en prie, notre Li-yan ne voulait pas
vous offenser. »
Est-il en train de dire que rien de mal ne va m'arriver ?
Puis il place son doigt sous mon menton et lève mon visage vers
lui. Il voit ce qu'A-ma n'a pas vu en moi. Je le sais. Il voit tout.
Mais ce qu'il dit aux autres est bien différent.
« C'est juste une petite fille qui a faim, explique-t‑il. De même
que le soleil se lève toujours, de même que la terre est toujours sous
nos pieds, de même que les rivières coulent de la montagne et que
les arbres poussent vers le ciel, remettons tous ensemble Li-yan sur
le droit chemin des Akha. »
Il frappe trois fois le sol de son bâton. Il m'asperge d'eau et me
tapote la tête. Il a fait preuve de tant de clémence et d'indulgence
que je décide que je n'aurai plus jamais peur de lui. Mais quand
il se détourne pour accomplir le rite de purification, mon estomac
se serre à nouveau. Il prend le poulet des mains de Premier Frère,
le pose sur la pierre que Troisième Frère a nettoyée tout à l'heure,
puis lui coupe la tête. Ma famille a peu de poulets, ce qui signi-
fie peu d'œufs. Maintenant, à cause de moi, nous perdons de la
nourriture. Mes belles-sœurs me jettent un regard noir. Mais à ce
moment-là…
A-ma saisit le poulet et plume rapidement la carcasse qui se
convulse. Puis, tchac, tchac, tchac. Elle jette les morceaux de poulet
dans la marmite qui pend au-dessus du feu entretenu par Première
Belle-sœur.
Vingt minutes plus tard, A-ma remplit nos bols de soupe. Les
hommes se rassemblent d'un côté de la maison, les femmes de l'autre.
Nous nous asseyons pour recevoir notre part. Les bruits de langue, de
déglutition et de mastication goulue sont les plus heureux que j'aie
entendus de ma vie, bien que les grenouilles, les moustiques et les
oiseaux de nuit m'indiquent combien d'heures de sommeil nous
avons déjà perdues. Tandis que je ronge un os, de petites étincelles
d'idées volent dans ma tête. Dans mon rêve de la veille, le mauvais
augure du chien sur le toit m'avertissait que j'aurais des ennuis. Et
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vivre dans la famille de mon mari. C'est pour cela qu'A-ma le tolère.
Mais alors Troisième Belle-sœur va trop loin et montre sa langue
acérée.
« Tu n'auras jamais de demande en mariage si tu t'appuies sur
ton ouvrage. »
A-ma lève une main pour l'empêcher de prononcer un mot de
plus. Rien d'aussi désagréable ne doit être dit en face.
« Laisse-la tranquille », dit A-ma d'un ton destiné à clore le sujet.
La fille ira au mariage avec une dot précieuse. Elle trouvera un mari
au village seulement pour cela. »
La pièce est petite, et A-ma voit certainement les regards
qu'échangent les trois belles-sœurs et nos voisines. J'ai une dot,
certes, mais elle n'a rien de précieux. Il s'agit d'un bosquet de théiers
très haut dans la montagne, transmis par les femmes de sa famille.
Son emplacement est secret à cause de la tradition et parce qu'on dit
que l'endroit porte malheur à ceux qui s'y aventurent sans permis-
sion. Certains disent même qu'il est hanté…
« Viens t'asseoir à côté de moi, Fille, poursuit A-ma dans le silence
gêné. Je veux te donner quelque chose. »
S'agit-il de son bien le plus précieux – le bracelet d'argent avec les
deux dragons qui se font face –, qui se transmet d'une femme à l'autre
dans sa famille ? Non, car elle lève les mains et fait danser ses doigts
sur sa coiffe. Elle y travaille depuis des années, y ajoutant perles,
boules d'argent, clochettes et ailes de scarabée. La coiffe de Troisième
Belle-sœur est peut-être la plus ouvragée, mais celle d'A-ma est vrai-
ment la plus exquise du village, comme il convient à son statut de
sage-femme. Ses doigts atteignent leur destination. Avec de petits
ciseaux, elle coupe puis dissimule le trésor dans sa main. Elle répète
l'opération encore deux fois avant de poser les ciseaux. Le silence de la
pièce s'épaissit. Les autres attendent de voir ce qui va se passer.
« Maintenant que j'ai dépassé l'âge de quarante-cinq ans, après
lequel les femmes ne doivent plus envisager de porter des enfants, il
est temps que je me consacre à ma seule fille, à la femme, l'épouse
et la mère qu'elle deviendra. Donne-moi ta main. »
Les autres tendent le cou telles des oies volant dans le ciel. Sans
révéler ce qu'elle a caché d'autre, A-ma laisse tomber l'un de ses
trophées dans ma paume tendue. Il s'agit d'une pièce d'argent déco-
rée d'écritures étrangères d'un côté et d'une miniature représentant
des temples de rêve de l'autre.
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Une semaine plus tard, la rumeur court dans le village que Deh-ja
a commencé son travail. Sa belle-mère veille sur elle, comme il est de
coutume au cours des premières heures. A-ma passe la matinée à
fouiller ses étagères, choisit des remèdes et des outils dans divers
paniers et boîtes, les place dans sa sacoche pour que tout soit prêt
quand Ci-do viendra la chercher. Le silence prudent est brisé quand
quelqu'un accourt sur les marches de la véranda des hommes. Avant
même que Troisième Frère ne frappe contre la cloison qui sépare les
deux parties de la maison, A-ma s'est levée et a pris sa sacoche. Pre-
mière Belle-fille attend à la porte, tenant la cape d'A-ma faite d'écorce
et de feuilles.
« Donne-la à Fille », dit A-ma en prenant une autre cape au cro-
chet. Ses yeux me trouvent. « Tu viens avec moi, aujourd'hui. Tu es
assez grande. Si tu dois devenir sage-femme, il faut commencer à
apprendre dès maintenant. »
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A-ma prononce les mots rituels. Il inspire de l'air dans ses pou-
mons neufs. Cette fois-ci, le cri est encore plus fort.
« Le deuxième cri est pour l'âme. »
Arrive ensuite un hurlement perçant.
« Le troisième cri est pour sa longévité. »
A-ma sourit, le ramasse et le tend à sa grand-mère. A-ma attache
la ficelle au cordon ombilical, qu'elle coupe avec son couteau.
Deh-ja pousse encore deux fois et ce qu'A-ma appelle l'ami-qui-vit-
avec-l'enfant – un pâté rouge visqueux – tombe sur la natte. Il est
mis de côté pour que Ci-do l'enterre sous la maison de ses parents,
juste en dessous de l'autel des ancêtres.
A-ma prend son souffle – prête à donner au bébé son nom tempo-
raire afin que les mauvais esprits ne s'emparent pas de lui avant que
son père ne lui attribue son véritable nom – quand soudain, Deh-ja
gémit. L'expression qui se peint sur le visage des femmes plus âgées
m'indique qu'il se passe quelque chose de grave. Deh-ja ramène ses
genoux contre sa poitrine, roulée en boule. A-ma touche son ventre,
puis retire vivement les mains, comme si elle s'était brûlée.
« Tsaw caw, annonce-t‑elle. Des jumeaux. Des rejets humains. »
La tante de Ci-do se couvre la bouche, choquée. Sa mère laisse
tomber le premier bébé au sol. Il inhale l'air enfumé avec frénésie,
ses petits bras remuent comme s'il cherchait sa mère. Et Deh-ja ?
Elle souffre tant qu'elle n'a pas conscience que le pire s'est produit.
La mère et la tante de Ci-do sortent pour lui apprendre la terrible
nouvelle. Je m'agite sur la natte, prête à m'enfuir, mais ma mère me
prend le bras.
« Reste ! »
Le premier bébé est étendu seul, nu, sans protection. Le deuxième
– une fille – sort rapidement. Nous ne la touchons pas. Nous ne
comptons pas ses cris.
« Les jumeaux sont le pire tabou dans notre culture, car seuls les
animaux, les démons et les esprits donnent naissance à des portées,
me dit A-ma. Les rejets animaux sont contre nature, eux aussi. Si
une truie donne naissance à un seul porcelet, il faut immédiatement
les tuer tous les deux. Si une chienne met bas un seul chiot, il faut
aussi les tuer immédiatement. On ne peut pas manger leur viande.
La naissance de jumeaux – ce qui n'était jamais arrivé à la Source de
Printemps – est une calamité non seulement pour la mère, le père
et la famille des bébés, mais pour tout le village. »
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Cet ouvrage a été mis en page par IGS-CP
à L’Isle-d’Espagnac (16)