Stendhal - Le Procès de Julien - Texte Complémentaire
Stendhal - Le Procès de Julien - Texte Complémentaire
Stendhal - Le Procès de Julien - Texte Complémentaire
1 La séance recommença.
Comme le président faisait son résumé, minuit sonna. Le président fut obligé de s'interrompre ;
au milieu du silence, de l'anxiété universelle, le retentissement de la cloche de l'horloge
remplissait la salle.
5 Voilà le dernier de mes jours qui commence, pensa Julien. Bientôt il se sentit enflammé par
l'idée du devoir. Il avait dominé jusque-là son attendrissement, et gardé sa résolution de ne
point parler ; mais quand le président des assises lui demanda s'il avait quelque chose à ajouter,
il se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville qui, aux lumières, lui semblèrent bien
brillants. Pleurerait-elle, par hasard ? pensa-t-il.
10 « Messieurs les jurés,
L'horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la
parole. Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir à votre classe, vous voyez en moi un
paysan qui s'est révolté contre la bassesse de sa fortune.
Je ne vous demande aucune grâce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point
15 illusion, la mort m'attend : elle sera juste. J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de
tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour moi comme une mère.
Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J'ai donc mérité la mort, messieurs les jurés. Mais
quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s'arrêter à ce que ma jeunesse peut
mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui,
20 nés dans une classe inférieure et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se
procurer une bonne éducation, et l'audace de se mêler à ce que l'orgueil des gens riches appelle
la société.
Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de sévérité, que dans le fait je ne
suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi,
25 mais uniquement des bourgeois indignés… »
Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton : il dit tout ce qu'il avait sur le cœur ; l'avocat
général, qui aspirait aux faveurs de l'aristocratie, bondissait sur son siège ; mais malgré le tour
un peu abstrait que Julien avait donné à la discussion, toutes les femmes fondaient en larmes.
Mme Derville elle-même avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint à la
30 préméditation, à son repentir, au respect, à l'adoration filiale et sans bornes que, dans des temps
plus heureux, il avait pour Mme de Rênal… Mme Derville jeta un cri et s’évanouit.