L Ampoule 1
L Ampoule 1
L Ampoule 1
Place de la
gare. Tout est fermé, désert. La banlieue à une heure trente du mat.
Dans son complet bon marché, étriqué et sale, qui lui donne un air
malheureux en dépit de ce rictus indélébile, l’étrange type évoque un
videur génétiquement sélectionné pour effrayer les foules, un garde du
corps mutant. Un fléau aviaire a picoré sa face particulièrement moche.
Dans ses yeux chatoie une candeur funeste. L’homme est probablement
originaire d’une contrée lointaine, voire d’une époque lointaine, donc ne
parle sûrement pas la langue de Jack Lang. Ça peut aussi bien être un vigile
de la SNCF qu’un catcheur en plein rituel paganiste. Et cette sale manie de
faire claquer ses dents deux fois, pour signifier en morse, éliminer, caner,
assassiner, en roulant des yeux. Avec ses cheveux milong et gras et son
menton slave en galoche, l’espèce de yéti glabre rappelle le portier du
Gibus, celui qui te crève pour le plaisir, par jeu, gratos, ou, en beaucoup
plus grand, Pierre Mondy avec une perruque. Bref, une pure ganache de
Yougo. Là, maintenant, il est parti, c’est bon, pas besoin de communiquer
avec le monsieur.
Qu’estce qu’ils attendent, eux aussi, les canards, Riri, Fifi, Loulou, à
discuter et traîner devant une gare à cette heure indue ? Que la lune se
fasse mordre le cul par une étoile filante ?
La pendule propose maintenant sa théorie des deux heures trente
minutes. Le pendule, lui, imprime un balancier d’urgence.
Nerveux, Loulou regarde derrière lui une dernière fois. Il est frappé
de stupeur. Jamais il n’oubliera cette silhouette au déplacement surnaturel
de silence, cette grosse tête de buffle enragé, ces yeux brillants de tigre qui
roulent, ce rictus dissymétrique, cette bave entre les dents qui claquent. Il
réalise, dans le même tunnel de temps, le sang caillé comme du Flamby, les
cheveux dressés à l’iroquoise, que ce criminel de grande envergure court
vers eux à toutes jambes, haut les poings, les coudes et les genoux, et à
découvert maintenant, comme durant l’assaut final du guépard, l’animal le
plus véloce de la création, qui ne craint plus d’être repéré. Ah, la grande
vitesse à laquelle s’élance cet individu ! Il est là ! Tout près ! À cinq mètres !
Il va les toucher ! Leur faire la peau ! AAAAAAAAAAAAAAAAH !
Dans le panier à salade, avec les bracelets serrés trop fort comme
d’habitude, les explications au sujet d’un gros emmanché de yougo
mesurant deux mètres vingt et semant la terreur dans le quartier laissent la
maison Poulaga dubitative. Les flics oscillent de droite à gauche en se
raclant le gosier, perplexes, moqueurs voire. Des faux flics à bascule, on
dirait, tandis que les talkieswalkies crachent leurs sonorités miasmatiques.
Épilogue affligeant mais hélas vrai, Fifi se noie l’été pourri qui suit
l’épisode du géant (parfois pourri, en trois lettres, Guy Brouty). Genre de
mois d’août à Mimizan Plage. Impitoyable océan Atlantique. Ça flotte
pourtant, un canard. La Camarde doit croiser dans ces eaux basses avec un
harpon à trident troqué contre sa faux, des palmes, un masque, un tuba à
clapet en balle de pingpong et un slip de bain introuvable dans le
commerce.
Officiellement, les dernières paroles de ce rodomont au regard torve
sont «gloub gloub gloub gloub gloub gloub». Moi aussi, je crois aux forces
de l’esprit et pense qu’on a plusieurs cartouches dans une vie. Fifi vient
sûrement de griller la dernière. Ovide, déjà, ne disaitil pas « je me
souviens avoir tout juste atteint les six fois » ?
« Objet trop volumineux pour être enlevé par les services de collecte
d’ordures. Service d’enlèvements des monstres. » (Dictionnaire culturel Le
Robert)
1 Dans les années 1980, de son vivant, Le Dilettante et La Table Ronde avaient
édité deux de ses livres : et .
Le décor : très loin du réalisme au ras des pâquerettes et de son
triste corollaire, l’autofiction, qui inonde tant de romans contemporains,
Martinet ose créer une ville folle se situant entre le Paris d’Henri Calet et le
SaintPétersbourg d’Andrei Biély. Le décor des aventures de Jérôme
Bausch est monstrueux, hybride, évoquant la fin d’un monde sans l’espoir
d’un monde nouveau.
Un pavé : s’étale sur 450 pages (la grandeur des pages, la
grosseur des caractères et les interlignes font qu’il y a beaucoup de texte
sur chaque page). C’est peu dire que le romanmonstre est forcément un
gros livre, et pas une petite chose chétive de 112 pages publiée par les
éditions de Minuit, que les critiques et libraires indépendants aimeront à
coup sûr « parce que bon, quand même, c’est Minuit : Lindon, Beckett,
Duras, le nouveau roman, tout ça quoi… ».
Un roman mal aimé (oui, oui, comme la chanson ringarde de
Claude François) : l’auteur du romanmonstre a souvent accouché dans la
douleur et son livre ne naît pas avec une petite cuillère en argent dans la
bouche. Non, décidément, la vie n’est pas simple pour le romanmonstre :
tel Elephant Man il n’est pas comme les autres, il s’éloigne de la moyenne,
il est hors calibre. Doté de creux et de bosses disgracieuses, certains
membres atrophiés, d’autres surdimensionnés, il est certain que le roman
monstre n’attire pas la sympathie au premier coup d’œil. Il est difficile de
l’aborder, de le comprendre et de l’aimer…
Le romanmonstre fait figure de cas : d’un abord difficile, on hésite
à s’y plonger, puis une fois le pas franchi on est tenté de remonter à la
surface pour respirer un peu. Dans , on peut frôler l’overdose de vin
rouge, de petites filles rousses vicieuses, de solitude et de haine de soi, mais
l'on aurait tort. Il faut accepter d’y plonger totalement, sans masque ni
bouteille d’oxygène : les eaux dans lesquelles il nous emmène ne sont pas
vraiment un lagon bleu turquoise mais la beauté du style, la sensibilité à
fleur de peau de Martinet, vous sauveront à coup sûr de la noyade et vous
émergerez de cette lecture transformés.
1 Laurent Fantino a réalisé les deux planches suivantes, puis Paul Sunderland a
écrit la nouvelle en se basant sur ces illustrations.
Maspero, lunettes opaques et cigarette nerveuse à la bouche,
marmonna la gloire d’entités plongées dans la vase fétide d’éons déments,
car il fallait tout de même remercier un peu cette bourbeuse coterie, même
ironiquement. Il enchaîna bien vite, avec des gestes théâtraux, sur son
propre génie. Seul, sans enfants, sans compagne ni compagnon, Maspero,
depuis quelques années, glissait lentement et fatalement vers les
séductions de son enfer personnel.
Nelson a émis une suite de petits cris plaintifs, des petits hurlements
de gonzesse mal dans sa peau. Quant à moi, j’ai essayé de comprendre
comment j’en étais arrivé là. Comment j’en étais soudain venu, moi, le
gentil qui passait son temps à croquer des libellules sur des boîtes de
préservatifs, à viander mon meilleur pote, malgré une pathologie assez
lourde (un lupus érythémateux), tout ça pour quelques petits moments de
gloire superfétatoires où je me verrais jouer les starlettes face à un parterre
de journalistes bidonnés et racoleurs comme un rouleau de papiercul
attrapeur de mouches vérolées !
Je n’étais pas un moulin à paroles, je lui répondais ça à Nelson,
tandis que je me demandais comment estce que j’allais faire pour me
débarrasser de lui. Ni Stéphane Bern. Une connerie de plus ou de moins, je
n’étais pas à ça près, à mettre à l’actif d’une dyslexie d’origine acquise
décelée dés l’âge de onze ans (ce qui était faux !). Et puis, de toutes les
façons, l’honnêteté, avaisje très vite décidé, n’était pas une vertu à cultiver
dans un monde comme le nôtre. Les radis ou les tomates, oui. Mais pas
l’honnêteté. Les gens dits honnêtes étaient souvent de gros cons
impuissants et idéalistes (suivez mon regard). Et Nelson en était.
Indéniablement. À dix ans, j’avais chopé l’honnêteté et l’avais trouvé laide.
Monstrueusement laide.
Nelson :
― Haaaoonon !
― Ta gueule, j’ai fait.
Chose à ne jamais dire à un gentil.
Puis une explosion. ÉNORME !
Nelson était devant moi. Nu, la queue basse. Il était parvenu à se
libérer, à se dégager de la chaisehackeuse suceuse de moelle. Un truc à la
Hardellet.
Nelson et moi on était les derniers. Des sortes de monstres sacrés de
bonté et de gentillesse.
― Tu sais, j’ai fait, je veux pas finir comme eux. Ces petits vieux en
maison de retraite, tu vois. Pourrissant dans mes couches. Mal fagoté et
attaché au radiateur ! Prometsmoi, Nelson, de…
― Je te le promets, a fait Nelson.
Me suis passé un vieux Lou Reed, . Dans la foulée,
ai décidé de retourner au Vauréal où Nelson devait m’attendre.
On a pris ma caisse. Chaos des moteurs à explosion. Voix fluette.
Question :
― Où te situestu ?
― Peux pas répondre.
― Chiotte !
Je suis sorti, écœuré. Suis allé acheter un cake aux fruits confits puis
suis retourné dans ma chambre (la piaule qui jouxtait celle de Nelson).
Ambiance radioactive (depuis l’Explosion).
J’ai écrit :
― Un côté Jonas ?
― Oui, mais en plus hard !
Et ces mots, comme des larves pour qui la lumière est insupportable,
grouillèrent dans le tréfonds de son âme et se mirent à former un nœud
gluant. Combien dès lors lui parurent lointaines ces figures séraphiques,
que Hurtrelle ou Rodin avaient taillées dans la candeur de l’albâtre, et qui
représentaient le monstre aux muscles d’airain et aux ailes géantes
semblant embrasser ses enfants dans une pause lascive.
L’homme se leva, vacilla, prit appui contre un petit pan de mur et fut
happé à nouveau par la toile. La frayeur était immense, l’acte horrible.
Tavelé de bavures rougeâtres, le cou de l’enfant, vulgairement sectionné,
brûlait comme une torche. Telle Médée dans le ciel embrasé de Corinthe, le
Dieu furieux tendait à la terre des hommes le sacrifice de cet épouvantail
qu’il avait vu naître, qu’il avait nourri, qu’il venait de tuer, et ce
avait désormais saisi d’effroi l’internaute.
Titubant au milieu de la pièce, l’homme forma avec ce Dieu pictural
(qui singeait en le dépassant le de Goya) un seul corps. Et ce corps,
désormais bicéphale, était conduit maintenant par une incroyable colère,
une incroyable rage.
Car jamais chefd’œuvre n’avait réveillé en lui un songe expiatoire
aussi terrifiant que celui qui venait de le pénétrer : englué dans une valse
infernale, il tourne, tourne, tourne comme une toupie folle, la tête
renversée, le cou gonflé, en vomissant un liquide saumâtre et pestilentiel.
Et ses enfants les uns après les autres, entre ses hoquets rauques,
surgissent délivrés.
Moani dévale à travers les fourrés. Il court à en perdre haleine. Ils
sont là ! Il les a vus ! C’est un jour néfaste, un jour maudit des dieux, un
jour à marquer d’une pierre noire. Il aurait été préférable que le Seigneur
Soleil ne se lève pas aujourd’hui. Ce ne sont pas les dérisoires sarbacanes et
les arcs de nos chasseurs qui pourront venir à bout de leurs armes
redoutables.
Moani le sait ; la crainte de ces êtres prodigieux envahit tout son
corps, lui prodigue des suées d’angoisse. Ils sont réputés invincibles. Ils ont
déjà tout pris, tout conquis, tout soumis, tout ravagé…tout converti.
Seraientils les vrais dieux, créateurs de toutes choses, de tout ce qui vole,
rampe, nage, pousse ici ? Le cacique Arapo et le chamane Xaiunga
auraientils donc menti, dissimulé la vérité ? Pourquoi donc lutter contre
ces êtres fabuleux, pourvoyeurs de mort, mais aussi de renaissance,
puisqu’ils annoncent la venue des temps nouveaux, prévus par toutes les
prophéties immémoriales de la tribu ?
Ils portent des coiffes étincelantes aussi dures que la roche ; de
curieux vêtements à la couleur de la Terre Mère les recouvrent. Ils cachent
leur sexe et l’on ignore comment ils font pour assouvir leurs besoins
naturels. Ontils des femmes, des petits ? Si oui, où sontils donc tous ? Ils
ne croient pas aux mêmes choses que nous. Ils ont des armes, des armes
terribles, comme des bâtons faits d’une matière dure semblable à celle de
leur coiffe, qui brillent au soleil et qui crachent du feu et des abeilles létales
sans retenue, sans rémission. Ils tuent, tuent, tuent…
Des dizaines de villages ont déjà succombé, ici, làbas et ailleurs.
Rien ne résiste à leur avancée. Elle est irrésistible.
Moani doit prévenir Arapo et Xaiunga. Ils sauront quoi faire pour
tenter de conjurer le péril. Nous devons préserver notre communauté,
toute notre communauté, sauver les femmes, les enfants… notre avenir.
Alunga a été vue avec les femmes et les enfants… L’un d’eux donne
l’alerte. Le véhicule des ennemis se meut. Certes, il est un peu lent, mais il
vise bien le petit groupe et éjecte sa mort… Alunga va mourir, mais elle
sait… elle connaissait un peu la langue de leurs prédécesseurs. L’un des
derniers à être parvenu au village, cinq ans auparavant, un déserteur de
l’armée régulière de l’ancien gouvernement central en déroute, avait
abandonné une espèce de mallette avec une petite chose sur le côté, comme
un poisson commensal qui nettoie les branchies des autres et se fixe à eux.
Et cette petite chose, une fois accrochée à la mallette ouverte, permettait de
communiquer avec le monde entier. Sous le couvercle, des touches
marquées des signes de l’écriture de l’ancien gouvernement. Sur la face
interne du couvercle, c’était lisse, transparent. Dans l’estomac de la
mallette, des objets ronds, producteurs d’énergie…
Tout fonctionnait encore et d’instinct, Alunga, qu’autrefois, enfant,
on avait tenté d’instruire à la civilisation prétendument parfaite des non
Indiens, s’était rappelée comment on maniait l’objet et comment on
accédait par son biais à toute l’information du monde. Elle ne se souvenait
plus de toutes les lettres, recherchait les mots vagues ressemblant à la
langue de l’ancien gouvernement central. Elle avait accédé à des sites, tenté
de lire ce qu’ils racontaient, saisi des bribes révélatrices de la situation
régnant hors du village. Alors elle avait connu les ravages de leur conquête
à travers toute la Terre, sur fond de ruine des autres peuples au profit d’une
poignée égoïste, la montée parallèle des eaux dites des pôles, les raisons
socioéconomiques qui avaient facilité leur avancée générale, ce naufrage
massif de l’immense majorité privée de tout au profit d’une minorité
infime, d’une cour parasite mondiale qui s’entredéchirait pour avoir
toujours plus sans même connaître le montant considérable de ce qu’elle
possédait déjà. Ils s’étaient nourris du terreau putride de la misère générale
des quatrevingtdixneuf centièmes de la population du monde, et les
avaient dressés contre le centième restant qui prospérait telle une
parasitose depuis environ cent trente années.
Seuls les Indiens avaient vraiment résisté et sauvé l’honneur.
Maintenant qu’elle va mourir, Alunga a la conviction que les vainqueurs ―
provisoires ― n’en auront pas pour longtemps. La Terre Mère vaincra.
Tous ont péri : Karumbi, Acharao, Xapopo, même Arapo, le chef
bienaimé. Leurs corps grillent encore dans le village en feu. Moani est le
dernier. L’un des autres lui demande de se rendre. Moani lui crache au
visage. L’homme s’avance. Il veut le frapper d’un coup de poignard,
l’égorger comme on sacrifie un capibara aux dieux en le saignant. Moani se
défend ; il ajuste sa sarbacane. Il souffle son dard empoisonné. Une rafale
d’abeilles plombées l’abat dans le dos. Moani s’affaisse. Il n’est plus. Le
brouillard de l’audelà des esprits s’est étendu en lui, l’a recouvert d’un
voile pudique. Il a reçu le dard dans le cou.
D’ici trois heures, il mourra à son tour.
1 22 avril 2097
Affalé parmi les coffres humides, Guillaume de la Boderie mâchait
péniblement la chair du dernier perroquet. Si l’on en croyait les stries du
manche de sa hallebarde, cela faisait maintenant trentesept jours qu’il
avait fait naufrage dans cette Atlantide à demi ensevelie de vaisseaux
écumants, hantée de Sa présence.
1 Michel Foucault,
, Paris, Gallimard, 1973.
2 Cyrille Bégorre Bret, Raphaël Giraud, Sébastien Miller, « Le fait divers et la
nouvelle rhétorique démocratique », Le Banquet, n°19, 2004/1.
Par les interrogations qu’il soulève, par l’incrédulité qu’il provoque,
par le mystère qu’il contient, le fait divers s’apparente en outre à un roman
policier dont le dévoilement progressif manifesterait « cette dimension
littéraire de l’histoire à retrouver, à refaire, [qui] est à l’origine du plaisir
herméneutique éprouvé par le lecteur, celui qui est causé par une
interprétation du réel qui en lit la trame cachée » (3).
Et j’ai longtemps roulé avant que ça finisse par arriver. Ça m’a paru
sonner un peu comme un synthé ; le son passé du futur, autrement dit le
futur tel que se l’imaginaient les gamins des années quatrevingts. Droit
dans le mille, nous avions mis. Note infinie, lourde et winwintante. Mais ça
ne me fit pas rire. J’étais sur les nerfs et scrutais tour à tour la route, la
colline et le rétroviseur. Dedans, je me suis figuré une chiée de bagnoles,
toutes prêtes à me passer sur le corps au moindre relâchement. Au volant
desdites bagnoles, des monstres avec des tronches pas nettes et des
serpents collés aux mâchoires. En réalité, il ne devait s’agir que de
connards standard tels qu’on peut en voir ici ou là coincés entre deux
tranches de confort. Pas de quoi paniquer. De quoi gerber, à la limite…
Mais je me suis contenté de m’essuyer une nouvelle fois les mains sur mon
futal tout en matant cette foutue colline. Puis j’ai enfin quitté la route
principale pour me retrouver sur un chemin sinueux. Plus je m’avançais
plus ça winwintait. À l’approche d’une barrière, j’ai ralenti, me suis
retourné pour bien m’assurer de n’avoir pas été suivi et j’ai garé ma caisse à
l’endroit convenu, derrière un monticule herbeux. Ensuite j’ai mis mes
boules Quies et j’ai parcouru les quelques mètres me séparant du bâtiment.
Allez, mec, aije pensé, pas le moment de faiblir. Trois cent mille balles
pour ne plus jamais avoir à bosser.
1 Arnaud Guéguen a écrit les parties de texte sur fond blanc, PierreAxel
Tourmente celles sur fond noir.
dedans et dératiser, je suis entré à pas feutrés dans l’usine en friche.
Merde ! C’était donc vrai ce que m’avait dit le vieux.
Devant moi se dressait un labyrinthe introduit par deux murs
interminables de boîtes de conserve étiquetées « Haricots bleus extra fins
». Un halo de lumière fade et rance semblait s’échapper du couloir sans fin
qu’elles formaient. Plusieurs fois j’avais eu l’occasion de me perdre dans
l’inextricable dédale d’un magasin de meubles et accessoires en quête d’une
ampoule basse tension ou d’un lot de petites cuillères en promotion.
Chaque fois, grâce à mon sens de l’orientation, j’avais retrouvé la sortie.
Pourtant, ce coupci, une étrange intuition aiguisait mes sens. Et si je
finissais par me perdre ? HEIN !… Qui me retrouverait au fond de ce truc ?
Dans la vraie vie mon job était simple, j’enfilais le matin, après un
bon café, une blouse saillante maculée de sang, je couvrais mon chef d’un
bonnet type « bonnet d’interne au CHU de mes deux », je sautais dans une
paire de bottes en caoutchouc modèle 43 et, après avoir parcouru un long
corridor ressemblant à celui qui mène le condamné à sa mort, je me postais
fidèlement dans une grande pièce pleine de néons aveuglants.
Une colonne de porcs vivants, attachés par les pattes, défilait devant
mon tarin, et j’étais chargé de leur balancer une grosse bastos dans le fond
du crâne en prenant bien soin de viser entre les deux yeux et le plus vite
possible, afin que le verrat n’ait pas le temps de capter ce qui lui arrive.
Passer de vie à trépas, ça les contrariait trop. La tête en bas, exposé à ce que
les chefs appelaient « la minute de vérité », l’animal poussait des cris
perçants.
Le colt en main, la face marmoréenne, affublé d’un casque,
j’écoutais le requiem en ré mineur de Mozart. Idée judicieusement
suggérée par un ancien contremaître des abattoirs et votée par la suite à
l’unanimité, la clause précisait : « Les experts ne pouvant garantir que le cri
récurrent du porc au moment de la mise à mort n’a pas une incidence sur la
psyché du tueur, il est vivement recommandé d’orner ses esgourdes d’un
casque audio balançant une quelconque purée musicale », fin de citation.
Au bout de la chaîne, le consommateur pouvait me remercier, et
remercier aussi Wolfgang. Après quelques soubresauts à peine
perceptibles, la bête ― que mes collègues s’échinaient ensuite à découper ―
se balançait au bout de son crochet avec un petit sourire attendrissant.
Le jambon finissait dans les étals des supermarchés, dépecé sur un
cochon si tendrement et si harmonieusement dézingué qu’aucune
association de consommateurs ne s’était intéressée, depuis la mise en place
de cette technique innovante, aux quantités faramineuses de barbaques
périmées qui sortaient de nos laboratoires. Même les motifs de grève
étaient devenus caducs. La musique, dit l’adage, adoucit les mœurs.
Une crèche au milieu des champs, j’ai toujours trouvé cette idée un
rien bizarre. Le plein air, tout ça, paraît que ça rend les chiards plus
heureux et plus sains… Enfin, m’étonnerait que ça le calme, notre gros
winwinteur…
« Mais tu vas arrêter de chier, oui ! Mes sièges, bordel ! Et mes
vitres ! Quel porc ! Tiens, on arrive ! Regarde ! C’est pas beau, dis, tous ces
champs, ces arbres ? Et les vaches, tu les as vues ? Regarde : c’est chouette,
non, ces fleurs, ces couleurs… Et les oiseaux, tu les entends ? AH, BOR
DEL ! IL REMET ÇA ! MAIS TU VAS LA FERMER, TA GUEULE ! JE FAIS
TOUT POUR TOI, JE ME SACRIFIE, JE TE FAIS DÉCOUVRIR LES
BEAUTÉS INSOUPÇONNÉES DE NOS CONTRÉES LES PLUS
RECULÉES, ET TOI TU CONTINUES Á ME FAIRE CHIER QUOI QU’IL
ARRIVE ! » Ah, Les P’tits Diablotins ! Bon, par où entreton dans ce
merdier ? Allez, fonce dans l’allée, tu trouveras bien où te garer. Devant la
boue à cochon, tiens, voilà qui est parfait. Et maintenant, me musiquer un
bon vieux Nine Inch Nails, assez de Mozart pour aujourd’hui. Ouh, merde !
Difficile transition : deux secondes sans musique, et bam ! Le gros winwin
dans la tronche ; ce vertige ! Un peu plus et je m’écroulais pour de bon ! Me
venger au plus vite, et assurer mes arrières par la même occasion… Il a
faim, le bout de chou ? Qu’estce qu’on va bien pouvoir lui fourrer dans la
gueule ? Allez, une chaussette puante pour commencer. Oh ! Mais c’est
qu’il aime ça ! Une deuxième, pour faire la paire ? Bon, et un bonnet, cent
pourcent artisanal issu du commerce équitable… Fais pas cette tête,
puisque je te dis que c’est équitable, et même que c’est bio ! Sale ingrat, va !
Et maintenant, tu vas goûter à un bon emballage de chocolatine, mon petit
tyran ! Miam ! Relevés bancaires pour faire passer le tout, tickets de
supermarché en sus, ça mange pas de pain… Tiens, qu’estce que je
pourrais bien faire avec ce marteau et ce cric ? Tu pourrais me le dire ? »
Mais cette bohémienne ne parlait que très peu, reflétant en cela par
un curieux mimétisme les us et les manières de son consultant ; et très vite,
ce silence et cette vide présence l’obsédaient à tel point que c’était avec hâte
qu’il attendait l’instant où elle s’évanouissait, reléguée à l’oubli dont il
l’avait tirée.
Le château de SaintAnge avait beau s’appuyer sur son architecture
de faste et de grandeur, il n’était que cette pièce où il pût se tenir, les autres
étant parfois de dimensions si mesquines qu’à peine auraientelles pu
servir de débarras. Elles ne contenaient jamais qu’une ou plusieurs fenêtres
qui, comme celles du salon, donnaient sur un mirage.
2 Nathalie Bouloux, « Les îles dans les descriptions géographiques et les cartes du
Moyen Âge » dans Médiévales 47 (automne 2004), p.4762.
Cicontre : griffons de
Bactriane (BNF, man.
fr. 2810, Jean de
Mandeville, fol.211v).
L'auteur affirme que
l'Asie centrale regorge
de griffons plus gros
que huit lions, pouvant
soulever deux bœufs
attelés et munis d'ailes
immenses.
Cidessus et cidessous : Blemmye et Cidessus et cidessous : peuple des Cynocéphales négociant des
Sciapode, puis hybrides à visages épices (Marco Polo, fol.76v ; Odoric de Pordedone, fol.106). Si
humains dans un couvent bouddhiste Marco Polo ne fait qu'évoquer une ressemblance canine dans les
(Marco Polo, fol.29v ; Odoric de traits du visage des habitants de l'île d'Andaman, l'illustrateur le
Pordenone, fol.109v). Les Sciapodes sont prend au pied de la lettre en dessinant des hommes à têtes de
des êtres pourvus d'une seule jambe chien ; Odoric de Pordenone reprend cette description pour ses
ponctuée d'un pied énorme utilisé pour Cynocéphales de Nicobar, illustrés presque à l'identique par les
se protéger du soleil. artistes de l'atelier du Maître de la Mazarine.
Le bestiaire médiéval est avant tout symbolique, les animaux figurés
étant des « signifiant[s] allégorique[s] d'un sens spirituel ou moral » (3).
Les créatures communes ou fantastiques ont pour but d’impressionner et
d’éduquer les nonlettrés, le symbolisme mettant en exergue des signes
divins dérivés de l’exégèse biblique. Les animaux sont affublés de traits de
personnalité humains et censés illustrer les sermons des prédicateurs. Le
phénix symbolise la résurrection du Christ, le griffon sa double nature
terrestre et céleste, et la licorne se veut l'incarnation du Verbe de Dieu. Le
caractère ouvertement moralisant des bestiaires apparaît dès les premiers
ouvrages du genre, au sein de l’aristocratie britannique du XIIe siècle. En
latin d’abord, ils gagnent par la suite la Normandie et le Nord de la France
puis donnent lieu à des versions en langues vernaculaires destinées aux
laïcs.
Cidessous : une serre suivant un bateau (BNF, man. latin 2495 B, fol.38, bestiaire français, début XIIIe
siècle). Ce monstre marin étend ses ailes pour couper le vent des navires avant de plonger dans les flots.
Cidessous : leucrocote (BNF, manuscrit latin 3630, fol.79v, bestiaire anglais de la seconde moitié du XIIIe
siècle) et denttirant (BNF, manuscrit fr. 20125, Histoire ancienne jusqu’à César, fol.239, Acre, fin XIIIe
siècle). Le premier est le croisement d’un crocote (chienloup d’Inde) et d’une lionne qui attire les gens de sa
voix humaine pour les tuer ; le second, très dangereux, apparaît dans les légendes d’Alexandre le Grand.
Bien d'autres animaux mythiques auraient pu être cités : le javelot,
serpent volant qui aime à se cacher dans les arbres, le mermecolion,
hybride carnivore du lion et de la fourmi qui ne peut digérer la viande et
finit par mourir de faim, le monocéros, agressive licorne à corne noire, la
cockatrice micoq miserpent au regard mortel, l’amphisbène, reptile ayant
une seconde tête à la place de la queue, ou encore le bonnacon, cheval à
tête de taureau qui émet un gaz irritant à la manière de la moufette.
« Semblable à l’état des fruits pour lequel patientent les abeilles, mon
équipage pourrissait. Il était constitué de misérables pédérastes turcs à qui j’avais
promis le privilège d’investir la cité dorée de Manoa. Leur infinie ignorance des
choses et des sciences de la vie m’avait offert la disponibilité de leur distribuer, à
ma guise, le couperet des pires augures que les régions de l’inconnu leur
inspiraient. Quel long mal. Le cadavre retirait le masque déjà supplicié du vivant,
s’effilochant mollement, dansant une triste parodie de vie. Le sang se dissipait de
la peau ou par les larmes de douloureux pleurs braillés ; il quittait de funestes
chairs malades semblables aux tapis des crépuscules de guerre. Les discussions
étaient interrompues par la chute de leurs dents, d’un clavier qui cesse de trop en
rester aux soupes, sans distraire mon sourire ― mes dents, ma peau, mon âme,
sachant les vertus des citrons et des oranges, sans que ces derniers s’en
souciassent, et les ecchymoses qu’Ovide attribue à la teinte de Narcisse
Il semble que c’est en 1553 que San Sarna débarque sur les côtes du
Belize avec une dizaine de Turcs tous atteints du scorbut. Il y découvre, le
premier, la grotte d’Actun Tunichil Muknal dans la montagne des tapirs,
puis la sublime ville de Xunantunich. De sa traversée de la jungle
bélizienne et de la rencontre avec les dernières populations mayas, il ne fait
― contrairement aux récits traditionnels des conquistadors pour lesquels il
s’agit là d’un sujet élémentaire ― que deux courtes descriptions, en forme
de métaphore teintée de cynisme et de mépris :
Le directeur
Les vers d’un poète oublié, sans doute... Des vers de Poe, peutêtre...
Description du « woody ».
Le woody n’est pas très farouche. Il se tient debout dans ma paume,
sa tête de parallélépipède tournée vers moi. J’interprète son attitude
comme un sentiment de perplexité. On pourrait le qualifier d’« homme
marteau » (le terme est assez laid, j’en conviens). Sa tête a la forme d’un
parallélépipède parfait, la texture de sa peau est calleuse et rugueuse à
cause de petites imperfections. Ne trouvant ni yeux, ni oreilles, ni bouche,
je suis bien incapable d’imaginer la façon dont il peut percevoir le monde.
Il a deux bras, deux jambes, un ventre comme nous mais sans nombril. Il
ressemble beaucoup à ces petits lutins que l’on trouve dans les
lithographies d’Escher.
Par contre, ses mains ne comportent que quatre doigts. Le
parallélépipède qui doit constituer la moitié de son poids ne semble pas
gêner ses mouvements. Dans ma main se trouve là de toute évidence une
pure merveille de la nature ! D’ailleurs, profitant de ce bref instant
d’émerveillement béat, mon captif en a profité pour s’enfuir. Il a atteint le
mur à toute vitesse, fait son Woody Woodpecker et disparu.
Cette expérience a affolé ma curiosité. Il faut que j’en sache plus !
Les réponses à mes questions se trouvaient de toute évidence
derrière le mur. Alors j’ai fracassé ma chaise dessus. Après plusieurs coups
très violents, le mur a cédé. Plusieurs briques se sont écroulées et ont fait
place à un trou béant. Et là, j’ai vu ! J’ai su à cet instant et avec certitude
que je n’étais pas fou, que ce n’était pas mon imagination qui avait pu créer
monde si fantastique ! Des dizaines de woodies se sont rués vers moi et se
sont attelés, sans perdre de temps à considérer ma présence, à la
réparation du trou que j’avais causé. Le nuage de poussière dissipé, j’ai vu
des centaines d’hommesmarteaux à l’ouvrage. Je les ai vus, construire les
murs, démonter les briques, jouer avec les structures, manipuler les
molécules, jongler avec les atomes... Pour moitié les woodies faisaient leur
Woody Woodpecker, cassant les briques les unes après les autres, tandis
que l’autre moitié ramassaient les débris et les reformaient en de nouvelles
briques. Avec la pugnacité et l’efficacité d’une horde d’arthropodes, le trou
se rebouchait à une vitesse folle qui ferait pâlir n’importe quel maçon
expérimenté. Plus stupéfiant encore, certains woodies se regroupaient,
s’accrochaient les uns aux autres puis se mêlaient entre eux, d’abord en une
boue informe puis, petit à petit, revêtaient l’aspect d’une brique. Que dire ?
Des briques qui font des briques, des briques qui s’autofabriquent !
1 À noter que l'acteur jouant le rôle du héros, Billy Warlock, avait tourné
précédemment dans la série et le soap , ce qui rend le décalage
encore plus savoureux.
Un premier cousinage, au moins visuel, peut être fait avec
, comme évoqué précédemment, sans que Yuzna ou Lynch n’aient pu
s’inspirer l’un de l’autre, le film ayant été tourné avant la première
diffusion de la série sur ABC (en 19901991) et distribué après. Par son côté
jeune premier naïf, le héros Billy ressemble assez au personnage de James
Hurley dans , l’amant secret de Laura Palmer ; celleci a en
outre quelques points communs avec la sœur du héros, et l’on pourrait à
bien y regarder trouver d’autres similitudes, tant dans les thèmes (l’horreur
derrière un vernis de normalité, le contrôle des parents sur les enfants, les
soupçons d’inceste) que dans les situations (notamment au cours d’une
scène du film en forêt, lieuclé dans la mythologie de la série).
On peut penser également au de Polanski,
l’apparence sectaire de la petite société dévoilée au fur et à mesure du film,
jusqu’à la découverte de son caractère horrible, n’était pas sans rappeler la
fin du film.
Les influences de Yuzna sont probablement plus à chercher dans les
films de l’âge d’or du cinéma gore, dans les décennies 19701980 ; les films
de zombies, en particulier ceux de George Romero, ont aussi pu être l’une
de ses sources d’inspiration. La mère de la copine de Billy, genre d’énorme
Sue Ellen zombie, ne dépareillerait pas parmi les mortsvivants
consuméristes hantant le centre commercial de .
Quant aux effets visuels délirants (voire carrément crades), très
« mauvais genre », ils rappellent les productions brindezingues et fauchées
de Troma Entertainment, grande pourvoyeuse de série B trash pour le
marché américain.
Plus surprenant, le fait que le réalisateur ait caressé un temps
l’espoir de faire une carrière de peintre semble avoir eu une incidence
directe dans la réalisation de l’hallucinante scène finale : Yuzna dit s’être
inspiré des œuvres de Dali, et il est vrai qu’on peut penser aux fameuses
montres molles du peintre… mais aussi aux tableaux de Jérôme Bosch.
Curieux film gore en tout cas, qui ne fait peur à aucun moment et où
il y a moins de sang versé que de fluides corporels (n’en disons pas plus) :
plus visqueux que sanglant mais non moins écœurant, bizarre surtout, le
film échappe, et c’est là sa force et son intérêt, à toutes les tentatives de
catégorisation.
Outre le plaisir que procure tout bon film de série B, il combine les
caractéristiques du gore classique (choquer) et du gore comique (faire rire),
en proposant un scénario assez abouti pour intriguer malgré des longueurs
importantes : il est donc difficile de se contenter d’une lecture au premier
degré.
L’ensemble peut être vu comme une critique politique et sociale
féroce, rare dans ce type de production ; on ne peut que louer l’audace de
Yuzna, qui n’hésite pas à s'en prendre au modèle de réussite sociale
américain. Le message est néanmoins très simple (simpliste ?) : les riches
de la bonne société forment une caste qui, sous des dehors lisses, n’en est
pas moins d’une violence terrible pour ceux qui n’en font pas partie.
Basée sur cette problématique, la fin du film en propose une vision
vampirique (au sens propre comme au figuré) avec ces personnages
richissimes, orgueilleux et sûrs de leur bon droit, qui fondent littéralement
sur leurs proies, ceux qui ne sont pas de leur milieu ― ce qui nous amène à
évoquer la scène finale de , qui à elle seule justifie de voir le film.
C’est par cette réplique que débute l’une des scènes les plus
étonnantes du cinéma bis des années 19801990 : le dernier tronçon du
film, d’environ vingtcinq minutes, plonge ce pauvre Billy dans le côté
obscur (et gluant comme l’Alien du film éponyme) d’un monde qu’il croyait
connaître.
Plaisants bien que plutôt ennuyeux par moments (il ne s’y passe pas
grandchose), les deux premiers tiers du film ne sont rien en comparaison
du dernier, lente montée vers l’étrange jusqu’à la révélation finale, après
laquelle se succèdent des images proprement stupéfiantes au cours de la
longue et monstrueuse orgie finale.
Disonsle clairement : cette séquence incroyable ne ressemble à rien
de ce qu'on a l'habitude de voir au cinéma. On y observe des notables de
tout âge et des deux sexes se repaître de la chair fraîche de ceux qu’ils
méprisent, dans un déluge d’effets spéciaux dégoûtants, au milieu d’un
ballet hétéroclite de créatures difformes (femmes au bassin rotatif à 360°,
homme à tête de main géante, amas de chairs amalgamées et hybrides
rebutants). De là à y voir une critique de l’Amérique capitaliste de la fin du
XXe siècle, il n’y a qu’un pas…
Le tout est conclu de main de maître par l’une des morts les plus
barrées qui soit, à la fois grotesque et répugnante.
J’aime Dubuffet, c’est pour ça que mon entame dans l’étripage trahit
mon attirance, je m’attaque au coffre. Je suis souvent déçu, le foie ; oui, le
foie est souvent peu achalandable. L’alcool et les acides tuent mon tout
petit commerce. C’est pas facile d’être autoentrepreneur aujourd’hui.
Vous me direz que je spécule, qu’il y a une part de virtuel. Bah oui !
Un rein « américain » peut valoir bonbon, et un d’origine halal, 100 % pure
banlieue, peanuts. C’est la loi du marché, c’est la tendance sur eBeugle,
oui, c’est le p’tit cousin du connu.
Et faut pas croire, la concurrence asiatique est là. Dès que vous
approchez d’une frontière, le marché s’affaisse dur. Le pire c’est l’interstice
entre les deux Corée, ça fait depuis 53 qu’ils nous les brisent, avec leur
dumping. Là on a du gosse de onze ans, en kit, livré sous vide impeccable,
une présentation « panoplie » qui laisse rêveur. Le démantibulage parfait,
symétrique, professionnel, avec le codebarre, y’a même le rhésus et son
carnet de santé.
Ils trichent pas comme nous, avec des colorants, pas besoin de
peinturer à la Betadine le gamin, il est tout beau, tout propre, pour partir à
l’exportation. Comme quoi un mouflet pour qu’il rapporte, ça sert à rien de
lui payer des études, de l’habiller décemment chez « Bonpoint », de le
détendre dans un parc d’attractions tenu par des forains voleurs.
Nous on n’a pas tout ce luxe, du gamin ça court pas les rues, ou alors
faut aller se servir en cité. Et puis des fois y’a des problèmes de stockage.
Pour des raisons de sécurité on est obligé d’enterrer des semaines, des fois
que le père a les moyens de passer sur les ondes, d’exiger des battues.
L’armée russe est suivie de près par les acheteurs, c’est pas le genre
missile qui tape à votre porte, qui demande si vous êtes bien Monsieur
Abdoul avant de vous exploser à la tronche. Non, c’est la méthode « œil
pour œil, dent pour dent », la pire pour nos petites entreprises. Ils
motivent leurs troupes à coups de cadavres dans leur camp, à l’ancienne.
Évidemment ils pourrissent aussi le marché, et ils bradent ces cochons !
Tout juste si on essaye pas de refiler notre viande chez Charal au prix du
bifteck, qu’on se pointe pas à Rungis avec le camion frigo.
Ils ont l’habitude, ils sont forts pour les fritures, tout fini dans de la
chapelure, c’est les rois du beignet géant. Ils en ont englouti dans leur
cambuse, d’après ce que je connais du marché, au minimum un petit
arrondissement de Marseille, et les gamins ils en redemandent, les
protéines c’est bon pour la croissance.
En tout cas ça déstocke bien les bas morceaux, les muscles dont on
n’a rien à foutre, mais pour le lourd, on est quand même maqué avec les
danseurs de salsa.
Avec mon « joggeur » j’ai un peu raté cocagne, mais j’vais me refaire
d'la couenne. Maintenant que ça s’est un peu calmé avec les attentats
terroristes, je vais « trapper » de la shampouineuse, c’est de la bonne came.
Quand on ouvre, seul le cerveau est endommagé, oui c'est d'origine, mais
vu que c’est la partie que personne ne veut, on peut dire qu’on travaille la
qualité, made in France.
Et puis qu’estce que vous voulez que je vous dise, j’aime mon
métier, quand je vois les types qui vont bosser le matin, habillés en costard,
toujours à la même heure, tristes comme des pamplemousses avariés, je
me dis que j’ai de la chance.
Lui, passe ses journées à baver sur le sol et sur les paires de pompes
qui entrent deux fois par jour lui filer à bouffer.
Lui, ne fait pas la différence entre le jour et la nuit. La nuit est juste
un peu plus foncée et le jour un peu plus clair que ses yeux. Avant, la
lumière se faufilait par l’unique fenêtre barricadée du chenil mais les lierres
ont repris leurs droits.
Lui, n’a plus les dents si aiguisées qu’autrefois. Elles cisaillent avec
peine les bouts de viande morte et baignent de temps à autre dans l’eau
saumâtre de la gamelle. En plus de manger et boire, il aimerait se servir de
l’engin pendouillant sous son ventre. Quand elle vient lui donner à manger
il essaie bien de se frotter à ses jambes, mais la chaîne est trop courte pour
espérer lâcher du lest.
Lui, n’a pas toujours été un monstre. N’a pas toujours aboyé en
faisant de la poussière. N’a pas toujours chié dans sa bouffe et bouffé dans
sa merde. Au début il pissait simplement dans un coin et l’odeur s’en allait
à dos de pluie. Maintenant il pisse un peu partout et ses étrons font des
barrages.
Lui, aimerait bien perdre plusieurs dents pour lui briser le cou.
Aimerait volontiers le dépecer au milieu de sa merde et jouer un temps
avec ses tripes dans l’obscurité.
Elle, c’est une petite fille pas plus haute que trois pommes. Qui n’a
pas grandchose à foutre d’autre que de nourrir son chien et jouer à la
corde à sauter.
Elle, n’aime pas quand son vieux chien se rapproche d’elle et lui
bave sur les sandales.
Elle, n’aime pas quand son père la caresse mais n’a pas trouvé de
bâton assez robuste pour le punir comme elle le fait avec son chien.
Elle, sait que son père ne laissera jamais le vieux chien roux faire
autre chose que manger, pisser, chier et dormir.
Elle, attend juste que le vieux chien crève pour en avoir un autre. Un
beau chien, qui sentira bon, qui jouera à la corde à sauter, et qui plantera
ses canines dans les avantbras de son père quand il essaiera de toucher la
petite colline douce qui veut se reposer au fond de son slip.
Oubliez tout ce que vous croyez savoir sur
, oubliez le dessin animé gentillet de Walt Disney et le film en 3D
aux couleurs criardes de Tim Burton, et découvrez la vraie Alice, celle de
Jan Svankmajer.
est un film de 1988, adaptation du livre de Lewis Carroll
utilisant animations de marionnettes et prises de vue directes. C’est surtout
une œuvre étonnante qui n’est comparable à aucune autre, quand on sait
que Milos Forman a défini son auteur par cette formule : « Buñuel plus
Disney égal Svankmajer ».
Pour ceux qui ne connaîtraient pas Svankmajer (ce qui était mon cas
il y a encore quelques jours), il s’agit d’un cinéaste tchèque né à Prague en
1934. À la fois poète, peintre, céramiste et réalisateur, ce pionnier de
l’animation en volume s’intéresse surtout dans ses œuvres à l’inconscient et
à la puissance de l’imaginaire.
Dès 1950, il suit les cours de l’École supérieure des arts décoratifs
puis de la Faculté de théâtre et des beauxarts de Prague. Il se perfectionne
dans l’art des marionnettes en intégrant en 1962 le théâtre de la Lanterne
Magique et réalise deux ans plus tard un premier film d'animation mêlant
marionnettes et objets, .
Influencé par le surréalisme et le maniérisme, il se lie au milieu
surréaliste praguois dans les années soixante et entre avec lui dans la
clandestinité après le Printemps de Prague : ses œuvres sont alors
censurées, comme celles de beaucoup d’autres artistes, ce qui ne l’empêche
pas de continuer à créer dans l’ombre. À ce jour, il est l’auteur de plus
d’une trentaine de courts et de longs métrages d’animation, toujours selon
les techniques de ses débuts.
Son œuvre ne devient visible aux yeux du grand public qu’avec le
succès rencontré par son court métrage : il
obtient notamment le Grand Prix du festival international du film
d’animation d’Annecy en 1983 (1) et l’Ours d’Or du meilleur court métrage
à Berlin la même année. De nombreux réalisateurs ont été influencés par
son travail, et parmi eux des créateurs de renom. Les frères Quay, auteurs
de courts métrages d’animation mais aussi du film
, lui ont consacré un documentaire dès 1984,
1 Le film est ensuite sacré « meilleur court métrage » des trente années
d'existence du festival d'Annecy en 1990.
. Dans son premier film, , Darren Aronofsky
a pu se revendiquer de son influence, tout comme Tim Burton (peutêtre
pas dans sa propre version très laide d’ ) avec des films d’animation
comme et . Enfin, le
réalisateur américain Terry Gilliam n’a jamais caché son admiration pour
Svankmajer et a pu s’en inspirer dans ses propres productions, notamment
pour les effets visuels de l’incontournable (2).
Le cinéma de Svankmajer se caractérise par un aspect « bricolé »
que ne renierait pas Michel Gondry, particulièrement visible dans ,
son premier long métrage. Réalisé à la fin des années quatrevingts, le film
propose des animations manuelles qui paraissent aujourd’hui bien
désuètes ; le côté « old school » donne néanmoins à l’ensemble un cachet
certain, et développe une forme de réalisme fidèle à l’œuvre de Carroll, en
remettant au centre de l’histoire la puissance de l’imagination enfantine.
Dylan Thomas avait toujours été son poète préféré. Son professeur
de littérature lui avait dit qu’il n’était qu’un poète éthylique. Une
information qui n’avait rien changé à son amour pour sa poésie. Les voilà,
le jour du Jugement dernier, à faire l’amour. Lui, l’humain déchu, et elle,
l’androïde sublimée. Et dans leurs bras, tous les maux du monde. Mais Yzat
plaqua sa bouche contre lui. Ce souvenir… Que n’auraitil fait pour elle ? Il
avait été jusqu’au meurtre. Il avait abattu Sad et on lui avait pardonné ce
crime passionnel. En souvenir de son héroïsme sur Almirande, oui,
parfaitement. Il l’avait atteint à deux reprises, dans le dos. Il l’avait eu
comme un chien. Tout ça pour l’amour d’Yzat…