Corpus N°49

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n° 49

Logiques et philosophies à l’âge classique

PUBLIEE AVEC LE CONCOURS DU CNL ET DE L’UNIVERSITE DE PARIS X NANTERRE

N° ISSN : 0296-8916
299
n° 49

Logiques et philosophies
à l’âge classique

mis en œuvre par


Thierry Hoquet
© Centre d’Études d’Histoire
de la Philosophie Moderne et Contemporaine
Université Paris X, 2005
N° ISSN : 0296-8916

299
TABLE DES MATIÈRES
Thierry Hoquet
Logiques et philosophies à l’âge classique........................ 5
Présentation des articles ................................................. 39

A. La logique et le système de la philosophie


Christiane Frémont
Cureau de La Chambre : la connaissance et la vie............ 49
Francine Markovits
Ressemblance et identité ................................................. 81
Jean-François Goubet
Logique et philosophie chez Christian Wolff (1679-1754) ..... 101
Thierry Hoquet
La rencontre de la vérité : méthodes et mœurs
dans la philosophie de Crousaz ....................................... 133

B. La méthode des sciences particulières :


études leibniziennes
David Rabouin
Logique, mathématique et imagination
dans la philosophie de Leibniz ....................................... 165
Sarah Carvallo
La logique des sciences contingentes appliquée à la
médecine ...................................................................... 199

C. Querelles
Jean-Claude Pariente
Arnauld critique de Malebranche :
théorie des idées et théorie de la connaissance............... 227
Olivia Chevalier
Deux cartésiens face à deux modèles de la démonstration —
Malebranche et Arnauld face aux Regulae et à l'Organon ... 249

1
CORPUS, revue de philosophie

Emmanuel Faye
Le « cartésianisme » de Desgabets et d’Arnauld
sur les vérités éternelles ................................................ 277

Varia
Alessandro Zanconato
La traduction de Pope par J. Serré de Rieux ..................... 301

Sommaires des numéros disponibles ................................... 355

2
LOGIQUES ET PHILOSOPHIES À L’ÂGE CLASSIQUE
INTRODUCTION GÉNÉRALE

1. Le primat de la logique et la dépendance des parties de


la philosophie

Si ce discours semble trop long pour être lu en une fois,


on le pourra distinguer en six parties. Et, en la
première, on trouvera diverses considérations touchant les
sciences. En la seconde, les principales règles de la méthode
que l'auteur a cherchée. En la troisième, quelques-unes
de celles de la morale qu'il a tirée de cette méthode. En
la quatrième, les raisons par lesquelles il prouve l'existence
de Dieu et de l'âme humaine, qui sont les fondements de sa
métaphysique. En la cinquième, l'ordre des questions de
physique qu'il a cherchées, et particulièrement l'explication
des mouvements du cœur et de quelques autres difficultés
qui appartiennent à la médecine ; puis aussi la différence
qui est entre notre âme et celle des bêtes. Et en la
dernière, quelles choses il croit être requises pour aller
plus avant en la recherche de la nature qu'il n'a été, et
quelles raisons l'ont fait écrire1.

Ces premiers mots du Discours de la Méthode pour bien


conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences nous
indiquent sa construction. Préface aux essais scientifiques, le
Discours est organisé selon une division ou un cheminement.
Entre une première partie touchant les sciences en général
et une sixième division qui ouvre à des travaux ultérieurs,
se déploie en son centre une progression selon quatre
disciplines : une méthode, une morale, une métaphysique,
une physique. Cet ordre commande la construction du
discours, du point de vue sinon de sa genèse (sa rédaction

1 Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et


chercher la vérité dans les sciences (1637), AT VI, 1.

CORPUS, n° 49, 2005. 5


CORPUS, revue de philosophie

ou « l’histoire de [ses] idées »), du moins de sa réception


(comment on doit le lire).
Descartes nous indique ici les implications possibles
d’une méthode forgée à partir de la Géométrie, de la Dioptrique
et des Météores : il s’agit d’étendre celle-ci non seulement à
un domaine déterminé (la physique) mais au corps complet
du savoir. Plus même, la physique ne vient qu’en dernier.
La méthode, qui appartient aux divisions de la logique, permet
de « tirer » d’abord quelques règles de morale, ensuite la preuve
ou la démonstration des thèses les plus fondamentales de la
métaphysique (l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme),
enfin seulement quelques questions de physique (relatives à la
médecine et au mouvement de la terre). La vraie physique est
fondée en métaphysique, de même que celle-ci s’appuie, pour
sa certitude, sur des vérités morales, celles-ci étant tirées d’une
méthode fondée sur l’entendement pur et non plus sur les
sens ou l’imagination.
Ainsi se déploie et s’organise l’orbe complet des
connaissances, dont la Lettre-Préface des Principes de
Philosophie nous rappellera qu’il s’agit bien là de la
définition la plus ordinaire (vulgaire) de la philosophie : si
philosophie est bien étude de la sagesse, « par la sagesse,
on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires,
mais une parfaite connaissance de toutes les choses que
l’homme peut savoir ».
Un ordre différent nous est toutefois proposé dans les
Principes. Cette science, qui « s’étend à tout ce que l’esprit
humain peut savoir »2, s’ouvre avec la métaphysique (qui
contient les « principes de la connaissance »). Vient ensuite la
physique qui s’applique plus particulièrement à la composition
de la matière qui forme l’univers et notre monde ; enfin
suivent médecine, mécanique et « la plus haute et la plus
parfaite morale ». Les sciences sont ainsi réorganisées
autour de l’image de l’arbre : les racines métaphysiques, le
tronc physique, les branches consacrées aux plantes, aux
animaux, et à l’homme, qui seules sont véritablement
porteuses de fruits. Ce schéma traduit l’ordre de dépendance

2 Descartes, Les Principes de la philosophie, Lettre-Préface, AT IX-2, 2


et 3.

6
Thierry Hoquet

ou de fondation (les rapports de principe à conséquence, qui


font de la métaphysique la « première philosophie », AT IX-
2, 16) en un ordre pédagogique (ce qu’il faut commencer
d’apprendre), puis en un ordre utilitaire : le fruit que l’on
peut espérer retirer de nos connaissances, situé dans les
branches de l’arbre.
Mais, plus notablement encore, ce texte de la Lettre-
préface détache la logique de la philosophie. Pendant qu’une
morale élémentaire entend « régler les actions de la vie »
et « ne souffre point de délai » (AT IX-2, 13), la logique,
s’associant aux mathématiques, forme l’art de « bien
conduire sa raison ». Ainsi, la logique est au plus loin des
fruits de la philosophie. Simple hors-d'œuvre, elle ne fait
même plus partie de l’arbre, dont elle ne dit, tout au plus,
que l’ordre des matières. Or, cette image de l’arbre des
disciplines a plus qu’une portée métaphorique : elle anime
une charge polémique contre Regius, qui a précisément
bouleversé l’ordre des sciences.
Le professeur et médecin d’Utrecht a prétendu donner
des Fundamenta physices (Amsterdam, Elzevier, 1646), où l’on
retrouve une grande proximité thématique avec les thèses
cartésiennes : « il semble n’[y] avoir rien mis, touchant la
physique et la médecine, qu’il n’ait tiré de mes écrits »3.
Cette polémique nous enseigne deux points. D’une part,
on comprend que la philosophie veut asseoir certaines
thèses, en combattre d’autres, touchant à tout ce qu’on
peut connaître. Mais d’autre part, les thèses en elles-mêmes
ne sont rien et les dogmes s’articulent nécessairement en
systèmes4. Regius a ignoré cette dépendance réciproque des
parties de la philosophie que la logique prescrit et qui vaut

3 Descartes, Principes, Lettre-Préface, AT IX-2, 19.


4 On a pu faire de ce thème une lecture fichtéenne : cf. Reinhard
Lauth, La Conception cartésienne du système de la philosophie, trad.
C. Bouriau, Paris, H. Champion, 2004. Hegel souligne : « Pour
dogmatique, les Français disent systématique. » « Un principe unique
est développé dans toutes ses conséquences, les représentations
doivent découler d’une unique détermination. Systématique est donc
synonyme d’unilatéral. » (Leçons sur l’histoire de la philosophie, trad.
P. Garniron, Vrin, t. III, p. 611).

7
CORPUS, revue de philosophie

comme ordre ou fondement. Pire : il en a usurpé le titre,


mais sous ce nom de « fondements », il a en réalité « nié
quelques vérités de métaphysique, sur qui toute la
physique doit être appuyée ».
On peut donc distinguer deux manières d’organiser le
système de philosophie dans son unité : le système
vertical ou déductif des Principes, où une vérité n’est
recevable que dans la mesure où les lecteurs « la voient
très clairement être déduite des vrais principes » ; le
système horizontal de la Méthode, où les thèses valent
par le fil qui les relie. Peu importe si d’autres ont précédé
sur des points isolés : Augustin sur la voie du cogito, ergo
sum, Pereira sur celle des animaux-machines5. Les thèses
s’imposent uniquement par leur solidarité à l’ensemble de
la philosophie qui les soutient et qu’elles prouvent en retour
par leur validité. « Je confesse que, s’il [le mouvement de
la terre] est faux, tous les fondements de ma philosophie
le sont aussi, car il se démontre par eux évidemment. Et il
est tellement lié avec toutes les parties de mon traité, que
je ne l’en saurais détacher, sans rendre le reste tout
défectueux. » ; « Si on pouvait m’en prouver la fausseté [de
l’instantanéité de la lumière], je serais prêt à confesser
que je ne sais rien en philosophie. »6 C’est toute la
philosophie qui se joue dans l’affirmation de chaque
thèse.

5 Bayle, Dictionnaire historique et critique, article Pereira (Gomézius).


La remarque D rapporte cet extrait des Nouvelles de la République
des Lettres : « Gomésius Pereira n’ayant point tiré son paradoxe de
ses véritables principes, et n’en ayant point pénétré les conséquences,
ne peut pas empêcher que M. Descartes ne l’ait trouvé le premier
par une méthode philosophique. » La remarque H précise que le père
jésuite Ignace Gaston Pardies a tenté de trouver cette opinion
dans les textes d’Aristote (De la connaissance des bêtes, repris
dans les Œuvres, Lyon, L. Bachelu, 1696).
6 Resp. Descartes à Mersenne, fin novembre 1633 (AT I, 271) et à
Beeckman, 22 août 1634, AT I, 308 : « ut si falsitatis argui
posset, nil me prorsus scire in philosophia conferi paratus sim. »

8
Thierry Hoquet

Cette liaison entre chaque thèse particulière et le corps


complet de la philosophie peut se lire de deux manières,
selon une face sceptique et une face dogmatique.
En amont, La Mothe Le Vayer donne la version sceptique de
cette histoire. Il interroge, par la bouche d’Ephestion, l’état
de la philosophie à partir de l’incertitude de la logique7. Ce
qu’on appelle « philosophie » se définit à la fois par une
ambition (« la connaissance des choses divines et humaines »)
et par une restriction (cette connaissance n’est pas telle
que sont les choses, mais seulement « telle que nous la pouvons
avoir »). Cette limite nécessaire de nos connaissances s’éclaire
non seulement par la diversité des thèses soutenues, mais
par le doute même qui plane sur la manière de parvenir à la
connaissance. Non seulement nous n’avons pas de criterium
veritatis pour nous servir de guide dans notre travail de
reconnaissance du vrai, mais plus encore, nous ne savons
pas même ce qu’un tel critère pourrait être. Dans le cadre
d’une réflexion sur l’opiniâtreté, le dialogue même est le
lieu d’avis divergents : Cassander soutient que l’opinion
(gnomè et non doxa) est la chose la plus puissante (to
kratiston, selon le mot de Pythagore), Ephestion au contraire
montre combien il ne faut nous entêter de rien. L’idée
même de philosophie est menacée par l’impuissance où sont
ses tenants de seulement en fixer le programme :

Les différents moyens que chacun croit être nécessaires


pour y parvenir, montrent assez qu’elle est plus en
l’imagination qu’en la réalité. Platon procède des choses
intelligibles et universelles, aux singulières et sensibles ;
Aristote tout au contraire, n’admet rien dans l’intellect
qui n’ait été premièrement dans les sens, par le moyen
desquels il monte comme par des degrés à ses notions
intellectuelles, à nobis notioribus, ad natura, et simpliciter
notiora. L’organe de cette science, qui est la logique, est
si trompeur, qu’un même discours qui paraît concluant à
l’un, est défectueux à l’autre, et si plein de supercherie,
qu’il promet de tirer la vérité du mensonge, quand de
deux fausses propositions il se vante d’extorquer vi formae

7 François de La Mothe Le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des Anciens


(1632), texte revu par André Pessel, Corpus des œuvres de
philosophie en langue française, Paris, Fayard, 1988.

9
CORPUS, revue de philosophie

(comme ils disent) une conclusion véritable. C’est un si


mauvais instrument pour s’assurer des choses…

La logique même naturelle n’a pas plus de certitude,


chacun raisonnant à sa mode. Aux uns les autorités
sont raisons ; vers les autres il n’y a que la raison qui
ait de l’autorité.8

Ainsi, La Mothe utilise la diversité des méthodes et celle des


opinions pour discréditer la logique. Mais cette impuissance
de la logique n’est que le premier pas vers le délitement
général de toutes les parties de la philosophie :

Nous ne sommes pas mieux d’accord dans la physique, non


seulement à l’égard de ses principes, et de ce qui est
de plus haute considération, mais des choses mêmes
qui tombent sous nos sens…

Examinons tous les ordres de la Nature, vous ne


trouverez rien, soit au grand, soit au petit monde, sur
quoi l’on ne forme des conceptions toutes différentes.
Ceux qui croient pénétrer jusqu'aux choses qu’ils appellent
métaphysiques, ne font pas moins paraître l’imbécillité
présomptueuse de l’esprit humain, par tant de
controverses qu’ils excitent tous les jours sur ce qui se
fait dans le ciel…

Mais voyons si la morale, où nous tombons insensiblement,


nous donnera quelque doctrine mieux établie, et si les
opinions des hommes en ce qui concerne la vertu et le
vice, les mœurs et les coutumes sont plus certaines et
moins débattues que les précédentes. Tant s’en faut, il
n’y a point de partie en toute la philosophie qui ait
causé de plus fortes contestations.9

À partir de la diversité logique des raisonnements, du


désaccord sur ce qui fait preuve, et du doute général sur
notre capacité même à atteindre le vrai, Ephestion envisage
la diversité des goûts, des sensations, des tempéraments
et des principes reçus en physique, la diversité des cultes,

8 Ibid., pp. 376-377.


9 Ibid., pp. 377-379, passim.

10
Thierry Hoquet

des révérences et des articles de foi, la diversité des mœurs,


des habitudes et des axiomes selon lesquels on doit se
gouverner.
Plus que la diversité même, c’est chaque fois le désaccord
et le paradoxe de certaines opinions, qui fait problème. Les
attitudes tenues quant au vrai se disent sur le mode de la
paronomase : Protagoras, ou « toutes nos fantaisies [sont]
véritables » ; Xéniades et Monimus, ou « il n’y a rien que
de faux » ; les Académiques ou « tout [est] problématique »,
Antisthène ou « il n’y a rien qui pût être contredit ». Ce qui
est vérité à l’un est fausseté à l’autre : ainsi, diversité est
un mot trop faible, il faut dire discord ou contradiction.
« Pour le moins en voyons-nous beaucoup qui n’ont pas
moins d’inclination à se roidir contre tout ce que les
autres approuvent, que de certains poissons à nager
toujours contre le fil de l’eau. »10 S’il est question de
tempéraments ou d’inclinations, la liste de nos parangons
doit s’allonger encore. Mithridate ou « je me nourris de
poison » est un exemple connu (il a son verbe), mais le
principe est général : Épicure ou croire les sens « très
véritables par tout » ; Pyrrhon ou tenir le « démenti sur
tout » ; Anaxagore ou « la neige [est] noire » ; Héraclite ou
« le miel attique plus amer que celui de Corse ». Chaque
fois, le je sais de l’opinion n’est qu’un je trouve ou un je
sens.
De la contradiction à la contestation, il n’y a qu’un pas.
La vigueur, la rage et l’outrance des combats disent partout
notre faiblesse, notre témérité, notre opiniâtreté. « Si nous
voulons l’avouer, il n’y a pas un de nous qui ne croie ici
que son compagnon se trompe, et ce qui est bien plaisant,
c’est qu’avec toute notre belle ratiocination, nous passons
tous pour fous les uns envers les autres. » Nul n’est
insensé, mais la folie est générale : « puisqu’au jugement
d’autrui, tout le monde l’[est] à son tour ».
Il est notable ici que la diversité première, celle des
logiques et des arts de raisonner, n’est pas ce qui génère
proprement le flottement général de la philosophie. Il y a
bien une contamination mutuelle des sciences. Chaque

10 Ibid., p. 367.

11
CORPUS, revue de philosophie

phénomène s’offre d’ailleurs sous plusieurs faces : l’aliment


est physique en ce qu’il nourrit et plaît aux sens,
métaphysique par l’interdit, les jeûnes et les privations,
enfin partout moral par les usages et les cuisines. Plus
précisément encore, Ephestion se livre à une analyse du
sel : des thèses physiques (il est nécessaire à la vie, il est
un cinquième élément) sont corrélées à des principes
moraux (il y a des pays où « insipide » est devenu le nom
de tout ce qui déplaît et d’autres où l’on n’use pas même
de sel).
La philosophie vacille donc, devant la réversibilité des
thèses, mais La Mothe Le Vayer ne pointe en rien ici un
défaut de fondement. La logique n’est qu’un terme, le
premier pris dans un système général de variations, de
réversions, de contradictions. Ainsi, la sceptique développe
bien une relation des thèses particulières à la philosophie
générale ; mais ce n’est pas une relation structurale, où la
faiblesse d’un maillon brise la chaîne et où la mobilité d’un
fondement renverse l’édifice. La fausseté d’une conséquence
ne prouve plus au rebours la faiblesse des commencements :
car on a laissé l’ordre. Chez La Mothe Le Vayer, toutes les
parties ne se tiennent qu’en ce que rien ne se tient. La
suspension même n’est pas une thèse, moins encore une
logique. Il faut « se servir » de la suspension, celle-ci se
pensant selon des analogues non théoriques mais physiques :
l’immobilité ou l’isosthénie11. « Doutons de tout, puisque c’est
le propre de notre humanité, et afin de ne rien déterminer
trop légèrement, ne donnons pas même une assurance
entière de nos doutes sceptiques. »12 La sceptique n’est pas une
philosophie qui découle de l’assurance d’une méthode. Il n’y a

11 Ibid., p. 385 (d’après Aristote, De Coelo, II, 13) : « Anaximandre


estimait que la terre ne se conservait dans cette assiette qu’elle
possède au milieu du monde, que pour ce qu’elle ne savait de
quel côté pencher, ayant une pareille inclination vers tout ce qui
l’environne, cum aeque se haberet ad extrema ; de même qu’un
cheveu, disait-il, ne se romprait jamais, se faisant en toutes ses
parties un pareil effort, et n’y ayant pas plus de raison de
rupture en l’une qu’en l’autre… »
12 Ibid., p. 385.

12
Thierry Hoquet

pas de principe qu’on pourrait toujours mettre en œuvre de


manière univoque pour enfin connaître. Il faut, au contraire
d’une méthode ou d’une démarche, savoir ne pas avancer.

En aval, Pierre-Sylvain Régis entend dogmatiquement la


leçon cartésienne, lorsqu’il rédige un corps complet de philosophie,
dont l’originalité tient à la cohésion de l’ensemble et au
rapport entre les différentes parties13. Un bon système doit
donner « l’idée parfaite d’un tout bien régulier. Car il ne suffit
pas pour faire un corps naturel de joindre plusieurs parties
ensemble, il faut aussi que les parties aient de certains
rapports entre elles, sans lesquels elles ne produisent qu’un
corps difforme et monstrueux » (pp. i-ij). Régis condamne
en particulier, les traités de physique où l’on ne voit
« qu’expériences entassées les unes sur les autres, avec
des explications qu’on ne peut réduire aux mêmes
principes, parce qu’elles sont fondées sur des hypothèses qui
n’ont aucune analogie entre elles ». Mais il refuse également les
traités isolés de métaphysique ou de morale. La philosophie
forme un tout où la logique est première car elle explique
d’où vient la certitude des vérités découvertes dans la physique,
la métaphysique et la morale.
Si la philosophie dépend de la logique, la logique elle-
même trouve son cœur dans la méthode, « art de bien conduire
sa raison dans la recherche de la vérité »14. Ici, si « bien
conduire sa raison » renvoie aux trois premières parties de
la logique (perception, jugement, raisonnement), la précision

13 Pierre-Sylvain Régis, Système de Philosophie, contenant la Logique,


la Métaphysique, le Physique et la Morale, Paris, Denys Thierry
aux dépens d’Anisson, Posuel et Rigaud, libraires à Lyon, 1690,
3 vol, t. I, p. i : « Les Auteurs qui n’ont expliqué que des questions
particulières de physique, ont avoué que leurs ouvrages n’étaient
pas des pièces achevées et ne leur ont donné que le nom
d’Essais de physique. Ceux qui n’ont fait que des traités séparés
de logique, de métaphysique ou de morale, n’ont rien donné de
plus complet ; il n’y a que ceux qui ont rassemblé en un seul
corps toutes les parties de la philosophie qui aient tenté le
même dessein que moi. »
14 Ibid., IV, ch. 1, t. I, p. 40.

13
CORPUS, revue de philosophie

du but (« dans la recherche de la vérité ») souligne qu’il y a


désormais une fin extérieure. La logique ne peut pas
simplement viser la perfection ou les défauts de chaque
opération. Elle doit contenir, outre cela, une méthode, cette
partie qui, de l’intérieur de la logique, ouvre à l’ensemble de
l’édifice philosophique. La méthode est cette articulation qui, à
partir de la considération des opérations de l’esprit, permet
à la logique de regagner le monde.
Après la logique, viennent en effet les savoirs objectifs,
et en premier lieu, la métaphysique ou connaissance des
substances intelligentes. En effet, celle-ci « ne sert pas
seulement à l’âme pour se connaître elle-même, elle lui est
encore nécessaire pour connaître les choses qui sont hors
d’elle, toutes les sciences naturelles dépendent de la
métaphysique, la mathématique, la physique, et la morale
sont fondées sur ces principes. » 15 Ce primat de la
métaphysique est double. D’une part, dans l’ordre de priorité,
elle sert de fondement. Ainsi, « si les physiciens sont assurés
que la substance étendue existe et qu’elle est divisée en
plusieurs corps, ils savent cela par la métaphysique, qui
leur apprend, non seulement que l’idée qu’ils ont de l’étendue
doit avoir une cause exemplaire, qui ne peut être que
l’étendue même ; mais encore que les différentes sensations
qu’ils ont doivent avoir des causes efficientes diverses qui
leur répondent, et qui ne peuvent être que les corps particuliers
qui ont résulté de la division de la matière. »16 Ensuite, dans
l’ordre de facilité, elle est plus simple et plus aisée à acquérir, en
particulier, parce que nous expérimentons en nous-mêmes les
choses qui sont les preuves de cette connaissance. Le système
se clôt par un long traité de physique et par la morale.
On peut donc établir, de Descartes à Régis, une filiation
dogmatique quant aux rapports de la logique et de la
philosophie. Mais en même temps, de l’un à l’autre, un
écart se crée. La logique, art de raisonner, prétend donner
une méthode générale pour la connaissance. Mais en quel sens
permet-elle de fonder le système général des connaissances ?
Quelles relations, de priorité ou de subordination, la logique

15 Ibid., t. I, p. 64.
16 Ibid., t. I, p. 64.

14
Thierry Hoquet

entretient-elle avec les autres composantes de la philosophie


(métaphysique, physique, morale) ? L’ordre cartésien des
Principes semble ne faire de la méthode qu’une discipline
de l’esprit : l’art de bien raisonner n’apporte à proprement
parler aucune connaissance. Il n’est qu’une manière de
conduire sa raison. Mais ainsi comprise, la logique pourra
se voir reprocher de n’être qu’une science idéale, impuissante
à servir les connaissances réelles. En cela, elle est réunie
aux mathématiques, qu’il n’importe pas de connaître pour
elles-mêmes mais qu’il convient au contraire d’appliquer17.
Toute autre est la place de la logique selon Régis, non
plus à l’extérieur de la philosophie, mais bien comme la
première partie du système complet des connaissances.
On retrouve ici un type de système plus proche de celui
présenté par le Discours de la méthode (ordre que nous
qualifions d’« horizontal », pour le distinguer de l’ordre
« vertical », déductif des Principes). Dans ce cas, la logique
ne vaut plus comme une source générale de déductions
mais bien comme un ensemble de vérités, qui font de plein
droit partie de nos connaissances.
Ainsi, deux points sont à noter : 1/ qu’elle soit en
dehors de la science ou qu’elle en constitue la première
partie, la logique des cartésiens se singularise en ce qu’elle
vient toujours en premier ; 2/ le philosophe cartésien
s’enquiert du pratique par la considération des fruits18, ce en
quoi il est en rupture avec la tradition aristotélicienne19.

17 Cf. par exemple, Bernard Nieuwentijt, Wereld Beschouwingen, chez


Jean Pauli, 1727, trad. fr., L’Existence de Dieu, démontrée par les
merveilles de la Nature, Amsterdam et Leipzig, Arkstee et Merkus,
1760, p. 8 : le nom de mathématicien ne convient pas à celui qui
n’a étudié que les Éléments d’Euclide, pas plus celui de philosophe
ne convient à qui n’a étudié que la logique. « Puisqu’on peut être
fort versé dans ces sciences idéales, sans néanmoins avoir que
peu ou point de connaissances de ce qui existe réellement et
qu’on voit arriver. »
18 Selon Étienne Gilson (D’Aristote à Darwin et retour, Essai sur
quelques constantes de la biophilosophie, Paris, Vrin, 1971, p. 35),
cette obsession du fruit, en introduisant la considération de
l’utilité dans les savoirs, marque le départ de la science

15
CORPUS, revue de philosophie

Un écart plus net encore se dessine quant à la place


de la méthode dans la science. En plaçant la logique comme
hors de la science, Descartes la rend incontestable. Elle n’est
pas dépendante d’une théorie qui l’établit mais simplement
connue par réflexion. Véritable hors-d'œuvre, la logique tire
de là (et de l’universalité de la lumière naturelle qui la fonde) sa
puissance à s’appliquer à toutes les sciences indifféremment.
Elle devient l’« instrument universel qui peut servir en toutes
sortes de rencontres »20 – « Necessaria est methodus ad rerum
veritatem investigandam. »21 La méthode cartésienne sera toute
puissante (elle s’appliquera indifféremment à tous les objets),
alors qu’il n’y aura pas de « méthode aristotélicienne » au
sens où la logique exposerait un ensemble de règles. Quand
la logique cartésienne tend à la généralisation, la logique
aristotélicienne multiplie les attentions aux singularités –

cartésienne (d’accord sur ce point avec le projet baconien) loin


de l’idéal d’une science contemplative (théorique). Ce dernier
idéal, « l’amour de la vérité cherchée et possédée pour elle-
même » (p. 34), était le partage d’une bonne part de la science
antique et médiévale : Platon, Aristote, Plotin, Augustin,
Thomas d’Aquin. À l’inverse, on soulignera la volonté fermement
pratique de la science cartésienne. Cf. en particulier Discours de
la Méthode, VI (AT VI, 61-62) : « et qu’au lieu de cette
philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en
peut trouver une pratique… »
19 Si l’on en croit Richard Bodéus (in Sylvain Auroux (éd.), Les Notions
philosophiques, Paris, PUF, 1990, t. II, article « Philosophia »), la
philosophie n’entretient pour Aristote que des rapports peu
clairs avec la sophia et le philosophe aristotélicien est mobilisé
par la theoria (Éthique à Nicomaque, X, 7-9). Ainsi, l’écart qui se
fait d’Aristote à Descartes ne serait pas celui du passage d’une
philosophie ancienne qui serait sagesse ou art de vivre à une
philosophie moderne qui serait science et connaissance. Bien
au contraire, s’il y a bien passage du théorique au pratique,
c’est le philosophe aristotélicien qui serait théorique et le
cartésien pratique.
20 Descartes, Discours de la Méthode, V (AT VI, 57).
21 Descartes, Regulae ad directionem ingenii, Regula IV (AT X, 371).

16
Thierry Hoquet

ce que les critiques ramassent souvent dans une formule :


« À objets différents, principes différents. »22
On peut en effet opposer la pensée aristotélicienne
qui part des choses mêmes (pragmata) et la philosophie
cartésienne, où l’ego constitue la sphère de la certitude.
Ainsi, dans la philosophie aristotélicienne, la vérité sera
définie, selon la formule consacrée par le thomisme, comme
adaequatio rei et intellectus alors que dans le contexte
cartésien, la vérité s’identifiera à l’évidence de la lumière
naturelle23. Du point de vue cartésien, la pensée doit
reconquérir la réalité de la chose et établir en quoi la
perception se distingue du rêve. Pour les aristotéliciens, la
chose se tient par soi, antérieurement à toute conscience qui lui
ferait face, indépendamment de toute connaissance qu’on en
prendrait.
Réfutant les Éléates, Aristote leur reproche avec insistance
d’accorder un privilège exclusif au logique (logos) au mépris des
sens (aisthesin) et des choses (pragmaton)24. De même, à propos
de la position de la terre, les Pythagoriciens et leurs
imitateurs sont critiquables en ce qu’ils « ne tirent pas
leur conviction des faits observés (ek ton phainomenon), mais
plutôt des raisonnements (ek ton logon) »25. Dans ces passages
du texte d’Aristote, l’opposition est ferme entre ceux qui
procèdent logikôs et ceux qui procèdent physikôs. Les premiers
négligent, voire disqualifient, les choses sensibles, les seconds
les examinent26. Du point de vue aristotélicien, est inconcevable
l’édification même d’un système de philosophie à partir de
la logique, qu’il soit simplement réorganisé ex post, ou qu’une
conception logique de la vérité et de la preuve fonde
véritablement le corps de la philosophie.

22 Aristote, De l’âme, 402 a 22, trad. E. Barbotin, Les Belles Lettres,


1966 ; ou trad. R. Bodéüs, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 77 :
« Car les principes varient selon les cas. »
23 Cf. Discours de la Méthode, IV (AT VI, 38) : « Les choses que nous
concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies. »
24 Aristote, De la Génération et de la corruption, 325 a 13 et 18.
25 Aristote, Traité du ciel, 293 a 29-30, tr. P. Moraux, Paris, Les Belles
Lettres, 1965.
26 Aristote, De la Génération et de la corruption, 316 a 11.

17
CORPUS, revue de philosophie

À l’inverse, les Cartésiens affirment que la science doit


procéder méthodiquement, c'est-à-dire partir de la logique
pour constituer les faits. Du point de vue cartésien, l’unité
de l’entendement qui s’applique aux objets pose l’unité
de la science. Ce qui articule fondamentalement logique et
philosophie, c’est l’idée que, dès lors que l’on aura la
bonne méthode, on sera garanti de former la science
véritable. Si la connaissance s’est égarée, c’est pour avoir
quitté les voies de la bonne méthode.

II. La recherche du fruit : art de raisonner ou art de juger ?


Une telle conception de la méthode peut trouver, à titre
d’hypothèse, son apologue dans La Belle au bois dormant,
de Charles Perrault27. Le champion des Modernes raconte28 :

27 Descartes ne déclare-t-il pas lui-même à propos du Discours de la


Méthode qu’il n’a pas pour « dessein […] d’enseigner ici la
méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison,
[…] ne proposant cet écrit que comme une histoire ou, si vous
l’aimez mieux, que comme une fable. » (AT VI, 4). Cela nous
renvoie au fait que, selon Baillet (La Vie de Monsieur Descartes,
I, p. XVIII), Descartes lui-même appelait sa philosophie le « roman de
la nature ». De même, dans la préface à la traduction française
des Principes, Descartes ajoute un « mot d’avis touchant la façon
de lire ce livre » qui recommande « qu’on le parcourût d’abord tout
entier comme un roman ». (AT IX-2, 11, 29-31). C’est seulement
Clerselier qui, dans les Secondes réponses, oppose la méditation
sérieuse au mode de lecture du roman (AT IX-1, 107). Sur cette
tradition médiévale de « physique par hypothèse », cf. Amos
Funkenstein, Theology and the scientific imagination from the Middle
Ages to the seventeenth century, trad. fr. J.-P. Rothschild, Théologie
et imagination scientifique du Moyen Âge au XVIIe siècle, Paris,
PUF, 1995.
28 Il ne nous appartient pas ici de trancher sur la querelle en
paternité, concernant ce conte, paru en février 1696 dans le
Mercure galant et disputé entre Charles et son fils Pierre, dit
Perrault Darmancour. Cf. l’édition Gilbert Rouger des Contes,
Classiques Garnier, Paris, Bordas, 1991, pp. XIII-XXI.

18
Thierry Hoquet

Il était une fois un roi et une reine qui étaient si fâchés


de n’avoir point d’enfants, si fâchés qu’on ne saurait dire. Ils
allèrent à toutes les eaux du monde : vœux, pèlerinages,
menues dévotions, tout fut mis en œuvre, et rien n’y
faisait. Enfin, pourtant, la reine devint grosse et accoucha
d’une fille29.

Ce conte, représentation d’un cycle, a pu être lu comme


une description étape par étape du Grand Œuvre30. Pénétré
de thèmes alchimiques, il donne une histoire de la stérilité.
Il étudie une union incapable de rien concevoir, qui ne
donne naissance qu’à des vents. Par là, c’est l’histoire d’une
méthode bréhaigne, la syllogistique, qui nous est contée :
des nœuds qui embarrassent et entravent celui qui pense
plutôt que de le libérer ou de le guider. Est-ce hasard si la
menace est incarnée par les quenouilles, cela même qui
permettrait de démêler des fils trop bien enchevêtrés ? La
princesse se piquera à un fuseau négligé. Elle-même,
était-elle conception véritable ou songe creux ? Il faudra
cent ans pour le savoir et l’intervention de quelque vaillant
Perceforest31 pour que cette union soit à son tour féconde,
et que naissent deux beaux enfants, l’Aurore et le Jour.
La recherche du fruit par de nouveaux moyens inaugure la
naissance de l’esprit cartésien, lorsqu’il s’élève contre la
futilité de ce qu’on enseigne dans les Écoles32. Tout comme

29 Charles Perrault, Contes, ed. cit., p. 97.


30 Robert Amadou et Robert Kanters, Anthologie littéraire de l’occultisme
(1950), reprise Paris, Seghers, 1975, p. 107, que nous citons pour
son usage remarquable du « peut-être » : « Elle est peut-être la figure
de la Tradition endormie mais toujours vivante et le chevalier
vaillant est peut-être le chercheur obstiné et pur qui la retrouve
et l’éveille. Peut-être aussi, sous l’allure générale de cet épisode
conforme aux lois occultistes, faut-il voir une peinture très
précise des opérations du Grand Œuvre. À chacun d’en décider
selon ses goûts et ses talents. »
31 Cf. Jeanne Lods, Le roman de Perceforest. Origines, composition,
caractères, valeur et influence, Genève-Lille, Droz-Giard, 1951,
p. 91, où l’auteure opère un rapprochement.
32 Descartes, Discours de la Méthode, I (AT VI, 3) : « j’en ai déjà
recueilli de tels fruits… ». Le même thème traverse la perspective

19
CORPUS, revue de philosophie

le couple royal de Perrault avait couru toutes les eaux, tenté


toutes les cures, même au-delà des limites du royaume,
Descartes avait « parcouru tous les livres »33, même ceux
qui traitaient de magie, ces sciences « les plus curieuses ».
Il n’avait pas hésité à passer les bornes de la science autorisée,
afin de s’assurer « qu’il n’y avait aucune doctrine dans le
monde qui fût telle qu’on [lui] avait auparavant fait
espérer »34. Aucune doctrine dans le monde, aucune eau
dans le royaume, rien qui laissât apparaître une issue.
Descartes a donc entrepris de montrer que toutes les
sciences qu’il avait étudiées au Collège étaient inutiles. Plus
encore, en critiquant les sciences et les arts, il opère une
critique des puissances. Les sciences sont coupables d’avoir
affermi les trônes, d’avoir orné ce que le besoin avait élevé
et Descartes nous montre « que la théologie enseigne à
gagner le ciel ; que la philosophie donne moyen de parler
vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer
des moins savants ; que la jurisprudence, la médecine et
les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à
ceux qui les cultivent. »35
Mais entre des ronces et des épines tant « entrelacées
les unes dans les autres, que bête ni homme n’y aurait pu
passer », le chemin ne s’est pas ouvert de lui-même comme
par miracle devant le cavalier français36. Certes, il « pense

utilitaire des Principes (AT IX-2, 17) : « Je dirai ici quels sont les
fruits que je me persuade qu’on peut tirer de mes principes. »
ou (IX-2, 18) : « Le dernier et le principal fruit de ces principes
est qu’on pourra, en les cultivant, découvrir plusieurs vérités
que je n’ai point expliquées… »
33 Descartes, Discours de la Méthode, I (AT VI, 5). Et plus loin : « Il est
bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses
et les plus fausses afin de connaître leur juste valeur… »
34 Ibid. (AT VI, 5) (nous soulignons).
35 Ibid. (AT VI, 6).
36 C. Perrault, La Belle au Bois Dormant : « Le jeune prince, à
ce discours, se sentit tout de feu ; il crut, sans balancer, qu’il
mettrait fin à une si belle aventure, et, poussé par l’amour et
par la gloire, il résolut de voir sur-le-champ ce qui en était. À
peine s’avança-t-il vers le bois que tous ces grands arbres, ces

20
Thierry Hoquet

avoir eu beaucoup d’heur de [s’]être rencontré dès [s]a


jeunesse en certains chemins »37, mais hélas ! L’union
heureuse du fruit et de la méthode aura été de courte
durée et l’histoire des liaisons stériles devint bientôt à
rebours l’image de la méthode cartésienne. Le conte
donne l’histoire d’une voie – couper tout droit à travers
bois – qu’on avait dite assurée, et qui n’aura été qu’une
fâcheuse errance. On a eu beau avancer et tenir ferme le
cap, toute la dévotion n’a rien changé à l’affaire et l’on n’a
pas trouvé tout ce qu’on espérait. L’alliance cartésienne doit
donc finir, pour céder place à de plus fertiles unions et
donner descendance : l’heure a sonné pour une succession.
Il s’agit donc de perfectionner l’instrument pour avoir de
beaux fruits. Socrate déjà testait les fausses conceptions
et recherchait le moyen de faire de beaux enfants38. La
scolastique propose un tel outil. L’inventaire critique de toutes
les combinaisons de propositions simples doit permettre
d’identifier les raisonnements valides, et de séparer ceux qui
forment preuve de ceux qui sont trompeurs (sophismes,
pétition de principe…). Les jugements sur ce programme sont
contrastés. Pour Leibniz, la formalisation de la logique
traditionnelle (Barbara, Celarent, etc.) est des plus utiles
et Aristote a traduit ces formes en lois infaillibles : il est le
premier qui ait écrit mathématiquement en dehors des

ronces et ces épines s’écartèrent d’elles-mêmes pour le laisser


passer. » (nous soulignons)
37 Descartes, Discours de la Méthode (AT VI, 3).
38 Platon, Théétète, 150 a-c, trad. M. Narcy, éd. GF, pp. 150-151 : « Car
il y a une chose supplémentaire qui n’est pas possible aux femmes :
parfois mettre au monde des êtres imaginaires, parfois des êtres
véritables, et que la chose ne soit pas facile à diagnostiquer… le
travail le plus important et le plus beau, trier ce qui est
véritable ou non… Et c’est cela le plus important dans notre
métier, d’être capable d’éprouver par tous les moyens, si la
pensée du jeune homme donne naissance à de l’imaginaire, c’est-
à-dire à du faux, ou au fruit d’une conception, c’est-à-dire à du
vrai. »

21
CORPUS, revue de philosophie

mathématiques39. Mais plusieurs critiquent ce postulat à la


suite de Descartes (« La logique … corrompt le bon sens
plutôt qu’elle ne l’augmente. »40) et opposent deux logiques,
la pensée vraie qui juge bien et la syllogistique des
raisonneurs ou des ratiocinateurs ; d’un côté la méthode
de l’invention, qui accroît et conduit la découverte, et de
l’autre la lourde chaîne par où s’exhibent et se ressassent
les savoirs anciens. Cette dernière est accusée de ne pas
permettre de parvenir à la science, sauf à savoir déjà ce
que l’on cherche : le médecin Jean-Baptiste Van Helmont
critique ainsi une logique « inutile pour inventer et donner
de la science »41. De même, la Logique de Port-Royal estime
que les errances de la science ne viennent pas de ce que
l’on raisonne mal, soulignant à l’inverse que « la nature »
ou « la seule lumière de la raison » suffit souvent à nous
faire raisonner juste42. Si la connaissance échoue, c’est que
le raisonnement prend pour point de départ des prémisses
inconsistantes : les raisonnements de l’astrologie judiciaire
sont formellement corrects, mais les propositions qu’ils

39 Cf. lettre de Leibniz à Gabriel Wagner, fin 1696 (Philosophische


Schriften, VII, 514-527, cité par Heinrich Scholz, Esquisse d’une
histoire de la logique, trad. Coumet et alii, Paris, Aubier-Montaigne,
1968, p. 81).
40 Descartes, Principes, Préface (AT IX, 13).
41 Jean-Baptiste Van Helmont, Principes de physique, Première partie,
ch. II, in Les Œuvres de Jean-Baptiste van Helmont, traitant des
principes de médecine et physique pour la guérison assurée des
maladies, trad. Jean Le Conte, Lyon, J.A. Huguetan et G. Barbier,
1671.
42 Cf. Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique ou l’art de penser,
contenant, outre les règles communes, plusieurs observations
nouvelles, propres à former le jugement, éd. 1683, reprise par
Pierre Clair et François Girbal, 2e éd., Paris, Vrin, 1993, p. 38 :
« Tout cela se fait naturellement, et quelquefois mieux par ceux
qui n’ont appris aucune règle de logique, que par ceux qui les
ont apprises. ». Cf. aussi « Du raisonnement » (introduction à la
troisième partie).

22
Thierry Hoquet

conjuguent sont extravagantes43. C’est donc à corriger les


principes du savoir qu’il faut travailler, car c’est à cause
des fondements défaillants (suffosis) que la syllogistique
semble coupée de tous fruits. Ainsi, ce qui manque, ce
n’est pas un art de raisonner, mais bien un art de penser,
qui donnera des règles pour toutes les actions de l’esprit,
à commencer par celles qui concernent la formation des
idées simples (concevoir) et les premières compositions
d’idées (juger).
De plus, on a vu que dans l’arbre cartésien des
Principes, la morale occupait une double place : hors la
science comme règle immédiate, mais aussi, au sommet de
l’arbre, sous une forme plus relevée. C’est cette seconde piste
que suit la Logique de Port-Royal, où la morale semble
devenir le but ultime de l’art de bien penser – et par là de
toute la connaissance :

Non seulement ces sciences ont des recoins et des


enfoncements fort peu utiles : mais elles sont toutes
inutiles, si on les considère en elles-mêmes et pour elles-
mêmes. Les hommes ne sont pas nés pour employer leur
temps à mesurer des lignes, à examiner les rapports des
angles, à considérer les divers mouvements de la matière.
Leur esprit est trop grand, leur vie trop courte, leur
temps trop précieux pour l’occuper à de si petits objets :
Mais ils sont obligés d’être justes, équitables, judicieux
dans tous leurs discours, dans toutes leurs actions, et

43 Ibid., « Premier discours où l’on fait voir le dessein de cette nouvelle


logique », p. 17 : « Il y a une constellation dans le ciel qu’il a plu
à certaines personnes de nommer Balance, et qui ressemble à une
balance comme à un moulin à vent ; la balance est le symbole
de la justice : donc ceux qui naîtront sous cette constellation seront
justes et équitables. Il y a trois autres signes dans le Zodiaque,
qu’on nomme l’un Bélier, l’autre Taureau, l’autre Capricorne, et qu’on
eût pu aussi bien appeler Éléphant, Crocodile et Rhinocéros : le
bélier, le taureau et le capricorne sont des animaux qui ruminent :
donc ceux qui prennent médecine, lorsque la lune est sous ces
constellations, sont en danger de la revomir. Quelques extravagants
que soient ces raisonnements, il se trouve des personnes qui les
débitent, et d’autres qui s’en laissent persuader. »

23
CORPUS, revue de philosophie

dans toutes les affaires qu’ils manient ; et c’est à quoi


ils doivent particulièrement s’exercer et se former44.

De telles considérations courent la science chrétienne et


ne concernent pas seulement la géométrie. L’histoire voit de
même ses faits et ses témoignages toujours menacés par une
crise pyrrhonienne qu’aucune méthode ne permet véritablement
d’endiguer. C’est au point que l’imperfection même de la
science finit par passer pour un don de la providence45.
On met en avant des raisons morales qui expliquent les
défauts mêmes de la méthode. Qui veut expliquer l’erreur
doit parfois emprunter des détours : la théodicée invite à
suivre des voies tortues.
D'Alembert prolonge ce double rapport (entre logique
et morale et entre art de raisonner et art de penser) dans le
Discours préliminaire de l’Encyclopédie. La logique traduit
notre désir de « réduire en art la manière même d’acquérir
des connaissances ». Mais elle ne tient pas le premier rang
dans l’art de l’invention. On peut se passer des manuels :
« l’art de raisonner est un présent que la Nature fait d’elle-
même aux bons esprits ». On peut dire qu’« on a fait un
grand nombre de raisonnements justes, longtemps avant que
la logique réduite en principes apprît à démêler les mauvais »46.
Cette logique naturelle, qui se passe de maîtres, a son
équivalent moral, puisque « la notion des vices et des
vertus morales a précédé dans les païens la connaissance
du vrai Dieu »47.

44 Ibid., p. 16.
45 Par exemple, Lenglet du Fresnoy, Méthode pour étudier l’histoire,
nouvelle éd., Paris, Debure et Tilliard, 1772, t. I, p. 70 : « La providence
permet encore ces incertitudes, pour nous apprendre que nous
ne sommes pas nés pour être géographes, historiens et
critiques : elle nous a destinés à de plus grands et à de plus
nobles emplois. Nous posséder nous-mêmes, pour parvenir un jour à
la possession de l’être suprême : voilà quelle est notre destination. »
46 D'Alembert, Discours préliminaire, éd. Malherbe, Paris, Vrin, 2000,
pp. 98-99.
47 Id., p. 80. Cet écart entre spéculation et pratique constitue selon
D'Alembert la principale différence qui distingue les Sciences et les

24
Thierry Hoquet

III. Critiques de la méthode cartésienne comme imagination


Ceux qui tiennent que la logique nous donne les règles
universelles de l’art de raisonner, sont conduits à affirmer
que la logique n’a, depuis Aristote, fait aucun pas ni en avant ni
en arrière « et que, par conséquent, selon toute apparence,
elle semble close et achevée »48. Kant est de ceux, pour qui
le raisonnement tient encore par sa nature à la forme
syllogistique. L’art du raisonnement n’a pas à être inventé ;
comme la vérité, il est. D’autres au contraire soulignent
comment les progrès de la logique peuvent initier des
progrès dans la connaissance soit en soignant l’entendement
(une conversion de l’esprit, Medicina mentis pour reprendre
un titre de Tschirnhaus), soit en permettant d’approcher de
nouveaux objets, soit encore en guidant vers la vérité,
machinalement ou, selon le mot de Spinoza, quasi manu.
L’impératif du fruit est si urgent que, faute d’avoir
produit ses résultats, c’est à présent Descartes lui-même que
l’on accuse de stérilité. Voltaire, Pluche, Condillac multiplient
les attaques et traitent le cartésianisme comme une fantaisie :
c’est là un indice fort que par philosophie, ils entendent
désormais physique.
Voltaire peint les débuts difficiles de la méthode
expérimentale avec Torricelli et donne le ton quant à
l’héritage ambigu de la méthode cartésienne en physique :

Descartes parut alors. Il fit le contraire de ce qu'on devait


faire : au lieu d'étudier la nature, il voulut la deviner.
Il était le plus grand géomètre de son siècle ; mais la
géométrie laisse l'esprit comme elle le trouve. Celui de
Descartes était trop porté à l'invention. Le premier des

Arts (p. 104). La division est cependant complexe : « L’on dispute, par
exemple, tous les jours dans les écoles, si la Logique est un art
ou une science : le problème serait bientôt résolu, en répondant
qu’elle est à la fois l’une et l’autre. » Sera dit art « tout système de
connaissances qu’il est permis de réduire à des règles positives,
invariables et indépendantes du caprice ou de l’opinion ». En ce
sens, il est permis de dire « que plusieurs de nos sciences sont
des arts, étant envisagées par leur côté pratique ».
48 Kant, Critique de la raison pure, Préface à la 2e éd.

25
CORPUS, revue de philosophie

mathématiciens ne fit guère que des romans de


philosophie. Un homme qui dédaigna les expériences,
qui ne cita jamais Galilée, qui voulait bâtir sans
matériaux, ne pouvait élever qu'un édifice imaginaire.

Ce qu'il y avait de romanesque réussit, et le peu de vérités


mêlées à ces chimères nouvelles, fut d'abord combattu.
Mais enfin ce peu de vérités perça à l'aide de la méthode
qu'il avait introduite : car avant lui, on n'avait point de
fil dans ce labyrinthe ; et du moins, il en donna un, dont
on se servit après qu'il se fut égaré. C'était beaucoup de
détruire les chimères du péripatétisme, quoique par d'autres
chimères. Ces deux fantômes se combattirent ; ils
tombèrent l'un après l'autre, et la raison s'éleva enfin
sur leurs ruines49.

Descartes nous a légué une logique et une philosophie,


mais il nous a leurré en nous laissant penser que la
seconde était fondée sur la première. En réalité, sa
philosophie même n’était qu’une fantaisie ; quant à sa
méthode, qu’était-elle au fond ? Il semble désormais que
Descartes vaut tout entier comme pars destruens plutôt
que comme pars instruens. Le fil qu’il nous a légué attend
encore de tisser le bon système.
Les relations de Descartes aux philosophes des Lumières,
apparaissent souvent comme un double jeu de rejets et
d’emprunts : ceux-ci, divisant le système de Descartes selon
leurs besoins, ont discrédité la physique et la métaphysique
cartésiennes, mais ils ont conservé la méthode rationnelle,
qu’ils entendaient porter à sa pleine fécondité critique50. On
s’entend donc pour établir qu’il y a à la fois rupture
décisive et similarité ; que les philosophes font sécession de

49 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV (v. 1751), ch. XXXI (« Des Sciences »),
in Œuvres historiques, éd. René Pomeau, Paris, Gallimard, La
Pléiade, 1957, pp. 997-998.
50 Aram Vartanian, Diderot and Descartes. A Study of scientific
naturalism in the Enlightenment, Princeton (NJ), Princeton University
Press, 1953, p. 4 : « the philosophes, dividing the Cartesian system
as it suited their purpose, discarded the metaphysics and physics,
but brought to full fruition the rationalist, critical method of
Descartes. » On notera l’insistance mise ici sur le fruit.

26
Thierry Hoquet

façon très nette sur tous les contenus de la science


cartésienne, mais que leur pensée reste en définitive
identique dans son principe et sa démarche. Ainsi, on aurait
rejeté tout le système de physique et de métaphysique
(imaginations, fables) mais on conserverait l’idée de recherche
méthodique. Les philosophes auraient poussé à son terme
la méthode, que Descartes avait bien aperçue mais mal
appliquée : c’est en particulier le jugement de D’Alembert,
dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Mais c’est
déjà ce que disait Malebranche51 et avant lui, Descartes
lui-même : le rejet de l’autorité en philosophie nous vient
de la lettre même du texte de Descartes, héritage légué
par l’ultime phrase des Principes de la philosophie :

Je prie mes lecteurs de n’ajouter point du tout de foi


à tout ce qu’ils trouveront ici écrit, mais seulement de
l’examiner et n’en recevoir que ce que la force et l’évidence
de la raison les pourra contraindre de croire52.

Étrange destinée de cette phrase qui clôt l’ouvrage et qui


se trouve dans un chapitre ainsi résumé par la table : « Mais que
je soumets toutes mes opinions au jugement des plus sages
et à l’Autorité de l’Église ». Plusieurs problèmes se posent.
D’abord, la question d’une logique de Descartes est
problématique. Descartes formule-t-il une logique, et en quel
lieu ? Que valent les règles du Discours de la Méthode ?
Ensuite, si aujourd'hui, l’histoire des idées a dépouillé le
Discours de la Méthode de ses trois essais, il apparaît qu’en
réalité, au XVIIIe siècle, le mouvement est double. D’une
part, on peut isoler la logique du Discours de la physique
des Essais. Mais réciproquement, d’autres veulent dépouiller
la physique cartésienne et ses résultats (géométrie, dioptrique,
météores) de cette logique trop simple. Le premier
mouvement est par exemple incarné par Poisson et repris

51 Malebranche, Recherche de la vérité, VI, 2, ch. 9 : « Je dois à


M. Descartes ou à sa manière de philosopher les sentiments que
j’oppose aux siens ou la hardiesse de le contredire. »
52 Descartes, Principes, IV, 207 (AT IX-2, 325).

27
CORPUS, revue de philosophie

par l’abbé Pestré dans l’article Cartésianisme de l’Encyclopédie53.


Le second mouvement s’incarne dans les critiques que Leibniz
adresse à la méthode cartésienne (« Prends ce qu’il faut,
fais ce que dois, et tu obtiendras ce que tu souhaites »54) ou dans
ces lignes moins connues mais tout aussi significatives de
Louis-François Ladvocat55 quand il entend développer un
Nouveau système de philosophie. Il écrit alors à propos de
Descartes : « sa physique débarrassée d’une logique peu utile
pour l’usage qu’on en devrait faire et d’ailleurs prévenante
pour avoir corrigé les erreurs de nos sens…, nous oblige
souvent à nous tenir sur nos gardes pour ne pas tomber
dans l’erreur. » Pour Ladvocat, il faut sauver la physique de
Descartes (en particulier, son Traité des Passions et sa
géométrie) et débarrasser ces acquis précieux d’une logique
inutile, étrangère à l’édifice (« prévenante »). Et la page
suivante poursuit : certes, « M. Descartes avait peuplé toutes
les contrées de la physique », mais il n’a rien apporté à la
logique – « La logique était depuis longtemps défrichée. »
C’est principalement la question de l’erreur dans la
connaissance qui rend l’idée d’une méthode plus urgente.
Mais la question se redouble quand il s’agit de dénoncer
cette fois l’erreur de méthode. Descartes dénonce des fruits
qui peuvent être comme les beaux palais des Anciens :
imposants, mais construits sur du sable. Ainsi, ce que
met en avant la critique, c’est le manque de fondement et
la fragilité qui en résulte, à laquelle la méthode devra
remédier. Surtout, si c’est la base ou la racine qui font
défaut, alors, il faut reprendre la construction dès les

53 Cf. Mariafranca Spallanzani, « On peut considérer Descartes comme


Géomètre ou comme Philosophe : le Discours de la Méthode et les
Essais dans l’Encyclopédie », in Henry Méchoulan (éd.), Problématique et
réception du Discours de la Méthode et des Essais, Paris, Vrin, 1988,
pp. 335-342.
54 Cf. Yvon Belaval, Leibniz, critique de Descartes, Paris, Gallimard,
Bibliothèque des Idées (réédition Tel), 1960, n.1. p. 33.
55 Louis-François Ladvocat, Nouveau système de philosophie établi
sur la nature des choses connues par elles-mêmes, Paris, N. Le
Breton, 1728, 2 vol, Avant-propos, ã ij, v. L’auteur mourra doyen
de la chambre des comptes à Paris.

28
Thierry Hoquet

fondements. La philosophie doit inlassablement répéter le


geste initial : a primis fundamentis inchoandum est.
Pour trouver ces fondements, l’abbé Pluche retire même
à Descartes sa valeur de guide. Dans son Histoire du ciel, il
promeut la Logique de Mariotte56, qu’il estime plus que
celle de Descartes « parce que l’expérience autorise le premier
et abandonne l’autre » 57. Si Descartes est systématique,
Mariotte est « judicieux » :

quand les connaissances claires lui manquent, il ne croit


pas pour cela tout désespéré ou perdu. Il a recours à
la certitude de l’expérience, et il se borne prudemment
à se servir en chaque chose des effets observés pour lui
tenir lieu de principe. Mais il est bien éloigné de
penser qu’un seul principe le conduira comme Descartes
jusqu'aux vérités les plus éloignées, et qu’aucune ne lui
échappera58.

Ainsi, ce qui est proposé, c’est de remettre l’ordre des


sciences à l’endroit : « la perfection de la physique consistera
plutôt à recueillir ce que nos sens nous peuvent
apprendre de la nature, qu’à consulter ce que la raison nous
en dit. »59 Ainsi, la méthode est seconde, parce qu’attachée
à la raison, et c’est désormais l’observation qui doit marcher

56 Edmé Mariotte, Essai de Logique. Contenant les principes des


sciences et la manière de s’en servir pour faire de bons raisonnements
(1717), Corpus des œuvres de philosophie en langue française,
texte revu par G. Picolet avec la collaboration d'A. Gabbey, Paris,
Fayard, 1992.
57 Noël-Antoine Pluche, Histoire du Ciel, où l’on recherche l’origine
de l’idolâtrie et les méprises de la philosophie, sur la formation
des corps célestes et de toute la nature, nouvelle édition, chez les
frères Estienne, 1778, t. II, p. 178 : « Oh ! que j’aime mieux la
méthode de cet académicien aussi modeste que savant, et qui
n’entreprend ou ne promet rien qu’il ne sente en son pouvoir.
L’illustre Mariotte avait lu Descartes : mais il connaissait mieux
les bornes de l’intelligence humaine, et l’usage de la géométrie. »
58 Ibid., t. II, p. 179.
59 Ibid., t. II, p. 180.

29
CORPUS, revue de philosophie

la première : les pragmata priment sur les raisonnements,


le physique guide le logique.
Condillac poursuit cette critique de l’imagination
cartésienne et fait de Descartes un enchanteur qui, « du
seul moyen d’une baguette, élève, détruit, change tout au
gré de ses désirs »60. Le reproche porte sur l’extension
abusive d’un seul principe : « C’était peu pour Descartes
d’avoir tenté d’expliquer la formation et la conservation de
l’univers par les seules lois du mouvement, il fallait encore
borner au pur mécanisme jusqu'à des êtres organisés »
(p. 314). Le vice cartésien est l’inflation d’une imagination
vaine, insouciante des discontinuités, ignorante pour
n’avoir pas observé : « elle est aveugle, elle veut l’être et
elle veut cependant juger. » On constate que « plus un
philosophe a généralisé une idée, plus il veut la
généraliser ». Pourtant, « est-il si difficile de prendre une
idée comme au hasard, de l’étendre et d’en faire un
système ? »61 À trop vouloir généraliser, l’esprit croyant
toujours s’étendre, quitte le réel pour l’imaginaire et ses
vains fantômes. Il ne s’agit pas tant de bien raisonner que
de bien juger. Il ne faut pas seulement inventer ; il faut
encore être judicieux.
Étendue uniformément à toute question, la méthode
risque de ne produire que des songes creux. Que reste-t-il
alors de la méthode ? Celle-ci subit-elle le discrédit de la
science cartésienne, sombrant avec la physique des tourbillons
et la physiologie métaphysique de la glande pinéale ? Ou
bien l’idée d’une méthode demeure-t-elle bonne et il suffit
ici de changer nos principes. En abandonnant la mauvaise
méthode, en faisant le choix d’une autre logique, pourra-t-on
fonder une science nouvelle, c'est-à-dire cueillir de nouveaux
fruits ?

60 Condillac, Traité des animaux (1755), texte de l’édition de 1798,


Corpus des Œuvres de philosophie en langue française, Paris,
Fayard, 1984, p. 315.
61 Ibid., p. 314.

30
Thierry Hoquet

IV. Quel principe ? Changer l’opération ou changer la


construction
Recherchant les racines de l’erreur, on peut condamner
l’opération mise en œuvre : l’imagination a produit des
fantaisies, il appartient à l’observation de donner une science
réelle. Mais cette imagination même que tous conspuent
comme la source de toute erreur, trouve ses défenseurs. Dans le
sillage de Gassendi62, La Mettrie procède à une réduction
de toutes les opérations de l’esprit à l’imagination. Jugement,
raisonnement, mémoire ne sont nullement isolés comme
tels : ce sont de « véritables modifications de cette espèce de
toile médullaire sur laquelle les objets peints dans l’œil sont
renvoyés comme d’une lanterne magique »63. Cela permet
à La Mettrie de se targuer d’orthodoxie : dans son système,
l’âme est vraiment une, et cette unité lui vient de ce
qu’elle n’est en fait que divers degrés d’imagination. Au
contraire, ceux qui ont proclamé avec excès la spiritualité
ou l’immatérialité de l’âme ont dû finalement se résoudre
à diviser ce qu’ils avaient hautement déclaré indivisible :
l’âme s’est trouvée séparée en entendement et volonté ; ils
ont porté atteinte à la simplicité de l’esprit qu’ils avaient
tant chantée. L’imagination pourtant ne garantit rien et devient
aussi bien le nom des mauvais systèmes : « Comme on dit
“l’Homme et le Monde de Descartes”, on dit “les Monades
de Leibniz”, c’est-à-dire des imaginations. »64
D'Alembert, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie,
travaille pour sa part à réduire toutes nos connaissances
à la sensation qui leur a donné leur premier commencement.
C’est permettre de fonder l’unité du genre humain : les
sensations étant « à peu près les mêmes dans tous les
hommes », et « l’art de combiner et de rapprocher des
idées directes n’ajout[ant] proprement à ces idées qu’un

62 Pierre Gassendi, Institutio logica (1658), éd. Howard Jones, Assen


(Netherlands), Van Gorcum, 1981.
63 La Mettrie, L’Homme-machine, in Œuvres philosophiques (1751),
texte revu par F. Markovits, Corpus des Œuvres de philosophie
en langue française, Paris, Fayard, 1987, t. I, p. 81.
64 Id., t. I, p. 257.

31
CORPUS, revue de philosophie

arrangement plus ou moins exact », on peut déduire de


cela que deux hommes qui combinent leurs idées, l’un
avec aise, l’autre avec peine, différeront peu. C’est revenir
une nouvelle fois au Discours de la Méthode et proposer de
relire son début et la fameuse thèse, empruntée à l’École,
selon laquelle les hommes ne diffèrent pas par la forme
mais par les accidents. La sensation devient alors un
principe nouveau, le fait fondamental, la « base » qui
permettra de reconstruire la science : « Rien n’est plus
incontestable que l’existence de nos sensations. » 65 ;
« pourquoi supposer que nous ayons d’avance des notions
purement intellectuelles, si nous n’avons besoin, pour les
former, que de réfléchir sur nos sensations ? » Cela vaut
aussi bien en morale qu’en métaphysique.
Mais quand certains proposent de changer le
fondement (La Mettrie, D'Alembert), d’autres contestent
simplement la procédure de construction. Pour les uns,
on n’a pas pris les bonnes briques, pour les autres, c’est
la manière de composer qu’il faut changer. Dans tous les
cas, les fruits sont renvoyés du côté de l’inconsistance et
des fantaisies.
On peut illustrer cela par le cas de Buffon dont
l’Histoire naturelle générale et particulière a pour projet de
donner « la vraie philosophie »66. À cet effet, il se présente
en rival de Descartes, proposant une nouvelle méthode et
trois nouveaux essais. Pour donner la vraie physique, il
étudie les théories de ses prédécesseurs et souligne la
qualité des faits rassemblés, tout en déplorant le système,
c'est-à-dire la méthode suivie. Quand il salue chez Louis
Bourguet la découverte du « fait » de la correspondance
des angles saillants et rentrants des montagnes, ce sera
pour intégrer ce fait nouveau dans son propre système :
car si le fait est solide, la mise en œuvre qu’en a proposée
Bourguet a péché. Le naturaliste de Neuchâtel est coupable
non pour avoir ignoré des faits, mais pour ce que Buffon
nomme un « défaut de métaphysique » – c'est-à-dire de

65 D'Alembert, Discours préliminaire, op. cit., p. 85.


66 Cf. notre ouvrage Buffon : histoire naturelle et philosophie, Paris,
Honoré Champion, 2005.

32
Thierry Hoquet

règles d’inférences permettant de passer du particulier au


général67. Autrement dit, à partir de bases solides mais
insuffisantes, il n’a pas induit mais deviné.
On peut ainsi contraster différentes manières de mettre
en rapport la logique et les sciences qu’elle fonde (morale,
physique). Descartes les pense dans un rapport de principe
à conséquence ; Buffon souligne le rapport du singulier au
général, rappelant la nécessité pour le physicien de disposer
d’une « métaphysique des idées ». La philosophie (c'est-à-
dire les bonnes théories) relève d’une bonne logique (l’art de
bien généraliser à partir des effets).
La figure de Leibniz ici nous éclaire68. Buffon expose les
résultats de la Protogée et souligne comment un tel
système est nécessairement le produit d’un grand génie.
Que valent ces termes, grand génie, dans l’estimation
d’une théorie de la terre, c'est-à-dire d’une œuvre non
d’imagination mais de physique ? Ils signifient d’abord un
degré d’élévation (« quoique ses pensées soient dénuées
de preuves, elles sont élevées… »). Mais surtout, encore
une fois, c’est en termes logiques que le génie se traduit :
« Les idées ont de la liaison, les hypothèses ne sont pas
absolument impossibles et les conséquences qu’on en peut
tirer ne sont pas contradictoires. »69 Ainsi, le génie, c’est

67 Buffon, Histoire naturelle, Paris, Imprimerie Royale, 1749, Preuves


de la Théorie de la Terre V : « Cet auteur [Bourguet] avait
beaucoup plus de connaissances et d’érudition que de vues
saines et générales, et il m’a paru manquer de cette partie si
nécessaire aux physiciens, de cette métaphysique qui rassemble
les idées particulières, qui les rend plus générales et qui élève
l’esprit au point où il doit être pour voir l’enchaînement des
causes et des effets. »
68 L’abbé Dubos, dans ses Réflexions sur la peinture, critique Leibniz
comme le philosophe mathématicien par excellence. L’homme de
spéculation est l’antithèse de l’homme d’expérience et Dubos fait
l’éloge de la routine du vieux navigateur supérieure aux calculs
des philosophes, mathématiciens nouveaux à la mer. On comprendra
la portée de cette image, en se souvenant que depuis Bacon et Locke,
la navigation est la figure de la connaissance philosophique.
69 Buffon, Preuves de la Théorie de la Terre V.

33
CORPUS, revue de philosophie

d’abord la capacité de forger un système où les idées sont


liées, forment un tout possible, et non contradictoire. On
retrouvera ces formules dans le Discours sur le style de
1753.
Où se situe le problème alors ? Dans le fait que la
théorie leibnizienne soit également possible et impossible.
Ce qu’il faut entendre par là, c’est que le défaut de cette
théorie (partagé notamment par la New theory of the Earth
de Whiston), c’est de « ne pas appliquer les règles des
probabilités ». La raison des bons systèmes en physique,
dès lors que l’évidence des démonstrations mathématiques
nous est interdite, c’est de s’en tenir aux probabilités
infinies qui fondent la certitude70. Pour Buffon, il y a des
raisons de préférer tel système à tel autre. Et ces raisons,
on les trouve dans les faits quand on ne se hâte pas de
généraliser. C’est cela qui fonde l’opposition de Buffon
aux différents systèmes de la théorie de la terre. C’est cela
qui distingue le physicien du génie. Le génie lie les faits, mais
ses constructions sont arbitraires. L’observateur accumule
les faits, mais ses textes manquent de propositions générales.
Tout le travail du bon physicien-philosophe, ce qui fait de
lui une espèce tierce entre le pur génie de la spéculation
et la méticulosité aveugle de la collection, c’est un certain
art de généraliser les observations. Le bon physicien se
définit donc d’abord par sa logique, par la méthode qu’il
applique aux observations qu’il rassemble.

70 Cf. Buffon, De la Manière d’étudier et de traiter l’histoire naturelle,


tome I, pp. 57-58. Mais déjà, Régis, Système de philosophie, op.
cit., p. 275 : « Il faudrait être aussi déraisonnable pour demander
des démonstrations en physique qu’on l’est de se contenter des
probabilités en mathématique ; comme celle-ci ne doit rien
admettre que de certain et de démonstratif, l’autre est obligée de
recevoir tout ce qui est probable, pourvu qu’il soit déduit d’un
seul système fondé sur les premières vérités de la Nature. » Ce
choix de la probabilité définit la physique contre l’évidence des
mathématiques. Mais dans le même temps, affirmer que la
physique est le choix d’un système probable est une position
polémique contre d’autres physiques : en particulier, Régis s’oppose
à Perrault (Essais de physique, tome III), qui se borne à proposer
différents systèmes, tous également probables.

34
Thierry Hoquet

V. L’expérience face au risque de l’abus


La science a donc partie liée avec le passage du singulier
au général, du fait au système. Mais précisément, le système
est en rapport avec l’hypothèse, et l’un et l’autre termes
s’entendent en bonne comme en mauvaise part. Si
l’hypothèse risque de conduire le savant à de coupables
imaginations mais si par ailleurs la science ne peut s’en
passer, si un système est à la fois une construction
arbitraire et la forme nécessaire de la connaissance, cela
nous révèle une ambivalence de la méthode.
Le problème est que l’énoncé des procédures (analogie,
comparaison, induction…), en d’autres termes la description
de la méthode par un certain nombre d’opérations, ne
suffit pas. Il faudrait encore s’assurer du bon usage de ces
opérations (non pas seulement « l’analogie » mais « la
bonne analogie »). Ainsi, l’évaluation des logiques appelle
une méta-logique dont la pierre de touche se trouve dans
l’expérience et la mise en œuvre des préceptes.
Si l’expérience a pu prendre la place de la raison au
fondement de l’ordre des sciences, c’est qu’elle-même est
devenue le nom de la bonne méthode. On peut faire à cela
l’objection de D'Alembert à Diderot : « Par exemple, on ne
conçoit pas trop, d’après votre système, comment nous
formons des syllogismes, ni comment nous tirons des
conséquences. »71 Et y faire la réponse de Diderot : que
nous ne tirons jamais les syllogismes mais que la nature
le fait pour nous, établissant les liaisons dans l’expérience,
liaisons que nous nous bornons à dire.
Si l’expérience devient le nom de la logique naturelle,
les liens entre l’observation et la logique sont repensés, au
point que le naturaliste Charles Bonnet n’hésite pas à
écrire : « J’ai souhaité que mon livre fût une espèce de
logique. Je n’ai donc pas mis les conjectures à la place
des faits. Mais j’ai fait en sorte qu’elles résultassent des

71 Diderot, Entretien entre D'Alembert et Diderot, in Œuvres philosophiques,


éd. P. Vernière, Classiques Garnier, Paris, Bordas, 1990, p. 279.

35
CORPUS, revue de philosophie

faits comme de leurs principes. » 72 Des considérations


générales concernant l’ordre (la soumission de la conjecture au
fait) permettent d’assurer la terre ferme du savoir. D’une
part, les vérités physiques, « fruits de l’observation et de
l’expérience », seront toujours plus nombreuses et toujours
meilleures, à mesure que l’invention des machines
perfectionnera nos sens. Les vérités métaphysiques elles-
mêmes, « liées à un petit nombre d’idées abstraites », pourront
également croître même si elles ne se multiplieront sans
doute pas en même proportion. L’idée est de parvenir à
une forme de prédiction : « Une intelligence qui connaîtrait à
fond les forces de l’esprit humain pourrait tirer l’horoscope
des sciences, et prédire le degré de perfection où chacune
d’elles parviendra. »73
Mais plus qu’une logique de l’analogie, qui met à leur
place les hypothèses, c’est la question de l’abus qui pose
problème. Car la question n’est pas soluble dans la
critique des bonnes et des mauvaises opérations mais se
heurte à leur ambivalence fondamentale :

Il nous manque une logique qui serait infiniment utile,


non seulement dans les sciences physiques, mais encore
dans les sciences morales ; je veux parler d’un Traité
de l’usage et de l’abus de l’analogie. J’y joindrais les
principes de l’Art d’observer, cet art si universel et
dont je puiserais les préceptes et les exemples dans
les grands maîtres qui nous ont découvert tant de
vérités. Je voudrais que cet ouvrage fût l’histoire de la
marche de leur esprit dans la découverte de ces
vérités. Si l’analogie nous égare quelquefois, elle peut
aussi nous conduire au but. Le secret de la méthode
analogique consiste principalement à rassembler sur
chaque genre le plus de faits qu’il est possible, à les
comparer, à les combiner, et à se rendre attentif aux
conséquences qui en découlent le plus immédiatement.

72 Charles Bonnet, Considérations sur les corps organisés, Amsterdam,


Marc Michel Rey, 1762, 2 vol. ; rééd. F. Markovits et S. Bienaymé,
Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Paris,
Fayard, 1985, p. 19.
73 Id., p. 26.

36
Thierry Hoquet

C’est de la collection de ces conséquences que doit naître


l’hypothèse qui éclairera le côté obscur du phénomène. »74

Ainsi, l’ambiguïté des règles (hypothèses, analogie) et


l’incertitude même quant à la valeur des opérations
(l’imagination, les sensations, la comparaison) pose problème
à la logique qui ne peut plus seulement se borner à
édicter des règles universelles, mais qui doit toujours
prêter attention aux circonstances.

Pour conclure, si l’observation est la bonne méthode,


celle-ci exclut toute liberté : elle est un système, un
dispositif qui contraint. Descartes ou Leibniz représentent,
pour les physiciens des Lumières, ces génies si grands qui
se sont égarés pour n’être pas restés attachés au char de
la Nature. La marche vers la vérité exige au contraire que
l’on s’y enchaîne et s’y arrime solidement, à « l’exemple de
ces vrais génies, les Newton, les Bœrhaave, ces deux
glorieux esclaves dont la Nature a si bien récompensé les
services »75. L’éloge du génie en philosophie devient bien
une glorification de la servitude.
La considération des rapports entre logique et philosophie
à l’âge classique nous invite donc à penser une logique
qui n’est pas que la description des fonctionnements de
notre esprit. Il faut reconnaître qu’il n’y a pas de logique
pertinente sans différentes sciences qu’elle sert à fonder.
La logique doit servir à décrire efficacement, mais aussi
bien à se comporter vertueusement. C’est donc un usage
de la logique beaucoup plus large que celui de notre
logique formelle contemporaine, et qui recouvre en partie
ce qui deviendra la théorie de la connaissance. On
comprend par là pourquoi le mathématicien René Thom a
pu déplorer sinon la formalisation de la logique, du moins
l’appauvrissement ontologique qui a accompagné ces progrès
en rigueur. « Les prétendus progrès de la logique, réalisés
depuis l’apparition de la logique formelle avec Boole au

74 Id., p. 185.
75 La Mettrie, Œuvres philosophiques, t. I, p. 263.

37
CORPUS, revue de philosophie

XIXe siècle ont été en fait des progrès à la Pyrrhus, en ce


sens que ce qu’on a gagné du point de vue de la rigueur,
on l’a perdu du point de vue de la pertinence. La logique a
voulu se séparer de toute ontologie et, de ce fait, elle est
devenue une construction gratuite, un peu sur le même
modèle que les mathématiques… »76
Au contraire, les philosophes de l’âge classique pensent
l’utilité véritable des fruits de nos pensées. Diderot, dans
l’article Encyclopédie, nous met en garde, rappelant que
beaucoup d’arbres ne produisent que des feuilles et pas
de fruits : « les projets littéraires conçus par les grands sont
comme les feuilles qui naissent au printemps, se sèchent
tous les automnes et tombent…, où la nourriture qu’elles
ont fournie à quelques plantes stériles est tout l’effet
qu’on en remarque. » La critique des feuillages trop abondants
est une critique du livre et se lit de pair avec l’article
Bibliomanie. Il faut également penser au « marronnier d’Inde »,
« arbre si fécond en fruits inutiles ». La mise en garde est
nette : une grande fécondité n’est pas tout et peu importe
la quantité des fruits, il faut encore qu’ils soient utiles.
Enfin, quand bien même « les particuliers se hâtent de
recueillir le fruit des dépenses qu’ils ont faites », il faut
encore, malgré ce désir légitime, refuser de publier des
résultats recueillis dans la hâte et dont le caractère sera
trop particulier. Nous sommes donc face à deux exigences
contradictoires : la prudence invite à remettre au lendemain,
mais notre condition, les limites mêmes de nos existences,
font que, trop souvent, à force de remettre, par souci de
perfection, « les hommes meurent, et les fruits de leurs
veilles disparaissent »77.
THIERRY HOQUET
UNIVERSITÉ DE PARIS X - NANTERRE

76 René Thom, « Aristote et l’avènement de la science moderne : la


rupture galiléenne », in Mohammed Allal Sinaceur (éd.), Penser
avec Aristote, Toulouse, Erès, 1991, p 489.
77 Diderot, article Encyclopédie.

38
PRÉSENTATION

Les articles contenus dans ce volume se déploient selon


trois axes principaux.

A. La logique et le système de la philosophie


Pour traiter des rapports de la logique et de la philosophie
à l’âge classique, nous proposons de faire un pas de côté :
penser la question de la logique non à partir du fonctionnement
de l’esprit humain, mais à partir du type de connaissance
que se forment les bêtes. Il apparaît en effet que la pensée
de René Descartes (1596-1650) a pu constituer un prisme
qui invitait à traiter l’animal à partir de la question de son
âme, en insistant sur les aspects physiques (le mouvement
de la machine), métaphysiques (si les cirons ont une âme,
un encombrement est à prévoir au jour du jugement dernier ;
si les bêtes n’ont pas péché, comment expliquer leur
souffrance ?) et moraux (le cartésianisme nous permet de tuer
les bêtes sans crime, alors que le pythagorisme nous accuse).
À l’inverse, la perspective de son contemporain Marin Cureau
de La Chambre (1594-1669), philosophe et médecin, propose
un éclairage neuf sur ce que sont les bêtes, par une mise
en avant des aspects logiques et de la question générale de
connaissance.
Christiane Frémont nous montre en effet que la question
de l’âme des bêtes a absorbé celles de leur pensée et de leur
langage. D’un côté, Descartes définit le langage exclusivement
à partir du langage humain et le retire nécessairement
aux bêtes (donc supprime sans la résoudre la question de
leur pensée). De l’autre, Cureau leur accorde une parole
véritablement signifiante (et donc déjà pensante) ; pour le
comprendre, il faut dissocier la question de la connaissance
de celle de l’entendement, qui n'en a pas le privilège, au
nom de cette découverte que « tout ce qui est vivant
connaît et tout ce qui connaît est vivant ». Le champ et les
modalités de la connaissance sont plus larges que ceux de

CORPUS, n° 49, 2005. 39


CORPUS, revue de philosophie

la pensée au sens cartésien : il y a de la connaissance à tous les


niveaux, naturel, végétatif, sensitif, intellectuel ; il y a des
connaissances « obscures » qui ne sont ni occultes ni
irrationnelles. Cela suppose une autre définition du connaître,
que Cureau rapporte à l'imagination, faculté cognitive
fondamentale, qui assure la production des images
(« phantomes ») et leur manipulation conformément à la
finalité naturelle de chaque être. C'est l'imagination qui
assume la fonction prédicative : cela permet de définir
le raisonnement animal comme légitime et fonctionnel même
s'il utilise une figure incorrecte dans la syllogistique
aristotélicienne.
C’est également la question de la connaissance qui est au
cœur de l’étude de Francine Markovits, qui interroge les
notions de ressemblance et d’identité à partir de l’œuvre de
Jean-Bernard Mérian (1723-1807). Liée aux notions de
comparaison et d’analogie, la ressemblance apparaît en effet,
parmi les « lien[s] de toutes les connaissances », comme « celui
de tous les rapports auquel nous sommes le plus redevables ».
Elle joue un rôle constitutif de l’intelligence, celui de « pivot
de l’esprit qui sait », aussi bien dans la poésie que dans les
sciences, dans les activités les plus frivoles comme dans les plus
sublimes. En effet, la ressemblance donne non seulement toute
leur réalité aux espèces et aux genres, mais aussi bien, c’est elle
qui permet de concevoir « ordre, proportion, beauté, harmonie,
jugement, raison, vérité ». Mérian prend acte du fait de la
ressemblance parfaite (identité figurée, dont l’expérience
témoigne) et, contre Leibniz, il pense les rapports de celle-ci
avec la différence (identité numérique). Puis il montre que
cette thèse logique a des conséquences morales ou métaphysiques,
sur la sagesse et l’existence de la divinité ; mais aussi sur
la beauté du monde : « il ne reste que l’alternative entre un
monde qui ne contient que des ressemblances parfaites et
un monde qui ne contient que des dissemblances absolues,
c'est-à-dire un véritable chaos. »
L’article de Jean-François Goubet dresse un tableau très
complet de la logique de Christian Wolff (1679-1754). Il
permet de penser, sur un cas d’école, les transformations
de cette discipline et sa place dans l’encyclopédie des sciences.
Tout d’abord, d’un point de vue interne, interroger la logique

40
Thierry Hoquet

invite à évaluer la place de la méthode syllogistique et sa


fécondité : en particulier, le syllogisme est-il une méthode
d’exposition de vérités déjà connues [Descartes], ou permet-il
de développer l’implicite et par là d’exprimer des vérités
inouïes [Leibniz] ? Wolff changera d’opinion sur ce point. Mais
ce qui caractérise véritablement son entreprise logique, c’est
bien qu’elle s’ouvre par un discours préliminaire consacré
à la philosophie, où la méthode apparaît comme l’ordre
que doit suivre le philosophe pour enseigner ses dogmata.
Sur ces rapports entre logique et philosophie, l’étude
de J.-F. Goubet permet de dégager deux thèses et deux
problèmes corrélatifs. D’une part Wolff souligne l’utilité de
la logique pour la vie morale : comme la logique enseigne la
délibération (dijudicatio), elle permet d’adopter une conduite
raisonnée ; elle « dirige les opérations de notre esprit dans
nos diverses affaires ». Toutefois, le passage du théorique au
pratique exige qu’on articule entendement et volonté, faculté
de connaître le vrai (dirigée par la logique) et faculté d’élire
(qui cherche le bien et fuit le mal). Or, il existe entre logique
et éthique à la fois un écart (la logique est traitée dans la
première partie de la Logique allemande alors que l’éthique
doit attendre la quatrième) et une disproportion (le contenu
de la morale ne peut être complètement dérivé de la seule
logique, mais il exige également la découverte de vérités
intermédiaires, relevant d’autres sciences).
D’autre part, la logique semble soumise à la métaphysique
à laquelle elle emprunte ses propositions premières. Pourtant,
dans le même temps, cette soumission du logique au
métaphysique s’inverse en ce que, symétriquement, toute
science use du syllogisme et que c’est donc la philosophie
tout entière qui se voit soumise aux impératifs de la logique.
Par tous ces aspects, on peut dire que Wolff apparaît
comme « un penseur qui sait que les progrès de la raison
entraînent avec eux des modifications dans les domaines
de la théologie, des sciences et des techniques, tout comme
dans ceux du droit, de la morale et de la politique » (p. 120).
Notre propre article montre comment Jean-Pierre de
Crousaz (1663-1750) développe une logique de la comparaison
qui permet d’unifier son œuvre éclatée. En effet, les
développements logiques ne trouvent véritablement leur fin

41
CORPUS, revue de philosophie

qu’en ce qu’ils permettent de condamner les abus rhétoriques


rencontrés notamment dans les textes de Bayle. La logique est
donc le travail préparatoire d’une critique de la métaphysique.
Non seulement un défaut de logique conduit à construire de
mauvais systèmes, mais plus encore : un défaut de démonstration
finit par avoir des effets moralement répréhensibles. Crousaz
ne cesse de rappeler que l’athéisme de Bayle découle de
son pyrrhonisme. Mais dans cette dérivation, s’introduisent
des disproportions : ainsi, l’horreur de l’immoralisme est
grande mais, reconduite à son aspect logique, elle se laisse
réduire à peu de choses — sophismes, comparaisons mal
établies, usage de termes équivoques.

B. La méthode appliquée aux sciences particulières :


études leibniziennes
Quand des philosophes comme Voltaire, Condillac ou
Buffon ont la physique en tête, ils accusent une mauvaise
méthode de procéder par imagination, de donner non la
science mais des fantaisies, de ne manier que des idées qui
viennent de son propre fond – autrement dit, de faire des
mathématiques au lieu d’étudier le réel. L’article de David
Rabouin nous permet de comprendre, à partir d’une
analyse de Leibniz (1646-1716), que la situation s’inverse
quand la philosophie vise la métaphysique précisément à
partir de la méthode des mathématiques : celles-ci deviennent
inadéquates non par un défaut de réalité, mais précisément
parce que l’imagination y marque comme un excès qui les
limite.
Une tradition critique bien établie, inaugurée par Louis
Couturat, affirme que la métaphysique leibnizienne se trouve
fondée sur la logique, elle-même conjointe à l’idéal d’une
mathesis universalis : Leibniz aurait eu le grand mérite d’avoir
rendu la logique calculatoire, et d’avoir, à partir de là, disposé
d’un outil permettant de traiter des questions métaphysiques.
D. Rabouin montre que ce programme engage également une
réflexion sur la nature logique du calcul. La difficulté, dans la
conciliation de ces deux directions, est que les mathématiques
ne forment pas une logique universelle mais ont partie
liée avec « un certain type d’expérience : l’imagination ».

42
Thierry Hoquet

La mathesis universalis elle-même étant définie comme logica


imaginationis, « la méthode de détermination exacte de ce qui
tombe sous l’imagination », elle semble impuissante à
s’appliquer telle quelle à la métaphysique, qui a trait aux
vérités purement intelligibles. L’association du logique et du
mathématique, de même que leur usage en métaphysique,
passent donc par la question des limites du mathématique
(« celles de l’imaginable »).
En définitive, on peut mettre ici en avant un souci de
complexifier les modèles de compréhension du réel – souci que
développe également le travail de Sarah Carvallo. Celui-ci
nous permet de penser comment l’ouverture de la science
à de nouveaux domaines requiert corrélativement des progrès
ou des révolutions de la logique : la démonstration ne suffit
pas à traiter le tout de la physique. Dans le cadre de
son projet encyclopédique, Leibniz doit établir une logique
des sciences contingentes : il s’agit d’ouvrir la logique aux
méthodes analytiques de l’infini, permettant de traiter la
contingence du meilleur des mondes possibles. C’est en
particulier la connaissance de deux domaines – l’organisme
et le mixte – qui pose problème. Ceux-ci exigent en effet
d’assouplir les modes du raisonnement scientifique en les
rapprochant de l’estime des apparences, que pratiquent
les sciences humaines, et spécialement le droit. Il s’agit alors de
constituer une nouvelle logique des vraisemblances, adaptée
aux réalités médicales et chimiques.

C. Querelles
Plusieurs articles approchent la question de la logique par
le biais des polémiques de l’âge classique : celle d’Arnauld et
Malebranche sur la nature des idées, celle sur la création
des vérités éternelles (à partir des thèses de Desgabets et
d’Arnauld).
La question de la connaissance peut nous servir de fil
d’Ariane pour pénétrer dans la volumineuse querelle entre
Antoine Arnauld (1612-1694) et Nicolas Malebranche (1638-
1715). Dans la théorie malebranchienne, deux thèses, la vision
en Dieu et l’étendue intelligible, ont à charge d’expliquer
comment nous voyons les choses au-dehors. Arnauld n’a

43
CORPUS, revue de philosophie

de cesse de montrer que cette thèse logique (la manière


dont nous acquérons la connaissance) a des implications
métaphysiques (elle contredit le principe de la simplicité des
voies divines) et morales (elle nous donne licence de nous
attacher aux choses matérielles).
L’article de Jean-Claude Pariente précise que, outre cet
échec spirituel et religieux, la querelle sur la nature des idées
comme êtres représentatifs des choses porte sur un échec
gnoséologique important : la théorie de Malebranche est,
selon Arnauld, impuissante à rendre compte de la manière
dont nous quittons notre état d’ignorance et acquérons des
connaissances nouvelles. En d’autres termes, il renouvelle à
propos des problèmes arithmétiques (théorème dit « des restes
chinois ») et géométriques (définition de l’ellipse et de
l’hyperbole), l’aporie du Ménon : comment peut-on chercher ce
qu’on ignore ? si on l’ignore, comment le reconnaît-on
quand on le trouve ? La question qui se pose ici porte
donc sur les moyens qui nous sont offerts pour enrichir le
contenu de nos idées claires : parmi eux, il faut faire place
à la connaissance par simple vue, mais aussi au raisonnement,
à l’expérience et au hasard. Il s’agit également de faire la
part entre ce qui revient au raisonnement et ce qui revient
au jugement et de déterminer lequel est le mode fondamental
de mise en relation de deux idées.
L’article d’Olivia Chevalier poursuit l’analyse de cette
querelle et montre comment cette polémique philosophique
peut trouver sa racine dans des conceptions divergentes de
la démonstration – ici un rapport différent aux modèles
logiques proposés par l’Organon d’Aristote et par les Regulae
cartésiennes. Pour Arnauld, la démonstration embrasse
naturellement la forme ternaire du syllogisme et il faut
simplement veiller à raisonner à partir de bonnes
conceptions ; pour Malebranche, le primat est accordé à la
notion d’évidence – une vérité est d’abord une découverte
et non une exposition et elle se fonde dans l’idée. Ainsi Arnauld
recourt à une conception logique de la démonstration (dont
la marche doit suivre des règles définies) alors que
Malebranche adopte plutôt un modèle mathématique, à
partir de la primauté de la considération de l’idée dans sa
clarté et sa distinction. Cette divergence a des conséquences

44
Thierry Hoquet

importantes : pédagogiques ou propédeutiques d’abord,


puisqu’elle détermine la science par laquelle il faut
commencer pour se former l’esprit et acquérir les
principes de toutes les autres disciplines ; mais également
métaphysiques, puisque cet écart de méthode explique le
différend des deux auteurs à propos de la possibilité de
démontrer l’existence des corps.
Enfin, Emmanuel Faye étudie les philosophies de Robert
Desgabets (1610-1678) et d’Arnauld, dans leur rapport à
celle de Descartes, à propos de la question de la libre création
des vérités éternelles. Cette analyse nous permet d’étudier
ce que c’est qu’être fidèle à un auteur : Desgabets défend-
il le cartésianisme, ou recourt-il à Descartes comme à d’autres
pour établir ses propres principes et les rendre acceptables ?
Il ne s’agit pas seulement de parler « pour » Descartes ; il
faut encore « faire voir quel usage » on prétend « faire de
sa doctrine ». Il apparaît alors que le « cartésianisme »
de Desgabets, considéré comme avéré en matière de
physique, se trouve en revanche très problématique en
métaphysique, où il passe même plutôt comme « l’adversaire
juré de M. Descartes ». E. Faye nous invite donc « à
considérer Desgabets moins comme un cartésien que
comme un métaphysicien original » et à nous souvenir que
le Bénédictin lorrain a commencé à philosopher avant de
connaître le Cavalier poitevin. Des réflexions analogues
pourraient être tirées de l’analyse de la métaphysique
d’Arnauld. Apparaît en effet une double difficulté : celle
qu’il y a à dégager dans les différents textes d’un même
auteur une position philosophique cohérente (qu’elle soit
stable ou évolutive) ; celle qui naît lorsque l’on tente
d’assigner un auteur à une tradition ou à une filiation
(cartésienne, thomiste, augustinienne). Dans tous les cas,
les grandes lignes de partage et les typologies (« logique
cartésienne », « logique scolastique ») ne doivent pas faire
obstacle à des lectures plus détaillées des thèses et de leur
articulation.
THIERRY HOQUET
UNIVERSITÉ DE PARIS X - NANTERRE

45
CORPUS, revue de philosophie

46
A. La logique et le système de la philosophie
299
CUREAU DE LA CHAMBRE :
LA CONNAISSANCE ET LA VIE

D'une polémique somme toute assez banale opposant


Cureau de La Chambre à Chanet sur le discours des bêtes
sort pour nous lecteurs avertis de sciences biologiques et
cognitives une doctrine riche en implications. L'idée, la
grande et la seule idée de Cureau de La Chambre est
l'identité de la connaissance et de la vie : « la connaissance
est une action vitale », « tout ce qui vit, connaît, et tout ce qui
connaît, vit ». Rien sous le soleil ne peut exister s'il ne connaît :
en ce siècle dit cartésien, voici un philosophe qui affirme
que la connaissance n'est pas l'apanage de l'entendement,
que connaître n'est pas seulement savoir ni savoir que l'on
sait, que le langage n'en est pas le signe ni non plus la
condition ; et, si l'on pousse jusqu'à son ultime intuition, qu'il
y a du cognitif jusque dans l'inerte. En deçà (ou au-delà, car il
le généralise) du dispositif auquel nous sommes accoutumés
– sensations, impressions, images, idées, concepts – l'auteur
en arrive à l'idée que connaître consiste à produire et
traiter des images inscrites dans les choses du monde, et
que toutes, au fond, sont connues et connaissantes, à
l'image de leur créateur qui se connaît soi-même. Est-ce
dans cette auto-connaissance qu'il existe et fait exister le
monde ? le philosophe se borne à évoquer brièvement Platon
et Thomas d'Aquin mais se garde d'empiéter sur la métaphysique
des théologiens. Quoi qu'il en soit, la question de la
connaissance des animaux n'est que prétexte à proposer une
définition conjointe, et même réciproque, de la connaissance
et de la vie.

Langage et logique chez les animaux


Le langage « propre de l’homme » ?
L’éthologie contemporaine et les expériences d’apprentissage
du langage des signes aux chimpanzés ou bonobos menées depuis

CORPUS, n° 49, 2005. 49


CORPUS, revue de philosophie

une trentaine d’années permettent aujourd’hui de se demander


sérieusement s’il se trouve chez les animaux des indices
d’un comportement linguistique, et dans quelle mesure certains
sont capables d’appréhender non seulement le symbole mais le
rapport signifiant/signifié, et de manipuler les signes dans une
situation de dialogue : le langage demeure-t-il le propre de
l’homme ?1 La question traditionnelle reviendrait alors à celle-ci,
quasi-tautologique : quel est le propre du langage humain,
ou : pourquoi et comment quelques groupes humains ont-
ils su développer ainsi la capacité linguistique et en faire un
objet proprement culturel ? Dimension qui dépasse de beaucoup
la faculté d’exprimer et de communiquer sa pensée (Descartes
voulant sauver le langage l'aurait-il trop instrumentalisé,
manquant sa dimension historique et par là proprement
humaine ?); Claude Hagège qui nie le comportement
linguistique des animaux remarque cependant avec humour
que, tout compte fait, entre l’usage que les chimpanzés peuvent
faire du langage et le nôtre, il y a seulement l’écart de deux
millions d’années... Reste que l’apparition et le perfectionnement
du langage chez les humains est un événement historique
contingent consécutif à l’évolution de certains de nos ancêtres
issus du même tronc que les grands singes, lesquels présentent
des structures du cerveau analogues à celles des humains
où se localisent les facultés cognitives.
Or, il s’est trouvé sur la question du langage, à l’Âge
classique même, d’autres voies que la cartésienne : ainsi,
parallèlement à la trop célèbre et sur-interprétée hypothèse

1 Les « singes parlants » eux-mêmes en conviennent, puisqu'ils


classent leur propre photographie parmi celles des humains, et
celles de leurs parents ignorant l'ASL parmi celles des animaux.
Sur ces questions, voir les travaux de Dominique Lestel (Les origines
animales de la culture, Flammarion, 2001). La paléoanthropologie
donnerait plutôt à penser que le langage n’est pas « le propre de
l’homme », tout simplement parce que ce n’est pas une question
d’espèce : ce n’est pas l’espèce humaine en tant que telle qui a
inventé le langage, mais seulement quelques groupes parmi les
Homo sapiens ; tandis que les autres hommes, y compris les
Néandertaliens, ne l’ont pas développé, alors même qu’ils
possédaient les capacités cognitives de l’espèce Homo.

50
Christiane Frémont

des animaux-machines, un philosophe comme Cureau de


La Chambre a tenté de comprendre dans quelle mesure la
faculté de langage appartient aussi aux bêtes, et pour la
raison même qui poussait Descartes à la leur refuser, à
savoir l’expression d’une forme de pensée.
La rhétorique du propre de l’homme n’est certes pas la
meilleure façon de réfléchir sur la question, mais l’histoire
de la philosophie a déterminé la question en ces termes ;
et c’est invariablement à partir du texte cartésien que l’on
s’interroge sur le langage animal ; or cela eut pour principal
effet que la question a été immédiatement absorbée, et même
occultée, dans sa traduction en une autre : celle de l’âme
des bêtes, par le biais de celle de la pensée, suivant
l’univocité de la définition de l’anima comme mens et
l’équation « parler – penser – avoir une âme ». La polémique sur
« l’âme des Brutes » n’est pas anecdotique, elle s’étale sur
deux siècles au moins, occupant philosophes, naturalistes
et théologiens ; l’Encyclopédie s’y arrête longuement, jusqu’à
ce que la notion d’âme tombe en désuétude dans les sciences
naturelles (quoique relevée par Charles Bonnet dans sa
fameuse Palingénésie). La querelle naît autour du thème
de l’animal-machine, car, avant cette hypothèse, l’âme des
bêtes va de soi, et du coup le langage animal aussi, qui sert
à exprimer et communiquer les sentiments ; le philosophème
cartésien fut aussitôt contesté puis très vite débouté, au
point qu’à l’époque des Lumières, l’abbé Yvon écrit, à l'article
« Ame », que « plus personne ne croit la ridicule doctrine des
animaux-machines ».
« Parle et je te baptise » : Diderot2 rapporte la sentence
du Cardinal de Polignac en arrêt devant le grand orang-
outang du Jardin du Roi – car si tu parles tu as une âme
raisonnable, c’est-à-dire spirituelle, c’est-à-dire immortelle
comme la nôtre... De fait, la question fut immédiatement
« théologisée », car on a soutenu ou attaqué l’hypothèse
des animaux-machines (dont on a aussitôt fait une thèse
ontologique) selon qu’elle servait à affirmer ou à nier la

2 Rêve de d'Alembert et Entretien.

51
CORPUS, revue de philosophie

Providence3 ; mais, même si l’on évacue le problème de la


rédemption en définissant l’âme comme un principe actif dans
le vivant, seulement « sensitive » chez les animaux et destructible,
on revient ce faisant à une classification des âmes et des
vivants qui risque de brouiller la frontière radicale que
Descartes a voulu tracer entre l’animal et l’humain pour sortir
du jeu des ressemblances et différences fluctuantes où Montaigne
excellait. Contre ce trouble que provoque un animal qui
extérieurement ressemble tant à un homme, capable de gestes,
d’actions, de manifestations affectives si proches des nôtres,
seule la parole nous sauve radicalement des similitudes. Or la
doctrine cartésienne fit plutôt scandale dans la sensibilité du
siècle, parce que l’âme des bêtes reste l’opinion courante, reçue
de la tradition savante et de l’expérience quotidienne ; il va
de soi que les bêtes parlent et pensent, on voit bien qu’ils ont des
sentiments, qu’ils communiquent entre eux et avec les humains :
les « bêtes parlantes » de La Fontaine, lecteur de Cureau de
La Chambre, ne sont pas si surprenantes après les textes
de Montaigne sur les comportements animaux – signes de
communication, astuces, raisonnements (les paysans de Thrace,
pour traverser la glace, ne se fient-ils pas au renard qui délibère
et tire des conclusions à partir d’éléments qui échappent à
nos sens ?). On appelle péjorativement « ruse » cette façon
d'appréhender et de résoudre une difficulté, qui pourtant
présente les apparences d'une délibération et, de plus, aboutit.
Or si les bêtes raisonnent à leur façon, il faut bien qu’elles
aient la capacité de former une sorte de discours ; c'est
pourquoi Montaigne donne au concept de langage une
extension telle qu’on ne puisse le refuser aux animaux, ni
en faire la différence spécifique de l’homme ; donc annule la
différence du langage verbal au gestuel, ce dernier étant
extrêmement développé et signifiant, souvent même, dit-il,
chez les hommes.
Descartes balaie tous ces préjugés : « Je ne puis être de
leur avis » écrit-il au marquis de Newcastle, et ce pour avoir
trouvé le critère épistémologique permettant de comprendre
ce qui se fait chez les uns et chez les autres. Toutes les

3 Voyez la revue Corpus, 1991, N°16/17, numéro spécial, « L'Ame des


Bêtes ».

52
Christiane Frémont

fonctions organiques et les actions extérieures sont explicables


mécaniquement, sauf la parole, dont les animaux sont privés :
il est donc superflu de leur supposer une âme. Mais pour
affirmer que les bêtes ne parlent pas, il faut au préalable
définir la parole – alors tout revient à cette petite phrase :
« de sorte que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à
l’homme seul ». Les dispositions organiques n’y sont pour
rien, les pies et les perroquets le prouvent ; inversement, les
muets parlent véritablement par signes ; de plus, nous savons
construire artificiellement des automates parlants, la parole
peut donc être purement mécanique, et les animaux sont comme
des automates mis en mouvement par Dieu, leurs paroles sont
toujours conditionnées par des situations particulières et
limitées, en rapport à leurs passions : jamais un animal ne
s’exprimera en dehors de ce déterminisme. La parole humaine
en revanche advient librement à propos de tout et n’importe
quoi, douée d’une capacité infinie à intervenir pertinemment
(même si le sujet parlant dit une sottise, il dit) en toute occasion,
même sans aucune détermination par les choses extérieures4
– l’ego cogito est le prototype de la parole véritable.

Le raisonnement discursif des animaux


Le Discours de la Méthode est publié en 1637, or paraissent
en 1645 et 1648 les travaux de Cureau de la Chambre,
médecin et philosophe. Contemporain de Descartes, il ouvre
une tout autre problématique, car il ne traite pas du langage
animal en métaphysicien, ne cherchant pas à le rapporter
à la différence ontologique de l’homme à la bête pour mieux
comprendre le premier par opposition à la seconde. Il étudie les
animaux pour eux-mêmes en tant que formes évoluées du

4 Ce que Descartes dit du côté du locuteur, les linguistes le diront


de la langue elle-même (sa créativité), indépendamment du sujet
parlant : le locuteur d’une langue peut tout dire parce que le
propre du langage est cette capacité illimitée de paroles au moyen
d’éléments limités, produisant une infinité de sens avec un nombre
fini de sons. Descartes aurait-il trouvé le bon critère du langage
humain, mais en plaçant dans la subjectivité ce que les linguistes
définissent comme une propriété inscrite dans le fonctionnement du
langage lui-même ?

53
CORPUS, revue de philosophie

vivant et cherche à comprendre leurs besoins, leurs capacités,


leurs rapports au monde et entre eux (il écrivit un Discours
de l’amitié entre les Bêtes) plutôt qu’avec les humains. Le
langage animal est d’abord étudié en tant que moyen de
communication (en rapport avec la notion de société animale : il
faut bien que les animaux « s’entendent ») et si la question
occupe le dernier chapitre du Traité de la connaissance des
animaux, c’est que Chanet, médecin cartésien de style
scolastique, l’entraîne dans une longue polémique5. Or Cureau
– qui d’après Baillet connaît Descartes – ne fait pas la
moindre allusion aux animaux-machines (serait-ce sous son
influence que Descartes parfois doute, lorsqu’il écrit en 1646 et
1649 à Newcastle et à Morus que l’« on peut conjecturer
qu’il y a quelque pensée jointe aux organes des bêtes », et
que l’« on ne peut pas prouver qu’il y ait des pensées dans
les bêtes, mais on ne peut pas prouver qu’il n’y en a
pas » ?).
Cureau de La Chambre est peut-être le seul que l’on puisse
sérieusement opposer à Descartes parce qu’il argumente en
médecin instruit d’anatomie et de physiologie, et en sémiologue
qui s’intéresse à la nature et à l’usage des signes, en particulier
des « signes naturels » : il y a des signes naturels institués
par Dieu (ainsi la langue adamique et le langage des bêtes) et
qui pourtant sont arbitraires parce qu’ils sont d’institution,
c’est-à-dire non déterminés par une nécessité organique ou
affective6 – ce à quoi Descartes veut réduire l’expressivité
animale. Pourquoi ne formule-t-il pas la question à partir du
philosophème cartésien qui faisait si grand bruit ? C’est qu'il
prend l’argument pour ce qu’il est : une hypothèse tirée d’un
critère épistémologique, qui concerne notre connaissance, non
la nature des êtres ; rien n’oblige à considérer ce critère comme
décisif, d’autant qu’il présente l'inconvénient de scinder le vivant
en deux classes essentiellement distinctes : celles qui ont une âme,
et celles qui n’en ont pas. C’est pourquoi Cureau pose le
problème du langage non dans son rapport à un sujet

5 Cf. ci-dessus note 3, Odile Le Guern, « Cureau de La Chambre


et les sciences du langage à l'Age classique ».
6 Traité de la Connaissance des Animaux, éd. Corpus, Fayard,
p. 290-291 (cité TCA).

54
Christiane Frémont

pensant mais à un sujet vivant, faisant de la pensée (prise


dans une acception plus large) une propriété du vivant, non
limitée au sujet réflexif. Son raisonnement sera le suivant,
qui inverse la démarche cartésienne : en effet les bêtes peuvent
parler puisqu’elles pensent, mais la parole n’est pas le critère
absolu de la pensée – au contraire, c’est la présence
incontestable d’une pensée chez les bêtes qui permet de
conclure que lorsqu’elles parlent (ce qu’elles ne font pas
toujours parce qu’elles n’en ont pas toujours besoin), alors
elles parlent vraiment.
« La connaissance est une action vitale » : c’est avec cette
formule que l'auteur règle la question de savoir si les
bêtes ont une âme, et si la distinction de l’âme sensitive et
de la raisonnable est un argument contre une forme de
pensée animale – sous le vocabulaire scolastique, sa thèse
est claire : il y a chez tous les animaux vivants une faculté
qui fournit des règles à leurs actions. C’est pourquoi,
réactivant une tradition aristotélicienne qui fera fortune au
siècle suivant, il analyse les opérations des animaux (et, le
cas échéant, des humains) sous le concept générique de
connaissance, plus large mais en même temps plus précis
que celui de pensée, celle-ci étant une forme particulière de
connaissance, non pas nécessairement la plus importante,
parce que la connaissance est le propre du vivant (non de
l’homme), ce qui organise, voire même construit, son rapport
au monde extérieur et à ses semblables, donc rapporte les
perceptions, les affections et les passions à l’accomplissement
de la vie. Ni l’attention ni le discernement ne font l’essence
du connaître, mais seulement la production d’images qui
mobilise, en deçà du sensitif, au niveau végétatif, une capacité
de connaître fine et subtile, essentielle au fonctionnement de
l’organisme : une façon de capter et de transmettre de
l'information ; ces images informent le sujet sur lui-même
et sur son rapport aux choses. Disons que le comportement
cognitif est commun à tous les vivants, hommes, bêtes et
plantes même car il s’agit là de la définition de la vie et de
ce qu’elle exige ; et que, à supposer qu’il y ait des actions que le
corps seul suffit à expliquer (y compris l’usage involontaire de
certains sons), la connaissance qui est nécessaire à la vie
suppose une fonction âme et un mode de communication

55
CORPUS, revue de philosophie

dans l'organisme et avec l’environnement qui dépasse la simple


réaction à un stimulus ou à une situation prédéterminée. En
somme, les capacités du vivant pris comme tel vont plus loin
qu’on ne croit, et, du coup, le privilège de l’homme commence
plus tard qu’on ne veut, parce que le vivant n’est pas seulement
une machine physico-chimique, mais une machine cognitive –
le Système de l’âme déclare « que tout ce qui est vivant
connaît, et que tout ce qui connaît est vivant. » L’objet
direct de la démonstration porte donc sur la présence d’une
véritable connaissance chez les animaux ; mais la polémique
fait immanquablement passer par la question du langage des
bêtes, puisque Chanet reprend le critère cartésien de la
parole qui seule permettrait d’inférer la pensée. Or voici
que l’objection donne des armes contre elle-même : il suffira de
montrer que les bêtes parlent pour conclure qu’elles pensent ;
montrons donc que les bêtes usent d’un vrai langage – ce
qui se fait en analysant la « parole » : c’est alors que le texte se
complique et devient circulaire, car pour montrer qu’il s’agit
bien d’un vrai langage Cureau est contraint d'intégrer une
donnée qui est déjà de l’ordre du penser, à travers le concept de
signification ; or signifier est autre chose qu’exprimer, et
demande en outre une intention de signification, donc une
distance du locuteur sujet devant un objet mental, et une
position par rapport à un auditeur – est-ce propre aux hommes,
est-ce possible chez les bêtes ? Soulignons que le philosophe
dénonce d’abord une erreur de méthode : la définition que
l’on donne du langage pour examiner si les bêtes en ont un est
univoquement celle du langage humain, ce qui revient à
supprimer la question sans la résoudre. Cureau de La Chambre
exige donc que l’on remonte en amont de la distinction de
l’humain et de l’animal : la bonne méthode consiste à définir « la
nature et l’essence de la parole ».
Connaître, les philosophes en conviennent, enveloppe trois
opérations : avoir des représentations (percevoir ce qui est
chaud, doux, coloré, etc.) en formant des images représentatives
des choses ; puis former une proposition en joignant ou
séparant les images (juger : affirmativement, en liant le doux et le
bon à manger ; négativement, en séparant l’agréable et le
coup de bâton) ; enfin enchaîner les propositions vers une
conclusion (raisonner : cette chose chaude est bonne donc…)

56
Christiane Frémont

c’est-à-dire passer du connu à l’inconnu. On admet au


XVIIe siècle que les bêtes ont des images mentales des
choses, s’en souviennent, savent les classer, les catégoriser,
les associer et dissocier ; toutes les opérations relevant de
la puissance cognitive la plus large, à savoir l’Imagination,
sont communes aux bêtes et aux hommes (tout ce qui
appartient à ce que l’on désigne désormais par la phase
sensori-motrice prélinguistique sur laquelle se greffe le langage).
En revanche, le raisonnement – le Discours, terme qui d’emblée
lie indissolublement langage et pensée – est le point critique de
la polémique : c’est là que l’on veut ancrer une différence réelle,
essentielle de l’animal à l’homme. Il faut alors montrer
qu’il n’y a rien dans la fabrication d’un raisonnement que
les bêtes ne puissent faire au moyen de cette faculté cognitive de
base qu’est l’imagination, et que le raisonnement pris en général
n’exige aucune faculté spécifique ; or puisque l’imagination
est capable de se représenter les choses (en formant des
images) et de juger(en associant par la copule « est »), elle
peut du même coup raisonner, puisque le raisonnement
n’est rien d’autre que l’association de deux jugements en
un troisième qui sert de conclusion. Les animaux sont donc
capables de conclure grâce à l’imagination, de passer du
connu à l’inconnu : capables de discursivité, suivant ce parcours
linéaire présentant début, milieu et fin, dont la forme par
excellence est le syllogisme. Si l’animal ne peut former un
syllogisme démonstratif de la forme : tous les hommes
sont mortels – Socrate est un homme – Socrate est mortel,
il sait formuler le suivant : ce blanc est doux – ce doux est
bon à manger – ce blanc est bon à manger, qui est un
syllogisme expositif, syllogisme de la 4e Figure, classée
incorrecte dans la syllogistique aristotélicienne ; mais, après
tout, « un Syllogisme vicieux est toujours un syllogisme »,
et « c’est toujours raisonner que de raisonner mal ». Le
raisonnement animal, étant le fruit de l’imagination, ne
rentre pas dans les figures correctes de la Logique ; il prend
la forme des syllogismes particuliers, non démonstratifs car
n’aboutissant pas à une conclusion universelle – privilège
d’une autre faculté cognitive, l’entendement, propre à
l’intelligence humaine. Reste que l’imagination rend les animaux
capables de représentation, de prédication et de raisonnement,

57
CORPUS, revue de philosophie

et que les règles de la logique, bien qu’elles leur échappent, ne


peuvent être invoquées contre les modalités d’enchaînement
qui leur permettent de passer d’une prédication à une autre :
« les règles de la Logique ne détruisent point le raisonnement
des bêtes »7.

Le discours des animaux


Dans sa polémique contre Chanet, Cureau de La Chambre
a montré l’essentiel, puisque son adversaire niait seulement
que le comportement linguistique des bêtes fût véritable
puisqu’elles ne pensent pas ; or, elles pensent. Donc peuvent
parler, suivant le critère même de la parole humaine, greffée sur
la pensée. Mais parlent-elles effectivement ? Plus exigeant, l’auteur
déborde l’intention polémique en examinant les conditions du
véritable comportement linguistique. Le concept de signification
est fondamental : les animaux ont-ils la capacité de produire
des énoncés divers au moyen d’éléments semblables ?
Les bêtes parlent entre elles et avec nous : les preuves
de fait ne manquent pas, chacun constate que les bêtes
communiquent puisqu’elles s’appellent, se signalent le danger
ou la nourriture, et surtout constituent des sociétés donc
se concertent ; et d’autre part expriment, témoignant leurs
sentiments par des expressions variées, sons ou gestes.
Reste à en exposer les moyens : à quelles conditions peut-
on tenir un discours (que l’on soit homme ou bête), de
quoi faut-il être équipé, quels procédés suit-on ? qu’est-ce
que parler « véritablement », non pas en regard de la pensée,
mais quant à la technique du discours ?
La voix, support physique de la parole, est commune
aux hommes et aux animaux ; mais le Dictionnaire de Trévoux,
suivant les grammairiens, définit la parole humaine comme
« voix articulée » qui sert à exprimer la pensée8. L’articulation
partage le son continu en sons discontinus, et ce sont ces
différences qui sont porteuses de sens. Loin de contester
cette définition, qui pourtant semble au premier abord applicable
à l’homme exclusivement, Cureau s’attache à raffiner celle
de l’articulation, parce qu’il saisit fort bien que tout se

7 TCA, p. 106.
8 Cf. Odile Le Guern, article cité.

58
Christiane Frémont

joue là : c’est en effet sur ce concept que l’on veut faire


porter le déficit de la parole animale par rapport à l’humaine.
L’articulation est-elle ou non machinale ? tient-elle seulement
à la disposition physique des organes ? ou au contraire
mobilise-t-elle autre chose qui, du coup, en ferait le
privilège des hommes ?
« Toute voix articulée est une parole » : c’est-à-dire « une
voix qui a quelque chose de plus que la voix », qui, outre
les organes de la respiration, mobilise la langue, le palais,
les lèvres, qui font que la voix « signifie plus de choses que
la voix toute simple ». Car celle-ci est seulement expressive,
manifestant naturellement des passions, joie, colère, douleur,
peur, etc., par des cris, gémissements, sifflements, hurlements :
toutes choses qui ne demandent que la respiration et la
configuration des organes. Le signe n’est là que naturel,
simple effet physique, en deçà même du langage gestuel.
Exprimer n’est pas stricto sensu signifier, donc ne peut
être assimilé à un comportement linguistique. Mais la voix
articulée est tout autre chose, les grammairiens déclarent
qu’elle renvoie à la signification : l’articulation partage le
son continu en sons discontinus, qui par là deviennent
porteurs de sens puisque les mêmes sons disent des choses
différentes suivant leur place relative ou leur modulation
lorsqu’ils entrent dans des configurations différentes ; il
n’y a plus de rapport invariable (par exemple de cause à
effet : l’expiration violente liée à la colère) entre le son et le
message – le signe gagne en arbitraire : l’articulation fait
du son, non plus une expression mais un instrument. Si les
animaux ont la faculté d’articuler, ils peuvent véritablement
signifier ; mais les grammairiens la leur refusent, en définissant
trop vite, et à tort, la voix articulée par l’alternance de
voyelles et de consonnes, ce qui leur permet de rejeter du
côté de la voix simple tout son qui ne comporte pas celles-
ci. La voyelle ne serait que le support matériel que la
consonne vient différencier en interrompant son cours,
seule la consonne (dont les bêtes ne font pas usage) serait
essentielle à la voix articulée. Cureau quant à lui propose
une conception continuiste de l’articulation : la thèse des
grammairiens, dit-il, ne tient pas en bonne phonologie ; il
n’y a en vérité qu’une différence de degré entre la voix dite

59
CORPUS, revue de philosophie

simple et la voix articulée par consonnes : car les voyelles


elles-mêmes, sans les consonnes, sont le support d’une
articulation moins sensible mais perceptible qu’il appelle
inflexion. Articuler, c’est contraindre le son, le faire plier,
l’empêcher de sortir tout droit : mais les consonnes ne sont
pas indispensables, preuve en sont ces mots du langage
humain (par définition articulé) qui sont composés de
voyelles (ex. le verbe latin eo ; ou le mot grec ωα ; ou des
adverbes et prépositions d’une seule voyelle – d’ailleurs, on
trouve des langues, ainsi l’arabe et le grec, manquant de
certaines consonnes). Pour articuler, il suffit de fléchir,
infléchir le flux de la voix (comme l’eau qui coule et change de
direction lorsqu’elle est empêchée), c’est-à-dire à la fois
distinguer et lier deux sons : il est clair que deux voyelles
différentes y suffisent, ou une voyelle différemment modulée,
allongée, brisée, ou répétée ; il suffit que les voyelles soient
prises dans une suite de sons purs dont elles se distinguent.
Fluide est la voix articulée, elle est flux ou onde comme la
musique langage premier, elle ne martèle pas martialement les
sons mais les lie mélodiquement comme font les oiseaux9.
Une théorie générale de l’articulation reconnaîtra donc
qu’il y a articulation sitôt qu’il y a inflexion, et que l’articulation
dure et manifeste, par consonnes, est un cas particulier qui
porte l’inflexion à sa limite supérieure, et à sa perfection –
tel est le privilège de la parole humaine. Reste que la voix
des animaux est bel et bien dotée de l’inflexion, qui est à
l’articulation ce que le genre est à l’espèce. L’analyse physique
de la parole donne seulement la prééminence technique au
langage humain.
En conclura-t-on seulement que les animaux, ayant la
faculté d’articuler, ont celle de parler correctement, quoique
mécaniquement, comme les perroquets ou les pies ? Reviendrait
le verdict cartésien : cela ne prouve pas qu’ils parlent
« véritablement », c’est-à-dire expriment une pensée. Outre
que la majeure partie du Traité a déjà prouvé la connaissance
chez les bêtes, le dernier chapitre apporte un argument de poids
tiré du langage même : à savoir que l’articulation est le lieu dans
le corps de l’articulation de l’âme et du corps. En effet, les

9 Voyez, plus tard, le Père Bougeant puis Rousseau.

60
Christiane Frémont

grammairiens affirment que l’on n’articule pas si l’on n’a


pas la volonté de signifier ; l’articulation est une opération
volontaire de l’âme qui correspond à une intention de signification,
toute différente de l’expression spontanée des affects (mais on
peut aussi vouloir signifier un affect ; les grammairiens, trop
logiciens, n’ont pris en compte que la parole rationnelle).
Comment expliquer dès lors la différence des degrés
d’articulation, pourquoi la voix humaine présente-t-elle une
telle richesse et une telle virtuosité ? L’explication est à chercher
dans la culture, c’est-à-dire dans l’usage et l’histoire (autant
celle de l’évolution du corps que des sociétés) : l’articulation
exprime la diversité, or les affections et représentations des
hommes sont plus nombreuses et plus complexes, le besoin et
le pouvoir de connaître plus développés que chez l’animal ;
ayant une capacité infinie de se représenter des choses même
hors du champ de la nature, l’homme multiplie et raffine son
mode d’articulation, invente de nouveaux signes par convention
– il y a une historicité du langage, la distinction des signes
naturels et de convention est accidentelle et historique,
l’arbitraire n’est pas l’essence du signe. La question du
langage animal devient alors celle de l’usage et du contenu :
jusqu’où la vie animale a-t-elle besoin d’exercer, voire de
développer, sa capacité linguistique ? Si la connaissance est une
action vitale, quel genre de connaissance exige l’accomplissement
de la vie animale ? Car, après tout, l’on pourrait opposer
à Descartes que si les animaux ne répondent pas à tout ce qui
se dit en leur présence, c’est que cela ne les concerne pas, mais
qu’ils sont sans doute capables d’intervenir pertinemment en
tout ce qui se présente à eux dans leur champ d’action, non
dans le nôtre. À la fin du siècle des Lumières, les étranges
conjectures de Charles Bonnet sur l’évolution du vivant
décriront un essor de la vie animale hors de l’ordre considéré
jusque-là comme naturel.

Qu'est-ce que connaître ?


Toutes les thèses de Cureau de La Chambre se fondent
sur cette idée que la connaissance est le propre du vivant ; c'est
par là que les médecins-philosophes comprennent, mieux sans
doute que les métaphysiciens, ce que l'on appelle « âme ». Le

61
CORPUS, revue de philosophie

dualisme cartésien fait régresser : la nature de l'âme (Malebranche


la dira inconnaissable), les actions du corps (exigeant la lourde
machinerie de l'occasionnalisme), et l'incompréhensible union
des deux substances en l'homme restent des questions sans
réponses que les philosophes du siècle d'après, Leibniz les
devançant, poseront bien vite à nouveaux frais en rappelant un
aristotélisme dûment revu et corrigé. Qu'il y ait de l'âme partout
et une gradation de la fonction-âme suivant la complexité des
vivants rend plus facile et plus économique la compréhension
des actions des animaux, de la sensation la plus brute à
l'intelligence la plus raffinée. Ce que Cureau de La Chambre
appelle connaissance, qu'il attribue globalement à la nature
même, et que nous nommerions sans doute aujourd'hui
« information », enferme ces données que se transmettent
les différentes parties des animaux, des plantes (les organes,
mais aussi les fluides les plus ténus, les corpuscules les plus
invisibles) – des choses ? la question reviendra, comme si elle
était l'aboutissement de l'argumentation – en vue de leur
conservation. Le Système de l'âme nomme « connaissance
naturelle » cette capacité de recueillir et d'utiliser, de traiter des
données qui ont rapport à la vie – mais comment devons-
nous comprendre le concept de vie, lorsque nous lisons au
chapitre IV que ladite connaissance appartient aussi aux
choses inanimées ? « Toutes les choses ont deux vertus, de
connaître et de se mouvoir » 10. Cela se dit des choses
naturelles : par instinct et appétit naturel ; sensitives :
par imagination et appétit sensitif ; et intellectuelles : par
entendement et volonté. Ces trois modes, s'ils correspondent à la
traditionnelle classification des âmes végétative, sensitive et
rationnelle, ne fondent cependant pas une classification réelle
des êtres, car les trois modes s'intègrent successivement, le
troisième englobe les deux précédents et le premier est
inclus dans le second. Il s'agit donc de fonctions, non d'êtres. Or
de ces trois fonctions, c'est bien la première qui retient toute
l'attention du médecin-philosophe : car, au fond, la pensée, la
sensation, sont aisées à comprendre, comparées à cette activité
sourde et permanente qui travaille silencieusement au fond de

10 Système de l'âme, éd. Michel de Guern, Corpus, Fayard, 2004,


p. 262 (cité SA).

62
Christiane Frémont

toutes choses ; sourde mais non pas occulte (car elle relève des
lois de la nature instituées par le créateur) ; permanente en ce
qu'elle concerne l'existence, la survie même des choses (il
n'y a « aucun moment dans le cours de la vie » où elle ne se
manifeste, contrairement au penser ou au sentir) – il est
clair que le philosophe ne privilégie pas la pensée ni la
parole : est-ce parce qu'il est médecin ? L'activité végétative
l'étonne et l'émerveille, car là réside le secret des choses.
Comprendre cette « connaissance purement naturelle » est
une entreprise difficile : l'esprit humain (la connaissance
rationnelle donc) n'est pas armé pour la saisir, il y faudrait « les
yeux de la nature », car ses procédés (sa « conduite ») sont
différents de ceux de la connaissance rationnelle, étrangers à
notre comportement cognitif conscient – et pourtant cela relève du
cognitif, puisque seul ce type d'activité permet de comprendre
les effets que nous observons dans les organismes.

Système de la connaissance
Le Traité de la Connaissance des animaux a montré le rôle
fondamental de l’imagination : elle suffit, non à la compréhension
des choses ni au savoir, mais à la connaissance, c’est-à-
dire l’information dont le sujet a besoin. Le Système de l’âme
affine la théorie et surtout lui donne une portée inattendue, qui
en fait un véritable système, la connaissance étant transversale
à la classification des êtres : quel que soit son statut
ontologique, toute chose du monde est par nature équipée
pour atteindre cette connaissance et s’en servir. Ce que
Cureau appelle « image » est l’invariant de ce nouveau système :
« image » est un terme générique, désignant d’abord les
images naturelles ou connaturelles dont la nature a doté
les objets (objets des sens externes ; ou opérations, comportements
et conduites spécifiques), afin qu’ils s’offrent à l’imagination
– elles diffèrent des espèces sensibles car elles ne se bornent pas
aux accidents, mais contiennent aussi leur liaison au sujet ;
ensuite les images représentatives nommées « phantomes »,
fabriquées par l'imagination sur le modèle des premières,
qui en sont les « patrons » ; enfin les images que produit
l’entendement en agissant sur des phantomes : c’est-à-dire les
idées, qui sont spirituelles, différant en cela des précédentes
qui sont matérielles. La connaissance à proprement parler

63
CORPUS, revue de philosophie

ne consiste pas dans la simple production des images, car on


ne peut dire que les objets « connaissent », bien que, par nature,
ils produisent leurs images (faut-il comprendre qu’ils émettent
de l’information ? au minimum, du mouvement) ; la connaissance
est une action et une altération du matériau que fournit la
nature (et qui est déjà de l’ordre du cognitif), « altération
perfective » puisque le travail de l’entendement traduit le
matériel en spirituel. Le concept de connaissance permet de
parler univoquement de choses dissemblables, car tous les
éléments cognitifs (images, phantomes, idées) sont semblables
quant à la fonction représentative, même s’ils diffèrent quant à
leur nature, matérielle ou spirituelle – encore n’est-ce que
par le choix du matériau : car le portrait reste bien le même,
qu’il soit peint, gravé ou sculpté ; et n’est-ce pas là l’essentiel ?
alors la comparaison minimise, contre l’effet escompté, la
distance du matériel au spirituel11. Et si certaines images « ne
sont pas de la nature de celles qui font la connaissance »,
celle de l'entendement du moins, il y a lieu de reconnaître une
connaissance sans cette attention ni ce discernement
traditionnellement exigés ; il y a une sorte d’attention
involontaire, qui rend réceptif aux images, et un discernement
immédiat qui permet de distinguer une image sans pour
autant savoir la définir par rapport à d’autres. Pour avoir
défini trop étroitement le connaître, les philosophes en ont
fait le propre de l’entendement, parce que c’est à ce niveau
que l’activité cognitive est la plus observable et la plus
perfectionnée : l’esprit sait réfléchir sur lui-même pour
analyser le processus qui aboutit aux notions abstraites à
partir des données des sens et des phantomes de l’imagination,
il comprend même comment connaissent les anges et les âmes
séparées des corps, au moyen d’« espèces générales » concernant
l’essence des choses, inscrites en eux (naturellement) par la
puissance divine. Or curieusement – ou plutôt par la
cohérence sous-jacente au système – le degré le plus
complexe rejoint le plus élémentaire : ces espèces générales
perfectionnent la faculté connaissante, « et il y a des preuves
convaincantes que les animaux en ont eu de pareilles pour

11 SA, p. 36.

64
Christiane Frémont

l’instinct dont ils ont été pourvus »12. Dans les deux cas les
images connaturelles procurent, sans intervention des sens ni
travail de l’imagination sur leurs informations, les linéaments
nécessaires à la formation de ces idées intellectuelles que l’on
peut dire innées et des schémas instinctifs de la connaissance
pratique. Chez l’ange (ou l’âme séparée) qui ne dispose que de la
connaissance intellectuelle, l'esprit use des espèces générales
connaturelles imprimées en son âme rationnelle pour connaître
les essences et les notions abstraites (quant aux objets sensibles,
il peut s’unir à eux directement, sans l’intermédiaire des
phantomes qui instruisent l’âme enfermée dans son corps donc
impuissante à s’unir aux objets). Le propre de l’homme est dans
l’alliage de la connaissance intellectuelle et de la sensitive, dont
elle peut en certains cas se passer ; la connaissance sensitive
est propre aux animaux (et à certaines plantes sensitives) ;
humaine ou animale, l’action de connaître se rapporte à des
opérateurs assignables, entendement, imagination, mémoire,
organes des sens. Jusque-là rien de bien nouveau, mais il
reste à comprendre comment la faculté végétative que la
tradition accorde à l’âme s’intègre au système homogène de
la connaissance par images ; car il faut bien qu’entre les
trois facultés de l’âme il y ait une conformité – Cureau
n’est ni scolastique ni cartésien –, en vertu de l’ordre de la
nature qui veut que les perfections des choses supérieures
soient ébauchées dans les inférieures13. S’il est évident que
le terme absolu est en Dieu, qui « produit en lui-même son
Image », à quelles profondeurs de la nature est-il possible de
descendre ?

La connaissance végétative
C'est à la connaissance végétative que Cureau s'intéresse
le plus dans les êtres mêmes qui disposent en outre de systèmes
cognitifs plus élaborés, sensitif chez les bêtes, sensitif et
intellectif chez les hommes. Curieusement, la connaissance
végétative apparaît à la fois supérieure et inférieure aux deux
autres : à la fois moins complexe, et pourtant plus fine à
certains égards, plus exacte même parfois, infaillible en tout

12 SA, p. 39, cf. p. 44, 129.


13 TCA, p. 46-48 ; SA, p. 87, 143 ; 150.

65
CORPUS, revue de philosophie

cas14. Semblable par sa fonction, elle n'est pas de même nature,


et pourtant elle relève bien de procédés analogues, tirés de la
définition du connaître, et sa fonction est fondamentale en
ce que la vie même dépend d'elle. Si l'auteur insiste tant,
explicitement, sur les différences, ne serait-ce pas pour
ménager le privilège que les philosophes et théologiens veulent
accorder à l'intelligence humaine ? Dépourvue, dans les
plantes par exemple, de cette faculté vitale qui chez les animaux
rend la connaissance plus active et plus prompte, l'âme
végétative cependant connaît en quelque façon : elle a une
ombre de connaissance, comme aussi quelque chose qui
ressemble à de la mémoire. Contre l'avis des philosophes, force
est d'y concevoir « un ordre et une connaissance particulière »
que Dieu a voulu inscrire dans les êtres. Bref, la connaissance
n'est pas hors de son champ, lui manque seulement une
faculté qui agisse sur les images – or c'est cela proprement
qui s'appelle « connaître », mais ne faudra-t-il pas élargir
ce terme ? Lorsque Cureau dit la fonction végétative « basse
et matérielle », entendons peut-être aussi qu'elle est basse
en ce qu'elle concerne le niveau des viscères, des tissus, des
humeurs (nous la rapporterions aujourd'hui aux cellules),
et matérielle parce qu'il y aura lieu de l'étendre à la matière
prise en général.
Les exemples abondent, de ces dispositifs permettant
aux animaux de résoudre des problèmes qui échappent à
la conscience et à la volonté, ou au sentiment et aux sens,
où il faut pourtant discerner la rupture d'un équilibre et
choisir le bon moyen de le rétablir : tous cas où l'organisme
doit reconnaître ce qui sert ou menace sa santé, sa
conservation et sa reproduction. Pourquoi la piqûre d'une
aiguille produit-elle sur la peau une réaction différente de
celle de l'abeille ? la sensation est identique, le toucher,
donc, ne reconnaît pas la spécificité de la piqûre, or la
réponse de la peau n'est pas la même : l'inflammation
prouve que la peau sait ce qui lui arrive, « le venin de

14 SA, p. 141-145 et 113, 135.

66
Christiane Frémont

l'abeille ne lui est pas inconnu comme il est au toucher »15.


Qu'est-ce qui attire et retient les bonnes humeurs, sépare
et chasse les mauvaises, remue la bile de l'homme en
colère afin de détruire l'adversaire ? De même l'estomac
refuse certains mets que le goût approuve : il sait mieux
que lui ce dont l'organisme a besoin. Ainsi les palpitations,
les changements de pouls, les vomissements, les diarrhées,
toutes actions travaillant à l'équilibre de l'organisme à l'insu
du cerveau et des sens. La guérison aussi suppose la
reconnaissance des humeurs malignes et du moment
opportun pour vaincre. Les songes prouvent, en l'absence
de stimulation sensorielle, qu'une connaissance de ce qui
a lieu « dans le profond des veines » et dans les humeurs
se transmet à l'imagination. Voici donc un modus operandi
ne mobilisant ni les sens ni la raison, où pourtant il y a
discernement et choix, donc une sorte de savoir qui rend
infaillibles (sauf dérèglement ou maladie) les comportements
du corps au niveau vital ou organique. Cette connaissance
particulière, qui discerne, sait, choisit, dépend si peu de
ce qui appartient en propre à l'individu qu'il convient de la
rapporter à « l'instinct » (que l'on s'accorde à dire infaillible),
qui n'est l'effet ni de l'expérience, ni de l'éducation, ni même de
l'hérédité16. De l'examen approfondi de l'instinct l'auteur
conclut qu'il est l'organe, l'instrument de la connaissance
en général, universel dans la nature ; on l'attribue d'ordinaire
plus volontiers aux animaux qu'aux autres êtres, mais il est
clair ici que c'est pour une raison épistémologique : c'est là en
effet qu'il se manifeste le mieux, c'est donc là qu'il faut l'étudier
pour en saisir le mécanisme.
Qu'est-ce que l'instinct ? Tous les philosophes accordent que
les actions de l'âme végétative se font par l'instinct, mais
sans voir qu'il s'ensuit qu'elle est véritablement une faculté
cognitive – nouveauté qui importe, pour aller encore plus
loin. L'instinct est une cause cachée qui agit en se réglant
sur une connaissance innée dans les animaux : ainsi l'abeille

15 SA, p. 113. Cureau explique : la malignité du venin n'est pas la seule


cause de l'inflammation, puisqu'une partie morte, piquée, y est
indifférente.
16 SA, p. 127.

67
CORPUS, revue de philosophie

née d'hier fait le miel et l'hirondelle son nid, et la brebis sans


expérience spontanément fuit le loup. Rien de bien nouveau
jusque-là. Mais si les actions et mouvements instinctifs sont
motivés par les perceptions de l'âme sensitive, on ne peut
attribuer à celle-ci ce qui règle l'instinct, à savoir le contenu
cognitif qui assure la pertinence des conduites : puisqu'il
ne vient pas des sens, il faut le chercher ailleurs, en cela
même qui permet aussi à la faculté végétative d'assurer les
opérations vitales des organismes, qu'ils soient végétaux
ou animaux (humains compris). Il y a donc une source de
connaissance commune aux bêtes et aux plantes qui se
manifeste dans l'instinct, notion qui, du coup, se révèle
transversale à la classification habituelle. Cureau, là, innove :
l'instinct n'est pas propre aux animaux, il est également
l'apanage des hommes et des plantes, selon les niveaux où
se fait l'action ; et c'est la connaissance qui unifie les trois
règnes. Il y a de l'instinct jusque dans l'entendement : de
lui vient cette secrète connaissance de la liberté, du bonheur
et de la beauté17.
Reste à comprendre cette connaissance qui travaille
secrètement dans l'instinct. Le Traité de la Connaissance
des animaux, écrit une quinzaine d'années plus tôt, a montré le
rôle de l'imagination dans l'acte de connaître – et corrélativement,
que la connaissance réflexive, par l'entendement, est seconde
par rapport à cette connaissance fondamentale qui dépend
de l'imagination. Significatifs sont les titres qui annoncent les
trois premières parties du Traité, dans la distance qu'ils
marquent au cartésianisme : l'imagination « conçoit », « juge »,
« raisonne » – opérations que Chanet réservait à l'entendement.
Or connaître, c'est travailler sur les images : images tirées
des objets des sens et qui fournissent les « modèles », « patrons »,
« originaux » des « phantomes » dont se sert la connaissance
sensible, conservées dans la mémoire ; mais images aussi de
ces choses indépendantes des sens sur lesquelles s'exerce
l'instinct : lorsque l'action ne concerne pas un objet des sens,
l'image ne renvoie à rien d'autre qu'elle-même, elle est elle-

17 SA, p. 120.

68
Christiane Frémont

même le « patron »18 que l'imagination représente à l'instinct ;


voici donc d'autres images, « qui viennent d'une plus haute
source »19. La vie en effet demande d'autres informations
que celles que fournissent les sens, les animaux (et les
végétaux, et plus bas encore, les choses inertes) ont besoin
« d'une autre [connaissance] qui suppléât à celle-là et qui
même la leur rendît utile ». C'est dire que cette connaissance est
fondamentale et conditionne la suivante : il ne sert à rien au
poussin de voir le milan s'il ne sait au préalable que c'est
son prédateur, ni à l'abeille de butiner si elle ne sait déjà
comment se fait le miel, etc. Connaissance fondamentale
donc supérieure : les sens « servent à réveiller de plus
anciennes et de plus nobles connaissances que la nature
leur a données ». Il s'agit là du savoir des êtres en général,
d'une connaissance propre à l'existence même, non de ce
savoir qui rend maître et possesseur de la nature. Tout
être capable d'agir par instinct enferme un stock d'images
innées dont l'âme se sert pour connaître (discerner et
choisir) ce qui la concerne. L'on ne dira pas en ce cas que
l'imagination produit les images d'après des modèles
existant par ailleurs, car les modèles ne sont pas des
objets mais des rapports ou des conduites : la brebis ne
se représente pas le loup mais seulement qu'elle doit le
fuir, les abeilles savent la manière de construire la ruche,
etc., l'âme végétative discerne et choisit suivant les effets
présumés des humeurs, venins, nourritures qui passent
dans l'organisme. Les modèles ou patrons de ces images
sont plutôt comme des schémas, des ordonnances ou des
protocoles – disons des informations, des programmes : la
nature agit « comme un homme qui aurait ses ordres par
écrit, qui fait simplement ce qui est couché en ses mémoires »20 ;
ces images ont une généralité, une indétermination qui les
rendent adaptables aux situations que rencontre l'animal

18 Le patron n'est ni la chose même ni son image, mais un schéma


abstrait assez précis pour guider la fabrication, mais encore
adaptable à des choix ou usages divers ; le patron indique la
suite des actions nécessaires pour réaliser l'objet.
19 SA, p. 128.
20 SA, p.132 ; reprend TCA, p. 346.

69
CORPUS, revue de philosophie

selon les circonstances. De même que les sens donnent, sur les
objets, des informations que l'imagination traduit en images, de
même l'imagination produit des images à partir de données
imprimées dans l'âme, qui sont comme des informations
concernant leur organisme même et leur rapport aux choses.
Mais elles ne sont pas des images innées de choses, et il n'y
a pas d'images connaturelles de toutes choses : elles ne sont
pas « supernuméraires à l'essence des animaux »21 ; en d'autres
termes, elles sont spécifiques, limitées à ce qu'exige le bon
fonctionnement d'une espèce ; programmées et programmatiques,
elles concernent la conservation de individu, donc gouvernent
aussi l'amour et la haine, la hardiesse et la crainte (en
certains animaux du moins – la restriction peut-être veut
sauvegarder la liberté des conduites humaines) ; le système
immunitaire22, qui reconnaît ou méconnaît, accepte ou expulse,
comme le montre l'évolution des maladies, les processus de
la guérison, ou de la mort ; la reproduction23, car si les
semences portent le caractère des choses qu'elles doivent
produire, c'est grâce aux images naturelles, qui déterminent
un lion à engendrer un lion (la vertu formatrice des
scolastiques implique ce dispositif cognitif sous-jacent) ; enfin
tout ce qui relève des automatismes génétiques, l'habitat des
hirondelles, le travail de la ruche ou de la fourmilière. Chez
l'homme même, dans des actions qui semblent dépendre
directement de la volonté, par exemple l'effort musculaire,
l'âme choisit infailliblement les muscles nécessaires à tel
mouvement, alors qu'elle ne sait rien de leur existence, de
leur nombre ni de leur usage : cette « chose merveilleuse »
procède de la connaissance obscure qui fournit des images à
l'instinct24, images naturelles qui sont comme les formes qui
perfectionnent les organes. Les images connaturelles diffèrent
encore des images des choses externes quant à leur
conservation : celles-ci sont conservées dans la mémoire du
cerveau, celles-là se conservent ailleurs, dans une mémoire

21 SA, p. 130.
22 SA, p. 113, 114, 139.
23 SA, p. 136-137.
24 SA, p. 291.

70
Christiane Frémont

propre à l'âme végétative25 : une mémoire diffuse en toutes les


parties des organes, tissus ou fibres, partout où agit l'instinct ;
chaque partie conserve en elle-même l'image qui la dirige, dont
l'imagination animale n'a pas connaissance ; une troisième
sorte de mémoire, sans communication avec les deux autres :
une mémoire non centralisée, qui échappe au cerveau.
Il y a donc des images, de la connaissance et de la
mémoire là où il n'y a ni sens ni entendement ; c'est-à-dire
aucune faculté cognitive assignable.

La connaissance naturelle
S'il faut étudier dans les vivants le mécanisme secret
de la connaissance simplement naturelle, c'est que les êtres
les plus complexes et les plus parfaits donnent plus et mieux
à voir, la sagesse et la puissance divines s'y manifestent avec
éclat. L'analyse de certains processus cognitifs mobilisant
des éléments qui, dans les animaux mêmes, échappent au
système cognitif qui leur est propre (sensitif et rationnel), est
épistémologiquement indispensable : elle fait comprendre qu'il
existe un autre mode du connaître, à la fois semblable et
différent, à rechercher ailleurs, pour ainsi dire à l'état
brut ou isolé, que l'on ne saurait repérer sans ce détour,
tant il est difficile à concevoir. C'est une « merveille » de la
nature, et une nouveauté nécessaire en philosophie – Cureau
insiste sur sa découverte, bien qu'il la rattache aux idées
platoniciennes pour la mieux faire passer auprès des
modernes26. Disons que la connaissance est le propre du
vivant parce qu'elle s'exerce en lui avec le plus de perfection,
simplement ébauchée ailleurs. La connaissance à proprement
parler, complexe dans son exercice et riche dans ses effets,
est aussi la plus visible ; reste que connaître est l'apanage
de la nature tout entière, vivants et inertes, êtres et choses
du monde.
Le texte en effet déborde son propos. La connaissance est
une action vitale, l'instinct est l'instrument privilégié de l'âme
végétative qui a la charge des phénomènes vitaux ; que
l'âme végétative, qui agit sourdement au niveau le plus profond

25 SA, p. 145, 157,292.


26 SA., p. 137.

71
CORPUS, revue de philosophie

des organismes, à leur insu, soit douée de mémoire et capable


de recevoir et transmettre l'information, cela se conçoit tant
qu'elle fonctionne dans un corps vivant. Or, après la formule :
« tout ce qui est vivant connaît, tout ce qui connaît est
vivant »27, le titre de l'article 8 déroute, qui attribue un instinct
aux choses inanimées. Si la fonction cognitive de l'âme
végétative est déjà une nouveauté difficile à faire comprendre,
mais du moins soutenue par le lien de la connaissance et
de la vie, que dire de l'hypothèse qu'il y a du connaître en deçà
du vivant ? Cette nouveauté toutefois est préparée en amont, au
cours de l'examen des facultés sensitive et intellectuelle, dans le
travail du végétatif à l'œuvre chez les vivants, et dans le
mécanisme général de la connaissance par production
d'images, qui partout a même origine. La logique du
processus et des exemples oblige à pousser jusque-là, il
faut, dit Cureau, par souci de cohérence avec nos principes,
« entrer en des pays inconnus où les lois et les coutumes
sont tout à fait différentes des autres ». En deçà du végétatif,
il faut encore admettre un système cognitif dont l'exercice ne
dépend pas d'une faculté, et qui n'est pas même à proprement
parler une action (ce qu'est toujours la connaissance). Manquant
d'un terme propre, l'auteur la dit tantôt « végétative », tantôt
« naturelle », les deux termes souvent s'équivalent. Végétatif
renvoie la plupart du temps à ce qui dans les animaux ne
dépend ni des sens ni de l'entendement, naturel se dit des
plantes et des choses ; cependant – là est le nœud du
problème, mais aussi de sa solution – dans tous les cas la
connaissance a pour principe la nature même, donc toutes
les images doivent être dites naturelles. La nature est
dépositaire et productrice d'images, captées et retravaillées
(décodées, puis recodées ?) par l'imagination des êtres vivants,
inscrites (puis décodées ?) et activées par l'instinct dans
tous les êtres. Il y a partout de l'instinct et des images : tel
est le socle commun à toutes les choses du monde, à partir
duquel les processus se complexifient.
La nature a pourvu les objets d'images qui les représentent :
elle est la source de toute activité cognitive, de la connaissance
la plus intellectuelle, des hommes et des anges, à cette ombre

27 SA., L. III, ch. 3, art. 6, p. 144.

72
Christiane Frémont

de connaissance qui est presque une passivité, mais reste


encore un mouvement et dont l'esprit humain, dans son
audace, va surprendre le secret enfoui dans la matière. Il
y a des images partout mais l'image ne suffit pas au
connaître, celui-ci demande une faculté qui agit sur elle, et
pourtant, il y a de la connaissance partout, même sans
faculté de connaître ; Cureau déduit cette étrange et
intéressante proposition de ses observations physiologiques,
et de la notion d'une Nature marquée par un Dieu qui se
connaît lui-même essentiellement. La faculté naturelle est « la
première de toutes, en temps, en ordre, et en fonction »28 :
cela vaut pour ce qui est végétatif chez les animaux, et
c'est au nom de l'ordre de la nature qu'il faut faire
l'hypothèse d'une ébauche de cette faculté naturelle dans
les choses les plus basses, et sortir, donc, du cadre
physiologique où s'est jusque-là vérifiée la thèse. Or c'est
par la traduction en termes d'information du lien de
causalité, valide dans l'explication des phénomènes inertes,
que l'on transporte en physique les concepts et procédés
analysés en physiologie (images, connaissance, instinct).
« Les images sont les exemplaires sur lesquelles la Nature
fait toutes ses productions, ce sont les vertus séminales et
comme les formes par lesquelles toutes les facultés produisent
leurs effets »29 : qu'en est-il alors de la production des
effets dans les choses inanimées privées de facultés (qui
ont toutefois, cela importe, celle de se mouvoir) ? L'exemple
de la flèche permet de réviser le lien causal : la flèche
atteint son but « parce que la corde de l'arc lui a imprimé
l'image de son mouvement »30 ; c'est-à-dire que la trajectoire
de la flèche garde quelque chose de la courbure de l'arc et
de la tension de la corde, comme si elle s'en souvenait
pour exécuter un programme – « des ordres par écrit ». Le
modèle mécanique de la production d'un effet par une
cause n'est pas plus valide ici que pour l'entendement
celui du cachet qui s'imprime matériellement sur la cire,

28 SA, p. 139 et 136.


29 SA., p. 137.
30 SA, p. 137.

73
CORPUS, revue de philosophie

qu'il convient de remplacer par celui de la lumière31 : car


le rapport n'est pas juste, puisque rien ne s'imprime sur
l'entendement lorsqu'il se forme l'idée d'une chose en se
transformant d'une certaine manière en elle ; le bon modèle est
celui d'un rayon lumineux passant à travers une vitre
colorée, qui se teinte en transportant avec lui la couleur
sans l'ôter à son support – comme s'il prenait connaissance
de la couleur pour se transformer en rayon coloré ; par le
même procédé les fluides prennent la forme des récipients :
la figure du solide n'est pas cause de celle du fluide, celui-
ci plutôt se l'approprie et s'y conforme. Ces analogies sont
doublement intéressantes, en ce que l'expliqué rejaillit sur la
compréhension de l'expliquant : la modélisation de la connaissance
intellectuelle par des phénomènes de physique fait deviner,
en retour, que ceux-ci relèvent aussi de la fabrique des
images qui concerne toutes les choses du monde – en
d'autres termes, que la physique et la connaissance sont
de même nature mais d'échelles différentes : deux sortes
d'information. Il est remarquable que Cureau confirme la
similitude des processus en invoquant le mécanisme
génétique : les semences prennent la forme des parties du
vivant, d'où vient que le mot « Conception » est commun à
l'entendement et à l'animal. L'inerte, le vivant, le cognitif
se rangent sous la catégorie de l'informationnel et se laissent
dire dans le même langage. Puisque, comme le prouve
l'activité végétative, il existe des images qui ne sont pas
conditionnées par les messages des sens, et qui donc ne
renvoient à aucun « patron », il y a lieu de penser une
catégorie d'images qui ont leur terme en elles-mêmes et
« qui font toutes seules »32 ce qui se fait ailleurs par des
facultés connaissantes, automatiquement donc, grâce à une
sorte d'instinct qui n'a pas rapport à la vie, mais seulement
à l'existence ou « conservation » des choses matérielles –
faut-il entendre par là cette ombre de vie élémentaire qui
se manifeste par le mouvement ? car « toutes choses ont deux
facultés, connaître et se mouvoir » : dans les choses inertes, la
connaissance se réduit sans doute au simple mouvement.

31 SA, p. 31.
32 SA., L. III, ch. 4, art. 8 p. 147, 148.

74
Christiane Frémont

Revient, comme pour les animés, la notion de programme :


les images naturelles sont pour les corps inanimés « comme
autant de propositions que Dieu y a imprimées qui
marquent ce qu'ils doivent faire ». C'est pourquoi les choses ont
aussi un instinct, connecté à une finalité générale qui ne
les concerne pas en propre : celle de la nature en tant
qu'œuvre de Dieu. Mais l'instinct dans les êtres inanimés
est seulement une « inclination », « un poids secret qui les
pousse où ils doivent aller, comme la pesanteur les fait
mouvoir vers leur centre » ; et surtout, l'inclination n'est
en aucun cas le signe d'une faculté occulte, ou un appétit
qui animerait les choses en vue de leur bien, car ce sont
les images naturelles elles-mêmes qui déterminent l'inclination :
ce clinamen suit automatiquement l'information. Ce n'est pas
régresser en amont de la physique moderne (qui d'ailleurs
n'intéresse pas le philosophe) vers une doctrine de type
scolastique, car les affinités, sympathies et antipathies, les vertus
formatrices, motrices, les intelligences, les forces occultes ou
âmes multiples enfouies dans la matière se rangent sous
un même concept et participent d'une même rationalité ; ces
images naturelles qui fonctionnent partout (jusque dans la
connaissance intellectuelle qui de plus les transforme) sont
comme l'empreinte du créateur dans l'univers : la théologie
elle-même enseigne que la création est à l'image de Dieu,
qui, produisant en lui-même son image a voulu « que toutes
les créatures eussent aussi des images » sources de la
connaissance et de l'action33. Le système des images
rationalise la théorie du mouvement, le cas de l'arc et de la
flèche en a donné le modèle, montrant que l'impetus suit
d'une information. La disjonction du mouvement violent et
naturel devient fausse et superflue, car les images qui
informent l'inclination portent aussi naturellement vers le
haut et bas que vers toute autre direction : ainsi s'explique
l'aimantation, qui est simplement une sorte de pesanteur
instruite par une image – disons : programmée – vers les
pôles plutôt qu'au centre de la terre ; la « vertu attractive » est
pure fiction. Les astres non plus n'ont pas besoin d'intelligences
motrices qui rendraient leur mouvement violent, les images

33 SA., p. 135-136. Cf. p. 148-150.

75
CORPUS, revue de philosophie

naturelles imprimées en elles suffisent à déterminer leurs


trajectoires ; ces images « sont les véritables intelligences » :
entendons qu'elles sont cela même qui s'appelle « connaissance »,
l'information que contient toute chose du monde dès lors
qu'elle existe.
Le terme « connaissance » n'est pas entièrement légitime
dans le cas des choses inertes, ni même dans celui des
inanimés pourtant doués de vie organique comme les
végétaux, bref dans le champ de la physique, de la chimie
et de la biochimie – c'est pourquoi celui d'information, malgré
son évidente anachronie, apparaît mieux ajusté. Au fil du
texte transparaît d'ailleurs un certain malaise, comme si
l'auteur cherchait pour les plantes et les choses un terme
qui désigne une approche de type cognitif qui ne soit pas
véritablement une connaissance, parce que celle-ci, en son
sens plein, suppose l'action d'une faculté ; or les inanimés
sont privés de l'imagination ; et n'agissent pas non plus à
proprement parler. Le végétatif mériterait d'être rejeté du
côté de l'inerte, à bien des égards, s'il ne présentait aussi
certains comportements qui suggèrent de l'activité34. La
difficulté vient de la définition de la connaissance comme
action, or qui dit action dit mouvement (et changement, altération)
produit par une faculté ; mais il faut reconnaître des
mouvements qui ne sont l'effet d'aucune faculté de connaître :
le fer connaît l'aimant, mais l'aimantation du fer est une
passion, les réactions chimiques de même, comme aussi la
coloration du rayon lumineux, et la trajectoire imprimée à
la flèche ; et pourtant il y a transport, altération, changement,
donc une inclination au mouvement, qui a une fonction
analogue à celle de l'appétit chez les animaux. L'image
n'est pas le tout de la connaissance, or il y a des cas où
les images font tout ; la connaissance est une action, or il
y des cas où rien n’agit à proprement parler. Pâtir est
donc aussi une connaissance, si l’on admet que pâtir ne
signifie pas exactement être passif : recevoir une image
équivaut ici à agir, parce que cela induit immédiatement
et automatiquement à prendre une forme, être informé ou
plutôt s'informer, capter de l'information ; le fer est apte à

34 SA., p. 151-152.

76
Christiane Frémont

l’aimantation en vertu de l’image naturelle qu’il contient.


La connaissance récuse l’antagonisme de l’action et de la
passion : recevoir une information, c’est aussi bien prendre
connaissance ; si, comme la lumière colorée, le sujet du
connaître devient ce qu’il connaît, il agit autant qu’il réagit,
commande en obéissant. Il y a information, échange,
recherche d’équilibre. Connaître est une action vitale : le
vivant est actif en ce qui concerne sa vie ; connaître est
aussi bien un état naturel : toute chose se maintient grâce
aux images que lui communique la nature. Nous convenons
volontiers que le système immunitaire est actif ; mais dirions-
nous que la salure constante des océans est une action ?
Action/passion, cause/effet, ces distinctions perdent de leur
pertinence : « les effets ne sont semblables à leurs causes
que parce qu’ils sont les copies des exemplaires qui règlent
et dirigent la puissance active dont elles sont pourvues. »35
Peut-être Cureau de La Chambre ne s’intéresse-t-il pas à la
physique mécaniste parce qu’elle lui semble trop inféodée
au schéma de la cause efficiente ; mais n'en revient pas
pour autant à une physique qualitative, puisque le lexique de la
connaissance remplace univoquement l'attirail scolastique ;
la fonction végétative ou naturelle suffit à tous les effets, or
son activité n’est pas irrationnelle puisqu’elle est intelligible au
moyen des mêmes notions et des mêmes opérations que celle
des facultés sensitive et intellectuelle.

Le système des images est, selon son auteur, un progrès


pour la philosophie. Il offre en effet une théorie unitaire de
l’ordre de la nature et de la connaissance que nous en avons.
Toutes choses, de l’inerte aux vivants les plus complexes,
s’accomplissent par le moyen des images inscrites en elles ;
les êtres supérieurs ont la faculté d’agir sur elles, c’est-à-
dire de les prendre pour objet et de les transformer, soit
pour la connaissance théorique, soit pour la connaissance
pratique ; les êtres inférieurs se bornent à exprimer et
exécuter le programme qu’elles indiquent sur ordonnance
de Dieu. L’ordre est hiérarchique mais n’implique aucune

35 SA., p. 137.

77
CORPUS, revue de philosophie

rupture, il apparaît même circulaire, car le plus haut degré


renvoie au plus bas : la connaissance intellectuelle, la plus
élaborée, est un cas particulier qui complexifie un mode de
fonctionnement élémentaire et général dans la nature ; parce
que ce cas est composé, riche, et de plus familier, lisible et
analysable, il sert de modèle à la compréhension ; mais le
plus bas degré, simple et pauvre en moyens, en donne le
modèle global et fondamental, car les images naturelles « sont
les sources de toutes les actions vivantes et inanimées,
spirituelles et corporelles »36. La connaissance naturelle est plus
qu’une ébauche, elle est aussi un résumé qui concentre ce
qui ailleurs se diversifiera en végétatif, animal et intellectuel :
dans les choses inanimées, « Dieu a réuni en une seule
qualité les vertus qui sont divisées dans les autres » ; les
images naturelles sont capables de suppléer aux facultés
estimative et appétitive, c’est pourquoi elles président aux
mécanismes des actions, et surtout à la finalité, qui est la
règle de la nature. Il faut donc généraliser le niveau le
moins visible car il est au fondement du système : cette
« ombre de connaissance », végétative et naturelle, qui « ne
veut pas tant d’apparat » que les deux autres, et cependant
les « devance », dit Cureau, par son ordre et sa justesse, est
bien le système que Dieu a voulu installer dans la nature
en général, elle est « la première de toutes en temps, en ordre
et en fonction », c’est par les images naturelles que s’exercent
toutes les facultés, des astres à l’entendement humain, des
métaux et des pierres aux organismes vivants.
Nommons ce système cognitif ou informationnel, puisque
la notion de connaissance est le principe qui guide la production
des effets, et que l’information en est la matière, cette donnée
dont tout être prend connaissance pour se déterminer parmi
la diversité. Selon que l’information est traitée par une faculté
intellectuelle, sensitive, végétative ou instinctive, sa richesse et
son champ d’action varient, mais non sa nature. Au maximum,
l’information est un véritable contenu cognitif : un savoir issu
d’une activité réflexive ; au minimum, c’est un mouvement :
une altération ou un déplacement, comme la coloration de
la lumière, la forme que prend le liquide, ou l’aimantation

36 SA, p. 150. Cf. pp. 15, 137 139 147.

78
Christiane Frémont

du fer. « Connaître et se mouvoir », toutes choses ont ces deux


vertus : or elles s’impliquent réciproquement, la connaissance
étant une action suppose un mouvement, et le mouvement
suit la connaissance37. Disons donc que connaître et se
mouvoir sont une seule et même chose : le mouvement de
la flèche qui va vers son but ne diffère pas de la
connaissance qu’elle a de la courbure de l’arc et de la
tension de la corde – dans les termes de l’auteur : l’estimatif
et l’appétitif sont confondus. Pour les choses inanimées,
l’information reste matérielle et relève de la physique ;
pour les êtres intelligents, elle est immatérielle et relève de
la logique. Mais dans les deux cas (en passant par les
intermédiaires) le mode d’appréhension se dit en termes de
connaissance, et les « images » en sont le support – images
de plus en plus raffinées, car « la nature subtilise et
spiritualise les matières » pour les approprier à l’âme 38.
La connaissance intellectuelle est sans doute celle qui
ressemble le plus à la connaissance que Dieu a de lui-
même ; ce qui toutefois émerveille Cureau de La Chambre,
ce n’est pas tant la capacité rationnelle de l’esprit humain
que le dispositif cognitif installé en toutes choses du monde,
et qui en assure pour nous l’intelligibilité.
CHRISTIANE FRÉMONT
CNRS

37 C’est pourquoi, sans doute, l’âme doit avoir une extension (mais
sans matière antitypique) avec une quantité « entitative » qui n’est pas
impénétrable. Cf. SA, p. 210-213.
38 SA, p. 180.

79
CORPUS, revue de philosophie

80
RESSEMBLANCE ET IDENTITÉ

Les réflexions philosophiques sur la ressemblance, de


Jean Bernard Mérian sont de 1751. Elles font suite à deux
autres mémoires publiés également dans les Mémoires de
l’Académie de Berlin et qui portent sur L’aperception considérée
relativement aux idées, ou sur l’existence des idées dans l’âme,
et sur L’aperception de sa propre existence. Ces réflexions seront
suivies par un mémoire sur Le principe des indiscernables
(1754 publié en 1756) et par un mémoire sur L’identité
numérique (1755 publié en 1757).
Sans prétendre reconstituer ici la métaphysique de
Mérian, (il a donné un discours sur la métaphysique en 1765
publié en 1767), je voudrais ici seulement suivre le fil des
ces réflexions sur la ressemblance pour saisir le sens d’une
polémique par rapport à Leibniz très présente dans ces
textes qui adoptent un point de vue critique, voire sceptique,
sur les questions de l’identité et de la substantialité des
objets de pensée et de la pensée elle-même. L’identité est-elle
image et ressemblance, ou redondance du même ? Dans les
pseudo-évidences de l’identique, Mérian cherche une relation
pragmatique, les raisons d’un usage qui s’appuie sur une
équivalence. L’identité serait-elle l’altérité, ce qui vaut pour
autre chose, ce qui peut passer pour le même ? Le même
n’est-il qu’approximation ? On le voit bien, il y a une arrière-
pensée pour l’auteur du Traité de la nature humaine, qui
s’interroge sur les relations d’identité et de causalité comme sur la
ressemblance et la fréquence des connexions. Le traducteur de
Hume cherche ici à déterminer des pratiques de la pensée et
pour cela, se désolidarise des interrogations sur le dualisme
comme inessentielles. L’essentiel est dans l’expérimentation des
objets de pensée et des contenus de pensée.
Les premières lignes de ces réflexions définissent la
ressemblance comme un rapport et la mettent au centre
des discours de la Poésie et des Sciences, lui donnant un
rôle constitutif de toute intelligence quelle qu’elle soit. Au
delà de l’opposition du propre et de la figure, de la

CORPUS, n° 49, 2005. 81


CORPUS, revue de philosophie

rationalité et de l’allégorie, on cherche une démarche


caractérisant la pensée en général : « Si la ressemblance
n’est pas l’unique lien de toutes nos connaissances, elle
est au moins celui de tous les rapports auquel nous
sommes le plus redevables. Nous le reconnaîtrons, soit
que nous remontions à l’enfance de l’esprit humain, soit
que nous le suivions depuis le cercle de ses occupations
ordinaires, de ses écarts et de ses amusements les plus
frivoles, jusqu’à ses efforts les plus sublimes »1.
Mérian indique, dans une démarche qui fut celle de Vico
et sera celle de Rousseau, la fonction morale de l’Apologue
chez les anciens et du langage de ressemblances qu’on fait
parler aux dieux. Mais le bel esprit, vrai ou faux, repose
aussi sur la comparaison et l’équivoque.
Bien plus, la métaphysique des sciences, sans laquelle il
n’y aurait pas de méthode, et pas d’induction, se fonde
elle-même sur l’analogie. Les sciences les moins abstraites
et les plus abstraites tournent, dit Mérian, sur ce « pivot ».
Les genres et les espèces sont autant d’expressions du
semblable ; « enfin le jugement, la raison, la vérité, la
proportion, l’ordre, l’harmonie, toutes ces choses, dis-je, ne
sont plus des choses mais des sons, dès qu’on veut les
concevoir détachées de la ressemblance ». La fin du texte
reprend les mêmes expressions par rapport à l’ordre de la
création.
Ce pivot du savoir est en même temps le pivot de
l’esprit qui sait ; quel que soit le statut dont sera affectée
cette « intelligence », elle ne saurait se réduire à un atomisme
des représentations. Qu’on ne se hâte pas d’y repérer une
référence à ce qui sera l’unité originairement synthétique de
l’aperception2. « Ce n’est donc qu’à la faveur des ressemblances

1 « Réflexions philosophiques sur la ressemblance », Histoire de


l’Académie Royale des Sciences et des Belles-Lettres de Berlin, tome
VII, page 30.
2 Mérian s’est exprimé sur la philosophie kantienne : « Parallèle de
nos deux philosophies nationales » (réédition Revue Germanique
Internationale, « La crise des Lumières », PUF, 3/1995). Sa critique
du criticisme s’appuie sur la référence à Hume dont il a traduit
et commenté le phénoménisme. Il distingue entre une philosophie de

82
Francine Markovits

que nous lions nos pensées, que nous les réglons, et que
nous les subordonnons les unes aux autres » (p 32).
Notons que la fonction de dépendance est définie avant la
fonction d’identité.

Cette mise en place de la notion nous rappelle que


Mérian n’a cessé de s’intéresser aux rapports entre la
poésie et les sciences, cherchant dans la différence des
styles et des statuts l’indice d’une histoire du savoir et même
des critères de la vérité (Comment les sciences influent dans
la poésie – lu le 16 décembre 1773). Aucun essentialisme
donc, dans la détermination de la science, mais une analyse des
discours. C’est interroger le savoir, fonction du discours et
non pas le discours, fonction du sujet3.

professeur qui suscite un public, donc des effets de doctrine et


d’obédience et une philosophie qui se pratique entre pairs, dans
les académies. L’Allemagne et l’Angleterre sont paradigmatiques de
ces deux styles. La démarche de Mérian, entre scepticisme et
éclectisme, est très critique de la métaphysique classique et de ses
surgeons, en particulier chez Kant qui en reconstruit la forteresse
contre les lumières anglaises et françaises.
3 Nous venons de faire référence à Vico, La science nouvelle, 1744
et à Rousseau, Essai sur l’origine des langues. Nous avons
indiqué autrefois (L’ordre des échanges, 1986) que les variations
sur le statut du discours avaient pris à ce moment un sens
historique : les fables, les figures, les apologues n’étaient pas
considérés comme du style figuré puisque ces « figures »
préexistaient à la distinction du sens propre et du sens figuré.
Leur caractère dit « primitif » ou oriental » ne doit pas faire illusion
puisqu’il s’agit de formes d’expression universellement répandues
dans l’histoire des peuples. D’autre part, le discours lui-même
ne se partage pas toujours en domaines : Vico montre ainsi que
les universaux de l’imagination ont construit l’humanité bien avant
les universaux de l’entendement. Et ainsi, le droit et la religion
font partie de cette logique poétique au sein de laquelle ils
ne se distinguent pas d’abord l’un de l’autre. Dans ses écrits
sur la poésie et les sciences, Mérian reprend ce thème qui a
aussi été pris en compte par Fontenelle dans l’histoire des
fables.

83
CORPUS, revue de philosophie

Mérian, à son habitude, donne le plan de son propos :


« Mais qu’est-ce que la ressemblance ? D’où nous en vient la
notion ? En quoi en consiste la nature ? Comment distingue-t-
on la ressemblance parfaite de l’imparfaite ? Les ressemblances
parfaites sont-elles possibles ? Et si elles le sont, y en a-t-
il des exemples dans la Nature ? Ce sont des questions que
nous allons examiner. Nous ne suivrons point dans notre
examen cet ordre didactique, qui consiste presque toujours à
définir ce que l’on cherche, comme si on l’avait déjà trouvé,
et à démontrer par des propositions identiques ce que l’on
a supposé dans la définition. Nous tâcherons au contraire
de ne nous point écarter de la route que la Nature elle-
même semble avoir tracée à nos spéculations ».

D’emblée, la ressemblance est repérée comme relation à


une intelligence. Le terme d’intelligence, en se distinguant
des facultés de l’âme comme des opérations de l’esprit,
sollicite l’interprétation et marque une place dans la variation
des formes de la pensée ou même du penser.
Tout en déterminant la ressemblance comme ressemblance
des idées, Mérian marque l’irréductible résistance du réel :
« les seules choses auxquelles nous puissions attribuer de
la ressemblance ou de la dissemblance, ce sont nos idées ;
aussi ce sont les seules que nous puissions comparer : mais
on prétend que les idées représentent toujours quelque
chose d’extérieur, et qu’ainsi les idées semblables donnent
droit à inférer qu’il y a hors de nous des choses qui se
ressemblent. Ceci mérite d’être développé » (p. 33).
D’où une critique de la ressemblance entre les idées,
et entre les idées et les objets. La constitution des signes
est liée à cette double relation. : « S’il y a un esprit par
rapport auquel les objets sont ce que les idées sont par
rapport à nous, cet esprit voit de la ressemblance entre
ces objets. On pourrait presque dire d’un tel être que les
objets sont ses idées, comme les idées sont nos objets ».
On pourrait appliquer ici la formule berkeleyenne de
l’esse est percipi et se souvenir des remarques de la Lettre
sur les Aveugles qui .avouait ne savoir comment distinguer
Condillac de Berkeley, l’idéaliste du sensualiste, deux ennemis
dont les armes se ressemblent si fort.

84
Francine Markovits

Dire que les choses ne se ressemblent ou ne sont


dissemblables que représentées à un esprit capable de les
comparer, c’est ce que l’expérience justifie dans la partie
la moins philosophique du genre humain, le paysan le plus
grossier ne décide sur la ressemblance de deux chevaux
qu’à condition de les voir. Mais ce point engage la présence
des perceptions dans l’estimation de la ressemblance.
« On ne peut comparer que des idées présentes […] et
l’erreur n’a lieu qu’en tant que je regarde l’idée présente
comme signe d’une chose absente ». C’est donc que j’aurai
omis ou négligé ou oublié quelques différences entre « les
idées prototypes ». Cette comparaison de l’absent et du
présent engage une réflexion sur les signes à partir de
l’imitation et de la substitution : occasion d’évoquer les
inventeurs « du dessein, de la peinture, de la sculpture, de
la construction des sons articulés, de toute sorte de signes
et de caractères et surtout de l’art admirable d’écrire, de
graver et d’imprimer les pensées et ceux qui travaillent à
en perfectionner l’usage » (p. 35). Les techniques de production
des signes sont convoquées au même titre que les
opérations de la pensée. Et l’on sait que Mérian a médité
Condillac4. Trophées de l’humanité, qui la distinguent des
brutes et par lesquels elle se donne une histoire et des
moeurs, des héros et des sages. Cette composition des
facteurs intellectuels et abstraits avec les facteurs techniques
et anthropologiques est un des caractères de la démarche de
Mérian.
Si ces découvertes n’empêchent pas l’histoire du savoir
d’être une histoire des erreurs, c’est que l’entendement opère

4 Parallèle de deux principes de psychologie, lu en 1757, publié en


1759. Mérian rattache la démarche de Condillac à celle de Leibniz et
non à celle de Locke, ce que les commentateurs n’ont pas vu, alors que
Condillac critique explicitement Locke dans le Traité des sensations.
En affirmant que chez Condillac le matériau et l’architecte sont un, il
marque l’originalité de sa position philosophique, qui est une critique
du sujet comme opérateur, supposé distinct de ses opérations. Si la
pensée et toutes ses manifestations sont « la sensation transformée »,
c’est la marque au contraire que le sujet est entièrement investi
dans ses opérations.

85
CORPUS, revue de philosophie

sur des signes, qui sont eux-mêmes des perceptions sensibles


tout à fait différentes de celles qu’ils représentent. Le signe
de signe acquiert, dans cette « progression psychologique »
une seconde vie ; et encore ces signes ne sont-ils pas notre
ouvrage puisqu’ils nous ont été transmis par nos ancêtres
avec leurs erreurs et leurs préjugés, dont ils portent encore
l’empreinte.
Mérian abandonne alors « un sujet aussi désagréable »
sans autre justification pour en venir à l’examen du Principe des
Indiscernables. Mais pourquoi ? S’il abandonne le sujet, nous
semble t-il, c’est que l’élaboration des signes nous échappe
et que nous ne pouvons la contrôler comme celle des objets
techniques : on prendra donc la question de la ressemblance
par l’autre côté pour demander si la Nature les fournit ?
Mais on verra qu’on quitte alors le terrain du décidable et
qu’on se réfugie dans la preuve morale, à savoir ce qui est
possible ou impossible à Dieu ; autre aporie. Mais n’anticipons
pas.

C’est en fait le moment d’aborder la question de savoir :


si la Nature contient des ressemblances parfaites. Consultons
l’expérience, mais une expérience sera t-elle un « échantillon »
propre à nous faire juger de tout le reste, vu l’impossibilité
d’une exploration absolument exhaustive de tous les cas
(p. 37) ?
Sur quoi la ressemblance porterait-elle ? Peut-on en
appeler à l’expérience pour décider sur des substances ?
« à moins que par ce mot nous n’entendions des recueils
d’apparences qui vont de compagnie, et que par cette raison,
nous honorions de ce titre ». On ne saurait s’empêcher de
penser que Mérian parodie malicieusement la formule
leibnizienne des songes bien réglés5. « Nos expériences ne
vont donc pas plus loin que sur nos perceptions ou sur
des assemblages de nos perceptions ». Cette réduction des
substances aux phénomènes laisse dans l’indifférence l’examen
des systèmes de la cause matérielle, occasionnelle ou
harmonique. Mérian juge que le principe des indiscernables

5 Système nouveau de la nature, § 14. Voir les notes de l’édition de


C. Frémont, GF.

86
Francine Markovits

embrasse tout ce qui existe, les affections des substances


aussi bien que les substances mêmes.
Après la ressemblance des substances, il faut considérer
la ressemblance des liaisons qu’ont entre eux les objets à
comparer. Que les choses externes puissent augmenter ou
diminuer la ressemblance, ce n’est pas elles que je dois
consulter pour en juger. Et ainsi, si une copie de la Venus
de Medicis se trouve dans le palais de Sans-Souci, ce n’est
pas la différence des bâtiments ni des lieux qui entraînera
la dissemblance des statues.

Je m’en rapporte volontiers aux défenseurs les plus zélés du


principe des indiscernables ; leur système porte uniquement
que chaque chose recevant sa détermination de l’assemblage
de tous les êtres, ou de l’univers entier, cette liaison
universelle les empêche de se ressembler parfaitement
l’une à l’autre6.

Mérian se propose donc de prouver, contre ce principe,


qu’il y a des ressemblances parfaites dans la nature. Et il nous
transporte donc dans le célèbre jardin de Herrenhausen
où Leibniz se promène avec l’Electrice Sophie. On connaît
l’histoire du gentilhomme qui courut longtemps sans pouvoir
trouver deux feuilles semblables.
Mérian hasarde une supposition que Leibniz ne saurait
désavouer : que ce gentilhomme aura cru quelquefois avoir
trouvé la ressemblance en question, laquelle aura disparu
après une inspection plus exacte. Mais si le jardin n’est
qu’une scène d’apparences par rapport à notre gentilhomme,
la seule ressemblance qu’il puisse trouver est une
ressemblance d’idées et il la rencontre justement dans ce
cas.
Si l’on objecte ensuite que les rayons par lesquels les
objets visibles nous frappent, causent de l’altération soit
dans les milieux qu’ils traversent, soit dans les organes
qui les reçoivent et les transmettent, et qu’ainsi, selon les
propres paroles de Leibniz, deux gouttes de lait ou d’eau
regardées par le microscope se trouveront discernables,
on pourra cependant répondre à l’objection.

6 On peut supposer que Mérian a lu Leibniz dans l’édition Raspe.

87
CORPUS, revue de philosophie

L’altération ne décide pas plus pour la ressemblance


que pour la dissemblance, puisque si les apparences sont
trompeuses, nous n’avons cependant que l’apparence. Quel
que soit le microscope ou l’instrument dont on use, quelle
que soit la médiation de la perception, elle est inséparable
de la constitution de l’objet : « de quel droit pourra-t-on donc
me contester la ressemblance de deux feuilles que je vois
comme parfaitement semblables ?» Car l’objet extérieur ne
peut apporter de recours indépendant de toute médiation
perceptive. « Monsieur de Leibniz convient que souvent deux
gouttes de ces liqueurs ne sont discernables que par le
microscope ; ainsi il admet deux gouttes indiscernables qui
sont réellement deux, ce qui suffit pour détruire son principe ;
car qu’importe après tout, qu’il y ait deux autres gouttes
discernables, savoir les gouttes microscopiques ? »
Une autre objection viendrait de considérations optiques,
car c’est celui des sens qui nous présente le plus
distinctement des objets simultanés : supposons une surface
plane qui me présente une continuité non interrompue de
la même couleur, que je conçoive sur cette surface toute
sorte de figures qui conserveront la couleur commune ;
« mais cette uniformité des couleurs est-elle autre chose
que la ressemblance parfaite des points visibles ? Et n’en
suit-il pas que l’âme éprouve autant de perceptions
indiscernables que la surface enferme de ces points ? On ne
saurait le contester sans être réduit à avancer les choses les plus
insoutenables ». Car il faudra dire que non seulement tous les
points ne se ressemblent pas, mais qu’il n’y en a pas deux qui
se ressemblent.
Où sont donc ces nuances qui ne se ressemblent pas ? Il
faudrait avoir recours à des couleurs invisibles couchées
sur une surface invisible. Les contradictions de cette position
vont conduire Mérian à énoncer son hypothèse.
Il commence par montrer qu’il est indifférent qu’on se
situe dans la perspective immatérialiste ou matérialiste. Cette
indifférence est chez lui une constante qu’on retrouve par
exemple dans les mémoires sur le problème de Molyneux7.

7 Je les ai republiés sous ce titre avec une postface en 1981


(Flammarion).

88
Francine Markovits

« Sous ces différents points de vue, dis-je, on sera


obligé d’admettre dans le monde représenté la même raison
de ressemblance qu’on reconnaît dans le monde représentatif,
en sorte que des objets parfaitement semblables répondent
aux perceptions parfaitement semblables. Comment soutiendra-
t-on autrement l’union de ces deux mondes ? ou bien
avancera-t-on que, dans le cas de ces ressemblances, le
monde extérieur se représente dans nos âmes en se
multipliant, à peu près comme font les objets contemplés
au travers des verres polyèdres ? »
Cette comparaison sera encore exploitée en relation
avec le microscope.
On pourra laisser aux philosophes cette spéculation sur
les rapports du monde extérieur et du monde intérieur qui
ne fait rien à l’affaire. Mais « il m’est venu dans l’esprit, dit
Mérian, d’agiter une question qui comprend tout ce qu’on
peut m’objecter à cet égard avec quelque apparence de
raison. Ne pourrait-on pas dire avec fondement que les
choses semblables en tout sont la même idée répétée à
plusieurs reprises » ?
Voilà qui met en question le statut de la durée et de
la succession. On connaît le débat sur le temps comme
durée absolue ou comme relation d’ordre, illustré par la
correspondance de Leibniz et de Clarke. Messieurs de
Leibniz et de Wolff conviennent que Dieu peut créer deux
choses parfaitement semblables (on verra plus loin que s’il
le peut, ce n’est pas qu’il le fasse). Mais est-ce pour lui
répétition de la même idée ? On n’oserait le dire, remarque
Mérian.
L’expérience invoquée pour favoriser cette répétition me
met en scène, voyant un objet, fermant et rouvrant les
yeux. Il semble que ce soit la même idée qui aille et qui
vienne. Mais puis-je assurer qu’il n’y a pas eu substitution
d’objet ? N’est-ce pas faire l’hypothèse d’une sorte de deus
deceptor ?

Quelque spécieux que soit cet argument, dit Mérian, il


est tout fondé sur une illusion causée par l’équivoque
du mot identité ; mot qui dans le langage commun et
même dans le langage philosophique, se prend souvent
pour ressemblance. On appelle deux choses la même chose

89
CORPUS, revue de philosophie

quand on peut substituer l’une à l’autre sans causer


par là aucun changement extérieur. Mais ce n’est là qu’une
identité figurée, ce n’est point l’identité à la rigueur, je dis
cette identité numérique sur laquelle les Métaphysiciens
ont prononcé l’axiome si connu ; que la même chose
ne peut exister deux fois (p. 46). Cette proposition est
un fil d’Ariane qui nous aidera à sortir du labyrinthe.
Elle nous montre l’impossibilité qu’il y a que la même
idée (numériquement la même), aille et vienne, disparaisse
et reparaisse ou existe après avoir cessé d’être. Rien ne
saurait avoir des lacunes d’existence, si j’ose m’exprimer
ainsi. Si, dans l’instant où je parle, tout l’univers rentrait
dans le néant pour en ressortir l’instant d’après, ce ne
serait déjà plus [le] même monde ; ce ne seraient que deux
mondes semblables quand même ils n’auraient rien
d’autre par où l’on pût les discerner.

Ainsi les partisans de la création continuée (dont Mérian


perçoit par conséquent tout au contraire la discontinuité)
sont-ils obligés de reconnaître des indiscernables. « Dans leur
système, l’identité n’est rien de plus qu’une ressemblance
parfaite ». Peu importe que l’on raisonne alors sur les idées
ou sur les substances, si ce sont des êtres passagers, ils ne
sauraient être et avoir été. L’argument des lacunes d’existence
vaut toujours. « Il faudra toujours en revenir ici que les
idées sont les seuls objets dont nous puissions parler. S’il
y en a d’autres, au moins nous sont-ils parfaitement
inconnus ». Mérian en vient à caractériser cette multiplicité de
semblables, cet être objet/idée, comme « un vray Protée »
(p. 47).

Après ces expériences, ces preuves et ces éclaircissements,


Mérian estime avoir établi qu’il y a des ressemblances
parfaites dans la nature. Mais il veut dévoiler tout le
mystère de la ressemblance et examiner les ressemblances
imparfaites. Au fond, la question de l’imperfection va ici servir à
penser l’identité comme une notion dérivée de l’expérience.
Lecteur et interprète de Hume, Mérian travaille sur le thème
sceptique de l’identité comme variation et approximation et
dans cette perspective, aucune substantialité ni de l’objet ni de
l’idée n’est requise.

90
Francine Markovits

Mais l’examen de la ressemblance imparfaite demande


une méthode de division de chacun des sujets comparés
pour faire apparaître des parties homogènes et des parties
hétérogènes. Or le semblable est ou n’est pas, il n’est pas
susceptible de quantification. Les ressemblances tombent
toujours sur des idées entières, parce qu’on ne peut
partager que des idées composées et que les partager, ce
n’est que les résoudre dans les idées simples qui entrent
dans leur composition.
On va donc renverser la question et poser le problème
de la manière dont s’est constitué cet instrument de pensée :
la ressemblance imparfaite devient le critère d’un changement
de méthode. Comment avons-nous la notion du semblable,
comment est-elle convoquée et reproduite dans les actes
de pensée ? « C’est que nous avons remarqué et remarquons
encore des choses indiscernables par elles-mêmes et que
nous ne discernons que par leur pluralité, en les voyant
exister l’une hors de l’autre, ou en les voyant coexister en
différentes connexions » (p.49).
Dans un mémoire ultérieur, Mérian réaffirmera la
ressemblance des idées. « Il est donc incontestable qu’il y
a des idées différentes en nombre qui se ressemblent réellement
et c’est en généralisant les cas de cette nature que nous
avons formé la notion de ressemblance; cette notion peut
être nommée arbitraire ; mais il ne s’ensuit nullement que
les idées qui l’excitent le soient aussi »8. On ne croit plus
de nos jours à la substantialité des universaux, la ressemblance
n’existe que dans l’esprit qui compare. C’est l’intersubjectivité
qui fait juger de la ressemblance « Non seulement nous
expérimentons la ressemblance des idées en nous-mêmes,
mais une analogie raisonnable doit nous persuader que ces
idées ressemblent, pour l’ordinaire ou du moins très souvent, à
celle des intelligences pour la société desquelles la nôtre
est destinée, où pour ainsi dire, elle naît, croît et se développe ;
c’est cette ressemblance qui nous range dans la classe
humaine ». Et il ajoute, prenant l’exemple de douze personnes
qui contemplent la lune brillante dans un ciel serein, que
douze perceptions semblables réparties sur autant d’esprits

8 Sur le principe des indiscernables, 1754-1756, p. 391

91
CORPUS, revue de philosophie

différents, supposent autant d’intelligences semblables :


et celles-ci ne demandent pas moins qu’une bonne douzaine
de mondes qui se ressemblent entièrement (p. 386).
Si l’on devait s’en tenir au principe des indiscernables
et à la supposition de la dissemblance, « comment fixer cette
scène mouvante d’idées dont la moindre variation produit un
nouvel état ? Et comment nous séquestrer nous-mêmes de
nos propres états, dont il s’agirait de faire la comparaison ? Il
faudrait pour cela, pouvoir exister, tout ensemble, en soi
et hors de soi, dans le présent et dans le passé. Ne sont-ce
pas là de belles expériences à proposer ? »
Cette « scène mouvante » répond à l’objet Protée mais
elle renvoie aussi au problème de la mesure du temps dans
l’assignation de la transformation en ressemblance ou
dissemblance : disons qu’elle les pose comme des limites dans
un processus que l’instrumentalité du microscope nous aide à
conceptualiser. Car si le microscope pouvait être la mesure
de la perfection idéale, de la ressemblance parfaite, la
question serait celle de la dernière idée qui en assignerait
la détermination. En ce sens, on pourrait aussi bien dire
que le microscope nous fait progresser vers l’identification que
vers la diversification. Mérian rétablit le fait : la fonction
de cet instrument d’optique est de rapprocher, et non de
découvrir des identités. On pourra donc retourner contre
le principe de Leibniz l’argument tiré du microscope, car avec
lui on découvre très souvent des ressemblances qui avaient
échappé à l’inspection de la simple vue (p. 397). Et c’est
l’occasion d’une variation sceptique à la Sextus ou à la
Montaigne sur le nombre et la structure de nos sens : la
ressemblance est fonction de la structure des sens :

Que savons-nous ce qui arriverait si les verres qui


agrandissent étaient portés à un plus haut point de perfection ;
ou bien si nos yeux devenaient des microscopes aussi
subtils que le sont ceux des derniers insectes que nous
apercevons par nos microscopes grossiers ? Que sait-on si
on ne trouverait pas alors beaucoup de ressemblance
entre des objets sur lesquels et nos sens et nos instruments
s’émoussent ? Qu’ils nous déguisent et nous défigurent à
l’heure qu’il est ? Que sait-on si leur nombre ne s’accroîtrait

92
Francine Markovits

pas à mesure que nous approcherions des éléments de la


matière, s’il était possible d’en approcher ? »9

Aucun artifice, aucune Dioptrique ne nous fera pénétrer


jusque-là, nous n’arracherons jamais le dernier voile à la
Nature.
Mérian éclaire sa démarche en comparant sa définition
à celle des Métaphysiciens et des Géomètres. La définition
de Wolff qui s’appuie sur l’équivoque de l’identité et de la
ressemblance ne peut exclure la ressemblance de la nature, à
moins de soutenir qu’il n’y a dans tout l’univers que des
dissemblances absolues (ce qui serait le désordre). Le géomètre
qui distingue la ressemblance de l’égalité met en place le
concept de congruence qui réunit égalité et ressemblance
parfaite.
En fin de compte, Mérian prend acte des ressemblances et
des dissemblances comme de faits, ce que manifestent « les
recueils ou les faisceaux d’idées » dont les unes sont entièrement
semblables et les autres ne se ressemblent en aucune façon.
L’expérience dépose partout pour la ressemblance.

Il reste à réduire deux arguments (deux échantillons) dont


la subtilité dialectique ne doit pas en imposer à un philosophe. Il
s’agit de deux syllogismes dont Mérian montre qu’ils reposent
sur des équivoques10.
Il s’agit tout d’abord de l’impénétrabilité qu’on attribue
à une existence et qui rend impossible la pénétration de
deux existences l’une par l’autre11. On suppose que pour être
parfaitement semblables, deux choses doivent se pénétrer
l’une l’autre, ce qui est précisément la question. Mérian énonce
l’argument en forme : « pour ressembler parfaitement il faut
être ce qu’on n’est pas ; or chaque chose est ce qu’elle est. Donc
aucune ne ressemble parfaitement à l’autre ». Mais, ajoute

9 Sur le principe des indiscernables, p. 397


10 Réflexions philosophiques sur la ressemblance, pp. 52-53.
11 Argument qui a servi au dualisme pour caractériser l’existence
corporelle et que le dogme, ou le mystère de la transsubtantiation
récuse : ce sera l’occasion, par exemple, des analyses de Bayle dans
l’article Pyrrhon de son Dictionnaire.

93
CORPUS, revue de philosophie

t-il, des propositions identiques palliées par des expressions


synonymes méritent-elles le nom de preuves ?

L’autre exemple examine une seconde équivoque mais


n’est presque discernable du premier que par le tour des
phrases : « ce qui ne diffère pas de l’autre dans la moindre
particularité, est la même chose avec l’autre ; deux choses
parfaitement semblables ne diffèrent pas dans la moindre
particularité. Donc elles sont une même chose ». Les expressions :
différer, la même chose, se prennent en différents sens, qui
jouent sur identité figurée et identité numérique.
A l’extrême fin de son mémoire, Mérian relève un argument
qu’on trouve aussi chez Bayle : lorsqu’une question est
indécidable12 on la tranche par un changement de registre ; on
allègue les conséquences (supposées dans ce cas inadmissibles)
ou encore les vérités de la foi ou enfin la convenance morale. Le
changement de registre est en lui-même une décision lorsque
les preuves sont égales de part et d’autre.
C’est ce qui permet à Mérian d’écrire : « ces fameuses
démonstrations n’auraient pas sans doute paru fort
démonstratives à l’illustre auteur du principe de l’identité des
indiscernables. Mais il fait plus de fond sur les preuves
tirées de la convenance morale. S’il n’y a point de choses
parfaitement semblables, c’est que cela est contraire à
l’ordre, à la symétrie, à la perfection, qui entrent dans le
plan de l’univers, et par conséquent à la sagesse divine qui
a choisi ce plan par les raisons du meilleur ». Un Mérian
candide s’aperçoit à l’avant-dernière page qu’il n’a fait
attention, en établissant des ressemblances parfaites, ni à
l’existence ni aux vertus morales du Souverain être. « Si
donc, au bout du compte, nous trouvons ces vérités en conflit,
quel moyen y a-t-il de nous tirer d’un pas aussi difficile qui
va nous jeter dans le scepticisme physico-moral, le plus
desespéré de tous les scepticismes ? Abandonnerons-nous
les vérités d’expérience, les premières de toutes les vérités,
qui ne sauraient être détruites ni même contrebalancées par
des vérités de raisonnement ? Ou nous réduirons-nous à ce

12 Comme par exemple la question de la liberté dans la controverse


avec Jaquelot dans les Réponses aux questions d’un provincial.

94
Francine Markovits

dangereux dilemme : qu’ou il n’y a point de divinité, ou


qu’elle n’est point parfaitement sage ? »
Il faudrait un déclamateur, entendez un prédicateur, pour
exorciser ce dilemne, mais Mérian récuse le rôle, indigne d’un
philosophe. Il renverse en argument pour l’ordre l’objection de
la ressemblance.
« Ordre, proportion, beauté, harmonie, jugement, raison,
vérité, en un mot tout ce qui peut embellir un monde, ne
demande-t-il pas de la ressemblance ? Et n’avons-nous pas
prouvé, que toute ressemblance est parfaite ? Je laisse à la
nature elle-même à parler par les faits, en vous exposant
ce nombre innombrable de ressemblances qui distingue et
réunit ses trois règnes. Je laisse à un de ses plus habiles
interprètes à vous dire, qu’on peut descendre par des degrés
presqu’insensibles de la créature la plus parfaite jusqu’à
la matière la plus informe, de l’animal le mieux organisé
jusqu’au minéral le plus brute; et à vous montrer non
seulement la ressemblance formant les classes des êtres,
mais les entrelassant encore, pour ainsi dire, l’une dans
l’autre, en sorte qu’on ne puisse jamais tirer une ligne
entre deux. Je me borne à conclure de mes propres
spéculations, qu’il ne reste que l’alternative entre un
monde, qui ne contient que des ressemblances parfaites et un
monde qui ne contient que des dissemblances absolues,
c’est-à-dire un véritable CHAOS ».

La conclusion va jouer sur deux sens du terme moral,


l’un faisant référence au convenable pour les moeurs, l’autre
au probable pour la théorie. Moyennant cette équivoque,
voulue cette fois, et ménagée par Mérian lui-même, on
retrouve encore un dilemne bien que la forme syntactique
de l’énoncé le dissimule : « Si le choix a eu lieu en effet, si un
Etre Suprême, source de toute bonté et de toute perfection,
a tracé le plan de l’univers, la préférence ne saurait plus être
douteuse. La ressemblance l’a emporté sur la dissemblance, et
l’ordre a triomphé de la confusion ; mais ce que la souveraine

95
CORPUS, revue de philosophie

sagesse exige, est moralement nécessaire, bien loin d’être


moralement impossible »13.
L’être souverainement bon a choisi un monde de
ressemblances, ce qui invalide l’hypothèse leibnizienne ; il est
moralement convenable qu’il y ait de l’ordre, il est moralement
probable que cet ordre soit celui de la ressemblance. Que
signifie alors la critique du dieu leibnizien ?
Il faut alors se reporter aux mémoires sur l’identité et sur
l’aperception14.
De célèbres philosophes ont confondu l’identité numérique
avec une autre espèce d’identité qui usurpe ce nom par
métaphore mais qui au fond n’est que ressemblance. Tout
le travail de Mérian porte sur cette équivoque de la conscience.
L’identité est l’hypothèse d’une continuité d’existence fondée
sur le sentiment de notre propre être. Cette continuité
d’existence qui est le caractère de l’identité (on se souvient
de la critique de la discontinuité et des lacunes d’existence
évoquée plus haut) semble avoir été tirée de chaque
perception et affecte le moi comme la substance.

C’est le sentiment de notre propre être qui demeurait


invariable pendant que tout changeait autour de nous, de
ce moi pensant, qui est comme une toile permanente15
où la nature vient peindre ses variétés16. Si on veut
avec ces philosophes [ie : ceux qui suivent la division
des facultés de Dieu] que la création d’une chose soit la
réalisation d’une idée de l’entendement divin, il ne peut
y avoir de doublets en quelque sorte. Ces opinions

13 Une citation en note de Prudentius : tu conduis toutes choses à ton


exemple, toi qui es d’une beauté suprême, menant le monde par
l’esprit et le formant à la ressemblance de ton image (je traduis).
14 Mémoire sur l’aperception de sa propre existence (1749-1751) ;
Mémoire sur l’aperception considérée relativement aux idées ;
Mémoire sur l’identité numérique (1755-1757). On lira l’étude de
Bernard Baertschi, « La conception de la conscience développée par
Mérian » dans Schweitzer in Berlin des 18. Jahrhunderts, Berlin,
1996, pp. 231-248.
15 Métaphore reprise par Diderot mais empruntée à Lucien : l’âme
et l’araignée.
16 Mémoire sur l’identité numérique, p. 465, 469 circa.

96
Francine Markovits

font illusion au peuple et à ceux qui pensent que Dieu


n’est pas soumis aux vérités éternelles et peut faire
que deux soit un. Si un artiste peut exécuter deux fois
le même plan, le Créateur ne le pourrait-il ? Et qui sera
assez téméraire pour déterminer la manière dont les
possibles existent dans l’entendement divin ?

Les disputes « frivoles » des théologiens sur l’identité


devraient céder la place à une typologie des espèces
d’identité et l’auteur de la Venus physique, Maupertuis, nous en
donnerait un exemple avec le système d’éléments qui sert de
base à l’organisation, à peu près comme la chaîne sert au
tisserand : toute la contexture subsisterait malgré tous les
changements de la matière, conservant toutes ses parties dans le
même arrangement. L’identité serait une loi de développement.
C’est toujours le problème de la durée qui s’impose. Et
la spécification des identités va ainsi nous conduire à interroger
l’identité du moi et de la personne. Mérian reprend les
analyses de Locke pour formuler autrement le cogito : je ne
connais qu’une chose dans mon âme qui paraisse lui être
essentielle, c’est le sentiment du moi, inséparable de mon
intelligence... S’il y a quelque chose de certain, c’est
assurément que je suis moi-même... C’est par là que mon
existence présente se lie à mon existence passée; de là cet
intérêt personnel que je prends à mon propre individu et
que je répands sur les choses qui m’environnent....
Ce qui nous délivre de toutes ces discussions, c’est de
définir l’âme comme un être immatériel pensant. Cette
détermination de l’unité de la personne permet de traverser
toutes les métamorphoses, y compris l’amnésie. Mérian travaille
sur l’unité physique et morale du moi, mais sans considérer
la réminiscence des actions passées comme essentielle à la
personnalité. D’ailleurs, si un héros se signalait par de
grandes et belles actions qu’il oubliât ensuite, la patrie
devrait-elle omettre de l’honorer et de perpétuer sa mémoire ?
On usera d’un argument symétrique pour montrer que l’oubli
du crime ou du délit ne saurait dispenser le coupable de
subir la peine. C’est la fonction des sanctions qui est en
jeu et la notion de mérite elle-même articulée à la sensibilité
du patient.

97
CORPUS, revue de philosophie

Cette réflexion sur la disjonction entre la mémoire ou la


conscience de soi et la nécessité des sanctions est avérée
aussi chez d’Alembert, dans ses Eléments de morale comme
dans sa correspondance avec Frédéric II. Ce qui importe ici,
est le déplacement du statut de l’imputation qui n’est pas
lié à la liberté métaphysique comme autonomie mais à la
régulation sociale comme mécanisme juridique. On pourrait
en chercher l’histoire dans une lettre de Spinoza à
Bowmester mais ce n’est qu’un exemple. En l’absence d’une
détermination « autonome » de la liberté, loin d’être « injustes »
ou inutiles, les sanctions ont une fonction correctrice.
Les lois de la justice sont celles de l’imputation (mais
l’imputation n’est pas l’autonomie) et ne souffrent pas
qu’on divise le sujet en deux êtres, celui qui commet les
iniquités et celui qui en subit les peines. « Car enfin, cela
ne revient-il pas au même que si Dieu ayant créé l’être A
et l’être B à la fois, châtiait sur B toutes les fautes
commises par A ? ou que si, partageant ma vie en deux
portions, dont la première contient toutes mes iniquités et
la seconde tous les maux qui en sont les suites, il me
laissait achever le premier tome de mon histoire et
m’ayant anéanti à la fin de la dernière page, il chargeait
du second [tome] une seconde substance que dans cette
vue, il tirerait tout exprès du néant »17 ? La référence à
Locke et à l’histoire de Castor et Pollux est manifeste18. Le
sentiment du moi constitue la personnalité et c’est par
quoi la pensée est posée ou se pose. « Le mot personne, tel
que je l’emploie, est le nom de ce soi » dit Locke19. Mérian
commente un passage où Locke justifie le fait de ne pas
définir la personnalité par la mémoire mais par le
physique et le moral, par la continuité de cet être défini en
deux sens ; et, ajoute Locke, c’est vrai quelle que soit la

17 Mémoire sur l’identité numérique, p. 475.


18 Voir John Locke, Identité et différence. L’invention de la conscience.
Présenté, traduit et commenté par Etienne Balibar, Le Seuil, 1998. Voir
également Marc Parmentier, Introduction à l’Essai sur l’entendement
humain de Locke, PUF, 1999, chapitre VIII.
19 P. 177, trad. citée.

98
Francine Markovits

langue dans laquelle on le pense20. Mais Mérian ajoute que cette


personnalité n’est pas incompatible avec la transmigration
des âmes chez les chrétiens pythagorisants. Bien que son
« tempérament » ne le porte pas à une telle hypothèse,
l’hypothèse ne pèche pas selon la logique.

Mérian a montré que malgré les arguments de


l’impénétrabilité et de l’identité numérique, il y a des
ressemblances réelles et parfaites dans la nature. Mais
elles sont de fait, d’expérience. Du point de vue du soi et de
l’identité personnelle, il montre que si on ne peut terminer
la série des médiations perceptives, cela témoigne autant pour
la ressemblance des idées que contre la ressemblance des
idées. Enfin, entre l’objet Protée et la scène mouvante de la
conscience, la question est celle de la contrariété des états
de conscience et elle ne peut être résolue que par le recours à
l’expérience juridique de l’imputation. Des variations sur
l’identité de la substance aux variations sur la constance du
soi, le recours à l’expérience se poursuit par l’assignation
du sujet à son lieu juridique. C’est donc l’expérience de la
loi qui donne au sujet son identité, comme ce sont les
faits qui ramènent la métaphysique de la substance à une
physique des ressemblances.
FRANCINE MARKOVITS
UNIVERSITÉ DE PARIS X - NANTERRE

20 P. 472.

99
CORPUS, revue de philosophie

100
LOGIQUE ET PHILOSOPHIE
CHEZ CHRISTIAN WOLFF (1679-1754)

I. Aperçu de l’opus logicum wolffien

1. Un corpus bilingue
Christian Wolff, auteur d’une œuvre philosophique
encyclopédique, s’est en particulier distingué par ses
réalisations dans le domaine de la logique. Si Wolff
rédigea son premier ouvrage, consacré à la philosophie
pratique universelle, en latin1, il employa, au début de
sa carrière de professeur et d’écrivain à Halle, l’allemand
comme langue de pensée et de communication. Suite à
ses déboires avec les piétistes et son éviction de Prusse2, il
adopta le latin en tant que langue de réflexion et de
diffusion, ce qui lui permit également de conquérir une
audience européenne plus large. Ainsi, les Pensées raisonnées
sur les forces de l’entendement humain et leur usage
correct dans la connaissance de la vérité, ou Logique
allemande, précédèrent dans le temps les trois volumes de
la Philosophia rationalis sive Logica, ou Logique latine3.

1 Il s’agit de la Philosophia practica universalis, trad. partielle par


S. Buchenau et A.-L. Rey, Data n°31 du CERPHI, ENS LSH de
Lyon, janvier 2000.
2 Sur cet épisode de la biographie de Wolff, cf. ce qu’en dit lui-même
l’auteur en GW I, 10, p. 189s. Les œuvres de Christian Wolff
seront citées dans l’édition d’usage chez Olms, Hildesheim, sous la
forme GW, numéro de série en chiffres latins (I pour l’allemand,
II pour le latin, III pour les matériaux et documents), numéro de
l’ouvrage en chiffres arabes. Le Discursus praeliminaris, également
publié en GW II, 1.1., sera cité dans l’édition bilingue (latin-allemand,
trad. G. Gawlick et L. Kreimendahl) de Frommann-Holzboog,
Stuttgart-Bad Cannstatt, 1996.
3 GW I, 1 et GW II, 1.1., 1.2. et 1.3.

CORPUS, n° 49, 2005. 101


CORPUS, revue de philosophie

Que l’œuvre allemande ait précédé l’œuvre latine ne


signifie pas que la seconde ait totalement éclipsé la première.
En effet, la Logique allemande a connu quatorze éditions
du vivant de Wolff, s’échelonnant entre 1713 et 17544, tandis
que la Logique latine, après sa première parution en 1728,
a fait uniquement l’objet de deux rééditions par son auteur,
en 1732 et 1740, et de deux rééditions par un médecin
italien dénommé J. Sereri, en 1730 et 17795. À cela s’ajoute
que Wolff lui-même a traduit en latin la Logique allemande,
et que ce dernier texte a aussi connu une certaine fortune
en français comme plus récemment en italien6.
Inversement, la Logique latine n’est pas qu’une redite, plus
circonstanciée, d’une version primitive rédigée en allemand.
Cela se marque déjà dans les différences de contenu entre
le Vorbericht über die Weltweisheit7, un aperçu de quelques
paragraphes, et son pendant, le Discursus praeliminaris de
philosophia in genere8, un ouvrage programmatique en
lui-même9. Cela se donne encore à lire dans le détail de la
doctrine, lorsque le texte latin étoffe bien davantage la
théorie du syllogisme, qu’il introduit des considérations
inédites sur les méthodes analytique, synthétique et mixte
ou encore qu’il innove dans la conception du vitium

4 Cf. l’avant-propos du défunt H.-W. Arndt en GW I, 1, p. 99.


5 Cf. l’avant-propos de J. École en GW II, 1.2., p. V.
6 Les traductions latine et française se trouvent respectivement en
GW II, 20, GW III, 63 ; la version italienne a les références
suivantes : Logica tedesca, trad. R. Ciafardone, Bologne, Patron, 1978.
7 GW I, 1, pp. 115-120.
8 Références déjà données en note 2. Une traduction française de cet
ouvrage par le groupe de travail sur la philosophie allemande
au dix-huitième siècle (CERPHI) est en cours d’achèvement. Sa
parution chez Vrin est prévue pour 2006.
9 N. Hinske remarque dans son ouvrage Zwischen Aufklärung und
Vernunftkritik. Studien zum Kantischen Logikcorpus, Stuttgart-Bad
Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1998, pp. 21-22, que Wolff a
inauguré une tradition en Allemagne en faisant commencer la
philosophie par un traité sur la méthode.

102
Jean-François Goubet

subreptionis10. La recherche actuelle sur la logique de Wolff


dépasse ainsi un lieu commun longtemps accrédité par
la critique, selon lequel l’œuvre latine reprendrait les
grandes lignes de l’œuvre allemande en y perdant au
passage11.
L’opus logicum wolffien ne se réduit pas aux manuels
allemand et latin puisqu’il englobe également quelques
articles dans lesquels certains points précis sont davantage
développés. Citons, à titre d’exemples, deux articles, l’un
traitant de l’esprit systématique et l’autre des notions
fécondes. L’opuscule De differentia intellectus systematici
et non systematici12 apporte ainsi quelque lumière sur les
différents types de principe, la dépendance des vérités
dogmatiques d’avec l’expérience ou sur la connexion des
vérités universelles entre elles13. L’opuscule Von den fruchtbaren
Begriffen 14 renseigne de son côté sur la théorie du
raisonnement en montrant en quoi ce dernier peut enrichir
a priori notre connaissance ; les définitions, comme certaines
autres assertions n’en étant pas, livrent déjà de manière
latente de nouvelles déterminations et jouent ainsi un
rôle heuristique en permettant la découverte dans les sciences.

10 Cf. respectivement sur les deux premiers points I. J. Gómez Tutor,


Die wissenschaftliche Methode bei Christian Wolff, Hildesheim,
Olms, 2004, et sur le dernier H. Birken-Bertsch, Subreption und
Dialektik in Kants Philosophie. Untersuchungen zum Begriff des
Fehlers der Erschleichung in der Philosophie des 18. Jahrhunderts,
Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, à paraître sous peu.
11 Voir par exemple M. Wundt, Die deutsche Schulphilosophie im
Zeitalter der Aufklärung, Hildesheim, Zurich, New York, Olms, 1992²,
p. 183 : « Les œuvres latines sont sûrement moins originales et
indépendantes que les allemandes ».
12 GW II, 34.1. ; traduction allemande par G. F. Hagen en GW I,
21.4.
13 Voir par exemple sur cet opuscule notre article « Fondement,
principes et utilité de la connaissance. Sur la notion wolffienne de
système », Wolff et la métaphysique, Archives de philosophie,
2002/65, pp. 81-103.
14 GW I, 21.2. Je remercie S. Buchenau de m’y avoir renvoyé.

103
CORPUS, revue de philosophie

Le corpus logique wolffien englobe de nombreux articles de


cette sorte.

2. De multiples influences
Lorsqu’il est question de Wolff, il est difficile de ne pas
en venir tôt ou tard à parler de Leibniz, tant l’idée que la
philosophie wolffienne est en fait leibniziano-wolffienne,
accréditée depuis le dix-huitième siècle, semble encore aller
de soi15. À cet égard, il convient d’être clair : la logique de
Wolff n’aurait certainement pas été ce qu’elle fut si son
auteur n’avait connu la pensée de Leibniz ; pour autant,
elle ne s’y ramène pas. Pour ne parler que de logique, il
est patent que les Meditationes de Cognitione, Veritate et
Ideis, que Leibniz avait fait paraître en 168416, ont imprimé
leur marque sur la pensée de Wolff. La distinction des
concepts en obscurs et clairs, puis en distincts et indistincts,
puis encore en complets et incomplets reprend les grandes
lignes du texte leibnizien. Seulement, la définition de ces
degrés n’est pas la même chez les deux auteurs : ce que
le premier avait appelé une « notion distincte » devient
chez le second « notion distincte complète » puisque existent
également des notions en parties distinctes et en partie
confuses, selon la conception originale qu’il se fait de la
perception17.
Une autre précision s’impose lorsque l’on traite de
l’influence exercée par Leibniz sur Wolff : que pouvait-il

15 Sur la critique de cette expression, voir les articles de J.-P. Paccioni


et de J. Park soumis au comité de rédaction de la Revue de
synthèse, suite à la journée de Nanterre du 5 février 2005
organisée par le même J.-P. Paccioni et consacrée à Leibniz et à
Wolff : respectivement « Le prétendu leibniziano-wolffianisme et la
métaphysique comme système » et « Le débat wolffien sur
l'idéalisme dans la première diffusion de la Monadologie latine.
Avec un excursus sur la création du mot leibniziano-wolffien et la
traduction latine de la Monadologie ».
16 Die philosophischen Schriften, tome 4, Hildesheim, Olms, 1978,
pp. 422-426.
17 Cf. J.-P. Paccioni, « Wolff, l’expérience et la raison non pure », Revue
philosophique de la France et de l’étranger, 2003/3, pp. 307-322.

104
Jean-François Goubet

savoir de sa logique à son époque ? Il convient d’avoir à


l’esprit que les principaux textes de la logique leibnizienne
n’ont connu de diffusion qu’avec les Gerhardt, Couturat
et autres Russell, et qu’il serait donc vain de mesurer les
réalisations wolffiennes à l’aune de ce qu’allait retrouver
en Leibniz sa lointaine postérité. En outre, le texte des
Nouveaux essais sur l’entendement humain, qui allait induire
une renaissance de Leibniz à la fin du dix-huitième siècle18,
ne pouvait qu’échapper à Wolff ; les considérations qu’il
contenait, qu’on aurait trop vite fait d’exclure du champ
de la logique pour les inclure dans celui de la théorie de
la connaissance19, ne pouvaient trouver d’écho avant
1765. Locke allait être connu sans médiation par Wolff,
qui le fréquenterait dès son activité de recenseur auprès
des Acta eruditorum20 et s’y référerait explicitement dans
sa Logique allemande comme à celui qui avait compris que
les vérités morales étaient capables de la même certitude
que les vérités mathématiques21, i. e. qu’elles étaient capables
du même traitement méthodique.
Il convient de porter le regard sur des auteurs qui ont
fortement influencé Wolff avant qu’il n’entre en contact
avec Leibniz pour se faire une idée plus juste de son
parcours intellectuel. Il apparaît alors que c’est Tschirnhaus
qui a joué un rôle déterminant dans la formation mathématique
et logique du futur maître de Halle et de Marbourg. À

18 Cf. l’article suivant de G. Tonelli sur ce sujet : « Early reactions


to the publication of Leibniz Nouveaux Essais (1765) », Proceedings
of the third Kant-Congress, L. W. Beck (dir.), 1972, pp. 561-567.
19 Le même G. Tonelli rappelle de manière convaincante que le terme
de théorie de la connaissance appliqué au dix-huitième siècle est
très largement anachronique et qu’il faut lui préférer celui de
logique. Cf. l’article « Kant’s Critique of pure Reason within the
Tradition of modern Logic », dans le volume du même nom, publié
par D. H. Chandler, Zurich-New York, Olms, 1994, pp. 1-10.
20 On y trouve en effet dès 1702 dans le numéro du mois d’août
une recension du De intellectu humano (version latine de l’œuvre
de Locke), pp. 357-362.
21 Cf. S. Buchenau, « La connaissance des principes moraux chez
Christian Wolff », Archives de philosophie, 2002/65, pp. 133-149.

105
CORPUS, revue de philosophie

travers une méditation personnelle sur ce qui peut être conçu,


Wolff a dégagé un critère de vérité qui lui fut propre, mettant
davantage en avant la possibilité d’une argumentation en
forme aux détriments d’une évidence de type psychologique :
la détermination du prédicat par le sujet soit absolument
(comme dans le jugement : « tout triangle possède trois
angles »), soit sous une certaine condition (comme dans la
proposition : « toute figure équilatérale inscrite dans un
cercle possède des angles égaux », où la condition porte
justement sur la circonscription de la figure)22. L’ancrage
répété de la spéculation dans un point de départ relevant
de l’expérience, qui caractérisera de part en part son œuvre
tant allemande que latine, marque une dette souscrite à
l’endroit de Tschirnhaus23. Sur un second point, Wolff se
défit également de la leçon de la Medicina mentis : alors
qu’il avait tout d’abord cru, rejoignant en cela un
Descartes24, que le syllogisme ne servait qu’à mettre en
forme une vérité déjà connue, il n’a pas tardé, suite à une
indication de Leibniz, à se déjuger et à affirmer la
fécondité de la méthode syllogistique25. On fait en effet
usage du syllogisme « lors de l’explication de la suite
naturelle des pensées »26 car ainsi, en faisant surgir l’implicite,
on exprime des vérités inouïes. D’autres points de contact
avec la tradition philosophique moderne, qu’il s’agisse de la

22 Cf. GW II, 1.2., p. 390, § 509.


23 Voir à cet égard l’avant-propos de R. Ciafardone à sa traduction de
la Metafisica tedesca, Milan, Rusconi, 1999, pp. IX-XI, ainsi que
J.-P. Paccioni, « Wolff est-il ‘le vrai inventeur de la psychologie
rationnelle’ ? », Die Psychologie Christian Wolffs, O.-P. Rudolph et
J.-F. Goubet (dir.), Tübingen, Niemeyer, 2004, pp. 75-97.
24 Cf. Discours de la méthode, deuxième partie : « [...] pour la logique,
ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt
à expliquer à autrui les choses qu’on sait […] qu’à les apprendre »
(AT VI, S. 17).
25 Cf. notre article « La fécondité de la méthode syllogistique de Leibniz
à Hegel », actes du colloque de Poitiers sur les Lumières et
l’idéalisme allemand, J.-C. Bourdin (dir.), à paraître dans la
Bibliothèque philosophique de Louvain.
26 GW I, 10, p. 137.

106
Jean-François Goubet

scolastique catholique, de Malebranche ou de Bacon, peuvent


également être attestés27.

3. Une riche postérité


Wolff ne s’est pas contenté de faire reparaître plusieurs fois
ses propres œuvres, il a également joué un rôle important
en tant que professeur et par suite agi en tant que chef de
file d’un vaste mouvement. Il serait fastidieux de dresser la
liste de tous les disciples que le dix-huitième siècle lui a
connus. Baumeister, dont l’œuvre logique a été rééditée vingt
fois28, est l’exemple-type de l’élève qui a assuré à Wolff sa
stature de « maître des Allemands », selon le mot célèbre de
Hegel29. On ne doit pas s’imaginer que les wolffiens parlèrent
d’une seule voix et qu’ils ne firent que reprendre une leçon
figée. Ainsi, Baumgarten ne tarda pas à flanquer la logique
proprement dite, s’occupant des facultés supérieures, d’une
logique du sensible, ayant trait aux facultés inférieures,
autrement dit d’une esthétique ; Meier, successeur de celui-ci à
Francfort-sur-l’Oder, acquit une stature supérieure en logique
en ajoutant encore aux deux doctrines de la raison qu’il
avait héritées, logique et esthétique, une logique des actions
et des décisions, c’est-à-dire une théorie des mœurs30, et
en promouvant un concept bien connu, qui allait se
retrouver dans l’œuvre de l’inventeur du criticisme qui le

27 Cf. respectivement C. Schwaiger, « Christian Wollf. Die zentrale


Gestalt der deutschen Aufklärungsphilosophie », Philosophen des
18. Jahrhunderts. Eine Einführung, L. Kreimendahl (dir.), Darmstadt,
Primus, 2000, pp. 48-67, l’introduction de H.-W. Ardnt à la Logique
allemande, GW I, 1, p. 55, et l’introduction de G. Gawlick et
L. Kreimendahl à leur traduction du Discursus praeliminaris,
pp. XXI ou XXXI.
28 Il s’agit des Institutiones Philosophiae rationalis methodo Wolffii
conscriptae (GW III, 24).
29 Leçons sur l’histoire de la philosophie, tome 6, trad. P. Garniron,
Paris, Vrin, 1985, p. 1645.
30 Voir les articles de S. Buchenau sur Baumgarten et de nous-mêmes
sur Meier dans G. Raulet et J.-F. Goubet (dir.), Aux sources de
l’esthétique : les débuts de l’esthétique philosophique en Allemagne,
Paris, MSH, 2005.

107
CORPUS, revue de philosophie

commenterait durant des décennies à Königsberg, à savoir


celui d’Horizont31, de limite de l’usage d’une faculté. Enfin,
le maître de Halle et de Marbourg marqua son époque
au point que ceux qui s’écartèrent de lui durent lui
emprunter son vocabulaire et son cadre de pensée. Crusius,
alors qu’il établit la différence essentielle entre raison réelle
et raison idéale ou qu’il discrimine entre les usages du
principe de raison suffisante, apparaît ainsi comme « un
wolffien anti-wolffien »32 ; Lambert, qui reproche à Wolff
d’avoir fait fond davantage sur des axiomes que sur des
postulats33, n’en reprend pas moins le vocabulaire allemand
que le premier avait instauré.
On aurait pu croire que l’influence de Wolff aurait cessé
avec la révolution kantienne mais il n’en fut rien. Certes, la
métaphysique de la Schulphilosophie fut renversée et, avec
elle, une partie de la fondation logique : par exemple, il ne
pourrait plus s’agir désormais de donner comme fondement à la
logique la psychologie empirique34. Toutefois, les considérations
de Wolff sur la méthode étaient familières à Kant, qui les

31 Cf. R. Pozzo, Georg Friedrich Meiers ‘Vernunftlehre’ : eine


historisch-systematische Untersuchung, Stuttgart-Bad Cannstatt,
Frommann-Holzboog, 2000, p. 201 sqq.
32 Nous reprenons l’expression de Th. Arnaud et de W. Feuerhahn
dans leur article sur Crusius paru dans le DATA n°27 de février
1999.
33 Cf. H.-W. Arndt, introduction aux Philosophische Schriften de
J. H. Lambert, Hildesheim, Olms, 1969, pp. XIV-XVI, ainsi que P. Basso,
Filosofia e geometria. Lambert interprete di Euclide, Florence, La
nuova Italia editrice, 1999.
34 Cela est vrai même dans le cas de Fries, qu’on a souvent accusé
d’avoir travesti psychologiquement le fondement de la Critique de
la raison pure. Comme le remarque pourtant T. van Zantwijk
dans son article « Fries : Kategoriale Anthropologie », Wissenschaftliche
Anthropologie um 1800 ?, K. Regenspurger et T. van Zantwijk
(dir.), Wiesbaden, Franz Steiner, 2005, pp. 86-93, le fondement
anthropologique de la logique allégué par Fries est tout à fait
compatible avec l’idée qu’il serait absurde de vouloir dériver les
principes de la logique philosophique de la psychologie empirique,
c’est-à-dire d’expériences.

108
Jean-François Goubet

connaissait au moins par la fréquentation de son œuvre


mathématique35, et il ne faut pas s’étonner de l’hommage
rendu par le second à la solidité dogmatique du premier
au début de la Critique de la raison pure36. Kant a élaboré
ses propres conceptions de l’exposition d’un concept et du
système en son Weltbegriff en prenant comme contretype
Wolff37. La philosophie élémentaire de Reinhold puis l’idéalisme
naissant de Fichte et de Schelling, qui essaieront de jeter
un fondement à la philosophie sous forme de proposition
entièrement déterminée, assureront au cadre logique wolffien
une survie paradoxale, puisque immergé dans un élément
spéculatif tout autre38. L’ombre de Wolff allait encore
porter au début du dix-neuvième siècle. En 1835 en effet,
Schelling, quelque peu perfide, ne reprochera-t-il pas à
Hegel d’avoir donné une seconde vie à l’ontologie et à la
logique wolffienne39 ? L’héritage de Wolff ne résida pas
uniquement dans l’idéalisme puisqu’on retrouve chez l’un
de ses adversaires contemporains les plus décidés, Herbart,
des renvois explicites à la logique de Wolff. Tandis que
Herbart montrait de manière indépendante la prédominance

35 M. Kühn rappelle dans son Kant. Eine Biographie, Munich, Beck,


2003, p. 68, que les cours de mathématiques que Kant suivit au
Collegium Fridericianum étaient donnés sur un compendium de
Wolff. Dès ses années de Magister à l’Université de Königsberg dans
les années 1750, Kant faisait également cours de mathématiques
sur Wolff (Idem, pp. 132-133).
36 Cf. la préface à la seconde édition, B XXXVI.
37 Cela est explicite par exemple dans la Wiener Logik, AA XXIV/2,
p. 917, et dans la Critique de la raison pure, A 836/B 864.
38 Voir notre introduction à la traduction de K. L. Reinhold, Le principe
de conscience. Nouvelle présentation des moments principaux de
la Philosophie élémentaire, Paris, L’Harmattan, 1999, et notre thèse
de doctorat Fichte et la philosophie transcendantale comme science.
Étude sur la naissance de la Doctrine de la Science, Paris,
L’Harmattan, 2002.
39 Cf. F. J. W. Schelling, Contribution à l’histoire de la philosophie
moderne, trad. J.-F. Marquet, Paris, PUF, 1983, p. 157, et Ch. Bouton,
« Ontologie et logique dans l'interprétation hégélienne de Christian
Wolff », Les Études philosophiques, 1996/l-2, pp. 241-260.

109
CORPUS, revue de philosophie

de la catégorie de la relation au sein de la logique, il ne


manquait pas de renvoyer au § 226 de la Philosophia
rationalis comme au lieu où l’équivalence des jugements
apodictiques et hypothétiques avait été posée40. En soulignant
que chaque proposition vraie pouvait se développer pour
laisser apparaître un rapport de condition à conditionné,
Wolff a laissé un legs important à la logique moderne41.

II. Les articulations de la logique


Après cet aperçu historique, il convient d’entrer dans la
chose même et d’y séjourner quelque peu. Sans vouloir
être exhaustifs, les développements qui suivent se proposent
de renseigner sur le contenu des ouvrages logiques de
l’auteur qui nous occupe présentement.

1. Donner une vision d’ensemble de la philosophie


Le premier point distinctif de l’entreprise logique wolffienne,
qu’elle soit allemande ou latine, réside dans le discours
préliminaire sur la philosophie avec lequel elle s’ouvre.
Ce préambule ne recouvre pas les prolégomènes de la logique,
qui en donnent les premières notions et les développent
selon l’ordre des raisons, mais fournit un panorama plus
large sur les types de connaissance, la nature de la
philosophie, ses parties, sa méthode, son utilité, son style
ou encore la liberté qui devrait lui revenir en propre. Aux
dix-sept paragraphes du Vorbericht über die Weltweisheit
succéderont les six chapitres et les cent soixante et onze
paragraphes richement détaillés du Discursus praeliminaris
de philosophia in genere ; en l’occasion, c’est donc surtout
vers l’œuvre latine qu’il faut porter le regard pour se faire une
idée plus exacte de l’introduction wolffienne à la logique42.

40 Cf. J. F. Herbart, Lehrbuch zur Einleitung in die Philosophie,


Hambourg, Meiner, 1993, p. 99.
41 Voir aussi sur ce point J. Croizer, Les héritiers de Leibniz, Paris,
L’Harmattan, 2001.
42 Sur la fonction de « véritable manifeste » ou de « programme
d’ensemble » de cet ouvrage, voir J. École en GW II, 1.1., p. VII,

110
Jean-François Goubet

Là où Leibniz avait distingué vérités de raison et de fait,


Wolff procède à une tripartition en adjoignant à ce couple
les vérités relatives à la grandeur. Il existe donc trois types
de connaissances, philosophique, historique et mathématique,
et quiconque aspire à la certitude complète se doit de
les cultiver tous. Certes, la plupart du temps, une
connaissance des thèses d’un autre philosophe sans leur
démonstration, leur accompagnement de raisons, c’est-à-
dire une connaissance philosophico-historique, est suffisante
pour vivre. Néanmoins, viser à obtenir une certitude complète
est davantage d’un philosophe. Pour cette raison, seul Dieu
serait un parfait philosophe car lui seul saurait de manière
entièrement distinguée le fondement de toute chose43. La
définition wolffienne de la philosophie détourne ainsi de
l’orgueil car elle affirme le caractère incontournable de
l’expérience, comme fondement des connaissances supérieures
et aussi comme leur limite. La vérité se conquiert sur le
sol du sensible, interne ou externe, et demeure immergée
en lui, découverte d’une raison non pure44.
Viennent ensuite les chapitres trois et quatre, traitant
respectivement des parties de la philosophie et de la méthode
philosophique45. La définition de la logique prend place au
milieu d’autres définitions, ce qui, soit dit en passant,
accentue encore le caractère programmatique et extrinsèque du
Discursus praeliminaris : elle est la partie de la philosophie
qui enseigne l’usage de la faculté de connaître en vue de
chercher la vérité et d’éviter l’erreur ou, autrement dit, la
science qui dirige la faculté de connaître en vue de saisir
la vérité. La méthode, quant à elle, est l’ordre que doit
suivre le philosophe en enseignant ses dogmata, ou vérités

et dans la Métaphysique de Christian Wolff, Hildesheim-New York,


Olms, 1990, tome 1, p. 51.
43 Cf. W. Schneiders, « Deus est philosophus absolute summus. Über
Christian Wolffs Philosophie und Philosophiebegriff », Christian Wolff
(1679-1754). Interpretationen zu seiner Philosophie und deren
Wirkung, W. Schneiders (dir.), Hambourg, Meiner, 1983, pp. 9-30.
44 Nous reprenons des thèses présentées dans les deux premiers
chapitres du Discursus praeliminaris, pp. 2-64.
45 Idem, pp. 66-162.

111
CORPUS, revue de philosophie

de raison par opposition à celles de fait, historiques46. D’où


l’on comprend l’épithète de dogmatique appliquée à Wolff par
Kant, qui ne désigne pas tant son affirmation résolue des
choses en soi que l’ordre démonstratif dont il n’a jamais
voulu se départir. Il faut encore noter le rôle dévolu par
Wolff aux hypothèses dans la connaissance du probable.
Ce dernier n’est certes pas pensé dans une continuité
avec le vrai et penche davantage du côté du faux, de ce
qui serait à rejeter. Toutefois, à des fins heuristiques, il
est loisible de se servir d’hypothèses afin de préparer à
l’établissement final du vrai.
Les deux sections qui closent le Discursus praeliminaris,
et qui n’avaient nul antécédent dans le Vorbericht über die
Weltweisheit, ont trait au style philosophique et à la
liberté de philosopher47. Il ne faut pas se méprendre sur
l’intention de Wolff lorsqu’il déclare qu’il faut conserver les
significations des termes reçues par l’usage. Il ne s’agit
pas de défendre un usage incertain des termes mais de
prôner la simplicité et d’éviter d’inutiles querelles de mots.
Il n’est en outre pas question de se rendre à un
quelconque argument d’autorité mais d’intégrer dans ses
propres chaînes de raisons ce qui est reçu, et ainsi de ne
pas se montrer ingrat. En l’occurrence, on voit un Wolff
critique de la façon de faire scolastique, sans réelle
indépendance et sans ordre. À un autre égard, la liberté
de philosopher est à encourager parce que l’instauration
de vérités de raison ne nuit ni à la religion, ni à l’État,
et qu’on peut en attendre un progrès général dans les
sciences. Avec Wolff, la philosophie sort de son rôle
ancillaire traditionnel pour s’affirmer comme discipline
tutélaire, devant opérer un changement dans l’université puis
dans le monde48.

46 Le tout début du troisième volet de la Logique latine, GW II, 1.3.,


p. 537, § 743, parle de « dogmata, seu veritates universales ».
47 Pp. 164-232.
48 Cf. H.-E. Bödeker, « Von der ‚Magd der Theologie’ zur ‚Leitwissenschaft’.
Vorüberlegungen zu einer Geschichte der Philosophie des 18.
Jahrhunderts », Das Achtzehnte Jahrhundert, 1990/1, pp. 19-57.

112
Jean-François Goubet

2. La partie théorique
Aux considérations préliminaires font suite celles de la
logique proprement dite. La Logique latine délimitera très
nettement deux grands blocs, l’un dévolu à la logique
théorique, l’autre à la logique pratique, là où cette division
n’était pas inscrite dans le texte de la Logique allemande,
quoiqu’on pût facilement l’y retrouver49. La partie théorique
de la doctrine de la raison incorpore des passages sur les
facultés de l’esprit mises en jeu ou sur les notions de
genre, d’espèce ou d’individu, mais son armature principale
demeure celle des trois opérations de l’esprit : simple
appréhension, jugement et raisonnement. C’est ce qui fait
que si cette section de la logique peut être appelée formelle,
au sens où elle ne prête pas attention à la teneur en vérité
matérielle des propositions, elle ne doit pas l’être en un
sens trop contemporain, comme si on attendait d’elle un calcul
des propositions tout symbolique sans référence à des actes
de l’esprit humain50. Dans les lignes qui suivent, nous nous
contenterons de souligner quelques points importants des
apports wolffiens à la logique.
La première opération de l’esprit est l’appréhension simple,
la perception des notions. Les termes y sont relatifs en leur
qualité de signes des notions. Dans la version allemande,
Wolff parle d’abord du concept des choses avant d’envisager
l’usage des mots51. Même si la différence latine entre notio
et idea y fait défaut52, l’essentiel demeure et il serait exagéré
de percevoir là une rupture dans la pensée de Wolff. On
forme des notions à partir de la « séparation des éléments
de la représentation »53, c’est-à-dire bien davantage à la

49 On pourrait poser cette articulation entre les sixième et septième


chapitres, en GW I, 1, p. 200.
50 Voir la préface de J. École à la Logique latine, GW II, 1.2., pp. CLXX-
CLXXIII.
51 Respectivement dans les chapitres I et II, GW I, 1, pp. 123-151 puis
151-156.
52 La notion désigne l’acte même de représentation. Cf. GW II, 1.2.,
p. 127, § 34.
53 J. École en GW II, 1.2., p. CLXXV.

113
CORPUS, revue de philosophie

façon d’un Locke et d’un Condillac qu’à celle d’un Saint-


Thomas, pour lequel se produisait une abstraction des
essences54. Le mot, en tant que « signe de nos pensées », a
de manière constitutive une dimension communicationnelle
également car il est, par définition, ce qui permet de donner
à connaître aux autres nos pensées. Le signe peut être
aussi bien ce qui dévoile que ce qui occulte, notamment
lorsqu’on en vient à entrer dans des querelles de mots ne
concernant en rien la chose. Le premier mouvement de
la logique de Wolff s’emploie aussi bien à établir la base
d’une théorie de la connaissance qu’à forger un instrument
permettant aux philosophes de s’accorder sur ce qu’est la
vérité.
La deuxième opération de l’esprit est le jugement, par
lequel deux concepts sont mis en relation de manière soit
négative, soit positive. Son expression s’appelle la proposition.
Les propositions en général se trouvent à partir de l’expérience
ou à partir de définitions, soit qu’on en considère une en
elle-même, soit qu’on en considère plusieurs dans une
comparaison réciproque. Tant les principes, axiomes,
postulats ou hypothèses, que les propositions démontrées,
théorèmes, corollaires55 ou problèmes, obéissent à cette règle
de composition, les dernières étant bien davantage médiates
mais non moins susceptibles d’être certaines. Il est important
d’insister sur le fait que le recours à l’expérience et à la
donation sensible est capital pour comprendre l’attribution
d’un prédicat à un sujet. L’inhérence d’un prédicat à un
sujet n’est pas toujours le seul critère puisqu’il faut prendre
en compte également les conditions effectives de relation
entre les deux termes. La raison pour laquelle la pierre est
chaude se trouve dans la pierre elle-même, mais la raison
pour laquelle la pierre chauffe le lit se trouve aussi dans
des circonstances particulières, comme le fait qu’on l’ait
au préalable mise dans de l’eau bouillante. Or on peut
obtenir une proposition universelle pour peu que l’on

54 Voir une nouvelle fois J. École, La métaphysique de Christian Wolff,


tome 1, p. 136.
55 Ce terme ne figure pas avec les autres dans la Logique allemande,
GW I, 1, pp. 161-162.

114
Jean-François Goubet

rajoute à un jugement particulier la condition sous laquelle


la relation a lieu : à « quelques pierres chauffent le lit » est
préférable « toutes les pierres le font à condition qu’on les
ait plongées au préalable dans de l’eau bouillante »56, qui
se décompose plus facilement en un modus ponens et laisse
ainsi apercevoir la raison d’une attribution.
La troisième opération de l’esprit est le raisonnement
et son signe distinct est le syllogisme. Comme on l’aura
déjà aisément aperçu dans les exemples précédents, la théorie
du jugement appelait déjà massivement une théorie du
raisonnement puisque la décomposition d’un jugement
particulier en un jugement universel et en sa condition de
réalisation montrait l’attribution du prédicat au sujet comme
une conclusion. Bien évidemment, toutes les attributions
n’ont pas pour base un syllogisme en forme comme Wolff les
affectionnait car cela conduirait à des absurdités quand
on regarderait les toutes premières propositions, les prémisses
des chaînes de raisons à venir. Toutefois, c’est bien un « nexus
veritatum » que Wolff se proposait d’établir grâce à sa logique,
« une ars demonstrandi, fortement formalisée » dont le centre
était alors tout naturellement « la doctrine du syllogisme »57.
Le syllogisme apparaît comme le moyen idoine pour découvrir la
vérité et n’est pas simplement la mise en forme postérieure
d’un déjà trouvé. La discipline artificielle qu’est la logique,
en déployant la trame de l’expérience naturelle, ne surimpose
pas de cadre factice mais porte à la distinction ce qui
demeurait obscur à la conscience naturelle58.

56 Nous reprenons l’exemple de la Logique allemande, GW I, 1,


p. 158.
57 G. Tonelli, « La philosophie allemande de Leibniz à Kant », Histoire de
la philosophie, II, De la Renaissance à la révolution kantienne, Paris,
Pléiade, 1979, p. 735.
58 Sur cette notion de trame de l’expérience, cf. J. Park, « Erfahrung,
Habitus und Freiheit. Christian Wolffs Neubestimmung des
Habitusbegriffs in der rationalistischen Tradition », Die Psychologie
Christian Wolffs, pp. 119-142.

115
CORPUS, revue de philosophie

3. La partie pratique
La Logique latine de Wolff s’achève par une partie pratique,
que J. École a proposé de subdiviser à son tour en deux parties,
une logique de la vérité, qui s’attelle au discernement du vrai
d’avec le faux, et une méthodologie, plus ample puisque son
objet porte sur la rédaction et la lecture des livres, la
communication de la vérité dans l’enseignement, la réfutation
etc.59. Nous n’insisterons pas sur la première subdivision pour
nous intéresser davantage à la seconde, « s’il est vrai que la
partie théorique n’est en fait qu’une préparation de la partie
pratique dont la méthodologie constitue la part la plus
importante »60 aux yeux de Wolff. Que la logique comporte, au
dix-huitième siècle, des développements méthodologiques de
cette sorte n’a rien d’étonnant. L’originalité de Wolff ne sera donc
pas tant à trouver dans l’instauration d’une nouvelle partie de la
logique que dans le détail de ce qu’il y placera.
Dans la logique de la vérité, Wolff en vient à parler du calcul
réalisable sur le probable61, notion féconde dont on peut déduire
beaucoup de choses. « Au vrai, pour estimer la probabilité, il est
besoin de principes spéciaux qui dépendent de principes
ontologiques et philosophiques »62 : ce qui est requis en plus
des règles générales de la logique, ce sont des algorithmes
spécifiques, semblables à ceux qu’utilisent les mathématiciens en
algèbre, qui permettront de véritables découvertes. L’ars inveniendi
requiert, outre la logique générale, des développements issus de

59 Cf. GW II, 1.2., pp. VII-VIII.


60 Idem, p. CLXXX.
61 Cette notion de probable est relative au certain et à l’incertain bien
plus qu’au contingent et au nécessaire. Elle entretient des relations
avec les mathématiques aussi bien qu’avec la prescience de Dieu et
les contrats, comme l’attestent la Deutsche Teleologie et les
Principes du droit de la nature et des gens (par exemple en GW I,
7, p. 374, et en GW III, 66.2., pp. 162-183). Nous reprenons ces
dernières indications aux travaux en cours de J.-M. Rohrbasser.
62 GW II, 1.2., p. 443, § 595.

116
Jean-François Goubet

l’ontologie et de la psychologie pour fonctionner à plein63. La


logique, si elle veut jouer complètement son rôle d’outil pour
progresser dans les sciences, doit s’adjoindre les services
d’autres sciences pour ce faire. À cet égard, il convient de
remarquer que les passages où Wolff traite de l’art d’inventer,
véritable doctrine de la découverte, sont épars et que nul
ouvrage ne fixe précisément ses contours.
La méthodologie expose, que ce soit en allemand ou
en latin, la différence entre la science, la croyance et l’opinion,
ce qui n’est pas sans rappeler une célèbre partie de la
Methodenlehre de la Critique de la raison pure64. Le caractère
pratique s’indique déjà dans la définition de la science. Puisque
celle-ci est la disposition (qu’elle s’appelle Fertigkeit, compétence,
ou habitus, habileté) à exposer ce qu’on affirme selon des
raisons inébranlables65, elle peut se renforcer grâce à l’exercice,
croître grâce à la confrontation avec des objets donnés. La mise
en branle de la disposition dont il est question passe par
la pratique de l’argumentation, dans la dispute, la réfutation
ou le soutien, comme par la lecture d’œuvres dogmatiques,
c’est-à-dire démonstratives, qu’elles soient solides ou non. Car
même les ouvrages superficiels ont pour utilité d’apprendre à
reconnaître plus aisément les manques et les erreurs, partant
d’apprendre à les éviter à l’avenir 66 ! C’est en s’exerçant
progressivement à penser de manière réglée que l’on développe
sa compétence en logique.
C’est encore dans un chapitre dédié à l’estimation des
livres dogmatiques que Wolff en vient à parler précisément des
méthodes analytique (ou d’invention, résolutive), synthétique
(ou de doctrine, compositive) et mixte67. Des points qui étaient
beaucoup plus saillants dans les réponses aux objections des

63 Sur cette notion, voir C.-A. van Peursen, « Ars inveniendi im Rahmen
der Metaphysik Christian Wolffs. Die Rolle des ars inveniendi »,
Christian Wolff (1679-1754), pp. 66-88.
64 Respectivement, GW I, 1, pp. 200-205, GW II, 1.2., pp. 444-480, et
A 820-831/B 848-859.
65 Cf. par exemple GW I, 1, pp. 115 et 200, et Discursus praeliminaris,
p. 28, § 30.
66 Cf. GW I, 1, p. 249.
67 Cf. GW II, 1.3., pp. 631-633, §§. 882 et 885.

117
CORPUS, revue de philosophie

Méditations métaphysiques de Descartes ou dans la Logique de


Port-Royal68 passent ici au second plan. Certes, comme nous
l’avons rappelé, la logique en son ensemble a pour fonction
de préparer à la méthodologie, ce qui fait que l’apparition tardive
de cette question ne signifie pas pour autant a priori son
manque d’importance. Toutefois, force est de constater que la
question du choix des méthodes est vidée de son caractère
explosif car Wolff reconnaît implicitement qu’il n’existe pas de
suprématie de l’algèbre des modernes sur la géométrie des
anciens, de la voie analytique sur la voie synthétique. Il
reconnaît en effet avoir, selon les œuvres, adopté tantôt
l’une, tantôt l’autre lorsqu’il ne panachait pas. Dans ses
considérations sur l’analyse et la synthèse, Wolff semble bien
plus désireux d’aider un débutant en mathématiques ou en
philosophie à s’orienter pour comprendre un ouvrage, quel qu’il
fût, que de prendre position sur ce que devrait être, en soi et
pour soi, la véritable méthode de la philosophie.

III. La place de la logique dans le système


1. Une logique à l’usage de la vie
Ainsi que nous venons de le voir, la logique n’est pas sans
retombées sur la pratique des sciences et de la philosophie. La
dimension pratique ne se limite pourtant pas à cela puisqu’elle
englobe également ce qui a trait à tous nos faits et gestes. Wolff
n’a de cesse d’insister sur l’utilité qu’on est en droit d’attendre
de la philosophie en général et de la logique en particulier. Il
n’est donc pas étonnant d’en trouver mention dès les premiers
mots de la préface du Discursus praeliminaris comme à la
conclusion de la Philosophia rationalis. Deux points laissent à
désirer en philosophie, l’évidence et le rapport à la vie ; pour y
remédier, il faut s’attaquer à la raison principale de l’un et de
l’autre manques, à savoir l’absence de notions et de propositions
déterminées. De là le projet de Wolff consistant à ne rien

68 Voir l’étude de H.-J. Engfer, Philosophie als Analysis. Studien zur


Entwicklung philosophischer Analysiskonzeptionen unter dem Einfluß
mathematischer Methodenmodelle im 17. und frühen 18. Jahrhundert,
Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1982.

118
Jean-François Goubet

admettre qui ne fût suffisamment expliqué et prouvé, à ramener


les notions confuses à des notions distinctes et à établir lesdites
propositions déterminées69. L’utilité de la logique pour la vie se
montre précisément en ce qu’elle dirige les opérations de notre
esprit dans nos diverses affaires, qu’elle nous enseigne à faire
usage des définitions et des propositions correctes puisque notre
conduite requiert, pour être raisonnée, une délibération, une
dijudicatio, avant le passage à l’acte70.
Puisque l’action de l’entendement précède la décision de la
volonté, le parallélisme affiché entre logique et philosophie
pratique n’est pas parfait. Tandis que la présentation wolffienne
pouvait laisser croire qu’il y aurait d’un côté la logique comme
science qui dirige la faculté de connaître afin de saisir le vrai et
d’éviter le faux et de l’autre la philosophie pratique comme
science qui dirige la faculté de désirer afin de choisir le bien
et de fuir le mal71, la représentation et la volition ne doivent
pas être mises au même niveau. L’âme dispose d’une force
de représentation unique, dont les diverses facultés sont
des déclinaisons sur le mode du possible ; cette conception
fondamentale de l’âme déséquilibre les relations entre
philosophies théorique et pratique72. Dans la Logique allemande,
le déséquilibre entre logique, ou « art de la raison », et
philosophie pratique, qui enseigne « ce qui est possible par la
volonté des âmes », était encore plus patent : là où la première
partie de la philosophie était dévolue à la logique, il fallait
attendre la quatrième pour qu’interviennent droit de la nature,
éthique et politique73. Il est donc besoin de logique à un plus
haut point qu’il est besoin de philosophie pratique. Ce n’est
pas que l’importance du pratique soit remise en question.
Seulement, il ne peut être complètement conçu et expliqué que
par l’examen studieux de toutes les sciences le précédant, au
premier rang desquelles apparaît la logique.

69 Cf. Discursus praeliminaris, p. 263.


70 Voir la Logique latine, GW II, 1.3., pp. 846-849, §§ 1211-1215.
71 Cf. Discursus praeliminaris, p. 72, § 62.
72 Cf. notre article « Force et facultés de l’âme dans la Métaphysique
allemande de Wolff », Revue philosophique de la France et de l’étranger,
2003/3, pp. 337-350.
73 Cf. GW I, 1, pp. 117-119.

119
CORPUS, revue de philosophie

Wolff se montre au total comme un philosophe engagé en


faveur des Lumières, un penseur qui sait que les progrès de la
raison entraînent avec eux des modifications dans les domaines
de la théologie, des sciences et des techniques, tout comme
dans ceux du droit, de la morale et de la politique. La validité
théorique n’est qu’un des aspects du sens de la philosophie, qui,
si elle veut être effectivement Weltweisheit, sagesse pour le
monde, doit également fonder l’action sous toutes ses formes74.

2. Logique et mathématique
Les conseils méthodologiques que donnait Wolff afin de
lire convenablement un livre dogmatique devaient lui sembler
d’autant plus pertinents qu’ils se référaient à sa propre
expérience alors qu’il s’était proposé de séjourner quelque peu
dans la mathématique. Dans l’Eigene Lebensbeschreibung, on
apprend que Wolff avait développé sa compétence mathématique
en lisant les ouvrages techniques que Tschirnhaus lui avait
conseillés75. Quel rapport avec la logique ? Ainsi que Wolff
l’indique dans le même ouvrage, les études auxquelles il s’était
consacré pour elles-mêmes dans sa jeunesse n’ont pas tardé à
devenir une occupation bien peu centrale76. Elles ont tout de
même eu pour intérêt d’affûter l’esprit en lui enseignant par
l’exercice le bon usage des opérations de l’esprit. En pratiquant
les disciplines mathématiques, on apprend en effet à penser et à
juger droitement comme à tirer des conclusions. Même si la
logique n’est pas cultivée pour-elle-même, il n’en demeure pas
moins que l’entendement, en pensant bien dans un domaine
particulier, s’entraîne à le faire aussi en général.
On devient un logicien expert en s’éprouvant dans la
compréhension des termes techniques et des définitions, puis en
démontrant proprio Marte, par soi-même. En effet, « toute
habileté s’acquiert par l’exercice, non par l’étude nue des

74 Cf. les articles « Aufklärung » et « Philosophie » de W. Schneiders dans


le Lexicon der Aufklärung. Deutschland und Europa, W. Schneiders
(dir.), Munich, Beck, 2001, pp. 47-48 et 305-307.
75 Cf. GW I, 10, pp. 126-127.
76 Cf. Idem, pp. 138-139.

120
Jean-François Goubet

règles à observer »77. En raison de la valeur hautement formative


de leur pratique, les divers domaines mathématiques se
recommandent d’eux-mêmes à la jeunesse assoiffée de savoir.
Ainsi, Wolff peut déclarer que « l’étude de la Mathématique doit
précéder l’étude de la Logique si, du moins, tu veux suivre un
ordre juste et éviter de perdre du temps »78. C’est pourquoi,
lorsqu’il a été question de la première place dévolue à la logique
dans la progression de discipline à discipline, il convient
d’affiner le propos en prenant une nouvelle fois en considération
arithmétique, algèbre ou géométrie. Le cursus universitaire
préconisé par Wolff fait immédiatement succéder à ces sciences
la logique79. Cet ordre n’est pas pure juxtaposition mais révèle
au contraire la fonction propédeutique de la mathématique à la
philosophie en son ensemble.
Demeure à expliquer l’identité entre méthode philosophique
et méthode mathématique. Le Discursus praeliminaris l’affirme
sans ambages tout en précisant d’où provient l’implication
réciproque des deux concepts : la philosophie ne puise pas sa
démarche dans la mathématique mais l’une et l’autre sont
issues de ce que Wolff nomme la verior logica, indiquant par là
les progrès qu’il a fait faire à l’ars rationis par rapport à celle
dont il avait hérité80. C’est en fait que l’appellation de méthode
mathématique est trompeuse, puisque la démarche reste
identique dans tous les domaines, qu’ils concernent la quantité
ou non. Les procédures logiques interviennent dans le connaître
sous toutes ses formes et ne sont pas destinées à une section de
l’être par excellence. J. École rappelle à cet égard que
l’expression de méthode scientifique, que Wolff utilisa dans
ses dernières œuvres, était plus heureuse 81. Logique et
mathématique ne sont pas des noms interchangeables quoique

77 Compendium Elementorum Matheseos Universae, in usum studiosae


juventutis adornatum, tome 1, Lausanne & Genève, Bousquet, 1742,
p. IX.
78 Idem, p. X.
79 Le plan de la Ratio praelectionum (GW II, 36) le montre
parfaitement.
80 Cf. pp. 160 et 162.
81 Cf. GW II, 1.1., pp. XXXIII-XXXIV.

121
CORPUS, revue de philosophie

les deux disciplines ne soient pas envisageables l’une sans


l’autre82.

3. Logique et métaphysique
Que ce soit la mathématique ou la logique proprement dite
qui occupe la première place dans la progression des disciplines,
un épineux problème ne manque pas de surgir quand on
se souvient que c’est à l’ontologie, science métaphysique
précédant toutes les autres, qu’est associé le titre de philosophia
prima83. Comment comprendre qu’un Wolff, si soucieux d’ordre
démonstratif, selon lequel doit précéder ce à partir de quoi on
comprend ce qui suit, ait parlé en deux sens contraires de
primauté ? En fait, il ne faut voir nul cercle en la matière84. C’est
selon l’ordre de l’étude que la logique précède la métaphysique et
selon celui de la démonstration qu’elle la suit. Dans le premier
mouvement, l’esprit s’élève à la conscience de soi en thématisant
explicitement ses opérations après s’être d’abord dirigé vers des
objets extérieurs ; dans le second, il est déjà en possession
d’idées distinctes et progresse des vérités les plus immédiates
aux plus lointaines sans gagner ni perdre en distinction. Dans
les deux cas, la connaissance procède par degrés, mais elle le
fait soit de l’enveloppé au complètement développé, soit des
principes vers leurs conséquences ultimes. Augmenter le degré
de la connaissance, au sens où le dix-huitième siècle allemand
l’entendait alors que se produisait une élucidation de nos
notions, une Aufklärung au sens logique85, n’est pas augmenter

82 Pour plus de précisions sur ce sujet, cf. notre article « Das Verhältnis
zwischen mathematischer Methode und Logik », à paraître chez Olms
dans les actes du premier congrès international sur Christian Wolff de
Halle en 2004 (avec comme directeurs de publication J. Stolzenberg et
O.-P. Rudolph).
83 Le titre de l’ouvrage latin n’est autre que Philosophia prima sive
ontologia (GW II, 3).
84 Cf. notre article « In welchem Sinne ist die Wolffsche Psychologie als
Fundament zu verstehen ? Zum vermeintlichen Zirkel zwischen
Psychologie und Logik », Die Psychologie Christian Wolffs, pp. 51-60.
85 Cf. N. Hinske, « Die tragenden Grundideen der deutschen Aufklärung.
Versuch einer Typologie », postface à R. Ciafardone, N. Hinske et

122
Jean-François Goubet

par degrés sa connaissance, au sens où Descartes le comprenait


lorsqu’il parlait d’une progression réglée de proposition à
proposition86.
Ainsi, dire que, selon l’ordre démonstratif, la logique doit
suivre la métaphysique signifie que la première discipline ne
peut se comprendre distinctement qu’à partir des vérités déjà
acquises dans la seconde. En d’autres termes, cela signifie que
la logique emprunte ses propositions premières aux disciplines
métaphysiques. Or quelles sont donc les parties de la
métaphysique dont la logique tire ses principes ?
La première est l’ontologie, science architectonique au sens
où elle énonce les caractéristiques les plus générales, les notes
dont se composent, sans exclusive, toutes les espèces d’être. Les
notions d’ens, ou Ding87, de genre, d’espèce, d’attributs essentiel
ou contingent etc. se puisent précisément dans la philosophia
prima. Le principe de contradiction et celui, introduit plus
tardivement, de raison suffisante sont ontologiques88 avant
d’être logiques. Non seulement les syllogismes mais encore les
expériences sont soumises au principe de contradiction : le
cogito remanié, ou cogitamus, par lequel s’ouvre la Métaphysique
allemande est ainsi dit par Wolff quelque chose qu’on éprouve
« sans contredit », quelque chose dans le détail duquel la
non-contradiction figure comme une marque parmi d’autres89.

R. Specht, Die Philosophie der deutschen Aufklärung, Stuttgart, Reclam,


1990, pp. 407-458 (ici pp. 413-414).
86 Cf. la première partie du Discours de la méthode : « Mais je ne craindrai
pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d’heur de m’être rencontré
dès ma jeunesse en certains chemins qui m’ont conduit à des
considérations et des maximes dont j’ai formé une méthode par
laquelle il me semble que j’ai moyen d’augmenter par degrés ma
connaissance […] » (AT VI, p. 3).
87 La Métaphysique allemande (GW I, 2.1. et 2.2.) parle en effet
littéralement de « chose » là où l’œuvre latine parle plutôt d’« être » ou
d’« étant ».
88 On les découvre ainsi très tôt dans la partie ontologique de la
Métaphysique allemande, en GW I, 2.1., pp. 6 et 16-17, §§ 10 et 30.
89 Sur cette expression et son interprétation, cf. J.-P. Paccioni, « Wolff
et la constitution d’une science psychologique », Annales de l’Université
de Dijon, 2001/4.3, pp. 67-85, et Th. Arnaud, « Dans quelle mesure

123
CORPUS, revue de philosophie

Il faut encore remarquer, pour clore ce point, que la logique


n’est pas la seule à puiser dans l’ontologie ses principes car
les artes inveniendi, qui requièrent plus que le simple art de la
raison, le font aussi bien.
L’autre partie de la métaphysique mise à contribution
par la logique est la psychologie, surtout sous son versant
empirique. Tant la psychologie empirique que la psychologie
rationnelle ressortissent à la métaphysique, la première pour ce
qui est des choses qui se produisent dans la conscience, la
seconde pour ce qui est de ce qui est de l’âme en tant que
substance dotée de force représentative unique90. Quoi qu’il en
soit de la validité de la seconde, la première ne laisse pas de
fonder en raison la logique. Wolff désire de la sorte éviter que ne
minent la validité de sa logique des controverses telles que celle
portant sur l’harmonie préétablie, qui n’est jamais pour lui que
l’hypothèse la plus probable pour expliquer le commerce de
l’âme et du corps91. Dans les développements de la psychologie
empirique, on voit définies des notions telles que l’entendement,
la raison, la science, l’opinion, la certitude, la fausseté ou le
probable qui se retrouvent tant dans les Pensées raisonnées sur
les forces de l’entendement humain que dans la Philosophie
rationnelle.

IV. Conséquences encyclopédiques, métaphysiques et


anthropologiques des positions logiques
1. Un système traité selon la méthode scientifique
La dépendance de la logique vis-à-vis de la métaphysique
se marque dans le fait qu’elle lui emprunte ses notions
fondamentales. Comme toute science seconde, la logique

l’ontologie est-elle fondamentale dans la Métaphysique allemande de


Wolff ? », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2003/3,
pp. 323-336.
90 Cf. GW I, 2.1., pp.106-107, § 191, et 2.2., pp. 453-454, § 727. Une
traduction de la Métaphysique allemande est actuellement en cours
par Th. Arnaud, W. Feuerhahn, J.-F. Goubet et J.-P. Paccioni pour les
éditions Vrin.
91 Cf. par exemple Discursus praeliminaris, p. 122, § 112.

124
Jean-François Goubet

développe les concepts communs à toutes les régions de


l’être, c’est-à-dire les notions ontologiques. En tant qu’elle
est en particulier doctrine de la raison, la logique tire au
clair les lois du penser, explicite la marche naturelle de
l’esprit humain et, par conséquent, dépend de la psychologie.
Cette situation ne doit pas faire croire que la logique se
cantonne à un compartiment de l’être et du savoir. Elle
pénètre en fait l’entreprise de Wolff en son entier puisque
toutes les disciplines, métaphysiques ou non, usent de
syllogismes pour se faire doctrines, expressions rationnelles
de ce qui est. Le caractère indissoluble de la pensée et
de l’être92 fait que c’est l’œuvre tout entière de Wolff qui
possède une orientation logique. Il ne suffit pas d’énoncer
des vérités sans ordre, il faut encore que les propositions
s’enchaînent et épuisent les domaines connaissables de
manière à former un véritable système. Il n’est pas dû au
hasard que les œuvres allemandes se présentent comme « pensées
raisonnées » et que les œuvres latines soient dites « traitée[s]
selon la méthode scientifique » : raison et démarche syllogistique
vont ensemble pour inspecter la connexion des choses93.
Établir des chaînes de raisons à partir des vérités
métaphysiques premières, pousser du plus général au plus
particulier, encourager la découverte dans les sciences
empiriques grâce à une solide base théorique, voilà ce qui
caractérise en quelques mots le programme de Wolff.
L’orientation logique de sa pensée lui a fait poser la
question de l’enchaînement des disciplines comme centrale.
Pour rendre l’étendue et les articulations du système wolffien
plus claires, reprenons à J. École les grandes lignes du tableau
des disciplines qu’il a dressé (la logique étant ici indiquée en
première place, conformément à l’ordre de l’étude, non à celui
de la démonstration) :

Philosophie de la connaissance
Métaphysique (dogmatique et expérimentale)
Philosophie pratique (dogmatique et expérimentale)
Physique, ou philosophie de la nature (dogmatique et

92 Ce trait avait déjà été mis en avant par M. Wundt, Die


Schulphilosophie, pp. 152, 160-161.
93 Sur la définition de la raison, cf. GW I, 2.1., pp. 224-226, § 368.

125
CORPUS, revue de philosophie

expérimentale)
Philosophie des arts
Philosophie de la jurisprudence94

S’il fallait sacrifier à l’image de l’arbre des connaissances pour


mieux faire rejaillir l’inscription de la philosophie wolffienne
dans la pensée classique, il faudrait dire que les racines sont
ontologiques, que le tronc correspond aux autres disciplines
métaphysiques et que les branches désignent tous les autres
domaines du savoir présentés dans le tableau. Il faudrait
toutefois se hâter d’ajouter que la notion de fondement,
fundamentum, désigne chez Wolff plutôt un sol empirique où
se conquiert la vérité qu’une vérité de raison. C’est le connubium
rationis et experimentiae, le mariage de la raison et de
l’expérience, qui caractérise le projet philosophique du maître
de Halle et de Marbourg 95. Wolff n’est pas un rationaliste
impénitent qui rejette l’expérience en bout de chaîne, lorsque la
déduction a atteint ses limites. La philosophie commence avec
la connaissance historique et ne tarde pas à intégrer en son
sein des vérités expérimentales. Et il arrive même parfois que
l’expérience précède la connaissance dogmatique, comme dans
le cas de la physique : les essais et erreurs mettent en évidence
des marques sur lesquelles la raison pourra ensuite bâtir par
sa propre force96. L’encyclopédisme wolffien concilie démarche
déductive et ouverture sur le monde, mise en forme logique et
admission d’un contenu autre, puisqu’il n’est de connaissance
scientifique que dans l’appréhension réglée d’un objet que le
sens, interne ou externe, nous a fait découvrir97.

94 Cf. « La conception wolffienne de la philosophie d’après le Discursus


praeliminaris de philosophia in genere », GW III, 11, pp. 40-42.
95 Sur ce point, cf. par exemple J. École, La métaphysique de Christian
Wolff, tome 1, pp. 73-75.
96 Cf. Discursus praeliminaris, pp. 114, 116 et 118, §§ 107 et 109.
97 Sur la double inscription de la théorie de la connaissance wolffienne,
on pourra également se rapporter avec profit à H.-W. Arndt,
« Rationalismus und Empirismus in der Erkenntnislehre Christian
Wolffs », Christian Wolff (1679-1754), pp. 31-47.

126
Jean-François Goubet

2. La prise de distance par rapport à la monadologie leibnizienne


L’inscription de la connaissance dans l’empirie est un point
qui, certes, concerne au premier plan la logique, en tant qu’elle
est aussi une gnoséologie, mais qui a également des répercussions
sur la théorie métaphysique de la perception.
Pour saisir plus clairement ce point, il convient tout d’abord
de revenir sur la théorie de l'inhérence du prédicat au sujet en
tant que critère de vérité. L’attribution d’un prédicat à un sujet
peut se faire soit absolument, soit conditionnellement. Dans le
second cas, il faut bien voir que la condition ne se trouve
pas a priori mais se découvre a posteriori. Les jugements
hypothétiques tiennent compte de la contingence, de la
facture spécifique du monde, que l’on ne pouvait en rien
apercevoir à l’origine dans la conscience en tant que lieu
où le donné doit s’annoncer, qu’il soit interne ou externe.
Wolff ne doute pas qu’il existe un monde extérieur à nous
que nous percevons par les sens, ni que le sens interne nous
fasse accéder à une certaine réalité. La première opération de
l’esprit, la formation des concepts, est intuitive avant d’être
symbolique. C’est grâce à la direction successive de l’attention
sur des objets du sens interne ou externe que l’esprit se
forge des notions générales98. Par l’intervention des pouvoirs
mixtes de l’attention, de la réflexion et de l’abstraction,
l’esprit s’élève du sensible à l’intellectuel, au distinct. Étant
donné le rôle incontournable du donné sensible, il est
impossible de faire rimer inclusion du prédicat dans le sujet
avec innéité des concepts dans la conscience.
Ainsi, l’esprit, pris au niveau empirique, ne crée pas ses
représentations par sa propre force mais doit ses perceptions à
son ouverture à un divers primitivement autre. Mais qu’en est-il
des perceptions de ce qui est dénué d’esprit ? Wolff est
parfaitement clair en la matière quand il déclare que les
éléments, ou substances simples, de la cosmologie ne sont pas
des monades. Les éléments ne sont pas doués de perception et
ne sont pas des points métaphysiques exerçant une action
idéale l’un sur l’autre. Au contraire, ce sont des points
physiques indivisibles dotés d’une vis activa de nature physique

98 Cf. GW II, 5, pp. 236-238, § 326.

127
CORPUS, revue de philosophie

également99. Dans le cas des atomes de la cosmologie,


l’inhérence logique du prédicat dans le sujet ne doit pas
s’interpréter métaphysiquement comme enveloppement d’un
divers dans l’unité, autrement dit comme perception. La réforme
de la notion de substance simple entraîne également une refonte
de la conception de l’harmonie préétablie. Wolff, ne pouvant
accorder à Leibniz que les unités simples produisent des
représentations du monde indistinctes ou obscures, ne peut par
suite lui accorder son explication de l’harmonie universelle.
L’expression universelle est rejetée et l’harmonie préétablie n’est
plus convoquée que dans le contexte des rapports entre l’âme et
le corps100.
Au total, Wolff affirme une position dualiste médiane
rejetant dos à dos les deux positions unilatérales que sont
le matérialisme et l’idéalisme. Les unités leibniziennes ne sont
reçues dans sa philosophie que sous bénéfice d’inventaire car il
s’agit de ne pas cautionner ce qu’on aurait tôt fait de prendre
pour un panpsychisme, partant, pour une philosophie extrême
et tronquée101. Nous ne voulons pas affirmer que c’est la
logique de Wolff qui a commandé une prise de distance
par rapport à Leibniz. Il serait en effet certainement plus juste
de parler de concomitance de la détermination wolffienne de
l’inhérence du prédicat dans le sujet et de la définition wolffienne
des relations entre substances simples : si l’œuvre logique
manifeste pour la première fois une position dualiste, elle le
fait, selon l’essence et non selon le temps, sous l’égide de
la métaphysique. L’extrême imbrication de la logique et de

99 Cf. J. École, « Cosmologie wolffienne et dynamique leibnizienne », GW


III, 11, pp. 181-182.
100 Cf. J.-P. Paccioni, « Dieu dans le miroir. Leibniz, Wolff et l'actualisation du
monde », Les Études Philosophiques, 2003/3, pp. 371-387. Sur le
refus par Wolff d’attribuer la perception aux monades et, par conséquent,
son rejet de l’influence idéale de l’harmonie préétablie, voir aussi
M. Fichant, « L’invention métaphysique », G. W. Leibniz, Discours de
métaphysique. Monadologie, Paris, Folio, 2004, pp. 140 et 430.
101 Nous reprenons à l’intervention qu'a fait A. Lamarra à Nanterre le 5
février 2005 (« Contexte génétique et première réception de la Monadologie.
Leibniz-Wolff » ; voir aussi note 15) le renvoi à la seconde préface
de la Métaphysique allemande en GW I, 2.1. (page non numérotée).

128
Jean-François Goubet

la métaphysique se marque une nouvelle fois ici. Et elle


montre l’indépendance de Wolff par rapport à Leibniz : si on
peut dire que ces deux penseurs ont pris pour point de départ la
réflexion, la perception de ce qui se passe en l’esprit et
l’harmonie préétablie, il convient toutefois de souligner les
différences fondamentales qui affectent leurs systèmes102.

3. L’usage de la raison requiert absence de dysfonctionnement


organique et éducation
Il est un dernier domaine sur lequel les conceptions
développées par Wolff dans sa logique vont trouver un écho, à
savoir l’anthropologie. Une nouvelle fois, on pourra voir que le
rationalisme de Wolff se double d’une prise en compte des
données empiriques. Car il ne suffit pas d’affirmer sans autre
forme de procès que la raison est l’essence de l’homme, il faut
encore prendre en considération ce qui fait l’humaine condition.
On trouve dans les considérations wolffiennes sur l’usage de
la raison des analyses qui peuvent alimenter tant une
anthropologie physique, ayant trait notamment aux relations
entre perception sensible et cerveau, qu’une anthropologie
culturelle, se rapportant au devenir de l’homme en société103.
Il est significatif que la logique théorique débute avec le
constat de l’affection de nos organes sensoriels par les choses
externes104. Suite à cette affection physique, il se forme des idées
matérielles, idées qui vont être reproduites dans le corps par la
mémoire sensitive105. Or l’usage de la raison se développe
également physiquement, en tant que les idées matérielles des
vocables ont coutume d’être représentées dans le cerveau. Donc,
lorsque la mémoire vient à se montrer déficiente pour des

102 Nous disons cela pour nous inscrire en faux contre l’article de
B. Paź, « Christian Wolffs Ontologie. Ihre Voraussetzungen und
Hauptdimensionen (mit besonderer Berücksichtigung der Philosophie
von G. W. Leibniz) », Christian Wolff – seine Schule und seine Gegner,
H.-M. Gerlach (dir.), Aufklärung, 2001/2, pp. 27-49.
103 Nous remercions J. Park de ses réflexions sur les termes de trado et de
consuetudo qui nous ont aiguillé vers les textes de Wolff que nous
commentons.
104 Cf. GW II, 1.2., p. 125, § 30.
105 Cf. GW, II, 6, pp. 338-340, § 420.

129
CORPUS, revue de philosophie

raisons physiologiques, la faculté rationnelle en est amoindrie,


voire empêchée. Que ce soient la sénescence ou des lésions
cérébrales, telles que celles que les médecins ont coutume
d’observer, qui frappent l’esprit humain, la mémoire en pâtit et,
avec elle, l’usage de la raison106. On ne peut pleinement disposer
de ses facultés intellectuelles lorsque l’état du corps ne le permet
pas. La mémoire et les sens, pris dans leur détermination la plus
physiologique, sont nécessaires à la vie de l’esprit. Sensibilité et
rationalité conspirent pour former l’homme en son entier.
Si l’homme doit avoir recours à l’expérience pour former les
concepts des choses, cela ne signifie pas pour autant que tout ce
qui se trouve dans son esprit ait dû passer au préalable par les
sens. Les dispositions naturelles relèvent de l’inné et ne tombent
pas dans le domaine de l’acquis. L’homme se caractérise
justement par la disposition naturelle à diriger les opérations de
son esprit en vue de connaître la vérité. Toutefois, cette
disposition n’est pas la même chose que l’habileté à diriger ses
pensées. Car si la première est innée, la seconde est acquise, et
ce par l’exercice de la pensée et la fréquentation des autres
hommes. Afin d’étayer cette affirmation, Wolff rapporte le
plaisant « exemple d’un homme élevé parmi les ours » ainsi que
le cas « d’un homme sourd et muet de naissance » : ni l’un, ni
l’autre n’ont réussi à faire fond sur leur disposition naturelle
pour acquérir une quelconque habileté à faire usage de leur
raison107. Il n’est pas possible de posséder ledit usage de
la raison lorsque la communication verbale fait défaut108. La
logique naturelle ne peut ainsi atteindre un premier achèvement
que dans la communauté des hommes, dans l’imitation puis la
pratique répétée de l’argumentation. Elle trouve un second
achèvement dans la logique artificielle, qui est connaissance
distincte des règles du penser et permet ainsi de discerner
usages valide et captieux des raisonnements109.
On ne naît pas homme mais on le devient ; la nature et
l’essence de notre âme n’enferment pas en elles l’usage de la

106 Cf. GW II, 6, pp. 381-384, §§ 462 et 464-466.


107 GW II, 1.2., pp. 108-109, § 5.
108 Cf. GW II, 6, pp. 376-381, § 461.
109 Cf. GW II, 1.2., pp. 116-118, §§ 17-20.

130
Jean-François Goubet

raison, comme le montre aisément l’observation des enfants110.


Wolff concède qu’il existe des différences d’homme à homme
quant à l’étendue des dispositions111, ce qui fait que le bon
sens n’est pas chose du monde également partagée. Néanmoins,
la différence d’homme à homme n’est pas telle que certains
seraient doctes en toute chose quand les autres ne le seraient en
rien ; aucun homme ne peut exceller universellement pour ce
qui est de l’usage de la raison car il lui faudrait pour cela porter
son attention sur toute la multitude de l’empirie et y puiser
des notions universelles déterminées112. La finitude, limitation
de l’étendue de notre connaissance, est ainsi la marque de
l’homme. Cette finitude, toutefois, s’accompagne d’éducabilité.
Sans doute aurait-il été bienvenu que Wolff, par surcroît,
ait déterminé historiquement l’éducabilité commune à tous les
hommes comme perfectibilité de l’espèce.
JEAN-FRANÇOIS GOUBET
CERPHI
IUFM NORD PAS-DE-CALAIS

110 Cf. GW II, 6, pp. 374-375, §§ 458-459.


111 Cf. GW II, 1.2., pp. 113-114, § 13.
112 Cf. GW II, 6, p. 386, § 470.

131
CORPUS, revue de philosophie

132
LA RENCONTRE DE LA VÉRITÉ :
MÉTHODES ET MŒURS
DANS LA PHILOSOPHIE DE CROUSAZ

Si l’on peut classer les auteurs en majeurs et mineurs,


chacun de ces deux types réserve, à ses lecteurs et critiques,
deux écueils symétriques. Ceux qui étudient les « grands »
auteurs diront que le génie s’y marque à chaque ligne. Ce
culte débouche sur une pratique éditoriale (publier tout ce qu’on
possède de la plume d’un auteur) et sur une pratique de
commentaire (un « grand » ne ressasse jamais de banalités, il en
transfigure le contenu). Symétriquement, ceux qui étudient
les « petits » et les « secondaires » sont souvent frappés de la
passion de l’érudition : ils s’évertueront à montrer comment
leur auteur, injustement oublié, a pourtant tout des plus
« grands ». Entre ces deux lignes, nous voudrions montrer
qu’il y a bien un intérêt à lire les minores, celui-ci se trouvant,
plus qu’en eux-mêmes, dans ce qu’ils représentent : ils sont
comme des cas d’espèce, des exemplaires de leur temps.
Tout ce que l’on trouvera chez eux sera marqué du sceau
du bien commun : ce qu’ils disent, tout le monde le savait,
et pourtant personne ne l’avait dit exactement comme eux. Un
auteur mineur propose donc une solution singulière (plutôt
qu’originale) à un problème commun déjà bien constitué
Ainsi, si nous proposons de réfléchir sur l’œuvre d’un
philosophe de Lausanne, Jean-Pierre de Crousaz (1663-
1750)1, ce n’est pas pour dénoncer une inique négligence de

1 L’ouvrage de Jacqueline E. de La Harpe, Jean-Pierre de Crousaz


(1663-1750) et le conflit des idées au siècle des Lumières,
Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1955, rassemble
les données bio-bibliographiques essentielles. Dans le même temps,
la méthode suivie par l’auteure indique assez son axe de lecture :
travaillant à partir de la correspondance et non de l’œuvre, elle
suggère que l’intérêt de Crousaz serait dans sa situation au
coeur des réseaux savants. Notre travail part au contraire d’une
analyse de l’œuvre.

CORPUS, n° 49, 2005. 133


CORPUS, revue de philosophie

l’histoire, mais bien pour le prendre, sur la question des


rapports entre la logique et la philosophie à l’âge classique,
comme indicateur de tendances plus profondes, qu’il n’initie
pas mais à l’intérieur desquelles il travaille. Il est vrai que
Crousaz occupa une place honorable dans les réseaux
savants de son époque ; qu’il fut élu à l’Académie des sciences
le 29 août 1725, à la place d’associé-étranger, laissée
vacante par la mort du duc d’Escalone ; qu’en 1735, il
devint membre de l’Académie de Bordeaux dont il avait
emporté plusieurs fois le prix. Toutefois, il ne nous intéresse
ici que comme exemplaire des modes d’articulation du
savoir dans l’Europe de la première moitié du XVIIIe siècle.
En particulier, nous voudrions analyser comment les
différents pans de son œuvre féconde illustrent une
conception de la philosophie, à la fois par la multiplicité
des sciences qui sont traitées et par la dépendance mutuelle
dans laquelle il maintient la logique, la physique, la
métaphysique et la morale.
L’œuvre de Crousaz est celle de ce qu’on a coutume
d’appeler un « polygraphe », parce qu’elle touche à plusieurs
disciplines. Ce terme de polygraphe est critique : il dénonce
l’abandon de la pensée pour l’écriture et pointe le manque
de génie sous la prolixité. Comme Platon dénonçait au livre
X de la République le sophiste qui fait tout vite (tachù) en
apparence, parce qu’en réalité, il ne fait rien, le philosophe
dénigre le polygraphe, touche-à-tout qui écrit d’autant plus
qu’il n’a pas de spécialité. Selon un ressort usé, ceux qui
font tant, finalement, ne font rien, et qui trop embrasse
mal étreint : définitivement Taugenichts, sophistes et polygraphes
sont impropres ou propres à rien, le génie seul est hapax.
Grandjean de Fouchy, dans l’éloge qu’il donne de Crousaz2,
le décrit alternativement comme théologien3, auteur d’une

2 Histoire de l'Académie Royale des Sciences, 1750, pp. 179-190.


3 Ibid., p. 182 : « En 1700, il fut nommé à la chaire de théologie
[de l’Université de Lausanne] ; mais la philosophie et les
mathématiques le retinrent avec tant de force qu’il leur donna la
préférence. » Et p. 184 : « Jusqu'ici, nous n’avons vu dans M. de
Crousaz que le métaphysicien et le philosophe : ce ne fut qu’en
1715 qu’il avoua au public qu’il était mathématicien… »

134
Thierry Hoquet

métaphysique du beau 4, mathématicien5, pédagogue6 : cela


pourrait sembler trop pour un seul homme. Pourtant,
bien loin que cette disparité des champs d’exercice discrédite
un auteur, on pourrait plutôt parler de l’universalité d’un
savoir qui embrasse toutes les sciences et dont toutes les
parties se tiennent – ce qu’on peut véritablement appeler
l’esprit philosophique – ce qu’on loue en Leibniz par exemple,
souvent qualifié d’« esprit universel ». Crousaz répond bien à ce
cas7 : il souffrirait simplement d’avoir eu des ambitions que son
génie propre ne lui permettaient pas d’accomplir.
Pourtant, cette foi même (un savoir universel) a ses
fondements méthodologiques et métaphysiques : la polygraphie
est le signe d’une double confiance. D’abord, l’esprit de tout
homme peut s’étendre aussi loin que vont les sciences, pour

4 Jean-Pierre de Crousaz, Traité du beau (1712), 2e éd., Amsterdam,


L’Honoré, 1724, reprise Corpus des œuvres de philosophie en langue
française, Paris, Fayard, 1985.
5 Jean-Pierre de Crousaz, Réflexions sur l’utilité des mathématiques et
sur la manière de les étudier avec un nouvel essai d’arithmétique
démontrée, Amsterdam, L’Honoré et Chatelain, 1715.
6 Jean-Pierre de Crousaz, Traité de l’éducation des enfants, 1722.
Si Crousaz reste connu, c’est que Jean-Jacques Rousseau avait ce
« pédant de Crousaz » en vue quand il composa son Émile.
Daniel Mornet note que le terme « pédant » doit être ici pris au
sens original : « celui qui enseigne, qui est professeur » (Préface
à J.E. de La Harpe, op. cit., p. 7). Crousaz consacre un discours
à « l’épouvantail du nom odieux de pédanterie » par lequel on
entreprend d’éloigner les hommes de l’étude (Divers ouvrages de
Monsieur de Crousaz, Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie,
1737, t. II). Il y revient sans cesse : « Qu'est-ce que pédanterie,
si ce n’est entêtement de système ? » (Crousaz, Examen de l’Essay
de Monsieur Pope sur l’homme, Lausanne, M.-M. Bousquet, 1737,
p. 91).
7 Histoire de l'Académie royale des sciences, 1750, p. 189 : « Le
mérite de M. de Crousaz paraît avoir moins été l’excellence et la
supériorité dans un certain genre, que l’universalité des
connaissances et des talents littéraires : il est en effet bien rare
d’en rencontrer tant et de si différents dans une même personne, et
plus encore de les y voir portés chacun à un si haut degré. »

135
CORPUS, revue de philosophie

peu qu’il suive la bonne méthode. Les polygraphes sont enfants


de Descartes8. Ensuite, l’esprit philosophique, au moins dans
le cas de Crousaz, son amour des sciences et sa recherche de
la vérité, sont incontestablement à rattacher à son dogmatisme
chrétien et à sa ferme opposition au scepticisme9. Son
monumental Examen du pyrrhonisme10 développe tout au long
(d’une manière qu’on s’accorde à trouver fort fastidieuse11)
une critique du pyrrhonisme : c’est que le pyrrhonisme, pour
insaisissable qu’il soit, décrit un rapport général entre les
parties du savoir : « Ce n’est pas seulement en physique, ce
n’est pas seulement en morale, c’est en logique, c’est en

8 Daniel Mornet indique clairement ce point (Préface à J.E. de La


Harpe, op. cit., p. 7) : « Presque tous [les membres de l’élite
intellectuelle de l’Europe des Lumières], et Crousaz parmi eux,
étaient des polygraphes. Ils croyaient que de nouvelles méthodes
leur donnaient le secret de trouver, sur toutes choses, des
vérités claires et certaines. Et c’est pour cela que Crousaz expose
les siennes, qu’il s’agisse de logique, de théologie, d’esthétique,
de pédagogie, de mathématiques, de physique et de bien d’autres
choses et que ces découvertes n’ont plus qu’un intérêt historique. »
ou p. 8 : « Par exemple, qu’il s’agisse de logique, d’esthétique, de
philosophie générale et même de sciences, il est encore
convaincu qu’un bon raisonnement est encore le meilleur moyen
d’établir la certitude qui s’accordera avec d’autres certitudes et
nous conduira à une inébranlable vérité. »
9 Dans une lettre à Mme la marquise du Châtelet (Lausanne, 6 juin
1731, Bulletin du Bibliophile, janvier 1860, p. 1623), Crousaz
déclare sans ambages : « c’est que je suis chrétien ; il y a plus,
je n’ai point honte de le dire ; et si je me vois rangé par là au
nombre des petits génies, je plains ceux à qui je fais pitié. »
10 Crousaz, Examen du pyrrhonisme ancien et moderne, La Haye,
P. de Hondt, 1733 (noté dorénavant Examen). Nous citons l’édition du
Corpus des œuvres de philosophie en langue française (Paris,
Fayard, 2003-2004), en deux tomes, texte revu par Barbara de
Negroni et, pour le tome II, Thierry Hoquet. La pagination est
continue, le tome II commence page 1345.
11 De manière exemplaire, cf. l’article de Jonathan Mayer, « Crousaz :
critique éclairée, mais peu éclairante, du scepticisme au XVIIIe
siècle », Revue de théologie et de philosophie, 136-1 (2004),
pp. 47-55.

136
Thierry Hoquet

géométrie, c’est en arithmétique, c’est en tout, sans exception,


que nous avons des gens qui flottent dans l’incertitude et
qui ne reconnaissent aucune proposition, pour simple qu’elle
soit… »12 Contre cela, l’antidote ou le préservatif se trouve
dans l’orthodoxie chrétienne13. Crousaz soutient que le
pyrrhonisme n’est pas seulement une position dans le
champ théorique (une thèse sur le statut de la vérité et
des apparences), mais que c’est aussi ou d’abord une
faute morale, la source de tous les vices. L’ouvrage
poursuit donc le travail entrepris dans l’Examen du Traité
de la liberté de penser d’Anthony Collins, où, de manière
similaire, la libre-pensée est attaquée autant pour ses
sophismes que pour ses implications morales14.
C’est parce que toutes les parties de la philosophie se
tiennent, et que, symétriquement, le pyrrhonisme s’étend
à tous les champs du savoir, que l’esprit doit tout courir
et tout couvrir : toute thèse se juge en elle-même et par sa
solidarité aux autres éléments du système. En particulier,
Crousaz insiste sur les liens entre science et vertu et
l’Examen du pyrrhonisme s’interroge par exemple sur la
liaison des écrits et des mœurs15. Alors que Bayle soutient

12 Examen, p. 27.
13 William H. Barber, Leibniz in France, from Arnauld to Voltaire,
Oxford, Clarendon Press, 1955, p. 101 qualifie l’ouvrage : « a detailed,
not to say tedious, examination of Bayle’s views from a
Christian common-sense standpoint, also contains a few similar
observations on Leibniz. » L’Examen du pyrrhonisme est abrégé
par Formey, texte qui paraît finalement en 1756 à Berlin sous le
titre Le Triomphe de l’évidence. Formey s’explique dans son
introduction : « Il me parut que ce volume rempli d’excellentes
choses, les présentait noyées dans un style extrêmement diffus,
et accablées sous le poids d’éternelles répétitions. » Surtout, Formey
renonce à l’exposé confrontatif (thèse/réponse) et regroupe les
textes dans des rubriques thématiques : histoire, histoire naturelle,
liberté, etc.
14 Sur ce point, cf. Sébastien Charles, « La libre pensée est-elle une
pensée libre ? », Revue de théologie et de philosophie, 136-1 (2004),
pp. 35-46.
15 Examen, p. 766.

137
CORPUS, revue de philosophie

que des écrits licencieux ne sont en rien le signe de


mœurs dissolues, Crousaz assure au contraire que le
style est gage de la pureté des mœurs : il y a une
solidarité non seulement entre les parties du savoir mais
encore entre le savoir et la vie – où intervient la question
du fidéisme, c'est-à-dire des rapports entre raison et foi16.
Nous prendrons comme point d’entrée dans l’ouvrage
une question de logique : Crousaz use à plusieurs reprises
d’un argument indiqué dans ses marginalia et repris dans
l’index final sous la rubrique : « Comparaisons rectifiées ».
Ainsi, parmi les nombreux abus dont se serait rendu
coupable le pyrrhonien Bayle, Crousaz indique un vice de
méthode, qui appellerait reprise et redressement : en plus
des louvoiements, sophismes et pétitions de principe, Crousaz
identifie un manque de justesse dans les comparaisons. À
ce point s’articule l’ensemble d’une philosophie : il faut penser
tout ensemble une erreur de logique (ne pas savoir tirer
les bons rapports), la diversité et la mode des systèmes de
physique (qui provoque l’embarras de ceux qui étudient),
une fausse conception métaphysique (Dieu est mal connu),
une faute morale (« l’habitude de contredire, et la vanité
jointe à la paresse »17).
Il apparaît que la polygraphie de Crousaz nous offre
un cas d’espèce intéressant pour saisir les liens entre une
logique et l’ensemble d’une philosophie. Une fois exposés
quels moyens méthodologiques doit mettre en œuvre celui
qui veut éviter les erreurs, nous verrons sur quels points
porte précisément la rectification des comparaisons de
Bayle18.

16 Antony McKenna, « Les critiques de Bayle au dix-huitième siècle :


l’exemple de Jean-Pierre de Crousaz », in Sonja Asal et Johannes
Rohbeck (éds.), Aufklärung und Aufklärungskritik in Frankreich.
Selbstdeutungen des 18. Jahrhunderts im Spiegel der Zeitgenossen,
Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2003, pp. 35-62.
17 Examen, p. 31.
18 Nous ne ferons pas la liste exhaustive des « comparaisons rectifiées »
par Crousaz – une telle liste serait aussi « fastidieuse » à lire que
les réfutations tout au long adressées à Bayle.

138
Thierry Hoquet

La logique de la comparaison : implications morales et


métaphysiques.
La logique de Crousaz est une logique de la comparaison.
Taxée à ce titre de « psychologique », elle tente de montrer
comment l’on étend le registre des connaissances par la
comparaison qui dégage des rapports. Crousaz explique de la
sorte les motifs qui l’ont poussé à s’intéresser à la logique :

Touché du triste sort des incrédules, je me suis fait un


devoir de leur ôter le plaisir funeste de penser que le
christianisme est un effet de l’ignorance et d’un esprit
qui n’a pas su s’élever à ces sciences qui, selon eux,
font l’unique gloire des hommes. Voilà, Madame, un
sincère tableau des raisons qui m’ont engagé à travailler
sur la logique, à examiner les ouvrages de MM. Collins,
Pope, La Hontan et Bayle, et en dernier lieu le système
théologique de M. Leibniz : j’ai été affermi dans ce
dessein par les gracieux encouragements de son Éminence
Monseigneur le cardinal de Fleury, à qui ce système
paraît un des plus monstrueux qui se soit élevé contre
la vraie religion19.

Le concept de « vérité » forme donc un lien nécessaire


entre logique et religion, foi et science, ce qu’on peut résumer
en une formule : « La Lumière et la Sagesse se confondent
avec notre nature. »20 C’est même un thème constant de la
philosophie de Crousaz :

La science et la vertu ont tant de liaison, elles se


suivent de si près, l’ignorance et l’erreur sont tellement
les principes et la source du vice, et la lumière a une

19 Crousaz à Mme du Châtelet, 1731, lettre citée, pp. 1624-1625.


Grandjean de Fouchy note le point (Éloge, p. 186) : « Il avait
remarqué que la plus grande source de l’irréligion et du
dérèglement des mœurs, qui ne vont guère l’un sans l’autre,
était un fond de pyrrhonisme soutenu et fomenté par les passions :
l’amour de la vérité lui inspira de tarir, s’il était possible, une
source si féconde de désordres, en forçant cette dangereuse secte
jusque dans ses derniers retranchements »
20 Crousaz, Divers ouvrages, « Discours sur la beauté et l’utilité des
sciences », t. I, p. 228.

139
CORPUS, revue de philosophie

si grande efficace sur la sagesse, que ce que Platon a


pensé si magnifiquement de l’une, peut, sans contredit,
s’appliquer à l’autre avec autant de vérité : connaître
la science et l’aimer c’est une même chose21.

Cette logique à visée morale se comprend tout d’abord,


d’un point de vue technique, dans son opposition à la logique
scolastique. Si la syllogistique a déjà subi de nombreux
assauts, notamment de la part de la chapelle cartésienne,
elle était toujours d’usage notamment dans les thèses de
médecine. Crousaz y oppose les revendications de son siècle :
« Aujourd'hui l’on veut du réel, de la lumière, du solide :
les mots seuls sont une monnaie de laquelle on ne se paie
plus, le galimatias d’Aristote est tombé, le fatras de Ramus
est abandonné. »22 Cette exigence de « solide », c’était déjà
celle que réclamait Sergeant face à « l’idéisme » de Locke.
Or précisément, ce que la Solid philosophy (1697) de
Sergeant reprochait à Locke, c’est d’introduire des idées
qui font obstacle entre l’esprit et les choses et qui sont
d’insuffisants fondements. Les « idéistes » (dont Locke) « ground
all their discourses on ideas ; that is… on similitudes or
resemblances ; which similitudes are meer fancies : mine is
to build them solely and entirely on the things themselves ».
Si l’on entend bien, la méthode qu’attaque Sergeant est
celle qui dégage les ressemblances.
De ce point de vue, Crousaz se trouve dans une situation
paradoxale : il doit produire une logique « solide », mais pour ce
faire, il propose de recourir à la méthode même qui fut jugée
« idéale » : la recherche des ressemblances et des différences –
la quête des rapports, ce qu’il entend par comparaison. En
effet, le chapitre I. II. 2 de sa Logique23, « Des rapports que les
objets ont avec nous », remarque en premier lieu l’importance
cruciale de l’opération de comparaison pour la logique

21 Ibid., t. I, p. 210.
22 Ibid., t. I, p. 239.
23 Jean-Pierre de Crousaz, La Logique ou système de réflexions, qui
peuvent contribuer à la netteté et à l’étendue de nos connaissances,
[1712], 2nde éd. augmentée, Amsterdam, L’Honoré et Châtelain,
1720, 3 t. La pagination est continue, en particulier, le tome II
s’étend pp. 457-963.

140
Thierry Hoquet

humaine : qu’il s’agisse de comparer les substances avec les


modes, ou bien les substances entre elles, et les modes entre
eux, c’est toujours la même opération pratiquée à une très
grande fréquence. L’esprit, lorsqu’il compare, s’applique à
démêler ce que les objets ont de commun et de différent,
ce qu’ils ont de liaison et ce qu’ils ont de contrariété. Il
examine les dépendances où ils sont les uns des autres, il
étudie leurs forces et il détermine leur pouvoir. La comparaison
procède donc par l’étude des rapports qu’ont les objets selon
une double opération, l’une dégageant les rapports que les
objets ont entre eux, l’autre prêtant attention aux rapports
qu’ils ont avec nous.
La logique de Crousaz s’appuie sur ce principe de
comparaison pour les deux opérations élémentaires qu’elle
identifie : d’une part, la perception, c'est-à-dire le jugement,
et, d’autre part, le raisonnement ou la combinaison des
jugements. L’une et l’autre s’appuient sur la comparaison.
D’abord, nous formons des perceptions qu’on appelle simples
parce qu’elles nous présentent seulement les objets, sans
rien décider, sans rien affirmer et sans rien nier. Ensuite
nous comparons nos perceptions, et nous tombons d’accord
de la liaison ou de l’opposition qu’il peut y avoir entre elles
– ce qu’on appelle juger. Comme l’on compare des perceptions
pour en former des jugements, on compare aussi des
jugements et on les rassemble pour en tirer une conclusion –
ce qui porte le nom de raisonnement. Les raisonnements
sont ensuite arrangés pour en former un discours. Et pour
réussir à bien ranger tant de parties différentes, on suit
une certaine méthode. Telles sont les quatre divisions de
la logique : « les quatre principales opérations, qui font le
partage de la logique » (p. 5), « quatre différences générales
de nos manières de penser » (p. 3), c'est-à-dire perception,
raisonnement, discours, méthode.
Ainsi, en toutes ses opérations, « il n’y a rien que l’esprit
humain fasse si souvent que des comparaisons. » Cette base
comparative de notre logique doit permettre de retrouver les
résultats de toutes les sciences. C’est par la comparaison
qu’on atteint les concepts fondamentaux de la métaphysique.
L’esprit « compare les substances avec les modes, il compare
les substances entre elles et les modes entre eux. Il

141
CORPUS, revue de philosophie

s’applique à démêler ce qu’ils ont de commun d’avec ce


qu’ils ont de différent, ce qu’ils ont de liaison d’avec ce
qu’ils ont de contrariété. Il examine les dépendances où ils
sont les uns des autres, il étudie leurs forces et il détermine
leur pouvoir. » (p. 491)
De plus, on l’a dit, pour Crousaz, logique et morale ne
sont pas séparées par des bornes nettes.

La logique se propose de prévenir et de dissiper les


erreurs et la morale a pour but de s’opposer à la
naissance des vices, ou de les affaiblir et de les
déraciner. Mais si (comme il est très certain) il y a des
maximes et des réflexions qu’on peut opposer avec le
même succès et à l’erreur et aux vices, si un même
remède est également utile contre l’un et l’autre de ces
maux, pourquoi se ferait-on une loi de n’en faire
mention que dans la science des mœurs ?… Nos vices
naissent de nos erreurs, et nous ne ferions jamais de
faute si nous ne nous trompions jamais, ni sur nos
devoirs, ni sur nos véritables intérêts24.

Ainsi, la comparaison est fondamentale dans la construction


des connaissances, au point que Crousaz souligne combien « il
est important d’établir des règles qui dirigent ses pensées
et qui assurent ses démarches dans ses différentes comparaisons ».
Mais dans la perspective logico-morale de Crousaz, les règles
doivent devenir des habitudes.

Il faut que les règles nous deviennent souverainement


familières, pour les suivre constamment toutes les fois
que nous en avons besoin. Il faut que notre esprit se
soit tellement formé sur elles, qu’il s’en soit fait une si
intime et si parfaite habitude, qu’il n’ait pas même
besoin d’y penser pour les suivre. Il faut que ce qu’on
appelle la logique artificielle soit devenu chez nous la
logique naturelle. La simple connaissance des règles
ne saurait produire cet effet ; c’est par l’usage qu’on
en fait qu’on apprend à les manier, et qu’on se forme à
l’habitude de s’en servir heureusement25.

24 Ibid., Préface, p. XIII.


25 Ibid., pp. XV-XVI.

142
Thierry Hoquet

Cette conception de la logique qui doit devenir naturelle


implique une imprégnation morale. Les rapports se traduisent
donc en termes de tempérament, d’habitudes, d’inclinations
et de passions. Tous ces termes désignent les caractères ou
les dispositions de notre être par lesquels les objets prennent
force sur nous. Une logique incorporée sera plus assurée,
dans ses implications théoriques comme dans ses applications
morales. Mais symétriquement il faut bien dire que le
tempérament et les inclinations risquent d’orienter et
d’informer la logique.
Crousaz insiste sur le fait que certaines idées attirent,
plus que d’autres, notre attention – ce qui ouvre à des
réflexions sur la nouveauté et l’antiquité des idées. La
querelle des Anciens et des Modernes est lue par Crousaz
dans le cadre d’une histoire du goût et des différentes
passions de l’esprit (admiration, curiosité…). Crousaz donne
la psychologie des partis : les Modernes sont des esprits
vifs et inventifs, séduits par les objets nouveaux, qui
suscitent surprise, curiosité, admiration – ils risquent de
verser dans la frivolité et la vanité26 ; les Anciens sont des
esprits lents, qui ne sont souvent « savants que de
mémoire », « incapables de rien produire qu’après de pénibles
efforts » – ils risquent de verser dans l’entêtement et l’esprit
de parti. Crousaz ne tranche donc pas : il pèse les raisons.

Sur le sujet de la nouveauté et de l’antiquité, il y a du


pour et du contre. La légèreté d’un petit génie qui
s’informe sans cesse de ce que l’on dit et de ce que
l’on fait de nouveau, qui admire et qui embrasse avec
avidité tout ce qu’il n’avait pas encore ouï dire, par là
même qu’il ne l’avait pas encore ouï, cette légèreté est
si méprisable qu’elle prévient contre la nouveauté.

26 Ibid., p. 493 : « Par là, le goût se gâte peu à peu car en


acquiesçant de cette manière à la nouveauté, on lui rend un
hommage qui n’est dû qu’à l’évidence, on la substitue à la
lumière, elle devient le caractère de la vérité. On est entré dans
quelques nouvelles pensées, que ce soient conjectures, ou
démonstrations, certitude ou probabilité, qu’importe ? Elles sont
nouvelles, il faut les faire valoir, on s’y rend sans hésiter, on les
embrasse avec empressement. »

143
CORPUS, revue de philosophie

Mais d’un autre côté, le ridicule de ceux qui ne


veulent avouer pour vrai que ce qui a déjà été dit par
leurs prédécesseurs, qui, se laissant imposer par le
mot d’Anciens, regardent tous ceux qui sont morts
avant leur naissance du même œil que les enfants
regardent les hommes faits et les vieillards ; qui enfin,
dans un âge formé, se croient toujours dans l’enfance
et se font une loi d’en avoir la crédulité ; ce ridicule,
dis-je, jette derechef dans le parti de la nouveauté, et
fait regarder les sectateurs obstinés des Anciens
comme des gens qui radotent eux-mêmes27.

Cette importance du tempérament, de la logique à la


morale, invite à des considérations physiques. La légèreté de
l’âme est d’abord celle du cœur humain, elle est une pente
qu’il faut étudier et connaître : « Quand un homme ne sait
pas se fixer et ne peut arrêter son attention sur quoi que
ce soit, c’est une nécessité qu’il passe sans cesse d’amusement
en amusement et coure par conséquent toujours à ce qui
est nouveau. »28 Puisqu’enfin, c’est « la nature [qui] nous
dispose donc d’elle-même à l’amour de la nouveauté », la
physique devient un passage obligé de la connaissance.

La physique des rapports : utile et bornée


Si connaître une chose, c’est connaître ses rapports,
la connaissance se voit limitée : elle a perdu les essences
et doit s’en tenir à l’analyse des relations. Mais dans le
même temps, la connaissance perd toute mesure en ce
qu’elle se voit fixer un programme infini. Il faut donc à
nouveau restreindre notre savoir en déterminant les rapports
qu’il nous importe de connaître. Ainsi, la perspective de la
science est-elle orientée par celle de l’utilité du savoir. En
particulier, il faut que la physique éclaire notre nature
afin de nous aider à comprendre notre tempérament.

27 Ibid., pp. 504-505.


28 Ibid., p. 495.

144
Thierry Hoquet

Nous tenons à tant de choses, et toutes les parties de


l’univers ont tant de liaison que nous n’aurons jamais
qu’une connaissance très imparfaite de nous-mêmes,
tandis que nous ignorerons la nature et les forces des
corps dont nous sommes environnés. Cette considération
suffirait pour nous recommander la physique. Que
sera-ce si nous y joignons les grands secours que l’on
en tire, pour la conservation de notre santé, pour la
rétablir dans nos maladies, et pour apaiser nos
douleurs. Mais il y a plus, le Créateur a voulu se faire
connaître par ses ouvrages et chaque découverte que
nous faisons dans la nature nous rend de plus en
plus sensibles à sa puissance et nous fait de plus en
plus admirer sa sagesse et sa bonté29.

D’abord il faut préciser la place des mathématiques, qui


doivent aussi se justifier par leur utilité. Elles ne
présentent en rien un modèle épistémologique que toutes
les sciences devraient embrasser, car elles ne sont pas à
l’abri de l’esprit de système et des querelles de parti : « Il
en est des mathématiques comme de tous les autres sujets : il
n’y en a point sur quoi on ne pense différemment. Ce que
l’un affirme, un autre le nie ; et quelque parti qu’on ait
pris, on se fait un mérite de le soutenir avec fermeté. »30
Crousaz souligne donc que beaucoup de découvertes
se font au hasard et, partant, que les mathématiques ne
résolvent pas tous les problèmes. Il faut pourtant reconnaître
qu’elles disposent tout de même d’un privilège : c’est que
« toute la physique en dépend ; car l’univers est une immense
machine qui en renferme une infinité de grandes et de
petites, formées par le souverain auteur dont la sagesse a
tout réglé avec poids et mesure. Par le secours des
mathématiques, il n’y a rien de si éloigné qu’on n’atteigne,
il n’y a rien de si grand qu’on ne mesure et rien de si petit
qu’on ne saisisse. »31
Par ailleurs, cette universalité de l’instrument
mathématique n’empêche pas que ce soit le souci de

29 Ibid., p. 532.
30 Crousaz, Utilité des mathématiques, p. 1.
31 Ibid., p. 6.

145
CORPUS, revue de philosophie

l’utilité qui commande les limites de la connaissance et


déclare qu’il est inutile de travailler à ce qui nous
dépasse. La question essentielle ici est celle de l’utilité de
l’étude de la physique, et Crousaz entre à ce propos dans
une polémique avec Montaigne.
Dans l’essai III, 11 (De l’expérience), Montaigne nous
interdit la connaissance des causes, la réservant à celui
qui a « la conduite des choses ». À nous reviennent l’usage
et le pâtir : « Les effets nous touchent, mais les moyens
nullement. Le déterminer et distribuer appartient à la maîtrise,
et à la régence : comme à la subjection et apprentissage,
l’accepter. » Ce texte capital nous indique qui est, stricto
sensu, en situation de maîtrise dans la nature, ou qui
peut y prétendre. Il permet donc d’éclairer la portée exacte
et l’aspect prométhéen du « comme maître et possesseurs
de la nature » par lequel Descartes va rompre avec la
sujétion de l’homme et prétendre occuper la place de
Dieu. Montaigne à l’inverse indique que la maîtrise est le
propre de la position divine dans le monde ; quant aux
hommes, ils doivent user et accepter, et nullement régir.
Or, selon Crousaz, cette attitude de renoncement n’est pas
une condamnation définitive : « peut-être aurait-il [Montaigne]
parlé tout autrement s’il avait connu la physique sur le
pied où elle est aujourd'hui. » Non seulement la physique
nous fournit « des occupations pleines de charmes et
dignes de tout notre attachement et par leurs utilités
et par leurs douceurs » ; mais il faut aussi comprendre
qu’« elle nous élève à Dieu », notamment en ce qu’elle nous
révèle nos devoirs. « Un homme qui ne se connaît point
et qui ne connaît point les relations qu’il a avec les objets
qui l’environnent, peut-il savoir de quelle manière il
doit vivre, afin de vivre conformément à sa nature et à sa
destination ? »32
Ainsi, l’utilité de la physique n’est pas que dans les
soins du corps. La physique, selon Crousaz, informé des
tentatives de physico-théologies, est la connaissance des
rapports et des relations de l’homme au monde et, partant,
la science devient utile à la morale et à la religion. La

32 Crousaz, Logique, p. 535.

146
Thierry Hoquet

connaissance de la physique promeut la vraie religion en


tant qu’elle est un sûr préservatif contre la superstition33.
Les comètes et les éclipses n’ont effrayé le peuple qu’en
raison de son ignorance. Si la science avait été plus
largement diffusée, les hommes n’auraient pas craint ces
phénomènes naturels. Crousaz feint ici de ne pas voir que
la religion trouvait aussi avantage à de telles terreurs
paniques, jouant de la menace de l’Apocalypse.
Si Montaigne se méfie encore de la physique et
rechigne à lui faire place dans les progrès des lumières,
c’est, selon Crousaz, qu’au lieu de la connaissance de la
nature, on entendait encore de son temps « des vétilles, des
chicanes métaphysiques, des mélanges de notions vagues,
d’idées fausses et de qualités sensibles, déguisées sous des noms,
en partie pompeux, en partie barbares, qui n’aboutissaient
qu’à étourdir les ignorants et qu’à enfler de vanité les sots
qui donnaient dans ces pièges. »34
Mais depuis lors, Crousaz se targue que les Modernes
y aient « substitué l’expérience et que l’on [ait] entrepris
de vérifier tous les raisonnements par des faits bien
établis. » Il griffe au passage la manie de la curiosité : « il
n’aurait été que mieux d’y procéder avec plus d’ordre,
d’avoir plus à cœur de se convaincre par des expériences
simples, que de satisfaire sa curiosité par de plus composées
et de plus surprenantes, de penser enfin toujours à l’utile
plutôt qu’au merveilleux. »35
Ainsi, la physique et la logique trouvent leur place dans
l’édifice d’une connaissance dépouillée des oripeaux scolastiques
et orientée vers une fin morale et métaphysique. La
mathématique elle-même doit montrer qu’elle perfectionne
la raison quand on l’étudie ; que non seulement l’âme
acquiert, au contact des mathématiques, une plus grande
étendue et pénétration, mais encore, il faut qu’elle donne
l’esprit juste, quand bien même on négligerait l’étude de la

33 Crousaz, De Physicae utilitate dissertatio philosophica, Groningae,


Typis Gesinæ Elamæ, 1725, p. 22 : « Physicæ studium quomodo
disponat ad theologiam. »
34 Crousaz, Logique, p. 540.
35 Ibid.

147
CORPUS, revue de philosophie

religion. Crousaz sait bien que la mathématique n’a pas la


vertu extraordinaire de réformer le cœur en élevant l’esprit ;
mais elle constitue un corps unique de vérité, entièrement
dépourvu d’erreur. Par là, du fait de « la puissance des
habitudes », « un homme donc qui se sera affermi dans
celle d’aller de certitude en certitude sur quelque sujet, pourra
plus aisément suivre cette méthode lors même qu’il travaillera
sur un sujet tout différent. »36

La Providence et les comparaisons rectifiées de l’Examen


du pyrrhonisme
La comparaison se trouve au cœur du combat que mène
Crousaz contre le pyrrhonisme de Bayle. Elle intervient
plus particulièrement dans ce qui touche à la question de
la théodicée et de la connaissance de Dieu. À plusieurs
reprises, Crousaz s’en prend à des articles du Dictionnaire
historique et critique – notamment, à l’article Origène, note
E, mais aussi aux notes D et F de l’article Xénophanes, à
la note K de l’article Périclès. L’Examen du pyrrhonisme
apparaît alors comme un long travail de rectification des
comparaisons37, dont on prendra deux exemples.

Les biens et les maux comme la santé et la maladie


Les auteurs de théodicée ont pour projet de montrer
la justice de Dieu en rendant raison de l’existence du mal.
Ayant pour projet d’estimer la quantité respective des
biens et des maux dans l’existence humaine, ils utilisent
notamment comme argument « le parallèle des maladies
et de la santé ». Par là, ils soutiennent qu’il y a, dans une

36 Crousaz, Utilité des mathématiques, p. 8.


37 Notamment, p. 1653 : « Mais on peut rectifier la comparaison, en y
ajoutant quelque chose… » ; p. 1832 : « Comparaisons rectifiées.
Article Origène. Note E. » ; p. 1848 : « Comparaisons redressées » ;
p. 1851 : « On rendrait plus justes ces comparaisons… » ; p. 1855 :
« Nouvelles comparaisons redressées » ; p. 1864 : « Comparaisons non
exactes. Article Pauliciens. Note E. » ; p. 1868 : « Comparaisons
rectifiées » ; p. 1905 : « On éclaircit encore des comparaisons » ;
p. 1914 : « Comparaisons examinées »…

148
Thierry Hoquet

vie, plus de jours de santé que de jours de la maladie ; et


que, de la même manière, le mal dans le monde est
quantitativement insignifiant comparé à la quantité des
biens. Bayle s’oppose à cette comparaison qu’il estime
trompeuse38 et il en reprend les termes aux providentialistes
eux-mêmes. Sa réponse – « que les biens de cette vie sont
moins un bien que les maux un mal »39 – se déploie en
deux temps.
Le premier argument porte sur la nature des êtres
privatifs. Alors que, dans la perspective classique, le bien
est plénitude d’être et le mal non-être (simple négation ou
privation), Bayle inverse l’argument : « car la santé est
plutôt une indolence qu’un sentiment de plaisir: c’est
plutôt une exemption de simple mal, qu’un bien; au lieu
que la maladie est quelque chose de bien plus fort que la
privation du plaisir : C’est un état positif, qui plonge l’âme
dans un sentiment de souffrance, et qui l’accable de
douleur. »40 Ainsi, le véritable état positif est le mal et la
santé n’est pas tant un bien qu’une simple absence de
mal, un être de privation.
Cet argument métaphysique se redouble d’un second
argument, physique celui-là. Afin de mesurer des rapports,
Bayle emprunte aux scolastiques la distinction des corps
rares et des corps denses.

Servons-nous d’une comparaison empruntée de la


doctrine des scolastiques: ils disent que les corps rares
contiennent peu de matière sous beaucoup d’étendue,
et que les corps denses, contiennent beaucoup de
matière sous peu d’étendue. Selon ce principe il
faudrait dire qu’il y a plus de matière dans trois pieds
d’eau, que dans deux mille cinq cent pieds d’air. Voilà
l’image de la maladie, et de la santé. La maladie
ressemble aux corps denses, et la santé aux corps
rares. La santé s’étend sur beaucoup d’années de
suite et néanmoins elle ne contient que peu de bien.

38 Cité par Crousaz, Examen, p. 1713.


39 Ibid., p. 1714.
40 Ibid., p. 1713.

149
CORPUS, revue de philosophie

La maladie ne s’étend que sur quelques jours, et


néanmoins elle renferme beaucoup de mal41.

Pour Bayle, un calcul qui pèse les biens et les maux


ne doit pas s’en tenir aux surfaces ou au compte des
unités, il doit encore comparer les poids : « il y a plus de
degrés de mal, dans une heure de douleur, que de degrés
de bien, dans plusieurs jours de plaisir, et plusieurs mois
de tranquillité. »42 Il faut ainsi dépasser les surfaces par
les profondeurs : Buffon mènera à l’aide des mêmes arguments
une critique newtonienne de la physique cartésienne.
À l’origine de ces erreurs, Crousaz place invariablement
le problème de nos passions. Nous n’endurons pas le mal,
que pourtant souvent nous méritons : « Notre impatience est
injuste et nous trompe. »43 De plus, nous sommes sujets à
voir toutes choses sous un certain point de vue : « c’est là
une de ces comparaisons qui éblouissent, et auxquelles
on se rend, suivant qu’on est d’humeur à regarder une
chose sous une face, ou sous une autre. »44 La passion
nous trouble et fausse nos calculs. Ainsi, Crousaz établit
une véritable équivalence entre l’incorrect et l’injuste.
Comment donc corriger les comparaisons ? En multipliant
les « précautions » (p. 1716) et en particulier, on retrouve
l’argument de la solidité dans l’appel à « pass[er] de l’image
à la chose même ». Dans cette perspective, Crousaz propose
de rectifier les comparaisons à partir de réflexions sur la valeur
de l’exemple et sur le grand nombre. « De mille malades, à
peine s’en trouvera-t-il un qui ne souhaite le retour de sa
santé, plutôt que la mort, ils ne sont donc point dans la
pensée que les maux l’emportent sur les biens. » Crousaz
part donc de l’expérience générale de la maladie et sur
l’aspiration universelle à la santé, qui l’identifie à un vrai
bien. À l’inverse, les raisonnements de Bayle pèchent parce
qu’ils fonctionnent sur « un petit nombre d’exemples, et à
plus forte raison un seul ne prouve rien, contre une

41 Bayle, Xénophanes, note F, cité par Crousaz, Examen, p. 1713.


42 Ibid., note D, cité p. 1706.
43 Examen, pp. 1705-1706.
44 Ibid., p. 1706.

150
Thierry Hoquet

infinité d’autres. Un homme se tue. Mr. Bayle soutient,


que tous les plaisirs dont-il avait joui pendant trente ans
n’égalaient point les maux qui le tourmentèrent le dernier
mois de sa vie » (p. 1716). Celui qui fait exception au
consentement (quasi) universel fait ici figure d’insensé45.
La position de Crousaz paraît donc consister en ceci :
que l’exemple permet de « soutenir » une proposition, mais
en aucun cas de la prouver. À l’inverse, « les sophismes de
M. Bayle se réfutent par l’expérience, comme celui de Zénon
contre l’expérience du mouvement. »46 La stratégie des cyniques
contre les apories éléates ou les spéculations platoniciennes
prend ici le nom d’expérience, celle-ci figurant dans son rôle
classique de great baffler of speculation47.
On peut toutefois s’interroger sur ce que vaut
l’argument du grand nombre : dès lors que les hommes se
trompent, comment déterminer, qui du solitaire ou de la
masse est dans l’illusion ? qui est aveuglé par la passion,
« hors d’état de faire les comparaisons nécessaires pour
décider une question » (p. 1743) ? Il est aisé d’identifier l’excès
du jeune homme amoureux peint par Térence, auquel les
transports de sa passion font croire « sa félicité égale à
celle des Dieux et [qui] se compte pour Immortel » (p. 1743).
Mais pour les autres48 ?

45 Spinoza traitait aussi du problème du suicide en termes de


démence (Éthique, II, 49, scol., trad. B. Pautrat, p. 195) : « S’ils
me demandent s’il ne faut pas tenir un tel homme pour un âne
plutôt que pour un homme ? je dis que je ne sais pas, pas plus
que je ne sais à combien estimer celui qui se pend, et à combien
les enfants, les sots, les déments, etc. »
46 Examen, p. 1715.
47 Robert Plot, The natural history of Oxfordshire, being an essay
toward the natural history of England, 2e édition, Leon. Lichfield,
London, 1705, ch. II, p. 43.
48 Sont sujets à se tromper, non seulement l’Amoureux de Térence,
mais bien, en général, « les hommes » : « L’argument de Mr. Bayle
serait très bon, si jamais les hommes ne prenaient de parti
qu’ensuite d’un raisonnement sensé; mais combien de fois ne se
trompent-ils pas dans les partis qu’ils prennent, et dans les
trocs qu’ils font, parce qu’au lieu de consulter la raison, ils

151
CORPUS, revue de philosophie

Dieu comme une mère


Les tenants de la théodicée soutiennent que Dieu
n’est pas coupable, qu’il a voulu l’homme libre et que le
péché n’est que la suite fâcheuse de cette liberté. Une
objection leur est adressée par ceux qui nient la Providence :
c’est que Dieu, ayant fait l’homme libre, « n’a pas fait tout
ce qui était en son pouvoir pour prévenir le péché et ses
suites »49. « Pour rendre cette objection plus frappante
Mr. Bayle emploie la comparaison d’une mère qui se
borne à avertir ses filles et qui se contente de ses avis, de
peur de donner quelque atteinte à leur Liberté. » La
chasteté des filles qui vont au bal est ici l’image de la
virginité morale de l’homme d’avant le péché, plein de naïveté
et d’innocence dans l’âme, avec devant lui le vaste monde
dont il ne soupçonne pas les dangers. Dans de telles
situations, le devoir d’une mère, et analogiquement celui
de Dieu, n’est-il pas de passer outre le respect de la
liberté, et de cesser d’émettre des recommandations pour
intervenir d’une manière plus efficace ? À ne donner que
des avis ou des avertissements, à n’avoir formulé ses
interdits qu’en employant la parole, celui qui avait le
pouvoir d’empêcher la faute ne se rendit-il pas indirectement
coupable pour l’avoir simplement laissée commettre50 ? À

s’abandonnent aux illusions de quelque fantaisie ? » (Examen,


p. 1716).
49 Examen, p. 1780 (IIIe p., S. 13, § XIX).
50 Crousaz revient sur cette comparaison p. 1865 (III, 13, LIX) : « Il
n’y a point de bonne mère, continue Mr. Bayle, qui ayant permis
à ses filles d’aller au bal ne révoquât cette permission, si elle
était assurée qu’elles y succomberaient à la fleurette, et qu’elles
y laisseraient leur virginité… » et p. 1866 : « Ces comparaisons
ont le même défaut que les autres auxquelles on vient de
répondre. Elles mettent en parallèle une mère qui a à répondre
à Dieu et aux hommes de la vertu de sa fille, avec l’Être
suprême qui ne doit rien à personne, et qui ayant voulu faire
des êtres libres et actifs a raison de trouver indignes de ses
faveurs ceux qui ne veulent pas faire un bon usage des facultés
qu’il leur a données, et qui enfin, pour prévenir les malheurs de
ceux qui s’en attirent volontairement, ne veut pas anéantir la

152
Thierry Hoquet

propos de cette seconde comparaison, Crousaz souligne


trois points différents.
Tout d’abord, il identifie une méthode générale d’écriture
en ce que Bayle répète ses comparaisons à l’envi : « Pour
se rendre maître de l’imagination de son Lecteur, et en
faire ce qu’il lui plaît, pour l’étonner, la remplir, l’accabler
de cette idée, il la répète le plus souvent qu’il peut, il la
tourne en cent façons. »51 Pour Crousaz, la distribution
des arguments dans le Dictionnaire historique et critique est
une stratégie d’écriture. Tout d’abord, le texte de Bayle
tend à « étourdir » ou à « ébranler » son lecteur52 : les réflexions
y sont « dispersées dans un grand volume, mêlées parmi
des sujets tout différents, et souvent confondues les unes
avec les autres »53. De là, l’importance de l’index général,
composé par Crousaz :

Une partie de cet indice peut servir de lieu commun,


et il n’y a qu’à lire, si l’on veut, tout d’une suite, les
citations alléguées sur un article, pour rassembler dans
son esprit ce que l’auteur a été obligé de dissiper, par
des raisons que le lecteur comprendra aisément54.

L’index est donc l’arme avec laquelle Crousaz combat


l’artifice des pyrrhoniens. En effet, non seulement on peut
reprocher à la répétition et à l’éparpillement des arguments
de troubler le jugement, mais il faut également noter que
le lecteur, conduit à une preuve par plusieurs chemins,
finira par être convaincu. « On peut être ébranlé sans être
terrassé ; on peut être ébloui, sans être convaincu ; on
peut être embarrassé par des raisonnements et troublé

liberté et priver ceux qui en usent bien, des suites infiniment


glorieuses et délicieuses de ce bon usage. Je laisse à part le
choix que Mr. Bayle fait d’une comparaison et d’un tableau, qui
saisit l’imagination et ne la laisse pas en liberté de raisonner. »
51 Examen, p. 1780. Cf. aussi p. 1811 (IIIe p., S. 13, § XXXVII) :
« Nécessité des redites ».
52 Examen, Préface, p. 19.
53 Ibid., p. 18
54 Ibid., p. 21.

153
CORPUS, revue de philosophie

par des doutes, qu’on se félicitera de voir dissipés. »55


Toutefois, ce qu’on peut appeler un art d’écrire par
escarmouches peut finir par porter ses effets, une telle
rhétorique s’appuyant sur une théorie de l’imagination
et sur les traces qui s’inscrivent dans sa mémoire56. Les
comparaisons, à chaque occurrence, se renforcent
mutuellement, si bien que le jugement peu à peu
s’incline :

quoique le fond des arguments de Mr. Bayle soit,


presque partout, le même, il est peu d’endroits où une
nouvelle remarque, une nouvelle comparaison, quelques
nouveaux termes de métaphysique, quelques nouveaux
tours enfin, ne leur prêtent quelques nouveaux degrés
de force57.

Ensuite, la comparaison est souvent associée au reproche


d’obscénité. En effet, on ne peut comparer sans l’abaisser
Dieu à une mère qui doit veiller au pucelage de ses filles58.
C’est surtout faire intervenir dans les raisonnements sur
le bien et le mal, la liberté de la volonté et la nécessité de
la faute, des éléments graveleux ou grivois, qui troublent
inutilement le jugement :

[Bayle] imagine les circonstances les plus capables


d’agiter, il les peint avec les couleurs les plus vives; il
fait souffrir la pudeur et réduit les personnes, qui
lisent ces endroits, à céder et à aimer mieux dire que
son raisonnement est très fort, que de l’écouter plus
longtemps et de s’exposer à l’embarras de l’examiner.
C’est là en général une des plus grandes illusions où
les comparaisons nous jettent et contre lesquelles il
est très nécessaire d’être en garde : Quand le sujet

55 Ibid., p. 19.
56 D’une manière analogue, le mot d’ordre de la méthode buffonienne,
également appuyée sur la question de la comparaison, sera « voir
beaucoup et revoir souvent ».
57 Examen, p. 1811.
58 Dans L’Émile, Rousseau inscrit ce type de comparaisons dans une
histoire du développement des idées : si l’on parle de Dieu à un
enfant de six ans, il pensera qu’il s’agit d’un bonbon.

154
Thierry Hoquet

d’où une comparaison est tirée, est d’une nature à


occuper toute l’attention, à ébranler le cœur et à s’en
emparer, on se livre à le sentir et on ne se donne pas
le temps d’examiner les rapports qu’il a avec la chose
qu’on cherche à éclaircir : On suppose ces rapports
justes, comme si tout ce qui frappe était évident; au
lieu qu’au contraire les sensations, les émotions s’opposent
à l’évidence, parce qu’elles détournent l’attention des idées
sur lesquelles seules on devrait juger59.

Par là, ce n’est pas seulement que nos passions propres


(amour, tristesse) nous font pencher en faveur d’une
comparaison qu’on nous propose ; c’est encore que cette
comparaison elle-même suscite des passions. On pourrait
croire qu’en comparant la chute du premier homme aux
ébats au cours desquels une vierge perd son pucelage,
Bayle induit des pensées lubriques sur un sujet qui ne
devrait pas s’y prêter. Le reproche en ce cas pourrait
n’être qu’une question d’incongruité ou de manque d’à
propos. Plus que cela, c’est que les personnes vertueuses
y perdent la clarté de leur jugement et préfèrent souvent
consentir à l’argument insoutenable que de devoir l’examiner
de trop près. Ce point explique le relevé incessant auquel
Crousaz se livre à propos de la gaillardise ou de
l’obscénité des textes de Bayle60. C’est qu’en se rendant
insoutenable, une comparaison incite l’esprit pudique à
céder plutôt qu’à examiner calmement et complètement
l’argument.
On peut également comparer la méthode que Crousaz
dit avoir suivie et celle qu’il attribue à Bayle61. Quand
Bayle lit, nous dit Crousaz, il « écrit en marge des notes

59 Examen, p. 1780.
60 Voir en particulier Examen, pp. 766-771 sur la place des obscénités
dans un ouvrage qui a pour titre Dictionnaire (Crousaz vise
principalement les histoires d’Hercule et de Jupiter, « l’histoire
prétendue des dieux du paganisme »). Bayle se défend en soutenant
qu’il ne s’autorise que ce qu’on permet aux médecins ; il refuse
de remplacer le terme « lavement » par celui de « remède » (p. 770).
Voir également les pages 603, 786-787, 800…
61 Elles sont décrites respectivement Examen, p. 23 et p. 603.

155
CORPUS, revue de philosophie

particulières ». Il relève ce qui est « propre à obscurcir la


Providence et à combattre la religion ». La méthode que
s’attribue Crousaz ne semble guère différente : en préparant
son Examen du pyrrhonisme, il a lu les ouvrages « la
plume à la main, et en les lisant, [il] remplissai[t] [s]es
cahiers de remarques pour servir de matériaux à l’ouvrage
qu[’il allait] composer ». Tout semble ici se jouer dans
l’absence ou la présence d’un plan. En effet, du côté de
Bayle, le travail se fait (selon Crousaz) sans discrimination :
« tout ce qui leur peut être échappé d’outré ou de faible »,
« toutes les gaillardises, tous les mauvais contes, toutes
les obscénités ». Ainsi, les arguments sont relevés pêle-
mêle, sans aucun souci de cohérence entre les différentes
thèses établies. En revanche, Crousaz lui tente de soumettre
ses citations à un principe d’organisation et de composition.
De ce fait, Bayle n’a pas même besoin « d’interrompre ses
lectures pour copier de longs passages. Il suffit qu’il ait
ses lieux communs, pour y marquer les pages avec un
petit avertissement. » Comme Bayle ne cherche pas à
établir des dogmes, il n’a nul besoin de réunir les thèses
en un corps de doctrine unifié : il peut faire feu de tout
bois. À l’inverse, ce que tente Crousaz, c’est bien de former
un « assemblage » ou une « enchaînure ». De manière
exemplaire, quand il entend, « donner une idée juste du
pyrrhonisme et des pyrrhoniens », Crousaz se trouve face
à une tâche qui lui semble bien impossible : « cette idée
m’échappe dès que je veux la saisir. »
On trouve un exemple d’une telle prolifération désordonnée
(l’accumulation pyrrhonienne ou athée contre la composition
dogmatique ou chrétienne) dans le fait que Bayle propose
de nombreuses comparaisons qui mettent sur le même
plan Dieu et les hommes. Dans les textes pyrrhoniens,
Dieu apparaît bien comme un monarque62, mais cette
analogie, louable en soi, y devient le point de départ de

62 Examen, p. 1855 (IIIe p., s. 13, LVI) : « Il continue de faire des


comparaisons captieuses et de ramener la même objection quand il
ajoute. « Direz-vous que sous les meilleurs Monarques il y a et des
cachots, et des tortures, et des gibets, et des bourreaux qui font
souvent des exécutions ? »

156
Thierry Hoquet

diverses mises en rapport réversibles. C’est comme si


Dieu, une fois destitué de sa transcendance et investi d’un
rôle de monarque, se voyait pris dans une série d’avatars ;
et qu’il dût alors passer de ce premier rôle, fort digne de
sa personne, à celui d’un humain dans la comédie des
hommes. La comparaison de Dieu à un monarque fait
insensiblement glisser dans l’humanité – qu’on se souvienne
ici de la formule de Montaigne : « Et au plus eslevé throne
du monde, si ne sommes nous assis, que sus nostre cul. »
(III, 13) Comme dans une pièce baroque, la situation
respective de Dieu et des hommes dans le monde se laisse
aussi bien dire par d’autres comparaisons où Dieu
apparaît dans le rôle d’un laquais qui doit sauver une
reine (les hommes), fût-ce en la tirant par les cheveux63. Le
personnage du monarque divin est en fait complètement
secondarisé par rapport à une panoplie d’autres modèles,
Dieu étant tour à tour présenté comme un père, un
chirurgien, un précepteur64.
Toutes ces comparaisons mettent en perspective les
codes moraux des différentes professions avec les choix
qu’a dus opérer le Créateur. Selon Crousaz, elles pèchent
uniformément en ce qu’elles manquent de reconnaître la
transcendance, qu’elles reconduisent invariablement sur un
plan d’immanence. On ne peut appliquer aux choix du

63 Examen, p. 1868 (III e p., s. 13, LXI) : « Voici encore une


comparaison de Mr. Bayle. « Si une Reine, dit-il, tombait dans
l’eau, le premier laquais qui l’en pourrait retirer en l’embrassant,
ou en la prenant par les cheveux, dût-il lui en arracher plus de
la moitié, ferait fort bien d’en user ainsi; elle n’aurait garde de
se plaindre qu’il lui eut manqué de respect. »
64 Examen, pp. 1848-1849 : (toujours sur l’article Origène note E) :
« LIII. Mr. Bayle dans le IV. article de la Note E. se sert de trois
comparaisons. « Un père guérirait son enfant malade par des
liqueurs les plus savoureuses du monde, s’il le pouvait, et ne lui
ferait rien avaler de dégoûtant et de désagréable. Un chirurgien
remettrait un bras disloqué à la personne du monde qui lui
serait la plus inconnue sans aucune douleur, si cela était dans
sa puissance. Un précepteur raisonnable n’a garde d’employer
les coups là où les caresses suffisent. »

157
CORPUS, revue de philosophie

Créateur les normes qui régissent les comportements des


hommes entre eux.

La plus grande partie des comparaisons dont Mr. Bayle


se sert sur ce sujet, ont ce défaut : elles mettent en
parallèle Dieu, qui ne doit rien aux hommes, avec les
hommes, dont les plus élevés doivent beaucoup à leurs
inférieurs, et sont soumis à Dieu qui en les élevant au
dessus des autres hommes, les a chargés de contribuer de
tout leur pouvoir à les rendre heureux65.

Il faut distinguer l’ordre des relations d’homme à homme


(qui est celui de la responsabilité) et celui de la relation de
Dieu aux hommes (qui n’est pas soumis au devoir). Par là,
Bayle a beau jeu de multiplier les comparaisons quand
toutes manquent de justesse66.

On pourrait amplifier cette induction, dit-il; c’est-à-dire,


on pourrait multiplier et pousser ces comparaisons à
perte de vue. J’en tombe d’accord et en cela je reconnais
Mr. Bayle. Dès qu’on a entrepris de l’examiner, on est
forcé par ses redites à y tomber soi-même. Les
comparaisons dont il se sert tirent toutes leur force du
même artifice ; Mais elles ont aussi toutes le même
défaut; c’est de traiter comme égales des choses qui
sont fort éloignées de l’être, surtout par l’endroit d’où
ses comparaisons tirent toute leur force.67

65 Ibid., p. 1820 (IIIe p., s. 13, XLI). Et p. 1851 : « Les comparaisons


que Mr. Bayle emploie présentent-elles des cas de même genre que
ceux que je viens d’alléguer, et au contraire ne mettent-elles pas en
parallèle des obligations indispensables avec une liberté très entière,
et un droit très plein en même temps que très équitable ? »
66 Ibid., p. 1832. (IIIe p., s. 13, XLV) : « Les comparaisons que M. Bayle
fait se trouvent d’autant plus éblouissantes qu’elles sont peu
justes… Je viens déjà de faire comprendre la différence qu’on
doit mettre entre les hommes obligés par devoir à prévenir tous
les maux, auxquels il est en leur puissance de s’opposer, et
Dieu qui est en droit de former des êtres libres et actifs, et de
les laisser agir suivant leur liberté. »
67 Ibid., p. 1848.

158
Thierry Hoquet

Ainsi, un père, un médecin, un précepteur ont des


obligations envers leurs enfants, leurs malades, leurs
élèves. Ils doivent leur apporter tout le soulagement et
toute l’aide qu’ils peuvent et doivent pour cela employer
les voies les plus aisées, les plus sûres, les plus douces.
Autrement dit, tous doivent être conduits par la raison et ces
lois mêmes leur ont été données par le Créateur. L’imagination,
la pitié naturelle, renforcent encore ce sentiment de nos
obligations mutuelles et ceux qui dérogent à ces lois, ceux qui
ont résolu « d’imiter la cruauté des bêtes féroces » suscitent un
légitime effroi. Mais ces comparaisons sont impropres à
parler du rapport de la divinité à l’humanité.
Toutefois, chaque comparaison produit ses effets. De telles
images acheminent progressivement vers l’athéisme :

Là-dessus un de ses lecteurs conclut que si Dieu en


usait ainsi, il ne serait pas bon. De cette première
conséquence il en tire une autre, c’est qu’un être qui
manque de bonté n’étant pas un Dieu, il faut dire qu’il
n’y en a point. Un autre n’ira pas si loin, il restera
dans un extrême étonnement, il ne décidera ni pour,
ni contre, ou du moins il se persuadera que la raison
ne peut se procurer sur ce sujet aucune connaissance
sûre. C’est là ce que veut M. Bayle ; il sait que ce point
une fois gagné est capable de mener un homme bien
loin68.

Une mauvaise logique, mettant en péril la vérité,


c'est-à-dire d’un même mouvement, la foi et la science,
devient un ferment d’athéisme.

La philosophie de Crousaz unifie le champ de la


philosophie, en ce qu’elle met en rapports la logique, la
physique, la métaphysique et la morale. Il y a ici plusieurs
manières de penser cette unité, qui se redoublent et se
complètent. On peut considérer que tout l’édifice de la
connaissance est, d’un bout à l’autre, construit contre les
verbiages scolastiques : contre la logique du syllogisme, contre
la physique des qualités et des formes substantielles, contre la
métaphysique qui attribue de l’être aux idées de privation

68 Ibid., p. 1849.

159
CORPUS, revue de philosophie

et contre la morale qui, mettant tout en relation, accoutume


à penser Dieu sur le même rang qu’un homme.
On peut également – c’est la piste que nous avons suivie
dans cet article – considérer que c’est une même opération
méthodique qui unifie le champ du savoir. La logique de
la comparaison conduit à une physique et à une métaphysique
qui pensent les rapports (entre substances, entre modes,
ou entre substances et modes) et à des considérations
morales (tout n’est pas à mettre en rapport, ce qui
détermine aussi bien l’utilité de chaque science que la
pensée de notre salut). On peut encore considérer que
cette thématique logique et physique du rapport, débouche
naturellement sur le prisme moral qui teinte toute la
philosophie. Crousaz réintègre la préoccupation logique des
classiques dans l’ensemble de la problématique philosophique,
en soulignant les rapports profonds de la morale et de la
logique69. Par là, Crousaz développe les positions classiques
de l’humanisme chrétien : le schéma de ses polémiques le
dessine en creux.
Contre La Hontan : « Les hommes ne sauraient vivre
en hommes, et par conséquent ne sauraient vivre heureux,
qu’en vertu de l’éducation qu’ils reçoivent dans la société
et des secours qu’ils en tirent. »70
Contre Pope, Leibniz, Wolf et Spinoza : « Ils ne peuvent
se résoudre à connaître en l’homme une vraie liberté. » ;
« l’hypothèse leibnizienne renverse les idées simples et
naturelles de la moralité, du juste, de l’injuste, du louable, du
punissable ; il n’est pas au pouvoir des natures intelligentes
d’agir autrement qu’elles ne font, elles ne veulent que ce

69 Le Journal des savants ne s’y trompera pas quand en 1720 il


reprochera au philosophe de Lausanne de donner une logique
trop empreinte de considérations morales. Sur les réceptions de
la Logique et de l’Examen du pyrrhonisme, cf. Jens Häseler, « Succès
et refus des positions de Crousaz dans le refuge huguenot »,
Revue de théologie et de philosophie, 136-1 (2004), pp. 57-66.
70 Divers ouvrages, t. I, Préface, p. * 2 r.

160
Thierry Hoquet

qui leur est inévitable de vouloir, sans quoi il ne tiendrait


qu’à elles de bouleverser l’univers. »71
Contre Bayle, ses réponses sur la question du mal
reposent sur cette affirmation : Dieu a voulu nous créer
libres.
Chaque fois, Crousaz dénonce les procédés méthodiques
et les sophismes fort anciens dont l’efficacité ne s’émousse
pas « parce que la corruption du cœur s’en accommode »72 :
dialogues de La Hontan – « toutes ces finesses ne décident
de rien »73 ; poème de Pope – « il sape le système par des
détours, mais il le sape réellement »74 ; comparaisons de
Leibniz75, comparaisons, citations et répétitions de Bayle.
Chaque fois, Crousaz réaffirme le même projet de
théodicée : que Dieu n’est pas coupable de nous avoir fait
libres. Il défend la liberté et s’élève contre toutes les
pensées qui s’apparentent selon lui à la catégorie générale
de fatalisme. La contrepartie de cette liberté, c’est notre
errance, sur le vrai comme sur le bien et sur le beau :
« Rien n’est jamais arrivé, tout d’un coup, à la perfection
chez les hommes. »76 Ainsi, les hommes manquent, pèchent,
désirent, errent, quand la bête rencontre d’emblée son objet
(nourriture, logement, vêtement, armes…)77. C’est pourquoi

71 Crousaz, Examen de Pope, resp. p. 40 et p. 92. Sur la polémique


contre le wolfianisme et la correspondance de Crousaz avec
J. S. H. Formey, cf. Jens Häseler, « Formey et Crousaz, ou
comment fallait-il combattre le scepticisme ? », in Gianni Paganini
(ed.), The Return of Scepticism, from Hobbes and Descartes to
Bayle, Dordrecht etc., Kluwer, 2003, pp. 449-461.
72 Divers ouvrages, « Traité sur l’obligation », t. I, p. 112.
73 Ibid., t. I, p. 113.
74 Crousaz, Examen de Pope, p. 67.
75 Ibid., p. 17 : « Ils [les leibniziens] expliquent leur système par une
comparaison, figurez-vous deux horloges… ».
76 Divers ouvrages, t. I, Préface, p. * 2 v.
77 Divers ouvrages, « Traité sur l’obligation », t. I, p. 5 : « Un petit
nombre d’animaux font leurs provisions… mais la plupart n’y
travaillent jamais : c’est un soin dont la Terre se charge pour
eux : la faim leur fait chercher leur nourriture, qu’ils ne tardent
pas à trouver : un instinct leur tient lieu de la réflexion et de

161
CORPUS, revue de philosophie

les enfants « sont plus que des machines, et qu’il est à


propos de les élever autrement que des automates »78.
La méthode n’échappe pas à cette condition générale :
elle-même ne peut pas tout, car comme toutes les sciences,
elle doit progresser. « On a mal étudié. Avancer peu, faire de
grands écarts, était une suite nécessaire de cette mauvaise
méthode, mais par la raison des contraires, raison qui
saute aux yeux, faire de grands progrès et ne pas donner
dans les inutilités, seront les fruits d’une méthode
meilleure. »79 Crousaz risque donc ce qu’il nomme des
« pensées libres » : « qu’on les regarde, si l’on veut, comme
des songes où la vérité s’est rencontrée par hasard, si ce
n’est pas partout, au moins par-ci par-là. »80
La philosophie de Crousaz et sa recherche d’une
méthode s’accompagne donc in fine de la croyance que
l’erreur (comme la faute) peut être féconde. Chacun est
libre de risquer des idées, tant qu’elles restent soumises aux
règles de la morale. Car autant des comparaisons grivoises
communiquent des passions au lecteur, autant « des
pensées par lesquelles on a fait quelques pas vers le but,
peuvent en faire naître, chez d’autres, de plus justes et de
plus étendues, qui en approcheront de plus près, et d’autres
encore qui y conduiront tout à fait. »81 La méthode ne
peut donc pas guider une recherche de la vérité, mais,
partant de chaque situation humaine, elle peut favoriser
notre rencontre du vrai. C’est dans l’obscurité qu’on doit
trouver la lumière.
THIERRY HOQUET
UNIVERSITÉ PARIS X - NANTERRE

l’expérience : ils naissent, pour ainsi dire, armés et habillés… Il


n’en est pas ainsi des hommes. »
78 Crousaz, Divers ouvrages, « Discours sur la beauté et l’utilité des
sciences », t. I, p. 240.
79 Divers ouvrages, « Traité sur l’obligation », t. I, p. 118.
80 Divers ouvrages, Préface, t. I, p. * 2 v.
81 Ibid., Préface, t. I, p. * 3 r.

162
B. La méthode des sciences particulières :
études leibniziennes
299
LOGIQUE, MATHEMATIQUE ET IMAGINATION
DANS LA PHILOSOPHIE DE LEIBNIZ

L’étude des rapports entre logique et philosophie à l’âge


classique réserve généralement une place à part aux travaux de
Leibniz. Ses différents projets de « calculs logiques », mis au point
au titre de la « caractéristique universelle », paraissent en effet
comme de singulières anticipations du point de vue moderne où
la logique est une sorte de langage formel universel – universel
parce que formel1. De cette position de logique comme lingua
universalis se déduit assez naturellement une certaine
conception des mathématiques, centrée sur le symbolique et le
calculatoire, qui elle-même détermine une certaine conception
de la métaphysique. Quelques formules bien choisies et
incessamment reprises appuient apparemment cette déduction :
« Ma métaphysique est toute mathématique pour dire ainsi,
ou la pourrait devenir »2 ; « La vraie Métaphysique n'est guère
différente de la vraie Logique »3, le lien entre les termes moyens
étant alors assuré par une théorie « universelle » aussi
bien logique que mathématique, comme celle que mentionne
Théodore lorsqu’il avance : « l'invention de la forme des
syllogismes est une des plus belles de l'esprit humain. C'est
une espèce de Mathématique universelle dont l'importance
n'est pas assez connue »4 – Philalèthe se chargeant de compléter :

1 Sur l‘histoire de cette interprétation, qui est au centre de la logische


Frage au XIXe siècle, voir V. Peckhaus, Logik, Mathesis universalis und
allgemeine Wissenschaft. Leibniz und die Wiederentdeckung der
formalen Logik im 19. Jahrhundert, Berlin, Akademie Verlag, 1997.
2 Au Marquis de l'Hospital, 1694 (Edition Gerhardt des Mathematische
Schriften (1849-63), rééd. Hildesheim, Georg Olms, 1962, tome II,
p. 258 [désormais GM II, 258].)
3 À Elisabeth ?, 1678 (Edition Gerhardt des Philosophische Schriften
(1875-90), rééd. Hildesheim, Olms, 1978, tome IV, p. 292 [désormais
GPIV, 292]).
4 Nouveaux Essais sur l'entendement humain [désormais NEEH], livre
IV, chap.17, § 4, (GP V 460-461 et Gottfried Wilhelm Leibniz. Sämtliche

CORPUS, n° 49, 2005. 165


CORPUS, revue de philosophie

« Vous paraissez faire l'apologie de la Logique vulgaire, mais


je vois bien que ce que vous apportez appartient à une Logique
plus sublime, à qui la vulgaire n'est que ce que les rudiments
Abécédaires sont à l'érudition»5.
On doità Louis Couturat d’avoir défendu cette interprétation
sous sa forme la plus ramassée : « la Métaphysique de Leibniz
repose uniquement sur les principes de sa logique, et en procède
tout entière »6. Or comme « Leibniz a eu le mérite d'apercevoir
(bien avant les découvertes et les progrès modernes qui ont
rendu cette vérité manifeste) qu'il y a une Mathématique
universelle dont toutes les sciences mathématiques relèvent
pour leurs principes et leurs théorèmes les plus généraux, et que
cette Mathématique se confond avec la Logique elle-même, ou
du moins en est une partie intégrante »7, logique, mathématique
et métaphysique se trouvaient réunies dans le grand rêve d’une
mathesis universalis qui en formait le foyer.
Cette lecture est loin d’être l’apanage d’un point de vue
« logiciste », qu’on pourrait juger désormais dépassé. Nous
voyons assurément aujourd’hui le caractère réducteur que
pouvait avoir le désir de « fonder » le système du savoir, et même
simplement les mathématiques, sur « la » logique. L’émergence
du point de vue sémantique a rendu sensible à l’intérêt qu’il y
a à prendre en compte la diversité des interprétations d’une
structure logique et, à terme, la diversité des syntaxes logiques
elles-mêmes. La dimension heuristique et pragmatique du
choix des modèles devient de plus en plus claire. Cette évolution
a conduit, avec la volonté de replacer l’entreprise leibnizienne

Schriften und Briefe, Preussischen (puis Deutsche) Akademie der


Wissenschaften zu Berlin. Darmstadt/Leipzig/Berlin, Akademie Verlag,
1923-, tome VI, volume 6, p. 478 [désormais AVI, 6, 478]).
5 IV, 17, § 7. Et de conclure : « Je commence à me former une toute autre
idée de la Logique que je n'en avais autrefois. Je la prenais pour un
jeu d'Écolier, et je vois maintenant qu'il y a comme une Mathématique
Universelle, de la manière que vous l'entendez » (§ 9 [A VI, 6, 486-487]).
6 La logique de Leibniz (1901), rééd. Hildesheim, Olms, 1969,
Introduction, p. X. Ce programme fut ensuite défendu dans un article
célèbre « Sur la Métaphysique de Leibniz » (1902), Revue de Métaphysique
et de Morale, réédité dans le numéro 100, 1995, p. 5-30.
7 La Logique de Leibniz, p. 317. Nous soulignons.

166
David Rabouin

dans son contexte propre, à une réévaluation de sa logique8.


Mais fondamentalement, l’attention à la diversité des modèles
n’oblige pas à abandonner l’idée que la « logique », dans la
diversité même de ses paradigmes mathématiques, offre à la
métaphysique son liant :

L’ensemble de ces paradigmes ont en commun, analogi-


quement, la structure en question (…). La démonstration
porte en principe et surtout sur la Métaphysique. Il peut
sembler abusif de parler de formalisme à son propos : elle
ne se développe pas selon un langage formel, n’est pas
simple manipulation d’un alphabet et de formules, comme
Leibniz lui-même le souhaitait. Nous tenons cependant
cette thèse que, à travers la compacité linguistique de
l’expression, on peut lire, dans cette métaphysique, un
ensemble de notions qui réunit d’un coup tous les
paradigmes particuliers ; qu’on peut lire sur elle une
manière de système quasi formalisé, qui est un ensemble
de lois transversales valables pour tous domaines. Nous
tenons que sur elle on peut lire une langue universelle
presque achevée, une mathesis universalis presque
réalisée9.

C’est cette articulation entre métaphysique et logique,


qu’elle opère par le biais d’une syntaxe universelle ou par

8 On comparera, par exemple, la conception de la mathesis universalis


proposée par Couturat avec celle, plus attentive à la diversité des
calculs, que développe Martin Schneider : « Funktion und Grundlegung
der Mathesis Universalis im Leibnizschen Wissenschaftsystem »,
Studia Leibnitiana Sonderheft 15 (1988), Stuttgart, Steiner. Sur la
réappréciation de la logique leibnizienne et les « abus de la récurrence
historique », voir par exemple J.-B. Rauzy, La Doctrine leibnizienne de
lavérité, Paris, Vrin, 2001, notamment p. 9-14.
9 M. Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques,
Paris, P.U.F, 1968, rééd. 1990, p. 4. L’idée que la mathesis universalis
est une théorie générale des structures est très répandue
cf. M. Schneider, art. cit., p. 165 sq. ; H. Burkhardt, Logik und
Semiotik in der Philosophie von Leibniz, Munich, Philosophia, 1980,
p. 321 sq. (qui renvoie aux interprétations concordantes de Couturat,
Russell et Kneale) et p. 398-400 ; G. Martin, Leibniz. Logique et
métaphysique, Paris, Beauchesne, 1966, p. 117-118.

167
CORPUS, revue de philosophie

le biais d’une « théorie des structures » émergeant de modèles


mathématiques, que nous aimerions interroger.
Car ces deux orientations, très présentes dans les
commentaires leibniziens, se heurtent à une difficulté
immédiate, bien plus embarrassante que le simple fait de tenir
pour réalisé ce qui ne fut qu’un programme. S’il est, en effet,
un auteur qui semble avoir défendu avec vigueur l’impossibilité
d’une logique qui fût à la fois mathématique et universelle
(au sens de s’appliquant à toute chose), c’est bien l’auteur de la
Monadologie, qui distinguait soigneusement l’objet métaphysique
singulier de l’objet mathématique indiscernable. Toute
représentation logique, si on la suppose « mathématique » dans
son principe, paraît dès lors condamnée à manquer ce qui est le
propre même de la métaphysique : la saisie de l’unité réelle10.
Comme cette position est le départ de la métaphysique
leibnizienne et qu’elle entretient un lien fort (par l’intermédiaire
du concept de force) avec la philosophie de la nature, on voit mal
en quoi une logique mathématique – quelle que soit la
détermination que l’on privilégiera – pourrait offrir quelque
voie pour entrer dans la « philosophie » proprement dite. Si donc
on considère que le « mérite » de Leibniz est d’avoir saisi,
bien avant nos contemporains, le lien étroit du logique et
du mathématique, force sera de concéder du même pas que cette
avancée devrait nous laisser au seuil de sa philosophie.
Certes, Leibniz a lui-même contribué à ce malentendu
en recourant souvent à des modèles mathématiques (points,
perspective, géométral, rayons concourrant d’un cercle, etc.).
Mais il n’en a pas moins indiqué clairement les limites de

10 Elle constitue une forme moderne de metabasis eis allô genos, comme
Leibniz s’en accuse en revenant sur la comparaison malheureuse de la
monade à un point « métaphysique » : « Car il ne faut attribuer aux Ames
rien qui touche à l'étendue, ni penser leur unité ou multitude sous le
prédicat de la quantité, mais sous celui de la substance ; c'est-à-dire
non à partir de points, mais de la force primitive qui agit. L'action propre
à l'âme est la perception, et l'unité de ce qui perçoit vient de la liaison des
perceptions, suivant laquelle celles qui suivent dérivent de celles qui
précèdent » (Correspondance avec Des Bosses, post-scriptum à la lettre
du 24 avril 1709 [GP II, 372 ; trad. fr. par C. Frémont, L'être et la relation,
Paris, Vrin, 1981, p. 131]).

168
David Rabouin

cette présentation. Qui ne sait, d’ailleurs, que les feuilles du


jardin de Herrenhausen suffisent à l’invalider ?

V. A. E. l'avoit bien connu, lorsqu'elle dit à feu


M. d'Alvenslebe dans le jardin de Herrenhausen de voir s'il
trouveroit deux feuilles dont la ressemblance fût parfaite, et
il n'en trouva point. Il y a donc tousjours divisions et
variations actuelles dans les masses des corps existens, à
quelque petitesse qu'on aille. C'est nostre imperfection et le
defaut de nos sens, qui nous fait concevoir les choses
physiques comme des Estres Mathematiques, où il y a de
l'indeterminé. Et l'on peut demonstrer qu'il n'y a point de
ligne ou de figure dans la nature, qui donne exactement et
garde uniformement par le moindre espace et temps les
proprietés de la ligne droite ou circulaire, ou de quelque
autre dont un esprit fini peut comprendre la definition.
L'esprit en peut concevoir et mener par l'imagination à
travers des corps, de quelque figure qu'ils soyent, quelque
ligne qu'on veuille s'imaginer, comme l'on peut joindre les
centres des boules par des droites imaginaires, et comme
l'on conçoit des axes et des cercles dans une sphere qui n'en a
point d'effectifs. Mais la Nature ne peut point, et la sagesse
divine ne veut point tracer exactement ces figures d'essence
bornée, qui presupposent quelque chose de determiné, et
par consequent d'imparfait, dans les ouvrages de Dieu [A la
princesse Sophie, GP VII, 563]

Gardons-nous donc de voir trop vite dans les remarques


qui précèdent l’indice d’une « tension » propre à la philosophie
leibnizienne. La difficulté vaut d’abord pour certaines
représentations modernes et souvent anachroniques du
« système ». Que l’on recourre à un langage logique, fût-il aussi
large que celui des « mondes possibles »11, ou à des modèles
comme ceux qu’offrent l’algèbre, la géométrie ou les systèmes
dynamiques12, le principe même de ces représentations semble

11 Par exemple, les études classiques d’Hide Ishiguro, Leibniz’s


Philosophy of logic and language (1972), rééd. Cambridge University
press, 1990, et Benson Mates, The Philosophy of Leibniz. Metaphysics
and Language, Oxford University Press, 1986.
12 Les modèles privilégiés par Michel Serres sont plutôt algébriques (ou
géométriques) et combinatoires. A l’inverse, Gilles Deleuze a plutôt
privilégié les modèles dynamiques (au sens de la théorie des systèmes

169
CORPUS, revue de philosophie

conduire à manquer ce qu’il s’agit d’exhiber. Le « monde » de


Leibniz n’est justement ni celui d’une collection d’éléments
indiscernables, ni celui d’un continu mathématique ou d’un
champ de forces virtuelles : il est celui des « division et variations
actuelles »13. Plus profondément, il est celui d’une articulation
entre les unités réelles et le système de leurs représentations. De
ce point de vue, la situation interprétative ne semble guère avoir
évolué depuis Dietrich Mahnke : il s’agit, encore et toujours, de
comprendre comment Leibniz a pu opérer la synthèse d’une
métaphysique de l’individuation et d’une mathématique
universelle14.
Le but de cet article est de ne pas supposer ce problème
résolu pour déployer la belle ordonnance d’un « système », mais
d’étudier la manière dont s’articulent, au coeur de cette
tension, logique et mathématique. Il vise notamment à
comprendre quels chemins les mathématiques offrent pour
passer du logique au métaphysique. Pour cela, mieux vaut
abandonner d’emblée le rêve d’un tableau général, d’ailleurs
certainement impossible à dresser en l’état actuel des
connaissances. De manière toute leibnizienne, nous nous
placerons plutôt en un point singulier, où s’indique plus
clairement le jeu des forces en présence. Ce point nous le

dynamiques). Le titre de son ouvrage trouve d’ailleurs sa justification


dans la classification thomienne des catastrophes (Le pli, Paris,
Minuit, 1988, p. 22-23). Ce privilège est nuancé par un autre modèle,
fractal, tiré de Mandelbrot (p. 23). Ces deux modèles (dynamiques et
fractal) ont été récemment repris et développés par Laurence
Bouquiaux au titre de la « nouvelle science » qui serait science
du qualitatif et de la complexité (L’Harmonie et le Chaos, Louvain,
Peeters, 1994 − L’auteur pressentant d’ailleurs, sans s’y attarder, les
difficultés que présente cette « unification » cf. note 2, p. 18).
13 Sur le contresens qui consiste à se représenter les monades dans un
espace, voir la lettre à Rémond de 1714 [GP III, 623].
14 On sait que Mahnke fit paraître sous ce titre un panorama des
grandes interprétations de Leibniz dès 1925 (Leibnizens Synthese
von Universalmathematik und Individualmetaphysik, Halle, Max
Niemeyer, 1925, Jahrbuch für Philosophie und Phänomenologische
Forschungen, p. 305-612, rééd. en fac-similé, Stuttgart, Frommann,
1964).

170
David Rabouin

choisirons à dessein dans une définition de la « mathématique


universelle », sur laquelle les commentateurs se sont assez peu
arrêtés : logica mathematicorum, logique des mathématiciens,
que Leibniz spécifie à l’occasion en logique du calcul ou en
logique de l’imagination.

I. Les deux domaines de l’analyse logique


Avant d’entrer précisément dans le rapport qu’entretient
la logique avec les modèles mathématiques (et leur rôle
éventuel dans la théorie philosophique), il convient de faire une
remarque sur son organisation générale. Une part des
malentendus provient, en effet, de ce qu’on n’y distingue pas
toujours (au moins) trois aspects : d’abord, une orientation
méthodologique, qui permet d’appeler « logique » toute forme
d’ars inveniendi, par différence avec une logique au sens
strict qui traiterait de manière privilégiée de l’analyse des
raisonnements et des concepts15. Ensuite, à l’intérieur de ce
second ensemble qui va nous intéresser plus particulièrement,
deux voies, que Leibniz désigne comme « analyse des vérités »
et « analyse des « notions ».
La première concerne les raisonnements en général (la
manière dont on passe d’un jugement vrai à un autre et les
conditions sous lesquelles ce passage est légitime). En droit, elle
s’applique à tous les domaines où l’on raisonne, y compris en
philosophie. Cette universalité est évidemment appuyée sur
le fait que la théorie porte alors sur la forme même du
raisonnement. Mais il faut souligner tout de suite, pour
éviter le malentendu, que cet aspect « formel » est relativement
indépendant de l’aspect « caractéristique »16. Ainsi la syllogistique

15 Sur cette distinction, voir par exemple H. Burkhardt, op. cit., p. 392.
Sur l’aspect heuristique de la logique de Leibniz, l'étude de
F. Duchesneau, Leibniz et la méthode de la science, Paris, P.U.F., 1993,
notamment chap. I. « La méthode d'invention » et celle de E. Grosholz
et E. Yakira, Leibniz's Science of the Rational, Studia Leibnitiana
Sonderheft 26 (1998), Stuttgart, Steiner.
16 Cette nuance n’est pas toujours perceptible du point de vue moderne
qui associe fortement « formalisation » et langage symbolique. Mais
cette association est déjà très présente chez Leibniz, puisque l’ars

171
CORPUS, revue de philosophie

est, dans sa formulation originelle (semi-symbolique), un


modèle privilégié de cette analyse. Il en va de même de la
mathématique ancienne, notamment de sa structure opératoire
telle que la décrit le livre V des Eléments d’Euclide et dont Leibniz
n’hésite pas à dire : « la logique des géomètres, ou les manières
d'argumenter qu'Euclide a expliquées et établies en parlant des
proportions, sont une extension ou promotion particulière de la
logique générale »17. Ces exemples, régulièrement repris, doivent
nous rappeler que le projet d’un calcul symbolique est appuyé
sur une structure existante et déjà reconnue comme formelle
avant son éventuelle reformulation dans une caractéristique
universelle. Le ressort du raisonnement in forma n’est donc
pas, comme nous aurions tendance à le penser aujourd’hui, la
« formalisation » au sens de la mise en forme symbolique
complète – à l’inverse, pourrait-on dire, il la conditionne
fortement. Il repose avant tout sur la possibilité de mettre la
forme en théorie (c’est-à-dire, littéralement, dans un certain
enchaînement)18. Dans le cas du syllogisme, le fait déterminant

combinatoria est régulièrement défini comme art des « formes et des


formules ». Il importe donc ici de ne pas confondre trop vite ce
programme avec les réalisations effectives de théories in forma sur
lesquels il s’appuie.
17 NEEH, IV, II, 12 [A VI, 6, 370].
18 Une très belle définition de la vis formae est qu'elle contraint le
discours à une certaine cérémonie : « La force de la forme est
surtout reconnaissable dans ces argumentations qui, comme au
moyen de certaines cérémonies et solennités, sont resserrées à
cette fin précise que l'esprit ne puisse errer ni chanceler, ce qui
n'a pas lieu seulement dans les formules de l'École, ni non plus,
loin de là, seulement dans les démonstrations des géomètres,
mais aussi dans le calcul des arithméticiens, dans les livres des
marchands, établis selon une méthode comptable particulière,
dans les rapports des administrateurs du trésor et des édiles, et
dans tous les rapports analogues (notamment là où il est
possible de montrer dans une table les avantages et les
inconvénients que l'on prévoit, et de les évaluer par le calcul),
mieux dans les actes publics eux-mêmes, dans la procédure
judiciaire strictement réglée, d'autant plus que de meilleures lois
ont été instituées à ce sujet dans la cité » (Elementa rationis, trad.
fr. dans Recherches générales sur l'analyse des notions et des

172
David Rabouin

n’est pas seulement que l’on puisse traduire un raisonnement


en laissant les concepts indéterminés, il est également que cette
« forme » soit prise dans une structure réglée (qui, les Premiers
Analytiques en témoignent, n’est pas nécessairement de type
syllogistique).
Cette remarque simple rend déjà le rapport du logique
au mathématique plus complexe qu’on ne le croit souvent,
y compris dans le domaine particulier de « l’analyse des
vérités ». La défense célèbre dans laquelle s’engage Leibniz
des raisonnements in forma reste mal comprise si on
l’interprète comme la volonté de mettre la science, la
mathématique au premier chef, sous la condition d’une
forme logique omnipotente. Non seulement, Leibniz est
parfaitement conscient des limitations de cette entreprise,
mais il conçoit la force de la logique aristotélicienne d’avoir
accompli le chemin inverse : « c'est Aristote, aidé par les
méditations de ceux qui l'avaient précédé, qui le premier,
d'après les faits établis, dota la logique elle-même de la
forme d'une science mathématique, en sorte qu'elle soit
capable de démonstrations »19. L’universalité de la logique
s’appuie donc sur une universalité propre au mathématique,
dont il faudra interroger la raison. De fait, l’explication
immédiate, qui justifierait cette universalité du caractère
« logique » des démonstrations mathématiques apparaît ici
comme parfaitement circulaire. Par ailleurs, la question reste
ouverte de déterminer jusqu’à quel point cette « forme d’une
science mathématique » est exportable à tout le domaine du
savoir.
On ne confondra pas cette « analyse des vérités » avec
celle des notions. Très tôt Leibniz parvient, en effet, à ce
constat que la recherche des concepts simples (« l’alphabet
des connaissances humaines »), à quoi devrait aboutir
l’analyse des notions, présente toutes sortes de difficultés.

vérités, Vingt-quatre thèses métaphysiques et autres textes logiques et


métaphysiques, textes traduits par E. Catin, L. Clauzade, F. de
Buzon, M. Fichant, J.-B. Rauzy et F. Worms, Introduction et notes
par J.-B. Rauzy, Paris, P.U.F, 1998, coll. « Épiméthée », p. 148-149
[désormais R 148-149]).
19 C 338 ; trad. fr. R 147. Nous soulignons.

173
CORPUS, revue de philosophie

Il lui arrive même d’avancer alors que « Les premiers termes


indéfinibles ne se peuvent, aisément reconnaître de nous, que
comme des nombres premiers : qu'on ne saurait discerner
jusqu'ici, qu'en essayant la division. De même les Termes
irrésolubles ne se sauraient bien reconnaître que négativement
et comme par provision »20. Mais ces difficultés ne signent pas
l’échec du projet d’analyse logique :

S'il est vrai qu'il y a une démonstration parfaite, à savoir qui


ne laisse rien sans preuve, il est alors nécessaire qu'il existe
des éléments de la pensée, car la démonstration sera parfaite
seulement lorsque tout sera analysé. Mais je m'aperçois
maintenant que c'est faux, et que la démonstration est
parfaite dès que l'on est parvenu aux identiques, ce qui peut
avoir lieu bien que tout n'ait pas été analysé. Car même des
notions qui ne sont pas absolument simples (par exemple la
parabole, le ternaire) peuvent être énoncées les unes des
autres [De Elementis cogitandi, (avril 1676) ; A VI, 3, 504-
507]21.

Bien sûr, l’articulation de l’analyse des vérités et des


notions reste à titre de programme et nous en possédons
d’ailleurs quelques « échantillons »22. Mais le premier constat,
fondamental, est que cette articulation – qui est le ressort du
programme ancien d’ars combinatoria23 – ne va désormais plus
de soi. À partir des années parisiennes, Leibniz est pleinement
conscient que l’analyse des vérités peut donner lieu à toutes
sortes de « calculs », sans que n’ait été réglée la question de leur
fondement. Bien plus, il rappelle à cette occasion qu’une
proposition identique n’est pas nécessairement simple (point
qui n’a pas toujours arrêté les tenants d’un Leibniz défenseur

20 « Sur les premières propositions et les premiers termes » (1676) [A VI,


3, 436, 8-18].
21 Voir également, sur la difficulté d'atteindre aux simples, la lettre à
Vaget de 1679 [A II, 1, 497].
22 Le plus célèbre est certainement les « Recherches générales sur
l’analyse des notions et des vérités » [texte et traduction en R 200-
303].
23 Voir notamment le passage autobiographique de « Sur la caractéristique
et la science » [GP VII, 199 ; trad. fr. R 160-161].

174
David Rabouin

des jugements « analytiques » en mathématiques). Cela nous


indique notamment le caractère équivoque de certaines
expressions. Lorsque Leibniz se retranche derrière la bannière
de son fameux calculemus, il laisse à régler la question la plus
importante : sur quoi allons-nous calculer ? On ne peut
d’ailleurs pas lui faire reproche d’avoir caché cette difficulté,
puisque la phrase suivante, trop rarement citée, précise : « Il
faut pourtant savoir, pour ne pas m’accuser de proclamer ni
d’espérer l’impossible, qu’on ne peut obtenir grâce à cet art (en y
mettant le zèle convenable) quoi que ce puisse être et avec
quelque génie que ce soit, que ce qui peut être tiré des
données »24.
Ces remarques faites, deux questions naissent assez
naturellement : tout d’abord, pourquoi Leibniz a-t-il maintenu
le rêve d’une grande logique, fondée sur l’articulation entre
analyse des notions et des vérités, alors même qu’il paraissait si
difficile à atteindre ? Qu’est-ce qui pouvait lui faire courir le
risque de fonder sa logique sur un alphabet qu’il n’était pas
assuré de trouver (et qu’il n’a d’ailleurs jamais trouvé) ? Sa
réponse est parfaitement claire : « j’ai vu exposés les plus vrais et
les plus beaux abrégés de cette analyse des pensées humaines,
lorsque j’ai étudié de manière plus approfondie l’analyse
mathématique, à laquelle j’ai tant consacré de mes soins
studieux que je ne sais si l’on trouve beaucoup de gens à y avoir
mis plus de travail de nos jours »25. C’est cette analyse qu’il a
cherché à étendre et qui appuie le projet d’un art combinatoire
universel :

Au lieu des axiomes et des théorèmes d’Euclide, qui traitent


de la grandeur et de la proportion, j’en ai pour ma part trouvé
d’autres, de plus grande portée et d’usage plus général, qui
traitent de ce qui coïncide, de ce qui est congruent,
semblable, déterminé, de la cause et de l’effet, c’est-à-dire
de la puissance des relations de façon universelle, du
contenant et du contenu, de ce qui arrive par soi et par
accident, de la nature générale de la substance, ainsi que

24 Ibid. [GP VII, 201 ; trad. fr. R 163]. La suite précise que, dans le cas où ce
qui est demandé n’est pas déterminé, il n’y aura que deux solutions :
l’approximation à l’infini ou l’estimation de la probabilité.
25 GP VII, 199 ; R 161.

175
CORPUS, revue de philosophie

de la spontanéité parfaite et de l’impossibilité pour les


substances d’être engendrées et corrompues et enfin de
l’union des choses et de la façon dont les substances
conspirent entre elles [GP VII, 199 ; trad. fr. R 161]

On prendra garde à la grande prudence avec laquelle


avance ici Leibniz : les nouvelles axiomatiques ne concernent
d’abord que des systèmes de relations (de relationibus in
universum) et ne peuvent toucher à la substance qu’en général
(de generali natura substantiae) ou négativement (de ingenerabilitate
et incorruptibilitate substantiarum qui explicite leur perfecta
spontaneitas). D’où l’autre question qui naît immédiatement de
ce premier constat : jusqu’à quel point s’étend effectivement
le pouvoir de cet « art combinatoire », si étroitement lié dans
son élaboration première aux mathématiques ? Comment
passe-t-on du mathématique au métaphysique ? Dans notre
texte, il est dit prudemment : « à partir de là se fait jour (in lucem
prodit) le secret de l’union qui intervient entre l’âme et le corps,
ainsi que la manière dont les substances agissent, le concours
de Dieu, la cause du mal, la liberté conciliée avec la providence et
avec la certitude ». Mais en quoi consiste exactement cette
lumière apportée par la logique générale ? Peut-on envisager
de passer d’un domaine à l’autre sans rencontrer d’obstacles ?
À nouveau, on ne peut pas dire que Leibniz ait fait beaucoup
de difficulté à nommer précisément le lieu de la difficulté : « si
l’usage de la mathesis réussit à merveille dans les domaines qui
peuvent tomber sous les yeux, dans ceux qui par soi ne sont
pas soumis à l’imagination on a jusqu’à présent travaillé avec un
moindre succès »26.
On voit donc que l’appréciation de la logique de Leibniz
se heurte immédiatement à la question du mathématique d’une
manière très différente de celle dont nous sommes partis. D’une
part, il ne s’agit nullement de faire dépendre les mathématiques
d’une lingua universalis logique (bien au contraire, c’est
l’existence d’une certaine logique des mathématiques qui
garantit la possibilité de cette langue et la question est pourquoi ?
Pourquoi, notamment, analyse des notions et analyses des
vérités seraient-elles plus facilement associées dans les
domaines qui concernent l’imagination que dans des domaines

26 Elementa Rationis [C 341 ; R 151].

176
David Rabouin

purement conceptuels ?) ; d’autre part, il ne s’agit pas de tirer


des mathématiques des « modèles » d’un « système », qui repose
précisément sur l’écart entre ce qui tombe sous l’imagination
et ce qui n’y tombe pas. Cela ne signifie pas qu’aucun passage
ne soit possible, mais que ces passages ne sont pas autorisés par
une logique donnée qu’il s’agirait simplement d’interpréter
dans tel ou tel domaine27. Quant à poser que la logique moderne
a accompli ce programme et nous offre téléologiquement
la « bonne » interprétation de l’articulation du logique au
métaphysique, ce n’est pas simplement constater − à raison −
que l’expression du concept comme fonction a permis de
rétablir en logique une articulation des notions et des vérités,
c’est aussi croire − à tort − que cette annexion du concept au
fonctionnel comblait l’écart de l’imaginable au réel − alors
qu’elle ne fait que l’accentuer.

II. L’objet des mathématiques


Une part des espoirs leibniziens dans une logique générale
est fondée sur le fait qu’elle se trouve déjà réalisée dans les
mathématiques28. La question est de savoir pourquoi. Du fait

27 Par exemple, dans le passage précédemment cité, Leibniz dit


clairement que l’art combinatoire, « science du semblable et du
dissemblable en général, ainsi que des formules et de la combinaison
des signes », « montre la voie (viam praebeat) par laquelle on peut
exprimer sensiblement tout ce qui paraît retranché de la juridiction
de l’imagination » [C 343 ; R 153]. En même temps qu’est indiqué
la « voie », il est également très clairement rappelé que ce passage
n’est pas de simple application. « Exprimer sensiblement »
(sensibiliter exprimere) l’intelligible est le nom de ce problème.
28 Leibniz, étudiant en 1673 les projets antérieurs de caractéristique
(Dalgarno), indique que sa conception s’en distingue en ce qu’elle fait
fond sur les mathématiques : « La vraie Caractéristique Réelle, telle que
je l'ai conçue, devrait être comptée au rang des instruments les plus
adaptés à l'esprit humain : elle détiendra en effet un pouvoir invincible
d'inventer, de retenir et de juger. Elle produira, en effet, en toute
matière ce que les caractères de l'Arithmétique et de l'Algèbre
produisent dans la Mathématique : eux dont la très grande force
autant que l'usage admirable sont bien connus de ceux qui y sont

177
CORPUS, revue de philosophie

que la logique est devenue « formelle », d’après Leibniz lui-même,


à partir du moment où elle fut prise dans une structure tirée
des mathématiques, on pourrait croire que le ressort de ce
privilège est le fait de laisser ses objets indéterminés et de se
concentrer sur des systèmes démonstratifs. Or cette lecture,
assez répandue, qui privilégie finalement la seule « analyse
des vérités » et manque le fonctionnement singulier de la logique
des mathématiques, est à l’opposé de la manière dont Leibniz
conçoit le privilège des mathématiques :

Sans doute la raison n'est-elle pas mystérieuse, qui


explique qu'à ce jour seules les disciplines mathématiques
aient été parées − jusqu'à exciter l'étonnement et la jalousie −
non seulement de la certitude mais aussi d'une abondance
de vérités éminentes. Car le fait ne peut être attribué au
génie des mathématiciens : qu'ils ne l'emportent en rien sur
les autres hommes, la chose même l'enseigne, chaque fois
qu'ils s'aventurent hors de leurs orbites ; mais on doit
l'attribuer à la nature de l'objet, où la vérité peut être exposée
sous les yeux sans grand labeur, sans expérience
dispendieuse, en sorte qu'il ne subsiste aucun doute, et où,
d'elle-même se découvre une certaine suite, et pour ainsi
dire le fil de la pensée [R 143-144].

On voit bien ici que la structure démonstrative n’est pas


présentée comme indifférente à son objet. Au contraire, elle
lui est intimement liée. Mais le fait le plus remarquable est que
les mathématiques, dont on insiste si souvent, de manière
anachronique, sur le caractère non intuitif et purement
conceptuel, soient très clairement présentées ici comme liées à
une structure d’expérience29. C’est cette structure qui s’est

exercés » [A VI, 3, 170]. Cette idée est au fondement du projet de


caractéristique universelle présenté à Oldenburg la même année [A II,
1, 240]. Voir également, en 1679, « Sur les nombres caractéristiques »
[A VI, 4, A, 264 ; trad. fr. R 64].
29 Comme l’indique d’ailleurs clairement la suite du texte : « Cet avantage
d'un examen continuel par expérience, et ce fil sensible dans le
labyrinthe de la pensée, tel qu'il peut être perçu par les yeux et comme
touché de la main (avantages auxquels sont redevables d'après moi les
progrès des mathématiques), a manqué jusqu'ici dans les autres
domaines de la raison humaine » [C 336 ; R 145].

178
David Rabouin

trouvée transportée partiellement dans la syllogistique et qui


fait défaut dans la métaphysique : « Ce qui a fait qu'il a été plus
aisé de raisonner démonstrativement en mathématiques, c'est
en bonne partie parce que l'expérience peut y garantir le
raisonnement à tout moment, comme il arrive aussi dans les
figures du syllogismes. Mais dans la métaphysique et dans la
morale ce parallélisme des raisons et des expériences ne se
trouve plus »30. Cette piste nous oriente vers le fait que les
mathématiques sont régulièrement décrites par Leibniz par le
type de connaissance qu’elle mobilise, l’imagination31.
Un premier chemin s’ouvre ici de la logique des
mathématiciens à la philosophie, en l’occurrence à une théorie
de la connaissance. Il nous intéressera peu dans un premier
temps, parce qu’il opère par recherche des conditions de
possibilités de ce curieux « parallélisme » de la raison et de
l’expérience. La logique n’y intervient donc pas dans le détail de
son fonctionnement. Cela dit, nous n’en devons pas moins
rappeler tout de suite que Leibniz ne s’est pas contenté de poser
une structure d’expérience propre aux mathématiques, mais
s’est engagé dans un travail d’explicitation. La grande lettre à
Sophie-Charlotte de 1702 en porte témoignage :

Il faut rendre cette justice aux sens qu'outre ces qualités


occultes, ils nous font connaître d'autres qualités plus
manifestes, et qui nous fournissent des notions plus
distinctes. Et ce sont celles qu'on attribue au sens commun,
parce qu'il n'y a point de sens externe auquel elles soient
particulièrement attachées et propres. Et c'est là qu'on peut
donner les définitions des termes ou mots qu'on emploie.
Telle est l'idée des nombres, qui se trouve également dans les
sons, couleurs, et attouchements. C'est ainsi que nous
nous apercevons aussi des figures qui sont communes
aux couleurs et aux attouchements, mais que nous ne

30 NEEH IV, 2, § 12 [A VI, 6, 371]. Nous soulignons.


31 « La logique est la science générale. La mathesis est la science
des choses imaginables. La métaphysique la science des choses
intelligibles. La morale la science des affects » (De artis combinatoriae
usu in scientia generali [A VI, 4, A, 511 ; C 556]). Une distinction
comparable, sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir, ouvre les
Elementa nova Matheseos universalis.

179
CORPUS, revue de philosophie

remarquons pas dans les sons. Quoiqu'il soit vrai que, pour
concevoir distinctement les nombres et les figures mêmes,
et pour en former des sciences il faut venir à quelque chose
que les sens ne sauraient fournir, et que l'entendement
ajoute aux sens./Comme donc notre âme compare (par
exemple) les nombres et les figures qui sont avec les
couleurs, avec les nombres et les figures qui se trouvent par
attouchement, il faut bien qu'il y ait un sens interne, où les
perceptions de ces différents sens externes se trouvent
réunies. C'est ce que l'on appelle l'imagination laquelle
comprend à la fois les notions des sens particuliers, qui
sont claires mais confuses, et les notions du sens commun,
qui sont claires et distinctes. Et ces idées claires et distinctes
qui sont sujettes à l'imagination, sont les objets des sciences
mathématiques (Correspondance avec Sophie-Charlotte 1702
[GP VI, 501]).

À cette occasion, Leibniz parvient à cette idée, dont on sait


le rôle qu’elle tiendra par la suite dans la philosophie kantienne,
que l’imagination mathématique appuie en dernière instance
la médiation du sensible à l’intelligible : « Il y a donc trois rangs de
notions : les sensibles seulement, qui sont les objets affectés à
chaque sens particulier, les sensibles et intelligibles à la fois, qui
appartiennent au sens commun, et les intelligibles seulement,
qui sont propres à l'entendement. Les premiers et les seconds
ensembles sont imaginables, mais les troisièmes sont au-
dessus de l'imagination. Les secondes et les troisièmes sont
intelligibles et distinctes ; mais les premières sont confuses,
quoiqu'elles soient claires et reconnaissables »32. Que ce
dispositif ait pu être élaboré en dehors de toute hypothèse
transcendantale est en soi intéressant et indique, par
contrecoup les difficultés que pose le fait de l’imagination
mathématique sous cette hypothèse (on se rappelle qu’elle ne
peut être, pour Kant, qu’un « art caché dans les profondeurs

32 GP VI, 502. Ce passage est évidemment très important pour bien


comprendre que les mathématiques ne sont pas caractérisées
simplement par leur lien à l’objet imaginable, mais par la manière dont
cette imagination est susceptible d’être prise dans une logique. Rien
n’empêche donc de critiquer, par ailleurs, un usage des
mathématiques qui serait trop confiant dans les pouvoirs de
l’imagination seule [par exemple NEEH III, 29 § 13].

180
David Rabouin

de l’âme humaine »). Mais nous devons surtout remarquer


que cette condition gnoséologique s’appuie sur le constat d’une
constitution propre de l’objet mathématique, qui reste alors à
expliciter.

III. Deux régimes d’images singuliers : le nombre et la figure


La réflexion leibnizienne sur les signes a fait l’objet d’un
intérêt tout particulier, puisqu’elle fonde le projet d’une
« caractéristique universelle ». Mais on n’a pas toujours prêté
attention au rôle singulier qu’y tenaient les signes
mathématiques et à la nature exacte de leur privilège. Plus
précisément, le privilège supposé du calculatoire, et donc
de l’analyse des vérités, a fermé certains chemins ouverts
par cette réflexion en les écrasant sous le modèle omnipotent
du « calcul spécieux » ou algèbre symbolique. On réécrit alors
assez facilement une histoire dans laquelle Viète, puis
Descartes aurait d’abord assuré la stricte équivalence du
mathématique et de l’algébrique (où s’unifieraient géométrie
et arithmétique), Leibniz se chargeant de surmonter les
limitations de ce premier modèle en élaborant les échantillons
de nouveaux « calculs ». Or cet éclairage, parfaitement justifié et
établi sur les textes, n’en laisse pas moins dans l’ombre la
réflexion sur les objets, c’est-à-dire le nombre et la figure, et le
problème de leur constitution symbolique propre. Elle suppose
trop vite que cette question n’a pas d’importance, puisque
seules comptent a priori les différentes formes de calcul, dont
le « nombre » et la « figure » ne seraient que des interprétations
particulières. On inverse ainsi un cheminement qui est parti de
l’objet pour élaborer une réflexion sur le signe en général.
Ainsi un texte célèbre comme le Dialogus de 1677 fonde
son analyse sur le cas de la figure et du nombre en tant que tels.
La première, présentée comme le plus utile des « caractères »,
est traitée assez rapidement, comme un cas particulier fondé
sur la similitude (position que Leibniz nuancera dans d’autres
textes). Une indication précieuse nous est néanmoins donnée
au passage sur son rôle dans la démonstration. Leibniz
avance, en effet, que « quand nous examinons des figures de
Géométrie, c’est d’une réflexion scrupuleuse sur elles que
nous extrayons des vérités » (ex accurata earum meditatione

181
CORPUS, revue de philosophie

veritates eruimur)33. Nous sommes loin ici d’une conception


moderne dans laquelle la figure serait simplement une
interprétation des variables d’un calcul (ou un invariant
d’une certaine structure algébrique). Ce point sert précisément
d’argument à Leibniz contre les tenants (cartésiens) d’une
réduction du géométrique à un pur calcul symbolique, qui
rêvaient d’une géométrie sans figures. Ainsi objecte-t-il à
Prestet à la même époque : il « répète plusieurs fois que la
détermination des grandeurs par les lignes n'éclaire pas
l'esprit ; on peut lui dire qu'elles l'éclairent en lui apprenant
la construction du problème, ou le moyen de trouver dans la
nature ce qu'il cherche. Car il me semble que l'esprit est fort
éclairé quand il apprend que les grandeurs incommensurables
sont quelque chose de véritable et de réel »34. Nous reviendrons
longuement sur ce rôle de l’intuition spatiale par la suite.
Attardons-nous, dans l’immédiat, sur le deuxième objet
que le Dialogus détaille plus : le nombre. Dans ce cas, le symbole
numérique apparaît d’abord comme purement arbitraire et
toute la difficulté, pour qui défend que nous ne pouvons penser
sans signes, est que la vérité des jugements prenant appui sur
ce caractère se trouve donc en passe d’être arbitraire. On sait que
la réponse de Leibniz, d’ailleurs fort ancienne, est de reverser
la vérité du côté de la stabilité des structures symboliques. Mais
le plus intéressant pour nous est l’exemple qu’il convoque
alors à l’appui de cette thèse : « Bravo, tu t’es remarquablement
tiré d’affaire. De plus le calcul, analytique ou arithmétique,
confirme ta solution. Car, dans les nombres, le résultat arrivera
toujours pareillement, que l’on utilise soit la progression
décimale, soit, comme d’aucuns l’ont fait, la progression
duodécimale »35. C’est cette structure que va d’ailleurs reporter
le calcul dit « analytique » (c’est-à-dire algébrique) dans le
paragraphe suivant.

33 A VI, 4, A, 23 ; trad. fr. C. Gaudin dans la revue Philosophie 39 (1993),


Paris, Minuit, p. 105.
34 A VII, 2, 803-804. Nous soulignons. Prestet était un jeune
mathématicien proche de Malebranche et chargé de réaliser le manuel
de mathématiques correspondant à la philosophie exposée dans la
Recherche de la Vérité.
35 A VI, 4, A, 24 ; trad. fr. C. Gaudin, p. 106.

182
David Rabouin

Or il est remarquable que l’argument leibnizien ne


porte pas sur le symbole proprement dit (caractères romains,
arabes, hébreux), mais sur l’invariance du nombre par rapport
à ce que nous appellerions aujourd’hui la base dans laquelle
il est écrit (10 ou 12 dans l’exemple)36. Le nombre obéit donc à
deux régimes symboliques, qu’il faudrait soigneusement
distinguer : d’un côté, le signe matériel, pris dans une structure
réglée qui permet éventuellement d’exhiber, par comparaison,
une structure invariante de constitution (par exemple, dit
souvent Leibniz, la « répétition d’une unité ») ; de l’autre,
l’équivalence entre les différents systèmes de mesure de cette
structure de répétition, qui peuvent bien avoir lieu dans un
même système symbolique et que manifeste le principe de
l’écriture positionnelle. Dans ce second cas, le fonctionnement
symbolique apparaît comme parfaitement transparent au
concept – un nombre n’étant que le nom d’une classe d’écritures
équivalentes dans des bases différentes. Le travail au niveau
symbolique opère alors à même la constitution de l’objet et suffit
pour en exhiber toutes les propriétés. De ce type particulier de
caractères, Leibniz dit qu’ils sont exacts37.

36 Dans une lettre de 1678 à Tschirnhaus, Leibniz indique d’ailleurs que


la comparaison des systèmes symboliques permet d’isoler le système
de numération arabe, par position, comme le plus apte à exprimer la
structure du nombre [A II, 1, 413] ; c’est d’ailleurs à cette occasion qu’il
déclare que l’étude des signes nous conduit au plus intime des choses :
nemo autem vereri debet, ne Characterum contemplatio nos a rebus
abducat, imò contra ad intima rerum ducet.
37 « Néanmoins les caractères que nous utilisons, représentent les
nombres avec exactitude, de sorte que les propriétés des nombres
soient trouvées par l'usage des caractères » (De arte characteristica
inventoriaque analytica combinatoriave in mathesi universali (1679)
[A VI, 4, A, 315]). Même définition du privilège des caractères
numériques dans les fragments sur la « caractéristique géométrique » :
« Les caractères sont (en second lieu) d'autant plus utiles qu'ils sont
plus exacts, c'est-à-dire qu'ils mettent en évidence (exhibent)
davantage de relations entre les objets ; lorsqu'ils les indiquent toutes,
comme le font les caractères Arithmétiques que j'ai employés, il n'y
aura rien dans l'objet qu'ils ne permettront de saisir » (La
Caractéristique Géométrique, texte établi et annoté par J. Echeverrìa,

183
CORPUS, revue de philosophie

Ce niveau, en quelque sorte intermédiaire entre l’arbitraire


du signe et la stabilité du concept, est précieux pour comprendre
la singularité de l’image mathématique. Non que tous les objets
mathématiques soient exprimables par des caractères exacts,
mais ce régime de représentation n’en constitue pas moins
un repère par rapport auquel s’organisent et se hiérarchisent
les différents systèmes symboliques mathématiques. Ils sont
un noyau d’adéquation des « idées claires et distinctes qui
sont sujettes à l’imagination » – selon la définition de la lettre
à Sophie-Charlotte – par rapport auquel va pouvoir se penser
la constitution de domaines d’évidence nouveaux38.
L’autre élément fondamental de cette exposition est que la
structure calculatoire y soit décalquée à partir du niveau des
objets (par abstraction de ce que nous appellerions aujourd’hui
la structure polynomiale du nombre). Comme l’avait déjà
indiqué Wallis, la constitution symbolique de l’objet nombre
(son écriture dans une base) détermine la structure du calcul
algébrique (l’écriture d’un polynôme) – et non l’inverse39. Nous
voyons alors toutes les ambiguïtés que peut porter le recours
incantatoire au modèle du « calcul symbolique » : dans un
cas, en effet, un calcul peut être dit symbolique en ce qu’il fait
usage de symboles, c’est-à-dire laisse ces termes indéterminés.
Dans l’autre, il est dit symbolique en ce qu’il émerge d’une
structure symbolique constitutive de l’objet lui-même. Dans un
cas, l’imagination vient « remplir » une forme vide ; dans l’autre,
elle la constitue. Or c’est précisément ce lien de la forme à l’objet
qui est mis en avant par Leibniz pour expliciter le privilège
des mathématiques, véritable logique de l’imagination, par
différence avec les autres domaines où cette articulation ne vaut
plus. Il joue un rôle essentiel pour distinguer un niveau qui

trad. fr. et commentaire par M. Parmentier, Paris, Vrin, 1995, p. 145


[désormais CG 145]).
38 C’est précisément le but du De arte characteristica inventoriaque
analytica combinatoriave in mathesi universali que d’exhiber cette
structure de représentation propre à la mathesis universalis (considérée
alors dans son sens étroit d’algèbre des grandeurs).
39 Cette thèse est présentée par John Wallis au chapitre XI de sa Mathesis
Universalis (1657), Opera Mathematica, Oxford, 1695, rééd. Hildesheim,
Olms, 1972, p. 52-53.

184
David Rabouin

serait celui du « calcul logique » (définition d’une structure


algébrique dont les termes, étant indéterminés, peuvent
éventuellement être interprétés dans un registre non
mathématique) et un niveau qui serait celui de la « logique
du calcul » (articulation de la structure opératoire à un
domaine d’objets, qui semble pour le moment spécifique aux
mathématiques).

IV. Mathématique universelle I : La logique du calcul


Comme nous l’avons rappelé, un des foyers des grandes
perspectives cavalières sur les rapports entre logique,
mathématiques et métaphysique leibniziennes est assurément
le concept de « mathématique universelle », considéré par les
modernes comme une « théorie des structures » générale, de
type « logico-mathématique ». Or il se trouve que le grand traité
de Mathesis universalis, que Leibniz entreprend d’écrire en
1694-169540, loin d’annoncer ce programme, s’ouvre par la
distinction à laquelle nous venons de parvenir :

De même que de nombreux auteurs ont tenté d'éclairer


la Logique en la rapprochant du calcul (computatio) et
qu'Aristote lui-même s'est exprimé dans ses Analytiques
à la manière des mathématiciens, de même en retour et
l'Arithmétique et l'Algèbre, mais à bien plus juste titre
la Mathesis authentiquement universalis, peuvent être
traitées d'une façon logique, comme si elles relevaient de la
Logique mathématique, de telle sorte que coïncident en fait
la Mathesis universalis ou Logistique et la Logique des
Mathématiciens ; et de là vient que notre Logistique peut être
désignée partout sous le nom d'Analyse mathématique41.

40 GM VII, 53-76.
41 GM VII, 54 : Et quemadmodum multi Logicam illustrare tentaverunt
similitudine computi, ipseque Aristoteles in Analyticis Mathematico
more locutus est, ita vicissim et multo quidem rectius Mathesis
praesertim universalis, adeoque Arithmetica et Algebra tractari
possunt per modum Logicae, tanquam si essent Logica Mathematica, ut
ita in effectu coincidat Mathesis universalis sive Logistica et Logica

185
CORPUS, revue de philosophie

Contre toute attente, Leibniz considère donc comme


parfaitement banale la conception calculatoire de la logique,
dont on lui fait si souvent crédit, et voit son principal mérite
d’avoir engagé une réflexion inverse sur la nature logique du
calcul. L’unité profonde du logique et du mathématique n’est
alors présentée ni sous la forme d’un calcul universel, ni sous
la forme d’un programme de théorie générale des structures. La
définition qui sert de point de départ à l’analyse est d’ailleurs très
étroite : « La Mathesis universalis est la science de la quantité
considérée universellement, c'est-à-dire de l'estimation de la
raison (ratio) et en conséquence de la désignation des limites
sous lesquelles toute chose tombe ». Il ne s’agit nullement,
comme dans d’autres textes, d’établir une nouvelle
mathématique universelle (échappant au seul domaine de la
quantité) et ce point est très important pour comprendre à quel
point l’articulation du logique et du mathématique est d’abord
donnée (et non dépendante de la constitution projetée d’un ars
combinatoria). La suite du texte confirme abondamment cette
orientation. Leibniz y explique d’abord que « Dans la Logique, il y
a des notions, des propositions, des Argumentations, des
Méthodes. Il en est de même dans l'Analyse Mathématique, où il
y a les quantités, les vérités énoncées des quantités (équations,
majorations, minorations, analogies, etc.), des argumentations
(en l'occurrence les opérations du calcul) et enfin des méthodes,
c'est-à-dire les processus dont on se sert pour la recherche de
l'inconnue »42. À partir de cette analyse logique, il va tenter
d’exprimer la structure de la mathématique universelle selon
deux points de vue sur les « notions », repris de la logique
scolaire : syncatégorématique et catégorématique.
Ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans le détail de cette
analyse méticuleuse. Le point important est qu’y soit confirmé
le privilège réel de la mathesis universalis : proposer une
articulation de l’analyse des notions et des vérités, qui ne se
retrouve pas ailleurs (y compris dans d’autres domaines des
mathématiques), et dont le premier modèle est la manière dont
les opérations algébriques (analogue à des « argumentations »)

Mathematicorum ; unde et Logistica nostra nomine Analyseos


Mathematicae passim venit.
42 GM VII, 54.

186
David Rabouin

peuvent être construites à partir de la structure d’un domaine


d’objets (les quantités numériques, analogues aux « notions »)
C’est très clairement ce constat qui a servi de départ aux grands
projets de caractéristiques des années 1679-1680 et dont le
premier ressort était, dans l’attente d’une analyse achevée,
d’introduire des nombres fictifs figurant les notions et de
construire sur eux les opérations logiques élémentaires43. Mais
plutôt que de s’engager dans le détail de ces constructions,
sur lesquelles Leibniz a d’ailleurs beaucoup hésité et évolué44,
nous aimerions nous tourner vers le problème philosophique
immédiat auquel il se heurte et qui soutient une grande part
des ces hésitations. La « logique du calcul » bute, en effet,
immédiatement sur la question des données dont elle part.
Pour qu’elle puisse servir de modèle à une logique universelle,
il lui faudrait en effet s’assurer qu’elle parvient à saisir des
notions primitives.
Une légende tenace, confondant la démonstration du
caractère analytique d’une proposition avec son caractère
intuitif (au sens leibnizien d’attesté par une analyse complète)
nous assure que les nombres se résolvent justement en
notions primitives. Comme dans le cas de la « mathématique
universelle », les montages soutenant cette interprétation ont
pour eux d’être devenus parfaitement familiers : partant du
passage des Nouveau Essais IV, 7, 6 établissant une preuve
analytique de « 2 + 2 = 4 »45, on rappelle ensuite la séquence de la
Monadologie (§ 31-35) assignant les mathématiques au
domaine du principe de non-contradiction et des vérités
nécessaires. Or « quand une vérité est nécessaire, on en peut
trouver la raison par l’analyse, la résolvant en idées et en vérités
plus simples, jusqu’à ce qu’on vienne aux primitives ». Il ne
semble donc pas faire de doute que le modèle de la connaissance
dite par Leibniz « intuitive », c’est-à-dire fondée sur une analyse

43 Voir « Sur les nombres caractéristiques » [R 70].


44 Sur cette évolution, voir J.-B. Rauzy, La Doctrine leibnizienne de la
vérité, Paris, Vrin, 2001.
45 A VI, 6, 409. Même développement dans la « Lettre sur la démonstration
cartésienne de l’existence de Dieu » (1700) [GP IV, 403 ; édité par
C. Frémont dans Système nouveau de la nature et de la communication
des substances, Paris, Flammarion, coll. GF, 1994, p. 161].

187
CORPUS, revue de philosophie

complète, est donné ici par le calcul numérique. Mais, comme


nous l’avons vu, le fait de pouvoir ramener une proposition à
une identité est justement présenté par Leibniz comme
indépendant du fait de pouvoir la ramener à des éléments
premiers et le texte de la Monadologie indique simplement une
voie, sans dire clairement jusqu’à quel point elle peut être
menée.
Il est significatif, de ce point de vue, que le texte célèbre
des Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis (1684)46 ne dise
pas qu’il existe une connaissance intuitive réalisée par les
nombres, mais : « quand tout ce qui entre dans une notion
distincte est à son tour distinctement connu, ou bien quand
l'analyse en est menée jusqu'au bout, la notion est adéquate.
Je doute cependant que les hommes puissent en donner un
seul exemple parfait ; toutefois les notions des nombres s'en
approchent beaucoup »47. Le fait que les Nouveaux Essais
proposent un exemple numérique de démonstration
analytique » ne signifie pas que Leibniz soit finalement parvenu
à la conviction que les nombres étaient plus qu’une
« approximation » de l’analyse complète. De fait, nous possédons
des documents contemporains qui vont clairement en sens
contraire. Au premier chef, on doit citer la recherche
engagée sur les initia rerum mathematicarum metaphysica qui
s’intéresse à l’analyse de notions comme celle d’unité (et du
simul qui permet de les adjoindre)48 – où nous entrevoyons
clairement une première modalité orientant du mathématique
au métaphysique. Mais nous devons également rappeler que
Leibniz poursuit alors ses recherches sur la définition des
nombres et qu’il s’oriente plutôt vers une représentation
géométrique49. Ce point doit nous intéresser d’abord parce qu’il
pointe une autre forme de logique des mathématiques, qui

46 GP IV, 422-426. Nous suivons la traduction de P. Schrecker, Vrin,


1966, p. 9-16 [désormais S, 9-16].
47 S 11. Nous soulignons.
48 GM VII, 17-29.
49 Voir notamment le fragment Mathesis generalis (qu’on suppose
postérieur à 1700), édité et commenté par E. Grosholz et E. Yakira dans
Leibniz's Science of the Rational, Studia Leibnitiana Sonderheft 26
(1998), Stuttfart, Steiner, p. 89 sq.

188
David Rabouin

serait fondée non sur le calcul numérique, mais sur les figures,
et à terme sur la structure de l’espace géométrique.

V. Mathématique universelle II : La logique de l’imagination


Outre la question des termes primitifs, un problème
immédiat que pose la position du premier modèle de
mathématique universelle est de savoir dans quelle mesure il
peut être exporté en dehors du champ de l’algèbre numérique.
Cette difficulté est intimement liée à la question du statut du
nombre, puisqu’elle revient à comprendre dans quelle mesure
une autre mode de légitimation des objets que l’analyse
numérique, quasi-complète, est possible. On sait par les
Meditationes que deux autres modes d’attestation de
possibilité peuvent être envisagés : l’expérience et la définition
génétique (definitio causalis). La première a longtemps été
considérée comme peu intéressante dans l’étude des
mathématiques au motif qu’elles n’en relèveraient pas. Mais
nous avons vu que cette orientation va à l’inverse du point de vue
leibnizien, qui insiste au contraire sur le rapport entre
mathématiques et un certain type d’expérience : l’imagination.
Or quelle n’est pas notre surprise de constater que le second
grand texte que Leibniz engagea au titre de la Mathesis
universalis, présente justement le projet non d’une logique
abstraite universelle, mais d’une logique de l’imagination. La
mathématique universelle y est, en effet, définie comme la
méthode de détermination exacte de ce qui tombe sous
l’imagination. Elle peut donc être considérée comme une
véritable logica imaginationis50. Aussi loin que la mathesis
universalis puisse s’étendre, elle ne pourra donc pas aller
jusqu’à outrepasser les limites du mathématique, qui sont
celles de l’imaginable. De fait, en sont exclues d’emblée et de
droittoutesles notions métaphysiques, purement intelligibles51.

50 Mathesis universalis tradere debet Methodum aliquid exacte


determinandi per ea quae sub imaginationem cadunt, sive, ut ita dicam,
Logicam imaginationis (Elementa Nova Matheseos Universalis) [A VI,
4, A, 513 ; C 348].
51 Itaque hic excluduntur Metaphysica circa res pure intelligibiles,
cogitationem, actionem.

189
CORPUS, revue de philosophie

Ici encore, il ne s’agit pas d’entrer dans le détail d’une


analyse très riche, mais d’en faire remarquer la stratégie propre.
Contrairement à l’interprétation véhiculée depuis Couturat52,
la mathématique universelle n’aura pas pour but de développer
une théorie des relations abstraites, mais une théorie de
l’imaginable. Son point de départ est la relation de similitude,
définie à partir du caractère indiscernable des termes pris un
à un (singulatim). Ce premier geste ouvre à la fois le caractère
premier de la forme (qualitates vero seu formae sunt quibus res
per se discernuntur) et le régime premier de l’imagination qui
est la co-présence (discernuntur tamen similia comparatione,
quae fit tum compraesentia comparandorum, tum ipsius
tertii compraesentia cum utroque). Lorsque deux termes ne sont
pas discernables par leur forme, on peut encore les discerner
par la quantité. S’ils ne sont pas discernables par la quantité, ils
sont congruents, hypallèles, etc. Ainsi s’élabore une hiérarchie
des relations entre imaginables dont le ressort est clairement
l’opération de distinction (discernere). Or ce parcours inaugural
bloque sur un constat décisif : à son terme se tiennent idéalement
les éléments parfaitement indiscernables qu’aucune comparaison
ne peut départager et qui ne peuvent donc être différentiés que
de manière externe, par référence à un système de repérage
comme le lieu ou le temps53. Mais quelle validité devons-nous
accorder à cette analyse pour la détermination logique
des notions simples ? Leibniz insiste alors sur le fait que la
mathématique ne peut pas régler cette question puisqu’elle
s’en tient à un régime de distinction particulier : celui de
l’imagination. Seule la métaphysique pourrait ici déterminer si
de tels objets sont acceptables en dehors de leur prise dans un

52 Sa responsabilité est d’ailleurs bien plus lourde ici que d’avoir


simplement interprété le texte de telle sorte que la logique de
l’imagination signifie simplement la représentation d’une structure
logique abstraite par un modèle (La Logique de Leibniz, p. 290-291). De
fait, l’éditeur a également coupé des Elementa Nova tout le passage
inaugural qui n’allait pas dans le sens de son interprétation (C 348-
350).
53 A VI, 4, A, 514, 19-20 : Numero differunt quae ne quidem comparatione
inter se discerni possunt, sed referenda sunt ad externa locum scilicet et
tempus.

190
David Rabouin

régime d’expérience, dont on comprend qu’il produit par lui-


même cette indistinction54.

VI. Logique, mathématique et philosophie


Au terme de ce parcours, nous pouvons faire une première
remarque simple : l’association du logique, du mathématique et
du philosophique est beaucoup plus complexe que ne pourrait
le laisser penser la projection sur certaines déclarations
leibniziennes du point de vue de la « logique mathématique »
moderne. L’étude attentive des différents dispositifs mis en
place au titre de la mathesis universalis nous indique, par
exemple, que leur ressort constant est d’expliciter une logique
des mathématiques (logique du calcul ou logique de
l’imagination). L’importance de cette entreprise se mesure au
fait qu’elle est, finalement, le seul soutien dont Leibniz dispose
pour indiquer la possibilité d’une articulation de l’analyse des
notions et de l’analyse des vérités, c’est-à-dire d’une logique
générale.
De ce point de vue, il faut bien constater que le passage de
la logique à la métaphysique s’effectue le plus souvent de
manière négative. Au mieux pourra-t-on envisager de creuser la
logique des mathématiques jusqu’au point où elle ouvre à
quelque chose qui l’excède nécessairement. Telle est la voie
exposée synthétiquement dans les initia metaphysica, mais
dont on peut trouver un versant analytique au début des
Elementa nova matheseos universalis, lorsqu’est isolée la
notion de forme ou celle d’élément singulier. Un autre exemple
remarquable de ce type d’analyse est donné dès 1679 dans la
recherche d’une définition de la droite qui ne serait pas
dépendante de la position préalable d’une distance. Leibniz
isole alors ce qui constitue la notion du plus court chemin
antérieurement à la métrique et qui est une condition

54 A VI, 4, A, 514, 20-23 : an autem dari res solo numero differente in natura,
hoc solo scilicet quod revera non sunt unum, sed plura, non est hujus loci,
sed ad Metaphysicam pertinet ; nobis sufficit talia reperiri posse, quae
imaginatione, sive sensuum apparentia discerni non possint.

191
CORPUS, revue de philosophie

d’optimalité, qu’il appelle la « détermination »55. Dans tous ces


cas, on constate que les mathématiques, bien que science des
imaginables, « nous fournissent une infinité de choses qu'on ne
sauroit imaginer »56 et que la recherche métaphysique a à
charge l’élucidation de ces notions. On voit bien sur ces
exemples comment la logique des mathématiques « met en
lumière », par approfondissement des notions, l’effectivité d’un
principe métaphysique (par exemple d’optimalité)57. Il y a ici
un travail à faire qui indiquerait comment une grande part
des motifs métaphysiques fondateurs (la discernabilité, la
détermination, le site, la co-présence, l’expression…) ont
effectivement été découverts dans le cadre d’une logique des
mathématiques – travail qui ne serait pas intéressant
uniquement pour l’exégèse de la philosophie leibnizienne,
mais pour la redéfinition aujourd’hui d’une authentique
« philosophie des mathématiques », qui viserait moins à dire
ce que les mathématiques sont que ce qu’elles supposent
d’effectivité de principes non-mathématiques.
Pour autant, cette voie, qu’on peut dire « fondationnelle »,
n’est pas la seule. Une autre modalité de passage de la logique
des mathématiques à la philosophie est donnée par la question
du choix d’une certaine logique de l’imagination (de la forme
ou de la quantité par exemple). Le cas le plus célèbre en est
le concept de force, dont on sait le rôle qu’il fut amené à jouer
dans la métaphysique leibnizienne. Leibniz insiste à plusieurs
reprises sur le fait que « Les Loix de la force dependent de
quelques raisons merveilleuses de la metaphysique ou des
notions intelligibles sans pouvoir estre expliquées par les
seules notions materielles ou de la mathematique, qui sont de la

55 Voir les fragments concernant la « Caractéristique géométrique »,


notamment [CG 67] ; même définition en [CG 313]. La détermination
permet une très intéressante réinterprétation de la définition
euclidienne selon laquelle la droite « tient le milieu » entre ses points [CG
72-73].
56 Lettre à Lady Masham de 1704 [GP III, 357].
57 L’exemple le plus célèbre en est certainement le Tentamen
Anagogicum de 1697 [GP VII, 270-279 ; trad. fr. C. Frémont dans
Système nouveau de la nature et de la communication des substances,
Paris, Flammarion, coll. GF, 1994, p. 91-107].

192
David Rabouin

jurisdiction de l'imagination »58. Or cette thèse ne signifie


nullement qu’une mathématique de la force n’est pas possible
(c’est même le troisième sens de la mathesis universalis chez
Leibniz). Le problème n’est pas que la force ne soit pas
mathématisable, mais qu’elle l’est ni plus ni moins que la
quantité de mouvement et qu’il n’existe donc aucun moyen
interne aux mathématiques pour choisir entre ces deux
modèles. On peut alors faire valoir que l’expérience tranche en
faveur de la seconde, mais il ne s’agit pas d’un experimentum
crucis qui invaliderait les expériences sur la quantité de
mouvement. Ainsi, le fait de privilégier un des deux modèles,
pour sa plus grande « richesse », apparaît comme un choix qui ne
peut être justifié ni d’un point de vue mathématique, ni d’un
point de vue expérimental, et qui relève donc, pour Leibniz,
de « raisons de la métaphysique »59.
Ces différentes remarques permettent de lire en précision
des textes, souvent cités, où Leibniz donne à la science du
semblable et du dissemblable un « usage général » (notamment
hors du champ de l'imagination). Ainsi un célèbre passage des
Elementa rationis nous indique :

Personne jusqu'à présent n'a donné une définition de la


similitude comme nous l'avons fait, qui soit à la fois vraie et
applicable à l'usage le plus général. Car la science du
semblable et du dissemblable en général, ainsi que des
formules et de la combinaison des signes, peut être
transmise au moyen de démonstrations, non moins que
celle, communément reçue, de l'égal et de l'inégal ; et selon
toute son ampleur elle se déploie si largement qu'elle règne
non seulement sur la mathesis et sur les arts assujettis à
l'imagination (dans lesquels elle n'a pas non plus été
jusqu'ici suffisamment remarquée, bien que l'algèbre elle-
même lui emprunte toute sa supériorité), mais montre
aussi la voie par laquelle on peut exprimer sensiblement
tout ce qui paraît retranché de la juridiction de

58 A Sophie-Charlotte (1702) [GP VI, 507].


59 Nous retrouvons ici, au niveau de la méthode, l’idée que les choix
scientifiques en faveur de conditions optimales, notamment d’un
principe de simplicité permettant d’obtenir le maximum d’effets avec
le moins d’hypothèses, sont des choix métaphysiques.

193
CORPUS, revue de philosophie

l'imagination, comme nous le ferons voir [C 342-343 ; trad.


fr. R 152-153].

La tentation est grande, à la lecture de ce seul passage,


d'identifier l'art combinatoire et la nouvelle mathématique
universelle, puis de considérer que cette structure, prise « en
général », peut être appliquée à toutes choses. Mais, comme
nous y avons insisté, ce n’est pas ce que propose Leibniz, qui
se borne ici à dire qu'il faut « suivre la voie » ouverte par cette
première extension interne aux mathématiques − et non
appliquer la science générale à un domaine qui excéderait le
champ de l'imagination.
Mais que peut bien signifier « suivre la voie » ? Il suffit,
pour le comprendre, de replacer ce développement dans son
contexte. En effet, Leibniz a très clairement expliqué
auparavant comment il en était venu à cette idée curieuse selon
laquelle va être ménagé «un passage des choses mathématiques
aux substances réelles » :

Mais en vérité, si l'usage de la mathesis réussit à merveille


dans les domaines qui peuvent tomber sous les yeux, dans
ceux qui par soi ne sont pas soumis à l'imagination on a
jusqu'à présent travaillé avec un moindre succès. Et
pourtant il faut savoir que les notions abstraites de l'agrégat
des images sont les plus importantes parmi toutes celles
dont la raison s'occupe, et qu'elles contiennent les
principes et même les liens des choses imaginables, et pour
ainsi dire l'âme de la connaissance humaine [C 341-342;
trad. fr. R 151].

Il y a deux manières très différentes de comprendre ici


l'intervention des « notions abstraites de l'agrégat des
images » : ou bien, on y discerne la manière dont les
mathématiques sont ultimement soumises à des formes
abstraites, qui relèvent proprement de la logique, et qui
pourront être ensuite appliquées à d'autres champs : c'est la
lecture « logiciste » ; ou bien, on considère que ces notions, pour
abstraites qu'elles soient, ne relèvent pas de la Logique, mais
de la Métaphysique. Le fait que Leibniz identifie ici les notions
abstraites à « l'âme de la connaissance humaine » semble
aller dans ce second sens. Mais il suffisait, pour trancher
l'alternative, de lire la suite du passage :

194
David Rabouin

Bien plus, c'est en elles [scil. les notions abstraites de


l'agrégat des images] que consiste principalement ce qui
est réel dans les choses, comme l'ont excellemment
remarqué Platon et Aristote, contrairement à ce que pense
l'école des Atomistes. En dernière analyse, il s'avère de
façon certaine que la physique ne peut se passer de
principes métaphysiques. En effet, bien qu'elle puisse ou
doive être reconduite à la mécanique, ce que nous
accordons sans réserve aux philosophes des corpuscules,
pourtant il y a jusque dans les premières lois de la
mécanique, outre la géométrie et les nombres, quelque
chose de métaphysique, concernant la cause, l'effet, la
puissance et la résistance, le changement et le temps, la
similitude et la détermination, à travers lesquels on se fraie
un passage des choses mathématiques aux substances
réelles [C 341-342 ; trad. fr. R 151].

Il ne fait ici aucun doute que la notion de forme intervient


au titre de la métaphysique et non de la « formalité » logique. Si
logique il y a, c'est bien cette fameuse « logique de l'imagination »
en tant qu'elle donne accès à la forme comme fondement et
si tel est le cas, il faut remarquer que le passage ménagé des
objets mathématiques aux substances réelles opère au point
précis où la mathesis doit se taire. C’est bien pourquoi l’art
combinatoire ne peut ici que « montrer la voie ».
Reste une autre direction, qu'il ne faut pas négliger. En
effet, Leibniz mentionne comme exemple de ces notions qui
relèvent de « quelque chose de métaphysique » : la similitude
et la détermination. Si la mathesis universalis (ou l'ars
combinatoria en tant qu'il opère dans la mathesis) nous fournit
une science de la similitude, elle pourrait donc nous donner
accès à ce « quelque chose de métaphysique » qui la constitue.
De fait, force est de constater que les déclarations précédentes
n'excluent pas la possibilité de constituer à terme une « logique
générale » qui vaudrait aussi bien pour les mathématiques et
la métaphysique et dont la « science du semblable et du
dissemblable» en mathématiques aurait été une préfiguration.
Or, il se trouve que Leibniz envisage, à nouveau, très clairement
cette possibilité et indique quelles sont les conditions qui
devront être remplies pour qu'un tel projet soit réalisable :

195
CORPUS, revue de philosophie

Or la plus grande partie, et de loin, des pensées humaines,


concerne ce qui ne peut en aucune manière être ou montré
par des modules corporels, ou peint par des figures60 ; aussi
les hiéroglyphes des Égyptiens et les petites images des
Mexicains consistent-ils d'ordinaire en métaphores, et
peuvent-ils aider la mémoire plutôt que la raison. Ainsi
Dieu, et les Esprits, avec tout ce qui touche à l'entendement
et à la volonté, les affects, vertus et vices, et toutes les autres
qualités de l'esprit, mais surtout la puissance, l'action et le
mouvement lui-même, aucune imagination ne peut les
atteindre, quoiqu'ils produisent un effet sur les choses
imaginables. D'autre part les notions communes comme
l'être et la substance, comme unique et d'autres du même
genre, comme le possible, le nécessaire, la cause, l'ordre,
la durée, toutes peuvent être comprises par l'esprit, mais
non discernées par les yeux. Et il en va de même pour
le vrai et le faux, le bien et le mal, le plaisir et la douleur,
le juste et l'injuste, l'utile et le nuisible. Pourtant tout
notre raisonnement est ordinairement constitué à partir de
ces notions, et non seulement les théologiens et les
philosophes, mais encore les politiciens et les médecins
sont obligés d'introduire tous les trois mots quelque
chose qui dépasse les sens corporels, quelque chose de
métaphysique. C'est donc ici qu'il manque une analyse des
notions [C 343 ; trad. fr. R 153].

Tel est le point crucial pour comprendre le rapport des


mathématiques, de la logique et de la métaphysique : il faut,
pour pouvoir éventuellement constituer une « science générale »
qui les unifierait, parvenir à mener à bien « l'analyse des
notions ». En supposant cette analyse des notions accomplie, la
plupart des interprétations de la mathesis universalis inversent
le rapport réel qu'entretiennent dans l'œuvre de Leibniz les
mathématiques et la logique.
Mais ce texte donne également deux indications importantes,
qui nous serviront d’ouvertures finales. Tout d’abord, il isole
un certain nombre de notions dites communes, dont plusieurs
ne sont pas sans évoquer des notions « syncatégorématiques »

60 On mettra cette déclaration en parallèle avec celle des Elementa


rationis (ci-dessus note 28) où l’extension de l’ars combinatoria est
précisément suspendue à la possibilité d’exprimer sensiblement
l’intelligible.

196
David Rabouin

(c’est-à-dire dont le sens est intrinsèquement relationnel


comme l’ordre, l’unicité, la possibilité). Cela nous rappelle que
« l’analyse des notions » peut bien être couplée à « l’analyse des
vérités » d’un point de vue syncatégorématique, c’est-à-dire
sans avoir encore atteint les éléments premiers. Les recherches
engagées par Leibniz dans leur élucidation peuvent donc
bien être considérées comme relevant de la logique, des
mathématiques aussi bien que de la métaphysique61. Mais
l’autre aspect essentiel de cette description est que les choses
qu’aucune imagination ne peut atteindre, donc irréductibles
à la logique de l’imagination, ne soient pas sans effet sur les
choses imaginables. On voit bien ici que la remontée aux
conditions de possibilité n’est pas transcendantale, mais
métaphysique dans son principe. La remontée à la cause
permet d’isoler à partir des « phénomènes bien fondés », un
fondement de la représentation. Ce que nous avions envisagé
pour commencer au titre d’une réflexion de « théorie de la
connaissance » apparaît ainsi comme une manière essentielle
d’assurer l’articulation de l’unité réelle à la logique de
l’imagination autrement que par la négative. De fait, autant il est
absurde de considérer les monades comme des points de vue
dans un espace projectif (ce qui suppose nécessairement que
les monades deviennent indiscernables), autant l’élucidation
des mathématiques fait apparaître le système de la
représentation comme ayant sa cause dans une unité réelle. Le
point mathématique n’est pas une représentation de la monade
au sens objectif (un modèle de ce qu’est une monade), mais au

61 On pense notamment aux analyses consacrées à la notion d’ordre ou à


celle d’inhérence, qui tiennent un rôle de premier plan dans les Initia
rerum mathematicarum metaphysica et dans la plupart des « tables de
définitions » élaborées au titre de la caractéristique réelle (sur cette
notion, voir J.-B. Rauzy, « Quid sit natura prius ? La conception
leibnizienne de l'ordre », Revue de Métaphysique et de Morale
(1995/1), p. 31-48). Il est remarquable, soit dit en passant, que la
question de l’ordre soit précisément le point où vient buter le
réductionnisme logique d’un Russell et qu’il lui faille confesser à
cette occasion qu'un « complet agnosticisme métaphysique » n'est
pas possible (Signification et vérité, Paris, Flammarion, 1998, trad. fr.
P. Devaux, p. 375, et plus généralement les chapitres XXIV et XXV sur
les difficultés que rencontre en ce point le projet analytique).

197
CORPUS, revue de philosophie

sens subjectif (ce par quoi la monade représente le monde). La


monade n’est pas un point de vue, mais le point mathématique
est son point de vue : « Il n'y a que les Atomes de substance,
rappelle le Système nouveau, c'est à dire, les unités réelles et
absolument destituées de parties, qui soyent les sources des
actions, et les premiers principes absolus de la composition des
choses, et comme les derniers éléments de l'analyse des choses
substantielles. On les pourroit appeler points métaphysiques :
ils ont quelque chose de vital et une espèce de perception, et les
points mathématiques sont leur points de veue, pour exprimer
l'univers »62. Or cette articulation ne se donne pas, par principe, à
même la représentation. A strictement parler, elle n’est pas
représentable. Elle n’est intelligible que par remontée aux
conditions de possibilités non seulement de ce qu’est un
système de représentions réglé, mais surtout du fait qu’il
y a un règlement des représentations (donné dans les
mathématiques). Qu’il y ait une logique de l’imagination, voilà
précisément ce que la métaphysique doit élucider − tâche que la
philosophie transcendantale ne pourra éviter qu’en recourant
au mystère fondateur d’un « art caché dans les profondeurs de
l’âme humaine ».
DAVID RABOUIN
CENTRE INTERNATIONAL D’ÉTUDE
DE LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE CONTEMPORAINE

62 GP IV, 483. Nous soulignons.

198
LA LOGIQUE DES SCIENCES CONTINGENTES
APPLIQUÉE À LA MÉDECINE

Il y a deux labyrinthes où s’égare la raison humaine : le


premier concerne la liberté, le deuxième « la nature intérieure
des corps. Cependant de même que nous pouvons être géomètres
et physiciens, même sans considérer si la ligne se compose
de points, pourvu que nous concevions à la place des
indivisibles des quantités si petites que l’erreur qui en peut
naître soit moindre que ce qui est donné, c’est-à-dire aussi petite
qu’on veut »1, de même nous pouvons connaître la matière. Cette
connaissance ne donne pas une entière certitude, faute de
preuve pleine, mais sa présomption offre une approximation du
réel dont la part possible d’erreur sera si minime, qu’on peut la
négliger « tandis que le contraire n’est point prouvé »2. Certes, la
complexité des phénomènes rend difficile l’œuvre scientifique ;
mais celle-ci demeure possible. Leibniz l’affirme et le démontre
au sujet de la physique, par exemple dans le célèbre article sur
l’optique3. Mais il extrapole ce résultat à d’autres domaines :
l’organisme et le mixte, objets respectifs de la médecine et de la
chimie, où, pas plus que nul autre savant de l’époque, il ne peut
achever la démonstration. Les polémiques n’ont pas manqué
pour reprocher cette application hâtive d’un résultat physique
à d’autres champs ; Leibniz y répond non pas en produisant une
connaissance en termes de contenus, mais en argumentant sur la
logique des sciences contingentes. Il présente ainsi l’épistémologie
des sciences médicales et chimiques à venir, en répondant aux
trois questions suivantes : Que veut dire connaître ces réalités ?
Pourquoi les sciences de la matière microscopique ou organique
résistent-elles à la démonstration ? Quelle garantie en assure
cependant une possible certitude ? Ces trois questions se
déclinent à deux niveaux : général, en ce qu’elles concernent le

1 Grua, I, 371.
2 Nouveaux Essais sur l’entendement humain, IV, 16.
3 Unicum Opticae, catoptricae et dioptricae principium, paru dans Acta
eruditorum (juin 1682).

CORPUS, n° 49, 2005. 199


CORPUS, revue de philosophie

composé chimique ou le corps vivant comme des parties du


meilleur des mondes possibles au même titre que tous les corps
physiques ; particulier, en ce qu’elles concernent la réalité très
spéciale de l’organisme qui synthétise des opérations physiques,
chimiques et vitales.

I. Connaître le meilleur des mondes possibles


La caractéristique commune de l’organisme et du mixte
réside dans leur contingence : ils eussent pu ne pas être, ou être
autrement. Les connaître revient à montrer pourquoi ces
contingents singuliers existent tels qu’ils sont. Leur existence
pose ainsi les deux questions animant toute connaissance :
pourquoi cette chose est-elle ? Pourquoi est-elle ce qu’elle est,
non pas autre ? Cette double interrogation concerne donc la
possibilité d’existence, qui correspond à la nature ou l’essence
de la chose, et, ses modalités d’existence, qui expriment les
phénomènes ou apparences. Ces deux aspects substantiel et
phénoménal renvoient à leur tour, d’une part, à l’origine des
choses, et c’est l’œuvre de la théologie naturelle et de la
philosophie que d’en traiter ; d’autre part, aux causes
prochaines expliquant pourquoi, par exemple, tel être vivant ou
tel composé chimique existe en possédant telle ou telle
propriété, et c’est l’œuvre de la médecine et de la chimie que de
présenter ces enchaînements de causes et d’effets de proche en
proche. À ce niveau de définition, le mixte et l’organisme posent
un problème analogue à toute réalité existante, en ce qu’elle
s’intègrecommepartiedumeilleurdesmondespossibles.

1. Conditions générales du problème de la contingence


Les enchaînements causaux dans l’ordre des choses se
traduisent par l’énoncé de propositions vraies, dont la forme
générale vaut comme inhérence du prédicat dans le sujet. La
connaissance des choses exprime exactement le sens des
propositions. « La raison est la vérité connue dont la liaison avec
une autre moins connue fait donner notre assentiment à la
dernière. (…) la cause même est souvent appelée raison, et
particulièrement la cause finale. »4 La connaissance se définit

4 Nouveaux Essais sur l’entendement humain, IV, 17.

200
Sarah Carvallo

alors comme une réponse à la question « pourquoi ? » selon le


point de vue des causes efficientes ; dans la perspective des
causes finales, elle consiste à rapporter tout phénomène à une
substance, c’est-à-dire à établir l’inhérence du prédicat-
phénomène dans le sujet-substance5 ; mais « les causes des
choses sensibles sont fort souvent cachées »6. Pour sa part, Dieu
connaît les choses a priori et saisit uno intuitu l’inhérence du
prédicat dans le sujet ; et la connaissance humaine s’identifie à
la divine dans le cas des vérités nécessaires, par exemple
mathématiques ; mais elle ne fait que s’approcher d’elle dans
le cas des vérités contingentes correspondant aux choses
naturelles7.
Dans ce deuxième cas, l’explication d’un phénomène
consiste à le décrire. Autant il faut démontrer une proposition
nécessaire, autant on ne peut qu’expliquer une proposition
contingente8. Certes, les deux expriment une seule et même
conception de la vérité, garantie à la limite par Dieu, mais la
connaissance du contingent implique en outre le recours aux
autres mondes possibles, qui eussent pu exister. Par conséquent,
à la différence des propositions nécessaires, « l’infaillibilité des
vérités contingentes n’équivaut jamais à leur nécessité logique »9,
bien que les deux se correspondent à la limite, à la façon dont les
géomètres peuvent décrire rationnellement les propriétés
des lignes infinies, sans pouvoir néanmoins les dessiner. Ce

5 Jean-Baptiste Rauzy, La doctrine leibnizienne de la vérité, Paris, Vrin,


2001 ; Hide Ishiguro, Leibniz philosophy of logic and language,
Cambridge University Press, 1972-1990 ; Michel Fichant étudie le
sens réaliste de cette conception dans « Actiones sunt suppositorum »,
Philosophie, 53, 1997.
6 Discours de Leibniz sur le projet d’érection d’une académie royale de
Berlin, Dutens V, 175-180.
7 Generales inquisitiones, § 136, trad. J.-B. Rauzy, in Recherches
générales sur l’analyse des notions et des vérités, Paris, PUF,
1998, p. 279 ; Christiane Frémont, « La triple vérité », Revue des sciences
philosophiques et théologiques, n° 76 (1992),
8 Laurence Bouquiaux, L’harmonie et le chaos : le rationalisme leibnizien
et la nouvelle science, Louvain-Paris, 1994, p. 272.
9 Christiane Frémont, dans Discours de métaphysique et autres textes,
Paris, Flammarion, 2001, p. 325.

201
CORPUS, revue de philosophie

passage à la limite concernant les vérités de fait exprime


exactement la réalité des choses individuelles, dont chacune
dépend « de la série des raisons infinies, dont Dieu seul peut avoir
la vision complète de tout ce qu’elle contient ; et c’est aussi
pourquoi Dieu seul connaît a priori les vérités contingentes, et
voit leur infaillibilité autrement que par expérience »10. Ainsi
dans l’ordre humain, la logique des sciences empiriques
implique nécessairement l’expérience, qui vient compenser la
première étape tout aussi indispensable de l’abstraction. La
méthode leibnizienne comporte par conséquent toujours deux
temps : déduire des éléments les plus simples les phénomènes
les plus composés ; tester les résultats de la déduction à l’aune
des faits observés.

2. Le coût de l’abstraction
Ayant déterminé les limites intrinsèques de la connaissance
du contingent, Leibniz ne se résigne pas pour autant à une
connaissance négative : « ne pas comprendre une chose » et
« comprendre qu’elle est contradictoire » dans un raisonnement a
contrario ne veut pas dire la même chose. Une certitude médicale
ou chimique reste possible, à condition de réfuter la distinction
cartésienne entre entendre et comprendre : Descartes nie que la
raison humaine puisse comprendre l’infini, puisqu’il serait
contradictoire d’« embrasser et comme limiter avec notre
entendement » ce dont la nature n’a pas de limite11. Dans ce cas, il
nie que la science puisse faire mieux qu’un roman, c’est-à-dire
fabriquer des mondes imaginaires sans nulle certitude autre
que morale qu’ils correspondent au monde réel12. Pour sa part,
Leibniz cherche à trouver une pierre de touche assurant un
degré de certitude suffisant aux sciences de la nature ;
l’astronomie, l’optique, la dynamique offrent des preuves de la
validité de cette prétention ; reste à savoir dans quelle mesure ce
souci réaliste vaut encore pour des phénomènes aussi
complexes que l’organisme ou le mixte. Certes, nous ne

10 De libertate, p. 329.
11 AT VIII-1, 66 ; trad. IX-2, 82 ; Réponse aux quatrièmes objections,
IX, 171-172, où Descartes prend justement l’exemple du corps, de la
main.
12 GPIV, 431.

202
Sarah Carvallo

pouvons jamais ramener les propositions concernant les


phénomènes contingents à des tautologies ou contradictions,
alors que cette réduction à l’identité ou négation constitue une
démonstration absolue dans la logique des vérités nécessaires.
Mais nous pouvons pourtant comprendre le monde, les vivants,
les mixtes, alors qu’ils enveloppent l’infini.
La connaissance des choses naturelles possède bien un
contenu et une certitude, mais elle requiert le détour par
l’abstraction. Cet artifice induit simultanément un coût et un
bénéfice : il perd la singularité concrète de la chose, mais gagne la
certitude subjective de la connaissance des modes causaux :
« les concrets sont véritablement les choses ; les abstraits ne
sont pas des choses, mais des modes de ces choses et ces modes,
la plupart du temps, ne sont rien d’autre que des relations de la
chose à l’entendement ou encore leurs apparences. »13 Les
limites de la raison humaine imposent par conséquent
d’abstraire les éléments communs qui composent toute chose :
la matière, la force, la figure, le mouvement constituent ces
principes premiers dans l’ordre de la connaissance. Viennent
ensuite les propriétés de plus en plus singularisantes du
phénomène, qui le caractérisent successivement comme un
corps physique, mixte et vivant, bref ce corps-ci : la pression, les
vibrations, les couleurs, la coagulabilité, l’inflammabilité, la
capacité fermentative, l’irritabilité, le tonus, la santé ou la
maladie, l’ordinaire et le rare, l’histoire. À la limite, apparaîtrait
la chose-même, si la raison humaine s’avérait capable, comme
l’entendement divin, de suivre la série infinie des phénomènes.
Dans l’ordre encyclopédique, ce parcours du simple au
complexe revient à enchaîner les mathématiques à la physique,
à la chimie puis la médecine :

L’ordre mathématique ne diffère du physique que par


l’abstraction qu’opère l’esprit à partir des choses concrètes.
Le travail d’abstraction intellectuelle ne consiste pas à
ajouter quelque chose de faux, mais à retirer quelque chose
de vrai, parce que nous n’avons ni la capacité de considérer

13 Marii Nizolii de veris principis et vera ratione, GP, IV, 147.

203
CORPUS, revue de philosophie

tout à la fois, ni même intérêt à cette considération


globale14.

Ce cheminement du savoir suppose et assume que


la nature élémentaire d’une réalité dépend davantage de
l’entendement humain, que de la chose. Son critère réside dans
l’idée claire et distincte : « si l’on exige de chercher l’explication
intelligible d’un phénomène dans sa nature même, elle dérivera
des éléments susceptibles d’être conçus clairement en lui,
c’est-à-dire dans la matière, à partir de la figure et du
mouvement qui existe en lui. »15 Sur ce point, Leibniz reprend,
de façon générale, l’exigence rationnelle du mécanisme ; de
manière plus particulière, les conclusions que dresse Boyle
dans sa réflexion sur les éléments de chimie. Le premier point
général souligne que le mécanisme constitue simultanément
une garantie et une nécessité pour la raison, puisque la série des
effets et causes mécaniques dans les choses correspond à
l’enchaînement des idées claires dans l’esprit. Le second point
plus particulier pose la question de l’application légitime du
mécanisme aux qualités chimiques. Leibniz critique la
réduction cartésienne, qui substitue aux principes du
sel, soufre et mercure sa nouvelle notion de principe quasi
corpusculaire en méconnaissant la spécificité des propriétés
du mixte ; il loue au contraire Boyle, qui ne cherche pas à décider
si, oui ou non, il y a formellement quatre éléments ou trois
principes, mais à remonter le plus loin possible dans l’ordre des
choses pour poser comme principes les conditions nécessaires
et suffisantes à la meilleure connaissance16. Ce changement
de perspective en chimie s’applique encore en médecine :
Leibniz assigne à Friedrich Hoffmann le même travail de trouver
les éléments de la vie.

14 Doute 17 (Controverse sur la vie, l’organisme et le mixte, Paris, Vrin,


2004, p. 93. Essais de Théodicée, III, § 356 ; lettre à de Volder, GP II,
252.
15 Préambule I, § 3, Controverse sur la vie, l’organisme et le mixte.
16 Sarah Carvallo, « Chimie et scepticisme : héritage et ruptures d’une
science. Analyse du Chimiste sceptique, 1661 », Revue d’histoire des
sciences, 55/4, 2002, pp. 451-492.

204
Sarah Carvallo

(…) je souhaiterais que des hommes éminents progressent


peu à peu plus avant dans l’explication du mécanisme de la
nature et s’emploient, non à tout réduire [reducant] (à
la manière des Cartésiens) immédiatement et par un saut
aux principes premiers que sont grandeurs, figures et
mouvement (chose qui nous est impossible), mais à
ramener par degré les composés aux choses simples et
rapprochées des principes. C’est ainsi que nous expliquons
bien l’arc en ciel, à condition d’admettre sur la lumière et les
couleurs des choses que nous n’expliquons pas (…), c’est
ainsi que je loue les chimistes s’ils ramènent le plus de
choses possible à des principes secondaires, se bornant à
mettre à leur compte des connaissances assurées. (…)
j’attends de vous un jour les éléments de médecine
rationnelle…17

La recherche des éléments revient par conséquent à


proposer une fiction, dont tout l’intérêt consiste dans sa valeur
heuristique pour connaître notre monde, autrement dit dans
l’utilité des conclusions qu’elle permet, plus que dans sa
véracité. Son artifice correspond à « un traitement particulier
des faits. »18. Si « pour mieux entrer dans la nature des choses, il
est permis de faire des fictions »19, quel critère distingue
cependant les bonnes et mauvaises ruses de la connaissance ?
Placée dans le contexte de l’histoire des sciences, cette question
revient à demander pourquoi la physique galiléenne « toute
incertaine qu’elle est peut servir de modele à la véritable », tandis
que « le cartésianisme est fort stérile »20 ?
Leibniz prend en effet un risque important : la science
ressemble aux romans. N’est-elle que science fiction, selon

17 Epistola de rebus philosophicis ad Frid. Hoffmannum, trad. F. Courtès,


Les Études philosophiques, janvier-mars 1971, p. 16. Même appel
dans la lettre à Conring du 19 mars 1678.
18 Nova methodus, AVI, 1, 299.
19 Méditation sur la notion commune de justice, 1702, trad. R. Sève, dans
Le droit et la raison. Voyez aussi : L’estime des apparences, pp. 49-51 ;
lettre à Hartsoecker 6 février 1711.
20 De la philosophie cartésienne, 1683-85, trad. Ch. Frémont, Discours
de métaphysique, ed. cit., p.186. Sur les mauvaises fictions
cartésiennes, cf. lettre à Conring 19 mars 1678, lettre à Hartsoecker 6
février 1711.

205
CORPUS, revue de philosophie

la critique qu’il adresse lui-même à Descartes ? Certes, la


méthode scientifique ressemble à « ce calife qui fit transporter
un homme ivre dans son palais et le fit goûter du paradis
de Mahomet, lorsqu’il fut éveillé ; jusqu’à ce qu’il fût enivré
derechef et en état d’être rapporté au lieu, où on l’avait pris. Et cet
homme étant revenu à lui-même ne manqua pas de prendre
pour une vision ce qui lui paraissait inconciliable avec le cours
de sa vie (…). Or, puisqu’une réalité a passé pour une vision, qui
est ce qui empêche qu’une vision passe pour une réalité ? »21
En d’autres termes, qu’est ce qui garantit le savoir du faux ?
Ou, plus exactement, diminue la fausseté en rendant la part
possible d’erreur si infime qu’elle en devient négligeable,
parce qu’« une erreur plus petite que toute erreur donnée n’est
pas très petite mais nulle »22 ?
Leibniz propose deux critères : du côté des choses,
l’expérience ; du côté de la raison, la cohérence. « [Nous
connaissons] par expérience lorsque nous percevons la chose
assez distinctement par nos sens ; par raison, en vertu de ce
même principe général que rien ne se fait sans raison ou que
le prédicat se trouve toujours inhérent au sujet par quelque
raison. »23 En chimie comme en médecine, à la suite de Boyle,
Sydenham ou Ramazzini, Leibniz prône le développement de la
philosophie expérimentale24. Il s’oppose là encore directement
à Descartes, qui privilégie la démonstration à l’expérience25 ;
et vante au contraire Harvey et ses successeurs d’avoir tiré
profit des opérations chirurgicales pour perfectionner la

21 Lettre à Simon Foucher, 1675, trad. Ch. Frémont, Discours de


métaphysique, ed. cit., p. 88. Sur d’autres occurrences de ce thème,
lettre à Bourguet décembre 1714, p. 269 ; Essais de Théodicée §10,
73 ; lettre à Morell, mi 1698, in : G. Grua, Textes I, 128.
22 Marc Parmentier, L’estime des apparences, Paris, Vrin, 1995, p. 30.
23 Foucher de Careil, 182, cité par F. Duchesneau, Leibniz et la méthode
de la science, Paris, PUF, 1993, p. 138.
24 GP III, 500.
25 Descartes, Principes de la philosophie, II, 53 : « Les démonstrations
de tout ceci sont si certaines qu’encore que l’expérience nous
semblerait faire voir le contraire, nous serions néanmoins obligés
d’ajouter plus de foi à notre raison qu’à nos sens. »

206
Sarah Carvallo

physiologie26, ou des progrès techniques du microscope pour


améliorer l’anatomie. « Je préfère un Leeuwenhoek qui me
dit ce qu’il voit à un Cartésien qui me dit ce qu’il pense. »27
Leibniz n’établit pas précisément le protocole de l’expérience,
mais il en développe trois aspects : son artifice évoquant ce
qu’on n’appelle pas encore systématiquement « laboratoire »,
sa reproductibilité, son inscription dans une communauté
scientifique. Premièrement, l’expérience constitue une ruse de
la raison : le microscope et le télescope trichent avec les limites
des sens humains, pour faire apparaître le très petit ou le très
grand. Comme la drogue ou l’alcool du calife, l’expérience
scientifique donne accès à des régions du réel habituellement
soustraites à nos sens, soit par leur trop grande confusion,
soit par leur dimension. Deuxièmement, l’expérience doit
pouvoir se réitérer, dans la mesure où elle permet de tester des
prédictions énoncées par la raison à partir de conditions
initiales déterminées ; en lien avec cette reproductibilité,
l’expérience appelle, troisièmement, une communauté publique,
qui évince les charlatans et l’ésotérisme :

Combien avons-nous de découvertes aujourd’hui en


chimie, alors que cette science commence juste à
s’émanciper des mains des fraudeurs et des égarés pour
devenir désormais l’apanage non pas des chercheurs de
lucre [lucripetis], mais des chercheurs de lumière [lucipetis].
Il faudrait mettre à jour les secrets de cette science si belle et
si utile à la vie humaine, puisque l’art du verre, l’art des
épreuves et celui de la fusion ne sont que des rejetons de la
chimie. Le travail en vaudrait la peine (…) alors que nous
constatons que tout se passe de la même façon dans le corps
humain28.

À cet égard, Leibniz rappelle souvent que l’établissement des


erreurs dépend des institutions ou autorités qui discernent, de
droit, le vrai du faux, et, qui garantissent ainsi la transmission

26 Initia et specimina scientiae novae generalis pro instauratione…, GP


VII, 69.
27 Lettre à Ch. Huygens, 2 mai 1691, GM 641.
28 Initia et specimina scientiae novae generalis pro instauratione et
augmentis scientarum ad publicam felicitatem, GP VII, 69.

207
CORPUS, revue de philosophie

du savoir, donc son progrès ; en lien avec son programme


théorique, Leibniz nourrit le projet d’organiser ces institutions
légitimes en Allemagne et fonde à cet effet la Société des
Curieux de Berlin, où siège justement Friedrich Hoffmann29. À
ses yeux, le défaut institutionnel constitue une faute [culpa]30
non-négligeable, qui implique une responsabilité politico-
morale des savants et des gouvernants. C’est pourquoi la
logique appelle nécessairement l’institution pour la compléter
et l’incarner dans la pratique d’une communauté, qui confère
une existence empirique à la science.
Du côté de la raison, la cohérence et simplicité de la théorie,
sa compatibilité avec les résultats établis par ailleurs en
mathématiques ou en physique31 constituent déjà des preuves
en sa faveur. Pour définir la simplicité d’une théorie, Leibniz
reprend l’argument du rasoir d’Occam : « la raison veut qu’on
évite la multiplicité des hypothèses ou principes, à peu près
comme le système le plus simple est toujours préféré en
astronomie. »32 En deuxième lieu, il établit simultanément le
critère de cohérence et celui de compatibilité, en soulignant
cependant leurs risques : « quand on s’est fait certains principes
et quand on les veut soutenir, parce qu’autrement tout le
système tomberait, l’argument n’est point décisif ; car il faut
distinguer entre ce qui est nécessaire pour soutenir nos
connaissances et entre ce qui sert de fondement à nos doctrines
reçues ou à nos pratiques. »33 Ainsi l’expérience ne suffit pas,
comme l’atteste l’histoire de la chimie, qui, en péchant par
incohérence et manque de définitions, n’a « jusque là presque
rien édifié de solide sur tant de belles expériences chimiques. »34
Et elle ne pourra jamais suffire : « Les sens, quoique nécessaires

29 Leibniz und seine Akademie, Hans Stephan Brather, Akademie


Verlag, 1993. “Theoria cum praxi”, Studia leibnitiana supplementa
XIX, 1, 1980.
30 Controverse, § 11, p. 91.
31 Ibid., § 17, p. 93.
32 GP IV, 431.
33 Nouveaux Essais sur l’entendement humain, IV, 17, § 19.
34 Lettre à Arnauld, A II, I, 178, trad. Ch. Frémont, dans Discours de
métaphysique, ed. cit., p. 66.

208
Sarah Carvallo

pour toutes nos connaissances actuelles ne sont point


suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne
donnent jamais que des exemples, c’est-à-dire des vérités
particulières ou individuelles. »35 Elle requiert l’appareillage
propositionnel qui lui donne sens de preuve ; mais à rebours,
la cohérence logique ne préserve pas du risque de science
fiction, qui grève par exemple les Principes de la philosophie
cartésienne. Dans le domaine du contingent, seule la
combinaison des critères pratiques et théoriques garantit la
validité du savoir.

3. La science moyenne
Ces critères expérimentaux et rationnels établissent les
conditions générales de ce que Leibniz et la tradition scolastique
nomment « science moyenne », qui désigne bien encore une
connaissance, dont l’inverse est l’erreur. En effet, ce savoir
trouve son fondement dans l’entendement divin qui ne se
trompe pas, bien que l’analyse divine ne parvienne pas non plus
à réduire la série des événements au principe de non
contradiction.

les vérités contingentes, c’est-à-dire infinies, se rangent


sous la science de Dieu, qui les connaît non sans doute
par démonstration (cela implique contradiction), mais par
une vision infaillible. (…) Et ce qu’on nomme science
moyenne n’est rien d’autre que la science des possibles
contingents36.

Dieu ne se trompe pas : donc il y a une différence réelle


et formelle entre erreur et vérité. Dieu connaît parfaitement
une chose contingente, même s’il ne réduit pas l’infini
au fini, la preuve à une démonstration : il en connaît les
raisons et les causes, et il voit simultanément tout l’ordre
de l’univers, qui explique tel ou tel phénomène. Dans
l’entendement divin, la vérité concentre les trois dimensions
traditionnelles : thomiste en tant que signification réaliste
comme correspondance à la chose, cartésienne en tant que

35 Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Préface.


36 De la liberté, trad. Ch. Frémont, dans Discours de métaphysique,
ed. cit., pp. 331-333.

209
CORPUS, revue de philosophie

signification intentionnelle d’une représentation certaine, enfin


logique en tant qu’inhérence du prédicat dans le sujet.

(…) toute la science des propositions qui est en Dieu, qu’elle


soit de simple intelligence et porte sur les essences des
choses, ou qu’elle soit de vision et porte sur leurs existences,
ou qu’elle soit moyenne et porte sur les existences
conditionnelles, résulte immédiatement de l’intelligence
parfaite de chaque terme en tant qu’il peut être sujet ou
prédicat de quelque proposition37.

La raison humaine appréhende suffisamment la performance


divine dans le cas des idées mathématiques ; elle en induit sa
pertinence pour les existences conditionnelles. Ainsi Dieu
connaît la valeur de Pi, mais il ne voit pas pour autant le dernier
chiffre exprimant la valeur de Pi, puisque ce dernier chiffre
n’existe pas ; il connaît la loi de la série qui exprime Pi, cette
même série que formule justement Leibniz dans son travail sur
la quadrature arithmétique : π/4 = 1 – 1/3 + 1/5 – 1/7 …
En géométrie, l’homme accède donc exactement à la même
connaissance que Dieu : comment ce modèle de science
absolument certaine justifié en géométrie peut-il s’appliquer
encore à la chimie ou la médecine, qui demeurent des sciences
de certitude morale, en un sens cependant nouveau par rapport
à l’interprétation cartésienne ?

II. Connaître l’organisme et le mixte


À son tour, la médecine doit présenter une mathématique
concrète adéquate à la connaissance du contingent. Pour ce
faire, elle doit déduire ses aphorismes des éléments premiers
des corps ; elle doit en outre les confirmer. Or il s’avère
rapidement que le programme général implique quelques
distorsions, lorsqu’il s’agit de constituer une connaissance
réaliste de l’organisme.

37 Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, Paris,


PUF, 1998, p. 339.

210
Sarah Carvallo

1. L’axiomatique médicale
En continuité avec l’héritage hippocratique, Leibniz applique
directement le modèle des Éléments d’Euclide pour refondre la
médecine38. Cette conception obéit au premier principe de non
contradiction (soit A, soit non A, exclusivement) : il s’agit
d’établir des axiomes, qui prennent en médecine la forme
d’aphorismes39. Le principe de non contradiction rend possible,
dans une certaine mesure, la démonstration logique de l’erreur :
s’il y a contradiction entre deux énoncés de la même théorie, l’un
doit être faux. Ainsi, par exemple, Leibniz nie la contradiction
entre les causes respectives de la vie et de la mort et démontre
a contrario la continuité entre l’une et l’autre : celle-ci caractérise
un état passager, correspondant au franchissement d’un seuil
critique. La plus belle preuve tient au fait qu’un vivant peut
en tuer un autre : « Je doute aussi de la certitude de cet axiome :
si une chose est la plus contraire à une autre, alors la cause de la
première est aussi la plus contraire à la seconde. En effet, qu’y
a-t-il de plus contraire à la mort que la vie ? et cependant la
mort d’un animal est sans doute très souvent causée par un être
vivant. »40 Dans sa controverse avec le médecin animiste et
chimiste phlogisticien Georg Ernst Stahl, ce genre d’argument
apparaît pour nier la réalité du hasard face à la finalité,
concilier l’impénétrabilité de la matière et la divisibilité à
l’infini41. Mais en général, la réduction à la contradiction s’avère
peu adaptée pour prouver les erreurs médicales ; elle renvoie en
outre aux résultats communs mathématiques et physiques qui
fondent la médecine, plutôt qu’à la spécificité de l’organisme.

38 Pour le parallèle entre l'œuvre d'Euclide et celle d'Hippocrate, cf.


F. Hartmann & W. Hense, « Die Stellung der Medizin in Leibniz’Entwürfen
für Sozietaten », Studia leibnitiana Sonderheft, 241 (1990) ;
F. Hartmann & M. Krüger, « Methoden ärztlicher Wissenschaften bei
Leibniz », Studia leibnitiana, XII (1975), pp. 235-247 & « Directiones
ad rem medicam pertinentes », Studia leibnitiana VIII (1976), pp. 40-
68.
39 La version aphoristique de la médecine est une conception courante à
l’époque, par exemple : Sanctorio, Ars de statica medica, 1614.
40 Animadversiones in partem generalem Principiorum Cartesianorum,
art. 54-55, trad. P. Schrecker, Vrin, 1966, p. 67.
41 Resp., Préambule, p. 79-81 ; Doute 22, Controverse, p. 97.

211
CORPUS, revue de philosophie

Ici comme ailleurs, « la logique des probables a d’autres


conséquences que la logique des vérités nécessaires. »42 Il faut
alors distinguer nettement la contradiction de l’exception : la
première relève de la l’idéalité logique, elle se présente peu en
médecine sauf au niveau des idées purement logiques, ou
des postulats mathématiques qui demeurent évidemment
valables pour toute réalité ; la seconde constitue le lot ordinaire
de la médecine saturée de cas singuliers, exceptionnels ou
bizarres, elle désigne un contre exemple mais elle ne contredit
pas.
Outre ces applications négatives via la démonstration a
contrario, cette conception axiomatique présente des difficultés
sous sa version positive, puisqu’elle impliquerait en effet
de trouver les éléments et relations propres de la médecine. De
même que la physique considère corps et lois, de même que la
chimie cherche à donner une définition de l’élément et de
l’opération de mélange43, la médecine devrait produire des
éléments et des relations entre eux. À cet égard, Leibniz prétend
donner une pertinence au concept de monade dans le cadre
de la connaissance de la vie, mais se pose alors le problème
suivant : quelle pertinence empirique donner à la monade
métaphysique ? Entre 1708 et 1715, Leibniz ressasse cette
question, aussi bien en un sens théologique et métaphysique
dans sa correspondance avec le R.P. des Bosses, que dans
une perspective médicale dans sa controverse avec Stahl.
Leeuwenhoek a bien essayé d’établir des faits réguliers
concernant les monades soit par dénombrement, soit par
agencement structurel hexamère44. Mais il a vite dû renoncer à
parvenir à des résultats empiriques à ce sujet. Or Leibniz semble
supposer que de tels résultats puissent exister. Stahl critique
justement ce qu’il considère comme une confusion entre la

42 Nouveaux Essais sur l’entendement humain, IV, 17, 6.


43 Par exemple, Robert Boyle, The Sceptical chymist (1661), Nicolas
Lémery, Cours de chimie (1675).
44 Leeuwenhoek, lettre du 14 juin 1680 à Thomas Gale, lettre du 25
juillet 1680, dans Anatomia et contemplatio nonnullorum naturae
invisibilium secretorum comprehensorum epistolis scriptis ad
Societatis Regiae Londinensis Collegium, Cornelius Boutesteyn,
1685, pp. 37 sqq.

212
Sarah Carvallo

monade métaphysique et les observations microscopiques sur


les globules. Quoiqu’il en soit, le passage de l’une aux autres
pose problème.
De fait, cette conception axiomatique de la médecine constitue
plutôt une aporie au développement de cette discipline, qu’un
stimulant : soit par une ambition trop précoce eu égard aux
connaissances de l’époque, soit par incompatibilité de nature
entre la forme axiomatique et la spécificité de la médecine, elle
délivre peu d’informations sur le vivant et le mixte. Sous ses
apparences de rigueur logique, elle se révèle peu utile. Une autre
voie s’ouvre alors.
2. La médecine en tant que science moyenne
La médecine se caractérise comme une connaissance du
contingent, du singulier (le malade) ou du général (les
maladies), sans accès à l’universel. À cet égard, elle n’obéit pas
tant au principe de non contradiction, qu’à la logique du
contingent sous tendue par l’infini, qui renvoie au calcul du
meilleur par Dieu. Science de simple intelligence, la
connaissance humaine du monde sensible ne peut ressaisir
la totalité des raisons qui justifient l’existence de ce monde-ci
par préférence à tous les mondes possibles. Elle demeure
vraie quoique partielle, dans la mesure où elle s’inscrit comme
une partie de la science divine de vision, qui « ajoute à la première
[celle des vérités nécessaires] la connaissance du décret effectif
de choisir cette suite des choses que la simple intelligence faisait
déjà connaître, mais seulement comme possible ; et ce décret
fait maintenant l’univers actuel. »45
En premier lieu, la connaissance médicale porte
effectivement sur des paramètres complexes et variables,
agissant les uns sur les autres. Par conséquent, l’objet de
la médecine définit son statut de science du contingent, et ce
statut explique aussi l’originalité de ses méthodes et résultats.
Il ne s’agit pas de vérités de type mathématique, mais d’estime
des apparences. En ce sens, elle ressemble encore au droit,
lui-même purgé de la tentation axiomatique46, plus qu’aux

45 Essais de Théodicée, III, 363.


46 Pol Boucher analyse l’irréductibilité du droit à des concaténations
déductives tel que les requerrait l’idéal de simplicité axiomatique

213
CORPUS, revue de philosophie

mathématiques. En effet, son opération consiste à évaluer


ses hypothèses à l’aune des faits, peser les raisons et les
observations, comme la jurisprudence compare l’interprétation
et les événements selon leur degré de probabilité ou de
vraisemblance, ou encore, comme « la sagesse de Dieu, non
contente d’embrasser tous les possibles, les pénètre, les
compare, les pèse les uns les autres pour en estimer les degrés de
perfection ou d’imperfection. »47 Cette science du contingent
requiert alors un recours à l’expérience. Il n’y a pas exclusion
entre la rigueur logique de la cohérence propositionnelle et la
vérification expérimentale :

Est vrai ce qu’on peut démontrer à partir de l’identique au


moyen de définitions. Ce qui est démontré à partir de
définitions réelles est vrai absolument. Seules des réelles
peuvent être fournies pour les notions dont nous avons une
perception immédiate, comme lorsque je dis exister, être
vrai, étendue, chaleur. Car nous devons assigner quelque
chose de distinct, même dans le cas des notions que nous
percevons confusément. Les définitions réelles peuvent
être prouvées a posteriori au moyen des données de
l’expérience48.

(cf. Des conditions, Paris, Vrin, 2002, pp. 50-53). Cette irréductibilité
de fait ne dirime pas la nature intrinsèquement déductive de la justice,
mais la raison humaine trouve une limite interne à sa classification
juridique dans la complexité infinie – en nombre et en degré – des cas.
Pour satisfaire néanmoins à l’exigence d’exhaustivité (impossible) du
droit, Leibniz hésite sans cesse entre une conception axiomatique et
une conception de science moyenne. De façon analogue au souci pratique
qui anime sa conception médicale, Leibniz se rabat finalement sur
l’utilité du droit comme critère de sa validité. Pol Boucher commente :
« ce n’est pas la considération de la validité formelle des énoncés qui
importe avant tout pour Leibniz, mais bien celle de la composition des
normes du Droit positif. Or cette dernière ne peut être appréciée à partir
des considérations de la logique car l’existence effective d’un énoncé
dans le corps d’un système juridique, n’est pas équivalente à la valeur
de vérité de cet énoncé. », p. 52.
47 Essais de Théodicée, § 225.
48 Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités, Paris,
PUF, 1998, pp. 446-447.

214
Sarah Carvallo

Cette double probation de la vérité par la cohérence


logique et par le test a posteriori permet de circonscrire le
domaine de la connaissance empirique et revient à ouvrir la
logique au monde sensible. Sur ce point, Leibniz souligne sa
dette envers Boyle, lorsque celui-ci institue une chimie
sceptique49 et offre un modèle pour constituer en médecine
une « philosophie expérimentale », dont il donne encore des
applications précises, par exemple, dans l’étude de l'influence
de l'air sur le vivant. Mais Leibniz va plus loin, selon sa
devise. Non seulement il reprend l’hypothèse corpusculaire
boyléenne, comme fiction utile et vraisemblable pour fonder la
chimie et la médecine rationnelles, mais il ouvre la logique à
l’infini. Premièrement, Leibniz introduit l’infini dans le fait
d’expérience : « On doit savoir que d’illustres micrographes,
Kircher et Hooke, observèrent de nombreuses choses que nous
ne sentons que dans de plus grandes ; un nouveau Lyncée
saisira proportionnellement des objets de plus en plus petits, à
l’infini (puisque le continu est divisible à l’infini). L’atome
apparaîtra constitué d’une infinité d’espèces, tel un monde, et
des mondes apparaîtront dans ces mondes à l’infini. »50
Ce renvoi perpétuel de l’individu au multiple, et vice versa,
interdit une concaténation simple de l’interaction entre une
cause efficiente et ses effets, mais implique l’entr’expression,
l’analogie et la morphogenèse. Deuxièmement et parallèlement,
à la suite de Sydenham, Leibniz réitère cette même ouverture à
l’infini selon une autre dimension et développe un programme
de santé publique, utilisant de nouvelles méthodes expérimentales
basées sur le dénombrement et les calculs d’assurance51. Ainsi

49 « Je suis un peu chimiste sceptique » GP III, 500. Controverse, Doute 3,


p. 85.
50 Théorie du mouvement concret, § 43, Dutens II-2.
51 Lors de la peste de Londres en 1665-66, Sydenham prolonge et
complète les travaux de W. Petty, An essay concerning the
multiplication of mankind with another essay on the growth of London,
1682. Dans cette même perspective, Leibniz rapporte les études de
Rammazzini, qui, en 1692-93, cherche à quantifier le rôle des facteurs
climatiques dans les épidémies (cf. correspondance avec Ramazzini,
in Dutens II-2, 75 sqq, Sur la manière de perfectionner la médecine,
Dutens II-2, 162.) La santé publique constitue un souci permanent de

215
CORPUS, revue de philosophie

Leibniz assume une conception moderne de l’expérience,


fait de laboratoire et enquête statistique. Dans les deux cas, la
connaissance qui en dérive prend alors la figure d’une
estimation : fondée sur des perceptions immédiates, telle que la
chaleur comme qualité chimique, ou sur des registres de grand
nombre, tels que les taux de morbidité ou de mortalité, elle laisse
ouverte la possibilité de la contre expérience. Elle se détermine
comme approximation, dont la fonction consiste à réduire la
part possible d’erreur « tandis que le contraire n’est point
prouvé. »
En second lieu, la science moyenne caractérise une
connaissance certaine, mais non démonstrative. Selon le
principe d’identité, la démonstration doit aboutir à une
contradiction ou à une tautologie. Or dans le cas du contingent,
la série des analyses demeure infinie. Selon le principe de raison
suffisante, la série des causes prochaines ne s’achève jamais
mais renvoie toujours à la suivante, tout comme, en
arithmétique, le plus grand nombre n’existe pas mais renvoie
toujours au suivant. L’infini désigne ainsi la limite propre des
sciences de la matière (physique, chimie, médecine), dans la
mesure où elles impliquent la contingence des faits, par
opposition à la géométrie. C’est pourquoi les savants ont pour
mission d’intégrer ces phénomènes concrets sous la coupe des
descriptions mathématiques en simplifiant les cas trop
complexes pour trouver des relations invariantes. De fait, trois
des quatre éléments traditionnels rentrent désormais dans le
champ d’une telle conception. La loi des chocs ou de
l’accélération de la chute des corps, le modèle des tourbillons,
l’étude des vibrations par Huygens ont permis de traiter
mathématiquement la terre et l’eau, solides et fluides ; quant à
l’air, les observations sur le vide et les gaz par Boyle ou Mariotte
donnent naissance à des rapports mathématiques entre

Leibniz, repris par l'Académie de Berlin et, en particulier, par Friedrich


Hoffmann, cf. Über den Nutzen medizinalischer klimatischer
Jahresberichte, Journal des Savants, 1692 ; Directiones ad rem
medicam pertinentes ; Nouveaux Essais sur l’entendement humain,
IV, 21, §1 ; Essai de quelques raisonnements nouveaux sur la vie
humaine et le nombre des hommes, 1683, A III, 4, 1683, 489-91 ;
Vorschlag zu einer Medicinalbehörde, 1685.

216
Sarah Carvallo

pression et volume ; il reste la combustion, qui concerne aussi


bien la chimie que la médecine.

Est enim philosophia naturalis nihil aliud quam


mathematica ut ita dicam concreta, seu in materia exercita,
prorursus ut optica et musica. Terra et aqua dudum
subierant mathematicas leges ; nuper aërem denique sub
easdem redegimus ; et ignis operam expectat viri non
indiligentis52.

La chaleur constitue en effet un phénomène spécifique


dans le fonctionnement de la « machine hydraulico-pneumatique
ignée ». Autant les fluides et les gaz rentrent dans l’ordre
mécanique, autant la chaleur y résiste. Il s’agit pourtant de
savoir « si l’air dans les poumons apporte quelque chose au sang,
ou s’il ne fait vraiment qu’alimenter la chaleur, comme les
fours des chimistes ont besoin de ventilation. »53 La
respiration, la fermentation et la combustion, le mouvement
semblent bien caractériser trois niveaux de complexité d’un
même phénomène physique respectivement situé dans
l’organisme, le mixte ou la matière. Mais de l’un à l’autre de ces
niveaux, la mathématisation du phénomène devient plus
ardue, de façon proportionnelle à sa plus grande concrétude54.
Du coup, cette résistance de la matière contingente à la
transparence mathématique demeure nécessairement inhérente
à la médecine, pour qui la démonstration dessine seulement un
horizon ou une ligne asymptotique : « ego semper semi-
Empiricam fore credo, in tanta causarum complicationes quas
etsi intellegeremus fortasse non possemus calculo subjicere ob
nimium prolixitatem. »55 Chacun à leur façon, Harvey, Sydenham,
Swammerdam, Leeuwenhoek, Ramazzini ou Malpighi illustrent
précisément ce projet mathématique (géométrique ou

52 AII, I, 307. La chaleur ou le feu valent comme emblèmes de la vie. On se


souvient du « feu sans lumière » cartésien, fermentation cardiaque à
l’origine de la vie. Leibniz propose des analyses similaires pour la
digestion, l’irritabilité.
53 Lettre à Conring, A II, I, 399, trad. Ch. Frémont, dans Discours de
métaphysique, ed. cit., p. 138.
54 Lettre à Francesco Bianchini, 18 mars 1690, 1III, 4, 481.
55 Dissertatio exoterica 1676, AVI 448.

217
CORPUS, revue de philosophie

arithmétique) en lutte avec la matière organique. Pour le


philosophe, sa tâche propre consiste à définir le style de la
logique médicale, autrement dit les conditions nécessaires et
suffisantes pour constituer la médecine comme science, en
dépit de la résistance du vivant au mode mathématique. En
explorant les voies axiomatique et inductive, Leibniz montre
cependant que, sous leur apparente disparité, ces deux
méthodes expriment l’unique réalité organique. Si nos
descriptions demeurent parcellaires, inexactes, grevées
d’exceptions, divergentes dans leurs principes et parfois dans
leurs applications, l’organisme n’en constitue pas moins un
mécanisme divinement agencé qui rend possible à la limite sa
connaissance vraie, parce que, fondamentalement et
réellement, il est « ordre et artifice »56, donc strictement parallèle
aux pensées claires et distinctes de la raison humaine.

3. Logique d’une médecine utile, suffisante, conjecturale


Définir le statut des connaissances médicales oblige à
discerner les différents styles de certitude. Sur certaines
réalités contingentes, la connaissance humaine coïncide avec
celle de Dieu. Ce critère permet de distinguer la connaissance de
Pi proposée par Leibniz et la description du même nombre
proposée par Ludolph (3, 14159….). La version de Ludolph
présente un arbitraire apparent, un aléa des chiffres qui se
succèdent sans raison. Au contraire, la formule leibnizienne
laisse apparaître la loi de la série. Or ces deux méthodes
expriment bien toujours la même et unique réalité, même si, à
cet égard, Pi occupe une situation particulière, dans la mesure
où il exprime un rapport idéel du cercle mathématique. Cet
exemple suggère l’unicité de la logique immanente aux idées,
quoique leurs définitions puissent varier en exactitude. Cette
conclusion vaut-elle encore pour les réalités contingentes,
qu’expriment les vérités de fait, et dont l’existence répond à la
question : pourquoi x existe plutôt que y ? Dans leur cas,
en effet, la connaissance humaine ne parvient jamais à une
définition réelle exacte, mais vaut toujours et seulement
comme asymptote face à la connaissance divine, comme
approximation et induction. C’est pourquoi la nature de la

56 Lettre à Lady Masham, mai 1704, GP III, 340.

218
Sarah Carvallo

connaissance dans les sciences étudiant ces réalités – la


médecine en constitue le paradigme – diffère de la nature du
savoir mathématique : elle ne vise pas tant la vérité57 – bien que
celle-ci demeure supposée –, que la certitude utile et suffisante.
Ainsi Leibniz écrit à Jacques Bernouilli :

Lorsque nous estimons les probabilités empiriquement


en faisant l’expérience de certains événements, tu
demandes si cette méthode permet d’obtenir en définitive
une estimation parfaite, en affirmant que tel est ton
résultat. La difficulté inhérente à cette question me semble
tenir au fait qu’on ne peut déterminer par des expériences
finies les choses contingentes, c’est-à-dire qui dépendent
d’une infinité de circonstances ; la nature a certes ses
habitudes, liées au retour des choses, mais seulement en
gros. Qui pourra donc dire si l’expérience suivante ne va pas
s’écarter quelque peu de la loi de toutes les expériences
antérieures, du fait des variations de la nature ? De
nouvelles maladies submergent tout à coup le genre humain,
par conséquent aurait-on fait autant d’expériences qu’on le
veut sur la mortalité, on n’a pas pour autant assigné à la
nature des limites telles qu’elle ne puisse varier par la suite.
(…) si d’un autre côté, on ne peut obtenir empiriquement
une estimation parfaite, l’estimation empirique n’en sera
pas moins utile et suffisante en pratique...58

La médecine se définit alors, d’une part, comme une


science utile et suffisante pour comprendre le corps humain,
par conséquent le guérir. Leibniz attend d’Hoffmann une
médecine rationnelle, « qui loin de se consacrer par trop à
l’aspect intellectuel éloigné de la pratique de l’art, comme on fait
chez les médecins cartésiens et de s’attacher trop à des chimères
ridicules, comme on le fait chez les chimistes, apporte[nt] là où

57 La vérité désigne l’identité entre la chose et la pensée de la chose ; elle


engendre la certitude subjective confirmée par l’avènement objectif de
l’objet de la certitude, rapport entre choses désignées par les concepts
via l’expression, cf. J.B. Rauzy, La doctrine leibnizienne de la vérité,
Vrin, 2001.
58 3 déc. 1703 (GM III, 83). Des analyses similaires se trouvent dans
Recherches générales sur l’analyse des notions et vérités, PUF, 1998,
J.B. Rauzy, p. 458.

219
CORPUS, revue de philosophie

c’est possible les connaissances intelligibles des choses


sensibles, et quand cela n’est pas possible, tire[nt] des
conséquences utiles pour la pratique à partir de ce qui est
sensoriellement certain quoiqu’on ne l’ait pas encore ramené à
ses causes. »59 Dans ce domaine, l’erreur ne constitue pas tant le
contraire d’une vérité (qui, en l’occurrence, est inaccessible,
donc soit indémontrable sous sa forme positive, soit
infalsifiable sous sa forme négative), qu’un risque, un danger
nuisible, un oubli, signe de l’inutile, non pas nuisible mais
insuffisant, bref une faute qui relève d’ailleurs à la fois de la
morale et de l’intelligence.
D’autre part, la médecine est et restera une science
conjecturale, en ce sens analogue au droit en quelque sorte, où
l’enjeu de la connaissance n’est pas tant la vérité absolue que
l’estime des apparences.

Je n’exclus ni la médecine elle-même ni les autres sciences


conjecturales faisant intervenir une sorte de calcul des
hasards et l’estimation de la probabilité, mais en ce
domaine, il est besoin d’une caractéristique d’un nouveau
genre et de laborieux préliminaires60.

Ces précautions prises, Leibniz parie pourtant sur le statut


scientifique de la médecine, en s’opposant doublement à la
conception cartésienne de la science en général, et de la
médecine en particulier, de la même façon qu’il contestait sa
réduction de la chimie à une micro-physique de l’étendue.
Leibniz établit que la connaissance humaine peut prendre en
compte le probable ; qu’il peut y avoir une théorie scientifique
des choses contingentes ; que l’incertitude objective des choses
– i.e. leur contingence – n’interdit pas la connaissance.
Du coup, l’erreur change de statut : une faute de pronostic
ne provient pas forcément du médecin, mais peut correspondre
à une bifurcation de la maladie selon des circonstances. Car
l’incertitude est objective : elle tient aux circonstances, qui
rendent réellement indéterminé le singulier. Cette contingence
formelle devient alors un enjeu radical pour la connaissance,

59 Epistola de rebus philosophicis ad Frid. Hoffmannum, trad. F. Courtès,


Les Études philosophiques, janvier-mars 1971, p. 16.
60 Geometriae utilitas medicinamentis AVI, III, 451.

220
Sarah Carvallo

qui prend la figure d’une fiction utile capable de faire abstraction


de certaines circonstances trop complexes. Et la difficulté
consiste, de nouveau, à discriminer les bonnes et les mauvaises
fictions61. La logique médicale de la fiction s’articule comme
interpretatio, probatio, argumentatio ; cette trilogie entérine le
déplacement de la démonstration vers l’estimation. Du coup,
elle induit un rebondissement rétroactif sur le statut général de
la certitude morale dans la logique du contingent : une science
doit être utile. À la vérité se substitue l’utilité, à la science la
sagesse. En réalité cette substitution exprime la complémentarité
des deux principes de l’utile et du vrai : « L’usage et même la
marque de la véritable science consiste à mon avis dans
les inventions utiles qu’on en peut tirer. »62 Le probable permet
en effet de relier la vérité et l’utilité en synthétisant les
critères expérimentaux et logiques de la connaissance : il
faut « reconnaître qu’une hypothèse devient d’autant plus
probable qu’elle est plus simple à comprendre, mais plus
étendue en force et en puissance, c’est-à-dire peut expliquer
plus de phénomènes qui se présentent, comme une clef en
cryptographie. Or le plus grand mérite d’une hypothèse (après
savérité) est dans sa capacité à établir des prévisions… »63
La métaphore du code appelle le critère de cohérence.
L’hypothèse ne vaut que dans la mesure où elle produit une
interprétation globalement cohérente : la cohérence fonctionne
comme preuve et argument. Appliquée à l’organisme, elle
implique la classification des phénomènes, la distinction entre
leurs niveaux de réalisation physique, chimique ou organique.
En effet, la complexité du matériau médical induit la nécessité
d’ordonner et de classer, en même temps que l’exigence de
compatibilité entre les explications médicales, chimiques et
physiques. Mais cette classification doit accepter les exceptions,
qui caractérisent la spécificité organique : ces cas n’y constituent
pas des contradictions mais des singularités. Ainsi la médecine
doit concilier une classification des éléments, parties et fonctions
empiriques, avec la révélation d’un ordre objectif logique et

61 Lettre à Hartsoeker 6 février 1711.


62 Lettre à Malebranche, GP I, 335.
63 Lettre à Conring, Ch. Frémont, dans Discours de métaphysique, ed.
cit., p. 141.

221
CORPUS, revue de philosophie

naturel. Ce but harmonique anime et oriente toutes les analyses


leibniziennes, dans la mesure où il conditionne l’intégration de
la médecine dans l’encyclopédie.

medecinam hactenus aut nullam aut certe propre


empiricam tantum habuimus … ingens adest materia
sciendi, et velut sylva caedera, sed unitas harmonici
corresponsus operarorum deest ad structuram64.

Outre ces réquisits internes à la théorie, apparaît


l’obligation de recourir à l’expérience, donc aussi à l’institution,
pour attester la validité d’une thèse, car « la logique n’atteint rien
au-delà des idéalités »65. Appliquée à la médecine, cette exigence
signifie que la science du vivant requiert la thérapeutique,
pharmaceutique et chirurgicale, et les corps correspondants
de médecins et chirurgiens, que Leibniz rêve de constituer
en Ordres. La pratique appartient de plein droit à la science,
voire même elle la complète ou se substitue à ses lacunes : « il
n’y a nulle bizarrerie à pouvoir confirmer la pratique proposée
par l’assertion [de Stahl], alors que la théorie en est défectueuse.
D’ailleurs on peut en dire autant pour beaucoup d’autres
doctrines médicales. Car la pratique doit se construire à partir
des phénomènes, tandis que les théories reposent souvent sur
des hypothèses et conjectures. »66 La vraisemblance suffit donc,
à l’encontre des méfiances cartésiennes, mais en conformité
avec la jurisprudence. Elle détermine la logique des sciences
contingentes comme une estimation des apparences a posteriori, à
défaut de pouvoir ressaisir la série des raisons suffisantes a
priori67. Un nouvel art analytique s’érige, conscient de sa nature
conjecturale et capable de prendre en compte l’infini, le
probable et l’expérience :

nec dubito quin si tanto apparatui praeclararum


observationum ars analytica accederet, possint multorum
malorum quibus laboramus causae atque remedia erui

64 Lettre à Pierre Carcavy : nov. 1671 ? AII, 1, 181.


65 Ch. Frémont, « La triple vérité », art. cit., p. 53.
66 Réplique XIX, §1, Controverse sur la vie, l’organisme et le mixte, Paris :
Vrin, 2004), p. 123.
67 Lettre à Bourguet, 1714, GP III, 569.

222
Sarah Carvallo

quibus saepe sola nostra culpa potius quam naturae


invidia caremus. In primis autem proficiemus si ipsa ars
experimentia faciendi, tanquam logica physicae porro
excolatur68.

*
La logique des sciences contingentes s’inscrit dans la
logique générale comme l’une de ses variations : de même que les
nouvelles mathématiques de l’infinitésimal transforment les
représentations géométriques ordinaires en y introduisant
l’infini, de même la possibilité d’une connaissance de
l’organisme et du mixte bouleverse la représentation classique
du savoir. Cependant à travers toutes ses variations, la raison
humaine demeure une et universelle qu’elle pense les
mathématiques, la physique, la chimie ou la médecine. Or la
logique est la raison, enchaînement de vérités naturelles
passant d’un terme connu à un autre. Mais la raison déborde le
démontrable : elle envisage le probable. Parce que le monde ne se
réduit pas au possible mais recueille le réel, la logique ne se
réduit pas au nécessaire établi par non contradiction, mais
s’ouvre au contingent qui enveloppe la série des raisons
suffisantes justifiant le choix du meilleur. Certes, ces
événements non nécessaires mais requis par la logique du
meilleur ressemblent encore à des objets mathématiques, tels
les irrationnels, qui introduisent dans le champ mathématique
un infini que Dieu même ne peut réduire. Mais ce statut
ontologique du contingent dirime l’imagination ou la fantaisie :
la représentation figurée ne suffit pas à comprendre la
contingence ; seule la raison abstraite accède à ces réalités
soustraites à l’expérience sensorielle. Si nos sens se
subtilisaient ou se démultipliaient, peut-être suppléeraient-
ils à notre fantaisie défaillante ; mais iraient-ils à l’infini, en
nombre et en degré ? L’observation des faits appelle donc
nécessairement – quoique paradoxalement – la logique des
idéalités, qui, en retour, se soumet au risque de la contre épreuve
expérimentale.
Cette raison abstraite exercée concrètement par les
savants exprime exactement la logique des phénomènes

68 Lettre à Schrader été 1683, A III, 4, 114.

223
CORPUS, revue de philosophie

contingents, camouflée par la complexité des organismes et des


mixtes. À défaut de pouvoir prouver directement la coïncidence
entre la raison scientifique et la logique du contingent
immanente aux phénomènes, y supplée la foi en des
hypothèses, entendue comme motif de crédibilité croissant
selon le degré de probabilité. La logique des sciences
contingentes s’avère intensive, pour ainsi dire : elle varie en
degré selon ses objets, l’époque du savoir, le niveau d’analyse.
Notion juridique, la crédibilité assure le lien entre les opérations
de la raison abstraite et nos observations factuelles souvent
confuses. Assise sur des procédures logiques attestées par des
communautés scientifiques, elle ouvre une dimension morale,
qui implique une responsabilité humaine de la connaissance :
faire la preuve de ce que nous connaissons, ou, du moins, établir
la preuve a contrario que ce que nous connaissons n’est pas faux,
ou encore, que la part possible d’erreur s’avère si minime qu’on
peut la négliger parce qu’elle s’annule.
SARAH CARVALLO
MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN PHILOSOPHIE
ÉCOLE CENTRALE DE LYON

224
C. Querelles
299
ARNAULD CRITIQUE DE MALEBRANCHE :
THÉORIE DES IDÉES ET THÉORIE DE LA CONNAISSANCE

Arnauld a multiplié les angles sous lesquels il a attaqué


la théorie malebranchiste des idées. Il n'a pas seulement
cherché à montrer que Malebranche en avait présenté
deux versions différentes, il n'en a pas seulement critiqué
la cohérence interne, il a aussi tenté d'établir qu'elle ne
répondait pas aux objectifs qui lui étaient assignés par
son créateur. Malebranche prétend par exemple que sa
théorie « met les esprits créés dans une entière dépendance de
Dieu, et la plus grande qui puisse être ». La plus grande
qui puisse être, puisqu'il n'en ressort pas seulement que
nous ne voyons rien sans la permission de Dieu, ce que
tous les croyants ont toujours admis, mais plus encore
que nous ne voyons rien que par l'opération même de Dieu
en nous, « nous ne saurions rien voir que Dieu même ne
nous le fasse voir », ce que la théorie de la vision en Dieu
garantit clairement en dépassant l'affirmation générale et
confuse du concours de Dieu avec les créatures pour expliquer
aux hommes « très distinctement comment ils ne peuvent
rien sans Dieu » (Malebranche, Recherche de la vérité, III, 6)1.
Arnauld connaît parfaitement ces textes qu'il cite dans le
chapitre 19 du traité Des Vraies et des Fausses Idées2 ; il
est pourtant loin d'être convaincu par les déclarations de
Malebranche. À ses yeux en effet, si l'on ne mélange pas
plusieurs questions qu'il démêle les unes des autres, si
l'on s'en tient au problème précis de « nos connaissances
les plus naturelles et les plus communes, de ce qui nous
est nécessaire pour apercevoir le soleil, un cheval, un
arbre, pour avoir l'idée d'un cube, d'un cylindre, d'un carré,
d'un nombre » (VFI, p. 169), la doctrine de Malebranche souffre

1 Désormais cité RV, Introduction et texte établi par G. Lewis, Paris,


Vrin, 1946, t. I, p. 249 et 250.
2 Désormais cité VFI, texte revu par C. Frémont, Corpus des œuvres
de philosophie en langue française, Paris, Fayard, 1986, p. 166.

CORPUS, n° 49, 2005. 227


CORPUS, revue de philosophie

de plusieurs inconvénients : la dépendance où elle nous met


de Dieu ne mérite pas qu'on en fasse « tant de bruit », elle
tend moins à nous attacher à Dieu qu'elle ne nous donne
licence de nous attacher aux choses matérielles, et enfin
elle contredit la maxime si souvent avancée par son auteur
que Dieu agit toujours par les voies les plus simples (VFI,
pp. 170-176). Je n'entrerai pas toutefois dans le détail de
l'argumentation qui se développe sur tous ces points ; je ne
les ai évoqués que pour illustrer l'idée qu'une des critiques
favorites d'Arnauld consiste à soutenir que son « ami »,
ainsi qu'il appelle Malebranche, propose une doctrine qui
ne tient pas ses promesses.
Je voudrais rester sur ce terrain, mais en changeant
de sujet. Il est en effet, selon Arnauld, un second objectif
que s'assigne la théorie des idées, mais que, en réalité, elle
n'atteint pas. Il ne lui est pas consacré de chapitre particulier,
comme c'était le cas pour la précédente critique, mais, si
les réflexions portant sur ce second sujet sont dispersées
à travers l'écrit d'Arnauld, elles n'en forment pas moins
une ligne de force qui mérite d'être reconstituée quand on
essaie de prendre une vue d'ensemble de la position que
défend le traité Des Vraies et des Fausses Idées. Arnauld
prétendait, je viens de le rappeler, que la doctrine de
Malebranche n'a pas la portée spirituelle et religieuse que
lui conférait son auteur ; il prétend également que cette
doctrine échoue de plus à rendre compte de la connaissance
et de ses procédures, et c'est à ce second point que seront
consacrées les remarques qui suivent : l'échec sur le plan
spirituel se double d'un échec sur le plan théorique, et
plus précisément sur le plan de la gnoséologie, qui ne peut
être fondée sur la théorie des idées comme êtres représentatifs
des choses connues, ni sur la vision en Dieu, ni sur la notion
d'une étendue intelligible infinie telles que Malebranche les a
présentées. L'un des chapitres que je mettrai à contribution
pour analyser cette seconde critique d'Arnauld le dit en ces
termes à propos de l'étendue intelligible : « [...] il est
impossible que cette étendue intelligible infinie, dans
laquelle il prétend que nous devons voir toutes choses,
nous soit un moyen d'en voir aucune de toutes celles
que nous ne connaîtrions pas, et que nous voudrions

228
Jean-Claude Pariente

connaître » (VFI, p. 133). S'il en est ainsi, la doctrine de


Malebranche se révélerait totalement stérile sur le plan de
la théorie de la connaissance, puisque ce dont Arnauld
l'accuse, c'est de ne rendre compte que de la connaissance
des choses que nous connaissons déjà, sans pouvoir rendre
compte de la manière dont nous acquérons la connaissance
des choses que nous ignorons encore, alors que c'est sur
le second point que doit bien évidemment porter toute théorie
de la connaissance digne de ce nom.
Je me propose d'examiner ici ce volet de la critique
d'Arnauld, le volet gnoséologique, en rassemblant les textes
qui lui sont consacrés. Faute de temps et de compétence
suffisante, je le ferai en me plaçant toujours à son point de
vue, sans entrer dans l'immense polémique avec Malebranche
que suscita son traité, et dont les pièces malebranchistes
figurent dans le Recueil de toutes les réponses du P. Malebranche
à M.Arnauld (1709). À l'intérieur de ces limites, je traiterai
d'abord de l'étendue intelligible infinie pour montrer qu'elle est
incapable d'assurer la connaissance du singulier et qu'elle ne
permet pas même de poser le problème de la connaissance ; je
reviendrai ensuite sur les caractéristiques de la connaissance
par idée claire pour montrer qu'elles n'autorisent pas le progrès
de la connaissance.

I. L'étendue intelligible infinie


La Recherche de la vérité, dont la première édition date
de 1674 (tome I)-1675 (tome II), est un livre qui a une
histoire : elle a connu plusieurs éditions du vivant de
Malebranche, et c'est seulement dans la troisième édition
(1677-1678) qu'apparaissent les Éclaircissements, dans lesquels
Malebranche répond à certaines objections adressées aux
thèses développées dans les deux premiers tomes. Or,
selon Arnauld, Malebranche ne se contente pas d'éclaircir,
mais il modifie, parfois considérablement, sa doctrine dans
ces Éclaircissements. Ce serait notamment le cas pour tout
ce qui concerne la connaissance des choses particulières.
Alors que le chapitre initial de la RV (« Que nous voyons
toutes choses en Dieu », III, II, 6, t. 1, p. 248 sq.) pose que
nous connaissons les « objets de dehors » en voyant en

229
CORPUS, revue de philosophie

Dieu les idées qui les représentent, l'Éclaircissement


correspondant explique qu'il n'y a pas en Dieu une idée
particulière pour chaque corps particulier, mais que, quand
nous voyons telle chose en Dieu, c'est Dieu qui applique à
notre esprit l'étendue intelligible d'une manière chaque fois
différente, car cette étendue renferme en elle toutes les
différences entre les corps (Troisième objection, t. 3, p. 93).
Arnauld n'hésite pas à voir dans la différence entre le chapitre
initial et l'éclaircissement une de ces nombreuses « variations »
doctrinales qu'il se plaît à relever chez Malebranche (VFI,
ch. 13, p. 109 sq.). À partir de là, il se livre à une critique
impitoyable de la notion même d'étendue intelligible, en
relevant toutes les contradictions qu'il croit percevoir dans
les développements que Malebranche consacre à cette
notion (Ch. 14). Mais il ne se contente pas de cette critique
interne, visant à montrer qu'il y a de l'inintelligible, comme
il dit p. 133, dans l'étendue intelligible, il va aussi s'attacher
à montrer que, avec cette notion, il devient impossible de
comprendre comment nous acquérons la connaissance de
choses singulières que nous ignorions, et ce sera l'objectif
du chapitre 15 sur lequel je vais insister quelque peu.

1. Comment passer de l'ignorance à la connaissance ?


Ce chapitre est construit sur une division proposée par
Malebranche qui a soutenu (RV, t. 3, p. 84, cité VFI, p. 104)
que « les essences des choses, les nombres et l'étendue »
constituent les trois espèces de réalités que nous connaissons
par des idées claires, et donc, selon Arnauld, grâce à l'étendue
intelligible. Laissant provisoirement de côté les essences des
choses, Arnauld va montrer que l'étendue intelligible ne
nous donne pas le moyen de passer de l'ignorance à la
connaissance à propos des nombres ou des figures.
Considérons d'abord les nombres (VFI, p. 134 et 149).
Supposons que nous cherchions à savoir quel est le
nombre dont la division par 28 laisse un reste de 5, la
division par 19 un reste de 6, et la division par 15 un
reste de 7. Je passe sous silence le rapport de ce problème
avec des problèmes de calendrier pour lequel on trouvera
les explications nécessaires dans l'Encyclopédie de d’Alembert

230
Jean-Claude Pariente

et Diderot3, et ne retiens que la question d'arithmétique. Je


ne sais pas comment elle était résolue dans le numéro du
Journal des savants auquel Arnauld fait référence p. 149.
Mais c'est une question classique qui serait aujourd'hui
considérée comme une application du théorème dit des
restes chinois, qui permet de trouver un nombre si on
connaît les restes qu'il laisse quand on le divise par
plusieurs nombres premiers entre eux4. Or 28, 19 et 15,
pris deux à deux, sont bien premiers entre eux. En
appliquant le théorème, on obtient la solution, ou plutôt les
solutions car il y en a une infinité : c'est 7980 n + 2077,
n variant de 0 à ∞. Pour n = 0, c'est 2077, dont on
vérifiera qu'il satisfait aux conditions énoncées. Je n'indique
pas ce résultat par pur souci d'érudition, mais pour donner
une forme précise aux commentaires d'Arnauld. Car ce qu'il
soutient, c'est que l'étendue intelligible infinie, même
entièrement unie à notre âme, ne nous sert à rien pour le
découvrir. Certes, elle contient tous les nombres, elle
contient donc en particulier 2077, ainsi que tous les
nombres de la forme requise pour résoudre le problème,
mais ces nombres ne sont pas contenus en elle autrement
que n'importe lequel des autres nombres, c'est-à-dire que
rien dans l'étendue intelligible n'indique que 2077 par
exemple est une solution du problème posé. Dès lors,
même si, parcourant cet ensemble infini, je tombais par
hasard sur 2077, je n'aurais aucune raison de m'y arrêter
en le reconnaissant comme un des nombres qui résolvent
le problème posé, aussi longtemps que je n'aurais pas
trouvé la solution du problème en question. Autrement
dit, on peut au maximum accorder à Malebranche que
l'étendue intelligible est une condition nécessaire pour la
représentation d'un nombre donné, mais elle ne saurait
en être une condition suffisante parce qu'on ne voit pas
qu'elle contienne un moyen de discriminer ce nombre parmi

3 Voir l’article Période julienne.


4 Deux nombres sont premiers entre eux quand leur plus grand
commun diviseur est un.

231
CORPUS, revue de philosophie

l'infinité de tous ceux qu'elle contient5, ou, si l’on préfère,


parce qu'il faut justement que ce nombre soit donné pour
que je cherche à me le représenter : mais, s'il est donné, je
n'ai plus à chercher à me le représenter.
On dira peut-être que le tort d'Arnauld est de raisonner
comme si Malebranche avait voulu dire que la résolution
d'un problème d'arithmétique consiste à parcourir l'étendue
intelligible jusqu'à ce qu'on tombe sur la solution. C'est aussi
dans l'étendue intelligible, ajoutera-t-on, que nous pouvons
élaborer des méthodes de résolution, et, ici par exemple,
mettre au point une démonstration du théorème des restes
chinois qui pourrait ultérieurement s'appliquer au problème
posé. Mais nous verrons plus bas qu'Arnauld retournerait
cette réplique malebranchiste en une nouvelle objection contre
la vision en Dieu.
Si nous en restons pour le moment à la discussion des
explications par l'étendue intelligible, ce sera pour constater
que, dans le second des domaines distingués par Arnauld,
celui des corps et des figures, la même objection peut être
adressée à Malebranche. Cette fois, Arnauld argumente à
partir du traitement des sections coniques chez Descartes
tel qu'on le trouve dans le Discours huitième de la Dioptrique6.
À propos de l'ellipse et de l'hyperbole, Descartes y souligne
la supériorité de leur définition par le mouvement d'un
point sur la définition qu'en donnaient les Anciens comme
de sections coniques. Si l'on admet que ce qui distingue
une ellipse et une hyperbole, c'est le mouvement d'un point
qui décrit chacune de ces courbes, il ne suffit pas non
plus de consulter l'étendue intelligible pour découvrir que
l'ellipse est le lieu d'un point qui se déplace de telle façon
que la somme de ses distances à deux points fixes reste

5 À propos non des nombres, mais des corps, Malebranche insiste


sur l'homogénéité des parties de l'étendue intelligible infinie :
« Comme les parties de l'étendue intelligible sont toutes de même
nature, elles peuvent toutes représenter quelque corps que ce
soit » (RV, t. 3, p. 92). Arnauld cite ce passage VFI, p. 119.
6 Voir op. cit. dans Discours de la méthode, Corpus des œuvres de
philosophie en langue française, Paris, Fayard, 1986, p. 150 pour
l'ellipse et 160 pour l'hyperbole.

232
Jean-Claude Pariente

constante, tandis que l'hyperbole est le lieu d'un point qui


se déplace de telle sorte que la différence de ses distances
à deux points fixes reste constante. Ici aussi, on admet
que nous connaissons l'ellipse et l'hyperbole dans et par
l'étendue intelligible où nous les voyons. Et, certes, l'étendue
intelligible contient les courbes correspondantes, et je peux
les y tracer en bornant cette étendue de telle façon pour
l'une des courbes, de telle autre façon pour l'autre. Mais
comment saurais-je de quelle façon je dois la borner si je
n'ai pas déjà l'idée de l'ellipse et celle de l'hyperbole ? Il
faut donc supposer que « je connais par ailleurs que par
cette étendue intelligible, ce que l'on voudrait que je ne
pusse savoir que par cette étendue intelligible » (VFI, p. 138).
Au total, on le voit, la discussion des sections coniques
débouche, comme celle de la théorie des nombres, sur la
conclusion que l'étendue intelligible ne rend pas intelligible
le progrès de la connaissance parce qu'il faut lui imposer
un principe de discrimination qu'elle ne contient pas par
elle-même pour qu'elle représente un nombre ou une
figure particuliers, et qu'on ne peut disposer de ce principe
que si on connaît déjà ce qu'on est censé ne connaître que
par elle.
J'ouvrirai ici une petite parenthèse pour remarquer
que l'objection d'Arnauld est d'une facture très proche de
celle de l'aporie du Ménon (80 e) sur l'apprentissage. La
question est : que cherche-t-on ? cherche-t-on ce qu'on sait
ou ce qu'on ignore ? Si on cherche ce qu'on sait, on n'a
rien à chercher ; et si on cherche ce qu'on ignore, comment
sait-on ce qu'on doit chercher ? De même ici : si l'étendue
intelligible me permet de me représenter ce que je connais
déjà, elle ne sert à rien ; et, si elle me permet de me
représenter ce que je ne connais pas encore, comment
saurais-je que c'est ce que je voulais me représenter ? Pour
Arnauld, l'aporie du Ménon est aussi celle de Malebranche.
Tel me paraît être au fond l'enjeu de ce qu'on peut
appeler, sections coniques mises à part, la parabole du
portrait de Saint Augustin, telle qu'Arnauld la présente
VFI, p. 135-138. Un artiste, à la fois peintre et sculpteur,
fit savoir à un de ses amis qu'il désirait connaître les
traits du visage de Saint Augustin. L'ami lui apporta le

233
CORPUS, revue de philosophie

lendemain – je simplifie – un bloc de marbre en lui disant


que ce bloc contenait une tête de Saint Augustin, et qu'il
suffisait d'ôter tout ce qu'il contenait de superflu pour voir
apparaître cette tête. Je laisse ici la parole au texte :

Vous vous moquez de moi, dit le peintre. Car je demeure


d'accord que le vrai visage de Saint Augustin est dans ce
bloc de marbre [...] : mais il n'y est pas d'une autre
manière que cent mille autres. Comment voulez-vous
donc qu'en taillant ce marbre pour en faire le visage d'un
homme [...], le visage que j'aurai fait au hasard soit
plutôt le visage de ce saint que quelqu'un de ces cent
mille, qui sont aussi bien que lui dans ce marbre [...] ?
– on retrouve ici le problème de la discrimination –
Mais, quand par hasard je le rencontrerais, ce qui est
un cas moralement impossible, je n'en serais pas plus
avancé ; car ne sachant point du tout comment était
fait Saint Augustin, il serait impossible que je susse si
j'ai bien rencontré ou non [...]. Le moyen que vous me
donnez pour savoir au vrai comment était fait Saint
Augustin est donc tout à fait plaisant ; car c'est un moyen
qui suppose que je le sais, et qui ne peut me servir
de rien si je ne le sais – on retrouve ici l'affirmation de
l'inefficacité de l'étendue intelligible comme moyen de
connaissance – (p. 136).

2. Y a-t-il des ignorants ?


On ne peut pas expliquer, nous venons de le voir, le passage
de l'ignorance à la connaissance par le recours à l'étendue
intelligible. Mais, à vrai dire, il faut aller plus loin : si nous
voyons les choses dans l'étendue intelligible, on ne peut même
pas expliquer qu'il y ait des ignorants et des savants, ce qui
suffit à rendre vaine toute tentative pour donner sur cette
base une théorie de la connaissance. Une telle tentative est
en effet vaine par principe dans une doctrine qui ne permet pas
de donner un statut philosophique à l'état d'ignorance. C'est
dans cette direction qu'on prolongera certaines remarques
dispersées faites par Arnauld, notamment aux ch. 22 et 23
de son traité.
Si nous ne pouvons voir les corps extérieurs qu'en Dieu
et par leurs idées, cette condition s'impose à tous les hommes,
y compris, comme le remarque Arnauld (VFI, p. 195), « les plus

234
Jean-Claude Pariente

ignorants et les plus hébétés », au nombre desquels il compte


les paysans et les enfants (p. 196). Je n'ai pas retrouvé le
passage exact de la Recherche de la vérité auquel il renvoie
alors, mais Malebranche dit plus bas (RV, t. 3, p. 100) quelque
chose de très proche quand il écrit que « les femmes et les
enfants, les savants et les ignorants, les plus éclairés et les
plus stupides conçoivent sans peine par l'idée qu'ils ont de
l'étendue, qu'elle est capable de toutes sortes de figures »
et la phrase qui précède mentionne en outre les paysans.
On peut certainement ajouter les Chinois à propos desquels
Malebranche se déclare certain qu'ils voient les mêmes
vérités que lui parce que tout le monde consulte la même
« raison universelle » (RV, t. 3, p. 75). Et comme, en voyant
les choses en Dieu, « on les voit toujours d'une manière
très parfaite » (RV, t. 1, p. 257), « il n'y a donc point de
paysan, conclut Arnauld (VFI, p. 195), qui n'ait, ou qui ne
puisse avoir, par la seule vue intérieure qu'il a de ces objets,
une connaissance très parfaite du soleil, de son âne, du blé et
de sa vigne ; et qui ne connaisse ou ne puisse connaître très
facilement les propriétés de toutes ces choses ». Pour Arnauld,
il n'y a en droit pas d'ignorant chez Malebranche.
Les mêmes raisons rendent également incompréhensible
en droit non plus le passage de l'ignorance à la connaissance,
mais l'existence d'un progrès des connaissances. Arnauld
le met en évidence à propos de la physique, puis de la
géométrie. Si nous voyons toute chose du fait de l'application
que fait Dieu de l'étendue intelligible à notre esprit, « d'où
vient, demande Arnauld, que tous les philosophes avant
M. Descartes, n'ont point eu la même notion du soleil, des
étoiles, du feu, de l'eau, du sel, des nuées, de la pluie, de
la neige, de la grêle, des vents7, et de tant d'autres ouvrages
de Dieu qu'en a eue ce philosophe ? » (VFI, p. 196), et il
poursuit en disant que « si les autres les ont vus en Dieu,
aussi bien que lui, ils les ont dû voir comme lui ».
Et, revenant un peu plus loin (VFI, p. 202) à l'ellipse et
à l'hyperbole dont il a déjà été question, il note que « c'est
peut-être M. Descartes qui a le premier découvert les propriétés

7 On reconnaît dans cette énumération le contenu de plusieurs des


discours des Météores de Descartes.

235
CORPUS, revue de philosophie

qu'il en a démontrées [...] ». Mais comment rendre compte


dans le système de Malebranche de cette historicité de la
connaissance ? Faut-il donc penser que les géomètres
antérieurs à Descartes, et en particulier ceux des Grecs qui
avaient travaillé sur les sections coniques n'en avaient pas
une idée claire, et ne les voyaient pas en Dieu ? Je
laisserai cependant pour un instant cette dernière question
en suspens, jusqu'à ce que nous la retrouvions plus loin
en traitant des idées claires. Je me borne ici à conclure que
ces objections d'Arnauld ont toutes pour objectif d'établir que
Malebranche est incapable de donner un statut satisfaisant
à l'opposition entre ignorance et science, ni non plus au fait
du progrès des connaissances scientifiques. L'appel à l'étendue
intelligible ne permet pas pour ces raisons de fonder une
théorie de la connaissance.

II. Les idées claires selon Malebranche


Aucun des philosophes qu'on range parmi les cartésiens
n'a retenu toutes les thèses de Descartes. Au premier rang
de celles que Malebranche rejette le plus fermement figure
la distinction entre deux types d'idées, les idées claires et
distinctes et les idées obscures et confuses. Pour l'Oratorien,
il n'y a d'idées que claires, et les connaissances qui, pour
Descartes, nous parviennent par des idées obscures sont
rapportées dans son système au sentiment. C'est en ce sens
qu'il soutient que nous n'avons pas d'idée de notre âme,
et que nous ne la connaissons que par sentiment. « [...] j'ai
dit ailleurs, écrit-il nettement dans le III° Éclaircissement,
que nous n'avons point d'idée de notre âme, parce que
l'idée que nous avons de notre âme n'est point claire [...] »
(RV, t. 3, p. 19, cité VFI, p. 241). Rappelant la doctrine de
Descartes selon laquelle l'âme est plus aisée à connaître que
le corps, Arnauld proteste vigoureusement, longuement et
méticuleusement dans les chapitres 22, 23 et 24 de son
traité contre cette prise de position. Même s'il m'arrive de
recouper cette protestation, ce n'est cependant pas sous
cet angle que je voudrais revenir sur les questions que pose
la théorie des idées claires chez Malebranche ; m'en tenant
à la perspective que je définissais plus haut, je voudrais avant

236
Jean-Claude Pariente

tout montrer que l'un des principaux reproches qu'Arnauld


adresse à cette théorie, c'est qu'elle est incompatible avec les
démarches et les procédures effectives de la connaissance.
Avant toutefois de m'engager dans cette direction, je crois
utile de l'éclairer par un bref rappel historique. Il est bon en
effet de se souvenir que la même année 1683 au cours de
laquelle Arnauld publie le traité Des Vraies et des Fausses
Idées est aussi celle qui voit paraître la cinquième édition
de la Logique de Port-Royal, la dernière à avoir été revue par
Arnauld et Nicole. Or cette édition, loin d'être une simple
réimpression, se signale par de nombreuses et importantes
additions ; je n'entrerai pas dans le détail qui a été analysé
dans la préface de L. Marin à son édition de la Logique,
mais je souligne la contemporanéité des deux publications
pour rappeler qu'Arnauld ne pouvait pas perdre de vue,
pendant le temps même où il travaillait à sa critique de
Malebranche, les enjeux d'une théorie des idées pour la
logique.
Cela dit, je reviens à la discussion de la conception
malebranchiste des idées claires. Un sommaire d'une netteté
remarquable en est donné dans le traité, p. 225-226, au
chapitre 24. Il est introduit par la question que se pose
Arnauld de savoir comment il se peut que Malebranche
affirme ne pas trouver en lui d'idée claire de son âme.
Selon Arnauld, c'est parce qu'il impose tant de conditions
à une idée pour déclarer que c'est une idée claire qu'il ne
peut pas plus admettre comme idée claire celle qu'il a de
son âme que les Stoïciens ne pouvaient trouver dans le
monde un homme qui fût homme de bien parce qu'il satisferait
toutes les conditions qu'ils imposaient à leur idéal d'humanité.
Arnauld en vient alors à énumérer les quatre critères que
l'idée claire selon Malebranche est censée satisfaire. Ce sont
dans l'ordre les suivants :
1. L'idée claire est une idée adéquate au sens de Descartes,
c'est-à-dire qu'elle nous fait connaître toutes les propriétés
de son objet ;
2. L'idée claire d'un objet nous fait connaître les rapports
qu'il entretient avec les autres objets ;
3. Elle nous découvre d'une simple vue les propriétés de
son objet ;

237
CORPUS, revue de philosophie

4. La connaissance par idée claire s'oppose à la connaissance


par sentiment.
Je vais maintenant reprendre ces critères sans respecter
l'ordre dans lequel ils sont énoncés.
Je commence par le second, car c'est celui dont Arnauld
dispose le plus rapidement. Prenant le mot de rapport dans
son sens mathématique, il fait remarquer que, si avoir une
idée claire d'un objet c'est en connaître les rapports avec
les autres, il faut dire que nous n'avons pas d'idée claire du
carré ni du cercle puisque nous sommes incapables d'en
déterminer le rapport. De plus, Malebranche ayant introduit
cette caractérisation à propos des qualités sensibles, il note
qu'elle n'y est pas pertinente, les qualités sensibles n'étant
pas des quantités entre lesquelles on pourrait découvrir un
rapport mathématique (VFI, p. 212-213).
J'en viens au dernier critère, car il concerne, comme le
précédent, les qualités sensibles. Elles sont selon Malebranche
connues par sentiment, et non par idées claires, les deux
formes de connaissance étant opposées à ses yeux. « [...]
l'esprit ne connaît, dit Malebranche (RV, t. 3, p. 84, cité
VFI, p. 103), les objets qu'en deux manières : par lumière
et par sentiment. Il voit les choses par lumière, lorsqu'il
en a une idée claire [...]. Il voit les choses par sentiment,
lorsqu'il ne trouve point en lui-même d'idée claire de ces
choses pour la consulter [...] ». Arnauld récuse le bien-fondé
de cette opposition en se référant d'abord à l'orthodoxie
cartésienne. Il rappelle que Descartes, qui était selon son
expression « l'homme du monde le plus réservé à prendre
pour clair ce qui ne l'aurait pas été » (VFI, p. 216), avait
lui-même admis que nous voyons clairement les qualités
sensibles en tant que modifications de notre esprit, l'obscurité
ne s'introduisant que quand nous les considérons comme des
choses extérieures. C'est du reste pour cette raison que, quand
la Logique de Port-Royal (I, 9) doit donner un exemple d'idée
claire, elle ne choisit pas, comme on pouvait s'y attendre,
l'exemple de l'étendue, mais celui de la douleur, justement
une de celles dont Malebranche pense qu'elle n'est connue
que par sentiment.
Il ne peut y avoir une telle divergence entre Arnauld
et Malebranche que s'ils ont deux définitions différentes de

238
Jean-Claude Pariente

l'idée claire. Et c'est bien le cas, comme nous allons le voir


en revenant maintenant sur le premier des critères distingués
de l'idée claire selon Malebranche, celui selon lequel l'idée claire
est une idée adéquate ou compréhensive. Arnauld se contente
pour sa part d'une définition très sommaire de l'idée claire :
c'est simplement, dit la Logique (ibid.), une idée qui nous
frappe vivement. Il est de fait que Malebranche se montre
beaucoup plus exigeant. Pour lui, l'idée d'un objet est claire si
elle nous donne le moyen de connaître toutes ses propriétés,
et même toutes les modifications dont il est capable. C'est
pourquoi il affirme que nous n'avons pas d'idée de l'âme :
il n'y a pas d'idée qui nous permette de prévoir, avant de
l'avoir éprouvé par le fait, que l'âme est capable de plaisir
et de douleur, qu'elle est capable de la sensation visuelle du
rouge et du bleu ou de la sensation gustative du melon selon
des exemples de la RV (t. 3, p. 99). Ce qui prouve que
l'idée que nous avons de l'étendue est au contraire une idée
claire, c'est que cette idée « suffit pour nous faire connaître
toutes les propriétés dont l'étendue est capable » (RV, t. 1,
p. 256), et c'est pourquoi, pour connaître les propriétés de
leur âme, les hommes passent le plus souvent par l'idée
de l'étendue.
Ce qui attire dans cette définition de l'idée claire la
critique d'Arnauld, ce n'est pas que Malebranche soutienne
que l'idée d'un objet nous donne la connaissance de ses
propriétés, c'est qu'il soutienne qu'elle nous donne la
connaissance de toutes ses propriétés. Il ne discute pas le
premier point, car il a lui-même fait reposer dans la Logique
le mécanisme du syllogisme sur la compréhension des idées.
Or la compréhension d'une idée est précisément formée par
l'ensemble des attributs qu'elle enferme en soi, et qu'on ne lui
peutôter sans la détruire, comme dit la Logique (I, 6, p. 87)8,
et il a relevé à plusieurs reprises dans les VFI (p. 49-50, 52
où on retrouve le même exemple de l'idée du triangle que
dans la Logique, 56) que nous connaissions les propriétés
des choses en consultant leurs idées par une vue réfléchie. On
voit que cette définition équivaut à la caractérisation que

8 Je cite la Logique dans l'édition de L. Marin, Paris, Flammarion,


1970.

239
CORPUS, revue de philosophie

Malebranche donne de l'idée quand il dit qu'elle nous apporte


la connaissance des propriétés des objets auxquels elle
s'applique. Sur ce point donc, Arnauld et Malebranche sont
d'accord. Mais considérons l'exemple que donne la Logique
à l'appui de la définition précédente ; il s'agit de l'idée du triangle,
et le texte dit que sa compréhension « enferme extension,
figure, trois lignes, trois angles, et l'égalité de ces trois
angles à deux droits, etc. ». C'est sur le dernier terme de
cette définition, le « etc. », qu'il faut s'arrêter un instant,
car il signifie précisément que la compréhension d'une idée
peut enfermer des attributs que nous ignorons et qu'il
appartient à la géométrie de mettre au jour à mesure
qu'elle progressera dans la connaissance du triangle. La
doctrine de l'idée dans la Logique est donc bien la même
que celle qui se dégage de la discussion de Malebranche,
et elle se résume avec une grande netteté dans ce passage
de la Logique, I, 9 (p. 102) : « ce sont différentes conditions
en une idée d'être parfaite et d'être claire. Car elle est
parfaite, quand elle nous représente tout ce qui est en son
objet, et elle est claire quand elle nous en représente assez
pour le concevoir clairement et distinctement ». Le tort de
Malebranche, c'est d'avoir confondu idée claire et idée
parfaite.
C'est de Descartes lui-même qu'Arnauld tient cette
distinction, comme il le rappelle dans VFI, p. 201-202. Et,
comme il le rappelle également, son attention avait été
attirée sur l'importance de la distinction des deux types
d'idées dans les Réponses de Descartes aux Objections
qu'il lui avait adressées à propos de la distinction de l'âme
et du corps. Arnauld avait en effet objecté à Descartes
que nous ne pouvions être certains de la distinction entre
deux substances que si nous avions de chacune d'elles
une idée « pleine et entière, c'est-à-dire qui comprend tout
ce qui peut être connu de la chose »9. Et Descartes lui
avait répondu qu'il « n'était pas besoin [pour cela] d'une
connaissance entière et parfaite », mais seulement d'une idée

9 Arnauld, Quatrièmes objections, dans Descartes, Méditations


métaphysiques, éd. J.-M. Beyssade et M. Beyssade, Paris, 1979,
p. 324-325.

240
Jean-Claude Pariente

claire et distincte des deux choses10. Confondant ce que


Descartes dissociait, l'idée claire et l'idée parfaite, la
doctrine malebranchiste de l'idée claire est donc contraire
à l'héritage cartésien, et Arnauld ne se prive pas de le
souligner.
Mais la fidélité à Descartes n'est pas le seul enjeu du
débat. Il en est un second, un enjeu proprement théorique
qu'il faut maintenant tenter de mettre au jour. Ce nouvel
enjeu réside dans le rapport entre la théorie des idées
claires et le raisonnement, et ce qui est mis en cause à
travers lui, ce n'est rien de moins que la possibilité d'une
logique. Pour le faire apparaître, je vais maintenant combiner
deux des thèses de Malebranche sur les idées claires, la
thèse selon laquelle elles nous font connaître toutes les
propriétés des objets auxquels elles s'appliquent, et la thèse
selon laquelle elles nous découvrent ces propriétés d'une
simple vue. À elles deux, on va le voir, ces thèses entraînent
aux yeux d'Arnauld la conséquence que la logique et le
raisonnement sont complètement inutiles.
D'où vient en effet la nécessité du raisonnement ? Elle
a son origine selon la Logique uniquement dans « les bornes
étroites de l'esprit humain ». Du fait de cette étroitesse, il
ne peut pas toujours, quand il doit juger de la vérité ou de la
fausseté d'une proposition, le faire en considérant simplement
le contenu des deux idées qu'elle combine pour déterminer
si elles conviennent l'une avec l'autre, ou s'il faut au
contraire les séparer l'une de l'autre. Il cherchera alors
une troisième idée qui puisse être comparée avec chacune
des deux premières, et qui permettra de les mettre en
relation entre elles. Si je veux savoir, selon l'exemple de la
Logique, III, 1 (p. 233), si l'âme est spirituelle, et que je ne
le pénètre pas dès l'abord, je choisirai par exemple l'idée
de pensée, et je déterminerai le rapport de l'idée d'âme et
de l'idée d'esprit avec l'idée de pensée pour résoudre le
problème. Mais je ne suivrai cette procédure que parce que
je ne vois pas immédiatement le contenu des idées de
départ. De cette observation, il résulte clairement qu'un
entendement infini n'aurait jamais à raisonner parce qu'il

10 Voir Quatrièmes Réponses, ibid., p. 347.

241
CORPUS, revue de philosophie

verrait tout de suite en considérant les deux idées si elles


conviennent ou non l'une avec l'autre. Loin donc d'être
l'instrument d'un dogmatisme, le raisonnement, le syllogisme
en particulier, est pour Arnauld le témoignage de notre
faiblesse.
Si maintenant on admet avec Malebranche qu'une idée
claire enferme toutes les propriétés de son objet, et, de plus,
qu'elle nous les découvre par simple vue, le raisonnement
devient inutile puisque la simple considération des idées donne
réponse à toutes les questions que nous nous posons. C'est
ce qui ressort d'une déclaration comme celle-ci : « On ne
peut faire de demande sur ce qui appartient, ou n'appartient
pas, à l'étendue à laquelle on ne puisse répondre facilement,
promptement, hardiment par la seule considération de
l'idée qui la représente » (RV, t. 3, p. 99-100, cité VFI,
p. 204). Tous les adverbes comptent dans cette phrase : la
considération de l'idée, et à elle seule, sans autre opération
de l'esprit, permet une réponse facile là où le raisonnement
est laborieux, prompte là où il est lent, hardie là où il est
vétilleux.
Revenons alors à l'échelle humaine. Ce sera pour constater
que l'opposition établie par Malebranche entre idée claire et
raisonnement ne correspond aucunement à notre expérience.
Arnauld récuse cette opposition pour deux raisons au moins,
dont l'une concerne la validité du raisonnement, et l'autre la
constitution de l'idée claire.
S'agissant du premier point, la validité du raisonnement,
Arnauld proteste contre la prétention qu'avait émise Malebranche
de démontrer les propriétés traditionnellement reconnues à l'âme
(spiritualité, immortalité, liberté) à partir de l'idée obscure
et confuse qu'il en prête aux hommes (RV, t. 1, p. 258,
cité VFI, p. 228). Pour Arnauld, on ne démontre rien à partir
d'une idée obscure et confuse. Loin qu'il y ait opposition entre
idée claire et raisonnement, comme le suggère Malebranche,
le raisonnement démonstratif doit s'appuyer sur des idées
claires pour conduire à des conclusions certaines. C'est la
leçon qu'on peut tirer du chapitre IV, 6 de la Logique, qui
s'ouvre (p. 386) par la déclaration suivante : « [...] il y a
des propositions si claires et si évidentes d'elles-mêmes
qu'elles n'ont pas besoin d'être démontrées, et que toutes

242
Jean-Claude Pariente

celles qu'on ne démontre point doivent être telles pour être


les principes d'une véritable démonstration ». C'est ainsi qu'un
axiome comme Le tout est plus grand que sa partie doit sa
certitude à ce qu'il repose sur les idées claires du tout et
de la partie ; il n'y a donc pas à le démontrer, mais il sert
de principe à toutes sortes de démonstrations auxquelles
il communique sa certitude. Dès lors, si Malebranche estime
avoir démontré les propriétés de l'âme, c'est que, contrairement
à ses dires, il a d'elle une idée claire.
Mais il est un second angle sous lequel s'établit une
relation positive entre idée claire et raisonnement, c'est l'angle
de la constitution des idées claires. Pour Malebranche,
c'est en Dieu que nous voyons les objets extérieurs, soit
que Dieu nous découvre à propos de chaque objet l'idée
particulière qui le représente en lui, soit qu'il applique à
notre esprit l'étendue intelligible de la façon qui convient
pour chaque objet. Dans ces conditions, il n'y a pas de
place pour une réflexion sur la façon dont se constituent
les idées claires, puisque, résultant d'une opération due à
la bienveillance divine, elles ne peuvent être que des idées
parfaites que nous n'avons qu'à contempler. Mais, si on
cesse avec Arnauld d'associer la présence d'une idée claire
en nous à une opération de Dieu, il y a lieu de s'interroger
sur la façon dont se forment ces idées. On constatera
alors que, contrairement aux thèses de Malebranche, leur
contenu se constitue progressivement au cours de l'histoire,
et qu'il ne se constitue pas uniquement du fait de la
simple vue que nous avons de ces idées, mais aussi à
partir de deux sources proprement humaines qui sont le
raisonnement et l'expérience.
Soutenir qu'on « ne voit point par des idées claires ce
que l'on connaît par raisonnement » aurait pour conséquence
absurde que les géomètres, qui ne connaissent « presque
rien que par raisonnement » – presque rien, car ils connaissent
les axiomes par simple vue – « ne verraient presque rien
par idées claires » (VFI, p. 236). Les idées claires que nous
avons acquises des lignes courbes, telles que l'ellipse et
l'hyperbole, ont parfois exigé « une longue suite de
raisonnements » et ne nous ont pas été données avec la
« facilité » qui caractérise selon Malebranche ce que nous

243
CORPUS, revue de philosophie

connaissons par simple vue (VFI, p. 147). Il est certain


que Pythagore ne s'est pas contenté de consulter les idées
du triangle rectangle et du carré pour découvrir son théorème,
mais qu'il n'a pu le faire, lui aussi, que « par de longs
raisonnements ». On en dirait autant pour la découverte par
Archimède de la formule de la surface de la sphère (VFI,
p. 222). Ainsi Arnauld peut-il appliquer aux idées claires
la conception que Descartes se faisait des idées quand il
répondait à Hobbes : « J'ai aussi souvent remarqué que
j'appelle idée la perception que nous avons de tout ce que
nous connaissons par raisonnement aussi bien que de
tout ce que nous connaissons d'une autre manière »11, et
conclure contre Malebranche qu'on « doit appeler idée claire
la perception de tout ce que nous connaissons clairement
par des raisonnements, quelque longs qu'ils puissent être,
pourvu qu'ils soient démonstratifs » (VFI, p. 221-222).
Par cet appel répété au raisonnement comme moyen
d'enrichir le contenu des idées claires, Arnauld estime être
plus fidèle que Malebranche à l'expérience humaine dans
le domaine de la connaissance. Ce dernier admettait en effet
que ce qui déterminait Dieu à nous donner la connaissance
d'un objet par une idée claire était le désir que nous en
avions. Ce désir agit comme une « prière naturelle », une
cause occasionnelle qui fait jouer la loi inviolable instituée
par Dieu, et selon laquelle « l'idée [d'un objet] est d'autant
plus présente et plus claire que notre désir est plus fort »
(RV, t. 3, p. 17, cité VFI, p. 149). Devant cette description
de la recherche intellectuelle, la position d'Arnauld se
résume en un sarcasme : « Cela serait beau s'il était vrai »
(VFI, p. 148). Car l'expérience ne nous fait pas voir qu'il
suffise de désirer connaître pour connaître, quelle que soit
l'ardeur du désir. Et, revenant au problème d'arithmétique
dont j'ai parlé plus haut, il souligne avec ironie que la
seule ressource dont nous disposions pour le résoudre,

11 Descartes, Troisièmes Objections et Réponses, dans Méditations


métaphysiques, p. 309. Le texte cité par Arnauld (VFI, p. 221)
n'est pas exactement celui que donne la traduction en français.
Arnauld doit sans doute partir du texte latin et en donner sa
propre traduction.

244
Jean-Claude Pariente

c'est de le traiter avec méthode, seule une recherche conduite


avec méthode pouvant passer pour une prière naturelle qui ne
saurait manquer d'être exaucée en nous faisant connaître
le nombre cherché, et cela « soit qu'on ait peu d'envie de
le savoir, soit qu'on en ait une fort grande » (VFI, p. 149).
Arnauld mobilise le raisonnement et la méthode là où
Malebranche s'en remet à la prière et à la bienveillance de
Dieu.
Mais le raisonnement n'est pas le seul moyen d'enrichir
le contenu de nos idées claires. Il arrive aussi que nous
soyons instruits par l'expérience ou le hasard, même dans
le cas de l'idée de l'étendue. Les animaux sont de simples
machines, mais nous n'aurions pas imaginé leur existence
seulement en consultant l'idée d'étendue, si nous avions
vécu sur une île déserte où il n'en aurait pas existé. De
même devons-nous au hasard (VFI, p. 220) la connaissance
de tous les effets de la poudre à canon, ou la véritable
explication des effets que nous attribuions à l'horreur du
vide, et qui sont en fait dus à la pesanteur de l'air, comme
Pascal l'a établi de façon incontestable à la suite de
Torricelli. Si Malebranche admet que nous avons pourtant
une idée très claire de l'étendue, il doit alors convenir que
la présence d'une idée claire n'est pas incompatible avec
la découverte progressive de son contenu, qu'elle se fasse
par le raisonnement ou par l'expérience, et donc renoncer
à associer connaissance par idée claire et connaissance par
simple vue.
Au terme de cette critique, il ne reste, on le voit, rien de
la conception que Malebranche avait des idées claires.
Pour Arnauld, une idée peut être claire sans être une idée
adéquate, donc sans nous faire connaître toutes les
propriétés de son objet ; elle peut être claire sans nous
faire connaître les rapports qu'il entretient avec les autres
objets ; elle ne nous découvre pas forcément d'une simple
vue les propriétés de son objet ; et la connaissance par
idée claire ne s'oppose pas à la connaissance par
sentiment. Autant dire – mais je n'ai pas trouvé dans le
traité d'Arnauld de passage qui le dise expressément –
autant dire que, dans sa théorie des idées claires,

245
CORPUS, revue de philosophie

Malebranche confond la condition intellectuelle de l'homme


avec celle d'un entendement infini.

III. Conclusion
Je ne crois pas utile de me résumer pour conclure. Je
préfère terminer en me posant une question d'histoire de la
philosophie. Cette question consiste à se demander si la
postérité de cette querelle entre Arnauld et Malebranche, dont
je reconnais que je n'ai présenté ici que le volet arnaldien, si
la postérité de cette querelle ne doit pas être cherchée chez
quelqu'un comme Condillac. Bien qu'il s'oppose à la fois à
Malebranche et à Arnauld par l'empirisme et le génétisme de sa
philosophie de la connaissance, Condillac, le premier Condillac
au moins, celui de l'Essai sur l'origine des connaissances
humaines (1746), inscrit comme eux sa réflexion dans le
cadre d'une théorie des idées, et, sur ce terrain, il pourrait bien
avoir tiré profit de la discussion entre ses prédécesseurs,
dont il connaît et cite dans l'Essai à la fois la Recherche de
la vérité et le traité Des Vraies et des Fausses Idées. Bien
entendu, pour découvrir dans son premier ouvrage les
éventuelles traces de cette discussion, il faut couper toute
la superstructure théologique qui l'encadre aussi bien chez
Arnauld que chez Malebranche, et s'en tenir strictement
aux thèses portant sur la nature des idées.
Dans ces limites, je retiendrai trois des lignes de force
de la pensée de Condillac. Tout d'abord il oppose le même refus
que Malebranche à la distinction cartésienne entre idées claires
et distinctes et idées obscures et confuses. Il affirme par
exemple que « [...] avoir des idées claires et distinctes, ce
sera, pour parler plus brièvement avoir des idées ; et avoir
des idées obscures et confuses, ce sera n'en point avoir »12.
Il considère donc comme Malebranche que toutes les idées
sont des idées claires, et il écarte comme lui la catégorie des
idées obscures et confuses. Mais, alors que pour Malebranche
les idées sont claires parce qu'elles ont leur siège dans

12 Essai sur l'origine des connaissances humaines (1746), dans Œuvres


philosophiques de Condillac, éd. G. Le Roy, Paris, 1947, vol. 1,
p. 10 col. A.

246
Jean-Claude Pariente

l'entendement divin qui nous les communique, et que les


qualités sensibles ne sont pas connues par idée, mais par
sentiment, faute justement de pouvoir être claires et distinctes,
Condillac va faire un tout autre usage de la thèse qu'il n'y
a d'idées que claires et distinctes.
Considérant les sensations comme des idées, il s'attachera
à établir qu'elles sont, elles aussi, claires et distinctes, et que
les autres idées ne peuvent l'être que dans la mesure où elles
restent fidèles aux données des sens. Sur ce point, il prend
nettement position contre Malebranche. Mais ne le fait-il pas
en prolongeant alors une des objections qu'Arnauld adressait
à son adversaire ? Arnauld s'est en effet à plusieurs reprises
réclamé de la stricte orthodoxie cartésienne pour soutenir contre
Malebranche que les qualités sensibles sont connues par
des idées claires et distinctes, du moins quand nous ne les
considérons que comme des modifications de notre esprit ;
l'obscurité et la confusion ne s'introduisent que lorsque
nous les considérons comme des propriétés réelles des corps
extérieurs. Condillac ne se comporte pourtant pas en disciple
d'Arnauld car il rapporte obscurité et confusion au langage
dans lequel nous nous exprimons quand nous parlons des
qualités sensibles. Il a pu trouver chez Arnauld une
inspiration, mais il en a donné un développement adapté
à son système. Quoi qu'il en soit, on voit que la même
thèse selon laquelle il n'y a pas d'autres idées que claires
et distinctes a pu servir à des fins opposées, soit à faire
remonter les idées à Dieu, soit à les faire descendre dans
la sensation.
En revanche, Condillac se retrouve incontestablement du
côté de Malebranche, et en opposition avec Arnauld, sur un
troisième point. Il partage en effet avec Malebranche le souci
de mettre le raisonnement dans une position secondaire par
rapport au jugement, considéré comme le mode fondamental
de la mise en relation de deux idées. Pour le second, le
raisonnement est superflu parce que les idées, dès qu'elles
nous sont données, sont complètes et connaissables à simple
vue ; il n'y a donc pas lieu de faire intervenir une activité
spécifique de l'entendement pour découvrir leurs relations.
Pour le premier, le raisonnement, en particulier sous sa forme
syllogistique, est frivole parce qu'il fait passer au premier

247
CORPUS, revue de philosophie

plan des considérations de forme. À la synthèse dont le


raisonnement est le véhicule privilégié, Condillac préfère
comme mode d'organisation du savoir l'analyse, qui est
toujours suffisante pour établir les relations entre deux
idées : il suffit de décomposer les deux idées pour savoir si
elles sont identiques ou non, comme le montre l'Art de penser.
Cela n'empêche pas pour autant Condillac de se séparer de
Malebranche, en ce qu'il admet que les idées des choses
extérieures sont susceptibles de s'enrichir par l'expérience.
Il est tout à fait fascinant, dirai-je pour finir, de voir
comment des thèses qui ont été élaborées dans un contexte
rationaliste sont reprises dans un contexte opposé et
accommodées par Condillac à une pensée empiriste.
JEAN-CLAUDE PARIENTE
UNIVERSITÉ BLAISE PASCAL (CLERMONT-FERRAND II)

248
DEUX CARTÉSIENS FACE À DEUX MODÈLES
DE LA DÉMONSTRATION —
MALEBRANCHE ET ARNAULD
FACE AUX REGULAE ET À L'ORGANON

La rigueur argumentative tenant une place essentielle au


XVIIe siècle, la question de la démonstration est évidemment
centrale. Selon Furetière, est démonstratif un discours dont
« [les] raisons et [les] arguments [sont] convaincants, évidents
et certains » : mais alors, quelle méthode démonstrative doit-
on adopter pour obtenir une telle certitude ? La force de la
pensée spinoziste, par exemple, tient-elle à ses thèses ou à
son implacable rigueur démonstrative ? Il se pourrait même
qu'aucune autre forme démonstrative n'eût été adéquate aux
thèses spinozistes, et par conséquent nous aurions peut-être
eu tort de dissocier les deux aspects. Quoi qu'il en soit, nous
constatons que si chaque philosophe exige que son propos soit
rigoureux, chacun adopte un modèle de rigueur différent et
on constate que parmi les cartésiens eux-mêmes les modèles
démonstratifs diffèrent considérablement.
Nous nous intéresserons ici à la manière dont deux
cartésiens reçoivent ces deux modèles démonstratifs que
sont l'Organon d'Aristote (ainsi que sa reprise scolastique),
fondement d'une théorie de la démonstration (syllogistique) qui
prévaut encore largement en cette deuxième moitié du XVIIe
siècle, et les Regulae ad directionem ingenii de Descartes,
fondement d'une nouvelle façon de rechercher la vérité, et donc
de démontrer. Or, comme nous le savons, il s'agit de deux
manières très différentes de démontrer. Pour Aristote et
la tradition scolastique, démontrer c'est raisonner de telle
manière que la vérité de la conclusion découle de celle de
deux prémisses, à savoir de propositions qui sont posées
premièrement. Pour Descartes, démontrer c'est déduire :

La plupart des choses sont l'objet d'une connaissance, tout


en n'étant pas par elles-mêmes évidentes ; il suffit qu'elles
soient déduites à partir de principes vrais et déjà connus, par

CORPUS, n° 49, 2005. 249


CORPUS, revue de philosophie

un mouvement continu et ininterrompu de la pensée, qui prend


de chaque terme une intuition claire […] Nous distinguons
donc ici l'intuition intellectuelle et la déduction certaine, en
ce que l'on conçoit en l'une une sorte de mouvement, ou de
succession, et non pas dans l'autre1.

Ce qui réellement distingue ces deux manières de


concevoir la démonstration est que Descartes l'entend comme
un mouvement continu à partir d'une intuition, d'où découle
une chaîne dont le nombre de chaînons n'est pas déterminé a
priori, tandis que la logique de type aristotélicienne lui impose
un cadre a priori (la forme du syllogisme), une structure ternaire
qui ne considère pas la continuité comme essentielle à une
démonstration.

Nous essaierons de savoir ce qu'Arnauld et Malebranche


font de cet héritage, au niveau de leur propre pratique
démonstrative. Mais, dans le cadre d'un article, nous ne
pourrons pas examiner comment les choses se passent
dans toutes les disciplines, aussi nous limiterons-nous à la
métaphysique, où le problème de la démonstration se pose de
manière délicate.
La confrontation de ces deux modèles de rationalité en
matière de démonstration métaphysique chez nos deux auteurs
sera notre objet.
Nous noterons d'abord les différences notables de cette
réception : relative indifférence de Malebranche vis-à-vis de la
logique de l'École et au contraire tentative, chez Arnauld, de la
réhabiliter, ou plutôt de la réaménager en y intégrant des acquis
de certains de ses contemporains (Pascal, Descartes).
Nous remarquerons ensuite ce que, attentif aux Regulae et au
Discours, c'est-à-dire à un modèle moins logique et davantage
mathématique de la démonstration, Malebranche fait de cet
héritage cartésien ; comment, en croyant lui être fidèle, il le
modifie en accentuant son caractère mathématique sur
certains points. Inversement, nous verrons de quelle manière
l'héritage cartésien est, chez Arnauld, intégré dans un cadre
logique.

1 Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, Œuvres, éd. Pléiade.


C'est désormais à cette édition que nous nous référerons.

250
Olivia Chevalier

Dès lors, nous pourrons montrer qu'il existe deux


paradigmes pour la démonstration métaphysique : l'un
mathématique, chez Malebranche, l'autre logique, chez
Arnauld, lesquels guideraient la réception de ce double
héritage.
Nous illustrerons notre hypothèse en étudiant, chez
ces deux philosophes, le problème de la démonstration de
l'existence des corps. Cela nous permettra de montrer comment
le paradigme adopté par Malebranche lui interdit de démontrer
un telle existence (celle de l'étendue matérielle hors de nous), et
comment le paradigme logique adopté par Arnauld rend au
contraire possible cette démonstration, et ce, nous le verrons,
par le biais d'un argument très original pour l’époque, le
langage.

I. Les deux modèles : démonstration scolastique et déduction


cartésienne
Le XVIIe siècle hérite, par le biais de l'enseignement
systématique des Écoles et des Collèges, de la tradition logique
aristotélicienne. En effet, que ce soit à travers l'Organon lui-
même, ou bien les différents manuels que possèdent les élèves,
c'est toujours la théorie de la démonstration aristotélicienne et
le riche apport médiéval en matière de systématisation qui
constituent le corpus de base.
Mais déjà auparavant la logique avait connu des remises en
cause, plus ou moins importantes quant à la nouveauté et aux
échos qu'elles ont connus : Lulle et sa combinatoire, La Ramée et
sa dialectique, Bacon et son invention d'une voie inductive
vraiment démonstrative. Mais ces modèles (à l'exception de
celui de La Ramée) sont souvent négligés dans l'enseignement. En
fait, le seul modèle démonstratif qui va s'opposer au modèle
syllogistique et qui va être retenu est celui, non logique, que
Descartes propose dans les Regulae.
Arnauld et Malebranche vont donc hériter de ces deux
modèles. Mais avant de voir comment ils les reçoivent, voyons
rapidement en quoi ils consistent.

251
CORPUS, revue de philosophie

1. La syllogistique
La tradition aristotélicienne en matière de théorie de la
démonstration, on le sait, est reformulée avec quelques
aménagements par les scolastiques, le fonds restant le même.
L'aménagement le plus manifeste est d'ordre pédagogique,
il s'agit de l'invention des fameux procédés abréviatifs
et mnémotechniques qui avaient pour but de faciliter
l'apprentissage des figures des syllogismes. Ceci était
nécessaire car les jeunes esprits du trivium n'avaient pas le
niveau des élèves du Lycée d'Aristote. Les traités de Shyreswood
et de Pierre d'Espagne sont quelques uns des traités de cette
époque médiévale2.
Contentons-nous de montrer en quoi consiste cette
démonstration aristotélicienne, celle que l'on enseignait aux
élèves du XVIIe siècle et qui est exposée dans les Premiers
Analytiques.

La prémisse est le discours [proposition] qui affirme ou qui


nie quelque chose de quelque chose et ce discours est soit
universel, soit particulier, soit indéfini.[…]
J'appelle terme ce en quoi se résout la prémisse, savoir le
prédicat et le sujet dont il est affirmé […].
Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses
étant posées, quelque chose d'autre que ces données en
résulte nécessairement [est logiquement nécessaire ce dont
la négation implique une contradiction] par le seul fait de ces
données : […] je veux dire que c'est par elles que la
conséquence est obtenue […]. Aucun terme n'est en sus
requis pour produire la connaissance nécessaire3.

C'est dire qu'Aristote définit le syllogisme comme


inférence4, un raisonnement tel que la vérité de la conclusion

2 Sur les développements de la logique scolastique, cf. J. M. Bochenski,


Ancient formal logic, Amsterdam, North Holland Publishing Co, 1951;
P. Boehner, Medieval logic, an outline of its development from 1350 to c.
1400, Manchester, University Press, 1952.
3 Premiers Analytiques, I, I (24 a et b), traduction J. Tricot, Vrin, Paris,
2001, p. 2 et 4-5.
4 La question de savoir si le syllogisme est une inférence (– donc –) ou une
implication (si – alors –) est discutée par les commentateurs d'Aristote.

252
Olivia Chevalier

découle de celle des prémisses. Le raisonnement se fait grâce à


trois termes, le majeur, le mineur et le moyen, et conclure
consiste à éliminer le moyen terme et à établir un rapport entre le
majeur et le mineur.
Dans La Logique ou l'art de discourir et raisonner de 1607,
ouvrage emblématique des manuels scolastiques de logique
qui s'enseignaient dans les Collèges, Scipion Dupleix,
contemporain de Descartes, présente ainsi la théorie du
syllogisme démonstratif :

Le Philosophe [Aristote] dit que la démonstration est un


syllogisme scientifique, c'est-à-dire, faisant et produisant
science. Aussi a mérité cette seule espèce de syllogisme le
nom de Démonstration parce que seule elle montre non pas
seulement l'être de la chose, mais aussi d'où et à cause de
quoi elle est : qu'elle montre dis-je l'effet par sa cause, qui est
induire ou produire science […] La démonstration produit
la science, laquelle est toujours certaine et infaillible.
[…] Par l'usage de la Démonstration qui est de produire
science, il faut faire provision de principes (qui sont la
matière d'icelle) vrais, prochains et immédiats, premiers,
plus connus, et causes de la conclusion : sans lesquelles
conditions et qualités la Démonstration serait manque et
imparfaite5.

La démonstration aristotélicienne procède donc de la


manière suivante : à l'aide 1/ de termes ou définitions, 2/ de la
supposition que les choses désignées par les termes existent, 3/
et de propositions, les principes, premiers et connus sans
démonstration, ou déduits de tels principes, lesquelles sont les
prémisses du raisonnement, on tirera une conclusion.

Lukasiewicz pense qu'il s'agit plutôt d'une implication (le syllogisme


serait alors régi non par des règles d'inférence, mais par des lois
logiques). En revanche, Descartes conçoit le syllogisme comme
inférence. Les Seconds Analytiques ne traitent que de la théorie du
syllogisme démonstratif.
5 Scipion Dupleix, La logique ou l'art de discourir et raisonner, livre VI,
chap. 5 et 6, Fayard, 1984, p. 275 et 277.

253
CORPUS, revue de philosophie

2. La déduction cartésienne
La première chose que nous devons souligner est que
Descartes ne propose pas une logique mais une méthode. En
effet, découvrir la vérité suppose une méthode permettant de
« bien conduire sa raison ». Or, avec un tel instrument, le
mouvement déductif de la pensée semble plus « naturel »,
puisque cette méthode est une méthode de découverte.
Exposons brièvement cette méthode ainsi que ses
différences essentielles avec le procédé aristotélicien.
Le premier procédé de recherche est l'analyse, entendue6
comme division de « chacune des difficultés ». Il s'agit de
ramener un problème complexe aux notions simples (c'est-à-dire
irréductibles à d'autres) qui le constituent. Ces notions simples,
on le sait, sont connues par intuition (la saisie unique par l'esprit
d'une chose unique et simple).
Mais la déduction est nécessaire parce que le tout ne
peut être connu directement par intuition. La conclusion d'un
raisonnement est atteinte par une suite de propositions qui
s'enchaînent nécessairement les unes aux autres. L'ordre est
donc ici fondamental puisque chaque proposition est liée à celle
qui précède et à celle qui suit7.
Ce mouvement continu, passage d'une proposition à une
autre selon une complexité croissante, contraste avec le
caractère discontinu du syllogisme, où certes la conclusion
suit des prémisses, mais où l'on voit mal la continuité qui
existe entre des propositions qui relèvent plus souvent de
constats expérimentaux que de saisies intellectuelles de vérités
simples.
Voyons quelques différences caractéristiques qui existent
entre ces deux modèles.
Tout d'abord, dans le modèle cartésien il y a abandon de
la forme tripartite du syllogisme. La manière dont déduit
Descartes n'obéit à aucune règle formelle : il faut et il suffit que la
déduction réponde aux exigences citées ci-dessus, c'est-à-dire
que chaque proposition et que le lien entre chacune soient

6 Sur le caractère polysémique du concept d'analyse, cf. Descartes, Discours,


IIe partie, deuxième règle et l'article « Analysis », in Stanford Encyclopledia
of Philosophy, http://plato.stanford.edu/entries/analysis/.
7 Regulae, règle V.

254
Olivia Chevalier

évidents (clairs et distincts). C'est dire que l'unité de la méthode


cartésienne se substitue à un corpus de règles logiques définies.
La pensée déductive suit un mouvement plus libre quant
à son cheminement que la pensée qui obéit aux règles
syllogistiques.
Ensuite l'ordre cartésien se distingue de l'ordre
aristotélicien. En effet, alors que l'ordre défini par Descartes
consiste dans la manière dont l'esprit ordonne ses objets de
pensée, l'ordre est ontologique pour Aristote : l'antériorité des
prémisses sur la conclusion est une condition ontologique de la
pensée. Descartes critique la conception d'Aristote dans la règle
VI :

toutes les choses peuvent se disposer sous forme de séries,


non point en tant qu'on les rapporte à quelque genre d'être,
comme ont fait les philosophes qui les ont réparties en leur
catégories, mais en tant qu'elles peuvent se connaître les
unes à partir des autres.

C'est donc définir le réel, le simple ou le complexe, à partir de


la simplicité ou complexité de l'esprit.
Enfin, la définition de la question constitue une dernière
différence importante. Dans les Seconds Analytiques, Aristote
distingue quatre sortes de questions : le fait, le pourquoi, si la
chose existe et ce qu'elle est8. Dans tous les cas, il faut rechercher
le moyen terme. Descartes explique à la fin de la règle XII ce
qu'il entend par question. Il distingue les questions parfaitement
comprises, même si on en ignore la solution (elle est parfaitement
comprise car elle offre tous les éléments de sa résolution), de
celles qui sont imparfaitement comprises (dont l'inachèvement
du texte ne permet pas de nous donner la théorie). Le début de la
règle XIII précise que les secondes pourront être réduites aux
premières grâce à quelques opérations simples.
Il est essentiel de remarquer que Descartes change de
modèle pour définir ce qu'est une question et donc ce qu'est la
connaissance. Il abandonne le modèle logique de l'analyse de la
proposition pour celui des équations mathématiques. Dans
une équation, certains termes sont connus et d'autres non. On

8 Aristote, Seconds Analytiques, trad. J. Tricot, nouvelle éd., Paris,


Vrin, 2991, livre II, chap. I.

255
CORPUS, revue de philosophie

désignera les inconnues par x, y, z, et elles seront recherchées à


partir des termes connus. On part de ce qu'on connaît pour en
déduire ce qu'on ne connaît pas. Mais ce qui n'est pas connu
n'est pas pour autant absolument indéterminé. Une question
« parfaitement comprise » détermine l'inconnu qu'elle cherche.
Nous verrons plus loin en quoi la différence de ces modèles
due à un changement paradigmatique sera essentielle pour
comprendre ce qui distingue chez Arnauld et Malebranche
la manière de démontrer en métaphysique. Par conséquent,
pour Descartes, déduire consiste à passer d'une série de
propositions impliquées entre elles à une conclusion unique et
non à passer d'une chose simple à une conclusion unique, ainsi
que procède Aristote. Après ce bref aperçu, examinons ce
qu'Arnauld et Malebranche font de ces deux traditions.

II. La démonstration chez Arnauld et Malebranche et leur


modèle

1. Deux conceptions de la démonstration


L'attachement d'Arnauld à la syllogistique et sa tentative de la
concilier avec la méthode cartésienne, d'une part ; la condamnation
par Malebranche de la syllogistique et l'adoption du seul modèle
démonstratif cartésien (avec les modifications qu'il lui fera
subir), d'autre part, sont dus en partie à l'importante différence
d'âge (vingt-six ans) qui les sépare et à leur formation respective.
En effet, Arnauld naît en 1612 et Malebranche en 1638. Ce
dernier n'a que deux ans lorsqu'Arnauld dispense ses premiers
cours de philosophie. Arnauld est admis comme docteur de la
maison de Sorbonne en 1643. À cette date, il a déjà lu Descartes
mais a été formé sans lui. Bien que sa « rencontre » avec
Descartes se soit faite assez tard, Arnauld a été pénétré par sa
pensée. Cette situation explique en grande partie sa dépendance
d'ordre technique vis-à-vis de la syllogistique, bien que le fond
de sa pensée soit souvent cartésien.
La situation de Malebranche est très différente. Il reçoit à
l'Oratoire une formation très ouverte.

En pédagogie, l'Oratoire se distingue par son enseignement


propagé en français ; par son attention envers l'histoire
contemporaine ; par son attachement aux sciences

256
Olivia Chevalier

d'observation et à la connaissance par loi ; par son libéralisme


envers les systèmes philosophiques anciens et modernes,
aucune doctrine n'étant imposée9.

C'est en 1664 que se produit l'événement de sa vie : sa


« rencontre » avec Descartes. C'est en effet grâce à la lecture de
L'homme de René Descartes qu'il prend goût à la philosophie
qu'il avait ignorée jusque là.
Pour Malebranche comptent la vie spirituelle du chrétien
et, pour l'accomplir, la nouvelle méthode offerte par Descartes.
C'est donc cette dernière qu'il emploiera pour argumenter. On
sait que le titre de La Recherche de la vérité lui a été inspiré par les
manuscrits de Descartes que Clerselier lui a fournis : La
Recherche de la vérité par la lumière naturelle.
Comment Arnauld conçoit-il ce que doit être une
démonstration métaphysique ? Parcourons La Logique ou l'art
de penser que ce dernier a écrit avec Nicole. Dans cette oeuvre,
Arnauld reprend des éléments de la scolastique, de Descartes et
de Pascal.
Bien que les différences soient notables, le fonds de cette
logique est aristotélicien et est donné pour tel. Arnauld a lu les
Analytiques, mais les trouvant confus, il s'inspire davantage de
l'enseignement scolastique qu'il a lui-même reçu :

Et quelque confusion que l'on trouve dans ses Analytiques,


il faut avouer que presque tout ce qu'on sait des règles de la
Logique est pris de là10.

Citons les éléments qu'Arnauld reprend de la tradition


scolastique. Tout d'abord, le plan suit l'ordre traditionnel dans

9 Malebranche, Œuvres complètes, Paris, Vrin, 1970, t. XX, p. 138. Les


références à Descartes dans les cours dispensés à l'Oratoire sont
explicites et implicites. Elles deviennent rares à partir de 1671, date de
la première censure de l'enseignement cartésien dans les Collèges.
Voir sur ce point l'article d'Emmanuel Faye, « Un inédit du Père Nicolas
Poisson. Sur la philosophie de Descartes », Corpus, n° 37, 2000, qui fait
le point sur le problème de l'enseignement de Descartes à l'Oratoire au
XVIIe siècle.
10 La logique ou l'art de penser, Second Discours, éd. Paris, Gallimard, Tel,
p. 27.

257
CORPUS, revue de philosophie

ses trois premières parties : idées (notons que le mot idée,


à consonance cartésienne, est substitué à celui de concept),
jugements et raisonnement. Concernant les propositions,
Arnauld suit la logique scolaire en admettant en plus des quatre
propositions aristotéliciennes, des propositions dites « composées »
(exponibles, copulatives, disjonctives, conditionnelles, causales…)11.
Également au sujet des propositions, Arnauld assimile les
singulières aux universelles. Cette question avait été largement
disputée au Moyen-Age, et la logique dite classique suivra Port-
Royal12. En associant étroitement l'analyse logique et l'analyse
grammaticale, la question de la frontière entre ces deux
disciplines n'étant pas considérée comme importante, Arnauld
reste fidèle à la tradition scolastique13. On peut lire, en effet, au
deuxième paragraphe du premier chapitre de cette deuxième
partie :

Il est peu important d'examiner si c'est à la grammaire ou


la logique d'en [l'explication des parties des jugements] traiter
[…].

Beaucoup des analyses de cette partie sont des analyses du


langage qui permettent de manifester les formes logiques
fondamentales qui se trouvent sous les formes variées de
l'expression. C'est dire que la correspondance entre langage et
pensée n'est pas parfaite (mais il y a correspondance), ce
pourquoi on doit retrouver sous la diversité et les irrégularités
des formes grammaticales les structures logiques qu'elles
recouvrent. Enfin, Arnauld retient le syllogisme comme mode
de raisonnement et conserve les formules mnémotechniques

11 Id., IIe partie, ch. IX, p. 122.


12 Id., IIe partie, ch. III. C’est la position défendue, entre autres, par
G. d'Occam. Sur ce point, voir Robert Blanché, La Logique et son
histoire, Armand Colin, 1970, p. 154.
13 Cela explique pourquoi N. Chomsky appelle « grammaire philosophique »
la branche de la linguistique qu'incarne selon lui la pensée de Port-
Royal. Voir La linguistique cartésienne : la nature formelle du langage,
Paris, Seuil, 1969 ; Le langage et la pensée, Paris, Payot, 1969, surtout
p. 48 (sur la position de Port-Royal) et pp. 52-53 (sur les limites de la
position structuraliste qui justifie l'intérêt que la linguistique doit
porteraux théories de Port-Royal).

258
Olivia Chevalier

des médiévaux ainsi que la façon d'établir les modes valables


par l'élimination de ceux qui violent les règles qu'on a posées.
Nous verrons plus loin qu'Arnauld adopte cette forme
syllogistique dans ses démonstrations métaphysiques. Tous
ces éléments nous permettent de dire qu'Arnauld conserve
l'essentiel de la tradition logique même si cette dernière
n'échappe pas à la critique et à des modifications importantes
venant de Descartes et de Pascal. Nous nous limiterons à
l'apport cartésien.
D'abord, la quatrième partie sur la méthode est directement
inspirée par les Regulae et le Discours. Cet ajout d'une méthode
(c'est-à-dire d'une partie sans considérations formelles)
peut surprendre dans une logique, car il ne s'agit pas dans cette
partie de donner des règles de logique, mais des règles de
méthode. Ici, Arnauld veut donner des règles pour juger et
non pour raisonner, et pour cela il faut une méthode. Cela
est conforme à l'idée d'un art de diriger la pensée, mais s'éloigne
de la définition de la logique comme science formelle. Cependant,
il n'est pas étonnant de voir une telle partie dans une logique
à cette époque. En effet, depuis la Renaissance, l'intérêt s'était
déplacé de la logique vers la dialectique et la recherche d'une
méthode pour trouver la vérité.
Conformément à cet intérêt pour la direction de la pensée
plutôt que pour la forme du raisonnement, se comprend
l'importance qu'Arnauld accorde à l'attention et à l'évidence
dans la saisie du vrai. Cette attention au contenu des idées
éloigne cette logique des exigences de « pensée aveugle » qui ont
rendu possibles les progrès de la logique. Corrélativement à
cette primauté de l'attention au contenu, à l'essence des idées
engagées dans un raisonnement, Arnauld affirme la primauté
du jugement sur le raisonnement, car cette possibilité de saisir
le vrai à la condition de l'attention relève du jugement avant de
relever du raisonnement. Cette primauté du jugement dans
cette logique est bien évidemment liée à l'importance des Ie et IIe
parties. Aussi peut-il dire que

la plupart des erreurs des hommes ne [consistent] pas à se


laisser tromper par de mauvaises conséquences, mais à se

259
CORPUS, revue de philosophie

laisser aller à de faux jugements dont on tire de mauvaises


conséquences14.

C'est dire que l'art de raisonner doit être subordonné à un


art de penser, ce que justement cette logique propose. Ce qui
sera reformulé ainsi :

nous devons plutôt examiner la solidité d'un raisonnement


par la lumière naturelle que par les formes15.

Les formes sont utiles pour vérifier que notre raison-


nement n'a pas violé de lois logiques, à savoir a été conforme aux
opérations naturelles de la pensée. Par conséquent, l'essentiel
de l'influence de Descartes consiste principalement à avoir
subordonné l'exposé des formes logiques du raisonnement à
la formation du jugement.
Les sources de cette logique sont donc multiples, variées et
contradictoires, comme l'a bien montré Louis Marin dans La
critique du discours. En effet, il faudrait faire le point sur
l'opposition 1/ entre Aristote et la syllogistique traditionnelle,
d'un côté, et Descartes et Pascal, de l'autre, et 2/ l'opposition
entre Descartes et Pascal. Dans le premier cas on voit s'opposer
une conception de la logique comme science formelle et une
conception de la « logique » comme méthode, et dans le deuxième
s'opposent deux conceptions de la méthode. La Logique est-elle
alors une synthèse originale, une « troisième voie » entre une
conception syllogistique et une conception méthodique, ou bien
n'est-elle qu'un texte trouvant difficilement une homogénéité16 ?
Eu égard à ce qu'est devenue la logique, une science entièrement
formelle, et à la difficulté de concilier les deux types d'exigences
en jeu (déterminer les propositions valides à l'aide de règles
purement formelles, d'un côté, affirmer la primauté de

14 Logique de Port-Royal, p. 15.


15 Id., IIIe partie, ch. IX, p. 190.
16 Il s'agit ici, respectivement, de la thèse développée par Hélène
Bouchilloux dans son article « L’usage de la logique selon Arnauld »
(Antoine Arnauld (1612-1694), philosophe, écrivain, théologien, Chroniques
de Port-Royal, Paris, Bibliothèque Mazarine, 1995) et de celle de Robert
Blanché (La Logique et son histoire).

260
Olivia Chevalier

l'attention à la signification des termes des propositions, de


l'autre), la deuxième solution semble la plus pertinente17.
Passons à Malebranche. Quelles conditions, selon lui,
rendent un raisonnement valide ou plutôt, pour recourir à un
terme qui est moins logicien et plus malebranchiste – vrai ?
Commençons par dire que ce dernier nourrit le même
mépris pour la logique que Descartes. Nous avons expliqué
pourquoi : à l'Oratoire, la syllogistique était considérée comme
un instrument inutile, et cela allait de paire avec le mépris pour la
physique aristotélicienne et la promotion de la nouvelle science
ainsi que du cartésianisme. En plus, Malebranche a lu le
manuscrit des Regulae et y a trouvé ce qu'il cherchait en matière
d'argumentation.
Malebranche est très dur vis-à-vis de la logique
aristotélicienne :

On vient de faire voir dans quelles erreurs on est capable


de tomber, lorsqu'on raisonne sur les idées fausses et
confuses des sens, et sur les idées vagues et indéterminées
de la pure logique ; l'autre genre de termes équivoques
[l'autre genre sont les termes sensibles], dont les
philosophes se servent, comprend tous ces termes
généraux de logique, par lesquels il est facile d'expliquer
toutes choses sans en avoir connaissance […] Il [Aristote]
propose et résout toutes choses par ces beaux mots
de genre, d'espèce, d'acte, de puissance, de nature, de forme,
de facultés, de qualités, de cause par soi, cause par
accident18.

À plusieurs reprises dans le livre VI de la Recherche


consacré à la méthode, Malebranche lie « logique » et « idées
vagues ». C'est dire que pour lui c'est la généralité de la logique qui
la condamne à être inutile, alors que cette généralité, au

17 Cependant, il existe des travaux actuels, notamment ceux de


S. Auroux, qui tentent de redonner une appréciation positive de cette
Logique, et ce en l'inscrivant dans un mouvement, la logique classique,
qui irait de la parution de la Logique de Port-Royal jusqu'aux travaux
inauguraux de Boole et De Morgan.
18 Malebranche, La Recherche de la vérité, L. VI, Deuxième partie, ch. IV,
Paris, Gallimard, éd. de la Pléiade, tome I, p. 653 et 640. Nous
renverrons désormais à cette édition.

261
CORPUS, revue de philosophie

contraire, peut apparaître à d'autres comme condition de sa


valeur : définir l'être et les opérations qui en permettent
la saisie grâce à des termes universels en petit nombre, et
donc nécessairement très généraux. Mais pour Malebranche
général ne signifie pas universel mais vague. Ce qui explique
son admiration pour la philosophie cartésienne toujours
soucieuse d'échapper aux analyses générales. Ce qui vaut
pour l'être universellement ne doit pas être vague. Or,
c'est de cette généralité, de ce caractère vague dont souffre
justement la physique d'Aristote (lequel est lié à son attention
aux qualités sensibles), ce pourquoi elle est fausse et doit être
remplacée par celle de Descartes, qui détermine son objet
mathématiquement :

Presque tous ses [d'Aristote] ouvrages, mais principalement ses


huit livres de physique […] ne sont qu'une pure logique. Il n'y
enseigne que des termes généraux, dont on se peut servir
dans la physique. Il y parle beaucoup, et il n'y dit rien19.

Rejetant le modèle aristotélicien, Malebranche va donc en


adopter un autre : il est aisé de constater, à partir de ce livre VI,
qu'il adopte le modèle cartésien, c'est-à-dire une méthode pour
rechercher la vérité et non une logique entendue comme corpus
de règles et de formes valides de raisonnement.
Parcourons rapidement ce livre pour dégager les règles
que doit suivre la pensée pour connaître et donc également
démontrer.
Malebranche énonce sept règles précédées du « principe
de toutes ces règles » et d'une règle générale ». Comme le dit
Geneviève Rodis-Lewis20, « Malebranche a ainsi profondément
repensé l'essentiel de la méthode cartésienne, diffuse, et
parfois mal ordonnée, avec des redites, dans les Règles,
inachevées, et trop concise, dans les quatre préceptes
discontinus du Discours de la méthode ». Bien que cette
entreprise d'unification et de réorganisation de la méthode
présuppose entre les Regulae et le Discours une continuité qui
ne va guère de soi, retraçons la démarche de Malebranche, tout
en soulignant l'inspiration mathématique qui les guide.

19 Id., p. 636.
20 Id., note 1 de la page 634.

262
Olivia Chevalier

L'unité que le principe de ces règles forme avec la règle


générale articule des préceptes du Discours ainsi que des
règles des Regulae. On y retrouve l'exigence cartésienne de
résoudre des problèmes n'engageant que des idées claires et
distinctes et d'observer l'ordre, loi de toute déduction rigoureuse.
Aussi, toute idée objet d'une déduction, ainsi que la déduction
elle-même, devra posséder les caractéristiques des idées
mathématiques :

Le principe de toutes ces règles est, qu'il faut toujours


conserver l'évidence dans ses raisonnements, pour
découvrir la vérité sans crainte de se tromper. De ce principe
dépend cette règle générale qui regarde le sujet de nos
études, savoir que nous ne devons raisonner que sur des
choses dont nous avons des idées claires.

On retrouve dans le principe des règles et dans la règle


générale le premier précepte du Discours :

ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je la


connusse évidemment être telle […] et de ne comprendre
rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si
clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse
aucune occasion de le mettre en doute.

La deuxième partie de cette règle générale en est

une suite nécessaire : que nous devons toujours commencer par


les choses les plus simples et les plus faciles, et nous y arrêter
fort longtemps avant que d'entreprendre la recherche des
plus composées et des plus difficiles.

On reconnaît ici le troisième précepte du Discours, la règle


d'ordre :

conduire par ordre mes pensées, en commençant par les


objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour
monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la
connaissance des plus composées.

En ce qui concerne les Regulae, cette suite nécessaire de la


règle générale fait référence aux règles V et VI :

263
CORPUS, revue de philosophie

Toute la méthode consiste dans l'ordre et la disposition des


choses vers lesquelles il faut tourner le regard de l'esprit,
pour découvrir quelque vérité. Or, nous la suivrons exactement,
si nous ramenons graduellement les propositions compliquées
et obscures aux plus simples, et si ensuite, partant de
l'intuition des plus simples, nous essayons de nous élever
par les mêmes degrés à la connaissance de toutes les autres.

Pour distinguer les choses les plus simples de celles qui sont
compliquées et pour les rechercher avec ordre, il faut, dans
chaque série de choses où nous avons déduit directement
quelques vérités d'autres vérités, voir quelle est la chose la
plus simple, et comment toutes les autres en sont plus, ou
moins, ou également éloignées.

Montrons maintenant que le traitement des questions


proposé par Malebranche est clairement lié au modèle
mathématique:
En effet, si la première règle préconise de « concevoir très
distinctement l'état de la question qu'on se propose de
résoudre », c'est afin de connaître avec distinction chaque
difficulté et de rendre possible la comparaison des idées
contenues dans la question afin de reconnaître les rapports qui
sont objet de l'examen. La recherche des rapports entre les
idées, les choses ou bien entre les idées et les choses
est essentielle pour résoudre une question car « toutes les vérités
ne sont que des rapports », ce qui permet de dire que
généralement « dans toutes les questions, on ne recherche que
la connaissance de quelque rapport ». Les questions ne sont
donc pas données comme telles, mais formées « pour connaître
quelque vérité » (L. VI, IIe partie, ch. VII)21.
Si nous ne reconnaissons pas les rapports que les idées ont
entre elles les comparant immédiatement, Malebranche
propose dans la deuxième règle de « découvrir par quelque effort
d'esprit une ou plusieurs idées moyennes, qui puissent servir
comme de mesure commune pour reconnaître par leur moyen
les rapports qui sont entre elles ».
Ces idées moyennes sont des media, des « intermédiaires
permettant à la déduction de progresser, par l'intuition
continue des rapports ». Cette règle fait référence à la recherche

21 Id., p. 707.

264
Olivia Chevalier

de la moyenne proportionnelle de la règle VI des Regulae, et à la


règle XI qui préconise la recherche de media et donne un moyen
pour en faciliter la recherche :

mais il y a un autre moyen pour qu'il en arrive autrement :


c'est en effet qu'ici, bien qu'il y ait quatre idées jointes
ensemble, on peut cependant les séparer, puisque le
nombre quatre se divise par un autre nombre, si bien que je
puis chercher à partir de la première et de la cinquième la
troisième seulement, et ensuite à partir de la première et de
la troisième la seconde, et ainsi de suite.

Mais ce moyen terme dont parlent Descartes et Malebranche


n'est pas celui du syllogisme, puisque l'on n'a pas affaire comme
dans le syllogisme à un raisonnement tri-partite dont la
conclusion est déjà donnée dans les prémisses, mais à une réelle
progression de la pensée, qui apporte du nouveau à chaque
étape de son parcours. Alors que dans le syllogisme il n'y a
qu'un seul moyen terme, la déduction de type cartésienne
peut en comporter davantage. De la même manière qu'en
mathématique Descartes est préoccupé par la recherche de
tous les moyens termes entre deux termes opposés, la pensée
métaphysique ne doit sa progression qu'à la découverte de tels
intermédiaires, ou proportions.
Détermination de rapports, recherche de proportions
pour résoudre les questions marquent la fidélité de la démarche
méthodologique malebranchiste à celle des Regulae, donc à un
modèle mathématique.
Malebranche considère que la première règle suffit pour les
questions très faciles et que l'on doit avoir recours à la deuxième
si la question est un peu plus compliquée. Mais plus la
complexité de la question croît, plus il est nécessaire de
pratiquer de règles.

Lorsque les questions sont difficiles et de longue discussion


la troisième règle est : Qu'il faut retrancher avec soin du
sujet, que l'on doit considérer, toutes les choses qu'il n'est
point nécessaire d'examiner pour découvrir la vérité que
l'on cherche22.

22 On peut reconnaître dans cette règle des éléments de la règle XIII des
Regulae : « Si nous comprenons parfaitement une question, il faut l'abstraire

265
CORPUS, revue de philosophie

Lorsque la question est ainsi réduite aux moindres termes,


la quatrième règle est : Qu'il faut diviser le sujet de sa
méditation par parties, et les considérer toutes les unes
après les autres selon l'ordre naturel, en commençant par
les plus simples, c'est-à-dire par celles qui renferment le
moins de rapports : et ne passer jamais aux plus composées
avant que d'avoir reconnu distinctement les plus simples,
et se les être rendues familières.

Nous reconnaissons encore ici les règles V et VI que nous


avons citées concernant la deuxième partie de la règle générale,
ainsi que le second et le troisième préceptes du Discours, à savoir
l'analyse et la synthèse. Aussi Mme. Rodis-Lewis peut-elle dire
dans la note 2 de la page 633, « comme Descartes le fait dans les
Règles […], Malebranche marque la continuité entre le second
précepte du Discours de la méthode, division du sujet par
parties,etletroisième,danssafonctiondereconstruction ».

La méthode vaut pour la résolution de toute question,


philosophique ou mathématique, à savoir là où les termes de la
question ont cette propriété d'être clairs et distincts. Mais les
règles qui suivent valent surtout pour l'algèbre. Ici les
démarches essentielles sont l'abréviation (« abréger les idées
[…] [des] choses […] devenues familières par la méditation »,
cinquième règle), la comparaison (des idées de toutes les
choses, sixième règle), et l'ordre (« embrasser [toutes les choses
qui se rapportent à notre but] dans une énumération suffisante
et ordonnée », sixième règle). Le principe de réitération des règles
conseillé jusqu'à ce qu'on ait trouvé le rapport que l'on cherche
afin de résoudre la question, fait également référence à une
démarche mathématique (la septième règle préconise de
réitérer les troisième, cinquième et sixième règles).

La méthode que propose Malebranche est donc proche de


celle de Descartes. Les différences sémantiques ou de mise en
ordre des règles sont néanmoins significatives et permettent de

de tout concept superflu, la simplifier le plus possible, et la diviser au moyen de


l'énumération en des parties aussi petites que possibles. »

266
Olivia Chevalier

voir comment Malebranche s'éloigne de Descartes et constitue


ainsi sa propre démarche.
Cette méthode a pour fin l'évidence, c'est-à-dire la saisie de
l'évidence et sa conservation dans les examens de l'esprit.
L'évidence garantit la bonne progression de la démonstration,
et l'attention est le moyen de la conserver. La méthode est donc
précieuse car elle nous donne les « secours qui nous rendront
l'esprit plus attentif et plus étendu, [afin que] nous puissions
découvrir avec une entière évidence tous les rapports des
choses que nous examinons »23. La méthode cartésienne, comme
nous l'avons vu, étant directement inspirée de la méthode
mathématique, on peut dire qu'en étant fidèle à Descartes,
Malebranche consent à adopter un modèle de nature
mathématique pour sa méthode. En cela, Malebranche est plus
fidèle à Descartes qu'Arnauld.
Démontrer ne signifie donc pas la même chose chez nos
deux philosophes. Dans le cas d'Arnauld, cela signifie d'abord
appliquer une méthode de réflexion de type cartésien sur les idées
en jeu dans la démonstration : c'est par conséquent concevoir
correctement ces idées, afin de rendre possible une mise en
forme qui validera en dernière instance le raisonnement. Ces
deux étapes montrent que pour Arnauld il y a une nécessaire
complémentarité de l'attitude non formelle de saisie conceptuelle
des idées engagées dans le processus démonstratif (première
étape) et de l'attitude formelle de soumission du raisonnement à
des règles (deuxième étape). Citons à nouveau cette phrase
d'Arnauld :

Une vraie démonstration demande deux choses : l'une, que


dans la matière il n'y ait rien que de certain et indubitable ;
l'autre, qu'il n'y ait rien de vicieux dans la forme
d'argumenter.

Arnauld a cru pallier les difficultés de la logique scolastique


en adoptant une attitude qui interdit que le respect de la forme
(syllogistique) soit condition nécessaire et suffisante de la
justesse de la démonstration. Remarquons encore une fois que
cela veut dire que pour lui la forme syllogistique, avec toutes ses

23 Malebranche, Recherche de la vérité, L. VI, Première partie, ch. II, ed. cit.,
p. 593.

267
CORPUS, revue de philosophie

caractéristiques (caractère ternaire…) est une forme naturelle de


raisonnement, elle est le reflet de la démarche naturelle de
l'esprit. Voilà comment Arnauld énonce cela dans le chapitre
VIII de la quatrième partie :

Car s'il arrive jamais qu'on pèche contre les règles des
syllogismes, c'est en se trompant dans l'équivoque de
quelque terme […] Aussi nous ne voyons point que les
géomètres se mettent jamais en peine de la forme de leurs
arguments, ni qu'ils pensent à les conformer aux règles de la
logique, sans qu'ils y manquent néanmoins, parce que cela se
fait naturellement et n'a pas besoin d'étude.

Malebranche refuse le crédit qu'Arnauld accorde encore


à la forme syllogistique, et hérite plutôt de la souplesse
argumentative de Descartes. Souplesse qui n'a rien à voir avec
un manque de rigueur, mais qui désigne seulement cette
attitude qui consiste à refuser de soumettre toutes les
démonstrations à une forme a priori, à un cadre fixe qui figerait la
pensée et contredirait l'essence inventive de cette dernière.
Chaque problème requiert un traitement démonstratif particulier.
Pour Descartes, la vérité est d'abord une découverte, ce
pourquoi la démonstration n'est pas exposition mais
découverte. L'analyse qui épouse le mouvement inventif de la
pensée est la voie démonstrative véritable. Si Malebranche
s'éloigne de Descartes en ne soulignant jamais l'importance de
l'invention et de la découverte, il conserve néanmoins cette
volonté de soumettre le discours à son objet, et non de soumettre
l'objet à la forme du discours.

2. Le modèle logique et le modèle mathématique


Comme nous l'avons dit plus haut, en suivant le Descartes
des Regulae, Malebranche adopte un modèle plutôt mathématique
de la démonstration, tandis qu'Arnauld, en considérant que la
marche d'une démonstration doit obéir à des règles définies, et
non simplement résulter de l'analyse des idées que nous aurons
considérées, adopte plutôt un modèle de type logique. Mais
cette différence paradigmatique suffit-elle à rendre compte de
ce qui sépare essentiellement ces deux conceptions de la
démonstration ? C'est ce qui semble être confirmé lorsque l'on

268
Olivia Chevalier

dégage les critères que, selon nos deux philosophes, doit


respecter une démonstration.
Tout d'abord, il est en effet significatif que la discipline que
Malebranche et Arnauld reconnaissent comme propédeutique soit
respectivement les mathématiques et la logique. Inutile d'insister
sur ce point en ce qui concerne Arnauld (même s'il reconnaît par
ailleurs la valeur formatrice des mathématiques) puisque le
titre La logique ou l'art de penser établit une équivalence entre la
discipline adéquate à bien former l'esprit (l'art de penser) et la
logique. En revanche, Malebranche attribue sans équivoque ce
rôle aux mathématiques. Citons-le :

Si l'on veut donc conserver toujours l'évidence dans ses


perceptions, et une certitude entière dans ses raisonnements,
on doit d'abord étudier l'arithmétique, l'algèbre, l'analyse, et
la géométrie simple et composée24.

Cette discipline nous permet de saisir l'évidence et des


idées, et des liens entre ces idées (l'enchaînement du
raisonnement). Malebranche affirme ceci après avoir donner
trois raisons expliquant pourquoi il est nécessaire que nous
commencions à faire usage de notre esprit sur ces idées [des
nombres et de l'étendue] : 1/ « ces idées sont les plus claires et les
plus évidentes de toutes. Car si pour éviter l'erreur, on doit
toujours conserver l'évidence dans ses raisonnements, il est
clair que l'on doit plutôt raisonner sur les idées des nombres et de
l'étendue, que sur les idées confuses ou composées de
physique, de morale, de mécanique, de chimie, et de toutes les
autres sciences ». 2/ « La seconde est, que ces idées sont les plus
distinctes et les plus exactes de toutes. De sorte que l'habitude
qu'on prend dans l'arithmétique et dans la géométrie, de ne se
point contenter qu'on ne connaisse précisément les rapports
des choses, donne à l'esprit une certaine exactitude, que n'ont
point ceux qui se contentent des vraisemblances, dont les
autres sciences sont remplies ». 3/ « La troisième et la principale,
est que ces idées sont les règles immuables et les mesures
communes de toutes les autres choses que nous connaissons et
que nous pouvons connaître. Ceux qui connaissent parfaitement
les rapports des nombres et des figures, ou plutôt l'art de faire les

24 Ibid., L. I, Deuxième partie, ch. VI, p. 699 et 700.

269
CORPUS, revue de philosophie

comparaisons nécessaires pour en connaître les rapports, ont


une espèce de science universelle, et un moyen très assuré pour
découvrir avec évidence et certitude tout ce qui ne passe point les
bornes ordinaires de l'esprit.

Nous avons cité entièrement ce texte, qu'il faudrait


commenter longuement, car il donne à la fois les raisons de la
priorité des mathématiques dans nos études et une explication
précise et claire de ces raisons. On voit bien, pour l'essentiel, que la
mathématique est propre à guider notre pensée car elle nous
permet de saisir clairement les idées (simples) et leurs
enchaînements dans les démonstrations. Elle est, par conséquent,
une propédeutique que Malebranche substitue à la logique
traditionnellement reconnue dans ce rôle.
Au niveau de la démonstration elle-même, l'argumentation
d'Arnauld est en général mise en forme, cette mise en forme étant
pour lui une marque de rigueur. La troisième partie de la
Logique, consacrée au raisonnement décrit le syllogisme et ses
différentes figures. Il n'est donc pas étonnant qu'il l'utilise
fréquemment. Prenons un exemple. Arnauld donne, au
chapitre XXVIII des Vraies et des fausses idées, une
démonstration de l'existence des corps25 qui constitue
une réponse à Malebranche, qui considérait une telle
démonstration impossible. Nous nous intéresserons ici à la
deuxième Réflexion, qui vise à réfuter le premier argument donné
par Malebranche dans le Sixième Éclaircissement et où Arnauld
donne positivement sa démonstration de l'existence des corps.
L'argument sur lequel est fondée cette démonstration est
tiré de la parole et de l'écriture. En suivant l'examen d'Emmanuel
Faye, on peut appeler cet argument, « de manière synthétique,
l'argument du langage ». Cette démonstration contient huit
Arguments : les trois premiers concernent la parole, les trois
suivants l'écriture, les deux derniers les sentiments et les
sensations. Et, si elle s'attaque à Malebranche, cette fois-ci elle
ne s'intéresse plus au deuxième argument de celui-ci, mais au
premier (« ce n'est point le corps qui instruit la raison »), en

25 Nous nous appuyons ici sur l'article d'Emmanuel Faye, « Arnauld et


l'existence des corps : la controverse avec Malebranche et l'argument
du langage », Rivista di storia della filosofia, n. 3, 2000, p. 421.

270
Olivia Chevalier

défendant « la validité du principe qui fonde la preuve


cartésienne de la Méditation sixième ».
Quels sont donc ces arguments qui doivent démontrer
l'existence des corps ? Toujours en supposant le principe que
Dieu n'est pas trompeur, sinon aucune preuve ne serait valable,
le premier Argument montre que la parole prouve qu'il existe
bien un composé âme/corps puisque la parole n'est ni purement
corporelle ni purement spirituelle : elle atteste donc la jonction
de mes pensées à certains sons formés par mon corps. Cette
démonstration se fait en trois temps, marqués par les termes
logiques « Car je ne », « Or », « Donc ». Car je ne puis douter que je
crois parler (à savoir « joindre mes pensées à de certains sons
que je croy formés par le corps »), et que ce que je dis est compris
par les autres hommes. Or, si je n'avais pas de corps et s’il n'y avait
pas d'autres hommes semblables à moi, Dieu m'aurait trompé
une infinité de fois. Donc, comme Dieu n'est pas trompeur, j'ai
un corps et il y a d'autres hommes semblables à moi. Certes,
étant donné la difficulté à déterminer où se trouve le moyen dans
cette démonstration (est-ce « parler », lequel disparaît dans la
conclusion mais semble toutefois présent implicitement dans
la mineure, puisqu'Arnauld souligne que Dieu serait trompeur
en me donnant l'impression que les hommes me répondent
« une infinité de fois » ?), on serait tenter de dire qu'il ne s'agit
pas d'un syllogisme. Ne peut-on pas voir encore ici le signe
de la tension interne à la conception arnaldienne de la
démonstration ?
Les autres Arguments sont construits selon ce même
schéma, ce qui confirme que la conformité à une forme ternaire
de raisonnement, c'est-à-dire à une forme bien particulière de
raisonnement, est pour Arnauld une garantie de la validité d'une
démonstration.
Les autres Arguments de ce premier moment sont une
extension de cet Argument de la parole. Le deuxième Argument
concerne l'apprentissage des langues et le fait qu'il en existe
plusieurs. « J'ai appris diverses langues » que je n'ai pas
inventées. « Or il faudrait » affirmer que Dieu m'a trompé et qu'il a
voulu se moquer de moi s'il n'y avait personne qui parlât cette
langue que j'entends ou pas. Donc, Dieu n'étant point
trompeur, il existe d'autres hommes que moi. Le troisième
Argument concerne les choses bonnes ou mauvaises que j'ai cru

271
CORPUS, revue de philosophie

entendre, le quatrième l'art d'écrire, le cinquième l'infinité de


livres que l'art d'écrire a produite, le sixième les livres qui tendent
ruiner les plus grandes vérités. Notons que prendre le langage
comme argument est conforme à des préoccupations logiciennes.
Remarquons en revanche que l'enchaînement des Réflexions
qui constitue cette démonstration n'est en rien un grand
syllogisme, puisqu'elles reprennent les trois moments de
l'argumentation de Malebranche dans le Sixième Éclaircissement.
Les huit arguments de la 2e Réflexion ne constituent pas non
plus ni un syllogisme, ni une déduction, puisqu' il s'agit d'une
suite d'arguments tirés de l'expérience de la parole. En fait,
il nous semble qu'il n'y a aucune commune mesure,
techniquement, entre l'articulation des huit moments de la
déduction cartésienne qui démontre l'existence des corps dans
sa Sixième Méditation, et l'articulation, la suite d'arguments
qu'Arnauld présente dans sa deuxième Réflexion.
Mais son souci de mise en forme le pousse également à
donner au chapitre VIII du même ouvrage, sans prévention26,
un exposé géométrique (la méthode synthétique) visant à
démontrer contre Malebranche la nature non représentative
des idées. Certes il s'agit d'un exposé comme en donne les
géomètres, et non les logiciens, mais sa volonté de soumettre
son argumentation à une forme est d'abord une préoccupation
d'ordre logique. Ajoutons un autre exemple qui marque cette
dépendance vis-à-vis de la logique traditionnelle, à savoir sa
tentative de reconstruction de la géométrie euclidienne. Le
principe théorique de cette reconstruction est donnée dans la
critique que l'on trouve au chapitre IX de la quatrième partie de la
Logique qui s'intitule « De quelques défauts qui se rencontrent
d'ordinaire dans la méthode des géomètres » (la méthode
synthétique). En fait, bien que la remise en ordre de cette
géométrie soit de type cartésien, nous devons remarquer
qu'Arnauld applique la distinction aristotélicienne du genre et
de l'espèce à la géométrie27. Cette application des catégories

26 À la différence de Descartes qui n'emploie ce type de démonstration 1/ que


pour satisfaire à une demande de ses interlocuteurs, 2/ qu'après en
avoir donné une version analytique.
27 Logique de Port-Royal, L. IV, ch. IX, p. 311. J.-L. Gardies remarque cela
dans un article intitulé « La reconstruction de la géométrie

272
Olivia Chevalier

aristotéliciennes à la géométrie montre combien, pour Arnauld,


la logique est exemplaire pour toute démonstration.
Alors qu'Arnauld est fidèle aux règles syllogistiques,
bien qu'il accorde beaucoup d'importance à l'évidence des
jugements et pas seulement à la forme des raisonnements,
Malebranche semble accorder une primauté absolue à
la considération des idées, c'est-à-dire à leur évidence ou clarté et
distinction. Tout semble ensuite, dans le raisonnement,
découler de là. Expliquons-nous. Pour Malebranche le cogito a le
même statut que les propositions mathématiques.

Si je supposais, par exemple, un Dieu qui se plût à me


séduire, je suis très persuadé qu'il ne pourrait me tromper
dans mes connaissances de simple vue [ie, qui ne requièrent
pas l'usage de la mémoire], comme dans celle par laquelle
je connais que je suis, de ce que je pense, ou que 2 fois 2
sont 428.

C'est dire qu'ils participent du même type d'évidence. Sur


ce point, Malebranche se rapproche du Descartes des Règles,
mais pas de celui des Méditations dans lesquelles les vérités
mathématiques sont révoquées en doute au même titre que les
autres vérités. Malebranche serait-il fidèle aux Règles et non
aux Méditations, ou bien y aurait-il une autre raison à son
affirmation ? Il semble plutôt que les vérités mathématiques ont
le même degré d'évidence que le cogito parce qu'elles ne sont pas
librement créées par Dieu, contrairement à ce que pense
Descartes.

On voit clairement qu'il est absolument nécessaire que 2 fois 4


sont 8, et que le carré de la diagonale d'un carré soit double de
ce carré […] On ne voit que dans la sagesse de Dieu, les vérités
éternelles, immuables, nécessaires.

euclidienne » : « Mais son inévitable échec relatif s'est trouvé assez


considérablement aggravé par la combinaison de son insistance sur
l'application, à la géométrie, de la distinction aristotélicienne du genre
et de l'espèce et de sa conception cartésienne de l'étendue. », in Antoine
Arnauld, philosophie du langage et de la connaissance, éd. J.C.
Pariente, Paris, Vrin, 1995, p. 30.
28 Malebranche, Recherche de la vérité, ed. cit., p. 696.

273
CORPUS, revue de philosophie

C'est donc cette co-éternité des vérités mathématiques et de


l'entendement divin qui explique que le cogito et « 2 fois 2 sont 4 »
participent du même type d'évidence (et ce malgré l'affirmation
de Malebranche que la conscience de soi n'est pas une
connaissance purement intellectuelle, à savoir claire et
distincte, mais relève du sentiment. Quoi qu'il en soit il s'agit
d'une connaissance éternelle et donc nécessaire). Ce modèle
mathématique de l'évidence (les idées mathématiques étant les
plus claires et les plus évidentes de toutes avons-nous dit plus
haut) semble donc confirmer ce primat du modèle
mathématique en matière de démonstration métaphysique,
puisqu'il faut partir d'idées claires et distinctes pour
démontrer. Mais, l'argument qui nous semble le plus fort pour
confirmer ce point est le suivant. Ce que Malebranche exige dans
une démonstration, c'est qu'il y ait une liaison nécessaire entre
les termes engagés dans celle-ci. C'est l'existence ou non d'une
telle liaison qui permet de dire si telle chose est démontrable. En
effet, si l'existence de Dieu est démontrable, c'est parce qu'il y a
une liaison nécessaire entre son essence (Dieu est défini par
Malebranche comme « l'Être infiniment parfait ») et son
existence. Or, c'est précisément ce que l'on retrouve dans les
démonstrations mathématiques : il y a un lien nécessaire entre
une figure à trois côtés et le fait que la somme des angles de cette
figure soit égal à deux droits. Et c'est cette exigence qui fonde
l'impossibilité pour Malebranche de démontrer l'existence des
corps dans le VIe Eclaircissement. En effet, Malebranche précise
qu'il est « très difficile de le [l'existence de corps hors de nous] prouver
démonstrativement »29. Et la raison en est qu'« il n'y a pas de liaison
nécessaire entre la présence d'une idée à l'esprit d'un homme, et
l'existence de la chose que cette idée représente ». Ce qui sera
réaffirmé de manière différente ailleurs : « Il n'y a point de relation
nécessaire entre Dieu et un tel monde »30. Aussi, si nous pensons
que les corps existent, « nous [le] croyons parce que nous le
voulons librement, et non parce que nous le voyons avec une
évidence qui nous met dans la nécessité de croire comme font les
démonstrations mathématiques».

29 Ibid., p. 89.
30 Ibid., Sixième Éclaircissement, p. 841.

274
Olivia Chevalier

Que peut-on conclure de cela ? Il semble pertinent de


dire que nos deux philosophes se réfèrent bien à deux modèles
de rationalité différents, Malebranche aux mathématiques et
Arnauld à la logique.

Ce que manifeste l'exemple du rapport des techniques


démonstratives de Malebranche et d'Arnauld est : 1/ la pluralité
des discours cohérents, vrais ; 2/ qu'il semble y avoir au moins
deux grands modèles de rationalité, logique et mathématique ;
3/ que si on s'en tient à la cohérence pour définir le vrai, ce sera
au degré de cohérence qu'il faudra juger une pensée (mais
une faiblesse argumentative invalide-t-elle la thèse qu'elle
soutient, et qui la soutient ?). C'est donc malheureusement, ou
heureusement, aussi à autre chose que tient la force d'un
discours philosophique : à savoir à ses principes en tant qu'ils
libèrent et font avancer, ou non, la pensée. En ce qui concerne la
démonstration en métaphysique, l'unité d'une méthode (en
l'occurrence celle de Descartes), nous a semblé plus adéquate
qu'un corpus de règles logiques donné a priori.
OLIVIA CHEVALIER
DOCTORANTE UNIVERSITÉ PARIS - X
CENTRE D’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

275
CORPUS, revue de philosophie

276
LE « CARTÉSIANISME » DE DESGABETS
ET D’ARNAULD SUR LES VÉRITÉS ÉTERNELLES

À la mémoire de Geneviève Rodis-Lewis

Il est bien connu que ceux que l’on nomme aujourd’hui


les « grands » post-cartésiens : Spinoza, Malebranche et Leibniz
ont résolument rejeté la thèse cartésienne de la libre création
des vérités dites éternelles. On en tire généralement argument
pour affirmer le caractère solitaire et tout aporétique de la
position cartésienne, en concédant dans quelque note de bas
de page, que seuls quelques auteurs qualifiés de « cartésiens »,
mais jugés « mineurs » comme Cally, Desgabets, Regis ou
Poiret auraient « poursuivi » la thèse de Descartes1. Il se
pourrait cependant que cette vision demande à être remise
en question, et cela de deux manières : d’une part en
reconsidérant la position d’un auteur comme Arnauld qui
occupe une situation exceptionnelle dans son siècle, puisqu’il
fut tour à tour un objecteur de Descartes, le principal
contradicteur de Malebranche et l’interlocuteur sollicité par
Leibniz au moment de la rédaction du Discours de métaphysique,

1 Voir par ex. J.-L. Marion, « Création des vérités éternelles. Principe de
raison Spinoza, Malebranche, Leibniz », Questions cartésiennes II,
1996, p. 218, ou encore la note de V. Carraud dans « Arnauld
théologien cartésien ? Toute-puissance, liberté d’indifférence et
création des vérités éternelles », XVIIe siècle, 48e année, n° 2, p. 261,
n. 7. Par ailleurs, l’excellente étude de G. Rodis-Lewis, « Polémiques
sur la création des possibles et sur l’impossible dans l’école
cartésienne », reprise dans Idées et vérités éternelles chez
Descartes et ses successeurs, dresse la chronologie des textes
publiés au XVIIe siècle pour ou contre la thèse de Descartes, mais
ne s’attarde pas sur Desgabets ; la quasi-totalité de l’œuvre
philosophique de ce dernier était restée inédite de son vivant, à
l’exception de la Critique de la Critique de la Recherche de la
vérité, parue sans nom d’auteur en 1675, et où Desgabets avait
fait sienne la thèse cartésienne.

CORPUS, n° 49, 2005. 277


CORPUS, revue de philosophie

d’autre part en examinant de plus près pourquoi et comment


les ‘cartésiens’ cités ont adhéré à la thèse cartésienne.
Parmi ces « cartésiens », je voudrais dans cette étude
aborder la position de Desgabets, avant de revenir sur le
cas actuellement très discuté d’Arnauld. Le contraste entre
ces deux penseurs, mais aussi le caractère problématique – à
des titres différents – de leur « cartésianisme » devraient nous
aider à éviter les schématisations définitives, à utiliser
désormais le terme de ‘cartésianisme’ avec beaucoup de
prudence, et à prendre conscience du fait que beaucoup
reste à faire, dans les recherches sur les métaphysiques
post-cartésiennes en France2.

I. Reprise et transformation par Desgabets de la thèse


cartésienne de 1630
Né en 1610, Desgabets est chronologiquement le plus
âgé parmi ceux que l’on a coutume aujourd’hui de nommer
les « cartésiens » français (Clerselier naît en 1614, Rohault
en 1617, Cordemoy en 1626…). De ce fait, il a été formé à
la philosophie, puis a commencé de l’enseigner en 1636, à
Toul, avant de connaître les écrits de Descartes. Desgabets
n’est donc pas parti de Descartes. Il l’a rencontré en chemin
et a progressivement assimilé sa philosophie, de manière
toujours vigilante et critique, en la confrontant à ses
intuitions propres. Après avoir enseigné près de dix-sept
ans chez les Bénédictins de Toul et de Metz, il entreprend,
à partir de 1653, la rédaction, poursuivie sur une vingtaine
d’années, de ses grands traités métaphysiques, principalement

2 Après les monographies de S. Nadler, Arnauld and the Cartesian


Philosophy of Ideas, Manchester UP, 1989 ; Malebranche and Ideas,
Oxford UP, 1992, et de A.-R. Ndiaye, La philosophie d’Antoine Arnauld,
Paris, Vrin, 1991, deux ouvrages ont particulièrement contribué à
renouveler notre perception de la philosophie post-cartésienne en
France : celui de D. Moreau, Deux cartésiens. La polémique
Arnauld-Malebranche, Paris, Vrin, 1999, et celui de T. M. Schmaltz,
Radical Cartesianism. The French Reception of Descartes, Cambridge
UP, 2002 (paru peu après qu’ait été prononcée, en février 2002
au CNRS (CHPM) la conférence d’où est issu cet article).

278
Emmanuel Faye

le Traité de l’indéfectibilité des créatures, dit également Traité


de l’indéfectibilité des substances3 et le Supplément à la
philosophie de Monsieur Descartes, alors qu’il occupe plusieurs
charges de prieur. Activement engagé dans les controverses sur
l’explication cartésienne de la Transsubstantiation, Desgabets a
le malheur d’achever son œuvre philosophique (le Supplément
est terminé en 1675) à un moment où les interdictions
royales rendent impossible sa parution. C’est trois siècles plus
tard seulement que son œuvre est publiée, à Amsterdam,
en 1983-85, par G. Rodis-Lewis et J. Beaude4. Cependant,
sa pensée a fortement marqué les milieux philosophiques
de son temps ouverts aux nouveautés cartésiennes : non
seulement de nombreuses versions de ses manuscrits
circulent, principalement parmi les Bénédictins, mais son
interprétation de la philosophie cartésienne influence fortement
Regis, avec qui il correspond, et la publication anonyme,
en 1675, de sa Critique de la Critique de la Recherche de la
vérité5 qui répond à l’ouvrage publié la même année par
Simon Foucher contre Malebranche, ainsi que la correspondance
du Bénédictin lorrain avec Malebranche et leur entretien

3 Le titre de Traité de l’indéfectibilité des créatures se trouve dans le


seul manuscrit d’Épinal, tandis que celui de Traité de l’indéfectibilité
des substances est présent dans les autres manuscrits connus.
C’est le premier titre qui est retenu par les éditeurs des Œuvres
philosophiques inédites. Remarquons cependant que c’est l’indéfectibilité
des substances simples que soutient Desgabets, plutôt que celle
de l’ensemble des créatures dont l’existence modale n’est pas
indéfectible. Je prépare la réédition annotée de la Critique de
la Critique de la Recherche de la vérité et du Traité de
l’indéfectibilité des créatures, dans la collection « Cartésiens »
dirigée chez Vrin par Denis Moreau.
4 Dom Robert Desgabets, Œuvres philosophiques inédites [désormais OPI],
éd. par J. Beaude, intr. de G. Rodis-Lewis, Amsterdam, Quadratures,
1983-1985, parues en 7 fascicules comme Analecta cartesiana 2.
5 Dom Robert Desgabets, Critique de la Critique de la Recherche de la
Vérité où l’on découvre le chemin qui conduit aux connaissances
solides, Paris, J. du Puis, 1675. Les citations de la Critique de
la Critique [désormais CCRV] seront données en orthographe
modernisée, comme c’est déjà le cas pour l’édition des OPI.

279
CORPUS, revue de philosophie

parisien dont on a le récit, font de Desgabets un acteur


majeur dans les discussions qui ont accompagné les
premières publications de Malebranche.
Or la lecture des grands traités philosophiques de
Desgabets nous met en présence d’une pensée métaphysique
originale et forte, dont la consistance et la cohérence propres
supportent la comparaison avec celle d’un Malebranche,
même s’il faut reconnaître que les qualités d’écrivain et
d’analyste du Bénédictin ne sont pas comparables à celles
de l’Oratorien. En effet, loin de se contenter de suivre en
tout point Descartes, Desgabets apparaît aussi libre que
Malebranche dans la constitution des principes de sa
philosophie. Pourtant, et ce n’est pas le moindre intérêt de
sa pensée, souvent il se rapproche de Descartes là ou
Malebranche s’en éloigne, et inversement. C’est ainsi que
Desgabets, non seulement fait sienne la thèse cartésienne
de la libre création des vérités éternelles bientôt récusée
par Malebranche, mais il en généralise l’application et la
réinterprète au point de lui donner une signification qu’elle
n’avait pas chez Descartes.
Chacun des grands ouvrages de Desgabets contient
une longue mise au point sur la thèse cartésienne du libre
établissement par Dieu des vérités, ou même plusieurs,
dans le cas du Supplément à la philosophie de Monsieur
Descartes. En 1675, Desgabets a cru, après Foucher, et
sur la foi d’un passage trop elliptique où Malebranche
définissait les vérités nécessaires comme « celles qui sont
immuables par leur nature, et parce qu’elles ont été
arrêtées par la volonté de Dieu qui n’est point sujette au
changement »6, que Malebranche souscrivait à la thèse de
Descartes. C’est pourquoi, sous l’intitulé : « Seconde supposition
des Vérités nécessaires », il publie dans la Critique de la
Critique un important développement pour défendre la thèse
cartésienne contre la critique de Foucher7.
Desgabets fait également sienne la thèse cartésienne
dans le Traité de l’indéfectibilité des créatures, et lui consacre

6 Malebranche, La Recherche de la vérité, l. I, ch. III, § 2, éd. de


1674, p. 24 ; Desgabets, CCRV, p. 72.
7 CCRV, pp. 71-85.

280
Emmanuel Faye

tout le chapitre V intitulé « Explication d’un autre principe


de la philosophie de Descartes qui prouve l’indéfectibilité
des créatures »8. Ce titre indique à quelle fin Desgabets
s’appuie sur la thèse de Descartes : loin de se contenter
de la reprendre sans rien y ajouter, il y voit un argument
qui vient appuyer sa thèse la plus originale, celle de
l’indéfectibilité des substances. Voici ce qu’il écrit :
Jusqu’ici je n’ai parlé que pour M. Descartes sans
faire voir quel usage je prétendais faire de sa doctrine.
Il me reste donc maintenant à en faire l’application et
à dire que tout ainsi que la différence qu’il y a entre
les êtres physiques et moraux, entre les substances
existantes et les vérités intelligibles, n’a pas empêché
ce philosophe de persuader aux plus savants qu’ils
dépendaient également de Dieu, ainsi cette différence
ne doit point empêcher que nous ne philosophions de
même par proportion de ces sortes de choses et que
nous ne disions qu’elles sont également immuables et
indéfectibles, d’une immutabilité et d’une indéfectibilité
participée et de conséquence, ce qui se doit toutefois
entendre seulement des êtres substantiels et permanents
et non point des êtres modaux et successifs, qui
n’entraînent pas après eux cette nécessité d’existence9.

Desgabets applique un principe de réciprocité : Descartes


n’ayant pas craint d’étendre l’action causale de Dieu des
êtres physiques et des existences aux êtres moraux et aux
essences, il est légitime de « philosopher de même » et de dire
que l’immutabilité et l’indéfectibilité que nous reconnaissons
aux essences s’applique également aux existences, cela ne
valant bien sûr que pour les substances et non pour leurs
modes changeants.
Le raisonnement de Desgabets n’est pas sans force : si
les essences comme les existences dépendent de la même et
unique causalité efficiente de Dieu, pourquoi l’immutabilité
que l’on reconnaît aux vérités nécessaires en tant qu’elles
ont été établies par Dieu ne vaudrait pas également pour les
substances ? Pour Desgabets « les substances considérées en

8 OPI, pp. 32-35.


9 OPI, p. 34, l. 19-27.

281
CORPUS, revue de philosophie

elles-mêmes […] ne sont pas moins indéfectibles » que « les


vérités éternelles »10.
Quelle interprétation générale concernant le rapport de
Desgabets à Descartes et l’authenticité de son « cartésianisme »
pouvons-nous tirer de cet argument ? Devons-nous considérer
que le Bénédictin est parfaitement fidèle à Descartes, qu’il
part de sa thèse et la reproduit exactement, avant d’en
faire une application originale ? Bref, Desgabets ne fait-il,
comme il cherche souvent à en donner l’impression, que
corriger Descartes par Descartes en reprenant fidèlement
ses principes, pour leur donner ensuite une extension plus
grande que celle admise par l’auteur des Méditations ?
L’idée d’un Desgabets partant de Descartes pour aller
plus avant semble corroborée par des textes comme le
chapitre V que je viens d’évoquer, où le Bénédictin lorrain
résume fidèlement la pensée de Descartes et la défend
contre plusieurs objections venues de l’École, avant de préciser
ce qu’il entend ajouter de son propre fonds. Néanmoins, il
se peut que cette conception soit trompeuse et qu’elle nous
cache l’originalité du fonds d’où procède en réalité la pensée
métaphysique de Desgabets.
Si nous reprenons le texte de la Critique de la Critique,
nous pouvons constater deux choses importantes. Tout d’abord,
sur la nature des vérités nécessaires, loin de se présenter
en disciple de Descartes, Desgabets commence par mettre en
avant l’originalité de sa pensée, non seulement à l’égard de
Simon Foucher et de Malebranche, mais aussi à l’égard de
l’auteur des Méditations. Il écrit en effet :
Vous dites des choses beaucoup plus importantes touchant
la nature des Vérités nécessaires, où néanmoins je me
vois obligé de m’éloigner de votre sentiment aussi bien
que de celui de l’Auteur de la Recherche, et même de
celui de Monsieur Descartes qui passe pour inventeur de
la fameuse opinion dont il est ici question11.

En effet, et c’est le second point, Desgabets se détache très


nettement de la thèse cartésienne de 1630, en refusant de

10 OPI, p. 35, l. 35-39.


11 CCRV, pp. 71-72.

282
Emmanuel Faye

fonder la nécessité des vérités et l’immutabilité des essences sur


l’immutabilité de la volonté divine, comme le suggérait Descartes
dans sa lettre à Mersenne du 15 avril 163012. Desgabets écrit en
effet, dans un texte absolument catégorique :
Mais surtout apprenons l’un et l’autre de cette doctrine, qu’il
y a des choses que Dieu a faites très librement lesquelles
néanmoins sont immuables de leur nature, parce qu’il a
voulu qu’elles le fussent, et que possédant leur existence
indivisiblement il n’y eût rien à y retrancher : ce qui fait voir
que l’immutabilité des essences et la nécessité des vérités ne
vient pas précisément de l’immutabilité du décret divin,
mais plutôt que l’immutabilité de toutes ces choses vient de
l’indivisibilité de leur existence qui n’a aucune étendue13.

Ainsi, l’indéfectibilité des substances simples ne tient pas


son principe de l’immutabilité de la volonté divine, mais de
l’indivisibilité de leur existence. Ce point n’a, semble-t-il,
pas été perçu par Joseph Beaude qui, sans jamais citer les
arguments de la Critique de la Critique, présente, de manière
toute cartésienne, l’immutabilité des créatures comme tirée par
Desgabets de l’immutabilité du décret de Dieu14. Au principe de
toute la philosophie de Desgabets, il n’y a pas la simple
reprise de la thèse cartésienne de l’immutabilité de la
volonté divine, mais au contraire une conception précise des

12 Dans le dialogue inclus dans la lettre, on lit la réplique suivante :


« Mais je les comprends [les vérités établies par Dieu] comme
éternelles et immuables. – Et moi je juge le même de Dieu » (AT I,
146) ; en outre, Descartes renvoie aussitôt après ce dialogue à
sa Physique ; or au chapitre VII du Traité de la lumière, où se trouve la
seule référence de tout l’ouvrage aux « vérités éternelles » (AT XI, 47), il
affirme explicitement « que Dieu est immuable » et qu’il agit « toujours
en même sorte » (ibid., 43).
13 Ibid., pp. 83-84.
14 J. Beaude, « Cartésianisme et anticartésianisme de Desgabets », Studia
Cartesiana 1, Amsterdam, Quadratures, 1979, pp. 10 et 14 –
l’auteur montre sur d’autres points et de manière très convaincante
ce qu’il y a de foncièrement non-cartésien dans le mode de pensée
de Desgabets.

283
CORPUS, revue de philosophie

substances simples, qui n’est pas cartésienne15. Desgabets,


en effet, dissocie substance et durée et considère que les
substances simples, prises en elles-mêmes, ne sont pas
dans le temps et sont donc indéfectibles car sans durée. Il
s’oppose donc radicalement à la conception cartésienne de
la création continuée. Pour Desgabets, il n’y a durée que
s’il y a mouvement et succession de modes changeants.
La plus grande originalité de sa métaphysique tient donc
à sa conception de la durée, qui est pour lui une notion
modale et non pas substantielle. La divisibilité étant fonction
du mouvement, de la succession et de la durée (ici confondus),
elle ne se dit que pour les modes changeants et non pas
pour la simplicité de l’être de toutes les substances.
Descartes lui-même avait, dans les Principes de la
philosophie, commencé par présenter la durée comme un
mode de chaque chose, en tant qu’elle persévère dans l’être16,
mais dès l’article suivant, il avait corrigé sa pensée en
précisant qu’au même titre que l’existence, la durée devait
en définitive être nommée un attribut de la chose qui existe
et qui dure, plutôt qu’un mode ou une qualité17. Sans pouvoir

15 Cette raison première de l’indéfectibilité des substances est bien perçue


par Tad Schmaltz, qui souligne ce qu’il y a de non-cartésien
dans cette thèse du Bénédictin lorrain. Mais peut-on encore
parler d’un « cartésianisme radical » de Desgabets si sa thèse en
apparence la plus cartésienne résulte d’une conception non-
cartésienne de la substance et de la durée ? T. Schmaltz, il est
vrai, s’explique en détail sur la signification qu’il donne à
l’expression « cartésianisme radical ». Voir Radical cartsianism…,
op. cit., pp. 88-102 sur l’indéfectibilité des substances et pp. 17-
19 pour la justification du titre.
16 « Duratio, ordo, et numerus, a nobis etiam distinctissime intelligentur,
si nullum iis substantiæ conceptum affingamus, sed putemus
durationem rei cujusque esse tantum modum, sub quo concipimus
rem istam, quatenus esse perseverat. », Descartes, Principia philosophiæ,
I, art. LV, AT VIII-1, 26, l. 11-15.
17 « Et etiam in rebus creatis, ea quæ nunquam in iis diverso modo
se habent, ut existentia et duratio, in re existente et durante, non
qualitates aut modi, sed attributa dici debent. » Principia philosophiæ,
I, art. LVI, AT VIII-1, 26, l. 27-30

284
Emmanuel Faye

approfondir ici la conception cartésienne de la durée telle


qu’on la retrouve en d’autres textes à propos notamment de
la création continuée ou du temps de la pensée18, il apparaît
assez nettement qu’il s’agit d’une conception plus que
modale, la durée étant, au même titre que l’existence, un
attribut indissociable de la chose même.
Pour évaluer de manière définitive la nature de la relation
de Desgabets à Descartes, il faudrait examiner l’ensemble de
sa pensée métaphysique, ce qui est évidemment impossible
dans une étude qui se limite à considérer son rapport à la
thèse de Descartes sur la libre création des vérités nécessaires.
Cependant cet exemple est très éclairant, car nous avons-
là une thèse cartésienne le plus souvent combattue au
XVIIe siècle, de sorte que le fait que Desgabets la soutient
et le fait qu’il reprend les termes mêmes employés par
Descartes ont pu donner aux commentateurs modernes de ses
Œuvres inédites l’impression qu’il est en cela cartésien,
alors même que le Bénédictin lorrain ne se présente nullement
comme tel aux lecteurs de son temps dans l’unique ouvrage
philosophique qu’il a publié, la Critique de la Critique de la
recherche de la vérité. S’il y a néanmoins un ‘cartésianisme’
de Desgabets, il ne peut s’agir que d’un cartésianisme
instrumentalisé, où Descartes n’est pas l’inspirateur de
Desgabets, mais une autorité privilégiée – et non pas exclusive –,
dont il se sert pour rendre acceptables ses principes.
Il faut noter en effet que Desgabets n’hésite pas à s’appuyer
sur d’autres autorités que Descartes. Ainsi, toutes les fois
où il évoque la thèse du libre établissement des vérités
éternelles, il cite ce mot qu’il présente comme une citation
d’Augustin : Uniuscuiusque rei natura voluntas Dei est, « La
nature de chaque chose est la volonté de Dieu », mais qui
ne semble en réalité qu’une reformulation condensée d’un
passage de la Cité de Dieu, 21, chap. 8, où la nature de
toutes choses est rapportée à la volonté du Créateur
(Voluntas utique tanti Conditoris rei cujusque natura est). Il s’agit
d’un passage déjà cité en 1667 par l’auteur anonyme de

18 Sur l’opposition de Desgabets à la conception cartésienne de la durée


de la pensée comme telle, voir les analyses suggestives de T. Schmaltz
dans Radical cartesianism…, op. cit., p. 186-206.

285
CORPUS, revue de philosophie

l’Art de vivre heureux, où le mot nature ne désigne en


aucune façon les vérités éternelles ou les essences, mais,
comme l’a bien montré G. Rodis-Lewis19, les choses corporelles
en tant qu’elles sont créées dans le temps. En d’autres
lieux, c’est Thomas d’Aquin, ou même Henri de Gand, Duns
Scot et Pierre d’Auriole, que Desgabets utilise à la même
fin, c’est-à-dire pour mieux rendre acceptable sa thèse de
l’indéfectibilité des substances.
Le « cartésianisme » de Desgabets, mieux avéré en physique,
est donc très problématique en métaphysique. D’ailleurs, en
son temps, il semble qu’il n’ait nullement été perçu comme
un cartésien, bien au contraire. Nous disposons pour en
juger d’un témoignage remarquable, à savoir l’ensemble des
Conférences de Commercy entre le cardinal de Retz, dom
Desgabets, et plusieurs disciples de Descartes dont Corbinelli.
Retiré sur ses terres de Commercy, le cardinal de Retz aimait
à discuter de philosophie avec les Bénédictins voisins du
monastère du Breuil, dont Desgabets était alors le sous-
prieur ; la dernière année de sa vie, du début 1677 au
début 1678 (il mourut à Breuil le 13 mars), fut très
occupée par d’intenses discussions, échanges de dissertations
et de répliques portant sur les principes de sa philosophie
et la pertinence de ses critiques de Descartes20. Desgabets
a beau dire qu’il ne prétend pas combattre Descartes mais
le corriger par lui-même, il n’en apparaît pas moins, aux
yeux des disciples de ce dernier, comme « l’adversaire juré
de M. Descartes »21.
Or sur la question de l’indéfectibilité des créatures et de
sa conformité ou non avec les principes de la métaphysique
de Descartes sur ce point, le cardinal de Retz formule des

19 « Les essences éternelles et leur création : le détournement d’un texte


augustinien », XVIIe siècle, n° 135, 1982, pp. 211-215.
20 L’édition la plus complète des Conférences de Commercy et que nous
prendrons comme référence se trouve dans les Œuvres de Jean-
François-Paul de Gondi, cardinal de Retz, in Les grands écrivains
de la France, t. 9, éd. par R. de Chantelauze, Paris, 1887. Cette
édition n’est cependant pas sans défauts : voir G. Rodis-Lewis, Studia
cartesiana 2, Amsterdam, Quadratures, 1981, pp. 155-164.
21 Conférences de Commercy, op. cit., p. 270.

286
Emmanuel Faye

objections d’une grande perspicacité. Il a bien perçu qu’il y


a deux manières d’entendre l’indéfectibilité des substances :
soit on la rapporte exclusivement à l’immutabilité de la volonté
de Dieu et, dans ce cas, Desgabets ne dirait rien de nouveau
par rapport à Descartes, soit l’on entend par cette indéfectibilité
« une exigence d’être indivisible » – et c’est bien ce que
Desgabets suppose. Dans ce cas, on se heurte à toute une
série d’objections, dont la première est que cette conception
semble incompatible avec la liberté de Dieu. En effet, si
l’indéfectibilité est le propre des substances considérées en
elles-mêmes, on peut se demander si Dieu n’a pas été
« contraint de les créer indéfectibles »22, ce qui contredirait
la thèse de Descartes dont Desgabets se réclame.
Il serait capital ici de connaître les réponses de Desgabets
à ces objections du cardinal. Malheureusement, les éditions
existantes des Conférences de Commercy, celle très lacunaire
de Victor Cousin et celle bien plus complète de Chantelauze,
ne nous fournissent pas ces réponses. Ce dernier écrit :
« nous terminons ici l’extrait de cette polémique »23, sans que
l’on comprenne bien si le manuscrit inclut ou non la réplique
de Desgabets à ces ultimes objections du cardinal. Il faudra
donc aller voir à Épinal si cette réponse existe et, si oui,
quelle est sa teneur.
Or si nous ne disposons pas, du moins pour l’instant,
de la réponse de Desgabets lui-même, la logique de sa doctrine
va nettement dans le sens de l’impossibilité absolue de créer
des substances défectibles. En effet, le propre de la substance
selon Desgabets, est d’être ontologiquement indivisible et
d’avoir toute son existence ramassée en un point, c’est-à-
dire de ne pas avoir de durée, au sens où Desgabets conçoit
le terme. Si Dieu est parfaitement libre de ne pas créer des
substances, celles-ci, une fois créées, et en vertu de la simplicité
de leur être, sont de soi indivisibles et indéfectibles.

22 Ibid., p. 325.
23 Ibid., p. 334.

287
CORPUS, revue de philosophie

Cette doctrine n’est pas cartésienne24, pas plus que ne l’est


– comme l’a bien montré Emanuela Scribano25 – la réduction
par Desgabets du possible à l’existant, de sorte qu’il n’y a
pas d’autre possible que ce que Dieu a fait exister par son
libre décret. Ainsi, malgré la fidélité littérale de l’exposition
de la thèse cartésienne sur le libre établissement des
vérités éternelles au chapitre V du Traité de l’indéfectibilité
des créatures, le sens dans lequel Desgabets entend cette
thèse est en réalité trop éloigné de Descartes pour que l’on
puisse dire sans nuances que, sur le fond, il reprend et
poursuit la thèse de 1630.
Dans l’attente de pouvoir consulter les écrits encore
inédits de Desgabets et de réaliser une étude plus complète
de sa métaphysique, je ne saurais pour l’instant conclure
de manière définitive sur le degré de « cartésianisme » de la
métaphysique de Desgabets. À ce stade de ma réflexion,
j’aurais tendance à recevoir Desgabets comme on le faisait
en son temps et encore au XIXe siècle, et non pas comme
on le fait aujourd’hui, c’est-à-dire à considérer Desgabets
moins comme un cartésien que comme un métaphysicien
original, aux prises constantes avec la philosophie de
Descartes, qui le fascine mais dont il combat l’essentiel de
la métaphysique.
J’ajouterai, pour conclure cette première analyse de
Desgabets, une remarque générale et une hypothèse pour
la recherche.

24 En effet, si Descartes admet, dans l’Abrégé des six méditations, que


« généralement toutes les substances, c’est-à-dire les choses qui ne
peuvent exister sans être créées de Dieu, sont de leur nature
incorruptibles, et ne peuvent jamais cesser d’être », c’est pour ajouter
aussitôt : « si elles ne sont réduites au néant par ce même Dieu qui
leur veuille dénier son concours ordinaire » (AT IX-1, 10). Bref, les
substances ne sont pas corruptibles de soi, mais à la différence de la
doctrine de Desgabets, elles ne sont nullement dites indéfectibles en
regard de la puissance de Dieu qui les a créées et qui continue
de les maintenir dans l’être par son concours ordinaire.
25 E. Scribano « Le ‘spinozisme’ d’Arnauld », Disguised and overt
Spinozism around 1700, éd. par W. Van Bunge and W. Klever,
E. J. Brill, Leyde, New York, Cologne, 1995, pp. 291-304.

288
Emmanuel Faye

La difficulté la plus générale pour l’interprète de Desgabets


tient au fait que pour nous, familiers de Descartes, nous
procédons du plus connu au moins connu et avons
tendance à évaluer la philosophie du premier en fonction de la
philosophie du second, d’autant que nous sommes encouragés
par la confrontation constante de Desgabets avec l’auteur des
Méditations. Cependant, comme le montre la chronologie, le
Bénédictin lorrain a philosophé avant de connaître Descartes
et il serait indispensable à la compréhension de sa pensée de
rechercher d’où il est parti. En effet, sa tendance constante
consiste à avancer en quelque sorte à contre-courant de l’ordre
cartésien, vers un petit nombre de principes qu’il suppose
plus simples encore et plus généraux que les premiers
principes de l’auteur des Méditations. La question est alors
de savoir s’il s’agit d’une généralisation de principes cartésiens,
ou du retour à un fonds de pensée antérieur à sa rencontre
avec la philosophie de Descartes et distinct de celle-ci. En
effet, si la thèse de la libre création des vérités éternelles a pu
être directement tirée par Desgabets de sa lecture des lettres à
Mersenne publiées par Clerselier, ce n’est pas là la seule thèse
sur laquelle prend appui sa pensée métaphysique. Il y a
également ce qu’il nomme « le plus simple, le plus connu et le
plus nécessaire de tous les principes », à savoir que « toute
conception simple a toujours hors de l’entendement un objet
réel et existant et tel en lui-même qu’il est représenté par
la pensée »26.
Or si l’on cherche à établir une origine historique à ce
principe, on rencontre une difficulté. Ce principe s’apparente en
partie à la « règle de vérité » énoncée à la fin de la Méditation
troisième et plus encore à l’article 30 du livre I des Principes,
où Descartes énonce la lumière naturelle « n’aperçoit jamais
aucun objet qui ne soit vrai en ce qu’elle l’aperçoit ». Cependant,
la règle cartésienne n’est véritablement confirmée qu’au terme
d’un long cheminement, de sorte qu’elle ne constitue pas un
principe au sens où Descartes définit le terme dans sa lettre à
Clerselier de juin ou juillet 1646 ; en outre, le principe de
Desgabets, plus proche du réalisme de l’aristotélisme médiéval,
est en quelque sorte retourné contre les Méditations puisqu’il

26 Supplément à la philosophie de Monsieur Descartes, OPI, p. 223.

289
CORPUS, revue de philosophie

a pour effet de ruiner la spécificité du cogito, la primauté


reconnue à l’idée de Dieu, l’hypothèse de la tromperie divine, la
nécessité du doute hyperbolique et de la preuve de l’existence
des corps, bref, comme on le voit, presque toute la métaphysique
des Méditations.
Il n’est donc pas absurde de supposer, au moins comme
une hypothèse provisoire dans la recherche, que le principe
de Desgabets et l’usage qu’il en fait procèdent d’un autre fonds
que la métaphysique de Descartes, même si la terminologie
du Bénédictin lui doit énormément. On trouve en effet, dans le
principe de Desgabets, qui l’amène à poser que « ni l’ange,
ni l’homme le plus parfait ne saurait former l’idée d’aucune
chose qui n’existerait pas »27. L’écho d’une thèse soutenue par
les auteurs qui, au Moyen âge tardif, récusaient la possibilité,
soutenue dans la théorie de la connaissance scotiste, d’une
intuition du non-existant28.
De même, la thèse de Desgabets sur l’indéfectibilité des
créatures ou des substances simples, qui l’amène à soutenir
l’immutabilité, non plus seulement des vérités éternelles comme
chez Descartes, mais aussi « des anges, de l’âme, de la
matière »29, ne prend historiquement tout son sens que si
l’on y reconnaît l’écho, pour ne pas dire la reprise, des

27 Ibid., p. 255.
28 On peut songer par exemple à un auteur comme François de
Meyronnes. On peut évoquer également le principe qu’un autre
philosophe lorrain que notre Bénédictin avait soutenu trois siècles
plus tôt, à savoir les thèses de Nicolas d’Autrécourt sur l’apparentia
plena, énoncées au chapitre VI de l’Exigit ordo et dirigées contre la
possibilité, soutenue dans la théorie de la connaissance scotiste, de
l’intuition du non-existant (sur l’apparentia plena, voir la première
lettre à Bernard d’Arezzo dans Nicolas d’Autrécourt, Correspondance.
Articles condamnés, texte latin établi par L. M. de Rijk, intr.,
trad. et notes par C. Grellard, Paris, Vrin, 2001). Il serait pour
autant tout à fait téméraire d’en conclure que quelque chose de
la pensée de Nicolas d’Autrécourt, dont les œuvres manuscrites
furent conservées et cachées en Lorraine par un Bénédictin (un
certain Wittier), serait passé, pas des relais qui resteraient à
établir, dans la tradition bénédictine en Lorraine.
29 Supplément à la philosophie de Monsieur Descartes, OPI, p. 209.

290
Emmanuel Faye

questions disputées au Moyen âge tardif autour du problème


de l’annihilatio : Dieu peut-il annihiler la créature ? Ce problème,
est lui-même issu de la difficulté que les théologiens
médiévaux ont rencontré lorsqu’ils se sont essayés à
concilier deux lieux des Écritures : la création lente de la
Genèse et la création simul et semel de l’Ecclésiastique 18, I30.
La solution suggérée par Augustin dans le De Genesi ad litteram
et en partie reprise à la fin des Confessions, celle d’une
création ex nihilo de toutes les choses à la fois (comme la
matière informe), suivie – au moins sur le plan causal – d’une
administratio ou création lente évoquée dans la Genèse, semble
bien à l’origine des doctrines qui, comme chez Desgabets,
distinguent les choses permanentes et les choses changeantes
ou, si l’on adopte une traduction en termes plus aristotéliciens,
la substance indéfectible et ses modes périssables. Un travail
particulier sur les sources médiévales de dom Desgabets, qui
dépasserait largement le propos de cet article, reste donc
à réaliser : il permettrait de vérifier l’hypothèse conclusive que
je propose, à savoir que pour le fonds de sa pensée, Desgabets
serait moins un ‘cartésien radical’ dont la doctrine se serait
constituée à partir de la philosophie de l’auteur des Méditations
et des Principes, qu’un auteur formé dans les questions et les
disputes de la scolastique tardive, qui a rencontré en chemin
l’œuvre de Descartes alors que sa pensée était déjà en partie
formée, et qui – du moins pour la métaphysique, car le cas
de la physique est sans doute différent – a voulu s’assimiler,
de manière très sélective, ce qui, de la philosophie de
Descartes, lui paraissait pouvoir venir au secours de ses
propres principes.

II. Arnauld et la vérité dans la Dissertatio bipartita


L’appréciation du degré de « cartésianisme » d’Arnauld est
délicate. Certains interprètes récents, dans des études par

30 Sur les deux créations chez Augustin, voir la section 3 de l’article


de Z. Kaluza, « La notion de matière et son évolution dans la doctrine
wyclifienne », John Wiclif. Logica, Politica, Teologia, éd. par M. T.
Fumagali, Beonio Brocchieri et S. Simonetta, Sismel, Edizioni del
Galluzzo, Tavarnuzze – Florence, 2003, pp. 113-151.

291
CORPUS, revue de philosophie

ailleurs excellentes, ont présenté Arnauld comme un cartésien


complet, et ils en ont tiré argument pour avancer que l’on
pouvait trouver en lui la « théologie cartésienne » que
Descartes n’avait pas écrite.
Concernant le premier point, le seul que j’évoquerai dans
cet article31, sur certaines questions essentielles comme la
nature des idées, Arnauld tend bien, dans sa controverse
avec Malebranche, à rejoindre très explicitement Descartes.
(C’est ainsi que dans les premiers chapitres des Vraies et des
fausses idées, il s’appuie sur les démonstrations cartésiennes
des Réponses aux premières et secondes objections qu’il cite
littéralement, pour prouver contre Malebranche que nos
idées ne sont pas des êtres représentatifs distincts de nos
perceptions et de nos pensées.) Cependant, même dans cet
ouvrage qui est sans doute le plus cartésien de ses écrits,
Arnauld n’hésite pas à innover dans sa défense des positions
cartésiennes. J’ai ainsi montré ailleurs32 comment Arnauld
pouvait venir au secours d’un argument cartésien – en
l’occurrence la démonstration de l’existence des corps proposée
au début de la Méditation sixième et critiquée par Malebranche
dans le VIe Éclaircissement –, en s’appuyant d’une manière tout
à fait originale par rapport à Descartes – mais vraisemblablement
inspirée par des arguments de Cordemoy et de François de
Lannion –, sur la médiation de la parole et du langage. Cet
exemple montre bien l’inventivité spéculative d’Arnauld, qui

31 J’ai tenté de montrer ailleurs, à la suite de mon édition de


l’Examen du traité de l’essence du corps (Corpus, Fayard, 1999)
qu’il n’y a pas de « théologie cartésienne » chez Arnauld (voir «
Arnauld défenseur de Descartes dans l’Examen du traité de
l’essence du corps », Cartésiens et augustiniens au XVIIe siècle,
sous la dir. de E. Faye, Corpus, revue de philosophie, n° 37, juin
2000, p. 159 ; voir également ma discussion avec G. Rodis-
Lewis, qui soutient la même interprétation, dans « Descartes et les
philosophes français de la Renaissance. Discussion », L’Enseignement
philosophique, 49e année, n° 4, mars-avril 1999, p. 48).
32 « Arnauld et l’essence des corps : la controverse avec Malebranche
et l’argument du langage », Rivista di storia della filosofia, n. 3,
2000, pp. 417-433,

292
Emmanuel Faye

ne se contente pas de reprendre passivement des thèses cartésiennes


toutes faites.
Pour décider du cartésianisme d’Arnauld, il faut pourtant
aller plus avant, et chercher à déterminer sa position en regard
des thèses fondamentales de la métaphysique cartésienne.
Depuis une dizaine d’années, les commentateurs se sont
principalement interrogés sur sa position en regard de la
thèse de la libre création des vérités éternelles. Reprenant
à Henri Gouhier l’idée d’un « cartésianisme sans création des
vérités éternelles », et s’appuyant sur le silence revendiqué
par Arnauld face à Leibniz (lettre du 28 septembre 1686),
plusieurs interprètes ont conclu qu’il aurait refusé de se
prononcer sur la question. Cependant, Arnauld ne s’en est
pas tenu à ce silence prudent dans ses ouvrages les plus
tardifs comme la Dissertatio bipartita ; Denis Moreau, qui
nous a procuré une excellente édition de cet ouvrage l’a bien
montré33. Il est cependant allé jusqu’à avancer qu’Arnauld
aurait alors manifesté son adhésion à la thèse de Descartes,
assumant ainsi une interprétation déjà proposée par Jean
Laporte34.

33 Voir Antoine Arnauld, Textes philosophiques, éd. par D. Moreau, Paris,


PUF, 2001 ; sur la position d’Arnauld dans la Dissertatio bipartita,
voir Deux cartésiens, op. cit., chap. 6. Ce chapitre était paru dès
1996 comme une étude séparée sous le titre « Arnauld, les idées
et les vérités éternelles », Les Études philosophiques, n°1-2, 1996,
pp. 131-156. Cet article constitue à mon sens l’étude la plus novatrice
parue ces dernières années sur la métaphysique post-cartésienne en
France, et même si mes conclusions diffèrent de celles de son auteur,
je reconnais ma dette à l’égard d’une étude qui a beaucoup contribué à
éveiller mon intérêt pour la philosophie d’Arnauld.
34 J. Laporte affirme qu’« en réalité son opinion sur ce sujet n’est pas
différente de celle de Descartes bien comprise » (La doctrine de
Port-Royal, t. II, I, Les vérités de la grâce, Paris, PUF, 1923,
p. 335. La phrase est partiellement citée par D. Moreau dans Deux
cartésiens, p. 177, n. 1). Tout est dans la manière dont on
évalue ce que signifie « bien comprendre » l’opinion de Descartes.
Interprète profond de Descartes, Laporte le rapproche à mon
sens excessivement de Thomas, ce qui lui permet de minimiser
tout ce qui sépare en métaphysique Arnauld de l’auteur des
Méditations.

293
CORPUS, revue de philosophie

Tout en rendant hommage à des travaux qui ont


beaucoup fait avancer la recherche en rendant accessibles
des textes oubliés et en mettant en valeur les points
névralgiques de ces textes pour la question du rapport de
la pensée d’Arnauld à la métaphysique de Descartes, il ne me
semble pas actuellement prouvé qu’Arnauld ait réellement
adhéré à la thèse de Descartes35. En effet, les propositions
de la Dissertatio bipartita sur la vérité éternelle et la vérité créée
ne sont pas cartésiennes, mais thomistes, aussi bien dans la
lettre que dans le fond de la doctrine. Gummare Huygens
avait, dans ses Theses theologicæ de 1686, soutenu après
Malebranche la thèse de la vision en Dieu des vérités.
Arnauld s’y oppose en écrivant en 1692 cette Dissertatio
bipartita (parue seulement en 1715) où l’on peut voir qu’il
prend appui sur Thomas contre le « platonisme » d’Augustin.
Dans l’article II, corollaire VI de la Dissertatio bipartita, la
position doctrinale et l’argumentation d’Arnauld, explicitement
fondées sur la question 16 de la Prima Pars de la Somme
théologique de Thomas d’Aquin (et particulièrement sur l’art. 7 :
Utrum veritas creata sit æterna), est très sensiblement
différente de la thèse cartésienne. Cet article de la Somme
de théologie est d’une importance exceptionnelle, car on y
voit Thomas s’opposer à l’Augustin du traité du Libre
arbitre, à propos du statut d’une vérité « éternelle » comme
la « raison du cercle », ou que « deux et trois sont cinq ».
La thèse de Thomas, reprise et développée de façon très
appuyée par Arnauld, c’est que « chaque chose est vraie,
absolument parlant, en tant qu’elle est rapportée à
l’intellect dont elle dépend ». On appellera donc éternelle
une vérité qui est dans l’intellect divin, et créée, une vérité
qui est dans un intellect créé. La conséquence, qui sera
opposée par Arnauld à Gummare Huygens, c’est que
connaître la raison du cercle, ou que deux et trois sont

35 Voir la longue inférence de D. Moreau pour qui « la métaphysique


qui sous-tend ici les positions arnaldiennes » est « celle de Descartes »
(Deux cartésiens, p. 176) et la conséquence qu’il en tire, selon
laquelle « Arnauld était profondément et complètement cartésien »
(op. cit., p. 177).

294
Emmanuel Faye

cinq, ce n’est pas pour nous voir en Dieu une vérité


éternelle, mais avoir dans notre intellect une vérité créée.
Cependant, si la vérité que nous trouvons dans notre
intellect est dite par Thomas et par Arnauld après lui une
vérité créée, cette expression n’a absolument pas le sens
que lui donnera Descartes en 1630. En effet, lorsque Thomas et
Arnauld parlent d’une vérité mathématique telle que « deux
et trois sont cinq » comme d’une vérité créée, ils entendent
seulement affirmer que cette vérité est connue par l’intellect
humain qui est un intellect créé, tandis que lorsque Descartes
parle de la création des vérités, il entend par là que Dieu
est auteur et cause efficiente de ces vérités, ce que ni
Thomas ni Arnauld n’ont jamais admis. Il ne s’agit pas, pour
Arnauld, de dire que les « vérités éternelles » que nous
trouvons dans notre intellect, dépendent du libre décret
de Dieu, mais de distinguer la vérité éternelle incréée qui
est dans l’intellect divin de la vérité créée qui est dans
notre intellect et qui ne peut pas être dite éternelle. Loin
d’adhérer à la thèse métaphysique de Descartes (qui ne
dit rien sur le statut de la vérité dans l’intellect de Dieu
car cela ne relève visiblement pas pour lui du domaine de
la philosophie), Arnauld ne fait que reprendre à Thomas la
distinction entre la vérité en tant qu’elle est in mente
divina, à savoir éternelle et incréée, et la vérité en tant
qu’elle est in intellectu nostro, à savoir non éternelle et
créée. Cette distinction n’est pas cartésienne et le sens du mot
vérité n’est pas le même chez Thomas ou chez Descartes. Pour
Descartes, les « vérités éternelles » désignent les essences
créées, tandis que pour Thomas, qui n’emploie l’expression
qu’au singulier, la vérité créée ne désigne certainement
pas une essence créée – Dieu ne crée pas la raison du
cercle –, mais seulement la connaissance de la vérité par
un intellect créé, sans que le contenu même de la notion
soit une création de Dieu.
La Dissertatio de 1692 est donc tout à fait compatible
avec l’objection non-cartésienne qu’Arnauld opposait dès 1641
à Descartes, en avançant dans les Quatrièmes objections,
comme l’avait bien relevé Ndiaye, qu’ « on ne demande
point la cause efficiente d’une chose, sinon à raison de
son existence, et non à raison de son essence : par exemple,

295
CORPUS, revue de philosophie

quand on demande la cause efficiente d’un triangle, on


demande qui a fait que ce triangle soit au monde, mais ce
ne serait pas sans absurdité que je demanderais la cause
efficiente pourquoi un triangle a ses trois angles égaux à
deux droits ; et à celui qui ferait cette demande, on ne
répondrait pas bien par la cause efficiente, mais on doit
seulement répondre, parce que telle est la nature du
triangle »36. Bref, pour Arnauld, la causalité efficiente de
Dieu ne s’exerce que sur les existences et non sur les vérités
ou essences. Dieu ne saurait être la cause efficiente de la
nature et des propriétés intrinsèques du triangle, au contraire
de la conception cartésienne.
Pour revenir à la Dissertatio de 1692, le thomisme
d’Arnauld est bien confirmé par le dernier article37, où il
reprend exactement l’interprétation thomiste de la Quæstio
de ideis d’Augustin, qui consiste à identifier les âmes pures et
saintes, capables de connaître en Dieu les idées ou raisons
éternelles, aux seuls bienheureux.
Il apparaît donc légitime de conclure que la position
doctrinale d’Arnauld en 1692 n’est pas cartésienne mais bien
thomiste, même s’il s’agit, en l’occurrence, d’un thomisme infléchi
et remodelé par l’usage qui en est fait dans les controverses
propres à l’Age classique. Sur la thèse cartésienne de la
création des vérités éternelles, je ne parlerai donc, pour ce
texte de 1692, ni du « silence » d’Arnauld, ni d’une adhésion
sans réserves, mais d’une position doctrinalement différente,
ici directement inspirée de Thomas, et qui ne rejoint partiellement
Descartes que par ce qu’elle refuse, à savoir l’univocité de la
connaissance en l’homme et en Dieu, et par l’opposition
résolue d’Arnauld à l’égard de la doctrine de la vision des
vérités en Dieu soutenue par des adversaires de la métaphysique
cartésienne tels que Malebranche, Gummare Huygens ou François
Lamy.

36 Quatrièmes objections, AT IX-1, 165 ; cité par A.-R. Ndiaye, « Le


statut des vérités éternelles dans la philosophie d’Antoine Arnauld :
cartésianisme ou augustinisme ? », Antoine Arnauld (1612-1694)
philosophe, écrivain, théologien, Chroniques de Port-Royal, n. 44,
1995, p. 292.
37 Antoine Arnauld, Textes philosophiques, op. cit., p. 94.

296
Emmanuel Faye

Je conclurai cette évocation de la Dissertatio bipartita


d’Arnauld par une remarque plus générale. Si dans le texte
analysé, le thomisme d’Arnauld me semble indiscutable et sans
réserves, je comprends néanmoins que Denis Moreau ait pu
dire que son thomisme était occasionnel38. En effet, Arnauld
est loin de suivre en tous points Thomas dans les questions
spéculatives qui se situent à la limite de la métaphysique
et de la théologie. Si nous remontons à la correspondance
avec Leibniz, il procède à une critique de la notion de
substance possible, dont E. Scribano a bien montré, dans
son article de 1995 sur « Le ‘cartésianisme’ d’Arnauld », qu’elle
procède d’une notion du possible qui n’est pas proprement
cartésienne, mais correspond à une interprétation alors
dominante et toute semblable à celle d’un Desgabets. Dans
cette correspondance, on ne peut pas dire pour autant
qu’Arnauld se rabatte sur des positions thomistes face à
Leibniz, comme il le fera ultérieurement face à Huygens.
Précisons en outre que Huygens se réclamait lui-même de
l’autorité de Thomas, de sorte que le retour d’Arnauld à
Thomas en 1692 répondait aux nécessités de la controverse.
Le plus difficile reste donc à faire, à savoir déterminer si de
l’ensemble de l’œuvre d’Arnauld, une position métaphysique

38 Cf. Deux cartésiens, p. 166 : « justement parce qu’il est instrumental, ce


thomisme n’est qu’occasionnel ». Peut-on cependant, si tel est le
thomisme d’Arnauld, en tirer argument pour suggérer, comme
D. Moreau le fait ailleurs, « la possibilité d’une continuité forte entre
Thomas d’Aquin et Descartes » ? (voir Arnauld, Textes philosophiques,
op. cit., p. XI.) La question reste largement ouverte, et D. Moreau
reste à bon droit prudent dans son assertion, ne parlant ici que
d’une « possibilité ». Pour ma part, je répondrais par la négative,
non seulement parce que le thomisme de la Dissertatio bipartita
me semble bien éloigné des positions cartésiennes, mais aussi
parce que, dans l’ouvrage le plus cartésien d’Arnauld, à savoir le
traité Des vraies et des fausses idées, le développement thomiste
du chapitre XIII ne se situe plus au plan de la métaphysique de
Descartes, comme le montre le fait que le terme d’idée est alors
pris au sens non-cartésien des idées in mente divina. « Ôtant le mot de
nous », Arnauld a explicitement quitté la position métaphysique de la
mens humana : il parle d’un autre lieu, qui n’est plus celui de la
philosophie mais de la théologie.

297
CORPUS, revue de philosophie

générale se dégage nettement, qu’elle soit stable ou évolutive.


Mais il me semble d’ores et déjà acquis que sur la question
de la création des vérités éternelles, la position d’Arnauld ou
ses positions successives ne sont – pour les textes jusqu’à
présent convoqués par les différents interprètes – jamais
strictement cartésiennes.

Pour conclure cette évocation des positions de Desgabets


et d’Arnauld en regard de la thèse cartésienne sur la libre
création des vérités éternelles, je dirai que le « cartésianisme »
d’Arnauld est partiel, prudent et très sélectif. Descartes est
pour Arnauld un allié philosophique dans ses controverses
contre la vision en Dieu des vérités éternelles, et il partage
son refus de l’univocité de la connaissance humaine et
divine. Mais si Arnauld s’abstient de combattre ou même
de critiquer Descartes, il ne se fait pas pour autant son
disciple et dans les textes jusqu’à présent évoqués, il ne
reprend nulle part exactement la thèse de 1630.
Desgabets, au contraire, fait sienne à maintes reprises, et
de la manière la plus explicite et fidèle dans ses formulations, la
thèse de Descartes, particulièrement au chapitre V du Traité de
l’indéfectibilité des créatures. Cependant, il ne suffit pas qu’un
auteur reprenne la thèse de 1630 pour que sa métaphysique
soit considérée comme cartésienne. En effet, cette thèse n’est
pas pour la métaphysique du Bénédictin lorrain un principe,
puisqu’il ne la reprend que pour l’intégrer parmi les arguments
destinés à établir l’indéfectibilité des substances. Or cette
indéfectibilité, qui constitue l’un des deux ou trois grands
principes de la métaphysique de Desgabets, exprime une
conception de la création, de la substance et de la
durée, très différente de celle de Descartes. En outre, bien
qu’il reprenne explicitement la thèse de 1630, Desgabets,
dans son Supplément à la philosophie de Monsieur Descartes,
récuse presque toute la métaphysique des Méditations au
nom de principes qui ne sont pas cartésiens. En quoi le
« cartésianisme » de Desgabets apparaît finalement comme
encore plus problématique que celui d’Arnauld.
EMMANUEL FAYE
UNIVERSITÉ DE PARIS X - NANTERRE

298
Varia
299
LA TRADUCTION DE POPE PAR J. SERRÉ DE RIEUX

I. Maladresse ou infidélité ? L’épître I


La traduction de l’Essai sur l’homme en vers par Jean
Serré de Rieux, parue en 1739, peut être considérée
comme une « belle infidèle » au même titre que celle de l’abbé
Du Resnel. Bien que son auteur déclare avoir tenté de
donner une version plus littérale et malgré les jugements
positifs des revues1, Serré modifie profondément la lettre
et l’esprit de nombre de passages, imitant de très près la
démarche de Du Resnel2.
Cette infidélité littérale et en esprit à l’original anglais
de Pope va sans l’ombre d’un doute : il suffit de comparer les
textes pour s’en apercevoir. Ce qui est plutôt en cause et
que nous voudrions prouver, c’est le caractère intentionnel
de cette démarche ; à notre avis, elle se démontre surtout
à partir des passages du texte que Serré met entre
guillemets afin de prouver l’orthodoxie de Pope. Dans
l’Avertissement, il déclare que certains vers de l’Essai
garantissent la dévotion de Pope en ce qu’il aurait nommé

1 Pour ces jugements, voir notre ouvrage La Dispute du fatalisme en


France. 1730-1760, Bari, Schena-Presses de l’Université Paris-
Sorbonne, 2004, partie II, chap. V ; nous y traitons le thème des
traductions françaises de Pope au XVIIIe siècle et de leurs
enjeux idéologiques par rapport à la discussion du fatalisme de
Pope dans l’Essai sur l’homme. Sur l’importance de ce débat,
voir aussi nos articles « Il terremoto di Lisbona e il confronto tra
Pope e Leibniz negli anni ’50 del Settecento », Filosofia, XLX, 1999,
pp. 7-30, et « Louis Racine contre Pope », Nouvelles de la République
des Lettres, 2002, I, pp. 85-96.
2 Pour une comparaison entre les deux traductions, voir J. F. Du
Resnel, Les Principes de la Morale et du Goût, en deux poèmes,
traduits de l’Anglois de M. Pope par M. Du Resnel, Paris,
Briasson, 1737.

CORPUS, n° 49, 2005. 301


CORPUS, revue de philosophie

les principes de la puissance du Créateur, de la grâce du


Rédempteur, de la liberté de l’homme, de la révélation, de
la foi, de l’espérance d’un bonheur éternel, de l’amour de
Dieu et de l’amour du prochain : après cela, comment
pourrait-t-on encore songer à son hérésie ? En réalité,
comme nous allons essayer de le montrer dans la suite,
ces passages ont été manipulés par Serré de Rieux et ne
correspondent donc point à l’original. Étant donné cette
manipulation, une vérité apparaît clairement : Serré n’a
point échoué en traduisant Pope de façon infidèle, car
l’infidélité de sa traduction est le fruit d’un acte volontaire.
Cette traduction peut bien être envisagée comme une
apologie de l’orthodoxie de Pope obtenue par des changements
considérables non seulement de la lettre, mais aussi du
sens de l’original anglais. Cette démarche apologétique est
plus claire que chez Du Resnel, car Serré envisage de
montrer explicitement aux lecteurs l’orthodoxie chrétienne
de Pope, citant entre guillemets les passages de l’Essai
sur l’homme qui témoigneraient de sa fidélité aux dogmes
chrétiens. Ce que nous allons faire, c’est justement
montrer que ces mêmes passages ont été le fruit d’une
manipulation, et que d’une manière plus générale le texte
de Serré christianise aussi bien la lettre que l’esprit de
l’original.
Dans l’épître I, les passages « infidèles » ne font point
défaut : les vers 91-98 sur l’espérance de l’avenir sont
ainsi traduits : « Adorons Dieu ; sa voix ne nous révèle pas
/ Quel bonheur nous attend au-delà du trépas, / Mais elle
allume en nous l’espérance éternelle, / Qui d’un bonheur
présent est la source fidelle. / Ce germe fleurissant au fond
de notre cœur, / Tel qu’une Rose, y verse une suave odeur ;
/ L’homme n’est point heureux, mais un jour il doit l’être. /
Notre âme s’inquiète, ardente à se connoitre ; / Mais dès
qu’elle se porte à de plus hauts objets, / De l’immortelle vie
elle goûte la paix »3. Quoique le sens semble être assez

3 J. Serré de Rieux, Maximes et réflexions morales traduites de l’anglois,


avec une traduction nouvelle, en vers, de l’Essai sur l’homme de
Pope, Londres G. Smith, 1739, pp. 6-7 : cf. A. Pope, An Essay on Man,
éd. de Twickenham, vol. III de The poems of Alexander Pope ;

302
Alessandro Zanconato

respecté (l’homme possède l’espérance dans une vie à venir


que Dieu lui a donnée afin qu’il puisse surmonter son ignorance
actuelle du destin), en fait, Serré a modifié le vers 96 :
« Man never Is, but always To be blest », qu’il traduit
infidèlement par « L’homme n’est point heureux, mais un
jour il doit l’être ». Pope parle d’un homme qui n’est
jamais heureux, mais le devient, car il vit dans l’espérance
d’un destin meilleur, qui peut bien être la vie dans l’au-
delà, mais aussi – ce qui se concilie bien avec l’éthique
naturaliste et mondaine de Pope – la vie terrestre. Il est
vrai que Pope parle de béatitude future et d’une vie à venir
(« a life to come »4), mais dans un contexte où la béatitude
future est envisagée comme une espérance, non pas
comme une certitude (en effet, ce passage est suivi de la
célèbre description de l’Indien content de son état et de
s’imaginer vivant au ciel avec son chien après sa mort) ;
au vers 93, la béatitude future dont il est question
pourrait bien ne pas être l’état du bienheureux au ciel,
mais l’état présent du sage vertueux faisant l’objet de
l’éthique popienne dans l’épître IV. Il pourrait aussi bien
s’agir d’une simple condition de jouissance terrestre de
l’homme dans son état naturel : le « What future bliss » du
vers 93 n’implique pas nécessairement une allusion au
paradis que le contexte général du poème n’aborde pas.
De plus, le vers 96 ne parle surtout pas d’un homme qui
un jour doit être heureux (au jour de sa résurrection,
évidemment), selon la traduction infidèle de Serré, mais d’un
homme qui devient heureux sur terre par une évolution
progressive de ses capacités et de ses vertus terrestres, ce
qui est d’ailleurs plus en phase avec l’épître III, traçant
l’histoire des progrès de l’humanité par le raffinement de
l’amour propre.
Un deuxième passage très proche de ce dernier parle
de révélation là où Pope préfère parler de science naturelle :
l’Indien ne connaît point l’univers, « His soul proud Science

Londres-New Haven, Methuen, 1950 ; réimpression Londres-New


York, Routledge, 1993, ép. I, vers 91-98 (italiques nôtres).
4 A. Pope, op. cit., vers 98.

303
CORPUS, revue de philosophie

never taught to stray »5. Serré met entre guillemets ce vers,


mais il le traduit ainsi : « Les secrets révélés n’élèvent point
ses yeux / Jusques à lui promettre une demeure aux cieux »6 : il
s’agit d’une manipulation explicite de l’original par l’insertion
d’une référence aux vérités révélées qui est totalement
absente chez Pope. De plus, le passage étant mis entre
guillemets afin d’en souligner le caractère orthodoxe,
l’infidélité de Serré ne peut être envisagée que comme
volontaire ; évidemment, il profite du fait que, à l’époque,
peu de connaisseurs français de Pope le lisent en anglais.
Dans la suite de l’épître I, là où Pope condamne l’orgueil
anthropocentrique des hommes jugeant de la bonté de l’univers
par sa correspondance plus ou moins satisfaisante à leurs
besoins, Serré traduit infidèlement le vers 149 (« If the
great end be human Happiness ») par « Dont le bonheur
de l’homme est le but souverain »7. Le vers original se situe
dans un contexte où Pope affirme que le bonheur humain n’est
point le but principal de Dieu (critique de l’anthropocentrisme),
car s’il l’était, les maux physiques devraient être envisagés
comme des déviations de la nature8 ; la traduction de Serré,
au contraire, semble attribuer au dessin principal de Dieu
le bonheur humain, en niant tout simplement que les
déviations que l’homme croit apercevoir dans la poursuite
de ce but le soient véritablement. Le vers modifié par Serré
est mis entre guillemets. Tout le contexte de la traduction
de ce passage par Serré vise à suggérer l’image d’une
providence personnelle qui s’intéresse au bonheur de l’homme
et qui introduit une sorte de législation morale dans la nature :
ainsi, les vers 161-164 de Pope sont traduits par «C’est de
l’orgueil que naît notre raisonnement. / Réprimons-en l’effort ;
jugeons plus sainement. / Concevons qu’il n’est point d’effet
dans la Nature, / Qui de l’effet moral ne trace la figure », alors
que Pope ne parle point d’une correspondance entre les effets
des lois naturelles et les effets des lois morales établies
par Dieu, envisageant plutôt d’affirmer que nous ne pouvons

5 Ibidem, vers 101.


6 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 7.
7 Ibidem, p. 10 ; A. Pope, op. cit., vers 149.
8 A. Pope, op. cit., vers 150.

304
Alessandro Zanconato

accuser Dieu ni pour les réalités naturelles ni pour les


réalités morales9. Serré inscrit une finalité morale dans la
législation de la nature : les effets des lois naturelles tracent
la figure des effets moraux, ce qui peut bien être conçu dans
une vision chrétienne de la providence ; Pope se borne à
soutenir que Dieu ne peut être accusé d’injustice ni pour le
mal physique ni pour le mal moral. Il s’agit d’une différence
assez remarquable, car Serré mène le discours de Pope vers
un finalisme transcendant d’inspiration chrétienne, ce qui ne
relève pas tout à fait du texte original. La même manipulation
dans le sens d’une adhésion au christianisme se retrouve
dans sa traduction du vers 164 (« In both, to reason right
is submit ») par « Tu dois craindre, admirer, te taire et te
soumettre »10 : chez Pope, on ne trouve d’allusion ni à la
crainte ni à l’admiration, éléments de la piété du dévot face
au Dieu chrétien.
Aux vers 165-172, Serré traduit la thèse de Pope selon
laquelle le tout subsiste par la lutte des éléments dans
l’univers comme dans l’homme (« But ALL subsists by
elemental strife ; / And Passions are the elements of Life »)
par : « "De troubles, il est vrai, la raison déchirée, / Ne peut
céder sans crime au tumulte des sens" ; / Mais il est dans
les cœurs des ressorts innocens, / qui formant des transports
que l’ordre justifie, / Sont autant d’élémens qui soutiennent
la vie »11. Le déchirement de la raison et l’allusion aux
crimes qu’elle commet en soumettant aux sens les « ressorts
innocens », à savoir les désirs licites de l’âme, sont des
catégories morales chrétiennes dont Pope ne fait aucune
mention dans ce passage, dont les deux premiers vers
sont mis entre guillemets par Serré comme preuve
d’orthodoxie. Pope parle d’une loi naturelle régissant aussi
bien les passions – fruits de l’amour propre selon l’épître II

9 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 10 (italiques nôtre) ; cf. A. Pope, op.


cit., vers 161-164 : « From pride, from pride, our very reas’ning
springs ; / Account for moral as for nat’ral things: / Why charge
we Heav’n in those, in these acquit ? / In both, to reason right
is submit ».
10 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 11.
11 Ibidem.

305
CORPUS, revue de philosophie

– que les apparents désordres de l’univers ; son horizon reste


rigoureusement immanent.
Dans les vers 259-266, la métaphore du pied et de la main
qui se plaignent de servir d’instruments à l’esprit se termine
chez Pope par cette exhortation : « Just as absurd, to mourn
the tasks or pains / The great directing MIND of ALL ordains »12.
Serré traduit : « Quelle bizarre erreur ! N’est-elle pas égale, / Si
dans ce composé de l’œuvre générale, / Sur l’autre une partie
aspire à s’élever ? / Ose tout envahir ? Conspire à tout braver ? /
Et dans ses vains projets ambitieuse et lâche, / Refuse
d’accomplir et l’ouvrage et la tâche, / Qu’à chacune imposa
l’esprit ordonnateur, / Pour le bonheur du monde et son propre
bonheur ? »13. L’allusion au bonheur du monde et au
bonheur des parties qui le composent sert à donner une fois
de plus l’image d’une providence bienveillante et intéressée au
bonheur des créatures, mais elle est absente chez Pope dans
ce passage.
À la fin de l’épître, Serré manipule la description de la
divinité âme du monde présentée aux vers 267-280 ; cette
description, on le sait, a fait l’objet des plus dures querelles
dans le débat sur le fatalisme et le « spinozisme » de Pope14.
La façon dont Serré transforme ce passage en essayant de
lui donner une allure presque chrétienne rappelle de très
près Du Resnel, qui avait agi de même en 173715. Voici le
passage de Serré : « Mais Dieu seul en est l’âme, et par
mille ressorts / Il anime chaque Etre, en conserve la vie, /
Y fait tomber ses dons, et les diversifie : / Un tendre amour
l’enflamme, il prévoit nos besoins. / La terre et son bonheur ne
l’occupent pas moins / Que l’important soutient de la voûte
céleste ; / Il est doux, bienfaisant, en tout se manifeste, / Dans
le soleil échauffe, ou dans l’air rafraîchit ; / Dans les étoiles
brille, et sur l’arbre fleurit. / Il vit dans chaque vie, et sa
vaste étendue / Se porte en tous climats, dans l’onde, dans la
nue ; / Il donne sans rien perdre, et sans se partager, / Se répand

12 A. Pope, op. cit., ép. I, vers 265-266.


13 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 17 (italiques nôtres).
14 Voir A. Zanconato, La Dispute du fatalisme, op. cit., partie II,
chap. I.
15 Voir ibidem, appendice B.

306
Alessandro Zanconato

pour nourir, accroître et protéger ; / Respire dans notre âme,


et maintient la partie, / Que les loix de la mort tiennent
assujettie ; / Egalement parfait, et se faisant un jeu / De la
formation d’un cœur ou d’un cheveu, / De l’homme le plus
vil, ou du plus pur Archange, / Qu’embrase un feu sacré
d’amour et de louange ; / Pour lui rien de trop haut, de trop
bas, de petit : / Toujours sublime et grand, il enfante, il remplit,
/ Il répare, il étend, il limite, il enchaîne, / Et tout se meut au
gré de sa loi souveraine »16. Si Pope parle d’une âme du
monde vivifiant la nature, Serré décrit une providence qui « fait
tomber ses dons » sur chaque être ; ce Dieu est enflammé
d’un tendre amour, il prévoit nos besoins, le bonheur de la
terre ne l’occupe pas moins que la voûte des cieux, il est
doux et bienfaisant ; tout se meut au gré de sa souveraine
loi. De ce passage si rempli d’attributs propres d’un Etre
personnel, Pope ne conserve que l’image des Séraphins brûlant
d’amour, une sorte de topos de l’iconographie chrétienne17. Il
est donc évident que Serré a opéré un véritable renversement
du sens de tout le passage original.
Cette image du Dieu bienveillant revient aux vers 285-
288 : « Soumets-toi, mais comprens que Dieu ne t’a fait naître /
Que pour te rendre heureux autant que tu dois l’être ; /
Sois sûr, en quelque Sphère où soit fixé ton sort, / Dans l’instant
où tu nais, dans l’instant de ta mort, / De trouver ton salut
dans le bras qui dispose / Et de la plus sublime et de la
moindre chose »18. Le « bras » de Dieu qui dispose de tout
correspond au « power » du vers 287 de Pope (attribut
impersonnel) ; l’allusion au bonheur que Dieu se chargerait
de satisfaire n’y est pas dans le sens de Serré, qui parle
d’un dessein de Dieu de faire naître l’homme afin de le
rendre heureux, tandis que Pope parle d’une condition
liée à la nature humaine (« Secure to be as blest as thou
canst bear »19).

16 J. Serré de Rieux, op. cit., pp. 17-18 (italiques nôtres).


17 Cf. A. Pope, op. cit., vers 278.
18 J. Serré de Rieux, op. cit., pp. 18-19 ; le passage est entre guillemets
chez Serré.
19 A. Pope, op. cit., vers 286.

307
CORPUS, revue de philosophie

II. L’Épître II : passions, amour propre, illusion


L’épître II est rendue par Serré de façon plus fidèle quant au
sens général, quoique le traducteur persévère dans l’habitude
de transformer profondément la forme de nombre de passages :
une démarche que suivent généralement les traducteurs
d’ouvrages étrangers en langue française au XVIIIe siècle20.
Par rapport à la première épître de Pope, l’épître II de Serré
montre moins de passages « infidèles » dans le fond.
Néanmoins, ces rares passages confirment une tendance à la
christianisation de Pope.
Les vers 115-116 en témoignent : il s’agit de vers qui
décrivent le moyen dont on peut tempérer les passions qui,
quoiqu’elles soient nées pour lutter, peuvent être modérées
par leur juste mélange et accord ; cela permet à l’homme
de s’en servir utilement, sans craindre leur pouvoir, car « ce
qui compose l’homme, peut-il le détruire ? / Il suffit que la
raison suive le chemin indiqué par la nature, / Qu’elle,
soumise, suive nature et Dieu joints ensemble »21. Voici
la traduction de Serré : « Cependant gardons-nous de suivre
le chemin / Où notre âme s’égare, où Dieu n’est pas sa fin :
/ Usons des passions, mais réglons-en l’empire ; / Ce qui
compose l’homme est-il pour le détruire ? »22. Serré transforme
profondément le sens en faisant de la question rhétorique
de Pope (« ce qui compose l’homme peut-il le détruire ? »)
une exhortation à ne pas employer les passions contre
l’homme. En fait, Pope ne fait par-là que reprendre la
thèse selon laquelle les passions sont bonnes et utiles, car
elles sont le fruit de l’amour propre ; une fois tempérées
par la raison, elles ne pourraient donc nuire à l’homme.
Serré, par contre, accentue le sens de la négativité des
passions et débute par un interdit d’esprit chrétien
(« Gardons-nous ») ; de plus, la référence à Dieu et à l’âme
manque chez Pope, qui parle de Dieu et nature joints
ensemble. Le concept chrétien d’égarement de l’âme par les
passions lui est étrange, car c’est la nature elle-même qui

20 Pour cette question, voir A. Zanconato, op. cit., partie II, chap. V.
21 A. Pope, op. cit., ép. II, vers 114-116 (nous traduisons).
22 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 27.

308
Alessandro Zanconato

produit les passions ; de même, la référence de Serré à Dieu


comme fin convenable des désirs humains est absente dans
l’original. Il s’agit d’un énième exemple de christianisation de
Pope dans un but évidemment apologétique.
Un passage très important de l’épître II se trouve à
sa fin et concerne le thème de l’illusion : un thème qui
avait déjà fait l’embarras de Du Resnel et qu’il avait essayé
de christianiser dans sa traduction23. Tout comme Du
Resnel, Serré supprime les vers relatifs au dévot qui dans
l’âge de vieillesse prend son plaisir dans le rosaire et dans
les livres de prières24 ; mais ce qui est plus important, c’est que
toute allusion à la vanité de la vie (« vacuity of sense »25)
est ôtée de sa traduction. Pope exprime l’utilité de l’illusion
dans l’existence de l’homme, afin qu’il puisse oublier la
vanité de son être ; cette illusion est un moyen dont Dieu
se sert pour parvenir à ses fins et empêcher l’homme de
refuser, par le suicide, son existence au sein de l’ordre
universel. Par contre, dans la version de Serré, « Dieu
permet nos écarts, et sa pitié s’en sert »26 : ce qui chez
Pope constitue une ruse, dans le fond assez cynique, de la
part de Dieu, devient chez Serré l’ouvrage de sa pitié face
aux « écarts » des hommes. Pope parle de la puissance
de l’opinion qui attache l’homme à son existence en lui
offrant un plaisir qui se renouvelle sans cesse au cours de
sa vie : il nomme « la coupe de la folie » dans laquelle
sourient le rêve et la joie27 ; rien de tout cela chez son
traducteur. Le fait que Du Resnel ait employé à peu près
la même stratégie en traduisant ces derniers vers de
l’épître II suggère un même but chez les deux traducteurs :
une fois de plus, c’est le désir de présenter une version
religieusement acceptable du poème de Pope. La traduction
devient ainsi une véritable apologie. Cela se voit aussi

23 Cf. A. Zanconato, op. cit., Appendice B, §3.


24 Voir J. Serré de Rieux, op. cit., p. 36 ; cf. A. Pope, op. cit., vers 280-282,
absents chez Serré comme chez Du Resnel.
25 A. Pope, op. cit., vers 286.
26 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 37.
27 A. Pope, op. cit., vers 288.

309
CORPUS, revue de philosophie

dans la conclusion de l’épître II, aux vers 293-294 (« See !


and confess, one comfort still must rise, / ‘Tis this, Tho’Man’s
a fool, yet GOD is WISE »), que Serré traduit tout à fait
infidèlement : « Homme, console-toi, si tu n’es que foiblesse, /
Dieu n’est pour ton salut que bonté, que sagesse »28. Pope
ne parle point du salut donné à l’homme par Dieu, car son
Dieu est autre que celui de son traducteur.

III. Epître III : anthropocentrisme et espérance d’un au-delà


Cette transformation du Dieu de Pope dans le Dieu
chrétien se poursuit dans la troisième épître : lors de la
célèbre description de la chaîne des êtres aux vers 1-26,
Pope parle d’un « all-extending all preserving Soul », qui relie,
ainsi qu’une âme du monde, les êtres les plus petits avec
les plus grands ; il ne s’agit point de « L’esprit universel,
dont la sage ordonnance, / Dans les Etres soutient l’ordre
et la dépendance, / Par un mêlange où tout dans sa place se
rend, / Avec le plus petit enchasse le plus grand »29, car cette
sage ordonnance rappelle une fois de plus le Dieu chrétien
transcendant.
Dans les vers 43-44 de Pope, cette sage ordonnance
pourvoit aux besoins de toute créature, alors que dans le
passage original, c’est la nature qui s’en charge : « Sçache
donc qu’il n’est point d’être dans la Nature / A qui le Ciel
n’accorde une assistance sûre. / Sous les pieds du
Monarque étalant son secours, / Avant lui la fourure avoit
échauffé l’Ours »30.
Dans la suite, Serré reprend le discours de Pope contre
l’anthropocentrisme, mais il rajoute deux vers absents chez
Pope et qui vont à l’encontre du contexte : « Sur tous les

28 A. Pope, op. cit., vers 293-294 ; J. Serré de Rieux, op. cit., p. 36


(italiques nôtres).
29 A. Pope, op. cit., ép. III, vers 22-26 ; J. Serré de Rieux, op. cit., p. 38
(italiques nôtres) ; Du Resnel (op. cit., p. 108) traduit « âme de
l’univers » : voir supra, Appendice B, p. 444.
30 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 39 ; A. Pope, op. cit., vers 43-44 :
« Know, Nature’s children all divide her care ; / The fur that
warms a monarch, warm’d a bear ».

310
Alessandro Zanconato

animaux ton empire est suprême ; / Je le sçai. Mais crois-


tu que tout soit fait pour un ? »31. L’image de l’homme empereur
du royaume animal – image chrétienne – serait contradictoire
dans un endroit consacré à la critique des prétentions
humaines d’être « Tyrant of the whole »32.
Aux vers 71-78, Pope parle de la mort : Dieu ne donne
la connaissance de l’inévitabilité de la mort qu’à l’homme,
mais il la lui révèle de telle manière qu’il l’espère en même
temps qu’il la craint, si bien que l’heure inconnue et la crainte
lointaine font en sorte que l’approche de la mort ne
paraisse jamais imminente33. Voici la version de Serré :
« L’homme prévoit sa mort ; mais loin de s’alarmer, / Il y
voit un objet si propre à le calmer, / Que dans l’instant
qu’il craint, qu’il frémit, et qu’il doute, / Dieu lui fait desirer
une fin qu’il redoute »34. Serré insiste davantage sur le
désir que l’homme éprouve face à la mort, « objet si propre
à le calmer », tandis que Pope souligne le fait que la mort
paraît à l’homme toujours lointaine et indéfinie ; c’est bien
cette perception confuse de sa menace, et non pas (ou
mieux : non pas principalement), l’espérance d’un destin
propice qui fait que l’homme n’en est pas subjugué. Cette
espérance et ce désir de la fin dans la version française
de Serré découlent encore d’une perspective chrétienne.
Le célèbre passage du §IV où Pope décrit l’état de nature
est assez respecté par Serré dans son sens fondamental,
néanmoins il accentue les aspects de la description popienne
qui pourraient être envisagés sous une perspective chrétienne ;
par exemple, il souligne davantage le rôle de la providence
dans sa bienveillance envers toute créature : « Le soin universel
n’apartenoit qu’aux Cieux ; / Esclave de leurs Loix, l’homme

31 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 40 ; cf. A. Pope, op. cit., vers 47-48.
32 Ibidem, vers 50.
33 Cf. A. Pope, op. cit., vers 71-78.
34 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 41 (le passage est entre guillemets
dans le texte de Serré). Pour permettre une comparaison, nous citons
les vers correspondants de Pope : « To Man imparts it ; but
with such a view / As, while he dreads it, makes him hope it
too : / The hour conceal’d, and so remote the fear, / Death still draws
nearer, never seeming near ».

311
CORPUS, revue de philosophie

judicieux, / Ne desirant jamais ce que Dieu lui dénie, / Dans


la frugalité voyoit couler sa vie »35. Pope limite à un seul
vers ce que Serré développe en quatre vers : « Heav’n’s
attribute was Universal Care »36. D’ailleurs, c’est ce que
Serré fait pour les vers 226-240, quinze vers qui, chez
Pope, décrivent l’origine de la véritable religion ; Serré en
fait vingt, car il juge évidemment qu’il s’agit là d’un passage
pouvant être interprété dans l’optique du christianisme37.

IV. Epître IV : éthique du bonheur et christianisme


Le début de l’épître IV de Serré présente le discours de
Pope sur le bonheur par des traits davantage christianisés
que le poème original ne permettrait de deviner : « O bonheur,
et le but et la fin de notre Etre, / Sous quel nom aux humains
te feras-tu connoître ? / Te plairas-tu toujours dans le
déguisement ? / Faudra-t-il te nommer repos, contentement,
/ "Ou ce je ne sçais quoi qui verse dans notre âme /
Des désirs éternels, une immortelle flame ? / Toi pour qui
nous souffrons le plus rigoureux sort ; / Qui nous fais sans
frayeur envisager la mort" »38 ; les quatre derniers vers
ont été modifiés par rapport à ceux de Pope, car Serré
parle de « désirs éternels » et d’« immortelle flame », tandis
que Pope se borne à nommer l’éternel soupir (« eternal sigh »)39.
Le sens en est quelque peu transformé, puisque chez Pope il
s’agit d’une espérance en une satisfaction terrestre, tandis que
le passage traduit par Serré pourrait aussi être envisagé
comme l’exaltation d’un bonheur spirituel. Pope signifie
que la vie de l’homme s’écoule sous le signe d’une perpétuelle
recherche du bonheur ; Serré laisse planer plus d’ambiguïté
sur la véritable nature (spirituelle ou terrestre ?) de cette
recherche.

35 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 46 ; voir A. Pope, op. cit., vers 159-160.
36 A. Pope, op. cit., vers 159.
37 Cf. J. Serré de Rieux, op. cit., pp. 50-51.
38 Ibidem, p. 56.
39 A. Pope, op. cit., ép. IV, vers 3.

312
Alessandro Zanconato

Un autre passage modifié concerne les explications de


l’origine du mal moral et du mal physique que Pope donne
dans cette dernière épître : de ces maux Dieu n’est point
l’auteur, et si on le comprend correctement, soit le mal
particulier rentre dans le bien universel, soit il introduit une
mutation (« Or Change admits »), soit la nature le laisse
tomber et il devient rare et de courte durée, jusqu’à ce que
l’homme ne l’augmente (« Or Nature lets it fall, / Short and but
rare, ‘till Man improv’d it all »)40. Voici Serré : « Jamais le
mal à Dieu ne peut être imputé ; / Il laisse l’être agir en
pleine liberté ; / Sa main n’altère l’ordre établi dans le monde,
/ Que pour mieux signaler sa sagesse profonde »41. Le
Dieu dont il parle est une fois de plus le Dieu chrétien : il
laisse à l’être sa liberté, sa sagesse est profonde et il ne change
l’ordre que pour la révéler (par le miracle évidemment).
Aux vers 137-140, Pope prend l’exemple de Calvin, objet
de la colère divine pour ses adversaires, de la bénédiction
divine pour ses disciples (« One thinks on Calvin Heav’n’s own
spirit fell, / Another deems him instrument of hell »42), pour
affirmer la difficulté de reconnaître les justes sur terre ;
Serré accentue les références chrétiennes de Pope en modifiant
ainsi le passage : « L’un croit qu’en Calvin seul l’esprit saint
peut paroitre ; / L’autre croit de l’Enfer voir en lui l’instrument.
/ Elevé près du Trône au haut du firmament, / A-t-il du
Rédempteur partagé la promesse ? / Ou ressent-il de Dieu la
verge vengeresse ? »43, où l’allusion au Rédempteur n’a pas
de correspondance dans le texte original.
Au vers 248, Pope parle du bonheur du juste (« An
honest Man’s the noblest work of God »44) : il le décrit
comme l’honnête homme et fait une allusion à l’ouvrage de
Dieu qu’un déiste ou même un néostoïcien pourrait admettre ;
Serré la traduit ainsi : « Le Juste aidé des Cieux ne la [la

40 Ibidem, vers 115-116.


41 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 63.
42 A. Pope, op. cit., ép. IV, vers 137-138.
43 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 64.
44 A. Pope, op. cit., vers 248.

313
CORPUS, revue de philosophie

gloire suprême] doit qu’à soi-même », il parle donc d’un juste


que Dieu même soutient45.
Un passage important de l’épître IV présente le modèle de
sagesse humaine de Pope, à savoir l’homme qui n’est
esclave d’aucune secte et qui, suivant la nature, royaume
de la grande chaîne, parvient à connaître Dieu : « Slave to no
sect, who takes no private road, / But looks thro’ Nature up to
Nature’s God ; / Pursues that Chain which links th’immense
design, / Joins heav’n and earth, and mortal and divine ; /
Sees, that no being any bliss can know, / But touches some
above, and some below ; / Learns, from this union of the
rising Whole, / The first, last purpose of the human soul ; /
And knows where Faith, Law, Morals, all began, / All end, in
LOVE of GOD, and LOVE of MAN »46. Serré traduit ainsi :
l’homme juste, « sans vouloir percer de trop profonds misteres,
/ Ne suit point folement des routes arbitraires, / Que la Nature
éleve au sein de son Auteur, / Qui n’abandonne point la fin du
Créateur, / Dont le sistême unit, pour composer le Monde, / Le
Mortel, le Divin, le Ciel, la Terre et l’Onde. / Il aprend qu’ici
bas, aucun bonheur n’est doux, / Qu’autant qu’il se répand
au-dessus, au-dessous ; / Que tout est embrassé sous une
même chaîne, / A quelle heureuse fin doit tendre l’âme humaine,
/ Dans ce jour où la foi promet à ses desirs / Une gloire
sans borne et d’éternels plaisirs. / Il reconnoît pourquoi la
prudente Nature / Ne meut qu’au bien present toute autre
créature, / Tandis qu’à l’homme seul, par un espoir flateur,
/ Dieu presente l’objet du plus parfait bonheur, / Et par la foi
dévoile à sa perçante vue / Les moyens d’aquerir cette gloire
inconnue. / L’amour de l’homme ainsi, joint à l’amour divin,
/ Confond notre bonheur dans celui du prochain »47. Serré
insiste davantage sur le rôle de la foi et sur les promesses
qu’elle implique (le bonheur et la gloire éternelles), tandis que
Pope fait une très rapide allusion à ces thèmes aux vers 336
et 338 («But touches some above, and some below » ; « The first,
last purpose of the human soul »). D’ailleurs, la conclusion du
passage dans l’original parle bien sûr d’un amour de Dieu

45 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 71.


46 A. Pope, op. cit., ép. IV, vers 331-340.
47 Ibidem, pp. 75-76 ; A. Pope, op. cit., vers 331-340 (italiques nôtres).

314
Alessandro Zanconato

uni à l’amour de l’homme, mais dans des termes trop


vagues pour que cela puisse paraître chrétien et non
pas déiste, tandis que, dans le contexte de Serré, ces
affirmations revêtent un accent davantage chrétien. Il est vrai
que, quelques vers après, Pope parle de « height of Charity »48
lorsqu’il décrit l’étendue de cet amour du prochain qui doit
constituer la base des rapports humains, mais le contexte
ne permet pas d’en déduire une éthique transcendante
d’esprit chrétien. Les allusions de Pope, d’ailleurs assez rares,
aux concepts de la théologie et de la morale chrétiennes font
partie, à notre avis, de cette stratégie de déguisement dont
nous avons déjà parlé49.
Peu après, Pope voit Dieu contempler la terre qui rit
joyeusement à cause de l’amour de l’homme : « Earth smiles
around, with boundless bounty blest, / And Heav’n beholds its
image in his breast »50 ; une fois de plus, Serré pose son
attention sur ce Dieu et en amplifie la présence : « La terre trop
long-tems par les chardons usée, / Rit de se voir par l’homme
enfin fertilisée ; / "Dieu même secondant ses travaux courageux,
/ Contemple son image en son cœur généreux" »51.
ALESSANDRO ZANCONATO
UNIVERSITÉS PARIS X - NANTERRE
ET ROMA 2 TOR VERGATA

48 A. Pope, op. cit., vers 360 ; cf. J. Serré de Rieux, op. cit., p. 76 :
« Le degré de bonheur correspond au degré / Où la charité
montre un feu plus épuré » (entre guillemets dans le texte).
49 Cf. A. Zanconato, op. cit., chap. III.
50 A. Pope, op. cit., vers 371-372.
51 J. Serré de Rieux, op. cit., p. 77.

315
CORPUS, revue de philosophie

DOCUMENT

ALEXANDER POPE, ESSAI SUR L’HOMME :


TEXTE DE LA TRADUCTION DE SERRÉ

Ce texte est contenu dans le volume conservé à la


Bibliothèque Nationale de France (site F. Mitterrand-Tolbiac),
à la cote YK-2404 (J. Serré de Rieux, Maximes et réflexions
morales traduites de l’anglois, avec une traduction nouvelle,
en vers, de l’Essai sur l’homme de Pope, Londres, G. Smith,
1739, pp. 1-78).

Avertissement : nous avons modifié l’orthographe de


certains mots en l’adaptant au français courant. On a
aussi supprimé l’Avertissement de Serré ainsi que ses
notes explicatives au sujet de données biographiques ou
d’anecdotes relatives aux personnages historiques cités par
Pope. La numérotation des pages suit l’original et est indiquée
entre parenthèses dans le texte. Les passages « orthodoxes »
mis entre guillemets par Serré ont été reproduits en caractère
gras.
ALESSANDRO ZANCONATO

316
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

1. Epître I

Que notre âme s’éveille, et qu’un Qu’un esprit de candeur en tout


beau feu l’éclaire ! temps, en tous lieux,
Que les petits objets cessent de Justifie et la voie et les desseins
nous distraire ! de Dieu.
Laissons-les allumer d’ambitieux
désirs, Quel est Dieu ? Quel est l’homme ?
Et repaître les Grands d’orgueil et Aux seules conséquences
de plaisirs. De ce que nous voyons bornons
Le Ciel de notre vie a borné nos connaissances.
l’étendue ; L’homme ici pour mourir passe
Sur ce qui nous entoure arrêtons quelques moments,
notre vue ; C’est-là le plus certain de nos
Que l’homme en soit l’objet. raisonnements.
Suivons-le dans le cours Quand Dieu manifesté par ses
Des spectacles divers Lois adorables,
que présentent les jours. Reproduirait encore des mondes
(2) Labyrinthe étonnant dans l’art innombrables,
qui le compose ! (3) C’est à nous de l’entendre et de
le rechercher
Dans le seul où sa main daigna
Campagne où le Chardon fleurit nous attacher.
avec la Rose !
Jardin où mille Fruits permis et « Avant que de juger pourquoi,
défendus tels que nous sommes,
Etalent leurs attraits ensemble Cet Etre indépendant voulut
confondus ! créer les hommes,
Offrez-vous, vaste champ, à nos Qu’on dise par quel art, par
regards avides ; quels ressorts divers
N’y portons point des pas Le Monde est suspendu dans le
incertains et timides : vague des airs ;
Des sentiers ténébreux perçons Et comment d’un seul mot la
l’obscurité ; Loi systématique,
Des lieux plus découverts De cet immense corps forma la
saisissons la clarté ; mécanique »
Pénétrons et l’abîme où croupit Alors l’homme éclairé sur son
l’ignorance, propre intérêt,
Et la nue où se perd une folle Pourra se pénétrer, et dire ce qu’il
science. est.
Promène-nous, Nature, en tes Mais que voit-il ? La terre est-elle
détours secrets ; transparente ?
Désarmons la folie, arrachons-lui L’œil la peut-il percer ? Notre âme
ses traits ; transcendante
Abattons de l’orgueil la fatale Peut-elle dévoiler et ses
puissance, connexions,
Et recherchons nos mœurs jusque Et les principes sûrs de ses
dans leur naissance. productions ?

317
CORPUS, revue de philosophie

Atomes de ce tout, pouvons-nous Sa gloire demandait un être tel


le comprendre ? que l’homme.
L’invisible ressort de qui tout doit Il se croit malheureux (tel son
dépendre, orgueil le nomme)
Et qui fait mouvoir l’Orbe autour Mais est-ce une injustice à Dieu
de son Essieu, qui le maintient,
Est-il entre les mains ou de De ne l’avoir placé que dans le
l’Homme ou de Dieu ? rang qu’il tient ?
Ah mortel ! vois l’erreur où ta Ce qu’il reprocherait à ce Moteur
raison s’égare, auguste,
Connais le faux brillant dont ton Dans le rapport au tout, ne
orgueil se pare ; pourrait être juste.
Prétends-tu découvrir, plein d’un Quelques soient les travaux dans
jaloux dépit, un ouvrage humain,
Pourquoi tu fus formé faible, Cent mouvements à peine
aveugle, petit ? enfantent une fin ;
Et ne devrais-tu pas dire d’un ton Dans le divin chef-d’œuvre, un
plus sage, mouvement unique
Je pouvais l’être encore mille fois Produit, outre la fin, d’autres fins
davantage. qu’il implique.
(4) Fol enfant de la terre, ose-lui (5) Quoique l’homme à nos yeux
demander soit l’être principal,
Pourquoi dans sa hauteur elle fit Peut-être dans le cours du
excéder système total,
De cent brasses le Chêne au- Sans cesser de remplir le grand
dessus de la Ronce ? rôle qu’il joue,
Penses-tu, téméraire, arracher ta Agit-il en second, mobile d’une
réponse ? roue,
Mais que dis-je ! Va prendre un Simple moyen d’un terme où
vol audacieux, l’esprit n’atteint point ;
Va pénétrer l’Olympe, et Nous ignorons le tout, et ne
demander aux Cieux voyons qu’un point.
Pourquoi de Jupiter les quatre Quand le Coursier saura pourquoi
Satellites la main rigide
Marchent moindres que lui sur Le modère en l’ardeur de sa
d’inégaux Orbites ? course rapide,
Ou pourquoi d’aiguillons on lui
Si parmi tous les plans dignes du presse les flancs ;
Créateur, Quand le stupide bœuf, qui
Sa sagesse infinie a choisi le sillonne les champs,
meilleur, en saura le motif, ou pourquoi de
Où tout soit continu, lié, plein et guirlandes
sans vide, Couronné tout-à-coup, il reçoit les
Où l’ordre et les effets d’un offrandes
système solide D’un peuple adorateur qui
Marquent de sa grandeur les prodigue l’encens ;
attributs divers, L’homme rompant alors le voile de
Parmi tous les vivants qui ses sens,
peuplent l’Univers,

318
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

Peut-être aura-t-il le droit de Noir et sombre avenir, ton voile


connaître son âme, favorable
Ce qui la fait agir, la tourmente, Nous fait remplir en paix le cercle
l’enflamme, peu durable,
Lui cause la douleur, l’excite, la Où Dieu trace le nombre et des
retient, ans et des jours :
L’abaisse, la relève et toujours la Du sommet de la gloire il voit finir
soutient : leur cours,
Pourquoi dans un moment il est Le Moucheron tomber, disparaître
dans l’esclavage, Alexandre,
Dans l’autre un souverain à qui Un Atome détruit, toute la terre
tout rend hommage. en cendre,
A-t-il dû le savoir ? Non : le ciel La bulle d’eau fondue, ou le
n’a point tort. Monde en éclats.
Il est ce qu’il doit être, et remplit Humbles dans notre espoir,
tout son sort ; marchons donc pas à pas,
Dans le lieu, dans l’état où son Et ne prenons jamais notre essor
Auteur le place : qu’avec crainte.
Son temps est un moment, un Redoutons de la mort l’inévitable
point est son espace. atteinte,
(6) Sur la terre il n’est rien qui « Adorons Dieu ; sa voix ne nous
n’ignore sa fin, révèle pas
Dieu cache à tous les yeux le livre Quel bonheur nous attend au-
du destin ; delà du trépas,
La page à chaque instant utile ou (7) Mais elle allume en nous
nécessaire, l’espérance éternelle,
Est la seule qu’il montre et dont il Qui d’un bonheur présent est la
les éclaire : source fidèle.
La bête ne voit point tout ce que Ce germe fleurissant au fond de
l’homme voit, notre cœur,
L’homme n’aperçoit point ce que Tel qu’une Rose, y verse une
l’Ange aperçoit ; suave odeur ;
Sans ces degrés divers d’instinct, L’homme n’est point heureux,
de connaissance, mais un jour il doit l’être.
Qui pourrait ici bas souffrir son Notre âme s’inquiète, ardente à
existence ? se connaître ;
Agneau, la volupté vient de jurer Mais dès qu’elle se porte à de
ta mort : plus hauts objets,
Si, doué de raison, tu connaissais De l’immortelle vie elle goûte la
ton sort, paix »
Te verrait-on jouer et bondir dans Le brute Indien même, y dirigeant
la Plaine ? sa vue,
Content jusqu’à la fin de ta vie Entend Dieu dans le vent, et le
incertaine, voit dans la nue.
Tu broutes l’herbe tendre, et « Les secrets révélés n’élèvent
flattes du Berger point ses yeux
La main qui sans pitié s’apprête à Jusque à lui promettre une
t’égorger. demeure aux cieux. »

319
CORPUS, revue de philosophie

Son espoir n’est fondé qu’en la La balance, le sceptre, et dans ta


seule Nature : rage extrême
Elle flatte son cœur d’un bien qu’il Sois Juge de ton Juge, et le Dieu
se figure de Dieu même.
A la cime d’un mont, sous un ciel
épuré, C’est toi, funeste orgueil, qui
Dans d’épaisses forêts, dans un causes notre erreur,
lieu retiré, Tu veux te prévaloir d’une fausse
Où doit, loin des dangers, éclore lueur ;
un nouveau monde, Et pour lancer au ciel un regard
Dans une Isle où jamais la téméraire,
tempête ne gronde, Tu nous portes toujours par de là
Où parmi les plaisirs régnera le notre sphère.
repos, L’homme veut être un Ange, et
A l’abri d’un tyran qui l’accable de plus audacieux
maux, Les Anges autrefois voulurent être
Et loin des fiers vainqueurs dont Dieux.
les mains inhumaines, S’ils sont tombés, comme eux
Pour lui ravir son or, le l’homme non moins rebelle
chargèrent de chaînes. Pêche contre les lois
de la cause éternelle.
(8) Mais toi dont la raison, la (9) Qu’on demande pourquoi mille
balance à la main, secrets ressorts
Pèse l’œuvre de Dieu, ses décrets Font sans cesse mouvoir tant de
et sa fin, célestes corps,
Nomme trop imparfait, blâme, Pourquoi la terre existe, et tout ce
tranche, compare ; qu’elle étale ?
Dieu donne trop ici ; là sa main Pour moi (répond l’orgueil) pour
est avare : moi seul libérale,
Sacrifie à ton goût, immole à tes La Nature lui prête un
plaisirs mouvement actif,
Tout ce que la Nature expose à tes Réveille en chaque plante un
désirs : germe productif,
Si non content encore de tous ses Epanouit les fleurs, rend la rose
avantages, odorante ;
Si malheureux au sein des biens C’est pour moi tous les ans que
que tu partages, l’automne abondant
Tu crois seul mériter les dons, les Fait couler du raisin le jus
soins du ciel, délicieux,
Si tu dois goûter seul l’ambroisie Que la mine produit des trésors
et le miel, précieux ;
Etre seul accompli, grand, Pour ma seule santé découlent
immortel, auguste, mille sources,
Crie à tout l’univers : Dieu n’est Aux maux les plus cuisants
qu’un Etre injuste. salutaires ressources ;
Usurpe tous les droits qu’il a sur Le soleil bien-faisant ne luit qu’à
les humains, mon besoin ;
Enlève-lui la foudre, arrache de Les mers roulent leurs flots pour
ses mains me porter au loin ;

320
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

Les vents, pour me servir, à l’onde Le printemps éternel, l’olympe


font la guerre. sans nuage,
Devant moi tout fléchit, tout Ne sont pas plus communs
rampe sur la terre ; qu’une âme calme et sage.
Elle est mon marche-pied, et le Si mille feux lancés contre un
ciel est mon dais. peuple proscrit,
N’ont point détruit du ciel
Cependant au milieu de ces rares l’arrangement prescrit,
bienfaits, Pourquoi d’un Borgia la funeste
Que prodigue pour toi la Nature existence
attentive, Pourrait-elle en son cours troubler
N’est-ce point déroger à sa fin la Providence ?
primitive, C’est de l’orgueil que naît notre
Quand sur toi le soleil darde un raisonnement.
rayon mortel ? Réprimons-en l’effort ; jugeons
Lorsque ébranlant de Dieu le plus sainement.
redoutable autel, Concevons qu’il n’est point d’effet
Les tremblements de terre dans la Nature,
engloutissent les villes, Qui de l’effet moral ne trace la
Ou quand d’affreux torrents figure.
couvrant les champs fertiles, (11) Pourquoi contre le Ciel
(10) Submergent des moissons le follement se roidir ?
trésor abondant ? Le blâmer d’une part, de l’autre
Non ; ne le pense pas. Un unique l’applaudir ?
accident, Imbécile raison, que peux-tu te
Loin de troubler le cours de la loi promettre ?
générale, « Tu dois craindre, admirer, te
Favorise en secret la cause taire et te soumettre ».
principale.
Le Monde a dû souffrir des Peut-être croirions-nous que le
altérations ; bien général
Quel être fut créé sans Exigerait qu’au monde et
imperfections ? physique et moral,
L’homme en est-il exempt ? S’il Tout ne fût que vertu, tout ne fût
semble que Dieu même qu’harmonie :
S’écarte quelquefois de son propre Que des vents déchaînés la fureur
système, réunie
« Dont le bonheur de l’homme Jamais de l’Océan ne soulevât les
est le but souverain », flots ?
L’homme s’écarte aussi de cette Que l’âme jouissant d’un durable
même fin. repos,
La révolution certaine et continue, D’aucunes passions ne se vit
Qu’un jeu de la Nature étale à altérée ?
notre vue, « De troubles, il est vrai, la
Est-elle plus permise aux caprices raison déchirée,
du temps, Ne peut céder sans crime au
Qu’elle ne l’est aux cœurs des tumulte des sens » ;
mortels inconstants ? Mais il est dans les cœurs des
ressorts innocents,

321
CORPUS, revue de philosophie

Qui formant des transports que Ne mettra-t-il son bien et sa gloire


l’ordre justifie, suprême
Sont autant d’élémens qui Qu’à n’agir, ne penser qu’au-delà
soutiennent la vie. de lui-même ?
Ces puissances qu’il vante et
Homme, que voudrais-tu ? d’esprit et de corps,
Pourquoi te plaindre encore ? N’ont-elles à tenter que
Tantôt jusqu’aux Cieux prenant d’impuissants efforts ?
un vain effort, Ah ! pourquoi (lui dira sa raison
Tu veux, moindre qu’un Ange, être frénétique)
encore davantage ? Le ciel t’a-t-il privé d’un œil
Tantôt dans la bassesse, où ta microscopique ?
fureur t’engage, (13) C’est que l’homme n’est
(12) Tu voudrais enlever, jaloux de qu’homme, et n’a point d’intérêt
leur secours, D’être (lui dira-t-on) autre que ce
Et la force aux taureaux et la qu’il est.
fourrure aux ours. A quoi lui servirait que sa
Mais si les animaux sont faits perçante vue
pour ton usage, Découvrît d’un ciron la forme et
Quel fruit tirerais-tu du frivole l’étendue ?
avantage Si malgré ce talent l’organe de ses
De rassembler en toi toutes leurs yeux,
qualités ? Ne pouvait pas encore pénétrer
L’Eternel exerçant ses libéralités, jusqu’aux cieux.
Partagea sagement à toute Serait-il plus heureux d’avoir pour
créature son partage,
Une faculté propre, une organe, De toucher le plus fin
une allure, l’incommode avantage,
Et pour favoriser ses besoins Si les pores du doigt, ouverts avec
mesurés, les excès,
Il daigna la douer de différents Sentaient au moindre choc de
degrés douloureux accès ?
De force, de grandeur, de grâce, Un nez plus raffiné : si les
de vitesse, vapeurs subtiles,
Relatifs à son rang, son état, son Que répandent du Lys les esprits
espèce ; volatiles,
Rien n’y manque, et tout suit l’art Par leurs vibrations ébranlant son
le plus scrupuleux ; cerveau,
Tout, jusqu’au vil insecte, en son Dans un lit de parfums lui
genre est heureux. creusaient un tombeau ?
Le Ciel pour l’homme seul est-il Une oreille plus fine ; Ah ! toute la
moins équitable ? Nature
Cependant il se plaint. Seul Etre Lui paraîtrait tonner sans règle et
raisonnable, sans mesure ;
Ne pourra-t-il remplir ses désirs Les sphères, dans le cours de
et son goût, leurs longs roulements,
Si tyran de la terre il ne possède De leur bruyant fracas
tout ? étourdiraient ses sens :

322
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

Tandis qu’il gémirait de ne Que ton toucher est fin, délicate


pouvoir entendre Araignée !
Des ruisseaux fugitifs le bruit La plus faible secousse à ta toile
flatteur et tendre, donnée,
Ni l’éclat enchanteur des Te frappe ; tu frémis au coup du
amoureux concerts, moindre vent :
Dont les hôtes des bois font Tu vis dans ton ouvrage, il semble
retentir les airs. être vivant.
Qui te méconnaîtrait, divine (15) Quel sentiment plus sûr que
Providence ? celui de l’abeille,
Ô sagesse ! ô bonté ! Cette juste Quand souvent, au défaut de sa
balance, rose vermeille,
(14) Qu’entretiennent sur nous Elle sait de la fleur qui recèle un
tes desseins inconnus, venin,
Ainsi que dans tes dons, éclate en Dans la rosée extraire un suc
tes refus. doux et bénin ?
Sur le sale pourceau quel est ton
Autant qu’on aperçoit de degrés avantage,
innombrables, Eléphant, qui reçus la douceur en
Dans les Etres créés entre eux si partage ?
dissemblables, Ah ! ton instinct de l’homme égale
Autant les facultés de l’esprit et la raison ;
des sens, Quelle mince barrière en rompt la
Offrent à nos regards de degrés liaison !
différents. Séparés pour toujours, cependant
Depuis ces millions d’insectes et toujours plus proches.
de reptiles, Qui ne s’aperçoit pas des intimes
Qui remplissent en foule et les approches
champs et les villes, De la réflexion et du ressouvenir ?
Jusqu’aux Héros vengeurs des Ne semblerait-il pas qu’ils sont
crimes d’Ilion, prêts à s’unir ?
Que l’intervalle est grand ! Quelle Combien peu d’intervalle en
gradation ! l’image tracée,
Que de points mesurés parmi les Du simple sentiment, divise la
Bêtes mêmes pensée ?
Se trouvent dans la vue, entre ces Regarde, réfléchis sur ce que tu
deux extrêmes vois ;
Ou de la Taupe aveugle, ou du Pour t’instruire, Mortel, tout a
Lynx clairvoyant ! pris une voix.
De l’odorat du Chien à la piste Promène tes regards où l’œil peut
aboyant, te conduire,
Et du sens plus subtil qui guide la Vois la Nature éclore, éclater et
Lionne produire.
Vers l’ennemi fuyant qu’un Quelle progression d’Etres
hurlement étonne ! nageant dans l’air,
Quels degrés dans l’ouie entre les Répandus sur la terre, ou plongés
animaux dans la mer !
Qui gazouillent dans l’air, et qui Depuis Dieu, quelle chaîne ! Une
peuplent les eaux ! si longue suite

323
CORPUS, revue de philosophie

Marque bien sa grandeur, son Si le pied sur la terre à marcher


ordre et sa conduite. destiné,
Ange, homme, quadrupède, Si le bras au travail vilement
insecte, oiseau, poison, condamné,
Tout est grand, merveilleux, Voulaient être la tête, et si la tête
parfait dans sa façon. même,
(16) Ô sublime étendue où l’œil ne L’œil, l’oreille irrités contre l’être
peut atteindre ! Sage loi que suprême,
l’esprit peut encore moins (17) Se plaignaient de se voir les
enfreindre ! simples instruments
Qui peut te concevoir ? Quel De l’esprit qui préside à tous les
espace effrayant mouvements :
De l’homme à l’infini, de tous les Quelle bizarre erreur ! N’est-elle
deux au néant ! pas égale,
Si quelque ordre vers Dieu Si dans ce composé de l’œuvre
rapprochait sa distance, générale,
Sur lui l’ordre qui suit aurait Sur l’autre une partie aspire à
même puissance, s’élever ?
Ou le vide entrerait en la création. Ose tout envahir ? Conspire à tout
Un seul anneau de moins rompt braver ?
la progression, Et dans ses vains projets
Qui de la chaîne entière entretient ambitieuse et lâche,
l’alliance : Refuse d’accomplir et l’ouvrage et
Tout suivrait par degrés la même la tâche,
décadence ; Qu’à chacune imposa l’esprit
Un monde retranché de cent ordonnateur,
mondes divers, Pour le bonheur du monde et son
Dans un nouveau chaos propre bonheur ?
plongerait l’univers.
La terre dans les airs perdant son L’Univers est un tout composé de
équilibre, parties
De la règle affranchie, en son Par de justes rapports sagement
désordre libre, assorties.
Du point de son Orbite au loin De ce tout surprenant la Nature
s’écarterait, est le corps, « Mais Dieu seul en
Le soleil au hasard dans l’Olympe est l’âme, et par mille ressorts
fuirait ; Il anime chaque Etre, en
Les Anges dépouillés de leurs conserve la vie,
saints ministères, Y fait tomber ses dons, et les
Seraient précipités dans leurs diversifie :
brillantes sphères : Un tendre amour l’enflamme, il
Jusqu’au trône de Dieu tout serait prévoit nos besoins.
ébranlé. La terre et son bonheur ne
Et pour qui l’ordre entier serait-il l’occupent pas moins
donc troublé ? Que l’important soutient de la
Pour moi, dis-tu, mortel ? Pour voûte céleste ;
toi, vers méprisable ! Il est doux, bienfaisant, en tout
Ô criminelle audace ! Ô folie se manifeste,
exécrable !

324
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

Dans le soleil échauffe, ou dans (19) Sois sûr, en quelque Sphère


l’air rafraîchit ; où soit fixé ton sort,
Dans les étoiles brille, et sur Dans l’instant où tu nais, dans
l’arbre fleurit. l’instant de ta mort,
Il vit dans chaque vie, et sa De trouver ton salut dans le
vaste étendue bras qui dispose
Se porte en tous climats, dans Et de la plus sublime et de la
l’onde, dans la nue ; moindre chose ».
(18) Il donne sans rien perdre, La nature est un art, mais un art
et sans se partager, inconnu ;
Se répand pour nourrir, Le hasard est un trait dont le but
accroître et protéger ; n’est point vu ;
Respire dans notre âme, et De la discorde même il naît une
maintient la partie, harmonie,
Que les loix de la mort tiennent Que ne peut pénétrer le plus
assujettie ; subtil génie.
Egalement parfait, et se faisant Le mal particulier est un bien
un jeu général :
De la formation d’un cœur ou Et malgré ta raison et ton orgueil
d’un cheveu, fatal,
De l’homme le plus vil, ou du Tout est fait pour le mieux ; et
plus pur Archange, sans extravagance
Qu’embrase un feu sacré Tu ne peux attaquer l’éternelle
d’amour et de louange ; puissance.
Pour lui rien de trop haut, de
trop bas, de petit :
Toujours sublime et grand, il
enfante, il remplit,
Il répare, il étend, il limite, il
enchaîne,
Et tout se meut au gré de sa loi
souveraine ».

Cesse donc, homme vain,


d’appeler imparfait
Un ordre dont tu vois le
merveilleux effet.
Souvent le plus grand bien
dépend de ce qu’on blâme ;
Connais-toi ; vois ton point. Le
Ciel mit dans ton âme
Un degré de faiblesse, un juste
aveuglement,
Qui doit de ton bonheur former le
dénouement,
« Soumets-toi, mais comprends
que Dieu ne t’a fait naître
Que pour te rendre heureux
autant que tu dois l’être ;

325
CORPUS, revue de philosophie

Épître II (20)

Connais-toi donc, Mortel, et ne Et l’esclave à son tour des devoirs


sois plus tenté qu’il impose ;
D’entrer dans les secrets de la Timide, audacieux dans son
Divinité : autorité,
A les approfondir, un vain temps Seul arbitre des lois et de la vérité
se consomme ; Lui-même, il est plongé dans une
L’étude propre à l’homme est erreur profonde,
l’étude de l’homme. La gloire, le jouet, et l’énigme du
Mais quel contraste en lui ! monde :
Immobile, ou courant, Va donc, Etre étonnant, étaler son
Obscurément habile, et savoir ;
servilement grand, Conduis tout, pèse l’air, signale
Trop instruit pour tomber dans le ton pouvoir,
doute sceptique, Va mesurer la terre et régler les
Trop faible pour s’armer de la marées,
fierté stoïque, Place chaque planète aux voûtes
Dans tous ses mouvements, azurées,
empressé, retenu, Trace-leur le chemin qu’elles
Entre deux points toujours il flotte doivent tenir ;
suspendu ; Et règle le soleil et les temps à
Incertain s’il est Dieu, s’il n’est venir :
point une brute, Elève ton esprit, et jusqu’en
Du corps et de l’esprit il fomente l’Empirée
la lutte ; Sur les pas de Platon vole, ouvre-
Né pour mourir, il croit insulter à toi l’entrée
la mort, Dans le premier parfait et dans le
Et porte ses désirs au-delà de son premier beau ;
sort. Forge, si tu le peux, un système
Pour s’abuser lui-même, il nouveau :
réfléchit, raisonne ; Foule aux pieds le bon sens, et
Et jusqu’à un tel excès son esprit dans ta folle ivresse
s’abandonne, Crois imiter de Dieu la force et la
(21) Qu’il semble, en s’égarant, sagesse :
vouloir se faire un jeu Tel que dans l’Orient ces Prêtres
Ici de penser trop, là de penser imposteurs,
trop peu : Qui livrés de sang froid à de
Source de passions, chaos de noires vapeurs
connaissances, (22) Qu’en eux ont excité cent
Il saisit loin du vrai, l’ombre et les tours orbiculaires,
apparences ; Enivrés à la fois d’orgueil et de
Dégagé de l’erreur, ou prêt d’y chimères,
succomber, Font croire que leur tête, en
Créé pour s’élever, élevé pour tournoyant toujours,
tomber, Imite du soleil le circulaire cours.
Maître de tous les biens que la Suis donc tes hauts projets, dis-
Nature expose, nous, guide fidèle,

326
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

Comment doit-on gouverner la Que la faible raison a tissue avec


sagesse éternelle ? peine.
Puis rentrant dans toi-même, Deux principes en lui règnent
après tant de clarté, assidûment,
Qu’y retrouveras-tu ? Vain songe, Et mettent à l’envi son cœur en
obscurité. mouvement.
L’amour propre le presse, et
Quand les Anges placés dans la l’excite et l’emporte ;
plus haute Sphère, La raison le retient, quand elle est
Virent aux derniers temps un la plus forte ;
Mortel téméraire, Si l’un d’eux est un bien, l’autre
Des astres pénétrer l’obscur n’est pas un mal,
enchaînement, Et chacun vers sa fin marche d’un
Sans doute que frappés d’un juste pas égal ;
étonnement, L’un meut, l’autre régit ; mais ce
Ils durent applaudir à la Nature qui les assemble,
humaine, Et les fait de concert coopérer
Qui s’ouvrait dans les Cieux une ensemble,
route certaine ; Dans la règle des mœurs, doit être
Et le subtil Newton dans son art appelé bien,
fut pour eux Comme on doit nommer mal ce
Ce que dans son adresse un Singe qui rompt leur lien.
est à nos yeux. De l’âme, l’amour propre irrite la
Mais cet homme rempli de notions puissance ;
parfaites, La raison dans son calme, et
Qui trace sans erreur le cercle des compare et balance ;
Planètes, Sans l’un, le genre humain
A-t-il pu dans son âme entrer un tomberait en langueur ;
seul moment ; Dans l’action, sans l’autre, il
En décrire, ou fixer le moindre aurait trop d’ardeur.
mouvement ? Et il cesse d’agir, si rien ne le
Il sait le plus haut point où les dirige,
Sphères s’étendent ; Il est tel que la plante attachée à
Le degré le plus bas où les astres sa tige,
descendent. Réduite à végéter, multiplier,
Mais peut-il expliquer ce qui le pourrir,
fait mouvoir ? Ou tel qu’un Météore ardent à
Quel prodige étonnant ! Quel fruit parcourir
d’un vain savoir ! Le vide qu’il remplit de la fureur
(23) L’âme pour s’élever dompte de extrême,
grands obstacles ; Brûlant, détruisant tout, enfin
Avance d’art en art, et produit des détruit lui-même.
miracles ; (24) Le principe qui meut, est
Mais si-tôt que sur moi l’homme toujours le plus fort ;
veut opérer, Il inspire, il échauffe, il presse
Qu’occupé de lui-même il veut se avec effort ;
pénétrer, Mais celui qui compare en son
L’aveugle passion coupe et brise Trône immobile,
la chaîne

327
CORPUS, revue de philosophie

Décide sans agir, tel qu’un Juge De frivoles débats allez remplir la
tranquille ; terre.
Au sort de la tempête il sait se
maintenir ; Amour propre, raison, vous
Son soin est de penser, combattez en vain,
d’admettre, de bannir. Vous tendez l’un et l’autre à cette
Plus un objet de près présente double fin :
son amorce, La peine vous fait peur, le plaisir
Plus dans son action l’amour vous attire.
propre a de force ; L’un de vous, plus ardent en tout
Le sentiment présent lui ce qu’il désire,
rapproche le bien, Court après son objet, cherche à
Tandis que la raison ne détermine s’en emparer,
rien Le poursuit, le saisit, voudrait le
Que dans un certain temps, qu’à dévorer ;
certaines distances, Mais sans blesser la fleur, l’autre
Qu’après avoir pesé toutes les n’en veut qu’extraire
conséquences, Et la douce rosée, et le miel
Réfléchi mûrement, et jusqu’en salutaire
l’avenir Le plaisir en un mot, par un sort
Présagé tout le fruit qui peut en inégal,
revenir. Est notre plus grand bien, ou
Disons mieux, l’amour propre a la notre plus grand mal.
force en partage,
La raison en lumière abonde Les passions ne sont que l’amour
davantage. propre même
Par des sentiers divers marchant
Scolastiques subtils, dont vers ce qu’il aime.
l’orgueilleux plaisir Le bien où les regards s’attachent
Se porte à diviser plutôt qu’à ardemment,
réunir, Apparent ou réel, les met en
Armez à votre gré ces puissances mouvement.
amies ; Mais comme il est des biens, dont
Vous souffrez à les voir un instant l’équitable usage,
endormies ; Au gré de la raison ne souffre
Vous qui levant sans cesse un aucun partage,
glaive scandaleux, Il est des passions qui n’ont
De tout ce qui se joint osant d’autres attraits,
couper les nœuds, Que notre seul plaisir, que nos
« Du sens et des vertus seuls intérêts ;
qu’abaisse votre audace, (26) « Si notre cœur n’y suit que
Séparez solidement la raison et des routes permises,
la grâce » (25) Que d’honnêtes moyens ; elles
Qui sur un mot obscur où l’esprit seront admises
se confond, Au rang où la raison sensible à
Quoiqu’en un même sens il pût nos besoins,
s’entendre au fond, Adopte nos désirs, et leur prête
Tel que des forcenés vous déclarez des soins ».
la guerre :

328
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

D’autres plus noblement élevant L’espérance, la joie, une ardeur


le courage, innocente,
Tendent sans intérêt au commun Des plaisirs et des jeux la cohorte
avantage ; riante,
Leur zèle secondé par un soin Le chagrin, le soupçon, le dépit, la
assidu, terreur,
Les décore du lustre et du nom de Le cortège effrayant de la sombre
vertu. douleur,
« Combattus, modérés et
Que le Stoïque fier d’un repos combinés ensemble,
insensible, Dans leurs bornes placés par
Vante de sa vertu le pouvoir l’art qui les rassemble,
invincible ; Mettent l’âme en balance ; et
Toute la fermeté n’est qu’une d’ombres et de jours, »
inaction Du clair et de l’obscur composent
Des esprits condensés, dont la un concours,
contraction Où la force aux couleurs sagement
Tient de son cœur glacé la assortie,
puissance captive, Fait luire avec éclat le tableau de
Incapable de soins et d’une la vie.
flamme active.
Tel que dans l’action s’enflamme « Cependant gardons-nous de
le Héros, suivre le chemin
L’esprit se fortifie, en fuyant le Où notre âme s’égare, où Dieu
repos : n’est pas sa fin :
Un orage dans l’âme en trouble Usons des passions, mais
une partie ; réglons-en l’empire ;
Mais ce trouble agissant du tout Ce qui compose l’homme est-il
maintient la vie : pour le détruire ? »
Nous courons une mer où mille Tout âge a ses plaisirs, ils brillent
écueils affreux en tous lieux,
Ne servent qu’à nous rendre Ils sont entre nos mains, où
encore plus courageux ; s’offrent à nos yeux.
Les passions y sont les Ministres S’ils s’échappent, sur eux nous
d’Eole ; portons notre vue ;
Mais la raison y prend la rame et Nous ne sommes touchés, notre
la boussole. âme n’est émue,
Dieu lui-même au repos a renoncé Que du désir flatteur de nous les
souvent : rendre sûrs ;
Il marche sur la mer, il monte sur Maîtres des biens présents nous
le vent. volons aux futurs.
(27) Si de quatre éléments la (28) Chacun d’eux dans son genre
merveilleuse guerre offre différents charmes,
Fit éclore et maintient la masse de Mais pour nous asservir, tous
la terre, n’ont pas mêmes armes ;
Pourquoi des passions les utiles Nos sens plus ou moins vifs,
combats, frappés diversement,
A l’ouvrage moral ne serviraient- De l’objet présenté tirent leur
ils pas ? sentiment.

329
CORPUS, revue de philosophie

D’un mouvement soudain la Ajoutent des degrés à sa


machine animée, malignité ;
Se livrant aux désirs dont elle est D’un aveu complaisant la raison
enflammée, l’autorise :
S’élance vers l’objet dans le degré C’est par elle souvent que son
d’effort tranchant s’aiguise.
Qui se fait ressentir ou plus Ainsi par des rayons pleins de
faible, ou plus fort. bénignité,
Delà, la passion dans l’âme Le soleil du vinaigre accroît
dominante, l’acidité,
Qui souvent combattue, et Et l’on ne voit que trop,
toujours triomphante, qu’enchaînée elle-même
Telle que le Serpent de l’ancienne La raison cède enfin son empire
Loi, suprême ;
Dévore, engloutit tout, et le Elle ose abandonner ses sujets
transforme en soi. malheureux ;
Cesse d’en exiger et l’encens et les
Comme l’on peut penser dans la vœux,
Philosophie, Et content qu’à l’erreur, qui dans
Que le corps recevant un principe eux s’accrédite,
de vie, Ils se livrent pour suivre une
Reçoit en même temps le germe autre favorite.
de la mort ; Hélas ! faible raison, tu soutiens
Que ce mal préparé pour terminer mal tes droits !
son sort, Que ne nous pourvois-tu d’armes
Faible dans sa naissance, enfin comme de lois ?
croît à mesure Et ne devrais-tu pas, pour
Que par marquer sa tendresse,
l’âge s’accroît le poids de la De l’esprit abattu relever la
Nature. faiblesse,
Ainsi l’âme reçoit, dans ses Le guérir, ou du moins lui
premiers instants, montrer le danger,
La semence d’un mal redoublé par Où l’expose un penchant qu’il ne
le temps, peut corriger ?
Qui d’un trouble obstiné trop Mais impuissante amie, et faible
fatale origine, protectrice,
Devient la passion qui sur elle De Juge, tu deviens de nos fautes
domine ; complice ;
Les autres maux d’esprit lui Tu t’armes contre nous d’un
cèdent à la fin, conseil séducteur ;
Et la partie infirme en prend tout Et fomentant toi-même une
le venin. coupable erreur,
(29) Elle naquit dans nous au Grossis à notre esprit le prix de sa
même instant que l’âme : chimère,
L’habitude en nourrit la Pour excuser le mal qu’il a rougi
tyrannique flamme ; de faire.
Les talents de l’esprit, et la (30) Cependant fier encore de tes
vivacité, triomphes vains,

330
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

Tu crois te conserver des droits Pour le bonheur oisif des


sur les humains, tranquilles plaisirs :
En brisant quelques nœuds de L’homme plein de l’espoir qui
passions légères. flatte son envie,
Ces victoires, hélas ! faibles, Court après son objet aux dépens
imaginaires, de la vie ;
De celle qui domine accroissent le Et l’avide Marchand et le
pouvoir, fougueux Héros,
Et dans un plus grand jour la font Le Philosophe ami du stoïque
apercevoir ; repos,
Telle qu’un Médecin qui follement Le Solitaire enfin, tous s’estiment,
se vante se prisent,
De dissiper du corps toute Et sourds à la raison de sa voix
l’humeur peccante, s’autorisent.
Quand sur un membre seul, par
un secret fatal, L’Artisan éternel, qui créa tout de
Pour y causer la goûte il fait rien,
tomber le mal. Par un art inconnu du mal tirant
le bien,
Pour notre perte, hélas ! la Nature Fait éclore du sein de la passion
décide, même
Contre elle la raison n’a qu’un Le germe précieux de la vertu
pouvoir timide ; suprême.
Elle la suit, elle l’escorte, et loin Comme indocile aux soins, rebelle
de l’abaisser, au meilleur fond,
Ne marche sur ses pas que pour Sur sauvageon enté l’arbre
mieux l’encenser. devient fécond,
Elle traite bien moins en tyran Le vice des vertus peut être
qu’en amie l’origine ;
La passion régnante où l’âme est Une sève sauvage en nourrit la
asservie ; racine,
Contre elle nous formons un Et semble leur prêter plus de
courageux dessein, force et d’appui.
Mais malgré nos combats elle Quelle source d’esprit découla de
entraîne à sa fin. l’ennui !
Si d’autres passions dans nos Que de fruits précieux naquirent
cœurs ont entrée, de la gêne,
Ce sont des vents légers et de peu De l’obstination, du dépit, de la
de durée ; haine !
Mais celle qui domine est un vent Le courroux enflammé se change
dont l’effort en zèle ardent ;
Nous rejette à la côte où nous fixa L’avarice au besoin rend l’homme
le sort. plus prudent ;
Qu’on soit épris de soif pour l’or, La paresse conduit à la
pour la science, Philosophie ;
Pour la gloire, l’honneur, la Et ce Tyran des cœurs, la noire et
suprême puissance, basse envie,
(31) (Et ce qui plus encore allume (32) Irritant à la fois et Savants et
les désirs) Guerriers,

331
CORPUS, revue de philosophie

Fait aux champs de la gloire Les ombres avec art entrent dans
éclore leurs lauriers. les lumières.
Un amour qui forçait les plus Mais je t’entends, Mortel, romps
saintes limites, toutes les barrières ;
Se raffine, et quittant des routes Parle, et que le bon sens ne te
illicites, retienne plus.
N’est plus qu’un hymen sage, où Me diras-tu qu’il n’est ni vices, ni
sans crime adoré vertus ?
Le beau Sexe reçoit un encens Quand le noir et le blanc mêlant
épuré ; leurs dissonances,
Et nous ne voyons plus dans Adoucis et fondus, produisent
l’homme ou dans la femme cent nuances,
De vertus dont l’éclat ennoblisse Soutiens-nous, que le Peintre a
leur âme, l’art et le pouvoir
Qui ne puissent parti du De détruire à jamais et le blanc et
redoutable écueil, le noir ?
Qu’offrent à leurs regards ou la Cependant, pour guérir d’une
honte ou l’orgueil. erreur si grossière,
Oh, combien la vertu des vices est Sonde ton propre cœur, suis sa
voisine ! simple lumière ;
La raison vers le bien seule nous « S’il lui coûte des soins, s’il est
détermine. trop combattu,
Il ne tint qu’à Néron d’être égal à Libre, il ne tient qu’à lui de
Titus, suivre la vertu ».
Et de faire briller un règne de
vertus. Le vice est si hideux qu’une
Dans un Catilina la fougue frayeur soudaine
détestée Allume à son aspect la plus
Charme dans Curtius, dans Décie mortelle haine :
est vantée : Cependant vu souvent, il est
La même ambition, offrant un moins odieux,
double but, Et ce monstre effrayant ne choque
Produit également la perte ou le plus nos yeux.
salut ; D’abord nous le souffrons, nous le
Elle fait à son gré le Citoyen fidèle, plaignons ensuite,
Le traître à sa patrie, et le sujet Enfin nous l’embrassons, et
rebelle ; marchons à sa suite ;
Et ce mélange est tel quel le terme Mais on ne convient point de son
prescrit, extrémité ;
Où le vice commence et la vertu Le Mortel vicieux croit n’être point
finit, monté
Ne se fait point sentir, n’est Au degré le plus haut du crime
aperçu qu’à peine : qu’il colore,
Rien n’en saurait fixer la distance Ou croit que son voisin est plus
incertaine. méchant encore.
(33) L’un sur l’autre empiète, ainsi (34) Tels dans les durs climats où
qu’en un Tableau souffle l’Aquilon,
Artistement fini par un savant L’Orcadien sauvage et le sombre
pinceau, Lapon,

332
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

Sous la glace accablés de Une ardeur téméraire au Soldat


souffrances extrêmes, dans la Guerre,
Pensent que leurs voisins sont Un air impérieux aux Princes de
plus glacés qu’eux-mêmes : la terre,
Le mal qui fait frémir un heureux Au Peuple le silence et la timidité ;
naturel, Qui fait à ses desseins servir la
Au méchant endurci paraît un vanité,
bien réel. Pour nous faire trouver au sein de
Tout homme est vicieux et l’indigence,
vertueux ensemble ; Dans la simple louange une ample
La double extrémité rarement se récompense.
rassemble ; « C’est lui qui transformant nos
Tous semblent y monter jusqu’à besoins en bienfaits,
certains degrés ; Nous fait de la vertu ressentir
Le Fou, le scélérat, à leur fougue les effets ;
livrés, Et qui des vains écarts, dont
Sont à certains égards et vertueux l’esprit est la proie,
et sages. Souffre que l’homme tire et sa
L’honnête homme échappé mille gloire et sa joie ».
fois des naufrages, A quoi servent les nœuds que la
Succombant à son tour au mal sagesse a mis
déterminé, Entre les serviteurs, les maîtres,
S’abandonne au transport qu’il les amis ?
avait condamné. N’a-t-elle pas formé ces tendres
Aux penchants opposés notre âme dépendances,
assujettie, Pour inviter nos cœurs aux justes
Et du bien et du mal ne prend assistances
qu’une partie. Que chaque individu doit attendre
L’amour propre conduit au vice, à de nous ?
la vertu : La faiblesse d’un seul fait la force
Et différente fin meut chaque de tous.
individu. Le besoin, les défauts, l’intérêt et
Mais l’objet de Dieu seul est la peine,
grand, profond, sublime, Du bonheur général semblent
Et le soutient du monde est le serrer la chaîne ;
seul qui l’anime : Cet objet dans notre âme excitant
« C’est lui qui du caprice et du la pitié,
fougueux transport De tout le genre humain cimente
Contre-mine, affaiblit, anéantit l’amitié.
l’effort ; Mais jusqu’à la mort une
Qui détourne du vice, expose la trompeuse idée,
bassesse, De l’homme prévenu retient l’âme
Qui permet pour un bien obsédée.
quelque heureuse faiblesse » ; En quelque passion qu’il ait su
(35) Au Sexe plein d’appas la s’engager,
honte ou la fierté, Contre une autre jamais il ne veut
Aux Ministres la crainte ou la se changer.
sévérité ; (36) L’homme savant, flatté de
sonder la Nature,

333
CORPUS, revue de philosophie

Trouve dans sa recherche une Épître III


abondance sûre ;
L’Ignorant s’applaudit de ce qu’il Apprends, homme borné, que le
ne sait rien ; Moteur divin,
Le Riche se bouffit à l’aspect de Par des sentiers divers tend à la
son bien ; même fin.
Le Pauvre en sa chaumière attend Au milieu de l’orgueil, au sein de
la Providence ; l’abondance,
L’Aveugle chante et rit, le Boiteux Dans l’horreur des revers, dans la
même danse ; triste indigence,
L’ivrogne est un Héros ; le Jusque dans la folie et dans la
Lunatique un Roi ; volupté,
Le Chimiste cherchant sa fortune Sans cesse remplis-toi de cette
chez soi, vérité.
Affamé, se nourrit d’espérances Considère le monde où tu tiens un
dorées, espace,
Et le Poète vit du chant des doctes Examine l’amour dont le lien
Fées. embrasse
Chaque état goûte un sort et Tous les êtres créés depuis le
consolant et doux : haut des Cieux
Comme un ami commun l’orgueil Jusqu’au centre profond de ces
se donne à tous. terrestres lieux ;
La passion varie, et s’assortit à Vois vers un seul objet la Nature
l’âge, assidue
L’espérance avec nous jusqu’à la Rassembler ses efforts, porter
mort voyage. toute sa vue.
Un prompt désir remplace un Figure-toi l’amas d’atomes
espoir qui se perd ; « Dieu permet enchaînés,
nos écarts, et sa pitié s’en Construits pour recevoir les fers
sert » ; qu’ils ont donnés ;
L’amour propre devient lui-même Regarde la matière en détail
une balance, variée,
Que suspend sagement sa Par un art merveilleux étroitement
suprême puissance, liée,
Pour comparer au poids de nos (38) Se presser, concourir,
propres besoins marcher d’un pas égal
Ceux d’autrui, qui plus grands, Vers un centre commun, vers le
sont dignes de nos soins. bien général.
Homme, console-toi, si tu n’es que Un Végétal périt, pour conserver
faiblesse, la vie
Dieu n’est pour ton salut que D’un autre menacé de se la voir
bonté, que sagesse. (37) ravie,
Quelquefois se dissout, pour
reprendre à l’instant
L’être dans un degré plus ou
moins éclatant.
Une forme à nos yeux est à peine
éclipsée,

334
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

La tendre joie anime et sa voix et


son aile.
Que par une autre forme on la N’est-ce que pour toi seul qu’en la
voit remplacée ; Saison nouvelle,
Tout se succède, et passe, en Le Rossignol se livre à des
proie aux coups du sort, concerts charmants ?
Du néant à la vie, et de l’être à la Non. Ce sont ses amours et ses
mort ; ravissements
Ainsi la gerbe d’eau s’élève à notre Qu’exprime son gosier, qu’exhale
vue, son haleine.
Et brille pour tomber dans les Le Coursier manié sur la
flots confondue. poudreuse arène,
Il n’est rien d’isolé, d’étranger, ni Dans la pompeuse ardeur qui
de vain, vient l’enorgueillir,
Chaque partie au tout a son Avec son Cavalier partage le
rapport certain. plaisir.
L’esprit universel, dont la sage Crois-tu que pour toi seul le grain
ordonnance, couvre la terre ?
Dans les Etres soutient l’ordre et Pour en prendre sa part, l’Oiseau
la dépendance, te fait la guerre.
Par un mélange où tout dans sa C’est pour d’autres encore que les
place se rend, champs sont parés
Avec le plus petit enchâsse le plus De fleurs et de raisins, de fruits,
grand. d’épis dorés.
La bête utile à l’homme à ses Dans tes riches moissons une
besoins se prête, partie acquitte
Et l’homme est à son tour Le pénible travail du bœuf qui la
nécessaire à la bête. mérite ;
Rien ne subsiste à part, tout est Et le porc dans la fange, indocile à
servi, tout sert ; ta voix,
Tout est lié. Qui sait où la chaîne Etend sur tes guérets de légitimes
se perd ? droits.

Homme présomptueux ! L’Auteur Sache donc qu’il n’est point d’être


de la Nature dans la Nature
N’aurait-il travaillé que pour ta A qui le Ciel n’accorde une
nourriture ? assistance sûre :
(39) Que pour tes seuls besoins, (40) Sous les pieds du Monarque
ton bien, ton ornement, étalant son secours,
Ta gloire, tes plaisirs et ton Avant lui la fourrure avait
amusement ? échauffé l’Ours.
La main par qui la bête est pour Lorsque l’homme s’écrie au gré de
ton goût nourrie, son caprice,
N’a-t-elle pas pour elle émaillé la Tout rampe sous moi, tout est
Prairie ? pour mon service,
L’alouette traçant mille cercles L’homme est fait pour le mien,
légers, répliquerait l’Oison,
Pour toi gazouille-t-elle et fend- Qu’on engraisse à l’abri d’une
elle les airs ? douce prison.

335
CORPUS, revue de philosophie

Quel soin pour le garder, pour Tous ne vient souvent que par les
bâtir sa demeure, soins d’un Maître,
Pour préparer ses mets dans son Dont le luxe sans cesse empresse
temps, à son heure ? de paraître,
C’est tout ce qu’il connaît. Hélas ! Les force de jouir d’un bienfait
il ne sait pas étendu
Que c’est par ces faveurs qu’on le Au-delà du bonheur qu’ils avoient
mène au trépas : attendu.
Aussi loin que l’Oison porte sa Il régale à grands frais l’animal
connaissance, qu’il destine
L’Oison raisonne bien. Il est dans A devenir le mets que son goût
l’ignorance imagine,
Des malheurs que sur lui Sans lui faire entrevoir aucun
l’homme doit attirer, présage affreux ;
Au-delà de lui-même il ne peut Tant qu’il est existant, l’homme le
pénétrer. rend heureux.
Mais toi, Mortel, rougis de ta folie
extrême…. Les Etres que le Ciel priva
« Sur tous les animaux ton d’intelligence,
empire est suprême ; De leur fatale fin n’ont point la
Je le sais. Mais crois-tu que connaissance ;
tout soit fait pour un ? » « L’homme prévoit sa mort ;
Que tu ne sois pas né pour tendre mais loin de s’alarmer,
au bien commun ? Il y voit un objet si propre à le
Sur le faible, il est vrai, le plus calmer,
puissant l’emporte, Que dans l’instant qu’il craint,
Mais si par un orgueil, dont qu’il frémit, et qu’il doute,
l’excès le transporte, Dieu lui fait désirer une fin qu’il
L’homme rend son esprit tyran de redoute ».
l’Univers, Un voile épais sur l’heure étouffe
La Nature le mate, et redouble ses ses regrets ;
fers. Plus il touche à la mort, moins il
Lui seul prévoit et sent les la voit de près.
besoins, les injures, O miracle éternel ! La sage
Les maux, les accidents des Providence
autres créatures ; Ne réserve ce don qu’au seul Etre
Les soins et les soucis, dont il est qui pense.
tourmenté, (42) Sache donc que doué
Sans cesse sur leur sort le d’instinct ou de raison,
tiennent agité. Chaque Etre (tant que dure ici
(41) Son intérêt aux uns fournit la bas sa saison)
subsistance ; Jouit de facultés à son rang
Des autres son plaisir embrasse convenables ;
la défense ; Mais que tous animés
Un plus grand nombre encore doit d’impressions durables,
à sa vanité Par des moyens divers rapportés à
Les présents que répand sa leur fin,
libéralité. Tendent à s’assurer le plus
heureux destin.

336
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

Vois tous ces animaux où (Route depuis Colomb seulement


l’instinct seul réside ; pratiquée)
Ils ne s’égarent point. Par qui leur assemblée est-elle
Ont-ils besoins de guides ? convoquée ?
Si la fière raison vante un pouvoir Qui règle leur départ, leur fixe un
plus grand, jour certain,
Avouons-le, son soin est plus Dispose leur phalange, et lui trace
indifférent. un chemin ?
Dans tous ses mouvements,
incertaine, ou glacée, Dieu, qui par ses bienfaits signale
Elle ne veut servir qu’autant sa puissance,
qu’elle est poussée ; Du bonheur sur chaque Etre a
Elle attend qu’on l’appelle, et versé la semence ;
souvent ne vient pas, Mais il a mis un terme au bien de
Mais l’instinct toujours prêt force l’Univers,
les embarras ; Il ne rend l’être heureux qu’en lui
Et quelque attrait en soi que la donnant des fers.
raison renomme, Il le tient dépendant, et sa sagesse
Dans l’instinct Dieu régit, dans la fonde
raison c’est l’homme. Sur les besoins communs tout le
bonheur du monde.
Qui le premier apprit aux Sur cet ordre éternel le monde est
Habitants des bois appuyé ;
A fuir les noirs poisons, à faire un Tout est fait pour le tout ; l’homme
juste choix à l’homme est lié :
Des aliments divers propres à Les Habitants des airs, tout ce qui
chaque espèce, vit dans l’onde,
Dans tous les animaux que d’art Les Etres dont la terre en tous
et que d’adresse climats abonde,
A former ce détail d’ouvrages Par la sage Nature également
différents ! chéris,
Faut-il braver les vents, l’orage, D’un suc vivifiant échauffés et
les courants ? nourris,
Ils bâtissent sur l’onde un asile Pour se perpétuer et réparer le
habitable, Monde,
Ou creusent sous les eaux des Renferment dans leur sein une
voûtes dans le sable. flamme féconde ;
(43) Quelle savante main dans (44) Ils ne s’aiment pas seuls, un
l’art de dessiner autre a leur amour ;
A l’araignée apprit le talent Les Sexes enflammés se
d’aligner, cherchent tour à tour ;
Sans règle et sans compas, de Leur feu ne s’éteint point dans
justes parallèles, leurs vives caresses,
Dont on ne peut qu’à peine imiter Il renaît à l’aspect du fruit de
les modèles. leurs tendresses ;
Qui guida la Cigogne, au milieu Dans sa race on se trouve une
des dangers seconde fois.
Dans un Monde inconnu, dans Les bêtes à l’envi partagent les
des Cieux étrangers ? emplois ;

337
CORPUS, revue de philosophie

Les pères vigilants des périls


garantissent Gardez-vous de penser qu’aux
Les jours de leurs petits, que les premiers temps du Monde,
mères nourrissent, L’homme aveugle, et plongé dans
Jusqu’à ce que par l’âge assez une erreur profonde,
fortifiés, Ne vécut que pour soi, sans aide,
Ils se suffisent seuls, et soient abandonné.
congédiés. Ce temps, chéri de Dieu, fut un
Alors tout soin finit ; les races se temps fortuné.
divisent, L’amour propre naquit avec
On ne se connaît plus, les l’Univers même,
premiers nœuds se brisent, Et l’amour social y tint un rang
Tous vont chercher ailleurs dans suprême ;
leurs embrassements, L’orgueil n’y régnait point, ni
Les salaires promis à de nouveaux l’éclat si vanté
Amans. Des arts, vils instruments de notre
Un autre amour commence, et sa vanité.
flamme infidèle L’homme et la bête unis au fond
Reproduit tous les ans une race des forêts sombres,
nouvelle. Sans se craindre marchaient dans
l’épaisseur des ombres ;
Le genre humain moins prompt à Ils avoient même table, occupaient
s’offrir du secours, même lit ;
Exige plus d’égards, et veut des La rapine, le sang, le coupable
soins moins courts ; délit,
La Nature en forma les liens plus N’offraient point aux humains une
durables, autre nourriture,
La raison les soutient sur des Et ne relevaient point l’éclat de
principes stables ; leur parure ;
Et mobile du cœur, l’intérêt à son (46) « Un bois retentissant était
tour, l’asile heureux
Les affermit encore, plus puissant Où s’élevaient des cœurs et
que l’amour. l’encens et les vœux,
(45) De race en race on voit passer Où l’homme déployant un
la gratitude ; organe sonore,
Dans le père un amour nourri par Chantait l’unique Dieu que
l’habitude, l’Univers adore ;
Maintient des feux constants, On n’y vit point briller le bronze
rarement démentis ; ni l’azur,
Le respect et l’espoir enfantent Mais l’Autel n’était point souillé
ceux du fils. de sang impur ;
Ainsi par des retours, la crainte, Le Prêtre était sans tache, et
l’espérance, par un vil salaire
Le plaisir, le devoir et la Il ne ternissait point son sacré
reconnaissance, Ministère ;
De l’espèce à jamais fidèles Le soin universel n’appartenait
gardiens, qu’aux Cieux ;
De l’intérêt commun resserrent les Esclave de leurs Lois, l’homme
liens. judicieux,

338
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

Ne désirant jamais ce que Dieu Des animaux rampant pénètre les


lui dénie, mystères
Dans la frugalité voyait couler Sur les propriétés des herbes
sa vie. » salutaires ;
Oh que l’homme changea dans le Vois l’Abeille bâtir, la Taupe
temps qui suivit ! labourer,
De près de la moitié de tout être Du ver à soie apprends l’art qui
qui vit doit te parer ;
Le tyran, l’ennemi, le bourreau Apprends du Nautilus la science
redoutable, profonde
Lui-même il en devint le tombeau D’employer et la rame et la voile
détestable ; sur l’onde ;
Contre ce Meurtrier s’élèvent mille Dans les brutes recherche et la
cris ; stabilité
Mais quel sera le fruit de ses Et tous les fondements de la
sanglants débris ? société.
Mille maux mérités de sa volupté D’ici l’on voit sortir des Villes
naissent, souterraines,
Et malgré l’appareil, dont ses yeux D’autres sur l’arbre en l’air
se repaissent, s’élèvent dans les plaines.
Vengent sur tous ses sens de Sur chaque petit peuple ouvre et
langueur accablés, jette les yeux,
Les Etres précieux à son luxe De leurs savants travaux vois l’art
immolés. ingénieux ;
(48) Les Fourmis t’offriront un
A l’exemple effrayant de ces plan de République ;
premiers carnages, Les Abeilles, les Lois de l’état
Naquirent les fureurs, les haines, Monarchique.
les outrages, Les unes composant un riche
(47) Et contre l’homme encore plus magasin,
féroce animal, Gardent dans l’anarchie un
L’homme fit éclater un courage règlement certain :
brutal. Les autres, quoiqu’en proie aux
Voyons par quels degrés, de la volontés d’un Maître,
simple Nature Chacune en leur cellule ont droit
Aux arts il s’éleva par une route de se repaître,
sure. De se loger à part, et du soir au
La raison, de l’instinct étudia les matin
Lois ; De jouir à leur gré de leur propre
Et la Nature ainsi fit entendre sa butin.
voix. Vois d’un œil attentif les Lois
Des bêtes, lui dit-elle, imite les invariables,
exemples : Qui sauvent leur état d’entreprises
Elles te donneront les leçons les coupables,
plus amples ; Lois où de la Nature éclate l’art
Au choix que les Oiseaux font des divin,
différents fruits, Plus stables dans leur cours que
Connais les aliments que la terre les Lois du destin.
a produits ;

339
CORPUS, revue de philosophie

Vainement la raison, qui décore Vertu, ce fut alors qu’attirant sur


ton âme, la terre
Veut ourdir dans la toile une plus Le bonheur par les arts, ou ne
fine trame, faisant la guerre
Et maintenir les Lois avec plus de Que pour en écarter l’injuste ou le
vigueur : méchant,
Des bêtes sans rougir, sois donc Tu remplis tous les cœurs de ce
l’imitateur. tendre penchant
Par elles tu verras pour ton Qui d’un père aux enfants rend la
malheur reluire volonté chère,
La richesse des arts dont elles Et qu’en un Souverain tu fis
vont t’instruire ; trouver un père.
De lauriers immortels ton front « Au Patriarche échut
sera paré, ce respectable emploi ;
Et comme un Dieu nouveau tu Il fut de son Etat et le Prêtre et
seras adoré. le Roi.
Il recevait ses Droits du Dieu de
Tels furent les secrets dictés par la la Nature ;
Nature. Ses sujets éprouvaient une
Docile il obéit. Une simple assistance sûre ;
structure Dans leurs moindres besoins ils
Aux rigueurs des saisons opposa croyaient voir en lui
des Cités, Une autre Providence assurer
Et des peuples épars fit des son appui.
sociétés. (50) Son œil était leur loi, sa
Là (49) se forme un Etat ; un langue leur oracle » :
autre ici s’élève ; Ne fit-il pas pour eux briller plus
L’amour commence un nœud, et d’un miracle ?
la crainte l’achève ; C’est lui qui leur apprit du sillon
Le commerce se lie et tout devient étonné
ami ; A tirer l’aliment à l’homme
Un secours mutuel, par l’amour destiné,
affermi, A commander aux feux, à contenir
Joignit le genre humain d’une les ondes,
chaîne sincère, A tendre un piége adroit dans
Lorsque sans redouter le pouvoir leurs routes profondes,
arbitraire, A lancer avec art des traits
Il aimait librement, sans jusqu’aux Cieux,
contrainte, par choix, Pour précipiter l’aigle expirant à
Et du droit naturel suivait les leurs yeux.
seules Lois. Mais lui-même bien tôt accablé de
C’est sur ce fondement qu’un Etat misères,
prit naissance ; Infirme, languissant, de son corps
Le père exerçait seul la suprême qui s’altère
puissance, Il sent à chaque instant s’affaiblir
Jusqu’à ce qu’on plaçât dans une le ressort ;
seule main, Son esprit et ses pas ne tendent
Pour l’intérêt commun, le pouvoir qu’à la mort.
souverain.

340
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

Tous reconnaissent l’homme et Qui le premier apprit à ces âmes


sont forcés de plaindre esclaves,
Celui que comme un Dieu le A ces peuples chargés des plus
respect leur fit craindre. dures entraves,
Sur qui donc leurs regards iront- A croire follement contre l’ordre
ils se porter ? commun,
Aux temps plus reculés il fallut Qu’un million d’humains n’est
remonter ; formé que pour un ?
« Il fallut rechercher un grand, Créance monstrueuse ! orgueil,
un premier Père, erreur extrême,
Qui subsista toujours, digne Qui blesse la Nature et la cause
qu’on le révère : suprême !
Et la tradition des miracles Le plus fort fut vainqueur ; le
divers, vainqueur fit des lois ;
Qui donnèrent naissance à ce L’idolâtrie aveugle en appuya les
vaste Univers, droits ;
Grava profondément dans leur Du tyran forcené soutenant la
âme ingénue manie,
Une foi qui depuis s’est toujours Elle prit avec lui part à la
maintenue. tyrannie,
L’ouvrage n’offrait point un Et fit par un partage et trop bas et
Artisan douteux, trop grand,
Et jamais la raison n’en put D’un sujet un esclave, un Dieu
connaître deux. d’un Conquérant.
(51) Avant que perverti par une (52) Dans le feu des éclairs, dans
erreur grossière, les bruits du tonnerre,
L’esprit eût altéré cette pure Dans les ébranlements que
lumière, causent à la terre
L’homme se conformant aux Le bitume et le souffre en son sein
fins du Créateur, renfermés,
Admirant le chef-d’œuvre, en Elle montra des Dieux de colère
adorait l’Auteur ; enflammés ;
Il marchait dans la joie à la A leurs pieds prosterna l’homme
vertu sublime, faible et facile,
Son cœur se nourrissait d’un Contraignit l’orgueilleux à
espoir légitime : chercher un asile
Et ne devait-il pas se promettre Dans les Temples bâtis à ces
un grand bien Dieux imposteurs,
D’un Maître dont l’amour De tous les accidents réputés les
n’exige que le sien ? auteurs ;
Le bon gouvernement, la foi Du Ciel qui s’éclatait elle les fit
vraie, immuable, descendre :
Se prêtaient tour à tour une La terre s’entrouvrant, dit-elle, va
main secourable. répandre
L’un n’avait pour objet que Des spectres échappés du gouffre
l’amour du prochain, des Enfers ;
L’amour de Dieu, de l’autre Là sont parmi les feux, les
était la seule fin ». tourments et les fers,

341
CORPUS, revue de philosophie

Dans l’horreur de la nuit, des Si ce qu’un seul désire, aux autres


demeures terribles ; fait envie,
Là d’un séjour heureux les Verra-t-il, malgré tous, sa volonté
retraites paisibles ; suivie ?
La peur fit les Démons, Pourra-t-il conserver les biens
l’espérance les Dieux, dont il jouit,
Etres imaginés, injustes, furieux, Quand il dort entouré des ombres
Jouets d’un noir concours de de la nuit ;
fraude, d’inconstance, Si pour les lui voler un plus foible
De luxure, d’orgueil, de haine, de se cache,
vengeance, Ou si la force en main un autre
Tels que des hommes durs, les arrache ?
vicieux, ignorants, Ce même amour, qui veille à notre
Tyrans même, pouvaient forger sûreté,
des Dieux tyrans. Doit restreindre l’amour de notre
Des Autels, élevés sous un riche liberté.
étalage, Mais tous deux asservis sous une
Des Etres immolés reçurent le loi commune,
carnage ; Assurent dans nos mains les dons
Le Prêtre s’y nourrit du meurtre de la fortune :
de sa main, Tels par leurs intérêts les Rois
Et son infâme idole y but le sang mêmes pressés,
humain ; Cultivent la Justice, à la vertu
Sa bouche empoisonnée en forcés,
mensonges féconde, Et changeant l’amour propre en
D’un oracle équivoque intimida le sage politique,
monde, Joignent au bien privé la fortune
(53) Et de la voix du Dieu qui publique.
tenait tout soumis, (54) « Tels à l’étude utile un
S’en fit un instrument contre ses esprit consacré,
ennemis. Et des divines Lois sectateur
déclaré,
C’est ainsi que foulant à ses pieds Une âme généreuse, un Citoyen
la Justice, fidèle,
L’amour propre au tyran, qu’adore Un Poète, un Ministre échauffé
le caprice, d’un saint zèle,
Vers la gloire et les biens sut Tachent de rétablir et les
ouvrir le chemin, mœurs et la foi.
Et lui fit usurper le pouvoir Heureux si soutenant la
souverain. primitive Loi,
Cependant répandu dans tous Par la Nature même en nos
ceux qu’il fit craindre, âmes tracée,
Il se forgea lui-même un frein pour Par de folles erreurs trop long-
se restreindre ; temps effacée,
Il devint malgré lui le premier Et fuyant la lueur que jette un
fondement feu nouveau,
De la règle, des lois, du bon Ils n’allument jamais que
gouvernement. l’ancien flambeau ! »

342
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

S’ils ne désignent Dieu que sous Laissons aux faux Dévots


un voile sombre, s’arracher la victoire
S’ils n’offrent son image, ils en Sur des points ignorés, sur les
traceront l’ombre. Modes de croire :
Ils apprendront aux Grands, aux Tout ce qui ne tend pas à notre
Ministres, aux Rois, grande fin,
A n’usurper jamais au-delà de En faux, et dans nos cœurs ne
leurs droits, verse qu’un venin :
A ne point trop lâcher, ou retenir Tout ce qui du prochain procure
la bride, l’avantage,
A suspendre si bien la balance où Ou réforme les mœurs, de Dieu
réside seul est l’ouvrage.
Des termes opposés le milieu Concluons que toujours pour se
concerté rendre plus fort,
Qu’elle soit toujours fixe au point L’homme, tel que la vigne, a
de l’équité, besoin de support.
Et que les intérêts combattus et Il acquiert ce qu’il donne ; et
contraires comme la Planète,
Fassent naître des biens à l’Etat Remplissant sur son axe une
salutaires. course complète,
De l’Harmonie ainsi le grand Forme autour du soleil encore un
Trésor ouvert, autre cours,
Fera de tous les cœurs éclater le Aux autres comme à soi l’homme
concert, doit du secours ;
Où le grand du petit relevant la Et dans le même instant qu’il agit
bassesse, pour lui-même,
Où le faible du fort domptant la Il doit de l’Univers seconder le
hardiesse, système ;
(55) Agissent à l’envi pour s’aimer, Ce fut l’objet de Dieu, pour le bien
se servir, général,
Pour se fortifier, et non pour D’allier l’amour propre à l’amour
envahir ; social.
Où rien ne soit cru grand, (56)
qu’autant que nécessaire
Il puisse en vrai bonheur
convertir la misère,
Enfin où bête, homme, Ange,
esclave, Seigneur, Roi,
Ne tendent qu’au seul but de la
suprême Loi.
Laissons aux insensés agiter le
problème
Si d’un seul, ou de tous l’autorité
suprême
Plus ou moins de l’Etat assure le
bonheur ;
Le pouvoir le plus juste est
toujours le meilleur.

343
CORPUS, revue de philosophie

Épître IV

O bonheur, et le but et la fin de Le bonheur véritable en tous lieux


notre Etre, se fait voir.
Sous quel nom aux humains te Nulle part il n’existe, ou par-tout
feras-tu connaître ? il habite.
Te plairas-tu toujours dans le Il n’est point de demeure à ses
déguisement ? droits interdite ;
Faudra-t-il te nommer repos, Ou ne l’achète point. Libre il
contentement, dépend de soi ;
« Ou ce je ne sais quoi qui verse Il fait les Cours. O Sage, il habite
dans notre âme chez toi.
Des désirs éternels, une Savants, c’est vainement que vous
immortelle flamme ? voulez apprendre
Toi pour qui nous souffrons le Quel est pour le saisir le chemin
plus rigoureux sort ; qu’il faut prendre :
Qui nous fais sans frayeur L’un de vous nous invite à
envisager la mort » ; dévouer nos soins
Si près, si loin de nous, dans un Aux Mortels dont on peut soulager
point qu’on ignore, les besoins ;
Et recherché plus loin que tu ne L’autre, ennemi juré de l’humaine
l’es encore ; Nature,
Objet vu par le Sage aussi Nous ordonne avec elle une
confusément, entière rupture ;
Qu’aperçu du Mortel privé de L’insensible Stoïque, et le
jugement : fougueux Héros,
Si tu tombas du Ciel, ô divine Nous pressent ou de suivre, ou de
semence, fuir le repos.
Dis-nous dans quels climats tu L’autre ne lui traçant qu’une
vins prendre naissance ? route incertaine,
Ebloui des rayons d’un superbe Va jusqu’à soutenir dans ses
séjour, écarts honteux,
Suis-tu des Potentats la fastueuse Que la vertu sur lui n’a qu’un
Cour ? pouvoir douteux.
(57) Loges-tu sous l’émail des (58) Quittons donc des sentiers où
plantes odorantes ? l’orgueil se déploie ;
T’enterres-tu dans l’or, dans les La Nature nous offre une plus
mines brillantes ? sûre voie.
Croîs-tu sur le Parnasse au milieu Quels états au bonheur n’ont pas
des lauriers ? droit d’aspirer ?
Serais-tu moissonné par le fer des Tous à titre pareil peuvent se
Guerriers ? l’assurer.
Où nais-tu ? Mais plutôt où ne Aucune extrémité ne borne sa
dois-tu pas naître ? puissance ;
Si notre vain travail n’a pu te faire Ces deux seuls attributs
croître, composent son essence,
La culture a manqué plutôt que le La justesse d’esprit, la droiture du
terroir. cœur….

344
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

On blâme en vain de Dieu Si Dieu, toujours sage et juste


l’inégale faveur : dans son choix,
Mais si le sens commun de tous Verse inégalement les dons de la
fut le partage, fortune,
La paix, commune à tous, a le Il est impartial dans la cause
même avantage. commune.
Il rend dans leur bonheur tous les
Homme, ressouviens-toi que le Mortels égaux ;
bien général Et l’inégalité de leurs biens, de
De la cause première est le but leurs maux,
principal, Des besoins mutuels produisant
Et qu’il n’est point de bien, qu’un l’avantage,
seul puisse prétendre, D’un bonheur plus constant leur
Qui sur tous, par degrés, ne doive assure l’usage.
se répandre. Ce contraste apparent y fait naître
De la barbare gloire un Tiran la paix ;
enivré, Qu’importent les moyens, s’ils ont
Dans le fond des déserts un les mêmes effets ?
Hermite enterré, De la félicité l’étendue est la même
A leur propre bonheur seuls ne Dans le Roi revêtu d’un empire
peuvent suffire ; suprême,
Quel que soit le repos, quel que Et dans le Sujet faible à ses pieds
soit le délire, suppliant,
Où se livre leur cœur humble, ou Dans le fier Protecteur et dans
plein de hauteur, l’humble Client.
L’un d’eux vaut un ami, l’autre un
admirateur. Quand l’Eternel, puisant dans sa
Si dédaignant toujours les source infinie,
sentiments des autres, Souffla sur les humains une
Nous bornions nos désirs à commune vie,
n’applaudir qu’aux nôtres, Une faveur commune en a béni le
Le plaisir le plus vif deviendrait cours ;
languissant ; Mais si chacun formant un
La gloire n’aurait plus qu’un attrait envieux concours,
impuissant. (60) Des biens également voulait
(59) se rendre maître,
Une variété, dans le monde établie, Quels débats éternels ne verrait-
Sert à faire briller la chaîne qui le on pas naître ?
lie ; Fortune, tes revers et ta folle
Au gré de ce principe où règne un faveur,
art divin, Non, ne peuvent jamais
On a dû voir toujours parmi le qu’empoisonner le cœur.
genre humain, Suivez donc de l’orgueil les
Des hommes plus puissants, plus fureurs hasardées
riches, plus habiles ; Vils enfants de la terre ; au gré de
Mais sont-ils en effet plus vos idées,
heureux, plus tranquilles ? Sur des Monts entassés escaladés
Non. C’est de la raison heurter les Cieux ;
toutes les Lois.

345
CORPUS, revue de philosophie

Pour fruit d’un attentat aussi vain Enivré de l’encens de l’humble


qu’odieux, Courtisan,
Fiers Titans, vous verrez votre A rougir dans l’éclat d’un pouvoir
aveugle folie qu’on renomme,
Sous le poids de l’erreur tomber De se sentir privé du titre
ensevelie ! d’honnête homme.
Sachez que tous les biens avec le Aveugles cependant, sourds à la
monde nés, vérité,
Par le Ciel de tout temps à Rebelles au système en l’Olympe
l’homme destinés, arrêté,
Que les plaisirs des sens et de la Vous attachez, Mortels, dans vos
raison même, lâches caprices,
Bornent dans ces trois points leur Le malheur aux vertus et le
étendue extrême ; bonheur aux vices ;
Dans la santé du corps, dans le Mais sur le plan de Dieu si vous
repos sans soin, réglez vos vœux,
Et dans le nécessaire à l’abri du Est-il quelque revers qui ne vous
besoin. rende heureux ?
La tempérance fixe une santé Il n’appartient qu’aux fous
volage ; d’appeler infortune
De la vertu toujours la Paix fut Ce que du seul hasard produit la
l’apanage. Loi commune.
Il n’est point de Mortel qui n’a Voyez tomber Falkland cet homme
droit d’acquérir vertueux ;
Les dons que la fortune ici-bas Turenne renversé d’un coup
vient offrir ; impétueux ;
Mais dans l’homme pervers une Barvik d’un trait pareil privé de
injuste opulence, lumière ;
Des biens les plus parfaits Et Sidney de son sang abreuvant
corrompt la jouissance, la poussière.
Quand le Juste n’usant que des (62) Est-ce donc la vertu qui leur
moyens permis, donne la mort ?
Jouit innocemment des biens qu’il Le mépris de la vie a terminé leur
s’est promis. sort.
Qu’on leur donne à son gré, sous O jeune et cher Digby l’objet de
des sens équivoques, nos tendresses,
D’heureux, de malheureux les Toi que le Ciel purgea de toutes
titres réciproques, les faiblesses,
(61) Qui mérite des deux la pitié, Serait-ce la vertu qui du jour le
le mépris ? plus beau
A quelques hauts degrés que l’on T’aurait précipité dans l’horreur
porte le prix du tombeau ?
Du faste et des honneurs obtenus Si la vertu coupa le fil de tes
par le vice, années,
La vertu s’élevant contre toute Pourquoi ton père encore voit-il
injustice, ses destinées
Les dédaigne, les fuit, et force un Le combler de plaisirs et de gloire
Roi tyran ; et d’honneur ?

346
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

Pourquoi des Marseillais le De Pline, de trop près approché de


courageux Pasteur, ses feux,
Lorsque infectant les airs de leur A la sommation rappelle sous la
haleine impure, terre
Les vents soufflent la mort sur Le bitume enflammé que vomit son
toute la Nature, tonnerre ?
Marche-t-il préservé d’un air Qu’altérant tout à coup l’ordre de
contagieux ? l’Univers,
Ou pourquoi vois-je encore sous Des vents plus épurés se glissent
la clarté des Cieux, dans les airs,
Aux Pauvres comme à moi si Pour soulager le sein, pour aider
longtemps secourables, la faiblesse
Une mère couler des jours si Du vertueux Bethel qu’un long
respectables ? (62) Hiver oppresse ?
Que des Monts agités par
Deux maux dans l’Univers font un d’affreux tremblements
ravage égal ; Suspendent les effets de leurs
Tout désordre ici bas est physique ébranlements,
ou moral : Et n’obéissent plus au poids qui
L’un est une nature à sa fougue les entraîne,
livrée ; Pour vous préserver seul d’une
L’autre une volonté de son cours perte prochaine ?
égarée. (64) Où qu’un vieux monument
(63) « Jamais le mal à Dieu ne tout prêt d’être écroulé
peut être imputé » ; Attende que de Chartre en puisse
Il laisse l’être agir en pleine être accablé ?
liberté ; Ce Monde, direz-vous, ne peut me
Sa main n’altère l’ordre établi satisfaire.
dans le monde, Propice au scélérat, à la vertu
Que pour mieux signaler sa contraire :
sagesse profonde. Suivons de cet objet la nouvelle
Nous pouvons aussi peu blâmer la lueur ;
Loi des Cieux, Imaginons-en un qui puisse être
Lorsque Abel expira sous Caïn meilleur.
furieux, Supposons qu’il compose un
Que quand elle permet que les Royaume des Justes :
vices des pères Considérons d’abord si ces têtes
Soient des fils vertueux les augustes,
douloureux salaires. Vers un objet commun se
Croira-t-on que semblable à ces porteront toujours.
Princes épris « Je sais que Dieu leur prête un
Du mérite imposteur de quelques signalé secours ;
Favoris, Mais quel autre que Dieu pour
La cause universelle opposée à bons les peut connaître ? »
soi-même, L’un croit qu’en Calvin seul
S’écarte pour un seul de son l’esprit saint peut paraître ;
propre système ? L’autre croit de l’Enfer voir en lui
Faudra-t-il que l’Etna, pour l’instrument.
seconder les vœux

347
CORPUS, revue de philosophie

Elevé près du Trône au haut du Le vicieux l’acquiert, à ses soins il


firmament, est dû,
A-t-il du Rédempteur partagé la Lorsque pour se nourrir il laboure
promesse ? la terre,
Ou ressent-il de Dieu la verge Et quand malgré les vents qui lui
vengeresse ? livrent la guerre,
On crie ; et débattant jusqu’au Il s’expose
moindre point, au hasard d’un perfide élément,
L’un dit qu’il croit en Dieu, l’autre Où sa culpabilité l’emporte
qu’il n’y croit point. follement.
(65) De ce qui choque l’un, un (66) L’homme de bien plus faible,
autre s’édifie, ami de l’indolence,
L’erreur dans le combat croit et se N’aspirant qu’à la paix, dédaigne
fortifie. l’opulence.
Cependant si chacun se forge un Cependant supposons que malgré
sentiment, ses souhaits,
Que de débats naîtront d’un tel La Fortune ait sur lui répandu ses
entêtement ? bienfaits.
Faudra-t-il qu’un mari, d’une Pour lui n’aurez-vous plus de
épouse qu’il aime, nouveaux vœux à faire ?
Se sépare pour suivre un différent Lorsque sous ses regards tout rit
système ? et tout prospère,
Leur hymen affecté de deux Sera-t-il dépourvu de pouvoir, de
impressions, santé ?
S’épure-t-il au feu des Non. Mais suffira-t-elle avec
contradictions ? l’autorité ?
La vertu, qui pour l’un aura sa Doit-il vivre sujet dans l’humble
récompense, dépendance ?
Sera-t-elle pour l’autre une Pourquoi n’aura-t-il pas la
coupable offense ? suprême puissance ?
Cependant tout est bien… Ne Pourquoi doué de dons encore
disons rien de plus… plus glorieux,
Le Monde est pour César, comme Ne sera-t-il pas Dieu de la terre et
il est pour Titus. des cieux ?
Qui des deux plus heureux fut Ah ! quelle est la manie où l’esprit
plus digne de gloire, s’abandonne !
Ou quand l’un enchaînant à ses Quiconque parle ainsi, quiconque
pieds la victoire, ainsi raisonne,
Mit sa patrie aux fers ? Ou quand Croira toujours que Dieu par
par ses regrets d’injustes refus,
L’autre comptait ses jours écoulés Ne donne point assez, quand il
sans bienfaits ? peut donner plus.
Si des moindres faveurs
La vertu, dites-vous, languit dans il aspire aux plus grandes,
l’indigence, Où s’arrêtera donc le cours de ses
Quand le vice orgueilleux regorge demandes ?
d’abondance. Juste Ciel, de nos vœux pourquoi
Mais le bien est-il donc le prix de t’importuner ?
la vertu ?

348
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

N’avons-nous pas en nous ce D’un ample revenu l’inutile


qu’on ne peut donner ? embarras ?
Un droit que nul effort ne peut
jamais détruire ; Pesons tous les états, qu’ensemble
Par qui nous exerçons un on les confronte ;
despotique empire ; Il n’en naîtra jamais ni l’horreur,
L’égalité, la joie et le calme du ni la honte.
cœur…. L’honneur est renfermé dans
Est-il un plus grand bien ? En l’acquit du devoir,
est-il un meilleur ? La fortune abusant d’un bizarre
(67) A cette humble candeur dont pouvoir,
se couvre le Sage, (68) Semble entre les Mortels
Donnerez d’un char le pompeux mettre une différence ;
étalage ? Mais l’un, sous ses lambeaux, n’a
L’épée à la Justice ? A la pas moins d’arrogance
simplicité Que l’autre sous l’éclat du plus
La Mitre, où s’est empreint un riche brocard ;
sceau de vanité ? Le Ministre à l’Autel, l’Ouvrier
A l’amour du Public, l’éclat d’une dans son art,
Couronne, Le Moine sous son froc, le Roi
Qu’il entretient bien moins qu’elle sous sa Couronne,
ne l’empoisonne ? Tous cédant à l’orgueil où leur
De tels dons ne sont point du goût cœur s’abandonne.
de la vertu ; Arrêtez, direz-vous, c’est trop vous
Par elle leur attrait fut toujours égarer….
combattu. La Couronne et le froc sont-ils à
Tout ce que la richesse offre de comparer ?
pompe auguste, Combien diffèrent-ils ? L’homme
Donne-t-elle à quelqu’un, autre fou, l’homme sage,
qu’à l’homme juste, Diffèrent, croyez-moi, mille fois
La paix intérieure et l’estime davantage.
d’autrui ? Sachez que la vertu donne seule
Combien de Parlements ont vendu le rang,
leur appui ? Et que seule elle illustre et le nom
Mais l’estime et l’amour ne sont et le sang.
jamais à vendre. Au repos si le Roi tel qu’un Moine
Par quel égarement oserait-on se livre,
prétendre, Tel qu’un vil Artisan, si le Prêtre
Que l’homme, dont l’objet est s’enivre,
l’amour du prochain, Tous deux également sont dignes
Comme il est à son tour l’objet du de mépris,
genre humain, Et le sceptre et le froc seront au
Et dont le corps, l’esprit, le cœur, même prix.
la conscience, La puissance des Rois l’appui de
Ne doivent respirer que l’air de leurs Maîtresses,
l’innocence, Te peuvent en un jour couvrir de
Fût rejeté de Dieu, parce qu’il leurs largesses ;
n’aura pas Ton sang depuis mille ans sur ta
Carte étalé,

349
CORPUS, revue de philosophie

De Lucrèce en Lucrèce en ton sein Si la grandeur chez eux n’a pas


a coulé ; droit d’habiter,
Mais en t’appropriant le lustre de (70) Faudra-t-il l’accorder au
ta race, Politique habile ?
N’as-tu rien à rayer dans cette Aux voisins dépourvus il tend un
longue trace ? piège utile,
Parmi tous tes aïeux, tu dois Là se réduit son art. Est-ce
compter pour rien sagesse en lui ?
Ceux qui ne furent pas ou grands Non. Son ascendant vient des
ou gens de bien. faiblesses d’autrui,
(69) Si ton sang ancien, mais Mais de quelques lauriers qu’on
ignoble et transfuge, couronne les têtes
Forma de lâches cœurs, fut-ce dès Des Héros, entassant conquêtes
le Déluge, sur conquêtes,
Sur ta fausse grandeur cesse de Ou de ceux que la fraude élève
t’écrier ; aux premiers rangs,
Sois sûr que tu ne sors que d’un Méritent-ils le nom et le titre de
sang roturier. grands ?
Un lâche, un insensé qu’avilit la Jamais la politique et la bravoure
mollesse, outrées,
Dans le sang des Howars Du lustre de l’honneur ne furent
n’acquiert point de noblesse. décorées.
Celui qui des vertus se frayant le
Parmi tous les états de ce monde chemin,
imposteur Par de nobles moyens suit une
Où fixerons-nous donc le point de noble fin,
ta grandeur ? Qui jusque dans l’exil rit du poids
Cherchons-le (diras-tu d’une voix de sa chaîne,
dogmatique) Qui fuit, comme Antonin, la vertu
Et dans le Conquérant et dans le qui l’entraîne,
Politique. Ou montre pour la vie un œil
Tout Héros est le même ; on en indifférent,
convient assez, Doit seul être censé véritablement
Si l’on tient un moment les grand.
Exploits balancés
Du fou de Macédoine et du Héros Ne nous trompe donc plus, frivole
de Suède. renommée,
N’est-ce pas même feu qui tous Imaginaire vie, où notre âme
deux les possède ? enflammée,
Où tendit leur valeur ? Que se Dans l’estime d’autrui respire loin
sont-ils promis de nous,
Que d’être des humains les Et qui ne peux jamais présenter
mortels ennemis ? rien de doux,
Ils marchent en avant, sans que Qu’après que la mort éprouvant la
rien les rappelle, puissance,
Sans regarder jamais, dans leur On ne peut de tes dons goûter la
course cruelle, jouissance.
Au-delà du degré qu’ils viennent Qu’importe que prenant la
de monter. balance à la main,

350
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

On ne compare un jour à Que César triomphant au faîte des


l’Orateur Romain, grandeurs.
(71) Lorsqu’au fond du tombeau je (72) Si les talents d’esprit furent
n’en puis rien entendre ? notre partage,
Ce bruit impétueux, si prompt à Hélas ! en tirons-nous un plus
se répandre, grand avantage ?
Se dissipe en naissant, ou La science ne sert qu’à nous faire
renferme son prix mieux voir
Dans un cercle borné d’amis ou Combien est limité notre faible
d’ennemis ; savoir ;
Et tout le monde ignore et se Qu’à nous mieux découvrir les
souvient à peine, faiblesses des autres,
Ou s’il fut un César, ou s’il fut un Et qu’à nous dévoiler plus
Eugène ; clairement les nôtres.
Qui des deux sur le Rhin, ou sur A rétablir les Arts sommes-nous
le Rubicon, destinés ?
Par de plus grands Exploits A débrouiller l’Etat sommes-nous
s’acquit plus de renom. condamnés ?
Le hasard les élève à la gloire Parlerons-nous sans fard, pour
suprême, sauver de l’abîme
« Le Juste aidé des Cieux ne la Un Pays, des méchants devenu la
doit qu’à soi-même ». victime ?
Si leur nom vit encore, un odieux On nous craint, on nous hait ;
éclat nous marchons sans secours,
Conserve avec le leur, celui d’un On ne nous comprend point, on
scélérat. nous blâme toujours.
Faut-il que tes vapeurs O frivole faveur ! triste
(trompeuse renommée) prééminence !
Infectent l’Univers de leur noire De ne voir sur autrui dominer sa
fumée ? science,
C’est le mérite seul que tu dois Que pour être privé des attraits
protéger ; consolants,
Sans lui tout nous devient Qu’au Citoyen zélé promettaient
dangereux, étranger ; les talent.
Sans lui le faux encens que ta Quel serait donc le fruit de ses
fureur apprête, vains avantages ?
Loin d’aller jusqu’au cœur, ne Seraient-ils du bonheur les
porte qu’à la tête. infaillibles gages ?
Une heure de plaisir que ressent Calculons, pesons tout. Qu’en
un cœur pur, peut-il résulter ?
Qui marche à la vertu d’un pas Combien pour les saisir nous en
constant et sûr, doit-il coûter ? Et les obtiendrons-
L’emporte sur les cris qu’exhale nous ? Combien peu compatibles
en une année, Formeront-ils entre eux de
Une foule à nos pieds follement contrastes pénibles ?
prosternée : On y risque la vie ; on y perd le
Marcellus exilé goûte plus de repos.
douceurs, Cependant si l’envie excite nos
travaux,

351
CORPUS, revue de philosophie

(73) Voyons les favoris à qui le Leur Héroïsme éteint les droits de
hasard donne la Nature ;
Ce prétendu bonheur où l’espoir Cent lauriers de leur front
s’abandonne. relèvent la parure,
Voudrions-nous les suivre, ou Mais ils sont teints de sang, où
nous changer pour eux ? sont des fruits vénaux,
Si l’éclat d’un Cordon est l’objet de Et ces Héros enfin, par le poids
vos vœux, des travaux,
Voyons au Lord Umbra ce qu’il Accablés des douleurs où la
donne de grâce. mollesse engage,
Si l’or dans notre cœur prend la A peine peuvent-ils jouir de leur
première place, pillage ?
Sur Grippus et sa femme arrêtons Insensés ! quand vos cœurs
nos regards. d’opprobres sont souillés,
Si nous sommes épris des talents Osez-vous nous vanter l’éclat dont
et des arts, vous brillés ?
Dans Bacon révéré même au
siècle où nous sommes, Homme, ouvre enfin les yeux,
Voyons le plus savant, le plus borne ta connaissance
faible des hommes, A cette vérité dont tu vois
Par l’éclat d’un grand nom êtes- l’évidence ;
vous entraîné ? Apprends que le bonheur n’est
Voyez Cromwel à vivre à jamais que dans la vertu :
condamné. Que sous ses seuls efforts le mal
Voudrions-nous jouir de tous ces est abattu ;
biens ensemble ? Que ses biens sont constants,
Lisons les traits divers que sans trouble, sans mélange ;
l’Histoire rassemble ; Que ses retours formant un
Elle apprend à les fuir, à les merveilleux échange,
mépriser tous ; Rendent également les Mortels
On y connaît l’erreur que fortunés
produisent en nous Par le prix des bienfaits, ou reçus,
Les dignités, le rang, le pouvoir, ou donnés ;
les richesses. Que sa joie est pareille, et n’est
Est-ce donc un bonheur d’abuser pas moins féconde,
les faiblesses Quand le sort nous trahit, que
D’un Prince qu’en Tiran on ose quand il nous seconde ; (75)
s’asservir ? Que se faisant un jeu des
Et de n’en être aimé que pour le désastres divers,
mieux trahir ? Elle vit de douleurs, se nourrit de
(74) Sur quoi votre grandeur, revers ;
Guerriers, est-elle assise ? Les ris que la folie exhale en son
N’est-elle pas semblable à la fière ivresse,
Venise, Valent moins que les pleurs de
Qui ne s’élève en l’air que d’un l’austère sagesse.
marais fangeux ? Elle tire un extrait des objets
La gloire et le forfait se confondent présentés,
en eux : Et d’une avide main acquiert de
tous côtés :

352
Alessandro
Pope Zanconato
: Essai sur l’homme

Toujours en mouvement, sans Il reconnaît pourquoi la


jamais être lasse, prudente Nature
D’un autre sans orgueil elle voit la Ne meut qu’au bien présent
disgrâce, toute autre créature,
Et sans abattement son élévation. Tandis qu’à l’homme seul, par
A l’abri des besoins, loin de un espoir flatteur,
l’ambition, Dieu présente l’objet du plus
Sur le monde elle exerce un parfait bonheur,
équitable empire, Et par la foi dévoile à sa
Et sait trouver en soi tout ce perçante vue
qu’elle désire. Les moyens d’acquérir cette
gloire inconnue.
Tel est donc le bonheur, qui doit L’amour de l’homme ainsi, joint
seul nous tenter. à l’amour divin,
Penser c’est le trouver ; sentir Confond notre bonheur dans
c’est le goûter. celui du prochain ».
Le Mortel vicieux, pauvre dans sa Ah, mortels, gardez-vous d’en fixer
richesse, la barrière :
Le Savant aveuglé par sa fausse Donnez-lui, s’il peut, la plus
sagesse, ample carrière ;
Ne peuvent l’acquérir ; mais il Jusqu’à vos ennemis étendez son
vient sans efforts pouvoir ;
Vers l’homme qui ne suit que de Sur tout ce qui respire allez le
justes transports, faire voir ;
« Qui sans vouloir percer de trop Par un système heureux de paix,
profonds mystères, d’intelligence,
Ne suit point follement des Faites par-tout régner l’amour, la
routes arbitraires, bienveillance.
Que la Nature élève au sein de « Le degré
son Auteur, de bonheur correspond au degré
Qui n’abandonne point la fin du Où la charité montre un feu
Créateur, plus épuré. »
Dont le système unit, pour L’amour propre excité dans l’âme
composer le Monde, vertueuse
Le Mortel, le Divin, le Ciel, la Répand de toute part sa flamme
Terre et l’Onde. fructueuse ;
(76) Il apprend qu’ici bas, aucun Tel qu’on voit un caillou sur l’eau
bonheur n’est doux, calme jeté,
Qu’autant qu’il se répand au- Soudain former autour de son
dessus, au-dessous ; centre agité
Que tout est embrassé sous une (77) Un cercle qui croissant
même chaîne, s’étend autant que dure
A quelle heureuse fin doit Du mouvement reçu l’impulsive
tendre l’âme humaine, mesure ;
Dans ce jour où la foi promet à Tel l’amour propre embrasse ami,
ses désirs parent, voisin,
Une gloire sans borne et La patrie et la bête, et tout le
d’éternels plaisirs. genre humain.

353
CORPUS, revue de philosophie

La terre trop longtemps par les Mes Vers apprendront-ils qu’une


chardons usée, vertu solide
Rit de se voir par l’homme enfin Te rendit mon ami, ma lumière,
fertilisée ; mon guide ?
« Dieu même secondant ses Que ma Muse éclairée au feu de
travaux courageux, tes leçons,
Contemple son image en son En fructueux accents changea
cœur généreux. » mes frêles sons ?
Qu’éteignant les erreurs,
Mais tandis que ma Muse et qu’écartant l’imposture,
s’abaisse et remonte J’arborai l’étendard du Dieu de la
« Des basses passions (source de Nature ?
notre honte) Que j’appris à l’orgueil à n’y
Aux glorieuses fins qui doivent condamner rien ?
l’attirer ; » Et que les passions, par un secret
Mon Maître mon génie, ami, viens lien,
m’inspirer. Jointes à la raison, quoique
Réveille mes transports, fais qu’à subordonnées,
toi seul semblable, Pour notre grande fin à l’homme
Fouillant dans les secrets de cet sont données ?
ordre immuable, Que l’amour propre tend à
Qu’observe la Nature en sa l’amour social ?
variété, Qu’entre tous les Mortels le
Je m’élève et je tombe avec ta bonheur est égal ;
dignité ; Que par la vertu seule on peut
Apprends-moi comme on passe (et s’en rendre maître,
sans cesser de plaire) Et que tout le savoir doit tendre à
Du grave à l’enjoué, du brillant au nous connaître ?
sévère ;
Quel est ce feu précis, éloquent,
mais sans fard,
Où toujours la raison est
maîtresse de l’art.
Hélas ! lorsque ta gloire, à voile
déployée,
Sur les ailes du Temps vole
multipliée,
(78) Ma Barque pourra-t-elle
avancer plus avant,
Courir vers le triomphe, et
partager le vent ?
Lorsque la Mort viendra, sous ses
armes sinistres,
Abattre les Héros, les Rois et leurs
Ministres,
Eux dont l’injuste erreur fera
rougir leurs fils
De voir leurs noms placés entre
tes ennemis,

354
SOMMAIRES DES NUMÉROS PARUS

Corpus n° 1 — 1985

Jean-Robert ARMOGATHE — L'algèbre nouvelle de M. Viète


Elisabeth BADINTER — Ne portons pas trop loin la différence des sexes
Daniel ARMOGATHE — De l'égalité des deux sexes, la « belle question »
Geneviève FRAISSE — Poulain de la Barre, ou le procès des préjugés
Christine FAURÉ — Poulain de la Barre, sociologue et libre penseur
Jean-Robert ARMOGATHE et Dominique BOUREL — Fréderic II, prince philosophe
Claudine COHEN — Les métamorphoses de Telliamed
Francine MARKOVITS — La violence de la société civile : Linguet contre les physiocrates
Georges NAVET — Les lumières de François Guizot
Patrice VERMEREN — Edgar Quinet et Victor Cousin

Corpus n° 2 — 1986
Emmanuel FAYE — Le corps de philosophie de Scipion Dupleix et l'arbre cartésien des
sciences
André WARUSFEL — Les nombres de Mersenne
MERSENNE : Traité des mouvements
Simone GOYARD-FABRE — L'abbé de Saint-Pierre et son programme de paix européenne
LEIBNIZ : Observations sur le projet de l'Abbé de Saint Pierre, Lettre à l'abbé de Saint Pierre,
Lettre à la duchesse d'Orléans
Controverse entre l'ABBÉ DE L'EPÉE et SAMUEL HEINICKE (traduction)
Christine FAURÉ — Condorcet et la citoyenne
Olivier de BERNON — Condorcet : vers le prononcé méthodique d'un jugement « vrai »
CONDORCET : Sur l'admission des femmes au droit de cité
REMY DE GOURMONT : le génie de Lamarck
Jean-Paul THOMAS — L'œuvre dialogique de Cantagrel

Corpus n° 3 — 1986

Christiane FRÉMONT — Les six livres de la République de Jean Bodin


Barbara de NEGRONI — Le statut de la sagesse chez Montaigne et Charron
Jean-Marc DROUIN — Lamarck ou le naturaliste philosophe
SAINTE BEUVE aux cours de Lamarck
Jean-Pierre MARCOS — Le Traité des sensations d'Etienne Bonnot, abbé de Condillac
Sur Condillac : textes de Abbé Raynal, Grimm, Vicq d'Azyr et revues du XVIIIe siècle

. I
CORPUS, revue de philosophie

Christiane MAUVE et Patrice VERMEREN — Félix Ravaisson et Victor Cousin


PAUL JANET : La crise du spiritualisme

Corpus n° 4 — 1987

Philippe DESAN — Jean Bodin et l'idée de méthode au XVIe siècle


Philippe DESAN — La justice mathématique de Jean Bodin
Paul MATHIAS — Bodin ou la croisée des desseins
Article BODIN du Dictionnaire historique et critique de BAYLE
Christiane FRÉMONT — Arnauld et Malebranche, la querelle des idées
Catherine KINTZLER — D'Alembert, une pensée en éclats
Bernadette BENSAUDE-VINCENT — Auguste Comte : la science populaire d'un philosophe

Corpus n° 5/6, La Mettrie — 1987


mis en œuvre par Francine Markovits

Jacques MOUTAUX — Matérialisme et Lumières


Ann THOMPSON — La Mettrie ou la machine infernale
John FALVEY — La politique textuelle du Discours préliminaire
Aram VARTANIAN — La Mettrie et la science
Marian SKRZYPEK — La Mettrie, la religion du médecin
Francine MARKOVITS — La Mettrie, l'anonyme et le sceptique
FREDERIC II : Eloge de La Mettrie
TANDEAU DE SAINT NICOLAS : Lettre sur l'Histoire naturelle de l'âme
Arrêts de la Cour du Parlement
JACQUES MARX — Elie Luzac, in Dictionnaire des journalistes
LA METTRIE : Lettre critique à Mme la marquise du Châtelet,
Réponse à l'auteur de la Machine terrassée, Réflexions philosophiques sur l'origine des
animaux, Le petit homme à longue queue

Corpus n° 7 — 1988

Michel LE GUERN — Thomisme et augustinisme dans Senault


Gérard FERREYROLLES — De l'usage de Senault
Jacques MOUTAUX — Helvetius et l'idée d'humanité
Jean SEIDENGART — L'hypothèse cosmogonique de Laplace
Jean-François BRAUNSTEIN — Au delà du principe de Broussais
Pierre PENISSON — Quinet, philosophe de la protestation

II
Sommaires des numéros parus

Jean-Marc DROUIN — Botanique et sciences sociales chez Candolle


EDGAR QUINET :Philosophie de l'Histoire de France
AUGUSTE COMTE : Examen du Traité de Broussais sur l'irritation

Corpus n° 8/9, Hélène Metzger — 1988


mis en œuvre par Gad Freudenthal

Charles B. SCHMITT — Lessons from Hélène Metzger


Robert HALLEUX — Visages de Van Helmont
Jan GOLINSKI — Hélène Metzger et l'interprétation de la chimie du XVIIe siècle
John R.R. CHRISTIE — Hélène Metzger et l'historiographie de la chimie du XVIIIe siècle
Bernadette BENSAUDE-VINCENT — « La chimie » dans l'« Histoire du monde »
Henk H. KUBBINGA — Hélène Metzger et la théorie corpusculaire des stahliens
Michel BLAY — Léon Bloch et Hélène Metzger : La quête de la pensée newtonienne
Evan M. MELHADO — Metzger, Kuhn, and eighteenth-century disciplinary history
Martin CARRIER — Some aspects of Hélène Metzger's philosophy of science
Michael HEIDELBERGER — Criticism of positivism : Emile Meyerson and Hélène Metzger
Gad FREUDENTHAL — Hélène Metzger, élements de biographie
Gad FREUDENTHAL — Epistémologie et herméneutique selon Hélène Metzger
Judith SCHLANGER — L'histoire de la pensée scientifique
Christine BLONDEL — Hélène Metzger et la cristallographie
Ilana LÖWY — Hélène Metzger and Ludwik Fleck
Giuliana GEMELLI — Le Centre international de synthèse dans les années trente
Hélène METZGER : Lettres

Corpus n° 10 — 1989

Philippe DESAN — La philosophie de l'histoire de Loys Le Roy


Frédérique ILDEFONSE — L'expression du scepticisme chez La Mothe Le Vayer
Pierre DUPONT — Du Marsais, logicien du langage
DU MARSAIS : Des sophismes, article 13 de la Logique, 1750
Barbara de NEGRONI — Mably et le Prince de Parme
Jean-Paul THOMAS — De l'éducation dans la Révolution et dans l'Eglise
Pierre ANSART — De la justice révolutionnaire
Bernard VOYENNE — Genèse de « La justice »
Hubert GRENIER — Uchronie et Utopie chez Renouvier

III
CORPUS, revue de philosophie

Corpus n° 11/12, Volney — 1989


mis en œuvre par Henry Deneys et Anne Deneys

Jean GAULMIER — Le Comité de Salut public et la première grammaire arabe en France


Sergio MORAVIA — La méthode de Volney
Roger BARNY — La satire politique chez Volney
Henry DENEYS — Le récit de l'histoire selon Volney
Anne DENEYS — Géographie, Histoire et Langue dans le Tableau du climat et du sol des
Etats-Unis

Documents

Biographie des députés de l'Anjou : M. de Volney


Baron de Grimm : Réponse à la Lettre de Volney à Catherine II
Le Moniteur,annonce de La Loi Naturelle
Albert Mathiez : Volney, commissaire-observateur en mai 1793
Thomas Jefferson, traduction anglaise de l'Invocation des Ruines
Sainte Beuve : Volney, Causeries du lundi, tome VII, 1853
Textes de Volney
Lettre du 25 juillet 1785
Confession d'un pauvre roturier angevin, 1789
Lettre à Barère, 10 Pluviose AnII
Lettre à Grégoire, 3 Brumaire An III
Lettre à Bonaparte, 26 Frimaire A VIII ( ?)
Le Moniteur : textes sur Bonaparte
Lettre à Louis de Noailles, 23 Thermidor An VII
Lettres à Jefferson, An IX, XI et XII
Simplification des langues orientales, an III, Discours préliminaire
Rapport fait à l'Académie Celtique...

Corpus n°13, Fontenelle — 1990


mis en œuvre par Alain Niderst

Alain NIDERST — Fontenelle, « le commerce réciproque des hommes »


Marie-Françoise MORTUREUX — La question rhétorique dans les Entretiens sur la pluralité
des mondes
Barbara de NEGRONI — L'allée des roses, ou les plaisirs de la philosophie
Claudine POULOIN — Fontenelle et la vérité des fables
Françoise BLECHET — Fontenelle et l'abbé Bignon
Roger MARCHAL — Quelques aspects du style de Fontenelle vulgarisateur
Michael FREYNE — L'éloge de Newton dans la correspondance de Fontenelle
Michel BLAY — La correspondance entre Fontenelle et Jean I Bernoulli

IV
Sommaires des numéros parus

André BLANC — Les « comédies grecques » de Fontenelle


Geneviève ARTIGAS-MENANT — Une continuation des Entretiens : Benoît de Maillet, disciple
de Fontenelle

Corpus n° 14/15 — 1990

Christiane FRÉMONT — L'usage de la philosophie selon Bossuet


Carole TALON-HUGON — L'anthropologie religieuse et la question des passions selon
Senault
Frédérique ILDEFONSE — Du Marsais, le grammairien philosophe
Jean-Fabien SPITZ — Droit et vertu chez Mably
Gianni PANIZZA — L'étrange matérialisme de La Mettrie
John O'NEAL — La sensibilité physique selon Helvétius
Robert AMADOU — Saint-Martin, le philosophe inconnu
Jean-Robert ARMOGATHE — L'Ecole Normale de l'an III et le cours de Garat
Marie-Noëlle POLINO — L'œuvre d'art selon Quatremère de Quincy
Catalogue abrégé des ouvrages de Quatremère de Quincy
Jean-François BRAUNSTEIN — De Gerando, le social et la fin de l'idéologie
Pierre SAINT-GERMAIN — De Gerando, philosophe et philanthrope

Corpus n°16/17, Sur l'âme des bêtes — 1991


mis en oeuvre par Francine Markovits

Jean-Robert ARMOGATHE — Autour de l'article Rorarius


Thierry GONTIER — Les animaux-machines chez Descartes
Odile LE GUERN — Cureau de la Chambre et les sciences du langage à l'âge classique
Sylvia MURR — L'âme des bêtes chez Gassendi
Barbara de NEGRONI — La Fontaine, lecteur de Cureau de La Chambre
Marie-Claude PAYEUR — L'animal au service de la représentation. (Cureau de La
Chambre)
Francine MARKOVITS — Remarques sur le problème de l'âme des bêtes

Documents

Article RORARIUS du Dictionnaire historique et critique de BAYLE avec les remarques de


LEIBNIZ
LEIBNIZ, Commentatio de anima brutorum, 1710, trad. Christiane FRÉMONT
Antoine DILLY, De l'âme des bêtes, 1672, extraits
Alphonse COSTADEAU, Traité des signes, 1717, extraits
Père BOUGEANT, Amusement philosophique sur le langage des bêtes, 1739, extraits

V
CORPUS, revue de philosophie

Corpus n° 18/19, Victor Cousin — 1991


mis en œuvre par Patrice Vermeren

Patrice VERMEREN — Présentation : Victor Cousin, l'Etat et la révolution


Ulrich J. SCHNEIDER — L'éclectisme avant Cousin, la tradition allemande
Pierre MACHEREY — Les débuts philosophiques de Victor Cousin
Jean-Pierre COTTEN — La « réception » d'Adam Smith chez Cousin et les éclectiques
Patrice VERMEREN — Le baiser Lamourette de la philosophie. Les partis philosophiques
contre l'éclectisme de Victor Cousin
Roger-Pol DROIT — « Cette déplorable idée de l'anéantissement ». Cousin, l'Inde et le
tournant bouddhique
Renzo RAGGHIANTI — Victor Cousin : fragments d'une Nouvelle Théodicée
Miguel ABENSOUR — L'affaire Schelling. Une controverse entre Pierre Leroux et les jeunes
hégéliens
Christiane MAUVE — Eclectisme et esthétique. Autour de Victor Cousin
Georges NAVET — Victor Cousin, une carrière romanesque
Charles ALUNNI — Victor Cousin en Italie
Carlos RUIZ et Cecilia SANCHEZ — L'éclectisme cousinien dans les travaux de Ventura
Marin et d'Andrès Bello
Antoinete PY — La bibliothèque Victor Cousin à la Sorbonne

Documents

Correspondance SCHELLING-COUSIN, 1818-1845 éditée par Christiane MAUVE et Patrice


VERMEREN

Corpus n° 20/21, Bernier et les gassendistes — 1992


mis en œuvre par Sylvia Murr

Sylvia MURR — Introduction


Fred MICHAEL — La place de Gassendi dans l'histoire de la logique
Carole TALON- HUGON — La question des passions, occasion de l'évaluation de
l'humanisme de Gassendi
Monette MARTINET — Chronique des relations orageuses de Gassendi et de ses satellites
avec Jean-Baptiste Morin
Jean-Charles DARMON — Cyrano et les « Figures » de l'épicurisme : les « clinamen » de la
fiction
Mireille LOBLIGEOIS — A propos de Bernier : Les « Mogoleries » de La Fontaine
Jean MESNARD — La modernité de Bernier
Sylvia MURR — Bernier et le gassendisme
Gianni PAGANINI — L'Abrégé de Bernier et l'« Ethica » de Pierre Gassendi

VI
Sommaires des numéros parus

Roger ARIEW — Bernier et les doctrines gassendistes et cartésiennes de l'espace : réponse


au problème de l'explication de l'eucharistie
Sylvain MATTON — Raison et foi chez Guillaume Lamy
Alain NIDERST — Gassendisme et néoscolastique à la fin du XVIIe siècle

Documents
(édités par Sylvia MURR)

Jugement de Gassendi par Charles Perrault


L'image de François Bernier
Dénonciation de J. B. MORIN contre Bernier et Gassendi
Bernier, défenseur de la propriété privée
La Requeste des Maistres ès Arts et l'Arrêt burlesque, Bernier porte-plume des meilleurs
esprits de son temps
Editions de l'Abrégé antérieures à celle de 1684
Compte-rendu de l'Abrégé et des Doutes de Bernier dans le Journal des Sçavants
Le Traité du Libre et du Volontaire de Bernier (1685) ; compte-rendu de Bayle
les « Etrenes à Madame de La Sablière » de Bernier : la conversation savante du joli
philosophe gassendiste
L'utilisation de Gassendi pour la réfutation de Spinoza

Varia

Roger ARIEW — Scipion Dupleix et l'anti-thomisme au XVIIe siècle


Philipe DESAN — La fonction du « narré » chez La Popelinière

Corpus n° 22/23, D'Holbach — 1993


mis en œuvre par Josiane Boulad-Ayoub

Josiane BOULAD-AYOUB — Introduction : d'Holbach, « maître d'hotel » de la philosophie


Paulette CHARBONNEL — Le réquisitoire de Séguier
Josiane BOULAD-AYOUB — Voltaire et Frédéric II, critiques du Système de la Nature, suivi
en annexe de la Réponse de Voltaire
Françoise WEIL — D'Holbach et les manuscrits clandestins : l'exemple de Raby
Josiane BOULAD-AYOUB — Les fonds des universités canadiennes et les éditions anciennes
des ouvrages de d'Holbach
Françoise WEIL — Les œuvres philosophiques de d'Holbach dans quelques bibliothèques
françaises et à Neuchatel
Jacques DOMENECH — D'Holbach et l'obsession de la morale
Tanguy L'AMINOT — D'Holbach et Rousseau, ou la relation déplaisante
Marcel HENAFF — La société homéostatique. Equilibre politique et composition des forces
dans le Contrat Social
François DUCHESNEAU — Transformations de la recherche scientifique au XVIIIe siècle
Jean-Claude BOURDIN — Helvétius, science de l'homme et pensée politique

VII
CORPUS, revue de philosophie

Paul DUMOUCHEL — Du traitement moral : Pinel disciple de Condillac


Madeleine FERLAND — Entre la vertu et le bonheur. Sur le principe d'utlité sociale chez
Helvétius
Jacques AUMÈTRE — Métaphysicité de la critique rousseauiste de la représentation
Jean-Claude BOURDIN — La « platitude » matérialiste chez d'Holbach
Georges LEROUX — Systèmes métaphysiques et Système de la Nature. De Condillac à
d'Holbach

Corpus n° 24/25, Lachelier — 1994


mis en œuvre par Jacques Moutaux

Jacques MOUTAUX — Présentation


Zénon d'Elée, le stade et la flèche
Jules LACHELIER — Note sur les deux derniers arguments de Zénon d'Elée contre l'existence
du mouvement
Jules VUILLEMIN — La réponse de Lachelier à Zénon : l'idéalisme de la grandeur

Etudes

Bernard BOURGEOIS — Jules Lachelier face à la pensée allemande


Didier GIL — Lachelier ou l'âge civilisé de la philosophie
Jean LEFRANC — La volonté, de la psychologie à la métaphysique
Jean-Michel LE LANNOU — Activité et substantialité, l'idéalisme selon Lachelier
Jacques MOUTAUX — Philosophie réflexive et matérialisme
Louis PINTO — Conscience et société. Le Dieu de Lachelier et la sociologie durkheimienne

Documents
Lettres de Jules Lachelier

Corpus n° 26/27, Destutt de Tracy et l’Idéologie — 1994


mis en œuvre par Henry Deneys et Anne Deneys-Tunney

Etudes

Emmet KENNEDY — Aux origines de l'« Idéologie »


Elisabeth SCHWARTZ — « Idéologie » et grammaire générale
Rose GOETZ — Destutt de Tracy et le problème de la liberté
Michèle CRAMPE-CASNABET — Du système à la méthode : Tracy, « observateur » lointain de
Kant
Anne DENEYS-TUNNEY — Destutt de Tracy et Corinne de Mme de Staël
Henry DENEYS — Le crépuscule de l'Idéologie : sur le destin de la philosophie
« idéologiste » de Destutt de Tracy
Bibliographie des rééditions d’œuvres de Tracy

Documents et textes édités et annotés


par Henry Deneys et Anne Deneys-Tunney

VIII
Sommaires des numéros parus

o Réception et interprétation de l'Idéologie de Tracy


Lettre de Maine de Biran à l'abbé de Feletz (s.d.)
L'acception napoléonienne péjorative
Le compte-rendu par Augustin Thierry du Commentaire sur l'esprit des lois de
Montesquieu, de Tracy, Le Censeur, 1818
La « cristallisation » et le « fiasco » stendhaliens à propos de Tracy et l'idéologie
Marx, critique de l’économie politique de Tracy
La grammaire générale selon Michel Foucault, (1966)
J.-P. Sartre, l'idéologie analytique des Flaubert (1971)
o Textes de Destutt de Tracy
M. de Tracy à M. Burke (1794)
Deux lettres à Joseph Droz (sur les Écoles centrales, 1801)
Pièces relatives à l'instruction publique (1800)
Aux rédacteurs de la revue La Décade, 1805
Trois lettres inédites à Daunou (1816-1818)
Trois lettres à Th. Jefferson (1811, 1818, 1822)
Notice abrégée sur Tracy, par Edna Hindie Lemay
Jean-Pierre COTTEN, Centre de documentation et de bibliographie philosophique de
l'université de Besançon (avec la participation de Marie-Thérèse PEYRETON) : Éléments de
bibliographie des études consacrées à Destutt de Tracy, de 1830 à nos jours.

Corpus n° 28, Philosophies de l’Histoire à la Renaissance — 1995


mis en œuvre par Philippe Desan

Philippe DESAN — Les philosophies de l’histoire à la Renaissance


George HUPPERT — La rencontre de la philosophie avec l’histoire
Guido OLDRINI — Le noyau humaniste de l’historiographie au XVIe siècle
Jean-Marc MANDOSIO — L’histoire dans les classifications des sciences et des arts à la
Renaissance
François ROUDAUT — La conception de l’histoire chez un kabbaliste chrétien, Guy Le
Fèvre de La Boderie
Alan SAVAGE — L'histoire orale des Huguenots
Jaume CASALS — « Adviser et derriere et devant » : Transition de l’histoire à la philosophie
dans le Discours de la servitude volontaire
Marie-Dominique COUZINET — Fonction de la géographie dans la connaissance
historique : le modèle cosmographique de l’histoire universelle chez F. Bauduin et
J. Bodin
James J. SUPPLE — Etienne Pasquier et les « mystères de Dieu »
DOCUMENTS
Arnaud COULOMBEL et Philippe DESAN — Pourparler du Prince d’Estienne Pasquier
Etienne PASQUIER — Le Pourparler du Prince.

IX
CORPUS, revue de philosophie

Corpus n° 29, Dossier spécial Fréret — 1995


mis en œuvre par Catherine Volpilhac-Auger

Catherine VOLPILHAC-AUGER — Fréret, l'arpenteur universel


Carlo BORGHERO — Méthode historique et philosophie chez Fréret
Claudine POULOUIN — Fréret et les origines de l'histoire universelle
Nadine VANWELKENHUYZEN — Langue des hommes, signes des Dieux. Fréret et la
mythologie
Jean-Jacques TATIN-GOURIER — Fréret et l'examen critique des sources dans les
« Observations sur la religion des Gaulois et sur celle des Germains » (1746)
Françoise LÉTOUBLON — Socrate au tribunal de Fréret
Lorenzo BIANCHI — Montesquieu et Fréret : quelques notes
Monique MUND-DOPCHIE — Nicolas Fréret, historien de la géographie antique
Alain NIDERST — Grandeur et misère de l'Antiquité chez Fréret
DOCUMENTS
Lettre de Fréret à Ramsay avec une introduction de C. VOLPILHAC-AUGER
« Sur la réminiscence » : Manuscrit inédit de Charles Bonnet (1786) par Serge NICOLAS

Corpus n° 30, L'Universalité du Français en question — 1996


mis en œuvre par Pierre Pénisson

Pierre PÉNISSON - Notice éditoriale, présentation


Réalité physiologique contre illusion universelle
I-M 800 : vires acquirit eundo
De la Grèce à la France
I-M 803 : ut etiam aliquid dixisse videamur
L'allemand successeur du français
I-M 804 : An Gallice loquendum, an germanice
Le français comme mode
I-M 811 : Tout change, la langue aussi.
La Raison change aussi de méthode.
Ecrits, habillements, tout est mode. Racine
J.D. Eberhard
I-M 812 : Si volet usus
DOCUMENTS :
J.B. Michaelis De l'influence des opinions
sur le langage, et du langage sur les opinions
Traduction : Le Guay de Prémontval, 1762

Corpus n° 31, L'Anti-machiavélisme de la Renaissance aux Lumières — 1997


mis en œuvre par Christiane Frémont et Henry Méchoulan

Péninsule Ibérique
Henry MÉCHOULAN — Rivadeneira et Mariana : deux jésuites espagnols du XVIe siècle
lecteurs de Machiavel
Javier PEÑA — De l’antimachiavélisme, ou la « vraie » raison d’Etat d’Alvio de Castro
Carsten LORENZ WILKE — Une idéologie à l’œuvre : l’Antimachiavel au Portugal (1580-1656)

X
Sommaires des numéros parus

Angleterre
Christiane FRÉMONT — Politique et religion : l’anti-machiavélisme de Thomas Fitzherbert,
jésuite anglais
Italie
Jean-Louis FOURNEL — Guichardin, juge de Machiavel : modèles, dévoilement, rupture et
réforme dans la pensée politique florentine
Lucie de los SANTOS — Les Considérations à propos des Discours de Machiavel sur la
première décade de Tite-Live
Silvio SUPPA — L’antimachiavélisme de Thomas Bozio
Allemagne
Michel SENELLART — La critique allemande de la raison d’état machiavélienne dans la
première moitié du XVIIe siècle : Jacob Bornitz
France
Luc FOISNEAU — Le machiavélisme acceptable d’Amelot de la Houssaye, ou la vertu
politique au siècle de Louis XIV
Francine MARKOVITS — L’Antimachiavel-médecin de la Mettrie
DOCUMENTS :
I La référence obligée : Innocent Gentillet
II Extrait des Satyres personnelles, Traité historique et critique de celles qui portent le
titre d’ANTI (1689, anonyme, Baillet)
III Extraits de l’article Anti-Machiavel du Dictionnaire historique de Prosper Marchand
(1758-1759)

Corpus n° 32, Delbœuf et Bernheim


Entre hypnose et suggestion — 1997
mis en œuvre par Jacqueline Carroy et Pierre-Henri Castel

Pierre-Henri CASTEL, Jacqueline CARROY, François DUYCKAERTS - Présentation générale


François DUYCKAERTS - Delbœuf et l’énigme de l’hypnose : une évolution.
Serge NICOLAS - Delbœuf et la psychologie comme science naturelle.
Sonu SHAMDASANI - Hypnose, médecine et droit : la correspondance entre Joseph Delbœuf
et George Croom Robertson.
Jacqueline CARROY - L’effet Delbœuf, ou les jeux et les mots de l’hypnotisme.
Jean-Michel PETOT - Créditivité, idéodynamisme et suggestion. Note sur l’actualité de la
pensée d'Hyppolyte Bernheim.
Mikkel BORCH-JACOBSEN - L’effet Bernheim (fragments d’une théorie de l’artefact
généralisé).
Pierre-Henri CASTEL - L’esprit influençable : la suggestion comme problème moral en
psychopathologie.

Corpus n° 33, Théodore Jouffroy — 1997


mis en œuvre par Patrice Vermeren

Francine MARKOVITS - Éditorial.


Patrice VERMEREN - Le remords de l’école éclectique, précurseur de la synthèse de la
philosophie et de la révolution.

XI
CORPUS, revue de philosophie

Chryssanti AVLAMI - Un philosophe philhellène.


Théodore JOUFFROY : comptes-rendus
Œuvres complètes de Platon, traduites par Victor Cousin, troisième volume (Le
Globe du 27 novembre 1824).
Œuvres complètes de Platon, traduites par Victor Cousin, tome IV ; œuvres
inédites de Proclus, philosophe grec du cinquième siècle, d’après les manuscrits de
la bibliothèque royale de Paris, publiées par Victor Cousin. Le sixième volume est
sous presse (Le Globe du 24 mars 1827).
Jacques D’HONDT - Hegel et Jouffroy.
Christiane MAUVE - L’esthétique de Jouffroy : des promesses sans suites ?
Georges NAVET - Le droit naturel des Eclectiques.
Eric PUISAIS - Jouffroy et Lerminier.
Sophie-Anne LETERRIER - Jouffroy académique.
Emile BOUTROUX - De l’influence de la philosophie écossaise sur la philosophie française
(1897).
Théodore JOUFFROY - Méthode pour résoudre le problème de la destinée humaine (1831).
Jean-Pierre COTTEN - Bibliographie.
Tribune Libre
Emmanuel FAYE - Lettre ouverte. Une récriture « néo-scolastique » de l’histoire de la
métaphysique.

Corpus n° 34, Géographies et philosophies — 1998


mis en œuvre par Marie-Dominique Couzinet et Marc Crépon

Marie-Dominique COUZINET et Marc CRÉPON - Ouverture.


Marie-Dominique COUZINET et J.F. STASZAK - À quoi sert la « théorie des climats » ?
Éléments d’une histoire du déterminisme environnemental.
Pierre PÉNISSON - Maupertuis philosophe géographe.
Thierry HOQUET - La théorie des climats dans l’Histoire naturelle de Buffon.
Michèle COHEN-HALIMI et Francis COHEN - Rousseau et la géographie de la perfectibilité.
Jean-Marc BESSE - La géographie selon Kant : l’espace du cosmopolitisme.
Claude JAMAIN - Sur les spirales d’un escalier de cristal : la voix russe.
Anne DENEYS-TUNNEY - Le Voyage en Syrie et en Egypte de C.F. Volney : un discours de la
méthode du voyage philosophique.
Marc CRÉPON - Entre anthropologie et linguistique, la géographie des langues (note sur le
parcours d’Ernest Renan).
Éléments de bibliographie.

XII
Sommaires des numéros parus

Corpus n° 35, Gabriel Naudé :


la politique et les mythes de l'histoire de France — 1999
mis en œuvre par Robert Damien et Yves-Charles Zarka

Francine MARKOVITS - Éditorial.


Robert DAMIEN et Yves Charles ZARKA - Introduction : pourquoi Naudé ?
Yves Charles ZARKA - L’idée d’une historiographie critique chez Gabriel Naudé.
André PESSEL - Naudé, le sujet dans son histoire.
Robert DAMIEN - Des mythes fondateurs de la raison politique : Gabriel Naudé ou les
bénéfices de l’imposture.
Simone MAZAURIC - De la fable à la mystification politique : Naudé et l’autre regard sur
l’histoire.
Lorenzo BIANCHI - Politique, histoire et recommencement des Lettres dans l’Addition à
l’histoire de Louis XI de Gabriel Naudé.
Paul NELLES - Histoire du savoir et bibliographie critique chez Naudé : le cas de la magie.
Francine MARKOVITS - Arguments sceptiques chez Bayle et Naudé.
Documents : Gabriel NAUDÉ
Annexe latine au chapitre VI du supplément à l’histoire de Louis XI : Édit Royal
interdisant la lecture ou l’interprétation des nominaux (traduction S. Taussig).
Comptes rendus
Libertins au XVIIe siècle, édition établie, présentée et annotée par Jacques Prévot
(Bibliothèque de la Pléiade), avec la collaboration d'Etienne Wolff et Thierry
Bedouelle : Compte rendu de Sylvie Taussig.
Les libertins érudits en France au XVIIe siècle, collection « Philosophies » par
Françoise Charles-Daubert : compte rendu de Jacques Prévot.
Livres reçus.
Varia : Gilles SIOUFFI
De l'« universalité de la langue française »...

Corpus n° 36, Jean-Jacques Rousseau et la chimie — 1999


mis en œuvre par Bernadette Bensaude-Vincent et Bruno Bernardi

Bernadette BENSAUDE-VINCENT et Bruno BERNARDI - Pour situer les Institutions


chymiques.
I. Rousseau dans la chimie du XVIIIe siècle
Bernard JOLY - La question de la nature du feu dans la chimie de la première moitié du
XVIIIe siècle.
Jonathan SIMON - L’homme de verre ? Les trois règnes et la promiscuité de la nature.
Bernadette BENSAUDE-VINCENT - L’originalité de Rousseau parmi les élèves de Rouelle.
Marco BERETTA - Sensiblerie vs. Mécanisme. Jean-Jacques Rousseau et la chimie.
II. La chimie dans la pensée de Rousseau
Florent GUÉNARD - Convenances et affinités dans La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques
Rousseau.

XIII
CORPUS, revue de philosophie

Martin RUEFF - L’élément et le principe. Rousseau et l’analyse.


Bruno BERNARDI - Constitution et gouvernement mixte — notes sur le livre III du Contrat
social — .
III. Aides à la lecture
Errata dans l’édition du Corpus des Œuvres de philosophie en langue française.
Tableau d’équivalences.
Bibliographie.

Corpus n° 37, Cartésiens et augustiniens au XVIIe siècle — 2000


mis en œuvre par Emmanuel Faye

Emmanuel FAYE - Cartésiens et « augustiniens » au XVIIe siècle : présentation de la


question.
Thierry GONTIER - Sous un dieu juste, les animaux peuvent-ils souffrir ? Un argument
« augustinien » pour les animaux machines.
Roger ARIEW - Augustinisme cartésianisé : le cartésianisme des Pères de l’Oratoire à
Angers.
Emmanuel FAYE - Un inédit du P. Nicolas J. Poisson. Sur la Philosophie de M. Descartes.
Emmanuel FAYE - Arnauld défenseur de Descartes dans l’Examen du traité de l’essence
du corps.
Note sur la nouvelle édition de l’Examen d’Arnauld.
Philippe DESOCHE - Dic quia tu tibi lumen non es : Augustin et la philosophie
malebranchiste de la conscience.
Geneviève BRYKMAN - L’immatérialité de l’être chez Malebranche et Berkeley.
Dinah RIBARD - Cartésianisme et biographie : la critique de la Vie de Mr Descartes
d’Adrien Baillet par le Père Boschet (1692).

Corpus n° 38, D’Alembert — 2001


mis en œuvre par Francine Markovits et Jean-Jacques Szczeciniarz

Francine MARKOVITS - Présentation : les images de D’Alembert.


Michel PATY - D’Alembert, la science newtonienne et l’héritage cartésien.
Véronique LE RU - La philosophie « expérimentale » de D’Alembert.
Catherine LARRÈRE - D’Alembert et Diderot : les mathématiques contre la nature ?
J.J. SZCZECINIARZ - Sur la conception D’Alembertienne de l’Histoire des sciences.
Irène PASSERON - Les sciences physico-mathématiques dans l’arbre de la connaissance.
Florent GUÉNARD - Rousseau et D’Alembert : le théâtre, les lois, les mœurs.

XIV
Sommaires des numéros parus

Corpus n° 39, Dossier Etienne de Clave / Dossier Marsile Ficin — 2001


mis en œuvre par Pierre Caye et Thierry Gontier
Francine MARKOVITS — Editorial.
Dossier Etienne de Clave
Bernard JOLY - La théorie des cinq éléments d’Etienne de Clave dans la Nouvelle Lumière
Philosophique.
Hiroshi HIRAÏ - Les Paradoxes d’Etienne de Clave et le concept de semence dans sa
minéralogie.
Rémi FRANCKOWIAK - Le Cours de Chimie d’Etienne de Clave.
Dossier Marsile Ficin : Technique et efficience à la Renaissance
Pierre CAYE et Thierry GONTIER — Introduction — Technique et méthode dans la philosophie
renaissante : les paradigmes de l’efficience.
Thierry GONTIER - La technique comme capture du ciel : la lecture de la quatrième
Ennéade de Plotin dans le De vita cœlistus comparanda de Marsile Ficin.
PIERRE CAYE - Science et efficience. La Métaphysique d’Aristote à l’épreuve du De
architectura de Vitruve.
Teun KOETSIER - La théorie des machines au XVIe siècle : Tartaglia, Guidobaldo, Galileo.

Corpus n° 40, Nature et société au XVIIIe siècle. Dossier Economie Politique


— 2002
mis en œuvre par Francine Markovits
Editorial
Francine MARKOVITS — Dossier économie politique au XVIIIe siècle
Pour servir à l’intelligence de L’ordre naturel et essentiel
des sociétés politiques, par Lemercier de La Rivière.
Introduction générale.
Pierre Le Pesant de Boisguilbert (1646-1714).
Quesnay François (1694-1774).
Trudaine Daniel Charles (1703-1769).
Vincent de Gournay (1712-1774).
Mirabeau Victor Riquetti marquis de (1715-1789).
Lemercier de la Rivière (1719-1801).
Le Trosne Guillaume-François (1728-1780).
Baudeau Nicolas (1730-1792).
Necker Jacques (1732-1804).
Dupont de Nemours Pierre-Samuel (1739-1817).
Eléments de Bibliographie.
Varia
Thierry HOQUET — L’histoire naturelle est-elle une science de la nature ?
Céline SPECTOR — Une théorie matérialiste du goût peut-elle produire l’évaluation
esthétique ? Montesquieu, de L’Esprit des lois à L’Essai sur le goût.

XV
CORPUS, revue de philosophie

Natalia MARUYAMA — Helvétius : les causes et les principes dans le projet d’une science
morale.
Henry DENEYS — Concept et fins de l’« idéologie proprement dite » selon Destutt de Tracy
(1754-1836).

Corpus n° 41, Jean Fernel — 2002


mis en œuvre par José Kany-Turpin
Editorial
Vincent AUCANTE — La théorie de l’âme de Jean Fernel.
Hiroshi HIRAI — Humanisme, néoplatonisme et prisca theologia dans le concept de
semence de Jean Fernel.
Danielle JACQUART — La Physiologie de Jean Fernel et le Canon d'Avicenne.
Paul MENGAL — Utérus et fureur utérine chez Jean Fernel.
Roberto POMA — Tradition et innovation dans la Physiologie de Jean Fernel. L’accord
difficile entre expérience et raison dans l’œuvre d’un médecin de la Renaissance.
Jean CÉARD — La physiologie de la mémoire, selon le médecin Jean Fernel.
Sylvain MATTON — Fernel et les alchimistes.

Corpus n° 42, Jean de Silhon — 2002


mis en œuvre par Christian Nadeau
Francine MARKOVITS — Éditorial.
Présentation par Christian NADEAU — Jean de Silhon. Intérêt et utilité à l’âge classique.
Robert DAMIEN : Silhon, conseiller de Richelieu, l'homme-providence.
Christian NADEAU — Obéissance et intérêt dans la politique de Jean de Silhon.
Eric MARQUER — Intérêt et utilité publique chez les premiers mercantilistes anglais (XVIe-
XVIIe siècles).
Donatienne DUFLOS DE SAINT AMAND — L'intérêt peut-il valoir comme principe d'action ?
Un problème pour les moralistes et les théologiens du XVIIe siècle.
Documents réunis et présentés par Christian NADEAU — Présentation de la Lettre de Jean
de Silhon à Philippe Cospean. —Lettre de Jean Silhon à Philippe Cospean, évêque
de Nantes dans le Recueil de lettres nouvelles, édité par Nicolas Faret, Paris, 1627.
— Jean de Silhon (1594-1667 ?). Note biographique. — Éléments de bibliographie
pour l’analyse des concepts d’intérêt et d’utilité dans la littérature
politique de l’âge classique.

Corpus n° 43, La connaissance du physique et du moral (XVIIe-XVIIIe siècles)


— 2003
mis en œuvre par Thierry Hoquet

Dossier : La connaissance du physique et du moral (XVIIe-XVIIIe siècles)


Thierry HOQUET — Présentation
Céline SPECTOR — Cupidité ou charité ? L’ordre sans vertu, des moralistes du grand siècle
à L’Esprit des lois de Montesquieu.

XVI
Sommaires des numéros parus

Claire CRIGNON — Mélancolie et réflexion : la question de la santé des hommes de lettres


dans Les Trois Livres de la Vie de Marsile Ficin (1489) et l'Anatomie de la
mélancolie de Robert Burton (1621).
Gilles BARROUX — Quelle lecture du corps malade au XVIIIe siècle ? L’exemple des fièvres
vu à travers le prisme de l’Encyclopédie.
Martin RUEFF — Apprendre à voir la nuit : l’optique dans la théorie de l'homme.
Alexandra TORERO IBAD — Scepticisme et science nouvelle dans les Dialogues faits à
l’imitation des Anciens.
Mariafranca SPALLANZANI — Possibilité, nécessité et vérité. Descartes et les nécessités de la
physique.
François PÉPIN — L’idée d’erreur scientifique. Le cas du phlogistique.
Thierry HOQUET — La comparaison des espèces : ordre et méthode dans l’Histoire naturelle
de Buffon.

Dossier Charles Bonnet


Thierry HOQUET — Indications bibliographiques.
Christiane FRÉMONT — La métaphysique et la théologie dans les sciences naturelles
Bonnet et Leibniz.

Corpus n° 44, Les philosophies de Fontenelle ou les voiles d’Isis — 2003


mis en œuvre par Alain Niderst

Alain NIDERST — Fontenelle ?


Philippe HOURCADE — Jet de plume ou projet : Sur l’Histoire, de Fontenelle.
Alain MOTHU — Un morceau des plus hardis et des plus philosophiques qui aient été faits
dans ce pays-ci.
Jean DAGEN — D'une Nature joliment conjecturale.
Simone MAZAURIC — Fontenelle et la construction polémique de l’histoire des sciences.
Jean-Pierre CLÉRO — Réflexions sur la Préface des Eléments de la géométrie de l’infini,
contribution à un savoir des fictions.
Alexis PHILONENKO — Qui était Fontenelle ?

Corpus n° 45, Renouvier : philosophie politique — 2003


mis en œuvre par Marie-Claude Blais

Marie-Claude BLAIS — Présentation


Jean-François BACOT — Renouvier ou la République des individus.
Isabelle de MECQUENEM — « La solidarité du mal » Lire la Science de la morale aujourd’hui.
Laurent FEDI — Une morale appliquée est-elle possible ? Renouvier lecteur de Kant.
Marie-Claude BLAIS — La Science de la morale : une théorie des fondements du droit et
de la justice.

XVII
CORPUS, revue de philosophie

Raymond HUARD — Une république cantonale ? Renouvier et la réforme de l’État et de la


société en 1850-51.
Françoise FOURQUET-TURREL — Le Petit Traité de morale à l’usage des Écoles primaires
laïques … et des penseurs du XXIe siècle.
Daniel BECQUEMONT — Renouvier et « La psychologie de l’homme primitif ».
Eric VIAL — L’Uchronie et les uchronies.
Guillaume SIBERTIN BLANC — Renouvier et Tarde : l’accident monadique en sociologique
historique.
Massimo FERRARI — Renouvier à Marbourg. A propos de la réception de Renouvier dans le
néo-kantisme allemand.
Giovanna CAVALLARI — Renouvier en Italie.
Annexe
Emmanuelle WEINMANN — « Renouvier et ses correspondants ». Présentation du fonds de
la bibliothèque de Montpellier.

Corpus n° 46, Jean-Marie Guyau : philosophe de la vie — 2004


mis en œuvre par Jordi Riba

Jordi RIBA — Présentation, Jean-Marie Guyau : Philosophe de la vie.


Jordi RIBA et Hans HABLITZEL — Bibliographie.
Hans HABLITZEL et Jean-Marie Guyau : penseur interdisciplinaire et sociologue.
Laurent FEDI — Guyau et Darwin : la lecture de la vie.
Laura LLEVADOT — Spinoza et Guyau : l'éthique du conatus.
Jordi RIBA — L'au-delà du devoir. Guyau précurseur de la morale de notre temps.
Annamaria CONTINI — Plus que la vie. L'esthétique sociologique de Guyau.
Scheherezade PINILLA — La littérature face au spleen. Génie et sociabilité dans la pensée
de J.-M. Guyau.
Ferruccio ANDOLFI — Nietzsche et Guyau. Consentements, dissonances, silences.
Renzo RAGGHIANTI — Hiérarchie 'ouverte' et éthique de l'effort : Fouillée, Guyau,
Durkheim.
Vittoria FRANCO — Individu moderne, responsabilité, éclatement des hiérarchies sociales.

Corpus n° 47, Proudhon — 2004


mis en œuvre par Robert Damien et Hervé Touboul
François DAGOGNET — Préface.
I. Proudhon et ses contemporains
Vincent BOURDEAU — La « démocratie nouvelle » : représentation de l’homme économique
en citoyen républicain chez Proudhon et Walras.
Thierry MARTIN — Proudhon, lecteur de Cournot.

XVIII
Sommaires des numéros parus

Richard PARISOT — La réception de Proudhon dans les pays de langue allemande.


Hervé TOUBOUL — Proudhon et Marx
Louis UCCIANI — Proudhon, seul lecteur de Fourier.

II. Lectures de Proudhon


A) L’association
Philippe CHANIAL — Justice et contrat dans la république des associations de Proudhon.
Jean PRÉPOSIET — Note sur le mutuellisme proudhonien.
Patrice ROLLAND — Les ambiguïtés du principe d’association.
B) Le fédéralisme
Philippe Ch.-A. GUILLOT —Proudhon & le fédéralisme.Georges NAVET — Proudhon, le
fédéralisme et la question italienne.
C) Discussions
Daniel COLSON — Proudhon, l'anarchisme et la sociologie.
Robert DAMIEN — Proudhon, philosophe des modernités ?
Mikhaïl XIFARAS — Y a-t-il une théorie de la propriété chez Pierre-Joseph Proudhon.

III. Influences de Proudhon


A) sur des mouvements modernes ?
Jane SAINT-SERNIN — Le Microcrédit — une arme associative contre la pauvreté.
Sophie SWATON — Allocation personnelle et redistribution des revenus.
B) sur le mouvement syndical et la pensée socialiste
Michel DREYFUS — Proudhon et la Mutualité.
Stéphane PERRIN — Une actualité historique de Proudhon : Fernand Pelloutier, ou le
syndicalisme révolutionnaire et la question de l’éducation.
K. Steven VINCENT — Pierre Joseph Proudhon et son influence sur la pensée socialiste.

Corpus n° 48, Henry Michel : l’individu et l’État — 2005


mis en œuvre par Serge Audier
Serge AUDIER — Présentation.
Patrick CABANEL — Henry Michel face à Renouvier et Quinet : questions sur la généalogie
de la République laïque
Jacqueline LALOUETTE — Henry Michel, Philosophe-historien
Vittore COLLINA — Henry Michel et la «crise actuelle des idées sociales et politiques».
Serge AUDIER — Une conception de l’État « socialiste libérale » ? Henry Michel et les
mutations de l’idée républicaine de l’État
Daniel BECQUEMONT — Henry Michel et la philosophie politique de Herbert Spencer.
Éric DUBREUCQ — Quelle société pour la démocratie ? Note sur la lecture michélienne de la
sociologie durkheimienne.

XIX
CORPUS, revue de philosophie

Laurent FEDI — L’individu et l’État : Henry Michel, disciple de Charles Renouvier.


Laurent FEDI — Dossier : la Correspondance inédite de Henry Michel. Lettres à Charles
Renouvier et à Louis Prat.

À paraître :
L’Encyclopédie (Florent Guénard)
Mersenne (Claudio Buccolini)
E. Lerminier (Stéphane Douailler et Patrice Vermeren)

XX
La revue Corpus accompagne la publication des ouvrages de la Collection du Corpus des
Œuvres de Philosophie en langue française éditée chez Fayard sous la direction de Michel Serres.
Elle contient des articles critiques, historiques et des documents. Elle est ouverte à tous.
Indépendante des éditions Fayard, elle est publiée par l'Association pour la revue
Corpus, dont le Président est Francine Markovits. La revue est rattachée au Centre de
Recherche d'Histoire de la Philosophie de Paris X - Nanterre.
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99 avenue Ledru-Rollin,
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Directrice de la revue : Francine Markovits. Secrétaire de rédaction : Thierry Hoquet. Comité de rédaction :
les membres de l'Association pour le Corpus des œuvres de philosophie en langue française : Jean-Robert
Armogathe, Bernadette Bensaude-Vincent, Stéphane Douailler, Laurent Fedi, Christiane Frémont, Barbara
de Négroni, André Pessel, Michel Serres, Patrice Vermeren. La revue Corpus est publiée avec le concours de
l'Université de Paris X - Nanterre et du C.N.L.
PUBLIÉE AVEC LE CONCOURS DU CNL ET DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS X - NANTERRE

ATELIER INTÉGRÉ DE REPROGRAPHIE DE L’UNIVERSITÉ PARIS-X

Achevé d'imprimer en septembre 2005


Dépôt légal : 3ème trimestre 2005
N° ISSN : 0296-8916
  Corpus n° 49

Logiques et philosophies à l’âge classique

Sommaire
Thierry HOQUET
Logiques et philosophies à l’âge classique…………………………………………………………….. 5
Présentation des articles………………………………………………………………………………….. 39

A. La logique et le système de la philosophie

Christiane FREMONT
Cureau de La Chambre : la connaissance et la vie…………………………………………………… 49
Francine MARKOVITS
Ressemblance et identité : Mérian………………………………………………………………………. 81
Jean-François GOUBET
Logique et philosophie chez Christian Wolff (1679-1754)…………………………………………… 101
Thierry HOQUET
La rencontre de la vérité : méthode et mœurs dans la philosophie de Crousaz…………………… 133

B. La méthode des sciences particulières : études leibniziennes

David RABOUIN
Logique, mathématique et imagination dans la philosophie de Leibniz………………………… 165
Sarah CARVALLO
La logique des sciences contingentes appliquée à la médecine…………………………………. 199

C. Querelles

Jean-Claude PARIENTE
Arnauld critique de Malebranche :
Théorie des idées et théorie de la connaissance……………………………………………….... 227
Olivia CHEVALIER
Deux cartésiens face à deux modèles de la démonstration
Malebranche et Arnauld face aux Regulae et à l’Organon………………………………………….. 249
Emmanuel FAYE
Le cartésianisme de Desgabets et d’Arnauld sur les vérités éternelles………………………… 277

Varia

Alessandro ZANCONATO
La traduction de Pope par J. Serré de Rieux…………………………………………………… 301

CORPUS, revue de philosophie, N° 49, 2005. 2ème semestre 2005, 16 €


Liste de tous les sommaires à l'intérieur

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