Gilbert Guy - Prends Le Temps de Vivre
Gilbert Guy - Prends Le Temps de Vivre
Gilbert Guy - Prends Le Temps de Vivre
www.philippe-rey.fr
ISBN 978-2-84876-460-3
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Table des matières
Du même auteur
Copyright
Domestique le temps
Ne bâcle rien
Magie de la neige
Litanie nocturne
L’argent de poche
Mission impossible
Éclairs de feu
Invitation à la bonté
Fils de pub
Et vous ?
Visages, paysages
Émerveille-toi de la nature
Mes « Attila »
Fleurs de printemps
Compagnons fidèles
Le goût
La vue
Le toucher
Je balbutie
Je redémarre
Ma part de silence
Conseils
Bibliographie
Pour les plus jeunes
Introduction
La sagesse, c’est d’abord maîtriser sa vie, faire ses choix seul, en toute
conscience, dans le silence intérieur, loin de toute influence qui nous
déposséderait de notre liberté.
La sagesse, c’est maîtriser sa langue. La puissance de la sagesse se
mesure à sa capacité d’écouter l’autre.
La sagesse, c’est maîtriser son sexe. Le sage est médecin du corps et
du cœur. Il saura la fulgurance du cœur et du sexe joints dans l’amour reçu
et donné.
Le sage est celui qui aime son corps. Le sent vibrer. Le choie. Le
commande. En est le maître.
Le sage prend conscience de son intelligence, quelle qu’elle soit. Il
l’éveille, la bûche, la perfectionne. Jusqu’à son dernier souffle.
Le sage se sent habité par son âme. Il cherche patiemment mais
fortement le sens de sa vie.
Le sage sait qu’il aura peu d’amis et beaucoup d’ennemis. Sa fidélité
ravira les premiers. Sa tolérance et son sens de la miséricorde lui
conquerront les derniers.
La sagesse est issue de l’expérience. À condition d’en faire un
tremplin pour aller plus haut.
La sagesse fait accéder aux formes les plus élevées de spiritualité.
Parce qu’elle converge, quelle que soit la culture humaniste ou spirituelle à
laquelle on appartient, vers ce qu’il y a de plus grand pour nous : le désir
d’être aimé et d’aimer.
La sagesse est, plus que jamais, une sorte de folie de notre temps. On
manque de fous.
Domestique le temps
Ne bâcle rien
Être seul, ne serait-ce qu’un quart d’heure par jour, est une priorité
absolue. Le silence et la solitude sont liés. Je parle évidemment de la bonne
et belle solitude, pas de celle qui gagne du terrain aujourd’hui, à laquelle
beaucoup de gens semblent condamnés, cette solitude désolée qui, au lieu
d’apaiser l’esprit, l’encombre et l’angoisse.
Magie de la neige
Notre monde est fou. Tout va trop vite. Pas seulement les transports,
les moyens de communication et les nouvelles technologies. On ne mange
même plus, on bouffe dans des « fast food ». On ne parle plus, on jacasse
sans arrêt. Les couples non plus n’ont pas le temps de s’écouter. Une
information-marchandise chasse la précédente. Nous sommes des clients
butineurs. On ne regarde pas, on zappe. On ne vit pas, on survit.
Les vacances sont le moment privilégié pour le dialogue avec vos
enfants.
Je répète inlassablement : « Quand ils sont dans le nid, c’est le temps
du dialogue. » Il faut donc être assez disponible pour aller à l’essentiel.
Dialoguer n’est pas forcément parler. Des gestes, des regards, un moment
de sport ensemble, des instants de détente suffisent.
Il est urgent de prendre le temps de la lenteur. Refusez la précipitation,
gardez le temps pour vous, conservez-le jalousement ! Je vois souvent des
gens rentrant bronzés de vacances, mais les yeux cernés. Leurs vacances les
ont crevés !
Ils ont dépensé tant d’énergie qui s’avère inutile.
Devoirs de vacances
Si je devais te donner des devoirs de vacances, ce serait de redonner un
rythme humain à ta vie et à ton corps malmené pendant onze mois de
l’année.
N’envisage pas des vacances extravagantes et chères. Ton planning est
chargé toute l’année, alors planifie-le « cool ».
En vacances, évacue les réveils obligés, les journées éreintantes (sauf
s’il s’agit de partir en refuge de haute montagne)… Évite d’amener Internet
et de trimballer tout le bordel de smartphones, de tablettes, de réseaux wifi
et autres trucs technologiques. Consacre-toi à tes gosses, prends le temps de
faire de splendides châteaux de sable que tu verras, ravi, s’effondrer à la
marée montante. Sors du carcan de cette vie.
Peux-tu imaginer un gîte en pleine nature où te blottir avec ta famille ?
Peux-tu rêver de marches solitaires au cœur des forêts ? Peux-tu envisager
de faire deux kilomètres à pied sur une petite route de campagne pour aller
chez l’épicier du village et rapporter du pain de campagne et du fromage de
chèvre acheté à ce jeune couple qui vit dans la montagne ? Peux-tu
concevoir d’ouvrir un bon livre ? Peux-tu espérer te perdre dans les yeux de
ta femme que tu oublies si souvent de regarder ?
Perds-toi dans la montagne, perds-toi dans la forêt, perds-toi dans les
yeux de ton compagnon ou de ta compagne, de tes enfants, perds-toi sur
cette petite route de campagne. Perds-toi suffisamment longtemps pour te
retrouver et retrouver l’autre.
Lorsqu’un jeune nous est confié par le juge, parmi les règles de vie que
nous lui imposons, il y a le temps d’usage du portable. Nous lui disons
lorsqu’il arrive à Faucon : « Tu as droit à deux heures de portable par
semaine. » Une fois, un jeune que l’on devait prendre en charge a renoncé à
son téléphone en apprenant cette règle !
Parmi les jeunes interrogés 75 % avouent dormir avec le téléphone
près de leur oreiller. Rares sont ceux qui savent doser le temps passé sur
leur portable. Certains disent « se sentir nus » sans lui. La plupart
développent des symptômes de grande dépendance, et ne dorment pas
assez. Résultats scolaires en baisse, relations tendues avec leurs parents…
Le nombre de SMS échangés est délirant, surtout la nuit. Et à force
d’écrire en « langage SMS », certains élèves négligent un peu plus leur
grammaire.
Une utilisation intensive du téléphone cellulaire provoque maux de
tête, troubles auditifs, pertes de mémoire, bourdonnements d’oreilles,
raideur de la nuque et des épaules. Nous savons qu’au-delà de cinquante
minutes d’utilisation d’un portable, la consommation de sucre augmente
dans la zone cérébrale située à proximité de l’antenne du téléphone,
augmentant le risque de tumeur au cerveau.
Cela me navre de voir, dans le train, des gamins de six ou sept ans
munis d’un portable, les parents à côté. Avec ces engins, ils peuvent non
seulement téléphoner, mais aussi écouter de la musique au timbre
métallique, voir des dizaines de films en les piratant. L’une des pires
saloperies dont on oublie aujourd’hui de protéger les gosses est bien ce
bruit infernal qui bouche leurs oreilles et vide leur vie.
Ce portable nous coupe très souvent de notre relation avec les autres.
Dès que l’usage s’en est répandu, les gens se sont mis à raconter très fort
des trucs de rien du tout. Ils ont envahi tous les espaces : métro, train, café,
même la rue… Je me souviens d’avoir entendu, dans un aéroport, un type
qui s’en prenait à sa femme, braillant dans le combiné en arpentant les
couloirs. Excédé, je lui avais dit : « Ce que tu racontes à ta femme est
extrêmement passionnant… mais pour une engueulade, va plutôt dans les
W-C ! » Il est important de se voir, de s’aimer, de s’engueuler directement.
Se dire les choses en face, c’est beaucoup mieux.
Cette technologie nous atteint tous. Pour résister :
– Sachons empêcher le portable de nous envahir.
– Soyons brefs. Utilisons-le pour être informés, pour régler un
problème, sachons arrêter une conversation insipide. Le portable, c’est aussi
le risque de remplir nos journées de futilités verbales.
– Prenons en revanche le temps d’écouter l’autre.
À 80 %, les parents dînent avec leurs enfants le soir ; c’est bien, mais
dans quelles conditions ? Coupez la télé, fermez Internet, mettez en veille le
portable et tout le bordel. Coupez tout ! C’est le moment de la convivialité !
Je suis reçu un jour dans une famille de six enfants. Au moment du
souper, je leur demande des nouvelles d’un de leurs fils :
« Vincent ?
– Oui…
– Où est Vincent ? Il est en voyage scolaire ?
– Non, il est dans sa chambre à surfer sur Internet », me répond la
mère.
Atterré, je monte voir l’ado et je lui dis que sa mère ne lui apportera
rien à manger, et que je ne mangerai pas non plus, tant qu’il ne sera pas
descendu.
Vincent se décide finalement à se joindre à nous.
« C’est un miracle ! s’exclame la mère, bras au ciel.
– C’est un miracle que tu aurais pu réaliser lorsqu’il avait dix ou onze
ans », lui ai-je répondu.
Il est temps de prôner un « art de vivre ensemble ». Il faut chercher
l’une des sources des nombreuses incivilités de notre siècle dans la
« communication virtuelle ». L’homme n’est plus là. Autrefois, on ne
pouvait pas échapper à son lieu d’habitation et à son entourage.
Aujourd’hui, l’individu fuit dans des territoires virtuels.
Il se promène parmi ses semblables sans les voir. Et il n’y a rien de
plus terrible que de se juxtaposer sans faire attention à l’autre.
Un de mes amis africains me fit un jour cette réflexion très juste : « Ce
que je vois dans vos pays dits développés ne pourrait exister chez nous, au
Bénin. Humainement parlant, vous êtes très pauvres. Vous ne savez pas
vous parler. »
Quand je vois tous ces gens qui se promènent ou
mangent en téléphonant, tout en gardant un œil sur la
Bourse, ça me paraît l’image même de la barbarie.
Fabrice Luchini
Litanie nocturne
Que je sois chez moi ou en voyage, mon portable est allumé quatorze
heures par jour car je me dois d’être disponible à tout moment pour tous
ceux qui ont besoin de moi. Je me couche à 4 heures du matin, quand les
moines et les moniales se lèvent pour prendre ma relève et celle de tant
d’autres ! Je confie à Dieu le peuple turbulent que j’assume, puis je dors
comme un lézard. Quatorze heures de téléphone ouvert par jour avant de me
coucher : à 4 heures, je ferme mon portable jusqu’au lendemain 14 heures.
Après minuit, ce sont eux, adultes désespérés ou mourants, qui
m’appellent. Ils connaissent mes horaires nocturnes. Des cris de solitude,
d’angoisse de malades voyant la mort s’approcher et hurlant leur souffrance
dans la nuit.
En général ils ont rompu toute attache familiale ou amicale, car dans
leur déroute ils ont coupé les ponts. Je suis souvent le seul interlocuteur qui
leur reste. J’accepte de l’être parce que je connais leur cœur, leur destin,
leur enfance terrible qui revient à la surface. Leurs amours manquées. Leurs
gosses éparpillés. La maladie qui les dévore. « J’en peux plus », voilà leur
litanie nocturne.
Il faut que je m’accroche. Parfois désespérément. Longuement.
Qu’un ancien m’appelle à 3 heures du matin pour me demander de
mes nouvelles, c’est un miracle. C’est un sourire de Dieu, que j’apprécie
beaucoup.
Mon portable serait un cauchemar si chaque jour je ne le confiais pas à
Dieu. Je suis persuadé que, cinq minutes avant ma mort, des mecs
m’appelleront encore pour me demander de les aider.
Je leur dis déjà, en me marrant : « De là-haut, si telle est ma place, je
veillerai au grain. Mais, je vous en supplie, j’ai assez bossé sur terre pour ne
pas avoir un portable céleste bourré chaque jour de messages. Si Dieu a un
compte en banque bien garni, sollicitez-Le. Et Il vous donnera ce que vous
Lui demanderez : un discernement qui ne doit pas faiblir, une énergie sans
faille, un amour le plus gratuit possible et une espérance invincible. Tout le
reste arrivera naturellement si vous possédez l’amour et l’écoute profonde
de ceux que vous côtoyez. »
Libère-toi de la dictature de l’argent
L’argent de poche
Nous devons inventer et montrer aux jeunes des collèges que l’argent
n’est pas n’importe quoi. C’est à la maison que l’on apprend la valeur de
l’argent. Quand j’étais enfant, mon père et ma mère m’ont inculqué que
l’argent devait être au service des autres. L’éducation joue énormément. La
chance de ma vie a été de vivre, enfant, dans la pauvreté.
Notre trésor est dans notre cœur. Affichez cette pensée pour que vos
enfants s’en souviennent quand ils réclament sans cesse de nouveaux jeux.
Montrez-leur qu’il y a des gens qui crèvent de faim pas loin de chez vous.
Et demandez-leur de partager.
Alors vos enfants sauront ce qu’est vraiment l’argent.
L’argent doit être au service de l’amour. Sans cela, il n’y aura ni paix,
ni bonheur, ni harmonie.
Nous avons envie de posséder toujours plus. Nous avons le désir
d’avoir raison. Nous sommes prisonniers de notre envie de confort. Nous
voudrions garder nos dons pour nous-mêmes. Nous préférons voir l’autre
sous son plus vilain jour. Nous nous considérons comme bien supérieurs à
tous ces pauvres idiots qui nous entourent. Et nous les jugeons avant même
de les connaître.
Changeons-nous, essayons de vivre différemment, apprenons l’oubli
de soi, le don aux autres, une ouverture toujours plus grande, une générosité
sans limite. Détruisons notre rêve fondé uniquement sur le gain, l’appât, le
bénéfice et le profit. Le monde du « Moi-d’abord-et-les-autres-je-m’en-
fous » rend l’univers ténébreux. Une autre vie est possible. L’autre, même si
nous ne sommes pas d’accord avec lui, est une personne sensée, capable de
nous apporter une lumière.
Utopie ? Non. Volonté chez de plus en plus de personnes ulcérées de
voir coexister les gains astronomiques de certains et la misère toujours plus
large dans les rues de Paris. Tous les jours.
Goûte à la beauté du monde
Éclairs de feu
Invitation à la bonté
Fils de pub
Visages, paysages
Nous avons à apprendre à nos jeunes la beauté. Elle est liée au silence.
À chaque camp, j’invite les jeunes à faire halte au sommet d’un piton et à
admirer le paysage…
L’un d’eux, vingt ans après, me disait : « Guy, je n’ai jamais oublié ces
moments-là, même si je rigolais quand tu nous invitais au silence pour
admirer. »
Il propose à son fils de le faire aujourd’hui.
En Haute-Provence, les couchers de soleil sont féeriques.
Combien de fois ai-je contemplé avec un jeune la splendeur des
horizons roses, orange, écarlates !
« Regarde, Guy, regarde comme c’est beau… », me disent-ils.
Plus beaux que tout sont leurs visages. Quand je les vois la première
fois, leurs traits sont tristes, leurs yeux sont vides, angoissés. Les mois
passent et je contemple avec émerveillement, sans leur dire, l’éclat qui peu
à peu anime leur regard.
Aimer et être aimé rend incontestablement beau. La beauté intérieure
transpire et irradie.
Cette beauté-là dit tout, change tout, illumine tout !
Depuis que je suis tout petit, elle m’éblouit. Je suis franciscain dans
l’âme. Je passerais des heures à contempler un champ de fleurs ou un
paysage du haut d’une montagne. Je n’irai malheureusement pas jusqu’à
faire comme saint François. Un jour, un pêcheur du lac de Rieti lui offrit
une tanche. François la remit à l’eau en lui recommandant de ne plus se
laisser prendre. Allez demander à mes jeunes, quand ils ont pêché dans
notre vivier une superbe truite, de dire à leur « frère » poisson : « Allez,
retourne dans ton bassin et cache-toi bien ! »
Mes « Attila »
Fleurs de printemps
Dieu a créé le plus beau des jardins : la terre. Nous, les hommes, qu’en
avons-nous fait ?
Les climatologues nous annoncent des catastrophes sur notre planète,
vous êtes au courant. Posons-nous cette question centrale : qu’avons-nous
fait de l’équilibre naturel de notre terre ?
La nature est devenue l’objet de toutes les entreprises de pillage. Les
icebergs dérivent et fondent à vitesse accélérée. Les ours bruns et les ours
blancs se retrouvent maintenant sur les mêmes territoires. Des signes
terribles apparaissent.
Qui d’entre nous n’a pas été émerveillé par une fleur, les saisons ou un
lever de soleil ? J’admire les balcons couverts de fleurs en plein Paris.
J’admire les personnes qui cultivent ces paradis minuscules.
À Paris, j’ai toujours voulu un studio avec un balcon pour y mettre des
fleurs. Mon appartement actuel donne sur un HLM, mais mon rêve s’est
réalisé à Faucon depuis onze ans !
La création est l’affaire de tous. Le pollueur, ce n’est pas l’autre, c’est
tout le monde, et il faut d’urgence que nous changions nos pratiques. Quitte
à payer plus cher des produits dont le processus de production respecte le
milieu naturel. L’environnement n’est plus l’affaire de quelques
spécialistes, c’est l’affaire de tous : de nos dirigeants, de tous les présidents
du monde. C’est aussi notre affaire.
Le pollueur, c’est moi.
L’homme peut à sa convenance faire de la nature un paradis ou un
dépotoir ; de la terre, un théâtre de guerre ou un lieu de fraternité. C’est le
faire ou le défaire de tous et de toutes.
Chacun y peut quelque chose. Nos habitudes de gaspillage sont
dingues. Utilisons moins de bois, de plastique, d’acier, de caoutchouc,
d’eau… Concevons de véritables systèmes de sources d’énergie
renouvelable, des systèmes qui exploitent l’énergie naturelle non polluante.
Quand j’observe des panneaux solaires installés sur des toits pour produire
de l’électricité, j’applaudis.
Chacun doit montrer l’exemple
Compagnons fidèles
L’animal est une présence pour les solitaires. Toutes ces mémés seules
ont une vie extraordinaire avec leurs bestioles. Je pars toujours en retraite
dans la nature avec mes clébards. Ce sont aussi des compagnons de jeu pour
les enfants. Un gosse qui avait vécu un véritable martyre m’a dit : « Dans
ma vie, je n’ai jamais aimé qu’un seul être, c’est mon chien. » Un jeune qui
avait vécu au Maroc m’a confié : « Mes parents se sont déchirés pendant
toute mon enfance. Celui qui m’a sorti de mon adolescence, c’est mon
chien. » C’était son compagnon fidèle, son confident.
Des chats peuvent donner leur vie pour leur maître. Lors d’un
incendie, un chat a réveillé sa maîtresse qui dormait profondément parce
qu’elle avait pris des somnifères. En griffant le lit, il a tiré la couverture et
la femme s’est réveillée pour apercevoir de la fumée qui passait sous la
porte : elle a pu sortir et être épargnée. Le chat est très proche de l’homme.
Les bêtes peuvent sauver des vies, et parfois donner la leur contre la nôtre.
Des dauphins ont sacrifié leur vie pour sauver des gens. Des labradors
peuvent aller à la limite de leurs forces pour sortir quelqu’un de l’eau.
Quand on voit le regard d’amour d’un chien pour son maître, on se dit
qu’il ne lui manque que la parole. Mais nous qui disposons de la parole,
avons-nous ce même regard d’amour ?
Vous savez que dans mon travail d’éducateur, j’ai découvert combien
ces jeunes qui détestent les humains aiment les bêtes. J’ai vu tout de suite
que notre action éducative pouvait passer par les animaux. Le dernier
arrivé, au bout d’un quart d’heure a déjà à la main un seau pour aller nourrir
les bêtes. Il s’en occupera chaque jour de la semaine. Dans un premier
temps, les jeunes choisissent la bête qu’ils aiment. Au bout d’un an, ils
savent nourrir les trente et une espèces que nous avons à Faucon : du canard
au poussin, du chameau au daim, etc.
C’est leur passion. Au début, les jeunes musulmans disent que les
sangliers c’est ahram, c’est-à-dire que c’est péché de les toucher. « Non,
non, jamais je ne m’en occuperai, c’est impossible. »
Et quand je reviens un mois plus tard, je vois parfois le jeune monté
fièrement sur Popeye le sanglier.
Si les jeunes aiment tant le sanglier, c’est probablement parce que ce
sont des animaux dangereux et violents. Face à eux, ils canalisent leur
violence. Mais ils restent prudents.
Le regard de nos jeunes sur les bêtes est stupéfiant. L’exemple du lama
est très significatif. Un jeune m’appelle : « Viens voir cette espèce de salope
de mère lama, elle vient juste d’accoucher et elle abandonne son petit dans
la neige, c’est exactement comme ma mère qui est une putain. » Je monte
sur la palissade pour me rendre compte. Je vois la mère lama à quatre
mètres de son petit. Elle avait fait son bébé dans la neige, ce qui est
habituel. Le nouveau-né se débrouille tout seul pour enlever l’enveloppe
fœtale, et la mère attend.
Je dis : « Mais non, mon pote, elle ne déteste pas son fils ! C’est
comme ça que font les lamas, simplement. La mère met bas et s’éloigne un
peu de son petit qui se démerde tout seul, et au bout de trois heures, le bébé
vient vers sa mère et ils ne se quittent plus pendant deux ans. J’ignore
pourquoi, mais c’est toujours comme ça. »
Les trois vérités
Ils découvrent que la bête souffre aussi. Ils ne le savaient pas avant.
Sur ce point nous sommes très exigeants vis-à-vis des jeunes. J’ai déjà
évoqué ce petit fait, événement minuscule, mais important. Je passe devant
l’enclos des pigeons et je m’aperçois qu’ils s’agrippent au grillage, chose
qu’ils ne font jamais habituellement. Je m’interroge donc. Qu’est-ce qui
leur prend ? Je cherche la raison de ce comportement : ils n’ont pas d’eau. Il
fait une chaleur terrible. J’appelle Salem : « C’est toi qui t’occupes des
pigeons. Viens voir : jamais les pigeons ne s’accrochent comme ça. Ils
crèvent de soif, alors tu vas leur donner de l’eau tout de suite. Et tu ne
boiras pas jusqu’à ce soir au coucher. Tu mangeras, mon pote, mais tu ne
boiras pas. Il faut que tu saches que la bête a soif et qu’elle souffre comme
nous. »
Ils découvrent aussi la mort. Le buffle Lulu, ce monstre d’une tonne et
demie, avec ses presque deux mètres de haut, ses cornes immenses, était si
doux que les jeunes adoraient le caresser. Ils le brossaient, le buffle aimait
ça, il se laissait faire en se couchant et les mecs lui montaient dessus. Alors
quand ils l’ont retrouvé mort, ça a été un événement terrible. Lulu a été
entièrement dépecé par les soixante vautours tout proches. Les jeunes qui
l’aimaient beaucoup ont été très frappés par ce départ vers le ciel.
Quand il a fallu euthanasier Fernand, le sanglier que nous avions eu
tout petit, je peux vous assurer que ça a été difficile. Ils ne voulaient pas,
mais la bête avait l’arrière-train au sol. Il fallait en finir. Les jeunes
n’assistent jamais à l’euthanasie de la bête. Mais ils ont réclamé les
défenses de l’être qu’ils aimaient.
La nature nous a offert cinq sens. Nous vivons avec eux sans y prêter
attention. Il est bon de se souvenir que nos yeux nous permettent de voir les
visages heureux de ceux que nous aimons, que notre odorat sensible aux
parfums nous emporte et nous ravit, que nos oreilles nous donnent à
entendre les mélodies les plus exquises…
Nous vivons naturellement et quotidiennement en ne prêtant presque
aucune attention à nos sens. Je crois que nous devrions mieux les protéger
et les réapprivoiser. Sachons nous en servir avec un maximum d’efficacité.
Les médecins connaissent l’importance et la beauté des sens. Quand
une personne perd l’usage de l’un d’eux, les autres se développent souvent
très fortement.
Les odeurs
L’odorat est un sens souvent négligé. Il est très difficile de décrire une
odeur à quelqu’un qui ne l’a jamais sentie. L’odorat est indéfinissable et
mystérieux. Il existe sept catégories d’odeurs. Un spécialiste vous
expliquera que les molécules odorantes se dissolvent en pénétrant le long
des parois nasales. Et qu’ensuite les mêmes molécules rejoignent les
cellules sensorielles dans les fosses nasales, qui les transmettent grâce aux
nerfs sensoriels et aux bulbes olfactifs du cerveau (ouf !).
L’odeur nous submerge. Nous l’acceptons. On pointe le nez ou bien on
grimace. L’odorat et l’émotion sont étroitement liés. Je me souviens parfois
d’une odeur qui arrive sans que je m’y attende, aussitôt je m’interroge :
« Où ai-je pu la sentir ? » Elle me replonge dans ma mémoire. L’odeur des
tartines grillées de mon enfance, que faisait mon grand-père, me revient
chaque fois qu’en Provence, au bord de la cheminée, j’approche un
morceau de pain du feu pour y faire ensuite fondre un peu de beurre salé. Je
retrouve mon enfance immédiatement. Les souvenirs olfactifs sont
conservés au plus profond du cerveau.
Les sens sont plus vivants chez une personne qui ne mange plus. Elle
sent mieux. Une infirmière m’a expliqué qu’à une personne en fin de vie
qui ne se nourrit plus, les huiles essentielles apportent un bien-être certain.
Quand il n’y a plus de mots et que les mains sont vides, une odeur agréable
peut créer une ambiance de chaleur, de sécurité, d’amour.
Le goût
Je mange peu. Je ne prends qu’un repas par jour, mais j’ai mes plats
préférés. J’adore le pot-au-feu. Si, par bonheur, je me rends à dîner chez des
amis qui m’ont préparé un bon pot-au-feu, je salive un kilomètre avant
d’arriver ! Sentir l’odeur de la cuisine avant de déguster votre mets favori
est un plaisir immédiat et sans pareil. Couper un fruit et le porter à sa
bouche, croquer un chocolat, le faire fondre lentement et découvrir toutes
les nuances de ses saveurs… Certains chocolats me ramènent
instantanément à mon enfance. Nous n’en mangions que deux fois par an.
Quand les Américains sont arrivés, je me souviens qu’ils nous en jetaient
des tablettes.
À l’inverse, des souvenirs désagréables surgissent à la simple vue d’un
navet. En 1945, les Allemands avaient tout pris, notamment les pommes de
terre. Je ne peux plus goûter un seul navet ou un rutabaga. C’est ce qu’ils
nous avaient laissé. Mais la pomme de terre est pour moi un mets de choix.
Le goût est un cadeau du ciel.
La vue
Contempler des paysages, des couleurs, des fleurs… quel plaisir pour
les yeux ! Mais la vue nous apporte aussi une désagréable sensation
d’impuissance et de dégoût à l’heure où nous regardons les infos à la
télévision, le spectacle de gens massacrés, affamés…
Regarder certaines choses peut provoquer des troubles et pousser à
l’acte. Les petits Anglais John et Robert, onze ans, avaient regardé des
cassettes violentes avec leur père. Ils ont voulu imiter les diables articulés
de la vidéo qui s’acharnaient à jeter des pierres sur une poupée miniature
avant de la mettre sous un train. Les gamins sont allés au supermarché, ils
ont trouvé le petit James, trois ans et demi, qui attendait à l’entrée. Ils l’ont
entraîné, l’ont frappé, l’ont lapidé et l’ont mis sous le train. La vision de
certaines choses peut être terrible…
J’observe les publicités sur les murs de Paris. Certaines sont laides et
agressives. Souvent elles sont drôles. D’autres sont très belles. J’adore
découvrir le dessin humoristique de Plantu à la une du Monde et me marrer
en commençant de lire le journal.
Voir vraiment, et non survoler, demande une forme de silence.
Le toucher
Quand les mains remplacent les mots… Une main qui touche, une voix
qui apaise, un silence qui accompagne… Par notre peau, grâce au toucher,
nous ressentons, aimons, détestons… Observons les amoureux ! Dans la
préparation de l’amour, combien compte l’approche tactile. Quand des
malades souffrent dans leur corps, dans leur âme, le merveilleux langage
gestuel qu’est le massage permet d’aller à leur rencontre, de leur donner ce
que l’on est, d’être une présence réelle et humaine. Caresser longuement le
corps de patients atteints de maladies graves, qui n’ont plus les mots pour
exprimer leur douleur, leurs angoisses… Ils ressentent très fortement ce
contact tactile.
Notre peau est messagère d’une infinité d’émotions, de notre vécu
psychologique, spirituel. Le massage permet de ressentir, ces émotions,
d’apporter un réconfort, un apaisement, une peur enfouie au fond de l’être.
Il donne au patient la sensation d’être encore une personne après tant de
traitements inconfortables, agressifs et débilitants. Toucher et être touché
pour ne pas devenir intouchable. Si, quand je touche un jeune, il bondit de
trois mètres, je comprends que sa peau n’a reçu que coups et maltraitances.
J’ai vu cela très souvent.
J’ai remarqué qu’au Québec les gens se touchaient plus que chez nous.
J’aime bien les voir s’embrasser, s’étreindre très naturellement. Les
Français ont généralement une trop grande pudeur. Se toucher, se serrer
n’est pas impudique. Le bébé raffole du contact. Il se blottit contre sa mère.
Il a tant besoin d’être câliné, caressé. Le pire des calvaires, pour certains de
nos jeunes, c’est qu’ils n’ont jamais été touchés par leurs parents.
Sentir la douceur d’un tissu sur sa peau ou la fluidité de l’eau en
nageant dans la rivière, apprécier la consistance de la neige… tant de
sensations de toucher différentes !
Jouissons de nos sens, maîtrisons nos sens, sans exagérer le plaisir que
nous en tirons.
Aime-toi, aime les autres
Nous naissons avec certains dons, mais nous avons parfois du mal à
savoir lesquels. Si nous les connaissions, nos vies seraient différentes.
Beaucoup de personnes cherchent à nous rabaisser, nous critiquer, nous
faire douter de nous-mêmes. Et elles y arrivent souvent, fabriquant des êtres
inhibés, apeurés, qui n’osent plus grand-chose de peur de se faire remettre à
leur place… Il y a tant de dons cachés et tant de vies manquées : des vies où
le don principal ne s’est pas dégagé.
Nous avons tendance à croire que tout est joué à partir du moment où
nous sommes entrés dans l’âge adulte, alors que même à quatre-vingts ans
nous avons encore la capacité de changer. Nous sommes faits d’ombres et
de lumières, de lacunes et de dérives, à cause de notre sacré caractère, à
cause de notre putain de tempérament.
Nous devons donc nous farcir ce paquet d’obstacles-là quand nous
voulons nous améliorer, ou lorsque les autres nous demandent de changer.
Peut-on changer ? Il y a des conditions pour y parvenir. La première
est le regard de l’autre sur nous : un regard d’amour, de miséricorde, de
force, de confiance, de discernement…
Le regard d’autrui et l’amour de soi.
Je balbutie
Je redémarre