A La Lumière de L'hivers
A La Lumière de L'hivers
A La Lumière de L'hivers
À la lumière d’hiver,
Philippe Jaccottet
Objet d’étude : Littérature contemporaine
Elsa FERRACCI
Sommaire
Introduction
1. Contextes
2. «
L’ignorant » sans recours face à la mort : l’apprentissage de la
densité de la vie
3. Le poète en son miroir : figures de ce poète contemporain
4. Limites et vocations de la parole poétique
5. Le chant de l’effacement : les exigences du travail poétique
Annexe : bibliographie et webographie
Lexique
Séquence 5 – FR01 1
Séquence 5 – FR01 3
4 Séquence 5 – FR01
C Comment travailler ?
2. C
ombien de lectures sont-elles
nécessaires pour s’approprier l’œuvre ?
Prenez le temps – c’est la clef de ce type de lecture ! – d’apprécier chaque
poème, en tant qu’objet clos se suffisant à lui-même (c’est d’ailleurs un
des critères de définition du poème), avec ses sonorités, ses images, son
atmosphère. Mais considérerez les trois recueils, comme des ensembles
cohérents et progressifs qui exposent un développement personnel et
poétique. Soyez particulièrement attentif (-ve) au thème de la mort, aux
manifestations de l’angoisse et de la peur, aux diverses réflexions sur
l’écriture poétique et sur ses difficultés, ainsi qu’aux images récurrentes
au fil des poèmes.
Tout cela exige donc au minimum deux lectures personnelles, au cours des-
quelles vous ne devez pas hésiter à souligner dans le texte des passages qui
vous semblent témoigner d’une inflexion particulière du style, des thèmes,
du registre…. (et bien sûr à ne laisser dans l’ombre aucun terme difficile –
mais la langue de Jaccottet n’est pas hermétique, nous y reviendrons). Vous
pourrez mettre à profit une troisième lecture pour « tester votre lecture »
(voir ci-dessous), et vérifier votre compréhension de l’œuvre.
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Chaque mot du cours suivi d’un astérisque est expliqué dans un lexique
en fin de cours : apprenez les définitions que vous ne connaissez pas.
6 Séquence 5 – FR01
Exercice autocorrectif
Veuillez, après avoir lu attentivement les trois recueils, répondre aux ques-
tions suivantes. Vous pouvez bien sûr vous aider de l’œuvre.
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4L
e titre de la première section poétique « Parler » est programmatique :
il annonce la réflexion que va mener le poète sur la parole poétique, ses
pouvoirs et ses limites. Le premier mot du premier vers est d’ailleurs
le verbe « Parler » (« Parler est facile »), faisant de la parole le sujet
principal du recueil. Le poème 3 commence de la même manière, mais
annonce une évolution : « Parler pourtant est autre chose », et témoigne
d’une interrogation dans sa seconde partie : « Parler (…) est-ce men-
songe, illusion ? ». Il est encore question des « mots » dans le poème
4, de la « main » du poète dans le 5, de « parler sans images » dans
le 6. Le poème 7, enfin, annonce une modification de point de vue,
puisqu’il est dit que « Parler donc est difficile », faisant écho au poème
1, « Parler est facile ».
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Vous noterez que d’un recueil à l’autre, on retrouve les mêmes motifs :
l’univers poétique se construit sur ces réseaux d’images qui illustrent
les grands thèmes poétiques. Remarquez l’importance du thème de la
lumière, sur lequel nous reviendrons.
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1. Définitions générales
Attention tout d’abord à ne pas confondre les termes « moderne » et
« contemporain ». En littérature, on considère souvent que l’ère de la
modernité est celle qui débute avec les grands bouleversements sociaux,
économiques et politiques de l’après-guerre, à partir donc de 1914, la
période contemporaine commençant plus tard au cours du XXe siècle. Pour
la France, on s’accorde à considérer comme contemporaines les œuvres
publiées à partir des années 1980. Mais pour les productions étrangères
et certaines œuvres françaises, le temps nécessaire à leur diffusion et à
leur reconnaissance impose une chronologie plus large : la datation pose
alors problème, en littérature et dans les autres arts.
Dans le domaine historique par exemple, pourquoi ou en quel sens l’his-
toire moderne peut-elle être dite à un certain moment « contemporaine » ?
À partir de quel événement une telle qualification apparaît-elle exactement
pertinente ? À partir de la Révolution française et des bouleversements
profonds qu’elle a entraînés ? Du XIXe siècle et de ses grandes étapes de
construction politique (1830, 1848, 1871) ? De la révolution industrielle ?
Ou du début des guerres impérialistes européennes (1870, 1914) ?
Sur le plan philosophique ou des valeurs, la conscience contemporaine se
trouve-t-elle liée à celle de la faillite de certains idéaux comme l’universa-
lisme, l’égalitarisme ? La notion historique de « contemporanéité » est dif-
ficile à établir, peut-être parce que nous manquons davantage de recul que
pour des mouvements comme le baroque ou le classicisme ! Ainsi, pour
la musique, la définition de la notion de « modernité » apparaît délicate,
mais on peut considérer que l’apparition de la musique contemporaine se
fait véritablement avec les Français : Debussy, Fauré, Ravel, et les Viennois
avec la révolution dodécaphonique : Berg, Schönberg, Webern. En arts
visuels et plastiques, le signe d’un changement profond est marqué par le
passage de la figuration à l’abstraction. L’impressionnisme, le dadaïsme,
le surréalisme, le fauvisme étaient des mouvements modernes de pas-
sage vers l’abstraction ; on peut évoquer entre autres l’œuvre de Wassily
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3. S
ituation de Philippe Jaccottet dans la
poésie française contemporaine
Commencer à écrire durant la guerre, comme le fit Philippe Jaccottet, n’est
pas anodin. La Seconde guerre mondiale a en effet constitué une fracture
profonde, tant sur le plan formel qu’idéologique et moral. À sa suite, les
poètes ont dû se reconstituer une identité ; l’« ère du soupçon » décrite
par Nathalie Sarraute n’a pas touché que le roman : la question se pose
durant l’après-guerre de savoir ce que peut et ce que vaut encore la poésie,
ou pour reprendre les mots célèbres du poète allemand Hölderlin : « À
quoi bon des poètes dans un temps de manque ? ».
La production poétique de la période d’après-guerre est donc marquée
par des individus qui tendent à s’isoler plus que par des mouvements,
et se caractérise par un refus de tout regroupement idéologique : la poé-
sie contemporaine ne sera pas « engagée » comme a pu l’être la poésie
durant la guerre. Ce qui n’empêche pas, cependant, des prises de posi-
tion : lyrisme, mysticisme…
Voici celle de Jaccottet :
« La dégradation de notre monde, sous les figures aujourd’hui toujours
plus énormes de la guerre, du camp de concentration et du journalisme,
aura beau essayer de dégrader aussi notre foi, nous continuons à croire,
à travers nos angoisses mêmes, que la seule vie digne d’être vécue est
celle où l’homme s’évertue à transformer le moins pur en plus pur, le
moins durable en plus durable et le mal en bien, c’est-à-dire à accroître
non pas sa puissance ou ses propriétés, mais sa plénitude. Le travail
poétique n’a pas d’autres buts. »5
Par sa volonté, après la catastrophe de l’Histoire que fut la Seconde
Guerre, de reprendre contact avec le monde sensible, de se trouver une
place dans des paysages vierges des délires des hommes, de renouer avec
les éléments primordiaux et les saisons, par une poésie (faussement !)
simple, Jaccottet s’inscrit dans la constellation d’auteurs qui réunit entre
autres Yves Bonnefoy (1923-), André du Bouchet (1924-2001), Lorand
Gaspar (né en 1925) et Jacques Dupin (né en 1927). Il n’est cependant
pas sans lien non plus avec des poètes plus « lyriques » tels Saint John
Perse ou Novalis, auquel Jaccottet reprend une phrase qui deviendra son
credo : « Le Paradis est dispersé sur toute la terre, c’est pourquoi on ne le
reconnaît plus. Il faut réunir ses traits épars »6 ; la tâche des poètes est
de recomposer le Paradis perdu….
5. Prière d’insérer pour les deux volumes des Écrits, 1948, Mermod.
6. Jaccottet, La promenade sous les arbres, p. 28.
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7. Vers le secret du monde, Philippe Jaccottet et Gustave Roud, entretien d’Éric Bulliard avec Ph. Jac-
cottet, 2003.
8. Entretien avec Michel Bory, juin 1978, in Jean-Pierre VIDAL : Philippe Jaccottet (Pages retrouvées,
inédits, entretiens, dossier critique, bibliographie), Payot, 1989, p. 101.
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9. Sur l’œuvre de traduction de Jaccottet, vous pouvez consulter le site Poezibao, consacré à l’actualité
éditoriale de la poésie, qui propose un article de Monique Petillon, « Les transactions secrètes de
Philippe Jaccottet » (http://poezibao.typepad.com/poezibao/).
10. La Nouvelle Revue française (souvent abrégée en NRF) est une revue littéraire et de critique,
aujourd’hui publiée de façon trimestrielle et fondée en novembre 1908 par quelques jeunes écri-
vains, sous le patronage d’André Gide. Le premier numéro paraît le 1er février 1909. On compte
parmi les auteurs de la NRF Guillaume Apollinaire, Paul Claudel, André Gide, Valery Larbaud, Roger
Martin du Gard, Francis Ponge, Marcel Proust, Antoine de Saint-Exupéry, Paul Valéry, Jules Super-
vielle, Jean-Paul Sartre, Jean Grosjean, Louis Aragon…
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C Bibliographie sélective
De l’abondante production poétique et de traduction de Jaccottet, nous
retiendrons les œuvres suivantes :
1947 : Requiem, pour les victimes de la guerre, « pour envelopper les
morts comme d’une tendresse amoureuse » (Remarques de la réédition
de 1991). Ce recueil lui est très vite apparu comme un « échec ».
1953 : dans L’Effraie et autres poésies, le poète sort progressivement des
conventions ; les enjambements constants déséquilibrent l’alexandrin et
les tournures sont parfois celles de la conversation. Trois thèmes majeurs :
l’usure du temps, l’angoisse de la mort et la perte de l’amour. C’est avec
ce recueil que Jaccottet fait véritablement commencer son œuvre.
1957 : La Promenade sous les arbres est le premier livre en prose, et le
premier où la fascination pour les paysages se manifeste aussi vivement.
Il s’agit de traquer l’illimité derrière le réel, le fini.
1958 : dans L’Ignorant, poèmes 1952-1956, le poète est confronté à la
précarité de l’existence et à la mort. La méditation sur le monde en est
le contrepoids.
1961 : Eléments d’un songe, proses, œuvre en prose où se livre une
réflexion sur les consolations qui peuvent subsister face à la mort pouvant
subsister quand les grands systèmes de valeur s’effondrent.
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1. Leçons
Le texte est commencé en novembre 1966, et achevé en octobre 1967.
Il sera repris en 1977 dans votre volume Gallimard, avec quelques modi-
fications. Une note de Jaccottet lui-même précise que Leçons et Chants
d’en bas sont deux « livres de deuil » (p. 99). On n’apprendra qu’en 1994,
dans un petit volume intitulé Tout n’est pas dit, que le disparu était Louis
Haesler, beau-père de Jaccottet, « un homme simple et droit » dont la
droiture même l’a inspiré pour dire « la douleur de sa fin », dont il avait
déjà parlé dans le « Livre des morts », c’est-à-dire L’ignorant, qui l’avait
cependant laissé insatisfait : il souhaite réécrire la mort de Louis Haesler
de manière plus fidèle. Car Philippe Jaccottet n’en est pas à sa première
tentative de dire la mort. Son premier recueil s’intitule en effet Requiem,
et aborde avant tout la mort comme événement historique (la réaction à
la mort de jeunes maquisards du Vercors assassinés par les Allemands,
vers 1945). Dans L’Effraie et autres poésies, un des thèmes majeurs est
l’angoisse de la mort ; dans Leçons et Chants d’en bas, à votre programme,
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3. À la lumière d’hiver
À la différence de Chants d’en bas qui fut composé en quelques mois, À la
lumière d’hiver a donné lieu à une composition plus lente qui s’est étalée
sur deux ans (janvier 1974 à janvier 1976). L’ensemble est composé de
trois moments, « Dis encore cela » et « À la lumière d’hiver » I et II.
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Mise au point
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13. N
otez à ce sujet que Louis Haesler était imprimeur, d’où « Qu’il mesure, / comme il a fait jadis le
plomb » (p. 9), possible évocation des plombs typographiques.
14. Notez que certains critiques ont vu dans cette figure du « maître » à la fois Louis Haesler et Gustave
Roud, le poète qui a tant influencé Jaccottet (cf. chapitre I), et qui est décédé en 1976, soit une année
avant la réédition du recueil sous sa forme définitive, telle que vous la lisez dans votre édition.
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Mise au point
Réponse aux questions préparatoires
Le titre du premier recueil, Leçons, oriente, comme tout titre vis-à-vis
de son œuvre, la lecture que l’on peut faire des poèmes : en lecteurs
actifs, nous recherchons les leçons (au pluriel !) annoncées. La briè-
veté du titre crée un effet de polysémie* : ces « leçons » peuvent
être de diverses natures, avoir plusieurs objets, s’adresser à plusieurs
personnes. Ce titre polysémique requiert une réflexion préalable du
lecteur, et par le travail d’interprétation nécessaire à sa compréhen-
sion, il fait entrer ce lecteur en poésie – laquelle est attention aux
mots pour eux-mêmes.
Notre horizon d’attente est double : le mot renvoie à la fois au genre
musical des « leçons de ténèbres », mais oriente aussi la lecture vers
la notion d’apprentissage, celui que le poète va pouvoir retirer de
l’expérience douloureuse de l’agonie, mais qui, peut-être, sera aussi
le nôtre.
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17. P
our les chrétiens, la Semaine Sainte achève le temps du carême, commence avec le dimanche
des Rameaux (célébration de l’entrée solennelle du Christ à Jérusalem) et inclut le jeudi saint
(célébration de la Cène et de l’institution de l’Eucharistie), le vendredi saint (célébration de la
Passion du Christ et de sa mort sur la croix) et s’achève avec la vigile pascale pendant la nuit du
samedi saint au dimanche de Pâques.
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b) « Un cœur endurant »
Il s’agit donc d’accepter tous les aspects du réel, de les supporter ; cette
capacité, en latin patientia, du verbe patior, « supporter », « souffrir »,
est la patience au sens fort du mot : la qualité qui permet de suivre le
mouvement de la vie au lieu de se révolter contre elle. Voilà une nouvelle
« leçon », que le poète en pleine épreuve se doit d’apprendre. Il faut
donc que le poète ait un « cœur endurant » (p. 13), et qu’il se fasse élève
de maîtres plus aguerris (d’autres poètes ? des écrivains ? des relations
personnelles ? le poème ne le dit pas) : « J’écoute des hommes vieux /
qui se sont accordés aux jours, / j’apprends à leurs pieds la patience :
/ ils n’ont pas de pire écolier » (p. 14). Le poète se place ici dans le rôle
d’élève attentif qui « écoute », dans une position d’humilité (« à leurs
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20. In « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse », Baudelaire, Les Fleurs du mal.
21. À la lumière d’hiver, p. 97.
22. À la lumière d’hiver, p. 71.
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36 Séquence 5 – FR01
Le poème, complexe, joue sur une vision qui s’ouvre peu à peu à une dimension
cosmique ; le monde a perdu sa réalité : il ne reste plus rien d’autre de « l’éven-
tail peint » du monde aux illustrations colorées qu’un manche qui ne soutient
plus rien. Il a perdu aussi son humanité : seuls les astres autres que la terre,
formes rondes comparées à d’étranges et dérangeants « yeux sans paupières »,
pourront assister à l’absence définitive de la vie. Notez que la reprise du mot
« yeux », employé au premier et au dernier vers, tout en gratifiant le poème
d’une forte cohérence, amplifie l’idée de progressive disparition : les yeux du
poète, qui « se ferment » progressivement sur deux vers, laissent la place à
ceux, sans vie, des astres. Les termes à connotation morbide, comme « os » ou
« glacée », et la description d’un univers d’étoiles privé de vie humaine ferment
le recueil sur une froideur impersonnelle : le poète se représente en quelque
sorte par avance sa propre mort, l’anticipe, cherche à imaginer ce que peut être
« l’après-vie », sa propre extinction. Cette démarche même est l’aboutissement
final des trois recueils, la dernière étape d’un parcours initiatique qui a mené le
poète de la mort d’Autrui à la sienne propre, de la peur de la mort à l’angoisse
du temps puis à son acceptation, et enfin à la vision de sa propre disparition,
expérience poétique ardue qui élève la poésie au rang de métaphysique. Cet
apprentissage est aussi celui du lecteur.
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Mise au point
Les trois recueils tentent de définir ce qu’est la vie humaine et présentent
une interrogation sur ce qui reste après son évanouissement. Peut-on
retrouver traces, de quelque manière, des disparus ? Habitent-ils encore
le monde ? Par sa réflexion, le poète s’inscrit dans un questionnement
universel sur le sens – tragique ? – de la vie.
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24. La bataille des Fourches Caudines est une bataille qui opposa, en 321 av. J.-C., les Romains aux
Samnites. L’armée romaine se retrouva piégée dans un étroit défilé et sans espoir de se sortir du
traquenard, et dut reconnaître qu’elle avait été vaincue. Chaque homme dut alors abandonner tout
son équipement et passer sous le « joug » des lances des Samnites (fourches tendues à l’horizon-
tale) tout en se tenant recourbé avec les mains ficelées dans le dos.
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25. J. Chevalier / A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Bouquins / Laffont, p. 108, article
« Barque ».
26. « Dieu est mort » est une citation bien connue de Friedrich Nietzsche, qui apparaît pour la pre-
mière fois dans Le Gai Savoir, puis sera reprise dans Ainsi parlait Zarathoustra.
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27. Voir par exemple dans les Pensées l’extrait suivant : « En voyant l’aveuglement et la misère de
l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné lui-même, et comme
égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu faire, ce qu’il deviendra
en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté
endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen d’en
sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état ».
28. Voir la pièce éponyme* d’Euripide.
29. Voir la pièce Œdipe-Roi de Sophocle.
30. État d’abandon et de solitude morale complète.
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48 Séquence 5 – FR01
Éclairage : le « je » poétique
Le « je » poétique n’est pas celui de l’auteur. Comme dans un récit, où il faut
différencier l’auteur du narrateur, la confusion entre le « je » et l’auteur réel
doit être évitée, même s’il est plus difficile de les distinguer : en effet, dans
un poème, il n’existe pas comme dans le roman de « relais », comme les per-
sonnages, et l’on a donc l’impression que c’est l’écrivain lui-même qui parle.
Pourtant, la poésie n’est pas une situation de communication courante : le « je »
n’est pas simplement celui de quelqu’un qui s’épanche, mais une construction
littéraire, celle du poète. C’est pourquoi nous parlons, dans l’analyse des textes
de « poète », et non d’ « auteur ». Pourtant vous avez vu que dans Leçons, la
voix poétique s’adresse à un destinataire réel, Louis Haesler : de ce fait, l’au-
tobiographie n’est si loin… Mais même dans l’énonciation autobiographique,
il n’y a pas d’équivalence parfaite entre auteur et narrateur !
34. Lisez par exemple « L’huitre » dans le recueil Le Parti pris des choses, datant de 1942.
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Mise au point
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Le verbe « prétendre » dit assez le regard critique que le poète porte sur
ce qu’il considère comme vanité et superficialité : le locuteur se voit lui-
même comme un jeune sans expérience qui a osé s’engager dans une
voie poétique ardue alors qu’il ignorait tout de la réalité de l’existence.
Le poète était en effet protégé du monde, comme le souligne la reprise
de l’expression « à peine » (v. 2 et 6) : il n’en pouvait rien connaître. Il
se dépeint comme isolé, dans une « tour d’ivoire », posture qui fut par-
fois revendiquée par (ou appliquée à) certains écrivains35. Il se présente
comme « abrité », « épargné », peut-être par peur : il est l’ « effrayé », qui
« se [couvre] d’images les yeux » pour ne pas avoir à regarder la réalité
en face, telle qu’elle est. Mais sans avoir rencontré la réalité de la mort,
à travers le corps souffrant d’un proche, toute parole poétique ne pouvait
rester qu’arrogance.
Sa nouvelle tentative (« À présent / (…) je recommence lentement dans
l’air », p.11 ) se fait à l’aune d’une humilité nouvelle : « main plus errante,
qui tremble » (p. 11), et envisage, loin des images poétiques faciles qui
voilent la vérité de cette expérience terrible, de cerner la mort au plus près.
Vous noterez dès maintenant le refus, commun à la plupart des poètes
contemporains, de la facilité des images poétiques – comparaisons, méta-
phores, analogies diverses – qui poseraient davantage un voile sur la
réalité qu’elles n’en rapprocheraient : « me couvrant d’images les yeux »
est ainsi un vers important, qui dénonce une ancienne attitude poétique
dans laquelle le poète avait recours à des images trop peu personnelles,
et nous annonce un programme de création artistique dans lequel le
travail du langage s’écartera de toute facilité d’expression et approchera
l’essence des choses réelles.
35. Cette expression a été appliquée, pour la première fois, par Sainte-Beuve, au poète Alfred de
Vigny, dont le goût pour la retraite est resté légendaire. Pour Gérard de Nerval, la tour d’ivoire est
la retraite où le poète, dans « l’air pur des solitudes », peut s’enivrer « de poésie et d’amour » :
« Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, où nous montions toujours plus
haut pour nous isoler de la foule », Sylvie, I.
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39. Faut-il voir dans l’adjectif « sonore » une allusion intertextuelle à l’ « aboli bibelot d’inanité sonore »
de Mallarmé (Poésies, « Sonnet en yx »), citation qui concourrait à dénoncer l’ « inanité », la vanité
d’un travail poétique purement formel ?
40. Mot vieilli, qui signifie « pudeur », « modestie », « honte ».
41. Cassius Dion, Histoire romaine, 47.8.4.
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43. L’homme sans qualités est le titre d’un roman de Robert Musil, que Jaccottet a traduit en français,
et qui est considéré comme l’un des romans le plus importants de l’époque contemporaine ; l’au-
teur y interroge l’individu moderne et ses rapports au monde à travers ses personnages. Voilà en
quelques mots ironiques un portrait de l’homme sans qualités qu’est le héros, Ulrich : « Walter à
propos d’Ulrich : « C’est un homme sans qualités ! – Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Clarisse
en riant sous cape. – Rien ! Précisément, ce n’est rien du tout ! » (L’homme sans qualités, coll.
« Points » Seuil, p. 75).
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3. L
’ « ombre sur ses pas » : entre lumière
et obscurité, un réseau d’images structu-
rant et signifiant
Dans le premier poème de Leçons, le poète se qualifie de « lampe souf-
flée » : l’image du poète-lumière, capable un temps d’apporter une clarté
au monde par sa parole, mais « à présent » sans rayonnement, est intro-
duite dès l’entrée dans l’œuvre. On notera, à cet égard, l’écart qui se
creuse au cœur des poèmes entre un « avant », celui de la jeunesse, celui
de la force créatrice, et un « maintenant », au présent d’énonciation, qui
est le moment de la perte des forces créatrices : le regret, le sentiment
de la perte s’installent, et viennent redoubler la mélancolie qui est aussi
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Mise au point
La tradition poétique est riche de représentations traditionnelles du poète
ayant recours à des mythes ou des figures symboliques, aptes à rendre
compte des pouvoirs particuliers du poète. Les trois recueils de Leçons,
Chants d’en bas et À la lumière d’hiver désamorcent la tentation du « je »
poétique de se dépeindre par le biais d’une de ces figures : le poète exprime
une singularité qui refuse explicitement de faire du poète un être à part.
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50. In Curiosités esthétiques. L’Art romantique, éd. Henri Lemaitre, Garnier, coll. « Classiques Gar-
nier », 1986, p. 676.
51. Titre d’un recueil publié en 1922.
52. Ph. Jaccottet, « Orphée et le cordonnier », Écrits pour papier journal, p. 24 ; propos rapportés par
J.-C. Matthieu dans « Le poète tardif : sujet lyrique et sujet éthique chez Jaccottet », Modernités,
no 8, p. 203.
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Le poète, s’il n’est plus porté par une inspiration qui l’élève, comme
l’évoque le texte de Platon, s’il n’est plus investi de quelque forme de
sacré que ce soit, est donc fondamentalement seul, livré à une quête qui
s’apparente à celle d’un aveugle qui « ravage » davantage les herbes du
chemin (p. 78) qu’il ne trace une voie pour les hommes.
Ultime figure convoquée en poésie pour être mieux refusée, celle du
poète-prophète55 : le poète adresse ses paroles « non pas « à l’ange de
Laodicée », / mais sans savoir à qui, dans l’air » (p. 64). C’est une allusion
à un passage de l’Apocalypse de Jean qui commence ainsi : « Écris à l’ange
de l’église de Laodicée : Voici ce que dit l’Amen, le témoin fidèle et véri-
table, le commencement de la création de Dieu : Je connais tes œuvres »
(Ch. 3, 14-22). Cette lettre est adressée à « l’ange », ou au « messager »
qui doit leur retransmettre le message à toute l’église de Laodicée (une
des sept Églises). C’est le Christ qui donne à saint Jean l’ordre d’écrire,
et qui se présente ici comme « l’Amen », terme qui signifie « ce qui est
ferme, fidèle ou qui est vrai » : « le témoin fidèle et véritable ». Le poète
de À la lumière d’hiver se distingue donc clairement, par ses vers, d’un
prophète chargé d’un message venu de plus haut que lui. À l’opposé de
l’évangéliste, il n’est porteur ni d’une « bonne nouvelle », ni d’un avertis-
sement à une église bien tiède dans sa foi, ni aucunement en lien avec
une forme de sacré ; sa parole n’est que la sienne, personnelle, intime,
originale – et bien humble dans le dénuement.
En conclusion, d’une apparente modestie, la voix poétique s’appuie donc
sur des représentations traditionnelles – nombreuses – qu’elle convoque
puis refuse voire déconstruit pour mieux s’affirmer elle-même en se déga-
Séquence 5 – FR01 69
Dans les trois recueils, le poète s’est donc présenté tour à tour sous le
jour d’un homme effrayé, diminué, vieillissant, mélancolique, acerbe
envers ses incapacités et ses impuissances, qui semble arborer divers
masques pour mieux se dire. Et si cette constellation d’identités, qui sont
des fictions poétiques, témoigne d’une réflexion sur soi, elle est aussi
une façon pour le poète d’interroger les pouvoirs de la parole, de sonder
les limites de l’écriture : si le poète n’est plus ni Orphée, ni un voyant, ni
un prophète, ni même inspiré – que vaut et que peut son chant ? Doute
essentiel qui mine la parole poétique dans la période contemporaine, qui
sape le bien-fondé de l’entreprise du poète et ramène la parole poétique
à son impuissance, et son créateur, à la question de sa légitimité : il n’est
plus Orphée, ni voyant… À travers l’autoportrait imaginaire et fantasmé
du locuteur que nous avons envisagé sous ses divers aspects, c’est donc
la question de la parole poétique et de sa conception par Jaccottet qui
est en jeu.
70 Séquence 5 – FR01
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Mise au point
Comme souvent dans la poésie contemporaine, les trois recueils au pro-
gramme exposent, en même temps que les poèmes se dévoilent aux yeux
du lecteur, une réflexion sur la parole et sur ses limites. Au fur et à mesure
que s’élabore la poésie, elle se met donc elle-même en question, dans
une démarche métapoétique* qui nous livre la conception que se fait le
poète de sa parole.
Séquence 5 – FR01 73
Les « globes suspendus », les « lampes que le temps allume » sont des
métaphores pour dire le fruit, sa couleur, sa lumière. La « lanterne des
fruits » est donc une référence d’auto-intertextualité – le poète se réfère à
sa propre œuvre – qui, comme l’oiseau, figure récurrente de la poésie jac-
cottienne, est une métonymie pour dire la recherche poétique du mot juste,
de la « plus pure des images » dont tout poète rêve… Mais face au « maître »
alité, la poésie ne peut plus rien, et doit céder la place à une compassion
bien concrète, une aide au corps souffrant, par « le linge et l’eau changés,
/ la main qui veille, / le cœur endurant », c’est-à-dire les soins au malade
et l’équanimité d’âme qui lui apporte un soutien moral. Ce constat s’ancre
dans une évolution personnelle que nous avons déjà évoquée, qui fait suc-
céder à une période antérieure perçue comme « insouciante », caractérisée
par une production littéraire dégagée de certaines réalités, une remise en
cause poétique, marquée par l’emploi de la tournure « ne plus » : « Il ne
s’agit plus de passer / comme l’eau entre les herbes : / cela ne se tourne
pas ». Comme une eau rapide et agile, la parole poétique coulait, contournait
certains aspects du réel. Cette aisance a non seulement disparu, mais a
cédé le pas à une forme de doute : la poésie peut-elle permettre d’approcher
l’autre et sa douleur ? Le poème de la page 17 reprend cette interrogation
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58. Le Parnasse est un mouvement poétique apparu en France dans la seconde moitié du XIXe siècle
et qui avait pour but de valoriser l’art poétique par la retenue, l’impersonnalité et le rejet de l’en-
gagement social et politique de l’artiste. Le Parnasse est apparu en réaction aux excès lyriques du
romantisme. Pour les Parnassiens, l’art n’a pas à être utile ou vertueux : son seul but est la beauté.
C’est la théorie de « l’art pour l’art » de Théophile Gautier.
59. Jaccottet, La promenade sous les arbres, p. 121.
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60. Elie, un prophète de l’Ancien Testament, ne meurt pas, mais est emporté au ciel sur un char de feu
(2 R 2, 1-14) ; il est une des figures annonçant l’idée de la Résurrection du Nouveau Testament, et
symbolise ici une âme qui peut se délivrer de la pesanteur de la chair.
61. Jaccottet, Éléments d’un songe, Gallimard, 1961, p. 126.
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86 Séquence 5 – FR01
Mise au point
Si les recueils témoignent d’une interrogation sur les mots qui tourne
parfois au doute voire au silence poétique, ils ne restent pas centrés sur
le « je » du poète, et proposent une ouverture à Autrui : la parole poétique
se fait lien – avec les autres, avec la mémoire, pour réparer le réel. Ce
sont les fonctions d’une poésie qui dit le monde malgré tout, qui sont
ici à envisager.
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63. Le pointillisme (ou divisionnisme) est un courant artistique du XIXe siècle, issu du mouvement
impressionniste, qui consiste à peindre par juxtaposition de petites touches de peinture, les-
quelles s’assemblent sous les yeux du spectateur avec la distance ; les principaux représentants
en sont Signac et Seurat.
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c) Sauver l’impermanence
Ce sont aussi les rencontres éphémères que le poème se doit de fixer,
de retenir, contre l’oubli et contre le passage du temps qui l’obsède tant.
Ces rencontres sont par exemple celles du troisième poème d’ « Autres
chants » (p. 61), où le poète évoque des « visions de rues la nuit, / de
chambres, de visages emmêlés (…) », de corps auprès desquels il a « lan-
gui ». Rencontres érotiques ou non, elles hantent l’esprit du poète, qui
reprend, par un procédé de variation, le « J’ai dans la tête… » initial par un
« J’ai plein la tête », insistant sur le tourbillon de visages qui habitent son
esprit et, « labyrinthe de miroirs », lui renvoient une image de lui-même.
Ces « faux-jours », ces « reflets », vagues images déjà passées d’êtres
anonymes, le poème les fixe, réceptacle de la mémoire du poète – « je
me souviens ».
Ces rencontres sont aussi celles de femmes, davantage rêvées que réelles,
que le poème de la page 88 de À la lumière d’hiver décrit : « Une étran-
gère s’est glissée dans mes paroles, / beau masque de dentelles… ». Ce
poème se fait ici ouverture à une figure de femme, sous les traits d’une
64. Le mot « immanent » signifie au sens propre : qui demeure toujours présent, enveloppé dans autre
chose. C’est aussi bien le sens que ce mot a retenu en philosophie. On a, en effet, appelé philo-
sophies de l’immanence les philosophies qui soutiennent que le principe de l’univers est enfermé
dans l’univers même, qu’il ne lui est ni extérieur ni supérieur. Ces philosophies s’opposent à la
philosophie de la transcendance qui admet l’existence d’un Dieu, principe extérieur à l’univers.
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94 Séquence 5 – FR01
b) « Réparer l’espace »
La poésie a aussi vocation de réparer, recoudre ce qui a été détruit, défait
par la mort, comme l’exprime le poème de la page 28 : « J’ai relevé les
yeux. // Derrière la fenêtre, / au fond du jour, / des images quand même
passent. // Navettes ou anges de l’être, / elles réparent l’espace ». Les
images poétiques – dont Jaccottet se méfie par ailleurs, nous y reviendrons
dans le chapitre suivant – ont « quand même », malgré l’horreur vécue,
le pouvoir de restaurer l’unité perdue du monde. Grâce à leur capacité à
unir les mots et les choses, le visible et l’invisible, elles annoncent, par
leur retour dans l’esprit du poète, une possibilité offerte de percevoir, à
nouveau, la beauté et l’harmonie de « l’espace ». L’image de la « navette »
introduit la métaphore du poète-tisserand, métaphore récurrente dans
l’œuvre jaccottienne. Le poète-tisserand « tresse un vague abri » (p. 50),
« relie, tisse en hâte », « habille » (p. 64), contre la « déchirure » de la
douleur (cf. p. 25, « on le déchire »…). La parole poétique est ce qui lie
les hommes entre eux, le poète à lui-même et au monde, qui recouvre
de la protection des mots, pour épargner, pour permettre à la fragilité de
survivre, comme l’avant-dernier poème de À la lumière d’hiver le souligne
encore : « Sur tout cela maintenant je voudrais / que descende la neige,
lentement, / qu’elle se pose sur les choses tout au long du jour […] / et
qu’elle fasse le sommeil des graines, / d’être ainsi protégé, plus patient »
(p. 96). La neige, récurrente dans la poésie de Jaccottet, est une image
d’abri protecteur qui se dépose sur le monde, de silence rassurant (« elle
qui parle toujours à voix basse »), d’une harmonie dans l’espace : elle
recouvre également toutes choses (« Sur tout cela », « sur les choses »),
et dans le temps : elle tombe « tout au long du jour », établissant une
continuité temporelle. Empreint de douceur – les sonorités en [s] sont
choisies pour évoquer la caresse de la neige qui tombe lentement –, le
texte renvoie à cette fonction du poète « gardien », « veilleur », qui a la
tâche de veiller au renouveau que promettent les « graines ». La vertu de
la patience est à nouveau évoquée ici, comme équivalent de la « bonté »
mentionnée plus haut : il s’agit de faire des poèmes le lieu d’une bien-
veillance, d’une douceur qui établissent un certain rapport au monde.
Face à la mort, la poésie se fait donc lien, pour rétablir ce qui a été défait,
pour résister, pour avancer une parole qui conserve, et se conserve. Cette
pulsion de vie qui rejaillit entraîne le poète à montrer les réelles beautés
du monde : les recueils s’ouvrent alors aussi à une poésie de la femme, de
la nature, du paysage et de la présence, dans la tension toujours présente
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96 Séquence 5 – FR01
Mise au point
La figure féminine, réelle ou fantasmée, le paysage et le spectacle de la
nature, la présence au monde et à l’instant sont les thèmes poétiques
qui se développent en contrepoids à celui de la mort : le poète, qui peut
par sa parole créer des liens et réparer le réel, peut aussi célébrer la vie
dans toute sa présence.
1. Présence de la sensualité
La présence de la figure féminine, bien que discrète, n’est pas absente
de Chants d’en-bas et de À la lumière d’hiver. C’est d’abord la silhouette
de la servante qui apparaît dans le premier poème d’ « Autres chants » :
« s’il y une lampe, elle ne sera pas de celles /que portait la servante deux
pas devant l’hôte / – et l’on voyait sa main devenir rose en préservant
/ la flamme, quand l’autre poussait la porte – (…) » (p. 58). Le couple
évoqué de l’hôte et de la servante, la couleur rose de la main, l’allusion à
la porte d’une chambre qu’on ouvre, évoquent un souvenir empli d’émo-
tion, comme l’indique l’imparfait ; le tiret signale le passage du « récit »
que constituent les deux premiers vers à une description figée dans la
mémoire du poète et empreinte d’une forte aura érotique, soulignée par
quelques brèves notations visuelles de couleurs (« rose ») et de lumière
(« flamme »). Ce petit tableau galant qui met en avant la figure de la
servante est en quelque sorte repris en écho par le poème de la page
85, où reviennent les « servantes si dociles / de nos rêves » : la servante
constitue le fantasme d’un désir facilement satisfait, fût-ce en songe.
Car la femme est davantage un objet de fantasme, de rêveries, qu’une
présence réelle : elle incarne le désir, cette « pulsion de vie » évoquée plus
haut. C’est ainsi que l’ « étrangère » de la page 88 est sortie « de la maison
des rêves », et qu’elle n’a pas de visage : « beau masque de dentelles avec,
entre les mailles, / deux perles, plusieurs perles, larmes ou regards » :
Séquence 5 – FR01 97
98 Séquence 5 – FR01
2. L’émotion de la nature
Les recueils précédant Leçons étaient bien souvent consacrés à une poé-
sie de la nature et du paysage, thématique fondamentale dans l’œuvre
de Jaccottet. Leçons, qui marque comme nous l’avons vu une remise en
cause poétique radicale, met en question cette orientation, avec l’ironique
« Raisins et figues, / couvés au loin par les montagnes / sous les lents
nuages / et la fraîcheur : / sans doute, sans doute… » de la page 12. Et
de fait, il faut attendre la fin du recueil, avec le poème de la page 31,
pour retrouver une attention portée à la nature, avec les mentions des
eaux des montagnes, du « berceau des herbes », des « branches basses
des figuiers », et de la « nuit d’août ». La célébration de la nature est le
signe du retour à la vie, quand le poète se détourne de la mort et exalte
les beautés du monde.
Cette poésie de la célébration est marquée principalement par les émo-
tions qu’éprouve le poète face au monde naturel, qui compose une harmo-
nie, un « cosmos », c’est-à-dire un ordre, contre le chaos que sème la mort.
Le poème de la page 32 représente ainsi une « cascade céleste », image
de la lumière que déverse le soleil, une « chevelure de l’air « qui le tient
« enveloppé », le protège, le « cercle entier du ciel », image de perfection
géométrique, et les « cris d’oiseaux lointains » qui sont les « nœuds » de
la lumière, comme s’ils en assuraient la cohérence. Le monde naturel est
Séquence 5 – FR01 99
66. La synesthésie (du grec syn, union, et aesthesis, sensation) est au départ un phénomène neu-
rologique par lequel deux ou plusieurs sens sont associés. On parle aussi de synesthésie pour
certains poèmes qui associent plusieurs sens, par exemple chez Baudelaire ou Rimbaud.
3. La révélation de la présence
La nature est en effet aussi le lieu où peut se révéler la présence du monde
concret dans toute sa réalité. Pour Jaccottet, la poésie doit s’attacher à
dire le monde tel qu’il est : il fait partie des poètes contemporains de l’ex-
périence, de la sensation, qui cherchent à faire sentir l’existence même
des choses, comme Bonnefoy, Guillevic ou Réda. Le poète Lorand Gaspar,
dans Apprentissage, exprime ce mode de relation entre le langage et le
monde, à l’opposé d’une poésie fermée sur elle-même et sur sa forme :
« Quand je dis : mon corps, douleur, angoisse, amandier, eau, désert – ces
mots me parlent d’expériences concrètes, de sensations et de sentiments,
de rencontres en moi et autour de moi avec la réalité : une réalité dont je
fais partie comme tout ce qui existe. Le mot bleu ne se reclôt pas sur ses
caractéristiques sonores ou graphiques : celles-ci me font voir aussitôt la
couleur et ses nuances (…) ». 68
Pour 1 Vous allez étudier dans les trois recueils la présence du « je » lyrique.
Réfléchir Pour cerner les caractéristiques du lyrisme dans les recueils, observez ce
tableau et comparez les variantes poétiques introduites par l’auteur entre
l’état du texte de 1969, et celui de 1971 que vous lisez dans votre édition.
Que constatez-vous en ce qui concerne la présence du sujet ? En ce qui
touche à la présence du mort ? Et en ce qui concerne le registre lyrique ?
Leçons : 1969 1971
A J’osais tracer des routes dans le gouffre aller tracer des routes jusque-là ! (p. 11)
[Raisons et figues] pourront-ils encore [Raisons et figues] sans doute, sans
B
m’aider ? doute… (p. 12)
Ce que je croyais lire en lui, quand j’osais
lire, était plus que de l’étonnement : une Une stupeur commençait dans ses
C
stupeur comme devant un siècle de ténèbres yeux : que cela fût possible (…) (p. 16)
à franchir (…)
D Quand même le maître sévère Lorsque le maître lui-même (p. 12)
[serait-ce donc ici qu’il se tiendrait]
[serait-ce donc ici qu’il se tiendrait]
E dans cet enclos, non pas dans la prai-
où il n’a plus que cendre pour ses ruches ?
rie ? (p. 30)
J’ai vu la morte gisant droite dans son lit Je l’ai vue droite et parée de dentelles
Chants d’en elle m’a fait penser à ce cierge godronné comme un cierge espagnol (p. 37)
bas : (ver- que nous avions acheté près d’une église
sion initiale à Barcelone
et de 1977) Elle en avait la pâleur et les pauvres den-
telles
1. L
’effacement du « je » lyrique
et du biographique
Si, dans les recueils, le « je » poétique est bien présent et que l’expres-
sion n’est donc pas « impersonnelle » au sens propre, les poèmes sont
caractérisés par un effacement de toute notation personnelle.
D’une part, le poète se présente, comme nous l’avons vu, sous divers
« masques », ceux par exemple du poète « lampe soufflée » (p. 11), du
poète vieillissant (p. 57 par ex.), du poète aveugle (p. 78)… Toutes ces
figures tendent à effacer le moi réel derrière une construction littéraire
qui est celle de l’éthos poétique, et qui permet au poète de « porter un
masque plus vrai que son visage » (poème 7 de « Parler », p. 50) : la
fiction permet de toucher à la vérité plus sûrement que la confession,
car elle atteint, au-delà de l’anecdote ou de l’événement, ce qui touche
à la profondeur de l’être.
D’autre part, le « je » se fait très souvent « nous » ou « on » (par exemple
p. 12, 17, 19, 21, 22, 23, 25, 26, 29, 30, 41, 45, 50, 57, 60…). On trouve
aussi le recours aux expressions « chacun » (p. 43), « un être » (p. 44)…
Le poète s’efface souvent pour laisser la place à une expression généra-
lisante, qui ouvre l’expérience personnelle à une dimension universelle.
Il n’est donc pas question d’un lyrisme refermé sur lui-même, mais de la
description de la condition humaine générale, offerte en partage dans
les poèmes. Le poète n’en livre pas moins ses pensées, sentiments et
sensations, mais c’est toujours avec une distance qui l’amène à avoir
recours à des pronoms autres que le « je » : « Aussi arrive-t-il qu’on prenne
2. L’énonciation du doute
Caractérisée par un doute qui touche à la possibilité même de dire (cf.
chapitre IV, A), la parole inquiète du poète est régulièrement marquée par :
– t rois points de suspension, qui laissent pénétrer dans le poème une
impression d’approximation et d’hésitation (par ex. : « chercher….cher-
cher quoi ? », p. 50) ;
–d
es points d’interrogation ;
– la récurrence des tournures hypothétiques (par ex. : « si je puis », p. 89),
presque toujours sans réponses, qui confrontent la parole du poète au
silence : « Se peut-il que la plus épaisse nuit / n’enveloppe cela ? », p. 22 ;
– la rectification de termes soulignant une hésitation dans la description
des choses (par ex. : « aux seuls moments, aux seules choses », p. 50) ;
– l’emploi du monde conditionnel, présent ou passé, qui souligne la dis-
tance entre la volonté de dire ou de faire et la capacité réelle : « Je ne
voudrais plus » (p. 14), « j’aurais voulu parler » (p. 49), « On voudrait
croire » (p. 65), « je voudrais » (p. 96) ;
– l ’emploi d’adverbes modalisateurs comme « peut-être », « seule-
ment », et des verbes modaux « pouvoir » et « devoir » : « « ce devait
être là qu’il se perdait « (p. 17), « à la rigueur on peut prétendre, / on
peut s’imaginer » (p. 43) ;
– l’emploi de connecteurs comme « toutefois », « pourtant » ;
– l’utilisation de tournures par lesquelles le poète se reprend ou corrige
lui-même : « c’est autre chose » (p. 44), « Parler pourtant est autre
chose » (p. 45), « Et néanmoins je dis encore » (p. 77). La parole est
peu assurée, elle prend ses distances avec elle-même.
Cette énonciation remet perpétuellement en cause la définition de son
propre objet : « Si c’était quelque chose entre les choses (….), si c’était,
oui, ce simple pas (…) » (À la lumière d’hiver, p. 80), « ou si cette soie noire
était déjà sa peau, sa chevelure ? » (ibid., p. 88), « Ou serait-ce déjà la
Mise au point
C L’esthétique du haïku
Pour Qu’est-ce qu’un haïku ? En vous aidant d’une encyclopédie, faites une
Réfléchir brève recherche sur ce genre. Vous trouverez des exemples de haïkus sur
le site http://clicnet.swarthmore.edu/ (tapez « haïku » dans le moteur de
recherche, et ouvrez l’ouvrage d’André Duhaime, spécialiste canadien du
haïku, « Haïku and Co, quelques expériences poétiques »).
Après avoir lu quelques-uns de ces poèmes, quels rapports formels pou-
vez-vous établir avec la poésie de Jaccottet ?
Pour préparer l’analyse de texte
Prenez les exemples des poèmes des pages 32 « la montagne ? / Légère
cendre / au pied du jour », et 94 : « Ou serait-ce déjà la lune qui, en
s’élevant, / se lave de toute poussière / et de la buée de nos bouches ? »
pour analyser l’influence du modèle du haïku sur les poèmes des recueils.
73. Haïkus. Anthologie, Traduit par Roger Munier, Préface de Yves Bonnefoy, Points/poésie, 2006.
74. Ph. Jaccottet, Haïku, Fata Morgana, Montpellier, 2003.
76. Cf. Jean Starobinski, préface au recueil Poésies 1946-1967, Philippe Jaccottet, Poésie Gallimard.
Adynaton mot qui signifie « impossible » en grec, c’est une figure de style qui
consiste en une hyperbole inconcevable par son exagération.
Anaphore figure de style qui consiste à répéter le même mot ou le même groupe de
mots en tête de phrases, de membres de phrase ou de vers.
Chtonien les divinités grecques, dites « chthoniennes » (du grec ancien khthôn, « la
terre ») ou « telluriques » (du latin tellus, « la terre ») sont des divinités
anciennes qui renvoient à la terre ou au monde souterrain, par opposition
aux divinités célestes. L’adjectif se réfère plus généralement à ce qui a
trait au monde souterrain, au monde de l’invisible.
Épigraphe citation en tête d’un livre ou d’un chapitre illustrant la réflexion et/ou les
sentiments qu’il aborde.
Éponyme qui donne son nom à quelque chose, ici à un recueil ; Thérèse Desqueyroux,
Madame Bovary, Nana sont des romans éponymes.
Éthos dans l’art rhétorique, l’éthos correspond à l’image que le locuteur donne
de lui-même à travers son discours.
Hétérométrie on parle d’hétérométrie lorsque les vers d’une même strophe sont de diffé-
rentes longueurs. Ex. : « C’était dans la nuit brune, / Sur le clocher jauni, / La
lune, /Comme un point sur un i » (« Ballade à la lune », Alfred de Musset).
Hypallage figure de style par laquelle on paraît attribuer à certains mots d’une phrase
ce qui appartient à d’autres mots de cette phrase ; par exemple chez
Virgile : « Ils avançaient, à travers l’ombre, obscurs dans la nuit solitaire ».
Intertextualité c’est le caractère et l’étude de l’intertexte, lequel est l’ensemble des textes
en relation dans un texte donné par le biais par exemple de la citation,
de l’allusion, ou du plagiat.
Isotopie ensemble de tous les mots renvoyant à « un même lieu »(du grec topos,
« lieu »), c’est-à-dire à un même type de réalité.
Métonymie figure de style qui consiste à mettre un mot à la place d’un autre dont il fait
entendre la signification. On peut ainsi désigner la cause pour l’effet ou
l’inverse, le contenant pour le contenu, le nom abstrait pour le concret…
Par exemple, « l’aigle » signifie l’Allemagne : le signe est mis pour la
chose signifiée, dans « boire un verre », le contenu (liquide) est désigné
par le contenant.
Métapoétique qualifie un texte dans lequel l’auteur engage une réflexion sur sa propre
activité créatrice.
Mythèmes éléments constitutifs d’un mythe, par exemple pour le mythe d’Orphée :
l’aventure des Argonautes, le miracle de la musique, les noces avec
Eurydice, la mort de celle-ci et la descente aux Enfers, le retour en Thrace
et l’isolement dans la solitude.
Parataxe forme de syntaxe qui consiste à supprimer la subordination entre des pro-
positions. Les propositions paratactiques sont alors juxtaposées sans êtres
unies par un rapport syntaxique de subordination ou de coordination.
Polysémie c’est la qualité d’un mot ou d’une expression qui a deux voire plusieurs
sens différents.