Sirinelli
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Abstract
Chance or necessity ? History in the making : the history of intellectuals, Jean-François Sirinelli.
This is a historiographic record of the study of intellectuals and their role in French society since the Dreyfus affair, through the «
Copernican revolution » of the antifascist and anticommunist struggle of 1919-1939. In order to deal with the real question - how
does knowledge corne to the scholar ? — it is necessary to go beyond the history of ideas and even the genealogical history of
the life of the mind. One needs to undertake a « geodesy » which would mix the study of individual paths, informai sociabilities,
and faithfulness between successive generations. Thus, in the long run, a second, more political question could be ans-wered :
what is the intellectuals' « power » in France ?
Sirinelli Jean-François. Le hasard ou la nécessité ? une histoire en chantier : l'histoire des intellectuels. In: Vingtième Siècle,
revue d'histoire, n°9, janvier-mars 1986. pp. 97-108;
doi : https://doi.org/10.3406/xxs.1986.1452
https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1986_num_9_1_1452
LE HASARD OU LA NECESSITE?
UNE HISTOIRE EN CHANTIER:
L'HISTOIRE DES INTELLECTUELS
Jean-François Sirinelli
Comment l'esprit vient aux clercs, en que furent, par exemple, les grandes
ce 20e siècle hanté par leurs clameurs : thèses d'histoire régionale ou les
tel est l'enjeu, dit Jean-François Sirinelli, investigations convergentes sur les relations
de cette histoire en chantier, qui doit internationales avant 1914. Rien
dépasser la traditionnelle « histoire des d'étonnant, dans ces conditions, à ce que l'étude
idées » et même une histoire de l'intelligentsia française, laissée en
généalogique de la vie de l'esprit. Il propose jachère ou abandonnée à d'autres
une périodisation, à discuter, qui disciplines, soit restée, malgré quelques
valorise la « révolution copernicienne » des brillantes réussites 2, proche de l'imagerie
années vingt et trente, celles de l'anti- pieuse : au commencement était l'affaire
fascisme et de l'anticommunisme, aux Dreyfus, lever de rideau d'un siècle qui
dépens de l'affaire Dreyfus. Il définit ce serait devenu progressivement celui des
que sera la « géodésie » de cette recherche clercs ; leurs clameurs, en effet, auraient
où seront analysés des itinéraires, des rythmé neuf décennies d'histoire, et leur
sociabilités et des générations. A terme, silence présumé, en cette fin de millénaire,
loin des bavardages trop parisiens, il sonnerait le tocsin de l'entrée dans la
s'agirait de savoir s'il existe ou non un zone des tempêtes.
pouvoir des intellectuels.
O DES OUTILS POUR UN CHANTIER
Alors que l'historiographie française Vision depuis Sirius, assurément, ou,
réussissait, en ces dernières en tout cas, de haute altitude !
décennies, de fructueuses percées L'engagement des intellectuels, de fait, n'a
conceptuelles et agrandissait régulièrement
son champ de recherches, les milieux 2. Cet article ne se veut pas un bilan de la production
historique récente sur les intellectuels. Son appareil
intellectuels ' n'ont guère retenu son bibliographique en a donc été volontairement réduit. D'autre part,
attention ni suscité ces campagnes d'envergure il sera essentiellement question ici du 20e siècle, ce qui ne
signifie pas, et on y reviendra, que tout commence avec
l'affaire Dreyfus. Au reste, les recherches d'histoire médiévale
de Jacques Le Goff ou de Bernard Guenée, celles d'histoire
1. Nous avons déjà eu l'occasion de développer certaines moderne de Robert Mandrou et, plus récemment, de Robert
des analyses qui suivent dans l'introduction et la conclusion Darnton, les travaux sur le 19e siècle de Pierre Guiral et
générale de notre thèse de doctorat d'Etat soutenue le 6 ceux de Raoul Girardet sur le nationalisme français à la
janvier 1986 à l'Université de Paris X, Khâgneux et normaliens charnière des deux siècles démontreraient, entre autres, s'il
des années vingt. Histoire politique d'une génération en était besoin, que l'histoire des clercs a suscité de belles
d'intellectuels (1919-1945), XXI + 2 117 p., dactyl. études.
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1945, dans la première livraison des Temps également de la considérer moins comme
modernes, Jean-Paul Sartre formulera les le point de départ de l'aventure des clercs
attendus du devoir d'engagement. La que comme un combat dans la lignée
réalité, en fait, est singulièrement plus des Lumières. Sur ce plan, sa signification
complexe. Et le cas de 1945 est, à cet historique serait essentiellement
égard, éclairant. La célèbre « symbolique, son rôle serait celui d'un «
Présentation » de Sartre est, en effet, beaucoup réfèrent », et la phase de changement profond
plus un point d'arrivée qu'une borne de serait plutôt la période 1919-1939.
départ. La réalité historique avait Les intellectuels, en tout cas, au cours
largement précédé la théorie, avant et pendant de ces deux décennies, vont intervenir
la seconde guerre mondiale, et l'effet plus massivement, au nom de nouvelles
différé, au plan des déclarations de valeurs ou contre de nouveaux
principe, ne doit pas dissimuler l'essentiel : adversaires : le choc du premier conflit
le tournant date bien de l'entre-deux- mondial, l'apparition du fascisme et du
guerres, et plus précisément des années communisme, et le développement, de
1930. Au cours de cette décennie, ce fait, chez les intellectuels, de
enseignants, écrivains et artistes participent l'antifascisme et de l'anticommunisme,
nombreux au combat politique, les uns changent les données de l'engagement2.
au nom de l'antifascisme, les autres mus Révolution copernicienne, donc, avec une
par l'anticommunisme. modification d'échelle et un
Le temps des crises, dira-t-on, avait bouleversement de la voûte du ciel intellectuel et
commencé bien plus tôt : l'agitation politique. Les valeurs héritées des
politique de la fin du 19e siècle et la flambée Lumières sont ébranlées, et la nécessité
nationaliste de la même époque aussi bien d'en forger de nouvelles, situation
que le choc de la première guerre historiquement favorable aux intellectuels et
mondiale avaient constitué autant qui les élève au rang de maîtres à penser,
d'ébranlements en profondeur ! Certes. Mais le est encore activée par la crise des années
phénomène de l'entrée des intellectuels 1930. Pour les clercs, sur bien des points,
en politique n'a pris réellement d'ampleur 1945 est déjà dans 1936. De plus, s'il
que dans les années 1930, au cours existe en apparence une différence de
desquelles les points de repère du débat faciès entre les deux décennies de l'entre-
politique se sont déplacés. Et, ainsi deux-guerres, en fait les éléments de la
replacée en perspective, l'affaire Dreyfus, un nouvelle situation se mettent en place de
tiers de siècle plus tôt, présente, en tant façon souterraine dès les années 1920.
qu'élément de « périodisation », une Dès lors, la phase qui court de la
incontestable ambivalence. Michel Winock Libération aux grandes remises en cause
a pu à juste titre la présenter comme un de la fin des années 1970 devient
« nouveau type d'affrontement », davantage intelligible. Elle correspond bien à
difficilement réductible à la lutte des classes trois décennies d'engagements denses des
ou au seul affrontement droite-gauche,
et marqué notamment par « la
2. Sur cet antifascisme et cet anticommunisme, on se
participation massive de ceux qui, désormais,
vont s'appeler les intellectuels, dans une
affaire publique » l. Mais il est possible dans l'engagement de nombreux intellectuels de gauche des
années 1930, cf. les recherches entreprises par Nicole Racine
et, notamment, les notices exemplaires de clercs rédigées pour
le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français,
1. Michel Winock, « Les affaires Dreyfus », in « Les dont les volumes consacrés à l'entre-deux-guerres commencent
guerres franco-françaises », Vingtième siècle. Revue d'histoire, à être publiés (tomes 17 à 24 dirigés par Jean Maitron et
5, janvier-mars 1985, p. 19-37, p. 20 et 22. Claude Pennetier. Paris, Les Editions ouvrières, 1982 à 1985).
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pour définir de telles structures. Mais Et, pour y répondre, il faut notamment
ces « réseaux » sont eux-mêmes souvent inventorier les possibles solidarités
fondés sur des éléments aux contours d'origine — d'âge ou d'études. Dès lors, une
plus difficiles à cerner. La sympathie et archéologie des « réseaux » s'impose. Il
l'amitié, par exemple, et, a contrario, la est logique, par exemple, dans le cas
rivalité et l'hostilité, la rancune et la d'intellectuels, de remonter à leurs jeunes
jalousie, la rupture et la brouille, jouent, années universitaires, à un âge où les
comme dans toute microsociété, un rôle influences s'exercent sur un terrain
parfois décisif1. La revue, notamment, meuble4. D'autant que cette démarche
structure le champ intellectuel par des rétrospective, cette remontée vers les
mécanismes antagonistes d'adhésion - par sources de l'éveil intellectuel et politique,
les amitiés qui la sous-tendent, les fidélités permettent aussi, parfois, de repérer, sur
qu'elle s'attache et l'influence qu'elle une carte de l'esprit, les carrefours, déjà
exerce - et d'exclusion - par les positions évoqués, où se tenaient maîtres à penser
prises, les débats suscités et les scissions et « éveilleurs »\
apparues. Et les pétitions, qui permettent
de « se compter sur une protestation »2, O MICROCLIMATS
dessinent aussi des lignes de faille dans
la communauté intellectuelle. Leur étude La sociabilité peut toutefois s'entendre
constitue, de surcroît, un bon aussi d'une autre façon . Ces « réseaux »
sismographe pour déceler et mesurer les sécrètent, en effet, des microclimats à
secousses, les ondes et les frémissements l'ombre desquels l'activité et le
qui ont parcouru cette communauté. Dans comportement des intellectuels qui s'y rattachent
ces conditions, il serait bien léger d'éluder présentent souvent des traits spécifiques.
ces questions essentielles : comment se Et, ainsi entendu, le mot sociabilité revêt
forment les comités de lecture et les donc d'une double acception, à la fois
rédactions, les associations de soutien et « réseaux » qui structurent et « micro-
les listes de pétitionnaires3 ?
ou barbarie), et un ouvrage de syndièse sur l'histoire des
revues est en préparation (Olivier Corpet).
1. Ce qui pose, du reste, le problème du poids de 4. Pour l'étude politique du milieu étudiant, les archives
l'affectivité dans un milieu théoriquement placé sous le signe de police (sous-série F7 des Archives nationales, ou archives
de la Raison. L'imbrication des tensions dues aux débats de la Préfecture de police) et, d'une certaine façon, celles
d'idées avec ces facteurs affectifs est bien marquée par Jean- de l'académie de Paris (sous-série AJ 16) constituent une
Paul Sartre dans le texte signalé à la note précédente. Le source précieuse. Nous les avons utilisées, par exemple,
philosophe ajoutait, en effet : « Cela ne m'empêchait pas de parallèlement à d'autres sources, pour étudier la vie politique
penser à lui, de sentir son regard sur la page du livre, sur au Quartier latin avant et après la première guerre mondiale,
le journal qu'il lisait, et de me dire : « Qu'en dit-il ? Qu'en notamment au moment des « affaires » Thalamas et Scelle
dit-il en ce moment ? » (cf. Kbâgneux et normaliens..., op. cit., p. 388-442 et 1470-
2. La formule est de Charles Maurras (cf. Jean-Pierre 1507 ; cf. aussi, fondé sur les mêmes sources, notre article
Rioux, Nationalisme et conservatisme. La Ligue de la Patrie « Action française : main basse sur le Quartier latin ! »,
française, 1899-1904, Paris, Editions Beauchesne, 1977, 120 p., L'Histoire, 51, décembre 1982, p. 6-15). A la croisée de
p. 9). l'histoire politique et de l'histoire intellectuelle, et éclairant
3. Assurément, la liste de ces questions essentielles n'est aussi bien les racines d'un phénomène de génération que la
pas ici exhaustive, tout comme n'ont pas été inventoriées mise en place, conjointe, de « réseaux », l'ouvrage d'Alain
toutes les structures de sociabilité — qui varient d'ailleurs, Monchablon consacré à YHistoire de l'UNEF de 1956 à 1968
on l'a dit, avec les époques et les sous-groupes étudiés - (Paris, PUF, 1983) est un exemple - réussi - de cette
qui quadrillent et sous-tendent le milieu intellectuel. Tenter « archéologie » prenant le milieu étudiant comme champ de
d'en ébaucher une typologie serait, dans les limites de cet fouilles.
article, aléatoire. Les « salons », à la charnière des deux 5. Cette remontée à la source réserve parfois d'utiles
siècles, constituent, à coup sûr, une piste à suivre, tout découvertes ou confirmations « ponctuelles » : en leurs années
comme celle des « clubs », case importante, à certains moments étudiantes, par exemple, Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-
de l'histoire nationale, du jeu de l'oie des clercs. La revue, Ponty, futurs animateurs des Temps modernes, étaient...
nous l'avons vu, constitue un observatoire de premier plan totalement apolitiques, Raymond Aron était... socialiste (cf.
pour étudier non seulement le mouvement des idées mais Jean-François Sirinelli, « Raymond Aron avant Raymond
aussi la sociabilité du milieu intellectuel : des recherches ont Aron (1923-1933) », Vingtième siècle. Revue d'histoire, 2,
été menées (ainsi, celle de Michel Winock sur l'Histoire avril 1984, p. 15-30), et Claude Lévi-Strauss... secrétaire
politique de la revue * Esprit », Paris, le Seuil, 1975), d'autres général de la Fédération nationale des étudiants socialistes
sont en cours (Marie-France Raflin, par exemple, sur Socialisme (cf. Khâgneux et normaliens..., op. cit., p. 693 et suiv.).
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surgir une première ambiguïté. Comme rations et qui est particulièrement sensible
l'a souligné Annie Kriegel à propos des dans cette caisse de résonance qu'est
composantes contrastées voire devenu progressivement le milieu
contradictoires qui constituent une génération, « la intellectuel.
légitimité de la représentation paradig- D'autant que ces générations sont
matique n'a pas de fondement quantitatif : également touffues. Chacune d'entre elles ne
elle ne découle que de la capacité à se constitue pas une sorte de bosquet bien
faire reconnaître comme étant celle qui taillé, plus ou moins épais et composé
produit le maximum d'identité de quelques classes d'âge mises en gerbe.
différentielle » '. De fait, l'effet de génération Ces classes se prêtent, en effet,
naît parfois au sein d'un rameau d'une difficilement à l'harmonie régulière de
classe d'âge reconnu ensuite par la l'ordonnance à la française. Difficilement
mémoire collective, souvent abusivement, ajustables, elles forment donc des
comme représentatif de l'ensemble de la ensembles complexes aux contours
cohorte démographique : ainsi en a-t-il incertains et aux parois poreuses.
été du « gauchisme » de 1968 incarnant Ce qui nous conduit, en fait, au
au regard de l'histoire - statistiquement problème de la définition d'une génération
à tort — le milieu étudiant des années intellectuelle. Grossièrement et sous
1960. bénéfice d'inventaire - puisqu'il serait, en
Mais là n'est pas le seul obstacle au tout état de cause, illogique de partir,
bon usage de la notion de génération dans ce domaine, d'une définition qui
intellectuelle. L'élasticité de ces doit au contraire se dégager de l'étude
générations interdit, en effet, dans leur du terrain ! —, deux approches sont
étalonnage 2, de savantes moyennes possibles.
arithmétiques. Marc Bloch, du reste, avait Une génération intellectuelle peut,
naguère attiré l'attention des chercheurs d'abord, naître de la rencontre de jeunes
sur la distinction entre « générations gens en cours d'étude ou au seuil de
longues » et « générations courtes »\ Et métiers « culturels » avec un événement
il semble bien que, sous le coup, sans ou une crise fondateurs, entraînant une
doute, des grandes secousses du siècle, empreinte commune dans les sensibilités :
se soit opéré un phénomène de une guerre, par exemple, ou un
différenciation rapide des vagues démographiques ébranlement de la communauté nationale,
en générations plutôt « courtes », qui comme au moment de l'affaire Dreyfus4.
rend complexe la mise au point d'une Un telle définition, nous objectera-t-on,
échelle stratigraphique des grandes géné- est bien floue, car ces crises ne touchent
pas une seule classe d'âge mais, par leur
ampleur même, l'ensemble du corps
1. Annie Kriegel, « Le concept politique de génération :
apogée et déclin », Commentaire, 2 (7), automne 1979, p. 390- civique ! Ce serait oublier « qu'un
399, citation p. 395. événement n'a pu être générateur de
2. Un groupe de travail, que nous avons constitué à
l'Institut d'histoire du temps présent (CNRS), s'est assigné, génération que pour ceux qui n'ont pas été
entre autres tâches, l'étalonnage et l'étude des générations exposés à un événement antérieur lui-
intellectuelles depuis l'avant-guerre. Par ailleurs, durant cette
année universitaire 1985-1986, un séminaire de l'Institut
d'études politiques de Paris, animé par Jean-Pierre Azéma
et Michel Winock, étudie également ces générations
intellectuelles. 4. Les travaux de Christophe Charle montrent bien la
3. Marc Bloch, Apologie pour l'histoire, Paris, Armand propagation de l'onde de l'affaire Dreyfus en milieu intellectuel.
Colin, 1974 (rééd.), 167 p., p. 151 (coll. « U prisme »). Un Et sur le vesnl plus précisément socialiste des intellectuels
autre médiéviste avait également médité en pionnier sur la nés dans les dernières décennies du 19e siècle, la recherche
notion de génération et son utilisation par la corporation entreprise par Christophe Prochasson devrait apporter
historienne : cf. Yves Renouard, « La notion de génération également plus de clarté sur la période, et notamment à travers
en histoire », Revue historique, 1, 1953, p. 1-23. la notion de génération.
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influences * et, donc, des phénomènes de faire la lumière sur deux points essentiels :
filiation. Cette histoire ne peut donc quelles ont été la nature et les modalités
consister seulement en la description du de leur intervention ? Et quelle fut son
rôle des clercs dans la vie de la cité en efficacité ? En définitive, les intellectuels
tant que groupes de pression — formant, ont-ils pesé sur l'événement et ont-ils été
du reste, un ensemble composite. Lui ainsi des protagonistes des joutes
échoit également l'étude de la constitution politiques, ou n'en ont-ils été que les hérauts,
de ces groupes et de leurs mécanismes encourageants de la plume et du verbe
internes 2. depuis des tréteaux bien protégés ?
Alors pourra-t-on sans doute, par-delà De toute façon, acteurs ou spectateurs,
les procès de canonisation ou, au les intellectuels ont vécu une histoire
contraire, de sorcellerie, répondre à cette rythmée par ces joutes. Si la courbe de
interrogation fondamentale pour une leur intervention a été globalement
meilleure compréhension du 20e siècle fran- croissante, les phases d'intensification de leur
çais : existe-t-il un « pouvoir rôle ont coïncidé avec les crises de la
intellectuel » ? Ce qui revient, en fait, communauté nationale et les phases de
pour l'historien des clercs, à tenter de ralentissement avec les périodes plus
apaisées. Il y a donc aussi, on l'a dit, une
1. Dans une typologie des agents d'influence (maîtres à histoire des fluctuations de l'engagement
penser, « éveilleurs », etc.), il conviendrait peut-être d'intégrer des clercs à écrire. Démarche qui
une catégorie qui se dérobe à l'investigation de l'historien,
aussi bien par sa base statistique réduite que par sa vocation permettrait notamment de répondre à cette
à l'ombre : les manipulateurs. Pour l'entre-deux-guerres, un autre question, d'histoire immédiate : les
cas semble maintenant bien localisé : Willi Münzenberg,
inventeur habile des front organisations, organisations de remises en cause observées dans la sphère
façade pourvoyeuses en « compagnons de route ». Pour l'après-
1945, l'historien, faute de recul et d'archives (!), hésite, pour intellectuelle depuis une décennie
l'instant, à jeter ses filets en eau trouble. La littérature, en marquent-elles la fin d'un trend séculaire ?
revanche, s'est déjà emparée du thème, par exemple avec Le
montage de Vladimir Volkoff. Ou bien l'entrée dans une phase B de
2. Ainsi qu'il était signalé plus haut, les instruments reflux ? Ou, plus prosaïquement, un cycle
d'investigation évoqués dans cet article ont été utilisés dans
notre thèse de doctorat. Cette recherche se voulait, en effet, interdécennal de repli passager ?
une triple contribution à l'histoire des intellectuels, par l'étude
d'une institution, la khâgne, par la reconstitution d'un milieu
« typé » à la fois sociologiquement (cf. Jean-François Sirinelli, D
« The Ecole normale supérieure and elite formation and
selection during the Third Republic », Elites in France, dirigé
par Jolyon Howorth et Philip G. Cerny, Londres, Frances
Pinter, 1981, p. 66-77), culturellement (sur ce point, cf. notre
contribution aux Lieux de mémoire, tome 3, La Nation II, Jean-François Sirinelli, assistant d'histoire
sous la direction de Pierre Nora, Paris, Gallimard, à paraître
en 1986) et politiquement, et par l'histoire d'une génération contemporaine à l'Université de Paris X, vient de
pacifiste née vers 1905 et confrontée aux turbulences de la soutenir sa thèse de doctorat d'Etat sur Khâgneux
montée des périls puis aux orages du second conflit mondial. et normaliens des années vingt. // anime à
Deux groupes de normaliens de cette génération, notamment,
ont vu les itinéraires de leurs membres étudiés, dans cette l'Institut d'histoire du temps présent du CNRS
recherche, jusqu'en 1945 : les socialistes issus du Groupe un groupe de travail sur l'histoire des intellectuels
d'études socialistes des Ecoles normales supérieures, qu'anima
au milieu des années 1920 le futur historien Georges Lefranc, et publiera prochainement, avec Pascal Ory, un
et les élèves du philosophe Alain (nous avons plus longuement livre sur ce sujet chez Armand Colin. Vingtième
exposé ces axes de recherche dans « Khâgneux et normaliens siècle. Revue d'histoire a publié son « Raymond
des années vingt : contribution à l'histoire des intellectuels
français », Bulletin de la Société d'histoire moderne, 21, 1984, Aron avant Raymond Aron (1923-1933) » dans
p. 6-17). son n° 2 (avril 1984).
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