L Ampoule 1

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Une trente du mat dans la merveilleuse nuit sans fin.

Place de la
gare. Tout est fermé, désert. La banlieue à une heure trente du mat.

Trois grafeurs, le groupe picturaérosol MAF, la Machine À Fumée,


au grand complet. Loquaces et chambreurs comme on peut l’être à la mue,
entre deux âges, deux eaux, deux chaises, ils sont descendus du dernier
train et se tiennent la beuj dans l’émission de luminosité moussue des
lampadaires bordant l’établissement ferroviaire. Ça cause couleur, bombes
de peinture à chouraver, lettrages, tags, terrains, murs, accessoirement de
meufs à serrer dans les bras, en grillant des joints, en faisant partir l’argent
de poche en fumée.

Il est une trente du mat dans la merveilleuse nuit sans fin.

Un moment, Riri a l’air de reprocher à Fifi de n’être qu’un piètre


artiste dénué de génie, d’avoir les doigts reliés par des palmures. Ce
dernier, profil grec, le toise avec son œil de poisson­husky qui dit merde à
l’autre. Il ne relève pas, fin gourmet, n’en entend pas un mot venant d’un
guignol comme Riri. C’est vrai qu’il a un trait plutôt raide, Fifi. Vincent Van
Gogh pourrait dormir sur ses deux oreilles sans ce stupide accident de
rasoir. Un trait comme son profil, Fifi, grec, sage, un peu dérangeant et
symétrique malgré son regard strabique. Trop de science, pas assez
d’escroquerie, pour dire. Sauf à jeun, un sac à vin exprime toujours ses
visions avec cent fois plus de charisme qu’un parterre de savants.

C’est l’instant où ils voient l’homme, que ne le nomme­je Ben


Grimm dit La Chose, se détacher lourdement de la peine­ombre, colossal,
spectral dans la brume, et venir droit sur eux. Le morceau de viande
anthropoïde passe en rase­mottes sans un égard comme un revenant
hanterait une hauteur crénelée. Il fait claquer ses dents deux fois, deux
coups secs de piranha, en roulant des yeux, se fendant d’un sourire sans
lèvres de requin à dents de squale à peine retouché sur Photoshop.

― Le…, fait Riri.


― Monstre…, fait Fifi.
― Intégral ! fait Loulou.
Deux mètres… Au bas mot…Trop grave… Balèze… Notre… Parole…
D’honneur… Cette… Espèce… De cousin… Hâve… Du célèbre… Silverback…
Le King Kong… D’Hollywood… Le genre… Gorilla Gorilla… Dépasse…
Allégrement… Le quintal… À la pesée… Bin… Merde… Alors !

Dans son complet bon marché, étriqué et sale, qui lui donne un air
malheureux en dépit de ce rictus indélébile, l’étrange type évoque un
videur génétiquement sélectionné pour effrayer les foules, un garde du
corps mutant. Un fléau aviaire a picoré sa face particulièrement moche.
Dans ses yeux chatoie une candeur funeste. L’homme est probablement
originaire d’une contrée lointaine, voire d’une époque lointaine, donc ne
parle sûrement pas la langue de Jack Lang. Ça peut aussi bien être un vigile
de la SNCF qu’un catcheur en plein rituel paganiste. Et cette sale manie de
faire claquer ses dents deux fois, pour signifier en morse, éliminer, caner,
assassiner, en roulant des yeux. Avec ses cheveux mi­long et gras et son
menton slave en galoche, l’espèce de yéti glabre rappelle le portier du
Gibus, celui qui te crève pour le plaisir, par jeu, gratos, ou, en beaucoup
plus grand, Pierre Mondy avec une perruque. Bref, une pure ganache de
Yougo. Là, maintenant, il est parti, c’est bon, pas besoin de communiquer
avec le monsieur.

Nos trois petits potes sont à deux doigts d’oublier le monstrueux


géant yougoslave mais, je le concède, le merveilleux scénario à suspens de
cet épisode s’avère plutôt bien ficelé. Courte trêve, vingt minutes,
l’humanoïde réapparait encore plus inquiétant, son petit sourire figé, bien
qu’il n’approche pas franchement vers eux et garde ses distances. Il a
encore surgi de nulle part. Il a une planque dans les buissons ou quoi ?
Peut­être les épie­t­il depuis tout à l’heure ? La créature claque des dents
deux fois, roule des yeux, indice qu’elle est de mauvais poil, se précipite sur
un pauvre mur qui fait rarement parler de lui pour en arracher
bestialement l’affichage sauvage de droite et de gauche, œuvre de quelques
soldats colleurs au service de la propagande idéopolitique clandestine mais
néanmoins libre. Le gros lard jure dans son sabir impénétrable, sûrement
du sino­croate, en piétinant avec frénésie les portraits déchirés de ces
candidats au pouvoir qui semblent supplier au sol. Devant ce spectacle
scandaleux, personne n’ose s’interposer, genre « didonc mon vieux, faudra
ramasser vos cochonneries après ! ».

― Un vigile SNCF ou un keuf qui fait sa ronde, pronostique Loulou


en bredouillant.
― Nan, les flics marchent toujours par deux, je penche plutôt pour
un colleur d’affiches du Front National en repérage, penche plutôt Riri.
― Un échappé de l’asile psychiatrique, steuplait, et en manque de
neuroleptique, suffoque Fifi avec son œil qui joue au billard et l’autre qui
compte les points.

Ils font coin­coin, quoi. Ça commence à puer la merde. Ces


moments de grande agitation intérieure où l’on entend résonner les
trompettes de l’Armagueddon. Ô, Destin, vas­tu froncer ton sourcil
impitoyable ?

Mais… Le… Mystérieux… Rôdeur… S’évanouit… Encore… Dans…


La… Nuit… Printanière… De… Suburbaines… Profondeurs.

Qu’est­ce qu’ils attendent, eux aussi, les canards, Riri, Fifi, Loulou, à
discuter et traîner devant une gare à cette heure indue ? Que la lune se
fasse mordre le cul par une étoile filante ?
La pendule propose maintenant sa théorie des deux heures trente
minutes. Le pendule, lui, imprime un balancier d’urgence.

À l’heure des salutations, des au revoir mes frères, Riri et Loulou


doivent partir plein Sud, par le boulevard. Après un kilomètre et demi, Riri
prendra à droite et se trouvera pratiquement dans son lit après ce virage.
Loulou maintiendra le cap au Sud sur quatre bornes pour finir par
l’ascension du Col Vert, côte à 17 % entre chiens, loups et caravanes,
accueillant chaque année, à son sommet, l’arrivée vélocipédique du
Trophée des Grimpeurs. Fifi Pécout, mieux loti, fils encanaillé de frère de
flic, autrement dit le neveu, de la gare, se trouve à dix minutes à tout casser
de marche jusqu’au domicile familial, mais en empruntant
obligatoirement, sous peine d’effectuer un détour de deux kilomètres,
feignasse comme il est, les huit cents mètres de sentier longeant, vers l’Est,
la voie ferrée, quand il tient à peu près ce langage de pleutre :
― Hé, vous êtes deux à partir par­là, moi qui suis seul je vais par­là.
― Wai, et alors ?
Caliméro au strabisme divergeant bloque son index en direction du
chemin s’enfonçant dans des ténèbres dignes d’un conte d’épouvante. Les
rails muets qui dessinent des parallèles vers la même noirceur amplifient
cette désagréable sensation de Chariots de l’Enfer.
― Seul, avec l’Antéchrist et la mort qui rôdent, on sait jamais, chui
pas tranquille.
― Ça y est, il est parti, y’a plus de type ! Loulou, tu vois un dingue
qui zone dans le secteur, toi ?
― Nan à part moi, j’ai une heure de marche dans ce sens, je veux
pioncer.
― Les gars, putain, je vous sens pas là, vous m’accompagnez, c’est à
deux pas. Vous serez deux, tranquilles les chats, vous couperez par la
résidence. Je délire peut­être mais je fais quoi, moi, tout seul, si l’autre
chtarbé m’agresse ? À trois, on lui casse les dents à ce grand fils de pute.
― C’est bon, on t’accompagne. C’est vrai qu’il était vraiment cheulou
le lascar, pas vrai Loulou ?
Toujours à jouer les coachs, Riri. Mais Fifi recouvre la fureur de
vivre.
― Pfffffffffffff, n’importe quoi, ça fait une plombe qu’il est parti se
pieuter ton mec, soupire Loulou à faire avancer un char à voile. Est­ce qu’il
réclame une mobylette dans le Col Vert ou qu’on le protège des manouches
soit l’élite dans le maniement du lance­pigo, lui ?

Ragaillardis par l’effet de demi­meute, nos trois pieds nickelés


s’engagent dans le sentier obscur, long ruban déroulé entre les jardins des
propriétés privées et les chemins de fer de propriété semi­publique.
Comme ils ont progressé d’une cinquantaine de mètres, Loulou se tourne
machinalement, réflexe anxieux dans une rafale de x, pour s’enquérir
qu’absolument rien ni personne ne leur file le train (tu pardonneras
l’expression à quelques mètres d’une gare). Le néant comminatoire.

Sept cent cinquante mètres.

Trente secondes plus tard, Riri fait montre du même automatisme


préventif. Quand il se retourne vers ses deux acolytes, sa figure a vieilli
d’une petite quinzaine d’années. Riri fait subitement dans les trente piges.
― J’l’ai vu les gars, là­bas, son grand corps, à la gare !
Les deux autres se tordent vers la petite station en veille baignant
dans son halo jaunâtre, oh, à cent mètres. Rien. Pas de géant. RAS.
― Tu déconnes, c’est pas drôle, man.
― J’l’ai vu j’vous dis bordel de merde ! Loulou, toi t’es miro !
― Bin regarde, mec : y’a rien.
― T’es parano, ma caille.

Ils pressent quand même le pas de géant.


― Là ! Dans l’ombre, il rase les barrières ce vicelard, mate, mate !
T’as vu, il se baisse ce fils de pute, là ! Le long des barrières, tu vois !
― Putain, t’es sûr ?
― Magnons­nous le cul, c’est pas le moment de moisir ici, allez.

Six cent cinquante mètres.


Déployés sur la même ligne, ils progressent dans le rythme des
meilleurs temps aux vingt kilomètres de Paris. Un psychotique est peut­
être en train de fignoler les derniers détails de leur exécution ou un farceur
veut juste les faire galoper un peu, leur imagination nubile remonte sur le
porteur du ballon pour jouer le hors­jeu, le doute et la peur les marquent à
la culotte.

Ils commencent tout bonnement à craquer sérieusement leurs slops.


Ils chantent en chœur comme font les scouts pour se donner du cœur :

Nerveux, Loulou regarde derrière lui une dernière fois. Il est frappé
de stupeur. Jamais il n’oubliera cette silhouette au déplacement surnaturel
de silence, cette grosse tête de buffle enragé, ces yeux brillants de tigre qui
roulent, ce rictus dissymétrique, cette bave entre les dents qui claquent. Il
réalise, dans le même tunnel de temps, le sang caillé comme du Flamby, les
cheveux dressés à l’iroquoise, que ce criminel de grande envergure court
vers eux à toutes jambes, haut les poings, les coudes et les genoux, et à
découvert maintenant, comme durant l’assaut final du guépard, l’animal le
plus véloce de la création, qui ne craint plus d’être repéré. Ah, la grande
vitesse à laquelle s’élance cet individu ! Il est là ! Tout près ! À cinq mètres !
Il va les toucher ! Leur faire la peau ! AAAAAAAAAAAAAAAAH !

Prêt, partez ! Loulou­place­un­démarrage­speedygonzalésien dans


le couloir du centre à laisser dans les starting­blocks un Ben Johnson du
temps où il était dopé jusqu'au croupion mais, excuse du peu, champion du
monde. Loulou a la sensation bizarre d’aller vite, très vite. Plus vite qu’il
n’est jamais allé. Plus vite qu’un 103 SP par exemple. Ou qu’une Renault 6.
Sur la droite, il voit Riri le doubler comme une balle, soulevant sur son
passage un nuage de poussière. Sur la gauche, dans le centième de seconde,
faudrait la photo, Fifi Pécout fonce tout aussi méchamment, ventre à terre,
à la limite du gadin.

Loulou va chercher au fond de lui la force d’accélérer pour coller aux


deux fuyards. Hé, un ogre en liberté donne l’assaut pour les lister dans la
rangée de ses chouettes petites victimes. La réalité, c’est la contrainte par
corps. Hors d’haleine, à bout de souffle sans Bebel, brûlés par un six cents
mètres plat au sprint, les trois sarments de l’athlétisme francilien
reprennent conscience du monde arable sous le porche situé au seuil du
patrimoine foncier des Pécout et leurs enfants (la jeune sœur, bien). Le
monstrueux géant yougoslave a probablement été lâché à la merveilleuse
course.

Un sentiment de honte­monstre qui monte, qui monte, le


merveilleux arbre de testostérone. À la peur et sa fuite causale se
substituent, grossière propension inversée, la témérité et son acrimonie
secondaire. Armés d’une barre de fer ainsi que le célébrissime Homme­à­
la­Barre­de­Fer, d’une batte de baseball pêchée dans le garage des parents
de Fifi et d’une caillasse de rêve pour fracasser une boite crânienne, Riri,
Fifi et Loulou rebroussent chemin d’un pas décidé, la musique martiale
d’un Virgile plein la bouche : Il n’est de meilleure mort que la mort au
combat ! Aux aaaaar­meuh ! Le sang impur du féroce soldat qu’on entend
mugir dans les compagnes et qui vient jusque dans nos draps égorger nos
vaches et nos campagnes va enfin abreuver les sillons du cher pays de notre
enfance.

Dropsy Dominique dit Dédé ou Capitaine, Amisse Loïc un petit


trapu, Tusseau Thierry dit Tété un con rubicond, Rust Albert un blond frisé
et Larios Jeff un sex­addict, les chtars, cinq flics de la BAC à bord de leur
fameux break essence de couleur claire, vitres teintées, gyrophare sur le
tableau de bord, police lumineux sur le pare­soleil, patrouillent dans le
secteur de la gare. La routine : MAF neutralisée, à terre. Une intervention
propre. Quand je dis propre, ça veut dire les gueules plaquées dans la pisse
de chien, propre.

Dans le panier à salade, avec les bracelets serrés trop fort comme
d’habitude, les explications au sujet d’un gros emmanché de yougo
mesurant deux mètres vingt et semant la terreur dans le quartier laissent la
maison Poulaga dubitative. Les flics oscillent de droite à gauche en se
raclant le gosier, perplexes, moqueurs voire. Des faux flics à bascule, on
dirait, tandis que les talkies­walkies crachent leurs sonorités miasmatiques.

Pas grave, après avoir détalé comme des lapins de Garenne­


Colombes, Rifi, Fifi et Loulou ont eu accès à un sursaut héroïque. Paix et
repos pour les hommes, les vrais. Force et honneur. Y’a plus qu’à attendre
que les colchiques fleurissent dans les prés et que le petit train s’en aille
dans la montagne. Les trois garçons se demandent d’où pouvait sortir ce
croque­mitaine, ce prédateur qui les a pris en chasse. Qui était­il ? Que
voulait­il ?
La réponse à ces questions, on peut l’appeler Godot. La réponse à
ces questions est un vide dans lequel le plein est ordure.

Épilogue affligeant mais hélas vrai, Fifi se noie l’été pourri qui suit
l’épisode du géant (parfois pourri, en trois lettres, Guy Brouty). Genre de
mois d’août à Mimizan Plage. Impitoyable océan Atlantique. Ça flotte
pourtant, un canard. La Camarde doit croiser dans ces eaux basses avec un
harpon à trident troqué contre sa faux, des palmes, un masque, un tuba à
clapet en balle de ping­pong et un slip de bain introuvable dans le
commerce.
Officiellement, les dernières paroles de ce rodomont au regard torve
sont «gloub gloub gloub gloub gloub gloub». Moi aussi, je crois aux forces
de l’esprit et pense qu’on a plusieurs cartouches dans une vie. Fifi vient
sûrement de griller la dernière. Ovide, déjà, ne disait­il pas « je me
souviens avoir tout juste atteint les six fois » ?

Un truc que j’aurais adoré écrire :


.
« Ce roman est un aérolite tombé par hasard dans les années 70 et que
certains, farcis d’idéologie, voulurent annexer, alors qu’il porte en lui le mystère
de ces statues de l’île de Pâques tournées vers la mer, ou, selon, tournées vers le
néant abyssal du monde. » (Alfred Eibel, préface à la réédition de )

S’il y a un roman qui mérite d’être accolé au mot « monstre » c’est


bien de Jean­Pierre Martinet. C’est la raison pour laquelle ce court
texte se proposant d’analyser le concept de « roman­monstre » s’appuiera
essentiellement sur ce roman.

Je ne me hasarderai pas ici à tenter de définir le roman, étant


entendu que « les chercheurs ne réussissent pas à dégager un seul indice
précis et stable du genre romanesque sans faire un résumé qui, du coup,
réduit à néant cet indice » (Mikhaïl Bakhtine,
). De là à en conclure que ce qui définit le roman (contrairement à la
poésie et au théâtre) c’est qu’il échappe systématiquement à toute
définition, il n’y a qu’un pas… Selon Virginia Woolf, c’est moins la réalité
que la vie qui est la matière du roman :

« La vie est un halo lumineux, une enveloppe semi­transparente qui nous


entoure du commencement à la fin de notre état conscient. N’est­ce pas la tâche
du romancier de nous rendre sensible ce fluide élément changeant, inconnu et
sans limites précises, si aberrant et complexe qu’il se puisse montrer en y mêlant
aussi peu que possible l’étranger et l’extérieur ? » (« Le roman moderne » dans
)

On peut considérer que l’inachèvement fondamental du roman ne


fait que renvoyer à l’« inachèvement de l’homme », toujours selon
l’expression de Bakhtine. Pour Kundera, « les arts ne sont pas tous pareils :
c’est par une porte différente que chacun accède au monde. Parmi ces
portes, l’une d’elles est exclusivement consacrée au roman. (…). Le roman
n’est pas pour [lui] un « genre littéraire », une branche parmi les branches
d’un seul arbre. On ne comprendra rien au roman si on lui conteste sa
propre Muse, si on ne voit pas en lui un art sui generis, un art autonome »
( ).
Dès le milieu du XXe siècle, le pauvre roman a été accolé de façon
plus ou moins heureuse à toutes sortes de terme (total, culte, monstre),
souvent à des fins tristement mercantiles…

Parmi les définitions que le dictionnaire donne de « monstre », on


retiendra tout d’abord celle­ ci : « être fantastique des mythologies et des
légendes, souvent composé de la réunion en un seul corps de parties et de
membres empruntés à plusieurs êtres réels ». Vu sous cet angle, « roman­
monstre » perd son sens car tout roman serait monstre par définition. Par
contre, je retiendrai cette acception tout à fait adaptée à :

« Objet trop volumineux pour être enlevé par les services de collecte
d’ordures. Service d’enlèvements des monstres. » (Dictionnaire culturel Le
Robert)

Pour avoir lu quelques romans­monstres ( donc, mais aussi


de Richard Grossman, de Roberto Bolano ou
encore les livres de William T. Vollmann), je crois pouvoir avancer
quelques caractéristiques communes aux livres ainsi qualifiés :
­ L’ambition : les romans­monstres sont produits par des écrivains
ayant une ambition littéraire forte.
­ La distinction : corollaire de l’ambition ci­dessus évoquée, le
roman­monstre entend bien se distinguer du tout­venant de la littérature
commerciale, quitte à ne pas trouver son public.
­ La culture littéraire : on n’écrit bien qu’après avoir beaucoup lu,
cela est admis par la plupart des gens sensés mais en ce qui concerne
l’auteur de roman­monstre cela est encore plus vrai. Pour sa trilogie dont
ne constitue que le premier tome, Grossman se réclame
(un peu prétentieusement à mon avis) de la de Dante.
Quant à Martinet, la lecture de Céline, Dostoïevski, Gombrowicz ou Biély a
nourri son Jérôme de la plus belle façon.
­ Une forme : souvent le roman­monstre tente des expérimentations
formelles au niveau de la construction ou de la typographie. Grossman use
(et abuse) des jeux typographiques pour nous faire entrer dans le délire de
son clown. Suivant les cas, on y verra soit une audace bienvenue dans un
paysage littéraire monotone, soit un artifice inutile, une poudre aux yeux
jetée aux lecteurs facilement impressionnables, voire une tentative de
masquer certaines faiblesses du texte.
­ Un univers personnel : l’auteur de roman­monstre doit développer
un univers personnel, même si nourri de multiples références littéraires
mais aussi artistiques (aux tableaux de Jérôme Bosch pour Martinet) ou
cinématographiques (celui­ci ayant fait une première carrière avortée dans
le cinéma).

Avant d’explorer la dimension monstrueuse de ce , il n’est


pas inutile de retracer brièvement l’histoire de ce « livre­naufrage » ainsi
que le nomme Alfred Eibel. Comme le raconte Raphaël Sorin dans sa
postface à la réédition du livre par les éditions Finitude, « ce livre est un
rescapé ». En effet, avant que Sorin et ses éditions du Sagittaire aient la
bonne idée de publier Jérôme, y voyant un « livre incomparable », le
roman pourrissait avec d’autres refusés dans l’armoire où Jean­Jacques
Pauvert l’avait oublié au grand désespoir de Martinet…

Martinet, né en 1944 à Libourne, devenu assistant réalisateur après


de brillantes études, avait déjà publié en 1975 chez Jean­
Jacques Pauvert. Ce livre hautement recommandable, où l’on retrouve en
germe tous les éléments de , avait reçu quelques très bonnes
critiques, mais avec Martinet se voit reprocher sa noirceur
immense et son pessimisme sans faille (qui il est vrai peut étouffer les
lecteurs les plus sensibles). Depuis 1978, le livre n’avait pas été réédité et
était même devenu introuvable. Faisant mentir l’adage selon lequel nul
n’est prophète en son pays, c’est dans sa région bordelaise que Martinet
revient vraiment à la vie à la fin des années 2000 (alors qu’il est décédé en
1993 (1), avant d’atteindre la cinquantaine) grâce à deux éditeurs
indépendants, L’Arbre vengeur qui publie en 2006 et surtout
Finitude qui réédite sous­titré « L’enfance de Jérôme Baush » en
2008 : un magnifique pavé imprimé sur du papier de qualité et orné d’une
très belle et inquiétante couverture.

Quelques éléments dignes du roman­monstre :


­ Le personnage principal tout d’abord : Jérôme Bausch, qui tient
son nom du génial peintre flamand dont les tableaux présentent un
bestiaire d’êtres hybrides, monstres composés d’animaux, d’humains, de
végétaux et de minéraux. Doté d’une corpulence très au­dessus de la
moyenne, inapte au travail, vivant seul avec sa mère et le souvenir
douloureux de Solange, il erre dans un Paris fantasmé à la recherche de
Polly, une très jeune fille qu’il croit aimer… Dire que Jérôme est un
antihéros paraît un euphémisme.

1 Dans les années 1980, de son vivant, Le Dilettante et La Table Ronde avaient
édité deux de ses livres : et .
­ Le décor : très loin du réalisme au ras des pâquerettes et de son
triste corollaire, l’autofiction, qui inonde tant de romans contemporains,
Martinet ose créer une ville folle se situant entre le Paris d’Henri Calet et le
Saint­Pétersbourg d’Andrei Biély. Le décor des aventures de Jérôme
Bausch est monstrueux, hybride, évoquant la fin d’un monde sans l’espoir
d’un monde nouveau.
­ Un pavé : s’étale sur 450 pages (la grandeur des pages, la
grosseur des caractères et les interlignes font qu’il y a beaucoup de texte
sur chaque page). C’est peu dire que le roman­monstre est forcément un
gros livre, et pas une petite chose chétive de 112 pages publiée par les
éditions de Minuit, que les critiques et libraires indépendants aimeront à
coup sûr « parce que bon, quand même, c’est Minuit : Lindon, Beckett,
Duras, le nouveau roman, tout ça quoi… ».
­ Un roman mal aimé (oui, oui, comme la chanson ringarde de
Claude François) : l’auteur du roman­monstre a souvent accouché dans la
douleur et son livre ne naît pas avec une petite cuillère en argent dans la
bouche. Non, décidément, la vie n’est pas simple pour le roman­monstre :
tel Elephant Man il n’est pas comme les autres, il s’éloigne de la moyenne,
il est hors calibre. Doté de creux et de bosses disgracieuses, certains
membres atrophiés, d’autres surdimensionnés, il est certain que le roman­
monstre n’attire pas la sympathie au premier coup d’œil. Il est difficile de
l’aborder, de le comprendre et de l’aimer…
­ Le roman­monstre fait figure de cas : d’un abord difficile, on hésite
à s’y plonger, puis une fois le pas franchi on est tenté de remonter à la
surface pour respirer un peu. Dans , on peut frôler l’overdose de vin
rouge, de petites filles rousses vicieuses, de solitude et de haine de soi, mais
l'on aurait tort. Il faut accepter d’y plonger totalement, sans masque ni
bouteille d’oxygène : les eaux dans lesquelles il nous emmène ne sont pas
vraiment un lagon bleu turquoise mais la beauté du style, la sensibilité à
fleur de peau de Martinet, vous sauveront à coup sûr de la noyade et vous
émergerez de cette lecture transformés.

Pour mieux évoquer ce que l’on ressent à la lecture de , la


quatrième de couverture de la réédition chez Finitude utilise l’expression
de « délicieux frisson du pire », ce qui est plutôt bien vu ; je parlerai, pour
ma part, d’étrange délectation morose.

Désigner un roman comme roman­monstre, ce n’est pas forcément


rendre service au texte (et à son auteur) : cela effraie le client (pour ne pas
dire le chaland) et créé une attente inconsidérée vis­à­vis du petit cercle
des lecteurs aguerris auquel le livre pourrait plaire, lui faisant ainsi courir
le risque de rentrer dans la catégorie des « livres déceptifs ».
Le vrai roman­monstre est celui par lequel l’auteur parvient à
réveiller le monstre qui sommeille en chaque lecteur : beaucoup de lecteurs
ne veulent pas de ce miroir­là, préférant l’identification facile et hypocrite à
des personnages propres sur eux mais insipides, évoluant dans des univers
aseptisés portés par des auteurs à l’écriture d’une pauvreté abyssale.
Les romans­monstres constituent l’angle mort de la littérature :
l’endroit où l’on ne pense pas à regarder mais où il se passe des choses
importantes.

En prime, « Jean­Pierre Martinet par Jean­Pierre Martinet », extrait


du Dictionnaire de la littérature française contemporaine :

Né en 1944 dans la région bordelaise, il est l’auteur peu prolifique de trois


romans, La Somnolence (1975), Jérôme (1978), L’Ombre des forêts (1987), et d’un
récit, Ceux qui n’en mènent pas large (1986). Ses personnages sont presque
toujours au bord de la paranoïa et finissent par avoir peur de tout, même de leur
ombre. Comme les enfants, le noir à la fois les fascine et leur glace le sang.
L’humiliation et les déserts de l’amour sont les thèmes de prédilection de cet
écrivain sombre, grand admirateur de Thomas Hardy, de Céline et de Bernanos.
Ces mots du poète russe Alexandre Blok, sur lesquels se termine La Somnolence,
pourraient résumer le climat de ses livres : « Monde atroce, torturant, trop étroit
pour mon cœur, baraque de foire, lieu de honte ». Ou cette définition que donnait
Gérard Guégan de L’Ombre des forêts : « Un requiem terrifiant et glacial ». La
musique est de toute manière constamment présente ici, qu’il s’agisse des opéras
d’Alban Berg ou du désespoir infini de Thelonious Monk ou de Charlie Parker.
Parti de rien, Martinet a accompli une trajectoire exemplaire : il n’est
arrivé nulle part. Tranquillement assis sur son tas de fumier, il pense parfois à
Bartleby et à sa fameuse devise : « Je préfèrerais ne pas le faire ». Ou alors cette
phrase de Sologoub, chère à Michel Ohl : « Si vos oreilles se fanent, vous n’avez
qu’à les faire couper ».
Le pinceau, rapide, précis, traçait sur la toile des contours et, selon
la couleur, empâtait ou éclairait des masses, des creux. En vérité, il
obscurcissait davantage qu’il ne créait la lumière. La main était sûre,
expérimentée, quant au cerveau qui la commandait, il connaissait aussi son
chemin vers l’achèvement. Mais de quoi ? Quelque chose allait prendre
forme, le cerveau humain initié aux techniques picturales connaissait les
procédures, et celui de Monty Maspero était présentement imbibé, une fois
de plus, d’alcool et de psychotropes.
Des livres, aussi, traînaient çà et là dans l’atelier. Chers vieux
compagnons, fidèles auxiliaires. Maspero, dans sa démence, voulait
devenir le maître du monde. La peinture ferait de lui l’ultime démiurge.
Fou, drogué, il contemplait sa main qui se détachait presque de son corps,
comme un appendice à peine relié à son être. Mais il contrôlait.
S’interrompant quelques instants pour reprendre son souffle (il peignait
par à­coups, souvent en apnée), il considéra cela qui s’ébauchait sur le
canevas de sa solitude : une puissance pétrie de laideur et de haine.
Pris d’un vertige esthétique, titubant, il récita de tête une
incantation apprise dans un volume déniché au fin fond d’une étagère chez
un bouquiniste du Quartier Latin. Sans nom d’auteur, sans mention
d’éditeur, l’opuscule moisi de senteurs secrètes, séculaires, avait été vendu
pour une bouchée de pain par le commerçant presque tenté de le
refourguer gratis, les yeux figés d’horreur sur la couverture, une sueur
froide brusquement apparue sur son front. Maspero ne comprenait pas le
pourquoi de cette réaction mais, attiré depuis l’enfance par les interdits
d’une science secrète et maudite surgie de la puanteur primale des cultes
antéhumains, il était retourné chez lui, avait aussitôt lu à haute voix une
page ouverte sans consulter un quelconque sommaire, et ouvert la porte à
un état altéré de conscience, rehaussé par ses habituelles consommations.
Le livre l’avait invité comme s’il allait lui fournir l’ultime clef de la création
visuelle, puis il l’avait déposé sur sa table de nuit, dans la pièce d’à côté. Il
avait mémorisé un passage pris au hasard. Au hasard ?... Il se mit à
soliloquer devant une forme humanoïde qui semblait braquer sur lui deux
fenêtres de ténèbres.

1 Laurent Fantino a réalisé les deux planches suivantes, puis Paul Sunderland a
écrit la nouvelle en se basant sur ces illustrations.
Maspero, lunettes opaques et cigarette nerveuse à la bouche,
marmonna la gloire d’entités plongées dans la vase fétide d’éons déments,
car il fallait tout de même remercier un peu cette bourbeuse coterie, même
ironiquement. Il enchaîna bien vite, avec des gestes théâtraux, sur son
propre génie. Seul, sans enfants, sans compagne ni compagnon, Maspero,
depuis quelques années, glissait lentement et fatalement vers les
séductions de son enfer personnel.

Démiurge, démiurge, articula­t­il de sa voix râpeuse, je suis


désormais un démiurge, mieux encore, je suis le maître absolu de ma
création, ton maître absolu à toi, toi qui me dévisages depuis ton rectangle,
le cadre que je t’impose. Que m’importent ces ridicules critiques d’art, ces
sous­hommes ? Désormais ma science surplombe les siècles et les cycles,
les mondes de jadis, ceux de demain, tous les ordres de réalité, et aussi ces
ridicules illusions que mon siècle tente minablement d’opposer à la vérité
des gouffres.
Il s’interrompit soudainement.
Était­ce l’éclairage particulier de cette fin d'après­midi d’octobre ?
Un léger changement de perspective ? Un pas supplémentaire franchi dans
l’abandon des réalités quotidiennes ? Maspero se prit à considérer plus
attentivement sa toile, le menton dans sa main. La créature esquissée
semblait se détacher de son support bidimensionnel. Ses yeux étaient rivés
dans ceux de Maspero. C’était impossible. Avait­il mal dosé les
psychotropes du jour ?
Brusquement, toute la masse du corps fraîchement peint surgit de
son univers, brisa les frontières des mondes et se jeta sur l’artiste. Des
mains géantes se refermèrent sur son cou. La chose était vivante ! Vivante !
Le monstre, dont toute la musculature d’outre­espace était un câblage de
violence, pleurait cependant à chaudes larmes tout en étranglant Maspero.

L’horreur de cette face, ce nez absent, cette dentition faite pour


dépecer, cette chevelure, puissante extension de la folie. Et cette force
musculaire digne d’un rejeton déchu des âges cyclopéens. Mais ces
larmes ? Maspero se sentait faiblir, il ne pouvait absolument rien faire pour
se dégager de l’étreinte, sa gorge allait dans quelques secondes se voir
réduite à l’état de pulpe carmin. Le reste suivrait. Il ne discernait plus que
les deux yeux et leur tourmente. Il perçut les mots informulés de la
créature, capta sa tristesse. Pourquoi, pourquoi m’as­tu fait ainsi, mon
créateur ? Pourquoi m’as­tu fait exister si c’est pour être revêtu de cette
forme ? Qu’avais­tu besoin de me tirer de tes limbes secrets ? Que
connaîtrai­je, dans une abominable guenille comme celle que tu
m’imposes, de cet amour dont j’ai l’intuition ?
Je vais te tuer. Je te hais. Tes entrailles fumantes du sang joyeux du
meurtre interdit et sacré parviendront peut­être à me faire supporter cette
vie dont je ne veux plus. Mon père.

Maspero, les yeux exorbités et la langue dépassant de sa bouche, eut


une ruade violente et partit en arrière. Dans son déséquilibre, sa jambe
percuta un verre d’eau posé près du chevalet, il vit, le temps d’une fraction
de seconde, le liquide impacter la toile, entendit le fracas d’autres objets
emportés par sa chute, tabouret, cendrier, chaise, puis son regard bascula
vers le haut et se perdit au plafond. Le monstre lui serrait encore la gorge.
Le monstre ? Non, seulement sa propre main. Maspero, à demi halluciné,
suivait les bavures involontaires sur la toile, la décomposition
mélancolique de sa créature, le reflux de l’autodestruction. La main. Sa
propre main.
Il se frotta les yeux. Les phosphènes n’étaient rien en comparaison
de la vague de chagrin qui vint l’emporter, intacte, pure, dégagée de toute
enveloppe charnelle surgie du creux des angles impossibles. L’horreur
pure. Le retour insolent de la mémoire. L’enfant dont il n’avait pas voulu
jadis. La compagne à qui il avait imposé l’avortement, l’amour de sa vie qui
avait acquiescé, l’avait regretté, son corps et sa conscience nourriciers qui
avaient opté pour la mort et l’erreur. Puis l’errance, Maspero loin derrière
déjà. La vie d’esthète. Maspero dans ses délires d’accomplissement
onaniste. Il ne l’avait plus jamais revue, le fœtus avait été incinéré, ou
conservé dans le formol d’un sous­sol d’hôpital.
Mieux valait oublier. Mieux valait peindre.

Maspero pleura sans verser de larmes, implosa lentement. Il était


trop tard pour représenter quoi que ce fût. Ce soir­là, il défit son œuvre,
détruisit ce que le verre d’eau n’avait pas encore atteint. Les ultimes
convulsions de la créature ne résistèrent pas à l’épais pinceau, à
l’oblitération par la blancheur, mais aucune virginité n’en serait retrouvée.
Maspero le savait, il était fini. Il ne lui restait plus qu’à donner des cours
d’arts plastiques dans un quelconque collège. Toujours cette envie de vivre,
même bien installé dans le regret, la lâcheté, la fuite en avant. L’enfant ne
reviendrait pas puisqu’il était à nouveau en train de le tuer. Sa compagne
avait certainement trouvé quelqu’un d’autre. Ou peut­être s’était­elle
suicidée, il ne le savait pas. Les derniers traits disparurent dans la lividité
du deuxième deuil.
Maspero n’en pouvait plus. Ses lunettes à la main, il quitta la pièce.
Sa tête était chargée d’orages, sa nuque fatiguée sous la tension des
créations maudites. Il laissa derrière lui, sur ses canevas, un véritable
pandémonium, l’olympe des monstres familiers.
Au centre, la toile détrempée régnait sur la créature du lagon,
désespérant de courtiser la jeune fille qu’approchait, impudique, son voisin
de toile le comte. Monsieur le comte. Mais tout était fixé en secondes
immobiles. Elles dureraient aussi longtemps que dureraient leurs supports
respectifs. Un lycanthrope fixait le vide, figé sous sa lune. Dans la pièce, il
n’y avait plus d’yeux pour s’émerveiller de son réalisme. Car Monty
Maspero n’était pas dénué de talent, loin de là. Où puisait­il, se
demandaient les gens qui acceptaient de consacrer quelques instants de
leurs vies à contempler ses toiles, dans quelle réserve, pour être capable de
faire sortir ces choses ? Les autres, ceux qui savaient, ceux qui lisaient les
livres appropriés, ne se montraient pas moins admiratifs alors qu’en eux, à
la vue de l’arachnoïde à tête vaguement humaine, l’évaluation technicienne
le disputait au ressenti purement esthétique. L’agonie étonnée de l’homme
à la hache plantée dans le crâne remportait également beaucoup de succès.
Derrière le canevas central, en retrait sur sa droite et sa gauche, se tenaient
encore de longues minutes de labeur qui avaient abouti à ces visions
macabres.
Monsieur le comte se décida enfin à mordre dans la chair fruitée. Il
connut de nouveau la lugubre extase, tout comme sa victime, mais cette
fois le sang imbiba directement un lambeau de papier peint du mur sur
lequel le tableau était accroché. The blood is the life et l’odeur du sang ne
manqua pas d’exciter aussi le descendant de Nabuchodonosor, le roi­garou
de la Première Alliance. Son corps puissant s’extirpa de son paysage
lunaire et commença à flairer lubriquement l’espace de l’atelier déserté. Ses
babines retroussées, cependant, n’intimidèrent pas, n’empêchèrent pas
l’impertinent punk arachnéen de darder ses insolentes et monstrueuses
chélicères. Quelle mort à venir contemplait­il déjà de ses orbites de
ténèbres ? Quels subtils fluides corporels atteignait­il déjà par anticipation,
après avoir percé les frêles peaux qui les enveloppaient ?
Du plafond, des appendices longs et griffus laissaient présager
l’approche d’un autre visiteur de la nuit, surgi d’une dimension au nom
scellé en inviolables serments de mains et langues tranchées, pour le bien
de tous. Titubant, ivre de la légèreté de ses vaisseaux vidés de leur sang, le
trépané de choc avait besoin d’un tentacule ami pour l’empêcher de
tomber. Lui aussi voulait sortir. Fort heureusement, on trouve toujours
quelque part des poulpes obligeants. Les pseudopodes en plein Paris, le
reste du corps gigantesque rampait lentement depuis R’lyeh ou quelque
autre station balnéaire pour viscosités vivantes. Sa voix susurrait des
chants de mort rythmés par d’abominables et invisibles flûtes. Lui tournant
le dos, les ailes membraneuses se déployant triomphalement, le naphil
entendait bien séduire encore beaucoup de filles des hommes, tout comme
l’avaient fait ses pères déchus avant Noah le Honni.
Mon père, mon père, dit le dernier, celui qui se trouvait au centre,
ton innocence est en train de crever, je la vois mourir lentement, son corps
s’affaiblit à mes pieds. Elle n’en a plus pour longtemps et moi, je viens te
chercher. M’entends­tu ? Es­tu sorti ? Es­tu parti te réfugier dans l’alcool,
dans la fausse sécurité d’un bar, de ses néons, de sa musique et de la foule
agitée ? Je viens te chercher. J’ai fait un effort pour soigner mon
apparence, puisque cela posait problème. Je suis toutes les morts, toutes
les peurs. Toutes les traîtrises de l’Homme. Mon derme n’exprime rien, ma
face possède la vacuité des meurtres nocturnes et des journées de
mensonges. Ton mensonge. Je suis le métamorphe ultime de tes trahisons.
Tous mes compagnons d’art sont mes hypostases. Tu es décidément un
créateur en vue. Je viens te chercher. Va où tu veux, cela m’est égal. Tu
n’échapperas pas à la réalité. Ton innocence est humiliée à mes pieds, je la
regarde et je sais ainsi où te trouver. Tu n’échapperas pas à la réalité.
Et peut­être, à force d’éduquer les années perdues, me donneras­tu
une âme, et moi, moi, je te pardonnerai, car tu ne savais pas ce que tu
faisais.
J’ai regagné l’IME (Institut Médico­Éducatif) par la petite porte. Les
quelques jours de vacances ― en fait de fausses vacances, fausses comme
les cheveux de Nelson qui le faisaient ressembler à un Andy Warhol violet
aux pastels rouges et bleus, m’avaient fait le plus grand bien.
― Oui, j’ai dit à Akim, un gamin atteint de dystrophie neuronale,
c’est même devenu une nécessité pour moi.

J’ai giclé de l’estrade. On m’a mentionné que la prof de Lettres, la


petite blonde à lunettes rectangulaires, une ancienne énarque qui avait raté
de peu son entrée en politique (pas assez vicelarde selon un ancien
ministre très connu !) leur avait fait lire quelques ouvrages qui n’étaient
pas au programme, dont et . Des classes de
Troisième. On m’avait demandé de leur faire un petit rappel, donc, quitte à
bousculer les clichés et les idées reçues sur le sublimissime métier
d’écrivain (le seul où tu étais encore censé te servir de tes neurones !).
Untel qui écrivait debout, assis, allongé dans son transat, une main posée
sur le nombril sous le regard inquisiteur du gros Léon.
J’ai attrapé une bouteille d’eau, sur ma droite, et en ai bu quelques
gorgées en promenant mon regard sur tous ces jeunes et en me demandant
quel souvenir ils garderaient de ce génial galimatias. Ouais, ouais, je me
suis dit tout en gloutonnant, pas très sérieux, tout ça.
J’ai quitté la salle. Junon, nouvellement promue prof de Lettres,
m’avait laissé son numéro de portable. Elle devait m’envoyer un petit
quelque chose, pour voir. Un début de roman. Genre grande tombola
annuelle. Amène la recette, j’ai pensé. Amène et je me pends sur­le­champ.

Ça m’a coûté une flopée de neurones que d’y résister. Le bonheur


était un truc de vieux impossible à atteindre, quelque chose de très
artificiel, creux comme le chapeau d’un clown. Une totale mascarade. Tout
comme cette prétendue égalité des chances.
Au loin, il y avait le Cristal. J’avais encore en tête le texte que Junon
m’avait envoyé, un truc qu’elle avait dû pomper quelque part. Ça
commençait donc ainsi, comme une ode à la folie :
Oui, pourquoi pas !

Un studio de vingt mètres carrés, en plein cœur de Paris, là où


j’avais jeté l’ancre un soir. Animé du secret espoir d’y concevoir le Grand
Œuvre.
Unanime : T’y arriveras jamais !
― Taisez­vous ! Savez­vous que je suis né dans un bouge, place
Clichy, où Henry Miller a chopé sa Junon un soir où il venait tout juste
d’achever son !
― La femme aux six seins, a murmuré Nelson.
J’entendais ce connard qui ronflait à côté, affaibli par les coups que
je lui avais lâchement assenés. Ficelé était­il sur sa chaise, le bougre,
comme un morceau de gigot truffé à l’ail !
― T’avais pas à dire ça, que j’étais un naze, j’ai fait.
― La femme aux six seins, a répété Nelson.
― T’es bourré ?
― Non. La femme aux six seins, de Tim White…

Nelson a émis une suite de petits cris plaintifs, des petits hurlements
de gonzesse mal dans sa peau. Quant à moi, j’ai essayé de comprendre
comment j’en étais arrivé là. Comment j’en étais soudain venu, moi, le
gentil qui passait son temps à croquer des libellules sur des boîtes de
préservatifs, à viander mon meilleur pote, malgré une pathologie assez
lourde (un lupus érythémateux), tout ça pour quelques petits moments de
gloire superfétatoires où je me verrais jouer les starlettes face à un parterre
de journalistes bidonnés et racoleurs comme un rouleau de papier­cul
attrapeur de mouches vérolées !
Je n’étais pas un moulin à paroles, je lui répondais ça à Nelson,
tandis que je me demandais comment est­ce que j’allais faire pour me
débarrasser de lui. Ni Stéphane Bern. Une connerie de plus ou de moins, je
n’étais pas à ça près, à mettre à l’actif d’une dyslexie d’origine acquise
décelée dés l’âge de onze ans (ce qui était faux !). Et puis, de toutes les
façons, l’honnêteté, avais­je très vite décidé, n’était pas une vertu à cultiver
dans un monde comme le nôtre. Les radis ou les tomates, oui. Mais pas
l’honnêteté. Les gens dits honnêtes étaient souvent de gros cons
impuissants et idéalistes (suivez mon regard). Et Nelson en était.
Indéniablement. À dix ans, j’avais chopé l’honnêteté et l’avais trouvé laide.
Monstrueusement laide.

J’ai envoyé à la va­vite :


Signé : Phixi, poète !

Chacun se débrouille comme il peut avec son corps.

Nelson :
― Haaaoonon !
― Ta gueule, j’ai fait.
Chose à ne jamais dire à un gentil.
Puis une explosion. ÉNORME !
Nelson était devant moi. Nu, la queue basse. Il était parvenu à se
libérer, à se dégager de la chaise­hackeuse suceuse de moelle. Un truc à la
Hardellet.
Nelson et moi on était les derniers. Des sortes de monstres sacrés de
bonté et de gentillesse.
― Tu sais, j’ai fait, je veux pas finir comme eux. Ces petits vieux en
maison de retraite, tu vois. Pourrissant dans mes couches. Mal fagoté et
attaché au radiateur ! Promets­moi, Nelson, de…
― Je te le promets, a fait Nelson.
Me suis passé un vieux Lou Reed, . Dans la foulée,
ai décidé de retourner au Vauréal où Nelson devait m’attendre.
On a pris ma caisse. Chaos des moteurs à explosion. Voix fluette.
Question :
― Où te situes­tu ?
― Peux pas répondre.
― Chiotte !

Je suis sorti, écœuré. Suis allé acheter un cake aux fruits confits puis
suis retourné dans ma chambre (la piaule qui jouxtait celle de Nelson).
Ambiance radioactive (depuis l’Explosion).
J’ai écrit :

Nelson portait des pantalons beiges et une chemise rouge du plus


mauvais effet. Un haut­parleur dissimulé dans l’un des murs du
commissariat de police diffusait le qui avait bercé
toute mon enfance. Troublé par la musique, le flic, un jeune aux cheveux
déjà grisonnants, s’est mollement arraché de là et l’a prié,
(on accusait Nelson d’avoir orchestré la fausse
disparition de Lubna, la femme du directeur du Vauréal), puis l’a guidé
jusque dans une salle annexe où il y avait un portrait de David Bowie.
J’étais torturé à l’idée qu’il allait devoir y passer une heure, peut­être
davantage. Alors, j’ai fait mon cinéma : des gens en cagoule, ai­je insisté.
L’un d’eux était vêtu comme Nelson. Quelle absence de goût ! On rentrait
chez nous, vêtus à l’arrache ― devait être onze heures du soir, peut­être
moins ― lorsqu’ils se sont pointés et nous sont tombés dessus un peu
comme on arraisonne un esquif chargé de clandestins chinois ― j’aurais pu
raisonnablement ajouter dans la mer de Behring (ne pas confondre
avec , découvreur des antitoxines, ça peut avoir son
importance pour la compréhension de la suite). KOÂ ? Pour quelle raison,
nous sommes sous la menace d’une catastrophe anthropologique ? il a fait
en grimaçant et en grinçant des dents. Je lui avais raconté des bobards,
sérieux, comme quoi des chercheurs indiens avaient proclamé leur
intention d’expérimenter le clonage sur l’homme, d’introduire des
variantes dans son génotype, hou la la, un truc qui avait fâché pas mal de
monde déjà, de provoquer des mutations grâce à l’adjonction de séquences
géniques non humaines (je m’étais bien renseigné avant, j’avais des tonnes
et des tonnes de bouquins qui m’en avaient valu des nuits blanches, eh,
putain !), animales, voire végétales. Vous voyez, là, ces écailles de poisson
curieusement étalées sur mon front (ah, pouah, a hurlé le flic en se pinçant
délicatement les narines, ça schlingue !), eh ben voilà. Voilà le genre de
monstruosités qui vous attend. Leur but, ai­je ajouté en faisant mon malin,
améliorer nos résistances (hélas pas nos résistances mentales, j’ai pensé
comme pour faire deux poids deux mesures !) face aux maladies et allonger
notre espérance de vie. Vous savez pas : ils ont déjà fait ça avec
et . Édifiant ! Une sorte de monstre
marin capable de vivre dans des conditions de vie extrêmes. Une révolution
dans le monde du vivant, j’te chure ! (Me suis mordu la langue, ai craché du
sang, purée encore un de ces fichus virus !).

― Un côté Jonas ?
― Oui, mais en plus hard !

La vie est une somme de rires et de pleurs (De Quincey,


!), me disais­je tandis que ce con de Nelson enjambait le cyberflic
qu’il venait d’exploser d’un coup de barre à mine pile derrière la tête, sur
l’atlas. Perplexe, j’ai tendu ma main droite vers sa cheville gauche, ce qui
m’a fait opérer un magnifique croisé du genou, un truc à montrer dans les
écoles de danse, vous savez les mouvements écrits, un machin que j’ai
découvert y’a pas longtemps. Mes doigts meurtris par des heures de
massage dorso­sacro­pubien (la faute à Junon !) n’ont rencontré qu’un
ensemble froid et mécanique de petits chaînons argentés qui, au moment
où Nelson soulevait la jambe, se sont mis à valser les uns après les autres.
J’ai encore en tête le bruit des différents impacts qui ont scellé leur chute.
Les bruits d’explosion qui ont suivi, de Nelson plié en deux, promenant
fébrilement ses mains sur le carrelage chauffé à blanc.
, il a fait. Je lui ai souri ― ris pas comme ça,
il m’aurait dit s’il avait pu, ça me troue !
J’y voyais plus rien. J’avais comme un nuage devant les yeux. Sauf
sa tête. J’ai pas pu lui dire. Un truc qui me rappelait Arthur dans
.

, m’a dit Nelson.

C’est vrai que je ressemblais à un gros pleko. Normal dans cette


atmosphère semi­liquide.
J’ai écrit :

Le lendemain, au réveil, je me suis senti tout con. J’avais une gueule


de bois épouvantable. Bon dieu, un cauchemar ? Pourquoi étais­je si seul ?
J’étais censé m’en rappeler. Mais depuis quelque temps j’avais des
trous de mémoire.
Et la n’apprécierait pas.
Le rire des enfants pénétrait pareil aux rais d’un soleil printanier
dans la petite maison, insufflant infiniment de bonheur dans le cœur de
leur père. Une brise chaude, à peine perceptible, caressait depuis la fenêtre
ouverte les pages d’un livre qu’il avait posé sur une table nue, les faisant
osciller, faseyer comme les voiles d’une trirème quittant nonchalamment
l’Épire.
Sur son bureau où s’amoncelaient les ouvrages trônait, vertical et
lumineux, l’écran de son ordinateur devant un écheveau de câbles noirs qui
reliait la machine à la vie. Face à elle, et comme écrasé par cette chaleur
naissante, l’homme se laissait aller à quelque contemplation. Il divaguait
sur « la Toile », passant d’un site à l’autre, au rythme de quelques « clics »
qu’il exécutait machinalement du bout de son index frêle. Lorsqu’il aperçut
dans l’angle supérieur du moniteur le nom d’un artiste japonais qu’il ne
connaissait pas, il fut d’abord captivé par la beauté de ce nom,
« Morimura », qui rayonnait d’exotisme. Il ouvrit la page qui s’offrait à lui,
parcourut rapidement les quelques lignes qui brossaient la biographie du
peintre et tomba nez à nez avec la photo.
Face à lui, un homme se dressait nu et tenait dans ses mains le corps
de son enfant dont la tête avait été dévorée. Une lumière intense jaillissait
de la partie haute du cadre et s’enfonçait dans les soubassements obscurs
de la toile. Elle convergeait ensuite pour ne former qu’un faisceau, pointé
comme un doigt sur l’épaule du malheureux. Elle irisait la chevelure grise
dont les filaments argentés semblaient électrisés, soufflés par la rage.
Car debout sur un pied, ce père, ancré dans la nuit, lançait dans le
vide des yeux torves d’où partaient des stries qui cisaillaient le cou et
creusaient le thorax. Ces rivières veineuses charriaient toute la frayeur que
la bouche béante exsudait en flots ininterrompus. Dans l’excavation, une
rangée de dents blanches et alignées telle des pals surmontait la babine et
le menton. Les chairs du visage poupin étaient tendues comme des peaux
tannées, prêtes à se fendre, à craquer, à se déchirer sous la pression de la
boîte crânienne, qui tout entière exprimait l’horreur. Le sang du petit être
bouillonnait dans le fond de la gorge et se mélangeait au hurlement de
l’ogre qui, sourdant depuis les entrailles, prenait par paliers successifs une
tonalité terrifiante. La sangle de l’abdomen maintenait encore la fureur
dans les organes du monstre, mais partout elle jaillissait, partout elle
fusait. Les pores de la peau s’ouvraient comme les cratères d’un volcan d’où
surgissait l’âme ténébreuse et dégoulinante.

Son phallus, déchu, liait l’ombre à la lumière. On ne voyait guère, au


fond d’une nuée, que le prépuce à demi mort et chapeauté par les pieds de
l’enfant étêté. La cuisse, bandée à l’excès, prête à rompre, supportait le
poids de la culpabilité et s’enlisait comme le tronc d’un arbre mort,
foudroyé dans un océan de noirceur. Le genou cagneux offrait un point
d'équilibre fragile à l’ensemble qui à tout moment paraissait vouloir
s’effondrer. Une épaisse lie brunâtre avait désormais envahi la partie basse
de l’œuvre où un gel cramoisi commençait à coaguler comme le sentiment
du père à jamais inexpiable.
L’autre jambe tentait d’éviter le naufrage, l’abominable naufrage.
Mais le pied, pointé comme une flèche, plongeait vers l’enfer et semblait
entraîner le reste du corps dans les limbes. Le corps tors du chérubin
sanguinolent, empoigné, se balançait dans le vide. Les ongles de l’homme
damné, plantés dans son dos, ancrés profondément dans les chairs,
l’avaient disloqué. La colonne vertébrale, cassée sous la pression, ne
soutenait plus que faiblement la partie haute du corps. On entendait le
frottement des os désormais libres de toute alliance. Les serres de l’aigle,
crispées, semblaient comme figées pour l’éternité dans cette pose
intenable. Au sommet, enfin, ruisselait l’horreur : fixé à jamais dans un
faisceau de lumière, le corps acéphale de l’enfant mutilé dévoré par les
dents de son propre père.

La cruauté fangeuse et moite avait rempli la pièce. Des lambeaux de


brume s’échappaient par la fenêtre ouverte. Une senteur de terre et de
feuillages mouillés avait gagné la maison. Les enfants s’étaient tus. Les
pages du livre s’étalaient telle l’étoupe sur le bureau derrière lequel
l’homme, le teint hâve, les yeux exorbités, paralysé par la lumière crue de
l’écran, hypnotisé par ce halo blanchâtre et impudique, avait saisi dans ses
mains sa lourde tête.
Était­ce Hestia, là, devant lui ? Était­ce Déméter, Héra, Hadès,
Poséidon dont les membres étaient peu à peu engloutis par Cronos dans un
accès de folie ? Le sexe de l’enfant, caché de l’autre côté de l’écran, ne
permettait pas de le dire. Mais quelle importance puisque le mythe venait
de surgir devant lui comme une évidence. Ce mythe qui, partant des rives
de la Grèce antique, avait gagné l’Empire du Soleil levant. Ce mythe qui,
tissant sa toile sur la surface entière du globe, touchait plus qu'il ne l'avait
jamais fait à l’universel.
Atterré, condamné à regarder cette image obsédante qui s’imposait à
lui, l’homme eut le sentiment qu’un ver s’était introduit dans sa cervelle et
menaçait de scander sans cesse ces stances de Dante qui condamnaient à
l’ignominie Ugolin le tyran de Pise :

« Le pécheur souleva du sinistre repas sa bouche // en l’essuyant sur les


cheveux du crâne qu'il avait fortement entamé par­derrière. »

Et ces mots, comme des larves pour qui la lumière est insupportable,
grouillèrent dans le tréfonds de son âme et se mirent à former un nœud
gluant. Combien dès lors lui parurent lointaines ces figures séraphiques,
que Hurtrelle ou Rodin avaient taillées dans la candeur de l’albâtre, et qui
représentaient le monstre aux muscles d’airain et aux ailes géantes
semblant embrasser ses enfants dans une pause lascive.

L’homme se leva, vacilla, prit appui contre un petit pan de mur et fut
happé à nouveau par la toile. La frayeur était immense, l’acte horrible.
Tavelé de bavures rougeâtres, le cou de l’enfant, vulgairement sectionné,
brûlait comme une torche. Telle Médée dans le ciel embrasé de Corinthe, le
Dieu furieux tendait à la terre des hommes le sacrifice de cet épouvantail
qu’il avait vu naître, qu’il avait nourri, qu’il venait de tuer, et ce
avait désormais saisi d’effroi l’internaute.
Titubant au milieu de la pièce, l’homme forma avec ce Dieu pictural
(qui singeait en le dépassant le de Goya) un seul corps. Et ce corps,
désormais bicéphale, était conduit maintenant par une incroyable colère,
une incroyable rage.
Car jamais chef­d’œuvre n’avait réveillé en lui un songe expiatoire
aussi terrifiant que celui qui venait de le pénétrer : englué dans une valse
infernale, il tourne, tourne, tourne comme une toupie folle, la tête
renversée, le cou gonflé, en vomissant un liquide saumâtre et pestilentiel.
Et ses enfants les uns après les autres, entre ses hoquets rauques,
surgissent délivrés.
Moani dévale à travers les fourrés. Il court à en perdre haleine. Ils
sont là ! Il les a vus ! C’est un jour néfaste, un jour maudit des dieux, un
jour à marquer d’une pierre noire. Il aurait été préférable que le Seigneur
Soleil ne se lève pas aujourd’hui. Ce ne sont pas les dérisoires sarbacanes et
les arcs de nos chasseurs qui pourront venir à bout de leurs armes
redoutables.
Moani le sait ; la crainte de ces êtres prodigieux envahit tout son
corps, lui prodigue des suées d’angoisse. Ils sont réputés invincibles. Ils ont
déjà tout pris, tout conquis, tout soumis, tout ravagé…tout converti.
Seraient­ils les vrais dieux, créateurs de toutes choses, de tout ce qui vole,
rampe, nage, pousse ici ? Le cacique Arapo et le chamane Xaiunga
auraient­ils donc menti, dissimulé la vérité ? Pourquoi donc lutter contre
ces êtres fabuleux, pourvoyeurs de mort, mais aussi de renaissance,
puisqu’ils annoncent la venue des temps nouveaux, prévus par toutes les
prophéties immémoriales de la tribu ?
Ils portent des coiffes étincelantes aussi dures que la roche ; de
curieux vêtements à la couleur de la Terre Mère les recouvrent. Ils cachent
leur sexe et l’on ignore comment ils font pour assouvir leurs besoins
naturels. Ont­ils des femmes, des petits ? Si oui, où sont­ils donc tous ? Ils
ne croient pas aux mêmes choses que nous. Ils ont des armes, des armes
terribles, comme des bâtons faits d’une matière dure semblable à celle de
leur coiffe, qui brillent au soleil et qui crachent du feu et des abeilles létales
sans retenue, sans rémission. Ils tuent, tuent, tuent…
Des dizaines de villages ont déjà succombé, ici, là­bas et ailleurs.
Rien ne résiste à leur avancée. Elle est irrésistible.
Moani doit prévenir Arapo et Xaiunga. Ils sauront quoi faire pour
tenter de conjurer le péril. Nous devons préserver notre communauté,
toute notre communauté, sauver les femmes, les enfants… notre avenir.

Notre Amérindien est si paniqué qu’il accroche par mégarde un


écheveau de lianes où paresse un singe hurleur. Le primate gonfle son sac
vocal et ses bajoues pour crier sa réprobation tout en bombardant l’intrus
de ses excréments. Moani s’en moque bien. Le voilà parvenu à la lisière de
son village ; il est urgent pour lui d’informer les notables afin qu’ils se
réunissent en conseil dans la cabane du cacique et décident quoi faire
contre les ennemis, les indésirables.
Il traverse les sentes sans reprendre son souffle, croisant çà et là le
regard des femmes occupées à piler le manioc dans des calebasses afin de
préparer le tapioca. Il se fiche de leur nudité attirante, prompte d’habitude
à allumer son désir, de leurs longs cheveux noirs, de leurs seins tombants,
de leur peau luisante. Même leurs fesses grasses l’indiffèrent aujourd’hui,
ces fesses qui ont pour toute parure un vague cordon retenant un
minuscule cache­sexe. Certaines portent leur progéniture dans une hotte
tandis que d’autres enfants plus âgés, aussi nus que leur mère, jouent et
crient en gambadant, faisant fuir quelques poules errantes qui caquètent de
peur. Quelques hommes, qui sommeillaient doucettement dans leur hamac
en train de suçoter une bonne pipe, goûtant à un repos réparateur après la
grande chasse du matin, paraissent cependant surpris de la hâte de leur
compatriote.
Xapopo, le meilleur ami de Moani, se lève de sa couche et le
questionne :
« Que t’arrive­t­il ? Quelqu’un aurait­il mis le feu non loin d’ici ?
― Ils sont là, les ennemis de notre peuple ! Xapopo, la situation est
grave !
― Je saisis, Moani.
― Nous devons d’urgence ameuter tout le village ! Arapo et Xaiunga
doivent immédiatement réunir le conseil.
― Tu n’es pas le premier chasseur de notre communauté. Tu n’as
pas l’oreille de notre cacique. Seuls Impahari et la matriarche Alunga
pourront le convaincre.
― Comment te le dire, mon ami ? Ceux qui approchent ne font
aucun quartier.
― Bien, puisque tu le prends ainsi. Regarde : l’inquiétude envahit
tout le monde. Beaucoup de nos compatriotes, intrigués par ta course
inconsidérée, accourent vers nous.
― Dans ce cas, explique­leur, pendant que je me rends chez la
matriarche. Je pense pouvoir la faire fléchir. Elle a beaucoup vécu,
beaucoup entendu. Elle connaît bien des secrets du passé et des
événements remontant aux pères de nos pères.
― Dans ce cas, je te suis. Je commence à pressentir un grand
malheur si nous n’agissons pas maintenant. »

Tous ceux qui comptent dans la vie quotidienne du village, si quiète


à l’ordinaire, se sont réunis dans la grande cabane du chef Arapo. Moani et
Xapopo sont parvenus à convaincre Impahari, le champion des chasseurs,
et Alunga, la doyenne du village, dépositaire des traditions et savoirs,
mémoire vivante des ancêtres. Les palabres sont violents, passionnés ; les
échanges de paroles se font vifs, sans répit. Les labrets s’entrechoquent sur
les lèvres ; les pectoraux de plumes s’agitent sous la jactance des gorges
déployées qui éructent dans une langue dont tous les villageois sont les
derniers locuteurs. Devant la solennité de cette réunion dont dépend le sort
de sa communauté, Arapo s’est paré de tous les attributs de sa fonction
fécondatrice. Il arbore le diadème de rémiges d’aras bleus, verts et rouges,
le gorgerin d’écailles de tatou, la cape en peau de capibara, les plateaux
buccaux et le long étui pénien qui le pare de sa puissance d’ensemenceur
royal. Xaiunga, le chamane, n’est pas en reste. Il semble se pavaner avec le
crâne­relique qu’il porte en sautoir et les peintures à base de cochenille et
de charbon de bois qui recouvrent sa face édentée et ridée. Il sert des dieux,
autrefois cruels, qui réclamaient leurs lots d’ennemis sacrifiés après chaque
victoire du clan. Alunga se refuse à toutes ces parures. Elle se contente de
cacher sa nudité décharnée sous une robe longue de lin, assez délavée,
récupérée elle ne sait plus trop où. Les chasseurs se sont munis de leurs
armes, carquois et sarbacanes, dans l’attente d’une décision belliqueuse. Ils
ont percé leurs nez et leurs lèvres de tiges de bois, ornements destinés à
impressionner les adversaires et à les mettre en garde. Ici, chacun a droit à
formuler un avis, mais Arapo tranche en dernier ressort. Moani a, le
premier, exposé et résumé la situation. Alunga, à sa suite, rappelle
l’histoire récente.

« Beaucoup ont péri sous les coups de ces conquérants redoutables


venus de l’Est. Certains disent qu’ils sont nés de la grande mer, d’autres
d’un très lointain pays, par­delà l’horizon. Ils ont soumis et massacré nos
cousins Tupi, nos alliés Achuar, nos parents Kayapo. Rien ne paraît les
arrêter… On les dit dirigés contre nous, les Indiens, par un gouvernement
central venu d’ailleurs, dont le règne a été instauré par un dieu unique. S’ils
gagnent contre nous, cela signifiera que nos propres dieux auront opté
pour notre mort à tous. »
Arapo l’interrompt.
« Pourquoi les dieux que nous révérons entérineraient­ils la mort de
mon peuple, de ce peuple dont j’ai la charge sacrée ? Les dieux oseraient­ils
commettre un tel crime ? Absurde ! Insensé ! »
Ikambu, le plus jeune et le plus impétueux des chasseurs, prend la
parole :
« Nous devons les attaquer maintenant, user envers eux de la ruse,
les prendre de vitesse. Moani, tu as dit les avoir aperçus à quelques arpents
seulement du village. Est­ce bien exact ?
― Ma parole est irréfutable.
― Ne serait­il pas imprudent de mener une offensive sans nulle
préparation, sans surtout la bénédiction des ancêtres ? » objecte Xapopo.
Xaiunga met son grain de sel.
« Nous ne pouvons capituler sans combattre. Ce serait lâche et
sacrilège. Cette terre est sacrée, la forêt également. Elles sont pour nous
comme deux mères : cet héritage ancestral, nous ne pouvons le sacrifier à
des envahisseurs inconnus. Nous le défendrons coûte que coûte, bec et
ongles, jusqu’à notre ultime souffle, jusqu’à la dernière goutte de notre
fluide vital, case après case, arpent après arpent, touffe d’herbe après touffe
d’herbe… C’est l’homme qui appartient à la Terre, non pas la Terre à
l’homme. Défendons nos valeurs… Jamais les dieux ne failliront, ne nous
abandonneront. »
Ayant dit, le chamane tire une bouffée de tabac toxique de sa
mauvaise pipe. Il tousse, il s’étrangle, sa gorge lui racle. Il crache une glaire
épaisse puis reprend la parole. Il a changé de registre. Il s’exprime
désormais dans la langue sacrée, hermétique des Anciens, la langue même
du Créateur de l’Univers. Il communique avec lui, en symbiose avec tous
les êtres vivants. Ses yeux extatiques roulent dans ses orbites. C’est la
transe et il entonne une mélopée qui signifie aux dieux que leur
intercession est réclamée.

On reproche souvent aux Amérindiens leur aspect taciturne, leur


silence, leur passivité, leur indifférence. On assimile à tort leur mutisme à
de l’attentisme, voire à du fatalisme, de la résignation. C’est oublier que les
Indiens sont fiers ; ce sont de grands résistants. Ils s’avèrent opiniâtres au
combat. Lorsque leur bouche commence à parler, on ne peut plus l’arrêter
tant leur langue est prolixe. Ils combattent ainsi par le verbe, avant de le
faire par l’action.
Tous reprennent en chœur la mélopée de Xaiunga. Ils et elle récitent
l’aani opoponi aani opoponi xakakani, cette formule rituelle, l’égrènent
comme une formule substantifique. Ils s’expriment par des voix de gorge,
graves, sourdes et profondes qui sont non sans rappeler la récitation d’un
mantra dans une lamaserie.
La prière achevée, Xapopo s’exprime de nouveau.
« Espérons que les dieux nous aient entendus et qu’ils intercèdent
en notre faveur. Je pressens que le temps nous est compté.
― Nous devons aller de l’avant, avec allégresse, car nous nous
sentons désormais résolus à la lutte. Nous sommes le bien de la Terre, nous
sommes son sel, les représentants de son héritage pour les générations
futures », s’exclame Arapo.
En réponse au cacique, Xaiunga poursuit sa transe communicative
avec les esprits sacrés. De la bave perle à la commissure de ses lèvres,
coule, s’égoutte de son labret de buis.
« Les dieux… ils nous ont entendus. Leur réponse est favorable.
L’issue du jour ne sera point néfaste. L’oracle de Manitou a parlé.
― Nous ferons donc comme avec nos précédents adversaires, ceux
qui, vainement, voulurent nous imposer des objets superfétatoires, des
choses, des techniques inutiles, dont nous n’avions nullement besoin pour
vivre, rappelle la matriarche.
― Je préciserais, reprend Moani, dont nous n’avons jamais éprouvé
le besoin. À quoi bon l’esprit maudit de la possession de biens personnels,
nuisibles à la communauté ? Pourquoi s’enticher d’objets pourvoyeurs
d’envie, de convoitise, de rivalités et au final de mort et de deuil ? Ceux que
nous avons précédemment réussi à rejeter voulurent à tout prix nous
imposer l’usage de choses inutiles, nous diviser, nous rendre égoïstes et
veules afin de nous soumettre à leur mauvais modèle. Ils ont nié la Nature,
l’ont utilisée à leur profit, puis à leur perte. Ils n’ont aimé que l’or pour l’or,
non plus même pour ce qu’il permettait d’acquérir et dont nous nous
sommes d’ailleurs toujours moqués. Ils ont vécu dans le lucre, dans la
convoitise permanente, n’ont cessé d’essayer de nous corrompre… Tout
leur or a été inutile… Désormais, ils sont tous morts sous le fer des autres.
Ils ont ramassé à leur tour le pactole, se sont partagés les dépouilles de la
civilisation maudite issue du c… »
Le discours de Moani est interrompu par des rumeurs venues de
l’extérieur. Une vague odeur de brûlé chatouille les narines. Les oreilles
perçoivent des hurlements, des mouvements de panique. Il n’y a plus de
doute : ils ont attaqué le village par surprise, plus tôt qu’espéré, que
demandé aux dieux. Comme pour répondre au début de désarroi qui
commence à remuer nos doctes notables, une femme soulève la natte
obstruant l’entrée de la maison du cacique et crie : « Sauve qui peut ! Les
dieux nous ont trahis ! »
Il n’est plus temps de s’interroger. Les hommes, sauf le chamane,
saisissent leurs armes et sortent. Avant de se porter à leur tête, Arapo
adresse ces ultimes paroles à Alunga :
« Sauve les femmes et les enfants, sauve notre avenir. Rassemble­
les, mène­les à l’abri, le plus loin que tu pourras. Ce… ce palabre… aura été
notre testament, le testament de la Terre. »
Alunga sait. Des larmes coulent de ses yeux.
Elle part, sans nul atermoiement.
Dehors règne l’enfer. Ils progressent dans le village, envoyant des
jets létaux des tuyaux de leurs canons ternis. Ils calcinent sans
discernement femmes, enfants et valeureux chasseurs.
Les survivants ne tremblent pas, au contraire. Ils se regroupent,
poursuivent le combat, refusent de capituler. Les guerriers tentent
désespérément de manier leurs arcs et leurs sarbacanes. Ils ont refusé
autrefois les bâtons à feu d’acier que les prédécesseurs des autres avaient
voulu leur vendre avec de bizarres étuis contenant une poudre propulsive,
tout cela pour les civiliser, instiller en eux l’esprit du commerce. Ils
voulaient aussi les soumettre par une eau brûlante qui rongeait les gosiers
et rendait dépendant. Mais les Indiens avaient mieux que cela : la boisson
sacrée tirée de la forêt, concoctée selon des recettes secrètes inventées par
Manitou lui­même il y avait des milliers de lunes.
Devant Moani, Ikambu, le jeune, valeureux et triomphant Ikambu,
élu des dieux, prend de plein fouet le jet de feu sorti de ce tuyau terni. Il se
consume en hurlant et une odeur de chair et de graisse brûlées provoque la
nausée parmi les survivants. Les armes des ennemis sont décidément
imparables. Ils ne laissent même pas aux guerriers la possibilité d’un
combat à la loyale, d’égal à égal, au corps à corps.
Impahari succombe à son tour tandis que, monté sur le toit de sa
case, Xaiunga exhorte ses frères à poursuivre leur résistance désespérée.
Tout le village s’emplit de dépouilles humaines carbonisées, fuligineuses,
recroquevillées. La fumée des chairs calcinées empuantit tout et finit par
voiler le soleil. Les dieux… les dieux eux­mêmes se voilent la face de
chagrin pour ne pas assister à la fin de ce spectacle de mort, à ce dernier
jour d’un monde. Un des autres, rugissant comme un fauve, ajuste le
chamane. Une rafale de jets bleutés sort de son tuyau raide et flexible à la
fois. Xaiunga brûle comme une torche, s’accroupit, se rétrécit,
communiquant à la case la décomposition ardente de son organisme.
Bientôt, le sinistre se communique à tout le village.
Cependant, Alunga a rassemblé les enfants, les femmes encore en
vie. Elle leur demande de la suivre sur une sente connue d’elle seule, afin
que tous ces porteurs d’avenir soient sains et saufs et gagnent le refuge
secret de la forêt profonde et inextricable. La petite colonne ne peut que
progresser lentement tant les buissons sont emberlificotés, urticants,
traîtres aux épidermes, pullulant d’animaux venimeux de toutes sortes.
Chaque pleur d’enfant trahit les fugitifs. Enfin, une clairière est en vue…
Oh, la surprise fatale… ils sont là aussi, avec une arrière­garde
protégeant le reste de la troupe en cas de repli nécessaire. Ils gardent un
dragon roulant, armé d’un fût obscène cracheur de mort. Ils ont utilisé à
leur profit les innombrables méfaits de leurs prédécesseurs, ces trouées
inconsidérées, multipliées à l’infini dans la forêt pluviale, ce réseau veineux
létal, cette toile de voies de communications mutilantes qui ont sillonné
l’Amazonie et l’ont réduite inconsidérément à un vestige de splendeur, à
une réserve interdite dont le peuple d’Alunga s’était institué le dépositaire.
Défrichements, déboisements, déforestation…
Ces maudits conquistadores venus de l’Est lointain ont exploité avec
une déconcertante facilité ces voies de pénétration, métamorphosant leur
conquête des peuples amazoniens en simple promenade militaire. Ils ont
violé de manière répétée les lambeaux de la forêt désormais presque
chauve, veinée de varices hideuses et sillonnée de véhicules polluants sur
les fleuves, les rivières et les routes.
Là­bas, très à l’est, il fait plus chaud qu’avant et l’eau du chapeau de
la Terre Mère fond, ainsi que celle de son fondement… et cette eau douce
monte, submerge peu à peu les îles.

Alunga a été vue avec les femmes et les enfants… L’un d’eux donne
l’alerte. Le véhicule des ennemis se meut. Certes, il est un peu lent, mais il
vise bien le petit groupe et éjecte sa mort… Alunga va mourir, mais elle
sait… elle connaissait un peu la langue de leurs prédécesseurs. L’un des
derniers à être parvenu au village, cinq ans auparavant, un déserteur de
l’armée régulière de l’ancien gouvernement central en déroute, avait
abandonné une espèce de mallette avec une petite chose sur le côté, comme
un poisson commensal qui nettoie les branchies des autres et se fixe à eux.
Et cette petite chose, une fois accrochée à la mallette ouverte, permettait de
communiquer avec le monde entier. Sous le couvercle, des touches
marquées des signes de l’écriture de l’ancien gouvernement. Sur la face
interne du couvercle, c’était lisse, transparent. Dans l’estomac de la
mallette, des objets ronds, producteurs d’énergie…
Tout fonctionnait encore et d’instinct, Alunga, qu’autrefois, enfant,
on avait tenté d’instruire à la civilisation prétendument parfaite des non­
Indiens, s’était rappelée comment on maniait l’objet et comment on
accédait par son biais à toute l’information du monde. Elle ne se souvenait
plus de toutes les lettres, recherchait les mots vagues ressemblant à la
langue de l’ancien gouvernement central. Elle avait accédé à des sites, tenté
de lire ce qu’ils racontaient, saisi des bribes révélatrices de la situation
régnant hors du village. Alors elle avait connu les ravages de leur conquête
à travers toute la Terre, sur fond de ruine des autres peuples au profit d’une
poignée égoïste, la montée parallèle des eaux dites des pôles, les raisons
socio­économiques qui avaient facilité leur avancée générale, ce naufrage
massif de l’immense majorité privée de tout au profit d’une minorité
infime, d’une cour parasite mondiale qui s’entredéchirait pour avoir
toujours plus sans même connaître le montant considérable de ce qu’elle
possédait déjà. Ils s’étaient nourris du terreau putride de la misère générale
des quatre­vingt­dix­neuf centièmes de la population du monde, et les
avaient dressés contre le centième restant qui prospérait telle une
parasitose depuis environ cent trente années.
Seuls les Indiens avaient vraiment résisté et sauvé l’honneur.
Maintenant qu’elle va mourir, Alunga a la conviction que les vainqueurs ―
provisoires ― n’en auront pas pour longtemps. La Terre Mère vaincra.
Tous ont péri : Karumbi, Acharao, Xapopo, même Arapo, le chef
bien­aimé. Leurs corps grillent encore dans le village en feu. Moani est le
dernier. L’un des autres lui demande de se rendre. Moani lui crache au
visage. L’homme s’avance. Il veut le frapper d’un coup de poignard,
l’égorger comme on sacrifie un capibara aux dieux en le saignant. Moani se
défend ; il ajuste sa sarbacane. Il souffle son dard empoisonné. Une rafale
d’abeilles plombées l’abat dans le dos. Moani s’affaisse. Il n’est plus. Le
brouillard de l’au­delà des esprits s’est étendu en lui, l’a recouvert d’un
voile pudique. Il a reçu le dard dans le cou.
D’ici trois heures, il mourra à son tour.

1 22 avril 2097
Affalé parmi les coffres humides, Guillaume de la Boderie mâchait
péniblement la chair du dernier perroquet. Si l’on en croyait les stries du
manche de sa hallebarde, cela faisait maintenant trente­sept jours qu’il
avait fait naufrage dans cette Atlantide à demi ensevelie de vaisseaux
écumants, hantée de Sa présence.

Hanté, le voyage l’était déjà au matin de leur départ, le 16 janvier


1558 : sans nouvelles des fondations de France antarctique ― car c’était
ainsi que le chevalier de Villegagnon avait baptisé la Baie de Guanabara,
investie depuis 1555 pour concurrencer les possessions espagnoles ―, les
rumeurs les plus extravagantes allaient bon train. On racontait que des
indigènes avaient envahi la colonie, menant l’expédition à une inéluctable
déroute : certains parlaient des bastions de Fort Coligny et d’Henryville
réduits en cendres fumantes, dans lesquelles les jadis glorieux
explorateurs, hagards et saigneux, n’avaient d’autres choix que de se faire
nécrophages pour survivre.

Guillaume ne voyait là que des racontars menteurs et cruels mais ces


histoires demeuraient vivaces dans l’esprit de chacun, et l’aumônier de
l’Albatros ne pouvait nier qu’en plus des quelque quatre­vingts hommes
embarqués avec lui autant de spectres dilacérés du Nouveau Monde
avaient pris place à bord.
Leur mission consistait à rester deux semaines sur place, pour
s’assurer que tout allait bien, et de faire dès leur retour un rapport détaillé
au roi Henri II en personne. Une traversée sous de telles latitudes ne
pouvait s’accomplir dans la facilité : peut­être était­ce dû à l’inconscience
de son jeune âge, mais Guillaume ne s’en tourmentait pas. Ayant déjà passé
huit années à vagabonder des bibliothèques d’Italie à la sainte cité de
Jérusalem, la perspective d’un départ vers l’inconnu ne l’effrayait en rien.

Il comprit vite néanmoins que les évènements ne se dérouleraient


pas comme prévu. Au quatrième jour, une voie d’eau les obligea à se replier
sur Franciscopolis pour radouber : une fraction de nobles censés s’installer
dans la colonie en profita pour partir, arguant que leur entreprise était
d’ores et déjà maudite, et le navire reprit son trajet délesté de vingt­cinq
âmes. Les journées se répétèrent par la suite inlassablement : Guillaume
mangeait mal ― porc salé, poissons et biscuits ―, ne dormait pour ainsi
dire jamais et subissait la rudesse maladroite des patouillards et galfâtres
composant l’équipage, accablé par la chaleur, la promiscuité, le
rationnement de l’eau potable et l’insoutenable puanteur de l’entrepont.
Enfermé dans sa cabine, il n’avait pour occupation que la relecture
des du
cordelier André Thevet, publiées en décembre de l’année précédente.
Revenu de ces contrées après un court séjour, Thevet avait fait paraître cet
in­quarto de cent soixante­dix feuillets aux nombreuses gravures, dans
lequel il était aussi bien question des Indiens Tupinamba que d’une flore et
d’une faune insolites. Violemment rejeté des abîmes du sommeil à la
moindre tentative, Guillaume se levait souvent la nuit et repensait à ses
lectures, prenant l’air sur le pont où somnolaient les volontaires harassés,
attendant parfois que poigne l’aurore, s’émerveillant alors de ses lueurs
irisées qui lui évoquaient de flamboyantes compositions admirées à Gênes
ou à Florence.

L’Albatros fendait la mer depuis près de trois mois, naviguant à


l’estime, définissant sa position en appréciant la dérive à l’aide des
instruments de bord, compas et sablier, sans en tirer semble­t­il de réelles
satisfactions. Treize marins étaient morts de leurs conditions de vie
exécrables ; le capitaine, un vieux bouc couturé à la jambe de bois qui disait
avoir accompagné vingt ans plus tôt Jacques Cartier jusqu’à l’estuaire du
Saint­Laurent, ne rassura en rien les réchappés, tempêtant qu’ils pouvaient
tous y passer que son bateau arriverait quand même à bon port. Dévorés
par la fièvre, le scorbut et les insolations, les hommes de plus en plus
nerveux venaient se confesser à Guillaume, jurant les yeux exorbités que
tôt ou tard d’immenses hydres sortiraient des flots noirs, au crépuscule,
pour les emporter tous. Ce fut, à peu de choses près, ce qui se produisit.

Cela arriva durant un crépuscule brûlant, où leur caravelle donnait


encore plus qu’à l’habitude l’impression de ne pas être taillée pour un tel
périple. Réveillé par un choc sourd, Guillaume avait gagné le pont
supérieur où tout lui avait paru la proie d’un feu très obscur, d’un incendie
de néant. La piétaille hurlait, s’affairait absurdement en d’inutiles
manœuvres, alors que des rafales faisaient claquer les voiles déchirées,
biffaient d’un coup les matelots en les projetant dans la gueule vorace de
l’abysse. Une vague colossale s’abattit, lavant le pont où gisaient les corps
tordus, enfonçant dans la bouche des paniquards le goût du sel et de
l’oubli. Guillaume fit demi­tour pour retourner dans sa cabine quand tout
bascula. Son dernier souvenir fut celui du capitaine hors d’âge serrant le
gouvernail d’étambot aux charnières presque arrachées, qui tançait
rageusement la tempête et les poissons.
À son réveil le paradis avait l’odeur de la moisissure.
La faim atroce qui le tiraillait et ses premiers mouvements
douloureux lui firent comprendre qu’il était vivant, en un lieu bien pire que
l’enfer. Près de sa figure s’enfuyaient des punaises, une infection chargée
de ténèbres l’entourait et les lattes rongées du sol en pente étaient prêtes à
craquer sous son poids. Ses habits lacérés dévoilaient contusions et
coupures. Ses yeux s’accoutumèrent à l’obscurité et il distingua, tout en
haut, une porte en biais sabrée de mousses bleuâtres ; marchant sur ce qu’il
prit pour des habits visqueux, Guillaume parvint à l’atteindre pour
s’extraire de la pièce dévastée.

Dehors c’était la nuit, la nuit éternelle. Les banderoles déchiquetées


de la voilure reposaient, misérables, le long des espars fondus à la brume
couvrant le ciel. Il était bien sur l’Albatros, comme figé dans la vase des
temps : se tenant à la rambarde, il put remonter jusqu’à la poupe surélevée,
apercevant au loin une jambe de bois esseulée ressortant des planches
vermoulues. Au sommet de la structure, il n’y avait à perte de vue qu’un
effrayant cimetière d’épaves lugubres, décomposées, en partie noyées dans
la bourbe sous une voûte sans fin qu’aucune lumière ne perçait. La
blancheur cariée des laizes enverguées aux mâts obliques les faisait passer
pour des dents de cadavres. Son regard dériva sur les abords de la coque et
il vit reposer des membres bleuis, épars, dans la poix épaisse.

Des heures se consumèrent sans qu’il ne soit capable de rien.


Affaissé sur le pont, le jeune aumônier n’avait pas osé quitté l’Albatros, à
l’intérieur duquel personne ne semblait avoir survécu. Il aurait pu rester là,
attendre, et mourir de faim. Il y pensa longtemps. Quand il se décida à se
lever, ses recherches ne lui permirent de rassembler que du porc faisandé
et des biscuits noircis de charançons. Rassemblant son courage, Guillaume
enjamba le garde­fou et sauta pour tomber deux mètres plus bas sur un
second bateau accolé.
C’était un voilier espagnol d’une cinquantaine de mètres qui
plongeait sous la surface tourbeuse baignant ses charpentes ; sillonnant la
coursie, il constata en voyant de part et d’autre des squelettes enchaînés,
totalement nettoyés de leurs chairs, que la galère devait chancir là depuis
plusieurs décennies. Il visita une à une les cabines du galion pour n’en
retirer qu’un vieux portulan et une navaja recourbée. Il parvint à atteindre
un autre navire et en emprunta même beaucoup, s’empêtrant dans un
labyrinthe de poutrelles effondrées piquetées de lucanes, unique âme qui
vive dans ce chaos endormi où les carènes étaient traversées en tous sens
d’ancres démesurées et immobiles.
Ses narines ne frémissaient plus aux remugles lorsque ces efforts
furent enfin récompensés : cinq caraques encastrées aux gréements
complexes renfermaient en leurs entrailles des réserves de nourriture,
d’épices, de sucre et d’eau potable. Après avoir mangé cru du poisson salé,
il s’endormit dans la chambre d’un marin disparu, fasciné par la gravure
d’un visage féminin découvert entre deux pages du journal de bord.

La survie se mit en place, créant ses habitudes, nourrissant ses


espérances, amenant son lot d’interrogations : quel était cet endroit ? où
était­il exactement ? perdu non loin des côtes de cette Amérique
fantasmée, dans une nébulosité de l’Atlantique ou au large de la mythique
Cipango ? avait­il un moyen de s’échapper ? allait­il mourir ici ?
L’optimisme l’emporta : Guillaume réussit à se convaincre qu’il s’agissait
pour lui de subir le siège de la solitude, de tenir jusqu’à ce qu’une aide
providentielle le sorte de ce mauvais pas. Il explora les alentours et tout
porta à croire qu’il était le seul prisonnier de cette île­cimetière condamnée
à l’obscurité, faite de centaines de vaisseaux agglutinés, de toutes les
époques.
Le soleil ne brillait pas plus ici que les étoiles. Ses prunelles
s’habituèrent à l’ombre, ses déplacements prirent de l’assurance, il aiguisa
son sens de l’orientation : s’il lui était arrivé de se perdre au début, il
revenait à présent toujours à son lieu de ravitaillement, les caraques, se
repérant à leurs flancs protégés d’une muraille de plomb. Sans moyen de
faire un feu, il dut habituer son organisme à la crudité des aliments ; une
fois recensé les barriques d’eau intactes, il fixa un nombre de gobelets
quotidiens à ne pas dépasser pour économiser ses provisions. Aussi loin
qu’il avait pu aller, une fange noirâtre baignait les épaves hors d’usage,
sans lui laisser la moindre chance d’en sortir par ses propres moyens. Il
n’eut bientôt plus que deux obsessions : trouver quelqu’un en vie et revoir
la clarté du jour.

En dépit de recherches poussées, l’enchevêtrement des nefs ne


dissimulait que des visages sanieux, dépouilles d’esclaves ou de navarques
désagrégées à des milles de leur terre natale. Ses habits d’ecclésiastique ne
lui parurent guère appropriés à sa nouvelle existence et il les remplaça
donc par la tenue, plus confortable, d’un capitaine ; c’est en tentant
d’enlever les gants d’un amiral hollandais qu’il remarqua les incisions. En
divers endroits, des fragments de peau avaient été prélevés, sans qu’on
puisse y voir là l’action de rongeurs ou d’insectes. Dans les cabines
contiguës, d’autres corps portaient de pareils stigmates. On aurait dit des
entailles faites au stylet. Dès lors, Guillaume ne dormit plus sans serrer
contre lui la hallebarde récupérée sur une hourque engloutie par le limon.
Le manche de son arme était frappé de sept encoches pour autant de
nuits de sommeil quand il surprit les mêmes stigmates sur des corps, ceux
décharnés de l’équipage d’un navire étroit percé de rames, à la proue ornée
d’une tête de dragon, sûrement un de ces drakkars des légendes
scandinaves, dont il avait jadis appris les prouesses de la bouche d’un
aveugle dans une auberge de Sicile. Cela ne fit bientôt pour lui plus aucun
doute : aussi étrange que cela puisse paraître, il y avait forcément
quelqu’un d’autre dans cet ossuaire maritime, quelqu’un qui l’évitait,
d’assez fou pour mutiler inutilement les morts et d’assez discret pour qu’il
ne l’ait encore jamais vu, à moins que cette Bête, ce Monstre depuis trop
longtemps livré aux affres de la déréliction, ne soit mort avant son arrivée.
Armé toujours, Guillaume commença à s’aventurer de plus en plus
loin de son camp de base, résolu à dénicher un ustensile quelconque auquel
il pourrait arracher une flamme qui lui permettrait de faire un repas chaud.
Rompu à l’exploration et à la thébaïde par ses pérégrinations antérieures et
des années de discipline monacale, c’était en effet l’absence de toute
lumière, de toute chaleur, qui l’affectait le plus durement, sans commune
mesure avec la peur ou la solitude qu’il pouvait ressentir : la perte du soleil
lui paraissait le très clair symbole du caractère désespéré de sa situation.

Une semaine passa sans revenir aux caraques : s’enfonçant au cœur


de cette Venise difforme lentement putréfiée, il devint familier d’un
environnement plus surprenant encore que celui décrit par Thevet, où
manioc, ananas, tabac, paresseux et tapir étaient remplacés par le lichen
baveux obturant les interstices, les gnètes sagittés des écoutilles, la
fontinale tiède au toucher, les naucores et notonectes en fuite et les petits
oiseaux bruns, aux yeux comme des braises, dont il avait une fois surpris
l’un des chétifs représentants se faire avaler par une énorme masse
blanche, jaillie comme la langue d’un crapaud du plancher éventré.
Au point le plus éloigné du cimetière marin, après lequel ne
subsistaient que naphte et brouillard, Guillaume monta à bord d’un navire
de commerce, sans doute portugais, équipé pour rallier les Indes. Les
pierres précieuses y étaient aussi abondantes que les cadavres ; chargeant
l’or et les gemmes dans un sac de jute sans trop savoir pourquoi, il
s’apprêtait à partir quand il imagina de plus fabuleux trésors à fond de cale.
Le compartiment empuanti était trop sombre pour qu’il y distingue quoi
que ce soit mais un corps nu attira son attention. C’était celui d’un homme
basané tenant entre ses doigts un médaillon d’argent : il le lui ôta à grand­
peine quand une décharge souleva un nuage de poussière et happa la
carcasse. Il lâcha le sac et tomba en arrière, courut à perdre haleine et ne
revint plus jamais affronter la tribu de créatures sphériques, aux amples
bras squamifères, qui se terrait sous le sable de la soute.
De retour aux caraques, un triste spectacle l’attendait : des rats
pilori avaient envahi sa réserve, forant coffres et tonneaux. Il se contenta
de les chasser avant de saisir la portée du désastre ; une bonne part des
vivres était perdue, et il y avait fort à parier que les autres bateaux avaient
connu le même sort. Guillaume se mit à sangloter en ouvrant le médaillon
d’argent à la chaîne jaunie, qui contenait une mèche de cheveux blonds.
Il débusqua plusieurs capromys, les empala sur sa hallebarde et
constata que le rat cru était moins digeste que le poisson. Cette
mésaventure l’incita à faire preuve de plus de précaution : l’eau et les
denrées restantes furent emmenées sur le galion le mieux conservé, à côté
d’une chambre spacieuse dans laquelle il choisit de s’établir. Il l’adonisa
avec beaucoup de soin, l’encombrant d’une véritable ferblanterie : s’y
empilaient des rocamboles de toute sorte, de la menuaille décorative, des
bijoux ciselés, un grimoire de goétie contenant pentacles, triskèles et signes
cabalistiques, des fioles d’eau­de­vie, une boussole montée sur une rose des
vents, la de Waldseemüller datant de 1507 où la découverte
du Nouveau Monde était attribuée à tort à Amerigo Vespucci, d’étranges
livres aux pictogrammes inconnus, la mappemonde de la de
Ptolémée, dont les vingt­sept cartes avaient été épinglées aux murs d’une
cabine inondée par le ponceau des térébelles, enfin la gravure d’un visage
féminin et les cheveux blonds du médaillon.

Les jours s’écoulèrent comme des nuits, rien ne pouvant les


différencier, et une angoisse l’envahit peu à peu : le Monstre qui découpait
la peau des morts finirait par s’en prendre à lui. À la terreur suscitée par
cette idée s’ajouta la maladie : la nourriture avariée et la chair de ces
horribles rats le contraignaient à de douloureux vomissements, si bien qu’il
n’osait plus manger. Les ossatures corrompues des navires devenaient pour
lui les couloirs d’un immense monastère qu’il ne cessait de parcourir, sans
manquer d’examiner les corps qui les jonchaient, souvent couverts de
stigmates identiques sans qu’on puisse en deviner la raison.
Il la trouva quand il s’y attendait le moins, guidé par les voix
discordantes provenant d’un vaisseau qu’il n’avait pas encore visité. Ne
sachant dire s’il avait perdu l’esprit ou si c’était bien des êtres humains qu’il
entendait crier, il suivit l’étambot, descendit, entendit des chants, avança le
long du couloir, la vue désormais diminuée par l’obscurité permanente, et
en brandissant son arme poussa la porte derrière laquelle provenaient les
voix. Elles entamèrent à son entrée le second couplet d’une chanson
paillarde : mesurant chacun près d’un mètre, aucun des perroquets ne
s’interrompit malgré son irruption. Le sol était moucheté de déjections
blêmes, des chaînettes rattachaient leurs pattes sanglantes aux perchoirs
salis ; au sol étaient étendus deux cadavres tout aussi maculés.
Des jumeaux dépenaillés, roux comme Christophe Colomb, dont les
faces portaient des blessures similaires à celles déjà observées. Il comprit
alors au milieu du brouhaha : ce que le Monstre excisait sur les dépouilles,
c’étaient les taches de rousseur. Sa trouvaille fut saluée par le joyeux
refrain entonné par les perroquets : Guillaume n’eut lui pour seul réflexe
que d’enfoncer sa lame dans un plumage smaragdin. Le calme revint et il
regagna peu après ses pénates, sept chaînettes en main et autant de becs
oscillant dans son dos.
Bien qu’amaigris les volatiles le rassasièrent durant trois jours, mais
l’eau s’amenuisait. Il était assis contre des malles pourrissantes quand il
porta le dernier morceau de viande à ses lèvres, mâchonnant un moment
puis scarifiant à la navaja pour la trente­huitième fois l’arme d’hast posée
contre le mur. Épuisé, Guillaume s’endormit ensuite tout en tenant son
médaillon, rêvant aux montagnes de minerai d’argent du Haut­Pérou, au
fiasco de la Nouvelle­France de Cartier, à celui probable de la France
antarctique qu’il ne verrait jamais, aux anthropophages emplumassés
décrits par Thevet dans son livre, rêvant au Monstre qu’il imaginait en
loqueteux émacié à la longue barbe grise ou en animal féroce de
mythologie, rêvant surtout à ce qu’il y avait sous la vase, la poix, les coques,
au terrible manège des profondeurs où les poulpes au noyau d’ambre
s’entretuaient en déchiquetant leurs tentacules dans une lente danse
macabre.
Guillaume se réveilla en sueur. Il lui semblait avoir de la fièvre alors
que sa main droite était glacée ; il lui fallut quelques secondes pour
comprendre que le médaillon auquel il tenait plus que tout avait disparu. Il
inspecta sa couche, le sol de la cabine, et dut en arriver à cette conclusion :
on le lui avait volé pendant son sommeil. Ça ne pouvait être que lui. Le
Monstre. La porte de sa chambre était ouverte : de rage, il sortit en
courant, crut voir une ombre qui s’échappait, arriva sur le pont où tout
était noir et entendit distinctement, sans pouvoir dire d’où ils venaient,
quelqu’un hurler ces mots : « Du soleil ! Du soleil ! ».

Manquant de vomir, Guillaume s’extirpa de la nef et sortit une


flasque d’eau de son havresac pour se rafraîchir. Il prit appui sur sa
hallebarde, essaya de retrouver ses esprits : dans les tréfonds des vaisseaux
qu’il devait traverser pour accéder à une portion nouvelle du cimetière, il
avait dû enjamber d’innombrables restes calcinés, des corps décomposés
de prisonniers ou de rameurs auxquels on avait coupé nez, oreilles et mains
avant de les enfermer dans les cales et d’y mettre le feu.
Depuis combien de jours il avait quitté sa cabine où il n’était plus en
sécurité, il était incapable de le dire : il avait pris sa décision et s’était lancé
sur les traces du Monstre, bien décidé à le tuer avant qu’il ne le fasse.
Le vol du médaillon, cette intrusion dans l’intimité qu’il avait
cherché à recréer, cachait sans nul doute de plus sombres desseins, les
projets funestes de la créature étant annoncés par le vol, qu’il ne constata
que plus tard, de sa fine navaja. Guillaume avait progressé sous le ciel noir
qui ressemblait à la voûte d’une caverne, s’aménageant des pauses
réparatrices, des plages de repos, jusqu’à atteindre ce putride amas de nefs
qu’il ne pouvait éviter.
Il avait finalement trouvé une issue, s’agrippant aux cordages tendus
en travers pour se hisser à bord d’un bateau et quitter ce lieu de désolation.
Sa progression se fit plus rapide, comme s’il savait où aller : il parcourut
plusieurs plate­formes avec souplesse, déjà reliées par des planches solides,
et rejoignit le pont inférieur d’une caravelle prisonnière de la poix. Il
remarqua les doublons jetés par terre qui formaient une ligne incertaine,
comme si quelqu’un s’en était servi pour retrouver ses traces, s’enfonça
dans un lacis de couloirs et ouvrit sans réfléchir la porte devant laquelle
s’arrêtaient les pointillés d’or.

La chambre était vide : ferraille et verroterie s’y accumulaient, avec


des plumes de perroquets, un gobelet, des ouvrages moisis, son médaillon,
une gravure usée et des osselets moites. Au mur, une grande carte
maritime était entièrement couverte d’une composition encollée de
mousses, de lichens représentant la mer et les nuages, alors qu’au centre se
levait un soleil flamboyant.
Il observa le tableau et se rendit compte que son cœur était fait
d’une mosaïque d’éphélides, d’une succession de taches de rousseur, de
bouts de peaux maintenus par un suc d’algue, et ses rayons d’une profusion
de cheveux dorés. Se tournant de trois quarts, il vit une couche froissée sur
laquelle reposait l’in­quarto de Thevet et sa navaja, avec au mur un miroir
fendillé entouré par des dizaines d’entailles biffées de prisonnier comptant
ses jours. Il était revenu sur l’Albatros, dans sa cabine.

Tremblant légèrement parce qu’il savait ce qu’il allait voir,


Guillaume de la Boderie regarda le miroir brisé pour y distinguer un
loqueteux émacié à la longue barbe grise, le Monstre, ce qu’il était devenu
après des années de claustration, et il comprit que le cimetière des
éphélides, son cimetière, dernière lueur d’espoir dans la démence, n’était
qu’un éternel soleil levant dans sa nuit.
Certains faits divers ressemblent à des passions d’adolescent. Aussi
intenses que fugaces, ils nous obsèdent le temps d’une saison. Peu accèdent
à la notoriété posthume de Jack l’Éventreur ou de l’Étrangleur de Boston,
immortalisés par le souvenir de leurs crimes.
Quelles caractéristiques doit donc avoir l’un de ces faits divers pour
passer à la postérité ? Faut­il qu’il soit particulièrement macabre ou
d’ingénieuse conception ? Qu’il ait une portée mythique ou universelle ?

Michel Foucault exhuma l’affaire Pierre Rivière ― du nom d’un


parricide exécuté en 1836 (1) ― cent trente­huit ans après les faits qui
firent grand bruit à l’époque.
Avec son équipe, Foucault a collecté l’ensemble des documents
relatifs à cette affaire : articles de presse nationale et régionale, archives
judiciaires, propos tenus par les habitants et le maire du village où se
produisit le drame, et surtout le récit de Pierre Rivière dont, à en croire
Foucault, la seule « beauté » justifiait cette longue recherche et sur lequel il
a tenu à conserver un silence religieux, comme pour mieux faire partager la
« sorte de vénération, et de terreur pour un texte qui devait emporter avec
lui quatre morts ».

Le silence du chercheur résiste aux bavardages accumulés autour de


l’affaire. Rien ne suscite en effet plus de palabres et d’élucubrations qu’un
fait divers, ce qui n’est guère étonnant lorsqu'on prend en compte sa nature
« pathologique » (2), sa teneur en anormalité. On voudrait le pénétrer et le
ramener à l’intelligible, percer ses zones d’ombre, comprendre les causes
de l’incompréhensible.

Mais ce n’est pas tout : on a aussi envie de l’exemplariser en le


traitant comme le symptôme d’une maladie sociale. Tant que les mobiles
du crime échappent à l’emprise de la raison, un halo de terreur mystique
l’entoure. Cette inquiétante sacralité du mystère, on ne peut l’accorder aux
faits divers. Forcer l’inconnu, avancer par degrés vers sa résolution,
engendre des tensions indissociablement liées au plaisir.

1 Michel Foucault,
, Paris, Gallimard, 1973.
2 Cyrille Bégorre Bret, Raphaël Giraud, Sébastien Miller, « Le fait divers et la
nouvelle rhétorique démocratique », Le Banquet, n°19, 2004/1.
Par les interrogations qu’il soulève, par l’incrédulité qu’il provoque,
par le mystère qu’il contient, le fait divers s’apparente en outre à un roman
policier dont le dévoilement progressif manifesterait « cette dimension
littéraire de l’histoire à retrouver, à refaire, [qui] est à l’origine du plaisir
herméneutique éprouvé par le lecteur, celui qui est causé par une
interprétation du réel qui en lit la trame cachée » (3).

D’où cette quête précipitée visant à donner un sens à l’affaire.


Dès qu’il y a crime, les experts divers et variés foisonnent.
Journalistes et écrivains s’attellent à la rude tâche de faire parler la nature
absconse des faits. Ce phénomène ne se limite pas, il est vrai, aux faits
divers stricto sensu. Il concerne tous les personnages publics auxquels des
parcelles de vie « hors norme » confèrent la même force d’attraction. Les
experts autoproclamés tentent alors de pénétrer l’esprit du personnage en
s’y confondant.

Cette méthode d’investigation peut se révéler fertile quand des


écrivains réussissent leur « emprunt direct à la réalité » (4). Une réalité
qu’ils ne modifient pas à des fins de fiction mais dont ils entreprennent
l’examen méthodique en usant de procédés littéraires.

Tel est l’objectif du réquisitoire de Percy Kemp qui a imaginé, dans


Le Monde, « ce qu’aurait dit, à son procès, le chef d’Al­Qaida s’il avait été
jugé (…) : une attaque en règle contre les États­Unis, qui l’ont fabriqué puis
lâché » (5). Quelques jours plus tard, Tahar Ben Jelloun s’emparait d’un
autre personnage, ou plutôt de sa « boite crânienne », en prétendant entrer
« dans la tête de Kadhafi » (6), essayant, à grands jets d’ironie mordante,
de restituer le cynisme et la perte de réalité du personnage.

En revanche, lorsque ces explorations se réduisent à une projection


superficielle, l’enfilage de perles psychologiques se met au service du
frisson ; de ce point de vue, l’enquête menée « dans la tête de Xavier
Dupont de Ligonnès » (7) est un modèle de ratage.
Les générations futures se souviendront­elles des colis piégés
d’Unabomber ou de son manifeste ? Si rien ne garantit que le second soit
toujours lu, le souvenir des premiers s’effacera inévitablement. Quid de
l’affaire Richard Durn et de son journal intime ? Des lettres et des mails de
Dupont de Ligonnès ?
3 Ibid.
4 François Mauriac, , 1933.
5 « Ben Laden : J’accuse », Percy Kemp, Le Monde, 9 mai 2011.
6 Tahar Ben Jelloun, « Dans la tête de Kadhafi », Le Monde, 15­16 mai 2011.
7 « Dans la tête de Xavier Dupont de Ligonnès », Doan Bui, Le Nouvel
Observateur, 5 mai 2011, numéro 2426.
Ces assassins des années 2000 auront­ils droit à leur film éponyme,
à leur page Facebook ou à leur fan club virtuel ?

Il faut se résigner à ce que les discours suscités par le fait divers « ne


forment ni une œuvre ni un texte, mais une lutte singulière, un
affrontement, un rapport de pouvoir, une bataille de discours et à travers
des discours » (8).

L’enjeu de cette lutte, c’est le sens forcément opaque dont la


pénétration serait le domaine réservé de nos nouveaux chamanes.

8 Michel Foucault, op.cit.


Roule, mec, roule. Trompe la mort. Oublie la nuit et ses pavés
inégaux. Ne songe à rien, sois le rêve, l’allure folle et sereine.

Et j’ai longtemps roulé avant que ça finisse par arriver. Ça m’a paru
sonner un peu comme un synthé ; le son passé du futur, autrement dit le
futur tel que se l’imaginaient les gamins des années quatre­vingts. Droit
dans le mille, nous avions mis. Note infinie, lourde et winwintante. Mais ça
ne me fit pas rire. J’étais sur les nerfs et scrutais tour à tour la route, la
colline et le rétroviseur. Dedans, je me suis figuré une chiée de bagnoles,
toutes prêtes à me passer sur le corps au moindre relâchement. Au volant
desdites bagnoles, des monstres avec des tronches pas nettes et des
serpents collés aux mâchoires. En réalité, il ne devait s’agir que de
connards standard tels qu’on peut en voir ici ou là coincés entre deux
tranches de confort. Pas de quoi paniquer. De quoi gerber, à la limite…
Mais je me suis contenté de m’essuyer une nouvelle fois les mains sur mon
futal tout en matant cette foutue colline. Puis j’ai enfin quitté la route
principale pour me retrouver sur un chemin sinueux. Plus je m’avançais
plus ça winwintait. À l’approche d’une barrière, j’ai ralenti, me suis
retourné pour bien m’assurer de n’avoir pas été suivi et j’ai garé ma caisse à
l’endroit convenu, derrière un monticule herbeux. Ensuite j’ai mis mes
boules Quies et j’ai parcouru les quelques mètres me séparant du bâtiment.
Allez, mec, ai­je pensé, pas le moment de faiblir. Trois cent mille balles
pour ne plus jamais avoir à bosser.

Le ciel ressemblait à quelque chose comme « gris­lourd au­dessus


de la bâtisse », et le vent rentrait là­dedans comme un marathonien à
portée de la ligne d’arrivée. Le son devenait sacrément dingue ― un
winwintement de malade ― et rebondissait sur les taches d’ombre en
faisant des circonvolutions avant de pénétrer mes oreilles bouchées. Je
savais que ça ne serait pas une mince affaire. Là­dedans régnait en effet
une obscurité capable d’effrayer le moindre ver de terre un peu belliqueux.
J’en menais pas large. Tout en jetant un coup d’œil sur la caisse,
comme pour m’assurer que si ça tournait mal je pouvais toujours sauter

1 Arnaud Guéguen a écrit les parties de texte sur fond blanc, Pierre­Axel
Tourmente celles sur fond noir.
dedans et dératiser, je suis entré à pas feutrés dans l’usine en friche.
Merde ! C’était donc vrai ce que m’avait dit le vieux.
Devant moi se dressait un labyrinthe introduit par deux murs
interminables de boîtes de conserve étiquetées « Haricots bleus extra fins
». Un halo de lumière fade et rance semblait s’échapper du couloir sans fin
qu’elles formaient. Plusieurs fois j’avais eu l’occasion de me perdre dans
l’inextricable dédale d’un magasin de meubles et accessoires en quête d’une
ampoule basse tension ou d’un lot de petites cuillères en promotion.
Chaque fois, grâce à mon sens de l’orientation, j’avais retrouvé la sortie.
Pourtant, ce coup­ci, une étrange intuition aiguisait mes sens. Et si je
finissais par me perdre ? HEIN !… Qui me retrouverait au fond de ce truc ?

Cette satanée note faisait vibrionner les boîtes de conserves et mes


tempes en canon, et ce malgré la présence des boules Quies. J’étais
vraiment en train de me demander ce que je foutais là quand deux jeunes
femmes ― qui me parurent être les gardiennes du temple ― se pointèrent
vers moi d’un pas décidé. Elles mesuraient dans les soixante centimètres et
se ressemblaient comme des jumelles sorties du même œuf. Beurk !
Et que dire de cette dégueulasse bouillie de haricots enfoncée dans
leurs esgourdes ! Enfin, paraît que dans la vie faut faire preuve de
tolérance, d’ouverture et de compréhension… Alors j’ai cherché à piger. Pas
facile, surtout en langage des signes. Magnanimes, mes naines vilaines ont
fini par me faire un dessin agrémenté d’explications chiffrées. Et c’est là
que ça a coincé… Il manquait un zéro. Pour moi ça changeait tout.
Trois cent mille balles placées à quatre pour­cent, voilà qui m’aurait
permis de lâcher mon taf de larbin d’abattoir. Mais avec trente mille,
qu’est­ce que j’aurais bien pu foutre ? M’illusionner à la puissance dix ? Me
bercer d’éternels regrets ? Les placer pour m’offrir un cercueil en carton ?
Tandis que je m’apprêtais à me lancer dans une difficile négociation,
ça s’est mis à winwinter de plus belle. Les naines se sont concertées un
instant avant d’ajouter ce zéro tant désiré. Comme un crétin, je me suis pris
à espérer un redoublement complètement winwin, un truc assez barge et
méchant susceptible de multiplier par quatre ou sept ma récompense. Mais
on a fini par toper à trois cent mille. Bien. En tout cas bien mieux que la
suite : course affolante et pénombreuse à travers des dédales de métal, de
déchets et de glissants haricots. Qu’est­ce qui leur prenait à ces naines à
courir de la sorte ? Et moi, accroché à leurs basques, sommé de ne pas me
laisser semer, anticipant les dingues virages, triple sautant par­dessus des
flaques de pisse, flaques d’huile, étrons monstres… Putain, mais à quoi
jouaient­elles ? J’ai pas cherché plus que ça à piger ; je me suis contenté de
m’accrocher tout en imaginant la gueule de ma banquière lors de notre
prochaine entrevue.
Et puis c’est arrivé.
Il était là, devant nous, penché sur ses fèces, un bébé presque aussi
gros que moi, winwintant sans discontinuer.
Après m’avoir adressé un signe de la tête, les naines se sont tirées à
toutes bringues. « Bon », ai­je pensé, « voilà qui va me changer de l’éternel
dézingage de truies ».

Dans la vraie vie mon job était simple, j’enfilais le matin, après un
bon café, une blouse saillante maculée de sang, je couvrais mon chef d’un
bonnet type « bonnet d’interne au CHU de mes deux », je sautais dans une
paire de bottes en caoutchouc modèle 43 et, après avoir parcouru un long
corridor ressemblant à celui qui mène le condamné à sa mort, je me postais
fidèlement dans une grande pièce pleine de néons aveuglants.
Une colonne de porcs vivants, attachés par les pattes, défilait devant
mon tarin, et j’étais chargé de leur balancer une grosse bastos dans le fond
du crâne en prenant bien soin de viser entre les deux yeux et le plus vite
possible, afin que le verrat n’ait pas le temps de capter ce qui lui arrive.
Passer de vie à trépas, ça les contrariait trop. La tête en bas, exposé à ce que
les chefs appelaient « la minute de vérité », l’animal poussait des cris
perçants.
Le colt en main, la face marmoréenne, affublé d’un casque,
j’écoutais le requiem en ré mineur de Mozart. Idée judicieusement
suggérée par un ancien contremaître des abattoirs et votée par la suite à
l’unanimité, la clause précisait : « Les experts ne pouvant garantir que le cri
récurrent du porc au moment de la mise à mort n’a pas une incidence sur la
psyché du tueur, il est vivement recommandé d’orner ses esgourdes d’un
casque audio balançant une quelconque purée musicale », fin de citation.
Au bout de la chaîne, le consommateur pouvait me remercier, et
remercier aussi Wolfgang. Après quelques soubresauts à peine
perceptibles, la bête ― que mes collègues s’échinaient ensuite à découper ―
se balançait au bout de son crochet avec un petit sourire attendrissant.
Le jambon finissait dans les étals des supermarchés, dépecé sur un
cochon si tendrement et si harmonieusement dézingué qu’aucune
association de consommateurs ne s’était intéressée, depuis la mise en place
de cette technique innovante, aux quantités faramineuses de barbaques
périmées qui sortaient de nos laboratoires. Même les motifs de grève
étaient devenus caducs. La musique, dit l’adage, adoucit les mœurs.

Je comprenais mieux les raisons pour lesquelles le vieux m’avait


confié ce lourd secret. Qui d’autre que moi aurait pu s’intéresser à une
mission pareille ? Seulement voilà… entre déboulonner une truie (crâne
musiqué à l’extrême) et poster à bout portant une prune dans la tête d’un
mioche winwintant à cor et à cri… Et tout ça au fond d’un labyrinthe
miteux­dégueulasse… Alors j’ai essuyé mes mains sur mon futal, comme
j’en avais l’habitude, et j’ai regardé le marmot bien dans les yeux tout en
essayant d’imaginer que j’étais en face d’une grosse et belle femelle de la
race « Culs noirs du Limousin »…
Je ferme les yeux, attrape mon flingue, me concentre, me concentre,
me concentre… bouge trop le mioche… me concentre… vise… Pan ! Pan !
Deux balles, dont une dans le cœur. J’étais sûr de mon coup.
Seulement, je ne tardai pas à comprendre que cette chose ne possédait pas
de cœur ; un énorme bébé égoïste et infoutu de se mettre à ma place de
travailleur cassé et impécunieux. C’est vrai, merde, il aurait pu faire un
effort, penser en termes de bien commun, voir plus loin que son petit caca,
bref, adopter une vision sociétale.
Le calcul était pourtant simple : sa seule mort aurait pu rendre
heureux deux naines et un méritant prolo… Mais allez expliquer ça à un
bébé­roi ! Refuser de clamser, je veux bien admettre : l’instinct de survie,
tout ça, mais de là à m’infliger un winwintement aussi vicelard ! Du
cinoche, j’en étais certain ; les bébés sont des acteurs­nés. Deux bastos
dans le gras, et voilà que ça se met à jouer la sirène des pompiers à la
puissance maboule. Mes boules Quies ne m’étant plus d’aucune utilité, il
me fallait trouver autre chose.
Alors, comme un taré, j’ai retraversé en sens inverse ces dédales
fécaux et pisseux, slalomant entre les boîtes de haricots et les naines. Oh,
mes haines ! « Tirez pas cette tronche, les filles, je vais chercher du matos
dans ma caisse et je reviens… » Et j’ai tenu parole. Casqué comme un DJ de
mes deux, crâne musiqué jusqu’à l’insensé, je me suis repointé face à mes
naines. Plus un winwintement ; juste le requiem en ré mineur.
Danke, Wolfgang.
À l’unisson, les naines se sont jetées à mes pieds ; j’étais leur héros,
le quasi­fou qui allait les débarrasser de cette espèce d’aberration à quatre
pattes. Après s’être relevées, elles m’ont refait un dessin. Si je comprenais
bien, il m’était conseillé de lui tirer dans le cul. Enfin, peu importait : vu ce
que j’avais dans mon sac, le chiard allait bientôt devoir fermer sa grande
gueule de sangsue sociale.
Ce coup­ci, pas besoin de guide. J’ai foncé droit devant, martial, prêt
à faire le taf. Il faut dire qu’avec Wolfgang dans les esgourdes, ça vous
change un homme. L’incongru et l’étrange en prennent du coup un tour
franchement excitant.

Gros bébé n’avait pas bougé depuis tout à l’heure. À sa gueule


ouverte on voyait bien qu’il winwintait. Pour ce que ça pouvait désormais
me foutre ! Les chœurs montaient en puissance ; tragique beauté enrobée
de cuivres impérieux. J’adorais ce passage. Il me rappelait ma première
truie mozartée à l’électronarcose. Ce que la nostalgie peut parfois vous
inspirer comme actes fantasques ! Exalté, j’ai commencé par gueuler
comme un sourd. Je lui ai dit, à cette merde rampante, ses quatre vérités.
Son oisiveté, sa bassesse, son inutilité. Mais pas seulement. Je lui ai surtout
causé de Wolfgang qui, malgré ses détestables sautes d’humeur, n’en était
pas moins un putain de créateur. Autre époque, me direz­vous. Peu
importe ; je ne savais pas qui avait fait de lui cette chose, mais je haïssais ce
mioche, et j’allais le lui faire savoir autrement que par des paroles.
Et puis… Et puis… Elle est arrivée d’on ne sait où, je l’avais pas vue
venir, la salope. Moulée de noir aux reflets bleutés, elle me sauta dessus
comme un succube. Ces gros yeux globuleux contrastaient avec la finesse et
la transparence de ses membres ailés. Elle allait et venait sous mon nez,
exhibant ses charmes morbides dans un bruissement d’ailes. Elle se posait
parfois sur mon épaule, ma joue, mes lèvres. Elle faillit même me rentrer
dans le nez, cette putain de mouche ! C’est là que j’ai eu l’idée : en certaines
circonstances, être distrait quelques secondes par une mouche à merde ou
à viande vous remet les neurones en place. Non, non : j’allais pas le buter
ce putain de bébé géant digne de Rabelais ! J’allais me faire plus que ces
malheureux trois cent mille sur sa couenne ! Multiplié par quatre ou par
sept, minimum ! Maintenant que je l’avais trouvé, j’allais le monnayer au
prix fort : elles m’auraient pas, les naines vilaines, j’allais pas me laisser
entuber par des demi­portions !
J’ai chopé le mioche par la peau du cul. Et ça winwintait, et ça
winwintait encore : les sons qui sortaient de sa grande gueule de marmot
en sursis devaient allègrement dépasser le bruit d’un hélico au décollage ―
c’est drôle, mais ça me rappelait « Apocalypse Now », et ça me donnait des
envies de carnage ! (2)

Mais je me suis aussitôt ressaisi. La folie a changé de terrain. Je ne


me suis pas laissé envahir. J’ai fait le trajet dans l’autre sens, comme ce que
ne font jamais les pénitents de Compostelle. Emprunte à nouveau le
labyrinthe ombrageux­dégueulasse, longe les murs de boîtes de haricots
bleus, ressors du bâtiment miteux, dis au revoir aux naines… « Hi, girls ! »
(en anglais, ça le fait mieux, c’est plus court)… Et je me retrouve en pleine
lumière, sous les feux d’un soleil cuisant. Le gosse à peine né continue à
hurler… évidemment il n’a jamais vu Râ­soleil, alors ça lui fait tout drôle de
se retrouver en face d’un œuf à la coque aussi brûlant qu’une plaque à
induction Bosch et au milieu d’un ciel bleu­jean… Oulala… ’tain mais je
t’accrocherais bien à un crochet de boucher, Bécassine à couilles…
Je remonte dans la caisse et je fourgue le petit sur la banquette arrière au
milieu du monticule formé par mes chaussettes, mes bonnets, les

2 Exceptionnellement, depuis le début de cette partie jusqu'ici, le texte a été écrit


par Marianne Desroziers.
emballages de chocolatine, le cric de la caisse, les relevés de banque, un
marteau et les tickets de supermarché. Diable, ça se complique. Faut que je
file d’ici.
Je m’essuie les mains sur mon futal et j’entends ma mère qui me
dit : « Ne t’essuie pas les mains sur ton pantalon, mon garçon… »
Ta gueule, maman.
Et je démarre, vroum ! Enfin non : je démarre, teuf teuf, mais je
démarre quand même, et c’est bien le principal, parce que maintenant faut
que je mette le chiard à l’abri, et le plus discrètement possible, bien sûr.

Or, discrétion et post­modernisme ont toujours représenté pour moi


comme une espèce d’antithèse. Merde ! Le temps de rentrer chez moi avec
le drôle et ma voisine aura déjà mis au courant tous les joyeux amis du
réseau social sur lequel elle passe ses journées. Elle sait que je ne suis pas
papa, la voisine.
Et ses amis auront averti leurs amis qui eux­mêmes auront averti
leurs amis. Jusqu’à ce qu’un quidam me dénonce aux flics.
M’y prendre autrement. Un plan B.
Je saisis mon portable et j’appelle ma cousine. Elle décroche :
« Allô ! ». Jusque­là, rien d’anormal. Ma cousine travaille dans une crèche,
aux P’tits Diablotins. Elle devrait pouvoir m’aider. Le gosse vient de chier,
je roule désormais à vive allure au volant d’une station d’épuration. « Zine
(depuis toujours dans la famille, on l’appelle Zine, c’est très con d’accord
mais c’est comme ça), Zine je suis dans le caca, faut que tu m’aides ! »
« Oui, chouchou (depuis toujours dans la famille, on m’appelle
chouchou, c’est très con d’accord… bref !), qu’est­ce qui t’arrive, chou­
chou ? », elle dit, avec une inflexion de voix qu’on croirait issue d’une
émission de télé­réalité, genre je peux tout faire toute seule sur une île
déserte, « Je peeeeux t’aider, mais dis­moi seulement de quoi il s’agit,
chouchou ».
J’ose pas…
Ose, putain…
J’ose enfin : « Je viens d’enlever un gros bébé winwintant, Zine :
faut que je le cache, le temps de prévoir un plan B, Zine, faut m’aider, faut
m’aider, Zine, sinon je suis cuit ! ».
Zine va m’aider, je sais qu’elle va m’aider. Et tout simplement parce
que j’ai jamais dit à ma tante, sa mère, qu’elle avait eu, à l’âge de quatorze
ans, en classe de neige, une relation avec un chauffeur de camion serbe
tombé là par hasard à cause d’une panne de carburateur. Zine va m’aider.
Elle hoquette. Hoquette pas, Zine ! J’ai pas le temps. Un virage. Un autre.
Je sue. Le gosse crie, chie, chie, crie. Zine réfléchit. J’entends plus rien.
J’entends même plus le souffle de Zine à travers mon combiné. ‘tain, la
communication est coupée… y a plus de réseau, y a plus de réseau... Ah !
Je la capte de nouveau. Elle dit : « Qu’est­ce que tu entends au juste par
winwintant ? Il est malade, ce bout de chou ? Maltraitance, c’est ça ? ».
Oh non, on n’y arrivera jamais ! Comment lui faire piger que ce
mioche est une sale merde, un putain de parasite géant, mais également de
l’or en barre ? « C’est pas un vrai bébé, Zine, enfin si, mais disons qu’il est
un peu… »
Ok, voilà qu’elle m’engueule, la bonne vieille morale qui ressort, je
n’ai aucun cœur et blablabla… « Je te l’amène, Zine, et on en recause ! T’es
où, au fait ? »

Une crèche au milieu des champs, j’ai toujours trouvé cette idée un
rien bizarre. Le plein air, tout ça, paraît que ça rend les chiards plus
heureux et plus sains… Enfin, m’étonnerait que ça le calme, notre gros
winwinteur…
« Mais tu vas arrêter de chier, oui ! Mes sièges, bordel ! Et mes
vitres ! Quel porc ! Tiens, on arrive ! Regarde ! C’est pas beau, dis, tous ces
champs, ces arbres ? Et les vaches, tu les as vues ? Regarde : c’est chouette,
non, ces fleurs, ces couleurs… Et les oiseaux, tu les entends ? AH, BOR­
DEL ! IL REMET ÇA ! MAIS TU VAS LA FERMER, TA GUEULE ! JE FAIS
TOUT POUR TOI, JE ME SACRIFIE, JE TE FAIS DÉCOUVRIR LES
BEAUTÉS INSOUPÇONNÉES DE NOS CONTRÉES LES PLUS
RECULÉES, ET TOI TU CONTINUES Á ME FAIRE CHIER QUOI QU’IL
ARRIVE ! » Ah, Les P’tits Diablotins ! Bon, par où entre­t­on dans ce
merdier ? Allez, fonce dans l’allée, tu trouveras bien où te garer. Devant la
boue à cochon, tiens, voilà qui est parfait. Et maintenant, me musiquer un
bon vieux Nine Inch Nails, assez de Mozart pour aujourd’hui. Ouh, merde !
Difficile transition : deux secondes sans musique, et bam ! Le gros winwin
dans la tronche ; ce vertige ! Un peu plus et je m’écroulais pour de bon ! Me
venger au plus vite, et assurer mes arrières par la même occasion… Il a
faim, le bout de chou ? Qu’est­ce qu’on va bien pouvoir lui fourrer dans la
gueule ? Allez, une chaussette puante pour commencer. Oh ! Mais c’est
qu’il aime ça ! Une deuxième, pour faire la paire ? Bon, et un bonnet, cent
pour­cent artisanal issu du commerce équitable… Fais pas cette tête,
puisque je te dis que c’est équitable, et même que c’est bio ! Sale ingrat, va !
Et maintenant, tu vas goûter à un bon emballage de chocolatine, mon petit
tyran ! Miam ! Relevés bancaires pour faire passer le tout, tickets de
supermarché en sus, ça mange pas de pain… Tiens, qu’est­ce que je
pourrais bien faire avec ce marteau et ce cric ? Tu pourrais me le dire ? »

« QU’EST­CE QUI TE PREND ? T’ES DEVENU FOU OU QUOI ? »


J’aurais dû m’y attendre. Stoppé en plein trip, bandaison et tout ce
qui s’ensuit. Ah, la salope ! Est­ce que ça me serait venu à l’idée de venir
l’emmerder pendant qu’elle jouait avec son camionneur serbe ? Quel
manque de délicatesse !
« Rends­moi ça », j’ai gueulé, « rends­moi ce putain de cric ou tu
risques de le regretter ».
Mais Zine n’a rien voulu entendre. Pire, elle m’a bousculé et, tout en
simagrant à mort, elle s’est penchée sur le gros winwinteur. « Oh, le pauvre
chéri, on lui a fait des misères ! Mais c’est fini, hein, oh oui, oh oui, c’est
fini, mon amour… Allez, on va lui enlever toutes ces cochonneries de sa
bouche et tout va… »
Le chiard a mordu. L’os de Zine a craqué. Et les winwintements ont
repris. « Le cric », j’ai beuglé, « envoie­le dans sa gueule indigne ! ».
Mais je sentais bien qu’elle pourrait pas.
On se refait pas. Crever plutôt que renier ses principes.
« Dégage de là », j’ai fait, « je me tire ».
Le plan B venait d’échouer misérablement. Zine, tu ne paies rien
pour attendre. Je me suis promis de raconter l’histoire du camionneur
serbe sur la Toile. Avec un peu de chance, l’info relayée par la grande
communauté des internautes « Amis­amis » allait finir dans les oreilles de
ma tante. De nos jours, c’était le meilleur moyen pour provoquer un
esclandre à grande échelle. J’allais faire le buzz…genre repas de Noël
familial qui tourne mal, avec en sus une petite centaine de convives
supplémentaire, tous scotchés à leurs écrans vitreux comme des larves sur
un mort. Couleur roquefort bleu bien mûr, le mort.
Je reprends donc mon auto en main, teuf teuf teuf, et je repars voir
le vieux qui m’avait conseillé de me rendre dans la remise labyrinthique si
j’avais vraiment besoin d’argent. Je regrettais amèrement d’avoir écouté
cette vieille souche. L’Europe c’était pas l’Afrique, les vieux n’avaient plus
grand­chose à nous enseigner. Ils avaient sûrement passé trop de temps
devant Fort Boyard ou Koh Lanta, ça leur avait fait le même effet que sur
les ados ― ramollir le peu de cervelle qui leur restait.
Mais à qui diantre appartenait ce marmot ? À présent je voulais le
rendre à son propriétaire. Oui ! Tout ce que je désirais, c’était le rendre à sa
mère, ou, le cas échéant, à son père, et sans rançon je vous en prie ! Si tant
est d’ailleurs qu’il existât un géniteur dans l’affaire. Ça aussi, ça se faisait de
plus en plus rare.
Je retrouve le vieux devant les abattoirs. Je savais qu’il avait pour
habitude d’aller consulter les résultats du tiercé tous les matins au bistrot
du coin. Le gosse s’est endormi sur un air de hard tech espagnole. J’en
profite. Le vieux me raconte brièvement toute l’histoire.
Je tombe des nues quand il m’apprend que le gamin est le fils de
Benoît XVI. Merde ! Le patriarche au sourire mort, avec sa tête d’armoire
normande, a un fils illégitime qui dort sur le fauteuil arrière de ma caisse.
Rhôô, le buzz, l’info, le scooop ! On se croirait de retour au XVIIe
siècle. Je m’informe sur la mère. La traçabilité, à notre époque c’est capital,
j’en sais quelque chose. Et le vieux platane me livre la suite tout en sirotant
une verveine à l’anis. Le boute­en­train de la place Saint­Marc s’est fadé la
DRH catho des abattoirs un jour de relâche aux JMJ. Ça fait tache, ça fait
tache. Du coup, tout le collège cardinalice s’est mis en tête de supprimer le
bâtard avant que ça se sache sur Yahoo, une fois que la génitrice avait été
envoyée se noyer discrètement dans les eaux bleues et profondes des
Seychelles. Je comprends mieux pourquoi je n’avais pas réussi à obtenir de
rendez­vous lorsque je lui avais réclamé une augmentation, après avoir
réussi à dézinguer deux truies de plus par jour ouvrable.

Je prends donc illico presto le chiard sous le bras, un billet pour


Rome, et je demande une entrevue express avec le Saint­Père, prétextant
que c’est la présidence qui m’envoie afin d’entretenir de bonnes relations
avec le Saint­Siège… à des fins électoralistes. Bingo ! Le poisson mord à
l’hameçon. Et me voilà face à face avec la version germanique de Georges «
dobeule you Bouche »… en un peu moins « fun »… la mitre en plus et l’air
Texan en moins, mais le même regard chargé d’empathie.
Une fois la bénédiction d’usage accomplie, la vieille croûte me
demande ce que je viens faire là. Il se dandine d’un pied sur l’autre et la
main droite planquée dans la soutane pontificale. Il a envie de pisser, le
fourbe, ça se devine. La prostate, à cet âge, la prostate...
Je me dégonfle pas. Je commence d’abord par lui parler de l’intérêt
de la capote, histoire de l’attirer dans mes rets, puis je lui conseille d’en
acheter un lot…surtout quand il part en excursion pédagogique… « faut pas
déconner avec ça, Saint­Papa »… je lui rappelle que les prochaines
Journées Mondiales de la Jeunesse sont prévues au Burkina, à
Ouagadougou, et qu’avec un peu de chance s’il compte se taper une DRH
là­bas, il risque aussi de rentrer avec une MST.
« Eh ouais… tu récoltes la graine que tu sèmes, mon pote ! »
Enfin, je lui annonce, avec une transition à faire pâlir Poivre
d’Arvor, que le marmot que j’ai dans les bras lui ressemble étrangement.
S’il ne fait pas le rapprochement, c’est pas une ressemblance avec Georges
« Dobeule you Bouche » que je vais lui trouver, mais carrément un lien de
parenté.
― Ah bon ? me répond­il en latin.
― Mais oui, mais oui, que je lui réponds en latin.
Stupéfait de me voir maîtriser une langue morte (bientôt enterrée),
il regarde de plus près le chiard qui s’est remis à winwinter de plus belle
dans mes bras, faisant résonner les vitraux de la chapelle Sixtine.
― J’aurais donc créé cette chose !
― En tout cas, je peux vous dire qu’il m’en a fait voir.
― Chaque créature de Dieu possède son petit caractère.
― Oh, vous savez, moi, les histoires de Dieu…
― C’est une façon de parler, mon fils. Ne prenez pas toutes ces
histoires au pied de la lettre.
― Vous voulez dire que vous n’êtes pas croyant ?
― Je crois avant tout aux vertus de la manipulation.
― Vous vous payez ma tête, là !
― Allons, mon fils, venons­en aux choses sérieuses. Combien ?
― Ben, à la base, j’avais pensé à trois cent mille, mais vu les derniers
frais, on pourrait peut­être multiplier par quatre… ou sept…
― Virement bancaire ? Chèque ? Espèces ?
― J’ai un RIB, tenez !
― Un compte en France ! Vous ne voudriez pas plutôt que je vous
indique une bonne vieille planque suisse ?
― Ça ira, Benoît, ça ira… Bon, et le môme, je le pose où ?
― Mettez­le par terre, je vais m’en occuper…
…puis, sur ces mots, j’ai quitté le vieux, le marmot, et tous les
cardinaux.

Et voilà, lecteur ! Qu’elle te paraisse ou non vraisemblable… et aussi


loufoque et monstrueuse soit­elle, cette histoire est vraie… La suite ? Ah !
Tu veux connaître la suite ? J’ai empoché le magot et j’ai arrêté de
dézinguer des cochons. Je me suis retiré dans les montagnes suisses où le
Saint­Père m’avait conseillé de planquer mon oseille.
Par contre, je ne sais pas ce qu’il a fait du petit. Il a dû bien grandir
depuis. On raconte que les naines lui vouent une haine farouche et
parcourent le monde à sa recherche. Les cardinaux ont dû le planquer. Il a
dû grandir comme Tarzan, loin du bruit et de la civilisation. On dit aussi
qu’une louve s’en occupe dans les Abruzzes. Je ne suis pas certain que ce
soit vrai.
Encore un récit apologétique à la con. On a retrouvé la DRH dans le
ventre d’un grand blanc, grâce à la gourmette du petit emportée avec elle.
Saint­Papa est toujours en place, il fatigue un peu, mais il tient le
coup. Pour tout dire, je pense même qu’il bande encore…
Le parc était vaste, les jardins bien dessinés.
Aux abords immédiats de la superbe demeure des Saint­Ange
s’allongeaient des allées sinueuses autours desquelles, dans un ordre
ravissant, s’ébouriffaient des massifs de fleurs.
Le soleil jaune pâle, contraste de lumière dans l’immense étal des
nuages, infusait à l’espace une bienfaisante tiédeur ; tandis que sur les
pelouses vertes, merles et étourneaux picoraient avidement d’invisibles
miettes.
Tout respirait le calme, la tranquillité et l’innocence.
Plus loin, à quelques cinq cents mètres, la nature retrouvant sa
parure sauvage, que l’automne à peine naissant bariolait d’une riche palette
de coloris, offrait le spectacle d’une haute et basse futaie abritant en son
sein des myriades d’animaux.

Sur le perron qui menait au portique de l’entrée, dix marches


coulaient en cascade, laissant luire au fond d’elles un beau reflet nacré,
mille et mille fois poli par l’usure des pas.
Cette face, la face sud­ouest du manoir, était la plus belle. La brique
couleur de sable brillait d’une vibration chaude, tandis que les rayons de
l’astre l’inondaient sur toute sa largeur ; au centre s’ouvrait une double
porte de chêne, surmontée d’une voûte de pierre de taille, au fronton de
laquelle trônait une gueule sculptée de lion. De part et d’autre s’y déployait
sur deux niveaux une belle rangée de hautes fenêtres à croisillons.
Le toit, pentu et ardoisé, fumait par une de ses cheminées du feu
qui, dans le salon, dévorait quatre bûches empilées dans un âtre ; car, bien
que le soleil pénétrant par les vitres traçât sur le tapis de grands rectangles
fauves, ceux­ci étaient à eux seuls insuffisants à chauffer l’immense pièce,
où depuis plus d’une heure les bottes fatiguées du maître des lieux raclaient
de leurs talons le plancher, tandis qu’il l’arpentait de long en large, mû par
une agitation sans but que seuls l’ennui et la solitude justifiaient.

C’était un homme qui par sa grande taille et sa minceur profilait une


silhouette longiligne, dont les jambes de héron et le buste osseux
supportaient un crâne où fréquemment s’ébrouait une longue chevelure de
soie châtain foncé, qui tantôt s’étalait au milieu de son dos comme un
grand voile de gaze, tantôt fouettait ses épaules de longues mèches
fourchues.
Ses yeux azur et rêveurs avaient le dégradé des objets métalliques et
scintillaient du bleu froid de la neige déposée sur les champs. Un nez
moyen et droit, dont les ailes pâles et fines restaient presque immobiles,
une découpe rugueuse et une mâchoire forte composaient son visage. Sa
bouche était petite, et sur ses lèvres minces se dessinaient les rides de son
sourire, dont le plissement esquissait l’ambigu.
Ce n’était certes pas un personnage très avenant ; non point qu’il ne
prît pas souci de sa toilette, ni moins du port altier de sa tête, qu’il
contraignait, par un mouvement du cou, à relever le menton comme s’il
toisait l’espace… Mais sa physionomie toujours figée, le fait qu’il parlât peu
et ses manières glacées trahissaient à toute heure la lenteur de Saturne, la
planète dominante de son thème natal.

Il portait ce prénom : Hadès de Saint­Ange, car la mode du temps


était aux mythes grecs, et souvent il pensait non sans quelques regrets que
ses parents auraient pu, dans leur élan ignare, faire un choix plus heureux
que celui du Maître des Enfers.

La chaleur émanait du mur lui faisant face : posé sur le rebord de la


grande cheminée, que voisinaient deux candélabres, se dressait un miroir
d’une taille imposante qui ne reflétait rien, et sous lequel crépitait l’écorce
que la flamme, au cœur de sa puissance, tordait et dispersait en gerbes
d’étincelles.
Il observait, d’un œil vide de toute expression, un frémissement
léger sur le bord des tentures, ou encore tout au fond de la pièce les
battants d’une porte qu’aucune main, jamais, n’ouvrirait par surprise.
L’isolement total imprégnant chaque instant le faisait s’arrêter ainsi,
réservant la pose du geste ou du mouvement qu’il allait accomplir, pour
plonger brutalement, nul témoin n’étant là pour lui en faire reproche, dans
une profonde rêverie qui ne l’abandonnait qu’après de longues minutes.
Il ignorait encore les dimensions réelles de l’étrange comté dont il
était souverain, et voulait s’éviter le choc d’une déception aussi forte que
celle causée par ses expéditions… Celles qu’il avait menées au­delà de la
pièce d’eau et qui, une fois passée la première rangée d’arbres, ne lui
avaient livré, comme lieu de promenade, qu’un court sentier étroit où il
n’avait rencontré qu’un mur colossal.
Aussi loin que lui permettait sa vision, alors qu’il se penchait dehors
par une fenêtre ouverte, ses regards alentours ne découvraient pourtant
que les milliers de cimes de ces arbres dont il savait maintenant l’existence
illusoire. Existence semblable à ce feu, n’ayant jamais vraiment besoin
qu’on l’alimente et qui, bien qu’il s’en tînt dangereusement proche,
n’empêchait pas sa peau, parfois, de frissonner.
Tout à côté de lui, au milieu de la pièce, se tenait cernée de quatre
chaises une solide table ovale drapée d’un velours nuit sur lequel gisaient,
éparses et pêle­mêle, quelques lames abandonnées de tarot ; sur le drap
également ses bâtonnets magiques, qu’il gardait enserrés dans un coffret de
cuir, et dont il suffisait qu’il en consumât un pour qu’une vieille
bohémienne apparaisse aussitôt ; et sur sa demande, après brassage des
cartes, parlant d’une voix où n’arrivait jamais à poindre un sentiment, lui
prédise son avenir, qui était toujours le même et qu’il allait mourir…
Un jour, tôt ou tard. Il était inutile d’en préciser la date, le résultat
lui­même ne variant jamais et la fin demeurant toujours en bout de course,
il était important que la concentration se fixât sur cette course, plutôt que
de gémir sur sa bizarre issue.

Mais cette bohémienne ne parlait que très peu, reflétant en cela par
un curieux mimétisme les us et les manières de son consultant ; et très vite,
ce silence et cette vide présence l’obsédaient à tel point que c’était avec hâte
qu’il attendait l’instant où elle s’évanouissait, reléguée à l’oubli dont il
l’avait tirée.
Le château de Saint­Ange avait beau s’appuyer sur son architecture
de faste et de grandeur, il n’était que cette pièce où il pût se tenir, les autres
étant parfois de dimensions si mesquines qu’à peine auraient­elles pu
servir de débarras. Elles ne contenaient jamais qu’une ou plusieurs fenêtres
qui, comme celles du salon, donnaient sur un mirage.

Dédaignant ce spectacle, son regard quelquefois errait distraitement


sur les splendides peintures dont les cadres baroques brillaient d’un faible
éclat…
C’étaient de grands portraits élogieux et sensibles, représentant
toujours ceux qu’il imaginait, et qui se modifiaient selon sa volonté…
Ses parents, des amis, des femmes plus séduisantes les unes que les
autres…
C’étaient des paysages évoluant sans cesse et qui lui dévoilaient les
merveilles de la terre.

Mais bien souvent, ce jeu l’indifférait ; c’est alors qu’appuyé au


chambranle de la porte qu’il ouvrait en grand, il contemplait, sans pouvoir
en percer le mystère, le chemin régulier qui sans hésitation conduisait à
cette énorme grille en fer forgé, au travers de laquelle on voyait cette route
où certains jours passait quelque attelage, lancé au grand galop.

Il lui semblait qu’il n’existait, hormis cette grille, nulle autre


ouverture sur le monde et les autres…
Le trajet qui y menait, il l’avait déjà bien des fois accompli, sans
jamais un instant la perdre des yeux, marchant durant des heures, et des
jours et des nuits…
Elle, loin de se rapprocher, reculait obstinément tout au bout du
chemin ; et dans son sillage surgissaient d’autres arbres et de nouveaux
rochers, complétant le relief qu’elle laissait derrière elle.
Le temps qu’il lui fallait pour retourner en arrière s’allongeait tout
autant à mesure de ses pas, et il se souvenait encore des trente lieues qu’il
avait parcourues pour revenir simplement chauffer ses mains aux flammes
du salon.
Il aurait, s’il l’avait voulu, transformé ce parc en une forêt vierge,
partant de son château, filant vers l’horizon, sans pour cela que les murs ne
cessent de croître et la grille de reculer.

Et pourtant, en dépit de tous ces artifices, malgré tous ces prodiges


de tanière, il savait qu’un jour une calèche noire, attelée de maigres
chevaux, viendrait le chercher en soulevant derrière elle un torrent de
poussière…
Les manuscrits médiévaux ne manquent pas de représentations
d’êtres fabuleux, humains ou animaux de contrées lointaines : en nous
penchant sur les récits de voyages connus sous le nom de Livre des
merveilles et les bestiaires enluminés, nous dresserons ici une petite
compilation de créatures étonnantes, un panorama bien évidemment
partiel des curiosités tératologiques représentatives de la pensée
fantastique de l’Ailleurs au Moyen Âge.

Le terme de est employé pour désigner trois


textes distincts : le de Marco Polo (1298),
témoignage de choses vues et entendues et du quart de siècle passé à la
cour du Grand Khan, le de Jean de
Mandeville (1356), et la compilation éponyme ― regroupant Marco Polo,
Odoric de Pordenone, Guillaume de Boldensele, Jean de Mandeville,
Hayton et Ricold de Monte Croce ― offerte au nouvel an 1413 par le duc de
Bourgogne Jean sans Peur à son oncle Jean de Berry.

Explorateur soucieux de décrire au plus près les territoires visités au


cours de ses voyages, Marco Polo relate dans son les
merveilles d’un monde encore largement méconnu. S’il procède parfois par
ouï­dire, assemblant à la manière des chroniqueurs médiévaux des
témoignages indirects sans les remettre en question, son témoignage
contient de nombreuses informations véridiques (l’extraction de la houille
par les Chinois, l’utilisation du papier­monnaie, les assassins du Vieux de
la Montagne, etc.) et se caractérise par sa volonté de démystification. Ainsi,
l’« unicorne », loin de la licorne décrite dans les chansons de geste,
s’apparente au rhinocéros ; l’existence de la salamandre est réfutée, car i
, et le griffon est
assimilé à un oiseau de grande taille et non à un hybride avec le lion (1).

En se limitant à ce qu’il tenait pour probable ou sûr, Marco Polo


n’évoque ni dragon ni phénix, pas plus de basilic que de centaure ou encore
de sirène : comme nous le verrons, sa démarche « rationnelle » n’a pas été
suivie par les enlumineurs, qui n’ont pas hésité à déformer ses propos pour
coller au mieux à la vision fantastique transmise par les bestiaires.

1 Jean­Claude Faucon, « La représentation de l'animal par Marco Polo » dans


Médiévales 32 (printemps 1997), p.97­117.
Si souvent décrites par Polo, les îles sont au Moyen Âge l’endroit
absolu de l’imaginaire, en particulier à partir du XIIe siècle avec la nette
affirmation du « goût pour le merveilleux insulaire » (2). Ce lieu
symbolique de l’espace s’accorde tout naturellement aux autres symboles
que sont les animaux, ceux mythiques se mêlant aux réels en ces terres
inconnues des lecteurs, qui n’ont pas plus de raison de douter de l’existence
du crocodile que des arbres à animaux ou des cynocéphales.

Jean de Mandeville, en compilant sans vergogne les travaux de ses


prédécesseurs, dresse un tableau pour ses contemporains vraisemblable du
monde au XIVe siècle. Même si son identité est encore sujette à débat, il ne
fait pas de doute que Mandeville, au contraire de Polo, décrit des territoires
qu’il n’a pour la plupart pas foulés, se basant peut­être sur des témoignages
mais plus probablement sur des récits antiques ou médiévaux. C’est donc
fort logiquement que son ― qui connut un
succès prodigieux, avec plus de deux cent cinquante manuscrits conservés
à ce jour et de très nombreuses traductions ― s’apparente à une anthologie
des croyances populaires sur les habitants et les animaux des lieux les plus
lointains.

Le texte, empreint de références bibliques et d’allégories religieuses,


est un très habile compromis entre récit de voyage et bestiaire, qui reprend
les codes des deux genres sans grand souci d’originalité mais avec un
certain talent de compilation. Les descriptions (de l’Inde notamment) sont
l’occasion d’évoquer les plus étranges phénomènes, visions de peuplades
extraordinaires comme les Sciapodes, reproductions d'épisodes tirés de la
Bible, descriptions de licornes, de dragons mangeurs d’hommes et de
manticores, en s’appuyant tout à la fois sur les premières ébauches
encyclopédiques et les traités des Anciens. C’est dans cet esprit syncrétique,
alliant légendes, emprunts et références chrétiennes, qu’ont œuvré les
enlumineurs du offert à Jean de Berry par son neveu.
Aujourd'hui conservé à la Bibliothèque Nationale de France sous la cote de
manuscrit fr. 2810, il s'agit là d'un des plus étonnants florilèges
tératologiques du Moyen Âge. Réalisées par différents ateliers, les
miniatures insérées à travers les six textes composant le recueil donnent à
voir, en un même ouvrage, un exemple très abouti de l'imaginaire
iconographique médiéval.

2 Nathalie Bouloux, « Les îles dans les descriptions géographiques et les cartes du
Moyen Âge » dans Médiévales 47 (automne 2004), p.47­62.
Ci­contre : griffons de
Bactriane (BNF, man.
fr. 2810, Jean de
Mandeville, fol.211v).
L'auteur affirme que
l'Asie centrale regorge
de griffons plus gros
que huit lions, pouvant
soulever deux bœufs
attelés et munis d'ailes
immenses.

Ci­dessus : griffon de Madagascar (BNF,


Arsenal, ms. 5219, Marco Polo, fol.152v,
Paris, fin XVe siècle). Marco Polo parle de
ce qu’il a entendu et non vu : un oiseau
gigantesque à tête d’aigle, l’oiseau roc et
non le griffon, capable de soulever un
éléphant pour le laisser tomber et le tuer.

Ci­contre : dragons du Yunnan (BNF,


manuscrit fr. 2810, Marco Polo, fol.55v).
Tableau d'hybrides inventé par l'atelier du
Maître d'Egerton, Polo parlant d'habitants
se peignant des dragons sur le corps.

Ci­contre : serpents dévorant les enfants


naturels sur le mont Etna (BNF,
manuscrit fr. 2810, Jean de Mandeville,
fol.153v). Les classifications zoologiques
du Moyen Âge rangent en général le
dragon parmi les serpents : animal
rédouté, symbole du mal (car assimilé au
serpent tentateur de la Bible), il apparaît
en horde dans cette miniature de l'atelier
du Maître de la Mazarine et collab., se
repaissant des nouveau­nés sur les
hauteurs du volcan.

Ci­contre : arbres à animaux sur le


territoire de Moretan (BNF, manuscrit fr.
2810, Jean de Mandeville, fol.210v,
illustré par le Maître de la Mazarine et
collab.). Une invention étrange de Jean de
Mandeville que ces arbres mystérieux, sur
lesquels poussent de gros fruits
renfermant des agneaux.
Ci­contre : peuple des Blemmyes (Jean de
Mandeville, fol.194v). Aussi appelés Blènes
ou Blemmiens, ces Acéphales ou hommes
sans tête possèdent les yeux, le nez et la
bouche sur le torse et le dos. Représentés nus
et tenant ce qui s'apparente à des masses, ils
sont un bon exemple du caractère sauvage et
monstrueux prêté aux peuplades exotiques
dans les récits de voyage enluminés.

Ci­dessus et ci­dessous : Blemmye et Ci­dessus et ci­dessous : peuple des Cynocéphales négociant des
Sciapode, puis hybrides à visages épices (Marco Polo, fol.76v ; Odoric de Pordedone, fol.106). Si
humains dans un couvent bouddhiste Marco Polo ne fait qu'évoquer une ressemblance canine dans les
(Marco Polo, fol.29v ; Odoric de traits du visage des habitants de l'île d'Andaman, l'illustrateur le
Pordenone, fol.109v). Les Sciapodes sont prend au pied de la lettre en dessinant des hommes à têtes de
des êtres pourvus d'une seule jambe chien ; Odoric de Pordenone reprend cette description pour ses
ponctuée d'un pied énorme utilisé pour Cynocéphales de Nicobar, illustrés presque à l'identique par les
se protéger du soleil. artistes de l'atelier du Maître de la Mazarine.
Le bestiaire médiéval est avant tout symbolique, les animaux figurés
étant des « signifiant[s] allégorique[s] d'un sens spirituel ou moral » (3).
Les créatures communes ou fantastiques ont pour but d’impressionner et
d’éduquer les non­lettrés, le symbolisme mettant en exergue des signes
divins dérivés de l’exégèse biblique. Les animaux sont affublés de traits de
personnalité humains et censés illustrer les sermons des prédicateurs. Le
phénix symbolise la résurrection du Christ, le griffon sa double nature
terrestre et céleste, et la licorne se veut l'incarnation du Verbe de Dieu. Le
caractère ouvertement moralisant des bestiaires apparaît dès les premiers
ouvrages du genre, au sein de l’aristocratie britannique du XIIe siècle. En
latin d’abord, ils gagnent par la suite la Normandie et le Nord de la France
puis donnent lieu à des versions en langues vernaculaires destinées aux
laïcs.

Le de Philippe de Thaon, vers 1120, est considéré comme le


plus ancien en français ; parmi les principaux, on peut citer le
de Guillaume le Clerc, le de Gervaise ou celui de Pierre de
Beauvais. Le genre connaît son apogée avec le de
Richard de Fournival dans le second quart du XIIIe siècle : ce médecin
français détourne les topiques du genre en remplaçant les allégories
chrétiennes par des allégories courtoises, une soixantaine d’animaux fixant
par leurs caractéristiques les sentiments progressifs de la dame et de son
amant.

À partir de 1230, avec le développement des encyclopédies basées


plus sur l’observation que sur le symbolisme ― dont le
du franciscain Barthélemy l’Anglais ―, les descriptions se font
plus réalistes, sans abandonner avant longtemps néanmoins le panthéon
des créatures légendaires hérité de la Bible (dragon, licorne) ou de la
tradition iconographique. Les « monstres » apparaissent encore dans le
de Brunetto Latini, l’ de Gossuin de Metz et
le de Vincent de Beauvais, largement répandu dans la
traduction française de Jean de Vignay. Ce n’est que peu à peu, avec les
récits répétés des explorateurs, qu’il devient possible de démêler le vrai du
faux et de différencier le rhinocéros terrible mais bien réel du phénix
imaginaire.

3 Michel Zink, « Représentations littéraires de l'animal » dans


, Université de Toulouse­le Mirail, 1985.
Ci­dessus : griffon emportant un bélier entre ses
serres (British Library, Harley MS 4751, fol.7v,
bestiaire anglais en latin vers 1230­1240) et phénix
se laissant réduire en cendres avant sa résurrection
(Musée Meermanno, MMW, 10 B 25, fol.31,
bestiaire français du milieu du XVe siècle).

Ci­contre : vouivre déchirant le ventre de sa mère à


la naissance avant de dévorer son père (BNF,
manuscrit fr. 1951, Bestiaire d’Amours, fol.24v,
Paris, XIIIe­XIVe siècle). L'extrême violence est la
caractéristique principale des vouivres, des
miniatures montrant également la femelle décapiter
le mâle lors de l'accouplement.

Ci­contre : deux affrontements


classiques dans les bestiaires
médiévaux, le dragon contre
l'éléphant (BNF, manuscrit
latin 2495 B, fol.39v, bestiaire
français du début du XIIIe
siècle) et l'hydre contre le
crocodile (Musée Meermanno,
MMW, 10 B 25, fol.42,
bestiaire français, milieu XVe
siècle). Ces représentations
très vagues d'animaux que les
enlumineurs n'avaient jamais
vus sont coutumières. Ici, le
dragon enserre (sic)
pour le tuer puis boire son
sang, alors que l'hydre se laisse
avaler par (re­sic)
afin de lui déchirer l'abdomen
de l'intérieur après lui avoir
dévoré les entrailles.
Ci­dessus : manticore à fourrure rouge, au corps de lion et à tête d’homme (BNF, manuscrit latin 3630,
fol.80, bestiaire anglais de la seconde moitié du XIIIe siècle) et monstre bicéphale (BNF, manuscrit fr. 20125,
Histoire ancienne jusqu’à César, fol.242, Acre, fin XIIIe siècle). Les manticores sont parfois dotées d’yeux
bleus ou jaunes, d’une triple rangée de dents, d’une queue de scorpion et d’ailes de chauve­souris.

Ci­dessous : une serre suivant un bateau (BNF, man. latin 2495 B, fol.38, bestiaire français, début XIIIe
siècle). Ce monstre marin étend ses ailes pour couper le vent des navires avant de plonger dans les flots.

Ci­dessous : leucrocote (BNF, manuscrit latin 3630, fol.79v, bestiaire anglais de la seconde moitié du XIIIe
siècle) et dent­tirant (BNF, manuscrit fr. 20125, Histoire ancienne jusqu’à César, fol.239, Acre, fin XIIIe
siècle). Le premier est le croisement d’un crocote (chien­loup d’Inde) et d’une lionne qui attire les gens de sa
voix humaine pour les tuer ; le second, très dangereux, apparaît dans les légendes d’Alexandre le Grand.
Bien d'autres animaux mythiques auraient pu être cités : le javelot,
serpent volant qui aime à se cacher dans les arbres, le mermecolion,
hybride carnivore du lion et de la fourmi qui ne peut digérer la viande et
finit par mourir de faim, le monocéros, agressive licorne à corne noire, la
cockatrice mi­coq mi­serpent au regard mortel, l’amphisbène, reptile ayant
une seconde tête à la place de la queue, ou encore le bonnacon, cheval à
tête de taureau qui émet un gaz irritant à la manière de la moufette.

Pour autant, peut­on considérer que les mirabilia sont un trait de


caractère purement médiéval ? Cela serait trop réducteur, d’autant que ce
riche imaginaire puise sa source dans les textes antiques. On peut trouver
quatre inspirations majeures à la tradition tératologique : l'
de Ctésias de Cnide au Ve siècle avant J.­C., les de
Pline l’Ancien au Ier siècle de notre ère, le d’origine égyptienne
(IIe­IVe siècle) contenant une cinquantaine de descriptions d’animaux, et
les d’Isidore de Séville (VIIe siècle) avec son chapitre XII sur
la zoologie. Ces traités constituent la base des connaissances scientifiques
sur les animaux au Moyen Âge, des siècles s’écoulant avant que leurs
descriptions ne soient remises en cause.

Imaginer l’inconnu est une caractéristique humaine indépendante


des époques : la curiosité pousse à présent les chercheurs sur les traces des
monstres du passé (chaînon manquant, singes anthropomorphes de la nuit
des temps, hybrides hypothétiques, dinosaures à reconstituer) ou des
profondeurs (« taxons Lazare » improbables comme le cœlacanthe,
organismes issus du gigantisme abyssal (4), créature pressentie colossale à
l’origine du Bloop de 1997), des animaux étonnants nés de la biodiversité
(5) et des formes de vie possibles en dehors de notre système solaire.

Gageons enfin que dans la lutte incessante entre le réel et la fiction,


celle­ci aura toujours le dessus : en 1957, dans son ouvrage le plus
impersonnel, l’encyclopédique recensant
nombre de spécimens tirés de la mythologie, du folklore et de la littérature,
Jorge Luis Borges ne put s’empêcher de décrire le très surprenant
( en anglais), selon lui évoqué dans un manuscrit médiéval perdu,
hybride féroce et invulnérable, mi­cerf mi­oiseau, au plumage bleu­vert,
qui ne projette pas son ombre mais une forme humaine qui ensorcèle les
voyageurs trop curieux qu’il dévore ensuite ― un monstre à la mesure de sa
vaste imagination.

4 « Monstres marins : des espèces qui ont réellement existé ? », MaxiSciences, 17


juillet 2011.
5 « En dix ans, 1000 espèces découvertes en Nouvelle­Guinée », source AFP, 27
juin 2011.
Une courte étude, à partir des éléments du texte retranscrits dans
d’Ivana Karbanová de
l’Université de Caracas (1)

Don Severino San Sarna

« …le vaniteux seigneur me convia à visiter son simulacre de harem à


Gibraltar. À l’intérieur il me fit avancer vers une porte de soie rubescente au
travers de laquelle luisait une clarté enviable qui me fit apercevoir un grand bassin
ovale de porphyre foncé ; d’amples rideaux topaze tombant en grands replis
entouraient ce bassin ; mais ils étaient à demi ouverts et laissaient entrevoir ―
sans que je me dévoile en entier ― des groupes de jeunes esclaves parmi lesquelles
je reconnus, habillées d’Eve, ma femme, mes amantes et mes filles. « Oui », je me
chuchotais en mon sein, « celles de Grenade que les Andalous m’enlevèrent pour
leur beauté quelques années auparavant et dont l’absence me déchire encore tant
». Leurs denses chevelures flottant à la surface, elles étendaient mollement les
bras et dépliaient leurs longues jambes jusqu’aux angles les plus fiévreux de leurs
cuisses pour embrasser l’eau parfumée de fleurs de l’Atlas et se refaire leurs
divines fatigues de querelleuses tribades. Les regards langoureux, les silences
dans le creux de l’oreille et les sourires avides de fluides virils qui accompagnent
les intimités les plus dégoulinantes, l’odeur des roses aussi… Tout inspirait une
sensualité si révoltante et contre laquelle, moi­même, j’aurais eu de la peine à me
défendre si, jadis, elles ne fussent pas toutes miennes ; et pour certaines jusqu’au
bouillonnement de mon propre sang. Des sublimations voluptueuses, d’un
homme aimant et de belle lignée, moi, elles y opposaient, sans vergogne, les
qualités mercantiles qu’incarnaient leurs ballets saphiques et les multiples et
insatiables assauts de Maures fortunés mais toujours crasseux. Je les regardais
derrière les rideaux, mon cœur en feu, les étreindre avec plaisir les jambes debout,
allègrement. Toutes ouvertes à eux comme le fameux détroit à l’océan Atlantique.
Je sombrais là, définitivement dans un bétyle encore liquide… Vos lèvres
embrasseront celles des flammes, partout, toujours ; les miennes. »

1 Sur le mode de l’analyse ou de la critique littéraire, cette rubrique est dédiée au


commentaire d’une œuvre de fiction ou au portrait d’un écrivain qui n’existent
pas.
C’est a priori ainsi, très abruptement, comme un fragment sans
amorce, que le récit de l’exploration de la péninsule du Yucatan écrit en
1555 et intitulé ― selon les recherches d’Ivana Karbanová de l’université de
Caracas, aux dépens de
(2) du conquistador Don Severino San Sarna
commence. Sur ce personnage sulfureux et mythique (3), depuis toujours
enveloppé d’épais voiles de ténèbres, on ne sait rien des étapes
biographiques qui précèdent le témoignage de son périple pour le Nouveau
Monde. Un élément important permet toutefois de ne pas mettre en doute
son existence et d’évacuer, à ce stade de l’étude, les termes de quelque
supercherie ― plusieurs spécialistes mettant encore aujourd’hui en doute
l’authenticité du manuscrit original (4) : San Sarna serait né aux alentours
de 1525/1530 à Tolède dans une famille de propriétaires terriens de la
petite noblesse, comme le rapportent les archives des registres de la ville.
Quant à son décès, nous ne disposons d’aucune date. Il faut, comme pour à
peu près tout le concernant, en revenir aux extraits de ses chroniques qui
ont été retranscrits par Karbanová. Ainsi, selon les indications
géographiques qu’il donne et les lieux qu’il décrit ― étant son
unique ouvrage et la seule trace physique qui signale son existence ―, on
peut avancer qu’il serait mort sur une île, jamais clairement identifiée, au
large du Belize actuel.

Selon certains historiens de l’art,


ce portrait pourrait représenter
Severino San Sarna et aurait été
peint par le Greco, de mémoire,
en souvenir de son compatriote
de Tolède.

2 L’édition de 1876 aurait opéré ce changement de titre afin de souligner l’aspect


sensationnel de l’épisode de la traversée en mer (I. Karbanová,
, América brillantes ediciones, Caracas, 1984).
3 Son nom est en effet souvent évoqué auprès des conquistadors les plus
légendaires, tels que Álvar Núñez Cabeza de Vaca (1507­1559) et Don Lope de
Aguirre (1508­1561).
4 Comme le note Karbanová, celui­ci a brûlé dans la bibliothèque municipale de
Guernica le jour du bombardement de 1937, la question reste donc entière.
est aujourd’hui considéré comme perdu. Les trois cents
exemplaires imprimés par les éditions anversoises Costumes de lune en
1957 se sont évanouis ― bien qu’il soit fait mention, parfois, d’exemplaires
encore en circulation. Le spectre de l’auteur et de son livre demeure
exclusivement au travers du prisme d’articles de revue et dans la rare et
célèbre étude du texte de Karbanová, la seule à en retranscrire plusieurs
passages. Dans ceux­ci, Severino San Sarna expose, en un soliloque
halluciné, ses motivations et les faits importants de son périple.

Le livre, dans sa version de 1957, contenait cinq chapitres (5) :


l’humiliation de la redécouverte de ses femmes et de ses filles devenues
concubines dans un harem de Gibraltar, la traversée en mer et
l’extermination planifiée de son équipage turc par le scorbut, son arrivée
sur les côtes des treize paradis des frères de la côte (Belize actuel), sa
découverte de la grotte d’Actun Tunichil Muknal et des ruines de la ville
maya de Xunantunich (La Vierge de Pierre), et enfin la mise en place, au
large du Belize, avec l’aide d’une population d’une centaine de femmes
mayas achetées ou échangées, du Royaume de Sang­Debout du Yucatan.
L’ombre de ce mythique manuscrit, retrouvé par le clerc Florentin
de Beauséjour dans la bibliothèque d’Anvers en 1871 (6) et qui tire sa noire
célébrité de l’apparente démence et cruauté de son auteur, survit comme
l’un des objets de fascination les plus tenaces de la littérature de voyage.

La brève étude observera ici uniquement la présentation et la


restitution partielle de l’œuvre, ainsi que l’état du corpus de connaissances
que l’on possède quant à son éventuelle véracité, tant le fil de l’histoire
qu’elle déroule est énigmatique, incohérente et parfois peu crédible.
Les spécialistes de la littérature l’ayant approchée insistent sur son
caractère monstrueux ― et son avant­gardisme stylistique stupéfiant pour
l’époque (James Joyce, dans sa correspondance avec Ezra Pound, dit, de
façon dissimulée, s’en être inspiré pour son et son courant de pensée
subjectif (7)). Horrible, nauséabond, malsain, l’ouvrage l’est effectivement
dans les dispositions monomaniaques et les crimes que l’Infect San Sarna
détaille et justifie.

L’excentrique et barbare mécanique du Royaume de Sang­Debout,


exclusivement constitué de femmes, exprime ― sans jamais que son auteur
tende à l’extraire comme une entité autonome prête à l’examen ― sa
progression vers les cercles de la démence, au travers du délitement de son
sens moral et de son rejet des valeurs catholiques pour une mystique
inspirée, traversée d’emprunts aux croyances mayas et méso­américaines.

5 I. Karbanová, op.cit., p.128.


6 Idem, p.277.
7 Ibid., p.465.
Dans l’extrait présenté plus haut en introduction, il ne semble faire
aucun doute que les motivations qui conduisent Severino San Sarna à
partir pour le Nouveau Monde et la péninsule du Yucatan sont avant tout
stimulées par une humiliation amoureuse considérable et une volonté de
vengeance ― qui se révèlera être la matrice de ses insolites désirs et
dessinera ses odieux contours aux confins du Belize ― plutôt que par
l’esprit de conquête et la soif d’aventure. Le cocu splendide qu’il est
renouvelle, plus tard dans le livre, l’expression de son accablement :

« Je vous dévaliserai toutes, je le sais, mais hélas je ne peux empêcher le


souvenir, à Grenade, de ton corps étendu, mes insomnies à l’observer dans la
pénombre à l’orée entière du soleil. « Te réveilleras­tu enfin ? » me disais­je.
Parce qu’à la lumière naissante manquait encore ton sourire pour que ta chair
s’illumine pleinement. J’attends dans la chambre depuis le coucher du soleil avec
un peu de tabac comme unique compagnie. Il se fait longuement souhaiter ce
rayon de soleil ; cette promesse à ton éveil prodigieux. Dans l’océan sans fin, l’arc
de l’horizon longtemps vierge, j’ai observé l’envers de chaque nénuphar. Comme
dessous ceux­ci, il prend son temps, le rayon ; d’un interstice dans les volets sa
réflexion danse trois heures durant sur le plafond. Je l’observe reprendre son
souffle lumineux au sommet du mur de notre chambre ; il met ensuite une bonne
heure pour descendre le mur tout à fait et se déposer comme un pétale,
gracieusement, sur ton visage de lanceuse de couteaux. Poignarde­moi en plein
cœur ; ne te refais pas avec nos filles dans le stupre d’un harem ! Ton visage dans
la lueur d’or tu émerges de ton sommeil. Les secondes ne tombent plus : elles
coulent de mon front maintenant. J’examine le muscle de ta cuisse droite de
prochaine concubine se tendre délicatement, Gibraltar, pour l’océan, ton épaule
gauche tressauter, tes hanches se soulever, tes pieds prendre la chose en vrille, tes
cheveux invoquer l’éther ; tes lèvres éclosent puis tes paupières dévoilent
sobrement tes yeux jaunes de poison. Tes seins s’ouvrent comme des fleurs ; à
Grenade pour moi ; maintenant pour d’autres. Les pluriels de l’aurore
ensanglantée ! Tu me l’assènes en pieu de fonte. Tu commences à gémir, tu
murmures sans rien dire d’étranger. Un félidé dans la gorge ; ou serait­ce ton
souffle fétide de Gibraltar ; mais pourtant ça y est ! Tu t’étires. Quel délice de l’Est
secoue encore le vacarme de l’Ouest. Une suite ininterrompue de mouvements
réussis. Le prodige de Lazare multiplié… La tension d’or, parfaite. Ah oui j’y songe
souvent. Loin ! de toi ; de toutes ! Je me tiendrai loin, si loin qu’Echo ne pourra
répéter les vestiges de vos chants. J’aimais passer ma vie à tes côtés. Le rayon de
soleil de Grenade, sa réflexion sur mon cœur de misère enflammé conduit à la
misère des autres. Je n’ai que trop pleuré. J’évacue mon désir dans les fanges du
Nouveau Monde à te représenter, monstrueuse chimère ; moi puissante
émanation de l’étrange, qui mordit trop tôt les nerfs de sa joie ou rencontra trop
tard, entre deux cuisses de rideaux rubescents, ma naissance. Mon plaisir repose
sur le sol et coule en semence de stupre d'une liane. Il s’échappe de ta main ! »

Si l’on entend que la vocation de conquistador de Severino San


Sarna (et dont il se targue du titre) naît ici, lui évoque le financement
occulte d’émissaires venus à sa rencontre, auxquels on a recommandé
« [son] courage prométhéen, enlisé sous les montagnes, des ondes les plus
profondes jusqu’aux confins des espaces les plus brûlants », de la part de
Francisco de Montejo (8), pour commanditer l’assassinat de l’iconoclaste
franciscain Fray Diego de Landa et mettre un terme à son entreprise de
destruction de la culture indigène (9). Bien que l’acharnement furieux de
Diego de Landa soit tout à fait établi aujourd’hui et qu’il plaide en la faveur
de la version de San Sarna, il paraît toutefois plus probable qu’il se soit
auto­financé (comme de riches marchands ou des aventuriers ont pu le
faire à la même époque), puisqu’il n’est fait mention d’aucune feuille de
route, de nom ou de contact dans les registres officiels, et lui­même ne se
réclame jamais de l’autorité du Roi d’Espagne.

Le récit tient son titre actuel du fameux chapitre qui évoque la


traversée de l’Atlantique et l’infection par le scorbut de son équipage
d’esclaves turcs ― une maladie dont San Sarna avoue se féliciter et, en
outre, savoir se soigner. Ce dernier ne cache à aucun moment qu’il
conserve dans sa cabine les derniers agrumes disponibles et qu’il souhaite
décimer de la sorte, sciemment, l’ensemble des hommes qui
l’accompagnent :

« Semblable à l’état des fruits pour lequel patientent les abeilles, mon
équipage pourrissait. Il était constitué de misérables pédérastes turcs à qui j’avais
promis le privilège d’investir la cité dorée de Manoa. Leur infinie ignorance des
choses et des sciences de la vie m’avait offert la disponibilité de leur distribuer, à
ma guise, le couperet des pires augures que les régions de l’inconnu leur
inspiraient. Quel long mal. Le cadavre retirait le masque déjà supplicié du vivant,
s’effilochant mollement, dansant une triste parodie de vie. Le sang se dissipait de
la peau ou par les larmes de douloureux pleurs braillés ; il quittait de funestes
chairs malades semblables aux tapis des crépuscules de guerre. Les discussions
étaient interrompues par la chute de leurs dents, d’un clavier qui cesse de trop en
rester aux soupes, sans distraire mon sourire ― mes dents, ma peau, mon âme,
sachant les vertus des citrons et des oranges, sans que ces derniers s’en
souciassent, et les ecchymoses qu’Ovide attribue à la teinte de Narcisse

8 Conquistador qui échoua à deux reprises (1527/1528 et 1531/1532) à ravir la


péninsule du Yucatan aux Mayas.
9 Diego de Landa (1524­1579), moine franciscain envoyé au Yucatan à qui l’on
attribue l’irréversible destruction d’au moins soixante­dix tonnes de codices et
documents mayas. Il est l’auteur de (1566).
s’étalaient chez eux selon les couleurs de la literie des bouges les plus infâmes de
Madrid. J’estimais le soir l’arc de l’horizon et les distances qui nous séparaient des
terres nouvelles. Ainsi je dosais, à leur insu, alors qu’ils sombraient un à un,
quelques gouttes de nectar dans leur vin de sorte que le travail de navigation ne
me soit jamais trop pénible avant l’accostage. Qu’il m’en reste une poignée à la vue
des côtes et plus rien sur le sable. Parce qu’il ne doit survivre aucun espoir de
rumeur, sinon le mien, dans les sillons que la proue de mon navire dessine dans
l’océan ; parce qu’aucun visage, aucune histoire ne doit me rappeler aux ténèbres
abjectes de l’horizon que je laisse dans mon dos. Parce que je dois marcher seul. Il
ne suffit pas d’éveiller son âme à la connaissance douloureuse d’une vie criminelle
pour connaître les plus sublimes destins. Il faut retirer le vernis qui retient les
parfums qu’hurlent, au fond de chaque homme, les frissons de la transpiration.
Vivre des milliers de vies comme tant de tableaux dans tant de galeries. Je sais, en
souvenir de certaines grâces et voluptés, percevoir la sensualité des présages.
J’augure, non sans joie, l’avènement du soleil noir en ces termes : « On obtient le
pouvoir que si l’on se tient absolument et uniquement à garder son objectif
secret ». Ce que je maintenais en gardant les planchers et les voiles de mon
embarcation infestés, et en me joignant aux concerts des effroyable plaintes ; me
révoltant sur les fausses misères de ma douloureuse condition physique. Sur ma
mort comme si je la portais, comme eux, sur le dos, ses mains autour de mon
cou. »

Il semble que c’est en 1553 que San Sarna débarque sur les côtes du
Belize avec une dizaine de Turcs tous atteints du scorbut. Il y découvre, le
premier, la grotte d’Actun Tunichil Muknal dans la montagne des tapirs,
puis la sublime ville de Xunantunich. De sa traversée de la jungle
bélizienne et de la rencontre avec les dernières populations mayas, il ne fait
― contrairement aux récits traditionnels des conquistadors pour lesquels il
s’agit là d’un sujet élémentaire ― que deux courtes descriptions, en forme
de métaphore teintée de cynisme et de mépris :

« La sylve avec sa faune du Nouveau monde n’est qu’une fabuleuse putain


; elle m’évoque irrésistiblement mes femmes : elle est grasse, humide et écarlate ;
tout parade, aguiche sans nuances ni élégance ; tout épate grossièrement pour
mieux tromper le voyageur, étreindre de morsures et de piqûres empoisonnées sa
carne. Ô oui, San Sarna n’est pas dupe, il sait voir derrière les apparences. Son
vaste danger à ce continent sans brides, je le noierai sous les épaisseurs de mes
semences délicieuses ! […] Les peuples indigènes se révèlent apathiques, un
animal ensommeillé au langage enfantin et incomplet, lorsqu’on les approche en
terrain marchand. Je fais facilement les affaires du diable contre quelques bijoux
dont la beauté ne parvient pas à trahir leur goût pour les disgrâces esthétiques.
[…] Les sauvages poitrines de leurs femmes, les lignes nues, pour quelques
œillades rapaces, ne suscitent aucune fièvre, aucune passion qu’ils ne préfèrent à
la contemplation dormante du chaos naturel. Qu’ils remarquent mon regard
conquis : il leur enseigne déjà le répugnant cirque sensuel de là­bas à Gibraltar. »

En ce qui concerne les cités qu’il parcourt, pourtant d’un intérêt


aujourd’hui considérable pour la communauté scientifique mayaniste, elles
aussi sont traitées avec le même dédain et la même absence
d’émerveillement. Il se permet en outre de critiquer, sans jugement
esthétique honnête, leurs dispositions urbaines et architecturales :

« Ils ne construisent plus, ils veillent leurs sentinelles sans goût ni


praticité. Un scorbut à l’échelle d’un territoire. L’antique Rome doit encore en
rire. De l’orientation cardinale jusqu’à la taille des pierres, les Mayas ― qui
pourtant auraient pu conquérir l’appui d’au moins une facette du génie ―
montrent qu’ils n’usurpent pas le traitement que l’on fait d’eux. Tout suinte
l’absence de raisonnement, d’intuition esthétique ; et leurs figures païennes sont
plus grotesques que les aménagements de Jules Romain pour le palais du Té à
Mantoue ; alors que celui­ci, comme tout un chacun le sait (du moins je le
souhaite à mon lecteur), l’a fait de toute sa conscience artistique pour amuser la
futile cour de Frédéric II. »
Ce qui importe surtout à San Sarna ― dont les architectures de son
plan s’articulent enfin ―, lorsqu’il s’enfonce dans les terres, n’est pas
d’œuvrer pour la couronne et la découverte mais d’acheter aux populations
mayas déjà très affaiblies, sans dévoiler ses intentions, des femmes
« dociles et bien faites ». Du voyage retour de Xunantunich jusqu’aux côtes
du Belize, il parvient à en rassembler, selon ses dires, plus d’une centaine :

« […] alors que le Portugais de Gibraltar se félicite ― sans le savoir ― de


posséder ma poignée. Quel étonnement de remarquer que mes derniers lambeaux
de Turcs correspondent à quelque occulte valeur sacrificielle inestimable pour le
seigneur déchu de Xunantunich. J’en obtiens facilement une quarantaine ; puis,
mes chevilles de retour dans la lagune, cent. Je n’ai qu’à me baisser, elles se
réfugient dans mon ombre que projette le soleil, ici mieux qu’ailleurs. Cent très
jeunes créatures bien faites, en bonne santé et le regard constant. Dresseuses
habiles d’un règne animal ridicule, celles­ci se révèlent étrangement disciplinées :
bonnes cuisinières uniquement sauvages pour mon plaisir ; leurs qualités
charnelles, je les sollicite sans heurts ; et au cœur de l’étreinte turgescente comme
avec leurs sarbacanes, je dois avouer, au risque d’indigner mon lecteur, qu’elles ne
manquent aucune veine. Elles ne s’embarrassent, non plus, d’aucune idiote
défiance et comblent l’ensemble de mes besoins avec un acharnement félin,
domestique, qui m’amuse beaucoup. »

C’est lorsqu’il aborde le Royaume de Sang­Debout que le périple de


San Sarna rejoint les régions de la démence. Selon les extraits que
reproduit Karbanová dans son étude, l’Infect s’établit au large du Belize
avec l’ensemble de ses femmes pour élever ce qu’il décrit en ces termes :

« Un royaume pur, installé sur de nouvelles volutes et qui prendra la


géométrie d’une femme nouvelle à la spiritualité neuve et saine ; d’une figure qui
ne niche pas le malin sous ses dentelles, là où la peau est fragile, au cœur de ses
orifices. L’air y sera vénéneux pour les reptiles qu’elle installe au bout de ses seins
et de sa langue. Le Royaume de Sang­Debout sera l’accomplissement de ma lignée
; et multiplié comme jamais pour la postérité. Je redessine le cycle, je monte la
primitive chevalerie de l’éther : Goliath écrase David et saint Pierre est noyé !
J’enverrai mille barques de cadavres infestés par le scorbut atteindre l’ignoble et
corrompu horizon qui traîne ergotant dans mon dos. »

Des règles et de l’ordre qu’impose San Sarna à Sang­Debout,


Karbanová ne donne que peu d’éléments dont celui, énigmatique, de la
:
« Après la mise en déroute des corsaires stationnés sur l’île ― que j’ai par
la suite nommée Sfumato pour la qualité picturale de ses brumes matinales
vaporeuses ―, je mis à profit mon savoir littéraire et politique afin organiser mon
Royaume. Mes femmes étant réunies sous les sphères symboliques de noms
primitifs mythiques afin évanouir leurs croyances grotesques et démoniaques ; et
de les instruire par d’autres dont les résidus sont plus utiles : pour les plus fortes
elles sont Viragos ; pour les plus domestiques Vestales ; pour plaire à mes yeux et
ma cruauté, quand ma vigueur dort, Saphiques ; et enfin, pour les plus charnelles
et pour ma chair, Nymphes. En trois ans la population de mon royaume fut, au
nombre de mes enfants (mes filles les plus lumineuses uniquement ; mes fils et
mes vilaines étant systématiquement noyés sous la bienveillance de sainte
Catherine, sainte des filles à marier, et de saint Ixshelle (10)), doublée.
J’instaurais ― remarquant d’étranges prophéties ― alors la danse des papillons.
Les confirmations de leurs présages que je pus observer me permirent de
m’entretenir avec ces confidents des landes de l’intime afin de résoudre
l’inquiétant problème de l’affaiblissement de nos ressources, sans toutefois
négliger les motifs et besoins pluriels de mes ardeurs. La cérémonie procédait
ainsi : on déshabillait l’une de mes filles et l’allongeait sur le sable, trois papillons
étaient ensuite apposés par mes vestales favorites en trois points charnels
essentiels : les pointes des deux seins et le gouffre que cache la sylve du sexe. Le
premier papillon à découvrir en s’envolant l’une de ces zones intimes décidait de
son sort : le sein gauche, le cœur, m’assurait de sa fidélité ; son sexe, de ses
qualités sensuelles et maternelles ; et enfin le sein droit ― je dois avouer par les
commandements d’une intuition magique et clandestine ― était sa honte pour
prévenir la mienne : attachée sur une barque, la voile ouverte pour l’Est, disposant
des ingrédients utiles au plus infect des scorbuts, elle avait ainsi comme seule
utilité, pour racheter sa condition vérolée, d’atteindre les quelques territoires,
ceux de l’horizon dans mon dos, qui s’abîment dans les ondes de ma haine. Car
c’est depuis l’aube, dans un berceau ignoré qui n’est pas un sépulcre et que seule
convoite la lumière du soleil, que le feu de la passion pour les femmes attise l’ange
déchu sans commune mesure et souille le temps et l’espace des ténèbres de son
absence de géométrie. »

La description d’autres rites en vigueur sur l’île du Royaume de


Sang­Debout confirme que San Sarna refuse et abandonne tout à fait la foi
chrétienne, puisqu’il ne la sollicite jamais, ni ne s’en revendique,
recommandant même à ses femmes « de ne pas se couvrir de linges comme
[il paraît] l’imposer ». Il adapte toutefois sa mystique au modèle spirituel
indigène auquel il intègre, non sans maladresse, des résidus de mythes
cosmogoniques mayas. La description qu’il fait de la capture de son souffle
de l’âme évoque une coutume propre à la péninsule du Yucatan,
traditionnellement effectuée après le décès des souverains :

10 Probablement Ix­Chel, la déesse maya des inondations, de la terre, de la lune et


des orages.
« Elles tenaient prête une pierre précieuse et me la posaient sur les lèvres
lorsque celles­ci semblaient brûler ; elles allaient capturer mon esprit dedans, là,
durant mon extase, elles me frottaient doucement le visage avec. Elles
emprisonnaient alors mon souffle, mon âme, dans ce morceau pour toujours.
Comme le bétyle du cœur des ténèbres, elle me survivra. »

San Sarna mentionne également ce qu’il appelle ses jeux de


braconnage, « essentiels pour garder l’ombre de [sa] virile souveraineté ;
qu’elle n’observe aucune nuance, ne supporte aucune transparence ; que le
poids de [sa] couronne divine ne souffre d’aucun doute ». Cette intrigante
pratique semble s’inspirer, comme il l’explique, des croyances indigènes
pour la figure mythique du Nahual (11). Le déroulement des événements
témoigne une nouvelle fois de l’opiniâtreté symbolique que la rhétorique
san sarnienne emprunte à l’encontre des femmes :

« Il s’agissait que douze de mes amazones revêtent la peau de la panthère


― le vaniteux et malveillant Nahual que je leur avais à toutes attribué ― et ne
disposent, à quatre pattes, croupes seyantes sauvages, que d’une poignée de sable
filant de mon poing pour échapper à mon braconnage. Bien entendu, celles­ci
étaient sommées de valoir en terme d’attitude et d’intellect la fourrure qui les
paraît : qu’elles m’attaquent avec des ongles préalablement coupés et qu’elles
vocifèrent sans ne jamais dormir du sommeil de la chatte, sinon je distribuais le
silence et l’on entendait alors la lourde et inquiète rumeur de poudre qui émerge
des efforts et exemples du Roi. »

L’ouvrage s’achève ― écrit Karbanová ― par les complexes mesures


que fait San Sarna des visages de femmes nées de « [sa] semence ; afin que
tout homme de valeur puisse les identifier sur toutes les terres ». Il assure
que celles­ci répondent de façon immuable à un même et seul standard
(12). Enfin, il renouvelle ses promesses pour les générations futures quant
à l’avènement d’une « nouvelle nature de la femme, pieuse, charnelle et
exclusive, celle de Sang­Debout », et conclut son récit par la sainte et
victorieuse vision « d’un papillon aux couleurs inconnues et étincelantes,
d’une teinte sans nuances de bleus, de rouges, de verts, de jaunes, de noirs
ou de blancs, qui voltige bas puis remonte jusqu’à [lui], se balançant un
instant dans le filet de [son] souffle assagi, pour enfin se déposer sur [son]
cœur et n’en être délogé par aucun battement ».

Ce sont là les derniers mots de l’Infect Severino San Sarna, le Cocu


Conquistador ; il ne demeure rien d’autre dans l’ensemble des extraits
reproduits par Karbanová : la figure de San Sarna disparaît ici, totalement.

11 Pour un grand nombre de peuples méso­américains, le Nahual est une créature


mythologique, un esprit tutélaire propre à chacun qui exprime la dualité de
l’homme selon un standard manichéen universel. Selon la personne et sa nature
(bonne ou mauvaise), le Nahual peut prendre la forme d’un canidé, d’un félin ou
encore d’une volaille.
12 Ce standard, calculé par le généticien Benedicte Howard, correspondrait, selon
ce dernier, en tous points faciaux essentiels, au visage de Sofia Loren.
Il semble, à la lumière d’événements récents, nécessaire de revenir
sur l’authenticité de (bien que le scepticisme systématique dont
souffrent certaines œuvres évanouisse les possibilités simples d’adhésion,
de foi, en les quelques contours magiques du réel), en abordant un élément
rendu public il y a peu relatif à la biographie d’Ivana Karbanová ―
personnage qui parait, lui aussi, s’être étrangement évaporé.
Les services d’Interpol ont révélé en avril 2011 que les activités de
l’universitaire de Caracas ont un temps étaient reliées à La Milicia de Las
Lianas Sáficas (13). Cette information permet, d’après des spécialistes de la
milice, d’éventuellement retirer un dernier voile quant à l’authenticité
supposée de .
Ceux­ci le considèrent en effet comme « un récit et une étude
simulacres (14), un canular ― invisible pour les communautés les plus
crédules et les moins instruites des régions d’activité de Las Lianas Sáficas
(15) lorsqu’il prend forme sous la plume d’une véritable intellectuelle
universitaire ― qui semble avoir été destiné à constituer le squelette d’une
idéologie féministe criminelle, basée sur le principe de la réalité d’une
entité­femme saphique, instruite par la colère et née dans la douleur (à
cause des hommes), sans patrie et à l’activisme légitime et ancestral ; un
principe encore prégnant dans certains groupuscules féministes
homosexuels du Guatemala, du sud Mexique, de l’Honduras et du Belize ».

13 Les Lianes Saphiques est une milice terroriste lesbienne et féministe,


aujourd’hui démantelée, composée d’Amazones ou Panthères actives à la fin du
XXe siècle dans la région du Petén au Guatemala, célèbre pour ses enlèvements de
personnalités politiques d’extrême droite et ses assassinats de membres de cartel.
14 Ils révèlent en outre que les registres de la ville de Tolède étaient des faux.
15 Les Lianes Saphiques étaient connues pour recruter des membres dans les
« lieux de misère » : centres de réinsertion pour femmes battues, orphelinats,
favelas, etc.
Pourtant, comme à chaque fois que le mythe de San Sarna donne
l'impression de définitivement s’évanouir, de nouveaux éléments émergent
pour rétablir les termes du doute. Ces derniers mois, une série de
découvertes sur l’une des îles de l’archipel de Turneffe, au large du Belize, a
permis d’excaver plusieurs éléments d’un palais seigneurial maya tardif
(exceptionnel puisqu’on le situe au­delà de la période supposée de
l’effondrement de la civilisation (16), et qu’il s’agit des premières ruines
mayas trouvées hors continent), dont une stèle monumentale.
Cette stèle serait, sans doute possible ― et comme nous sommes
aujourd’hui en mesure de le savoir depuis le déchiffrement des glyphes
mayas amorcé par le linguiste russe Yuri Knorosov ―, dédiée à :

« Severino San Sarna, K'uhul Ajaw du Royaume de Sang­Debout du


Yucatan, celui dont les femmes imitent Chbalanké et se couchent dans son dos »
(17)

16 Les spécialistes s’accordent sur la période de 800­900 après J.­C.


17 K'uhul Ajaw, « Divin Seigneur » en maya quiché ; Chbalanké, dieu maya
représentant le soleil.
La disparition du détenu Salomon Grieg est illogique. Le fait de
s’être évadé en ayant échappé moins de trois minutes à la vigilance de ses
geôliers, à l’intérieur même de sa cellule, relève du délire. Quant aux pièces
à conviction, elles sont tout simplement fantaisistes ! D’ailleurs les pièces
originales et un duplicata de ce rapport seront envoyés aux experts
psychanalystes.

Le directeur

Transcription des manuscrits gravés sur les morceaux de savon


trouvés sous le matelas

Trois sortes de lumières s’offrent à moi. La première est celle qui


passe par ma fenêtre. Transperçant ses carreaux dépolis et mal peints, elle
inonde la pièce d’une couleur verdâtre et dégueulasse. Cette lumière me
fait peur. Elle me rappelle qu’un jour de plus dans ce trou à rats va avoir
lieu. Pourtant, me direz­vous, lueur du dehors est lueur de liberté et
d’espoir. Mais elle me fait de plus en plus peur cette liberté. Et l’espoir, n’y
a­t­il rien de plus dangereux ? N’y a­t­il rien de mieux pour se faire happer
par une mort prématurée ?
Finalement je préfère la lumière de mon ampoule sous­alimentée,
une lumière douce et chaude. Des heures entières, je reste à l’observer,
hypnotisé par le filament incandescent. Sa lueur décroît, augmente,
diminue, s’intensifie... On dirait une luciole. Je connais par cœur le
moindre de ses clignotements. Elle est ma préférée. Elle me protège.
La troisième lumière, elle, est celle du rai qui tente de se faufiler
sous ma porte. Celle­là, je la hais. Elle n’est que répression, tortures,
peines, sadisme, perversions. Elle est les hommes. Elle s’accorde avec leurs
claquements de bottes en cuir et le son métallo­graisseux de la clef dans la
serrure. Ces bruits qui rythment mes journées me rendent dingue.
Le temps s’arrête comme l’a écrit Boukovsky. Mon esprit se
détériore. De la semoule, de la mélasse. Écrire sur n’importe quoi, ce qui
me passe par la tête. M’évader là où les hommes n’ont pas encore érigé
leurs murs et les barreaux qui vont avec. Mes écrits deviennent mes
témoins, prouvent que je suis encore en vie, chose que j’étais pourtant
enclin à mettre en doute. Soudain, émergent de mon inconscient fragile des
sons... non, ce sont des mots, des phrases... Elles ont un sens :

Et les anges, tout pâles et défaits,


Se levant, se dévoilant, affirment...
Que la pièce est la tragédie nommée « l’Homme »...
Et que son héros en est le ver conquérant.

Les vers d’un poète oublié, sans doute... Des vers de Poe, peut­être...

L’été est là. Le sang des hommes bouillonne, les prisons se


remplissent. Un été, j’ai dû partager ma cellule avec cinq autres détenus. La
cellule ne comportant que deux lits, nous nous sommes relayés toutes les
trois heures pour dormir. Je n’avais encore jamais éprouvé une telle envie
de tuer mon prochain jusqu’à ce que je fasse l’expérience d’une telle
promiscuité. Prêt à tuer pour un peu d’espace. Cet été, je partage ma cellule
avec un seul homme. Je lui ai offert le lit de dessus pour lui faire bonne
figure. Il me regarde bizarrement et a un drôle d’air.

Ô Onan, fils de Juda, frappé par la colère divine simplement parce


que tu as préféré « jeter ta semence à terre » plutôt qu’engrosser la femme
de ton défunt frère sans descendance... Que penses­tu donc de mon
colocataire et de ses quintuples branlettes quotidiennes ? Moi, il finit par
me dégoûter. Remarque, qui suis­je pour le juger ? De mon côté, j’avoue
ma triste faiblesse. Il y a cet homme qui loue la culotte de sa femme aux
autres détenus. Pour beaucoup cette femme n’est qu’une culotte mais moi,
je l’ai vue : salope au décolleté débordant ! Quand cette culotte me passe
entre les mains après avoir fait le tour du bloc, souillée par une trentaine de
mâles en rut, je la souille à mon tour avec la pitoyable fierté que je la
souillerai plus fort que n’importe quel autre avant moi... sauf son mari
peut­être. Il me devient de plus en plus difficile de bander sans. Nos
solitudes nous dépravent. Tremblements, vertiges et hébétude. Ma maman
me l’a toujours dit : « La pollution, c’est malsain ».

Transcription des manuscrits gravés sur les murs de la cellule

Un oiseau a brisé un carreau de ma fenêtre comme une flèche !


Qu'est­ce qui lui a pris ? Je l’ai ramassé. Là, couché en sang dans mes
mains en coupe, je suis resté immobile. Mon esprit s’est littéralement jeté
dans son œil noir agonisant. Il m’a raconté son passé, toute sa vie d’oiseau,
du nid aux cimes des arbres, des cimes au ciel parmi les nuages. Je l’ai
écouté, accompagné dans son trépas. On s’est compris tous les deux. Une
mort digne.

Mon codétenu a subtilisé un bout du carreau avant que les gardiens


ne viennent réparer. La nuit même, je jurerais l’avoir entendu sangloter. Le
lendemain matin, j’ai été réveillé par des gouttes s’écoulant de sa couchette.
Dégoûté, j’ai tout de suite pensé à de l’urine. Après m’être passé la main sur
le visage, je me suis rendu compte que c’était du sang. Il s’était tranché la
gorge. Quelques minutes plus tard, les gardiens ont enlevé son corps sans
vie. L’anecdote serait sans importance si on avait retrouvé le bout de verre.
Mais après une fouille minutieuse de la cellule, rien. Les gardiens ont vite
fait de transformer le suicide en meurtre et de me le mettre sur le dos.
Deux semaines de mitard. Les salauds !

Transcription du manuscrit écrit à l’encre sur trois mètres de papier


hygiénique trouvés sous le lit

Mon attention a été attirée par un bruit, un peu comme si du verre


crissait sur le sol. C’est à cet instant que la folie et son cortège
d’hallucinations se sont emparés de moi. Un petit être, haut comme trois
pommes, avec une tête en forme de parallélépipède (on aurait dit un
marteau sur pattes) est sorti de nulle part ! Il tenait dans ses mains le
morceau de verre taché de sang. L’air de rien, il a traversé la pièce sous mes
yeux. Il s’est arrêté dans un coin à l’autre bout de la cellule, a posé le
morceau de verre presque aussi grand que lui, a frappé plusieurs coups très
rapides contre une brique avec sa tête de parallélépipède : « takatakatak ! »
comme ce drôle d’oiseau à la télé, cet abruti de pivert, le Woody
Woodpecker ! La brique complètement enfoncée a disparu. Il a disparu à
son tour dans le trou avec le morceau de verre. Il a rebouché ensuite le trou
avec la brique... J’entends encore ce bruit frénétique de sa tête contre la
brique.
À force d’écrire, j’ai trop stimulé mon imagination. Elle m’échappe
et me joue des tours. À présent, il ne se passe pas un jour sans que je
n’aperçoive un de ces machins. Ils sont partout ! Ils se déplacent
furtivement, à l’insu de tous, parfois seuls, parfois en groupe. Je les vois
dans la cour, dans les ateliers, dans les douches, dans les toilettes, à la
cantine... Je les observe, j’essaie de comprendre ce qu’ils font et cela m’est
apparu très clair. Ils collectent ! Ils recyclent ! Ils grouillent dans les
murs de la prison. À chaque fois qu’un objet est cassé, ils sortent de leurs
cachettes, ramassent les débris convoités et disparaissent à nouveau. Plus
tard, ils reviennent avec l’objet, réparé, comme neuf. À y réfléchir, ce ne
sont pas des hallucinations, ils ont l’air bien trop réels. Inutile d’en parler
autour de moi, ils ne voient rien. Je passe mon temps à essayer de capter
leur attention sur eux mais à chaque fois, il est trop tard. Ils ne sont plus là.
Il faut que j’en aie le cœur net. Je projette donc d’en capturer un.

Mon plan : sacrifier ma luciole.


Dévisser mon ampoule, l’éclater par terre et attendre. Ils ne
pourront pas laisser ainsi un tel désordre... De plus, je ne les imagine pas
suspicieux. Ils ne se douteront pas que c’est un piège.

Mission accomplie ! Une quinzaine de ces créatures est venue


(toujours de derrière une brique de mon mur) ramasser les bris de verre.
J’ai réussi à en attraper un, non sans mal car ces bestioles sont diablement
rapides. Remis de mes émotions, je vais à présent étudier d’un peu plus
près mon incroyable découverte. Je vais noter toutes mes impressions afin
que tout cela passe à la postérité. Tout d’abord, il me faut choisir un nom,
un nom savant comme dans les encyclopédies... un truc en « us »...
« griegus trucmuche quelque chose »...

Pour l’instant, nous les appellerons « woodies ».

Description du « woody ».
Le woody n’est pas très farouche. Il se tient debout dans ma paume,
sa tête de parallélépipède tournée vers moi. J’interprète son attitude
comme un sentiment de perplexité. On pourrait le qualifier d’« homme­
marteau » (le terme est assez laid, j’en conviens). Sa tête a la forme d’un
parallélépipède parfait, la texture de sa peau est calleuse et rugueuse à
cause de petites imperfections. Ne trouvant ni yeux, ni oreilles, ni bouche,
je suis bien incapable d’imaginer la façon dont il peut percevoir le monde.
Il a deux bras, deux jambes, un ventre comme nous mais sans nombril. Il
ressemble beaucoup à ces petits lutins que l’on trouve dans les
lithographies d’Escher.
Par contre, ses mains ne comportent que quatre doigts. Le
parallélépipède qui doit constituer la moitié de son poids ne semble pas
gêner ses mouvements. Dans ma main se trouve là de toute évidence une
pure merveille de la nature ! D’ailleurs, profitant de ce bref instant
d’émerveillement béat, mon captif en a profité pour s’enfuir. Il a atteint le
mur à toute vitesse, fait son Woody Woodpecker et disparu.
Cette expérience a affolé ma curiosité. Il faut que j’en sache plus !
Les réponses à mes questions se trouvaient de toute évidence
derrière le mur. Alors j’ai fracassé ma chaise dessus. Après plusieurs coups
très violents, le mur a cédé. Plusieurs briques se sont écroulées et ont fait
place à un trou béant. Et là, j’ai vu ! J’ai su à cet instant et avec certitude
que je n’étais pas fou, que ce n’était pas mon imagination qui avait pu créer
monde si fantastique ! Des dizaines de woodies se sont rués vers moi et se
sont attelés, sans perdre de temps à considérer ma présence, à la
réparation du trou que j’avais causé. Le nuage de poussière dissipé, j’ai vu
des centaines d’hommes­marteaux à l’ouvrage. Je les ai vus, construire les
murs, démonter les briques, jouer avec les structures, manipuler les
molécules, jongler avec les atomes... Pour moitié les woodies faisaient leur
Woody Woodpecker, cassant les briques les unes après les autres, tandis
que l’autre moitié ramassaient les débris et les reformaient en de nouvelles
briques. Avec la pugnacité et l’efficacité d’une horde d’arthropodes, le trou
se rebouchait à une vitesse folle qui ferait pâlir n’importe quel maçon
expérimenté. Plus stupéfiant encore, certains woodies se regroupaient,
s’accrochaient les uns aux autres puis se mêlaient entre eux, d’abord en une
boue informe puis, petit à petit, revêtaient l’aspect d’une brique. Que dire ?
Des briques qui font des briques, des briques qui s’auto­fabriquent !

Transcription du manuscrit écrit à l’encre sur la feuille de papier


trouvée sur la petite table

Le pouvoir des woodies est ahurissant ! Ils m’ont proposé de


participer à une expérience dont je serai moi­même le cobaye et qui
permettra de comprendre toute la puissance métaphysique de leur espèce.
Comme ils me l’ont préconisé, je me suis installé à ma petite table, assis
bien droit sur ma chaise, mon stylo­plume dans la main droite et mon
unique feuille de papier volée dans le bureau du directeur devant moi.
J’écris ces mots au fur et à mesure que progresse l’expérimentation.

Voici quelques minutes que j’attends patiemment un quelconque


phénomène mais rien ne se produit. Je ressens un léger picotement dans la
fesse gauche, la fatigue peut­être ; la chaise n’est pas très confortable.
Maintenant j’ai des fourmis dans les jambes. Soudain ma main gauche se
met à trembler. Je la pose à plat sur la table pour l’immobiliser. Horreur !
Un bout de ma main se détache ! Je ne saigne pas ! Pas de plaie ! Mon
pouce, mon index et mon majeur plus une bonne moitié de ma paume se
baladent sur la table devant moi. Cette chose devenue autonome contourne
la feuille, se replie sur elle­même, se transforme en une sorte de boue,
gigote, se stabilise, gigote de nouveau et se reforme en... en un woody !
Pétrifié, je remarque que le bout de ma jambe droite n’est plus qu’un
moignon et que deux, trois woodies sortent de ma chaussure ! La
chaussure, à son tour, se décompose en deux woodies. Je me décompose de
toutes parts : mon bras gauche est entamé jusqu’au coude, ma jambe droite
en est à mi­cuisse, ma jambe gauche commence juste à se désagréger. Mon
bras gauche n’est plus, des dizaines de ces créatures, courent, sautent,
virevoltent tout autour de moi. La jambe gauche a rattrapé la droite. Petit à
petit, je me tasse sur ma chaise. Vision d’horreur à laquelle je ne m’étais
pas préparé : ma mâchoire se décroche et tombe sur la table. J’imagine
avec dégoût le trou béant de ma gorge. Tout à coup, mon buste de cul­de­
jatte manchot se détache de mon bras droit et tombe à la renverse sur le
sol. Je vois le monde qui bascule devant mes yeux. Mon buste, mon cœur,
ma tête, mon cerveau, tombent au sol et explosent en woodies. Pourtant,
j’écris encore ! En partant du coude, mon bras droit continue à se
démanteler. Je ne vois plus, je n’entends plus, je ne sens plus mais j’ai
l’impression d’être encore.
Mon âme s’est réfugiée dans mon bras, elle voyage le long de mon
humérus, de mon radius pour enfin finir dans ma main. Je ressens à la
perfection toutes les articulations entre mes carpes, mes métacarpes et mes
phalanges. Je n’avais jamais écrit avec une telle vitesse, une telle habileté.
Si j’avais les outils à portée de main, je suis absolument convaincu que je
n’aurais aucun mal à peindre du Léonard. Je vois de nouveau. Je sens mon
corps reprendre forme humaine. Je suis allongé sur mon lit. Je me relève.
J’examine mon corps pour voir s’il ne manque rien. Mon bras droit est
amputé au niveau du poignet. Je me tourne vers la table. Ma main droite
est là, en train d’écrire ces mots. Mon âme est divisée. De ma main, j’ai
l’intuition que le reste de mon corps n’est pas loin. Je me lève et vais à la
table. J’approche mon bras de ma main. La fusion se fait, parfaite, sans
douleur. Aucune cicatrice.

J’ai fait un pacte avec les woodies. Demain, je m’évade.


Si la définition a minima du monstre dans la culture populaire (que
ce soit au cinéma ou en littérature) est en général une individualité qui se
distingue de la masse par son apparence physique hors norme, un film
réputé culte rompt radicalement avec cette idée et propose une autre forme
de monstre : le monstre social !

, film gore de Brian Yuzna tourné en 1989 (mais sorti aux


États­Unis seulement en 1992 en raison de la frilosité des distributeurs),
présente à première vue tous les ingrédients du soap américain des années
1990 : on y suit Billy Whitney, vivant avec sa famille en apparence parfaite
dans le très huppé quartier de Beverly Hills. Mais comme David Lynch avec
sa célèbre série à la même époque, Yuzna s’empare des clichés
de la culture américaine pour mieux les dynamiter : le fils winner
(adolescent se présentant aux élections de la Beverly Hills Academy et
dunkant sans difficulté en dépit de sa taille sarkozienne) est en réalité mal­
aimé par sa famille, alors que sa sœur, belle jeune fille blonde choyée et
courtisée par tous, paraît avoir quelque malformation monstrueuse dans le
dos…
Quand un petit ami éconduit et revanchard fait écouter à Billy une
cassette où l’on entend ses parents, sa sœur et d’autres personnes
s’adonner à ce qui semble fortement être une partie de jambes en l’air,
celui­ci cherche à savoir ce qui se passe réellement dans sa famille, à
laquelle il a de moins en moins l’impression d’appartenir. Ce qu’il va
découvrir dépassera de très loin tout ce qu’il aurait pu imaginer…
La suite, difficilement descriptible sous peine d’ôter tout intérêt au
film, est un mélange des genres très étonnant pour une série B, qui plus est
dans un film réputé gore. L’humour est très présent dès le début : le
mauvais goût vestimentaire des années 1980, la musique insistante et le
kitsch (volontaire ?) des décors donnent à l’ensemble l’aspect d’une parodie
de soap vantant l’american way of life, intention évidente du réalisateur dès
les premières minutes avec la présentation exagérément positive des
personnages principaux (1).
La scène d'ouverture cependant, où Billy croque dans une pomme
qui semble grouiller de vers à l’intérieur, laisse présager un développement
pour le moins atypique…

1 À noter que l'acteur jouant le rôle du héros, Billy Warlock, avait tourné
précédemment dans la série et le soap , ce qui rend le décalage
encore plus savoureux.
Un premier cousinage, au moins visuel, peut être fait avec
, comme évoqué précédemment, sans que Yuzna ou Lynch n’aient pu
s’inspirer l’un de l’autre, le film ayant été tourné avant la première
diffusion de la série sur ABC (en 1990­1991) et distribué après. Par son côté
jeune premier naïf, le héros Billy ressemble assez au personnage de James
Hurley dans , l’amant secret de Laura Palmer ; celle­ci a en
outre quelques points communs avec la sœur du héros, et l’on pourrait à
bien y regarder trouver d’autres similitudes, tant dans les thèmes (l’horreur
derrière un vernis de normalité, le contrôle des parents sur les enfants, les
soupçons d’inceste) que dans les situations (notamment au cours d’une
scène du film en forêt, lieu­clé dans la mythologie de la série).
On peut penser également au de Polanski,
l’apparence sectaire de la petite société dévoilée au fur et à mesure du film,
jusqu’à la découverte de son caractère horrible, n’était pas sans rappeler la
fin du film.
Les influences de Yuzna sont probablement plus à chercher dans les
films de l’âge d’or du cinéma gore, dans les décennies 1970­1980 ; les films
de zombies, en particulier ceux de George Romero, ont aussi pu être l’une
de ses sources d’inspiration. La mère de la copine de Billy, genre d’énorme
Sue Ellen zombie, ne dépareillerait pas parmi les morts­vivants
consuméristes hantant le centre commercial de .
Quant aux effets visuels délirants (voire carrément crades), très
« mauvais genre », ils rappellent les productions brindezingues et fauchées
de Troma Entertainment, grande pourvoyeuse de série B trash pour le
marché américain.
Plus surprenant, le fait que le réalisateur ait caressé un temps
l’espoir de faire une carrière de peintre semble avoir eu une incidence
directe dans la réalisation de l’hallucinante scène finale : Yuzna dit s’être
inspiré des œuvres de Dali, et il est vrai qu’on peut penser aux fameuses
montres molles du peintre… mais aussi aux tableaux de Jérôme Bosch.

Le film doit énormément à son superviseur des effets spéciaux qui


fait ici des prouesses, le Japonais fou Joji Tani connu dans le milieu du
cinéma bis sous le pseudonyme évocateur de Screaming Mad George.
Commençant par concevoir des effets gore pour John Carpenter
( ), John McTiernan ( ) et dans deux volets de la saga
, il se distingue par des trucages malins et peu coûteux au rendu
spectaculaire.
Sa capacité à concevoir des êtres fantastiques et effrayants lui
permet de travailler sur le design des extraterrestres dans de James
Cameron, puis d’être repéré par Brian Yuzna avec lequel il collabore
pendant des années, réservant ses créations les plus notables pour
et .
Sans déverser des litres de faux sang, Screaming Mad George
parvient à susciter l’horreur en réalisant de petits miracles d’inventivité
dans la dernière partie de , où il donne vie à un extraordinaire
monde parallèle, cruel et décadent. Son goût pour le grotesque, ses talents
de maquilleur et sa « fascination pour le surréalisme » (dixit Brian Yuzna)
transforment le film pour lui donner le statut d’œuvre culte du cinéma gore
qu’on lui attribue volontiers aujourd’hui.
Malgré des contributions aux réalisations et productions suivantes
de Yuzna, les effets barges et foutraques de Screaming Mad George peinent
depuis à trouver leur place en dehors du cinéma de série B ― un gâchis,
lorsque l’on considère le travail effectué sur .

Curieux film gore en tout cas, qui ne fait peur à aucun moment et où
il y a moins de sang versé que de fluides corporels (n’en disons pas plus) :
plus visqueux que sanglant mais non moins écœurant, bizarre surtout, le
film échappe, et c’est là sa force et son intérêt, à toutes les tentatives de
catégorisation.
Outre le plaisir que procure tout bon film de série B, il combine les
caractéristiques du gore classique (choquer) et du gore comique (faire rire),
en proposant un scénario assez abouti pour intriguer malgré des longueurs
importantes : il est donc difficile de se contenter d’une lecture au premier
degré.
L’ensemble peut être vu comme une critique politique et sociale
féroce, rare dans ce type de production ; on ne peut que louer l’audace de
Yuzna, qui n’hésite pas à s'en prendre au modèle de réussite sociale
américain. Le message est néanmoins très simple (simpliste ?) : les riches
de la bonne société forment une caste qui, sous des dehors lisses, n’en est
pas moins d’une violence terrible pour ceux qui n’en font pas partie.
Basée sur cette problématique, la fin du film en propose une vision
vampirique (au sens propre comme au figuré) avec ces personnages
richissimes, orgueilleux et sûrs de leur bon droit, qui fondent littéralement
sur leurs proies, ceux qui ne sont pas de leur milieu ― ce qui nous amène à
évoquer la scène finale de , qui à elle seule justifie de voir le film.
C’est par cette réplique que débute l’une des scènes les plus
étonnantes du cinéma bis des années 1980­1990 : le dernier tronçon du
film, d’environ vingt­cinq minutes, plonge ce pauvre Billy dans le côté
obscur (et gluant comme l’Alien du film éponyme) d’un monde qu’il croyait
connaître.
Plaisants bien que plutôt ennuyeux par moments (il ne s’y passe pas
grand­chose), les deux premiers tiers du film ne sont rien en comparaison
du dernier, lente montée vers l’étrange jusqu’à la révélation finale, après
laquelle se succèdent des images proprement stupéfiantes au cours de la
longue et monstrueuse orgie finale.
Disons­le clairement : cette séquence incroyable ne ressemble à rien
de ce qu'on a l'habitude de voir au cinéma. On y observe des notables de
tout âge et des deux sexes se repaître de la chair fraîche de ceux qu’ils
méprisent, dans un déluge d’effets spéciaux dégoûtants, au milieu d’un
ballet hétéroclite de créatures difformes (femmes au bassin rotatif à 360°,
homme à tête de main géante, amas de chairs amalgamées et hybrides
rebutants). De là à y voir une critique de l’Amérique capitaliste de la fin du
XXe siècle, il n’y a qu’un pas…
Le tout est conclu de main de maître par l’une des morts les plus
barrées qui soit, à la fois grotesque et répugnante.

Drôle et dérangeant, vaut surtout pour sa dernière demi­


heure totalement démente, qui offre des scènes parmi les plus
surprenantes de tout le cinéma gore. La bizarrerie des images proposées
démontre la créativité de Brian Yuzna et Screaming Mad George, qui ne
reculent devant rien et vont au bout des idées développées par le scénario ;
le mauvais goût jouissif de l’ensemble fait de ce film une véritable curiosité,
dont les inventions visuelles font à présent défaut au marché du film gore
saturé de slasher movies et de torture porns répétitifs.
Entre horreur, humour, pornographie et satire politique, est
un film étonnant, qui montre si besoin était que le monstre n’a pas que
l’apparence d’un Elephant Man tapi dans l’ombre, mais qu’il peut être aussi
le groupe quand il se croit supérieur et au­dessus des lois…
Dans ma chambre, j’obère mon passé. Il est tumultueux. Un flotteur
que je noie éternellement dans une mare de sang, c’est l’image qui m’aide à
m’endormir.

Bon, j’ai un petit peu aplati du squelette, mais c’était de l’avertance,


j’y ai travaillé de tout mon acharnement, et vous savez pourquoi ? Par pur
ping pong ! Je suis un pongiste dans l’âme. On me nargue, on me
provoque, sans savoir que mon moteur à explosion est une belle fée gore.
Un perpétuel qui pétille d’hémoglobine. Quand je hache
je suis un peu Pollock, j’ai la mimine coléreuse. Remarquez, je respecte les
canons de l’art brut. Mon pinceau circulaire, je le manie comme un enfant
autiste. Je ne suis jamais dérangé par les onomatopées désespérées du
monde des adultes.

Entre deux cadres bien tassés, je joue de la harpe. Ils peuvent


méditer sur leur dépeçage, c’est important l’auto­analyse. Une petite
excentricité annonce la fin de la récréation, je leur passe une pub audio :
« Tous nos bourreaux sont habillés par Monsieur Bricolage ».

J’aime Dubuffet, c’est pour ça que mon entame dans l’étripage trahit
mon attirance, je m’attaque au coffre. Je suis souvent déçu, le foie ; oui, le
foie est souvent peu achalandable. L’alcool et les acides tuent mon tout
petit commerce. C’est pas facile d’être auto­entrepreneur aujourd’hui.

La crise a abîmé la viande, déjà, j’évite les Rosbifs trop alcoolisés, et


les Hollandais bouffeurs de champis.

On construit pas une réputation en salopant le boulot, avec de la


macreuse de docker psychopathe, crevé, dans le port d’Amsterdam ou de
Southampton. Et puis y’a Scotland Yard. Ils ont des enquêteurs tenaces, on
les élève comme les furets de la reine mère, ils sont toujours enfouis dans
une motte royale, attendant la faute, la souillure identifiable sur le pubis
refroidi.
Mais la demande est là.

Un petit couple qui gagnera toute sa vie finalement que le SMIC


sait­il au moins que, décomposé, il pèse plus que le parc automobile d’un
troupeau de Roms cossus ?

Vous me direz que je spécule, qu’il y a une part de virtuel. Bah oui !
Un rein « américain » peut valoir bonbon, et un d’origine halal, 100 % pure
banlieue, peanuts. C’est la loi du marché, c’est la tendance sur e­Beugle,
oui, c’est le p’tit cousin du connu.

Quand on parle bijoux de famille sur l’un, on se rend compte que la


poésie est tout de suite plus XVIe siècle, sur l’autre.

Sinon la vente, le ressort est le même. On propose nos produits à du


riquiqui, et on attend les enchères érection, mais on peut pas trop berner.
On peut pas tout le temps faire prendre des vessies pour des lanternes,
comme dirait un collègue, même avec un Nikon baraqué, un spécial nature
morte.

Il y a toujours de la péremption dans l’air, ça faut gaffer. Les


cliniques spécialisées nous font un de ces foins quand c’est pas
« conforme ». Pour le paiement ça rigole pas, mais des fois on n’y est pour
rien. C’est le transport. Un camion bloqué dans un mouvement syndical et
crack !, un poumon de sportif peut finir tout rillettes.

On a un avantage avec les forces de police, la douane est plus


coulante qu’avec les dealers. On « mythone » le labrador de fonction avec
aisance. Quand il s’excite, les douaniers l’engueulent, il doit pas chercher
du Canigou dans les tuyaux mais des trucs illicites.

Au départ, je pensais que la graisse ça intéresserait pas grand


monde, un marchand de suif humain, ça n’avait pas d’avenir. Penses­tu !
Au kilo je m’en débarrasse, pour le prix des faux frais.

J’ai un fabricant de biodiesel, le suif d’origine humaine ça le rend


marteau. Pas une semaine sans qu’il me contacte pour me taper du
bourrelet. Ça fait tourner les moteurs aux petits oignons, ils poussent
comme des petits bruits de succion, des hoquets d’orgasmes étouffés.

À l’écouter, je devrais ouvrir un bed and breakfast géant, à coté


d’Eurodisney, pour choper de la bedaine « Budweiser », du touriste ricain
XXL, élevé au biberon de beurre de cacahouète et au grignotage de chips en
baril. Il est prêt à financer la toiture et la chambre froide.

Il est marrant le mec.

Notre métier c’est de la messe basse, du petit travail d’artisan


discret. L’envergure, faut des papelards officiels, le tampon de la mairie, on
les obtient que pendant les guerres. C’est vrai qu’après, on fait du travail de
qualité. J’en parlais encore à mon beau­frère, au Guinness on aura toujours
du mal à dépasser les Boches. Mais c’est normal, les Teutons, la macreuse
ça leur parle. C’est un peuple de chasseurs, c’est leur marotte. Nous on
reste culturellement pousseurs de laitues, on préfère le cœur d’artichaut,
les carottes râpées et les camemberts Président ; parlé d’une nature
ambitieuse.

Et faut pas croire, la concurrence asiatique est là. Dès que vous
approchez d’une frontière, le marché s’affaisse dur. Le pire c’est l’interstice
entre les deux Corée, ça fait depuis 53 qu’ils nous les brisent, avec leur
dumping. Là on a du gosse de onze ans, en kit, livré sous vide impeccable,
une présentation « panoplie » qui laisse rêveur. Le démantibulage parfait,
symétrique, professionnel, avec le code­barre, y’a même le rhésus et son
carnet de santé.

Ils trichent pas comme nous, avec des colorants, pas besoin de
peinturer à la Betadine le gamin, il est tout beau, tout propre, pour partir à
l’exportation. Comme quoi un mouflet pour qu’il rapporte, ça sert à rien de
lui payer des études, de l’habiller décemment chez « Bonpoint », de le
détendre dans un parc d’attractions tenu par des forains voleurs.

Sauf quand c’est le grand jour, quand il va rapporter à papa une


bonne tirelire de biftons, vous pouvez vous fendre d’une gaufre, ça c’est le
petit truc que je vous donne, mon coté « Dukan » ça rend la viande plus
tendre.

Nous on n’a pas tout ce luxe, du gamin ça court pas les rues, ou alors
faut aller se servir en cité. Et puis des fois y’a des problèmes de stockage.
Pour des raisons de sécurité on est obligé d’enterrer des semaines, des fois
que le père a les moyens de passer sur les ondes, d’exiger des battues.

Les labos gueulent, y retrouvent du blanc dans les babines, du


grouillant dans la moelle épinière. Pour les cités on doit être monté sport,
avec le jus entre les dealers et la BAC faut du tact et du vif pour prélever la
viande.
Des fois je préfère opérer dans le camion, et relâcher le reste sur le
parking. C’est une question de transport, mais aussi de culture. Un ado à
qui on endort le pancréas, on pense d’abord à un problème de voisinage, un
territoire de revente outrepassé, de la rétorsion pour l’exsangue, du rite
massaï à la tronçonneuse. Quand je balance le corps je laisse une casquette
de rappeur, pas loin, je sème un afro­doute, comme je dis toujours.

On n’a pas toujours la sortie, le client. Alors on fait du troc. Faut se


méfier, c’est déjà arrivé à un ami, il croyait acheter à des officiels chinois
des yeux du Tibet, l’équivalent d’un gros sac de châtaignes. En échange, il
avait un produit superbe, une rate d’albinos en parfait état. Et bah il s’est
fait refaire à la tyrolienne ! C’était tout pipeau de montagne. Les deux kil de
n’yeux provenaient de lémuriens de Madagascar. Alors quand c’est comme
ça, on refile ses restes au Brésil. On ne sait pas ce qu’ils en foutent, mais y
sont toujours preneurs. À dix pour­cent du prix, je serais pas surpris qu’on
retrouve du foie de babouin chez les fonctionnaires alcooliques et les
serveuses imbibées de Sao Paulo. Ça explique peut être leur passion pour le
carnaval.

La dernière fois j’attendais le « Graal », je proposais un intestin


super propre, état nickel, d’un individu d’environ 20­25 ans. J’avais gaulé
un sportif, un « joggeur », le genre à se lever tôt le matin pour aller bicher
un petit tour de parc. Croyez­moi, maintenant il fout la paix aux écureuils,
dans l’état où il est.

Tout semblait glisser sur du velours, un labo hollandais se battait


aux enchères avec une clinique du Liechtenstein. Ça banquait dans les
tours, c’est vous dire si je voyais pointer l’opulence, les congés pendant la
saison des pluies aux Bahamas, sur la plage en tongs avec la petite
marguerite entre les doigts de pied qui cache la sangle.

Et là, crack !, une sale déclaration de Poutine, sur sa volonté d’en


rajouter une couche avec la grande Russie. Une intervention militaire
imminente en Géorgie qui prévoit du lourd. Comme j’avais pas donné mon
accord, attendant de l’enchère pharamineuse, tout a filé en eau de boudin,
plus un mot gentil, un mutisme des plus assourdissants, les mufles !

L’armée russe est suivie de près par les acheteurs, c’est pas le genre
missile qui tape à votre porte, qui demande si vous êtes bien Monsieur
Abdoul avant de vous exploser à la tronche. Non, c’est la méthode « œil
pour œil, dent pour dent », la pire pour nos petites entreprises. Ils
motivent leurs troupes à coups de cadavres dans leur camp, à l’ancienne.
Évidemment ils pourrissent aussi le marché, et ils bradent ces cochons !
Tout juste si on essaye pas de refiler notre viande chez Charal au prix du
bifteck, qu’on se pointe pas à Rungis avec le camion frigo.

En fait on donne dans le pire, on propose des brochettes pour les


cantines scolaires. S’il y a bien un endroit où on n’est pas regardant, ce sont
les garde­manger des lycées professionnels. Les achats, c’est toujours tenu
par des repris de justice, des cuisiniers qui ont passé leur brevet « indoor »
avec en arrière­plan les barreaux de la taule, pour gratter des remises de
peine.

Ils ont l’habitude, ils sont forts pour les fritures, tout fini dans de la
chapelure, c’est les rois du beignet géant. Ils en ont englouti dans leur
cambuse, d’après ce que je connais du marché, au minimum un petit
arrondissement de Marseille, et les gamins ils en redemandent, les
protéines c’est bon pour la croissance.

En tout cas ça déstocke bien les bas morceaux, les muscles dont on
n’a rien à foutre, mais pour le lourd, on est quand même maqué avec les
danseurs de salsa.

Avec mon « joggeur » j’ai un peu raté cocagne, mais j’vais me refaire
d'la couenne. Maintenant que ça s’est un peu calmé avec les attentats
terroristes, je vais « trapper » de la shampouineuse, c’est de la bonne came.
Quand on ouvre, seul le cerveau est endommagé, oui c'est d'origine, mais
vu que c’est la partie que personne ne veut, on peut dire qu’on travaille la
qualité, made in France.

Moi j’ai une préférence pour celles qui viennent de chez


« Dessanges », mais j’ai un collègue, il est un peu fétichiste avec les
cheveux, il ne jure que par « Franck Provost ». Il m’a montré une fois sa
collec’, elle est vraiment Miramax. Il s’est fabriqué toute une garde­robe,
des complets trois­pièces couleur blé, on croit que c’est tout du lin, mais au
touché c’est cent fois plus doux.

Et puis qu’est­ce que vous voulez que je vous dise, j’aime mon
métier, quand je vois les types qui vont bosser le matin, habillés en costard,
toujours à la même heure, tristes comme des pamplemousses avariés, je
me dis que j’ai de la chance.

J’aurais fait comme eux, , j’aurais fini zinzin.


Lui, c’est un vieux chien malade qui cultive un peu de mousse sur
son échine. Un vieux chien aux poils roux parsemés de petites forêts
verdoyantes.

Lui, passe ses journées à baver sur le sol et sur les paires de pompes
qui entrent deux fois par jour lui filer à bouffer.

Lui, ne fait pas la différence entre le jour et la nuit. La nuit est juste
un peu plus foncée et le jour un peu plus clair que ses yeux. Avant, la
lumière se faufilait par l’unique fenêtre barricadée du chenil mais les lierres
ont repris leurs droits.

Lui, n’a plus les dents si aiguisées qu’autrefois. Elles cisaillent avec
peine les bouts de viande morte et baignent de temps à autre dans l’eau
saumâtre de la gamelle. En plus de manger et boire, il aimerait se servir de
l’engin pendouillant sous son ventre. Quand elle vient lui donner à manger
il essaie bien de se frotter à ses jambes, mais la chaîne est trop courte pour
espérer lâcher du lest.

Lui, n’a pas toujours été un monstre. N’a pas toujours aboyé en
faisant de la poussière. N’a pas toujours chié dans sa bouffe et bouffé dans
sa merde. Au début il pissait simplement dans un coin et l’odeur s’en allait
à dos de pluie. Maintenant il pisse un peu partout et ses étrons font des
barrages.

Lui, quand il l’entend approcher et chanter des chansons de petites


filles croit encore qu’un jour il pourra courir avec elle. Il pense encore que
la liberté ne tient qu’à une mélodie sifflotée par une enfant.

Lui, aimerait bien se farcir le chat couillon qui vient miauler sa


vengeance devant le mur en pierre du chenil.

Lui, aimerait bien perdre plusieurs dents pour lui briser le cou.
Aimerait volontiers le dépecer au milieu de sa merde et jouer un temps
avec ses tripes dans l’obscurité.

Lui, en a marre d’accueillir toutes les puces du village et de leur faire


du feu chaque soir quand il s’endort. Le vieux chien roux et sa sale gueule
voudraient juste qu’on accepte de temps en temps que sa langue se repaisse
sur la peau d’un humain.

Elle, elle se déplace en trottinant. Elle sent bon la bruyère et quand


le soleil vient sur ses bras il y reste pour une journée entière.

Elle, c’est une petite fille pas plus haute que trois pommes. Qui n’a
pas grand­chose à foutre d’autre que de nourrir son chien et jouer à la
corde à sauter.

Elle, quand elle traverse la cour avec un reste de nourriture à la


main, se demande comment elle va le balancer au monstre. Elle aime faire
valser les os de poulet et les faire atterrir juste à côté de son chien roux qui
sent les marécages. Mais elle préfère tout de même la corde à sauter.

Elle, n’aime pas quand son vieux chien se rapproche d’elle et lui
bave sur les sandales.

Elle, prend toujours un bâton quand elle va porter la gamelle. Elle


est petite mais elle frappe fort. Elle est toujours aidée du soleil. Quand il
fait mauvais temps elle ne va pas lui donner à manger. Elle ne sait pas qui
s’en charge mais la pluie n’est pas un temps pour donner à manger à un
vieux chien aux poils roux parsemés de petites forêts verdoyantes.

Elle, n’aime pas quand son père la caresse mais n’a pas trouvé de
bâton assez robuste pour le punir comme elle le fait avec son chien.

Elle, a des cheveux merveilleux qu’on peut confondre avec les


buissons grillés.

Elle, quand elle s’endort, serre dans sa main un vieux singe en


peluche qui n’a plus qu’un œil, mais toujours toute son affection. Elle
aimerait parfois libérer le chien pour le faire jouer à la marelle.

Elle, sait que son père ne laissera jamais le vieux chien roux faire
autre chose que manger, pisser, chier et dormir.

Elle, attend juste que le vieux chien crève pour en avoir un autre. Un
beau chien, qui sentira bon, qui jouera à la corde à sauter, et qui plantera
ses canines dans les avant­bras de son père quand il essaiera de toucher la
petite colline douce qui veut se reposer au fond de son slip.
Oubliez tout ce que vous croyez savoir sur
, oubliez le dessin animé gentillet de Walt Disney et le film en 3D
aux couleurs criardes de Tim Burton, et découvrez la vraie Alice, celle de
Jan Svankmajer.
est un film de 1988, adaptation du livre de Lewis Carroll
utilisant animations de marionnettes et prises de vue directes. C’est surtout
une œuvre étonnante qui n’est comparable à aucune autre, quand on sait
que Milos Forman a défini son auteur par cette formule : « Buñuel plus
Disney égal Svankmajer ».

Pour ceux qui ne connaîtraient pas Svankmajer (ce qui était mon cas
il y a encore quelques jours), il s’agit d’un cinéaste tchèque né à Prague en
1934. À la fois poète, peintre, céramiste et réalisateur, ce pionnier de
l’animation en volume s’intéresse surtout dans ses œuvres à l’inconscient et
à la puissance de l’imaginaire.
Dès 1950, il suit les cours de l’École supérieure des arts décoratifs
puis de la Faculté de théâtre et des beaux­arts de Prague. Il se perfectionne
dans l’art des marionnettes en intégrant en 1962 le théâtre de la Lanterne
Magique et réalise deux ans plus tard un premier film d'animation mêlant
marionnettes et objets, .
Influencé par le surréalisme et le maniérisme, il se lie au milieu
surréaliste praguois dans les années soixante et entre avec lui dans la
clandestinité après le Printemps de Prague : ses œuvres sont alors
censurées, comme celles de beaucoup d’autres artistes, ce qui ne l’empêche
pas de continuer à créer dans l’ombre. À ce jour, il est l’auteur de plus
d’une trentaine de courts et de longs métrages d’animation, toujours selon
les techniques de ses débuts.
Son œuvre ne devient visible aux yeux du grand public qu’avec le
succès rencontré par son court métrage : il
obtient notamment le Grand Prix du festival international du film
d’animation d’Annecy en 1983 (1) et l’Ours d’Or du meilleur court métrage
à Berlin la même année. De nombreux réalisateurs ont été influencés par
son travail, et parmi eux des créateurs de renom. Les frères Quay, auteurs
de courts métrages d’animation mais aussi du film
, lui ont consacré un documentaire dès 1984,

1 Le film est ensuite sacré « meilleur court métrage » des trente années
d'existence du festival d'Annecy en 1990.
. Dans son premier film, , Darren Aronofsky
a pu se revendiquer de son influence, tout comme Tim Burton (peut­être
pas dans sa propre version très laide d’ ) avec des films d’animation
comme et . Enfin, le
réalisateur américain Terry Gilliam n’a jamais caché son admiration pour
Svankmajer et a pu s’en inspirer dans ses propres productions, notamment
pour les effets visuels de l’incontournable (2).
Le cinéma de Svankmajer se caractérise par un aspect « bricolé »
que ne renierait pas Michel Gondry, particulièrement visible dans ,
son premier long métrage. Réalisé à la fin des années quatre­vingts, le film
propose des animations manuelles qui paraissent aujourd’hui bien
désuètes ; le côté « old school » donne néanmoins à l’ensemble un cachet
certain, et développe une forme de réalisme fidèle à l’œuvre de Carroll, en
remettant au centre de l’histoire la puissance de l’imagination enfantine.

D’une durée d’une heure trente, l’adaptation de Svankmajer est très


effrayante et donne furieusement envie de relire le roman de Lewis Carroll
pour voir s’il est aussi riche et noir que le film. Un lapin blanc empaillé
manieur de ciseaux, des animaux hybrides, un monstre fabriqué avec une
chaussette, des yeux de verre et un dentier, une enfant prisonnière d’une
poupée, un univers cruel peuplé de créatures étranges et imprévisibles : il y
a tout ça dans Alice, au sein d’un monde fantastique morbide, proche du
gore, mêlant pâte à modeler et véritables cervelles d’animaux, vieux objets
du quotidien, poupées en porcelaine inquiétantes et fatras de quincaillerie.
Presque entièrement réalisé en animation de marionnettes et avec la
technique du stop motion (objets animés image par image), le film de
Svankmajer est d’une violence folle : le lapin blanc en rage lançant des
assiettes sur la pauvre Alice n’a pas fini de hanter vos cauchemars.
Certains éléments ne sont pas présents en tant que tels dans le
roman de Lewis Carroll mais sont le fruit de l’interprétation de
Svankmajer. Je pense par exemple au fourmillement de squelettes
d’animaux ou à la scène très étonnante (que des psys ne manqueraient pas
d’analyser) dans laquelle des « choses » ― des chaussettes enfilées sur des
formes ressemblant très peu à des pieds mais plus à des phallus ―
perforent le plancher comme des taupes et sautent de trou en trou sous les
yeux effarés d’Alice.

2 L’ancien membre des Monty Python place ainsi le court métrage


parmi les « dix meilleurs films d’animation de tous les temps ».
On n’est donc loin du conte pour enfants avec cette adaptation, et
pourtant l’esprit du livre est tout à fait respecté. Il faut dire que
n’avaient pas été écrites pour les
enfants dans la première version de Charles Lutwidge Dodgson alias Lewis
Carroll. Passionné par son œuvre (à laquelle il rend encore hommage avec
et ), Svankmajer parvient à en conserver la force
sans en édulcorer les thèmes les plus sombres.
En utilisant la forme du conte, il aborde de manière symbolique des
sujets aussi sensibles que le vieillissement, la claustration ou l’absurdité du
monde, d’où parfois un sentiment de malaise renforcé par une bande son
angoissante, quasi expérimentale, à base de voix et de riffs de guitare
électrique.
Soulignons aussi l’excellent travail de ses assistants sur ce film,
comme l’animateur Bedrich Glaser et le sonoriste Ivo Spalj, sans oublier
Marie Zemanova, responsable du montage brutal particulièrement réussi.
On retrouve dans le film toute l’absurdité de l’univers auquel est
confrontée Alice, petite fille anglaise bien élevée et très curieuse, peut­être
trop… au point de suivre l’étrange lapin blanc dans son terrier, puis de
goûter à des breuvages inconnus et de croquer des gâteaux (un peu comme
Eve croqua innocemment sa fameuse pomme) qui la feront grandir ou
rapetisser. Est également présent dans l’œuvre de Svankmajer tout le
bestiaire carrollien, et même plus : lapin blanc bien sûr mais empaillé, chat
du Cheshire devenu squelette vêtu d’oripeaux, lièvre de Mars, Simili­
Tortue ou encore souris. Autre personnage : le Bébé, mais sans la cuisinière
qui s’en occupe dans le livre puisque cette fonction est remplie par le lapin
blanc, dont le rôle se trouve ici considérablement augmenté.
Même s’il s’agit d’une adaptation libre, il est important de préciser
que la narration est respectée et que les épisodes principaux du livre sont
présents dans le film : la rencontre avec le lapin, la chute dans le terrier,
Alice devenant très grande puis très petite (son rôle est alors « joué » à
merveille par une poupée), le goûter de non­anniversaire, la rencontre avec
la Reine de cœur et son célébrissime « qu’on lui coupe la tête », etc.

Voici ce que dit le cinéaste à propos de son film :

« Je n’avais pas l’intention de réaliser une interprétation directe ni une


illustration de ce livre mais bien plutôt une adaptation qui refléterait les
expériences de mon enfance. Je devais affronter également les interprétations
d’ déjà existantes. La plupart du temps on le présente comme un conte pour
enfants. Pour moi ce n’est pas un conte de fées mais un rêve. »
C’est sans doute en cela que Svankmajer a réussi là où beaucoup
avant lui avaient échoué : il ne singe pas l’univers d’Alice, ne se contente
pas de mettre le texte en images, mais en capte l’essence (le rêve et ses
possibilités infinies d’émerveillement et de terreur) qu’il adapte de manière
très personnelle, de sorte que sa version ne ressemble à aucune autre.
Il est vrai que pléthore de réalisateurs se sont attaqués à ce
monument de la littérature, avec des fortunes diverses. La première
adaptation cinématographique, signée Cecil Hepworth, date d’il y a plus
d’un siècle (1903), et la dernière de Tim Burton en 2010 n’a pas laissé un
souvenir impérissable aux cinéphiles ; entre les deux, en 1951, le célèbre
dessin animé des studios Disney est devenu une référence trahissant dans
les grandes largeurs l’œuvre originale.
Au cinéma comme dans la musique et en littérature, a inspiré
le meilleur (la chanson « White Rabbit » des Jefferson Airplane, le film
de Richard Kelly, le manga du
groupe Clamp) mais aussi le pire (un double album entier à Indochine, des
références vaseuses dans le premier ).
Comme tous les grands livres, se prête à des interprétations
multiples en fonction de l’âge et de la culture de chacun, car ce qu’il raconte
est universel : qui n’a jamais eu l’impression de se noyer dans ses propres
larmes ? qui n’a pas ressenti la tristesse et la frustration qui sont celles
d’Alice lorsque devenue géante elle entrevoit un endroit magnifique de
l’autre côté d’une porte minuscule ? qui n’a pas éprouvé cette peur mêlée
de curiosité devant l’inconnu ? qui n’a pas renoncé à trouver un sens à ce
monde et s’est résolu à avancer à tâtons vers la sortie ?

De toutes les versions existantes cependant, force est de constater


que celle de Svankmajer est la plus originale et la plus dérangeante, un
véritable choc visuel qui permet de regarder sous un jour nouveau l’œuvre
de Lewis Carroll, et lui confère une force insoupçonnée ― ou tout du moins
oubliée, par la faute d’adaptations successives trop lisses.
Allongé sur la chair, Kahl faisait l’amour à une androïde. Kahl ne
faisait maintenant l’amour qu’aux androïdes. La chair avait le même goût.
La chair a toujours le même goût. Et elle simulait aussi bien qu’une
véritable humaine. Qui aurait vu la différence ? Ses gémissements lui
faisaient tourner la tête. La lumière, à l’extérieur, commençait déjà à
décroître. Il ferait bientôt nuit. Le dernier soleil de la Terre, Soleil 2026,
allait rendre l’âme, plongeant l’humanité dans les ténèbres éternelles. Les
élites avaient fui la planète à bord de vaisseaux spatiaux, bien sûr. Les
indigents étaient restés, condamnés. Kahl n’avait pas toujours été un
indigent. Il avait lui aussi côtoyé le luxe. Il avait connu de jeunes filles à la
bouche vierge et à la peau translucide. Il avait fait ripaille de grappes de
raisin rougies à la braise de Tyr. De rôtis de Baelors à trois têtes. Et puis il y
avait eu Yzat. Yzat avait été la dernière femme à qui il avait fait l’amour ;
elle n’avait pas été un très bon coup, d’ailleurs. Mais quelle importance ? Il
l’avait aimée. De tout son cœur. Il allait et venait plus vite à présent. Dans
le corps de cette putain de chair et de fer. Il avait craqué, sur la fin. Il
n’aurait pas dû. Mais Yzat… Yzat…

La lumière décroissait toujours. Contrairement à ce qu’il aurait cru,


aucune foule ne se souleva pour commencer à brûler la civilisation et créer
de la lumière par tous les moyens. Non. Les gens devaient demeurer
cloîtrés chez eux, à attendre l’inéluctable. La fin de toute vie. Combien de
temps survivraient­ils dans le noir ? Aussi longtemps que les arbres
produiraient de l’oxygène ? Un peu plus ? Un peu moins ? Il n’était pas
scientifique.

Ses mains se glissèrent autour du cou de l’androïde. Cela ne la


gênerait pas. Les androïdes n’ont rien contre les jeux de ce genre, ils n’ont
pas peur. Ils ont néanmoins le sens du commerce, se dit­il, car la créature
gloussa et, d’une horrible voix atone, lui annonça que cela coûterait dix
crédits de plus. Nullement diminué par l’affreuse voix robotique, il serra
davantage et lui fit l’amour encore plus passionnément. Des crédits, il en
avait assez pour un moment. Lui, l’ancien héros d’Almirande. Ils lui avaient
laissé ses économies malgré tout. Il aurait assez d’argent pour faire l’amour
jusqu’à la mort. Les mots du Poète lui revenaient :

« The lovers lie abed


With all their griefs in their arms. »

Dylan Thomas avait toujours été son poète préféré. Son professeur
de littérature lui avait dit qu’il n’était qu’un poète éthylique. Une
information qui n’avait rien changé à son amour pour sa poésie. Les voilà,
le jour du Jugement dernier, à faire l’amour. Lui, l’humain déchu, et elle,
l’androïde sublimée. Et dans leurs bras, tous les maux du monde. Mais Yzat
plaqua sa bouche contre lui. Ce souvenir… Que n’aurait­il fait pour elle ? Il
avait été jusqu’au meurtre. Il avait abattu Sad et on lui avait pardonné ce
crime passionnel. En souvenir de son héroïsme sur Almirande, oui,
parfaitement. Il l’avait atteint à deux reprises, dans le dos. Il l’avait eu
comme un chien. Tout ça pour l’amour d’Yzat…

Plus rien ne comptait, désormais. Seuls la mort et l’amour


importaient. La mort qui allait s’abattre sur eux bientôt, et l’amour qu’il
abattait sur elle. Cette androïde sans nom. Peut­être pouvait­il l’appeler par
son numéro de série ? Ce ne serait pas très romantique. Il serra davantage
son cou. Il commençait à trembler de tout son corps. Salaud, se dit­il. Tu
l’as bien cherché. Finir sur Terre dans les ténèbres alors que tu pourrais
être sur un vaisseau à coucher avec…Yzat, oui. Pourquoi avait­il fait ça ? Il
avait eu la chance d’échapper à la peine de mort.
Quoiqu’en l’astreignant sur Terre, ils l’avaient bel et bien condamné
à mort, d’une certaine façon. Ils avaient bien fait. Il ne méritait pas mieux.

Il se mit à serrer la gorge de l’androïde qui enclencha un processus


de combat. Mais lui aussi s’y connaissait en corps à corps. Il la bloqua et
l’étrangla en silence. Elle ne mourrait pas ainsi. Elle mourrait, ou
s’éteindrait, lorsqu’il lui aurait arraché la tête à force de serrer. Pourquoi
avait­il fallu que cela se passe ainsi ? Pourquoi avait­il fallu qu’il étrangle
Yzat alors qu’ils étaient si heureux ? Pourquoi avait­il fallu qu’il l’étrangle
après avoir liquidé son fiancé ? Pourquoi lui en avait­il voulu à ce point ?

Kahl étranglait toujours l’androïde lorsque les derniers rayons de


Soleil 2026 s’évanouirent.
Il n’y eut ni grande clameur, ni bûchers. En fait, ce fut comme s’il
avait toujours fait nuit.
Oui. Comme s’il avait toujours fait nuit.

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