Insaisissable 2 - Ne M'echappe Pas - Tahereh Mafi
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Insaisissable 2 - Ne M'echappe Pas - Tahereh Mafi
À paraître
Tome 3 : Ne m’abandonne pas
TAHEREH MAFI
INSAISISSABLE
Tome 2
Ne m’échappe pas
www.lire-en-serie.com
ISBN : 978-2-7499-1959-1
un interrupteur
un déclic
les lumières clignotent
puis s’éteignent.
4
Je sors du lit et me glisse dans la même combinaison que je porte chaque jour – le
seul vêtement que je possède encore. Elle est d’un violet profond, si foncé que c’en
est presque noir. Elle brille légèrement, miroite un peu sous la lumière. Elle me
recouvre du cou aux poignets et aux chevilles, et me moule comme une seconde peau
sans me serrer.
Je me déplace comme une gymnaste dans cette tenue.
J’ai des bottines en cuir très souple, parfaitement ajustées à la forme de mes pieds,
qui me permettent d’avancer en silence. J’ai aussi des gants de cuir noir qui montent
jusqu’aux coudes et m’évitent de toucher ce que je ne suis pas censée toucher. Sonya
et Sara m’ont prêté un de leurs anneaux et, pour la première fois depuis des années, je
peux relever mes cheveux. Je les porte en queue-de-cheval haute, et j’ai appris à
remonter la fermeture de ma combinaison sans l’aide de personne. Dans cette tenue, je
me sens extraordinaire. Je me sens invincible.
C’est un cadeau de Castle.
Il l’a fait faire pour moi, avant mon arrivée au Point Oméga. Il pensait que
j’apprécierais de porter enfin un vêtement qui me protégerait de moi-même et des
autres, tout en m’offrant la possibilité de faire du mal aux autres. Si je le souhaitais.
Ou en cas de besoin. La combinaison a été confectionnée dans une espèce de tissu
spécial censé me tenir au frais quand il fait chaud et au chaud quand il fait froid.
Jusqu’ici, elle est parfaite.
Jusqu’ici jusqu’ici jusqu’ici
Je vais toute seule prendre mon petit déjeuner. Sonya et Sara sont toujours parties
à l’heure où je me réveille. Leur travail dans l’aile médicale ne s’arrête jamais : non
seulement elles sont capables de guérir les blessés, mais elles passent aussi leurs
journées à tenter de créer des antidotes et des pommades. La seule fois où on a eu une
conversation, Sonya m’a expliqué comment certaines Énergies pouvaient s’affaiblir si
on se fatiguait trop… comment on pouvait épuiser notre corps au point qu’il
s’effondre. Les filles disent qu’elles souhaitent pouvoir mettre au point des
médicaments susceptibles d’être utilisés dans le cas de blessures multiples qu’elles ne
peuvent pas guérir en même temps. Après tout, elles ne sont que deux. Et la guerre
semble imminente.
Les têtes se tournent encore dans ma direction quand j’entre dans la salle à manger.
Je suis un spectacle, une anomalie même parmi les anomalies. Je devrais y être
habituée maintenant, après toutes ces années. Je devrais être plus forte, blasée,
indifférente à l’opinion d’autrui.
Je devrais être des tas de choses.
J’écarte les yeux, je garde les mains le long du corps et fais comme si je ne pouvais
regarder que ce point là-bas, cette petite marque sur le mur à 15 mètres de l’endroit où
je me tiens.
Je fais comme si je n’étais qu’un numéro.
Aucune émotion sur mon visage. Les lèvres parfaitement calmes. Le dos bien
droit, je ne serre pas les poings. Je suis un robot, un fantôme qui glisse dans la foule.
6 pas en avant. 15 tables à dépasser. 42, 43, 44 secondes, et je continue.
J’ai peur
J’ai peur
J’ai peur
Je suis forte.
On nous sert trois repas par jour : le petit déjeuner, de 7 à 8 heures, le déjeuner, de
midi à 13 heures, et le dîner, de 17 à 19 heures. Le dîner dure une heure de plus parce
que c’est la fin de la journée ; c’est un peu notre récompense pour avoir travaillé dur.
Toutefois, les repas n’ont rien d’extraordinaire ni de fastueux : c’est très différent de
mes dîners avec Warner. Ici, on se contente de rejoindre la longue file d’attente, de
prendre nos assiettes déjà remplies, puis de se diriger vers le coin repas – une série de
tables rectangulaires qui forment des lignes parallèles en travers de la salle. Rien de
superflu, donc pas de gaspillage.
Je repère Adam dans la queue et marche dans sa direction, 68, 69, 70 secondes, et
je continue.
– Hé, beauté !
Une sorte de grosse boulette vient me frapper le dos. Avant de rouler par terre. Je
me retourne, et mon visage contracte les 43 muscles nécessaires pour froncer les
sourcils avant de le voir.
Kenji.
Un large sourire tranquille. Un regard de la couleur de l’onyx. Des cheveux encore
plus foncés, raides comme des baguettes, qui lui tombent dans les yeux. Sa mâchoire
se crispe, ses lèvres se crispent, et la ligne impressionnante de ses pommettes remonte
pour former un sourire qui lutte pour se camoufler. Il me regarde comme si je me
baladais avec du papier toilette dans les cheveux, et je ne peux m’empêcher de me
demander pourquoi je n’ai pas passé du temps avec lui depuis qu’on est arrivés. D’un
point de vue strictement théorique, il m’a sauvé la vie. Ainsi que celle d’Adam. Et
celle de James.
Kenji se penche pour ramasser ce qui ressemble à des chaussettes roulées en
boule. Il les soupèse comme s’il envisageait de les relancer sur moi.
– Où tu vas ? me demande-t-il. Je croyais que t’étais censée me retrouver ici ?
Castle a dit que…
Je lui coupe la parole :
– Pourquoi t’as apporté une paire de chaussettes ? Les gens essaient de manger
tranquillement.
Il se fige une demi-seconde et lève les yeux au ciel. S’approche de moi. Tire sur
ma queue-de-cheval.
– J’étais à la bourre pour vous retrouver, Votre Altesse. J’ai pas eu le temps de les
enfiler, précise-t-il en montrant ses chaussettes dans sa main, puis ses bottes.
– T’es franchement écœurant.
– Tu sais, t’as une drôle de manière de me dire que je t’attire.
Je secoue la tête, tente de réprimer mon amusement. Kenji est un vrai paradoxe
ambulant : un mélange de sérieux inébranlable et de gamin de 12 ans en pleine
puberté. Mais j’avais oublié combien je respirais beaucoup mieux en sa présence ; ça
semble naturel de rire quand il est dans les parages. Alors je continue de marcher et
prends soin de ne pas dire un mot, mais un sourire me démange encore quand
j’attrape un plateau et m’engouffre au cœur des cuisines.
Kenji se trouve à un demi-pas derrière moi.
– On va donc travailler ensemble aujourd’hui.
– Ouais.
– Alors quoi, tu passes devant moi sans me regarder ? Tu dis même pas bonjour ?
J’ai le cœur brisé, dit-il en serrant ses chaussettes contre sa poitrine. Moi qui nous
avais gardé une table, et tout ça !
Je lui lance un regard. Continue d’avancer.
Il me rattrape.
– Je rigole pas. T’as idée du malaise quand on fait signe à quelqu’un et que celui-ci
t’ignore ? Alors tu regardes autour de toi comme un abruti, du genre : « Non,
franchement, je vous jure, je connais cette fille », mais personne te croit et…
– Tu plaisantes ? dis-je en m’arrêtant au beau milieu des cuisines.
Je fais volte-face, le visage incrédule.
– Tu m’as peut-être parlé une fois depuis deux semaines que je suis là. C’est à
peine si je te remarque encore !
– OK, attends, dit-il en essayant de me barrer le passage. On sait tous les deux que
c’est pas possible que t’aies pas fait gaffe à tout ça, ajoute-t-il en se désignant, alors si
t’essaies de jouer à ce petit jeu avec moi, autant te dire d’emblée que ça marchera pas.
– Comment ça ? dis-je en plissant le front. Mais de quoi tu par…
– Faut que t’arrêtes de jouer à la fille qui se fait désirer, réplique-t-il en arquant un
sourcil. Je peux même pas te toucher. Tu deviens insaisissable au sens propre, si tu
vois ce que je veux dire…
– J’hallucine !
Je ferme les yeux en secouant la tête.
– T’es un grand malade, tu sais !
Il tombe alors à genoux.
– Malade d’amour pour toi, beauté !
– Kenji !
Impossible de relever la tête, car j’ai trop peur de regarder autour de moi, mais je
meurs d’envie qu’il se taise. Et qu’il cesse de se donner sans arrêt en spectacle avec
moi. Je sais bien qu’il plaisante, mais je suis peut-être la seule.
– Ben quoi ? rétorque-t-il d’une voix qui résonne aux quatre coins de la salle. C’est
mon amour qui te gêne ?
– S’il te plaît… S’il te plaît, relève-toi… et parle moins fort…
– Ben non, merde !
– Pourquoi ? dis-je en le suppliant à présent.
– Parce que si je baisse la voix, je pourrais pas m’entendre parler. Et ça, c’est ce
que je préfère.
Je ne peux même pas le regarder.
– Fais pas comme si j’existais pas, Juliette. Je suis un grand solitaire.
– Qu’est-ce qui cloche chez toi ?
– Tu me brises le cœur.
Il parle plus fort que jamais, fait de grands gestes désespérés avec les bras, si bien
qu’il me frappe presque, et je recule, paniquée. Puis je me rends compte que tout le
monde l’observe.
Et se régale du spectacle.
Je grimace tant bien que mal un sourire, en balayant la salle du regard, et constate
avec étonnement que personne ne m’observe, moi. Les hommes sourient à belles
dents, visiblement habitués aux singeries de Kenji, tandis que les femmes ont les yeux
braqués sur lui avec un mélange d’adoration et d’autre chose.
Adam observe également la scène. Il se tient debout, son plateau dans les mains, la
tête penchée de côté avec une expression confuse. Il esquisse un sourire hésitant
quand nos regards se croisent.
Je m’avance vers lui.
– Hé… Attends, la gosse !
Kenji se redresse d’un bond pour m’attraper le bras au moment où je bats en
retraite.
– Tu sais bien que je voulais juste te taqui…
Il suit mes yeux jusqu’à l’endroit où se trouve Adam. Se claque la paume sur son
front.
– Bien sûr ! s’exclame Kenji. Comment j’ai pu oublier ? T’es amoureuse de mon
copain de chambre !
Je me retourne vers lui.
– Écoute, je te remercie de vouloir m’aider à m’entraîner… sincèrement. Merci
beaucoup. Mais tu ne peux pas te balader en criant partout ton prétendu amour pour
moi – surtout pas devant Adam –, et tu dois me laisser traverser cette salle avant que
l’heure du petit déjeuner ne soit passée, OK ? J’ai pas beaucoup d’occasions de le
voir.
Kenji hoche lentement la tête, prend un air un peu grave.
– T’as raison. J’ai pigé. Désolé.
– Merci.
– Adam est jaloux de notre amour.
– Oh, va donc remplir ton plateau ! dis-je en le poussant fort, tandis que je réprime
un rire d’exaspération.
Kenji est l’un des rares résidents – à l’exception d’Adam, bien sûr – qui n’aient pas
peur de me toucher. À vrai dire, personne n’a vraiment à craindre quoi que ce soit
quand je porte cette combinaison, mais je retire en général mes gants pour manger, et
ma réputation me précède. Les gens gardent leurs distances. Et même si j’ai attaqué
Kenji par mégarde une fois, il n’a pas peur. Je pense qu’il faudrait une espèce
d’horrible cataclysme pour l’ébranler.
C’est ce que j’admire chez lui.
Adam ne dit pas grand-chose quand on se retrouve. Il n’a d’ailleurs pas besoin de
prononcer autre chose que « Salut » parce que ses lèvres forment une légère grimace,
et je le vois déjà un peu plus grand, un peu crispé, un peu tendu. Et je ne sais
quasiment rien de rien, mais ses yeux sont comme un livre ouvert.
La façon dont il me regarde.
Ses yeux sont graves à présent, et ça m’inquiète, mais son regard reste tendre,
tellement absorbé et chargé de sentiments que j’ai un mal fou à ne pas sauter dans ses
bras quand je suis auprès de lui. Je me surprends à le regarder faire les choses les plus
banales – changer de posture, saisir un plateau, dire bonjour à quelqu’un d’un
hochement de tête – uniquement pour suivre les mouvements de son corps qui se
déplace dans l’air ambiant. Nos moments en tête à tête sont si rares que je me sens
toujours oppressée, et mon cœur s’emballe toujours trop. Il me donne envie d’être
tout le temps maladroite.
Il ne me lâche jamais la main.
Je ne veux jamais détourner les yeux.
– Tu vas bien ? je lui demande, encore un peu craintive à cause de la veille au soir.
Il acquiesce. Essaie de sourire, mais ça semble lui être pénible.
– Ouais, je… euh…
Il s’éclaircit la voix. Prend une profonde inspiration. Regarde ailleurs.
– Ouais, je suis désolé pour hier soir. J’ai un peu… Disons que j’ai un peu flippé.
– Mais à propos de quoi ?
Il regarde par-dessus mon épaule. Fronce les sourcils.
– Adam… ?
– Ouais ?
– Qu’est-ce qui t’a fait flipper ?
Ses yeux croisent de nouveau les miens. Des yeux écarquillés. Ronds.
– Quoi ? Rien.
– Je ne compr…
– Bon sang ! Pourquoi vous traînez, tous les deux ?
Je virevolte. Kenji se tient juste derrière moi avec un plateau qui déborde tellement
que je m’étonne que personne n’ait rien dit. Il a dû convaincre les cuisiniers de lui
donner du rab.
– Alors ? insiste Kenji, qui nous dévisage sans sourciller et attend qu’on réagisse.
Il finit par pencher la tête en arrière d’un air de dire « Suivez-moi », avant de
s’éloigner.
Adam pousse un soupir et a l’air tellement ailleurs que je décide de laisser tomber
pour hier soir. Bientôt. On en parlera bientôt. Je suis sûre que ce n’est rien. Rien du
tout.
On en parlera bientôt, et tout ira bien.
5
Je regarde alentour.
Je regarde le sol.
Je regarde ce que j’ai fait.
disparaît
9
Je jette un coup d’œil à la pendule murale et constate qu’il n’est que 2 heures de
l’après-midi.
Ce qui signifie que 6 heures du matin, c’est dans 16 heures.
Ce qui signifie que j’ai un paquet d’heures à meubler.
Ce qui signifie que je dois m’habiller.
Parce que j’ai besoin de sortir d’ici.
Et il faut vraiment que je parle à Adam.
– Juliette ?
D’un bond, je sors de ma tête et me replonge dans l’instant présent pour découvrir
Sonya et Sara qui me dévisagent.
– Tu as besoin de quelque chose ? demandent-elles. Tu te sens assez en forme
pour quitter le lit ?
Je regarde chaque paire d’yeux à tour de rôle, je recommence et, plutôt que de
répondre à leurs questions, je sens la honte me grignoter l’âme et me paralyser, et je
ne peux m’empêcher de revenir à une autre version de Juliette. Une petite fille
effrayée qui souhaite se recroqueviller sur elle-même jusqu’à ce qu’on l’oublie
totalement.
Je ne cesse de répéter :
– Désolée, je suis vraiment désolée, je suis vraiment désolée pour tout, pour tout
ça, pour tous ces ennuis, pour tous les dégâts que j’ai causés, vraiment, je suis
vraiment, vraiment désolée…
Je m’entends réitérer ma litanie, encore et encore, sans pouvoir m’arrêter.
Comme si un interrupteur était cassé dans mon cerveau, comme si j’avais contracté
une maladie qui me force à m’excuser pour tout, m’excuser d’exister, m’excuser de
vouloir davantage que ce qu’on m’a octroyé, et je ne peux m’arrêter.
C’est ce que je fais tout le temps.
Je présente toujours mes excuses. Je m’excuse à jamais. Pour ce que je suis et ce
que je n’ai jamais eu l’intention d’être, et pour ce corps dans lequel je suis née, cet
ADN que je n’ai jamais demandé, cette personne dont je ne peux me défaire. Voilà
17 ans que j’essaie d’être différente. Tous les jours. J’essaie d’être quelqu’un d’autre
pour quelqu’un d’autre.
Et ça n’a jamais d’importance, apparemment.
Mais je réalise alors qu’elles me parlent.
– Tu n’as pas à t’excuser de quoi que ce soit…
– Je t’en prie, tout va bien…
Les deux jumelles tentent de me parler, Sara est la plus proche.
J’ose croiser son regard, et je suis étonnée de sa gentillesse. Des yeux doux et
verts, plissés à force de sourire. Elle s’assoit sur la partie droite de mon lit. Tapote
mon bras de sa main gantée de latex, sans avoir peur. Sans broncher. Sonya se tient
debout juste à côté d’elle et me regarde d’un air soucieux, comme si elle était triste
pour moi, mais je n’ai pas le temps de m’y attarder, car quelque chose détourne mon
attention. Je sens le parfum de jasmin qui envahit la pièce, comme la première fois où
j’y ai mis les pieds. À notre arrivée au Point Oméga. Quand Adam était blessé.
Mourant.
Il était mourant, et elles lui ont sauvé la vie. Ces deux filles-là devant moi. Elles lui
ont sauvé la vie, et moi qui vis avec elles depuis 2 semaines, je me rends compte en ce
moment même à quel point j’ai été égoïste.
Je décide donc d’utiliser une nouvelle expression.
– Merci, dis-je dans un murmure.
Je sens que je commence à rougir et m’interroge sur mon incapacité à parler et à
montrer mes sentiments. Je m’interroge sur mon incapacité à rire facilement, à
discuter de tout et de rien, à trouver les mots pour remplir les silences gênants. Je n’ai
pas un placard rempli de « hmm » et d’ellipses, prêts à se glisser en début et en fin de
phrase. Je ne sais pas comment devenir un verbe, un adverbe, n’importe quelle sorte
de terme susceptible de modifier la syntaxe. Je suis un nom et rien d’autre qu’un nom.
Un nom bourré de tant de gens, de lieux, de choses et d’idées que j’ignore
comment m’échapper de mon propre cerveau. Comment lancer une conversation.
J’ai envie de faire confiance, mais j’en ai la chair de poule.
Pourtant, je me rappelle ma promesse à Castle et ma promesse à Kenji, et mes
inquiétudes au sujet d’Adam, et je pense que je pourrais peut-être courir le risque.
Peut-être que je devrais tenter de me faire une nouvelle amie ou 2. Et je me dis que ce
serait merveilleux d’être amie avec une fille. Une fille tout comme moi.
Je n’ai jamais eu d’amies.
Alors quand Sonya et Sara sourient et me disent qu’elles sont « heureuses de
m’aider » et disponibles « n’importe quand », et toujours là si j’ai « besoin de parler à
quelqu’un », je leur réponds que j’adorerais ça.
Je leur dis que j’apprécierais vraiment.
Je leur dis que j’aimerais avoir une amie à qui parler.
Un de ces jours peut-être.
12
– Mademoiselle Ferrars.
Castle entrebâille la porte suffisamment pour que je voie son visage. Il me fait un
signe de tête. Jette un regard sur ma main blessée. Revient à mon visage.
– Très bien, dit-il en se parlant surtout à lui-même. Bien, bien. Je suis ravi de voir
que vous allez mieux.
– Oui, dis-je avec peine. Je… je vous… remercie… Je…
– Les filles, dit-il à Sonya et à Sara en les gratifiant d’un sourire radieux et sincère,
merci pour tout ce que vous avez fait. Je prends la relève.
Elles acquiescent. Me serrent affectueusement les bras avant de me lâcher, et je
vacille une seconde avant de recouvrer l’équilibre.
– Pas de problème, leur dis-je alors qu’elles tendent la main pour me rattraper. Ça
va aller.
Elles hochent encore la tête. Font un léger signe de la main en s’éloignant.
– Entrez, me dit Castle.
Alors, je le suis à l’intérieur.
13
Je pourrais le tuer.
14
Castle me fixe.
Il attend ma réaction.
Impossible de cracher la craie qui m’obstrue la bouche pour assembler des mots et
sortir une phrase.
– Mademoiselle Ferrars, dit-il avec une note d’urgence dans la voix, nous
travaillons avec M. Kent afin de l’aider à contrôler ses facultés. Il va s’entraîner – tout
comme vous – pour apprendre comment maîtriser cette matière qui n’est autre que
lui-même. Il faudra du temps avant que nous soyons certains qu’il ne court aucun
danger avec vous, mais tout va bien se passer, je vous assure…
– Non, dis-je en me levant. Non non non non non.
Je vacille un peu.
– NON.
Je contemple mes pieds et mes mains et ces murs, et j’ai envie de hurler. J’ai envie
de m’enfuir en courant. J’ai envie de tomber à genoux. J’ai envie de maudire le
monde entier pour m’avoir maudite, pour me torturer, pour me prendre la seule chose
agréable que j’aie jamais connue, et je chavire vers la porte pour m’échapper, fuir ce
cauchemar qui est ma vie et…
– Juliette… s’il te plaît…
Mon cœur cesse de battre quand j’entends la voix d’Adam. Je me force à faire
volte-face. À l’affronter.
Mais à l’instant où nos yeux se croisent, il referme la bouche. Son bras est tendu
vers moi, il essaie de m’arrêter à 3 mètres de distance, et j’ai envie de sangloter et
d’éclater de rire en même temps devant toute l’ironie de la situation.
Il ne me touchera pas.
Je ne lui permettrai pas de me toucher.
Plus jamais.
– Mademoiselle Ferrars, reprend Castle avec douceur. Je ne doute pas que ce soit
dur à digérer, là maintenant, mais je vous ai déjà dit que ce n’était pas permanent.
Avec suffisamment d’entraînement…
– Quand tu me touches, je demande à Adam, tandis que ma voix se brise, c’est un
effort pour toi ? Est-ce que ça t’épuise ? Est-ce que tu te sens vidé de devoir
constamment lutter contre moi et ce que je suis ?
Adam essaie de répondre. Il tente de dire quelque chose, mais finit par ne rien
dire, et les mots qu’il ne prononce pas se révèlent encore pires.
Je virevolte en direction de Castle.
– C’est ce que vous avez dit, pas vrai ?
Ma voix chevrote davantage, les larmes menacent.
– Qu’il utilise son Énergie pour anéantir la mienne, et que si jamais il oublie – si
jamais il se laisse emp… emporter ou devient tr… trop vulnérable –, je pourrais le
blesser… Je l’ai déjà bl… blessé…
– Mademoiselle Ferrars, je vous en prie…
– Contentez-vous de répondre à la question !
– Eh bien oui, dit-il, pour l’instant, du moins, c’est tout ce que nous savons…
– Quelle horreur… je… je ne peux pas…
Je trébuche pour atteindre de nouveau la porte, mais mes jambes sont encore
faibles, la tête me tourne encore, mes yeux se brouillent, et un voile fait disparaître
toutes les couleurs du monde quand je sens des bras familiers qui s’enroulent autour
de ma taille et m’attirent en arrière.
– Juliette, dit-il d’un ton si pressant, je t’en prie, on doit parler de ça…
– Lâche-moi…
Ma voix est à peine audible.
– Adam, s’il te plaît… je ne peux pas…
Il me coupe la parole.
– Castle, vous voulez bien nous laisser un petit moment ?
– Oh ! lâche Castle, surpris. Bien sûr, répond-il une seconde trop tard. Oui, oui,
bien sûr.
Il s’approche de la porte. Hésite.
– Je vais… Bon, entendu. Oui. Vous savez où me trouver quand vous serez prêt.
Il nous fait un signe de tête, me gratifie d’une sorte de sourire tendu, puis quitte la
pièce. La porte se ferme derrière lui dans un cliquetis.
Le silence se déverse dans l’espace qui nous sépare.
– Adam, s’il te plaît, dis-je enfin (et je m’en veux de le dire), lâche-moi.
– Non.
Je sens son souffle sur ma nuque, et ça me crève le cœur de me trouver aussi près.
Ça me crève le cœur de savoir que je dois reconstruire les murs que j’ai démolis avec
tant d’insouciance depuis le jour même où il est revenu dans ma vie.
– On va en discuter, dit-il. Tu ne vas nulle part. S’il te plaît. Parle-moi, tout
simplement.
Je suis clouée sur place.
– S’il te plaît, répète-t-il, d’une voix plus douce cette fois.
Et ma résolution franchit la porte sans moi.
Je le suis en regagnant les lits. Il s’assoit d’un côté de la pièce. Moi de l’autre.
Il me dévisage. Ses yeux sont trop fatigués, trop crispés. On dirait qu’il ne mange
pas à sa faim, qu’il n’a pas dormi depuis des semaines. Il hésite, se passe la langue sur
les lèvres avant de les plisser, avant de s’exprimer.
– Je suis désolé, dit-il. Je suis vraiment désolé de ne pas t’avoir mise au courant. Je
n’ai jamais voulu te perturber.
Et j’ai envie de rire et de rire et de rire jusqu’à me noyer dans mes larmes. Je
murmure :
– Je comprends pourquoi tu ne m’en as pas parlé. C’est tout à fait logique. Tu
voulais éviter tout ça, dis-je en désignant vaguement la pièce d’une main toute molle.
– Tu ne m’en veux pas ?
Son regard est terriblement rempli d’espoir. Il me regarde comme s’il voulait me
rejoindre, et je dois lever la main pour l’en empêcher.
Le sourire que j’affiche m’anéantit littéralement.
– Comment je pourrais t’en vouloir ? Tu t’es torturé là-bas, dans ce labo, pour
essayer de comprendre ce qui t’arrivait. Tu te tortures en ce moment même pour tenter
de trouver une solution au problème.
Il a l’air soulagé.
Soulagé, confus et effrayé d’être heureux en même temps.
– Mais il y a un truc qui ne colle pas, dit-il. Tu pleures. Pourquoi tu pleures si tu
n’es pas bouleversée ?
Cette fois, je ris pour de bon. À gorge déployée. Je rigole et m’étrangle, et j’ai
envie de mourir, au comble du désespoir.
– Parce que j’ai été idiote de croire que les choses pourraient être différentes, dis-
je. D’avoir pensé que tu représentais une chance incroyable. D’avoir pensé que ma vie
pourrait un jour devenir meilleure, que moi, je pourrais devenir meilleure.
J’essaie de continuer, mais ma main vient se plaquer sur ma bouche comme si je
ne pouvais croire à ce que j’allais dire. Je me force à avaler le caillou qui obstrue ma
gorge. J’abaisse ma main.
– Adam.
Ma voix est rauque, douloureuse.
– Ça ne va pas marcher.
– Quoi ?
Il est paralysé sur place, les yeux lui sortent de la tête, sa poitrine se soulève et
s’abaisse trop vite.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Tu ne peux pas me toucher. Tu ne peux pas me toucher, et je t’ai déjà fait du
mal…
– Non… Juliette…
Adam s’est levé, a traversé la pièce, s’est agenouillé près de moi et veut me
prendre les mains, mais je dois aussitôt les éloigner parce que mes gants ont été
détruits dans les labos de recherche et qu’à présent mes doigts sont nus.
Dangereux.
Adam contemple mes mains que j’ai cachées derrière mon dos comme si je l’avais
giflé.
– Qu’est-ce qui te prend ? me demande-t-il sans me regarder dans les yeux.
Il fixe toujours mes mains. Respire à peine.
– Je ne peux pas te faire ça, dis-je en secouant trop fort la tête. Je ne veux pas que
tu aies mal ou que tu t’affaiblisses à cause de moi, et que tu passes ton temps à
craindre que je puisse te tuer par mégarde…
– Non, Juliette, écoute-moi.
Il panique à présent, lève les yeux, scrute mon visage.
– J’étais inquiet, OK ? J’étais inquiet, moi aussi. Vraiment… je pensais… je
pensais que peut-être… je sais pas, je pensais que peut-être ça se passerait mal ou
qu’on ne pourrait pas se sortir de tout ça, mais j’ai parlé à Castle. Je lui ai parlé et tout
expliqué, et il m’a dit que je devais juste apprendre à contrôler ce truc. Je vais
apprendre comment l’allumer et l’éteindre, en fait…
– Sauf quand tu seras avec moi ? Sauf quand on sera ensemble…
– Non… comment ça ? Non, surtout quand on sera ensemble !
– Quand tu me touches, quand tu es avec moi… tu dois en payer le prix ! Tu as de
la fièvre quand on est ensemble, Adam, tu te rends compte ? Tu vas te rendre malade
rien qu’en essayant de me combattre…
– Tu ne m’écoutes pas… S’il te plaît… Je suis en train de te dire que je vais
apprendre à contrôler tout ça…
– Quand ?
Je sens mes os se briser, un à un.
– Quoi ? Comment ça ? Je vais apprendre… J’apprends là, en ce moment…
– Et comment ça se passe ? C’est facile ?
Sa bouche se referme, mais il me regarde, bataille avec une espèce d’émotion,
bataille pour recouvrer son sang-froid.
– Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? finit-il par me demander. Tu ne veux pas…
hésite-t-il, le souffle court. Enfin quoi… tu ne veux pas que ça marche ?
– Adam…
– Qu’est-ce que tu es en train de me dire, Juliette ?
Il est debout à présent, une main tremblante dans les cheveux.
– Tu ne veux… tu ne veux pas être avec moi ?
Je me suis levée et refoule mes larmes qui me brûlent les yeux. Je meurs d’envie
de m’enfuir, mais suis incapable de bouger. Ma voix se brise quand je reprends la
parole.
– Bien sûr que je veux être avec toi.
Il retire sa main de ses cheveux. Me regarde avec des yeux si écarquillés et
vulnérables, mais sa mâchoire est crispée, ses muscles tendus, son torse se soulève
sous l’effort de sa respiration haletante.
– Alors qu’est-ce qu’on fait, là, maintenant ? Parce qu’il se passe un truc, et ça m’a
pas l’air OK, dit-il, la voix heurtée. Ça m’a pas l’air OK, Juliette, et même tout le
contraire de OK, bon sang, et j’ai vraiment envie de te prendre dans mes bras…
– Je… je ne veux pas te f… faire du mal…
– Tu ne vas pas me faire du mal.
Adam se plante devant moi, me dévisage, m’implore.
– Je te jure. Ça va aller… ça va aller, nous deux… et je vais mieux maintenant. J’ai
travaillé là-dessus, et je suis plus fort…
– C’est trop dangereux, Adam, je t’en prie…
Je le supplie, recule, essuie d’une main nerveuse mon visage qui ruisselle de
larmes.
– C’est mieux pour toi. C’est mieux que tu te tiennes à l’écart de moi…
– Mais je n’ai pas envie de ça. Tu ne me demandes pas ce dont moi, j’ai envie, dit-
il en me suivant, alors que j’esquive ses avances. Je veux être avec toi, et j’en ai rien à
foutre que ce soit dur. Je m’en tape si ça me demande un peu plus de boulot, parce
que c’est ça, une relation, Juliette. C’est du boulot. Ça s’entretient au jour le jour. Et
ouais, ça craint, ça craint un max, et ça va être hyper dur, mais peu importe. J’en ai
toujours envie. J’ai toujours envie de toi.
Je suis prise au piège.
Je suis coincée entre lui et le mur, et je n’ai nulle part où m’échapper, et je ne
m’échapperais pas, même si je le pouvais. Je ne veux pas devoir combattre ce truc,
même s’il y a une voix au fond de moi qui hurle que c’est mal d’être aussi égoïste, de
permettre à Adam d’être avec moi si, au bout du compte, il doit en souffrir. Mais il me
regarde, il me regarde comme si j’étais en train de le tuer, et je comprends que je le
fais encore plus souffrir en essayant de m’écarter.
Je tremble. Je le veux si fort, et maintenant que je suis au courant, plus que jamais,
ce que je veux devra attendre. Et je déteste que ça doive se passer comme ça.
Tellement que je pourrais me mettre à crier.
Mais peut-être qu’on peut essayer.
– Juliette…
La voix d’Adam est rauque, brisée par l’émotion. Ses mains entourent ma taille,
tremblent juste un peu, attendent ma permission.
– Je t’en prie…
Et je le laisse faire.
Il respire plus fort maintenant, se penche vers moi, pose le front contre mon
épaule. Il place ensuite les mains au creux de mon ventre, puis les fait descendre le
long de mon corps, lentement, si lentement que je suffoque.
Un séisme secoue tout mon corps, des plaques tectoniques se déplacent de la
panique au plaisir, tandis que ses doigts prennent le temps de suivre la courbe de mes
cuisses, de remonter le long de mon dos, sur mes épaules et le long de mes bras. Il
hésite à la hauteur de mes poignets. C’est l’endroit où s’achève le tissu, où débute ma
peau.
Mais il reprend son souffle.
Et me prend les mains.
L’espace d’un instant, je suis paralysée, je scrute son visage en quête de douleur ou
de danger, mais on soupire tous les deux, et je le vois esquisser un sourire avec un
regain d’espoir, un regain d’optimisme en se disant que peut-être tout va marcher.
Mais il bat des paupières, et ses yeux changent.
Ses yeux sont plus profonds à présent. Aux abois. Affamés. Il me fouille du regard
comme s’il tentait de lire les mots gravés en moi, et je sens déjà la chaleur de son
corps, la puissance de ses membres, la force qui émane de sa poitrine, et je n’ai pas le
temps de l’arrêter avant qu’il m’embrasse.
Sa main gauche entoure ma nuque, la droite se resserre autour de ma taille, me
plaque vivement contre lui et détruit dans la foulée toute pensée rationnelle qui m’ait
jamais traversé l’esprit. C’est si profond. Si puissant. C’est une initiation à un aspect
de sa personnalité que j’ignorais jusqu’ici, et je suffoque je suffoque je suffoque.
C’est la tiédeur de la pluie et les journées humides et les thermostats en panne.
C’est le sifflement des bouilloires et la furie des machines à vapeur, et le besoin de
retirer nos vêtements ne serait-ce que pour sentir la brise.
C’est le genre de baiser qui vous pousse à réaliser que l’oxygène est surfait.
Et je sais que je ne devrais pas faire ça. Je sais que c’est sans doute stupide et
irresponsable après tout ce qu’on vient d’apprendre, mais il faudrait qu’on me tire
dessus pour me forcer à vouloir arrêter.
J’attrape son tee-shirt, l’empoigne pour me cramponner à quelque chose, cherche
désespérément un radeau ou une bouée, ou je ne sais quoi, n’importe quoi qui me
raccroche à la réalité, mais il s’interrompt pour reprendre son souffle et arrache son
tee-shirt, le jette par terre, m’attire dans ses bras, et on tombe tous les deux sur le lit.
Je me retrouve, sans savoir comment, au-dessus de lui.
Il tend uniquement la main pour m’attirer vers lui et m’embrasse, le cou, les joues,
tandis que mes mains visitent son corps, explorent les lignes, les surfaces, les muscles,
et il s’écarte, sa tête est collée à la mienne, et ses yeux sont clos, plissés très fort quand
il me dit :
– Qu’est-ce qui se passe ? Je suis tout contre toi, et ça me tue de te sentir encore
aussi lointaine…
Je me rappelle alors que je lui ai promis, 2 semaines plus tôt, qu’une fois qu’il irait
mieux, qu’il serait guéri, je mémoriserais chaque centimètre de sa peau avec mes
lèvres.
J’imagine que le moment est sans doute bien choisi pour tenir cette promesse.
Je commence par sa bouche, j’enchaîne par sa joue, je continue sous sa mâchoire,
descends le long de son cou, puis j’arrive à ses épaules et à ses bras, qui s’enroulent
autour de moi. Ses mains effleurent cette combinaison qui me colle comme une
seconde peau, et Adam est si brûlant, si tendu sous l’effort qui l’oblige à rester
immobile, mais j’entends son cœur qui bat fort, trop fort contre sa poitrine.
Contre le mien.
Je suis du doigt l’oiseau blanc qui file dans le ciel sur son torse, le tatouage de
l’animal impossible que j’espère voir dans ma vie. Un oiseau. Blanc avec des filets
dorés en guise de crête sur la tête.
Il s’envolera.
Les oiseaux ne volent pas, c’est ce que disent les scientifiques, mais l’Histoire
affirme le contraire. Et un jour, je veux le voir. Je veux le toucher. Je veux le voir
voler comme il le devrait, comme il n’a pu le faire dans mes rêves.
Je plonge pour embrasser sa crête dorée sur sa tête, tatouée profondément sur la
poitrine d’Adam.
– J’adore ce tatouage, dis-je en levant la tête pour croiser son regard. Je ne l’ai pas
vu depuis notre arrivée. Je ne t’ai pas vu sans tee-shirt depuis notre arrivée.
Je murmure.
– Tu dors toujours sans tee-shirt ?
Mais Adam répond par un étrange sourire, comme s’il riait de sa propre blague.
Il retire ma main de sa poitrine et m’attire vers le bas afin qu’on soit face à face. Il
défait ma queue-de-cheval et libère les vagues de cheveux châtains trop heureux de
retomber en cascade sur mes clavicules, mes épaules, et c’est bizarre, car je n’ai pas
senti un courant d’air depuis qu’on est là, mais c’est comme si le vent avait trouvé
refuge dans mon corps et cheminait dans mes poumons, affluait dans mon sang, se
mêlait à mon souffle et entravait ma respiration.
– Je n’arrive plus à fermer l’œil, me confie Adam, la voix si basse que je dois
tendre l’oreille. Ça me paraît injuste de ne pas être avec toi chaque nuit.
Sa main gauche s’insinue dans mes cheveux, la droite s’enroule autour de moi.
– Bon sang, ce que tu m’as manqué ! chuchote-t-il d’une voix rauque à mon
oreille. Juliette…
Je
m’embrase.
C’est comme nager dans un bain sucré, ce baiser, c’est comme s’immerger dans
l’or, ce baiser, c’est comme plonger dans un océan d’émotions, et je suis trop chavirée
par le courant pour me rendre compte que je me noie, et plus rien ne compte. Ni ma
main qui ne semble plus me faire souffrir, ni cette chambre qui n’est pas entièrement
la mienne, ni cette guerre qu’on est censés mener, ni mes inquiétudes à propos de qui
je suis ou ce que je suis et pourrais devenir.
C’est la seule chose qui compte.
Ça.
Cet instant. Ces lèvres. Ce corps puissant tout contre moi et ces mains fermes qui
trouvent le moyen de m’attirer encore plus près, et je sais que j’en veux tellement plus
encore. Je veux tout de lui. Je veux sentir la beauté de cet amour du bout des doigts
avec la paume de mes mains, et chaque fibre, chaque os de mon être.
Je veux tout.
Mes mains sont dans ses cheveux, et je le ramène vers moi, plus près, tellement
plus près qu’il se retrouve quasiment sur moi, et il se détache pour reprendre son
souffle, mais je le récupère, j’embrasse son cou, ses épaules, son torse, je promène
mes mains le long de son dos et de son ventre, et c’est incroyable, l’énergie, le
pouvoir inimaginable que je ressens en étant avec lui, en le touchant, en le serrant fort
comme ça. Une décharge d’adrénaline si forte, si euphorique me traverse que j’ai la
sensation d’être plus jeune, prodigieuse, indestructible…
Je recule dans un soubresaut.
Je m’écarte si vite que je bataille et tombe du lit pour me cogner la tête sur le sol en
pierre, et je vacille en tentant de me relever, je lutte pour entendre le son de sa voix,
mais tout ce que je perçois, c’est sa respiration sifflante, paralysée, que j’ai trop bien
appris à reconnaître, et j’ai le cerveau tout embrumé. Je ne vois rien, et tout est
brouillé, et c’est impossible, je refuse de croire que c’est en train de se produire…
– Ju… Juliette…
Il essaie de parler.
– Je… je ne pe…
Et je tombe à genoux.
En hurlant.
Comme je n’ai jamais hurlé de toute mon existence.
15
Je compte tout.
Les nombres pairs, les nombres impairs, les dizaines. Je compte les tic de la
pendule, je compte les tac de la pendule, je compte les lignes entre les lignes d’une
feuille de papier. Je compte les battements brisés de mon cœur. Je compte mes
pulsations et mes battements de paupières, et le nombre d’inspirations nécessaires à
une oxygénation suffisante de mes poumons. Je reste comme ça, je reste debout, je
compte jusqu’à ce que la sensation disparaisse. Jusqu’à ce que les larmes cessent de
couler à flots, jusqu’à ce que mes poings cessent de trembler, jusqu’à ce que mon
cœur cesse de me faire souffrir.
Il n’y a jamais assez de nombres.
– Saluuuut ?
Je bats des paupières, et m’étrangle et tressaille en m’écartant des doigts qui
claquent sous mon nez, tandis que les murs de pierre familiers du Point Oméga se
redessinent devant moi et m’arrachent à ma torpeur. Je parviens à me retourner.
Kenji me dévisage.
– Quoi ?
Je lui lance un regard paniqué, nerveux, et me tords les mains dépourvues de gants
en regrettant de ne pas avoir quelque chose de chaud pour m’envelopper les doigts.
Cette combinaison n’a pas de poches, et je n’ai pas été capable de sauver les gants que
j’ai abîmés dans les labos de recherche. On ne m’a pas non plus donné de paire de
rechange.
– T’es en avance, dit Kenji qui penche la tête et me scrute avec des yeux à la fois
surpris et curieux.
Je hausse les épaules et tente de cacher mon visage, ne voulant pas admettre que
j’ai à peine fermé l’œil de la nuit. Je suis réveillée depuis 3 heures du matin, habillée
de pied en cap et prête depuis 4 heures. Je meurs d’envie de trouver une excuse pour
me remplir la tête avec des choses qui n’ont rien à voir avec mes propres pensées.
– Je suis tout excitée, dis-je en mentant. Qu’est-ce qu’on va faire aujourd’hui ?
Il secoue un peu la tête. Fixe un truc par-dessus mon épaule tout en me parlant.
– Tu… euh…
Il s’éclaircit la voix.
– Tu vas bien ?
– Oui, bien sûr.
– Euh…
– Quoi ?
– Rien, s’empresse-t-il de répondre. C’est juste… tu sais.
Un geste vague en direction de mon visage
– T’as pas l’air en si bonne forme, princesse. Un peu comme ce jour où t’as fait
ton apparition avec Warner à la base. Effrayée jusqu’au bout des ongles, une figure
cadavérique et, ne le prends pas mal, mais une bonne douche te ferait le plus grand
bien.
Je souris et fais comme si je ne sentais pas mon visage trembler sous l’effort.
J’essaie de décrisper mes épaules, d’avoir l’air normal, calme et détendu, quand je
réplique :
– Je vais bien. Vraiment.
Je baisse les yeux.
– C’est juste que… il fait un peu froid ici sous terre, voilà tout. J’ai pas l’habitude
de me déplacer sans mes gants.
Kenji hoche la tête, toujours sans me regarder en face.
– OK. Bien. Il va s’en sortir, tu sais.
– Quoi ?
Je respire. Je suis si peu douée pour respirer.
– Kent.
Il se tourne vers moi.
– Ton petit ami. Adam. Ça va aller.
1 mot, 1 simple, stupide rappel de son existence, et les papillons qui sommeillaient
dans mon ventre se réveillent, avant que je me souvienne qu’Adam n’est plus mon
petit ami. Il ne peut plus l’être.
Et les papillons meurent aussitôt.
Ça.
Je ne peux pas faire ça.
– Alors, dis-je un peu trop fort, un peu trop gaiement, on y va ? On devrait y aller,
pas vrai ?
Kenji me décoche un regard bizarre, mais ne fait pas de commentaire.
– Ouais. Ouais, bien sûr. Suis-moi.
17
Kenji me mène à une porte que je n’ai jamais vue auparavant. Une porte qui donne
sur une salle où je n’ai encore jamais mis les pieds.
J’entends des voix à l’intérieur.
Kenji frappe deux fois avant de tourner la poignée, et je me retrouve tout à coup
submergée par la cacophonie ambiante. On traverse une pièce grouillante de gens, de
visages que j’ai vus uniquement de loin, de personnes qui échangent sourires et éclats
de rire auxquels on ne m’a jamais conviée. Il y a des bureaux et des chaises disposés
dans ce vaste espace, si bien qu’il ressemble à une salle de classe. J’aperçois un
tableau blanc intégré au mur, près d’un moniteur où défilent des infos. Je repère
Castle. Debout dans un coin, il est tellement focalisé sur son bloc-notes qu’il ne
remarque même pas notre entrée, jusqu’à ce que Kenji le salue en braillant.
Tout le visage de Castle s’illumine alors.
Je l’avais déjà remarqué, ce lien qui les unit, mais ça devient pour moi de plus en
plus évident que Castle nourrit une affection particulière pour Kenji. Une sorte
d’affection où se mêlent la tendresse et la fierté, uniquement réservée aux parents, en
général. Ce qui me pousse à m’interroger sur la nature de leur relation. Où et
comment elle a débuté, quel événement les a rapprochés. Et je me dis que je connais
décidément peu de choses sur les personnes de Point Oméga.
Je regarde autour de moi leurs visages impatients, hommes et femmes, jeunes ou
d’âge mûr, tous d’ethnies, de tailles et de corpulences diverses et variées. Ils
communiquent entre eux comme s’ils faisaient partie d’une même famille, et j’éprouve
une douleur étrange, comme des coups de poignard dans le corps qui me transpercent
comme un ballon de baudruche, jusqu’à ce que je me vide de tout mon air.
C’est comme si j’avais le visage collé contre la vitre et que j’observais la scène à
distance de très loin, tout en désirant participer à quelque chose dont je sais que je ne
pourrai jamais vraiment faire partie. J’oublie, parfois, qu’il existe là-bas, de l’autre
côté de la vitre, des gens qui se débrouillent encore pour sourire chaque jour, malgré
tout.
Ils n’ont pas encore perdu espoir.
Soudain, je me sens désarçonnée, gênée, honteuse même. À la lumière du jour,
mes pensées paraissent sombres et tristes, et je veux faire semblant d’être encore
optimiste. Je veux croire que je vais trouver un moyen de vivre. Que peut-être, d’une
manière ou d’une autre, la chance se présentera encore pour moi quelque part.
Quelqu’un se met à siffler.
– OK, les amis ! beugle Kenji, les mains en porte-voix. Tout le monde s’installe ?
On va procéder à une nouvelle présentation pour ceux d’entre vous qui n’ont jamais
fait ça auparavant, et j’ai besoin que vous soyez tous assis un petit moment.
Il balaie l’assistance du regard.
– Parfait. Ouais. Tout le monde prend un siège. Installez-vous n’importe où, c’est
bon. Lily… t’es pas obligée de… OK, parfait, c’est parfait. Installe-toi. On démarre
dans cinq minutes ?
Il lève une main, les doigts écartés.
– Cinq minutes !
Je me glisse sur le siège vide le plus proche. Je garde la tête baissée, les yeux rivés
aux veines du bois du bureau, tandis que tout le monde s’affale sur des chaises ici et
là. Finalement, j’ose jeter un regard sur ma droite. Des cheveux blancs immaculés, la
peau blanche comme neige et des yeux bleu clair qui battent des cils en me regardant à
leur tour.
Brendan. Le garçon qui produit de l’électricité.
Il sourit. Me gratifie du V de la victoire.
Je baisse la tête.
– Ah… Salut ! me lance quelqu’un. Qu’est-ce que tu fais là ?
Je me retourne aussitôt sur la gauche et découvre une chevelure blond-roux, des
lunettes à monture de plastique noir sur un nez crochu. Un sourire ironique sur un
visage pâle. Winston. Je me souviens de lui. Il m’a interrogée à mon arrivée au Point
Oméga. M’a dit qu’il était une espèce de psychologue. Mais il se trouve que c’est aussi
lui qui a conçu la combinaison que je porte. Les gants que j’ai détruits.
Je crois que c’est une sorte de génie. Enfin, je crois.
Pour le moment, il mâchouille le capuchon de son stylo et me regarde fixement. Il
se sert de son index pour remonter ses lunettes sur l’arête de son nez. Je me souviens
qu’il m’a posé une question, et je fais un effort pour lui répondre.
– Je ne sais pas vraiment. Kenji m’a amenée ici, mais sans me préciser pourquoi.
Winston n’a pas l’air surpris. Il lève les yeux au ciel.
– Lui et ses foutus mystères ! J’ignore pourquoi il trouve ça génial de faire durer le
suspense avec les gens. Comme si ce gars pensait qu’on vivait dans un film ou je ne
sais quoi. Il faut toujours qu’il fasse son cinéma, c’est agaçant au possible !
Je n’ai aucune idée de ce que je suis censée répliquer. Je ne peux m’empêcher de
penser qu’Adam serait d’accord avec lui, et ensuite je ne peux m’empêcher de penser
à Adam et
– Ah, ne l’écoute pas !
Un accent britannique se glisse dans la conversation. Je me retourne et vois
Brendan qui me sourit toujours.
– Winston est toujours un peu ours le matin de bonne heure.
– Bon sang ! Il est si tôt que ça ? demande Winston. Là, maintenant, je pourrais
assommer un soldat pour une tasse de café !
– C’est ta faute si tu ne dors jamais, mon pote, riposte Brendan. Tu penses pouvoir
survivre au rythme de trois heures par nuit ? T’es fou.
Winston laisse tomber son stylo mâchouillé sur le bureau. Se passe une main
fatiguée dans les cheveux. Retire ses lunettes et se frotte les yeux.
– Toujours ces satanées patrouilles. Toutes les nuits, bordel ! Il se prépare un truc,
et ça s’agite là-dehors. Tous ces soldats qui se baladent ! Qu’est-ce qu’ils peuvent bien
fabriquer ? Faut que je sois tout le temps éveillé, en fait…
– De quoi tu parles ? je lui demande malgré moi.
Mes oreilles sont en alerte, et ma curiosité excitée. Des nouvelles de l’extérieur,
voilà quelque chose que je n’ai pas eu l’occasion d’entendre auparavant. Castle tenait
tellement à ce que je concentre toute mon énergie sur l’entraînement que je n’ai jamais
entendu grand-chose, hormis ses rappels constants du genre : « le temps nous est
compté » et « vous devez vous former avant qu’il ne soit trop tard ». Je commence à
me demander si la situation n’est pas pire que je ne le pensais.
– Les patrouilles ? rétorque Brendan en agitant la main d’un air blasé. Bah, c’est
juste parce qu’on travaille en équipe, pas vrai ? En binôme… On prend la relève pour
monter la garde la nuit, explique-t-il. La plupart du temps, c’est pas un problème, juste
la routine, rien de bien sérieux.
– Mais c’était bizarre, ces derniers temps, intervient Winston. Comme s’ils nous
recherchaient vraiment à présent. Comme si c’était plus une théorie fumeuse. Ils
savent qu’on représente une réelle menace, et on a l’impression qu’ils se doutent de
l’endroit où on se planque. (Il secoue la tête.) Mais c’est impossible.
– Pas impossible, mon pote.
– Comment ils pourraient bien nous trouver, bon sang ? C’est comme si on était ce
foutu triangle des Bermudes.
– Apparemment non.
– Ben, je ne sais pas ce qui se passe, mais ça commence à me faire flipper, avoue
Winston. Il y a des soldats partout, bien trop près de chez nous. On les voit sur nos
vidéos, me dit-il en remarquant mon air désemparé. Et le plus curieux, ajoute-t-il en se
penchant et en baissant le ton, c’est que Warner est toujours avec eux. Chaque nuit. Il
se promène, lance des ordres que je n’arrive pas à entendre. Et son bras est toujours
blessé. Il se balade avec une écharpe.
– Warner ? (Mes yeux s’écarquillent.) Il est avec eux ? Est-ce que… c’est…
inhabituel ?
– C’est franchement bizarre, répond Brendan. Il est CCR, Commandant en chef et
Régent. En temps normal, il déléguerait sa tâche à un colonel, à un lieutenant même.
Sa priorité consiste à rester à la base pour superviser ses soldats. (Brendan secoue la
tête.) Il est un peu débile de courir un risque pareil, en passant du temps loin de son
propre camp ! Ça paraît étrange qu’il ait pu se libérer autant de nuits.
– Exact, confirme Winston dans un hochement de tête. (Il nous désigne tous les 2,
son doigt cinglant l’air.) Du coup, on est en droit de se demander qui il laisse à sa
place. Ce mec ne fait confiance à personne – déjà qu’il n’est pas réputé pour ses
capacités à déléguer – alors de là à quitter la base chaque nuit ! (Winston marque une
pause.) Ça tient pas debout. Il se passe un truc.
– Tu penses, dis-je en me sentant à la fois effrayée et courageuse, qu’il cherche
peut-être quelqu’un quelque chose ?
– Ouais. (Winston soupire. Se gratte le nez.) C’est tout à fait ce que je pense. Et
j’aimerais bien savoir ce qu’il cherche, bon sang !
– Nous, évidemment, dit Brendan. C’est nous qu’il cherche.
Winston n’a pas l’air convaincu.
– J’en sais rien, dit-il. C’est différent. Ils nous cherchent depuis des années, mais
ils n’ont jamais agi comme ça. Jamais déployé autant d’hommes pour ce genre de
mission. Et ils ne sont jamais venus aussi près.
– Waouh, dis-je dans un murmure, faute de me sentir assez confiante pour avancer
la moindre hypothèse.
Je n’ai pas envie de trop réfléchir à la personne la chose que Warner recherche. Et
je me demande depuis tout à l’heure pourquoi ces 2 gars me parlent aussi librement,
comme si j’étais digne de confiance, comme si je faisais partie de leur bande.
Je n’ose pas le faire remarquer.
– Ouais, dit Winston en reprenant son stylo mâchouillé. C’est dingue. Quoi qu’il
en soit, si on n’a pas notre dose de café aujourd’hui, je pète un câble. Sérieux.
Je jette un regard dans la salle. Pas de café en vue. Pas de nourriture non plus. Je
me demande ce que ça signifie pour Winston.
– Est-ce qu’on va prendre le petit déjeuner avant de démarrer ?
– Naan, répond-il. Aujourd’hui, on ne mange pas aux mêmes horaires. En outre,
on aura largement le choix à notre retour. On peut se servir avant tout le monde. C’est
le seul avantage.
– À notre retour d’où ?
– De l’extérieur, répond Brendan en s’adossant à sa chaise. (Il pointe l’index vers
le plafond.) On monte et on sort.
– Quoi ? dis-je, époustouflée, en éprouvant enfin un réel enthousiasme.
Vraiment ?
– Ouais ! dit Winston en rechaussant ses lunettes. Et j’ai l’impression qu’on va te
montrer pour la première fois ce qu’on fait ici.
D’un hochement de tête, il désigne l’avant de la salle, et je vois Kenji poser une
malle énorme sur une table.
– Comment ça ? je lui demande. Qu’est-ce qu’on fait au juste ?
– Oh, tu sais bien, répond Winston dans un haussement d’épaules. (Il joint les
mains derrière sa nuque.) Vol qualifié. Vol à main armée. Ce genre de trucs, quoi.
J’éclate de rire quand Brandon m’interrompt. Il pose carrément sa main sur mon
épaule et, l’espace d’un instant, je suis un peu terrifiée. Et je me demande s’il a perdu
la tête.
– Il ne plaisante pas, me dit Brendan. Et j’espère que tu sais te servir d’un flingue.
18
On ouvre la marche.
Castle devrait nous rejoindre d’un moment à l’autre pour mener notre groupe à
l’extérieur de cette ville souterraine. Ce sera pour moi la première occasion de voir ce
qui est arrivé à notre société depuis près de 3 ans.
J’en avais 14 quand on m’a arrachée à mon foyer pour avoir tué un enfant
innocent. J’ai passé 2 ans à être trimballée d’hôpitaux en cabinets d’avocat et de
centres de détention en pavillons psychiatriques, jusqu’à ce qu’on finisse par décider
de me mettre pour de bon à l’écart. Me coller à l’asile était pire que de m’envoyer en
prison ; plus intelligent, selon mes parents. Si on m’avait incarcérée, les gardiens
auraient dû me considérer comme un être humain ; au lieu de quoi j’ai passé la
dernière année de ma vie traitée comme un animal enragé, coincée dans un trou noir
sans aucun lien avec le monde extérieur. Jusqu’ici, tout ce que j’ai vu de notre planète,
c’était par une fenêtre, ou en courant pour échapper à la mort. Et maintenant, je ne
sais pas trop à quoi m’attendre.
Mais je veux voir ça.
J’en ai besoin.
J’en ai marre d’être aveugle, marre de compter sur mes souvenirs du passé et sur
les bricoles que j’ai réussi à gratter ici et là sur notre présent.
Tout ce que je sais vraiment, c’est que le Rétablissement est un nom courant
depuis 10 ans.
Je le sais parce que ses membres commençaient à faire campagne quand j’avais
7 ans. Je n’oublierai jamais le début de notre effondrement. Je me souviens de
l’époque où la situation était encore relativement normale, quand les gens mouraient
plus ou moins tout le temps, quand il y avait assez de nourriture pour ceux qui avaient
assez d’argent pour se l’offrir. C’était avant que le cancer ne devienne une maladie
banale, et la météo une créature turbulente, colérique. Je me souviens de
l’enthousiasme des gens à propos du Rétablissement. Je me souviens de l’espoir sur le
visage de mes profs et des spots de propagande qu’on nous forçait à regarder au
milieu de la journée de cours. Je me souviens de ces choses-là.
Et 4 mois tout juste avant que je commette un crime impardonnable à l’âge de
14 ans, le peuple de notre monde a élu le Rétablissement afin qu’il nous guide vers un
avenir meilleur.
L’espoir. Ils nourrissaient tant d’espoir. Mes parents, mes voisins, mes profs et
mes camarades de classe. Tout le monde croisait les doigts en acclamant le
Rétablissement et en lui promettant un soutien indéfectible.
L’espoir peut pousser les gens à commettre des actes terribles.
Je me rappelle avoir vu les manifestations juste avant qu’on ne m’emmène. Je me
rappelle avoir vu les rues envahies par les foules en colère qui réclamaient réparation.
Je me rappelle la manière dont le Rétablissement a plongé les manifestants dans un
bain de sang en leur disant qu’ils auraient dû lire les clauses du contrat avant de
quitter leur logement ce matin-là.
Ni échange ni remboursement possible.
Castle et Kenji m’autorisent à participer à cette expédition, car ils tentent de
m’accueillir au cœur même du Point Oméga. Ils ont envie que je les rejoigne, que je
les accepte vraiment, que je comprenne toute l’importance de leur mission. Castle
souhaite que je combatte le Rétablissement et ce que ses adeptes ont prévu pour le
monde. Les livres, les objets, la langue et l’Histoire qu’ils prévoient de détruire ;
l’existence simple, vide, monochrome qu’ils veulent imposer aux générations futures.
Castle souhaite que je voie que notre Terre n’est pas abîmée de façon irrévocable ; il
veut me prouver qu’on peut sauver notre avenir, que la situation peut s’améliorer à
condition que le pouvoir soit entre de bonnes mains.
Il souhaite que je lui accorde ma confiance.
J’en ai envie.
Mais j’ai peur parfois. Malgré mon expérience très limitée, j’ai déjà découvert
qu’on ne devait pas faire confiance aux gens en quête de pouvoir. Les gens aux
ambitions nobles, aux beaux discours et au sourire facile n’ont rien fait pour apaiser
mon cœur. Les hommes armés ne m’ont jamais tranquillisée, même s’ils ont promis
maintes fois qu’ils tuaient pour de bonnes raisons.
Ça ne m’a pas échappé que les gens du Point Oméga étaient armés jusqu’aux
dents.
Mais je suis curieuse. Je brûle de curiosité.
Alors je suis camouflée sous de vieux vêtements élimés et un épais bonnet de laine
qui me recouvre presque les yeux. Je porte une lourde veste qui a dû appartenir à un
homme, et mes bottines en cuir disparaissent quasiment sous le pantalon trop large qui
tombe en accordéon sur mes chevilles. J’ai l’air d’une civile. Une pauvre civile
tourmentée qui s’escrime à trouver de quoi manger pour sa famille.
Une porte se referme dans un déclic, et on se retourne tous en même temps. Castle
rayonne. Balaie notre groupe du regard.
Moi. Winston. Kenji. Brendan. La fille appelée Lily. 10 autres personnes que je ne
connais pas encore bien. On est 16 au total, y compris Castle. Un parfait nombre pair.
– OK, les amis ! dit Castle en frappant dans ses mains.
Je note qu’il porte lui aussi des gants. Comme tout le monde. Aujourd’hui, je suis
une fille normale au sein d’un groupe qui porte des vêtements normaux et des gants
normaux. Aujourd’hui, je suis juste un numéro. Quelqu’un d’insignifiant. Une
personne ordinaire. Juste aujourd’hui.
C’est si absurde que j’ai envie de sourire.
Puis je me rappelle que j’ai failli tuer Adam hier, et d’un seul coup, je ne sais plus
trop comment remuer les lèvres.
– On est prêts ? demande Castle en nous observant à tour de rôle. N’oubliez pas ce
dont on a discuté.
Il marque une pause. Un coup d’œil prudent. Son regard croise celui de chacun
d’entre nous. Il s’attarde une seconde de trop sur moi.
– Entendu, alors. Suivez-moi.
Personne ne parle vraiment pendant qu’on suit Castle le long de ces couloirs, et je
me dis que ce serait facile pour moi de disparaître dans cette tenue qui passe
inaperçue. Je pourrais m’enfuir, me fondre dans le décor et demeurer à jamais
introuvable.
Comme une lâche.
Je cherche un truc à dire pour briser le silence.
– Comment on arrive là-bas, alors ?
– À pied, me répond Winston.
Nos semelles martèlent le sol en guise de confirmation.
– La plupart des civils n’ont pas de voiture, explique Kenji. Et on ne peut quand
même pas se faire choper dans un tank. Si on veut disparaître dans la foule, on doit
faire comme les gens. Et se déplacer à pied.
Tandis que Castle nous mène vers la sortie, je perds mes repères dans ce dédale de
tunnels et de bifurcations. Je suis de plus en plus consciente du fait que je ne
comprends pas grand-chose à cet endroit, que je n’en ai d’ailleurs pas vu grand-chose.
Même si, pour être tout à fait honnête, je dois bien admettre que je n’ai pas fait
beaucoup d’efforts pour en explorer le moindre recoin.
Il va falloir remédier à ces lacunes.
C’est en sentant l’aspect du sol changer sous mes pieds que je me rends compte
qu’on s’approche du monde extérieur. On gravit une volée de marches dans la terre.
Je distingue une sorte de porte carrée en métal. Avec un loquet.
Je réalise que je suis un peu nerveuse.
Angoissée.
Enthousiaste et craintive.
Aujourd’hui, je vais découvrir le monde avec les yeux d’une civile, réellement voir
les choses de près pour la première fois. Je vais voir ce que subissent à présent les
gens de cette nouvelle société.
Voir ce que mes parents doivent vivre quel que soit l’endroit où ils se trouvent.
Castle s’arrête devant la porte, qui ne semble pas plus grande qu’une fenêtre. Il se
tourne vers nous.
– Qui êtes-vous ? lance-t-il.
Personne ne répond.
Castle se redresse de toute sa hauteur. Croise les bras.
– Lily, dit-il. Nom. Identité. Secteur et profession. Tout de suite.
Lily écarte l’écharpe de sa bouche. Et répond un peu à la manière d’un robot :
– Je m’appelle Erica Fontaine. 1117-52QZ. J’ai 26 ans. Je vis dans le Secteur 45.
– Profession, répète Castle, une nuance d’impatience dans la voix.
– Textile. Usine 19A-XC2
– Winston, ordonne Castle.
– Je m’appelle Keith Hunter. 4556-65DS. 34 ans. Secteur 45. Je travaille dans la
métallurgie. Usine 15B-XC2.
Kenji n’attend pas qu’on le sollicite et déclare :
– Hiro Yamasaki. 8891-11DX. Âgé de 20 ans. Secteur 45. Artillerie. 13A-XC2.
Castle acquiesce à mesure que chacun régurgite les informations gravées sur sa
fausse carte IR. Il sourit, satisfait. Puis son regard se focalise sur moi jusqu’à ce que
tout le monde me fixe, m’observe, attende de voir si je ne vais pas tout faire foirer.
– Delia Dupont, dis-je avec une facilité dont je suis la première étonnée.
On ne prévoit pas de se faire arrêter, mais c’est une simple précaution
supplémentaire au cas où on nous demanderait de décliner notre identité ; on doit
connaître les infos inscrites sur notre carte IR comme s’il s’agissait des nôtres. Kenji
précise aussi que, même si les soldats qui supervisent les complexes appartiennent au
Secteur 45, ils diffèrent toujours des gardes de la base militaire. Il ne pense pas qu’on
va tomber sur quelqu’un qui nous reconnaîtra.
Mais.
Juste au cas où.
Je m’éclaircis la voix.
– Numéro d’immatriculation 1223-99SX. 17 ans. Secteur 45. Je travaille dans la
métallurgie. Usine 15A-XC2.
Castle me dévisage encore une seconde de trop.
Finalement, il hoche la tête. Nous regarde tous un à un.
– Et quelles sont les trois questions que vous devez vous poser avant de parler ?
reprend-il d’une voix tonitruante.
Une fois de plus, tout le monde reste muet. Même si ce n’est pas faute de connaître
la réponse.
Castle énumère les trois points en comptant sur ses doigts.
– Premièrement : Est-il nécessaire de dire ça ? Deuxièmement : Est-il nécessaire
que ce soit moi qui le dise ? Et troisièmement : Est-il nécessaire que je le dise là,
maintenant ?
Toujours pas de réaction dans le groupe.
– Nous ne parlons pas, sauf en cas d’absolue nécessité, dit Castle. Nous ne rions
pas, nous ne sourions pas. Nous évitons si possible de nous croiser du regard. Nous
n’agissons pas comme si nous nous connaissions. Nous ne faisons rien qui puisse
nous faire remarquer. Nous n’attirons pas l’attention sur nous. (Il s’interrompt.) Vous
comprenez cela, n’est-ce pas ? C’est bien clair ?
Tout le monde hoche la tête.
– Et si les choses tournent mal ?
– Nous nous dispersons. (Kenji se racle la gorge.) Nous partons en courant. Nous
nous cachons. Nous ne pensons qu’à nous-mêmes. Et nous ne trahissons jamais,
jamais l’emplacement du Point Oméga.
Je crois bien que tout le monde reprend son souffle en même temps.
Castle pousse la petite porte. Jette un coup d’œil à l’extérieur avant de nous faire
signe de le suivre, et on obtempère. On sort tant bien que mal, l’un après l’autre, aussi
silencieux que les mots qu’on ne prononce pas.
Ça fait près de 3 semaines que je n’ai pas mis les pieds dehors. J’ai l’impression
que ça fait 3 mois.
Sitôt que mon visage entre en contact avec l’air ambiant, je reconnais la violence
du vent rageur sur ma peau. Comme s’il me rabrouait pour l’avoir abandonné trop
longtemps.
On se trouve au milieu d’un terrain vague gelé. L’air est vif et glacé, les feuilles
mortes virevoltent alentour. Les rares arbres encore debout agitent leurs branches
brisées et solitaires qui supplient qu’on leur tienne compagnie. Je regarde à gauche. Je
regarde à droite. Je regarde droit devant.
Il n’y a rien.
Castle nous a confié que cette zone était autrefois couverte d’une végétation
luxuriante. Au début, quand il cherchait une cachette pour le Point Oméga, ce coin de
verdure lui avait paru idéal. Mais c’était il y a si longtemps – des décennies – que tout
a changé désormais. La nature elle-même s’est métamorphosée. Et il est trop tard pour
déplacer cette cachette.
Alors on fait ce qu’on peut.
Cette partie, a-t-il dit, est la plus difficile. Ici, on est vulnérables. Il est facile de
nous repérer en tant que civils puisqu’on n’est pas à notre place. Les civils n’ont rien à
faire en dehors des complexes ; ils ne quittent pas les zones réglementées et jugées
sans danger par le Rétablissement. Le fait d’être surpris où que ce soit dans une zone
non réglementée est considéré comme une transgression des lois mises en place par
notre pseudo-gouvernement, et les conséquences encourues sont très graves.
On doit donc rejoindre les complexes au plus vite.
Pour Kenji – qui possède le don de se fondre dans n’importe quel décor –, le plan
consiste à partir en éclaireur et à se rendre invisible, tout en s’assurant que la voie est
libre pour nous. On reste en retrait, prudents, tranquilles, totalement silencieux. On
garde quelques mètres de distance entre nous ; chacun est prêt à s’enfuir pour sauver
sa peau au besoin.
C’est étrange que Castle ne nous encourage pas à rester groupés, compte tenu des
liens étroits qui unissent la communauté du Point Oméga. Mais c’est pour le bien
commun, a-t-il expliqué. C’est un sacrifice. Chacun de nous doit se tenir prêt à se faire
capturer afin de permettre aux autres de s’échapper.
On se donne à fond pour l’équipe.
La voie est libre.
Ça fait une bonne demi-heure qu’on marche, et personne n’a l’air de surveiller ce
bout de terrain désert. Bientôt, les complexes apparaissent. Des tas et des tas et des tas
de grosses boîtes métalliques, des cubes agglutinés sur cette vieille terre. Je resserre
mon manteau tout contre moi, tandis que le vent tourne pour débiter notre chair
humaine en filets de viande.
Il fait trop froid pour être en vie aujourd’hui.
Sous cette tenue, je porte ma combinaison – qui régule la température de mon
corps –, et pourtant je suis gelée. Je n’ose imaginer ce que doivent endurer les autres
en ce moment. J’observe Brendan à la dérobée et découvre qu’il fait déjà la même
chose que moi. Nos regards se croisent une demi-seconde, mais je pourrais jurer qu’il
m’a souri, les joues rosies et rougies sous les rafales de vent, jaloux de ses yeux
vagabonds.
Bleus. Si bleus.
Dans une nuance différente, plus claire, presque translucide, mais toujours d’un
bleu très, très vif. Les yeux bleus me rappelleront toujours Adam, je pense. Et ça me
frappe à nouveau. Très fort, au plus profond de mon être.
Une douleur atroce.
– Grouillez-vous !
La voix de Kenji nous secoue dans la bourrasque, mais il n’est nulle part en vue.
On se trouve à moins de 1,50 mètre des premiers complexes, mais bizarrement je suis
figée sur place, le sang, la glace et des bouts de fer brisés me parcourent le dos.
– REMUEZ-VOUS ! tonne encore la voix de Kenji. Rapprochez-vous des enceintes
et gardez la tête baissée ! Soldats à 3 heures !
On sursaute tous en même temps, et on file en avant, tout en essayant de rester
inaperçus, et on ne tarde pas à se faufiler derrière un complexe d’habitation en métal ;
on s’accroupit, chacun faisant mine de ramasser, comme de nombreuses autres
personnes, des bouts de ferraille parmi les tas de détritus qui jonchent le sol.
Les bâtiments se dressent sur un immense terrain vague. Des ordures, du plastique
et des morceaux de métal déchiquetés parsèment le sol, tels des confettis dans une
chambre d’enfant géante, après une séance de découpage. Une fine couche de neige
saupoudre l’ensemble, comme si la Terre tentait vainement de camoufler ces horreurs
avant notre arrivée. Mais ce monde n’est plus qu’un gigantesque désastre.
Je lève les yeux.
Regarde par-dessus mon épaule.
Regarde autour de moi alors que je ne suis pas supposée le faire, mais je ne peux
pas m’en empêcher. Je suis censée garder la tête baissée, comme si je vivais ici,
comme s’il n’y avait rien de nouveau à voir, comme si je ne supportais pas de relever
la tête et de subir la violence du froid.
Je devrais être recroquevillée sur moi-même, le dos rond, comme tous les autres
étrangers qui tentent de se tenir au chaud. Mais il y a tant de choses à voir. Tant de
choses à observer. Tant de choses auxquelles je n’ai jamais été confrontée jusque-là.
Alors j’ose redresser la tête.
Et le vent me saisit à la gorge.
20
Je reste immobile.
– Je vais te lâcher, d’accord ? Je veux que tu prennes ma main.
Je tends la mienne sans baisser les yeux et sens nos mains gantées s’imbriquer.
Kenji retire la sienne de mon visage.
– T’es vraiment idiote, me dit-il.
Mais je continue à fixer Warner, qui regarde à présent autour de lui comme s’il
venait de voir un fantôme ; il bat des paupières et se frotte les yeux comme s’il ne
comprenait plus rien ; il jette un coup d’œil au chien, comme si le petit animal avait
réussi à l’ensorceler. Il se passe une main nerveuse dans ses cheveux blonds en
détruisant son impeccable coiffure et s’éloigne à grandes enjambées, si vite que mes
yeux ignorent comment le suivre.
– Qu’est-ce qui déconne chez toi ? me dit Kenji. Tu m’écoutes, au moins ? T’es
cinglée ou quoi ?
– Qu’est-ce que tu viens de faire ? Pourquoi il ne… Non, j’hallucine ! dis-je,
époustouflée, en jetant un regard sur mon propre corps.
Je suis totalement invisible.
– Merci, à ton service, rétorque Kenji en m’éloignant du complexe. Et baisse le
ton. Être invisible, ça ne veut pas dire que le monde ne peut pas t’entendre.
– Tu peux faire ça ? dis-je en essayant de trouver son visage, mais je pourrais aussi
bien parler à l’air ambiant.
– Ouais… C’est ce qu’on appelle diffuser sa force, tu te souviens ? Castle ne t’en a
pas déjà parlé ? me demande-t-il, pressé d’expédier l’explication pour se remettre à
m’engueuler. Tout le monde ne peut pas le faire – tous les dons ne sont pas identiques
–, mais peut-être que si t’arrêtes de jouer les débiles assez longtemps pour éviter de te
faire tuer, je pourrais éventuellement t’apprendre un jour.
– Tu es revenu pour moi, lui dis-je en bataillant pour marcher à son allure, et pas
du tout offusquée par sa colère. Pourquoi ?
– Parce que t’es débile, répète-t-il.
– Je sais. Désolée. Je n’ai pas pu m’en empêcher.
– Eh bien, tâche de t’en empêcher, lâche-t-il d’une voix bourrue en me tirant par le
bras. On va devoir courir pour rattraper tout le temps que tu viens de gaspiller.
– Pourquoi tu es revenu, Kenji ? je lui demande encore, sans me laisser
décourager. Comment tu savais que j’étais là ?
– Je t’observais.
– Quoi ? Qu’est-ce que tu…
– Je t’observe, s’impatiente-t-il. Ça fait partie de mon boulot. C’est ce que je fais
depuis le premier jour. Je me suis enrôlé dans l’armée de Warner pour toi et
uniquement pour toi. C’est pour cette raison que Castle m’y avait envoyé. Tu étais ma
mission. (Sa voix est hachée, rapide, dépourvue d’émotion.) Je te l’ai déjà dit.
– Attends, comment ça, tu m’observes ? dis-je d’un ton hésitant, en tirant sur son
bras invisible pour qu’il ralentisse un peu. Tu me suis partout ? Même en ce moment ?
Même au Point Oméga ?
Il ne répond pas tout de suite. Mais quand il reprend la parole, c’est à contrecœur.
– En quelque sorte.
– Mais pourquoi ? Je suis là. Ton boulot est terminé, non ?
– On a déjà eu cette conversation. Tu te rappelles ? Castle voulait que je m’assure
que tu allais bien. Il m’a demandé de garder un œil sur toi – rien de bien méchant –,
juste histoire de vérifier que tu piquais pas une crise de nerfs ou autre, tu sais. (Je
l’entends soupirer.) T’as traversé de sacrées épreuves. Il se fait un peu de souci pour
toi. Surtout maintenant… après ce qui vient de se passer. T’as pas l’air dans ton
assiette. On dirait que t’as envie de te jeter sous un tank.
– Je ferais jamais un truc pareil.
Mais je lui mens.
– Ouais. Tant mieux. Enfin, peu importe. Je ne fais que mettre le doigt sur ce qui
est évident. Tu ne fonctionnes que sur deux modes : soit tu traînes ton ennui, soit tu
roules des pelles à Adam… et je dois avouer que je préfère encore quand vous vous
tripotez tous les deux, en un sens…
– Kenji !
Je manque lâcher sa main. Il resserre son emprise sur mes doigts.
– Ne me lâche pas, riposte-t-il encore. Tu ne peux pas faire ça, sinon tu romps le
lien.
Il m’entraîne au milieu d’une clairière. On se trouve maintenant assez loin des
complexes, et personne ne peut nous entendre, mais encore trop loin du point de
chargement pour se considérer déjà en sécurité. Par chance, la neige ne colle pas
suffisamment pour qu’on laisse des traces.
– J’en reviens pas que tu nous aies espionnés !
– Je ne vous espionnais pas, OK ? Calme-toi, bordel. Tous les deux, vous avez
besoin de vous calmer, merde. Adam m’a déjà pris la tête avec ça…
– Quoi ? (Je sens que les pièces de ce puzzle commencent enfin à s’emboîter.)
C’est la raison pour laquelle il n’était pas sympa avec toi au petit déjeuner, la semaine
dernière ?
Kenji ralentit un peu l’allure. Il inspire longuement avant de répondre.
– Il croyait que je… profitais de la situation. (Kenji a prononcé « profitais »
comme un gros mot bizarre.) Il croit que je me rends invisible pour te voir toute nue
ou un truc du genre. Écoute… je sais même pas, OK ? Il était trop débile sur ce coup-
là. Je fais juste mon job.
– Mais… c’est pas le cas, hein ? Tu n’essaies pas de me voir nue ou autre ?
Kenji ricane et s’étrangle de rire.
– Écoute, Juliette, dit-il entre deux hoquets. Je suis pas aveugle, OK ? Sur un plan
purement physique ? Ouais, t’es super sexy. Et cette combinaison que tu dois porter
tout le temps ne gâche rien. Mais même s’il n’y avait pas cette menace « Je te tue si je
te touche » qui plane, tu n’es absolument pas mon type. Et par-dessus le marché, je ne
suis pas une espèce de connard pervers, affirme-t-il. Je prends mon travail au sérieux.
J’accomplis des missions bien réelles, figure-toi, et ça me plaît de penser que des gens
me respectent pour ça. Mais ton Adam est un peu trop aveuglé par ce qui le travaille
dans le pantalon pour avoir les idées claires. Peut-être que tu devrais faire quelque
chose pour y remédier.
Je baisse les yeux. Ne dis rien pendant un moment, puis :
– Je pense que tu n’as plus besoin de t’en inquiéter, maintenant.
– Ah, merde, soupire Kenji comme s’il ne pouvait croire qu’il se retrouvait coincé
à écouter les problèmes de ma vie amoureuse. Je viens de mettre les pieds dans le plat,
hein ?
– On peut avancer, Kenji. On n’est pas obligés d’en parler.
Soupir agacé.
– C’est pas que j’en aie rien à foutre de ce que tu traverses en ce moment, se
défend-il. Ni que je veuille te voir complètement déprimée ou autre. C’est juste que
cette vie est déjà assez compliquée comme ça, dit-il d’une voix tendue, crispée. Et j’en
ai ras le bol que tu sois sans arrêt enfermée dans ton petit monde. Tu te comportes
comme si tout ça – tout ce qu’on fait – était une grosse rigolade. Tu ne prends rien au
sérieux…
Je le coupe illico :
– Quoi ? C’est pas vrai… Je prends tout ça au sérieux…
– Arrête tes conneries, lâche-t-il dans un petit rire sec et rageur. Tu passes ton
temps assise à réfléchir à tes sentiments. T’as des problèmes. Bou-hou… pauvre
petite ! Tes parents te détestent, et c’est trop dur, mais tu dois porter des gants pour le
restant de tes jours parce que tu tues les gens quand tu les touches. Qu’est-ce qu’on en
a à battre ? (Il respire si fort que je l’entends.) Tu manges à ta faim et t’as des
vêtements sur le dos, que je sache, et un endroit pour aller pisser quand t’en as envie.
Tout ça, c’est pas des problèmes. Ça s’appelle vivre comme une princesse. Et
j’apprécierais que tu grandisses un peu et que t’arrêtes de te trimbaler partout comme
si le monde entier t’en voulait. Parce que c’est nul ! dit-il en contrôlant à peine sa
colère. C’est nul et c’est ingrat. T’as pas la moindre idée de ce que tous les autres
endurent en ce moment dans le monde. T’en as pas idée, Juliette. Et t’as pas l’air de
t’en inquiéter non plus, d’ailleurs.
Difficile d’encaisser le coup. Ça fait mal.
– Alors j’essaie, reprend-il, de t’offrir la possibilité de réparer tout ça. Je n’arrête
pas de te donner l’occasion d’agir différemment. D’aller au-delà de la petite fille triste
que tu étais – de la petite fille triste à laquelle tu t’accroches – et de te défendre. Cesse
de pleurnicher. Cesse de rester assise dans le noir à te lamenter sur ta tristesse et ta
solitude. Réveille-toi ! T’es pas la seule personne au monde à ne pas avoir envie de
sortir du lit le matin. T’es pas la seule à avoir des problèmes de relations avec ton père
et un ADN carrément destroy. Tu peux devenir qui tu veux, maintenant. T’es plus
avec tes parents merdiques. T’es plus dans cet asile merdique, et t’es plus coincée
dans le rôle de cobaye merdique de ce foutu Warner. Alors fais un choix, déclare
Kenji. Fais un choix et arrête de faire perdre du temps à tout le monde. Arrête de
perdre ton temps. OK ?
La honte envahit chaque centimètre de mon corps.
Le feu s’insinue en moi et me dévore de l’intérieur. Je suis si horrifiée, si terrifiée
par la vérité qui transparaît dans ses propos.
– Allons-y, dit-il d’une voix à peine plus douce. Faut qu’on accélère.
Et j’acquiesce, même s’il ne me peut pas me voir.
Je hoche la tête encore et encore et encore, et je suis si contente que personne ne
puisse me voir en ce moment.
22
– Arrête de balancer ces cartons sur moi, abruti. C’est mon boulot.
Winston rigole et attrape un paquet entouré d’une grosse épaisseur de cellophane
pour le lancer à la figure d’un autre gars. Celui qui se tient debout juste à côté de moi.
Je baisse la tête.
L’autre garçon grogne en attrapant le paquet, puis sourit à pleines dents en
gratifiant Winston d’un magnifique doigt d’honneur.
– Sois pas vulgaire, Sanchez, dit Winston en lui lançant un autre paquet.
Sanchez. Il s’appelle Ian Sanchez. Je viens de l’apprendre il y a quelques minutes à
peine, quand on nous a regroupés, lui, moi et quelques autres pour former une chaîne.
On se trouve en ce moment dans l’une des unités de stockage officielles du
Rétablissement.
Kenji et moi nous sommes débrouillés pour rattraper les autres juste à temps. On
s’est tous rassemblés au point de chargement (qui s’est révélé être tout au plus une
sorte de fossé), puis Kenji m’a adressé un regard perçant, avant de me pointer du
doigt en me laissant avec le reste du groupe, pendant que Castle et lui discutaient de la
suite de notre mission.
Laquelle consistait à s’introduire dans l’unité de stockage.
L’ironie du sort veut toutefois qu’on se déplace en surface pour trouver
l’emplacement des marchandises avant de devoir aussitôt redescendre sous terre pour
les récupérer. Les unités de stockage sont pour ainsi dire invisibles.
Il s’agit de caves remplies de tout ce qu’on peut imaginer : aliments, médicaments,
armes. Toutes les choses nécessaires à la survie. Castle nous l’a expliqué ce matin,
pendant la séance d’information. Il a dit que cacher les réserves sous terre était sans
doute une méthode intelligente à l’encontre des civils, mais qu’elle jouait en fait en
notre faveur. Castle affirme qu’il peut percevoir – et déplacer – les objets à grande
distance, même si celle-ci atteint 7 ou 8 mètres sous terre. Lorsqu’il se rapproche, il
peut tout de suite sentir la différence parce qu’il reconnaît l’énergie de chaque objet.
Ce qui, a-t-il précisé, lui permet de déplacer les choses avec son esprit : il est capable
de toucher l’énergie inhérente dans tout ce qu’il perçoit. Castle et Kenji ont réussi à
localiser 5 complexes dans un rayon de 30 kilomètres autour du Point Oméga,
uniquement en marchant. Castle les perçoit, et Kenji transfère sa force pour les garder
invisibles. Ils en ont repéré 5 de plus à 80 kilomètres à la ronde.
Les espaces de stockage auxquels ils accèdent font l’objet d’une rotation. Ils n’y
prennent jamais les mêmes choses et jamais en même quantité, et ils se servent dans
autant d’unités possible. Plus l’unité est loin, plus la mission se complique. Cet
entrepôt est le plus proche et, par conséquent, la mission est relativement facile. Ce
qui explique qu’on m’ait permis d’y participer.
Le travail de terrain a déjà été accompli.
Brendan sait d’emblée comment brouiller le système électrique afin de désactiver
tous les capteurs et les caméras de surveillance ; Kenji s’est procuré le mot de passe en
suivant un soldat qui pianotait les bons chiffres. Tout ça nous laisse un laps de temps
de 30 minutes pour agir au plus vite afin de déposer tout ce dont on a besoin au point
de chargement, où on passera la majeure partie de la journée à embarquer nos
marchandises volées dans des véhicules qui les emporteront.
Le système qu’ils utilisent est absolument fascinant.
Il y a 6 camionnettes en tout, chacune un peu différente en apparence, et toutes
doivent arriver à un horaire différent. De cette manière, il y a encore moins de risques
que tout le monde se fasse prendre et une plus haute probabilité qu’au moins 1 des
camionnettes regagnera le Point Oméga sans encombre. En cas de danger, Castle a
brièvement exposé une bonne centaine de plans d’urgence.
Je suis cependant la seule à avoir l’air de s’inquiéter un peu de ce qu’on est en
train de faire. En fait, hormis trois autres personnes et moi-même, chacun est déjà
venu plusieurs fois dans cet espace de stockage, si bien que les gens y circulent
comme en terrain de connaissance. Tout le monde est prudent et efficace, mais
suffisamment à l’aise pour rire et plaisanter aussi. Ils savent tout à fait ce qu’ils font.
Dès qu’on est entrés, ils se sont séparés en 2 groupes : 1 équipe formait la chaîne,
l’autre rassemblait les choses dont on avait besoin.
D’autres ont des tâches plus importantes.
Lily possède une mémoire absolue à faire pâlir de jalousie les photographes. Elle
est entrée avant tout le monde et a scanné la salle du regard, en réunissant et en
répertoriant les plus infimes détails. C’est elle qui s’assurera qu’on ne laisse rien
derrière nous après notre sortie et que rien, hormis les objets qu’on aura pris, ne
manque ni ne soit déplacé. Brendan constitue notre générateur de secours. Il s’est
débrouillé pour couper le courant du système de surveillance tout en éclairant toujours
les espaces sombres de l’endroit. Winston supervise nos 2 groupes et régule le flux
entre ceux qui ramassent et ceux qui acheminent les marchandises, en veillant à ce
qu’on prenne les bonnes provisions et les bonnes quantités. Ses bras et ses jambes
possèdent une élasticité telle qu’il peut s’étirer à volonté, ce qui lui permet d’atteindre
les deux côtés de la salle avec facilité et rapidité.
Castle est le seul à déplacer notre stock à l’extérieur. Il se tient tout au bout de la
chaîne, en contact radio permanent avec Kenji. Et tant que la voie est libre, Castle n’a
besoin que d’une main pour diriger les centaines de kilos de marchandises qu’on
amasse au point de dépôt.
Kenji, bien sûr, fait le guet.
Sans sa présence, tout le reste de l’opération ne serait même pas réalisable. Il est
nos yeux et nos oreilles invisibles. Sans lui, on n’aurait aucun moyen d’opérer
totalement à l’abri et en toute sécurité pour une mission aussi dangereuse.
Ce n’est pas la première fois aujourd’hui que je commence à comprendre
pourquoi il est aussi important.
– Hé, Winston, tu peux demander à quelqu’un de vérifier s’ils ont du chocolat
dans le coin ?
Emory – un autre gars de mon équipe chargée de faire la chaîne – sourit à Winston
comme s’il espérait de bonnes nouvelles. Mais Emory sourit toujours. Ça fait à peine
quelques heures que je le connais, et il n’a pas cessé de sourire depuis 6 heures du
matin. Il est super grand, super baraqué, avec une super coupe afro qui lui retombe
sans arrêt dans les yeux. Il déplace les cartons comme s’ils étaient remplis de coton.
Winston secoue la tête en essayant de ne pas rigoler, tandis qu’il transmet la
question.
– Sérieux ? dit-il en lançant un regard à Emory et en remontant ses lunettes sur son
nez. Avec tout ce qu’il y a ici, tu veux du chocolat ?
Le sourire d’Emory s’évanouit.
– La ferme, mon pote, tu sais bien que ma mère adore ça.
– Tu dis ça chaque fois.
– Parce que c’est vrai chaque fois.
Winston demande à quelqu’un de prendre un autre carton de savon, puis se
retourne vers Emory.
– Tu sais, je crois bien que j’ai jamais vu ta mère manger la moindre tablette.
Emory lui rétorque alors un truc très déplacé à propos de ses membres à l’élasticité
surnaturelle, et je baisse les yeux sur le carton que Ian vient de me tendre, en prenant
le temps de regarder attentivement le paquet avant de le passer à quelqu’un d’autre.
– Hé, tu sais pourquoi ces trucs sont estampillés R N M ?
Ian se tourne. Ébahi. Me regarde comme si je venais de lui demander de se mettre
tout nu.
– Ben, ça alors ! s’exclame-t-il. Elle parle !
– Bien sûr que je parle, dis-je, alors que ça ne m’intéresse plus de parler, du coup.
Ian me passe un autre carton. Hausse les épaules.
– Eh ben, maintenant, je le sais.
– Maintenant, tu le sais.
– Le mystère est résolu.
– Tu ne pensais vraiment pas que je puisse parler ? lui dis-je au bout d’un
moment. Genre… tu croyais que j’étais muette ?
Je me demande ce que les gens racontent encore sur moi par ici.
Ian me regarde par-dessus son épaule et me sourit comme pour s’empêcher
d’éclater de rire. Il secoue la tête et ne me répond pas directement.
– Le tampon, explique-t-il, c’est juste la réglementation. Ils estampillent tout RNM
pour la traçabilité des produits. Ça n’a rien d’extraordinaire.
– Mais que signifie RNM ? Qui appose le tampon ?
– R N M, explique-t-il en détachant chaque lettre comme si j’étais censée les
reconnaître, Rétablissement des Nations du Monde. Tout est devenu mondial, tu sais.
Ils font tous le commerce des matières premières. Et ça, c’est quelque chose que
personne ne sait vraiment. Encore une preuve que tout ce truc de Rétablissement est
une grosse saloperie. Ils ont monopolisé les ressources de la planète entière et se
gardent tout pour eux.
Ça me dit quelque chose. Je me rappelle en avoir parlé à Adam quand lui et moi
étions enfermés à l’asile. Avant que je sache ce que ça faisait de le toucher. D’être
avec lui. De lui faire du mal. Le Rétablissement a toujours été un mouvement mondial.
Il se trouve que je n’ai pas réalisé qu’il portait un nom.
– Exact, dis-je à Ian, soudain distraite par les pensées qui affluent dans ma tête et
que je préfère chasser. Bien sûr.
Ian marque une pause en me tendant un autre paquet.
– Alors c’est vrai, me demande-t-il en scrutant mon visage, que tu n’as aucune
idée de ce qui s’est passé un peu partout ?
– Je sais certaines choses, dis-je en me hérissant. C’est juste que j’ai pas tous les
détails.
– Bon, reprend-il, si tu te rappelles encore comment parler quand on rentrera au
Point, peut-être que tu devrais te joindre à nous pour déjeuner, un de ces quatre. On te
mettra au parfum.
– Vraiment ? dis-je me tournant vers lui.
– Ouais, la gosse. (Il rit et me tend un nouveau carton.) Vraiment. On mord pas, tu
sais !
23
Nouveau matin.
Nouveau repas.
Je vais prendre mon petit déjeuner et retrouver Kenji, avant notre prochaine séance
d’entraînement.
Hier, il est parvenu à une conclusion à propos de mes capacités : il pense que le
pouvoir inhumain de mon toucher n’est qu’une forme évoluée de mon Énergie. Que
le contact de peau à peau est tout bonnement la forme la plus primitive de ma
faculté… que mon don réel consiste en fait en une sorte de force dévorante qui se
manifeste dans chaque partie de mon corps.
Mon squelette, mon sang, ma peau.
Je lui ai dit que c’était une théorie intéressante. Je lui ai avoué que je m’étais
toujours considérée comme une espèce de version tordue de la dionée attrape-
mouche, et il s’est exclamé : « BON SANG, c’est ça ! OUI. T’es exactement ça. Merde
alors ! C’est ça. »
« Suffisamment belle pour attirer ta proie par la ruse », a-t-il dit.
« Suffisamment forte pour immobiliser et détruire », a-t-il ajouté.
« Suffisamment vénéneuse pour digérer tes victimes quand les peaux entrent en
contact. »
– Tu digères ta proie, m’a-t-il déclaré en riant.
Comme si c’était drôle, comme si c’était marrant, comme si c’était parfaitement
acceptable de comparer une fille à une plante carnivore. Flatteur, même.
– C’est pas vrai ? T’as dit que quand tu touches les gens, c’est comme si tu prenais
leur énergie, non ? Ça te donne l’impression d’être plus forte ?
Je n’ai pas répondu.
– Alors t’es exactement comme une dionée attrape-mouche. Tu les attires. Tu les
immobilises. Tu les bouffes.
Je n’ai pas répondu.
– Hmmm… T’es comme une plante super flippante et sexy.
J’ai fermé les yeux. Plaqué une main horrifiée sur ma bouche.
– Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? a dit Kenji.
Il s’est penché pour croiser mon regard. A tiré sur une mèche de mes cheveux
pour me forcer à relever les yeux.
– Pourquoi ça doit être si horrible ? Pourquoi tu ne vois pas le côté génial du
truc ? a-t-il insisté en secouant la tête. Franchement, tu rates quelque chose, tu sais ?
Ce serait tellement cool si tu pouvais simplement le reconnaître.
Le reconnaître.
Oui.
Ce serait si simple de paralyser le monde autour de moi. D’aspirer toute sa force
vitale et de le laisser mort dans la rue, uniquement parce que quelqu’un m’a dit que je
devais le faire. Parce que quelqu’un a pointé l’index en disant : « Ce sont eux, les
méchants. Ces types, là-bas. Tue-les, on te dit. Tue-les parce que tu nous fais
confiance. Tue-les parce que tu combats dans le bon camp. Tue-les parce qu’ils sont
mauvais et que nous sommes bons. Tue-les parce qu’on te dit de le faire. Parce que
certaines personnes sont si bêtes qu’elles pensent en fait qu’il existe d’épaisses lignes
fluo qui séparent le bien du mal. Parce que c’est facile d’établir ce genre de distinction
et de se coucher le soir avec la conscience tranquille. Parce que c’est OK. »
C’est OK de tuer un homme si quelque d’autre le juge inapte à vivre.
Ce que j’ai vraiment envie de dire, c’est : « Qui êtes-vous, bon sang, qui êtes-vous
pour décider qui doit mourir ? Qui êtes-vous pour décider de qui devra être tué ? Qui
êtes-vous pour me dire quel père je devrai assassiner, et quel enfant je devrai rendre
orphelin, et quelle mère devra être privée de son fils, quel frère devra être privé de sa
sœur, quelle grand-mère devra passer le restant de ses jours à pleurer aux premières
lueurs du matin parce que le corps de son petit-fils aura été enterré avant le sien ?
Ce que j’ai vraiment envie de dire, c’est : « Vous vous prenez pour qui, bon sang,
quand vous me dites que c’est génial de pouvoir tuer une chose vivante, que c’est
intéressant de pouvoir prendre au piège un autre être humain, que c’est juste de
choisir une victime simplement parce que je suis capable de tuer sans arme. J’ai envie
de dire des trucs horribles et des trucs enragés et des trucs blessants, et j’ai envie de
déverser des torrents d’insultes et de m’enfuir loin, très loin ; j’ai envie de disparaître à
l’horizon, et j’ai envie de me larguer sur le bord de la route, si seulement ça pouvait
m’apporter un semblant de liberté, mais j’ignore où aller. Je n’ai aucun autre endroit
où aller.
Et je me sens responsable.
Parce qu’il y a des moments où la rage cesse de saigner jusqu’à n’être plus qu’une
douleur à l’état brut au creux de l’estomac, et je vois le monde, et je m’interroge sur
son peuple et sur ce qu’il est devenu, et je pense à l’espoir, aux « peut-être », aux
éventualités et aux possibilités. Je pense aux verres à moitié pleins et aux verres de
lunettes qui permettent de voir le monde clairement. Je pense au sacrifice. Et aux
compromis. Je pense à ce qui va se passer si personne ne se défend. Je pense à un
monde où personne ne se dresse contre l’injustice.
Et je me dis que peut-être ici, sous terre, tous les gens ont raison.
Peut-être que c’est le moment de se battre.
Je me demande si c’est possible, en fait, de justifier un meurtre comme un moyen
d’arriver à ses fins, et je pense alors à Kenji. Je pense à ce qu’il a dit. Et je me
demande s’il trouverait toujours ça génial si je décidais de faire de lui ma proie.
– Juliette ? Juliette !
– Réveille-toi, s’il te plaît…
Le souffle coupé, le cœur battant, je me redresse dans mon lit. Je cligne trop vite
des yeux qui tentent d’y voir clair. Je cligne, je cligne, je cligne.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?
– Kenji est dans le couloir, répond Sonya.
– Il dit qu’il a besoin de toi, ajoute Sara, qu’un truc est arrivé…
Je me lève tellement vite que je me prends les pieds dans les couvertures. Je
cherche ma combinaison à tâtons dans le noir – je dors dans un pyjama emprunté à
Sara – et fais un effort pour ne pas paniquer.
– Vous savez ce qui se passe au juste ? je demande. Il vous a dit quelque chose ?
…
Sonya me colle ma combinaison dans les bras et me répond :
– Non, uniquement que c’était urgent, qu’un événement s’était produit et qu’on
devait te réveiller tout de suite.
– Je suis sûre que ça va aller.
J’ignore pourquoi je dis ça ou si je peux les rassurer en quoi que ce soit. J’aimerais
allumer une lampe, mais ici un seul et unique interrupteur les contrôle toutes. C’est
l’une des manières qui leur permettent de conserver le courant – et de maintenir
l’apparence du jour et de la nuit sous terre – en l’utilisant seulement à des heures bien
précises.
Je parviens enfin à me glisser dans ma combinaison et à remonter la fermeture à
glissière, tout en me dirigeant vers la porte, quand Sara m’appelle. Elle me tend mes
bottines.
– Merci… dis-je. Merci à vous deux.
Elles hochent plusieurs fois la tête.
J’enfile mes bottines et je rejoins la porte en courant.
Je me cogne la tête la première dans quelque chose de solide.
Quelqu’un d’humain. De masculin.
Je l’entends reprendre vivement son souffle, sens ses mains qui me stabilisent,
tandis que je me vide de tout mon sang.
– Adam… dis-je, interloquée.
Il ne m’a pas lâchée. J’entends son cœur qui bat si vite si vite et fort dans le silence
qui nous sépare, et je le sens trop calme, trop tendu, comme s’il tentait de maîtriser
plus ou moins son corps.
– Salut, murmure-t-il.
Mais on dirait qu’il ne peut pas vraiment respirer.
Mon cœur défaille.
– Adam, je…
– Je ne peux pas t’oublier, dit-il. (Je sens ses mains qui tremblent, juste un peu,
comme si les garder en place exigeait un trop gros effort.) Je ne peux pas me détacher
de toi. J’ai beau essayer, je…
– Eh ben heureusement que je suis là, pas vrai ?
Kenji me libère alors des bras d’Adam, puis reprend son souffle comme il peut.
– Bon sang ! Vous avez fini, tous les deux ? Faut qu’on y aille !
– Quoi… Qu’est-ce qui se passe ?
Je bégaie en essayant de masquer ma gêne. J’aimerais vraiment que Kenji ne me
surprenne pas toujours dans des moments où je suis aussi vulnérable. J’aimerais qu’il
me voie solide et confiante. Alors je me demande depuis quand j’attache de
l’importance à l’opinion de Kenji.
– Tout va bien ?
– Aucune idée, me répond-il en partant à grandes enjambées dans les couloirs
sombres.
Il a dû mémoriser ces tunnels, me dis-je, parce que je n’y vois rien. Je dois
quasiment courir pour garder son allure.
– Mais, ajoute-t-il, je suppose qu’il doit y avoir une merde quelque part. Castle m’a
envoyé un message il y a un quart d’heure environ… en demandant à ce que Kent, toi
et moi le retrouvions illico dans son bureau. Alors, c’est ce que je fais.
– Mais… maintenant ? Au beau milieu de la nuit ?
– Les emmerdes ne consultent pas ton planning au préalable, princesse.
Je décide de me taire.
On suit Kenji jusqu’à une porte isolée, tout au bout d’une étroite galerie.
Il frappe deux fois, attend. Frappe trois fois, attend. Frappe une fois.
Je me demande si j’ai besoin de retenir ça.
La porte s’ouvre toute seule en grinçant, et Castle nous fait signe d’entrer.
– Fermez derrière vous, dit-il, assis à sa table de travail.
Je dois battre des paupières plusieurs fois pour me réhabituer à la lumière
ambiante. Une liseuse classique est posée sur le meuble de Castle, avec juste assez de
puissance pour éclairer ce petit espace. J’en profite pour y promener mon regard.
Le bureau de Castle n’est rien d’autre qu’une pièce avec quelques étagères et une
table toute simple qui fait office de poste de travail. Tout est fabriqué en métal recyclé.
Son bureau semble provenir d’un ancien pick-up.
Des tas de livres et de papiers s’empilent par terre ; plans, matériel divers et
carcasses d’ordinateurs s’entassent sur les étagères ; des milliers de câbles et de pièces
électroniques dépassent de leurs boîtiers métalliques ; ils doivent être abîmés ou
cassés, à moins que ce ne soit une partie d’un projet sur lequel Castle travaille.
Autrement dit, son bureau est un vrai capharnaüm.
Pas du tout ce que à quoi je m’attendais de la part d’un homme aussi
incroyablement soigné et sûr de lui.
– Asseyez-vous, nous dit-il.
Je regarde autour de moi en quête de siège, mais ne trouve que deux poubelles
retournées et un tabouret.
– Je suis à vous dans une minute.
On hoche la tête. On s’installe. On attend. On regarde ici et là.
C’est alors seulement que je réalise pourquoi Castle se moque du désordre
ambiant.
Il a l’air d’être en plein travail, mais je ne vois pas de quoi il s’agit, et ça n’a pas
vraiment d’importance. Je suis trop occupée à l’observer travailler. Ses mains s’agitent
de haut en bas, de droite à gauche, et tout ce dont il a besoin gravite simplement vers
lui. Une feuille de papier bien précise ? Un bloc-notes ? La pendule ensevelie sous la
pile de livres la plus éloignée de son bureau ? Il cherche un crayon et lève la main
pour l’attraper au vol. Idem pour ses notes, il lève les doigts pour les trouver.
Il n’a pas besoin d’être organisé. Il possède son propre système.
Incroyable.
Il finit par relever les yeux. Pose son crayon. Hoche la tête une fois. Puis une
deuxième.
– Bien, bien. Vous êtes tous là.
– Oui, chef, répond Kenji. Vous deviez nous parler.
– En effet, dit Castle en croisant les mains. En effet. (Il reprend sa respiration avec
prudence.) Le commandant suprême, ajoute-t-il, est arrivé au QG du Secteur 45.
Kenji lâche un juron.
Adam se fige sur place.
Je suis désorientée.
– Qui est le commandant suprême ?
Le regard de Castle se pose sur moi.
– Le père de Warner. (Ses yeux se plissent et me scrutent.) Vous ne saviez pas que
le père de Warner était le commandant suprême du Rétablissement ?
– Oh ! dis-je, interloquée, incapable d’imaginer le monstre que doit être le père de
Warner. Je… Oui, je le savais. Sauf que j’ignorais son titre.
– Oui, reprend Castle. Il existe six commandants suprêmes dans le monde, un pour
chacune des six divisions : Amérique du Nord, Amérique du Sud, Europe, Asie,
Afrique et Océanie. Chaque section se subdivise en 555 secteurs, pour un total de
3 330 secteurs à l’échelon du globe. Le père de Warner a non seulement la
responsabilité de ce continent, mais il est aussi l’un des fondateurs du Rétablissement
et représente actuellement notre plus grosse menace.
– Mais je croyais qu’il y avait 3 333 secteurs, dis-je à Castle, et non pas 3 330. Je
me trompe ?
– Les trois autres sont les Capitoles, m’explique Kenji. On est quasi certains qu’un
des trois se situe quelque part en Amérique du Nord, mais personne ne connaît leur
emplacement exact. Alors non, tu ne te trompes pas, ajoute-t-il. Le Rétablissement a
une fascination un peu tordue pour les chiffres exacts. 3 333 secteurs en tout et 555
secteurs dans chaque division. Et chacun a la même chose, quelle que soit sa taille.
Tout ça pour nous montrer qu’ils ont tout réparti équitablement, mais c’est juste un tas
de conneries.
– Waouh…
Décidément, je suis chaque jour étonnée par toutes les lacunes qu’il me reste à
combler. Je regarde Castle.
– Alors c’est donc ça, l’urgence ? Le fait que Warner soit là, et non plus dans un
des Capitoles ?
Castle hoche la tête.
– Oui… euh… (Il hésite, se racle la gorge.) Bien. Permettez-moi de commencer
par le début. Il est impératif que vous soyez au courant de tous les détails.
– On vous écoute, dit Kenji, le dos bien droit, les yeux en alerte, les muscles
tendus pour l’action. Allez-y.
– Apparemment, reprend Castle, il est en ville depuis quelque temps… Il est arrivé
très tranquillement, très discrètement, il y a deux ou trois semaines. Il semble qu’il ait
eu vent de ce que son fils manigançait dernièrement, et ça ne l’a pas vraiment
enchanté. Il est… (Castle reprend son souffle et enchaîne posément.) Il est
particulièrement en colère à propos de ce qui s’est passé avec vous, mademoiselle
Ferrars.
– Moi ?
Cœur qui cogne. Cœur qui cogne. Cœur qui cogne.
– Oui. Nos sources affirment qu’il en veut à Warner de vous avoir laissée fuir. Et,
bien sûr, d’avoir perdu du même coup deux soldats. (Il désigne Adam et Kenji d’un
hochement de tête.) Pire encore, des rumeurs circulent désormais parmi les citoyens
au sujet de cette jeune fille en fuite et de son étrange pouvoir, si bien qu’ils
commencent à faire le lien ; ils commencent à comprendre qu’il existe un autre
mouvement – notre mouvement – qui prépare la riposte. Ce qui suscite des troubles et
de la résistance parmi les civils, qui ne demanderaient pas mieux que de nous
rejoindre. Donc, à l’évidence, le père de Warner est ici pour conduire cette bataille et
dissiper le moindre doute concernant la puissance du Rétablissement. (Castle
s’interrompt pour nous regarder à tour de rôle.) En d’autres termes, il est là pour nous
punir, nous, et son fils par la même occasion.
– Mais ça ne change pas nos plans, non ? questionne Kenji.
– Pas tout à fait. Nous avons toujours su qu’un conflit serait inévitable, mais ça…
change la situation. À présent que le père de Warner est en ville, cette guerre va avoir
lieu bien plus tôt qu’on ne l’espérait. Et elle sera bien plus importante qu’on ne
l’anticipait. (Il pose alors un regard grave sur moi.) Mademoiselle Ferrars, je crains
que nous n’ayons besoin de votre aide.
Je le dévisage, médusée.
– Moi ?
– Oui.
– Vous… ne m’en voulez plus ?
– Vous n’êtes plus une enfant, mademoiselle Ferrars. Je ne vais pas vous
reprocher une réaction excessive. Kenji affirme être persuadé que votre comportement
récent est le résultat de votre manque d’information et non pas d’une quelconque
malveillance, et j’ai foi en son jugement. En sa parole. Mais je tiens à ce que vous
compreniez que nous formons une équipe et que nous avons besoin de votre force.
Ce que vous pouvez accomplir – votre pouvoir – se révèle sans égal. Surtout que
maintenant que vous avez travaillé avec Kenji et savez un peu mieux ce dont vous êtes
capable, nous allons avoir besoin de vous. Nous allons faire tout ce nous pouvons
pour vous soutenir – nous allons renforcer votre combinaison et vous fournir des
armes et une cuirasse. Et Winston… (Il s’interrompt. Sa voix se brise.) Winston vient
de finir pour vous une nouvelle paire de gants. (Il me regarde droit dans les yeux.)
Nous vous souhaitons dans notre équipe, dit-il. Et si vous coopérez avec moi, je vous
promets que vous constaterez des résultats.
– Bien sûr, dis-je dans un murmure. (J’adopte son regard posé et solennel.) Bien
sûr, je vais vous aider.
– Bien. Très bien. (Castle a l’air ailleurs quand il s’adosse ensuite à son siège et se
passe une main fatiguée sur le visage.) Merci.
– Chef, reprend Kenji, je déteste être aussi direct, mais vous voulez bien me dire le
fin mot de l’histoire, bon sang ?
Castle hoche la tête.
– Oui… Oui, oui, bien sûr. Je… Pardonne-moi. J’ai eu une nuit difficile.
La voix de Kenji est tendue.
– Qu’est-ce qui est arrivé ?
– Il… nous a fait passer un message.
– Le père de Warner ? dis-je. Le père de Warner nous a transmis un message ? À
nous ?
Je regarde les garçons. Les lèvres d’Adam s’entrouvrent sous le choc. Kenji
semble sur le point de vomir.
Je commence à paniquer.
– Oui, me dit Castle. Le père de Warner. Il souhaite une rencontre. Il veut…
discuter.
Kenji se lève d’un bond. Son visage est livide.
– Non… chef… c’est un piège… Il ne veut pas discuter, vous devez savoir qu’il
ment…
– Il a pris quatre de nos hommes en otages, Kenji. J’ai bien peur que nous n’ayons
guère le choix.
28
– Quoi ? (Kenji est à deux doigts de s’écrouler. Sa voix grince, horrifiée.) Qui ?
Comment…
– Winston et Brendan patrouillaient en surface cette nuit, explique Castle. J’ignore
ce qui s’est passé exactement. On a dû leur tendre une embuscade. Ils se trouvaient
trop loin, et les vidéos de surveillance nous montrent simplement qu’Emory et Ian ont
entendu du bruit et sont allés mener leur enquête. Ensuite, plus rien d’autre sur les
bandes. Emory et Ian ne sont pas revenus non plus.
Kenji s’est rassis, le visage dans ses mains. Il redresse soudain la tête, plein
d’espoir.
– Mais Winston et Brendan… peut-être qu’ils peuvent trouver un moyen de se
sauver… pas vrai ? Ils pourraient faire un truc… Ils possèdent suffisamment de
pouvoirs à eux deux pour trouver quelque chose, non ?
Castle gratifie Kenji d’un sourire bienveillant.
– J’ignore où il les a emmenés ou comment ils sont traités. S’il les a frappés ou
même déjà… déjà torturés… ou s’il leur a tiré dessus… S’ils se vident de leur sang, ils
ne pourront certes pas riposter… Et même si tous deux pouvaient s’enfuir, ajoute
Castle au bout de quelques instants, ils ne laisseraient pas leurs camarades derrière
eux.
Kenji appuie les poings sur ses cuisses.
– Donc, il veut discuter, intervient Adam pour la première fois.
Castle hoche la tête.
– Lily a trouvé ça à l’endroit où ils ont disparu.
Il nous lance alors un petit sac à dos, dans lequel on farfouille à tour de rôle.
Celui-ci ne contient que les lunettes cassées de Winston et la radio de Brendan.
Maculées de sang.
Je me tords les mains pour les empêcher de trembler.
Je commençais à peine à connaître ces garçons. Je venais de rencontrer Emory et
Ian. J’apprenais tout juste à nouer de nouvelles amitiés, à me sentir à l’aise avec des
gens du Point Oméga. Je venais de prendre le petit déjeuner en compagnie de Brendan
et de Winston. Je jette un coup d’œil sur la pendule murale : 3 h 31 du matin. Je les ai
vus pour la dernière fois il y a environ 20 heures.
Brendan a fêté son anniversaire il y a une semaine.
– Winston savait, dis-je tout à coup malgré moi. Il savait qu’un truc ne tournait pas
rond. Il savait qu’il y avait quelque chose de bizarre dans la présence de tous ces
soldats partout…
– Exact, admet Castle en secouant la tête. J’ai lu et relu tous ses rapports. (Il se
pince l’arête du nez entre le pouce et l’index. Ferme les yeux.) Je venais seulement de
rassembler les morceaux du puzzle. Mais c’était trop tard. J’ai mis trop de temps.
– Qu’est-ce qu’ils ont prévu, d’après vous ? demande Kenji. Vous avez une
hypothèse ?
Castle soupire. Éloigne sa main de son visage.
– Eh bien, à présent nous savons pourquoi Warner était dehors chaque soir avec
ses soldats… comment il a pu quitter la base aussi longtemps, plusieurs nuits d’affilée.
– Son père, dit Kenji.
Castle acquiesce.
– Oui. M’est avis que le commandant suprême a lui-même dépêché Warner sur le
terrain. Il souhaitait le voir se lancer dans une traque plus agressive. Il est au courant
de notre existence depuis toujours, me précise Castle. Ce n’est pas un imbécile. Il a
toujours cru aux rumeurs qui circulaient sur nous, toujours su qu’on se trouvait
quelque part. Mais nous n’avons jamais représenté une menace pour lui. Jusqu’à
maintenant. Parce qu’à présent que les civils commencent à parler de nous, cela
déstabilise le pouvoir en place. Le peuple est de nouveau sous tension… et cherche
l’espoir dans notre résistance. Ce que le Rétablissement ne peut se permettre en ce
moment. Quoi qu’il en soit, je pense qu’il est clair qu’ils n’ont pu trouver l’entrée du
Point Oméga et qu’ils ont donc opté pour la prise d’otages, dans le but de nous
provoquer en nous obligeant à sortir.
Castle récupère un morceau de papier sur sa pile de documents et nous le montre.
C’est un message.
– Il y a cependant certaines conditions, dit-il. Le commandant suprême nous a
laissé des indications très strictes sur la manière de procéder.
– Et ? dit Kenji, crispé à l’extrême.
– Vous irez le voir tous les trois. Seuls.
Merde alors…
– Quoi ? lâche Adam, éberlué. Pourquoi nous ?
– Il n’a pas demandé à me voir, précise Castle. Ce n’est pas moi qui l’intéresse.
– Et vous allez simplement accepter ça ? demande Adam. Tout bonnement nous
lancer dans ses griffes ?
Castle se penche en avant.
– Bien sûr que non, dit-il.
– Vous avez un plan ? je lui demande.
– Le commandant suprême souhaite vous rencontrer à midi pile demain – enfin,
aujourd’hui, pour ainsi dire –, à un endroit bien précis en zone non réglementée. Les
détails sont indiqués sur le message. Et même si je sais que c’est exactement ce qu’il
souhaite, je pense que nous devrions tous être prêts à y aller. Nous devrions nous
déplacer ensemble. Après tout, c’est ce pour quoi nous nous sommes entraînés. Je ne
doute pas un instant que ses intentions soient mauvaises, car cela m’étonnerait fort
qu’il vous invite à bavarder autour d’une tasse de thé. Aussi je pense que nous
devrions nous tenir prêts à répondre à toute attaque offensive. J’imagine que ses
hommes seront armés et préparés pour le combat, et je suis tout à fait prêt à mener les
miens à la bataille.
– On va donc servir d’appât ? demande Kenji en fronçant les sourcils. On n’a
même pas besoin de se battre… On fait juste diversion ?
– Kenji…
– C’est des conneries, réplique Adam, dont la fougue soudaine me surprend. Il
existe forcément un autre moyen. On ne devrait pas se plier à ses règles. Mais profiter
de l’occasion pour leur tendre une embuscade ; ou, je ne sais pas, moi, faire diversion,
détourner leur attention, afin de pouvoir, nous, passer à l’offensive ! Est-ce qu’on n’a
pas parmi nous quelqu’un susceptible de faire un truc assez dingue pour les
déstabiliser ? Histoire de nous donner l’avantage ?
Castle dirige alors son regard vers moi.
J’ai aussitôt l’impression qu’Adam pourrait lui coller son poing dans la figure.
– Vous avez complètement perdu la tête…
– Alors non, dit Castle. Non, nous n’avons personne d’autre qui puisse accomplir
quelque chose d’aussi… sismique, dirons-nous.
– Vous trouvez ça drôle ? rétorque Adam.
– Je ne cherche pas à faire de l’humour, monsieur Kent. Et votre colère n’aide en
rien notre situation. Vous pouvez vous désengager de cette mission si vous le
souhaitez, mais je vais – respectueusement – solliciter l’aide de Mlle Ferrars en la
matière. Elle est en réalité la seule personne que le commandant suprême souhaite
rencontrer. C’est moi qui ai eu l’idée de vous envoyer tous les deux avec elle.
– Quoi ?
On est tous les 3 estomaqués.
– Pourquoi moi ?
– J’aimerais certes pouvoir vous répondre, me dit Castle. J’aimerais en savoir plus.
Pour l’heure, je ne peux au mieux qu’extrapoler à partir des informations dont je
dispose, et la seule conclusion à laquelle je sois parvenu jusqu’ici, c’est que Warner a
commis une erreur flagrante qui a besoin d’être réparée. Sans le vouloir, vous vous
retrouvez prise au piège.
Il marque une pause, avant d’enchaîner.
– Le père de Warner a demandé explicitement que ce soit vous qui serviez de
monnaie d’échange contre les otages. Il affirme que si vous n’arrivez pas à l’heure
indiquée, il tuera nos quatre hommes. Et je n’ai aucune raison de douter de sa parole.
Assassiner des innocents est une seconde nature chez lui.
– Et vous alliez la laisser se jeter dans la gueule du loup ! s’écrie Adam, qui se lève
d’un bond et renverse dans la foulée la poubelle qui lui servait de siège. Vous n’alliez
même pas nous prévenir ? Et nous laisser croire qu’elle n’était pas une cible ? Vous
êtes cinglé ou quoi ?
Castle se masse le front. Prend plusieurs inspirations pour se calmer.
– Non, répond-il d’un ton mesuré. Je n’allais pas la laisser se jeter à l’aveuglette
dans je ne sais quoi. Ce que je dis, c’est que nous nous battrons tous, mais que vous
deux accompagnerez Mlle Ferrars. Vous avez déjà travaillé ensemble tous les trois
auparavant, sans compter que Kenji et vous-même avez suivi un entraînement
militaire. Vous avez plus l’habitude des règles, des techniques, de la stratégie qu’ils
risquent d’utiliser. Vous pouvez assurer sa sécurité et incarner l’élément de surprise :
votre présence peut nous donner l’avantage. S’il la veut à tout prix, il devra trouver un
moyen de jongler avec vous trois…
– Ou alors… vous savez, dit Kenji d’un ton faussement désinvolte, peut-être qu’il
nous abattra tous les deux d’une balle dans le crâne et emmènera Juliette, alors qu’on
sera déjà trop occupés à mourir pour l’arrêter.
– C’est d’accord, dis-je. Je vais le faire. Je vais y aller.
– Quoi ? s’exclame Adam qui me regarde, les yeux exorbités de panique. Juliette…
non…
– Ouais, tu pourrais peut-être y réfléchir un peu, interrompt Kenji d’une voix un
soupçon nerveuse.
– Vous n’êtes pas obligés de venir si vous ne le voulez pas, dis-je aux garçons.
Mais moi, j’y vais.
Castle sourit, le soulagement s’inscrivant sur son visage.
– On est là pour ça, pas vrai ? dis-je en les regardant chacun à tour de rôle. On est
censés se défendre. Alors, saisissons l’occasion.
Castle rayonne, et une étincelle qui pourrait bien être de la fierté brille dans ses
yeux.
– Nous serons à vos côtés tout au long de la mission, mademoiselle Ferrars. Vous
pouvez compter sur nous.
Je hoche la tête.
Et je me rends compte que c’est probablement ce qu’on attend de moi. Peut-être
que c’est la raison même de ma présence ici.
Peut-être que je suis simplement censée mourir.
29
Quelqu’un m’interpelle.
Je m’arrête pile.
Fais volte-face.
James.
Il court vers moi, juste à l’entrée de la salle à manger. Ses cheveux si blonds ; ses
yeux si bleus, comme ceux de son frère aîné. Mais son visage m’a manqué d’une
manière qui n’a rien à voir avec sa ressemblance avec Adam.
James est un gamin bien particulier. Un gamin à l’esprit vif. Le genre de gosse de
10 ans qu’on sous-estime toujours. Et il me demande si on peut parler. Il me montre
l’un des nombreux couloirs.
J’acquiesce. Le suis dans un tunnel désert.
Il s’arrête de marcher et se détourne un instant. Reste là debout, l’air mal à l’aise.
Je n’en reviens même pas qu’il veuille discuter avec moi ; je ne lui ai pas dit un mot
en 3 semaines. Peu après notre arrivée, il s’est mis à passer du temps avec les autres
gamins du Point Oméga, et ensuite une gêne s’est plus ou moins installée entre nous.
Il a cessé de sourire en me croisant, de me faire un signe de la main à l’autre bout du
réfectoire. J’ai toujours imaginé qu’il avait entendu les autres gosses propager des
rumeurs sur moi et donc décidé qu’il valait mieux m’éviter. Et maintenant, après tout
ce qui s’est passé avec Adam – après nous être donnés en spectacle dans le couloir –,
je n’en reviens pas qu’il veuille me parler.
Il garde la tête baissée quand il murmure :
– J’étais vraiment, vraiment en pétard contre toi.
Et les coutures qui tenaient mon cœur se mettent à craquer. Une à une.
Il redresse la tête. M’observe comme s’il essayait de jauger l’effet que ses propos
ont produit sur moi, de deviner si je vais hurler après lui pour avoir été franc envers
moi. Et j’ignore ce qu’il voit sur mon visage, mais ça semble le désarmer. Il fourre les
mains dans ses poches. Se dandine en décrivant des cercles par terre avec ses baskets.
Puis me déclare :
– Tu m’as pas dit que t’avais tué quelqu’un dans le passé.
Je reprends mon souffle, déstabilisée, et me demande s’il existera un jour une
manière correcte de réagir à une affirmation pareille. Je me demande si quelqu’un
d’autre que James me dira même quelque chose dans ce goût-là une autre fois. Je ne
pense pas. Alors je me contente de hocher la tête. Et de répondre :
– Je suis vraiment désolée. J’aurais dû te le…
– Alors pourquoi tu l’as pas fait ? s’écrie-t-il en me laissant pantoise. Pourquoi tu
m’as rien dit ? Pourquoi tout le monde le savait, sauf moi ?
Et je reste un moment abasourdie, abasourdie par la douleur qui transparaît dans sa
voix, la colère dans ses yeux. Je n’ai jamais su qu’il me considérait comme une amie,
et je réalise que j’aurais dû m’en douter. James n’a pas connu grand monde dans sa
vie ; Adam représente tout pour lui. Kenji et moi étions les 2 seules personnes qu’il ait
jamais réellement rencontrées avant qu’on ne débarque au Point Oméga. Et pour un
gamin orphelin dans sa situation, avoir de nouveaux amis devait signifier énormément
de choses. Mais j’étais tellement préoccupée par mes propres problèmes que ça ne m’a
jamais effleuré l’esprit que James puisse y attacher une telle importance. Je ne me suis
jamais rendu compte que mon omission allait passer à ses yeux pour une trahison.
Que les rumeurs qu’il entendait de la bouche des autres enfants avaient dû le blesser
autant que moi.
Je décide donc de m’asseoir là, en plein tunnel. Je lui fais de la place pour qu’il
s’installe à mon côté. Et je lui dis la vérité.
– Je ne voulais pas que tu me détestes.
Il fixe le sol d’un regard noir.
– Je te déteste pas, me dit-il.
– Ah bon ?
Il tripote ses lacets. Soupire. Secoue la tête.
– Et j’aimais pas ce qu’ils disaient sur toi, ajoute-t-il d’une voix plus calme. Les
autres. Ils disaient que t’étais méchante et mauvaise, et moi, je leur disais que non.
Que t’étais cool et gentille. Et que t’avais de beaux cheveux. Et eux me répondaient
que je mentais.
Je ravale un sanglot, encaisse un coup de poing dans le cœur.
– Tu trouves que j’ai de beaux cheveux ?
– Pourquoi tu l’as tué ? me demande James, les yeux écarquillés, tellement prêts à
me comprendre. Il cherchait à te faire du mal ? T’avais peur ?
Je reprends mon souffle avant de répondre.
– Tu te rappelles, lui dis-je d’une voix mal assurée, ce qu’Adam t’a dit sur moi ?
Sur le fait que je ne peux pas toucher quelqu’un sans lui faire mal ?
James hoche la tête.
– Eh bien, c’est ce qui s’est passé. Je l’ai touché, et il est mort.
– Mais pourquoi ? Pourquoi tu l’as touché ? Parce que tu voulais le faire mourir ?
Mon visage se fendille comme de la porcelaine.
– Non, dis-je en secouant la tête. J’étais jeune… à peine deux ou trois ans de plus
que toi, en fait. Et je ne savais pas ce que je faisais. Je ne savais pas que je pouvais
tuer des gens en les touchant. Il était tombé par terre au supermarché, et j’essayais
juste de l’aider à se relever. (Un long silence s’installe.) C’était un accident.
James reste muet un petit moment.
À tour de rôle, il me regarde moi, ses baskets, ses genoux qu’il a ramenés contre sa
poitrine. Il a les yeux rivés au sol quand il murmure enfin :
– Je suis désolé de m’être mis en colère contre toi.
– Je suis désolée de ne pas t’avoir dit la vérité, je lui réponds sur le même ton.
Il hoche la tête. Se gratte un peu le nez. Me regarde.
– Alors, on peut redevenir amis ?
– Tu veux qu’on soit amis ? dis-je en battant des paupières, tellement les yeux me
piquent. Tu n’as pas peur de moi ?
– Tu vas être méchante avec moi ?
– Jamais.
– Alors, pourquoi je devrais avoir peur de toi ?
Et je ris, surtout pour ne pas fondre en larmes. Je hoche plusieurs fois la tête.
– Oui, dis-je. Soyons à nouveau amis.
– Tant mieux, dit-il en se levant. Parce que je veux plus déjeuner avec les autres.
Je me redresse à mon tour. Époussette ma combinaison.
– Viens manger avec nous, alors. Tu peux toujours t’asseoir à notre table.
– D’accord. (Il acquiesce. Détourne encore le regard. Se tripote vaguement
l’oreille.) Alors, tu sais qu’Adam est vraiment triste tout le temps ? me demande-t-il en
plantant ses yeux bleus dans les miens.
Impossible de répondre. Je reste sans voix.
– Adam dit qu’il est triste à cause de toi. (James me regarde comme s’il attendait
que je réfute son affirmation.) Tu l’as blessé par accident, lui aussi ? Il a été dans l’aile
médicale, tu le savais ? Il a été malade.
Je crois bien que je vais m’écrouler en mille morceaux, là maintenant, mais
bizarrement non. Je ne peux pas lui mentir.
– Oui, dis-je. Je l’ai blessé sans le faire exprès, mais maint… maintenant, je me
tiens à l’écart. Donc je ne peux plus le blesser.
– Alors pourquoi il est toujours aussi triste, si tu ne vas plus lui faire mal ?
Je plisse les lèvres parce que je ne veux pas pleurer, et je ne sais pas quoi dire. Et
James a l’air de comprendre.
Il me prend dans ses bras.
Juste autour de ma taille. Me serre fort et me dit de ne pas pleurer, parce qu’il me
croit. Il croit que j’ai blessé Adam sans le faire exprès. Et le petit garçon aussi. Et il me
dit ensuite :
– Mais sois prudente aujourd’hui, hein ? Et tâche de leur foutre une branlée.
Je suis tellement ahurie qu’il me faut un petit moment avant de réaliser qu’il a non
seulement employé des mots grossiers, mais qu’il vient aussi de me toucher pour la
toute première fois. J’essaie de tenir le plus longtemps possible, sans que ça devienne
gênant, mais je crois bien que mon cœur a fondu quelque part dans un coin.
Et c’est alors que je comprends : tout le monde est au courant.
James et moi entrons dans le réfectoire, et je peux d’ores et déjà affirmer que les
regards ont changé. Les visages sont pétris de fierté, de force et de reconnaissance
quand ils me regardent. La peur a disparu. Les soupçons aussi. Je suis officiellement
devenue l’une des leurs. Je vais me battre avec eux, pour eux, contre le même ennemi.
Je vois ce qui brille dans leurs yeux parce que je commence à me rappeler à quoi
ça ressemble.
L’espoir.
C’est comme une goutte de miel, un champ de tulipes qui s’épanouit au printemps.
C’est la pluie qui rafraîchit, une promesse murmurée, un ciel sans nuages, le point
final qui conclut une phrase à la perfection.
Et c’est la seule chose au monde qui m’évite de sombrer.
30
– Nous ne voulions pas que ça se déroule ainsi, me dit Castle, mais en général, ces
choses-là ne se passent jamais comme le plan le prévoyait.
Adam, Kenji et moi sommes en train de nous préparer au combat. On est installés
dans l’une des grandes salles d’entraînement avec cinq autres personnes que je n’ai
jamais rencontrées. Elles s’occupent des armes et des cuirasses. C’est incroyable
comme chacun a un travail bien défini au Point Oméga. Tout le monde contribue.
Tout le monde a une tâche à effectuer.
Ils travaillent tous ensemble.
– Bon, nous ne savons pas encore exactement pourquoi ni comment vous pouvez
accomplir ce que vous faites, mademoiselle Ferrars, mais j’espère que, le moment
venu, votre Énergie fera son apparition. Ces situations de haute tension sont parfaites
pour provoquer nos capacités : en fait, soixante-quinze pour cent des membres du
Point ont déclaré avoir découvert leurs pouvoirs lors de circonstances critiques à haut
risque.
Ouais, je ne lui dis pas, mais ça me paraît juste.
Castle prend quelque chose des mains d’une des femmes présentes dans la pièce…
Alia, je crois qu’elle s’appelle.
– Et vous ne devez absolument pas vous inquiéter, reprend-il. Nous serons sur
place si quoi que ce soit se produit.
Je ne lui fais pas remarquer que pas une seule fois je n’ai dit que j’étais inquiète.
Pas à voix haute, en tout cas.
– Voici vos nouveaux gants, m’annonce-t-il en me les tendant. Essayez-les.
Ceux-ci sont plus courts, plus doux ; ils s’arrêtent juste au-dessus du poignet et se
ferment par un bouton-pression. Ils ont l’air plus épais, un peu plus lourds, mais
s’adaptent parfaitement à mes doigts. Je serre le poing. Esquisse un sourire.
– Ils sont incroyables, lui dis-je. C’est Winston qui les a fabriqués, non ?
La figure de Castle se décompose.
– Oui, répond-il calmement. Il les a finis hier.
Winston.
C’est le tout premier visage que j’aie vu à mon réveil au Point Oméga. Son nez
crochu, ses lunettes à monture de plastique, ses cheveux blond-roux et son passé de
psychologue. Son besoin de café écœurant.
Je me souviens des lunettes brisées trouvées au fond du sac à dos.
Je n’ai aucune idée de ce qui lui est arrivé.
Alia revient avec un machin en cuir dans les mains. Ça ressemble à un harnais.
Elle me demande de lever les bras et m’aide à enfiler l’accessoire, et je vois qu’il s’agit
d’un holster. Il y a des bretelles en cuir épais qui se croisent sur mon dos et 50
différentes brides de cuir très fin qui s’entrelacent sur la partie haute de ma taille, juste
au-dessous de ma poitrine, comme une sorte de bustier incomplet. Ou un soutien-
gorge sans bonnets. Alia doit boucler toutes les attaches pour moi, et je n’ai pas
encore tout à fait compris ce que je portais. J’attends un semblant d’explication.
Puis je vois les armes.
– Rien ne précise sur le message que vous devrez arriver sans armes, dit Castle.
Et Alia lui passe deux pistolets automatiques dont j’ai appris à reconnaître la forme
et la taille. Je me suis entraînée à tirer pas plus tard qu’hier.
J’ai été lamentable.
– Alors je ne vois pas pourquoi vous iriez là-bas non armée, continue Castle.
Il me montre où se situent les holsters de part et d’autre de ma cage thoracique.
M’apprend à y glisser les pistolets, à refermer l’étui, à quel endroit se glissent les
cartouches.
Je ne prends pas la peine de lui dire que j’ignore comment recharger une arme.
Kenji et moi ne sommes jamais arrivés à cette partie de la leçon. Il était trop occupé à
me rappeler de ne pas gesticuler avec une arme à la main, tout en posant des
questions.
– J’espère que les armes à feu seront l’ultime recours, me confie Castle. Vous avez
suffisamment d’armes dans votre arsenal personnel… vous ne devriez pas avoir
besoin de tirer sur qui que ce soit. Et, juste au cas où vous auriez à utiliser votre don
pour détruire quelque chose, je vous suggère de porter ça.
Il brandit alors deux exemplaires de ce qui ressemble à une version élaborée du
poing américain.
– Alia les a conçus pour vous.
Mon regard passe d’Alia à Castle, puis aux objets étranges qu’il tient dans la main.
Il est radieux. Je remercie Alia d’avoir pris le temps de créer quelque chose pour moi,
et elle bredouille une réponse incohérente en rougissant comme si elle n’en revenait
pas que je lui adresse la parole.
Je reste déconcertée.
Je prends ensuite les pièces des mains de Castle et les examine. La partie inférieure
se compose de 4 cercles soudés ensemble, dont le diamètre est assez large pour loger
confortablement mes doigts, comme une série de bagues, par-dessus mes gants. Je
glisse mes doigts dans les trous et tourne la main pour examiner la partie supérieure.
C’est une espèce de minibouclier, avec un million de pièces en bronze à canon qui
recouvrent mes phalanges, mes doigts, tout le dos de ma main. Je peux serrer le poing,
et le métal suit mes articulations. Ce n’est pas aussi lourd que ça en a l’air.
J’enfile l’autre pièce. Replie les doigts. Tends la main pour attraper les armes à
présent sanglées sur mon corps.
Facile.
Je peux le faire.
– Ça vous plaît ? demande Castle, que je n’ai jamais vu sourire aux anges à ce
point.
– J’adore. Tout est parfait. Merci.
– Très bien. Je suis tellement content. Maintenant, dit-il, si vous voulez bien
m’excuser, j’ai quelques autres détails à régler avant notre départ. Je reviens dans peu
de temps.
Il me gratifie d’un bref signe de tête avant de gagner la porte. Tout le monde, sauf
Kenji, Adam et moi, quitte la salle.
Je me tourne pour voir comment s’en sortent les garçons, et un million de mots
dégringolent en silence de ma bouche bée.
Kenji porte une tenue spéciale.
Une espèce de combinaison qui ne ressemble en rien à la mienne. Il est tout noir
de la tête aux pieds, ses cheveux et ses yeux de jais s’harmonisent à merveille avec le
vêtement qui moule les moindres contours de son corps. La combinaison semble
avoir un aspect synthétique au toucher, presque comme le plastique ; elle miroite sous
la lumière fluo de la pièce et semble trop raide pour se mouvoir quand on la porte.
Mais je vois Kenji étirer les bras et se balancer sur la plante des pieds, et la tenue paraît
subitement fluide, comme si elle bougeait avec lui. Il porte aussi des bottes, mais pas
de gants, et un harnais tout comme moi. Mais le sien est différent : il dispose de
simples holsters qui passent par-dessus ses bras, comme les sangles d’un sac à dos.
Quant à Adam…
I l est splendide porte un tee-shirt à manches longues, bleu foncé, qui lui moule
dangereusement le torse. Impossible de ne pas m’attarder sur les détails de cette tenue,
de ne pas me rappeler ce que j’éprouvais serrée contre lui, entre ses bras. Il se tient
debout devant moi et me manque comme si je ne l’avais pas vu depuis des années.
Son pantalon cargo noir est glissé dans la même paire de bottes noires que celles qu’il
portait quand je l’ai vu la première fois à l’asile, élégantes et arrivant à mi-mollet,
confectionnées dans un cuir souple qui lui va tellement bien qu’elles ont l’air d’avoir
été fabriquées sur mesure. Mais il ne porte aucune arme.
Et je suis assez curieuse pour poser la question.
– Adam ?
Il lève la tête et se fige. Bat des paupières, sourcils arqués, bouche bée. Ses yeux
naviguent sur la moindre parcelle de mon corps, s’attardent sur le harnais qui façonne
ma poitrine, les armes sanglées contre ma taille.
Il ne dit rien. Se contente de me fixer jusqu’à ce qu’il finisse par détourner le
regard, le souffle court, comme sous l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Il se
passe une main dans les cheveux, la presse contre son front et marmonne qu’il revient
dans une minute. Puis il quitte la salle.
J’ai la nausée.
Kenji se racle la gorge, bruyamment. Secoue la tête.
– Waouh ! s’exclame-t-il. Franchement, t’as l’intention de tuer ce mec ?
– Quoi ?
Kenji me regarde comme si j’étais carrément stupide.
– Tu peux quand même pas te pavaner, l’air de dire : « Oh, Adam, regarde-moi,
regarde comme je suis sexy dans ma nouvelle tenue ! », avec des battements de cils…
Je riposte illico :
– Des battements de cils ? Mais de quoi tu parles ? Je ne le regarde pas en battant
des cils ! Et c’est la tenue que je porte tous les jours…
Kenji étouffe un grognement. Hausse les épaules et réplique :
– Ouais, eh ben elle a l’air différente.
– T’es cinglé ?
– Je dis seulement, reprend-il en levant les mains en signe de reddition, que si
j’étais à sa place, tu vois, et que t’étais ma copine, et que tu te baladais comme ça et
que je pouvais pas te toucher… (Il regarde ailleurs. Hausse encore les épaules.) … Eh
ben, je dis juste que j’envie pas ce pauvre diable.
– Je ne sais pas quoi faire, dis-je dans un murmure. Je n’essaie pas de lui faire du
mal…
– Oh et puis merde. Oublie ce que j’ai dit, déclare-t-il en agitant les bras. Sérieux.
C’est pas mes oignons. (Il me lance un regard.) Et ne t’avise pas de considérer ça
comme une invitation à me confier, là maintenant, tous les sentiments que tu gardes
pour toi.
Je le regarde en plissant les yeux.
– Je n’ai pas l’intention de te dire quoi que ce soit.
– Bien. Parce que je ne veux rien savoir.
– T’as déjà eu une copine, Kenji ?
– Quoi ? (À l’évidence, je l’ai mortellement offensé.) Est-ce que j’ai l’air d’un mec
qui n’a jamais eu de copine ? Est-ce que tu m’as bien regardé ?
Je lève les yeux au ciel.
– Oublie cette question.
– J’arrive même pas à croire que tu viens de la poser.
– T’es pas du style à toujours dire que tu ne veux pas parler de tes sentiments ? je
lui rétorque.
– Non. J’ai dit que je ne voulais pas parler de tes sentiments, se défend-il en me
pointant du doigt. J’ai aucun problème à parler des miens.
– Alors tu veux qu’on en parle ?
– Sûrement pas.
– Mais…
– Non.
– Bon. (Je détourne le regard. Teste la résistance des bretelles qui me sanglent le
dos.) Et ta tenue alors, c’est quoi au juste ? je lui demande.
– Comment ça, ma tenue, c’est quoi ? (Il fronce les sourcils. Se passe les mains
sur sa combinaison.) C’est une tenue qui déchire un max !
Je me mords la lèvre pour ne pas sourire.
– Je voulais juste dire : pourquoi tu portes une combinaison ? Pourquoi toi, et pas
Adam ?
Il hausse les épaules.
– Adam n’en a pas besoin. Peu de gens en ont besoin… Tout dépend du genre de
don qu’on possède. Pour ma part, cette tenue me facilite drôlement la vie. Je ne
l’utilise pas tout le temps, mais pour une mission sérieuse, elle m’aide vraiment.
Genre… quand j’ai besoin de me fondre dans un environnement, explique-t-il, c’est
moins compliqué si je change une seule couleur – d’où le noir –, et si j’ai trop de
couches et de pièces de vêtements qui flottent autour de moi, je dois davantage faire
gaffe à fondre tous les détails dans le décor. Si je n’ai qu’une seule tenue d’une seule
couleur, je deviens un meilleur caméléon. En outre, ajoute-t-il en faisant saillir ses
biceps, j’ai un look sexy d’enfer avec ça !
Je rassemble tout mon sang-froid pour ne pas exploser de rire.
– Bon, mais Adam ? je lui demande. Il n’a pas besoin d’une tenue spéciale ni de
pistolets ? Ça ne me semble pas juste.
– J’ai des armes, dit Adam en revenant dans la salle. (Ses yeux sont focalisés sur
les poings qu’il serre et desserre devant lui.) Sauf que tu peux pas les voir.
Impossible de ne pas le regarder, de ne pas le fixer.
– Des flingues invisibles, hein ? ricane Kenji. Trop mignon. Je crois pas avoir
connu ce genre de jouet quand j’étais môme.
Adam lui décoche un regard meurtrier.
– J’ai neuf armes différentes dissimulées sur mon corps, là, maintenant. Tu veux
choisir celle dont je vais me servir pour t’éclater la tête ? Ou c’est moi qui choisis ?
– C’était une blague, Kent. Merde alors. Je rigolais…
– OK, les amis !
On se retourne comme un seul homme en entendant la voix de Castle.
Il nous examine tous les 3.
– Vous êtes prêts ?
Je réponds « oui ».
Adam hoche la tête.
– C’est parti, dit Kenji.
– Suivez-moi, dit Castle.
31
Il est 10 h 32.
Il nous reste exactement 1 heure et 28 minutes avant notre rencontre prévue avec le
commandant suprême.
Voici le plan :
Castle et tous les membres valides du Point Oméga se trouvent déjà en position. Ils
sont partis il y a une demi-heure. Ils se cachent dans des bâtiments abandonnés, situés
autour du périmètre du point de rencontre indiqué sur le message. Ils seront prêts à
lancer l’offensive sitôt que Castle leur donnera le signal… Et Castle le donnera
seulement s’il nous sent en danger.
Adam, Kenji et moi allons nous déplacer à pied.
Kenji et Adam ont l’habitude des zones non réglementées : en tant que soldats, on
leur demandait de connaître les secteurs strictement prohibés. Personne n’a le droit de
circuler sur les terres de notre ancien monde. Les petites rues et ruelles étranges, les
vieux restaurants et les immeubles de bureaux sont interdits d’accès.
D’après Kenji, notre point de rendez-vous se trouve dans l’une des rares banlieues
qui tiennent encore debout. Il dit qu’il la connaît bien. Apparemment, quand il était
soldat, on l’a souvent envoyé en mission dans ce secteur, chaque fois pour y déposer
des paquets anonymes dans une boîte aux lettres abandonnée. On ne lui a jamais
expliqué ce que contenaient ces colis, et lui n’était pas stupide au point de poser la
question.
Il trouve même bizarre que ces vieilles maisons soient encore habitables, surtout
que le Rétablissement veille ardemment à ce que les civils ne cherchent pas à y
retourner. En fait, la plupart des quartiers résidentiels ont été démolis aussitôt après la
première prise de pouvoir. Il est donc très, très rare de trouver des rues épargnées.
Mais l’adresse écrite en lettres capitales est la suivante : 1542 SYCAMORE
On va rencontrer le commandant suprême dans ce qui était autrefois la maison
d’un particulier.
– Bon, alors qu’est-ce qu’on fait, d’après vous ? On sonne à la porte ?
Kenji nous guide vers la sortie du Point Oméga. Je regarde droit devant, dans ce
tunnel chichement éclairé, en évitant de penser aux 35 pics-verts qui s’en donnent à
cœur joie dans mon ventre.
– Qu’est-ce que vous en pensez ? demande à nouveau Kenji. C’est un peu gros,
non ? Peut-être qu’on devrait juste frapper à la porte ?
J’essaie de rire, mais sans grand enthousiasme.
Adam ne desserre pas les dents.
– OK, OK, reprend Kenji, très sérieux à présent. Une fois qu’on sera dehors, vous
savez comment agir. On se tient par la main. Je diffuse ma force pour nous rendre
tous les trois invisibles. Vous vous placez de chaque côté. Pigé ?
J’acquiesce en évitant de regarder Adam.
Ce sera l’une des premières fois qu’il testera ses capacités ; il va devoir neutraliser
son don tant qu’il restera relié à Kenji. S’il n’y parvient pas, le transfert de Kenji ne
marchera pas sur Adam, et Adam sera exposé. Au danger.
– Kent, demande Kenji, tu mesures les risques, hein ? Si t’arrives pas à réussir ce
truc…
Adam hoche la tête. Son visage reste impassible. Il dit qu’il s’est entraîné chaque
jour avec Castle pour parvenir à se contrôler. Il dit que ça va bien se passer.
Il me regarde en disant ça.
Mes émotions sautent en parachute.
Je remarque à peine qu’on s’approche de la surface, quand Kenji nous fait signe
de le suivre en grimpant sur une échelle. Je lui emboîte le pas, tout en essayant de
réfléchir, de repasser encore et encore dans ma tête la stratégie mise au point aux
aurores.
Nous rendre sur place, c’est le plus facile.
Entrer dans la maison, c’est là que ça se corse.
On est censés faire semblant de procéder à un échange : nos otages se trouvent
normalement avec le commandant suprême, et moi, je dois superviser leur libération.
C’est moi contre eux.
À vrai dire, on n’a aucune idée de ce qui va se passer. On ne sait pas, par exemple,
qui va nous ouvrir la porte. On ne sait pas si quelqu’un va nous ouvrir. On ne sait
même pas si la rencontre aura lieu dans la maison ou simplement devant celle-ci. On
ne sait pas non plus comment ils vont réagir en voyant Adam et Kenji et l’arsenal
improvisé qu’on a sanglé sur notre corps.
On ignore s’ils ne vont pas se mettre à tirer d’emblée.
C’est la partie qui m’effraie. Je m’inquiète moins pour moi que pour Adam et
Kenji. Ils forment en quelque sorte le coup de théâtre de ce plan. L’élément de
surprise. Les deux imprévus susceptibles de nous donner le seul avantage à notre
portée pour l’instant, ou les deux imprévus qui meurent au moment même où ils se
font repérer. Et je commence à me dire que c’est une très mauvaise idée.
Je commence à me demander si je n’avais pas tort. Si je suis vraiment capable de
gérer la situation.
– Attendez-moi là.
Kenji nous dit de rester tapis, tandis qu’il passe la tête par la porte de sortie. Il a
déjà disparu de notre champ de vision, et sa silhouette se fond dans le décor. Dès que
la voie sera libre, il nous fera signe.
Adam et moi observons un silence total.
Je suis trop nerveuse pour parler.
Trop nerveuse pour réfléchir.
Je peux y arriver, on peut y arriver, on n’a pas d’autre choix , voilà ce que je
n’arrête pas de me répéter.
– Allons-y.
J’entends la voix de Kenji au-dessus de nous. Adam et moi le suivons jusqu’au
dernier barreau de l’échelle. On emprunte l’une des sorties de secours du Point
Oméga… une sortie que seules 7 personnes connaissent, d’après Castle. On prend
toutes les précautions nécessaires. Adam et moi nous débrouillons pour nous hisser à
la surface, et je sens aussitôt le froid et la main de Kenji se glisser autour de ma taille.
Le froid le froid le froid. Il découpe l’air comme 1 000 petits couteaux qui hachent
notre peau en tranches. Je baisse les yeux et ne vois rien d’autre qu’un miroitement à
peine perceptible là où devraient apparaître mes bottines. J’agite les doigts sous mes
yeux.
Rien.
Je regarde alentour.
Ni Adam ni Kenji, hormis sa main visible posée à présent au creux de mon dos.
Ça a marché. Adam a réussi. Je suis si soulagée que j’ai envie de chanter.
– Vous m’entendez, les garçons ? je murmure, ravie que personne ne puisse me
voir sourire.
– Ouais.
– Ouais, je suis là, dit Adam.
– T’as bien bossé, Kent, lui dit Kenji. Je sais que c’est pas facile pour toi.
– Pas de problème, dit Adam. Ça va. Allons-y.
– Ça roule.
On forme une chaîne humaine.
Kenji se tient entre Adam et moi, et on est reliés entre nous par nos mains, tandis
que Kenji nous guide dans cette zone déserte. Je n’ai aucune idée de l’endroit où on se
trouve, et je me rends compte que je sais rarement où je suis. Ce monde m’est encore
tellement étranger, tellement nouveau. Mon long isolement, pendant que la planète
s’écroulait en miettes, ne m’a pas facilité la tâche.
Plus on s’éloigne du Point, plus on s’approche de la grand-rue et des complexes
installés à moins de 1 500 mètres d’ici. J’aperçois déjà les structures métalliques en
forme de cubes.
Kenji s’arrête brusquement.
Ne dit rien.
– Pourquoi on n’avance plus ? je demande.
Kenji me fait « chut ».
– Tu entends ?
– Quoi ?
Adam manque s’étrangler.
– Merde ! J’entends quelqu’un…
– Un tank, rectifie Kenji.
– Plusieurs même, renchérit Adam.
– Alors pourquoi on reste là…
– Attends, Juliette, une seconde…
Et je les vois. Un défilé de tanks qui descendent la rue principale. J’en dénombre 6
en tout.
Kenji étouffe un chapelet de jurons.
– Qu’est-ce qui se passe ? je demande. C’est quoi, le problème ?
– Chaque fois que Warner nous a ordonné de sortir plus de deux à la fois sur le
même itinéraire, c’était pour une seule et unique raison, me dit Adam.
– Et alors… ?
– Ils se préparent pour la bataille.
J’ai le souffle coupé.
– Il est courant, dit Kenji. Merde ! Bien sûr qu’il sait ! Castle avait raison. Il sait
qu’on amène du renfort. Merde.
– T’as l’heure, Kenji ?
– Il nous reste environ quarante-cinq minutes.
– Alors on se bouge, lui dis-je. On n’a pas le temps de s’inquiéter de la suite des
événements. Castle est prêt… Il anticipe ce genre de trucs. Tout va bien se passer.
Mais si on n’arrive pas à temps, Winston et Brendan et les autres risquent de mourir
aujourd’hui.
– Nous-mêmes risquons de mourir aujourd’hui, me fait-il remarquer.
– Ouais. Nous aussi.
On sillonne les rues à présent. Sans traîner. On file à travers la clairière pour
rejoindre un semblant de civilisation, et c’est alors que s’offrent à ma vue les vestiges
d’un monde cruellement familier. Des petites maisons carrées avec des petits jardins
carrés désormais remplis de mauvaises herbes qui pourrissent au vent. Elles crissent
sous nos pieds, glacées et hostiles. On compte les maisons.
1542 Sycamore.
Ça doit être celle-ci. Impossible de la manquer.
C’est la seule de toute la rue qui semble en état. La peinture est récente, propre,
dans un joli ton turquoise. Une petite volée de marches mène à la véranda, où je
remarque deux rocking-chairs en rotin blanc et une énorme jardinière débordant de
fleurs bleu vif que je n’avais jamais vues. J’aperçois un paillasson en caoutchouc, un
carillon suspendu à une poutre en bois, des pots en terre cuite et une petite pelle dans
un coin. C’est tout tout tout ce qu’on ne peut plus avoir.
Quelqu’un habite ici.
C’est impossible, sinon.
J’entraîne Kenji et Adam vers ce logement, submergée par l’émotion, en oubliant
presque qu’on n’a plus le droit de vivre dans cet ancien monde si joli.
Quelqu’un me tire vers l’arrière.
– C’est pas là, me dit Kenji. On s’est trompés de rue. Merde. C’est pas la bonne…
On est censés se trouver deux rues plus bas…
– Mais la maison… Enfin, Kenji, quelqu’un y vit…
– Personne n’habite là, dit-il. Ils ont dû installer ce truc pour nous dérouter… En
fait, je parie que cette baraque est bourrée de C 4. C’est sans doute un piège destiné à
attraper les gens qui s’aventurent en terrain non réglementé. Allez, viens, ajoute-t-il en
me tirant de nouveau par la main, faut qu’on se dépêche. Il nous reste sept minutes !
Et même si on s’est mis à courir, je n’arrête pas de regarder derrière moi et guette
le moindre signe de vie ; j’attends d’apercevoir quelqu’un qui sortirait voir s’il y a du
courrier dans la boîte aux lettres, j’attends de voir un oiseau passer à tire-d’aile.
Et peut-être que je l’imagine.
Peut-être que je suis folle.
Mais j’aurais juré avoir vu un rideau frémir à la fenêtre du premier.
33
90 secondes.
La vraie maison du 1542 Sycamore est tout aussi décrépie que je l’imaginais. Elle
tombe en ruine, et son toit gémit sous le poids de trop d’années de négligence. Adam,
Kenji et moi sommes cachés au coin de la rue, même si nous restons en principe
toujours invisibles. Il n’y a pas âme qui vive nulle part, et la bâtisse semble à
l’abandon. Je commence à me demander si tout ça n’est pas un canular très élaboré.
75 secondes.
J’ai soudain une inspiration.
– Vous deux, restez cachés, dis-je à Kenji et à Adam. Je veux qu’il me croie seule.
Si ça tourne mal, vous pourrez toujours surgir, OK ? Sinon votre présence risque de
semer trop rapidement la panique.
Ils restent un petit moment sans réagir.
– Merde. C’est une bonne idée, finit par dire Kenji. J’aurais dû y penser.
Je ne peux m’empêcher de sourire, juste un peu.
– Je vais vous lâcher maintenant.
– Hé… Bonne chance, dit Kenji d’une voix incroyablement douce. On sera juste
derrière toi.
– Juliette…
J’hésite en entendant la voix d’Adam.
Il va dire un truc, mais semble se raviser. Il se racle la gorge. Murmure :
– Promets-moi d’être prudente.
– C’est promis, je murmure au vent, en combattant mes émotions.
Pas maintenant. Je ne peux pas gérer ça maintenant. Je dois me concentrer.
Alors je prends une profonde inspiration.
J’avance.
Je lâche prise.
Une explosion.
Le bruit du verre qui vole en éclats.
Quelqu’un me tire violemment en arrière, au moment où je presse la détente, et la
balle atteint la vitre derrière la tête d’Anderson.
On m’oblige à faire volte-face.
Kenji me secoue, me secoue tellement fort que je sens ma tête bringuebaler d’avant
en arrière, et il me hurle au visage, me dit qu’on doit partir, que je dois lâcher le
pistolet, et il ajoute, pantelant :
– Il faut que tu t’en ailles, OK ? Juliette ? Tu me comprends ? Il faut que tu files, là
maintenant. Tout va bien se passer… Tu n’as rien à craindre… Ça va aller, il suffit
que tu…
– Non, Kenji…
J’essaie de l’empêcher de m’arracher à cet endroit, de rester plantée là parce qu’il
ne comprend pas. Il faut qu’il comprenne.
– Je dois le tuer. Je dois m’assurer qu’il meure, lui dis-je. Laisse-moi juste une
seconde de plus…
– Non, réplique-t-il, pas encore, pas maintenant.
Et Kenji me regarde comme s’il était à deux doigts de craquer, comme s’il avait vu
sur mon visage un truc qu’il aurait préféré ne jamais voir.
– On ne peut pas, ajoute-t-il. On ne peut pas encore le tuer. C’est trop tôt, tu
comprends ?
Eh bien non, c’est pas trop tôt, et je ne comprends pas ce qui se passe, mais Kenji
m’attrape la main et me détache le pistolet des doigts, dont j’ignorais qu’ils serraient
aussi fort la crosse. Je bats des paupières. Je suis désorientée et déçue. Je regarde mes
mains. Ma combinaison. Et je ne comprends pas tout de suite d’où provient tout ce
sang.
Je jette un coup d’œil à Anderson.
Ses yeux sont révulsés. Kenji lui prend le pouls. Il me regarde en disant :
– Je crois qu’il s’est évanoui.
Et mon corps se met à trembler si violemment que je peux à peine tenir debout.
Qu’est-ce que j’ai fait… ?
Je recule, j’ai besoin d’un mur auquel m’accrocher, quelque chose de solide pour
me tenir, et Kenji me rattrape fermement avec un bras, tout en me maintenant la tête
avec son autre main, et j’ai l’impression que je pourrais avoir envie de hurler, mais
bizarrement, ça m’est impossible. Je ne peux rien faire d’autre, hormis subir les
tremblements qui m’agitent tout le long du corps.
– On doit s’en aller, me dit Kenji en me caressant les cheveux dans un élan de
tendresse.
Je sais que c’est rare chez lui. Je ferme les yeux sur son épaule en voulant puiser
de la force dans sa chaleur.
– Ça va aller ? me demande-t-il. Faut que tu marches avec moi, OK ? On va devoir
courir aussi.
– Warner, dis-je dans un souffle, en m’arrachant à l’étreinte de Kenji, les yeux
exorbités. Où est…
Il est inconscient.
Affalé comme une masse par terre. Les bras liés derrière le dos, une seringue vide
jetée sur le tapis, à côté de lui.
– Je me suis chargé de Warner, dit Kenji.
Soudain, tout me revient violemment d’un seul coup. Toutes les raisons pour
lesquelles on est censés se trouver là, ce qu’on tentait d’accomplir au départ, ce que
j’ai fait en réalité et ce que j’allais faire.
– Kenji, dis-je en suffoquant. Kenji, où est Adam ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Où
sont les otages ? Est-ce que tout le monde va bien ?
– Adam va bien, me rassure-t-il. On s’est introduits par la porte de derrière, et on a
trouvé Ian et Emory. (Il regarde en direction de la cuisine.) Ils sont dans un sale état,
mais Adam se charge de les faire sortir et essaie de les réveiller.
– Et les autres ? Brendan ? Et… et Winston ?
Kenji secoue la tête.
– Aucune idée. Mais j’ai le sentiment qu’on pourra les récupérer.
– Comment ?
Kenji désigne Warner d’un hochement de tête.
– On va prendre ce gosse en otage.
– Quoi ?
– C’est plus sûr. Un autre échange. Un vrai, cette fois. Et puis tout ira bien. Tu lui
prends ses armes, et l’enfant chéri du Rétablissement devient inoffensif.
Kenji s’avance alors vers le corps immobile de Warner. Il le touche de la pointe de
sa botte avant de le hisser sur ses épaules. Je ne peux m’empêcher de remarquer le
bras blessé et sanguinolent de Warner.
– Allez, reprend Kenji sans animosité, tout en m’observant comme s’il doutait
encore que je tienne sur mes jambes. Sortons d’ici… C’est dément là-dehors, et il
nous reste peu de temps avant qu’ils ne déboulent dans cette rue…
– Qu’est-ce que tu veux dire… ?
Kenji me regarde, l’incrédulité s’inscrivant sur son visage.
– La guerre, princesse. Ils sont tous en train de se battre comme des fous à
l’extérieur…
– Mais Anderson n’a jamais donné le signal… Il disait qu’ils attendaient son feu
vert…
– Non, réplique Kenji. Anderson n’a pris aucune décision. Mais Castle, oui.
Bon
sang !
– Juliette !
Adam se précipite dans la maison et gesticule en cherchant mon visage, jusqu’à ce
que je coure vers lui. Alors il me prend dans ses bras, sans se rappeler qu’on ne fait
plus ça, qu’on n’est plus ensemble, qu’il ne devrait pas me toucher du tout.
– Tu vas bien… Tu vas bien…
– ON SE BARRE ! braille Kenji pour la dernière fois. Je sais bien que c’est un
moment émouvant et tout ça, mais faut qu’on bouge notre cul. Je te jure, Kent…
Mais Kenji s’interrompt net.
Et baisse les yeux.
Adam est à genoux ; la peur, la douleur, l’horreur, la colère et la terreur s’affichent
sur le moindre trait de son visage, et j’essaie de le secouer, j’essaie de lui faire dire ce
qui ne va pas, mais il ne peut pas bouger, il est pétrifié, le regard figé sur le corps
d’Anderson, tandis que ses mains se tendent vers ces cheveux si impeccablement
coiffés tout à l’heure, et je le supplie de me parler, de me dire ce qui s’est passé, et
c’est comme si le monde se métamorphosait dans ses yeux, comme si tout ce qu’il
croyait vert était devenu brun, comme si tout ce qu’il croyait en haut se trouvait en
réalité en bas, comme si rien ne pourrait plus jamais tourner rond dans ce monde et
qu’il n’y aurait plus rien de bien, et ses lèvres s’entrouvrent.
Il tente de parler.
– Mon père, dit-il. Cet homme est mon père.
39
– Merde !
Kenji ferme les yeux comme s’il ne pouvait croire à ce qui passe en ce moment.
– Merde, merde, merde.
Il déplace Warner sur ses épaules, hésite entre l’émotion et le courage du soldat,
puis déclare :
– Adam, mon pote, je suis désolé, mais faut vraiment qu’on se tire d’ici…
Adam se relève, bat des paupières pour repousser, j’imagine, des milliers de
pensées, de souvenirs, de soucis, d’hypothèses, et je prononce son nom, mais c’est
comme s’il ne pouvait même pas l’entendre. Il est troublé, désorienté, et je me
demande comment cet homme pourrait bien être son père, alors qu’Adam m’avait dit
que celui-ci était mort.
Le moment semble mal choisi pour ce genre de conversation.
Quelque chose explose au loin, et le sol, les fenêtres et les portes de la maison sont
ébranlés sous l’impact, en replongeant aussitôt Adam dans la réalité. Il fait un bond,
saisit mon bras, et on se précipite à l’extérieur.
Kenji nous devance et se débrouille, je ne sais pas comment, pour courir malgré le
poids du corps de Warner, inerte sur son épaule, et il nous crie de le suivre de près. Je
regarde de tous côtés la pagaille qui nous entoure. Les coups de feu sont trop près
trop près trop près.
– Où sont Ian et Emory ? je demande à Adam. T’as réussi à les faire sortir ?
– Deux de nos gars se battaient pas très loin d’ici, et ils ont réussi à réquisitionner
un des tanks… Je leur ai demandé de ramener Ian et Emory au Point, me hurle-t-il
pour se faire entendre. C’était le moyen de transport le plus sûr.
Je hoche la tête, pantelante, tandis qu’on fonce dans les rues, et j’essaie de me
concentrer sur les bruits environnants, de comprendre qui l’emporte, de savoir si nos
effectifs ont été décimés. On tourne à l’angle d’un mur.
On pourrait s’attendre à un véritable massacre.
50 de nos camarades se battent contre 500 soldats d’Anderson, qui vident leurs
cartouches sans interruption, tirent sur tout ce qui bouge. Castle et les autres tiennent
bon ; blessés, ensanglantés, ils ripostent comme ils peuvent. Nos hommes et nos
femmes sont armés et assaillent l’ennemi en lui rendant coup pour coup ; d’autres se
battent de la seule manière qu’ils connaissent : un homme a posé les mains au sol et
transforme la terre en glace sous les bottes des soldats, qui perdent ensuite l’équilibre ;
un deuxième charge les militaires à une telle vitesse que sa silhouette devient floue, si
bien qu’il les désarçonne et parvient à leur voler leurs armes. Je lève la tête et vois une
femme cachée dans un arbre qui lance probablement des couteaux ou des flèches avec
une telle rapidité que les soldats n’ont pas le temps de réagir avant d’être frappés de
plein fouet.
Puis j’aperçois Castle au milieu de tout ça ; les mains tendues au-dessus de la tête,
il crée, par la seule force émanant de ses doigts, un véritable tourbillon de poussière,
de gravats, de bouts de ferraille et de branches mortes. Les autres ont formé une
muraille humaine autour de lui pour le protéger, tandis qu’il produit un cyclone d’une
telle ampleur que je vois bien qu’il lutte pour en garder le contrôle.
Puis
il lâche tout.
Les soldats hurlent, poussent des cris, se replient et courent se mettre à l’abri, mais
la plupart sont trop lents pour échapper à la portée d’une telle force destructrice, si
bien qu’ils se retrouvent à terre, transpercés par des bris de verre, de pierre, de bois et
de métal déchiqueté, mais je sais aussi que cette riposte ne durera pas longtemps.
Quelqu’un doit prévenir Castle.
Quelqu’un doit lui dire de partir, de s’en aller d’ici, qu’Anderson est à terre et
qu’on a récupéré 2 de nos otages, avec Warner en prime. Castle doit ramener nos
hommes et nos femmes au Point Omega avant que les soldats ne réagissent et que l’un
d’entre eux ne lance une bombe assez grosse pour tout détruire. Nos effectifs ne
tiendront pas longtemps, et c’est l’occasion idéale pour qu’ils aillent se mettre à l’abri.
Je fais part de mes réflexions à Adam et à Kenji.
– Mais comment ? braille Kenji pour couvrir le vacarme ambiant. Comment le
rejoindre ? Si on court sur le champ de bataille, on est morts ! Il faut qu’on fasse
diversion…
– Quoi ? dis-je en hurlant.
– Une diversion ! beugle-t-il. Il nous faut un truc qui déstabilise les soldats assez
longtemps pour qu’un de nous trois récupère Castle et lui donne le feu vert… On n’a
pas beaucoup de temps…
Adam m’agrippe déjà, essaie déjà de m’arrêter, me supplie déjà de ne pas faire ce
qu’il croit que je vais faire, et je lui dis que tout va bien. Je lui dis de ne pas
s’inquiéter. Je lui dis d’aller mettre les autres à l’abri et lui promets que tout va très
bien se passer pour moi, mais il tend les mains, m’implore du regard, et je suis tentée
de rester là, tout près de lui, mais je me détache de lui. J’ai enfin compris ce qu’on
attend de moi ; je suis enfin prête à apporter mon aide. Je suis enfin plus ou moins
certaine que cette fois, peut-être, je pourrai me contrôler et que je dois tenter le coup.
Alors je recule en trébuchant.
Je ferme les yeux.
Je lâche prise.
L’heure du déjeuner.
Kenji et moi sommes installés d’un côté de la table, Adam et James de l’autre.
Ça fait une demi-heure qu’on est assis là, à discuter de ma conversation avec
Warner. Comme par hasard, j’ai occulté la partie concernant mon journal, même si je
commence à me demander si je n’aurais pas dû en parler. Je me demande aussi si je
ne devrais pas tout bonnement révéler que Warner peut également me toucher. Je ne
sais même pas pour quelle raison ça lui est possible. Peut-être que Warner, c’est ce
coup de pot incroyable que j’attribuais au début à Adam. Peut-être que tout ça n’est
qu’une espèce de blague prodigieuse racontée à mes dépens.
Je ne sais toujours pas comment agir.
Mais, bizarrement, les détails annexes de mon dialogue avec Warner me semblent
trop personnels, trop gênants pour les partager. Je ne veux pas qu’on sache, par
exemple, que Warner a dit qu’il m’aimait. Je ne veux pas qu’on sache qu’il détient
mon journal ou qu’il l’a lu. Adam est la seule autre personne à connaître l’existence
même de ce carnet, et lui, au moins, a eu la gentillesse de respecter mon intimité. Pour
commencer, c’est lui qui a sauvé mon journal de l’asile, qui me l’a rapporté. Mais il
m’a dit qu’il n’avait jamais lu ce que j’y avais écrit, qu’il savait que ce devaient être
des pensées très personnelles et qu’il ne souhaitait pas s’immiscer dedans.
Warner, en revanche, m’a dévasté le cerveau.
Je me sens tellement plus inquiète en sa présence désormais. À la seule pensée de
me retrouver avec lui, je deviens angoissée, nerveuse, tellement vulnérable. Je déteste
l’idée qu’il connaisse mes secrets. Mes pensées intimes.
Ce ne devrait pas être lui qui connaisse tout de moi.
Ce devrait être lui. Celui qui est assis juste en face de moi. Celui qui a les yeux
bleu foncé et les cheveux bruns, et les mains qui ont touché mon cœur, mon corps. Je
le veux. Je le voudrai toujours.
Et il n’a pas l’air d’aller bien en cet instant.
Adam garde la tête baissée, les sourcils froncés, les mains jointes, doigts entrelacés
sur la table. Il n’a pas touché à son assiette ni dit un mot depuis que je leur ai livré le
résumé de ma rencontre avec Warner. Kenji a été tout aussi tranquille. Tout le monde
est un peu plus grave depuis notre récente bataille – on a perdu plusieurs des nôtres
du Point Oméga.
J’inspire un grand coup et j’essaie de nouveau.
– Alors qu’est-ce que vous en pensez ? je leur demande. De ce qu’il a dit sur
Anderson ?
Je fais attention à ne plus employer le mot père, surtout devant James. J’ignore si
Adam a révélé quoi que ce soit à son cadet, mais ça ne me regarde pas. Qui plus est,
Adam n’en a pas reparlé depuis notre retour, et ça fait déjà 2 jours.
– Vous pensez qu’il a raison de croire qu’Anderson se moque d’avoir son fils
retenu en otage ?
James gigote sur le banc, plisse les yeux en mastiquant ses aliments, tout en
considérant notre groupe comme s’il espérait mémoriser la moindre de nos paroles.
Adam se masse le front.
– En fait, ça pourrait présenter un certain avantage, répond-il enfin.
Kenji fronce les sourcils à son tour, croise les bras et se penche en avant.
– Ouais. C’est un peu bizarre. On n’a pas eu de nouvelles de leur camp depuis
plus de quarante-huit heures.
– Qu’est-ce qu’en pense Castle ? je demande.
Kenji hausse les épaules.
– Il est stressé. Ian et Emory étaient salement amochés quand on les a retrouvés. Je
pense qu’ils n’ont pas encore repris connaissance, même si Sonya et Sara travaillent
non-stop pour les aider. Je crois que Castle s’inquiète qu’on n’ait pas récupéré
Winston et Brendan.
– Peut-être que leur silence a un rapport avec le fait que tu aies tiré dans les jambes
d’Anderson, remarque Adam. Peut-être qu’il se rétablit.
Je manque m’étrangler avec mon verre d’eau. J’observe Kenji du coin de l’œil
pour voir s’il va corriger la supposition d’Adam, mais il ne bronche même pas. Alors
je ne dis rien.
Kenji hoche la tête, puis reprend la parole.
– Exact. Ouais, j’ai failli oublier ça. (Il marque une pause.) Ça paraît logique.
– Tu lui as tiré dans les jambes ? demande James à Kenji, en écarquillant les yeux.
Kenji se racle la gorge et prend soin de ne pas me regarder. Je me demande
pourquoi il me protège sur ce coup. Pourquoi il pense qu’il vaut mieux ne pas dire ce
qui s’est réellement passé.
– Ouais, confirme-t-il, avant d’avaler une nouvelle bouchée.
Adam prend une profonde inspiration. Relève ses manches, examine la série de
cercles concentriques tatoués sur ses avant-bras, souvenirs de son passé militaire.
– Mais pourquoi ? demande James à Kenji.
– Pourquoi quoi, petit ?
– Pourquoi tu l’as pas tué ? Pourquoi tu lui as juste tiré dans les jambes ? T’as pas
dit que c’était le pire de tous ? La raison de tous nos problèmes ?
Kenji reste muet quelques instants. Il agrippe sa cuillère, l’agite dans son assiette.
Puis finit par la reposer. Fait signe à James de le rejoindre. Je glisse sur le banc pour
lui faire de la place.
– Viens par ici, dit-il à James en le serrant tout contre lui.
James entoure la taille de Kenji de ses bras, et Kenji lui ébouriffe affectueusement
les cheveux.
J’ignorais qu’ils étaient aussi proches.
J’oublie tout le temps que tous les 3 sont camarades de chambre.
– Bon, alors t’es prêt pour une petite leçon ? dit-il à James.
James hoche la tête.
– Voilà : Castle nous dit toujours qu’on ne peut pas se contenter de couper la tête,
tu vois ? (Il hésite, rassemble ses idées.) Genre… on tue le chef ennemi, et après ?
Qu’est-ce qui se passe ?
– La paix dans le monde, répond James.
– Faux. Ce serait la pagaille totale. (Kenji secoue la tête. Se frotte le bout du nez.)
Et la pagaille, c’est vachement plus dur à combattre.
– Alors, comment tu gagnes ?
– Bonne question. Ben c’est là tout le problème. On ne peut liquider le chef de nos
adversaires que lorsqu’on est prêt à prendre la relève… uniquement quand il y a un
nouveau chef pour remplacer l’ancien. Les gens ont besoin de se rassembler autour de
quelqu’un, pas vrai ? Et on n’est pas encore prêts. (Il hausse les épaules.) C’était censé
être une bataille contre Warner… Le liquider lui n’aurait pas posé de problème. Mais
descendre son père, ce serait réclamer l’anarchie absolue dans tout le pays. Et
l’anarchie, ça signifie qu’il risque d’y avoir quelqu’un d’autre – même encore pire, si
ça se trouve – susceptible de prendre le pouvoir avant nous.
James répond quelque chose, mais je ne l’entends pas.
Adam me dévisage.
Il me dévisage et ne fait pas semblant de ne pas me regarder. Il ne détourne pas les
yeux. Il ne dit pas un mot. Son regard se déplace de mes yeux à ma bouche, s’attarde
sur mes lèvres une seconde de trop. Finalement, il regarde ailleurs, l’espace d’un bref
instant, avant de planter à nouveau ses yeux dans les miens. Plus profondément
encore. Avec un regain d’avidité.
Mon cœur commence à me faire mal.
J’observe le mouvement douloureux dans sa gorge. Sa poitrine qui se soulève et
s’abaisse. La tension dans sa mâchoire et sa manière d’être assis parfaitement
immobile. Il ne dit rien, rien du tout.
Je meurs tellement d’envie de le toucher.
– Gros malin, va ! glousse Kenji en réagissant à une remarque de James. Tu sais
bien que c’est pas ce que je voulais dire. En tout cas, soupire-t-il, on n’est pas encore
prêts pour gérer ce genre de folie, là maintenant. On liquidera Anderson quand on
sera prêts à prendre le pouvoir. C’est la seule manière d’agir dans les règles.
Adam se lève brusquement. Il repousse l’assiette à laquelle il n’a pas touché, se
racle la gorge. Regarde Kenji.
– Alors, c’est pour ça que tu ne l’as pas tué quand il était juste devant toi.
Kenji se gratte la nuque, mal à l’aise.
– Écoute, mon pote… si j’avais su que…
– Laisse tomber, l’interrompt Adam. Tu m’as rendu service.
– Comment ça ? Hé, mec… où tu vas ?…
– Ça change tout.
Castle ne me regarde même pas.
– Ça… enfin… ça signifie tellement de choses, dit-il. On va devoir tout lui dire et
lui faire passer des tests pour en être sûr, mais je suis quasi certain que c’est la seule
explication. Et il sera le bienvenu s’il souhaite se réfugier ici… Je vais devoir lui
fournir une chambre permanente, lui permettre de vivre parmi nous comme notre
égal. Je ne peux plus le garder ici comme prisonnier ; c’est la moindre des choses…
– Quoi ?! Mais Castle… pourquoi ? C’est lui qui a failli tuer Adam ! Et Kenji !
– Vous devez comprendre. Cette nouvelle pourrait totalement changer sa
conception de l’existence.
Castle secoue la tête, les yeux écarquillés, une main recouvrant à moitié sa bouche.
– Il risque de mal réagir… comme il peut être aux anges ou perdre complètement
la tête… ou se réveiller dans la peau d’un nouvel homme, du jour au lendemain. Vous
seriez étonnée d’apprendre les effets que ce genre de révélation peut avoir sur les
gens. Le Point Oméga restera toujours un refuge pour les personnes comme nous,
poursuit-il. C’est un serment que je me suis fait voilà bien des années. Je ne puis lui
refuser le gîte et le couvert si, par exemple, son père venait à le bannir complètement.
Ça ne peut pas être possible.
– Mais je ne comprends pas, reprend soudain Castle, en posant les yeux sur moi.
Pourquoi n’avez-vous rien dit ? Pourquoi ne pas nous avoir transmis cette
information ? C’est important pour nous d’être au courant, et ça ne vous condamne en
aucune manière…
– Je ne tenais pas à ce qu’Adam l’apprenne, dis-je en l’admettant pour la première
fois à voix haute, ma voix incarnant la honte à elle toute seule. Je… je ne voulais pas
qu’il sache.
Castle semble réellement triste pour moi.
– J’aimerais pouvoir vous aider à garder votre secret, mademoiselle Ferrars, mais
même si je le voulais, je ne suis pas sûr que ce soit le cas de Warner.
Je me focalise sur les tapis de gym qui jonchent le sol. Ma voix a l’air éteinte
quand je lui demande :
– Mais comment il en est venu à vous le dire ? Comment ça a pu surgir dans la
conversation ?
Castle se frotte le menton, pensif.
– Il me l’a avoué de son plein gré. Je me suis porté volontaire pour l’emmener
faire ses sorties quotidiennes – l’accompagner aux toilettes et autre – parce que je
souhaitais poursuivre mon enquête sur lui, l’interroger au sujet de son père et
découvrir ce qu’il savait concernant l’état de nos otages. Il m’a donné l’impression
d’aller fort bien. Beaucoup mieux, à vrai dire, que lorsqu’on l’a amené ici la première
fois. Il s’est montré conciliant, presque courtois. Mais son attitude a changé du tout au
tout après que nous sommes tombés sur Adam et vous dans le couloir…
La voix de Castle s’évanouit. Tandis que son regard s’affole, son esprit entre en
ébullition pour rassembler toutes les pièces du puzzle, puis il me dévisage, bouche
bée, d’une manière totalement étrangère à son habitude, d’une manière signifiant qu’il
est carrément, complètement déconcerté.
Je ne sais pas trop si je dois m’offusquer ou pas.
– Il est amoureux de vous, murmure Castle d’une voix qui trahit la découverte
renversante qui se fait jour en lui. (Il lâche un bref éclat de rire. Secoue la tête.) Il
vous a tenue captive et a réussi à tomber amoureux de vous dans la foulée.
J’ai toujours les yeux rivés aux tapis de sol, comme si c’étaient les choses les plus
fascinantes que j’aie jamais vues.
– Oh, mademoiselle Ferrars, je n’aimerais certes pas être à votre place. Je
comprends maintenant pourquoi cette situation vous met mal à l’aise.
J’ai envie de lui dire : « Vous n’en avez même pas idée, Castle. Vous n’en avez pas
idée, parce que vous ne connaissez pas l’histoire en entier. Vous ne savez pas qu’ils
sont frères, des frères qui se détestent, des frères qui semblent s’accorder uniquement
sur un point, et il se trouve que c’est la volonté d’assassiner leur propre père. »
Mais je ne dis rien de tout ça. Je ne dis rien du tout, en fait.
Je reste assise sur ces tapis de sol, la tête dans les mains, et je me demande ce qui
pourrait encore clocher en plus du reste. Je me demande combien d’autres erreurs je
vais devoir commettre avant que tout ne rentre dans l’ordre.
Si ça arrive un jour.
50
J’entrevois mon carnet posé sur le matelas, près de la main tendue de Warner, ses
doigts donnant l’impression qu’ils viennent à peine de le lâcher. C’est l’occasion
idéale pour le lui reprendre, à condition d’être la plus discrète possible.
J’avance sur la pointe des pieds, trop heureuse de porter des bottines conçues pour
ne faire aucun bruit. Mais plus je m’approche de son corps, plus mon attention est
attirée par quelque chose sur son dos.
Une vague forme noire rectangulaire.
Je m’approche encore.
Bats des paupières.
Plisse les yeux.
Me penche.
C’est un tatouage.
Aucune image. Juste un mot. Un mot imprimé dans le haut de son dos, en plein
milieu. À l’encre.
BRAS I ER
Juste un instant.
Juste une seconde, juste une minute de plus, donnez-moi juste encore une heure
ou peut-être le week-end pour réfléchir. C’est pas tant que ça, c’est pas si terrible,
c’est tout ce qu’on demande car c’est une simple requête.
Mais les instants, les secondes, les minutes, les heures, les jours et les années se
transforment en une énorme erreur, une occasion extraordinaire qui nous file entre
les doigts parce qu’on n’a pas pu décider, on n’a pas pu comprendre, on avait
besoin de plus de temps, on ne savait pas comment agir.
On ne sait même pas ce qu’on a fait.
On ignore comment on en est arrivé là, quand tout ce qu’on a jamais voulu,
c’était se réveiller le matin et aller se coucher le soir, et peut-être s’arrêter prendre
une glace en rentrant à la maison, et cette seule décision, ce simple choix, cette
occasion fortuite a démêlé tout ce qu’on a jamais su et ce en quoi on n’a jamais cru,
et qu’est-ce qu’on fait ?
Qu’est-ce qu’on fait
à partir de là ?
52
La situation empire.
La tension parmi les citoyens du Point Oméga augmente d’heure en heure. On a
essayé d’entrer en contact avec les hommes d’Anderson, mais sans succès : aucune
réponse de leur équipe ou de leurs soldats, aucune nouvelle de nos otages. Toutefois,
les civils du Secteur 45 – dont Warner avait la responsabilité et qu’il supervisait –
commencent à s’agiter de plus en plus. Les rumeurs nous concernant, nous et notre
résistance, se répandent trop rapidement.
Le Rétablissement a tenté de faire passer notre récente bataille pour une attaque
classique destinée à enrayer la rébellion, mais les gens sont de moins en moins dupes.
Des manifestations éclatent ici et là, et certains refusent de travailler, tiennent tête à
l’autorité, tentent de s’échapper des complexes d’habitation pour rejoindre les
territoires non réglementés.
Et ça ne se termine jamais bien.
Les pertes sont beaucoup trop importantes, et Castle est impatient d’agir. On a tous
le sentiment qu’on devra sans doute repartir au combat, et sans tarder. On n’a reçu
aucun rapport nous annonçant la mort d’Anderson, ce qui signifie qu’il doit chercher
à gagner du temps… À moins qu’Adam ne dise vrai et qu’Anderson soit simplement
en train de se rétablir. Quoi qu’il en soit, le silence d’Anderson n’augure rien de bon.
Adam, Kenji et moi campons avec Castle dans son bureau et essayons de discuter
stratégie.
Hier soir, je suis allée directement voir Kenji, qui m’a ensuite emmenée auprès de
Castle, pour lui dire ce que Warner m’avait confié. Castle était à la fois soulagé et
horrifié, et je pense qu’il n’a pas encore digéré la nouvelle.
Il m’a dit qu’il allait rencontrer Warner dans la matinée, uniquement pour un
complément d’information, pour voir si Warner serait prêt à en dire davantage (ça n’a
pas été le cas), et que Kenji, Adam et moi devions le retrouver dans son bureau à
l’heure du déjeuner.
Son bureau exigu est donc plein à craquer, entre nous 4 et 7 autres personnes. Les
visages présents dans la pièce sont pour la plupart les mêmes que ceux que j’ai croisés
lors de notre expédition dans le complexe de stockage du Rétablissement ; ce qui
signifie qu’ils sont importants et font partie intégrante de cette mission. Ce qui me
pousse à me demander à quel moment je suis devenue un élément du noyau dur de
Castle, au Point Oméga.
Malgré moi, je me sens un peu fière. Plutôt ravie d’être quelqu’un sur qui il puisse
compter. Heureuse d’apporter ma pierre à l’édifice.
Tout ça me pousse à m’interroger sur les changements incroyables qui se sont
opérés en moi en si peu de temps. Sur ma vie devenue si différente, sur le fait que je
me sente à la fois beaucoup plus forte et beaucoup plus faible à présent. Et je me
demande si la situation aurait évolué autrement si Adam et moi avions trouvé un
moyen de rester ensemble. Si jamais je m’étais aventurée hors de la zone de sécurité
qu’il a introduite dans ma vie.
Bref, je me pose des tas de questions.
Mais quand je lève la tête et le surprends à me fixer du regard, mes interrogations
disparaissent, et je reste avec le douloureux manque de lui. Et j’espère qu’il ne
détournera pas les yeux chaque fois que je lèverai les miens.
J’ai fait un choix lamentable. Je ne peux m’en prendre qu’à moi.
Castle est assis, les coudes sur son bureau, le menton dans ses mains jointes. Il
fronce les sourcils, fait la moue, les yeux braqués sur les documents posés devant lui.
Il n’a pas dit un mot depuis 5 minutes.
Finalement, il redresse la tête. Regarde Kenji, assis juste en face de lui, entre Adam
et moi.
– Qu’est-ce que tu en penses ? Tactique offensive ou défensive ?
– La guérilla, répond Kenji sans hésiter. Rien d’autre.
Castle reprend son souffle.
– Oui. C’est aussi mon avis.
– Il faut qu’on se sépare, suggère Kenji. Vous voulez répartir les groupes, ou je
m’en charge ?
– Je vais opérer une première répartition. J’aimerais que tu les passes ensuite en
revue et suggères des changements, si nécessaire.
Kenji hoche la tête.
– Parfait. Et pour les armes…
– Je vais superviser ça, dit Adam. Je peux m’assurer que tout soit impeccable,
chargé, prêt à partir. Je connais bien l’armurerie.
Je l’ignorais totalement.
– Bien. Excellent. Nous allons charger un seul groupe de tenter de se rendre à la
base militaire pour retrouver Winston et Brendan ; les autres se déploieront parmi les
complexes. Notre mission est simple : sauver un maximum de civils. Liquider des
soldats uniquement en cas d’absolue nécessité. Notre combat n’est pas dirigé contre
les hommes, mais contre leurs chefs… Nous ne devons jamais l’oublier. Kenji,
j’aimerais que tu supervises les groupes qui pénétreront dans les complexes. Tu te
sens d’attaque ?
Kenji acquiesce.
– Je dirigerai le groupe qui se charge de la base militaire, reprend Castle. Si toi et
M. Kent convenez à merveille pour infiltrer le Secteur 45, j’aimerais que vous restiez
avec Mlle Ferrars ; vous faites du bon travail, tous les trois, et nous pourrions avoir
besoin de vos forces réunies sur le terrain. Maintenant, ajoute-t-il en étalant les papiers
sous ses yeux, j’ai étudié ces plans toute la nu…
Quelqu’un martèle la vitre de la porte du bureau.
C’est un gars plutôt jeune que je n’ai encore jamais vu, avec des yeux noisette très
vifs et des cheveux taillés si court que je n’arrive pas à en définir la couleur. Il a l’air
tendu et plisse le front. Je me rends compte qu’il crie « Chef ! Chef ! », mais sa voix
est étouffée, et l’idée me traverse seulement l’esprit que cette pièce doit être
insonorisée, ne serait-ce qu’un peu.
Kenji bondit de sa chaise et ouvre la porte à toute volée.
– Chef ! lâche le nouveau venu, hors d’haleine, qui a dû courir tout du long. Chef,
s’il vous plaît…
– Samuel ?
Castle s’est déjà levé et fonce vers lui. Il l’agrippe par les épaules et tente de capter
son regard.
– Qu’est-ce qui se passe ?… Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Chef, répète Samuel d’une voix plus posée, à mesure qu’il récupère son souffle.
On a un… un problème.
– Dis-moi tout… C’est pas le moment de faire des cachotteries s’il s’est passé
quelque chose…
– Ça n’a rien à voir avec la situation en surface, chef, c’est juste… (Son regard file
en un dixième de seconde dans ma direction.) Notre… visiteur… il… il ne coopère
pas, chef, il… donne pas mal de fil à retordre aux gardiens…
– Mais encore ? réplique Castle, dont les yeux plissés évoquent deux fentes.
Samuel baisse la voix.
– Il a réussi à emboutir la porte, chef. Il a réussi à enfoncer la porte métallique,
chef, et il menace les gardiens qui commencent à s’inquiéter…
– Juliette…
Non.
– J’ai besoin de votre aide, me dit Castle sans me regarder. Je sais que vous n’avez
pas envie de faire ça, mais vous êtes la seule qu’il écoutera, et nous ne pouvons pas
nous permettre ce genre de distraction, pas en ce moment. (Sa voix est si faible, si
tendue qu’on a l’impression qu’elle pourrait se briser.) S’il vous plaît, faites votre
possible pour le contrôler et, lorsque vous jugerez que l’une des filles pourra entrer en
toute sécurité, peut-être que nous pourrons trouver le moyen de lui administrer un
sédatif sans la mettre en danger.
Mon regard se porte sur Adam presque sans le vouloir. Il n’a pas l’air ravi.
– Juliette, répète Castle, la mâchoire crispée. S’il vous plaît. Allez-y.
Je hoche la tête. Me lève pour y aller.
– Tenez-vous prête, ajoute Castle comme je franchis la porte. (Sa voix est trop
douce pour les paroles qu’il prononce ensuite.) À moins qu’on ne nous ait dupés,
demain le commandant suprême va massacrer des civils non armés, et nous ne
pouvons nous permettre de supposer que Warner nous a donné une fausse
information. Nous partirons à l’aube.
54
Les gardiens me font entrer dans la chambre de Warner sans dire un mot.
Mes yeux furètent de tous côtés dans cet espace partiellement meublé à présent ;
j’ai le cœur qui bat fort, les poings serrés, le sang qui pulse qui pulse qui pulse. Il y a
un truc qui cloche. Il s’est passé quelque chose. Warner allait très bien quand je l’ai
quitté hier soir, et je n’arrive pas à imaginer ce qui a pu lui faire péter les plombs, mais
j’ai peur.
Quelqu’un lui a donné un fauteuil. Je comprends maintenant comment il a pu
emboutir la porte métallique. Personne n’aurait dû lui donner un siège.
Warner est assis dessus et me tourne le dos. Seule sa tête est visible de l’endroit où
je me tiens.
– T’es revenue…
– Bien sûr que je suis revenue, dis-je en m’approchant doucement. Qu’est-ce qui
se passe ? Il y a un truc qui ne va pas ?
Il rigole. Se passe une main dans les cheveux. Regarde le plafond.
– Qu’est-ce qui est arrivé ? (Je suis vraiment inquiète à présent.) Est-ce que tu… il
t’est arrivé quelque chose ? Tout va bien ?
– Faut que je sorte d’ici. Faut que je m’en aille. Je ne peux plus rester.
– Warner…
– Tu sais ce qu’il m’a dit ? Il t’a répété ce qu’il m’a dit ?
Silence.
– Il est simplement entré dans ma chambre ce matin. Il est entré et m’a dit qu’il
voulait avoir une conversation avec moi. (Warner se remet à rire, fort, trop fort. Il
secoue la tête.) Il m’a dit que je pouvais changer. Il m’a dit que je pourrais peut-être
avoir un don comme tout le monde ici… que j’avais peut-être une faculté. Il a dit que
je pouvais être différent, mon cœur. Il a dit qu’il croyait que je pouvais être différent
si je le voulais.
Castle l’a mis au courant.
Warner se lève, mais reste de dos, et je constate qu’il est torse nu. Il n’a pas l’air de
s’inquiéter que je puisse voir ses cicatrices, le mot BRASIER tatoué sur sa peau. Ses
cheveux sont en pétard, dans tous les sens, lui retombent sur le visage, et la ceinture
de son pantalon est déboutonnée, et je ne l’ai jamais vu aussi ébouriffé. Il pose les
mains à plat sur le mur de pierre, bras écartés ; il est courbé, tête baissée, comme s’il
priait. Tout son corps est tendu, contracté, les muscles saillants. Ses vêtements sont en
tas par terre, et son matelas au milieu de la pièce, et la chaise qu’il occupait fait face au
mur, face au néant, et je réalise qu’il commence à perdre la tête.
– Tu te rends compte ? me demande-t-il, toujours sans me regarder. Tu te rends
compte qu’il pense que je peux me réveiller un beau matin en étant différent ? Chanter
un air sympa, donner de l’argent aux pauvres et demander pardon au monde pour tout
ce que j’ai fait ? Tu penses que c’est possible ? Tu penses que je peux changer ?
Il finit par se retourner face à moi, et ses yeux rigolent, ses yeux sont comme des
émeraudes qui étincellent au coucher du soleil, et ses lèvres tremblent, répriment un
sourire.
– Tu penses que je pourrais être différent ?
Il s’avance de quelques pas dans ma direction, et j’ignore pourquoi ça affecte ma
respiration. Pourquoi je ne trouve plus ma bouche.
– C’est juste une question, dit-il.
Et il se retrouve carrément devant moi, et je ne sais même pas comment il est
arrivé là. Il me regarde toujours, ses yeux sont focalisés sur moi et me perturbent, ils
brillent, s’embrasent d’une fièvre que je ne situe pas.
Mon cœur ne peut pas se calmer, il refuse d’arrêter de bondir de bondir de bondir.
– Dis-moi, Juliette, j’adorerais savoir ce que tu penses vraiment de moi.
– Pourquoi ? je murmure à peine, en tentant de gagner un peu de temps.
Les lèvres de Warner remuent et esquissent un sourire avant de s’entrouvrir à
peine, juste assez pour tressaillir et lui donner un air étrange, curieux, qui s’attarde
dans ses yeux. Il ne répond pas. Il ne dit pas un mot. Il ne fait que s’approcher encore
de moi en me détaillant, et je suis paralysée sur place, la bouche remplie de toutes les
secondes où il ne parle pas, et j’en veux à tous les atomes de mon corps, à toutes les
cellules idiotes de mon organisme d’être autant attirés par lui.
Oh.
Mon Dieu.
Je suis horriblement attirée par lui.
La culpabilité grandit en moi par blocs entiers, s’installe sur mon squelette, me
scinde en deux. C’est un câble qui s’enroule autour de mon cou, une chenille qui
rampe sur mon ventre. C’est la nuit et minuit, et le crépuscule de l’indécision. C’est
trop de secrets que je ne peux plus garder.
Je ne comprends pas pourquoi j’en ai envie.
Je suis quelqu’un d’horrible.
Et c’est comme s’il voyait ce que je pense, comme s’il percevait le changement
s’opérant dans ma tête, parce qu’il est différent tout à coup. Son énergie s’atténue, ses
yeux sont profonds, troublés, tendres ; ses lèvres sont douces, toujours à peine
entrouvertes, et voilà que l’atmosphère de cette pièce devient trop rare, trop ouatée, et
je sens le sang affluer dans ma tête, percuter toutes les régions rationnelles de mon
cerveau.
J’aimerais que quelqu’un me rappelle comment respirer.
– Pourquoi tu ne peux pas répondre à ma question ?
Son regard est si perçant que je m’étonne de ne pas avoir défailli sous son
intensité, et je réalise alors, juste à ce moment-là, je réalise que tout chez lui est
intense. Rien n’est facile à manœuvrer ou à compartimenter. Il est trop. Tout chez lui
est trop. Ses émotions, ses actes, sa colère, son agressivité.
Son amour.
Il est dangereux, électrique, impossible à canaliser. Son corps vibre d’une énergie
tellement hors du commun que, même lorsqu’il est calmé, celle-ci demeure presque
palpable. Omniprésente.
Mais j’ai acquis une foi étrange, effrayante en Warner, celui qu’il est vraiment et
celui qu’il a la possibilité de devenir. Je veux découvrir le garçon de 19 ans qui nourrit
un chien errant. Je veux croire en ce garçon qui a eu une enfance tourmentée et un
père maltraitant. J’ai envie de le comprendre. J’ai envie de démêler l’écheveau
complexe de sa personnalité.
J’ai envie de croire qu’il a davantage de valeur que le moule dans lequel on l’a
coulé de force.
Je m’entends alors lui dire :
– Je pense que tu peux changer. Je pense que n’importe qui peut changer.
Et il sourit.
C’est un sourire enchanté, esquissé lentement. Le genre de sourire qui se
transforme en rire et illumine ses traits dans un soupir de ravissement. Il ferme les
yeux. Son visage est si ému, si amusé.
– C’est trop gentil, dit-il. Insupportablement gentil. Parce que tu le penses pour de
vrai ?
– Bien sûr.
Il finit par me regarder alors qu’il murmure :
– Mais tu te trompes.
– Quoi ?
– Je suis sans cœur, me dit-il. (Ses paroles sont glaciales, vides, tournées vers
l’intérieur.) Je suis un salaud sans cœur et un être cruel, pervers. Je me moque des
sentiments des gens. Je me moque de leurs frayeurs ou de leur avenir. Je me moque
de ce qu’ils souhaitent ou s’ils ont ou pas une famille, je ne les plains pas, ajoute-t-il.
Je n’ai jamais regretté tout ce que j’ai pu faire.
Je mets, en fait, quelques instants avant de retrouver ma tête.
– Mais tu m’as présenté tes excuses, dis-je. Tu t’es excusé auprès de moi pas plus
tard qu’hier soir…
– T’es différente, m’interrompt-il. Tu ne comptes pas.
– Je ne suis pas différente. Je suis juste quelqu’un d’autre, comme n’importe qui.
Et tu as prouvé que tu étais capable d’éprouver du remords. De la compassion. Je sais
que tu peux être quelqu’un de bien…
– C’est pas ce que je suis. (Sa voix se fait soudain dure, trop puissante.) Et je ne
vais pas changer. Je ne peux pas effacer les dix-neuf années lamentables de ma vie. Je
ne peux pas égarer le souvenir de ce que j’ai fait. Je ne peux pas me réveiller un matin
et décider de vivre avec des rêves et des espérances que j’aurais empruntés. La
promesse d’un avenir meilleur qui ne m’est pas destiné. Et je ne vais pas te mentir.
J’en ai jamais rien eu à foutre des autres, et je ne fais pas de sacrifices ni de
compromis. Je ne suis pas quelqu’un de bon, de juste ou de correct, et je ne le serai
jamais. Ça m’est impossible. Parce qu’essayer d’être l’un ou l’autre, ça deviendrait
gênant.
– Comment tu peux penser ça ? (J’ai envie de le secouer.) Comment tu peux avoir
honte de tenter de devenir meilleur ?
Mais il ne m’écoute pas. Il rigole. Il me dit :
– Franchement, tu m’imagines ? Sourire aux petits enfants et offrir des cadeaux
aux fêtes d’anniversaire ? Tu m’imagines aider un inconnu ? Jouer avec le chien du
voisin ?
– Oui. Sans problème.
Je t’ai déjà vu le faire, mais ça, je ne le lui dis pas.
– Non.
J’insiste :
– Pourquoi pas ? Pourquoi c’est si difficile à croire ?
– Ce genre de vie est impossible pour moi.
– Mais pourquoi ?
Warner serre et desserre le poing, avant de passer ses 5 doigts dans ses cheveux.
– Parce que je le sens, reprend-il d’une voix plus calme. J’ai toujours pu le sentir.
– Sentir quoi ? dis-je en murmurant.
– Ce que les gens pensent de moi.
– Qu’est-ce qu… ?
– Leurs sentiments… leur énergie… c’est… J’en sais rien de ce que c’est, dit-il,
contrarié, tandis qu’il vacille en arrière et secoue la tête. J’ai toujours pu le sentir. Je
sais combien tout le monde me déteste. Je sais combien j’ai peu d’importance aux
yeux de mon père. Je connais le calvaire qu’a dû endurer ma mère. Je sais que tu n’es
pas comme les autres. (Sa voix se brise.) Je sais que tu dis la vérité quand tu affirmes
ne pas me détester. Que tu aimerais bien, mais que tu ne peux pas. Parce qu’il n’y a
pas d’amertume dans ton cœur, pas envers moi, et s’il y en avait, je le saurais. Tout
comme je sais, avoue-t-il d’un ton éraillé par la retenue, que tu as éprouvé quelque
chose quand on s’est embrassés. Tu as ressenti la même chose que moi, et tu en as
honte.
Je transpire la panique par tous mes pores.
– Comment tu peux savoir ça ? Co… comment … Tu ne peux pas savoir ce genre
de trucs…
– Personne ne m’a jamais regardé comme tu le fais, chuchote-t-il. Personne ne m’a
jamais parlé comme tu le fais, Juliette. Tu es différente. Si différente. Tu me
comprendrais, toi. Mais le reste du monde ne veut pas de ma compassion. Ils ne
veulent pas de mes sourires. Castle est le seul homme sur la Terre qui fait exception à
cette règle, et sa volonté de me faire confiance et de m’accepter ne fait que trahir la
faiblesse de ce mouvement de résistance. Personne ici ne sait ce qu’il fait, et ils vont
tous se faire massacrer…
– C’est pas vrai… ça ne peut pas être vrai…
– Écoute-moi, me dit Warner avec insistance. Il faut que tu comprennes que les
seules personnes qui comptent dans ce foutu monde sont celles qui détiennent un réel
pouvoir. Et toi, tu le détiens. Tu possèdes le genre de force qui pourrait ébranler cette
planète, qui pourrait la conquérir. Et peut-être qu’il est encore trop tôt, peut-être que
tu as besoin de plus de temps pour admettre ton propre potentiel, mais j’attendrai
toujours. J’aurai toujours envie que tu sois dans mon camp. Parce qu’à nous deux… à
nous deux… (Il s’interrompt, semble à bout de souffle.) T’imagines ? (Ses yeux me
sondent, ses sourcils se froncent. Il me scrute.) Bien sûr que tu peux l’imaginer,
murmure-t-il. Tu y penses sans arrêt.
Je m’étrangle.
– Ta place n’est pas ici, reprend-il. Tu n’as rien à voir avec ces gens-là. Ils vont
t’entraîner dans leur déchéance et te faire tuer…
– J’ai pas d’autre choix ! (J’explose de colère, d’indignation.) Je préfère rester avec
ceux qui cherchent à m’aider… Qui essaient de faire en sorte que ça change ! Au
moins, ils n’assassinent pas des innocents…
– Tu crois que tes nouveaux amis n’ont jamais tué auparavant ? braille Warner en
pointant l’index vers la porte. Tu penses que Kent n’a jamais tué personne ? Que
Kenji n’a jamais tiré une balle dans le corps d’un inconnu ? C’étaient mes soldats ! Je
les ai vus agir de mes propres yeux !
– Ils essayaient de survivre, dis-je en tremblant, en luttant pour ignorer la violence
de ma propre exaspération. Leur loyauté n’a jamais été destinée au Rétablissement…
– Ma loyauté à moi n’est pas envers le Rétablissement. Je suis loyal envers ceux
qui savent comment vivre. Je n’ai que deux possibilités dans ce jeu, mon cœur. (Il
respire fort.) Tuer. Ou me faire tuer.
– Non, je riposte, en reculant, écœurée. C’est pas forcément comme ça que ça
fonctionne. Tu n’es pas obligé de vivre comme ça. Tu pourrais échapper à ton père, à
cette existence. Tu n’es pas tenu d’être celui qu’il veut que tu sois…
– Le mal est déjà fait. C’est trop tard pour moi. J’ai déjà accepté mon sort.
– Non… Warner…
– Je ne te demande pas de t’inquiéter pour moi. Je sais exactement à quoi
ressemble mon avenir, et ça ne me dérange pas. Je suis heureux de vivre dans la
solitude. Je ne crains pas de passer le reste de ma vie en compagnie de ma seule
personne. La solitude ne me fait pas peur.
– Tu n’es pas forcé de mener cette vie. Tu n’as pas à vivre seul.
– Je ne vais pas rester ici. Je voulais juste que tu le saches. Je vais trouver un
moyen de m’enfuir et je partirai à la première occasion. Mes vacances sont
officiellement terminées.
55
Tic tac.
Castle a convoqué une réunion au pied levé pour tous nous briefer sur les détails
de la bataille de demain : on part dans moins de 12 heures. On est rassemblés au
réfectoire, parce que c’est plus facile d’y asseoir tout le monde en même temps.
On a pris un dernier repas, on s’est plus ou moins forcés à discuter ; 2 heures de
tension entrecoupées de fous rires à s’étrangler. Sara et Sonya ont été les dernières à
se faufiler dans la salle ; elles m’ont repérée et m’ont fait un petit signe discret, avant
de s’installer à l’autre bout. Castle a ensuite pris la parole.
Tout le monde va devoir se battre.
Tous les hommes et les femmes valides. Les plus âgés ne pouvant entrer dans la
bataille resteront en retrait avec les plus jeunes, parmi lesquels James et son ancien
groupe d’amis.
À l’heure qu’il est, James serre si fort la main d’Adam qu’il va la broyer.
Anderson va s’en prendre au peuple, nous déclare Castle. Les gens se soulèvent, se
déchaînent plus que jamais contre le Rétablissement. Notre bataille de l’autre jour leur
a donné de l’espoir, affirme-t-il. Ils avaient entendu de vagues rumeurs de résistance,
et cette bataille les a concrétisées. Ils comptent sur notre soutien, notre assistance, et à
présent, pour la première fois, nous allons combattre au grand jour avec nos dons
respectifs.
Dans les complexes.
Où les civils nous verront tels que nous sommes réellement.
Castle nous prévient qu’on doit se préparer à être agressés sur les deux fronts. Il
dit que parfois, surtout quand ils sont effrayés, les gens ne réagissent pas de manière
positive à la vue d’êtres humains comme nous. Ils préfèrent la terreur à laquelle ils
sont habitués plutôt que l’inconnu ou l’inexplicable, et notre présence, notre
démonstration de force risquent de nous attirer de nouveaux ennemis.
On doit s’y préparer.
– Pourquoi s’en faire alors ? crie une femme au fond de la salle.
Elle se lève, et je remarque ses longs cheveux noirs soyeux, un lourd rideau
d’encre sombre qui s’arrête à sa taille. Ses yeux scintillent sous les lumières fluo.
– S’ils doivent nous détester, pourquoi se donner la peine de les défendre, dans ce
cas ? C’est ridicule !
Castle prend une profonde inspiration.
– On ne peut pas reprocher à tous l’imbécillité d’un seul.
– Mais il n’y en a pas qu’un seul, non ? dit quelqu’un d’autre. Combien d’entre
eux vont se liguer contre nous ?
– Nous n’avons aucun moyen de le savoir, répond Castle. Il peut s’agir d’un seul.
Ou de personne. Je vous conseille simplement de rester prudents. Vous ne devez
jamais oublier que ces civils sont innocents et non armés. On les assassine pour leur
désobéissance, simplement parce qu’ils s’expriment haut et fort et demandent à être
mieux traités. Ils sont affamés, ont perdu leur maison, leur famille. Vous pouvez tout
de même les comprendre. La plupart d’entre vous ont aussi perdu leur famille,
souvent disséminée aux quatre coins du pays, non ?
Un murmure parcourt l’assistance.
– Tâchez de vous imaginer que ce sont votre mère, votre père, vos frères et sœurs
qui se trouvent parmi eux. Ils souffrent et sont au bout du rouleau. Nous devons faire
de notre mieux pour les aider. C’est la seule façon d’agir. Nous représentons leur seul
espoir.
– Et nos hommes ? lance une troisième personne.
C’est un homme qui frise la cinquantaine ; enveloppé et robuste, il domine toute la
salle.
– Qu’est-ce qui nous garantit qu’on va récupérer Winston et Brendan ? demande-t-
il.
Castle baisse les yeux une seconde. Je me demande si je suis la seule à avoir
remarqué la douleur voiler son visage, l’espace d’un instant.
– Il n’y a aucune garantie, mon ami. Il n’y en aura jamais. Mais nous ferons de
notre mieux. Nous n’abandonnerons pas.
– Alors, à quoi bon retenir le gosse en otage ? proteste l’homme. Pourquoi ne pas
simplement le tuer ? Pourquoi on le garde en vie ? Il ne nous a rien apporté, il mange
notre nourriture, et il utilise l’eau et l’électricité qui nous reviennent de droit !
La frénésie s’aggrave dans l’assemblée, qui donne libre cours à sa colère, à sa
folie. Tout le monde se met à brailler en même temps en hurlant des phrases telles
que : « Tuez-le ! », « Donnons une leçon au commandant suprême ! », « On doit
marquer le coup ! » et « Il mérite de mourir ! »
Mon cœur se serre tout à coup. J’ai de plus en plus de mal à respirer, et je me
rends compte, pour la toute première fois, que l’idée de la mort de Warner est tout
sauf attirante à mes yeux.
Elle m’horrifie.
Je regarde Adam en quête d’une réaction différente, mais je ne sais pas à quoi je
m’attendais. Je suis idiote de m’étonner de la tension dans son regard, son front, ses
lèvres plissées. Je suis idiote d’avoir espéré autre chose que de la haine de la part
d’Adam. Bien sûr qu’Adam déteste Warner. Bien sûr qu’il le déteste.
Warner a tenté de le tuer.
Alors, lui aussi souhaite voir Warner mort.
Je crois que je vais vomir.
– S’il vous plaît ! hurle Castle. Je sais que vous êtes contrariés ! Ce qui nous attend
demain sera difficile à affronter, mais nous ne pouvons pas focaliser notre agressivité
sur une seule personne. Nous devons nous en servir comme d’une énergie pour notre
lutte et rester unis. Rien ne doit nous diviser. Pas maintenant !
6 tic-tac de silence.
– Je ne me battrai pas tant qu’il ne sera pas mort !
– Qu’on le tue ce soir !
– Allons tout de suite le chercher !
La salle s’est transformée en un rugissement de personnes en furie, déterminées,
de visages affreux qui donnent la chair de poule, sauvages, déformés par une rage
inhumaine. Je ne réalisais pas que les gens du Point Oméga nourrissaient une telle
rancœur.
– STOP ! s’écrie Castle en levant les mains, des éclairs dans les yeux.
Les tables et les bancs de la salle s’entrechoquent. Les gens regardent ici et là,
éparpillés, alarmés, troublés.
Ils rechignent encore à saper l’autorité de Castle. Pour le moment, du moins.
– Notre otage, commence Castle, n’est plus un otage.
Impossible.
C’est impossible.
Ce n’est pas possible.
– Il s’est adressé à moi pas plus tard que ce soir, enchaîne Castle, et a demandé
l’asile du Point Oméga.
Mon cerveau hurle, tempête contre l’aveu que Castle vient de formuler.
Ça ne peut pas être vrai. Warner m’a dit qu’il allait partir. Qu’il allait trouver un
moyen de sortir.
Mais le Point Oméga se révèle encore plus sous le choc que je ne le suis. Même
Adam tremble de colère à mon côté. Je n’ose pas le regarder.
– SILENCE, S’IL VOUS PLAÎT ! beugle Castle en levant encore la main pour
atténuer le déchaînement de protestations. Nous avons récemment découvert que lui
aussi possédait un don. Et il affirme vouloir se joindre à nous. Il dit qu’il luttera à nos
côtés demain. Qu’il combattra son père et nous aidera à retrouver Brendan et Winston.
La pagaille
la pagaille
la pagaille
éclate aux quatre coins de la salle.
– C’est un menteur !
– Prouvez-le !
– Comment vous pouvez le croire ?
– Il trahit son propre camp ! Alors il nous trahira, nous !
– Pas question de me battre à ses côtés !
– Je le tuerai en premier !
Castle plisse ses yeux qui flamboient sous les lumières fluo, tandis que ses mains
se mettent à cingler l’air comme des fouets qui rassemblent couverts, assiettes et autres
verres de la salle pour les garder en suspens dans le vide, en mettant au défi
quiconque de parler, de crier ou de manifester son désaccord.
– Vous ne le toucherez pas, dit-il posément. J’ai fait le serment d’aider les
membres de notre espèce, et je ne le romprai pas maintenant. Songez à vous-mêmes !
Songez au jour où vous avez découvert votre don ! Songez à la solitude, à l’isolement,
à la terreur qui vous a saisis ! Songez à la manière dont votre famille et vos amis vous
ont traités en parias ! Vous ne croyez pas qu’il pourrait changer ? Et vous, qu’est-ce
qui vous a changés, mes amis ? Vous le jugez à présent ! Vous jugez l’un des vôtres
qui demande le pardon !
Castle semble écœuré.
– S’il fait quoi que ce soit qui compromette n’importe lequel d’entre nous, s’il fait
une seule chose qui désavoue la loyauté… alors oui, vous aurez tout loisir de juger sa
personne. Mais nous devons d’abord lui laisser une chance, non ? (Castle ne se donne
plus la peine de masquer son exaspération.) Il affirme qu’il nous aidera à retrouver
nos hommes ! Qu’il combattra son père ! Il dispose d’informations précieuses que
nous pouvons utiliser ! Pourquoi rechigner à prendre ce risque ? Ce n’est rien de plus
qu’un gosse de 19 ans ! Il est tout seul, et nous sommes bien plus nombreux !
Ici et là, les gens chuchotent, et j’entends des bribes de conversation, des mots tels
que « naïf », « ridicule » et « il va tous nous faire tuer ! », mais personne ne s’exprime
à voix haute, et je suis soulagée. Je n’en reviens pas de ce que je ressens là,
maintenant, et j’aimerais pouvoir me moquer totalement du sort de Warner.
J’aimerais pouvoir souhaiter sa mort. J’aimerais pouvoir ne rien éprouver pour lui.
Mais c’est impossible. Impossible. Impossible.
– Comment vous le savez ? demande quelqu’un.
Une autre voix, une voix calme, une voix qui bataille pour être rationnelle.
La voix de celui qui est assis juste à côté de moi.
Adam se lève. Reprend son souffle. Avec peine. Déclare :
– Comment savez-vous qu’il a un don ? Vous lui avez fait passer des tests ?
Et il me regarde, Castle me regarde, me fixe comme s’il voulait à tout prix que je
parle, et j’ai l’impression d’avoir avalé tout l’oxygène de la salle, d’être plongée dans
une cuve d’eau bouillante, de ne plus jamais pouvoir recouvrer mon pouls, et je
supplie, je prie, j’espère, je souhaite qu’il ne prononce pas les mots qu’il va prononcer
juste après.
Bien sûr qu’il les prononce.
– Oui, répond Castle. Nous savons que, tout comme toi, il peut toucher Juliette.
56
– Quoi ?
– Il n’est pas mort, dit Warner, même s’il est grièvement blessé. Je suppose
qu’elles devraient pouvoir le ranimer.
– Mais… mais… (La panique s’empare de tout mon corps.) De quoi tu parles ?
– S’il te plaît, assieds-toi, je vais t’expliquer.
Il s’installe par terre et m’invite à le rejoindre en tapotant le sol de sa paume. Je ne
sais pas trop quoi faire d’autre, et mes jambes sont manifestement trop flageolantes
pour tenir debout toutes seules.
Je me laisse choir, et on se retrouve tous deux assis, dos contre le mur, seuls
quelques centimètres de vide séparant son flanc droit de mon flanc gauche.
1
2
3 secondes s’écoulent.
– Je ne voulais pas croire Castle quand il m’a annoncé que je pourrais avoir un…
un don, reprend Warner.
Il s’exprime d’une voix si basse que je dois tendre l’oreille alors que je suis tout
près de lui.
– Une partie de moi espérait qu’il essayait de me rendre dingue exprès. (Petit
soupir.) Mais ça ne rimait à rien, s’il pensait vraiment ce qu’il disait. Castle m’a parlé
de Kent aussi. Du fait qu’il pouvait te toucher, et comment ils avaient découvert
pourquoi. Pendant un moment, je me suis demandé si j’avais éventuellement la même
faculté. Qui serait tout aussi pitoyable. Tout aussi inutile. (Il éclate de rire.) J’hésitais
franchement à le croire.
Je m’entends lui dire :
– C’est pas une faculté inutile.
– Vraiment ? (Il se tourne vers moi. Nos épaules se touchent presque.) Dis-moi,
mon cœur, qu’est-ce qu’il peut faire ?
– Il peut neutraliser des trucs. Des pouvoirs.
– Oui, mais en quoi ça peut bien l’aider ? En quoi ça pourrait bien l’aider, de
neutraliser les pouvoirs de gens comme lui ? C’est absurde. C’est du gâchis.
Totalement inutile dans cette guerre.
Je me hérisse. Décide d’ignorer ce propos.
– Quel rapport avec Kenji ?
Il élude. Sa voix se radoucit quand il déclare :
– Tu me croirais si je te disais que je peux sentir ton énergie, là, maintenant ?
Sentir toute ta vitalité et tout ton poids ?
Je le dévisage, examine ses traits, et la note de gravité et d’hésitation dans sa voix.
– Oui, je lui réponds. Je pense que je te croirais.
Warner sourit d’une manière qui semble l’attrister.
– Je peux sentir, dit-il en prenant une profonde inspiration, les émotions que tu
ressens le plus fortement. Et comme je te connais, je suis capable de replacer ces
émotions dans leur contexte. Je sais que la peur que tu éprouves en ce moment, par
exemple, n’est pas dirigée vers moi, mais vers toi-même et ce que tu penses avoir fait
à Kenji. Je perçois ton hésitation… ta réticence à croire que c’était pas ta faute. Je sens
ta tristesse, ton chagrin.
– Tu peux vraiment sentir ça ?
Il hoche la tête sans me regarder.
– J’ignorais que c’était possible.
– Moi aussi… je n’en étais pas conscient. Pendant longtemps. En fait, je croyais
que c’était normal de percevoir aussi intensément les émotions humaines. Je me disais
que j’étais peut-être plus réceptif que la plupart des gens. C’est en grande partie ce qui
a décidé mon père à m’autoriser à reprendre le Secteur 45. Parce que j’avais la faculté
étrange de détecter chaque fois celui qui cachait quelque chose, se sentait coupable ou
surtout mentait. Ça, précise-t-il, et le fait que je n’aie pas peur de faire payer le fautif,
si l’occasion l’impose.
« C’est seulement après que Castle a suggéré que je pouvais avoir un don que je
me suis vraiment mis à analyser tout ça. Ça a failli me rendre fou. (Il secoue la tête.)
Je n’ai pas arrêté d’y repenser, en cherchant des moyens de prouver et de réfuter sa
théorie. Même après avoir bien réfléchi, je n’y croyais pas. Et si je suis un peu désolé
– pour toi, par pour moi – que Kenji ait été assez idiot pour s’interposer ce soir, je
pense que ça tombait en fait à point nommé. Parce que je détiens enfin la preuve. Que
je me trompais. Que Castle avait raison.
– Comment ça ?
– J’ai pris ton énergie, m’explique-t-il, et j’ignorais que je pouvais le faire. J’ai pu
sentir tout ça de façon très nette quand on s’est retrouvés tous les quatre. Adam était
inaccessible… Ce qui, au passage, explique pourquoi je ne l’ai jamais soupçonné
d’être déloyal. Ses émotions étaient toujours cachées, toujours bloquées. J’étais naïf,
et je supposais qu’il se comportait simplement comme un robot, dépourvu d’aucune
personnalité ou du moindre intérêt. Il m’a échappé, et c’était vraiment ma faute. J’étais
trop confiant pour pouvoir anticiper une faille dans mon système.
J’ai envie de répliquer que la faculté d’Adam n’est pas si inutile en fin de compte,
non ?
Mais je me tais.
Warner reprend la parole au bout d’un petit moment. Il se masse le front. Rit un
peu.
– Quant à Kenji, il a fait preuve… d’une grande intelligence. Bien plus que je ne le
croyais… Ce qui, comme ça s’est révélé ensuite, correspondait exactement à sa
stratégie. Kenji, soupire-t-il, a pris soin d’être une menace évidente plutôt que de se
faire oublier. Il s’attirait toujours des ennuis, exigeait du rab à table, se battait avec les
autres soldats, ne respectait pas le couvre-feu. Bref, il violait des règles simples afin
d’attirer l’attention sur lui. Pour se faire passer comme quelqu’un d’agaçant, mais sans
plus. Je me disais toujours qu’un truc ne tournait pas rond chez lui, mais je mettais ça
sur le compte de son côté grande gueule et de son incapacité à suivre le règlement. Je
l’ai mis à l’écart en le considérant comme un mauvais soldat. Quelqu’un qui ne
monterait jamais en grade. (Warner secoue la tête. Fixe le sol en arquant un sourcil.)
Génial, poursuit-il en ayant presque l’air impressionné. Il a été génial. Sa seule
erreur… c’était d’être trop ouvertement copain avec Kent. Et cette erreur a failli lui
coûter la vie.
– Donc… quoi ? Tu essayais de l’achever, ce soir ? (Je suis toujours perturbée et je
tente de recentrer la conversation.) Tu l’as blessé volontairement ?
– Non, pas volontairement. En fait, je ne savais pas ce que je faisais. Pas au début.
J’ai toujours à peine senti l’énergie ; j’ai jamais su que je pouvais m’en emparer. Mais
j’ai capté la tienne simplement en te touchant ; il y avait tellement d’adrénaline dans
notre groupe que la tienne s’est quasiment jetée sur moi. Et quand Kenji m’a attrapé le
bras, toi et moi étions toujours en contact. Et je… bizarrement, je me suis débrouillé
pour réorienter ton pouvoir dans sa direction. C’était purement accidentel, mais j’ai
senti que ça se produisait. J’ai senti ton pouvoir affluer en moi. Puis m’abandonner.
(Warner redresse la tête. Croise mon regard.) C’est le truc le plus extraordinaire que
j’aie jamais vécu.
Je crois que je m’écroulerais si je n’étais pas déjà assise.
– Alors tu peux prendre… tu peux tout bonnement t’emparer du pouvoir des
autres ? je lui demande.
– Apparemment.
– Et t’es sûr de ne pas avoir blessé Kenji volontairement ?
Warner éclate de rire, me regarde comme si je venais de sortir la blague du siècle.
– Si j’avais voulu le tuer, je l’aurais fait. Et je n’aurais pas eu besoin d’une mise en
scène aussi compliquée pour accomplir mon geste. Ça ne m’intéresse pas d’en faire
des tonnes, précise-t-il. Si je veux blesser quelqu’un, j’ai juste besoin de mes deux
mains.
Je suis sidérée.
– En fait, tu m’épates, reprend-il, et je me demande comment tu arrives à contenir
autant d’énergie sans trouver le moyen d’évacuer le surplus. J’arrivais à peine à tenir
le choc. Le transfert de mon corps à celui de Kenji était non seulement immédiat, mais
nécessaire. Je n’aurais pas pu supporter longtemps cette intensité.
– Et je ne peux pas te blesser ? dis-je, ébahie. Du tout ? Ma force pénètre juste en
toi ? Tu te contentes de l’absorber ?
Il acquiesce. Me suggère :
– Tu veux voir comment ça fonctionne ?
Je réponds oui avec ma tête, mes yeux et mes lèvres, et je n’ai jamais été aussi
terrifiée d’être excitée de toute ma vie.
– Qu’est-ce que je dois faire ?
– Rien, dit-il tranquillement. Touche-moi, c’est tout.
Mon cœur bat cogne galope file dans tout mon corps, et j’essaie de me concentrer.
De rester calme. Ça va bien se passer, je me dis. Ça va bien se passer. C’est juste une
expérience. Je n’arrête pas de me dire : Pas besoin de te mettre dans tous ces états
parce que tu peux une fois de plus toucher quelqu’un.
Mais je suis tellement, tellement excitée.
Il présente sa main nue.
Je la prends.
J’attends de sentir quelque chose, une sorte de faiblesse, une baisse de mon
énergie, le signe quelconque qu’un transfert s’opère de mon corps vers le sien, mais je
n’éprouve rien du tout. Rien ne change en moi. Mais j’observe le visage de Warner
comme ses paupières se ferment, il fait un effort de concentration. Puis je sens sa
main se resserrer sur la mienne, et il retient son souffle.
Ses paupières se rouvrent, et sa main libre s’enfonce directement dans le sol.
Je recule d’un bond, paniquée. Je bascule sur le côté, mes mains me retenant par-
derrière. Je dois halluciner. Ça doit être une hallucination, ce trou dans le sol à moins
de 10 centimètres de l’endroit où Warner est toujours assis. J’ai dû halluciner quand
j’ai vu sa main presser le sol et passer au travers. J’ai dû rêver toute la scène. Tout. Je
rêve et je suis sûre que je vais bientôt me réveiller. Ça doit être ça.
– N’aie pas peur…
– Co… comment, comment t’as f… fait ça…
– N’aie pas peur, mon cœur, tout va bien, je te promets… C’est nouveau pour moi
aussi…
– Mon… mon pouvoir ? Ça ne te… Tu ne ressens aucune douleur ?
Il secoue la tête.
– Au contraire. C’est la plus incroyable décharge d’adrénaline… Ça ne ressemble à
rien de ce que j’ai déjà connu. Ça me donne un peu le vertige, en fait, mais c’est
agréable.
Il rit. Sourit aux anges. Se prend la tête dans les mains. Se redresse.
– On peut recommencer ?
– Non, dis-je un peu trop vite.
Il sourit jusqu’aux oreilles.
– T’es sûre ?
– Je ne peux pas… C’est juste que j’arrive toujours pas à croire que tu puisses me
toucher, je veux dire… (Je secoue la tête.) Il n’y a pas un hic quelque part ? Aucune
condition ? Tu me touches, et personne n’est blessé ? Et non seulement c’est sans
risque, mais en plus tu te régales ? Tu aimes vraiment l’effet que tu ressens en me
touchant ?
Il me dévisage interloqué à présent, comme s’il ne savait pas trop comment
répondre à ma question.
– Alors ?
– Oui, dit-il dans un souffle.
– Oui, quoi ?
J’entends son cœur qui bat très fort. Je l’entends réellement dans le silence qui
nous sépare.
– Oui, répète-t-il. Ça me plaît.
Impossible.
– Tu ne dois jamais avoir peur de me toucher, dit-il. Ça ne me fera aucun mal. Ça
ne peut que me donner de la force.
J’ai envie d’éclater d’un de ces rires bizarres, haut perchés, délirants qui signalent
qu’une personne a perdu la raison. Parce que ce monde a un horrible, horrible sens de
l’humour, je trouve. On dirait qu’il se moque toujours de moi. Qu’il rit à mes dépens.
Il me complique sans arrêt la vie. Gâche tous mes projets les mieux étudiés, en
rendant chaque décision tellement difficile. En rendant tout si déroutant.
Je ne peux pas toucher le garçon que j’aime.
Mais je peux utiliser mon toucher pour fortifier le garçon qui a tenté de tuer celui
que j’aime.
Personne, j’ai envie de dire au monde, ne trouverait ça drôle.
– Warner. (Je relève la tête, frappée par une soudaine prise de conscience.) Tu
dois en parler à Castle.
– Pourquoi je ferais ça ?
– Parce qu’il doit savoir ! Ça expliquerait l’état de Kenji et ça pourrait nous aider
demain ! Tu vas combattre à nos côtés, et ça pourrait nous être utile…
Warner éclate de rire.
Il rigole et rigole encore et encore ; ses yeux brillent, étincellent, même sous cette
faible lumière. Il rigole jusqu’à ce que son rire se métamorphose en halètement, puis
en léger soupir, pour s’achever en un sourire amusé. Alors il me sourit à belles dents,
et ses yeux se posent sur ma main, celle qui est restée mollement sur mes genoux, et il
n’hésite qu’un court instant avant d’effleurer de ses doigts la fine peau entre mes
doigts.
Je ne respire pas.
Je ne parle pas.
Je ne bouge même pas.
Il hésite, comme s’il attendait de voir si j’allais m’écarter, et je devrais, je devrais,
je devrais, mais je ne le fais pas. Alors il me prend la main. L’examine. Promène ses
doigts sur les lignes de ma paume, les plis de mes articulations, le point sensible entre
mon pouce et mon index, et son toucher se révèle si tendre, si délicat et si doux, et
c’est si agréable que ça fait mal, ça fait vraiment mal. Et ça en fait trop à supporter
pour mon cœur, là, maintenant.
Je retire ma main d’un mouvement brusque, maladroit, le visage en feu, le pouls
chancelant.
Warner ne bronche pas. Il ne redresse pas la tête. N’a même pas l’air surpris. Il se
borne à contempler ses mains, à présent vides, en reprenant la parole.
– Tu sais, dit-il d’une voix aussi douce qu’étrange, je pense que Castle n’est pas
qu’un doux rêveur optimiste. Il s’évertue à accueillir trop de gens, et ça va se
retourner contre lui, simplement parce que c’est impossible de contenter tout le
monde… C’est le parfait exemple de la personne qui ne connaît pas les règles de ce
jeu. Quelqu’un qui pense trop avec son cœur et s’accroche désespérément à je ne sais
quelle idée romanesque d’espoir et de paix. Je ne l’aiderai jamais, soupire Warner. En
fait, ça va être la fin pour lui, j’en suis persuadé. Mais il y a quelque chose chez toi,
quelque chose dans t a manière d’espérer… (Il secoue la tête.) C’est si naïf et
bizarrement touchant. Tu aimes croire les gens quand ils s’expriment. Tu préfères la
gentillesse. (Il sourit, juste un peu. Relève la tête.) Ça m’amuse.
Tout à coup, je me sens devenir la reine des imbéciles.
– Tu ne vas pas combattre à nos côtés demain ?
Warner sourit pleinement à présent, son regard est si chaleureux.
– Je vais m’en aller.
– Tu vas t’en aller.
Je suis hébétée.
– Je ne suis pas à ma place ici.
Je secoue la tête en disant :
– Je ne comprends pas… Comment tu peux t’en aller ? T’as dit à Castle que tu
allais combattre avec nous demain… Il sait que tu t’en vas ? Quelqu’un le sait ? je lui
demande en scrutant son visage. Qu’est-ce que t’as prévu ? Qu’est-ce que tu vas
faire ?
Il ne répond pas.
– Qu’est-ce que tu vas faire, Warner… ?
– Juliette, murmure-t-il, le regard soudain pressant, torturé. Il faut que je te
demande quelque ch…
Quelqu’un déboule dans les tunnels.
Crie mon nom.
Adam.
59
Je me relève d’un bond, fébrile, en disant à Warner que je reviens tout de suite.
J’ajoute : « Ne pars pas maintenant, ne bouge pas, je vais revenir d’ici peu », mais
je n’attends pas sa réponse car je suis déjà debout, et je cours vers la galerie éclairée et
manque me cogner à Adam. Il me redresse et m’attire à lui, tout près, en oubliant
toujours de ne pas me toucher comme ça, et il est angoissé et me dit : « Tu vas
bien ? » et « Excuse-moi » et « Je t’ai cherchée partout » et « Je pensais que tu
viendrais dans l’aile médicale » et « C’est pas ta faute, j’espère que tu le sais… »
Elle ne cesse de m’assaillir en pleine figure, dans le crâne, la colonne vertébrale,
cette sensation de tenir énormément à lui. Et de savoir qu’il tient énormément à moi.
En me retrouvant si proche de lui, ça me rappelle douloureusement tout ce que j’ai dû
m’efforcer d’abandonner. Je reprends mon souffle.
– Adam, je lui demande, est-ce que Kenji va bien ?
– Il n’a pas encore repris conscience, mais Sara et Sonya pensent que ça va aller.
Elles vont rester à son chevet toute la nuit, uniquement pour veiller à ce qu’il s’en
sorte en un seul morceau. (Une pause.) Personne ne sait ce qui s’est passé. Mais c’était
pas toi. (Il plante son regard dans le mien.) T’es au courant, j’espère ? Tu ne l’as
même pas touché. Je sais que c’est pas toi.
Et même si j’ouvre la bouche un million de fois pour dire : « C’est Warner. C’est
Warner, le fautif. C’est lui qui a fait ça à Kenji. Faut que tu l’attrapes et que tu
l’empêches de recommencer, il vous ment à tous ! Il va s’échapper demain ! », je ne
dis rien de tout ça et j’ignore pourquoi.
J’ignore pourquoi je le protège.
Je pense qu’une partie de moi a peur de prononcer les mots à voix haute, peur de
leur donner tout leur sens, leur vérité. Je ne sais toujours pas si Warner va vraiment
s’en aller, ni comment il va s’y prendre ; j’ignore même si c’est possible. Et j’ignore si
je peux déjà parler à quiconque des pouvoirs de Warner ; je ne pense pas avoir envie
d’expliquer à Adam que, pendant qu’il s’occupait de Kenji avec le reste du Point
Oméga, je me trouvais cachée dans un tunnel avec Warner – notre ennemi et otage –
et lui tenais la main pour tester ses nouvelles facultés.
J’aimerais avoir les idées moins embrouillées.
J’aimerais que mes échanges avec Warner cessent de me faire sentir aussi
coupable. Chaque fois que je passe du temps avec lui, chaque conversation que j’ai
avec lui me donne l’impression de trahir plus ou moins Adam, même si normalement
on n’est plus ensemble, lui et moi. Mon cœur se sent encore tellement lié à Adam ; je
me sens engagée auprès de lui, comme si j’avais besoin de me réconcilier après l’avoir
déjà tant fait souffrir. Je ne veux pas être la cause du chagrin dans ses yeux, pas
encore, et bizarrement j’ai décidé que de garder des secrets était le seul moyen de
l’épargner. Mais, tout au fond de moi, je sais que ça ne peut pas coller. Tout au fond
de moi, je sais que ça pourrait mal se terminer.
Mais j’ignore comment agir différemment.
– Juliette ? (Adam me serre toujours dans ses bras, tout contre lui, c’est doux et
merveilleux.) Tout va bien ?
Je ne sais pas ce qui me pousse à lui poser la question mais, subitement, j’ai besoin
de savoir.
– Est-ce que tu vas lui dire un jour ?
Adam s’écarte, juste de quelques centimètres.
– Quoi ?
– Warner. Tu vas lui dire un jour la vérité ? Sur vous deux ?
Adam a l’air interloqué, visiblement pris de court.
– Non, finit-il par répondre. Jamais.
– Pourquoi pas ?
– Parce qu’il faut plus que des liens du sang pour former une famille, dit-il. Et je
ne veux rien avoir à faire avec lui. J’aimerais pouvoir le regarder mourir et n’éprouver
aucune compassion, aucun remords. C’est le monstre dans toute son horreur, ce gars.
Comme mon père. Et je préfère crever sur place plutôt que d’admettre qu’il est
vraiment mon frère.
Je me sens brusquement chavirer.
Adam m’attrape par la taille, tente de scruter mon regard.
– Tu es encore sous le choc, dit-il. Il faut qu’on te trouve quelque chose à
grignoter… ou peut-être un peu d’eau…
– Ça va aller. Je vais bien.
Je m’octroie une ultime seconde dans ses bras, avant de me détacher de lui pour
reprendre mon souffle. Je ne cesse d’essayer de me convaincre qu’Adam a raison, que
Warner a fait des choses horribles, atroces, et que je ne devrais pas lui pardonner. Je
ne devrais pas lui sourire. Je ne devrais même pas lui parler. Et ensuite j’ai envie de
hurler, parce que je ne pense pas que mon cerveau puisse supporter le dédoublement
de personnalité qui semble s’être opéré en moi ces derniers temps.
Je dis à Adam que j’ai besoin d’une minute. Je lui dis que j’ai besoin de faire un
saut aux toilettes avant qu’on se rende dans l’aile médicale, et il me répond qu’il va
m’attendre.
Qu’il m’attendra jusqu’à ce que je sois prête.
Alors je regagne sur la pointe des pieds la galerie mal éclairée, afin de prévenir
Warner que je dois m’en aller, que je ne reviendrai pas, tout compte fait, mais lorsque
je scrute la pénombre, je ne vois rien.
Je regarde autour de moi.
L’espoir m’apparaît déjà sous les traits d’un monstre dangereux, terrifiant.
62
Je suis si fatiguée quand j’entre dans ma chambre que je dors à moitié en enfilant
mon débardeur et mon pantalon de pyjama. Ce sont des cadeaux de Sara. Elle m’a
conseillé de retirer ma combinaison pour la nuit ; Sonya et elle jugent capital que ma
peau soit en contact direct avec l’air frais.
Je m’apprête à me glisser sous les couvertures quand j’entends frapper doucement
à la porte.
Adam.
C’est la première personne à laquelle je pense.
J’ouvre alors la porte. Et la referme aussitôt.
Je dois rêver.
– Juliette ?
J’hallucine.
– Qu’est-ce que tu fais là ? dis-je dans un murmure sonore à travers la porte close.
– Il faut que je te parle.
– Là, maintenant ? T’as besoin de me parler, là, maintenant ?
– Oui, c’est important, dit Warner. J’ai entendu Kent te dire que ces deux jumelles
seraient dans l’aile médicale ce soir, et j’ai pensé que ce serait le moment idéal pour
discuter tous les deux en privé.
– Tu as écouté ma conversation avec Adam ?
Je commence à paniquer, craignant qu’il en ait peut-être trop entendu.
– Votre conversation ne m’intéresse absolument pas, dit-il d’un ton soudain
monocorde, neutre. Je suis parti dès que j’ai su que tu serais seule ce soir.
– Ah… dis-je dans un soupir. Comment tu as pu venir ici sans être intercepté par
les gardes ?
– Peut-être que tu devrais ouvrir la porte pour que je puisse t’expliquer.
Je ne bouge pas.
– S’il te plaît, mon cœur, je ne vais pas te faire de mal. Tu devrais le savoir,
maintenant.
– Je t’accorde cinq minutes. Ensuite, je dois dormir, je suis épuisée.
– OK, dit-il. Cinq minutes.
J’inspire un grand coup. J’entrouvre la porte. Jette un coup d’œil sur Warner.
Il sourit. N’a pas l’air d’éprouver la moindre gêne.
Je secoue la tête.
Il passe devant moi et s’assoit directement sur mon lit.
Je ferme la porte, traverse la pièce pour m’installer en face de lui, sur le lit de
Sonya. Je me rends soudain compte de ce que je porte et me sens incroyablement mise
à nu. Je croise les bras sur le mince coton qui moule ma poitrine – même si je suis
certaine qu’il ne peut pas vraiment me voir –, et je m’efforce d’ignorer la fraîcheur de
l’air ambiant. J’oublie toujours à quel point la combinaison régule ma température
corporelle dans ce souterrain.
Winston est un génie de l’avoir conçue pour moi.
Winston.
Winston et Brendan.
J’espère qu’ils vont bien…
– Bon alors… qu’est-ce qui se passe ? je demande à Warner.
Je ne vois pas grand-chose dans cette pénombre ; je discerne à peine sa silhouette.
– Tu es parti, tout à l’heure, dans le tunnel. Alors que je t’avais demandé
d’attendre.
Quelques secondes de silence.
– Ton lit est tellement plus confortable que le mien, dit-il calmement. Tu as un
oreiller. Et une vraie couverture ? ajoute-t-il en riant. Tu vis comme une princesse, ici.
Ils te traitent bien.
– Warner. (Je me sens nerveuse à présent. Angoissée. Inquiète. Je frissonne un
peu, et ce n’est pas à cause de la fraîcheur.) Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu es
là ?
Rien.
Toujours rien.
Brusquement.
Une respiration tendue.
– J’ai envie que tu viennes avec moi.
La Terre s’arrête de tourner.
– Quand je partirai demain, dit-il, je veux que tu viennes avec moi. Je n’ai pas pu
finir de te parler tout à l’heure, et je me suis dit que ça tomberait mal si je te
demandais ça demain matin.
– Tu veux que je t’accompagne…
Je ne suis pas sûre de respirer encore.
– Oui.
– Tu veux que je m’enfuie avec toi.
Impossible. Je rêve.
Nouveau silence.
– Oui.
– J’en reviens pas, dis-je en secouant la tête encore et encore et encore. Tu dois
avoir perdu l’esprit.
Je l’entends quasiment sourire dans le noir.
– Où es-tu ? demande-t-il. J’ai l’impression de parler à un fantôme.
– Je suis là.
– Où ça ?
Je me lève.
– Juste là.
– Je ne te vois toujours pas, dit-il, alors que sa voix est soudain plus proche que
l’instant d’avant. Tu me vois ?
– Non.
Je lui mens, et j’essaie d’ignorer la tension qui menace, l’atmosphère qui se charge
d’électricité entre nous.
Je recule d’un pas.
Je sens ses mains sur mes bras, je sens sa peau contre ma peau, et je retiens mon
souffle. Je ne bouge pas d’un centimètre. Je ne dis pas un mot quand ses mains
descendent sur ma taille, sur le tissu fin qui tente si mal de recouvrir mon corps. Ses
doigts effleurent la peau douce du creux de mon dos, juste sous le bas de mon
débardeur, et je ne compte plus les fois où mon cœur a tressailli.
Mes poumons luttent pour absorber de l’oxygène.
Mes mains luttent pour ne pas le toucher.
– Est-ce possible que tu ne puisses pas sentir ce feu qui nous embrase ? murmure-
t-il.
Ses mains se promènent de nouveau sur mes bras, légères comme des plumes,
tandis que ses doigts se glissent sous les bretelles de mon débardeur, et je suis
déchirée en lambeaux, blessée au plus profond de moi, et mon pouls se répercute dans
tout mon corps, et j’essaie de me convaincre de ne pas perdre la tête quand je sens les
bretelles tomber, et le temps est suspendu.
Plus un souffle d’air.
Ma peau craint le pire.
Même mes pensées chuchotent.
2
4
6 secondes s’écoulent, et j’oublie de respirer.
Puis je sens ses lèvres sur mon épaule, douces, brûlantes, tendres, si tendres que je
pourrais croire que c’est le baiser de la brise, et non pas celui d’un garçon.
Il recommence.
Cette fois au creux de mon cou, et c’est comme si je rêvais, je revivais la caresse
d’un souvenir oublié, et c’est comme une douleur qui cherche à être apaisée, c’est une
casserole bouillante plongée dans de l’eau glacée, c’est une joue en feu posée sur la
fraîcheur d’un oreiller lors d’une très très très chaude nuit d’été, et je pense, oui, je
pense à ça, je pense merci merci merci
avant de me rappeler sa bouche sur mon corps, et je ne fais rien pour l’arrêter.
Il s’écarte.
Mes yeux refusent de s’ouvrir.
Son doigt to… touche ma lèvre inférieure.
Il dessine la forme de ma bouche, les courbes, les commissures, l’inclinaison, et
mes lèvres s’ouvrent même si je le leur ai interdit, et il s’approche davantage. Je le
sens tellement plus proche, occupant l’air qui m’entoure jusqu’à ce qu’il n’y ait plus
que lui et la chaleur de son corps, l’odeur de savon frais et quelque chose
d’impossible à identifier, quelque chose de doux sans l’être, quelque chose de réel et
de brûlant, quelque chose qui sent comme lui, comme si ça lui appartenait, comme s’il
était versé dans la bouteille dans laquelle je me noie, et je ne me rends même pas
compte que je m’abandonne à son étreinte, en respirant son cou, jusqu’à ce que je
découvre que ses doigts ne sont plus sur mes lèvres parce que ses mains entourent ma
taille, et il dit « Toi », et il le murmure, lettre par lettre il susurre le mot sur ma peau
avant d’hésiter.
Puis.
Plus doux encore.
Sa poitrine respire plus fort, cette fois. Ses paroles, presque un halètement, cette
fois.
– Tu m’anéantis.
Je m’écroule en 1 000 morceaux dans ses bras.
J’ai les mains pleines de pièces porte-malheur, et mon cœur est un juke-box qui
réclame une poignée de 5 cents avec des 25 cents.
– Juliette, dit-il en articulant à peine mon prénom.
Il déverse de la lave en fusion dans mon corps, et je n’ai même jamais su si je
pouvais mourir tout de suite en fondant.
– Je te veux, dit-il. Je veux tout de toi. Je te veux en long et en large, et que tu
reprennes ton souffle, et que tu te languisses de moi comme je me languis de toi.
Il me dit ça comme s’il avait une cigarette allumée dans la gorge, comme s’il
voulait me plonger dans du miel chaud, et il ajoute :
– Ça n’a jamais été un secret. Je n’ai jamais cherché à te le cacher. Je n’ai jamais
fait semblant de vouloir moins que ça.
– Tu… tu disais que tu souhaitais être mon… mon ami…
– Oui, admet-il en s’étranglant. C’est ce que voulais. C’est ce que je veux. Je veux
être ton ami. (Il hoche la tête, et je remarque l’infime déplacement d’air entre nous.)
J’ai envie d’être l’ami dont tu tombes éperdument amoureuse. Celui que tu prends
dans tes bras et dans ton lit, et dans ce monde bien à toi que tu gardes prisonnier dans
ta tête. Je veux être ce genre d’ami. Celui qui mémorisera tes paroles autant que la
forme de tes lèvres quand tu les prononceras. Je veux connaître chaque courbe,
chaque grain de beauté, chaque frisson de ton corps, Juliette…
– Non, dis-je, le souffle coupé. Ne… ne dis pas ça…
J’ignore ce que je vais faire s’il continue à parler, j’ignore ce que je vais faire, et je
ne me fais pas confiance.
– Je veux savoir à quel endroit te toucher, dit-il. Je veux savoir comment te
toucher. Je veux savoir comment te persuader d’esquisser un sourire uniquement pour
moi. (Je sens sa poitrine se soulever, s’abaisser, se soulever, s’abaisser.) Oui, j’ai
vraiment envie de devenir ton ami. Je veux être ton meilleur ami sur cette Terre.
Impossible de réfléchir.
Impossible de respirer.
– Je veux tant de choses, murmure-t-il. Je veux ton esprit. Ta force. Je veux valoir
le temps que tu me consacres.
Ses doigts effleurent le bas de mon débardeur, et il déclare :
– Je veux que tu lèves ça.
Il tire sur la taille de mon pantalon et dit :
– Je veux que tu baisses ça.
Du bout des doigts, il frôle mes hanches et ajoute :
– Je veux sentir ta peau en feu. Je veux sentir ton cœur palpiter contre le mien, et
je veux savoir qu’il palpite à cause de moi, parce que tu me veux aussi. Parce que,
halète-t-il, tu ne veux pas, tu ne veux plus que je m’arrête. Je veux chaque seconde.
Chaque parcelle de toi. Je veux tout.
Et je tombe raide morte.
– Juliette…
Je ne comprends pas pourquoi je l’entends encore me parler, parce que je suis
morte, je suis déjà morte, je n’en finis plus de mourir encore et encore.
Il suffoque, halète, ses paroles ne sont plus qu’un murmure chevrotant, pantelant
quand il me dit :
– Je suis… je suis fou amoureux de toi…
Je m’enracine, gravite tout en restant debout, prise de vertige dans ma chair et mon
sang, et je respire comme si j’étais le premier être humain qui ait jamais appris à voler,
comme si j’absorbais un oxygène qu’on trouve uniquement dans les nuages, et j’ai
beau essayer, je ne sais pas comment empêcher mon corps de réagir à Warner, à ses
paroles, à la douleur dans sa voix.
Il effleure ma joue.
C’est doux, tellement doux, comme s’il se demandait si j’étais réelle, comme s’il
avait peur de s’approcher, et moi, simplement, oh regarde, elle n’est plus là, elle vient
juste de disparaître. Ses 4 doigts frôlent le côté de mon visage lentement, si lentement,
avant de glisser derrière ma tête, d’être pris dans cet espace intermédiaire situé juste
au-dessus de ma nuque. Son pouce caresse ma pommette.
Il ne cesse de me regarder, de me transpercer du regard en quête de mon aide, de
mes conseils, d’un signe quelconque de protestation comme s’il était sûr que j’allais
me mettre à hurler ou à pleurer ou à filer, mais je ne ferai rien. Je ne pense pas que je
le pourrais même si je le voulais, parce que je n’en ai pas envie. Je veux rester là.
Juste là. Je veux être paralysée par ce moment.
Il s’approche encore, juste de quelques centimètres. Sa main libre se lève pour
cueillir l’autre partie de mon visage.
Il me tient comme si j’avais la légèreté d’une plume.
Il tient mon visage et contemple ses mains comme s’il n’en revenait pas d’avoir
capturé cet oiseau qui meurt toujours d’envie de fuir à tire-d’aile. Ses mains tremblent,
juste un peu, juste assez pour que je sente le léger frémissement contre ma peau.
Adieu, le garçon aux pistolets et aux cadavres dans le placard. Ces mains qui me
tiennent n’ont jamais tenu d’arme à feu. Ces mains n’ont jamais touché la mort. Ces
mains sont parfaites, douces et tendres.
Et il se penche avec une telle prudence. Il respire et ne respire pas, et nos cœurs
palpitent entre nous, et il est si près, il est si près, et je ne sens plus mes jambes. Je ne
sens plus mes doigts, ni le froid ni le vide de cette chambre, parce que je ne sens plus
que lui, partout, occupant tout l’espace, et il murmure :
– S’il te plaît…
Il dit :
– S’il te plaît, ne me tire pas dessus…
Et il m’embrasse.
Ses lèvres sont plus douces que tout ce que j’ai jamais connu, douces comme une
première neige, comme une bouchée de barbe à papa, comme fondre, et flotter dans
l’air et flotter dans l’eau. C’est doux, c’est d’une douceur fluide, facile.
Et puis ça change.
– Oh, mon D…
Il m’embrasse de nouveau, avec force, cette fois, avec frénésie, comme s’il devait
me posséder, comme s’il brûlait de conserver la sensation de mes lèvres scellées aux
siennes. Sa saveur me rend folle ; il n’est que feu, désir et menthe poivrée, et j’en
veux davantage. Je commence à peine à chavirer en lui, à l’attirer en moi quand il se
détache.
Il respire comme s’il avait perdu la tête et me regarde comme si quelque chose
s’était brisé en lui, comme s’il se réveillait pour découvrir que ses cauchemars se
résumaient à ça, qu’ils n’avaient jamais existé, que ce n’était qu’un mauvais rêve qui
semblait bien trop réel, mais à présent il ne dort plus, et il n’a rien à craindre, et tout
va bien se passer et…
Je tombe.
Je tombe en morceaux et m’écroule dans son cœur, et je suis un désastre.
Il me scrute, scrute mes yeux en quête d’une réponse, d’un oui ou d’un non, ou
peut-être d’un indice pour continuer, et tout ce que je souhaite, c’est me noyer en lui.
Je veux qu’il m’embrasse jusqu’à ce que je m’effondre dans ses bras, jusqu’à ce que
je laisse mon enveloppe charnelle dans mon sillage pour flotter, désincarnée, dans un
nouvel espace qui n’appartient qu’à nous.
Plus un mot.
Uniquement ses lèvres.
Encore.
Avec une fougue et une urgence comme s’il ne pouvait plus perdre son temps,
comme s’il voulait éprouver tant de sensations et qu’il n’avait pas assez d’années pour
tout connaître. Ses mains cheminent le long de mon dos, apprennent chaque courbe
de ma silhouette, et il embrasse ma nuque, ma gorge, le creux de mes épaules, et sa
respiration se fait plus forte, plus rapide, ses mains s’entremêlent soudain à mes
cheveux, et je virevolte, la tête me tourne, je m’avance, et ma main se faufile sur sa
nuque, et je me cramponne à lui, et c’est un feu de glace, c’est une douleur qui envahit
chaque cellule de mon corps. C’est un désir si violent, une envie si extrême qu’elle
rivalise avec tout, tous les instants de bonheur que j’ai jamais cru connaître.
Je suis contre le mur.
Il m’embrasse comme si le monde basculait du haut d’une falaise, comme s’il
tentait de s’accrocher et avait décidé de s’accrocher à moi, comme s’il crevait d’envie
de vivre et d’aimer, et n’avait jamais su qu’il pourrait se sentir un jour aussi proche de
quelqu’un. Comme si c’était la première fois qu’il ne connaissait rien d’autre que la
faim et ignorait comment trouver son rythme, ignorait comment se nourrir par petites
bouchées, ignorait comment accomplir quoi que ce soit quoi que ce soit quoi que ce
soit avec modération.
Mon pantalon dégringole, et ses mains en sont responsables.
Je suis dans ses bras, vêtue d’une culotte et d’un débardeur qui ne risquent pas de
préserver ma décence, et Warner recule pour me regarder, pour savourer le spectacle
qui s’offre à lui, et il dit : « Tu es belle », « Tu es incroyablement belle », et me
reprend dans ses bras et me soulève, me porte vers mon lit, et soudain je repose sur
l’oreiller, et il chevauche mes hanches, et son tee-shirt a disparu. Tout ce que je sais,
c’est que je relève la tête et plonge mon regard dans le sien, et me dis que je ne
voudrais rien changer à cet instant.
Il a cent mille millions de baisers et me les offre tous.
Il embrasse ma lèvre supérieure.
Il embrasse ma lèvre inférieure.
Il embrasse mon menton, le bout de mon nez, mon front, mes tempes, mes joues,
tout l’ovale de mon visage. Puis ma nuque, derrière mes oreilles, mon cou et
ses mains
glissent
le long
de mon corps. Il descend le long de ma silhouette, disparaît au fur et à mesure, et
soudain sa poitrine flotte au-dessus de mes hanches ; soudain, je ne le vois plus. Je
distingue seulement le sommet de sa tête, la courbe de ses épaules, les mouvements
instables de son dos qui se soulève et s’abaisse à mesure qu’il inspire et expire. Ses
mains se promènent sur mes cuisses nues, descendent, contournent, remontent,
passent sur mon torse, dans le creux de mon dos, et redescendent, m’effleurent le pli
de l’aine. Ses doigts s’accrochent à ma culotte, et je retiens mon souffle.
Ses lèvres effleurent mon ventre nu.
Ce n’est qu’un murmure de baisers, mais quelque chose s’écroule dans mon crâne.
C’est sa bouche qui frôle ma peau comme une plume à un endroit que je ne vois pas
bien. C’est mon esprit qui s’exprime dans un millier de langues différentes que je ne
comprends pas.
Et je me rends compte qu’il remonte le long de mon corps.
L’un après l’autre, ses baisers laissent une traînée de flammes sur mon torse, et je
ne pense vraiment pas pouvoir en supporter davantage ; je ne pense vraiment pas
pouvoir y survivre. Un gémissement prend naissance dans ma gorge, supplie de
pouvoir s’échapper, et j’agrippe Warner par les cheveux en le tirant vers le haut, vers
moi, sur moi.
J’ai besoin de l’embrasser.
Je tends les mains pour les glisser sur son cou, sa poitrine et tout le long de son
corps, et réalise que je n’ai jamais éprouvé ça, jamais aussi fort, comme si chaque
instant était sur le point d’exploser, comme si chacune de nos respirations pouvait être
la dernière, comme si chaque caresse suffisait à embraser le monde. J’oublie tout,
j’oublie le danger et l’horreur et la terreur du lendemain, et je ne peux même pas me
rappeler pourquoi j’oublie, ce que j’oublie, qu’il y a quelque chose que je semble déjà
avoir oublié. C’est trop violent pour prêter attention à autre chose que ses yeux,
flamboyants ; sa peau, nue ; son corps, parfait.
Il ne craint absolument pas mon toucher.
Il prend soin de ne pas m’écraser, appuie ses coudes de chaque côté de ma tête, et
je pense que je dois lui sourire parce qu’il me sourit, mais il sourit comme s’il était
pétrifié ; il respire comme s’il avait oublié qu’il était censé le faire, me regarde comme
s’il n’était pas sûr de savoir comment faire. Comme s’il ignorait qu’il était aussi
vulnérable.
Mais il est là.
Et moi aussi.
Le front de Warner est collé au mien, sa peau est brûlante, son nez touche le mien.
Il bascule sur le côté, s’appuie sur un bras et, de sa main libre, me caresse la joue,
prend mon visage comme s’il avait la fragilité du cristal, et je réalise que je retiens
toujours mon souffle, et je ne me souviens même pas de la dernière fois où j’ai
respiré.
Ses yeux descendent vers mes lèvres, remontent, y reviennent encore. Son regard
est pesant, avide, pétri d’émotions dont je ne l’ai jamais cru capable. Je ne l’aurais
jamais cru aussi complet, aussi humain, aussi réel. Mais ça crève les yeux. Je ne peux
pas l’ignorer. C’est inscrit dans la chair de son visage comme s’il l’avait arraché à sa
poitrine.
Il m’offre son cœur.
Et il ne prononce qu’une seule parole. Il murmure une seule chose. Avec une
urgence inouïe dans la voix.
Il dit :
– Juliette…
Je ferme les yeux.
Il dit :
– Je ne veux plus que tu m’appelles Warner.
J’ouvre les yeux.
– Je veux que tu me connaisses, dit-il, à bout de souffle, tandis que ses doigts
écartent une mèche rebelle de mon visage. Je ne veux plus être Warner avec toi. Je
veux que ce soit différent à présent. Je veux que tu m’appelles Aaron.
Et je suis sur le point de dire « oui, bien sûr, je comprends tout à fait », mais il y a
quelque chose dans ce moment de silence qui me trouble ; quelque chose dans ce
moment et la sensation de son prénom sur ma langue qui libère d’autres parties de
mon cerveau, et il y a quelque chose là, quelque chose qui me tiraille la peau et tente
de me rappeler, de me dire un truc et
je reçois une gifle en pleine figure
un coup de poing dans la mâchoire
je plonge direct dans l’océan.
Adam…
Mon squelette est transformé en glace. Tout mon être a envie de vomir. Je me
dégage de Warner, m’éloigne et manque dégringoler par terre, et ce sentiment, ce
sentiment, ce sentiment écrasant de haine absolue de soi me transperce le ventre
comme un couteau trop pointu, trop épais, trop mortel pour que je puisse me tenir
debout, et je me cramponne à moi-même, j’essaie de ne pas pleurer, et je répète « non
non non, c’est pas possible, ça ne peut pas se passer là, maintenant, j’aime Adam,
mon cœur appartient à Adam ». Je ne peux pas lui faire ça
et Warner me contemple comme si je lui avais de nouveau tiré dessus, comme si
j’avais logé une balle dans son cœur à mains nues, et il se lève mais tient à peine sur
ses jambes. Il tremble de tout son corps et me regarde comme s’il voulait dire quelque
chose, mais chaque fois qu’il tente de s’exprimer, il échoue.
– Je… je suis dé… désolée, dis-je en bégayant. Je suis vraiment désolée, j’ai jamais
voulu que ça se produise, j’ai pas réfléchi…
Mais il n’écoute pas.
Il secoue la tête encore et encore et encore, et regarde ses mains comme s’il
attendait le moment où quelqu’un lui dirait que tout ça n’est pas réel, et il murmure :
– Qu’est-ce qui m’arrive ? Je suis en train de rêver ?
Et je me sens vraiment mal, vraiment perdue parce que je le veux lui, je le veux lui,
et je veux Adam aussi, et j’en veux trop, et je ne me suis jamais sentie aussi
monstrueuse que ce soir.
Sa douleur est si flagrante qu’elle me démolit.
Je la sens. Je sens qu’elle me démolit.
J’essaie de toutes mes forces de détourner le regard, d’oublier, de trouver un
moyen d’effacer ce qui vient de se passer, mais tout ce qui me traverse l’esprit, c’est
que la vie n’est qu’une balançoire cassée, un enfant à naître, une poignée
d’espérances. Tout n’est que possibilités et éventualités, faux pas et bons pas vers un
avenir qu’on ne nous garantit même pas, et moi, je me trompe tellement. Tous mes
pas sont faux, toujours faux. Je suis l’incarnation de l’erreur.
Parce que tout ça n’aurait jamais dû arriver.
C’était une erreur.
– Tu l’as choisi ? demande Warner qui respire à peine, qui semble encore à deux
doigts de s’effondrer. C’est ce qui vient de se passer ? Tu choisis Kent plutôt que
moi ? Parce que j’ai pas bien compris ce qui vient de se passer, et j’ai besoin de
t’entendre parler, j’ai besoin que tu me dises ce qui m’arrive là, merde…
– Non… dis-je dans un souffle. Non, je ne choisis personne… je… je ne choisis…
Mais c’est ce que je fais. Et je ne sais même pas comment j’en suis arrivée là.
– Pourquoi ? dit-il. Parce qu’il représente la sécurité pour toi ? Parce que tu penses
lui devoir quelque chose ? Tu commets une erreur, ajoute-t-il en haussant la voix. Tu
as peur. Tu ne veux pas faire un choix difficile, et tu me fuis.
– Peut-être que je… j’ai sim… simplement pas envie d’être avec toi.
– Je sais que tu as envie d’être avec moi !
– Tu te trompes.
Mon Dieu, qu’est-ce que je raconte ? Je ne sais même pas où j’ai déniché ces mots,
d’où ils viennent ou sur quel arbre je suis allée les cueillir. Ils continuent de pousser
dans ma bouche, et parfois je mords un peu trop fort sur un adverbe ou un pronom,
et tantôt les mots sont amers, tantôt ils sont doux, mais là, maintenant, ils ont tous la
saveur de l’idylle et des regrets, et « hou ! la menteuse, t’as le nez qui s’allonge » me
coule dans la gorge.
Warner ne m’a toujours pas quittée des yeux.
– Vraiment ?
Il lutte pour maîtriser sa colère et fait un pas en avant, trop en avant, et je vois son
visage trop nettement, je vois ses lèvres trop nettement, je vois la rage et la douleur et
l’incrédulité gravées dans ses traits, et je ne suis pas sûre de pouvoir encore tenir
debout. Je ne pense pas que mes jambes puissent encore me porter longtemps.
– Ou… oui, dis-je en cueillant un autre mot, qui repose sur mes lèvres.
– Alors j’ai tort, dit-il d’une voix calme, tellement, tellement calme. J’ai tort de
penser que tu as envie de moi. Que tu as envie d’être avec moi.
Ses doigts effleurent mes épaules, mes bras ; ses mains glissent le long de mon
corps, suivent chaque parcelle de ma peau, et je serre les lèvres pour empêcher la
vérité de s’échapper, mais j’échoue encore et encore parce que la seule vérité que je
connaisse là, maintenant, c’est que je vais perdre la tête d’un instant à l’autre.
– Dis-moi quelque chose, mon cœur. (Ses lèvres chuchotent contre mon menton.)
Est-ce que je suis aveugle aussi ?
Je vais mourir, en fait.
– Pas question d’être ton jouet ! lâche-t-il en s’écartant de moi. Je ne te laisserai
pas t’amuser avec mes sentiments ! Je pouvais respecter ta décision de me tirer
dessus, Juliette, mais me faire ça… me faire… me faire ce que tu viens de faire…
Il peut à peine parler. Il se passe une main sur le visage, puis les deux dans les
cheveux, a l’air de vouloir hurler, casser quelque chose, comme s’il allait réellement,
vraiment devenir fou. Sa voix n’est qu’un murmure rauque quand il finit par
reprendre la parole.
– Tu te conduis en lâche. Je pensais que tu valais tellement mieux que ça.
– Je ne suis pas une lâche…
– Alors sois honnête avec toi-même ! Sois honnête avec moi ! Dis-moi la vérité !
Ma tête roule par terre, tourne comme une toupie en bois, elle tourne encore et
encore et encore, et je ne peux pas l’arrêter. Je ne peux pas empêcher la Terre de
tourner, et mon trouble se transforme en culpabilité qui ne tarde pas à se muer en
colère, et tout à coup c’est une rage en ébullition qui remonte à la surface, et je le
regarde. Je serre mes poings tremblants.
– La vérité, je lui réponds, c’est ce que je ne sais jamais quoi penser de toi ! De tes
actes, de ton comportement… T’es jamais cohérent ! T’es horrible avec moi, et
ensuite t’es gentil avec moi et tu dis que tu m’aimes, et ensuite tu fais du mal à ceux
auxquels je tiens le plus ! En plus, t’es un menteur ! j’ajoute en m’écartant de lui. Tu
dis que t’en as rien à faire de ce que tu fais… Tu dis que t’en as rien à faire des autres
et de ce que tu leur as fait, mais je ne te crois pas. Je pense que tu te caches. Je pense
que le vrai Warner se cache sous toute cette destruction, et je pense que tu vaux mieux
que cette vie que tu t’es choisie. Je pense que tu peux changer. Je pense que tu
pourrais être différent. Et je suis désolée pour toi !
Ces mots, ces mots idiots ne veulent plus s’arrêter de s’échapper de ma bouche.
– Désolée pour ton enfance horrible. Désolée si tu as un père aussi minable, aussi
nul, et désolée si personne ne t’a jamais donné ta chance. Désolée pour les décisions
atroces que tu as prises. Désolée si tu te sens piégé par elles, si tu te considères comme
un monstre qu’on ne peut pas changer. Mais surtout, surtout, désolée si tu n’as aucune
indulgence envers toi-même !
Warner tressaille comme si je l’avais giflé en pleine figure.
Le silence qui s’installe entre nous a massacré un millier de secondes innocentes, et
quand Warner s’exprime enfin, sa voix est à peine audible, éraillée par l’incrédulité.
– Tu as pitié de moi.
J’ai le souffle coupé. Ma résolution vacille.
– Pour toi, je suis une espèce de projet détraqué que tu peux réparer.
– Non… je n’ai pas…
– T’as aucune idée de ce que j’ai fait ! lâche-t-il avec fureur en s’avançant. T’as
aucune idée de ce que j’ai vu, de ce à quoi j’ai dû participer. T’as aucune idée de ce
dont je suis capable ou de l’indulgence que je suis censé mériter. Je sais ce que je
vaux. Je sais qui je suis. Alors, évite de me prendre en pitié !
Mes jambes ne fonctionnent plus, c’est certain.
– Je pensais que tu pourrais m’aimer pour ce que je suis. Je pensais que tu serais la
seule personne, dans ce monde de désolation, qui m’accepterait tel que je suis ! Je
pensais que toi, surtout toi, tu comprendrais.
Son visage est juste en face du mien quand il ajoute :
– Je me suis trompé. Lourdement, lourdement trompé.
Il recule. Il ramasse son tee-shirt et tourne les talons pour s’en aller, et je devrais le
laisser partir, je devrais le laisser franchir la porte et sortir de ma vie, mais je ne peux
pas, je lui attrape le bras, je le retiens et je dis :
– Je t’en prie… C’est pas ce que j’ai voulu dire…
Il fait volte-face et rétorque :
– Je ne veux pas que tu t’apitoies sur moi !
– Je ne cherchais pas à te blesser…
– La vérité me rappelle douloureusement pourquoi je préfère vivre dans les
mensonges.
Impossible d’encaisser son regard, la douleur affreuse, horrible qu’il ne cherche
absolument pas à dissimuler. J’ignore quoi dire pour arranger tout ça. J’ignore
comment retirer tout ce que j’ai dit.
Je sais que je ne veux pas qu’il s’en aille.
Pas comme ça.
J’ai l’impression qu’il va parler ; il se ravise. Il reprend brièvement son souffle,
serre les lèvres comme pour empêcher les paroles de s’en échapper, et je suis sur le
point d’essayer encore quand il prend une inspiration hésitante, quand il me dit :
– Adieu, Juliette.
Et je ne sais pas pourquoi ça me démolit, je ne comprends pas mon angoisse
soudaine, et j’ai besoin de savoir, je dois le dire, je dois lui poser la question qui n’est
pas une question, et je dis :
– Je ne te reverrai plus ?
Je le regarde batailler pour trouver les mots, je le regarde se tourner vers moi et se
détourner et, l’espace d’une demi-seconde, je vois ce qui se passe, je vois la différence
dans ses yeux, la lumière d’une émotion dont je ne l’aurais jamais cru capable, et je
sais, je comprends pourquoi il ne veut pas me regarder, et je ne veux pas le croire. J’ai
envie de m’écrouler tandis qu’il se bat contre lui-même, se bat pour parler, se bat pour
ravaler le tremblement dans sa voix quand il déclare :
– J’espère que non.
Et c’est tout.
Il quitte la pièce.
Je suis carrément coupée en deux, et il est parti.
Tout le monde ou presque a quitté la salle à manger. Des gens font leurs tout
derniers adieux aux plus âgés et aux enfants qu’ils laissent derrière eux. James et
Adam se sont longuement dit au revoir pas plus tard que ce matin. Adam et moi
devons nous mettre en route dans environ 10 minutes.
– C’est quoi, ce bordel ? On enterre qui ?
Je me retourne au son de sa voix. Kenji est debout. Là, dans la salle. Il se tient tout
près de notre table et donne l’impression qu’il va s’écrouler d’un instant à l’autre,
mais il est réveillé. Il est vivant.
Il respire.
– Merde alors… dit Adam bouche bée.
– Ravi de te revoir aussi, Kent, réplique Kenji avec un sourire en coin. (Il me fait
un signe de tête.) T’es prête à bouffer du soldat, aujourd’hui ?
Je me jette dans ses bras et le serre très fort.
– WAOUH !… Hé, merci… merci, ouais… c’est… euh…
Il s’éclaircit la voix. Il tente de se détacher de moi, et je tressaille en reculant.
Hormis sur le visage, je suis entièrement recouverte ; je porte mes gants et ma
combinaison est fermée jusqu’au cou. D’ordinaire, Kenji ne se dérobe jamais comme
ça.
– Hé… euh… peut-être que tu devrais éviter de me toucher pendant un petit
moment, OK ?
Kenji essaie de sourire, de faire passer ça pour une blague, mais je sens tout le
poids de ses paroles, la tension et le reste de frayeur qu’il a bien du mal à dissimuler.
– Je ne suis pas encore assez stable, ajoute-t-il.
Je sens le rouge me monter aux joues, et j’ai moi-même les jambes qui flageolent,
à tel point que j’ai besoin de me rasseoir.
– C’était pas elle, intervient Adam. Tu sais qu’elle ne t’a même pas touché.
– J’en sais rien, en fait, reprend Kenji. Et c’est pas comme si je la tenais pour
responsable… Je dis seulement qu’elle diffuse peut-être sa force sans le savoir, OK ?
Parce qu’aux dernières nouvelles, je ne pense pas qu’on ait d’autres explications pour
ce qui s’est passé hier soir. C’est sûr que c’était pas toi, dit-il à Adam, et après tout,
merde, pour ce qu’on en sait, c’est peut-être juste un coup de bol si Warner peut
toucher Juliette. On ne sait encore rien de lui. (Il s’interrompt. Regarde alentour.) Pas
vrai ? À moins que Warner ait sorti un lapin à la con de son chapeau pendant que
j’étais occupé à mourir hier soir ?
Adam se renfrogne. Je ne pipe pas mot.
– OK, dit Kenji. C’est ce que je pensais. Donc, je pense que c’est mieux, sauf en
cas d’absolue nécessité, si je reste à l’écart. (Il se tourne vers moi.) OK ? Ne le prends
pas mal.OK ? J’ai quand même failli mourir, je veux dire. Je pense mériter un peu
d’indulgence de ta part.
Je m’entends alors à peine lui répondre :
– Ouais, bien sûr.
J’essaie de rire. J’essaie de trouver pourquoi je ne leur dis pas tout au sujet de
Warner. Pourquoi je le protège encore. Sans doute parce que je suis aussi coupable
que lui.
– À part ça, on s’en va quand ? demande Kenji.
– T’es cinglé, lui rétorque Adam. Tu vas nulle part.
– Arrête tes conneries, je viens avec vous.
– Tu tiens à peine debout ! riposte Adam.
Il a raison. Kenji s’appuie carrément sur la table pour garder l’équilibre.
– Plutôt crever que de rester assis là comme un débile.
– Kenji…
– Hé, au fait, j’ai appris par le téléphone arabe – et fallait être sourd pour ne pas
l’entendre – que Warner s’est tiré d’ici hier soir. C’est quoi, cette histoire ?
Adam émet un bruit bizarre. Pas tout à fait un rire.
– Ouais, dit-il. On se le demande ! J’ai jamais pensé que c’était une bonne idée de
le garder en otage. Et c’était encore plus nul de lui faire confiance.
– D’abord, tu insultes mon idée et, ensuite, celle de Castle, hein ? réplique Kenji en
arquant un sourcil.
– Mauvais choix, dit Adam. Mauvaises idées. Maintenant, on doit les payer.
– OK, mais comment je pouvais deviner qu’Anderson serait prêt à laisser son
propre fils pourrir en enfer ?
Adam se crispe, et Kenji fait marche arrière.
– Oh… euh… désolé, mon pote. Je ne voulais pas le dire comme ça…
– Laisse tomber, l’interrompt Adam, tandis que son visage se durcit, devient
soudain glacial, fermé. Peut-être que tu devrais retourner dans l’aile médicale. On part
bientôt.
– Je ne vais nulle part sauf à l’extérieur.
– Kenji, s’il te plaît…
– Non.
– T’es pas raisonnable. C’est pas une blague, dis-je. Des gens vont mourir
aujourd’hui.
Mais il me rit au nez. Comme si j’avais dit quelque chose de marrant sans le
vouloir.
– Désolé, mais est-ce que t’essaies de m’apprendre à moi les réalités de la guerre ?
réplique Kenji. (Il secoue la tête.) Tu oublies que j’étais un soldat de l’armée de
Warner ! T’as la moindre idée de tous les trucs dingues qu’on a vus ? (Il agite la main
entre Adam et lui.) Je sais exactement à quoi m’attendre aujourd’hui. Warner était
dément. Si Anderson se révèle deux fois pire que son fils, alors on va plonger direct
dans un bain de sang. Je ne peux pas vous laisser tomber tous les deux comme ça.
Mais une phrase, un mot ont retenu mon attention. Il faut que je le lui demande.
– Il était vraiment aussi terrible… ?
– Qui ça ? rétorque Kenji en me regardant.
– Warner. Il était aussi impitoyable que ça ?
Kenji éclate de rire. À gorge déployée. Il se plie en deux. Il s’étouffe presque en
me répondant :
– Impitoyable ? Juliette, ce gars est un malade. C’est un animal. Je ne pense même
pas qu’il sache ce que ça signifie d’être humain. Si l’enfer existe vraiment, j’imagine
qu’on l’a conçu pour lui.
C’est tellement dur de retirer cette épée qui me transperce le ventre.
On entend des bruits de pas précipités.
Je me retourne.
Tout le monde est censé sortir des tunnels en file indienne, histoire de maintenir
l’ordre en quittant ce monde souterrain. Kenji et Adam sont les seuls combattants qui
n’ont pas encore rejoint le groupe.
On est tous debout.
– Hé… Castle sait ce que tu fais, alors ? demande Adam à Kenji. Ça m’étonnerait
qu’il soit d’accord pour que tu sortes aujourd’hui !
– Castle veut mon bonheur, répond Kenji d’un ton neutre. Et je ne serai pas
heureux si je reste ici. J’ai un travail à faire. Des gens à sauver. Des demoiselles à
impressionner. Il respectera ça.
– Et les autres ? je lui demande. Tout le monde s’est tellement inquiété pour toi…
Est-ce que tu les as vus, au moins ? Ne serait-ce que pour leur dire que tu allais
mieux ?
– Naaan… avoue Kenji. Je parie qu’ils auraient une trouille bleue s’ils savaient que
je sortais en surface. J’ai pensé que ce serait plus sûr de ne pas l’ébruiter. J’ai pas
envie d’effrayer qui que ce soit. Et Sonya et Sara – les pauvres – sont tombées raides
de fatigue. C’est ma faute si elles sont crevées, mais elles parlent quand même de
sortir aujourd’hui. Elles veulent se battre, alors qu’elles auront un tas de boulot une
fois qu’on en aura fini avec l’armée d’Anderson. J’ai tenté de les convaincre de rester,
mais elles sont têtues comme des mules. Elles ont besoin d’épargner leurs forces, et
elles les ont déjà pas mal gaspillées sur moi.
– C’est pas du gaspillage, j’essaie de lui dire.
– Peu importe, reprend Kenji. On peut y aller, s’il vous plaît ? Je sais que tu crèves
d’envie de traquer Anderson, ajoute-t-il à l’adresse d’Adam, mais pour ma part, tu sais
quoi ? J’adorerais capturer Warner. Coller une balle dans cette sous-merde, et basta !
Le coup de poing dans le ventre est si violent que j’ai peur d’avoir la nausée. Des
taches brouillent ma vision, tandis que je lutte pour ne pas flancher, pour ignorer
l’image de Warner mort, son corps baignant dans une mare de sang.
– Hé… ça va ?
Adam m’attire sur le côté. Me dévisage. Ses yeux se plissent, il est visiblement
inquiet.
– Je vais bien, dis-je en mentant. (Je hoche un peu trop la tête. Je la secoue une ou
deux fois.) J’ai pas assez dormi cette nuit, mais ça va aller.
Il hésite.
– T’en es sûre ?
– Certaine, dis-je en mentant de nouveau. (Je marque une pause. Agrippe son tee-
shirt.) Hé… pas d’imprudence une fois dehors, d’accord ?
Il soupire lourdement. Hoche une fois la tête.
– Ouais. Pareil pour toi.
– Allez ! On traîne pas ! On traîne pas ! nous interrompt Kenji. C’est aujourd’hui
qu’on meurt, les filles !
Adam le repousse. À peine.
– Alors, comme ça, tu maltraites le petit éclopé ?
Kenji prend le temps de se redresser, avant de lui donner une tape dans le bras.
– Garde ton angoisse pour le champ de bataille, mon pote. Tu vas en avoir besoin.
On entend un coup de sifflet strident au loin.
L’heure a sonné.
64
Il pleut.
Le monde pleure à nos pieds, en prévision de ce qu’on est sur le point
d’accomplir.
On est censés se disperser en plusieurs groupes et combattre en petits nombres
pour éviter de tous se faire tuer d’un coup. Comme on n’a pas assez d’hommes pour
lancer l’offensive, on doit se faire discrets. Et même si je me sens coupable en
l’admettant, je suis trop contente que Kenji ait décidé de nous accompagner. On aurait
été encore plus faibles sans lui.
Mais on va devoir sortir de cette pluie.
On est déjà trempés, et si Kenji et moi sommes vêtus de combinaisons qui offrent
un semblant de protection contre les intempéries, Adam ne porte rien d’autre que du
coton tout simple, et j’ai bien peur qu’on ne tienne pas longtemps dans ces conditions.
Tous nos camarades se sont déjà dispersés. La zone située juste au-dessus du Point
Oméga se résume toujours à une bande de terre aride, ce qui nous rend vulnérables au
moment de notre sortie à la surface.
Heureusement pour nous, on a Kenji. On est déjà invisibles tous les 3.
Les soldats d’Anderson ne sont pas très loin.
Tout ce qu’on sait, c’est que depuis l’arrivée du commandant suprême, il déroge à
ses habitudes pour faire étalage de sa puissance et de la poigne de fer du
Rétablissement. Toute voix de l’opposition, même faible ou peu convaincante,
pacifique ou inoffensive, a été réduite au silence. Il nous en veut d’avoir suscité la
rébellion et tente à présent de faire passer un message. Ce qu’il souhaite réellement,
c’est nous détruire tous.
Les malheureux civils sont tout bonnement pris entre les tirs de son propre camp.
Des coups de feu.
On avance automatiquement en direction du bruit qui résonne au loin. On ne dit
pas un mot. On comprend ce qu’on doit faire et comment opérer. Notre seule mission
consiste à nous rapprocher au maximum du champ de bataille, puis à liquider le plus
possible de soldats d’Anderson. On protège les innocents. On soutient nos camarades
hommes et femmes du Point Oméga.
On fait tout notre possible pour éviter de mourir.
Je commence à voir les complexes se dessiner, lugubres, à distance, mais la pluie
ne facilite pas les choses. Toutes les couleurs se mélangent, se fondent à l’horizon, et
je dois me concentrer pour discerner ce qui nous attend. D’instinct, j’effleure les
pistolets glissés dans les holsters que j’ai dans le dos, et je me remémore brièvement
ma dernière rencontre avec Anderson – ma seule rencontre avec cet homme horrible,
méprisable –, et je me demande ce qu’il lui est arrivé. Je me demande si Adam avait
raison de croire qu’Anderson serait peut-être grièvement blessé et qu’il luttait pour se
rétablir. Je me demande si Anderson fera une apparition sur le champ de bataille. Je
me demande s’il n’est pas un peu trop lâche pour combattre sur le terrain.
Les cris nous signalent qu’on s’approche.
Le monde qui nous entoure n’est qu’un paysage confus de bleus, de gris et de tons
marbrés, et les rares arbres encore debout déploient une centaine de bras tremblants,
frémissants, qui se tendent vers le ciel comme pour prier, supplier qu’on les soulage
de cette tragédie où ils sont enracinés. Ce qui me conduit à plaindre les plantes et les
animaux, forcés d’être les témoins de nos actes.
Ils n’ont jamais demandé ça.
Kenji nous guide vers les abords des complexes, et on s’avance à pas feutrés pour
se coller contre le mur d’une des petites maisons carrées, blottis sous le toit qui
dépasse un peu et nous offre ne serait-ce qu’un bref répit dans l’avalanche de poings
fermés qui dégringolent du ciel.
Le vent ronge les fenêtres en fatiguant les murs. La pluie crépite sur le toit comme
du pop-corn sur une verrière.
Le message céleste est clair : on en a marre.
On en a marre, et on va vous punir, et on va vous faire payer pour le sang que
vous répandez avec tant de facilité. On ne va pas rester les bras croisés, plus
maintenant, plus jamais. On va vous démolir, voilà ce que le ciel nous dit.
Comment avez-vous pu me faire ça à moi ? murmure-t-il dans le vent.
Je vous ai tout donné, nous dit-il.
Rien ne sera plus jamais comme avant.
Je me demande pourquoi je ne vois toujours aucun signe de l’armée. Je ne vois
personne d’autre du Point Oméga. Je ne vois absolument personne. En fait, je
commence à me dire que ce complexe d’habitation est un peu trop tranquille.
Je suis sur le point de suggérer qu’on se déplace, quand j’entends une porte
s’ouvrir en claquant.
– C’est la dernière ! braille quelqu’un. Elle se cachait là-dedans.
Un soldat traîne une femme en pleurs à l’extérieur du bâtiment. Elle crie, le supplie
de l’épargner, lui demande ce qu’est devenu son mari, et le soldat lui aboie au visage
en lui disant de la fermer.
Je dois retenir mes larmes et mes émotions.
Je ne parle pas.
Je ne respire pas.
Un autre militaire arrive au trot en débarquant d’on ne sait où. Il braille une espèce
d’approbation et fait un geste avec les mains qui m’échappe totalement. Je sens Kenji
se crisper à mes côtés.
Quelque chose cloche.
– Emmène-la là-bas avec les autres, beugle le deuxième soldat. Ensuite, la zone
sera nettoyée.
La femme est hystérique. Elle pousse des hurlements stridents, griffe le militaire,
lui dit qu’elle n’a rien fait de mal, qu’elle ne comprend pas… Où est passé son mari ?
Elle a cherché sa fille partout… Qu’est-ce qui se passe ? Elle crie, elle hurle, agite les
poings sous le nez de l’homme qui l’agrippe comme un animal.
Il presse le canon de son pistolet sur le cou de la femme.
– Si tu la boucles pas, je t’abats sur-le-champ.
Elle gémit une fois, deux fois, puis devient toute flasque. Elle a perdu
connaissance dans ses bras, et le soldat a l’air dégoûté en la tirant hors de notre vue
vers l’endroit où ils gardent les autres. Je n’ai aucune idée de ce qui se passe. Je ne
comprends pas ce qui se passe.
On les suit.
Le vent et la pluie reviennent à la charge, si bien qu’il y a suffisamment de
vacarme alentour et de distance entre nous et les militaires pour que je puisse parler en
toute sécurité. Je serre la main de Kenji. Il constitue toujours une sorte de ciment entre
Adam et moi, tout en diffusant son pouvoir qui nous permet de rester invisibles.
– Qu’est-ce qui se passe, d’après toi ? je lui demande.
– Ils procèdent à une rafle, me répond-il au bout d’un petit moment. Ils
rassemblent des groupes de gens pour tous les fusiller en même temps.
– La femme…
– Ouais… (Je l’entends se racler la gorge.) Ouais, il se peut qu’elle et d’autres
soient liés aux manifestants. Ils ne tuent pas seulement les agitateurs, précise-t-il. Ils
tuent les amis et la famille aussi. C’est le meilleur moyen de mettre les gens au pas. À
tous les coups, ça fout la trouille aux rares survivants.
Je dois ravaler la bile qui menace de remonter dans ma gorge.
– Il doit y avoir un moyen de les sortir de là, dit Adam. Peut-être qu’on peut
liquider les soldats chargés de la rafle.
– Ouais, mais écoute, vous savez tous les deux que je vais devoir vous lâcher, pas
vrai ? Je sens déjà ma force qui diminue ; mon énergie baisse plus vite que d’habitude.
Tu seras donc visible, dit Kenji. Tu deviendras une cible plus facile à atteindre.
– Sinon il nous reste quelle autre solution ? je lui demande.
– On pourrait essayer de les descendre façon sniper, suggère Kenji. On n’est pas
forcés de s’engager dans un affrontement direct. On a donc cette possibilité. (Il
marque une pause.) Juliette, tu ne t’es jamais retrouvée dans ce genre de situation. Je
veux que tu saches que je respecterais ta décision de rester en dehors de la ligne de tir.
Tout le monde ne peut pas encaisser ce qu’on risque de voir si on suit ces soldats. Il
n’y a aucune honte à ça, et personne ne t’en voudra.
Un goût de métal envahit ma bouche, tandis que je réponds par un mensonge :
– Ça va aller.
Il se tait quelques instants.
– Bon… OK… Mais n’aie pas peur de tes capacités à te défendre, me dit-il. Je sais
bien que tu ne veux pas blesser les gens ou je ne sais quoi, mais ces gars ne sont pas là
pour rigoler. Ils vont essayer de te tuer.
J’acquiesce, même si je sais qu’il ne peut pas me voir.
– Ouais.
Mais je panique déjà dans ma tête.
– Allons-y, dis-je dans un murmure.
65
J’entends un carillon.
J’entends un carillon rendu hystérique par le souffle d’un vent si violent qu’il
présente une réelle menace, et tout ce qui me vient à l’esprit, c’est que ce tintement me
paraît incroyablement familier. La tête me tourne encore, mais je dois rester la plus
consciente possible. Je dois savoir où ils m’emmènent. Je dois me faire une idée de
l’endroit où je suis. Il me faut un point de repère, et je lutte pour garder la tête bien
droite, sans qu’on se doute que je n’ai pas perdu connaissance.
Les soldats ne parlent pas.
J’espérais au moins glaner quelques infos dans les conversations qu’ils auraient pu
avoir, mais ils n’échangent pas un seul mot. Ils sont comme des machines, des robots
programmés pour remplir jusqu’au bout une mission bien précise, et je m’interroge, je
suis trop curieuse, je n’arrive pas à comprendre pourquoi on a dû m’éloigner du
champ de bataille pour me tuer. Je me demande pourquoi ma mort doit prendre une
tournure aussi singulière. Je me demande pourquoi ils me sortent du tank pour me
transporter vers ce carillon en folie, et j’ose à peine entrouvrir les yeux et manque
m’étrangler.
C’est la maison.
C’est la maison, celle qui se dresse en territoire non réglementé, celle qui est peinte
dans la parfaite nuance de turquoise, et le seul habitat traditionnel en état de
fonctionner dans un rayon de 800 kilomètres. C’est la même maison dont Kenji
m’avait dit qu’il devait s’agir d’un piège, c’est la maison où j’étais tellement sûre de
rencontrer le père de Warner, et c’est alors que je percute. Ça me tombe dessus
comme une masse. Un train à grande vitesse. Une prise de conscience qui déferle sur
mon cerveau.
Anderson doit être là. Il doit vouloir me tuer lui-même.
Je suis une livraison express.
Ils sonnent même à la porte.
J’entends des pieds qui traînent. J’entends des craquements et des grincements.
J’entends le vent qui claque sur le monde, et je vois ensuite ce qui m’attend, je vois
Anderson me torturer à mort de toutes les manières possibles et imaginables, et je me
demande comment je vais me sortir de tout ça. Anderson est trop malin. Il va sans
doute m’enchaîner au sol et me trancher les mains et les pieds, l’un après l’autre. Nul
doute qu’il va vouloir en profiter.
Il ouvre la porte.
– Ah ! Merci beaucoup, messieurs, dit-il. Veuillez me suivre, je vous prie.
Et je sens les soldats qui me portent changer de position sous mon corps trempé,
inerte, subitement alourdi. Je commence à sentir des frissons glacés s’insinuer dans
mes os, et je réalise que j’ai couru trop longtemps sous les trombes d’eau.
Je tremble, et ce n’est pas de peur.
Je brûle, et ce n’est pas de colère.
Je délire tellement que, même si j’avais la force de me défendre, je ne serais pas
certaine de pouvoir le faire correctement. C’est incroyable, le nombre de manières
différentes dont je pourrais mourir aujourd’hui.
Anderson exhale une odeur puissante et terreuse ; je la sens même en étant portée
dans les bras de quelqu’un d’autre, et l’odeur se révèle d’une douceur troublante. Il
ferme la porte derrière nous, juste après avoir conseillé aux autres soldats de retourner
au travail. Autrement dit, il leur ordonne d’aller tuer d’autres gens.
Je crois que je commence à halluciner.
Je vois un feu de cheminée du genre de ceux dont je n’ai entendu parler que dans
les livres. Je vois un salon douillet avec de somptueux fauteuils moelleux et un épais
tapis d’Orient qui embellit le sol. Je vois sur le manteau de cheminée des photos que
je ne peux reconnaître car je suis trop loin. Anderson me dit de me réveiller et ajoute :
– Tu as besoin de prendre un bain, tu t’es drôlement salie, et ce n’est certes pas
convenable, n’est-ce pas ? Tu vas devoir être bien réveillée et en pleine possession de
tes moyens, sinon ce ne sera pas drôle du tout… dit-il.
Et moi, je suis carrément certaine de perdre la tête.
J’entends le pouf pouf pouf des pas qui gravissent lourdement un escalier, et je me
rends compte que mon corps avance en même temps. J’entends une porte qui s’ouvre
en gémissant, j’entends d’autres pas et des paroles prononcées que je ne peux plus
discerner. Quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un d’autre, et on me dépose sur un
sol froid et dur.
Je m’entends pleurnicher.
« Il faut surtout éviter le moindre contact avec sa peau » est la seule phrase à peu
près complète que je parviens à capter. Tout le reste n’est que « bain », « sommeil »,
« demain matin », « non, je ne pense pas » et « très bien », et j’entends une autre porte
se fermer en claquant. Celle qui se trouve tout près de ma tête.
Quelqu’un essaie de m’enlever ma combinaison.
Je sursaute si vite que c’en est douloureux ; je sens une douleur cuisante dans mon
corps, dans ma tête, jusqu’à ce qu’elle m’élance carrément dans l’œil, et je sais que je
suis un mélange de plein de choses, là, maintenant. Impossible de me rappeler la
dernière fois où j’ai mangé, et je n’ai pas vraiment dormi depuis plus de 24 heures. Je
suis trempée comme une éponge, mon crâne résonne comme un tambour, mon corps
a été tordu et piétiné, et j’éprouve un million de douleurs diverses et variées. Mais pas
question de laisser je ne sais quel inconnu me déshabiller. Plutôt mourir sur place.
Mais la voix que j’entends n’a rien de masculin. Elle est douce et gentille,
maternelle. Elle me parle dans une langue que je ne comprends pas, mais peut-être
que c’est ma tête qui ne comprend rien du tout. Elle émet des sons apaisants, me
masse le dos en décrivant des petits cercles. J’entends l’eau couler, et je sens la
chaleur envahir la pièce autour de moi, et c’est si doux, je sens la vapeur et je me dis
que ça doit être une salle de bains, ou une baignoire, et je ne peux m’empêcher de
penser que je n’ai pas pris une douche bien chaude depuis mon séjour au QG avec
Warner.
J’essaie d’ouvrir les yeux, mais en vain.
Comme si deux enclumes minuscules reposaient sur mes paupières, comme si tout
était noir et embrouillé, et troublant et épuisant, et j’arrive seulement à discerner
l’endroit où je me trouve dans ses grandes lignes. Je vois tout au plus à travers deux
fentes ; je ne vois que la faïence rutilante de ce que je suppose être une baignoire, et je
m’en approche en dépit des protestations qui résonnent dans mon oreille, et je grimpe
comme je peux à l’intérieur.
Je bascule directement dans l’eau chaude tout habillée, gantée et bottée, et c’est un
plaisir incroyable auquel je ne m’attendais pas.
Mes os commencent à fondre, et mes dents cessent peu à peu de claquer, et mes
muscles apprennent à se détendre. Mes cheveux flottent autour de mon visage, et je les
sens me chatouiller le nez.
Je m’enfonce sous la surface.
JE M’ENDORS
68
Je scrute le couloir en quête du moindre signe de vie. J’ignore l’heure qu’il est et
dans quoi je me suis fourrée. J’ignore s’il existe quelqu’un dans cette maison hormis
Anderson – et qui a bien pu m’aider dans la salle de bains –, mais je dois savoir ce qui
m’arrive au juste. Je dois savoir exactement les dangers qui m’attendent, avant de
mettre au point un plan pour m’échapper d’ici.
J’essaie de descendre doucement l’escalier sur la pointe des pieds.
Peine perdue.
Les marches grincent et gémissent sous mon poids, et je n’ai pas le temps de faire
marche arrière que je l’entends déjà m’appeler par mon nom. Il est au rez-de-
chaussée.
Anderson est au rez-de-chaussée.
– Ne sois pas timide, dit-il. (J’entends un bruissement qui me fait penser à du
papier.) J’ai de quoi manger pour toi, et je sais que tu dois être affamée.
Mon cœur se met soudain à marteler ma gorge. Je me demande quels choix
s’offrent à moi, quelles solutions je dois envisager, et décide que je ne peux pas me
dérober à lui dans sa propre cachette.
Je le retrouve au rez-de-chaussée.
C’est le même bel homme que l’autre jour. Impeccablement coiffé, soigné et tiré à
quatre épingles. Il est assis au salon dans un fauteuil, avec un plaid sur les genoux. Je
remarque une superbe canne d’aspect rustique et délicatement sculptée, posée contre
l’accoudoir. Il tient une liasse de documents dans une main.
Je sens un arôme de café.
– Je t’en prie, me dit-il, pas du tout étonné par mon air étrange, hagard. Assieds-
toi.
Ce que je fais.
– Comment te sens-tu ? me demande-t-il.
Je lève la tête. Je ne lui réponds pas.
Il acquiesce en silence.
– Oui, eh bien je suis sûr que tu dois être fort surprise de me voir là. C’est une
ravissante petite maison, n’est-ce pas ? dit-il en balayant la pièce du regard. J’ai
demandé qu’elle soit sauvegardée peu après avoir emménagé avec ma famille dans ce
qu’on nomme désormais le Secteur 45. Ce secteur était censé me revenir, après tout. Il
se révélait l’endroit idéal pour y entreposer ma femme, ajoute-t-il d’un geste vague de
la main. Apparemment, elle ne se plaît guère dans les complexes d’habitation, précise-
t-il comme si j’étais censée avoir la moindre idée de ce dont il parle.
Entreposer sa femme ?
J’ignore pourquoi je me laisse encore surprendre par tout ce qui sort de sa bouche.
Anderson semble percevoir ma confusion. Il a l’air amusé.
– Dois-je comprendre que mon fils follement amoureux ne t’a pas parlé de sa mère
bien-aimée ? Il ne s’est donc pas étalé encore et encore sur son pitoyable amour
envers celle qui lui a donné la vie ?
– Quoi ? dis-je en prononçant mon premier mot.
– Je suis véritablement choqué, reprend Anderson, en souriant comme s’il n’était
pas choqué du tout. Il n’a pas pris la peine de mentionner qu’il avait une mère malade,
souffrante, qui vivait dans cette maison ? Il ne t’a pas dit que c’était la raison pour
laquelle il souhaitait coûte que coûte obtenir le poste dans ce secteur ? Non ? Il ne t’a
rien confié de tout cela ? (Anderson incline la tête.) Je suis positivement choqué,
ment-il encore.
J’essaie de ralentir mon pouls, de comprendre ce qui le pousse à me raconter tout
ça, de garder une longueur d’avance sur lui, mais il se débrouille comme un chef pour
me déboussoler.
– Quand on m’a choisi en qualité de commandant suprême, poursuit-il, j’allais
laisser sa mère ici et emmener Aaron avec moi au Capitole. Mais il n’a pas voulu
abandonner sa mère. Il souhaitait prendre soin d’elle. Il ne voulait pas la quitter. Il
avait besoin d’être auprès d’elle comme je ne sais quel enfant débile ! dit-il en
haussant le ton, en oubliant son flegme.
Il se reprend ensuite. Recouvre son sang-froid.
Et moi, j’attends.
J’attends la chape de plomb qu’il va me lâcher sur la tête.
– T’a-t-il dit combien d’autres soldats souhaitaient avoir la charge du Secteur 45 ?
Parmi combien de candidats nous avons dû choisir ? Il n’avait que 18 ans ! (Anderson
éclate de rire.) Tout le monde l’a cru fou. Mais je lui ai donné sa chance. Je pensais
qu’il serait bon pour lui d’endosser ce genre de responsabilité.
J’attends toujours.
Un profond soupir satisfait plus tard…
– T’a-t-il jamais dit ce qu’il a dû accomplir pour prouver qu’il était digne du
poste ?
Nous y voilà.
– T’a-t-il jamais dit ce que j’ai exigé de lui pour qu’il le mérite ?
Je l’écoute, la mort dans l’âme.
– Non, dit Anderson, l’œil vif, bien trop vif. Je suppose qu’il ne tenait pas à
mentionner ce détail, n’est-ce pas ? Je parie qu’il n’a pas parlé de cet épisode de son
passé, n’est-ce pas ?
Je n’ai pas envie d’entendre ça. Je n’ai pas envie de savoir. Je n’ai pas envie
d’écouter plus longtemps…
– Ne t’inquiète pas. Je ne vais pas lui gâcher ce plaisir. Mieux vaut le laisser t’en
informer lui-même.
Je ne suis plus du tout calme. Je ne suis plus calme, et je me suis carrément mise à
paniquer.
– Je vais regagner le QG d’ici peu, dit-il en triant ses papiers, sans se rendre
compte qu’il soliloque depuis le début. Je ne supporte pas de rester longtemps sous le
même toit que sa mère – je ne m’entends guère avec les malades, malheureusement –,
mais l’endroit se révèle un petit camp de base fort commode, au vu des circonstances.
D’ici, je peux superviser tout ce qui se passe dans les complexes d’habitation.
La bataille.
Le combat.
Le carnage, et Adam et Kenji et Castle, et tous ceux que j’ai laissés derrière moi.
Comment pourrais-je oublier ?
D’effroyables, de terrifiantes éventualités me traversent l’esprit. J’ignore ce qui
s’est passé. S’ils vont bien. S’ils savent que je suis encore en vie. Si Castle a réussi à
récupérer Brendan et Winston.
Si quelqu’un que je connais est mort.
Mes yeux deviennent fous, furètent partout. Je me lève, convaincue que tout ça
n’est qu’un piège bien préparé, que quelqu’un va peut-être me mettre en pièces par
surprise ou m’attend dans la cuisine avec un couperet, et le souffle me manque, je
halète et j’essaie de trouver comment réagir comment réagir, et je dis :
– Qu’est-ce que je fais ici ? Pourquoi vous m’avez amenée ici ? Pourquoi vous ne
m’avez pas encore tuée ?
Anderson me regarde. Il penche la tête. Il répond :
– Je suis très contrarié par ton attitude, Juliette. Très, très mécontent. Tu as fait
quelque chose de très vilain.
– Quoi ? (Décidément, c’est la seule question que je sache poser.) De quoi vous
parlez ?
L’espace d’un instant d’effroi, je me demande s’il est courant de ce qui s’est passé
avec Warner. Je me sens presque rougir.
Mais il prend une profonde inspiration. Saisit sa canne posée contre le fauteuil. Il
doit s’aider de toute la force de ses bras pour se mettre debout. Il tremble, malgré la
canne qui le soutient.
Il est handicapé.
Il reprend :
– Tu m’as fait ça. Tu as réussi à me vaincre. Tu m’as tiré dans les jambes. Tu as
même failli me tirer dans le cœur. Et tu as kidnappé mon fils.
– Non, dis-je, c’était pas…
– C’est toi qui m’as fait ça, m’interrompt-il. Et à présent, j’exige réparation.
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