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.

BIBLitoTHÈQUE
DE PHILOSOPriiïE CONTEMPORAINE

//
V LE

TRAVAIL INTELLECTUEL
ET LA VOLONTÉ

Suite à « L'ÉDUCATION DE LA VOLONTÉ »

PAR

JULES PAYOT
Kecteur do l'Uinversitô d'Aix-Marseilfe.

Aimer travailler.
Savoir travailler.

HUITIEME MILLE

PARIS
LIRRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIX, VI«
^«^^"**^^*^^^^^*«w«w*w^«N^^A^NAAA^>^SiiSA^\^ mèë^â^^^

1 Ex Libris

1 La Bibliothèque
1 Université d'Ottawa
M Ottawa, Canada 1

Gracieusement offert par

Mme Réginald Létourneau


218, rue Cumberland
Ottawa, Ontario

Mars 1947.

•1
.

:2.Uû

LE

AVAIL INTELLECTUEL
ET LA VOLONTÉ

Suite à « L'ÉDUCATION DE LA VOLONTÉ

PAR

f V i§ JULES PAYOT
t". ecteur de l'Université d'Aix-Mftrseille
^i
Aimer travailler

i? ;^^ ^ Savoir travailler

NEUVIEME MILLE

PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALGAN
.e>r*\^8f' ©ÔÇLEVARB S^\^^U
£
SAINT-GERMAIN, I o8
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WftltOTHÈQUES ^^^
5^ rodttction, de tradMction et d'adaptation^
Réservés poar tou» pay«.
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1
PRÉFACE

Donnez-moi un point d'appui et je soulèverai le


monde! disait Archimède qui connaissait la puissance
de cette « méthode » qu'on appelle le levier.
Qu'est-ce, en efiet, que la méthode sinon Tapplic a-
tion de Tesprit à la chose la concentration des forces
,

de problème à résoudre? En co
l'intelligence sur le
«enSjUn outil est une méthode. Le gigantesque marteau-
pilon du Creusot n'est qu'un marteau perfectionné et
la plus puissante machine à vapeur n'est qu'un jeu de
leviers qui met en œuvre quelques lois élémentaires
de la mécanique. Les outils de l'industrie moderno
qui nous donnent sur le monde matériel une puissance
prodigieuse ne sont que les transformations des outils
élémentaires.
Or ces outils élémentaires étaient autant de métho-
des. Le génie si clairvoyant des Grecs avait deviné que
l'essentiel, dans le travail, était de marcher droit, de
suivre sa route (p.sTà 680c), donc de ne pas disperser
l'attention, mais, au contraire, d'aller dans une direc-»
tion unique. En concentrant son attention sur le pro-
blème à résoudre, on finit par trouver la vraie route

à suivre et c'est ainsi qu'un esprit plus pénétrant que


les autres put mouvoir quelque grosse pierre gênante
au moyen du levier. Il avait vu sans doute des enfanta
l'employer dans leurs jeux. N'est-ce pas le petit Pottei
îjui, pour aller jouer aux billes, inventa l'excentriqu »
^ PRÉFACE

qui permet de distribuer la vapeur alternativemen* sur


les deux faces du piston ? Watt qui le surprit, fut
immédiatement frappé par la valeur de la découverte.
Or ces méthodes que sont les outils et les machines
et qui centuplent notre force, existent pour le travail
intellectuel : elles accroissent l'efficacité de l'esprit
comme le levier celle de nos muscles, comme le téles~
cope celle de la vision.
Mais pour deux raisons la découverte des méthodes
a été plus facile dans le travail matériel que dans le
A, travail intellectuel.
^ La première est que les problèmes qui se présentent
aux inventeurs sont circonscrits, limités, précis et que
^ l'attention est appuyée sur le dessin, sur des essais
de construction matérielle. D'autre part, si l'on prend
mal ses mesures ou si l'on viole les lois inéluctables
de la nature les sanctions sont immédiates et le redres-
sement de l'erreur est brutal si j'ai mal évalué la pres-
:

sion que subira une pièce, elle casse.


Au contraire, dans le travail intellectuel, les erreur s
n'jo nt^ jamais la netteté d'un fait physicpie et leurs sanc -
tions ne se produisent qu'à la longue et beaucoup d e
travailleurs ne les aperçoivent jamais ^
Déjà il est difficile de ne pas être distrait par la
confusion des choses matérielles un peu compliquées,
il de se reculer pour bien regarder, de
est difficile
voir objectivement, avec des yeux « frais » et de
critiquer ce qui est. Herbert Spencer passe la revue
des objets familiers dont il se sert depuis son lever et
il remarque qu'il n'en est pas un qui ne pourrait être

grandement amélioré par un peu de réflexion de la


|>art du fabricant. Taylor a récemment démontré que

l'étude attentive des mouvements des ouvriers dans


leurs travaux les plus simples, chargement d'un wagon-
net, construction d'un mur en briques, permettait de
réduire des trois quarts la dépense de forces I Qu'on
PREFACE VII

regarde à Tarrivée d'un grand express à Paris l'inintel-


ligence obtuse qui préside au brutal décbargement de*
bagages sur les tables qu'on suppute la perte de
:

temps répétée chaque jour, à chaque train, le gaspil-


lage de forces, la mauvaise humeur de tous et l'on
verra les maux que produit la non application de l'es-
prit à la chose.
C'est que rien n'est si rare que cette application d e
l'esprit à la chose ! Rien n'est si rare que l'attitude
objective, réfléchie, qui étudie du dehors une pratique
habituelle, qui la regarde avec des yeux neufs, vierges,
ingénus. Rien n'est si rare qu'un esprit en équilibre
comme une balance juste et sensible, capable de per-
cevoir les poids impondérables et qui ne soit pas faussé
par des préventions, des habitudes. C'est ce qui rend
de corriger une pratique routinière même dans
difficile

les choses matérielles oii la sanction des erreurs est


palpable : à plus forte raison s'il s'agit de routines
intellectuelles dont les conséquences sont difficiles à
démêler !

L'Armée et l'Université sont certainement dans la


Nation des corps cependant l'observation démon-
d'élite,

tre qu'il n'y a pas un homme sur cent capable de cri-


tiquer ce qu'il fait, objectivement, avec un esprit frais.
Bien plus, il n'y en a guère que dix pour cent capables,
quand on démontre l'absurdité d'un procédé d'ensei-
gnement, d'en changer. C'est ainsi que des méthodes
d'enseignement aussi absurdes que la dictée (1) se main-
tiennent avec une inertie désespérante et que l'ensei-
gnement traditionnel de la composition française, qui
est d'une inefficacité certaine, continue sa routine dans
nos lycées.
Comment s'en étonner ? Il a fallu des siècles pour
faire les découvertes les plus simples. On imprimait

{{) Revue Universitaire^ 15 juin 1896.


.

vrrr PREFACE

depuis longtemps avec des planchettes gravées il fal- —


lutun homme de génie pour imaginer de scier la plan-
chette entre chaque lettre I

Ce qui a considérablement augmenté la difficulté de


voir clair dans les routines intellectuelles, c 'est Tab -
jence de t out esprit scientifique en psychologie. L'en-
A dignement de la psychologie a été, jusqu'à ces der-
niers temps faussé par des préoccupations théologiques
,

C'est ainsi que la question purement scientifique de la


volonté se mue en une question sournoisement théolo-
gique celle du libre arbitre. L'idée essentielle, qu'il y
:

a en psychologie des lois aussi sûres, aussi inéluctables


dans leurs eflets que les lois de la mécanique, n*a pas,
jusqu'ici, pénétré l'esprit des éducateurs. De sorte qu'en
l'absence d'un corps cohérent d'observations et d'expé-
rimentations dans la question du travail intellectuel, la
routine sévit. Un Chef Fidji suivait un jour un sen-
«

tier de montagne, escorté par une longue file d'hom-


mes de sa peuplade, quand il lui arriva par hasard de
faire un faux-pas et de tomber tous les autres en firent
;

immédiatement autant, à l'exception d'un seul sur


lequel les autres se jetèrent pour savoir s'il croyait
valoir mieux que le chef (1) ».
Ne sourions pas nous sommes très semblables à ces
:

populations des car chaque étudian t fait ce


îles Fidji,

q u'il a _v u faire et comme il l'a vu faire.

Moi-même, 3 ai été abandormé à mes erreurs de


méthode. Accablé par l'étendue des connaissances
exigées à l'agrégation, si dispersive, je n'avais aucun
moyen de découvrir une méthode personnelle de tra-
vail. Jamais nos m-aîtres ne nous ont associés à Jeurs
recherches ils semblaient même éprouver de 'a r<^pu-
:

gnance à nous dévoiler leurs procédés d'Lavcsliu a tion.

(1) W. Bagbhot, Lois scientifiques du développefnenl ri'

nationsy ch. V. T. Alcan, éditeur.


.

PRÉFACE IX

Est-ce survivance du préjugé qui regarde le travail


comme servile ? Préféraient-ils que nous croyions leurs \

'

succès dus à une facilité naturelle qui œuvrait comme


en se jouant?
— la nature humaine n'en est pas à une
D'autre part .

contradiction près — quand avouaient labeur,


ils le
ilsl'exagéraient jusqu'à Tabsurde, de paraître
afin
d'une énergie surhumaine — mais qui nous découra-
geait. C'est ainsique ce grand musard de Flaubert se
vante de travailler dix-huit heures par jour Combien !

de fois n'ai-je pas entendu des « intellectuels » dire


modestement « Moi, je travaille quinze heures par
:

jour ». A ceux-là, demandez qu'ils vous montrentleurs


œuvres.
Pendant mes études, personne ne me rendit attentif
à quelques vérités que je découvris — pas trop tard,
heureusement Je ne soupçonnais pas q u'il y eut dans
!

le travail une perfection technique et qu'on l'obtient


par l'adaptation intelligente de l'énerp^ie aux lois de la
j^^ mémoire ^^ e l'attention e t aux lois qui règlent Téner -
^^ gie corporelle . L'art d'apprendre c'est l'art de savoir
obéir aux lois de l'esprit et du corps.
Mais l'obéissance à des lois inéluctables est un cru-
cifiement pour notre paresse, pour notre vanité, pour
notre besoin d'activité anarchique. Nous avons tous le
fol espoir qu'en ce qui nous concerne les lois ne joueront
pas. Aussi préférons-nous laisser les choses aller et
notre développement intellectuel se faire à l'aventure.
Nous vivons sous le régime du Hasard. Nos idées s'as-
socient suivant leurs attractions propres, au gré de la
fantaisie et cette vie intellectuelle qui n'est qu'une rêve-
rieun peu cohérente, est agréable par son imprévu. Ce
qui rend la vie du touriste savoureuse, c'est la variété
des spectacles qui se présentent à lui et l'imprévu des
incidents de la route, rencontres, orages, inconforta-
bles chalets de montagne, etc.
X PRÉFACE

Or, dans nos voyages à travers les programmes ency-


clopédiques qui conduisent au baccalauréat, nous avons
appris à vivre en touristes, et ce régime du hasard,
f;ui répond à notre nature instable et à notre répu-
f^nance pour l'attention volontaire, nous l'aimons. C'est
un régime naturel.
La plupart s'y complaisent et manquent leur vie. A
l'étranger on est unanime à considérer nos étudiants
comme intelligents, sérieux, laborieux — ils sont
curieux, facilement émus, enthousiastes mais ce —
sont des touristes qui se promènent dans les domaines
du Hasard. Ils sont enfiévrés par le pressentiment des
grandes choses... qu'ils ne réaliseront jamais Ils sen- !

tent en eux-mêmes l'énergie bouillonnante de la jeu-


nesse, et gonflés de foi, ils rêvent à des œuvres que
j)ersonue, hélas, ne lira, car elles resteront à l'état de
velléités.
Victimes de cette sensation d'une énergie qui coule
à pleins bords, ils se gaspillent, s'éparpillent. Combien
pourrais-je citer de jeunes gens ardents et bien doués,
plantes robustes aux fleurs éclatantes mais qui n'ont
]>as donné de fruits !

Je me trouvai, peu de temps après la publication de


V Education de la Volonté avec un professeur de philo-
sophie d'un grand lycée, d'une curiosité d'esprit uni-
verselle, capable de gros labeurs (il avait traduit pour
son usage personnel Le Capital de Hoberlus). Il me
déclara, les larmes aux yeux, qu'il me devait une
cruelle souflrance. Subitement, mais trop tard, la lec-
ture de mon livre lui avait donné la certitude qu'il
avait manqué sa vie à cause do la dispersion de ses
efTorts et il ajoutait que le sentiment de l'irréparable
(il avait près de soixante ans) était l'enfer réalisé puis-
qu'aucune lueur d'espoir ne pouvait alléger le regret
cuisant de s'être trompé.
C'est parce que j'ai failli, moi aussi, dilapider mon
PRÉFACE T\

énergie dans des curiosités sans fin que je crois de mon


devoir de faire part de mon expérience aux jeunes gens.
AlU moment où notre pays est cruellement appauvri en
hommes, il a besoin de toutes ses énergies. Nos étu-
diants voient clairement aujourd'hui qu'ils doivent tout
à leur Patrie. Inouïs sont les sacrifices faitspar les
[générations actuelles! Pourquoi ces 1.500.000 morts,
sinon pour permettre aux jeunes de transmettre intact
le patrimoine d'idées et dé sentiments qui fait de la

France un foyer rayonnant? Leur intelligence et leur


énergie, ils en doivent compte au pays. C'est un capital
qu'ils doivent faire fructifier. Mais tous les capitaux
peuvent être dilapidés si on ne les gère intelligemment.
Or notre capital d'énergie intellectuelle, quoique
limité, peut produire beaucoup si le travail est métho-
dique, et si nous savons faire servir à nos fins les lois
qui régissent la santé et celles qui régissent la mémoire
et l'attention.
Non seulement nos forces nous sont mesurées, mais
la vie elle-même est courte il faut donc jouer serré
:

dans la partie que nous avons à disputer contre le des-


tin. Si comme des joueurs maladroits, nous ne voulons

être faits échec et mat au début de la partie, nous


devons nous donner la peine de connaître les règles du
jeu et de réfléchir avant d'avancer une pièce. Mais
quand on joue bien sa partie, on s'aperçoit qu'on a à
faire à un partenaire débonnaire. Il n'est impitoyable
que pour ceux qui refusent d'apprendre les règles :

pour les autres, son indulgence est généreuse et il lui


arrive de ne pas prendre une tour ou même la reine
imprudemment aventurée.
En d'autres termes, la méthode de travail, quand on
en a compris les lois, n'a rien d'éti-Iqué, d'asservissant.
Elle peut comporter une part de hasard et de « tou-
risme ». Il n'est pas interdit de regarderie paysage, de
se désaltérer à quelque source, de cueillir des rhodo-
X!t PRÉFACE

dendrons. Mais il faut que même


pendant ces distrac-
tions, on n'oublie pas chaque soir à
qu'il faut arriver
l'étape et cela implique une marche ferme et le sens
précis de la direction à suivre.
Partant, un apprentissage est nécessaire : il faui?

savoir son métier Qu'il s'agisse de raboter une plancne,


.

de limer du ter, de scier du bois, de poser une vitre, il

y a un ensemble de connaissances indispensables à


acquérir pour ménager nos forces, pour obéir aux lois
des choses, pour bien faire le travail. Si un ouvrier
expérimenté ne nous communique son expérience et ne
rectifie nos maladresses, nous ferons mal le travail et
avec beaucoup de fatigue, jusqu'au moment où nous
découvrirons comment il faut s'y prendre mais c'est :

une perte de temps et d'énergie car nous ne pouvons


prétendre trouver par nous-mêmes les procédés peu à
peu élaborés par des générations d'observateurs. Il ne
nous viendra pas à l'idée que du suif est nécessaire pour
souder un tuyau de plomb, et ainsi pour les innombra-
bles découvertes qu'un apprenti reçoit par tradition.
Nous devons ti^ut apprendre, même à faire cuire un
CDuf à la coque.
Or, quand il s'agit du métier le plus difficile et le

plus délicat de tous, qui est celui de l'ouvrier intellec-


tuel, il semble admis que de vagues directions suffisent !

Que de vagues directions ? La plupart du temps


dis-je,
nos maîtres, parce qu'ils n'ont jamais étudié cette ques-
tion cependant essentielle, nous donnent des conseils
absurdes, car ce sont toujours des conseils de disper:
eion. « Il faut lire beaucoup » répètent à l'envi tous les
professeurs, tandis qu'il faut lire peu et uniquement des
pages de grande valeur. Mon expérience me permet
d'affirmer qu'il n'y a pas un étudiant sur cent qui ait
la moindre idée de la méthode de travail qui convient
à la qualité de son énergie, à la alurc de sa mémoire,
i

à l'état de sa santé>
PRÉFACE Xlil

Jamais personne ne l'a amené à réfléchir sur cette


question vitale pour lui. Au lycée, je trouve à chaque
snstant des élèves qui ne savent pas consulter un dic-
iionnaire, une grammaire on ne le leur a pas appris Un
: !

pauvre élève de quatrième auprès duquel j'étais allé


'iiî'asseoir à Tétude me confessait douloureusement qu'il

ne savait pas trouver les modes des verbes dans le dic-


tionnaire Ils ne savent pas résumer un passage. Neuf
î

sur dix n'ont aucune idée du genre d'effort que néces-


site une version latine.
Quand leur tâche est fixée, ils ne savent pas par où
commencer : or à des volontés si fragiles, tout choix,
toute décision coûte. Personne ne leur apprend à « atta-
quer » le travail. Que de désespoirs chez ces pauvres
enfants abandonnés dans le plus difficile des apprentis-
sages I Désespoirs qui, souvent, tournent en une morne
résignation découragée.
Etant professeur de philosophie j'eus un jour l'heu-
reuse inspiration d'aller m'asseoir à l'étude auprès de
mes élèves. J'y fis une découverte qui me bouleversa :

des élèves, à la fin du premier


ne compre- trimestre,
naient pas mon cours Heureuse découverte qui eut de
!

l'influenc€ sur moi, car de ce jour, j'apportai une atten-


tion anxieuse à l'efTet de mon enseignement, que je sim-
plifiai d'année en année.

Beaucoup de maîtres n'ont jamais sérieusement


étudié comment les élèves réagissent à leur enseigne-
ment et je cite ailleurs les expériences que j ai
souvent répétées de classes trop chargées dont
(1)
absolument rien ne restait dans l'esprit des enfants.
J'espère qu'au siècle prochain, dans chaque établis-
sement d'instruction, un homme ayant le goût des
choses de l'éducation, très instruit en psychologie,

(d) Vapprentissage de l'art d'écrire. Critique des pratiques


«.cluelles, p. 249. Armand Colin, éditeur.
XTV PREFACE

sera spécialement chargé de la mise en pratique des


méthodes de travail. Ce sera un directeur du travail qui
saura donner à chaque enfant, suivant sa nature pro-
pre, les conseils particuliers dont il aura besoin. Il

apprendra aux élèves comment ils doivent étudier une


leçon, comment il du dictionnaire, de la
faut se servir
grammaire, comment on une version latine, une
fait

composition française, comment on prend des notes,


comment on les classe....
Il maintiendra très haut le moral des élèves en leur

racontant la vie des grands hommes et la puissance


des petits efforts accumulés.
Quand un élève se décourage, il l'observe, recherche
les causes de cet affaissement de l'énergie et il y appli-
que le remède approprié. Il étudie les faiblesses de
chaque enfant et ses aptitudes, ses habitudes d'esprit,
ses lacunes, ses tendances et donne à chacun exacte-
ment le secours dont il a besoin.
Peu à peu ce directeur du travail recueillera la con-
tinuité des efforts intelligents, l'accumulation des expé-
riences et des compétences professionnelles et il en
induira les méthodes de travail adaj^tées à chaque per-
sonnalité. Il fera en sorte que l'effort des meilleurs ne
disparaisse pas avec eux et ilfin au gaspillage
mettra
criminel d'expériences qui que chacun de nous,
fait

à l'entrée de la carrière, se trouve aussi dépourvu du


soutien de la sagesse des aînés, morte avec eux faute
d'un organe de conservation, que si nous naissions sur
une Lie déserte I

Que d'intelligences d'élite ont avorté faute d'un


apprentisage bien organisé du travail intellectuel I

Combien d'étudiants découragés par un amer senti-


ment d'impuissance ont glissé aux habitudes médiocres
ou avilissantes !

J'ai moi-même le sentiment douloureux que si j'avais


su travailler, j'aurais évité des pertes de temps énor-
PRÉFACE XV

mes, un gaspillage insensé de mes forces, des moments


de découragement bien douloureux et j'aurais obtenu
des résultats plus rapides avec moins de fatigue, avec
plus d'aisance et avec une vie plus gaie et plus saine.
Nos jeunes gens ont à reconstituer une France que
nous voudrions splendide. C'est pour que leur travail
soit plus heureux, plus facile, plus fécond —c'est pour
leur éviter de gaspillager leur énergie — que nous leur
offrons ce manuel de l'apprentissage du travail intel-
lectuel. Tandis que nous avons obtenu un minimum
de résultats avec un maximum d'efforts, ils pourront
s'ils savent adapter ce livre à leur personnalité réali-
ser avec un minimum d'efforts un maximum de résul-
tats.
LIVRE PREMIER

AliVIER TRAVAILLER ET SAVOIR TRAVAILLER

Payot, — Travail
LIVRE PREMIER

AIMER TRAVAILLER ET SAVOIR TRAVAILLER

CHAPITRE PREMIER

La condition de tout progrès : aimer travailler.

Notre système d'éducation, issu de traditions empirî*-


ques, est fondé sur de graves erreurs de psychologie.
Il paraît ignorer que les racines de l'esprit plongent
dans la vie affective, sensations et émotions et que la
volonté est une puissance sentimentale. 11 semblerait
naturel qu'on commençât par la culture des sentiments
et par leur intelligente organisation. On peut réaliser
des prodiges par une éducation habile des sentiments :

on peut mater des tendances naturelles puissantes ou


au contraire, donner essor et force à des inclinations
d'abord faibles (1).
Les fondateurs de l'éducation nationale éblouis par
le développement des sciences et l'esprit faussé par une
admiration excessive pour l'cruda (.a allemainbv ont
confondu Faccumulation des connaissances reçues .» slv
trui avec l'éducation de l'esprit. Pressés d'entasser

(\) Jules Payot, Education de la volonté. F. Alcan, éditeur.


4 LA CONDITION DE TOUT PROGRÈS : AIMER TRAVAILLER

dans la mémoire une encyclopédie de connaissances


superficielles, ils ont négligé Tcducation profonde de
l'âme. Ils se sont privés ainsi de la collaboration des
sentiments les plus efficaces et les plus no])lcs de la
nature humaine.

l'aI'I'EL A LA PEUR

Notre pédagogie ne rejette pas tout appel à l'émo-


tion car elle se condamnerait à la faillite, mais par mue
inconséquence d'autant plus grande que le Français est
plus accessible aux sentiments généreux, elle ne fait
appel qu'à des émotions assez m'ysérablcs, à la peur et
à l'envie. Ce sont des émotions universelles et fortes
mais leur efficacité est bornée au moment.
I
La peur des punitions peut être un frein mais elle
î n'est jamais un réconfortant ni un stimulant. Elle n'a

d'efficacité que pour réprimer une mauvaise habitude


ou un penchant vicieux. C'est ainsi que la peur des
coups finit par se lier si bien à la représentation de
l'acte défendu qu'on peut dresser un chien de chasse à
ne j)as dévorer le gibier abattu encore est-il prudent
:

de ne pas se fier à ce mécanisme. De même, par la


peur, on peut empêcher un enfant de faire l'école
buissonnière, mais quant à l'amener à travailler sérieu-
<sèment et à faire un ellort loyal, n'y comptez pas. il
ne vous donnera que le minimum qu'on obtient par
la contrainte l'apparence extérieure de l'effort, l'hypo-
:

crisie de la bonne volonté. L'élève que son travail


'ennuie est très ingénieux pour se dérober à l'effort. Il
paraît donner son attention, mais il la dose chichement
et ne livre de son énergie que ce qui suffit pour trom-
per le maître. Il ne va pas franchement et il ne s'en-
lève pas de toutes ses forces pour franchir l'obstacle.
Cette altitude peu loyale est celle de la majorité de
nos élèves. Ils savent simuler l'attention pendant qu'ils
L'APPEL A LA PliUU
j

suivent quelque pensée préférée. Par lassitude, les


maîtres se résignent à se contenter cle l'apparence. La
conspiration estunanime pour prendre son parti d'une
situation honteuse on se résoud à accepter la fausse
:

monnaie de l'effort simulé, car on s'userait à exiger


l'effort réel : il faudrait exclure la moitié des élèves.
Cet état de choses constitue le scandale de notre ensei-
gnement secondaire.
Chaque fois que je pénètre dans le cloaque d'un col-
lège, qu'on appelle la retenue ou la consigne du jeudi,
j'ai le sentiment que c'est l'opprobre de notre système
d'éducation, comme la misère persistante est la con-
damnation de notre organisation de l'Assistance. Une
constatation saute aux yeux ce sont toujours les
:

mêmes élèves qui constituent le gros effectif de la consi-


gne, ce qui prouve qu'elle n'améliore pas ses habitués :

le système fait faillite précisément pour ceux en vue


desquels il a été créé.
Gomment en serait-il autrement? Les habitués de la
consigne sont des malades de la volonté les enfermer :

durant deux heures et les condamner à une besogne


bâclée, où triomphe la simulation, est aussi judicieux
que de copier la conjugaison d'un verbe à un
faire
enfant atteint de la grippe dans l'espoir de le guérir I

Une maladie de la volonté, quoiqu'elle ne fasse pas


monter la température à quarante degrés, est une
maladie : il faudrait en discerner les symptômes, dia-
gnostiquer la cause et essayer les remèdes spécifiques.
La salle de consigne devrait être transférée à l'infk-
merie. 11 est étrange que dans une maison d'édu-
jcationoù les anomalies mentales sont nombreuses,
personne ne s'occupe de les déceler et de les traiter.
Notre système barbare de répression ne fait qu'aggra-
ver d'année en année les maladies de la volonté de
sorte que les quarts de fous et les demi-fous pulkilcnt
parmi les gens dits cultives. Parmi les habitués de la
.

e LA COiNDITION DE TOUT PROGRES : AIMER TRAVAILLER

retenue, beaucoup pourraient être sauvés un


par ^

traitement approprié — mais la peur des punitions ne


donnera jamais une volonté défaillante.
l'élan à
Enfin, il est clair que la faillite du système est com-
plète le lendemain de la sortie du lycée. Pour Tétu-
diant qui n'a pas appris à vouloir, il n'y a plus de
punitions. Une sanction n'a le peu d'efficacité qu'elle
a que si elle est très proche et inévitable '(1). Or, les
sanctions qui atteignent l'étudiant paresseux sont loin-
taines et l'exemple de camarades qui les ont éludées
par la tricherie aux examens et par l'indulgence sans
limites des jurys du droit et de la médecine, lui per-
mettent d'espérer qu'il n'aura pas à expier sa paresse

APPEL A l'émulation, SES DANGERS

Aux bons élèves, à ceux qui ont de l'énergie, notre


pédagogie surannée, pour aiguillonner leur volonté,
offre l'émulation. Mais qui ne voit qu'elle risque de
développer deux ordres de sentiments mauvais? Chez
les élèves, peu nombreux, (jui luttent pour les premiè-
res places, elle excite la vanité et l'orgueil et chez les
^ autres, l'envie. L'émulation de bon aloi s'exerce à
l'intérieur de la conscience : si aujourd'hui je suis
plus courageux, plus stoïque qu'hier, je sens que je
vaux mieux et ce sentiment d'une perfection accrue
est une des joies les plus pures et les plus profondes
de la nature humaine. C'est une joie légitime.
Mais se comparer à ses camarades. est dépjo rable.
D'abord, le parallèle est nécessairement injuste, car
nous sommes tous besacicrs :

(1) Voir sur l'inefûcacilo des sanctions éloii^nées les pages pro-
fondes de Benlham, La religion îiaturelle. Son influence sur le

bonheur, par Grolc, trad. Gazelles, 1875. F. Alcan, éditeur.


APPEL A L'ÉMULATION, SES DANGEftS 7{

m Mon portrait jusqu'ici ne m'a rien reproché


« Mais pour mon frère l'ours, on ne l'a qu'ébauché (1) ; »

Même nous étions capables de nous juger saine-


si

ment, n'y a-t-il pas une part de chance dans le succès ?


.\ De plus, on ne se regarde et on ne regarde son cama-
rade que par un étroit judas on est plus fort que lui
:

en thème, ou en histoire, mais on ne tient pas compte de


sa supériorité en droiture et en courage. La vanité est

une mauvaise herbe si envahissante, qu'il est inutile


de la cultiver artificiellement elle pousse bien assez
:

d'elle-même et les jeunes gens ne sont que trop enclins


à s'exagérer leurs mérites, et à déprécier celui des
autres.

((9 C'est une faute que d'habituer l'enfant à n'agir que


par vanité devenu étudiant, seul dans sa chambre, à
:

peu près inconnu de ses maîtres, cette excitation exté-


rieure ne joue plus il tombe à plat et devient la vic-
:

time des tristes habitudes de café où sombrent tant de


jeunes gens qui n'ont pas su trouver en eux-mêmes le
pour travailler.
ressort
^ Il donc imprudent d'habituer la volonté à
est
emprunter sa chaleur à un foyer .artificiel et à ne s'en-
flammer que par frottement à quelque volonté exté-
rieure. Il n'y a que trop d'automates qui n'ont pas en
eux de force propre et qui ne sont mis en mouvement
que par une énergie étrangère.
c,\ Peut-être l'indigence de la vie des petites villes est-
elle due pour une part à l'appel à la vanité qui com-
mence dès l'enfance. Déshabitué de chercher au pKs
profond de lui-même ses raisons d'agir, le jeune
homme les cherche au dehors. Gomment s'étonner que
plus tard il subisse servilement le despotisme que
l'opinion de son monde fera peser sur sa personnalité ?

(1) La Besace, 1^7.


« LA CONDITION DE TOUT PROGRES : AIMER TRAVAILLER

Opinion indulgente à Lien des fautes basses, mais


impitoyable pour les esprits indépendants. Le plus
grand des crimes c'est l'initiative et le non-confor-
misme. Il en sera ainsi tant que l'éducation cultivera,
comme elle le fait, cette forte mais sordide passion
qu'est la vanité.
0\ Il est d'autant plus déplorable d'y recourir que
l'émulation a une influence de peu d'étendue. Elle
^ n'agit que sur les premiers de la classe. Gomme elle
est le principal ressort de la pédagogie actuelle, il
arrive que ceux qui ne peuvent prétendre aux prix sont
comme abandonnes. On ne fait jouer en eux aucun
sentiment supérieur à l'amour-propre, aussi est-on
contraint de faire appel à la crainte des punitions, dont
nous avons montré l'inefficacité, ou encore à l'appât
du plaisir.

l'appât du plaisir

L'appât du plaisir ne vaut pas mieux que la crainte


des punitions. Promettre à un enfant du dessert, ou un
jouet, ou une promenade s'il s'attelle à sa version,
c'est de l'éducation inférieure. Peut-être fera-t-il un
effort, mais soyez sûr que cet effort sera plus apparent

que réel. Nous retrouverons ici, comme dans l'acte de


' volonté inspiré par la crainte, l'habileté à simuler.
Quand il simule, on perd son temps à discuter avec lui
sa bonne foi : l'enfant paresseux, acculera l'effort, se
défend avec énergie et de guerre lasse le maître doit
encore se contenter de l'apparence ce qu'il faudrait, :

c'est de persuader l'intime volonté de l'enfant.

\ En outre, lui promettre un plaisir s'il fait un elFort,


^Vst_le démoraliser. C'est lui concéder que le travail
est une' corvée ennuyeuse, mais que travailler mainte-
nant est le 'seul moyen de n'avoir plus à travailler
dans l'avenir. C'est si l)icn dans celte disposition d'es-
VÉRITABLE NATURE DU PLAISIR »

prit que la multitude des médiocres accomplit un mini-


mum de travail qu'au baccalauréat, où la comparaison
des copies fait baisser les exigences d'une façon dont
le public ne se doute pas, on reçoit une foule d'imbé-

ciles. Ces incapables arrivent au doctorat en médecine

et à la licence en droit avec une qualité très inférieure


de travail et, libérés enfin des examens, ils ne tenteront
plus aucun efibrt intellectuel. Combien de professeurs,
même arrivés à l'agrégation, cessent de travailler!
L'erreur qui consiste à allécber l'enfant par la pro-
messe d'un plaisir, a pour cause l'ignorance de la psy-
chologie : notre éducation part d'une doctrine radica-
lement fausse de la nature du plaisir, élaborée par des
savants sédentaires et neurasthéniques. Pour eux le
plaisirne peut venir que du dehors leurs viscères
:

soufimnts n'envoient à la conscience que des impres-


sions qui provoquent la tristesse. Faute d'une alimen-
tation adaptée à leur organisme, faute d'habitudes
énergiques de vie au grand air, chaque fois qu'ils ten-
tent une excursion ou quelque travail musculaire, leur
corps étiolé dans l'immobilité et l'air confiné, se
révolte. Le cœur bat à rompre, la respiration halète,
la peau ruisselle, et la courbature survient. Le repos
qui suit est fiévreux et douloureux. Comment ces cita-
dins stagnants auraient-ils pu découvrir les joies de
l'action physique ? Comment n'auraient-ils pas imposé
aux enfants leur sédentarité malsaine qui fait de nos
élèves des bureaucrates au sang anémié par une durée
d'immobilité qui est criminelle ?

VÉRITABLE NATURE DU PLAISIR

Chez riiomme sain, le plaisir et la douleur ne sont


que la constatation par la conscience d'un rapport
entre le doit et Tavoir en forces. 11 n y a douleur que
lorsque la dépense prélève des forces sur le fonds
10 LA GOiNDITION bE TOUT PROGRES : AIMER TRAVAILLER

d'énci'gk nécessaire aux fonctions vitales : c'est ainsi


que l'air frais du matin, agréable à rhomme bien por-
tant, fait souffrir un malade.
Li) plaisir, au contraire, est comme le. chant de
triomphe d e l'o rganisme . Il indique le bon fonctionne-
ment de la machine qui marche à haute pression. Il

est la conscience d'une surabondance de forces et

comme le dit Descartes, le sentiment de quelque per-


fection. Lorsque l'organisme produit plus de forces
qu'il n'enconsomme, il y a plénitude le système ner- :

veux est vigoureux on se sent plein d'ardeur, d'éner-


:

gie, de gaité. La respiration est ample, on a le cœur


léger. Les expériences de Claude Bernard prouvent
que la joie augmente la production du suc gastrique.
Les mouvements sont énergiques, vifs, le visage sou-
riant. Les associations d'idées sont alertes, abondantes.
Aristote, qui n'était pas un reclus comme nos
savants modernes, et qui pratiquait la vie au grand
air a nette nient vu la nature du plaisir. Il plaçait le
Lien-être et le bonheur dans l'action. Le plaisir est un
surcroît (£7Tt.y£vviri|jLa) qui s'ajoute à l'action comme à la

jeunesse sa fleur. Chaque action a son plaisir propre


et l'effet du plaisir est d'augmenter l'intensité de l'ac-

tion à laquelle il est lié.

LE PLAISIR PROFOND DE l'ÉNERGIE

Par conséquent, quand on propose à l'enfant l'appât


du plaisir, il ne peut s'agir que de plaisirs passifs, doue
médiocres conmie la gourmandise ou la paresse. Dès
qu'on désire pour lui un plaisir de valeur réelle, lui
seul peut réaliser la condition qui le produit c'est-à-
^ire l'acte.

[
Allons donc tout droit jusqu'au plus profond et
au plus riche plaisir, qui est celui de l'activité. Tant
'3ue nous ne descendons pas en nous-même jusqu'à
LE PLAISIU PROFOND DE L'ÉNERGIE 11

cette intime volupté de l'énergie qui se déploie tant


;

que nous n'en avons pas goûté la sensation savoureuse


et pleine, il n'y a rien de fait.
Ecoutez les profanes condamner, à propos de quel-
T]ue catastrophe, l'absurdité des. escalades dans les
Alpes, et vous comprendrez combien notre vie de cita-
dins aux muscles atrophiés et combien notre éducation
tout intellectuelle a détourné l'attention des joies
intenses de l'énergie. En majorité les touristes ne font
une ascension que soutenus par la vanité et pour pou-
voir raconter leur exploits. Ceux-là ne seront jamais^
comme ïartarin, que des touristes pour journaux amu-
sants.
* Le montagnard, pendant la rude montée dans l'air
glacial de l'aube, éprouve une joie austère, stoïque,
mais profonde, celle de se sentir maître de lui. Un sen-
Siment de puissance qui est le plus intense de 1 ame,
provient du mépris tranquille des premières protesta-
tions de l'estomac, du cœur et des muscles violentés
et de la peau qui craint la bise du glacier. Bientôt le
rythme de la respiration et du cœur se régularise, et
on éprouve une véritable ivresse physique, une allé-
gresse de santé, de vigueur, de légèreté. Sur ce fonds
surgissent les impressions de splendeur que procurent
les grands horizons et les précipices sublimes. Un
enthousiasme puissant s'allume, et de même qu'une
cloche continue à vibrer* longtemps après le dernier
coup de battant, l'âme garde pendant des semaines sa
vigueur accrue.
Le dans ses moments d'exalta-
travail intellectuel,
tion donne un sentiment de
joie analogue. Celui qui
travaille en vue d'une récompense, du succès d'un exa-
men, ne se doute pas de la valeur de cette récompense
intime. Mais celui qui, comme le grimpeur, accomplit
de tout son cœur les efforts nécessaires, qui néglige
les premières protestations de la «bête » rétive qu'est
12 LA CONDITION DE TOUT PROGRES : AIMER TRAVAILLER

le corps et les habitudes dissipées de l'esprit, est bien-


tôtpayé de son courage par une allégresse profonde,
par un sentiment de puissance qui s'ajoute à l'acte
« comme à la jeunesse sa fleur ».

l'excitant normal de la V0L0.N7IÏ

Aux natures saines le travail loyal apporte un sti-

mulant qui provient du fonctionnement parfait des


facultés intellectuelles. L'étudiant de volonté molle
n'arrive jamais à cette sensation du travail fait en se
jouant, car il faut, pour la mériter, aborder la tâche
avec confiance et franchir avec entrain les difficultés
qui se présentent, Le véritable excitant de la v olonté,
c* ^t Tetfort vigoureux .

Le désir d'agir a sa source au plus profond de nous :

la vie a besoin de se dépenser et ce besoin grandit avec


la quantité et la qualité de l'énergie : l'inaction est la
pire des soulïrances. Il n'y a qu'à regarder un enfant
bien portant dans sa journée en jouant une
: il fait

dépense de forces prodigieuse, parce qu'agir est une


nécessité dont la satisfaction donne de la joie. Aussi,
quand l'élève connaîtra par sa propre expérience l'al-
légresse de la pleine énergie de la pensée, il n'aura
plus besoin d'excitations artificielles. Mais il faut que
les études que nous lui imposons soient le prolonge-
ment des tendances naturelles à agir. Pour réaliser
cette condition, il faut se donner la peine d'étudier les
besoins de l'enfant, ses désirs, ses inclinations, la
nature de ses énergies en puissance, afin d'adapter
l'étude de sorte qu'elle donne satisfaction aux forces
latentes, qu'elle eu soit l'épanouissement.
Par exemple, l'enfant aura de l'appétit pour la géo-
métrie comprend que, grâce à elle, il pourra fabri-
s'il

quer facilement une boîte ou un abat-jour dont il a


envie, mesurer le cubage d'air de sa chambre, la con-
L'EXGITANÏ NORMAL DE LA VOLONTE 13

tenance eu ares du jardin, et eu litres du bassiu et


mesurer la hauteur d'un arbre inaccessible, d'une mai-
son, d'une colline et tout aussi simplement plus tard
la distance d'une planète.
La jeune fille se passionnera pour la physique quand
elle comprendra que dans tous les actes de sa vie quo-
tidienne, elle en applique les lois quand elle ouvre
:

le robinet pour emplir un broc, c'est en conséquence


de la loi des vases communiquants. N'est-ce pas devant
lavapeur qui soulevait le couvercle de la marmite que
Papin eut la brusque intuition qu'il y avait là une force
à capter ?
J'ai vu des professeurs scandalisés qu'on ravalât leur
science à la vie quotidienne, qu'elle devrait pénétrer
et ennoblir et j'ai raconté ailleurs comment dans une

classe où l'on étudiait la lampe des mineurs, un élève,


sous les yeux du maître, essayait vainement d'allumer
du petit bois à travers une grille, sans songer qu'il prou-
vait ainsi qu'il n'avait pas compris le principe de la
lampe de Davy.
Quand un enfant saura ^'ue c'est pour le mettre à
même d'exprimer sa pensée qu'il doit d'abord apprendre
à construire logiquement une phrase, puis un paragra-
phe, il se donnera de tout cœur à un exercice de style.
On le voit, il est nécessaire que l'enfant comprenne .

que le travail qu'on lui demande est un moyen de


permettre à sa jeune énergie d'accomplir les actes
auxquels elle aspire —
mais de la satisfaction de ses
tendances par le travail, il faut que l'expérience soit
personnelle, et la sensation directe.
Il d'amener l'enfant à analyser ce qui
est possible
se passe en lui. Il le faut pour qu'il discerne ses joies
intérieures et qu'il les amplifie par l'attention qu'il
leur accorde, car toute sensation devient plus nette et
gagne en énergie dès qu'on la maintient dans la
lumière de l'attentioa.
U L\ CONDITION DE TOUT PROGRES •
AIMER TRAVAILLER

Nous nous arrêterons plus tard sur ce qui se passe


dans la demi-obscurité de la conscience, car beaucoup
d'étudiants, par distraction, sont victimes de sugges-
tions mensongères qu'ils acceptent. Comment se méfier
de sa propre conscience Cependant, chaque sugges-
?

jtion cherche à s'en emparer et à s'imposer à Tattention.


Il est principalement une sensation quidevientppjiri-

mante si on s'y arrête cjsst la sensa t ion de /fatigue^


:

/sensation dangereuse, véritable tentation du cMabler^


11 faut l'écarter quand elle se présente si on l'écoute :

on succombe et on cesse le travail.


Combien de fois, au cours d'une excursion difficile
cette sensation ne se présente-t-elle pas impérieuse
Cependant, si on la néglige, on est étonné" des réser-
ves de forces que l'on trouve au fond de soi-même
C'est que la « bête » qui n'aime pas TefTort est une
rusée coquine : elle frappe à la porte de la conscience
elle n'en peut plus^ elle crie grâce I

Mais elle ment et la preuve, c'est que si on refuse


d'écouter son mensonge, elle est contrainte de mon-
trer q u'elle, a des forces considérables en rés erve,
qu'elle essa yait
je dissimuler !

Il en est de même dans le travail intellectuel. Quel


faible parti tirons-nous de nous-même en comparaison
de ce que nous pourrions faire Mais cette insidieuse !

suggestion de fatigue se glisse dans la conscience et


comme nous ne demandons qu'un prétexte plausible
pour cesser le travail, nous accueillons cette tartulie
qui nous chasse bientôt de chez nous.
Au contraire, nous verrons que si, avec obstination, '

nous refusons de la recevoir, peu à peu nous décou-


vrojis en nous comme des sources de plus en plus
riches d'énergie.
De même que dans rorlains terrains il faut creuser
profond le puits artésien pour que l'eau jaillisse, de
r/EXGITÂNT NORMAL DE LÀ VOLONTE |5

nieme nous devons parfois creuser à travers des sug-


.lestions épaisses de fatigue, pour descendre jusqu'aux
sources vives de l'énergie. Elle jaillit alors. C'est à
cette nappe souterraine que la jeune femme anémique et
dolente descend puiser pour danser toute une nuit sans
fatigue, elle que le moindre effort exténue. C'est à cette
nappe que les malades de la volonté, incapables d'une
décision, doiyent d'accomplir, sous le coup d'une émo-
tion, un acte d'héroïsme qui les surprend eux-mêmes!
Mais les émotions subites, qui peuvent faire jaillir
les sources profondes d'énergie, n'ont qu'une influence
momentanée bientôt le neurasthénique retombe, acca-
:

blé par ses sensations menteuses d'impuissance, qu'il


accepfe.
Aussi est-il important que nous décidions de toujours
descendre en nous-mêmes jusqu'à la source vive d'éner-
gie. Ne comptons ni sur les émotions,peu durables,
ni sur les excitants extérieurs celions que la v olonté
:

est le seul excitant permanent. C'est par de mauvaises


habitudes que nous nous tenons en deçà des disponi-
bilités de notre énergie. Dans nos moments de pleine
vigueur, nous devons pour ainsi dire marquer le niveau
de notre énergie et ensuite nous ne devons jamais
admettre qu'elle puisse descendre trop au-dessous du
niveau supérieur et jamais ^à l'étiage. Souvent on fai
d'excellent travail quand on l'a commencé sous un
impression de fatigue c'est que nous n'avons qu'un
:

moyen de vérifier si cette impression est une sug-


gestion menteuse ou non agir. Seule l'action nous
:

renseigne sur le c ontenu véHtnb1f> dp. nr>f.pp r.nnc.-


c ience .

Quand nous abordons un travail, commençons-le


avec la certitude du succès. N'admettons pas un ins-
tant la possibilité de l'échec et allons-y avec ardeur et
avec loyauté. Alors nous n'accepterons plus qu'une
effrontée sensation de fatigue groupe autour d'elle,
IG LA CONDITION DE TOUT PROGRES : AIMER TRAVAILLER

avec notre complicité plus ou moins hypocrite, toute


une coalition de sentiments et d'idées « défaitistes ».
Cette coalition ne pourra se former si, dans l'attaque

du travail, nous abordons l'obstacle avec décision ei


avec confiance.
D'ailleurs ce n'est jamaispendant le travail que l'ef-
I

fort nous parait pénible c' est avant et après Après


: .

parce qu'il peut y avoir fatigue réelle avant, à cause;

de l'elTort de mise en train qui exige que nous pensions


à ce que nous devons faire. C'est cet effort d'attention
préliminaire qui est difficile. Mais dès qu'on est à son
travail, on est absorbé par lui.
C'est que le travail est une lutte passionnante, comme
toute lutte, et il a quelque analogie avec la bravoure.
Proudhon Fassimile à la guerre^ ce qui est vrai des
métiers dangereux où l'on frôle à chaque instant la
mort, mais qui ne l'est pas du travail intellectuel.
Toutefois, le péril mis à part, la guerre actuelle est
faite de longue patience, d'indilierence stoïque à la
souffrance, aux privations, aux contrariétés. Ce sont les
vertus même du travailleur intellectuel consciencieux :

solitude, silence, mépris impassible pour les protesta-


tions du corps humilié, refus tranquille opposé aux
tentatives innombrables des tendances et des associa-
tions d'idées qui demandent audience. Ajoutez, pour
beaucoup déjeunes étudiants, la pauvreté, le minimum
de confort.
Puis, dès que la supériorité s'affirme, c'est la malveil-
lance, la jalousie des camarades, et ce qui est pire que
tout, parfois la jalousie et la malveiUance d'un chef
qui vous dessert Mais quand les difficultés et les
!

injustices nous assaillent, nous prenons conscience


de notre énergie courageusement, continuons notre
:

tâche « A ceux qui m'intéressent, je souhaite la souf-


!

france, l'isolement, la maladie, les mauvais traitements,


IVopprobro je souliaile qu'ils connaissent le profond
;
LÈXEMPLli; DE CHRISTOPHE COLOMB 17

mépris de soi, la torture de la défiance dé soi, la


détresse de pour eux,
la défaite. Je n'ai point de pitié
car je leur souhaite ce qui seul peut montrer s'ils oui
ou non de la valeur quils /ien Mnf. hnn. (1) ».
:

l'exemple de CHRISTOPHE COLOMB

Dans nos moments de découragement, il nous est


salutaire d'avoir un compagnon héroïque qui récon-
forte. Pensons entr 'autres à Christophe Colomb, perdu
sur un océan inconnu, éprouvé par les tempêtes, par
la mauvaise nourriture il doit lutter non seulement
:

contre les terreurs et les superstitions de ses équipa-


ges, contre la défection latente des chefs subalternes,
mais sans doute aussi, dans les nuits d'insomnie, contre
le doute et contre les suggestions de lâcheté qui aux
moments de crise montent du fond des âmes les mieux
trempées.
Mais la fine pointe de sa volonté ne s'émousse pas.
Il a décidé une fois pour toute qu'il tiendrait bon, et
dans le déchaînement de l'ouragan, des révoltes de ses
hommes et de la tempête intérieure, il demeure ferme
et invaincu. 11 sait que la foi persévérante triomphe
des obstacles et qu'elle s'en sert comme d'appuis.
GhristopheColombestlemodèleaccomplideréner-
gie humaine parce que tous les obstacles moraux et
matériels se dressaient à la fois contre lui. Les hom-
mes qui ont fait quelque œuvre ont tous rencontre
d'abord les obstacles intérieurs, paresse, doute que
nous devons surmonter dès le départ, ensuite des
obstaHesoumatériels,ousociauxet la grandeur morale
est en raison même de l'adversité dont on triomphe .

Quine comprend maintenant que la paresse ne peut


être que lâcheté et nullité ?

(1) Nietzsche. ,

Fayot. — TravaiU t
48 LA CONDITION DE TOUT PROGRÉS : AIMER TRAVAILLER

MISERE MORALE ÛU PARESSEUX

Le paresseux est un déserteur. Parasite du labeur


accumulé par d'autres, il mène une vie stagnante^ sans
valeur, sans dignité, sans joie. Dès le collège, le pares-
seux n'a aucune satisfaction : sa vie sournoise s'écoule
dans une lutte mesquine et rabaissante pour se donner
juste l'apparence d'eiTort qui permet d'éviter la puni-
tion .

Au sortir du collège, le paresseux devient l'étudiant


incapable, pilier de brasserie, qui traîne des journées
d'ennui à l'âge où le laborieux vit dans l'enthousiasme
des horizons qu'il découvre. Il sera plus tard le mcde-
\ cin incapable, réduit à remplacer la compétence et la
conscience par des procédés de charlatan.
^j C'est encore parmi les paresseux que se recrutent les
étudiants en droit, brouillés avec le Gode et qui feront
de mauvais avocats, voués, comme les médecins sans
clientèle, à la politique alimentaire.
Partout les paresseux forment la foule des ratés, des
aigris, des envieux, de ceux qui, rencontrant le cama-
rade arrivé par son travail, l'accueillent par la phrase
traditionnelle « Tu en as de la chanc e
: « !

Foule grandissante pour laquelle le travail demeure


une corvée insupportable, cojnme il l'est quand on n'en
a découvert ni le sens, ni la fécondité, ni les joies inti-
mes, les plus profondes et les plus durables de la vie.
Un choix s'impose ta toi à l'cnliéc de la vie: ou tu
accepteras la loi du travail —
ou tu te rangeras dans
le rebut de l'humanité, formé des parasites de la men-
dicité, des oisifs, de ceux (pii (exploitent la crédulité ou
les vices humains... Ces parasites, sociaux sont de la
même race que les lâches, ils redoutent 1 ellort perse
vérant : « l.a paresse, dit Hayle, irrite le Ciel qui
n'exauce pas les fainéants ».
PAS DE TRAVAIL, PAS DE SANTE SPIRITUELI^E 19

Mais il est nécessaire de remarquer que la paresse


n'est pas un absolu et qu'ellecomporte des degrés nul, :

en ne pousse Ta paressa jusqu'à se laisser mou-


effet,

rir de faim. Par conséquent, il y a chez le paresseux


un germe de volonté qu'il pourrait développer. Mais
les paresseux le laissent se dessécher et périr parrr

que l'appréhension de Teffort^à laquelle il serait


facile de refuser audience, cherche aussitôt à se faire
légitimer parrintelligence, ce qui a pour résultat de
paralyser tout essai de résurrection.
Nous avons étudié ailleurs (1) quelques-uns des
sophismes, fausse monnaie de la passion, qui ont pres-
que cours légal : « On ne se refait pas ! » « Pris par le
métier, nous n'avons pas le temps ! » « Impossible de
travailler dans une petite ville », etc. !

Se résigner à ne rien faire est d'ailleurs un calcul


bien sot, car nul ne peut échapper à un minimum
d'activité. Or, le paresseux, parce qu'il a laissé tomber
très bas le. niveau de Ténergie mentale est cruellement
tourmenté par les innombrables petites corvées dont la
vie est faite et qu'un homme énergique accomplit sans
môme s'en apercevoir. Une visite à rendre, une soirée
à laquelle il faut assister, une lettre délicate à écrire,
une démarche à faire sont corvées accablantes pour une
volonté malade, tant il est vrai que le diable s'ingénie
à faire que tout se mue en peine et en travail pour qui
ne travaille pas.

PAS DE TRAVAIL, PAS DE SANTÉ SPIRITUELLE

Nous disions que d'une ascension hardie dans les


Alpes,il restait une vigueur accrue et un raffermisse-

ment durable de la volonté, de même, le travail éner-

(1) Education de la Volonté^ Partie pratique, livre IV, ch. III.


Les sophismes des paresseux.
20 LA CiONDITlON DE TOUT PROGRES : AIMER TRAVAILLER

'
gique tonifie : celui qui fait des efforts devient de plus
en plus maître de sou attcntioUv plus décidé, plus
résolu, plus persévérant. i

''
C'est un bénéfice considérable : ce n'est pas le seul,
car la valeur que l'on conquiert est féconde en bonheur :

l'estime publique finit presque toujours par récompen-


ser l'homme compétent. Un médecin expérimenté, un
avocat d'esprit lucide, un professeur habile, un admi-
nistrateur qui saisit les réalités et ne s'en laisse pas
imposer par les « précédents » sont finalement portés
par la sympathie publique. Cette récompense, il est
vrai, peut manquer pour les énergiques qui meurent
jeunes et dont la vie est d'habitude empoisonnée d'amer-
tume par les envieux. Mais quand on dure, on est
presque assuré de triompher de l'envie, qui finit par se
décourager. Toutefois il vaut mieux, pour les esprits de
réelle valeur, ne pas compter sur les récompenses socia-
les car elles vont d'habitude aux liabiles qui n'inquiè-
tent personne. Il faut être d'une qualité d'âme médio-
cre, pour n'avoir pas trouvé d'avance sa récompense
dans l'énergie accrue et dans le sentiment de confiance
qui en résulte et qui rend supérieur à la mauvaise for-
tune. La récompense sociale n'est qu'un « sous-produit »
du trava il.

LES JOIES DE Ék DÉCOUVERTE

Avec le sentiment d'énergie accrue voisinent les


joies intenses de la découverte. Le travailleur, comme
l'alpiniste qui après une rude escalade aperçoit un
horizon immense, "découvre tout à coup qu'une masse
confuse de faits s'ordonne sous quelque hypothèse qui
illumine l'esprit chaos contradictoire des idées et
: le
des choses paraissait aussi grossier que les empcitemenls
de couleur d'un tableau vu de ti'op près et voilà que
tout 8*harmonisc dans une vision belle et simple, et
LES JOIES DE LA DECOUVERTE 21

ensuite, pendant des mois, on voit les faits prendre


place docilement dans la théorie, qui peu à peu se for-
tifie, grandit comme fait un chêne puissant.
J'ai eu quelques joies ainsi conquises et qui suffisent
pour donner du ton à la vie. Je me souviens de l'émo-
tion qui m'étreignît lorsqu'au chevet d'une malade du
jervice de Magnanà Sainte-Anne, j'aperçus tout à coup
l'absurdité des théories du libre arbitre telles qu'on
nous les enseignait. Je compris ce jour-là ce qu'est
V aboulie ou incapacité de vouloir et que la volonté n'est
qu'un mot sous ce mot, il y a un grouillement trèis
:

enchevêtré de sensations, de tendances, d'émotions,


d'idées qui luttent pour donc pour s'emparer
se réaliser
du pouvoir qui commande aux 868 exécutants que sont
nos muscles. L'incapacité de vouloir, chez nos malades^,
venait ou de_ l'incapacité d'être ému, ou d e l'excès des
é motions qui se dérlftuchaient instantanément. Dès lors
je compris que nous pouvions conquérir notre liberté
par une stratégie prévoyante et par une tactique habile.
Cette découverte, je la mûris pendant treize ans et elle
devint VEdiication de la Volonté d'une part et la
Croyance de l'autre.
Beaucoup de jeunes gens manquent leur vie par la
même raison qui rendait misérables les malades de la
volonté que j'étudiais à Sain te- Anne, par l'incapacité où
ils sont de donner aux sentiments qui en valent la peine

amplitude et profondeur : ils émiettent leur attention


et s'éparpillent.
Cette découverte me permit aussi rt'arriver après
vingt ans d'observations à la certitude que notre système
d'éducation, parce qu'il érige l'éparpillement en règle, î^'

n'est qu'une formidable dissolution des énergies et des


intelligences.
» Je fis encore une autre découverte car c'est découvrir
:

que de suivre dans le concret et avec la richesse de ses


conséquences, une loi abstraite, comme celle des effets
£2 LA CONDITION DE TOUT PHOGRËS : AIMER THAVAILLER

accumulés de l'habitude. Né dans un village, j'ai pii


prendre une connaissance précise des résultats, dans
certaines familles, d'une papfîîon acrumulée pendant
quatre générations (un siècle). J'ai pu souvent inter-
roger des vieillards presque centenaires qui étaient
de bons psychologues sans le savoir et j'ai compris que
la seule fatalité redoutable c'est que V Incorruplible
Comptable dont nous parlerons plus bas, inscrit minute
par minute dans le cerveau notre doit et notre avoir.
Frappé par l'état d'abandon moral où se trouvent les
esprits do plus en plus nombreux qui ne croient plus
que les aflaires de notre univers soient gérées par une
providence, j'écrivais mon Cours de Morale^ ne pou-
vant soupçonner le bruit qu'allait faire ce petit livre
de bonne foi... Pendant des mois, je me débattis dans
le chaos des systèmes philosophiques entassés dans ma
mémoire, et plusieurs fois je renonçai à poursuivre —
mais brusquement la clarté se fit dans la plus haute
vérité commune aux grands philosophes et aux reli-
gions supérieures, k savoir que la vie humaine ne serait
en rien supérieure à la vie des animaux si elle n'était un
effort vers une spiritualité de plus en plus pure, par quoi
elle participe à la seule valeur absolue qui est celle de
la raison. Si on n'admet pas cette vérité, il est impossi-
ble de fonder les devoirs sociaux ni la nécessité de la
liberté de penser et d'écrire. La pensée ne peut se déve-
lopper que dans la paix et il n'y a de paix solide que
dans la justice. La société humaine n'a une valeur supé-
rieure à une société d'abeilles, de fourmis ou de castors
que par cette fin supérieure. 11 n'y a qu'à étudier la
fragilité des étais de la sociologie de Durkhcim pour
voir ce que devient une conception matérialiste de la
société.
Lorsque, dans un éclair, on voit tout à coup s'or-^
donner dans une harmonieuse structure un amoncelle-
ment d'idées, d'opinions, de faits jusqu'alors accu»^in-
LE TRAVAIL, PUISSANCE DE LIBERATION n
lés en désordre dans la mémoire, l'espèce d'oppression
qui pesait lourdement sur la pensée s'évanouit et fait
place à un sentiment d'allégement, de ravissement ;

le chaos s'ordonne par grandes masses régulières :

c'est l'allégresse du lendemain d'une victoire déci-


sive. Ce sentiment tonifiant de solidité et d'ordre ne
disparaît pas, car durant des mois la mise en œuvre
des conséquences de la découverte le ravive et l'on
peut dire que l'esprit récompensé de son labeur par
de telles plénitudes de joie vit dans une fête perpé-»
tuelle.
A ces récompenses, les plus hautes, le travail eu
ajoute de plus accessibles,

LE TRAVAIL, PUISSANCE DE LIBÉRATION

Après cette guerre formidable, nous constaterons 1


durement que l'esclavage antique n'a pas disparu,
mais qu'il s'est seulement dilué et qu'il a pris des
formes insidieuses, car une servitude lourde continue ;

à peser sur ceux qui, en naissant, n'ont pas le privilège :

de la fortune. dépendent, pour leur existence, de


Ils !

ceux qui détiennent Targent ou le pouvoir. Cette servi-


tude est souvent accablante et la soif d'indépendance ;

ou même la dignité qui est au cœur de tout homme ;

sont fréquemment réprimées sans pitié. i

Or, tant que de longues années d'une sévère écono-


mie n'ont pas conquis Findépendance, il n'y a qu'un
moyen d'en acquérir l'équivalent c'est de croître en
:

valeur et de devenir, dans sa profession, un homme


indispensable, de façon à ce que tous aient un intérêt
évident à faire appel à vos capacités. Or c'est par le
travail qu'on acquiert de la valeur. Il faut donc que
lesjeunes gens sachent que l'indépendance ne se gagne
que par le labeur courageux.
Mais ce n'est pas seulement d'indépendance maté-,
5i LA CONDITION DE TOL'T PROGRÈS : AIMHR TRAVAILLER

rielle que fait hénéficîor le iravail. C'est aussi un du!


esclavaçe que celui de l'ignorance (1) : les intelligen»
ces incultes ont une vie rabaissée et comme opprimée
par le manque de savoir, par les préjugés, par les sen-
timents mesquins de l'entourage l'homme d'énergc:

échappe, comme par un coup d'aile, à ces brouillards


et à ces fumées qui occupent le fond de la vallée. Son
refus d'accepter sans examen le rend libre. Il ne recon-
naît d'autres lois pour sa pensée que celles de la rai-
son. Il entre dans la société des génies humains les
plus nobles et les plus purs. Il a un commerce d'ami-
tiés intimes avec les poètes, les grands écrivains, les
philosophes, les artistes de tous les temps. Il a des
relations que peut lui envier un millionnaire, car si
celui-ci peut avoir à sa table un Rodin, un Puvis de
Ghavannes, un Ravaisson, l'étudiant laborieux et patient
pénètre seul dans l'intimité des grands hommes, parce
que, pour les connaître il faut du temps, des efforts
persévérants ils ne se livrent qu'à ceux qui fout au
:

moins la moitié du chemin. C'est pourquoi la conver-


sation des grands hommes parait si banale à ceux qui
les approchent ils se gardent de se livrer à des indif-
:

férents ou à des inconnus.


De sorte que l'étudiant qui travaille s'évade de la
double prison du temps et de l'espace du temps pré- :

sent et de l'entourage. Il participe à la pensée libéra-


trice des hommes de génie de l'antiquité et des siècles
récents et de tous les pays où l'on pense il s'assimile ;

surtout la substance des hommes de génie français qui


sont plus prrs de notre cœur et de notre pensée.
Par le travail, on acquiert donc une liberté immens<
puisqu'on affranchit son cœur et son intelligence de ce
qui est bas, étroit, mesquin, confiné et qu'on entre dans
la société des plus belles intelligences et des caractères

(4) Jules Patot, Cours: dp Aforalr, § 25 pI 2^,. g 50, 62.


LE TRAVAIL. PUISSANCE DE LIBÉRATION É5

les plus chevaleresques en outre on s'enrichit du trésor


:

artistique humain, dont deviennent possesseurs ceux


dont l'intelligence et la sensibilité se sont assez élargies
pour sympathiser à la fois avec le Parthénon et avec
nos Cathédrales, avec Sophocle et avec Corneille,
avec Le Poussin et avec Corot et Puvis de Chavannes,
avec Berlioz et avec Bizet et Debussy.
11 y a de quoi donner courage aux jeunes gens qui
ont une noble nature.
Ce n'est pas seulement de roppressîon extérieure
que nous libère le travail, mais encore de l'opprea-
sion du corps. Examinez, en effet, comment voua
avez appris à écrire vous^avez dû pénibienient
:

apprendre à former des bâtons. Quand votre main


maladroite a pu les tracer tant bien que mal, vous avez
essayé de les rejoindre par des courbes. Peu à peu
après des crises nombreuses de larmes, vous avez tracé
des lettres. Enfin, l'habitude secourable a rendu facile
ce qui était pénible et aujourd'hui votre plume court
sur le papier sans que vous ayez à vous en occuper :

votre pensée est libérée de ce soucia la main obéit auto-


matiquement.
N'est-ce pas une extension admirable de votre
volonté? C'est ainsi qu'aujourd'hui vous marchez sans
y penser etque vos pieds semblent éviter d'eux-mêmes
les cailloux et les ornières. Le violoniste laisse courir
sur les cordes ses doigts et son archet et, les yeux sur
la partition, il est tout à la compréhension de l'œuvre
qu'il étudie. De même, grâce au travail libérateur,
quand j'écris ce chapitre, ma pensée est concentrée sur
l'idée que j'expose et je n'ai à m'embarrasser ni de la
plume qui vole sur le papier, ni des mots qui accourent
des profondeurs de la mémoire, ni des phrases qui
s'offrent comme un moule naturel à la pensée. N'est-ce
pas prodigieux que cette foule d'actes, chacun pénible-
ment acquis autrefois, me laissent ma pleine liberté
?3 LA CONDÎTTON DE TOUT PROGRES : AIMER TRAVAILLER

d'esprit? Les bonnes habitudes sont donc libératrices


puisqu'elles réduisent à l'état d'esclaves obéissants et
silencieux les puissances physiques du corps et les puis-

sances secondaires de l'intelligence, afin d'émanciper


les énergies supérieures de la pensée !

D'autre part, seul le travail nous donne la liberté


essentielle, qui est la liberté intérieure. L'état naturel,
chez tout enfant —
et combien d'hommes restent des

enfants ! —
une anarchie désordonnée de tendan-
est
[ces, de sentiments, de passions. Ce désprdre_ ne s'or-

^onne^j^^e dans le travail et par le travail. Or la liberié


mtérieure n'est jamais un acTê"'3'e'd'ecision qui com-
mande aux forces iiôiîrbreuses qlii's'ag!!ent en nous :

ce serait trop l>ea«"«t trop facile. La liberté suppose la


coopération harÎQîôTîreirecr de tiôs tendances, de nos sen-
timents, de nos passions, et cette action harmonieuse
et ordonnée n'est réalisable que dans un travail con-
forme à nos tendances les plus profondes. Alors Tàme
est comme un nâvii'eeiï marche, qui offre au vent ses
voiles nombreuses, qui toutes contribuent à le mou-
^voir.
Dès que le travail cesse, l'anarchie recommence et
le mépris qui atteint le rentier, qui, sa fortune faite,
reste oisif, est légitime, car chacun a la conviction que
l'oisiveté libère tous les vices. L'unité psychologique,
dès ce moment, ne peut être réalisée que par une pas-
sion : avarice, excitation alcoolique, excitation sen-
suelle morbide.
De quelque point de vue qu'on l'emisage, le^ travail
est un bienfait. Il est la grande puissance de libéra-
tion.

VALEUR HUMAINE DE LA COOPÉRATION DES EFFORTS

Il a, de plus, un sens profond et une valeur humaine


très riche. C'est à la grandeur du travail humain que
VALEUR HUMAINE DE LA COOPERATION DES EFFORTS 27

chacun des efforts de l'étudiant se rattache. Oui, chacun


le nos efforts menus sont les gouttes d'eau dont est
fait le fleuve majesîueux sans elles il ne coulerait
:

pas. L'humanité tend vers une vie spirituelle do plus


en plus haute et cette vie spirituelle ne peut être
conquise que par la coopération de ceux qui travaillent.
Cette vie spiritue lle dontjaûampe se ga^
y
|^,^?^.. ,g,^^l'^g

lerVenle des œ uv^^ génie ...a'est^as un d


tuii^njauU^
se pr^senïe nous comme un ch aos à déhrouiller De
"à .

même que le diamant est enveloppé d'une gangue gros-


sière et qu'on n'obtient la lumière et l'éclat des bril-
lants que par une taille soigneuse et un montage
habile, de même, une découverte ne donne son rayon-
nement qu'à force de travail patient.
il semble que, venus à une époque privilégiée, nous
n'avons eu, comme de grands seigneurs, qu'à nous
donner la peine de naître pour récolter honneurs et for-
tune :nous trouvons à notre portée une prodigieuse
abondance de découvertes scientifiques, littéraires,
artistiques et morales. Nous sommes des héritiers com-
blés. C'est pour nous que Platon, Aristote et Descartes
pensèrent. C'est pour nous que les consciencieux artis-
tes du moyen-âge sculptèrent les cathédrales et enlu-
minèrent les livres d'heures pour nous que les pen-
;

seurs religieux étudièrent le cœur humain pour nous ;

que Galilée, Pascal, Lavoisier, Ampère, Berthelot arra-


chèrent à la nature ses secrets.
Mais encore devons-nous être capables de recueillir f

la moisson qui a mûri pour nous nous ne le pouvons


et

\
qu'en devenant instruits. Pasteur aura peiné en vain'
Bi nous ne pouvons comprendre ses découvertes.
L'étudiant doit se voir dans l'histoire et se pénétrer
du sens de la continuité de rciTort humain et de l'action
décisive des grands hommes et des grandes décou-
vertes. Lui aussi, il coopérera par son travail avec
58 LA CONDITION DE TOUT PROGRÈS : AIMER TRAVAILLER

l'élite (le l'humanité : une part de Téducation publique


lui est confiée. On diraitque depuis les époques géo-
logiques reculées la nature a fait ce qu'elle a pu pour
dégager d'elle-même le principe spirituel qui brille
dans l'intelligence humaine et qu elle semble noui
dire « à vous de poursuivre l'avènement du royaume
:

spirituel ». L'acte de liberté le plus profond que nous


puissions accomplir est de prendre conscience de cette
tâ^he si belle, de l'accepter de tout notre cœur et d'y
subordonner notre pauvre vie individuelle. L'enfant
lui-même peut comprendre cette vue d'ensemble (l).
Je voudrais que dès les débuts, il baignât dans une
atmosphère de respect pour la grandeur et la noblesse
du travail. Dès qu'il sait lire, il devrait comprendre
rimmensité de la découverte de l'alphabet et de l'écri-
ture. Avant elle l'homme portait le bon grain de la
civilisation dans un sac troué. Les meilleures pensées
disparaissaient : la mémoire est si fugitive, l'oubli si

raj^ide ! L'écriture permit d'engranger dans les livres


les moissons récoltées par les intelligences supérieures,
générations successives purent y puiser abon-
et les
damment pour ensemencer les jeunes cerveaux, et nous
sommes tous nourris encore par le froment cultivé en
Grèce par les défricheurs de l'intelligence humaine qui
s'appelaient Heraclite, Platon, Aristote, Epicure...
La découverte de l'imprimerie, en permettant de
tirerun livre à un grand nombre d'exemplaires opéra
dans le monde une révolution analogue à celle que ht
la découverte des armes à feu. Auparavant, le peuple
ne pouvait rien contre les châteaux féodaux et peu de
chose contre les chevaliers bardés de fer. De môme, le
peuple, dont nous sommes, ne pouvait rien contre
l'oppression de l'ignorance : le savoir libérateur n'était
le lot que d'une infime minorité. La lettre imprimée

(1) Jules Pavot, Courir de Morale : Les grandes conquêtes.


VALEUR HUMAINE DE LA COOPERATION DES EFFORTS 29

mit le savoir à la portée des plus pauvres, et les affran-


chit de l'esclavage le plus lourd, celui de l'isolement
et de l'ignorance.
Un enfant même peut comprendre comment un théo-
rème élémentaire de la géométrie permet ^de calculer
la distance d'une planète. L'arithmétique, l'algèbre et
enfin les sciences expérimentales ont apporté à l'homnie
une extension iaouïe de liberté et de puissance.
Qu'on habitue l'enfant à sentir les bienfaits des
sciences qu'il épèle, qu'il suppose-cibolies l'écriture,
rimprimerie, telleou telle science et qu'on examine
avec lui les conséquences désastreuses qui en résul-
teraient !

Que dans les il se sert, on lui montre incor-


objets dont
porées des de découvertes réalisées par l'ef-
(ijentaines^

fort de milliers de travailleurs et qu'il examine dans


cet esprit depuis le verre à vitres qui lui permet de
voir clair dans sa chambre jusqu'à la magnéto d'une
automobile.
Qu'il ne récite pas une poésie sans entrevoir que la
plupart des hommes, quoique environnés des splen-
deurs de la nature mais distraits et obligés de gagner
leur vie, fussent demeuréscomme des aveugles si les
grands poètes grands peintres, doués d'une sen-
et les
sibilité délicate et d'une imagination puissante n'eus-

sent découvert la beauté de la nature et ne la leur


eussent enseignée.
J'espère que dans l'avenir tout livre scolaire, fût-ce
une arithmétique ou une grammaire, sera précédé de-
quelques pages sur les services qu'il rend, sur les
erreurs, les travaux patients, sur riiéroisme parfois
de ceux qui ont jeté les fondements de la science, et
aussi sur les grandes découvertes, récompenses de ces
laborieux qui ont peiné pour nous.
De même que chacun a recluses dans son âme
l'intelligence et les vertus de ses parents et de sa lignée
âO LX CONDITION DE TOUT PilOGUÉS : AIMER TKAVAILLErt

d'ancêtres, de mêiiie je voudrais que rcnfant se sentît


en quelque sorte soulevé et porté par les efforts des
travailleurs qui l'ont cnriciii et qu'il vécût avec un
sentiment de respect et de reconnaissance pour ceux
dont le labeur l'a élevé de la civilisation de l'âge de
la pierre à la civilisation actuelle.
Dans la simple chiite d'une pierre, les lois les plus
universelles de la nature jouent; de même dans tout
objet d'étude, même dans le plus humble comme l'al-

phabet, est incluse la loi universelle qui a seule


rendu la société et le progrès possibles : celle d-i

Tentr'aide, de la coopération, du travail solidaire. Sans


cette coopération, jamais l'humanité misérable, igno-
rante et brutale de l'époque glaciaire ne se fut élevée
jusqu'aux altitudes des Platon, des Sophocle^) des Marc-
Aurèle, des Descartes, des Pascal.
Le jour où l'enfant sera ému d'un respect religieux
pour le travail auquel il a le bonheur d'être con\'ié,
on peut affirmer qu'il y apportera une autre ardeur
que celle qu'il dispense à contre-cœur à des corvées
dont il n'aperçoit pas la raison d'être.

LE TRAVAIL FRANÇAIS SAUViiGARDh: DE LA CIVILISATION

A CCS considérations générales, ajoutons une remar-


que qui intéresse particulièrement les jeunes Français.
L'horrible guerre qui a fait périr Télitc de vingt
générations et causé à l'immanitc un mal qui épou-
vante rimagin.ition, déchaînée par la classe
a été
militariste allemande parce que le peuple allemand
tout entier a été empoisonné par une éducation
d'orgueil. Quelques Allemands à peine ëc sont levés,
en particulier l'auteur de J'accuse dont la clarté
d'esprit n'a pas été troublée par la passion. Mais le
manifestedes 93 intcllecluels et savants allcjuands
prouve quQ l'élite allemande a pris à son compte les
LE TUAVAIL FRANÇAIS SàtlVEGARDÉ DE LA CIVILISATION M

[ires mensonges de son gouvernement meurtrier, et


ies infâmes atrocités de son armée, le sac de Louvain,
te vol, le pillage, la ruine systématique des villes
/ît des œuvres d'art.
Aucune paix durable ne sera possible tant qu'une
nation, dans ses éléments supérieurs^ se montrera
Aussi incapable de liberté d'esprit, d'esprit critique.
Tous les écrivains français eussent flétri le bombarde-
ment de la cathédrale de Cologne par notre artillerie :

te patriotisme n'eût pas aveuglé l'intelligence nationale


sur les infamies qui seront à tout jamais le déshon-
neur de l'armée allemande et de ses chefs barbares.
C'est que heureusement, en France, l'intelligence est
devenue suivant le mot de Quinton un organe diffé-
rencié. Chez les plus cultivés d'entre nous, l'infeili-
gence s'exerce librement nous ne lui permettons pas
:

4e se laisser gauchir par la pression des passions. Les


meilleures têtes de France ont une religion commune,
celle de la vérité. Montaigne, Descartes, Malebranche,
Pascal, ont, par leurs écrits, propagé la modestie qui
convient. Nos Claude Bernard, nos Berthelot, nos
Pasteur nous ont enseigné que la réalité est d'une
richesse infinie et que chacun doit gagner sa petite
part de vérité à force de travail, de méfiance de goi,
de désintéressement. Nous avons appris d'eux tous
la stupidité obtuse de l'i ntoléran ce et qu'elle est signe
non de force, mais de faiblesse mentale, car elle
prouve que la raison, incapable de se faire respecter
en nous-mème, laisse la bride sur le cou aux sovieta
des sentiments bas orgueil, paresse, esprit de domi-
:

nation, qui s'emparent du pouvoir.


Un écrivain français doit avoir le sens de la dignité
éminente de la raison. Les étudiants, qui seront demain
les dirigeants moraux de la nation, ont le devoir, par
leur scrupule de vérité, de travailler dans le sens
fiançais qui seul peut anéantir les absurdes orgueils
.

32 LA CONDITION DE TOUT PROGRÉS : AIMER TRAVAILLER

nationcaux. Les écrivains, principalement, qui consti-


tuent le véritable gouvernement du pays, non celui
qui asservit des sujets, mais celui qui agit sur les âmes,
doivent se considérer comme les missionnaires de cette
religion de la vérité. Ils auront ainsi non l'autorité
qui frappe, ni la force brutale d'ailleurs éphémère,
mais l'influence durable, féconde. Donc, que nos étu-
diants, à la résolution d'aider à l'évolution vers une
vie spirituelle plus haute, ajoutent un respect vivant
pour la forme la plus puissante et la plus purement
française du travail qui est la recherche passionnée de
la vérité sans passion, de la véinté pure et brillante.
C'est un héritage national que nous devons transmettre
intact à nos successeurs.

NUL EfFORT n'eST IîERDU

Mais il arrive souvent que les raisons les plus cajm-


bles d'aiguillonner la volonté demeurent sans efficacité
à cause d'une impression décourageante : celle de l'in-
signifiance de l'efTort actuel quand on le confronte avec
le travail démesuré, interminable qui est nécessaire

pour devenir un homme instruit.

J'ai devant moi mes grammaires, dictionnai-


livres :

res, textes français, anglais, manuels


latins, grecs,
d'histoire, de géographie, de sciences. C'est une masse
accablante par son énormité. Jamais je n'en viendrai
à bout! A quoi bon le tenter? Jamais je ne pourrai
^jarvenir à la hauteur des grands savants, des écrivains
dont l'énergie fait à la fois notre admiration et notre
désespoii
Ce sentiment d'impuissance est démoralisant et tous
nous en avons mâché l'amertume pendant les longues
études du soir, où personne n'était à l'affiit de nos
désespoirs d'enfant pour nous réconforter. Nous avons
toùg éprouvé dans la solitude de notre chambre d'étu-
NUL EFFORT N'EST PERDU :V]

diant des moments de morne accablement et cette indif-

férence prostrée que les moines appellent acedia (1).


où tout désir, tout espoir, toute volonté sombreSFr^"'^"*^^
Il donc nécessaire que nos étudiants aient une
est
foi solide,mieux, la certitude que nos efforts persévé-
rants ne sont inférieurs à aucune tâche et que nul effort
n'est perdu.
J'ai montré ailleurs (2) que les enfants arrivent à
écrire comme écrivent les grands poètes et les écri-
vains célèbres. Nous pouvons souvent envier le talent
d'expression, l'originalité savoureuse de certains pay-
sans. Je connais des ouvriers qui ont de beaux dons
d'observation pittoresque. La supériorité n'est formée
que des dons qui sont départis aux enfants intelli-
gents. Tout enfant intelligent a dans sa giberne le
bâton de maréchal —
c'est-à-dire qu'il peut arriver
aux premiers rangs dans la situation qu'il choisira,
pourvu qu'il ait de l'énergie et de la méthode. Une vie
h eureuse, réussie, c'est ^ rriver à l'au torité dans le
domaine où l'on est compétent e t on y arrive néce ssai-
reme nt si on a le courage et la patience de travaille r
Il y a dans les Mé^norables une observation
;.

qui est charmante. Un Athénien était con-


trarié par l'obligation où il était de faire le voyage
d'Olympie. « Eh qu'a donc le chemin qui vous épou-
!

vante? Ne passez-vous pas presque tout le jour à vous


promener dans votre maison? Eh bien, en partant d'ici,
vous vous promènerez de même, vous vous arrêterez
pour dîner, vous marcherez encore et vous souperez
et ensuite, vous vous reposerez. Ne voyez-vous pas
qu'en mettant ensemble les promenades que vous faites
^n cinq ou six jours, vous irez aisément d'Athènes à
Olympie ». Socrate lui conseilla de partir tout de suite

(1) Langueur, de ax>3ot«, abaUement.


(2) Apprentissage de l'Art d'écrire.
Pavot. — Travail 3
34 LA CONDITION DE TOUT PROGRES : AIMER TRAVAILLER

afin de n'clre pas presse par le temps et de pouvoir


faire des traites moins longues (1).
Il semble qu'un pas n'est rien comparé à la hauteur

du Mont-Blanc et cependant, en ajoutant un pas nou-


veau à chaque pas, on arrive à la cime.
De même, pour arriver aux sommets de la science,
il n'y a pas d'autre moyen que de faire heure par heure,

jour par jour sa tâche du mieux qu'on peut. C'est le


seul moyen d'arriver à Olympie et les grands explora-
teurs ne sont grands que parce que jours après jours,
ils ont affronté les froids du Thibet ou du Pôle et les

chaleurs et les dangers de l'Afrique.

LES HOMMES CÉLÈBRES ONT ÉTÉ CE QUE TU ES

Que chaque étudiant, à ses moments de fléchisse-


ment, pense que les hommes célèbres, à part le nombre
infime des génies excejDtionnels, étaient des gens comme
vous et moi, souvent très mal partagés sous le rapport
des facultés intellectuelles, mais ils ont eu une con-
fiance imperturbable dans Tefficacité du travail, dans
les résultats extraordinaires qu'on obtient même avec
des forces restreintes quand on persévère. Ils avaient
deviné que le génie n'est que la faculté de persévérer
dans l'eirort. Chacun arrive à faire ce qu'il veut s'il le
veut pour de bon.
C'est ainsi que Darwin dont l'ouvrage sur YOrigine
des espaces a accompli dans tuus les domaines de 1 in-
telligence une révolution qui est loin d'être achevée,
avait une mémoire médiocre une sauté précaire.
et
Spiuoza était tuberculeux et il est mort à 45 ans. Pas-
cal était souiïrcleux et il est mnri jeune. Montaigne se
plaignait beaucoup de sa mémoire qui était, en elfet,

(1) Livre lll,rii \IL


LES HOMMES CÉLÈBRES ONT ÉTÉ CE QUE TU ES '
TV

très défectueuse (1) et il avait l'esprit « tardif et


mousse Herbert Spencer ne pouvait travailler une
».

heure sans être malade. Mais par une sage administra-


tion de leurs forces, ces énergiques ont bâti une œuvr*
Nous pourrions remplir une page de noms
splendide.
d'hommes de génie médiocrement doués, mais que
leur énergie persévérante a portés au premier rang.
C'est que, dans l'ordre de l'intelligence, il en est
comme dans la nature : les actions violentes, tremble-
ments de terre, volcans, inondations, etc., ne produi-
sent que des effets mesquins parce que rien de grand
|

ne s'édifie sans le temps. De même les foucades de \

travail ne font pas d'œuvres. Mais avec la simple I

goutte d'eau, et le temps, la nature a sculpté les Alpes,


enlevé à la chaîne du Mont-Blanc des milliards de
mètres cubes de roches, avec lesquels elle a comblé
les vallées, repoussé la mer depuis Valence jusqu'aux
Saintes-Mariés, continuant k édifier la Camargue grains
de sable après grains de sable.
Il en va de même dans les œuvres de l'esprit. Si

vous étudiez l'enfance des honmies qui sont la gloire de


leur pays, vous constaterez que comme élèves et plus
tard comme étudiants, ils n'étaient pas toujours les
premiers de leur classe ou de leur promotion. Ils
étaient parfois les derniers. La plupart ont été niécon-
nus par leurs maîtres, mais du jour où ils ont recule
coup de foudre, comme Malebranche à la lecture des
Méditations de Descartes ils pour
se sont passionnés
un ordre d'études, donnés de tout leur
ils s'y sont
cœur, de toute leur énergie. C'est^généralement de la
dj.SrJiuitièii2£_à_l a_trentième année que se décide la_.
destinée car combien est fécond le travail silencieux,
,

solitaire, mais enthousiaste et persévérant, eiTectué


pendant les dix années de la jeunesse vigoureuse du

(i) Essais, II., XVII. ,


3C LÀ CONDITION DE TOUT PROGRKîi . AIMER TRAVAILLER

cerveau 1 C'est pendant ces années bénies, que l'on


mi les découvertes fécondes dont la vie eatière ne sera
qu'un développement. Pendant ce temps, les camara-
des brillants, qui vous distançaient sans efforts dans
les concours nécessairement faits d'apparences comme
l'agrégation, éparpillaient leurs forces. Votre première
œuvre surgit brusquement de l'obscurité et du sileuce,
comme ces îles lentement formées k quelques brasses
au-dessous du niveau de la mer et qu'un soulèvement
terrestre fait apparaître.
Les grands hommes se développent tous lentement et
dans le calme. Ils vont patiemment. Les montagnards
qui ont l'expérience de la montagne savent que les tou-
ristes pressés s'arrêtent bientôt, essoufflés et épuisés.
Eux vont d'un pas mais régulier, qu'ils appellent
lent,
le pas de la lotta, c'est-à-dire le pas que nécessite la
botte lourdement chargée de litière lentement, sans:

arrêt, méthodiquement, ils vont... Les esprits supé-


rieurs ont tous eu le sens du « pas de la lotta ». « Si
j'ai fait quelques découvertes, dit Newton, c'est en

pensant sans cesse au sujet qui m'occupait, en l'envi-


sageant sous toutes ses faces... Si mes recherches ont
produit quelques résultats utiles, ils ne sont dus qu'au
travail, cà une pensôe patiente ». « Je ne sais pas s'il y
a jamais eu de ces découvertes géniales, accomplies
sans effort et en vertu d'une sorte de divination.
Mais tel n'a sCirement pas été le cas de Pasteur, et s'il
a été un découvreur, c'est d'abord qu'il a été un sileu •

cieux et un obstiné (1) ».

l'incorruptible comptable

La confiance dos grands hommes dans la fécondité

ie l'eLIbrt patient tient à ce qu'ils connaissent par

(1) DucLAux, 48 juin i896, à l'Association des Etudiants de Paris.


L'INCORRUPTIBLE COMPTABLE ât

intuition Texistence en eux-mêmes de V Incorruptible


Comptable et ils savent lui faire confiance. Ils savent
(jue nos pensées, nos sentiments, nos efforts, il les ins-
crit avec une exactitude scrupuleuse à notre doit et à

notre avoir. A la colonne débit, il totalise nos petites


lâchetés, nos capitulations les plus infimes devant le
travail. A la colonne avoir^ il inscrit nos menus actes
lie courage, d'initiative, de labeur consciencieux. Le
jour où la volonté passe à la caisse, l'Incorruptible
Comptable, impassible, fait la balance du compte :

toi, qui as toujours fui Feffort, le jour où dans une cir-

constance importante, tu as besoin d'énergie, tu n*en


as point à ton crédit et tu fais faillite honteusement.
Pour toi qui patiemment as thésaurisé les petits actes
quotidiens d'énergie, tout est facile, car voici tes pla-
cements en bravoure, augmentés des intérêts' com-
posés, car le cerveau, comme la terre, rend au cen-
tuple chaque grain semé.^
Jour par jour la mémoire s'est enrichie et organisée,
l'attention est
devenue plus prompte, plus robuste, le
tranchant du jugement s'est aiguisé les bonnes habi^
;

tudes se sont fortifiées et elles se prêtent un appui


mutuel. Or la méthode, qu'est-ce? Sinon de saines
habitudes de pensée habitudes d'ordre rigoureux, de
:

^^fijf^ement, d'expérience et de flair pour attaquer les


difficultés. Peu à peu, grâce à la capitalisation des
actes sous forme d'habitudes actives, l'apprenti devient
un bon ouvrier, puis un maître ouvrier et qu'il s'agisse
de de mathématiques, d'histoire, de philosophie,
latin,
de médecine, de droit, l'étudiant devient un homme
compétent, puis un homme de talent, puis un maître
qu'on écoute et dont la parole provoque à l'infini des
actes heureux.
Mais il ne faut pas être pressé d'arriver. Prenons
modèle sur un insecte que je vis trente fois de suite,
mlassablement, recommencer à pousser sur une petite
88 LA CONDITION DE TOUT PROGRES : AIMER TRAVAILLER

pente qui le j-éparait de son magasin d'hiver, une


boule de nourriture qui roulait chaque fois : il parvint
enfin à la rentrer. Des fourmis chargées d'un grain plus
gros qu'elles, et qui tombe, ne se lassent jamais et j'en
ai vu réussir après soixante tentatives. J'ai compté que
pour scier un gros platane il fallait cinq cents coups
de scie à deux et que le balancier de ma montre, s'il
avançait à chaque oscillation, au lieu de revenir sur
ses pas, ferait trente-six kilomètres par jour et le tour
du monde en trois ans.

Ces réflexions donnent du réconfort dans les moments


de découragement que provoque la grandeur de l'ap-
prentissage d'une science à laquelle on veut dévouer sa
vie. Mais il pensée plus consolante que de
n'est pas de
savoir que nous le voulons aucun efl*ort n'est perdu
si

et que par iaccumulation des menus efforts on fait des


travaux imposants. Enfants et étudiants gagneraient à
sentir la présence constante de rincorruptible Compta-
ble. Ce soir, par paresse, je ne me suis pas levé pour
vérifier dans le dictionnaire le "sens exact d'un mot, ou
dans la grammaire la forme du temps d'un verbe cette :

petite lâcheté est inscrite dans mon cerveau et demain,


Uous mes efforts seront plus difficiles. Au contraire, je
jme lève sans hésitation pour vérifier sur la carte Tem-
Iplacement d'un fleuve, d'une montagne cette toulc :

jpctite victoire sur la paresse est demain,


inscrite et
[j'attaquerai mon travail avec une énergie accrue. Or,
souvent, la victoire dépend d'un rien et lors de l'atta-
que de la flotte russe par les Japonais à Port-Arthur,
ceux-ci avaient épuisé leurs munitions et si les Russes
avaient tenu cinq minutes de plus, les Japonais se reti-
raient. <( Si Metz s'était rendue un jour plus tard, si la
deuxième armée était arrivée un jour plus tard devant la
forêt d'Orléans, il aurait fallu lover le siège dcParis(l) »

(I) Journal du prince Frcdél'ic-Cliarles \ersle 4 décembre 1870.


L'INCORRUPTIBLE COMPTABLE 3Ô

^
Dans la délicate oscillation des motifs et des mobiles
. qui agissent sur la volonté comme sur une balance,

souvent un poids minuscule provoque la décision vic-
torieuse ou la défaite.Généralement la victoire est due
aux réserves constituées par l'Incorruptible Comptable
dans son inlassable collectionnement des petits actes
courageux quotidiens. Tout le passé arrive à notre
secours dans le moment présent. Mais il faut pouvoir
dire comme Pierre Pithou « J'ai eu plus d'affection à
:

l'ouvrage bien fait qu'aux honneurs et grands emplois,


âmidiïii mieux pi'odesse quam prœesse ».

Ce qui est vrai de la volonté, l'est à plus forte raison


de la mémoire. Combien de fois, au cours de mes tra-
vaux, n'ai-je pas eu la récompense de voir surgir le
souvenir d'une lecture, d'une observation, qui dormait
depuis vingt ans sans avoir été jamais éveillé ! Tant
est admirable ce pouvoir du cerveau de ne rien lais-

ser perdre! D'ailleurs quand je parle, quand j'écris,


j'utilise des acquisitions qui datent de plus de cin-
quante ans et que je dois au petit enfant studieux que
j'étais.

Quand l'écolier qui étudie fait un effort consciencieux


pour pénétrer le sens d'une plirase de sa version ou
pour saisir la suite logique d'une succession de théorè-
mes, son effort n'est pas différent de celui d'un Mon-
taigne, d'un Descartes, d'un Lavoisier, d'un Ampère...
Dans leurs meilleurs moments, ils ne faisaient pas
mieux que toi, enfant courageux, quand tu es entier à
ton travail. Quand tu fais effort de toute ton âme, tu
fais exactement ce qu'ont fait les plus grands hommes
pour devenir grands ils ne te sont en rien supérieurs.
:

De même, lorsque tu as écrit une phrase en employant


des termes justes et caractéristiques, le plus grand
écrivain ne peut rien de plus que toi. Au moment où
lu travailles de tout ton cœur» tu es identique aux plus
grands. Sur toi, les maîtres n'ont t^u'uuo supériorité :
40 LA COiNDITlO.S DE TOUT PROCHES : AIMER TRAVAILLER

ces efforts loyaux, ils les ont renouvelés jour par jour,
semaine après semaine, durant des années et des années
et rincorruptible Comptable ayant inscrit à leur actif
ces efforts innombrables, ils ont de plus que toi tout^
la force accumulée que leur apporte ce passé, toute
cette fortune intellectuelle économisée sou par sou.
Mais à ton âge, ils n'en avaient pas plus que tu n'en as ;

ils en avaient moins peut-être. Souvent, ils se sonl

découragés, comme toi, parce qu'ils trouvaient le cbe-


min long et pénible. Beaucoup de futurs grands hom-
mes sont ainsi restés à mi-chemin de la cime, qui
avaient été de braves garçons, courageux comme toi,
mais qui, un mauvais jour, se sont arrêtés. Toi, ajoute
chaque jour à ton compte quelques efforts énergiques
et sans te surmener, tranquillement, tu achèveras
lasoeusioa du sommet d'où l'honzoa est vaste.
N'oublions pas que l'Incorruptible Comptable n'a pa
la charité d'un ange gardien, car il est inflexible et

inaccessible à la pitié : il ne devient


inscrit ce qui est et
généreux que pour les riches ne l'oublions jamais et
:

n'ayons pas la sottise d'agir contre nous-mêmes. Un


raté, un propre à rien aigri et jaloux est toujours un
« Héautontimorouménos » (1), qui a sottement charge
son passif et qui a installé chez lui et fortifié jour par
jour un ennemi sans merci. 11 est plus vrai qu'on ne
le croit que notre vie pour chacun de nous notre
est
œuvre que
et qu'elle est cenous voulons qu'elle soit.
La qualité du travail dont nous sommes capables, voilà
ce qui constitue sur chacun de nous le jugement le
plus complet celui qui ne crée pas n'est qu'une
:

ombre, un pur néant. Vivre, c'est créer, donc ira-


/ailler.

On peut dire du travail ce que Montaigne dit de l.i

philosophie : « On a grand tort de le peindre inacces

(l) Bourreau de soi-même^ liiio duuc coiucdie de Térence.


L'iNGORRÙPTÎBLE COMPTABLE l

sible aux enfants et d'un visage renfrogné, sourcilleux


et terrible : qui me Ta masqué de ce faux visage ? Il
n'est rien de plus gai, plus gaillard, plus enjoué et à
peu que je ne dise follastre ».
CHAPITRE II

Véritable intelligence et pseudo-travail

Puisqu'un homme vaut ce que vaut son travail, il est


nécessaire de définir exactement le sens de ce mot, de
distinguer le fuux travail du véritable et de discerner
les imitations qui peuvent tromper les observateurs
superficiels. Emile Zola écrivait dans le premier de
ses « Evangiles » :

« Je vous supplie d'avoir la foi au travail. La vie n'a


pas d'autre sens, pas d'autre raison d'être nous n'ap- :

paraissons chacun que pour donner notre somme de


labeur et disparaître Jeunesse, ô jeunesse, mettez-vous
.V

donc à la besogne Que chacun de vous accepte une


!

tâche qui doit emplir la vie Elle peut être très hum-
!

ble, elle n'en sera pas moins utile. N'importe laquelle,


pourvu qu'elle soit et qu'elle vous tienne debout I

Quand vous l'aurez réglée, elle vous fera vivre en santé


et en joie. Quelle saine et grande société serait une
société dont chaque membre apporterait sa part logi-
que de travail !.. Aussi suis-je convaincu que l'uni-
que foi qui peut nous sauver est de croire à Tefficacité
de l'ejffort accompli ».
Mais quelque temps après Tolstoï protestait :

« Travailler, mais ti cjiioi? demandait-il. Les fabri-

jauts et les vendeurs d opium, de tabac et d'eau de-vie,


lious les tripoteurs de bourse, tous les geôliers, tous le<

l)ourroaux travaillent ; et il est évident aue l'humanité


ne Igiait «jue gagner, si tous ces U a veilleurs, cessaient
VÉRITABLE IISTELLÏGENGE ET PSEUDO-TRAVAIL 43

leur travail. Ne serait-il pas bon, en effet, que les


hommes les plus occupés se donnassent un moment de
relâche, et prissent le temps de réfléchir, de s'interro-
ger, d'examiner l'utilité de ce qu'ils font? Et plus
encore, vous, jeunes gens, ne devrez-vous pas, avant
d'entrer dans ce vaste monde qui vous attend au sortir
du lycée, chercher du regard et suivre un moment
en pensée la route où vous allez vous engager, afin de
savoir où elle vous conduira? Gomment serez-vous
assurés de l'œuvre la meilleure à faire, vous ne vous
si

arrêtez pas d'agir, pour douter, pour comparer, pour


songer ? »
Rien de plus juste que cette observation. Il y a du
travail inutile, qui ne vaut pas la peine d'être fait, et il
en est de nuisible et môme de pernicieux.
Y a-t-il donc une pierre de touche qui permette de
distinguer le cuivre de l'or véritable et le travail du
travail faux ou pseudo-travail ? Il faut se référer au
principe qui domine F éducation \\Est nuisible tout tra-
vail qui tend à diminuer quelqu e part la liberté^ et
Vénergie de la pensée et à détruire la condition qui seule
les rend possibles^ à savoir la justice (1). On écarte
ainsi cette immense quantité de travail dommageable
qui n'est que l'exploitation par les habiles et par les
rusés de la sottise et des vices humains ouvriers des :

mauvais métiers, ouvriers de la mendicité et de la


prostitution, de l'alcoolisme, romanciers pornographes
ou policiers, journalistes de partis, flatteurs des pas-
sions populaires, politiciens qui, grâce à leur facilité
de plume ou de parole, espèrent arriver plus vite que
par le véritable travail. ii^
mauvais travail est un côté de la question
]\Iais ce
sociale etnous ne pouvons qnc jeter un coup d'œil, en
passant, dans l'abîme de ce gouffre sombre...

(1) Cours de Morale, § 38,


44 VÉRITABLE INTELUGÊNGli Eî PSEUDO-TRAVAlL

Bornons-nous à dépister le faux travail intellectuel,


le pseudo-travail et à le distini^^uer du véritable tra-
vail.
Comme nous l'avons dit à propos du travail obtenu
parla menace des punitions et par l'appât du plaisir,
la paresse est une passion hypocrite et fourbe elle est :

retorse quand il s'agit de feindre le travail. Il y a une


quantité énorme d'apparences de travail qui, en réalité,
ne sont que la fuite devant l'effort.
L'enfant, disions-nous, est si ingénieux pour simuler
le travail que, par lassitude, les maîtres doivent se
résigner à la comédie qui leur est donnée. La conspi-
ration du moindre effort est universelle. Si, comme ou
Ta dit, les relations sociales reposent sur des menson-
ges conventionnels qui font que nul ne doit avoir l'air

d'apercevoir les réalités, de même notre système édu-


catif repose sur une convention tacite d'après laquelle
nous ne devons pas avoir l'air de nous apercevoir
qu'on nous donne de la fausse monnaie. Il suffit de péné-
trer vers six heures dans une morne et languissante étude
du soir pour constater la simulation du travail cartes :

coniplaisamment compliquées, résumés inertes, devoirs


nonchalants. 11 suffit ensuite d'écouter un oral d'exa-
men ou de plupart des copies pour relever les
lire la
essais de placage, les larcins, les formules vides de
sens pour l'élève. De môme que les navires en danger
répandent autour d'eux des brouillards opaques qui
aveuglçnt les sous-marins, nos élèves dissimulent aux
examinateurs l'incohérence de leur pensée derrière un
brouillard de mots non compris, de formules abstraites,
de connaissances dont ils ont quelque vague idée .

aucun etiort d'approfondissement, de logique, d'orga-


nisalion.
Dans l'enseignement supérieur, mônic conspiration
tacite pour accepter le sinudacrc du travail. Nos
bibliothèques universitaires sont encombrées do thèses
LA DIFFAMATION DU TÎIAVAIL 45

de droit, de médecine, dliistoire, de sciences naturelles


et même, hélas de philosophie qui ne sont que du pseu-
!

do-travail, un dégorgement de fiches sans aucune lueur


de pensée personnelle et qui ne valent pas le papier
qu'elles ont coûté.

LA DIFFAMATION DU TRAVAIL

D'ailleurs l'histoire du mot travail est significative.


Il vient de trabs qui désignait le bâti de bois qui ser-
vait aux maréchaux cà entraver les chevaux et de cette
idée on est passé à celle de gêne, de contrainte, de
peine, de fatigue.
Par conséquent le langage, quinous a été transmis
par le bas peuple latin, a enfermé dans le mot qui le
désigne la diffamation du travail, la flétrissure qui lui
vient de l'esclavage.
Ensuite, les religions, issues de l'Orient l'ont consi-
déré comme un châtiment !

Les penseurs de l'antiquité n'ont pas un instant


songé à observer les effets du travail. Ils n'ont pas
compris qu^il est la condition de la santé du corps et
de l'esprit et la condition de toute grandeur, de toute
noblesse.
Socrate, Platon, les Stoïciens, qui ont donné cà la pen-
sée humaine saforme durant des siècles, ont fait un mal
immense par leur mépris hautain du travail.
Dans les temps modernes, les écrivains socialistes,
sauf Proudhon, aveuglés par la monotonie pénible du
travail des usines, continuèrent à voir dans l'effort une
malédiction et la vanité, cette misérable servilité à
l'égard de l'opinion, acheva d'égarer les intelligences
qni eussent pu rétablir la vérité. L'oisiveté, étant le signe
du rang, la preuve de l'indépendance, gagna un pres-
tige que l'examen de ses conséquences désastreuses
sur l'intelligence et sur la moralité eût dû lui faire
46 VERITABLE INTELLIGENCE ET PSEUDO-TRAVAIL

refuser. Le préjugé contre le travail est donc ie résul-


tat d'une longue tradition qui n'a jamais été soumise à
la critique : il eut été cependant facile de constater
que les enfants sains courent, sautent, grimpent, font
des randonnées fatigantes^ dépensent une somme d'ef-
forts considérable. Si le travail leur pèse, c'est qu'on
ne sait pas en faire l'épanouissement de leurs ten-
dances et qu'ils ignorent la façon de régler leur
énergie.
Chez tout homme bien portant le besoin d'actinté
est primordial.Le jeu et les sports ne sont que des
moyens puérils de le satisfaire

LES CONTREFAÇONS DU TRAVAIL

\Mai5 il est nécessaire de bien distinguer le travail de


ce qui n'est pas lui, afin qu'on ne le charge pas des
méfaits produits par sa caricature j Le langage nous
ayant transmis un mot lourd d'associations d'idées et
de sentiments défavorables, nous n'avons aucun terme
pour désigner les contrefaçons les élèves de mathé-
:

matiques spéciales, opprimés par un enseignement peu


éducatif, ont inventé, pour désigner les efforts sans élan
le terme « potasser ». L'enseignement supérieur, dont
c'eut été la mission de maintenir haute et claire la
notion du travail intellectuel n'a pas eu le courage de
repousser l'invasion du pseudo-travail. Beaucoup de
chaires sont occupées par des médiocres à cause de la
convention tacite que le labeur terre à terre d'un
esprit sans vigueur qui « potasse » finit par équivaloir
par sa masse à un véritable travail. « Etudiez donc la
cinquième paire de pattes thoraciques des homards. X..
a fait un très beau travail sur la quatrième paire. On
Be met à l'œuvre, on étudie ce qui a été publié sur la
ipiestion (cela s'appelle faire la bibliographie du sujet).
Au bout de doux ans environ, on a les cléments d'une
LES CONTREFAÇONS DU TRAVAIL 47

thèse on rédige un gros livre de deux cents pages...


:

que Ton illustre de belles planches très coûteuses. On


est docteur et dignus intrare » (1). L'auteur ajoute que
gauf les rares cas dans lesquels il s'agit d'étudier les
animaux utiles ou nuisibles à l'homme dans sa lutte
pour la vie, les études de zoologie ne peuvent avoir
qu'un intérêt philosophique, celui de l'origine ou de la
parenté des espèces. C'est par des besognes pseudo-
scientifiques que s'accumulent d'énormes bibliothèques
inutilisables.
En ne sommes-nous pas submergés par les
histoire
articles, par les revoies et les livres qui ne sont qu'ac-
cumulation de fiches ? De grosses histoires prétentieu-
ses ne dépassent guère, comme niveau intellectuel,
celui d'un interminable caquetage.
Peut-être la littérature dite réaliste, qui a prédominé
en France depuis la guerre de 1870, est-elle, avec
l'invasion de l'érudition allemande, responsable de la
déviation du haut enseignement et de son abaissement.
Les médiocres pensent qu'un fait bien" élucidé a une
valeur scientifique. Un fait serait semblabl^-à une pierre
taillée que l'architecte emploiera pour une construction.
Il n'en est rien. L'immense majorité des faits n'a aucune
\

valeur scientifique.' Seuls ont de la valeur les faits signi- \

fîcatifs : les autres encombrent l'esprit, dissipent l'atten- !

tion. Or un que pour un esprit qui


fait n'est significatif |

pense, qui se pose une question. Toute découverte com- \

mence par une idée d'abord vague comme un pressen^^


timent, qu'on porte plus ou moins longtemps avec soi,
à l'état latent. Puis brusquement un fait, souvent un
fait familier, prend une importance décisive l'étincelle :

électrique jaillit qui provoque la combinaison d'éléments


qui jusqu'alors voisinaient inertes. XTelle la chute d'une
]pomme pour Newton, les oscillations de lampe de la

(1) Le Dantec, Le gaspillage du budget de la Science,


4S VÉRITABLE INTELLIGENCE ET PSEUDO-TRAVAIL

cathédrale de Pise pour Galilée. Claude Bernard nous


enseigne dans son admirable Introduction que toute
observation scientifique est une réponse à une question.
/
Les manœuvres, incapables de se poser une question,
ne peuvent qu'augmenter l'amas incohérent des fait§
inutilisables, car le désordre est inutilisable.
L'enseignement supérieur, en multipliant les chaires
bien au delà du nombre des esprits de valeur et en fer-
mant ses portes aux talents qui n'ont pas suivi la filière,
a perdu la possibilité d'être le régulateur des études.
Comment pourrait-il, dans les examens qu'il fait subir,
exiger des candidals qu'ils donnassent la preuve des
qualités essentielles d un bon esprit? Il faudrait qu'on
sut les discerner et qu'on ne se bornât pas à exiger une
érudition qui n'est qu'un jeu de patience et de mémoire.
Je n'en donnerai qu'un exemple. J'avais choisi comme
thèse latine, au doctorat « Le Platonisme de Malebran-
che », car j'ai un faible pour cet admirable esprit qu'est
l'auteur de la Recherche^ du Traité de Morale et des
Méditations. L'un de mes professeurs sut que la biblio-
graphie allemande indiquait des travaux sur Tinfluence
de Platon sur notre philosophie du xvii® siècle et il me
déclara que je devais « épuiser » cette contribution à
l'étude du Platonisme. Je pus emprunter deux thèses
allemandes qu'un philosophe d'outre-Rhin, m'avait
signalées comme les meilleures sur le sujet : ce n'étaient
que des compilations confuses et sans valeur.
J'en fis part à mon président de thèse qui me dit que
malgré tout, cette étude bibliographique était néces-
saire. Effrayé par la perte de temps, peu familier avec
Tallemand, j'abandonnai le sujet que j'avais travaillé,
^
pour un sujet si moderne que nulle bibliographie n'était

nécessaire (1).

(1) 0"id apud Millium Spencerumqiie de exterîs rébus disse-


rentes sil reprehendendum. Aiireliani, ex tvpis Michau MnCCCXCV.

\j
LES PRÉGÊDENTS * 49

Les Universités, aux frais des candidats, échangent


les thèses. Dans quelques années nos bibliothèques
universitaires seront submergées par le flot montant de
productions médiocres qui n'ajoutent rien au capital
intellectuel du pays. Le temps passé à ces compilations
sans originalité serait mieux employé à la traduction,
bien éclairée historiquement, de quelq'u'œuvre de valeur
anglaise, allemande, italienne, etc. qui enrichirait le
fonds commun de travail. Cela vaudrait mieux qu'une
thèse mal pensée, mal écrite, sans vigueur, sans effort
personnel.

LÈS « PRÉCÉDENTS »

1 C'est la peur de l'effort qui donne en justice et en


administration une importance exagérée aux précé-
dents. Dans son horreur pour tout efiPort d'initiative,
l'homme, race moutonnière, n'examine la chose en elle-
même qu'à la dernière extrémité. Il préfère perdre son
temps à chercher une décision antérieure. Qu'elle ait été
prise par des personnes légères ou impulsives, peu
importe elle dispense de réfléchir on n'a plus qu'à
: :

emboiter le pas.tC'est ainsi que dans les Alpes le guide


examine le chemin, réfléchit et décide. Les autres, atta-
chés derrière, mettent passivement leurs pieds dans les
traces imprimées dans la neige par celui qui précède.
Aux hautes altitudes, ce rôle actif qui consiste à faire
les traces, à « châler la neige » comme disent les gui-
de
des, est très fatigant à cause de l'effort ininterrompu
Les autres n'ont qu'une fatigue physique et
l'attention.
montent les pentes dans une véritable torpeur du cer-
veau, torpeur qui n'est pas sans agrément.
Dans les diverses administrations, tout travail aboutit
à des décisions à prendre. Plutôt que d'affronter le choix
et la délibération, les esprits sans force, qui sont la
majorité, se terrent dans les tranchées que constituent
pAYOT. — Travail 4
50 VLiUTABLE LNTELLIGEiNCE ET PSEUDO-TRAVAlL

les précédents et il est cliiikilo de les en déloger. En


philosophie, en religion de même, on se réfugie dans
quelque système, et dès lors, on pense par procuration
et on est délivré de l'eliort de choisir. Quiconque con-
teste le système devient un eimemi personnel de notre
repos on était si tranquille Va-t-il falloir maintenant se
: !

mettre à comprendre, ce qui demande de la peine et du


temps, de la patience laborieuse Ce trouble-fête a-t-il !

la prétention de nous obliger à examiner ce qui nous


contredit? Croit-il obtenir que nous corrigions l'erreur
qui nous agrée, qui flatte nos senliments, nos penchants
secrets? Il est insupportable haro sur lui! :

Après les orgueilleux blessés personnellement par


la contradiction, les fanatiques les plus redoutables
sont les faibles, exaspérés d'être dérangés dans la tran-
quille sécurité de leurs convictîoins et qui, se croyant
arrivés au port, doivent réaifronter les grands souflles
du large.
Mais c'est en médecine que sévit avec le plus d'in-
tensité le fait sans valeur. Les étudiants, dès le début,
tournent le dos aux méthodes de recherche en prépa-
rant le P. C. N., revue hâtive et encyclopédique. Ils

continuent par d'intenses efforts de mémoire. Déjà


Trousseau (!) constatait que l'intelligence devenait
2)lusparesseuse à mesure que les ressources scientifi-
ques augmentaient. C'est que rintelligcnce « contente
de recevoir et de jouir, est peu soucieuse d'élaborer et
d'enfanter ». Ceux mêmes qui se révèlent par. une
ajiUtude exceptionnelle, se livrent à un travail facile
d'acquisition : « ils s'Iiabitucnt à ne rien produire et ils

tombent dans une sorte d'inertie morale ». Les dcvan-


f 1ers, moins rich(^s de connaissances « avaient sans cesse
Tesprit en fravull de production... ils exer(;aicnt inces-
samment les forces de leur esprit, comme les atiilètcs

(4) L'It/iKjuf /ncuii'é'f -iif i :iuiri-l/icu. ibol, lijuo<.iuctioa.


UOS MÉTHODES SONT A REVISER

exercent celles de leurs muscles ». Aussi les vues


pleines âa grandeur et de fécondité abondaient, et vous
a autour de qui les moyens foisonnent, gâtés, énervés,
rassasiés., vous ne savez que recevoir et qu'engloutir,
et votre intelligence paresseuse étouffe d'obésité et
meurt improductive ».

de suivre pendant une clinique à l'hôpital la


Il suffit

galopade des étudiants au chevet de douze ou quinze


malades pour comprendre l'absurdité de cette disper-
sion de l'attention.
•L'habitude du pseudo-travail a des conséquences
désastreuses !\ Nos chirurgiens, en 1914, l'esprit faussé
par des idées préconçues n'avaient pas l'outillage néces-
saire (1) les moyens de stérilisation faisaient défaut
:

et sur le front ou auprès du front on ne pouvait entre-


prendre une opération aseptique Les idées pasteu-
!

riennes, d^une évidence criante, n'avaient pu détruire


les préjugés. Combien de nos jeunes gens ont payé de
leur vie cette incapacité d'apercevoir les réalités !

De même un trop grand nombre de nos officiers


étaient partis, ignorants des leçons de la guerre Russo-
Japonaise et de la guerre du Transvaal, la tête pleine de
vieilles images de la guerre c'est-à-dire d'idées suran-
nées (2).

NOS MÉTHODES SONT A REVISER

Après la guerre, nous devrons apporter dans nos


méthodes une révolution et mettre en culture l'intelli-
gence dans ce qu'elle à de fondamental. Pour donner
à nos adolescents le sens de la liberté nous avons un
système d'éducation imaginé par les jésuites, ces fana-

(4) Df JeanFioLLE, Les auio-chir. Revue de Paris, 1er nov. 1917.


(2) Général Fonville, Vemeignement de V Ecole suijérieare dt
gi^etre. Revue de Paris, ier j^i^ I9i0,
52 VÉRITABLE INTELLIGENCE ET PSEUDO-TRAVAÎL

tiques d'autorité et aggravé par Napoléon I". Aussi


l'initiative et nous continuons à impo-
en est-elle exclue
ser du dehors au lieu de veiller à leur éclo-
les idées,
sion naturelle dans l'âme de l'enfant.
Par la surcharge des programmes, nous rendons
impossible cette éclosion qui demande du temps et le
respect de la personnalité de l'enfant. Nous n'avons
pas le temps de susciter l'énergie indépendante. En
réalité nous n'avons pas foi en la liberté nous la con-:

fondons avec sa contrefaçon, l'anarchie. Toute culture


approfondie de l'intelligence nous met en présence des
lois éternelles de la raison. Les anarchistes sont des
rhétoriciens et des superstitieux qui substituent de
grands mots aux choses et qui croient au miracle social :

ils refusent d'abaisser leurs regards sur les tristes réali-


tés de la nature humaine. S'ils consentaient à s'étudier
sincèrement, et à juger leur conduite quotidienne sans
indulgence, ils verraient qu'avec des hommes impar-
faits comme nous le sommes tous, une société parfaite
est impossible, car beaucoup d'hommes sont demeurés
près de la brute primitive comme le prouve l'exemple
des -Bolcheviks. Au lieu d'avoir les yeux fixés sur un
idéal irréalisable, sachons regarder ce qui est possible et
à la culture d'une imagination chimérique, substituons
la culturede l'intelligence, qui est autre chose que la
production courante de la pseudo-intelligence. Nous
fabriquons une contrefaçon de la véritable intelli-

gence, une véritable camelote en effet beaucoup de


:

nos élèves ont une facilité de parole extraordinaire.


Coumie les grandes coquettes qui peuvent changer de
costumes plusieurs fois par jour, ils ont de nombreux
vêtements de rechange pour vêtir un très petit nombre
d'idées. L'idée d'ailleurs n'est pour ainsi dire qu'un
mannequin sur lequel on drape les étoffes chatoyantes
de la parole. Elle ne vaut que par les effets qu'elle'
perinet et nombreuses sont en France les per-
LA VERITABLE INTELLIGENCE C'EST VOIU LA RÉALITÉ 53

sonnes qui croient avoir agi quand elles ont bien"


parlé.

LA. VÉRITABLE INTELLIGENCE c'eST VOIR LA RÉALITÉ


TELLE qu'elle EST

La facilité verbale n'est que de la contrefaçon d'in-f


telligence. La véritable intelligen c e est la claire compré -
he nsion des réalités, et la pj erre
^
de touche qui permet .

d'eft reconnaître l'or pur c'est l'action. On se trompe;


constamment sur ce qui constitue l'intelligence. Saint-
Simon (1) par exemple, parlant de Louis XIV dit que
son désir d'agrandissement et de pouvoir n'a été sou-
tenu que par un esprit au-dessous du médiocre, mais,
ajoute-t-il, « néanmoins très susceptible de se former ».
Or cette capacitéde se former, c'est-à-dire de profiter
de l'expérience, c'est la définition même de l'intelli-
gence véritable. Le reste du portrait que Saint-Simon
trace du roi confirme ce que nous disons, car il lui prête
un esprit juste et beaucoup de tact, c'est-à-dire un sens
exact des réalités. C'est ce sens des réalités qui est la
substance de la véritable intelligence. |Etre intelligent
clairement ce qui est et ce qui n'est pas,
c'est distinguer
ce qui est faisable et ce qui ne l'est pas, ce qui s'ac-
corde avec le fait et ce qui ne s'accorde pas avec lui.

Etre intelligent, c'est comprendre le cas aussi claire-

ment que l'on discerne les détails au fond d'une eau


transparente. Cette limpidité du regard de l'intelligence
suppose le calme des passions et la liberté de l'esprit :j

c'est pourquoi elle est refusée aux légers, aux insÎDcères,


aux émotifs. C'est que la moindre émotion qui fait rider
la surface de l'âme, trouble Timage do la réalité; elle
empêche, dans Tacte de la pensée, la pesée délicate des
motifs et des mobiles.

(i) Saint-Simon, t. 28, Grands Écr^ivains.


^4 VÉRITABLE INTELLIGENCE ET PSEUDO-TRAVKfr,

lE CAS DE NAPOLÉON 1®'

Le cas le plus instructif d'une passion qui fausse le


mécanisme complexe et fragile du discernement du
réel, nous par l'un des cerveaux les plus
est fourni
puissants du xix® siècle, par le plus clairvoyant et le
plus proche des réalités. Dès 1809 la vision de Napoléon
perd de sa netteté. L'orgueil grandit et trouble la per-
ception de ce qui est. Napoléon s'exagère la grandeur
de ses forces et il évalue trop bas celles de ses adver-
saires. Un de ses fidèles, Decrès s'écriait à La fin de
1809 « L'empereur est fou, tout à fait fou, et nous
:

jettera tous, tant que nous sommes, cul par dessus-tête


et tout cela finira par une épouvantable catastrophe ».
La guerre de 1812 fut un acte de démence parce que
l'empereur ne sut pas en saisir les difficultés. Il y aurait
une étude profonde à faire sur le moment où, dans cette
puissante intelligence surmenée commence la dégéné^-
rescence du sens des réalités. La même étude pourra
être tentée sur le début de cette oblitération du sens
du réel chez un homme beaucoup moins intelligent,
mais d'esprit longtemps rédliste, Guillaume il, le cri-
minel auteur de la guerre de 1914. Il nous a déclaré l^
guerre parce qu'il s'est lourdement trompé il croyait
:

anéantir la France en quelques semaines. A l'Eta-t-


Major prussien, on ne discutait plus la croyance que
nous étions incapables de supporter le choc. Guil-
laume II a fort mal évalué aussi la force de résistance
de la Belgique et surtout celle de l'Angleterre. Pseudo-
intelligence, puisque les conceptions n'y étaient pas
adéquates aux réalités.
De même nos historiens et nos politiciens qui avaient
charge de veiller et de renseigner lo pays avaient sub-
stihié à l'Allemagne réelle, une image fausse, mais
qui flattait la paresse nationale et qui n'obligeait pas
L'INTELLIGENCE SUPPOSE UNE FORTE EDUCATION MORALE 55

les gouvernants au devoir désagpéal)îe des fésoUitioTis


viriles.

Les pseudo-intelligents ont de la répugnance a


regarder les réalités, parce qu'elles obligent toujours
à un effort d'adaptation. Lorsqu'ils parlent du réel, ils
ne pensent qu'à eux-mêmes, à leur amour-propre, à
leurs aises, à leurs passions. Ils ne veulent pas que ce
qui est vrai soit vrai.
Je citerai sur ce point capital un autre exemple. A
la suite d'un danger couru par les élèves d'un lycée,
je remarquer à un chef d'établissement vingt
faisais
mètres de tuyaux traversant le dortoir pour aboutir à
un bec de gaz c'était la menace de mort en perma-
:

nence pour les élèves. Au lieu de regarder la chose en


elle-même, il se défendit cela existait avant lui
: il ;

n'avait pas de crédits... Je me heurtais à une incapacité


de faire abstraction de soi-même et de regarder les
choses objectivement.
Voici le portrait d'im autre chef pseudo-intelligent :

« 11 juge les actes de ses subordonnés à travers ses


sympathies et ses antipathies du moment. Il est inca-
pable de faire abstraction de ce qui le touche personnel-
lement. Les mêmes fautes sont jugées par lui insigni-
fiantesou graves suivant que la personne qui les a
commises lui plaît ou non. Les services rendus par un
fonctionnaire sont importants ou médiocres suivant 1^
cote de l'instant ».

L'LMELLIfiENCE SUPPOSE UNE FORTE ÉDUCATION MORALï!

On
reconnaît les inintelligents à leur incapacité de
voir une question en elle-même. Les peuples enfants
furent des peuples émotifs. Leur seule logique fut la
logique des sentinients, c'est-à-dire l'absence de raison,
le refus d'accepter la réalité objective. L'Asie presque
entière en est à cet état. Ce furent les Grecs qui, les
56 VÉniTÂBLE INTELLIGENCE ET PSEUDO-TRAVAIL

premiers, raisonnèrent et se dégagèrent de la crédulité.


Aujourd'hui TAllemagne, aveuglée par la folie orgueil-
leuse des pangermanistes, est redevenue, pour le
malheur du monde, une nation émotive, dirigée par
•une passion monstrueuse\^ C'est qu'il n'y a pas dintel-
ligence complète sans une forte éducation morale. Je
dois être désintéressé, .accepter la vérité quelle qu'en
soit pour moi la portée, quelle que soit la contrariété
qu'elle m'apporte, quel que soit le parti ou les intérêts
dont elle me sépare J Aussi les faibles fuient-ils la
vérité. Ils désirent se tromper eux-mêmes et leur lâcheté
aime à substituer un mensonge agréable à la réalité.
Gela est vrai dans toutes les circonstances de la vie.
Tel qui, aveugle, épouse une coquette et une pares-
seuse, prête à rire quand il se plaint d'être transformé
en bête de somme. Telle maman qui prête à son enfant
des qualités qii*il n'a pas et travaille à le dévoyer, pèche
par refus de regarder en face la réalité telle qu'elle
est. La plupart du temps, regarder ce qui est, comme

cela est, est désagréable. Cette réalité qui s'impose à


nous, qui persiste à exister, que cela nous plaise ou
non, qui est d'une indifférence sereine à nos penchants,
I
à nos préférences, à nos afl'ections, est insupportable !

I
Efforçons-nous de ne -pas la regarder en face : peut-
être que grâce à quelque événement imprévu, miracu-
ou à se trans-
leux, la difficulté consentira à disparaître
former.
i Ilélas ! elle ne disparait ni ne change I Nous avons
beau, comme l'autruche qui cache sa tête dans le sable
pour ne pas voir le danger, fermer les yeux ou inter-
poser entre le danger et nous un brouillard de mots
et de formules, la réalité est tenace et ne s'en va pas.
Nous sommes maintenant très près de savoir ce
Nous soupçonnons que pour
qu'est l'intelligence vraie.
être intelligent il est iimtile de pouvoir dire la même
chose de dix façons différentes. Tout sentiment qui
LA FOLIE, ALTERATION DU SENS DU RÉEL 57

s'interpose entre la réalité et notre œil, qui nous la fait


voir jaune quand elle est blanche ou verte quand elle
est rouge, diminue ou annihile notre intelligence.
Pour il faut être libre de la liberté que
être intelligent,
préconise Spinoza, c'est-à-dire qu'il faut accepter
avec l'humilité du cœur et disons le mot, sinon avec
amour au moins avec un courage tranquille la réalité
telle qu'elle est. Seule cette acceptation nous permet
de regarder les choses en face et de les bien discerner.
Alors peut commencer une action efficace pour les
modifier. Si la maman partiale avait consenti à regar-
der en face la vérité que son fils était vicieux, elle eut
pu attaquer le mal en employant des moyens efficaces.
En fermant yeux partialement, nul miracle ne
les
s'est produit, car la logique des réalités morales comme
celle des réalités physiques, fait sans hâte, mais avec
une inflexible rigueur, sortir des prémisses la consé-
quence. Tu es vicieux, donc tu seras un raté. Ton
orgueil, ô Guillaume, t'a empêché de voir le vrai, donc
ta puissance s'écroulera. Vous, Français, vous avez à
demi fermé les yeux sur la vérité, donc la victoire vous
coûte un prix effroyable.

LA FOLIE, ALTÉRÀTIOxN DU SENS DU RÉEL

Au chevet des malades à Sainte-Anne, j'ai observé


que, dans les maladies mentales, les troubles corpo-
rels, pâleur, maux de tète, douleur du rachis, affaiblis-
sement, sont sans importance. La caractéristique cest
r altération du sens des réalités. C'est l'incapacité de
voir ou de comprendre par
la réalité telle qu'elle est et
suite l'impossibilité d'insérercorrectement l'action
«lans la réalité. Faussée la perception des événements
lie la vie quotidienne, faussé le jugement sur les cho-
ses et sur les hommes. Voyez cette femme jalouse sus-
pecter les démarches les plus innocentes, cette mère
^^ VERITABLE INTELLrGENCE ET PSEUDO-TRAVAIL

inquiète imaginer à un retard plausi]*le des causes


dramatiques. Voyez cet homme de parti calomnier sur
de futiles apparences... L'aliénation est constituée par
des sentiments morbides qui déforment la perception,
en un mot l'intelligence. Tout gauchis-
le jug-ement,
sement de rintelligence par un geuiimeut, constitue
un commencement d'aliénation.
Mais nous ne donnons le nom d'aliénés qu'à ceux
dont les émotions pathologiques troublent non seule-
ment la vue des réalités, mais entament rorganisation
solide formée dans notre conscience par les expérien-
ces des innoml) râbles générations dont nous sommes
les héritiers, organisation qu'on nomme la raison, ou
pratiquement la logique. La raison est le redressement
de l'intelligence humaine par des milliards de luttes
contre la nature. Primitivement la croyance s'est épa-
nouie dans les directions les plus absurdes mais peu à
peu rcxpéricncc implacable a barré les chemins qui
menaient à des casse-cou. Des millions et des millions
d'hommes ont dû périr victimes de croyances erronées.
Au cours des siècles, la discipline s'est faite, de grandes
avenues se sont tracées dans la foret vierge des erreurs
et des ignorances ces grandes avenues sont les lois
:

de la raison une chose ne peut pas être ce qu'elle est


:

et son contraire; tout elFet a une cause, etc. Nous


ne qualifions de fous que ceux qui sont incapables de
faire la discipline de leurs sentiments assez pour per-
mettre à l'intelligence de se soumettre aux lois de la
raison. Mais c'est une question de plus ou de moins. Par
légèreté, par faiblesse d'énergie, peu d'hommes sont
pleinement capables de cette discipline. La plupart se
laissent aller aux impulsions du sentiment ce sont les
:

déséquilibrés, les incohérents, les veules, les instables


qui d'après certains aliénistes représenteraient une
part importante do l'humanité I C'est dans riucapacité
logique que résidu la différence la plus profonde entre
LES CLA8SI<3UES ONT Lp SENS DU REEL

l'intelligent et celui qui ne Test pas. Un homme peut


être spirituel ; il peut saisir des rapports imprévus qui
amusent comme de dire de Tène aux grandes oreilles
que c'est un lapin qui a grandi. Mais les éducateurs,
qui doivent avoip une marque distinctive de l'intelli-
gence, ne peuvent reconnaître que de la< pseudo-intelli-
gence dans l'esprit le plus vif, eut-il à sa disposition la
mieux garnie des garde-robes verbales.
\L 'intelligence véritable est l'intelligence candide-
ment attentive aux réalités et à cette quintessence de la
réalité qu'est la raison. 1

Soyez spirituel, quand vous possédez le fonds subs-


que vous direz
tantiel et solide de l'intelligence, et ce
ou écrirezaura du charme. Si ces qualités superfi-
cielles ne reposent pas sur ce soubassement de granit,
votre parole est sans valeur et votre action sera sûre-
ment dangereuse,

LES CLASSIQUES ONT LE SENS DU RÉEL

Nos grands classiques comme Corneille-le-Véridique


resteront éternellement jeunes parce que, comme
Antée, ils ont constamment repris force en s'appuyant
sur le réel et que leurs constructions sont d'une
vérité et d'une logique admirables. Ils réfléchissaient
beancoup et ils étaient attentifs à étudier en eux-
mêLîSS le jeu délicat des sentiments et des passions
qu'Us incarnaient dans leurs personnages. Au contraire,
les productions romantiques, par leur invraisemblance,
ne tj'^r^nent pas debout il est difficile de supporter la
:

représentation de Ruy Blas ou d'Iiernani malgré la


splendeur des vers, tandis qu'une bonne farce sur
solide fonds de raison, comme le Malade Imaginaire,
semble écrite d'hier. C'est que la fantaisie elle-même,
chez les maîtres comme Rabelais, Molière, Cervantes,
Swift, repose sur un fonds solide de logique. Leur
\

fiO VÉRITABLE INTELLIGENCE ET PSEUDO-TRAVAIL

vision des chosesdemeure exacte, cohérente, ferme-


ment ordonnée par les lois de la raison la passion :

déréglée ne fausse pas leur jugement, ni l'ordre pro-


fond des rapports des choses. Jamais leur fantaisie
no dégénère en illogisme, en incohérence, en absurdité,
parce que ces claires intelligences ne perdent jamais le
sens de la vérité.

ÉllUDlTION n'est pas INTELLIGENCE

Nous comprenons maintenant que la véritable intel-

ligence est autre chose que l'érudition.On peut être un


érudit et demeurer fort inintelligent. Les sots les plus
complets que j'aie rencontrés étaient deux agrégés et
l'un avait deux agrégations lettres et grammaire. On
:

peut être un laborieux, bos suetus aratro, plier sous le


faix du détail inutile et n'avoir jamais confronté ses
acquisitions avec l'expérience personnelle. Un fatras
encyclopédique n'a rien de commun avec la véritable
culture. Collectionner des fiches et les assembler comme
un joueur de dominos qui met un six auprès du dou-
blesix, un cinq auprès d'un cmq, c'est du pur méca-
nisme d'où toute pensée peut être absente. L'Allemand
excelle à confondre précision avec minutie, sérieux avec
lourdeur, et il considère l'esprit comme un grenier à
remplir.
Tenons-nous en ferme aux vérités que nous avons
découvertes.ijBtre intelligent c'est regarder en face le
par le plus profond du réel, par
^réel, et être inspiré
la raison. Seul ce regard limpide posé sur la vérité
permet l'action féconde et la modification du réel par
les idées.
Donc tout ce qui détournera l'esprit de cette dou-
ble réalité au dehors et en nous, tendra à nous abêtir.
« La prière naturelle de TAnie à la vérité » qu'est
l'attention peut être Iroiibléo, fausser, égarée par K
ON NE SAIT QUE GÉ QU'ON A CONFRONTÉ AVEC LA RÉALITÉ 61

passion, orgueil, amour ou haine, esprit de parti\ On'


ne peut donc arriver à serrer de près la vérité que pari
une discipline sévère de la sensibilité. Cette discipline î

est la forme la plus haute de la liberté individuelle, i

Nul n'entre dans la demeure de la vérité s'il n'est |

homme de caractère et de droiture, car ce n'est qu'à \


cette condition de maîtrise de soi qu'on devient une \
intelligence libre A Tous les autres sont serfs de leur
'

paresse, de leur dissipation, de leurs appétits et de ;

leurs passions et ils n'ont pas la pureté qui permet l'en- -

trée du sanctuaire. j

Mais ce n'est là qu'une condition préliminaire de !

l'entrée.

ON NE SAIT QUE CE Qu'oN A COISFRONTÉ AVEC LA RÉALITÉ

[On peut se trouver arrêté par deux ennemis inté-


rieurs redoutables de la vérité :la lâcheté devant l'ef-
fort ou paresse et la poussée impulsive qui rend ,

pénible la suspension prolongée du jugement, de l'af- \

firmation. Sans la double énergie d'aller jusqu'au 1

bout dans Teffort et de s'abstenir de juger sans une j

confrontation de nos connaissances avec la réalité exté- }

rieure et intérieure, la vérité nous fuit et nos acquisi-


j

tions intellectuelles sont de la pseudo-intelligence.j /


Par exemple, mes connaissances sur le système'
métrique n'auront aucune réalité tant qu'elles n'au-
ront pas été confrontées par moi avec les choses. J'ai
une notion expérimentale, donc très nette, de la lon-
gueur d'un kilomètre. Du haut de mes montagnes
natales j'ai si souvent vu des longueurs de cent kilo-
mètres qu'elles sont pour moi concrètes et l'éelles. Je
sais par des expériences musculaires précises et sou-
vent renouvelées ce qu'est une hauteur verticale de
six cents mètres, de douze cents mètres, de trois mille
mètres — mais, faute d'expériences précises, je ne sais
©Ô VÉRITABLE INTELLIGENCE ET PSEUDO-TRAVAlL

pas ce qu'est une hauteur de douze ou de quinze mètres


et je commets des erreurs dans l'évaluation de la hau-
teur d'un monument, d'un arbre. Six cents mètres ver-
ticaux c'est pour moi une connaissance réelle^ quinze
mètres, c'est une connaissance verbale, abstraite.
Il n'y a pas longtemps que l'hectare a passé pour
moi de l'état de connaissance psittacique à l'état de
connaissance expérimentale, réelle.
Un élève qui, à Tatelier, réalise d'après des données
numériques un abat-jour de carton, sait expérimenta-
lement ce qu'est un tronc de cône tandis que son cama-
rade rhétoricien n'en a souvent qu'une pseudo-connais-
sance.
De même, si je prends les pincettes et que je me
brûle les doigts, la bonne conductibilité du fer pour la
chaleur devient une connaissance pratique et expéri-
mentale, tandis que d'autres connaissances demeurent
à ce stade analogue aux limbes, à mi-chemin de l'en-
fer et du paradis, qu'on appelle la connaissance par les
livres. C'est un commencement de connaissance, mais
ce n'est pas la connaissance réelle. En effet, j'ai rap-
pelé une classe où le maître exposait la lampe de Dary,
pendant de vaines tentatives d'un élève pour allumer
le feu en présentant devant une grille de fonte un jour-
nal enflammé. Personne n'avait vu pourquoi le feu ne
prenait pas et cependant la leçon, théorique et psitta-
cique, portait snr la diffusion de la chaleur par les
métaux bons conducteurs.

SURTOUT DANS LE DOMAlJîE MORAL

\ A plus forte raison, les connaissances morales demeu-


rent-elles abstraites et verbales, quand on ne les con-
fronte pas avec l'expérience personnelle. Aussi, vaine
est toute érudition, toute recherche de ce qu'ont pensé
les autres si elle nous distrait du travail essentiel qui
SURTOUT DA^S LE DOMAINE MORAL 6à

«st de confronter par exemple une page d'un grand ,

écrivain avec notre expérience) Une lecture poursuivie


sans ce travail actif que personne ne peut faire pour
moi, puisque mon expérience est originale, n'est que
du pseudo-travail, pure besogne de mémoire. Si j'étu-
die le caractère de Pauline j il est nécessaire que j'aie
l'expérience de la force calme que donne à l'âme le
devoir sans attrait accompli en toute loyauté, ne serait-
ce qu'un travail pénible auquel on se donne de tout
cœur. Je saurai alors par expérience personnelle que
Tàme en reçoit quelque chose d'analogue à ce que les
croyants appellent la grâce, c'est-à-dire un élan et un
anoblissement. Cette expérience devait être fréquente
chez ce pur génie consciencieux qu'était Pierre Cor-
neille.On comprendra alors, par une sorte de transpo-
sition d'expérience^ comment Pauline, qui aime Sévère,
mais qui a de son mari Polyeucte une attitude
vis-à-vis
d'une droiture impeccable, est promue par cette droi-
ture même à une noblesse de cœur qui la rend prête à
subir la pénétration d'une croyance plus pure que
celle de la religion païenne et qui la hausse jusqu'aux
où l'héroïsme se respire.
altitudes de l'âme
Quiconque n'a pas l'expérience de moments analo-
gues d'énergie morale ne peut rien comprendre à la
tragédie de Corneille.
S'agit-il du Malade Imaginaire? Nous devons pour
comprendre la profonde réalité qui fait cette farce
immortelle, avoir l'expérience, hélas commune, de ces
moments de dépression intellectuelle qui font la for-
tune des fabricants de remèdes miraculeux, et pen-
.dant lesquels nous nous rattachons à toute parole qui
nous soutient. Alors nous comprendrons l'état d'âme de
ce pauvre Argan, irrité contre ceux qui se moquent des
consultations et des ordonnances et désolé d'être aban-
donné par le médecin « à l'intempérie de ses entrailles
et à la féculence de ses huiîieurs ».
64 VÉRITABLE IKTiîLLIGENCE Eï PSËUDO-TRAVAlL

« Regarde en toi-même, dit Marc-Aurèle, c'est en toi

qu'est la source du bien, source intarissable pourvu


1 que tu creuses toujours », De même, c'est en toi qu'est-^

;
la source de toute vérité morale, pourvu que tu creuses
i jusqu'aux réalités communes à l'humanité et il suffit

pour cela de te sentir vivre, et de réfléchir sur ta pro-


I

I
pre expérience^ Je suis désolé qu'il m'ait fallu des;
j
années de travail personnel pour découvrir cette vérité
qu'aucun de mes maîtres ne m'a révélée ; ils l'ignoraient

i
peut-êfre eux-mêmes C'est ainsi qu'on peut lire les
!

! belles pages de Maine de Biran et de Ravaisson sur


ï habitude et les insérer dans la mémoire verbale sans
confrontation avec l'expérience personnelle, tandis que
l'étude prolongée en moi-même d'une bonne et d'une
mauvaise habitude me permet de savoir réclletne7it ce
qu'est la tendance créée par l'acte répété, et de sur-
prendre cet étrange besoin qui naît, cette instigation^
cette piqûre (1), cette inquiétude, cette souffrance de ne
pouvoir satisfaire le besoin naissant... qui fait que par
exemple le fumeur va chercher dans tous ses tiroirs
quelque cigare oublié et qu'il éprouve une gêne, et
parfois une espèce d'angoisse s'il ne peut satisfaire son
habitude tyrannique.
Combien de fois m'est-il arrivé, dans une classe de
philosophie qui étudiait avec ennui, abstraitement, les
'principes de la raison, leçon pédantesque aussi éloi-
gnée de la vie quotidienne que la question de l'anneau
de Saturne, de réveiller tout le monde en montrant que
ces principes peuvent être compris par un enfant et
qu'ils sont impliqués dans nos actes les plus simples.
Si, entrant dans la chasse, j'affirmais que l'élève Pierre,
qui est parmi vous était à l'instant dans la classe voi-
sine et qu'il y est encore, que penscriez-vous de moi?

(1) De là lo mot uiàuucL. In^nnijucic, exciter. De <n:\-..j

piquer.
NÉCESSITÉ EN POLITIQUE D'ALLER JUSQU'AUX RÉALITÉS 65

Que je suis fou ? Cependant, des millions d'êtres


humains ont cru et croient encore qu'au même instant
un môme homme peut être dans deux endroits. La
croyance au double a été universelle. Nous n'y croyons
plus parce que des milliards d'expériences ont enfoncé
en nous à l'état de certitude absolue, le principe d'iden-
tité, si bien qu'aujourd'hui celui qui agit comme s'il n'y
croyait pas est qualifié d'aliéné. De même nous sommes
nombreux à croire que nuleffet ne se produit sans cause
et lesphilosophes considèrent la nécessité des princi-
pes de la raison comme la seule réalité objective, et
comme constituant le fonds même de la pensée com-
mune à tous les êtres pensants.
Partout on verrait qu'être intelligent c'est pénétrer
dans la réalité et qu'on n'y pénètre que par une espèce
de tact délicat, de sympathie qui se développe dans
une longue amitié avec les choses c'est ainsi qu'un
:

bon médecin sent ce qui se passe chez son malade à la


f.n'on rFuno mamnn qui « a mal à la tête de son enfant».

On ne comprend les choses que quand on les a lon-


guement fréquentées. Etre intelligent c'est pouvoir
s'orienter dans le réel par suite de l'habitude de regar
der calmement et lucidement ce qui est.

NÉCESSITÉ EN POLITIQUE d'aLLER JUSQu'aUX RÉALITÉS

En politique le besoin d'intelligence véritable est


urgent. Quel est le démagogue qui cherche à imaginer
de quelles poches sort l'argent qu'il fait distribuer sous
diverses formes à ses agents électoraux et à sa clien-
tèle de mendiants ? Faute d'une claire intelligence des
réalités économiques, on en arrive comme en Russie à
brimer les meilleurs éléments de la Nation. Aux yeux
du démagogue les seuls gens dignes d'intérêt, ce
sont les ratés, les propres à rien, les incapables. Un
homme qui réussit par son énergie, par son travail,
Pavot. ~ Travail 5
66 VÉRITABLE INTELLIGENCE ET PSEUDO-TRAVAIL

par une économie sévère, est par Là-môme suspect.


Les ministres, dont le devoir primordial serait de
s'armer de la lanterne de Diogène et de chercher dans
leur personnel les hommes d'intelligence et de carac-
tère, afin de les mettre à la tète, ont leur temps hâ-ché
bI menu, que presque tous font banqueroute à cette
tâche qui est la seule nécessaire.
^Aussi les grandes administrations de l'Etat sont-
souvent le refuge des traditions usées et qui
elles trop
ne s'adaptent plus aux réalités nouvelles. Elles vivent
de « précédents ». Privées de la stimulation des esprits
capables de discerner les choses fausses, mortes ou
malades des vivantes, elles sont parfois un obstacle très
lourd au progrès. C'est ainsi que la France s'est endor-
mie et qu'elle a laissé une part énorme de ses richesses
naturelles inutilisées (1). Qu'on compare la médiocre
organisation du ministère de l'agriculture avec l'orga-
nisation pratique, stimulante du même ministère aux
Etats-Unis, et Ton sera édifié (2).
Le correspondant étranger d'un journal (3) appréciait
ainsi le chef d'un grand ministère il travaille du
: c<

matin au soir et du soir au matin comme un cheval,


mais à la façon d'un fonctionnaire ou d'un moine qui ne
connaît pas les hommes et ne se bat qu'avec des mots
ou des idées ». Le correspondant se moque de sa foi
« dans la vertu curative des rapports administratifs *

I
DISCERNEU LES MEILLEURS CERVEAUX,
QUESTION DE VIE OU OK MORT

Si nous insistons sur les caractères distinctifs de la


critable intelligence, c'est que nulle part nous n'avons

(i) Lysis,Versia Démocratie nouvelle, et Pour renaître.


(2) Fhaskr, L'Amérique au travail, Iraduclion Sarville.
(3) Le Temp*, 2 dt^cembre 4905. il s'agit de
Wille.
mSGERNGR LES MEILLEURS CERVEAUX 67

Vil ce sujet capital traité. Les chefs n'ont aucun moyen


sur pour discerner les talents naissants et ils sont embar-
rassés par la quantité de pseudo-intelligents que fabri-
quent nos lycées. La facilité verbale et même l'élo-
quence peuvent coexister avec une inintelligence réelle :

ce sont des dons que nous surévetluons avec une exagé- ]

ration absurde. Quiconque connaît par le dedans nos


méthodes éducatives superficielles, sait qu'elles ne peu-
vent aider une intelligence originale à se développer.
Cet état de choses constitue un grand danger, car
une nation n'assure son avenir qu'en mettant ses cer-
veaux les plus vigoureux au premier plan. Rome et la
Grèce ont rapidement décliné parce que les guerres
incessantes, puis les guerres civiles, les proscriptions,
le bannissement, les exécutions en masse ont fait dis-

paraître les intelligences et les caractères d'élite. Les


homm es _de grande valeur ont beaucoup de j aloux et
beaucoup d^enne mis parce^ijl&_jii^_£iiseT^ habi- :

tués à regarder choses et gens en face^ à, ne pas s'en


faire accroire et à engager avec les difficultés et les
routines une lutte courageuse et intelligente, ils appel-
lent « un chat un chat et Rollet un fripon ». Aussi, en
temps de démagogie, sont-ils les premiers frappés. Le
massacre est, pour le parti au pouvoir, un moyen com-
mode et expéditif de faire taire les gêneurs du parti
adverse, et quand les partis ont passé successivement
au pouvoir, il ne reste plus un homme de valeur debout !

C'est ainsi qu'Octave laisse tuer Gicéron !

Aussi, dans cette Rome qui avait conquis le monde,


la période qui va des premiers massacres à l'invasion
des Barbares (1) a-t-elle été perdue pour les progrès
humains. De cette lourde pâte humaine, privée de son
levain, ne sont sortis que des rhéteurs quelques his-
< (

toriens comme T&cite, d'ailleurs incapables de saisir

(1) Cinq cents ans environ.


68 VÉRITABLE INTELLIGENCE ET PSEUDO-TRAVAIL

les causes de la décadence. La routine devint telle que


pas un médecin de génie, pas un savant ne put mûrir.
Même dans Tarmement du soldat et dans la tactique,
aucun progrès, aucune invention...
Au point de v.ue politique, l'abjection fut complète
et le peuple romain toléra à sa tôte et applaudit des
fous sinistres comme Néron, Galigula, Commode, etc.
Au point de vue social, aucune institution ne prit nais-
sance. Terrible déchéance d'une nation qui laissa périi*
son élite et ne fit rien pour la reconstituer !

La Russie ne nous offre-t-elle pas en ce moment


J1919) une leçon de choses effroyable qui démontre le
péril de mort que court une nation privée de son élite?
Un régime d'oppression, sans aucune intuition de l'ave-
nir du pays, a écrémé chaque génération de ses esprits
les plus vigoureux, de ses hommes de caractère. Cha-
que tzar a envoyé en prison ou en Sibérie, ou à la
potence les jeunes gens les plus actifs, les plus coura-
geux. L'exil a déséquilibré la plupart de ceux qui ont
pu fuir, car ils ont rompu toutes les racines qui appor-
tent à la sensibilité et au cerveau d'un homme les seuls
aliments assimilables qui sont ceux du terroir natal.
Incessamment appauvrie de ses cléments clairvoyants
et énergiques la Russie avait le mal de Pott. Le jour
où a été brisé le corset de fer qui la tenait debout arti-
ficiellement, la Nation, dépourvue de colonne verté-
brale, ne pouvait que s'eflondrer.
Nous pouvons ajouter à cet exemple celui de l'Au-
triche-Hongrie où un régime policier étouflant et une
dynastie stupide ont éteint toute liberté d'esprit, de sorte
que depuis cent ans cet immense pays n'a pas donné
un grand écrivain, un grand savant (1).
Nous-mêmes, j^arce que notre régime politique mal
organisé avait rempli les hautes situations de créatures

(1) W. Steed, La Maison des Habsbourg.


DISCERNER LES MEILLEURS CERVEAUX 69

et souvent éliminé les vraies âmes de chefs, capables


de profiter des expériences des guerres sud-africaine,
russo-japonaise et balkaniques et d'en faire passer les
leçons dans la pratique, nous avons failli disparaître
comme nation indépendante en 1914. Heureusement,
nous avons pu faire à temps pour nous sauver mais, —
à quel prix ! —
l'élimination de quelques centaines
d'officiers généraux pseudo-intelligents.
On le voit, c'est pour notre pays une question de vie
ou de mort que de savoir discerner l'intelligence vraie
de la fausse.
( L'intelligence vraie, c'est la limpide lumière de l'at-

tention pénétrant jusqu'au fond des réalités. Seule la


connaissance exacte des réalités peut mettre à même
d'agir sur elles. Cette connaissance implique un haut
degré de maîtrise de soi, de désintéressement, de
pureté d'âme (1). C'est la forme la plus élevée de la
liberté humaine.) Aussi est-elle rare et la' foule des
bavards s'efforce-t-elle de faire prendre pour de l'in-
telligence vraie ce qui en est une contrefaçon.
Nos morts se seront donnés en vain au pays si le lende-
main de la guerre nous n'apportons dans nos méthodes
de gouvernement et d'éducation de profondes réformes.
Gouverner, c'est mettre à leur place, à la première, les
hommes compétents, énergiques et iv^î/t? inintelligents.
Eduquer la nation, c'est avant tout former ces hom-
mes.; On ne les forme pas avec nos méthodes surtout
propres à développer des rhéteurs\On obtient des
hommes en formant des esprits observateurs, candide-
ment respectueux des faits, c'est-à-dire des esprits
scientifiques. II les faut on outre assez énergiques pour
dans les réalités leurs idées, leurs hypo-
qu'ils insèrent
thèses suggérées par rcxpcricnce mais coustamment
réadaptées sur elle.

(1) La haiile lumière de l'inlelligenee suppose la perfcclion


moraie, Con/ucius, Tciioung-Young, ch. XXi.
CHAPITRE m
Savoir travailler

^xigua pars est vitae quam nos vivimu».


SÉNÈQUE, De brevi vitae.

Poncelet, en regardant « travailler » une de ces


grandes roues qui reçoivent dans leurs auges creuses
l'eau dont le poids fait tourner l'appareil, remarqua
que beaucoup de force se perdait. 11 étudia la forme
qu'il fallait donner aux auges pour réduire au niiiiimuin
lè gaspillage. Il doubla ainsi le rendement de ces roues
qu'on appela de son nom.
Cliaque fois que je regarde travailler un élève ou un
étudiant^ je suis frappé de Ténormité du temps et des
forces qu'il gaspille par une mauvaise méthode de tra-
vail et par suite de l'ignorance des lois de l'esprit que
nul ne peut violer impunément. Quand j'évalue le
temps que j'ai perdu moi-même, faute de connaître de
saines méthodes, fondées sur quelques vérités élémen-
tairesde la psychologie, j'éprouve du chagrin et je

comprends l'amertume de la remarque que fait

M. Salomon Reinach qui déclare qu'en six ou sept ans il


oM ])u apprendre ce qu'il a mis trente années à acqué-
rL- (I).
Comme je l'ai dit, je n'ai jamais reçu un conseil de

(1) Cuites, Mythes et Reliyions, p. 2 et 3 ; t. II, La marche de


l'humanité, 1905.
LE PRIX DU TEMPS 71

mes nombreux maîtres concernant l'art de travailler et ^

peut-être n'avaient-ils jamais réfléchi à la question.


L'habitude est un obstacle bien lourd à tout progrès,
car les erreurs constantes cessent de choquer : on ne
les remarque même plus. Habitués dès l'enfance au
morne ennui de nos routines, courageux à la besogne,
ils n'ont sans doute jamais été effleurés par la pensée
qu'il était possible d'y porter allégement, et s'ils l'ont
pensé, ils ont été découragés par l'intuition que l'en-
treprise était difficile et nécessitait une profonde con-
naissance de la psychologie.
Il faut d'abord résolument déblayer le terrain, être
sincère avec soi-même et ne pas vouloir se persuader
qu'on travaille quand on perd son temps.

LE PRIX DU TEMPS

Perdre son temps est une faute irréparable. 11 est


comme la substance dont est faite la vie. Quand on est
jeune la durée d'une existence humaine paraît très lon-
gue. Hélas avec quelle rapidité cette durée s'écoule,
!

on en a l'intuition dès la trentième année ! Chateau-


briand raconte que le jour où il eut quarante ans, il

éprouva un sentiment de stupeur. Eheu ! Fugit irrepa--


rahile tempiis...
semble que puisqu'on le mesure au moyen d'hor-
Il

loges et de montres, le temps doit être identique pour


tous. Il n'en est rien\ Une journée paraît interminable à
un paresseux et très courte à un laborieux, et inverse-
ment, quand ils la considèrent d'ensemble, elle paraît
vide, inexistanteaux paresseux, « étoffée » au travail-
leur c'est que le temps est un cadre que nous remplis-
:

sons de nos pensées, de nos sentiments, de nos expé-


riences. Une vie courte, comme celle d'un Pascal ou
d'un Spmoza peut être très riche ; une longue vie inu-
tile peut être monotone et nue comme le désert.
1i SAVOIR TRAVAILLER

Le temps du travail est CQurt. Si d'une vie de soixante


ans, l'on défalque l'enfance, le sommeil, reste-t-il

trente ans ? Si de ces trente ans on déduit le temps de


la toilette, des repas et de la digestion, les maladies,
les malaises, les visites, les voyages, les allées et
venues, les chagrins inutiles, les deuils, les bavardages
interminables^ la correspondance, les vacances, le
temps énorme que gens qui n'ont rien à faire nous
les
volent, quel effroi de constater que chez les plus favo-
risés, il reste à grand peine une douzaine d'années
pour le travail intellectuel I

Ceux qui sont pris par un métier absorbant, n'ont


souvent aucun loisir, et pour eux la vie s'écoule sans
pensée L'étudiant est favorisé, parce qu'il est libre,
!

mais qu'il fasse l'examen de ses meilleures journées :

combien les heures de véritables efforts intellectuels


sont peu nombreuses Maintenant, qu'il analyse l'une
!

de ses heures d'énergie nous ne pouvons faire atten-


:

tion qu'en suspendant la respiration, défalquons donc


de chaque minute les vingt-huit à trente secondes
prises par l'acte de respirer. Ajoutons à ce déchet le
temps des recherches dans le dictionnaire, le temps
perdu à compulser des notes, à se laisser aller à lire
des choses inutiles, et les menues secondes perdues
à prendre de l'encre, à veiller sur son feu, sur sa
lampe, etc., et l'on devra avouer que le temps de
l'effort est richculeinent petit : vingt secondes par
minute, vingt minutes par heure, dans les moments
d'énergie.

6A.V0IR BIFN UTILISER L£ T£MPf

Cependant, avec ce temps si court, on dresse àci


^œuvres immenses pourvu qu'on ne le gaspille pas.
(^L'économie du temps est le principe de tous les succès
et de la gloire mais il faut croire de toute son âme
;
SAVOIR BIEN UTILISER LE TEMPS ïâ

qvLe rien ne vaut d'être échangé contre lui. Si nous


avons un profond respect du temps, de sa valeur
incomparable, nous aurons toujours assez de loisir
pour faire ce que nous voulons, si nous le voulons bien/
« Quelque laborieux que j'aie été, je confesse humble-

ment que j'ai perdu pendant toute ma vie les cinq


sixièmes de mon temps ; avec le sixième restant, j'ai
trouv~ë le moyen de faire des études brillantes, des
voyages nombreux, de suivre pendant dix ans les cours
de la faculté de médecine et de devenir membre de
l'Institut, sans parler de quelques volumes dispersés

çà et là tout le long du chemin (1) ».


L'énergie n'allonge pas le temps, mais elle en décu-
ple le rendement. Vita, si scias idi, longa est. Mais,
d'ordinaire, nous allons sans but, toujours songeant à
de nouveaux projets et nous laissons le temps fuir sans
faire nos provisioi>s ;

La cigale ayant chante


Tout l'été

Se trouva fort dépourvue


Quand la bise fut venue...

rLe
»
travail qu^un homme assez bien portant peut
accomplir est considérable, pourvu qu'il s'y mette.
Posons d'abord un principe, c'est qu'il y a contra-
diction entre bien travailler et travailler longtemps.
Mosso a démontré que trente contractions énergiques
d'un muscle, si elles sont successives, amènent un épui-
sement qui nécessite deux heures de repos. Quinze con-
tractions ne demandent qu'une demi-heure de repos
consécutif. Donc, en distribuant ses efforts intelligem-
ment, on peut produire soixante contractions en deux
heures Bacon avait remarqué les elTets du travail mal
!

(i) Revue de Paris, 1er mai 1916 ; Adolphe Blanqui, Souvenirs


d'un Lycden de 1814,
n SAVOltt TRAVAILLER

distribué : « C'est paresse, dit-il, que de passer trop de


temps à l'étuHe^V.VLe temps ne fait rien à l'aitaire :

ce qui importe c'est l'énergie que l'on apporte à son


travail. Il est essentiel de ne pas se leurrer, et de ne
"pas croire qu'on travaille quand on fait du pseudo-tra-
vail, dans une espèce d'activ ité paresseiise^ d'occupo-
tiôn fainéante, i

-
-f

VEILLONS SUR LES MINUTES I

Ce point acquis, il faut économiser le plus de temps


possible. Les heures, comme les pièces d'or, se défen-
dent assez bien toutes seules, mais on gaspille facile-
snent les sous, c'est-à-dire ici les minutes.
Les grands laborieux économisent les heures : ils ne
dorment pas avec ne mangent pas au point de
excès,
s'alourdir, ils suppriment les visites, les correspondan-
ces oiseuses, ils fuient les conversations inutiles et tout
ce qui dissipe. Mais on peut dire que la grande écono-
mie qu'ils font c'est celle des minutes. Dans une mai-
son sans surveillance, é'est par les menus coulages
que s'en va l'argent qui devrait assurer la dignité et
l'indépendance de TAge mûr, parce que les fuites de
chaque moment finissent par s'additionner et par faire
un total surprenant. De même le gaspillage des minu-
tes trotte-menu qui fuient, fait un total énorme.
Nous étudierons bientôt une cause essentielle de
perte de temps, qui mise en train laissée au
est la
hasard. Bornons-nous gaspillage des minutes
ici au
pendant le travail. Le religieux veille sur ses pensées
et sur les occasions extérieures, parce qu'il sait que le
diable guette constamment quelque fléchissement de
l'attention pour en prendre avantage. On peut dire de
môme que le diable rôde autour du travailleur avec la
ténacité de la pesanteur qui saisit immédiatement qui- '

conque se laisse aller. La paresse profite dô toutes les


VElLLOiNS sua LES MINUTES 7a

Au temps des plumes d'oie, que de minute*,


occasions.
perdues à aiguiser son canif et à tailler sa plume !

Tout prétexte est le bienvenu pour suspendre TeJtFort !

Quelle occasion que la chute d une mouche dans l'en-


crier! Tôppfer a écrit une page charmante sur cette j

aubaine qui échoit à un écolier. Le chat miaule à la ?

porte il serait cruel de l'y laisser et cependant on


:
l

sait que le mouvement du porte-plume l'incite néces- ;

sairement à jou«r. Maintenant, c'est un mot qu'il faut -

chercher dans le dictionnaire on ne peut se dispenser


:

de jeter un coup d'œil sur les mots voisins... Si c'est


un dictionnaire des Antiquités, quelle force de résis-
lance ne faut-il pas pour refuser de regarder quelques
mages... L.e feu menace de s'éteindre la lampe néces- ;

site une intervention une automobile stationne, dont


;

le moteur ronfle qui donc vient dans la maison?


:

Voilà le journal qui arrive un simple coup d'œil sur


:

les nouvelles ! C'est l'affaire de quelques minutes... Et


que dire des nombreuses glissades de l'attention sur la
pente des associations d'idées familières, des rêveries
provoquées par un mot ?

Immense est le nombre des minutes que les plus


ardents au travail perdent sous des prétextes qu'hypo-
critement ils qualifient de plausibles : tous, nous nous
laissons prendre à notre propre duplicité, tant la ten-
sion de l'esprit est contraire à notre nature : nous som-
mes ingénieux à nous tromper nous-mêmes.
De même que les gendarmes ne perdent pas de vue
un prisonnier prêt à profiter de toute occasion pour
s'enfuir, de même
nous devons surveiller notre atten-
tion toujours au moment de s'évader le mieux est d'y :

avoir réfléchi, de s'être fait une habitude de l'assiduité


et de tenir présente à l'esprit une règle impérative :

mile sur les minutes r Veille aux menus fléchisse-


ments de ratteiitipn !

Le temps est toujours suffisant pour qui sait en faire


7« SAVOIR TIIAVAILLEU

usoge, et on arrive, à force de discipline de soî, à lïe

{)asperdre une minute. Littré écrivit la préface de son


dictionnaire le matin pendant qu'on faisait sa cham-
bre. Le ciiancelier d'Agucsscau que sa femme, tou-
jours inexacte, faisait attendre pour le diner, au lieu
de s'impatienter, utilisait les minutes et lui présentant
un livre à table, lui dit : « Voici mes hors d'œuvre ».

[Un trait du grand Darwin, était son respect du temps.


11 ne perdait jamais quelques minutes qui se présen-
taient à lui, sous prétexte que ce n'était pas la peine
de se mettre au travail (1).
Il ne faut pas croire que cette utilisation des minu-

tes et des quarts d'heure soit fatigante, car il ne s'agit


pas de travail intellectuel, mais seulement d'occupa-
tions intellectuelles, de menues besognes indispensa-
; blés travail de copie, notes à prendre, passage à
:

1
relire, recherche d'une citation à vérifier, etc. C'est un
i travail de déblaiement ou de préparation analogue <i

celui de l'ouvrier qui affûte ses ciseaux, emmanche son
i marteau aux heures de loisir c'est l'utilisation intel-
l ;

ligente du temps afin que Tesprit ne soit pas dérangé


lors du vrai travail les soldats ne demandent à la prc-
:

voyauce des chefs que de tout pivparer pour que l'at-


taque ne se brise pas sur des obstacles misérables. De
j/même, prévoyez ce qui vous est nécessaire pour le
'
moment des elTorts d'attaque lors du véritable travail.
Notez que le cerveau ne cesse jainais de travailler :

regardez les gestes de cette bonne femme dans la rue :

sentiments et idées traversent son cerveau. A i^us


forte raison en passe-t-il dans le cerveau d'un intellec-
tuel associations d'idées et de sensations et de percep-
:

tions cheminent à travers la pensée, aussi pressées que


les citadins dans la rue. Il n'en coûte pas, grAce à l'ha-

(1) La rie et la correap. de Ch. Darwin par son fils. Trad,


Varign^, 2 vol. 1888. .C
1.

LîîlS ENERGIES DIFFERENT BEAUCOUP 77

bitude, d'ordonner cette cohue en une procession har-


monieuse. On arrive non pas à penser toujours au sujet
que l'on traite, mais à créer une espèce de partialité
de l'esprit qui l'incline à accueillir de préférence les
impressions, les idées qui ont du rapport avec l'idée
dominante. Celle-ci devient comme un aimant qui attire
naturellement la limaille de fer et qui, sans effort,

dédaigne le papier ou la sciure de bois.


C'est un état de l'esprit et non une tension. On arrive
tout naturellement à penser de préférence à ce qui se
rattache au livre, au chapitre qu'on porte en soi : une
observation, une lecture, un mot entendu, déclenchent |

des idées relatives à la préoccupation dominante. Donc, :

pas de fatigue. C'est un penchant de l'esprit, récom-


pense d'un peu de volonté et qui ne coûte pas plus de
peine que n'en coûte à une maman d'aimer tout ce que
fait son enfant à ce que fait un
et d'être indifférente l

enfant du voisinage. Mais la création voulue de cette f

partialité de l'esprit pour l'objet préféré est une néces-*


site pour le travailleur, car, seule la continuelle peu-
sée appliquée au travail permet de prévoir les obsta- |

clés et de rassembler les ressources pour les moments


de pleine énergie, pour les offensives.
Le temps n'étant qu'un cadre vide que l'énergie intel-
lectuelle doit remplir, il est clair que ce qui importe,
c'est la bonne administration de cette énergie.

LES ÉNERGIES DIFFÉRENT BEAUCOUP

Il faut donc que l'étudiant se rende compte lucide-


ment de la quantité et de la qualité de son énergie
mentale, afin d'y adapter les modes de son travail.
Au premier rang sont les volontés puissantes dont
l'énergie abondante se renouvelle très vite et paraît
intarissable : telle l'énergie intellectuelle de Napo-
léon P*", d'Alexandre Dumas père, etc.
78 SAVOIR TRAVAILLER
f

Jl y a des énergies fortes mais qui, fatiguées, sont


lentes à se reconstituer,^ telle l'énergie intellectuelle
d'un Pascal.
Il y a des énergies moyennes vite réparées et des
énergies moyennes lentes à se ravoir;
(Enfin au dernier rang sont les énergies vite épuisées
et lentes à se refaire.
Cette classification, qui peut aider chacun à étudier
sa propre énergie, n'a qu'une valeur générale, car la
plupart des énergies subissent de grandes fluctuations :

les moments de de lucidité intellec-


j)leine vigueur,
tuelle et de profonde pénétration sont rares, comparés
aux moments d'énergie moyenne ou même faible. Dans
une même journée les variations peuvent être considé-
rables elles le sont dans la même heure.
:

La sagesse consiste à ne jamais laisser perdre un


seul de ces moments sacrés où l'intelligence coule dans
son heureuse plénitude.
moments, à les pré-
Elle consiste aussi à mériter ces
parer en utilisant avec habileté innombrables minu-
les
tes d'énergie moyenne de façon à ce que tout ce qui
j)eut être nécessaire à Tesprit au moment de ses fulgu-
rations soit à sa disposition qu'il ne soit distrait,
:

m par rien et qu'on ne soit pas


arrêté, ni contrarié
obligé de courir chercher du bois parce que la belle
flamme vacille faute d'aliment.

Il que l'étudiant se voie tel qu'il est


faut, *^m^\ :

aea'jTûv qu'il ne s'en fasse pas accroire


;
qu'il ne sur-
;

fasse pas ses forces, qu'il ne les déprécie pas non plus.
Il doit les estimer cà leur juste valeur afin de n'exiger

^ de lui-même que ce qu'il peut réellement donner. Mais


qu'il se demande à lui-même tout l'elfort qu'il est
capabhi de faire.
rKNSEZ D'AVANCE A CE QUE VOUS FEHÏ^2ï
70

A-t-ilune énergie abondante et vite renouvelée ? H


pourra, sans se fatiguer, donner une demi-heure d'un
eiOPort intense, suivi d'un court repos, recommencer un

effort égal au premier, ou un peu plus court, suivi


d'une détente plus longue ainsi pendant deux ou trois
:

heures.
Mais celui dont l'énergie est lente à se reconstituer
diminuera le temps des efforts et augmentera celui des
repos. A chacun de s'étudier attentivement, comme il
étudierait un camarade, objectivement et de noter ses
observations comme on le fait quand, dans une ferme,
on évalue le rendement d'un cheval ou d'un ouvrier.
Etre intelligent, c'est se voir tel qu'on est, c'est s ac-
cepter c'est prendre son parti de la quantité et de la
;

qualité d'énergie que la nature nous a départie et de


l'utiliser avec clairvoyance. Rien ne sert de se violen-
ter :le fonds de notre tempérament nous est donné :

à nous de le faire fructifier.


\^Par une sage direction, on peut obtenir beaucoup,
même si l'énergie est médiocre, parce que l'un des
éléments essentiels du succès, le temps, est identique
chez tous et que cest Ihabile administration de cette
puissance commune qui permet les plus beaux dévelop^
pements humains. \

PEiNSEZ d'avance A CE QUE VOUS FEREZ

Si l'énergie mesurée, raison de plus pour ne


est
jamais la gaspiller. 11 faut donc éviter les fatigues inuti-
les. Or, ce sont les décisions à prendre, les résolutions,
l'initiative, qui suppose un choix, qui semblent con-

sommer le plus de force. On sait que les malades de la


volonté se troublent et hésitent quand ils doivent faire
le choix le plus simple entre deux possibles. Si vous
tracez sur le sol une ligne de l'extrémité de laquelle
deux autres lignes divergent, le malade arrivé au point
80 SAVOIR TRAVAILLER

OÙ il doit choisir de se diriger à droite ou à gauche,


s'arrête, incapable de Teffort de volonté nécessaire.
Souvent je remarque le trouble de personnes qui,
entrant dans un cabinet de réception, ont à choisir
entre deux ou trois fauteuils. A des degrés différents,
nous sommes un peu malades de la volonté comme
les domestiques et les manœuvres qui vont de l'avant
quand la tâche leur est clairement indiquée, mais à qui
la nécessité de choisir entre plusieurs alternatives cause
un véritable malaise. Les moines et les soldats ont une
vie rude, mais elle est sans responsabilité et sans
initiative et c'est une grande douceur pour les volon-
tés débiles que de n'avoir aucune décision à pren-
dre. Gomme dans toute énergie il y a des bas et des
hauts, c'est être prévoyant que de ne pas imposer à la
volonté, au moment où elle aura à prendre son élan, ce
malaise, ce trouble que cause un choix entre des alter-
natives.
J'ai souvent observé les élèves aumoment de leur
entrée en étude :perdent un temps considérable
ils

à se décider pour tel ou tel travail. Ils abordent ensuite


celui qu'ils ont choisi avec une énergie déjà entamée
par la fatigue de la décision prise. Aussi, je me suis
toujours fait une règle de réfléchir d'avance à mon tra-
vail, et quand j'assieds mon corps devant ma table, je

ne lui laisse pas le temps de regimber parce que je sais


exactement par quoi je vais commencer la mise en
:

train est instantanée autrement elle est lente, lâche,


:

manquée.
\ \ Cela est facile à comprendre i/nous savons par des
expériences très précises qu'imaginer un mouvement
que grâce à l'excitation naissante des
n'est possible
nerfs qui seront impliqués dans l'exécution de ce mou-
vement. Une excitation plus intense amène le mouve-
ment lui-même. Penser à l'accomplissement d'un acte,
^c'est en quelque sorte faire une esquisse de cet acte.
l\»î:NSE2 D'A^VANCÉ A CE QQE VOUS FEREZ 8i

c'est se retenir de le faire. C'est donc commence?' de le

(aire.
Voilà pourquoi la volonté se déclenche facilement
quand Tacte à accomplir est simple et net et pour-
quoi elle est difficile à mettre en mouvement quand
il y a confusion dans les projets. Gela est si vrai que
l'acte s'accomplit de lui-même quand nous imaginons
îTavance, dans le détail, les mouvements précis à
accomplir. J'ai remarqué souvent que le matin, si je
veux me lever de très bonne heure, il ne me sert de
rien d'évoquer des raisons abstraites de devoir, d'hon-
neur ; ces raisons abstraites n'agissent pas sur mes
muscles. Au contraire, si je fixe mon attention sur les
mouvements que je dois accomplir pour me lever, si,

en pensée, je saisis telle pièce de mon vêtement, puis


telle autre ; si j'imagine mes mouvements automati-
ques dans leur ordre iiabituel, et si je concentre ma
force mentale sur leur détail, ils passent naturellement
à l'acte et je me trouve debout en train de me vêtir,
ayant, sans m'en apercevoir, franchi le Rubicon qui
sépare les velléités du fait.

De même, j'ai constaté cent fois que si j'aborde un |

travail sans imaginer dans que je ferai, la


le détail ce !

mise en train est difficile. Au contraire, si je pense que i

j'étudierai ce matin telle page de Sénèque, que je dois


prendre mon dictionnaire et ma grammaire et que je
lirai d'abord mon texte d'un élan, que je l'attaquerai

ensuite phrase par phrase, mon travail est allégé. En


me mettant à ma table de travail, je savais que je ;

traiterais de l'infériorité oii se trouve celui qui n'a


j

pas fixé" sa tâche et aussitôt, de toute mon énergie^, \

sans perdre une minute, j'ai abordé mon sujet. En': I

évoquant d'avance les détails de l'acte à accomplir, \ \

on évite une fatigue au moment du travail, celle de j

choisir entre plusieurs actes possibles. \

^
La fatigue du choix est si r«elle que les commençants
Payot. — Travail, 6
%2 BAVOIR TRAVAILLER

j
perdent un temps considérable en préparatifs : ils s*y

attardent, vérifient leur encrier, leur porte-plume, bref,


jils reculent le moment de la décision. Il est imprudent
i d'ajouter au désagrément de la mise en train un surcroit
1
d'eifort.

IlJ:l£tjdi?IL!19Xli£r:ilU0j.p.ua^,^^ ^c^l*^ quand


il est préimaginé, ne soit gêné par rEesîtationmTiérente
au choix. Pour suffit de penser le soir au travail
cela, il

du lendemain accorder son instrument avant le


: c'est
concert. Mais ne nous contentons pus d'à peu p'-'^'-sj;^
imaginons avec précision les détails les plus iiiliines dg
la mise entrain. Faisons de même avant denli-'prendrg
une tâche quelle qu'elle soit : nous Taborderons alors
avec aisance et décision.

PENSEZ AU COMMENT

Nous pourrions répéter ici ce que nous disions de la


méthode en général.(On peut, dans le travail intellec-
,^uel, comme dans toute action, réaliser une économie

importante en réfléchissant sur la façon de faire son


travail. On évite ainsi le « gaspillage journalier de
l'efTort humain par maladresse, mauvaise direction ou
incapacité. On
rend compte facilement des gaspiila-
se
gcs de matériel, on apprécie plus difficilement celui qui
résulte de l'incapacité ou de la maladresse des hom-
mes ». On ne sait rien sans l'apprendre, pas même mar-
cher de façon à ne pas gaspUIer les forces (1). Nous
devons être ménagers de Tesprit. On peut obtenir 8 de
bien des façons en additionnant 5
: 3 ou 4 +
41, etc. +
de même il y a plusieurs façons de faire un travail
et il est bon d'v avoir réfléclii. 11 ne faut ''^- ,n .<,,.,...

sa tâche en impulsif, quitte à voir quan«i

(\) Mosso, L''s exercices physiques et le développement intel-


'iecluel. F. Akaii, cdit., 1904, p. îiO.
LÉMARKEZ AVEC VIGUEUR û-i

[ilcin, qu'on s'est engagé dans une mauvaise voie»


(
Jrran d j 'abofcl e ITiI c h apit r eje ne m'y engage jamaia
,

sans en avoir drit.sso un plan. Souvent, quand j'avance,


j'en aperçois les défauts qui m'obligent à tout recom-
mencer, mais cela est inévitable, car, seule la mise à
l'épreuve révèle les imperfections de Tordre préconçu.
11 faut
(î donc savoir ce que Ton veut faire et rassemblep
sous la main les notes, les cahiers, les coupures, les
livres qui seront utiles, de sorte que tout l'élan de
l'effort soit utilisé à écrire, sans qu on fournisse au dia-
ble qui sommeille des occasions de faire perdre du
temps, occasions qui se présentent en foule s'il faut aller
chercher ce qui manque.

DEMARREZ AVEC VIGUEUR

Une fois qu'on a tout prévu, il reste à attaquer le


travail. Il fautdémarrer avec franchise et vigueur et se
jeter au cœur même du sujet. « Il faut faire une entrée ;

confiante et hardie dans le travail », aborder d'un j

effort résolu les difficultés, avec la foi du nageur qui j

sait qu'il sera porté par les flots qui menacent de |^

l'engloutir.
Combien de fois m'est-il arrivé de resterdes semaines
entières comme
oppressé par la multitude des idées à
pied d'œuvre, qui refusaient de s'ordonner! Pour mon
Cours de Morale, ayant tout à coup aperçu l'inanité de
mon plan provisoire, je demeurai longtemps dans
l'obscurité et la confusion, mais instruit par des expé-
riences antérieures, je conservais la calme certitude
que la clarté se ferait. Elle se fit, en effet, tout d'un
coup, par une brusque synthèse.
Jamais un effort résolu, parfaitement loyal, sans
truquage, sans impatience, n'a abouti à un échec.
Comme le disait notreadmirable Poussin « avec le
temps et la paille mûriront les nèfles ». La maturité pour
U SAVOIR TRÂVAILLliR

accouverte de ce qu'il y avait de signifi-


lui, c'était ia

catif dans son sujet (1). Mais il faut se donner de tout


son corps et de toute son âme à ce que l'on fait. Suivons
laméthode de Jeanne d'Arc (2) « Je disais à mes gens
:
*

Entrez hardiment parmi les Anglais Et j'y entrais moi-


!

même ». Qu'il s'agisse de résoudre un problème, de sai-


sir le sens d'une phrase latine difficile, entrez har-
diment.
Par la fenêtre close, il paraît pleuvoir plus fort qu'il
ne pleut quand résolument on se met en route. Le
paresseux se fait une idée exagérée des difficultés il en. :

est de lui comme du peureux qui voyage la nuit chaque :

buisson semble un brigand embusqué pour celui qui ;

n'a pas peur, le buisson n'est qu'un buisson : de même


pour le travailleur courageux, les difficultés s'évanouis-
sent. Le calme robuste leur en impose.
Même si au départ, on ne l'a pas, la confiance, qui
est une récompense, vient, à la condition que dans le
fond obscur de la conscience nous ne soyons pas des
« défaitistes », que nous ne laissions pas se" faire comme
une hypocrite apologie du découragement il faut:
y
aller de toute sa volonté. Marchez, et la foi viendra.

QUELQUES CONSEILS

D'ailleurs, ne faut jamais attendre qu'on soit « en


il

train » pour en route. Il en est du travail


se mettre
comme d'une ascension dans les Alpes. On part, avant
le jour, dans l'air glacial des hautes vallées, et les pre-
miers moments sont pénibles pour la bête paresseuse :

mais dés que le cœur s'est adapté, que le sang s'est


oxygéné, le courage et l'entrain surgissent. De môme,

{{) La tncthode des chssiçuês.


DESJAnoiNB,
Voir Jules Payot, L'apprentissage de l'art
(2) d'i^crirc. Le*
conseils de Jeanne d'Arc, \>. il.)!.
QUELQUES CONSEILS 85

(^ilne faut jamais attendre du dehors l'impuLsion qui


n'es t que la récompense des premiers efforts. C'est
l'action qui donne la joie et l'entrain. Comme le remar-
que Gratry (l),pour écrire, il faut d''abord prendre
la plume et s'y mettre, sinon on n'écrira jamais; li
faut commencer, déclencher l'activité, quitte à sacri-
ifier ce qu'on écrit dans ces conditions et à faire comme
les musiciens qui battent quelques mesures pour
rien, j

(Une fois que le moteur est « parti », il faut travail-


ler « fidèlement, exactement, persévéramment (2) ».

La fidélité c'est l'ordre, le travail aux mêmes heures.*'""


L'exactitude consiste à travailler de toute notre appli-
cation, aussi bien que nous le pouvons. La persévé-
rance de la même étude il faut
c'est la continuation :

éviter l'inconstance. Qui mollis et dissolutus est in


,

opère siio frater est sua opéra dissipantis.


... ^

Il ne faut jamais s'énerver, ni se presser, surtout si


'

l'on a beaucoup à faire. Pas de surmenage, pas de tré-


pidation, pas de hâte, parce que la hâte a toujours
quelque chose de fiévreux. La course fait battre le cœur
trop vite et donne de l'anxiété, de même la hâte agit
comme une émotion et elle trouble l'équilibre mental.
Elle fait perdre la calme douceur vis-à-vis de soi qui
seule favorise les délicates et riches associations d'idées ;

elle émousse l'esprit critique qui refuse sa clarté aux


turbulents et aux impulsifs. Spencer remarque que
Lubbock, avec des occupations variées et nombreuses
ne paraissait jamais pressé. Il était toujours calme et
il semblait toujours de loisir (3). C'est l'impression que

donnent les équilibristes au moment le plus pathéti-


:

que, ils sont calmes, ne contractent que les muscles

(1) Les Sources. Silence et travail du malin.


(?) Nicole, Essais. De la manière d'étudier chrétiennement.
(<3) Herbert Spencer. Autobiographie, p. 297. F. Alcan, é(i.
8' SAVOIR TRAVAILLER

nécessaires, tandis au'un débutant s'agite, gesticule,


faitdes contorsions/ll faut être paisible, se luiter len-
'

tement^ ne pas vouloir tout faire d'un coup, en un mot


il faut travailler « avec une douceur comparable à
celle de l'huile qui coule sans bruit (1) ». Car la vérité
se donne plus à la patience et à Tamour qu'au génie/
Quand je suis énervé, je me trouve bien de soigner
mon écriture, de m'appliquer aux détails, accentua-
tion, ponctuation, barrage des t, etc. Ces attentions
minutieuses apportent du calme.

UNE SEULE CHOSE A LA FOIS I

Mais la douceur envers soi et la bonne grAce ne


sont possibles quesi Ton ne fait qu'une chose à la fois.

Le grand art d'apprendre est d'entreprendre peu à la


fois, dit Locke. Feslina lente. Le grand pensionnaire
de Wit, qui fut massacré en 1672, dirigeait toutes les
affaires de la République. Il lui restait cependant assez
de temps pour aller le soir aux assemblées et pour sou-
per en compagnie. Gomme on lui demandait comment
il trouvait du temps pour terminer tant d'affaires et

encore pour s'amuser soir, il répondit (2)


le « Rien :

n'est si facile, il s'agitseulement de ne faire qu'une


chose à la fois et de ne jamais remettre au lendemain
ce qui peut être fait Jo jour môme fi-^Age quod agis.
Faisons ce que nous faisons paisiblement, sans fièvre
et avec un soin délicat. Gomme le recommande Saadi
au sage Jiokman, prenons les aveugles pour maîtres,
eux qui ne posent jamais le pied sans s'être bien assu-
rés de la solidité du sol. L'enfant qui débrouille son
monde extérier recommence inlassablement l'explora-
tion de chaque objet nouveau : il le palpe, le soulève,

{{) THÉéTÈTE.
(2) Utfrrs (le Chesterfietd à sort fts. mars 1747.
\

UNK SEULE CHOSE A LA FOIS 87

le mord, le regarde, écoute le son qu'il rend et il ne


passe à une autre perception que lorsque l'objet est
complètement élucidé.
J'ai cité ailleurs en exemple Napoléon P"* « Jamais :

homme ne fut plus entier à ce qu'il faisait et ne distri-


bua mieux son temps entre les choses qu'il avait à faire.
Jamais esprit ne fut plus inflexible à refuser l'occupa-
tion, la pensée qui ne venait ni au jour ni à Fheure, plus
ardent à la chercher, plus agile à la poursuivre quand
lemoment de s'en occuper était venu (1) ». « Pen-
dant qu'il est occupé d'un objet, le reste n'existe pas
pour lui, c'est une espèce de chasse dont rien ne le
détourne (2) ».
A mes débuts dans l'administration, quand arri-
vaient de gros courriers, je jetais d'abord un coup d'œil
sur l'ensemble, je passais d'une affaire à l'autre, sans
en résoudre aucune. Je m'aperçus qu'avec ce système
je perdais beaucoup de temps et que je m'énervais. Je
retrouvai le calme et j'économisai du temps le jour où
je décidai d'ouvrir pli après pli et de prendre mes déci-
sions au fur et à mesure, ne passant à l'affaire suivante ;

que lorsque la première était soit résolue, soit notée \

pour une enquête.


C'était revenir à la saine méthode du grand Descar-
\

tes :diviser chacune des difficultés que j'examinais


ft
i

en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait <

requis pour les mieux résoudre ». C'est ainsi qu'Ho-^


race, guerrier habile, a soin de ne pas attaquer les \

trQis Curiace à la fois : il les bat séparément.


(Cette règle de ne faire qu'une chose à la fois, de s'y
donner de toute son âme est d'importance capitale
dans le travail intellectuel/ Nous sommes par nature
des impulsifs, des instables, des éparpillés : la vie tr6»

(i) Rœderer, Ilï, 180 (1802).


(2) DE Pradt, Ilist. de V Ambassade, préface, p. x et 5.
88 SAVOIR TRAVAILLER

pidante des villes tentaculaires augmente notre agita-


nous voulons tout faire à la fois et nous allons
tion ;

trop Cependant les grandes œuvres onLété édifiées


vite.

i
par la patience calme qui est comme la définition de la
[puissance. —
« Mais, avec cette lenteur, on n'avance

pas !» —
A quoi sert d'avancer quand il est certain que l'en-
nemi, l'oubli, regagnei^a le terrain conquis ? Il faut
qu'à chaque pas en avant, la position soit assurée,
fortifiée, organisée, mise en état de résister victorieuse-
ment.
il est faux qu'en ne faisant qu'une chose
D'ailleurs,
à la en la faisant à fond, on n'avance pas. C'est
fois et

au contraire la seule façon de progresser nous disions :

que dans les Alpes on ne peut arriver à une cime éle-


vée qu'en prenant un pas lent et régulier qui veut ;

aller vite s'essouffle et reste en chemin.

^ BIEN FAIRE TOUT CE Qu'ON FAIT

i Travaillons donc avec calme et faisons pour le mieux


chaque détail l'un après l'autre. Le temps est toujours
solvable pour qui travaille. Si chaque jour on ense-
mence une portion du champ, à la fin de l'année la
moisson sera belle. « S'il y a des personnes qui, si elles
étudient ne profitent pas, qu'elles ne se découragent
point, ne s'arrêtent point.. Ce que d'autres feraient en
une fois, elles le feront en dix ce que d'autres feraient
;

en cent, elles le feront en mille. Celui qui suivra véri-


tablement cette règle de persévérance quelque ignorant
qu'il soit, deviendra nécessairement éclairé ^1) ».
,'
La vie des grands hommes nous enseigne que tous
ont réussi leur œuvre par la persévérance et par la
volonté de concentrer l'attention toute entière succes-

(1) CONFUCIUS. TCHOUNO-YOUNO, § 20.


FANTOMKS DE FATIGUE 89

sîvement sur chaque point et de ne rien laisser d'ina-


chevé. Faraday à qui on demandait le secret de sa
grande production le résumait en trois mots : « tra-
vailler, achever, publier ». De môme les saints se sont
entraînés à Théroïsme en accomplissant avec un égal
grand amour les menus actes dont la vie est comme
tissée.
fChacune des tâches de détail qui constituent un
ensemble, achevons-la avec une conscience scrupu-
leuse, avec soin, avec âme, avec ferveur, avec courage,
et nous serons étonnés nous-mêmes des progrès rapi-
des que nous réaliserons et de Ténergie que nous
gagnerons à ces petits succès continuels de la volonté.
Ne supportons jamais* un travail mal fait ce n'esf :

pas du travail, c'est zéro.

FANTÔMES DE FATIGUE

Mais c'est ici la place d'analyser plus à fond que


nous ne l'avons fait (1) ce qui se passe dans la cons-
cience, lors de « l'offensive » dans le travail. Chacun
sait qu'à certains jours, l'énergie est à une haute ten-
sion, tandis qu'à d'autres, « on n'est pas en train » :
l'énergie est détendue. Le neurasthénique éprouve
constamment une sensation de fatigue et nous sommes
tous neurasthéniques à de certains moments. J'ai
connu des neurasthéniques qui se croyaient incapa-
bles de tenter une petite excursion et qui se révélè-
rent capables de marcher quinze heures, le chalet de
montagne sur lequel ils comptaient étant fermé. Des
femmes, qui peuvent à peine se tenir debout, dansent
toute une nuit avec entrain.
Comment expliquer ces faits? C'est que la sensation
de fatigue comme la sensation de faim est souvent

(i) Voir ci-clessu3 page 45,


90 SAVOIR TRAVAILLER

hallucinatoire. Si nous y faisons attention, l'infime


noyau de réalité qui la constitue devient centre d'orga-
nisation : la sensation se renforce et peu à peu elle
s'impose à l'esprit et elle paralyse la volonté. Comme
le bûcheron de la fable, nous nous sentons accablés.
Cependant nous rechargeons prestement notre fagot et
nous oublions notre pseudo-fatigue, quand le danger
menace.
En excursion, il est facile d'en faire la remarque.
Qu'on grimpe un long éboulis*, en plein soleil, dans
une gorge resserrée et monotone, chacun est accablé
parce qu'il accepte la sensation de fatigue, dont rien
ne le distrait. On n'en peut plus Mais tout cà coup, on
!

aborde une arête rapide l*horizon s'ouvre sur une


:

splendide succession de vallées, de pics et de glaciers ;

de plus il faut bander les ressorts de la volonté, car


les pentes sont vertigineuses. Instantanément la fatigue
disparaît parce qu'on n'y pense plus, parce qu'on cesse
de la regarder avec le verre grossissant de l'attention.
Cette sensation de fatigue était donc une suggestion.
C'était un fantôme de fatigue, une création de notre
imagination elle n'avait pas plus de substance réelle
:

que ces châteaux que construit notre fantaisie avec les


charbons ardents du fou qui flambe dans la cheminée,
ou que ces animaux étranges que découvrent les enfants
dans les nuages. Nous avons souvent en nous des sen-
sations de gônc c'est l'estomac qui ne va pas, c'est un
:

nuiscle fatigué, un trouble circulatoire, une difficulté


de respirer si sur ces données réelles nous braquons
:

notre attention, nous pouvons construire une impression


de fatigue et même d'accablement, car nous avons une
imagination viscérale aussi fertile en inventions que Test
la folle du logis.
Ne nous arrêtons pas à ces sensations hallucinatoires
'

de fatigue. Les paresseux et les neurasthéniques sont


souvent des demi-fous qui prennent pour du vrai ce
ALLONS JUSQU'AUX RÉSERVES PROFONDES D'ÉNERGIE 91

qui n est qu'illusion. On n'est vraiment fatigué que si la


sensation de fatigue persiste après qu'on a agi. C'est
alors seulement qu'il faut s'arrêter. *
I

nous écartons ces fantômes ou plutôt si nous ne


Si
permettons pas à Timagination de les construire avec
quelques sourdes suggestions viscérales si nous leur ;

refusons notre attention, offensés de notre dédain, ils


disparaissent. Ils ne tenteront de reparaître que lorsque,
à la suite d'efforts sérieux, les suggestions internes et
la protestation du corps trop longtemps immobilisé,
auront pris plus d'intensité.

ALLONS jusqu'aux RÉSERVES PROFONDES''d'ÉNERGIE

on les néglige à nouveau, ils disparaissent encore,


Si
et on peut, si l'on est courageux, faire ainsi une décou-
verte capitale, à savoir que nous avons de profondes
réserves d'une énergie qui semble dormir, mais qui
réveillée, fait accomplir des merveilles. Nous restons
presque toujours au-dessous de notre pouvoir d'agir et
presque tous, nous prenons l'habitude lâche et perni-
cieuse de capituler, dès qu'elle apparaît, devant l'hallu-
cination de fatigue. Nous ne voulons pas voir que nous
possédons des réserves considérablement plus riches
que celles que nous nous contentons d'utiliser. C'est
ainsi que dans le naufrage du Titanic beaucoup ont
péri parce qu'ils ont capitulé devant le froid et la fati-
gue. Ceux qui ont eu Ténergie de lutter ont été sauvés.
Aujourd'hui même le journal apporte un exemple
qui illustre ce que nous disons (l) :

Gérard F., vingt


« et un ans, sergent au ... de ligne,
reçoit une balle dans le nez. Celle-ci traverse la moitié
de la figure, fracture en passant le maxillaire et sort

par la région parotidienne en coupant la carotide

(1) Temps, 47 décembre 1914.


02 SAVOIR ïhAVAILLER

exicrnc. Avec un remarquable sang-froid, le blessé


comprime avec son pouce le vaisseau qui donnait des
flots de sang et rampe à trois pattes pendant plusieurs

centaines de mètres jusqu'au poste de secours. Là le


caillot qui s'était formé sous la compression et qui cons-
tituait un véritable anévrisme ditfus arrête en partie
l'hémorragie et provoque un état demi-syncopal. Une
automobile était là : on transporta le sergent, sans le
réveiller de cette torpeur favorable, jusqu'à l'ambu-
lance dont le médecin-chef était le docteur Pauchet.
La carotide externe fut aussitôt liée et, exactement
trois quarts d'heure après l'instant de la blessure, la
figure se recolorait.Le lendemain, le teint était normal
et Gérard F. est actuellement en pleine convales-
cence ».
Sans une énergie persévérante, qui le fait lutter
jusqu'au bout^ il était perdu comme tant d'autres qui se
sont abandonnés et sont morts de leur manque de
persévérance.
Nous devons nous dire que le sentiment de faiblesse,
de fatigue, d'impuissance, cP impossibilité n'est qu'une
forme de neurasthénie. Il n'y a qu'un traitement efficace
de cette maladie mentale, c'est que le malade acquière,
par des actes de volonté, l'expérience de sa propre
énergie . Tout ..afite jdevolonté quelque minime ^'il
,

soit, est tonique. Se lever, aller chercher l'atlas poup


situer un pays cité page qu'on lit, vérifier un
dans la
mot malgré la répugnance qu'on en a, refuser d'avan-
cer tant qu'on n'a pas parfaitement compris un passage
qu'on traduit, etc., il y a mille pcUts actes de volonté
qui exercent le vouloir, qui nous assurent peu à peu la
maîtrise de nous-mêmes et qui peu à peu aussi nous
donnent foi dans notre énergie. N'acceptons jamais
d'évaluer trop bas notre pouvoir de travailler. Les gens
confinés, qui vivent d'une vie ralentie, déprimée, ne res-
pirent qu'avec une partie de leurs poumons : les alvéoles
LÉ SURMENAGE INTELLECTUEL N'EXISTE PAS 93

de la partie inutilisée s'aplatissent, se ratatinent.


L'exercice énergique déplisse ces alvéoles et fait vivre
le poumon entier. De même, une volonté anémique
n'agit qu'avec une mentale
petite partie de l'énergie :

le reste s'étiole : il faut donc agir avec dela plénitude


ses forces et ne pas s'écouter ni se laisser imposer par
le corps toujours rétif et stagnant, sa lourdeur et ses
suggestions sournoises. Il faut éviter surtout d'em-
ployer son intelligence à légitimer la paresse, car nos
passions sont ingénieuses et subtiles. Le paresseux
aime à évoquer les conséquences terribles du surme-
nage.

LE SURMENAGE LNTELLECTUEL n'eXISTE PAS

Nous ne croyons pas au surmenage par le véritable \

par la raison que ce travail est impossible


travail, |

quand on est fatigué. Le surmenage provient des beso- '

gnes mornes, inertes, qui durant des heures laissent \

le corps stagnant dans l'air vicié et surchauffé d'une \

étude ou d'un bureau. Le travail est si peu la cause de '

la fatigue réelle produite par ces conditions hygié-


niques malsaines, qu'elles ne permettent que des beso-
gnes languissantes. C'est le cas des longues études
du soir dans nos collèges et lycées où je n'entre
jamais sans un serrement de cœur. C'est le cas de
beaucoup de bureaux les employés au sang mal oxy-
:

géné y exigent la température d'éclosion des vers à


soie.
Une autre cause de surmenage qu'on ne saurait suré-
valuer, ce sont les ruineuses habitudes vicieuses dont
l'ennui, la sédentarité excessive sont en partie respon-
sables. On ne
veut pas voir les effroyables ruines accu-
mulées par cet affouillement du vice qui use par le
dedans les énergies, et met les adolescents en état de
moindre résistance : l'Incorruptible Comptable se
95 SAVOiB TRAVAILLER

contente de tirer le trait et de faire l'addition : fièvre

(yphoïde, maladies de croissance, tuberculose, neuras-


thénie, se chargent du recouvrement des créances.
Une troisième cause de surmenage, très importante,
ce sont les sentiments déprimants. Quand on prépare
des examens, quelles inquiétudes, quelle hâte fiévreuse !

Parfois, c'est un dur surmenage que le travail sous des


qui ne cherchent qu'à prendre en
f hefs malveillants,
ifaute. C'est une laideur de beaucoup de vUos adminis-
trations que les chefs aient de leur rôle une conception
policière et que loin de considérer leurs subordonnés,
même les plus consciencieux, comme des collabora-
teurs à soutenir résolument, ils essaient uniquement
de les prendre en faute et de les rabaisser, au détriment
du service. Beaucoup de souiïrancesontcetteorigine(l)
Ceux qui travaillent par orgueil, par vanité, qui sont
dévorés de haine et d envie, sont privés de la joie qui
soutient ceux qui sont fidèles à la vérité. Les déceptions,
les insuccès, les blessures d'amour-propre, par les
souffrances qui en résultent, sont des causes fréquentes
de surmenage, mais le surmenage ne vient pas du tra
vail. Il naît de la médiocrité de Tàme intoxiquée par
les mauvais sentiments (2).
Souvent j'ai demandé à des jeunes gens qui se plai
gnaient du surmenage, de me montrer leur travail, et
toujours j'ai constaté comme je le constate chez moi-
même quand je sens la fatigue, que leur travail était
(peu abondant et médiocre. La sensation qu'ils éprouvent
*îst celle d'une impossibilité d'avancer, quelquefois
iccompagnéc d'un sentiment général d'impuissance qui
disparaît si on persévère. Môme il peut y avoir une
légère anxiété, (pii, (piand on l'analyse, semble pro-

(1) Dr Çh. HuKLuriFALX. jraité pratique de Hsychotherauh y

1914, pages 2r>1et suivantes.

(2) Cours de morale. L-* grotte du chien.


f

PEU D'HEURES DE TRAVAIL SUFFISENT 95

venir de quelque trouble de la circulation ou de l'es-

tomac. Cela ne revient-il pas à dire qu'il n'y a pas sur-


menage intellectuel, mais physique? Chez moi, ces I

troubles qui se traduisent par une impression de mal- j

Bn-train, ne résistent pas à une courte promenade au'


grand air, preuve qu'il s'agit bien d'un mauvais fonc-
tionnement de la maciiine.
D'ailleurs, le cerveau est un grand seigneur qui ne se
surmène pas. Chez un individu qui meurt de faim, il
vit aux dépens des graisses, des muscles, et il attaque

les organes dans leur ordre d'importance décroissante.


Quand la mort arrive, le cerveau n'a rien perdu de son
poids. Ce n'est donc pas un organe qui consente à se
laisser surmener ce qui se surmène, c'est surtout l'es-
:

tomac surmenage grave, car détraqué, il détraque le


:

reste et empoisonne le sang et le cerveau, par surcroît.

PEU d'heures de travail suffisent

C'est une règle sans beaucoup d'exceptions qu'îLîie


faufpas travailler plus de cinq heures, Garlyle, qui était
un rude travailleur revient constamment sur ce maxi-
mum : « Je crois qu'aucun homme de lettres n'a jamais
donné la cinquième partie de son temps ou de son
attention à la littérature. Songez à ce que quarante
années de travail accompHront si vous les employez
bien » (1). Or le cinquième de vingt-quatre heures,

c'est moins de cinq heures. « Donnez seulement quatre /


heures par jour au travail sérieux, donnez-les avec opi- f
niâtrcté, fidèlement, inflexiblement... le succès dépas-
sera de beaucoup vos espérances » (2). Ma conviction/
est que peu d'auteurs célèbres atteignent ce total quo-
tidien. Il ne faut pas d'ailleurs vouloir le dépasser.

(1) Lettre à Jane Welsh du 8 janvier 1824.


(2) Ibid. Fin octobre 1822 et 11 novembre 1822,
a6 SAVOIR TRAVAILLEE

Avec trois heures quotidiennes, on peut accomplir


ime œuvre énorme. Zola n'a jamais travaillé plus de
trois heures. C'est de lui-même qu'il parle quand il
écrit « 11 n'avait jamais pu donner davantage; il no
:

valait que par sa volonté, sa ténacité, sa passion de


l'œuvre qu'il portait, qu'il engendrait de toute sa bra-
voure intelligente... 11 voulait toujours la môme chose,
sans découragement, sans lassitude, avec la foi lente,
continue, acharnée qui soulève des montagnes. Sait- ou
l'amas de besogne qu'on entasse lorsqu'on travaille
deux heures seulement par jour d'un travail déci-
sif » (1). Goleridge pense que trois heures de travail

suffisent pour réaliser en littérature de grandes


œuvres (2). Harpignies, le grand peintre, s'imposait
trois heures de travail régulier, puis il s'évadait dans
les champs pour prendre des croquis. Ruskin va jusqu'à
conseiller six heures de travail (3).
Mais une application excessive émousse les facultés
visuelles, non seulement au sens propre, mais encore
au sens figuré, car elle détruit la fraîcheur dimpression
et l'originalité. Elle détruit aussi la santé, c'est-à-dire

\ la source de l'énergie. La vie américaine, qui aboutit à


; une monomanie du travail est absurde. Il vaut mieux
I pendant une longue
travailler, d'une activité tranquille,
'vie que de se surmener pendant quelques années.
Après une visite à des^ ateliers de Philadelphie, où le
travail est d'une intensité prodigieuse, M. Fraser
demande au Directeur « Que faites-vous de vos
:

honmies mûrs, car je n'ai vu nulle part une tète grise?


Où sont vos vieux ouvriers? » D'abord le manufacturier
ne répondit pas, mais voyant mon insistance, il me
tendit son étui à cigares et me dit d'un ton détaché :

{\) Le Travail, p. 494, i42.


(2) Smii.ks, Caractère, p. i'HX
(3) Prœlcrila, p. 238.
COMMENT FIXER LES LIMITES DU TRAVAIL ? 97

« Prenez donc un cigare et, tout en fumant, nous irons


visiter le cimetière! (1) »,

COMMENT FIXER LES LIMITES J)U TRAVAIL?

Usons raisonnablement du trésor de forces qui nous


est donné —
raisonnablement, c'est-à-dire ne faisons
rien qui attaque, si peu que ce soit, la capacité d'énergie
du lendemain. Puisqu'on ne travaille fructueusement
que dans la joie, il faut avant tout garder sa santé et ne
travailler que le nombre d'heures que l'on peut sup-
porter. Ce nombre diffère avec la qualité et avec la
quantité d'énergie. Mais comment savoir si on dépasse
ou non la limite? D'après mon expérience le seul indice
auquel on puisse se fier, c'est la répercussion du travail
sur le sommeil. Si le sommeil qui suit la journée do
travail est calme et réparateur, le travail n'a pas mordu
sur le capital, il n'a fait que consommer l'énergie mise
quotidiennement à notre disposition par la nourriture
et le repos. Si, au contraire, le sommeil est mauvais,
s'il ne suffit pas à réparer complètement les forces,

c'est qu'on a dépassé la part d'énergie quotidienne :

on a entamé le capital, et il faut se reposer. Cette indi-


cation est essentielle et jamais je n'ai négligé l'avertis-
sement d'un sommeil agité. Elle est aussi importante
que le sifflet d'alarme qui avertit le mécanicien qu'il
y a danger d'éclatement pour sa chaudière.
Naturellement, le surmenage peut provenir aussi
bien de l'intempérance que du travail et un repas trop
substantiel le soir suffit à donner une nuit agitée, mais,
dans une vie régulière et sage, il est facile de savoir
à quelle cause rattacher l'agitation du sommeil.

(i) Fraser, V Amérique au travail. Traduction Saville. Paris,


490G.
Payot. — Travail
"?
feS SAVOIR TRAVAILLER

BIEN ADMINISTRER SON ÉNERGIB

i Comme la quantité d'énergie qui nous est dévoîiie est


limitée, il faut l'administrer en bon économe! Un jeune
homme qui veut faire une œuvre, doit savoir refuser àe
jeter à tous vents son énergie et de s'éparpiller. Il doit
choisir ou d'être un médiocre
de vivre une vie
et facile
et nulle, ou d'accomplir l'œuvre qu'il a décidé de faire.

Il doit rejeter tout ce qui disperse et les occasions


d'éparpillement sont innombrables : longues flâneries
avec les amis, théâtre, dîners, politique, réunions mon-
daines, et surtout la le cture et tout ce qu'Emerson
appelle « les devoirs inférieurs ».
Nous ne disons pas de fuir le monde et de se réfugier
dans le désert — mais il est certain que la solitude est
la grande inspiratrice et si la pauvreté a aidé à l'éclo-
sion de tous les héros de la pensée, ce n'est pas qu'elle
ait en elle une force quelconque — mais elle est l'iso-

lant par excellence, elle défend l'intégrité de la cons-


cience à cause des besoins limités de bien-être, et elle
protège la pensée contre l'éparpillement des relations
mondaines et des plaisirs. Elle aide les jeunes gens à
se concentrer.
C'est un idéal de vie bien austère! '>on,/il s'auit seu-
lement d'éviter l'émiettement et la disnersioii| Tout ce
(jui est détente après le travail est excellent — mais tout
dépense de la force au lieu d'en créer, est à
plaisir qui
Gros repas, alcool, soirées prolongées dans une
éviter.
atmosphère confinée, amour ruineux pour le cerveau,
sont à fuir. D'ailleurs ces phiisirs paraissent si infé-
rieurs à celui qui a goûté aux joies profondes du travail
créateur qu'il n'éprouve pas plus de difficultés à y
renoncer que n'en éprouve une jeune fille à renoncer
à sa poui)ée. Aller au café-conceit ne me tente pas
plus que d'onpnîiei' une partie de Inllos.
LE TEMPS DU VRAI TRAVAIL EST COURT C3

LE TEMPS DU VEAI TRAVAIL EST COURT

Mais, comme on comprend maintenant, Ife trayail


le

doit être modéré. Aux gens qui déclarent travailler


dix ou quinze heures par jour, demandez qu'ils vous,
montrent leurs ouvrages. Vous constaterez que leur
temps comme celui d'un ministre ou d'un administra-
teur, passe en vétilles innoml)rables et que le travail
réel est tout petit ce qu'ils prennent pour du travail
:

n'est souvent qu'une inaction laborieusement occupée^^


Mais il est temps de conclure. La durée du travail
énergique étant liiHiitée, rhabileté dji^travaulleur çpn-
|Mera, a îaîre pour lui-mtoe ee^-qu'on fait pour le^
passage d''ùn"Wpîdërà préparer ]§- voie, à fermer les
pM^gcsât niveau, etc. Il éUidiera^les me sures à prendre^
pouiTquel'efrprt loyal ne soit Arrêté par rie^^

élans sacrés de l^^éaergie. créatrice ne soient pas dissipé s;

pS!rd'êFdérangemen|s, lUêSqm^
Peif'yfieure'spar jour, quatre ou cinq pour les éner-
j
gies puissantes, deux ou trois pour les énergies
au-dessus de la moyenne, une ou deux pour les énergies
ordinaires, voilà le temps du travail intellectuel. A
chacun de s'interroger loyalement, de ne pas s'en faire
accroire, d'évaluer la durée des élans de l'énergie réelle,
et d'organiser sa vie de façon à ce que tout y soit coor-
donné et subordonné au temps de pleine lumière intel-
lectuelle.
Ce que nous disons de la durée maximum de l'énergie
créatrice, vérifions-le par un examen des heures néces^
sairement perdues par suite de la mauvaise santé, des
deuils, des fêtes de famille, des mille dérangements
inévitables dans la vie en société et on sera étonné du
peu de temps que les plus grands travailleurs ont con-
sacré à leurs œuvres. C'est une pensée encourageante
pour les jeunes gens que de se dire qu'on peut devenir
une des lumières de sa génération avec un nombre peu
500 SAVOIR TRAVAILLER

considérable d'heures de travail, à la condition de s'y


donner de toute son énergie.

qjjE tout soit prêt lors de l'effort !

Le travail n'est possible que s'il est préparé. Ains


avant d'écrire ce chapitre j'ai dû lire des milliers et de-
milliers de pages, noter au cours de mes lectures et
qui avait trait à mon sujet, interroger des auteurs sur
leur travail, réfléchir à mon expérience personnelle
d'écrivain, confronter mes documents avec cette expé-
rience afin de déceler les erreurs et les mensonges des
vaniteux, de ceux qni veulent étonner ou de ceux qui
sont incapables de s'observer loyalement. Puis il a fallu
classer ces documents avec ordre afin qu'ils m'appor-
tassent leur aide et non l'embarras de leur encombre-
ment. Mais la plupart des recherches, des lectures ne
sont pas du travail, c'est de la besogne. Lire par exem-
ple les huit cents pages des lettres de Garlyle à sa fian-
cée, donner un coup de crayon aux passages qui se
rapportent à mes préoccupations, puis reprendre les
passages soulignés, les relire, prendre note des expres-
sions heureuses, des réflexions profondes, enfin classer
ces notes inteUigemment, tout cela c'est de la besogne
que l'on peut accomplir sans eiforts et qu'on pourrait
à la rigueur faire faire par un secrétaire.
Mais cette besogne est nécessaire. Il serait absurde
d'aborder un sujet sans savoir ce que les grands esprits
(le tous les temps en ont pensé. Ce serait d'une pré-
somption outrecuidante pour qui sait combien la décou-
verte de la vérité est œuvre collective. Mais une fois
4|u'on est prêt, qu'on a fait' le tour de la question, il faut,
avec une saine confiance en soi, penser résolument pa/
Hoi-môme.
On voit maintenant que l'essentiel de la uiéthode est
analogue à l'art de la guerre il faut tout prévoir
: :

I
BESOÛNE N'EST PAS TRAVAIL ICI

vêtir^ nourrir, armer ses hommes, préparer l'attaque


pendant le temps nécessaire en canonnant les positions
ennemies, et le moment venn, ne plus envisager aucune
des conséquences de Faction et se lancer avec la furia
francese, coûte que coûte, sans regarder derrière soi,
sans perdre une minut\

BESOGNE n'est PAS TRAVAIL

Cette préparation : lectures, références, notes à pren-


dre et à classer, on peut la faire avec une faible
etc.,
dépense d'énergie et l'on peut par conséquent y passer
beaucoup de temps. Nietzsche évalue à 200 le nombre
des volumes que consulte chaque jour un philologue
de dispositions moyennes naturellement ce malheu-
:

reux perd toute possibilité de penser par lui-même.


Ce sont ces besognes passives que les esprits mous et
pataugeants confondent avec le travail. Ils se figurent
que rassembler d'énormes quantités de fiches/ c'est tra-
vailler. Non, c'est besogner. C'est si peu du travail,
que ces fiches dont sont faits une multitude de livres
sont inutilisables, par la raison qu'il y a peu de faits de
valeur. Claude Bernard nous a enseigné qu'une obser-
vation digne de ce nom est toujours une réponse à une
question claire ou pressentie. Seuls les faits significatifs

ont de l'importance, pr un fa it n'est significatif, ne pré-


sente un sens que comme réponse â"une* question. Le
une penséeTécTairèr^S*!!'' n^en-
farTne^s^ecIaire'^ que si
tre pas dans une pensée comme un élément organique,
il ne sert de rien. Rassemblé avec d'autres, il forme

un amas de décombres inutilisable.


Je ne vais pas chercher mes dans des œu-
« faits »

vres de second ordre pour plusieurs raisons. D'abord


parce que, comme nous venons de le dire, ils ne sont
jamais donnés il faut leur faire subir, comme au dia-
:

mant, la taille pour qu'ils diffractent la lumière de la


iOi SAVOIR TitAVAILLER

pensée et cette taille exige le tranchant d'un jugement


hien affilé, ce qui n'est pas une qualité ordinaire. Bien
affdé et de pur acier, car métal est mal épuré de
si le

ses scories, c'est-à-dire des scntimenls et des passions,


il est^LCile à ébrccber. Or les esprits de second ordre
sont incapables de cette pureté : leurs idées sont mêlées
de leurs vanités, de leurs rancunes, de leur esprit de
parti.
Par exemple, en sciences, l'orgueil d'un Cuvier à
rendu inca-
l'intelligence alourdie par les honneurs, l'a
pable de comprendre la grandeur des conceptions d'un
Geoffroy Saint-Hilaire il est fréquent qu'un grand
:

homme déchoie à la fin de sa carrière du rang d'un


esprit supérieur. Napoléon en est une autre preuve lui
qui, à Waterloo, s'est perdu en acceptant le combat
dans des conditions absurdes, au lieu de battre en
retraite, comme un Jofîre non aveuglé par l'orgueil,
l'eût fait.
Une autre raison pour ne pas aller chercher un fait
dans des auteurs médiocres, c'est que, d'instinct, ils
vont avec leur curiosité de brocanteurs aux faits pitto-
resques, bien visibles, mais qui, généralement, sont
sans influence. Au contraire, les faits essentiels qui sont
causes de grandes séries de conséquences, ne payent
pas de mine seul le regard pénétrant de l'esprit de
:

valeur les discerne.


Par exemple, vous chercheriez vainement dans les
historiens la couse delà décadence de l'Empire romain
et de la routine où il s'enlise, sans aucune invention ni
dans l'armement, ni dans la tactique, ni en littérature,
ni dans les arts, ni en médecine, ni en sciences. C'est
que le ])rogrès n'est promu que par les esprits énergi-
ques les luîtes et les proscriptions sanglantes des
:

Gracques, de Marins, de Ginna, de Sylla, de César et de


Pompée, des triumvirs, d'Octave avaient fauché tous les
buiumes de caractère, dignes et courageux.
LES HEURES SAGKÉES iOi

Je n'ai jamais trouvé d'explication plausible des


invasions des barbares, ayant les travaux de Kropotkine
sur rassèchement progressif de la Terre, assèchement
iéjà complet dans la partie de l'Asie que les barbares
ont dû quitter.
Donc, seul un esprit de valeur peut reconnaître les
qui ont de la valeur. Les esprits ordinaires accu-
faits

mulent d'énormes quantités d'épisodes sans importance.


Les faits significatifs sont peu nombreux et une des
corvées du savant c'est d'être obligé de perdre un temps
considérable à chercher à travers un amoncellement
de pseudo-travail, de livres, d'articles de revue, etc.,
quelques grammes d'or pur, quelques observations bien
faites,quelques remarques profondes... C'est ainsi que
les orpailleurs des torrents des Alpes laYcnt des tonnes
de sable pour recueillir une pincée de paillettes pré-
cieuses. A cette recherche passent des b euros innom-
brables de pseudo-travail que les érudits inertes et
patients confondent avec le travail.

LES HEURES SAC LIÉES

Mais nous, ne nous en laissons pas imposer et gar-


dons nette et lumineuse la distinction capitale entre le
pseudo-travail et la pure énergie de l'effort intellectuel.
Sachons organiser notre vie d'étudiants de façon à tout |

subordonner aux quelques heures d'intense énergie intel- 1

lectuelle. |

Cette vue nette de la réalité simplifie, toutes les autres


questions : de ne jamais laisser perdre Jes ins-
il suffit

tants de bonne veine, delucidité de l'esprit aussi la :

question de savoir s'il faut travailler le matin ou le soir


n'a pas d'importance. L'étudiant, s'il dispose de sa
journée, choisira pour l'effort énergique les heures où
d'habitude son corps est moins rétif, par exemple, de
neuf à midi ou de quatre à sept. Quiconque est occupé
104 SAVOIR TRAVAILLER

dans la journée fera bien de mettre de côté de bon


matin, les heures sacrées. Saint-François de Sales
recommande les matinées comme le temps le plus
précieux et le plus fructueux. C'est le temps le plus
agréable, le plus doux et celui où il y a le moins
d'embarras. Les oiseaux eux-mêmes semblent inviter
au travail (1).
Les hygiénistes sont du même avis que Saint-Fran-
çois de Sales (2). Mais les personnes atteintes de neu-
rasthénie éprouvent le matin un sentiment de fatigue,
hallucination pénible, qui ne résiste pas à l'efîort. Je
me suis toujours bien trouvé de u mettre de côté w les
trois heures sacrées avant l'énorme distraction apportée
par les obligations professionnelles courrier à ouvrir,
:

affaires à traiter, audiences, etc. Chose curieuse, je me


lève plus facilement de grand matin l'hiver parce que
le silence et le sommeil sont plus profonds qu'en été.
Mais on ne doit pas se faire un emploi du temps
rigide, identique pour toutes les saisons, car aucune
volonté n'est assez puissante pour le suivre immua-
blement. L'essentiel est de trouver dans la journée,
à l'heure la plus commode, la mieux adaptée à l'en-
semble des conditions de la vie quotidienne, les heu-
res sacrées. Ce n'est pas l'habitude de l'heure, qu'il
V* faut prendre, mais celle de l'effort. La seule habitude

franchement mauvaise est celle du travail de nuit qui


arrive au moment où le sang est empoisonné par l'ac-
cunmlation des déchets d'assimilation que le sommeil
permet d'éliminer.
Il faut apporter au travail une fidélité libre, et ne

pas se condamner à une existence de forçat ou de pri


Konnicr. Même si on se propose une grande tiichc, il

(i) introduction à la vie dévote, cb. 23, llf.


(2) RKVEiLLÉ-pAnisB, P/)i/sioh(jie et hygiène des hommes livre
aux travaux de l'esprit, 1881.

â
IMPORTANCE DE LA SANTÉ lOS

ne faut pas se brutaliser soi-même, mais se traiter avec

humanité et avec générosité.


Tout étant suspendu à la résolution capitale de se
vouer de toute son âme à un travail de deux, trois
ou quatre heures, la seule chose qui importe est de
donner, au moment qui parait le meilleur, cet effort
loyal. Le reste, c'est-à-dire la besogne, se fait facile-
ment à n'importe quel moment.
Quand j'ai très bien dormi, je donne souvent l'efFort \

de cinq à huit le matin. Je ne m'en fais pas une obliga-


j

tion ne varietur car souvent le travail de neuf à midi ou \

de quatre à sept vaut celui du matin, mais alors il faut, à i

sa porte, une consigne farouche. Pour protéger son |


'
gens qui n'ont rien à faire, contre les
travail contre les
voleurs de temps, il faudrait Cerbère, le chien à trois ;

têtes qui gardait la porte des enfers.

IMPORTANCE DE LA SAiNTÉ

D'autre part, il ne faut pas oubKer que, comme le


dit Spencer, l'esprit est situé aussi profond que les vis-
cères (1). Par conséquent, la première condition du
succès est de se bien porter, ce qui implique certaines
conditions : une nourriture saine, substantielle, sans
lourdeur (2) ;un exercice modéré, mais suffisant, du

(1) Herbert Spencer, Autobiographie, dernier chapitre.


(2) Quoique les connaissances sur la digestion soient imparfai*
tes, il est une considération utile. Nous digérons notre estomac et
nos intestins, qui sont de la viande, mais pour éviter une perfo-
ration, qui serait mortelle, les parois de ces organes se tapissent
de villosités qui se renouvellent incessamment. Ce travail repré-
sente une énorme consommation de forces et l'on conçoit que
s'il dépasse certaines limites, la totalité des apports de la diges-

tion soit utilisée à y faire face pendant ce surmenage il j a impos-


:

sibilité pour le cerveau de pourvoir à un effort cérébral. A chacun


i06 SAVOIR TRAVAILLER

grand du soleil, un sommeil réparateur, et du


air,
!
bonheur, bonheur étant le meilleiîr des toniques.;
le
Le sommeil est d'une grande importance. Excessif, il
ralentit la circulation du sang, cmousse les sensations
et appesantit l'intelligence, ^ns compter les autres
dangers d'un long séjour au Mais un sommeil répa-
lit.

rateur est nécessaire. 11 serait ridicule de fixer une


durée, la quantité de sommeil utile varie avec chaque
personne, et pour une même personne avec les saisons,
les occupations, l'état de fatigue, etc.C'est à chacun
de s'observer et de régler son sommeil pour le mieux.
Mais c'est une règle qu'il faut vous imposer dès :

jque vous avez une nuit de sommeil agité, cessez tout


travail, allez vous promener au grand air. L'insomnie,
jquand elle ne provient pas d'excitants ou d'une diges-
tion laborieuse est lindicc d'un commencement do
lurmenage. Quand le sommeil va, tout va.
JLe grand air, la promenade qui avivent la circulation
etoxygènent le sang, sont précieux pour la méditation.
Beethoven courait les champs, le carnet en main,
notant les idées qui lui venaient. Il passait des jour-
nées en plein air, oubliant l'heure des repas. En com-
posant son admirable neuvième symphonie, il perdit
plusieurs fois son chapeau.
Gicéron qui souIIVait de re^loniac oi quf n'avait que

de trouver, par cxpériencfî, réquilibre q^iii laisse le cerveau vigou-


reux.
Se bien nourrir est essentiel, puisque nul n'aticint son maxiinuin
d'énergie s'il n'a résolu inlclligeuiinent ce problème. Des gensqr/i
ne consenLiraient pas a perler un cosUime non fait sur mesure,
acceptent une nourriture de confeclion, la même pour tous, telle
que l'exige le gain des cuisiniers et des maîtres d'hôtel. On ne
pourra jamais dénombrer les énergies ruinées par une alimenta-
tion sur mesure ». La plupart des maladies
qui n'est pas laile «

proviennent de ce qu'on n'observe pas les eiTels des aliments et


qu'on accumule les erreurs de régime jusqu'à la catasU'ophc iné-
vitable.
ÎMPOUTANCE DE LA SANÎÉ 107

la peau et les os, mangeait peu et rarement, npus dit


Plutarque. II aimait à travailler en se promenant :

Quidqnid conficio aut cogito, in anibidationis {ère


'.emplis confero. Et Pline le Jeune dit : Minmi ut
animus agitatione corporis excitetur. Et Spencer écrit :

« J'allais souvent me promener dans les champs en


^pensant fortement à mon sujet. Car, en ce temps-là,
comme toujours, mon travail de tête se faisait preS"
qu'entièl?ement pendant que je marchais (1) ». J'ai

composé VEducatioii de la volonté presqu'entièrement


au bord de la mer à Bastia et sur la colline Sainte-
Catherine à Bar-ie-Duc et je puis situer dans quelque
beau paysage de l'Ardèche, de la Champagne, de la
Savoie ou do la Provence, toutes les découvertes que
j*ai publiées. « Etre assis le moins possible ; ne pas I

ajouter foi à une idée qui ne serait venue en plein air, j

alors que l'on se meut librement. Il faut que les mus- |

clés eux aussi célèbrent une fête. Tous les préjuges ^

viennent des intestins. Le cul de plomb est le véritable .

péché contre le Saint-Esprit (2) ». l

Les conditions de l'existence dans les villes font quo


la plupart des intellectuels vivent dans « le péché con-
tre le Saint-Esprit ». Us méprisent le travail manuel
et sont atteints d'atrophie des muscles. Notre éducation
ignore systématiquement nos 368 muscles ne fait ; elle
que des hommes
incomplets. Bientôt le travail manuel,
au lieu d'être un repos et une condition de santé
robuste, devient pour nos ati'023hiés musculaires un
harassement insupportable aussi l'évitent-ils, et leur
;

vie contre nature fait de la plupart des intellectuels


des faibles, des souffrants. L'énergie tarit et le cerveau
perd vite sa jeunesse et sa vigueur d'initiative. L'équi-
libre mental est atteint, ce qui se traduit par la course

(1) Herbert Spencer. Autobiographie, p. 145.


(2) Nietzsche. Ecce homo.
1Ô8 SAVOIR TRAVAILLER

aux jouissances, aux satisfactions de vanité et par une


vie de hannetons bourdonnants.
La méthode qui consiste à ne faire qu'une chose a
jja fois et à la faire avec vigueur pendant les heures
déblaie.la vie d'interminables heures de
:;vj'énergie,

Idemi-somnolenee. Plus d'ineriie stagnante, de corps


ankylosés devant la table de travail, plus d'yeux fati-
gués, plus de sang épaissi La vie devient aimable, car
!

il reste dans la journée de lièlles îiêuresnie lôîgîrTiu


grand air, qui permettent de demeurer jeune, et de ne
pas attraper ce teint cireux, ces épaules voûtées, ces
regards éteints, cette mauvaise humeur qui rendent si
ridicule le Herr Professer d'Oatre-Rhiii.
On reconnaît le vrai travailleur à ce qu'on le rencon-
chaque jour en pleins champs.
tre
serait absurde, quand on travaille, d'aller chercher
Il

le repos dans ce qu'on appelle « les anmscments »,


d'aller s'enfermer dans un café enfumé, de s'abêtir à
jouer aux cartes, etc. Il faut savoir trouver sa ré^éa-
tion dans l'efïort pour se développer, dans le sentiment
de puissance que donne l'énergie active. Promenades,
; excursions, contemplation de la nature sous tous ses
1 aspects, sports aviron, pêche, chasse joies de l'ami-
:
;

1tié et de la famille lecture de romans, de voyages, etc.,


;

\que de ressources Il faut réduire au minimum les


!

plaisirs sédentaires qui tendent à la stagnation du sang.


Il faut savoir flâner au grand air, faire le badaud avec

délices. Combien d'écrivains, pour n'avoir pas su se


reposer, ont sottement ruiné leur santé La vie est lon-
!

gue et il vaut mieux travailler avec une sage modéra-


tion durant quarante ans qu'avec excès durant quinze
nJ ans.^ d'autant plus qu'un travail excessif nuit auï
^harmonieux développements intellectuels qui denian-

^
dent beaucoup de temps et une très lente matura-
tion.
ORGANISATION DES TRÉBUGHETS l]9

ORGANISATION DES TRÉBUGHETS

Il semble qull y ait quelque contradiction entre le


conseil de travailler un petit nombre d'heures et celui
que nous donnions d'économiser les minutes.
Il n'en est rien, car tout s'éclaire par la distinction
entre le travail intense et les besognes qui ne tendent
qu'à demi les forces intellectuelles. Il y a entre ces
deux attitudes de la volonté une différence analogue à
celle qui existe entre une escalade dans les rochers
escarpés, qui tend toutes les énergies, et une prome-
nade sur la grande route qui ne demande ni attention
ni efforts.
Notre cerveau est toujours en activité. Les percep-
tions, les sensations internes, les sentiments provo-
quent constamment un déroulement d'idées capricieux,
une rêverie à laquelle la volonté assiste en spectatrice.
Ce déroulement continu d'états de conscience qui se
déclenchent automatiquement les uns les autres sui-
vant les lois de l'association des idées ne fatigue pas.
Ce qui fatigue, c'est la direction volontaire imposée
aux «associations d'idées par un acte d'attention.
Nous avons étudié ailleurs le mécanisme délicat de la
direction de pensée, qui constitue notre liberté. Nous
ne sommes pas maîtres de l'association de nos idées et
ici, comme partout, nous ne commandons aux choses

qu'en nous soumettant à leurs lois. Devant ce déroule-


ment en nous de nos idées, nous sommes comme le
guetteur qui fouille la mer des faisceaux lumineux de
son projecteur. S'il rencontre un objet suspect, il fixe
sur lui une lumière qui permet de l'étudier. De même,
Aquand une idée nous intéresse, nous projetons sur elle
ce faisceau de lumière que nous appelons l'attention.
Par cela môme, cette idée, vivement éclairée, prend de
l'importance. Elle rallie autour d'elle, par les lois de
l'assoeiation, une foule de souvenirs, d'idées, de senti'
410 SAVOIR TRAVAILLER

ments. Toute notre volonté ne consiste qu'en cela :


»/ éclairer vivement, en dirigeant l'attention sur eux,
l'idée, le sentiment que nous choisissons parmi d'au-
tres. Ce maintien de la lumière de l'attention sur un
état de conscience est souvent difficile, mais nous
savons que l'habitude est libératrice de volonté. Un
acte pénible au début, quand il est répété souvent, ne
coûte plus de peine il finit par devenir très facile,
:

puis automatique.
Ceci bien compris, qui ne voit quel parti un travail-
leur peut tirer de cette grande loi de l'habitude? Avec
un peu d'efforts au début, nous pouvons faire en sorte
que notre cerveau au lieu de folâtrer, de baguenauder
à des riens, fasse œuvre utile. Une rivière qui s'amusait
à décrire mille méandres, si on la capte, si on concen-
tre et dirige sa force, peut faire tourner la roue d'un
moulin. De môme la forceperdue à des futilités, il
suffit de la concentrer, de la diriger pour que sans
augmentation de dépense, elle fasse du travail utile.
Le moyen d'y arriver, c'est de s'intéresser à son
travail, de créer en soi une partialité de l'attention
telle que toute idée qui passe, si elle a quelque rapport
avec le sujet habituel des préoccupations, soit en quel-
que sorte happée au passage. C'est en ce sens que New-
ton gardait toujours dans sa pensée son hypothèse encore
vague et que la chute d'une pomme provoqua dans son
esprit, comme une brusque conclusion, la découverte
de la gravitation universelle.
C'est ainsi qu'ayant entrevu il y a près de vingt ans
l'absurdité de notre enseignement de la composition
française je découvris un jour la méthode rationnelle
qui a fait l'objet de mon livre ï Apprentissage de F Art
d'écrire. Pendant cette longue période, passionné pouï
mon sujet, je puis dire que je n'ai g^ère passé de joui
«ans y penser. Il n'est pas une lecture, pas une con-
versation, pas une expérience d'écrivain, pas une ius-
1

ODGANÎSATION DES TREBUGHET8 111

pection criii ne m'ait fourni quelque exemple, quelque

idée, quelque suggestion mon attention, comme le


:

projecteur qui découvre au milieu des vagues les navi-


res ou les barques qui passent, se fixait sur ce qui avait
du rapport avec mon sujet. 11 faut en quelque sorte
'
qu'un livre se fasse dans le cerveau, peu à peu, sans
que la volonté s'en mêle .On dit quelquefois, d'une
l'echercliedésespérée autant vaudrait chercher une
:

aiguille dans une meule de paille. Pour qui a su ins-


taller une idée directrice dans son cerveau, les aiguilles
accourent d'elles-mêmes du fond de la meule de paille,
comme mues par une attraction magique.
Cette attraction est l/loi générale de notre pensée.
C'est par ce procédé que se créent les préjugés et les
superstitions le paysan qui croit aux prédictions des
:

almanachs est aveugle pour les cas nombreux de leur


coruplète fausseté il n'aperçoit et ne totalise que les
:

cas où la prédiction est vérifiée.


L'homine épris ne voit que qualités dans la femme
môme indigne qu'il aime :

« La malpropre sur soi, de peu d'attraits chargée,


« Est mise sous le nom de beauté négligée ».

Une maman est incapable de voir les défauts de son


enfant, mais ses moindres qualités elle les voit et les
amplifie. Un homme de parti ne peut apercevoir le
noyau de vérité contenu dans la doctrine de ses adver-
saires et il rend difficilement justice aux qualités de
ceux qui le combattent. Toute opinion préconçue nous /

rend aveugle pour ce qui la contredit et nous rend par-


j
"
tiaux pour ce qui la confirme.
/^L'attitude arbitrairede Fesprit est donc normale. Il
s agit d'utiliser de fascination de l'atten-
cette espèce
tion pour tout ce qui sympathise avec l'idée dominante.
As'cc l'idée ou avec les idées dominantes, car ons/
arrive fort bien à s'intéresser à plusieurs idées, qui
112 SAVOIR TRAVAILLER

toutes acquièrent cette force magnétique qui contraire-


ment à l'autre, attire tout ce qui, en quelque sorte, est
chargé de même électricité ^Vers vingt-sept ans, j'avais
entrevu les quelques grandes vérités dont le travail
d'une vie entière n'est que le
développement et la
mise au point. Je retrouve dans mes cahiers de notes
les plans successifs, souvent maladroits encore, de mes
divers ouvrages. Cette netteté relative des idées direc-
trices de mon développement moral et intellectuel rn^a
permis durant un quart de siècle de profiter de la tota-
lité de mes expériences, de mes lectures, etc. Même en

-lisant des livres médiocres, des romans de second


ordre, une remarque, un mot, une observation, sautait
hors du livre com.me l'aiguille attirée par l'aimant hors
du tas de paille et venait s'agglutiner à la masse des
faits analogues déjà classés. C'est pourquoi, lorsque,

après avoir établi le plan d'un chapitre, je classe mes


notes, docilement se présentent à côté des observations
et des lectures d'hier, des documents qui ont dix ans,
quinze ans, même trente ans de présence dans mes
cahiers. Le travail de toute la vie arrive à point, bien
classé, à ma disposition. Cela aussi est une forme de
l'Incorruptible Comptable. Quelle force n'apportent-ils
pas, ces bataillons serrés d'observations et de docu-
ments organisés pendant des années, réserves vivantes
qui nous soutiennent dans l'assaut fmal pour la con-
quête de la vérité !

Le sentiment profond de puissance que donne une vie


lie travail n'est pas seulement un réconfort pour l'intel-

ligence, mais aussi pour l'ûme. Il donne confiance et


lérénité. Il permet de dédaigner les injures des jour-
naux éphémères, la malveillance que ceux qui ont le
^jouvoir sans l'influence témoignent d'ordinaire à ceux
qui ont l'influence sans le pouvoir. Il permet de suppor-
ter allègrement les injustices et les persécutions qui
n'ont jamais été ménagées k ceux f^ui font une œuvre.
ORGANISATION DES TREBOCIIETS iî3

On voit maintenant en quel sens on peut, sans effort,

toujours penser à son travail : il suffit d'organiser son


cerveau comme dans les greniers à blé on pose des
trébuchetsl les souris s'engagent sans méfiance sur la
planchette en équilibre devant l'appât et crac ! celle-ci
bascule et le petit voleur est précipité dans le piège !

De même, les idées marchent sans méfiance, le trébu-


chât culbute et l'idée est captée.
On peut ainsi poser jusqu'à cinq ou six trébuchets
dans les différents chemins d'idées qui conduisent aux
œuvres qui sont en puissance dans Tesprit. Les obser-
vations, les remarques, les lectures, comme attirées
par l'appât tendu à leur appétit, tombent dans la sou^
ricière, sans que nous ayons d'autre peine que celle de
les recueillir. En quelques années, par cette organi-
sation, on fait un riche butin, et, je le répète, cela ne
demande pas plus d'efforts que n'en consomme le jeu
normal et incessant du déroulement fortuit et capri-
cieux des associations d'idées. I

11 est un autre avantage de ces pièges constamment


tendus : c'est que le sommeil lui-môme travaille. Que
je m'éveille à n'importe quelle heure de la nuit, mes
trébuchets fonctionnent sans que je fasse effort et
souvent au moment même du réveil, je trouve prise
dans la souricière quelque comparaison ingénieuse,
un mot pittoresque, une objection, un plan de chapi-
tre, un rapport nouveau., Cela est infiniment moins
.

fatigant que de trouver, présent et angoissant, le sou-


venir d'une contrariété, d'une injustice subie, d'une*
maladresse commise, car, ne nous lassons jamais de le
répéter, ce sont les déplaisirs, les contrariétés, les
préoccupations, les soucis, les inquiétudes, les tracas,
surmènent. Nul surmenage, s'il n'y a ce
l'anxiété, qui
petit pincement au cœur que donnent les déboires et
la tristesse. Ne se surmènent quelle cœur et l'estomac :

or seules les idées tristes, les sentiments aigres, font


Tavot. — Travail S
m SAVOIR TRAVAILLER

;attre le cœur irrégulièrement et tarissent ou empoi-


^onnent les sécrétions. Le chagrin, la mauvaise humeur
>nt la grande cause de surmenage.

(Au contraire, le bonheur est le plus efficace des toni-


i jues et il n'est pas de bonheur plus durable ni plus pro-
fond que celui que donne le sentiment du travail fécond. 'J
'
Voilà comment se résoud la contradiction apparente
que nous relevions entre le conseil de ne travailler
qu'un petit nombre d'heures et celui de penser tou-
jours à son travail. Quand on prend Foiïensive il faut
la prendre de toute son énergie. Le reste du temps,
dirigeons sur des voies choisies l'action du cerveau
qui est constante, mais qui s'égare et se perd en rêve-
ries, en fantaisies, en rumination de petites contrariétés.

Sur ces voies choisies, que le tri et la mise en réserve


de ce qui est utilisable se fasse sans effort de volonté.
\ Travailler quand on travaille, et faire en sorte que le
! reste du temps le courant continu des associations
d'idées, au lieu de se gaspiller, produise du travail
utile, autoniaiquement pendant que nous nous dis-
,

trayons, que nous flânons, que nous dormons...


D'éner^i(juesjefliuls^-iJièi_]3ei^^ et

le reste du temj3S, j(mirjdu_soleil, d^^ra^^ Ta


conversation de ses amis, lire et flûjner, pendant que

iT^e^HuiTSIin '3^^^ de ti^èlJuclictS sans


que nous fassions effprt^^Nous utilisons le tomierre à
faire marcher nos tramways, il serait étrange que nous
ne sachions utiliser noire force nerveuse à faire la cui-
sine et le ménage du travailleur intellectuel, de sorte
que, lorsque celui-ci se met à sa table de travail, tout
ce qui lui est nécessaire soit prêt.

TA 6EULIÎ AIDE EST KN TOI

\ Mais surtout gardons-nous de croire que l'ouvrage


se fcria miraculcuseiuent, sans nous. N'attendons
Ta seule aide est en toi H5

jamais du dehors le secours ii ne peut venir que de


;

nous-même, de nos élans d'énergie ytet du fidèle enre-


gistrement par rincorruptiLle Comptable de nos
innombrables petites victoires sur nous-mêmes.
Toi, jeune homme, qui te désespères d'être isolé
dans ta petite ville ou dans ton village, dis-toi bien que
ton sort n'est pas différent de celui des étudiants
même de la Sorbonne. Dis-toi stoïquement la vérité
douloureuse aujourd'hui personne n'aide personne.
:

Peut-être que personne ne peut aider personne, par la


raison que personne n'est semblable à personne. Les
Universités, où tout devrait être subordonné à la mise
en valeur de l'étudiant, à l'aide intelligente apportée
à l'étudiant, sont des corps sans âme.
Leur organisation matérielle est souvent excellente,
mais l'organisation morale est à créer. On a fait remar-
quer avec raison l'aspect hostile des bâtiments de la
Sorbonne, avec ses murs clos, ses couloirs sombres.
Les moines du moyen-âge, qui avaient le sens de
l'appui que les sentiments devaient trouver dans les
lieux familiers, avaient créé le cloître, si intime, si

accueillant. Son pourtour, décoré de colonnettes élé-


gantes, peuplé de statues, entourait une cour silen-
cieuse où pénétraient à flots l'air et la lumière. Tout
invitait à la promenade calme, à la conversation, à la
méditation.
De plus, chaque frère^ quand il était découragé,
trouvait un réconfort assuré auprès d'un frère plus
mcien. Les religieux nç conn<jissaient pas l'atroce
isolement qui paralyse tant de jeunes gens à l'âme
ardente perdus dans le désert de la grande ville indif-
férente.
A part quelques exceptions, dans nos Universités,
le professeur est trop haut et trop éloigné. Il a ses
préoccupations personnelles, le souci de ses travaux,
s'il travaille, et il n'a pas le timps de devenir un
H6 SAVOm TRAVAILLER

directeur d'études cela demande d'ailleurs une rare


:

qualité d'âme et d'esprit. Le résultat c'est pour l'étu-


diant le danger d'un isolement complet.
On pourrait, du moins, organiser le travail, créer
'^des sortes de directions destinées à rectifier les mauvai-
ses méthodes, à donner des conseils pratiques et des
encouragements. Mais, hélas rien de semblable
!

n'existe. Jamais, dans ma vie d'étudiant je n'ai reçu de


mes professeurs un conseil ni un appui jamais l'un ;

de nos maîtres n'a deviné nos découragements ni la


misère de notre isolement, ni donné, quand il le fallait,
Vappui secourable qui, au moment où l'on risque de se
noyer, permet de reprendre iialeine et sang-froid.
Jamais personne n'a pris la peine de nous aider à voir
clair en nous-même, à prendre conscience de nos
défauts et de nos qualités. Il y a toute une éducation de
la volonté dont la technique est diffuse dans les mora-
listes et les directeurs de conscience, mais nous en
ignorions les principes essentiels et aucun de ceux qui
avaient une longue expérience de la vie et du travail
ne se penchait sur notre ignorance et sur notre fai-
blesse tant pis pour ceux qui ne se tiraient pas d'afiaire
:

tout seuls! Aussi, les Universités ne valent-elles que


par leurs bibliothèques, par leurs laboratoires et surtout
par la fréquentation de camarades intelligents avec qui
l'on parle librement des difficultés du travail. Même au
laboratoire, rares sont les maîtres qui accouchent les
esprits, qui les aident à devenir eux-mêmes, qui savent
leur proposer des problèmes à leur portée et les initier
aux joies du travail créateur 1

Au fond, le seul problème est à'amencr réludiant à


V expérience personnelle de la jjro fonde émotion créatrice. 3
Une fois cette émotion sentie, Je but est atteint le
:

travail est transformé, la volonté déborde d'enthou-


siasme.
C'est l'analogue de la conversion religieuse : Texpé-
TA SEULE AIDE EST EN TOI m
pien.ce personnelle de l'amour divin fait brusquement
s'écrouler le système des valeurs admises jusque-là. La
pauvreté, la souffrance, l'humilité abhorrées, devien-
nent l'objet d'une ardente passion. La vie est transfi-
gurée : l'argent, le pouvoir, les satisfactions d'orgueil?
qu'on poursuivait âprement n'ont pas plus d'attrait
désormais pour le néophyte que les jouets de l'enfance
n'en ont pour l'homme fait.

De même, quand l'étudiant a goûté au sentiment de


force, de robustesse, de confiance en que donne le
soi
travail créateur, les petites vanités du succès perdent
toute valeur et le pseudo-travail fait l'effet d'une
déchéance. Je me souviens qu'après plusieurs années
passées à Paris, émietté et comme désagrégé par l'abus
des cours, des lectures, ayant amoncelé une encyclopé-
die de notions que je connaissais par ouï-dire, je fus
envoyé dans une ville du midi dont la bibliothèque ne
possédai! pas de livres de philosophie — et je ne pouvais
en acheter. Réduit à mes forces, je dus, comme un nau-
fragé survivant du navire englouti,nager par mes pro-
pres moy^^ns et nouveau Robinson Crusoë, créer pari
moî-même mon cours de philosophie. Heureuxnaufra-
gel C'est àlui que je dus àlafoislabrusquecertiludeque
tout mon travail antérieur était du pseudo-travail et
l'expériencedu travail créateur où est impliquée la
de la personnalité. Dès que l'étudiant a eu la
totalité
lumière et la chaleur de cette révélation, il n'a plus'
besoin d'aucun secours extérieur il est embrasé par'
:

le feu sacré. Il a la foi qui transporte les montagnes.


Mais pour l'amener à cette expérience décisive, il
faut une connaissance approfondie de la nature de
ses goûts et de son esprit le maître doit considérer
:

comme son devoir primordial d'être un accoucheur


d'esprits. 11 doit donner en outre la preuve qu'il ne vit
que pour son œuvre, qu'il ne ménage ni son temps, ni
Son énergie. Ostwald cite un éveiiieur de vocations qui
118 SAVOIR TRAVAILLER

gardait, sans les publier, la plupart de ses découvertes


pour les proposer coinine probloines à ses élèves. C'est
un héroïsme admira]jle mais riiéroisme est rare.
:

! Aussi, travailleur isolé, ne t'exagère pas la valeur des

I
secours qui peuvent te venir du dehors. Ils ne peuvent

\
jamais être r essentiel. L'essentiel, c'est que tu entres
1 résolument dans ton travail, avec courage et vigueur.
Si tu fais ainsi, l'aide extérieure peut être un appoint.
Sinon, tous les secours te seront inutiles. Cette aide est
analogue à celle du guide dans une escalade difficile :

son exemple te prouve qu'on peut escalader le roc


abrupt au besoin, la corde pourra te venir en aide.
:

Mais tu ne monteras pas si, de tes bras, de tes genoux,


de tes pieds, tu ne t'accroches avec énergie et décision
aux aspérités du rocher, et si tu ne tends les muscles
nécessaires. Une petite aide, oui, mais c'est b. toi à
faire l'essentiel.
Persévère, et sache bien que tu n'as qu'un ami,
qu'un protecteur sûr, c'est l'Incorruptible Comptable,
qui, minute par minute, inscrit dans ton cerveau, sous
forme d'habitudes libératrices tes menus actes de
patience, de calme, d'endurance, d'héroïsme. Tu com-
prendras plus tard que le travail est le seul moyen
d'échapper à l'isolement dont rintolcrabilitc précipite
les hommes dans toutes les folies au moins, étant :

quelqu'un, tu anras toujours une compagnie intéres-


sante en toi-môme.

IL FAUT ORGANISER L ENTR AIDE J

Notre système d'éducation, dès le collège, est cnti^


rement égoïste : chacun pour soi ! Nous n'avons pas
su, comme l'a fait Port-Royal, organiser la préparation
du travail en commun. Lorsque Pascal écrivait ses
Provinciales^ les religieux dépouillaient les écrits indi-
!L FAUT ORGANISER L'ENTR'AÏDE !19

gestes des casiiistes, ils lui apportaient les citations


caractéristiques.
C'était un atelier où tous coopéraient fraternelle-
|
ment. Il faudrait recréer l'amicale entr'aide des ancien- 1

nés écoles de peinture, la recherche en commun où i

les élèves voyaient comment le maître travaillait, rece- |

vaient ses corrections, ses conseils pratiques. On peut I

lire dans Vasari le détail de l'admirable organisation \

des ateliers des peintres italiens de la grande époque. |

L'Institut Pasteur, où la coopération a toujours été


fraternelle, sous la direction des Pasteur, des Duclaux,
des Roux, des Galmette, offre d'excellents exemples du
travail fructueux accompli dans un milieu d'entr'aide.
Gaston Paris, dont la patience et la probité scienti-
fique furent admirables avaitrsu organiser le travail
collectif il suscitait les études, entretenait avec une
:

foule de médiévistes une correspondance considérable.


Il non pas à la manière
dirigeait des équipes d'érudits «
de ces savants qui font travailler des sous-ordres, mais
pratiquant au contraire lé beau précepte :

« Que chacun dans sa bi cherche en paix la lumière ».

Heureux de l'originalité d'autrui... il allait semant


sans cesse les idées et les bienfaits... (1) ». Son œuvre,
il ne faut pas seulement la chercher dans ses ouvrages,
car par sa « puissance de suggestion, de direction et
de rayonnement » il fut l'âme des médiévistes durant

I quarante ans. Ses élèves, à sa mort, se sentirent atteints.


C'est lui qui leur avait appris «
l'an travaille ».
comment et pourquoi

L'habitude de la coopération, nous devrions l'orga-»^]


niser dès le collège, pour toute besogne qui prépare
en littérature, en histoire,
le travail. ]I1 serait si facile
en philosophie, de mettre toute une équipe à chercher

(1) Gaston Paris, Cahiers de ta qimicaine. J. Bédier, avril 1904.


45? SAVOIR TRAVAILLER

les traits d'un portrait, les preuves en faveur d'une


hypothèse, les faits qui l'infirment ou qui ne cadrent

pas. Par exemple, on peut coopérativemcnt faire les


recherches sur des sujets comme : les opinions littérai-
res de Molière ; le caractère du renard dans la Fon-
taine ; le génie comique de Pascal d'après les Provin-
ciales^ etc. (1).
Pendant la préparation de l'agrégation de pliiloso-
phie, nous appliquions à plusieurs nos forces à la
pleine compréhension et au commentaire si délicat des
auteurs grecs et latins du programme. Il n'est presque
pas un mot important qui ne doive être éclairé par
quelque passage significatif du môme auteur ou d'un
commentateur. Bien saisir une page d'Aiistote demande
parfois un travail considérable et si l'on se met à trois
pour élucider un chapitre, on peut^ n'en ayant qu'un
tiers à étudier, aller plus profond.(De plus la critique
mutuelle, l'échange des objections, donne au travail
plus d'ardeur : trois esprits différents se complètent et
se stimulent. Chacun apporte ses inventions, ses trou-
vailles, ses réflexions, pe même j'ai lu les chapitres de
Stuart Mill sur l'induction eiiavec un
les discutant
jeune savant de grand avenir. Ces petites coopérât ices
de travail sont excellentes à la condition qu'il n'y ait
aucun apparat et qu'elles soient d'une sincérité com-
plète.
(Quand on a rassemblé à plusieurs les éléments d'une
question, l'cflort personnel rigoureux dans la mise au
point a des chances d'être fructueux. 1

Nos maîtres de tous ordres jjourraient beaucoup pour


organiser cette coopération; mais il faudrait qu ils se
gardassent de s'imposer, d'intervenir, de trancher les

(I)M. Desjardins a ingénieusement tiré des Provinciates une


pour disculcr corrclenienl, applicable à tout objet
« njiilhodc *»

Union pour t' Action morale, \o juillet 1901.


<L FAUT ORGANISER L'E^TR'AIDE I dSl

quGstions. Ils devraient considérer toute classe comme


une coopérative de recherches. Chaque fois que je
pénètre dans une classe où le maître, par exem23le,
explique une version latine, cherche et trouve le mot
propre, rappelle la règle impliquée, j'éprouve quelque
impatience : ce sont les élèves qui doivent se référer à
la règle, chercher dans leur grammaire, trouver le mot
propre qui traduit exactement Tidée. Le maître qui
intervient avant que le cas ne soit désespéré, fait un
coup d'état et à une république d'intelligences à éveil-
ler, il substitue son despotisme stérile.

Serait-ce trop présumer du bon sens national que


d'espérer que la leçon capitale de la guerre ne sera pas
perdue? Chacun, dans cet immense effort collectif n'a-

t-ilpas acquis l'expérience directe de la nécessité de


l'entr'aide, delà coopération? Est-il admissible que les
travailleurs intellectuels soient aussi isolés que les
paysans routiniers qui, chacun, cultivent leur lopin de
terre, au lieu de s'entendre et de mettre en commun
leurs moyens de travail ? Paysans et intellectuels sont
des travailleurs arriérés parce qu'ils sont individualis-
tes et qu'ils ignorent l'entr'aide. Cependant, outre les !

exemples que nous avons cités, qui prouvent la possi-


bilité de l'entr'aide, on peut invoquer lorganisation
des grands journaux les rédacteurs n'y signent pas
:

leurs articles ils doivent toute leur intelligence au


;

journal on ne tolère pas qu'ils publient quoi que ce


:

soit pour leur compte. Les elïorts convergent tous vers


le succès de l'œuvre commune. Mais cette coopération
draconienne n'a rien de séduisant ni de fécond l'en- :

tr'aide dans le travail intellectuel ne peut être que


libre et elle suppose du loisir, car l'inspiration est
capricieuse et elle ne s'accommode pas d'une discipline
à la prussienne.
Mais comme l'organisation coopérative du travail
n'est pas pour demain, la sagesse, pour chaque tra-
122 SAVOIR TRAVAILLER

vaillenr consiste dans une administration habile de se<

forces : réservons les besognes, la recherche des docu-


ments et des références, les lectures, pour les momentl-
d'énergie moyenne. Sachons classer nos vivres et not
munitions et les ordonner si pratiquement que toutes
les heures de belle énergie puissent donner leur pleine
efficacité.
CHAPITRE IV

Stude de quelques grands hommes

Il serait très utile d'avoir des documents véridiqiies


sur la méthode de travail des grands hommes. Ces
documents sont rares pour des raisons faciles à corn-'
prendre. S'il s'agit de souverains, de ministres, d'admi-

nistrateurs, d'hommes célèbres par leur énergie, nous


ne savons presque rien de sincère sur leur compte.
Cependant, de quel intérêt ne serait-il pas pour nous
de connaître leur méthode de travail et les procédés
qu'ils ont employés pour aider la pensée et pour la
soutenir?
Mais la plupart des hommes publics sont toujours
en représentation et ce n'est pas la vérité qu'ils cher-
chent à insinuer dans l'esprit de ceux qui les regardent,
mais l'opinion qu'ils désirent qu'on ait d'eux. Leur
assurance écrasante en impose à presque tous, et ils le
savent. Devant leur puissance d'affirmation et leur
cynisme tranquille, le sens critique de gens même
intelligents est paralysé à un degré extraordinaire. Les
conducteurs d'hommes et les intrigants qui savent
mettre la fouîe en état Je véritable hjpnose, n'igno-
rent point leur pouvoir.
C'est ainsi que nous n'avons presque aucune lumière
Bur les méthodes de travail de Napoléon P^ Seuls»
Rœderer etquelques autres ont fait des observations
significatives. Des gens qui occupent l'attention du bon
124 ÉTUDE DE QUELQUES GRANDS HOMxMES

« théâtreux », comme les appelait Péguy,


public, des
nous n'aurons aucune confession sincère. Tous nous
*
connaissons par expérience l'influence délétère de l'ap-
[plaudissement public. La poursuite habituelle de la
popularité est l'acceptation d'un servage assez bas, car
consiste à subordonner la conduite de la vie à l'opi-
il

nion d'un bloc d'incompétents dont nous repousserions


l'intervention individuelle dans notre existence. Cette
V subordination rompt les attaches avec la sincérité.
Nous n'aurons donc des chances d'avoir des confi-
dences sérieuses que de la part des génies robustes
qui n'ont besoin que de leur propre estime et pour
qui aucune raison de vivre ne vaut la joie de créer leur
œuvre.
Examinons d'abord la méthode de travail de quel-
ques administrateurs hors de pair. Nous avons vu
quelle aisance de Wit apportait à sa lourde tâche.
C'est, dit-il, qu'il ne faisait qu'une chose à la fois et
qu'il la faisait bien. Colbert, qui accomplit une grande
œuvre, travaillait de même :

Pour avancer les aliaires, il faut se lever avant


((

six heures... tenir le cabinet cinq ou six heures par


jour. Il faut penser à ses affaires, avec application
et pénétration et les expédier sur-le-champ. Point de
papiers qui traîuent.( Si vous n'expédiez tous les jours
quelque chose., il vous sera impossible de vous don-
ner le temps nécessaire de raisonner et de bien penser
à tout ce que vous avez à faire » (1). Peu d'heures par
jour, mais faire à fond ce que l'on fait! voilà le conseil
'
de Colbert.
« Jamais homme
ne fut plus entier que Napoléon 1^'
à ce qu'il faisait... Jamais esprit ne fut plus inflexible
à refuser l'occupation, la pensée qui ne venait ni au
jour, ni à l'heure ». Mais nul ne tendait une attention

(i) Revue de Paris, 15 nov. 1901.


LE tRAVAÎL POLITIQUE ESt INORGANISÉ 1^8

plus ardente vers l'objet du travail. Il y pensait long-


temps et il avait tout prévu par une réflexion intense.

LE TRAVAIL POLITIQUE EST INORGANISÉ

S^cc la méthode de Golbert, hélas, confrontons celle


de nos ministres 1

M. Léon Bourgeois la décrit ainsi (1) :

« Un ministre est pris, le matin, de 9 heures à midi, par le

Conseil, par les audiences, uniquement consacrées aux sollici-

tations des fonctionnaires et de leurs élus, et depuis peu, par


les fréquentes séances supplémentaires de la Chambre. —
L'après-midi, quatre jours sur six, il est retenu au Palais-Bour-
bon ou au Luxembourg le soir il a la signature, innombra-
;

ble, à moins qu'il ne préside un banquet; les dimanches il


voyage, il « inaugure » et répand le flot du mérite agricole et
des palmes académiques.
M. Poincaré dit aussi l'éparpillement de l'attention d'un
ministre « Levé de bon matin, il trouve sur son bureau une
:

petite montagne de papiers c'est son courrier personnel. Il faut


:

une heure pour dépouiller la petite montagne formée surtout


de sollicitations. Puis, c'est le service de la presse, les extraits

de journaux, a amer », dont la lecture constitue une


le flot

mauvaise hygiène mentale. De 9 heures à midi, un monde de


sénateurs, de députés viennent recommander leurs électeurs,
leurs fils, frères, neveux, cousins,.. Le lendemain, la matinée
est prise par un conseil des ministres, « réunions cinématogra-
phiques où l'on passe en revue, en deux ou trois heures, tou-
tes les affaires publiques, administratives, financières, sociales
et surtout parlementaires. L'après-midi, c'est le Sénat et la"^

Chambre ». Qu'il ait soin d'avoir de grandes poches ! on les


remplira de nouvelles recommandations.
Il rentre tard et doit signer des milliers de pièces et de lettres,
« comme en un rêve, et il ne saisiraguère dans les milliers de
décisions qui lui seront soumises, que des lueurs intermittent

(1) Revue Bleue, -10 juin 1911 =


126 ÉTUDE DE QUELQUES GUANDS HOMMES

tes de réalité ». Puis, les directeurs l'attendent pour les ques-


tions délicates. « 11 les reçoit, cause avec eux, mais si-f)récipi-

lamment que, suivant ses dispositions d'esprit, il accepte trop


aisément leurs suggestions ou prend, sans raison sérieuse, le

contrepied de leurs propositions. Et de très bonne foi, il croit

rendre un jugement impartial, personnel et raisonné ». kj, .

Le lendemain, la même vie d'éparpillement de l'attehCion


recommence. « Si le ministre veut étudier un projet de loi... il

n'y peut consacnîr, çà et que des heures furtives et une


là,

pensée distraite. Doué de quelque force d'assimilation, il par-


viendra peut-être à refléter l'esprit d'un de ses collaborateurs,
à s'approprier son travail ».

.
Aussi M. Barthou définit-il la journée d'un ministre : « Une
succession d'heures perdues, que coupent de rares loisirs
employés à un travail utile ».

Notre pays est gravement infériorisé par suite de


notre incapacité d'organiser le travail parlementaire et
administratif. La Revue de Paris (1) a publié une étude
profonde sur la réforme gouvernementale. L'auteur
y montre que la machine politique actuelle ne peut
rien j)roduire. Le Président du Conseil devrait s'en-
tourer d'un organe de direction stable, formé des
meilleurs esprits de la nation, des esprits capables
d'une critique pénétrante de ce qui existe et surtout
aptes à une réorganisation d'ensemble. Le Président
du Conseil deviendrait ainsi le directeur du travail poli-
tique et administratifs le cerveau coordinateur. Cet
organe de direction emprunterait aux divers services
techniques leurs meilleures intelligences. Le président
leur adjoindrait des membres temporaires, de jeunes
députés de valeur qui s'y foniipr.ncit nrmr le gouver-
nement.
Ce comité de direction étudierait les grandes ques-
tions, coordonnerait les oûV>rfs : le chef du gouvei^

(1) Nos lies ier cl 15 décembre iU17.

1
LE ÎPiAVAiL r-OLîTlQUE EST îNORGAiNISË iîl

nementlui confierait l'étude des réformes. Aidé par lui,

il pourrait embrasser les ensembles et imposer aux


ministres et au Parlement sa volonté calme et efficace.
Il aurait avec chaque ministre « des heures de tra-
.^ail réglé » (1) comme en avait le laborieux Louis XIV.
Le Conseil des ministres disparaîtrait, car c'est « une
encombrante absurdité » qui prend, trois fois par
semaine, beaucoup de temps. Il n'y a ni secrétaire, ni
procès-verbaux. Jamais on n'y a discuté une grande loi,
une réforme à longue portée, un plan d'administra-
tion, car tout s'y passe en conversations, faute d'un cer-
veau qui centralise, qui critique, qui filtre les projets et
qui décide.
Tant que cette ferme direction du travail politique et
administratif ne sera pas réalisée — faudrait peu
et il

de chose pour la réaliser — l'impuissance, gâchis le et


le malaise continueront et le hasard seul sera au gou-
vernail. Nous ne tenons debout que grâce à la charpente
administrative construite par Napoléon P^. Comme le
dit Stuart-Mill, legouvernement de la France est une
bureaucratie. C'est notre force en l'absence d'un pou-
voir organisateur, mais c'est aussi notre faiblesse, car
com^me le déclarait Gladstone à la fin de sa vie, il n'est
aucune grande mesure réformatrice qui n'ait été enga-
gée contre l'avis déterminé des bureaux et des techni-
ciens et qui n'ait réussi contre leur pronostic.
Il faut donc, pour qu'une réorganisation féconde
puisse être opérée dans un grand service national une
intelligence de véritable chef, capable de voir claire-
ment et distinctement le but à atteindre et une volonté
décidée à" triompher de toutes les résistances.
On ne fera rien si le travail continue à être incohé-
rent et assez absuçde pour que les ministres n'aient
« que des lueurs intermittentes de réalité ». Si nous ne

(I) vSAINT-SlilON
42« ÉTUDE DE OUELQUES GRANDS HOMMES

changeons pas cet état de choses, les victoires de la


Marne, de l'Yser et de Verdun, ne serviront de rien :

les qualités admirables dont a fait preuve le peuple fran-


çais sous la menace de mort, continueront, faute d'un
organe central de coordination et de direction à s'épar-
piller, à se contrarier, à s'annihiler.
Il que nous eussions des renseigne-
serait très utile
ments précis sur la façon dont les grands ministres réfor-
mateurs ont organisé leur travail. Malheureusement,
cette étude approfondie n'existe pas. Les historiens
sont plus préoccupés des faits et gestes de Mme de Pom-
padour que des causes profondes de la grandeur d'un
pays. Or la cause primordiale du succès doit toujours
être cherchée dans r organisation du travail le jour ou :

le Gouvernement saura mettre en valeur les ressources


intellectuelles et morales de la France, notre pays aura
dansle Monde un éclat, une grandeur incomparables.
On peut Taffîmier depuis que la grande guerre a
révélé les ressources morales prodigieuses de notre
peuple.
Il est donc regrettable que des générations de jeunes
historiens n'aient pas scruté la vie des grands organisa-
teurs pour en tirer ce qu'on peut savoir de leurs métho-
des de travail.

l'exemple des écrivain»

Quant aux confessions dos écrivains, des savants, des


de premier rang, elles sont rares. Les éloges
artistes
prononcés après leur mort sont peu dignes de foi, car
ce sont des panégyriques. Une ne gênent
fois morts, ils

plus personne et il est de règle de les proposer aux:


jeunes comme des modèles à imiter. Mais on a soin de
(Ussimuler leurs faux pas, leurs faiblesses il semble ;

que dès l'instant de leur naissance, ils ont pu crier,


comme Gargantua << A boire 1 A boire 1 ». (Juand ils
L'RXÉMPLE DES ECRIVAINS i*§

tétaient, leur génie apparaissait déjà. Cela est décou-


rageant pour ceux qui n'ont pas su marche? dès leur
première semaine.
Afin de ne pas donner aux jeunes gens le sen^ment
de l'impossibilité d'atteindre si haut, une mise au point
est nécessaire. Les documents sur le travail des hom-
mes célèbres viennent toujours de leur âge mûr . ils ont
alors contracté des habitudes puissantes etimsolidées
par vingt ou trente années de travail. Leur passion
pour la mission qu'ils ont assumée est devenue irrésis-
tible. Ils sont soutenus par l'admiration ou fouettés
par rinjustice qui est de règle contre tout homme de
valeur.
D'autre part, Tcxpérience de la bassesse de tant
d'hommes a souvent fait des penseurs des ascètes
presque uniquement sensibles aux joies sévères de la
découverte et de l'élucidation des choses et des idées,
de sorte qu'au détriment même de leur santé, ils
excèdent la ration raisonnable de travail. Les jeunes
gens qui ont devant eux la vie entière doivent se garder
de ce manque de mesure.
Nous ne parlons ici que des esprits de première
valeur, car, consciencieux, ils n'écrivent que lorsqu'ils
ont longuement médité ils croiraient déchoir s'iS
:

improvisaient. Aussi n'ont-ils de profonde influence qiM


sur les jeunes gens personne d'habitude ne les aid»
:

ni ne les soutient parce qu'allant au fond des shosès»


ils inquiètent ou troublent une multitude de genm
« arrivés » qui vivent d'apparences.
11 n'est pas, au contraire, de gâteries qui ne récom-

pensent l'écrivain adroit et subtil au service du parti


qui détient les succès mondains ou politiques.
Jouant à la surface des choses, il n'inquiètô
personne. Les médiocres sont tout de suite sou-
«
levés et portés par les médiocrités, mais il y a dans le
talent une insolence qui s'expie par les haines sourdes
Payot. — Travail 9
4â0 ETUDE DE QUELQUES GRANDS H0)IMES

les calomnies profondes » (1). Au contraire, les


« verbomanes voient les journaux accueillir leurs
»

écrits faciles :combien d'écrivains en vogue sont


atteints d'une incontinence d'encre que la mort seule
peut arrêter f Aux jeunes gens défaire la distinction
entre les bavards sans profondeur et les esprits vigou-
reux, qui n'étant pas dissipés sans cesse par les préoc-
cupations d'argent et de succès, peuvent « rendre à la
raison le respect et l'assiduité qui lui sont dus ». Ces
esprits d'élite régnent non sur les citoyens, comme les
puissants, mais en eux et quoique aucune salve d'artil-
lerie niaucune musique militaire ne les salue, ce sont
eux qui, du fond de leur solitude, dirigent véritable-
ment la Nation>r Habet nescio qtdd latentis energiœ
vivœ vocis actus^ et in atires discipiiii de actoris ore
transfusa fortis sonat (Saint-Jérôme).

LE PLUS GRAND DES FRA>'ÇA1S

Il est des maîtres dont la parole agit pendant des


siècles, tel le plusgrand des Français, René Descartes.
Qui n'a admiré sa sincérité ? Il juge que le bon sens
est la chose du monde la mieux partagée. « Pour moi,
je n'ai jamais présumé que mon esprit fut en rien plus
parfait que ceux du commun même j'ai souvent sou-
:

haité d'avoir la pensée aussi prompte, ou l'invagination


aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample ou
aussi présente que quelques autres ». Cet homme de
génie, sincère, attribue ses découvertes au bonheur
d'avoir, dès sa jeunesse, conçu une bonne méthode. Il
oublie de faire mention d'une énergie de volonté admi-
rable, soutenue par un enthousiasme ardent pour Ia
recherche de la vérité. Le premier, il a clairement
aperçu la puissance do la méthode dans le fr-rN-nil. 11 a

(1) Anatole Francb, Les opinions de Jérôme Coignard,


LE PLUS GRAND DES FRANÇAIS m
fallu cette guerre atroce pour que les enseignements de
René Descartes aient pris une évidence tragique, car
les Allemands, avec leur intelligence lourdement
^ déductive ont failli réduire en esclavage le monde
entier parce qu'ils ont écouté la leçon de Descaries
tandis que notre nation au génie, clair et inventif a failli
disparaître comme nation libre faute d'avoir su orga-
niser son travail.
Descartes affirme que ce n'est pas assez d'avoir l'es-
prit bon, maisque le principal est de l'appliquer bien.
Ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent
avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le
droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s'en
éloignent.
Quand il a clairement aperçu les grandes règles de
sa méthode, durant neuf années, il ne fait que rouler
çà et là dans le monde, regardant les événements et en
faisant la critique. Il réservait « de temps en temps »
quelques heures de travail suivi à pratiquer sa méthode
en des difficultés mathématiques ou autres, vivant eii
apparence comme ceux qui n'ont d'autre emploi que
de passer une vie douce et innocente, usant de tous
les divertissements qui sont honnêtes. Mais il poursui-
vait son dessein et profitait en la connaissance de la
vérité « peut-être plus que s'il n'eût fait que lire des
livres ». Il remarque qu'il en est des progrès intellec-
tuels comme de la richesse ceux qui commencent à
:

devenir riches ont moins de peine à faire de grandes


acquisitions, qu'ils n'en ont eu auparavant, étant pau-
vres, à en faire de beaucoup moindres. Toutes les véri-
tés qu'il a trouvées ne sont que des suites et des
dépendances de cinq ou six principales difficultés qu'il
a surmontées et qu'il compte comme autant de batail-
les victorieuses.
Comme on le voit, Descartes n'a rien d'un pédant. Il
iouit de la vie librement, mais ce qu'il a d'énergie
132 ÉTUDE DÉ QUELQUES GKANDS HOMMES

il ne le gaspille pas
intellectuelle, il va, d'un pas
:

:
ferme mesuré, dans la voie droite qu'il a choisie.
et
i' On remarquera, de même, l'aisance de son disciple
Ë Malebranche qui a écrit les plus belles pages qui exis-
, tent en philosophie sur l'importance de l'attention. Il
pénétré de l'importance de l'ordre et
était, lui aussi,

de la méthode, il était, en conséquence, très ménager


des forces de son esprif et ses délassements étaient des
divertissements d'enfant (f).

DAUWLN, LYKLL

Tous les grands hommes


ont su sagement aiîininis-
trer leur énergie aucun ne s'est surmené. Voyez
et
Darwin, dont l'influence dans tous les domaines de la
pensée a été si puissante il avait une santé mauvaise.
:

Les seules qualités qu'on put remarquer pendant qu'il


était écolier, comme d'un bon augure pour l'avenir,
étaient ses goûts divers et prononcés, beaucoup de zèle
pour ce qui l'intéressait et un vif plaisir en compronant
une chose complexe (2). Il prit Thabitude du travail
énergique, de l'attention soutenue et il ne choisissait
comme sujet de méditation que ceux qui se rapportaient
directement à ses études. Il pensa pendant vingt ans
à V Origine des Espèces. Il était complètement libre de
son temps. Il travaillait une première fois de 8 à
9 h. 1/2, puis de 10 h. 1/2 à midi ou midi 1/4. Il con-
sidérait alors sa tâche comme terminée et disait avec
satisfaction : une bonne journée de travail ».
«j'ai fait
11 travaillait encore de -4 h. 1/2 à 5 h. 1/2, mais pas

tous les jours, puisqu'il notait ces suppléments de tra-


vail. Tout ce qu'il faisait, il l'exécutait avec une

(1) Ehgc par Fontenrlle.


(2) La vie et la correspondance de C. Darwin, Irad. Varigny,
2 vol., 1888 p. 37 et 55.
LE POUSSIN, HUGO, ZOLA 133

sorte cVardcur fervente et il n* avait jamais à revenir


deux fois à la même chose. Son ami Lyell, le géologue
de génie, ne travaillait que deux heures de suite. Leur
compatriote Herbert Spencer avait une santé déplora-
Lie. Il laissait ses idées prendre forme lentement. Il ne
l'ouvait faire attention pendant longtemps son sys- :

tème nerveux cédait à la tension plus vite que ne le


fait celui de la plupart des autres. Il n'a jamais pi£

travailler plus de trois heures (1), après quoi il était


incapable de lire même un roman. Mais en consacrant
la totalité de ses forces au travail, il dressa un monix-
ment puissant.

LE POUSSIN, HUGO, ZOLA

Les conseils de Nicolas Poussin sont si lumineux que


nous ne pouvons les omettre il déclare que la totale
:

présence d'esprit est nécessaire au travail, qu'il ne faut


jamais d'impatience parce qu'avec la paille et le temps
les nèfles mûriront. Ul faut mériter la lucidité par l'assi-
duité au travail et ne jamais traverser la piste, c'est-à-- ;

dire ne faire qu'une chose à la fois et ne pas la quitter


qu'elle ne soit terminée, afin de garder l'esprit libre j(2).
En effet ce qui fatigue ce n'est pas le travail, mais ce qu'on (

aurait dû faire et qu'on n'a pas fait et qui nous tour- ]

iTiente sous forme d'une vague inquiétude qui affaiblit


|

l'énergie.VDe même, tout travail qu'on ne fait qu'à !

demi, ne donne aucune joie et nous laisse mécontents, î

avec le sentiment d'une espèce de déchéance. En outre, \

ai on n'accorde au travail que la moitié de l'attention, |

on y mettra quatre fois plus de temps. I

Victor Hugo se levait de bonne heure et écrivait cinq

(i) Autobiographie, trad. Varigny.


(2) Paul Desjardins, La méthode des classiques français.
!34 ÉTUDE DE QUELQUES GRANDS HOMMES

heures. Le reste du temps il s'amusait, se promenait (1).


Il n'allumait jamais salampe de travaille soir. Gepen
lant son œuvre est immense.
Emile Zola qui a été un romancier d'une rare fécon-
dité n'écrivait que trois heures par jour. Son attention
volontaire était intense quand il la braquait sur les objets
qu'il voulait décrire, mais
tombait vite et ensuite
elle
il regardait dans la rue ses amis sans les reconnaître.
Sa mémoire, quand elle était armée comme un appareil
photograpiiique, était prenante. « Lorsque Zola prépa-
rait un livre, tous les faits utilisables dans son œuvre
s'enregistraient aisément, s'ordonnaient d'eux-mêmes
en des groupements méthodiques et par des affinités

très fortes, étaient enfin retenus selon leur importance.


Au moment de la composition, les images des objets
avec leurs couleurs et leurs formes, leurs odeurs même,
revenaient en foule et dans des arrangements systé-
matiques.
En dehors de cet état de tension de la mémoire
volontaire^ V esprit du romancier se fixait inal. A la
Société des gens de lettres, dont il était le président,

il mit trois mois pour se rappeler les noms des vingt-


quatre membres du bureau, qu'il devait pourtant
appeler fréquemment par leurs noms pour les faire
voter (2) ».

On trouve chez lui la même économie de forces que


chez tous les esprits créateurs. Il était tout entier à ce
qu'il faisait. « Zola ne se préoccupait pas de retenir des
faitspour une œuvre indéterminée. Quand il préparait
il s'occupait des paysans, mais aucune obser-
Terre^
vation sur les militaires ou les financiers ne l'aurait
intéressé »

^) Paul Mkurice à M. Rostand. Le Temps, 29 juin <90?é


(i) Dr Toulouse, Le Temps, 3 octobre 1902.
JULES VERNE, JOUFFROY. KANT «33

JULES VERNE, JOUFFROY, KANT

Jules Verne (1) qui a écrit une centaine de volumes


en donnait deux par an, l'un au printemps, l'autre à
l'automne. Retiré à Amiens, il y menait une existence
paisible et régulière. Levé très tôt, il écrivait jusqu'à
dix heures, c'est-à-dire environ quatre heures.Walter
Scott, qui abeaucoup produit trouvait que de cinq à six
heures était une tâche raisonnable et que le reste ne
valait pas grand cliose. Garlyle, un des cerveaux les
|
plus puissants de l'Angleterre, répète vingt fois qu'on
ne fait rien de bon'en se pressant et qu'on peut arriver
au talent qui s'impose avec quatre heures de travail par
i
jour (2).
JoufTroy dit : « Je ne m'arrêtais jamais aune idée vague
ou à moitié éclaircie. Je décomposais avec sévérité
l'objet total dans ses parties vraies... Je concentrais
toute mon attention sur la première. Mon esprit n'était
jamais égaré, mes forces jamais partagées; j'agissais
sur chaque point avec toute la force de mon attention.
On ne saurait croire combien de difficultés redoutables
cèdent à une telle méthode et quelle vigueur elle
donne (3) ».
Souvenons-nous aussi des conseils de Saint-François
de Sales qui recommande de ne pas se presser, d'avoir
de la douceur pour soi-même et de faire une chose après
l'autre (i).'
Kant dit que dans une recherche scientifique, il faut
poursuivre sa marche avec toute l'exactitude et la
sincérité possibles sans faire attention aux difficultés

(1) Mort à 77 ans le 25 mars 1905.

(2) Carlyle, Lettres à sa mère, p. 201. Lettres d'amour, \, 82,


95, 231, 245; II, 31.
(3) JouFFRoy, Nouveaux mélanges. Organisation des sciences
philosophiques.
(4) Indroduction à la vie dévote.
.

136 ETUDE DE QUELQUES GRANDS HOMMES

auxquelles on pourrait se heurter en dehors de son


domaine. Il uniquement pour elle-
faut faire sa tâche
même et d'une (1). L'expé-
façon vraie et complète
rience l'a convaincu qu'en faisant uniquement atten-
tion à la recherche jusqu'à ce qu'elle soit terminée,
les difficultés se résolvent d'elles-mêmes.

LE CAS DE RENA:^, DE FLAUBERT, DE LITTRÉ, DE ROLLIN

Il quelques opinions que nous devons discuter,


est
car elles peuvent décourager beaucoup de jeunes
gens. Renan, dans un discours célèbre (2) donnait
quelques conseils assez contradictoires : Travaillez,
disait-il, travaillez sans cesse ! 11 citait le mot d'un
vieux rabbin à qui l'on reprochait de faire déborder le
vase de la Loi en y mettant trop de préceptes. « Dans
un tonneau plein de noix, on peut encore verser plu-
sieurs mesures d'huile »

Renan confond ici le travail et l'érudition, le travail et


la pose des trébuchets. La preuve c'est qu'il dit, dans
le môme discours : « Ne vous fatiguez jamais... lais-
sez la pensée venir à vous... ne l'appelez pas, ne la pres-
sez pas... )) a Je me rappelle un jour où nous faisions
un travail pressant auquel Renan portait un grand inté-
rêt. Quand il vit minuit approcher, il me chassa en me
disant : « Laissez-moi tout cela, je vais encore un
peu travailler ». Je sus le lendemain qu'il avait veillé
jusqu'à trois heures et que la besogne était achevée (3) ».
Si l'élève de Renan signale ce fait, c'est qu'il était
exceptionnel. 11 s'agissait d'ailleurs d'un travail pressé.

(1) Exposé critique de la raison pratique. Trad. PicaveV


p. 493. F. Alcan, éd.
(2) Banquet de rAssocialion des Etudiants, 16 mai d886.
(3) M. IxBNAN, Souvenirs de l'un de ses élèves. Jourhal dea
Pébats, 7 octobre 1892.
LE CAS DE RENAN, DE FLAUBERT, DE LITTRÉ, DE ROLLIN 137

Renan ne pouvait travailler le matin car son esprit som-


meillait. Il ne que dans la journée et c'est
s'éveillait

seulement le soir qu'il était en pleine possession de lui-


même. Ces habitudes ne représentent pas un total
d'heures considérable et elles expliquent le jugement
qu'un de ses anciens maîtres portait sur lui « On :

reconnaissait en Renan un érudit qui prenait la peine


de retenir plus de choses qu'il ne se donnait le temps
de les approfondir. C'était une charmante source qui
s'épandait en surface » (1).

Un autre cas que nous ne pouvons omettre est celui


de Flaubert. Le 25 mai 1873 il écrit à sa nièce : « Hier,

j'ai travaillé dix-huit heures, depuis six heures et demie


du matin à minuit : c'est comme çà! Jeudi j'avais tra-
vaillé quatorze heures ». Constamment il se plaint de
son travail écrasant. Il lit deux volumes par jour (2).

Mais Jules Lemaître qui l'admirait avec raison, déclare


qu'il était très flâneur et peut-être très paresseux :
« Bouquiner au hasard, à travers sa vaste bibliothèque,
s'étendre sur son divan et y fumer d'innombrables
petites pipes de terre en songeant vaguement à la page
commencée, et en ruminant des épithètes, c'était là,
probablement, ce qu'il appelait « travailler comme un
nègre » Le Journal des Concourt, l'appelle « un grand
.

perdeur de temps ». Il s'oubliait constamment dans


des lectures faites au hasard :

« Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter


« Pour dormir etpour écouter
« D'où vient le vent, il laisse la tortue
« Aller son train de sénateur ».

Que n'eût pas fait cet écrivain consciencieux s'il ne


se fût éparpillé à l'excès ?

(1) Abbé IcARD, Directeur de Saint-Sulpice. Figaro, 5 octo-


bre 1892.
(2) Flaubert, Correspêndance. Lettre du ler mars 1878,
i38 ÉTUDE DE QUELQUES GRANDS HOMMES

Reste le cas de Littré, qui a créé un dictionnaire


admirable. Les écrivains français ne diront jamais
assez la reconnaissance qu'ils doivent à cet homme qui
estpour tous un collaborateur modeste, mais indispen-
sable. Beaucoup de ses définitions manquent de pro-
fondeur, mais le riche recueil de citations empruntées
aux écrivains de valeur, et qui précisent le sens des
mots importants, est un trésor inestimable. Il avait
quarante ans quand il commença ce travail d'Hercule.
Il mit treize ans à l'achever : il avait six collaborateut's
habituels et des occasionnels. Qu'on
collaborateurs
songe que les colonnes dressées les unes sur les autres
auraient exactement dix fois la hauteur du Mont-Blanc
au-dessus de la vallée de Chamonix. Littré se levait à
8 heures. Pendant qu'on faisait sa chambre, qui était
son cabinet de travail, il emportait au rez-de-chaus-
sée quelque occupation. De 9 heures à midi, il corri-
geait ses épreuves. Be une à trois, il écrivait. De trois
à six, il travaillait au Dictionnaire. A six heures il
dînait et de sept heures du soir à minuit, il travaillait
avec ses collaborateurs. Il continuait seul de minuit à
trois heures. Il termina son œuvre colossale en 1865
et il donna le dernier « bon à tirer » en 1872 à 71 ans.
Dès lors il fut accablé d'infirmités il déclare que ses
:

excès de travail n'en sont pas la cause. Certainement


il en faut chercher la raison dans une hygiène déplo-

rable !

Remarquons seulement que le Dictionnaire est sur-


tout une œuvre de recherches, de notes, de mise en
ordre et que dans les douze heures quotidiennes de
labeur, les heures de réel effort intellectuel étaient

rares. Mais une pareille soumission de treize années à


une tâche unique est un des plus admirables exemples
d'héroïsme connus.
Nous ne pouvons ne pas rapprocher du labeur de
Littré, celui du bon RoUin. Quel exemple de confiance

i
LE CAS DE RENAN, DE FLAUBERT, DE LIÏTRÉ. DE ROLLIN 139

ne nous donne-t-il pas? Il commence à cinquante-


neuf ans son Traité des Etudes en quatre volumes, r

Puis à soixante-sept ans il se met à son Histoire


ancienne. Il en termine les treize volumes à soixante-
seize ans. Infatigable, il commence son Histoire romaine.
11 en avait écrit cinq volumes et il avait préparé les

autres quand il mourut à quatre-vingt-un ans (1741),


laissant une œuvre de trente volumes !

Nous ne donnerons pas d'exemples de physiciens, de


chimistes, parce que leur travail intellectuel est saine-
ment appuyé sur du travail manuel. Le laboratoire est
à la fois un soutien pour la pensée et un repos, mais il
est fort malaisé d'en séparer, pour l'évaluer, le temps
des efforts profonds d'attention. Les savants de labo-
ratoire sont des privilégiés quand on compare les con-
ditions de leur travail à celles des hommes de lettres.
Combien, dans leur vieillesse, ceux-ci sont-ils punis de
leur dédain du travail manuel Ils n'ont aucun autre
!

moyen d'occuper leurs heures de loisir que de conti-


nuer leur travail aux dépens de leurs yeux, de leur
santé et de leur énergie intellectuelle !Gomme les
fumeurs « bout à bout » c'est-à-dire qui allument un
cigare à l'autre comme les avares qui deviennent de
;

plus en plus ladres; comme les alcooliques qui ont


de plus en plus soif, ils subissent la tyrannie de jour
en jour plus accablante de l'habitude. Ils lisent, lisent
et par malheur ils écrivent, écrivent^ intarissablement.
Pour ne citer que des morts, qu'on se souvienne de'
Brunetière et de Faguet chez qui écrire, sans avoir
rien à dire, était devenu un besoin maladif et que la
mort seule a pu faire taire Aussi, on comprend l'aveu
!

douloureux de Brunetière qui considérait le travail


comme un suicide lent Depuis longtemps, hélas il
! !

avait substitué au travail alerte et énergique, qui


demande du repos, beaucoup de loisir et de calme, la
besogne écrasante, sans répit, sans joie et sans valeur.
140 ÉTUDE DE QUELQUES GRANDS HOMMES

Il avait du travail la même conception que le prieur du


couvent où Léonard de Vinci peignait et qui alla dénon-
cer cet homme de génie au duc Lodovico, disant que
souvent il ne faisait rien et rêvait « Léonard invoqua
!

les conditions de Tart et fît comprendre au duc que par-


fois les esprits supérieurs, moins ils paraissent travail-
ler et plus ils font de besogne, car ils cherchent dans
leur tête... et se forment ces idées parfaites que leur
main essaie ensuite de rendre (1) ». Pour se venger»
Léonard de Vinci pour faire Judas peignit la tête de son
dénonciateur.
Si, arrivés au terme de ce chapitre, nous essayons
d'en dégager les conclusions,\ nous voyons qu'elles
confirment les inductions précédentes être viril sans :

brutalité ; réserver les moments de belle énergie pour


le travail créateur. A ces moments sacrés, se donner
de toute son âme. Notre énergie étant limitée, ne pas
la diviser. Etre entier à ce que l'on fait et ne faire
qu'une chose à la fois. Faire bien ce que l'on commence
et l'achever. Etre pleinement ce qu'on est et s'organi-
ser de façon que le loisir même et le sommeil travail-

lent.
Mais soignons nos forces Ne nous surmenons pas
! !

Si nous voulons faire une œuvre, mesurons-la à nos


aptitudes, concentrons-nous-y, comptons sur le temps
et sur Y Incorruptible Comptable et apportons à tous les
détails de l'œuvre conscience, confiance en soi, persé-
vérance inlassable prenons exemple sur le chêne, qui,
:

au début, modeste gland, se développe patiemment


durant des années et des années et devient un arbre
imposant et vigoureux, symbole de réncrgie.

(1) Vasari. Les vies des plus excellents peintres, t. Il, p. 5-41.
LIVRE II

LES FONDEMENTS PSYCHOLOGIQUES


D'UNE BONNE MÉTHODE DE TRAVAIL
LIVRE II

LES FONDEMENTS PSYCHOLOGIQUES


D'UNE BONNE MÉTHODE DE TRAVAIL

CHAPITRE PREMIER

L'Attention

IMPORTANCE DE L ATTENTION

Les jeunes gens qui veulent travailler à la mise en


valeur de leurs aptitudes doivent connaître les deux
outils de leur perfectionnement, l'attention et la
*"^'
mémoire. ^

"^TTa maîtrise de l'attention est ce qui distingue le sage


du fou et Fesprit de valeur du médiocre. Le sage sait
refuser de penser aux inévitables contrariétés de la vie
que l'hypocondriaque mâche et remâche pour en
extraire l'amertume^ L'esprit de valeur darde son atten-
tion sur les faits qui ont de 'l'influence et il les organise

tandis que la demi-attention se disperse sur les faits


insignifiants qui font dans Tesprit un fouillis inextricable

et inutilisable.
L/attention seiilo peut faire de nous des hommes
libres, des personnes. Eu eliet, il ii'(ist pas libre celui
i'.i L^ATTENTIOλif

qui est baliolté comme une barque


sans gouvernail par
les vents qui soufflent de tous les points de rhorizon.
Etre libre, c'est diriger par un choix réfléchi ses sen-
timents, ses pensées, ses actions. On ne peut les dfpî-
ger dans le détail mais on pèuTdonner la direction
d'ensemble. C'est ainsi que
, fait le commandant du
navire qui ne peut éviter les influences des vents con-
traires et des courants rencontrés, mais qui rectifie
constamment là marche, les yeux ûxés sur le compas.
De même, je suis libre quand, ayant choisi ma voie
conformément ta mes goûts et à mes tendances profon-
des, je maintiens ma direction malgré les tentations
de la paresse, malgré les passions, malgré les mille
distractions qui séduisent la volonté. Or je ne puis
garder une direction que si je suis capable de mainte-
nir une idée dominatrice constamment présente devant
l'attention.] Le distrait en est incapable à chacîue :

instant, il l'oublie^ quitte le bon chemin et s'égare.


Pinel raconte qu'un fou, très désireux de recouvrer
sa liberté, avait subi avec présence d'esprit un examen
mental qui lui fut favorable. Mais au moment où on lui
présenta la levée d'écrou, il signa Jésus-Christ ! Le
malheureux, fatigué par la tension prolongée d'un
interrogatoire pénible et distrait par la joie d'être
libre, avait oublié de maintenir présente sa résolution
de cacher sa folie.
Faire qu'une idée agisse constamment comme un
aimant puissant qui est là sans qu'on le voie, c'est la
forme la plus haute de la volonté. Si c'est l'ambition
qui est toujours présente, on a Napoléon I^'. Si c'est
j
l'idée du salut, on a les saints et les martyrs comme
î Polyeucte. Si c'est une hypothèse scientifique, on a les
î^ewton et les Pasteur.
Aux antipodes de ces héros de l'attention persévé-
rante sont les déments incapables de maintenir au-delà
de quelques instap*^« l'i4ée des réalités, puis à des

I
IMPORTANCE DE L'ATIENTION 445

degrés plus élevés, les distraits, les dispersés, qui sont


foule.
La précipitation et la distraction sont les grands
maux de l'époque actuelle. La plupart des gens souf-
frent d'une crise de P attention. Les élèves ne savent
plus écouter. Ils sont incapables de répéter correcte-
ment une question dès qu'elle n'est pas élémentaire. Ils

ne peuvent saisir la suite d'un raisonnement, la rela-


tion entre plusieurs propositions, un rapport un peu
complexe entre plusieurs idées. J'en connais qui éprou-
vent un découragement quand ils doivent réaliser en

pensée la proportion A est à B comme G est à D.


Nos classes sont remplies de neurasthéniques, de
névrosés, de somnolents sans énergie qui n'attrape»^
que des miettes de connaissances. ^Gomment pour-
raient-ils ne pas être des dispersés?
Ghez eux, ils sont l'objet d'un culte attendri. La
famille ne leur cache rien de ses contrariétés, de ses
chagrins, de ses jalousies, de ses préoccupations. Ils
sont initiés à la vie extérieure. De plus on prend leur
parti contre le maître qui a l'inhumanité d'exiger des
efforts de ces pauvres petits!
Au lycée, trop souvent, l'enseignement est dénué
d'intérêt; élèves y sont en proie à l'abstraction
les
grammaticale, inintelligible et qui distille le poison de
l'ennui. Les programmes surchargés leur donnent offi-

ciellement l'habitude de bâcler ce qu'ils font. Ges pro- i

grammes, dit Spencer, sont des mesures prises en vue


de l'augmentation de la stupidité (1) et trop souvent on
néglige A'éclairer le travail et de le vérifier en en
démontrant l'utilité précise pour la culture de l'esprit
Aussi, reconnaissons-le, les éducateurs ont une grande
part de responsabilité dans la crise de l'attention che^
les élèves.

^i) Autobiographie, p. 398.


Pavot. — Travail i%
145 L'AlTENTÎOTf

La situation étant ce qu'elle est, l'étudiant dont ni


Téducation de la volonté ni celle de l'attention n'ont été
faites doit se mettre courageusement à l'œuvre. 11 con-
naît le mal essentiel qui est la débilité de l'attention,
sa mollesse, ses efforts fugaces, vacillants. Cette infé-
riorité de l'attention volontaire est aggravée par le
}x vagabondage de l'esprit. Nous sommes « toujours
! répandus au dehors » (1), toujours en promenade, cette
paresseuse promenade de l'esprit qui ne veut point
I s'assujettir à Tattention, à l'ordre, aux règles (2).
Noub avons décrit ailleurs (3) l'éparpillement de l'at-
tention chez l'étudiant. Que d'esprits affinés, brillants,
primesautiers, auraient pu donner à la nation des
ouvres de valeur, consacrer à quelque réforme une
activité féconde, qui se sont dissipés jour après jour
sans rien produire, faute d'avoir su concentrer leur
attention 1

l'attention volontaire est rare

Hélas, comme le montre Ribot, les actes d'attention


volontaire sont rares : « Eliminons d'abord la routine
de la vie, toute cette masse énorme d'habitudes qui
nous meuvent comme des automates. Eliminons les
périodes de notre vie mentale où nous sommes sur-
tout passifs... Eliminons cet état de repos relatif pour
l'esprit, où l'on ne pense à rien... Eliminons les états
de passion et d'agitation violente .. Ces éliminations
faites... le reste peut s'inscrire au compte général de

Dans ce compte général, les cas d'attention


l'attention.
spontanée sont le grand nombre, les cas francs et nets

(i) MAiF-imANCHR, Traité de momie, ch. H, § X.


(2) Lkib.mz, ThéorUcée, § 5».
(3) Education de la volonté, 3o« mille. Livre I, cb. I. Et
ipprentissage de Cart d* écrire. Passim.
L'ATTENTION VOLONTAIRE EST RARE 147

d'attention volontaire sentie petit nombre. Chez beau- à


coup, ils équivalent à presque rien » (1).
Il est déplorable que les moments d'attention soient
si clairsemés quand on constate combien de progrès
sont réalisés par des dépenses d'attention de courte
durée Elle est comme le radium qui sous un petit
!

volume contient une puissance prodigieuse. En effet,


quand on suit de près le travail, d'an bon élève, on est
surpris de constater combien souvent il est distrait pen-
dant qu'il apprend une leçon. Il se l'assimile à la
faveur de courts instants d'attention. Voici un élève de
sixième, incapable de faire attention plus de cinq
minutes à ce qui cinquième
l'intéresse, et qui se classe
sur vingt-quatre élèves Si nous sommes sincères avec
! i

nous-mêmes, nous sommes obligés d'avouer que nos \

plus beaux développements intellectuels sont le fruit j

de quelques quarts d'heure^ d'attention fervente. '

Les progrès réels de l'humanité sont donc dus à une


quantité minime de cette précieuse attention qui fait
des merveilles quand, à travers les préjugés, les habi-
tudes, elle pénètre jusqu'à l'or vif des réalités et jus-
qu'aux rapports essentiels, comme l'ont fait les intelli-
|
gences créatrices en sciences, en arts, en politique, en \

lettres.
Dans du dehors, dans le calme des pas-
le silence
dans Tapaisement du tumulte intérieur, arriver |
sions (2),
à maintenir pendant quelques minutes haute et brillante t
la pure flamme de l'attention —
faire que ces minutes
sacrées se renouvellent plusieurs fois durant les heures
de recueillement qui les préparent, voilà le but suprême
auquel doit tendre l'étudiant qui >^eut devenir quel-
qu'un.Du même coup, il diminuera le temps de séden-

(1) RiBOT, L'attention. Conclusion. F. Alcan, éd.


Les cinq obstacles à Tattention sont, d'après les religieux
(2)
bouddhistes le désir brutal; la haine et la malice; la paresse de
:

l'esprit; l'inquiétude et le repentir; la perplexité et l'indécision.


148 L'ATTENTION

tarité qui n'est ni du travail ni du franc ropos il :

gagnera du loisir en proportion de l'énergie de ses


moments d'attention. îl est donc de preraièi^e impor-
tance de se rendre capable d'efforts intenses d'at-
tention.
Or l'attention' volontaire est susceptible d'éducation,
donc de redressement et de progrès. Il faut par consé-
quent en connaître le mécanisme, afin d'en augmenter
le rendement.

BÔf.E DE LA RESPIRATION DANS l'aTTENTION

Les livres de ps.ycboIogie sont empêtrés de discussions


métaphysiques. Il ne nous importe pas d'élucider s'il
y a dans l'acte d'attention une intervention mystérieuse
de l'âme, ou non-.\Nous ne cherchons dans cette étude
que l'intérêt pratique savoir pour agir. IVous ignorons
:

d'ailleurs ce qu'est l'attention, nous ne connaissons que


son fonctionnementA
Ce fonctionnement a un lien étroit avec la respira-
tion. Visez attentivement, même en imagination, un
but avec un fusil ou un pistolet, et vous constaterez que
vous ne pouvez viser, c'est-à-dire faire attention que si
vous suspendez les mouvements respiratoires. Toute
modification dans rattention s'accompagne nécessaire-
ment de modifications dans Ja rapidité et la profondeur
de la respiration.
Les moiues bouddhistes qui ont jiorté à un admirable
degré de perfection l'éducation de la volonté comme
pouvoir d'arrêt, ont compris l'importance de la respi--
ration dans l'acte d'attention. Ils ont découvert le pou-
voir que nous donne la maîtrise de la respiration sur
nos pensées. En s'entraînant à respirer douze fois par
minute, puis cinq ou six fois, puis une seule fois, ce qui
demande des mois d'exercices assidus, ils abolissent en
euj^-mêmes la colère, la haine, l'inquiétude, la peur,
J

ROLE DE LA ftESt»! RATION DANS L'ATTENTION 149

ces poisons de la volonté. Par la respiration lente et


profonde, nous nous mettons dans les conditions qui
aident à la méditation, car un grand calme se produit
dans les battements du cœur. Nous avons pris l'habi-
tude paresseuse de ne pas respirer profondément :
nous n'aspirons et n'expirons que par une narine et
c'est toute une affaire que de prendre l'habitude de
respirer par l'une et par l'autre. Cependant cette petite
conquête a une relation avec la puissance d'attention
D'autre part, dans notre vie casanière, à la suite du
divorce insensé du travail intellectuel d'avec le travail)
manuel, nous avons pris une autre mauvaise habitude,
celle de ne respirer qu'avec une partie de nos poumons.
De cette inaction partielle résulte une notable diminu-
tion de la capacité respiratoire, donc de la puissance
de l'acte d'attention.
L'importance attribuée par les moines bouddhistes à
l'acquisition de la maitrise de la respiration e ^j&aâée
en fait et nos enfants devraient être entraînés oebonn*
heure a l'acquérir. Je ne me mets jamais au travail san^
quelques exercices de respiration profonde. Mais ces
exercices physiques doivent être complétés par les
exercices de volonté respiratoire (1) recommandés par
les maîtres hindous de la vie méditative.
Puisqu'on ne fait attention que dans les intervalles
respiratoires, l'attention ne peut être uniforme elle :

c onsiste en une succession de tensions qui se produisent


pendant l'immobilité qni sépare les mouvements respi-
^T^te^^^^fi^-q^^i ^^ssent pendant ces mmivp.mftnfs P^n- ,

dant une minute d'attention, il y a chez un homme qui


a d'amples mouvements respiratoires, une douzaine
d'inspirations et d'expirations qui prennent un peu plus

(1) Méthode de Patandjau (ve* siècle de notre ère) commentée


par VivEKANANDA dans un livre édité en anglais sous le titre de
Raja Yoga (Voie royale).
150 L'ATTENTION

de deux secondes chacune, soit au total près d'une


demi-minute. Durant une minute, il faut donc concevoir
l'attention comme formée par une douzaine d'elToris
tendus, coupés par autant de repos pendant lesquels
s'eifectue le va-et-vient respiratoire. On peut comparer
le mécanisme de l'attention aux faisceaux de lumière
d'un phare qui aurait par minute douze éclipses de
deux secondes.
Chez la plupart des enfants, le déchet de l'attention
dépasse quarante secondes par minute. Chez beaucoup
il atteint cinquante ou cinquante-cinq secondes. Il
dépasse même ce taux chez les enfants qui ont des
végétations dans le nez, ou qui sont enrhumés du cer-
veau et chez les emphysémateux.
'
Il est donc important, dans la culture de l'attention,

de veiller sur le rythme de la respiration. Il est évident


que des inspirations profondes, faites avec la totalité
des pounions, laisseront dans leurs intervalles des pau-
ses immobiles plus longues, donc favorables à des
efforts d'attention plus prolongés et plus fructueu:A Or
la plupart des enfants et des adultes ne savent pas res-
pirer. Font-ils une escalade dans les. rochers ? Il se
produit dans leurs poumons des crépitements qui pro-
viennent du déplissement des cellules pulmonaires qui
violemment sortent de leur inaction. J'ai constaté sur
moi-même, qu'après de nombreuses excursions dans
Ues Alpes, mes inspirations restaient^ longtemps plus
\profondes, par conséquent plus espacées etj]ue j'ctais
capable d'efforts d'attention plus intenses. De jnênieje
travail intellectuel accompli à la campagne, dans les
Intervalles d'une vie physique active, est plus profond.
Gela condamne une fois de plus les longues études
pernicieuses imposées à des enfants immobiles enfer-
més deux et même trois heures dans des salles où ils
respirent un air usé.
l*as d'attention sans air pur, qui provoque l'appétit
LE MÉCAiNISME 2)E NOTRE LIBERATION 151

(les poumons. 11 est donc nécessaire d'interrompre sou- l

vent son travail, d'ouvrir ses fenêtres, de faire quelques |

exercices respiratoires énergiques, et d'une façon géné-


rale,de veiller de près à la pureté de l'air, à l'ai-
sance et à l'amplitude du rytiime respiratoire. Lespro- |

menades au grand air, en plein soleil et surtout les


excursions en montagne et le travail un peu rude à la
campagne, sont salutaires.
Naturellement il faut éviter ce qui comprime la cage
thoracique. Le corset, chez les jeunes filles peut arrêter
le développement intellectuel, en diminuant la capa-
cité respiratoire.

LE MÉCANISME DE NOTRE LIBÉRATIO/:<

Mais ce ii*est pas seulement avec les muscles intéres-


sés dans Facte respiratoire que l'attention a des liens
étroits. Même en admettant que la volonté et que
l'attention qui en est la forme supérieure, aient une
existence spirituelle indépendante, elles sont si profon-
dënient « incari^iées » dans le corps humain que tout se
jpasse comme si ces rapports étaient indissolubles.
(L'attention, comme lavolonté, n'agit que sur des mus-
cles etpar des muscles. La preuve simple c'est que
nous ne pouvons penser qu'avec des mots et qu'un mot
est un merveilleux aggloméré de souvenirs musculai-
res : souvenirs visuels, graphiques, et surtout souvenirs
d'articulation. Cette condition qui, au premier abord,
peut paraître humiliante pour des puissances spirituel-
les, nous affranchit, fait de nous des êtres libres et des
personnes morales.
En effet, qu'est-ce qui est capital pour nous f C'est
[

que nous puissions dirigei* l'attention, que nous soyons


|
capables de maintenir dans la lumière de l'attention
\
une idée, un sentiment.; Au contraire il faut que nous 1
152 L'ATTENTI:??r

puissions refuser à une idée ou à un sentiment la possi-


bilité de se développer et de vivre. Ce pouvoir libéra-
teur c^est uniquement par nos muscles que nous pouvons
r exercer et le consolider.
]

Examinons en effet ce qui se passe au point où la


volonté intervient dans le cortège de sentiments,
d'images, de souvenirs, d'idées qui constamment tra-
verse l'étroit foyer lumineux de la conscience comme
un défilé cinématographique. Les figures formées par
le groupement des éléments du cortège et par leur
allure sont très variables. Images, souvenirs, idées se
ressemblent ou se succèdent d'après les lois de
l'association des idées c'est donc le règne du hasard et
:

du désordre. de suivre un instant dans sa pen-


Il suffit

sée le jeu capricieux de ces associations le Mont-Blanc :

me fait penser au Caucase, le Caucase aux Turcs, les


Turcs à Candide, Candide à Voltaire, Voltaire à Fer-
nay voilà un exemple des milliers de défilés absurdes
:

qui passent dans toutes les cervelles !

C'est l'incohérence, état naturel de l'intelligence au


repos. Il ne faut pas confondre cet état avec celui de la
folie qui, au contraire, est systématisé sous l'influence

d'un sentiment dévoyé. Ainsi la jeune femme atteinte


de jalousie morbide fait subir aux réalités une défor-
mation elle refuse son attention aux faits qui contre-
;

disent sa passion elle darde sur ceux qui la confirment


;

uue attention énergique. Les passions, l'esprit de parti


agissent à la façon de la folie dont le trait caractéristi-
que est que la marche et la composition des caravanes
d'images, de souvenirs, d'idées n'est plus influencée
par les réalités. La folie, c'est la pensée devenue comme
impcrméal)le à l'expérience. Menez un aliéné au milieu
d'un champ désert, faites appel à son expérience,
pour lui prouver que nul ennemi n'est visible qui puisse
l'insulter —
il aura un court moment de bon sens, mais

bientôt nous ne us heurterons à un refus têtu de penser


LE MÉCANISME DE i|OTRE LIBÉRATION 4^3

â la réalité, à l'expérience qui démontre l'absurdité dft

l'hallucination.
Entre Tincohérence des associations d'idées, qui est
l'état normal de la pensée au repos, et leur cohérence
infrangible chez l'aliéné, se placent les associations
dirigées par la volonté.
Comment se produit l'intervention de la volonté ?
Si vous fermez les yeux,dans le silence, le cortège
passe, passe incohérent. Qu'à ce moment ufi bruit
imprévu se produise, comme la supplication du minet
devant la porte fermée, l'entrée brusque d'une percep-
tion extérieure dans le déroulement des 'associations
d'idées, en change le cours. Les psychologues disent
que l'irruption du présentatif, état fort, dans le repré-
sentatif, état faible^ en rompt la trame. C'est ainsi que
nous ne pouvons plus méditer quand une musique
guerrière passe dans la rue et qu'il est impossible de
réfléchir au milieu du bruit, parce que les liens fragi-
les de nos représentations sont brisés brutalement par
les sensations qui forcent l'entrée de la conscience.
Cette violence de l'état fort qui peut rompre nos
associations d'idées, devient une puissance de libéra-
tion si nous l'utilisons intelligemment. De même que
nous domestiquons la foudre et que nous l'attelons à
nos voitures, de même, nous pouvons faire volontaire-
ment intervenir la brutalité de l'état fort pour briser
les associations qui nou^ênent, ou pour déclencher
des associations nouvelles.
Cet appel a un pouvoir extérieur, étranger, pour
faire la police intérieure de nos associations, constitue
aotre liberté.
Ce mécanisme, qui assure notre liberté intellectuelle,
Jst tellement important qu'il est nécessaire que nous
insisfions.
Deux cas se présentent : un déroulement d'associa-
tions d'idées nous gêne et nous voulons le briser et
1S4 L'ATJENTION

l'expulser de la pensée; ou bien une trame fragile


menaoe à chaque images en
instant de se rompre, les
sont à peine distinctes et nous voudrions en assurer la
fermeté, la netteté et la durée.
Gomme exemple d'une trame d'idées dont nous vou-
ions nous débarrasser, supposons une série d'associa-
tions d'idées déclenchée par quelque sentiment pénible,
par le sentiment le plus intolérable pour une âme fière,
celui d'une injustice subie. Les considérations sur Tin-
intelligence du chef capable de la proposer, sur sou
esprit de malveillance, la certitude que, comme le dit
Platon, il vaut mieux subir l'injustice que de la com-
mettre ; le sentiment que presque tous les puissants,
faute d'attention et de temps pour réfléchir sont des
automates mus par des impulsions qu'on leur suggère
et dont ils ne sont pas responsables la claire vision que ;

faire dépendre son bonheur de l'opinion de telles gens


est une sujétion « aussi abjecte que celle du somnam-
bule à l'égard du magnétiseur » ; toutes les considéra*
tions que pourra suggérer une culture philosophique
sérieuse, ne réussissent pas à enrayer le défilé des asso-
ciations troublantes parce que sous l'influence d'un
sentiment vif, les associations tendent, comme dans la
folie, à devenir infrangibles par les contradictions qui

les heurtent.
Que dans un cas pareil ? Substituer aux asso-
faire
ciations qui tendent à trouMer la quiétude de l'àme,
i des étals préseîitatifs. Rien ne vaut dans les cas graves
le recours à un travail manuel assez délicat pour empê-
cher le vagabondage de l'esprit c'est ainsi que pour :

les désœuvrés, l'automobile est un puissant dérivatif


au sentiment intolérable du vide de la vie oisive.
On ne peut guérir les cas graves que par un chan-
gement complet des occupations c'est le seul m'oyen :

de jotor dans la conscience un torrent d'é/ais forts


'
capable a d'éteindre » les associations d'idées oppri-
tE MÉCANISME DE NOTRE LIBÉRATION . 455

mantesl, comme en ouvrant les volets au grand soleil,


les lumières de l'appartement cessent d'être visi-l
blés. ^

Mais d^habitude, pour rompre les associations d'idées


que Ton veut éliminer, nous avons recours à des états
forts qui sont toujours à notre disposition ce sont les :

mots de la langue maternelle, que nous avons qualifiés


d' « agglomérés de souvenirs musculaires ». Oii peut
déterminer un courant nouveau en prononçant à haute
voix quelque phrase comme « Je veux être maître
: !

chez moi; il est misérable d'être lié par des chaînes


de pensées dont je ne veux pas ». On peut dire à haute ;

voix quelques phrases relevées au cours de lectures et ;

qui ont du retentissement dans l'âme, respirer quel- '

ques fleurs d'un « bouquet spirituel », cueiUi dans les


grands moralistes. Remède plus efficace encore, on
peut écrire et forcer ainsi les associations d'idées à
suivre la direction qu'on veut leur imposer.
A chacun de chercher par sa propre expérience quels") . ,

sont les états forts qui d'habitude réussissent à faire > ^^


victorieusement irruption dans la conscience poury
réduire à l'inaction les associations tyranniques.
Nous avons étudié plus haut quels sont les senti-
ments et les considérations qui peuvent nous apporter
du secours contre les suggestions de la paresse.
Mais la difficulté n'est pas toujours de rompre des
associations opprimantes dans le travail intellectuel,
:

il s'agit surtout de maintenir dans la lumière de l'atten-


tion une idée afin d'en faire un centre d'attraction et
d'organisationJ nous avons de la peine à la fixer,
jSi

nous aurons recours à des lectures de même famille


Nous pourrons, comme fait l'enfant qui apprend
qu'elle.
par cœur, prononcer à haute voix les mots, mieux
'

ei^ore, nous écrirons.


/C'est sur le soutien apporté à l'attention par les .'

mouvements de la parole et de l'écriture qu'est fondé î


i6è .
L'ATTENTION

le système des notes. Rien n'aide à suivre la pensée


comme de la résumer en quelques phrases nettes]
\ Les grands directeurs de conscience catholiques,
qui ont si profondément pénétré les secrets de Faction
sur les âmes ont insisté sur la nécessité des secours
extérieurs pour adorer Dieu en pensée.
Pascal résume la valeur de leurs découvertes dans
.

une formule « attendre de cet. extérieur le secours"esf


:

superstition ; ne vouloir pas le joindre à l'intérieur es!

être superbe ». En eflet « l'extérieur » n'est qu'une


-
aide à l'effort intérieur, il ne peut le remplacer, mais
il est nécessaire étant donné la fragilité de l'attention
volontaire.
Leibniz (1) dit « Je ne puis partager la pensée de
.

ceux qui sous prétexte d'adorer en esprit et en vérité,


bannissent du culte divin tout ce qui tombe sous les
sens, tout ce qui excite l'imagination, ne tenant pas
assez compte de l'infirmité humaine. Quiconque réûé-
chit en effet sur la nature de notre esprit tel qu'il est
enfermé aujourd'hui dans le corps, reconnaîtra aisé-
ment que s'il nous est possible de nous former des
idées intérieures des choses qui ne tombent pas sous le
sens, nous ne pouvons cependant ni fixer sur elles
notre attention, ni les graver dans notre esprit sans y
joindre quelques. secours extérieurs., et ces signes sont
d'autant plus efficaces qu'ils sont plus expressifs ».

L'Eglise catholique n'a jamais négligé l'influence des


mouvements : s'agenouiller, prendre de l'eau bénite,
prier à haute voix, chants, cérémonies, symbolisme
d'une précision savante. Il faudrait pour soutenir l'at-
tention dans l'étude que chacun se fit une espèce de
recueil de pensées stimulantes qui soutiendraient la
volonté, comme le chajielet, invention de génie de
^aiot Dominique, soutient la prière du liJélc.

(1) Si/i<lema iheologicum.


L'ATTENTION, PUISSANCE SENTIMENTALE 43'

Le conseil de Nicole de refuser de « prêter le minis-


tère de ses membres à la mobilité de l'esprit » m'a

souvent été utile, car lorsque mon esprit vagabonde/


au lieu d'être complice de cette dérive et de feuilleter, '

pour attendre l'élan, divers livres, ou de jeter un coup!


d'oeil sur le journal, je lui oppose une immobilité phy-
sique prolongée. Par de profondes inspirations et dei
lentes expirations, je finis par maîtriser l'inconstance
et la légèreté de Tesprit. Si je traîne-alors mon corps i

devant la table de travail, que je lui mette à la maini


la ]3lume, contraignant le mutin à écrire, il est rare que \
ces secours extérieurs ne triomphent pas des rebellions \
de l'esprit. i

Souvent, avant de me
mettre au travail, je me récite •

l'admirable conseil de Marc-Aurèle « A toute heure,


:
{

songe fortement, en romain et en homme, à faire ce que !

tu as en mains, avec une stricte et simple gravité, avec \

cœur, avec liberté, avec justice, et à te délivrer toi-même \

de toutes les autres pensées. Et tu t'en délivreras si tu I

accomplis chaque action comme la dernière de ta I

vie » (1). '

Chacun devrait noter les secours qui lui réussissent,


afin de les avoir à sa disposition dans les moments dif-
ficiles. Mais ce ne sont que des secours et l'essentiel

c'est Ténergie de la volonté qui a confiance et qui entre


dans le travail avec une calme fermeté.

l'attention, puissance sentimentale

/Le troisième point que l'étudiant doit connaître con-


cernant l'attention, c'est qu'elle est, comme la volonté,
une puissance sentimentale. Les grandes attentions sont
causées et soutenue>s par des sentiments, par quelque
tendance qui exprime le plus profond du caractère.

(i) Ziç E«vrçvj lî.


!58 L'ATTENTION

Nous avons vu qu'une fois que l'étudiant a éprouvé la


du travail créateur, il n'y a plus à craindre
joie intense
pour lui la flamme allumée ne s'éteindra plus. Nous
:

n'insisterons pas sur ce point, car nous avons con-


sacré un chapitre aux sentiments qui doivent former le
support de l'attention. On trouvera dans un chapitre de
V Education de la volonté (l) ce qu'il est utile de savoir
sur l'utilisation intelligente des sentiments dans la for-
mation de la volonté.
N'oublions pas que quelque habiles que nous soyons
dans l'art de faire naître Tattention, elle demeure déli-
cate, fragile, et que nous devrons la ménager, et ne
jamais la gaspiller en l'envoyant à une attaque non
préparée.

SÉRIER LES DIFFICULTÉS

Nous revenons ici à la règle essentielle de ne


faire qu'une chose à la fois et d'imiter le brochet
qui, lorsqu'il poursuit une proie, même s'il croise une
autre proie plus facile, ne se dérange jamais de sa
chasse. Pourquoi cette règle ^ C'est qu'il faut à l'atten-
tion un but très net, car si nous la partageons entre
deux objets, ne croyez pas que chacun en aura la moi-
tié. Divisée, sa force tombe à. rion •
l'éparpiller, c'est
rannihilcr."!
Une économe débutante d'Ecole Normale à qui
j'avais à reprocher des négligences m'avoua, désespé-
rée, qu'elle ne voyait pas les parties du service qui clo-
chaient, et « que tout tournait devant ses yeux ». Je lui
conseillai de ne regarder le lundi que les planchers,
gans s'occuper d'autre chose le mardi que les plafonds,
;

cm autre jour que les murs verticaux le lendemain •

(\) Edurafion de la vohnfe, lî, ch. Il- Rôlo es dtals affertiff


dans la voIoDlé.
INFLUENCE DE LA PREPARATION jr^

que les objets pendus à ces murs etc. Elle m*avoua que
dès lors la tâche lui devint facile.
(C'est parce que la netteté, la simplicité diminue la
moyens pratiques, que j'ai appelés ail-
tension, que les
leurs du nom de cartes et d'atlas rendent de
(1)
grands services à la pensée ils la soutiennent de
:

toute l'aide qu'apporte l'ordre substitué à l'encombre-


ment des idées. La nécessité pour l'attention de la net-
tetéordonnée fonde aussi la grande loi pédagogique
qui commande de toujours rattacher pour l'enfant,
comme pour nous-mêmes l'inconnu au connu. C'est
que nous ne percevons que ce que nous préimaginons.

INFLUENCE DE LA PREPARATION

L'attention procédant comme la lumière d'un


phare
à éclipses, par éclats intermittents, nous fixons par
si

exemple Tattention sur un paysage inconnu, nous n'en


voyons guère plus la première fois que ce que nous en
montre un éclair dans une nuit obscure. Peu à peu, si
nous avons regardé méthodiquement, quelques ensem-
bles apparaissent, comme sur la plaque sensible plon-
gée dans le bain révélateur. Puis à chaque éclair, la
perception s'enrichit et se précise.
Mais si déjà nous avions étudié un dessin ou une
photographie du paysage, dès le premier éclair de l'at-
tention la perception eut été aidée, elle eut été plus
riche.
[Des expériences classiques montrent que le temps
nécessaire pour réaliser la perception d'un objet, d'une
phrase, d'une image éclairée pendant une seconde, est
considérablement moindre lorsque le sujet de l'expé-
rience, au lieu d'ignorer complètement quel sera le

fi) U apprentissage de l'art d'écrire.


160 L'ATTEÎN'TIOIf

problème posé, attend ou telle apparition au-


telle
devant de laquelle il peut en quelque sorte aller par
un élan de son imaginationA
C'est pourquoi, afin de ménager la substance précieuse
de l'attention et de lui faciliter la perception des choses,
il est utile de préparer soigneusement l'objet qu'or
étudie ou que l'on va traiter. Par exemple, avant
d'aborder le présent chapitre, j'ai revu la totalité de
mes notes, de mes expériences personnelles sur l'atten-
tion, puis me demandant ce qu'il était utile de retenir
de cette masse considérable d'observations, j'ai attendu
que l'essentiel à dire à un étudiant se fut décanté et
organisé dans mon esprit. Reprenant alors mon travail,
j'ai « attaqué » mon sujet avec toute la force de mon

esprit qui allait au-devant de la vérité, avec une pré-


imagination déjà esquissée de la question, et pour ainsi
dire avec une clarté diffuse analogue à celle de l'aube
qui précède l'aurore. C'est ce que j'entends quant^ je
conseille de ne conduire l'attention à l'attaque que
lorsque celle-ci a été bien préparée.
Ilune autre considération importante. Quand on
est
fait efforts intenses d'attention, cette « prière de
des
l'âme à la vérité » peut n'être pas exaucée, ou pour
reprendre notre image, si l'attaque ne réussit pas, c'est
souvent faute d'une ou deux minutes de persévérance.
Nous avons rappelé l'exemple de Metz. Si la ville
s'était rendue un jour plus tard, si la deuxième armée
était arrivée un jour plus tard devant la forêt d'Orléans,
les Allemands auraient dû lever de Paris. A
le siège
Port-Arthur, si la flotte russe eût tenu cinq minutes de
plus, la flotte japonaise qui avait épuisé ses munitions,
se retirait.
Il en va de même dans la conquête de la vérité. J'ai

souvent remarqué que des succès importants me récom-


pensaient lorsque malgré la fatigue de prolonger l'effort,
je tenais bon quelques minutç^s encore. Si j'avais cédé,
INFLUENCE DE LA PRÉPARATION 161

récompense naturelle et
j^aurais quitté le travail sans sa
au contraire avec le sentiment d'un échec. Tout eut été
à recommencer dans des conditions plus mauvaises,
donc avec de moindres chances de succès.
On le voit, la sagesse pour un étudiant, c'est de bien \

étudier les conditions qui font l'attention énergique et \

fréquente. Puis lors du travail, ilfaut préparer avec un |

soin minutieux, /î^^^we dansJe plus grand détail tout ce


y
|

qui est nécessafre pour que l'attaque, quand on la |

déclenche, réussisse. Gela n'est possible que si aucune t

pré occupation étrangère au travail ne divise Ténergie /i I

Pavot. — TmvçiU Ij
CHAPITRE II

La Mémoire

Les éducateurs ont fait comme les cultivateurs : ils ont


accepté la nature telle qu'elle est, avec sa prodigalité
et son gaspillage. Les routines de culture sont obéics
sans réflexion; on tire parti, plutôt mal que bien, du
désordre des forces en lutte. Les premiers, les fores-
tiers ont surveillé la forêt, élagué les plantes trop ser-
rées avec le sécateur, la scie et la cognée : ils ont
clioisi les belles pousses et ils les ont protégées contre la
ne comptent que des fiits
lutte épuisante et leurs forets
très beaux, qui s'élèvent comme des piliers, et qui
donnent l'impression de cathédrales majestueuses. Des
agriculteurs ont tenté, sur champs d'expériences, d'ap-
pliquer à la culture du blé deux méthodes qui ont décu-
plé le rendement : la sélection, après chaque récolte,
des plus beaux grains pris dans les épis les plus plan-
tureux, et renscmenccment espacé pour permettre aux
racines de taller.
En semant leur blé à la volée, ou même cà la machine,
qui prodigue la semence, les grains se nuisent de sorte
qu'aucun d'eux ne peut se développer pleinement. Au
contraire, dans rcxpérience dont nous parlons, on a
planté les plus beaux grains, non seulement en lignes,
mais séparément. Chacun .disposait ainsi de la terre
nécessaire pour taller un grain de blé a donné cent
:
LA MÉMOIRE t6a

épis et six mille grains (1) ! La moyenne est de deux à


quatre mille grains, tandis qu'avec le gaspillage tradi-
tionnel, sur cinq cents grains au mètre carré trois cent
soixante sont perdus, et les cent quarante autres, épui-
ne donnent
sés par la concurrence, restent souffreteux et
que deux ou quatre épis d'une soixantaine de grains :
èoit deux cent quarante grains au lieu de quatre à six
mille !

Les paysans peuvent invoquer, pour ne pas essayer


ces méthodes, les oiseaux, les insectes, la pourriture, la
gelée et le prix de la main-d'œuvre nécessaire, mais
par quels arguments défendre les traditions défec-
tueuses en ce qui concerne l'ensemencement de la
mémoire ? La mémoire d'un bachelier est un fouillis
inextricable où la lutte des souvenirs qui pullulent
empêche les sentiments et les idées de valeur de s'épa-
nouir en une croissance vigoureuse.
Aucune sélection intentionnelle à l'entrée. Aussi
dans toutes les mémoires foisonnent les souvenirs de
perceptions inexactes. Les idées fausses pullulent par
la raison que nous apprenons une foule de mots avant
d'avoir étudié les choses qu'ils désignent. De plus, faute
d'un examen critique, nous mêlons les divers sens d'un
mot parce qu'ils ont d'habitude quelque affinité. Erreur
plus grave, nous mettons les mots à la place des choses.
Si nous pouvions évaluer l'énormité de l'amas des
confusions, des mensonges, des sophismes lentement
déposés dans les cerveaux les mieux faits par le
langage, par les conversations, par les lectures, nous
serions effrayés Ces faits, ces idées, ces opinions dont
!

nous ignorons l'origine, nous les trouvons installés dan»


notre mémoire et comme l'oiseau qui trouve dans son
nid des œufs de coucou et qui les couve, nous les adop-

(1) Kropotkine, Champs, Usines et ateliers, 1910. Gh. III et IV,


Les possibilités de l'agriculture.
1G4 LA MÉMOIRE

tons sans soupvonner que nous couvons une race dan-


gereuse.
Par exemple beaucoup pensent que la prodigalité
favorise l'industrie parce qu'ils voient les eliets de
dépenses, mais ne suivent pas, par la pensée, let-
ils

effets considérablement plus efficaces de l'argent placé


qui alimente les énergies productrices. On parle cou-
ramment de nations jeunes et de nations vieillies, donc-
décadentes : image absurde, jeunes et vieilles nations
étant faites pareillement d'individus de tous les âges
et les nations décadentes ne que parce qu'un
l'étant
gouvernement défectueux ne pas mettre en valeur
sait

les hommes d'intelligence vigoureuse et les volontés


énergiques.
Les savants sont souvent arrêtés par des idées faus-
nes dont ils ne peuvent se débarrasser la médecine :

et la sociologie sont encombrées d'idées reçues qui


gont un obstacle et si la vertu dormitive a fait son
temps, il est encore question de a fluide nerveux » et

de « justice immanente ».
La philosophie est la terre où fleurissent les mots
sans signification, tels que substance, libre arbitre et
Ton a pu dire, non sans quelque vérité, que la méta-
physique était une « maladie du langage ». Dans le
sujet même qui nous occupe, Iqs vieilles opinions sur
la mémoire ont longtemps empêché de découvrir la

complexité du moindre souvenir, celle du souvonir


d'un mot, par exemple, dont uons parlerons plus bas.
j
En politique, les mots qui peuplent le cerveau de la
plupart des électeurs sont à réviser, à épurer. Presque
tous sont chargés de haines ou d'illusions. Les folies
le la révolution russe sont comme une gigantesque
expérience qui prouve le danger qu'il y a à croire que
les hommes sont naturellement sages et intelligents,

^uaud la majorité est formée de faibles d'esprit, d'igno-


rants, de passionnés, de violents et d'envieux.
LE MAL SUBI PAR CHACUN DE NOUS EST IMMENSE m
Peut-être un cerveau d'homme du xx® siècle est-il infé-

rieur comme ensemencement, à un cerveau d*homme


de même classe sociale du xvn® siècle parce qu'avec
notre vie trépidante, notre incapacité de longs efforts
calmes, persévérants, nous ne montons plus une garde
du cerveau de nos enfants.
vigilante à l'entrée
(Or une mémoire bien cultivée est à semences sélec-
tionnées : il faut choisir le grain qu'on lui confie et ce
choix suppose une sensibilité épurée et un esprit criti-

que aiguisé qui n'est que le sens de ce qui est effi-

cace. \

Que' nulle idée, nul fait n'entre s'il est taché ou


gâté par l'amour-propre, par la haine, par la jalousie,
par la peur, par par le parti-pris. Que nul
l'avidité,
n'entre s'il par un impulsif incapable de
est présenté
patiente étude, ou par un esprit léger. Ne sont admis
que les faits qui ont résisté à la flamme de l'expérience
ou qui ont été décantés par la méditation. Ni précipita-;
tion, ni prévention c'est la formule môme' d'un espritt
:

libre, puisque la liberté d'esprit suppose qu'on saitl


dénouer les souples liens des passions et attendre j

dans le calme la vérité. La vérité est une récompense : |

le prix dont nous devons la payer, c'est le travail cons-


ciencieux et persévérant de l'attention.

LE MAL SUBI PAR CHACUN DE NOUS EST IMMENSE

Malheureusement, la mémoire qui, fiUe de la liberté


d'esprit, serait un soutien puissant pour notre volonté,
devient d'habitude une formidable accumulation de
servitude. Elle inscrit fidèlement, minute par minute,
nos perceptions, nos conclusions hâtives, nos lectures,
nos sentiments, nos actes. Mais si, parmi les souvenirs
que nous semons nous ne faisons pas^ un choix en vue
d'une fin précise, un choix se fait tout de même en dehors
de notre volonté : prennent de la vigueur les souvenirs
166 LA MÉMOIRE

qui participent à la vivante énergie de quelque ten-


dance. Or, dans la jeunesse les tendances dominantes ne
sont-elles pas trop souvent celles contre lesquelles nous
devons, par une lutte quotidienne, conquérir notre
liberté ? 11 n'est donc pas étonnant que tant de mémoires
soient encombrées d'images et de souvenirs sensuels et
que tant de jeunes gens, inattentifs à la rigoureuse exac-
titude de rincorruptible Comptable, le laissent inscrire
à leur passif les mauvaises rêveries, les mauvaises con-
versations, les lectures dépravantes ou débilitantes, jus-
qu'au jour où ils font faillite devant les exigences de
la lutte qu'ils ont si mal préparée.
Mais ce n'est pas au point de vue de Téducation de
la volonté que nous étudions ici la mémoire. Souve-
nons-nous seulement que si nous ne prenoas pas en
mains l'administration de notre mémoire, l'effondre-
ment de la volonté est inévitable.
Inévitable aussi sera la faillite de l'intelligence.
En effet, ne venons-nous pas de constater que les
mémoires les plus saines sont elles-mêmes encombrées
de souvenirs sans valeur ?
Comment en serait-il autrement ? Quand nous som-
mes enfants que de conversations déraisonnables n'en-
tendons-nous pas ? Que de lectures sottes ne faisons-
nous pas ?
Ensuite, l'absence d'une idée directrice juste dans
l'éducation que nous recevons fait qu'on verse dans
notre cerveau une encyclopédie de notions mal digé-
rées, dans lesquelles Toubli fait des coupes au hasard.
Je suis effrayé quand je songe à l'énormité des pseudo-
connaissances qu'on a eu l'ambition d'entasser dans ma
mémoire d'élève et dont il ne me reste rien, sinon des
bribes utilisables à peine pour des conversations qui ne
demandent ni exactitude ni profondeur. Si chacun de
nous établissait avec sincérité le bilan de ce qui lui
reste de ses études jusqu'au baccalauréat, les constata-

I
Le nombre des connaissances a peu D'IMPORTANCE 167

tions seraient inattendues. D'ailleurs l'étude des copies


du baccalauréat me fournit chaque année la preuve de
l'inefficacité prodigieuse de notre instruction encyclo-
pédique ne faut rien moins que l'aveuglement pro-
et il
duit par l'habitude pour qu'une protestation irrésistible
ne soulève l'élite pensante contre de tels résultats.
Mais chez les jeunes gens auxquels s'adresse ce livre,
le mal il est inutile qu'ils regrettent le passé
est fait et
§ur lequel ne peuvent plus rien. Ils doivent regar-
ils

der le présent et l'avenir et prendre devant eux-mêmes


/l'engagement de respecter les lois de la mémoire, quef
nul ne viole impunément et de se faire une mémoire
d'après un plan, c'est-à-dire de n'en pas- livrer la cul-
ture au hasard et aux traditions inintelligentes qui
oppriment le travail intellectuel. \

Le mal que nous avons subi au cours de nos études


est immense. A nous de ne pas augmenter le dommage
et de ne pas Taggraver d'année en année jusqu'à l'irré-
parable qui consiste à avoir une mémoire contre soi au
lieu de l'avoir pour soi.
(^Le malheur de cette accumulation de pseudo-con-
naissances c'est que « lorsque l'homme a la tête pleine,
eontent de ses richesses prétendues et enflé d'orgueil, il
méprise le travail de l'attention » (1)
« Sans faim pour la vérité, ils îie peuvent se résou-
dre à gagner à la sueur de leur front le pain de
l'àme »

LE NOMBRE DES CONNAISSANCES A PEU D IMPORTANCJB

/ Une mémoire bien organisée demande de persévé-


rants-efforts d'attention, car ce qui importe, c'est de
trouver ce qu'on sait au moment où on en a besoin : le
nombre des connaissances ne sert de rien si elles n'ac-

(1) Malebranghe, Traité de Morale^ ch. V.


!68 L\ MÉMOIRE

courent du fhnà de la mémoire au moment de la


bataille. A Wagram la victoire fut gagnée avec une
poignée de bons soldats, treize mille lâches ayant fait
les morts pour ne pas combattre. Les souvenirs qui
comptent, ce sont les souvenirs qui ne font pas les
morts et qui obéissent au commandement. C'est sans
doute en pensant à des souvenirs alertes que, par oppo-
sition, Montaigne parle d'âmes bouffies, enflées.
11 ne s'agit pas d'imiter Gargantua (1) qui, élevé par
un précepteur stupide, savait si bien sa leçon « que,
au coupeland par cœur à revers ».
(2), il la rendait
Il faut s'inspirer de la pratique de l'alpiniste limi- :

ter l'équipement au strict minimum cela fait, jeter la ;

moitié de ce qui reste C'est que le détail est Tennemi


!

1de toute culture profonde. Il faut choisir et faire déli-


tbérément de sa mémoire un instrument commode et
Ipratique.
Le cerveau, avec ses six cent millions de cellules,
n cependant pas susceptible d'acquisitions en nom-
est
bre indéfini. La langue chinoise, avec ses 40.000 carac-
tères est déjcà un fardeau impossible pour les mieux
doués. Un naturaliste doit travailler toute sa vie pour
connaître trois ou quatre mille espèces et nul ne peut
connaître les deux cent mille espèces de phanéroga-
mes, ni les six cent mille es2)cces animales.
Une telle érudition serait d'ailleurs absurde car elle
écraserait l'intelligence.
f II faut savoir se borner et ne pas s'ensevelir sous
l'amoncellement des connaissances.
Il ne faut apprendre que l'essentiel et ne garder que
les pensées qui découvrent dans les choses les rapjîorts
profonds. /
Les connaissances de détail, on les retrouve facile*

(i) Ch. XIV.


(2) CoiipoIIc : Examen,
LENTE GROiSSANGE DEîs IDEES DE VALEUR K9

ment dans les livres et dans ses cahiers de notes.


Déblayons donc notre cerveau^ et ne confions à la
mémoire que des souvenirs de valeur. A ces souvenirs,
donnons Tintensité qui les fixera définitivementJ

UNTE CR0îSSA?ÇC1Ç des IDi'ES DE VALEUR

/r
/ 11 est vrai qu\me idée de valeur ne frappe pas
d'habitude à première vue. Ce n'est que peu à peu,
par une croissance lente qu'elle grandit et se fortifie :
cela demande du calme et du temps.j(Il faut qu'elle talle,
c'est-à-dire fasse de nombreuses racines qui iront pui-
ser sur une large surface les sucs nourriciers. On peut
même affirmer qu'une idée n'acquerra toute sa vigueur
que lorsqu'elle puisera la sève vigoureuse de quelque
tendance fondamentale.. C'est dire que la hâte fiévreuse,
l'éparpillement de l'attention sur plusieurs idées ren-
dent le tallage impossible .'^'

Par exemple je suis resté pendant des années avec


lemalaise de ne trouver aucune explication à la déca-
dence rapide de la Grèce et de la Rome antiquas. Les
causes acceptées dans les histoires accumulation des :

richesses, abaissement consécutif des caractères n'ont


aucune valeur puisqu'elles ne jouent pas dans l'his-
toire contemporaine.
La question ne s'est pleinement éclairée pour moi
qu'au moment de l'efî'ondrement de la Russie. C'est
alors que prit sa pleine signification le fait que les pros-
criptions à Athènes et à Rome supprimèrent les hom-
mes de caractère. Ce fut l'extermination des intelli-
gences « qui ne rusaient pas ».
Cette disparition de l'élite, voilà la cause profonde
de la décadence des démocraties anciennes ce fut la :

stérilité, le désert.
170 t MÉxMOlRE

La même cause explique aussi la chute de l'Espa-


gne. Ce pays était florissant et vivant au moment où
Arabes, Juifs et Catholiques rivalisaient de zèle dans
la liberté, avant le sinistre Philippe II (1). L'Inquisi-
• iioii écréma l'Espagne de toutes ses intelligences. On
'expulsa les Juifs espagnols, on rejeta les Maures en
Afrique, et le dur Césarisme germanique acheva la
ruine du génie ibérique.
Même cause, encore, disions-nous, pour l'écroule-
ment de l'Empire russe. Le régime des Tzars avait
systématiquement détruit les hommes de caractère et
éliminé les intelligences vigoureuses, ^t voilà qu'en
quelques mois le régime maximaliste, avec son explo-
sion de haine et d'envie, a massacré tout ce que le
régime despotique précédent avait laissé debout !

Chez nous, le mal est moins grand, mais avec un


régime électoral défectueux, il faudrait ci*aindre pour
l'avenir du pays si les hommes de caractère se trou-
vaient fréquemment éliminés des hautes fonctions
politiques et administratives.
Nous avons failli sombrer faute de compétences et
« qui ne rusent pas » avec les réalités.
d'énengies
Durant des années, cette vue dominante s'est enri-
jchie dans ma pensée d'exemples précis. A mon avis, il
;
n'est pas d'autre critérium du chef d'un gouverne-
.ment fait-il ce qu'il peut pour trouver les hommes
:

d'initiative, de droiture et d'énergie, pour les mettre

1
à la tête de ses grands services ? C'est là le rôle essen-
I
tiel du pouvoir. S'il ne le remplit pas, ou s'il le rem-

plit mal, c'est un malheur public et Ton marche aux

catastrophes.
On le voit, une idée, pour grandir en force doit être
maintenue pendant des années dans la pensée; elle
^^
(1) En moins de deux si^les la population descendit de li'ente
millions à sept millions.
LENTE CROISSANCE DES IDÉES DE VALEUR lîl

doit avoir du temps pour taller. Elle est vouée a


rimpuissauce et à la stérilité si l'attention est sans cesse
distraitepar l'irruption d'autres idées,
j

( Les mêmes de la mémoire nous rappellent donc i


lois
à notre principe capital une seule chose à la fois et \
:

à fond.)
(Même pour fixer un souvenir simple, une impression f
unique ne suffit pas. Peu à peu, il s'estompe il est :

attaqué par l'oubli à la façon du fer par la rouille.)


Il perd de son brillant, de sa netteté ; sa forme même

finit par disparaître. Etudiez ce qui reste de la vue

d'une montagne imposante qui vous a frappé. Essayez


de la dessiner vous serez stupéfait du vague, de la
et
pauvreté et de l'inexactitude de votre impression. Il en
est de même après la lecture d'un chef-d'œuvre.
(Une impression unique est donc toujours inefficace.
11 faut reporter souvent une attention fervente sur l'ob-

jet ou le chapitre dont on veut imprimer le souvenir»


Rabelais, dans l'éducation de Gargantua, prévoit jus-
qu'à huit révisions par jour.
Puisqu'il faut revenir souvent sur nos souvenirs, cette
fréquence exige qu'on se borne à l'essentiel, qu'on le
résume dans des notes très nettes, très lisibles qu'on
reverra sans cesse pendant les promenades solitaires.
Je possédais ainsi les Méditations de Descartes, les
chapitres importants de la Philosophie de Hamilton et
de la Logique de Stuart-Mill, l'essentiel de la Psycho-
logie de Spencer, et après trente ans, mes souvenirs/
sont encore nets.
La nécessité qu'il y a de rafraichir souvent les sou-
venirs essentiels tient sans doute à une question de
nutrition. Les éléments nerveux tendent naturellement
à revenir à leur état normal il faut donc, par des répé-
:

titions fréquentes, leur incorporer peu à peu le souvenir


de façon qu'il ne puisse s'effacer. )
Toutes les conditions de la fixation des souvenirs
j.>y LA MEMOIRK

coopèrent : les conditions physiologiques appuient les


autres et sont appuyées par elles : la nécessité d'un
sang pur, bien oxygéné condamne, aussi bien que la
nécessité de répétitions fréquentes et que celle de l'in-
tensité de l'attention, les longues heures de pseudo-
travail, de lectures molles, alanguies, inertes, qui
infligent au corps une immobilité qui fait le sang sta-
gnant, la resj^iration engourdie. Les « intellectuels »
qui ne connaissent pas un métier manuel, ne savent
comment occuper leur temps ils prennent l'habitude
:

des longues heures assise à lire, habitude déjà con-


tractée au lycée pendant les heures interminables d'im-
mobilité.
Cette stagnation ruine l'énergie, tarit l'allégresse du
, Dès que l'énergie de
travail et affaiblit la vue. l'effort

baisse, on devrait quitter son cabinet pour le travail


I

I
manuel :la qualité de l'effort intellectuel y gagnerait.
\ ( Donc, une seule chose à la fois, ne pas s'éparpiller,
renoncer aux longues heures de pseudo-travail qui
épaississent le sang. A ce que nous étudions, apportons
une attention réitérée, alerte et vive, j

LU RÔT.E CAPITAL DU MOT

Nous ne pouvons penser sans l'aide des mots, qui


sont d'une valeur inappréciable pour nous — mais
notre paresse de faire effort est telle que nous nous
jetons sur eux, refusant d'examiner les réalités mou-
vantes dont ils sont le signe. Claude Bernard fait remar-
quer justement que même dans les sciences, le langage
n'est qu'approximatif de sorte que, si l'on phé-
perd les
nomènes de vue pour s'attacher aux mots, on est vite
en dehors de la réalité (1). Le mot mémoire, noue

(0 Science exporiwrn'dlc, p. 300.


LE ROLE CAPITAL DU MOT ^^3

«mpêche de considérer qu'il n'y a pas de mémoire,


mais seulement des mémoires, mieux encore, qu'il n'y
a que des souvenirs. Chaque souvenir a pour ainsi dire
son individualité et probablement il est lié à des élé-
ments nerveux spéciaux. De sorte qu'un souvenir a
d'autant plus de chances d'être à notre disposition qu'il
est moins isolé et qu'il a plus de relations avec d'autres
souvenirs. C'est ainsi que le souvenir des mots est mer-
veilleusement docile, car il est solidement fixé dans
En mot
i

quatre mémoires différentes. effet j'entends le


prononcé (souvenir auditif) je le vois écrit (souvenir
;
\
visuel) ;
je l'écris (souvenir graphique) ;
je le prononce \

(souvenir d'articulation). Y
^Xles souvenirs sont distincts, puisque la maladie peut
en paralyser un sans toucher aux trois autres. :De plus,
plusieurs de ces souvenirs ont l'avantage considérable
de contenir des éléments musculaires que nous pouvons
réévoquer très facilement je puis prononcer le mot, je
:

puis l'écrire mentalement et^le lire mentalement par le


mouvement de mes yeux. Ces systèmes de mouvements
musculaires correspondants aux mots sont tellement
usuels, tellement familiers, qu'ils sont devenus parfaits
et d'une telle sensibilité que nous ne nous servons plus,
poiir penser, que d'esquisses de mouvements à peine
ébauchés. Par exemple, il est démontré par les aphasies
que vous ne comprenez un orateur qu'en répétant au
fur et à mesure son discours. De même, lecteur, vous
ne comprenez ce que j'ai écrit qu'en le prononçant.
Mais cette reproduction musculaire est si ténue, si
menue, si délicate que nous ne nous en apercevons
pas et qu'il faut des instruments pour la révéler.
C'est à cette présence d'éléments musculaires dociles
à notre volonté que le mot doit d'être l'instrument par
excellence de notre libération. En effet nous pouvons
quand il nous plaît jeter cet état fort dans la trame de
ftos associations d'idées, et la rompre.
174 LA xMÉMOIRL

Aussi, les profonds psychologues que sont les direc-


teurs de conscience catholiques, conseillent-ils, lorsque
l'esprit est agité de pensées vagues, inutiles ou mau-
vaises, le secours d'une lecture, d'une oraison vocale,
de la récitation de quelque psaume. L'irruption, au
milieu d'associations d'idées instables de ces états- forts
que sont les mots, amène l'esprit à se nourrir peu à peu
du sens qu'ils évoquent — et voilà la pensée orientée
malgré elle dans la bonne voie.
Par la même raison, le mot nous fournit un moyen
presque infaillible de réévoquer nos souvenirs et de les
stabiliser.' De les réévoquer, car, par ses éléments mus-

culaires, ûous le tenons à notre discrétion et, par lui,


les souvenirs qu'il connote. De les stabiliser, car, enfoncé
dans la mémoire par ses quatre racines, il résiste à
l'oubli et quand nous le tenons, lui, nous tenons du
même coup la chaîne dont il est le premier anneau.
Pendant longtemps, l'enseignement élémentaire,
étranger aux découvertes de la psychologie, a négligé
d'utiliser cette solidité donnée au souvenir du mot par
ses quatre racines. C'est en me fondant sur l'utilisation
intelligente de la solidarité et de l'entr'aide des quatre
mémoires du mot que j'ai proposé la suppression de
l'exercice absurde de la dictée et une réforme radicale
dans renseignement de l'orthographe.
L'enseignement de l'orthographe doit être préventif :

en introduisant un mot nouveau dans l'esprit, il faut,


du premier coup, le fixer correctement dans les quatre
mémoires. On imagine ensuite des procédés intelli-
gents pour que l'enfant réévoque le nombre de fois
qu'il est nécessaire les quatre images visuelle, auditive,
graphique, d'articulation. Cette méthode apprend aux
enfants l'orthographe sans peine et ils ne l'oubhent
plus.
V/E SOU l'ïS

\JE SOLI

f
Partout où on le peut, il faut faire en sorte que les
divers souvenirs d'une même chose s'entr'aident. Tout
souvenir isolé est difficile à retrouver à cause de son
manque de relations ;*. c'est ainsi qu'un tfbm propre
est lent à se représenter à l'esprit quand on le cher-
che. Vœ soliliVn souvenir est d'autant plus stable et
d'autant plus facile à retrouver qu'il a plus de rela-
tions. 1

C'est une loi dont l'importance est capitale en édu- |

cation. Traduit-on un passage de César? Il importe de


suivre la marche de son armée sur une carte de la i

Gaule, d'en faire le croquis. On vérifie exactement le


sens des mots techniques dans le dictionnaire des anti-
quités, on copie le dessin des objets. Pour avoir fait
il y a longtemps, le croquis de la bataille d'Alésia et
des travaux de César autour de la place, je n'ai jamais
oublié les pages des Commentaires concernant cette
bataille décisive et quand du chemin de fer j'aperçois
sur sa colline la grande statue de Verciugétorix, mes
souvenirs surgissent, précis.
Observe-t-on un tissu au microscope? Vite le crayon
à la main pour le dessiner ! On compare ensuite avec
les dessins du livre ce qu'on a vu, on corrige s'il y a
lieu et on une courte description sous le croquis
inscrit
après avoir fait effort pour trouver une comparaison
caractéristique, ou une image frappante.
Toute étude de géographie doit être concrète, com- \

porter de nombreux croquis très simples faits do i

mémoire, puis rectifiés. L'étendue de chaque pays, de "

chaque mer, doit être comparée avec celle de la


France. On a une idée plus claire du Mississipi quand
on sait qu'avec son affluent le Missouri, il a six fois la
longueur de Dunkerque à Perpignan, et qu'il est cepen-
176 . LA MEMOIRE

dant moins long que le Nil. Les proportions de la France


devraient être rendues familières aux enfants.

fDe même la géométrie que nous enseignons d'une


, façon abstraite et rebutante devrait être liée à la menui-»
j
série, à Farpentage, au tracé d'une carte sur le terrain,
à l'évaluation de la hauteur d'un arbre, d'un clocher.
; d'une colline.
î
( pour seule ressource
L'entr'aide des souvenirs n'a pas
les mots, récriture, le dessin, le travail manuel, car
toute idée, pourvu qu'on la maintienne dans la pensée,
devient un centre organisateur. Elle talle, s'enrichit de
souvenirs, d'observations, d'expériences personnelles,
de comparaisons, d'images qui font corps avec elle.
C'est ainsi qu'en pensant à l'importance de Tcntr'aide
que peuvent se donner les souvenirs nous avons vu les
exemples accourir celui des quatre mémoires du mot,
:

si caractéristique, et les autres. Le développement de

cette entr'aide n'est possible que dans le calme d'un


esprit qui n'est ni pressé ni éparpillé. Nous devrions
toujours mettre au service des idées de valeur l'cn-
A ce point de vue les études scien-
tr'aide des souvenirs.;
tifiques sontavantagées parce que le laboratoire avec
son travail manuel impose une lente réflexion la pen- :

sée y est associée à des gestes, à des dispositifs d'ex-


périences qui soutiennent l'attention comme les cérémo-
nies, les chants, les rites religieux soutiennent les

sentiments de ferveur des âmes mystiques.


On doit, chaque sujet d'étude, chercher les
dans
moyens L'entr'aide des souvenirs dans
d'entr'aide.
l'étude d'une maladie, c'est l'observation au lit des
malades, la notation des symptômes, leur contrôle,
leur discussion.
L'entr'aide dans l'étude abstraite du code, c'est do
suivre dans la pratique les conséquences d'une loi, qui
mordent en pleine chair ceux qui ont à en supporter
l'insuffisance ou la rigueur. Nul ne. connaît un règle-
Yjii SOLI 177

ment, une mesure administrative avant d'en avoir suivi


les répercussions dans la réalité de la vie des adminis-
trés c'est parce que ces effets échappent aux chefs éloi-
:

gnés, que la centralisation a des conséquences doulou-


reuses et que des mesures prises au centre se trouvent
souvent inapplicables quand on les expérimente. Un
avocat qui écoute ses clients arrive à une connaissance
pleine de la loi qu'il n'avait à aucun degré à la sortie
de la Faculté.
De même, les notions historiques se fixent mieux
quand elles sont étroitement soudées à l'étude de la
géographie qui explique en partie la forme prise par
leFévénements.
Par exemple, l'histoire de l'Angleterre et ses hésita-
tions à prendre part à la grande guerre de 1914 s'expli-
quent en partie par sa position insulaire aucun Anglais :

ne réalisait en pensée le danger allemand parce que la


dernière maison brûlée en Angleterre par l'ennemi
extérieur le fut par les Danois au ix® siècle !

Même en littérature, l'entr'aide devrait être utilisée.


J'ai vu des élèves ne plus oublier les développements
de la passion de Néron, aussi bien que ceux de l'avarice
d'Harpagon, quand on avait éclairé pour eux le carac-
tère dominateur des passions en étudiant une passion
simple, celle de l'alcool, et en montrant comment elle
détruit peu à peu toutes les résistances morales le sen- :

timent de la dignité, l'amour de la famille, etc. Inverse-


ment, quand ils étudiaient la psychologie, les exemples
classiques servaient d'appui à ce qu'ils apprenaient de
la passion. Les élèves devraient, si leur culture n'était si
superficielle, arriver en philosophie coniiaissant impli-
citement la psychologie, la logique et la morale.
Nous apercevons une de plus, en terminant ces
fois
considérations sur de l'entr'aide des souvenirs,
l'utilité

la stérilité de Tétude hâtive, toujours en sursaut, qui


efileure. Aucune récolte ne mûrit sans l'aide du temps.
Payot. — Travail 12
178 LA MEMOIRE

nPoute notre expérience du travail ei'ficace nous cou-


vai net une fois de plus de ne faire qu'une chose à la
fois,de la faire en toute ferveur, sans hâte, de façon a.
j
laisser se former de riches entrelacs de souvenirs de
[^^ soutien. \

NÉCESSITÉ BB l'oRDRR

Une autre loi de la fixation des souvenirs découle de


l'infirmité de l'attention, c'est celle de ï ordre. Vov^am-
sation.des connaissances a nlu sdjmp o tt aii c e, cpie ,
|fiiir^

Tii^qiiisit'fôîi , bar^îa'^confiTSTon efTS accablent


'
Tesprit et condamnent l'énergie à des efibrts infruc-
tueux qui découragent/Dans la vie quotidienne, l'ordre
évite pertes de temps énervement r^'est toujours
et

quand on est pressé qu'on ne trouve pas les objets qu'on


a négligé de mettre à leur place. A plus forte raison
quand on a besoin de rechercher un souvenir dans la
mémoire éprouve-t-on de la peine à le retrouver s'il
n'est pas à sa place.
Dans tous les manuels de psychologie figure un déve-
loppement sur la nécessité de Vordre. Mais nulle part
on ne trouve de renseignements sur ce qu'est une
mémoire où les choses sont à leur place.
Une mémoire pas comme les mag-asins
n'est
du Bon Marché, où Ton trouve de tout. Au Bon Mar-
ché, chaque comptoir est organisé par une compé-
tence. <^>r(ma mémoire, j»^ suis seul à l'organiser
et ma compétence est limitée.) Si je veux créer un bazar
où l'on trouve de tout, il y aura des lacunes énormes
et la qualité des souvenirs laissera fort à désirer. On a
essayé, quand j'étais élève, de faire de ma mémoire
an bazar universel. Aujourd'hui, quand j'ai besoin
d'un souvenir précis en chimie, en sciences naturelles,
en histoire, en géographie, souvent il ressemble à ces
noix qui ont bonne apparence mais qui quand on leç
ÎDÉR8 ESSENTIELLES 179

casse entre les dents ne laissent que poussière et


pourriture.
C'est une tentative absurde que de travailler à réali- /
ser une mémoire-bazar. [
Qu'est-ce donc qu'une mémoire bien organisée, ^
ordonnée? Il n'y a qu'une réponse possible c'est lai
:

mémoire d'un étudiant modeste^ qui a loyalement?


mesuré les limites de ses heures de belle énergie, etj
qui sait que jouer au Pic de la Mirandole c'est gâcher
une culture profonde et réelle pour de la pseudo-intel-
ligence. Il ne cherche ni la gloriole d'une érudition uni-
verselle, ni la fatuité d'éblouir les faibles d'intelligence.
r I I cherche uniquement à donner à quelques hypothèses

ou idées directrices qui lui paraissent essentielles jme


jgïiisance organique Organique est cette force mysté^
.

rieuse du gland qui planté en terre devient un chêne


si on lui donne le temps de s'assimiler les éléments du

sol, de l'eau et de l'air qui sont de même nature que lui.

L'idéal serait d'avoir une mémoire organisée comme


celle d'une flore, où les caractères secondaires sont
classés d'après leur subordination aux caractères domi-
nateurs dont ils dépendent. Cet ordre essentiel permet-
à l'esjDrit de se mouvoir à Taise dans la masse jus-
qu'alors impénétrable des deux cent milles espèces de
phanérogames. Mais hélas toute classification natu-
!

relle est impossible en dehors des sciences.


Il ne peut être question, dans les autres ordres d'étu-
des, que de se rapprocher le plus possible des classifi-
cations naturelles et d'organiser la mémoire sous la
hiérarchie des idées essentielles.

LES IDÉES ESSENTIELLES

Mais qu'est-ce qu'une idée essentielle? Ici, nous


touchons au fond même de l'éducation. Nos classes ne
peuvent faire que de la « confection » qui va à tï>us
180 LA MEMOIRE

sans aller' à personne. Un professeur qui a de nom-


breux élèves et qui ne les instruit que quelques heures
par semaine pendant neuf mois, ne peut découvrir leurs
tendances profondes ni par conséquent savoii' quelles
seront pour chacun d'eux les idées essentielles, les
idées vitales.
Au contraire, Tétudiant, dans le silence des longue?
méditations, peut s'interroger et prendre conscience de
ses désirs, de ses tendances. No us ne retenons vrai -
ment que ce qui nous i ntéresse. De môme que les

grandes chaînes de montagne imposent à un pays sa


configuration, le régime de ses eaux, ses voies de com-
munication et en partie son histoire, de même nos
tendances fondamentales imposent à la mémoire sa
tructure et sa physionomie. Toute mémoire est indi-
viduelle : elle a la couleur de notre sensibilité elle est
;

conditionnée par notre constitution et par nos tendan-


ces stables. Ayons la persévérance de nous réaliser
dans notre mémoire par la patiente tlicsaurisation en
elle de nos énergies à' mesure qu'elles sourd eut du
fonds de nous-méme. Nous verrons peu à peu nos ins-
tincts se muer en facultés, de même qu'en un feu de
bois qui n'est d'abord que fumée, la flamme jaillit
quand par l'entr'aide que se donnent de nmltiples petits
foyers, la chaleur augmente.
Doué sous le rapport de la vue, j'aurai une brillante
mémoire des couleurs et sans doute, pour peindre
l'automne, je trouverai de délicates nuances. Doué
musculairement, j'aurai une mémoire riche en lignes,
eu mouvements. Un auditif pourra retenir des sympho-
nies entières de Berlioz ou de Beethoven.
Un sensuel aura, coumie Musset, le cerveau dominé
par des images d'amour. Un passionné de la nature
retiendra une riche variété de beaux paysages. Un Cor-
neille, liéroïque et sincère, s'emplira l'imagination do
la vie des héros antiques, taudis que La Fontaine, féru

I
LA VRAIE PUISSANCE EST CONCENTRATION iSI

des bêtes, n'oubliera rien de leurs faits et gestes. Un


esprit religieux aura, comme Bossuet, l'imagination
débordante de souvenirs bibliques.
Non seulement les prédispositions et les tendan-
ces profondes modèlent la structure organique de la
mémoire, mais les manières d'être de la volonté en
déterminent la physionomie. Un impulsif y inscrit les
données telles quelles, en hAte, sans qu'elles aient
subi l'élaboration de l'esprit d'examen et sa mémoire
est remplie d'erreurs, de préjugés, de parti-pris. Le dis-
trait n'y inscrit que des demi-souvenirs, des bribes de
connaissances inutilisables.. Au contraire une volonté
calme et patiente peut organiser une
,
mémoire bien
ordonnée, fortement constituée autour de quelques
grandes idées directrices qui communiqueront avec le
fonds permanent de la sensibilité.
Tout étudiant intelligent ira non seulement dans le
sens de la moindre résistance, mais encore dans le sens
où il est porté par le courant profond de ses tendances. !

Nous 'n'avons pas de forces a gaspiller dans une lutte '

sourde contre notre personnalité un Michelet passionné


:

d'indépendance ne recevra pas de l'iiistoire les impres-


sions qu'en tire un jésuite affamé d'autorité. Un Fran-
çais généreux, élevé dans le respect de la personnalité
d'autrui et de la vérité éprouvera du dégoût à lire
une histoire allemande où les faits sont déformés par
l'orgueil pangermaniste.

LA VRAIE PUISSANCE EST CONCENTRATION

Prenons donc conscience de notre personnalité qui^


nécessairement colorera nos souvenirs et faisons-nous
la mémoire de nos tendances, ce qui revient à dire
que nous devons aimer notre travail et qu'il est d'une
mauvaise administration de notre énergie que de ten-
e rune œuvre qui va contre no,s ^oùts.
182 LA MÉMOIRE

Mais une objection se présenie. Uae mémoire


ordonnée, telle que nous la définis us, une
c'est
mémoire incomplète, étroite? Cette objection suppose
qu'une mémoire universelle est possible. Renonçons à
notre préjugé tenace d'avoir, comme l'homme du
inonde, des clartés de tout. Rappelons le mot du
professeur de droit de Genève concernant Voltaiie. Ce
juriste éminent disait à d'Alembert « Il n'y a qu'en
:

dr^it public que je le trouve un peu faible ». « Et —


I
m^i^ dit d'Alembert, je ne 1^ trouve un peu faible
qu'eii géométrie ».
'

Avec le développement prodigieux des connaissan-


ces humaines, l'universalité est im^ssible. Résignons-
noûsi à ne pas demander à Pasteur"§pn opinion sur les
syix^rtionies de Beethoven ni sur la sainte Geneviève de
Puvis de Ghavauues. Peut-être même eut-il été pru-
dent de ne pas lui demander, quoiqu'il fût chimiste,
des renseignements sur les corps dérivés du goudron
de houille. De même, ne demand<jns pas à Claude Ber-
nard son avis sur une question de hautes mathémati-
(|ues. Seuls les journalistes doivent tout savoir, mais

peureusement ils ont le secours du dictionnaire


Larousse. D'ailleurs, les grands laborieux peuvent se
consoler de n'être que des demi-savants ou des dixiè-
mes de savants, car dès qu'on pénètre à fond dans une
science, qui n'est qu'un point de vue sur la réalité,
mais qui fait toucher la réalité, on acquiert une espèce
.
de divination de l'ordre éternel des choses qui fait que
l'on comprend à demi-mot les découvertes des autres
chercheurs et que rien, dans l'Univers, ne nous est
étranger. Un savant, digne de ce nom, ne peut pas
avoir l'étroitesse d'esprit du spécialiste. « Spécialiste »
est le mot péjoratif qui désigne l'érudit à courtes vues,
étranger même aux idées profondes de sa science propre,
incapable, par conséquent, d'une sympathie divina-
trice pour l'ensemble des connaissances humaines.
L'OUBLI LIBERATEUR 183

I
Ne soyons nullement inquiets de nous limiter, car j

j
universalité est synonyme de dispersion, donc de I
médiocrité et pour ignorer beaucoup de choses, onlj
un demi-savant, car ce terme ne flétrit que |
n'est pas
ri^eranee présomptueuse. Dispersion, médiocrité,';
c'est faiblesse d^esprit. /
(
Etre ne pas jeter aux quatre vents l'éner-f
fort, c'est
gie striotem^Ht mesurée du cerveau, e'ést se concen-|
trer. \0n a défini une belle vie, une idée de jeunesse \
réaligèedittt s Tà^e mùy Heureux ceux qui, vers la
.
î

vingt-septième aàïlée, ont découvert une idée féconde j

dont ^eale atinéés de travail feront une œuwe influente !


(

C'est à juste titre que nous disons « l'œuvre » d'un î

écrivain ou d'un savant, car les ouvrages d'un esprit \


qui pense et qui a^t ne «ont que les approximations
successives d'une vérité unique dont le travail et la ;

médita^n découvrent peu à peu la richesse et la ]

fécondité.
: Une mémoire ordonnée est différente d'une mémoire |
livrée au hasard. Elle est une création de la voiontéÂ
cpmme ces payes où le gé^e de Le Nôtre a tout dis- f
posé pour que l'esprit put goûter la beauté de la nature I

rendue intelligible.

L*(C(tBLI LIBÉRATEUR

Il est heureux qu'un nombre immense de d'états


conscience sontbrent dans un oubli nousdéfinitif, car si

nous souvenions de tout nous serions encombrés et ne


retrouverions rien. C'est ainsi que dans un passage
appris par cœur, le morceau fait bloc nous pouvons :

difficilement en isoler une pensée ou une phrase.


( Une mémoire trop prenante, trop tenace, constitue
une infériorité pour un développement supérieur du
talent, à cause de l'encombrement pour l'éviter, il
:

faut une énergie rare dans le choix des faits et des


«?4 k.X MÉMOIHB

fonrjaissances à admettre. Ce n*est pas à dire qu'il


faille souhaiter une mémoire défectueuse oomme celle
dont se plaint Montaigne : pour apprendre trois vers,
«

il m'y faut trois heures » (1)^ mais c'est un avantage


de ne pas retenir trop facilement, parce que la mémoire
dxm homme supérieur doit être une création volo7itaire :
tous les éléments doivent concourir au travail efficace et
donner un plein rendement. "Quidqidd nonjumt, obstaf.
("je dois donc élaborer une mémoire qui ttic soit pro-
'

pre, et qui, comme une armée disciplinée, soit


docile à ma volonté. Elle doit faire plus aller :

tiu-devantdes ordres, les deviner, les pressentir et


i;vr!'"nfl!i?or avec nirs désirs profonds^

( Pour cela, il faut à l'entrée, nous l'avons dit, un choiî


éclairé et rejeter au néant les faits et les souvenirs
indilierents. C'est le pouvoir d'oublier qui me confère
cette faculté de créer ma mémoire.^
Voubli^ etfroi des érudits, « qui font de leur tôte une
bibliothèque de dictionnaires » (2), est la puissance qui
nous libère de l'asservissement au hasard.
11 y a un oubli capricieux, malfaisant parce qu'il fau-

che les souvenirs à l'aventure mais il y a un oubli—


soumis à la volonté et bienfaisant, parce qu'il est l'outil
de notre liberté intellectuelle. C'est par son habile
maniement que nous pouvons dégager notre personna-
lité, comme à coups de maillet et de ciseau le sculp-

teur dégage de la pierre lourdement matérielle une


figure où rayonne la pensée.

rOMMRNT NOUS SOMMKS LES MAITRES DE NOTRE MÉMOIRE

Pour créer l'œuvre d'art qu'est une mémoire bien


faite, comment nous servir intelligemment de cette

(1) 11, XVII.


COMMENT NOUS SOMMES LES MAITRES DE NOTRE MÉMOIRE 185

.puissance croublier ? Indiscij)linée, et livrée à elle-


même, elle ne fait que du mal, mais, réduite à obéir,
c'est elle qui nous affranchit du désordre et de Tincohé-
reiLce.
(L'intensité de l'impression et sa répétition sont les
conditions indispensables pour imprimer un souvenir
dans la mémoire. /Or nous sommes les maîtres de ces
deux conditions. Nous pouvons donc contrôler à Ten-
Jrée de la mémoire les connaissances qui demandent
leur adnaission et l'accorder ou la refuser.
Il y en effet, deux attitudes de l'attention L'une
a, .

est celle de la défiance l'attention est sur ses gardes.


:

Quand je lis un livre dont j'ignore la valeur, il se passe


dans mon attention l'analogue de ce qui se passe dans
mes muscles lorsque je franchis un pont de neige dou^
teux sur la crevasse d'un glacier : je n'appuie pas. Je
ne marche pas franchement, délibérément. Dxfjnême
je ne donne à ma lecture qu'une part de mon éiiergie
mentale, je lis « du doigt ». De la sorte, la marque
laissée dans la mémoire que quelques heu-
est si faible
res suffisent à Taffacer. Parfois même, comme dans la
lecture du journal, je ne puis rien retrouver quelques
moments après. La plupart des conversations banales,
des observations et des lectures sans valeur se dissipent
comme du brouillard au soleil.
Quand une remarque ingénieuse arrête davantage
mon attention, si je n'y reviens pas délibérément, elle
disparaît aussi.
J'ai acquis, de la sorte, une précieuse faculté à'on-
hli volontaire dont je conseille aux jeunes gens de faire
les frais. Il n'y fautque de la volonté et de l'habitude.
Cette faculté le privilège de ne retenir rien du
donne
premier coup, et par conséquent de ne pas être encom-
bré de souvenirs de hasard. Ce que j'entends, ce que
je vois, ce que je lis glisse à l'oubli si je ne le retiens
pas par un acte d'attention redoublé, donc voulu. Je
186 LA MEMOIRE

puis lire sans rien retenir, quand je n'ai pas accordé


ce redoublement. Un inconvénient en résuite, c'est
d'être exposé à relire un livre sans se douter qu'on l'a
lu déjà. Il m'est arrivé d'acheter une deuxième fois
sur l'attrait du titre un livre sur la volonté — mais ii

suffît, pour éviter ce léger contre-temps, de détacher


la couverture du livre et de la classer avant de jeter
aux vieux papiers. Il m'arrive souvent de relire
celui-ci
un roman ou une pièce de théâtre dont j'avais perdu
tout souvenir.
Pour que je retienne une chose, il faut maintenant
que l'habitude est prise, que je veuille la retenir et que
je lui accorde un retour d'attention. Tout ce que je ne
fixe pas par ce retour volontaire d'attention disparais-
sant, je fais une inmiense économie de force ner-
veuse, car je ne retiens que ce qui m'intéresse, que les
observations, les expériences de valeur qui s'engagent
sur le chemin des sept ou huit trébuchets organisés
dans mon cerveau.
Mais cela suppose des lacunes énormes et l'igno-
rance de bien des choses I

Oui, mais quoi qu'on fasse, la force nerveuse et le


temps étant également limités, on ne sera jamais qu'un
demi-savant sur bien des points, et un ignorant complet
sur beaucoup d'autres. La question poui* toi, jeune étu-
diant, est de savoir ce que tu veux faire de ta vie. Tu
dois choisir : éblouir les ignorants de ta faconde ;
par-
ler et écrire sur tout sans rien savoir, ou faire une
œuvre. La plus belle œuvre est d'ailleurs de te faire
toi-même, d'être un médecin, un avocat, un professeur,
un industriel, un agriculteur, etc.. qui soit à la fois un
esprit vivant, alerte et une mémoire qui sache admira-
blement tout ce que les meilleurs savent Sur ta profes-
sion. Tu seras ainsi un de ceux dont
les avis comptent :
ne seras un de ceux-là que si tu es assez intelli-
linais tu

gent pour comprendre que tes forces sont étroitement


.

GOMMENT NOUS SOMMES LES MAITRES DE NOTRE MÉMOIRE 187

limitées et que tu les gaspilles, tu ne seras qu'un


si /

médiocre' en tout, une encyclopédie pour bavardages ^

superficiels. Seuls se réalisent et réalisent une œuvre |


ceux qui savent se concentrer. i

Sache donc te créer par l'emploi résolu et obstiné


de l'oubli, la mémoire de ton métier, la mémoire de tes ^

sens, de tes tendances profondes. Tes efforts coordon-


nés pendant les quinze ans qui suivent la dlX-huitième
année, donneront de beaux fruits savoureux à l'automne
de la vie.Ta récompense sera de pouvoir dire des cho-
ses qui comptent pendant que les hommes d'esgrit
encyclopédique sont comme ces belles Ûeurs doubles
qui ne donnent pas de fruits. Brillants causeurs, bril-
lants journalistes, brillants orateurs qui sçintilleQt un
instant et disparaissent dans la nuit sans enrichir le
trésor commun des pensées, des sentiments, des décou-
vertes humaines.
(On a la mémoire qUe l'on veut avoir et qu'on mérite
'Nous n'apportons en naissant que des possibililési
La plupart des hommes meurent sans s*ètre réalisés.
I Ils ont l'apparence d'être des personnes
mine de près, ils sont un amas incohérent de sensations,
; si on les exa- 1
|

de perceptions, de sentiments, de tendances contradic- \


toires. Une épreuve de leur caractère ne serait ni posi- '^

tive, ni négative, mais floue, voilée, indistincte. Ils ne


^
sont pas plus responsables du mal qu'ils ont fait que
du bien : dans les deux cas, ils ont subi des influences
saUs qu'il y ait eu choix de leur part. L'épreuve pho-
tographi([ùe de leur mémoire serait incompréhensible
à Cil 'T,Q du désordre qui y règne : les idées s'y étouf-
fent les unes les autres comme des broussailles. Si
quelqu'apparence d'ordre se devine, la volonté n'y est
pour rien c'est quelque passion, la sensualité, l'ava-
:

rice, l'appétit sénile du pouvoir, etc., qui a mis de l'or-


dre dans le chaos.
Un jeune homme qui a du cœur et quelque fierté,

/
188 LA MEMOIRE

ne doit se résigner au hasard, ni au chaos, ni à Tin-


ni
détermination, c'est-à-dire à la nullité. 11 ne doit pag

non plus accepter l'unité faite par une passion enva-


hissante, destructive de la liberté il doit longuement :

s'ausculter, discerner les grands courants profonds do


son énergie. Ces courants constituent les tendances
permanentes, qui, seules, peuvent mouvoir puissam-
ment la volonté et l'attention. Il faut sincèrement noter
ce que l'on aime faire, ce que l'on étudie avec plai-
sir, ce à quoi on s'intéresse. Peu à peu, on pourra

découvrir avec certitude ses goûts on saura quelle :

œuvre on peut accomplir, car il n'y a ])as de plus sûr


^
moyen de manquer sa vie que d'aller contre ses ten-
dances.
Ce devrait être une préoccupation dominante chez
les parents et chez les maitres que de noter, durant des
années, les préférences d'un enfant et d'ausculter sa
sensibilité grandes pensées viennent du cœur.
: les
Combien ont vécu une vie morne parce que leurs
occupations, ils les ont choisies à la légère EUes ne !

s'accordent ni avec leurs désirs intimes ni avec leurs


aptitudes; aussi leur travail ne leur donne-t-il jamais
de satisfaction. Au contraire, quand on fait ce qu'on
aime, on est porté par les flots comme la barque qui
a vent arrière^ Il faut donc écouler l'appel intérieur
des inclinations, ne pas choisir d'être explorateur si
\

l'on a été un enf'ant tranquille, paisible ne pas deve- ;

\ nir un bureaucrate si l'on a été un enfant hardi et


\ batailleur ne pas peindre des miniatures si l'on a de
;

I
I
mauvais yeux et le tempérament impulsif :

c C'est en vain qu'an Parnase un téméraire auteur


« Pense de l'art des vers atteindre la hauteur,
« S'il ne sent point du Ciel l'influence secrète,
« Si son astre en naissant ne Ta formé poôte,
€ Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif,
« ...Consultez longtemps votre esprit et voa forces ».
COMMENT NOUS SOMMES LES MAItBES DE NOTRE MÉMOIUË iû
f
\ A partir du moment où l'on sait pourquoi l'on est
né, il faut être modeste, docile aux réalités : or la
réalité essentielle c'est que la mémoire n'a pas une
capacité indéfinie, qu'il faut n'en pas gaspiller Téiierv
gie et que le seul moyen de ne pas la gaspiller, c'est
de l'organiser, d'y laisser circuler Fair et la lumière,
d'en faire une création de la volonté, c'est-à-dire une
création méthodique, ordonnée, harmonieuse. >11 fau-
drait que tout y fui clair, intelligible et qu'elle fut en
harmonie avec les inclinations permanentes, car l'in-
telligence quand elle est pénéiiante ne l'est que par
sa force de sympathie et par l'élan d'une véritable
tendresse pour ce qu'elle étudie. De même qu'une
femme qui aime sonde au fond de l'Ame de celui
qu'elle chérit les moindres courants de joie ou d'in-
quiétude, de même un Michelet flaire dans les textes
indifférents pour l'érudit les souffrances et les espoirs
des ancêtres dont son histoire fut la résurrection.
C'est que l'histoire c'est la projection agrandie de
notre âme. Ce n'est que par un retour sur nos senti-
ments d'enfants que nous comprenons les civilisations
antiques.
« L'embarquement de Colomb à Palos pour un rivage
qui peut-être n'existe pas, ses angoisses pendant la tra-
versée, et l'existence ou la non-existence de tout un
monde suspendu à son entêtement, c'est une histoire
de notre dix-huitième année... Nous portons en notre
poitrine les Croisades. D'abord, c'est Télan, la rupture
avec ce qui amoindrit, le dégoût de la vie trop facile.
Beaucoup, dit le chroniqueur Raoul Glaber, avaient
un désir du cœur de mourir avant de revoir ce qui
était Erat mentis desidc-
à eux, leurs bien temporels :

rium mori priusqiiam ad propria reverterentur » (1).


Un chimiste pressent comment deux corps réagiront

(1) Paul Desjardinsi, Nos grands frèrea*


i^ L\ MÉMOIRE

Tun sur l'autre. Un médecin, par une espèce de divi-


nation, entend l'histoire d'une vie dans les battements
que révèle l'auscultation d'un cœur malade. Un avocat,
en un quart d'heure, saisit mieux que vous une affaire è
laquelle vous pensez jour et nuit tant il est vrai que la
:

'sympathie pour ce que l'on étudie donne à l'esprit com-


pétent une lucidité pour laquelle tout devient transpa-
rent.
On le voit, ily a mémoires et méiiiuîres.
Il y a les mémoires mal tenues où les souvenirs
entrent comme à la foire et se placent suivant les
hasards des rencontres. /Il y a les mémoires bien tenues,
où les souvenirs ne sont admis .que si, à l'entrée, ils ont
été acceptés par le contrôle. Ils s'installent à leur rang
dans une structure organique. Cette création d'une
mémoire telle qu'on la veut est la plus précieuse mani-
festation de la liberté humaine. C'est seulement sur
elle que peut s'appuyer une vie intellectuelle féconde
en belles œuvres.
J

i
CHAPITRE III

Comment s'instruire par les Livres

« Heureux ceUÀ qaî prêteront


l'oreille à la parole des morts >
LÉONARD DE ViNCI.

DANGERS DE LA LECTURE

Le désordre, le fortuit, rincertain, l'inexact, qui }

réduisent au minimum l'intervention de la volonté, de


la libertédans le développement de la mémoire, sévis-
seîitdans notre fureur de lecture. Le gaspillage de
l'énergie intellectuelle, la dispersion annihilante de
l'esprit prennent dans la lecture quelque chose de
morbide.
C'est surtout dans leur passion de lectures que les
« intellectuels »subissent les conséquences de leur
éducation en insurrection contre la nature humaine.
Nous ne nous lasserons pas de répéter que, pour
l'intelligente administration de l'énergie* mentale, il
ferait nécessaire que notre activité fut occupée plusieurs
lieures par jour à quelque travail manuel doux et inté
ressaut. Faute de ce dérivatif, quand ils sont désœu- /

vrés, les gens voués au travail intellectuel consacrent i

chaque jour trop d'heures à dévorer des livres. )

L'énergie étant limitée, ils ne peuvent donner à ces


lectures qu'une attention superfreielle et inefficace: peu
492 COMMENT S'INSTRUIRE PAR LES LIVRES

à peu perdent le goût, puis l'habitude, puis la pos-


ils

sibilité de Tapplication vigoureuse. 11 est si facile de


se laisser aller passivement à tourner les pages On !

est commodément assis à un spxîctacle analogue à celui


du cinématographe il est doux à notre paresse de
;

cesser de contrôler, de diriger la pensée.


f La lecture est la forme la plus dangereuse de la
paresse, car un paresseux qui ne fait rien peut éprou-
ver du remords et sortir de son inertie (1), mais s'il Ht,
il arrive à croire qu'il travaille, et sa paresse est sans
remède. C'est ainsi que Pantagruel sommeillant sur
Héliodore, « trop mieux par livre dormait que par
cœur »^ La passion de la lecture ^peut dégénérer en
une manie analogue à la boulimie. Les nerveux lisent
comme ils se rongent les ongles. N^oyez-les chez eux,
la pensée absente, supportant avec quelque irritation
la présence de leur famille et s'abstrayant dans une
lecture. Ils font taire les reproches en invoquant la
nécessité du travail et ils se leurrent eux-mêmes, tant
la passion est ingénieuse à se justiiier I

Ces lectures sont du temps absolument perdu : il

serait facile de constater, si on était sincère, qu'il n'en


reste rien quelques semaines après, rien, ricn.\Ces i(îc-

tures rapides dissipent l'esprit, débilitent l'intelligence.,


Elles annihilent la personnalité par l'excès des excita- \
tions désordonnées, inassimilables. Elles ne peuvent
à aucun degré être considérées coiimie du travail.
Quand Cervantes veut rendre fou Don Quichotte, il

le fait lire avec excès. Heureusemcrt, tous ne passent


pas leurs nuits à lire comme le C lievaHer de la Manche,
mais bien des jeunes gens, qui piomettaient, ont clé
comme engourdis et anéantis par l'abus de la lecturit !

Effroyable est le gaspillage d'énergie mentale que


représente une journée de lecture ! Beaucoup lisent do

(1) Jules Payot, Les idées de M, liourru.


BANGERS DE LA LECTURE 493

èent vingt à cent trente mots à la minute soit trente


mille en quatre heures, deux cent mille par semaine !

Quel surmenage pour les yeux Et toute cette fatigue


I

est en pure perte. ^/


L'attention est comme délitée, dissoute par cette^
pluie ininterrompue de lectures rapides. Une certaine
quantité d'énergie nerveuse est consommée dans la
simple compréhension des mots, des propositions, de
sorte que pendant une lecture rapide, il s'accumule
plus de fatigue qu'on ne croit, fatigue sans profit, car
on ne se donne du temps ni pour réaliser l'idée suggé-
rée par l'auteur, ni pour la confronter avec l'expé-
rience/ Cette lecture au galop déprime et dégoûte du
travail :]elie n'est qu'une suite d'avortements une idée:

se présente, un sentiment s'émeut, mais aucune crois-


sance régulière n'est possible, car d'autres les chassent
qui sont chassés à leur tour.
Qu'éprouvons-nous après la lecture rapide d'un jour-
nal, ou d'un roman médiocre mais plein de péripéties
émouvantes ? Un sentiment de fatigue les yeux sopit
:

surmenés, la respiration gênée, le corps proteste par


son malaise. Au cerveau monte un sentiment de vide,
de lassitude, de mécontentement. On est comme hébété.
On est incapable d'ailleurs de retrouver, sans un effort,

quoi que ce soit de sa lecture. Demain on ne pourra


absolument plus rien réévoquer. C'est du temps perdu.
D'ailleurs essayons l'inventaire de ce qui reste des
lectures d'une semaine, d'un mois, d'une année !

Nous serons atterrés de sa pauvreté. Alors, à quoi


bon?
Mais, dit-on, «mémoire exige le superflu pour
la
retenir le nécessaire ». Aphorisme solennel qui, à la

i^éflexion, ne présente aucun sens. Pour retenir le néces-


saire, la mémoire exige que ce nécessaire soit organisé
«t répété.
Ce sont seulement les rats de La Fontaine
Pavot. — TravaU 13
194 COMMEiNT S'INSTttUlKE PAR Lha LisKi^ô

« Qui, les livres rongeants,


« Se font savants jusques aux dents »,

car les connaissances effleurées disparaissent sans lais-


ser de traces plus précises que ne font les paysages
qui galopent à la portière d'un rapide. Par conséquer>t,
à quoi bon une telle fatigue des yeux et une telle usure
nerveuse? Faisons-en l'économie.
L'hygiène nous démontre que le jeûne pratiqué de
temps en temps est salutaire il est indispensable pour
:

la santé de l'esprit, de l'étendre à la lecture. Quand on


se penche sur l'esprit d'un bachelier et qu'on aperçoit
le peu de connaissances précises qu'il garde de sept
ans d'études et de lectures, c'est à pleurer sur l'aveu-
glement de nos méthodes (1) L'étudiant, qui peut!

s'affranchir de la routine, doit se faire le serment de


se refuser au dur et absurde métier de remplir le ton-
neau des Danaïdes Qu'il pense à la loi d'oubli, qui
!

fonde sa liberté intellectuelle et qu'il n'ait pas la pré-


somption naïve de croire qu'il pourra violer les lois de
la mémoire !

C'est dans un esprit de soumission docile à ces lois


inéluctables qu'il faut lire.

(i) « La façon dont nos élèves lisent ne vaut pas mieux que
leurs choix, si c'est choisir que de tout mêler. Ils dévorent les
livres et n'ont point de répit qu'ils n'arrivent à la fin. Les soirs
qui sont consacrés à la lecture, particulièrement le jeudi et le
dimanche, point n'esl besoin au répétiteur de distribuer punitions
ou observations tout le monde a l'esprit tendu, trop tendu. Aucun
:

ne songe à s'arrêter, à prendre haleine pour réfléchir sur un pps-


sage ou simplement pour le savourer à l'aise. Il faut encore moins
s'attendre à voir nos élèves noter leurs impressions ». Chez beau-
coup d'enfants nerveux se développe une folie singulière : ils
dévorent les livres. Jamais ils ne s'arrêtent pour comprendre,
jamais ils ne se demandent si ce qu'ils lisent est vrai. Ils lisent
comme voyagent les automol>ilistcs monomanes de la vitesse,
qui brûlent des kilomètres. Ils a brûlent » les pages 1 i
LES QUATRE SOUTES DE LECTURES 195

LES QUATUE SORTES DE LECTURES

Le respect de ces lois étant posé comme une condi-


tion préliminaire, examinons maintenant les diverses
sortes de lectures des buts différents entraînent des
:

attitudes différentes de Tattention.


JLa lecture essentielle est la lecture de formation
professionnelle^ C'est par elle que l'étudiant trempe
son esprit ^et l'enrichit, qu'il soit philosophe, historien,
latiniste, etc.
Ensuite viennent 'les lectures de complément- àQ^ii-*
nées à compléter Ifes recherciies sur quelque pomt
spécial ou à confronter les résultats acquis avec ce que
des esprits de valeur ont pensé de l'auteur ou des évé-
nements qu'on étudie.
Il y a mêler à l'ar-
des: lectures édifiantes destinées à
gile un peu molle de nos bons^entiments et de notre
volonté, la fermeté des exemples et la solidité de la
raison des meilleurs d'entre les hommes. C'est ainsi que
pour faire de l'acier, on mêle du carbone au fer en.

fusion.
Il y a enfin les lectures de pure distraction^

LECTURES DE FORMATION PROFESSIONNELLE

Nos lectures doivent être dominées par une règle


générale demeurons ménagers de notre vigueur ner-
:

veuse, de l'énergie limitée de l'attention afin de pouvoir


concentrer des forces fraîches sur les positions essen-
tielles à conquérir. Une lecture dont le profit n'est pas
évident est nuisible parce qu'elle gaspille notre force,
parce qu'elle augmente le temps de la sédentarité, des
mauvaises attitudes respiratoires, de la fatigue cumu-
lative des yeux...
Capitale à la guerre, la concentration des forces doit
196 COMMENT S'INSTRUIRE PAR LES LIVRES

régir aussi la guerre de conquêtes et d'annexions qu'est


la lecture. Il n^y a dans ehac[ue^_^ro^iniie^^deconna^
sances que quelquesjm;es2i_pi^ Ce sont
ces positfons stratégiques qu'il faut investir courageuse-
ment et avec une ténacité patiente. Un étudiant en phi-
losophie aurait une culture philosophique très forte
s'il possédait quelques-uns des dialogues importants de
Platon, V Ethique à Nicomaque, les pages essentielles
de Métaphysique d'Aristote de Ravaisson, les Médi-
la
tations de Dô^cartes, les deux derniers livres de ÏEthi^
que de Spinoza, la Recherche de la vérité de Male-
Ijranche, les Nouveaux Essais de Leibniz et, parmi les
modernes, la Philosophie de Hamilton et la Logique de
Stuart-]\Iill, V Analyse spéciale de la Psychologie de

Spencer.
Mais comme il importe de ne pas diviser l'énergie,
la bonne méthode consiste à s'en tenir tout d'abord à
un auteur, de le suivre docilement afm d'avoir une
trame d'idées solide. C'est ainsi que j*ai abordé la phi-
losophie par \?L Philosophie de Hamilton de Stuart-MiU
et par sa Logique ; j'ai possédé k fond ces deux ouvra-
ges, si bien que peu à peu, après avoir fait mes pre-
miers pas appuyé sur le maître, nourri de sa doctrine,
j'ai pu apercevoir les limites de sa pensée, et la fai-

blesse de sa métaphysique. Mais c'est parce que Mill


m'a enrichi par son travail et qu'il m'a servi longtemps
de guide que mon esprit a pu dépasser son point de
vue. Si les Méditations de Descartes, si Malebranche
et Leibniz ont été ensuite pour moi des sources vives
de pensée, c'est à la forte préparation due à la posses-
sion parfaite de la pensée de Mill que je le dois.
On ne peut devenir un maître qu'après avoir été un
élève docile, et l'infirmité de la pensée humaine est
telle,que rien ne presse que nous quittions la tutelle
d'un grand esprit. Si vous le lisez comme il faut lire,
en ]o of.mprcnant, c'ost-;\-dire en confrontant votre
LE LIVRE N'EST QU'UN INSTRUMENT 197

propre expérience avec sa pensée, peu à peu vous


prendrez conscience de vous-même et vous penserez
par vous-même. Nous sommes tous comme l'enfant
:[ue sa mère
soutient durant des mois avant qu'il ose
faire ses premiers pas. Peu à peu, elle s'éloigne en
l'appelant, prête à le retenir s'il tombe. Notre ors^ueil
a ccorde avec p eine que Tespri^tjLit^esoin d'une tutelle
toute maternell e, cependant on s'aperçoit vite que les
vaniteux, qui ont voulu marcher seuls trop vite ont
l'esprit gauchi comme le sont les jambes des enfants
qui ont marché avant d'en avoir eu la force.
Mais ne nous trompons pas sur les services à deman-
der au livre. Le livre ne crée rien en nous. Si je ne sais
ce qu'est un glacier, ou la mer, aucune description ne
pourra suppléer à l'expérience directe. De même, un
paresseux ne peut comprendre la joie profonde qu'ap-
porte le travail créateur il n'y croit pas
: Un égoïste I

ne croit pas non plus que sacrifier à ceux qu'on aime


ses goûts et ses plaisirs, puisse donner du conten-
tement. Aussi —
et quelle condamnation de notre
enseignement encyclopédique —
tout livre, tout
!

enseignement qui s'adresse à un enfant qui n'a pas


T expérience directe de ce dont on lui parle^ n'est que
psittacisme (1).

18 LIVRE n'est qu'un INSTRUMENT

Le livre est analogue au microscope ou au télescope :

â un esprit plus faible, moins pénétrant, moins logique


ou moins préparé, l'auteur fait apercevoir des relations,
des conséquences ou des antécédents qui échappaient.
Mais la source des connaissances se trouve dans les
réalités extérieures et intérieures, c'est-à-dire dans la
vie, dans l'expérience, dans la pensée. Il est néces-

(1) )ptTT«x6ç, perroqu©;;-


198 COMMENT S'INSTRUIRE PAR LES LIVRls

sairé d'insister sur ce point. « Vous les scolaires, dit


Péguy (1), ce qui vous eunuie, c'est qu'il y ait des réa-
lités ». Ne soyons pas des scolaires et sachons que les
réalités existent.
Cette remarque fondamentale permet de concevoir ce
que ne doit pas être.
doit être la lecture et ce qu'elle
Lire passivement, c'est perdre son temps. \Lire, c'est
comprendre, d'un effort énergique la pensée de
saisir
l'auteur : donc penser soi-même, j
c'est
Or, tout acte de pensée consiste à afOrmer (ou à nier)
qu'une chose existe, ou qu'elle ressemble à une autre,
ou qu'elle a avec une autre des rapports déterminés
dans l'espace et dans^ le temps, rapports nécessaires
(sciences) ou fortuits. (Lire c'est donc toujours affirmer
(ou nier) une existence, une ressemblance, un rapport
dans le temps et l'espace. Les mots et les propositions
du livre ne doivent jamais retenir la pensée du lecteur n
il faut en briser l'os pour atteindre la moelle, eu d'au-

tres termes il faut aller jusqu'aux chose/. Lire ne doit


,pas être racceptatlon servile des affirnir^^ions (on de s
néga tions) de l'auleur. nia is le ur confrontation avec la
réalité^ avec fexpéyii^ce et avec la raison qui est la

condensation des cx])ci'1 (miccs de la race h umaine. No


cherchons pas ce quelautoura pensé, mais 'isi ce quHl a
pe nsé est vra i. Il faut scruter, plus encore que les affir-
mations ou les négations, les motifs pour lesquels l'au-
teur nie ou croit.
|

En d'autres termes, quand un auteur en mal de


paradoxe, affirme qu'Homère ou que Shakespeare n'ont
pas existé, ce sont ses raisons qu il faut peser une par
une et non ses ai'firmations. Ouaiui on affirme qu'une
baleine a plus de ressemblances avec un homme
<iu'avec un requin, c'est l'examen des similitudes pro-
fondes qui tranche la question

(1) La chanson du roi DiKjobert. Grande Hcvue. Janvier 194îî.

i
LE LIVRE N'EST QU'UN INSTRUMENT t09

Quand on m'explique les invasions des Barbares par


l'assèchement progressif de l'Asie centrale, et qu\m
ingénieur qui a travaillé en Mésopotamie m'informe
que lescanaux d'irrigation de l'antique Babylone sont
à cinq mètres au-dessus des plus hautes eaux actuelles
de l'Euphrate, le lien de causalité entre les deux événe-
ments me paraît probable.
Quand Hugo me montre chez une prostituée un amour
maternel admirable, je refuse de croire à la possibilité
d'un sentiment sublime dans une âme lâche qui n'ose
opter entre le travail, la pauvreté digne et le luxe, sot
en lui-même et, de plus, infâme dans la circonstance.
Toute connaissance qui n'a pas passé « par l'esta-
mine » et que nous logeons « à crédit » est une pseudo-
connaissance. C'est « un jeu de mémoire qui va tout
seul », mais ce n'est qu'un jeu. Ce n'est pas « incorpo-
rer le savoir à l'âme ». On devient ainsi un livresque :

non seulement on ne confronte pas ce qui est imprimé


avec la réalité, mais on finit par ne plus voir les réalités
que déformées et à travers ce qui est imprimé.
On est rapidement encombré et paralysé par l'accu-
mulation d'opinions et de faits parmi lesquels on ne
peut plus discerner le vrai du faux.
Ainsi, dans beaucoup de nos livres scolaires l'ensei-
gnement de la morale repose sur Yimpératif catégorie
que. D'après Kant la loi morale ne résulte ni de l'expé-
rience ni de la volonté divine elle est suspendue entre
:

le ciel et la terre I On sait qu'en géologie ce sont des faits


communs que les phénomènes de transport : un terrain
irès ancien vient recouvrir des terrains plus récents.
Un phénomène analogue s'est produit dans le cerveau
fumeux de Kant : par-dessus l'esprit critique emprunté
à Descartes et à Hume, le vieux fonds sentimental luthé-
rien a fait irruption, et les antiques sentiments reli-
gieux ont recouvert la Crilique de la Raison Pure,
Cerveau fumeux, disons-nous, car l'uTiité n'a pu se
ÎOÔ COMMENT S^INSTRUIRE PAR LES LIVRES

faire en lui : sa doctrine, arbitrairement, considère


l'univers ordonné de Descartes et des latins comme
incohérent puisque, par un coup d'Etat, nous devons y
introduire raison et moralité, sans d'ailleurs pouvoir les
une doctrine qui coupe l'univers en deux.
justifier. C'est
Combien supérieure la doctrine des grands penseurs
français et grecs qui considèrent l'univers comme ten-
dant tout entier vers une raison de plus en plus claire
et qui trouvent les fondements solides du devoir dans
la raison et dans l'ordre essentiel des réalités. L'impé-
ratif catégorique, voilà un mot prétentieux, vide de
vérité, écran opaque entre l'esprit d'examen et la réa-
lité.

De même qu'à la guerre, le chef doit deviner quelles


masses se cachent derrière le rideau des tirailleurs et
au besoin, par une offensive énergique, obliger le gros
de l'ennemi à se révéler, de même, l'esprit, par un
effort vigoureux, doit percer le rideau des mots et
pénétrer jusqu'aux réalités. Il ne faut jamais quitter un
mot, une proposition, une page sur une impression
vague. Obstinons-nous à peser la valeur exacte des
mots, surtout s'ils sont importants comme « acte » et

« puissance » chez Aristote, comme « intuition » et


« natures simples » c^Jiez Descartes.

l'érudition, refuge CONTRE l'eFFORT

La plupart du temps, l'érudition est un prétexte


qu'on se fournit à soi-même pour ne pas aller jusqu'au
fond des choses. Une citation est si commode pour
esquiver l'effort profond Aussi quand elle vient avant
!

que l'auteur ait élucidé sa propre pensée, doit-elle être


suspecte. Buffon a vu comment les Allemands, chez
qui l'effort de pensée va rarement jusqu'à l'idée claire
et distincte, remplacent par l'érudition l'énergie de
l'intuition : « J'ai été frappé... d'un défaut ou d'un
PAR LA LECTURE, SE TROUVER SOI-MÊME 2)1

excès... que les savantsd'Allemagne ont encore aujour-


d'hui : c'est de cette quantité d'érudition inutile dont
ils grossissent à dessein leurs ouvrages ; en sorte que
le sujet qu'ils traitent est noyé dans une quantité de
matières étrangères sur lesquelles ils raisonnent avec
tant de complaisance et s'étendent avec si peu de ména-
gement pour les lecteurs, qu'ils semblent avoir oublié
ce qu'ils avaient à vous dire pour ne vous raconter que
ce qu'ont dit les autres »... « Je vois, ajoute-t-ii, le
savant dans sa bibliothèque lire successivement les
anciens, les modernes, les philosophes, les théologiens,
les jurisconsultes, les historiens, les voyageurs, les
poètes, et lire sans autre but que de saisir tous les mots,
toutes les phrases, qui, de près ou de loin, ont rapport
à son objet; je le vois copier et faire copier toutes ces
remarques ranger par lettres alphabétiques, et
et les
après avoir rempli plusieurs portefeuilles de notes de
toute espèce^ prises souvent sans examen et sans choix,
commencer à travailler sur un sujet particulier et ne
vouloir rien perdre de tout ce qu'il a ramassé » [His^
toire Naturelle^ l^** discours)
C'est ainsi que la plupart des lecteurs sont constam-
ment distraits de la pensée de leur auteur par des remar-
ques biographiques, historiques, grammaticales,/ etc.
Ne les imitons pas Astreignons-nous à suivre l'en-
!'

chaînement des idées, saisissons leur importance Fela-


tive, leurs rapports, la valeur des preuves qui étayent
les affirmations ou les négations, j Voyons comment
un grand écrivain amène à une clarté limpide les pen-
sées organiques qui donnent la vie à son œuvre.

PAR LA LECTLRE, SE TROUVER fol-MÊME

Mais cela ne suffit point encore.!^ Pour communier


intimement avec un penseur, je dois confronter cons -
tçtmment sa podsée avec ma propre expérience IjCette .
202 COMMENT S'INSTRUIRE PAR LES LIVRES

confrontation est le seul moyen ^e j'aie au début de ma


vie intellectuelle de me trouver moi-même, de prendre
conscience des tendantes profondes qui constituent ma
personnalité^, Dans
calme de l'étude, telles pensées
le

de l'auteur produisent des résonnances profondes dans


mon y ont du retentissement
esprit. Elles ma sen- :

sibilité va au-devant d'elles pour leur faire fête et les


accueille comme des amies retrouvées. D'autres, au
contraire, provoquent une sourde hostilité qu'une plus
longue fréquentation peut faire disparaître. Contre
d'autres enfin, Tinimitié est irréductible. C'est ainsi
que les postulats de la Critique de la Raison Pratique
de Kant, si illogiques, si hypocrites^ m'ont toujours
répugné profondément.
C'est en écoutant vibrer en moi ces harmoniques que
peu à peu je puis discerner dans la mêlée un peu con-
fuse de mes sentiments et de mes idées, ce qui est fon-
damental. Je puis ainsi choisir mes amis intellectuels
et la voie que j'ai chance de parcourir avec succès
parce qu'elle fera s'épanouir ce qui, en moi, aura force
et durée. rvto9'. Combien ai-je vu de jeunes
cjsa'jTov.

talents échouer parce que, mal renseignés sur eux-


mêmes, ils subissaient des suggestions étrangères qui

lestrompaient sur la direction des courants permanents


de leur ame aussi, allaient-ils à l'œuvre avec le sen-
:

timent d'une résistance, d'une souffrance intime, qui


rendait impossible rcuthousiasnie du travail créateur l

le découragement était inévitable,


« Tout homme dans le monde arrive à faire ce qui lui

plaît pourvu que cela lui plaise pour de bon (1) »] Cela
revient à dire qu'un jeune homme est sûr de faire une
carrière féconde «il va vers l'avenir avec ses forces
unies au lieu d'y aller divisé contre lui-même :j
mais
innombrables sont les étourdis qui, faute de discerner

(4) Disraeli, Endymion, ^


.^ES LECTURES DE GOMPLÊMIiNT m
en eux-mêmes le stable et le fondamental de Tacciden-
tel, ne gavent pas pousser les racines de leur vie morale;

et intellectuelle jusqu'aux sources qui ne tarissent;


jamais (1). \

Aussi ne faut-il lire cfge des chefs-d'œu vre p> vivT'ft a à \i

l'ombre des grands maître s », Ces lectures choisies, il v

faut les aborder avec une entière loyauté, avec toutes [

ses forces, prendre l'habitude de scruter à fond le sens !

des mots, n'en jamais laisser d'incompris ou de dou"


teux. L'étude de l'enchaînement des idées, de la pro- !

gression logique du raisonnement, de la valeur des


preuves aguerrit l'énergie de l'esprit, aiguise le juge- i/
ment, crée le besoin de confronter les idées avec Texpé- ;

rience, avec la réalité. On acquiert ainsi un vif senti-


ment de la preuve.
Une lecture faite avec cette vigueur est un dur travail i

auquel ne faut consacrer que les moments de pleine


il i

énergie. Peu d'heures par semaine suffisent aussi :

faut-il écarter résolument les œuvres qui ne sont pas de


premier plan. Il faut se borner aux œuvres belles, puis- j

santés et ricJies, dont des générations d'érudits s'eiTor- j

cent d'établir les textes dans leur pureté, telles que les '

œuvres des Platon, des Aristote, des Montaigne, des


Pascal, etc. Ceux-là méritent seuls le corps à corps ]

qu'on affronte avec toute sa sensibilité,, toute son intel- 1

ligence. Seuls ils sont dignes de l'effort entier de la ''

personnalité décidée à prendre conscience d'elle-même ^

dans cette lutte.

LES LECTURES DE COMPLEMEiNÎ

Mais il est d'autres lectures qui sont loin d'exiger la


même énergie : ce sont les lectures de complément.
Il ne faut jamais commencer par elles. Par exem-

(1) Apprentissage de l'art d'écrire. Les sources éternelles.


ÎOi COMMENT S'INSTRUIRE PAR LÉS LIVRES

pie, si j'ai à étudier la question du caractère^ je commen-


cerai par étudier à fond la classification de Ribot, le
plus éminent des psychologues contemporains. Chacune
de ses remarques, je la confronterai avec moi-même,
avec les caractères des gens que je connais bien. Cette
vérification demandera beaucoup de temps, mais c'est
seulement quand ma conception des divers caractères
sera devenue nette, concrète, vivante, que j'aborderai,
comme compléments, les études de Ribéry, de Pérez,
de Paulhan, de Malapert, etc. Toute autre méthode
ne peut produire que le désordre, l'incohérence et ne
peut que brouiller la mémoire.
Qe même, ai-je à étudier Rodogune, pièce pour
laquelle Corneille a toujours eu de la « tendresse » ? Je
lirai d'abord lentement la tragédie afin de me « débar-

rasser » de ce qui constitue le drame, l'intrigue. Je


lirai ensuite lentement les scènes remarquables « par

la solidité du raisonnement, la chaleur des passions,


les tendresses de l'amour et de l'amitié ».

/ Comme je &ais que je ne retiendrai pas


tout, et que
/je ne dois pas l'essayer, je concentrerai mes efl'orts
sur trois passages 1^ sur l'expression de l'exquise
:

amitié des deux frères 2<* sur l'expression de l'amour


;

d'Antiochus pour Rodogune, et de Rodogune pour


Antiochus, amour discret et délicat 3° sur une scène,
;

admirable par la vigueur de la pensée celle de la:

confession de Cléopàtre (II, m). Je fixerai dans mes


notes, pour y revenir souvent, « la force des vers, la
facilité de l'expression, la solidité du raisonnement » de

ces soixante vers impérissables, que j'étudierai à fond.


Je ferai en sorte, par des révisions fréquentes, de
ne plus rien perdre des trois scènes caractéristiques du
génie de Corneille, car ce qui doit intéresser l'étudiant
en lettres, c'est l'expression des sentiments de l'Ame
humaine par un grand écrivain et les belles coulées de
\ la pensée.
LÈS LECTURES DE GOMPLÉMENt êë

Chaque fois que notre jeune étudiant possédera par-


faitement un texte, il sera frappé de constater combien

les critiques les plus connus lui seront de peu de'


secours. S'ils font ce métier secondaire de critique,
c'est qu'ils se sentent incapables de créer une œuvre.
A la façon du lierre parasite, ils vivent de la sève
d'autrui, c'est-à-dire du travail de ceux qui pensent
par eux-mêmes.
Les uns se préfèrent à l'auteur et cherchent à bril-]^C/^
1er à son occasion ou à ses dépens. Pour d'autres, l'au-
teur est un prétexte à polémiques.
D'ailleurs, combien onttemps de pénétrer hum-
le
blement lentement dans la pensée du maître ? Gom-
et
ment être juste pour un écrivain sans une étude appro-
fondie de ses ouvrages ? La seule critique qui puisse
avoir quelque portée, consiste à se mettre à la place
de celui qui a fait œuvre de créateur, et à montrer,
de ce point de vue, les imperfections du travail et
surtout à suggérer ce qu'il eût fallu faire. Pour peu
que le critique soit mù par quelque antipathie sourde,
ou comme Fa été souvent Sainte-Beuve par une jalou-
sie qu'il ne peut cacher, il commettra de lourdes
erreurs.
Les meilleurs d'entr'eux sont pris dans le tourbil-
lon de la vie parisienne. Qu'on se souvienne de l'aveu
de Brunetière « Je lis beaucoup, je lis vite et j'ai bonne
:

mémoire. Ainsi, ce matin... j'ai lu en deux heures le


nouvel ouvrage de M. Anatole France Sur la Pierre
Blanc he^ qui a paru hier soir. Et je l'ai lu de façon à
en pouvoir rendre compte, c'est-à-dire à Tanalyser, à
le commenter, à le critiquer (1) ».
N'est-ce pas un aveu d'un cynisme, ou* peut-être
d'une inconscience effrayante ? Aussi n'cst-on pas
étonné de voir ce critique émi^i^re sur GorneOle un juge-

(1) Le Tfmps, 5 févi'ier d905.


206 COMMENT S'INSTftUIHE PAU LES LIVRES

ment incohérent et ridicule. <s La tragédie de Corneille,


dit-il, c'est beau, admirable, sublime, ce n'est ni vivant,
ni humain, ni réel ». Une tragédie qui n'est ni humaine,
ni réelle ne peut être admirable c'est une œuvre de
:

fou et parler ainsi de Corneille-le-Véridique, c'est se


juger. « En somme, dit Bainville, Bininetière disait
catégoriquement, sur un ton qui n'admettait pas de
réplique, des choses qu'il n'avait pas pensées, qu'il ne
sentait point ».
Soyons donc prudents dans le choix de nos lectures
de complément. Ne gaspillons pas nos forces. Dédai-
gnons ceux qui écrivent beaucoup, donc trop vite, ceux
qui inondent les revues et les journaux de leur copie,
de leur bavardage intarissable.
Nous sommes naïfs quand nous sommes jeunes et
nous sommes dupes des noms célèbres. Nous ne savons
pas que les écrivains connus, quand ils se laissent hap-
per par la vie parisienne, deviennent vite des disper-
sés. Les longues semaines de méditation tranquille
leur sont impossibles. Mis en relief, appelés par les
journaux, presque tous vivent, sans y plus rien ajouter,
sur le capital de travail consciencieux accumulé pendant
les années obscures. Que de membres de l'Académie
française ont écrit ou écrivent sans arrêtLes orpail- !

leurs de l'avenir s'arrêteront découragés quand ils

devront remuer ces immenses tas de sable pour y


découvrir de rares paillettes d'or !

ne faut pas lire non plus les écriis des autours


Il

fussent-ilsde l'Institut, qui sont sans personnalité, qui


abaissent l'histoire jusqu'à des cancans et qui prennent
une curiosité malsaine et une manie d'espionnage pour
de la biographie. Le goû t du m es([uin est signe d'un
1'
p etit esp rit. Que peut nous importer de savoir si Faus»
tine fut fidèle à Marc-Aurèle, si la femme de Victor
/^

IHugo eut des aventures? La question des maîtresses d^


Louis XIV ou de Napoléon I*'' est de la qualité de celles
LECn'URÉS DE FORMATION MORALE 2ùt

qui passionnent une midinette. N'abaissons pas le ton


de notre esprit à des balivernes.
Une forme fréquente de la lecture de complément
est une espèce de chasse. De même que le chasseur
va, par les champs par les bois, le doigt sur la
et
détente du fusil, l'oiil au guet, l'oreille attentive, de
môme, on part en chasse à travers les livres où l'on
espère trouver « quelque chose », un renseignement,
une su'^geslion... Pou dont au hasard, les
cette lecture
« tréJDucheis sont en l'équilibre et parfois de bonnes
»

prises y tombent. Mais quelle perte de temps et de


fraîcJieur d'espiil! C'est ce que Beyle appelait» lire
des doigts ». C'est la lecture des érudits, dangereuse,
car elle désliabitue de penser par soi-même. On y
prend l'accoutumance de ne pas confronter ce qu'on
lit avec soi-même ou avec la réalité.

LECTURES DE FORMATION MORALE

( Bien au-dessus des lectures de complément, sur le


même rang que les lectures de formation intellectuelle,
sont les lectures de formation morale ou lectures édi-
fiantes.^ y a des livres vivifiants qui sont de bonnes
actions, qui élèvent, qui affranchissent, qui sont de
puissants toniques. Ils nous aident à jeter (œdifîcare)
parmi les remous et les courants des passions, les fon-
dations d'une volonté stable. Cela n'est possible qu'en
unissant patiemment en bl ocs ré sistants sent iments
urs^ p^T^!<''' ^ s rnisoniiahjesFNoTis avons exposé
s upérie

dans un livre dont beaucoup d'inconnus nous ont écrit


qu'il les avait « sauvés », la stratégie et la tactique qui
peuvent assurer le succès dans cette construction de
soi-même (1). Les livres tonifiants destinés à soutenir

(1) L'éducation de la Volonté*


203 COMMENT SMNSTRUtRE PAR LÉS LIVRFft

les bonnes résolutions et à fortifier les sentiments


supérieurs, ne doivent pas être lus rapidemen^/^Ge sont
des livres qu'il faut méditer, qu'on laisse en quelque
sorte distiller goutte à goutte dans l'âme,^ qu'on
emporte dans ses promenades. Saint François de Sales
a toute sa vie médité le Combat spirituel. 11 faut se
faire des pensées des meilleurs comme un « bouquet
spirituel », dont on respire le parfum lorsque le cœur
défaille. Il est bon de savoir par cœur les formules les
plus heureuses des grands moralistes.
( A. chacun de nous il appartient de chercher parmi

les âmes les plus riches et les plus nobles, parmi les
amis éternels des jeunes gens, ceux qui sont les plus
près de notre cœur et de nous en former comme une
famille dont la sagesse et la tendresse nous aident,^
nous soutiennent, rallient nos forces en cas d'échec.^
Surtout n'oublions pas que, jeunes, nous tissons fil
par fil notre avenir. Si nous faisons abstraction de ce
qu'a de tragique la mort prématurée, la seule fatalité
cruelle, c'est l'emmurement lent d'une âme dans des
habitudes viles que la volonté sera impuissante à bri-
ser. L'impuissance acquise, la lente édification autour
de l'âme d'une prison, voiLà ce qui est dramatique.
'
Aussi, veillons sur nos lectures il y va de la dignité
:

*
et de la liberté de l'âge mâr. Il y a des livres dont on
doit absolument s'interdire la lecture.
La fréquentation des malades aigris et découragés
est déprimante. Or beaucoup d'écrivains ont des condi-
tions de vie anormales qui en font des malades et Ic^urs
œuvres ont quelque chose de malsain et de rabaissant,
qui diminue l'énergie et la joie. On peut, si on prend
la peine de ne faire attention qu'aux inévital)lcs con-
trariétés, se donner k dégoût et de son métier et do
la vie môme Ayons soin de garder intacte la volonté
!

de vivre et rejetons sans hésitation les livres qui dépri-


ment et découragent ou qui tendent à nous persuader

I
LECTURES DE DISTRACTION . S09

qu« dans d'autres temps, d'autres lieux, d'autres con-


ditions, nous serions heureux. CW. an tem pf4 oii nf>i]g
s ommes, aux lieux où nous résidons, que nous devons
courageusement faire notre devoir.

LrCTURES DE DISTRACTION

Restent les lectures que Von fait pour se distraire.


Immense est le nombre des romans qui paraissent. La
critique, outre les défauts dont nous venons de parler,
n a plus aucune indépendance (1).
(jl est impossible, lu, de savoir si
avant de l'avoir
un livre ade la valeur. Aussi ne doit-on lire que les
romans dont la réputation est établie.) La plupart des
romanciers sont avant tout des commerçants, pressés
de gagner de l'argent ils n'ont ni le temps, ni le goût
:

de tenir compte de la vérité, ni de la vraisemblance.


Ils excellent à éveiller les sentiment élémentaires en

plaçant leurs héros et leurs héroïnes dans des situa-


tions dangereuses d'où les tirent d'autres héros invul-
nérables aux balles, capables de passer à travers les
murs et qui se moquent des lois de la pesanteur, inexis-
tantes pour eux. On sort de telles lectures comme on
sort du Salon des Indépendants, l'œil faussé par Tir-
réalité du dessin et de la couleur, l'esprit hébété par la
contagion de l'absurde. Cette littérature malsaine pul-
lule à cause de l'énorme besoin de la foule qui ne
demande à un livre qu'une sorte d'excitation analogue
à celle que donne le récit d'un crime ou d'un vol auda-
cieux. Si fragiles sont encore les conquêtes de l'esprit
scientifique que le commerce avec la folie peut « déca-

(i) Un publioîste de valeur ayant fait passer


dans un j^pand quo-
tidien réloge de mon Cours de
Morale, fui blâmé par le directeur.
Celui-ci ne pouvait admettre qu'un journal, entreprise financière,
% fit de la réclame non payée » à qui que ce fut 1
Pavot. — Travail 14
210 GOMMENT S'INSTRUIRE PxVK LES LIVRES

1er » un esprit de son aplomb. Aussi est-il prudent de


s'y refuser.
i D'ailleurs les lectures qui intéressent la curiosité
présentent le danger de nous faire accepter de longues
heures d'immobilité et des efi'orts oculaires excessifs.)
Presque toujours une galopade qui laisse abêti, car
c'est
le lecteur, énervé, dévore les pages pour arriver à la
lin et pour savoir comment riiéroïne va se tirer des
embûches qui se succèdent d'une façon effrayante.
(Ces lectures représentent, dans
d'un intel-
la vie
lectuel, ce qu'est l'alcool dans
de l'ouvrier^ C'est
la vie

un plaisir analogue au plaisir de boire ou de fumer.


[Gros danger, car comme tous les besoins d'excita-
tions, ces lectures deviennent vite tyranniques. ]

Elles remplissent les heures qui devraient être don-


nées à quelque occupation manuelle re^^osante, dont,
hélas notre éducation déraisonnable nous rend inca-
I

pables.
Nous n'éprouverons pag o#î'besoin de lectures frivo-
les si nous aimons notre tâche au point qu'elle devienne

le centre do noire vie intellectuelle et si nous savons


trouver dans notre travail les joies de l'aventure tou-
jours nouvçdle qu'est la poursuite de la vérité. Seuls
les malheureux pour qui le travail est une corvée,
fuient hors d'eux-mêmes et recherchent le tabac, l'al-
cool, les courses, le théâtre, le roman policier ou le
roman romanesque. C'est pour eux que les rotatives
vomissent les romans-feuilletons et que les « pornogra-
phes » écrivent, eux qui considèrent que l'intelligence
n'a d'autre rôle que de se mettre au service des organes
^
logés au-dessous du diaphragme.
1 En résumé, souvenons-nous que pour être un esprit
cultivé, un savant digne do ce nom, il ne faut pas être
accablé sous le poids des connaissances.) Les hommes
qui ont bAfi une œuvre savaient ménager l'énergie con-
quérante de leur esprit. En général ils avaient peu lu,
L'ART DE PRENDRE DES NOTES 211

mais ils avaient beaucoup réfléchi : ils ont osé aller de


l'avant et regarder en face les problèmes de la vie,
comme Font fait Descartes et Pascal. Ils savaient qu'ils
ne comprenaient vraiment que ce qu'ils avaient décou-
vert ou retrouvé par leurs propres forces. pis savaient
que la lecture peut êtr^ funeste si on y perd l'habitude
de l'effort personnel. \(l faut gagnera la sueur de son
front le pain de l'âme,' comme le dit Malebranche et
lorsqu'un homme il méprise le tra-
a la tête pleine,
vail souvenance pleine, jugement creux,
de l'attention :

ajoute Montaigne. Trop ou trop peu d'instruction abêtit, '

dit Pascal, et Hobbes remarque que l'on n'est pas éclairé \

en proportion de ses lectures. •


|

l'art de pbendre des notes

Toutefois, quelque ménager que de ses forces,


l'on soit
la masse des lectures indispensables écraserait l'esprit
s'il fallait tout retenir. Heureusement c'est la mémoire

de papier, qui supporte l'effort en d'autres termes,


:

les notes sont pour le travailleur un allégement puis-


sant. Sans elles, les souvenirs deviennent vagues et
sans consistance.
(
Mais les notes peuvent être très dangereuses par
elles-mêmes et par leur masse. /
Dangereuses par elles-mêmes car si on les prend
dans les moments de paresse et de sommeil de l'esprit
critique elles constituent une troupe sans cohésion et
sans résistance.
Dangereuses par leur masse, car si elles ne sont pas
admirablement ordonnées elles seront à une armée
qui est dans la maiu du chef ce qu'est une cohue en
débandade après une panique.
^1 y a donc un art de prendre des noies et chacun a
les notes qu'il mérite. Do bonnes notes soat la récom-
8l« COMMENT S'INSTRUIRE PAR LES LIVRES

pense d'une volonté qui sait suspendre le Jugemenl et


ne prononcer le diynits es intrare qu'après une évalua-
tion lucide. Mais le choix rigoureux à Tentrée ne suffit
pas il faut en outre que chaque note soit classée et
:

qu'elle puisse être retrouvée immédiatement parmi des


milliers d'autres. ,

Pendant les lectures de formation intellectuelle,


prendre des notes est indispensable à cause de l'infir-
mité de Tattention et de la mémoire. Nous avons vu
que nous ne sommes pas de purs esprits et que l'écri-
ture est un soutien pour l'attention. La destination de
ces notes est de mettre à notre disposition, commodé-
ment, la pensée d'un maître, que nous pourrons sou-
vent réévoquer dans sa précision et jîar suite incruster
dans la mémoire de façon à ne plus l'oublier.
N'imitons pas les mauvais élèves qui croient que
résumer c'est piller par ci, par là une phrase, ou un
lambeau de phrase indigestes et rachitiques seront
:

vos notes si elles ne sont le résultat d'un vigoureux


effort d'esprit. Il faut pénétrer la pensée de l'auteur,
la comprendre, et ensuite, rexprimer. Exprimer, c'est®
au propre, contraindre, par une pression énergique une
liqueur à sortir du fruit qui la contient on exprime le
:

jus du raisin en le pressant et de même, on exprime


l'essentiel d'un auteur par une espèce de condensation
de sa pensée, qui exige un ellort énergique. Eusuite,g)
ces notes, mises en ordre, on les lit, on les relit, on
les apprend par cœur, s'il le faut — et c'est un traval'
définitif c'est ainsi qu'on avance en ne laissant derrière
:

soi que des souvenirs organisés indestructiblemcnt.


Malgré ma mémoire si rétive qu'il m'est presque
impossible de retenir une poi^sie de vingt vers, jaî
comme je l'ai déjà dit présentes à la mémoire, après
trente années, les Mér/i talions de Descartes, ï Analyse
spéciale de Spencer, la TJu'orie Psychologique de la
matière de Mill, etc., parce que j'ai relu souvent, durant
L'ART DE PRENDRE DES HOTES tl3

mes promenades, des notes où j'avais mis toute mon


énergie.
Quant aux notes prises au cours de lectures édi-
fiantes, il faut en faire des cahiers spéciaux nous y :

retrouverons la voix amie et les paroles tonifiantes des


meilleurs parmi nos aînés. 11 ne faut pas craindre de
copier les passages qui nous ont secourus dans les:
moments de découragement, de chagrin ou qui ont
redoublé notre ardeur dans les moments de fermeté.
Jusqu'ici, il n'y a aucune difficulté l'embarras ne
:

b commence qu'aux notes de lectures de complément,


aux notes de chasse à travers livres et revues et aux
notes mises en consigne pour soulager la mémoire. La
règle est que ce qui doit soulager n'accable pas. Guerre
aux notes passives qui sont du pseudo-travail, aux notes
prises dans le demi-sommeil des facultés critiques !

Las du travail, dit un auteur, il se mit à prendre dés


notes !

Les notes prises dans les moments de paresse sont


dangereuses, car, au moment de nous en servir, nous
oublierons qu'elles sont suspectes. Il faut, à l'entrée de
notre arsenal de notes, un contrôle sévère. La citation
est-elle authentique? Si le passage que nous coupons
dans une revue ou dans un livre est signé, quelle est la
valeur du témoin? Est-il réellement intelligent on
n'est-il qu'un pseudo-intelligent? Pense-t-il avec des
m^ots ou a 42iLci:).Tit,ar,t ave^la réalité? Est-il_compétent
dans.] fi cas présent? Quel est son caracîère7sa véracité
habituelle^? Est-il passionné? Impulsif? Est-il d'esprit
libre?
C'est ainsi que je me garderai d'insérer dans mes
notes un jugement quelconque de Brunetière sur Cor-
neille qu'il n'aime pas et ne comprend pas, ou sur un
romancier qu'il lit en deux heures Quelle que soit l'auto-
!

ritéd'un écrivain, je ne tiendrai compte que des affirma-


tions (ou négations) qu'il prouve ou que je puis prouver.
214 COMMENT S'INSTRUIRE PAR LES LIVRES

Quand un Hello déclare que La Fontaine n'est pas un


poète, je passe en riant et je vais relire les plus bemi
vers do notre langue :

< Solitaide où je trouve une douceur secrôte »...

et le critique passionné et paradoxal qui affirme sans


prouver, je le jette au rebut.
On est souvent entraîné en lisant un écrivain qui a de
l'entrain, de l'esprit, du bagout et l'on coupe un passage
ou on le note.

BA.SSIN DE DÉCANTATION
4r
Pour parer à cet entraînement et à rëncombrement
qui en résulterait à la longue, j'ai un tiroir que j'ap-
pelle le bassin de décantation. J'y jette mes notes au
fur et à mesure : passage copié, pensée résumée en
quelques mots, passage d'un article de journal, page
arrachée à une revue, ou à un livre médiocre dont
l'auteur cependant a déniché une citation intéressante.
Je n'ai aucun respect pour les livres que j'achète sur la
foi du titre ou du nom de l'auteur et dont autrefois
j'alourdissais ma bibliothèque parce que je n'osais les
jeter aux vieux papiers. Aujourd'hui, j'en détache les
passages intéressants. Puis, tous les trois mois, je passe
en revue les documents du bassin de décantation. Je me
pose la question de valeur cette note, cette coupure
:

m'a-t-elle plu parce qu'elle flatte mes préférences, ou


parce qu'elle est vraie? Est-elle exacte? Ce qu'elle
affirme est-il prouvé? J'élimine impitoyablement ce
que j'avais retenu par suite d'associations d'idées
disparues et qui par conséquent n'étaient pas stables.
J'élimine ce qui, à l'examen, se révèle faible ou dou-
teux. Souvent, la presque totaHté de mes notes passe
du buhwin de décantation à la corbeille à paniers.
BASSIN DE DÉCANTATION 21

Je classe celles qui échappent à la condamnation.


Quand on prend la plume, quel sentiment de sécurité
n'éprouve-t-on pas quand on sait que tous les docu-
ments qu'on emploie ont été vérifiés et loyalement cri-
tiqués! Sans ce choix consciencieux à l'entrée, on n'a
aucune certitude et 1 on perd, hélas le sentiment !

délicat de la probité.
Herbert Spencer, qui pour ses livres de sociologie
une masse considérable de faits, achetait
avait à classer
deux exemplaires des ouvrages importants, afin d'en
découper plus facilement les pages significatives. Son
secrétaire notait les références sur chaque coupure et
il les classait dans des chemises que Spencer plaçait en
demi-cercle sur le plancher. « Parfois, dit-il, un fait

me montrait la nécessité d'un chapitre auquel je n'avais


pas pensé. Je prenais alors une nouvelle chemise pour
y placer ce fait et d'autres analogues » (1).
Darwin notait soigneusement les faits, les hypothèses
opposés à sa manière de voir, car il avait remarqué
qu'il les oubliait plus facilement que les faits favo-
rables. Il a toujours travaillé à plusieurs œuvres à la
fois. Il avait organisé dans un meuble étiqueté trente
à quarante portefeuilles dans lesquels il insérait ses
références et ses notes. A la fin des livres qu'il achetait,
il une table des faits qui concernaient ses
ajoutait
ouvrages en cours. Si le livre ne lui appartenait pas, il
écrivait un résumé à part. Avant d'entreprendre un
travail, il regardait toutes ses tables et tous ses porte-
reuilles et il avait ainsi toutes les informations réunies

pendant le cours de sa vie (2).

(1) Herbert Spencer, Une autobiographie. Trad. Vangnv, p. 40L


F. Alcan, 1907.
(2) La vie et la correspondance de C'^uvlea Darivin, Trad.
Varigny p. 103. Deux volumes^ 18Sa
fl«' COMMEiNT S'INSTKUiRfc: PAR LES'^LIVRES

COMMENT CLASSER SES NOTES?

Après bien des essais, voici l'organisation qui m'n


paru la meilleure. Si le classement est trop compliqué,
au lieu d'aider, il augmente la confusion. Une quaran-
taine de casiers me semble le maximum^ car avec
un nombre plus grand commence la confusion. J'ai fait
faire deux meubles contenant quarante boîtes en carton
solide dont l'avant bascule. Ces boîtes sont numérotées
et chaque numéro correspond à un titre général. Par

exemple, ce qui concerne le travail intellectuel est


•lassé dans un carton, ce qui concerne la volonté dans
an autre, et ainsi de suite pour la mémoire, la lec-
ture, etc.
iNaturellement chacun doit se faire sa classification,
suivant ses goiHs et suivant la nature de son travail.
Quand je prends une note, ou que je fais une coupure
dans un journal, dans une revue, dans un livre, j'ai
sous les yeux la table de mes cartons, et j'inscris sur
ma note le numéro du carton où elle doit être classée.

Si la note est d'importance, elle va rejoindre aussitôt sa


place, ou s'il y a quelque embarras pour la
sinon,
va au bassin de décantation. Si le livre ou
classer, elle
la revue ne m'appartient pas, je prends une note, un

résumé en deux lignes où j'indique la nature de la réfé-


rence avec renvoi au livre et à la page.
De cette façon, je ne construis pas sur le sable :

aucun effort n'est perdu. Mes observations, mes lec-


tures, les pensées qui me viennent en promenade ou au
lit et que je note sur de petits feuillets volants, les

images qui me sont suggérées par les spectacles natu-


rels, etc., se classent et de temps en temps, je reprends
un de mes cartons et lui fais subir un sévère examen
de contrôle De cette façon, quand j'ai à écrire un livre
ou un clia[)itre j'ai devant moi mon cxpéric/ice totale de
COMMENÎ GLASSËK SES NOTES î U1

plus de trente années^ incessamment contrôlée et cri-


tiquée.
J'ai fait de bonne heure, pour les ouvrages qui me
tiennent à cœur, des plans provisoires en état de révi-
sion permanente. L'essentiel est que ces plans soient
nets, car la sensibilité des trébuchets, et par conséquent
la richesse des captures, est en raison de la netteté des
idées directrices. Les trébuchets alimentent si copieu-
sement les idées nettes que lorsque j'ai gardé vingt ans
un livre sur le chantier, il s'est fait en quelque sorte

tout seul, sans que j'aie eu à intervenir. C'est une lente


croissance organique, sans à coups, calme, régulière,
sans efforts^ parce qu'une fois le cerveau discipliné, il

n'est pas plus difficile et il est plus agréable de penser


à ses travaux que de ruminer les inévitables contrarié-
tés J'ai eu ainsi une vie heureuse
de la vie quotidienne.
et pleine de saveur. L'habitude rend tout facile elle :

crée si bien le besoin du travail que lorsque je n'ai pas


fait dans la journée un vigoureux effort de deux à trois

heures, l'énergie cérébrale inemployée va éveiller les


préoccupations et les petits ennuis dont nous avons tous
une ample provision. Dans le travail, ces malaises de
l'an:'* passent inaperçus comme les malaises physiques
dont on ne s'aperçoit que quand on ne fait rien.

Vauvenargues remarque qu'un homme « qui digère


mal et qui est vorace, est peut-être une image assez
fidèle du caractère d'esprit de la plupart des savants ».

Nous avons tous l'esprit affaibli et incommodé par


notre voracité pour les livres. Nous avons une cré-
jiulité déraisonnable à une espèce de suralimentation

par les livres, qui n'est qu'une indigestion chronique.

LISOxNS PEU, MAIS BIEN

Pour qui se regarde faire, il est clair que l'abus de

la lecture n'est qu'une forme sournoise de l'appréhen-


m COMMENT SlNSTRUlRË PAR LES LtVREâ

sion de Teffort.j'La lecture, ne craignons pas de le répé-


ter, est laforme lapins dangereuse de la paresse parce
qu'elle empêchele remords, en donnant Tillusion du
travail, Je crois que les conseils donnés par la plupart
des maîtres « Il faut lire !»
: —
« Il faut lire beau-
coup !» —
« îl faut se tenir au courant », ont annihilé!

bien des talents naissants. On leur dissimule ainsi la


vérité essentielle, que pour se trouver, il faut se cher-
cher, et que la dissipation par les livres ne nous y aide
pas. Nous devons insister sur ce point, car cette erreur
de méihode fait beaucoup de mai. Récemment encore,
un jeune homme de valeur, écrivait de l'arri ère-front
à son père (1) « A peine arrivé, je me consacrai entiè-
:

rement à la lecture. J'y emploie la totalité de mon


|temps, de sept heures et demie du matin à onze heures
du soir ou minuit, en en exceptant les repas et la pro-
menade de santé que je m'impose ». Il espère retirer
de cette méthode plusieurs résultats dont le plus impor-
tant « qu'il entrevoit, qu'il pressent plutôt, le déve-
loppement, ou plus exactement, la précision de sa
personnalité ». Hélas, il n'eût trouvé que dégoût, épar-
pillemeut et avortement.
Comme tant d'autres, moi aussi, j'aurais eu l'esprit
dissous par l'abus des livres si je n'avais eu la chance
de quitter Paris pour un collège du midi où je ne trou-
vai aucun livre concernant mes études. Je dus aborder
de front les questions que j'avais à exposer à mes élèves
et je fis la découverte capitale de ma vie quelques :

heures d'cflbrts personnels pour élucider une question


me conduisaient beaucoup plus avant dans la vérité que
des journées de lectures ; mes lectures avaient une
autre force de révélation quand elles suivaient une

(1) Lettres fifiaies d'un soldat {iué au front). Revue de Paris,


no 4u 1" mai 1918.
.

LE ROLE t>ES CRITIQUES gl9

vigoureuse attaque personnelle d'une question que


quand elles la précédaient.
Je découvris ainsi que la lecture des maîtres ne m'ap-
portait une aide efiicace que lorsque j'avais fait mon
possible pour élucider moi-même la question. Je com-
pris dès lors qu'un maître estcomme un ^ide dans une
escalade ne peut faire les efforts à votre
difficile : il

place. Son rôle est de vous aider et surtout de vous


donner confiance en vous prouvant par son exemple que
l'escalade est possible. Mais c'est vous qui devez vous
agripper des pieds et des mains aux aspérités du granit
et grimper.
(Le secret d'un beau développement, répétons-le
jusqu'à satiété, consiste à tout subordonner aux moments
sacrés de pure énergie intellectuelle qu'il faut donner
à l'effort de la composition. La lecture ne vaut que dans
la mesure où elle vient le compléter. Elle est dange-
reuse si elle habitue à une molle passivité, et si elle
dissipe nos forces.

LE RÔLE DES CRITIQUES

Nos jeunes gens sont exposés à se noyer dans la


marée montante des livres. Ils seront rarement aidés
par les critiques car les journaux n'admettent guère
que des critiques payées et les rares critiques apparem-
ment indépendants comme Brunetière ou Fagnet avaient
la pénétration émoussée par les exigences du journa-
lisme et par une existence que des occupations innom-
brables -réduisaient en miettes. Gomme c'est un long
travail que d'apprécier une œuvre profonde, ils en
arrivent nécessairement à la doctrine de Sarcey qui se
vantait d'être avant tout le critiquedu bon sens » «

bon sens? se demande-t-il.fG'est


Qu'est-ce qu'avoir du
dégager de chaque fait qui passe la moyenne des opi-
nions du jour, et la formuler Jc'est cela et pas autre
220 GOMMENT S'INSTRUIRE PAR LES LIVRES

chose, pas davantage^ Le bon sens est donc incertain


et variable bon sens de la veille n'est souvent pas
; le
celui du lendemain^
« Avoir du bon sdhs, c'est donc penser comme pense

tout le monde, ou tout au moins la grande majorité


des honnêtes gens, juste à l'heure où l'on parle c'est ;

de plus rendre, en l'exprimant de façon nette et claire,


cette opinion plus sensible à ce monsieur tout le monde
qui n*en avait qu'une conscience obscure.
y a des gens chez qui c'est un don de penser
« Il

comme monsieur tout le monde. Je crois être do ces


gens-là. »
Voilà comment un des plus célèbres critiques du
xix" sièclecomprenait sa tâche de directeur intellec-
tuel Ne dirait-on pas la déclaration d'un politicien
!

en quête de sulTrages? Je ne sais si Sarcey a jamais


« découvert » et encouragé un jeune homme de valeur,
mais j'en serais surpris !

Je puis affirmer, en ce qui me concerne, que j'ai lu


des centaines de critiques de mes
mais qu'à livres,
part trois exceptions, elles ne prouvaient pas qu'on
les avait lus. Herbert Spencer avait fini par interdire
à son éditeur d'envoyer des exemplaires de ses livres
aux journaux (1). En elFet une œuvre de valeur, dans
laquelle un auteur a mis toute son énergie durant des
années risque de déplaire à des critiques comme Sarcey,
comme Faguct, comme Brunetière. Pressés, bousculés,
obligés de vivre sur un fonds d'idées acquises trente
ans auparavant et depuis longtenips prises comme du
ciment, ils sont devenus imperméables aux vérités
nouvelles. Us en arrivent d'ailleurs à des aveux d'une
inconscience qui désarme.
« Je no me rature presque jamais, écrit Faguet (2),

(I) Aulobiofjvaphie, p. 375.


(:2) Les Débats, 27 juin 1910.
LE ROLE DES CRITIQUES 221

parce que j'aime mieux écrire beaucoup qu'écrire bien ;

parce que je m'imagine avoir beaucoup de choses à


dire; aussi parce que j'aime remuer des idées et que,
un article fini, une autre idée me sollicite tout de suite
et m'interdit de m'attarder et appesantir sur la précé-^
dente. »
N'est-ce pas confesser l'éparpillement total de l'es-
prit ? C'est la définition même
de la verbomanie « A :

force quotidiennement sur toute sorte de


d'écrire
sujets, de lir3 beaucoup de journaux, d'entendre beau-
coup de discussions... il avait fini par perdre la notion
exacte des choses », dit Flaubert de son héros (1).
La preuv^e du peu de sagesse foncière de ces criti-
^ques, c'est qu'ils ont fini par devenir des polémistes. Or
la polémique est le contraire de l'esprit scientifique et
de la critique qui doit tendre à faire l'éducation de la
raison chez le lecteur. Peu de penseurs libres peuvent
se placer au point de vue de Pascal ou de Bossuet, peu
de catholiques peuvent admettre le point de vue d'un
non-croyant sincère ; peu de protestants peuvent par-
ler, sans préventions même d'un Saint François de

Sales tant il est difficile de sortir de son misérable


:

moi ! •
Par le fait même qu'au lieu de produire une œuvre,
il critique celle des autres, un écrivain éprouve mal-
gré lui une secrète jalousie à l'égard des esprits créa-
teurs. Ce sentiment, avons-nous dit, nous gâte même
Sainte-Beuve qui n'aime que les écrivains de second
ordre et qui a beaucoup d'aigreur contre les hommes
de génie.
La pénétration, l'impartialité, la défiance de soi la ;

sympathie, la tendresse pour les efforts sincères; le sens


de la difficulté qu'ont les esprits les meilleurs à expri-
mer leurs pensées et leurs sentiments ; la charité puur

{i) L'e'dncafio7i sendmeniahf II. p. li


222 COMMENT S'INSTRUIRE PAR LES LIVRES

les essais môme maladroits des grands esprits à se


chercher, sont les qualités fondamentales de qui veut
guider le jugement de la foule. L'attitude polémique
les exclut. Elles demandent de longues méditations et
un sens profond de la mission de l'écrivain, qui n'est
rien s'il n'est un éducateur au sens plein du mot.
quand tu entres
Aussi, jeune étudiant, tu es à plaindre
dans unje bibliothèque combien de temps précieux
:

ne perdras-tu pas à lire, sur la foi du titre ou du nom


de l'auteur, des livres dont le mieux qu'on puisse dire,
est qu'ils constituent une perte irréparable de temps
et de forces. J'ai moi-même dilapidé de cette faconde
belles années. J'ai cru que je devais « me tenir au cou-
rant » Se tenir au courant, c'est trop souvent écouter
!

les bavards et les verbomanes qui pullulent.

LES LIVRES nOYAUX

Si j'avais à recortrmencer ma vie, je me ferais le


!
seiment de ne jamais lire durant ma jeunesse que les
livres royaux^ écrits par des penseurs vigoureux. J'ai
chèrement acheté mon expérience par le gaspillage
insensé de mes forces, et si tu veux arfiver à une belle
culture intellectuelle, crois-moi : interdis-toi la lecture
des innombrables livres qui paraissent après ces livres
royaux et qui n'en sont qu'un démarquage. Ils ne cor-
rigent que des points peu importants. A vouloir te
tenir au « courant », tu risques d'être emporté parle
courant.
Ce n'est que plus tard, quand tu écriras toi-m^ne
et que tu auras vraiment quelque chose à dire, que tu
devras te tenir au courant, ce qui n'ira pas sans une
porte de temps énorme, ni sans irritation contre les
bavards qui écrivent sans avoir de pensée personnelle.
Mais souviens-toi que la mémoire est fragile, et que
\(^y\\o îcrfuio daus laqucllo tu n'es pas nlU >i fond.
LES LIVRES ROYAUX 223

que tu n'as pas résumée vigoureusement, et que tu n'as


pas classée de façon à la retrouver immédiatement, est
une lecture perdue.
Economie d'efforts vains, énergie quand il le faut,
ordre impeccable, ce sont les conditions d'une culture
supérieure, et si tu réfléchis, tu verras que ce sont
avant tout des conditions de m.éthode c'est-à-dire de
volonté disciplinée.
CHAPITRE IV

De la méthode dans leG diverses disciplines

Il serait nécessaire, au terme de ce livre sur le tra-


vail intellectuel, d'en appliquer les conclusions aux
diverses carrières dans lesquelles les étudiants entre-
ront et qui sont comme les régiments de la grande
armée de savants qui investit peu à peu la réalité. ^ïais
ce serait un livre nouveau, considérable à écrire et un
livre subversif, car nos méthodes actuelles, quand on
les examine à la lumière des lois de l'attention et de la
mémoire, semblent faites en faveur dep esprits médio-
cres et contre les esprits vigoureux.

l'étude des mathématiques


J

Le fondement de toute discipline intellectuelle


devrait être l'étude des mathématiques. Le manque
de connaissances mathématiques élémentaires devrait
être éliminatoire dans tous les examens. Elles ont cet
avantage qu'il n'est pas nécessaire d'en savoir beaucoup
pour en garder l'influence bienfaisante. Seules, en
effet, elles fournissent à l'esprit un type de preuve
absolue. Seules elles donnent le sentiment de la diffé-
rznce qu'il y a entre une affirmation prouvée et une
affirmation qui ne l'est pas. C'est la seule science où il

11
L'ÊtUDE DES MATHÉMATIQUES t2^

ny ait pas d'à peu près, la seule qui fasse naître la

besoin de l'exactitude.
Ces raisonnements qui vont par degrés successifs
habituent l'esprit à la prudence des constructeurs de
nos cathédrales qui, avant d'ajouter une pierre devaient
être sûrs de l'aplomb et de la solidité de celles qui
avaient été déjà posées.
Quelle beauté dans le monument que forment les
raisoimements solidement jointoyés Quelle impres-
!

sion de force et d'équilibre harmonieux !

Mais aussi quelle continuité de patience s'impose à


l'esprit qui va calmement et sûrement de preuves en
preuves Et quelle admirable^^^ducation de l'attention,
!

absorbée par des notions qui n'intéressent en rien ni


les sens ni les passions !

Les gens incultes ne peuvent saisir l'ensemble d'une


démonstration. Ils sont impuissants à réaliser l'effort
qui retient dans la lumière de l'attention les termes
successifs du raisonnement et qui les perçoit comme
un tout, dans un acte unique. Leur énergie mentale
est prise d'anémie avant d'atteindre la conclusion. Ils
ne peuvent suivre un enchaînement de déductions ils :

comprennent la première, fléchissent à la seconde et


ne peuvent aborder une troisième, une quatrième, ni,
à plus forte raison, en faire la synthèse.
L'éducation de l'attention par les mathématiques est
donc d'une importance de tout premier ordre parce
qu'elles obligent l'esprit à cet effort de synthèse qui
.

fond plusieurs actes d'attention partiels en un acte


cohésif simultané.
Lorsque l'instrument déductif est bien ajusté, il

peut conduire à de grandes erreurs, si l'on part de


principes faux. Beaucoup tirent des conséquences bien
déduites de prémisses absurdes. C'est une forme dan-
gereuse defolie qu'on appelle paranoïa (esprit à côté).
Les philosophes allemands oa sont atteints car ils ont
Païoï» -r Travail 15
226 DE LA MÉTHODE DANS LES DIVERSES DISCIPLINES

perdu sens des réalités et les produits logiques


le «'^

c^iiQ joarauoïa ce sont Treitschke et Bernhardi.


;

Aussi renseignement mathématique doit-il être coi


piété par des leçons destinées à montrer aux jcunr
gens les dangers que présente l'application d'uiic
grande rigueur de raisonnement à des ordres de con-
naissances qui n'en sont pas susceptibles.
Descartes, génie puissant qui, le premier, a appliqué
l'algèbre à la géométrie, n'a-t-il pas déduit de quelques
principes toute la physique et n'a-t-il pas donné, dans
le plus grand détail une explication puérile des pro-
priétés de l'aimant?
N'est-ce pas une desf^'ufirmilés de notre génie fran-
çais que de supporter impatiemment la lenteur de
l'observation et de l'expérimentation? Natre système
d'éducation n'est il pas déduit do quelques idées faus-

ses dont la plus pernicieuse est que l'enfant doit avoir


de« « clartés de tout »?
Mais l'abus do la déduction n'est pas imputable k
l'éducation par les mathématiques, comme on le lit
partout, car les déductions absurdes proviennent de
postulats non vérifiés et ce n'est pas l'étude des mathé-
matiques c[ui apprend à se contenter de peu en matière
de preuves. C'est, malgré l'exemple des mathémati-
ques, la tendance naturelle de l'esprit de se contenter
facilement, lorsque nos préjugés ou nos passions sont
de la partie. La déduction vicieuse n'est donc en rien
due cà 1 initiation mathématicpie, mais à la profonde
duplicité de la passion qui détourne l'esprit des prin-
cipes faux et lui donne satisfaction par la rigueur du
raisonnement dans la déduction des conséquences.
Quelle tentation pour l'orgueil d'expliquer le monde
et d'a])porter la solution de tous les problèmes ! Véri»
table ivresse intellectuelle bien propre à faire fléchir
le sens de la preuve ! VX chez les Allemands, ivresse
L'ÉTUDE DES MATHÉMATIQUES É27

d'orgueil patriotique qui fait de la Prusse rinstrument


du vieux Dieu germanique !

Malheureusement nos méthodes d'initiation mathé-


matique rebutent par leur abstraction et par leur
dogmatisme. Elles dédaignent les applications concrè-
tes qui aident si puissamment les jeunes cerveaux à
saisir le sens réel des abstractions, et au lieu de faire
découvrir^ elles enseignent. Elles n'utilisent pas l'aspi-
ration des enfants au travail réel.
Dès que nous avions appris la géométrie élémen-
« ;

taire sur le papier (1), nous la réapprenions sur le ter-


rain avec des jalons et la chaîne d'arpenteur, puis avec i

le graphomètre, la boussole et la planchette. Après I

des exercices aussi concrets l'astronomie élémentaire j

n'offrait pas de difficultés et l'arpentage était une


source intarissable de plaisir ». C'est de cette insertion 1

des souvenirs dans la mémoire musculaire que nous i

nous privons par nos méthodes abstraites. C'est de la |

joie d'agir que nous sevrons nos élèves. Apprendre i

dans un livre qu'une proposition élémentaire de la I

géométrie permet de mesurer la distance de la Terre


au Soleil, n'est pas stimulant comme de mesurer sur
le terrain la hauteur d'un arbre, d'une colline inacces-
sibles.
Je conseille aux jeunes gens qui apprennent seuls la
géométrie de l'apprendre d'une façon impeccable en
résolvant sur le terrain une foule de problèmes d'ar-
nentage, de mesures de hauteurs, etc. A l'atelier on
apprend par ses muscles à résoudre une multitude de
problèmes sur les mesures de volume. De plus les
nécessités du calcul et du calcul algébrique, quand on
en voit les résultats pratiques, perdent tout caractère
fastidieux. Quand ensuite l'élève étudie le livre, qu'il
y suit la rigueur du raisonnement, ses progrès sont

(1) KKOi'OiKi.NEj Auto iLï iX une vie, ch. IIL


22S DE LA METHODE DANS LES DIVERSES DISCIPLINES

rapides. Isolé, au fond de son village, on peut ainsi


s'initier dans des conditions excellentes aux mathéma-
tiques élémentaires.
Grand est le mal que produisent nos méthodes
abstraites pour l'éducation de l'esprit combien ne :

distinguent plus ce qu'ils comprennent, ce qui pour


leur esprit, est prouvé, de ce qu'ils admettent.\ Résultat
paradoxal, que j'ai constaté souvent, l'enseignement
des mathématiques, môme pour de, bons élèves est un
enseignement de foi et d'autorité. On accepte comme
vérité ce que le maître affirme. C'est que dans la plu-
part des livres et des cours l'enseignement est dogma-
tique et ne fait pas assez appel à la réflexion. 'Non seu-
lement il est dogmatique, mais il est dispcrsif. Je
prends comme exemple un théorème quelconque dans
une géométrie très répandue dans nos lycées. Théo-
rème XXXIII. Si deux triangles ont un angle inégal
compris entre deux côtés égaux chacun à chacun, les
troisièmes côtés sontinégaux et celui qui est opposé
au plus grand angle est le plus grand.
Aussitôt l'auteur commence. Soiont A 1j C, D E F

deux triangles dans lesquels on a C A F D, A B =


D E, G A B >
D. Je dis... en cHet je transporte D Ë
sur A B G., etc.
Pas un instant l'attention de l'enfant n'est appelée]
sur le procédé de la démonstration, à savoir qu'il faul
L'HISTOIRE 229

inventer une construction qui permette de confronter


F E avec G B qui ne sont pas comparables directement.
Il une ruse. Transportons D E F de façon
faut trouver
que la base D E coïncide avec A B. Maintenant ce sera
F' B qu'il faudra comparer avec G B. Nouvelle ruse :
la bissectrice A H va nous permettre de trouver que
G H =
H F^ Or, B H -h H F' sont nécessairement plus
grandes que la droite F' B. Donc, G B F E. >
Mais cette ruse (bissectrice A H) devrait être trouvée
par les élèves^ que l'on mettrait sur la voie en leur
signalant le théorème antérieur impliqué dans la solu-
tion.
Il faudrait que tout théorème fût présenté comme
un problème. L'effort de l'élève serait aidé par Tindi-
cation du ou des théorèmes immédiatement applica-
bles, afin que la découverte fut suggérée et que le
problème se réduisit à une construction ingénieuse,
mais facile. Peu à peu l'esprit acquerrait du flair et
l'enseignement de la géométrie cesserait pour la majo-
rité des enfants d'être un enseignement de mémoire et

d'autorité.
De cette façon, l'élève aurait constamment l'apercep--
tion nette de la force et de la beauté de la construc-
tion patiente que les géomètres édifient en inventant
ruses sur ruses, pour arriver à des certitudes. Oubliât-
il plus tard la géométrie, il ne se pourra pas que son

esprit aventureux ne soit assagi jusqu'à éprouver


comme un sentiment de honte à parler sans prouvera

L HISTOIRE

Nous ne pouvons passer en revue les diverses disci^


plines. Il y aurait des coupes énormes à faire en his'
toire. Les élèves y sont écrasés par l'amas des détailr
insignifiants et par l'a peu près. L'érudition inutile
y
230 DE LA MÉTHODE DANS LES DIVEHSES DISCIPLINES

fleurit et l'abus des fiches. Le triomphe du système ce


sont ces grosses entreprises historiques où sous la direc-
tion d'un historien connu, chacun, suivant sa compé-
tence, écrit un chapitre.Que peut-il sortir d'une
pareille confusion ? Le culte du fait c'est le culte du
^ahmatias et del'incohérence. GeTfui m intéresse c'es t
la recherche des causes et malheureusement en histoire
il n'y a guère de lois établies. Les hypothèses fécondes

y sont rares, parce que la nécessité pour l'étudiant


d'apprendre l'histoire et la géographie universelles
émiette et pulvérise les esprits. Si comme je le crois
les grandes hypothèses fécondes qui font un savant,
un créateur^ sont le fruit des années de méditation qui
précédent la trentaine, Fagrégation, avec ses exigences
déraisonnables d'érudition universelle, donc superfi-
cielle et stérilisante, empêche la lente maturation des
esprits originaux. Elle tend à favoriser Tindigeste
acquisition des connaissances telles quelles et à étein-
dre l'esprit critique et la puissance créatrice de la pen-
sée. Elle favorise les esprits médiocres, et aujourd'hui
que nos historiens découvrent que la guerre était inévi-
table, nous pouvons bioii constater qu'ils ne l'avaient
pas découvert avant 1914.
Ce qu'il importerait de développer chez nos futurs
pi*ofcsseurs d'histoire, c'est donc moins l'érudition à
laquelle ils ne sont que trop enclins, que le sens hUio-
rique^ très voisindu sens psychologique. Les événe-
ments historiques devraient être sentis comme les évé-
nements de notre âme. Les misères et les triomphes de
nos ancêtres sont nos propres misères et nos propres
triomplies. Nous ne pouvons juger sainement des évé-
nements historiques si nous ne nous connaissons bien
nous-mêmes, puisque c'est en nous seuls que noïfs avons
l'expérience des éternels de la nature
sentiments
humaine. Par exemple, la liberté de penser me paraît
indispensal)le pour le progrès des sociétés, parce que je
l niSTOIBB 231

sais par expérience combien cette liberté est indispen-


feable à mon progrès moral. D'autre part, si l'on perd
de vue les réalités, il y a danger d'entrer dans les
domaines illimités de la folie. Le problème de la dis-
tinction de la liberté et de la licence, nous devons
l'avoir résolu pour notre cas personnel avant de pouvoir
comprendre la lutte dans l'histoire du principe d'auto-
rité et du principe de liberté. Nous voyons en nous-
mêmes que l'entrée dans la déraison ne peut être-
empêchée que par une éducation très attentive aux lois
des choses, par une éducation très forte de l'esprit cri-
tique, c'est-à-dire du sens de V efficacité. Par exemple,
nous ne pouvons que trembler pour les destinées de
Rome quand nous savons que les hautes classes du
temps de Gicéron recevaient une éducation de rhéteurs
pour qui ni la vérité, ni les faits n'étaient la chose prin-
cipale. Aucun des esprits dirigeants d'alors ne comprit
le danger terrible que faisait courir à la République la
présence à Rome de 280.000 esclaves démoralisés parce
qu'ils étaient arrachés à leur patrie, à leur travail, à
leur famille et qu'ils étaient sans espoir. Bientôt les
massacres des guerres civiles, achevant l'œuvre des
guerres de frontières allaient supprimer tous le»
hommes de valeur qui disparurent sans avoir élaboré,
en remplacement d'une religion abandonnée, un corps
de doctrines politiques et morales : de la sorte, après
les guerres civiles, personne ne sut plus pourquoi il
vivait. Chacun fat livré à ses instincts. Or, livré à ses
instincts sans une ferme contrainte juridique, l'homme
devient cruel et destructeur. Les forts oppriment et J

exploitent les faibles.


Ce qui vaut la peine d'être rapporté dans l'histoire
n'est que la lutte des opprimés pour la conquête de
plus de justice et pour une vie spirituelle plus haute.
La terrible guerre actuelle donne un sens à la totalité
de l'histoire :le reste des événements, dont les livres
£32 DE LA MÉTHODE DANS LES DIVERSES DISGIPLLNES

sont pleins n'est qu'un cancanage qui présente le même


intérêt que les querelles de ménage, que les accès de
cruauté ou de libertinage qui remplissent les faits divers
des journaux. Par exemple, l'histoire romaine depuis
Auguste, qui rapporte les folies des Néron, des Galigula
et de tant d'autres empereurs imbéciles, ne mérite pas

une heure d'étude le seul fait important de cette


:

longue période fut le développement du christianisme.


Cette période n'a pas produit un seul génie de premier
ordre, elle n'a pas donné à l'humanité un seul esprit
scientifique, pas une découverte, pas un progrès.
Je trouve presque scandaleux qu'un élève sache les
noms de Galigula, de Claude, de Domitien, de Com-
mode. Mais je ne trouve pas trace dans plusieurs livres
de classe des causes profondes qui ont fait de cette
période de 300 ans une période nulle pour le progrès
humain rien, par conséquent, qui éclaire notre esprit,
:

aucune leçon qui fasse réfléchir nos enfants sur leurs


devoirs de citoyens ni qui dresse leur action cepen- :

dant ils arriveront à leur majorité et ils seront un des


chaînons de l'histoire. Par leurs fautes ou par leur
claire aperception des choses, ils jîrépareront des
souffrances ou de la grandeur etd u bonheur pour leur
patrie.

LA VERSION LATINE

Notre système d'éducation est tellement étranger à


l'observation méthodique et à rexpérimentation que les
plus anciennes disciplines elles-mêmes sont enseignées
en violation des lois élémentaires de la mémoire. Ainsi,
l'exercice scolaire essentiel, la version latine, est en
partie stérile à cause de notre liAte toujours impa-
tiente.
Comhion de fois n'ai-je pas constaté qu'en faisant
reprendre une version expliquée et corrigée en classe,
LA VERSION LATINE 233

les meilleurs élèves, après quinze jours, avaient oublié


le sens précis des mots essentiels, les nuances du sens
et les heureuses trouvailles pour les rendre! Souvent
ils sont incapables de retrouver la logique du déve-
loppement. Dans ces cas, hélas nombreux le maître !

a perdu son temps. J'ai fait des centaines d'expériences


semblables.
D'où provient ce lamentable gaspillage de forces?
D'une méthode irréfléchie qui, au lieu de faire cons-
tamment obstacle au défaut profond de notre nature
fougueuse, explosive, s'y asservit.
Dans les milliers d'inspections que j'ai faites c'est
par douzaines seulement que je puis compter les
maîtres qui luttent victorieusement contre l'infirmité
humaine de la hâte trépidante. Une explication de
version a, pour le psychologue qui se reporte par la
pensée au mois qui suivra, quelque chose de doulou-
reusement comique. Tant d'agitation, tant d'efforts
laisseront une maigre moisson, jDarce qu'élèves et maître
ne se soumettent pas humblement aux lois de la
mémoire. Or, on ne commande à la nature qu'en lui
obéissant nisi parendo.
:

Gomment l'explication d'une version ne s'évapore-


rait-elle pas en quelques jours?
Faite rapidement, on y a en outre mêlé des remar-
ques grammaticales, des observations sur le style, des
renseignements historiques. Tout à la fois et rien à
fondi Quelle dispersion de l'attention! Les résultats
accumulés de cette hâte universelle s'aperçoivent au
baccalauréat le cerveau des candidats peut être com-
:

paré à une plaque photographique sur laquelle un


amateur étourdi aurait pris plusieurs instantanés difré<

rents (1).

(1) Même à l'agrégalion des lettres, le président du jury signale


(Concours de \^\t) vm contre-seqs fait par des candidats dans l'ia-
4 L'étudiant solitaire doit choisir la version qu'il veut
^i^tudier, une page de grand écrivain, vigoureuse,
d'une logique toute droite et d'une pensée saine. Dans
ce texte, il faut s installer^ comprendre le sens littéral,
•rendre la pensée jusque dans ses nuances, saisir d'une
prise vigoureuse la logique du développement, pénétrer
par une divination patiente jusque dans les nuances les
plus délicates de la pensée, ne rien laisser d'obscur. 11
faut imiter le peintre de talent qui essaie de rendre la
pureté des lignes d'un visage et de découvrir la logique
profonde avec laquelle elles se composent. Lorsqu'on
a <îompris la pensée, on examine comment l'auteur
l'exprime. On essaie, par l'examen de ce passage carac-
téristique, de définir son style.
Chemin faisant, on pourra étudier, à la lumière du
même passage, les affirmations d'un critique qui a essayé
d'apprécier le style de l'auteur : les élèves verront ainsi
que toute assertion, de quelque nom qu'elle soit signée,
n'est qu'une hypothèse à vérifier expérimentalement,
c'est-à-dire par les textes.
Un commentaire moral et historique, sortant du
texte, devra suivre. Chaque fois une ou deux remarques
grammaticales, avec référence obligatoire à la gram-
maire, suffiront davantage disperserait Fatteution.
.

Ces remarques grammaticales seront surtout fournies


par les erreurs qui auront* amené des contre-sens, dont
il faut élucider la cause.
Quant à la correction actuelle des copies, elle est
un trompe l'œil la véritable correction doit corriger
:

Tenfant, non la copie. Signalez une ou deux erreurs


dont l'élève recherchera les causes. Ces causes, il les

ferprélaiion d'un texte limpide de Descartes. Descartes, voulant


exprimer que les plus grands parleurs restent muets sous le charme
d'un paysage, écrit que ce paysage les « lait rêver » plusieurs ;

copies traduisent réccr par alias res agere, expression signifie


s'occuper d'autre chose, avoir l'esprit ailleurs.
LA VERSION LATINE 235

exposera par écrit afin de s'en corriger. Couvrir une


copie d'encre rouge, c'est travail facile, et l'apparente
conscience que décèle une copie chargée de corrections
n'est qu'une supercherie qui ne demande ni intelligence
ni réflexion .Au contraire, chercher comment on pourra
amener l'enfant à se corriger de telle ou telle faute,
cela est d'un éducateur probe.
Qu'est-ce à dire, sinon qu'il faut faire peu, mais qu'il
faut le faire avec une probité scrupuleuse et uae
patience tenace.
Mais il faudra trois classes pour une version Oui, !

mais l'effort s'inscrira dans la mémoire l'oubli ne :

viendra pas défaire chaque nuit le travail de la jour-


née Quoi de plus ridicule que de faire, sans le savoir,
1

un perpétuel recommencement comme Pénélope.


J'en ai souvent fait Fépreuve les élèves médiocres
:

eux-mêmes sont capables de reconstituer de mémoire


une version expliquée à fond. Si la plupart des élèves,
après plusieurs années de latin, sont incapables de
lire couramment un texte, il faut en chercher la rai-
son dans la méconnaissance des lois de l'esprit.
Nous avons insisté sur la version latine p^rce qu'étant
un des plus anciens exercices scolaires^ elle permet
de saisir sur le vif à quel point l'esprit de progrès et
Texpérimentation font défaut dans le domaine de l'édu-
cation. Des générations et des générations d'élèves et
de maîtres se sont succédées sans que personne ait
jamais crié l'absurdité des méthodes traditionnelles à
toute vitesse.
L'étudiant pour qui nous écrivons est plus favorisé
que il est libre de rompre avec les mau-
les élèves, car
vaises méthodes il peut travailler lentement, aller
:

à fond dans ses traductions. S'il a tout un ouvrage à


expliquer, il ira vite, mais il se réservera de s installer
dans quelques-unes des pages les plus belles et de les ^

traduire aussi parfaitement que possible. S'il veut


f3î DE LA METHODE DANS LES DIVERSES DISCIPLINES

atteindre à une haute culture, il ne le pourra que par


quelques heures, chaque semaine, d'efibrts appro-
fondis.

COMMENT TRAVAILLER EN MÉOECINE

C'est difficile, car il faut résister aux errcm-^rifs


admis par tous, dans le supérieur comme dans le secoii'

daire. Il suffît de parcourir une revue de médecine


pour découvrir à quel point le sens de la preuve e^t

faible chez la plupart des praticiens. Les observations


cliniques sont d'habitude une mixture où les traits
caractéristiques d'une maladie disparaissent sous l'amas
des détails communs à vingt autres maladies. Quand
j'assiste à la clinique d'un maître célèbre, je vois que
chaque étudiant le suit de lit en lit pour n'en pas per-
dre un mot. Quelle dispersion d'esprit! On voit ainsi
beaucoup de malades, mais on n'étudie pas une mala-
die. Qui ne sait se borner ne sait pas étudier! Sui-
vre un malade ou deux, noter jour par jour la marche de
la maladie, se référer aux grands auteurs, et tAcher
pour chaque maladie ainsi étudiée, de mettre en relief

les symptômes caractéristiques, laisser tomber tout ce


qui n'est pas essentiel : voilà la vraie méthode.
Combien de fois ai-je vu des élèves ausculter un
malade, c'est-à-dire chercher à saisir les irrégularités
des battements du cœur ou des souffles respiratoires
alors qu'ils ignoraient les rythmes de la santé Ne !

devraient-ils pas tout d'abord, par des auscultations


attentives et très fréquentes de leurs frères et de leurs
amis ou de leurs camarades d'études se mettre dans
l'oreille le rythme normal du cœur et les bruits respi-

ratoires de l'état de santé, afin d'en pei*cevoir au che-


vet des malades, les moindres troubles ?

A la table de dissection il me semble qu'on fait un


appel trop grand à la mémoire et insuffisant à la réfle-
GOMMENT TRAVAILLER EN MÉDECINE f £3?

xion.On dirait vraiment que les étudiants n'ont pas/


comme le cadavre qu'ils dissèquent, leurs 198 os et
leurs 368 muscles! Avant toute dissection combien il

serait plus fructueux de s'examiner soi-même, de réflé-


chir sur l'usage du membre et de prévoir d'avance com-
ment^ pour répondre aux nécessités mécaniques, l'inser-
tion des muscles doit être faite, suivant qu'il s'agit de
force ou d'amplitude !Combien il est simple de con-
trôler, sur soi ou sur un ami, par la palpation des
muscles gonflés, leur forme de contraction et leurs
insertions De même, étant donné un organe, on peut
!

dire d'avance combien de muscles lui seront nécessai-


res et comment disposés.
On peut fixer aussi en grande partie le trajet des
artères. Dans une automobile les tubes d'air, d'essence
et d'huile, suivent nécessairement les évidements du
cbâssis, afin d'y être à l'abri des chocs et des trépida-
tions. On réduit au minimum, la portée des tubes qui
ne sont pas soutenus par l'armature rigide du châssis,
car un tube libre est fragile. De même, en réfléchissant
on peut d'avance fixer sur son propre corps le trajet
que devront suivre artères et grosses veinçs et imagi-
ner les artifices que nécessite leur trajet en porte à
faux aux jointures. C'est par la réflexion judicieuse
sur soi-même qu'on évite la surcharge de la mémoire.
Nous portons partout notre corps avec nous, nous
avons donc toujours le moyen d'y retrouver les con-
naissances nécessaires. Si j'étais chirurgien, je ne ferais
jamais une opéi*ation sans l'avoir longuement étudiée
sur mon propre corps.
Les étudiants lisent leurs J|vres d'anatomie sans
jamais se référer à l'illustration vivante qu'ils empor-
tent nécessairement avec eux Tant il est vrai que le
!

livre tend toujours à chasser les réalités vivantes (1)1

(1) L'histilut^ au lieu de couronner tant de livres sans valeur,


238 Uli LA Mx^THUDE DAiNS LLS DIVERSES DISCIPLINES

COMMEiM ÉTUDIER LE LiiOlT ?

L'étude du droit aussi un appel exagéré à in


fait

mémoire. Le droit devenu complexe, toulfu et il


est
reflète des conceptions sociales si peu cohérentes qu'il
est impossible à un étudiant de le connaître de mémoire.
Cependant on continue à l'étudier dans l'hypothèse
tacite que cette impossibilité est possible. Les étu-
diants devraient accomplir un travail actif identique à
celui qu'ils auront à faire comme avoués, comme avo-
cats, comme magistrats pour'qui toute question se poc^e
comme un problème à résoudre au moyen du code,
de la jurisprudence et de la raiso7i, IlTi'en est rien
pour la majorité des étudiants car ils se contentent de
recevoir un enseignement tout fait et de l'enregistrer.
Aussi ai-je observé souvent que le premier mouvement
de beaucoup d'avocats et de magistrats, avant même
d'examiner la question bien en face au moyen du code
et de la raison armée, est de fuir vers l'abri tranquille
d'un précédent, de la jurisprudence. Or la jurispru-
dence peut être souvent le résultat du parti-pris, de la
hiVte, de l'ignorance ou de la légèreté de quelques

magistrats et du découragement d'un plaideur qui


n'en a pas appelé dune sentence absurde. La juris-
prudence vaut ce que vaut le corps entier de la magis-
trature où il y a des esprits lucides et de hautes con-

devrait avant tout se préoccuper du travail dcsjcunesgensetrécom-


penser royalement des livres qui exposeraient, dans chaque onlre
d'étufles, les aveux, les conseils, l'exemple des hommes qui ont
fait (io grandes découver^'|î. Sur la question capitale du travail
intellectuel, la plupart des éloges des membres de l'Institut sont
d'une pauvreté pénible. Cependant une biographie ne vaut que
parce qu'elle apporte aux ^'onsjeuncs de rt'conl'ort et d'intelligente
méthode. La constitution pour chaque ordre d'études <i'un mamiol
donnant la pratique et les petits secrets de la profession, comme
la collection des manuels Uoret l'a fait pour les dilTérents corps de
méliei*s man'-vcls, serait une collection d'une valeur sans pareille
GOMMENT ÉTUDIER LE DROIT m
sciences, mais où il y a, comme dans tout corps, des
esprits confus, des esprits faux, des paresseux, des
passionnés.
L'enseignement du droit devrait faire appel aussi
peu que possible à la mémoire passive, puisque
l'homme de loi ne travaillera jamais sans ses livres.
Comme tout enseignement supérieur, il devrait obliger
l'étudiant à mettre énergiquement en action ses facultés
actives. Etrange est la séparation de la Faculté de
Droit et du Palais de Justice qui devrait être considéré
comme constituant le laboratoire expérimental de
l'étude du droit. A un enseignement où la théorie et la
philosophie du droit demeurent abstraites faute de la
part des élèves, de connaissances concrètes et vivantes,
succède une pratique toute différente de l'enseignement
et que grande majorité aborde avec des habitudes de
la
passivité. La pratique n'est presque jamais vivifiée par
la philosophie du droit, car celle-ci n'a pas plongé ses
racines dans le sol des réalités c'est un de ces arbres
;

que l'on plante adultes, et qui se dessèchent rapide-


ment. Les étudiants n'ont jamais eu la sensation directe
qu'un article de loi c'est de la soufirance humaine, des
désespoirs humains, des ruines, des vies brisées. Le
jour où ils sont plongés dans ces cruelles réalités, le
loiçir des longues méditations désintéressées disparait
et par suite la possibilité de se faire une philosophie
du droit. Cette philosophie ne peut être que la fleur de
la pratique, fécondée par la pensée. Les théories
abstraites, plantes de serre, meurent dès qu'on essaie
de les faire vivre dans la rude terre de l'expérience.
Les théories doivent naître de l'expérience.
D'autre part, quelques études approfondies sur les
maux causés par les lois faites légèrement et sur l'ex-
trême difficulté d'en prévoir les répercussions, devraient
être imposées aux futurs avocats, car c'est une profes-
sion qui n'a pas évolué depuis Cicéron. Pas plus que
UO DE Lk MÉTHODE DAiNS LES DIVERSES BiSCÎPLLNES

du temps des Romains, elle ne repose sur le dévelop-


pement de l'esprit scientifique. Rarement les avocats
se préoccupent de découvrir la vérité et de l'exposer :

au contraire, comptant sur la paresse d'esprit des


magistrats ou sur Témotivité du jury, ils dissimulent
habilement les vérités nuisibles, ils exagèrent, donc
déforment les faits utiles à la cause. Leur rôle, analogue
à celui des patrouilleurs qui protègent un navire contre
les sous-marins, est de répandre des nuages de fumée
afin d'empêcher les juges de discerner clairement les
faits : une profession dangereuse pour l'esprit de
c'est
vérité n'est contrebalancée par l'étude désinté-
si elle

ressée d'une science, d'une époque historique, par l'éla-


boration d'une œuyre littéraire.

l'étude de la PinLOSOPHIË

A diverses reprises, nous avons déploré la tendance


de notre éducation à donner des clartés de tout c'est :

le contre-pied de l'éducation de l'esprit de recherche


et de découverte. La méthode expérimentale qui con-
siste à entrer dans Tobscurité des faits à la lueur d'une
hypothèse répugne à notre fougue, si bien que nous
commençons par la fin. Nous donnons à nos élèves des
comprimés de sciences faits de formules c'est-à-dire de
mots. L'enseignement philosophique en est un exemple
saisissant. Il devrait être une conclusion, un résumé,
ou mieux la lumière qui éclaire les milliers d'expé-
j'ioncos de l'enfant. Il devrait être préparé pendant toute
la durée des classes. On ne devrait pas apprendre à des
élèves qui ont étudié les mathématiques ce qu'est un
raisonnement déductif : ils devraient en avoir la claire
expérience. Ils devraient avoir souvent réfléchi à la
fragilitéde toute affirmation non étudiée, à la difficulté
de la critique des témoignages, à l'insécurité des hypo-
Ihèscs.
MÉTHODES COMMERCIALES fi\

Toute leur éducation depuis la huitième auraH dû


les familiariser avec l'importance capitale de l 'habi-
tude, avec les lois de la mémoire, avec la lutte de la
volonté contre les passions.
Les vérités morales devraient leur être évidentes et
l'étude de la morale en philosophie ne devrait être
qu'une vue d'ensemble sur l'expérience toute entière
des jeunes gens. Il n'en est rien. On les jette en pleine
scolastique et la morale pour eux, ce sont les cyré-
naïques, les stoïciens, Kant, Bentham et Spencer l Ce
sont des discussions qui leur paraissent sans intérêt,
car ils ne voient pas de leur propre vie
qu'il s'agit
morale. Il que malgré l'effroyable guerre
est à craindre
déchaînée en 1914 les professeurs ne traitent encore de
la valeur de la vie individuelle avec des formules Kan-
tiennes qui leur cacheront les réalités, à savoir que la
vie individuelle est peu de chose quand on la compare
à des réalités supérieures telles que l'existence même
de l'indépendance nationale. Cette guerre nous oblige
à constater que les réalités spirituelles sont tout,
puisque sans une hésitation on leur sacritie toutes les
réalités matérielles. Leçon terrible que la folie rai-
sonnante des verbomanes sera impuissante, espérons-le,
à obscurcir par des abstractions scolastiques !

Que nos étudiants en philosophie se placent en face


des réalités, qu'ils les examinent en toute sincérité,
qij'ils refusent de laisser leur propre expérience se

déformer et se durcir en formules rigides. Qu'ils noasî


donnent une philosophie neuve et vivante.

MÉTHODES COMMERCIALE^"

Cûe méthode de travail ne vaut pas seulement


saine
^,xjxir l'étude mais aussi pour le commerce. Réfléchir

sur ce que l'on fait afin de le perfectionner, et'


d'éviter aux autres et à soi-même tout travail inutile,
,

242 DE LA MÉTHODE DANS LES DIVERSES DISGIPLLNES

voilà la tâche nécessaire. Le cli^f a pour rôle esseu-


xiei de (iécouvrir les aptitudes des jeunes gens, de
stimuler, d'aider, de pousser ceux qui sont dcués,
car ii^s administrations, l'industrie, le commerce ont
besoin d'homm .-s de valeur et d'initiative.
Le grand secret du succès, Carnegie l'indique (t):
i « Concentrez votre énergie, votre pensée et vos capi-
taux... Ayant commencé dans une partie, prenez la
décision delà suivre jusqu'au bout. Adoptez toutes les
améliorations, ayez les meilleures machines, et sachez
tout ce que vous pouvez en savoir. Les maisons qui
échouent sont celles qui ont dispersé leurs capitaux, ce
qui veut dire qu'elles ont aussi dispersé leurs cer-
veaux». « Vous devezprendre la décision de connaître
la partie dont vous vivez, de la connaître à fond, afin
d'être un expert dans votre spécialité. Ne laissez aucun
\ homme de votre spécialité en savoir plus que vous »

Étudiez tout ce qui a été fait, sur la surface de la terre,


dans votre spécialité. Le sage met tous ses œufs dans le
même panier et surveille ce panier. « S'il est marchand
décalé, i) s'occupe des cafés. S'il estmarchand de sucre
il s'occupe des sucres et laisse le café tranquille ». Il

se borne à les mélanger quand il boit sa tasse, Je ce

n'ai pas encore rencontre un homme s'enleudant éga-


lement bien à deux sortes d'aifaires ».
Comme on le voit l'expérience d'un grand homme
d'affaires concorde avec les conseils que ce livre fiut
entier donne aux étudiants.

LE TRAVAU. ADMINISTRATIF

Il n'y a qu'une bonne méthode de travail et tette

méthode devrait aussi être celle du travail adn\ini?^»»!%r

J (1) L'empire des affaires Tiad Maillet.


LE TRAVAIL ADMLNISTRATIP 243

tif. Mais les grandes administrations de l'Etat ont une


'^va.ve infériorité sur la grande industrie : c'est l'avaii-
cementà Tancienneté, au « tour de bête n^ et Fimpos-
sibilité d'éliminer les non-valeurs. Les paresseux et les
incapables y avancent presqu'aussi vite que les hommes
d'élite et de ce fait, un grand découragement finit par
gagner les meilleurs.
Un chef doit s'organiser de fciçon à être débarrassé
des paperasses. Il doit être très mobile, et d'esprit
très expérimentaL II doit voir par lui-même et contrô-
ler constamment X efficacité de ce que l'on fait sous ses
ordres, car la déperdition d'énergie en administration
est formidable. Il faut voir ce que deviennent des ins-
tructions quand de cascade en cascade, elles viennent
^e heurter à des habitudes! Personnellement, j'ai pu
constater quel temps il a fallu pour amener la suppres-
sion dans un tiers des écoles à peine de Texercice
absurde de la dictée (1). Il faut, hélas! se contenter
de peu et se souvenir qu'aucun médecin âgé de plus
de quarante ans n'a accepté la théorie de la circulation
du sang de Harvey !

D'autre part, un chef doit accepter comme un axiome


sans exception qu'une note qui n'est pas très facile
à classer, et surtout facile cà retrouver immédiatement
et sans peine, est du travail inutile. Si
celui qui a
besoin du document ne le retrouve pas sans peine et
sans dérangement, au moment même où il en a besoin
il s'en passera dans les moments de paresse ou de
presse et une injustice sera commise. Il ne faut pas
que la recherche du document utile interrompe le
travail en cours. Après bien des tâtonnements, j'ai
remarqué que la fiche est le seul mode de classement

(1) Dans le grand duché de Bade, quelques mois après la publi-


cation de mon article dans la Revue Universitaire, la méthode
était rendue obligatoire.
tu DE LA MÉTHODE DANS LES DIVERSES DISCIPLINES

pratique. Ce qui concerne le personnel que j'ai sous


jmes ordres tient dans une petite table à portée de ma
main. Chaque nom est représenté par une fiche de
papier fort sur laquelle je fais coller des papillons
de dimensions uniformes où sont relevées mes notes
:d'inspection, les notes des inspecteurs généraux, des
inspecteurs d'académie, des chefs d'établissement. J'y
inscris au fur et à mesure les incidents notables, les
manquements, les preuves de dévouement ou d'initia-
tive. De la sorte, au moment des promotions, des muta-
tions ou des notes annuelles, j'ai sous les yeux, en
l'espace de vingt secondes, tous les renseignements
utiles : âge, grades, valeur professionnelle, qui permet-
tent de prendre une décision, de comparer des mérites
et de renseigner le Ministre. D'autre part, ces docu-
ments se « recoupent » et permettent de juger la valeur
des appréciations- des chefs locaux avec ces « recou-
:

pements », les chances de commettre une injustice sont


réduites au minimum.
D'autre part, quand un subordonné vient me voir
je puis immédiatement lui dire les paroles qui convien-
nent, lui adresser les critiques nécessaires ou bien le
féliciter et le réconforter comme il convient.
De même, comment faire un mouvement en toute
équité si l'on n'a sous les yeux, pour chaque poste, la
liste des postulants, avec les motifs invoqués, qu'il faut
peser et faire entrer en ligne quand on examine les
mérites respectifs des candidats?
Les chefs d'établissement devraient tous établir pour
les élèves de leur collège, de leur lycée, de leur école
des fiches conçues de la même manière un papier :

fort par élève —


et des papillons de dimensions iden-
tiques venant pour ainsi dire se joindre automatique-
•nent à la fiche. De la sorte le chef d'établissement
aurait sous les yeux, quand les parents viennent l'entre-
enir, les variations de poids, les maladies, les absences,
CLOISOiNS ÉTANGIIES 245

les places de composition, les jugements des maîtres


divers sur les qualités et les défauts de l'intelligence,
de la sensibilité, de la volonté, du caractère de l'en-
fant. Quels conseils précieux un proviseur, un principal,
un directeur, ne pourraient-ils pas ainsi donner pour
adapter la carrière aux tendances profondes de l'en-
fant !

Léon XIII avait organisé un système de fiches, qu'il


gardait sous la main. y Il en signes abrégés
inscrivait
la conversation qu'il avait eue pendant son audience
et les personnes qu'il recevait à nouveau étaient stupé-
faites quand le pape leur rappelait le sujet d'un entre-
tien qui datait de dix ans !

L*ordre rigoureux dans le classement et la tenue à


jour des fiches demande une volonté ferme et la déci-
sion prise une fois pour toutes de toujours noter l'essen-
tiel et de le classer. Mais quelle sécurité d'esprit ne

gagne-t-on pas à cette métliode ? Chaque jour, par la


suite, l'économie du temps est considérable. On peut
travailler sans énervement, sans à coups, avec certi-
tude et on épargne l'énergie mentale.

CLOISONS ÉTAKCIIES

Par le calme, par la sécurité paisible qu'elle apporte


à l'esprit, une méthode de classement ordonné permet
de pratiquer dans le cerveau des cloisons é tanches^ de
façon que jamais la préoccupation d'une affaire ou d'un
^rdre d'études ne vienne déborder sur les autres ou
troubler le repos et gâter les heures de loisir.

Tout le monde peut pratiquer en petit l'aménagement


qu'avait imaginé Guvier « Chaque travail avait un
:

cabinet qui lui était destiné et dans lequel se trouvait


tout ce qui s'y rapportait, livres, dessins, objets Tout
était préparé, pr«jvu pouj que nulle cause extérieure

ne vint arrévîr, retarder l'esprit dans le cours de ses


246 DE LA METHODE DA.%S LES DIVERSES DISCIPLINES

méditations et de ses reclie relies » (1). C'est grâce à


cet ordre impeccable que Cuvier, malgré ses nom-
breux emplois et ses travaux si variés et si importants,
a pu
suffire à une tfiche écrasante.
'
( Sans avoir autant de chambres que de travaux dfo-
: jetés, on peut et on doit séparer par des cloisons étan-

i ches les occupations très différentes. C'est la seule


! façon de garder la fraîcheur d'impression et la vigueur
'
d'attention nécessaires pour voir clair dans les déci-
sions importantes à prendre J( Un chef qui fait la beso-
gne de ses collaborateurs et qui s'enlise dans les détails
ne peut plus diriger ni sun^eiller et nécessairement
la lucidité et l'énergie du cerveau directeur ne demeu-
rent plus intactes.. Or_le tra^aiLda-la jiQ^nsée _oii se réa-
lise l'unité d'action d'une grande administration est
d'une qualité très supérieure au travail limité, tracé
des subordonnés. Cette pensée, immobile au centre du
monde, comme la voviO-i; d'Aristote, ordonne tout le
reste au milieu du changement, de l'incohérence et
:

de l'étourderie universelles, elle garde le sens do


l'orientation : x^voûv àxLVYiTov.
Le meilleur maire qu'ait eu l'Amérique, l'homme
qui a renouvelé l'administration municipale, Tom
Jonhson, conseillait ainsi M. Brand Whitlock (2) : « Ne
passez pas trop de temps à votre bureau. Un quart
d'heure chaque jour est plus que suffisant., pourvu
que vous sachiez trouver quelqu'un qui sache faire la
besogne que vous a,urcz décidée ». Faisons la part de
l'humour américain. \\ reste vrai toutefois qu'un chef
doit garder son cerveau frais et lucide : s'il se fatigue
à des détails, c'est un médiocre comme Bazaine qui à
Saint-Privat, plaçait une batterie : en faisant le métier

(1) Eloge de Cuvier par Floiirons.


(2) Whiti.ock, Un. Américain d'aujourd'hui. TracUiction do
Mme Carton de Wiart, ch. XX.W.
LA SUPÉRIORITÉ CEST DK BIEN EMPLOYER CE QUE ÏU AS 247

d'un capitaine, il perdait la bataille qu'un chef eût


gagnée.
C'est qu'il faut des mois de méditations tranquilles
pour découvrir les réformes efficaces et même pour
imaginer la plus petite modification heureuse qui aug-
mentera le rende^aent du travail souvenons-nous du
:

prieur qui alla dénoncer au duc les « flâneries » de


Léonard de Vinci I

Nulle part il n'y aplus de pseudo-travail et de pseudo-


intelligence que dans les administrations.
Un chef qui dirige apporte à son travail une méthode
harmonieuse, un ordre parfait et un sensjde ce que les
Anglais appellent efficiencj/i qui n'est que la claire aper-
ception que pour- produire tel effet, il faut trouver,
puis vouloir la cause. Au fond, c'est le sens profond de
la causalité qui fait les esprits supérieurs et les distin-
gue des brouillons. Le premier moment, c'est donc de
|

discerner les causes efficientes, qiionne découvre jamais \

dans son bureau^ mais seulement au contact des réalités j

et de ceux qui les vivent. Quand on les a découvertes,


il faut vouloir énergiquement, persévéramment, opiniâ- 1

trément qu'elles donnent leurs pleines conséquences.Jj


f Ici, donc, comme dans tout travail réel, la sagesse
*

est de discerner le point essentiel, de ne plus s'en


laisser distraire, de façon à faire l'unité de ses forces
cérébrales, et de ne pas galvauder son énergie à des
besognes que d'autres feront mieux que Yi0Vis\luregere
tmperio populos,,, ^

"h

LA SUPÉRIORITÉ g'eST DE BIEN EMPLOYER CE QUE TU AS

La conclusion de ce chapitre que la véritable


c'est
supériorité est formée des éléments que tout enfant
dintelligence moyenne trouve dans son berceau. A part
quelques musiciens et quelques mathématiciens dont
.

ii> DE LA MÉTHODE DANS LES DIVERSES DISCIPLINES

on cite des exemples de précocité sans doute exagérés


par les panégyristes amis du merveilleux, la supériorité
ne sont qu'une longue patience,
•'utellectuelic et le génie
^^es grands hommes ont eu une foi robuste dans l'effi-
/ sacité souveraine du travail et de bonne heure ils ont
découvert la puissance de l'ordre. Ils n'ont pas divisé
leurs forces comme les généraux qui se font battre et
comme les hommes qui avec tous les dons de l'intelli-
gence, avortent. De bonne heure, ils ont été sauvés du

découragement par le vif sentiment de la présence de


cet ange gardien que nous avons appelé Y Incorruptible
Comptable. Ils ont eu la chance de discerner que le
temps n'est pas seulement une puissance de dissolution
et de destruction qui accumule les ruines. Sphynx redou-
table, le temps dévore ceux qui ne savent résoudre
l'énigme qu'il pose aux passants. Les grands hommes
Tout résolue ils ont deviné qu'il suffisait de ne pas
:

aborder le monstre avec crainte, qu'il fallait aller à lui


en souriant et lui faire confiance.
Aux regards distraits, le temps dans sa course
paraît semblable aux hordes d'Attila, qui détruisent
tout sur leur passage, mais celui qui observe, s'aper-
çoit qu'il ne détruit pas ce qu'on a édifié en* respectant
ses lois. Les grands hommes ont discerné ce qu'il res-
pecte et ce qu'il ne respecte pas, et en obéissant à ses
lois, ils ont fait bAtir par cette puissance de destruc-

tion l'édifice de leur supériorité intellectuelle ! De


même que nous avons amadoué le tonnerre sauvage et
que nous l'avons attelé à nos machines, de même les
hommes de génie séduisent la puissance indomptable
du temps et ils la font travailler pour eux.
/'
Confiance dans la fécondité de l'ordre et du travail ;

confiance dans la collaboration du temps, le talent et


le génie n'ont pas d'autre secret. En ce sens, il est
vrai de (hre que le génie n'est qu'une longue patience.
CONGLUSIÛIM

tE CHOIX d'hercule

Le Laccalauréat passé, le jeune homme qui jus-


qaaiors a été encadré, guidé, stimulé, se trouve tout
à coup dans une grande ville, étudiant isolé, livré à ses
propres forces. Moment redoutable! Il est d'abord
comme enivré d'une liberté nouvelle pour lui : il n'a pas
conscience de la rapidité avec laquelle le temps fuit ni
du privilège précieux que représentent pour lui quel-
ques années d'études désintéressées qu'il ne retrouvera
plus jamais. Tandis que les jeunes gens de son âge
doivent gagner leur vie, lui, enfant gâté de la destinée,
n'a qu'à songer à l'enrichissement de son esprit et de
son âme. Au lieu que tout de suite il subisse le contact
des dures réalités de la vie matérielle, on ne lui
demande que de vivre dans l'intimité des savants et
des penseurs qui sont l'élite de l'humanité.
Mais il a dès les premiers jours à faire son choix
d'Hercule, choix d'une importance décisive entre deux
conceptions du travail : de ce choix dépendra sa des-
tinée.
La foule des étudiants irréfléchis livrent leur vie
au hasard. Ils n'ont pas évolué et ils ont
intellectuelle
les tares des peuples enfants violents, impatients,
:
2o6 , LU.NLLLïiON

imprévoyants, gaspilleurs^ vivent enfermés dans le


ils

présent. Ils pour le gouvernement de


s'en remettent,
leur vie, aux événements et aux directions de ren-
contre. Ils suivent des cours, prennent des notes, au
hasard des emplois du temps, sans consulter leurs apti-
tudes propres. On pourrait dire de beaucoup d'étu-
diants qu'ils sont des machines a prendre des notes.
Prendre des notes, ce n'est pas travailler. C'est une
espèce de récitation ser^ile de la leçon du maître qui,
souvent, récite hii-même ses livres. On n'apprend ].as
en étant passif, on n'apprend qu'en agissant, en tra-
vaillant activement. Une façon passive d'écouter et de
retenir n'est que du pseudo-travail, et ne peut conduire
qu*à une vie intellectuelle médiocre.
Ce dans cette voie que s'engage rétud?ar.t
n'est pas
qui a nlédité notre livre.Il refuse résolument de livrer

sa vie au hasard. Il ressent comme une offense qu'on


l'en croie capable. Il ne veut pas être le jouet des cir-
constances ni de ses maîtres. C'est une forme de ser^vi-
tude qui lui répugne. Il veut être un homme libre,
indépendant, et accomplir ce pourquoi il est fait. Il est
apte à prendre nettement conscience de lui-même, à
concentrer ses énergies, à se réaliser, à développer sa
personnalité, à élever jusqu'à la pleine clarté les ten-
dances qui dorment obscures en lui et à produire une
lente synthèse de sa sensibilité et de sa raison.
Peut-être le bouillonnement de ses jeunes énergies I
l'empêche-t-il de faire ce qu'il veut, mais il sait qu'il

peut, avec de la patience et de l'esprit de suite, marcher ^

à la conquête de sa propre liberté.


^ « Quoiqu'on ne puisse point vouloir ce qu'on veut, on
peut pourtant faire en sorte par avance qu'on juge ou
veuille avec le temps ce qu'on souhaiterait de pouvoir
vouloir ,ou juger anjourdluii. On s'altaclie aux per-
sonnes, aux lectures et aux conditions favorables à un
certain parti, on ne donne point attention à ce qui vient
LE CHOIX D'HERCULE 251

du parti contraire, et par ces adresses et mille autres


on
réussit à sechanger et à se convertir (1). )|

Sa première réflexion sera qu'il n'e^t pas nécessaire


pour acquérir une solide culture, d'avoir des aptitudes
hors de pair. Il suffit de bien administrer les dons
qu'on a.

Chacun connaît des familles qui, avec des ressources


modestes, économisent et prospèrent. Elles élèvent
leurs enfants, qu'elles peuvent pousser, et la vieillesse
venue, c'est l'indépendance et la large aisance. D'autres
familles, avec des ressources supérieures, vivent au
jour le jour. Les enfants auront à se débrouiller comme
ils pourront : les études supérieures leur seront fer-
mées faute d'argent. Quand l'âge de la retraite sonne,
c'est la gêne, la pauvreté.
Simple question de méthode. Les unes ont su distin-
guer l'essentiel de l'accessoire, les autres, non. Les unes
ont é\dté les vaines dépenses, les coûteuses distractions,
les autres, non; les unes ont évité le terrible « cou-
lage », les autres, non heure par heure, la sécurité
:

du lendemain, l'éducation supérieure des enfants s'en


sont allées...
Ilen va de même des ressources intellectuelles et de
l'énergie on peut les gaspiller. « Si la vigne, dit
:

Paul-Louis Courrier (2), peut passer fleur et ne point


couler, on ne saura où mettre tout le vin cette année ».
De même l'étudiant prévoyant sait que si ses senti-
ments « peuvent passer fleur et ne point couler » il ne
saura, lors de la récolte où mettre ses affections puis-
santes, amour du travail, amour de la famille, patrio-
tisme, etc.
Si son énergie mentale ne coule point, c'est-à-dire

(i) Leibniz, Nouveaux essais , II, § 24. Voir également notre


livre y Education de la Volonté.
(^) GaM-ette du village, IV.
232 CONCLUSION

s'il ne la dissipe point à mille occupations sans valeur,


k mille et une lectures de hasard, il ne saura où met-
ire sa vendange intellectuelle tant elle sera abondante I

LE CAS DE CEUX QUI GAGNENT LEUR VIE

Mais il n'y a pas que des privilégiés, c'est-à-dire des


étudiants libres. Beaucoup d'instituteurs, de profes-
seurs, d'étudiants en médecine, en droit, de futurs
ingénieurs, beaucoup de jeunes filles doivent gagner
leur vie dans des situations qui consomment une grosse
part de l'énergie. Ceux-là sont tentés de perdre courage
et de se laisser aller. Leur démoralisation augmente
du fait qu'ils évaluent trop haut la chance de ceux qui
suivent les cours ne peuvent se
d'une Faculté. Ils

douter que cette bonne fortune a son revers dans la


difficulté qu'ont les gens trop aidés de résister à la
douceur du travail passif. C'est une loi presque sans
exception que la volonté des jeunes gens riches est
attaquée par des ferments de décomposition. Carnegie,
qui a publié un livre à méditer sur les causes du succès
en persuadé de l'influence mauvaise
ailaires, était si
de que « les fils d'associés ou de parents »
la fortune
n'étaient pas admis dans ses usines et n'avaient aucune
part dans la direction, et il aimait à répéter le mot du
président Garfîeld « que le plus riche héritage qu'un
jeune homme puisse trouver à sa naissance est la
pauvreté ».
Mon expérience me permet d'affirmer qu'il en est do
même pour l'éducation supérieure de l'intelligence.
On a remarqué qu'en Allemagne les grandes décou-
vertes ont été faites dans de misérables laboratoires.
La production ultérieure n'a pas été en rapport avec
l'enrichissement, ce qui s'explique sans doute par la
perte partielle de lingcniobité qui était cuiio laminent

I
,

LE CAS DE CEUX QUI GAGNENT LEUR VIE 253

excitée par l'absence d^instruments et de commodités.


Il fallait y suppléer par beaucoup de sagacité et de
finesse. L'énorme richesse des laboratoires d'Amérique
et, en regard, la faible production de travaux de premier

ordre, confirme cette remarque.


J'ai, pour affirmer qu'il doit en être ainsi, mon expé-

rience personnelle, car, tant que j'ai été environné de


secours, j'ai négligé tout autre effort que le travail de
mémoire. J'ai le sentiment profond que j'aurais con-
tinué dans cette voie facile, mais médiocre, si je ne
m'étais trouvé sans aucune aide, jeté comme en pleine
eau et obligé de nager ou de sombrer. Je pourrais citer
bien des noms pour prouver qu'un nombre considé-
rable de jeunes gens fort bien doués n'ont rien fait qui
vaille parce que l'énergie de l'intelligence était atteinte
dans sa vitalité par la profusion des secours.
La volonté, pourrait-on dire, ne donne son plein ren-
dement qu'à chaud. Quand on la laisse refroidir et
s'éteindre, c'est toute une affaire que de la remettre en
action. Or les gens trop aidés se servent surtout de la
mémoire —ils ont tendance à laisser la volonté lan-

guir et marcher à basse pression. Il leur est pénible


ensuite de lui redonner de l'entrain et peu à peu ils en
deviennent incapables. Ceux qui sont contraints à un
travail semblent désavantagés à cause du prélèvement
qu'ils opèrent obligatoirement sur le temps quotidien
mais peut-être ce dommage est-il compensé par le fait
que la volonté est maintenue chaque jour en activité
par les nécessités du métier et qu'elle garde ainsi une
chaleur qui rend facile la marche à haute pression. Un
professeur qui enseigne dans un petit collège ne peut
tomber à ces périodes de morne atonie que connaissent
tous les étudiants et qui est l'équivalent de Yacedia des
moines.
Les jeunes gens obligés de gagner leur vie ne doivent
donc pas se décourager il n'est pas sûr que leur lot ne
:
254 CONCLUSION

soit pas le meilleur. J'ai souvent vu, dans des concours,


déjeunes professeurs de province supérieurs à leurs
camarades surchauffés dans les écoles spéciales, et si
les concours mettaient en relief non la facilité brillante
et le pseudo-travail, mais les qualités essentielles de
l'esprit, il en serait presque toujours ainsi.

AVANTAGES ET INCONVÉNIEiNTS LE LA GRANDE VILLE

Il ne faut donc pas surfaire, au fond de sa province,


les avantages de la grande ville. Ils sont considérables
pour le développement de la vie artistique, à cause des
musées et des grands concerts classiques. Pour l'étude
des sciences, elle offre ses laboratoires et ses biblio-
thèques. Elle offre surtout l'avantage de, camarades
ardents, qui font les mêmes études que vous et qui,
par leurs discussions, provoquent la penséQ, Mais hélas 1

la grande ville n'offre guère qu'un exemple de colla-


boration fraternelle des maîtres et des élèves : c'est

l'Institut Pasteur. Rien, dans nos Universités, d'ana-


logue à Tentr'aide et au soutien mutuel qu'on trouvait
à Port-Royal des Champs et dans les ateliers des grands
peintres et des grands sculpteurs d'Italie. Nous avons
déploré déjà que nous n'ayons pas su organiser le

travail fraternel en commun.


Mais au fond,*tout ce que peut donner à l'étudiant
la grande ville ne vaut pas ce qu'il peut se donner à
lui-même. Nul ne peut vouloir pour lui, bien plus,

nul ne peut vraiment l'aider dans son dé-veloppement
intellectuel. 11 est très bon d'avoir passé par Pari^
mais surtout, à mon sens, pour que nous y fassion
la découverte capitale que personne ne peut nous aideè^^
bien plus, que toute aide a une part de danger, en^p\
qu'elle risque de nous empêcher de faire l'effort total
de notre énergie. Nul ne peut vouloir pour nous,
nul ne peut travailler pour nous, nul ne peut penser !

M
AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS DE LA GRAxNDE VILLE 2o5

pour nous. Chacun doit faire son salut lui-même et


gagner lui-même à la sueur de son front, le pain de
l'âme et celui de l'intelligence. Tant qu'on n'a pas
fait cette découverte, on compte sur l'aide d'autrui, qui

ne vient pas, et on ne se met pas résolument au travail.


On ne peut apprendre, dans un laboratoire, que la
technique du métier et quand on est ingénieux, c'est
vite fait.
Mais la vie de Paris, avec ses avantages, apporte ses
inconvénients, dont le plus dangereux est l'ém^iette-
ment, la dispersion. La perte de temps, en allées et
venues, y est énorme. La vie y est fiévreuse, trépidante,
passionnée de nouveautés et d'aventures. L'esprit s'y
évapore par une attention continuelle à de petites cho^
ses. Il faut, pour résister à cette dissipation une éner-
gie surhumaine. Le temps, les longues méditations
patientes, le silence, Paris les refuse à ceux qui se
laissent entraîner dans son tourbillon, comme il leur
refuse l'air pur, les saines promenades et le profond
repos de la nuit.
Ajoutez à cela que la vie y est très dispendieuse et
qu'immense est le nombre des jeunes gens de talent
qui perdent leur énergie à des besognes alimentaires :

recherche des leçons, des cours, journalisme, revues


qui payent, etc. Pour peu que. la femme ne se résigne
pas à une vie d'héroïque jDauvreté, le mari : écrivain,
peintre, dessinateur, doit s'exténuer sans autre résul-
tat que de vivre. Destinée fréquente
et plus dou-
loureuse, il ahaner à essayer vainement de rem-
doit
plir le tonneau des Danaïdes, seule comparaison qui
convienne aux besoins mondains des femmes vaniteuses
qui veulent « paraître ». Le talent est galvaudé à sur-
produire pour « faire de l'argent » (1).

A Paris, le gaspillage du temps est effroyable : il

(1) Lire deux livres poignants : Georges Lecomïe, Z^es Hannetonê


258 CONCLUSION

n'y a qu'à voir comment le parisien subit dans les


ministères, dans les administrations, à la porte des
théâtres, à l'arrivée dans les gares, des pertes de temps
invraisemblables par défaut d'organisation, pour qu'or,
ait le sentiment que pour lui, le temps n'a pas sa valeur

réelle (1).
Par conséquent, si la destinée nous fixe dans une
province tranquille, sachons profiter du loisir, du
calme qui permettent les longues méditations. Félici-
tons-nous que notre vie intérieure ne soit pas mise au
pillage par la cohue des impressions qui assiègent la
conscience dans les villes. Faisons tout ce que nous
pouvons faire pour-nôtre avancement
intellectuel dans :

un village, avec une bibliothèque réduite aux quel-


ques « livres royaux », et si l'on est scientifique, avec
un microscope, avec un laboratoire de chimie ou de
bactériologie qu'on monte avec l'argent qu'un clerc de
notaire dépense en six mois au café, on peut faire des
progrès immenses. Si la grande ville est nécessaire,
nous pourrons y réduire le séjour aux quelques semai-
nes indispensables et qui, solidement préparées par le
travail personnel, seront fécondes.

LES LONGS LOISmS NE SONT PAS NÉCESSAIRES

Malheureusement le problème du travail personnel


est obscurci par des préjugés. Le plus dangereux, parce

df.Paris, 4905. Camille Mauclair La ville lumière, 4904.


:

(1) Un induslrlel français, qui a le sens de Torganisation,


M. Citroôn, fait régler le samedi 1. 300 ouvriers en 8 minutes. Il
ne paye que les sommes rondes les restes sont reportés. 11 établit
:

des guichets à 80, à 90, à 100, à 120 francs et chaque compte a la


couleur de son guichet.
Il serait simple, quand on a 30 personnes à recevoir, de les con-

voquer à sept minutes d'intervalle la trentième ferait l'économie


:

de trois heures vingt et d'une grande dose d'exaspération. Quel


ministre s'en avise 1
LES LONGS LOISIRS NE SONT PAS NÉCESSAIRES 257

<ju'il est le plus décourageant est celui qui affirme


qu'un grand nombre d'heures sont nécessaires pour que
refibrt soit fécond. Gifford, éditeur de la Quarterbj
RevieiOf déclare qu'une heure d'improvisation dans les
intervalles du labeur obligatoire vaut mieux qu'une
journée de celui qui fait de la littérature un état. Dans
le premier cas, c'est un rafraîchissement joyeux pour
l'esprit comme quand le cerf va à la fontaine, dans
l'autre c'est le cerf barrasse et haletant « ayant derrière
lui les loups de la nécessité ».

En effet, il est très désagréable d'écrire, de tirer du


fond de son cerveau les ressources pour composer,
quand on y est contraint par la nécessité de gagner sa
vie. Si ce travail n'est pas spontané, si comme le jour-
naliste ou le critique, on doit le faire même dans les
moments où l'énergie ne coule pas à pleins bords, c'est
un travail de forçat, sans spontanéité et c'est sans
doute de ce travail que parlait Brunetière quand il |

l'assimilait à un suicide lent. Une heure de travail libre, !

spontané, joyeux vaut, pour l'inspiration, des journées


de besogne morne d'esclave. Aussi vaut-il mieux une
besogne de professeur ou d'employé, que le travail j

ufbOJxi de vivre de sa plume.

Tout professeur, tout employé peut trouver les deux


j

ou trois heures de pleine spontanéité intellectuelle qui 1

permettent les grandes œuvres. Gicéron était avocat et \

homme politique, Bacon était ministre, Rabelais méde- \

cin, Descartes soldat, Newton et Herschell directeurs


de la Monnaie, Stuart-Mill employé au bureau des
Affaires Indiennes, Grote était banquier.
Le temps ne manque pas, d'habitude, si l'on sait
retrancher les plaisirs médiocres et les besognes lan-
guissantes et si Ton est capable —
hygiène rare de —
défendre son temps contre l'ingéniosité tenace des
gens qui ne savent que faire d'eux-mêmes et qui infes»

Payot. — Travail i7
«58 CONCLUSION

tent les travailleurs à la façon des mouches qu'on ne


parvient pas à chasser.
; Le préjugé dont nous parlons a fait un grand mal à
notre pays, car beaucoup de médecins^ d'avocats, de
magistrats, de professeurs, d'instituteurs, d'employés.
<:onvaincns œuvre demande de nx)mbreuses
qu'une
heures chaque jour et un effort énorme que leurs occu-
pations rendent impossible, ont jeté le manche après
la cognée et abandonné l'œuvre personnelle qu'ils
eussent pu amener à bien. On trouve encore en pro-
vince des savants et des artistes désintéressés : celui-ci
consacre ses loisirs à quelque question historique, cet
autre s'attache un grand homme. Je connais un
à
un paysagiste de réelle valeur.
serrurier d'art qui est
D'autres étudient une famille de plantes, d'insectes.
Mais ces vies modestes, pieusement consacrées à quel-
que œuvre de longue haleine, refuge spirituel contre
la monotonie de rexistence et contre les tristesses
inévitables de la vie, se font rares. La Provence, par
exemple, n'a pas encore trouvé Térudit qui emploie-
sur Vauvenargues le livre char-
rait ses loisirs à écrire
mant etdouloureux qui nous manque. Personne ne
songe à écrire sur Mistral et sur Fabre l'entomologiste
de Sérignan le livre qui recueillerait l'essentiel de ces
vies exemplaires. Il paraît à l'étranger des œuvres de
liante valeur, qui attendent qu'un jeune homme ou
une jeune fille consacre à leur traduction les longues
soirées d'hiver.
A chacun de mesurer sa tâche à ses forces, mais
n'est-il pas pénible de penser que l'instruction répan-
due à profusion ne donne pas plus de résultats? C'est
sans doute que nos routines éducatives ne préparent
pas les esprits au travail désintéressé.
Quand on regarde autour de soi, dans une petite
ville, on est frappé de voir que la plupart des gens

<lcs professions libérales ne concentrent pas leurs


DEVOIR DE DONNER L'EXEMPLE 259

énergies intellectuelles sur leur profession et que


médecins, magistrats, professeurs glissent à l'exercice
machinal du métier. Le malheur est que si Ton ne
travaille constamment à se perfectionner, on devient
vite inférieur à son devoir. On ne se maintient en
forme que par l'habitude de l'attention infatigable à
ce qu'on fait, par l'observation constante, par le goût
du jugement personnel, de la méthode réfléchie, par I

la recherche de l'ordre profond des choses et par le


'

courage de la raison clairvoyante. C'est seulement


|

ainsi qu'on conserve la liberté de l'esprit et l'aptitude


j

à saisir les ensembles.


Quand les hommes de caractère et de lucide intelli-
gence, ayant l'habitude du travail efficace, seront nom-
breux, ni}us pourrons briser la tyrannie de l'Etat et
administrer d'une façon scientifique nos cités et nos
communes qui auront reconquis les libertés qu'elles
avaient au moyen-âge et qui seront débarrassées de la
politique. Pour cela, ilfaudra des hommes formés par
le travail intellectuel aux sévères méthodes de la criti-
que historique et de l'investigation scientifique. Seules,
elles peuvent développer, dans un équilibre harmo-
nieux, la hardiesse de conception alliée à la prudence
dans l'affirmation et dans l'action.

DEVOIR DE DONNER l'eXEMPLE

Naturellement, chacun ne peut prétendre à exercer


l'influence formidable des grands hommes.
Des écrivains comme Montaigne, comme Descartes,
comme Auguste Comte, des savants comme Geofî'roy
Saint- llilaire, Darwin, Pasteur ont sur l'avenir de l'hu-
manité une influence immense. M. Frank Ilarris remar-
quait à l'occasion du couronnement du roi d'Angleterre
que, dans le cortège « nulle part on n'a pu apercevoir
260 CONCLUSION

l'un des hommes qui sont les vraies gloires de T Angle-


terre et les maîtres de ses meilleures destinées ». Il y
eût à profusion des politiciens et des dignitaires, mai»
aucun de ceux qui remuent les esprits et leur inspirent
des pensées nouvelles, des croyances nouvelles, des
formes artistiques nouvelles, de ceux qui offrent au
,monde des découvertes et des inventions. Au couron-
^nement du roi Jacques P', Shakespeare fut du cortège
comme serviteur et on lui avait donné un manteau de
six shillings pour
pût y faire figure. Aujourd'hui
qu'il
Shakespeare dépasse de toute la hauteur de son génie
les dignitaires d'alors et le roi.
Rodin n'eut pas vécu, nous serions tous plus pau-
Si
vres. 11 nous a appris à comprendre mieux nos cathé-
drales, il nous a donné l'exemple de la probité artis-
tique, et surtout il nous a donné une magnifique
illustration de la grandeur et de la beauté d'une vie
concentrée autour du travail il nous a révélé quelle
:

saveur chacun de nous peut donner à sa destinée en


la spiritualisant par le travail réfléchi.
Il est un peu agaçant que les véritables hommes

d'action, les révolutionnaires qui convainquent les


esprits, provoquent les réformes en les faisant désirer
par tous, soient méconnus. Pendant ce temps la scène
publique est bruyamment occupée par les « théà-
treux », les politiciens, les journalistes, les écrivains à
la mode. On encombrer de leur
souftre de les voir
prétention même pages des historiens. Mais cin-
les
quante ans après, quel changement de perspective Qui !

sait le nom du premier ministre anglais qui gesticulait


sur la scène l'année où parut ï Origine des Espèces ?
Qui sait le nom du président du Conseil qui tenait le
pouvoir l'année où Pasleur trouva le vaccin de la rage ?
Sans prétendre aux premiers rôles dans rintlucnce
sur son temps, chacun peut, dans les fonctions qui lui
sont dévolues, avoir de l'action autour de lui : il peut,
DEVOIR DE DONNER L'EXEMPLE 261

par son exemple, rendre quelques cœurs plus sages,


plus virils, plus heureux. Quelle influence rayonnante

n'a pas autour d'elle une âme saine, équilibrée, noble?


il suffit qu'il y ait à la tête d'un service public un
homme de droiture pour que tous les cœurs déloyaux
se sentent jugés et paralysés. La probité a une influence
magnétique.
Puisqu'un médecin, un magistrat, un professeur, etc.,
peuvent avoir une influence communicative, ils doivent
J 'acquérir. Après cette guerre où nous avons été sauvés

par l'héroïsme de la foule, chacun sera comptable


de son instruction, de son intelligence vis-à-vis de la
communauté. Chacun devra efficacement coopérer à la
grande œuvre du relèvement national.
Le premier devoir de tout Français digne de ce nom
sera de se rattacher résolument à la tradition de nos
admirables ancêtres qui ont construit les cathédrales
et à celle des penseurs, des poètes, des grands artistes
qui ont créé Tâme et l'intelligence françaises.
La tradition qui a fait la France si belle et si

grande est celle des plus hautes qualités morales et


intellectuelles : courage persévérant, intelligence capa-
ble de percer à travers préjugés et apparences jusqu'à
la réalitédes choses. Ces qualités primordiales n'ont
tout leur emploi que dans le travail méthodique. Le
travail bien fait donne le verdict décisif sur un homme :

on peut juger de son intelligence réelle, de son carac-


tère, de sa moralité à la qualité de son travail. Il en
est de même pour les nations. La grandeur de la civi-
lisation française. Te tendue de son empire colonial qui
prolonge son action directe sur une partie du globe
plus grande que l'Europe, sont la preuve des qualités
d'énergie et de méthode de la nation française. Les vic-
toires de la Marne et de Verdun, de la Somme, sont la
récompense d'un long passé de sagesse et de volonté.
Si Ton regarde au fond des choses, on aperçoit que ce
26â CONCLUSION

qui fait la valeur essentielle du génie français, c'est son


amour du travail bien fait. C'est ainsi que les construc-
teurs des cathédrales ont apporté à leur travail une
conscience scrupuleuse. n'ont rien néglig-é jusque
Ils

dans minimes,
les détails les plus car si la perfection
est faite de menus détails, elle-même n'est pas un menu
détail. Tous ont travaillé avec une telle joie et un tel
désintéressement qu'ils n'ont même pas songé à sculp-
ter leur nom dans la pierre et nous l'ignorons.
C'est avec le même travail patient que le paysan fran-
çais a défriché les forêts, asséché les marais et qu'il a
cultivé les plus petits lopins de terre. L'attrait des vil-
les, de leur vie agitée et vide, où le paysan déplanté

apprend les doctrines du « sabotage )),qui sont la forme


pratique de la guerre allemande faite au génie français,
tend à atténuer ce profond besoin national de l'ouvrage
bien fait. Mais on peut dire que ce que les étrangers
reconnaissent comme excellent dans le goût français,
c'est ce souci, jusque dans le détail, de la perfection.
Le reproche qu'on nous fait d'être des esprits logiques
n'est aussi que l'intolérabilité pour nous de l'inachevé,
du confus, de l'obscur. Nos grands classiques dans tous
les arts, ont le souci de l'exactitude, de la vérité. Qu'on
étudie chez Corneille l'admirable épanouissement en
héroïsme de la volonté de Pauline entièrement soumise
au devoir et la découverte qu'elle ne pouvait pas ne
pas faire de l'incurable médiocrité des satisfactions de
vanité, de situation, de bien-être. Cette découverte ils
Tout refaite pour leur compte les centaines de milliers
de nos jeunes gens qui sont morts sur le front.
Qu'en relisant les Méditations de Descartes, on étudie
comment cet admirable Français en arrive par sa puis-
sance logique à découvrir que le monde extérieur n'a
d'existence que dans la pensée cette découverte fut le
:

point de départ de l'idéalisme elle a transformé notre


;

conception du monde. Comparez le travail mal faity


DEVOIR DE DOxNNER L'EXEMPLE 261

incohérent du plus puissant cerveau


:grossier, illogique,
allemand, de Kant, qui, par un coup d'état rétablit dans
la philosophie les dogmes de son enfance, impuissant à
voir que la pensée est le fond des choses, qu'elle est,
avant tout, ordre et lois immuables, et que c'est sur la
raison que doit se fonder la loi morale. Kant introduit
le devoir par un acte de foi irrationnel, ne pouvant ni
le déduire de la raison, ni le fonder sur l'expérience.
Chaque fois que le pouvoir sut organiser le travail et
mettre les esprits de valeur à leur place, la France a
suscité l'admiration du monde entier. Que n'a pas donné
en 1792 l'union des savantaet d'une armée enthousiaste,
commandée par les plus capables Sous Napoléon I^%
!

malheureusement pris de vertige vers 1800, ce fut l'épo-


pée. De même, après le cruel réveil de la défaite de
1870, la France se remit au travail et en quelques
années, elle acquitta une dette formidable et se recons-
titua. Depuis la victoire de la Marne, en deux ans, elle

a réalisé une puissante organisation industrielle que


l'Allemagne avait mis vingt-cinq ans à conduire à bien !

Cette organisation, en pleine guerre, fera quand elle


sera bien connue, l'admiration du monde au même
degré que les victoires de la Mawie et de Verdun.
Mais, inversement, l'absence de méthodes efficaces
de travail a toujours mis le pays en danger. Par exem-
ple, notre régime parlementaire, sauvegarde de nos
libertés, n'est pas organisé en vue de l'efficacité du tra-
vail. « Parcourons les couloirs et observons de près :
«'est l'agitation lassée ef déçue dans son fond, plutôt
qu'activité joyeuse. L'ennui fait l'expression secrète des
visas es, car l'ennui naît moins de l'oisiveté que de la
dispersion ou de la mauvaise adaptation du travail. On
rentre chez soi, le soir, accablé d'une fatigue particu-
lière que je ne suis jamais parvenu à bien m'expliqucr,
«t qui tient moins, je crois, à l'intoxication de Tair, à la
durée prolongée de la station debout ou de la statioa
284 CONCLUSION

assise, .qu'à des causes d*ordre affectif.. On a fourni s»


tâche., et pourtant l'on est mécontent des autres et
de soi-même. Une impression d'éparpillement, d'inuti-
lité, de défiliarmonie, prévaut sur le reste et emporte

tout » (1).
L'absence d'organisation du travail au Parlement,
l'absence d'organisation du travail ministériel, donne
à la nation un sentiment pénible d'impuissance du gou-
vernement et risque de réveiller les absurdes tendances,
césariennes qui dorment dans les esprits simplistes.
Absurdes, car ces tendances détournent l'attention de
la seule question essentielle l'intelligente mise en
:

œuvre des capacités et des énergies. Il est douteux qu'un


César puisse être autre chose qu'un démagogue, un
« théâtreux » et qu'il se complaise aux réformes modes-

tes mais profondes et efficaces, car les grandes réfor-


mes, comme les causes agissantes sont silencieuses.
Elles demandent du temps. Or du silence et du tcmps^
les violents, qui sont toujours des vaniteux et des gens
de parade, en ont horreur. Un César ne changerait rieu
et aggraverait le mal.
Le manque d'organisation a été criminel au début de
la guerre dans les services de santé —
et, cependant, au

milieu de l'effroyable drame, des méthodes de travail


ont été improvisées et après deux ans et demi, l'orga-
nisation devint excellente.
Le manque d'organisation est encore très grand à
l'arrière, où les chefs militaires vieillis n'ont pas su
utiliser les compétences. DSns combien de bureaux
compte-ton vingt ou trente hommes qui seraient mieux
à leurs champs ou à leurs usines!
Même dans l'Université, où, avec un personnel
d'élite, désintéressé et dévoué, on pourrait réaliser de

(1) Revue de Paris. Lettres sur la lie forme Gouvernementale^


n* du !««• jnnfier <918.
CHACUN DOIT FAIRE SA PROPRE RÉVOLUTION 2G5

grandes choses, le travail des professeurs n'est pas


mieux organisé que celui des élèves aucune cohésion, :

aucune convergence dans les efforts aucun esprit —


critique constamment occupé à vérifier les résultats.
Comme effet inévitable surgit chez les maîtres et chez
les élèves « le mécontentement des autres et de soi-
même... une impression d'éparpillement^ d'inutilité, de
désharmonie... », sentiments inévitables quand chacun
fait ce qu'il peut et que cependant le rendement est

insuffisant.

CHACUN DOIT FAIRE SA PROPRE RÉVOLUTION

€et état de choses est d'autant plus déplorable que


partout il suffirait de peu d'efforts pour mettre en
valeur les admirables réserves d'intelligence de notre
pays. Il suffirait qu'il y eut à la tête un cerveau qui
se donnât comme mission de réorganiser le travail
politique et administratif. Quelle nation puissante nous
deviendrions I

Mais n'oublions pas que nos conseils s'adressent à


des étudiants. La réorganisation du travail national
n'est pas leur affaire immédiate ils doivent d'abord
:

faire leur propre révolution. Une révolution féconde


est toujours un approfondissement qui exige l'étude
calme et patiente des réalités auxquelles nous devons
ajuster notre travail. Doit venir ensuite la décision de
rompre avec les pratiques défectueuses. A la fin de ce
livre, il est clair que les deux conditions essentielles du
travail intellectuel c'est d'éviter d'une part l'éparpil-
lement et d'autre part l'idée fixe, monomane, du
travail.
L'éparpillement est le danger le plus grand à
r époque actuelle et dans chaque génération des mil-
liers d'esprits qui pouvaient enrichir la nation, « cou-
lent », Lelies fleurs qui ne produiront aucun fruit.
«uv* CONCLUSION

Mais c'est un danger aussi que le traTail sans joie,


sans spontanéité, sans loisir et qui tourne à une espèce
de manie. On ne peut rien faire d'excellent sans un bon
cerveau un bon cerveau implique, nous Tavons dit,
et
une administration intelligente du corps.
Gardons donc intacte notre énergie corporelle en
réduisant au minimum les longues immobilisations
assises, le confinement dans un air vicié, surchauffé.
Comme les jeunes Spartiates regardaient les ilotes ivres
pour prendre le dégoût de l'alcool, toi, jeune étudiant,
examine les fabricants de camelote intellectuelle :

blanchis avant l'âge, les bras grêles et débiles, les


épaules voûtées, la poitrine rentrée, le derrière et le

vontre énormes, les yeux myopes... toutes les déforma-


tions de l'homme constamment assis, dontle sang est
stagnant comme la vase des marais... demande-toi si
c'est là l'idéal que tu veux atteindre? C'est à cette débi-
lité, à cette atrophie que tu es candidat si tu ne sais pas

réduire au minimum le temps de sédentarité, en appor-


tant k ton travail, par une concentration énergique, une
activité fraîche, saine et joyeuse. Garde-toi de la bou-
limie, aberration maniaque, qui pousse les gens sans
volonté à dévorer des livres, des revues, des journaux,
à émietter, à dissiper leur énergie intellectuelle.
Ce n'est pas seulement ton intégrité physique que tu
dois sauvegarder mais aussi ton intégrité sentimentale.
Les pédants, emprisonnés dans leur cabinet de pseudo-
iravail, voient leur vitalité baisser et leur caractère
s'aigrir, ils n'ont jamais le temps d'aller icgnrder les
cerisiers fleurir. C'est en vain que la nature prodigue
ses enchantements : ils demeurent tassés devant leur
table, le sang visqueux, le cerveau engourdi, sans élan.
-Par leur seule présence, ils abaissent autour d'eux la
vcmpérature morale. Aigres parce que mal portants, ils

sont pour leur femme et pour leurs enfants dos rabat-


joie : ils n'ont pas le temps d'être afTectueux ni de s'in-
SACHE FAIRE TON CHOIX tô?

génier à créer de la gaité et de l'enjouement autour


d'eux.
Moroses et maussades, ils installent dans la maison
l'humeur chagrine, qui empoisonne la vie. « Le pessi-
misme allemand, dit Nietzsche, est essentiellement de
la langueur hivernale, sans oublier l'effet de l'air ren-
fermé et du poison répandu par les poêles dans les
habitations allemandes (i) ». L'érudition lourde, pé-
dante, qui produit beaucoup de fumée et peu de
ilamme, ne serait-elle pas aussi en rapport avec des
estomacs en perpétuelle et laborieuse digestion"?
Toi, jeune étudiant français, garde parfaite la grande
qualité de la race, l'action alerte. Aussi, vas écouter les
oiseaux chanter et quittant, avant la fatigue, ton travail
que ta auras abordé gaîment et avec toute ton énergie,
apporte à tes parents, et plus tard, à ta femme et à tes
enfants ta jeunesse rieuse de travailleur bien portant !

SACHE FAIRE TON CiKMl

Certaines sources dans la haute Ardèche, semblent


hésiter à couler vers la Loire ou vers le Rhône et à
choisir entre la Méditerranée et l'Océan : un choix aussi
décisif est à l'origine de toute vie d'étudiant et s'impose
à ton discernement. Tu peux choisir une vie incohé-
rente, soumise aux circonstances extérieures, subor-
donnée aux protections puissantes, aux amitiés fruc-
tueuses, aux relations, aux intrigues, avec un but précis,
celui de gagner de l'argent.
Mais si tu choisis de trouver en toi-même ton appui,
si tu cherches le bonheur où il est, dans une activité

réglée et précise, dans l'effort conforme à tes tendan-


ces profondes si tu cherches à développer ce qu'il y a
;

(1) Le gai savoir, l 134.


$68 CONCLUSION

de plus noble en toi, à élargir et à faire plus intense fa


puissance de sympathie pour la nature et pour les hom-
ineS:, choisis cette destinée qui est la plus belle, mais

accepte-la dans son intégralité. Ne fais pas comme les


gens de volonté faible qui achètent à crédit parce
que la marchandise les tente, mais qui. ensuite, sont
contrariés d'avoir à en donner le prix. Quand tu auras
choisi de vivre comme les meilleurs et les plus nc^les
des hommes, accepte ce qui est la condition inévitable
de l'énergie et de l'influencera savoir la pauvreté e1 les
longues années de travail silencieux. Le temps, qui
chérit ceux qui le respectent, te récompensera avec son
habituelle générosité —
mais ne pense même pas à la
victoire qui viendra. Fais-toi semblable à nos héros
innombrables qui défendent la France dans les tran-
chées prends l'habitude d'une vie relevée, sereine,
:

lucide et entretiens dans ton âme une flamme d'enthou


siasme. r4ela f est facile, à toi à qui on ne demande que
de vivre dans la fréquentation des grands écrivains, des
glands artistes, des savants et des penseurs. On cite
de beaux exemples du désintéressement et de l'étal
d'esprit épique des armées de la révolution à qui les
prouesses admirables paraissaient toutes simples. Epi-
que aussi est l'âme de nos combattants de la grande
guerre L'effort vers le mieux, Ténergic qui émerge Icn
!

tenicnt dans la lumière, l'absence de tout espoir do


récompense extérieure — la vraie récompense provenant
de l'action elle-même — voilà ce qui constitue la vertu
secrète des grands hommes.
C'est le devoir de chacun
des privilégiés qui ont bonheur de pouvoir pleine-
le

ment libérer leur intelligence, de cultiver en eux-mêmes


cet état d'esprit épique qui seul rend possible la cou
cjuctc des lois de la nature et la lutte de l'élite humain*
contre l'ignorance et la barbarie.
Vairosc (par Harjols),
novembre 4914 à janvier 1949.

I
TABLE DES MATIÈRES

PAGE3

Préface ....•.......».•• v

LIVRE PREMIER

Aimer travailler et savoir travailler

CHAPITRE PREMIER. — La condition de tout progrès :

AIMER TRAVAILLER 3
>^ Deux erreurs psychologiques. L'appel à la peur. 4
.......
. .

Appel à l'éraulation ses dangers


:

L'appât du plaisir ,
8
Véritable nature du plaisir , 9
Le plaisir profond de l'énergie 10
L'excitant normal de la volonté 42
Christophe Colomb 17
Misère morale des paresseux 4^
Pas de trayalU pas de santé spirituelle ly
'
" \^
Les joies de la découverte 20
Le travail, puissance de libération 23
Valeur humaine de la coopération 26
Le travail français sauvegarde de la civilisation ... 30
Nul effort n'est perdu 32
Les hommes célèbres ont été ce que tu es ... . 34
L'Incorruptible Comptable . 36

-CHAPITRE IL — Véritable intelligence bt pseudo-travail. 42

La diffamation duJrav^il 45
Les contrefaçonsjlu travail 46
Les précédents . ..."...,,., . 49
«70 TABLE DES MATIEIŒS

PAGE»
Nos méthodes sont à reviser 51
La véritable intelligence, c'est voir la réalité telle
qu'elle est 5;i
Le cas de Napoléon I" 54
L'intelligence suppose une forte éducation morale . . 55
La folie, altération du sens du réel 57
Les classiques ont le sens du réel 5^
Erudition n'est pas intelligence (0)
Ce qu'on sait 61
Surtout dans le domaine moral 62
Nécessité en politique d'aller jusqu'aux réalités. . . 65
Discerner les meilleurs cerveaux, question de vie ou de
mort 60

CHAPITRE IIL — Savoir travaillew 70

Le prix du temps 71
Savoir bien utiliser le temps 7:f

Veillons sur les minutes 74


Les énergies diffèrent beaucoup 7"
rvwOt (TîauTov 7.''-

Pensez d'avance à ce que vous ferez T.*

l*ensez au comment ^^
Démarrez avec vigueur t<

Ouelquos conseils ÎS^

Une seule chose à la fois t<t>

Bien faire tout ce qu'on fait 8S


Fantômes do fatigue 8!*

Allons jusqu'aux réserves profondes d'énergie ... ^1


Le surmenage intellectuel n'existe pas -'-^

Peu d'heures de travail sul'fîseut î<.'^

Comment fixer les limites du travail? 1*T

Bien administrer son énergie ^>


Le temps du vrai travail est court -M

Que tout soit prêt lors de l'effort •lOo

Besogne n'est pas travail 40'


Les heures saci'ées iO •

Importance de la santé 1'*«'

Organisation des trébuchets 4(>;*

Ta seule aide est en toi 41»


Il faut organiser l'enlr'aide ii^

CUAPITIŒ IV. — Etude de quelques grands hommes. . . 423

1:'
Le travail politique est inorganisé
L'excmple dos écrivains 42^'

Le plus grand dos Français i3J


TABLE DES MATIÈRES »*

PAGES

Darwin, Lyell 132


Le Poussin, Hugo, Zola 433
Juîes Verne, Jouffroy, Kant 135
Le eas de Renan, de Flaubert, de Littré, RoUin. . . 43ô

LIVRE M

Les Fondennents psychologiques d'une bonne méthode


de travail

CHAPITRE PREMIER. — L'attention 143


Importance de l'attention 443
L'attention Tolonlaire est rare 145
Rôle de la respiration dans l'attention 14^
Le mécanisme de notre libération 151
L'attention, puissance sentimentale . . . » . . 157
Sérier les difficultés 15^
Influence de la préparation 159^

CHAPITRE IL — La mémoire, 162


Le mal subi par chacun de nous est immense ... 105
Le nombre des connaissances a peu d'importance . . 167
Lente croissance des iidées de valeur 46&
Le rôle capital du mot . . . ^ 172^
Vae soli ! 175
Nécessité de l'ordre 178
Les idées essentielles 179
La vraie puissance, c'est concentration 481
L'oubli libérateur. 483
Comment nous sommes les maîtres de notre mémoire. 484

CHAPITRE III. — Comment s'instruire par les livres . . 491


Dangers de la lecture,
^,^,0-f^ 191
Les quatre sortes de lectures 495
Lectures de formation professionnelle 195
Le livre n'est qu'un instrument. . 197
Erudition, refuge contre l'effort 200
Par la lecture, se trouver soi-même 201
Les lectures de complément. . . . /l^'-- .... 203
Lectures de formation morale 207
Lectures de distraction 209
L'art de prendre des notes ^^.^ . 211
Bassin de décantation 214
Comment classer ses notes? 216
Lisons peu, mais bien ^jX" . 217
Le rôle des criliques 219
Les Iivrc*s royaux 222
nt TABLE DES MATIERES

fXOEH
CHAPITRE IV. — De la méthode dans les diverses disci-
plines 221
L'étude des mathématiques 22'*
L'histoire 229
La version latine 232
Gomment travailler en médecine ? 236
Comment étudier le droit ? 238
L'étude de la philosophie 240
Méthodes commerciales 241
Le travail administratif 242
Cloisons étanches 2i5
La supériorité, c'est de bien employer ce que tu as . 247

CONCLUSION

Le choix d'Hercule 249


Le cas de ceux qui gagnent leur vie 252
Avantages et inconvénients de la grande ville . . . 254
Les longs loisirs ne sont pas nécessaires 25G
Devoir de donner l'exemple 259
Chacun doit faire sa propre révolution 265
Sache faire ton choix I ....
* 267

*.*:HT-DE.MS. — L-:riuu«rniî J. daro\illo«


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Université d'Ottawa University of Ottawa
Echéance Date Due

EB 1 8 1987
U A0Un991
^> SEP.
199;

9 OCT. 1991
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