A La Lumière de L'hivers

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Séquence 5

À la lumière d’hiver,
Philippe Jaccottet
Objet d’étude : Littérature contemporaine
Elsa FERRACCI

Sommaire

Introduction
1. Contextes
2. «
 L’ignorant » sans recours face à la mort : l’apprentissage de la
densité de la vie
3. Le poète en son miroir : figures de ce poète contemporain
4. Limites et vocations de la parole poétique
5. Le chant de l’effacement : les exigences du travail poétique
Annexe : bibliographie et webographie
Lexique

Séquence 5 – FR01 1

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Introduction
A Édition recommandée et recueils
au programme

Nous nous reporterons dans le cours à l’édition de poche : Philippe


Jaccottet, À la lumière d’hiver, NRF, collection Poésie/Gallimard, 2011.
Il n’existe pas d’« œuvre complète » de Philippe Jaccottet. La collection
Poésie/Gallimard propose cinq volumes de poèmes de l’auteur :
– le premier, Poésie 1946-1967 réunit quatre recueils : L’effraie et
autres poésies (Gallimard, 1953), L’ignorant (Gallimard, 1958), Airs
(Gallimard, 1967), Leçons (Payot) ;
– le second volume, intitulé À la lumière d’hiver, réunit deux ensembles,
À la lumière d’hiver suivi de Pensées sous les nuages.

Votre programme ne comporte que les trois recueils de la première sec-


tion, Leçons, Chants d’en bas et À la lumière d’hiver.

Malgré le titre trompeur du volume, À la lumière d’hiver, les trois livres


Leçons, Chants d’en bas et À la lumière d’hiver sont bien chacun des
recueils, et non des sections poétiques ! On observera que Leçons, présent
dans le premier volume, est repris dans le second avec des modifications
sur lesquelles nous reviendrons dans le cours. Pour la liste des œuvres
de Philippe Jaccottet, nous vous renvoyons à la bibliographie de l’auteur
dans le premier chapitre.
Nous renverrons aux poèmes soit par la page, soit par l’incipit, soit, pour
la sous-section « Parler », par le numéro du poème.

Titres de recueils et titres de sections


Un titre d’œuvre se place en italiques dans une copie électronique, dans
une copie manuscrite, il doit être souligné.
Un titre de section, comme un titre de poème, se place entre guillemets.
Vous écrirez donc Chants d’en bas, mais « Parler ».

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B Objet d’étude, objectifs
et problématique

1. Objet d’étude et objectifs


L’œuvre poétique que vous allez étudier s’inscrit dans le domaine D :
« Littérature contemporaine - œuvres contemporaines françaises ou de
langue française ». Votre programme vous propose trois œuvres du XXe
siècle : c’est l’opportunité d’aborder sous trois angles différents un siècle
souvent moins étudié au lycée. Il s’agira de cerner ce qui fait la spécificité
de la poésie contemporaine à travers l’exemple de l’œuvre de Jaccottet,
qui en réunit de nombreux traits caractéristiques, sans oublier de voir la
singularité de l’œuvre en elle-même.

2. Pourquoi le choix de trois recueils ?


L’œuvre au programme constitue un parcours poétique unifié qui se lit
à travers trois recueils, Leçons, Chants d’en bas et À la lumière d’hiver,
bien que ces derniers n’aient pas été composés en même temps mais
sur une période de dix ans. C’est donc à une maturation personnelle et
poétique que nous assistons au fil des poèmes, ainsi qu’à une cohérence
des réseaux de mots, d’idées et de sentiments qui nous permettent d’ap-
préhender ce qu’on pourra qualifier d’univers poétique. Il s’agira dans
votre étude de percevoir cet univers, ses caractéristiques, ses tensions,
sa construction, et de cerner la spécificité de l’écriture de Jaccottet, en
même temps qu’il faudra maîtriser la notion de poésie contemporaine
et ses enjeux. En effet, si personnelle qu’elle soit, une écriture ne peut
s’affranchir des règles de composition traditionnelles, comme le fait celle
de Jaccottet, hors d’un contexte artistique et historique particulier. Dans
le même temps, nous verrons que cette écriture n’est pas révolutionnaire :
elle ne s’oppose pas à un modèle préexistant pour en contester la validité
et proposer de nouvelles perspectives de création littéraire, mais use de la
liberté de forme et de ton offerte par la période contemporaine aux artistes
pour exprimer librement un univers intérieur et une vision du monde. Entre
mise en contexte et approche d’une intimité, il s’agira donc de maintenir
un équilibre, sans « plaquer » sur l’œuvre des théories d’histoire littéraire,
mais sans oublier le contexte de création.

La problématique que nous nous donnons pourrait être formulée ainsi :


quel peut être le statut de la parole poétique à l’époque contemporaine ?
Chaque chapitre sera problématisé de la façon suivante : la poésie peut-

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elle, et doit-elle parler de tout ? Quelle peut être sa place face à la mort ?
(chap. 2) Que peut dire le poète, énonciateur de cette parole ? Quelle peut
être sa présence dans l’œuvre ? (chap. 3) Quels sont les limites, mais
aussi les pouvoirs de cette parole, dans le contexte particulier du monde
contemporain ? (chap. 4) Enfin, quelle est la forme poétique la plus adé-
quate pour parler, quand la parole est menacée ? (chap. 5).

C Comment travailler ?

1. Lire un recueil n’est pas lire un roman


Un recueil poétique exige une lecture spécifique, qui n’est pas celle du
roman ou du théâtre. La fragmentation des pièces, des poèmes semble, à
première vue, s’opposer à une lecture linéaire reposant sur un fil narratif,
c’est-à-dire une histoire qui mène du début à la fin de l’œuvre en soute-
nant l’attention du lecteur. Pourtant, vous allez pouvoir constater que la
poésie de Philippe Jaccottet n’est pas sans thèmes ni sans progression : de
poème en poème, de section en section, une histoire toute personnelle se
fait jour, dévoilant une intériorité soumise à des tensions, des angoisses
toutes très universelles, qui peuvent nous toucher tous.

2. C
 ombien de lectures sont-elles
nécessaires pour s’approprier l’œuvre ?
Prenez le temps – c’est la clef de ce type de lecture ! – d’apprécier chaque
poème, en tant qu’objet clos se suffisant à lui-même (c’est d’ailleurs un
des critères de définition du poème), avec ses sonorités, ses images, son
atmosphère. Mais considérerez les trois recueils, comme des ensembles
cohérents et progressifs qui exposent un développement personnel et
poétique. Soyez particulièrement attentif (-ve) au thème de la mort, aux
manifestations de l’angoisse et de la peur, aux diverses réflexions sur
l’écriture poétique et sur ses difficultés, ainsi qu’aux images récurrentes
au fil des poèmes.
Tout cela exige donc au minimum deux lectures personnelles, au cours des-
quelles vous ne devez pas hésiter à souligner dans le texte des passages qui
vous semblent témoigner d’une inflexion particulière du style, des thèmes,
du registre…. (et bien sûr à ne laisser dans l’ombre aucun terme difficile –
mais la langue de Jaccottet n’est pas hermétique, nous y reviendrons). Vous
pourrez mettre à profit une troisième lecture pour « tester votre lecture »
(voir ci-dessous), et vérifier votre compréhension de l’œuvre.

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Certains éléments, à la première lecture, vous seront restés opaques, c’est
normal : la littérature contemporaine exige une mise en contexte impor-
tante ; pour éclaircir ce qui vous semble obscur, et situer l’œuvre dans
un contexte historique, veuillez-vous reporter au chapitre 1 qui expose
les enjeux de la littérature contemporaine en général, et à la première
partie du cours, qui vous présentera l’auteur, ses œuvres, et la poésie
contemporaine en particulier.

3. Le cours : mode d’emploi


Après avoir lu à plusieurs reprises les trois recueils et fait le test de lecture,
vous pouvez passer à l’étude du cours, qui vous propose un parcours
raisonné de l’œuvre, faisant alterner examens d’extraits, prolongements
de la lecture analytique que vous avez appris à maîtriser en Première, par-
cours thématiques plus synthétiques qui touchent l’ensemble de l’œuvre,
et lectures cursives de documents complémentaires.
Ne négligez pas les questions préparatoires : il s’agit pour l’épreuve non
seulement de maîtriser le cours, mais de savoir élaborer une réflexion
personnelle sur l’œuvre. Le cours est assorti de plusieurs textes et docu-
ments complémentaires, n’hésitez pas à les utiliser pour en extraire des
citations que vous pourrez apprendre. Vous retiendrez des vers qui vous
plaisent, ils pourront étayer vos devoirs.
À la fin de cette séquence, vous trouverez une bibliographie proposant
des ouvrages critiques sur le poète et des adresses de sites sur Internet
le concernant. Vous pouvez les consulter, ils constituent un complément
au cours qui peut vous aider.

Chaque mot du cours suivi d’un astérisque est expliqué dans un lexique
en fin de cours : apprenez les définitions que vous ne connaissez pas.

Texte complémentaire : conseils pour lire la poésie,


par Philippe Jaccottet
Pour vous aider à aborder la lecture du recueil, voici un texte de Jaccottet
lui-même sur la meilleure façon de lire la poésie :
« Comment lire la poésie ? Pour le roman, tout est facile : il suffit de suivre
l’histoire au fil des pages, et nous voilà distraits, emportés ; mais ces
textes souvent sans lien, sans ordre au moins apparent, la suite des Fleurs
du mal, par exemple, ou les Alcools d’Apollinaire, pour m’en tenir à des
auteurs illustres, comment les prendre ? (…) Presque tous les poèmes, en
effet, sont conçus comme une sorte de musique (mais une musique où la
pensée et les images jouent le premier rôle), comme une sorte de parfum :
quelque chose, en tout cas, qui s’élève dans l’air, dans le silence (…). Tout
poème exige simplement, d’abord, ce vaste espace tranquille autour de
lui, pareil au cadre du tableau, pour être entendu avec toute sa richesse.

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Si on ne lui demande pas une histoire, une explication, même une évasion
hors de la réalité, si on comprend au contraire que chaque beau poème
est l’expression d’un moment de particulière intensité chez celui qui l’a
écrit, alors sa lecture prend un sens (…) »1
Les éditions Le temps qu’il fait.

D Testez votre lecture

Exercice autocorrectif
Veuillez, après avoir lu attentivement les trois recueils, répondre aux ques-
tions suivantes. Vous pouvez bien sûr vous aider de l’œuvre.

Questions sur Leçons


1 De qui parle le recueil ? Relevez les termes et qualificatifs qui désignent
ce « personnage » auxquels sont consacrés les poèmes. Quels éléments
permettent d’en dresser un portrait ?
2 Quel est le thème principal du recueil ? Quels thèmes secondaires
pourrait-on relever ?
3 Classez les poèmes selon qu’ils sont consacrés :

– au récit et à la description de l’agonie et de la mort,


– qu’ils traduisent les pensées et sentiments du poète,
– qu’ils exposent une réflexion d’ordre philosophique ou poétique,
–q
 u’ils indiquent un « moment » poétique particulier dans le recueil, où
le poète prend la parole, s’adresse à un destinataire...
Vous pouvez avoir recours à un tableau.

Questions sur Chants d’en bas


4 À quel thème de réflexion est principalement consacrée la première
section, « Parler » ? En quoi ce titre en annonce-t-il le contenu ? Notez
les occurrences de ce verbe dans les poèmes.
5 Dans la seconde section, « Autres chants », relevez dans chaque poème
le thème principal abordé, et les éventuels destinataires ou person-
nages auxquels s’adresse le poète. Quelle cohérence distinguez-vous
dans la section ?

1. Jaccottet, Tout n’est pas dit, p. 21-22.

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6 Quelle est le lien existant entre les deux poèmes introductifs des pages
37 et 53 et les sections qu’ils précèdent ? Comment les deux recueils
forment-ils un ensemble signifiant ?

Questions sur À la lumière d’hiver


7 Quels thèmes poétiques, déjà présents dans les deux recueils précé-
dents, retrouvez-vous dans la première section ?
8 Comment expliquez-vous le titre du recueil ? Citez quelques passages
qui seraient susceptibles de l’illustrer.

Questions sur les trois recueils


9 Examinez la versification employée dans les recueils : de quelle lon-
gueur sont les vers ? Y a-t-il des rimes ? Des strophes ?
 Quels motifs poétiques parcourent les trois recueils ? Recherchez par
exemple des éléments de la nature, des images… Vous pouvez vous
aider du tableau suivant :

Motif poétique Page ou numéro du poème

Corrigé de l’exercice autocorrectif


1 Le recueil évoque un disparu, que l’on voit affronter l’agonie puis la
mort. Il est désigné par les termes suivants : « l’aîné » (p. 12), « le
maître » (p. 12), « le bon maître » (p. 15), « cet étranger » (p. 19), « lui »
(p. 27), « Toi » (p. 33). Le poète évoque un homme qu’il considère
comme un maître de vie, dont il parle à la troisième personne, comme
pour en dresser un portrait, puis auquel il s’adresse directement
dans le poème conclusif. Le poème de la page 16 mentionne « son
clos, ses murs », « les clefs de la maison », éléments qui dépeignent
la vie d’un homme simple. La mention dans ce même poème des
« barrières de sa vie, / vertes, pleines d’oiseaux », de sa « droiture »
( p. 9), du « rocher de bonté grondeuse et de sourire » (p. 27), et
du « modèle de patience et de sourire » (p. 33) dressent le portrait
d’un homme bon, honnête, humain et heureux de vivre.
Vous apprendrez dans le chapitre suivant que cet homme était le beau-
père du poète ; mais aucun élément pour l’instant ne vous permet de le
savoir : aucun élément biographique n’est présent.
2 Le thème principal est celui d’une agonie et d’une mort : celles d’un être
proche, d’un homme cher au poète qui nous narre ici sa fin. Le lexique
de la mort est présent de façon récurrente dans les poèmes : dès le pre-
mier poème (p. 11), il est question de « guider mourants et morts », puis
de douleur, de « souffle arraché » (qui évoque le « dernier souffle »),
de « cadavre » et de « pourriture » (p. 27), mais le terme abstrait de

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« mort » n’intervient qu’au poème de la page 32, comme s’il avait fallu
un cheminement au poète pour arriver à nommer, avec détachement,
ce à quoi il a assisté. Les autres thèmes sont ceux de la souffrance
physique qu’endure le mourant (cf. p. 15, 21, 23, « On le déchire, on
l’arrache » p. 25), de la maladie qui détruit le corps et l’esprit : le corps
est « presque sans force » (p. 12), « Il ne pèse presque plus » (p. 15),
le « dos se voûte » (p. 19)… Face à la progression inéluctable de la
maladie, et à l’approche terrifiante de la mort (cf. p. 21, 23), c’est la
« tristesse » qui s’installe (p. 16) ainsi qu’un sentiment d’impuissance
du locuteur à exprimer ce qu’il voit. Le recueil présente également un
questionnement sur la vie après la mort : il est question de « l’autre
monde »( p. 21), de « vieux dieux » (p. 22), d’une « nouvelle vie » (p.
25), des Enfers et des croyances et rituels entourant les morts chez les
Égyptiens (p. 29), de « l’invisible » (p. 33) ; enfin le thème du deuil qui
est celui du poète lui-même est aussi présent.
3

Récit et description Pensées et Réflexions d’ordre Moment poétique


de l’agonie et de la mort sentiments du poète philosophique ou poétique « pivot »

p. 12-13 : début de p. 14 p. 17 et p. 18 : notez p. 9 : poème limi-


l’agonie : (« Vient un pp. 22, 23, 24 le changement d’énon- naire
moment où »….) ciation p. 11 : poème de
p. 28
pp. 15 - 16 : survenue (« nous » puis « vous ») « prise de parole »
de la douleur, prise p. 31
p. 29 p. 33 : poème
de conscience par le p. 32 conclusif
p. 30
mourant
p. 19 : perte du
langage
pp. 20, 21, 25 :
agonie
p. 26 : mort
p. 27 : description du
corps du mort

4L
 e titre de la première section poétique « Parler » est programmatique :
il annonce la réflexion que va mener le poète sur la parole poétique, ses
pouvoirs et ses limites. Le premier mot du premier vers est d’ailleurs
le verbe « Parler » (« Parler est facile »), faisant de la parole le sujet
principal du recueil. Le poème 3 commence de la même manière, mais
annonce une évolution : « Parler pourtant est autre chose », et témoigne
d’une interrogation dans sa seconde partie : « Parler (…) est-ce men-
songe, illusion ? ». Il est encore question des « mots » dans le poème
4, de la « main » du poète dans le 5, de « parler sans images » dans
le 6. Le poème 7, enfin, annonce une modification de point de vue,
puisqu’il est dit que « Parler donc est difficile », faisant écho au poème
1, « Parler est facile ».

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5 Le poème des pages 57 à 59 évoque la vieillesse, « l’âge » et la déchéance
physique qu’il entraîne ; le poète évoque ses « amis » qui, comme lui,
subissent le passage du « temps », et il s’adresse à eux pour les prendre
à témoin. Celui de la page 60 est consacré à la figure féminine ; celui des
pages 61 et 62, à des rencontres de passages, mais aussi au début et
à la fin du poème, à « celle qui est dessous », c’est-à-dire sous la terre :
probablement la mère décédée, évoquée dans le poème liminaire de la
page 37. Le poème de la page 63 est adressé à un « enfant » – l’enfant
qui sommeille en chacun de nous, le poète lui-même ? –, et évoque un
dilemme : ignorer la réalité de la mort, ou l’affronter, et alors « crier de peur
/ sous le harpon » (de la peur). À la page 64, le poète s’adresse à lui-même,
pour s’encourager à écrire malgré le « doute » qui le tenaille. Le dernier
poème conclut le recueil sur un constat amer : la douleur du deuil et la
« pitié » submergent le poète, « noient tout ». La section s’ouvre donc sur
une inquiétude, celle du temps qui passe, se poursuit avec l’exploration
des diverses facettes de l’angoisse et de la peur (celles de la perte, de
la mort, de ne plus pouvoir écrire…), et se clôt sur une note pessimiste.
6 Le poème qui précède « Parler » évoque le corps d’une défunte – la
mère du poète (voir sur ce point le chapitre I). C’est le seul poème
explicitement consacré au deuil dans le recueil ; « Parler » évoquera
ensuite la difficulté de dire la mort en poésie, ou de continuer à écrire
malgré la peur de la mort : le lien est donc opéré par la présence dis-
crète de la mort derrière les mots. Le second poème liminaire (p. 53)
est un discours direct que s’adresse le poète lui-même, et qui met en
cause sa capacité à proférer une parole poétique ; or le recueil qui suit
évoque les diverses peurs pouvant mettre en cause le « chant » du
poète. Les deux recueils sont donc liés par une réflexion sur l’écriture
poétique : « Parler » pose des questions essentielles sur l’activité poé-
tique, « Autres chants » propose des poèmes habités par une angoisse
qui illustre les limites de la parole évoquées dans « Parler ».
7 Le poème des pages 77 et 78, qui introduit la section, est en lien
avec les thèmes des recueils précédents car il aborde également la
capacité créatrice du poète, présentée comme diminuée : « quoique
je ne sache plus les mots ». Il en va de même pour le poème de la page
79, qui évoque « la mort au travail » (cf. le recueil Leçons), « le temps
aussi » (cf. « Autres chants »), pour celui de la page 80 : « ces pierres
du temps », et de la page 81 : « un homme qui vieillit » ; la fin de ce
dernier texte renoue avec le premier poème : « De nouveau je m’égare
en eux (les mots) » (p. 82).
8 On peut expliquer le titre par le fait que le recueil, surtout dans la
seconde section, est placé sous le signe de l’hiver. Dès la page 85, est
évoqué l’air froid et vif de l’hiver : « air noir et frais, cristal / noir » ; à la
page 90, c’est le mois de novembre qui est mentionné, ainsi que ses
« nuages » ; les couleurs sont le blanc des nuages, le noir du « jour
éteint » (p. 86), l’« ombre » qui se couche (p. 91). Le terme « hiver » est
employé aux pages 91 et 94 ; le paysage est hivernal, la terre est encore
dénuée d’herbes (« à ras de terre ») et il y a de la « boue » (p. 90), l’aube

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est fraîche et brumeuse (« les buées de l’aube », p. 91). À la page 93,
l’image de la « brume sur des lacs » précède le tableau de « L’hiver, le
soir » (p. 94) ; puis c’est encore l’allusion aux « racines boueuses » (p.
95), et enfin, à la page 96, la neige tombe « lentement » et recouvre
tout, laissant parfois passer un soleil pâle d’hiver, « bougie derrière son
écran jauni ». Aussi bien les paysages que la lumière appartiennent à
la saison de l’hiver, saison que le poète affectionne tant comme cadre
descriptif que sur le plan symbolique (l’hiver peut renvoyer à la fin de
la vie, thème récurrent dans les recueils).
9 Les vers vont d’un simple mot de trois syllabes (« Autrefois » p. 11) à des
vers de 14 ou 15 syllabes (par exemple p. 32, « Et moi maintenant tout
entier dans la cascade céleste »). Le nombre de syllabes est tantôt pair,
tantôt impair. Certains poèmes sont en vers courts (p. 28), d’autres en
vers longs (p. 41, 43…). Une grande liberté règne sur la forme : ainsi,
on ne relève ni rimes, ni schémas strophiques (même si les poèmes
sont souvent scindés en strophes, de taille variable).
 Exemples de récurrence de motifs poétiques :

Motif poétique Pages des poèmes

yeux p. 11, 63, 80, 82, 85, 93, 96, 97


lampe, bougie p. 11, 26, 41, 58, 96
main p. 11,13, 64
fruits p. 12, 13, 33, 60, 77
montagne p. 12, 21, 23, 31, 32
lumière, jour, clarté, soleil…. p. 14, 21, 24, 32, 33, 37, 51, 63, 64, 65, 81, 82, 90, 92, 96
oiseaux p. 16, 21, 25, 32, 37, 49, 63, 77, 90
astres, étoiles p. 17, 18, 97
barque p. 29, 31, 48, 79

Vous noterez que d’un recueil à l’autre, on retrouve les mêmes motifs :
l’univers poétique se construit sur ces réseaux d’images qui illustrent
les grands thèmes poétiques. Remarquez l’importance du thème de la
lumière, sur lequel nous reviendrons.

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Chapitre
1 Contextes
A Un premier éclairage sur la litté-
rature contemporaine : la fin des
courants littéraires ?

1. Définitions générales
Attention tout d’abord à ne pas confondre les termes « moderne » et
« contemporain ». En littérature, on considère souvent que l’ère de la
modernité est celle qui débute avec les grands bouleversements sociaux,
économiques et politiques de l’après-guerre, à partir donc de 1914, la
période contemporaine commençant plus tard au cours du XXe siècle. Pour
la France, on s’accorde à considérer comme contemporaines les œuvres
publiées à partir des années 1980. Mais pour les productions étrangères
et certaines œuvres françaises, le temps nécessaire à leur diffusion et à
leur reconnaissance impose une chronologie plus large : la datation pose
alors problème, en littérature et dans les autres arts.
Dans le domaine historique par exemple, pourquoi ou en quel sens l’his-
toire moderne peut-elle être dite à un certain moment « contemporaine » ?
À partir de quel événement une telle qualification apparaît-elle exactement
pertinente ? À partir de la Révolution française et des bouleversements
profonds qu’elle a entraînés ? Du XIXe siècle et de ses grandes étapes de
construction politique (1830, 1848, 1871) ? De la révolution industrielle ?
Ou du début des guerres impérialistes européennes (1870, 1914) ?
Sur le plan philosophique ou des valeurs, la conscience contemporaine se
trouve-t-elle liée à celle de la faillite de certains idéaux comme l’universa-
lisme, l’égalitarisme ? La notion historique de « contemporanéité » est dif-
ficile à établir, peut-être parce que nous manquons davantage de recul que
pour des mouvements comme le baroque ou le classicisme ! Ainsi, pour
la musique, la définition de la notion de « modernité » apparaît délicate,
mais on peut considérer que l’apparition de la musique contemporaine se
fait véritablement avec les Français : Debussy, Fauré, Ravel, et les Viennois
avec la révolution dodécaphonique : Berg, Schönberg, Webern. En arts
visuels et plastiques, le signe d’un changement profond est marqué par le
passage de la figuration à l’abstraction. L’impressionnisme, le dadaïsme,
le surréalisme, le fauvisme étaient des mouvements modernes de pas-
sage vers l’abstraction ; on peut évoquer entre autres l’œuvre de Wassily

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Kandinsky (1866-1944), ou celles de Henri Matisse, de Piotr Mondrian et
de Pablo Picasso. L’ère proprement contemporaine apparaît quant à elle
au tournant des années 1960-1970, avec des productions artistiques,
minimalistes, conceptuelles, corporelles qui, tout en se réclamant des
pratiques d’avant-garde, bousculent ou remettent en cause les catégo-
ries modernes, notamment la distinction entre peinture et sculpture, la
notion d’œuvre elle-même et celle d’artiste. Le contemporain se définit
donc souvent contre le moderne.
Le mot « contemporain » revêt en réalité deux sens. De manière courante,
il signifie « ce qui est de notre temps » : le monde contemporain est, par
définition, celui où nous vivons. Avec une valeur polémique, le « contem-
porain » sert également à opposer une création nouvelle à ce qui est
banal ou, pire, dépassé. En ce dernier sens, la notion d’art contemporain
remonte aux années 1970-1980. Globalement, l’intrigue en théâtre, la
narration en littérature, l’harmonie en musique, la figuration en peinture
sont remises en cause par les contemporains.

Willem de Kooning (1904-1997), Untitled XX, 1976. Huile sur toile.


202,5 x 177,5 cm. Musée national d’Art moderne – Centre Georges Pompidou,
Paris. (C) Collection Centre Pompidou, Dist. RMN / Jean-Claude Planchet.
© 2011 The Willem de Kooning Foundation/ADAGP, Paris.

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2. H
 istoire littéraire : la littérature contem-
poraine
La littérature contemporaine, comme l’art contemporain, ne saurait se
réduire à une définition ou à une forme unique. Elle est au contraire traver-
sée par de multiples singularités, et se trouve donc marquée par une grande
dispersion. Les périodes précédentes connaissaient bien sûr une grande
pluralité mais elles étaient marquées par des théories artistiques, des
courants, des écoles, des avant-gardes, toutes choses qui ont aujourd’hui
disparu. On peut proposer une histoire de la littérature moderne et contem-
poraine en suivant les remarques du critique et romancier Philippe Forest2.
Ce dernier distingue trois périodes à propos du roman :
— Un premier XXe siècle exprime le monde et la condition humaine : Proust,
Céline, Sartre, Camus, entre autres, en seraient les principaux représentants.
— Un second XXe siècle serait celui des utopies et des avant-gardes dans
lesquelles on retrouverait le surréalisme (Éluard, Aragon, Breton…), le
nouveau roman (Michel Butor, La modification, Nathalie Sarraute, Le
planétarium…), le théâtre de l’absurde (Beckett, En attendant Godot,
Ionesco, La cantatrice chauve et Rhinocéros...) ou encore la revue lit-
téraire Tel Quel3.
— Enfin, un changement profond s’opère depuis trente ans, depuis les
années 80. On constate un épuisement des théories et des avant-
gardes dans la littérature, une plus grande dispersion des formes et
des expérimentations.
Dominique Viart4 distingue dans cette dernière période un mouvement
de « littérature déconcertante ». Ce serait une littérature qui échappe
au préconçu, au prêt-à-penser culturel. L’enjeu de ces écritures serait
de déranger les consciences, de tenter de dire le réel, la violence du
monde, ou l’intimité, sans céder aux modes sur les questions d’écriture :
de nouvelles significations impliquent de nouvelles formes. C’est dans
cette dernière catégorie qu’il faudrait classer l’écriture de Philippe Jac-
cottet – si véritablement un tel classement s’impose. Globalement, dans
la littérature française contemporaine, les écrivains tendent à exprimer
des univers singuliers, souvent loin des modes et des courants établis.

2. Cécile Defaut, Le Roman, le réel et autres essais (Allaphbed 3), 2007.


3. Le premier numéro de la revue Tel Quel paraît en 1960. C’est la grande époque du structuralisme, une
méthodologie propre à la linguistique nourrissant peu à peu celle des autres sciences humaines. En
littérature, la critique se veut radicale : critique du surréalisme, de la littérature « engagée »... Le
Nouveau Roman est, dans les premiers temps, l’un des chevaux de bataille de Tel Quel : de fait, le
groupe en vient à remettre en question les notions d’auteur, d’œuvre et de création, par les voix de
Roland Barthes, Jacques Derrida ou encore Jacques Lacan qui aident à libérer l’espace littéraire de
« concepts encombrants », bientôt qualifiés de « bourgeois ». Tel Quel a souvent été contesté pour
ses excès théoriques.
4. Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent, Paris, Bordas, 2008 (2e édition
augmentée).

14 Séquence 5 – FR01

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Ce qui rend la littérature contemporaine difficile à subdiviser – tout au
plus pourra-t-on proposer des rapprochements entre l’œuvre de Philippe
Jaccottet et d’autres poètes de la même période partageant une même
conception de la parole poétique.

3. S
 ituation de Philippe Jaccottet dans la
poésie française contemporaine
Commencer à écrire durant la guerre, comme le fit Philippe Jaccottet, n’est
pas anodin. La Seconde guerre mondiale a en effet constitué une fracture
profonde, tant sur le plan formel qu’idéologique et moral. À sa suite, les
poètes ont dû se reconstituer une identité ; l’« ère du soupçon » décrite
par Nathalie Sarraute n’a pas touché que le roman : la question se pose
durant l’après-guerre de savoir ce que peut et ce que vaut encore la poésie,
ou pour reprendre les mots célèbres du poète allemand Hölderlin : « À
quoi bon des poètes dans un temps de manque ? ».
La production poétique de la période d’après-guerre est donc marquée
par des individus qui tendent à s’isoler plus que par des mouvements,
et se caractérise par un refus de tout regroupement idéologique : la poé-
sie contemporaine ne sera pas « engagée » comme a pu l’être la poésie
durant la guerre. Ce qui n’empêche pas, cependant, des prises de posi-
tion : lyrisme, mysticisme…
Voici celle de Jaccottet :
« La dégradation de notre monde, sous les figures aujourd’hui toujours
plus énormes de la guerre, du camp de concentration et du journalisme,
aura beau essayer de dégrader aussi notre foi, nous continuons à croire,
à travers nos angoisses mêmes, que la seule vie digne d’être vécue est
celle où l’homme s’évertue à transformer le moins pur en plus pur, le
moins durable en plus durable et le mal en bien, c’est-à-dire à accroître
non pas sa puissance ou ses propriétés, mais sa plénitude. Le travail
poétique n’a pas d’autres buts. »5
Par sa volonté, après la catastrophe de l’Histoire que fut la Seconde
Guerre, de reprendre contact avec le monde sensible, de se trouver une
place dans des paysages vierges des délires des hommes, de renouer avec
les éléments primordiaux et les saisons, par une poésie (faussement !)
simple, Jaccottet s’inscrit dans la constellation d’auteurs qui réunit entre
autres Yves Bonnefoy (1923-), André du Bouchet (1924-2001), Lorand
Gaspar (né en 1925) et Jacques Dupin (né en 1927). Il n’est cependant
pas sans lien non plus avec des poètes plus « lyriques » tels Saint John
Perse ou Novalis, auquel Jaccottet reprend une phrase qui deviendra son
credo : « Le Paradis est dispersé sur toute la terre, c’est pourquoi on ne le
reconnaît plus. Il faut réunir ses traits épars »6 ; la tâche des poètes est
de recomposer le Paradis perdu….

5. Prière d’insérer pour les deux volumes des Écrits, 1948, Mermod.
6. Jaccottet, La promenade sous les arbres, p. 28.

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Lorsque dans les années 1960 « l’ère de la subversion succède à l’ère du
soupçon » pour reprendre les mots de J. M. Maulpoix, Jaccottet ne change
rien à sa poésie, laissant à l’Oulipo ou à Tel Quel le soin de contester
le politique, voire la poésie elle-même. Il n’est pas cependant épargné
par la « crise » de la poésie, qui fait dire à Denis Roche que « La poésie
est inadmissible », et se trouve en proie au doute, à l’instar de poètes
comme Francis Ponge, Guillevic ou Dupin. Il reste cependant bien loin
des querelles littéraires ou philosophiques : « À ma grande honte, je suis
particulièrement étranger à la science de la littérature. Je n’ai pas lu les
grands auteurs ou les philosophes de la langue par exemple. Au fond,
je ne suis pas tellement passionné de littérature ! Pour moi, c’est une
affaire d’émotion, de transformation d’une expérience en rayonnement
lumineux. »7
Comme Guillevic ou Michaux, il est très réticent au surréalisme, et à ses
règles : écriture automatique, place prépondérante de l’imagination et du
rêve, images complexes… Autre caractéristique de la poésie de l’époque :
le lien qui se noue avec les autres arts. Jaccottet établit ainsi des rela-
tions avec le sculpteur Giacometti, avec Tapiès ou Picasso, il consacre un
ouvrage au peintre italien Morandi (Le bol du pèlerin).... Mais à partir de
1968, il prend ses distances avec l’activité littéraire : « Ce qui s’est publié
ensuite correspondait moins à mes goûts ».

B Biographie de Philippe Jaccottet


Philippe Jaccottet naît à Moudon, en Suisse, en 1925, et jusqu’à la fin
de ses études de lettres vit à Lausanne. Lui-même reconnaît qu’enfant, il
préférait « lire plutôt qu’aller à la campagne » : son goût pour les livres,
et la poésie en particulier, s’affiche très tôt.
En 1941, il assiste au discours de Ramuz décernant le prix Rambert à
Gustave Roud, qu’il découvre alors. Ramuz termine son discours, nous
rapporte Jaccottet lui-même, « en disant que celui qui n’avait pas entendu
chanter, après une nuit de marche, l’alouette annonçant le réveil d’un
monde plus pur que son chant ne comprendrait probablement pas ce
qu’était la poésie. Cette phrase-là, venant à la fin, m’avait vraiment traversé
comme une flèche, comme une chose décisive, qui exprimait, qui mettait
au jour ce que peut-être je commençais à pressentir dans la lecture des
poètes que je lisais alors […] ; et aussi dans le travail poétique que j’avais
commencé à entreprendre modestement moi-même »8. Vous noterez ici

7. Vers le secret du monde, Philippe Jaccottet et Gustave Roud, entretien d’Éric Bulliard avec Ph. Jac-
cottet, 2003.
8. Entretien avec Michel Bory, juin 1978, in Jean-Pierre VIDAL : Philippe Jaccottet (Pages retrouvées,
inédits, entretiens, dossier critique, bibliographie), Payot, 1989, p. 101.

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l’influence de Gustave Roud qui débute en cette soirée, laquelle marque
d’une certaine façon l’entrée de Jaccottet en poésie. Il entame alors une
correspondance avec ce poète qui se poursuivra jusqu’après la guerre.

Philippe Jaccottet. © Louis Monier / Rue des Archives.

Durant la période troublée de la Seconde Guerre mondiale (1942-1946),


il s’initie grâce à Roud, qui en est le traducteur, aux poètes allemands
comme Hölderlin ou Rilke, et s’interroge sur les pouvoirs de la poésie dans
un monde livré alors au chaos. En 1946, un voyage en Italie le voit se lier
avec le poète Ungaretti ; il séjourne ensuite à Paris comme représentant
de l’éditeur suisse Henry-Louis Mermod pour qui il traduit La mort à Venise
de Thomas Mann. Cette activité de traducteur, qu’il débute, lui assurera
sa subsistance et celle de sa famille pour de nombreuses années9. Il
fréquente alors le cercle de la NRF10, sans s’y sentir à l’aise, et se lie

9. Sur l’œuvre de traduction de Jaccottet, vous pouvez consulter le site Poezibao, consacré à l’actualité
éditoriale de la poésie, qui propose un article de Monique Petillon, « Les transactions secrètes de
Philippe Jaccottet » (http://poezibao.typepad.com/poezibao/).
10.  La Nouvelle Revue française (souvent abrégée en NRF) est une revue littéraire et de critique,
aujourd’hui publiée de façon trimestrielle et fondée en novembre 1908 par quelques jeunes écri-
vains, sous le patronage d’André Gide. Le premier numéro paraît le 1er février 1909. On compte
parmi les auteurs de la NRF Guillaume Apollinaire, Paul Claudel, André Gide, Valery Larbaud, Roger
Martin du Gard, Francis Ponge, Marcel Proust, Antoine de Saint-Exupéry, Paul Valéry, Jules Super-
vielle, Jean-Paul Sartre, Jean Grosjean, Louis Aragon…
Séquence 5 – FR01 17

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avec d’autres poètes comme Yves Bonnefoy, André du Bouchet ou Francis
Ponge. Après la rencontre avec sa femme, le peintre Anne-Marie Haesler,
il décide de quitter Paris, pour des raisons financières (son activité de
traducteur est peu rémunératrice), mais aussi pour échapper à l’influence
envahissante d’autres voix poétiques comme celle de Ponge : « Il était
assez autoritaire dans ses convictions. En quittant Paris, j’avais aussi
le désir, plus ou moins conscient, de mettre une distance avec ce type
d’influences ».
C’est alors qu’il s’établit à Grignan, dans la Drôme, avec sa femme, au
moment même où paraît son premier recueil important, L’effraie et autres
poésies. La poésie de Jaccottet va désormais s’élaborer au cœur de la
Nature, dans le silence, loin de l’agitation mondaine de la capitale : « Les
arbres et les forêts ont été une sorte de révélation. Ils ont pris une impor-
tance que je n’aurais jamais imaginée ». Malgré son travail de traduction,
très prenant (il traduit des œuvres monumentales comme l’Odyssée d’Ho-
mère ou L’homme sans qualités de Robert Musil, mais aussi Gongóra,
Hölderlin, Leopardi, Ungaretti…), les recueils poétiques s’enchaînent.
Jaccottet ne partira plus de Grignan, poursuivant son activité d’écriture
sans discontinuer.

C Bibliographie sélective
De l’abondante production poétique et de traduction de Jaccottet, nous
retiendrons les œuvres suivantes :
1947 : Requiem, pour les victimes de la guerre, « pour envelopper les
morts comme d’une tendresse amoureuse » (Remarques de la réédition
de 1991). Ce recueil lui est très vite apparu comme un « échec ».
1953 : dans L’Effraie et autres poésies, le poète sort progressivement des
conventions ; les enjambements constants déséquilibrent l’alexandrin et
les tournures sont parfois celles de la conversation. Trois thèmes majeurs :
l’usure du temps, l’angoisse de la mort et la perte de l’amour. C’est avec
ce recueil que Jaccottet fait véritablement commencer son œuvre.
1957 : La Promenade sous les arbres est le premier livre en prose, et le
premier où la fascination pour les paysages se manifeste aussi vivement.
Il s’agit de traquer l’illimité derrière le réel, le fini.
1958 : dans L’Ignorant, poèmes 1952-1956, le poète est confronté à la
précarité de l’existence et à la mort. La méditation sur le monde en est
le contrepoids.
1961 : Eléments d’un songe, proses, œuvre en prose où se livre une
réflexion sur les consolations qui peuvent subsister face à la mort pouvant
subsister quand les grands systèmes de valeur s’effondrent.

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1967 : Airs, poèmes 1961-1964, est un recueil qui fait place au bonheur
et à la lumière.
1968 : L’Entretien des Muses est un ouvrage critique consacré à la poésie
française du XXe siècle, où l’on retrouve Paul Claudel, Charles Ferdinand
Ramuz et Francis Ponge.
1969 : parution de Leçons, Payot.
1970 : Paysages avec figures absentes, consacré aux paysages de Grignan.
1974 : parution de Chant d’en bas.
1975 : À travers un verger, à la mémoire de Christiane Martin du Gard.
1977 : parution de À la lumière d’hiver, Gallimard.
1983 : Pensées sous les nuages.
1984 : La Semaison : il s’agit des carnets de Jaccottet, de 1954 à 1979.
1987 : Une transaction secrète, ouvrage critique consacré aux littératures
étrangères.
1994 : Après beaucoup d’années.
2001 : Et néanmoins ; Le bol du pèlerin.

D Composition des recueils


au programme

1. Leçons
Le texte est commencé en novembre 1966, et achevé en octobre 1967.
Il sera repris en 1977 dans votre volume Gallimard, avec quelques modi-
fications. Une note de Jaccottet lui-même précise que Leçons et Chants
d’en bas sont deux « livres de deuil » (p. 99). On n’apprendra qu’en 1994,
dans un petit volume intitulé Tout n’est pas dit, que le disparu était Louis
Haesler, beau-père de Jaccottet, « un homme simple et droit » dont la
droiture même l’a inspiré pour dire « la douleur de sa fin », dont il avait
déjà parlé dans le « Livre des morts », c’est-à-dire L’ignorant, qui l’avait
cependant laissé insatisfait : il souhaite réécrire la mort de Louis Haesler
de manière plus fidèle. Car Philippe Jaccottet n’en est pas à sa première
tentative de dire la mort. Son premier recueil s’intitule en effet Requiem,
et aborde avant tout la mort comme événement historique (la réaction à
la mort de jeunes maquisards du Vercors assassinés par les Allemands,
vers 1945). Dans L’Effraie et autres poésies, un des thèmes majeurs est
l’angoisse de la mort ; dans Leçons et Chants d’en bas, à votre programme,

Séquence 5 – FR01 19

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la mort est évoquée de manière très personnelle, suite à la disparition de
personnes proches. Enfin, dans les derniers recueils et dans Semaisons, la
mort apparaît à travers des réflexions témoignant d’une conscience aiguë
du temps qui passe : la récurrence thématique est certaine, et structure
toute l’œuvre poétique.
C’est d’ailleurs le thème de la mort qui relie les recueils précédents et
Leçons. Dans L’Ignorant, qui précède l’écriture de Leçons, le poète avouait
ainsi se sentir désarmé face à la précarité de l’existence et face à la mort.
Le poème final de L’Ignorant s’intitulait d’ailleurs « Le livre des morts » : le
« livre des morts » est un ouvrage religieux que les Égyptiens de l’Antiquité
plaçaient dans les tombes et qui avait pour vocation de guider l’âme du
défunt dans les nouvelles contrées de la mort. Or, dans le premier poème
de Leçons (p. 11), le poète rappelle, dans un retour sur sa propre œuvre,
cette entreprise poétique antérieure : « Autrefois / (…) j’ai prétendu guider
mourants et morts », qu’il dépeint comme un échec. Leçons inaugure donc
une nouvelle manière d’aborder cette pierre d’achoppement poétique :
« À présent (…) / je recommence lentement dans l’air ».

2. Chants d’en bas


Entre 1970 et 1974, les deuils se multiplient : mort d’Ungaretti en juin
1970, mort de la sœur de Gustave Roud en février 1971, mort de Christiane
Martin du Gard en novembre 1973, puis grave maladie de la mère de
Jaccottet, qui meurt en mai 1974. Toutefois, seul le poème liminaire de
Chants d’en bas, ajouté à l’édition de 1977, se réfère directement à l’ex-
périence du deuil, celui de sa mère.
Le recueil s’interroge surtout sur les limites et les possibilités de la parole
poétique. Deux ensembles le composent, sobrement intitulés « Parler »
(8 textes numérotés + une apostrophe en italiques) et « Autres chants »
(6 textes non numérotés).

3. À la lumière d’hiver
À la différence de Chants d’en bas qui fut composé en quelques mois, À la
lumière d’hiver a donné lieu à une composition plus lente qui s’est étalée
sur deux ans (janvier 1974 à janvier 1976). L’ensemble est composé de
trois moments, « Dis encore cela » et « À la lumière d’hiver » I et II.

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« L’ignorant » sans recours face
Chapitre
à la mort : l’apprentissage de la
2 densité de la vie

Le recueil Leçons témoigne, comme nous allons le voir, d’une expérience


fondamentale pour le poète, celle de la mort. Le choc qui en découle entraîne
la volonté de dire la douleur de l’agonie et la mort sans détours rhétoriques.
Véritable « leçon », dont le poète poursuivra l’apprentissage dans les deux
recueils suivants, la rencontre avec la mort mène à une réflexion sur la
condition de l’homme : de la brutalité de la réalité à une poétique philo-
sophique, c’est un parcours personnel et initiatique qui se donne à voir.

A Le poète face à la douleur


et à la mort

Pour Voici trois séries de questions vous permettant de traiter la problématique


Réfléchir suivante : le poète face à la douleur et la mort.
Certaines de ces séries sont accompagnées de questions portant sur des
poèmes précis (« Pour préparer l’analyse du texte) : elles doivent vous per-
mettre de travailler le texte, de vous l’approprier et d’éviter de rester dans
des analyses trop générales.
Vous en trouverez les réponses ci-dessous, en trois points (« mise au
point »).

Chaque point du cours suivra cette démarche.

1 À quel(s) endroit(s) du recueil Leçons le poète fait-il allusion au fait qu’il


ait assisté personnellement à l’agonie du mourant ?
E Comment la présence du mourant structure-t-elle le recueil ?

E Quelle est la fonction du poème de la page 9 ? Repérez les étapes de


l’agonie et de la mort ; y a-t-il une évolution chronologique ?
2 Comment la douleur du « maître », dans Leçons, est-elle évoquée ?
Relevez :
– les images ;
– les champs lexicaux ;

Séquence 5 – FR01 21

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– le choix précis des termes employés ;
– la présentation du mourant…

 Pour préparer l’analyse de texte


Étudiez le poème de la page 15.
Relevez le lexique du combat, de l’affrontement.
Démontrez que le mourant est présenté sous les traits d’une victime.
Analysez également la façon dont le corps est décrit : quels sont les effets
produits par le choix des mots et les sonorités du vers 9 ?

3 Comment le poète décrit-il la mort dans le recueil ?


Étudiez en particulier le recours aux démonstratifs et au pronom « on » :
que révèlent ces emplois ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Étudiez le poème de la page 21.
Analysez dans les vers « C’est sur nous maintenant / comme une mon-
tagne en surplomb » l’image de la montagne : à quoi renvoie-t-elle ? Quel
effet produit-elle ?
Étudiez le poème de la page 27.
Relevez les mots désignant le corps mort : sont-ils directs ? Métaphoriques ?
Analysez également la syntaxe des vers « Déjà ce n’est plus lui. / Souffle
arraché : méconnaissable » et « Cadavre. Un météore nous est moins
lointain » : en quoi est-elle signifiante ?
Étudiez le poème de la page 37.
Quelles sont les images auxquelles le poète a recours pour désigner le
corps de la défunte ? En quoi sont-elles expressives et appropriées ?

Mise au point

 La terre qui nous portait tremble »11 :


1. «
la mort réelle comme expérience poétique
fondatrice
Le poète a assisté pour la première fois à une mort bien réelle, celle de
son beau-père (cf. chapitre I), comme il le soulignera lui-même rétros-
pectivement : Louis Haesler fut « le premier homme à l’agonie duquel
j’ai assisté »12. Sa présence physique à cet événement transparaît,
par exemple, à travers le thème de la veillée, dans le poème de la
page 25 : « cette chambre où nous nous serrons… » : avec d’autres

11. À la lumière d’hiver, p. 15.


12. Jaccottet, Nouveau recueil, 2002.

22 Séquence 5 – FR01

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proches, le poète se tient auprès du mourant. La confrontation directe
du poète avec la mort se traduit également par les occurrences des
verbes de vision, comme dans les poèmes des pages 12, « On voit »,
et 21 : « À peine ose-t-on voir ». Marqué, le poète fait alors de son
recueil un « livre de deuil », dans lequel la mort est omniprésente.
Cette emprise de la mort sur l’esprit du poète se lit dans la structure même
de l’œuvre, qui s’organise autour de la figure du mourant. Le texte initial
(« Qu’il se tienne dans l’angle de la chambre… ») est ainsi une forme d’épi-
graphe* au disparu ; l’emploi des italiques distingue d’ailleurs nettement
la dédicace de la suite du recueil. Cette épigraphe place le recueil Leçons
sous la protection du disparu : « Que sa droiture / garde ma main d’errer ou
de dévier, si elle tremble ». Le mort est le personnage tutélaire du recueil,
encourageant le poète à tracer sa voie, ses « lignes », c’est-à-dire ses vers,
sans céder au découragement13. Clôturant la section, un dernier poème
(p. 33) vient introduire, une ultime fois, la figure du défunt qui a habité les
poèmes, et reprend le même ton injonctif que la dédicace, non plus par le
subjonctif d’ordre à la troisième personne mais par des impératifs directe-
ment adressés au personnage : « Toi cependant », « demeure ». Ce dernier
poème est une forme d’ultime hommage au défunt, qui se construit autour
d’une invocation initiale : « Toi cependant », isolée typographiquement de
la suite du poème, et d’un tercet alternant un alexandrin, un décasyllabe
puis un dernier alexandrin. Cette structure générale – épigraphe, et clô-
ture reprenant en boucle l’énonciation de l’épigraphe tout en constituant
également une ouverture sur un avenir (« Demeure (…) tel un soleil encore
(…) » - est en réalité traditionnelle. Jaccottet ne bouleverse pas les règles
de composition du recueil poétique ici, mais les exploite librement.
Entre l’épigraphe et le poème de clôture, on peut distinguer une nette
évolution chronologique de poème en poème :
– le poème de la page 11 constitue une entrée en matière qui introduit la
prise de parole par le poète ;
– le poème des pages 12-13 nous décrit les forces du « maître »14 qui
déclinent (« Vient un moment où l’aîné se couche / presque sans
force. ») ;
– le poème de la page 15 annonce la survenue de la souffrance physique
qu’engendre l’agonie : le « premier coup, (…), le premier éclat / de la
douleur » ;
– à la page 16, c’est la prise de conscience de la fin de la vie et la tristesse
qui en découle (« Une stupeur / commençait dans ses yeux ») ;
– à la page 17, on assiste à la distance qui se creuse entre le mourant
(« dans un autre espace ») et ses proches qui l’assistent ;

13. N
 otez à ce sujet que Louis Haesler était imprimeur, d’où « Qu’il mesure, / comme il a fait jadis le
plomb » (p. 9), possible évocation des plombs typographiques.
14. Notez que certains critiques ont vu dans cette figure du « maître » à la fois Louis Haesler et Gustave
Roud, le poète qui a tant influencé Jaccottet (cf. chapitre I), et qui est décédé en 1976, soit une année
avant la réédition du recueil sous sa forme définitive, telle que vous la lisez dans votre édition.

Séquence 5 – FR01 23

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– à la page 19 intervient la perte du langage, des mots, douloureuse
épreuve qui éloigne encore davantage et le rend « étranger ».
– à la page 20, une modification d’énonciation laisse, de façon imaginaire,
la parole au mourant (notez les guillemets et la première personne) ;
– à la page 21, la mort approche : « C’est sur nous maintenant » ;
– à la page 25, les souffrances de l’agonie sont décrites avec brutalité
« On le déchire » ;
– enfin, à la page 26, c’est la mort qui survient : « Plus aucun souffle » ;
– la description du corps mort, devenu étranger, suit page 27 ;
– puis c’est l’enterrement à la page 29 : un enfant dépose une « barque
de terre » dans la tombe ;
– le deuil du poète s’effectue dans les poèmes des pages 30, 31 et 32.
Il est donc aisé de suivre une évolution au fil de la section, évolution qui
rend compte du déroulement d’une agonie à laquelle le poète a assisté
en spectateur impuissant.
La poésie, cependant, n’est pas le lieu du narratif : il ne s’agit pas tant de
raconter la mort que d’en évoquer les effets sur la conscience du poète,
sur sa perception de la vie et de la mort, et sur sa capacité de création
poétique. Car face à la mort non fantasmée, non imaginée, mais vécue,
le poète fait l’expérience d’un bouleversement profond, que le qua-
trième poème de Leçons, page 15, souligne en un vers unique qui vient
en quelque sorte conclure le poème : « La terre qui nous portait tremble ».
L’opposition des temps verbaux, imparfait / présent, souligne que l’ancien
confort intellectuel qui permettait de se sentir à sa place dans un univers
stable est remis en question, et place le poète – mais le « nous » englobe
aussi les autres proches du mourant, et peut-être tout homme confronté
à la même expérience ? – au cœur d’une instabilité existentielle dont la
brutalité est soulignée par les sonorités des dentales* [t] et des guttu-
rales* [r] : « La terre qui nous portait tremble ».
Le poète est alors mis en demeure de tenter de dire, d’exprimer par les
mots ce qui est de l’ordre de l’indicible : la douleur d’un mourant et la
réalité de cette expérience de la mort qu’il a vécue.

2. « Le premier éclat / de la douleur »


Dans le premier recueil Leçons, la mort vue de près, vécue, subie par
le poète, est d’abord décrite comme souffrance et douleur : bien loin
d’un tranquille passage dans l’au-delà, d’une vision poétique idéalisée,
Jaccottet souligne les convulsions, la violence, la brutalité du « mourir »,
sans rien en cacher.
L’agonie du mourant de Leçons commence véritablement à la page 15 :
« Sinon le premier coup, c’est le premier éclat… ». Dès cette première
entrée en scène de la mort, c’est le lexique du combat qui est requis pour

24 Séquence 5 – FR01

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dire la violence, mais aussi la faiblesse de l’homme : « le premier coup »,
« que soit ainsi jeté bas / le maître ». Est ainsi figuré un affrontement dans
lequel l’homme n’est plus qu’un « faible enfançon », sans recours, « sans
secours » face à une mort dès le début victorieuse. Le poème poursuit la
figuration d’un combat avec l’expression « le premier éclat / de la dou-
leur » : la douleur semble resplendir comme l’« éclat » d’une lame mise à
nu (vous noterez que le mot est mis en valeur par le rejet du complément
« de la douleur » au vers suivant), prête à s’abattre dans un duel inégal.
On retrouvera, dans le poème de la page 24, la mention d’un « fer dans le
sang », métonymie* qui désigne la lame d’une épée, et dans le poème de
À la lumière d’hiver (p. 79), la mention d’un « couteau ». La progressive
défaite du malade, bientôt mourant, est mise en valeur par un système
d’échos verbal : le « maître » du vers 3 est repris au vers 4, puis c’est le
diminutif vieilli « enfançon » de la fin du vers 5 qui est repris au début du
vers 7, et enfin l’expression « sans (le) secours » passe du vers 7 au vers
8. Le mourant passe ainsi du statut de « maître » à celui d’enfant, puis à
celui, encore plus abandonné que l’enfant assisté de ses parents, d’être
seul, « sans secours ».
Mais le mourant se fait aussi victime expiatoire : « châtié » ; bête pour-
chassée jusqu’à l’hallali : « acculé » ; martyr au corps supplicié jusqu’à
l’extinction de soi-même : « vidé », « Il ne pèse presque plus » ; voire figure
christique : le participe « cloué » évoque ainsi le Christ cloué en croix.
Ces références diverses qui s’entrecroisent concourent toutes à placer la
corporalité et la douleur physique au centre des poèmes : il est question
d’une souffrance telle qu’elle fait un enfant sans défenses d’un homme
par ailleurs dépeint comme remarquable, et d’une grande solidité dans
l’existence : « ce rocher de bonté grondeuse et de sourire » (p. 27). Les
sonorités participent à l’évocation de la brutalité de la douleur : les parti-
cipes « acculé, cloué, vidé » soulignent les attaques du mal en un rythme
ternaire amplifié par la dentale [d], les gutturales en [k], et la récurrence
de la finale en [é].
On retrouvera plus loin cette brutalité à l’œuvre dans la progressive
déchéance physique du mourant. C’est ainsi l’image du coin de bois qu’on
enfonce dans le corps, qui rend compte de l’insoutenable d’une douleur
qui se fait torture : « Quelle pitié / quand l’autre monde enfonce dans un
corps / son coin ! » (p. 21) (le « coin » peut faire allusion à la « question »,
torture pratiquée pour faire avouer les inculpés sous l’Ancien Régime).
Le lexique se fait direct, sans précaution quelconque : « Quelque chose
s’enfonce pour détruire », et c’est l’image d’un corps livré sans recours à
la destruction qui s’instaure, avec la mention de la « déchirure » (p. 23),
puis reprise deux fois : « On le déchire, on l’arrache, / cette chambre où
nous nous serrons est déchirée (….) le voile du Temps qui se déchire ? »
(p. 25), « Souffle arraché / (…) arrachez-lui ce souffle » (p. 27). Il n’est pro-
bablement pas anodin que ce soit l’analogie avec un tissu, des fibres, voire
une peau que l’on déchire et que l’on arrache, qui soit au centre même
de Leçons : outre son expressivité, qui donne à ressentir la souffrance
subie, elle fait de la douleur une bête sauvage, sans raison ni conscience,
s’acharnant sur sa proie, un retour à l’animalité la plus primaire, bien loin

Séquence 5 – FR01 25

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de l’humanité, qu’on ne peut « apprivoiser » (p. 44). C’est d’ailleurs ainsi
que Chants d’en bas nous la dépeint, dans le premier poème de « Parler »
(pp. 41-42) : « elle ressemble à quelqu’un qui approche /en déchirant les
brumes dont on s’enveloppe, / abattant un à un les obstacles, […] / si près
soudain / qu’on ne voit plus que son mufle plus large. Vous noterez la
répétition du verbe « déchirer » (« en déchirant »), et la personnification de
la douleur sous les traits d’un animal puissant (le terme « mufle » suggère
un taureau, par exemple), soulignée par l’effet quasi cinématographique
de l’arrivée brutale de la bête sur l’homme qui d’un coup est « si près
soudain / qu’on ne voit plus que son mufle plus large / que le ciel », sub-
mergé par elle. Peut-on lire entre les lignes ici une allusion à la corrida,
le mourant prenant la place de la victime sacrificielle dans l’arène ? La
mention du « cierge espagnol » du premier poème de la section (p. 37)
semble en tout cas instaurer un réseau d’images fondé sur la religiosité
espagnole, au caractère quelque peu morbide.
Avec un certain recul, le poète dira plus tard, dans À la lumière d’hiver
(p. 79) : « Sur la douleur, on en aurait trop long à dire ». La multiplicité
des analogies et la richesse du lexique consacré à décrire la souffrance,
que nous venons de relever, témoignent d’une tentative d’exposer, telle
qu’elle fut, l’agonie réelle d’un être proche, comme une forme d’hommage
au martyre enduré, et une tâche poétique le poète s’est imposée, malgré
sa « main (…) qui tremble » (p. 11). Cette approche de la réalité dans toute
sa présence concrète – la mort n’est pas une abstraction mais douleur et
disparition de la chair, elle est ces « lèvres sèches » (p. 25) du mourant
qui préfigurent la face desséchée du cadavre –, cette approche, donc,
est également la démarche qui préside à la tentative de dire l’indicible :
la mort elle-même.

3. « On peut nommer cela horreur, ordure »15


Après la douleur de l’agonie, c’est la mort qui prend possession des mou-
rants. Face à ce qui prive l’homme de son corps, de sa raison, de ses
mots, de son identité, de son humanité même, le poète ne cherche pas
l’esthétique de la formule : sa parole chercher à exprimer ce que provoque
la mort en lui et à cerner sa « nature ». Mais la mort est ce qu’on ne peut
nommer ; c’est pourquoi le poète se trouve réduit à la désigner :
– par de simples démonstratifs (« C’est sur nous maintenant », p. 21) ;
–p  ar des termes volontairement vagues : « Quelque chose s’enfonce pour
détruire » (ibid.*) qui expriment par leur imprécision la difficulté pour
l’homme d’appréhender un tel phénomène ;
–p  ar le pronom « on », renvoyant à une présence non identifiée : « On le
déchire, on l’arrache » (p. 25).
Les comparaisons du recueil se trouvent justement employées à l’occasion
de cette tentative poétique de nommer l’innommable : « C’est sur nous

15. Jaccottet, À la lumière d’hiver, p. 22.

26 Séquence 5 – FR01

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maintenant / comme une montagne en surplomb » (p. 21). Le comparant,
la montagne, est emprunté au monde naturel, comme pour signifier que la
mort est inéluctable, et que sa réalité, comme celle de tout phénomène de
la nature, ne peut être niée ; telle la présence imposante d’une haute mon-
tagne, l’homme se trouve écrasé par une force hostile à laquelle il ne peut
échapper – ce qui rappelle l’image du taureau évoquée précédemment, et
contre laquelle tout espoir vient buter. N’oubliez pas que Jaccottet a passé
sa jeunesse en Suisse et qu’il connaît donc bien les hauts sommets des
Alpes, à l’« ombre glacée » desquels l’homme semble bien faible, et qu’il vit
en Provence à l’ombre du mont Ventoux... L’image de la montagne, élément
de paysage métaphorique, est filée jusqu’à la fin du poème, jusqu’au vers
qui signifie la confrontation finale avec la réalité : « Le front contre le mur de
la montagne ». Elle sera reprise à la page 23, dans un poème à la structure
comparable à celui de la page 21, s’ouvrant comme lui sur le même com-
parant : « Misère / comme une montagne sur nous écroulée », et reprenant
l’image du « mur », image d’une dimension du réel à laquelle l’homme se
trouve confronté malgré lui : « Bourrés de larmes, tous, le front contre ce
mur ». La section « Parler » dans Chants d’en bas entérinera le caractère
innommable de la mort, contre lequel bute la tentative poétique : « c’est
ce qui n’a ni forme, ni visage, ni aucun nom » (p. 44).
À la difficulté de nommer la mort s’ajoute celle de décrire le corps du
défunt : le poète se trouve devant un autre indicible, celui de l’étran-
geté du cadavre, qui a forme humaine encore sans plus avoir rien de
commun avec l’être connu et aimé : « Déjà ce n’est plus lui. / Souffle
arraché : méconnaissable » (p. 27). Le style se fait ici des plus ellip-
tique, ayant recours à l’omission du verbe conjugué et aux deux points
dans le second vers pour souligner la rapidité avec laquelle le mou-
rant a perdu son identité propre. La mort est ce qui prive Autrui de ce
qui nous le rend proche, compréhensible, accessible ; en le privant
d’humanité, elle en fait un étranger : « Cadavre. Un météore nous est
moins lointain » (p. 27). Remarquez la composition de ce vers, qui
se présente presque comme une définition de dictionnaire, tentative
pour cerner ce qu’est ce corps mort que la veillée funèbre expose aux
yeux de tous. Les mots sont crus : la poésie ici ne se fait pas facilité
ou lyrisme, mais confronte avec l’objet même de nos plus grandes
peurs, le « cadavre », encore mis en valeur par le point qui le sépare
de la fin du vers. Jaccottet rejoint ici Baudelaire qui, dans les Fleurs du
Mal (section « Spleen et Idéal »), n’hésite pas à prendre le contre-pied
de la tradition poétique lyrique, et à introduire le réel dans toute son
horreur au sein même du poème :
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons (…)

Séquence 5 – FR01 27

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Mais là où Baudelaire remet explicitement certains codes poétiques en
question, faisant se heurter avec ironie la tonalité du lyrisme (« Rappelez-
vous l’objet que nous vîmes, mon âme, / Ce beau matin d’été si doux »)
et l’objet de l’écœurement (« une charogne infâme »), Jaccottet, pour sa
part, s’en tient à une sobriété exemplaire : un simple mot, « cadavre », ou
plus loin « pourriture », pour évoquer le réel, dont la peinture se suffit à
elle-même. De « méconnaissable » à « cadavre », à « cela », puis à « pour-
riture », quatre termes mis en exergue par leur position privilégiée dans le
vers expriment à la fois l’horreur de la chair sans vie et de son étrangeté,
laquelle a constitué pour les écrivains un défi en soi ; voici par exemple
ce qu’en dit Bossuet, dans son Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre :
« Cette jeune princesse, qui laissait entrevoir de grandes espérances,
n’est plus qu’un cadavre, non, pas même un cadavre, mais un je ne
sais quoi qui n’a de nom dans aucune langue ».
C’est aussi le corps de la mère, dans le premier poème des Chants d’en bas
(p. 37), qui se fait objet et non plus sujet : à la veillée mortuaire, le poète
voit la morte « droite et parée de dentelles / comme un cierge espagnol »,
puis pousse encore l’assimilation au vers suivant : « Elle est déjà comme
son propre cierge, éteint ». La comparaison avec le cierge éteint suggère
à la fois la raideur du corps, sa blancheur et la disparition de la flamme,
symbole de vie, et introduit en même temps le champ lexical du morbide
et de la religiosité, qui sera enrichi par les allusions à la pierre tombale :
« Dure comme une pierre, / un coin de pierre fiché dans le jour », « Elle
est déjà comme sa propre pierre / avec dessus les pieuses et vaines fleurs
éparses ». Le jeu de reprise textuel que l’on avait déjà noté pour l’un des
poèmes de Leçons se retrouve ici, avec l’expansion de l’idée de dureté de
la pierre : de « Qu’elle me semble dure tout à coup ! », on passe à « Dure
comme une pierre », puis à la quatrième strophe, « Elle est déjà comme
sa propre pierre ». Le corps se fait, par lui-même, signe de la mort de
l’être, et annonce sa disparition, son évanouissement, aussi bien que le
signe que constitue une pierre tombale : cadavre comme pierre ne sont
que des signes témoignant d’une absence définitive. La personne n’est
plus donc que corporalité ; le poème 5 de Chants d’en bas présente ainsi
le corps maternel comme une « barque d’os » qui s’« enfonce » et se
« remplit d’une eau amère » (p. 48) : réduit à ses os, le corps mort peut
devenir image poétique de la barque de Charon sombrant dans les eaux
du Styx ou du Léthé, le fleuve de l’oubli des Enfers grecs, car il est privé
de toute présence.
Approcher la mort, le corps mort, par les mots, se révèle donc une entre-
prise poétique osée et ardue, qui passe nécessairement par le recours à
certaines analogies ; le poète lui-même reconnaît que la parole se heurte
ici à une impossibilité : « On peut nommer cela horreur, ordure, / pronon-
cer même les mots de l’ordure / déchiffrés dans le linge des bas-fonds :
/ à quelque singerie que se livre le poète, / cela n’entrera pas dans sa
page d’écriture » (p. 22). Malgré leur virtuosité verbale (notez les jeux de
sonorités entre « horreur » et « ordure »), les vers du poète ne peuvent
rendre parfaitement compte du sentiment d’atrocité que l’on éprouve face

28 Séquence 5 – FR01

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à la mort, face à la réduction à la part physique et animale en l’homme et
à la négation de son humanité qu’elle entraîne, et qui provoquent chez
le poète une forme d’indignation, de rébellion : comment accepter que
le « maître » ne soit plus que « cela » ? C’est cette épreuve, ce « mur » de
réalité auquel le poète se trouve confronté, qui constituent la « leçon »
que le titre du premier recueil annonce.

B « Instruits au fouet »16 : le poète


à l’école de la souffrance

Pour  Questions préparatoires : Réfléchissez au titre Leçons. À quoi fait-il


Réfléchir allusion ? Que nous apprend-il ? Qu’attend-on de ce fait de la lecture du
recueil ainsi intitulé ? Quelle est la fonction d’un tel titre ?
1 Faites une recherche dans une encyclopédie : qu’est-ce qu’une « leçon
de ténèbres » dans le domaine musical ? En quoi ce genre pourrait-il
être un modèle de composition pour le recueil ?
2 En quoi le premier recueil, Leçons, constitue-t-il en effet une « leçon » ?
Est-ce le poète qui est instruit ? De quoi et par qui, ou quoi ?
Relevez le lexique, les images, l’énonciation, les modalités de phrase…
qui pourraient relever du registre didactique et décrire le poète en posi-
tion d’élève.
Étudiez dans les trois recueils l’évolution du poète, de l’incompréhen-
sion et du refus à l’acceptation, ainsi que l’apprentissage de la patience
et de la compassion, pour Autrui et pour les morts.

 Pour préparer l’analyse de texte


Étudiez la fin du poème de la page 23, de « Bourrés de larmes » à « Instruits
au fouet », le champ lexical de l’enseignement.
Comment la versification exprime-t-elle la souffrance du poète qui subit cet
enseignement ?
Comment le lecteur est-il impliqué par l’énonciation ? Montrez qu’il reçoit
également un enseignement.
3 a) Étudiez le thème du temps qui passe, dans « Parler » et « Autres
chants ».

 Pour préparer l’analyse de texte


Étudiez le poème de la page 57-59, analysez précisément les signes et les
dangers de la vieillesse que le poète redoute. Par quelles images s’exprime
l’angoisse du déclin ?

16. À la lumière d’hiver, p. 23.

Séquence 5 – FR01 29

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b) En quoi peut-on distinguer, dans l’ensemble des trois recueils, un che-
minement qui témoigne d’une évolution personnelle face à la vie et à
la mort ?
En quoi la fin de la première section de À la lumière d’hiver annonce-t-
elle une évolution fondamentale dans la façon dont le poète envisage
sa propre fin et dans son rapport au temps ? Penchez-vous en particulier
sur le poème de la page 85-87, et le passage allant de « Je traverse / la
distance transparente » à « aussi la porte sur mes pas ».

 Pour préparer l’analyse de texte


Comment le poème de la page 97 illustre-t-il l’idée de progressive dispari-
tion ? Relevez les termes à connotation morbide : que cherche à imaginer
ou anticiper le poète ?

c) Étudiez l’énonciation dans Leçons : qu’exprime le passage du « je »


poétique aux pronoms « nous », « on » et « vous » ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Étudiez le poème de la page 18.
Qui parle ? À qui ? Sur quel ton ?
En quoi le poème est-il de registre rhétorique ?

Mise au point
Réponse aux questions préparatoires
Le titre du premier recueil, Leçons, oriente, comme tout titre vis-à-vis
de son œuvre, la lecture que l’on peut faire des poèmes : en lecteurs
actifs, nous recherchons les leçons (au pluriel !) annoncées. La briè-
veté du titre crée un effet de polysémie* : ces « leçons » peuvent
être de diverses natures, avoir plusieurs objets, s’adresser à plusieurs
personnes. Ce titre polysémique requiert une réflexion préalable du
lecteur, et par le travail d’interprétation nécessaire à sa compréhen-
sion, il fait entrer ce lecteur en poésie – laquelle est attention aux
mots pour eux-mêmes.
Notre horizon d’attente est double : le mot renvoie à la fois au genre
musical des « leçons de ténèbres », mais oriente aussi la lecture vers
la notion d’apprentissage, celui que le poète va pouvoir retirer de
l’expérience douloureuse de l’agonie, mais qui, peut-être, sera aussi
le nôtre.

Éclairage : les titres de recueils poétiques


À l’âge classique, les titres de recueils, comme les titres de poèmes, sont
sobres, et renvoient soit au thème (par exemple Les amours de Ronsard),
soit au genre ou à la forme des poèmes (par exemple les Satires de
Boileau). À partir du XIXe siècle, ils se « compliquent » ; ainsi Baudelaire

30 Séquence 5 – FR01

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intitule son recueil de poèmes en prose Le spleen de Paris. Petits poèmes
en prose : il invite donc son lecteur à une double interprétation, qui devra
à la fois s’attacher au contenu et à la forme des poèmes. Le titre d’un
recueil peut même annoncer un programme poétique, ou un art poétique :
Théophile Gautier, par exemple, en choisissant le titre Émaux et camées,
rappelle son goût personnel pour les œuvres d’art et d’orfèvrerie et pour
les parures luxueuses ; il annonce aussi la taille restreinte des poèmes
du recueil ; il expose surtout sa conception du travail poétique, fait de
minutie, de netteté et de perfection dans la forme. Le titre est donc un
élément du paratexte qu’il s’agit d’étudier en relation avec le fond et la
forme du recueil qu’il introduit.

1. Des « leçons de ténèbres »


Le titre Leçons évoque dans un premier temps, en liaison avec le thème
dominant du recueil, les « leçons de ténèbres », référence à une forme
traditionnelle de musique religieuse. De fait, les offices de ténèbres – ainsi
nommés parce que l’on éteignait un par un les cierges de l’autel au cours
de la cérémonie – commentaient, sur trois jours de la Semaine Sainte17,
les poignantes Lamentations de Jérémie, appelées leçons. Gesualdo, Marc
Antoine Charpentier, ou encore Michel Richard Delalande ont composé
sur ces textes de bouleversantes musiques ; il n’est pas impossible que
le poète en soit familier : si vous parcourez le reste du volume Gallimard
contenant vos trois recueils, vous y trouverez un hommage à un autre
compositeur baroque, Henry Purcell… (cf. p. 157 et suivantes). Le livre des
Lamentations est une collection de cinq chants qui sont principalement
des élégies funèbres : elles appartiennent au genre littéraire des chants
de deuil.
Le titre du recueil est donc en lien profond avec le thème et la tona-
lité des poèmes, peut-être même aussi avec sa structure. En effet, de
même que l’on éteignait une à une les bougies dans l’église lors des
Lamentations, de même le recueil de Leçons s’achemine peu à peu vers
l’obscurité de la mort qui finit par se saisir du mourant – jusqu’à ce que
le chant de deuil soit terminé, et que la vie reprenne son cours, dans les
derniers poèmes du recueil, la lumière revenue (notez les occurrences
des mentions de la lumière p. 32 et 33 : « lumineuses », « flammes »,
« lumière », « soleil »…). L’analogie est frappante : il est même question
du « vent du matin » qui « a eu raison / de la dernière bougie » (p. 26),
au moment même de l’irruption de la mort… Le « silence » qui succède
à l’événement est alors comparable à celui qui tombe juste après les

17. P
 our les chrétiens, la Semaine Sainte achève le temps du carême, commence avec le dimanche
des Rameaux (célébration de l’entrée solennelle du Christ à Jérusalem) et inclut le jeudi saint
(célébration de la Cène et de l’institution de l’Eucharistie), le vendredi saint (célébration de la
Passion du Christ et de sa mort sur la croix) et s’achève avec la vigile pascale pendant la nuit du
samedi saint au dimanche de Pâques.

Séquence 5 – FR01 31

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chants sacrés des Lamentations, quand toute parole semble superflue.
Le titre permet donc aussi d’introduire une dimension musicale dans le
recueil, assurant une cohérence littéraire supplémentaire, et associant
dans l’esprit du lecteur les harmonies subtiles et mortifères des chants
des lamentations aux vers du poète. Mais les « leçons » sont aussi celles
du poète, confronté à dure école.

2. Le « pire écolier »18

a) « La réalité de notre vie »19


L’agonie, la souffrance placent le poète face à la réalité, face à ce qu’il
savait auparavant seulement intellectuellement : l’horreur de la mort
d’un être cher. La première leçon sera donc celle de l’acceptation. Car
le cours fatal des choses fait naître d’abord incompréhension et refus
chez le poète. Cette difficulté à accepter ce qui est, se lit dans le poème
de la page 16 de Leçons : la « stupeur », terme fort qui renvoie à un état
causé par un étonnement profond dans lequel les facultés intellectuelles
semblent paralysées, est celle du mourant placé face à la certitude de sa
fin prochaine, mais aussi celle du poète, qui ne peut admettre que « Lui
qui avait toujours aimé son clos, ses murs, / lui qui gardait les clefs de
la maison », puisse ainsi disparaître. Ces deux derniers vers expriment,
par l’absence de principales, par leur forme d’exclamatives indirectes,
et par l’anaphore* « Lui qui », un étonnement profond : « que cela fût /
possible » ? L’horreur de l’approche de la mort est si forte qu’il est impos-
sible de la regarder en face, d’accepter sa présence : « À peine ose-t-on
voir » (p. 21). Les termes durs, par leur registre et leurs sonorités, que le
poète emploie pour tenter de qualifier la souffrance et l’agonie, laissent
transparaître une colère sourde : « On peut nommer cela horreur, ordure »
(p. 22), de même que le ton rude et sans concession du poème de la page
27, qui assène avec brutalité les mots « méconnaissable », « cadavre »,
« pourriture », pour se clore sur une interrogation rhétorique emplie de
rage : « Qui se venge, et de quoi, par ce crachat ? », et un ultime vers de
dégoût et de lassitude : « Ah, qu’on nettoie ce lieu ».
La leçon, celle de la réalité des choses, est en effet bien difficile, et c’est la
douleur elle-même qui se charge de la délivrer : « Bourrés de larmes, tous,
le front contre ce mur, / plutôt que son inconsistance, / n’est-ce pas la
réalité de notre vie / qu’on nous apprend ? / Instruits au fouet. » (p. 23) La
mention de l’« inconsistance » de la vie renvoie à une tradition littéraire et
philosophique tendant à présenter l’existence humaine comme un simple
songe – nous reviendrons dans le chapitre 3 sur ce point. Ici, le poète
refuse de suivre une telle vision de l’existence : l’agonie lui « apprend »

18. À la lumière d’hiver, p. 14.


19. À la lumière d’hiver, p. 23.

32 Séquence 5 – FR01

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qu’au contraire la vie humaine est bien réelle, et c’est à l’occasion du
spectacle de la souffrance – celle du mourant, celle de ses proches qui
souffrent avec lui - que lui est révélée sa densité. Cet enseignement se fait
« au fouet » : loin d’un apprentissage intellectuel, fait de mots, c’est une
douleur réellement ressentie qui ouvre le poète à une nouvelle conscience
de son existence et du monde.
Vous aurez relevé à ce sujet le champ lexical du didactique, « apprend »,
« instruits », ainsi que l’image « le front contre ce mur » qui pourrait
évoquer la pratique ancienne du renvoi des mauvais élèves face au mur
de la classe… La métaphore de l’enseignement est filée dans cette fin de
poème, mais c’est à une école bien dure qu’est le poète, et cette rigueur
qui confine à la cruauté que connote le « fouet » est évoquée par le rythme
des vers, particulièrement irrégulier :
– le premier vers de cette fin de poème est composé de 4 + 6 syllabes,
c’est-à-dire un traditionnel décasyllabe, dont l’équilibre est cependant
rompu par l’ajout d’une incise, « tous » ;
– la syntaxe place le complément du comparatif « plutôt que son incon-
sistance » avant la principale, rendant l’énoncé plus complexe ;
– le troisième vers de douze syllabes est également brisé par les coupes,
qui le scindent en trois parties inégales, de 3+5+4 vers ;
– puis de ce vers long, on passe à deux vers brefs de quatre syllabes.
La versification rend donc bien compte de l’épreuve qu’est cet appren-
tissage.
Ultime apprentissage des choses du monde : réaliser que la mort est au
cœur même de la vie. L’avant-dernier poème de Leçons nous montre en
effet un poète retournant à la vie et à l’admiration de la nature après le
temps du deuil : « regardant,/ écoutant / - et les papillons sont autant
de flammes perdues, / les montagnes autant de fumées -, / un instant,
d’embrasser le cercle entier du ciel » (p. 32) et portant un nouveau regard,
plus lucide, sur ce qui l’entoure : « j’y crois la mort comprise ». C’est ainsi
affirmer une acceptation qui rompt avec le ton de révolte des précédents
poèmes de Leçons.

b) « Un cœur endurant »
Il s’agit donc d’accepter tous les aspects du réel, de les supporter ; cette
capacité, en latin patientia, du verbe patior, « supporter », « souffrir »,
est la patience au sens fort du mot : la qualité qui permet de suivre le
mouvement de la vie au lieu de se révolter contre elle. Voilà une nouvelle
« leçon », que le poète en pleine épreuve se doit d’apprendre. Il faut
donc que le poète ait un « cœur endurant » (p. 13), et qu’il se fasse élève
de maîtres plus aguerris (d’autres poètes ? des écrivains ? des relations
personnelles ? le poème ne le dit pas) : « J’écoute des hommes vieux /
qui se sont accordés aux jours, / j’apprends à leurs pieds la patience :
/ ils n’ont pas de pire écolier » (p. 14). Le poète se place ici dans le rôle
d’élève attentif qui « écoute », dans une position d’humilité (« à leurs

Séquence 5 – FR01 33

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pieds »). Le recours au terme « écolier » renvoie à l’univers de l’enfance :
comme un enfant, le poète a tout à apprendre de la réalité du monde et
de la vie. Le mort est d’ailleurs qualifié, dès le poème de la page 12, de
« maître » : outre la valorisation de Louis Haesler par Jaccottet, qui voyait
en lui un homme d’exception, l’emploi du mot révèle une posture poétique
particulière, qui fait du poète un « ignorant » (p. 11) en quête de savoir et
de compréhension. Ce nécessaire apprentissage de la vie doit-il l’éloigner
de l’écriture poétique ? La question est justement posée dans les recueils,
nous y reviendrons plus loin dans le cours. Il est en tout cas certain que la
« patience » est au cœur du premier recueil : le terme, présent au début
de l’œuvre, dans le deuxième poème, est repris dans le poème de clôture :
« demeure en modèle de patience » (p. 33). Face à l’insoutenable, l’accep-
tation sereine est une voie qu’il faut avoir la force d’emprunter.

c) « La main qui veille »


Enfin, face au mourant, le poète apprend la compassion – que Jaccottet
nomme plutôt « pitié » : « compassion » signifie étymologiquement « souffrir
avec » (de « cum » et « patior » - exactement comme « sympathie », qui vient
du grec et dont le sens moderne a été affaibli). Il s’agit en effet de ressentir
la douleur avec le mourant, de partager la souffrance de son agonie. Cette
expérience que le poète n’avait pas encore vécue – il était « abrité, / épar-
gné, souffrant à peine » (p. 11) –, la mort de Louis Haesler la lui fait vivre.
Les poèmes expriment avec force ce partage de la souffrance : le poète et
ses proches sont ainsi « Bourrés de larmes » (p. 23), métaphore puissante
qui évoque une suffocation, un trop-plein de souffrance.
Pour être encore avec le malade, le poète « cherche ce qui peut le suivre » :
et c’est « le linge et l’eau changés, / la main qui veille » (p. 13), c’est-à-
dire l’attention concrète à la souffrance et à l’extrême dénuement de celui
qui se trouve confronté à la mort, et la présence physique à ses côtés. La
compassion, c’est aussi ne pas rompre l’espace entre les vivants et les
mourants, qui tend à se creuser à mesure que la mort approche, comme
le souligne le poème de la page 17 : « [il était] déjà presque dans un autre
espace, / en dehors, entraîné hors des mesures. ». Au cours du recueil,
le poète opère un rapprochement avec ce qui était pour lui impossible à
regarder : luttant contre son horreur instinctive – « Ah, qu’on nettoie ce
lieu » p. 27–, il accorde sa pitié à celui qu’il ne peut sauver. Les termes
« horreur » et « pitié » sont d’ailleurs accolés à la page 21, signifiant à
la fois l’instinct qui nous pousse à nous détourner de la mort (« Qu’on
emporte cela » p. 27), et la volonté d’accompagner le mourant, de lui
accorder cette « pitié » deux fois reprise page 21, et même soulignée
par le retour à la ligne : « Quelle pitié ». Et tandis que le poète semblait,
au début, ne pas pouvoir envisager de faire entrer dans sa poésie une
telle infamie (« cela n’entrera pas dans sa page d’écriture », p. 22), alors
qu’il pensait ne pas pouvoir rejoindre le mourant dans son éloignement
(« Notre mètre, de lui à nous, n’avait plus cours », p. 17), avouant par là
son désespoir et son renoncement, il offre un accueil ultime au mort à la
fin du recueil, en lui donnant une place parmi les vivants : « graine dans
la loge de nos cœurs » (p. 33), dernier don à l’être aimé.

34 Séquence 5 – FR01

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Chants d’en bas témoigne d’une semblable compassion, pour la mère
cette fois. Le premier poème, à la page 37, évoque la morte, comparée
à sa propre pierre tombale, « mal aimée » et sans « nom », rappelant
la compassion baudelairienne pour les abandonnés et les malheureux,
dont les morts font partie : « Les morts, les pauvres morts, ont de grandes
douleurs »20. Reprenant en miroir la fin de Leçons, ce poème introductif
fait également une place à la défunte dans le cœur du poète : « profond
dans l’aubier du cœur ». Le poème 5, quant à lui, espère une compassion
céleste pour l’âme de la disparue : « Oh puisse-t-il […] y avoir rémission
des peines, brise plus douce, / enfantin sommeil ».
Le « pire écolier » a donc appris à l’école de la souffrance comment faire
face à la mort d’Autrui ; c’est la sienne qu’il apprend alors à envisager, invi-
tant le lecteur à s’interroger également sur sa propre condition mortelle.

3. « Fidèles yeux de plus en plus faibles… »21 : d’Au-


trui à soi-même, envisager sa mort

 Sous l’étrivière du temps »22 : le poète confronté


a) «
au passage du Temps
Leçons se clôt sur la dernière évocation d’un mort, Chants d’en bas
s’ouvre de même : la mort d’Autrui joue dans ces deux recueils un rôle
fondamental. Mais quand Leçons s’achève sur une ouverture à l’autre
par une forme d’hommage poétique, Chants d’en bas opère le chemin
inverse, et s’attache à confronter le poète avec sa propre finitude,
laquelle se fait tout d’abord sentir par l’urgence qu’il y a à vivre : car
le temps passe, pourvoyeur de mort. À la lumière d’hiver achèvera ce
parcours initiatique.
C’est ainsi que « Parler », dès le premier poème, introduit le thème du
temps qui passe : « Parler alors semble (…) / gaspillage / du peu de
temps et de forces qui nous reste » (p.42). Cette prise de conscience, que
l’expérience précédente de la mort a provoquée, de l’urgence de vivre,
se retrouve ensuite dans la seconde partie du recueil, « Autres chants »,
qui manifeste une véritable hantise : le long poème des pages 57-59
évoque la perte des forces vitales qu’entraîne la vieillesse (« notre sang
pâlit », « vite essoufflés »), celle de l’intelligence vive de la jeunesse
(« la sagesse radoteuse »), et les écueils du dernier âge de la vie (« les
mensonges », « la peur vaine »). L’angoisse de l’inéluctable déclin sur-
tout est exprimée par l’image du poids, qui entraîne les êtres vers leur
décrépitude et leur mort : « mais il y a presque trop / de poids du côté
sombre où je nous vois descendre » (p. 59). La section « À la lumière
d’hiver » reprend à nouveau l’évocation du temps et de ses ravages sur
le poète lui-même : « Oui, oui, c’est vrai, j’ai vu la mort au travail / et,

20. In « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse », Baudelaire, Les Fleurs du mal.
21. À la lumière d’hiver, p. 97.
22. À la lumière d’hiver, p. 71.

Séquence 5 – FR01 35

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sans aller chercher la mort, le temps aussi, / tout près de moi, sur
moi, j’en donne acte à mes deux yeux, / adjugé !... » (p. 79). C’est en
quelque sorte le poète lui-même, prenant conscience des marques qu’il
lui inflige visiblement, qui est « adjugé » aux enchères du Temps, sans
recours contre lui. Les poèmes suivants filent encore la thématique : il
y est de nouveau question de l’homme « qui vieillit », et de l’épreuve
du temps que le poète cherche à relever : « Lapidez-moi encore de
ces pierres du temps » (p. 80), « par ces lèvres / que ne coud pas
encore le fil de la mort… » (p. 81). La reprise de l’adverbe « encore »
d’un poème à l’autre souligne la volonté du poète de résister. Mais la
page 82 annonce déjà la résignation : « quand toujours plus loin / se
dérobe le reste inconnu, la clef dorée, / et déjà le jour baisse, le jour
de mes yeux… ».
La fin de la première section de À la lumière d’hiver annonce donc une
évolution fondamentale : de l’angoisse du temps qui passe, le poète en
vient à considérer sa propre fin, tournant vers lui-même le regard qu’il
avait posé sur les deux mourants qu’il a assistés. La seconde section
reprend le fil, dès le poème introducteur, dans lequel le poète mêle pro-
menade nocturne dans son jardin et réflexions sur la vie : « Je traverse /
la distance transparente, et c’est le temps / même qui marche ainsi dans
ce jardin » (p. 85). À la fin de Leçons, le poète était devenu capable de
discerner au sein même de la vie la présence fatalement concomitante
de la mort, et c’est à présent en lui-même qu’il la perçoit. Ces vers sont
une façon de se reconnaître comme être mortel, portant en soi sa propre
fin : quand le poète marche dans son jardin, c’est aussi le temps qui
avance, non de quelques pas mais de quelques minutes. Cette accep-
tation se confirme plus loin : « et je sors dans la nuit, / je sors enfin, je
passe, et le temps passe / aussi la porte sur mes pas » (p. 86) , vers de
la même portée que les précédents, le temps ne quitte jamais les êtres,
qui sont condamnés à son emprise. Pour autant, et c’est là un véritable
changement de tonalité, le poème n’en conclut pas au désespoir, car il
est possible, par quelques instants privilégiés de vie, de ne plus ressentir
le poids du temps : « l’aiguille du temps brille et court dans la soie noire,
/ mais je n’ai plus de mètre dans les mains, / rien que de la fraîcheur ».
L’intensité de l’instant et l’accord avec la nature peuvent chasser l’an-
goisse du temps – temporairement. Car la présence de la mort ne se peut
contourner, et se retrouve dans la fin du recueil. Dans le poème de la page
92 d’abord, où le poète ressent à nouveau la brièveté de la vie (« Mais
le verre de l’aube se brise un peu vite »), se voit déjà attiré par la terre
comme un mourant en sursis : « …dans le sol / sur quoi nos pas se font
plus lents, plus trébuchants / avant d’y enfoncer ? (Déjà ils y enfoncent.) »,
et ne perçoit plus dans l’homme et le monde que dégénérescence et
mortalité : « le monde tout entier n’est plus qu’un vase de terre / dont on
voit maintenant grandir les fêlures, / et notre crâne une cruche d’os / bien-
tôt bonne à jeter ». L’omniprésence de la mort se manifeste à nouveau.
Et le poème conclusif, bien sûr, achève le recueil sur la mort prochaine
du poète, à présent vue en face, sinon acceptée, du moins envisagée :

36 Séquence 5 – FR01

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Fidèles yeux de plus en plus faibles jusqu’à
ce que les miens se ferment, et après eux, l’espace
comme un éventail peint dont il ne resterait plus
qu’un frêle manche d’os, une trace glacée
pour les seuls yeux sans paupières d’autres astres. (p. 97)
Philippe Jaccottet, in « A la lumière d’hiver », recueillis dans A la lumière
d’hiver. © Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réser-
vés. Sauf autorisations, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation
individuelle et privée est interdite » www.gallimard.fr

Le poème, complexe, joue sur une vision qui s’ouvre peu à peu à une dimension
cosmique ; le monde a perdu sa réalité : il ne reste plus rien d’autre de « l’éven-
tail peint » du monde aux illustrations colorées qu’un manche qui ne soutient
plus rien. Il a perdu aussi son humanité : seuls les astres autres que la terre,
formes rondes comparées à d’étranges et dérangeants « yeux sans paupières »,
pourront assister à l’absence définitive de la vie. Notez que la reprise du mot
« yeux », employé au premier et au dernier vers, tout en gratifiant le poème
d’une forte cohérence, amplifie l’idée de progressive disparition : les yeux du
poète, qui « se ferment » progressivement sur deux vers, laissent la place à
ceux, sans vie, des astres. Les termes à connotation morbide, comme « os » ou
« glacée », et la description d’un univers d’étoiles privé de vie humaine ferment
le recueil sur une froideur impersonnelle : le poète se représente en quelque
sorte par avance sa propre mort, l’anticipe, cherche à imaginer ce que peut être
« l’après-vie », sa propre extinction. Cette démarche même est l’aboutissement
final des trois recueils, la dernière étape d’un parcours initiatique qui a mené le
poète de la mort d’Autrui à la sienne propre, de la peur de la mort à l’angoisse
du temps puis à son acceptation, et enfin à la vision de sa propre disparition,
expérience poétique ardue qui élève la poésie au rang de métaphysique. Cet
apprentissage est aussi celui du lecteur.

b) « Mesurez, laborieux cerveaux… »


Les poèmes des trois recueils, loin de se refermer sur la seule personne
du poète, s’ouvrent à une dimension universelle, laquelle permet bien
sûr d’impliquer également le lecteur : le cheminement de la voix poétique
qui se fait jour au fil des poèmes est de ceux que nous pouvons tous
vivre. L’énonciation elle-même en témoigne : par le recours par exemple
à la deuxième personne du pluriel, le lecteur est directement interpellé,
comme dans le poème de la page 18 : « Mesurez, laborieux cerveaux, oui,
mesurez/ […] / espace infranchissable ». Par le « vous », ce sont tous les
hommes qui sont appelés à estimer la distance qui sépare les vivants de
ceux qui s’avancent dans la mort, comparée à celle qui nous sépare des
étoiles les plus lointaines – une nouvelle fois liées symboliquement à ce
qui est au-delà de la vie humaine, et de l’ordre de l’incompréhensible
et de l’inhumain. Les parenthèses d’ailleurs laissent planer le doute :
est-ce véritablement le poète qui s’exprime ? N’est-ce pas une autre voix,
délivrant ex cathedra une leçon aussi bien au poète qu’aux hommes en
général ? Vous noterez à cette occasion l’importance d’interpréter la ponc-

Séquence 5 – FR01 37

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tuation dans ce type de poésie ! Il reste que l’on ne peut qu’être interpellé
par cette adresse directe, quelque peu provocante, qui souligne à dessein
les limites de la compréhension humaine (« laborieux cerveaux »), qui
doivent nous inciter à la modestie et à l’humilité face à certaines réalités.
Pour un temps donc, le rapport s’inverse : ce n’est plus seulement le poète
qui « apprend », mais aussi nous-mêmes, sommés de réfléchir par un
poème au ton d’exhortation quasiment rhétorique ; les premiers mots très
scandés, « Mesurez, laborieux cerveaux, oui, mesurez », ne sont d’ailleurs
pas loin, dans leur insistante répétition, des sermons des moralistes…
Le recours à la première personne du pluriel joue un rôle comparable –
impliquer – mais à une nuance près : poète et lecteurs sont alors à égalité,
englobés dans un « nous » à portée universalisante, qui peut aussi bien
désigner les proches du défunt réunis autour de lui, qu’un ensemble bien
plus large. Le « nous » est employé aux pages 23, 26 et 29 : les « leçons »
sont universelles, et nous enseignent à considérer notre propre rapport à
la mort, qui est la question existentielle entre toutes.
Enfin, c’est peut-être le poète qui se guide lui-même sur les voies de la
compréhension et de la poésie : l’injonction « Écoute, écoute mieux, derrière
/ tous les murs, à travers le vacarme croissant / qui est en toi et hors de toi,
/ écoute… » (p. 90) révèle la volonté de savoir entendre ce qui est de l’ordre
de l’intime, entreprise poétique que le poète s’impose à lui-même. Mais
cette seconde personne peut aussi être comprise comme une invitation au
lecteur à laisser loin le bruit du monde et à rejoindre le silence de la poésie…
De la figure de l’« ignorant », impatient et souffrant, du premier poème
de Leçons au fantasme de sa propre mort à la fin de À la lumière d’hi-
ver, c’est un véritable parcours, une initiation à la vie dans ce qu’elle
offre de plus réel qui se déroule à travers les trois recueils – ce qui vous
renseigne sur la cohérence poétique forte qui les unit, et sur l’évolution
qu’on peut sentir entre eux. Parcours initiatique donc, sous la dure
houlette du temps et de la mort, qui amène le poète à une réflexion sur
la destinée humaine.

Exercice autocorrectif : Réflexion sur l’image (1) : une


Vanité
Observez le tableau du peintre de l’Âge d’or espagnol, Juan de Valdés
Leal, et répondez aux questions suivantes.
1 Faites des recherches sur Internet ou des encyclopédies et expliquez
ce qu’est le genre pictural des « vanités ».
2 Quel message semble délivrer le tableau ?
3 En quoi pouvez-vous le mettre en lien avec les vers de À la lumière
d’hiver évoqués ci-dessus : « le monde tout entier n’est plus qu’un vase
de terre / dont on voit maintenant grandir les fêlures, / et notre crâne
une cruche d’os / bientôt bonne à jeter. » (p. 92) ?
➠ Reportez-vous au corrigé de cet exercice à la fin du chapitre.

38 Séquence 5 – FR01

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Juan de Valdés Leal
(1622-1690),
Vanité. Huile sur
toile. Palais des
Beaux-Arts,
Lille. (C) RMN /
Franck Raux.

C Dans le tragique de la vie

Pour 1 Comment le poète présente-t-il la vie humaine dans Leçons ?


Réfléchir Relevez les passages où il s’interroge sur la nature de celle-ci en des
termes généraux, voire philosophiques.

 Pour préparer l’analyse de texte


Étudiez le poème de la page 23.
Que signifie le vers « L’homme, s’il n’était qu’un nœud d’air » ?
Quelle conception de la vie humaine le poète renvoie-t-il ? Pourquoi la
conteste-t-il ?
D’après le témoignage de ce poème, quelle est la « leçon » que la mort
délivre ?
Relevez les modalités de phrase : que révèlent-elles ?
2 Dans quels poèmes de Leçons est-il question d’une possible vie après
la mort ? En quels termes est-elle envisagée ?
À quelles croyances ou mythes le poète fait-il allusion ? Y adhère-t-il ?
Quelle est sa position personnelle face à cette question ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Étudiez le poème de la page 19.
Analysez l’image du « dos » du malade.
Où était-elle déjà présente ?
Que signifie-t-elle ?

Séquence 5 – FR01 39

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Étudiez le poème de la page 25.
Quel est le sens des expressions du « « voile du Temps » qui se déchire »
et de « l’autre naissance » ?
Comment s’exprime le questionnement philosophique du poète ?
Analysez les modes verbaux et les modalités de phrase.
Dans le poème de la page 29, quelle est la symbolique de la barque ?
Comment le poète l’exploite-t-il dans le texte ?
Dans le dernier poème de Leçons, expliquez les trois « hypothèses » pro-
posées par le poète.
3 Pouvez-vous percevoir dans Leçons le registre du tragique ? En quoi
pourrait-on parler de « tragédie de la mort » dans le recueil ?
Quels sont les sentiments tragiques que l’on peut ressentir à la lecture
du premier recueil ? Quelle vision de la condition humaine pouvez-
vous percevoir dans la poésie de Jaccottet à partir des trois recueils
au programme ?

Mise au point
Les trois recueils tentent de définir ce qu’est la vie humaine et présentent
une interrogation sur ce qui reste après son évanouissement. Peut-on
retrouver traces, de quelque manière, des disparus ? Habitent-ils encore
le monde ? Par sa réflexion, le poète s’inscrit dans un questionnement
universel sur le sens – tragique ? – de la vie.

1. « Un nœud d’air » ? Une interrogation sur la


nature de la vie
Dès le poème de la page 23 entre dans le recueil la question de la nature
véritable de l’existence humaine.
Misère
comme une montagne sur nous écroulée.

Pour avoir fait pareille déchirure,


ce ne peut être un rêve simplement qui se dissipe.
L’homme, s’il n’était qu’un nœud d’air,
faudrait-il, pour le dénouer, fer si tranchant ?
Bourrés de larmes, tous, le front contre ce mur,
plutôt que son inconsistance,
n’est-ce pas la réalité de notre vie
qu’on nous apprend ?
Instruits au fouet.
Philippe Jaccottet, in « Leçons », recueillis dans A la lumière d’hiver. © Éditions
GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisations, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation
individuelle et privée est interdite » www.gallimard.fr

40 Séquence 5 – FR01

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Face à l’agonie et à sa douleur insupportable du mourant, à laquelle
répond celle éprouvée par le poète, il n’est plus possible d’envisager la
vie comme un songe.
Ici, le poète évoque une tradition littéraire et philosophique qui accorde à
l’existence le statut de rêve que l’on traverse un temps pour aller rejoindre
le néant ; cette approche, déjà présente dans la littérature antique (Pétrone
écrit par exemple : « Totus mundus agit histrionem », « tout le monde joue
la comédie », « le monde entier est un théâtre ») fut dominante à l’âge
baroque. Une des pièces de théâtre les plus célèbres de l’âge d’or espa-
gnol de Pedro Calderón de la Barca s’intitule ainsi La vie est un songe, et
propose une réflexion sur la nature de la vie humaine, en soulignant le
caractère peu réel : « Car en ce monde assurément, Clothalde, tous ceux
qui vivent, rêvent ». S’élabore également une vision théâtrale de l’exis-
tence humaine, dans la lignée de celle de Pétrone, où l’homme n’existe
que pour assumer un rôle et quitter ensuite la vie comme on quitte la
scène : « La vie est une ombre qui marche, un pauvre acteur qui se pavane
et se trémousse une heure en scène, puis qu’on cesse d’entendre »
(Shakespeare, Macbeth), dont a ensuite hérité comme d’un topos* l’art
poétique postérieur. Cette approche, que l’on retrouve en philosophie
(pensez au mythe de la caverne de Platon… jusqu’à Descartes lui-même
qui posait l’hypothèse que la vie est peut-être un songe), et en poésie
(Rimbaud affirme : « La vraie vie est absente ; nous ne sommes pas au
monde »23), tend à déréaliser l’existence, à en situer l’essence dans une
dimension autre, qui n’est pas celle, terrestre, que nous expérimentons.
Jaccottet évoque ces positions, pour les remettre en question : en effet,
« L’homme, s’il n’était qu’un nœud d’air, / faudrait-il, pour le dénouer, fer
si tranchant ? ». Si nous n’étions que des illusions, la souffrance ne serait
pas telle, la mort serait un simple passage, et ne serait pas dure comme
« le fer », élément qui revient pour la seconde fois dire la difficulté de
mourir (cf. le poème de la page 24 qui fait aussi mention d’un « fer dans
le sang »). La mention du « nœud » que l’on tranche fait intervenir l’image
du fil que les Parques coupent lorsque la fin d’une destinée est arrivée :
ce fil n’est donc pas fait que d’« air », il n’est pas immatériel, mais il est
bien réel. L’image insiste sur la dimension charnelle de la vie humaine,
de laquelle l’esprit dépend. De même, la métaphore de la déchirure, déjà
évoquée précédemment, dit aussi la chair malmenée, et nous ramène à la
conscience de la réalité de nos vies : « Pour avoir fait pareille déchirure, /
ce ne peut être un rêve simplement qui se dissipe » ; l’image sera reprise
dans la première section de À la lumière d’hiver (p. 80), dans un vers qui
oppose nettement la pensée et la chair, la première ne pouvant sauver la
seconde, ni constituer un refuge, une fuite contre la dureté de la condition
humaine : « Pensée subtile, mais quelle pensée, / si l’étoffe du corps se
déchire, la recoudra ? ».
La conception de l’existence de Jaccottet se dresse, ici, contre une attitude
de facilité qui pour dire l’absurdité de la vie a recours à des images qui

23. Rimbaud, Une saison en enfer, « Délires I » (1873).

Séquence 5 – FR01 41

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tiennent du cliché : c’est donc à la fois sur le plan « philosophique » et
sur le plan de la parole poétique que l’exigence du poète se manifeste, qui
refuse de céder à une vision toute faite de l’existence et cherche davantage
à exprimer la réalité telle qu’elle est – pleine d’une présence concrète. La
voix du locuteur a d’ailleurs recours, dans la fin du poème, à une question
que l’on pourrait qualifier de rhétorique, qui pousse le lecteur à suivre
le poète sur la voie de cette remise en cause : « n’est-ce pas la réalité de
notre vie / qu’on nous apprend ? ».
Si le poète s’inscrit contre une tradition poétique et les images qu’elle
véhicule, il n’en est pas moins dans l’incertitude et le questionnement :
« Qui sommes-nous, qu’il faille ce fer dans le sang ? ». D’ailleurs le poème
de la p. 24 reprend en écho les mots du poème précédent – « un nœud
léger de l’air », le « fer » (les sonorités mêmes se répondent, « sang »
évoquant « tranchant ») – pour poser à nouveau la question de la nature
de l’existence, opposant la légèreté de la parole, du chant (« une voix qui
volerait »), lesquels « s’effacent » sans « blessure », quand l’homme, lui,
est soumis à la loi de la pesanteur de la chair qui le livre au « fer » du
temps, de l’agonie et de la mort.
C’est enfin la question de l’injustice de la mort telle que l’homme doit la
traverser qui est évoquée : l’agonie est ainsi décrite comme un châtiment
– le mourant de Leçons est « châtié » p. 15, comme une vengeance – « Qui
se venge, et de quoi, par ce crachat ? » p. 27-, dont l’origine ou la cause ne
sont pas connues : de quel « péché originel » l’homme s’est-il rendu cou-
pable pour souffrir ainsi ? Nous sommes ici au cœur du questionnement
existentiel du poète sur le sens de la vie humaine. Si donc l’homme est
tout sauf fait de « l’étoffe des rêves », et se trouve voué à la « pourriture »
(p. 27), peut-on espérer une forme de survivance après la mort ?

2. De la possibilité d’un « passage » ?


Dès la page 19, le poète interroge le sens de la souffrance de l’agonie : il
demande ainsi, dans une des très nombreuses interrogatives des recueils
témoignant du questionnement incessant qui est le sien : « Dos qui se
voûte / pour passer sous quoi ? ». Reprenant l’image du « dos » du malade,
évoquée dans les vers précédents (« Même tourné vers nous, c’est comme
si on ne voyait plus que son dos »), il figure le cheminement du mourant
qui s’éloigne, et se demande « sous quoi » il doit passer. À l’origine des
deux vers, une allusion détournée aux « Fourches Caudines »24, « Passer
sous les fourches caudines » signifiant que l’on doit subir une épreuve

24. La bataille des Fourches Caudines est une bataille qui opposa, en 321 av. J.-C., les Romains aux
Samnites. L’armée romaine se retrouva piégée dans un étroit défilé et sans espoir de se sortir du
traquenard, et dut reconnaître qu’elle avait été vaincue. Chaque homme dut alors abandonner tout
son équipement et passer sous le « joug » des lances des Samnites (fourches tendues à l’horizon-
tale) tout en se tenant recourbé avec les mains ficelées dans le dos.

42 Séquence 5 – FR01

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difficile et humiliante : si les soldats romains ont dû passer sous les lances
des Samnites, en quoi consiste exactement l’épreuve que traverse le mou-
rant ? Quelle puissance supérieure la lui impose ? Vers quoi mène-t-elle ?
Mais c’est au cœur même de la veillée mortuaire, en pleine agonie, dans
le poème de la page 25, que l’interrogation sur l’« après » se fait vérita-
blement jour. Le corps du mourant, « déchiré » par l’agonie, est le lieu
du questionnement, par une analogie : si ce corps mortel est déchiré,
est-ce aussi le « voile du Temps qui se déchire » ? C’est-à-dire, est-ce que
le passage du corps d’un état à un autre – de la vie à la mort – indique
également le passage à un monde autre, de même que la naissance,
passage d’une forme de vie à une autre ? D’où la mention d’une « autre
naissance », car elle est une allusion à la résurrection qui voit dans la
mort du corps terrestre l’entrée dans le monde céleste et une renaissance
aux côtés du Christ et du Père au Paradis ; l’usage des guillemets semble
marquer une certaine distance du poète envers cette croyance. La « cage
du corps » serait alors une image signifiant que malgré la destruction du
corps terrestre, l’âme du défunt, emprisonnée dans la « cage » physique
de la chair, pourrait survivre, une fois délivrée de son emprise. Structurant
et sous-tendant le poème, il y a donc l’hypothèse d’une vie après la mort,
mais qui demeure seulement une interrogation : notez les deux « si » en
anaphore aux vers 4 et 6, et les conditionnels des vers 7 et 8 : « On pas-
serait », « on entrerait ».
Ces deux vers constituent un jeu d’intertextualité* : l’Évangile selon saint
Matthieu (XIX 24) comporte en effet un passage célèbre, dans lequel Jésus
dit : « Je vous le dis, il est plus aisé pour un chameau d’entrer par le trou
d’une aiguille, que pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ». La
reprise de la métaphore, appartenant à la culture commune et que tout
lecteur peut donc reconnaître, permet d’introduire dans le poème le ton
du discours biblique, et par conséquent le thème de la résurrection et
de l’entrée au Paradis et dans la vie éternelle. Cependant, le poème de
Leçons n’évoque pas le « trou de l’aiguille » mais le « chas de la plaie »,
déplaçant l’image sur le terrain de la souffrance physique : pour accéder
à l’autre monde, il faut peut-être en passer par la « porte étroite » de la
douleur, aussi ardue à traverser que le chas d’une aiguille. Le poète file
encore l’image de la nouvelle naissance des vers 4 à 6, pour évoquer les
« accoucheuses si calmes, si sévères » - peut-être les Parques à nouveau,
présidant aux destinées ? Ou les théories antiques de la métempsychose,
qui pensaient que l’homme se réincarnait d’existences en existences, et
supposaient qu’une « accoucheuse » – c’est-à-dire un philosophe pour
Socrate dans les traités de Platon ! – était nécessaire pour se rappeler
les vies antérieures que l’on a vécues ? Le poème se clôt en tout cas sur
un constat amer : le poète, pour sa part, n’a « vu que cire qui perdait sa
flamme », c’est-à-dire extinction de la vie, sans « passage » dans un
au-delà.
Après la mort de l’ami cher, la réflexion se poursuit : au moment de ce
que l’on peut supposer être l’enterrement, à la page 29, c’est l’objet de
la barque et sa symbolique qui sont à sa source. La barque est au départ

Séquence 5 – FR01 43

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celle qu’un enfant « dans ses jouets, choisit, qu’on la dépose / auprès du
mort, une barque de terre » ; vous noterez la rupture syntaxique : « qu’on
la dépose auprès du mort » est un subjonctif d’ordre à attribuer au souhait
de l’enfant, qui vient briser la continuité de la phrase et permet le rejet
en fin de vers – et donc la mise en valeur – du complément « une barque
de terre ». Par la mention du Nil, il est clair que la barque évoque dans
l’esprit du poète les barques funéraires en terre cuite que les anciens
Égyptiens plaçaient dans les tombes des morts : « C’est par une barque
sacrée que le défunt était censé descendre dans les douze régions du
monde inférieur »25. Elles étaient de même forme qu’un croissant de lune,
« pareilles à la corne de la lune » ; or la lune et son cycle ne sont-elles pas le
symbole du passage du plein au vide, d’une existence à une disparition ?
Elles représentent, comme la barque de Charon chez les Grecs, le passage
vers le monde des morts, mais aussi vers une forme nouvelle de vie. Le
poète s’interroge une fois encore sur la possibilité d’une persistance de
l’existence après la mort, qui permettrait d’être toujours en contact avec
les défunts : « le Nil va-t-il couler jusqu’à ce cœur ? », tout en reconnaissant
ne plus croire : « Aujourd’hui je ne crois plus que l’âme en ait l’usage ».
Leçons se clôt sur un poème apaisé, qui laisse ouverte la question d’un
« après » (p.33). Trois hypothèses y sont posées : soit le mort a définitive-
ment disparu, sans laisser aucune trace nulle part (« ou tout à fait effacé
/ et nous laissant moins de cendres / que feu d’un soir au foyer »), soit
son « âme » réside en un lieu invisible à nos yeux (« ou invisible habitant
l’invisible »), soit encore sa seule présence est celle, impalpable et fra-
gile, du souvenir de ceux qui l’aimaient : « ou graine dans la loge de nos
cœurs ». L’alternative – « ou…ou…. » – reste non résolue : le poète ne
tranche pas, signifiant par là qu’il est impossible d’en savoir plus sur ce
qui dépasse la compréhension humaine.
À la lumière d’hiver marque une évolution dans les interrogations philo-
sophiques du poète. Tout espoir d’une forme d’éternité semble congédié,
les dieux sont « lointains », « muets, aveugles, détournés », des « fuyards »
(p. 93) qui ont abandonné l’homme et ses espérances, le livrant à l’in-
croyance ; il n’y a ni Enfers, ni Paradis, ni aucune forme de vie après la
mort. Jaccottet rejoint ici une problématique propre à l’époque moderne
pour laquelle « Dieu est mort »26 : privé d’espoir, l’individu doit chercher
le sens de l’existence ailleurs que dans la religion et la foi. Le poète,
dans le troisième recueil de votre programme, ne cesse pourtant pas de
rechercher la présence des morts, celle de sa mère en particulier, dans
le poème de la page 61 : « Si je me couche contre la terre, entendrai-je
/ les pleurs de celle qui est dessous (…) ? ». Mais c’est dans la Nature
même, dans la terre et sa présence concrète qu’il la cherche : « et mon
oreille collée à l’herbe l’entend, / (…) donnez-lui le nom que vous voudrez,

25. J. Chevalier / A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Bouquins / Laffont, p. 108, article
« Barque ».
26. « Dieu est mort » est une citation bien connue de Friedrich Nietzsche, qui apparaît pour la pre-
mière fois dans Le Gai Savoir, puis sera reprise dans Ainsi parlait Zarathoustra.

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mais elle est là, / c’est sûr, elle est dessous, obscure, et elle pleure ». À
défaut d’une résurrection, la seule demande qui peut être faite est que
le chagrin et la douleur ne soient pas une fin en soi mais annoncent une
forme de renouveau : « La seule grâce à demander (…) / ne serait-elle pas
que toute larme répandue / sur le visage proche / dans l’invisible terre
fît germer / un blé inépuisable ? » (p. 93). Au terme de son parcours, le
poète laisse à leur vacuité tous les espoirs d’un ailleurs au-delà de notre
monde, pour chercher ici-bas, dans la terre et en lui-même, la possibilité
d’une vie renouvelée après l’épreuve de la mort.
Vous aurez remarqué l’emploi récurrent de la mythologie dans les
recueils : celle, égyptienne, étudiée plus haut ; mais aussi grecque : une
nouvelle allusion à une « barque » dans le poème 5 de Chants d’en bas (le
mot est repris deux fois) se réfère cette fois aux mythes grecs des Enfers
(la barque de Charon, le nautonier qui fait traverser le fleuve du Styx à l’
« eau amère »), déjà évoqués par la mention de la « carte des Enfers »
(p. 29) ; sans compter les nombreuses allusions à l’univers biblique déjà
relevées (figure christique du mourant « cloué » en croix, citation retra-
vaillée de Saint Matthieu…) : la réflexion du poète s’inscrit dans une tra-
dition poétique ancienne, elle s’appuie sur elle, sur ses images et ses
figures, pour les dépasser et offrir une voix totalement personnelle dans
à la lumière d’hiver.
L’œuvre poétique se fait donc aussi philosophie, questionnement d’ordre
métaphysique ; bien que tournée vers la réalité et le concret de nos vies,
la poésie n’est pas ici privée d’élan spéculatif : « chant d’en bas », c’est-
à-dire poésie du terrestre, elle ne se prive pas d’aborder la question uni-
verselle de « l’en-haut » qui nous surplombe, pour conclure à la nécessité
d’en revenir à la présence de notre vie terrestre qui se déroule ici et main-
tenant, vie livrée à la loi tragique de la mort.

3. « Horreur et pitié » : la tragédie de la vie


Les trois recueils élaborent, chacun à leur façon, une vision de la condition
humaine qui sans jamais être décrite de façon généralisante – le poète
ne nous parle que de sa propre expérience, sans adopter la posture du
philosophe –, n’en est pas moins de portée universelle. Elle se présente
comme une tragédie, dans laquelle la mort tiendrait le premier rôle.
La tragédie se définit comme genre littéraire dans lequel un individu est
soumis à une fatalité, de quelque forme qu’elle soit, contre laquelle il
tente de lutter mais ne peut rien. Dans l’œuvre, c’est la mort qui tient lieu
de fatalité, celle de Louis Haesler dans Leçons. Il n’y a plus de dieux, de
principes religieux supérieurs (nous avons montré que le poète voit le
monde comme déserté par les dieux), le monde moderne et contemporain
en est privé. Seule demeure la mort, contre laquelle le poète ne peut rien,
et contre laquelle sa propre finitude vient buter : d’où les emplois déjà
notés des images du « mur » (p. 23), ou de la « montagne » qui surplombe
l’homme puis s’écroule sur lui, force naturelle disproportionnée. La lutte

Séquence 5 – FR01 45

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contre l’adversaire implacable est vouée à l’échec : et de fait, le recueil se
clôt sur le décès de Louis Haesler, comme défaite inéluctable face à une
force supérieure devant laquelle l’homme n’est qu’un jouet fragile : « Un
homme – ce hasard aérien, / plus grêle sous la foudre qu’insecte de verre
et de tulle » (p. 27). Vous noterez les comparants « verre » et « tulle »,
qui connotent la fragilité, et « insecte », qui renvoie à la petite taille d’un
être qu’on peut écraser d’un simple geste.
La tragédie se manifeste aussi par l’incommunicabilité qui s’instaure peu
à peu entre les vivants et les mourants. Durant l’agonie, le mourant se
retrouve progressivement seul face à son destin, sans le recours des mots
dont il est privé et qui pourraient constituer un soutien et un lien avec ses
proches : « Muet. Le lien des mots commence à se défaire / aussi. (…).
Frontière. (…). / Même tournée vers nous, / c’est comme si on ne voyait
plus que son dos » (p. 19). Isolé de la communauté des hommes, il leur
est « étranger », et aucune communication n’est plus possible. Cette soli-
tude du personnage n’a rien d’héroïque : l’homme face à la mort est un
être de « misère » (p. 23), au sens où Pascal l’entendait 27 (le rejet de la
fin de la phrase au vers suivant met en valeur le terme qui se trouve isolé
typographiquement), écrasé finalement par un destin sans pitié – la seule
pitié manifestée est celle des proches du mourant pour sa souffrance, car
il n’y a par ailleurs aucun secours à attendre : « Qui m’aidera ? Nul ne peut
venir jusqu’ici. » (p. 20).
Se joue donc, dans le premier recueil, une forme de mise à mort, un
mystère presque sacré pour lequel le poète n’a pas de mots (« Dans son
ombre glacée, / on est réduit à vénérer et à vomir », p.21) qui rappelle
l’acte final d’une tragédie antique où s’accomplit le sacrifice sanglant
final : celui de Médée tuant ses propres enfants28, celui d’Oedipe se
crevant les yeux devant la monstruosité des actes qu’il a commis malgré
lui29… Sacrifice si insoutenable que l’on a peine à le regarder : « À peine
ose-t-on voir » (p. 21). L’approche de la mort entraîne à la fois une forme
de « vénération » pour ce qui dépasse l’homme, un sentiment profond
d’horreur et de terreur, manifesté par le verbe « vomir », devant la mons-
truosité de ce qui se déroule, et une forte « pitié » pour la « misère » et
la déréliction30 du mourant. Vous avez reconnu, dans les deux dernières
réactions, les sentiments tragiques de la terreur et de la pitié, que le
poète nomme d’ailleurs explicitement : « Nous sommes plein d’horreur
et de pitié ». Ces sentiments, éléos : « pitié » et phobos : « peur » en grec,

27.  Voir par exemple dans les Pensées l’extrait suivant : « En voyant l’aveuglement et la misère de
l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné lui-même, et comme
égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu faire, ce qu’il deviendra
en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté
endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en
sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état ».
28. Voir la pièce éponyme* d’Euripide.
29. Voir la pièce Œdipe-Roi de Sophocle.
30. État d’abandon et de solitude morale complète.

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sont définis par Aristote le premier comme les fortes impressions dont
la tragédie marque son public lors d’une représentation. Relisons cette
définition célèbre, dans la Poétique :
« La tragédie est l’imitation (mimêsis) d’une action de caractère élevé et
complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonne-
ments d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation
qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit,
et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation (catharsis) propre à
pareilles émotions. »
L’action de Leçons, que nous pourrions décrire comme une action presque
théâtrale mettant en scène une force supérieure (la mort), une victime
expiatoire (le mourant), un chœur (le poète et les proches), et un public
(le lecteur), donne à ressentir terreur et pitié devant l’humaine condition
frappée du sceau du tragique.
En conclusion, « Toute poésie est la voix donnée à la mort »31, écrit
Jaccottet lui-même dans un de ses précédents recueils. Nous avons pu
percevoir comment le poète dans les trois recueils reçoit la « leçon » du
temps, de la douleur et de la mort, comment il donne voix à l’indicible,
de quelle façon il met en scène et livre à la vue ce qui est insoutenable,
pour mieux accepter une condition mortelle qui nous veut incarnés. Tel
Orphée descendu aux Enfers, il a affronté la mort, dans une initiation
qui l’a amené à la « patience » et à la perception de la vie comme réelle.
Poétique de la mort, la parole de Jaccottet se fait aussi poésie pensante,
voire philosophique, réflexion toujours ouverte – « Comment savoir ? »32
– sur l’existence d’une autre dimension du monde, comme il le souligne
lui-même : « L’entre-deux, l’enclos ouvert, peut-être ma seule patrie ;
le monde qui ne se limite pas à ses apparences et qu’on n’aimerait pas
autant s’il ne comportait ce noyau invisible qu’un poème comme celui
de Saint Jean de la Croix33 fait rayonner mieux qu’aucun autre » ( Et néan-
moins, 2001, p. 52). Mais investie d’un tel savoir, d’une telle expérience,
comment se présente à nous la figure du poète ?

Corrigé de l’exercice autocorrectif


1 Le genre pictural : Les « vanités » sont un genre pictural illustrant, de
façon symbolique, le thème philosophique de l’inéluctabilité de la
mort, de la fragilité des biens terrestres et de la futilité des plaisirs, à
travers la représentation de natures mortes, d’allégories ou de grands
saints. Traités dès l’Antiquité, les thèmes de la mort, de la fuite du
temps et de la fin de toute chose connaissent un grand développement
au Moyen-Âge (avec par exemple le thème des danses macabres). Au
cours du XVIe siècle apparaît un nouveau répertoire iconographique

31. Jaccottet, « La semaison », p. 28


32. À la lumière d’hiver, p. 30.
33. Juan de Yepes Álvarez, devenu Jean de la Croix en religion (en espagnol, Juan de la Cruz), 1542 -
1591, est un saint et mystique espagnol.

Séquence 5 – FR01 47

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symbolisant la mort (crâne, fleur fanée, bougie éteinte, sablier…) et les
richesses terrestres (bourse, bijoux…). Évoquant la place de l’homme
dans l’univers, les artistes insistent sur l’insignifiance des œuvres
humaines, face à celles de Dieu. Les symboles des sciences et des arts
(livre, rouleau de parchemin, lunettes, équerre, etc.deviennent ainsi
ceux de la prétention humaine. À la fin du XVIe siècle, les thèses calvi-
nistes favorisent l’apparition de peintures à caractère moral, rappelant
le caractère éphémère de la vie, conformément aux célèbres versets
de l’Ecclésiaste — Vanitas vanitatum, et omnia vanitas : « Vanité des
vanités, dit Qohélet, tout est vanité » (I, 2), d’où le nom de « vanité »
qu’a pris le genre, dans son sens ancien d’inutilité.
2 Le tableau de Juan de Valdés Leal, peint durant l’âge d’or du genre
des Vanités, est d’une grande simplicité et joue sur la juxtaposition
de divers objets : deux crânes, les orbites apparentes, un manuscrit
et deux plumes, qui paraissent avoir été fort utilisés, et à droite, une
cruche en terre et usée au col brisé. La composition, savamment désor-
ganisée, donne une impression de naturel. Les objets semblent avoir
été peints sur le vif, à peine disposés : les plumes sont renversées
ainsi que le crâne de droite, l’une des plumes sort du cadre. La pré-
sence des crânes oriente vers une lecture symbolique : ces crânes
frappent en effet d’inutilité les connaissances humaines et l’activité de
l’écrivain, représentées par le livre et les plumes. À quoi bon se livrer
à l’apprentissage et à l’écriture, si la mort doit nous réduire à l’état
de crâne grimaçant ? Quant à la cruche, elle symbolise la condition
humaine dans sa fragilité : voué à la destruction, soumis aux atteintes
du temps, le destin de l’homme est comparable à celui de la cruche, et
toute entreprise visant à laisser un témoignage de soi ou à rechercher la
gloire par l’écriture ou le savoir est prétention, inconscience et vanité.
3 Les vers de Jaccottet mentionnent les objets habituellement repré-
sentés dans les vanités (la cruche, le vase « de terre » aux fêlures
symboliques, le crâne), et partagent avec le tableau leur atmosphère
morbide particulière, que l’œuvre de Valdés Leal souligne pour sa part
d’une palette sombre, presque monochrome, aux nuances d’ocre, de
terre de Sienne, de gris, de noir et de blanc sale qui connotent l’usure,
la destruction et la mort. La dimension morale soulignant le caractère
éphémère de l’existence propre aux vanités n’est pas non plus absente
du poème, avec l’emploi universalisant du « monde tout entier », et le
recours à la première personne du pluriel dans « notre crâne » : c’est la
condition humaine qui est dépeinte dans sa « vanité ». En établissant
un lien avec le genre pictural, le poème ancre encore davantage les
thèmes de la fuite du temps et de la peur de la mort, et confère une
dimension visuelle aux angoisses du poète.

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Chapitre Le poète en son miroir : figures
3 de ce poète contemporain
Vous aurez noté que les poèmes des trois recueils sont souvent énoncés
à la première personne : le poète est présent directement dans son œuvre
(ce qui n’est pas toujours le cas dans la poésie contemporaine : pensez
aux poèmes de Francis Ponge34), et, dépeignant la mort et ses corollaires,
il se peint aussi lui-même. L’œuvre annonce d’ailleurs clairement, dès le
poème liminaire de la page 11, qu’elle va dépeindre le « je » poétique : le
pronom « moi » est en tête du second vers du poème, puis du cinquième,
plaçant le poète au cœur de son entreprise poétique. Quelle figure du
poète se dessine alors au fil des poèmes ? Comment se présente-t-il au
lecteur ? Nous verrons que l’ « autoportrait » qu’il brosse de lui-même
est sans concessions, ce qui nous permettra de mettre en perspective le
poète contemporain face à la tradition poétique antérieure, et, de ce fait,
de souligner la spécificité du discours poétique de Jaccottet.

Éclairage : le « je » poétique
Le « je » poétique n’est pas celui de l’auteur. Comme dans un récit, où il faut
différencier l’auteur du narrateur, la confusion entre le « je » et l’auteur réel
doit être évitée, même s’il est plus difficile de les distinguer : en effet, dans
un poème, il n’existe pas comme dans le roman de « relais », comme les per-
sonnages, et l’on a donc l’impression que c’est l’écrivain lui-même qui parle.
Pourtant, la poésie n’est pas une situation de communication courante : le « je »
n’est pas simplement celui de quelqu’un qui s’épanche, mais une construction
littéraire, celle du poète. C’est pourquoi nous parlons, dans l’analyse des textes
de « poète », et non d’ « auteur ». Pourtant vous avez vu que dans Leçons, la
voix poétique s’adresse à un destinataire réel, Louis Haesler : de ce fait, l’au-
tobiographie n’est si loin… Mais même dans l’énonciation autobiographique,
il n’y a pas d’équivalence parfaite entre auteur et narrateur !

A Le poète malmené par lui-même

Pour 1 Quels sont les défauts que le poète se prête ?


Réfléchir Quelles critiques le poète s’adresse-t-il à lui-même dans le domaine de
la création poétique ?

34. Lisez par exemple « L’huitre » dans le recueil Le Parti pris des choses, datant de 1942.

Séquence 5 – FR01 49

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 Pour préparer l’analyse de texte
Étudiez le poème de la page 11.
– Relevez les adjectifs qui désignent le poète : quels comportements face
à la vie connotent-ils ?
– En quoi la nouvelle « attitude » poétique de Leçons s’oppose-t-elle à
celle des recueils précédents ?
2 Relevez les passages où le poète se prend à parti, et définissez leurs
modalités d’énonciation.
Avec quelles figures péjoratives le poète se compare-t-il ? Comment
se considère-t-il ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Dans le poème 5 de « Parler », comment se manifeste la brutalité du
poète envers lui-même ?
Dans le poème 8 de « Parler », comment expliquez-vous l’expression
« vêtu de loques, faux mendiant, coureur de linceuls » ?

 Étudiez le poème de la page 53.


Quel est le rôle des italiques ? Et des parenthèses ?
Quel est le ton du poète ?
Que signifie le contraste entre les expressions « bouche d’or » et « égout
baveux » ?
3 Où trouve-t-on dans l’œuvre la mention d’un miroir ?
Quelle dimension littéraire cet objet fait-il intervenir dans le recueil
concerné ?
De quel type de miroir s’agit-il ? (faites une recherche si nécessaire)
Quel reflet renvoie-t-il au poète ?

Mise au point

1. L ’« effrayé », l’ « ignorant », l’impatient : une



autocritique poétique
Dès le poème liminaire de la page 9, nous avons pu remarquer que le
poète se présente comme en proie à l’hésitation et à la recherche d’une
figure tutélaire – celle de Louis Haesler – susceptible d’empêcher sa main
d’ « errer ou de dévier, si elle tremble » : bien peu assurée, la figure du
poète est celle du disciple, et non du maître. Le locuteur se dépeint donc
comme un ignorant – c’est un des tous premiers mots du recueil !- qui a
tout d’abord cru savoir ce qu’était la mort, et qui a dû l’affronter à travers
le décès d’un proche pour réaliser l’orgueil de sa première entreprise
poétique. Notez que cette attitude n’est pas nouvelle : un des recueils

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précédents de Jaccottet s’intitule ainsi L’ignorant. Le regard qu’il porte
sur son attitude poétique ancienne est sans concession :
Autrefois,
moi l’effrayé, l’ignorant, vivant à peine,
me couvrant d’images les yeux,
j’ai prétendu guider mourants et morts.
Moi, poète abrité,
épargné, souffrant à peine,
aller tracer des routes jusque-là ! (…) (p. 11)
Philippe Jaccottet, in « Leçons », recueillis dans A la lumière d’hiver.
© Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisations, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation
individuelle et privée est interdite» www.gallimard.fr

Le verbe « prétendre » dit assez le regard critique que le poète porte sur
ce qu’il considère comme vanité et superficialité : le locuteur se voit lui-
même comme un jeune sans expérience qui a osé s’engager dans une
voie poétique ardue alors qu’il ignorait tout de la réalité de l’existence.
Le poète était en effet protégé du monde, comme le souligne la reprise
de l’expression « à peine » (v. 2 et 6) : il n’en pouvait rien connaître. Il
se dépeint comme isolé, dans une « tour d’ivoire », posture qui fut par-
fois revendiquée par (ou appliquée à) certains écrivains35. Il se présente
comme « abrité », « épargné », peut-être par peur : il est l’ « effrayé », qui
« se [couvre] d’images les yeux » pour ne pas avoir à regarder la réalité
en face, telle qu’elle est. Mais sans avoir rencontré la réalité de la mort,
à travers le corps souffrant d’un proche, toute parole poétique ne pouvait
rester qu’arrogance.
Sa nouvelle tentative (« À présent / (…) je recommence lentement dans
l’air », p.11 ) se fait à l’aune d’une humilité nouvelle : « main plus errante,
qui tremble » (p. 11), et envisage, loin des images poétiques faciles qui
voilent la vérité de cette expérience terrible, de cerner la mort au plus près.
Vous noterez dès maintenant le refus, commun à la plupart des poètes
contemporains, de la facilité des images poétiques – comparaisons, méta-
phores, analogies diverses – qui poseraient davantage un voile sur la
réalité qu’elles n’en rapprocheraient : « me couvrant d’images les yeux »
est ainsi un vers important, qui dénonce une ancienne attitude poétique
dans laquelle le poète avait recours à des images trop peu personnelles,
et nous annonce un programme de création artistique dans lequel le
travail du langage s’écartera de toute facilité d’expression et approchera
l’essence des choses réelles.

35. Cette expression a été appliquée, pour la première fois, par Sainte-Beuve, au poète Alfred de
Vigny, dont le goût pour la retraite est resté légendaire. Pour Gérard de Nerval, la tour d’ivoire est
la retraite où le poète, dans « l’air pur des solitudes », peut s’enivrer « de poésie et d’amour » :
« Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, où nous montions toujours plus
haut pour nous isoler de la foule », Sylvie, I.

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Texte complémentaire : l’exigence du poète envers son œuvre
Cette attitude d’autocritique, l’auteur la revendique d’ailleurs, dans le
texte suivant, extrait d’un entretien du poète avec Mathilde Fischer :
« Lors d’une lecture à Mantoue, il y a peu de temps, j’aurais voulu suppri-
mer le dernier vers de l’un des poèmes écrit à l’âge de trente ans, où je parle
du vieillissement, et qui me fait sourire à présent. Je reproche également
au Requiem36 d’avoir été écrit à partir d’une relation trop indirecte avec la
mort, de simples photographies d’otages. J’avais le droit d’être bouleversé
par des photographies, mais c’était encore très extérieur. Il est évident que
j’attache plus de prix aux textes que j’ai écrits ensuite, dans lesquels je crois
avoir essayé d’être assez juste envers ce qui était si difficile à regarder, et
de l’avoir fait assez honnêtement. Les derniers textes me concernent plus
directement, et je crois que la crainte la plus grande est celle de la dégrada-
tion physique et intellectuelle à laquelle on est confronté chez des proches,
plus que la mort même. Dans chaque cas, car le problème est le même aussi
bien pour les sujets douloureux que pour les autres, l’écriture devrait pouvoir
permettre d’exprimer les choses le plus exactement possible ». 37
Le poète se tourne dans Leçons vers une nouvelle forme d’écriture, mais
il est le « pire » écolier du poème de la page 14, superlatif qui révèle
d’ailleurs l’exigence totale qui est la sienne envers lui-même. Impatient,
torturé, il avoue à la fin du recueil le besoin encore d’un « maître » de vie :
« Demeure en modèle de patience et de sourire » (p. 33). L’œuvre livre donc
au lecteur une première image bien critique du poète par lui-même, qui
d’une part relève les erreurs passées, et d’autre part se présente dans le
présent d’énonciation comme le « mauvais élève » de la vie et de la poésie.

2. « Détruis donc cette main » : violence et brutalité



du discours à soi-même
La posture poétique qu’adopte le poète est caractérisée non seulement
par une modestie qui place le poète dans une position d’infériorité - par
rapport au « maître », aux « hommes vieux », et à une forme d’idéal dont
il semble bien loin -, mais plus encore par la violence énonciative avec
laquelle il s’adresse à lui-même, dans un dédoublement qui exprime le
regard distancié qu’il se porte. C’est ainsi presque d’une agression du
poète envers lui-même que le poème 5 de « Parler » témoigne :
Assez ! oh assez.
Détruis donc cette main qui ne sait plus tracer
que fumées,
et regarde de tous tes yeux :

36. Cf.Chapitre I, C. Bibliographie sélective.


37. Entretien avec Philippe Jaccottet par Mathilde Vischer, Grignan, le 27 septembre 2000 ; source : http://
www.culturactif.ch/ (tapez « Jaccottet » dans le moteur de recherche, l’entretien est en première page).

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Ainsi s’éloigne cette barque d’os qui t’a porté,
ainsi elle s’enfonce (et la plus profonde
ne guérira pas ses jointures),
ainsi elle se remplit d’une eau amère (…)
Philippe Jaccottet, in « Le chant d’en bas », recueillis dans A la lumière d’hiver.
© Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisations, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation
individuelle et privée est interdite» www.gallimard.fr

La voix poétique s’insurge contre elle-même, se dénigre, semble ne plus


se supporter : le premier vers exprime cette exaspération, « Assez ! oh
assez », en faisant intervenir un des rares points d’exclamation du recueil
et une tout aussi rare interjection. Le verbe « Détruis » est très fort : une voix
impérative recherche la disparition du poète, souhaitant la fin de son acti-
vité créatrice (sa « main »), comme si le parcours poétique précédent, tous
les poèmes de « Parler », avaient été sans valeur aucune. Cette brutalité
met face à face la tentative d’expression poétique et le réel : la première
n’a été que « fumées », évanescence inutile de mots sans intérêt ; à l’échec
complet de cette poétique, le poète répond par un ordre : « regarde de tous
tes yeux », ce qui entérine la vanité des mots contre la vision directe du
réel. Nouvelle violence, plus grande encore : le poète se force lui-même
à contempler la réalité du corps de sa mère, « cette barque d’os » qui l’a
porté, c’est-à-dire le corps maternel, ramené par la mention des « os »
à son état prochain, celui de cadavre, qui « s’éloigne » et « s’enfonce »
dans l’eau « amère » du fleuve des Enfers, telle la barque de Charon déjà
évoquée. Il exprime là sa volonté de cerner les choses telles qu’elles sont,
sans le secours des « images » poétiques évoquées plus haut.
Cette blessure que le poète s’inflige à lui-même – s’écarter de la voie de la
poésie, fixer en face la source de la plus grande douleur – rappelle la posture
poétique d’un Baudelaire, qui inaugura une figure du poète se malmenant
lui-même jusqu’au sadisme, dans un poème bien connu, L’Héautontimo-
rouménos, c’est-à-dire en grec « celui qui se châtie, se punit lui-même » :
(…) Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
Je suis de mon cœur le vampire,
- Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés
Et qui ne peuvent plus sourire ! 38
Mais quand Baudelaire crée de toutes pièces un éthos* fantasmé et hyper-
bolique, Jaccottet tient davantage à exprimer les affres de la création
poétique : c’est l’échec de ses mots à cerner le réel qui le pousse à un tel
mépris de lui-même. Ce mépris s’exprimait déjà dans le premier poème de
Leçons, où le poète se moquait de ses anciennes prétentions poétiques

38. Baudelaire, Les Fleurs du mal, LXXXIII.

Séquence 5 – FR01 53

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à vouloir se mesurer à la question immense de la mort, par une tournure
exclamative ironique : « (Moi), aller tracer des routes jusque-là ! » (p. 11).
On retrouvera cette tendance à l’abaissement de ses propres prétentions
à la page 53, dans un poème où une voix tutoie avec familiarité le poète et
le qualifie de « source longtemps si fière de tes sonores prodiges », souli-
gnant l’orgueil de se penser poète quand on est seulement bon versifica-
teur - les « sonores prodiges » font allusion aux effets de sonorités qu’un
poète peut tirer de ses vers39. Ce mépris se manifeste à nouveau au poème
8 de « Parler », où après une nouvelle injonction brutale (« Déchire ces
ombres… »), le poète se décrit une nouvelle fois sans concession, comme
« vêtu de loques, faux mendiant, coureur de linceuls ». Il dénonce alors sa
tendance à vouloir adopter une attitude poétique préconçue, à vouloir se
vêtir de « loques », c’est-à-dire à se construire un éthos artificiel de « poète
des morts » (cf. p. 11 : « j’ai prétendu guider mourants et morts… »), à être
à la recherche de tout ce qui a trait à la mort tel un « coureur de linceuls »,
un « mendiant » quêtant une image ou une expression de plus : la poétique
de la mort est « fausse » et même « vergogne »40, c’est-à-dire démarche
honteuse, si elle s’élabore « à distance » de la réalité de la mort.
Entre « Parler » et « Autres chants », un poème, sert de pivot. En dehors de
toute section poétique (il fut ajouté postérieurement par le poète), isolé,
et d’autant mieux mis en exergue qu’il est en italiques, ce court poème,
qui semble être en prose mais est en réalité composé de cinq alexandrins,
représente l’acmé* de cette violence du poète envers lui-même :
(Je t’arracherais bien la langue, quelquefois,
sentencieux phraseur. Mais regarde-toi donc
dans le miroir brandi par les sorcières : bouche
d’or, source longtemps si fière de tes sonores
prodiges, tu n’es déjà plus qu’égout baveux.) (p. 53)
Philippe Jaccottet. A la lumière d’hiver.
© Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisations, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation
individuelle et privée est interdite» www.gallimard.fr

Les parenthèses donnent voix à une parole a priori d’origine inconnue,


mais qui semble bien illustrer à nouveau la virulence du ton que le poète
emploie envers lui-même. Sardonique, méchant, le poème conjugue plu-
sieurs allusions à des sources littéraires, toutes soulignant la chute de
l’écrivain et sa réduction à une figure pitoyable. Ainsi, « Je t’arracherais
bien la langue, quelquefois, sentencieux phraseur » rappelle un épisode
célèbre de la vie de Cicéron rapporté par l’historien Cassius Dion41, selon
lequel Cicéron eut la langue coupée après sa mort par ses ennemis, qui
marquèrent de cette façon leur revanche sur le pouvoir de la parole du

39. Faut-il voir dans l’adjectif « sonore » une allusion intertextuelle à l’ « aboli bibelot d’inanité sonore »
de Mallarmé (Poésies, « Sonnet en yx »), citation qui concourrait à dénoncer l’ « inanité », la vanité
d’un travail poétique purement formel ?
40. Mot vieilli, qui signifie « pudeur », « modestie », « honte ».
41. Cassius Dion, Histoire romaine, 47.8.4.

54 Séquence 5 – FR01

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rhéteur. Le conditionnel accompagné de l’adverbe « bien » révèle la
tentation perverse de violence dirigée contre le « phraseur » auquel se
trouve réduite la figure du poète, qui ne produit plus que prose ampoulée
et pompeuse (« sentencieux »). De même, de « bouche d’or », le poète
devient « égout baveux » : le contraste entre les images est choquant, et
suggère une déchéance, de ce que le poète pensait être : une source vive
de paroles, (« source longtemps si fière…. ») à ce qu’il est réellement dans
le temps de l’énonciation : « tu n’es déjà plus que », la source fraîche abou-
tissant aux égouts. Le qualificatif de « bouche d’or » fut souvent donné
dans l’Antiquité aux écrivains dont le style ou les capacités oratoires était
particulièrement admirés : ainsi, le Père de l’Eglise Jean Chrysostome ou
le rhéteur Dion Chrysostome portent le même surnom, « Chrysostome »,
qui signifie littéralement en grec « bouche d’or ». Mais on retrouve un
emploi du terme, chez Blaise Cendrars, un autre poète suisse, dans une
lettre fictive qu’il adresse à Gérard de Nerval, qu’il admirait :
« Cher Gérard de Nerval, homme des foules, noctambule, argotier, rêveur
impénitent, (…) enfant de Paris, bouche d’or, tu t’es pendu dans une
bouche d’égout après avoir projeté au ciel de la poésie, devant lequel
ton ombre se balance et ne cesse de grandir entre Notre-Dame et Saint-
Merry, les Chimères de feu qui parcourent ce carré du ciel en tous sens
comme six comètes échevelées et consternantes. »42
On retrouve ici l’association des deux images, dans un même contexte de
dégradation et d’avilissement du poète, qui perpètre envers lui-même la
plus grande violence. Y a-t-il chez Jaccottet réemploi conscient des termes,
dans une démarche d’intertextualité qui introduit dans le poème la figure
du poète perdu ? Est-ce une réminiscence inconsciente d’une lecture que
le poète peut avoir faite du plus célèbre des poètes suisses ? Le choc de
l’or et des égouts demeure en tout cas d’une grande force pour entériner
la défaite du poète.

3. Le « miroir des sorcières » : le poète et


son double
La rudesse des images s’accorde donc avec la brutalité d’une énonciation
directe qui tutoie le poète et lui donne des ordres (« regarde… ») pour en
faire le « bourreau de lui-même », le plaçant avec mépris devant l’échec de
sa poétique. C’est en effet maintenant lui-même que le poète est sommé de
regarder : « Mais regarde-toi donc / dans le miroir brandi par les sorcières »
(p. 53) ; la dimension lyrique des poèmes, dans lesquels le « je » se dévoile,
semble se muer ironiquement en condamnation à subir son propre reflet.
Le miroir introduit dans le recueil le genre de l’autoportrait, ici perverti.
Jusqu’au XVIIIe siècle, on appelle « miroir des sorcières », ou simplement
« sorcière », un miroir rond et bosselé qui fait voir d’étranges reflets.
Ces miroirs convexes furent ainsi appelés car on leur attribuait des pou-
voirs magiques. Dans la littérature moderne, l’importance du miroir, et

42. Cendrars, « Note au Lecteur inconnu de « Gênes », B VI 205-6, in Bourlinguer.

Séquence 5 – FR01 55

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plus généralement du double, possède indéniablement une dimension
narcissique fortement teintée d’angoisse : Hoffmann dans ses Contes,
Dostoïevski dans Le Double (1846), ou Oscar Wilde dans le célèbre Portrait
de Dorian Gray (1890), parmi d’autres, ont eu recours au reflet du miroir
soit comme vecteur d’une vérité intime que la surface des apparences ne
permet pas de percevoir, soit au contraire comme duperie visant à égarer
le personnage.
Dans le poème de la page 53, le miroir, dont le qualificatif « des sorcières »
souligne la dimension diabolique, est ainsi l’objet qui révèle de force
au poète ce qu’il croit, dans son dénigrement de lui-même, être réelle-
ment, tout en rappelant qu’il s’agit d’une vision déformante qu’il a de lui
(c’est un miroir convexe !), car excessivement négative. L’œuvre poétique
semble alors renvoyer une image ambiguë du poète, à la fois bourreau
et victime de lui-même, qui égare le lecteur, d’autant plus désorienté
que l’identification des voix poétiques reste incertaine. C’est alors une
fragmentation du « je » poétique à laquelle on assiste, processus déjà en
germe dans le poème de Baudelaire mentionné plus haut, et qui s’épa-
nouit à l’époque contemporaine, en proie à l’interrogation existentielle
sur la nature et la cohérence du moi. L’autoportrait que le poète va livrer de
lui-même présente donc de multiples apparences, de multiples facettes,
reflets à la fois de la difficulté de se saisir soi-même, et d’une volonté de
ne pas établir une « image fixe » du « je » poétique : se décrire sous des
aspects différents, en grossissant parfois le trait, est une façon de laisser
cacher la dimension véritablement personnelle du « je ».

B « Lampe soufflée » : un autopor-


trait sans concession
Outre l’autocritique virulente voire parfois violente qu’il s’adresse et qui le
confronte à ses propres limites créatrices, le poète se livre à un portrait de
lui-même bien peu flatteur. Dans la lignée de l’autobiographie contempo-
raine (pensez à L’Âge d’homme de Michel Leiris, œuvre fondatrice publiée
en 1939), les recueils nous exposent sans fard le poète comme un homme
en proie à la difficulté de vivre et à celle d’écrire : quand l’autoportrait
poétique rejoint la réflexion philosophique sur l’existence…
Pour 1 Dans quels poèmes de Chants d’en bas le poète exprime-t-il une
Réfléchir angoisse ?
De quoi a-t-il peur ?
Quelles sont les conséquences de ces peurs sur ses capacités créatrices ?
 Pour préparer l’analyse de texte
Étudiez le poème 2 de « Autres chants ».
Étudiez la comparaison qui sous-tend le poème : quel est le comparé ? le
comparant ? le point commun qui permet le rapprochement ?

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Que veut signifier cette longue comparaison ?
Comment apparaît le poète dans ce poème ?
Étudiez le poème des pages 57-59.
Comment est présenté le thème de l’angoisse de la vieillesse ?
Quel est le registre dominant ?
Par quels procédés la faiblesse du poète est-elle soulignée ?

2 Relevez dans Chants d’en bas et À la lumière d’hiver les allusions à


une figure du poète vieillissante ; que disent-elles de la façon dont le
poète se perçoit ?
Où se trouvent-elles dans les recueils ?
En quoi est-ce significatif ?
Pour préparer l’analyse de texte
Dans le poème de la page 57, étudiez le réalisme de l’évocation de la
vieillesse ; quels sont les caractéristiques et les risques inhérents à cet
âge de la vie ?
Dans le poème de la page 93, comment se dit l’émotion du poète face au
passage du temps ? Quelle est l’image filée qui structure le texte ?

3 Retracez, dans les trois recueils, le développement de la métaphore de


la bougie ou de la lampe, et les jeux de contraste entre lumière et obscu-
rité ; qu’expriment-ils quant à la représentation de la figure du poète ?

1. Un « homme sans qualités »43 ? Le poète soumis


à la peur
Il est intéressant de noter que le sentiment de la peur n’intervient que dans
le recueil Chant d’en bas : dans Leçons, les sentiments éprouvés face à la
mort étaient ceux de l’horreur, du dégoût, de la douleur, mais pas de la peur.
La distance entre les termes employés dans les deux poèmes inauguraux
des deux recueils parle d’elle-même : à la page 11, le poète se décrivait
comme « effrayé », lui qui n’avait pas encore affronté la réalité de la mort.
L’adjectif connote un mouvement de retrait du monde fondé sur la peur de
ce qu’on ne connaît pas, tel un enfant « effrayé » par l’inconnu. Bien plus
fort est le terme de « peur » auquel le poète a recours, à la page 41, dans
le poème liminaire de « Parler » ; et de fait, la section s’articule ensuite
autour de la récurrence du sentiment d’une peur intime qui habite le poète.

43. L’homme sans qualités est le titre d’un roman de Robert Musil, que Jaccottet a traduit en français,
et qui est considéré comme l’un des romans le plus importants de l’époque contemporaine ; l’au-
teur y interroge l’individu moderne et ses rapports au monde à travers ses personnages. Voilà en
quelques mots ironiques un portrait de l’homme sans qualités qu’est le héros, Ulrich : « Walter à
propos d’Ulrich : « C’est un homme sans qualités ! – Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Clarisse
en riant sous cape. – Rien ! Précisément, ce n’est rien du tout ! » (L’homme sans qualités, coll.
« Points » Seuil, p. 75).

Séquence 5 – FR01 57

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Ainsi, dès le poème 2, le poète revient sur la peur abjecte qui se saisit de
l’être face à la mort, et la compare à la rétractation d’une feuille de papier
que l’on jette au feu : telle la feuille qui se replie sur elle-même comme
pour échapper aux flammes, le poète a vécu l’expérience d’une peur si
profonde face à « bien pire que du feu » – la mort – qu’il en est venu à
« se recroqueviller sur lui-même, reculer / tout au fond de la chambre,
appeler à l’aide / n’importe qui, n’importe comment » (p. 44). La figure
du poète est alors ramenée à une animalité primaire (« bête ») ; la dou-
leur le dépouillant de son humanité, le privant de mots, le terrorisant
(« appeler à l’aide / n’importe qui, n’importe comment ») et lui retirant
ses forces vitales (« faible »). La franchise, l’honnêteté de l’entreprise
de se dire est totale : rien n’est caché de l’épreuve, du « mouvement de
retrait convulsif », « saccadé », qui introduit l’image d’un corps secoué de
spasmes telle la feuille consumée par le feu. Vous noterez ici le caractère
concret et familier du comparant, la feuille de papier jetée dans l’âtre
d’une cheminée qu’on observe disparaître avec une certaine fascination
à la veillée, qui traduit la volonté à la fois d’éviter toute image trop lyrique
qui éloignerait de la vérité du sentiment décrit, et d’inscrire le poème dans
un univers quotidien. Car l’expérience est de celles que tout homme peut
connaître, et son caractère universel, souligné par l’emploi du pronom
« nous » et du terme général « un être », fait du poète un être « comme
les autres », pris dans les angoisses qui travaillent tout homme conscient
de sa condition mortelle. Être « sans qualités » particulières, c’est-à-dire
commun, le poète n’est pas d’exception ; il n’est qu’un homme, faible et
livré à l’angoisse, laquelle revient à nouveau dans le poème 6 : « J’ai trop
de crainte / pour cela, d’incertitude, parfois de pitié » (p. 49). L’adverbe
de quantité « trop » exprime la paralysie qui saisit le poète, devenu sous
l’effet de ses peurs incapable de trouver les mots. C’est alors une figure
du poète velléitaire et impuissant qui se dessine, par le recours au mode
du conditionnel passé : « J’aurais voulu parler… ».
La section se referme sur une ultime mention de la peur, répétée deux
fois dans le poème 8 : c’est bien une fonction thématique et structurante
qui est accordée à cette angoisse qui saisit face à la mort, dans la sec-
tion. Les deux derniers vers, séparés du reste du poème par un blanc,
ont rôle de conclusion, quelque peu pessimiste : « Si tu avais moins
peur, / tu ne ferais plus d’ombre sur tes pas. » (p. 51). La construction
hypothétique laisse supposer un poète qui demeure la proie de la peur
dans la suite du recueil. Et de façon significative en effet, à la section
« Parler » de Chants d’en bas, qui se penche, comme le titre program-
matique l’indique, sur les pouvoirs de la parole, succède le poème de la
page 53, qui remet en cause les capacités du poète à produire quelque
poème de qualité que ce soit.
« Autres chants » révèle une voix poétique en proie aux affres du doute
qui, dès le poème d’ouverture (p. 57-59), inaugure le nouveau thème
de l’angoisse de la vieillesse et de la décrépitude physique et intellec-
tuelle. Dans une succession logique qui révèle la pensée du poète et
que nous avons étudiée plus haut, après l’épreuve de la mort (Leçons)
et celle de la peur existentielle qui en découle (« Parler »), naît, issue de

58 Séquence 5 – FR01

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la conscience aiguë de l’urgence qu’il y a à vivre, l’angoisse du temps
qui passe et de la vieillesse. C’est ainsi que le poète a recours à un
registre élégiaque* inédit dans les recueils (« Oh mes amis d’un temps,
que devenons-nous ») pour traduire une poignante angoisse face à la
progressive marche du temps. Les tournures interronégatives – « N’y
a–t-il donc aucun moyen de vaincre / ou au moins de ne pas être vaincu
avant le temps ? », « N’y a-t-il pas d’autre chemin / que dépérir dans la
sagesse radoteuse… » - soulignent la quête d’une issue à une situation
qui n’en a évidemment pas, celle de la marche vers la vieillesse, dans
une volonté de ne pas se laisser diriger vers une déchéance terrorisante.
Ces vers laissent entendre une sourde angoisse, réitérée par la reprise
de l’interjection « Oh amis » au début de la huitième strophe, et par
le constat d’impuissance que le poète dresse à la fin du poème : « et
redresser avec de l’invisible chaque jour, / qui le pourrait encore, qui
l’a pu ? ». Cet amer bilan souligne l’échec inévitable de l’« invisible »,
c’est-à-dire des mots, face au passage irréversible du temps.
L’avant-dernier poème d’« Autres chants » (p. 64) renoue avec l’expression
de la peur, reprenant l’image de la main tremblante, qui introduisait déjà
Leçons à la page 11 : « comble ta page avant que ne fasse trembler / tes
mains la peur ». La syntaxe, qui opère le rejet du sujet en fin de phrase, per-
met de juxtaposer sujet et COD (« tes mains la peur »), soulignant les consé-
quences physiques de l’angoisse sur le poète, incapable d’écrire s’il se laisse
rattraper par elle. Fuite en avant, le poème dépeint un poète soumis à ses
craintes – craintes diverses, qui sont celles qu’engendre la vie : « de t’éga-
rer, d’avoir mal, d’avoir peur », aveu d’humanité qui souligne sa faiblesse.
La parole poétique est caractérisée par une inquiétude – « avec des signes
/ hésitants, inquiets » - qui remet sans cesse son existence en question : le
créateur est dans une posture instable, sans cesse menacé de l’extinction
de son verbe par un esprit en butte à des tourments d’ordre existentiel.
À la lumière d’hiver semble se dégager de cette angoisse du temps : à
l’exception de la mention de l’ « étrivière du temps » du poème « Dis encore
cela… » (p. 71), qui figure une nouvelle fois le poète comme pressé par
un temps tyrannique tel un cheval par son cavalier, c’est avec davantage
d’apaisement que le poète se décrit comme vieillissant.

2. « Un homme qui vieillit »44


Dès le poème de la page 57, c’est une image du poète vieillissant
qui nous est présentée. Il est touché par tous les maux de l’âge : son
« sang pâlit », sa force vitale diminue : « Je me redresse avec effort »
(p. 65), il se fait, comme ses amis, « prudent et avare », économe de
son énergie et de ses moyens, il est « vite essoufflé »… Remarquable
est le réalisme avec lequel la vieillesse entre en poésie, sans précau-

44. À la lumière d’hiver, p. 81.

Séquence 5 – FR01 59

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tion rhétorique. Le poète évoque ainsi les petits défauts qui touchent
les personnes âgées :
– tournées vers le passé (« prêts à nous couronner de souvenirs ») ;
– tenant des propos moralisateurs (la « sagesse radoteuse ») ;
– entretenant des illusions sur leur vie écoulée (« le labyrinthe des men-
songes ») ;
– prises entre des écueils les effrayant toutes de même façon : celui du
« vieux beau » qui cède aux « mensonges » et croit duper le temps, de
« l’aliéné », du voisin de chambre à l’hospice « agressif, insomniaque
et sans visage »,
– sans compter la tentation de s’apitoyer sur son propre sort : « et le cœur /
de languir alors, de larmoyer sur la cendre »….
Rarement avec autant de lucidité et de précision auront été décrites, dans
un poème, les misères de la vieillesse : c’est ainsi l’image du poète qui
est livrée avec crudité à la corruption du temps, mais c’est aussi le lecteur
qui est touché par un memento mori45 marquant.
À la lumière d’hiver finit d’achever la construction d’une figure vieillis-
sante. Dès le premier poème de la première section, le poète a « une
canne » (p. 78), sa vue baisse : « ces yeux trop faibles » (p.92), « fidèles
yeux de plus en plus faibles » (p. 97). Il semble un témoin exténué
d’un passé indicible : « Oui, oui, c’est vrai, j’ai vu la mort au travail /
et, sans aller chercher la mort, le temps aussi » (p. 79), et le poème de
la page 81 s’ouvre sur la mention d’« Un homme qui vieillit », figure
caractérisée par une dureté, une sécheresse (« raides comme du fer »,
« toujours autoritaire ») qui s’opposent à la spontanéité de la parole
véritablement poétique. Peu à peu déclinant, le poète s’achemine vers
sa propre mort, qui viendra clore le recueil. La forme même des poèmes
exprime la faiblesse du poète vieux, les vers donnant parfois l’illusion
d’un boitement :
Oh amis devenus presque vieux et lointains,
j’essaie encore de ne pas me retourner sur mes traces
– rappelle-toi le cormier, rappelle-toi l’aubépine
brûlant pour la veillée de Pâques… et le cœur
de languir alors, de larmoyer sur de la cendre –,
j’essaie,
mais il y a presque trop
de poids du côté sombre où je nous vois descendre,
et redresser avec de l’inisible chaque jour,
qui le pourrait encore, qui l’a pu ?
Philippe Jaccottet, in « Autres chants. » recueillis dans A la lumière d’hiver. ©
Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisations, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation
individuelle et privée est interdite» www.gallimard.fr

45. Locution latine signifiant : « Souviens-toi que tu vas mourir ».

60 Séquence 5 – FR01

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La phrase s’interrompt, rebondit au vers suivant, joue sur des coupures
brusques (« trop / de poids »), entre interruption de la parole et effet de
relance, mimant le pas hésitant d’un poète boitant.
Cet éthos, dont l’élaboration se fonde certes sur la mise à contribution de
types universels, n’est pas pour autant une convention poétique. Révélant
un regard acerbe sur soi-même, l’autoportrait prend en effet note des
manques, des impuissances qui naissent du fait du passage du temps,
exprimant, sur un ton direct, une vérité de l’émotion qui n’a rien d’un
lyrisme romantique appliqué à un topos poétique ; en est, par exemple,
témoin, le travail sur l’expression de la peine qui saisit le poète :
Les larmes quelquefois montent aux yeux
comme d’une source,
elles sont de la brume sur des lacs,
un trouble du jour intérieur,
une eau que la peine a salée (…) (p. 93)
Philippe Jaccottet, in « A la lumière d’hiver. » recueillis dans A la lumière d’hiver.
© Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisations, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation
individuelle et privée est interdite» www.gallimard.fr

Évocation à l’état pur de la tristesse, le poème file l’image de l’eau des


larmes qui jaillissent d’une source jusqu’aux yeux comparés à des lacs,
puis se font brume mêlant les contours d’un paysage, et redeviennent eau,
« salée » comme le sont justement les larmes. D’une structure cyclique
subtile, mais d’une grande simplicité, le quintil*, très personnel, vise à
approcher l’essence du sentiment qui saisit le poète figuré à la fin de
sa vie, le livrant sans les défenses de la rhétorique au regard du lecteur.
« Homme qui vieillit », soumis à la peur, antihéros ? Le poète échappe aux
catégorisations – nous approfondirons ce point plus loin – pour mieux se
dire, et dire à travers lui, la condition de l’homme. Sa fragilité et celle de
sa parole s’incarnent dans l’image récurrente et structurante de la flamme
vacillante de la lampe ou de la bougie.

3. L
 ’ « ombre sur ses pas » : entre lumière
et obscurité, un réseau d’images structu-
rant et signifiant
Dans le premier poème de Leçons, le poète se qualifie de « lampe souf-
flée » : l’image du poète-lumière, capable un temps d’apporter une clarté
au monde par sa parole, mais « à présent » sans rayonnement, est intro-
duite dès l’entrée dans l’œuvre. On notera, à cet égard, l’écart qui se
creuse au cœur des poèmes entre un « avant », celui de la jeunesse, celui
de la force créatrice, et un « maintenant », au présent d’énonciation, qui
est le moment de la perte des forces créatrices : le regret, le sentiment
de la perte s’installent, et viennent redoubler la mélancolie qui est aussi

Séquence 5 – FR01 61

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celle de la métaphore de la lumière disparue. Même quand elle ne lui est
pas directement appliquée, la comparaison exprime la force de vie face à
la mort, comme à la page 26, où la mort de Louis Haesler est évoquée par
une bougie soufflée par le « vent du matin ». Elle est aussi cette force qui
est celle de la parole poétique, la « lumière qui franchit les mots » (p. 47)
quand ils sont justes, quand le poète est inspiré. Mais les recueils dessi-
nent un mouvement de déclin, caractérisé par la disparition de la lumière
et l’invasion progressive de l’obscurité, comme dans le poème final de
« Parler » qui voit le poète faire l’ « ombre sur [s]es pas » (p. 51). C’est
parce qu’il n’est plus une lampe allumée que l’ombre se déploie autour
de lui, image du poète, qui se trouve reprise en écho à la fin de la seconde
section de Chants d’en-bas (p. 65), où la lumière de l’inspiration, celle « du
ciel », « s’efface » : ne reste que l’ « ombre sur la page ». Symboliquement,
le mot final du recueil est le mot « nuit » : le poète a échoué à faire vivre
sa propre lumière face à l’épreuve du temps et de la mort.
Tout aussi significativement, le troisième recueil s’intitule À la lumière
d’hiver. Cette lumière froide, qui éclaire mal, réchauffe peu et tombe très
tôt, est apte à représenter les capacités créatrices qui diminuent avec le
temps et l’âge, décrites dans un poème à la tonalité proche de la déplo-
ration* : « Autrefois la lumière nourrissait sa bouche, / maintenant il rai-
sonne et se contraint » (p. 81). Vous noterez qu’à nouveau, la première
section du recueil se clôt sur la mention d’une lumière qui baisse : « et
déjà le jour baisse, le jour de mes yeux… », annonçant l’approche de la
mort. La seconde section fait encore intervenir « la flamme [qu’on garde]
d’être par le vent ruinée » (p. 92), les « derniers reflets du feu » (p. 94), une
« lampe froide » (ibid.), une « bougie derrière son écran jauni » (p.96) :
lumière fragile, éphémère, froide et sur le point de disparaître, symboli-
sant tant la fragilité de la parole du poète que celle de l’existence, proche
de l’extinction dans le poème final.
Ce réseau d’images, qui parcourt les trois recueils, est donc plus qu’une
métaphore conventionnelle. Il exprime une angoisse profonde de la dispari-
tion de la vie et de la voix poétique, l’une et l’autre associée intimement, et
achève de forger une image du poète menacée et instable comme la lumière
d’une flamme. Cette image se construit contre des représentations tradi-
tionnelles du poète, qu’elle nie pour mieux se définir dans sa singularité.

C Le refus des postures poétiques


traditionnelles

Pour 1 Documentez-vous sur le mythe d’Orphée. À quels endroits des trois


Réfléchir recueils pouvez-vous lire des allusions à ce mythe ? Comment le poète
le réutilise-t-il ?

62 Séquence 5 – FR01

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 Pour préparer l’analyse de texte
Dans le premier poème d’« Autres chants », page 57, essayez de relier
les expressions suivantes à des passages du mythe : « vieux chiens de
garde », « j’essaie encore de ne pas me retourner sur mes traces », le
« côté sombre où je nous vois descendre ».
Étudiez le poème de la page 77.
Que signifie l’expression « hors de tout enchantement » ?
Quelle est l’étymologie du terme « enchantement » ?
Que signifie, pour la parole poétique, ce refus de l’enchantement ?
2 Relevez dans l’œuvre les mentions d’un poète « aveugle », incapable
de voir. À quelles conceptions du poète cette cécité s’oppose-t-elle ?
Recherchez les éléments culturels qui sous-tendent ces vers de À la
lumière d’hiver : « non plus ailé, / hors de tout enchantement, / trahi
par tous les magiciens et tous les dieux, / depuis longtemps fui par les
nymphes » (p. 77).
Que signifient ces vers ? Qu’impliquent-ils pour la figure du poète ?

Mise au point
La tradition poétique est riche de représentations traditionnelles du poète
ayant recours à des mythes ou des figures symboliques, aptes à rendre
compte des pouvoirs particuliers du poète. Les trois recueils de Leçons,
Chants d’en bas et À la lumière d’hiver désamorcent la tentation du « je »
poétique de se dépeindre par le biais d’une de ces figures : le poète exprime
une singularité qui refuse explicitement de faire du poète un être à part.

 Hors de tout enchantement »46 :


1. «
le refus d’Orphée
Première de ces figures symboliques, celle d’Orphée, qui a été une véri-
table matrice pour l’élaboration de la représentation du poète : le per-
sonnage a incarné bien souvent ce que peuvent le poète et sa parole.
Rappelons brièvement les éléments du mythe47.

Éclairage : le mythe d’Orphée et sa postérité poétique

Orphée, d’origine thrace, et souvent donné comme le fils de Calliope, la


muse de la poésie lyrique, joue de la lyre et de la cithare, et chante d’une
voix si suave que tous, hommes, bêtes sauvages et plantes, s’inclinent
vers lui et s’adoucissent à son écoute. Compagnon des Argonautes, il
maîtrise les éléments lors d’une tempête, et son chant est vainqueur de

46. À la lumière d’hiver, p. 77.


47. Source : P. Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF, p. 332-333.

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celui des sirènes. Par amour pour sa femme Eurydice, une nymphe piquée
par un serpent et morte injustement dans sa prime jeunesse, il descend
aux Enfers, décidé à l’en ramener ; il sait alors charmer par son chant les
monstres des Enfers et les dieux infernaux, Hadès et Perséphone. Ceux-ci,
touchés par une telle marque d’amour, consentent à lui rendre Eurydice, à
la condition qu’il ne se retournera pas pour la regarder tant qu’ils n’auront
pas quitté le royaume des morts. Orphée accepte, et quitte les Enfers,
sa femme derrière lui ; mais pris de doutes, il se retourne, et provoque
ainsi la perte définitive d’Eurydice, qui disparaît. Une version du mythe
raconte qu’inconsolable, il se refusa alors à toutes les femmes, et se livra
à la pratique de mystères exclusivement masculins ; par frustration et
vengeance, les femmes thraces (ou les Bacchantes selon les versions) le
tuèrent en le lapidant puis en le déchirant.
À l’origine d’un mouvement religieux dit « à mystères », l’Orphisme, au
VIe siècle avant notre ère, Orphée entre dans la littérature par les textes
d’auteurs grecs comme Euripide ou Apollonios de Rhodes ; mais c’est par
les textes d’auteurs latins, et surtout par ceux de Virgile et d’Ovide qu’il
acquiert une portée littéraire dont l’influence ne cessera plus par la suite
de se faire sentir. Il devient en effet rapidement emblématique du pouvoir
de la parole poétique, et l’archétype du Poète. Le mythe d’Orphée est pré-
sent à toutes les époques : chez des auteurs chrétiens comme Tertullien,
qui ont vu en Orphée une image du Christ, puis chez Ronsard, Shakespeare
ou Milton, qui assimilent l’énoncé poétique au chant orphique, également
chez des auteurs des XIXe et XXe siècle : Nerval, Apollinaire, Rilke, Anouilh,
Cocteau, Valéry…
Le mythe d’Orphée est le lieu d’une réflexion sur la puissance de la poésie,
sur l’amour qui perdure au-delà de la mort, sur le thème initiatique de
la descente aux Enfers. Il se révèle donc particulièrement pertinent pour
exprimer des problématiques essentielles de la modernité : on le retrouve
encore ainsi chez des poètes contemporains comme Pierre-Jean Jouve48,
Pierre Emmanuel49, ou encore plus proche de notre poète, Y. Bonnefoy
dans Les Planches courbes.
Philippe Jaccottet pour sa part se démarque nettement dans nos recueils
de toute fascination pour la figure mythique (bien qu’il ait manifesté
pour elle un intérêt certain dans des recueils précédents) : les allusions,
éparses dans les recueils aux différents mythèmes*, montrent que le
poète réutilise le mythe, mais en le détournant, pour mieux protéger le
« je » poétique de toute forme d’autocélébration. Ainsi, la représentation
du poète marchant la tête « retournée » dans le premier poème d’« Autres
chants » (p. 57), qui pourrait faire allusion à Orphée se retournant pour
regarder Eurydice, est en réalité celle de la figure étudiée plus haut du
poète vieillissant, plongé presque malgré lui dans la contemplation de
son passé : « nous nous sommes surpris marchant la tête retournée / vers
le passé, prêts à nous couronner de souvenirs… ». Le portrait du poète

48. Dans Matière Céleste, 1937.


49. Dans Tombeau d’Orphée, 1941.

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se fait ironique : il n’est plus l’amoureux au chant magique, mais un vieil
homme qui court le risque de se complaire dans ses souvenirs. Lui-même
Cerbère fatigué et inutile (« vieux chiens de garde sans grand-chose / à
garder ni à mordre »), il tente de remonter des Enfers sans commettre
l’erreur d’Orphée – sans céder à la tentation de demeurer dans « ce qui
est derrière », dans la vision de ce qui est perdu définitivement du fait
du passage du temps : « Oh amis devenus presque vieux et lointains,
/ j’essaie encore de ne pas me retourner sur mes traces ». Les « amis »
vieillissants ont remplacé la jeune Eurydice, le thème de l’âge s’est subs-
titué à celui de l’amour. Le mythe est donc bien présent, mais Orphée a
perdu de sa superbe, et sa parole semble impuissante, car entraîné vers
le « côté sombre où je nous vois descendre », il constate qu’elle ne peut
rien : « qui le pourrait encore, qui l’a pu ? » (p. 59). L’emploi du passé
composé « qui l’a pu ? » est une attaque directe contre toute illusion
d’une parole poétique un jour efficiente contre la mort. D’ailleurs, Orphée
lui-même a finalement perdu Eurydice… La dimension « chtonienne* »
d’Orphée n’est pas absente : le poète accepte de se laisser entraîner dans
une descente aux Enfers symbolique : « là où (…) / nous mène (…) on ne
sait quelle ombre / ou quel chien couleur d’ombre, et patient », guidé
par Cerbère ; mais c’est uniquement l’acte de « chercher », l’action de la
« quête » poétique, qui sont en réalité admis. Tout pouvoir inouï accordé
à la parole du poète, toute gloire attachée à sa personne sont refusées,
et lorsque le poète est « couronné », comme l’étaient les vainqueurs des
joutes poétiques antiques, ce n’est que de « souvenirs »… De même,
le poète peut entendre « les pleurs de celle qui est dessous » la terre
(p. 61-62) – la mère a ici remplacé Eurydice –, mais ne peut la rejoindre :
« tout cela maintenant pour moi est sous la terre ». Les portes des Enfers
ne s’ouvriront plus pour lui, la descente vers le royaume d’Hadès n’est
plus qu’un souvenir évoquant les paysages infernaux du Styx :
(…) J’ai plein la tête plein de faux-jours, et de reflets
dans les trappes d’un fleuve ténébreux,
je me souviens de bouches inlassables sur ses bords – (…)
Philippe Jaccottet, in « Autres chants » recueillis dans A la lumière d’hiver.
© Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisations, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation
individuelle et privée est interdite» www.gallimard.fr

Le premier poème de la première section d’À la lumière d’hiver renoue


avec l’expression de cet écart entre la figure mythique et celle du poète,
plaçant le créateur « hors de tout enchantement » (p. 77) : cet « enchante-
ment » fait référence au chant divin du poète, censé être plus qu’un simple
chant, mais un carmen.

Éclairage : parole poétique et parole magique


La poésie, considérée comme une action qui crée du sens par la seule
vertu de la parole, est apparentée à la magie. Traditionnellement, on com-
pare le discours poétique, qui s’octroie le pouvoir d’agir sur le monde,

Séquence 5 – FR01 65

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aux formules magiques, conjuratoires et incantatoires. C’est pourquoi les
poètes qui se considèrent héritiers d’Orphée rappellent souvent l’origine
du mot « chant », qui vient du latin « carmen », lequel a également donné
le nom « charme », au sens magique du terme. Quand le poète dit qu’il
« chante », il ne renvoie pas seulement au caractère musical de ses vers,
mais à la dimension magique de sa parole. Le pouvoir immense que les
poètes accordent souvent à la poésie trouve donc son origine dans une
croyance en ses vertus magiques : ainsi Baudelaire parle de « sorcellerie
évocatoire »50, et Valéry, de « charmes »51.
Dire que le poète est « hors de tout enchantement » revient donc à s’ins-
crire contre une tradition poétique : la voix du poète n’est pas – ou plus ?
– chargée d’une puissance mystérieuse, elle n’est plus « chant ». Le poète
parle (« je dis »), mais ne chante plus. Bien plus, le poète avoue explici-
tement se méfier du modèle orphique : « Il est dangereux pour le poète
d’aujourd’hui de se prendre pour Orphée »52, dit Jaccottet lui-même. Le
poème de la page 49 semble illustrer cette crainte, qui dépeint le poète
tel un Icare qui aurait cherché à atteindre une vérité poétique lointaine
et tomberait de haut, mouvement de chute mimé par la disposition typo-
graphique des vers :
(…) on ne vit pas longtemps comme les oiseaux
dans l’évidence du ciel,
et retombé à terre (…)
Philippe Jaccottet, in « Parler » recueillis dans A la lumière d’hiver.
© Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisations, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation
individuelle et privée est interdite» www.gallimard.fr

Dans un monde lui-même désenchanté, « trahi par tous les magi-


ciens et tous les dieux » (p. 77), le poète est bien loin de la figure du
démiurge de nature divine qu’on a pu voir en lui, et si le poème de la
page 80 représente bien la mort d’Orphée lapidé (« Lapidez-moi encore
de ces pierres du temps »), ce ne sont plus les coups des Bacchantes
mais du Temps qui accablent le poète. Le mythe est ainsi mis au service
d’une obsession récurrente et personnelle qui hante l’œuvre, et c’est
un poète périssable, et non voué à une immortalité et à une postérité
propres à une figure légendaire, qui est figuré. La dimension mythique
est comme absorbée par une poétique de la mortalité et de l’angoisse
du temps et de la mort.

50. In Curiosités esthétiques. L’Art romantique, éd. Henri Lemaitre, Garnier, coll. « Classiques Gar-
nier », 1986, p. 676.
51. Titre d’un recueil publié en 1922.
52. Ph. Jaccottet, « Orphée et le cordonnier », Écrits pour papier journal, p. 24 ; propos rapportés par
J.-C. Matthieu dans « Le poète tardif : sujet lyrique et sujet éthique chez Jaccottet », Modernités,
no 8, p. 203.

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2. «
 Non plus ailé » : le poète descend de
son piédestal
Au-delà de la figure d’Orphée, ce sont aussi d’autres figures poétiques
que le poète refuse, initiant une réflexion sur la notion d’inspiration.
C’est par exemple la figure traditionnelle du « voyant », qui accorde au
poète la capacité de percevoir davantage que les hommes ordinaires. A
contrario, le poète de Leçons s’annonce clairement comme incapable de
percevoir une autre dimension, d’appréhender l’invisible : « Accoucheuses
si calmes, si sévères, / avez-vous entendu le cri / d’une nouvelle vie ? /
Moi, je n’ai vu que cire qui perdait sa flamme » (p. 25). Obsédé par la
réalité de la mort, par le visage aux « lèvres sèches » du mourant qui
expire, devenu « cire » – image de sa pâleur et de sa progressive décom-
position, comme une bougie perd à la fois sa matière et sa lumière en
se consumant –, le poète ne perçoit rien de ce que peut être le monde
de l’au-delà, impuissance qui à la fois dénonce toute foi en un « après »
illusoire, et décrit le poète aux antipodes du « voyant » rimbaldien. Non
seulement le poète n’est pas voyant, mais il est même « aveugle » (p.
58, 81, 82) : l’image de la « canne obscure » (p. 78), hypallage* qui rend
compte du noir absolu qui voile ses yeux, instaure une image du poète
qui cherche dans l’ombre, sans voir, une vérité poétique qu’il ne peut
rapporter victorieusement aux hommes.
C’est aussi la figure du poète hésiodique, qui reçoit des dieux sa parole
et la transmet aux hommes, acquérant le caractère sacré d’un medium
poétique. Comme le souligne le poème de la page 77, qui inaugure À
la lumière d’hiver par une posture de modestie poétique, il n’est plus
question de célébrer un poète « depuis longtemps fui par les nymphes »,
allusion aux textes antiques qui le dépeignaient entouré des Muses et des
nymphes sur le Parnasse, comme dans le célèbre incipit de la Théogonie
d’Hésiode que vous pouvez lire ci-dessous.

Texte complémentaire : la Théogonie d’Hésiode


Commençons par invoquer les Muses de l’Hélicon, les Muses qui, habitant
cette grande et céleste montagne, dansent d’un pas léger autour de la
noire fontaine et de l’autel du puissant fils de Saturne, et baignant leurs
membres délicats dans les ondes du Permesse, de l’Hippocrène et du divin
Olmius, forment sur la plus haute cime de l’Hélicon des chœurs admirables
et gracieux. Lorsque le sol a frémi sous leurs pieds bondissants, dans
leur pieuse ardeur, enveloppées d’un épais nuage, elles se promènent
durant la nuit et font entendre leur belle voix en célébrant Zeus armé de
l’égide, l’auguste Héra d’Argos, qui marche avec des brodequins d’or, la
fille de Zeus, Athéna aux yeux pers, Phébus-Apollon, Artémis chasseresse,
Poséidon, qui entoure et ébranle la terre, la vénérable Thémis, Aphrodite
à la paupière noire, Hébé à la couronne d’or, la belle Dioné, l’Aurore, le
grand Soleil, la Lune splendide, Latone, Japet, l’astucieux Cronos, la Terre,
le vaste Océan et la Nuit ténébreuse, enfin la race sacrée de tous les

Séquence 5 – FR01 67

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autres dieux immortels. Jadis elles enseignèrent à Hésiode d’harmonieux
accords, tandis qu’il faisait paître ses agneaux au pied du céleste Hélicon.
Ces Muses de l’Olympe, ces filles de Zeus, maître de l’égide, m’adressèrent
ce langage pour la première fois :
« Vils pasteurs, opprobre des campagnes, vous qui ne vivez que pour l’in-
tempérance, nous savons inventer beaucoup de mensonges semblables à la
vérité ; mais nous savons aussi dire ce qui est vrai, quand tel est notre désir ».
Ainsi parlèrent les éloquentes filles du grand Zeus, et elles me remirent
pour sceptre un rameau de vert laurier superbe à cueillir ; puis, m’ins-
pirant un divin langage pour me faire chanter le passé et l’avenir, elles
m’ordonnèrent de célébrer l’origine des bienheureux Immortels et de les
choisir toujours elles-mêmes pour objet de mes premiers et de mes der-
niers chants.
Hésiode, Théogonie, traduction d’Anne Bignan.53

Éclairage : parole poétique et parole sacrée


La tradition gréco-romaine faisait du poète un homme inspiré des dieux.
N’oubliez pas que la poésie occidentale est née dans le berceau de la reli-
gion : elle a reçu, dès l’origine, une valeur sacrée, et à ce titre, le texte
d’Hésiode ci-dessus est fondateur de la figure quasi-divine du poète. Sa
forme et ses pouvoirs rappellent d’ailleurs souvent la prière ou la liturgie. La
laïcisation progressive de la poésie ne l’a pas empêchée de conserver une
dimension sacrée, qui a pris d’autres formes : voyance chez Rimbaud ou
chez Breton, prophétie chez Hugo, objet de culte et sacerdoce au même titre
que la quête des Idées primordiales pour les Symbolistes au XIXe siècle…
C’est la question de l’inspiration poétique qui est ainsi directement
posée : dans Chants d’en-bas et À la lumière d’hiver, le poète n’est plus
« habité », possédé par une inspiration d’origine supérieure (sacrée,
divine… en tous cas transcendante), il n’est « plus porté par la course du
sang », c’est-à-dire par un enthousiasme créatif propre à la poésie, non
plus qu’ « ailé ». Cette dernière allusion renvoie à la conception du poète
comme « chose ailée » que Platon développe dans un de ses célèbres
dialogues socratiques, Ion, et qui demeure également un des modèles de
la figure du poète. Vous pouvez en lire un extrait ci-dessous.

Texte complémentaire : Ion, Platon


Ainsi la Muse crée-t-elle des inspirés et, par l’intermédiaire de ces inspirés,
une foule d’enthousiastes se rattachent à elle. Car tous les poètes épiques
disent tous leurs beaux poèmes non en vertu d’un art, mais parce qu’ils
sont inspirés et possédés, et il en est de même pour les bons poètes
lyriques. Tels les corybantes dansent lorsqu’ils n’ont plus leur raison,
tels les poètes lyriques lorsqu’ils n’ont plus leur raison, créent ces belles

53. Traduction accessible sur le site de Ph. Remacle : http://remacle.org

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mélodies ; mais lorsqu’ils se sont embarqués dans l’harmonie et la
cadence, ils se déchaînent et sont possédés. Telles les bacchantes pui-
sent aux fleuves le miel et le lait quand elles sont possédées, mais ne le
peuvent plus quand elles ont leur raison ; tels les poètes lyriques, dont
l’âme fait ce qu’ils nous disent eux-mêmes. Car ils nous disent, n’est-ce
pas, les poètes, qu’à des fontaines de miel dans les jardins et les vergers
des Muses, ils cueillent leurs mélodies pour nous les apporter, semblables
aux abeilles, ailés comme elles ; ils ont raison, car le poète est chose
ailée, légère, et sainte, et il est incapable de créer avant d’être inspiré et
transporté et avant que son esprit ait cessé de lui appartenir ; tant qu’il
ne possède pas cette inspiration, tout homme est incapable d’être poète
et de chanter (…) Ils parlent en effet, non en vertu d’un art, mais d’une
puissance divine (…) ».
Ion, Platon, traduction de Louis Mertz54.

Le poète, s’il n’est plus porté par une inspiration qui l’élève, comme
l’évoque le texte de Platon, s’il n’est plus investi de quelque forme de
sacré que ce soit, est donc fondamentalement seul, livré à une quête qui
s’apparente à celle d’un aveugle qui « ravage » davantage les herbes du
chemin (p. 78) qu’il ne trace une voie pour les hommes.
Ultime figure convoquée en poésie pour être mieux refusée, celle du
poète-prophète55 : le poète adresse ses paroles « non pas « à l’ange de
Laodicée », / mais sans savoir à qui, dans l’air » (p. 64). C’est une allusion
à un passage de l’Apocalypse de Jean qui commence ainsi : « Écris à l’ange
de l’église de Laodicée : Voici ce que dit l’Amen, le témoin fidèle et véri-
table, le commencement de la création de Dieu : Je connais tes œuvres »
(Ch. 3, 14-22). Cette lettre est adressée à « l’ange », ou au « messager »
qui doit leur retransmettre le message à toute l’église de Laodicée (une
des sept Églises). C’est le Christ qui donne à saint Jean l’ordre d’écrire,
et qui se présente ici comme « l’Amen », terme qui signifie « ce qui est
ferme, fidèle ou qui est vrai » : « le témoin fidèle et véritable ». Le poète
de À la lumière d’hiver se distingue donc clairement, par ses vers, d’un
prophète chargé d’un message venu de plus haut que lui. À l’opposé de
l’évangéliste, il n’est porteur ni d’une « bonne nouvelle », ni d’un avertis-
sement à une église bien tiède dans sa foi, ni aucunement en lien avec
une forme de sacré ; sa parole n’est que la sienne, personnelle, intime,
originale – et bien humble dans le dénuement.
En conclusion, d’une apparente modestie, la voix poétique s’appuie donc
sur des représentations traditionnelles – nombreuses – qu’elle convoque
puis refuse voire déconstruit pour mieux s’affirmer elle-même en se déga-

54. Traduction accessible sur le site Hodoi electronikai : http://mercure.fltr.ucl.ac.be/Hodoi


55. Comparez la posture de Jaccottet avec celle de Victor Hugo dans « La fonction du poète », in Les
rayons et les ombres : « Le poète en des jours impies / Vient préparer des jours meilleurs. / ll est
l’homme des utopies, / Les pieds ici, les yeux ailleurs. / C’est lui qui sur toutes les têtes, / En tout
temps, pareil aux prophètes, / Dans sa main, où tout peut tenir, / Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le
loue, / Comme une torche qu’il secoue, / Faire flamboyer l’avenir ! ».

Séquence 5 – FR01 69

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geant des modèles antérieurs, et pour mettre en avant sa singularité. Mais
cette démarche exprime aussi un malaise face à une poésie oraculaire,
prométhéenne, qui s’affirmerait comme source d’une vérité, comme sûre
d’elle-même, se fondant sur ses fonctions religieuses, mystique, prophé-
tique ou messianique. Déjà dans le deuxième recueil qu’il publie en 1958,
L’Ignorant, Jaccottet s’interrogeait sur une poésie trop péremptoire :
(…) Cependant, même à qui chemine à mon côté,
même à ce chant je ne dirai ce qu’on devine
dans l’amoureuse nuit. Ne faut-il pas plutôt
laisser monter aux murs de silencieux lierre
de peur qu’un mot de trop ne sépare nos bouches
et que le monde merveilleux ne tombe en ruine ? (…)
Philippe Jaccottet, « Le secret » recueilli dans L’ignorant.
© Éditions GALLIMARD. « Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisations, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation
individuelle et privée est interdite» www.gallimard.fr

Dans les trois recueils, le poète s’est donc présenté tour à tour sous le
jour d’un homme effrayé, diminué, vieillissant, mélancolique, acerbe
envers ses incapacités et ses impuissances, qui semble arborer divers
masques pour mieux se dire. Et si cette constellation d’identités, qui sont
des fictions poétiques, témoigne d’une réflexion sur soi, elle est aussi
une façon pour le poète d’interroger les pouvoirs de la parole, de sonder
les limites de l’écriture : si le poète n’est plus ni Orphée, ni un voyant, ni
un prophète, ni même inspiré – que vaut et que peut son chant ? Doute
essentiel qui mine la parole poétique dans la période contemporaine, qui
sape le bien-fondé de l’entreprise du poète et ramène la parole poétique
à son impuissance, et son créateur, à la question de sa légitimité : il n’est
plus Orphée, ni voyant… À travers l’autoportrait imaginaire et fantasmé
du locuteur que nous avons envisagé sous ses divers aspects, c’est donc
la question de la parole poétique et de sa conception par Jaccottet qui
est en jeu.

70 Séquence 5 – FR01

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Chapitre Limites et vocations
4 de la parole poétique
Exit donc l’idéal du poète romantique, turbulent ou hiératique : voici com-
mencé le temps de l’humilité poétique. Cette posture entraîne néces-
sairement une mise en question de la parole poétique, dont les limites
sont explicitement soulignées dans l’art poétique que constitue la section
« Parler » de Chants d’en bas : la question « que peut la poésie ? », qui
a tant poursuivi les poètes contemporains, est posée, mais la réponse
est loin de n’être que pessimiste. S’élabore ainsi dans les recueils, par-
ticulièrement Chants d’en bas et À la lumière d’hiver, une poétique de la
mémoire, du lien, de la douceur, qui fait entrer Autrui et le monde dans
les poèmes. Poésie de la mort, nous l’avons vu, mais aussi de l’amour, de
la nature, de la célébration de la vie et de l’instant, la parole du poète est
le lieu d’une tension très personnelle entre les pulsions de vie et de mort.

A Les mots et les choses :


les limites de la parole poétique
Pour 1 a) Dans Leçons, à quels endroits le poète se trouve-t-il confronté à
Réfléchir une impuissance des mots ?
En quoi est-ce un obstacle dans la communication avec le mourant ?
Relevez les allusions au thème de l’incommunicabilité.

 Pour préparer l’analyse de texte


Dans le poème de la page 12, en quoi réside cette impuissance ? Par
quelle figure de style le poète l’exprime-t-il ?
Étudiez le poème de la page 17.
Comment est représentée la distance entre le mourant et ses proches ?
Quels sont les deux sens que le mot « mètre » peut adopter ?
Que signifie ce « jeu de mots » quant aux capacités de la parole du poète ?
b) Comment le poète est-il lui-même en proie à la difficulté de dire ? De
quel échec est-il menacé ?
 Pour préparer l’analyse de texte
Dans la seconde partie du deuxième poème de « Parler », à quoi est
réduite la parole poétique ?

Séquence 5 – FR01 71

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c) Quels poèmes abordent la question du rapport entre la mort et les mots,
et l’impossibilité de faire entrer l’indicible en poésie ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Dans le poème 4 de la section « Parler », comment s’exprime la disso-
nance entre les mots et la mort ? Étudiez en particulier la versification du
poème.
Dans la dernière strophe du poème 2 de « Parler », quelle image permet
d’illustrer la rétivité des mots à « entrer » dans le poème ?

2 a) Dans quels poèmes de « Parler » le poète évoque-t-il la distance


existant entre les mots et les choses ?
À quoi tient cette distance ?
Que signifie l’expression du poème 1, « Parler est facile » ?
Quel type de réflexion s’engage dans cette section poétique ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Étudiez le premier poème de « Parler ».
De « Parler est facile » à « ni moi blessé. (…) », à quel type d’attitude
poétique renvoie l’adjectif « calfeutré » ? Quel(s) autre(s) adjectif(s) du
premier poème de Leçons rappelle-t-il ?
Pourquoi le poète se compare-t-il à une « dentellière » ?
En quoi la versification du poème permet-elle de renforcer l’affirmation :
« tracer des mots sur la page, / en règle générale, est risquer peu de
choses » ?
Pourquoi avoir choisi les termes « fleur » et « peur » ?
Analysez leurs sonorités et leurs connotations : en quoi ces dernières
s’opposent-elles ?

 Dans la première strophe du poème de la page 77, que signifie


l’expression « jongler » (avec les mots) ? Quelle critique poétique déjà
exprimée le texte reprend-il ?

b) Comment le poète dénonce-t-il une certaine pratique de la poésie qui


serait un simple jeu verbal ?
En quoi ce type de poésie éloigné de la réalité est-il pour lui un scan-
dale ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Étudiez le poème introducteur de « Parler ».
Que signifie « faire meilleur usage de ses mains » ?
Pourquoi la poésie pourrait-elle être « lâcheté » et « gaspillage » ?
Étudiez le poème de la page 77.
Relevez les termes renvoyant à l’idée de légèreté et d’immatérialité.
Quelle poésie est caractérisée par ces mots ?
Étudiez le vers « Puis les portes se ferment en grinçant » : comment les
sonorités rendent-elles compte d’une brusque retombée dans le réel ?

72 Séquence 5 – FR01

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c) Pourquoi le poète se refuse-il à dire la mort ?
En quoi la poésie pourrait-elle être une « lâche / insulte à la douleur » ?
(p. 42).
Quelle préoccupation éthique sous-tend ces hésitations à parler ?
d) R
 elevez les passages des trois recueils dans lesquels la parole du poète
est empreinte de doute, voire menacée de silence.

 Pour préparer l’analyse de texte


Dans le poème de la page 64 d’« Autres chants », d’ « Écris vite » à « tes
mains la peur », étudiez le parallèle établi entre le poète et le cheval : que
permet-il d’exprimer quant à la difficulté de la création poétique ?
Dans le poème de la page 65, que signifie pour l’inspiration du poète
le vers « le tourment l’emporte sur ces envolées » ? Le recueil se ferme
sur le mot « nuit » : qu’est-ce que ce choix lexical laisse présager pour la
parole poétique ?
En quoi la tâche du poète s’affirme-t-elle cependant comme une quête
et une persévérance ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Étudiez le poème des pages 57-59, étudiez le thème de la recherche poé-
tique : par quel procédé stylistique le poète souligne-t-il sa volonté de
poursuivre son travail ?
Étudiez le poème des pages 77-78, relevez les verbes exprimant l’effort
répété ; quel est le sens poétique de la métaphore de la « voie » et du
poète « marcheur » ?

Mise au point
Comme souvent dans la poésie contemporaine, les trois recueils au pro-
gramme exposent, en même temps que les poèmes se dévoilent aux yeux
du lecteur, une réflexion sur la parole et sur ses limites. Au fur et à mesure
que s’élabore la poésie, elle se met donc elle-même en question, dans
une démarche métapoétique* qui nous livre la conception que se fait le
poète de sa parole.

1. Les mots face à la mort

a) Une distance entre les êtres


La première menace qui plane sur la parole du poète tient à l’expé-
rience de la douleur de l’Autre, qui est initialement celle de Leçons.
Ainsi, dès le deuxième poème (pp. 12-13), le poète constate un échec
du verbe, lequel n’offre pas le lien escompté avec celui qui s’en va, qui

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est « si vite emmené si loin ». Cette impuissance de la parole poé-
tique est soulignée par l’anaphore de la négation « ni » dans l’avant-
dernier tercet : « ni la lanterne des fruits, / ni l’oiseau aventureux, /
ni la plus pure des images » ne peuvent « suivre » le maître, c’est-à-
dire maintenir un contact avec un être souffrant qui peu à peu se
replie sur sa douleur et son désarroi. La mention de « la lanterne des
fruits », obscure hors-contexte, est en réalité une allusion à un poème
d’un recueil précédent, dans lequel le poète se consacrait à décrire
les fruits d’un verger. Voici un extrait de ce poème, intitulé « Fruits » :
Dans les chambres des vergers
Ce sont des globes suspendus
Que la course du temps colore
Des lampes que le temps allume
Et dont la lumière est parfum
On respire sous chaque branche
Le fouet odorant de la hâte
Ce sont des perles parmi l’herbe
De nacre à mesure plus rose
Que les brumes sont moins lointaines (…) ! 56
Philippe Jaccottet, « Fruits » (extrait), in « Oiseaux, fleurs et fruits »
recueillis dans Poésie 1946-1967. © Éditions GALLIMARD.
« Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisations, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation
individuelle et privée est interdite» www.gallimard.fr

Les « globes suspendus », les « lampes que le temps allume » sont des
métaphores pour dire le fruit, sa couleur, sa lumière. La « lanterne des
fruits » est donc une référence d’auto-intertextualité – le poète se réfère à
sa propre œuvre – qui, comme l’oiseau, figure récurrente de la poésie jac-
cottienne, est une métonymie pour dire la recherche poétique du mot juste,
de la « plus pure des images » dont tout poète rêve… Mais face au « maître »
alité, la poésie ne peut plus rien, et doit céder la place à une compassion
bien concrète, une aide au corps souffrant, par « le linge et l’eau changés,
/ la main qui veille, / le cœur endurant », c’est-à-dire les soins au malade
et l’équanimité d’âme qui lui apporte un soutien moral. Ce constat s’ancre
dans une évolution personnelle que nous avons déjà évoquée, qui fait suc-
céder à une période antérieure perçue comme « insouciante », caractérisée
par une production littéraire dégagée de certaines réalités, une remise en
cause poétique, marquée par l’emploi de la tournure « ne plus » : « Il ne
s’agit plus de passer / comme l’eau entre les herbes : / cela ne se tourne
pas ». Comme une eau rapide et agile, la parole poétique coulait, contournait
certains aspects du réel. Cette aisance a non seulement disparu, mais a
cédé le pas à une forme de doute : la poésie peut-elle permettre d’approcher
l’autre et sa douleur ? Le poème de la page 17 reprend cette interrogation

56. « Fruits » (extrait), in « Oiseaux, fleurs et fruits ».

74 Séquence 5 – FR01

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sur l’éloignement que la parole ne comble pas. Ce poème est hanté par
l’image, filée, de la distance, immense mais encore concevable pour ce
qui est de l’étoile, mais d’une autre nature pour ce qui est du mourant :
« dans un autre espace », inatteignable, notre « mètre » ne peut plus
l’atteindre. Ce « mètre » est à la fois notre raison ordinaire, impuissante
devant ce qui la dépasse, mais aussi une allusion au « mètre » poétique,
le vers, ou la parole en général, qui tente de se faire communication, mais
échoue dans un duel figuré par la « lame » de l’épée que le vaincu brise
de dépit sur son genou. Cette parole qui n’a « plus cours » – image encore
développée au poème suivant (p. 18) : « …voyez ce qui brise votre règle
entre vos mains. / Ici, considérez l’unique espace infranchissable » – est
aussi celle que le mourant lui-même perd : devenu « muet », il « sort des
mots » (p. 19). Même le poète, artisan des mots, ne peut rien pour renouer
le fil de l’échange entre les hommes : « Le lien des mots commence à se
défaire / aussi (…) ». Isolé, le mourant s’éloigne déjà des autres, et perd,
d’une certaine façon, son humanité et son identité en devenant un « étran-
ger » derrière une « frontière », que l’on ne comprend plus. C’est ici une
première limite de la parole que souligne le poète, et qui s’ouvre sur une
question d’ordre philosophique sur les pouvoirs du langage. Cette difficile
découverte pour l’amoureux du verbe que les mots peuvent se heurter au
silence qui sépare, isole et contraint les êtres dans leur prison intérieure
(« Est-ce ainsi qu’il se tait dans l’étroitesse de la nuit ? », p. 20) exprime
le drame de l’incommunicabilité, que le poète expérimente lui-même.

b) Un obstacle entre le poète et les mots


De fait, si le mourant perd les mots au fur et à mesure que la vie le quitte,
c’est le même risque que court le poète, submergé par une peur telle que
les mots ne sont plus un recours. Ce risque est exposé dans la dernière
strophe du deuxième poème de « Parler » : « C’est autre chose, et pire,
ce qui fait un être… » (p. 44). En effet, après avoir évoqué l’image de la
feuille de papier rongée par le feu pour dire la peur qui dévore le poète,
étirée en une longue comparaison quasiment de type homérique* où le
comparant est très développé et donne lieu à lui seul à un bref « tableau »
(la première partie du poème), le poète amène dans cette seconde partie
le « comparé » : lui-même, comme la feuille en proie non aux flammes
mais à « pire » : à une terreur paralysante (« ce qui fait un être / se recro-
queviller sur lui-même, reculer tout au fond de la chambre »). Au lieu de
poésie, c’est un cri d’appel à l’aide instinctif, informe, issu du sentiment
d’horreur ressenti, que peut seulement lancer le poète : « appeler à l’aide
/ n’importe qui, n’importe comment ». Il n’est plus question de beauté, de
recherche poétique face à la mort ; et le poète est ravalé ainsi au rang de
« bête ». À son tour, il est privé de langage humain, et de toute communica-
tion avec l’Autre (« ce qui fait un être / se recroqueviller sur lui-même »), car
la mort est ce qui ramène l’homme à une condition précivilisée, animale,
qui le ravale à sa condition de chair mortelle. Se pose alors la question de
savoir s’il est seulement possible d’envisager dire la mort en poésie, ou
si le poète face à elle est nécessairement réduit au silence.

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c) Dire la mort ?
Dès le recueil Leçons, le poète se refuse à mettre des mots sur ce qui pro-
voque l’« horreur et la pitié » : « N’attendez-pas / que je marie la lumière à
ce fer » (p.21). Le « fer » désigne la force, qui n’est pas nommée explicite-
ment, qui torture le mourant (l’image est reprise p. 23). La « lumière » est
celle que la parole poétique peut apporter : il ne faut pas exiger du poète
qu’il fasse de la souffrance et de la mort des sujets de poésie.
Il semble impossible, en effet, de faire entrer l’indicible en poésie : « On
peut nommer cela horreur, ordure, / prononcer même les mots de l’ordure
/ déchiffrés dans le linge des bas-fonds : / […] cela n’entrera pas dans
sa page d’écriture » (p. 22). Quels que soient le talent, les efforts, les
expédients de l’écrivain, décrits avec ironie comme des « singeries »,
c’est-à-dire comme des actes inutiles et prétentieux (« vains » au sens
ancien du terme !), la réalité de la mort restera en dehors des mots, qui
ne réussiront pas à la cerner dans ce qu’elle est véritablement, même si
l’on a recours aux termes les plus crus et les plus durs : « horreur, ordure »,
« même les mots de l’ordure ». C’est une réalité qui n’a pas à être dite :
« Ordure non à dire ni à voir : / à dévorer » (ibid.), et qui remet donc en
question le pouvoir des mots.
C’est dans la section « Parler », où le poète s’interroge sur la pratique poé-
tique, que l’on trouve un poème (p. 47) qui attaque de front la question de
l’adéquation entre les mots et la mort : « Y aurait-il des choses qui habitent
les mots… ». Les deux premiers vers sont des alexandrins (si l’on fait la
synérèse dans la dernière syllabe de « volontiers ») : ils rendent compte de
l’harmonie qui peut jaillir quand les mots disent les choses avec justesse.
À l’inverse, les vers 5 et 6 (« comme en les effaçant – et d’autres choses
/ qui se cabrent contre eux, les altèrent, qui les détruisent ») soulignent
la dissonance existant entre les mots et la mort, – le tiret oppose nette-
ment les deux cas de figure – laquelle refuse d’entrer dans le poème. Ce
mouvement est rendu par le rejet du vers 5, qui repousse la relative « qui
se cabrent » au vers 6, et le rythme ternaire irrégulier de ce même vers
(le pronom relatif « qui » n’est répété que devant deux des trois verbes)
scandant avec rudesse la phrase. Deux hypothèses sont évoquées dans
les trois derniers vers : soit c’est la parole qui « rejette » la mort, qui
ne peut la dire, car en est ou incapable, ou trop éloignée ; soit, et c’est
l’hypothèse qui est favorisée, la mort atteint toute tentative de dire, de
communiquer : elle fait « pourrir » non seulement les corps, mais aussi la
parole, annihilant toute tentative du poète de la décrire.
L’interrogation du poète sur la parole se porte ici sur les rapports entre
les mots et les choses : que peuvent les mots ? Y a-t-il certaines réalités
qui leur échappent ? Portent-ils en eux certaines choses, et en excluent-ils
d’autres par nature ? Cette réflexion est ancienne, et remonte aux écrits
platoniciens, surtout au dialogue du Cratyle (ou de la propriété des noms),
dans lequel le personnage de Cratyle soutient face à Socrate que les noms
justes reproduisent intégralement les choses, et place ainsi la vérité dans
le langage. Le problème qui sous-tend cette réflexion est de savoir com-
ment « aller vers » les choses mêmes : la voie des mots est-elle un moyen

76 Séquence 5 – FR01

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pour atteindre leur vérité ? On voit que Jaccottet fait de son poème le lieu
d’un travail poétique profond, qui touche à la légitimité du matériau même
de son art, les mots. Il s’inscrit aussi dans une réflexion contemporaine
des poètes et des écrivains en général sur le pouvoir de la littérature,
réflexion qui fut initiée à la suite de l’expérience traumatisante des camps
d’extermination : la question se pose alors de savoir ce que peut encore
l’écrivain face à certaines réalités.

Éclairage : la littérature contemporaine confrontée à l’indicible


La révélation des camps d’extermination, les témoignages des survivants,
provoquèrent chez les écrivains une remise en cause fondamentale des
pouvoirs de la langue : face à l’inhumain, peut-on, et doit-on, encore dire ?
C’est la question que posa l’écrivain Adorno, qui affirma l’impossibilité
d’écrire de la poésie après Auschwitz. Cette impossibilité fut expérimen-
tée par le romancier Jorge Semprun, qui dans L’écriture ou la vie (notez
l’alternative exprimée par « ou »), écrivit : « À Ascona dans le Tessin, un
jour d’hiver ensoleillé, en décembre 1945, je m’étais mis en demeure de
choisir entre l’écriture et la vie. » Il avait fait ce choix, non parce qu’il ne
parvenait pas à écrire, mais parce qu’il n’arrivait pas à survivre à l’écriture.
Car l’écriture le replongeait dans la mort, l’y submergeait :
« J’étouffais dans l’air irrespirable de mes brouillons, chaque ligne écrite
m’enfonçait la tête sous l’eau comme si j’étais à nouveau dans la bai-
gnoire de la villa de la Gestapo à Auxerre. Je me débattais pour survivre.
J’échouais dans ma tentative de dire la mort pour la réduire au silence ;
si j’avais poursuivi, c’est la mort qui m’aurait rendu muet. ».
Le poète Paul Celan souligne pour sa part l’impossibilité d’avoir recours
à la parole poétique traditionnelle, et écrit que le poète, « [...] s’il parlait
de ce / temps, […] / devrait / Bégayer seulement, bégayer, toutoutou-
jours / bégayer » (La Rose de personne, 1962). Dans une interview citée
par Myriam Anissimov dans sa biographie Primo Levi ou la tragédie d’un
optimisme, Primo Levi, auteur de Si c’est un homme, modifiera cependant
la parole d’Adorno : « Après Auschwitz, on ne peut plus écrire de poésie
sinon sur Auschwitz. ». C’est d’ailleurs ce à quoi se livreront finalement
Semprun et nombre de romanciers ou poètes, sommés de raconter malgré
la difficulté de trouver les mots. Le philosophe Levinas affirmait ainsi que
l’événement des camps ne pouvait « se loger dans la conscience humaine
comme une image, ni se trouver en français un nom qui le désignât à sa
mesure. »57. C’est le lien entre l’éthique, la morale, et la forme esthétique
de l’art qui est aussi mis en question : est-il légitime d’apporter par la
parole une forme d’ordre et d’esthétique à l’horreur et au chaos ? Qu’est-ce
que L’Écriture du désastre (1980), s’interroge ainsi Maurice Blanchot ?
Notre poète, dans son entreprise personnelle de cerner la mort, s’ins-
crit ainsi dans un questionnement caractéristique de la création poé-
tique contemporaine sur les mots, leur pouvoir, leur légitimité et leur

57. In « Le carmel d’Auschwitz », Le Figaro, 14 avril 1986.

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rapport au monde. Dans « Parler », cette section qui, comme son nom
l’indique explicitement, se penche sur l’acte de proférer des paroles en
poésie, le poète souligne cette difficulté fondamentale : la mort met en
défaut la parole organisée, qui ne peut donc ni la décrire, ni la nommer
(« c’est ce qui n’a ni forme, ni visage, ni aucun nom », p. 44). La poésie
ne peut même pas approcher cette réalité, qui se dérobe aux mots (« ce
qu’on ne peut apprivoiser dans les images /heureuses, ni soumettre aux
lois des mots ») (ibid.), à l’essence même de l’acte poétique, qui vise à dire
le monde, à l’expliquer, à le présenter aux hommes, au sein d’un ordre, un
« cosmos » : les « lois des mots », qui s’opposerait au « chaos » que repré-
sente la mort et ses destructions. C’est une forme de violence qu’affronte
le poète, un échec brutal, comparé à la rébellion d’un animal sauvage qui
lacèrerait de ses griffes ce qui tenterait de le saisir : « ce qui déchire la
page / comme cela déchire la peau » (ibid.). Au cœur de cette probléma-
tique, une constatation que fait le poète : les mots sont loin des choses.

2. « Parler » : un jeu loin des réalités ?

a) Les mots et les choses : un éloignement irréductible ?


Par le premier poème de « Parler » (p. 41), le poète ouvre son recueil sur
une forme de provocation. En effet, il y met en cause, dès l’entrée dans
l’œuvre, la légitimité de la parole poétique, en annonçant que « parler » –
l’acte fait ici référence à la parole du poète – est « facile », et ne fait courir
aucun risque à un poète « calfeutré ». Cet adjectif nous rappelle d’ailleurs le
premier poème de Leçons, qui présentait aussi le poète comme « abrité »,
« épargné ». Il semble que Jaccottet place régulièrement en tête de ses
tentatives poétiques un « avertissement » qui relativise l’acte poétique,
peut-être par souhait qu’il ne soit pas sacralisé et que soit lancée dès
les premiers poèmes dans l’esprit du lecteur une réflexion sur le sens
de la poésie qu’il va lire. Le poète est en tout cas comparé à une « den-
tellière » cousant à la bougie : la poésie serait un travail sur un matériau
– les mots – de même que la dentelle se fait à partir de tissu, et non sur
le réel. Ce travail se fait à l’abri du monde, dans le calme d’une chambre
ou d’un salon, éclairé d’une lumière douce, celle de la bougie, qui n’est
pas la lumière vive de l’extérieur. Minutieux comme la dentelle, le travail
poétique est réduit à l’action de « tracer des mots sur la page », comme
si le poète voulait en évacuer toute notion d’inspiration : ne reste qu’un
acte physique sans risque, simple, celui de la main qui articule les mots
par la plume comme elle articulerait des fils par l’aiguille. La versification
elle-même vient souligner cette « facilité » : les vers sont tous des vers
longs (entre 10 et 14 syllabes), et les phrases sont complexes, s’étirant
sur plusieurs vers par les enjambements (par exemple « paisible (on a pu
même demander / à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse) »,
« du haut en bas / de la page ») : le poème est proche du rythme fluide
d’une prose qui s’écoulerait sans ruptures, de même que la plume du
poète glisse sur la page sans « risques ».

78 Séquence 5 – FR01

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Le poète regretterait-il de n’être pas un poète « engagé » ? Dire que « tracer
des mots sur la page, / en règle générale, est risquer peu de choses »,
revient à souligner que la littérature n’implique aucun risque réel pour
l’écrivain, sauf – car « en règle générale » suppose des exceptions – quand
il s’agit de pamphlets, prises de positions politiques, dénonciations d’in-
justices ou de scandales… qui placent le poète au cœur du réel (mais
attention : Jaccottet n’a jamais prétendu vouloir être, ni être, un poète
engagé : ce poème n’est pas un regret quant à une posture ou une fonction
sociale, mais une réflexion sur la parole !).
Ce qui semble cependant au cœur du poème est l’écart qui existe entre
les mots et le réel, et qui disqualifie par avance toute tentative poétique :
car les mots ne sont pas les choses, et ne peuvent s’en approcher. Ce
n’est pas un hasard si le poème évoque deux termes d’une seule syl-
labe, aux sonorités proches, qui pourraient être mis à la rime dans un
poème : « fleur » et « peur ». La fleur est un objet poétique traditionnel
(pensez à Mignonne, allons voir si la rose… de Ronsard) ; la peur est un
des thèmes dominants du recueil qui s’ouvre, et qui s’oppose par ses
connotations à la fleur, comme la laideur, l’angoisse et l’horreur s’oppo-
sent aux beautés innocentes de la nature. Pourtant, les deux termes sont
« presque pareils », à l’œil et à l’oreille : mais si les mots sont proches,
les réalités qu’ils désignent sont bien différentes. Comment le poète
pourra-t-il faire sentir cette différence, quand « tous les mots sont écrits
de la même encre » ? C’est le langage même, et l’écriture, qui échouent
à faire éprouver l’essence des choses. De même, le mot « sang » – qui
n’est pas non plus choisi arbitrairement : c’est bien sûr de souffrance et
douleur physique dont il s’agit – même répété plusieurs fois, ne tachera
personne : anaphores, récurrences, images, les outils de la poésie ne
feront pas du mot une réalité.
Troisième recueil, troisième mise en garde poétique : À la lumière d’hiver
également prévient contre la « facilité » de la poésie, dans le premier
poème de la première section : « Fleurs, oiseaux, fruits, c’est vrai, je les
ai conviés… » (p. 77). Le poète semble ici dans la position d’un magicien
amusant des enfants, présentant un spectacle dans lequel il convoque
la réalité pour « jongler » avec les mots comme s’il s’agissait de choses.
Or, il existe une distance fondamentale entre les deux, et dire n’est pas
faire exister. La tâche du poète telle qu’il la concevait auparavant est une
entreprise qui paraît superficielle et prétentieuse, car elle est « facile »,
elle ne s’attaque pas au réel. Notez le temps verbal du passé composé,
« je les ai conviés, / je les ai vus, montrés, j’ai dit… », qui renvoie à un
passé révolu, et l’énumération « Fleurs, oiseaux, fruits », qui constitue
une nouvelle allusion au poème « Oiseaux, fleurs, fruits » du recueil Airs,
poèmes (1961-1964) dont nous avons déjà cité un extrait plus haut. Vous
retrouvez ici la même condamnation d’une ancienne attitude poétique
que celles qui ouvraient les deux précédents recueils, dans laquelle le
poète met en garde contre le risque de perdre dans les mots le sens de
la réalité. Le recueil va régulièrement reprendre cet avertissement, par
exemple à la page 80 :

Séquence 5 – FR01 79

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Pensée subtile, mais quelle pensée,
si l’étoffe du corps se déchire, la recoudra ?
Cette confrontation entre ce qui est immatériel, de l’ordre de la pensée
ou des mots, et ce qui est concret – la douleur du corps qui se « déchire »
durant l’agonie – place le poète devant une question sans réponse, maté-
rialisée par une interrogative qui reste ouverte en fin de poème : comment
combler cet écart entre les mots et le monde ?
L’erreur que le poète a commis dans sa « jeunesse » (p. 77), à savoir s’écar-
ter du réel, ne pas réussir à le faire entrer en poésie, est aussi la difficulté
de sa vieillesse : le dernier poème de la première section de À la lumière
d’hiver clôt ainsi une boucle temporelle, presque autobiographique pour-
rait-on dire, en évoquant en écho aux errements du poète jeune du premier
poème de la page 77 ceux de l’ « homme qui vieillit » des pages 81 et 82.
La problématique qui parcourt toute la section est la même : faire que les
mots expriment les choses telles qu’elles sont. Mais cette fois, c’est l’âge
qui oppose un obstacle à la quête poétique : « […] on dirait / que cette
espèce-là de parole, brève ou prolixe,/ […] n’atteint plus son objet, aucun
objet, tournant / sans fin sur elle-même, de plus en plus vide », « De nouveau
je m’égare en eux, / de nouveau ils font écran, je n’en ai plus / le juste usage
(…) ». La section s’achève donc sur un constat fort dur : les mots qui fondent
la poésie peuvent aussi être un « écran » placé devant le réel, et empêcher
le poète de le cerner ; la parole devient alors une pratique tautologique,
c’est-à-dire close sur elle-même, qui trouve son but en sa propre pratique
et n’est plus ouverte sur le monde qu’elle essaie de dire : « tournant / sans
fin sur elle-même, de plus en plus vide ». Le temps semble avoir épuisé
chez le poète la capacité de « voir » - nous avons étudié cet éthos du poète
« aveugle », qui n’aperçoit plus le contour des choses -, et l’avoir conduit à
se perdre dans une parole qui voile la lumière (relevez le champ lexical de
l’obscurité : « sombre, comme aveugle », « écran ») quand elle devrait au
contraire éclairer le monde. La poésie serait-elle alors une pratique inutile
et dangereuse, voire scandaleuse ?

b) Le scandale de la poésie ? La poésie face au réel


L’écriture apparaît parfois ainsi dans l’œuvre comme un simple jeu, scan-
daleux car privilégiant les mots au détriment du réel. Le poème introduc-
teur de « Parler », le premier, après avoir introduit la question de l’écart
entre les mots et les choses, souligne cette apparente gratuité de la
poésie : « (…) Aussi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur, / qu’on ne
comprenne plus ce qu’on a voulu faire / en y jouant, au lieu de se risquer
dehors / et de faire meilleur usage de ses mains. (…) » (p. 41). Le pronom
« on » renvoie au poète qui atténue un « je » trop personnel par l’emploi
de ce pronom à la portée universalisante, élargissant ainsi le propos à la
communauté des poètes en général. Puisque l’écriture poétique ne per-
met pas de combler l’espace qui sépare des autres hommes ou du monde,
puisqu’elle constitue une « tour d’ivoire », elle devient insupportable au
poète, qui perd de vue ses ambitions créatrices premières à force de tra-
vailler les mots. Ne semble alors rester que l’alternative de « faire meilleur
usage de ses mains », d’agir autrement, en abandonnant l’écriture.

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C’est un risque fondamental que souligne ici Jaccottet, qui est celui de
se laisser entraîner à forger la forme pour elle-même. Cette tendance fut
celle, poussée à l’extrême, de courants ou de mouvements poétiques du
XIXe siècle, comme le Parnasse58, qui privilégia la recherche de la per-
fection formelle sur tout lien entre la poésie et le réel. La poésie moderne
et contemporaine se trouve alors divisée par deux aspirations contraires.
Schématiquement, l’une serait orientée vers le monde, qu’elle cherche
à décrire et dont elle essaie de donner le sens : on retrouverait là les
romantiques allemands et français, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire,
René Char... ; l’autre se voudrait poésie de la forme surtout, et serait celle
des poètes du Parnasse, de l’Oulipo, du groupe Tel Quel déjà évoqué…
Dans le poème 1 de « Parler » (p. 41), Jaccottet manifeste nettement sa
crainte de verser dans les excès du second « courant », et dénonce toute
tendance à faire de la poésie un divertissement (le mot « jeu » est repris
deux fois en trois vers) : si le poète n’est qu’un assembleur de mots, il
n’a plus qu’à « faire meilleur usage de ses mains », allusion au début du
poème qui résumait l’acte poétique à « tracer des mots sur la page », et
à se rendre utile dans le monde réel. Une note de La promenade sous les
arbres résume cette problématique :
« Je me reprochais d’avoir parlé de cadavres, dans la note qui précède,
comme j’aurais parlé de fleurs, avec élégance et aisance (…) ; puis je pen-
sais aux tableaux de Bosch et, là encore, je dus m’avouer qu’ils n’étaient
qu’une farce, mesurés à la réalité d’une seule douleur ; que la vérité de
la douleur était l’homme changé en bête, le rugissement, le bégaiement
ou le cri de terreur (…) »59
Car cette crainte du créateur, tenté d’abandonner la parole pour une action
concrète symbolisée par la mention des « mains », s’explique, en effet,
comme le souligne le vers suivant par la rencontre avec la douleur : « Cela,
/ c’est quand on ne peut plus se dérober à la douleur (…) ». La disposition
typographique isole le démonstratif « cela », qui, ainsi mis en exergue,
reprend toute la première partie du poème pour en livrer l’explication.
Le poète face à la souffrance ne peut rien, les mots ne rejoignent pas le
mourant, ils ne soulagent pas, ils ne savent pas dire la mort, ils sont donc
inutiles, ce que souligne la fin du poème : « Parler alors semble mensonge,
ou pire : lâche / insulte à la douleur, et gaspillage / du peu de temps et
de forces qui nous reste. » (p. 42). « Gaspillage » : le terme souligne le
risque de la poésie de tomber dans un travail formel qui use l’énergie
du poète sans la faire contribuer à quoi que ce soit d’utile à Autrui. Par
l’enjambement, « lâche » et « gaspillage » sont mis à la rime – les sono-
rités en [a] ouvert et en chuintantes* sont assez proches –, et qualifient

58. Le Parnasse est un mouvement poétique apparu en France dans la seconde moitié du XIXe siècle
et qui avait pour but de valoriser l’art poétique par la retenue, l’impersonnalité et le rejet de l’en-
gagement social et politique de l’artiste. Le Parnasse est apparu en réaction aux excès lyriques du
romantisme. Pour les Parnassiens, l’art n’a pas à être utile ou vertueux : son seul but est la beauté.
C’est la théorie de « l’art pour l’art » de Théophile Gautier.
59. Jaccottet, La promenade sous les arbres, p. 121.

Séquence 5 – FR01 81

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très négativement une certaine pratique de l’activité poétique, que À la
lumière d’hiver détaille p. 77, dans la suite du poème vu plus haut. Le
ton du poète y est clairement celui de la dénonciation : « trop facile de
jongler ! », et oppose la légèreté de la création d’antan à la pesanteur de
la réalité. Le jeu des mots est fait d’immatérialité : il fait de ce qui est ter-
restre des « souffles », des « lueurs » évanescentes. Le poème énumère
ainsi plusieurs termes en rapport avec l’idée de légèreté, de souffle, de
lumière ou de matière privée de poids (« graines légères », « lueurs »,
« se vêtir d’air », « oiseaux », « Frêles », « brume », « étincelles »), pour
mieux dire le « tour de magie » qu’opèrent les mots sur les choses quand
ils sont seulement « jeu » : ils les vident de leur réalité. L’image du char
d’Élie60 (« On bâtissait le char d’Elie avec des graines / légères ») rend
compte de ce mouvement d’élévation et d’abstraction vers lequel peut
être entraîné le poète quand sa parole l’éloigne du monde, et de la ten-
tation d’une vocation prophétique que la poésie pourrait vouloir illégiti-
mement assumer. Mais à cette « jeunesse » de la création succède une
retombée brutale, représentée par une image de clôture : « Puis les portes
se ferment en grinçant ». Les sonorités des vers, en [p], [r] et [t] (« Puis les
portes se ferment en grinçant - / l’une après l’autre » : n’oubliez pas la
liaison entre « se ferment » et « en » !) sont dures, et s’opposent à celles,
plus douces, des deux vers précédents en [f], [l] et [s] : « Frêles signes,
maison de brume ou d’étincelles, / jeunesse…. », imitant ainsi le passage
d’une période de « rêverie » poétique au choc de la réalité de la douleur
et de la mort, et aux difficultés de création qui s’ensuivent.

c) Une exigence éthique


Si le poète se refuse à dire la mort : « N’attendez pas / que je marie la
lumière à ce fer » (p. 21), s’il condamne ses anciennes tentatives, et refuse
une certaine pratique de la poésie, c’est qu’il se trouve soumis à une forte
tension, entre la volonté d’apporter la lumière de la parole poétique, et
les limites de cette parole, qu’il ressent comme une trahison du réel. Cette
tension est souvent exprimée dans ses écrits, par exemple dans la prose
d’Éléments d’un songe, où il écrit :
« Je m’étais souvent dit que la parole ne devait servir qu’à éclairer,
si tel était, ainsi que je croyais l’avoir compris, son perpétuel pouvoir.
Mais toujours me reprenait la crainte que cette clarté ne fut vide, fallacieuse ;
et, en quelque sorte, que je dusse rougir de m’en être servi, et paré,
quand existait cette douleur si proche, incompréhensible, innommable. » 61
Philippe Jaccottet, éléments d’un songe
© Éditions GALLIMARD.
« Tous les droits d’auteur de ce texte sont réservés.
Sauf autorisations, toute utilisation de celui-ci autre que la consultation
individuelle et privée est interdite» www.gallimard.fr

60. Elie, un prophète de l’Ancien Testament, ne meurt pas, mais est emporté au ciel sur un char de feu
(2 R 2, 1-14) ; il est une des figures annonçant l’idée de la Résurrection du Nouveau Testament, et
symbolise ici une âme qui peut se délivrer de la pesanteur de la chair.
61. Jaccottet, Éléments d’un songe, Gallimard, 1961, p. 126.

82 Séquence 5 – FR01

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Il s’agit donc d’une exigence d’ordre éthique, qui s’exprime par une forme
de culpabilité de se livrer à des mots peut-être superficiels quand l’autre
souffre d’une douleur réelle. Jaccottet s’insurge ainsi contre une poésie
qui manipule à sa guise la figure des choses. Le terme « fallacieuse »
évoque le mot « mensonge » du poème de la page 42, et l’expression
« que je dusse rougir de m’en être servi, et paré, quand existait cette
douleur si proche » renvoie à la « lâche / insulte à la douleur » du même
poème : c’est la présence d’Autrui et sa souffrance qui mettent en cause
la parole poétique. Nous retrouvons ici la mention d’une culpabilité
du langage face au réel, qui risque d’engloutir les mots et de réduire
au silence le poète : la mort, la douleur de l’autre sont de trop d’im-
portance pour risquer d’être trahies par une poésie qui n’en cernerait
pas la réalité ; elles ne peuvent être seulement des sujets poétiques.
C’est alors l’expression du doute qui va prévaloir : si l’alternative est entre
une poésie loin du monde, voire contre le monde, et une impossibilité de
faire entrer en poésie certaines réalités qui semblent excéder les mots,
le poète serait-il condamné à l’échec de sa parole ?

d) Le doute et l’échec : le risque du silence

Tout au long des recueils, la parole du poète est empreinte de doute, et


semble se remettre en question elle-même au fur et à mesure qu’elle
s’énonce. Nous avons vu les difficultés auxquelles le poète se voit
confronté : d’une grande exigence envers lui-même, il en arrive parfois
à être menacé de silence. Dès la dédicace de Leçons, la main du poète
était susceptible de « trembler », métonymie* qui dit l’hésitation devant
la page, le doute au moment de la création ; cette « main plus errante »
(p. 11), « qui ne sait plus tracer / que fumées » (p. 48), risque sans cesse
d’être arrêtée par les questions qui taraudent le poète : « Écris vite ce
livre, achève vite aujourd’hui ce poème / avant que le doute de toi ne
te rattrape, / la nuée des questions qui t’égare et te fait broncher, / […]
comble ta page avant que ne fasse trembler / tes mains la peur » (p. 64).
Comme un cheval peureux doit être pressé jusqu’à la ligne d’arrivée sans
qu’il lui soit laissé le temps d’avoir peur, sous peine qu’il ne « bronche »,
c’est-à-dire qu’il ne fasse un faux-pas, de même le poète doit se hâter
d’écrire pour prendre ses doutes et ses craintes de vitesse. La métaphore
qui établit avec subtilité un parallèle entre le poète et le cheval (rappe-
lez-vous l’expression « sous l’étrivière du temps » à la page 71) insiste
sur les sentiments presque instinctifs qui l’animent et le font à son tour
« broncher », verbe qui au sens figuré signifie aussi « hésiter, faillir »…
Les enjambements (vers 1-2), les impératifs en parataxe* (« Écris vite ce
livre, achève vite », « Cours, … comble »), les ruptures de rythmes causées
par les points de suspension et la reprise du vers brisée par un blanc
typographique (« ou pire que cela…/ Cours au bout de la ligne) rendent
l’impression d’une course animale paniquée, une fuite dans laquelle les
mots sont menacés d’extinction.

Séquence 5 – FR01 83

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C’est bien sûr de doute poétique dont il est question ; mais c’est aussi de
la douleur du deuil : « On voudrait croire que nous sommes tourmentés /
pour mieux montrer le ciel. Mais le tourment / l’emporte sur ces envolées,
et la pitié / noie tout, brillant d’autant de larmes / que la nuit. » (p. 65).
Le « tourment », mot connoté poétiquement qui renvoie aux tourments de
l’âme des poètes romantiques, n’est plus un sujet d’inspiration lyrique, il
ne nourrit plus les « envolées » qui ont pu être celles d’une poésie décla-
matoire et élégiaque : le poème annonce la fin de la parole, car les mots
sont noyés par les larmes de la douleur véritable, et le poète, vaincu par
sa souffrance. Est-ce un échec poétique qui est ici signalé ? Celui des mots
face au réel, de l’expression poétique face à la violence des sentiments ?
C’est en tout cas le silence qui s’annonce : le recueil s’achève ici, dans
l’obscurité symbolique du mot « nuit », et le poète semble se retirer sur
un constat d’impuissance. Le poète exprime dans À travers un verger ce
conflit entre son écriture et lui-même :

« J’ai le sentiment confus qu’il faut dépasser cette opposition


entre mots et choses, surmonter cette mauvaise conscience et
ce dégoût. Faute de quoi, d’ailleurs, je lâcherais la plume une
bonne fois ».62

N’oublions pas que l’histoire de la poésie moderne est jalonnée


d’échecs : celui de Baudelaire qui finit aphasique, celui de Rimbaud qui
abandonne son œuvre, celui de Mallarmé que son art même étrangle… :
la poésie moderne n’a cessé de se heurter, depuis 1850 au moins,
à la conscience de sa propre impossibilité. Jaccottet s’inscrit dans
ce mouvement, mais contre le risque d’engloutissement, reste poète
malgré tout.

3. Poète malgré tout


Tout au long des trois recueils, la parole poétique s’affirme malgré tout ;
elle est une forme de résistance, un devoir que s’impose le poète, une
quête à mener quoi qu’il en soit. C’est ainsi que le poète « recommence »
au début de Leçons (p. 11), et qu’il évoque la « patience » (p. 33) dont
il doit faire preuve, à la fin du recueil : la tâche poétique requiert le cou-
rage de persévérer malgré les doutes et les échecs. Alors que « Parler »
s’achève sur une vision du poète rattrapé par la peur, « Autres chants »
s’ouvre sur un poème certes empreint de doute (« Oh mes amis d’un
temps, que devenons-nous,….,p. 57) mais qui introduit le thème de la
recherche poétique représentée par l’image du « chemin » que parcourt
le poète, chemin de vie mais aussi voie poétique. Dans ce poème, nous
voyons que, même si « les mots se dérobent », s’ils échappent au poète,
ce dernier doit poursuivre sa quête, sans se contenter des apparences des

62. Jaccottet, À travers un verger, p. 29.

84 Séquence 5 – FR01

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choses : il est nécessaire d’aller au-delà du visible, de rechercher
une autre dimension du réel, tâche qui est celle des poètes et qui ne
peut se satisfaire de facilité et d’évidences. « S’il y a un passage, il
ne peut pas être visible » : il s’agira donc de définir sa propre voie ;
« s’il y a une lampe, elle ne sera pas de celles / que portait la servante
deux pas devant l’hôte ». Cette voie ne sera pas éclairée mais plongée dans
l’obscurité, qu’il faudra dissiper ; « s’il y a un mot de passe, ce ne peut être
un mot / qu’il suffirait d’inscrire ici comme une clause d’assurance » : les
mots ne se donneront pas aisément. La quête du poète s’avère une forme
de plongée dans un monde souterrain (« où nous mène, aveugle, on ne
sait quelle ombre / ou quel chien couleur d’ombre »), une expérience ini-
tiatique que doit vivre le poète avant que de la mettre en mots, et qui une
nouvelle fois est placée sous le signe de l’endurance, soulignée par les
nombreuses répétitions et anaphores : « cherchons », « S’il y a », « ni le », etc.
Enfin, À la lumière d’hiver, après la « disparition » de la voix poétique
qui achevait Chants d’en-bas, renoue malgré tout encore une fois avec la
persévérance : « Et néanmoins je dis encore, / non plus porté par la course
du sang, non plus ailé (…) /mais en me forçant à parler » (p. 77). Dans le
premier poème de À la lumière d’hiver, bien que le poète se perçoive sans
inspiration et comme privé de toute transcendance qui pourrait lui com-
muniquer quelque transport poétique (voir sur ce point le chapitre II), il
poursuit son œuvre. La récurrence des verbes exprimant l’effort répété (« je
dis encore », « en me forçant à parler », « j’insiste »), l’emploi de l’adverbe
à valeur adversative « mais » qui oppose sa faiblesse et son impuissance
à sa force de volonté, la répétition de la conjonction de subordination
« quoique » de même valeur, et enfin l’image de l’écolier maladroit mais
appliqué, dessinent le portrait d’un poète qui accorde une haute valeur à
l’écriture poétique, et qui se « force » à la pratiquer, comme une mission
qu’il aurait à assumer malgré ses propres insuffisances. Bien loin de la
facilité poétique de certaines postures traditionnelles du poète – voyant,
prophète, inspiré….– la voix poétique doit ici lutter contre elle-même et
s’imposer un effort parfois humiliant : « alors que moi, j’ai une canne
obscure / qui, plus qu’elle ne trace aucun chemin, ravage / la dernière
herbe sur les bords, semée / peut-être un jour par la lumière pour un plus
/ hardi marcheur… ». La métaphore de la « voie » est toujours filée, route
sur laquelle le poète se veut humble « marcheur » sans talent, malhabile
mais bien présent. Cette image récurrente exprime la conception de la
poésie par Jaccottet, représentée par une longue marche incertaine livrée
aux fatigues et aux découragements, et par la posture humble du marcheur
qui ne court, ni ne vole comme l’oiseau, mais cherche sans interruption
au contact même du monde réel.
Cette quête des mots justes (« quoique je ne sache plus les mots »,
« quoique ce ne soit pas ainsi la juste voie ») est une forme d’exigence
que le poète a envers lui-même, mais aussi envers Autrui : l’écriture poé-
tique a, dans les recueils, diverses fonctions que le poète assume malgré
tout – fonction de mémoire, de lien avec le passé, l’enfance ou les morts,
de rempart contre la mort, parole de vie enfin – fonctions qui ouvrent
l’œuvre à d’autres dimensions.

Séquence 5 – FR01 85

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B Les fonctions de la poésie : une
poétique du lien
Pour 1 Quelle est la place d’Autrui dans les trois recueils ?
Réfléchir À quels autres personnages que le poète a-t-on affaire ?
Comment sont-ils présentés ? Quelle est la fonction du poète à leur
égard ?
a) Quelle place réserve le poète aux morts dans ses poèmes ?
Quel(s) portrait(s) en fait-il ?
Quelle y est la place du biographique ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Dans le poème de la page 37, analysez le discours direct.
À qui le poète laisse-t-il la parole ? Quelle est alors la fonction du poème ?
Quel est le registre de ce discours fictif ?
Étudiez les figures de style.
b) Dans quels poèmes le poète s’emploie-t-il à convoquer la présence
des absents ?
 Pour préparer l’analyse de texte
Étudiez le poème 7 de « Parler ».
Que signifient les vers : « les autres, qui sont morts, lointains ou endor-
mis / encore, et qu’à peine soulèvent de leur couche / cette rumeur » ?
Que révèlent-ils des pouvoirs de la poésie ?

c) Dans quels poèmes la parole du poète tente-t-elle de se faire lien avec


l’invisible, avec un « autre monde » ?
 Pour préparer l’analyse de texte
Étudiez le poème de la page 30.
À quoi fait référence la mention « dans cet enclos » ?
Montrez que le poète cherche à faire de sa parole une parole de vie, une
tentative de lutter contre l’anéantissement de la mort.

 quels endroits le poète évoque-t-il des souvenirs, des rêves, des ren-
contres de passage, que les poèmes se doivent de préserver contre
l’oubli ?
Relevez, dans les trois recueils, les images d’êtres ou d’instants éphé-
mères.
 Pour préparer l’analyse de texte
Dans la seconde partie du poème 3 de « Parler », quels souvenirs sont
rapportés ? Par quels procédés le poète leur confère-t-il une puissance
d’évocation ?

86 Séquence 5 – FR01

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Dans « Dis encore cela… », étudiez la figure du déserteur. À qui renvoie-
t-elle ? Qui cherche à fuir, et quoi ?
Dans le poème de la page 88 de À la lumière d’hiver, relevez les étapes
d’un rendez-vous amoureux ; comment l’altérité se fait-elle une place
dans le poème ?
3 Soulignez dans les recueils les pouvoirs « réparateurs » de la poésie :
comment les poèmes peuvent-ils remédier aux dommages de la mort ?
Quelle fonction du poète se dessine alors ?
Relevez le champ lexical de la lumière associée à la fonction poétique.
Dans Leçons, où le poète énonce-t-il son propre désir de lumière ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Comparez les poèmes de clôture de Leçons et « Parler » : quelle place
font-ils tous deux à la lumière ?
Dans le poème de la page 28, quel est le rôle des images poétiques ?
Analysez en particulier la métaphore de la navette : que peut la poésie
selon ce texte ?
Dans l’avant-dernier poème de À la lumière d’hiver, que symbolise la
neige ? Étudiez les sonorités choisies pour évoquer la douceur de la neige
qui recouvre le monde.

Mise au point
Si les recueils témoignent d’une interrogation sur les mots qui tourne
parfois au doute voire au silence poétique, ils ne restent pas centrés sur
le « je » du poète, et proposent une ouverture à Autrui : la parole poétique
se fait lien – avec les autres, avec la mémoire, pour réparer le réel. Ce
sont les fonctions d’une poésie qui dit le monde malgré tout, qui sont
ici à envisager.

1. La place d’Autrui en poésie


a) Des poèmes pour les morts
C’est tout d’abord aux absents que les poèmes donnent une place : ceux
qui ne sont plus, ceux qui sont loin, ceux dont il faut à nouveau invoquer
la présence. Ainsi, c’est bien sûr aux morts que les recueils offrent une
position privilégiée.
À cet égard, le recueil Leçons est, à lui seu, l un requiem pour un mort,
Louis Haesler. Le poème liminaire de la page 9 évoque le « plomb » de
l’imprimeur qu’était son beau-père. Le poème de la page 16, qui voit la
« stupeur » de la mort prendre possession du malade, énonce un hom-
mage discret à sa vie, décrite comme simple et lumineuse par l’image des
« barrières » du jardin d’une maison dans lesquelles viendraient nicher des
oiseaux : « Une tristesse aussi, / (…) qui brisait les barrières de sa vie, /

Séquence 5 – FR01 87

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vertes, pleines d’oiseaux ». Un portrait fait de touches subtiles évoque sa
personnalité, « modèle de patience et de sourire » (p. 33) : « Un homme
– ce hasard aérien (…) / ce rocher de bonté grondeuse et de sourire »
(p. 27). Il est à remarquer que jamais la présentation du mourant ne se fait
explicitement biographique : monument érigé en souvenir d’un homme,
le recueil conserve ainsi malgré tout une dimension universelle.
Chants d’en bas s’ouvre également sur un texte consacré à une morte :
portrait mortuaire, le poème de la page 37 est un « tombeau », dans les
deux sens du terme : à la fois description du corps mort qui devient « sa
propre pierre » tombale, et au sens figuré d’œuvre musicale ou littéraire
composée ou écrite à la mémoire d’un défunt. Le poème, placé en tête
de l’œuvre, est également une forme d’hommage à la défunte qui entre
ainsi en poésie.
Faire une place aux morts est aussi leur redonner voix, leur accorder la
parole que l’agonie leur a ôtée : c’est ainsi que le poète cède sa place et
laisse le mort s’exprimer au discours direct, dans le poème de la page 20 :
« Qui m’aidera ? Nul ne peut venir jusqu’ici… ». Ce discours fictif est une
revanche prise contre la douleur, qui rendait « muet » le mourant dans le
poème précédent. Le rôle du poète est alors de se faire porte-parole pour
ceux qui ne peuvent plus parler, exprimer leur angoisse de la solitude et de
l’absolu dénuement face à la mort contre laquelle personne ne peut rien
(« qui serait jour et nuit autour de moi comme un manteau / ne pourrait
rien contre ce feu, contre ce froid »). Le registre du poème est nettement
pathétique, notez :
– l’anaphore du relatif qui » en tête de vers ;
– l’interrogation rhétorique du vers 1 ;
– les contrastes forts entre les contraires « jour et nuit » et « contre ce
feu, contre ce froid ».
Le poète imagine en quelque sorte les dernières paroles du mourant,
grâce auxquelles peut naître un légitime sentiment de pitié envers celui
qui « se tait ».

b) Convoquer les absents


La poésie est aussi le lieu où le poète peut rendre présents tous les absents,
comme dans le poème 7 de « Parler » (p. 50). La poésie est une musique
(« bruissements du tambour ») par laquelle le poète a la capacité de ras-
sembler vivants et morts, absents et présents, magie propre à une parole
incantatoire qui fait advenir ce qui n’existe pas, ou plus, dans la réalité. À
l’opposé de la figure du poète impuissant à rien dire que nous avons étudié
dans le chapitre III, le poète a ici la capacité unique d’offrir une autre dimen-
sion à la vie, presque de ressusciter les morts : « les autres, qui sont morts,
lointains ou endormis / encore, et qu’à peine soulèvent de leur couche /
cette rumeur ». Parole de vie donc, de « fête », d’union : notez l’emploi de
la préposition « avec », mise en valeur par le rejet du groupe « avec les
autres » en tête du vers suivant. Le poète opère ainsi un lien entre les autres
hommes et lui-même au sein même du poème, qui se fait « feux timides »,
c’est-à-dire appel de l’autre comme par des signaux envoyés par les mots.

88 Séquence 5 – FR01

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c) Un lien avec l’invisible
Face à la disparition d’Autrui, et passé le temps de la douleur et du deuil,
le poète cherche à rétablir un lien avec le disparu, au-delà même de la
mort. Dans le poème de la page 30 (« S’il se pouvait (qui saura jamais
rien ? … »), la poésie est le lieu d’une survie possible. Si la conscience,
l’âme du mort (« une espèce d’être aujourd’hui, / de conscience ») sont
encore présentes, c’est dans le poème, désigné par l’expression « cet
enclos ». Le déictique* « cet » indique clairement que c’est le lieu même
de l’écriture plutôt qu’une « prairie » réelle, référence à un endroit buco-
lique où enterrer un mort, qui peut l’accueillir. L’image de l’« enclos »
est apte à rendre compte de la forme close qu’est tout poème, en vers ou
en prose (pensez à la différence entre un poème en prose et de la prose
poétique : le premier est clos, la seconde est une forme développée) ;
dans l’enceinte des mots, la présence du mort, protégée, conservée,
peut être accessible aux vivants. Mais c’est une hypothèse seulement
que pose le poète : les tournures interrogatives du poète, ses doutes
(« qui saura jamais rien ? ») font du poème une supposition, un pari sur
l’invisible.
Malgré tout, dès le poème suivant, le poète cherche de nouveau à orienter
sa poésie vers l’invisible présence du mort, à le rejoindre ou l’atteindre :
« aider les eaux qui prennent source en ces montagnes / à creuser le
berceau des herbes, / à porter sous les branches basses des figuiers, /
[…] les barques pleines de brûlants soupirs. » (p. 31). Se détournant du
« mur » qui désignait la mort dans le recueil (cf. poèmes des pages 21 et
23), le poète retourne à l’écriture poétique pour que « les barques pleines
de brûlants soupirs » soient portées par les eaux des montagnes qu’il
contemple. Or ces barques sont celles du poème de la page 29, « barques
de terre » symboles d’une possibilité de rallier un autre monde, l’invisible
où logent peut-être les morts. Les eaux des montagnes, quant à elles,
rappellent celles du Nil, dont le poète se demandait s’il pouvait « couler
jusqu’à ce cœur » (p. 29). Les images se répondent ainsi de poème en
poème et élaborent une cohérence poétique par la récurrence de thèmes.
Le réemploi de celui de la barque, emplie des « soupirs » de la douleur du
deuil que les proches du mort envoient à tout hasard comme un appel,
répond au désir du poète de créer une voie à travers laquelle atteindre ce
qui n’est plus. Sans que le poète se fasse aucune illusion sur l’existence
réelle d’un autre monde, il espère en une forme de survivance : « Mais si
l’invention tendre d’un enfant / sortait de notre monde, / rejoignait celui
que rien ne rejoint ? » (p. 29). Lien du cœur et de l’esprit, la pratique
de la poésie est alors une tentative pour lutter contre l’anéantissement
total de la mort, et pour rétablir l’existence d’un invisible aux côtés du
monde visible.
La parole poétique ouvre donc un espace pour faire entrer Autrui en poé-
sie, lui conserver une place, protéger sa présence fragile contre l’oubli :
car c’est bien sûr aussi de mémoire dont il est question, de lutte contre
l’oubli, qui représente une autre forme d’anéantissement.

Séquence 5 – FR01 89

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2. Une poésie de la mémoire

a) Le rempart des souvenirs


Le recueil Leçons était concentré autour du deuil et de l’immédiateté de
la douleur ; Chants d’en bas est plus distancié, et examine, avec recul,
les pouvoirs de la parole dans « Parler ».
Cette distance est aussi celle qui permet au poète de revenir sur lui-même,
et sur son enfance, dans le poème 3 : « Tout ce qu’on voit… ». Le poème
est le premier à se pencher non sur les limites, mais sur les pouvoirs de
la parole poétique. L’un de ces pouvoirs est de lutter contre l’oubli : la
poésie fait « remonte(r) en paroles » ce qui était menacé d’être gommé par
le temps et la mémoire défectueuse, fixant définitivement par les mots des
instants de vie éphémères qui survivaient seulement dans l’esprit. Cette
fonction rejoint celle du « tombeau » déjà évoquée : faire place aux morts,
c’est aussi les protéger de l’oubli qui les fait disparaître une seconde
fois. Le texte joue sur une métaphore filée, qui compare les événements
vécus, « tout ce qu’on aura vu depuis l’enfance », peu à peu relégués au
fond de l’esprit et s’y déposant jusqu’à s’y perdre, à des substances qui
se déposeraient au fond d’un récipient, semblables au « précipité » qui
se forme lors d’une réaction chimique : la poésie agit alors comme une
formule capable de faire remonter à la surface de la mémoire ce qui y était
enfoui, les « fragments, débris d’années » réchappés du temps.
Le poème 3 évoque ainsi en apposition, sans liens logiques apparents,
divers souvenirs qui sont davantage des images que la mémoire a fixées :
un enterrement (« le convoi du petit garçon / de l’école au cimetière, sous
la pluie ») qui semble vu de loin, avec la distance qu’implique le récit du
souvenir (le poète se voit comme un « petit garçon » dont il paraît se disso-
cier) ; une vieille dame, peut-être une grand-mère, dans une attitude figée
(« assise / à la haute fenêtre d’où elle surveille / l’échoppe du sellier ») qui
est celle des gens âgés qui regardent passer la vie, peut-être celle qui a
marqué le plus le locuteur : le personnage semble alors immobile à jamais,
représenté dans une position emblématique. Une suite de notations qui
s’enchaînent ensuite, la mention de l’une appelant la suivante, dans un
mouvement d’évocation propre à la réminiscence : « un chien jaune appelé
Pyrame », puis « le jardin [au] mur d’espaliers », et enfin « l’écho d’une
fête de fusils ». Cette énumération est en italiques, comme pour signaler
une autre voix que celle énonçant le reste du poème : il y a d’une part la
voix de la mémoire, qui plonge chercher les souvenirs, de l’autre la voix de
l’énonciation qui les recueille et les insère dans le poème. Pointilliste63,
ce « tableau d’enfance » joue sur la juxtaposition d’éléments évocateurs
qu’il isole par des points virgules pour rendre compte du risque que fait

63. Le pointillisme (ou divisionnisme) est un courant artistique du XIXe siècle, issu du mouvement
impressionniste, qui consiste à peindre par juxtaposition de petites touches de peinture, les-
quelles s’assemblent sous les yeux du spectateur avec la distance ; les principaux représentants
en sont Signac et Seurat.

90 Séquence 5 – FR01

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peser le temps sur des moments de vie menacés de fragmentation, et qui
ne sont plus que des « débris d’années ». Très visuel, il abonde, malgré
sa brièveté, en détails qui stimulent l’imagination, comme des allusions
visant à créer un effet de réel. Ce sont par exemple :
– des notations évoquant le temps (« sous la pluie ») ;
– des détails architecturaux (« haute fenêtre ») ;
–d  es mentions de lieux familiers de la vie quotidienne (« l’échoppe du
sellier ») ;
–des indications de couleurs : celle de la tenue de la vieille dame (« en
noir ») ou du pelage du chien (« jaune ») ;
– des précisions suggérant une dimension autobiographique, comme le
nom du chien (« Pyrame »).
Les effets sonores n’en sont pas absents non plus, comme dans l’expres-
sion « répercute l’écho », qui fait ressouvenir des sons secs des coups
de fusils qu’on tire dans certains villages à l’occasion des fêtes par les
sonorités des occlusives* en [k]. L’effet produit est presque photogra-
phique, comme un ensemble de clichés d’autrefois qui, mis ensemble,
reconstitueraient une histoire, un passé.
Cette fonction mémorielle est aussi, bien sûr, un rempart contre la mort :
face à la disparition qu’elle impose, le poète peut malgré tout lutter : « tout
cela qui remonte en paroles, tellement / allégé, affiné qu’on imagine / à
sa suite guéer même la mort » (p. 46). « Guéer » a le sens de « traverser
à gué » : la mort est représentée comme un fleuve qui emporte tout sur
son passage, mais que les souvenirs peuvent traverser sains et saufs
grâce à la parole poétique, qui les transforme en une épure (« tellement
/ allégé, affiné ») que le temps ne peut corrompre, et qui offre alors une
forme de survie dans les mots.

b) Évoquer la présence contre l’oubli


Outre les souvenirs d’enfance, témoins d’un passé personnel, la poésie
se doit aussi d’offrir l’abri de la mémoire à ceux qui sont menacés d’ou-
bli. Cette exigence morale, qui s’inscrit dans la dimension éthique de la
poétique de Jaccottet déjà évoquée, est au cœur du poème liminaire de
À la lumière d’hiver, « Dis encore cela… » (p. 71). Le poème joue sur l’iso-
topie* du déserteur en temps de guerre : on en retrouve le champ lexical
caractéristique, « dernier cri », « fuyard », « s’abattre », « sa nuque », « la
balle », qui dépeint un homme cherchant à échapper à une exécution. Il
n’est pas certain qu’il faille voir une véritable allusion à la guerre dans le
texte, qui n’est probablement employée que pour mieux dire la position
de l’homme face à la mort, cherchant à fuir mais impitoyablement traqué
puis rattrapé. Il semble ici que le poème se doive d’être un écho de la
survivance des morts, qui n’ont pas entièrement disparus. Le souhait
d’apparence paradoxale « qu’il échappe, au moins lui sinon sa nuque »
suggère que, si le corps mortel, dont la « nuque » est une synecdoque*, est
bien abattu par la « balle » de la mort, l’être même, « lui », reste présent.
C’est le « cri » du mourant, « pas entendu, étant faible, inutile », que doit

Séquence 5 – FR01 91

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recueillir le poète, qui espère l’existence d’une « autre oreille que la terre
grande ouverte » : le corps est mis en terre, mais l’être même subsiste
peut-être ailleurs, et c’est au poète à se faire « oreille » pour entendre son
cri et faire du poème son dépositaire.
Le poème évoque ainsi une forme d’immanence64 de l’être : il ne faut
pas chercher « plus haut » sa présence, en un hypothétique Paradis, ni
« ailleurs », poussé par un mysticisme vain : ces deux voies sont sans
issues, ce dont témoigne le parallélisme des tournures négatives « non
pas plus haut », et « pas même ailleurs ». Mais c’est « peut-être plus bas,
comme une eau / qui s’enfonce dans la poussière du jardin, / comme
le sang qui se disperse, fourvoyé,/ dans l’inconnu » que le poète doit
orienter sa quête poétique. En se penchant vers les choses mêmes, en
les faisant entrer en poésie dans leur réalité, il est possible d’approcher
la présence de ceux qui ont disparu mais qui ont laissé une trace dans le
monde. C’est donc la tâche du poète que de retrouver cette trace, et de
faire habiter dans le poème l’espoir (« espère encore ») que ce n’est pas le
néant qui attend l’être. Le poème dit bien que cette parole est une forme
de devoir que le poète se doit à lui-même et aux autres : « Dis encore cela
patiemment, plus patiemment / ou avec fureur, mais dis encore (…) » :
nous retrouvons ici la « patience », l’endurance qui est doit être celle du
créateur, d’autant plus nécessaire qu’il est peut-être le seul à pouvoir,
par son travail poétique, chercher dans le monde et les choses ce qui est
de l’ordre de l’invisible.

c) Sauver l’impermanence
Ce sont aussi les rencontres éphémères que le poème se doit de fixer,
de retenir, contre l’oubli et contre le passage du temps qui l’obsède tant.
Ces rencontres sont par exemple celles du troisième poème d’ « Autres
chants » (p. 61), où le poète évoque des « visions de rues la nuit, / de
chambres, de visages emmêlés (…) », de corps auprès desquels il a « lan-
gui ». Rencontres érotiques ou non, elles hantent l’esprit du poète, qui
reprend, par un procédé de variation, le « J’ai dans la tête… » initial par un
« J’ai plein la tête », insistant sur le tourbillon de visages qui habitent son
esprit et, « labyrinthe de miroirs », lui renvoient une image de lui-même.
Ces « faux-jours », ces « reflets », vagues images déjà passées d’êtres
anonymes, le poème les fixe, réceptacle de la mémoire du poète – « je
me souviens ».
Ces rencontres sont aussi celles de femmes, davantage rêvées que réelles,
que le poème de la page 88 de À la lumière d’hiver décrit : « Une étran-
gère s’est glissée dans mes paroles, / beau masque de dentelles… ». Ce
poème se fait ici ouverture à une figure de femme, sous les traits d’une

64. Le mot « immanent » signifie au sens propre : qui demeure toujours présent, enveloppé dans autre
chose. C’est aussi bien le sens que ce mot a retenu en philosophie. On a, en effet, appelé philo-
sophies de l’immanence les philosophies qui soutiennent que le principe de l’univers est enfermé
dans l’univers même, qu’il ne lui est ni extérieur ni supérieur. Ces philosophies s’opposent à la
philosophie de la transcendance qui admet l’existence d’un Dieu, principe extérieur à l’univers.

92 Séquence 5 – FR01

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« étrangère » qui restera masquée, anonymat qui contribue à la fois à la
sensualité de la rencontre et à sa fragilité. Le songe du poète restitue
les étapes d’un rendez-vous amoureux : la femme sort d’une maison –
mais c’est celle « des rêves » –, et le poète lui emboîte le pas (« déjà je
la suis ») mais ne l’atteint pas, comme dans ces rencontres où la femme
ne vient pas « à la porte de la cour ou de la loge », et où l’arrivée du jour
compromet définitivement la secrète aventure. Il s’agit donc d’une « non-
rencontre », où le poète poursuit ce qui, à peine apparu en rêve, est déjà
passé, un « souvenir ». Ce rêve, qui se « glisse » dans les paroles du
poète, annonce l’irruption de l’Autre, de l’altérité dans le poème, et se
doit d’être préservé par l’écriture : la femme fantasmée ne doit pas être
vouée à l’oubli, le poème doit lui faire « un peu de place ».
Le poème de la page 92, un peu plus loin dans le recueil, reprend cette
réflexion sur le statut du rêve, notant : « Tout cela qui me revient encore
– peu souvent – / n’est-il que rêve, ou dans le rêve / y a-t-il un reflet qu’il
faille préserver / comme on garde la flamme d’être par le vent ruinée
(…) ? ». Le champ lexical de la protection est fondamental ici : les termes
« préserver », « garder » disent bien la fonction du poème, qui est de faire
une place à ce qui est éphémère, voué à l’oubli, à l’impermanence, du
fait du temps et du passage de la vie, du « vacarme croissant » (p. 90) qui
est en soi et dans le monde. Le rêve a peut-être une vérité à livrer, encore
faut-il lui accorder, comme à la femme des songes, une place pour qu’il
puisse subsister.
Plus généralement, les trois recueils évoquent avec régularité des images
d’éphémère : les mentions des « nuages » (p. 72), des « graines légères »,
des « souffles », des « lueurs », des « frêles signes, maison de brume ou
d’étincelles » (p. 77), des « légères feuilles » (p. 85), du « verre de l’aube »
(p. 92), ou de l’ « éventail peint » (p. 97), instaurent le sentiment d’un
monde fragile, que la poésie doit saisir avant qu’il ne disparaisse. Le
poème 7 de « Parler » fait d’ailleurs de cette exigence l’objectif du poète :
après avoir, dans les premiers temps du recueil, dénoncé le risque de faci-
lité qui guette la poésie, le poète revient sur ce qui en fait la difficulté et
la grandeur : « Parler donc est difficile, si c’est chercher… chercher quoi ?/
Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses / qui descendent en
nous assez bas, qui se dérobent, / si c’est tresser un vague abri pour
une proie insaisissable (…) » (p. 50). Les premiers mots, « Parler donc est
difficile », répond en écho au « Parler est facile » du poème 1 : c’est un
programme poétique qui est développé dans le poème, et qui s’annonce
comme une quête, une recherche de ce qui se « dérobe », de ce qui est
« insaisissable », c’est-à-dire l’impermanence de la vie. Souvenirs, sensa-
tions, sentiments passagers, moments privilégiés, impressions fugaces
ou plus durables : tout ce qui se présente à la conscience et qui descend
« en nous assez bas », qui nous marque, peut et doit être sauvegardé
par la poésie.
Protecteur de la mémoire, lien entre le présent et le passé, entre la
conscience et ses souvenirs, le poète est aussi un poète « gardien », qui
veille sur la flamme de la vie.

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3. Une poésie de la réparation

a) Préserver la lumière du monde


Au sein de chaque recueil, en contrepoint de la part consacrée à la mort,
se fait jour une parole de vie, qui tente de préserver la « lumière » de la
vie contre les destructions de la douleur et de la mort. Ainsi, alors même
que l’ « ignorant » de Leçons a remis en question sa production poétique,
alors que, dès le poème de la page 12-13, il a déjà souligné les limites
de la parole poétique, il avance malgré tout sa volonté d’une poésie de
la clarté : « Je ne voudrais plus qu’éloigner / ce qui nous sépare du clair, /
laisser seulement la place / à la bonté dédaignée (…) » (p. 14). La fonction
poétique est liée une nouvelle fois à la lumière : le poète « voudrait » - il
faut bien voir ici le conditionnel, fréquent sous la plume de Jaccottet, qui
frappe d’impuissance le souhait du poète – par l’écriture effacer toute
« obscurité », renouer avec une « clarté » qui est celle de la spontanéité
de la vie. C’est aussi au poète de permettre à l’altruisme de retrouver une
place parmi les hommes. Cette fonction d’accueil a déjà été mentionnée :
le poème est le lieu où ce qui est menacé d’extinction – les souvenirs,
les rêves, les défunts, ici la bienveillance – peut survivre. Lumière et
bienveillance vont ensemble : il s’agit de sauver ce qui rend la vie pro-
prement humaine.
Si le poète refuse de dire la mort – rappelez-vous les vers « N’attendez
pas / que je marie la lumière à ce fer » de la page 21, où la lumière dit une
nouvelle fois la parole poétique –, il évoque dès le poème de la page 31
son propre désir de lumière : « Plutôt, le congé dit, n’ai-je eu qu’un seul
désir : / m’adosser à ce mur / pour ne plus regarder à l’opposé que le
jour (…) ». Le poète paraît vouloir se dégager de l’emprise de la mort, ce
que confirme le poème suivant, à la page 32 : « Je ne vois presque plus
rien que la lumière (…) ». Les images de luminosité et de transparence
signalent ce congé donné à la mort : « Et moi maintenant tout entier dans
la cascade céleste, / enveloppé dans la chevelure de l’air, / ici, l’égal
des feuilles les plus lumineuses (…) ». Cette pulsion de vie qui semble
reprendre le dessus se retrouve aussi dans la timide réconciliation du
poète avec une part de sa pratique poétique, par ailleurs jugée durement
dans le reste du recueil, dans le dernier poème : « demeure en modèle de
patience et de sourire, / tel le soleil dans notre dos encore / qui éclaire
la table, et la page, et les raisins. » (p. 33). Les « raisins » sont une allu-
sion au poème de la page 12, qui quelque peu ironiquement rappelait la
poésie de la célébration de la nature du recueil Airs pour en démontrer
la vacuité : « Raisins et figues, / couvés au loin par les montagnes / sous
les lents nuages / et la fraîcheur : / sans doute, sans doute… ». Que le
« soleil » de la présence du « maître » éclaire encore la page d’écriture et
les « raisins » - qui constituent les derniers mots du recueil ! - signale un
retour à la lumière des mots, après la poésie du deuil.
Le dernier poème de « Parler » se conclut aussi sur une aspiration à la
lumière : « À présent, / habille-toi d’une fourrure de soleil et sors / comme

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un chasseur contre le vent, franchis / comme une eau fraîche et rapide
ta vie » (p. 51). Cette image de lumière chaude qui enveloppe et protège
revient encore à la fin d’« Autres chants » : « habille-nous, / bêtes frileuses,
nous taupes maladroites, / couvre-nous d’un dernier pan doré de jour /
comme le soleil fait aux peupliers et aux montagnes » (p. 64). Le poète est
porteur de lumière, sa parole doit, comme le soleil, être un antidote au
froid de la mort, une consolation, voire un espoir contre la menace de la
fin, puisque les mots pourraient peut-être « guéer même la mort » (p. 46).

b) « Réparer l’espace »
La poésie a aussi vocation de réparer, recoudre ce qui a été détruit, défait
par la mort, comme l’exprime le poème de la page 28 : « J’ai relevé les
yeux. // Derrière la fenêtre, / au fond du jour, / des images quand même
passent. // Navettes ou anges de l’être, / elles réparent l’espace ». Les
images poétiques – dont Jaccottet se méfie par ailleurs, nous y reviendrons
dans le chapitre suivant – ont « quand même », malgré l’horreur vécue,
le pouvoir de restaurer l’unité perdue du monde. Grâce à leur capacité à
unir les mots et les choses, le visible et l’invisible, elles annoncent, par
leur retour dans l’esprit du poète, une possibilité offerte de percevoir, à
nouveau, la beauté et l’harmonie de « l’espace ». L’image de la « navette »
introduit la métaphore du poète-tisserand, métaphore récurrente dans
l’œuvre jaccottienne. Le poète-tisserand « tresse un vague abri » (p. 50),
« relie, tisse en hâte », « habille » (p. 64), contre la « déchirure » de la
douleur (cf. p. 25, « on le déchire »…). La parole poétique est ce qui lie
les hommes entre eux, le poète à lui-même et au monde, qui recouvre
de la protection des mots, pour épargner, pour permettre à la fragilité de
survivre, comme l’avant-dernier poème de À la lumière d’hiver le souligne
encore : « Sur tout cela maintenant je voudrais / que descende la neige,
lentement, / qu’elle se pose sur les choses tout au long du jour […] / et
qu’elle fasse le sommeil des graines, / d’être ainsi protégé, plus patient »
(p. 96). La neige, récurrente dans la poésie de Jaccottet, est une image
d’abri protecteur qui se dépose sur le monde, de silence rassurant (« elle
qui parle toujours à voix basse »), d’une harmonie dans l’espace : elle
recouvre également toutes choses (« Sur tout cela », « sur les choses »),
et dans le temps : elle tombe « tout au long du jour », établissant une
continuité temporelle. Empreint de douceur – les sonorités en [s] sont
choisies pour évoquer la caresse de la neige qui tombe lentement –, le
texte renvoie à cette fonction du poète « gardien », « veilleur », qui a la
tâche de veiller au renouveau que promettent les « graines ». La vertu de
la patience est à nouveau évoquée ici, comme équivalent de la « bonté »
mentionnée plus haut : il s’agit de faire des poèmes le lieu d’une bien-
veillance, d’une douceur qui établissent un certain rapport au monde.
Face à la mort, la poésie se fait donc lien, pour rétablir ce qui a été défait,
pour résister, pour avancer une parole qui conserve, et se conserve. Cette
pulsion de vie qui rejaillit entraîne le poète à montrer les réelles beautés
du monde : les recueils s’ouvrent alors aussi à une poésie de la femme, de
la nature, du paysage et de la présence, dans la tension toujours présente

Séquence 5 – FR01 95

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de cette double aspiration qui habite Jaccottet, et qu’il définit lui-même
dans cet extrait d’ À travers le verger :
« J’ai toujours eu dans l’esprit, sans bien m’en rendre compte, une sorte de
balance. Sur un plateau il y avait la douleur, la mort, sur l’autre la beauté de
la vie. Le premier portait toujours un poids plus lourd, le second, presque
rien que d’impondérable. Mais il m’arrivait de croire que l’impondérable
pût l’emporter par moments. Je vois à présent que la plupart des pages
que j’ai écrites sont sous le signe de cette pesée, de cette oscillation ».65

C Une célébration de la vie

Pour 1 Quels poèmes font une place à la femme ?


Réfléchir Sous quelles figures est-elle présentée ? Ces figures sont-elles réelles,
rêvées ou fantasmées ?
En quoi représentent-elles une pulsion de vie du poète ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Dans le premier poème d’ « Autres chants », comment s’exprime la sen-
sualité du personnage féminin et de la rencontre amoureuse ?
Dans le poème de la page 88, comment l’ « étrangère » révèle-t-elle un
désir sensuel ?
Dans le poème des pages 85-86, étudiez le portrait qui est fait de la femme.
Comment est-il mené ? Comment s’instaure une forme de sensualité et
d’exotisme ?
2 Quelle est la présence de la nature dans les trois recueils ?
Que penser de son absence presque totale de Leçons, et de son retour
dans les poèmes de la fin du recueil ?
Quelle est sa fonction dans les autres recueils ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Étudiez le poème de la page 32.
Quelle est la vision de la nature qui est proposée ?
En quoi exprime-t-elle une joie profonde ?
Quelle est la place du poète au sein de cette nature ?
Étudiez le poème de la page 45.
Démontrez que la description de la nature est bucolique ;
Intéressez-vous aux éléments naturels, l’évocation des sensations…
Quelle est ici la fonction du poème ?

65. Jaccottet, À travers un verger, p. 25-26.

96 Séquence 5 – FR01

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3 Pouvez-vous repérer dans l’œuvre des poèmes consacrés à l’évocation
de la présence au monde ?
 Pour préparer l’analyse de texte
Dans le poème de la page 94, comment se met en place la puissance
évocatoire de ce paysage d’hiver ? Observez en particulier la syntaxe, la
construction de la description, les notations visuelles…
Étudiez le poème de la page 85-87 de À la lumière d’hiver.
En quoi l’espace du jardin est-il le lieu d’une révélation ?
De quelle nature est-elle ?
Que désigne l’expression « autre chose de plus caché mais de plus
proche » ?

Mise au point
La figure féminine, réelle ou fantasmée, le paysage et le spectacle de la
nature, la présence au monde et à l’instant sont les thèmes poétiques
qui se développent en contrepoids à celui de la mort : le poète, qui peut
par sa parole créer des liens et réparer le réel, peut aussi célébrer la vie
dans toute sa présence.

1. Présence de la sensualité
La présence de la figure féminine, bien que discrète, n’est pas absente
de Chants d’en-bas et de À la lumière d’hiver. C’est d’abord la silhouette
de la servante qui apparaît dans le premier poème d’ « Autres chants » :
« s’il y une lampe, elle ne sera pas de celles /que portait la servante deux
pas devant l’hôte / – et l’on voyait sa main devenir rose en préservant
/ la flamme, quand l’autre poussait la porte – (…) » (p. 58). Le couple
évoqué de l’hôte et de la servante, la couleur rose de la main, l’allusion à
la porte d’une chambre qu’on ouvre, évoquent un souvenir empli d’émo-
tion, comme l’indique l’imparfait ; le tiret signale le passage du « récit »
que constituent les deux premiers vers à une description figée dans la
mémoire du poète et empreinte d’une forte aura érotique, soulignée par
quelques brèves notations visuelles de couleurs (« rose ») et de lumière
(« flamme »). Ce petit tableau galant qui met en avant la figure de la
servante est en quelque sorte repris en écho par le poème de la page
85, où reviennent les « servantes si dociles / de nos rêves » : la servante
constitue le fantasme d’un désir facilement satisfait, fût-ce en songe.
Car la femme est davantage un objet de fantasme, de rêveries, qu’une
présence réelle : elle incarne le désir, cette « pulsion de vie » évoquée plus
haut. C’est ainsi que l’ « étrangère » de la page 88 est sortie « de la maison
des rêves », et qu’elle n’a pas de visage : « beau masque de dentelles avec,
entre les mailles, / deux perles, plusieurs perles, larmes ou regards » :

Séquence 5 – FR01 97

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présence anonyme (« on ne sait pas son nom »), non individualisée, la
femme du rêve est un symbole de la sexualité, du charme féminin et du
désir qu’il inspire. La sensualité de la rencontre est palpable. La femme
« a effleuré de sa robe en passant » le poète, contact troublant du tissu
qui se transforme dans son imaginaire en contact physique : « - ou si
cette soie noire était déjà sa peau, sa chevelure ? - ». De la robe, on passe
à la peau puis aux cheveux, dans un mouvement d’approche du corps
féminin révélant un désir sensuel. Plus loin, ce seront d’autres signes de
sa présence qui seront évoqués (« on boit son parfum, / son haleine et,
si elle parle, son murmure »), dessinant tous la présence fantasmatique,
idéalisée, d’une femme réduite à sa pure féminité. Cette présence qui
s’impose aux « paroles » du poète révèle chez lui des pulsions charnelles
signes d’un désir de vie, bien qu’il reste partagé entre refus et quête de
cette sensualité : « Je pense que je n’aurais pas dû la laisser / apparaître
dans mon cœur ; mais n’est-il pas permis / de lui faire un peu de place,
qu’elle approche (….) ? ». Cette ambivalence habite d’ailleurs la présence
féminine elle-même, séduisante, fascinante, mais dont on ne sait si les
yeux brillants sont « larmes ou regards » : l’amour n’est pas loin de la
mort, éros côtoyant comme souvent thanatos.
Autre présence féminine fantasmée, celle des pages 85-86. La prome-
nade dans le jardin est le lieu de l’intrusion d’une rêverie qui se met en
place quand la « lumière du jour » se retire : l’arrivée de la nuit permet
la naissance du songe érotique. Le poète « fai[t] ces quelques pas avant
de remonter / là où [il] ne sait plus ce qui [l’] attend, compagne / tendre
ou détournée, servantes si dociles / de nos rêves ou vieux visage sup-
pliant ». La promenade semble s’achever par un retour vers une présence
féminine réelle et donc complexe, qui échappe (« tendre ou détournée »).
C’est alors que la lumière, « en se retirant », « – comme un voile / tombe
et reste un instant visible autour / des beaux pieds nus – / découvre la
femme d’ébène / et de cristal, la grande femme de soie noire / dont les
regards brillent encore pour moi (…) ». La sensualité de cette apparition est
patente : la lumière est comme un voile qui en tombant – le mouvement de
cette chute est souligné par l’enjambement entre les deux premiers vers -
laisserait nu le corps de la femme, à la fois métaphore poétique de la nuit
et fantasme sensuel. Le regard se focalise d’abord sur le sol où le voile est
tombé, mettant en valeur en une vision éphémère (« un instant »), souli-
gnée par les tirets qui l’isolent, les « beaux pieds nus », notation quelque
peu fétichiste qui fait naître une image désirable que souligne un nouvel
enjambement. Paradoxalement, le corps féminin n’est pas plus précisé-
ment décrit : le regard, fait de pudeur et de retenue, revient ensuite à « la
femme », suggérant la nudité sans la détailler. La femme est « d’ébène »,
une « grande femme de soie noire », image d’un ailleurs exotique com-
plétée par les « fermoirs d’or qui n’agrafent plus nulle robe », signalant
richesse et nudité d’un même mouvement. Vision onirique, elle accorde
les contraires – les matières du bois dur de l’ébène et du fragile cristal
–, symbole d’une douceur féminine rendue par l’image de la « soie » de
sa peau. Irréelle, « reine du bal où nul ne fût jamais convié » - c’est-à-dire
fantasme jamais incarné et jamais côtoyé, elle cède ensuite la place à un

98 Séquence 5 – FR01

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autre objet poétique, « autre chose de plus caché, mais de plus proche » :
le sentiment d’une vie libérée de l’angoisse du temps. La femme est donc
aussi un intermédiaire, le moyen de faire revenir le poète vers une poésie
de la vie, de l’attention au réel dans sa plénitude.
Un poème d’ « Autres chants » (p. 60) développe une rêverie sur les
femmes qui se fait plus clairement érotique : « On aura vu aussi ces
femmes – en rêve ou non, / mais toujours dans les enclos vagues de la
nuit – / sous leurs crinières de jument, fougueuses, / avec de longs yeux
tendres à lustre de cuir, (…) / mais l’animale sœur qui se dérobe et se
devine (…) ». La violence du désir animal transparaît clairement, à travers
la métaphore de l’homme « chasseur » à la poursuite d’une proie féminine
aussi insaisissable qu’un félin. Tentatrice avec ses « boucles » et ses « den-
telles », instruments de la séduction, la femme telle que la rêve le poète
n’est cependant pas que chair. La sexualité facile est en effet dénoncée
comme avilissante (« non pas la viande offerte à ces nouveaux étals de
toile, / bon marché, quotidienne, à bâfrer seul entre deux draps ») ; c’est
au contraire une sensualité partagée avec une « sœur » de cœur qui est
recherchée, avec une femme incarnant l’énergie de la nature – celle de
l’animalité (« jument », « animale »), ou des forces de l’océan (« l’ondu-
leuse vague »), ou plus bas, la « saveur de fruit ruisselant ».
La sensualité et l’érotisme qui sont associés à la figure féminine font ainsi
place à une force de vie, que la poésie de la nature incarne également.

2. L’émotion de la nature
Les recueils précédant Leçons étaient bien souvent consacrés à une poé-
sie de la nature et du paysage, thématique fondamentale dans l’œuvre
de Jaccottet. Leçons, qui marque comme nous l’avons vu une remise en
cause poétique radicale, met en question cette orientation, avec l’ironique
« Raisins et figues, / couvés au loin par les montagnes / sous les lents
nuages / et la fraîcheur : / sans doute, sans doute… » de la page 12. Et
de fait, il faut attendre la fin du recueil, avec le poème de la page 31,
pour retrouver une attention portée à la nature, avec les mentions des
eaux des montagnes, du « berceau des herbes », des « branches basses
des figuiers », et de la « nuit d’août ». La célébration de la nature est le
signe du retour à la vie, quand le poète se détourne de la mort et exalte
les beautés du monde.
Cette poésie de la célébration est marquée principalement par les émo-
tions qu’éprouve le poète face au monde naturel, qui compose une harmo-
nie, un « cosmos », c’est-à-dire un ordre, contre le chaos que sème la mort.
Le poème de la page 32 représente ainsi une « cascade céleste », image
de la lumière que déverse le soleil, une « chevelure de l’air « qui le tient
« enveloppé », le protège, le « cercle entier du ciel », image de perfection
géométrique, et les « cris d’oiseaux lointains » qui sont les « nœuds » de
la lumière, comme s’ils en assuraient la cohérence. Le monde naturel est

Séquence 5 – FR01 99

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décrit sous les auspices du lumineux, de l’aérien et du cercle protecteur,
comme un « tissu » où l’homme aurait sa place, et dont le chant du poète
célèbrerait les beautés.
La nature inspire ainsi une joie profonde, qui est aussi celle de l’expression
poétique, comme dans le poème de la page 45. La représentation de la
nature y est particulièrement bucolique : il est question des « premières
tiédeurs » du printemps, d’arbres et de sources, de grottes et de « frais
feuillages », qui dépeignent un paysage nocturne de douceur et de bien-
être physique digne de ceux que les romans grecs consacrent aux amours
des bergers et des bergères... La remarque entre parenthèses « (à croire
qu’il y a mieux à faire dans l’obscurité / des frais feuillages que dormir) »
suggère d’ailleurs, avec humour, que c’est un lieu où faire l’amour ! Les
sensations sont très présentes, visuelles mais surtout auditives (« ruis-
seler de voix ») et tactiles (« tiédeurs », « frais »). Le tableau emprunte
aussi au processus de la métamorphose : les arbres se transforment « en
source », la nuit ruissèle « de voix comme une grotte » ; une magie des
éléments naturels s’instaure, qui déforme les perceptions du poète dans
un mouvement de synesthésie66 (la nuit « ruisselle » de voix) suggérant
une harmonie générale. Le poème, tout en célébrant la nature, a alors
ici pour fonction d’exprimer la reconnaissance, la gratitude qu’inspire
au poète l’exaltation, l’« ivresse » de l’osmose avec le paysage d’une
nuit d’avril : « comme s’il le fallait, qu’il fallût dépenser / un excès de
vigueur, et rendre largement à l’air / l’ivresse (…) ». Forme d’hommage à
la sensation de vie qu’offre la présence à la nature, le poème révèle que
« parler » est plus que « se couvrir d’un bouclier d’air ou de paille », c’est-
à-dire rechercher une forme d’isolement contre les duretés du réel. Bien
au contraire, la poésie est célébration du monde, de la pulsion de vie que
représente la métaphore de l’ivresse, et peut dans des moments de grâce
fuser sans effort. Il est caractéristique de trouver, pour la première fois
dans le recueil, le mot de « bonheur », bien qu’atténué par la tournure
« une sorte de » : la joie de la nature rejoint la joie d’écrire, les deux se
retrouvant en un même mouvement d’enthousiasme qui conjure la mort.
De fait, il arrive souvent que la présence de la nature s’inscrive comme
une persistance des forces de vie contre la présence envahissante de
la mort, que le poète ne peut que constater : « (…) nous sommes pleins
d’horreur et de pitié. // Dans le jour hérissé d’oiseaux. » (p. 21) Malgré
le travail innommable de l’agonie, les oiseaux continuent à chanter, pré-
sence surprenante, presque scandaleuse : la vie s’obstine, semble ignorer
le mourant et ses douleurs, comme dans le poème liminaire de Chants
d’en bas : « Et ces oiseaux aveugles / qui traversent encore le jardin, qui
chantent / malgré tout dans la lumière ! » (p. 37). Il est à nouveau question
d’oiseaux : l’animal est récurrent dans les trois recueils comme symbole
tant de l’innocence de la nature que de la spontanéité qui peut être celle

66. La synesthésie (du grec syn, union, et aesthesis, sensation) est au départ un phénomène neu-
rologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés. On parle aussi de synesthésie pour
certains poèmes qui associent plusieurs sens, par exemple chez Baudelaire ou Rimbaud.

100 Séquence 5 – FR01

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du chant poétique. Ils sont « aveugles », car, indifférents à la mort de la
mère, ils chantent « malgré tout », malgré la perte et la souffrance. Les
forces naturelles suivent leur cours, édifiant un ordre auquel se raccrocher
une fois le deuil surmonté, et représentant l’espoir d’un retour à la vie
et à la « lumière ».
La nature est enfin le lieu où se révèle le mystère du monde, comme dans
le poème de la page 90 de À la lumière d’hiver : « Nuages de novembre,
oiseaux sombres par bandes qui traînez… ». L’observation des nuages
d’hiver engendre une méditation poétique : objets mouvants, ils se font
« oiseaux » par une métaphore filée, laissent des « plumes » – des bandes
nuageuses – aux sommets des montagnes, reflètent la terre en écho, et,
le monde semblant s’inverser, se font « terre », qui s’ouvre comme une
« tombe » pour y engloutir les morts (notez l’enjambement qui place le
terme en fin de vers comme au bord du gouffre), mais en même temps
« berceau », promesse de vie à venir. Ces métamorphoses sont le signe
que le poète projette ses propres pensées sur la nature qu’il observe, y
cherchant une explication du monde et de l’engendrement réciproque
entre la vie et la mort. La nature est un champ ouvert à la poésie, qui l’ex-
plore, l’interprète, y voit des symboles, à la façon dont Baudelaire voyait
en la nature « un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de
confuses paroles ; / L’homme y passe à travers des forêts de symboles
/ Qui l’observent avec des regards familiers »67. Le poète est invité à
questionner sans cesse ce « secret » des nuages, à chercher au-delà du
visible un invisible qui lui donne sens. Mais il ne s’agit pas de plaquer une
symbolique toute faite sur le réel, ou d’élaborer un traditionnel paysage
état-d’âme : plutôt au contraire de chercher à dire la présence du monde,
à la fois dans son évidence et dans son mystère.

3. La révélation de la présence
La nature est en effet aussi le lieu où peut se révéler la présence du monde
concret dans toute sa réalité. Pour Jaccottet, la poésie doit s’attacher à
dire le monde tel qu’il est : il fait partie des poètes contemporains de l’ex-
périence, de la sensation, qui cherchent à faire sentir l’existence même
des choses, comme Bonnefoy, Guillevic ou Réda. Le poète Lorand Gaspar,
dans Apprentissage, exprime ce mode de relation entre le langage et le
monde, à l’opposé d’une poésie fermée sur elle-même et sur sa forme :
« Quand je dis : mon corps, douleur, angoisse, amandier, eau, désert – ces
mots me parlent d’expériences concrètes, de sensations et de sentiments,
de rencontres en moi et autour de moi avec la réalité : une réalité dont je
fais partie comme tout ce qui existe. Le mot bleu ne se reclôt pas sur ses
caractéristiques sonores ou graphiques : celles-ci me font voir aussitôt la
couleur et ses nuances (…) ». 68

67. « Correspondances », dans les Fleurs du mal.


68. L. Gaspar, Apprentissage, Deyrolle, 1994, p. 56.

Séquence 5 – FR01 101

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Cette tendance d’une certaine poésie contemporaine se retrouve dans
nos recueils, et plus particulièrement dans la poésie de la nature : trouver
les mots justes pour dire le réel et le sentiment d’exister passe souvent
par l’évocation d’un paysage. Ainsi le poème de la page 94, à la fin de À
la lumière d’hiver, est un tableau particulièrement travaillé évoquant un
soir d’hiver.
« L’hiver, le soir : / alors, parfois, l’espace / ressemble à une chambre
boisée / avec des rideaux bleus de plus en plus sombres / où s’usent les
derniers reflets du feu, / puis la neige s’allume contre le mur / telle une
lampe froide. (…) » La brièveté du premier vers, « L’hiver, le soir », pourrait
être le titre d’un tableau contemporain, et souligne la dimension picturale
du poème. Les deux mots par leur simple apposition acquièrent un fort
pouvoir d’évocation, de même que les images développées par la suite,
celles de la « chambre boisée » et des « rideaux bleus ». Le paysage se
transforme en une chambre, l’extérieur devient l’intérieur : les arbres sont
les murs, le ciel sombre, des rideaux qui se ferment au fur et à mesure
que le jour tombe, les derniers rayons du soleil, les « derniers reflets du
feu » de la cheminée. Ces rapprochements rendent présents au lecteur
des sensations visuelles à la forte puissance évocatoire par leur caractère
familier. La lumière d’hiver, titre du recueil et qui pourrait aussi être celui
du poème, est celle de la « lampe froide » de la neige qui brille sous les
reflets de la lune mentionnée dans le vers suivant ; rendue presque réelle
par l’harmonie des couleurs froides comme le « bleu », le « sombre », le
blanc, elle s’allie à l’impression de silence dont est empreint le poème
pour dépeindre un paysage d’hiver saisissant de présence. Saisi à un
moment précis, celui où la lumière baisse et où le jour cède la place à
la nuit, le paysage est fixé dans son caractère éphémère, passager : le
poème le retient avant qu’il ne disparaisse. Il est possible de rapprocher
ce poème, attaché à exprimer l’essence même d’un paysage, d’un tableau
du peintre Morandi dont vous avez un exemple ci-dessous et sur lequel
porte un exercice autocorrectif.
C’est donc le désir d’être fidèle au réel, d’exprimer ce qui se dégage des
choses, qui guide le poète. Le titre même des Chants d’en bas atteste de
sa volonté d’ancrer sa poésie dans la matière du réel, sans céder au rêve
de vivre « comme les oiseaux / dans l’évidence du ciel », que contrecarre
le retour inévitable au sol (« (…) et retombé à terre, / on ne voit plus en
eux précisément que des images / ou des rêves », p. 49). La promenade
nocturne de À la lumière d’hiver (p. 85-87) est ainsi le moment privilégié où
le poète trouve un accord avec le monde dans sa réalité. Dans ce poème,
le jardin constitue le lieu où la nature est harmonie, où les éléments se
conjuguent pour offrir un paysage empli de paix (« calmes », « tremblant
à peine », « apaisées »). L’image de la porte qui tourne (« C’est comme si
l’immense / porte peinte du jour avait tourné / sur ses gonds invisibles »)
annonce l’imminence d’une révélation : le poète en ce moment magique
« passe », entre dans une autre perception du monde, et ressent « enfin »
véritablement ce qui est. Au-delà des concepts et des images, « Le noir
n’est plus ce mur / encrassé par la suie du jour éteint » : l’obscurité de
la nuit n’est plus ni triste ni angoissante, « c’est l’air limpide, taciturne »,

102 Séquence 5 – FR01

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la simple fraîcheur nocturne ressentie physiquement. Le poète semble accep-
ter la réalité des choses et le passage du temps (« l’aiguille du temps brille
et court dans la soie noire, / mais je n’ai plus de mètre dans les mains, / rien
que de la fraîcheur (…) »), et percevoir le réel dans sa plénitude, recueillant
dans le poème cet « autre chose de plus caché mais de plus proche » : sa
propre présence, en un instant et un lieu uniques, mystère très simple de la
vie terrestre fondée sur l’éphémère. La fonction du poète est alors de partager
cette expérience, ce sentiment d’existence : il doit nous rendre « ne serait-ce
qu’un instant, le réel ; et, avec le réel, une chance de vie »69.
La poétique des recueils oscille donc entre une réflexion sur ses propres
limites, qui confine parfois à la tentation du silence, le désir de se faire
poésie de la mémoire et du lien pour « réparer » le réel, et une pulsion
de vie qui en fait une parole de louange des forces de vie – sensualité,
joie du monde naturel, bonheur d’être en accord avec le monde. Contre la
présence de la mort, c’est la volonté du poète de faire une place à Autrui
et de retenir l’éphémère de l’existence qui se manifeste. Cette « double
postulation » s’exprime au sein d’une écriture à la forte exigence formelle.

Exercice autocorrectif : Réflexion sur l’image (2) : Giorgio Morandi,


Nature morte
Giorgio Morandi (1890-1964) est un peintre italien qui, resté presque toute
sa vie à Bologne, s’est tenu à l’écart des principaux mouvements picturaux,
principalement du futurisme. Influencé par Cézanne et De Chirico, il est
surtout connu pour ses paysages et ses natures mortes mettant en scène
dans un contexte très dépouillé toujours les mêmes objets, une suite de
carafes et de boîtes. Jaccottet a été particulièrement frappé par la peinture
de Morandi, au point de lui consacrer un ouvrage, Le Bol du Pèlerin.

Giorgio Morandi (1890-1964), Natura morta, 1944.


Huile sur toile. 30,5 x 53 cm. Musée national d’Art moderne –
Centre Georges Pompidou, Paris. (C) Collection Centre Pompidou, Dist. RMN /
Droits réservés. © Adagp, Paris 2011.

69. Jaccottet, L’entretien des Muses, p. 301.

Séquence 5 – FR01 103

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Observez le tableau de Giorgio Morandi ci-dessus et répondez aux ques-
tions suivantes.
1 Quelle vision des objets propose la nature morte ? Par quels procédés ?
2 Quelle est, à votre avis, la démarche commune à l’œuvre poétique de
Jaccottet et à l’œuvre picturale de Morandi ?

➠ Reportez-vous au corrigé de cet exercice ci-après.

Corrigé de l’exercice autocorrectif

1 Les natures mortes sont la partie la plus importante de l’œuvre de


Giorgio Morandi. Elles représentent des objets ordonnés avec soin, sur
une table, dans l’atelier, pour être observés et peints. Ces objets sont
facilement identifiables de toiles en toiles et sont à l’origine, pour la plu-
part des moulages en plâtre. Le tableau de Morandi s’organise autour
de coupes, de bols, d’un pot et d’un flacon, tous blancs à une exception
près. Cette apparente monochromie joue en réalité sur diverses ombres
et des rayons lumineux, qui introduisent des contrastes entre un blanc
vif et des nuances subtiles de gris. Le jeu des coloris et de la lumière
fait ressortir les objets de façon presque surnaturelle, alors même que
ceux-ci sont familiers et quotidiens.
2 Le tableau suscite chez le spectateur une forme de contemplation, et
cherche à faire sentir, comme le fait également le poème de Jaccottet,
à la fois la réalité des objets contemplés, et le sentiment du mystère
poétique qui les habite. Très épurée, la représentation atteint presque
à une forme d’abstraction – comme si l’artiste cherchait à exprimer
l’essence même de son motif.

104 Séquence 5 – FR01

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Chapitre Le chant de l’effacement : les
5 exigences du travail poétique
La forme poétique que l’on perçoit dans les trois recueils est fondée à
la fois sur une expression qui refuse un lyrisme trop personnel, sur une
simplicité et une spontanéité de la langue, et sur une recherche de la jus-
tesse des mots, tous traits qui rapprochent certains poèmes du genre du
haïku. L’esthétique poétique n’est jamais gratuite, mais cherche toujours
à s’accorder à son sujet, en refusant toute grandiloquence : l’hésitation
de la voix du poète est le signe d’une exigence, celle d’être au plus près
de la vérité des choses et des êtres.

A La place du lyrisme dans les recueils

Pour 1 Vous allez étudier dans les trois recueils la présence du « je » lyrique.
Réfléchir Pour cerner les caractéristiques du lyrisme dans les recueils, observez ce
tableau et comparez les variantes poétiques introduites par l’auteur entre
l’état du texte de 1969, et celui de 1971 que vous lisez dans votre édition.
Que constatez-vous en ce qui concerne la présence du sujet ? En ce qui
touche à la présence du mort ? Et en ce qui concerne le registre lyrique ?
Leçons : 1969 1971
A J’osais tracer des routes dans le gouffre aller tracer des routes jusque-là ! (p. 11)
[Raisons et figues] pourront-ils encore [Raisons et figues] sans doute, sans
B
m’aider ? doute… (p. 12)
Ce que je croyais lire en lui, quand j’osais
lire, était plus que de l’étonnement : une Une stupeur commençait dans ses
C
stupeur comme devant un siècle de ténèbres yeux : que cela fût possible (…) (p. 16)
à franchir (…)
D Quand même le maître sévère Lorsque le maître lui-même (p. 12)
[serait-ce donc ici qu’il se tiendrait]
[serait-ce donc ici qu’il se tiendrait]
E dans cet enclos, non pas dans la prai-
où il n’a plus que cendre pour ses ruches ?
rie ? (p. 30)
J’ai vu la morte gisant droite dans son lit Je l’ai vue droite et parée de dentelles
Chants d’en elle m’a fait penser à ce cierge godronné comme un cierge espagnol (p. 37)
bas : (ver- que nous avions acheté près d’une église
sion initiale à Barcelone
et de 1977) Elle en avait la pâleur et les pauvres den-
telles

Séquence 5 – FR01 105

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2 Étudiez le style des poèmes.
Relevez-en certains dont le ton et le rythme sont proches de ceux de la
prose, de la conversation.
À l’inverse, notez les marques traditionnelles du lyrisme : observez les
figures de style, en particulier de répétition, les modalités de phrases
(exclamations, interrogations, interjections…), les marques de l’émotion…

 Pour préparer l’analyse de texte


Comment les vers du poème de la page 65 (« On voudrait croire que nous
sommes tourmentés (…) et la pitié / noie tout ») expriment-ils l’impossi-
bilité d’un lyrisme traditionnel ?
Étudiez comment le poème de la page 81, de « Or, on peut raisonner » à
« pas encore en ruines », instaure un ton proche de celui d’une conversa-
tion quotidienne et naturelle.
3 En quoi la parole du poète manifeste-t-elle stylistiquement ce doute
qui la caractérise (cf. chapitre III) ?
Étudiez la ponctuation, les tournures hypothétiques, l’emploi du condi-
tionnel ou des adverbes modalisateurs.

1. L
 ’effacement du « je » lyrique
et du biographique
Si, dans les recueils, le « je » poétique est bien présent et que l’expres-
sion n’est donc pas « impersonnelle » au sens propre, les poèmes sont
caractérisés par un effacement de toute notation personnelle.
D’une part, le poète se présente, comme nous l’avons vu, sous divers
« masques », ceux par exemple du poète « lampe soufflée » (p. 11), du
poète vieillissant (p. 57 par ex.), du poète aveugle (p. 78)… Toutes ces
figures tendent à effacer le moi réel derrière une construction littéraire
qui est celle de l’éthos poétique, et qui permet au poète de « porter un
masque plus vrai que son visage » (poème 7 de « Parler », p. 50) : la
fiction permet de toucher à la vérité plus sûrement que la confession,
car elle atteint, au-delà de l’anecdote ou de l’événement, ce qui touche
à la profondeur de l’être.
D’autre part, le « je » se fait très souvent « nous » ou « on » (par exemple
p. 12, 17, 19, 21, 22, 23, 25, 26, 29, 30, 41, 45, 50, 57, 60…). On trouve
aussi le recours aux expressions « chacun » (p. 43), « un être » (p. 44)…
Le poète s’efface souvent pour laisser la place à une expression généra-
lisante, qui ouvre l’expérience personnelle à une dimension universelle.
Il n’est donc pas question d’un lyrisme refermé sur lui-même, mais de la
description de la condition humaine générale, offerte en partage dans
les poèmes. Le poète n’en livre pas moins ses pensées, sentiments et
sensations, mais c’est toujours avec une distance qui l’amène à avoir
recours à des pronoms autres que le « je » : « Aussi arrive-t-il qu’on prenne

106 Séquence 5 – FR01

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ce jeu en horreur » (p. 41), « cela monte de vous » (p. 45), « Un homme qui
vieillit » (p. 81)… L’énonciation indique une prise de distance qui marque
le refus d’un lyrisme trop affiché et affirmé, en contradiction avec le doute
perpétuel caractéristique de la parole du poète.
Les variantes entre les versions des poèmes de Leçons de 1969 et de 1971
nous apprennent, de plus, que l’écriture poétique tend à gommer purement
et simplement la présence du sujet. Dans le tableau de variantes présenté
ci-dessus, le texte de la variante A passe de « J’osais tracer… » à « aller tra-
cer », avec un recours à un infinitif exclamatif qui permet de supprimer la
tournure personnelle. De même, la variante B substituant l’ironie du « sans
doute, sans doute » au pathétique « pourront-ils m’aider », il y a là égale-
ment recours à une forme impersonnelle. La variante C manifeste quant à
elle un changement de sujet, du « je » (« Ce que je croyais lire en lui, quand
j’osais lire, était plus que de l’étonnement : une stupeur »), à la « stupeur »
elle-même (« Une stupeur / commençait dans ses yeux »). Cette tendance
est également présente dans l’effacement des notations biographiques.
Ainsi celles qui concernent le mort de Leçons : dans la variante D, le quali-
ficatif « sévère » qui le caractérise disparaît ; de même, dans la variante E,
« ses ruches », qui renvoie à une activité personnelle, est remplacé par le
plus vague « dans cet enclos, non pas dans la prairie ». Les notations qui
concernent la mère défunte sont également effacées : ainsi, la version ini-
tiale du poème liminaire de Chants d’en bas faisait appel aux souvenirs du
poète, l’allusion au « cierge godronné / que nous avions acheté près d’une
église à Barcelone » ancrant dans le texte un objet rattaché à un lieu réel et à
une expérience personnelle, alors que la version définitive, rajoutée en tête
du recueil en 1977, a recours à une comparaison plus générale (« comme
un cierge espagnol »), qui ôte du passage toute référence biographique,
dans une volonté de passer de la sphère personnelle à l’expérience de tous.
Il arrive enfin souvent que la présence du poète se réduise souvent à son
seul regard, comme si le poème était le lieu où se manifeste sa capacité à
voir et à dire : notez ainsi le riche vocabulaire de la vision : « pour ne plus
regarder… que » (p. 31), « regardant » (p. 32), « Je l’ai vue » (p. 37), « on
aura vu », (p. 60), « des visions » (p. 61), « je regarde » (p. 65), « Je les ai
vus » (p. 77). La poésie se nourrit de la vision du monde, de ce qui est exté-
rieur au poète : « (…) Pourtant, c’est par les yeux ouverts / que se nourrit
cette parole, comme l’arbre / par ses feuilles » (p. 45). La parole poétique
est issue de l’acte de contemplation et d’observation, un regard porté sur
les choses et sur Autrui qui fait du poète un « témoin » qui s’efface de son
propre texte. Ce trait caractéristique de la poésie de Jaccottet est souvent
résumé par une citation du poète lui-même : « L’effacement soit ma façon
de resplendir »70, qu’il commente en ces termes : « J’ai toujours essayé
que le monde extérieur qui est à la source de mon émerveillement et
parfois de mon effroi passe dans le poème sans que je sois trop présent,
par une sorte de discrétion naturelle »71. C’est dire la place que le lyrisme
cède au monde, et la retenue de l’expression qui en découle.

70. Jaccottet, L’Effraie, « Que la fin nous illumine », (1954).


71. Jaccottet, « Parler avec des mots plus pauvres », entretien avec Pierre Grouix (Madrid, 2002), in
Nu(e), no O.

Séquence 5 – FR01 107

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E Entre le refus du grandiloquent et la présence du lyrisme
Le refus des postures poétiques traditionnelles, que nous avons envisagé
dans le chapitre III, entraîne nécessairement celui d’une certaine exaltation
lyrique, caractérisant un moi poétique impérieux et romantique. De ce fait,
le ton est parfois proche de la conversation, reproduisant des tournures
courantes : « sans doute, sans doute… » (p. 12), « Chacun a vu un jour
(encore qu’aujourd’hui / on cherche à nous cacher jusqu’à la vue du feu) »
(p. 43), « si c’est chercher… chercher quoi ? » (p. 50), etc.e poème de la page
65 rappelle d’ailleurs que les « envolées » lyriques n’ont pas leur place :
« On voudrait croire que nous sommes tourmentés / pour mieux montrer le
ciel. Mais le tourment / l’emporte sur ces envolées, et la pitié / noie tout. »
Nous sommes donc loin d’une certaine forme d’exaltation lyrique propre
par exemple au romantisme : la parole refuse de céder au grandiloquent,
à une position surplombante, et affiche au contraire modestie et humi-
lité. Jaccottet exprime l’ambition de trouver « une façon de maintenir le
discours à mi-hauteur entre la conversation et l’éloquence » (Note III de
La promenade sous les arbres). Le style est ainsi presque proche de la
prose : « Or, on peut raisonner sur la douleur, sur la joie, / démontrer,
semble-t-il, presque aisément / l’inanité de l’homme. On peut parler /
comme je parle à présent dans cette chambre / qui n’est pas encore en
ruines (…) » (p. 81). Sont proches de la langue quotidienne :
– la présence de connecteurs logiques (« Or », et plus bas « Toutefois »),
– la présence de l’incise « semble-t-il » qui vient briser le vers, la répétition
du verbe « parler »,
– le caractère direct de la référence à « cette chambre », qui renvoie par
le déictique « cette » au temps de l’énonciation,
– l’absence de schéma rythmique récurrent dans les vers, qui s’enchaînent
avec naturel par les enjambements.
Le poète évite toute complexité affichée, et recherche une forme de naturel
poétique. Vous noterez par ailleurs que c’est le verbe « parler » qui est
employé, de même que dans le titre de la section du recueil de Chants
d’en bas, et non « chanter », ou un autre verbe renvoyant à une parole
lyrique traditionnelle. Le poète explique lui-même ce choix par les diffi-
cultés particulières liées à la période contemporaine que nous avons déjà
évoquées : « Parler ainsi, ce qui eut nom chanter jadis / et que l’on ose à
peine maintenant » (« Parler », poème 3)
Le lyrisme n’est cependant pas absent des recueils ; il se manifeste au
moyen de différents procédés :
– la présence malgré tout d’un « je » qui se livre et confie sa parole et
ses doutes ;
– une hauteur de ton dans certains poèmes : « mesurez, laborieux cer-
veaux…. » (p. 18) ;
– le recours à une certaine forme de pathos, qui s’exprime par la figure
de l’anaphore (« Lui qui avait toujours aimé son clos, ses murs, / lui qui
gardait les clefs de la maison », p. 16) ;

108 Séquence 5 – FR01

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– le sentiment de pitié que le poète cherche à créer en accordant la parole
au mourant (p. 20) ;
le recours aux questions rhétoriques (voir par ex. p. 23, 24, 25, 29, 30…) ;
– le recours aux tournures exclamatives (par ex. « Qu’elle me semble dure
tout à coup ! » p. 37)
– le recours aux interjections : « Oh ! » (p. 37, 57, 58), « Ah » (p. 95) ;
– l’adresse directe à un destinataire imaginaire : « Arrête-toi, enfant… » (p. 63)
Tonalité affective, présence de la voix du poète (« je parle »), rythme, tous
ces éléments définissent bien le lyrisme, mais soumis, chez Jaccottet, à
l’énonciation du doute.

2. L’énonciation du doute
Caractérisée par un doute qui touche à la possibilité même de dire (cf.
chapitre IV, A), la parole inquiète du poète est régulièrement marquée par :
– t rois points de suspension, qui laissent pénétrer dans le poème une
impression d’approximation et d’hésitation (par ex. : « chercher….cher-
cher quoi ? », p. 50) ;
–d
 es points d’interrogation ;
– la récurrence des tournures hypothétiques (par ex. : « si je puis », p. 89),
presque toujours sans réponses, qui confrontent la parole du poète au
silence : « Se peut-il que la plus épaisse nuit / n’enveloppe cela ? », p. 22 ;
– la rectification de termes soulignant une hésitation dans la description
des choses (par ex. : « aux seuls moments, aux seules choses », p. 50) ;
– l’emploi du monde conditionnel, présent ou passé, qui souligne la dis-
tance entre la volonté de dire ou de faire et la capacité réelle : « Je ne
voudrais plus » (p. 14), « j’aurais voulu parler » (p. 49), « On voudrait
croire » (p. 65), « je voudrais » (p. 96) ;
– l ’emploi d’adverbes modalisateurs comme « peut-être », « seule-
ment », et des verbes modaux « pouvoir » et « devoir » : « « ce devait
être là qu’il se perdait « (p. 17), « à la rigueur on peut prétendre, / on
peut s’imaginer » (p. 43) ;
– l’emploi de connecteurs comme « toutefois », « pourtant » ;
– l’utilisation de tournures par lesquelles le poète se reprend ou corrige
lui-même : « c’est autre chose » (p. 44), « Parler pourtant est autre
chose » (p. 45), « Et néanmoins je dis encore » (p. 77). La parole est
peu assurée, elle prend ses distances avec elle-même.
Cette énonciation remet perpétuellement en cause la définition de son
propre objet : « Si c’était quelque chose entre les choses (….), si c’était,
oui, ce simple pas (…) » (À la lumière d’hiver, p. 80), « ou si cette soie noire
était déjà sa peau, sa chevelure ? » (ibid., p. 88), « Ou serait-ce déjà la

Séquence 5 – FR01 109

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lune…. ? (ibid., p. 94). La vérité semble se dérober au poète, qui préfère à
l’affirmation péremptoire la recherche perpétuelle : « cherchons encore,
(…), cherchons plus loin » (p. 58).
À la recherche d’« un ton, un rythme, un accent, une façon de mainte-
nir le discours à mi-hauteur, entre la conversation et l’éloquence » (La
Promenade sous les arbres, p. 142), la poétique de Jaccottet est donc
caractérisée par un certain effacement, sans que la voix soit pour autant
absente ou que le lyrisme soit aboli : il est seulement question de retenue,
de pudeur, probablement car la parole est la proie perpétuelle du doute
et du questionnement. Cette forme de lyrisme discret est en quête de la
forme et du mot juste.

B Le travail poétique de la forme

Pour 1 Parcourez les trois recueils.


Réfléchir Comment qualifieriez-vous le lexique employé par le poète ? Est-il com-
pliqué ? Est-il varié, précis… ?
Y a-t-il des mots rares, des expressions complexes ?
Remarquez-vous des récurrences lexicales ?
2 Observez les images (métaphores, comparaisons) dans les recueils,
ainsi que les autres figures de style (oxymore, hyperboles).
Sont-elles nombreuses ? Présentent-elles des difficultés de compré-
hension, d’interprétation ?
À quel(s) domaine(s) les comparants sont-ils empruntés dans les com-
paraisons ?
Quelle est la fonction de ces images : décorative ? rhétorique ? expressive ?
3 Étudiez la versification des trois recueils.
Pouvez-vous identifier des types des vers, de strophes, des schémas
rythmiques récurrents ?
Y a-t-il des rimes ? Comment appelle-t-on la forme versifiée à laquelle
a recours le poète ?
Observez également la ponctuation la typographie : quel usage en est
fait ?

 Pour préparer l’analyse de texte


Dans le début du poème des pages 77-78 (de « Frêles signes » à « l’une
après l’autre »), étudiez comment la versification et la typographie expri-
ment l’élévation puis la chute de la parole du poète.

110 Séquence 5 – FR01

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Dans le début du poème de la page 23 (« Misère / comme une montagne
sur nous écroulée. »), comment la versification et la typographie mani-
festent-elles à la fois la douleur du poète, et sa difficulté à décrire ce à
quoi il assiste ?

Mise au point

1. Un lexique simple et juste


Le choix des mots est fondamental pour le poète : il s’agit de ne pas trahir le
réel, de réussir à rendre justice soit à l’intensité de la douleur, soit à la beauté
du monde. Pour atteindre cette « fidélité » (p. 50), il est nécessaire de ne
pas avoir recours à des artifices poétiques, mais de rechercher la sincérité
et la justesse. De ce fait, le lexique recherche une forme de dépouillement,
de sobriété. Les mots sont simples : les seuls termes difficiles ou rares sont
« enfançon » (p. 15) et « remugle » (p. 22). Le premier est un archaïsme
littéraire, employé en opposition avec le terme de « maître », pour souligner
la régression que réalise la mort ; le second, également vieilli et d’emploi
littéraire, désigne une odeur de moisi : le « remugle de vieux dieux » incite à
considérer la mort comme un instant sacré mais archaïque. Aucun terme n’est
obscur, aucune formule ne recherche l’hermétisme dans les trois recueils.
Les termes choisis désignent souvent des généralités – « oiseaux »,
« montagne », « fruits » – élaborant un langage évident et direct. Les
champs lexicaux sont peu étendus ; les mêmes termes reviennent ainsi
d’un poème à l’autre, ils désignent :
– les éléments naturels : le feu, l’eau, la lumière, l’air, le ciel, les nuages,
la terre, l’herbe, les feuilles, les fleurs ;
– les mouvements cycliques de la nature : la nuit, le jour, l’aube, le soir ;
– les lieux et les objets humbles du quotidien : le lit, la chambre, la table,
la lampe, la bougie, le linge, le jardin, la maison ;
– les sentiments les plus élémentaires : la peur, la pitié, l’espérance, la
douleur, l’amour ;
– la corporalité la plus évidente : les mains, les pieds, le corps, le front,
les yeux, le dos, le sang, les larmes, le souffle ;
– les sensations les plus immédiates : la fraîcheur, le froid, la chaleur, le
bruit, le silence.
Se dessinent ainsi un univers poétique au plus proche de ce qui est réel-
lement vécu, et des « chants d’en bas » attentifs aux réalités du monde
et aux rapports directs du poète avec ce qui l’entoure.
Cette volonté d’être juste se traduit aussi par une tendance à l’approxi-
mation : on retrouve souvent des « presque » (p. 12, 15, 17, 59), « une
sorte de », « comme si » (par ex. p. 86), « semble-t-il » (p. 81), « dirait-on »

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(p. 65), ou encore l’emploi du mot « chose » (par ex. p. 44, 45, 87, 95)
quand le poète ne veut pas se prononcer sur la nature d’un sentiment
ou d’une réalité. La voix du poète se caractérise donc par une humilité
qui se refuse à définir une fois pour toutes, qui se méfie du caractère
définitif que les mots imposent aux choses, car ces dernières tendent
à échapper à leur saisie : ils ne sont qu’un « vague abri pour une proie
insaisissable » (p. 50).
Ce programme poétique de travail lexical est proclamé dans À la lumière
d’hiver (p. 89) : « (Je) reprendrai la page / avec des mots plus pauvres
et plus justes, si je puis. » Il est confirmé par celui opéré sur les images
et les figures de style des recueils, qui tend également à une forme de
dépouillement.

2. Emploi des images et des figures de style


L’œuvre de Jaccottet prend nettement ses distances avec des mouvements
poétiques où les images sont omniprésentes, comme, par exemple, le sur-
réalisme. Rappelons que l’image poétique, simple ornement à l’époque
classique, destiné à donner plus de concision et d’énergie au langage, est
devenue sous l’influence des surréalistes la marque même de la poésie.
Elle se définit alors comme le rapprochement de deux réalités éloignées,
se fondant non plus sur une simple analogie vraisemblable entre deux
réalités, mais sur un choc surprenant et étrange créé par les mots. Elle
invente donc une nouvelle réalité, verbale et poétique, comme dans ce
vers de R. Desnos : « Le main s’écroule comme une pile d’assiettes »72.
La poésie contemporaine cependant souligne qu’il n’est pas nécessaire
de recourir aux images « rhétoriques » (métaphores, comparaisons, mais
aussi hyperboles et antithèses, dans une acception plus large de la notion
d’image) pour donner à voir : il est ainsi préférable, pour certains poètes,
de recourir au « tout à fait simple » pour reprendre un mot de Jaccottet
lui-même, et de produire une image épurée et essentielle du monde.
Jaccottet proclame sa méfiance à l’égard des images en divers endroits de
son œuvre, et jusque dans le poème 6 de la section « Parler » : « J’aurais
voulu parler sans images, simplement / pousser la porte… » (p. 49). Cette
méfiance explique que si les images sont loin d’être absentes, elles restent
simples : aucune métaphore complexe, plutôt des rapprochements visant
à rendre le réel visible. Il s’agit d’éviter l’écueil qu’évoque ce même poème
de « Parler », qui note qu’« on ne vit pas longtemps comme les oiseaux
/ dans l’évidence du ciel, / et retombé à terre, / on ne voit plus en eux
précisément que des images / ou des rêves » : l’image doit rester proche
du réel, du monde visible, et ne pas se faire simple jeu poétique sans exis-
tence véritable car sans plus aucun lien avec les choses. Les comparaisons
et métaphores – qui ne sont pas présentes à chaque poème : plusieurs

72. R. Desnos, « À l’aube », Destinée arbitraire, Gallimard, 1975.

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textes en sont dépourvus, comme par exemple aux pages 14,18 et 47 –
ont ainsi le plus souvent recours à des comparants empruntés au monde
familier et quotidien, en adéquation avec l’objet ou la situation qui sont
comparés :
– le poète est une « lampe soufflée » (p. 11) ;
– la vie du maître est comparée aux « barrières (…) vertes, pleines d’oi-
seaux » du jardin qui fut peut-être le sien (p. 16) ;
– le corps de la morte est droit comme un « cierge » et dur comme une
« pierre » (p. 37) : images en lien avec l’imaginaire de l’église, de la
veillée funéraire et du cimetière ;
– le temps est une porte qui tourne sur ses « gonds » (p. 57) ; la femme
est un « fruit » (p. 60), l’aube un « verre » fragile (p. 92), un paysage
d’hiver se fait « chambre » (p. 94)...
Les images visent aussi à dire avec justesse la réalité de la douleur. On
retrouve ainsi :
– les images des clous et du « coin » (p.15 et 21) déjà analysées (cf.
chapitre I) ;
– l’image de l’« étroitesse de la nuit » qui représente l’angoisse du mourant
enfermé en lui-même (p. 20) ;
– c elle de la « montagne » écroulée (p. 23) qui incarne l’ampleur de la
catastrophe ;
– c elle de la mort « taureau » qui écrase tout sur son passage (p. 42),
– un unique oxymore : « on est réduit à vénérer et à vomir » (p. 21), qui illustre
l’ambigüité de ce qu’inspire la mort, entre sentiment du sacré et horreur.
La seule image qui témoigne d’une exagération est celle de la page 26 :
« Il y a en nous un si profond silence / qu’une comète / en route vers la
nuit des filles de nos filles, / nous l’entendrions ». Cet adynaton* intervient
cependant à un moment clef, celui de la mort effective : il n’est donc pas
gratuit, mais vise à exprimer par une expression stylistique fortement
exagérée la profondeur du silence qui saisit les hommes face à la mort –
d’où la difficulté de reprendre alors la plume...
Les images sont enfin souvent un moyen de donner à voir le monde avec
simplicité, illustrations visuelles directes et efficaces par leur simplicité,
comme dans le « cercle entier du ciel » (p. 32) qui représente la forme
parfaite du ciel, la « loge de nos cœurs » (p. 33) qui illustre l’idée d’ac-
cueil, la « bougie derrière son écran jauni » qui rend l’impression d’un
soleil pâle d’hiver après la neige (p. 96)… Elles sont une fenêtre sur le
monde, et offrent l’occasion de retrouver par les mots une harmonie per-
due, comme le souligne le poème de la page 28 qui leur accorde le pouvoir
de « répare(r) l’espace ».
D’un usage discret, le recours à l’image n’est donc jamais rhétorique ou
décoratif, et ne cherche pas à produire un effet : il s’inscrit dans cette
poétique de la justesse qui caractérisait déjà le choix du lexique, et qui
est aussi celle qui préside à la versification.

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3. Une versification libre
Les recueils précédant Leçons avaient recours à une versification relati-
vement traditionnelle (pratique du sonnet, maintien de la rime, poèmes
en décasyllabes et vers de douze syllabes…). Leçons, qui marque un
tournant formel, présente des formes variées : dans certains poèmes,
les vers longs dominent (voir par exemple, à la page 20 : « Qui m’ai-
dera… ? ») ; dans d’autres ce sont les vers courts (voir par exemple, à la
page 21, « C’est sur nous maintenant… ») ; d’autres encore combinent
les deux types, par exemple celui de la page 27, « Déjà, ce n’est plus
lui… » ; les vers ont de 3 à 16 syllabes. On ne peut déceler de schémas
rythmiques fixes : on parle alors d’hétérométrie*. Prenons l’exemple
du poème de la page 31, « Plutôt, le congé dit… ». Le schéma des 8
vers est le suivant : 14 syllabes, puis 6, 13, 14, 8, 12, 6, 10 : aucune
récurrence n’est décelable, et si les vers de 6, 8, 10 ou 12 syllabes sont
bien classiques, ce n’est pas le cas de celui de 13 syllabes. Cette liberté
presque totale dans la longueur des vers confine à ce que l’on appelle
le vers libre*, pratiqué dès le XIXe siècle par les poètes. Le vers libre
permet de conserver la forme du vers – il y a un retour à la ligne qui
distingue le texte de la prose – mais offre la possibilité de s’affranchir
du décompte des syllabes, des strophes et de la rime.
Cette absence de régularité formelle s’accentue dans Chants d’en bas et
À la lumière d’hiver. Les recueils oscillent entre deux catégories de
poèmes : des poèmes en vers longs, proches d’une prose poétique, sou-
vent consacrés à une forme de « discours » dans lesquels le poète livre
des pensées touchant à l’art poétique (par ex. aux pages 41, 43, 45, 50,
57-59, 64, dans la section « Parler »), et des poèmes aux vers plus brefs
et à la forme plus irrégulière, davantage consacrés aux émotions. Dans
ces derniers, les coupes sont imprévisibles, et le jeu des blancs typo-
graphiques fragmente les textes ; prenons par exemple un passage du
poème de la page 77-78 :
Frêles signes, maison de brume ou d’étincelles,
jeunesse…
puis les portes se ferment en grinçant
l’une après l’autre.
Les deux premiers vers sont des vers de douze syllabes ; le second
est coupé après les deux premières syllabes, et après un décrochage
typographique le texte reprend : le vers de douze syllabes, générale-
ment associé à une forme d’harmonie, est ici fractionné, pour mieux
rendre compte de la dégradation de la parole poétique. Le blanc illustre
visuellement ce décalage entre la jeunesse de la poésie et la « chute »
qu’elle subit. Les vers impairs instaurent aussi une instabilité, comme
dans le poème de la page 79, dont le schéma des 6 vers est le suivant :
11 syllabes, puis 12, 13, 15, 14, 16. Le discours, d’une fluidité en appa-
rence proche de la prose, joue cependant sur les rythmes impairs pour
introduire une impression de dissonance, celle qui habite l’âme du poète
en proie à l’angoisse.

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La rime est absente, sauf exception, des trois recueils : abandonnée
après le recueil de l’Ignorant, sa disparition oriente encore davantage
les poèmes vers le vers libre. Les strophes, quant à elles, consistent
davantage en des regroupements de vers de longueurs variables :
ainsi, si le premier poème de Leçons (p. 11) est encore fondé sur une
régularité (3 / 3 /3, plus un mot introducteur, « Autrefois »), il n’est
plus ensuite possible de repérer aucun schéma, et certains poèmes
ne forment d’ailleurs qu’un ensemble sans séparation typographique
(par ex. p. 60).
Cette grande liberté formelle, qui tout en conservant le vers et souvent
même des vers de 6, 8, 10 ou 12 syllabes ne suit aucune règle imposée,
pas même celles de la ponctuation, très souvent absente, permet au
poète d’amplifier l’expressivité. Le début du poème de la page 23 est
représentatif de cette pratique : « Misère / comme une montagne sur
nous écroulée. » Par la brièveté du premier vers réduit à un mot et la
coupe qui laisse apparaître un blanc, la parole se retrouve fragmen-
tée, en proie à une telle difficulté de dire la souffrance qu’un silence
s’installe avant la reprise du second vers, dont la longueur, dispropor-
tionnée par rapport au deux syllabes initiales, mime l’écroulement de
la montagne.
La versification est donc mise au service de l’expression poétique, sou-
lignant ce que disent les mots – choc de la douleur, menace du silence,
émotions, mouvements de chute ou de désillusion... Cette pratique
poétique, fondée sur le vers libre, le jeu de la typographie et une briè-
veté expressive, rappelle une forme poétique qu’affectionne par ailleurs
Jaccottet, le haïku.

C L’esthétique du haïku

Pour Qu’est-ce qu’un haïku ? En vous aidant d’une encyclopédie, faites une
Réfléchir brève recherche sur ce genre. Vous trouverez des exemples de haïkus sur
le site http://clicnet.swarthmore.edu/ (tapez « haïku » dans le moteur de
recherche, et ouvrez l’ouvrage d’André Duhaime, spécialiste canadien du
haïku, « Haïku and Co, quelques expériences poétiques »).
Après avoir lu quelques-uns de ces poèmes, quels rapports formels pou-
vez-vous établir avec la poésie de Jaccottet ?
Pour préparer l’analyse de texte
Prenez les exemples des poèmes des pages 32 « la montagne ? / Légère
cendre / au pied du jour », et 94 : « Ou serait-ce déjà la lune qui, en
s’élevant, / se lave de toute poussière / et de la buée de nos bouches ? »
pour analyser l’influence du modèle du haïku sur les poèmes des recueils.

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Mise au point
Jaccottet, comme d’autres poètes contemporains (par exemple Yves
Bonnefoy, qui a préfacé une anthologie de haïkus73), s’est intéressé à
ce genre d’origine japonaise ; il a d’ailleurs transcrit et édité lui-même
un recueil de haïkus74.
Le haïku est un court poème en trois vers de 5/7/5 syllabes, issu d’un
poème lui-même déjà bref, le tanka, de 31 syllabes, réparties en deux ver-
sets de 5/7/5 syllabes et 7/7 syllabes : ces épigrammes impressionnistes
de dix-sept syllabes se détachent donc d’un genre antérieur comme un
mode d’expression complet en soi, et c’est ainsi que naît le haikai-hokku
ou, par abréviation, haïku. Sous sa forme autonome, le genre s’épanouit
au XVIIe siècle. Quatre grands noms en ponctuent l’histoire jusqu’à nos
jours : Bashô (1644-1694), Buson (1715-1783), Issa (1763-1827) et
Shiki (1866-1902). Ces poèmes se caractérisent par leur brièveté et leur
capacité à saisir l’instant dans sa fugacité. En voici un exemple, tiré de
l’œuvre de Bashô :
Dans le champ de colza
les moineaux font mine
de contempler les fleurs
Poème sur un instant privilégié – ici, une forme d’ « instantané », qui
saisit les attitudes des oiseaux face aux fleurs de colza –, le haïku tend
à un idéal de spontanéité poétique. Tous ces traits rejoignent ceux des
poèmes des recueils. Dans le texte « L’Orient limpide » de Une transac-
tion secrète, Jaccottet expliquait déjà ce qui l’avait séduit dans cette
forme qui l’a inspiré pour le recueil Airs : il s’agit d’une poésie simple,
immédiate, sans images, d’une brièveté imposée qui empêche toute
rhétorique excessive et toute grandiloquence, proposant une relation
particulière à la nature et aux saisons, en lien avec la notion de présence
immédiate.
Ainsi, dans Chants d’en bas, le poète voudrait « parler sans images,
simplement / pousser la porte » (p. 49), avouant rechercher une forme
poétique de la simplicité qui s’ouvre comme une « porte » sur le réel,
et sans recours aux images, qui risquent de faire des mots un « écran »
(p. 82) devant la réalité. Car c’est un idéal de justesse et d’évidence
qui guide les efforts du poète, à la recherche de « …la juste voie / -
qui est droite comme la course de l’amour / vers la cible, la rose le
soir enflammée » (p. 78). Plusieurs poèmes attestent ainsi de cette
recherche, qui rejoint en partie la forme du haïku, par exemple à la
page 32 : « la montagne ? // Légère cendre / au pied du jour ». Ces
trois vers sont remarquables par leur brièveté, les coupes dont résul-
tent trois segments de longueur presque équivalente, et la syntaxe qui
juxtapose, sans groupe, verbal l’objet – la montagne – et la perception

73. Haïkus. Anthologie, Traduit par Roger Munier, Préface de Yves Bonnefoy, Points/poésie, 2006.
74. Ph. Jaccottet, Haïku, Fata Morgana, Montpellier, 2003.

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qu’en a le poète : « Légère cendre / au pied du jour ». Ils permettent
de clore le poème sur une évocation presque picturale, qui saisit une
impression fugace faite de contraste entre l’ombre et la lumière (voir
l’opposition entre « cendre » et « jour ») et entre une montagne soudain
petite face au jour (elle n’est plus que « cendre »), quand elle écrasait,
immense et symbole de mort, le poète de son « ombre glacée » (p.
21) au moment de l’agonie. Le recours à une forme brève qui évoque
le haïku par sa disposition typographique et sa brièveté permet donc
ici d’ouvrir le recueil Leçons sur une perception nouvelle de la nature,
et d’annihiler pour un temps le pouvoir mortifère de la « montagne »
par l’évocation de son caractère éphémère, exprimé dans les mots
(« cendre ») et dans les vers, brefs et définitifs.
L’intensité des poèmes, fondés souvent sur l’ellipse, acquiert ainsi un
fort pouvoir de suggestion : « Ou serait-ce déjà la lune qui, en s’élevant,
/ se lave de toute poussière / et de la buée de nos bouches ? » (p. 94).
La description de la nature et l’insistance sur l’instant présent, sur une
immédiateté que le poème fixe, élaborent une poésie de la notation brève,
entre prosaïsme du lexique – « poussière », « buée », « bouche » –- et
onirisme de la vision de la lune qui se lève.
La poésie de Jaccottet rejoint aussi le haïku dans son refus d’un travail
excessif sur les mots : privilégiant la spontanéité, il s’agit davantage
de sentir (« Écoute, vois » p. 95) et de faire sentir que de faire intervenir
la raison ou les concepts, jugés inutiles dans le champ de la poésie :
« Pensée subtile, mais quelle pensée, / si l’étoffe du corps se déchire, la
recoudra ? » (p. 80). L’auteur lui-même explique cette démarche poétique :
« Pour moi, il n’y a jamais eu de gros travail de retouche. Ça ne fait pas
très sérieux de l’avouer, mais c’est vrai. Mes poèmes sont écrits assez
rapidement et quand ce n’est pas le cas, ils sont souvent moins bons. Je
ne veux pas dire que je n’ai jamais rien retouché, en particulier plus tard
dans ma vie, parce que la part de la raison devient plus forte que celle de
l’inspiration. Mais très souvent, ces retouches me donnaient l’impression
de tomber dans la fabrication. On sort de cet état d’osmose avec le monde
extérieur, d’où naît la poésie, pour, de l’extérieur, essayer de faire mieux.
Le danger est alors de gâter en corrigeant. » 75
Cette esthétique du haïku regroupe tous les traits que nous avons relevés
dans ce chapitre : le maintien du vers ; la liberté dans son usage, en parti-
culier dans les coupes ; la simplicité du lexique ; le ton direct ; la discrétion
des images ; la place privilégiée faite au monde réel et naturel ; et la quête
d’une spontanéité poétique loin de tout artifice formel, en adéquation
avec la conception que se fait le poète de sa tâche : dire le réel tel qu’il
est, faire entrer l’instant présent dans le poème, et rendre humble la voix
du poète, confronté à la difficulté de dire ce qui est insaisissable, le « reste
inconnu » (p. 82) qui est la part essentielle et profonde de la réalité.

75. Cf. http://www.lagruyere.ch/archives/2003/03.02.20/gruyere.htm

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Bilan
Nous nous étions demandé en introduction quel pouvait être le statut de
la parole poétique à l’époque contemporaine, tel que l’œuvre de Jaccottet
pouvait nous permettre de le définir. Au terme de notre étude, il appa-
raît que cette parole est caractérisée par une instabilité et une fragilité,
probablement dues à la période historique durant laquelle elle s’énonce.
La poésie s’interroge sur elle-même, refuse certains sujets par éthique
ou par doute de ses propres capacités, aborde la mort comme un thème
essentiel tout en se déniant les capacités d’en parler justement, remet en
cause le statut du poète et questionne sa fonction, voire sa nature, enfin
s’observe dans le temps même de son élocution pour mettre en garde
contre toute tentation d’un lyrisme par trop sûr de lui. La parole poétique
dira le « je » et le monde sur un ton fait de modestie et de simplicité, dans
une exigence de justesse jamais satisfaite.
Les trois recueils au programme manifestent chacun à leur façon cette
tension entre la diction poétique et le regard critique du poète sur sa
production.
Leçons est l’épreuve de la mort, qui constitue une initiation à la fois per-
sonnelle et poétique et confronte le poète à l’écueil de l’indicible. Chants
d’en bas, par les titres mêmes de ses deux sections – « Parler » et « Autres
chants » – dit bien l’interrogation sur la parole poétique, qui s’élabore
entre le ton de la « conversation » et celui du lyrisme, entre réflexion poé-
tique et « chant » du poète sur ses thèmes de prédilection – vieillesse,
angoisse, mais aussi aspiration à la lumière et célébration du monde dans
sa réalité. Enfin, À la lumière d’hiver oscille entre des moments de grâce
qui voient le poète échapper au temps et sentir le réel dans l’instant, et un
mouvement progressif qui, à l’instar de la lumière faible et décroissante
de l’hiver, amène à l’extinction du poète et de sa parole.
Les trois recueils, composés à des périodes distinctes, dessinent malgré
tout un itinéraire poétique cohérent, entre deuil, mélancolie et poésie de
la nature, où la joie perce parfois, mais où se perçoit toujours le poids de
la condition humaine pour laquelle le « verre fragile de l’aube » (p. 45)
« se brise un peu vite » (p. 92)…

118 Séquence 5 – FR01

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A nnexe : bibliographie
et webographie
Quelques ouvrages à lire
Pour approfondir votre connaissance de Jaccottet lui-même, rien ne vaut
la lecture de ses œuvres :
E les recueils Airs et L’ignorant, par exemple, livres contre lesquels se
construisent en partie vos trois recueils ;
E ses ouvrages critiques, comme L’entretien des muses, La semaison ou
Une transaction secrète.
Vous pouvez aussi lire la préface que Jean Starobinski a rédigée pour le
recueil Poésies 1946-196776.
Les ouvrages critiques sur Jaccottet ne sont pas toujours très abordables.
Toutefois, vous pouvez vous référer aux chapitres qui lui sont consacrés
dans les trois livres suivants :
E Jean-Michel Maulpoix, Le poète perplexe, J. Corti, 2002 ;

E Jean-Pierre Richard, Du lyrisme, J. Corti, 2000 ;

E Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, Le Seuil, 1964.

Sur la poésie contemporaine en général, vous pouvez consulter :


E Marie-Claire Bancquart, Poésie de langue française, 1945-1960, P.U.F., 1995,

E Marie-Claire Bancquart, Pour un lyrisme critique, José Corti, 2009 : cette


œuvre aborde tous les points essentiels à la compréhension du lyrisme
contemporain ; un chapitre y est consacré à Jaccottet (p. 202).
E le Magazine Littéraire consacré à la nouvelle poésie française (mars 2001).

Sites internet que vous pouvez consulter


E http://www.maulpoix.net : ce site de J. M. Maulpoix, professeur d’uni-
versité, poète et critique littéraire est consacré à la poésie contempo-
raine et au lyrisme. Vous y trouverez des pages sur Jaccottet, avec des
commentaires de poèmes.
E http://poezibao.typepad.com : site consacré à l’actualité poétique française.
E http://www.culturactif.ch : site consacré à la création littéraire suisse.
E  ttp://noesis.revues.org : site de la revue « Noésis », vous y trouverez
h
un article sur notre poète : « Éthique et poétique de Philippe Jaccottet »,
in n°7, 2004 : La philosophie du XXe siècle et le défi poétique.
E http://www.ina.fr : site de l’INA où vous pourrez voir le poète, dans une
courte vidéo, expliquer sa conception de la révolte.

76. Cf. Jean Starobinski, préface au recueil Poésies 1946-1967, Philippe Jaccottet, Poésie Gallimard.

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L exique
Acmé le plus haut point d’un développement.

Adynaton mot qui signifie « impossible » en grec, c’est une figure de style qui
consiste en une hyperbole inconcevable par son exagération.

Anaphore figure de style qui consiste à répéter le même mot ou le même groupe de
mots en tête de phrases, de membres de phrase ou de vers.

Chuintante en phonétique, consonne ou groupe de deux lettres prononcés avec un


bruit de souffle non vibré et qui s’articule en creusant la langue et en
avançant les lèvres ; le « ch » est une chuintante.

Chtonien les divinités grecques, dites « chthoniennes » (du grec ancien khthôn, « la
terre ») ou « telluriques » (du latin tellus, « la terre ») sont des divinités
anciennes qui renvoient à la terre ou au monde souterrain, par opposition
aux divinités célestes. L’adjectif se réfère plus généralement à ce qui a
trait au monde souterrain, au monde de l’invisible.

Comparaison comparaison dans laquelle le comparant, placé avant le comparé, est


de type très développé, au point de représenter un tableau descriptif à lui seul.
homérique Le comparé est ensuite introduit par un terme de comparaison identique :
« de même que …., de même… ».

Déictiques ce sont des termes (pronoms personnels ou démonstratifs, adverbes de


lieu ou de temps, déterminants ou pronoms possessifs) qui ne prennent
leur sens que dans le cadre de la situation d’énonciation. « Ici », « hier »,
« là », « ceci », sont des mots déictiques car ils ne sont compris que lorsque
la situation d’énonciation est connue.

Dentale en phonétique, consonne que l’on prononce en appuyant la langue contre


les incisives supérieures. [d] et [t] sont des dentales.

Déploration plainte exprimée avec un profond sentiment de pitié, de regret.

Épigraphe citation en tête d’un livre ou d’un chapitre illustrant la réflexion et/ou les
sentiments qu’il aborde.

Éponyme qui donne son nom à quelque chose, ici à un recueil ; Thérèse Desqueyroux,
Madame Bovary, Nana sont des romans éponymes.

Éthos dans l’art rhétorique, l’éthos correspond à l’image que le locuteur donne
de lui-même à travers son discours.

120 Séquence 5 – FR01

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Gutturale en phonétique, lettre dont la prononciation vient de la gorge ; le [g] et
le [k] sont des gutturales devant les consonnes et les voyelles a, o et u.

Hétérométrie on parle d’hétérométrie lorsque les vers d’une même strophe sont de diffé-
rentes longueurs. Ex. : « C’était dans la nuit brune, / Sur le clocher jauni, / La
lune, /Comme un point sur un i » (« Ballade à la lune », Alfred de Musset).

Hypallage figure de style par laquelle on paraît attribuer à certains mots d’une phrase
ce qui appartient à d’autres mots de cette phrase ; par exemple chez
Virgile : « Ils avançaient, à travers l’ombre, obscurs dans la nuit solitaire ».

bid = ibidem en latin, signifie « au même endroit », dans le même ouvrage.

Intertextualité c’est le caractère et l’étude de l’intertexte, lequel est l’ensemble des textes
en relation dans un texte donné par le biais par exemple de la citation,
de l’allusion, ou du plagiat.

Isotopie ensemble de tous les mots renvoyant à « un même lieu »(du grec topos,
« lieu »), c’est-à-dire à un même type de réalité.

Métonymie figure de style qui consiste à mettre un mot à la place d’un autre dont il fait
entendre la signification. On peut ainsi désigner la cause pour l’effet ou
l’inverse, le contenant pour le contenu, le nom abstrait pour le concret…
Par exemple, « l’aigle » signifie l’Allemagne : le signe est mis pour la
chose signifiée, dans « boire un verre », le contenu (liquide) est désigné
par le contenant.

Métapoétique qualifie un texte dans lequel l’auteur engage une réflexion sur sa propre
activité créatrice.

Mythèmes éléments constitutifs d’un mythe, par exemple pour le mythe d’Orphée :
l’aventure des Argonautes, le miracle de la musique, les noces avec
Eurydice, la mort de celle-ci et la descente aux Enfers, le retour en Thrace
et l’isolement dans la solitude.

Occlusive en phonétique, consonne dont l’articulation exige en un premier temps


la fermeture de la bouche, par exemple [p], [b]…

Parataxe forme de syntaxe qui consiste à supprimer la subordination entre des pro-
positions. Les propositions paratactiques sont alors juxtaposées sans êtres
unies par un rapport syntaxique de subordination ou de coordination.

Polysémie c’est la qualité d’un mot ou d’une expression qui a deux voire plusieurs
sens différents.

Quintil strophe de cinq vers.

Registre l’élégie (du grec elegeia) désigne un poème lyrique où s’exprime un


élégiaque chant funèbre plaintif. Le lexique est au service de l’expression de senti-

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ments mélancoliques (méditations sur la mort, tourments engendrés par
l’amour). La peinture de la nature figure aussi parmi les thèmes les plus
caractéristiques du genre. Le registre élégiaque met en avant la subjecti-
vité du destinataire. La méditation déplorative est souvent pathétique. La
forme, même si elle varie beaucoup, est toujours harmonieuse : le travail
effectué sur le rythme, les sonorités et les images privilégient l’esthétique.
Synecdoque figure de style qui consiste à nommer une chose par le nom d’une autre
chose qui entretient avec la première des rapports d’inclusion (la partie
pour le tout, l’espèce pour le genre, etc.
Topos un topos est un sujet littéraire qui revient souvent jusqu’à constituer
un thème récurrent et attendu dans la littérature. Par exemple, dans un
roman : le topos de la rencontre amoureuse.
Vers libres apparus chez Rimbaud, ce sont des vers dont le nombre de syllabes n’est
pas régulier, qui n’ont parfois pas de majuscule ni de ponctuation, et qui
souvent ne riment pas entre eux.
n

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