Raveaud - Dispute Economistes (2013)
Raveaud - Dispute Economistes (2013)
Raveaud - Dispute Economistes (2013)
Gilles Raveaud
Janvier 2013
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Introduction
Pas d’accord !
Pour qui essaie de comprendre l’actualité économique, les économistes paraissent
déconcertants : savants et sûrs de leur discours, ils sont rarement d’accord entre eux. Quand
l’un explique qu’il faut diminuer les impôts, l’autre insiste sur la nécessité de les augmenter.
La sortie de l’euro est la solution à la crise pour certains, une catastrophe pour d’autres. Qu’il
s’agisse d’organiser le commerce international, de lutter contre le chômage ou de réduire la
dette, le même scénario se répète à chaque crise : différents économistes avancent des
arguments, tous pertinents, mais pourtant contradictoires entre eux.
Cette situation découle du fait que les économistes ne sont pas des scientifiques vivant dans
leur bulle. Ce sont des hommes (surtout) et des femmes (un peu) nés dans une famille pauvre
ou riche, qui ont vécu durant leur jeunesse dans une société marquée par la crise ou au
contraire le plein-emploi, qui ont appris certaines valeurs, qui ont des croyances religieuses ou
politiques, etc. Tous ont reçu des enseignements qui ont façonné leur façon de penser. En
particulier, ces enseignements leur ont permis de développer une certaine représentation de
l’économie. Par « représentation », nous désignons l’image que l’on se fait de la réalité
économique et à laquelle nous donnons le nom d’« économie ». Pour certains, « l’économie »
c’est le marché, comme le marché de fruits et légumes un samedi matin ; pour d’autres,
l’économie, c’est le chômage ; certaines personnes voient l’économie comme un système qui
exploite les ouvriers ; pour d’autres enfin, l’économie, est un outil qui doit être mis au service
de l’homme et de la nature. Ils ne parlent donc pas tous de la même chose.
Bien entendu, il est possible de penser que l’économie, c’est un peu de tout cela. C’est, en
fait, la position de ce livre. Mais il arrive que des personnes, y compris parmi les plus
influentes, estiment que la représentation qu’elles se font de ce qu’est l’économie est la
bonne, qu’elles disposent du « bon modèle » de la réalité. Et pourtant, on doit admettre qu’il
n’existe pas une seule façon de penser l’économie. Le fait de ne pas reconnaître l’existence
d’une variété de représentations pertinentes de l’économie est une des raisons pour lesquelles
les débats entre économistes tournent parfois au dialogue de sourds. En effet, s’il n’y avait
qu’une manière de penser l’économie, les discussions ne pourraient porter que sur la
meilleure manière de faire fonctionner le système. Il s’agirait de propos purement techniques,
à l’image d’une discussion entre garagistes devant réparer une automobile. A l’évidence, ce
n’est pas ce qui se passe : si des universitaires, des experts et des chercheurs formulent des
recommandations divergentes, c’est parce qu’ils ne pensent pas l’économie de la même
manière, parce qu’ils ne la « voient » pas avec les mêmes lunettes.
Bien entendu, ces désaccords ont également des fondements politiques, puisque les politiques
préconisées ont généralement des effets redistributifs, qui peuvent avantager une partie de la
population plutôt qu’une autre. C’est d’ailleurs pour cette raison que la dispute des
économistes nous intéresse au premier chef. Afin de la comprendre, nous avons retenu quatre
grandes représentations de l’économie.
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Quatre représentations de l’économie : marché, circuit, pouvoir, société et nature
Parmi les différentes manières de voir l'économie, nous allons en développer quatre, qui
permettent de comprendre un grand nombre de phénomènes économiques, et qui constituent
une introduction aux différentes théories économiques.
La première manière de se représenter l’économie, inspirée d’Adam Smith (1776), est le
marché. Pour la grande majorité des économistes, notamment ceux travaillant dans les
universités et les institutions les plus influentes, l’économie est un grand marché. Prenons le
cas du pétrole : d’un côté, le développement économique nécessite toujours plus de pétrole.
De l’autre, les ressources en pétrole sont limitées. Dans ce cas, l’analyse en termes de marché
explique que le prix du pétrole doit augmenter.
Pour les économistes libéraux, tous les mécanismes économiques, qu’il s’agisse de la
mondialisation, de la santé, des salaires, etc., sont des marchés. Il convient alors de faire en
sorte que ces marchés fonctionnent au mieux, en accroissant la concurrence. Cette analyse est
au cœur des traités de l’Union européenne, qui insistent sur la nécessité de développer une
économie fondée sur la « concurrence libre et non faussée ».
D’autres économistes, héritiers de John Maynard Keynes (1936), estiment que l’approche
libérale ne permet pas de comprendre le fonctionnement global de l’économie. Selon eux,
l’économie n’est pas un marché sur lequel s’échangent des biens et des services contre
d’autres biens et services, mais un circuit, irrigué par un bien très particulier : la monnaie.
Grâce à la monnaie, chacun peut être payé, emprunter auprès de sa banque et rembourser ses
prêts, consommer, etc., ce qui permet au circuit de fonctionner. Le problème essentiel est alors
celui de la cohérence du circuit : les revenus distribués seront-ils suffisants pour absorber
toute la production ?
Dans cette perspective, l’augmentation du prix du pétrole risque de générer du chômage en
réduisant le pouvoir d’achat des consommateurs, et donc la consommation et la production
d’autres biens. Le chômage est le déséquilibre majeur en économie capitaliste et, pour
contrarier ce phénomène récurrent, il est nécessaire d’élaborer des politiques économiques
afin de rétablir le bon fonctionnement du circuit économique.
Une troisième représentation de l’économie, proposée par Karl Marx en 1867, met en avant
les rapports de domination qui s’exercent dans la sphère économique et qui sont nécessaires
au développement du capitalisme. Cette approche insiste sur le fait que l’économie est
hiérarchisée : si le prix du pétrole augmente, c’est d’abord à cause de la capacité des pays
producteurs et des entreprises pétrolières privées à fixer « librement », i.e. selon leurs propres
intérêts, le prix d’un bien pourtant nécessaire à tous.
Les économistes marxistes relèvent que le capitalisme, s’il repose toujours sur l’exploitation
des travailleurs par les possesseurs du capital, prend différentes formes au cours de l’histoire.
Ainsi, la phase actuelle du capitalisme est caractérisée par la domination de la finance, faisant
suite à une période au cours de laquelle le capitalisme avait été domestiqué par l’intervention
de l’Etat. Pour ces économistes, il convient de maîtriser, voire de renverser le capitalisme, afin
de lutter contre les inégalités et de permettre à la démocratie de s’épanouir.
Enfin, l’approche environnementale et humaine de l’économie, développée notamment par
Karl Polanyi (1944), critique la « marchandisation » du monde, c’est-à-dire l’idée que
l’intégralité de la vie humaine doive être subordonnée aux exigences du marché. L’économie
devrait au contraire être considérée comme une sous-partie de la nature, et donc voir son
développement limité et encadré. Si le prix du pétrole augmente, c’est parce qu’il est rare, et
qu’il convient de l’économiser. Il est alors impératif de concevoir un système économique qui
soit durable, c’est-à-dire qui n’endommage pas l’environnement.
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Cette approche ajoute que le marché défait le lien social et qu’il alimente l’égoïsme, le mal-
être et les problèmes de santé en installant les individus dans une sur-consommation morbide
et en dévalorisant les activités, essentielles, de soins, d’éducation et de solidarité. Il est alors
urgent de faire valoir ces activités essentielles à la vie personnelle comme à la vie sociale
autrement que par leur seule valorisation marchande.
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L’économie comme marché
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censée être résumée par la parabole de la « main invisible », repose sur une lecture erronée de
son œuvre.
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Le deuxième élément est l’offre : plus le prix du bien augmente, plus les entreprises sont
encouragées à produire. Prenons le marché de la tomate. Pour produire des tomates, les
maraîchers doivent utiliser de l’eau, des graines, des engrais, embaucher des ouvriers
agricoles, acheter des bâches, disposer d’un véhicule pour amener leur production au marché,
etc. Bref, produire des tomates leur coûte de l’argent. Supposons que des tomates, de qualité
équivalente, soient cultivées dans deux endroits : le sud de la France, et l’Espagne. Les coûts
de production, et notamment les salaires, sont plus faibles en Espagne. De ce fait, les tomates
espagnoles se vendent en France à 50 centimes d’euro le kilo. A ce prix, les maraîchers de
France ne vont pas produire, puisque ce prix est insuffisant pour couvrir leurs dépenses.
(C’est d’ailleurs pour cela qu’ils se mettent régulièrement en colère.)
Il se peut que les tomates venues d’Espagne ne suffisent pas à satisfaire toute la demande des
consommateurs. Les supermarchés, qui voient leurs bacs se vider dès la fin de la matinée, en
profitent pour accroître leur prix de vente. Petit à petit, le prix de la tomate monte, il atteint
80 centimes, puis 1 euro, 1,50 euro… Constatant cela, les maraîchers de France décident à
leur tour de produire, car le prix est devenu rentable pour eux. De ce fait, le nombre de
tomates mises en vente dans les supermarchés va augmenter.
Nous avons ainsi deux résultats. Tout d’abord, on voit que lorsque de nombreuses personnes
souhaitent acheter un bien, son prix s’élève : une demande plus forte entraîne une hausse du
prix de vente. Ensuite, nous voyons que cette hausse du prix encourage de plus en plus de
producteurs à produire. Autrement dit, la hausse du prix stimule l’offre.
Mais la hausse du prix de la tomate ne sera pas infinie. Puisque les maraîchers de France ont
décidé de produire des tomates, il y a de plus en plus de tomates en vente dans les
supermarchés. Le prix de vente de la tomate va cesser d’augmenter. Il va se stabiliser, par
exemple à 1,80 euro le kilo. Nous obtenons alors notre troisième résultat : le mécanisme de
marché est équilibrant (ou stabilisateur).
Ces conclusions nous conduisent à préciser le rôle fondamental du prix, qui permet que les
quantités offertes et les quantités demandées soient égales. A l’image de la balance, on dit que
le prix « équilibre » les quantités : au prix de 1,80 euro le kilo, toutes les tomates amenées par
les maraîchers au supermarché sont vendues, et toutes les personnes qui souhaitent acheter
des tomates à ce prix peuvent le faire.
Ce prix d’équilibre est unique : si le supermarché voulait vendre ses tomates à 2 euros le kilo,
il resterait des tomates invendues à la fin de la journée, qu’il faudrait détruire. A l’inverse, si
le supermarché affichait un prix de 1,50 euro, les consommateurs souhaitant en acheter
seraient trop nombreux, des clients frustrés viendraient se plaindre en fin de journée car ils
trouveraient les bacs à légumes vides.
Pour les économistes libéraux, les prix sont les éléments essentiels d’une économie de
marché. C’est grâce aux prix que les entreprises savent ce que les consommateurs désirent et
que les consommateurs peuvent comparer le coût d’une chose avec telle autre. Les prix
permettent donc la régulation de l’économie. Surtout, ce sont les variations du prix qui
permettent de rendre égales les quantités offertes et les quantités demandées. Il faut que les
prix bougent, qu’ils fluctuent, pour que le prix d’équilibre soit trouvé.
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La « liberté » des prix
Supposons que l’État estime que la tomate est un bien de base, et qu’il faut que tout le monde
puisse en consommer. Il va ainsi fixer le prix de vente à 50 centimes le kilo : il sera interdit
aux maraîchers de vendre de la tomate à un prix supérieur. Que va-t-il se passer ? Les
consommateurs qui se lèvent tôt pourront acheter des tomates à ce prix là, mais pas les autres.
Autrement dit, lorsque l’État fixe un prix inférieur au prix de marché, la demande est trop
importante par rapport à l’offre.
Si le prix légal est très en-dessous du prix d’équilibre, des phénomènes négatifs vont se
développer, comme la vente non déclarée : les consommateurs capables de payer leurs
tomates 2 euros le kilo vont s’adresser à des maraîchers qui seront ravis de leur vendre à ce
prix là, en dehors du circuit légal.
A l’inverse, lorsque que l’État impose un prix de vente supérieur au prix d’équilibre, il peut
générer de la pénurie et de la corruption. Aujourd’hui, un paquet de cigarettes coûte environ
6 € en France, contre seulement 2,50 € en Andorre. La différence s’explique par les taxes
prélevées par l’État français, qui souhaite lutter contre le tabagisme. Mais lorsque les prix
légaux sont très supérieurs au prix d’équilibre du marché, les consommateurs mécontents vont
essayer de se procurer le bien à des prix inférieurs, soit en achetant des cigarettes à l’étranger,
soit en recourant à des achats illégaux.
Pour les libéraux, les interventions de l’État sont toujours néfastes car le marché, censé
correspondre aux comportements naturels et spontanés des individus, est toujours le plus fort.
Les prix de marché sont les vrais prix, et toute tentative de les modifier ne peut qu’échouer.
C’est ce que signifie le terme de « libéralisme » économique : la liberté dont il s’agit, c’est
celle des prix. Ils ne doivent être fixés par personne et doivent pouvoir varier sans contrainte.
C’est à cette condition que les prix de marché sont « justes ».
Un juste prix ?
Lorsque le prix de la tomate augmente, il devient trop élevé pour certains consommateurs qui
en achètent moins, voire qui cessent leur consommation. Ils pouvaient acheter des tomates à
50 centimes, mais 1,80 euro, c'est trop cher. Ces consommateurs sont alors exclus de
l’échange. Pourtant, selon les libéraux, cette situation n’est pas injuste. Ils estiment que ces
consommateurs « préfèrent » ne pas consommer de tomates à ce prix et acheter autre chose
(par exemple des pommes de terre).
Les économistes libéraux affirment ainsi qu’au prix de 1,80 euro, « tout le monde est
satisfait » et que toutes les décisions sont prises « librement ». Les producteurs sont
nécessairement satisfaits, sinon ils n’auraient pas produit à ce prix. Les acheteurs le sont
autant car personne ne les contraint. Le raisonnement va plus loin encore : les libéraux
affirment que même les personnes pour qui le prix est trop élevé sont satisfaites. En effet, à ce
prix, et étant donné leur revenu, elles « préfèrent » ne pas acheter de tomates.
Le prix de marché est ainsi dit « juste ». Mais cela n’est valable que si aucun acteur
économique n’est en mesure de fausser le prix. Nous l’avons vu, l’État ne doit pas fixer le
prix. Pour que le prix soit « juste », il ne faut pas non plus qu’il soit fixé par des grandes
surfaces, des producteurs, ou des associations de consommateurs. Le prix doit résulter de la
libre confrontation, sans intermédiaire, des demandes de tous les consommateurs individuels
avec les offres de tous les maraîchers. Ce n’est qu’à cette condition qu’il sera juste.
C’est ici que les choses se compliquent sérieusement : aucun marché réel ne ressemble à ce
marché parfait. Il existe très peu d’endroits où tous les producteurs viendraient se confronter
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directement à l’ensemble des consommateurs, et où un prix d’équilibre s’établirait. Même sur
internet, on constate que le même appareil se vend à des prix différents, en raison de la
fiabilité du vendeur, des garanties apportées, de la présentation du produit, etc.
Pour que le marché soit aussi vertueux que le modèle le prétend, il faut que des conditions
strictes, et irréalistes, soient réunies. Les consommateurs doivent connaître la qualité des
produits – ce qui est impossible avant de les avoir achetés, et même difficile après, comme le
montrent les exemples des aliments, des jouets ou des médicaments contenant des substances
nocives. Les consommateurs doivent également pouvoir comparer instantanément et sans coût
les prix proposés par les différents vendeurs. De plus, aucun des vendeurs (ou des acheteurs)
ne doit être plus « gros » que les autres, sinon il pourrait influencer les prix et fausser le
marché. Il ne doit pas non plus y avoir d’entente entre vendeurs, au contraire de ce qui s’est
passé dans la téléphonie mobile lorsque SFR, Bouygues et Orange se sont mis d’accord pour
proposer les mêmes tarifs – une situation illustrant les ententes entre « marchands » au
détriment des consommateurs dénoncées par Adam Smith. Il faut également que de nouveaux
concurrents puissent apparaître, afin de remettre en cause la situation des anciens et faire
baisser les prix, etc.
Ces conditions, toutes théoriques, ne découragent pas les libéraux : si les marchés parfaits
n’existent pas, il faut les créer. C’est en particulier la tâche de l’Union européenne.
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services publics et des entreprises qui se mettent d’accord pour tromper les clients. Dans ces
deux cas, un « gros » acteur exerce un pouvoir économique sur les « petits » : les
consommateurs. Les traités européens prétendent alors protéger les consommateurs. La
Commission européenne est le gendarme qui veille au respect de la libre concurrence. Enfin,
la Cour de justice européenne sanctionne les fraudeurs, États ou entreprises privées.
La liberté du consommateur est aussi censée être celle du citoyen. Dans le projet européen, la
promotion de la concurrence vise l’ensemble des sphères de la vie, y compris l’éducation ou
la santé. Dans tous les cas, la logique est la même : faire en sorte que chaque école, chaque
hôpital propose les meilleurs services au meilleur prix, en différenciant son offre pour
répondre aux demandes de chacun. Selon ce schéma, ce n’est plus l’État qui est le garant du
bien commun en proposant des services publics de qualité accessibles à tous, c’est le marché
qui remet entre les mains de chaque consommateur-citoyen les moyens de prendre les
décisions qui sont les meilleures pour lui. Ainsi, chaque personne sera mieux servie.
Cependant, ce schéma suppose que chaque personne soit en mesure de choisir la « meilleure »
école ou le « meilleur » hôpital. Or comment savoir ce qui convient à ses enfants, ou à ses
besoins médicaux ? De plus, les meilleures écoles et les meilleurs hôpitaux sont concentrés en
quelques rares endroits et ne peuvent, par définition, accueillir tout le monde. Le processus de
marché conduit nécessairement à une polarisation, au creusement d’un fossé toujours plus
grand entre « bons » et « mauvais » établissements scolaires, hôpitaux, quartiers... C’est alors
l’idée de service public et de mixité sociale qui est abandonnée. Enfin, on remarquera que ces
politiques menées au nom de la liberté imposent aux individus de se comporter en
consommateurs, même s’ils ne le souhaitent pas. Une liberté nouvelle, celle de choisir son
école, se substitue à une autre liberté, celle de faire partie d’une société où l’accès à
l’éducation et à la santé est un droit.
Par ailleurs, le marché est également un mécanisme déstabilisant pour l’ensemble de
l’économie.
Du marché au circuit
Pour les libéraux, tout déséquilibre est résolu par la fluctuation des prix. Certes, il est exact
que le marché a des vertus équilibrantes dans des cas simples et limités, comme le marché des
fruits et légumes. Mais ce mécanisme ne fonctionne bien que par temps calme : il suffit d'une
sécheresse, ou d'inondations, pour que ces marchés soient profondément déséquilibrés, et qu'il
devienne impossible à un nouveau prix d'équilibre de s'établir.
De plus, le marché peut alimenter les déséquilibres, comme le montrent les marchés
financiers dérégulés, caractérisés par la spéculation – le contraire de la stabilité – et qui vont
de crises en crises. De même, le marché ne peut résoudre ce déséquilibre premier qu'est le
chômage. Dans ce cas, la seule solution proposée par les libéraux est le « laissez-faire » : il
suffirait de laisser les salaires baisser pour que le chômage disparaisse. L'apport fondamental
de Keynes aura été de montrer que cette logique, loin d'apporter une solution au problème du
chômage, l'aggrave.
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L’économie comme circuit
.
« Il est certain que le monde ne supportera plus très longtemps l’état de chômage qui, en
dehors de courts intervalles d’emballement, est une conséquence (…) inévitable, de
l’individualisme tel qu’il apparaît dans le régime capitaliste moderne. Mais une analyse
correcte du problème permet de remédier au mal sans sacrifier la liberté ni le rendement. »
John Maynard Keynes, 1936.
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centrale crée de la monnaie qu’elle prête aux banques commerciales. Ces banques prêtent à
leur tour aux entreprises, qui achètent des machines et versent des salaires à leurs salariés. En
retour, les salariés achètent les biens et services produits par ces entreprises et empruntent
auprès des banques. En fin de course, les entreprises et les salariés remboursent leurs
emprunts. Le circuit est alors bouclé. Mais, pour que tout cela ait lieu, il faut d'abord un tour
de magie...
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Pourquoi la banque peut-elle prêter 1 000 € alors qu’elle ne dispose que de 100 € ? Parce que
prêter n’est qu’un jeu d’écriture, une ligne ajoutée sur un compte. Un entrepreneur qui a
obtenu un prêt de 1 000 € ne va pas aller retirer cette somme au distributeur pour payer en
liquide ceux à qui il doit de l’argent. Il va à son tour procéder à des virements bancaires. De
nouvelles lignes vont apparaître sur les comptes des personnes concernées : un salarié verra
son compte augmenter de 200 €, un fournisseur recevra 500 €, etc.
Tous ces transferts d’argent se font par de simples écritures. A aucun moment la monnaie
fiduciaire n’est utilisée. Prenons le cas d’une personne qui reçoit son salaire (ou sa pension de
retraite) sur son compte tous les mois, qui règle tous ses achats en utilisant sa Carte Bleue, et
qui paye son loyer et ses factures par prélèvement automatique sur son compte. Cette
personne n’utilisera jamais de pièces ou de billets ! Toutes les transactions auxquelles cette
personne participera se feront de façon électronique, immatérielle.
C’est pour cela que les banques peuvent se permettre de ne détenir en billets que 10 % des
sommes qu’elles prêtent. Évidemment, cette situation est risquée : si nous souhaitons tous
retirer notre argent au même moment, la banque ne pourra pas nous le restituer. Elle devra
emprunter de l’argent liquide aux autres banques. Et si tous les clients de toutes les banques
font de même, c’est le drame. Dans les années 1930, les épargnants pris de panique se sont
précipités pour retirer leurs économies que leurs banques n’ont pu leur restituer.
Cependant, en temps normal, ce système permet aux entreprises et aux particuliers de recevoir
beaucoup plus de crédits que si les banques devaient garder en liquide 100 % des sommes
qu’elles prêtent. Or le crédit est nécessaire au bon fonctionnement de l’économie. Bien
entendu, ce système ne fonctionne correctement que si les crédits accordés ne sont pas trop
nombreux – au contraire de ce qui s’est passé dans de nombreux pays ces dernières années.
La quantité de monnaie, initialement créée par la Banque centrale, est donc multipliée par les
banques commerciales par les prêts qu’elles accordent. En particulier, les banques accordent
des crédits aux entreprises, les acteurs centraux du système économique.
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économique. Si elle est la seule à procéder ainsi, cette stratégie peut être efficace : avec des
produits moins chers, mais des ventes supérieures, les profits peuvent s’accroître. Mais
lorsque toutes les entreprises agissent de même, la baisse générale des salaires entraîne
l’économie dans un puits sans fond. L’économie est en récession permanente : chaque jour,
moins de richesses sont produites que la veille – comme ce fut le cas de la Grèce à partir de
2008 et au moins jusqu’à aujourd’hui (2012).
Dans ce cas, indique Keynes, le marché ne peut trouver la solution. Contrairement à ce que
pensent les libéraux, non seulement la baisse des salaires n’a aucune vertu équilibrante mais,
au contraire, elle aggrave la situation. Pour sortir de ce cauchemar, la puissance publique doit
intervenir. Une intervention qui n’entend pas mettre fin à l’économie de marché, mais, au
contraire, la soutenir. Elle peut d’ailleurs se faire à la demande des entreprises et des banques
privées, comme ce fut par exemple le cas lors de la crise de 2008.
Deux institutions publiques peuvent agir : la Banque centrale, et l’État. L’intervention de la
Banque centrale a comme avantage d'être celle qui agit le plus rapidement sur l’économie ;
mais elle ne suffit pas toujours.
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forte demande pour son dernier modèle, toute hausse de son prix de vente serait suicidaire.
Par ailleurs, les salariés ne sont plus, sauf exception, en mesure d’obtenir de fortes hausses de
salaires : le chômage est élevé, les contrats instables se sont multipliés, et les adhérents des
syndicats sont beaucoup moins nombreux.
Plus généralement, il n’est pas besoin d’être économiste pour se rendre compte que le rapport
de force entre salariés et employeurs a fortement évolué depuis les années 1970 en faveur des
employeurs. Continuer à lutter contre « l’inflation salariale », c’est-à-dire contre les hausses
de salaires, c’est donc affronter un fantôme depuis longtemps disparu. Malheureusement, en
Europe, c’est cette philosophie qui guide les décisions de la BCE. Ce n’est donc pas
l’institution de Francfort qui fera reculer le chômage européen. Reste donc le second pilier des
politiques keynésiennes, l’intervention de l’État.
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Il semble donc que, dans les conditions actuelles, les politiques keynésiennes soient
impuissantes à assurer le plein-emploi, tandis qu’elles alimentent le déficit et la dette. On voit
la difficulté qu’il y a à soutenir l’activité, en particulier dans l’Union européenne : d’un côté,
la BCE n’est pas au service de la croissance et, de l’autre, chaque État agissant seul est
impuissant. Il est pourtant possible de revenir au plein-emploi au moyen, par exemple, de la
fiscalité, d’une coordination européenne, ou de mesures protectionnistes.
Keynes aujourd’hui
Comme le relevait Keynes, la redistribution fiscale peut être mise au service de l’activité. En
effet, tandis que les ménages pauvres consomment la quasi-totalité de leurs revenus, l’épargne
augmente avec la richesse. Autrement dit, plus les inégalités sont fortes, plus l’épargne (des
riches) augmente, ce qui réduit d’autant la consommation. Il serait donc efficace d'accroître
les impôts sur les revenus des plus aisés, pour les reverser aux ménages à faibles revenus.
Cela réduirait les inégalités et, de plus, une part de l’argent actuellement épargné par les plus
riches serait utilisée par les ménages pauvres pour se procurer les biens et services dont ils ont
besoin. Au total, la consommation des ménages serait en hausse.
Une autre solution, complémentaire, serait de mener des politiques keynésiennes dans
plusieurs pays européens. Supposons que les 27 Etats de l’Union décident d’accroître leurs
dépenses dans les domaines du logement, de l’éducation, des transports, ou de l’énergie. Dans
ce cas, le problème de « fuites » dues aux importations ne se pose plus : certes, les salariés
français vont acheter des produits allemands, italiens, ou polonais, mais, à l’inverse, les
salariés italiens, allemands ou polonais vont acheter des produits français. Une relance
coordonnée au niveau européen est donc possible.
Une dernière possibilité consiste à éviter ces fuites par une restriction des importations. On
pourrait ainsi imaginer la fixation de droits de douane selon le niveau de protection sociale et
environnementale du pays exportateur : plus cette protection est faible, plus les droits de
douane seraient élevés. Cette mesure nécessiterait certes d’imposer des droits de douane à des
pays membres de l’UE où la protection sociale (ou la fiscalité) sont beaucoup moins
développées que dans notre pays. Mais elle pourrait être mise en place selon la logique
suivante : développez votre protection sociale, et nous réduirons votre droit de douane. On
pourrait même imaginer que, pour récuser toute critique de nationalisme économique, les
recettes de cette politique tarifaire soient versées au budget de l’UE, afin de développer des
programmes d’intérêt commun.
En conclusion, on notera que, face au chômage, et en dépit de la mondialisation et de la
concurrence interne à l’UE, les États peuvent encore agir. Le premier instrument à leur
disposition, c’est la réforme fiscale. Dans un pays comme la France où 2,5 millions de
personnes disposent d’un patrimoine supérieur à 1 million d’euros, il est possible de
redistribuer les richesses afin de réduire les inégalités et le chômage. Et que dire des États-
Unis, où les inégalités ont atteint des sommets dénoncés par des économistes tels que Joseph
Stiglitz ou Paul Krugman ?
Cependant, proposer un autre partage des richesses c’est poser la question du pouvoir au sein
de l’économie.
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Du circuit aux rapports de forces
Keynes avait une approche globale de l’économie, dans laquelle il prenait pleinement en
compte les institutions. Ainsi, il jugeait nécessaire de limiter le pouvoir de la Bourse, qu’il
avait assimilée à un « casino ». Keynes souhaitait également organiser le commerce et les
échanges monétaires internationaux, ainsi qu’il avait tenté de le faire, sans succès, lors de la
conférence tenue à Bretton Woods en 1944, où il dirigeait la délégation britannique. Enfin, on
l’a vu, Keynes estimait nécessaire, en temps de chômage, d’accroître le pouvoir des « organes
centraux ».
Cependant, sur le plan philosophie et politique, Keynes est resté un libéral. Pour lui,
l’économie de marché possède l’unique capacité, grâce à la division du travail, d’affecter
chaque individu à la tâche pour laquelle il est le mieux qualifié. De plus, Keynes louait la
capacité du marché à encourager l’individualisme, synonyme de liberté et de variété de
l’existence. Pour Keynes, il ne faut pas supprimer le libre marché, mais le compléter par des
institutions et des politiques permettant d’assurer le plein-emploi. C’est un point qui le
distingue radicalement de la tradition marxiste.
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L’économie, lieu de rapports de force
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Pour Marx, l’exploitation permet l’« accumulation de capital », c’est-à-dire le fait que – hors
période de crise – il y a toujours plus de machines, d’usines, de camions, etc. Mais c’est aussi
l'exploitation qui cause les crises récurrentes du capitalisme, quand les salaires trop bas des
ouvriers empêchent d’absorber la production des entreprises. De plus et surtout, l’exploitation
conduit à une lutte toujours plus intense entre « le petit nombre des accapareurs » et
« l’immense majorité travailleuse », cette puissante classe ouvrière dont Marx ne doute pas
qu’elle finira par l’emporter.
Par ailleurs, pour Marx, les relations de pouvoir et de domination qui sont au cœur du
capitalisme ont une dimension à la fois historique et géographique.
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Capitalisme contre démocratie
Pour les libéraux, le libre marché favorise l’éclosion de la démocratie, à mesure que se forme
une bourgeoisie qui réclame des droits politiques, comme le droit de vote. Ce raisonnement
est censé correspondre approximativement à l’expérience historique de l’Europe occidentale,
où le développement du capitalisme a généralement précédé l’instauration de la démocratie.
Cependant, ce sont les deux guerres mondiales qui ont grandement favorisé l’extension des
droits des citoyens, droit de vote puis sécurité sociale. La démocratie n’est pas née
spontanément du capitalisme. De même, les exemples de l’Allemagne sous Bismarck, du
Chili sous Pinochet ou de la Chine aujourd’hui montrent que des dictatures peuvent tout à fait
s’accommoder du capitalisme, et même le promouvoir.
Pour les libéraux, les droits humains incluent la liberté de posséder, d’échanger, et de vendre.
La démocratie pleine et entière suppose donc que les individus soient « libres » de mener
leurs activités comme ils le désirent. Cela implique que le domaine de l’action publique soit
limité, y compris dans des domaines comme la santé, l’éducation… Pour les économistes
marxistes, l’approfondissement de la démocratie exige au contraire la domestication, voire
l’éradication du capitalisme. En effet, dans une économie capitaliste, il y aura trop de
voitures, de téléviseurs, et de gadgets en tous genres et trop peu de logements sociaux,
d’écoles, ou d’hôpitaux. Une réelle démocratie implique donc que les citoyens puissent se
prononcer sur les choix économiques et sociaux du pays.
Dans la période récente, de nombreux services publics ont été « ouverts » à la concurrence ou
privatisés. Cette politique, justifiée par la défense du bien-être du consommateur, s’est
souvent faite au détriment des salariés concernés, dont les conditions de travail se sont
dégradées, tandis que nombre d’emplois ont été supprimés (France Telecom, La Poste…). De
plus, la privatisation a, dans certains cas comme l’électricité aux Etats-Unis ou le train au
Royaume-Uni, conduit à des prix en hausse et une qualité de service dégradée. Enfin, les
entreprises en concurrence recherchent avant tout la rentabilité, à l’image de la SNCF qui
ferme les lignes de train jugées « secondaires ».
Les économistes marxistes relèvent enfin que le pouvoir économique confère le pouvoir
politique. A travers le lobbying qu’elles exercent auprès des élus, l’industrie de la défense, les
banques, les laboratoires pharmaceutiques ou les constructeurs automobiles obtiennent des
décisions qui leur sont favorables – comme le notait déjà Adam Smith.
De plus, les entreprises sont des organisations hiérarchiques, qui maintiennent les travailleurs
dans une relation de subordination.
20
salariés : menaces d’externalisation ou de sous-traitance, primes de performance, mobilité
forcée d’un emploi à l’autre... Au total, les collectifs de travail sont attaqués de toute part, et
chacun en est fragilisé d'autant.
Les économistes « critiques » remarquent pourtant que la « division du travail », c’est-à-dire
le fait que chaque salarié soit affecté à une seule tâche, ne découle pas d’une nécessité
technique. Pour eux, ce mode d’organisation a été développé par les capitalistes afin de
pouvoir contrôler leurs salariés. En effet, un ouvrier qui n’effectue qu’une toute petite partie
du produit, voire qui ne connaît même pas le résultat final auquel il contribue, n’est pas en
mesure de se penser comme « producteur », comme cela se produit dans les coopératives.
Adam Smith avait sévèrement critiqué la division du travail, estimant qu’un homme « qui
passe toute sa vie à remplir un petit nombre d’opérations simples (…) devient en général aussi
stupide et aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir ». De même,
pour Marx, « l’ouvrier ne se sent pas à l’aise dans son travail, mais malheureux ; il n’y
déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son
esprit ». De ce fait, dit Marx, le travail n’est pas une libre activité ; « il est contraint, forcé ».
La preuve : « dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la
peste ».
Pour Marx, le fait d’être affecté à une tâche sans intérêt conduit à une « aliénation » du
travailleur, c’est-à-dire le rend étranger à lui-même. Au lieu que le travail soit l’occasion pour
l’individu de « se contempler lui-même dans un monde qu’il a lui-même créé », il devient une
simple activité alimentaire, dénuée de sens. Pour Marx, l’aliénation est triple : l’ouvrier
n’exprime pas sa personnalité quand il travaille comme un « animal » ; il est séparé des autres
ouvriers ; il est détaché de la société.
De plus, l’absence de délibération collective dans l’entreprise réduit l’espace de la
démocratie, qui s’arrête à la porte des usines et des bureaux. C’est pour cela que certains
économistes proposent que les salariés disposent d’un pouvoir de « codécision » au sein des
entreprises. D’autres appellent à « re-socialiser » l’entreprise, par exemple en étendant le droit
au revenu hors emploi des salariés, en encadrant les licenciements, ou en mettant en place un
« socialisme autogestionnaire ».
Cependant, le pouvoir des États sur les entreprises est fortement limité par la financiarisation
croissante de l’économie.
21
puisaient leur force dans leur nombre élevé d'adhérents et dans la forte baisse du chômage, qui
soutenaient leur pouvoir de négociation. De leur côté, les entreprises pouvaient accorder des
hausses de rémunération en raison de la faiblesse de la concurrence internationale et parce que
leurs clients étaient, pour l’essentiel, les salariés du pays où elles produisaient.
A la fin des années 1960, ce mode de croissance a connu ses premières difficultés. Les jeunes
générations ont refusé le travail à la chaîne de leurs parents, tandis que la consommation de
masse s’essoufflait, les nouvelles demandes se dirigeant vers les services (éducation, santé,
transports, loisirs...). Ces divers phénomènes ont eu la même conséquence : les gains de
productivité, cœur du système, ont ralenti. Ce ralentissement a touché les salaires : on vivait
de mieux en mieux chaque année, mais les progrès étaient de plus en plus lents.
Le coup de grâce viendra en 1973, lorsque l’Organisation des pays exportateurs de pétrole
(OPEP) décida de quadrupler le prix du baril de pétrole, suite à l’occupation de la Palestine
par Israël. Avec la hausse du prix du pétrole, les pays développés entraient, dans les années
1970, dans l’ère de l’inflation. De plus, le ralentissement de la croissance faisait réapparaître
ce mal disparu depuis les années 1930 : le chômage. Confrontés à cette double difficulté, de
nombreux gouvernements essayèrent de ranimer l’économie en accroissant les dépenses
publiques. Mais les résultats, réels, ne furent pas à la hauteur des espérances : le chômage
demeurait élevé.
C’est alors qu’en 1979, Margaret Thatcher, leader du parti conservateur, fut nommée Premier
ministre du Royaume-Uni. Deux ans plus tard, le républicain Ronald Reagan accédait à la
présidence des Etats-Unis. Ils menèrent des politiques semblables : diminution des impôts sur
les hauts revenus ; réduction des droits sociaux (allocations chômage, droits syndicaux, etc.) ;
privatisation des secteurs publics ; dérégulation de l’ensemble des marchés ; suppression des
droits de douane ; etc. Enfin, ils décidèrent de « déréguler » la finance, afin qu'elle facilite les
investissements et donc la croissance. Un nouveau type de capitalisme a ainsi
progressivement été mis en place, le « capitalisme actionnarial ». Dans ce système, depuis
l’abandon, en 1976, du système créé à Bretton Woods (1944), le marché des monnaies est
libre : le taux de change entre monnaies fluctue chaque jour.
Aujourd’hui, les capitaux, aidés par les nouvelles technologies, circulent instantanément sur
l’ensemble de la planète. La finance est devenue l’institution économique dominante. Les
marchés financiers dominent les Etats, qui doivent répondre à leurs attentes pour pouvoir
emprunter l’argent dont ils ont besoin, et les entreprises, à qui ils demandent les rendements
les plus élevés possibles.
Dans le capitalisme actionnarial, le salaire n’est plus une garantie de demande, comme il
l’était dans le fordisme. Il est devenu un coût, qu’il faut réduire. Partout, les Etats ont
supprimé les mécanismes qui indexaient les hausses de salaires à l’inflation, ils prévoient des
exceptions au salaire minimum, et encouragent la « modération salariale », voire la baisse des
salaires. Tout à la recherche d’une plus grande « compétitivité », les gouvernements adoptent
le même type de mesures : réduction de la protection sociale et des services publics,
facilitation des licenciements, réductions d’impôts pour les entreprises ou les personnes à
hauts revenus, etc.
Ce système est doublement instable. D’une part, la finance dérégulée connaît des crises
toujours plus violentes, qui entraînent des récessions. D’autre part, les salaires, trop bas, ne
permettent plus aux salariés d'acheter les biens produits par les entreprises, ce qui alimente le
chômage. On comprend alors que les crises soient de plus en plus fréquentes et toujours plus
aiguës, selon un schéma qui n'est pas sans rappeler celui de Marx.
22
La fatalité de la crise
Pour Marx, l’exploitation des travailleurs, moteur même du capitalisme, est ce qui va causer
sa perte. En effet, le travail est la seule source réelle de profits (que Marx appelle « plus
value »). Un capitaliste ne peut réaliser de profits qu’en exploitant ses travailleurs – les
machines, les matières premières, ou la terre seules n’y suffisent pas.
Or l’accumulation de capital a pour conséquence que les salaires représentent une part
toujours plus faible des dépenses des capitalistes, qui consacrent une part toujours plus
importante de leurs revenus à l’achat de machines, toujours plus nombreuses et plus chères.
Autrement dit, à mesure que le capitalisme s’étend, le rapport entre les salaires, seuls sources
de profit, et les montants investis par les capitalistes, diminue. Ce rapport, c’est le taux de
profit. On voit donc qu’à mesure que le capitalisme se développe, le taux de profit diminue.
Marx note cependant que les capitalistes disposent de plusieurs moyens pour éviter cette
baisse du taux de profit, qu'il qualifie de « tendancielle ». Ils peuvent allonger la durée de
travail, réduire les salaires, ou acheter des machines moins chères.
Les capitalistes sont par contre impuissants face à la paupérisation engendrée par leurs
propres décisions. Pour Marx, « l’accumulation de richesse à un pôle signifie en même temps
à l’autre pôle une accumulation de misère ». Appauvris, les ouvriers ne peuvent acheter les
montagnes de biens qu’ils produisent. Mais les capitalistes sont impuissants à remédier à cette
situation : ils sont obligés d’investir toujours plus, et de baisser toujours plus les salaires, afin
de dégager un profit. Tout comme dans l'analyse keynésienne – qui sera développé soixante
ans plus tard – le circuit ne fonctionne pas, car les revenus sont inférieurs aux valeurs
produites.
Pur Marx, le déséquilibre ne peut que s’aggraver entre l’offre de biens et les revenus de la
population. De ce fait, les crises de surproduction sont consubstantielles au capitalisme : « les
capitalistes, faute de disposer d’acheteurs solvables à cause de la ruine des masses dont ils
sont eux-mêmes responsables, sont obligés de brûler des denrées, d’anéantir des marchandises
toutes prêtes, d’arrêter la production, et cela alors que des millions d’hommes souffrent du
chômage et de la faim ». Pour Marx, cette situation absurde démontre l’inefficacité du
capitalisme, de ce fait porteur « d’une révolution appelée à remplacer l’actuelle propriété
capitaliste des moyens de production par la propriété socialiste ».
En effet, le système capitaliste ne porte en lui aucune solution : même la hausse des salaires
n’est pas un moyen d’éviter les crises, puisqu’elle aurait pour effet de réduire les profits. Par
contre, lors des crises, des entreprises font faillite, leurs capitaux ne valent plus rien ou sont
rachetés par d’autres à des prix très inférieurs. On parle alors de « destruction du capital ».
Puisqu’il y a moins de capital, la rentabilité s’accroît, l’offre augmente : la crise est finie…
jusqu’à la prochaine fois. Mais l’économie redémarre avec un stock de capital supérieur. La
prochaine crise, inévitable, sera encore plus forte. C’est cette succession de crises toujours
plus violentes qui doit conduire à la fin du capitalisme.
23
L’analyse marxiste fournit de nombreux apports, comme le fait de rappeler que le capitalisme
est un parmi d’autres systèmes possibles et en insistant sur les effets néfastes du capitalisme.
Mais, tout comme les autres analyses économiques, elle a pour objet d'analyse premier
demeure les relations de production et d'échange. De plus, elle partage avec l’analyse libérale
l’idée que la croissance économique est un bienfait. C'est pourquoi il est utile de se tourner
vers l'approche de Karl Polanyi, qui prend comme point de départ l'environnement et la
société, et qui remet l'économie à sa place.
24
L’économie dans son environnement naturel et humain
« Notre thèse est que l’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Une
telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et
naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert »
Karl Polanyi, 1944
25
risqué qui soit entre les hommes, le plus fragile, le plus instable. Ne reposant sur aucun
principe d’accord, si ce n’est le prix à payer, le marché pousse chacun à se comporter de
manière égoïste ; il dissout les communautés et fait reculer le sens moral.
Si Polanyi reprend l’analyse de Marx sur le rôle décisif de la révolution industrielle, il rejette
l’analyse marxiste en termes de lutte des classes. Pour Marx, il advenait d’abord à la
bourgeoisie de remplacer l’aristocratie, avant que la classe ouvrière ne puisse conquérir le
pouvoir à elle seule. Pour Polanyi, à l’inverse, ce sont « les besoins de la société » qui
détermine le « sort des classes ». Ainsi, il relève que la nécessité de se protéger face au
marché dans les années 1870 à conduit à des alliances de classe autour de solutions
pragmatiques, comme les mesures sanitaires et d’hygiène, ou les premiers services publics.
De plus, pour Polanyi, les « intérêts d’une classe » se rapportent d'abord « au prestige, au
rang », plutôt qu'à des revendications monétaires. De ce fait, même si les statistiques montrent
que la révolution industrielle a entraîné une hausse des salaires et un accroissement
démographique, cela ne signifie pas que « l’Enfer du jeune capitalisme » n’a pas existé.
Quand bien même les revenus de l’ouvrier s’accroissent, la révolution industrielle, « ravage
son environnement social, son entourage, son prestige dans la communauté ». Suite à ce
« tremblement de terre », la personne « ne se respecte plus elle-même » et « perd ses critères
moraux ». Résister à la société de marché est donc nécessaire. Mais c’est difficile.
26
comme un égal à qui on fait confiance pour rendre l’équivalent de ce qui lui a été donné. La
redistribution, elle, nécessite une autorité centrale (Etat, prêtre, chef de clan, capitaine d’une
équipe...) qui prélève des ressources, et qui les redistribue. Le point important est que, en
situation de réciprocité comme de redistribution, chaque homme reconnaît une égale dignité
aux autres. A l’inverse, dans l’échange marchand, nous considérons les autres êtres humains
avant tout comme des moyens nous permettant d’obtenir ce que nous voulons.
Il est donc essentiel, nous dit Polanyi, de restreindre l’emprise de l’échange sur nos vies. Mais
cet objectif, en apparence consensuel, se heurte à notre recherche d'un bien-être matériel
toujours plus grand, qui prend la forme de la recherche d'une croissance toujours plus forte.
Halte à la croissance !
Pour les principaux économistes et partis politiques, la croissance est la solution à de
nombreux problèmes. C'est la croissance qui permet de réduire le chômage, d’augmenter les
recettes de l’Etat, de faire reculer la pauvreté, etc. Et, en effet, la très forte augmentation du
Produit Intérieur Brut (PIB) des pays occidentaux entre 1945 et la fin des années 1970 a
engendré une impressionnante hausse du niveau de vie. De la même façon, les forts taux de
croissance actuellement connus par de nombreux pays (Chine, Inde, Brésil...) permettent une
amélioration sans précédent des conditions de vie de leurs habitants.
Mais la recherche effrénée de la croissance peut s'accompagner de nombreux maux : pollution
de l'environnement ; dégradation des conditions de travail ; atomisation des rapports sociaux,
toujours plus violents ; production d'objets inutiles et rapidement obsolètes ; publicité
envahissante... Il est donc temps de remettre en cause la priorité accordée à la croissance du
PIB. Mais, au fait, qu’est-ce que le PIB ?
Le PIB est la mesure habituelle des richesses produites par notre pays. Lorsque l’on dit que
« la France a connu une croissance de 1,7 % en 2011 », cela signifie que le PIB a été 1,7 %
plus élevé en 2011 qu’en 2010. Pour calculer le PIB, les statisticiens additionnent toutes les
richesses nouvelles produites par les entreprises. Ces richesses nouvelles sont appelées
« valeurs ajoutées » : lorsqu’une boulangerie vend une baguette 1 € et que ces dépenses pour
produire cette baguette (loyer pour la location du commerce, facture d’électricité, achats de
farine, etc.) représentent 60 centimes, alors la valeur ajoutée créée par cette boulangerie est de
40 centimes. C’est cette valeur qui sera retenue pour le calcul du PIB.
Cependant, le PIB ne se limite pas à ce qu’on produit les seules entreprises. En effet, l’Etat ou
les associations contribuent à la production de richesses. Dans ce cas, il a été décidé que la
valeur ajoutée des administrations serait égale à leur coût de production, lui-même égal, à peu
de choses près, aux salaires des fonctionnaires employés. Ainsi, la valeur ajoutée d’un lycée
sera (à peu près) égale aux salaires de ses enseignants.
Mais le PIB souffre de sérieuses limites. Tout d’abord, le PIB ignore le travail bénévole,
effectué dans les associations ou à domicile. (Par contre, lorsqu’une famille fait appel à une
entreprise de soutien scolaire, cela accroît le PIB). De ce fait, le PIB est implicitement sexiste,
les activités bénévoles étant très majoritairement effectuées par des femmes. Ensuite, le PIB
ne prend pas en compte la détérioration de l’environnement,: une voiture qui reste à l’arrêt
dans un bouchon consomme de l’essence, et accroît le PIB. Par ailleurs, le PIB oublie les
inégalités. Certes, cela est logique, puisque le PIB n’a pas pour objectif de mesurer la
répartition de la richesse entre les individus. Mais, lorsque l’on entend que le PIB s’est accru
de 1,7 %, on a tendance à penser spontanément que le revenu de chaque personne s’est accru
de 1,7 %, alors que ce n’est pas le cas. Enfin, des activités néfastes (achats d'armes,
consommation excessive de médicaments, etc.) vont elles aussi contribuer à la hausse du PIB.
27
Le PIB souffre donc de nombreux défauts : il oublie le travail domestique, les inégalités et
l’environnement ; il est biaisé en défaveur des femmes ; il encourage la marchandisation de la
société. Surtout, la focalisation sur sa hausse nous empêche d’agir face à la crise écologique
qui nous guette.
Sauver la planète ?
Notre monde est aujourd’hui face à une triple crise écologique, à la fois énergétique,
alimentaire, et climatique. Si rien n’est fait, les ressources fossiles (pétrole, charbon...)
disparaîtront. La terre ne pourra à la fois nourrir les hommes et le bétail, produire de l’énergie,
et demeurer comme espace naturel. Il faudra choisir entre ces différents usages, et cela ne se
fera probablement pas de façon pacifique. Enfin, les dérèglements du climat à venir sont
tellement considérables qu’ils échappent à toute modélisation scientifique.
Toutes ces menaces confortent les travaux pionniers de l’économiste et mathématicien
roumain Nicolas Georgescu-Roegen (1906-1994). Renvoyant dos à dos libéraux, keynésiens
et marxistes, Georgescu-Roegen insistait sur le fait que l’économie industrielle repose sur
l’extraction, la transformation et l’utilisation de ressources minérales qui s’usent et se
dégradent irrémédiablement à mesure que l’activité industrielle s’étend. En effet, comme il le
notait, ce sont des ressources naturelles « de valeur » qui entrent dans le processus
économique, quand en sortent des « déchets sans valeur ». De façon générale, la croissance se
présente comme un phénomène infini qui s’inscrit dans un monde qui est, lui, fini.
Pour Georgescu-Roegen, cette situation renvoie à la notion « d’entropie », synonyme de
désordre : toute activité économique détruit de la matière et accroît l’entropie. Et les
changements d’état sont irréversibles : la banquise fondue ne se reconstituera pas. Puisque la
vie économique est matérielle, et que les quantités de matières sont limitées, les hommes sont
amenés à des choix toujours plus absurdes. Georgescu-Roegen avait ainsi prédit, en 1971,
l’invention des biocarburants, lorsqu’il notait que « pressée par la nécessité, l’humanité se
tournera vers la transformation de produits végétaux en essence ».
Confronté au fait, établi par les lois de la thermodynamique, de la hausse inéluctable et
permanente de l’entropie, Georgescu-Roegen en tirait les conclusions qui s’imposent : il faut
faire décroître la machine économique. En effet, la recherche par les hommes de « la joie de
vivre » exige le sacrifice des générations à venir : chaque fois que nous produisons une
voiture, « nous le faisons au prix d’une baisse de nombre de vie humaines à venir ».
Autrement dit, pour Georgescu-Roegen, « tout se passe comme si l’espèce humaine avait
choisi de mener une existence brève mais excitante ». Ces perspectives peu réjouissantes
étaient également celles des rapports des époux Dennis et Donella Meadows (1972, 1992)
consacrés aux « limites de la croissance », limites placées tant à l’entrée du système
économique, comme le faisait Georgescu-Roegen, qu’à la sortie, avec le rejet de fantastiques
quantités de déchets.
Aujourd’hui, si l’idée de décroissance reste très minoritaire, le consensus se fait sur la
nécessité de réorienter nos économies, et ce à l’échelle mondiale. C’est pour cela que des
économistes appellent à un « New Deal vert », dont les piliers seraient l’isolation des
logements, le développement des transports collectif, les énergies renouvelables, une
agriculture soutenable, etc.
Plusieurs études ont d'ailleurs montré que des politiques résolues de lutte contre la pollution
auraient un effet net positif sur l’emploi. Certes, des emplois seront perdus dans l’industrie
automobile, mais ils seront plus que compensés par ceux créés dans la fabrication, l’entretien
et la conduite des transports collectifs. Cependant, à l’inverse du New Deal des années 1930,
28
ce programme souffre du grave défaut de ne pas promettre d’amélioration à court terme de la
situation matérielle des personnes - au contraire. Il devrait donc être accompagné de mesures
compensatrices, ainsi que, sans doute, d’une vaste réforme fiscale au profit des personnes à
bas revenus afin de convaincre du caractère collectif et solidaire de l’effort demandé.
Cependant, préserver la planète ne résoudra pas tous les problèmes. Afin de rendre nos
sociétés plus vivables, il faut également réduire fortement les inégalités, et développer les
secteurs de l’économie reposant sur des principes alternatifs à ceux du marché.
29
Ces réflexions nous ramènent, au terme de notre parcours, à la question initiale de
l’économie, trop souvent oubliée : comment faire pour que les hommes soient le plus heureux
– ou le moins malheureux – possible ? Cette question a refait surface ces dernières années
sous la plume d’économistes soucieux de mettre leur « science lugubre » au service du bien-
être.
30
Conclusion
Nous avons proposé quatre représentations de l’économie, chacune utile pour penser la crise
contemporaine, la croissance, ou tout autre question. L’approche libérale insiste sur le
caractère central de l’échange dans nos économies. L’analyse en termes de circuit nous
apprend qu’une économie a besoin d’assurer une cohérence entre les biens produits et les
revenus distribués. L’approche en termes de pouvoir nous invite à étudier la capacité des
différents acteurs à influencer la situation considérée. Enfin, l’approche humaine et
écologique nous demande de ne jamais oublier que les relations économiques sont encastrées
dans des relations humaines et naturelles.
En particulier, chacune de ces approches propose une lecture de la crise actuelle.
31
complémentaires. Ainsi, on peut partir du fait que la politique du gouvernement américain a
alimenté des déséquilibres (marché), puis replacer cette observation dans le contexte plus
large de l’insuffisance des revenus des salariés (circuit), faire un pas de plus en expliquant ce
déséquilibre par la domination de la finance (pouvoir), pour finalement rappeler le caractère
socialement et écologiquement insoutenable de nos économies (société et environnement).
Cependant, les représentations de l’économie ne sont pas des poupées russes que l’on pourrait
emboîter. En effet, chaque approche repose sur une façon de penser la réalité. De ce point de
vue, nous sommes en présence de représentations concurrentes du monde, ainsi que le montre
la question du chômage.
32
Une représentation alternative
Si nous avons débuté notre ouvrage avec la représentation en termes de marché c’est parce
qu'en dépit de la crise actuelle, c’est ce mode de pensée qui continue à régner dans les
universités, les institutions internationales, ou les ministères. De même, dans le débat public,
il est en général demandé aux hommes et à la nature de se plier aux exigences de l’économie.
Comme le disait déjà Polanyi, le libéralisme économique « s’est développé en une véritable
foi » selon laquelle « la société économique est soumise à des lois qui ne sont pas humaines ».
Nous avons donc dévidé la pelote libérale petit à petit afin d’arriver progressivement à
prendre les questions « par le bon bout », celui de l’épanouissement individuel, de l'harmonie
de la société, et du respect de la nature. Précisons le modèle ainsi obtenu. Tout d'abord, la
représentation en termes de circuit nous fournit la représentation de base de l’économie, que
l’on conservera ensuite, celle des flux monétaires entre les principales institutions
économiques (Etat, banques, entreprises, et ménages). A cette représentation « en deux
dimensions », on a ajouté ensuite la dimension « verticale » des rapports de pouvoir, ceux qui
existent à la fois au sein de chaque institution et entre elles. On obtient ainsi une
représentation de l’économie alliant circulation de richesses (circuit) et inégalités (pouvoir).
Puis on replace cette vision de l’économie dans un cadre plus large. Il faut alors ajouter les
relations entre le circuit et l’environnement naturel, en faisant apparaître les entrées de
matières premières et d’énergie, et les rejets polluants. Aux flux monétaires habituels
s’ajoutent des flux d’énergie. Puis on enrichit la définition de chaque agent économique, en
remarquant que les entreprises sont (aussi) des communautés humaines, que les individus ne
sont pas que des consommateurs ou des travailleurs, et qu’il existe de nombreuses relations de
solidarité et de coopération que les flux monétaires ne peuvent mesurer.
Au terme de cette démarche, on obtient un modèle de l'économie dans lequel l’approche en
termes de marché passe du statut de représentation dominante à celui de représentation
subordonnée. Certes, le marché de la tomate existe toujours, mais il est désormais replacé
dans le circuit (les consommateurs ont-ils un revenu suffisant pour acheter des tomates?). De
même, les rapports de pouvoir, par exemple entre producteurs et grande distribution, ou entre
employeurs et salariés, sont pris en compte. Enfin, l'analyse inclut les aspects
environnementaux (qualité des produits, pollution, soutenabilité...)..
Ainsi, nous disposons d’un guide d’analyse économique complet, qui nous permet de
proposer une alternative globale au modèle libéral.
33
un débat sur les différentes formes de production ou d'échange souhaitables et efficaces.
Enfin, elle inspire et se nourrit des multiples initiatives déjà à l’œuvre, au Nord comme au
Sud, en faveur d’une agriculture responsable, de monnaies locales, de logements accessibles
et durables, de réseaux de soins, de finance solidaire, de coopératives de production…
Nous disposons donc, d’ores et déjà, d’outils intellectuels et pratiques nous permettant, au
niveau local, national, européen ou mondial, de mettre l’économie au service de l’homme, de
la société et de la nature. Cependant, pour que ce projet se concrétise il faut, comme le disait
Keynes, commencer par « échapper » à cette « idée ancienne », qu'est le libéralisme. C’est ce
à quoi ce livre a souhaité contribuer.
34
Pour aller plus loin
Le marché
Adam Smith, La richesse des nations, Tome 1, Flammarion, 1999 [1776].
Milton Friedman, Capitalisme et liberté, LEDUC.S éditions, 2010.
Francisco Vergara, Les fondements philosophiques du libéralisme, La Découverte, 2002.
Le circuit
John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Payot,
1988 [1936].
John Maynard Keynes, La pauvreté dans l’abondance, Gallimard, coll. « Tel », 2002.
Pascal Combemale, Introduction à Keynes, La Découverte, coll. « Repères », 2010.
Gilles Dostaler, Keynes et ses combats, Albin Michel, 2009.
Bernard Gazier, John Maynard Keynes, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2009.
Bernard Maris, Keynes ou l’économiste citoyen, Presses de Sciences-po, 2007.
Le pouvoir
Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Flammarion, 1999 [1848].
Karl Marx, Salaires, prix et profits, Entremonde, 2010 [1865].
Karl Marx, Les manuscrits de 1844, Garnier-Flammarion, 1996 [1844].
Karl Marx, Le Capital, Livre I, Flammarion, coll. Champs, 1985 [1867].
Bernard Chavance, Marx et le capitalisme, Armand Colin, 2009.
Pascal Combemale, Introduction à Marx, La Découverte, coll. « Repères », 2010.
Christian Laval, Marx au combat, Le Bord de l’eau, coll. « 3e culture », 2012.
Kostas Papaioannou, Marx et les marxistes, Gallimard, coll. « Tel », 2001.
Thomas Coutrot, Capitalisme contre démocratie, La Dispute, 2005.
Michel Husson, Le capitalisme en dix leçons, La Découverte, coll. « Zones », 2012.
Société et environnement
Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre
temps, Gallimard, coll. « Tel », 2009 [1944].
Karl Polanyi, La subsistance de l’homme, Flammarion, 2011.
Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance, Le sang de la terre, 2006.
Denis Bayon, Fabrice Flipo, François Schneider, La décroissance, La Découverte, 2010.
Lucie Davoine, Economie du bonheur, La Découverte, coll. « Repères », 2012.
Jean Gadrey, Adieu à la croissance, Les petits matins/Alternatives Economiques, 2012.
Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, La Découverte,
coll. « Repères », 2012.
Alain Lipietz, Green Deal, La Découverte, Paris, 2012.
Jérôme Maucourant, Avez-vous lu Polanyi ?, La Dispute, 2005.
Bénédicte Manier, Un million de révolutions tranquilles, Les Liens qui Libèrent, 2012.
Dominique Méda, Au delà du PIB : pour une autre mesure de la richesse, Flammarion, coll.
« Champs actuel », 2008.
René Passet, L’économique et le vivant, Economica, 1979.
Richard Wilkinson, L’égalité c’est la santé, Demopolis, 2010.
35
Lexique
Aliénation
Pour Marx, l’aliénation désigne le fait que l’homme n’est pas lui-même lorsqu’il travaille
uniquement afin de percevoir un salaire. A l’inverse de l’artisan créateur et inséré dans sa
communauté, l’ouvrier spécialisé est coupé de sa vraie personnalité, de ses collègues de
travail et plus généralement de la société (exemple de la chaîne de montage).
Banque centrale
La Banque centrale dispose du monopole d’émission de la monnaie. C’est également elle qui
fixe le taux d’intérêt qui servira de référence aux banques dans leur distribution de crédits.
Suivant son orientation, la Banque centrale peut soit agir en faveur de l’emploi, soit en faveur
de la stabilité des prix, ces deux objectifs étant habituellement (mais pas toujours) en
opposition.
Capitalisme
Le capitalisme se distingue des autres systèmes économiques par l’appropriation par certaines
personnes, appelées capitalistes, des « moyens de production ». Dans le capitalisme, les
salariés, ou prolétaires, travaillent pour les capitalistes en échange d’un salaire. Livré à lui-
même, le capitalisme se caractérise par une accumulation toujours plus grande de capital, des
crises périodiques, et des inégalités croissantes.
Circuit
Le circuit désigne les flux de monnaie dans une économie moderne, depuis l’émission de
monnaie par la Banque centrale jusqu’à son utilisation par les banques, les entreprises et les
ménages. On dit que le circuit est « bouclé » lorsque les revenus distribués sont compensés
par des achats de même ampleur.
Concurrence
La concurrence désigne le fait que chaque vendeur a face à lui plusieurs acheteurs, et que
chaque consommateur peut choisir entre plusieurs vendeurs. Lorsqu’un producteur est seul à
fournir un bien ou un service, on parle de monopole. Si les vendeurs sont peu nombreux, il
s’agit d’une concurrence monopolistique. Enfin, la situation dans laquelle un seul acheteur est
face à plusieurs vendeurs est qualifiée de monopsone (exemple d'un Etat passant une
commande d'armement).
Crise
Situation dans laquelle l’équilibre économique est rompu. Certaines crises sont des crises de
surproduction : grâce au crédit, les entreprises accroissent leurs investissements, jusqu’au
point où elles produisent plus de marchandises que les consommateurs ne peuvent en acheter
(crises de 1929 et de 2008). Il existe également des crises d’offre, lorsque qu’il n’est plus
suffisamment rentable pour les entreprise de produire (crise des années 1970).
Équilibre
Situation dans laquelle aucun changement n'a lieu. Lorsqu'un marché est à l'équilibre, le prix
est stable. Lorsqu'une économie est à l'équilibre, tous les biens et services produits sont
vendus. Il n'y a pas de stockage involontaire de la part des entreprises (cas de sur-production).
Il n'y a pas non plus de consommateurs empêchés d'acheter autant de biens qu'ils le
souhaiteraient, à leur prix de vente sur le marché (cas de sous-production).
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Équilibre de sous-emploi
Expression utilisée par Keynes pour désigner une situation où, globalement, les entreprises
parviennent à vendre leurs biens et services (l'économie est à « l'équilibre »), mais où le
niveau d'activité est insuffisant pour permettre l'embauche de toutes les personnes souhaitant
travailler au salaire courant (situation de « sous-emploi »). Keynes utilise cette expression
pour signifier que le système économique ne peut pas par lui-même résorber le chômage.
C'est la situation de la France depuis les années 1970.
État
L’État assure les fonctions économiques de base : sécurité du territoire et des personnes, droit
des contrats, services publics, etc. Les libéraux souhaitent le réduire à un rôle minimal, quand
les keynésiens lui demandent d’assurer la prospérité. Les économistes marxistes l’accusent
d’être au service de la bourgeoisie, tandis que l’approche humaine et environnementale lui
reproche d’écraser les modes de vie autonomes et locaux.
Exploitation
L’exploitation désigne le fait qu’une part de la valeur produite par l’ouvrier ne lui revient pas.
Cette situation peut aussi bien apparaître dans une entreprise capitaliste, une coopérative, ou
une économie socialiste dans laquelle une part importante de la valeur créée est utilisée pour
procéder à des investissements (exemple de la Chine aujourd’hui).
Marché
Le marché est le lieu où se rencontrent les biens et services offerts par les producteurs
(« l'offre ») et les quantités demandées par les consommateurs (la « demande »). C'est sur le
marché que se détermine le prix de vente des biens. Ce lieu n’est pas nécessairement
physique, comme dans le cas d’Internet.
Multiplicateur
L' « effet multiplicateur » désigne le fait qu'un investissement public entraîne un
accroissement de PIB supérieur à sa valeur. Ainsi, lorsqu'un investissement de 10 milliards
d'euros engendre une hausse du PIB égale à 20 milliards d'euros, on dit que le multiplicateur
est égal à 2.
PIB
Le Produit Intérieur Brut est la somme des valeurs ajoutées par l’ensemble des acteurs
économiques (entreprises, institutions financières, administrations publiques, associations et
particuliers). C’est son calcul qui détermine le « taux de croissance » d’une économie. Il est
aujourd’hui critiqué, notamment pour valoriser les productions polluantes, et pour omettre des
activités utiles, telles le bénévolat.
Pouvoir
Capacité d'un acteur économique à influencer le comportement d'un autre acteur en sa faveur.
Ainsi, un syndicat peut obtenir des hausses de salaires de la part de l'employeur ; une grande
entreprise peut imposer des délais à ses fournisseurs ; l'Etat peut contraindre entreprises et
particuliers à s'acquitter de leurs impôts ; etc.
Prix d’équilibre
Le prix d’équilibre doit remplir deux conditions : à ce prix, toutes les quantités apportées au
marché par les offreurs sont vendues, et aucun consommateur n’aurait souhaité acheter des
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quantités plus importantes. Ce prix étant très difficile à déterminer dans la pratique, il s’agit
d’une référence avant tout abstraite, pour désigner une situation idéale.
Société de marché
La société de marché est une société gouvernée par une économie de libre concurrence. Dans
cette société, tous les biens et services, y compris le travail et la terre, sont mis en vente sur
des marchés. Relations de dons et services publics sont absents.
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