ROUX Gay
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)
« ON M'A EXPLIQUÉ QUE JE SUIS “GAY” »
Tourisme, prostitution et circulation internationale des identités sexuelles
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Sébastien Roux
2009/1 n° 49 | pages 31 à 45
ISSN 1278-3986
ISBN 9782724631647
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-autrepart-2009-1-page-31.htm
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Sébastien Roux*
* ATER en sociologie, Université Paris 13, IRIS – Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux
sociaux, Sciences sociales, politique, santé, UMR 8156 CNRS – Inserm – EHESS – Université Paris 13,
74, rue Marcel Cachin, 93017 Bobigny Cedex, [email protected]
1. Comme le montre par exemple l’étude que l’historien américain George Chauncey a consacré au
milieu homosexuel masculin new yorkais de 1890 à 1940 [Chauncey, 1994]. Dans son ouvrage, Chauncey
décrit un univers antérieur tout à la fois à la libération homosexuelle et au placard où, comme l’écrit Eric
Fassin, « l’homosexualité n’est pas une affaire de sexualité, mais de genre » [Fassin, 1998 : 4] et où se sont
bien davantage les rôles et les attitudes perçues comme féminin ou masculin que le sexe du partenaire qui
déterminent l’identité.
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2. L’enquête ethnographique, réalisée dans le cadre d’un doctorat de sciences sociales à l’EHESS sur
la construction sociale du tourisme sexuel, porte sur l’intégralité des formes prostitutionnelles rencontrées
dans le quartier. Seules les relations homosexuelles seront ici développées mais l’enquête ne s’y limitait
pas a priori.
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« On m’a expliqué que je suis “gay” » 33
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3. Le tourisme dit « gay » commence à être analysé par les sciences sociales, notamment à travers la
spécialisation de certaines destinations et ses effets locaux [Clift, Luongo et Callister, 2002 ; Ryan et Hall,
2001 ; Waitt et Markwell, 2006].
4. La romanisation de la langue thaïe est problématique. Si un système de transcription en français
existe, il n’est pas très performant et n’aide pas les non-spécialistes à la lecture des mots. J’ai donc choisi
une retranscription phonétique non académique qui devrait permettre une lecture plus aisée. Les termes
romanisés ne sont pas accordés en nombre, conformément à la grammaire thaïe.
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5. Peter Jackson date plus précisément l’émergence de l’identité gay en Thaïlande à la fin des années
1960 [Jackson, 1999a].
6. Peter Jackson et Rosalind Morris se sont opposés sur cette question, et plus généralement sur
l’identité gay en Thaïlande durant la décennie 1990. Voir notamment : [Jackson, 1997 ; Morris, 1997].
7. Le terme hybridation n’implique ni la disparition d’un rapport de domination Nord/Sud, ni l’égalité
entre les termes. Il s’agit uniquement d’insister sur les transformations mutuelles – nécessairement inégales
– provoquées par la rencontre de plusieurs constructions culturelles.
8. Cet extrait rappelle la perplexité d’Annick Prieur confrontée à de semblables difficultés dans son
analyse des catégories indigènes relatives à l’homosexualité et du transsexualisme au Mexique... mais
comme elle l’explique : « Perhaps this was not crystal clear, but there is an underlying logic » [Prieur,
1998 : 25].
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9. L’idée d’une « identité indicible » est empruntée à Michael Pollak et Marie-Ange Schiltz [Pollak et
Schiltz, 1987 : 78-80].
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10. Pour une analyse de la lesbianité en Asie et une réflexion sur son invisibilité, cf. Sang, 2003.
L’analyse des relations lesbiennes s’avère toutefois révélatrice de dynamiques similaires et Megan Sinnott
a également montré la prédominance des identités de genre sur les identités sexuelles [Sinnott, 2004].
11. Là encore, les espaces sont segmentés. Si Patpong 1 et 2 sont dédiés aux Occidentaux, Thaniya
est quasi exclusivement réservé à une clientèle japonaise [Yokota, 2006].
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« On m’a expliqué que je suis “gay” » 37
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Cette division spatiale concerne les établissements, mais les pratiques sont en
réalité beaucoup plus fluides. Si des rues comme Silom Soi 4 ou Silom Soi 2
abritent quasi exclusivement des établissements homosexuels, ils attirent égale-
ment une clientèle féminine. À l’inverse, un grand nombre de relations homo-
sexuelles se tissent au sein d’espaces apparemment destinés à une clientèle hété-
rosexuelle. Ainsi, les différents lieux communiquent facilement et la spécialisation
des rues n’empêche ni la circulation ni la rencontre des individus. Mis à part les
salons de massage, il n’existe pas d’espaces ayant pour vocation explicite une
consommation sexuelle directe. Le quartier propose davantage des espaces de
rencontre où la finalité sexuelle est plus ou moins euphémisée : ainsi les lounges
sans finalité directement sexuelle où les serveurs affichent leur disponibilité
côtoient les bars a-go-go où des danseurs en string sont sélectionnés par les clients.
Cette configuration, très proche de celle des espaces hétérosexuels, produit les
mêmes effets : diversité des offres sexuelles et des pratiques, développement de
relations de séduction, fréquence des relations sentimentales [Bishop et Robinson,
1998 ; Brennan, 2004b ; Manderson et Jolly, 1997].
Pour les hommes prostitués de Patpong, la construction de leur identité sexuelle
est pour partie liée à la fréquentation des clients internationaux. Un véritable
« apprentissage » identitaire existe, observable notamment dans la différence sépa-
rant travailleurs anciens et nouvellement arrivés. Si les premiers se disent fré-
quemment gay, les autres préfèrent se taire ou éluder la question de leur identité
sexuelle. Comment comprendre cette différence ? D’une part, les travailleurs
sexuels masculins sont directement confrontés à la réification de leur identité
provoquée par la multiplication et la répétition des pratiques homosexuelles.
Ensuite la concentration des travailleurs sexuels permet une certaine communauté
de destin, une appréhension d’une condition collective en partie liée à leur sexua-
lité. Souvent issus de la même région rurale (Isan) 12, ces hommes – jeunes pour
la plupart – laissent souvent derrière eux une première femme dont ils se sont
séparés 13 et des conditions de vie difficiles. La majorité des hommes rencontrés
m’ont dit avoir avoué à leur famille leur homosexualité. « Sans se dire gay », ils
ont alors expliqué « aimer les garçons » (chop pouchaï). La réaction des parents
qui m’a été le plus fréquemment rapportée reste : « ce n’est pas grave (mai pen
rai) si tu es heureux ». Mais si les préférences sexuelles sont révélées et appa-
remment acceptées, les relations affectives et/ou amoureuses restent de l’ordre du
privé et de l’intime. Les relations normalisées sont l’exception ; si l’homosexualité
peut être dite, sa réalité concrète reste dissimulée et réservée à Bangkok ou aux
autres centres urbains. Cette acceptation relative permet toutefois au prostitué de
conserver des liens avec sa famille. Il leur envoie d’ailleurs régulièrement une
partie des bénéfices réalisés [McCamish, 2002] même si le caractère prostitu-
tionnel des activités rémunératrices reste secret. En réalité, les familles ne
12. L’Isan est une région du Nord-est de la Thaïlande, plus pauvre et moins fertile que la plaine
centrale qui concentre les richesses.
13. Certains sont pères mais l’information reste souvent dissimulée, même après plusieurs mois de
fréquentation.
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14. Environ 500 bahts pour le bar (soit 10 e), 1 500 à 2 000 bahts pour une passe (15 à 20 e).
15. Le Yaa Baa est une drogue synthétique produite en Asie du Sud-est, relativement répandue en
Thaïlande ; bon marché, elle est associée au monde de la nuit par la jeunesse thaïlandaise [Meissonier et
Chouvy, 2002].
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16. Les revenus des femmes sont un peu plus élevés, tant au niveau du salaire fixe mensuel que du
tarif de la passe.
17. Ces envois d’argent réguliers sont toutefois apparus moins fréquents chez les hommes que chez
les femmes prostituées parfois à la recherche d’un mariage et d’une expatriation [Brennan, 2004a ; Cohen,
2001 ; Walker et Ehrlich, 1992].
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prégnante parmi les classes populaires. Ainsi Patpong apparaît comme un lieu
singulier au sein duquel la suspension de certaines normes sociales locales peut
– dans certaines circonstances – participer à un processus d’émancipation 18. Et
l’attractivité du monde prostitutionnel en Thaïlande s’explique en partie par cette
association qui s’est historiquement opérée entre « espace gay » – sur le mode
occidental – et espace de rencontres sexuelles commerciales.
18. L’idée d’émancipation dans la prostitution est ici empruntée à Marie-Elisabeth Handman qui écrit :
« S’émanciper de certains aspects de la domination masculine ne signifie pas que l’on se libère de toutes
les contraintes économiques et sociales existant au sein des sociétés dominées par les hommes, ni même
que l’on a conscience qu’une telle émancipation ne saurait advenir que grâce à la lutte politique. Pour
autant l’émancipation n’est pas un concept s’appliquant tout d’un bloc à l’ensemble des aspects de la vie.
On peut s’émanciper de certaines contraintes sans se sortir des autres » [Handman, 2004 : 298].
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SWING est une ONG thaïlandaise créée au début des années 2000 par Surang
Janyam, une ancienne militante du droit des « travailleuses sexuelles ». Le groupe
est né suite à la scission de sa directrice d’avec Empower, la principale organi-
sation thaïlandaise de soutien aux « sex-workers » [Roux, 2007]. Les deux orga-
nisations se dédient à une population spécifique et ciblée : si Empower se concentre
sur les femmes prostituées, SWING à l’inverse limite son action aux « gays, bis
et trans ». J’ai pu travailler avec les deux ONG comme professeur d’anglais béné-
vole afin de m’insérer parmi les prostitué-e-s du quartier. La fréquentation régu-
lière de SWING m’a notamment permis de rencontrer quelques agents proches de
la direction, en cours de politisation. Ainsi par exemple Lucy, transsexuelle qui
me reprend lorsque j’utilise le terme kathoey :
Il ne faut pas dire kathoey, mais TG [Tee Gee]. Kathoey, ce n’est pas poli.
TG ?
Et bien oui... TG.
Ça veut dire quoi ?
Tu ne connais pas ? C’est de l’anglais pourtant. TG pour TransGender.
Et qui t’a appris ça ?
C’est SWING. Ils m’ont appris à être fière [phoumijay]. Avant j’avais honte, mais
maintenant ça va.
Mais avant tu disais kathoey, non ?
Oui, mais maintenant je dis TG.
Mais les autres te comprennent ?
Et bien... pas au début... mais on leur apprend.
« Apprendre à être fière », c’est donc à la fois apprendre ce que l’on est et
l’enseigner aux autres. Mais ce processus n’est pas sans difficulté, alors même
que la mondialisation du militantisme « gay, bi et trans » tend à minimiser les
différences culturelles pour justifier existentiellement l’universalisation d’une poli-
tique d’émancipation. Ces contraintes se retrouvent en pratique dans les activités
des associations de Patpong. Oum par exemple, un jeune prostitué nouvellement
recruté par une association qui m’explique ce qu’il « enseigne » :
J’enseigne sur le sida, les préservatifs, comment il faut faire.
Et quoi d’autre ?
Je leur apprends les différences entre queen, king, etc.
Comment ça ?
Et bien, c’est comme moi au début. Je ne savais pas. Je viens d’Udon Thani (Isan).
Et quand je suis venu à Patpong, on m’a expliqué que je suis « gay », que je ne
suis pas kathoey.
Qui « on » ?
Des amis.
Tu pensais que tu étais kathoey ?
Non, je suis un pouchai, mais j’avais honte... je ne sais pas [silence]. Mais main-
tenant c’est moi qui enseigne aux autres ce que c’est qu’un gay, un MSM, un king,
une queen...
Et c’est quoi tout ça ?
Gay, c’est gay... MSM c’est Men-Sex-Men... King c’est un homme gay qui est un
homme... Queen c’est un gay qui est comme une femme....
Mais pourquoi tu enseignes ça ?
Parce qu’ils ne le savent pas.
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« On m’a expliqué que je suis “gay” » 43
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Ces subdivisions interfèrent encore une fois avec la prégnance des identifica-
tions traditionnelles ; au gay king (pouchaï) s’oppose la gay queen (kathoey), ce
qui reproduit en réalité une opposition de genre qui dépasse largement la seule
question des pratiques sexuelles auxquelles elle est pourtant censée renvoyer. Les
dénominations queers ont initialement été pensées comme outil politique de reven-
dication d’une « élasticité identitaire », comme une possibilité ludique de subvertir
l’ordre sexuel. Or leur mise en circulation ne va pas de soi. Ces distinctions
apparaissent d’abord comme relativement inutiles au sein d’un espace où les iden-
tités sexuelles sont, sans les prétendre apolitiques, en tout cas moins politiques ;
ils se révèlent comme des raffinements inefficacement importés pour répondre à
des questions qui ne se posent pas en Thaïlande dans les mêmes termes qu’en
Occident. Ensuite, ces catégories importées ne subvertissent pas la question du
genre, qui demeure ici bien plus centrale que la question sexuelle. Au contraire,
ils tendent même à la renforcer ; et derrière l’incongruité apparente de ces « ensei-
gnements » se profile en fait la résistance culturelle de certains rapports de pouvoir
locaux auxquels ces groupes ne s’attaquent pas. L’universalisation d’un combat
politique suppose l’universalité de sa pertinence... Or cette question est bien trop
souvent écartée alors même qu’elle pourrait permettre de saisir la réalité diverse
des rapports de pouvoir qui s’exercent.
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