Imaginaire Du Complot
Imaginaire Du Complot
Imaginaire Du Complot
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Discours dextrme droite en
France et aux Etats-Unis
A m s t e r d a m U n i v e r s i t y P r e s s
dissertations
imiscoe
Le nationalisme, la xnophobie, le racisme et lantismitisme, lopposition aux lites,
la stigmatisation des trangers, les discours anti-immigrs, mais aussi lautoritarisme,
lidologie loi et ordre (Law and Order), lantiparlementarisme et lanticommunisme
constituent quelques-uns des termes les plus souvent utiliss dans la littrature
consacre au populisme et lextrme droite. En fonction des partis politiques concerns,
des contextes institutionnels et des particularits nationales et gographiques, ils
prendront une dimension centrale ou secondaire selon quil sagira de caractriser un
courant populiste ou un parti dextrme droite. Sur base dune comparaison entre la
France et les Etats-Unis, louvrage vise dmontrer que lensemble de ces concepts
entretiennent tous des degrs divers un rapport fondamental avec un imaginaire du
complot, cest--dire avec un monde de significations structur et cohrent (normes,
significations, images, symboles, valeurs et croyances) qui privilgie la thorie du
complot pour expliquer la politique et lhistoire.
Licenci en Philosophie et docteur en Science politique, Jrme Jamin est chercheur
au Centre dtudes de lethnicit et des migrations (Cedem) de lUniversit de Lige.
Dans ce livre brillant, tay par une documentation considrable parfaitement matrise, Jrme Jamin met
lpreuve une hypothse originale et forte sur les discours populistes et nationalistes contemporains, quil rapporte
un commun imaginaire conspirationniste, structur par lide-force du complot mondial. Il renouvelle ainsi
lanalyse de lextrme droite travers une comparaison rigoureuse entre le cas franais et le cas tatsunien, tout en
nous donnant les moyens de repenser la dmocratie, par-del ce quen disent ses faux amis comme ses ennemis
dclars.
Pierre-Andr Taguieff, Directeur de Recherche
Institut dEtudes Politiques de Paris, Sciences Po
Lanalyse innovante de Jrme Jamin explique pourquoi la logique du bouc missaire et la thorie du complot sont
si populaires dans les discours dextrme droite au-del des diffrences de contextes politiques et culturels. Ce travail
montre comment ce type de discours parvient attirer tant de gens dans des combats politiques dmagogiques et,
surtout, socialement destructeurs.
Chip Berlet, Political Research Associates, Somerville, Massachusetts
et coauteur de Right-Wing Populism in America
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Limaginaire du complot
IMISCOE
International Migration, Integration and Social Cohesion in Europe
The IMISCOE Network of Excellence unites over 500 researchers from
European institutes specialising in studies of international migration,
integration and social cohesion. The Network is funded by the Sixth
Framework Programme of the European Commission on Research, Citizens
and Governance in a Knowledge-Based Society. Since its foundation in 2004,
IMISCOE has developed an integrated, multidisciplinary and globally
comparative research project led by scholars from all branches of the economic
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existing studies and pioneers new research in migration as a discipline.
Priority is also given to promoting innovative lines of inquiry key to European
policymaking and governance.
The IMISCOE-Amsterdam University Press Series was created to make the
Networks findings and results available to researchers, policymakers and
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published in one of four distinct series.
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addressing themes within imiscoes mandated fields of study.
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www.imiscoe.org.
Limaginaire du complot
Discours dextre
me droite
en France et aux Etats-Unis
Jerome Jamin
IMISCOE Dissertations
Previously published solely in English, the IMISCOE-AUP
Dissertations Series is pleased to publish this outstanding work in
French.
Cover design: Studio Jan de Boer, Amsterdam
Layout: The DocWorkers, Almere
ISBN 978 90 8964 048 2
e-ISBN 978 90 4850 633 0
NUR 741 / 763
Jerome Jamin / Amsterdam University Press, Amsterdam 2009
All rights reserved. Without limiting the rights under copyright reserved
above, no part of this book may be reproduced, stored in or introduced
into a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means
(electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise) without
the written permission of both the copyright owner and the author of
the book.
Table des matie`res
Prface 11
Introduction 15
Question et enjeux de la question 19
Mthodologie gnrale 21
1 Le cadre conceptuel 22
1.1 Le conspirationnisme 22
1.2 Limaginaire 24
1.3 Le populisme et lextrme droite 26
2 Une construction idaltypique de limaginaire conspirationniste 28
3 Lanalyse des donnes par dduction thorique et induction
empirique 28
4 Lobjet dtude choisi 29
5 Lapproche thorique 32
6 Lapproche empirique 33
6.1 Etats-Unis et France 35
I Le conspirationnisme dans les discours politiques 41
1 Conspirationnisme, populisme et extrme droite 43
2 Complot et thorie du complot 43
3 Le schma narratif idal de la thorie du complot 45
3.1 La premire catgorie dacteurs 45
3.1.1 Diabolisation 47
3.1.2 Prjugs et strotypes 48
3.1.3 La logique du bouc missaire 48
3.2 La deuxime catgorie dacteurs 51
3.3 La troisime catgorie dacteurs 52
4 Les exemples paradigmatiques du discours conspirationniste 55
4.1 Les Illumins de Bavire et le complot maonnique 56
4.2 Le complot juif, judo-maonnique et judo-bolchvique 58
4.2.1 Les Protocoles des Sages de Sion 59
4.2.2 Nazisme et antismitisme 61
4.2.3 Antismitisme et ngationnisme 63
4.3 Le complot mondialiste et amricano-sioniste 66
5 Epistmologie et fondements mtaphysiques de la thorie
du complot 71
5.1 Les postulats et les fondements ontologiques 72
5.2 Lhermneutique de la suspicion 74
5.3 Une nouvelle thorie de la connaissance: des principes
et des causalits radicales 77
6 Les enjeux de la thorie du complot 81
6.1 Un monde complexe mais cohrent 81
6.2 Religion, dmonologie et diabolectique 84
7 La formulation idaltypique de limaginaire
conspirationniste 86
II Approche dductive et thorique 89
A Quest-ce que le populisme? 91
1 Populisme: dfinition gnrale 91
2 Populisme: caractristiques idologiques 93
2.1 Le peuple 94
2.1.1 Une majorit plbienne 94
2.1.2 Un peuple homogne 95
2.1.3 Un peuple laborieux 96
2.1.4 Mtaphysique du peuple: essai dinterprtation 99
2.2 Les lites 101
2.2.1 Une minorit litiste 101
2.2.2 Une lite cosmopolite 102
2.2.3 Une minorit usurire 103
2.2.4 Mtaphysique de llite: essai dinterprtation 104
2.3 La tension entre le peuple et les lites 105
2.3.1 Une vision duale du combat social et politique 105
2.3.2 Une interprtation polmique du combat politique 106
2.3.3 Des identits ngatives 107
2.4 Le guide charismatique 108
2.4.1 Un homme du peuple 108
2.4.2 Un homme providentiel 110
2.4.3 Un leader charismatique 110
2.5 Eclipser le politique 112
2.5.1 Un appel la dmocratie 112
2.5.2 Rduire la distance entre le peuple et le pouvoir 113
2.5.3 Eclipser le temps et la politique 114
B Quest-ce que lextrme droite? 117
1 Etudier lextrme droite 117
1.1 Les multiples facettes dune catgorie danalyse 119
6 LIMAGINAIRE DU COMPLOT
1.2 La droite et la gauche 120
1.3 Lextrmisme politique 122
2 Dfinir lextrme droite 122
3 Lunivers idologique de lextrme droite 123
3.1 Lingalitarisme 124
3.1.1 Ingalitarisme biologisant 127
3.1.2 Ingalitarisme culturel 129
3.1.3 Conclusions sur lingalitarisme 133
3.2 Le nationalisme 135
3.2.1 Nationalisme et phobies 139
3.2.2 Conclusions sur le nationalisme 141
3.3 Le radicalisme 141
3.3.1 Lanti-isme 142
3.3.2 Radicalisme et dmocratie 144
3.3.3 Lidologie Law and Order 146
4 Tradition et modernit 147
C Conclusion partielle 153
1 Populisme et conspirationnisme 153
2 Extrme droite et conspirationnisme 155
3 Les discours tudis et le tableau idal 156
4 Considrations finales 159
III Approche inductive et empirique 161
A Limaginaire conspirationniste chez Pat Buchanan et
Jean-Marie Le Pen 163
1 Pat Buchanan 163
1.1 Biographie 163
1.2 Entre rhtorique populiste et discours dextrme droite 165
1.2.1 Populisme 165
1.2.2 Extrme droite 168
1.2.3 Conclusions 174
2 Jean-Marie Le Pen 174
2.1 Biographie 174
2.2 Entre rhtorique populiste et discours dextrme droite 177
2.2.1 Populisme 177
2.2.2 Extrme droite 178
2.2.3 Conclusions 183
3 Limaginaire conspirationniste 183
3.1 La premire catgorie dacteurs 184
3.1.1 Buchanan, les agents de la rvolution et le
Nouvel ordre mondial (New World Order) 184
TABLE DES MATIRES 7
3.1.2 Le Pen, lEtablissement et le Nouvel ordre
mondial 209
3.1.3 Approche comparative: la premire
catgorie dacteurs chez Buchanan et Le Pen 234
3.2 La deuxime catgorie dacteurs 242
3.2.1 Buchanan et lAmrique blanche et chrtienne 242
3.2.2 Le Pen, la France et les Franais 244
3.2.3 Approche comparative: la deuxime catgorie
dacteurs chez Buchanan et Le Pen 245
3.3 La troisime catgorie dacteurs 246
3.3.1 Buchanan et ses adeptes 246
3.3.2 Le Pen et ses adeptes 250
3.3.3 Approche comparative: la troisime catgorie
dacteurs 253
4 La place du conspirationnisme dans le terrain tudi 254
4.1 Limaginaire conspirationniste chez Buchanan 254
4.2 Limaginaire conspirationniste chez Le Pen 258
4.3 La dimension structurante du conspirationnisme dans
le terrain tudi 262
B Conclusion partielle 267
Conclusion gnrale 273
Annexe 1 Mthodologie de la partie empirique 281
Annexe 2 Liste des entres (thmes et sous-thmes) relatives
au corpus de Jean-Marie Le Pen 300
Annexe 3 Liste des entres (thmes et sous-thmes)
relatives au corpus de Pat Buchanan 305
Annexe 4 Sources primaires relatives au corpus de Pat Buchanan
(ouvrages) 311
Annexe 5 Sources primaires relatives au corpus de Pat Buchanan
(discours) 312
Annexe 6 Sources primaires relatives au corpus de Jean-Marie
Le Pen (ouvrages) 313
Annexe 7 Sources primaires relatives au corpus de Jean-Marie
Le Pen (discours) 314
Annexe 8 Orientation bibliographique gnrale relative au corpus
de Jean-Marie Le Pen (ouvrages et discours) 315
Annexe 9 Orientation bibliographique gnrale relative au corpus
de Pat Buchanan (ouvrages et discours) 316
Annexe 10 Tableau des complots 317
Annexe 11 Rgles de citations, mode de rfrence et normes
bibliographiques 321
8 LIMAGINAIRE DU COMPLOT
Notes 323
Bibliographie 331
Du mme auteur 343
TABLE DES MATIRES 9
Preface
Depuis une petite vingtaine dannees, lEurope est regulie` rement
ebranlee par les succe` s de partis politiques dits populistes et/ou dex-
treme droite. De` s le debut des annees 1990, on ne compte plus les
scrutins nationaux, regionaux ou locaux ou` des partis politiques de ce
type remportent des victoires.
Rappelons-nous le dimanche noir qui a vu lemergence du Vlaams
Blok en Flandre (Belgique) avec plus de 10 pour cent des voix lors du
scrutin legislatif du 24 novembre 1991. Rappelons-nous egalement
Jean-Marie Le Pen qui parvient a` obtenir 15 pour cent des voix au pre-
mier tour des elections presidentielles francaises de 1995 et respective-
ment 16.9 pour cent au premier tour le 21 avril 2002 et 18 pour cent
au second tour des presidentielles le 5 mai 2002, un resultat qui faisait
de lui le seul candidat eligible pour les electeurs souhaitant une alter-
native au probable second mandat de Jacques Chirac.
Pensons aussi aux succe` s electoraux de Silvio Berlusconi en 1994,
2001 et 2008, qui ont mene a` des gouvernements de coalition inte-
grant notamment deux formations considerees alors comme etant dex-
treme droite: la Ligue du Nord dUmberto Bossi (de` s 1994) et lAlliance
nationale (de` s 2001), heritie` re du Mouvement social italien, parti neo-
fasciste cree en 1946 apre` s la chute de la Republique sociale italienne.
Si lAlliance nationale a opere des changements radicaux sur le plan
programmatique depuis sa creation en 1995, la Ligue du Nord reste un
parti ouvertement xenophobe et islamophobe.
Pensons enfin a` lentree du Parti autrichien de la liberte de feu Jorg
Haider dans un gouvernement de coalition en 2000, aux cotes du parti
conservateur du chancelier Wolfgang Schussel. Lidee quun parti dex-
treme droite puisse rentrer dans un executif, au sein de lUnion euro-
peenne, et surtout au niveau national, paraissait tellement invraisem-
blable a` lepoque que des sanctions furent votees contre lAutriche. Elles
seraient levees quelques mois plus tard apre` s la publication dun rap-
port (dit des sages) commande par lUnion europeenne pour sassurer
du respect de certains principes democratiques elementaires par le
jeune gouvernement.
Les succe` s de partis populistes et/ou dextreme droite ont cesse de
surprendre le grand public et, avec le temps, ils se sont multiplies dans
toute lEurope. A la tete de lUnion democratique du centre, un parti au
croisement du populisme et de lextreme droite hostile a` limmigration
et a` lUnion europeenne, on a vu en 2003 lentree au Conseil federal
de Christoph Blocher en Suisse. Avec Droit et justice, une formation
generalement consideree comme populiste, on a vu lemergence pro-
gressive (de 2001 a` 2005) sur la sce` ne politique polonaise des fre` res
Kaczyn ski. Comme beaucoup de pays recemment entres dans lUnion
europeenne, la Pologne a connu le succe` s de discours ouvertement
hostiles a` limmigration et a` lUnion europeenne accusee de ne servir
que les interets des riches et des elites contre les travailleurs, les fer-
miers et les agriculteurs.
La Scandinavie na pas ete epargnee par lattrait pour ces partis dun
nouveau genre. Le Parti du peuple danois de Pia Kjaersgaard, une for-
mation hostile aux immigres extra-europeens, verra ses scores grossir
aux elections legislatives de 2001 et 2005 pour devenir le troisie` me par-
ti en importance au Danemark. Le Parti du progre` s, en Norve` ge,
conna tra egalement un succe` s important en 2005 en devenant le deu-
xie` me parti du pays.
Aux succe` s electoraux evoques plus haut, il faut ajouter lemergence
partout en Europe de listes ou de formations hybrides qui alimentent
la diversite des situations et ajoutent a` la confusion quant aux qualifica-
tifs qui leur conviennent le mieux. La liste Pim Fortuyn, creee en 2002
et dont le leader, qui lui avait donne son nom, fut assassine la meme
annee, incarne toute la complexite de ces discours politiques qui ne
rentrent pas dans des categories bien definies.
Le populisme et lextreme droite sont des concepts couramment utili-
ses en politique et en science politique. La diversite des contextes et la
difficulte de nommer correctement ces phenome` nes sont valables pour
lEurope geographique et lUnion europeenne; elles sont egalement va-
lables pour les Etats-Unis malgre la difficulte evidente de transposer
les clivages et les categories politiques dun continent a` lautre.
Le texte qui suit est le fruit dune the` se de doctorat realisee entre
2002 et 2007 au Centre detudes de lethnicite et des migrations de
lUniversite de Lie` ge sous la direction de Marco Martiniello. Il est ne
du constat de la confusion grandissante qui existe dans la qualification
et lidentification des partis dits populistes ou dextreme droite. Sur la
base dune comparaison entre la France et les Etats-Unis, il vise a` de-
montrer quau-dela` des differences entre tous ces discours, cest dabord
ladhesion a` un imaginaire du complot qui rassemble tous ces partis
sur le plan ideologique. La mise en paralle` le, sur une vingtaine dan-
nees, de la production discursive de Jean-Marie Le Pen en France et
de Pat Buchanan aux Etats-Unis permet de demontrer quau-dela` des
difficultes eprouvees a` classer et a` nommer adequatement ces
phenome` nes, cest surtout lidee du complot mondial contre les
12 LIMAGINAIRE DU COMPLOT
nations et les peuples qui structure et relie entre eux tous ces discours
en Occident.
Je dedie cet ouvrage a` Mimount Ka di.
Lie`ge, le 20 janvier 2009
Jerome Jamin
PREFACE 13
Introduction
Les notions de populisme et dextreme droite participent pleinement a`
la structuration du debat politique en Europe et aux Etats-Unis. Si a`
certains egards elles renvoient a` des realites concre` tes facilement iden-
tifiables, elles peuvent egalement preter a` confusion. Les usages multi-
ples et souvent abusifs de ces notions dans le champ mediatique, jour-
nalistique, politique et politologique participent au flou notionnel qui
caracterise la litterature sur la question. Plusieurs raisons expliquent la
confusion qui re` gne dans ce domaine.
Premie` rement, le caracte` re particulie` rement changeant, complexe et
multiple des phenome` nes auxquels renvoient le populisme et lextreme
droite rend difficile lusage de ces notions. La diversite des situations et
des contextes, les conjonctures nationales parfois tre` s differentes, les
changements au sein des partis et des groupes politiques et le rythme
soutenu des elections empechent une analyse exhaustive et fragilisent
de` s le depart toute tentative de definition et toute approche compara-
tive. Le developpement phenomenal, levolution (ou la chute) parfois
rapide et limplantation electorale de partis aussi differents que le
Vlaams Belang en Flandre (Belgique), lUnion democratique du Centre
en Suisse, la Ligue du Nord en Italie ou encore, et entre autres exem-
ples, la liste Pim Fortuyn aux Pays-Bas temoignent de ces changements
et de ces evolutions.
Deuxie` mement, si la recherche en science politique ne se confond
pas avec lanalyse journalistique, quotidienne et urgente des phenome` -
nes politiques, elle ne peut faire totalement limpasse sur les sources
en la matie` re, ne fu t-ce que pour evaluer leur impact sur les acteurs po-
litiques et les electeurs, pour se tenir informe, ou pour clarifier et even-
tuellement critiquer ces dernie` res. Ainsi, lurgence journalistique, qui
repond elle-meme dans une certaine mesure au rythme des evene-
ments politiques, rend difficile le recul propre a` lanalyse politologique.
Troisie` me explication, la recherche sur ces phenome` nes politiques
ne peut eviter lusage de travaux theoriques relatifs aux clivages et aux
differences entre la gauche et la droite en politique et en science poli-
tique. Ainsi, les difficultes pour etablir correctement lessence de cette
opposition aujourdhui et a` travers lhistoire (une opposition elle-meme
problematique),
1
ainsi que les mouvements continus des acteurs
politiques entre ces deux poles, rendent davantage difficile lelaboration
de definitions rigoureuses: celle de lextreme droite qui renvoie habi-
tuellement a` des phenome` nes politiques de droite,
2
et celle du popu-
lisme, un phenome` ne souvent presente comme pouvant etre de gauche
ou de droite. Les mouvements ideologiques operes au sein du spectre
politique entre les acteurs rendent difficile la caracterisation des pheno-
me` nes auxquels renvoient les notions qui nous interessent. Ce constat
explique la difficulte dune clarification.
Dans le meme ordre didees, et de la meme manie` re, les partis politi-
ques caracterises comme etant populistes ou dextreme droite sont sou-
vent decrits comme hostiles a` la democratie ou, en tous les cas, oppo-
ses a` certains de ses principes fondamentaux. Toute description de ces
partis renvoie de` s lors a` la definition de la democratie, une tache
complexe qui ne simplifie en rien les proble` mes evoques ici.
3
Quatrie` me explication, la litterature scientifique et la recherche doi-
vent sappuyer sur plusieurs niveaux danalyse pour saisir correctement
et decrire ces phenome` nes dans leur ensemble. Ainsi, la question de
savoir si cest le discours, le programme, lorganisation, les hommes ou
les actes (dans lopposition ou au pouvoir), une partie ou tous ces ele-
ments a` la fois qui font le populisme et lextreme droite est determi-
nante. Cette question rend la tache descriptive et analytique ardue.
Cinquie` mement, et en consequence de ce qui prece` de, des desac-
cords feroces et des demonstrations contradictoires animent la littera-
ture sur ces notions et les realites quelles decrivent. Les explications
sont des ressources qui alimentent les rapports de force entre savants,
journalistes et politiciens (Le Bohec 2005: 55), et en matie` re danalyse
du populisme par exemple, on a pu lire une Collovald accuser un
Taguieff de ne chercher qua` proteger son expertise (Collovald 2004).
Les articles sur le populisme et lextreme droite sont legion, les
introductions qui precisent la confusion qui re` gne a` leur endroit sont
nombreuses.
Sixie` me et dernie` re explication: la complexite de ces notions et leur
contenu problematique sexpliquent aussi par leur caracte` re diabolisa-
teur et disqualificatoire, et donc normatif. Lusage de ces concepts vise
autant a` decrire une realite qua` porter un jugement sur cette realite.
Ce constat est valable pour le populisme: Concept ou non, il a en outre
cet inconvenient () de setre transforme en un anathe` me qui, a` la li-
mite, situe celui qui en use tout autant que ceux quil denonce
(Hermet 2001: 18). Loin de qualifier seulement, le concept de popu-
lisme disqualifie (Zawadzki 2004: 61). Ce constat est valable pour lex-
treme droite: Etiqueter un parti comme appartenant a` lextreme droite,
cest indirectement le situer dans le prolongement des fascismes et de
leurs crimes, le disqualifier moralement et lexclure du jeu politique de-
mocratique (Mayer 2002: 26 et 27).
16 LIMAGINAIRE DU COMPLOT
Ainsi, selon le positionnement ideologique et politique de lauteur
concerne, lusage de ces notions aura une connotation laudative, neutre
ou pejorative, que ce dernier soit un homme politique, un journaliste
ou un chercheur en science politique: Des mots tels que populisme,
national-populisme, droite radicale, extreme droite se pretent a`
maintes interpretations car ils nappartiennent pas seulement au voca-
bulaire de la communaute scientifique. Ils sont devenus des enjeux po-
litiques, des armes dans les polemiques et sinse` rent dans la lutte pour
la legitimation ou la condamnation de ces partis. Controverse dautant
plus lourde de consequences que lemergence et les eventuels succe` s
de ces formations saccompagnent de polarisations ideologiques impor-
tantes (Mazzoleni 2003: 115).
Ce dernier phenome` ne ajoute aux autres explique pourquoi les au-
teurs darticles sur la question introduisent leurs travaux en rappelant,
prudents, la complexite de toute entreprise visant a` eclairer le lecteur
sur le sens de ces notions. Il explique egalement lembarras du cher-
cheur qui, dans lobligation de trouver un titre a` son article ou son ou-
vrage, est souvent contraint dassembler des notions parfois contradic-
toires comme les titres de deux ouvrages recents sur la question en te-
moignent: La droite populiste en Europe. Extreme et democrate? et
Droites populistes et extremes en Europe occidentale?
4
Si la confusion et les divergences danalyse dominent la litterature,
plusieurs auteurs sont parvenus a` deblayer le terrain afin detablir des
listes de qualificatifs qui resistent a` la multiplicite des definitions et
surtout a` la variete des phenome` nes auxquels font reference les no-
tions de populisme et dextreme droite. Ainsi, avec ces auteurs,
5
on
peut dire que le populisme fait reference a` un discours politique oppo-
sant la gloire du peuple honnete et travailleur aux elites malhonnetes,
corrompues et paresseuses. Et que le premier doit reprendre le
controle de la democratie confisquee par les secondes. De la meme ma-
nie` re, la litterature saccorde sur lidee de lextreme droite comme un
courant ideologique etabli sur un nationalisme extreme soucieux de de-
fendre un peuple donne sur un territoire donne. Un nationalisme qui
justifie la xenophobie, lantisemitisme et le developpement dun Etat
fort et policier pour proteger lavenir de ce peuple sur le plan racial, ter-
ritorial et culturel.
Sil est possible de selectionner les qualificatifs les plus souvent utili-
ses pour decrire le sens de ces deux notions et de faire emerger des es-
quisses de definitions appuyees par un certain consensus, ces dernie` -
res ne peuvent occulter les nombreux desaccords et les divergences qui
animent la litterature dans ce domaine et qui entretiennent la confu-
sion entre ces deux notions par rapport a` elles-memes, mais aussi en-
tre elles. En effet, malgre le consensus qui entoure les caracteristiques
elementaires decrites plus haut relativement au populisme et a`
INTRODUCTION 17
lextreme droite, il est possible de poser un ensemble de questions em-
barrassantes pour le chercheur en science politique et sociale. Au re-
gard de ce qui prece` de, il faut se demander si cest, par exemple, la
stigmatisation des elites qui caracterise exclusivement le populisme. Et
repondre que cette caracteristique permet egalement de decrire des dis-
cours dits dextreme droite a` linstar du programme du Vlaams Blok
6
flamand. Il faut aussi se demander si le nationalisme extreme est une
specificite propre a` lextreme droite. Et repondre quil existe plusieurs
phenome` nes consideres comme populistes qui se sont notamment ap-
puyes sur un nationalisme exacerbe, a` linstar de la Ligue du Nord en
Italie ou de lUnion democratique du centre en Suisse.
Lorsque lon etudie la litterature consacree au populisme et a` lex-
treme droite, on remarque que le nationalisme, la xenophobie, le ra-
cisme et lantisemitisme, lopposition aux elites, la stigmatisation des
etrangers, les discours anti-immigres, mais aussi lautoritarisme, lideo-
logie loi et ordre (Law and order), lantiparlementarisme et lanticom-
munisme, entre autres traits caracteristiques, representent quelques-
uns des qualificatifs les plus souvent cites dans les definitions (Backes
2001: 16). Des qualificatifs dont certains prendront parfois une dimen-
sion centrale selon quil sagira de caracteriser un courant populiste ou
un parti dextreme droite.
Dans ce contexte, notre hypothe` se de travail est que lensemble de
ces qualificatifs entretiennent tous a` des degres divers un rapport fon-
damental avec un imaginaire du complot, cest-a` -dire avec un monde
de significations structure et coherent (normes, significations, images,
symboles, valeurs et croyances) qui privilegie la theorie du complot
pour expliquer la politique et lhistoire.
Gauchet explique que limaginaire du complot constitue au sein de
lunivers democratique, lun des modes ordinaires sur lesquels len-
semble des acteurs sociaux se representent le pouvoir et son action. Se-
lon eux, derrie` re les detenteurs apparents du pouvoir, il existe un pou-
voir cache qui est le vrai pouvoir, et dont les ma tres tirent les ficelles a`
linsu des peuples, le complot, ajoute-t-il, est une veritable categorie de
lexplication politique (Gauchet 2006: 61). Limaginaire du complot
que nous preferons appeler imaginaire conspirationniste ou conspira-
tionnisme dans notre travail ne renvoie pas a` la theorie du complot en
tant que telle mais a` tout ce qui favorise sa construction, son develop-
pement et sa reception dans le champ social et politique comme cate-
gorie danalyse et dexplication politique. Il anime selon notre hypo-
the` se le populisme et lextreme droite et permet detablir les liens
complexes et ambigus qui existent entre eux.
Limaginaire conspirationniste offre une interpretation de lhistoire et
de la politique particulie` re. Il posse` de ses propres re` gles epistemologi-
ques, il affiche un contenu soutenu et developpe, et a` ce titre, il est
18 LIMAGINAIRE DU COMPLOT
probable quil soit a` la fois la cause (le point de depart) politique mais
aussi le resultat (laboutissement) narratif des phenome` nes populistes
et dextreme droite. Il en est le point de depart dans la mesure ou` il
semble preceder les differentes manifestations doctrinales de ces der-
niers, il en est laboutissement dans la mesure ou` il appara t de facon
manifeste dans certains discours politiques qui pretendent expliquer
lhistoire.
Question et enjeux de la question
La theorie du complot nest pas une marque de fabrique exclusive du
populisme et de lextreme droite. Si les objectifs des uns et des autres
sont parfois tre` s differents, des similitudes et des parallelismes en ma-
tie` re de theories du complot existent avec des discours a` gauche ou a`
lextreme gauche du spectre politique (Jacquemain & Jamin 2007;
Mayer 2002: 73), mais aussi dans le champ religieux, notamment dans
le monde arabe aujourdhui (Pipes 1996), et hier, dans le chef de
lEglise catholique (Goldschlager & Lemaire 2005).
La theorie du complot prend tout son sens au sein dun imaginaire
conspirationniste qui represente un monde specifique et original de si-
gnifications. Cet imaginaire est une veritable categorie de lexplication
politique (Gauchet 2006: 61), il depasse les clivages et les ideologies et
traverse lhistoire (Girardet 12), il soffre comme un syste` me dinterpre-
tation historique (Boia 1998: 192). Dans ce contexte, notre recherche
doctorale vise a` repondre a` une question qui peut etre formulee de dif-
ferentes manie` res. Quel est cet imaginaire et est-il une composante ele-
mentaire du populisme et de lextreme droite? Et dans cette hypothe` se,
cet imaginaire est-il seulement un trait caracteristique parmi dautres
ou au contraire un element central, structurant et organisateur?
Ce nest pas la theorie du complot qui est au cur de notre demar-
che, et encore moins les liens quelle peut etablir entre le populisme,
lextreme droite et dautres types de discours, notamment a` lextreme
gauche. Notre etude porte sur la nature de limaginaire conspiration-
niste qui favorise lusage de theories du complot et sur le role exact
quil joue dans le champ danalyse tre` s specifique du populisme et de
lextreme droite. Nous faisons lhypothe` se que cet imaginaire structure
et donne du sens a` un ensemble de propositions propres a` ces pheno-
me` nes et qua` ce titre il a un role organisateur beaucoup plus fonda-
mental quil ny para t.
La question merite detre posee au regard tre` s specifique de la re-
cherche sur le populisme et lextreme droite qui naccorde souvent
quune place secondaire a` la theorie du complot, a` limaginaire conspi-
rationniste et a` lanalyse approfondie des discours sous cet angle. Si
INTRODUCTION 19
des travaux existent sur les caracteristiques de la theorie du complot et
sur ses differentes manifestations (Taguieff 1992, 2005 & 2006), sur
certaines theories specifiques (Cohn 1967), ou encore sur sa reception
par les cadres et les militants dextreme droite (Billig 1978 & 1989), et
si lidee du complot est parfois mentionnee a` cote dautres crite` res sus-
ceptibles de definir le populisme et lextreme droite (anti-elitisme, re-
jet de limmigration, homophobie, nationalisme, etc.), peu de travaux
placent lanalyse de ces phenome` nes sous langle unique et specifique
de la theorie du complot et de limaginaire qui favorise son usage dans
le discours. Un terrain relativement neuf peut donc ici etre etudie.
Mais la question merite surtout detre posee au regard des implica-
tions que cette hypothe` se, si elle se confirme, peut avoir au niveau du
sens quun parti politique, son chef, ses cadres, ses ideologues et ses
militants donnent a` leurs discours, et au niveau de la coherence de ce
dernier.
Si on conside` re avec De Coster quune hypothe` se de travail est une
proposition douteuse dont la concordance avec la realite doit etre de-
montree (De Coster 1978: 30), nous faisons lhypothe` se quun imagi-
naire conspirationniste anime le populisme et lextreme droite et quil
en est meme un element central et organisateur. Et nous allons proce-
der par deduction et par induction pour decrire cet imaginaire et eta-
blir son rapport avec le populisme et lextreme droite.
7
20 LIMAGINAIRE DU COMPLOT
Methodologie generale
Pour examiner et verifier si notre hypothe` se de travail correspond a` la
realite, nous allons proceder en trois temps et utiliser un cadre theo-
rique multidisciplinaire empruntant a` la science politique, a` la sociolo-
gie politique, a` la philosophie politique et la politique comparee, a`
lanalyse de discours et dans une certaine mesure a` lhistoire et a` la psy-
chologie politique et sociale.
Dans un premier temps, nous allons passer en revue de facon ex-
haustive la litterature sur la theorie du complot et limaginaire conspi-
rationniste et formuler au passage une definition idealtypique de ce
dernier.
Dans un deuxie` me temps, nous allons etudier les concepts de popu-
lisme et dextreme droite et proceder par deductions successives pour
etablir les liens eventuels entre ces phenome` nes et le conspiration-
nisme.
De Coster decrit un syste` me deductif comme un ensemble denon-
ces premiers ou generaux, que lon appelle premisses ou axiomes, dou`
decoulent des propositions plus particulie` res empiriquement verifia-
bles (De Coster 1978: 30). A limage de ce mode de raisonnement,
nous allons dabord etudier les enonces generaux et theoriques sur le
populisme et lextreme droite et etablir par deduction si ces phenome` -
nes mobilisent un imaginaire conspirationniste ou entretiennent un
rapport avec ce dernier.
Dans un troisie` me temps enfin, nous allons proceder par induction
en verifiant empiriquement si les propositions deduites plus haut cor-
respondent a` la realite. Nous etudierons de manie` re empirique deux
phenome` nes politiques cibles, differents et comparables, susceptibles
de valider ou dinfirmer nos deductions et surtout de nous eclairer sur
les similarites et les differences entre ces derniers, la comparaison per-
mettant ici de controler la concordance entre nos propositions et la rea-
lite.
Notre demonstration se situe donc a` deux niveaux. Un niveau pro-
prement theorique qui consistera a` etablir la presence et leventuelle
importance du conspirationnisme dans la litterature sur le populisme
et lextreme droite. Un niveau empirique qui nous permettra de
confronter nos deductions theoriques a` la realite et a` nos hypothe` ses
de travail.
Pour developper correctement les differentes taches mentionnees,
nous avons decoupe notre methodologie generale en six parties. Il
sagit (1) du cadre conceptuel dans lequel nous nous inscrivons, (2) de
lapproche idealtypique que nous utilisons pour developper le concept
de conspirationnisme, (3) des methodes danalyse que nous mobili-
sons pour les deductions theoriques et les inductions empiriques, et de
la nature des informations que nous souhaitons parvenir a` etablir, (4)
de lobjet detude choisi, (5) de lapproche theorique et (6) de lapproche
empirique.
1 Le cadre conceptuel
Notre travail porte sur plusieurs phenome` nes politiques differents qui
se declinent de facon parfois variable et heteroclite et que nous allons
etudier comme tels dans la litterature et dans la realite. Ce choix im-
plique la mobilisation de concepts qui permettent de saisir des inva-
riants propres a` ces phenome` nes au-dela` de la diversite des situations.
Des concepts que nous voulons generaux, mais dans certaines limites.
En effet, nous pensons avec Giovanni Sartori que pour rendre un
concept plus general, cest-a` -dire augmenter sa capacite de mobilite, on
doit reduire ses caracteristiques ou proprietes. Dautre part, [nous pen-
sons aussi que] pour rendre un concept plus specifique (adequat par
rapport au contexte), on doit multiplier ses proprietes ou caracteristi-
ques (Sartori 1994: 33).
A contrario, nous savons avec Seiler quil faut eviter le danger de
lelasticite conceptuelle qui consiste a` prendre un concept () et a` leti-
rer pour quil rende compte dun maximum doccurrences possible, jus-
qua` ce quil ne signifie plus grand-chose a` force de vouloir trop signi-
fier (Seiler 2004: 221). Pour eviter lenfermement dans des concepts
trop specifiques ou a` geometrie variable, nous avons arrete une liste de
concepts importants dans lensemble de notre travail qui se situent en-
tre ces deux extremes et dont il convient maintenant de definir les
contenus. Des concepts qui feront bien entendu lobjet dune interroga-
tion critique au rythme de nos differents developpements et de nos
voyages entre la theorie et lanalyse empirique.
1.1 Le conspirationnisme
Le conspirationnisme renvoie dans notre travail a` limaginaire politique
qui favorise, permet et encourage lusage de la theorie du complot
dans lanalyse politique comme moyen systematique dexplication des
22 LIMAGINAIRE DU COMPLOT
evenements historiques. Il renvoie dabord aux valeurs, aux croyances,
aux images, aux normes, aux verites et aux mensonges qui favorisent
la speculation sur lexistence de complots dans lhistoire, il renvoie en-
suite a` la litterature qui les concerne, et il renvoie enfin a` lepistemolo-
gie qui anime cette litterature. Le conspirationnisme est un monde de
significations coherent qui preside a` une analyse politique specifique
de la societe et de lhistoire.
Dapre` s Knight, il y a complot lorsquun petit groupe de gens puis-
sants se mettent ensemble en secret pour planifier et accomplir une ac-
tion illegale et inconvenante, une action qui a la particularite davoir
une influence sur le cours des evenements (Knight 2003: 15). Lhistoire
temoigne de lexistence de multiples complots et nous faisons ici une
difference importante entre, dune part, lidentification ou la croyance
en lun ou lautre complot dans un contexte et une periode historique
determinee et dautre part le conspirationnisme qui, en tant quimagi-
naire, favorise linterpretation et lexplication systematique de lhistoire
a` la lumie` re dun vaste complot. En effet, les complots existent dans
lhistoire, ils sont nombreux, differents et relatifs a` des situations et des
objectifs politiques cibles et bien determines geographiquement et his-
toriquement. Ces complots nont rien a` voir avec lidee dun vaste
complot international susceptible dexpliquer la marche du monde de-
puis plusieurs sie` cles, notamment au niveau des revolutions, des guer-
res et des alliances entre les nations.
Goldschlager et Lemaire decrivent cette difference: Les complots
existent; le complot nexiste pas. Ce propos paradoxal, expliquent-ils,
fonde son opacite dans lusage equivoque du mot complot. A toutes
les epoques du passe, des manuvres ont ete ourdies pour changer
une situation politique, que ce soient lassassinat de Jules Cesar, la fin
un peu forcee de Napoleon ou le renversement de multiples regimes.
Lhistoire en fournit dabondants exemples. Depuis le debut du
XIX
e
sie` cle, ajoutent-ils, se repand le concept original dun complot
universel accuse de chercher non seulement a` assujettir les pouvoirs
politiques, mais aussi a` imposer un ordre nouveau au monde et a` vou-
loir asservir ses realites spirituelles. Il ne sagit plus de mettre les es-
prits en garde contre une simple prise de pouvoir, mais bien contre un
bouleversement total de la societe, devenue lesclave impuissante dune
oligarchie rapace et mysterieuse (Goldschlager & Lemaire 2005: 7).
Dans lensemble de notre travail, nous considerons que le conspira-
tionnisme est cet imaginaire complexe et coherent qui favorise et rend
possible linterpretation de lhistoire a` partir dune grille de lecture im-
pliquant un vaste complot a` caracte` re politique au niveau national, in-
ternational ou mondial.
MTHODOLOGIE GNRALE 23
1.2 Limaginaire
Dans un ouvrage consacre a` limaginaire des societes et des groupes so-
ciaux a` travers lhistoire, Boia explique que ce dernier ne peut en aucun
cas etre etudie par lanalyse simplement rationnelle. Celui-ci deborde
le champ exclusif des representations sensibles, il va au-dela` de lexpe-
rience empirique et ce faisant, il saffirme comme une autre realite, im-
briquee dans la realite tangible, mais non moins reelle que celle-ci
(Boia 1998: 17 et 39). Limaginaire aspire a` linfini. Il se presente par-
tout comme le double immateriel du monde concret. On le retrouve
dans tous les domaines de lhistoire, dans tout fait historique, dans
toute pensee et dans toute action. Il pe` se de son poids immateriel sur
la grande aventure de la connaissance ainsi que sur les rapports entre
nations, entre groupes sociaux et entre individus. Il marque profonde-
ment nos liens avec lUnivers, linconnu, le temps et lespace (Boia
1998: 207).
Dans sa conclusion, Boia evoque le philosophe politique Castoriadis
et son idee centrale selon laquelle non seulement limaginaire ne doit
pas etre percu comme une invention quil conviendrait de separer de la
realite mais quau contraire, tout dune certaine manie` re repose sur
limaginaire (Boia 1998: 208), tout est production, creation et institu-
tion par limaginaire social et collectif. Cest dans cette perspective plus
radicale que nous nous inscrivons.
Nous utilisons dans notre travail le concept dimaginaire au sens
strict que lui a donne Castoriadis dans son ouvrage le plus important:
Linstitution imaginaire de la societe (Castoriadis 1975). Ce concept ren-
voie a` notre capacite individuelle et collective a` creer un ensemble de
valeurs, de normes et de verites faconnant notre vision de la politique
et de lhistoire, qui oriente notre comportement et qui parvient surtout
a` sautonomiser, cest-a` -dire a` se presenter comme donne de lexterieur,
comme sil nous precedait, independamment de notre action creatrice.
Les actes reels, individuels ou collectifs le travail, la consomma-
tion, la guerre, lamour, lenfantement les innombrables produits ma-
teriels sans lesquels aucune societe ne saurait vivre un instant, ne sont
pas (pas toujours, pas directement) des symboles. Mais les uns et les
autres sont impossibles en dehors dun reseau symbolique. Nous ren-
controns dabord le symbolique, bien entendu, dans le langage. Mais
nous le rencontrons egalement, a` un autre degre et dune autre facon,
dans les institutions. Les institutions ne se reduisent pas au symbo-
lique, mais elles ne peuvent exister que dans le symbolique (). Une
organisation donnee de leconomie, un syste` me de droit, un pouvoir
institue, une religion existent socialement comme des syste` mes symbo-
liques sanctionnes. Ils consistent a` attacher a` des symboles (a` des
24 LIMAGINAIRE DU COMPLOT
signifiants) des signifies (des representations, des ordres, des injonc-
tions ou incitations a` faire ou a` ne pas faire) (Castoriadis 1975: 162).
Mais le symbolisme presuppose la capacite imaginaire, cest-a` -dire la
capacite pour lindividu, le groupe ou la collectivite sociale a` voir dans
une chose, a` imaginer, ce quelle nest pas. Ainsi, continue Castoriadis,
ceux qui parlent dimaginaire en entendant par la` le speculaire, le
reflet, ou le fictif, ne font que repeter, le plus souvent sans le savoir,
laffirmation qui les a a` jamais encha nes a` un sous-sol quelconque de
la fameuse caverne: il est necessaire que (ce monde) soit image de
quelque chose. Limaginaire dont je parle nest pas image de. Il est crea-
tion incessante et essentiellement indeterminee (social-historique et psy-
chique) de figures/formes/images, a` partir desquelles seulement il
peut etre question de quelque chose. Ce que nous appelons realite
et rationalite en sont des uvres (Castoriadis 1975: 7 et 8).
Le concept dimaginaire social ne renvoie pas ici a` une capacite de
produire des fictions quil faudrait opposer a` une capacite a` saisir cor-
rectement la realite; limaginaire social tel que decrit par Castoriadis
nest rien dautre que ce qui est institue comme reel par un groupe de-
termine ou la collectivite sociale. Cest limaginaire social qui cree les
institutions, qui cree la forme meme de linstitution (...), nous ne pou-
vons le penser que comme la capacite creatrice du collectif anonyme
qui se realise chaque fois que des humains sont assembles, et se donne
chaque fois une figure singulie` re, instituee, pour exister (Castoriadis
1996: 113).
Le concept dimaginaire instituant, producteur de sens, condition de
possibilites des syste` mes symboliques, est central dans luvre de Cas-
toriadis. Il permet de decrire comment une collectivite sociale (une so-
ciete entie` re ou un groupe social bien determine) se represente et insti-
tue les normes, les croyances et les valeurs qui la structurent et assurent
sa cohesion. Limaginaire institue la societe qui nest que moyennant
lincarnation et lincorporation, fragmentaire et complementaire, de son
institution et de ses significations imaginaires par les individus vivants,
parlants et agissants. En se creant, la societe cree lindividu et les indi-
vidus dans et par lesquels seulement elle peut etre effectivement. (...) La
societe est uvre de limaginaire instituant. Les individus sont faits par,
en meme temps quils font et refont, la societe chaque fois instituee: en
un sens, ils la sont (Castoriadis 1990: 114 et 115).
Limaginaire renvoie a` linstitution de la societe et a` ses reseaux sym-
boliques. Il represente le monde de significations qui caracterise un
groupe, une ethnie, une collectivite sociale ou une civilisation: Linsti-
tution de la societe est chaque fois institution dun magma de significa-
tions imaginaires sociales, que nous pouvons et devons appeler un
monde de significations. Car cest la meme chose de dire que la societe
institue chaque fois le monde comme son monde ou son monde
MTHODOLOGIE GNRALE 25
comme le monde, et de dire quelle institue un monde de significa-
tions, quelle institue en instituant le monde de significations qui est le
sien et correlativement auquel seulement un monde existe et peut exi-
ster pour elle (Castoriadis 1975: 480 et 481).
Dans son introduction a` limaginaire politique, Girardet explique que
letude de lhistoire des idees se confond avec une certaine defiance a`
legard de cet imaginaire et qua` ce titre, les etudes tendent a` restrein-
dre leur exploration au seul domaine de la pensee organisee, rationnel-
lement construite, logiquement conduite (Girardet 1986: 9). Si lepais-
seur sociale et la dimension collective ne sont pas niees, et avec elles
tout ce que les debats ideologiques impliquent de contenu passionnel,
tout ce qui les charge de ce poids parfois si dense despoirs, de souve-
nirs, de fidelites ou de refus, lanalyse se trouve toujours, ou presque
toujours, ramenee a` lexamen dun certain nombre duvres theori-
ques (Girardet 1986: 9), privilegiant le rationnel au detriment de lima-
ginaire, des mythes et des syste` mes symboliques. Et pourtant ajoute-t-
il, cest dune etonnante effervescence mythologique que nont cesse
detre accompagnes les bouleversements politiques des deux derniers
sie` cles de lhistoire europeenne. Denonciation dune conspiration male-
fique tendant a` soumettre les peuples a` la domination de forces obscu-
res et perverses. Images dun age dor perdu (). Appel au chef salva-
teur, (). La liste recapitulative est loin detre close (Girardet 1986: 11).
Limaginaire social et politique tel que decrit par Castoriadis est, dans
le contexte de notre etude, ce monde de significations, de symboles et
dimages qui preside a` linterpretation de lhistoire a` partir dune grille
de lecture impliquant un vaste complot a` caracte` re politique au niveau
national ou international, il en est sa condition de possibilite. Il nexclut
en rien la rationalite, la logique ou la pensee organisee, mais comme
lexpliquent un Girardet ou un Boia, il les anime et dune certaine ma-
nie` re en oriente les contenus.
1.3 Le populisme et lextreme droite
Le populisme et lextreme droite font partie, avec le conspirationnisme,
des concepts qui vont faire lobjet dune interrogation critique soutenue
dans notre travail. Si la doctrine qui anime ces phenome` nes, cest-a` -
dire la representation du monde telle quelle est proposee par certains
partis et leaders charismatiques aux militants et aux sympathisants, si
cette doctrine ne devrait appara tre quau rythme de nos developpe-
ments sur le sujet, il convient ici de definir sommairement, une pre-
mie` re fois et sur la base de travaux recents, le contenu que nous pla-
cons dans les concepts de populisme et dextreme droite. Des contenus
qui comme nous lavons vu plus haut souffrent dun flou notionnel ai-
gu lie a` des causes multiples.
26 LIMAGINAIRE DU COMPLOT
Pour Ivaldi et de nombreux auteurs francophones et anglophones
travaillant sur lEurope et les Etats-Unis, il est difficile de considerer
les acteurs de la droite populiste et extreme comme autant de membres
dune seule et meme famille didees. Neanmoins, ajoute Ivaldi, deux
groupes au moins de partis meritent a` notre sens detre distingues
malgre la pluralite des crite` res dappreciation (Ivaldi 2004: 22). Il sagit
du FN et du MNR francais, de la DVU, des Republikaner et du NPD al-
lemands, du MSI-Fiamma Tricolore en Italie, du BNP britannique, du
Vlaams Blok en Flandre belge, du Dansk Folkeparti danois et du FPO
) de Jorg Haider
est entre dans un gouvernement de coalition nationale en 2000: Il
sagit la` dun episode indiscutablement democratique (). Mais, dans
le domaine politique, en tous cas, dans celui qui se definit comme de-
mocratique, il ne saurait y avoir de diabolisation puisquen principe
toutes les opinions peuvent sexprimer librement et que seul le suf-
frage universel, pour peu quil sexprime librement et loyalement, est
source de legitimite (Meeting a` Paris, le 2 mars 2000: 2 et 6).
Le Pen utilise les concepts de democratie, de republique, de droits de
lhomme et de suffrage universel, il evoque le principe du referendum
et il renvoie parfois avec eloge au syste` me politique suisse. Il utilise ces
LIMAGINAIRE CONSPIRATIONNISTE CHEZ PAT BUCHANAN ET JEAN-MARIE LE PEN 181
references dans un sens specifique et les mobilise pour denoncer leur
recuperation et leur instrumentalisation par les elites quil accuse
davoir confisque le pouvoir.
Lhostilite de Le Pen aux politiques qui visent legalite, sa volonte de
limiter les droits aux seuls nationaux a` lexclusion des etrangers, son
discours contre limmigration et ses attaques virulentes contre les elites
ont souvent mene a` des accusations dhomophobie, de racisme, de se-
xisme, de machisme et de xenophobie. Le Pen a regulie` rement eu loc-
casion dinterpreter ces accusations.
En se livrant une diatribe diffamatoire et haineuse lencontre
du Front national, Jacques Chirac est sorti de son rle de prsident
de la Rpublique. Il a dsign notre mouvement la vindicte po-
pulaire, a lanc lanathme contre lui en laccusant dtre xno-
phobe et raciste, alors quil nest que francophile et seulement
soucieux denrayer la dcadence qui ronge notre pays. Jacques
Chirac a fait du Front national un bouc missaire. (). Dun mou-
vement de patriotes attachs la dmocratie et aux valeurs rpu-
blicaines, il a prtendu faire un croquemitaine des temps moder-
nes. (Jai vu juste 1998: 133)
Si a` plusieurs reprises Le Pen a tente de defendre son mouvement et
ses idees contre ses attaques, il a pu occasionnellement et implicite-
ment reconna tre la filiation de son parti avec lextreme droite:
Le redressement national peut tre exprim ventuellement par
un succs parlementaire, mais celui-ci serait vain si le peuple tout
entier ntait pas impliqu dans le dessein de sa sauvegarde. Dici
l, il va nous falloir lutter, comme dautres dans le Monde, et da-
bord en refusant lostracisme, le boycott mdiatique, la perscu-
tion pour cause dextrme-droite. LEXTREME-DROITE. On est,
en effet, oblig de constater aujourdhui que lextrme-droite est
diabolise. On ne dit pas encore diabolique, cest--dire du diable
par essence, mais diabolise, ce qui implique une force diabolisa-
trice extrieure. (). On sera diabolis, selon les poques, si lon
professe une autre croyance, une foi diffrente (). La diabolisa-
tion postule une religion, des clercs, des paens. Linquisition sera
charge de veiller lorthodoxie et au respect des dogmes et des
rgles. Les contrevenants sexposent au bcher quon impose aussi
aux saints, comme Jeanne, quand ils sont diaboliss par les clercs
indignes. (Meeting Paris, le 2 mars 2000: 6)
Si Le Pen evoque la Republique, les droits de lhomme et la diffamation
dont il fait lobjet lorsquon laccuse de racisme et de xenophobie,
182 LIMAGINAIRE DU COMPLOT
plusieurs de ses positions le lient lui et son mouvement a` lideologie
dextreme droite. Les elements les plus determinants pour etablir le ra-
dicalisme comme hostilite a` la democratie sont le rejet de legalite et
des politiques qui visent a` favoriser cette dernie` re, son rejet du plura-
lisme qui va de pair avec son rejet de limmigration et la conception
biologique de la nation pure et homoge` ne, son hostilite aux droits de
lhomme lorsquils ne sont pas exclusivement reserves aux citoyens
francais sur le territoire national, et son soutien a` un parti comme le
FPO