Alpha T7 Le Masque de La Trahison Gwen Wood

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Gwen

Wood


Alpha
Le masque
de la trahison
Tome 7





DU MÊME AUTEUR

Alpha – La guerre des loups – Tome 1 – Partie 1, coll. FantasyLips, juillet 2018
Alpha – La guerre des loups – Tome 1 – Partie 2, coll. FantasyLips, août 2018
Alpha – Le chant mortel – Tome 2, coll. FantasyLips, septembre 2018

Alpha – L’alliance funeste – Tome 3, coll. FantasyLips, octobre 2018


Alpha – Le sommeil des damnés – Tome 4, coll. FantasyLips, janvier 2019

Alpha – Le pacte de sang – Tome 5, coll. FantasyLips, mars 2019


Alpha – Le soulèvement des lycans – Tome 6, coll. FantasyLips, avril 2019
Alpha – Le masque de la trahison – Tome 7, coll. FantasyLips, mai 2019

Ces livres sont également disponibles


au format papier.

Retrouvez notre catalogue sur notre site


www.lipsandcoboutique.com

Ce livre est une fiction. Toute référence à des événements historiques, des comportements de personnes ou
des lieux réels serait utilisée de façon fictive. Les autres noms, personnages, lieux et événements sont issus
de l’imagination de l’auteur, et toute ressemblance avec des personnages vivants ou ayant existé serait
totalement fortuite.

© 2019, Lips & Co. Éditions


Collection Fantasylips
Première édition : mai 2019

ISBN : 978-2-37764-377-6

Sous la direction de Shirley Veret
Correction et mise en page : Sophie Druelle
Conception graphique de la couverture : Caroline Copy-Denhez
Illustration de couverture et intérieur : © Paul Nash
© Stasia04 © Bokeh Blur Background


Gwen Wood est originaire d’Occitanie où elle vit encore aujourd’hui dans un
petit village. C’est sa mère qui lui transmet le goût pour les livres dès son plus
jeune âge, développant au fil de ses lectures une préférence pour la fantasy,
mettant en scène vampires et loups-garous.
Durant sa scolarité au lycée, l’envie d’écrire la prend soudainement et devient
vite une véritable passion, si bien que deux mois plus tard, la jeune femme
achève l’écriture de son premier roman.
Suite à la publication de ce dernier sur une plateforme de lecture et d’écriture,
les commentaires des lecteurs nourrissent son envie de progresser et d’aller plus
loin. C’est ainsi qu’elle décide de retravailler son premier texte pour donner
naissance à Alpha : La guerre des loups, premier tome de la saga.

@Gwen Wood - Auteur


Table des matières

1 8
2 22
3 38
4 50
5 67
6 79
7 96
8 108
9 120
10 131
11 140
12 152
13 168
14 181
15 195
16 208
17 220
18 230
19 241
20 255
21 268
22 279
23 295
Épilogue 311
Remerciements 321




À vous tous, les lecteurs d’Alpha,
merci d’avoir suivi les aventures de Poppy et Nick,
de les avoir aimés.
Je vous adore.



1

Les flashs des appareils photo me brûlaient les yeux. Les photographes, les
paparazzis et les journalistes me bombardaient de tous les côtés à l’aide de leur
matériel de compétition. Je me forçais à garder la tête haute et à continuer à
sourire. Difficile quand les deux loups-garous qui vous accompagnaient ne
cessaient de gronder à vos côtés, et qu’ils luttaient pour ne pas repousser tous les
reporters. Dur dur la vie de célébrité…
— Madame Teller ! m’interpella un homme armé d’un calepin sur ma droite.
Comment vivez-vous la fin de votre grossesse ? N’est-ce pas trop éprouvant de
porter un enfant métamorphe ? Votre bébé naîtra-t-il humain ou change-peau ?
— N’avez-vous pas peur qu’il soit la cible des extrémistes ? me demanda une
femme aux cheveux châtains en levant le bras.
— Avez-vous conscience qu’il sera le symbole d’un nouveau monde ?
renchérit un autre journaliste dont les lunettes lui tombaient sur le nez.
Ça fait beaucoup de questions d’un coup ça…
Réajustant ma position sur ma chaise, je me raclai la gorge discrètement et me
penchai légèrement en avant pour parler dans le micro qui avait été installé
devant moi. Ce n’était pas la première conférence de presse à laquelle j’assistais
depuis la Révélation, mais je n’étais toujours pas à l’aise avec cet exercice.
Devoir répondre aux questions d’inconnus sur mon couple, sur ma meute et sur
mon enfant à naître me mettait toujours mal à l’aise, à tel point d’ailleurs que ma
gorge en devenait sèche et mes mains moites.
— Ma grossesse s’est très bien déroulée jusqu’ici, répondis-je finalement
d’une voix légèrement rauque, je vous remercie, et je vis très bien la fin de celle-
ci. Nick et moi sommes impatients de tenir notre enfant dans nos bras. Nous
avons conscience qu’il sera le visage d’une nouvelle ère de notre société, mais
nous avons à cœur de le préserver de la haine que la Révélation a pu engendrer
chez certains individus. Et bien sûr, nous mettrons tout en œuvre pour le protéger
des extrémistes qui ont pu proférer des menaces à son encontre.
Avec un sourire, je me reculai de nouveau et inspirai profondément, profitant
du fait que les reporters étaient occupés à noter soigneusement mes réponses
pour souffler une seconde. Sam à ma droite et Walter à ma gauche étaient tendus
comme des arcs, les poings crispés sur leurs cuisses respectives. Leurs
mâchoires étaient bien trop serrées pour qu’ils puissent parler.
— Votre compagnon n’est pas présent aujourd’hui, intervint un jeune homme
à la tenue impeccable à l’avant de l’assemblée formée par les journalistes. Est-ce
parce qu’il devait se rendre à la réunion au sommet organisée à la maison
blanche ? Y sera-t-il pour débattre des nouvelles lois mises en place pour les
métamorphes, les fées et les sorcières ?
Je me passai la langue sur les lèvres avant de répondre.
— Comme tout le monde le sait déjà, commençai-je, les représentants des
communautés surnaturelles ont été conviés à participer à une réunion en
compagnie du président, pour mettre en place les mesures les concernant. Nick,
en tant que dirigeant lycan, y a donc été invité. De nombreuses réformes vont
suivre la sortie de l’ombre des supra-humains, notamment afin de leur assurer
une vie paisible et de les intégrer pleinement à la société.
Encore une fois, mes déclarations furent notées avec attention. Le petit être
qui terminait sa croissance dans mon ventre choisit ce moment précis pour
m’asséner un coup de pied digne d’un karatéka. Je grimaçai. Sam se pencha vers
moi.
— Nous devrions rentrer maintenant, me dit-il au coin de l’oreille, ça fait plus
d’une heure et demie que nous sommes ici, et tu as besoin de repos.
Ça, je n’allais pas le nier ! J’étais épuisée, et je mourrais de faim ! Depuis que
nous étions arrivés à Little Rock ce matin, j’avais une folle envie de hot-dog au
ketchup. Il fallait vite que j’en avale un si je ne voulais pas me retrouver
complètement obsédée par l’idée d’en manger un. Ce qui était déjà plus ou
moins le cas.
Je hochai la tête.
— Très bien, allons-y.
Satisfait, le quatrième Gamma de la Meute du Soleil se pencha en avant et
trouva la force de desserrer les lèvres pour s’adresser à la foule. Le bruit
incessant des appareils photo, les flashs et les voix des journalistes
commençaient à taper sur le système de mes accompagnants, plus sensibles que
les humains sur ce point-là. Les deux hommes avaient les traits tirés et les
muscles de leurs corps étaient si bandés qu’ils s’en retrouvaient encore plus
menaçants qu’à l’accoutumée. Il était temps pour nous de rentrer.
— Mesdames et messieurs, déclara Sam d’une voix forte, nous avons passé
un bon moment à vos côtés mais nous devons désormais clore cette conférence
de presse. Répondre à vos questions fut un plaisir. Je vous remercie.
Tirant sa chaise vers l’arrière alors que les journalistes réclamaient encore une
dernière question tous en même temps, Sam fronça les sourcils et se mit debout,
rapidement imité par Walter. Je remerciai les reporters et me levai à mon tour.
Mon ventre proéminent était lourd, j’avais mal au dos, si bien que je dus me
passer une main sur les reins pour tenter d’apaiser la douleur qui s’y était
installée. Debout sur la grande estrade, je balayai du regard une dernière fois la
salle qui avait été mise à notre disposition pour l’occasion. Baignée dans la
lumière d’une journée d’hiver grâce aux immenses baies vitrées qui en faisaient
tout le tour, je me rendis compte du monde qui était entassé ici. La salle était
bondée, les caméras de télévision qui avaient retranscrit la conférence en direct
côtoyaient les journalistes armés de calepins, de stylos ou encore de dictaphone.
Il y avait tant de gens qu’on ne voyait même plus le sol. C’était impressionnant !
Une main se posa dans mon dos. Je me retournai et croisai le regard sombre
de Walter qui m’invitait à rejoindre la double porte derrière nous. Je lui souris et
m’apprêtais à le suivre lorsqu’une voix s’éleva au-dessus de toutes les autres.
— Espèce de salope à métamorphes ! hurla un homme dans la foule.
Tournant les talons, je cherchai du regard l’individu qui avait osé m’insulter,
prête à lui répondre, mais la foule était trop dense pour me permettre de le
trouver. Cependant, lorsque des cris s’élevèrent dans l’assemblée et que tout le
monde se coucha au sol, un homme resta debout, au milieu de tous. Il avait une
arme à la main et, l’air fou, la braquait dans ma direction. L’atmosphère était
lourde, les émanations de peur, de panique et de colère planaient tout autour de
nous. J’avais l’esprit engourdi à cause de toutes ces énergies, si bien d’ailleurs
qu’il me fut impossible de réagir tout de suite. Mais avant de me laisser
l’occasion de faire quoi que ce soit, Walter me plaqua au sol alors qu’un coup de
feu retentissait.
En état d’alerte, je tombai à genoux, les bras fermement serrés autour de mon
ventre. L’odeur du sang chatouilla mon odorat devenu hypersensible à cause de
la grossesse. Les yeux écarquillés, je me tournai vers Walter, qui avait couvert
mon corps du sien, et le vis lentement glisser sur le côté jusqu’à s’effondrer au
sol. Il grogna, une main plaquée sur l’épaule. Je criai son nom en me jetant à son
chevet.
— Parle-moi, Walter ! lui intimai-je. Dis-moi que ça va !
Le Gamma serra les dents et se redressa sur un coude alors que les agents de
sécurité qui avaient été déployés à l’occasion de la rencontre avec la presse
s’affairaient à neutraliser l’individu armé. Sam s’accroupit à nos côtés, un talkie-
walkie dans une main.
— Tout le monde va bien ? Merde, Walty !
— Ça va, maugréa le brun en s’asseyant. La balle n’est pas ressortie, il va
falloir la retirer.
Horrifiée, je tendis la main vers le loup mais me vit arrêter par ses soins. Il
s’empara de mon poignet de sa main libre pour m’empêcher de le toucher.
— Non, ne me soigne pas, grommela-t-il, tu dois garder toute ton énergie
pour l’accouchement.
— Et il n’est pas pour tout de suite ! plaidai-je en fronçant les sourcils.
Laisse-moi t’aider !
— Non, insista-t-il en se levant difficilement une fois que Sam eut la
confirmation que l’extrémiste avait été mis hors d’état de nuire. Il faut qu’on
sorte d’ici, comment un de ces enfoirés a-t-il pu entrer ici, putain ?
Nous remettant debout, je tentai de calmer mon inquiétude, mais c’était
compliqué au vu de tout le sang que perdait le tatoué. Nous devions soigner son
épaule au plus vite !
— Je croyais que vous aviez fouillé tous les invités de cette conférence,
cracha sèchement Sam à l’un des agents en uniforme.
L’homme d’un bon mètre quatre-vingt, à la carrure baraquée et au regard
sévère, recula d’un pas lorsque les yeux du loup qui sommeillait en Sam
remplacèrent les siens. Les deux loups-garous étaient sous pression. Ils
mesuraient le risque que nous venions de courir à cause de l’incompétence des
personnes supposées assurer notre protection et luttaient aussi bien l’un que
l’autre pour empêcher leurs bêtes d’émerger. Je sentais à travers le lien qui
m’unissait à la meute que Walter avait énormément de mal à calmer sa moitié
animale, qui s’agitait à l’intérieur de lui, paniquée par le coup de feu dont
l’homme avait été la victime.
— Nous l’avons fait ! plaida son interlocuteur en essayant de garder l’air
confiant. Je ne sais pas ce qui s’est passé !
Rapidement, les journalistes qui s’étaient couchés au sol pour se protéger du
cinglé qui s’était immiscé en eux se relevèrent, micros en main. Un brouhaha
s’éleva dans la salle, chacun voulait savoir si j’allais bien. Le fauteur de trouble
avait été évacué, les agents de sécurité commencèrent à ordonner aux médias de
quitter la pièce.
— Vous avez intérêt à trouver rapidement ce qui s’est passé, pesta
dangereusement Sammy en faisant un pas menaçant vers l’homme aux cheveux
rasés. Parce qu’il va me falloir un coupable sur lequel me faire les griffes et si je
n’en trouve pas je les ferai sur vous.
Là-dessus, Walter et lui m’entraînèrent en dehors de la pièce par la double-
porte qui se trouvait dans notre dos. Nous traversâmes le couloir qui s’étendait
devant nous au pas de course pour rejoindre l’ascenseur qui se trouvait au bout.
J’y entrai essoufflée, une main sur le ventre ; j’avais tendance à me fatiguer très
vite depuis que j’étais entrée dans mon cinquième mois de grossesse. En fait, la
fatigue avait débuté dès le milieu du deuxième mois, et elle n’avait cessé
d’augmenter depuis. J’allais rapidement avoir besoin de reprendre des forces.

J’avais eu l’espoir que la fusillade à la conférence de presse n’arrive pas
jusqu’aux oreilles de Nick, à ce moment-là à Washington. Mais sachant qu’elle
avait été retranscrite en direct, je savais qu’il y avait peu de chance que ça lui
échappe. Mes espoirs se ratatinèrent comme de vieilles crêpes pas fraîches quand
Sam déboula dans la suite de l’hôtel où nous nous étions arrêtés à Little Rock, le
visage fermé. Walter releva les yeux pour le regarder se diriger vers moi à
grandes enjambées. Il me tendit le portable en tentant d’esquisser un sourire
rassurant, pas très réussi, soit dit en passant.
— C’est pour toi.
Couchée dans l’immense lit king size de la chambre, le dos appuyé contre
deux coussins dodus, je me mordis les lèvres et jouai nerveusement avec la
couverture remontée sur mes jambes. Walter, remis de sa blessure grâce à mes
soins qu’il avait finalement acceptés, se leva pour quitter la partie chambre et se
rendre dans le petit salon attenant. J’attrapai le téléphone nerveusement. Sam
s’éclipsa pour nous laisser, à Nick et moi, un semblant d’intimité, et rejoignit
Walter en prenant soin de refermer les portes coulissantes qui séparaient les deux
parties de la suite. Je portai l’appareil à mon oreille.
— Nick, lançai-je sans avoir eu besoin d’une confirmation concernant
l’identité de mon correspondant.
— Dis-moi que tu vas bien, Poppy, ou je vais devenir fou, gronda-t-il d’une
voix si grave qu’elle laissait transparaitre toute sa colère et sa rage profonde.
Je soupirai et remontai la couverture sur mon ventre rond pour le recouvrir.
— Je vais bien Red, je t’assure. Plus de peur que de mal. Encore un taré anti-
métamorphes qui cherchait à se faire remarquer en brandissant une arme dont il
ne savait pas se servir. Les extrémistes devraient prendre des cours parce
qu’honnêtement, rater leur cible à chaque fois qu’ils tentent des attentats, ça
frôle le ridicule.
À l’autre bout du fil, l’Alpha poussa un grognement sourd qui me certifia que
ma blague avait fait un bide. Détendre l’atmosphère n’était vraiment pas mon
fort.
— Ce fils de pute a atteint Walter, répliqua-t-il, ce qui signifie qu’il ne tirait
pas si mal que ça, tu aurais pu être touchée !
— Mais ce ne fut pas le cas, plaidai-je, je vais très bien.
— Tu es épuisée, dit-il en ressentant ma fatigue à travers notre lien d’âme-
sœur. Sam m’a dit que c’était toi qui avais soigné Walter. Tu n’aurais pas dû.
Je fronçai les sourcils, et retirai de mon front le gant frais que le Gamma
accidenté m’avait posé sur la tête pour tenter d’apaiser la migraine qui avait
assailli mon crâne. Ce n’était pas très efficace, à mon plus grand regret.
— Je n’aurais pas laissé Walter se vider de son sang sans rien faire, rétorquai-
je en fermant les yeux. J’étais déjà fatiguée de toute façon, alors un peu plus ou
un peu moins n’aurait rien changé. Je vais me reposer, ça ira mieux dans
quelques heures.
— Tu arrives à terme Poppy, marmonna mon compagnon mécontent.
L’accouchement est proche, tu ne peux pas te permettre d’être faible au moment
où tu mettras au monde notre enfant. Tu sais ce qui pourrait t’arriver si jamais…
— Pour la millième fois Nick, le coupai-je, sentant que l’inquiétude
commençait à le gagner, tout va bien se passer. Je vais bien, je suis couchée dans
un lit moelleux, protégée dans une chambre d’hôtel hors de prix, accompagnée
de deux de nos Gammas. Sans compter les agents lycans postés devant la porte
et ceux en faction autour de l’hôtel. Nous restons ici encore ce soir et dès
demain, nous prenons la route pour Springdale.
— Je prends l’avion dès ce soir pour venir te retrouver à Little Rock, déclara-
t-il soudain, me faisant rouvrir les yeux brusquement.
— Hors de question ! m’exclamai-je en me redressant. Tu es à Washington
pour deux jours, et les enjeux de ta visite là-bas sont importants. Il en va du futur
des créatures surnaturelles, et plus particulièrement des lycanthropes et des
métamorphes. Tu ne peux pas tout envoyer promener dès qu’un cinglé essaye de
me buter.
— Bien sûr que je le peux, cracha-t-il, tu es ma femme. Je ne veux prendre
aucun risque.
— Ce n’était qu’une erreur de parcours, le rassurai-je, le reste de la
conférence s’est très bien déroulé, et je n’ai perçu aucune hostilité dans les
questions des journalistes. Et les surnaturels ont la cote auprès des médias. Ne
fiche pas tout en l’air en faisant passer le président des États-Unis au second
plan. Tu sais à quel point les Trump sont susceptibles !
Nick marmonna dans sa barbe, agacé, et poussa un juron.
— J’ai besoin d’être auprès de toi.
Je soupirai de nouveau.
— Et moi donc, répondis-je. Mais nous serons bientôt ensemble, nous
n’avons plus qu’un jour à tenir, et demain soir, nous serons réunis. Ce n’est pas
infaisable.
— Ça ne veut pas dire que ce soit plus facile. Le bébé sera là dans très peu de
temps, et je ne veux surtout pas être loin quand il arrivera. Nous ne pouvons pas
nous le permettre.
J’acquiesçai. J’avais fini par comprendre que pour le bien de l’accouchement,
Nick allait devoir se tenir près de moi le moment venu. Déjà parce qu’il était
mon mari et le père de mon enfant, mais aussi parce qu’il y avait de gros risques
que je n’y survive pas. C’était un fait que j’avais assimilé, et que je gérais
beaucoup mieux que mon âme-sœur. Si je voulais faire voir le jour à mon bébé
sans perdre la vie, j’allais devoir compter sur l’aide de Nick, qui me transmettrait
son énergie à travers notre lien pour me permettre de tenir le coup le jour J. Je
pouvais donc comprendre son appréhension permanente et ses réticences à l’idée
de s’éloigner de moi à cette période.
Ceci dit, il n’était pas non plus nécessaire de paniquer. Tout se passerait bien,
nous faisions tout pour cela.
— Le bébé est pour le moment bien au chaud dans mon ventre, le rassurai-je,
et nous allons très bien tous les deux. Je te le promets.
Il y eut un silence à l’autre bout du fil, Nick inspira profondément.
— Je veux savoir qui était ce type, dit-il finalement, et comment il est parvenu
à se faufiler dans la foule des journalistes alors que le bâtiment tout entier était
censé être placé sous haute surveillance.
— Sam y travaille, lui assurai-je. Il s’est entretenu avec le chef de la sécurité
et cherche à savoir comment ça a pu arriver.
— Bien, grogna-t-il. Comment va Walter ?
Je souris.
— Furax, comme tu peux t’en douter. La conférence de presse a été longue
pour nos deux Gammas, tu auras le plaisir de découvrir leurs têtes respectives
quand tu regarderas les rediffusions à la télévision.
Je pus presque l’entendre sourire sur l’autre ligne.
— Oh mais je ne les ai pas loupés, dit-il, tout comme je n’ai pas manqué la
fusillade.
Je serrai les lèvres. Nick était prêt pour ruminer toute la soirée, peut-être
même des jours. Ou semaines, le connaissant.
— Comment s’est passée la réunion au sommet ? m’enquis-je alors pour
changer de sujet.
Le loup-garou inspira un grand coup.
— Assommante, mon loup s’est profondément ennuyé. Mais disons que cela
a été constructif. Le président nous laisse, à nous les dirigeants supra-humains
comme il nous appelle, les pleins pouvoirs sur nos sociétés respectives ainsi que
sur les membres de nos communautés. Nous serons donc leurs référents directs
en cas de problème, de délit ou autre.
Je hochai la tête.
— C’est une bonne nouvelle !
— C’est vrai, mais nous ne nous attendions pas à autre chose de leur part. Les
humains cherchent à se détacher au plus possible des surnaturels. Le
gouvernement ne pense pas pouvoir gérer des supra-humains et préfère prendre
ses distances vis-à-vis de nous.
— Mais dans le fond, ce n’est pas plus mal, n’est-ce pas ? Après tout, je vois
mal les lycans se soumettre aux lois humaines, idem pour les autres surnaturels.
Le fait que vous ayez la main mise sur vos sociétés rassurera sans doute les
vôtres.
Je marquai une pause et sifflai entre mes dents lorsque l’apprenti boxer dans
mon bidon me fila un énième coup de pied.
— Quelque chose ne va pas ? s’alarma instinctivement mon mari.
Je passai une main sous mon tee-shirt et massai ma peau tendue, là où j’avais
senti le pied de mon bébé me percuter. Cet enfant allait nous donner du fil à
retordre, à nous comme à tous ceux qui chercheraient à s’en prendre à lui plus
tard. Il était déjà très doué pour les coups de pieds.
— Ton enfant fait des siennes, lâchai-je en souriant malgré tout. Un vrai
footballer, ou une footballeuse.
Nous avions décidé de ne pas connaître le sexe de notre bébé avant
l’accouchement. C’était un choix réfléchi, afin que nous gardions la surprise
jusqu’au bout. Les membres de la Meute avaient fait des paris pour savoir s’il
s’agissait d’une petite nana ou d’un petit mec. La majorité penchait pour un
garçon. Évidemment, ils espéraient, tout comme les proches de la famille de
Nick, que ce soit un héritier à placer sur le trône de la société lycane plus tard.
Pour ma part, je me fichais bien de son sexe à partir du moment où il était en
forme et en bonne santé. Bien sûr, j’espérais que Nick soit satisfait, et quelque
chose me disait qu’il espérait tout de même que ce soit un garçon.
— Il bouge beaucoup, c’est bon signe, s’enorgueillit-il, fier comme un étalon.
L’enfant dégage à travers toi une puissance déjà telle que je sais qu’il naîtra
Alpha, ce qui est très rare pour un enfant hybride.
— Avec un père comme toi, il ne pourra naître qu’Alpha, affirmai-je. Un loup
Alpha à qui j’apprendrai l’art de la chasse. Un vrai être unique en son genre !
Cette fois-ci, je sus avec certitude qu’il souriait. Notre lien fut traversé d’un
sentiment de joie qui balaya les mauvais événements de la journée du revers de
la main. Je me sentis soudainement beaucoup mieux.
— J’ai hâte de rentrer, annonça Nick, tu me manques Poppy.
Je me mordis la lèvre inférieure.
— Toi aussi tu me manques.
À ce moment-là, quelqu’un toqua à la porte de la chambre.
— Room service ! cria Sam depuis le petit salon.
— Va manger Evans, m’intima l’Écossais, et repose-toi. La journée a été
longue.
— Je tuerais pour un hot-dog.
Le lycan laissa échapper un rire grave et rauque qui me mit du baume au
cœur.
— Alors j’espère que Sam a eu la bonne idée d’en commander au moins un,
tu es irritable quand tu n’as pas ce que tu veux.
Je me renfrognai, aimant pouvoir nier. Malheureusement, il avait raison,
j’avais tendance à me transformer en monstre dès que je ne pouvais pas manger
ce que je voulais. Leah m’avait affirmé que c’était tout à fait normal, et Logan
avait confirmé. Il avait été la victime des fringales de sa compagne quand elle-
même avait attendu le petit Hunter.
— Ce n’est pas de ma faute, notre bébé me transforme en ours grognon dès
que je n’ai pas ce dont j’ai envie ! C’est aussi lui qui fait de moi une véritable
fontaine quand je regarde un film triste ou que je lis une revue sur la souffrance
animale !
Il pouffa de nouveau.
— Ne t’inquiète pas, la grossesse est bientôt finie. En attendant, va manger, tu
dois reprendre des forces. Et sache que je ne vais pas oublier ce qui s’est passé
aujourd’hui, et qu’il va me falloir un coupable sur lequel passer mes nerfs à vif,
compris ?
Je soupirai longuement. Ça pour être compris, ça l’était ! Et je plaignais
l’abruti qui avait osé se pointer à la conférence de presse arme à la main. Entre
les griffes de Sammy, les poings de Walter et la fureur de Nick, il n’était pas sorti
de l’auberge, ça c’était sûr !


2

La sortie de l’ombre des créatures surnaturelles avait eu lieu au mois de


septembre 2019. Le 23 plus précisément. Un jour à marquer d’une pierre
blanche, une date devenue historique. Les humains avaient baptisé cet
événement « la Révélation ». Et bien sûr, celle-ci avait été le résultat de la
diffusion d’une vidéo enregistrée par les hommes de feu Marcel Jay White, l’ex-
Lieutenant de l’Ouest, dans laquelle nous pouvions voir un lycanthrope muter
devant une caméra.
Quatre mois plus tôt, le monde prenait connaissance de cette vidéo, envoyée
par les soins de notre ancien ennemi à la presse. Nous l’avions vu tourner sur
tous les plateaux de télé, des experts étaient venus l’authentifier, les théories les
plus folles avaient circulé dans les journaux, sur les réseaux sociaux, et
finalement, tout avait été mis à plat lorsque les créatures s’étaient alliées pour
révéler leur existence au grand jour.
Tout s’était fait très naturellement. Les dirigeants des différentes sociétés
avaient longuement discuté, ils s’étaient entretenus avec d’autres chefs de rangs
venus de divers pays. Ils avaient longuement débattu et avaient finalement
décidé que la vidéo était une occasion de mettre un terme à leur anonymat
archaïque. Seuls les vampires avaient fait le choix de s’abstenir, préférant
d’abord voir comment s’en sortaient les autres créatures une fois exposées au
grand jour, attendant de connaître la réaction des humains. De ce fait, seuls les
fées, les sorcières, les loups et les métamorphes avaient annoncé leur existence
dans une émission de télévision organisée spécialement pour l’occasion. Les
quatre représentants de ces différentes sociétés, dont Nick faisait partie, avaient
contacté la presse en affirmant connaître la vérité au sujet de la vidéo. Ils avaient
été pris au sérieux et avaient été reçus par une journaliste qui, après les avoir
entendus, les avait invités sur son plateau de télé. La bombe avait été lancée en
direct.
Ce fut grâce à Max O’Brien, le jeune lycan qui avait été torturé par les
hommes de Marcel et qui avait été retrouvé par les agents lycans, que nous
pûmes exposer au grand jour la vérité sur les surnaturels. C’était lui qui,
accompagné des dirigeants, avait expliqué ce qui lui était arrivé. Sous la
demande de la présentatrice, il avait laissé émerger son loup en plein direct sur
un plateau bondé. S’en était suivi un raz de marée médiatique qui avait changé à
jamais la vie sur Terre.
Le gouvernement humain fut particulièrement efficace pour une fois. Très
vite, un dialogue avait été ouvert avec ceux qui s’étaient présentés comme les
porte-paroles des individus qu’on avait rapidement qualifiés de supra-humains.
Nick, tout comme Dick Larson, Francis River, le représentant des fées, et Magda
Bulinski, celle des sorcières, avait été contacté par le président des États-Unis en
personne. Les réactions au sein de la population avaient été très partagées,
certains avaient eu peur, d’autres avaient été fascinés, ou encore, horrifiés. Mais
une chose était sûre, tout le monde avait eu besoin de réponse, et ce fut donc
pour cette raison que les dirigeants surnaturels avaient été amenés à participer à
de nombreuses réunions au sommet.
Évidemment, l’apparition des supra-humains avait soulevé de nombreuses
questions, auxquelles il avait évidemment fallu donner des réponses. Il avait été
nécessaire d’expliquer aux médias pourquoi les créatures étaient restées cachées
si longtemps, comment elles avaient fait pour conserver leur anonymat et la
manière dont elles s’étaient organisées pour gérer des individus aussi différents
des humains. Le monde avait obtenu les explications qu’il attendait lors de
nombreuses conférences de presse officielles auxquelles Nick et les autres
avaient participé. Il avait fallu plusieurs semaines, et même quelques mois, pour
que les humains se fassent à l’idée qu’ils n’étaient pas l’espèce la plus évoluée
qui vivait sur Terre. Et même si ça avait été dur à accepter, les choses
commençaient à se calmer. Tout doucement en tout cas.
Bien sûr, en tant que femme humaine d’un des dirigeants supra-humain,
j’avais été mise sur le devant de la scène. Notre couple avait été surmédiatisé,
notamment parce que nous formions une union mixte entre deux espèces, et que
je portais un enfant qui serait le visage du nouveau monde dans lequel nous
vivions désormais. Grrr ! Rien que de penser à toutes les conférences auxquelles
j’avais dû assister et les interviews auxquelles j’avais dû répondre, j’en avais mal
au crâne ! Je détestais être le centre de l’attention, et malheureusement pour moi,
j’étais cernée de tous les côtés. Aussi bien à la télévision, qu’à la maison
d’ailleurs, où une meute de loups complètement gagas attendaient avec
impatience l’arrivée du bébé.
Je fus heureuse de ne trouver aucune caméra de télé ou journaliste devant
chez nous lorsque nous rentrâmes, Sam, Walter et moi à Springdale. L’adresse de
notre territoire avait été communiquée par les médias quelques jours après la
Révélation. Nous avions été dans l’incapacité de sortir de chez nous pendant
plusieurs jours tant il y avait de monde devant le portail. Heureusement, grâce à
l’intervention de Kaja, tout était rapidement rentré dans l’ordre. La sorcière, qui
s’occupait de ma santé durant la grossesse, avait lancé des sorts autour de la
clôture pour dissuader quiconque de venir se planter devant. Dès qu’un
journaliste ou qu’une personne venait ici dans l’idée de nous interviewer ou de
nous faire du mal, la magie de la sorcière lui faisait faire immédiatement demi-
tour. C’était des sorts qu’il fallait régulièrement renouveler, mais ils étaient
particulièrement efficaces.
Ainsi, nous pûmes rentrer tranquillement chez nous après avoir fait une
longue route en voiture depuis Little Rock. Hallelujah !
Quand nous nous garâmes devant la villa principale du territoire, nous fûmes
accueillis par les membres de la meute, qui sortirent de la maison en même
temps. Walter m’aida à m’extirper de la voiture. Après trois heures et demie
passées dans un SUV, j’avais les jambes et le dos en compote. Mon ventre me
paraissait terriblement lourd !
— Vous allez bien, vous trois ? s’écria Leah, la jeune maman aux cheveux
bruns en se dirigeant vers nous à grandes enjambées. Nous avons vu toute la
conférence à télévision !
Walter, en se remémorant la journée de la veille, gronda en levant les yeux au
ciel. Il marmonna des paroles incompréhensibles, sans doute en grande partie
composées de jurons, et se passa une main sur l’épaule.
— Tout le monde va bien, répondit-il en grommelant, ce fils de pute a fait
plus de peur que de mal.
— Comment tu te sens Poppy ? s’enquit Loki en posant une main sur mon
épaule, l’air soucieux.
J’étais très impressionnée, et parfois même effarée, de voir des gaillards
comme Loki James, le Bêta de la meute, se montrer si attentionnés à mon
encontre. Tous les garçons qui vivaient ici, et même les filles d’ailleurs, s’étaient
transformés en mères poules depuis qu’ils savaient pour le bébé. Je ne pouvais
pas regarder un film sur le canapé sans être entourée par une bande de mâles
dominants prêts à se battre pour satisfaire mes désirs ! Ils étaient tous très
impliqués dans ma grossesse, et ça me faisait chaud au cœur, même si je devais
avouer que parfois, ça pouvait être lourd d’être autant couvée. Mais dans le fond,
je savais que ce besoin de se montrer surprotecteurs était le résultat de leur
inquiétude profonde à mon égard, je ne cherchais donc pas à les blâmer pour leur
attitude.
Aussi, je souris au grand blond qui me faisait face et pressai affectueusement
son bras musculeux.
— Très bien, je t’assure. J’ai juste besoin de manger un truc ou de boire un
chocolat chaud.
— Savez-vous quand Nick doit atterrir à Springdale ? leur demandai-je après
les avoir respectivement pris dans mes bras.
Me déplaçant aussi rapidement que possible au vu de mon état, je tentai de
suivre le pas rapide de mes camarades sans montrer le moindre signe
d’essoufflement. Je montai les marches du perron, refusant l’aide que tenta de
m’apporter Alexeï, et rejoignis la maison par mes propres moyens. Les
lycanthropes oubliaient parfois que je n’étais pas faite de sucre et que monter
cinq ou six marches n’allait pas me tuer ou me vider de mon énergie. Il m’en
fallait encore un peu plus pour ça !
Sitôt la porte d’entrée poussée, une petite boule de poils se dandina jusqu’à
moi en trémoussant joyeusement son arrière-train. Je souris, et me penchai en
avant difficilement pour caresser Noopie, qui depuis que j’étais enceinte, avait
décidé de délaisser Logan et Leah pour passer plus de temps avec moi. La petite
Bulldog semblait particulièrement heureuse de me retrouver, et la joie était
partagée. La chienne était ma meilleure alliée face à la solitude quand Nick était
en déplacement et qu’il ne dormait pas à la maison.
— Son avion atterrit aux alentours de 21 heures, m’informa le Bêta. Lui et
Daryl devraient arriver ici peu de temps après. Nick est impatient de te retrouver.
J’acquiesçai, et constatai que la table de la salle à manger était garnie de
bonnes choses. Leah s’était visiblement démenée pour notre retour, elle nous
avait préparé plusieurs tartes et gâteaux. Du lait chaud fumait dans une carafe en
verre.
Touchée par cette attention, je me tournai vers la louve et lui adressai un
sourire avant de la remercier.
— Je me suis dit que les garçons et toi auriez besoin d’un peu de réconfort,
lança-t-elle en entourant mes épaules d’un bras. J’ai aussi fait le gâteau au
chocolat que Nick adore. Si les garçons ne mangent pas tout, il devrait lui en
rester une part quand il rentrera.
Loki, Alexeï, Aiden, Seth, Rebecca, Logan et Leah allèrent s’installer autour
de la table. Sam ne semblait pas décidé à se lever, Walter resta près de la porte.
Je me tournai vers lui.
— Tu ne viens pas manger un morceau ? m’enquis-je.
Les traits virils du Gamma étaient tirés par un mélange de colère, de fatigue et
d’une autre émotion difficilement déchiffrable. Je savais qu’il avait été
compliqué pour Walter de m’accompagner à Little Rock pour la conférence de
presse. De nature solitaire, il ne supportait que peu la présence des inconnus, il
n’aimait pas particulièrement les humains ni l’agitation en général. Là, il avait
dû être confronté à l’assaut des journalistes, aux flashs des appareils photo, il
avait dû quitter la meute pendant plusieurs jours et en plus, un cinglé anti-
métamorphes lui avait tiré dessus ! La cerise sur le gâteau ! Tout cela, il l’avait
enduré pour moi, parce que Nick lui avait demandé de veiller à ma sécurité, et il
n’avait pas hésité une seconde à m’accompagner pour me protéger. Désormais, il
devait prendre du temps pour lui et pour calmer son loup nerveux et agité de
nature, ce que je comprenais pleinement.
— Pas tout de suite, répondit-il les dents serrées, je dois laisser émerger mon
loup quelques heures, il a besoin de se détendre.
Je hochai la tête et lui souris.
— Alors file, je vais veiller à ce qu’Aiden et Seth te laissent quelque chose.
En guise de réponse, le brun ténébreux m’adressa un simple geste du menton,
après quoi il tourna les talons et quitta la villa. Sam marmonna depuis le salon.
— Je crois que je vais me taper un petit somme, soupira-t-il, je suis claqué.
— C’est bien la première fois que tu refuses de manger, pouffai-je en
m’installant au bout de la table.
Assise, je poussai un soupir d’aise et me massai doucement le ventre. Je
remerciai Aiden lorsqu’il me servit une part de tarte aux framboises, ma
préférée.
— Comment va Dovie ? le questionnai-je en lui coulant un regard attentif.
Les mâchoires du blond aux yeux bleus se serrèrent, les muscles de ses
épaules se crispèrent.
— Comment veux-tu que je le sache ? grommela-t-il en se servant à son tour,
la mine grognonne.
J’arquai un sourcil amusé. La métamorphe féline qui bossait avec moi au
Teddy’s était très douée pour faire tourner en bourrique le loup-garou, qui
s’impatientait à l’idée de la faire sienne. Mais Dovie Johns ne semblait pas
décidée à se laisser approcher de trop près par le beau blond, pour une raison qui
m’échappait je devais bien l’avouer. Aiden n’était pas du genre à laisser les filles
indifférentes, et j’en avais surpris plusieurs quitter le territoire en catimini après
une nuit passée avec lui. Il était évident que la belle brune n’était pas passée à
côté du sex-appeal du Gamma. Mais sans doute estimait-elle qu’accepter de
sortir avec un homme comme Aiden Anderson lui ferait renoncer à sa liberté,
liberté à laquelle elle était très attachée en tant que femelle dominante.
Ceci dit, l’obstination de la jeune femme à refuser les avances du lycan
paraissait énormément agacer celui-ci, qui se montrait beaucoup plus ronchon
ces derniers temps. Mais honnêtement, je ne me faisais pas trop de souci pour
lui, il était déterminé et vu la manière dont Dovie le regardait quand elle était ici,
je n’avais aucun doute que ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle ne
cède.
— Bien, repris-je en voyant qu’il boudait désormais, les sourcils sévèrement
froncés, comment se porte Max ?
C’était grâce aux investigations des agents lycans, et notamment de Nora
Jones, que nous avions pu retrouver la trace de Max O’Brien, le jeune loup-
garou torturé par les hommes de Marcel Jay White. Grâce aux alliés de l’ancien
Lieutenant de l’Ouest que nous avions arrêtés ici, lors de la bataille que nous
avions menée contre lui quelques mois plus tôt, nous avions appris que Max était
un jeune solitaire qui s’était trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment.
Enlevé sur de parking d’un supermarché sur lequel il s’était réfugié pour la nuit,
il avait été raflé par Marcel et ses adeptes, et utilisé pour servir les projets
délirants de cet enfoiré mégalo. Poussé à muter, la vidéo de sa transformation
forcée avait été diffusée sur internet et était rapidement devenue virale, au point
même que cela avait permis à certaines créatures surnaturelles de reconsidérer
leur condition.
Il nous avait été rapporté que Max était parvenu à s’enfuir après avoir laissé
son loup émerger, alors bien sûr, Nick avait tout fait pour le retrouver. Nous
avions vite compris qu’il serait un atout de taille si les créatures devaient exposer
leur existence au grand jour. Le retrouver n’avait pas été bien difficile. Jeune,
seul et sans abri, nos agents avaient rapidement retrouvé sa trace dans un squat
où il s’était caché pour échapper aux hommes de Marcel, sans savoir que ce
dernier avait été abattu par les soins de mon mari.
Lorsque les agents nous l’avaient ramené ici, sur notre territoire, j’avais tout
de suite compris que je ne le laisserais pas repartir. Âgé seulement de 16 ans,
sans famille, sans argent, Max avait été obligé de grandir trop vite et avait
affronté le monde seul sans jamais avoir la chance de voir quelqu’un se soucier
de lui. Il avait le regard déjà dur, rempli d’ombres qui ne devraient pas se trouver
dans les yeux d’un si jeune homme. Max n’avait pas quémandé notre aide lors
de son entretien avec Nick, il s’était même montré plutôt résigné quant à son
sort. Mais nous avions de notre plein gré décidé de lui tendre la main et de lui
proposer de rejoindre notre meute.
Surpris, le garçon avait d’abord hésité, mais après la période d’essai que nous
lui avions proposée en notre compagnie, il avait fini par s’intégrer et accepter
notre offre. Aujourd’hui, il n’était plus sans-abri et jouissait de la protection de
tous les membres de la meute qui l’avaient accepté sans le juger ou sans le
confronter aux préjugés que les loups et métamorphes pouvaient avoir sur les
solitaires. Il avait une maison à lui, la plus proche de la nôtre avec Nick, et
suivait même un pré-entraînement pour, plus tard, aspirer au poste de Gamma.
C’était Bram Chester qui se chargeait de son entraînement, il s’était lui-même
proposé pour prendre l’adolescent sous son aile, sans doute touché par son
histoire qui faisait écho à la sienne. Après tout, Bram avait passé plusieurs
années en tant que solitaire, il savait sans doute mieux que personne ce que son
protégé avait subi. Après tout, cela ne faisait qu’un an et demi que Bram avait
retrouvé les siens et qu’il était sorti de son isolement.
Au même titre que tous les loups de la Meute du Soleil, j’aimais beaucoup
Max et j’étais impressionnée par sa force de caractère et ses facilités
d’adaptation. Même s’il allait falloir du temps au jeune loup pour se faire
complètement à l’idée qu’il avait désormais une famille, je sentais toute la bonne
volonté dont il faisait preuve pour s’intégrer et son bien-être était très important
à mes yeux.
— Il se porte à merveille, m’assura Loki en buvant une gorgée de café. Il
s’intègre bien et a le souci de bien faire. C’est un gamin très sympa dont le
courage force l’admiration.
Les hommes réunis autour de la table poussèrent des grognements
d’approbation. Je fus ravie de les voir aussi solidaires envers Max.
— Ryan a appelé aujourd’hui, déclara Leah en venant s’asseoir aux côtés de
son compagnon qui portait leur fils dans les bras.
Le petit Hunter, âgé maintenant d’un an et un mois, cherchait à échapper aux
bras de son père pour aller gambader sur ses petites jambes potelées. Quelle joie
cela avait été de le voir faire ses premiers pas au milieu même de notre salon. Il
disait « papa » et « maman », et appelait tous les membres de la meute « tonton »
et « tata », y compris moi. Il ne formait pas encore de phrases, mais l’entendre
prononcer des nouveaux mots chaque jour me donnait encore plus envie de
mettre au monde mon enfant. Même si j’étais tout aussi contente de le garder à
l’abri dans mon ventre encore quelque temps.
— Pourquoi ? lui demandai-je en coupant un morceau de tarte du bout de ma
fourchette.
Mon ami apprenti chasseur, de nature anxieuse et protectrice, n’avait cessé de
me téléphoner depuis que la conférence de presse désastreuse avait été diffusée à
la télé, tout comme mon grand-père, Arlene et Dovie d’ailleurs. Il avait voulu
s’assurer que j’allais bien, et même si j’avais cherché à le rassurer, tant qu’il
n’aurait pas constaté que c’était le cas de ses propres yeux, il n’y croirait pas.
Les hommes qui composaient mon entourage proche étaient irrécupérables…
— Il voulait savoir quand tu rentrerais, pour passer te voir. Il viendra demain
matin pour prendre le petit-déjeuner avec nous.
Je hochai la tête. Le petit-déjeuner du lendemain s’annonçait drôle ! Nick ne
supportait que très peu la présence d’individu masculin extérieur à la meute en
général, mais c’était pire depuis qu’il avait appris ma grossesse. Jamais je ne
l’avais vu si possessif ! Et pourtant, il avait toujours battu des records dans cette
catégorie.
— Génial, marmonna Aiden, qui n’aimait pas beaucoup Ryan.
La proximité de mon ami et de Dovie ne lui plaisait pas du tout, et chaque fois
qu’il en était le témoin, je le voyais serrer les poings et les dents pour essayer de
retenir son loup fou furieux qui ne souhaitait qu’une seule chose : étriper celui
qu’il considérait comme un rival. C’était un miracle si, pour le moment, nous
n’avions eu aucun drame à déplorer.
Afin d’apaiser la colère que je sentais grimper chez le Gamma, je posai une
main sur son avant-bras et lui adressai un sourire. Il fit de gros efforts pour y
répondre.
— Aucun journaliste n’a essayé de s’approcher d’ici durant notre absence ?
lança Sammy, qui s’était décidé à venir manger un bout.
L’homme tira l’une des chaises autour de la table et s’y installa lourdement.
Hunter, qui était parvenu à s’extirper des bras de son père pour jouer à ses pieds,
se dressa difficilement sur ses petites jambes potelées et fit quelques pas vers
Sammy, les bras tendus vers lui.
— Sam ! babilla l’enfant en venant s’agripper à la jambe du brun.
— Si, soupira Loki, visiblement excédé. Mais ils sont vite repartis, les sorts
de Kaja sont efficaces et dissuadent quiconque essaye de venir se poster devant
notre porte. Dieu merci.
Coulant un coup d’œil dans sa direction, je ne pus m’empêcher de remarquer
les cernes qu’arborait Loki sous ses beaux yeux perçants. Le Bêta était fatigué,
mais il n’en laissait rien paraître, comme à son habitude.
Le rôle d’un loup Bêta était éprouvant, difficile. Il fallait avoir les épaules
pour supporter toutes les responsabilités qui allaient avec le statut, car non
content de devoir assister l’Alpha, le Bêta devait en plus s’occuper de tout un tas
de choses on ne peut plus pesantes au quotidien. Il devait s’assurer du bien-être
de ses camarades de meute et veiller à leur sécurité. Il devait aussi s’occuper des
relations intermeutes, gérer la paperasse, assister à des réunions officielles et j’en
passe ! En plus, depuis que les surnaturels étaient sortis de l’ombre, Loki était
mis au-devant de la scène au même titre que moi.
En tant que bras droit de Nick Teller, et Bêta de la Meute du Soleil, il avait dû
à de nombreuses reprises expliquer en quoi son rôle consistait. Il avait donné de
nombreuses interviews, pris part à de nombreuses discussions et débats sur le
sujet des supra-humains et de la condition des métamorphes. Quand Nick était
absent, c’était à lui de superviser les Gammas, d’organiser leur emploi du temps
en plus de s’entretenir avec différentes meutes en quête de réponses à leurs
questions suite à la Révélation.
Tout cela devait énormément peser sur le grand blond, mais Loki était fait
d’acier. Il avait un mental comme j’en avais rarement vu auparavant, il ne se
laissait jamais démonter par les obstacles et faisait preuve d’une telle
détermination qu’il n’abandonnait jamais quoi que ce soit. Loki James forçait le
respect, ce qui expliquait qu’il soit aussi admiré au sein de ses troupes, mais
aussi au sein de la société lycane et surnaturelle.
Cependant, n’aimant pas le voir si fatigué, je fronçai les sourcils et m’appuyai
contre le dossier de ma chaise. Il allait falloir que nous ayons une petite
discussion tous les deux, histoire que je le contraigne à prendre une petite
journée de repos bien méritée. Il allait prétexter n’importe quoi, sans doute
refuser, mais je finirais bien par obtenir gain de cause en lui faisant mes yeux de
femme enceinte attristée. Les loups n’y résistaient jamais.
— J’ai hâte de savoir comment s’est déroulée la réunion au sommet, lâcha
Seth en buvant une gorgée de son café serré. Une chance que les sorcières et les
fées se soient alliées pour faire avaler la pilule au gouvernement américain et au
président, sinon, puritains comme ils le sont tous, nous aurions été chassés avec
des fourches et des piques hors du sol américain.
Oui, ça c’était le moins que l’on puisse dire. Pour le coup, nous avions eu de
la chance d’avoir les sorcières et les fées de notre côté !
L’Amérique, et une bonne partie des pays du monde, avaient été construits sur
des bases religieuses. La religion, même si elle n’avait pas autant d’importance
qu’à l’époque, gouvernait encore pas mal les esprits et contrôlait plus ou moins
les mœurs d’un pays. La différence effrayait toujours une partie des individus
particulièrement croyants, et parfois extrémistes, dans leur manière de pratiquer
leur religion. La preuve : les homosexuels avaient encore du mal à être acceptés,
les personnes de couleur étaient encore mises de côté, les transsexuels n’étaient
tolérés que dans certaines villes ou pays du monde. Alors évidemment, nous
savions que des êtres capables de muter en animaux, ou alors ayant la capacité
de contrôler les esprits, de pratiquer la magie, ne seraient que partiellement
acceptés par une partie de la population. Nous avions eu peur, de ce fait, que le
gouvernement se montre réticent à l’idée de donner des droits aux supra-
humains, et que le président se refuse à accueillir de telles créatures surnaturelles
au sein de la population. Mais heureusement, nous comptions dans nos rangs de
solides alliés qui nous avaient filé un sacré coup de main.
Il était de notoriété publique que les fées et les sorcières se faisaient la guerre.
Les deux espèces se bagarraient la légitimité de l’utilisation de la magie,
chacune affirmant que l’autre n’était pas digne d’utiliser la puissance des
éléments et des énergies. Ce n’était donc pas l’amour fou. Néanmoins, les deux
dirigeants de ces sociétés, Magda Bulinski pour les sorcières, et Francis River
pour les fées, s’étaient associés pour utiliser leurs dons afin de rendre notre
président et gouvernement plus tolérants. Ainsi, ils ne s’étaient pas opposés à
l’arrivée des supra-humains. Notre président, pourtant si peu ouvert d’esprit,
sous l’influence mentale des sorcières et des fées, avait accueilli les surnaturels à
bras ouverts, et avait plaidé leur cause lors des conférences de presse et des
interviews officielles qu’il avait pu donner. Ce qui nous avait grandement facilité
la tâche.
Bien sûr, nous savions que tout n’était pas gagné et que le gouvernement
craignait malgré tout que les supra-humains se rebellent et qu’ils cherchent à
prendre le pouvoir par la force, ce qui évidemment, les poussait à offrir tout ce
que désiraient les surnaturels. Pour l’instant, la situation était encore bancale,
c’était dû notamment à la fraîcheur de l’événement. Mais j’étais confiante pour
l’avenir. Je voulais que mon enfant puisse grandir dans un monde juste, où il se
saurait reconnu et qu’il ne serait pas obligé de cacher sa nature au plus grand
nombre. Cela me poussait à me montrer optimiste.
— Nous saurons bien assez tôt, répondit alors Loki en repoussant sa chaise
pour se lever. Nick sera bientôt là, et j’aimerais avoir fini la paperasserie avant
qu’il ne soit rentré. Je rentre chez moi m’occuper de tout ça.
Voyant mon regard désapprobateur, le Bêta posa une main sur mon épaule et
m’adressa un sourire charmeur qui aurait pu faire chavirer le cœur de n’importe
quelle fille.
— Ne fais pas cette tête Evans, me demanda-t-il avant de pincer ma joue. Tu
sais ce qu’on dit, non ? Pas de repos pour les braves !
Je pinçai les lèvres et le réprimandai en faisant la moue. Il allait vraiment lui
falloir des vacances.
— Dis-moi ce qu’il te reste à faire, et je…
— Non Evans, me coupa-t-il immédiatement, la mine sévère. Toi, tu te
reposes et tu te prélasses devant la télé. Rebecca et Leah vont te tenir compagnie
avec Hunter.
Je soupirai et poussai un grognement d’exaspération.
— Vous êtes vraiment tous les mêmes !

3

Je ne savais pas trop comment j’étais parvenue à me mettre au lit. Tout ce


dont je me souvenais, c’était que je m’étais endormie sur le canapé du salon
devant Poltergeist après que tout le monde eut vaqué à ses occupations. Sam
s’était écroulé à mes côtés, les cuisses de Leah m’avaient servi d’oreiller et le
petit Hunter s’était calé contre moi pour faire la sieste. Tout avait été réuni pour
que je sombre dans le sommeil. Donc une chose était sûre, je n’étais pas arrivée
dans mon lit par mes propres moyens.
Me redressant sur mes coudes, je lorgnai l’obscurité de la chambre les yeux
plissés. La nuit était tombée, la lune pointait fièrement dans le ciel et illuminait
la pièce d’une lueur pâle presque fantomatique. Je me frottai les yeux et m’assis
sur le matelas en poussant sur mes paumes. J’avais été installée sous les
couvertures avec précaution, sans doute l’œuvre de Sam, ou alors…
Relevant la tête, je fermai les yeux et humai l’air en inspirant profondément
par le nez. Un parfum embaumait l’air, un mélange de bois fraîchement coupé,
de forêt, de pomme de pin et de virilité à l’état pur. L’odeur était si présente que
cela ne pouvait signifier qu’une seule et unique chose. Un petit sourire se dessina
sur mes lèvres.
— Tu m’as manqué, murmurai-je en soulevant les cils et en scrutant
l’obscurité partielle dans laquelle je me trouvais, sachant pertinemment qui s’y
cachait.
Un grognement sourd sortit des ténèbres, dans un coin de la pièce. Il n’était ni
menaçant ni dangereux, simplement empli d’une satisfaction masculine qui me
chatouilla l’échine.
— Toi aussi tu m’as manqué Evans, répondit finalement l’individu resté en
retrait en s’extirpant des griffes de la nuit.
Faisant plusieurs pas en avant, Nick sortit de l’ombre et s’approcha du lit. La
lumière de la lune caressa son visage, me permettant ainsi d’apercevoir plus
clairement les traits de celui-ci. Mon regard glissa de ses cheveux cuivrés en
pagaille à ses pommettes bien dessinées ; je suivis ensuite la ligne de son nez, de
sa mâchoire carrée et terminai mon exploration par une observation attentive de
ses lèvres sensuelles. Mon sourire s’élargit.
— J’espère bien, susurrai-je en repoussant les couvertures pour m’approcher
de lui.
Lorsque mon mari fut à hauteur du lit, je l’agrippai par le col de son tee-shirt
et me dressai sur mes genoux pour l’embrasser. Mon initiative fut accueillie par
un grognement de désapprobation ; Nick enserra ma gorge dans une main pour
me stopper, geste aussi possessif que dominateur. Il n’aimait pas quand
j’essayais de prendre le contrôle de nos étreintes. Je montrai les dents sans
pouvoir m’en empêcher.
— Moi qui te pensais impatient de m’embrasser, pestai-je en fronçant les
sourcils.
L’Écossais caressa ma mâchoire du pouce et plongea ses yeux gris dans les
miens. Il n’avait pas l’air contrarié ni agacé, il semblait plutôt amusé par la
situation à en croire le petit sourire en coin qu’il arborait.
— La grossesse te rend sauvage, dit-il d’une voix rauque, et te pousse à
vouloir me dominer. Mon loup n’aime pas trop ça. C’est un Alpha après tout.
— Qu’en est-il de toi ?
Il gronda de nouveau, un son plus sourd désormais, qui fit vibrer sa poitrine
tout contre la mienne.
— Je trouve ça très excitant de te voir essayer de prendre le dessus, avoua-t-il,
et bien sûr, ma nature de dominant me pousse à vouloir te montrer qui est le
véritable meneur. Mais ce ne serait pas une bonne idée de se lancer dans un
combat aussi acharné, tu n’es pas en état de supporter une étreinte trop
passionnée. Si je ne fais pas attention, je pourrais perdre le contrôle, tu as le chic
pour me faire perdre mon sang froid.
De sa main libre, le loup caressa mon ventre rond affectueusement et se
pencha finalement en avant pour m’embrasser doucement, trop doucement.
Je n’avais jamais apprécié les étreintes douces, romantiques et juvéniles.
J’étais plus du genre à aimer les échanges sauvages, brûlants et impatients.
J’enrageais donc intérieurement quand Nick se contrôlait jusque dans ses
baisers, ce qui arrivait beaucoup trop souvent depuis que mon ventre avait
commencé à se développer. Déjà que nous ne couchions plus ensemble depuis
plusieurs semaines, voilà qu’il allait même jusqu’à refuser de m’embrasser
furieusement ! Enfoiré de surprotecteur à la con !
Agacée, je passai une main sur sa nuque et le plaquai contre moi
fiévreusement. Il gronda, mais pour le réprimander, je lui mordis sévèrement la
lèvre inférieure.
— Si tu ne m’embrasses pas comme j’en ai envie Teller, je vais te botter le
cul !
Le lycan empoigna alors mes cheveux fermement et inclina ma tête en arrière
pour planter son regard dans le mien. Il veilla cependant à ne me faire aucun
mal, comme toujours.
— Tu n’as visiblement pas compris, ma belle, marmonna-t-il. Te toucher est
pour moi un besoin vital, mais contrôler mes instincts primitifs s’avère
particulièrement compliqué quand tu viens te coller contre moi.
— Ce n’est qu’un baiser, maugréai-je.
Un petit éclat d’amusement traversa ses iris argentés.
— On sait toi et moi, Evans, qu’entre nous, ce n’est jamais qu’un baiser.
Il avait raison. Grrr.
— Bon, très bien, lançai-je en le relâchant et en reculant légèrement. Moi qui
me faisais pourtant une joie de te revoir et de te le montrer.
Voyant que je tentais de m’éloigner de lui, le roux fronça les sourcils et me
renversa sur le dos sans prévenir, avec une délicatesse incroyable. Il vint se
placer au-dessus de moi, prenant soin de ne pas écraser mon abdomen de son
poids, il attrapa mes poignets dans une main et les leva au-dessus de ma tête.
Bien, il y avait du progrès.
Satisfaite, je ne pus m’empêcher de sourire en le regardant en face. Il fronça
les sourcils.
— Tu finis toujours par obtenir ce que tu veux, n’est-ce pas ?
J’écartai les cuisses pour le laisser s’y installer plus confortablement, puis je
caressai ses flancs de mes genoux.
— Quand c’est toi que je veux Red, commençai-je, je ne laisse rien ni
personne se mettre en travers de ma route. Tu m’appartiens après tout, et je ne
fais que revendiquer mes droits.
L’air fier, ma moitié s’inclina en avant et m’offrit enfin un baiser digne de ce
nom. Il ne s’embarrassa d’aucun préliminaire et enfonça sa langue dans ma
bouche. Je gémis, le corps en émoi, et répondis à l’assaut de ses lèvres. Il me
mordit, prit possession de ce qui lui appartenait, tout en maintenant mes bras
relevés. Ses muscles roulaient sous ses vêtements et je sentais l’érection qui
déformait sa braguette frotter contre mon intimité rendue humide par
l’excitation. L’envie de le toucher était si grande que c’en était presque
douloureux physiquement. Je me tortillai sous son corps, cherchant à me libérer,
mais il gronda et se redressa.
— Tu as eu ton baiser, dit-il, le souffle court, ne me demande pas plus
maintenant. Je ne serai pas capable de me retenir si tu te mets à me tripoter.
Mécontente, je poussai une plainte quand il se redressa et le laissai m’aider à
me relever. Nous restâmes de longues secondes assis l’un en face de l’autre sans
dire un mot. Puis il me caressa la joue et attrapa mon menton pour me forcer à
croiser son regard.
— Le bébé sera bientôt là Poppy, il est primordial…
— De garder toute mon énergie pour l’accouchement, terminai-je à sa place
rageusement. Ouais, j’ai pigé.
— Ensuite, on pourra jouer à la bête à deux dos autant que tu voudras, ajouta-
t-il en souriant devant ma grimace irritée.
Incapable de m’en empêcher, je gloussai et secouai la tête de gauche à droite.
— Tu aurais pu trouver mieux comme métaphore, plaidai-je.
Il fit semblant d’être outré.
— Quoi ? Tu aurais préféré que je te parle de jouer au docteur ? Au papa et à
la maman ? De passer un petit rendez-vous chez le gynéco Teller ? De…
— Ça suffit, le stoppai-je en pouffant, si je ris trop, je vais finir par me faire
pipi dessus ! Je perdrais ma dignité !
Il arqua un sourcil.
— Jamais en ma présence, assura-t-il, ton honneur est sauf quoi que tu fasses.
Les gens idéalisaient trop la grossesse. En vérité, cela ne se résumait pas à
arborer un ventre rond durant neuf mois, ou cinq comme c’était le cas pour moi.
Il fallait aussi accepter d’avoir mal au dos, de ne plus voir ses pieds, de pisser
toutes les trente fichues secondes, d’avoir des fringales monstres et des sautes
d’humeur toutes les quinze minutes ! Sans parler du fait que j’avais une libido
exacerbée et tout le temps envie de baiser ! Alors en plus des douleurs dues à la
grossesse et aux coups de pieds du mini Teller qui grandissait en moi, je devais
faire face à une frustration sexuelle si intense qu’elle en était véritablement
douloureuse. Vive la création de la vie !
— Comment s’est passé ton séjour à Washington ? m’enquis-je alors,
préférant changer de sujet.
L’Alpha soupira longuement. Il alla allumer sa lampe de chevet et quitta le lit
pour se mettre debout. Je m’installai en tailleur sur les couvertures. Les trois
jours qu’il avait passés à la capitale avaient visiblement été intensifs, éprouvants.
Heureusement, aucune nouvelle interview n’était prévue pour le moment, si ce
n’était celle qui allait suivre la réunion au sommet. La conférence de presse pour
annoncer aux Américains les réformes concernant les métamorphes et supra-
humains devait avoir lieu dans une semaine. D’ici là, nous étions tranquilles.
Enfin en théorie…
— Disons que les envoûtements jetés par les fées et les sorcières ont été
efficaces, répondit-il en se massant le front. Le président, et le gouvernement en
général, fait preuve de tolérance envers les supra-humains et personne ne
souhaite une guerre entre nos deux espèces. De ce fait, nous avons été accueillis
comme des rois et nos demandes ont été entendues. Nous gardons les pleins
pouvoirs sur nos communautés, néanmoins, les meutes de loups et de
métamorphes devront être répertoriées et recensées. Évidemment, les écoles ne
seront pas fermées pour les enfants supra-humains comme l’auraient voulu
certains sénateurs et ministres, et tous les lieux publics seront autorisés aux
surnaturels.
L’abruti qui avait eu l’idée de proposer une restriction de territoire aux supra-
humains méritait un bon poing dans la gueule selon moi. Il avait de la chance de
ne pas s’être retrouvé devant moi, je n’aurais pas été capable de garder mon
calme comme Nick et les autres dirigeants l’avaient fait. Les hormones, sans
doute.
— Certains ministres voulaient que les supra-humains soient assignés à leur
résidence il me semble, lançai-je, les dents serrées. Il n’en est rien, rassure-moi !
— Non, répondit-il gravement, les supra-humains sont nombreux, plus
nombreux que le gouvernement ne le pensait et évidemment, l’idée que les
nôtres se soulèvent face à des lois injustes et restrictives inquiète grandement
l’opinion générale, qui opte plutôt pour le pacifisme et l’entente entre nos races.
Je hochai la tête. C’était encourageant.
— Cependant, reprit-il, les métamorphes ne seront pas autorisés à participer
aux campagnes pour le don du sang. La population a montré trop d’inquiétude
concernant les maladies que les métamorphes et lycans pourraient transmettre
aux humains lambda.
Quelle connerie ! Les métamorphes et lycanthropes ne transmettaient aucune
maladie tout simplement parce qu’ils n’en étaient porteurs d’aucunes. Leur
métabolisme était trop puissant, leur système immunitaire était en béton armé et
rien ne pouvait venir attaquer leurs cellules ! Ils n’étaient même pas inquiétés
des MST ou autres conneries du genre !
— Des banques de sang seront ouvertes spécialement pour les métamorphes
en cas de problème, continua-t-il, au cas où l’un de nous aurait besoin d’être
transfusé ou autre. Nous avons pourtant insisté sur le fait que notre espèce n’était
pas porteuse de virus lors des premières conférences de presse, et que nos gènes
ne représentaient aucun danger pour les humains. Mais bon…
— Quelle bande d’idiots ! m’écriai-je, outrée par le comportement insultant
des humains. Ils n’ont donc pas compris que le sang métamorphe serait une
aubaine pour les centres médicaux et la recherche contre les maladies ?
Il haussa une épaule.
— Tant qu’ils ne cherchent pas à faire des tests et des expériences sur les
miens, alors ça me va.
— Concernant les mariages mixtes ? relançai-je, sachant qu’il avait été
possible que ceux-ci soient interdits par le gouvernement sur la demande de
plusieurs hauts-placés.
— Aucune interdiction de ce côté-là, m’assura-t-il, encore une fois. La peur
de se retrouver avec des émeutes sur les bras les a dissuadés de faire quoi que ce
soit à ce niveau. En terme de réforme réelle, il n’y en a pas vraiment, pour être
honnête, si ce n’est que les supra-humains seront pleinement considérés comme
citoyens américains même en dépit de leur différence génétique. Afin de leur
assurer un confort de vie, tous les droits accordés aux humains seront également
accordés aux nôtres. Ceci dit, tous les métamorphes, fées et sorcières vivant en
communauté devront communiquer leurs adresses de vie et spécifier à quelle
meute ou essaim ils appartiennent. Ces informations seront ajoutées sur leurs
cartes d’identité.
Je plissai les yeux et serrai les lèvres. Tout ceci n’aurait pas été nécessaire si
les humains avaient complètement accepté les surnaturels. Mais ce n’était pas le
cas, et le fait de vouloir spécifier sur les cartes d’identité à quelle espèce ils
appartenaient, où ils vivaient et surtout avec qui n’était qu’un moyen de leur
faire comprendre qu’ils n’étaient pas tout à fait considérés comme des citoyens
normaux, qu’ils étaient à part. Différents. J’en éprouvais une forte envie de
gronder.
— Ils n’ont pas peur que cela favorise le communautarisme ? plaidai-je en
croisant mes bras contre ma poitrine.
Mes seins avaient doublé de volume et ils étaient légèrement douloureux,
comme prêts à exploser. Nick ne semblait pas trouver ça dérangeant et ne se
privait jamais de les mater ouvertement, mais il n’avait aucune idée de la douleur
qu’ils me causaient ces deux-là ! J’avais en permanence mal au dos maintenant
et ces jumeaux étaient particulièrement lourds !
Le highlander soupira et vint s’accroupir en face de moi au bord du lit. Il
embrassa mon ventre tendrement, j’en profitai pour entrelacer mes doigts à
l’épaisse tignasse qu’il agitait sous mon nez. Ses cheveux étaient doux et ils
sentaient bon.
— Je pense qu’ils ont surtout envie de garder un œil sur les supra-humains,
histoire de s’assurer qu’ils ne font pas trop d’histoires, et qu’ils ne causent pas
trop de souci à la société.
Je fis la moue. C’était une sorte de mise à l’épreuve, un examen que les supra-
humains avaient intérêt à passer avec succès. Ils devaient se tenir à carreaux
quelque temps, histoire de prouver qu’ils n’étaient pas des sauvages, des
animaux comme certains le prétendaient. Si jamais ils venaient à faire le
moindre faux pas, cela servirait d’excuse au gouvernement pour leur retirer leurs
droits. Bande d’enfoirés !
— Il va falloir que les supra-humains se montrent prudents, dis-je alors, que
les Lieutenants fassent preuve de vigilance et que les chasseurs couvrent les
dérives de certains surnaturels si nécessaire.
Le chef de meute hocha la tête. Il avait les yeux fermés.
— Tout le monde est déjà au courant, dit-il, les surnaturels ne sont pas
stupides. Ils ont obtenu gain de cause lorsque nous avons révélé notre existence,
ils savent qu’ils vont devoir la jouer fine pour garder leurs privilèges. Pour une
fois, nous sommes tous très solidaires.
Je soufflai, soulagée d’entendre ça.
Un petit silence s’installa dans la pièce, il était calme et reposant. Nick
caressait mon ventre avec amour, le sourire aux lèvres, les paupières closes. Il
sursauta en riant lorsque notre bébé donna un coup de pied pile là où il avait calé
son oreille pour écouter battre son cœur.
— Mais c’est qu’il joue au football là-dedans ! s’exclama-t-il, les yeux
brillants d’admiration alors que je me massais la peau, les sourcils froncés.
— Oui, et je peux te dire que ça fait un mal de chien ! J’ai parfois
l’impression que ce bébé cherche à se faire la malle avant l’heure, et qu’il tente
de trouver une issue en me filant des coups de pieds !
— Quel caractère ! s’émerveilla le lycan, tout fier. Je n’arrive pas à croire
qu’il soit si fort alors même qu’il n’a pas encore vu le jour. Tu dégages une
véritable énergie de dominante Alpha et cela vient de lui, de l’être que nous
avons créé. Il sera puissant, j’en suis persuadé.
Alors que ces mots franchissaient à peine ses lèvres, Nick se raidit, les bras
crispés autour de mes hanches. Une mine sombre vint remplacer son air joyeux.
Sachant pertinemment ce qui lui passait par la tête, je lui caressai la joue et
plongeai mes yeux dans les siens.
— Il ne me fera aucun mal, lui soufflai-je doucement. L’accouchement va
bien se passer, Alexeï, Kaja et toi vous serez là pour m’assister.
— Le mettre au monde va te vider de ton énergie, lança-t-il, les dents serrées.
Je ne le supporterais pas si tu venais à perdre la vie en mettant ce bébé au
monde.
À travers notre lien d’âmes-sœurs, je perçus pour la première fois une
émotion que Nick n’avait jamais ressentie à l’égard de ce bébé : une sorte de
colère sourde qui agitait son loup et me fit craindre le pire. Je lui attrapai le
visage entre mes deux mains et plantai mes pupilles dans les siennes.
— Je t’interdis de penser ce genre de chose et d’en vouloir à ce bébé avant
même qu’il ne soit né ! Il va le ressentir, et je ne veux pas qu’il croie que son
père ne le désire pas, ou le considère responsable d’une chose qu’il n’a même
pas encore commise !
— Poppy, commença-t-il lentement, j’aime ce bébé du plus profond de mon
cœur, de toute mon âme, mais te perdre me rendrait fou, je n’y survivrai pas.
— Rassure-toi Nick, je n’ai aucunement l’intention de passer l’arme à gauche
pour rejoindre Dane ! Je vais expulser ce bébé sans encombre, te hurler dessus
comme il se doit pour m’avoir mise enceinte. Et ensuite, j’ai bien l’intention de
t’arracher tes fringues et de te clouer à ce lit pendant plusieurs heures pour
assouvir les besoins sexuels qui me démangent depuis plusieurs semaines ! C’est
bien clair ?
Nick ne parut pas convaincu sur le coup, l’inquiétude persista un moment.
Puis la colère s’en alla finalement aussi vite qu’elle était arrivée. Il acquiesça et
se dressa sur ses jambes pour m’embrasser.
— Je t’aime Evans, tu m’avais manqué.
Je souris, le front collé contre le sien.
— Je t’aime aussi Red. Et ne te fais aucun souci, je serai toujours là pour te
remettre les idées en place quand ton esprit de névrosé chronique s’éloignera un
peu trop de la rationalité.
Il gronda et, en guise de réprimande, me mordilla la mâchoire. Je gloussai.
— Arrête ! Qu’est-ce que je t’ai dit, Teller ? Je vais me pisser dessus si tu me
pousses à bout !
En guise de réponse, l’homme se mit à faire courir ses doigts sur mes flancs
pour me faire rire davantage ; je tombai sur le dos et me tordis dans tous les sens
en riant aux éclats. Mon mari était sans pitié, et visiblement décidé à se venger
pour mes propos. Malheureusement pour moi, il n’avait aucune compassion pour
ma vessie de femme enceinte. Sale traître !
4

— Je veux connaître le nom de l’homme qui vous a tiré dessus, tonna Nick le
lendemain matin alors que nous étions tous rassemblés autour de la table du
petit-déjeuner.
Après avoir passé une soirée en amoureux, loin des soucis que mon mari avait
préféré mettre de côté, nous nous étions levés au petit matin. Le bébé, qui avait
la bougeotte, m’avait empêchée de dormir une bonne partie de la nuit, Nick
s’était senti obligé de me masser le ventre tendrement jusqu’à ce que notre petit
se calme enfin. Ce qu’il avait fini par faire aux alentours de 2 heures du matin.
J’avais eu du mal à comprendre ce que Leah avait voulu dire en affirmant que les
bébés lycans étaient plus vifs que les enfants humains. J’avais commencé à piger
quand le mien s’était mis à faire la fiesta dans mon ventre !
Ryan, arrivé une heure plus tôt les bras chargés de cadeaux pour le petit être
qui n’allait pas tarder à montrer le bout de son nez et qu’il considérait comme
son neveu, releva la tête de son assiette d’œufs brouillés en entendant
l’injonction de mon mari. Nick avait les mâchoires si serrées en repensant à la
conférence de presse qui avait tourné à l’eau de boudin, qu’il en avait l’air
encore plus menaçant que d’habitude. Je savais bien que cette tête de mule
n’avait pas l’intention d’abandonner l’affaire, il avait juste laissé passer la soirée
avant d’attaquer en force plus tard.
— Il s’appelle Mason Bailey, gronda Sam en fronçant les sourcils alors que
Walter faisait de même. Cet enfoiré avait revendiqué sur sa page Facebook qu’il
appartenait à un groupe d’extrémistes anti-supra-humains et plus
particulièrement, anti-métamorphes. Un catho-facho classique. Même si selon
moi, affirmer dans ses tweets que les surnaturels sont des insultes au Seigneur,
des êtres contre nature et des suppôts de Satan ne sont que des foutaises. Ce mec
se sert de Dieu pour déverser sa haine sur ceux qui le dérangent, à savoir tous
ceux qui sont différents de lui.
— Comment a-t-il pu entrer dans le bâtiment ? gronda mon compagnon, qui
avait horreur des humains haineux.
La Révélation avait été accueillie par la population comme l’annonce du
siècle. Elle avait été perçue comme un événement qui allait tout changer. Et si la
majorité avait bien reçu la nouvelle, quoi qu’avec un peu de réticence tout de
même, certains avaient au contraire considéré que les supra-humains n’étaient
rien d’autre que des monstres qui n’avaient rien à faire parmi les humains, rien à
faire sur Terre tout simplement. Ces gens-là, souvent les mêmes que ceux qui
affirmaient haut et fort qu’ils étaient racistes, homophobes et antitout ce qui
n’était pas comme eux, avaient commencé à s’allier quand le gouvernement
avait apporté son soutien aux surnaturels. Indignés, ces groupes d’insurgés
avaient organisé des manifestations afin de témoigner de leur colère et de leur
indignation vis-à-vis du comportement jugé « passif » des hautes instances,
histoire de débuter les hostilités. Mais rapidement, l’indignation s’était
transformée en haine et la violence n’avait fait qu’augmenter.
Les manifestations avaient laissé place à des actions plus virulentes. Des
supra-humains, et plus particulièrement des métamorphes, avaient été victimes
d’attentats brutaux et d’attaques sauvages. Les humains responsables de ces
assauts n’avaient pas été identifiés, pas clairement en tout cas. Cependant, nous
avions vu naître sur les réseaux sociaux des pages regroupant des anti-supra-
humains, sur lesquelles ces tarés racistes déversaient leur haine et revendiquaient
certaines des attaques.
Malgré toute la bonne volonté des autorités humaines et celle des
informaticiens surnaturels qui s’étaient lancés à la recherche de ces individus, il
avait été impossible de remonter jusqu’à eux. Les agressions persistaient de ce
fait, ne cessant d’augmenter. Je détestais entendre aux informations que des
métamorphes avaient été attaqués à la sortie d’un restaurant ou d’une boîte de
nuit. J’étais en pétard contre tous ces extrémistes aux idées étroites et aux QI
inexistants. Mon sang se mettait à bouillir à chaque fois que je pensais à eux.
L’animosité des membres de la meute, et plus précisément de mon mari, à leur
égard était tout aussi forte que la mienne. Le simple fait de parler de l’un d’entre
eux faisait tourner en rond le loup de mon compagnon comme une bête en cage
prête à charger.
— Apparemment, commença Walter, certains agents de sécurité de la
compagnie qui a été engagée à l’occasion de la conférence de presse n’étaient
pas étrangers des extrémistes, et plusieurs d’entre eux fricotaient avec ces
groupes de tordus. Le gars qui est entré dans le bâtiment avec la ferme intention
de tuer Poppy était de mèche avec certains des agents, qui l’ont laissé passer
délibérément. Ceux-là ont été arrêtés et sont pour le moment détenus derrière les
barreaux en attendant d’être jugés par la justice humaine.
Nick grogna de mécontentement, ses poings étaient fermement crispés sur la
table. Un loup dominant, Alpha de surcroît, aimait régler ses comptes lui-même.
La perspective d’égorger les hommes qui avaient osé mettre en danger sa
compagne, son bébé à venir ainsi que ses Gammas avait réjoui mon âme-sœur,
qui se trouvait désormais lésé et privé de son droit le plus fondamental : venger
les siens. Walter avait tout de même pris une balle, nom de nom ! Ces types
méritaient une bonne leçon pour leur stupidité ! Et malheureusement, ce n’était
pas à nous de les juger. Ils étaient humains et seraient donc confrontés à leurs
lois, ce qui valait nettement mieux pour eux.
— Il va falloir que nous mettions la main sur ces enculés d’extrémistes,
grommela-t-il, sur ceux qui tirent les ficelles et qui organisent ces opérations.
J’aimerais être le premier à les trouver, histoire de leur régler leur compte avant
que la justice humaine ne s’en mêle.
Ryan fronça les sourcils.
— Ça pourrait être dangereux de se charger de leur cas maintenant, non ? dit-
il. Les projecteurs sont tous dirigés vers vous, le moindre faux pas ou la moindre
suspicion à votre encontre pourrait tout foutre en l’air, vous ne croyez pas ?
J’acquiesçai alors que l’Écossais marmonnait dans sa barbe un truc qui
ressemblait à un « je t’en pose des questions, moi ? » Je levai les yeux au ciel.
Décidément, Nick, comme Aiden, ne se ferait jamais à la présence de Ryan.
— C’est très pertinent, répondis-je en lui posant une main sur l’épaule. Nous
ne ferons assurément rien qui puisse envoyer valser tous les efforts fournis par
les lycans et les surnaturels depuis la Révélation. N’est-ce pas Nick ?
L’intéressé maugréa de nouveau, je soupirai devant son air renfrogné. Il
n’allait pas abandonner, et certainement pas en rester là.
— Je vais rendre visite à Rocky aujourd’hui, continuai-je en fourrant dans ma
bouche une cuillère de céréales, histoire de voir s’il n’a pas des informations
concernant les extrémistes.
Nick faillit s’étouffer avec son café. Il avala de travers, toussa jusqu’à en
avoir les joues rouges, et se tourna vers moi pour me fusiller du regard alors que
tout le monde le dévisageait avec insistance.
— Tu ne quittes pas cette maison, Evans ! dit-il, catégorique. Tu n’es pas en
sécurité seule dans les rues, les extrémistes sont prêts à tout pour s’en prendre à
toi. La preuve, tu as failli te faire tirer dessus lors d’une conférence de presse
pourtant étroitement surveillée !
J’arquai un sourcil et m’appuyai contre le dossier de ma chaise sans le quitter
des yeux.
— Personne ne sait que j’ai des relations à Rogers, répliquai-je calmement en
posant mon bol de Lucky Charms sur mon ventre rond. Je ne risque rien si je
vais au Teddy’s. J’y serai en sécurité, des sortilèges ont aussi été posés là-bas.
Kaja avait protégé tous les lieux où je passais le plus de temps : la ferme de
mon grand-père, le bar où je travaillais et même le supermarché où je faisais mes
courses ! Ma sage-femme sorcière attitrée, et mon amie désormais, n’avait rien
laissé au hasard et s’était assurée, sous la supervision de Nick, que je sois en
sécurité où que je puisse aller. Je ne risquais donc rien en allant manger un
burger avec Rocky au Teddy’s ! D’autant qu’Arlene, qui était heureuse de jouer
le rôle de grand-mère de substitution pour mon bébé, ne laisserait personne
toucher à l’un de mes cheveux. Elle était aussi protectrice que Nick !
— Je ne veux pas te voir dehors dans les prochains jours, décréta l’Alpha en
pinçant les lèvres. Le bébé veut sortir, il sera là très bientôt. Tu dois être auprès
des tiens, notamment auprès de moi lorsque tu mettras notre enfant au monde.
Que feras-tu si tu accouches au Teddy’s ?
— Il te faudra seulement quinze minutes pour arriver jusqu’à moi te
connaissant, lançai-je.
— Quinze minutes pourraient amplement suffire pour te coûter la vie, gronda-
t-il sourdement en découvrant les dents. J’ai envoyé un message à Kaja en me
levant ce matin, elle ne sera là que demain, ce qui signifie que pour le moment,
tu n’as pas de sage-femme à disposition pour t’aider à l’accouchement.
— Je n’ai pas l’intention de rester enfermée ici jusqu’à la fin de ma grossesse,
soupirai-je, je vais finir par devenir dingue si je ne peux pas voir Arlene, Al,
Rocky ou Dovie. Mon grand-père me manque, Teller.
Comprenant que ne pas voir mes proches me faisait véritablement de la peine,
Nick pencha la tête sur le côté en m’observant d’un air attristé. Son loup poussa
un couinement en percevant ma tristesse.
— Ils pourraient te rendre visite ici ? me proposa-t-il en posant une main sur
la mienne.
— Al déteste être ici, déplorai-je. La vie en communauté, ce n’est pas son
truc. Il ne ferait que grogner et demander à s’en aller.
Le roux fronça les sourcils, irrité, mais à la manière dont il tordait ses lèvres,
je sus qu’il allait craquer. Je savais bien que le regard de femme enceinte
attristée était capable de faire des miracles.
— Je serais bien venu avec toi, commença-t-il comme à contrecœur, mais
Mark me presse depuis plusieurs jours pour que je lui octroie une entrevue. Je ne
peux pas remettre ça à plus tard éternellement.
Je hochai la tête.
— Je comprends, Sam pourrait m’accompagner, dis-je en jetant un coup d’œil
au Gamma.
L’homme aux cheveux bruns esquissa un sourire.
— Rocky est sympa, répondit-il en haussant une épaule, et Arlene sera sans
doute ravie de me voir au bar.
Je ne pus m’empêcher de sourire en entendant ces mots. Ma patronne
semblait effectivement ne pas être insensible aux charmes ravageurs du beau
lycan, et cela malgré le fait qu’il aurait largement eu l’âge d’être son fils. Elle
flirtait comme une ado avec le loup-garou dès lors qu’il entrait dans son bar,
mais c’était bon enfant, rien de sérieux évidemment.
— Prends un autre Gamma avec toi en plus de Sammy, m’ordonna le
highlander en s’appuyant contre le dossier de sa chaise. Je ne veux prendre
aucun risque concernant ta sécurité.
— Je pourrais les accompagner ! intervint Max, le nouveau venu, avec
entrain. Ça fait des mois que je m’entraîne avec vous tous, et mon loup et moi
aimons beaucoup Poppy ! On pourra prêter main-forte à Sam si jamais il se
passe quoi que ce soit.
L’adolescent avait les yeux brillants, il était tellement enthousiaste et
volontaire que ça m’atteignit en plein cœur. Je souris et me tournai vers Nick. Je
ne fus pas étonnée de le voir réticent.
— Max, commença-t-il calmement, ton entraînement de Gamma ne fait que
commencer et il va te falloir des années pour perfectionner ton savoir-faire en
matière de combat. Les ennemis qui menacent ma compagne sont complètement
fous et prêts à tout pour faire le mal.
Le jeune lycan sembla déçu. Il baissa les yeux et retourna à ses céréales, la
mort dans l’âme. Je fronçai les sourcils et me redressai difficilement en appuyant
mes paumes contre les côtés de mon siège.
— Mais je suis sûre que tu t’en sortiras très bien, Max, ajoutai-je en faisant
les gros yeux à mon compagnon, le défiant de me contredire. Et puis, je ne cours
aucun risque en me rendant au Teddy’s. Ça te fera sortir comme ça et, tu verras,
Arlene fait de super burgers !
L’espoir renaquit dans le regard du jeune garou, son sourire s’évanouit malgré
tout quand il jeta un coup d’œil à son Alpha pour voir s’il était d’accord. Il parut
alors nerveux. J’avais beau être sa femelle Alpha, l’autorité de référence ici, à la
meute, c’était Nick. S’il disait non alors que je disais oui, ce serait quand même
non pour ses loups. Sauf s’ils faisaient preuve de bon sens et qu’ils n’avaient pas
envie que je leur mette une balle en argent dans le derrière ! Mais Max était
peut-être un peu trop jeune et un peu trop nouveau pour comprendre que la
femme enceinte que j’étais n’était pas pour autant sans défense, et que je pouvais
me montrer aussi féroce que mon mari. Je lui laissais quelques semaines pour le
comprendre.
Heureusement, Nick, qui n’était pas dénué de discernement, savait qu’il valait
mieux éviter de me contrarier. Aussi, il soupira longuement en comprenant que
je n’en démordrais pas, et hocha la tête à l’attention du jeune garçon.
— Très bien, marmonna-t-il d’une voix renfrognée. Néanmoins, au moindre
problème, vous m’appelez. Si vous sentez que quelque chose ne va pas, vous me
téléphonez et vous rentrez tout de suite à la maison. Est-ce que c’est clair ?
— Je ne sors jamais sans mon arme Red, répondis-je, je saurais me défendre
en cas de problème.
Le rouquin gronda. Je levai les mains en signe de paix lorsque, agacé, il laissa
échapper des émanations de domination qui firent augmenter la température
ambiante. Tous les loups autour de la table se raidirent devant la colère sourde de
leur chef.
— OK, OK… je t’appellerai, lui promis-je.
— Bien, se calma-t-il. Ne rentre pas trop tard, sinon je vais m’inquiéter.
J’acquiesçai. Nous terminâmes notre déjeuner tranquillement en bavassant de
choses et d’autres.

Sam, Max, Ryan et moi arrivâmes au Teddy’s aux alentours de 10 heures.
Nous poussâmes les portes du bar après nous être garés devant et fûmes
immédiatement accueillis par Arlene, qui avait entendu la voiture.
— Casper ! s’écria-t-elle en venant me prendre dans ses bras comme si je ne
l’avais pas vu depuis des mois. J’ai vu la conférence de presse à la télé !
Comment va Walter ?
Reculant d’un pas pour me laisser respirer, la quinquagénaire aux cheveux
flamboyants et aux vêtements colorés encadra mes joues de ses paumes et planta
ses yeux dans les miens. Elle avait l’air soulagée de me voir encore en vie, et en
forme. Arlene se faisait beaucoup trop de mouron à mon sujet. Comme la plupart
de mes proches d’ailleurs, inquiets à l’idée que je ne survive pas à
l’accouchement ou que je n’arrive pas à terme. Toutes ces attentions et cette
inquiétude constante me donnaient parfois envie de fuir à toutes jambes, histoire
de vivre la fin de ma grossesse tranquillement, sans pression. Je n’allais pas
mourir, et c’était frustrant de voir tout le monde agir comme si ça allait être le
cas.
— Walter va bien, rétorquai-je en me forçant à sourire, il est un peu en rogne,
mais ça passera dans quelques jours. Salut Dovie ! m’exclamai-je alors en
contournant ma patronne pour échapper à son regard doux.
Arlene avait le chic pour me dévisager comme si c’était la dernière fois
qu’elle me voyait. Ça me mettait mal à l’aise.
— Salut Pop ! me répondit la métamorphe en relevant les yeux du verre
qu’elle était occupée à nettoyer avec un torchon humide. Comment vas-tu ?
— Impec ! Rocky n’est pas encore arrivé à ce que je vois.
La brune secoua la tête, ce qui eut pour effet de faire voleter sa queue de
cheval qui descendait jusqu’au bas de son dos.
— Il ne devrait pas tarder, je vais te préparer un truc à boire.
— Tu es un amour.
En attendant l’arrivée de mon ami informaticien, mes camarades et moi nous
installâmes dans un coin du bar, autour d’une table en bois sur laquelle Dovie
plaça des cafés et un jus d’orange pour moi. Arlene et elle s’installèrent à nos
côtés ; nous discutâmes de tout et de rien pendant une bonne demi-heure avant
que Max ne prenne la parole pour me poser une question qui fit naître un sourire
sur mon visage.
— Comment vous êtes-vous rencontrés avec Nick ? me questionna-t-il après
qu’Arlene lui eut raconté des anecdotes sur mon mariage, le plus beau auquel
elle avait assisté selon elle.
Soutenant le regard curieux de l’adolescent, je sentis mon sourire s’élargir en
me remémorant la première fois que j’avais vu Nick. Jamais je ne pourrai oublier
ce que j’avais ressenti lorsque ses iris argentés s’étaient posés sur moi.
— C’est dans ce même bar que j’ai rencontré Teller, lui expliquai-je en
balayant la salle presque vide des yeux. J’avais 18 ans, je servais des bières
lorsqu’il est entré ici avec Loki et un autre des Gammas. À l’époque, il vivait au
Texas, et il était Lieutenant.
— Qu’est-ce qu’il venait faire en Arkansas alors ? s’enquit Dovie, très
attentive.
La panthère était assez fleur bleue sur les bords et raffolait des histoires
d’amour. Il suffisait de la voir pleurer devant des comédies romantiques pour le
comprendre. Elle paraissait tout aussi curieuse que Max de savoir comment j’en
étais arrivée à devenir la femelle Alpha de la Meute du Soleil. Ce qui pouvait se
comprendre. Après tout, j’étais partie pour devenir une chasseuse solitaire et
servir des whiskys dans un bar pour le restant de mes jours. Sans trop savoir
comment, j’étais devenue une femme comblée et je vivais avec des loups-
garous !
— Il venait pour Steven, leur dis-je en jetant un coup d’œil à Sam, qui serra
les poings et les mâchoires en repensant à son ancien camarade de meute.
La perte d’un ami et d’un camarade était très difficile pour les loups-garous,
qui étaient tous liés les uns aux autres par leur meute. La mort de Steven, qui
s’appelait en fait Jake Scott, avait été très compliquée à supporter pour les loups
de la Meute du Soleil. Ils avaient tous eu l’impression d’avoir manqué à leur
devoir, de ne pas avoir suffisamment protégé le gamin qu’ils avaient tous adopté.
La pilule était difficilement passée, et même encore aujourd’hui, il arrivait à mon
compagnon de se sentir coupable en repensant à Steven, qu’il retrouvait un peu
en Max.
Tous les membres de la meute se montraient très protecteurs envers le
nouveau venu. Ils veillaient à ce qu’il ne manque de rien, à ce qu’il se sente bien,
à l’aise et intégré. Ils faisaient également attention à ce que les journalistes ne lui
tournent pas autour, et à ce que les menaces qui pouvaient être émises à son
encontre sur les réseaux sociaux ne lui soient pas transmises. Tout ceci, c’était en
grande partie parce que le jeune garou leur rappelait le garçon disparu. Max,
comme Steven, était un ado ; son comportement faisait remonter des souvenirs
chez ses compères, qui ne voulaient surtout pas qu’une autre tragédie arrive à
l’un des leurs. Ce qui les poussait à se montrer plus attentifs.
— Steven ? répliqua Ryan.
Sam gronda. Repenser à tout ce qui s’était passé lors de la mort de Steven lui
faisait du mal.
— C’était un solitaire, annonçai-je, il est né à Détroit, sous le nom de Jake
Scott. Sa mère était très jeune et elle n’était pas capable de s’occuper
correctement de son fils. Son mari était alcoolique, et il avait un sale
tempérament. Jake a servi de punching-ball pour son géniteur pendant une bonne
partie de sa vie, mais un jour il en a eu assez, et il a pris la fuite. Il a quitté sa
meute sans prévenir, et de fil en aiguille, il s’est retrouvé ici, à Rogers. Al l’a
surpris en train de traîner autour de chez lui, et au bout de quelques jours, il lui a
proposé de venir à la ferme. Quand il a appris que Jake, qui se faisait alors
appeler Steven, était un lycanthrope, il a fait appel à Nick.
— Nick a accepté de l’intégrer à la meute, continua Sammy. Alors il est venu
ici à Rogers sous la demande du vieil Al.
— Il venait au bar pour parler de lui avec mon grand-père, poursuivis-je, ce
fut la première fois que nos regards se croisèrent. Nick a tout de suite su que
j’étais son âme-sœur, mais il ne m’a pas tout de suite Revendiquée. Il lui a fallu
quatre ans pour se décider, gloussai-je.
— Il voulait éviter que Poppy ne soit la cible de ses ennemis, lâcha le Gamma
quand Max demanda pourquoi cela lui avait pris autant de temps. Il avait peur
qu’elle soit utilisée contre lui, que quelqu’un s’en prenne à elle pour lui faire du
mal. Ceci dit, quand Steven a été assassiné et que Poppy est venue aider à
retrouver son assassin, Nick a décidé d’arrêter de lutter contre son besoin
d’union. Après tout, Poppy est son âme-sœur et on ne peut résister longtemps à
l’appel du lien.
Je souris, et caressai tendrement mon ventre. Sam avait raison, rien ne pouvait
se mettre en travers du chemin de deux âmes-sœurs, pas même le temps. Même
si quatre ans avaient été nécessaires à Nick pour qu’il se décide à faire savoir à
tous que j’étais sa compagne légitime, tout était rentré dans l’ordre.
— Steven a été assassiné ! s’écria Max, comme horrifié.
Je hochai tristement la tête.
— Par les sbires d’un homme appelé Hector Miller, acquiesçai-je. La mère de
Steven s’est suicidée peu après la fuite de son fils. Son mari a considéré que tout
était de la faute de Steven et qu’à ce titre, il devait payer pour la mort de son
âme-sœur. Il a engagé un tueur à gages, l’Alpha d’une meute illégale, pour se
charger de son cas. Comme Hector avait en plus une dent contre Nick, et qu’il
cherchait depuis des années à se venger de lui pour de vieilles querelles passées,
il a sauté sur l’occasion de s’en prendre à l’un de ses loups. Peu de temps après
ça, Hector s’en est pris à moi. Après de longues investigations et beaucoup
d’énergie dépensée, nous sommes parvenus à l’arrêter. En ce qui concerne le
père de Steven, Nick m’a affirmé s’en être chargé. Je ne lui ai jamais demandé
aucune explication à ce sujet. Un Alpha se réserve le droit de venger l’un des
siens si nécessaire.
Mes amis installés autour de la table hochèrent la tête en signe d’assentiment ;
je bus une gorgée de mon jus d’orange. Toute cette histoire me semblait dater
d’une éternité, alors que ce n’était qu’il y a deux ans et des brouettes. Mais de
l’eau avait coulé sous les ponts depuis, et tout ça était derrière moi, derrière
nous.
— Comment un loup peut-être l’âme-sœur d’une humaine ? s’interrogea alors
l’adolescent.
Quand Sam grogna, le jeune homme écarquilla les yeux.
— Oh, excuse-moi Poppy ! Je ne voulais pas dire que votre union n’était pas
légitime ou…
Je ne pus m’empêcher de pouffer devant son air désolé, presque affolé.
— Rassure-toi Max, il n’y a pas de mal, et je sais que ce n’était pas ton
intention. Beaucoup m’ont déjà posé la question et pour être honnête, je n’ai pas
de réponse à t’apporter, si ce n’est que l’amour n’a pas de frontière et que la
nature ne décide pas de relier deux âmes en fonction de leur race. Je ne suis pas
une louve, et je doute pouvoir en devenir une un jour, mais Nick n’en reste pas
moins mon âme-sœur. Nous sommes faits l’un pour l’autre.
— J’aimerais bien connaître une telle connexion avec ma compagne plus tard,
soupira Max. Il ne doit rien exister de plus beau que de savoir qu’on a trouvé
notre moitié, celle ou celui qui nous acceptera tel qu’on est, avec nos défauts,
nos qualités, notre passé…
Un voile traversa le regard du garçon lorsqu’il parla de son passé. La douleur
qu’il ressentit alors traversa le lien de meute, nous frappant de plein fouet Sam et
moi. Nous échangeâmes un regard et posâmes respectivement nos mains sur son
épaule et son bras.
— Ne t’en fais pas Max, je suis sûre que tu rencontreras un jour une fille qui
t’acceptera avec tes bagages, aussi lourds soient-ils. Ça fait partie du deal :
quand on aime, on aime sans concession.
Il sourit.
— Heureusement, pour le moment, je préfère me concentrer sur mon
apprentissage de Gamma. J’aimerais vraiment arriver au bout de la formation.
Arlene porta sa tasse de café à ses lèvres parfaitement maquillées, puis braqua
sur l’apprenti Gamma un regard plein de compassion.
— Je suis sûre que tu y arriveras mon grand, tu es bien entouré, je ne me fais
pas de souci là-dessus.
Max passa une main dans ses cheveux ébouriffés de couleur sombre, un petit
sourire timide aux coins des lèvres.
— Oui j’ai de la chance d’avoir été aussi bien accueilli par vous tous, dit-il.
— Tu fais partie de la famille maintenant, affirma Sammy en croisant ses bras
contre son torse, prendre soin de toi c’est notre devoir.
Max parut soudain mal à l’aise, il se gratta la nuque.
— Ouais, mais je n’aimerais pas que les extrémistes ou même d’autres
créatures s’en prennent à vous à cause de moi, souffla-t-il. Vous savez, je ne suis
pas stupide. Je sais que la vidéo a créé un véritable raz de marée, et que
beaucoup m’en veulent personnellement pour avoir été l’instrument qui a servi à
révéler notre existence au monde. Je sais que certaines meutes de loups en
désaccord avec la Révélation vous ont envoyé des menaces et exigent qu’on me
remette à eux sous peine de vous voir attaqués. Je n’ai pas envie que vous me
serviez d’armure contre eux. Pas en plus alors que tu vas bientôt accoucher,
Poppy.
Je fronçai les sourcils et inspirai un grand coup.
La Révélation avait fait naître des rébellions et des oppositions chez les deux
camps : chez les humains comme chez les surnaturels. Et oui, certains en avaient
après Max, qu’ils jugeaient responsable de tout ce cirque médiatique. Mais
aucun des supra-humains n’était assez bête pour mettre ses menaces à exécution
nous concernant. Nick était plus dangereux que jamais, boosté à bloc par la
nouvelle condition des siens et par l’arrivée future de son héritier, ou héritière.
Personne de sain d’esprit n’attaquerait Nikolas Teller maintenant, ce serait du
suicide. Les seuls que nous avions à craindre, c’était les humains, car ils étaient
stupides et irréfléchis. Mais chaque chose en son temps. Nous faisions tout ce
que nous pouvions pour éradiquer la menace que les extrémistes représentaient,
et même si ça allait nous prendre du temps, nous finirions par obtenir gain de
cause. Nous étions déterminés.
— Max, dis-je en plongeant mes iris dans les siens, tu es l’un des nôtres
désormais, et si quelqu’un en a après toi, c’est à nous qu’il devra se frotter. Les
membres d’une même meute se serrent les coudes et nous faisons face à
l’adversité tous ensemble. La haine devrait finir par s’apaiser un jour ou l’autre.
En tout cas, nous allons tout faire pour que la colère des uns et des autres se
calme, ça je peux te l’assurer.
— En tout cas, renifla Arlene en croisant les bras contre sa poitrine généreuse,
il n’y a pas intérêt à ce que je voie l’un de ces trouducs’ vous chercher des
noises, parce qu’il va se retrouver avec une balle enfoncée bien profondément
dans le rectum, ça je vous le dis !
— Si je ne l’ai pas lacéré de mes griffes avant, renchérit Dovie en lorgnant ses
ongles.
— Ou si je ne l’ai pas étranglé avant, concéda Ryan en hochant la tête.
Je souris, touchée par l’entrain de mes amis.
— Tu vois Max, lança Sam en s’étirant comme un chat, la famille passe avant
tout ici. Et gare à l’abruti qui aura l’audace de venir s’en prendre à l’un des
nôtres ! Il serait réduit en miettes avant même d’avoir eu le temps de lever le
petit doigt.
Pour appuyer son propos, le loup montra les crocs, et nous laissa entrevoir les
yeux jaunes de son loup. Tout avait été dit.

5

Rocky Garcia était un vieil ami. Un des seuls avec qui j’avais grandi. Je
l’avais toujours connu, nos parents ayant été voisins et camarades de chasse
pendant des années. Nous avions passé beaucoup de temps tous les deux quand
nous étions enfants. Et aussi loin que je m’en rappelais, j’avais toujours trouvé
Rocky différent, spécial. Il était très intelligent, trop pour être complètement à
l’aise en société, ce qui expliquait son besoin constant de solitude. Très vite, ses
parents avaient compris qu’il n’était pas fait pour la chasse. Mon ami était un
intellectuel, il réfléchissait énormément, il était doué pour la théorie et la
programmation, un peu moins pour le terrain. Rocky n’était pas un bon chasseur
à proprement parler ; le sang, la mort, toutes ces choses le répugnaient et il
n’avait jamais aimé se servir des armes à feu ou se battre au corps à corps. Alors
à la place, il avait préféré suivre la voie de ses parents sans pour autant
emprunter le chemin traditionnel. Il ne traquait pas sur le terrain, mais aidait les
chasseurs en récoltant des informations sur leurs proies, et cela en mettant à jour
continuellement la base de données qu’il avait lui-même créée. Celle-ci
rassemblait tout un tas d’informations sur les créatures dont nous devions nous
méfier. Il cherchait dans les journaux des affaires étranges sur lesquelles nous
devions nous pencher et qui s’avéraient généralement avoir un rapport avec le
surnaturel. En clair, Rocky était indispensable aux traqueurs de Rogers, qui
comptaient beaucoup sur lui et qui avaient fini par l’accepter malgré sa
différence.
Je n’avais pas vu Rocky depuis plusieurs semaines. Bien sûr, je l’avais eu au
téléphone, car nous nous appelions au moins deux fois par semaine depuis que
j’avais déménagé chez mon grand-père à mes 14 ans. Mais le revoir me mit du
baume au cœur. Un large sourire se forma sur mon visage dès lors qu’il poussa
les portes du Teddy’s, les bras chargés de sacs de shopping.
— Garcia, je ne te savais pas accro aux fringues ! s’exclama Sammy en le
voyant arriver dans notre direction.
Le jeune homme aux cheveux noirs qui venait de faire son entrée dans le bar
s’arrêta à hauteur de notre table et m’adressa un grand sourire. Je me levai pour
le prendre dans mes bras.
— Aux vêtements, pas vraiment, répondit-il quand je le relâchai, mais les
vêtements de bébé, ça c’est une autre histoire ! Depuis que je sais que je vais
devenir parrain, je ne cesse de faire les boutiques pour gâter le petit chasseur qui
va voir le jour.
En entendant ces mots, Sam et Ryan s’indignèrent simultanément, ils
poussèrent des exclamations en se redressant sur leurs chaises.
— Ce sera moi le parrain ! gronda le Gamma en montrant les crocs.
Ryan lui lança un regard courroucé.
— Non, ce sera moi, intervint-il.
— J’ai entendu dire que Nick aimerait que ce soit Loki, plaida Max en se
grattant l’arcade.
— Ce n’était pas supposé être Mark ? renchérit Dovie.
Je soupirai, puis haussai les sourcils en me rasseyant lourdement. Toute cette
histoire de parrain et marraine n’allait pas être une mince affaire. Tous les
membres de la meute voulaient recevoir cet honneur, tout comme mes proches
amis chasseurs d’ailleurs. Dave et Don avaient bien failli se taper dessus un soir
pour savoir qui serait le parrain du bébé. Ils avaient beaucoup trop bu et cela
avait bien failli mal finir si Bram et Seth, chargés de ma sécurité ce jour-là,
n’étaient pas intervenus pour calmer le jeu. Cette grossesse prenait des
proportions démesurées.
— Nous n’avons pas encore déterminé qui serait le parrain, lâchai-je
soupirant, ni la marraine d’ailleurs. Nick et moi n’avons pas encore statué sur ce
point.
Rocky gloussa, il posa tous ses paquets à côté de ma chaise.
— Au moins, nous savons qui ne sera pas sur la liste des potentielles
marraines…, pouffa-t-il en s’installant sur la chaise précédemment occupée par
Arlene.
Ma patronne nous avait délaissés quelques minutes plus tôt pour s’affairer
derrière les fourneaux et préparer nos burgers.
— Tu parles sans doute de mes sœurs, compris-je en interceptant le coup
d’œil qu’il lança dans ma direction.
— Tout juste. Il paraît qu’elles ne t’ont même pas appelée quand la nouvelle
s’est propagée.
Je souris. Un sourire amer qui fit froncer les sourcils des deux lycans qui
m’accompagnaient et qui sentaient probablement mes ressentiments à l’égard de
mes frangines. Dovie pencha la tête sur le côté en m’observant attentivement.
Elle ne connaissait pas mes sœurs, tout comme les membres de la meute
d’ailleurs, qui avaient eu la chance de ne jamais les croiser.
— Oh elles m’ont appelée, répliquai-je en relevant la tête, un soir, alors que
Nick et moi étions sur le point de nous coucher. Mais pas pour nous féliciter,
ajoutai-je, pour se plaindre.
— Se plaindre ? répéta Ryan, curieux.
Lui les connaissait, et il savait à quel point nous nous entendions mal, elles et
moi. Nous étions trop différentes pour qu’il en soit autrement.
Mes sœurs n’avaient jamais témoigné aucun intérêt pour la chasse, elles
étaient soudées et avaient toujours rêvé de s’en aller quand elles étaient plus
jeunes. Elles ne m’avaient jamais aidée face à la colère de mon père, et pour ça,
je ne leur en voulais pas vraiment. Nous étions jeunes, et mon géniteur était
violent. Toutes deux avaient trouvé un moyen de se protéger de sa folie, et elles
s’étaient refermées sur elles-mêmes, prenant la poudre d’escampette dès qu’il
leur avait été possible de le faire. Désormais, l’une d’elles, Lizzie, était mariée,
et vivait dans l’Oklahoma avec son époux et ses deux enfants. L’autre, Katty,
s’était fiancée il y a peu, pour ce que j’en savais. Les jumelles vivaient proches
l’une de l’autre, loin, très loin de la chasse et des créatures surnaturelles.
— Des journalistes ont tapé à leurs portes pour tenter de leur soutirer des
informations sur moi, expliquai-je. Mon identité n’est un secret pour personne et
les reporters cherchent à savoir le maximum de choses sur la jeune femme que je
suis. Donc bien sûr, ils cherchent tous à obtenir des interviews de mes proches
ou des membres de ma famille pour savoir quel genre de personne je suis. Elles
n’étaient pas très contentes.
— Tous des charognards, marmonna Dovie en fronçant les sourcils.
Je haussai une épaule.
— Il faut bien qu’ils gagnent leur vie. Pour le moment, ce sont les articles sur
la Révélation qui rapportent gros, et tout le monde veut sa part du gâteau. Je ne
suis pas étonnée de les voir essayer de chiper le plus d’infos possible sur les
différentes têtes d’affiche de cet événement historique.
— Tu n’as pas peur que ton père soit interrogé ? me questionna Sammy. Cet
enfoiré pourrait raconter des saletés sur toi pour tenter de ternir ton image auprès
des médias.
Je ricanai.
— Je ne crois pas qu’il s’y risquera, répondis-je, Al lui a rendu une petite
visite quelques jours après que l’existence des créatures a été révélée. Il
souhaitait le mettre en garde, et lui dire que si jamais il voyait une seule
déclaration calomnieuse à mon encontre venant de lui dans les journaux, il lui
ferait la peau lui-même.
Les hommes réunis autour de la table hochèrent la tête de concert en signe
d’approbation.
— Al est très soucieux de ton bien-être, constata la métamorphe en souriant.
Il t’aime profondément, ça se voit.
Je souris. Al, derrière son air bourru, était très consciencieux, et faisait
particulièrement attention à mon bien-être. À bien des égards, je le considérais
plus comme mon père que comme mon grand-père. Il m’avait élevée, appris tout
ce que je savais et je lui en serai toujours reconnaissante.
— Al est un vieux grincheux, déclara Arlene en revenant en salle, un plateau
dans les mains. Mais il aime Poppy de tout son cœur, il n’a d’ailleurs aucun mal
à le reconnaître. Quiconque oserait toucher aux cheveux de sa petite fille se
verrait frapper par son courroux.
La patronne du Teddy’s déposa devant nous des assiettes pleines. L’odeur
alléchante des burgers et des frites me chatouilla les narines, je me mordis la
lèvre inférieure en attrapant la bouteille de ketchup qui trônait au centre de la
table.
— Je me suis renseigné sur la fusillade de la conférence de presse, lança alors
l’informaticien en retrouvant tout son sérieux.
— Tu as trouvé quelque chose ? s’enquit le Gamma.
Rocky fronça les sourcils.
— Disons que de nombreux groupes d’extrémistes sur Facebook revendiquent
l’attaque qui a eu lieu à Little Rock, démêler le vrai du faux est difficile. Les
vrais extrémistes, je ne parle pas des adolescents et des trolls qui commentent sur
les réseaux sociaux uniquement pour insulter les supra-humains, sont prudents.
Ils utilisent des adresses IP volées et des VPN{1} pour mener les investigateurs
sur de fausses pistes. Les trouver sera compliqué, mais quelque chose me
chiffonne un peu.
Je fronçai les sourcils et reposai le hamburger dans lequel je m’apprêtais à
mordre.
— Quoi donc ?
Rocky parut soudain mal à l’aise, il se gratta la nuque.
— Eh bien, c’est juste que j’ai réussi à entrer dans un forum privé réservé aux
opposants des supra-humains. Je n’y suis pas resté longtemps, le site a
rapidement été désactivé quand le gérant s’est rendu compte qu’il y avait un
intrus, mais suffisamment en tout cas pour m’apercevoir que je connaissais
certains des pseudos.
— Comment ça ?
— Eh bien, certains des pseudos qui étaient utilisés sur ce forum par des
utilisateurs de celui-ci étaient les mêmes que ceux de certains chasseurs qui se
servent de notre base de données.
Sam et moi échangeâmes un regard en coin.
— Tu veux dire que… que des chasseurs pourraient faire partie des
extrémistes ? me risquai-je, révulsée par cette idée.
Je n’étais pas sans savoir que les traqueurs n’étaient pas les meilleurs amis
des créatures surnaturelles. Après tout, nous étions là pour botter le cul des êtres
récalcitrants qui mettaient en danger les êtres humains, et jusqu’alors,
l’anonymat de ces créatures. Ça pouvait être agaçant parfois, nous devions
toujours être disponibles pour exécuter les sales besognes, nous en prenions
plein la tronche, nous n’étions que rarement remerciés et parfois, il nous arrivait
de nous retrouver pourchassés par des proches des créatures que nous avions
vaincus. De ce fait, j’étais au courant des rancunes que certains chasseurs
pouvaient avoir à l’égard des surnaturels. Néanmoins, de là à imaginer que des
collègues pouvaient se rallier à des tarés comme les extrémistes, je ne pouvais
pas le croire ! Mes semblables étaient bourrus, mais ils n’étaient pas des racistes.
— Je ne sais pas Poppy, me répondit Rocky, l’air gêné. Je vais faire de mon
mieux pour me renseigner là-dessus et te tenir au courant. Mais tu sais aussi bien
que moi que les coïncidences n’existent pas, et nous savons aussi bien l’un que
l’autre que beaucoup des nôtres mûrissent depuis des années des ressentiments
profonds à l’égard de créatures de toutes races.
— Peut-être que certains profitent du fait que les créatures soient enfin à
découvert pour s’en prendre à elles, proposa Ryan.
Je gardai le silence, pensive. Je ne pensais aucun chasseur du coin capable de
s’allier avec des enfoirés semblables à celui qui avait tenté de nous assassiner
lors de la conférence de presse. Mais il y avait des chasseurs partout, et j’en
connaissais plusieurs que la traque avait fini par ronger au point de les rendre
légèrement cinglés. Ceux-là pouvaient-ils œuvrer pour la chute des surnaturels ?
Je n’étais pas sûre de vouloir le savoir. Car si c’était vrai, quelqu’un allait devoir
se charger de leur cas, et je n’avais aucune envie de tuer un autre chasseur. Billy
m’avait suffi.
— Ne te fais pas trop de bile pour ça Poppy, me conseilla Dovie en posant
une main sur mon épaule, me tirant ainsi de mes pensées. Quoi qu’il puisse
advenir, nous ferons face tous ensemble. D’autant que, même si des chasseurs
sont impliqués dans les actions des extrémistes, les nôtres sont décidés à
s’intégrer, à faire leur place maintenant qu’ils ne sont plus obligés de se cacher.
Ils ne laisseront pas des groupes d’individus complètement toqués foutre en l’air
ce que nous avons mis si longtemps à mettre en place. Ça ne change rien.
Bien au contraire, cela changeait tout.
Les humains lambda n’étaient pas suffisamment entraînés, concis et
organisés, pour faire suffisamment de mal autour d’eux. Ils en faisaient, ah ça
oui ! Mais l’impact de leurs assauts répétés n’était pas très important, et les
supra-humains visés finissaient toujours par s’en remettre. Grâce au Ciel ! Les
chasseurs, c’était une autre paire de manches. Nous étions tous des tueurs nés,
des individus entraînés pour agir avec efficacité et toujours viser juste. Les
nôtres étaient précis dans leurs attaques, particulièrement disciplinés, et ils
avaient un sang froid sans pareil. Si tuer une créature surnaturelle était difficile
pour les humains, pour nous, les traqueurs, c’était une habitude. De ce fait, si
certains d’entre eux trempaient dans ces magouilles infâmes et fricotaient avec le
mal, alors nous avions du souci à nous faire. Ils allaient nous donner du fil à
retordre, et les arrêter pourrait s’avérer compliqué. Car lorsque nous avions
quelque chose en tête, nous ne l’avions pas ailleurs, malheureusement.
Refusant néanmoins de céder à la panique, afin d’éviter de me créer du stress
inutile et d’agiter mon bébé, je souris à la brune et mordis dans mon burger sans
rien ajouter. Mais je n’en pensais pas moins à l’intérieur, et prévoyais déjà de
remettre ma casquette de chasseuse. Celle-ci, je l’avais laissée de côté quelques
semaines plus tôt pour me concentrer sur ma grossesse, et m’éviter de prendre
des risques tant que mon enfant n’était pas sorti de mon ventre. Mais afin de
découvrir la vérité, j’allais devoir faire ce que je savais faire de mieux : chasser.
Et cette fois, ma cible n’était autre que mes propres camarades.
Un sourire étira mes lèvres. Je me rendis compte à ce moment-là, alors que je
préparais dans mon esprit la reprise du travail, que celui-ci m’avait manqué.
J’étais excitée, et très emballée à l’idée de mettre un terme à des mois d’accalmie
et de convalescence forcée. C’était une première !

Sam, Max et moi retournâmes à la maison après avoir passé une bonne partie
de la journée au Teddy’s. En compagnie de nos amis, nous avions discuté,
regardé tous les vêtements pour bébé que Rocky avait achetés, et avions ri en
voyant les affaires excentriques et unisexes qu’il avait choisies. Je l’avais
remercié pour toutes ces attentions, et lui avait fait promettre de me tenir au
courant avant de m’en aller.
Le trajet jusqu’à Springdale fut tranquille. Sam roula prudemment, attentif à
ce qui se passait sur la route et aux alentours, de crainte sans doute que notre
véhicule soit attaqué par des tarés qui auraient pu nous suivre. Il poussa un
profond soupir de soulagement quand nous nous garâmes devant la villa
principale du territoire.
— Mark est encore là, remarqua-t-il en lorgnant l’immense Jeep rutilante à
côté de laquelle nous nous étions immobilisés, c’est étonnant.
Mark Teller était le frère aîné de mon compagnon, l’Alpha de la Meute Sirius
et nouveau Lieutenant du Sud. Il avait été nommé à ce poste par mon mari, qui
n’avait vu personne d’autre de mieux placé pour veiller à la sécurité des loups-
garous de la zone sud des États-Unis. C’était moi qui lui avais soufflé l’idée, et
je n’en étais pas peu fière. Mark était un bon Alpha, il était très dominant,
comme tous les membres de la famille Teller, et il prenait soin des membres de
sa toute nouvelle meute. Alors même si Nick avait hésité à le promouvoir au
rang de Lieutenant, de peur que certains voient cela comme du favoritisme,
j’avais plaidé la cause de Mark, certaine qu’il était l’individu parfait pour
endosser de telles responsabilités. D’autant que mon beau-frère était un homme
de confiance, à qui j’aurais confié ma vie sans aucune hésitation. Il était un atout
de taille pour la société lycane, et surtout pour la politique menée par Nick.
L’avoir dans notre manche du côté du sud était une bonne chose, et un choix
stratégique judicieux.
— D’habitude, il ne traîne pas quand il a des affaires à gérer ailleurs, rajouta-
t-il en allant récupérer dans le coffre les sacs de shopping que nous avait remis
l’informaticien.
Max se racla la gorge pour attirer notre attention, nous nous tournâmes vers
lui.
— Hum, j’aimerais essayer de trouver Bram pour voir s’il ne veut pas
s’entraîner un peu avec moi, dit-il, les joues légèrement rougies par la gêne. Ça
ne vous dérange pas si je ne vous accompagne pas à l’intérieur ?
Sam esquissa un sourire en me coulant un regard en coin. Je penchai la tête
sur le côté en observant l’adolescent.
— Pas le moins du monde Max, lui assurai-je, va. Bram sera content de
continuer ton apprentissage.
Le jeune loup hocha la tête, allégé d’un poids, et nous remercia avant de
tourner les talons, filant au pas de course vers la forêt. Nous restâmes un moment
plantés là, à le regarder s’éloigner. Ce fut Sam qui rompit le silence.
— Il n’est pas encore tout à fait à l’aise avec l’idée d’être libre, soupira-t-il,
les mâchoires serrées.
J’acquiesçai.
— Il va lui falloir du temps pour accepter son passé et tirer un trait sur des
années d’esclavages suivies de mois de solitude. Mais je ne m’en fais pas trop
pour lui, Max est un garçon solide et il semble très heureux d’être ici. Nous
l’aiderons à s’épanouir.
Le Gamma inspira un grand coup. Je posai une main sur son bras.
— Allez Sammy, allons voir ce que Mark avait de si important à dire à Red.
6

J’entrai sans frapper dans le bureau de mon mari, privilège offert par la
marque de Revendication qui décorait mon cou. Nick releva immédiatement la
tête, sachant qu’il s’agissait de moi et m’étudia attentivement lorsque je refermai
la porte derrière moi.
— Tout s’est bien passé ? me demanda-t-il d’un ton grave.
— Évidemment, je t’avais dit qu’il n’était pas nécessaire de se faire du
mouron.
Ignorant l’air renfrogné de mon compagnon, je me tournai vers Mark, qui se
levait de son siège pour venir m’embrasser. Le grand brun aux yeux gris se
pencha sur moi après m’avoir rejoint en deux enjambées seulement. Il entoura
mes épaules de ses bras musclés pour me serrer contre lui. Il avait le sourire
jusqu’aux oreilles, ce qui faisait ressortir la grande cicatrice qui barrait sa joue
droite. Contrairement à Nick, Mark souriait beaucoup, et malgré son allure de
gros dur et son bon mètre quatre-vingt-dix-huit, il avait toujours l’air avenant.
— Evans ! s’exclama-t-il en me frottant le dos. Je suis ravi de te voir en
forme, j’avais peur que tu ne sois alitée pour la fin de ta grossesse.
Je grommelai en me détachant de lui. Alitée ? Et puis quoi encore ?
— Je me serais sans doute servie de mon Glock pour me tirer une balle dans
la tête si j’avais été contrainte de rester couchée pendant des semaines, répliquai-
je en fronçant les sourcils.
L’Écossais assis à son bureau poussa un grognement menaçant en entendant
ces mots. Loki esquissa un sourire qui échappa à son Alpha, mais pas à moi.
— Du calme Teller, repris-je en allant saluer le premier Gamma de Mark qui
l’avait accompagné, si je suis encore capable de râler, tu n’as pas à t’inquiéter.
— Comment s’est passé la rencontre avec Rocky ? me questionna-t-il en
mettant de côté ma réplique moqueuse. A-t-il pu t’en dire plus sur les
extrémistes qui veulent notre peau ?
Je soupirai et me laissai tomber dans l’un des fauteuils en cuir face à lui.
— Malheureusement non. Ces enfoirés sont organisés et protègent bien leurs
arrières, ils utilisent de nombreux stratagèmes pour maintenir leur identité
secrète. Mais il bosse sur la question et, avec l’aide de Logan, il tente de percer
leurs défenses pour les trouver. Ce n’est qu’une question de temps.
Je préférais garder pour moi les révélations sur les chasseurs qu’il m’avait
faites tant que je n’avais pas plus d’informations à ce sujet. Nick ne deviendrait
que plus paranoïaque s’il savait que des traqueurs pouvaient être impliqués dans
les actions de groupes d’extrémistes. Je pouvais dire adieu à ma liberté s’il
venait à l’apprendre trop tôt.
— Ces contestataires sont une plaie, marmonna Mark en prenant place à mes
côtés. Mais nous savions que la Révélation apporterait son lot d’opposants, nous
y étions préparés.
— Oui, mais il n’empêche que les avoir dans les pattes commence à me taper
sur le système, grogna Nick en passant une main dans sa masse de cheveux
cuivrés. Ils se montrent de plus en plus agressifs et beaucoup de supra-humains,
surtout des métamorphes, se font attaquer gratuitement. La sécurité des miens est
primordiale, et si nous ne parvenons pas à mettre la main sur eux, je vais finir
par perdre patience. Surtout avec la nouvelle que tu viens de m’annoncer.
Ma curiosité s’éveilla brusquement. Je me redressai légèrement sur mon
fauteuil.
— Quelle nouvelle ? m’enquis-je en me tournant vers l’aîné des Teller.
Les deux frères échangèrent des regards nerveux, tout comme Loki et Danny,
le premier Gamma de Mark d’ailleurs. Je fronçai davantage les sourcils devant
leur réticence à me confier leurs affaires.
— Qu’est-ce que vous me cachez tous les quatre ? lançai-je en plantant mes
pupilles dans celles de ma moitié.
L’intéressé se racla la gorge.
— Poppy, commença-t-il aussi calmement que possible, tu ne devrais pas te
préoccuper des histoires de la société surnaturelle pour le moment. Ça ne fera
que te causer du souci, et dans ton état, ce n’est pas…
— Pour la millième fois Nikolas je ne suis pas malade, je suis enceinte !
maugréai-je, furieuse d’être traitée comme une petite chose fragile. Je sais
parfaitement gérer mes émotions, alors au lieu de me couver comme si j’étais un
œuf en verre, dis-moi de quoi il en retourne avant que je ne me fâche pour de
bon !
Je ne pouvais pas blâmer Nick d’être si inquiet pour moi, il avait connu
plusieurs humaines qui n’avaient pas survécu à leur accouchement et il ne
voulait pas que ça m’arrive. OK, je le comprenais. Mais bon sang, qu’est-ce que
ça pouvait être énervant d’être surprotégée au point de devoir hausser le ton pour
être tenue informée des affaires importantes de sa propre communauté ! Je
n’avais jamais été une assistée, j’étais une jeune femme indépendante qui savait
prendre soin d’elle, merde ! Quand allait-il enfin le comprendre ?
— Très bien, souffla-t-il, soucieux de ne pas me mettre en colère. Dis-lui tout,
Mark.
L’Alpha de la Meute Sirius s’installa plus confortablement dans son siège
avant de se tourner vers moi. Sa mine était fermée, grave, je sentais que ce qu’il
avait à me dire n’était pas anodin et que cela lui causait beaucoup d’inquiétude.
— Comme tu n’es pas sans le savoir Poppy, dit-il, je suis désormais le
Lieutenant du Sud, ce qui signifie que j’ai à ma charge la sécurité de tous les
habitants lycans de cette zone.
J’acquiesçai, impatiente qu’il en vienne aux faits.
— Depuis plusieurs semaines, poursuivit-il, je reçois des signalements de la
part d’Alphas locaux qui m’informent de la disparition de certains membres de
leur meute, ou même, pour certains, de leur propre progéniture.
Je pinçai les lèvres.
— Comment ça ? Des loups-garous disparaissent dans les environs ? C’est ce
que tu veux me dire ?
Il fit un geste positif du menton.
— Oui, mais pas n’importe quels loups, tous les disparus sont des gamins
entre 7 et 16 ans. Je me suis entretenu avec plusieurs chefs de meute, j’ai
rencontré des familles dont les enfants avaient mystérieusement disparu à la
sortie de l’école ou lors d’une sortie au parc, parfois même alors qu’ils se
trouvaient simplement aux abords de leur territoire. Il semble on ne peut plus
évident qu’il s’agit ici d’enlèvements et non de simples fugues.
Serrant mes poings contre mes cuisses, je me tournai vers Nick pour croiser
son regard impassible.
— Tu es au courant de cette histoire depuis combien de temps ? l’interrogeai-
je, la gorge nouée.
Le simple fait d’imaginer des enfants innocents victimes d’enlèvement faisait
monter chez moi un dégoût profond qui tordait douloureusement mes entrailles.
Je ne supportais pas de savoir un gamin en danger, et ça depuis toujours. Ce
sentiment s’était renforcé à l’annonce de ma grossesse, comme si l’instinct
maternel me poussait à me montrer plus dure et sauvage à l’encontre des
agresseurs d’enfants.
— Presque trois semaines maintenant, avoua-t-il d’une voix rauque.
Je ne pus retenir une exclamation de colère mêlée à de l’incompréhension.
— Tu n’as pas jugé bon de m’en parler avant ? éructai-je. J’aurais pu me
charger d’enquêter, je suis douée pour les cas de disparition !
Le loup soupira.
— C’est bien ça le problème, tu aurais voulu t’occuper toi-même de cette
affaire, et je ne pouvais pas te laisser faire.
— Si tu n’avais pas envie que je m’en occupe moi-même, j’aurais demandé à
Al de s’en charger !
— Il est déjà au courant, répliqua mon âme-sœur en soutenant mon regard
furibond. Je lui ai fait part de la situation dès que j’ai appris pour les disparitions.
Al travaille main dans la main avec les différentes sociétés surnaturelles depuis
des années, et son savoir-faire est sans pareil. J’ai jugé bon de le prévenir, et de
le mettre sur le coup avec plusieurs de nos agents lycans, et Ryan, bien
évidemment, puisqu’il suit désormais ton grand-père comme son ombre.
Mon cœur rata presque un battement. J’ouvris la bouche sous le coup de la
surprise, mais ne parvins pas à parler tout de suite, comme sous le choc.
— Ryan savait ? finis-je par demander.
Il gronda.
— Oui.
— Qui d’autre était au courant ?
— Ça n’a aucune importance, trancha-t-il fermement. Désormais, toi aussi tu
sais. Mais je ne veux pas que tu te penches là-dessus. Nous nous sommes mis
d’accord pour dire que la traque était proscrite jusqu’à ce que tu aies mis notre
enfant au monde.
— Nous étions également d’accord pour ne rien nous cacher ! répliquai-je en
sentant la colère faire naître de petits frissons aux extrémités de mes doigts et de
mes orteils. Mais tu as encore jugé bon de me tenir à l’écart pour me ménager !
Une tension palpable se mit à grimper le long de mon corps rendu raide par la
rage. Je la sentis me chatouiller la nuque et faire dresser les petits poils que
j’avais à cet endroit. Je pris de profondes inspirations pour essayer de me calmer,
comme me l’avait appris Sombre lors des nombreux entraînements qu’il m’avait
donnés au tout début de ma grossesse, quelques jours après la bataille qui avait
fait rage sur le territoire de la meute. Je savais me contrôler, mais la force que
m’octroyait la présence de mon bébé ne rendait pas les choses faciles. Au
contraire, cela ne faisait qu’accentuer mon envie de sauter au cou de mon mari
pour l’étrangler.
— Calme-toi Poppy, m’intima le roux en percevant mon irritation bestiale,
mon devoir est de te protéger et de tout faire pour te permettre de donner
naissance à notre fils, ou notre fille, dans les meilleures conditions.
— Tu n’avais pas le droit de me tenir à l’écart d’une affaire comme celle-ci,
lui fis-je remarquer en me levant pour me mettre à faire les cent pas.
Bouger m’aidait à canaliser mon énergie débordante, j’avais envie de montrer
les dents et de tous les étriper pour leur sollicitude exacerbée. La chasseuse en
moi ne demandait qu’à s’insurger et à leur prouver à tous que je n’étais pas
qu’une pauvre petite chose délicate qu’il fallait à tout prix tenir à l’écart des
soucis des adultes.
Finalement, me tirer loin d’ici pour vivre la fin de ma grossesse
tranquillement n’était pas une si mauvaise idée.
— Combien d’enfants à ce jour ont disparu ? continuai-je en mettant de côté
mes ressentiments pour me concentrer sur ce qu’il y avait de vraiment important.
— Je ne veux pas que tu…
— Si tu refuses de me le dire, Nick, je me mettrai à chercher des réponses
moi-même, le coupai-je en croisant mes bras contre ma poitrine, tu as vraiment
envie que je me donne ce mal ? Toi qui sembles si soucieux de mon bien-être…
Le lycan montra les crocs, piqué par mon agressivité. La bête qui sommeillait
en lui n’aimait pas ma façon de me dresser face à eux. Après tout, il restait un
dominant qui ne supportait que difficilement les contestations.
— Ne joue pas à ça avec moi Evans, gronda-t-il dangereusement en signe
d’avertissement. Je veux bien te laisser aller au Teddy’s sous la protection de nos
Gammas, te laisser bouder quand tu n’as pas ta dose de chocolat chaud
quotidienne, mais je ne reviendrai pas sur ma décision cette fois. Il en va de la
sécurité de notre enfant et je ne te laisserai pas jouer avec elle comme tu le fais
généralement avec ta vie.
Ses paroles acerbes prononcées avec autant de véhémence à mon égard me
piquèrent au vif. Je me redressai lentement et laissai retomber mes bras le long
de mon corps.
— Nikolas, intervint Mark en voyant que les paroles de son cadet m’avaient
blessée.
— Reste en dehors de ça, Mark, le prévint le highlander sans me quitter des
yeux. C’est entre ma femme et moi. Je t’interdis de jouer avec la vie de mon
bébé Poppy, rajouta-t-il pour moi, cette fois.
Je fis de mon mieux pour ne pas lui montrer que ses mots me faisaient mal et
gardai la tête haute sans me démonter.
— En fait, ce qui t’inquiète, compris-je, ce n’est pas tant que je pourrais me
mettre en danger en fourrant mon nez dans des affaires de loups-garous, c’est
plutôt que je puisse mettre ton enfant, en danger c’est ça ?
L’Alpha écarquilla légèrement les yeux en comprenant où je voulais en venir,
son visage se défit presque aussitôt de l’animosité qu’il affichait jusqu’alors.
— Non ce n’est pas ce que j’ai dit, je…
— J’ai parfaitement compris merci, l’interrompis-je sèchement, profitant de le
voir déstabilisé pour attaquer à mon tour. Si tu crains que je ne sois pas
responsable au point de jouer avec la vie de ton bébé, alors je vais attendre les
quelques jours qu’il me reste avant de le mettre au monde pour me lancer dans
une chasse et pour jouer avec ma vie comme je sais si bien le faire généralement.
Oh que c’était un coup bas ! Ça, je le savais bien, je le compris en voyant son
visage se décomposer progressivement. Mais c’était plus fort que moi, quand je
me sentais attaquée, il n’était pas dans mon habitude d’encaisser les coups sans
les rendre. Ça me venait du mauvais caractère des Evans.
Sans lui laisser le temps de répondre, je tournai les talons, et sortis en trombe
du bureau, ignorant l’ordre qu’il me lança de revenir tout de suite. À la place, je
descendis les marches de l’escalier, traversai le couloir au rez-de-chaussée,
m’arrêtai à la cuisine et attrapai dans le frigo une brique de lait à la fraise avant
de partir comme une furie vers notre chambre à coucher. J’étais impatiente d’en
finir avec cette grossesse, histoire que tout le monde me lâche enfin la grappe !
Heureusement qu’elle n’avait pas duré neuf mois ! Je n’aurais jamais tenu aussi
longtemps.
J’entendis trois coups portés contre la porte des toilettes dans lesquelles je
m’étais enfermée pour pleurer discrètement, ou presque, et boire ma brique de
lait à la fraise. Ça faisait près d’une heure que je m’étais cloîtrée dans les w.c. de
la salle de bain pour laisser libre cours aux larmes provoquées par les hormones.
Dès que j’étais contrariée, mon corps avait besoin de me le faire savoir en me
faisait chialer comme une petite fille devant un bon vieux Bambi. Ça aussi,
j’avais hâte que ça se termine. Toute cette histoire commençait à me coûter cher
en mouchoirs !
— Poppy, ne m’oblige pas à défoncer cette porte, laisse-moi entrer, me
demanda mon compagnon, à court de patience.
Ça faisait au moins quinze minutes qu’il cherchait à me faire ouvrir la porte
de ces fichues toilettes, mais il était hors de question pour moi de le laisser me
voir comme ça, le visage dégoulinant de larmes injustifiées. Si j’avais eu une
raison de pleurnicher, ça aurait pu aider, mais je n’en avais aucune ! Tout était
une question de contrariété, Nick m’avait dit non et ça avait suffi pour me faire
exploser en sanglots sitôt la porte de la chambre refermée. J’étais épuisée par
mes propres sautes d’humeur. Grrr.
— Va-t’en ! criai-je en tirant un coup sec sur le papier toilette pour en
découper un morceau et me moucher bruyamment le nez.
La petite poubelle à côté des w.c. était pleine de mouchoirs usagés et de
papier toilette dont je m’étais servi pour me moucher une fois que j’avais
manqué de Kleenex. Assise par terre, recroquevillée dans le petit espace aux
murs et au sol en marbre, je ramenai mes jambes contre mon ventre rond et jetai
nonchalamment les morceaux de papier dont je venais de me servir. Cette crise
de larmes avait fini par me donner faim, j’entendis mon ventre grognasser de
mécontentement. C’était la cerise sur le gâteau !
— J’ai une part de gâteau au chocolat dans la main Poppy, m’appâta le
lycanthrope, qui savait comment y faire quand les hormones prenaient le dessus.
J’entends ton estomac crier famine d’ici, laisse-moi entrer.
— Tu peux te le mettre où je pense ton gâteau ! fulminai-je, pas décidée à me
laisser amadouer aussi facilement.
Mon mari marmonna un juron et tenta pour la centième fois de tourner la
poignée des toilettes. S’il s’acharnait contre elle de cette façon toutes les cinq
secondes, il allait finir par l’arracher et me condamner à l’enfermement éternel
dans ces toilettes en marbre noir.
— Evans, je commence à perdre patience, me mit-il en garde. Ouvre-moi
cette porte où je vais faire un carnage et l’arracher de ses gonds pour te sortir de
force.
— Tu n’oserais pas, tu risquerais de blesser ton bébé dans la volée.
Essuyant mon visage du revers de mes mains, je reniflai tristement et appuyai
ma tête contre le mur en laissant retomber mes jambes. J’étais fatiguée
maintenant, et je voulais qu’il me fiche la paix. C’était trop demander, un peu
d’intimité dans cette baraque de fous ?
— Poppy, soupira-t-il, comme abattu, c’est notre bébé, me corrigea-t-il, et je
ne voulais pas insinuer qu’il était plus important que toi à mes yeux, simplement
que je ne voulais prendre aucun risque vous concernant.
Je ne répondis rien, et fermai simplement les yeux. Comment allais-je bien
pouvoir sortir de cette maison et enquêter de mon côté sur les disparitions des
enfants lycans sans attirer l’attention de Nick s’il était tout le temps sur mon
dos ? N’avait-il pas un dossier à traiter au lieu de chercher à se racheter
bêtement ? D’autant qu’il n’avait rien à se faire pardonner, si ce n’était bien sûr
son manque de confiance en moi, et ses insinuations concernant mon
comportement irresponsable vis-à-vis de ma propre progéniture ! Chasser ?
Mais Poppy tu n’y penses pas ! Tu te fiches donc autant de la sécurité de notre
bébé ? Quelle mauvaise mère tu fais là !
Non mais quel enfoiré !
— Ne m’ignore pas, grogna-t-il.
Quand il vit que je ne répondais toujours pas, il jura plus fort cette fois, et
posa au sol ce qui me sembla être une assiette. Après quoi, je vis légèrement
tourner la poignée en métal sur le côté, quelques secondes avant que la porte ne
soit violemment tirée en arrière, et arrachée sans sommation.
Hébétée, je sursautai en me terrant dans mon coin. Je regardai la porte voler à
travers la salle de bain.
— C’est une très mauvaise idée de m’empêcher de venir te consoler Evans,
déclara le change-peau en réajustant ses vêtements.
Il parlait comme si tout était normal, comme s’il ne venait pas d’arracher une
porte – de cinquante kilos au bas mot – de ses gonds. Son air était calme, seules
ses joues légèrement rougies par la colère et ses muscles bandés à l’extrême
pouvaient laisser entrevoir la rage qui animait véritablement son corps. Il
récupéra la petite assiette qu’il avait laissée par terre, et entra dans les toilettes
pour venir se glisser tout contre moi. Je l’étudiai avec attention lorsqu’il s’assit
en soufflant.
— Tu viens de bousiller une porte à 1500 dollars, Nick.
— Elle se dressait en travers de mon chemin et m’empêchait d’accéder à ma
compagne. À quoi tu t’attendais, au juste ?
Je secouai la tête de gauche à droite, estomaquée.
— Tu as vraiment un grain, tu le sais ça ?
Au lieu de me répondre, le loup me tendit l’assiette à dessert sur laquelle se
trouvait une part de gâteau au chocolat qu’avait préparée Leah la veille.
— Je t’ai apporté à manger, dit-il d’un ton léger. Pour me faire pardonner.
Je plissai les paupières et examinai le gâteau d’un œil méfiant. J’avais faim,
mais l’accepter reviendrait à capituler, et je voulais lui montrer que son refus de
m’impliquer dans une affaire qui concernait directement la sécurité des
lycanthropes, donc de notre peuple, me mettait sacrément en rogne. Autant que
ses allusions concernant mon immaturité parentale.
Je relevai donc le menton et essayai tant bien que mal de me dresser sur mes
jambes pour me relever.
— Tu peux te le garder ton maudit gâteau.
Une moue boudeuse déforma les lèvres du chef de meute. Il posa l’assiette sur
le couvercle de la cuvette des toilettes et me retint par le bras pour m’empêcher
de m’en aller. Il bloqua l’encadrement de la porte de sa jambe, et me força à
rester collée contre lui, les fesses appuyées sur le sol. La chaleur de son corps me
réconforta presque immédiatement, apaisant la tempête qui faisait rage au fond
de moi.
— Ne sois pas en colère, me supplia-t-il presque.
— Trop tard.
— Je t’aime, Evans.
Je levai les yeux au ciel.
— Ça ne va pas te sauver cette fois.
Il grommela.
— Non, ce que je veux dire, c’est que je t’aime, et que ta sécurité est tout en
haut de mes priorités. Je n’aime pas quand tu vas à l’encontre de mes décisions
et de mes efforts pour te maintenir en vie. Ça me coûte beaucoup d’énergie de
canaliser la tienne, et Dieu seul sait à quel point tu en as ! Tu veux toujours
courir partout, aider le monde entier à gérer ses problèmes, en oubliant que tu es
toi-même humaine, et que porter secours aux autres te fatigue énormément,
même si tu refuses de l’admettre. Tu n’es pas en sucre, tu n’es pas malade, et je
sais que ça t’agace de nous voir te couver comme on le fait, mais à partir du
moment où nous te voyons te surmener, notre nature surprotectrice nous pousse
à prendre soin de toi. C’est rageant, je peux le comprendre, mais nous sommes
des loups-garous, et c’est un facteur déterminant dans l’équation.
— Votre algorithme me fout en rogne, j’ai envie de partir m’isoler sur une île
déserte pour échapper à votre inquiétude constante ! Arlene me traite comme si
j’allais mourir demain ! Elle n’arrive pas à me regarder sans avoir les larmes aux
yeux !
Le loup fronça le nez et serra les lèvres.
— Je vais finir par t’interdire d’aller au Teddy’s si ça continue comme ça,
marmonna-t-il.
— Tu fais exactement pareil, plaidai-je en plongeant mon regard dans le sien.
C’est frustrant et j’en ai marre ! Je voulais juste avoir un bébé, je pensais que ma
grossesse serait fantastique, paisible, que nous serions fous de joie à l’idée
d’avoir un enfant, mais je vois que je suis la seule à être calme et sereine. Tout le
monde me dévisage dès que mon bébé me donne des coups de pieds, prêt à
bondir pour défendre ma vie. C’est fatigant.
Nick garda le silence quelques instants, et enroula simplement mes épaules
d’un bras pour m’attirer à lui. Je résistai, mais ne luttai pas longtemps, sachant
pertinemment que ma colère était exacerbée par mes hormones de femme
enceinte. Ce n’était pas le moment de se fâcher l’un contre l’autre, surtout que
j’avais bien l’intention de lui tirer les vers du nez concernant cette histoire
d’enlèvement.
Aussi, je me laissai aller contre son large torse brûlant, et posai ma joue
contre sa poitrine. Il se détendit seulement lorsqu’il me sentit à sa merci totale,
soulagé de me voir à l’aise entre ses bras. Son loup s’en vit très satisfait.
— Je suis désolé, s’excusa-t-il, sincère. Je ne savais pas que tu souffrais
autant de la situation, je t’assure que je suis plein de joie et très fier de te voir te
dandiner avec ton ventre pr…
Je lui donnai une tape sur l’épaule pour le réprimander, il esquissa un sourire.
— Aïe.
— Premièrement, je ne me dandine pas, et deuxièmement, si tu avais
l’intention de dire que mon ventre était gros, tu vas te prendre mon poing sur le
nez.
Je n’avais pas énormément grossi durant ces cinq derniers mois, en tout et
pour tout, je n’avais pris que six minuscules petits kilos pour ma grossesse. Kaja
m’avait expliqué que c’était tout à fait normal, car le bébé puisait énormément
dans mes réserves. Malgré tout, mon enfant était en parfaite santé, et mon ventre
s’était bien développé. Ceci dit, je n’aimais pas trop qu’on me fasse remarquer
que je ne voyais plus mes pieds ! Après tout, j’étais encore une femme et je
voulais plaire à mon compagnon, qu’il soit fier de la compagne qu’il avait à ses
côtés. Il y avait tellement de nanas bien fichues qui lui tournaient autour, je ne
voulais pas qu’il se mette à les lorgner, même inconsciemment !
Ma moitié se mit à rire et me souleva sans effort pour me poser sur ses cuisses
et enfouir son nez dans le creux de mon cou. Il inspira profondément, emplissant
ses narines de mon parfum. Il était maintenant parfaitement détendu, toute trace
de colère avait disparu de son corps. Son loup s’étira à l’intérieur de lui, content
d’avoir récupéré sa femelle, je sentis son contentement à travers notre lien.
— Tu es si belle, souffla-t-il tout contre mon oreille avant de me mordiller le
lobe de celui-ci. Surtout quand tu es en colère.
Je grognai.
— Mouais, dis-je, sceptique.
— Je vais faire un effort, me promit-il en relevant le visage, et ne plus te
laisser croire que je suis trop anxieux pour être heureux.
— Tu vas me laisser bosser ?
Un éclair de mécontentement traversa ses yeux gris, il plissa les paupières.
— Non, tonna-t-il, catégorique.
Je me mordis la lèvre inférieure.
— Même à distance ? insistai-je.
Il releva le menton, intéressé.
— Comment ça ?
— Eh bien, commençai-je en caressant son torse du bout du doigt, je suis
douée pour les affaires d’enlèvement, tu en as déjà été le témoin, je crois. Je
pourrais me renseigner un peu sur cette enquête, et travailler depuis la maison ?
Ou rester dans les environs ?
— Je ne veux pas te voir traîner dehors à chasser des individus dont nous
ignorons tout. Ce serait au-dessus de mes forces Evans, et je vais devenir dingue.
Tu veux me voir devenir dingue ?
Pourquoi pas ?
— Non, je sais que ça finit toujours mal quand tu laisses ton loup dicter ta
conduite. Mais si nous travaillons en équipe, toi et moi, comme au bon vieux
temps, ça devrait apaiser ta bête, non ?
Le rouquin soupira.
— Je suis débordé Poppy, les médias sont braqués sur moi. Je ne peux pas
enquêter ouvertement sur une affaire aussi grave que celle-ci de peur d’alerter la
population et de pointer les projecteurs sur nous.
Je haussai une épaule.
— Depuis quand tu refuses de faire face à un défi ?
Appâter Poppy Evans, c’était hyper facile : apportez-lui un gâteau au chocolat
et elle sera à même de vous écouter. Appâter un loup-garou dominant, c’était
presque aussi simple : mettez-le au défi de réaliser quelque chose. Les lycans ne
résistaient pas à l’appel des challenges, ils étaient dotés d’un instinct de
compétitivité extrême qui les forçait à se montrer braves et toujours prêts à
relever des défis. Je savais que si j’asticotais Nick Teller, il ne résisterait pas à
l’attractivité de la compétition.
Et à en croire l’éclat qui brillait dans son regard brumeux, je sus que j’avais
vu juste et que j’avais atteint sa corde sensible de dominant. Parfait.
— Qu’est-ce que tu proposes ? gronda-t-il en me serrant plus fermement
contre lui.
Je souris. J’avais encore une fois gagné.

7

Mark était reparti chez lui, à Fayetteville, peu de temps après que j’eus quitté
le bureau pour me réfugier aux toilettes. Il ne put ainsi pas répondre à mes
questions concernant les disparitions d’enfants lycans dans les environs.
Heureusement, Nick était très bien informé à ce sujet. Étant l’Alpha du Nord,
chef de tous les loups d’Amérique, il était tenu au courant de l’ensemble des
affaires qui concernaient les lycanthropes. Ce fut pour cette raison qu’il avait été
le premier avisé lorsque des garous avaient commencé à signaler des disparitions
inquiétantes. Il avait tous les éléments à sa disposition pour éclairer ma lanterne.
Réunis dans son bureau, en tête à tête, Nick plaça devant moi un fin dossier
en carton puis se laissa couler dans son fauteuil.
— Tout ce que nous savons pour le moment se trouve dans cette pochette, dit-
il, l’air maussade. Al est sur le coup depuis deux semaines environ, mais il n’y a
pas énormément de pistes à suivre.
— Il y a toujours une piste à suivre, plaidai-je en m’emparant des documents
pour les poser sur mes cuisses.
Assise sur mon siège en cuir, je me calai aussi confortablement que possible,
un coussin dans mon dos, et ouvris la pochette sans attendre. Je sentis les traits
de mon visage se durcir lorsque je compris que le problème était bien plus gros
que ce que je pouvais imaginer.
Vingt-sept enfants, âgés de 7 à 16 ans, avaient disparu aux alentours de
l’Arkansas durant les trois semaines qui venaient de s’écouler. Ce qui faisait à
peu près 9 gamins enlevés chaque semaine. C’était énorme ! Comment cela
avait-il pu arriver ?
— Les enfants sont enlevés dans les environs de leur territoire, expliqua
l’Alpha d’une voix grave, non loin de chez eux. Ce sont tous des métamorphes,
mais de différentes espèces : des lionceaux, des louveteaux, des renardeaux… Il
n’y a pas de type prédéfini, aucun lien entre les disparus si ce n’est leur espèce
de change-peau.
Effectivement, les victimes potentielles venaient de villes différentes,
éloignées les unes des autres. Les enfants ne fréquentaient pas les mêmes écoles,
pas les mêmes parcs et a priori, les familles touchées par ce fléau n’avaient
aucun lien entre elles.
— Vous pensez qu’il s’agit des extrémistes, n’est-ce pas ?
Dans le cadre actuel, et si nous prenions en compte l’environnement instable
dans lequel les supra-humains et les humains évoluaient en ce moment, il n’était
pas impossible que ces enlèvements soient le fruit d’un esprit dérangé prêt à tout
pour s’en prendre aux métamorphes. Les change-peau étaient ceux qui avaient le
plus morflé lors de la Révélation. Ils avaient été jugés par une partie de la
population comme des animaux indignes de faire partie d’une société civilisée,
des monstres qu’il fallait à tout prix éloigner des femmes, qu’ils pourraient
violer, des enfants, qu’ils pourraient dévorer, et des personnes âgées, qu’ils
pourraient chercher à exploiter. Bien évidemment, tout ceci n’était que les
affabulations de certains individus pas très clairs dans leur tête. Il subsistait
néanmoins de nombreux préjugés qu’il allait falloir défaire progressivement,
avec le temps. Les métamorphes en prenaient plein la tronche sur les réseaux
sociaux, et parfois même à la télévision. Les menaces proférées à leur encontre
allaient bon train, et même si pour le moment les attaques dont ils étaient
victimes étaient relativement minimes, il n’était pas improbable que l’heure de
l’hésitation fût passée. Et que les extrémistes avaient décidé de passer à l’action.
— C’est notre piste la plus solide en effet, répondit le lycan.
L’homme marqua une pause. Je relevai la tête pour le regarder en face. Il avait
l’air d’avoir envie de me dire quelque chose ; ses lèvres serrées, ses sourcils
froncés et sa mâchoire contractée témoignaient d’une réflexion profonde qui
semblait l’animer. Je penchai la tête sur le côté.
— Dis-moi tout, Red, l’enjoignis-je calmement. Je sais que je peux vous
aider, que je peux les retrouver, mais pour ça, je dois être au courant de tout ce
dont tu as à disposition.
C’était même primordial pour le bien de mon enquête.
— Je crains que si je te délivre tout Poppy, tu sois ébranlée par la nouvelle. Je
ne suis pas sans savoir que tu détestes les affaires liées aux enfants.
Je soupirai et refermai le dossier que je n’avais que partiellement épluché
pour le poser sur le bureau.
— J’encaisserai Nick, vas-y, arrache le pansement.
Le visage du loup se durcit davantage, il soupira.
— Certains des enfants ont été retrouvés, m’annonça-t-il. Leurs cadavres ont
été jetés, abandonnés comme de vulgaires ordures près de leurs territoires,
histoire que les membres de leurs meutes les retrouvent. Ils avaient été torturés et
portaient des traces de maltraitance sévère. Tous ont été abattus par des armes à
feu. Les supra-humains ne tuent pas comme ça, et ils ne s’en prennent pas aux
enfants, sauf dans de rares cas. La piste des extrémistes est donc parfaitement
plausible.
Cette révélation fut comme prendre un coup de massue en pleine tête. Mon
cœur se serra douloureusement dans ma poitrine au point de m’en couper le
souffle. Mon cerveau, assailli par des images toutes plus horribles les unes que
les autres, parut comme se fissurer sous le poids de mon imagination. J’avais le
souffle coupé et une envie de vomir telle que je dus me poser une main sur les
lèvres. Plus j’en savais sur cette affaire, et plus elle semblait s’enfoncer dans les
ténèbres, dans la noirceur de l’âme humaine, et des dérives que pouvaient avoir
les esprits malades d’individus malsains.
— Je savais que je n’aurais pas dû t’en parler, gronda mon mari en venant
s’accroupir à côté de moi.
Le lycan s’était levé et approché de moi sans faire de bruit, si bien que je ne
l’avais pas senti arriver. La chaleur que diffusèrent ses paumes quand il les posa
sur mes joues m’apaisa presque immédiatement, fonctionnant comme un
anesthésiant sur mes sentiments affolés. J’enserrai ses poignets entre mes doigts
et fermai les yeux pour tenter de mettre de l’ordre dans mes idées. J’avais déjà
enquêté sur des meurtres d’enfants, je pouvais le faire, je savais comment m’y
prendre pour mettre de côté mes émotions quand c’était nécessaire ; les
chasseurs étaient doués pour ça. Mais ces derniers temps, gérer mes sentiments
était quelque peu compliqué, j’allais devoir faire appel à tout mon savoir-faire
pour m’en sortir et retrouver l’enfoiré qui avait fait ça. J’allais le massacrer.
— Non, tu as bien fait, murmurai-je en soulevant les cils, tu aurais même dû
m’en parler bien avant. Mais ce qui est fait est fait, alors autant se mettre au
travail sans attendre.
La réticence de mon compagnon s’infiltra à travers notre lien d’union.
J’écartai ses paumes de mon visage.
— Nous avons un accord Evans, dit-il. Je veux bien te laisser enquêter à
distance sur cette affaire, notamment en gardant contact avec les chasseurs sur le
coup. Je t’accompagnerai personnellement si tu désires rencontrer les Alpha et
les familles qui ont fait appel à Mark pour résoudre ce problème, mais en
contrepartie…
— Je ne fais pas trop d’effort, terminai-je à sa place, pas trop de souci, et je
veille à me reposer suffisamment pour garder le maximum de force. C’est un
accord et je le respecterai.
Il se détendit.
— Al a-t-il rencontré les familles des victimes ? lui demandai-je alors qu’il se
relevait.
Nick acquiesça.
— Oui, il l’a fait, mais il n’a rien pu m’apporter de concret, si ce n’est que les
armes à feu utilisées pour abattre les enfants étaient toutes différentes selon les
lésions laissées par les balles.
— T’en a-t-il fait une liste ?
Il hocha de nouveau la tête dans un signe positif.
— Elle se trouve dans le dossier. Certaines des familles se sont laissées
convaincre par ton grand-père de faire examiner leurs enfants par Carson,
histoire de voir ce qu’il pourrait tirer de leur autopsie.
Carson Davis était un ancien chasseur reconverti dans le milieu médical, et
plus précisément, dans la médecine médico-légale. Il travaillait à Little Rock au
Baptist Health Medical Center. Même s’il avait renoncé à une vie de danger pour
se ranger et profiter de sa femme Édith, il continuait à aider les traqueurs dès lors
qu’ils en avaient besoin. Il procédait à des analyses poussées sur les cadavres
qu’on lui amenait parfois, et nous aidait à déterminer les causes de décès, entre
autres, quand celles-ci n’étaient pas évidentes. C’était lui qui avait trouvé la
présence d’un poison extrêmement rare dans l’organisme de mon oncle Dane
lorsqu’il avait été massacré par Billy Fisher, un autre chasseur. Son aide nous
serait précieuse dans cette affaire, c’était une bonne chose que des métamorphes
aient accepté de faire confiance aux traqueurs pour les aider.
— Les résultats t’ont-ils étaient communiqués ?
La mâchoire de l’Alpha se contracta au point de faire tressauter un muscle
sous sa peau lisse. Je compris que la réponse était négative.
— Pas encore.
— Oh.
Curieux. Carson était pourtant un rapide d’habitude. Il allait falloir que je lui
passe un petit coup de fil pour voir ce dont il retournait exactement.
— Al m’a expliqué que les analyses de sang mettaient plus de temps à être
décortiquées quand il était question des métamorphes. Notre métabolisme est
différent du vôtre, ce qui signifie que si les enfants ont été drogués ou
empoisonnés, il se pourrait qu’il ne reste aucune trace dans leur organisme,
ajouta-t-il. Il faut attendre.
— Je vois. Je vais éplucher le dossier en détail, lui annonçai-je en lorgnant la
pochette en carton d’un œil réticent, et téléphoner à Al pour voir où il en est. Il
n’aime pas qu’on le presse ou qu’on s’immisce dans ses traques d’habitude, mais
il va devoir faire avec pour cette fois. Comment te sens-tu ? m’enquis-je alors,
sachant qu’il devait être difficile pour Nick de faire face à une telle enquête.
Nikolas Teller était un dur à cuire. Un vrai dur à cuire. Il savait gérer ses
émotions et ne se laissait que rarement dépasser par elles. Les seuls moments où
il pétait véritablement les plombs, c’était lorsque je le faisais sortir de ses gonds,
ou que les personnes qui lui étaient chères étaient en danger. Sinon, quand il
s’agissait de faire son travail et de diriger sa société, il s’y prenait d’une main de
maître et ne laissait rien venir le perturber. En apparence tout du moins.
Même s’il avait l’air d’une armoire à glace parfois dénuée de sentiment
affectif, Nick était un homme aimant, qui adorait prendre soin des autres, les
mettre à l’abri du besoin et du danger. Ça faisait partie de sa nature, et même s’il
refusait de l’entendre, il était profondément gentil. Il s’épuisait souvent à la tâche
en cherchant à tout diriger pour assurer à son peuple une vie paisible et
sécuritaire. Il ne se plaignait jamais et encaissait tous les coups qu’il pouvait
recevoir. Mais je savais, parce qu’il ne pouvait rien me cacher, que dès lors qu’il
arrivait quelque chose à l’un des siens, même s’il ne le connaissait pas
personnellement, il se sentait coupable et indigne d’avoir accédé au rang si
convoité d’Alpha du Nord. Il voyait chaque attaque contre ses semblables
comme un échec personnel, et il ne supportait pas les échecs. Ça lui foutait le
cafard et son moral retombait comme une vieille crêpe pas fraîche, même s’il
n’en laissait rien paraître à l’extérieur. De plus, il aimait véritablement les
enfants. Pour le comprendre, il suffisait de le voir jouer discrètement avec le
petit Hunter quand personne ne regardait, le voir réconforter sa petite sœur Judy
au téléphone quand elle avait une peine de cœur, et chantonner des chansons
contre mon ventre pour que notre bébé les entende quand il me pensait
endormie. Savoir que des gamins se faisaient enlever loin de leur famille,
torturer et tuer devait l’ébranler plus qu’il n’était prêt à le reconnaître.
Comme je m’y étais attendue, le loup-garou se ferma comme une huître, et ne
laissa rien apparaître sur son visage si ce n’était une dureté extrême qui crispa
ses traits.
— Les émotions n’ont pas leur place dans une affaire aussi grave, répondit-il
d’une voix rocailleuse. Ce que je ressens n’a aucune importance, seuls les
résultats en auront. Nous devons retrouver les responsables de ce carnage avant
qu’ils ne fassent plus de dégâts.
Je fis un geste positif du menton et me levai de mon siège en soupirant.
— Tu as raison.
Contournant le bureau après avoir récupéré les documents que Nick avait mis
à ma disposition, je m’approchai de l’Écossais qui s’était réinstallé sur sa grande
chaise de bureau. Je lui passai une main dans les cheveux avant de déposer un
baiser sur son front. Il grogna, mécontent à l’idée d’être réconforté alors qu’il
estimait, en bon dominant, ne pas en avoir besoin, mais il ne me repoussa pas
pour autant. Je souris, et lui pinçai la joue pour tenter d’effacer la grimace qui
déformait ses lèvres.
— On va les trouver ces enfoirés Teller, lui promis-je. Il n’y a pas une traque
que nous n’avons pas su résoudre lorsque nous étions ensemble. On fait une
équipe de choc, tu te rappelles ?
Il marmonna dans sa barbe.
— J’aurais aimé que l’équipe de choc ne reprenne pas du service tant que
mini-nous n’était pas sorti de sa tanière, ronchonna-t-il. À croire qu’avoir un
moment de répit dans cette vie, ce serait trop demander !
Je haussai une épaule et me mis en marche vers la sortie.
— Que veux-tu, Red ? Nous sommes voués à affronter perpétuellement le
danger, et à ne pas avoir de vacances, j’ai fini par me faire à l’idée.
— Tu devrais me donner la recette de ta relativité alors, parce que je crois que
je m’y ferai jamais, répliqua-t-il en décrochant son téléphone, sans doute pour
prévenir Loki que notre entrevue était terminée.
Je me tournai vers lui après avoir ouvert la porte du bureau et lui glissai un
sourire.
— Tu devrais tenter la thérapie du cookie, lui proposai-je, il n’y a aucun mal
que le chocolat ne peut aider à éradiquer. C’est connu.
Ignorant son grondement sceptique, je fis de mon mieux pour ne pas pouffer
devant son air mécontent et sortis dans le couloir, bien décidée à faire face à la
dure réalité qui se profilait au loin et qui menaçait de me faire plonger en eau
trouble jusqu’au cou. Quelque chose en moi me disait que cette chasse allait être
différente, brutale, sauvage, sanglante, et qu’il valait mieux que je sois bien
accrochée pour éviter d’être emportée par la vague de noirceur qui semblait
frapper les métamorphes et toute la société depuis la Révélation. Mais l’adversité
ne m’avait jamais fait peur et je n’avais pas une seule fois hésité à me remonter
les manches pour une cause qui en valait la peine. Le combat serait rude, mais
j’étais bien décidée à remporter la partie une fois de plus.
Sur vingt-sept victimes, onze avaient été retrouvées décédées. La plus jeune,
une petite fille, avait 8 ans, et n’allait pas tarder à souffler ses neuf bougies. Le
plus âgé était un garçon, 14 ans au compteur. C’était horrible. Le dossier
contenait des photos de leurs cadavres couverts de bleus, de coupures et de sang.
J’eus plusieurs fois des hauts le cœur en observant ces photographies et en lisant
les témoignages des familles qui avaient eu le malheur de voir se produire un
drame dans leurs rangs. Des mères et des pères étaient effondrés, privés de leur
progéniture à jamais. C’était déplorable.
Les meutes touchées par ce phénomène étaient essentiellement regroupées
entre l’Arkansas et l’Oklahoma. Les villes ciblées étaient suffisamment
éloignées les unes des autres pour que les victimes n’aient pas de lien entre elles,
mais étaient malgré tout plutôt proches d’un point de vue géographique. Il
n’allait pas être difficile d’établir un périmètre, une zone de traque où concentrer
nos efforts. Selon moi, les individus responsables devaient forcément agir en
groupe. Plusieurs victimes avaient disparu en même temps, à quelques heures de
route les unes des autres. Alors à moins d’avoir la capacité de se dupliquer, ce
qui n’était pas impossible s’il s’agissait d’une créature surnaturelle, la
probabilité que le responsable soit solitaire me paraissait mince. Il devait s’agir
d’une équipe organisée, qui avait probablement pris soin d’étudier ses proies
avant de passer à l’attaque. Certains des disparus avaient été kidnappés à
seulement quelques mètres de leurs parents, alors que ceux-ci étaient occupés à
refaire les lacets de leur dernier petit lors d’une journée au parc. Ils s’étaient
donc montrés efficaces et discrets, assez en tout cas pour ne pas attirer l’attention
de métamorphes toujours sur leurs gardes.
Un autre élément me chiffonnait. Les enfants métamorphes étaient très
prudents. Ils ne réfléchissaient pas comme les gamins humains, leurs sens étaient
particulièrement aiguisés, ce qui signifiait que dès qu’un individu éprouvait des
sentiments néfastes à leur encontre, leur instinct leur dictait de fuir et de ne pas
faire confiance à ces personnes-là. Or, ici, les témoignages étaient formels.
Aucune des familles, ou membres de meute, n’avaient entendu les gosses crier.
Sinon, la clique aurait rappliqué à leur rescousse bien sûr. Tout s’était fait en
silence, ils avaient simplement disparu sans laisser de trace, pour être retrouvés,
pour certains, morts aux alentours de chez eux.
Les extrémistes n’avaient pas des têtes particulièrement attrayantes. Les
cinglés qui hurlaient haut et fort que les métamorphes étaient des monstres
avaient vraiment l’air de ce qu’ils étaient au fond d’eux : des dérangés du
ciboulot. Les humains lambda n’étaient pas capables de masquer leurs
sentiments au point de ne pas alerter un petit métamorphe méfiant, à moins
d’être un véritable sociopathe entraîné. Alors comment avaient-ils fait pour
parvenir à mettre la main sur plusieurs d’entre eux sans les faire hurler à l’aide ?
Tout ceci me semblait louche.
Malheureusement, faute de pouvoir sortir du territoire, au risque de mettre
davantage en rogne la boule de nerfs qu’était mon compagnon, j’allais devoir
réfléchir à une autre solution pour trouver des réponses à mes questions.
Réajustant ma position sur le canapé du salon d’Alexeï, chez lequel j’étais
venue me réfugier pour être tranquille, je tendis le bras vers la table basse et
récupérai mon téléphone portable, qui allait sans aucun doute devenir mon
meilleur ami durant les prochains jours. Je ne pouvais peut-être pas sortir de
chez moi, mais qui disait que c’était nécessaire pour mener à bien une enquête ?
La technologie moderne me permettrait de faire mes petites investigations de
mon côté sans me soucier du danger. C’était une solution alternative, mais pour
le moment, c’était déjà mieux que rien.
Aussi, je cherchai dans mon répertoire le numéro de l’homme qui pourrait
m’en apprendre davantage, et peut-être confirmer mes doutes avant de porter
l’appareil à mon oreille. Mon interlocuteur répondit à la troisième sonnerie.
— Carson Davis à l’appareil, j’écoute.

8

Je connaissais Carson Davis depuis toujours. En bon ami de mon grand-père,


j’avais plusieurs fois été amenée à lui rendre visite à lui comme à sa femme
Édith, qui faisait les meilleurs biscuits à la cannelle que j’avais jamais mangés.
Carson était comme un ours, un grand gaillard à la carrure imposante et à la voix
grave de baryton ; il riait toujours très fort et avait pour habitude de vous frapper
le dos quand il vous enlaçait. C’était un bon vivant, il avait été un chasseur
compétent, et si je devais souligner une qualité parmi toutes celles qu’il
possédait, c’était l’honnêteté. De ce fait, je savais que si je l’interrogeais sur des
questions précises, il ne me mentirait pas. En principe. Car si Al était passé par
là, et qu’il lui avait demandé de me tenir à l’écart de cette enquête, j’étais cuite.
Lui et Al était de vieux amis, et ils se vouaient un respect mutuel sans faille. Il
ne me dirait rien si le vieux Evans l’avait enjoint de la fermer au sujet des petits
métamorphes. J’espérais en mon for intérieur que ce ne soit pas le cas.
— Salut Carson, lançai-je finalement après m’être raclé la gorge, c’est Poppy.
— Eh ben dis donc, si je m’attendais à ça ! s’exclama-t-il d’un ton joyeux en
baissant la musique heavy métal qui tournait en fond sonore. Comment vas-tu,
ma grande ? Ça fait un bail que je n’ai pas vu ta frimousse !
Je souris. Le médecin légiste avait toujours eu l’habitude de s’adresser à moi
comme si j’étais une petite fille de 5 ans. Lui et Édith n’avaient pas eu d’enfant,
ils m’avaient toujours couverte de cadeaux quand j’étais gosse et ils avaient été
les meilleurs baby-sitters que j’avais pu avoir.
— Je vais très bien, je te remercie. Disons qu’avec tout ce qui s’est passé ces
derniers temps, je n’ai pas eu une minute pour souffler. Mais tu as dû recevoir
l’invitation pour la fête de naissance que nous avons organisée avec Nick, j’ai
bien l’intention de t’y voir !
Cette fête était une idée de Leah qui, folle de joie à l’idée de savoir qu’un
autre petit louveteau allait rejoindre la meute, nous avait suppliés de la laisser
organiser une petite soirée en son honneur. Nick avait d’abord refusé, mais dire
non à Leah Tucker Bell, c’était comme pisser dans un violon. Elle n’en faisait
toujours qu’à sa tête, et après avoir ronchonné pendant plusieurs jours, mon
compagnon avait fini par céder pour ne pas la contrarier. Elle avait retrouvé son
sourire aussitôt ! La louve s’était tout de suite mise au travail et avait entrepris
d’organiser une célébration grandiose qui devait avoir lieu dans deux semaines
désormais. Je n’avais pas voulu voir la liste des invités de peur de tourner de
l’œil ; tout ce que je savais, c’était qu’elle avait vu les choses en grand, pour
mon plus grand déplaisir. La sociabilité et moi, ça faisait mille. Heureusement,
Nick n’était pas plus emballé que moi à l’idée de partager son bébé avec des
centaines de personnes, nous pourrions compter l’un et l’autre sur notre soutien
mutuel, et la présence de notre enfant, qui serait sans doute sorti d’ici là.
— Tu m’en diras tant, soupira l’homme à l’autre bout du fil, la Révélation a
sacrément bousculé la société hein. Je me doute que ça ne doit pas être rose tous
les jours pour Teller et toi. Ma femme et moi vous soutenons, et si vous avez
besoin de quoi que ce soit, n’hésite surtout pas.
Tiens, une perche !
— Justement, répondis-je en esquissant un sourire carnassier qu’il ne pouvait
pas voir, il y a quelque chose que tu peux faire pour moi.
— Quoi donc ?
— Me donner les résultats des analyses auxquelles tu as procédé sur les
enfants métamorphes assassinés récemment.
Il y eut un gros blanc au téléphone. J’aurais pu entendre une mouche voler s’il
y en avait eu en décembre. Cette fois, je n’étais pas celle qui se faisait fracasser
le crâne par un coup de massue provoqué par une révélation. Il fallut une bonne
minute à mon interlocuteur pour reprendre la parole, il déglutit difficilement
avant de répondre :
— Oh, tu es au courant.
Ça pour l’être, je le suis !
— J’aurais aimé être informée que mes camarades enquêtaient sur une affaire
comme celle-ci de leur voix, répliquai-je aussi calmement que possible, mais j’ai
malheureusement eu le déplaisir d’apprendre la nouvelle d’une tout autre
manière. Quoi qu’il en soit, oui, je suis au courant, et j’aimerais savoir ce que tu
as trouvé lors des autopsies et des analyses. Ce que tu as trouvé de si grave pour
vouloir le cacher à l’Alpha du Nord.
Je connaissais les chasseurs par cœur. J’avais grandi avec eux, évolué avec
eux ; j’avais eu le temps d’analyser leur façon de faire, d’assimiler leurs
caractéristiques, leurs habitudes. Si je savais une chose au sujet de Carson,
c’était qu’il était efficace, qu’il procédait très vite et qu’il ne laissait jamais une
affaire traîner quand on la lui confiait. Le rapport d’Al, qui avait été remis à Nick
et qui avait été glissé dans le dossier, signifiait que la première victime à avoir
été remise à Carson l’avait été une semaine et demie plus tôt. Normalement, les
résultats auraient dû être tombés depuis longtemps, et Nick aurait dû être au
courant de ce qui avait été infligé ou non aux enfants. Or, il ne l’était pas et je
n’arrivais pas à comprendre pourquoi. À moins, bien sûr, que Al et Carson
cachent des choses à mon mari, ce dont je les savais capables. Mais que
pouvaient-ils bien savoir que nous ignorions ? C’était ça que j’avais bien
l’intention de découvrir, et je n’allais pas en démordre.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, déclara-t-il d’une voix soudainement plus
rauque.
Je plissai les yeux.
— Pas de ça avec moi Davis, je vous connais Al et toi, vous êtes de vieux
traqueurs expérimentés. Al est sur le coup depuis presque trois semaines et on ne
va pas me faire avaler qu’il n’a rien trouvé, pas plus que toi. Les métabolismes
des métamorphes sont bel et bien plus rapides et efficaces que ceux des humains,
mais si les gamins ont été empoisonnés ou drogués, il resterait des traces dans
leur organisme. Ne cherche pas à me faire croire que tu n’as rien trouvé, parce
que je n’y crois pas.
L’ex-chasseur à l’autre bout du fil grommela, je pouvais presque voir sa mine
renfrognée s’incruster dans son esprit, comme s’il était en face de moi. Je savais
que j’avais raison. La manière dont il jurait dans sa barbe et ses silences appuyés
en disaient long sur la question. Que savait-il ?
— Qu’est-ce que tu as découvert Carson ? insistai-je d’un ton plus calme,
moins abrupt. Pourquoi est-ce que tu ne veux pas me le dire ? On est dans le
même camp, non ?
— Ça, je n’en suis pas sûr Evans, finit-il par dire, comme à contrecœur.
Je fronçai les sourcils.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu devrais en parler avec Al, ma grande. Cette histoire est compliquée, et
selon moi, tu devrais t’en tenir éloignée, Poppy. Ça va mal finir.
— Comment ça Carson ? Qu’est-ce qui va mal finir ? Où tu veux en venir,
bon sang ?
— Les gamins avaient de l’argent dans l’organisme, Poppy, annonça-t-il dans
un souffle, les balles utilisées pour les abattre étaient en argent. Et ils avaient été
drogués avec un mélange de Carfentanil et de plusieurs autres tranquillisants et
paralysants. Tu comprends où je veux en venir, Evans ?
Oh oui, je comprenais où il voulait en venir, même si tout à l’intérieur de moi
refusait d’y croire. Ce n’était pas possible, tout simplement pas possible…
— Carson…
— Tu devrais passer voir Al, ma grande. Il pourra t’en dire plus que moi.
Mais si tu es censée, et je sais que tu l’es, tu te tiendras à l’écart de cette histoire
et tu laisseras faire ton grand-père.
Avant de me laisser le temps de répliquer, Carson raccrocha, me laissant seule
avec le silence de la maison vide du Gamma. Je restai plusieurs minutes sans
rien dire, le regard dans le vide, la gorge si serrée que j’aurais été bien incapable
de parler même si je l’avais voulu. Les mots du médecin légiste résonnaient dans
mon esprit, me laissant sous le choc, tant et si bien que Noopie, que j’avais
emportée avec moi, releva la tête en couinant pour me regarder. Elle se
trémoussa à côté de mes pieds sur le tapis, et se dressa sur ses minuscules pattes
arrière pour s’appuyer contre ma cuisse. Elle aboya, comme pour me sortir de
mon état catatonique, mais je fus incapable de me tourner vers elle. Seule
l’arrivée d’Alexeï, qui rentrait de son tour de garde, put me tirer de mes
réflexions. Je sursautai quand la porte d’entrée s’ouvrit.
— Tout va bien Poppy ? me demanda le guérisseur en s’immobilisant dans le
salon après avoir traversé le couloir de l’entrée. Tu dégages des émanations
d’inquiétude très prononcées, quelque chose ne va pas ? C’est le bébé ?
Soudainement anxieux, le loup aux cheveux blonds fit plusieurs pas dans ma
direction. Je me levai du canapé d’un bond pour l’arrêter.
— Tout va bien Alex, dis-je, pour le rassurer. Le bébé m’a donné un coup très
violent et j’ai mis plusieurs secondes à faire abstraction de la douleur. C’est qu’il
n’y va pas de main morte ! gloussai-je en me massant le ventre.
Le blond sembla sceptique, il posa une main sur mon ventre et ferma les
yeux.
Alexeï Lanskoï était un loup-garou très particulier. Premièrement, ce qu’il
fallait savoir à son sujet, c’était qu’il était un Alpha. Son père était le dirigeant
lycan de la Russie, tout comme son grand-père l’était avant lui, et ainsi de suite
depuis plusieurs générations. En toute logique, Alex aurait dû, lui aussi,
reprendre le flambeau et diriger son peuple en Europe. Mais, solitaire dans
l’âme, le lycan n’avait jamais été attiré par les responsabilités, il avait préféré
s’en aller, abandonnant la vie en communauté pour se rendre en Amérique. Il
était resté un solitaire pendant plusieurs années avant d’être repéré par Nick, qui
avait senti le potentiel en lui. La mère d’Alexeï été une guérisseuse, don qu’elle
tenait de ses ancêtres qui avaient scellé leur sang à des fées. Le Gamma en avait
hérité, et quand ma moitié lui avait demandé de rejoindre sa meute, bien des
années avant que nous nous rencontrions, il avait accepté, attiré comme tous les
autres loups qui en faisaient partie par l’incroyable aura dominante de Nick.
Les dons de guérisseur étaient à double tranchant. En effet, Alex pouvait
utiliser les énergies qui planaient autour de nous, généralement générées par la
nature elle-même, pour soigner ceux qui en avaient besoin. Mais en contrepartie,
cela le rendait très sensible. Il ressentait toutes les émotions, tous les sentiments
avec bien plus de clarté que la plupart des autres loups, qui étaient pourtant déjà
excessivement sensibles ! De ce fait, son loup intérieur était très agité, sans cesse
dérangé par les vibrations que pouvaient émettre les individus qui l’entouraient.
Parfois, trop d’agressivité, de tension ou de nervosité pouvaient même lui
provoquer des douleurs physiques ou des migraines violentes qu’il lui était
difficile de calmer. De ce fait, il s’isolait beaucoup et ne partageait que rarement
des moments avec la meute, même si Nick m’assurait que depuis que j’étais
arrivée, il s’ouvrait plus.
J’aimais beaucoup Alexeï. Il était calme, discret et secret. Il m’autorisait à
faire ses rondes avec lui, à venir lire un livre chez lui quand je me sentais trop
étouffée à la maison, noyée sous l’inquiétude des uns et des autres et de leurs
réactions parfois exagérées. Mais je savais aussi que le fait que je sois enceinte
le mettait légèrement mal à l’aise. Comme il me l’avait déjà avoué, il était très
attaché à moi et il avait peur que la grossesse me coûte la vie et le prive ainsi de
ma présence qui, selon ses dires, l’aidait à se sentir plus à l’aise avec les siens, à
se montrer plus ouvert. De ce fait, il n’était pas aussi réjoui que les autres vis-à-
vis de l’arrivée du bébé, ce qu’il ne m’avait jamais caché.
— L’enfant a l’air calme, dit-il finalement en soulevant de nouveau les cils
pour plonger ses yeux bleus dans les miens. Tu devrais rentrer te reposer. Mieux
vaut ne pas prendre de risque.
Je hochai la tête et esquissai un sourire.
— Tu as raison, je crois que c’est ce que je vais faire. Merci de m’avoir
permis de rester ici.
Il acquiesça.
— La maison à l’air plus vivante quand tu y es, répondit-il. Ça me fait
toujours plaisir de te voir ici.
Je lui pressai affectueusement le bras, et récupérai mon dossier avant de siffler
pour rapatrier ma chienne.
— Je te vois ce soir à l’heure du repas, lançai-je au Gamma en rejoignant le
couloir.
Le blond fit un geste positif du menton et me laissa m’en aller sans dire un
mot. Je sortis donc de la maison et traversai la forêt pour rejoindre la villa, avec
la ferme intention de convaincre Nick de me laisser aller voir Al.
Sur le chemin, je croisai Max et Bram qui rentraient d’un entraînement
intensif. L’ex-premier Gamma avait à cœur de former l’adolescent au combat,
afin qu’il ne se retrouve plus jamais victime d’un groupe d’individus comme
cela avait pu être le cas par le passé. La journée touchait à sa fin, le soleil
baissait progressivement, éclairant les deux loups-garous d’une lumière douce
qui faisait luire la sueur sur leurs torses dénudés ainsi que sur leurs visages. Je
m’immobilisai alors qu’ils arrivaient dans ma direction, Noopie se mit à jouer
avec la neige qui recouvrait le sol de la forêt.
— Salut les garçons, lâchai-je en serrant ma pochette en carton contre ma
poitrine.
— Salut Poppy, me répondit Bram en souriant jusqu’aux oreilles. Qu’est-ce
que tu fais ?
— Je m’apprêtais à rentrer dire à Nick que j’allais passer voir Al avant de
dîner. J’ai quelques questions à lui poser concernant… l’enquête en cours.
Bram parut comprendre ce dont je voulais parler, contrairement à Max, qui
fronça les sourcils. L’ancien mécano et moi échangeâmes un regard en coin, je
compris que l’ado n’était pas au courant, et peut-être que cela valait mieux ainsi.
— Ça te dirait de m’accompagner, Bram ? lui demandai-je avant que le jeune
homme puisse nous poser des questions. Si Nick te sait avec moi, il se sentira
plus rassuré.
Nick et Bram se connaissaient depuis l’enfance. Ils avaient été envoyés dans
le même pensionnat quand ils étaient jeunes. Là-bas, l’hybride qu’était le jeune
Bram Chester s’était attiré les foudres de métamorphes dits de race « pure », il
était devenu un souffre-douleur pour ses camarades. Mais Nick avait mis un
terme à ces sévices, et il était devenu ami avec lui. Leur amitié l’avait poussé à
venir le chercher jusqu’en Écosse quand il avait quitté la Meute du Sud pour,
dans un premier temps, le sortir du pensionnat, et dans un second, lui proposer le
poste de premier Gamma. Bram l’avait évidemment accepté, mais
malheureusement, à cause d’une bête histoire à la sortie d’un bar, le lycan s’était
vu incarcéré et séparé de sa famille pendant cinq longues années. Cependant,
l’amitié de mon compagnon et du loup étant plus forte que tout, les deux amis
avaient fini par se retrouver et finalement, Bram était de retour auprès des siens.
Les deux hommes se vouaient un grand respect, et Nick portait une confiance
aveugle en son ancien responsable de la sécurité du territoire. De ce fait, je
savais que lui demander d’être mon garde du corps le temps de mon escapade à
Rogers était un choix judicieux, Nick n’y verrait sans doute rien à redire.
— Bien sûr, dit-il en hochant la tête, ça me permettra ainsi de mettre de
l’essence dans la Jeep. Je vais prendre une douche rapide, et je te rejoins dans
dix minutes.
— Super. Alors à tout à l’heure.
Tournant les talons, je repris mon chemin et regagnai la maison
tranquillement. Mes bottes s’enfonçaient dans la neige, mes pas crissaient sous
la glace cristallisée. Il faisait froid, un vent frais soufflait dans l’air, balayant mes
cheveux devant mon visage. Mes joues devaient être rougies, le bout de mon nez
était glacé, tout comme mes doigts devenus roses. Je me dépêchai de rentrer et
refermai la porte dans mon dos une fois que Noppie l’eut passée. La chienne
s’empressa d’aller se coucher sur le canapé, impatiente elle aussi de se mettre au
chaud.
Je trouvai Nick dans notre chambre à coucher, ou plus précisément, dans la
salle de bain attenante où il prenait une douche. Il avait sans doute eu besoin de
souffler et de se détendre les muscles. De la buée sortait de la douche italienne
encastrée dans le marbre. Je croisai mes bras contre ma poitrine et l’observai
silencieusement alors qu’il se savonnait le corps, me tournant le dos.
— C’est illégal de mater les gens à leur insu, déclara-t-il sans se retourner,
sachant pertinemment que je me trouvais là.
Je me mordis la lèvre inférieure.
— Moi, ce que je trouve illégal, c’est d’exposer tes jolies fesses au regard
avide de ta compagne en manque de contact physique.
L’Alpha se retourna enfin, il arqua un sourcil en esquissant un sourire en coin.
— Tu pourrais retirer ta salopette et ton pull et me rejoindre sous la douche.
Je ne peux peut-être pas te faire l’amour, mais si j’en crois tes gémissements, je
suis plutôt doué pour les caresses.
Je pouffai.
— C’est une proposition très alléchante, reconnus-je, hésitante, mais il faut
que j’aille rendre visite à Al en coup de vent. Il se pourrait qu’il garde des
informations pour lui concernant l’affaire des enlèvements et des meurtres
d’enfants métamorphes. J’aimerais voir de quoi il en retourne moi-même, Al n’a
jamais rien su me cacher.
Le loup-garou parut réticent à l’idée de me laisser m’en aller, il fronça les
sourcils en se frottant le torse.
— Tu penses qu’il garde délibérément des éléments pour lui ? me questionna-
t-il. Ça ne ressemble pas à Al Evans de faire une chose pareille.
Je soupirai.
— Tu as raison, c’est bien pour ça qu’il faut que je lui parle. Bram a accepté
de m’accompagner, ajoutai-je, je n’en ai que pour une heure maximum. Je serai
de retour pour dîner.
Il grogna, mais jugea que rendre visite à mon grand-père ne me ferait pas
prendre trop de risques. Aussi il acquiesça.
— Bien, tu veux que je t’accompagne ? me proposa-t-il.
J’inspirai profondément et me rapprochai de lui, faisant attention à ne pas
laisser l’eau m’éclabousser.
— J’aurais bien aimé, lui avouai-je, mais je pense qu’Al sera plus à même de
me parler si je suis seule. Quoi qu’il veuille dissimuler, c’est avant tout à toi
qu’il cherche à faire des cachotteries. Il ne parlera pas si tu te pointes avec tes
gros sabots et ton air renfrogné.
Nick haussa les sourcils. Je marquai un point.
— Très bien, alors va, et fais vite. J’ai bien envie de combler tes besoins de
contacts physiques aujourd’hui.
Je souris. En voilà une nouvelle réjouissante, pour une fois !

9

Bram et moi prîmes la route aux alentours de 17 h 30. Le soleil était bien
descendu dans le ciel, les routes étaient désertes. Nous roulâmes donc
tranquillement jusqu’à Rogers dans un silence paisible qui me permit de
somnoler sans être dérangée. Lorsque nous nous arrêtâmes à l’une des petites
stations-service à l’entrée de Rogers, il faisait nuit. Je me réveillai en entendant
le moteur se couper.
— Je n’en ai pas pour longtemps, me prévint Bram en défaisant sa ceinture.
— Tu ne veux pas que je t’accompagne ?
Un petit sourire éclaira le visage du loup, il ouvrit sa portière.
— Je sais encore faire le plein d’une voiture, Evans. Reste au chaud, j’en ai
pour une minute.
Là-dessus, l’homme s’extirpa du véhicule et referma rapidement la portière
derrière lui afin que l’air frais ne rentre pas à l’intérieur de la Jeep. Je me calai
dans mon siège en cuir, la ceinture encore accrochée, et réajustai ma veste en
maille épaisse sur ma poitrine. Je n’avais qu’une hâte, arriver chez Al pour lui
soutirer les informations qu’il avait cherché à garder pour lui. J’avais bien
compris ce que Carson avait voulu me faire comprendre : les balles en argent,
l’argent liquide retrouvé dans l’organisme des enfants assassinés et le mélange
Carfentanil et anesthésiant parlaient d’eux même. Mais je n’avais pas envie de
croire que la piste sur laquelle il avait voulu m’amener était dirigée vers des
individus que je côtoyais depuis toujours. C’était impossible. Il devait forcément
y avoir une autre explication. Sans doute Al allait-il pouvoir éclairer ma lanterne.
Alors que j’étais perdue dans mes pensées, les phares d’une voiture
éclairèrent le petit habitacle dans lequel j’étais enfermée à l’abri du froid. Je n’y
prêtai pas attention, et attrapai mon portable dans la poche de ma salopette en
jean avec la ferme intention de prévenir mon grand-père de mon arrivée
imminente à la ferme. Mais alors que je m’apprêtais à taper mon SMS, un coup
de feu fendit l’air, me faisant sursauter. Dans cet instant de panique, je lâchai
mon téléphone qui retomba au sol dans un bruit sourd. Je me tournai tant bien
que mal pour regarder derrière moi et tenter d’apercevoir Bram. Ne le voyant pas
à travers les vitres, je poussai un juron et débouclai ma ceinture au même
moment où ma portière s’ouvrait à la volée. Pensant qu’il s’agissait du lycan, je
me tournai vers elle, pleine d’incompréhension, mais découvris à la place du
brun un homme que je ne connaissais pas.
— Qu’est-ce que…
Avant de me laisser le temps de lui poser la moindre question, l’inconnu
m’agrippa par le bras et me tira de force à l’extérieur du véhicule. Sous le coup
de la surprise, je fus incapable de réagir et chutai au sol. Je tombai à genoux,
mon bras toujours fermement maintenu par l’homme, et aperçus avec horreur le
corps tordu de douleur de Bram, qui se tenait le ventre couché sur le sol en
grondant. Une tache rouge se propageait sous son tee-shirt gris. Il s’était fait tirer
dessus et les hommes rassemblés autour de lui, trois en tout, s’apprêtaient à
recommencer.
— Tu vas crever sale chien ! lança l’un d’eux en pointant un
Smith & Wesson 686 droit sur le visage de mon ami.
Folle d’inquiétude, je poussai un hurlement de terreur profonde lorsqu’il retira
la sécurité de son arme. Je levai instinctivement une main et envoyai nos
assaillants valser à l’aide d’une onde de choc puissante qui les frappa de plein
fouet et les fit voler dans les airs. Ils retombèrent sur le béton lourdement en
grognant, sonnés. Celui qui me tenait le bras desserra légèrement sa prise, me
laissant le soin de me relever brusquement puis d’écraser ma paume contre son
visage.
Être dotée de pouvoirs divins était un avantage considérable face à mes
ennemis. Ces dons, qui n’auraient pas dû m’être octroyés, m’avaient été offerts
par Phobétor, dieu grec des cauchemars. Me les approprier avait pris du temps et
avait nécessité un entraînement que Sombre, le dieu en question, m’avait donné
juste après la bataille contre Marcel Jay White. À ce moment-là, il était encore
dans le corps d’emprunt d’un jeune humain, et il vivait à temps plein à la meute
avec nous tous. Mais une essence divine n’étant pas faite pour une enveloppe
corporelle terrestre, il avait commencé à perdre ses forces et à user le véhicule
qu’il avait choisi.
Ne voulant pas tuer l’humain à qui il avait emprunté son corps, il avait été
contraint de le laisser s’en aller, et avait été obligé de trouver une autre
alternative pour rester avec nous. Pour ce faire, il avait sollicité l’aide de Kaja,
mon amie sorcière et sage-femme attitrée, qui l’avait mis en relation avec un
nécromancien quelque temps avant qu’il ne se sépare de l’enveloppe qui lui
permettait de se mouvoir sur Terre. Ce nécromancien s’était servi de sa magie
noire pour créer un corps factice à l’aide d’une multitude de sacrifices dont je
n’avais jamais eu envie de connaître la nature. Ce corps, plus vrai que nature et
correspondant à son apparence divine, lui avait permis de demeurer avec nous un
peu plus longtemps et de poursuivre mon apprentissage.
Sombre avait passé les premiers mois de ma grossesse à m’apprendre à
contrôler mes capacités, à guérir les blessures à l’aide de mon essence divine, à
me servir de ma puissance pour faire griller les neurones de mes ennemis, leur
envoyer des décharges électriques et les neutraliser à l’aide d’ondes de choc. Il
m’avait également appris à endormir mes victimes et à les plonger dans des
cauchemars traumatisants.
J’avais assimilé au mieux tout ce qui m’avait été enseigné. Au bout de deux
mois et demi, je savais correctement me défendre et répliquer aux attaques de
Sombre, qui restaient malgré tout bien plus puissantes que les miennes. Mais
voyant que cela devenait de plus en plus difficile de me servir de mes pouvoirs à
cause de l’énergie que cela me faisait dépenser, Nick m’avait demandé d’arrêter
de m’en servir le temps que ma grossesse se termine. J’avais consenti à ne plus
les utiliser jusqu’à ce que j’arrive à terme, sachant pertinemment que mon bébé
était le plus important.
Cependant, malgré ma promesse, ce soir était un cas de force majeure. Bram
était blessé, il avait besoin de mon aide et j’avais quatre ennemis sur les bras
dont il fallait que je neutralise. L’essence divine qui coulait dans mes veines était
ma seule arme contre mes opposants et j’avais bien l’intention de m’en servir.
Me relevant sur mes jambes, les doigts écrasés contre le visage de mon
ennemi, je laissai l’énergie affluer dans ma paume et me concentrai afin
d’envoyer une décharge suffisamment puissante pour achever ma cible. Je sentis
l’électricité traverser ma peau pour s’insinuer à travers celle de mon adversaire.
J’atteignis son système nerveux et le réduisis en miettes à la seule force de ma
volonté. L’individu écarquilla les yeux, son corps fut alors pris de tremblements
à mesure que ses globes oculaires se gorgeaient de sang, qui se mit rapidement à
dégouliner le long de ses joues et s’écoula de son nez sur ses lèvres. Il tomba à
genoux à son tour. Je m’écartai sur le côté pour le voir s’écrouler face contre
terre, raide mort.
Sans perdre de temps, je me jetai près de Bram dont le visage était déformé
par la douleur. Il avait les yeux fermés et les mâchoires serrées. Paniquée, je me
focalisai sur la tache rougeâtre qui trempait son tee-shirt, et posai mes mains sur
ses avant-bras pour tenter de les lui faire desserrer. Je devais poser mes mains à
même la blessure pour pouvoir la soigner, il fallait qu’il lâche prise.
— Bram, l’appelai-je, sachant que son loup devait chercher à émerger pour
prendre le contrôle de la situation, il faut que tu desserres tes bras !
— Non ! gronda-t-il difficilement. Brûle !
Brûle ? Eh merde !
— C’est une balle en argent, compris-je à mi-voix en jetant un coup d’œil aux
zigotos que j’avais envoyés valdinguer et qui commençaient à se relever.
— Encore… dedans !
Bordel de merde !
L’argent était le point faible des loups-garous, leur kryptonite personnelle. Les
fées avaient le fer, les vampires le bois, et les lycans avaient l’argent. Ce métal
brûlait leur chair, provoquant des douleurs atroces qui pouvaient être fatales aux
garous. Si je ne retirais pas la balle logée dans l’abdomen de Bram, ses organes
internes finiraient par fondre, et il mourrait dans d’horribles souffrances. Je
devais la retirer, mais je ne pouvais pas le faire alors qu’il était conscient. Son
loup ne supporterait pas la douleur de sa moitié humaine, et chercherait à s’en
prendre à moi. Il fallait que je l’endorme, c’était la seule solution.
— Je suis désolé Bram, soufflai-je en posant une main sur son front, et en
faisant sombrer le loup dans un sommeil profond.
Mes pouvoirs ne me permettaient pas seulement de plonger mes victimes dans
leur pire cauchemar, j’avais également la capacité de les endormir tout court et
de les plonger dans le noir absolu. Je n’étais pas capable de créer des rêves, ces
dons ne m’appartenaient pas, mais au moins, Bram ne serait pas forcé d’affronter
ses peurs les plus obscures. Il serait plongé dans l’obscurité jusqu’à ce que je le
réveille, c’était déjà mieux que rien.
Voyant le corps solide de mon ami se détendre, j’écartai ses bras de son ventre
alors que nos détracteurs se dirigeaient vers nous, armes braquées sur moi. Ils
étaient à contre-jour, la lumière des phares de leur gros 4 x 4 dans leur dos.
Celle-ci m’aveuglait au point que je ne distinguais pas leurs visages, seulement
qu’ils portaient des vêtements de style militaire.
— Écarte-toi de lui sale petite conne ! m’ordonna celui qui se trouvait en
avant des autres. Les chiens dans son genre doivent tous crever.
— Les seuls chiens que je vois ici, répliquai-je en posant une main sur le
ventre ferme de Bram, c’est vous. Je vous conseille de vous rendre avant que je
perde patience et que je vous achève tous.
Relevant le tee-shirt poisseux et collant du lycan au-dessus de son nombril
sans me détourner de la silhouette sombre qui se dressait devant nous, je lorgnai
d’un coup d’œil la plaie qui saignait en abondance. Si la balle n’était pas
ressortie, j’allais devoir plonger mes doigts dans la blessure pour la sortir moi-
même. Je n’étais pas le genre de nana à avoir une pince à épiler sur moi. Quelle
poisse !
— Tu as intérêt à t’éloigner de ce lycan, Evans, cracha l’homme en faisant un
pas en avant, ton allégeance n’est-elle plus tournée vers ta famille ? Baiser avec
un chien a-t-il fait de toi l’une d’entre eux ?
Plissant les yeux, je cherchais à distinguer le visage de cet agresseur dont la
voix me semblait étrangement familière. Je ne le reconnus que lorsqu’il
s’accroupit pour me faire face, son Smith & Wesson braqué sous mon menton.
Mon cœur se serra dans ma poitrine, une bile remonta le long de ma gorge
lorsque je reconnus Andrew Flores, fils de Freddy Flores, un chasseur et
collègue de travail.
— Eh ben alors, Casper, tu ne salues pas ton vieil ami ? me demanda-t-il.
Sentant la rage monter en moi comme de la lave en fusion, je serrai les dents
et fis de mon mieux pour contrôler ma respiration rapide. Carson disait vrai, tout
ce qu’il avait cherché à me faire comprendre était vrai : des chasseurs étaient bel
et bien impliqués dans cette histoire de disparitions. Des chasseurs s’étaient bel
et bien associés à des extrémistes pour allier leur savoir-faire à la folie de ces
racistes anti-métamorphes. Rocky n’avait donc pas halluciné, il avait bien
reconnu les pseudos de certains des nôtres sur un forum réservé aux opposants
des supra-humains. Bordel de putain de merde ! Qu’avais-je bien pu faire au Bon
Dieu pour me retrouver dans une situation aussi délicate ?
— Lâche le loup Evans, et suis-nous sans faire d’histoires, ou tu le regretteras.
Le traqueur baissa lentement les yeux vers mon ventre rond qui se profilait
derrière le jean de ma salopette. Il esquissa un sourire mauvais et braqua le
canon de son arme sur mon abdomen. Ma rage ne s’en fit que plus grande ; des
picotements me chatouillèrent la nuque. Je poussai un grondement menaçant à
l’intention de mon adversaire.
— Tu n’as quand même pas envie que je tue le bâtard qui grandit dans ton
ventre avant qu’il ne soit sorti, si ?
Retroussant la lèvre supérieure pour lui montrer les dents, geste impulsif qui
m’avait accompagné tout au long de ma grossesse, je levai discrètement ma
main libre et plaçai ma paume vers le ciel. Il était hors de question que je tue des
individus aussi précieux dans ma quête de réponses concernant les meurtres des
enfants et les actions des extrémistes, mais il était aussi hors de question que je
les laisse s’en aller en toute impunité.
— Tu n’aurais jamais dû menacer mon enfant, et tirer sur Bram, sale fils de
pute.
Sans lui laisser le temps de réagir, je fermai mon poing, emprisonnant les
esprits de nos trois assaillants dans ma paume. Tous trois tombèrent au sol,
inertes, plongés contrairement à Bram dans des cauchemars mis en place par la
partie la plus noire de mon imagination. Je ne m’autorisai à respirer que
lorsqu’ils furent hors d’état de nuire. Les neutraliser m’avait coûté beaucoup
d’énergie, j’avais la tête qui tournait et un goût de sang dans la bouche. Mais
sachant que Bram mourrait si je ne faisais rien, j’ignorai la fatigue et plongeai
sans hésiter deux doigts dans le trou causé par la balle en argent. Je la cherchai,
faisant abstraction de mon dégoût et de mes craintes de blesser le lycan. Lorsque
je mis le doigt dessus, je la saisis fermement pour l’extraire du corps du loup.
Après quoi, je posai une main sur la plaie et puisait dans mes réserves pour
réparer les dégâts que le coup de feu et l’argent avaient causés.
Contrairement à Alexeï, je ne soignais pas les blessures internes et externes en
faisant appel à l’énergie de la nature et des émanations qui planaient autour de
nous. Cette énergie qui me permettait de sauver les blessés provenait de mon
propre corps. Je piquais à mon être la force dont il disposait pour guérir ce qui
avait besoin de l’être, ce qui me laissait généralement lessivée, complètement sur
les rotules. Cette fois-ci n’échappa pas à la règle. Lorsque j’en eus terminé avec
Bram et que je le sus hors de tout danger, je me laissai couler en arrière et
appuyai mon dos contre la carrosserie de la Jeep. Mes paupières étaient lourdes,
mes muscles étaient douloureux, je n’avais plus de force, mais j’allais pourtant
devoir en retrouver un peu pour réveiller mon ami et parvenir à récupérer mon
téléphone tombé dans la voiture.
Appuyant mes paumes contre le béton rugueux sous mon corps, je me hissai
tant bien que mal sur mes jambes et parvins à me mettre sur pieds. Courbée en
deux, le dos douloureux, je m’appuyai contre la voiture et avançai non sans
difficulté vers la portière côté passager encore ouverte. Une secousse me tordit le
ventre une première fois, me stoppant dans ma progression brusquement. Je
serrai les dents et enserrai mon ventre d’un bras.
— Putain, grognai-je en serrant les dents avant de me remettre en route.
À la vitesse d’une tortue, j’enjambai le cadavre couché au sol et me penchai
difficilement en avant pour essayer de chercher mon portable. Une deuxième
secousse me serra les muscles du ventre. Je hurlai de surprise en sentant ma peau
se contracter, et serrai les cuisses. Un liquide se mit alors à couler le long de mes
jambes ; je baissai les yeux et constatai que le jean ample de ma combinaison
était trempé : ce n’était pas du sang, c’était de l’eau, ou en tout cas ça y
ressemblait. Je compris de quoi il s’agissait quand une nouvelle contraction me
crispa en deux et me força à serrer les dents plus fort pour éviter de crier. Non,
non, non, non ! Pas maintenant ! Pas tout de suite !
Des bruits de pas rapides se firent entendre dans mon dos, je fis de mon
mieux pour me redresser, le ventre si dur qu’il en était excessivement
douloureux. Je vis l’employé de la station-service débouler dans ma direction à
grandes enjambées. Il s’immobilisa quand il aperçut les corps qui jonchaient le
sol.
— Bordel, souffla-t-il, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je suis de la police, mentis-je, pliée en deux. Il faut que vous appeliez à un
numéro pour moi, il s’agit du chef de la police de Rogers, vous avez de quoi
noter ?
Perdu, l’homme âgé d’une quarantaine d’années ne trouva pas la force de me
répondre tout de suite. Je criai une nouvelle fois lorsqu’une contraction plus
violente que les autres me fit tomber à genoux. Paniqué, le gardien de la station
se précipita vers moi, il posa une main sur mon épaule.
— Vous êtes blessée ? me demanda-t-il d’une voix qui transparaissait la
nervosité.
— Non…, grondai-je. Je viens de perdre les eaux.
Je me ménageai un silence le temps de reprendre mes esprits et regardai
autour de moi. La situation ne pouvait pas être pire ! Il avait fallu que mini Teller
décide de sortir maintenant, alors que je manquais de force, que j’étais loin de la
meute, et que Nick n’était pas là pour l’accueillir. Dire qu’il avait eu toute la
fichue journée pour le faire ! Il fallait que je prenne une décision désormais, que
je fasse un choix.
— Vous savez quoi, dis-je dans un grondement, oubliez le numéro, et aidez-
moi à entrer dans la voiture. Vous allez me conduire quelque part.

10

La rupture de la poche des eaux, lors d’une grossesse dite « normale », ne


signifiait pas forcément l’arrivée imminente du bébé. Elle caractérisait
simplement le début du travail de l’accouchement. Mais dans le cas des
grossesses de métamorphes, lorsque la femme perdait les eaux, l’enfant arrivait
généralement très rapidement. Leah m’avait raconté que lorsqu’elle avait donné
naissance à Hunter, il ne lui avait fallu que quinze petites minutes pour expulser
son fils une fois la poche amniotique rompue. J’étais à vingt-cinq minutes de
chez moi, de la meute, de Nick, et si je ne voulais pas accoucher dans la voiture,
ce n’était pas dans cette direction que je devais aller. Tant pis, ce n’était pas là-
bas que j’allais accoucher.
Il ne fallut à l’employé de la station-service, qui s’appelait Jerry, que trois
minutes top chrono pour arriver jusqu’au Teddy’s. Nous étions en semaine, le
bar, à cette heure, ne devait pas être plein, mais je savais que j’y trouverais de
l’aide pour mettre au monde mon enfant. Rouler jusqu’à là-bas m’avait paru être
le choix le plus judicieux.
— Courage mademoiselle, m’encouragea Jerry en s’extirpant de la voiture
pour venir m’aider à m’en extraire à mon tour, nous sommes arrivés !
Ouvrant la portière, l’homme me souleva dans ses bras avec précaution et se
dirigea vers la porte du bar au pas de course. Il donna un coup dans celle-ci du
pied pour l’ouvrir, et entra dans l’établissement sans attendre. J’avais les yeux
fermés, le visage baigné de sueur et les vêtements trempés tant les contractions
étaient fortes et douloureuses. Je serrais tant bien que mal les cuisses pour éviter
de céder le passage au bébé qui s’était enfin décidé à montrer le bout de son nez.
— Aidez-nous ! hurla Jerry une fois à l’intérieur de la bâtisse.
Soulevant de nouveau les cils au prix de gros efforts, j’entendis un verre se
briser au loin. Je tournai la tête sur le côté et aperçus Dovie et Arlene,
complètement sous le choc, debout derrière le bar en bois. Dave, un chasseur se
trouvait à là, à boire une bière ; il écarquilla les yeux et sauta de son tabouret
pour venir me récupérer quand il comprit ce qui était en train de se passer.
— Oh mon Dieu ! s’écria ma patronne en faisant le tour du comptoir alors que
Dave prenait le relais et me soulevait sans effort entre ses bras.
— Appelle Nick, la suppliai-je en renversant la tête en arrière quand les
muscles de mon ventre se contractèrent, je t’en supplie, appelle-le.
— Je m’en occupe ! lança la métamorphe.
— Amène-la à l’arrière ! ordonna Arlene à Dave en se mettant en route vers
la salle de repos des employés.
Le traqueur se mit en marche et me transporta jusqu’à une petite pièce dotée
d’un canapé usé en suédine. Il m’y déposa délicatement et défit les boutons de
ma salopette pour me la retirer. La rouquine l’aida d’une main tremblante, et
parvint avec difficulté à faire glisser le vêtement vers le bas. Elle emporta ma
culotte au passage, et envoya valser le tout sur le sol.
— Il va nous falloir une bassine d’eau fraîche, lança l’ex-chasseuse en se
retroussant les manches, et un torchon aussi.
Dave s’exécuta sans dire un mot, sortant de la pièce en trombe alors
qu’Arlene m’aidait à mettre mes jambes en position. Elle écarta mes cuisses et
plaça mes talons contre l’accoudoir du canapé. J’avais terriblement mal, ma tête
tournait et ma respiration était saccadée. Je sentais les parois de mon vagin
s’étirer à mesure que les contractions devenaient plus fortes, ça faisait un mal de
chien. Je n’étais pas prête, pas encore. Pas comme ça.
— Je n’y arriverai jamais, murmurai-je en serrant entre mes doigts le tissu du
sofa sur lequel j’étais allongée, pas sans Nick…
— Il arrive Poppy, me rassura ma patronne en se mettant en position pour
évaluer la situation. Dovie lui téléphone, il sera là en un clin d’œil, tu le
connais ! Il ne va pas lui falloir vingt-cinq minutes pour venir quand il saura.
— Je n’ai plus de force, plaidai-je, la gorge sèche, j’ai tout utilisé pour
soigner Bram. Il est dans la voiture, sur la banquette arrière. Si je meurs, il ne se
réveillera jamais.
— On verra ça plus tard ma grande ! me stoppa la rousse. Tu es dilatée, et tu
perds du sang, il va falloir que tu te mettes à pousser, Poppy. Tu peux le faire.
Lorsqu’une contraction se manifesta, je poussai un hurlement et rassemblai ce
qu’il me restait de force pour pousser aussi fort que possible. Mon cri fendit l’air
et tonna douloureusement à mes propres oreilles. Je n’avais personne à qui tenir
la main, je ne pouvais pas faire ça ici.
— Je ne vais jamais y arriver, répétai-je en retombant sur le canapé
lourdement.
— Mais si ! me réprimanda celle qui m’avait élevée d’une voix si ferme
qu’elle me fit l’effet d’une gifle. Tu es forte Poppy, tu vas y arriver. Pense à
Nick, il mourra si tu n’y arrives pas. Le bébé ne connaîtra ni son père ni sa mère.
Ce n’est pas ce que tu veux, n’est-ce pas ?
— Non, répondis-je en sentant les larmes affluer dans mes yeux au point de
me brouiller la vue.
— Alors pousse, ma fille ! Maintenant !
Me redressant en m’agrippant au canapé, je serrai les dents et criai en même
temps, poussant de toutes mes forces. Mes muscles se contractèrent au point de
rester bloqués, pour certains. Je fis abstraction de la douleur qui me vrillait
l’entrejambe et poussai. Rien ne se produisit, le bébé resta en place, bien au
chaud. La porte de la pièce s’ouvrit à la volée, Dave entra, une bassine entre les
mains, suivi de Dovie, qui baragouinait des choses que je ne compris pas,
agrippée à son téléphone.
— Pourquoi il y a-t-il autant de sang ? se questionna le chasseur en s’arrêtant
à côté d’Arlene, accroupi face à mes jambes écartées.
— Mouille-moi ce torchon et pose-le-lui sur le front Dave, rétorqua-t-elle
sans répondre à sa question.
— Poppy… Oui… Oui je te la passe, balbutia la féline en s’approchant de
moi. Poppy, c’est Nick, me dit-elle, il arrive, il veut te parler.
— Passe-le-moi, lui demandai-je en levant les yeux vers elle.
La jeune femme posa le smartphone contre l’accoudoir, tout près de mon
oreille. Elle actionna le haut-parleur pour me permettre d’entendre mon mari
sans difficulté.
— Nick, l’appelai-je alors, éclatant en sanglots, Bram… Bram a été blessé,
j’ai dû l’endormir pour le guérir, il mourra si je ne réussis pas à…
— Evans, me coupa l’Alpha d’une voix si grave qu’elle n’en paraissait que
partiellement humaine, ne pense pas à Bram pour l’instant, il s’en sortira.
J’arrive dans sept minutes, dis-moi que ça va, je t’en prie !
M’apprêtant à lui répondre, je fus interrompue par une énième contraction qui
me broya les entrailles et me fit hurler de plus belle. Je poussai sous les ordres
d’Arlene, et acceptai la main que m’offrit Dovie, écrasant ses doigts délicats
entre les miens. Dave posa une serviette mouillée sur mon front, et demanda une
nouvelle fois à Arlene si le fait que je perde autant de sang était normal.
L’inquiétude transparaissait dans sa voix rauque ; la chasseuse le somma de la
fermer, anxieuse elle aussi.
Je ne voyais rien à l’exception de mon ventre rond qui se contractait au
rythme des assauts de mon corps pour tenter d’expulser le bébé. Je n’avais pas
conscience de perdre du sang, je ne sentais rien si ce n’était une brûlure
désagréable au niveau de mon intimité, qui se dilatait progressivement pour
laisser passer la tête de l’enfant. Je sentais cependant mon être se vider de son
énergie à mesure que je m’acharnais pour donner naissance à mon enfant. Je me
sentais vaseuse, faible et sur le point de tourner de l’œil. Mon visage était vidé
de tout son sang, ça aussi je le sentais, c’était comme si je venais de sortir d’un
manège à sensations fortes et que mes jambes ne pouvaient plus me soutenir.
Mais je devais tenir, y arriver, pour mon enfant, pour Bram, pour Nick. Je
pouvais le faire, j’avais survécu à tellement de choses dans ma vie : les coups de
mon père, les fantômes en colère, les loups-garous paranoïaques, les sirènes, la
folie d’un chasseur, la rage d’un dieu, un vampire mégalo. Je pouvais tout à fait
survivre à la naissance de mon bébé, il le fallait. C’était mon devoir. Un chasseur
allait toujours au bout de ce qu’il entreprenait. Ce gosse, je l’avais voulu, je
l’avais fait, porté, protégé au péril de ma vie ; désormais, il était temps de lui
faire voir le jour.
Serrant fermement la main de mon amie aux cheveux noirs, qui pleurait à
chaudes larmes, je me redressai encore une fois et forçai mon corps à pousser de
nouveau. La douleur était insupportable, mais elle me rappelait que j’étais
encore là, encore en vie, et que je ne pouvais pas abandonner la partie. Pas tout
de suite.
— Poppy ! hurla mon compagnon à l’autre bout du fil. Poppy, parle-moi, je
t’en supplie !
— Je suis un peu occupée là ! plaidai-je en ravalant mes larmes pour me
concentrer sur ce que j’avais à faire.
— Je t’interdis de mourir, Evans, tu m’entends ! cria-t-il, sa voix se brisant
sur la fin. Pas après tout ce qu’on a fait ensemble, tu n’as pas le droit !
Les larmes revinrent à la charge, mon menton se mit à trembler en entendant
ces mots. Ma poitrine était comme écrasée dans un étau à cause de tous les
sentiments qui traversaient notre lien à la vitesse d’étoiles filantes. Nick essayait
de me transmettre de la force par ce biais, m’envoyant tout ce dont il disposait à
distance, y compris son amour, pour que je tienne le coup. J’avais la gorge serrée
par l’émotion, j’avais tellement de choses à lui dire que rien n’arrivait à sortir. Je
voulais le rassurer, lui dire que je l’aimais et que j’étais désolée si je n’arrivais
pas à m’en sortir cette fois. Qu’il devrait rester fort quoi qu’il arrive, comme
toujours. Je voulais lui dire que les années passées à ses côtés avaient été les plus
belles que j’avais jamais connues et que jamais je ne pourrais les oublier. Tout ça
faisait très bateau mis côte à côte, mais les sentiments amoureux étaient niais, ils
étaient incontrôlables et hors de toute logique. Toutes les choses que je voulais
dire à ma moitié étaient sincères, et le fruit de ce que je ressentais au plus
profond de moi. Si je ne survivais pas, je voulais qu’il sache qu’il avait été le
plus grand amour de ma vie. Mais je n’arrivais pas à lui dire.
— Poppy, concentre-toi ma grande, je vois la tête du bébé, me prévint Arlene.
Il va falloir que tu pousses très très fort, tu peux le faire ?
En guise de réponse, j’acquiesçai simplement et serrai la main de Dovie en
attendant le signal. Quand je sentis la contraction se manifester depuis le bas de
mes reins, je pris une profonde inspiration, une toute dernière, et bloquai
soudainement mon souffle pour pousser. Je fermai les yeux et puisai dans la
force que me transmettait Nick pour obliger mon corps à sortir mon enfant de
son cocon. Cela me sembla durer une éternité. Je poussai au point de ne plus
pouvoir respirer et finalement, sentis mon être se décharger d’un poids qui glissa
à l’extérieur de moi pour atterrir entre les mains d’Arlene. Celle-ci étouffa un
sanglot en prenant mon bébé dans ses bras lorsqu’il fut sorti. Je me laissai alors
retomber sur le sofa, aussi mollement qu’une poupée de chiffon désarticulée, et
rivai mon regard au plafond, soulagée. J’avais réussi, je le sus avec certitude
quand un cri aigu résonna dans la pièce. Le bébé hurla à pleins poumons pour
signifier son arrivée, pour faire comprendre à tous qu’il était enfin là. Je laissai
couler mes larmes et autorisai mes muscles à se détendre. La pression disparue,
Arlene ordonna à Dave d’aller chercher une paire de ciseaux, ce qu’il fit en
courant.
— Félicitations Poppy, pleura ma patronne, tu as fait du beau boulot. Ta fille
est magnifique.
— Ma fille, répétai-je, le corps secoué de sanglots.
Lorsque Dave revint dans la pièce, il tendit sa trouvaille à Arlene, qui
s’empressa de couper le cordon. Puis elle vint poser mon bébé sur ma poitrine.
Je tentai de me redresser, sans y parvenir, mais enroulai malgré tout mes bras
autour du petit corps nu de mon enfant, ma petite louve. Je percevais sa touffe de
cheveux blond-roux sur le dessus de son crâne, et souris en sentant sa peau sous
la mienne. Elle pleurait, mais se calma rapidement sous mes douces caresses,
comme si elle me reconnaissait. Je laissai ma tête reposer sur l’accoudoir du
canapé et tendis l’oreille vers le téléphone. Je n’entendais plus grand-chose, les
cris de ma fille me semblaient de plus en plus lointains, mais je savais que Nick,
lui, pourrait m’entendre. Aussi, je me raclai la gorge, grimaçant en la sentant
irritée, et soufflai un petit mot pour mon âme-sœur, qui filait comme le vent
jusqu’à nous.
— Elle est magnifique, Nick…, murmurai-je faiblement, vraiment
magnifique…
— Poppy ? lança alors la voix paniquée de Dovie. Poppy, reste avec nous !
m’ordonna-t-elle, ayant sans doute compris que je commençais à filer vers
d’autres horizons.
Je sentis la peau de mon bébé quitter la mienne lorsqu’on me l’arracha des
bras, ses cris me parurent plus forts alors. Il m’appelait, refusait d’être séparé de
sa mère. Mais petit à petit, je ne perçus plus rien. Ma vue se brouilla, mes
paupières devinrent lourdes ; j’entendis à peine les hurlements de mon mari qui
criait mon nom en attendant une réponse. Réponse que j’étais incapable de lui
fournir. J’étais épuisée, je n’avais plus aucune force à laquelle me raccrocher,
mais ça en valait la peine. Ma fille était en bonne santé et elle vivait. J’avais
rempli ma part du contrat, j’avais bien le droit de me reposer maintenant, non ?
— Poppy, reste avec moi, m’enjoignit Arlene au loin. Ouvre les yeux Poppy,
regarde-moi !
Ma patronne était désespérée, je l’entendais dans sa voix brisée par les larmes.
Mais elle ne devait pas s’en faire, tout irait bien maintenant, le bébé allait bien.
Laissant mes membres se relâcher complètement, je fermai les yeux pour de
bon et ne luttai pas lorsque les ténèbres vinrent me chercher. Elles
m’accueillirent à bras ouverts. Je n’étais pas inquiète ni triste, toute douleur avait
quitté mon être, je me sentais légère. La partie était finie et je l’avais remportée.
Tout irait bien.

11

Je me sentais bien. J’avais chaud, mon corps était détendu, allongé sur une
surface moelleuse qui devait être un matelas aux draps particulièrement soyeux.
Je ronronnai de plaisir en m’étirant, les paupières chatouillées par une lumière
douce qui me força à sortir du sommeil. Je ne savais pas comment j’étais arrivée
jusqu’au lit, tout ce dont je me souvenais, c’était d’être partie avec Bram à
Rogers pour retrouver Al. Nous nous étions arrêtés à la station-service pour faire
le plein, mais ensuite… c’était le trou noir. M’étais-je endormie en chemin ?
C’était probable, j’avais la capacité de m’endormir très facilement ces derniers
temps.
Soulevant les cils lentement, j’inspirai profondément et rivai mon regard
embué vers la lumière. Il me fallut quelques battements de paupières pour me
rendre compte que quelque chose clochait, que je n’étais pas chez moi.
Me redressant difficilement sur mes coudes, les membres engourdis,
j’observai avec attention l’immense balcon découpé dans la pierre qui s’étendait
derrière une alcôve sculptée dans la roche. Je fronçai les sourcils, surprise, et
repoussai les couvertures en satin qui recouvraient mon corps. Je portais une
longue chemise de nuit faite d’un tissu écru, vaporeux et délicat. Je posai une
main sur ma poitrine et caressai l’étoffe légèrement transparente qui laissait
entrevoir mes seins. Je ne possédais pas ce genre de vêtements, je ne m’étais
jamais considérée assez féminine pour m’autoriser à en porter. Mes cheveux
blonds étaient détachés, ils glissaient sur mes épaules et entre mes omoplates. Je
portai une main à mon front, avant d’inspirer profondément. Où étais-je ?
— Enfin réveillée, lança alors une voix douce et suave que je crus d’abord
être celle de Sombre. Les humains sont de vraies marmottes.
Cherchant des yeux mon interlocuteur, je lorgnai sans m’attarder l’immense
chambre dans laquelle j’avais été installée. Le plafond était haut, les murs étaient
en pierre et de hautes colonnes recouvertes de lierre s’élevaient aux quatre coins
de la pièce. Ce fut en étudiant les lieux que je le vis, l’homme qui m’avait parlé,
installé avec classe dans un fauteuil ancien. Tous les muscles de mon corps se
raidirent brusquement lorsque je reconnus ses cheveux d’un blond miel
ravissant, sa peau claire de porcelaine, ses pommettes hautes, ses lèvres
sensuelles et surtout, ces yeux d’un doré éclatant. Ma gorge se fit soudainement
sèche, je n’en croyais pas mes yeux.
— Morphée, soufflai-je, sous le choc.
Un petit sourire étira les lèvres du dieu des rêves, qui se leva de son fauteuil
avec grâce.
— Ravi de voir que tu ne m’as pas oublié, dit-il, comme satisfait. Moi non
plus, je ne t’ai pas oubliée. Difficile de ne pas se souvenir d’un si beau visage.
Hébétée, je me levai prestement du lit, trop rapidement à en croire mes
jambes, qui chancelèrent légèrement. Néanmoins, je parvins à rester debout et
me redressai lentement pour faire face au frère de Sombre, qui se déplaçait dans
la chambre à la manière d’un prédateur.
— Vous étiez censé être endormi, lançai-je, sur la défensive.
L’homme haussa une épaule désinvolte et plaça ses mains derrière son dos en
m’étudiant de haut en bas. Ma robe dévoilait subtilement mon corps nu en
dessous ; le regard doré de la divinité se para d’un voile alors qu’il me regardait
avec attention. Je fis de mon mieux pour ne pas couvrir ma poitrine de mes bras.
Cela lui aurait fait comprendre que j’étais nerveuse en sa présence, or, montrer à
un prédateur qu’il nous intimidait, c’était signer son arrêt de mort. Et je n’étais
certainement pas du genre à me laisser manger par les loups, bien au contraire !
— Mes parents en ont décidé autrement, expliqua-t-il, je suis désormais
assigné à résidence, ici même, ajouta-t-il en écartant les bras.
Jetant des regards autour de moi, je rivai mon attention sur l’immense alcôve
ouverte qui donnait sur le balcon en pierre. Un pan de mur entier était découpé
sur l’extérieur, ce qui permettait à la chambre d’être baignée dans la lumière
éclatante du jour. Il faisait chaud, suffisamment en tout cas pour que des frissons
ne viennent pas chatouiller ma peau partiellement couverte, comme cela aurait
dû être le cas au mois de décembre.
— Où sommes-nous ? le questionnai-je, mettant de côté mes ressentiments à
son égard pour me concentrer sur l’essentiel. Qu’est-ce que je fais là ?
Morphée s’immobilisa à moins d’un mètre de moi, il braqua son regard dans
le mien et sourit de nouveau.
— Tu ne te souviens pas ? me demanda-t-il.
Je plissai les paupières.
— De quoi devrais-je me souvenir au juste ?
Le fils de la déesse de la nuit et du dieu du sommeil baissa progressivement
les yeux sur mon ventre. Il le fit si lentement que je fus obligée de suivre la
direction que prenaient ses iris. Un hoquet de surprise m’échappa lorsque je
découvris avec horreur que mon ventre était aussi plat qu’une planche ferme.
J’étais à deux doigts de me mettre à hurler lorsque tous mes souvenirs revinrent
à la charge simultanément, menaçant de griller mes neurones.
Bram et moi étions bien allés à Rogers, nous nous étions bel et bien rendus à
la station-service. Mais tout avait basculé lorsque quatre hommes armés nous
avaient attaqués. L’un d’eux était un chasseur. Ils avaient tiré sur le loup, qui
s’était effondré. Pour le sauver, j’avais été obligée d’utiliser mes dons.
Neutraliser nos ennemis et réparer les dégâts causés par la balle en argent qui
s’était nichée dans l’abdomen de Bram m’avait coûté toute mon énergie, et
c’était malheureusement à ce moment-là, dans mon pire état de faiblesse, que la
poche des eaux avait cédé. Jerry, l’employé de la petite station, m’avait conduite
jusqu’au Teddy’s, où j’avais donné naissance à mon bébé, ma fille.
Ma fille.
— Oh mon Dieu, murmurai-je, je suis morte.
Bien sûr que je l’étais. Je n’avais pas survécu à l’accouchement, j’avais senti
mon corps se détendre, mes forces m’abandonner et mon cœur cesser de battre.
Je n’avais même pas cherché à lutter tant la fatigue avait été grande. J’étais
morte. C’était une évidence. Merde.
— Oui, tu l’es, affirma le blond en se laissant tomber sur le matelas du grand
lit à baldaquin. Enfin, plus ou moins.
— Plus ou moins ? répliquai-je, abattue. Comment pourrais-je être plus ou
moins morte ?
Il soupira, ennuyé par ma question.
— Les humains, vous êtes si simples d’esprit. Je me demande bien pourquoi
Phobétor s’obstine à prendre soin de toi, tu es une chose fragile, sans aucun
intérêt si ce n’est les attributs dont dispose ton corps alléchant. Peut-être
souhaite-t-il t’avoir dans son lit ? Sans doute est-ce pour ça qu’il te prête autant
d’attention.
— C’est Sombre qui est derrière tout ça ? rétorquai-je, pleine d’espoir.
— Qui d’autre ? maugréa mon interlocuteur.
— Où est-ce que je suis ? insistai-je.
— Nous sommes au cœur même de l’Olympe, répondit un nouvel intervenant
dans mon dos.
Faisant volte-face, je vis pour la première fois depuis des semaines le visage
de Sombre, dieu des cauchemars et ami fidèle. Mon cœur s’en gonfla de joie.
Sombre avait vécu à la meute avec nous quelque temps encore après avoir
investi le corps factice crée par la magie. Mais alors qu’il était heureux, qu’il
s’était intégré aux loups, son père l’avait rappelé à l’ordre. Un matin, Sombre
nous avait annoncé à tous qu’il devait s’en aller. Son paternel avait appris pour
les dons qu’il m’avait confiés, et cela représentait une infraction à leurs lois.
Cependant, sachant que j’avais gardé le secret sur les agissements de Morphée
lorsque celui-ci avait enfermé l’âme de plusieurs enfants dans son Monde Noir,
Hypnos avait consenti à ne pas faire de scandale à ce sujet, ordonnant
simplement le retour immédiat de son fils à l’Olympe.
La nouvelle m’avait brisé le cœur. Avec le temps, Sombre était devenu un très
bon ami, un soutien de taille lorsque les lycans de la Meute du Soleil agissaient
comme des mères poules surprotectrices. Devoir lui dire au revoir m’avait fait
pleurer pendant des heures, Nick avait été obligé de me caresser les cheveux et
de me murmurer des mots réconfortants au creux de l’oreille jusqu’à ce que je
parvienne à trouver le sommeil. Les hormones dues à la grossesse m’avaient
déjà transformée en fontaine à eau à ce moment-là.
C’était la première fois que je le revoyais depuis au moins un mois et demi. Il
s’était passé tant de choses depuis le jour où nous nous étions dit au revoir que
cela me paraissait remonter à une éternité. Je ne pus m’empêcher de sourire en
regardant le grand brun appuyé contre la rambarde en pierre du balcon. Il tenait
dans une main un plateau en or rempli de fruits et de fromages, ainsi que d’un
petit pain qui semblait être aux figues.
— Salut Sombre, dis-je à mi-voix, tu as l’air en forme.
Un sourire de côté fit son apparition sur le visage diaphane de la divinité aux
cheveux noirs. Il s’avança vers moi et posa le plateau sur une table de chevet en
marbre avant de venir me serrer dans ses bras.
La véritable apparence de Phobétor était loin de celle de l’adolescent qu’il
avait emprunté pour se mouvoir sur Terre. Le vrai Sombre était grand, tout aussi
grand que Nick ; il avait les cheveux d’un noir intense, une peau d’un blanc de
porcelaine, des traits fins à la fois d’une douceur extrême et d’une dureté sans
nom. Il était un guerrier aux muscles saillants et à la carrure intimidante. Cela
avait surpris tout le monde à la meute et au Teddy’s, quand il s’était pointé dans
le corps que lui avait confectionné le nécromancien. Il collait parfaitement à ce à
quoi il ressemblait réellement. Mais pour moi, peu importait son apparence. Il
était, dans ce corps comme dans un autre, un ami qui s’était toujours montré
fidèle.
— Tu m’as manqué, soufflai-je en le serrant contre moi quand il me souleva
de terre pour me plaquer contre lui.
— Toi aussi Evans, m’assura-t-il en déposant un baiser contre ma joue. J’ai
bien cru que je ne te reverrais pas avant des siècles quand je suis parti pour
l’Olympe sous les ordres de mon père, mais voilà que tu décides de mourir
seulement quelques semaines après mon départ. Quelle aubaine !
Me reposant au sol délicatement, celui qui m’avait enseigné l’art du contrôle
divin caressa mon visage du bout du doigt et plongea son regard dans le mien.
La ressemblance avec Morphée était flagrante, j’avais presque oublié avec le
temps à quel point leurs traits étaient semblables. C’était frappant. Ce qui rendait
leurs différences au niveau du comportement encore plus étonnantes !
— Alors je suis bien morte, hein ?
J’étais anéantie. Je ne voulais pas croire que c’était la fin, que je ne reverrais
jamais Nick, que je ne verrais jamais grandir ma fille, que je ne pourrais plus
partager de moments avec les membres de la meute, avec mon grand-père, mes
amis… Mon mari avait raison, j’avais minimisé les risques que je prenais en
portant l’enfant d’un loup. Et encore une fois, mon habitude de prendre les
choses à la légère m’avait porté préjudice. Je n’avais même pas pu dire au revoir
à Nick…
— On peut dire ça, marmonna Sombre en me contournant pour se jeter à son
tour sur le lit, juste à côté de son frère.
Je me tournai vers les deux hommes affalés nonchalamment sur leurs flancs,
et croisai mes bras contre ma poitrine, sans vraiment comprendre où ils voulaient
en venir tous les deux.
— Je pourrais avoir une réponse claire, pour une fois ? les pressai-je, irritée.
— Disons que ton cœur a cessé de battre, m’éclaira Sombre, il a arrêté de
fonctionner moins de quelques minutes après que tu as donné naissance à ta fille,
qui est magnifique, soit dit en passant. Ton âme a quitté ton corps, et
normalement, tu aurais dû être emportée par la mort. Mais disons… disons que
je n’étais pas d’accord.
— Phobétor a volé ton âme à la faucheuse, renchérit Morphée d’un air las, ce
qu’il n’avait strictement pas le droit de faire.
Je fronçai les sourcils.
— Mais pourquoi avoir volé mon âme ? m’enquis-je.
Sombre soupira.
— Pour que Nick ait le temps de faire repartir ton cœur, pardi ! Au moment
où nous parlons, ton corps terrestre se trouve encore au Teddy’s. Les membres de
la meute sont arrivés avec Nick auprès de toi, et ils cherchent à tout à prix à te
faire revenir grâce à leurs énergies.
Ma poitrine se serra.
— Tu as vu Nick ? l’interrogeai-je, la gorge serrée.
Mon ami acquiesça d’un air désolé. J’en déduisis que ça ne devait pas être
beau à voir. Nick devait être effondré, au point d’en perdre la raison. J’espérais
qu’il allait tenir le coup, ne serait-ce que pour notre bébé et pour tous les loups
qui comptaient sur lui.
— Il perd le nord sans toi, Poppy. Et il s’épuise à te transmettre des forces.
Mais il n’abandonne pas, il n’abandonnera jamais.
— Que se passera-t-il s’il n’arrive pas à faire repartir mon cœur ?
Les deux frangins échangèrent un regard en coin. Morphée serra les lèvres.
— Ton âme ne pourra pas repartir vers son corps, et tu resteras bloquée ici.
Enfin, jusqu’à ce que père et mère le découvrent et te remettent à la faucheuse.
— Père et mère ne sauront rien, plaida Sombre en jetant un coup d’œil
courroucé au blond. C’est bien pour ça que je t’ai demandé de la planquer chez
toi. Personne ne vient jamais te voir, la solitude est ta punition pour les crimes
que tu as commis.
Alors c’était vrai. Morphée était véritablement assigné à résidence pour ses
péchés. Bien fait.
— Je me demande encore pourquoi j’ai accepté de te filer un coup de main,
grommela le faiseur de rêves. Après tout, c’est à cause de vous deux que je suis
obligé de rester dans cette prison dorée, incapable de sortir au risque d’être
châtié par notre mère, qui me ferait plonger dans les ténèbres éternelles.
— C’est uniquement à cause de toi si tu en es là, répliquai-je en plissant les
yeux, les enfants n’avaient rien demandé.
À l’entente de ces mots, l’homme m’adressa un regard assassin, mais n’ajouta
rien. Il se contenta de serrer les lèvres d’un air mécontent.
— Je ne veux pas mourir, déclarai-je après un moment de silence. Il me reste,
trop de choses à faire ! Je ne peux pas abandonner mon mari, ma fille, mes amis
et ma famille sans leur dire au revoir, sans essayer d’arranger les choses !
— Malheureusement, cette fois, tu ne peux rien faire, Evans. Tu dois laisser
ton époux. Qu’est-ce qui t’a pris de gaspiller autant d’énergie ? Tu savais bien
pourtant qu’il fallait que tu la gardes pour l’accouchement. Les choses auraient
pu se passer différemment.
Je me mordis la lèvre inférieure et secouai la tête de gauche à droite.
— Bram avait besoin de moi, me justifiai-je en serrant mes bras contre ma
poitrine. Tous les membres de la meute sont comme ma famille. Ils sont…
agaçants parfois à se montrer surprotecteurs, ils râlent tout le temps, et la plupart
du temps pour rien. Mais au-delà de ça, si on fait abstraction de leur mauvais
caractère, ils sont aussi très attentionnés, attachants, pleins de bonnes intentions.
Je les aime tous, et je serais prête à donner ma vie pour chacun d’entre eux,
comme ils le feraient pour moi. Je n’avais pas le choix.
Sombre fronça les sourcils.
— Tu es si douée pour t’oublier au profit des autres, Poppy, dit-il amèrement,
oubliant trop souvent que tu n’es pas invincible.
— Je sais très bien ce que je suis, Sombre, tranchai-je fermement, et surtout,
ce que je ne suis pas. Je ne suis pas aussi forte que vous deux, je n’ai pas les
capacités d’une louve et je ne suis pas immortelle. Mais si j’ai la possibilité
d’aider ceux qui me sont chers et ceux qui en ont besoin, alors c’est mon devoir
de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour y arriver. Je ne me surestime pas, et
je savais que ma dépense d’énergie aurait son lot de conséquences, mais…
Je fus brusquement stoppée dans mon discours par un coup qui sembla être
porté contre ma poitrine. Surprise, je me pliai en deux, le souffle court et les
yeux écarquillés. C’était comme si on venait de me donner un coup de poing en
plein sur les nichons. Ça faisait un mal de chien.
— Bordel, qu’est-ce qui se passe ?
— Oh oh, je crois que ça commence…, lança Phobétor en se levant du lit
brusquement.
— Qu’est-ce qui commence ? le questionnai-je en portant une main à ma
poitrine, où une vive chaleur commençait à se répandre.
Rapidement, la douleur qui avait suivi le choc se transforma en une sensation
agréable et réconfortante. Je ne compris pas tout de suite de quoi il s’agissait,
jusqu’à ce que je ressente leur présence au sein même de mon être. Je les sentis
tous très distinctement : Loki, Alex, Aiden, Seth, Logan, Leah, Rebecca, Daryl,
Sam et même Max. Leur essence était autour de moi, m’enveloppait dans une
étreinte chaude et rassurante. Le lien de meute refit surface au creux de ma
poitrine, rapidement suivi par un lien plus fort encore.
— Nick, haletai-je en sentant son énergie m’envahir. Je le sens, c’est lui…
Ce fut à ce moment-là que je vis mes jambes disparaître. Elles se
désintégrèrent pour se transformer en poussière, une poussière dorée qui grimpa
rapidement jusqu’à mes genoux. J’étais en train de disparaître.
— Poppy ! m’appela alors Sombre en posant ses paumes contre mes épaules
pour attirer mon attention. La meute a réussi, ton cœur est reparti, tu vas
maintenant regagner ton corps. Cependant, avant d’y aller, je veux que tu
m’écoutes attentivement.
Le souffle court et la poitrine en feu, je plantai mes yeux dans ceux du dieu
des cauchemars, lui offrant toute mon attention malgré le bourdonnement qui
faisait frémir mes oreilles. J’avais l’impression d’imploser sous le coup d’une
surcharge d’énergie intense, c’était à la fois déroutant, douloureux et
terriblement agréable.
— Je sais que tu enquêtes sur une affaire difficile ma douce, dit-il prestement.
D’ici, je garde un œil sur toi constamment en attendant de revenir sur Terre. Il va
falloir que tu te montres prudente, que tu restes sur tes gardes et que tu te méfies
plus de tes alliés que de tes ennemis. Tu comprends ? Cette fois, ma jolie, le loup
est dans la bergerie.
Voyant que mon corps partait en poussière, Sombre encadra mon visage de
ses paumes et déposa un dernier baiser sur mon front.
— Je te remercie pour tout ce que tu m’as appris, souffla-t-il contre mon
oreille, pour tout ce que tu m’as offert. Je te promets de revenir pour toi, de
revenir te voir. Ne m’oublie pas.
Ce fut la dernière chose que j’entendis avant que la poussière ne me
désintègre complètement et que je plonge dans les ténèbres une nouvelle fois.

12

Je fus réveillée par une caresse légèrement rugueuse sur ma joue. Je me


tortillais sous les draps pour tenter d’échapper aux chatouilles que l’on me faisait
dans le cou. Les caresses cessèrent, je soupirai et me blottis contre un corps
chaud et ferme allongé tout contre moi. Je le reconnus les yeux fermés, je
n’avais pas besoin de soulever les cils pour savoir qu’il s’agissait de mon mari.
Le grognement qu’il proféra lorsque j’entrelaçai mes jambes aux siennes me
confirma que je ne m’étais pas trompé. Je souris.
— Dis-moi que j’ai quitté l’Olympe, murmurai-je en enfouissant mon visage
dans le creux de son cou. Je n’ai pas envie d’être remise à la faucheuse pour
infraction illégale de territoire divin.
Un nouveau grondement fit vrombir la poitrine pressée contre la mienne.
J’ouvris les yeux et braquai mes iris sur le visage aux traits tirés de mon
compagnon, qui me rendit immédiatement mon regard.
— Aucune faucheuse ne t’amènera jamais loin de moi, Poppy, affirma le loup
en enroulant un bras autour de mes hanches pour me plaquer plus fermement
contre lui. Tu ne l’as donc pas compris ? Je ne laisserai jamais personne me
séparer de toi.
Couchés l’un contre l’autre, face à face, Nick et moi restâmes plusieurs
secondes à nous regarder, comme si nous cherchions à imprégner nos rétines de
nos visages respectifs. Je décidai de mon propre chef de rompre la magie de ce
moment, désireuse de réconforter ma moitié qui semblait si ébranlée.
Me penchant en avant, je me redressai sur un coude et pressai tendrement mes
lèvres contre celles du lycan. Il répondit à mon baiser, timidement au début,
comme s’il avait peur de me faire du mal. Mais rapidement, il se laissa emporter
par la vague de sentiments qui nous submergea tous les deux. Le garou me prit
dans ses bras et m’embrassa farouchement. Il m’étreignit fermement et embrasa
mon être de sa bouche, si douce, à laquelle j’avais un instant cru ne jamais
pouvoir goûter de nouveau. Je n’étais pas morte. Encore une fois, j’étais
parvenue à échapper à la mort et j’en étais profondément reconnaissante. Jamais
je n’aurais pu supporter l’idée d’abandonner les miens maintenant, pas en temps
de crise, pas alors qu’ils avaient besoin de moi.
— Evans… Qu’est-ce que je vais faire de toi ? Tu peux me le dire ?
Je souris.
— Pourquoi pas me déshabiller, par exemple ? Ce serait un bon début ?
Un petit rire rauque traversa les lèvres de Nick. Il passa une main sous les
draps et suivit la courbe de ma hanche de ses doigts calleux. J’étais déjà nue,
tout comme il l’était aussi. Oh !
— T’arracher tes vêtements ne sera pas nécessaire, répondit-il, d’autant que tu
ne serais pas en état de faire grand-chose.
Je fronçai les sourcils et essayai de me relever, en vain. Sitôt que je changeais
de position, une vive douleur se réveillait entre mes cuisses. Je poussai un
sifflement en me laissant retomber sur le matelas.
— L’accouchement ne t’a pas épargnée, mais rassure-toi, Alexeï a réparé
toutes les lésions qui ont pu être causées par la sortie de notre bébé. L’avantage
de vivre dans un monde rempli de guérisseurs, c’est que tu n’auras pas à
supporter de point de suture au niveau de ta…
Je lui donnai un coup sur le bras pour l’arrêter et secouai la tête quand je le
vis sourire. La chambre était éclairée par les faibles lueurs des lampes de chevet,
mais malgré tout, je ne pus ignorer la tourmente que je percevais dans ses yeux
gris ni les marques d’épuisement qui raidissaient ses traits masculins.
— Je plaisante, s’empressa-t-il de répliquer. Tu as été parfaite, si ce n’est que
tu as bien failli me glisser entre les doigts une nouvelle fois. Je vais finir par
avoir des cheveux blancs avant l’heure si tu t’obstines à vouloir me fuir. Ou
alors, je serai victime d’une crise cardiaque précoce avant d’atteindre les 30 ans.
Je fronçai le nez et fis la moue. L’idée qu’il puisse se faire du mouron au point
d’en faire une crise cardiaque ne me plaisait pas du tout. Nick était le pilier
d’acier qui maintenait ma vie et mon état mental stables. Il ne pouvait pas mourir
à cause de moi, il ne le devait pas.
— Ne dis pas ça, le suppliai-je à mi-voix. Je finis toujours par m’en sortir
grâce à vous, grâce à toi. Il va juste falloir qu’on investisse dans un
défibrillateur, au cas où.
Il soupira.
— Je n’ai pas l’intention de revivre ça Poppy, dit-il, ton cœur a cessé de
battre… Tu étais morte quand je suis arrivé. Tu peux imaginer ?
La douleur qui traversa notre lien me fit baisser les yeux de honte. Je n’avais
pas eu l’intention de lui causer autant de souffrance, d’abandonner ce que nous
avions. La fatigue avait simplement pris le dessus ; je m’étais sentie si faible, si
vide…
— Je suis désolée, m’excusai-je en déposant un nouveau baiser sur ses lèvres.
— Tu peux l’être. Tu m’as fait une peur bleue. J’ai l’impression que quoi que
je fasse pour protéger les gens que j’aime, ça finit toujours mal.
— C’était un concours de circonstances, Red, rien de plus. Et honnêtement, je
ne pense pas que ça ait mal fini. Tu as vu notre fille ?
Les yeux brumeux du loup-garou se mirent à luire. L’émotion lui serra la
gorge au point qu’il fut incapable de parler, il hocha donc simplement la tête et
colla son front contre le mien en me serrant contre lui. Il me fit rouler sur le dos
et posa sa joue contre ma poitrine.
— Elle est magnifique, Poppy.
— Où est-elle ? le questionnai-je, impatiente de serrer mon bébé contre moi.
Le roux releva la tête, plongea ses iris dans les miens puis tourna la tête sur sa
gauche.
— Juste là, près de toi.
Suivant son regard, je sentis ma gorge se serrer lorsque je découvris mon
enfant, couché dans son lit à barreaux. Ceux du côté droit avaient été abaissés,
permettant ainsi au matelas du petit lit d’être collé au nôtre. J’avais ainsi une
superbe vue dégagée sur l’angelot aux cheveux blond-roux qui y était couché.
J’étouffai un sanglot et me blottis contre mon mari pour enfouir mon visage dans
son cou. Je l’avais fait ! Ma fille était née, elle était vivante, elle était belle,
parfaite, et elle grandirait avec ses deux parents près d’elle. Que pouvais-je
demander de mieux ?
— Tout va bien Poppy, me susurra le loup en caressant mes cheveux
tendrement. Elle est en bonne santé, elle est forte, et c’est une Alpha.
Je ne pus retenir un rire à l’entente de cette affirmation. Une fierté purement
maternelle m’envahit. J’essuyai les larmes qui ruisselaient sur mes joues du
revers de mes mains et acceptai l’aide de mon compagnon quand il voulut me
redresser. Nick m’aida à me positionner correctement, le dos appuyé contre des
coussins moelleux, et se retira des couvertures pour s’asseoir face à moi. Nous
observâmes en silence notre fille qui dormait profondément, ses minuscules
poings tout roses serrés près de sa tête. Elle portait un pyjama que nous lui
avions acheté au tout début de ma grossesse, un pyjama vert à pois blancs. Elle
avait la peau laiteuse, quelques taches de rousseur décoraient ses joues roses, son
petit nez était trop mignon, tout comme ses lèvres qui formaient une moue
légèrement boudeuse. Elle était si belle, j’avais envie de la prendre contre moi et
de ne plus jamais la laisser s’en aller. Mais je n’avais pas envie de la réveiller.
— On a quand même fait du sacré bon boulot, hein, murmurai-je en glissant
un coup d’œil à mon compagnon, dont le regard brillait d’une fierté qu’il ne
cherchait pas à cacher.
— Ça on peut le dire, tu n’imagines pas à quel point je suis heureux. Je ne
sais pas ce qui se serait passé si les membres de la meute et moi n’étions pas
parvenus à te transmettre de l’énergie. Je n’aurais pas survécu à la rupture de
notre lien et je n’aurais pas eu la chance de voir grandir notre petit miracle.
Je tendis un bras vers lui et lui caressai la joue du bout des doigts.
— Heureusement, nous n’avons pas à penser aux conséquences qu’aurait pu
entraîner ma mort. Je suis en vie et je compte bien le rester. Car j’ai encore
beaucoup de choses à faire sur cette Terre, à commencer par réveiller Bram
Chester.
Les membres de la meute étaient tous réunis dans le salon de la villa. Ils
dormaient, certains à même le sol sur le tapis, lessivés. Dovie était là, elle aussi,
tout comme Ryan, non loin d’elle. En tout et pour tout, j’étais restée inconsciente
pendant sept heures. Il devait être aux alentours d’une heure du matin, les loups
avaient besoin de récupérer après les efforts qu’ils avaient faits pour me
redonner vie. Le corps de Bram était allongé sur l’un des trois canapés du salon,
son tee-shirt plein de sang avait été retiré et il avait été nettoyé.
— Tu l’as endormi pour le soigner, n’est-ce pas ? comprit Nick qui, après
avoir soigneusement remis les barreaux du lit de bébé et s’être habillé, m’avait
accompagné au rez-de-chaussée.
Descendre les escaliers n’avait pas été évident, mettre un pied devant l’autre
était difficile. J’avais l’entrejambe en compote ! Donner naissance à un bébé
n’était pas de tout repos, au moins j’allais pouvoir éviter tout ce qui était
rééducation du périnée, point de suture et autre. Mon vagin allait s’en sortir.
Mais le sexe allait devoir attendre plus longtemps que prévu.
— Oui, acquiesçai-je, quatre enfoirés nous ont attaqués alors qu’on s’était
arrêtés faire le plein d’essence.
— C’était ce que j’avais cru comprendre. Jerry, le pompiste, a tout raconté à
Dave, qui est allé vérifier à la station avec Don, Al et Ryan. Il n’y avait qu’un
seul cadavre, celui d’un homme dont le visage était presque complètement brûlé.
Ton œuvre, je suppose ?
Je ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire en coin. Je réajustai le gros pull
que Nick m’avait donné pour couvrir ma nudité. Il portait son odeur et avait sa
chaleur.
— Il l’avait cherché, répliquai-je simplement. Quoi qu’il en soit, je ne me
fierais pas aux propos des chasseurs si j’étais toi. Pas en ce moment.
— Pourquoi ça ? me demanda-t-il alors que j’enjambais Aiden, roulé en boule
à côté de Seth sur le tapis.
— Parce que sur les quatre hommes qu’il y avait à la station, l’un d’eux était
un chasseur. Tout comme je crois que ce sont des traqueurs qui enlèvent et
massacrent des enfants métamorphes.
Le grondement sourd et menaçant que proféra ma moitié réveilla en sursaut
Loki, couché sur l’un des deux autres canapés. Il se redressa sur ses coudes, l’air
hagard, et lança des regards affolés autour de lui. Quand il me vit, accroupie
devant Bram, il tenta de se relever, mais en manque de force, il chancela
dangereusement et se rattrapa de justesse avant de glisser du canapé.
— Poppy…
— Chut, ça va aller James, lançai-je en tendant le bras vers lui pour le forcer à
se recoucher, repose-toi. Tu en as besoin.
Le Bêta s’exécuta sans me lâcher des yeux, il tenta de parler de nouveau mais
je l’arrêtai d’un geste.
— On reparlera plus tard, Loki. Dors, quand tu te réveilleras, je répondrai à
toutes les questions que tu me poseras.
Le grand blond ferma les yeux lentement et se laissa emporter dans les bras de
Morphée. Sans mauvais jeu de mots.
— Al nous cache des choses, Nick, repris-je quand le loup fut endormi. Et il
n’est pas le seul. L’implication des chasseurs dans toute cette histoire est on ne
peut plus évidente.
Posant une main sur le front de Bram, je fermai les yeux et imaginai la prison
mentale dans laquelle je l’avais enfermée. Je déverrouillai la serrure et libérai
mon ami, qui ne se réveilla cependant pas tout de suite. Il allait falloir quelques
heures pour qu’il reprenne ses esprits. Néanmoins, le sommeil dans lequel je
l’avais plongé lui avait permis de recharger intégralement ses batteries. Il se
réveillerait en forme, contrairement à ses camarades.
— Comment peux-tu en être sûre ? s’enquit le chef de meute en croisant ses
bras contre sa poitrine. Je veux dire, le fait que tu aies reconnu un chasseur à la
station-service ne veut pas dire que d’autres de tes semblables sont impliqués
dans cette affaire.
Faisant abstraction de mes jambes en compote, je me relevai sans broncher et
me tournai vers lui pour soutenir le regard curieux qu’il posait sur moi. Il était
temps qu’on parle de ce que m’avait révélé Carson, et des conclusions que j’en
avais tirées.
Nick et moi avions passé une bonne partie de la nuit à élaborer des théories
sur les auteurs des crimes contre les enfants métamorphes. Je lui avais raconté
ma conversation téléphonique avec Carson Davis, le médecin légiste, ce que
m’avait annoncé Rocky, et lui avait fait part de mes suspicions concernant mes
collègues de travail. Je ne les incriminais pas tous, mais il était évident que
certains d’entre eux étaient impliqués, ce qui signifiait que les autres pouvaient
les couvrir pour respecter le code d’honneur des chasseurs : la famille avant tout.
Je soupçonnai Al de vouloir régler les choses lui-même, et donc de garder pour
lui l’identité des responsables. Tout ceci avait contrarié mon compagnon, qui
m’avait proposé de régler ça plus tard dans la journée, lorsque le soleil serait
levé et que je me serais reposée. J’avais fini par céder et m’étais couchée, le
visage tourné vers ma fille, le corps de mon mari pressé contre mon dos.

Je me réveillai bien plus tôt que l’Écossais en entendant les râles de mon
bébé, qui commença à s’agiter dans son lit aux alentours de 5 heures du matin.
Je m’étais extirpé de ses bras pour prendre dans les miens la petite puce qui, les
yeux grands ouverts, m’avait appelée en pleurant. Je m’étais levée et m’étais
mise à la bercer contre moi pour la calmer, sans rien rater des traits de son visage
poupin. Tenir le fruit de mes entrailles contre moi, l’être que Nick et moi avions
créé, me fit tellement chaud au cœur que je m’autorisais à verser quelques
larmes de fierté et de bonheur à l’abri des regards indiscrets.
Je n’avais jamais imaginé pouvoir devenir mère. Quand j’étais jeune, j’étais
certaine de finir ma vie seule, aigrie et avec pour seule compagnie le vieux
souvenir des fantômes que j’avais traqués. Mais les choses avaient changé. Nick
était entré dans ma vie et, en plus de me faire découvrir l’amour, il m’avait
permis de goûter au rêve lointain qu’était celui de donner la vie. J’étais heureuse,
totalement comblée. Ma fille était la créature la plus belle et la plus précieuse
que j’avais jamais vue. Mon corps avait été capable de créer cette merveille, elle
était la chair de ma chair et ça me faisait sacrément drôle de voir le fruit de mes
efforts couché entre mes bras. Mais c’était une sensation si agréable qu’elle
faisait s’envoler mes craintes de ne pas être à la hauteur.
Ce bébé était à moi, il était à nous, et j’allais faire tout ce qu’il fallait pour le
protéger, pour lui offrir tout l’amour dont il allait avoir besoin. Nick et moi
serions les meilleurs parents qui soient.
— Tu es déjà réveillé ? m’interpella la voix endormie de ma moitié alors que
j’étais assise dans un des deux fauteuils près de la baie vitrée, occupée à donner
le sein à notre fille.
— Elle avait faim, dis-je en souriant, ça doit faire deux ou trois heures que je
suis levée. Je ne me lasse pas de l’observer.
Nick se frotta les yeux et s’étira lourdement avant de repousser les
couvertures et de se lever pour me rejoindre. Torse nu, il se passa une main sur la
poitrine en arrivant dans notre direction. Ses cheveux cuivrés étaient emmêlés,
des mèches aux reflets flamboyants lui tombaient devant les yeux.
— Vous êtes tellement belles toutes les deux, dit-il en venant s’asseoir devant
nous. Je vous regarderais bien des heures sans m’ennuyer.
Du bout du doigt, Nick caressa la joue rebondie de son bébé, qui lui lança un
regard en coin de ses yeux vairons sans délaisser mon sein.
— Regarde-moi ces yeux, lâcha-t-il en grondant. L’un marron, l’autre gris.
Elle va en intimider des gens plus tard, moi je te le dis ! Tu sens sa puissance ?
Ce n’est qu’un bébé, âgé de pas même un jour, et pourtant, elle dégage déjà une
telle énergie !
— Tel père telle fille, répliquai-je en pouffant. Tu n’auras qu’à lui enseigner
ton regard-qui-tue, elle fera fuir tous ceux qui lui chercheront des noises.
Un sourire carnassier étira les lèvres du loup, emballé par cette perspective.
— Je ne laisserai jamais personne lui chercher des noises, grogna-t-il
cependant, je briserai les os du premier qui essayerait.
Je haussai les sourcils. Ça allait donner dans la cour de l’école.
— Je doute qu’on veuille l’embêter un jour, elle est si mignonne !
— Ma grand-mère a hâte de la voir et de connaître le nom que nous lui avons
choisi. Vincent aussi souhaite venir la découvrir, mais je n’ai pas très envie qu’il
mette les pieds ici. Après tout, il était complice des méfaits de Benny à ton
encontre.
Nick n’avait pas digéré les révélations qui avaient été faites au sujet de la
trahison de son père. Après leur bataille, le fils avait congédié son géniteur et
l’avait sommé de ne jamais revenir chez lui. Les deux hommes ne s’étaient pas
revus depuis. Judy, ma belle-sœur, avait souvent appelé après avoir appris la
vérité sur mon enlèvement, elle avait voulu s’assurer que je ne lui en voulais pas,
et Nick non plus. Elle était particulièrement inquiète à cette idée, sans que je ne
comprenne trop pourquoi. Les enfants n’étaient pas responsables des
agissements de leurs parents. Et si Judy voulait venir voir sa nièce, ma porte ne
serait jamais fermée pour elle !
En ce qui concernait Vincent, l’ancien Alpha du Nord et grand-père du
nouveau, les relations étaient tendues entre lui et son petit fils. Nick lui en
voulait d’avoir couvert Benny par le passé, et il n’avait pas avalé la pilule. Mais
je savais que s’il souhaitait accompagner Ella, sa femme, pour rencontrer notre
fille, mon mâle le laisserait venir.
— Tu les as tout de suite prévenus ? lui demandai-je.
Il acquiesça.
— Après être parvenus à faire repartir ton cœur, nous t’avons ramenée à la
meute. Ryan, Dovie et Arlene nous ont accompagnés. Al est arrivé ensuite, après
être allé à la station-service. Nous t’avons veillée un long moment, surtout pour
nous assurer que tu étais bien tirée d’affaire. Après ça, Al est reparti en
compagnie d’Arlene, nous faisant promettre de les contacter dès lors que tu
serais réveillée. J’ai appelé Vincent et Ella, ainsi que Mark et Judy pour les
prévenir de la naissance de Winter. Mes grands-parents seront là dans la journée,
tout comme Mark et Judy, qui arriveront, eux, dans la soirée.
— Ta mère ne vient pas ?
Les lèvres de mon mari se pincèrent, il fronça les sourcils et se pencha en
avant pour embrasser le ventre tout rond du bébé dans mes bras.
— Je n’ai pas envie de la voir ici, répondit-il finalement en plissant les
paupières lorsqu’un rayon de soleil lui chatouilla les cils.
La chambre, entourée par de hautes baies vitrées qui en faisaient le tour, était
baignée dans la douce lumière du jour. Ça allait être une belle journée, niveau
météo en tout cas. Parce que ce n’était pas parce que je venais d’accoucher et de
frôler la mort que j’allais abandonner mon enquête. Des gamins étaient encore
retenus prisonniers quelque part, et peut-être par des chasseurs. Je n’avais
aucune intention de laisser passer ça. Al n’allait pas échapper à son
interrogatoire. Dès lors qu’il poserait un pied ici, je lui sauterais dessus pour lui
tirer les vers du nez. C’était décidé.
— Ma mère ne t’apprécie pas, continua-t-il, et je ne supporte pas de ressentir
les sentiments négatifs qu’elle éprouve à ton égard. Tu n’as pas besoin de ça, et
moi non plus. Je suis encore sur les nerfs. J’ai dû me réveiller quinze fois cette
nuit pour m’assurer que tu respirais encore.
Je souris tendrement et caressai d’une main la joue de mon époux, qui
souffrait encore terriblement de ce qui s’était passé hier. Un jour qui aurait dû
être heureux avait été également source de douleur pour les membres de la
meute, et plus spécifiquement pour lui. Il allait lui falloir du temps pour oublier
que mon cœur avait lâché.
— Je ne l’empêcherai pas de faire la connaissance de sa petite fille, soupirai-
je, ça serait injuste. Pas plus que je n’empêcherai Benny de la voir s’il en a
envie.
Nick me fusilla du regard et poussa un grondement sourd qui fit froncer les
petits sourcils blond-roux de sa progéniture.
— Pas question qu’il approche notre fille, éructa-t-il méchamment d’une voix
si rauque qu’elle semblait être celle de son loup.
La colère que je vis dans ses yeux me dissuada d’insister sur ce sujet. Nick
n’était pas prêt à passer à autre chose, et je n’avais pas l’intention de le brusquer.
Chaque chose en son temps.
— Très bien, acquiesçai-je en baissant les yeux sur notre fille, qui
commençait à s’agiter pour me signifier qu’elle en avait assez.
Redressant le petit monstre avec précaution, je vis Nick tendre les bras vers
nous.
— Donne-la-moi, je veux lui faire faire son rot.
Je ne lui refusai pas ce plaisir, voyant que cela était très important pour lui.
Ses yeux brillaient quand il attrapa la petite louve pour la coller contre son torse.
Ce fut à ce moment-là que des coups furent portés contre la porte de la chambre.
Je redressai la tête et réajustai mon peignoir pour couvrir ma poitrine après avoir
essuyé mon sein.
— Ils sont tous là, marmonna Nick, presque ronchon. Ils veulent te voir, et
voir Winter.
Comprenant de qui il voulait parler, je soutins son regard et arquai un sourcil
pour avoir son accord. Quand il hocha la tête, je me levai et allai ouvrir aux
membres de la meute, ainsi que Dovie et Ryan, entassés dans le couloir, tous en
pyjama. Leurs visages fatigués s’illuminèrent de larges sourires lorsqu’ils me
découvrirent debout, bien vivante. J’eus droit à un exceptionnel câlin collectif
qui me fit chaud au cœur.
— Tu nous as vraiment fait une peur bleue, Poppy ! sanglota Leah en venant
me prendre dans ses bras.
— Il va falloir que tu te calmes sur les efforts physiques Evans, la mort va
finir par t’avoir à l’usure, renchérit Rebecca en repoussant ses cheveux blonds
derrière son épaule.
— Ou alors, elle va se décourager et me foutre la paix, répliquai-je en les
laissant entrer.
— Tu devrais éviter de provoquer les faucheuses Poppy, grommela Ryan en
me serrant fermement contre lui. D’après Al, elles ne sont pas commodes et je
doute qu’elles te laissent t’en tirer à chaque fois.
— J’ai une bonne étoile, rassure-toi Wallace, dis-je en pensant à Sombre qui,
coincé sur l’Olympe, devait cohabiter avec son frère Morphée et lui servir de
nounou.
— Comment tu te sens ? me demanda Seth, l’air inquiet.
Je souris et lui pressai affectueusement le bras.
— Bien, grâce à vous tous. Je vous ai sentis, vous m’avez offert votre énergie
pour me permettre de vivre et de retrouver ma fille et mon mari. Je ne l’oublierai
jamais.
— Tu ne nous dois rien, assura Loki, dont les poches sous les yeux faisaient
peur à voir.
Bien sûr que si.
— Oh mon Dieu ! Regardez-moi cette poupée ! s’écria Dovie en sautillant sur
elle-même.
Suivant son regard, je posai les yeux sur mon compagnon, toujours assis en
tailleur sur le sol. Grâce au Ciel, il avait gardé son pantalon de pyjama tartan
pour dormir ! Je n’aurais pas aimé que d’autres femmes le voient nu, même si je
savais que lors des mutations, il se retrouvait souvent à poil. Dans notre
chambre, il était à moi, et seulement à moi.
— Vous allez finir par nous dire le nom que vous lui avez choisi ? s’enquit
Aiden, impatient.
Tapotant doucement le dos de notre fille, Nick me coula un coup d’œil en
coin, le sourire aux lèvres. Cela faisait des mois que nous avions prévu les noms
que nous voulions donner à notre enfant. S’il s’était agi d’un garçon, notre bébé
se serait appelé Knox Adam Teller. Mais comme il s’agissait d’une fille…
— Tout le monde, commençai-je en approchant de mon mari et en m’asseyant
sur le sol à ses côtés, je vous présente Winter Harley Teller.
Une série de couinements s’éleva dans la chambre, Winter choisit ce moment
précis pour faire son rot, faisant fondre chacun des loups, métamorphe et
humains qui se trouvaient dans la pièce. Tout ce petit monde se rassembla autour
de nous pour faire la connaissance du nouveau membre de la meute. Je ne
m’étais jamais sentie aussi comblée de toute ma vie.

13

Je ne pouvais m’empêcher de lorgner Ryan du coin de l’œil pendant toute la


durée du petit-déjeuner que nous prîmes cette fois dans le salon. Rassemblés sur
les canapés et sur le sol où nous avions dispatché des couvertures et des
coussins, nous profitions d’un bon moment en famille et entre amis. Winter était
au centre de l’attention, tout le monde voulait la tenir, la prendre dans ses bras et
lui faire des bisous. Nick grogna à plusieurs reprises lorsque les membres de la
meute cherchèrent à lui prendre sa fille des mains, je ne comptais plus le nombre
de fois où je l’avais vu montrer les crocs. Pour ma part, je trouvais leur
enthousiasme très touchant. Tous prenaient mille et une précautions pour ne pas
brusquer le bébé, ils se montraient doux, attentionnés et particulièrement
attentifs au moindre son, au moindre petit sourire qu’elle pouvait faire.
Leah présenta notre fille à Hunter, l’autre petit bout de chou qui vivait à la
meute. Le garçon avait timidement embrassé le front du bébé et était ensuite
retourné s’asseoir avec son père ; la scène en avait attendri plus d’un !
Cependant, même si le moment était particulièrement agréable, je ne pouvais
m’empêcher de penser aux chasseurs et à tout ce qu’ils me cachaient. Je savais
que Ryan suivait mon grand-père comme son ombre pour le bien de son
enseignement à l’activité de traqueur, il devait forcément savoir quelque chose.
Seule la présence de ma fille et de Hunter me retint de le questionner. Je n’avais
pas envie que des enfants entendent des histoires de sang, de vengeance et de
meurtre.
— Je n’arrive pas à croire que j’ai manqué la venue au monde de ce petit
ange, marmonna Bram, qui observait attentivement la petite créature
sommeillant contre ma poitrine.
Le loup-garou s’était réveillé aux alentours de 8 heures du matin, l’esprit
embrumé et sans aucun souvenir. Tout était revenu quand je lui avais raconté ce
qui s’était passé, il n’avait cessé de se confondre en excuses après la fin de mon
récit. Il s’en voulait de ne pas avoir été en mesure de me défendre, et son
sentiment de culpabilité s’était davantage renforcé quand il avait vu Winter dans
les bras de Nick. Il avait été incapable de parler tant l’émotion l’avait emporté en
la prenant dans ses bras. Il n’avait pas pleuré, mais ses yeux embués en avaient
dit suffisamment. Je l’avais rassuré tant bien que mal, lui assurant qu’il n’aurait
pas pu faire grand-chose avec une balle en argent nichée dans l’estomac. Il
s’était légèrement calmé, mais avait tout de même envie de buter les mecs qui lui
avaient fait ça. Manque de bol, les trois enfoirés que j’avais endormis avaient
mystérieusement disparu, aux dires d’Al, Dave et Ryan.
— Je n’y ai pas assisté non plus, gronda Nick en posant une main sur ma
cuisse pour se détendre. Quand je suis arrivé, Winter était dans les bras d’Arlene
et Poppy était…
Il n’alla pas plus loin, le souvenir de la soirée était encore beaucoup trop
douloureux pour être évoqué. Les membres de la meute se turent, comprenant
sans doute que cet événement serait tabou pendant quelque temps encore. Winter
soupira dans son sommeil. Même si le chemin avait été compliqué, que la route
avait été sinueuse et que l’issue de l’aventure qu’avait été ma grossesse avait été
incertain, quand je voyais le visage de mon bébé et la joie dans les yeux de mon
mari, je savais que toutes ces difficultés en avaient valu la peine.
Soudain, alors qu’un silence apaisant était tombé dans le salon, les loups et
Dovie redressèrent la tête simultanément. Je fronçai les sourcils en me tournant
vers Nick.
— Que se passe-t-il ?
— Al et Arlene sont arrivés, dit-il en me rendant mon regard.
Relevant la tête, je serrai les lèvres et baissai les yeux sur ma fille collée
contre moi. Elle dormait profondément.
— Prends-la, Nick, lui dis-je en lui tendant la petite louve, j’aimerais parler à
Al, seule à seul.
Il fronça les sourcils à son tour, mais récupéra malgré tout le bébé, qu’il cala
avec précaution contre ses pectoraux saillants.
— Tu es sûre ?
— On ne peut plus sûre.
Lorsque je sortis de la maison, je tombais immédiatement sur mon grand-père
et ma patronne. Cette dernière me sauta dessus sitôt que j’eus descendu les
marches du perron. Elle m’écrasa contre elle fermement, allant jusqu’à me
bloquer la respiration. Je sentais ses membres trembler contre les miens tant elle
était émue. Elle m’avait vu sombrer dans l’inconscience juste après m’avoir
aidée à donner naissance à celle qu’elle avait considéré dès le premier instant
comme sa petite fille ; la soirée avait dû être particulièrement éprouvante pour
elle.
— J’ai tellement eu peur pour toi Dean, déclara-t-elle d’une voix tremblante,
ne me refais plus jamais une frayeur pareille, tu m’entends !
— Te promettre de ne plus frôler la mort serait assez compliqué, sachant
qu’elle me colle aux basques depuis des années, lui répondis-je en lui rendant
son étreinte, mais je vais faire des efforts à l’avenir, histoire de vous éviter à tous
des craintes inutiles.
— Comment te sens-tu ? me demanda-t-elle en s’écartant pour me regarder en
face. Tu as l’air pâlotte, tu as mangé ce matin ? Tu ne devrais pas être debout si
tôt, tu as accouché il n’y a même pas vingt-quatre heures !
— Je vais bien, lui assurai-je en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule
pour lorgner Al, debout près de sa Jeep. L’énergie que m’ont transmise Nick et
les membres de la meute a accéléré mon rétablissement. Je ne suis pas encore au
top de ma forme, mais j’ai connu pire.
— Où est ta fille ? Je veux la voir, elle te ressemble comme deux gouttes
d’eau quand tu étais un bébé ! C’est affolant, n’est-ce pas Al ?
Mon grand-père, resté en retrait, avait l’air d’un homme qui savait qu’une
montagne n’allait pas tarder à s’écraser sur sa tête. Il poussa une sorte de
marmonnement bougon en guise d’assentiment. Je posai une main sur l’épaule
de ma patronne.
— Elle est à l’intérieur, mais bonne chance pour la tirer des bras de Nick, il
n’est visiblement pas prêt à la céder à qui que ce soit pour le moment.
Arlene releva alors le menton en signe de défi et gonfla la poitrine pour se
dresser sur ses hauts talons.
— C’est ce qu’on va voir, lança-t-elle en se dirigeant d’un pas décidé vers la
maison.
La femme aux cheveux flamboyants monta les marches du perron et, sans
prendre la peine de frapper, entra dans la villa avec détermination. Il allait y
avoir de la bagarre là-dedans, je le sentais bien.
Finalement, lorsqu’elle referma la porte derrière elle, je me tournai vers Al et
affrontai son regard sombre.
— Salut, lâchai-je simplement.
— Salut Dean. Dure soirée hier, hein ?
Je tordis ma bouche sur le côté et enfonçai mes mains dans les poches de ma
longue veste en laine.
— On peut dire ça, ouais. Mais ça en valait la peine.
— Elle est magnifique, lança-t-il. Tu as fait du bon travail.
Je souris.
— Merci.
Un léger silence s’installa entre nous. Je me mordillai l’intérieur de la joue,
sans savoir comment aborder le sujet. La neige crissait sous mes pieds à mesure
que je gigotais nerveusement. Le vent frais me caressait le visage et faisait rougir
mes joues. Quand j’eus le courage de relever la tête, Al esquissa un sourire.
— Arrache le pansement d’un coup sec, Evans, m’enjoignit-il, dis-moi ce que
tu as sur le cœur.
Très bien.
— Je sais tout, Al. Je sais pour les meurtres des enfants métamorphes, pour
les disparitions, pour l’argent et le mélange de Carfentanil et tranquillisants
retrouvé dans l’organisme des gamins examinés par Carson. Je sais que les
chasseurs sont impliqués dans cette histoire, que certains d’entre eux le sont en
tout cas. J’ai reconnu Andrew Flores hier soir, à la station-service. Rocky a vu
les pseudos de certains des nôtres sur un forum réservé aux extrémistes. Alors je
vais être claire, est-ce que tu couvres ces salopards, Al ? Est-ce que tu sais qui ils
sont ?
Le visage de mon grand-père se durcit à l’entente de mes questions
accusatrices. Il pinça les lèvres et serra les dents. Son regard ne quitta pas le
mien une seule seconde quand il me répondit.
— Tu me crois sénile au point de couvrir des tueurs d’enfants, Poppy ?
cracha-t-il méchamment.
— Je te crois capable de tout pour protéger ta famille, répliquai-je en serrant
les poings, et je sais que tu considères les chasseurs comme la tienne.
Al fit claquer sa langue sur son palais et jura dans sa barbe.
— Poppy, lâcha-t-il tout bas, cette histoire cache bien plus de secrets et de
non-dits que tu ne le penses. Si jamais elle venait à éclater au grand jour, tu
n’imagines pas le cataclysme qu’elle pourrait engendrer. Ce serait la guerre et
toute cette affaire se terminerait en bain de sang.
Je fronçai les sourcils.
— Pourquoi ? Qui est impliqué ? Combien de chasseurs ont adhéré aux
extrémistes ?
Al pencha la tête sur le côté.
— Qui te dit que ce sont les chasseurs qui ont adhéré aux idées des
extrémistes, et pas l’inverse ? As-tu une idée des ressentiments qui animent les
nôtres depuis plusieurs années ? De tout ce que les traqueurs gardent enfouis en
eux ? Beaucoup ont vu la Révélation comme le moyen de laisser enfin libre
cours à la fureur qui les assaillent depuis des années.
J’avalai difficilement ma salive, craignant de comprendre où il voulait en
venir.
— Les traqueurs ne sont pas des monstres, ils ne sont pas stupides. Nous
sommes formés et entraînés pour protéger les autres, pour rétablir la justice
quand nous sommes les seuls à pouvoir la rendre, nous dévouons notre vie à la
protection de la société surnaturelle et à l’équilibre du monde. Pourquoi certains
des nôtres chercheraient à tout foutre en l’air, hein ?
— Evans, je t’ai déjà dit que ta vision du métier était édulcorée ? Dois-je te
rappeler que tous les chasseurs n’ont pas les mêmes valeurs ? Que certains
prennent plaisir à éliminer des créatures surnaturelles ? Que certains les
détestent ? Nombre d’entre nous ont des rancunes envers des surnaturels, et
certains ont vu la Révélation comme l’occasion de laisser sortir leur rage. Tu ne
trouves pas ça étrange que, au cours des derniers mois qui viennent de s’écouler,
les extrémistes ont toujours réussi à trouver des supra-humains à tabasser ? Il y a
encore quelques semaines, les humains normaux n’étaient pas capables de faire
la différence entre un mortel et un métamorphe, et du jour au lendemain ils
savent trouver les bars où les surnaturels vont s’éclater pour les attendre à la
sortie et les frapper ? Tu ne trouves pas ça bizarre ? Les hormones t’auraient-
elles rendue stupide ?
Cette fois, je fermai les poings et serrai les dents. Je n’étais pas une idiote, je
savais que nous vivions dans un monde cruel où les humains étaient imparfaits,
où les vampires n’étaient pas des êtres romantiques mais plutôt des trafiquants,
où les loups-garous étaient des prédateurs dangereux, où les fées n’étaient pas de
gentilles marraines mais d’impitoyables guerrières, et où les sirènes
n’attendaient pas le prince qui viendrait les sauver, mais se nourrissaient plutôt
de celui-ci lorsqu’il se présentait. Je savais. J’avais grandi dans ce monde brutal,
sanglant et sans pitié, mais je ne voulais pas croire que les gens avec lesquels
j’avais évolué étaient capables de se retourner contre ceux qu’ils étaient
supposés protéger. Cela me rendait-il stupide, crédule ?
— Dis-moi tout ce que tu sais sur cette affaire Al, et ne néglige aucun détail.
Parce que si tu refuses de me dire ce que tu sais, ce que tu as en ta possession
pour retrouver les fils de putes qui massacrent des enfants, qu’ils soient
chasseurs ou non, je vais chercher moi-même, et je les trouverai. Tu sais comme
moi que si jamais je mets la main sur eux, je ferai un carnage.
Mon grand-père garda le silence un instant, puis fit un pas en avant pour se
rapprocher de moi. Quand il parla de nouveau, il avait baissé d’un ton.
— Sais-tu ce que les loups-garous et les métamorphes feraient aux chasseurs
s’ils apprenaient que certains d’entre eux tuaient leur progéniture ?
J’affrontai son regard sans broncher. J’en avais une petite idée, en effet.
C’était très connu, les métamorphes et les lycanthropes étaient très attachés à
leur famille. Ces êtres cohabitaient avec des bêtes sauvages, dont les instincts
étaient primitifs. Pour eux, les liens affectifs étaient plus importants que tout. La
meute, la famille, les enfants, mieux valait ne pas y toucher si vous ne vouliez
pas vous retrouver découpé en mille morceaux et dévoré par un animal enragé.
Nick tuerait quiconque s’en prendrait à ses loups, de près ou de loin. Il
massacrerait celui ou celle qui chercherait à m’agresser, et je n’osais penser à ce
qu’il ferait si Winter devenait la cible d’un individu. Il était on ne peut plus
évident que si les métamorphes visés par les attaques des chasseurs apprenaient
que des traqueurs étaient impliqués dans les meurtres et les disparitions de leurs
gamins, ils ne feraient pas de quartier et écharperaient tous ceux qu’ils jugeraient
responsables. Or, s’ils n’avaient pas de coupable défini, mais qu’ils venaient à
savoir que les responsables étaient des chasseurs, ils ne chercheraient pas midi à
quatorze heures, et s’attaqueraient à tous les représentants de la traque,
coupables ou non. Al avait donc raison, il était fort possible que cela se termine
mal. Très mal.
— Je ne protège pas les responsables, Poppy, m’assura le vieil homme. Je ne
sais pas qui ils sont, pas tout à fait.
— Pas tout à fait ? répétai-je. Tu as des pistes n’est-ce pas ? Les chasseurs ne
savent pas tenir leur langue, certains ont forcément dû parler !
Mon grand-père fronça les sourcils, l’air agacé.
— Tu ne vas pas abandonner, n’est-ce pas ?
J’aurais aimé pouvoir lui sourire, mais je n’y parvins pas. J’étais trop furieuse
d’être ainsi écartée d’une affaire qui me touchait aussi personnellement. Ce
n’était pas parce que j’étais mariée à un loup-garou que je devais être éloignée
des soucis des traqueurs.
— Non, je n’abandonnerai pas. D’autant que je te connais assez bien pour être
intimement convaincue que tu ne me dis pas tout. Je comprends tes démarches :
essayer d’étouffer l’histoire dans l’œuf, tenter de trouver les responsables avant
qu’ils ne fassent plus de dégâts et qu’ils ne portent préjudice aux vrais
chasseurs… Mais tu n’es pas obligé de faire ça tout seul. Je peux t’aider à
traquer ces enfoirés, tu n’as pas à me préserver de quoi que ce soit.
Al passa une main dans ses cheveux poivre et sel parfaitement coiffés, puis
soupira.
— Tu as eu ton lot de souffrances, Poppy. Je ne compte plus le nombre de fois
où je t’ai retrouvée dans un état critique parce que tu cherchais à aider les autres.
Aujourd’hui, nous les chasseurs sommes impliqués malgré nous dans une affaire
sordide, à laquelle tu as réussi à échapper jusqu’à présent grâce à ta grossesse.
Profite de ton ignorance durement acquise pour te reposer et profiter de ta petite.
D’autant que tu es au centre des attentions depuis que la Révélation a éclaté et
que le monde a appris que toi, une humaine, étais non seulement la femme d’un
dirigeant supra-humain, mais que tu portais aussi son enfant. Si tu te mets à
enquêter maintenant, tes agissements pourraient attirer l’attention des humains et
des médias sur cette histoire. Nous n’avons pas besoin de ça.
— C’est pour éviter d’attirer l’attention que tu caches des éléments à Nick ?
Que tu cherchais à lui cacher l’implication des chasseurs dans les meurtres et les
enlèvements des enfants ?
— Nick est l’Alpha du Nord, ma cocotte, s’il apprend pour les nôtres, pour les
dérives de certains d’entre nous, il en informera les Lieutenants et cette histoire
se répandra comme une traînée de poudre. Les métamorphes chercheront à faire
justice eux-mêmes, et ils extermineront tous les traqueurs qui leur passeront sous
la main pour réduire le risque d’enlèvement ou de meurtre. Ou tout simplement
pour enfin se venger des chasseurs qui les ont, pendant des années, obligés à se
tenir tranquilles. Tu aperçois la catastrophe qui se profile au loin ? Tu comprends
où je voulais en venir en parlant de bain de sang ?
Je me mordis la lèvre inférieure, agacée, et croisai mes bras contre ma
poitrine en réfléchissant à ce que nous allions pouvoir faire pour désamorcer la
bombe que nous avions à nos pieds. Les motivations de mon grand-père étaient
justifiées, mais il n’avait pas à porter le poids de cette responsabilité tout seul.
Nous étions une famille.
— Bon, très bien, marmonnai-je. Il ne nous reste plus qu’à nous montrer
prudents et discrets. Je donnerais tout ce que j’ai pour passer une seule et unique
semaine loin des problèmes qui me collent toujours à la peau et pour profiter de
la naissance de ma fille sans être inquiétée par des affaires extérieures. Mais je
ne peux pas me décharger des problèmes pour les refiler aux autres, ce n’est pas
juste et ça ne me ressemble pas. De ce fait, nous allons régler celui-ci ensemble.
Comme toujours.
— Tu es vraiment une tête de mule, Poppy Dean Evans. Je me demande
comment fait ton mari pour te supporter !
Cette fois, je parvins à sourire. Je haussai une épaule.
— Je me demande exactement la même chose chaque jour que Dieu fait ! Au
fait, j’ai une dernière question à te poser.
Al leva les yeux au ciel.
— Tu m’en diras tant, maugréa-t-il.
— Tu as dit à Nick que lorsque tu es allé à la station-service, il n’y avait
qu’un seul cadavre. Où sont passés les trois autres barjots que j’ai endormis ?
Est-ce que c’est toi qui les as récupérés et qui a demandé à Dave et Ryan de la
fermer ?
— Ils sont dans mon salon, avoua-t-il en soufflant. J’avais l’intention de les
interroger moi-même, mais ils sont inutilisables. Ces couillons sont impossibles
à réveiller.
Tu m’étonnes.
— C’est normal, je suis la seule à pouvoir les sortir du sommeil. Tu les as
emportés pour que Nick ne découvre pas que les chasseurs étaient impliqués, pas
vrai ?
Il acquiesça.
— C’est évident, non ? Le petit Logan n’aurait pas mis longtemps à découvrir
leur identité et à comprendre que l’un d’entre eux était un traqueur.
Je me mordillai la joue.
— D’ailleurs, à ce propos, il se pourrait que j’ai parlé d’Andrew Flores et des
chasseurs à Nick hier soir. Et qu’il soit déjà au courant de leur implication dans
l’affaire des disparitions…
L’homme aux cheveux gris s’écrasa la main sur le visage dans un bruit sourd.
Il secoua la tête et se pinça l’arête du nez.
— Toi, t’en rates pas une ! Tous mes efforts foutus en l’air par ton
impatience !
Je levai les mains en l’air pour tenter de le rassurer.
— Ne t’en fais pas, il n’en a parlé à personne pour l’instant, et il n’impliquera
pas les Lieutenants pour le moment si je lui demande de ne pas le faire. Personne
ne sait.
— Super, alors on a peut-être encore une chance rester en vie, et de pas se
faire massacrer par des loups et métamorphes enragés !
— Nick ne laisserait jamais personne s’en prendre aux traqueurs de Rogers,
affirmai-je en penchant la tête sur le côté, pas à ceux qui sont innocents en tout
cas. Ceci dit, il va falloir faire vite et découvrir l’identité des chasseurs
extrémistes avant qu’on ne soit pris dans un carcan inextricable.
— Au moins, les trois bouffons ne sont pas prêts de se réveiller, on a tout le
temps d’aller les interroger. Pour l’heure, je veux voir mon arrière-petite-fille !
Je hochai la tête. Le sang et la bagarre pouvaient attendre encore quelques
heures. D’autant que Kaja n’allait pas tarder à arriver, tout comme Vincent et
Ella, eux aussi venus de loin pour voir leur arrière-petite-fille. J’avais le droit de
profiter de mon bébé encore quelque temps avant de me retrousser les manches
et de mettre quelques paires de gifles. Comme disait Al, les trois idiots qui nous
avaient attaqués, Bram et moi, à la station-service n’iraient nulle part pour
l’instant.
— Très bien, viens, dis-je en passant mon bras sous celui de mon grand-père.
Viens voir comme ma petite Winter est belle.
— Ça, je n’en doute pas un seul instant. Elle a ton minois, elle ne peut donc
qu’être belle !
Ça, c’était la chose la plus gentille qu’il m’avait jamais dite !
— Espérons qu’elle n’ait pas ton caractère, vous êtes foutus Nick et toi sinon,
rajouta-t-il en reniflant.
Ouais, c’était bien ce que je me disais. Mieux valait ne pas trop en demander
à Al Evans, le roi des grincheux.
14

— Alors les chasseurs seraient bel et bien impliqués dans ces enlèvements et
meurtres d’enfants, grommela Loki, les bras croisés contre sa poitrine.
Je soupirai. L’idée me faisait énormément de peine, mais je ne pouvais nier
l’évidence plus longtemps. C’était inutile à ce stade.
— Ouais, reconnus-je en triturant le bas de mon pull pour échapper aux
regards de mon compagnon et de son Bêta. C’est moche, mais c’est
apparemment la vérité.
Nick gronda fermement. Sa colère agitait son loup et transparaissait à travers
les mouvements de son corps et les émanations de rage qui se dégageaient de lui.
Même si nous nous étions écartés du groupe tous les trois, Daryl, Walter et
plusieurs autres Gammas nous lançaient régulièrement des œillades curieuses,
attentifs à ce que nous nous disions tout en respectant notre intimité. Nick et moi
parlions en gardant un œil sur Winter, couchée dans un lit parapluie que nous
avions installé au milieu du salon. Al et Arlene étaient penchés au-dessus d’elle
et l’admiraient tendrement en proférant des sons admiratifs à chaque fois qu’elle
se tournait ou qu’elle soupirait.
— Il se pourrait aussi que des chasseurs soient à l’origine du mouvement
extrémiste, poursuivis-je, honteuse, et que certains d’entre eux soient les
investigateurs des attaques que des métamorphes ont subies depuis la
Révélation. J’ai vraiment du mal à y croire, mais c’est plutôt logique en fait. On
n’a pas arrêté de se demander comment des humains avaient pu être informés de
la position des bars pour métamorphes, comment ils avaient pu trouver des
victimes à tabasser. Ça expliquerait aussi qu’ils arrivent si bien à rester cachés, à
échapper au contrôle de Logan et Rocky. Les chasseurs sont expérimentés, ils
sont prudents, doués pour effacer leurs traces et pour se fondre dans la masse. Ils
sont organisés et ils savent mener des assauts. Et puis, si on ajoute à ça les
découvertes de Carson dans l’organisme des gamins, ça coule de source.
Mon mari, qui avait sans aucun doute perçu ma gêne et ma déception,
s’approcha de moi et enroula mes épaules d’un bras.
— Il va falloir que je prévienne les Lieutenants, ainsi que Dick Larson pour
qu’il soit au courant du danger que courent ses semblables, lança-t-il alors.
Relevant brusquement la tête, j’attrapai le tee-shirt de l’Écossais et le serrai
entre mes doigts pour attirer son attention. Il baissa les yeux sur moi et planta ses
iris gris dans les miens.
— Non, ne fais pas ça, lui demandai-je. Si jamais les lycans et les
métamorphes apprennent que des chasseurs sont impliqués dans des disparitions
et des assassinats d’enfants, ils se vengeront sur les traqueurs sans chercher à
savoir si ceux qu’ils attaquent sont coupables ou non ! Cela fait des années que
les tensions entre les chasseurs et les surnaturels ne font qu’augmenter. Nous
avons depuis toujours la lourde tâche de préserver l’anonymat de la société
surnaturelle, de mettre un terme aux agissements de ceux qui la menacent et de
sauver les humains des individus trop dangereux pour rester en libre mouvement.
Nombre de supra-humains nous voient comme des moins que rien, des gêneurs
qu’il faut éliminer. Ce sera l’occasion pour tous les ennemis des chasseurs de se
mettre à nos trousses pour nous faire la peau.
Nick retroussa le nez et fronça les sourcils. Ses doigts serrés contre mon
épaule se crispèrent.
— Qu’est-ce que tu proposes alors ? Tu aimerais qu’on maintienne les
métamorphes et les lycans dans l’ignorance ? Qu’on ne les mette pas en garde du
danger qu’ils courent, eux comme leur progéniture ? Qu’ils continuent de servir
de défouloir pour des chasseurs aigris et complètement cinglés ? J’ai à ma charge
la sécurité de la société lycane, Poppy, et les traqueurs sont en train de la mettre
en danger. Je ne peux pas rester impassible face à une telle situation.
J’acquiesçai.
— Ce n’est pas ce que je te demande, répondis-je en secouant la tête.
J’aimerais juste que tu ne mentionnes pas les chasseurs si jamais tu venais à
prévenir les métamorphes et les lycans qu’un danger rôde. Al et moi sommes sur
le coup, on va se charger des chasseurs récalcitrants, je te le promets. Mais pour
agir avec efficacité, nous devons être sûrs que nous ne risquons pas nos vies en
sortant de chez nous. Nous ne serons plus en sécurité dehors si vos homologues
apprennent pour les nôtres. Je sais que cacher des choses à ta société et à tes
alliés doit te révulser, Red, mais Al et moi sommes plus compétents que tous les
chasseurs extrémistes réunis. On va les trouver, et leur faire la peau avant qu’ils
puissent faire plus de mal. Ce n’est qu’une question d’une semaine ou deux.
Nick plissa les paupières.
— Tu comptes sortir et enquêter sur le terrain personnellement ? me
questionna-t-il, l’air contrarié.
Je penchai la tête sur le côté. Je n’en avais pas vraiment envie. L’idée de les
laisser, lui et ma fille qui venait juste de naître, pour traquer une bande d’enfoirés
ne me réjouissait pas des masses. Mais si je voulais être sûre de ce qui se passait
dans les environs, alors avais-je le choix ?
— C’est la meilleure solution pour obtenir des résultats probants, répondis-je
gravement. Comme tu me l’as dit récemment, dans une situation aussi critique,
les sentiments personnels que l’on peut ressentir importent peu. Seule l’issue
compte.
Le fait que je me serve de ses paroles contre lui sembla particulièrement
agacer le loup, qui retira son bras de mes épaules lentement pour me regarder
presque froidement. À travers notre lien, je sentais sa réticence et son inquiétude.
Le masque d’insatisfaction qu’il plaquait sur son visage n’était qu’un leurre, sa
manière à lui de cacher son appréhension grandissante. Il ne voulait pas me voir
quitter la meute, il n’avait aucune envie que je m’éloigne de lui, pas alors que je
venais de donner naissance à notre fille.
Leah Tucker Bell, l’une des deux seules louves qui vivaient à la meute,
m’avait déjà expliqué, alors que je lui avais exprimé mes inquiétudes concernant
l’après-grossesse, que les loups-garous se montraient encore plus attachés à leur
femelle après l’accouchement de celle-ci. Généralement les couples
connaissaient une baisse de régime à la suite d’une naissance. Le changement du
corps de la femme pouvait engendrer une baisse de libido, des insécurités au sein
du couple et j’en passe. Je m’étais évidemment posé tout un tas de questions au
cours de ma grossesse. J’avais eu peur que mon corps change trop, comme
toutes les femmes, que mon compagnon finisse par moins me désirer, qu’il
s’éloigne de moi… Mais Leah m’avait rassurée.
Premièrement, elle m’avait expliqué que le corps reprenait rapidement sa
forme initiale après la naissance d’un enfant surnaturel. L’énergie et l’effort que
demandait l’accouchement faisaient subir au corps une sorte d’entraînement
intensif, et généralement, dans les jours qui suivaient la sortie du bébé, les kilos
fondaient comme neige au soleil. C’était plutôt rassurant à ce niveau-là, même si
je n’avais pas énormément grossi et que je ne remarquais aucun changement réel
au niveau de celui-ci, si ce n’était un abdomen encore légèrement gonflé.
Concernant l’intimité et le sexe après la gestation, elle m’avait encore une fois
affirmé, et elle parlait d’expérience, que tout se remettait en place très
rapidement en dessous de la ceinture. Mais elle était une louve, donc ses
capacités de guérison étaient plus efficaces que les miennes. Bon, j’avais un
guérisseur à la meute, et j’étais moi-même capable de m’autoguérir. Mais Nick
trouverait-il le sexe toujours aussi agréable maintenant ? Je l’espérais
sincèrement.
Deuxièmement, et point le plus important selon moi, les sentiments amoureux
ne décroissaient pas après l’arrivée d’un nouveau-né au sein du couple. Là-
dessus, elle était formelle ! Bien au contraire, ils grandissaient et devenaient plus
solides que jamais ! Les lycans éprouvaient pour leur femelle une véritable
reconnaissance après l’accouchement. Ils voulaient garder leur femme près
d’eux, les protéger, les couver et les chérir plus qu’ils ne l’avaient jamais voulu
auparavant. La réaction défensive que Nick affichait aujourd’hui en disait long
sur la question et finalement, ça me rassurait énormément de le voir si désireux
de me garder à ses côtés.
— Que fais-tu de Winter ? me questionna-t-il alors. Elle a besoin de sa mère à
ses côtés, ne serait-ce que pour être nourrie.
Je fis la moue. Se servir de Winter contre moi était un sacré coup bas.
— Je pourrais tirer mon lait si je m’absente trop longtemps, dis-je à regret. Je
ferai en sorte de ne pas m’en aller plus de trois heures d’affilée. Tu sais, je n’ai
pas envie de quitter mon bébé tout de suite, rien que d’y penser, ça me déchire le
cœur, mais si nous voulons éviter un bain de sang, il va nous falloir mettre toutes
les chances de notre côté.
— Je n’ai pas envie de me séparer de toi, maugréa-t-il. Pas maintenant.
J’acquiesçai.
— Moi non plus. Mais des chasseurs menacent la sécurité des métamorphes,
des lycans, des supra-humains et même des autres traqueurs. Il faut les arrêter. Je
vais faire de mon mieux pour que tout se règle rapidement.
Loki m’adressa un regard compatissant. Nick, lui, continuait de me maudire
intérieurement, je pouvais le comprendre à son regard assassin. Il ressemblait à
un enfant à qui on cherchait à retirer son jouet préféré. Il faisait la tronche, peu
convaincu par mes tentatives de persuasion, mais il finirait par céder, ça, je le
savais aussi. La sécurité de la société lycane était en jeu, la vie de plusieurs
dizaines d’enfants innocents également. Il savait que les chasseurs étaient les
mieux placés pour s’attaquer à d’autres chasseurs. De ce fait, il finirait par
entendre raison, et me laisser traquer sans chercher à me retenir.
À ce moment-là, le portable de l’Alpha sonna dans la poche de son jean, il
soupira en s’en emparant difficilement.
— Seth, lança-t-il à l’attention du Gamma en charge de la sécurité du
territoire ce matin. Je vois, répondit-il après un instant de silence, oui… Je sors
les accueillir. Merci de m’avoir prévenu.
— Que se passe-t-il ? lui demandai-je une fois qu’il eut raccroché.
— Mes grands-parents et Kaja viennent d’arriver, dit-il. Ils ont hâte de voir le
bébé.
Et vu la tête qu’il faisait, l’idée de partager sa fille avec quelqu’un d’autre ce
matin ne le réjouissait pas du tout.
Kaja était une sorcière. Depuis des années, elle collaborait main dans la main
avec les différents dirigeants supra-humains, posait des sortilèges quand ils en
avaient besoin, aidait à régler des affaires relatives à la magie et faisait profiter
les autres de son expertise en matière de sorcellerie. C’était elle qui, notamment,
avait aidé Nick à invoquer Hypnos lorsque j’avais été enfermée par Morphée
dans son Monde Noir. Elle avait grandement contribué à nous sauver la vie, à
Sombre et moi, et rien que pour cela, je lui étais reconnaissante. Mais en plus de
tout ce qu’elle avait fait pour la meute, la femme s’était portée volontaire pour
veiller à la bonne évolution de ma grossesse. Pendant des semaines, elle était
venue régulièrement à Springdale pour suivre la croissance du bébé, et c’était
elle qui devait initialement m’aider à mettre Winter au monde. Les choses
s’étaient faites autrement, mais je n’oublierai jamais toute l’attention qu’elle
m’avait témoignée, et avec le temps elle était devenue comme une amie pour
moi. La revoir me faisait très plaisir.
— Poppy ! s’écria-t-elle de son accent polonais prononcé en venant me
prendre dans ses bras. Je n’arrive pas à croire que tu as donné naissance à un
enfant lycan sans l’aide d’une sage-femme sorcière ! Comment te sens-tu ?
— Écarte-toi de ma belle-petite-fille, vieille sorcière ! cracha la voix
tranchante d’Ella Teller, femme de l’ancien Alpha du Nord et grand-mère de
mon compagnon.
Ella Teller était une louve dominante. Au premier abord, elle avait l’air d’une
vieille femme aigrie, à la parole sèche et au regard perçant. Mais ce n’était
qu’une façade. La carapace de mamie Teller était solide ; elle avait enduré de
nombreuses choses au cours de sa vie, avait dû partager son mari et ses enfants
avec une société lycane tout entière, et avait été obligée de s’endurcir pour ce
que le rôle de première dame lycane exigeait d’elle. Mais au fond, et ce que
j’avais appris d’elle au cours des mois et des années où je l’avais côtoyée plus ou
moins régulièrement, c’était qu’elle avait grand cœur et que la famille signifiait
tout pour elle.
Nous avions pris un mauvais départ lors de notre première rencontre.
Méfiante à mon égard, elle s’était montrée brutale, irritante et agaçante, faisant
tout son possible pour me faire sortir de mes gonds, allant même jusqu’à se faire
passer pour une vieille gâteuse. Finalement, c’était Nick qui avait failli péter une
durite. Sa grand-mère s’était donc découragée, de peur de le faire vriller du
mauvais côté de la force. Malgré tout, même si ça n’avait pas été gagné
d’avance, Ella avait fini par se faire à l’idée que je n’allais pas m’en aller, et que
j’étais partie pour faire ma vie aux côtés de son petit angelot d’un mètre quatre-
vingt-quinze. Nick était persuadé qu’elle m’aimait bien, et même si cela restait
encore à prouver, je ne l’avais jamais contredit, voyant que cela lui faisait plaisir
de penser qu’elle m’appréciait.
Cependant, ce qui était incontestable, c’était qu’Ella ne semblait pas du tout
apprécier la sorcière qui s’écartait lentement de moi pour fusiller la louve du
regard. Et cela était réciproque.
— Teller, répliqua la Polonaise en relevant le menton pour lorgner sa rivale
d’un regard mauvais alors qu’elle s’approchait de nous à grandes enjambées.
Toujours aussi agréable à ce que je vois.
Jetant un coup d’œil interrogatif à mon compagnon, celui-ci secoua la tête de
gauche à droite en réprimant difficilement un sourire. Je retournai au combat de
coqs, ou plutôt de poules, qui se jouait devant la maison.
— Garde ton hypocrisie pour toi Kaja, gronda Ella en venant se placer devant
elle. Explique-moi plutôt pourquoi tu n’étais pas auprès de Poppy durant les
derniers jours de sa grossesse ? N’étais-tu pas supposée te charger de sa sécurité
ainsi que de celle de mon arrière-petit-fils ?
Nick n’avait pas dit à ses grands-parents ni à son frère et sa sœur, que notre
enfant était une fille. Ella avait toujours clamé haut et fort que ce serait un
garçon, surtout parce que le bébé dégageait une puissance incroyable alors qu’il
n’était même pas né. Manque de bol pour elle, il s’agissait d’une fille.
— Arrête d’attaquer les gens comme un pitbull, ma caille, marmonna Vincent
Teller en s’approchant de nous à son tour, les bras chargés de paquets. Poppy et
le bébé vont bien, alors rentre tes griffes et viens saluer tout le monde.
Vincent Teller était le portrait craché de Clint Eastwood. À le voir ainsi, en
jean et en simple chemise alors qu’il faisait moins de trois degrés dehors était
assez comique. Il était très difficile de l’imaginer en loup-garou rude et sévère.
L’ancien Alpha du Nord avait une réputation qui le précédait ; il était longtemps
resté au sommet de la chaîne alimentaire des lycanthropes et sa puissance était
légendaire. Tout le monde semblait le craindre, et cela même encore aujourd’hui
alors qu’il coulait des jours paisibles avec sa femme et sa meute. Pour ma part,
Vincent s’était toujours montré particulièrement attentif et attentionné à mon
égard. Surtout après que je l’avais aidé à gérer le problème des sirènes à
Fredericksburg.
— Poppy a failli mourir ! s’écria Ella en serrant les poings. Tout ça parce
qu’une sorcière n’a pas été capable de suivre correctement sa grossesse !
— Ce n’est pas de sa faute, Ella, intervins-je en m’approchant des deux
femmes pour poser mes mains sur leurs épaules, après avoir enlacé Vincent.
C’est uniquement de la mienne.
— J’avais une affaire à régler au sein de mon essaim, se défendit la sorcière.
Si j’avais su que Poppy était sur le point d’accoucher, je ne serais pas partie
quelques jours.
— Tu n’as pas besoin de te justifier, affirmai-je alors que Vincent saluait son
petit-fils ainsi que les membres de la meute, Al, Arlene, Dovie et Ryan réunis sur
le perron. Mon accouchement a été provoqué par un stress intense et une
dépense énergétique considérable. Personne n’est responsable, si ce n’est les
hommes qui nous ont attaqués, Bram et moi.
— Attaqués ? s’écrièrent les deux femmes en chœur.
Je soupirai et fis abstraction des grondements multiples qui s’élevèrent dans
mon dos.
— Et si on parlait de tout ça à l’intérieur ? proposai-je. Leah a fait du café.
Les deux adversaires se lorgnèrent d’un œil mauvais durant quelques
secondes, puis décidèrent d’un accord tacite de mettre leur mauvaise humeur de
côté pour se concentrer sur l’essentiel : faire la connaissance de Winter.
— Très bien, concéda Ella en réajustant son pull couleur sapin, montre-moi
mon arrière-petit-fils.
Je me mordis la lèvre inférieure et jetai un regard par-dessus mon épaule pour
croiser celui de mon mari. Il souriait jusqu’aux oreilles, visiblement impatient de
détromper sa grand-mère. Ça allait donner…
— Une fille ? s’étonna Ella en regardant le bébé qui dormait paisiblement
dans son lit parapluie. C’est une fille ?
Je n’arrivais pas à savoir si elle était déçue ou extrêmement contente
d’apprendre la nouvelle. Vincent était aux anges. Il avait fondu comme un
marshmallow au-dessus d’un feu de camp quand il avait vu la minuscule
créature paisiblement endormie. Ella, elle, était restée silencieuse un moment
avant de commencer à répéter en boucle : « une fille ? », « c’est une fille ? » Ça
faisait au moins cinq minutes qu’elle ne cessait de le scander, comme si elle ne
trouvait rien d’autre à dire.
Je n’avais absolument pas été déçue en apprenant que mon bébé était une
fille. Bien sûr, j’en avais entendu des belles quand j’étais enceinte ! Tout le
monde espérait qu’il s’agirait d’un garçon, car cela aurait donné un héritier à
Nick, un enfant à mettre sur son trône lycan à la fin de son règne. Un garçon
aurait perpétué la lignée des mâles dominants de la famille Teller. Eh oui, toute
la pression qui avait été mise sur mes épaules par différents représentant lycans
et surnaturels avait été difficile à supporter à certains moments. Heureusement,
Nick ne m’avait jamais fait, et il ne m’avait jamais laissé penser qu’il serait déçu
s’il ne s’agissait pas d’un mâle. De ce fait, quand Arlene m’avait annoncé que
mon petit trésor était une louve, j’avais été la plus heureuse du monde. Comme
mon compagnon l’était aussi, comme je pouvais le sentir et le voir à chaque fois
qu’il observait son bébé. Néanmoins, je savais que la nouvelle allait en décevoir
plus d’un, et cette perspective me dérangeait en mon for intérieur. Car je n’avais
pas envie que notre enfant subisse perpétuellement les remarques d’individus qui
lui répéteraient sans cesse qu’elle aurait dû être un garçon. Winter n’était pas une
déception, et elle ne devrait jamais se sentir comme une source de désillusion
pour les autres.
Sentant mon instinct maternel se manifester, je me dirigeai vers le lit
parapluie d’un pas tendu et posai une main sur l’épaule d’Ella qui nous tournait
le dos. Je voulais l’éloigner de la petite, qui allait finir par se réveiller à force
d’entendre la vieille femme répéter la même chose en boucle. Mais alors que je
posais mes doigts sur son bras, je sentis les tremblements de son corps et
constatai avec étonnement que le visage de la louve était baigné de larmes. Elle
pleurait chaudement sans quitter des yeux Winter, qui commença à agiter ses
jambes potelées.
— Tout va bien, Ella ? m’enquis-je en me penchant vers elle.
Sans crier gare, la femme me prit dans ses bras et me serra si fort contre elle
qu’elle me coupa le souffle. Ce que j’avais pris pour de la déception n’en était en
fait pas, Ella était tout aussi heureuse que Vincent, si ce n’était plus.
— Oh Poppy, j’ai toujours su que ce serait une fille ! sanglota-t-elle. Je l’ai
toujours dit ! N’est-ce pas Vincent !
L’intéressé arqua un sourcil en me lançant un regard dans le dos de son
épouse. Il haussa une épaule désinvolte et retourna à la contemplation de son
arrière-petite-fille.
— Elle est si belle ! Elle a l’air si douce ! Je n’aurais jamais cru que tu
réussirais à faire un bébé aussi parfait !
Merci. Je n’étais pas sûre de pouvoir prendre ça comme un compliment.
— Ça on peut dire que c’est une belle réussite ! poursuivit-elle en me
relâchant pour aller serrer son petit-fils dans ses bras. Sors-moi ce maudit
appareil photo, Teller ! cria-t-elle à l’attention de son mari. Je veux immortaliser
ce moment.
— C’est vraiment fantastique, Poppy, me félicita Kaja en pressant ma main
dans la sienne. Tu as vraiment eu beaucoup de chance de survivre à
l’accouchement.
J’acquiesçai et eus une petite pensée pour Sombre, qui avait volé mon âme à
la faucheuse pour permettre aux membres de la meute et à Nick d’avoir le temps
de faire repartir mon cœur, afin que je puisse réintégrer mon corps. Sans lui, sans
son aide, je ne m’en serais jamais sortie. Mais je préférais ne pas penser à ça
pour le moment. J’avais effectivement de la chance d’avoir de si bons amis,
toujours prêts à me sortir des situations difficiles dans lesquelles je me fourrais.
À l’avenir, j’allais devoir me montrer prudente.
— J’ai été bien entourée, dis-je en me tournant vers Arlene qui me rendit mon
sourire.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’agression, Bram ? demanda alors
Vincent en bombardant Winter de photos sans utiliser le flash.
Nick et les Gammas grognèrent en repensant à l’attaque que nous avions
subie, Bram et moi, à la station-service. Al me jeta un regard depuis le canapé,
un regard qui en disait long. Je me tournai alors vers mon compagnon et le
suppliai des yeux de ne rien dire au sujet des chasseurs. Nul besoin de parler, il
avait compris le message.
Finalement, Nick parla à son grand-père des disparitions et des meurtres
d’enfants métamorphes et lycans. Il omit cependant, à grand-peine, de parler de
nos découvertes sur les traqueurs, affirmant simplement qu’ils n’avaient pour le
moment aucune piste si ce n’était que lui et son frère soupçonnaient les
extrémistes d’être responsables de ces attaques. Je l’avais remercié d’une caresse
sur la cuisse, à laquelle il avait répondu par un grognement mécontent. Il s’était
calmé quand il était venu le moment de changer la couche de Winter. Nous nous
étions occupés de notre fille ensemble pour la première fois, sous les regards
attendris de nos amis et de notre famille. Après quoi Al avait commencé à se
racler la gorge, me signifiant qu’il était peut-être temps d’aller rendre une petite
visite aux trois idiots endormis dans son salon. J’avais senti mon cœur se
déchirer en mille morceaux lorsque j’avais compris que j’allais devoir laisser ma
fille derrière moi pendant quelques heures, pour aller tenter de réparer les bêtises
de traqueurs stupides. Je comprenais désormais les femmes qui m’avaient
expliqué au cours de ma grossesse que s’éloigner de son enfant, ne serait-ce que
quelques heures, était comme un déchirement pour nous, les mamans. Le mot
prenait maintenant tout son sens. Mais je ne pouvais pas me montrer égoïste, des
mères attendaient désespérément le retour de leur propre enfant, et l’une de nos
seules chances de les retrouver était d’interroger les hommes que j’avais
emprisonnés dans leurs cauchemars.
Pourquoi faire ce qui était juste était toujours si difficile ?

15

— Je ne serai pas longue, dis-je, la gorge serrée en caressant le bras musclé de


mon mari.
Tendant ma main libre vers le petit ventre rond de Winter, couchée entre les
biceps de son papa, je le lui chatouillai. Ses lèvres s’étirèrent en ce qui semblait
être un sourire et plongea ses yeux vairons dans les miens en serrant ses poings
minuscules contre son bidon. Mon cœur se serra encore davantage. Lui dire au
revoir, ne serait-ce que pour passer quelques heures chez Al, était très
douloureux. Je venais juste de lui donner naissance, je voulais rester à ses côtés,
la câliner, l’embrasser. Mais le devoir m’appelait déjà, et je ne pouvais pas lui
tourner le dos parce que c’était une solution plus facile.
— Tu ne veux pas me dire ce que tu vas faire chez Al ? me demanda mon
compagnon, qui gardait les yeux rivés sur moi.
Je soupirai, puis relevai la tête pour le regarder en face. Nous étions seuls sur
le perron, les membres de la meute et nos invités étaient restés à l’intérieur et
bavassaient tranquillement autour de la table du séjour. Seuls Al et Sam
pouvaient être témoins de l’inquiétude qui raidissait ses traits masculins. Je me
hissai sur la pointe des pieds et lui caressai le visage tendrement. Il pencha la tête
sur le côté pour coller sa joue contre ma paume.
— Nous allons juste régler un problème, je t’en parlerai ce soir.
Winter nous étudia l’un après l’autre de ses grands yeux, attentive, elle ne me
facilitait pas la tâche à me regarder comme ça.
Avant de prendre ma douche et de m’habiller pour me préparer au départ, je
lui avais donné le sein pour la nourrir. Nick et moi avions préféré profiter de ce
moment tous les deux, à l’abri des regards, dans notre chambre à coucher. Il
avait été compliqué, après ça, de me faire à l’idée de la reprise du travail. Jamais
je n’avais eu autant de réticence à l’égard de la chasse.
— N’oublie pas, déclarai-je, si elle a faim et que je ne suis pas rentrée, mon
lait est dans le frigo. Ne le mets pas dans le micro-onde…
— Je le passe sous l’eau chaude, je sais, me rassura le loup en esquissant un
sourire en coin. Tu en as pour longtemps ?
— Je serai là ce soir, pour le dîner au plus tard.
— Tu peux me promettre que tu ne risques rien en suivant Al ?
Le loup-garou jeta un regard méfiant à la Jeep immobilisée devant la villa. Le
moteur grondait, impatient. Al et le Gamma qui avait été désigné comme mon
garde du corps attitré par le chef de meute lui-même m’attendaient à l’intérieur.
Mon grand-père, pour une fois, ne s’impatientait pas et ne râlait pas pour que je
me dépêche, il savait que laisser mon bébé derrière moi ainsi que mon mari était
très douloureux.
— Je te le promets, je ne risque rien cette fois. A priori, il n’y a pas de danger.
Nick arqua un sourcil.
— A priori ?
Je haussai une épaule et enfonçai mes mains dans les poches de mon jean
pour m’empêcher de toucher ma moitié ou ma fille. Ça ne faisait que me clouer
sur place et me donner envie de rester.
— On ne sait jamais ce qui peut arriver, on parle quand même de moi, Poppy
Teller, la reine des catastrophes. Mais dans l’immédiat, je ne pense pas qu’il y
est de problème.
Le lycan ne sembla pas rassuré pour autant. Il laissa échapper un profond
soupir et baissa les yeux sur son louveteau. La manière dont il regardait sa
progéniture me fit sourire, il l’aimait déjà tellement.
— Je vais y aller, dis-je en soupirant.
— Tu vas nous manquer, répliqua-t-il en plongeant ses iris argentés dans les
miens.
Je poussai une plainte accablée, et me hissai de nouveau sur la pointe des
pieds pour passer une main derrière la nuque de mon mari afin d’entraîner son
visage vers le mien. Il se pencha en avant et pressa ses lèvres sensuelles contre
les miennes. Son baiser m’enflamma instantanément, je voulais me coller contre
lui et ne jamais le quitter. Mais à la place, je me forçai à me détacher et reculai
de quelques pas.
— Je reviens vite, lui assurai-je en embrassant tendrement le front de Winter.
Je t’aime, ajoutai-je à l’attention du lycan avant de tourner les talons et de
descendre les marches du perron quatre à quatre.
— Moi aussi je t’aime, me répondit-il.
Sans me retourner, je montai sur la banquette arrière de la Jeep et refermai la
porte une fois à l’intérieur de la voiture. Al abaissa le frein à main aussitôt et
s’engagea sur le chemin. Sam se tourna depuis la place du mort pour me
regarder, il comprit à ma mine fermée et à ma gorge serrée que la douleur de la
séparation m’empêchait de parler, aussi il ne me posa aucune question et se
retourna pour regarder la route. Je bouclai difficilement ma ceinture, sans dire un
mot, et tentant de faire abstraction de l’incroyable sensation de vide qui me
restait au creux de la poitrine et qui grandissait à mesure que je m’éloignais de la
villa. Je sentais que chaque minute que je passerais loin de mon âme-sœur et de
Winter ne serait pas une partie de plaisir. J’avais déjà hâte de rentrer chez moi.

— J’arrive pas à croire que vous ayez caché ça à Nick ! s’écria Sammy
lorsque nous lui racontâmes ce que nous allions faire chez Al. Ces enfoirés ont
tiré sur Bram, bon sang ! Ils ont provoqué ton accouchement prématuré et ils
auraient très bien pu te faire la peau à toi aussi, Poppy, tout comme à Winter !
Ça, je le sais bien, merci.
— Nick les aurait tués, expliquai-je alors que nous arrivions à la ferme. Il était
tellement furieux qu’il n’aurait pas fait de quartier, et il était hors de question de
les ramener à la meute alors que Winter y était. Ni Nick ni moi n’aurions
supporté de savoir des ennemis au sein même de notre territoire alors que notre
fille s’y trouvait.
Sam marmonna, les bras croisés contre sa poitrine.
— Alors quoi ? Qu’est-ce qu’on va en faire de ces types ? ronchonna-t-il en
serrant les lèvres.
— Je ne sais pas trop comment fonctionnent les nouveaux dons de la demi-
portion sur la banquette arrière, répliqua Al en se garant devant chez lui, mais
ces gars sont complètement endormis, alors je suppose qu’on va devoir les
réveiller pour les interroger.
Je fronçai les sourcils en entendant le terme « demi-portion », mais ne relevai
pas. Je défis ma ceinture à la place.
— Pas besoin de les réveiller pour les interroger, affirmai-je en descendant de
la Jeep. Je n’ai besoin que de leur présence physique pour entrer dans leur esprit
et les cuisiner depuis leurs cauchemars.
— Sérieux ? s’étonna Sam, qui s’était instinctivement défait de sa mine
agacée. Tu peux faire ça ?
Je hochai la tête, un petit sourire aux lèvres. Nous nous dirigeâmes d’un
même pas vers la maison, bien décidés à aller jusqu’au bout. Cependant, lorsque
Al arriva à hauteur de la porte, il s’immobilisa, nous obligeant Sam et moi à
nous stopper dans notre progression. Je faillis percuter le dos du chasseur dans
ma course.
— Qu’est-ce que tu as ? lui demandai-je.
— La porte, elle est ouverte, dit-il gravement.
Bousculant mon grand-père pour lui passer devant, je constatai qu’il avait
effectivement raison. La porte d’entrée de la ferme était entrouverte, alors qu’Al
faisait très attention à la sécurité de son antre. Merde.
Glissant une main dans mon dos, je tirai de mon jean le Glock 17 que j’avais
placé entre l’élastique de mon pantalon et mon dos. Je retirai la sécurité et
chargeai l’arme à feu avant de la saisir à pleine main. Al tira son
Smith & Wesson de son côté, alors que Sam poussait un grondement en
montrant les crocs. Le loup chercha à me faire passer derrière lui. Je levai les
yeux au ciel et poussai la porte du bout du pied pour me faufiler à l’intérieur de
la ferme, les deux hommes sur les talons.
Il avait toujours régné une certaine odeur de poussière chez mon grand-père.
Dès lors que j’entrai, celle-ci me chatouilla le nez au point de presque me faire
éternuer. Je me retins, de peur d’attirer l’attention d’un potentiel visiteur, même
si le bruit du moteur aurait sans doute alerté un intrus. Je traversai le couloir avec
précaution, tenant l’arme fermement entre mes mains. La sensation de la crosse
entre mes doigts m’avait manquée, je n’avais pas touché à une arme depuis
longtemps. Elle me paraissait plus lourde que dans mon souvenir.
Arrivés dans le salon, je levai le canon devant moi, attentive au moindre
mouvement dans la périphérie de mon champ de vision, au moindre son que mes
oreilles pouvaient capter. Il n’y avait personne dans le salon, le ménage n’avait
pas été fait depuis un ou deux jours, des canettes de coca traînaient sur la table
basse, sans doute l’œuvre de Ryan, qui passait beaucoup de temps ici. Le tissu
des canapés était légèrement froissé, mais il n’y avait aucun intrus, aucun
individu sur lequel j’aurais pu tirer en cas de danger.
— Putain, souffla Al dans mon dos.
— Quoi ? le questionnai-je à voix basse.
— Les corps des trois couillons ! lança-t-il. Ils étaient là quand je suis parti, et
ils n’y sont plus.
Fronçant les sourcils, je tournai la tête vers le salon et inspirai un grand coup
avant de continuer ma progression. Nous poursuivîmes notre avancée, nous
séparant pour mieux fouiller les différentes pièces de la ferme. Nous
découvrîmes que la porte arrière avait été enfoncée, mais à part ça, nous ne
trouvâmes trace d’aucun intrus.
— Putain de merde ! éructa Al en donnant un coup dans la table basse une
fois que nous eûmes terminé notre ronde infructueuse. J’ai une alarme, bon
sang ! Et des sortilèges protègent la maison !
Je me laissai tomber sur le canapé, et posai mon Glock à côté de moi.
— Qui était au courant de la présence des extrémistes et d’Andrew ici ?
l’interrogeai-je en levant les yeux vers lui.
Al se passa une main dans les cheveux et inspira profondément.
— Dave, Don, Ryan, et… peut-être bien Freddy Flores, avoua-t-il.
Poussant une exclamation de stupeur, je me relevai d’un bond et posai mes
mains contre mes hanches.
— Tu te moques de moi ? Tu as prévenu Freddy, le père d’Andrew, qui
déteste autant que lui ou presque les surnaturels ? C’est une blague ? Qu’est-ce
qui t’est passé par la tête ?
— J’étais furieux ! grommela-t-il. Dovie m’a appelé hier soir pour me dire
que tu avais accouché au Teddy’s, et quand je suis arrivé, je t’ai trouvé morte,
entourée de loups-garous affolés qui cherchaient désespérément à faire repartir
ton cœur ! Il y avait du sang partout, tu étais encore plus pâle qu’un fantôme et
tu ne respirais plus ! Alors quand j’ai appris qu’Andrew Flores était impliqué
dans cette histoire, qu’il était en partie responsable de ton état, j’ai appelé son
idiot de père et je lui ai dit que j’avais la ferme intention de trucider son rejeton
dès lors qu’il serait réveillé, et qu’en attendant, je le gardais chez moi.
Attendrie par la colère sourde et la douleur que j’entendais dans sa voix, je me
détendis légèrement et inspirai profondément. Al était un vieux grincheux, mais
je savais qu’il m’aimait plus que tout. La soirée d’hier avait été éprouvante pour
tout le monde, je ne pouvais pas lui en vouloir d’avoir montré les crocs.
— Vous pensez que c’est Freddy Flores qui est venu récupérer son fils et ses
acolytes ? intervint Sam en se grattant la mâchoire.
Je haussai les sourcils.
— Qui d’autre ? Ce vieil enfoiré aime son gamin, et il ne laisserait personne
lui faire la peau, encore moins l’un de ses amis, répondis-je en me levant. Les
chasseurs possèdent des amulettes qui peuvent annihiler les effets des sortilèges.
Je ne vois pas d’autre explication. Dave et Don ne sont pas des extrémistes, ça
j’en mettrais ma main au feu. Ryan était à la meute avec nous, il ne reste que
Flores. C’est chez lui que nous devons aller chercher des réponses. Par chance, il
habite à seulement cinq minutes en voiture. Autant ne pas perdre de temps.
Lorsque nous arrivâmes chez Freddy, nous vîmes que la voiture du traqueur
était garée devant sa maison craftsman dont la peinture des murs en bois
s’écaillait à vue d’œil. Mon grand-père coupa le moteur, nous sortîmes
rapidement pour nous diriger vers la maison d’un pas décidé, Al en tête de liste.
L’homme ne prit même pas la peine de frapper, il monta les marches du perron et
entra dans la maison sans s’annoncer. La porte n’était pas fermée à clé. Curieux.
Les chasseurs étaient des êtres prudents, nous étions toujours sur nos gardes, à
l’affût du moindre danger. Pendant des années, j’avais fait couler du sel devant
chacune de mes fenêtres pour empêcher les mauvais esprits vengeurs de pénétrer
chez moi. Avant d’emménager avec Nick, je dormais avec une batte de base-ball
sous mon lit, et je vérifiais au moins trente fois d’affilée que ma porte était bien
fermée. Les traqueurs protégeaient leurs maisons par tout un tas de sorts et de
symboles ésotériques aux propriétés magiques. Aucun d’entre eux ne laisserait
sa porte ouverte aux quatre vents. Mieux valait rester prudent.
— Flores ! cria Al en traversant les pièces de la maison en coup de vent. Je
sais que t’es là ! Ta caisse est garée dans ton allée !
Al et Freddy se connaissaient depuis des années. Depuis l’adolescence,
d’après ce que j’avais plusieurs fois entendu. Les deux vieux boucs aimaient
picoler ensemble et faire des soirées entre amis devant des matchs de base-ball.
Ils avaient souvent bossé tous les deux, traqué tous les deux, tué tous les deux.
Toutes ces années avaient fortifié leurs liens, et avec le temps, Freddy était
devenu l’un des seuls amis du vieux Evans. Ça me faisait de la peine de les
savoir en froid aujourd’hui, au point d’en devenir des adversaires. Comment les
chasseurs avaient pu en arriver là ? Que s’était-il passé ? Qu’est-ce qui avait
foiré ?
— Freddy !
Au fur et à mesure que nous progressions dans la maison du chasseur, je pris
conscience de plusieurs choses. Un : la baraque était sale, mal arrangée, ce qui
ne ressemblait pas du tout à l’homme qui y vivait, très à cheval sur la propreté.
Deux : elle était vide. Pas un bruit, hormis les hurlements de mon grand-père, ne
s’échappait des pièces que nous fouillons l’une après l’autre. Trois : les hommes
que nous recherchions n’étaient certainement pas ici.
Il m’avait semblé peu probable, après réflexion, que Flores se soit réfugié
chez lui après être entré par effraction chez Al pour subtiliser les trois corps
inanimés qui y étaient gardés. Freddy n’était pas un idiot. S’il voulait empêcher
mon grand-père de tuer son gamin, il n’allait sans doute pas retourner chez lui, là
où il serait facile de le trouver. Il s’était sans doute tiré, et si son véhicule était
encore là, c’était parce qu’il en avait loué un autre pour se faire la malle et
s’enfuir loin de Rogers, sans doute pour se mettre à la recherche d’un
nécromancien, d’un sorcier ou d’une fée capable de réveiller son fils. Il ignorait
que c’était peine perdue, car j’étais la seule à pouvoir les sortir de leur état
catatonique. Peut-être reviendrait-il quand il le comprendrait. D’ici là, je savais
qu’il serait difficile de mettre la main sur lui, car si nous étions doués pour une
chose, nous les chasseurs, hormis tuer et faire le ménage, c’était disparaître. Nos
identités multiples, nos faux papiers et notre savoir-faire en la matière faisaient
de nous de vrais fantômes.
— Eh, venez voir par ici, lança soudain la voix de Sammy alors que nous
passions l’étage en revue.
Tournant les talons, je braquai mon regard sur la porte de la pièce où le
Gamma venait d’entrer, et me dirigeai vers elle rapidement. Al sortit de la salle
de bain pour m’emboîter le pas, nous nous dépêchâmes de rejoindre le loup.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandai-je en entrant dans ce qui semblait être le
bureau de Freddy.
Plongée dans la lumière du jour grâce aux rideaux tirés, la pièce étroite et
encombrée paraissait encore plus en désordre qu’elle ne l’était réellement. Sur
les murs, le papier peint vieilli était arraché par endroit, des papiers et des
documents jonchaient le sol en bois massif. Le bureau croulait sous les dossiers,
si bien que le clavier de l’ordinateur qui s’y trouvait était complètement caché
par ce qu’il y avait dessus. Une odeur de moisi et de renfermé planait dans l’air,
signe que les fenêtres n’avaient pas été ouvertes depuis un moment. Je fronçai
les sourcils et plissai le nez.
— C’est quoi tout ce bordel ? marmonnai-je en faisant attention où je mettais
les pieds.
— Je crois que Freddy était au courant des agissements de son fils depuis un
moment, affirma le lycan en lorgnant attentivement le pan d’un mur qui avait été
recouvert de Post-it ainsi que de feuilles sur lesquelles étaient gribouillés des
mots à l’encre noire et tout un tas d’autres choses.
— Il savait aussi pour les disparitions et les meurtres, rajouta mon grand-père
en étudiant un autre côté du mur sur lequel était accrochée une carte de
l’Arkansas ainsi qu’une autre de l’Oklahoma.
Sur les deux cartes étaient plantées de nombreuses punaises rouges. Je pris
conscience en me rapprochant que celles-ci étaient placées sur les villes où
avaient eu lieu les enlèvements. Pour certaines en tout cas. Car il y en avait bien
plus que vingt-sept.
— Freddy enquêtait visiblement sur toute cette histoire depuis bien plus
longtemps que nous, soufflai-je en faisant le tour du bureau pour me placer
devant l’ordinateur.
Repoussant les documents qui encombraient le petit espace restreint, je
dégageai le clavier et appuyai sur la touche « espace ». L’écran de l’ordinateur
s’alluma soudainement, l’appareil n’était pas verrouillé et était visiblement
connecté à un site web douteux. Je plissai les yeux et me penchai légèrement en
avant pour voir de quoi il s’agissait. Je reconnus immédiatement la mise en page
du dark web.
Intriguée, je fixai l’écran devant moi, tentant de comprendre ce qui était en
train de se passer. Une vidéo était en train de charger en plein milieu de la page
ouverte, alors que sous elle se jouait une conversation en direct entre plusieurs
utilisateurs. Ceux-ci semblaient apparemment très impatients et se réjouissaient
du « spectacle » qui n’allait pas tarder à se jouer. Je compris de quoi il en
retournait réellement lorsqu’une image s’afficha à l’écran. Je réprimai un cri
d’horreur lorsque je vis un petit garçon d’à peine 10 ans, solidement attaché à
une chaise par des cordes. Son visage était couvert de larmes. Il tremblait
comme une feuille alors qu’un homme, cagoulé et habillé de noir de la tête aux
pieds, lui tournait autour comme un prédateur attendant le meilleur moment pour
attaquer. Je réprimai un haut-le-cœur lorsque l’homme se mit à parler d’une voix
trafiquée.
— Mesdames et messieurs, commença-t-il alors qu’Al et Sam me rejoignaient
derrière le bureau.
Le garou gronda en découvrant la scène qui se jouait sous ses yeux. Je ne pus
m’empêcher de lui saisir le bras pour me servir de lui comme soutien, car je
n’étais pas sûre de pouvoir affronter ce qui allait suivre.
— Nous avons un morceau de choix aujourd’hui, continua l’assaillant du
garçon en cessant de tourner pour se placer à ses côtés. Cette petite merde n’est
autre qu’un loup-garou. À votre avis, que mérite de subir un chien dans son
genre ?
Les commentaires s’affolèrent. Les gens se mirent à demander à l’homme de
torturer le petit garçon qui pleurait à s’en étouffer. « Torture-le ! Torture-le ! »
Les messages affluaient en masse, ce fut alors que je compris. Je sus avec
certitude que ce que j’avais sous les yeux était une de ces affreuses vidéos que
l’on trouvait sur le dark net, et dont Rocky me parlait parfois avec dégoût. Une
Red Room, cela me semblait être le nom de ces mises en scène macabres qui
faisait contribuer les utilisateurs des sites illégaux que l’on pouvait voir sur la
face cachée d’internet. Je portai une main à mes lèvres, horrifiée et étouffai un
sanglot incontrôlé quand le type cagoulé reprit la parole.
— Très bien, alors c’est parti pour une petite séance de torture.

16

Rocky arriva en trombe chez Freddy après avoir roulé comme un fou depuis
Fort Smith. Alors qu’une heure et quinze minutes séparaient sa ville de Rogers,
il déboula chez Flores en moins de quarante minutes. Sans doute avait-il grillé
tous les feux rouges. Malheureusement, il s’était dépêché pour rien, la vidéo du
dark net s’était terminée quelque temps plus tôt, mettant un terme au supplice du
petit garçon qui avait été attaché à une chaise ainsi qu’au nôtre.
— Où est l’ordinateur ? cria l’informaticien en sortant de son véhicule qu’il
avait garé en travers de la pelouse défraîchie et partiellement couverte de neige
qui s’étendait devant la maison.
Je soupirai.
— À l’étage, dans le bureau, répondis-je depuis le perron où je m’étais assise.
La vidéo est terminée et la Red Room a disparu du site internet. Mais il y a des
fichiers, plusieurs dizaines de vidéos implantées dans le serveur qui diffusent en
continu des contenus déjà filmés.
Rocky cracha un juron, furieux, et rejoignit la maison en se maudissant
d’avoir été si long.
Si nous l’avions immédiatement appelé après avoir découvert le direct publié
sur le dark web, c’était parce qu’il aurait été capable de remonter jusqu’au lieu
où était filmée la séance de torture. Mais la vidéo s’était terminée, et le direct
avait été interrompu. Impossible donc de s’introduire dans le réseau pour
escalader le fil de celui-ci. Je ne savais pas s’il allait pouvoir faire grand-chose
désormais. Peut-être parviendrait-il à retrouver les administrateurs de la page.
C’était tout ce que nous pouvions espérer.
— Rocky, le stoppai-je alors qu’il s’apprêtait à ouvrir la porte d’entrée.
Le chasseur se retourna, la mine sévère et les mâchoires contractées. Je lui
tendis le bout de papier plié que j’avais jusqu’alors gardé dans mes mains.
— Tiens, ça te sera sans doute utile pour retrouver une partie des abrutis qui
ont adhéré au mouvement extrémiste.
Il fronça les sourcils et attrapa le morceau de feuille que je lui tendais,
curieux.
— Qu’est-ce que c’est ?
— J’ai jugé bon de noter tous les pseudos qui s’affichaient sur le fil de la
discussion qui avait lieu en dessous de la vidéo, lui expliquai-je. Si certains
concordent avec des pseudos utilisés sur la base de données des chasseurs, alors
nous aurons sans doute des noms, et donc des coupables à arrêter.
Le jeune homme inspira profondément et embrassa la feuille de papier que je
lui avais donnée avant de la coller contre sa poitrine.
— Tu es un génie.
Je fis de mon mieux pour sourire, mais me rendis vite compte que les muscles
de mon visage étaient trop crispés pour que j’y arrive. Aussi me contentai-je de
grimacer.
— Je sais. Vas-y, Al est en haut. Il essaye de décrypter le charabia que Freddy
a marqué sur les murs, voir si ça mène à une piste.
Le brun acquiesça et tourna les talons pour entrer en coup de vent dans la
bâtisse. Quand je fus de nouveau seule, j’expirai tout l’air que j’avais maintenu
dans mes poumons, et les emplis de nouveau avec la fraîcheur de la brise qui
soufflait dehors. Je profitai du calme pour lorgner les alentours, les épaules
rentrées afin de parer au froid, les mains dans les poches et le nez coulant.
Freddy habitait dans un coin isolé, il n’avait pas de voisin proche. Sa maison
se trouvait dans un cul-de-sac, la rue était calme devant moi. Je tendis l’oreille, à
l’affût du moindre bruit, d’un mouvement quelconque. Sam avait quitté la
maison une quinzaine de minutes plus tôt. La vidéo avait été insoutenable pour
lui comme pour nous. Voir un enfant se faire malmener et torturer comme s’il
s’était agi d’un prisonnier de guerre ou d’un dangereux individu avait été très
difficile, il avait ressenti le besoin de laisser émerger son loup pour tenter de se
calmer. Les vêtements qu’il avait abandonnés étaient pliés à mes côtés ; je leur
jetai un coup d’œil en soupirant tristement.
J’étais complètement sous le choc. Je savais que le monde ne tournait pas
rond, qu’une bonne partie des individus qui peuplaient cette planète étaient
complètement cinglés et que les dérives de ces personnes pouvaient faire
beaucoup de mal autour d’eux. Il y avait des tarés partout. Mais de là à voir des
adultes massacrer, au sens propre, des gamins même pas pubères, c’était insensé.
Insupportable. Voir ce petit louveteau attaché et bâillonné, torturé, électrocuté,
tailladé, frappé, le voir pleurer, supplier silencieusement et hurler sous le scotch
qui lui retenait la bouche avait été une épreuve infernale de laquelle je n’étais
pas ressortie indemne. Il m’avait été impossible de parler pendant plusieurs
minutes après que la vidéo fut arrêtée, de crainte de fondre en larmes ou de
vomir mes tripes. Ça avait été comme si j’avais ressenti chaque coup que prenait
le garçonnet, comme si les gifles qu’on lui avait assénées m’avaient
personnellement touchée.
J’aurais voulu appeler Nick, entendre le son de sa voix, l’écouter me dire que
tout allait bien et que nous allions retrouver ces enfants disparus. Enfin, ceux qui
avaient la chance d’être encore en vie. Mais je m’étais rétractée. Mon inquiétude
et ma peine l’auraient alerté. Il s’occupait du bébé, il devait donc être détendu et
tenu à l’écart de ce qui se passait ici, dans l’immédiat en tout cas. D’autant que
j’étais une grande fille et que je savais gérer mes émotions quand celles-ci
cherchaient à m’envahir, à prendre le dessus. J’avais été entraînée pour ça, et je
m’étais perfectionnée tout au long de ma vie.
Me passant une main sur le visage, je laissai de côté ma peine et ma
souffrance pour me concentrer sur ce qu’il y avait de plus important : l’enquête
en cours.
Le bureau de Freddy était encombré de tout un tas de dossiers, de documents
et de feuilles volantes. Une bonne partie de tout ce bazar concernait les
disparitions et les meurtres des enfants métamorphes. J’avais récupéré une pile
de papiers sur le bureau du traqueur, et je l’avais emportée avec moi sur le
perron. Rester inactive étant impossible, je m’en emparai et posai le tout sur mes
genoux pour éplucher tout ça.
À première vue, les notes de Freddy Flores que j’avais sous les yeux
n’avaient aucun rapport avec l’affaire sur laquelle nous enquêtions. La plupart
ressassaient les faits de traques effectuées par des chasseurs au cours des deux
dernières années, et qui n’avaient abouti à aucun résultat, apparemment. Ces
enquêtes concernaient des disparitions de métamorphes qui s’étaient étalées sur
les vingt-quatre derniers mois. Des collègues s’étaient penchés sur ces
phénomènes, mais n’ayant pas réussi à trouver de piste solide, ils avaient
abandonné leurs recherches. Sauf que, si j’en croyais les annotations de Freddy,
ce n’était pas un hasard si nos semblables n’avaient rien trouvé, car selon l’ami
de mon grand-père, les responsables de toutes ces disparitions étaient en fait un
groupe de traqueurs expérimentés qui avaient fait en sorte d’effacer leurs traces.
Si j’en croyais ce que j’avais entre les mains, les vingt-sept enfants qui
avaient été enlevés et, pour certains, assassinés, n’étaient pas les seules victimes
des chasseurs qui s’étaient lancés dans cette traque aux métamorphes. Il y en
avait eu d’autres au cours des précédentes années, des enlèvements plus espacés,
et pas forcément des enfants. Mais selon lui, les responsables étaient les mêmes.
La seule différence était qu’avec les années, ces enfoirés étaient devenus plus
nombreux, et plus sûrs d’eux aussi.
En tout et pour tout, le nombre de leurs victimes réelles semblait s’élever à
une cinquantaine de jeunes métamorphes, qu’ils soient lycans ou d’une autre
espèce de change-peau. Le mode opératoire était le même : enlèvement,
séquestration et mise à mort. La raison des agissements de ces individus, qui
n’étaient pas nommés dans les papiers de Flores, serait la vengeance. Les
chasseurs qui faisaient ça avaient une dent contre les surnaturels, et plus
précisément contre les métamorphes. Voyant qu’il était plus difficile de s’en
prendre à des adultes, trop sauvages et imprévisibles, ces enfoirés avaient décidé
de jeter leur dévolu sur des gosses pour faire d’une pierre deux coups. Tuer des
enfants, c’était condamner les parents à une vie de regrets et de souffrance.
Quelle horreur…
Sentant que ma tête allait exploser, je repoussai les documents et fis tomber
une feuille sans le vouloir. Celle-ci voleta dans l’air, portée par la brise, et atterrit
aux pieds des marches du perron, dans la neige. Je fronçai les sourcils et
grommelai en me penchant en avant pour la récupérer. Je découvris avec stupeur
qu’elle contenait une liste de noms, une liste de chasseurs, ainsi qu’une adresse.
Je me relevai d’un bond, complètement abasourdie, et récupérai mes affaires en
quatrième vitesse avant de retourner en courant vers la maison.
Je trouvai Al et Rocky installés, sans grande surprise, dans le bureau de
Flores. L’informaticien était occupé à pianoter frénétiquement sur le clavier de
l’ordinateur alors qu’Al épluchait un dossier avec attention. Je fis irruption dans
la pièce, brandissant la feuille que j’avais dans la main comme un trophée.
— J’ai des noms ! criai-je, pleine d’espoir. Une liste !
Al et Rocky relevèrent immédiatement la tête pour braquer leurs regards sur
moi. Je souris et agitai la feuille sous leurs nez.
— Freddy avait établi une liste des chasseurs ayant des rancunes sévères
envers les métamorphes, expliquai-je. Il avait commencé à enquêter sur eux, sur
leurs déplacements, il les a suivis pendant des semaines. La plupart des noms ont
été rayés. Certains sont barrés en rouge, d’autres en noir, je pense que c’est un
code.
— Fais-moi voir, m’intima mon grand-père en me prenant le document des
mains. Oui, ça coïncide, affirma-t-il alors en allant récupérer un journal en cuir
marron posé sur le bureau.
— Coïncide avec quoi ? m’enquis-je en fronçant les sourcils.
— Freddy a marqué dans son journal tout un tas de choses sur les chasseurs
extrémistes, lâcha le vieil homme en posant une fesse sur le coin du bureau. Il dit
que, ce que je savais déjà, les traqueurs n’étaient pas les suiveurs, mais les
meneurs du mouvement qui a explosé après la Révélation.
Je croisai mes bras contre ma poitrine.
— Tu veux dire que ce serait les chasseurs qui seraient à l’origine de ce
mouvement ? supputai-je. Que ce serait eux qui l’auraient créé ?
Un grognement s’éleva dans mon dos. Je jetai un regard par-dessus mon
épaule et découvris Sammy, qui avait repris forme humaine et s’était rhabillé. Il
avait la mine sombre, dure, l’air furieux. Ses muscles saillants étaient contractés
sous son tee-shirt moulant, mais il semblait d’attaque. Bon début.
— Tous les chasseurs ne sont pas comme ces enfoirés, répliqua Al en glissant
un coup d’œil au lycan. Les créateurs de ce mouvement sont une minorité. Une
dizaine d’individus seulement, dispatchés sur tout le territoire américain. Ces
abrutis ont embarqué des humains cinglés dans leur délire, et ils ont constitué
leur petite armée de détraqués. Au sommet de la chaîne alimentaire, il y a un
chasseur, mais nous ne connaissons pas son nom. En revanche, Freddy a trouvé
celui de certains de ses soldats.
L’homme marqua une pause et me tendit le journal en cuir.
— Là-dedans, reprit-il, Flores explique qu’il s’est mis à la recherche de ces
individus, qu’il a étudié leur comportement et en a tiré des conclusions. Les
noms rayés en noir sur ta liste sont ceux qui ont été innocentés par Freddy, ceux
qui ne sont pas barrés sont ceux encore en liberté, et pour les noms barrés en
rouge, il s’agit de ceux que ce vieux bougre a éliminés lui-même. Il ne néglige
aucun détail dans son carnet et explique qu’il tentait de limiter les dégâts en
éliminant le plus de chasseurs impliqués possible.
Je me mordis la lèvre inférieure et inspirai un grand coup. Toutes ces
informations faisaient bourdonner mes oreilles et me donnaient la migraine.
J’allais avoir besoin d’une aspirine.
— Il faisait justice lui-même, soufflai-je. Quel abruti.
— Il savait que son fils était impliqué, marmonna Al. Il pensait qu’en faisant
le ménage tout seul, il empêcherait les chasseurs de mettre le nez dans ses
histoires et de découvrir qu’Andrew était un taré. Freddy est un vieux croûton,
mais il aime son gosse plus que tout. Il ne laisserait jamais personne lui faire du
mal, même s’il savait que ce que faisait son rejeton était mal. Maintenant qu’il
sait que nous sommes tous au courant, il doit chercher à gagner du temps et à
s’enfuir le plus loin possible pour qu’on ne touche pas à son gamin.
— Qu’est-ce qu’on fait alors ? gronda Sam, les poings serrés.
Al fit claquer sa langue sur son palais, agacé par le comportement du loup-
garou.
— Freddy a noté une adresse, dis-je en montrant du doigt la feuille que tenait
toujours mon grand-père. On devrait peut-être aller voir ce qui s’y cache.
— Si j’en crois les notes du journal, reprit Al, les mecs dont les noms ne sont
pas barrés, ceux qui sont impliqués dans les disparitions et les meurtres des
enfants, se rendaient régulièrement sur un terrain vague protégé par une grille.
Freddy n’a jamais pu aller voir ce qui s’y trouvait, ni ce qu’ils allaient y faire,
mais il a noté l’adresse dans son carnet, et elle correspond à celle marquée sur ta
feuille. Je propose qu’on aille voir ce qui s’y cache.
Sam et moi échangeâmes un regard en coin. Il sembla peser le pour et le
contre, évaluer les risques.
— Nick me tuera s’il sait que je t’ai fait prendre des risques sans le prévenir.
— Mais si jamais on trouve les enfants, il sera obligé de nous remercier au
lieu de nous trucider, répliquai-je. Tant qu’à faire, maintenant qu’on est lancés,
autant aller jusqu’au bout.
Le Gamma soupira et haussa une épaule.
— On n’a qu’à y aller, dit-il. Je ferai un rapport à Nick en rentrant et prendrai
la responsabilité de mes décisions en cas de problème.
Je lui pressai le bras et lui adressai un sourire pour lui signifier que je ne
laisserai jamais Nick faire quoi que ce soit contre lui, même en cas de
complications, puis me tournai vers mon grand-père.
— Bien, alors allons-y.

Nous nous garâmes devant une grille en métal rouillé qui entourait un terrain
vague dont l’herbe rase était couverte de neige. Au milieu de celui-ci, à plusieurs
mètres devant nous, se trouvait une caravane. Al, Sam et moi sortîmes de la
Jeep. Nous refermâmes les portières d’un même geste avant de nous approcher
du portail cadenassé. Une grosse chaîne le maintenait fermé.
— J’ai une pince coupante dans le coffre, lança Al à l’attention du Gamma.
Va me la chercher, tu veux ?
Je fronçai les sourcils et secouai la tête de gauche à droite avant de
m’approcher du portail.
— Pas besoin, dis-je en posant une main sur la chaîne.
Fermant les paupières, je me concentrai sur le flux d’énergie qui parcourait
mon corps pour canaliser toute sa force dans ma paume. Une vive chaleur s’en
dégagea alors. Chaleur qui, rapidement, embrassa le métal qui se mit à fondre.
Rapidement, la chaîne laissa sa place à une coulée de métal fondu. Je reculai une
fois le travail fini et ouvris le portail en le poussant d’un coup sec. Il céda en
grinçant.
— Voilà, lançai-je en m’époussetant les mains, rien de plus facile !
Effectuant un demi-tour pour regarder mes accompagnants en face, je posai
mes poings contre mes hanches et esquissai un sourire devant leur air étonné.
— C’est… surprenant, hésita Sam en haussant les sourcils.
Je hochai la tête.
— Surprendre c’est mon activité préférée, raillai-je. Allez, en route !
Nous marchâmes jusqu’à la caravane qui se trouvait au centre du terrain d’un
pas déterminé. Lorsque nous y arrivâmes, nous l’étudiâmes curieusement, avec
méfiance. Elle était en mauvais état et à mon avis, ne devait pas avoir roulé
depuis un moment.
— Il faut faire attention, elle n’est peut-être pas vide, lâcha le chasseur en
sortant son arme.
Faisant de même, je retirai la sécurité de mon Glock et tournai la tête vers le
Gamma, qui se chargea de se placer devant la porte afin de l’ouvrir. Il attendit
mon signal, et lorsque je hochai la tête, ouvrit subitement la petite porte
coulissante pour me permettre d’entrer. Je m’engouffrai à l’intérieur de la
caravane, le canon braqué devant moi, et ne pus retenir un gémissement lorsque
mes narines furent envahies par une odeur rance répugnante. Je portai une main
à mon visage et plissai les yeux en étudiant l’intérieur de l’habitation. Des
assiettes sales, des papiers usagés, des boîtes de plats préparés périmés et
d’autres conneries du genre à l’aspect douteux étaient étalés sur le sol. Sam fut
contraint de rester dehors, son odorat surdéveloppé l’empêchait d’avancer.
— Bordel, mais c’est quoi cette puanteur ? gronda Al en se couvrant le nez de
l’avant-bras.
— C’est répugnant.
Décidant d’avancer malgré ma répulsion, je pris soin de ne pas marcher
n’importe où et m’approchai progressivement d’une petite porte au fond du
mobile home qui menait sans doute à la chambre, mon arme solidement en main.
Quand je fus à sa hauteur, je posai une main, à regret, sur la poignée et la fis
lentement coulisser sur le côté. Un parfum désagréable de transpiration, de pisse
et encore d’autre chose que je n’osais déterminer m’agressa les sens. Je plissai
les yeux et braquai mon regard sur le matelas posé au sol. Je pointai mon arme
vers celui-ci quand je découvris qu’un homme y était allongé, visiblement
endormi. Enfin, a priori.
— Bordel, c’est qui celui-ci ? pesta mon grand-père en entrant dans la
chambre.
Fronçant les sourcils, j’étudiai le corps étalé sur le ventre à quelques
centimètres du sol. Je pris alors conscience, en observant plus attentivement la
scène, que l’inconnu était accroché au radiateur par un poignet à l’aide d’une
paire de menottes. Le métal était si serré autour de sa peau qu’il lui entaillait la
chair à vif. Ensuite, il n’était pas du tout un inconnu. Ça aussi, j’en pris
conscience assez rapidement en reconnaissant le tatouage d’aigle qui marquait
son dos. Je baissai mon arme instinctivement, et donnai un coup dans le bras de
mon grand-père.
— Quoi ? grommela l’intéressé.
J’avalai difficilement ma salive et tournai lentement autour du matelas pour
mieux analyser le visage de l’homme. Ses cheveux blonds et gras étaient collés
entre eux et recouvraient son front. Je les écartai, dégageant son visage
boursouflé couvert de bleus. Sa lèvre était fendue en deux, son œil visible était
gonflé et avait pris une teinte jaunâtre. Mais même ainsi, sale, abîmé et
ensanglanté, je le reconnus sans effort. Un nœud m’obstrua la respiration. Je
relevai la tête pour croiser le regard du traqueur.
— C’est Nash.

17

Nash Fisher était le frère de Billy Fisher, le chasseur qui avait tué mon oncle.
Il était également mon ex-petit ami. La dernière fois que je l’avais vu, c’était il y
a plus d’un an. Nous avions pris des chemins différents après avoir arrêté son
frère. Ce dernier était tellement remonté après les traqueurs, qu’il en était arrivé
à tuer les siens pour se venger des années de sous-estimation dont il avait été
victime. Nash avait préféré s’en aller après la mort de son cadet ; il avait
emmené sa mère avec lui, et tous les deux n’avaient plus jamais remis les pieds à
Rogers après leur départ. Je n’avais pas eu de nouvelles de lui en quatorze mois,
et pour être honnête, je n’avais pas cherché à en avoir. Il s’était passé tellement
de choses depuis que Dane était mort, que j’avais eu l’impression de vivre
plusieurs vies. J’avais fini par mettre Nash dans un coin de ma tête, et par ne
plus penser à notre amitié ni à notre relation passée.
Bien sûr, le retrouver m’avait fait un choc, surtout dans une position aussi
délicate !
Nash avait été battu. Il avait été tabassé, salement amoché, et affamé si l’on
en croyait son corps amaigri. Il avait été attaché et retenu prisonnier dans cette
caravane miteuse et insalubre. Je dus guérir ses blessures pour qu’il se réveille
enfin. Quand il souleva les cils, il sursauta sous le coup de la surprise avant de se
redresser d’un bond.
— Du calme, lui dis-je en posant mes mains sur son torse dénudé. Tout va
bien Nash, c’est Poppy.

Al, Sam et moi avions ramené le chasseur chez Freddy Flores pour nous
occuper de lui. La maison n’étant qu’à quelques minutes du terrain vague, nous
avions eu tout le loisir de le soigner en cours de route. Il s’éveilla donc sur le
canapé du salon du père d’Andrew, complètement paniqué. Quand il me
reconnut, il sembla s’apaiser. Je plongeai mes yeux dans les siens.
— Poppy ? s’étonna-t-il en fronçant les sourcils. Mais qu’est-ce que… qu’est-
ce que tu fais ici ?
Il tourna la tête dans tous les sens et comprit qu’il n’était plus dans la
caravane.
— Qu’est-ce que je fous ici ?
— La vraie question, intervint Al en se décollant du mur contre lequel il était
appuyé, c’est plutôt, qu’est-ce que tu foutais dans cette caravane ?
Nash se redressa difficilement sur le canapé. Il se passa une main sur le visage
et secoua la tête de gauche à droite comme pour mettre ses idées en ordre. Il était
sale, ses cheveux étaient gras, il avait les traits tirés et il semblait perdu. Je
n’osais imaginer ce qu’il avait vécu.
— J’étais à Knoxville, dans le Tennessee, expliqua-t-il malgré tout, quand j’ai
appris que des chasseurs trempaient dans de sales affaires. Les bruits courent
dans les bars, et j’ai entendu dire que plusieurs traqueurs de Rogers s’amusaient
à enlever des gosses métamorphes et à leur faire subir des trucs pas cool. Je me
suis dit que c’était l’occasion de retourner au bercail.
— Pourquoi tu ne m’as pas appelée ? lui demandai-je.
— J’ai appris que tu attendais un bébé, rétorqua-t-il en plantant ses iris verts
dans les miens. Je t’ai vue à la télé.
Oh.
— Tu es sacrément en forme pour une jeune maman, ajouta-t-il en m’étudiant
de haut en bas.
Je me mordillai l’intérieur de la joue et détournai la tête pour ne pas avoir à
supporter son regard de braise. Il me mettait mal à l’aise.
— Je n’allais pas t’appeler pour t’occuper de ça avec moi, Nick m’aurait fait
la peau, reprit-il. Et je n’avais plus beaucoup d’amis dans les environs après ce
qu’a fait Billy. Je suis revenu dans le coin, et j’ai enquêté tout seul. J’ai
découvert l’implication de plusieurs gars du coin dans les affaires des
extrémistes, notamment celle d’Andrew Flores, ce fils de pute.
— C’est lui qui t’a attrapé ? s’enquit Sam en haussant les sourcils depuis le
fauteuil où il était assis.
Sam n’aimait pas beaucoup Nash Fisher. Il était un loup de la Meute du
Soleil, l’un des meilleurs amis de Nick Teller, qui était mon âme-sœur, mon mari
et le père de ma fille. Autrement dit, la loyauté qu’il lui vouait était sans faille.
De ce fait, lorsqu’un autre homme que son Alpha me faisait des avances, ce dont
Nash ne pouvait s’empêcher, Sam montrait les crocs pour défendre le territoire
de son camarade. Aussi les deux hommes ne s’étaient jamais appréciés. Ce qui
expliquait les œillades mauvaises que le Gamma envoyait au chasseur amoché.
— Ouais, c’est lui, avoua-t-il. J’ai entendu parler d’un bar, à Searcy, dans
lequel des chasseurs faisaient subir des trucs à des gamins. Des trucs qu’ils
foutent sur le net.
— Qui t’a parlé de ça ? le questionna mon grand-père.
Le regard de mon ex-petit-ami se fit méfiant, il dévisagea Al pendant un
moment sans rien dire.
— Je connais des vampires du coin, des types pas très fréquentables…, dit-il.
Ils savent plus ou moins tous ce qui se passe sur le dark web, vu que leur
commerce se trouve dessus. Je les ai appelés et je leur ai demandé s’ils savaient
quelque chose au sujet des enlèvements des gosses métamorphes. Ils m’ont parlé
du RedRoom.
Mon cœur se serra dans ma poitrine à l’entente de ce nom. La séance de
torture infantile à laquelle nous avions assisté me revint en mémoire. Je serrai
mes bras contre mon buste.
— C’est le nom du bar ? supputa Sam.
Nash acquiesça.
— Oui. J’y suis allé. Mais à peine avais-je mis un pied à l’intérieur que je me
suis fait attaquer par un groupe de trois abrutis mené par Andrew Flores. Il m’a
assommé, et quand je me suis réveillé, j’étais dans cette caravane de merde.
— Combien de temps tu y es resté ? le questionnai-je.
Le blond haussa une épaule.
— J’en sais rien, deux semaines, répondit-il, peut-être plus. Ils me filaient à
manger quand ils y pensaient, et je devais pisser et chier dans un seau. Vous
imaginez ?
Nash marqua une pause et inspira profondément. Ses yeux étaient voilés par
des ombres qu’avaient fait naître les mauvais traitements dont il avait été
victime. Il allait avoir du mal à avaler la pilule, mais il s’en remettrait. Nash était
un dur à cuire.
— Bref, je dois retrouver ce connard et leur faire la peau à lui et à ses trois
crétins.
Si les trois crétins étaient bien ceux auxquels je pensais, l’un d’eux était mort
et les deux autres avaient été emportés par Freddy avec Andrew…
— Ça va être difficile, avançai-je en me raclant la gorge, disons qu’Andrew
est introuvable pour le moment.
— Comment ça, introuvable ? répéta-t-il, les dents serrées.
Sam, Al et moi échangeâmes des regards en coin. Nous décidâmes dans un
accord silencieux de tout lui raconter, en commençant par le début de toute cette
histoire, lorsque Al avait appris pour les disparitions. Nous lui parlâmes de mon
agression à la station-service, de mon accouchement précipité et de tout ce qui
avait suivi. Nous terminâmes par ce qui nous avait amenés ici, et la manière dont
nous avions mis la main sur lui. Quand nous en eûmes fini, Nash soupira.
— Eh ben, cette histoire craint plus que ce que j’imaginais, souffla-t-il.
Freddy est vraiment un enfoiré.
— Il protège son fils, rétorquai-je en faisant les cent pas dans le salon. Le
problème, c’est que si l’on en croit le schéma que Flores a effectué dans son
journal, Andrew serait un proche de celui qui mène la danse. Le seul dont il nous
manque l’identité.
— Alors il faut qu’on le retrouve.
— Plus facile à dire qu’à faire, marmonna Al. Freddy est doué pour
disparaître. Pour le moment, ce qu’on a de mieux à faire, c’est de mettre à sac le
bar. La vidéo que nous avons vue en direct était une Red Room, et je ne crois pas
que ce soit une coïncidence que ce bar pour traqueurs se nomme justement
comme ça. On devrait aller y faire un tour. On y trouvera sans doute certains des
gars cités par Freddy dans son carnet.
Je hochai la tête. Cependant, nous ne pouvions pas attaquer un bar rempli de
traqueurs cinglés sans aide, à seulement quatre. Il allait nous falloir des renforts.
— OK, commençai-je, on devrait y aller. Mais avant, il faut que je passe un
coup de fil.
Searcy était à quatre heures de route de Rogers. Il était aux alentours de
14 heures lorsque nous prîmes la route en compagnie des alliés qui nous avaient
rejoints. Le temps que nous allions là-bas et que nous repartions, je n’allais sans
doute pas être à Springdale pour le dîner. Heureusement, j’avais tiré assez de lait
pour permettre à Nick de nourrir notre fille jusqu’à mon retour. Je devais
néanmoins prévenir mon mari de mon départ, et ça, c’était une tout autre
histoire. Je composai son numéro avec la boule au ventre. Il répondit à la
seconde.
— Tout va bien ? me demanda mon compagnon de sa voix à l’accent si sexy.
Je m’humectai les lèvres.
— Oui, tout va bien, le rassurai-je sans pour autant que ce soit tout à fait la
vérité. J’ai juste un imprévu.
Son grognement me fit sourire.
— Un imprévu ? Tu n’es pas blessée au moins ?
— Non, non, je vais très bien, mais Al, Sam et moi avons trouvé une piste qui
mène jusqu’à Searcy. On a décidé d’aller y faire un tour. Je ne serai donc pas
rentrée pour le dîner.
Un silence se fit à l’autre bout du fil. Je m’enfonçai dans mon siège en cuir et
regardai par la fenêtre de la Jeep.
— Pourquoi ne pas m’avoir prévenu avant de te mettre en route ? tonna-t-il,
visiblement irrité.
J’arquai un sourcil.
— Comment sais-tu que je suis en route ?
— J’entends le bruit du moteur à travers le téléphone, tu aurais dû m’appeler
plus tôt.
Je soupirai.
— Je sais, mais c’était trop dur. Si je t’avais appelé, tu m’aurais donné envie
de rentrer tout de suite à la maison. Or, si nous voulons boucler cette enquête au
plus vite, je ne dois pas hésiter. Comment va Winter ?
Le chef de meute poussa un juron.
— Elle va bien. Elle ne pleure pas beaucoup et dort la plupart du temps, sauf
quand elle a faim. Elle ne me quitte pas une seule seconde, j’ai installé le lit
parapluie dans mon bureau.
Je souris à cette idée, et me calai correctement dans mon fauteuil. Nick était
un bon père, je ne pouvais pas être plus fière de lui.
— D’accord. Vous me manquez tous les deux.
— Toi aussi tu me manques, Poppy. Ne prends pas de risque inconsidéré et ne
quitte pas Sam d’une semelle. Je ne sais pas ce que vous allez faire à Searcy, et
je ne te poserai aucune question pour l’instant. Je te fais entièrement confiance,
mais à ton retour, j’attends des explications.
Je pouffai.
— Je te ferai un rapport complet, gloussai-je.
Le loup-garou gronda sur l’autre ligne, de satisfaction cette fois.
— Parfait, convint-il. Fais attention.
— Toujours.
Là-dessus, je raccrochai et laissai tomber mon portable sur mes cuisses. Un
silence pesant s’était abattu dans la Jeep. Ce fut Nash qui le rompit le premier.
— Eh ben, je n’aurais jamais cru que tu te transformerais un jour en
guimauve, Evans. C’est affligeant.
Je levai les yeux au ciel et lui jetai un coup d’œil dans le rétroviseur pour le
fusiller du regard.
— Ne sois pas si cynique, Fisher. J’ai hâte de voir comment tu seras lorsque
tu auras rencontré ta moitié et que tu auras un bébé. On en reparlera à ce
moment-là.
Le visage du chasseur, nettoyé du sang et de la crasse par la douche qu’il avait
prise chez Flores, se durcit considérablement. Il soutint mon regard sans
broncher.
— Pendant un moment, j’étais persuadé d’avoir rencontré ma moitié,
m’asséna-t-il. C’était une sensation très agréable.
— Mais Poppy n’était pas ta moitié, renchérit Sam en croisant ses bras contre
sa poitrine. Elle est revenue à sa véritable âme-sœur. Tu aurais dû t’en remettre
depuis le temps.
Al marmonna dans sa barbe et serra ses mains autour du volant. Cette
conversation l’ennuyait fortement.
— Si vous avez l’intention de vous crêper le chignon pour savoir qui mérite
de partager sa vie avec ma petite-fille, je vous invite à sortir de ma caisse en
marche, bougonna-t-il. Je n’ai pas l’intention de subir ça pendant quatre heures.
Au moins, le message avait le mérite d’être clair.
— Je n’ai pas l’intention de débattre à ce sujet, intervint le blond en haussant
les épaules. Poppy est heureuse et c’est tout ce qui m’importe. D’autant qu’il
paraît qu’un ange est né de cette union, dit-il en se tournant vers moi.
En guise de renfort, et sachant que les loups ne feraient pas de quartier si je
les prévenais, j’avais téléphoné aux seuls amis que j’avais en dehors des
membres de la meute. Dave, Don, Elias, Arlene, Dovie et Ryan avaient accepté
de nous rejoindre à Rogers pour faire la route jusqu’à Searcy, et nous prêter main
forte si les choses tournaient mal au RedRoom. La première chose que ma
patronne avait faite en arrivant chez Freddy et en découvrant Nash avait été de
lui parler de Winter. Elle lui avait montré des photos, avait venté sa beauté, son
calme et sa peau douce. Le chasseur avait regardé tous les clichés avec beaucoup
d’admiration.
— Winter est magnifique, convint Al en relevant le menton. Un petit amour à
qui je me ferai un plaisir d’apprendre l’art de la chasse et du maniement du
fusil !
— Ça, ça attendra un peu, je crois, lançai-je.
Pour le moment, je voulais que notre fille grandisse à l’écart de la violence et
de la mort. Elle était trop précieuse pour être jetée en pâture à la rudesse de ce
monde trop vite.
— Elle est très belle. Mais, je n’arrive pas à comprendre pourquoi tu es là,
Poppy ? Qu’est-ce que tu fais dans cette voiture alors que ta fille et ton mari
attendent ton retour dans ta jolie maison ?
Ses paroles me piquèrent au vif comme un reproche. Je pinçai les lèvres et
fronçai les sourcils.
— Des gamins ont été enlevés, Nash. Des gosses et des ados qui sont sans
doute terrifiés à l’heure qu’il est. Leurs familles attendent leur retour. Des mères,
comme moi, sont abattues à l’heure qu’il est et pleurent sans doute leur
progéniture. Si Winter avait été enlevée et qu’elle était détenue entre les mains
de monstres capables de tout, j’aimerais qu’une personne compétente se charge
de m’aider à la retrouver. Je ne peux pas rester les bras croisés alors que j’ai la
possibilité de les aider. Quand bien même ma fille et mon mari me manquent au
point d’en avoir les entrailles toutes retournées, je ferai tout mon possible pour
aider ceux qui en ont besoin.
Là-dessus, je retournai à la contemplation de la route alors que dans mon dos,
Sam grognait en signe d’approbation. J’avais la gorge nouée et des larmes me
brûlaient les yeux. Être loin des êtres que j’aimais le plus au monde était si dur
que j’en ressentais des douleurs physiques. Je me sentais vide et je voulais plus
que tout rentrer chez moi. Mais je ne pouvais pas m’y résoudre avant d’avoir été
jusqu’au bout. Et heureusement, nous avions une piste solide à suivre. Une piste
que j’allais me dépêcher d’exploiter avant de rentrer chez moi et de me blottir
dans les bras de mon mari et de câliner ma fille.
18

Le RedRoom était un bar miteux qui se trouvait au fond d’une petite ruelle
étroite de la ville de Searcy, en Arkansas. C’était un lieu peu fréquentable, et
uniquement côtoyé par les chasseurs de la région. Il faisait nuit, la ruelle n’était
pas éclairée, ce qui rendait l’atmosphère encore plus lugubre qu’elle ne l’était
habituellement. Je fronçai les sourcils et tirai mon arme de la ceinture de mon
jean.
— Qu’est-ce qu’on fait au juste ? s’enquit Ryan.
Regroupés dans la ruelle qui faisait face à celle dans laquelle se trouvait le
RedRoom, les chasseurs, Sam, Dovie et moi, nous préparions à l’assaut qui allait
avoir lieu. Nous chargions nos armes respectives tandis que le Gamma et la
panthère retiraient leurs vêtements pour muter. Seul Ryan était nerveux, il
n’avait jamais participé à un règlement de comptes entre traqueurs, ce qui le
rendait plutôt anxieux. Ce qui pouvait parfaitement se comprendre sachant que
cette histoire allait sans doute se terminer en bain de sang. Car une chose était
sûre : nous les chasseurs, nous ne faisions pas les choses à moitié.
— On fonce dans le tas, répondit Don en chargeant soigneusement son canon
à pompe.
— Vise juste, gamin, renchérit Dave en lui claquant une tape sur l’épaule.
J’acquiesçai.
— Et surtout, ne perds pas ton sang froid, lui dis-je en souriant. Nous allons
profiter du fait qu’ils ne s’attendent pas à notre offensive pour attaquer avec
efficacité. L’effet de surprise jouera en notre faveur.
— Attendez, vous voulez dire qu’on va juste entrer dans ce bar et canarder
tout le monde ? s’exclama-t-il à mi-voix. C’est pas un peu risqué ? On ne sait
même pas combien ils sont là-dedans !
Nash soupira, ennuyé, et jeta un coup d’œil accusateur à mon grand-père.
— Depuis quand est-ce qu’on amène les novices en mission ? grommela-t-il
en réajustant le jean trop grand qu’il avait piqué dans la commode de Freddy.
Ryan lui rendit son regard mauvais, puis se redressa de toute sa hauteur, vexé
par les paroles du blond aux airs de James Dean.
— Je suis plus un novice, cracha-t-il en fronçant les sourcils. Ça fait des mois
que je m’entraîne avec Al et Poppy.
— Alors si c’est le cas, arrête de faire dans ton pantalon et prends ce flingue,
soupira l’autre en lui mettant dans les mains un Beretta 92.
— Ce qu’il faut que tu saches au sujet des chasseurs, Wallace, intervint Al en
se tournant vers son apprenti, c’est que lorsqu’ils doivent régler leur compte, ils
le font sans se poser de question. Les enfoirés qui sont dans ce bar ont mis en
danger notre intégrité, nos vies, ils ont fait du mal à des êtres innocents et ils
continueront à en faire tant que nous ne les arrêterons pas. C’est clair pour tout le
monde ?
Nous opinâmes tous du chef, hormis Sam et Dovie, qui avaient été remplacés
par une panthère noire et un loup au pelage chocolat. Maintenant que tout avait
été dit, que nous étions prêts à l’attaque et parés à toute éventualité, nous ne
perdîmes pas plus de temps et traversâmes la route pour nous diriger d’un pas
décidé vers le bar.
Lorsque nous poussâmes les portes du RedRoom, nous fûmes accueillis par
une forte odeur de whisky, de bière, et de tabac. Une musique country tournait en
arrière-fond dans la salle aux murs et au sol en bois. Une quinzaine de clients
étaient rassemblés près du bar et autour de tables en bois. Aucun ne prêta
attention à nous, tous trop perdus dans leurs discussions ou dans leurs pensées.
Mais les choses changèrent lorsque je pointai mon arme vers la chaîne hi-fi qui
diffusait la chanson dans un coin de la salle et que je tirai dedans pour la faire
taire. La détonation fit sursauter les clients qui, alertés, levèrent la tête pour nous
dévisager. Nous relevâmes tous nos armes pour les pointer sur nos prochains
adversaires avant de les laisser réagir.
— Salut bande d’enfoirés ! lâchai-je avec hargne. Il paraît que certains d’entre
vous aiment torturer des gamins. Voyons voir ce que vous valez face à des
adultes en pleine possession de leurs moyens !
Il n’en fallut pas plus pour que tout parte en vrille. Les chasseurs de Searcy se
levèrent de leurs chaises et renversèrent leurs tables pour se protéger des balles
qui se mirent à fuser dans tous les sens. Certains sortirent leurs Glock pour nous
attaquer en retour, d’autres cherchèrent à s’échapper par la porte arrière pour se
soustraire à notre assaut. Je me concentrai sur eux, accroupis au sol, et visai leurs
jambes pour les empêcher de courir. Je tirai dans le mille à chaque fois, faisant
tomber sur le plancher trois abrutis qui cherchaient à fuir.
En plus d’être des monstres, ces types étaient des lâches. Chouette, on allait
se marrer !
Alors que je cherchais à me redresser, je reçus un grand coup brutal sur les
mains qui me fit lâcher mon arme. Surprise, je relevai la tête et découvris un
grand gaillard en blouson de cuir qui brandissait un plateau en bois au-dessus de
lui. Il l’abattit durement sur ma tête, me faisant chuter au sol en grognant. Je
sentis un liquide chaud couler sur mon front. Du sang. Génial…
— T’aurais pas dû venir ici salope ! hurla-t-il en voulant me frapper de
nouveau.
Roulant sur le côté, j’évitai le coup qu’il voulut me porter et lui écrasai
violemment mon pied en plein visage quand il se pencha légèrement en avant.
Le talon de ma chaussure percuta sur son nez qui se brisa sur le coup. Il lâcha
son plateau et recula de plusieurs pas en grondant. Du sang giclait de la fracture
qui avait fait dévier son nez de plusieurs centimètres, je saisis la plaque de bois
avec laquelle il m’avait frappée et me relevai pour lui rendre la pareille. Le
plateau s’abattit sur sa joue et fit tourner l’individu sur lui-même avant qu’il ne
s’effondre sur le flanc. Je me penchai au-dessus de lui et le frappai jusqu’à ce
qu’il perde connaissance. Après quoi je portai une main à mon front, et tâtai
prudemment la plaie qui déchirait ma peau. Cet abruti n’y était pas allé de main
morte ! Au moins, désormais, il n’aurait plus la force de s’attaquer à qui ce soit.
Et ça pour une heure ou deux peut-être.
Entendant un rugissement sauvage dans mon dos, je me retournai et constatai
que la bataille faisait rage dans le bar. Dovie et Sam sautaient de chasseur en
chasseur pour sauver la mise à nos alliés quand ils étaient en mauvaise posture.
Ils mordaient, griffaient et éventraient leurs proies lorsque celles-ci cherchaient à
leur tirer dessus, semant le sang et les boyaux sur leur passage. Arlene, qui avait
abandonné les jupes serrées et les couleurs pour aujourd’hui, se servait de son
Remington comme une pro, tirant sur tout ce qui bougeait. Ryan se battait au
corps à corps avec un baraqué aux cheveux rasés. Les coups pleuvaient de tous
les côtés ; des cris, des râles et des gémissements s’élevaient dans la salle à
mesure que le combat gagnait en intensité. L’adrénaline excitait les traqueurs qui
se montraient plus brutaux, plus sauvages.
Lorsque Dovie se vit attaquée par deux individus en même temps, je ramassai
mon arme en quatrième vitesse et pointai le canon vers celui qui cherchait à la
prendre par surprise. Je pressai alors la détente. La déflagration fut tonitruante,
j’atteignis ma cible en pleine poitrine. Une tache rougeâtre se forma sur son tee-
shirt et se propagea rapidement, l’homme tomba à genoux et s’écroula face
contre terre. Cela permit à la métamorphe de prendre le dessus sur son autre
assaillant, qu’elle égorgea sans effort d’un coup de crocs. J’inspirai
profondément avant de me lancer de nouveau dans la bagarre, avec la ferme
intention d’aider mes camarades. Même si m’en prendre à des chasseurs me
retournait l’estomac.
Finalement, nous eûmes rapidement le dessus sur nos ennemis. L’effet de
surprise nous permit de remporter la bataille sans gros efforts. Les chasseurs
avaient tous bus, ils n’étaient pas préparés à l’action et leurs corps n’étaient pas
complètement réveillés. De ce fait, nous fûmes plus vifs, plus précis, et sortîmes
victorieux de cette bagarre avec, certes, des blessés, mais aucun mort à notre
actif. Alors que sur les quinze combattants du clan adverse, seuls trois en
ressortirent vivants. La bagarre du RedRoom resterait dans ma mémoire comme
un bain de sang effroyable où nous, traqueurs, avions été obligés de nous
entretuer pour le bien de la communauté.
Je savais ce qu’avaient fait ces hommes, ce dont ils s’étaient rendus
coupables, mais ce n’était pas plus facile pour autant. C’était même pire.
Nous attachâmes nos otages à des chaises à l’aide des liens qu’avait emportés
Dave dans son pick-up. Nous nous plaçâmes devant eux pour les interroger.
Seuls Nash, Don, Elias et Ryan ne participèrent pas aux hostilités, préférant aller
fouiller les lieux afin de s’assurer que les enfants n’étaient pas retenus
prisonniers quelque part dans cet endroit sordide.
— Où sont les gamins ? éructa Al en massant sa mâchoire endolorie.
L’un des trois hommes attachés devant nous cracha par terre et releva le
menton. Il avait l’arcade sourcilière explosée, la lèvre gonflée et des bleus sur les
joues. Son visage ressemblait à une tomate boursouflée.
— Va te faire foutre, vieux sac à merde ! répondit-il.
Furieuse, je fis un pas en avant pour lui faire ravaler ses mots mais Arlene me
devança. Elle se dirigea vers lui et lui envoya son poing en plein sur le nez. Son
coup fut si violent qu’il en bascula sur sa chaise et tomba à la renverse. Nous
restâmes tous interdits.
— Répète ça encore une fois sale petit con et je te jure que le prochain sera
pour tes burnes, tu piges ?
Ma patronne attrapa le type par le col et le releva sans effort aucun, replaçant
les pieds de sa chaise sur le sol. Le gars avait l’air sonné, abasourdi, il secoua la
tête une fois remis en place et regarda autour de lui. L’un de ses camarades était
encore dans les vapes. Il ne fallait jamais sous-estimer la puissance d’un plateau
en bois. Quant à l’autre, il n’avait plus l’air de savoir comment il s’appelait tant
Ryan s’était acharné sur lui. Et malheureusement pour nous, le seul capable de
répondre à nos questions semblait récalcitrant à cette idée. Ce n’était pas gagné.
— Où sont les gamins ? répéta Al en faisant un pas menaçant dans sa
direction. Nous savons que les traqueurs du coin sont impliqués dans ces
histoires d’enlèvements et de meurtres. Nous avons des noms, et un traqueur très
doué pour retrouver ses proies est déjà sur leurs traces. Ce soir, nous en avons
éliminé certains, mais nous nous doutons que vous n’étiez pas tous ici. D’autres
doivent forcément garder un œil sur les gosses que vous avez enlevés. Où sont-
ils ? Qui est votre chef ?
— Pourquoi est-ce que vous vous inquiétez pour ces monstres ? répliqua alors
notre opposant. Tous les surnaturels sont des plaies, des cailloux dans nos
chaussures, vous le savez aussi bien que moi ! En éliminer certains ne nous fera
pas de mal.
Je serrai les poings, et dus retenir Sam pour qu’il ne lui fonce pas dessus.
— Ces monstres comme tu dis, pestai-je avec colère, sont des êtres vivants !
Vous vous en prenez à des enfants incapables de se défendre, parce que ce serait
trop difficile pour vous d’affronter les adultes ! Est-ce que vous arrivez à vous
regarder dans un miroir ? À dormir en paix ?
L’homme tourna la tête vers moi et esquissa un sourire ensanglanté.
— Tiens donc, mais qui vois-je ? La pute de Nick Teller, la salope aux loups-
garous. Tu m’étonnes que tu prennes leur défense, tu baises sans doute tous les
chiens de la Meute du Soleil. D’ailleurs, il me semble qu’aux dernières
nouvelles, tu étais en cloque, mais à en croire ton ventre plat, tu as largué ton
rejeton. Dis-moi, ton bébé, c’était un chiot quand il est né ou un humain ?
Cette fois, ce fut au tour de Sam de me retenir de lui sauter dessus. On pouvait
médire à mon sujet autant qu’on voulait, mais il m’était insupportable d’entendre
des âneries pareilles au sujet de mes amis, de mon mari et de ma fille.
— Vous savez très bien que les enfants lycans naissent humains, fulminai-je,
que les métamorphes ne transmettent pas de maladies, qu’ils ne sont pas des
animaux ! Mais bien sûr, vous jouez là-dessus, sur ces mensonges, pour attiser la
haine des extrémistes humains que vous avez embrigadés dans vos histoires !
Vous cherchez à faire exploser en éclats la société telle qu’elle est maintenant,
tout ça parce que votre haine de la différence vous rend aigris !
— Ma femme et mes trois gosses ont été assassinés par un métamorphe
renard que j’avais traqué, lança-t-il en serrant les lèvres. Il qui m’avait suivi
jusqu’à chez moi pour se venger de l’avoir empêché de faire ses petits trafics de
drogue dure pour change-peau. Tu appelles ça de la haine pour la différence ?
Non petite conne, je veux faire la peau à tous ces enfoirés parce que ce sont des
animaux sans morale, qui tuent pour le plaisir. C’est dans leurs gènes. Si on
laisse ces fils de putes faire partie de notre monde, ils se débrouilleront pour se
l’approprier. Ils doivent comprendre qu’ils ne seront jamais les bienvenus chez
nous et qu’ils s’exposent à de graves représailles si jamais ils cherchent à s’y
introduire de force.
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Vous êtes répugnants, complètement fêlés ! Vous tuez des gamins tout ça
parce que vous avez des rancunes envers les surnaturels. Mais ces gosses, ils ne
sont pas responsables des agissements d’une minorité de leurs semblables. Il
existe des tarés partout, la preuve en est !
— Où sont les gamins ? insista Dave en faisant craquer ses phalanges.
— Je ne vous le dirai pas.
— Oh que si tu vas le dire, lâchai-je en baissant les yeux vers la panthère
noire assise à mes côtés, parce que si tu ne dis rien, je vais demander à mon amie
de te déchiqueter les burnes. Tu imagines la puissance de sa mâchoire se
refermant sur tes bijoux de famille ?
Le chasseur déglutit difficilement et jeta un coup d’œil inquiet à la
métamorphe.
— Vous n’oseriez pas.
— Tu te trompes, sale enfoiré, je ne reculerai devant rien pour venger des
enfants. Alors tu as intérêt à cracher le morceau si tu ne veux pas que tes couilles
remontent jusque dans ta gorge.
À ce moment-là, Ryan, Nash et Don revinrent de leur ronde. Ils effectuèrent
des signes négatifs pour nous signifier qu’ils n’avaient rien trouvé. Comme le
traqueur gardait le silence, je caressai la tête de Dovie, qui comprit le message.
Elle se dressa sur ses pattes en poussant des grondements vibrants et gutturaux.
Notre prisonnier commença à transpirer de peur à mesure que la bête
s’approchait de lui.
— Ne la laissez pas approcher ! s’écria-t-il.
— Alors dis-nous où sont les enfants ! cria Arlene. Ils sont forcément quelque
part en attendant d’être torturés et tués ! Où sont-ils ?
— Je ne vous le dirai pas, bande de cinglés ! hurla le détenu en commençant à
gigoter sur sa chaise pour tenter de se libérer. Je vais tous vous buter !
— Ça, je ne crois pas, ricanai-je alors que la métamorphe se plaçait entre ses
jambes et découvrait ses canines pointues.
Dans un feulement sourd, Dovie mit en garde une dernière fois le chasseur,
qui essaya de reculer. Il était solidement attaché, Dave était doué pour les nœuds.
— Non ? Toujours rien ? minaudai-je en haussant une épaule. Dommage.
Inclinant la tête en arrière, prête à mordre, Dovie s’apprêtait à planter ses
crocs dans l’entrejambe du traqueur lorsqu’il l’arrêta en criant.
— Non ! Attendez ! Je vais tout vous dire ! Les gamins sont retenus dans un
entrepôt, ils sont retenus là-bas en attendant d’être transportés dans un autre
endroit où ils sont torturés en direct sur internet. C’était une idée d’Andrew
Flores, mais cet abruti a disparu et on ne sait pas où il est passé.
— Où les gamins sont-ils amenés après l’entrepôt ?
— J’en sais rien ! dit-il, paniqué. Au-dessus de nous, il y a un chasseur. C’est
lui qui gère notre groupe d’extrémistes, on ne sait pas qui c’est, juste qu’il se fait
appeler « le Patron ». Le seul à être en contact avec lui, c’est Andrew. Nous, on
doit enlever les gamins et les amener à l’entrepôt, Flores se charge ensuite de les
amener au Patron. C’est lui qui les torture et qui les tue. Ensuite, Andrew et ses
deux cousins nous ramènent les cadavres, et c’est à nous de les déposer chez eux
pour que leurs parents les découvrent. On n’est jamais en contact avec le Patron,
mais c’est lui qui prend toutes les décisions, et Andrew est son chien de garde.
Je serrai les poings, folle de rage, et inspirai profondément pour me calmer.
— Très bien, donne-nous l’adresse de l’entrepôt. Combien de chasseurs
gardent le bâtiment ?
— Cinq, répondit-il immédiatement. Ils font des rondes. Les gosses sont
drogués alors ils ne bougent pas et ne font pas de bruit.
Rester insensible face à des paroles pareilles était impossible. La rage monta
en moi si rapidement que je la sentis m’envahir. Cependant, je me retins
d’intervenir, ce n’était pas à moi de les tuer, cet honneur revenait aux change-
peau. Aussi, j’échangeai un regard avec Sam, et dès lors que le chasseur nous
communiqua l’adresse de l’entrepôt, lui donnai mon feu vert. Lui et Dovie
n’attendirent pas davantage. Le Gamma muta en une série de craquements d’os,
puis ils se jetèrent sur eux et en firent des lambeaux de chair sanguinolente.
Je ne détournai pas les yeux un seul instant durant toute la durée de
l’exécution, et me délectai des hurlements de mes ennemis. Jamais je n’avais
éprouvé une aussi grande satisfaction en voyant la mort de si près.
Ils étaient des chasseurs, mais ils étaient aussi des monstres, et mon travail,
c’était d’éliminer les monstres, de les supprimer de la surface de la Terre. Jamais
je n’avais été aussi contente de faire mon job.
19

Nick décrocha son téléphone à la seconde sonnerie. Sa voix rauque et grave


me chatouilla les sens, et passa sur ma peau comme du miel. Elle me fit presque
oublier instantanément la journée de merde que j’avais passée. Elle qui avait
pourtant si bien commencé…
— Poppy ? Comment te vas-tu ? Je sens ta fatigue et ta colère à travers notre
lien, ça agite mon loup.
— Je suis désolée, dis-je sincèrement. Je vais bien, enfin, niveau physique en
tout cas.
Le loup gronda.
— Comment ça ? Quelqu’un t’aurait-il dit quelque chose de déplacé qui
t’aurait mise en colère ?
Je souris. Son inquiétude était touchante.
— Plus ou moins. En fait, on a retrouvé les gamins, Nick. Enfin, une partie.
Un hoquet de surprise échappa au lycan.
— Quoi ? s’écria-t-il. Mais… comment est-ce que…
— C’est une longue histoire, le coupai-je, je te raconterai tout quand je serai
rentrée, et je crois que la moitié de ce qui s’est passé aujourd’hui va te foutre en
rogne, mais on a retrouvé une partie des enfants qui avaient été enlevés. Ils
étaient retenus prisonniers dans un entrepôt à Searcy, leurs agresseurs les avaient
drogués, ils étaient dans un sale état quand on les a retrouvés.
Et c’était peu dire.
Il nous avait été facile de découvrir le bâtiment dans lequel étaient retenus les
métamorphes. L’adresse qui nous avait été donnée s’était avérée exacte, nous
avions donc éliminé les guetteurs qui faisaient des rondes autour de l’entrepôt et
avions fouillé les lieux. Retrouver les gamins avait été une épreuve difficile,
surtout en raison de l’état déplorable dans lequel ils se trouvaient. Comme Nash,
ils avaient été battus, affamés, et tailladés pour certains. Ils n’avaient pas pris de
douche depuis plusieurs jours, les plus petits avaient fait leurs besoins sur eux et
la plupart étaient plongés dans un état semi-catatonique dû à toutes les merdes
qui avaient été injectées dans leur sang. Je les avais soignés les uns après les
autres pendant qu’Al et les autres contactaient Mark pour les prévenir de la
situation. Comme il se trouvait dans les environs pour une réunion d’affaires, il
n’avait pas mis longtemps à arriver avec les membres de sa meute pour prendre
en charge les enfants. Ils allaient être examinés par des guérisseurs et seraient
ramenés chez eux dès demain.
J’étais morte de fatigue, mes cils étaient lourds et je ne sentais plus mes
jambes, raison pour laquelle Sam m’avait aidée à m’allonger sur la banquette
arrière de la Jeep de mon grand-père une fois mon travail terminé. Al allait
bientôt me ramener à la maison.
— Putain, Poppy, qu’est-ce qui s’est passé aujourd’hui ? éructa mon mari
entre ses dents que je devinais serrées. Où sont les enfants ?
— Mark s’en occupe, répondis-je. Il va faire amener les enfants dans un hôtel,
pour l’instant, et va les faire examiner par son guérisseur. Je les ai déjà soignés,
mais Mark préfère ne prendre aucun risque. Cependant, il en manque trois. Sur
les vingt-sept gosses enlevés au cours des trois dernières semaines, onze ont été
retrouvés morts. Nous devions donc retrouver seize gamins dans l’entrepôt. Mais
il n’y en avait que treize. J’en déduis que trois ont donc été amenés autre part
pour être torturés et assassinés. Il faut qu’on les retrouve au plus vite. Le
problème, c’est que le seul capable de nous dire où ils sont est porté disparu.
Je marquai une pause et fermai les yeux un instant. Si nous ne retrouvions pas
Freddy Flores et que nous ne pouvions pas interroger Andrew, le bras droit du
fameux Patron, nous n’étions pas sortis de l’auberge. Il fallait qu’on mette la
main sur lui, c’était la seule solution pour mettre un terme un définitif à toute
cette histoire sordide.
— Poppy, il va vraiment me falloir des explications quand tu seras rentrée,
parce que là je suis paumé. Comment as-tu pu retrouver si rapidement les
enfants, alors que ça fait trois semaines que nous nous acharnons à chercher un
coupable !
J’ai eu beaucoup de chance.
— Ça a été un concours de circonstances, affirmai-je, rien de plus. Je n’ai rien
fait, tout a été accompli en équipe, mais je ne manquerai pas de te conter la
longue et horrible journée que je viens de passer lorsque je serai enfin dans tes
bras.
Nick gronda.
— Quand est-ce que tu rentres ? me questionna-t-il.
— Nous sommes sur le départ.
— Bien, alors on se voit dans quatre heures. Je vais appeler Mark pour qu’il
me donne quelques explications avant ton arrivée. Je t’aime, Poppy. Rentre vite.
— Je t’aime aussi, Nick.
L’Alpha raccrocha, je laissai tomber le téléphone sur le sol de la voiture et me
recroquevillai sur moi-même.
— Je dois te remercier, Poppy, lança alors la voix de Nash depuis l’extérieur
de la voiture.
Rouvrant les yeux difficilement, je me redressai sur mes coudes et m’assis
tant bien que mal sur le siège de la banquette arrière. Le blond aux allures de
mannequin des années 1950 se glissa à mes côtés et referma la portière derrière
lui pour que nous soyons isolés. Je me tournai vers lui et plongeai mes yeux dans
les siens. Nous restâmes quelques instants ainsi, à nous regarder en silence.
— Merci de m’avoir sauvé la vie aujourd’hui, dit-il. Sans toi, sans Al et sans
le loup, je serais encore attaché dans ce mobile home pourri. Dieu seul sait
combien de temps j’y serais resté.
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Ne me remercie pas. Les chasseurs sont une famille, et s’entraider, ça fait
partie du deal. Je suis contente de t’avoir revu et de te savoir loin de ce camping-
car miteux.
Il acquiesça.
— Je suis vraiment content pour toi Poppy, finit-il par déclarer. Peu de
chasseurs peuvent se vanter d’avoir réussi à accéder au bonheur. Toi, tu nages en
plein dedans. Je t’envie.
J’esquissai un sourire triste et lui posai la main sur l’épaule.
— Le bonheur déboule dans nos vies quand on s’y attend le moins. Il emporte
tout sur son passage et rend les problèmes quotidiens plus faciles à accepter, à
appréhender. Nous, les traqueurs, on est les pros de l’éloignement social. On
cherche à se protéger de tout ce qui pourrait nous faire du mal, de la perte, de la
douleur. On anesthésie nos sentiments de peur de les voir se retourner contre
nous, de les sentir nous submerger. Mais accepter la possibilité d’être heureux et
ne pas se fermer aux possibilités que la vie a à nous offrir, c’est la première étape
pour accéder à une vie meilleure. Tu y arriveras, Nash, tu es quelqu’un de bien et
tu mérites le bonheur comme chacun d’entre nous.
Le blond garda le silence, l’air pensif, et inspira profondément.
— Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ? le questionnai-je. Pour le
moment, il n’y a plus grand-chose à faire. Tu es libre de rentrer chez toi, je suis
sûre que tu en as très envie.
— C’est pas faux. Je meurs d’envie de rentrer chez moi, mais quelque chose
me dit qu’il faut que je reste dans le coin encore un peu. Alors je vais renter à
Rogers, avec Al. Il a accepté de m’héberger quelque temps à la ferme. Au moins
en attendant que les choses se calment avec les chasseurs et qu’on réussisse à
mettre la main sur le Patron et les gosses qui manquent.
Je hochai la tête. Nick n’allait pas être content de le savoir dans les parages,
mais je pensais pouvoir faire ce qu’il fallait pour le rassurer. Nash n’était
désormais qu’un bon ami, l’histoire que nous avions eue en commun n’était plus
qu’un vieux souvenir.
— D’accord. Je crois que ça te fera du bien de retourner au bercail quelque
temps.
— Je le crois aussi. Et puis, j’ai bien envie de voir ta fille. Après tout, si on
n’avait pas pris des chemins différents, toi et moi, on aurait pu être mariés
aujourd’hui et on aurait pu avoir un bébé.
Je souris.
— Évite de dire des trucs comme ça, Nash, surtout si tu veux rester à Rogers.
Nick finirait par te tuer.
L’homme leva les mains en signe de paix.
— OK, OK, j’arrête de faire des allusions douteuses qui pourraient foutre en
rogne ton loup-garou. Et puis, quelque chose me dit que son chien de garde
finirait par m’égorger si je continuais.
Je plissai les paupières.
— Sammy ? Si tu veux vivre, évite de le traiter de chien de garde.
— Je note.
À ce moment-là, les portières de la voiture s’ouvrirent à la volée. Sam et Al
entrèrent dans la Jeep simultanément, il était visiblement temps de partir.
— Les enfants ? m’enquis-je immédiatement.
— Tous embarqués par Mark et ses hommes, affirma le Gamma en attachant
sa ceinture. Il va appeler Nick pour le prévenir et le tenir au courant. Je lui ferai
un rapport détaillé en rentrant… ou demain matin si tu préfères, rajouta-t-il en
voyant mon air renfrogné.
— Demain matin ce sera parfait.
Je voulais rentrer chez moi et profiter de mon mari et mon bébé. Pas le
partager avec qui que ce soit. Pas ce soir.
— Tout ce qu’il nous reste à faire maintenant, c’est retrouver cet enfoiré de
Freddy pour récupérer son rejeton endormi. Ensuite, on avisera.

— Je n’arrive pas à croire que tu aies vécu tout ça aujourd’hui, marmonna
Nick en massant mes épaules tendues. Tu aurais dû me dire pour Andrew Flores
et ses acolytes, me dire qu’ils étaient chez Al et que tu comptais l’interroger à
travers son cauchemar.
Je soupirai et me calai plus confortablement contre le corps nu de mon mari.
Sa chaleur, accumulée à celle qui se dégageait de l’eau chaude du bain dans
lequel nous étions plongés, détendait mes muscles raides. Je soupirai d’aise et
frottai ma joue contre les pectoraux de mon compagnon.
J’étais arrivée à Springdale près d’une heure plus tôt. Al nous avait déposés
en coup de vent, Sam et moi, et était parti avec Nash avant que Nick ne le voie,
me laissant ainsi tout le loisir de le prévenir. J’étais donc rentrée chez moi et
avait enlacé mon mari avant de tout lui raconter pendant que je nourrissais ma
fille, qui m’avait terriblement manqué. L’Écossais n’avait pas arrêté de gronder
en apprenant tout ce que son Gamma et moi avions vécu, tout ce que nous avions
vu et découvert. Il avait failli s’étrangler lorsque je lui avais parlé de l’assaut au
RedRoom. Finalement, une fois Winter endormie dans son lit de bébé, Nick et
moi nous étions glissés dans un bain chaud plein de mousse. Je ne me laissai
aller que lorsque je fus correctement collée contre l’homme que j’aimais.
— Moi je n’arrive toujours pas à croire que des chasseurs aient pu faire ça au
nom de vieilles rancunes. Ça me dépasse.
— N’y pense plus pour le moment, m’intima-t-il en déposant un baiser sur
mon épaule. Tu as sauvé treize enfants aujourd’hui, et tu as arrêté des monstres
qui menaçaient de faire exploser le semblant de paix qui maintient nos sociétés
en place.
— Je n’ai pas fait ça toute seule, c’était un travail d’équipe. Néanmoins,
malgré tout ce qui a été accompli aujourd’hui, je ne suis pas satisfaite. J’ai
l’impression d’avoir foiré un truc. Il nous manque trois enfants. Et il y a cet
homme au sommet du mouvement. Le « Patron ». Je me demande qui c’est.
C’est un chasseur apparemment, mais les traqueurs de Searcy ignoraient son
nom. Seuls Andrew et ses cousins, que je suppose être les deux hommes qui
l’accompagnaient le soir de l’agression à la station-service, savent qui il est. Il
faut que je trouve les moyens de les interroger.
— Sans leurs corps, tu ne peux pas faire grand-chose, plaida le highlander.
Ça, je sais.
— Arrête de trop réfléchir, Poppy. On les trouvera, ce n’est qu’une question
de temps. Vous avez fait du bon travail et tu as le droit de te reposer maintenant.
Tu es épuisée.
Je hochai la tête.
— Oui, je le suis. Je crois que je vais m’endormir si tu continues à me masser.
J’entendis presque le sourire qu’esquissa le loup.
— Alors je devrais continuer.
— Hum hum.
Ce soir-là, ce fut Nick qui me mit au lit. Il me sécha avec précaution, tira les
couvertures et me coucha sous elles avant de se blottir contre moi et de
m’enlacer. Je m’endormis en souriant, en regardant mon bébé dormir dans son lit
et en sentant les caresses de mon mari sur mes bras. Le sommeil m’emporta
rapidement. Je m’y laissai couler sans rechigner.
Ce fut un murmure qui me réveilla. Une voix, celle de Sombre, souffla dans
mon esprit la solution à tous mes problèmes.
— Les esprits que tu emprisonnes dans tes cauchemars sont tous reliés à toi,
ma douce. Que les corps de tes détenus soient près de toi ou non, tu peux entrer
dans leurs têtes en te focalisant sur l’individu a qui tu souhaites rendre visite.
J’aurais dû t’apprendre ça lors de nos entraînements. Mais mieux vaut tard que
jamais.
M’éveillant en sursaut, le souffle court, je découvris avec horreur que je
n’étais plus dans ma chambre, mais dans une forêt sombre et inquiétante. J’étais
en pyjama, assise dans la terre, au milieu de nulle part.
Paniquée, je me dressai aussitôt sur mes jambes et observai les alentours. Je
n’avais aucune idée d’où je me trouvais ni de comment j’étais arrivée ici. Mon
cœur battait si vite dans ma poitrine que je l’entendais cogner contre les parois
de ma cage thoracique.
— C’est quoi ce bordel ? soufflai-je en tournant sur moi-même.
M’immobilisant avec stupeur, je découvris que la terre derrière moi avait été
retournée récemment, un système de cloche y était relié par un fil qui s’enfonçait
dans le sol. Ces pratiques étaient courantes à une époque. De peur d’enterrer
quelqu’un vivant, on reliait une petite cloche du cercueil à la pierre tombale afin
que, si jamais le défunt venait à s’avérer vivant, il puisse informer les gardiens
du cimetière de son état. Ce système avait été abandonné depuis longtemps
désormais, mais le principe était repris dans de nombreux films d’horreur, je
pensais notamment aux Bloody Mary. Grrr.
Reculant de quelques pas, je fis un bond de plusieurs centimètres lorsque la
clochette se mit à tinter. Pétrifiée, le cœur serré, je restai plusieurs secondes
immobile, cherchant quelque chose à faire. J’avais l’impression de ne plus savoir
me servir de mes membres. Ce fut à ce moment-là que la voix de Sombre
s’insinua de nouveau dans mon esprit.
— Joli cauchemar, ma douce. Je n’aurais jamais cru qu’un homme comme
Andrew Flores serait terrifié à l’idée d’être enterré vivant.
— Sombre ? m’exclamai-je à voix haute en regardant autour de moi, le
cherchant désespérément des yeux. Où es-tu ?
— Uniquement dans ta tête, Poppy. L’énergie qui t’anime est aussi la mienne,
ça fait que nous sommes liés d’une manière irréversible. J’ai donc la capacité de
te souffler des petites idées de temps à autre en cas de besoin. Nul besoin d’avoir
un portable quand on peut parler par la pensée.
Tu m’en diras tant.
— Où est-ce que je suis ? lui demandai-je en redonnant mon attention à la
parcelle de terre depuis laquelle s’élevait le tintement cristallin de la cloche.
— Tu voulais désespérément interroger Andrew Flores, mais tu pensais que
c’était impossible parce que son corps n’était pas à proximité du tien. Tu avais
tort. Te voilà désormais auprès de l’homme que tu cherchais à retrouver. À toi
d’en faire ce que tu veux.
— Il est là-dedans ? m’étonnai-je en lorgnant d’un œil méfiant la terre
retournée.
— À ton avis ?
— Génial, grommelai-je. Comment je le sors de là moi, maintenant ?
Question stupide ! Ces cauchemars étaient les miens, je pouvais y faire ce que
je voulais.
Redressant les épaules, j’inspirai un grand coup et fermai les yeux pour
visualiser dans mon esprit Andrew Flores sorti de terre. Puis je claquai des
doigts et soulevai les cils. Le fils de Freddy se tenait là, hors de son trou, et
crachait avec difficulté toute la terre qu’il avait avalée. Même à la lumière de la
lune, il n’avait pas l’air en forme. Il avait dû passer les derniers jours à mourir
encore et encore étouffé par la boue. Bien fait.
— Salut connard, lançai-je en m’approchant progressivement de l’individu à
moitié couché au sol. Tu étais sans doute la dernière personne que je m’attendais
à voir ce soir. Je pensais que ça me prendrait plus de temps pour te retrouver,
mais il arrive parfois que les plans changent.
— Qu’est-ce que tu m’as fait, espèce de pauvre conne ? hurla le chasseur en
se tournant vers moi, les yeux exorbités, le visage tout rouge.
— Ce que j’aurais dû faire depuis longtemps, je t’ai envoyé en Enfer. Et ton
cauchemar ne fait que commencer. Tu vas mourir ici, pourrir ici, t’étouffer avec
la terre de cette forêt continuellement jusqu’à ce que ton âme s’épuise et que ton
corps meure. Et crois-moi, Flores, je ne connais pas d’idée plus réjouissante que
celle-là.
— Ferme là ! gronda-t-il en se relevant tant bien que mal. Tu vas me faire
sortir d’ici, et vit…
Claquant de nouveau des doigts, je brisai par la simple force de ma pensée la
jambe droite de mon opposant, qui s’écroula au sol en criant de douleur. Je
souris à cette vision.
— Tu es un démon ! éructa-t-il en me fusillant du regard.
Je laissai échappai un rire rauque.
— Oh non, Andrew, le terme « démon » n’est pas suffisamment représentatif
de ce que je suis réellement. À l’échelle du sadisme, je serais plutôt le Diable en
personne. Alors si tu ne veux pas que je te fasse cramer comme une brochette, tu
as intérêt à me dire tout ce que je veux savoir.
Cette fois, ce fut à son tour de rire.
— Tu rêves, Evans, je ne te dirai rien du tout.
Je penchai la tête sur le côté.
— Ah non ?
Claquant des doigts de nouveau, j’inventai cette fois une torture plus cruelle.
Immédiatement, la peau de mon adversaire se mit à fondre, comme rongée par
l’acide. Andrew se jeta au sol en hurlant. Il se tordit dans tous les sens, se
contorsionna dans des positions étranges pour tenter de calmer la douleur, en
vain. Sans pitié pour ce meurtrier, je fis que sa chair soit grignotée jusqu’à l’os et
me délectai de ses cris suppliants.
— Dis-moi qui est le Patron ! lui ordonnai-je. Celui qui te donne les ordres,
qui décide quels enfants toi et tes hommes devez enlever ! Quel est son nom ?
— Va crever !
— Mauvaise réponse ! fulminai-je à mon tour en lui brisant les os de l’autre
jambe. Dis-moi comment il s’appelle, et je ferais cesser ta souffrance !
— Tu sais comment il s’appelle ! plaida-t-il en s’arc-boutant dans un angle
étrange.
Je fronçai les sourcils.
— Bien sûr que non ! Sinon je ne te poserais pas la question !
— Tu connais mieux que personne le Patron, affirma-t-il entre deux
hurlements. Tu n’as aucune idée de qui ça peut être ? Un homme qui déteste les
métamorphes au point de faire enlever leurs gamins pour les torturer lui-même !
Un type avec suffisamment de couilles pour oser se dresser devant ces animaux !
— Qui est-ce ? répétai-je, à bout de patience. Dis-moi son nom ! l’enjoignis-
je avant de commencer à faire fondre son visage comme de la cire.
Les cris de Flores s’intensifièrent, ils fendirent l’air et m’agressèrent les
tympans au point de me faire faire la grimace tant ils étaient puissants. Je savais
que j’y étais presque, qu’il allait céder. Il ne lui fallait plus qu’une petite goutte
d’eau pour faire déborder son vase.
Inclinant la tête vers l’arrière d’un geste brusque, je fis voler en éclats les os
de ses bras, qui s’inclinèrent dans un angle pas naturel.
— John ! haleta Andrew d’une voix rendue éraillée par ses cris. John Evans !
Ce fut comme si le monde s’écroulait sur ma tête. Je cessai instinctivement
mes assauts sur le corps tordu et abîmé de Flores, et reculai de plusieurs pas, le
souffle coupé. C’était impossible. Il devait se tromper de nom.
— Tu mens…
— Non, pleura Andrew en se roulant par terre. C’est ton père qui a eu l’idée
de profiter de la Révélation pour créer un soulèvement et rassembler des adeptes
à qui coller l’étiquette d’extrémistes. C’est lui qui a pensé à mettre en avant les
humains racistes pour cacher les actions des chasseurs en attendant que notre
mouvement prenne de l’ampleur. Il se disait que si les caméras et les projecteurs
étaient braqués sur les extrémistes, les métamorphes les accuseraient
systématiquement si quelque chose venait à leur arriver.
— Ce qui permettrait à votre groupe de s’en tirer, compris-je en me laissant
tomber à genoux. Bordel de merde…
— John n’a jamais digéré d’avoir été battu par sa fille, dit-il, de te voir
devenir la compagne du chef des chiens. Il avait la haine et voulait faire payer
tous les métamorphes pour ça. Quoi de mieux que de s’en prendre à leur
progéniture ? C’est ce que ces animaux ont de plus précieux avec leurs
compagnes. Mais comme ils ne se séparent jamais de leur moitié, le choix était
vite fait.
— Vous êtes les pires raclures que j’ai jamais eu l’occasion de rencontrer,
crachai-je, folle de rage.
— Et toi, tu es la pire salope que j’ai jamais vue. Je vais te faire payer pour
ça. C’est une promesse.
Faisant abstraction des larmes de colère qui dégoulinaient sur mes joues, je
me relevai lentement et inspirai profondément pour calmer les battements trop
rapides de mon cœur. Puis, je levai une main et fermai mon poing pour réduire
en miettes la colonne vertébrale du chasseur, qui se plia en deux vers l’arrière,
les yeux écarquillés.
— Moi, ce que je te promets, Andrew, c’est de te faire passer l’éternité dans
ce cauchemar, où tes os se briseront les uns après les autres et où l’acide rongera
ta chair. J’espère de tout cœur que Freddy ne refera jamais surface, parce que
dans ce cas-là, je ne serais pas obligée de te réveiller pour te tuer de mes mains.
Tu crèveras lentement ici dans d’atroces souffrances pour mon plus grand plaisir.
Quant à John, je vais le retrouver et terminer ce que j’avais commencé il y a
longtemps.
Ça aussi, c’était une promesse.

20

Le lendemain matin, je me réveillai avec une seule idée en tête : rendre une
petite visite à ma mère et à son connard de mari. Quand je me levai, j’eus la
bonne surprise de découvrir que Judy Teller, ma belle-sœur, s’était glissée dans
mon lit à la place de Nick, remplaçant ainsi son frère dans le rôle de radiateur
humain.
— Elle ne t’avait pas vue hier à son arrivée, lança la voix rauque de mon
compagnon alors que je caressais affectueusement les cheveux de sa cadette
endormie. Elle voulait être là quand tu te réveillerais.
Tournant la tête sur la droite, j’esquissai un large sourire en voyant l’Écossais
assis dans le fauteuil près de la fenêtre, occupé à donner le biberon à Winter. Je
repoussai les couvertures sans réveiller l’adolescente couchée à mes côtés et me
mis sur pieds pour me diriger vers le père et sa fille.
— Salut toi, soufflai-je en me glissant sur les cuisses de ma moitié et en
enroulant un bras autour de ses larges épaules. Bien dormi ?
Me penchant en avant, je pressai mes lèvres contre les siennes et me redressai
ensuite pour contempler l’adorable bébé qui, les yeux grands ouverts, me suivait
du regard depuis que j’étais sortie du lit. Je caressai sa joue tendrement.
— Tu as beaucoup bougé cette nuit, répondit le lycan en braquant ses yeux
gris sur moi, tu as fait des cauchemars ?
Plus ou moins.
— Non, ça devait être la fatigue. Je me sens déjà beaucoup mieux.
Nick acquiesça. Il frotta sa joue contre ma poitrine.
— D’accord.
Il se ménagea une pause puis écarta le biberon lorsque Winter lui signifia par
ses gigotements qu’elle était repue. Je la lui pris des mains pour lui faire faire
son rot moi-même. Nick fronça les sourcils, mais ne protesta pas. Aussi, plaçant
délicatement ma fille contre ma poitrine, je commençai à lui tapoter le dos en
souriant. Elle sentait si bon et elle était si belle que je ne pouvais m’empêcher de
ressentir une profonde satisfaction en tenant mon bébé contre moi. J’avais
retrouvé ma place. Cependant, j’allais encore devoir m’en aller pour faire mon
travail et tenter de mettre un point final à cette histoire.
— J’ai hâte que Mark rencontre Winter, lança l’Alpha. Finalement, tu l’as
intercepté avant qu’il ne puisse arriver ici. Il devait se rendre à une réunion avant
de venir directement ici, mais vous avez retrouvé les gamins avant. Je n’arrive
toujours pas à y croire.
Je me mordis la lèvre inférieure et rivai mon regard sur la forêt qui s’étendait
devant moi. Nick avait l’air satisfait de notre travail. Treize enfants allaient
pouvoir retrouver leurs familles, c’était fantastique, mais ce n’était pas assez.
— Trois d’entre eux sont encore retenus prisonniers quelque part, soufflai-je
en caressant le dos de la petite louve contre moi. Je ne trouverai pas le repos tant
que je ne les aurai pas trouvés. Nick, nous n’avons pas trouvé le petit garçon que
nous avions vu sur la vidéo. Il était encore en vie à la fin de la séance de torture,
il doit être quelque part, tout proche. Il faut que je le retrouve.
À ce moment-là, Winter fit son rot. Nick et moi baissâmes les yeux sur elle.
— Qu’est-ce que tu comptes faire, alors ? Les agents lycans sont désormais
sur les traces de Flores. Rocky n’a apparemment pas dormi de la nuit, ce qu’il
m’a avoué lui-même lorsque je lui ai téléphoné ce matin pour avoir des
nouvelles, toujours occupé à essayer de trouver tous les chasseurs qui ont adhéré
au mouvement extrémiste d’Andrew et des autres. Nous n’avons aucune piste
sur l’endroit où pourrait se cacher Freddy, et tous les chasseurs de Rogers sont
dorénavant sur le coup. Alors qu’est-ce que tu veux faire de plus ?
Je soupirai et me levai pour me mettre à faire les cent pas dans la chambre
tout en berçant ma fille, qui semblait trouver ça plus amusant que reposant.
— Je vais aller voir Rocky moi-même aujourd’hui, mentis-je, peut-être qu’il
ne veut pas informer les loups de ses découvertes, s’il en a, et qu’il cache des
informations importantes. Il ne me mentira pas à moi, et ne cherchera pas à me
taire quoi que ce soit.
Nick gronda, comprenant que cela signifiait que j’allais m’en aller de la
maison, encore une fois. Il n’était évidemment pas emballé à cette idée.
— Je crois que tu es déterminée à aller jusqu’au bout, marmonna le
lycanthrope. Ce n’est vraiment pas ton genre de déléguer tes tâches aux autres,
n’est-ce pas ?
J’esquissai un sourire. Non, ce n’était effectivement pas mon genre.
— Je sais que tu aimes ma détermination.
Un éclair de fierté traversa le regard brumeux de mon mari. Il inspira
profondément et se laissa couler dans son fauteuil.
— J’essaye encore de déterminer si je dois t’arracher tous tes vêtements pour
te féliciter de te montrer si brave ou te flanquer la fessée.
Je souris.
— Ça ne revient pas un peu au même ? susurrai-je d’une voix sensuelle.
— Vous êtes vraiment des gros cochons tous les deux, lâcha la voix endormie
de Judy.
Tournant simultanément la tête vers elle, Nick et moi découvrîmes que la jolie
rouquine était réveillée. La jeune fille frottait ses yeux gonflés par le sommeil,
ses lèvres s’étirèrent en un large sourire quand elle releva la tête pour nous
regarder tour à tour. Heureusement, nous avions eu la bonne idée de ne pas nous
endormir nus, son frère et moi.
— Vous savez, si vous avez besoin de vous donner des fessées, je pourrais
tout à fait être capable de garder Winter en attendant.
Laissant échapper une exclamation faussement outrée, je jetai un coup d’œil à
mon mari, qui grommelait dans sa barbe en secouant la tête.
— Judy ! m’écriai-je en haussant les sourcils. Les jeunes filles de ton âge ne
sont pas supposées tomber sur des conversations de cet ordre.
L’adolescente bondit hors du lit pour venir sautiller vers moi gaiement, elle
tendit les bras dans ma direction pour me demander l’autorisation de porter sa
nièce. Je la lui calai correctement dans les bras, en faisant attention à sa nuque
fragile.
— Je suis plus mature qu’il n’y paraît, je sais ce que c’est le sexe, rajouta la
jeune fille, manquant de faire suffoquer son aîné.
Préférant ne pas participer à cette conversation, Nick s’empressa de quitter la
chambre, marmonnant qu’il nous attendrait en bas. Quand il fut sorti et que nous
entendîmes ses pas dans les escaliers, Judy et moi nous mirent à rire.
— Je savais que ça suffirait à le déstabiliser, gloussa la rousse en s’asseyant
sur le lit avec mille et une précautions. Impossible de parler de sexe avec Nick
Teller. Tu aurais dû le voir quand, gamine, je lui ai demandé comment on faisait
les bébés. Il est devenu tout rouge et j’ai cru un instant qu’il allait s’évanouir tant
il retenait sa respiration.
Je pouffai en m’imaginant la scène. Nick avait beau aimer le sexe, il n’était
certainement pas prêt à parler de ça avec sa sœur cadette. Elle était sa princesse,
pas question donc de lui parler de fougue, de plaisir et de désir physique. Il
préférerait se tirer une balle en argent dans le pied, ça c’était certain.
— Quoi qu’il en soit, si tu as besoin de moi pour garder la petite pendant
que… vous faites vos affaires. N’hésite surtout pas ! Je ferais une super baby-
sitter !
Croisant mes bras contre ma poitrine, je réfléchis un instant à la question.
Laisser mon bébé entre les mains d’une ado de 17 ans ne m’emballait pas des
masses, même si je savais que Judy était consciencieuse et qu’elle ne ferait
jamais rien pour nuire à Winter. Mais sous la supervision de Leah, Ella et
Rebecca, il n’y avait aucun risque à ce qu’elle garde un œil sur ma fille pendant
que je m’occupais de régler mes problèmes familiaux une bonne fois pour
toutes.
— Tu sais quoi, il se pourrait que j’aie besoin de ton expertise en matière de
babysitting aujourd’hui, donc si tu es partante, je veux bien te confier Winter,
sous plusieurs conditions, évidemment.
Ma belle-sœur avait des étoiles dans les yeux. Elle s’apprêtait à me remercier,
mais je l’arrêtai dans sa course.
— Une seconde, ne te réjouis pas trop vite. Il faut encore convaincre Nick.

— Je ne vais pas la quitter d’une semelle, m’assura mon mari pour la
centième fois en serrant fermement sa tasse de café dans sa main.
Le grand frère ne cessait de lorgner sa cadette alors qu’elle berçait sa fille
dans ses bras. Il n’avait pas été emballé à l’idée de lui confier son enfant, et
même s’il avait fini par y consentir pour seulement une heure ou deux, je savais
qu’il ne pourrait pas se résoudre à confier sa progéniture à une adolescente. Pas
alors qu’il avait une vidéoconférence avec une célèbre chaîne nationale
aujourd’hui même pour annoncer la naissance du bébé au monde.
— Ça, je m’en doute, pouffai-je en lui caressant le bras pour essayer de le
détendre.
Réunis dans la cuisine, Nick et moi observions nos invités et les membres de
notre meute rassemblés dans le salon. Tous admiraient la jolie rouquine bercer sa
nièce avec tendresse. La scène était attendrissante, enfin sauf pour mon
compagnon, tendu comme un arc. Il avait vraiment beaucoup de mal à s’éloigner
de sa fille ne serait-ce que de quelques mètres, et il n’était assurément pas
content de devoir la voir passer de bras en bras. Elle était à lui, à nous, et chacun
de ses grognements était fait pour le faire comprendre à tous.
— Tu es prêt pour la conférence vidéo ? lui demandai-je pour changer de
sujet tout en buvant une gorgée de chocolat chaud.
Le chef de meute soupira et se tourna vers moi pour plonger ses yeux dans les
miens.
— Je déteste devoir sourire devant des caméras et répondre aux questions de
journalistes trop curieux. Mais le monde entier attendait l’arrivée de ce bébé,
nous ne pouvons plus taire sa venue au monde plus longtemps.
Je souris et lui pressai affectueusement le bras sans le quitter du regard.
— Je suis sûre que tu t’en sortiras très bien. Prends exemple sur Loki, il est
très doué pour parler en public devant une foule en délire.
Le Bêta s’en sortait toujours très bien lors de conférences de presse,
notamment parce qu’il était entraîné à affronter n’importe quelle situation et à
adapter son comportement en fonction. Une vraie machine de guerre.
— Le sang-froid de Loki est bien meilleur que le mien, reconnut-il. Et comme
tu ne seras pas près de moi, garder mon calme s’avérera bien plus compliqué que
prévu.
Je penchai la tête sur le côté, puis reposai mon mug sur le plan de travail.
— Je n’en aurai pas pour longtemps, cette fois. Rocky a dormi chez Freddy
cette nuit et ce n’est qu’à trente minutes d’ici. Je vais y passer la journée et
rentrerai dans l’après-midi.
— Très bien, gronda le loup, appelle-moi si tu as du nouveau, et même si tu
n’en as pas d’ailleurs. Si je n’entends pas le son de ta voix aujourd’hui, je vais
devenir fou.
Effectuant un geste positif du menton, j’enroulai mes bras autour de la taille
de mon mari et me collai contre lui avant de poser ma joue contre ses pectoraux
saillants. Je n’avais, encore une fois, aucune envie de partir de chez moi. Je
voulais rester ici et profiter d’un moment en famille. Je voulais rire avec mes
amis, plaisanter avec le grand-père de Nick spécialement venu de la Nouvelle-
Orléans pour l’occasion, répondre aux piques de sa femme, jouer avec mon bébé
et embrasser mon compagnon aussi souvent que j’en avais envie. Mais je
détenais une information capitale sur l’identité du chef des chasseurs radicaux,
un élément qui me permettrait de l’arrêter et de le neutraliser une bonne fois
pour toutes. Alors les instants de bonheur attendraient, j’avais des enfants à
sauver.

Il me fallut près de quatre heures et demie pour arriver jusqu’à Pine Bluff, la
ville où j’avais grandi et où vivaient mes parents. Je détestais cet endroit. Il s’y
était passé trop de choses pour que je puisse l’apprécier. Les souvenirs de mon
enfance ratée refaisaient toujours surface dès lors que je passais devant le
panneau vert « Welcome to Pine Bluff ». Je me forçai à les mettre de côté et
serrai mes doigts autour du volant pour m’obliger à me concentrer sur ma route.
Revoir ma mère, et mon père, après tout ce qui s’était passé, après tout ce que
j’avais appris sur mon géniteur, me donnait la nausée. Ce fut avec la boule au
ventre que je me garai devant la maison familiale des Evans.
La dernière fois que j’étais venue ici, les choses avaient mal fini. John et moi
nous étions battus et si Nick n’était pas arrivé à temps, je l’aurais tué, j’en aurais
été capable. Mon père était un monstre qui ne pensait qu’à lui et que l’alcool
avait rendu à moitié fou. Il tapait sur ma mère depuis qu’ils étaient mariés,
m’avait frappée pendant des années, et il me frapperait encore aujourd’hui si je
n’étais pas parvenue à partir de chez moi quand j’avais 14 ans. Lors de ma
dernière visite dans le coin, je m’étais juré de ne jamais revenir ici. Et pourtant,
j’étais là, devant le perron, prête à toquer. La vie nous réservait parfois de drôles
de surprises.
Ce fut ma mère qui ouvrit la porte d’entrée après que j’eus frappé. Quand elle
me vit, ses grands yeux verts fatigués s’écarquillèrent. Elle me sauta dessus,
m’obligeant à reculer sur le perron.
— Poppy ! s’écria-t-elle en se mettant à pleurer. Poppy, je n’y arrive plus !
Fronçant les sourcils, je répondis à l’étreinte de ma mère malgré mes
réticences. Le bleu qu’elle arborait sur la mâchoire ainsi que son arcade
sourcilière abîmée ne m’avaient pas échappé, elle semblait aussi avoir perdu du
poids. Elle qui n’était déjà pas bien épaisse…
— Qu’est-ce qui se passe maman ? lui demandai-je, même si j’avais une
petite idée sur la question.
— Ton père… il ne va pas bien… il fait des choses à des enfants et… je ne
peux plus participer à ça ! hoqueta-t-elle en me serrant fermement contre elle
avec désespoir.
Je fronçai les sourcils et laissai retomber mes bras le long de mon corps. Alors
tout ceci était bien la vérité. John, cet enfoiré…
— Où est-il, maman ? la questionnai-je en tirant lentement mon Glock de la
ceinture de mon jean.
Lorsque ma génitrice prit conscience que j’étais armée, elle se jeta à genoux
devant moi et s’agrippa à mon tee-shirt.
— Non, Poppy ! Ton père… il est malade ! Il a besoin d’être soigné, pas
d’être tué ! Il peut s’améliorer, devenir un homme meilleur, je pourrais l’aider à
aller mieux…
J’agrippai d’une main l’un des poignets de ma mère, la forçant à lâcher prise.
Elle s’était toujours bercée d’illusions au sujet de mon père, pensant qu’il restait
au fond de lui une part d’humanité qu’elle pouvait faire remonter à la surface si
elle y mettait suffisamment de volonté. Mais John Evans avait une case en
moins. Ses problèmes mentaux résultaient d’une pathologie, et quoi qu’elle
s’acharne à faire pour tenter de le faire changer, elle n’y parviendrait jamais. Des
années de consommation excessive de drogues et d’alcool avaient fait empirer
les choses. Désormais, plus rien ne pouvait le sauver, si ce n’était la mort. John
avait dépassé les bornes, et il devait payer pour ses méfaits.
— Maman, dis-moi où il est, la sommai-je. Tu sais ce qu’il fait subir aux
enfants, n’est-ce pas ? Tu dois forcément le savoir. Penses-tu qu’il soit encore
quelqu’un de bien ? Qu’il reste une part d’humanité chez lui, même après ça ?
Pourquoi est-ce que tu continues à t’accrocher à un type comme lui ? Après tout
le mal qu’il t’a fait et qu’il continue de te faire ?
Ça me dépassait. Je n’arrivais pas à comprendre. Qu’est-ce qui pouvait la
pousser à faire ça ? À subir ça continuellement, jour après jour ?
— Je l’aime, Poppy, sanglota ma mère, le visage trempé de larmes. Il a été le
premier amour de ma vie et il n’a pas toujours été comme ça. Il était… doux, au
début. Puis il a changé. Et au fond de moi, je me suis persuadée que c’était de
ma faute, que j’avais dû faire quelque chose de mal pour qu’il en arrive à devenir
comme ça ! Si je l’avais fait changer, alors je pouvais peut-être inverser le
processus…
Ma mère explosa en sanglots. Elle me lâcha et baissa la tête pour échapper à
mon regard. Son corps maigre tremblait comme une feuille, mais je ne parvenais
pas à la réconforter. C’était au-dessus de mes forces.
— Quand je lui ai dit oui, c’était pour la vie, poursuivit-elle. Je n’ai pas le
droit de l’abandonner quand il est au plus mal.
Je soupirai et fermai les yeux un instant pour tenter de calmer la fureur qui
faisait bouillir mon sang. Ces pleurs résonnaient dans ma tête comme un disque
rayé insupportable. J’allais exploser, je le sentais.
— Maman, j’ai eu un bébé, déclarai-je alors en soulevant les cils.
Sarah Evans releva brusquement la tête pour me regarder en face ; elle avait
l’air surprise, comme si elle ne savait pas. Ce n’était pas étonnant, nous ne nous
donnions plus de nouvelles, et John l’empêchait de regarder la télé ou de lire les
journaux pour la priver des distractions que cela pourrait lui créer. Il voulait
qu’elle soit sans cesse sur ses gardes, en attente des pluies de coups qu’il ferait
abattre sur elle dès lors que la tension deviendrait insupportable pour lui et le
fasse éclater comme une bulle de savon. Elle ne devait donc pas savoir pour le
bébé.
— Quoi ?
Je hochai la tête.
— Oui, j’ai eu un bébé, maman. Une fille, Winter. Elle est magnifique, et tu
sais quoi ? Quand j’ai appris pour les disparitions et les meurtres des enfants
métamorphes, je me suis tout de suite imaginée à la place des parents de ces
gosses. J’ai imaginé Winter, la chair de ma chair, prisonnière d’individus comme
John et ça m’a terrifiée. Ça m’a rendue folle de rage aussi. Je me suis imaginé
ces gamins affolés, loin de leurs familles, malmenés par des chasseurs aussi
grands et baraqués que des géants pour eux. Ils doivent avoir si peur. Tu ne veux
pas être davantage complice de ça, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas, en ton âme et
conscience, consentir à ce massacre qui finira très mal si je ne l’arrête pas. Tu es
une mère toi aussi, une grand-mère maintenant. Que ferais-tu si on s’en prenait à
moi ? À Winter ? Un être innocent dépourvu de haine et de méchanceté ?
L’ancienne chasseuse serra les lèvres et s’effondra encore un peu plus dans sa
peine. Elle était déplorable, mais je ne pouvais pas l’en blâmer, même si j’en
avais très envie au fond de moi. Sarah avait vécu une vie entière de souffrance,
et elle en était en grande partie responsable puisqu’elle avait laissé faire son mari
sans broncher. L’emprise que mon père avait su établir autour de son être était
dure à briser, ça allait prendre du temps.
— Maman, la suppliai-je presque, dis-moi où…
— Au sous-sol, finit-elle par déclarer difficilement, ton père est au sous-sol de
la maison, avec trois enfants métamorphes…
La femme se couvrit le visage des mains, les épaules secouées par les pleurs.
Je me mordis la lèvre inférieure et inspirai profondément.
— Je suis désolée, Poppy… Je suis si désolée…
Sans lui accorder de réponse, ou de pardon, je contournai ma mère et me
dirigeai vers la porte d’entrée, armée de mon Glock. J’avais une réponse : un
lieu, une cible et des otages à sauver. Tout ce qu’il me restait à faire, c’était agir.
Cela faisait des années que j’aurais dû arrêter mon géniteur, mais le manque de
courage m’en avait empêchée. Ma lâcheté prenait fin aujourd’hui.
Aussi, sans me laisser le temps d’hésiter ou de faire demi-tour, j’entrai dans la
maison où j’avais grandi et refermai derrière moi, bien décidée à ne laisser
personne me mettre des bâtons dans les roues cette fois.

21

Je connaissais ces murs par cœur. Je les avais arpentés pendant toute mon
enfance. J’avais couru pour échapper à mon père entre les pièces de la petite
maison défoncée que mes parents avaient achetée quand ils étaient plus jeunes.
J’avais fait des parties de cache-cache mémorables ici avec Nash, Billy et Rocky.
Parce que oui, la vie n’avait pas toujours été horrible à Pine Bluff. Il y avait eu
des moments de joie parmi les temps sombres, courtes périodes qui m’avaient
permis de survivre à l’Enfer que je subissais ici.
Enfant, je craignais mon père. Il était fort, il représentait l’autorité et il avait la
main lourde quand il s’y mettait. Je fuyais donc la maison tant que possible,
passant la plupart de mes semaines à la ferme de mes grands-parents, en
compagnie de ma grand-mère et d’Al, profitant de la tranquillité qui y régnait
pour me ressourcer. Mais je n’étais plus en enfant désormais, et je ne pouvais
plus fuir. Je n’en avais plus l’énergie. John Evans était une raclure de la pire
espèce qu’il fallait anéantir. Et cette fois, j’allais m’en charger personnellement.
Arrivant devant la porte en bois qui menait au sous-sol, je pris une profonde
inspiration et posai une main sur la poignée avant de la faire glisser sur le côté
pour l’ouvrir. Elle grinça, je me faufilai dans l’entrebâillement de celle-ci pour
descendre les marches qui s’enfonçaient jusqu’à la cave. Le cœur battant et
l’arme à la main, je braquai mon canon droit devant moi en arrivant dans à
l’étage inférieur, les membres légèrement fébriles. J’eus la désagréable surprise
d’y trouver mon père cagoulé, tournant autour d’une gamine d’environ 13 ans
solidement attachée à une chaise, devant une caméra en marche. Il avait
visiblement prévu de tourner une autre de ces petites vidéos macabres. Mais il
n’était pas dans mes plans de le laisser agir en toute impunité.
Quand l’homme entendit la dernière marche de l’escalier grincer, il
s’immobilisa et stoppa son discours devant l’objectif pour se tourner vers moi. Je
vis la stupeur dans son regard quand il me reconnut, et qu’il comprit que son
heure était venue.
— Ne fais pas un geste, John, dis-je en pointant mon flingue contre sa
poitrine, la partie est finie.
La jeune fille attachée sur la chaise en bois se mit à se débattre et à hurler
sous le scotch qui lui cisaillait les joues, en me suppliant du regard de faire
quelque chose. Je l’ignorai, préférant ne pas quitter le chasseur des yeux. Celui-
ci retira sa cagoule, se sachant démasqué, et découvrit son visage au teint jauni
par la drogue et l’alcool. Il sourit, un sourire aux dents pourries qui creusèrent
encore plus les traits marqués de sa face. Un rire rauque, grinçant et mauvais lui
échappa.
— Bordel de merde, si je m’attendais à ça, dit-il. C’est cette salope de Sarah
qui t’a laissé entrer chez moi, c’est ça ?
— Je t’interdis de traiter ma mère de salope, crachai-je, fulminante. La seule
que je vois ici, c’est toi.
— Comment tu m’as trouvé ? me questionna-t-il en se redressant. Comment
tu as su ? C’est Andrew, c’est ça ?
Je souris.
— Tu n’as jamais su t’entourer, John. Faire craquer un homme, c’est très
facile, surtout quand ils sont aussi faibles que Flores et toi. T’en prendre à des
gosses ? Sérieux ? Tu n’as rien trouvé de mieux pour prouver ta virilité ? Pour
asseoir ton pouvoir, ou celui que tu crois avoir plutôt ?
La mine de mon opposant se durcit davantage, il serra ses poings gantés de
cuir et fronça les sourcils.
— Lâche-moi ce flingue, Dean. La dernière fois que tu en as pointé un sur
moi, ça s’est mal fini.
C’était vrai. À 14 ans, j’avais cherché à assassiner mon père pour défendre ma
mère. Mais le flingue que j’avais à cette époque n’avait pas fonctionné et mon
géniteur s’était jeté sur moi pour se venger. Il m’avait tabassée et avait entrepris
de m’étrangler pour me faire taire à jamais. C’était Curtis Fisher qui était venu
me sauver la mise, et après cette histoire, je n’avais plus remis les pieds chez
moi, Al décidant de me faire venir à la ferme définitivement. J’avais perdu le
combat ce soir-là, mais j’étais encore une gamine peu expérimentée à cette
époque. Les choses avaient changé depuis, je n’étais plus aussi fragile qu’avant.
— Cette fois, c’est pour toi que ça va mal finir. Je vais te tuer, John. Pour
maman, pour Katty et Lizzie, pour les gamins que tu as torturés et assassinés,
pour Al que tu as toujours déçu, et enfin pour moi. Cette fois tu ne t’en sortiras
pas. À quoi pensais-tu en rameutant des chasseurs et des humains pour faire
partie de cette mascarade morbide ?
— Mascarade morbide ? répéta-t-il, furieux. Pauvre idiote, il en va de l’avenir
de l’humanité ! Les surnaturels deviennent plus nombreux de jour en jour, ils
pullulent dans nos rues et ils sortent maintenant à découvert par la faute de ton
chien de mari ! Ils vont nous envahir, nous tuer ou nous transformer pour faire de
nous des monstres comme eux ! Ils méritent ce qu’il leur arrive, et ce qui
continuera de leur arriver même après ma mort ! Nous sommes nombreux et
nous ne lâcherons pas le morceau. Cette Terre est la nôtre, ils doivent le
comprendre.
— Tu ne tues pas des enfants et tu ne les tortures pas dans ta cave comme un
vaurien parce que tu as peur que les supra-humains nous envahissent, c’est
uniquement pour ton propre plaisir. Parce que tu t’es senti rabaissé un nombre
incalculable de fois en ratant tes traques, en te faisant vaincre par des
métamorphes. La haine que tu attises n’est que le reflet de ta médiocrité, John.
Tu n’as aucune valeur, aucun sentiment, et tu te venges sur des enfants innocents
parce que tu sais très bien au fond de toi que tu serais incapable de t’en prendre à
leurs parents. Tu es une lopette, sale enfoiré de trou du cul, et tu crèveras seul ici,
comme le chien que tu es.
Et encore, le traiter de chien était une insulte à la race animale. M’enfin…
— Ferme ta gueule ! hurla-t-il alors en sortant une lame de sa poche pour la
placer sous la gorge de l’adolescente. Tu ne sais rien de moi, Poppy ! Tu ne vaux
pas mieux que tous ces animaux, tu ne comprends rien car ton intelligence est
limitée, anesthésiée par l’emprise des créatures avec lesquelles tu t’accouples !
Regarde-toi, tu n’es qu’une vulgaire pute au service d’un lycan qui ne t’aime
même pas ! Tu écartes les cuisses quand il t’ordonne de te coucher sur le dos, et
tu ne penses plus à réfléchir avec ta tête après ça. Sinon, tu saurais que tout ce
que tu dis est un ramassis de conneries !
Ça, c’était la meilleure de l’année ! C’était moi qui disais des conneries
alors ? La bonne blague !
— Je vais tous les crever jusqu’au dernier, rajouta-t-il en pressant sa lame
contre la gorge délicate de la métamorphe.
— Lâche-la, John, ou je te jure que tu vas le regretter.
— Vas-y, tue-moi Poppy, et je lui trancherai la gorge comme la vulgaire truie
qu’elle est dans un dernier geste.
Bon, très bien.
Abaissant mon arme lentement, je soupirai et plaçai le Glock dans ma main
droite.
— Voilà, c’est bien Poppy, tu reconnais enfin ton maître.
Je pouffai, et levai ma main gauche pour claquer dans mes doigts. Dès lors, le
couteau que tenait le traqueur lui glissa des mains et atterrit dans la mienne, joli
tour que m’avait enseigné Sombre.
— La télékinésie, c’est vraiment un don très pratique, lui fis-je remarquer en
observant le couteau entre mes doigts. Dommage que tu ne saches pas en faire
usage.
À ce moment-là, John poussa un grondement de rage en tirant de sa ceinture
une arme à feu que je n’avais pas vue jusqu’alors. Instinctivement, je relevai
mon Glock pour le braquer sur lui avant qu’il n’ait le temps de me tirer dessus.
La scène sembla se dérouler au ralenti. John et moi nous visâmes simultanément,
décidés à aller jusqu’au bout, mais alors que je m’apprêtais à tirer, une
détonation explosa tout près de mon oreille, me faisant lâcher mon arme au sol
sous le coup de la surprise. Je me retournai d’un bond et découvris ma mère
debout au pied de l’escalier, un fusil sans doute beaucoup plus lourd qu’elle
entre les mains. Elle avait le regard brillant de détermination et une mine sévère
que je ne lui avais pas vue depuis des années. Quand je tournai les talons pour
regarder John, je le vis s’effondrer sur le sol bétonné, une partie du visage
ensanglantée. Il tomba face contre terre et ne se releva plus. Ma mère l’avait
achevé, mettant ainsi un terme à ses agissements monstrueux.
Je fus incapable de réagir pendant plusieurs secondes après le tir. Ma tête
tournait en raison de la détonation qui m’avait sans doute abîmé un tympan.
J’étais sous le choc, complètement abasourdie par ce que venait de faire ma
mère. Elle l’avait tué. Elle l’avait fait. Putain.
Ce fut le cri déchirant de celle-ci qui me sortit de ma torpeur. Sarah s’écroula
à genoux, tremblante et en pleurs. Elle hurlait de douleur, prenant pleinement
conscience qu’elle venait de tuer l’homme avec lequel elle avait vécu plus de
vingt-cinq ans. Je secouai la tête et n’attendis plus une seconde avant d’aller
détacher la fille qui pleurait tout autant que ma génitrice. Je coupai les cordes à
l’aide du couteau de mon père, et la libérai de ses liens avant de la prendre dans
mes bras pour la consoler. Nous restâmes de longues secondes dans les bras
l’une de l’autre. Je la berçai contre moi pour faire cesser ses sanglots.
— Où sont les autres ? lui demandai-je quand elle commença à se calmer.
— L… là-bas ! répondit-elle en pointant du doigt une porte en métal dans le
fond de la cave.
Je me levai alors, et me dirigeai vers celle-ci à grandes enjambées avant de
revenir sur mes pas pour exploser la caméra qui tournait encore. Après quoi
j’allai ouvrir la porte pour trouver, entassés dans une petite remise pas plus
grande qu’un placard à balais, deux enfants d’une dizaine d’années visiblement
inconscients. L’un d’eux était le petit garçon de la red room.
— Il… il nous droguait ! pleura l’adolescente en se couvrant le visage de ses
mains. Il nous a fra… frappés.
— Je sais ma puce, je sais, soufflai-je en attrapant l’un après l’autre les
enfants endormis pour les allonger au sol avant de sortir mon téléphone de ma
poche et de le lui tendre. Tu sais t’en servir, n’est-ce pas ?
Elle acquiesça.
— Bien, alors sors d’ici, et va dans mon répertoire. Tu y trouveras le numéro
d’un homme appelé Mark Teller. Appelle-le, et dis-lui où tu te trouves et que
c’est Poppy qui lui demande de venir tout de suite. Tu peux faire ça ?
La jeune fille hocha de nouveau la tête, et s’empara de l’appareil avant de
partir en courant vers l’escalier, passant devant ma mère effondrée sans la
regarder. J’inspirai un grand coup, et me relevai les manches avant de
commencer à soigner les petits métamorphes qui étaient dans un sale état.
Néanmoins, ils respiraient, ils allaient vivre.

— Bon sang Evans, pesta Mark Teller, les bras croisés contre sa poitrine, près
de deux heures plus tard. Je n’arrive pas à croire que tu sois venue ici toute
seule ! Nick va te tuer !
Sandy, la jeune fille à qui j’avais demandé de prévenir mon beau-frère, était
parvenue à le joindre et à lui raconter tout ce qui était arrivé ici. Le Lieutenant,
qui vivait dans les environs et qui était resté dans le coin après que nous ayons
retrouvé les enfants la veille, était arrivé en quatrième vitesse avec deux SUV
blindés de loups enragés et prêts à en découdre. Malheureusement pour eux, tout
s’était déjà réglé sans eux et le Patron, comme mon père aimait à se faire
appeler, avait été neutralisé. Les enfants avaient immédiatement été pris en
charge par l’Alpha et ses hommes. Quant à ma mère, il avait été difficile de lui
faire quitter la cave. Un loup avait dû la contraindre à l’aide de ses dons de
persuasion pour y parvenir. Elle était désormais assise à l’arrière de ma Mustang,
tel un zombie.
— Je sais. Je vais l’appeler et tout lui expliquer.
Assise sur les marches du perron, je soupirai, et jetai un coup d’œil à la
montagne de documents que j’avais récupérée en fouillant la maison et le bureau
de mon géniteur. Certains concernaient des humains qui avaient adhéré au
mouvement extrémiste, je les avais tous rassemblés en une pile pour la remettre
à Mark. L’autre moitié était pour moi, pour les chasseurs de Rogers, car elle
contenait des informations sur les traqueurs qui s’étaient rangés du mauvais côté
de la force. Grâce à ces papiers, à tous ces noms, nous allions pouvoir agir en
toute discrétion en évitant de braquer les projecteurs sur notre communauté et les
dérives de certains de nos membres.
— Tiens, lui dis-je en tendant au grand brun les informations sur les
extrémistes humains, ça devrait te servir pour protéger les tiens.
Mark fronça les sourcils.
— Tu as trouvé ça ici ?
Je hochai la tête.
— Ouais. John était en fait le meneur de groupe des extrémistes de la région,
de l’état de l’Arkansas et d’une partie de l’Oklahoma. C’était lui, avec l’aide de
l’esprit détraqué d’Andrew Flores, qui avait eu l’idée des enlèvements et des
meurtres pour faire « payer » les métamorphes. Je crois que c’était juste une
excuse pour laisser libre cours à leur haine et à leurs déviances.
Le lycan gronda. Il remit les documents à son premier Lieutenant, qui les
emporta dans son véhicule.
— Qu’est-ce que tu vas faire de ta mère ? me questionna-t-il. Elle était
complice.
J’acquiesçai. Ma mère savait tout ce qui se passait ici et elle n’avait
strictement rien fait pour empêcher son mari d’agir. Elle méritait d’être punie
pour ses crimes, mais je ne pouvais pas me résoudre à la laisser entre les mains
de loups-garous. Ils la tortureraient et la tueraient. Je ne voulais pas que ça
arrive. Une part de moi, une minuscule part de mon être, la voyait encore comme
ma mère. Elle n’était certainement pas à la hauteur de ce titre, mais elle l’était
malgré tout.
— Une voisine va l’héberger en attendant que ma sœur Katty vienne la
chercher, elle passera quelque temps chez elle pour se remettre. Je sais qu’elle a
fait du mal, Mark, rajoutai-je en voyant sa mine désapprobatrice, mais c’est ma
mère et elle était sous l’emprise d’un homme violent qui l’a complètement
asservie au fil des années. Je lui en veux, mais je ne peux pas la…
— Je comprends, me coupa l’homme en posant une main sur mon épaule. On
va se charger de tout maintenant, Poppy. Tu veux que j’appelle Nick moi-même
pour lui expliquer la situation ?
Je secouai la tête de gauche à droite.
— Non, c’est à moi de le faire. Je te remercie d’être venu, Mark. Tiens-moi au
courant pour les gamins, j’aimerais avoir de leurs nouvelles à l’occasion.
Le Lieutenant soupira.
— Ça marche. En revanche, c’est à moi de te remercier Poppy. Je ne sais pas
ce qu’on aurait fait si toi et les chasseurs vous ne nous aviez pas prêté main-
forte. À ce titre, l’implication de certains des vôtres ne sera pas mentionnée dans
le rapport que je ferai au conseil et aux familles de ceux qui n’ont pas eu la
chance de survivre.
Je le remerciai. Les traqueurs auraient été dans la panade si les familles
avaient appris pour ceux qui avaient basculé du mauvais côté. J’étais soulagée de
savoir que la crise pouvait encore être gérée, et qu’on avait une chance de ne pas
aggraver les choses.
— Je vais m’occuper de tout ça, on se voit bientôt Evans. Tu es sûre que tu ne
veux pas que je reste avec toi ?
J’acquiesçai une nouvelle fois.
— Sûre et certaine, va, et emporte-moi le corps de cet enfoiré loin d’ici,
lançai-je en lorgnant du coin de l’œil les hommes du loup-garou qui chargeaient
dans le coffre d’un 4 x 4 le corps de mon père emballé dans un drap.
— On va faire disparaître le cadavre, il ne restera plus aucune trace de lui
après cette histoire, affirma-t-il en descendant les marches du perron.
Ce n’était pas une mauvaise chose. Il n’y aurait aucune tombe, aucun
enterrement, aucun dernier hommage, il ne le méritait pas. J’espérais en mon for
intérieur qu’il soit en ce moment même en train de brûler en Enfer, là où était sa
place.
Lorsque Mark s’en alla, je me rassis à ma place et composai le numéro de
mon mari. Il décrocha, comme toujours, dès la deuxième sonnerie.
— Ah, Poppy, dit-il en soupirant, c’est la dernière fois qu’on propose à Judy
de faire du babysitting, j’ai dû montrer les crocs pour qu’elle me rende ma fille !
Les femmes sont dingues avec Wi…
— Nick, le coupai-je alors, préférant ne pas penser à ma fille maintenant de
peur de fondre en larmes. Il faut que je te dise quelque chose et je sais d’avance
que ça ne va pas te plaire.

22

— Je suis désolée, Al.


Mon grand-père, installé en face de moi sur l’un des canapés de son salon,
serra son verre de scotch dans sa main droite en gardant les yeux rivés au sol. La
nouvelle de la mort de son fils unique n’était pas facile à avaler, quand bien
même les deux hommes n’étaient pas proches. Je n’avais pas voulu qu’il
l’apprenne par quelqu’un d’autre que moi. Aussi, dès lors que j’avais effectué le
chemin du retour depuis Pine Bluff, je m’étais arrêtée chez le vieux traqueur
avant de rentrer chez moi. L’annonce de la mort de John, et de sa culpabilité
dans toute cette affaire sordide, avait été accueillie par un grand silence de la part
d’Al, qui n’avait pas dit un seul mot. Le choc devait être brutal, je ne savais pas
quoi dire pour apaiser sa peine.
— C’est toi qui l’a achevé ? me demanda Nash qui, debout dans un coin de la
pièce, avait assisté à la révélation.
Pendant son séjour à Rogers, Al avait offert au chasseur de l’héberger chez
lui, à la ferme. Je n’avais donc pas été surprise de le trouver en compagnie de
mon grand-père à mon arrivée.
— Non, dis-je en secouant la tête de gauche à droite, c’est Sarah.
À l’entente de cette déclaration, les deux traqueurs braquèrent leurs regards
étonnés sur moi ; je me mordis l’intérieur de la joue. Ouais, la possibilité que ma
mère dézingue mon géniteur était sacrément improbable, et pourtant, c’était ce
qui s’était passé. Elle l’avait tué.
— Tu rigoles ? s’étrangla presque mon ex-petit-ami.
Je soupirai.
— Non. Je crois qu’elle n’en pouvait plus. John se servait de son sous-sol
comme planque où il torturait des gamins sous l’œil d’une caméra et de
centaines de spectateurs en ligne, avant de les tuer et de charger Andrew et ses
cousins de se débarrasser des corps. Elle était complice de tout ça, et elle
s’exposait à de gros risques si elle persistait à vouloir le couvrir. Je crois qu’elle
voulait en finir, mettre un terme à toute cette histoire, faisant fi de ce que cela
signifiait vraiment pour elle, à savoir être privée de son mari pour toujours. Ce
qui, en soi, n’était pas une grande perte, même si je doutais qu’elle soit d’accord
sur ce point.
— Je n’arrive pas à croire que John ait été impliqué dans tout ça, souffla mon
grand-père en se passant une main sur le visage. Je le savais stupide, mais à ce
point-là, je ne l’aurais jamais cru.
Nash vint s’asseoir à mes côtés et riva ses yeux verts sur le vieil homme qui
nous faisait face et qui avait l’air d’avoir pris dix ans d’un coup. Al en avait gros
sur la patate, et ça pouvait largement se comprendre.
— Je ne sais pas ce qui a merdé avec Johnny, continua-t-il en secouant la tête
tristement. C’était un gamin si gentil, Harley et moi étions si contents de l’avoir,
le seul enfant qui nous avait été donné. Peut-être que nous n’avons pas été assez
présents. La chasse, ça nous prenait beaucoup de temps, il s’est sans doute senti
délaissé et…
— Al, le stoppai-je immédiatement, nous sommes tous maîtres de notre
destin. Le chemin qu’a choisi d’emprunter John n’a pas été influencé par votre
manière de l’éduquer. Grand-mère et toi, vous étiez des parents aimants,
attentionnés. Vous aviez vos affaires, mais ça ne vous a jamais empêchés d’aimer
mon père et de lui témoigner votre affection. Les choix qu’il a faits en
grandissant, ce sont eux qui ont dirigé sa vie. Et il l’a payé. Tu n’as pas à te
sentir responsable de quoi que ce soit. Tout est fini à présent.
Nash acquiesça, mais je savais en voyant les lèvres pincées du traqueur et ses
sourcils froncés qu’il n’était pas entièrement convaincu par mes paroles. Al était
le père de John, et à ce titre, il s’était toujours senti responsable des actions de
son rejeton. Ou plutôt, de ses méfaits. Il pensait qu’il avait foiré dans son rôle de
paternel, et il s’en sentait profondément coupable. Lui faire entendre qu’il n’était
pas responsable allait être plus difficile et plus long que prévu.
— Comment allaient les gosses ? s’enquit-il, pour changer de sujet.
J’inspirai profondément.
— Dire qu’ils vont bien serait un mensonge, affirmai-je. Comme les gamins
retrouvés dans les garages, ceux du sous-sol avaient été drogués, suffisamment
pour qu’ils restent dociles. Le petit que nous avions vu sur la vidéo portait
encore les stigmates des tortures dont il avait été victime…
À cette simple pensée, je sentis le sang dans mon corps se mettre à bouillir. Je
serrai les poings et fermai les yeux un instant pour tenter de contrôler la rage que
je sentais m’envahir.
— Ils ont été emmenés par Mark, il va les faire examiner par des guérisseurs
qui les débarrasseront de la drogue qu’ils ont dans l’organisme ainsi que des
blessures dont leurs corps sont meurtris. Leurs familles vont être contactées une
fois qu’ils seront guéris, et les enfants leur seront évidemment rendus. Mais je ne
sais pas s’ils pourront se remettre de ce qu’ils ont vécu. Ce genre de traumatisme
ne s’oublie jamais.
Le blond à ma gauche tourna la tête vers moi et posa une main sur mon
épaule.
— Ne t’en fais pas, Evans, ils s’en sortiront. Les métamorphes sont coriaces.
— Que va-t-on dire aux familles ? me questionna Al. Les change-peau sont
peut-être coriaces, mais ils sont aussi curieux. Il va leur falloir des réponses, et si
Mark et Nick décident de leur parler des chasseurs, ce sera la guerre civile. Ils
nous extermineront jusqu’au dernier, coupable ou non.
Je fis un geste négatif du menton.
— Ils ne leur diront rien au sujet des chasseurs, toute cette histoire sera mise
sur le dos des extrémistes. Ce ne sera pas un mensonge, sachant qu’un groupe de
chasseurs est à l’origine des révoltes qui poussent les humains à la radicalisation.
Le terme chasseur sera cependant volontairement tu des rapports officiels, ce qui
nous permettra de faire notre travail en toute discrétion.
Mes deux interlocuteurs froncèrent les sourcils.
— De quoi est-ce que tu parles, Casper ?
Je me redressai lentement, et roulai des épaules pour essayer de détendre mes
muscles. Je commençais à être fatiguée et à avoir envie de rentrer chez moi
auprès de mon mari et de ma fille.
— Chez John, j’ai retrouvé des tonnes de documents : des registres, des listes
de noms de chasseurs impliqués dans cette affaire. Beaucoup ont apparemment
fui l’Arkansas pour s’installer ailleurs et mettre en place le même genre
d’atrocités qu’ici. Nous avons leurs identités, nous reste plus qu’à les traquer et
les éliminer. Rocky pourra nous donner un coup de main pour les localiser avec
précision.
Un long silence suivit ma déclaration. Nous restâmes tous les trois interdits,
peu emballés à l’idée de donner la chasse à nos propres confrères. Ceci dit, nous
savions que nous n’avions pas d’autre choix, pour le bien de notre communauté.
Parfois, nous étions obligés de faire des choses que nous n’avions pas envie de
faire, pour le bien commun. Les sentiments que nous pouvions éprouver
n’avaient que peu d’importance. D’autant que pour des tueurs d’enfants, je n’en
avais aucun, si ce n’était une rage profonde et intense.
— Bien, je crois que tout a été dit, déclara Al, la mort dans l’âme. Tu devrais
rentrer chez toi maintenant Deany. Tu as l’air crevée et si tu restes trop
longtemps, Nick va finir par se faire du mouron. Nous reparlerons des chasseurs
plus tard, si tu veux bien.
En croisant le regard de mon grand-père, je compris qu’il avait besoin de se
retrouver seul, de réfléchir à tout ce qui s’était passé ces derniers temps. Je ne
pouvais pas lui refuser ça. Aussi, je me levai lentement et récupérai mon
portable sur la table basse avant de réajuster mon jean qui tombait sur mes
hanches.
— Très bien.
— Embrasse Winter pour moi, me demanda-t-il.
J’acquiesçai et fis le tour de la table basse. En passant pour quitter le salon, je
m’accroupis aux côtés de mon grand-père et déposai sur sa joue un baiser qui le
fit grogner, mais auquel il ne chercha pas à se soustraire. Après ça, j’adressai un
hochement de tête à Nash et quittai le salon sans me retourner. Je traversai le
couloir pour rejoindre la porte d’entrée.
Ma respiration se bloqua d’un seul coup lorsque, en sortant, je découvris mon
compagnon, accoudé contre la portière de son SUV garé devant la ferme.
— J’ai eu ton message, dit-il d’une voix grave en faisant référence au SMS
que je lui avais envoyé pour le prévenir que je faisais un détour chez Al avant de
rentrer à Springdale. Je me suis dit que tu aurais besoin d’un peu de réconfort, et
puis je n’avais pas envie d’attendre que tu rentres à la maison pour t’embrasser
et te serrer dans mes bras.
Esquissant un sourire, ou du moins, essayant de le faire, je parcourus la
distance qui me séparait de lui à grandes enjambées et me lovai contre lui quand
il m’ouvrit les bras. Je me hissai sur la pointe des pieds et me pelotonnai contre
mon mari, sans oublier d’inspirer profondément pour emplir mes narines de son
parfum si masculin. Nick gronda de satisfaction en me sentant pressée contre lui,
il posa ses lèvres sur le sommet de mon crâne et me caressa le dos tendrement.
— Comment tu te sens ?
Je haussai une épaule et relevai le visage pour le regarder en face. Mon père
était mort et je savais désormais de source sûre que plusieurs de mes confrères
étaient des cinglés assoiffés du sang des innocents. J’aurais dû me sentir
terriblement triste, affreusement mal, mais tout ce que je ressentais, c’était du
soulagement.
— Je suis… profondément déçue des miens, mais aussi soulagée, car les
enfants qui avaient été enlevés vont pouvoir retrouver leurs familles. Je suis
soulagée que leur bourreau ait été tué et que nous ayons désormais en notre
possession des noms, donc des individus à stopper. Je me dis que peut-être, si
nous parvenons à les éliminer avant qu’ils ne fassent plus de mal, cela calmera
sans doute les extrémistes qui, privés de leurs chefs, se feront discrets et
arrêteront de s’en prendre aux supra-humains.
C’était probablement un peu trop optimiste de ma part de penser ainsi, mais je
me refusais de perdre espoir. Je savais qu’un jour, les métamorphes seraient
pleinement acceptés dans la société et si cela devait passer par l’éviction de tous
les traqueurs impliqués dans les actions de nos détracteurs humains, alors soit.
Toute bonne chose nécessitait des sacrifices.
— Tu as vraiment fait du bon travail, Poppy, me félicita l’Écossais. Mais tu
aurais dû me prévenir, ne pas me tenir à l’écart de tes investigations. John aurait
pu te tuer, te blesser, il aurait pu avoir des alliés sur place et tu aurais été
encerclée, seule.
Je me mordillai la lèvre inférieure.
— Mon père se cachait le visage, lui expliquai-je, il gardait son identité
secrète de ses propres confrères car il ne voulait pas que les emmerdes lui
retombent dessus en cas de pépin. Seuls Andrew et ses cousins étaient au courant
que mon père était le chef des chasseurs extrémistes de l’Arkansas. Andrew et
ses abrutis de cousins ont été emportés par Freddy, John était seul. L’un de nous
devait rester avec Winter, et si je t’avais mis au courant de mes projets, tu aurais
insisté pour m’accompagner, ou pour que je reste à la maison tout simplement.
Nick fronça les sourcils et poussa une sorte de grommellement contrarié. Il
entoura ses grands bras musclés autour de ma taille et m’attira plus fermement à
lui.
— Tu me connais trop bien, convint-il, je n’aime pas que tu prennes des
risques, mais si j’ai appris une chose au cours des deux années et demie qui
viennent de s’écouler, c’est que tu n’en fais toujours qu’à ta tête. Tu n’imagines
pas à quel point ça m’agace.
Je souris, cette fois franchement, et attrapai le col de son pull pour l’attirer à
moi et l’embrasser. Le roux ne se fit pas prier pour répondre à mon baiser, il
passa une main sur ma nuque et agrippa mes cheveux dans son poing pour attirer
ma tête en arrière et prendre le contrôle de la situation. On ne changeait pas un
loup !
Les lèvres chaudes et soyeuses du garou caressèrent les miennes avec une
sensualité telle qu’elle me mit immédiatement dans tous mes états. Mes cuisses
se mirent à me picoter, des fourmillements me chatouillèrent de la peau des
orteils jusqu’à la racine de mes cheveux. J’entrouvris la bouche et laissai alors le
soin à mon compagnon d’introduire sa langue entre mes lèvres. Une chaleur
intense se matérialisa dans ma poitrine et enflamma mon corps tout entier. Je
gémis, incapable de me retenir, et m’abandonnai aux mains et aux caresses
expertes de l’homme que j’aimais. Aussi, quand il ouvrit la portière de la
banquette arrière et qu’il m’y entraîna progressivement, je me laissai faire
jusqu’à me retrouver allongée à l’arrière du 4 x 4.
— Winter ? soufflai-je quand le loup referma derrière lui et se plaça au-dessus
de moi. On devrait rentrer à la maison…
Le lycanthrope gronda dangereusement et glissa une main entre nos deux
corps pour déboutonner mon pantalon.
— Winter était endormie dans son lit parapluie quand je l’ai quittée, susurra-t-
il, elle est sous la surveillance de tous les membres de la meute ainsi que de mes
grands-parents et d’Arlene. Elle ne risque rien.
Il garda le silence un moment, puis plongea ses yeux gris dans les miens, une
paume fermée autour de ma gorge dans un geste possessif qui me faisait bien
plus d’effet que je n’étais prête à l’avouer.
— J’ai envie de toi Poppy, ton corps m’a manqué.
Cette affirmation ressemblait à une supplication, Nick avait été patient.
Pendant près de deux mois, nous n’avions rien fait, ou presque rien. Le sexe était
toujours très puissant avec un loup-garou, ardent, presque brutal. Nous avions
préféré éviter les ébats trop intenses durant les derniers mois de ma grossesse, et
la semi-abstinence à laquelle nous avions été contraints avait été
particulièrement difficile à vivre, notamment pour moi qui avais vu ma libido
exploser. J’avais très envie de lui, mais je n’étais pas certaine de pouvoir assurer.
Mon accouchement remontait à mois de quarante-huit heures, et même si j’avais
la chance d’avoir un corps qui se guérissait seul et à vitesse grand V grâce à
l’essence divine qui parcourait mon être, je n’étais pas certaine d’être à la
hauteur de l’impatience de mon mâle.
— Le tien aussi, murmurai-je en caressant tendrement sa joue.
Un petit sourire étira les lèvres de l’homme, qui fit glisser sa main sur ma
poitrine. Il sortit les griffes et, sans effort, déchira le tissu de mon tee-shirt sur
toute la longueur.
— Je serais tendre, me promit-il.
En guise de réponse, je hochai la tête et relevai les jambes pour l’aider à
retirer mon pantalon ainsi que mes chaussures. J’avais pleinement confiance en
mon mari et j’étais sûre d’une chose : je le voulais avec autant d’ardeur qu’il me
désirait.
— J’ai confiance en toi.
Écartant les cuisses pour laisser le soin à mon compagnon de s’installer entre
elles, je fis passer par-dessus sa tête son pull en laine et le balançai à l’avant du
SUV. Nick se pencha vers moi et plaqua la peau brûlante de son torse massif
contre ma poitrine avant de prendre possession de mes lèvres dans un baiser
torride qui me coupa le souffle. Après la journée que je venais de passer, j’avais
très envie de tout oublier dans les bras d’un highlander solide, capable de faire
disparaître jusqu’au plus horrible des souvenirs d’un simple mouvement du
bassin. De ce fait, je défis la braguette de son jean et le fis descendre sur ses
fesses en béton. Il n’avait pas mis de caleçon, mon homme était définitivement
le plus sexy de tous.
Attrapant mes hanches sans effort, le loup me releva légèrement le bassin et
me positionna correctement. Ce soir, nous ne nous embarrasserions pas de
préambule, tout ce que nous voulions, c’était nous sentir, nous toucher, unir nos
corps. Aussi, Nick attrapa son membre gonflé et dur comme le roc et le plaça à
l’entrée de mon intimité sans rompre un instant notre baiser. Il se contenta de me
demander si j’étais prête contre mes lèvres, le front collé contre le mien.
— Plus que jamais, haletai-je en entourant mes bras autour de son cou.
Satisfait, le roux s’enfonça en moi lentement, prudemment, veillant à ne pas
me faire de mal. Je sentis les muscles de ses épaules se crisper et sa respiration
se faire sifflante quand il entra en moi. Mon dos s’arqua sans effort, je ne pus
m’empêcher de gémir en m’accrochant à lui fermement.
— Bon sang, Poppy, je n’aurais jamais cru que ton corps se remettrait si vite
de l’accouchement ! grogna-t-il. Tu es si serrée…
Je fus incapable de répondre quoi que ce soit, mais acquiesçai vivement, tout
aussi surprise que lui. Je sentais son membre épais peiner à distendre les parois
de mon sexe. Tout était rapidement revenu en place grâce à mes capacités de
guérison accélérées, j’étais toute disposée à accueillir mon mari et à lui procurer
le plaisir dont il se languissait depuis des semaines.
— Ravie de voir que ça t’avait autant manqué, chuchotai-je contre son oreille
avant de lui mordiller le lobe.
Déposant un baiser dans le creux de mon cou, Nick se retira lentement avant
de me pénétrer de nouveau tout aussi doucement. Il enchaîna les coups de reins
lascifs, tendres et doux, préférant commencer en douceur, savourer la sensation
de m’avoir retrouvée sur le plan sexuel. C’était comme s’il me redécouvrait : il
embrassait ma peau, effleurait mon épiderme de ses doigts calleux, me
murmurait des mots rassurants et même coquins. Très souvent coquins. Pour ma
part, je me délectais du frottement de nos corps, des ondulations du bassin de
mon mâle, de nos souffles se mélangeant à chacun de nos baisers fougueux.
Puis, quand je sentis qu’il m’en fallait plus, je mordis la lèvre inférieure de
l’Alpha et attrapai ses cheveux cuivrés entre mes doigts.
— Lâche-toi, Nick, lui ordonnai-je en ondoyant des hanches pour le pousser à
accélérer le mouvement.
L’intéressé gronda, le sourire aux lèvres, et me plaqua d’une main sur la
banquette en cuir pour me forcer à le laisser contrôler la situation. Néanmoins, je
savais que ça l’amusait et qu’il se plaisait à me voir si impatiente.
— Je n’ai pas envie de te brusquer, dit-il en arquant un sourcil sans pour
autant cesser ses va-et-vient profonds.
Je fronçai les sourcils et fis la moue.
— Je ne suis pas en sucre, plaidai-je en plantant mes ongles dans les épaules
musculeuses du lycan. Fais-moi plaisir, donne-moi ce dont j’ai envie avant que
je ne m’énerve et que je décide de te planter là.
Peu friand du chantage sexuel, Nick retroussa sa lèvre supérieure et retira
brusquement son membre de mon intimité. Je poussai une plainte en m’arc-
boutant, mais avant de pouvoir protester, mon mari me retourna sur le ventre et
me releva de manière à ce que je sois appuyée sur mes genoux et sur mes
paumes. Surprise par ce revirement de situation, je renversai mes cheveux sur le
côté et jetai un regard par-dessus mon épaule.
— Si j’avais su, je t’aurais menacé de me tirer plus tôt.
M’attrapant par les hanches, Nick me pénétra de nouveau sans sommation
dans un mouvement si brusque que je fus projetée en avant et dus poser une
main sur la vitre pour ne pas me cogner. Eh ben…
— Je ne te laisserai jamais filer sans t’avoir satisfaite, Evans, tu devrais
pourtant le savoir.
M’assénant un grand coup de boutoir, l’homme posa une main dans le creux
de mon cou et guida mon corps pour accompagner ses mouvements vifs et
sauvages. Le loup-garou avait visiblement compris ce que je voulais, car il fit
appel à sa vigueur légendaire pour me prendre comme je le désirais. Son corps
solide pilonna le mien sans répit. Son sexe massif glissait en moi rapidement, si
profondément qu’il parvenait à atteindre tout un tas de terminaisons nerveuses
qui me faisaient gémir et haleter simultanément. La température dans la voiture
avait augmenté au point que nos deux corps étaient en sueur. J’avais terriblement
chaud, et bon sang, c’était sacrément bon !
— Merde, Poppy… gronda le chef de meute. C’est tellement bon…
Ouais, c’était justement ce que je pensais.
Le dos arqué, le souffle court, je me laissais emporter par la vague de plaisir
que Nick me faisait ressentir. J’étais folle de désir, assaillie par les assauts
torrides, impétueux et précis de mon mari, déterminé à me faire atteindre le
septième ciel. Pour y parvenir, il empoigna l’un de mes seins dans sa main et le
malaxa en prenant soin de titiller mon téton durci.
— Nick, gémis-je en basculant la tête en arrière.
J’étais sur le point d’exploser. C’était un fait. Même si je ne voulais pas que
cet instant prenne fin, que je voulais qu’il dure toujours, je savais que je n’allais
plus tenir bien longtemps. Tout était trop fort. Mes sentiments pour Nick étaient
trop puissants, dévorants, presque violents. Je l’aimais, et cet amour était en train
de me consumer, encore plus avec la dextérité des ondulations du bassin de
l’homme responsable de mes émois.
Je devais laisser mes émotions s’exprimer, laisser les papillons qui s’agitaient
dans mon ventre et tordaient mes muscles s’envoler pour de bon. Aussi, bien
décidée à aller jusqu’au bout, je me laissais guider par mon mari qui, agrippé à
mes hanches d’une main et à ma gorge de l’autre, donnait libre cours à ses
pulsions animales. Il me prit plus sauvagement encore. Ses grondements se
mêlaient aux cris rauques qui s’échappaient de ma gorge pour emplir le SUV.
Mes fesses rencontraient ses hanches brutalement, j’étais au bord du précipice, et
Nick y fonçait droit avec moi.
— Jouis pour moi, Poppy, grogna le loup en serrant ma gorge plus durement,
maintenant !
À ce moment-là, il m’asséna un grand coup de boutoir et me redressa pour
que mon dos soit appuyé contre son torse. Je fus alors emportée par un orgasme
si violent que mon compagnon n’eut d’autre choix que d’exploser à son tour.
Nick poussa un grondement si sourd qu’il me parut à moitié animal. Sans doute
était-ce le cas, tout compte fait. Il planta ses dents dans la chair de mon épaule et
jouit en moi alors que les muscles de mon intimité se resserraient autour de son
membre. Nos corps furent pris de tremblements incontrôlés, nous retombâmes
l’un sur l’autre sur la banquette du 4 x 4, complètement essoufflés et tout en
sueur. La jouissance avait été si intense que j’en voyais des étoiles sous mes
paupières closes. J’avais l’impression que j’allais m’évanouir, je ne connaissais
pas de sensation plus agréable que celle-ci.
— C’était… magique…, soufflai-je lorsque le lycan embrassa ma joue.
Son corps lourd écrasait le mien, mais je n’avais pas envie qu’il bouge, quand
bien même notre position n’était pas tout à fait confortable en raison du petit
espace dans lequel nous étions enfermés. Nick était obligé de plier ses jambes
bizarrement, mais cela ne semblait pas le déranger le moins du monde, il n’avait
aucune envie de bouger non plus.
— Comme toujours entre nous, répondit-il finalement en déposant un baiser
sur mon omoplate.
Je souris.
— C’est vrai. Ceci dit, je n’arrive pas à croire que notre première fois après
des mois d’abstinence ait été faite dans ton tank, devant la ferme de mon grand-
père.
— Je n’aurais pas eu la patience d’attendre qu’on soit rentrés, répliqua-t-il. Et
puis, on a déjà fait pire comme lieu insolite.
Je gloussai.
— Il est vrai que niveau originalité sur le plan sexuel, on bat des records.
Il n’y avait pas un endroit de la maison où nous n’avions pas couché. Tant que
Nick et moi étions réunis, le lieu où l’acte était réalisé n’avait que peu
d’importance.
— Le sexe m’avait tellement manqué, soupira le loup en frottant sa joue
contre ma peau. Tu as le chic pour me rendre dingue et me faire perdre tous mes
moyens dès lors que tu es nue, que tu gémis ou que tu cries mon nom.
Je secouai la tête.
— Moi aussi, ça m’avait manqué, avouai-je. Mais, nous devrions rentrer
maintenant. Le fruit de notre amour nous attend sagement à la maison, et je me
languis de la retrouver, elle aussi.
Le lycan gronda en signe d’assentiment.
— Bien, déclara-t-il en se retirant lentement de moi et en m’adressant une
claque sur la fesse qui me fit pousser une exclamation outrée.
— Eh ! m’exclamai-je en lui lançant un regard par-dessus mon épaule.
— Arrête de râler, Evans, ton cul m’appartient, alors j’en dispose comme je
l’entends. D’autant qu’il m’aguiche en s’exposant à moi, nu et tout rose.
Je me redressai tant bien que mal et attrapai mon homme par la nuque pour
l’embrasser sur les lèvres avec autant de passion que je possible. Nick répondit
vivement à mon appel.
— Toi, Red, arrête de dire des bêtises, murmurai-je en rompant notre étreinte,
et ramène-moi à la maison.
Le garou hocha la tête, puis caressa ma joue avec tendresse.
— Tout ce que tu voudras.

23

Trois mois plus tard…

— Je suis vraiment heureux de te voir comblée, ma douce.


Esquissant un sourire, je me tournai vers le brun aux yeux dorés assis à mes
côtés et lui pressai l’épaule tendrement.
— Rien de tout cela n’aurait été possible si tu ne m’avais pas sauvée des
griffes de la mort, Sombre. Je t’en serai éternellement reconnaissante.
Le dieu installé sur le perron, une bière à la main, me rendit mon sourire et me
donna un petit coup d’épaule amical. Il secoua la tête de gauche à droite.
— Je te l’ai dit, Evans, tant que je vivrai, tu ne risqueras rien. Une chance que
je sois immortel !
Je gloussai.
— Tu ne pourras pas toujours me sauver la mise, ton père finirait par mettre le
holà. Je crois qu’Hypnos ne m’aime pas beaucoup.
Et pour cause, il avait obligé son fils à retourner sur l’Olympe, résidence
personnelle des divinités, pour le forcer à s’éloigner de moi. Le dieu du sommeil
n’avait pas très bien pris le fait que sa progéniture me confie des dons qui
n’auraient jamais dû revenir à une humaine. Il avait donc sommé le beau brun de
retourner chez lui sans faire d’histoire. Ce que Phobétor avait accepté de faire,
même s’il n’avait pas renoncé à ma compagnie puisque, la preuve, il avait trouvé
le moyen de se faire la malle avec l’aide de son frère Morphée pour venir
assister à la fête de naissance de ma fille. Ce qui, soit dit en passant, pourrait lui
causer des ennuis. Mais visiblement, Sombre se fichait pas mal de s’attirer les
foudres de son paternel.
— Mon père, répondit-il en reniflant, est un dieu tout ce qu’il y a de plus
traditionnel. À ses yeux, les humains et ses semblables ne sont pas au même
niveau, ils ne doivent donc pas se mélanger. Il n’est pas très content de savoir
qu’une petite blondinette de l’Arkansas partage quelque chose avec lui. Mais tu
n’as rien à craindre de sa part, il sait que tu es importante pour moi et ne fera
rien pour me priver de ta compagnie. Si ce n’est râler, évidemment.
Il ne devait pas avoir tort, puisque cela faisait déjà plusieurs heures que
Sombre avait débarqué sur le territoire, complètement à l’improviste, et aucune
foudre ne s’était encore abattue sur le toit de la villa. Ouf !
J’avais été très surprise de retrouver mon ami, qui avait réquisitionné son
corps factice pour nous rendre visite. J’avais cru ne jamais le revoir après mon
passage furtif sur l’Olympe, ne jamais avoir l’occasion de le remercier pour la
chance qu’il m’avait offerte de rester auprès des miens. Sombre avait subtilisé
mon âme à la faucheuse lorsque mon cœur avait lâché lors de mon
accouchement, laissant ainsi le temps à Nick et aux membres de la meute de me
transmettre suffisamment d’énergie pour me faire repartir auprès d’eux. Il
m’avait sauvé la vie, me permettant ainsi de rencontrer ma fille et de retrouver
mon compagnon. Bien évidemment, je n’avais cessé de le remercier quand je
l’avais découvert dans notre jardin, tout en l’enlaçant si fermement qu’il avait
failli suffoquer.
Nick avait également pu lui témoigner sa gratitude. Il avait été moins expansif
lors de ses remerciements, mais j’avais vu dans son regard et dans la poignée de
main qu’il avait offerte à Sombre qu’il lui serait éternellement reconnaissant.
Phobétor lui avait assuré qu’il ne lui devait rien, et après ça, nous étions tous
rentrés pour discuter et terminer les préparatifs de la fête en l’honneur de Winter
avant l’arrivée des invités.
— Je suis contente de te voir, déclarai-je finalement en plongeant mon regard
dans celui de la divinité. Tu m’avais manqué, et j’espère que tu auras l’occasion
de rester plus souvent ici.
Un sourire de côté vint étirer les lèvres sensuelles du dieu aux cheveux noirs.
Il caressa ma joue du pouce dans un geste tendre.
— Ma douce, il me semble t’avoir fait une promesse. Je serai toujours là pour
toi. De plus, tu as beau avoir fait d’incroyables progrès dans la maîtrise de tes
dons, il reste du boulot. Je serais ravi de revenir ici de temps en temps pour
t’aider à te perfectionner.
J’acquiesçai, emballée à l’idée de reprendre les entraînements.
— Ce sera avec plaisir.
L’homme hocha la tête et enroula mes épaules d’un bras pour me serrer contre
lui quelques instants. Nous nous étreignîmes un moment avant de nous décoller
l’un de l’autre.
— Tu devrais rentrer, ton mari va finir par débouler sur le perron pour te
récupérer si tu restes plus longtemps en ma compagnie. Et le connaissant, s’il se
met en rogne, ce ne sera pas joli à voir.
Je pouffai et me relevai lourdement alors qu’il faisait de même.
— Tu as raison, Red n’est pas du genre patient, et surtout pas aujourd’hui. Il
n’aime pas trop recevoir de la visite et n’apprécie pas les festivités. Mieux vaut
ne pas tenter le Diable.
Lorsque nous retournâmes à l’intérieur, je fis fi de la foule qui s’amassait dans
la villa et me dirigeai immédiatement vers le salon, où se trouvait mon mari.
Bien sûr, je ne fus qu’à moitié surprise de le trouver en plein moment
d’égarement gaga avec sa fille, qu’il soulevait au-dessus de sa tête en riant.
Nikolas Teller, grand Alpha du Nord, loup à la réputation légendaire,
montagne de muscles sur pattes au regard si glacial qu’il suffisait à figer sur
place le plus coriace des individus, était complètement gaga face à sa fille, qui le
menait déjà par le bout du nez. Voir un homme aussi solide que lui rire aux éclats
dès lors que sa progéniture tentait d’attraper avec ses minuscules mains les
boucles de ses cheveux roux ou lorsqu’elle lui souriait. Jamais je n’avais eu de
vision plus attendrissante, et visiblement, nos invités étaient d’accord avec moi.
La maison était pleine de monde. L’affaire qui nous avait opposés aux
chasseurs nous avait fait repousser la fête de naissance de Winter, que Leah
s’était donné beaucoup de mal à organiser. Mais comme tout était rentré dans
l’ordre, plus ou moins en tout cas, nous avions décidé de rassembler nos amis et
notre famille pour célébrer la venue au monde de notre fille. À cette occasion,
tous nos proches avaient répondu présents. Tous avaient fait le déplacement de
leurs villes respectives pour venir partager une après-midi à Springdale autour
d’un barbecue et de petits fours préparés avec soin par la louve aux cheveux
noirs et aux yeux jade. C’était très agréable de profiter d’un instant de répit, de
détente surtout, dans notre vie sans cesse agitée par des rebondissements
rocambolesques. Le dernier en date avait bien failli foutre en l’air l’équilibre
bancal du monde surnaturel, mais heureusement, tout s’était bien terminé. Ou
presque.
L’affaire qui avait secoué la vie à Rogers et aux alentours s’était terminée par
la mort du responsable en chef de toutes ces conneries. Ma mère, qui avait été
complice des crimes odieux perpétrés par des traqueurs, avait mis un terme à ce
cirque sans avoir véritablement conscience de ce qu’elle faisait. À la suite de la
mort de John, et grâce aux documents que nous avions retrouvés chez mes
parents ainsi qu’aux recherches acharnées de Rocky Garcia, il nous avait été
possible de remonter jusqu’à plusieurs chasseurs impliqués dans ces crimes.
Nombre de mes confrères les avaient alors pris en chasse, se chargeant eux-
mêmes de rendre justice. Bien sûr, certains étaient parvenus à passer entre les
mailles du filet et à se faire la malle avant d’être interceptés. Comme Freddy
Flores, qui n’était jamais réapparu, emportant avec lui Andrew, son fils, et ses
deux neveux.
Nick n’abandonnait pas les recherches le concernant, et il avait chargé
plusieurs de ses agents lycans de retrouver sa trace. Mais je n’étais pas
particulièrement confiante. Freddy savait comment disparaître, il s’était
volatilisé dans la nature, et nous n’étions pas près d’entendre parler de lui de
sitôt.
Bien sûr, tous les enfants que nous étions parvenus à retrouver étaient
retournés auprès de leurs familles. Pour certains, trop traumatisés par cette
expérience affreuse, il avait été nécessaire de faire effacer leurs souvenirs à
l’aide de sorcières comme Kaja. Les autres se remettaient lentement, mais
sûrement. Mark me donnait des nouvelles régulièrement, ainsi que les parents de
plusieurs d’entre eux qui avaient tenu à nous remercier moi et mes amis pour
l’aide que nous leur avions apportée. Nick, qui au premier abord m’avait
littéralement incendié pour avoir osé aller affronter mon père, inquiet comme
toujours à l’idée qu’il aurait pu m’arriver malheur, s’était par la suite apaisé, fier
comme un coq de mes prouesses en matière de chasse. Même si pour le coup,
tout avait été question d’un travail d’équipe.
Je n’étais pas sortie de chez moi pendant des jours après ça, préférant profiter
pleinement de mon mari et de ma fille. Alors oui, nous avions dû présenter notre
bébé, parler de notre couple et de notre nouvelle vie de parents comblés, mais au
moins nous avions pu faire ça depuis la maison grâce aux vidéoconférences de
presse que nous fîmes avec des présentateurs de plusieurs chaînes télé. Le
monde avait été très emballé par l’arrivée de Winter, et nous recevions
régulièrement des cadeaux pour elle, ici, à la meute. C’était bon signe. Petit à
petit, et même si le chemin était encore long, les supra-humains se faisaient une
place dans la société, pour mon plus grand plaisir, tout comme pour celui de
Nick, qui se montrait beaucoup plus détendu.
— Tu aimes les cheveux de papa, hein ? s’amusa l’Écossais en baissant la tête
pour permettre à sa fille d’attraper ses boucles soyeuses dans ses petits poings.
Loki, accoudé contre l’une des grandes baies vitrées étalées sur toute la
longueur de la pièce réunissant la cuisine, la salle à manger et le salon, donna un
coup de coude à son voisin, Mark Teller, et lui désigna Nick d’un geste du
menton. Le frère de mon mari, un grand gaillard au regard impitoyable, esquissa
un grand sourire en voyant son cadet jouer avec son bébé. Les deux loups rirent
discrètement en m’adressant des clins d’œil complices.
La petite fille, dans les bras de mon mari, poussa un cri de joie et esquissa un
grand sourire qui nous fit fondre, mon compagnon et moi. Je me lovai un peu
plus contre le roux et souris en caressant le ventre de Winter.
— Elle s’éclate avec toi, pouffai-je en venant m’asseoir à côté de mon
compagnon.
— Je n’ai jamais vu un bébé aussi souriant, s’émerveilla-t-il en plongeant son
regard dans le mien. Elle rigole tout le temps, pour un rien. N’est-ce pas
adorable ?
J’acquiesçai.
— Je suis bien d’accord avec toi.
— Qui a mangé tous les petits fours au saumon ? s’écria rageusement
Cordelia Wright, la dirigeante de la société des sirènes, qui avait fait le
déplacement jusqu’ici pour participer aux festivités.
— C’est moi ! répondit fièrement Dorofeï, le Lieutenant du Nord, de sa
grosse voix à l’accent russe prononcé. Ils étaient vraiment très bons, je n’ai pas
pu résister.
La femme aux cheveux blonds et au regard de braise posa ses mains sur ses
hanches et dévisagea le géant d’un œil mauvais. Apparemment, les petits fours
de Leah s’arrachaient comme des petits pains. Cordelia était visiblement déçue
qu’il n’y en ait plus pour elle.
— C’est bien les hommes ça, de vrais ogres ! répliqua-t-elle, agacée, en
s’éloignant sur ses hauts talons aiguilles hors de prix.
Dorofeï la regarda s’en aller, sans se priver de mater son derrière au passage.
Il nous adressa à Nick et moi un clin d’œil significatif avant de partir à ses
trousses. Quelque chose me disait qu’il n’était pas insensible aux charmes de la
belle sirène.
— Eh bien, me souffla Nick au creux de l’oreille, ces deux-là se disputent
déjà comme un vieux couple. Je n’aurais jamais cru Dorofeï du genre à aimer les
sirènes.
Je haussai les sourcils.
— Personne ne t’aurait cru branché humaine avant, et regarde-toi aujourd’hui,
tu es mariée à l’une d’elles, lui fis-je remarquer. On ne sait jamais ce que
l’avenir nous réserve.
— Le leur sera sans doute tumultueux, ricana-t-il.
Ça, je n’allais pas le contredire.
Balayant la salle du regard, je jetai un coup d’œil à chacun de nos amis
rassemblés dans la maison. Tout le monde était là. Astor Lowell, le roi des
vampires, discutait avec Vincent, le grand-père de mon compagnon, sous les
regards ennuyés de sa femme et du compagnon du roi, visiblement peu adeptes
des conversations de travail. Akeem buvait un verre sur la terrasse avec Dave,
Don, North, son garde du corps personnel, et Ryan. Les Lieutenants étaient
rassemblés autour de la table et se jetaient sur les cupcakes de couleur rose que
Rebecca et Dovie s’étaient embêtées à préparer la veille ; ils bavassaient sur le
boulot. Les Gammas étaient éparpillés çà et là, buvant un verre de champagne ou
s’entretenant avec d’autres loups venus de meutes alliées à la nôtre. Certains
agents lycans avaient même fait le déplacement à la demande de Nick, qui
souhaitait les récompenser pour leur travail quotidien acharné. Nora était venue
et discutait désormais avec Bram dans un coin de la cuisine. Même Al, qui
n’avait pas été au mieux de sa forme après la mort de John, avait fait le
déplacement, et buvait désormais une bière avec Arlene non loin de la cuisine.
Sombre avait trouvé sa place à leur côté, et discutait avec Kaja, qui s’était
montrée très curieuse au sujet des dieux dès lors qu’elle avait fait sa
connaissance.
Tout le monde avait l’air heureux, loin des problèmes qui nous avaient affolés
trois mois plus tôt.
Ni ma mère ni mes sœurs n’avaient été invitées à la fête de Winter. Après la
mort de John, il avait été difficile pour ma génitrice de se remettre. Katty l’avait
accueillie chez elle en attendant qu’elle se reprenne en mains, chose que je ne
pensais pas véritablement possible. Je prenais des nouvelles d’elle chaque
semaine, même si cela déplaisait beaucoup à Nick, qui lui en voulait pour avoir
laissé mon père agir sous son toit sans rien faire. Ce qui était compréhensible.
Moi-même, je n’arrivais pas à lui pardonner son laisser-aller, la manière qu’elle
avait eu de fermer les yeux alors que des enfants innocents étaient torturés et
assassinés au sous-sol de sa maison.
John avait beau avoir été un monstre, Sarah l’avait profondément aimé. Elle
avait tiré sur lui pour me protéger, pour mettre un terme à ses agissements, mais
j’étais intimement persuadée qu’elle n’avait pas réalisé ce qu’elle faisait avant de
voir le corps de son mari étendu sur le sol de la cave. Oublier le souvenir de son
mari allait lui demander du temps et beaucoup d’énergie. J’espérais sincèrement
qu’elle parvienne à s’en sortir. Au moins était-elle tranquille pour ce faire. Son
nom n’était apparu dans aucun rapport qui avait pu être fait au conseil, et comme
Nick était l’Alpha du Nord, il pouvait se permettre de passer outre certains
éléments d’une enquête lorsque la vérité menaçait de faire plus de mal que de
bien à sa communauté.
Pour le moment, notre monde connaissait une période d’accalmie. Il était
bancal, l’avenir était incertain, mais jour après jour, nous faisions en sorte qu’il
devienne meilleur. Les chasseurs, les vrais, continuaient d’éliminer les menaces
qui pesaient sur la tête des supra-humains ainsi que sur celles des humains, allant
jusqu’à se retourner contre les leurs, si nécessaire. Les dirigeants surnaturels
appréhendaient leur nouvelle vie et faisaient leur possible pour rassurer leurs
semblables quand ceux-ci leur faisaient part de leurs craintes. Les humains
apprenaient à vivre avec des êtres différents en guise de voisins. Nous avancions
main dans la main pour le bien commun, en faisant abstraction de ceux qui
cherchaient à nous monter les uns contre les autres. J’avais confiance en l’avenir,
je le devais. Pour Nick, pour Winter, et pour tous les enfants qui naîtraient après
elle et qui se retrouveraient jetés dans un monde nouveau, où ils n’auraient plus
besoin de se cacher. C’était ce qui me faisait avancer et ce qui me permettait de
me battre lorsqu’une menace venait planer sur nous. L’avenir. L’espoir qu’il sera
meilleur.
J’étais comblée de bonheur, toutes les personnes que j’aimais et qui
comptaient pour moi étaient rassemblées au même endroit pour mon plus grand
plaisir, à commencer par les deux plus importantes.
— Vous êtes trop mignons, tous les trois ! s’exclama soudain Seth en venant
se placer devant le canapé où nous étions assis. Un petit sourire ?
Le Gamma brandit un appareil photo devant lui et exigea de nous de grands
sourires, ce qui eut le chic de faire gronder son Alpha, aussi peu adepte que moi
des photographies. Néanmoins, Nick se prêta au jeu, et se colla contre moi pour
laisser le brun immortaliser ce moment. Quand Seth fut satisfait, il s’attaqua à
Aiden et Dovie, installés juste en face de nous. Les deux change-peau
paraissaient en grande conversation, ils envoyèrent gentiment bouler le pauvre
Seth qui repartit sans demander son reste.
— Ces deux-là vont finir par se marier, moi je te le dis, affirmai-je en étudiant
les deux métamorphes.
Nick renifla.
— Il faudrait déjà qu’Aiden accepte de passer la seconde avec elle, répliqua-t-
il.
Je lui tapotai l’épaule.
— Ce n’est qu’une question de temps, tu verras.
— Tu as l’air sûre de toi, sourit le chef de meute.
Je soutins son regard brumeux et haussai une épaule en relevant le menton.
— Mais c’est parce que je le suis voyons ! J’ai du flair pour ces choses-là. La
preuve, j’ai toujours su à la seconde où je t’ai vu que je te voulais dans ma vie,
même si elle était difficile. Je n’ai pas lâché le morceau, et nous voilà
aujourd’hui mariés, heureux, et parents de la plus belle petite fille que le monde
a jamais vue !
Le mâle dominant esquissa un sourire en coin et arqua un sourcil en réprimant
difficilement un grondement de satisfaction profonde.
— Est-ce que je t’ai déjà dit que je te trouve magnifique ? me demanda-t-il
soudain.
Fronçant les sourcils, j’étudiai ses yeux avec attention. J’éprouvai
brusquement une envie de ronronner en y percevant tout son désir, sa fierté et
son amour pour moi. Je lui caressai la joue d’une main.
— Je crois que oui, lui avouai-je. Mais je ne me lasse pas de l’entendre.
Un sourire étira les lèvres sensuelles du loup-garou.
— Bien, parce que j’ai l’intention de te le répéter souvent.
Me penchant en avant, je pressai mes lèvres contre les siennes pour lui faire
comprendre que cette perspective ne me déplaisait pas. Il répondit à mon baiser,
timidement d’abord puis plus farouchement lorsque j’attrapai sa lèvre inférieure
entre mes dents. Il retint Winter dans un bras, et libéra le second pour enserrer
ma gorge dans un geste possessif qui me fit gémir malgré moi. Sa langue
traversa la barrière de mes dents et se mêla à la mienne, nous scellant l’un à
l’autre à l’aide d’un baiser vorace qui me laissa le souffle court. Je m’écartai en
haletant légèrement, le front collé contre le sien.
— Tu devrais éviter de m’embrasser comme ça en public, Nick, sauf si tu as
envie que tout le monde me sache excitée.
Un grondement fit vrombir sa poitrine, il sourit.
— Peut-être que j’ai envie que tout le monde sache que tu l’es, rétorqua-t-il
d’une voix sensuelle à l’accent écossais si torride. Ça fera peut-être passer à
Nash l’envie de te dévisager comme il le fait depuis qu’il est entré dans cette
maison.
Nash avait été invité à la fête donnée en l’honneur de Winter. Même si Nick
s’était montré réticent au départ, il avait consenti à le laisser venir, notamment
pour le remercier de sa contribution lors de l’enquête. Accueillir mon ex-petit-
ami avait coûté à ma moitié, qui ne m’avait pas lâché d’une seule semelle pour
lui faire comprendre que le terrain était pris et qu’il valait mieux ne pas venir
marcher sur ses plates-bandes s’il ne voulait pas réveiller l’instinct de chasseur
de la bête qui sommeillait en lui. Nash avait donc gardé des distances cordiales
entre nous, même s’il lui arrivait de me fixer trop longtemps au goût de l’Alpha,
plus possessif et jaloux que jamais. On ne changeait pas un lycanthrope, surtout
quand un autre mâle éprouvait du désir ou des sentiments pour sa femelle.
— Je suis impressionnée, pouffai-je en remettant de l’ordre dans ses cheveux
cuivrés, tu es parvenu à te retenir de lui montrer les crocs tout à l’heure quand il
nous parlait. C’est un bon début. Peut-être le commencement d’une future
amitié…
Nick me fit taire d’un baiser.
— Ne dis pas de bêtises Evans, ce n’est pas parce que Fisher a décidé de
rester quelque temps à Rogers et que je ne l’ai pas encore mis en pièces pour
toutes les fois où il a maté tes fesses, que nous allons devenir amis lui et moi.
C’est impossible malheureusement.
Je gloussai.
— Tu es irrécupérable.
Nick fit la moue.
— Je plaide coupable.
Un léger silence s’installa alors entre nous, nous restâmes plusieurs secondes
à nous regarder dans les yeux. Il me sembla alors nécessaire de lui dire tout ce
que j’avais sur le cœur et que je voulais lui dire depuis la naissance de Winter.
— Red, commençai-je, je crois que je ne t’ai jamais remercié de m’avoir
Revendiquée.
Le loup fronça les sourcils, il recula légèrement pour mieux me regarder.
— Me remercier ? répéta-t-il.
Je hochai la tête.
— Oui. Avant toi, avant que tu te décides à me faire tienne, j’étais persuadée
que je finirais ma vie seule, à défaut de pouvoir trouver un compagnon qui
m’accepterait telle que je suis. J’étais résignée. Ma vie était trop compliquée et il
était hors de question de compliquer celle d’un homme avec les valises que je
trimballais avec moi. Mais tu m’as acceptée, tu m’as fait confiance, et tu as fait
de moi la femme, et la chasseuse, la plus heureuse du monde. Tout ce qu’on a
vécu tous les deux, toutes ces aventures incroyables et éprouvantes m’ont fait
progressivement comprendre que je ne pourrai jamais plus me passer de toi. Et
que j’avais de la chance de t’avoir à mes côtés. Je voulais que tu saches, Nick,
que je t’aime à un point tel que quand tu n’es pas là, j’ai le sentiment d’être
perdue, de ne plus avoir de sens. Alors, je te l’accorde, c’est hyper bateau ce que
je suis en train de te dire, mais c’est la stricte vérité. Et je voulais juste être sûre
que tu étais au courant de tout ce que j’éprouve pour toi.
Le garou garda le silence un moment, se contentant de me regarder
intensément jusqu’à ce que le rouge me monte aux joues et que je finisse par me
détourner en souriant.
— Arrête de me regarder comme ça, Teller, sauf si tu as envie de me voir
devenir aussi rouge que les cheveux de Nora.
Mon mari se servit de sa main libre pour attraper mon menton délicatement et
me forcer à le regarder en face. Je ne résistai pas et affrontai son regard sans
broncher.
— Poppy, tu n’as pas à me remercier de quoi que ce soit. Ce serait plutôt
l’inverse en fait. Tu rends ma vie tellement plus belle que je sais de source sûre,
et avec un peu d’expérience en la matière, que je ne pourrai jamais vivre sans toi
non plus. Tu me rends heureux chaque jour que cette Terre fait, sans même avoir
besoin de faire quoi que ce soit. Ton sourire, tes regards et les sentiments que tu
me fais ressentir à travers notre lien gonflent mon cœur de bonheur. Je t’aime
bien plus que ces mots peuvent le dire, et il en sera ainsi jusqu’à ce que mon
cœur cesse battre.
Je souris et me mordillai l’intérieur de la joue avant de me blottir contre lui
pour l’enlacer. Là, collés l’un contre l’autre, notre fille à nos côtés, nous nous
savions à notre place, celle qui nous avait été si difficile à obtenir. Je me sentais
comblée, pleinement heureuse. Et c’était grâce à lui, grâce à Winter et grâce à
tous ceux qui avaient partagé notre vie au cours de ces deux dernières années.
Les plus difficiles, les plus éprouvantes, mais aussi les plus belles de toute ma
vie.
Alors que nous étions occupés à câliner notre fille et à nous embrasser, Judy
déboula dans notre direction avec la ferme intention de kidnapper sa nièce. Nick
montra les crocs en signe d’avertissement.
— Tout doux Cujo{2}, lança-t-elle, je n’arrête pas de vous regarder depuis tout
à l’heure, vous avez l’air d’avoir très envie de vous retrouver, hum…
La jeune fille se racla la gorge.
— De vous retrouver tous les deux en privé. Je me suis dit que je pourrais
prendre Winter, déclara-t-elle en attrapant le bébé des bras de son frère avec une
délicatesse toute particulière, et qu’en attendant, vous pourriez… hum, je sais
pas moi, vous donner des fessées ?
Cette fois, je ne pus retenir un éclat de rire. Nick fronça les sourcils et
dévisagea sa sœur alors que celle-ci allait s’asseoir près d’Alexeï, occupé à
caresser Noopie sur l’un des trois canapés en cuir. Je me tournai vers Nick et
enroulai mes bras autour de ses épaules.
— Qu’en dis-tu, Red ? On pourrait s’éclipser un petit moment et…
— Faire la bête à deux dos, acheva-t-il à ma place en me saisissant par la
taille pour me placer sur ses genoux. L’idée me tente bien.
Le lycan commença à embrasser ma gorge tendrement, faisant naître une nuée
de papillons dans mon ventre. Je m’agrippai à lui et me trémoussai de manière
incontrôlée lorsqu’il fit glisser ses mains sur mes hanches.
— Partante ? me questionna-t-il en arquant un sourcil.
Je me mordis la lèvre inférieure et soutins le regard de braise qu’il me lança,
annonciateur d’une partie de jambes en l’air torride et mémorable. Est-ce que
j’étais partante ? Un peu mon neveu !
— Je suis toute à toi.

Épilogue

Winter se dressait sur ses petites jambes avec détermination, le regard vif et
l’air décidé. Elle vacilla dans mes bras, mais ne tomba pas. Elle garda la tête
tournée vers son père qui, assis sur le tapis à moins d’un mètre de nous, tendait
ses grands bras musclés vers sa progéniture. Lui aussi avait les yeux brillants
d’une fierté qu’il ne cherchait pas le moins du monde à cacher. Il était heureux,
et il suffisait de le voir encourager sa fille pour le comprendre.
— Allez Winnie, tu peux le faire ! s’enthousiasma le lycan.
La petite fille sourit, tout excitée à l’idée de se déplacer seule, et fit un
premier pas en avant alors que je la tenais encore sous les aisselles. Elle
paraissait stable, aussi je desserrai lentement ma prise pour la laisser effectuer les
quelques centimètres qui la séparaient de son père toute seule. Winter fit ses
premiers pas d’une démarche incertaine sous les regards ébahis des membres de
la meute réunis dans le salon. Tous retenaient leur souffle alors que la petite
louve d’à peine dix mois et demi marchait vers son papa. Émerveillée par ma
fille, je gardai les yeux rivés sur elle sans pouvoir m’en détacher. Quand elle
parvint à atteindre Nick, après s’être démenée pour mettre un pied devant l’autre,
elle poussa un cri de joie et se jeta entre les biceps du grand roux sous les
applaudissements de nos camarades.
— Bravo ma beauté ! s’exclama le highlander en soulevant sa fille au-dessus
du sol avant de déposer un baiser contre son front.
— Nos enfants grandissent beaucoup trop vite, lança Leah en essuyant la
petite larme qui coulait au coin de son œil.
Logan, installé à côté d’elle, Hunter sur ses genoux, hocha la tête en caressant
les cheveux de son fils. Le louveteau qui avait fêté ses 2 deux ans quelques jours
plus tôt tapait dans ses petites mains et scandait « Bravo Win ! » pour féliciter sa
camarade de jeu. Il souriait de toutes ses petites dents.
— Je suis d’accord, soupirai-je en rejoignant ma moitié et ma fille, qui tirait
sur ses cheveux roux.
Nick se pencha en avant pour m’embrasser. Je ne me défilai pas et caressai sa
joue en pressant mes lèvres contre les siennes.
— Winnie grandit beaucoup trop vite à mon goût, déplorai-je en chatouillant
le ventre de l’intéressée.
Elle gloussa en me réclamant un câlin, que je lui offris immédiatement.
— J’ai l’impression que le temps où je lui donnais le sein, c’était hier !
Nick glissa une main sur mon bras pour me réconforter et caressa les cheveux
blonds vénitiens de notre fille qui, tout comme les siens, étaient épais et bouclés.
— Bientôt, Winter aura 20 ans et elle ne pensera plus qu’à sortir avec des
garçons et…
— La ferme Sam, le stoppa mon mari. Ne dis plus un mot, sauf si tu veux que
je broie tous les os dont dispose ton corps.
Le Gamma, qui aimait asticoter son Alpha sur le sujet sensible qu’était la
future vie amoureuse de sa fille, esquissa un sourire en coin et croisa les bras
contre son torse en se laissant couler dans le canapé. Il semblait très amusé par la
mine renfrognée de son ami, qui tirait désormais une tronche de dix pieds de
long. Nick ne voulait pas penser au fait que Winter deviendrait une jeune femme
tôt ou tard et qu’elle finirait un jour où l’autre par rencontrer sa moitié et voler
de ses propres ailes. C’était trop tôt, elle était encore son bébé, et il en resterait
ainsi pour les trente prochaines années, minimum.
Rebecca, assise gracieusement non loin de Sammy, leva les yeux au ciel en
étudiant mon âme-sœur et ses sourcils froncés. Seth et elle échangèrent des
coups d’œil railleurs.
Secouant la tête de gauche à droite, je tentai de masquer le sourire qui me
brûlait les lèvres et redonnai toute mon attention à ma fille. Elle caressait mon
visage de ses doigts riquiqui en babillant joyeusement.
J’étais très impressionnée par la vitesse incroyable avec laquelle les enfants
métamorphes se développaient. Oh, ils ne grandissaient pas plus rapidement que
les autres enfants, ne devenaient pas adultes en quelques mois. Mais en ce qui
concernait la parole, la marche ou la réflexion, les bambins change-peau
battaient des records.
À dix mois et deux semaines, Winter était déjà très éveillée. Elle avait
commencé à se déplacer à quatre pattes à seulement sept mois, à se dresser sur
ses guibolles à neuf mois, et à marcher à dix. Elle savait dire quelques mots, ses
premiers avaient d’ailleurs été « mama », « papa » et « non ». Ce dernier étant de
loin son préféré. Elle le prononçait souvent lorsque son père essayait
désespérément de lui donner sa purée de brocolis. Elle préférait largement celle
de carottes.
J’étais très fière de notre fille. Winnie était magnifique, ses grands yeux
vairons pouvaient suffire à attendrir le plus féroce des lycans, elle était très
souriante et très câline. Mais je n’avais pas envie de la voir grandir trop vite. Elle
était à moi, à nous, et un instinct particulièrement primitif me poussait à vouloir
la garder pour nous encore un moment. Le plus longtemps possible. D’autant
que le monde restait encore dangereux, là dehors, et que sa protection comptait
plus que tout pour moi. Et bien sûr, il était nettement plus facile de protéger une
enfant qu’une adolescente, ou une jeune adulte.
Heureusement, j’avais encore le temps de penser à tous les cheveux blancs
qu’elle allait me donner en grandissant.
Alors que j’étais perdue dans mes pensées, la porte d’entrée de la villa
s’ouvrit. Je jetai un regard par-dessus mon épaule pour voir Loki James, le Bêta
aux cheveux de lion et parrain de notre petite merveille. Il se dirigea dans notre
direction, la mine fermée et le regard sombre. Je fronçai les sourcils et me
relevai, Winter dans les bras.
— James, tu as loupé les premiers pas de ta filleule, déclarai-je en souriant au
nouveau venu.
Le géant aux yeux de glace s’immobilisa dans le salon et braqua ses iris d’un
bleu arctique sur la petite fille occupée à mâchouiller le col de mon tee-shirt
GhostBusters.
— Vraiment ? Cette puce se sert de ses petites pattes pour gambader, hein ?
Bientôt, elle courra après Hunter dans toute la maison.
Le louveteau en question applaudit de nouveau, visiblement emballé à l’idée
de courir avec Winnie. Leah essuya sa joue sur laquelle était étalé du chocolat.
Le petit s’était régalé en mangeant un bout de brownie apporté plus tôt dans la
journée par Arlene, ma patronne. Elle était aussi littéralement folle de celle
qu’elle considérait comme sa petite-fille. Les deux enfants, ainsi qu’Aiden et
Seth, qui étaient un peu comme nos grands ados, avaient savouré ce gâteau sans
oublier de s’en mettre partout.
— Est-ce que tout va bien, Loki ? s’enquit Nick, qui voyait bien que quelque
chose tiraillait son bras droit.
Le mâle sembla soudainement gêné. Il jeta un coup d’œil à Leah, les lèvres
serrées, et se pencha en avant pour regarder Hunter.
— Eh, bonhomme, lança-t-il en souriant, qu’est-ce que tu dirais d’aller jouer
avec ta maman dans le jardin ?
— Oh oui ! cria le garçonnet en descendant des cuisses de son papa.
Il tira sur la main de sa maman avec entrain.
— Jouer maman ! Jouer maman !
Leah jeta un coup d’œil interrogateur à Loki, mais se leva malgré tout.
— Emportez Winter avec vous, proposa le Bêta. Dans quelques minutes,
l’atmosphère du salon devrait être alourdie par des vibrations, il sera mieux pour
les enfants qu’ils soient dehors à ce moment-là.
Ne comprenant pas vraiment ce qui se passait, je plaçai Winter entre les bras
de Leah et déposai un baiser sur le front de ma fille avant que la louve ne
l’emmène sur la terrasse à l’arrière de la maison. Lorsque la baie vitrée fut
refermée et que nous nous retrouvâmes entre adultes, Nick exigea des
explications de son meilleur ami.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Le blond se massa la nuque et prit place sur l’accoudoir d’un des trois gros
canapés en cuir.
— J’ai reçu un coup de téléphone de Mark, qui m’a lui-même expliqué avoir
reçu un appel du premier ministre.
Abasourdie, je secouai la tête de gauche à droite et croisai mes bras contre ma
poitrine.
— Le premier ministre ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
Loki soupira.
— Apparemment, la CIA{3} a découvert l’existence d’un laboratoire
clandestin où des scientifiques avaient décidé d’organiser de petites expériences
illégales sur des métamorphes, dans le but de percer les mystères de notre ADN.
Grâce à des organisations d’extrémistes, qui se chargeaient pour eux d’enlever
des métamorphes, très souvent solitaires. Ils étaient ensuite amenés au labo et
retenus dans des cages en attendant d’être utilisés pour les expérimentations.
Mon cœur se serra dans ma poitrine à l’entente de ces révélations
monstrueuses. Nick, qui sentit mon malaise, enroula un bras autour de mes
épaules et me colla contre lui pour m’envelopper dans une étreinte rassurante. Je
n’arrivais pas à croire que les extrémistes avaient encore frappé. Nous qui
pensions qu’ils s’étaient calmés après la mort de plusieurs chasseurs à la tête de
certains de ces groupes radicaux. Chasseurs que mes confrères et moi avions
personnellement éliminés.
— Que s’est-il passé ? La CIA a-t-elle pris des mesures ? s’interrogea Nick,
dont le grondement sourd fit vrombir sa poitrine.
— Oui, bien sûr. Le gouvernement a ordonné un assaut, et plusieurs des
scientifiques et des membres du personnel ont été arrêtés, même si certains
d’entre eux sont parvenus à s’en aller avant d’être attrapés. Des otages ont été
libérés, malheureusement, plusieurs ont été également abattus avant que les
agents des autorités humaines parviennent à entrer dans le laboratoire. Les
médecins ne voulaient pas qu’ils parlent, alors ils ont essayé d’éliminer les
otages susceptibles de témoigner des horreurs qu’ils ont vécues au sein de
l’établissement du cauchemar.
Horrifiée, je fermai les yeux et me pinçai l’arête du nez alors que les loups
réunis dans le salon proféraient des grondements bestiaux. Loki avait raison, en
quelques secondes, l’atmosphère se chargea d’une électricité si palpable qu’elle
m’en donna mal au crâne. Je dus m’asseoir pour pallier aux vertiges qui me
saisissaient. Je n’étais pas aussi résistante aux vibrations de domination que mes
camarades lycans. Nick me caressa tendrement les cheveux, mais je sentais sa
main trembler de colère au sommet de mon crâne.
— Le premier ministre ne savait pas qui appeler, continua Loki, alors il a opté
pour le représentant lycan de la zone sud ainsi que le représentant métamorphe
de cette même zone. Mark m’a immédiatement appelé. Les victimes qui s’en
sont sorties vont devoir être prises en charge, et aucune n’a souhaité être
récupérée par des autorités humaines. Ils vont être envoyés dans des meutes le
temps de l’enquête sur le laboratoire. Mark voulait savoir si nous étions prêts à
accueillir des individus lycanthropes dans nos rangs quelque temps.
Daryl roula des épaules, visiblement tendu.
— Des solitaires, ici ?
Je lui coulai un regard en coin. Les préjugés sur les loups solitaires avaient la
dent dure. Daryl, premier Gamma de la Meute du Soleil, responsable de la
sécurité des loups qui la constituait, ne voyait pas d’un très bon œil
l’hébergement de garous sans attaches. Quand bien même ils auraient vécu le
pire.
— Nous sommes d’accord, déclarai-je précipitamment, nous ne pouvons pas
laisser des victimes sans protection et sans aide extérieure alors qu’ils viennent
de vivre le pire. N’est-ce pas, Red ?
L’Alpha paraissait hésitant.
— S’ils ont vécu le pire, répondit-il, il se pourrait que leurs loups soient
devenus agressifs, imprévisibles et je ne veux pas risquer que Winter et Hunter
soient mis en danger.
Je serrai les lèvres.
— Ils seront bien encadrés et ne resteront jamais seuls avec les enfants. Nous
avons déjà géré des crises pires que celle-ci. Et encore une fois, je ne resterai pas
sans rien faire alors que des loups traumatisés attendent d’être accueillis et
rassurés. Ma décision est prise, affirmai-je en me levant. Loki, appelle Mark, et
dis-lui que nous sommes assurément disposés à prendre en charge les membres
de notre communauté.
Nick soupira et entoura mes hanches d’un bras avant de m’attirer à lui. Il
planta ses yeux gris dans les miens en esquissant un sourire.
— Tu es vraiment une tête de mule, Evans, tu le sais ça ? me demanda-t-il.
Je souris et me hissai sur la pointe des pieds, le visage incliné de sorte à lui
réclamer un baiser.
— Je sais que tu aimes ça.
Le loup attrapa mon menton entre deux doigts et se pencha en avant pour
frôler mes lèvres des siennes. Sa bouche était douce, soyeuse, sensuelle et
aguicheuse. Je me pelotonnai davantage contre lui.
— Je suis contraint de l’avouer, murmura-t-il avant de m’embrasser.
Ignorant les grognements désapprobateurs de Daryl et Walter, les deux
grognons attitrés de la meute, je me lovai contre mon compagnon et savourai le
baiser qu’il m’offrit. Après quoi je revins sur mes pieds et frottai ma joue contre
le torse massif de mon mari.
— Bon, alors très bien, intervint Loki, je vais téléphoner à Bram et je me
chargerai personnellement de l’accueil de nos invités le temps de leur séjour sur
notre territoire. Mais en attendant, j’aimerais voir ma filleule faire ses premiers
pas. Les soucis peuvent attendre encore une ou deux heures.
Nick et moi échangeâmes alors un regard complice et nous embrassâmes une
dernière fois avant de rejoindre Leah à l’extérieur de la maison. Nous fûmes
suivis de près par nos amis, qui n’avaient aucune envie de manquer les pas
encore hésitants de la petite Teller.
Je ne savais pas ce qui nous attendait encore, la vie était pleine de surprises et
la nôtre était surtout pleine de problèmes. Mais encore une fois, je savais
qu’ensemble, nous serions prêts à faire face à tous les obstacles qui pouvaient se
dresser devant nous. Nous tous, nous étions une famille, et nous serrer les coudes
faisait partie de nos habitudes. Quoi que l’avenir nous réservât, nous ferions
face. Nous serions prêts.

FIN

Remerciements
Eh bien voilà, nous y sommes. Après sept tomes d’Alpha, des mois passés à
retranscrire les aventures de Poppy, de Nick et de tous leurs camarades, des
semaines difficiles où les doutes m’empêchaient d’écrire et où vos
encouragements me poussaient à continuer, je suis à la fois triste et heureuse de
vous partager ma gratitude.
Pour commencer, j’aimerais remercier ma mère. Elle ne m’a jamais
abandonnée, m’a toujours poussée à suivre mes rêves, à ne pas baisser les bras.
Ma mère m’encourage dans tout ce que je fais, me porte sans cesse vers le haut
et ne me demande rien en échange de son soutien, si ce n’est d’être heureuse.
Sans elle, Alpha n’aurait pas vu le jour. C’est d’ailleurs elle qui m’a donné l’idée
d’écrire sur les loups-garous !
J’aimerais également remercier ma bêta-lectrice et amie, Manue. Toujours là
pour moi quand je suis au fond du seau, et que je remets tout ce que je fais – ou
écris – en question. C’est un amour, je l’adore, et je ne la remercierai jamais
assez d’être à mes côtés – ou presque – au quotidien.
Je dois dire un grand merci à mes grands-parents, ainsi qu’à mes oncles,
François et Alain, qui me témoignent une fierté qui me fait à chaque fois chaud
au cœur. Merci d’être toujours derrière moi, quoi qu’il arrive.
Merci à Emma ! Qui ne m’a jamais tenu rigueur d’annuler une journée entre
copines pour me permettre de terminer mon chapitre. Tu es une amie formidable,
et je suis heureuse de t’avoir dans ma vie !
Un grand merci à l’équipe des éditions Lips & Co. ! Évidemment ! Je n’y
croyais pas quand j’ai reçu leur appel, une après-midi d’été, pour me dire que
mon roman avait plu et que la maison d’édition était prête à l’accueillir. J’étais
aux anges, si bien qu’il m’a fallu plusieurs jours pour que j’y croie réellement.
(Plusieurs mois en fait, je n’y ai vraiment cru qu’à la sortie du premier tome.)
Merci à Amandine, qui s’est montrée très patiente envers moi ! Elle m’a
poussé à me dépasser et à donner le meilleur de moi-même.
Un immense merci à Sophie ! Ma super correctrice ! Habituellement,
j’entends souvent les auteurs dire que les corrections sont pour eux les moments
les plus difficiles. Eh bien ce n’est pas mon cas ! J’ai adoré corriger ces romans
avec toi, Sophie, et j’ai hâte de m’attaquer à d’autres ! Tu as effectué un travail
formidable sur mes bouquins, m’aidant à les rendre meilleurs pour le plus grand
bonheur de mes lecteurs !
J’enjoins le même merci à Shirley, à Caroline, et à tous ceux qui, chez
Lips & Co., ont contribué à la publication de mes romans et à leur mise en
avant ! Je suis impatiente de vivre de nouvelles aventures avec vous, d’autant
que je suis sûre qu’elles seront pleines de surprises !
Je dois également remercier mon père, qui n’est malheureusement plus de ce
monde aujourd’hui, et qui m’a toujours, jusqu’à la fin, encourager à suivre mon
chemin. Je n’oublierai jamais la fierté dans ses yeux quand il a tenu mon premier
roman entre ses mains. Je suis sûre qu’il me regarde avec la même fierté dans le
regard, où qu’il soit désormais.
Je remercie aussi tous les lecteurs, et notamment ceux qui me suivaient sur
Wattpad à mes débuts ! Vos commentaires quotidiens, qui faisaient boguer mon
téléphone tant ils étaient nombreux, me faisaient chaud au cœur et continuent de
faire mon bonheur. Vous êtes tous adorables ! Et j’ai hâte de vous faire découvrir
d’autres univers, d’autres personnages. N’oubliez pas de vous armer d’ail,
d’oignons, de pieux en bois et de croix en argent, car mes livres sont toujours
remplis de créatures mystérieuses et légèrement agressives sur les bords. On ne
sait jamais à quoi s’en tenir avec moi, mieux vaut prévenir que guérir.
Et pour finir – le mot de la fin –, je te remercie, toi, qui lis ceci. Merci d’en
être arrivé jusqu’ici, d’avoir apprécié mes romans, de les avoir suivis avec autant
d’engouement. Sans toi, les Alpha, et les livres qui viendront après, n’auraient
pas eu la chance de grandir et d’en arriver là. Je te suis profondément
reconnaissante d’avoir osé ouvrir les pages de mes histoires, et de te plonger
dans mon univers légèrement déjanté. Si tu es triste de refermer ce chapitre de la
saga Alpha, ne t’en fais pas, les membres de la Meute du Soleil n’ont peut-être
pas dit leur dernier mot…
{1}
Abréviation de « Virtual Private Network », soit en français « réseau privé virtuel ». Il s’agit d’un
système permettant de créer un lien direct entre deux ordinateurs distants, en isolant ce trafic.
{2}
Cujo est un chien enragé dans le roman de Stephen King du même nom.
{3}
Central Intelligence Agency. Il s’agit d’une agence de renseignements la plus connue des États-Unis.

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