2008 DvtDur Comme Agircommunicationnel

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LE DEVELOPPEMENT DURABLE COMME AGIR

COMMUNICATIONNEL
Michel Casteigts

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Michel Casteigts. LE DEVELOPPEMENT DURABLE COMME AGIR COMMUNICATIONNEL.
Colloque “ Les mots du développement : genèse, usages et trajectoires”, Université Paris Dauphine,
Nov 2008, Paris, France. �hal-02511475�

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Colloque « Les mots du développement : genèse, usages et trajectoires»
13 et 14 novembre 2008 – Université Paris Dauphine

LE DEVELOPPEMENT DURABLE
COMME AGIR COMMUNICATIONNEL

SUSTAINABLE DEVELOPMENT
AS COMMUNICATIVE ACTION

Michel Casteigts1

Abstract
Sustainable development emerged in the last third of the twentieth century, on the fringes of
dominant social practices and representations as much as of constituted knowledge. It quickly
established itself as a new principle of organization of collective perceptions and actions,
colonizing at the same time language, imaginary, exchanges, techniques, values and
standards, at the same time as he imposed himself on scientific theories and scholarly
discourses.

To set some benchmarks in the history of this emergence is the object of this communication,
which describes in broad outlines this singular trajectory, in its political, scientific and
ideological dimensions. Then the purpose is to highlight the main effects of this upheaval in
the field of social practices, using the theory of conventions and the theory of Communicative
Action.

1
Inspecteur général de l’administration et haut­fonctionnaire au développement durable du ministère de
l’Intérieur . Professeur associé de sciences de gestion à l’université de Pau et des pays de l’Adour (IAE–
CREG). Contact : + 33 (0)6 87 24 19 56 ; <michel.casteigts@univ­pau.fr> ;
<https://univ­pau.academia.edu/michelcasteigts>

Michel Casteigts Le développement durable comme agir communicationnel 14 novembre 2008 1/13
Keywords
sustainable development, social representations, theory of conventions, idéologie,
communicative action, Foucault, Habermas

Résumé
Le développement durable a émergé, dans le dernier tiers du vingtième siècle, en marge des
pratiques et des représentations sociales dominantes autant que des savoirs constitués. Il s'est
rapidement installé comme nouveau principe d’organisation des perceptions et des actions
collectives, colonisant à la fois le langage, l'imaginaire, les échanges, les techniques, les
valeurs et les normes, en même temps qu’il s’imposait aux théories scientifiques et aux
discours savants.
Poser quelques repères dans l’histoire de ce surgissement est l’objet de cette communication.,
qui en décrit à grands traits la trajectoire singulière, dans ses dimensions politiques,
scientifiques et idéologiques. Il s'agit ensuite de mettre en évidence les principaux effets de ce
bouleversement dans le champ des pratiques sociales, en utilisant pour cela la théorie des
conventions et de celle de l’agir communicationnel.

Mots-clés
développement durable, représentations sociales, théorie des conventions, idéologie, agir
communicationnel, Foucault, Habermas

Michel Casteigts Le développement durable comme agir communicationnel 14 novembre 2008 2/13
Introduction

Dans la préface de son livre Les mots et les choses (1966), Michel Foucault évoque « une
région médiane » qui se situe « entre le regard déjà codé et la connaissance réflexive » et qu’il
décrit ainsi :
Les codes fondamentaux d’une culture – ceux qui régissent son langage, ses schémas
perceptifs, ses échanges, ses techniques, ses valeurs, la hiérarchie de ses pratiques – fixent
d’entrée de jeu pour chaque homme les ordres empiriques auxquels il aura affaire et dans
lesquels il se retrouvera. A l’autre extrémité de la pensée des théories scientifiques ou des
interprétations de philosophes expliquent pourquoi il y a en général un ordre, à quelle loi
générale il obéit, quel principe peut en rendre compte, pour quelle raison c’est plutôt cet ordre-
ci qui est établi et non pas tel autre. Mais entre ces deux régions si distantes, règne un domaine
qui, pour avoir surtout un rôle d’intermédiaire, n’en est pas moins fondamental : il est plus
confus, plus obscur, moins facile sans doute à analyser. C’est là qu’une culture, se décalant
insensiblement des ordres empiriques qui lui sont prescrits par ses codes primaires, instaurant
une première distance par rapport à eux, leur fait perdre leur transparence initiale, cesse de se
laisser passivement traverser par eux, se déprend de leurs pouvoirs immédiats et invisibles, se
libère assez pour constater que ces ordres ne sont peut-être pas les seuls possibles, ni les
meilleurs ... (Foucault, 1966, pp.11 et12).

C’est précisément dans un lieu de ce type, en marge des pratiques et des représentations
sociales dominantes autant que des savoirs constitués, qu’a émergé, dans le dernier tiers du
vingtième siècle, le développement durable comme nouveau principe d’ordre ; c’est là qu’il
s’est peu à peu installé, prenant solidement possession de l’espace, au point de coloniser à la
fois le langage, les représentations, les échanges, les techniques, les valeurs et les normes, en
même temps qu’il s’imposait aux théories scientifiques et aux discours savants. Poser
quelques repères dans l’histoire de ce surgissement est l’objet des lignes qui suivent. Après
avoir décrit à grands traits cette trajectoire singulière, dans ses dimensions politiques,
scientifiques et idéologiques, il s’agira d’en éclairer les effets dans le champ des pratiques
sociales, à la lumière notamment de la théorie des conventions et de celle de l’agir
communicationnel.

Une trajectoire singulière

L’émergence institutionnelle
En matière de développement durable, la chose a existé avant les mots. La notion, sinon
la formule, est apparue à l’occasion de la Conférence des Nations Unies sur l'Environnement
réunie du 5 au 16 juin1972 à Stockholm. Dans un contexte marqué par les débats suscités par

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le rapport commandé au MIT par le Club de Rome sur Les limites de la croissance2, la
déclaration finale de la Conférence de Stockholm est fondée sur l’affirmation d’un nécessaire
équilibre entre développement économique et social et préservation de l’environnement. Bien
que l’expression ne figure explicitement pas dans la dite déclaration, l’écodéveloppement,
première version du développement durable, devient le principe d’action de la communauté
internationale dans le domaine de l’environnement.
Puis les mots ont existé indépendamment de la chose telle que nous la concevons
aujourd’hui. L'expression sustainable development semble avoir été utilisée pour la première
fois dans un document officiel en 1980, dans un rapport de l’Union Internationale pour la
Conservation de la Nature et de ses Ressources consacré à la conservation des espèces. Il
désignait un mode d’exploitation des milieux naturels propre à préserver la biodiversité. Le
terme sustainable a probablement été emprunté au vocabulaire de l’exploitation forestière : la
question de la durabilité des rendements forestiers a constitué tout au long du 20 ème siècle un
sujet de préoccupation constant des autorités américaines et a conduit notamment à la
promulgation, en 1944, du Sustained Yield Forest Management Act3.
De 1980 à 1987, la notion de développement durable est restée extrêmement
confidentielle et rien ne permettait de préjuger de la fortune qu’elle n’allait pas tarder à
connaître. En 1987, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, réunie
à l’initiative de l’ONU et présidée par Mme Brundtland, premier ministre de Norvège, définit
le développement durable comme un mode de développement qui répond aux besoins du
présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs 4. Dès lors,
les mots et la chose se rapprochent progressivement. Les conditions concrètes de réalisation
des objectifs énoncés par le rapport Brundtland se précisent peu à peu, jusqu’en 1992 où la
Conférence de Rio consacre le développement durable comme norme d’action collective. Elle
le définit dans le cadre de vingt-sept principes, avant que ne s’impose progressivement la
métaphore des trois piliers, faisant du développement durable la conciliation des exigences de
la croissance économique, de la cohésion sociale et internationale et de la préservation de
l’environnement.
Après la Déclaration de Rio, les choses s'accélèrent. Le concept poursuit une mutation
qui transforme la notion politique en règle juridique. En Europe notamment, avec le traité
d’Amsterdam5 et de nombreux textes communautaires ou nationaux, le développement
durable est devenu un principe normatif à part entière. En France, la Charte de
l'environnement, intégrée dans le « bloc de constitutionalité » depuis mars 2005, indique dans
son article 6 que les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. A
cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l'environnement, le
2
Diffusé de façon restreinte fin 1971, il fut rendu public en 1972 ( Meadows D., Meadows D., Randers J. et
Behrens III W., 1972).
3
On peut également signaler dès 1927 un article de D.T. Mason , « Sustained Yield and American Forest
Problems » dans Journal of Forestry et en 1960 la promulgation du Multiple­Use and Sustained Yield Act.
4
La première édition francophone du rapport Brundtland utilisait le terme développement soutenable, qui sera
utilisé dans la littérature scientifique francophone jusqu’à la Conférence de Rio (cf.infra)
5
Signé le 2 octobre 1997.

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développement économique et le progrès social.

Une reconnaissance scientifique inégale


Si, à compter de 1992, le développement durable a acquis une incontestable légitimité
institutionnelle et trouvé une expression juridique croissante, la situation était plus contrastée
dans le champ académique. Sans prétendre à l’exactitude d’une analyse bibliométrique
rigoureuse, un recensement sommaire des ouvrages ou des articles dans le titre desquels
figurent les termes de sustainable ou sustainability, pour l’aire anglophone, ou durable et
durabilité, pour l’aire francophone, permet d’identifier le moment où la notion de
développement durable a acquis droit de cité dans les différents domaines de l’économie et de
la de gestion6.
Le premier constat est l’absence de référence antérieure à 1987 et l’apparition simultanée,
à partir de 1987, des termes concernés dans plusieurs domaines de l’aire anglophone, avec des
articles de revue:
­ Goodland R. and Ledoc G., 1987, « Neoclassical Economics and Principles of Sustainable
Development », Ecological Modeling, Vol. 38
­ Nijkamp P. and Soeteman F., 1988, « Ecologically Sustainable Development: Key Issues
for Strategic Environmental Management », International Journal of Social Economics,
Vol. 15, No. 3­4
­ Pearce D., 1988, « Economics, Equity and Sustainable Development », Futures (UK),
Vol. 20, No. 6
­ Tisdell C., 1988, « Sustainable Development: Differing Perspectives of Ecologists and
Economists, and Relevance to LDCs », World Development, Vol. 16, No. 3
­ Vestøl, J. A. and Høie H., 1989, « Sustainable Agriculture: Assessments of Agricultural
Pollution in the SIMJAR Model », Statistical Journal, Vol. 6, No. 3
­ Barbier E., 1989, « The Contribution of Environmental and Resource Economics to an
Economics of Sustainable Development », Development and Change, Vol. 20, No. 3
­ Batie S.,1989, « Sustainable Development: Challenges to the Agricultural Economics
Profession », American Journal of Agricultural Economics, Vol. 71, No. 5
et les premiers ouvrages
­ Redclift M., 1987, Sustainable Development: Exploring the Contradictions, London,
Methuen
­ Collard D., et al.,1988, Economics, Growth and Sustainable Environments, London,
Macmillan
­ Turner R. K., 1988, Sustainable Environmental Management: Principles and Practice

6
Il est incontestable qu’une telle démarche peut conduire à des résultats sensiblement différents de ceux
qu’aurait donnés une investigation sur les textes eux­mêmes. Mais elle n’est pas illégitime pour autant, dans
la mesure où elle permet d’identifier le moment où le terme est suffisamment reconnu pour servir de repère
dans la communication entre auteur et lecteurs potentiels.

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Boulder (CO), Westview Press
­ Ahmad Y. J., et al., 1989, Environmental Accounting and Sustainable Income,
Washington, World Bank, 1989
­ Daly H. E. and Cobb J.J. Jr., 1989, For the Common Good: Redirecting the Economy
Toward Community, the Environment, and a Sustainable Future, Boston (MA), Beacon
Press
Pourtant, bien avant 1987, les problématiques couvertes par la notion de développement
durable étaient largement représentées, mais les mots pour le dire étaient autres :
- Hartwick J.M., 1977, « Intergenerational Equity and the Investing of Rents from Exhaust­
ible Resources », American Economic Review, 77, 5
- CapeGlaeser, Bernhard (eds.), 1984, Ecodevelopment : concepts, projects, strategies, Ox-
ford, Pergamon Press
­ Neary, J. Peter and Sweder Van Wijnbergen (eds.), 1986, Natural Resources and The
Macroeconomy, Cambridge MA, MIT Press

Cela confirme le caractère fondateur du rapport Brundtland dans la légitimation de la


référence aux notions de sustainability et de sustainable development.
Par contre, pour l’aire francophone, il faut attendre le début des années 1990 pour trouver
les premières références significatives :
- Vaillancourt J.-G., 1990, « Le développement durable ou le compromis de la commission
Brundtland . Désarmement, développement et protection de l’environnement », Cahier de
la recherche éthique, n°15, Fides éd.
- Hatem Fabrice, 1990, « Le concept de développement soutenable », Economie
prospective internationale, 44, 4e trimestre 1990
- Brodhag C., 1992, « Le développement soutenable », Annales des Mines, Série « Réalités
industrielles », numéro spécial « L'environnement, à quel prix ? », juillet­août.
- Godard Olivier, 1994, « Développement durable et processus de justification des choix en
univers controversé », Communication au Symposium International Modèles de
développement soutenable des 16­18 mars 1994, Université Panthéon­Sorbonne, C3E,
Vol I7.
La référence qui précède, dans la mesure où elle utilise les deux expressions, nous permet
de dater assez précisément le moment où, en français, le développement durable a supplanté
le développement soutenable, c'est­à­dire entre 1992 et 1994, après que les documents de la
conférence de Rio aient consacré la durabilité plutôt que la soutenabilité. Cependant, pendant

7
Un an plus tôt, sur la même problématique, Olivier Godard n’utilisait pas la notion de développement
durable dans le titre de sa communication sur « Stratégies industrielles et conventions d'environnement : de
l'univers stabilisé aux univers controversés », Actes du Colloque Environnement Economie, Paris, 15 et 16
février 1993, INSEE Méthodes ; pourtant, la même année il analysait le concept de développement durable de
façon détaillé dans un article qu’il cosignait avec Olivier Beaumais dans le Revue Economique, vol. 44, sur
« Economie, croissance et environnement. De nouvelles stratégies pour de nouvelles relations ».

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quelques temps, l’expression de développement viable leur a disputé la vedette,
essentiellement au Québec :
- Gariépy M., Domon G. et Jacobs P., 1990, Développement viable et évaluation
environnementale en milieu urbain : essai d’application au cas montréalais, Université de
Montréal, Notes de recherche
- Ferron P., 1993, « Passer d’une production agricole somptuaire à une agriculture viable »,
in Pleins feux sur une ruralité viable, Montréal, Editions Ecosociété
Un autre fait notable est l’absence, dans cette bibliographie, des grandes revues
généralistes et des revues de théorie économique, contrastant avec la présence précoce de
grandes revues spécialisées de catégorie 1 : l’acculturation de la science économique au
développement durable s’est faite essentiellement par l’intermédiaire de revues spécialisées
dans les domaines de l’agriculture, de l’énergie et de l’environnement8. De façon corollaire,
les grands noms de la science économique ne se sont que tardivement intéressés au
développement durable, la précocité de Solow (« Sustainability : an Economist’s
perspective », in Dorfman R. and N.S., Economics of the Environment, New York, Norton,
1993) contrastant avec les contributions plus tardives de Sen (« Human development and
Economic Sustainability », World Developement, 28, 2000) ou d’Arrow (« Evaluating
projects and assessing sustainable development in imperfect economies », Environmental &
Resource Economics, 26, No. 4, 2003).
Hypothèses d’explication de cette abstention relative :
Pour qu’un discours soit pris « au sérieux » dans les champs académiques fortement
structurés, il faut qu’il s’inscrive en forte césure avec les domaines adjacents
notamment par le recours à une formalisation spécifique, critères que ne respectaient
pas les premières réflexions sur le développement durable.
Sont également en cause les règles particulières régissant les domaines des sciences
sociales, et notamment l’économie : rôle structurant des controverses et donc
réticences aux discours qui ne s’inscrivent pas dans les lignes de front traditionnelles
A compter de 1992 pour l’aire anglophone et de 1995 pour l’aire francophone, les
références se sont multipliées au point de rendre un exercice de recensement sur l’ensemble
du champ économique excessivement complexe au regard de sa valeur ajoutée, ce qui
n’enlève rien à l’intérêt de recherches bibliométriques focalisées sur des domaines ou des
thèmes plus précis.

Lecture idéologique
Les fonctions historiques de l’idéologie
Dans les moments charnières de l’histoire, lorsque les idées dominantes et les pouvoirs
8
A l’exception notable de l’article de David Pearce dans Futures (UK) en 1988, mentionné plus haut.

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établis ne réunissent plus les consensus nécessaires à un fonctionnement équilibré de la vie
collective, s’impose la nécessité d’un réagencement des représentations et/ou des institutions.
Alors les clivages traditionnels se brouillent et la ligne de fracture passe entre ceux qui voient
l'avenir en termes de rupture et ceux qui défendent la continuité. Leurs perspectives à long
terme sont différentes, parfois contradictoires, mais à moyen terme leurs intérêts, ou la
perception qu’ils en ont, convergent vers une modification de l'ordre établi pour les premiers,
vers sa perpétuation pour les seconds. L'idéologie est le lieu où s'élabore leur commun destin9.

L’écodéveloppement comme compromis idéologique entre acteurs voulant rompre avec


les modèles productivistes du néolibéralisme ou du communisme.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les puissances occidentales se sont attelées
à la reconstruction de l’Europe avec la conviction que la croissance économique et le combat
pour la démocratie étaient indissociablement liés. La guerre froide entretenait l’idée que
l’économie de marché était le meilleur garant des libertés collectives et individuelles. Sur ces
bases, les Etats­Unis et l’Europe connurent presque trente ans de croissance économique
ininterrompue, accompagnée d’incontestables progrès sociaux. Cette situation entretenait chez
les dirigeants et dans les populations un fort optimisme dans l’avenir et une grande confiance
dans la robustesse du modèle économique et social. Ce tableau idyllique a commencé à se
craqueler vers la moitié des années soixante. L’enlisement des Etats­Unis au Vietnam, des
crises humanitaires majeures, comme celle qua provoquée la guerre du Biafra, les ultimes
soubresauts de la guerre froide, amplifiés par la crise de Cuba et la révolution culturelle
chinoise, ont mis en évidence la fragilité des équilibres politiques, militaires et économiques
sur lesquels reposaient la prospérité et la stabilité du monde.
En 1968, en Europe comme aux Etats­Unis, la révolte de la jeunesse contre la guerre,
contre la société de consommation et contre les idéologies dominantes10 marquait la fin d’une
époque. L’audience croissante des thèses écologiques venait amplifier la remise en cause d’un
modèle de développement fondé sur la croissance de la production industrielle et la
surexploitation des ressources naturelles. Cette contestation trouvait un terrain favorable dans
la survenue d’un certain nombre de catastrophes naturelles ou technologiques qui mettaient en
évidence la vulnérabilité des sociétés contemporaines, comme le naufrage du Torrey Canyon
en mars 1967, qui provoqua la première grande marée noire en Europe ou le tsunami géant
qui a ravagé le Bengladesh en novembre 1970 occasionnant plus de 400 000 morts. C’est dans
ce contexte que s’est réunie la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et qu’a
émergé la notion d’écodéveloppement. Il s’agissait d’un compromis idéologique11 entre
9
La notion d’idéologie a mauvaise presse et fait l’objet de nombreux usages polémiques, hors de propos
lorsqu’il s’agit tout simplement de se référer à la logique des idées, cadre dans lequel Destutt de Tracy a
introduit le terme dans son Mémoire sur la faculté de penser (1796) pour désigner la science ayant pour
objet l’étude des idées, de leur production et de leur transmission.
10
« Althusser à rien » proclamaient vengeurs les graffitis de la Sorbonne.
11
Comme le travail du rêve chez Freud, la production des discours idéologiques est le lieu d’une « élaboration

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écologistes, tiers­mondistes et tenants d’une croissance maîtrisée, à un moment où le rapport
Meadows nourrissait les débats publics.
S’agissant d’un processus mondial, ses bases sociales et politiques sont difficiles à
identifier. Au­delà de l’alliance entre écologistes, tiers­mondistes et « développementalistes »
mentionnée plus haut, le développement durable séduit également certains adeptes de
l’économie sociale de marché et une frange importante de la social­démocratie. Face à eux,
une convergence paradoxale entre néolibéraux et postmarxistes rassemble ceux qui de
Washington à Pékin, en passant par Moscou, se prononcent pour le maintien d’un modèle de
développement marchand et productiviste. Car, au­delà des clivages internes à chaque société,
c’est plus largement entre les Etats que passe aujourd’hui la ligne de fracture.
La force de l'idéologie du développement durable, c'est d'être une idéologie de la
réconciliation des contraires (développement économique, cohésion sociale et préservation de
l’environnement ; présent et futur ; solidarité de proximité et solidarité internationale). A ce
titre, elle offre un cadre de référence adapté à l'élaboration de larges consensus sociétaux,
particulièrement dans une configuration historique où il semble essentiel de dépasser des
clivages hérités de l’histoire qui ne répondent plus (au moins l’opinion le croit elle) aux
exigences du moment. Le succès exceptionnel du développement durable vient précisément
du caractère flou et polysémique de l’expression, lui permettant de remplir cette fonction de
réconciliation entre systèmes idéologiques et théoriques opposés.
Mais on ne peut s’en tenir à cette lecture purement idéologique du développement
durable, sans considérer les impacts croissants qu’il a dans le champ des pratiques sociales.

De l’idéologie aux pratiques sociales :


conventions et agir communicationnel

Une attention particulière doit donc être portée à l’analyse des mécanismes concrets
permettant à un objet idéologique, comme l’était le développement durable à ses débuts, de
devenir en peu de temps hégémonique dans le champ des pratiques sociales. Les secousses de
l’après-mai 68, le séisme plus récent de l’effondrement du bloc de l’Est et la désaffection
croissante des opinions à l’égard des religions révélées ont consacré en occident 12 la faillite
des systèmes traditionnels de prêt à penser. Dans ce désastre collectif, seule triomphe
l’idéologie libérale, précisément parce que le libéralisme ne se présente pas comme une
idéologie mais comme un principe pratique. C’est ce vide que vient occuper sur le même
registre, c'est-à-dire en se présentant comme un principe pratique, le développement durable
montre que rien n’est inéluctable, en s’imposant progressivement comme référence partagée
secondaire » qui permet aussi bien de nourrir des logiques d’affrontement que de produire des « discours de
compromis » (Mounoud, 1997).
12
Au delà de la sphère d’influence occidentale, le monde islamique prouve que l’idéologie a encore de
beaux jours devant elle

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au point de devenir la principale ligne de résistance à un modèle exclusivement marchand de
développement.
Comment l'institutionnalisation d’un discours idéologique sur le développement durable
a-t-elle pu créer de nouveaux repères, suffisamment forts pour fonder de nouvelles pratiques
et rénover la régulation de l'action collective ?
Cette question nous conduit à examiner de plus près la façon dont les références
idéologiques déterminent non seulement les jugements que chacun porte sur le monde social
mais la manière dont il intervient et agit dans ce monde, en d’autres termes l’influence des
représentations dans les pratiques les plus concrètes.

Idéologie et représentations collectives


Puisque les consensus idéologiques dominants conditionnent les visions partagées du
monde, les débats idéologiques constituent l'instance de production des représentions
collectives. Dans les phase de profonde mutation, ils sont un des lieux essentiels où se jouent
les rapports de forces politiques, économiques, sociaux et culturels pour imposer comme
légitime la logique, les valeurs et les règles du jeu d’un ordre sociétal nouveau. C’est là que se
jouent les consensus et les conflits, les médiations, les transactions et les compromis qui vont
déterminer le système d’acteurs et la configuration idéologique dominants.
Instrument de légitimation et de rationalisation de l’ordre social, l’idéologie est la matrice
où se produisent, se reproduisent et se transforment les rapports sociaux. Elle est au cœur des
processus de reproduction tels qu’ils ont été analysés par Pierre Bourdieu et Jean­Claude
Passeron dans La reproduction (1970), car elle contribue à la perpétuation des hiérarchies
sociales en les fondant sur la légitimation d’un arbitraire culturel.
Les références idéologiques de chacun – plus ou moins inscrites en continuité ou en
rupture avec les discours dominants ­ constituent la dimension essentielle de l' « habitus »,
défini comme « un système de dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les
expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions,
d'appréciations et d'actions, et rend possible l'accomplissement de tâches infiniment
différenciées…» (Bourdieu, 1972, p.178).
On voit bien en quoi les processus majeurs de transformation de l’ordre social impliquent
nécessairement une profonde modification des rapports de forces idéologiques et des
représentations que véhiculent les discours dominants. Cette modification, dont le lieu est la
« zone médiane » décrite par Foucault, est d’autant plus efficace qu’elle ne s’engage pas
autour de notions fortement identifiées et dans des discours structurés, qui sont plutôt le fait
des « codes fondamentaux d’une culture » et des « théories scientifiques » ou philosophiques
aux deux « extrémités de la pensée », mais au contraire à partir de concepts « mous », comme
on a souvent qualifié le développement durable : c’est précisément cette plasticité qui leur

Michel Casteigts Le développement durable comme agir communicationnel 14 novembre 2008 10/13
permet d’être fortement inclusifs et de coloniser de proche en proche les régions adjacentes13.
Encore faut-il que ces représentations nouvelles soient à même de remodeler les
pratiques sociales.

Représentations et pratiques sociales: les apports de la théorie des


conventions
L’économie des conventions, née au milieu des années 1980, éclaire les liens entre
idéologie, représentations et comportements sociaux. Dans un contexte d’information
imparfaite et donc de rationalité limitée, la coordination des actions et l’efficacité des
échanges implique l’existence de conventions, règles non écrites qui garantissent la
conformité aux usages des comportements de chacun14. Dans le champ microéconomique,
elles rendent compte de l’efficacité de la coordination par le marché, malgré l’incomplétude
des informations dont disposent les acteurs économiques sur les transactions dans lesquelles
ils s’engagent : les échanges sont régis par des règles non écrites qui garantissent la
conformité aux usages des comportements de chacun, en complément des mécanismes de
coordination marchande. Au delà de la microéconomie, le paradigme conventionnel a prouvé
sa pertinence dans des domaines de plus en plus larges de la vie sociale, quand il s’agit de
rendre compte d’un « ensemble d’anticipations et de comportements se renforçant
mutuellement, émergeant d’une série d’interactions décentralisées » (Boyer, 2002)15. En
considérant que les transactions économiques ne sont qu’un cas particulier de l’ensemble des
transactions sociales, il est légitime d’introduire, dans un cadre conventionnel élargi, une
convention de durabilité (Casteigts, 2003) : il ne fait aucun doute que la référence au
développement durable constitue aujourd’hui une convention commune à la plupart des
stratégies collectives et des pratiques sociales.
Pour pousser plus avant l’identification des mécanismes qui conduisent des
représentations collectives à la mise en cohérence des comportements individuels, se pose la
question de la place du discours et de la communication dans la conduite de l’action.

L'efficacité pratique des discours idéologiques: un agir communicationnel


L'exemple du développement durable éclaire les fondements de l'efficacité pratique des

13
Cela permet de réinterpréter les écarts dans le rythme de diffusion du développement durable dans les
différents champs disciplinaires, en fonction de la plus ou moins forte rigidité de leur appareil conceptuel et
des écarts plus ou moins grands qu’ils établissent entre les « ordres empiriques » et les représentations
théoriques.
14
O. Favereau (1999) définit les conventions comme un ensemble de règles de formulation vague, d’origine
obscure, de caractère arbitraire et dépourvues de sanctions juridiques, ce qui les distingue des contrats.
15
Quels que soient les efforts d’Olivier Favereau (2001) pour marquer ses désaccords avec Pierre Bourdieu, on
voit bien la forte articulation entre l’approche économique des conventions et l’approche sociologique de
l’habitus.

Michel Casteigts Le développement durable comme agir communicationnel 14 novembre 2008 11/13
discours idéologiques dans la logique du principe d'agir communicationnel de Jürgen
Habermas (1981), c'est-à-dire d’un usage du langage orienté vers la recherche de consensus et
la coordination de l’action collective.
Chez Habermas, ce consensus est différent de la notion de compromis. Il relève
d’interactions spontanées immédiates et non de médiations ou négociations formelles. Cette
immédiateté dans les transactions linguistiques suppose la référence à un « monde »
commun16 :
Si, dans la communication, ils veulent pouvoir s’entendre entre eux « sur quelque chose » ou,
dans leur commerce pratique, s’ils veulent pouvoir tirer parti « de quelque chose », les sujets
capables de parler et d’agir doivent nécessairement, à partir de l’horizon de leur monde vécu
chaque fois partagé, se « référer à quelque chose » dans le monde objectif. (Habermas, 2001
[2006, p.24])

Il est évident que depuis quelques années le développement durable joue un rôle croissant
dans la mise en commun de l’horizon du monde vécu et dans les références partagées.
Quelques exemples, parmi bien d’autres, illustrent la façon dont l’agir communicationnel
est à l’œuvre dans les processus de développement durable :
- les débats publics sur les grands projets, notamment en application de la convention
d’Aarhus ;
- les démarches de gouvernance territoriale (projets de territoire, conseils de
développement, agendas 21 etc.).

En guise de conclusion
Dans La condition postmoderne, Jean-François Lyotard témoigne de son incrédulité pour
les grands récits de la modernité, notamment la croyance béate dans la notion de progrès (cf.
également Anthropologie des mondes contemporains de Marc Augé, 1994, notamment le
chapitre 2, Consensus et postmodernité). Dans un contexte marqué par l’avènement de la
société du risque (Beck, 1986), ne faut-il pas voir le développement durable comme un
nouveau type de grand récit, adapté aux temps postmodernes ?

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Ce qui n’est pas très éloigné des références communes au monde qui sous­tendent la théorie des
conventions…

Michel Casteigts Le développement durable comme agir communicationnel 14 novembre 2008 12/13
Références bibliographiques
(ouvrages cités)

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communicationnel (t.1: Rationalité de l’action et rationalisation de la société; t.2: Pour
une critique de la raison fonctionnaliste), Paris, Fayard, 1987
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sur les limites de la croissance, Paris, Fayard, 1972
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de Paris.

Michel Casteigts Le développement durable comme agir communicationnel 14 novembre 2008 13/13

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