Untitled

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 328

© ODILE JACOB, OCTOBRE 

2022
15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN 978-2-4150-0540-5

Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de


l'article  L.  122-5  et 3  a, d'une part, que les «  copies ou
reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non
destinées à une utilisation collective  » et, d'autre part, que les
analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et
d'illustration, «  toute représentation ou réproduction intégrale
ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses
ayants droit ou ayants cause est illicite  » (art. L.  122-4). Cette
représentation ou reproduction donc une contrefaçon
sanctionnée par les articles L.  335-2 et suivants du Code de la
propriété intellectuelle.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À la mémoire de mon père.

Au courage de la jeunesse africaine.


Introduction

La singularité de l’Afrique réside dans le fait qu’elle est le


premier continent dans l’histoire à devoir intégrer en moins
de cinquante ans (2000-2050) 2  milliards d’humains dans
un contexte de faible productivité agricole, de quasi-
absence d’industries et d’urbanisation accélérée. Sortant de
colonisations peu soucieuses d’un quelconque
développement humain, sans système éducatif moderne, ni
structure politique autonome, l’Afrique a déjà su, depuis
1960, intégrer tant bien que mal plus de 1  milliard de
personnes…
L’enjeu est crucial car la pertinence des réponses
africaines va largement conditionner la stabilité non
seulement de la seule Afrique, mais de la planète dans son
ensemble, en premier lieu celle de l’Europe.
Or ce continent est toujours perçu comme celui de toutes
les vulnérabilités. À la vérité, il le reste à bien des égards
tant les écarts de niveau de vie restent élevés par rapport
aux pays occidentaux. Ainsi, le PIB des 54 États africains
réunis atteint à peine celui de la France (2 700 milliards de
dollars US). Les inégalités, mesurées par l’indice de Gini,
demeurent importantes (0,40  contre  0,30 en France). Les
indicateurs du développement humain illustrent également
à l’envi l’effort que l’Afrique doit encore faire pour atteindre
la prospérité économique et sociale résumée dans les
objectifs du développement durable (ODD) à atteindre d’ici
2030.
Les fragilités africaines sont connues et la pandémie de
Covid-19 a mis en exergue certaines d’entre elles,
notamment les déficiences en matière de systèmes de
santé et de protection sociale. En outre, l’absence d’un
espace fiscal suffisant et d’une souveraineté monétaire
effective, le tout coiffé par une crise climatique devenue
permanente, a réduit sa capacité de réponse contracyclique
à la crise économique et sociale consécutive à la pandémie.
Mais, en même temps, la forte capacité d’innovation
économique et sociale, la grande flexibilité qui est une des
principales caractéristiques de son économie populaire, son
dynamisme démographique illustré par la jeunesse de sa
population, font de l’Afrique le continent de tous les espoirs.

Une Afrique « en communs »

L’objectif du présent ouvrage est d’explorer la voie


africaine du développement, dans le souci de rendre compte
d’une trajectoire singulière, et d’exposer les choix cruciaux
qui se présentent à ce continent de tous les défis, choix
dont les modalités de réponse trouvent largement écho
dans ce qu’il est convenu d’appeler de nos vœux une
Afrique « en communs ».
« En communs », parce que l’Afrique fait face à des défis
d’ampleur, qui supposent une gouvernance partagée pour
protéger ses ressources des processus d’aliénation et
d’accaparement, publics ou privés. C’est un projet politique
majeur, singulier, que l’Afrique doit pouvoir assumer pour
protéger son éducation, sa santé, ses innovations, ses terres
et pour se soustraire au néocolonialisme dont elle est l’objet
à travers les politiques néolibérales à l’œuvre.
« En communs », parce que la déclinaison d’un tel projet
politique nécessite que nous, Africaines et Africains,
adoptions une posture volontariste pour que la propriété
exclusive ne soit pas le modèle dominant, pour que le
marché ne soit pas la seule modalité des organisations des
sociétés  et pour que la manière de faire société soit
conditionnée à l’«  agir politique  » de tous, de nos
engagements à participer à la délibération et au choix des
règles publiques.
« En communs », parce que l’Afrique est le terreau d’une
multitude de dynamiques sociales qui impliquent des
habitants, des citoyens, des usagers, ayant ou revendiquant
des droits sur des ressources partagées, des services
collectifs ou des enjeux politiques communs, et qui
établissent des règles collectives en ce sens. Ce sont autant
d’expérimentations démocratiques qui trouvent leur
fondement dans les solidarités d’hier, et qui construiront
l’Afrique de demain. Ce sont, concrètement, des fab labs,
des jardins partagés, des coopératives d’habitat, des
plateformes numériques collaboratives de services.
« En communs », enfin, parce que l’existence africaine se
déroule en commun, de la conception la plus ontologique de
la vie jusqu’à la pratique quotidienne des activités.
Construire un projet politique fondé sur les biens communs
revient, simplement, à réhabiliter les modes d’organisation
économique, sociale et politique d’un continent largement
en avance sur une normativité occidentalo-centrée, dont le
caractère profondément réducteur et potentiellement
mortifère pour les écosystèmes humains et naturels est de
plus en plus évident.
Certaines grandes tendances permettent d’appréhender
les mutations africaines actuellement à l’œuvre, qui sont
autant d’atouts pour une transformation structurelle fondée
sur les communs. D’abord, l’Afrique se présente comme un
terreau d’innovations –  sociales, numériques,
économiques… – du fait de la jeunesse et du dynamisme de
sa population. J’en veux pour preuve la résilience de
l’Afrique par rapport à la pandémie de Covid-19  : des
entreprises africaines se sont mises à produire en un temps
record des masques, des savons, du gel  ; au Togo, s’est
développée l’initiative Novissi (« entraide ») de transfert de
cash via les téléphones portables grâce à l’inscription sur
une plateforme numérique. Ensuite, on constate
l’émergence d’une classe moyenne africaine, constituant un
marché de plus en plus solvable, comme en témoigne le
nombre croissant d’hypermarchés, de métropoles africaines,
ainsi que des capacités d’investissement local, dans un
contexte d’urbanisation accélérée du continent africain.
Enfin, un consensus semble se dégager progressivement sur
des choix stratégiques prioritaires : meilleure valorisation de
nos matières premières fossiles, valorisation à leur juste
valeur des ressources naturelles à préserver pour le monde
(forêts, etc.)  ; transformations locales de nos matières
premières agricoles comme fossiles tant pour l’exportation
que pour la consommation locale…
Cette transformation structurelle se fera sous la
contrainte, lourde en termes d’accès pour tous et toutes aux
services publics, du doublement de la population d’ici 2050.
Elle nous oblige au partage de la croissance et au
renforcement de l’investissement public, entre villes et
campagnes, si l’on veut en faire la source de création de
valeur, d’emplois, de revenus, et donc de marchés solvables
additionnels.

La leçon des crises sanitaire et ukrainienne

Prenant acte et leçon de la crise planétaire


multisectorielle qui ébranle les fondements de la modernité
occidentale, l’Afrique offre au reste du monde une
opportunité unique d’entrer de manière novatrice dans le
troisième millénaire sans l’inertie et les pratiques
énergétiques révolues des sociétés installées.
Elle peut, elle doit choisir de rendre cette croissance
africaine (présente et future) forte, pérenne, inclusive,
écologiquement durable, moralement juste et
sociologiquement acceptable. Cette opportunité s’inscrit
dans un contexte de crise liée à la pandémie de Covid-19,
qui a rebattu les cartes du jeu économique et social
1
mondial . En effet, où que nous soyons sur cette planète,
quand les portes se ferment autour de nous, nous sommes
seuls face à nous-mêmes, face à nos limites, nos handicaps
ou nos contradictions. Face à notre destin ! La crise sanitaire
nous a rappelé cette évidence. En suspendant
provisoirement les effets de la mondialisation, elle nous a
fait prendre conscience de ce que nous sommes. Elle a
révélé les faiblesses et les difficultés, mais aussi –  à ceux
qui l’auraient oublié  – l’authenticité de nos cultures, la
réalité de notre patrimoine et la vérité de notre géographie.
Elle nous a fait redécouvrir nos valeurs.
Nos ignorances et nos doutes sur le coronavirus ont eu
cette vertu d’alerter sur notre vulnérabilité, tant personnelle
que collective. Celle qui nous rapproche de la mort, en dépit
de la course effrénée aux vaccins. Que nous soyons du Nord
ou du Sud, riches ou pauvres, la pandémie opère de la
même manière. Foudroyante. Sans appel. Tous nous
appréhendions sa propagation. Par réflexe de survie, nous
avons évalué nos forces et réactivé les solidarités. Nous
partagions les enjeux dans l’intimité de nos frontières pour
agir avec les moyens dont nous disposions. Nous avons fait
l’inventaire de ce sur quoi (et de ceux sur qui) nous
pouvions compter. Des stocks de masques insuffisants aux
médicaments souvent en rupture, l’enchevêtrement des
connexions et les interactions de l’économie nous ont
parfois fait oublier la réalité de ce que nous sommes, les
atouts que nous possédons, et ce grâce à quoi nous vivons.
Nous avons été surpris. Très surpris  ! Car nous avons
compris qu’à force de produire des fragments d’offre, dès
que la porte se ferme, nous n’arrivons plus à acheter les
produits dont nous avons besoin. Même les plus évidents.
Quand, par exemple, la Côte d’Ivoire, bien que premier
producteur mondial de cacao, s’aperçoit qu’il n’y a plus de
chocolat dans ses rayons de supermarchés  ; ou quand les
élastiques deviennent une denrée rare qui se monnaye
comme une matière précieuse…
Dans ce huis clos inattendu, chaque famille, chaque ville,
chaque pays a retrouvé la communauté de destin qui était
la sienne. Ce fut le rendez-vous le plus universel. Peut-être
celui dont notre planète avait besoin, non pas pour remettre
en cause la mondialisation  – elle existe, et il serait vain de
vouloir la déconstruire – mais pour faire l’inventaire de notre
patrimoine à sa juste valeur. Celui de nos actifs naturels,
celui de notre pharmacopée, celui de nos savoir-faire
comme celui de notre monnaie. Pour ne pas oublier que
notre approche de la mondialisation ne doit pas être un
renoncement – ni à ce que nous sommes, ni à ce dont nous
sommes les dépositaires  – mais une contribution durable à
une communauté de destin. L’Afrique en témoigne. Le
spectre de ses richesses est aussi vaste que les problèmes à
résoudre. La voie à emprunter est celle d’un juste équilibre
entre ce dont elle a besoin et ce qui peut entrer dans les
circuits d’échange. Avec discernement  ! En anticipant un
marché intérieur dont le développement est prometteur…
Les leçons de la guerre en Ukraine ne sont pas si
différentes. Nous redécouvrons que nous mangeons tous les
jours du blé russe, ukrainien, canadien… du riz thaïlandais,
indonésien… mais aussi de la viande argentine… Alors que
le monde entier convoite nos terres et les accapare trop
souvent, alors que nos familles paysannes encore si
nombreuses et trop pauvres pourraient nous nourrir plutôt
que de venir grossir des villes trop pleines, grandies trop
vite, et subir la misère croissante de leurs conditions de vie.
Cette approche du monde réhabilite nos biens communs.
Ceux qui sont communs à tous, mais aussi ceux qui sont
propres à chaque culture et qui participent des interactions
nécessaires aux relations sociales. Comme ceux que nous
avons en partage, au-delà de nos frontières, et qui
s’inscrivent au patrimoine universel. Nous prenons
conscience de ce qui nous manque, que nous avons bradé,
perdu ou oublié. Nous faisons l’inventaire des actifs qui ont
été accaparés ou confisqués en contrepartie d’une
promesse, souvent vaine, de modernité.

Les biens communs,

un enjeu crucial pour l’Afrique

La crise redonne à nos atouts singuliers une raison


d’être. Pour les valoriser et construire des relations durables
dans la mondialisation, nous Africaines et Africains devrons
agir sur plusieurs fronts :
décider ensemble des biens communs que nous voulons
soustraire aux processus de marchandisation ;
réinventer une économie des communs, plus équitable et
qui soit nôtre ;
imaginer une gouvernance raisonnée des ressources
communes.
C’est un enjeu à la fois politique et économique. C’est
aussi un enjeu géographique. Nous ne pouvons plus assister
impuissants au développement asymétrique du monde. La
e
géographie du XXI   siècle ne se façonnera plus seulement à
l’aune des ratios, des courbes et des performances de
l’économie financière. Nous entrevoyons déjà les
conséquences d’une économie basée sur ces artefacts  : ce
sont les hypertrophies urbaines, les nouveaux déserts
provoqués par le réchauffement climatique, d’infinies
périphéries où ne prospère que la pauvreté, des zones de
production intensive réalisées au prix d’une déforestation et
d’une dégradation des sols irresponsables. Les flux
migratoires et les pertes humaines, qui se chiffrent par
centaines de milliers, sont un indicateur parmi les plus
réalistes de la dérive des modèles de développement. La
phrase choc de 1967 du pape Paul  VI dans son encyclique
Populorum progressio résonne comme un ultimatum : « Les
peuples de la faim interpellent aujourd’hui les peuples de
l’opulence. »
L’impact psychologique de ces deux crises –  la crise
sanitaire et la crise ukrainienne – nous projette au-delà des
sciences et de leurs rationalités. Elle ouvre grand le champ
des hétérodoxies. Celles par lesquelles les équilibres
humains prennent le pas sur les anticipations
économétriques. Celles qui donnent aux témoins plus de
poids qu’aux sachants. Les chaînes de valeur n’ont pas
vocation à devenir des chaînes de dépendance, au risque
d’engendrer des tragédies en cascade, comme celles que
nous traversons. Elles méritent mieux qu’un entrelacement
de maillons faibles. Ou que de devenir les variables
d’ajustement d’un monde global. Avec le risque de lier le
sort du monde à l’imprudence des uns ou à l’égoïsme des
autres. Elles doivent se construire dans le temps long, celui
de la prospective. Celui grâce auquel la santé, l’éducation,
et toutes les singularités dont nous sommes les garants,
permettront à chacun de vivre digne et de trouver sa place.
Pour de multiples raisons externes, de domination, mais
aussi internes, de résistance aux modèles imposés, l’Afrique
a finalement la chance d’avoir tardé à entrer tout entière
dans une «  modernité occidentale  » structurée par le
consumérisme et l’individualisme. Cette même modernité
qui est, aujourd’hui, condamnée pour sa prédation
destructrice et obligée de révolutionner son rapport au
monde, tout en en saisissant à sa manière toutes les
opportunités, bonnes et mauvaises, en les faisant siennes,
et en les customisant. Faisons en sorte de court-circuiter les
errances des pays «  développés  », comme nous avons
court-circuité le téléphone fixe, et, dans le bouillonnement
et les mélanges que nous devions improviser et devrons
structurer, d’inventer notre propre chemin avec des
solutions pour demain pertinentes, pour nous comme pour
la planète.

Les biens communs au cœur d’un


développement africain endogène

Le présent ouvrage présente un projet politique qui


protège les biens communs de l’Afrique et s’appuie sur
l’originalité de propositions et de solutions collectives
africaines dépassant le seul marché ou le seul État et dont
les travaux menés sur les communs par Elinor Ostrom, prix
Nobel d’économie en  2009, nous offrent un cadre idoine
d’analyse. L’économiste et politologue américaine a montré
que les communautés d’individus qui avaient des ressources
en communs étaient parfaitement capables d’en organiser
une autogestion conjointe et réglementée, sans que le
recours à la nationalisation étatique ou la privatisation
marchande soit une nécessité.
Ainsi, les modes de partage de ressources communes
comme l’eau potable, les forêts, les logiciels, les sources
d’énergies renouvelables ou les monnaies complémentaires,
nécessitent des règles spécifiques aux communautés qui en
sont parties prenantes, notamment celles relatives à l’usage
et/ou la préservation de ces ressources.
Si, dans les pays développés à économie de marché, les
communs peuvent apparaître comme un simple
complément au marché et à l’État du fait de l’existence à la
fois de l’État social et du marché de concurrence libre et
non faussée, ces communs se révèlent être un enjeu d’une
tout autre ampleur dans les pays en développement,
notamment africains, généralement caractérisés par une
double défaillance de l’État et du marché. De ce fait, un
projet politique construit autour de la préservation de nos
biens communs et de la redécouverte de nos communs peut
y constituer le cœur d’une véritable dynamique de
développement endogène global, tant par sa pertinence
conceptuelle, qui mobilise l’histoire, la sociologie,
l’anthropologie, l’économie, que par la symbiose qu’elle
semble manifester avec les pratiques africaines au sein
desquelles l’économie et l’écologie sont presque toujours
«  encastrées  » dans le reste du social, pour reprendre
l’expression de l’économiste et anthropologue Karl Polanyi.
En cela, le présent ouvrage complète bien ma précédente
réflexion sur l’« urgence africaine » qui a contribué à attirer
l’attention sur les défis africains de l’heure.
En outre, comme je l’indiquais plus haut, le désarroi
planétaire actuel engendré par la pandémie de Covid-19 et
ses avatars semble avoir le même effet sur le monde que
e
celui exercé par les deux guerres mondiales du XX  siècle, à
savoir la remise en cause, d’une part, des équilibres
géopolitiques et économiques et, d’autre part, du
capitalisme mondialisé et de ses interminables, et
finalement si fragiles comme injustes, chaînes de valeur.
L’agression de l’Ukraine par la Russie au mois de
février 2022 et les mesures de rétorsion du reste du monde
(mesures d’exclusion de la Russie des flux physiques et
financiers mondiaux) renforcent ce sentiment de désarroi.
La  tentation néomercantiliste semble être la solution
privilégiée par le monde développé, comme en témoignent,
avec l’isolationnisme traditionnel états-unien, le
protectionnisme asiatique et les  incomplétudes de la
construction européenne.
Dans ce nouvel ordre économique et politique
international qui se dessine, quelles sont donc les solutions
et quels sont leurs ressorts profonds qui pourraient
expliquer ou justifier le regain d’optimisme observé çà et là
sur le continent africain  ? Celles qui rendent caduques les
prédictions apocalyptiques des cassandres du monde dit
« développé » ?
Au-delà, comment la conception africaine de l’existence,
illustrée par ses différentes cosmogonies, nous aide-t-elle à
appréhender ce qu’on pourrait qualifier de «  solution
africaine  », même si l’expression, forcément exagérée et
globalisante, peut apparaître comme définitive et donc
immodeste dans son énoncé  ? En outre, cette solution
pourrait être plurielle, en lien avec la diversité des Afriques,
chacune porteuse de solution.

Un signal pour le reste du monde

Cette problématique m’interpelle au plus haut point, car


elle recoupe la question obsessionnelle de mon existence, à
savoir ce que l’Afrique s’apporte à elle-même et au monde.
J’ai eu la chance de voyager partout dans le monde, du fait
notamment de mes activités professionnelles, et, par la
force des choses, j’ai vécu plus de la moitié de mon
existence loin de mon pays natal, le Togo. Par ailleurs, j’ai
passé mon adolescence dans un relatif déclassement social
du fait des programmes d’ajustement structurel (PAS)
imposés par le FMI et la Banque mondiale aux économies et
sociétés africaines. Le niveau de vie de la classe moyenne
africaine à laquelle j’appartiens a brutalement chuté du fait
de l’exclusion des pères et mères de famille de la fonction
publique et/ou du blocage (et parfois même de la division
par deux) des salaires comme au Cameroun… Nul ne sort
indemne d’expériences sociales aussi traumatisantes qui
voient des milliers de jeunes élites du continent africain
prendre le chemin de l’exil et y fonder leur existence. Nul ne
peut être indifférent au sort de milliers de jeunes Africains
qui affrontent au quotidien les incertitudes des routes de la
migration clandestine, en quête d’une vie meilleure loin de
leur terre natale.
Ma génération, celle des quinquagénaires, ne devrait pas
se satisfaire de chausser simplement les bottes d’une
existence bourgeoise en Afrique et hors d’Afrique, fondée
sur une réussite individuelle et sociale garantie par la
recherche de l’aisance matérielle.
Au contraire, elle devrait se poser la question, presque
désespérée, de l’identité sociale, économique et politique
de l’Afrique et du rapport entre cette dernière et le monde.
Ma quête est existentielle, car elle épouse la question du
continent africain, à savoir la place qu’il offre à ses enfants
et la place qu’il occupe ou voudrait occuper dans le monde.
L’exploration à laquelle je me livre dans les pages qui
suivent est donc celle d’un Africain « mondialisé » en quête
de ses racines et de la place, visible ou invisible, que ses
racines occupent dans sa vie propre et dans la marche
actuelle de son continent. La recherche d’une solution pour
l’Afrique est d’abord celle du positionnement de l’Afrique et
des Africains à l’heure où la planète vit peut-être ses heures
les plus sombres. Cette quête peut donc être considérée à
juste titre comme un signal de détresse ou d’alerte que
l’Afrique voudrait lancer au reste du monde, afin que ce
dernier puisse sortir de sa léthargie individualiste, mortifère
et autocentrée. Une alerte qui appelle à lever les yeux vers
d’autres expériences humaines, d’autres conceptions de la
vie, de la société, de l’économie, de la politique et de la
démocratie, susceptibles de rendre féconde notre commune
humanité et supportable, pour le plus grand nombre, notre
existence collective sur cette planète. La solution africaine
n’est pas une solution pour la seule Afrique, elle est aussi et
surtout un ensemble de solutions que propose l’Afrique au
reste du monde, issues de son expérience millénaire, de son
présent tourmenté et de la «  victoire des vaincus  » que sa
résilience révèle, pour reprendre le titre d’un ouvrage sur
l’Afrique du sociologue suisse Jean Ziegler. En ce sens, la
solution africaine pourrait être appréhendée comme une
solution universelle, le chemin que propose l’Afrique au
reste du monde.
Au prisme des communs, l’ouvrage se place à trois
niveaux différents selon les chapitres et les problématiques
traitées :
Les communs entendus comme  dynamique sociale
impliquant une communauté d’acteurs ayant ou
revendiquant des droits sur un objet d’intérêt commun
(ressources, services mais aussi enjeu) et qui établissent
des règles, des droits et des obligations en ce sens.
Les communs entendus comme bien commun, c’est-à-
dire un objet d’intérêt commun (qui prend souvent la
forme d’un enjeu), où la communauté doit encore se
structurer pour mettre en place une gouvernance
partagée, ce qui suppose  : (i) une démarche politique
visant à déclarer le bien comme tel  ; et (ii) de protéger
ce bien des phénomènes d’enclosures, qui se
manifestent par un processus d’aliénation et
d’accaparement, public ou privé. Ce sont potentiellement
des communs en devenir mais la communauté n’est pas
stabilisée et les règles ne sont pas encore édictées.
Les communs entendus comme approche par les
communs qui questionne  : (i) la propriété exclusive
comme seul modèle de la propriété  ; (ii) le marché
comme seule modalité des organisations des sociétés  ;
(iii) l’action publique où la manière de faire société est
conditionnée à l’«  agir politique  » des citoyens, c’est-à-
dire leur engagement à participer à la délibération et au
choix des règles publiques.
Il m’a semblé important de garder toutes ces grilles de
lecture dans l’ouvrage, d’assumer cette acception large des
communs. En revanche, je n’ai pas voulu non plus tomber
dans le piège de vouloir mettre du commun à tout prix : les
communs, l’approche par les communs et les choix
politiques liés aux biens communs ne peuvent pas répondre
à tous les enjeux.
Les communs promeuvent une économie du partage, qui
fait écho aux modes d’interactions sociales africaines. Cela
en fait un concept adapté aux actions pour un
développement endogène de l’Afrique, qui consiste à
recentrer localement ses actions de développement en
privilégiant l’exploitation et la valorisation de ses ressources
propres. Cette posture économique est fondamentale pour
éviter le phénomène d’extraversion économique, qui génère
des dépendances d’approvisionnement et de consommation
extérieure. Appliquées au cas de l’Afrique, et en particulier
subsaharienne, ces extraversions sont de trois ordres
2
comme je l’ai déjà indiqué dans d’autres publications .
D’une part, elles sont réelles en raison de la dévalorisation
systématique de la consommation des biens et services
locaux. L’extraversion monétaire et financière s’explique,
d’autre part, par l’asservissement monétaire que subissent
les pays utilisant le franc CFA et l’inadaptation du système
bancaire au financement de l’innovation. Enfin, la troisième
extraversion, intellectuelle, est caractérisée par la
valorisation des technologies importées au détriment de
l’innovation frugale, réalisée au plus près des besoins des
territoires.

Organisation de l’ouvrage

Dans la mesure où mon ambition dans cet ouvrage est


d’amener le lecteur vers une compréhension des communs
comme solution pour l’Afrique, j’ai estimé d’un point de vue
méthodologique que les trois niveaux d’appréhension des
communs que j’ai déclinés plus haut devraient pouvoir être
compris sans passer par une explication théorique qui n’est
pas l’enjeu du présent ouvrage dont voici en quelques mots
l’organisation :
Le premier chapitre porte sur l’instauration d’un
néoprotectionnisme africain. Il n’entre pas directement dans
les communs, mais il plante le décor en analysant cinquante
ans de « partenariat économique » entre l’Afrique et l’Union
européenne et amorce l’idée d’un nouveau projet politique
pour l’Afrique, centré sur la redécouverte et l’usage de ses
communs face à des enjeux clés du continent, à commencer
par sa souveraineté alimentaire. Le néoprotectionnisme
dans le cadre d’un juste-échange et d’un appel à une
nouvelle communauté d’action avec l’Europe est à cet égard
un enjeu commun autour duquel se structurent les biens
communs développés dans les chapitres suivants.
Le chapitre 2 aborde les communs les plus immédiats, en
particulier la question foncière africaine, d’une brûlante
actualité, et celle de la non moins urgente question de la
préservation de la biodiversité.
Le chapitre 3 remet les paysanneries au centre de la
souveraineté alimentaire et explore les conditions qui
permettront à l’agriculture de répondre à l’explosion future
des demandes.
Le chapitre 4 répond à la question  : «  Quelles sont les
modalités d’une finance africaine comme commun  ?  » Ce
chapitre revient sur deux fonctions de la finance
primordiales pour assurer le lien inter et intragénérationnel
à travers l’activité économique  : l’accès au crédit et le
besoin de liquidité auquel répond la monnaie.
Le chapitre 5 clarifie ce que sont les communs
numériques, d’où ils viennent théoriquement (en particulier
le mouvement des logiciels libres), leur préoccupation de
partage et d’accès au plus grand nombre. Il explique ensuite
dans quelle mesure le numérique est un excellent
catalyseur pour agréger et diffuser les ressources sur les
savoirs endogènes africains.
Enfin, le chapitre 6 interroge les vies du commun franco-
africain. Celle de son passé, ponctué de vieux liens
traumatiques aux pratiques moribondes, mais néanmoins
perpétuées par l’habileté des diplomaties du renouveau.
Celle de ses nouveaux communs, réels ou illusoires,
marqués par des volontés, mais surtout des actes de
rupture symboliques, politiques, institutionnels, tant
africains que français.
Je souhaite ainsi apporter ma contribution à la recherche
collective d’un équilibre, pour une relation plus juste entre
la France et l’Afrique, faite d’équités et de solidarités,
urgentes face aux substitutions géopolitiques naissantes et
porteuses de lourdes incertitudes pour l’avenir de l’Afrique.
CHAPITRE 1

Vers un néoprotectionnisme africain

Je suis contre le libre-échange car c’est la liberté du loup


dans la bergerie. Ce constat peut paraître sans nuance mais
c’est le mien et au moins il a le mérite d’être clair. C’est ce
que je vais m’évertuer à justifier dans le présent chapitre
qui promeut le juste-échange. J’y montre la nécessité de
bâtir un néoprotectionnisme africain face aux deux formes
de libre-échange auxquelles est confrontée l’Afrique, à
savoir, un libre-échange avec le reste du monde illustré par
les accords de partenariat économique avec l’Union
européenne (APE), mais aussi un libre-échange interne à
l’Afrique avec la promotion de la zone de libre-échange
continentale (Zlecaf). Le néoprotectionnisme que je
promeus est valable pour lutter contre l’un et l’autre. Il se
veut écologique et fondé sur la protection, la valorisation et
parfois la réinvention de nos (biens) communs.
Aujourd’hui, le monde assiste à la fin d’un libéralisme
débridé et au retour progressif du mercantilisme. En
témoigne l’action des États et des communautés régionales,
en première ligne dans la lutte contre la pandémie de Covid-
19. Un des enseignements de cette nouvelle donne est que
la promotion d’un libre-échange incontrôlé devrait laisser la
place à l’organisation négociée d’un juste-échange
équitable. Ce projet politique ambitieux, fondé sur le « juste-
échange intra-africain et avec le monde  » comme un bien
commun du continent, est une modalité incontournable
pour construire une solution pour l’Afrique. Incontournable
parce que l’Afrique est entrée dans la mondialisation en tant
qu’entité postcoloniale. Comme s’il était encore défendu à
son économie d’évoluer dans l’espace Monde, sans être
enserrée dans des liens d’extraversion mortifères, faisant
1
d’elle un continent cobaye . L’économiste et sociologue
camerounais Martial Ze Belinga évoque le fait d’œuvrer à
une «  archéologie de la décolonisation des humanités 2  »
comme préalable pour réhabiliter les savoirs africains dans
l’espace épistémique postcolonial. Cette nécessité, que
l’auteur souligne, de «  rejeter les eurocentrismes de
l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie, de la
philosophie et de l’économie  » doit tendre à une
revalorisation pragmatique des savoirs.
Dans un tel contexte, il est urgent d’atténuer la porosité
du continent aux influences d’un «  dehors  » notoirement
prédateur et de procéder au retour sur « un soi » créatif et
porteur de prospérité. Se retrouver permettra à l’Afrique
d’aborder le monde avec confiance, mais aussi de
préserver, grâce aux savoirs endogènes, les cadres
environnementaux nécessaires au bien-être de ses
populations.

Juste-échange et bonne échelle


Je me propose ici de décrire les voies de coopération et
de collaboration qui donneront pleinement la voix aux
Afriques, dans leurs singularités et leur unité, pour la
construction d’une politique de « juste-échange », à contre-
courant des transactions illusoires. Créer cette éthique du
juste-échange nécessite une profonde transformation
structurelle des économies africaines, dont la dynamique
centrifuge fera émerger les énergies créatrices du local.
La transformation locale s’amorce avec le choix du
produit approprié, l’élaboration des facteurs de réussite et
une approche stratégique systémique. L’erreur a été trop
souvent en Afrique celle de l’échelle, qui consiste à viser
trop haut pour commencer. Cette erreur trouve notamment
son origine dans les années 1960, avec les grands projets
pharaoniques du début des années d’indépendance
africaine, à l’instar des «  industries industrialisantes  » de
l’Algérie, ou de la construction des grands barrages Inga I,
II, III en République démocratique du Congo (RDC), grands
projets qui se sont révélés être des échecs.
Ces derniers procédaient d’une volonté d’affirmation de
la puissance de jeunes États-nations qui voulaient légitimer
ex  post les luttes des peuples pour leur autodétermination.
Le plus souvent, ils ont été conçus loin des réalités locales
et sociales. Par exemple, en RDC, pourquoi n’a-t-on pas
d’abord identifié les besoins exacts des populations et
envisagé d’investir dans un premier temps dans les
énergies hydraulique et solaire à destination des
populations rurales et des petites et moyennes entreprises
urbaines, avant de passer ensuite à l’échelle supérieure qui
au demeurant ne passe pas forcément par la construction
de grands barrages ?
Le choix des filières à renforcer et protéger se pose
également. Un exemple frappant est celui de la filière coton-
textile. Il semble évident que le développement d’une
industrie textile, une occasion manquée dans le passé,
serait plus facilement réalisable et plus largement et
immédiatement bénéfique pour les populations que celui
d’autres filières, par exemple le nucléaire, qui nécessite une
grande technicité, procure peu d’emploi, passe par une
durable dépendance externe et comporte des risques
d’accident d’ampleur continentale.
Le coton africain est très prisé à l’étranger. Avec un
marché de 400  millions de personnes, uniquement en
Afrique de l’Ouest, et une coopération accrue entre les
nations et les institutions régionales, les industries textiles
pourraient prendre leur essor et l’Afrique créer ainsi ses
propres marques internationales. Le marché, le savoir-faire
et les matières premières étant disponibles, la persistance
d’un taux de transformation du coton fibre de seulement
3  % demeure un véritable défi à la raison. Pour faire face
avec succès à un tel objectif, pour construire une industrie
textile compétitive, l’Afrique devrait privilégier un
protectionnisme éclairé. Cet exemple est naturellement
valable pour d’autres filières (café, cacao, phosphate,
agroalimentaire, bois, caoutchouc, etc.), y compris vivrières
(sorgho, mil, maïs, tubercules, fruits, plantes médicinales,
etc.) dont la consommation urbaine régresse, remplacée par
des céréales du Nord, et ce d’autant plus que leur
transformation locale, nécessaire à une consommation
urbaine, piétine.
Je m’efforcerai, dans ce chapitre, de mettre en lumière
les changements à opérer pour mettre fin à la structure
coloniale puis néolibérale de dépendance qui privilégie les
exportations de matières premières dans des chaînes de
valeur excessivement extraverties comme le montre leur
fiscalisation exagérément faible et qui néglige les incitations
idoines pour promouvoir la transformation locale et
l’extension des marchés locaux. L’Union européenne
continue malheureusement de porter haut une vision
néolibérale «  hors-sol  » du développement dans le cadre
des accords de libre-échange qu’elle dit partenariaux mais
plutôt impose, contre de l’aide, aux États africains et qui se
révèlent, sans réelle surprise, au service majeur de ses
propres intérêts, et au détriment des potentiels de
développement du continent.
Au contraire, les économies africaines doivent
impérativement se transformer structurellement en
identifiant les filières porteuses de prospérité partagée et de
consommation intérieure, en optant pour une protection
intelligente et non dogmatique de leurs potentiels à
développer, à commencer par leur potentiel agricole, et en
s’insérant plus et mieux dans l’ensemble des chaînes de
valeur internationales existantes.
L’Union européenne et l’Afrique :

un paradigme néolibéral difficile


à transformer

L’Union européenne (UE) semble avoir du mal à acter,


dans sa relation avec l’Afrique, l’aggiornamento intellectuel
en cours sur le plan international et qu’elle-même vient
paradoxalement d’illustrer avec son plan de relance massif
à 750  milliards d’euros et son embryon de fédéralisme
budgétaire.
Pourtant, face à un contexte politique mondial
caractérisé par la recrudescence de la concurrence
géopolitique, l’hypothèse d’un axe afro-européen n’a jamais
été aussi pertinente. L’une des conditions pour le rendre
possible, du moins sur le plan conceptuel, est la sortie du
paradigme de «  la coopération internationale pour le
développement  », lequel aura longtemps favorisé la
reconduction indéfinie d’un modèle de rapport asymétrique
entre les États africains et les États européens. Et ce malgré
toute la beauté du mot «  coopération  » qui a trop souvent
été subordonné à un ordre économique international
perpétuant et dissimulant les dominations et les rentes
acquises.
C’est seulement en développant une véritable réflexion
stratégique sur l’Afrique, fondée sur le principe du juste-
échange afro-européen, que l’on peut redonner à la
coopération son sens propre d’agir pour une œuvre en
commun. Cette étymologie permet d’envisager la relation
Afrique/Europe dans le champ théorique des communs ou
biens communs, qui promeut la gestion collective, par une
communauté autogouvernée, de ressources partagées pour
3
leur pérennisation et leur protection. Depuis 1976 , le
concept des communs s’est exponentiellement enrichi d’un
corpus de réflexions et d’actions militantes, en réaction à
l’emprise mondiale du néolibéralisme. L’action autour des
communs porte sur des ressources physiques comme c’est
le cas, dans le domaine environnemental, pour la protection
du fleuve Sénégal. Selon la même théorie, les biens
communs peuvent également être immatériels et concerner
les patrimoines de la connaissance, par exemple les récits
oraux hérités des savoirs ancestraux africains, ou la
pharmacopée traditionnelle.
Dans la perspective d’une relation afro-européenne
rééquilibrée, sur quels communs fonder une coopération
dont le paradigme néolibéral amalgame aide au
développement et échanges commerciaux, quand elle ne
subordonne pas la première aux seconds  ? Qui fait de
l’Afrique le continent le plus ouvert, sans barrières
douanières réelles, aux biens et services extérieurs,
décourageant toutes tentatives de fabriquer et de valoriser
ses propres biens et services ?
L’asymétrie qui marque les liens transactionnels entre
les deux continents est édifiante. Elle illustre bien l’analyse
de David Bollier 4 sur la captation des communs par les
institutions via le phénomène d’enclosures. Définissant ce
dernier comme la «  conversion de ressources partagées et
utilisées de manière large, en ressources propriétaires, sous
contrôle privé, traitées comme des marchandises
négociables  », il rappelle fort à propos que ces enclosures
s’effectuent également au moyen de traités de commerce.
Il est donc temps de sortir les relations entre l’UE et
l’Afrique des seules sphères du commerce (les dispositifs
très contestés de «  préférences  » et de «  réciprocité  » qui
seront ici analysés), de l’«  aide publique au
développement  » (ou solidarité, ou responsabilité ou
intérêts communs ?), migratoire (accords antimigratoires) et
militaire (sans commentaire). Je plaide, ici, pour une
conception de la coopération entre l’UE et l’Afrique qui soit
une ressource «  commune  » à construire, entretenir et
préserver dans le sens d’un présent déjà mêlé et d’un
avenir partagé.
Dans le cadre de son dialogue avec l’UE, la partie
africaine devra forger avec elle un chemin commun et
équitable vers la prospérité. L’adoption par l’Union africaine
de sa prospective de long terme intitulée «  Les cinquante
5
prochaines années : l’Afrique que nous voulons  » peut être
un premier pas dans ce sens.

Des conventions de Lomé aux accords


de partenariat économique (APE)
La genèse des relations commerciales postcoloniales
entre l’Europe et l’Afrique montre que les accords
économiques successifs ont toujours mis les notions d’effort
commun, d’égalité et de sauvegarde des intérêts des États
africains, entre autres principes de coopération, au cœur
des motivations du partenariat. Dans les faits, ces
professions de foi se sont heurtées à une realpolitik
économique puisant ses sources dans la colonisation, qui a
créé un déséquilibre économique, constant mais évolutif, en
défaveur de l’Afrique, aux antipodes de la «  complète
égalité entre partenaires » prônée par les premiers accords
dits de Lomé !
En 1975, les 9 pays membres de la Communauté
économique européenne et 46 pays d’Afrique, des Caraïbes
et du Pacifique (ACP) signaient la convention de Lomé, qui a
*1
été renouvelée plusieurs fois .
L’esprit de l’accord disposait, notamment, du principe
d’«  établir, sur une base d’une complète égalité entre
partenaires, une coopération étroite et continue dans un
esprit de solidarité internationale  », d’«  intensifier en
commun les efforts des partenaires en vue du
développement économique et du progrès social des États
ACP  » et «  de sauvegarder les intérêts des États ACP dont
l’économie dépend dans une mesure considérable de
l’exportation de produits de base ».
Sur le fond, la convention définissait les relations d’aide
et de commerce entre régions de pays « donateurs » pour la
CEE et pays «  bénéficiaires  » pour les ACP. En matière
commerciale, elle reconnaissait que la différence de
développement entre pays européens et pays ACP devait se
traduire par une différence d’obligations, notamment par la
mise en place de préférences commerciales non réciproques
en matière douanière. Les produits originaires des pays ACP
bénéficiaient de droits de douane moins élevés sur le
marché européen que les  produits originaires des autres
pays en développement et les dispositifs de stockage et de
stabilisation des prix interannuels mis en place assuraient la
stabilité des prix aux producteurs et des recettes
d’exportation. Dans cet accord, l’Union européenne
n’exigeait pas de contrepartie pour ses propres produits.
Si l’intention apparente était louable, les accords de
Lomé ont malheureusement favorisé l’exportation de
produits bruts non transformés par les pays ACP, tels le
café, le cacao, le coton, l’huile de palme, aux dépens de leur
industrialisation. D’autre part, le coût des avantages
consentis par l’Europe  a toujours été d’autant plus faible
que ces produits «  exotiques  » n’ont pas de concurrents
locaux directs (sauf le coton d’Espagne, de fait
subventionné). Enfin, leur commerce et leur transformation
en produits élaborés (café torréfié, chocolat, aliments
transformés, textiles, etc.) sont maîtrisés par des
entreprises multinationales, dont les intérêts sont soutenus,
et les profits taxés au Nord. Autrement dit, ces accords de
commerce ont simplement facilité les arbitrages dans les
chaînes de valeur en permettant aux multinationales
opérant en Afrique d’optimiser la localisation du profit final
(par le choix de prix de transfert successifs particulièrement
bas entre pays producteurs, transformateurs,
consommateurs et actionnaires finaux).
La création en 1994 de l’Organisation mondiale du
commerce (OMC) va changer la donne et aggraver la
situation des pays africains. En effet, dans un contexte de
libre-échange généralisé, l’OMC exige désormais
l’application du principe de réciprocité. En juin  2000, après
dix-huit mois de négociations difficiles, l’accord dit de
Cotonou succède aux accords de Lomé. Il est passé pour
vingt ans (avec clause de révision tous les cinq ans) entre
l’Union européenne et cette fois 77  États d’Afrique (y
compris l’Afrique du Sud), des Caraïbes et du Pacifique
(ACP). Il régit toujours leurs relations d’aide et de commerce
sans changement notable, tout en proposant une réforme
radicale  : au plus tard en 2008, dans une nouvelle phase
supposée d’égalité économique et donc de réciprocité des
concessions, des accords de libre-échange dits «  de
partenariat économique » (APE) entre l’Union européenne et
les 5  communautés économiques régionales africaines
(CEDEAO pour l’Afrique de l’Ouest, CEEAC pour l’Afrique
*2
centrale, etc.) devraient succéder aux divers systèmes de
préférences non réciproques leur offrant un accès privilégié
au marché européen.
En effet, les accords de Lomé puis de Cotonou ne
faisaient que particulariser et améliorer pour les pays
africains les systèmes de préférences accordés par l’Europe
dès  1971 aux   pays en développement, à savoir une
réduction de 30  % des droits de douane perçus par la CEE
sur la valeur de ses importations. Et des préférences
commerciales similaires aux accords ACP ont été accordées
à d’autres groupes régionaux au gré des alliances
commerciales ou stratégiques des pays de l’OCDE. Il en est
ainsi de l’accord de libre-échange de l’Union européenne
signé sans publicité avec neuf pays d’Amérique latine qui
leur permet d’exporter en franchise de droit les produits
dérivés du cacao et les bananes. De même, depuis 2000, les
candidats potentiels à l’adhésion à l’Union européenne,
comme les pays des Balkans de l’Ouest, peuvent exporter
tous leurs produits vers l’UE sans droits de douane,
préférences totales dont ne bénéficient pas les pays ACP.
L’Union européenne n’est par ailleurs pas la seule à avoir
agi de la sorte. L’African Growth Opportunity Act (AGOA) mis
en place en 2000 par les États-Unis au profit de la plupart
des pays africains s’ils suivent les principes de l’économie
libérale apporte des avantages similaires, quoique les
exemptions douanières soient limitées à quelques-uns des
*3
produits exportés .
L’accord de Cotonou de 2000 ne définissait en fait que le
cadre des futures négociations et non les produits
concernés, le processus de libéralisation et les mesures
d’accompagnement. Les négociations qui débutent en 2002
ont ainsi l’intégration régionale comme support et le libre-
échange pour horizon principal, c’est-à-dire l’introduction de
la réciprocité dans les relations commerciales entre l’Union
européenne et les pays ACP. Certes, les pays ACP disposent
de quinze ans pour s’ouvrir aux importations de l’UE (sur
80  % des importations) et jusqu’à vingt-cinq ans dans des
cas exceptionnels, alors que les marchés de l’UE sont
immédiatement et complètement ouverts. Certes encore,
les producteurs de 20  % des produits les plus sensibles (à
choisir) devraient bénéficier d’une protection permanente
contre la concurrence.
Reste que les négociations n’ont abouti aujourd’hui que
très partiellement, malgré les pressions incessantes de
*4
l’UE , faute d’adhésion réelle des régions au regard des
perspectives offertes, à savoir peu de certitudes et des
risques fiscaux, budgétaires et économiques avérés. À cela
s’ajoute que l’UE distingue deux types de pays africains,
ceux dits «  moins avancés  » (PMA) et ceux dits «  à revenu
intermédiaire  » car étant moins pauvres que les premiers.
Les PMA sont exonérés des règles de l’Union européenne et
peuvent continuer d’exporter leurs produits vers le territoire
européen en franchise de droits de douane et sans
obligation de réciprocité. Cette initiative qui s’intitule « tout
sauf les armes » est autorisée par l’OMC pour tenir compte
de l’état d’extrême fragilité de certains pays africains. La
difficulté réside dans le fait que les communautés
économiques régionales africaines, qui incorporent à la fois
des PMA et des pays à revenu intermédiaire, veulent
négocier en un seul bloc avec l’Union européenne, sans
distinction de degré de développement. Et l’on comprend
facilement pourquoi  : les pays à revenu intermédiaire qui
refuseraient les APE seraient soumis au régime beaucoup
plus restrictif des préférences généralisées pour accéder au
marché européen et y exporter leurs produits.
Résultat  : seuls quelques pays africains ont signé des
*5
accords, généralement «  intérimaires   ». Le Nigeria, un
pays qui n’hésite pas à protéger ses productions agricoles,
l’a refusé et bloque ainsi l’accord régional en
négociation  depuis vingt ans, mais la Côte d’Ivoire et le
Ghana, qui sont les deux non PMA de la CEDEAO
(Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest),
se sont vus obligés en 2016 de signer des accords
intérimaires, au risque de détériorer l’intégration régionale
et d’inonder les pays voisins de biens et services importés.
C’est et ce sera notamment le cas pour de nombreux
produits agricoles circulant dans la CEDEAO pour lesquels le
tarif extérieur commun était jusqu’alors de 35 %, et qui vont
encore gagner en compétitivité face aux produits locaux
grâce à des intrants importés moins taxés. Côte d’Ivoire et
Ghana continuent d’ailleurs pour l’instant d’appliquer le tarif
extérieur commun à 35 % au vu et au su de l’UE.
2016, date butoir de signature de l’APE pour les PMA
ouest-africains, n’a pas permis de conclure mais, on le voit,
cette perspective oblige la CEDEAO, déjà une région du
monde parmi les plus ouvertes commercialement, à choisir
entre intégration communautaire et intégration
commerciale à l’UE.
Une échéance d’autant plus redoutable que, comme
l’analyse l’économiste spécialiste des APE Jacques
Berthelot, ces accords de partenariat prévoient des
« clauses de rendez-vous », pour élargir la libéralisation aux
services, à la propriété intellectuelle, aux investissements,
aux marchés publics, aux capitaux, au développement
durable, ainsi que l’application de la clause de la « nation la
plus favorisée  » qui stipule que tout avantage commercial
accordé par un pays à un autre doit être immédiatement
accordé à la totalité des membres de la communauté
économique régionale.
De plus, contrairement à l’argument de l’UE –  qui au
demeurant parie curieusement sur de fortes augmentations
des exportations de céréales et de viande d’une Afrique de
l’Ouest pourtant de plus en plus importatrice en la
matière  –, les 20  % de «  produits sensibles  » qui peuvent
échapper à la libéralisation ne protègent pas toutes les
productions agricoles des pays ACP. Ainsi, dès l’année 5 de
l’accord de partenariat, 37,5  % des importations agricoles
de l’Afrique de l’Ouest seraient libéralisées pour 1,5 milliard
d’euros valeur 2015 dont 80 % taxées à seulement 5 %…
Comme l’a détaillé aussi Jacques Berthelot, les travaux et
études qui ont simulé les impacts probables des APE sur les
économies des régions africaines et notamment de l’Afrique
de l’Ouest prédisent des chocs fiscaux et donc budgétaires
considérables résultant du démantèlement tarifaire, un
détournement du commerce intra-africain et extérieur au
profit de l’Union européenne, un recul de l’intégration
communautaire, des effets sur la croissance et l’emploi
ambigus au niveau individuel mais une inégalité croissante
entre pays d’une même région. Au point que des études
d’impact commanditées par la Commission européenne ont
été ignorées opportunément…
Au regard du bilan très négatif des accords de
partenariat économique (APE) pour les pays ACP, à
commencer par l’Afrique de l’Ouest où les accords
intérimaires de Côte d’Ivoire et du Ghana, mis en œuvre
depuis fin 2016, sont en train de détruire le processus
6
d’intégration régionale , il serait contradictoire que le
président du Nigeria, Mohamadou Buhari, qui a refusé de
signer l’accord régional, signe celui de Samoa, censé
succéder à l’accord de Cotonou, alors qu’il est fondé sur son
extension aux thèmes dits de Singapour  : services,
concurrence, marchés publics, propriété intellectuelle,
investissements.

Des accords de partenariat économique


à la Zlecaf (zone de libre-échange continentale) :
le libre-échange en question
Pour demander la réciprocité des avantages historiques
alloués aux pays ACP, l’Union européenne a invoqué sa
condamnation à l’OMC sur plainte de 9 États latino-
américains exportateurs de bananes qui contestaient devoir
payer des droits de douane à l’UE alors que les pays
africains en étaient exemptés.
Cette « guerre de la banane » n’était qu’un prétexte. En
effet, les États-Unis venaient d’accorder en mai  2000 des
préférences commerciales non réciproques aux pays
africains, un accord qui a été entériné sans problème par
l’OMC et renouvelé en 2015 pour dix ans.
La réalité était tout autre : alors que l’Union européenne
était en 2000, et reste aujourd’hui, le premier partenaire
commercial et le plus gros donateur de l’Afrique, elle
estimait que la poursuite de la libéralisation multilatérale
était inéluctable à moyen terme et souhaitable au niveau
mondial. Elle désirait donc récupérer une partie des aides
consenties à l’Afrique depuis quarante ans et enrayer son
déclin relatif sur le continent face à la Chine et l’Inde, avant
que tous les autres pays, moins généreux (les États-Unis
notamment), en profitent.
Nous étions alors à l’apogée de la pensée unique
néolibérale au point qu’on pouvait envisager la «  fin de
l’histoire  » sous le nouvel ordre mondial. En 1998, le
ministre français chargé de la Coopération, Charles Josselin,
était formel : « Nous n’avons pas d’autre choix que le libre-
7
échange .  » On n’en attendait pas moins de ce fidèle
rocardien. Michel Rocard, finalement apôtre de la
dérégulation reaganienne internationale, ne déclarait-il pas,
alors qu’il était président de la Commission du
développement et de la coopération du Parlement
européen  : «  Il n’y a de développement que par le
commerce. Il n’y a pas de commerce fiable et équilibré sans
libre concurrence et toute protection douanière finit toujours
par être asphyxiante pour le pays protégé…  »  ? Et
d’ajouter : « Reste que le marché privilégie les forts et que
l’économie trop faible ne peut y résister. La réponse
principale ne se situe pas en termes de protection, même si
celle-ci peut être temporairement nécessaire. Elle se situe
en termes de principes. Le premier de ces principes est que
8
tout développement est d’abord endogène .  » Comprenne
qui pourra…
Pourtant, comme le rappelle l’économiste sénégalais
9
Ndongo Samba Sylla , dans les pays africains, les préalables
à l’efficience économique du libre-échange n’étaient et ne
sont généralement pas réunis : « absence de chômage, pas
de rigidité du côté de l’offre, marché du risque efficient,
possibilité de compensations pour les perdants et sans coût
de mise en œuvre, etc. ».
De plus, tous les pays, y compris ceux de l’ancienne
Europe (qui ont encouragé les migrations massives pour
accomplir leur révolution économique), les États-Unis depuis
e
le XIX   siècle et encore aujourd’hui dans de nombreux
domaines, les nouveaux dragons asiatiques et la Chine, et
toujours et encore l’UE  prônant un libéralisme qu’elle
n’applique que modérément, ont protégé et protègent,
ouvertement ou en le cachant, leurs agricultures et leurs
industries émergentes ou prioritaires pour préserver leur
développement endogène. Ils l’ont fait de multiples
manières, comme le fait l’UE en subventionnant
«  indirectement » ses productions et donc ses exportations
agricoles et alimentaires après les avoir soutenues très
directement pendant des décennies via la Politique agricole
commune (PAC). Comme le font, également, les États-Unis
pour le coton. Ou comme le font tous les pays industrialisés
par des barrières dites non tarifaires, car construites sur des
normes sanitaires ou environnementales qui sont
difficilement satisfaites par des économies moins
structurées.
Dans L’Urgence africaine, j’ai indiqué, sur la base des
études de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans
10
le monde (FARM) , que la part des soutiens fournis par les
pays riches à leur agriculture (21  % de la valeur ajoutée
agricole) était 5 fois supérieure aux soutiens fournis par les
pays pauvres à la leur (4 % de la valeur ajoutée agricole). Si
on considère le soutien au producteur individuel, les États-
Unis soutiennent 820  fois plus leurs agriculteurs que la
Tanzanie selon la même étude. En effet, ils versent
37  725  dollars US par actif agricole, contre 11  028  dollars
pour l’Union européenne. Dans le même temps, le Brésil
verse 1  176  dollars, le Sénégal 760  dollars et enfin la
Tanzanie ferme la marche avec 46 dollars par actif agricole.
De nombreuses voix au Sud contestent le libre-échange,
soulignant l’ambiguïté des pays développés. En 1997,
l’écrivaine et féministe indienne Vandana Shiva déclarait  :
«  Le libre-échange n’est pas l’antiprotectionnisme, c’est le
protectionnisme des forts et des puissants 11.  » Au forum
public de l’OMC, en septembre  2014, Mamadou Cissokho,
président honoraire du Réseau des organisations paysannes
et des producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest,
observait  : «  Tous les pays qui se sont développés ont
commencé par créer les conditions nécessaires pour le faire
à travers la protection des importations et ce n’est qu’après
qu’ils ont ouvert leurs marchés à d’autres pays. On ne peut
demander aujourd’hui à l’Afrique d’être le premier exemple
qui montre que c’est en ouvrant d’abord ses marchés
qu’elle va se développer.  » Lors d’une rencontre à
Ouagadougou, le 18  avril 2000, entre le commissaire de
l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine)
chargé des relations commerciales extérieures et Jacques
*6
Berthelot , ce dernier a déploré l’absence d’une politique
agricole commune effective dans l’UEMOA et noté qu’il était
dangereux de n’avoir pas prévu de protection spécifique
pour les produits agricoles et alimentaires.
12
Comme le souligne encore Ndongo Samba Sylla , quelle
« réciprocité » et quel « libre » échange attendre d’accords
entre une puissance commerciale représentant un tiers du
commerce mondial et un bloc de pays ACP n’en
représentant que 1  %, dans un contexte où les
multinationales contrôlent près de 80  % du commerce
mondial  ? En quoi ouvrir davantage l’Afrique aux biens et
services européens pourrait-il favoriser l’intégration
régionale ou continentale alors que cette ouverture sape et
les possibilités intérieures de transformations et de
développement de services, et les ressources fiscales
permettant une maîtrise de la valorisation de chaque
territoire concerné ? Quelle est la cohérence avec l’ambition
*7
du PDDAA , premier programme par lequel les Africains se
ressaisissaient de l’enjeu agricole ?
La question se pose, notamment, pour la mise en place
de la zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf),
qui a pour principal objectif de stimuler le commerce intra-
africain par la suppression de 90 % des taxes douanières sur
les biens et les services intérieurs de tout le continent, ainsi
que des barrières non tarifaires, telles que les limitations
sanitaires, phytosanitaires ou les restrictions quantitatives.
On remarquera d’abord que, faute d’infrastructures, cela
prend plus de temps d’expédier des marchandises du sud
au nord de l’Afrique que d’en importer de Chine. Comment
ne pas voir dans la Zlecaf l’étape finale d’une libéralisation
complète livrant au monde un continent voué à accroître
ses dépendances tout en lui permettant de profiter sans
trop d’exigence de ses rentes naturelles et fossiles  ? Si la
Zlecaf peut se justifier à l’horizon 2063, fixé par le plan
d’action de Lagos, une fois les régions africaines intégrées,
développées et donc armées face à la concurrence
extérieure et entre elles, sa mise en œuvre prévue dès
janvier 2021 me paraît tout à fait prématurée.
Au demeurant aucun accord n’a encore été trouvé sur
ses règles de fonctionnement. Surtout, si 90 % des droits de
douane sur les échanges intra-africains devaient être
supprimés en dix ans pour les pays moins avancés, et en
cinq ans pour les pays à revenus intermédiaires, cela
bénéficierait aux multinationales, notamment celles de l’UE
très présentes en Afrique, ce qui explique entre autres le
soutien politique et financier qu’elle apporte à la Zlecaf…
L’édification d’un paradigme alternatif :
un néoprotectionnisme écologique africain

Un partenariat équitable entre l’Afrique et le reste du


monde exige une remise en cause de l’insertion primaire
des économies africaines au sein du commerce
international. C’est pourquoi la Zlecaf, qui regroupera
l’ensemble du continent africain, pourrait constituer, a
priori, une excellente plateforme pour que les produits
véritablement africains alimentent les marchés africains sur
la base de règles d’origine et de contenu local strictes. Mais,
je l’ai souligné plus haut, une Zlecaf digne de ce nom est
d’abord un «  commun  » équitable et solidaire à construire
dans le temps long.
La prospérité africaine pourra ainsi être perçue comme
un «  bien commun  » nécessitant, pour son effectivité, au-
delà du simple marché commun, l’édiction de règles de
transfert de ressources des États les plus dotés en
ressources naturelles et humaines (Nigeria, Afrique du Sud,
Algérie, Égypte, Maroc, Angola) vers les États les moins
dotés (Gambie, Liberia, Guinée-Bissau, Burundi…),
l’amélioration de la productivité des facteurs de production
via le partage d’expériences, la formation de la jeunesse, et
le renforcement des capacités en matière de gouvernances
nationale et continentale. Pour ce faire, encore faut-il
s’assurer de la pertinence des prémisses au fondement de
cette construction régulièrement présentée comme la
réponse à tous les maux économiques de l’Afrique.
Avant de préciser ce que la Zlecaf devrait viser à terme,
à savoir, fruit d’intégrations régionales réussies au
préalable, une prospérité partagée préservant les
écosystèmes naturels, je vais commencer par analyser
comment se posent les problèmes auxquels elle tente de
répondre.

Grandes tendances : (re)primarisation


économique et dépendances
La part de l’Afrique dans la valeur ajoutée
manufacturière (VAM) est l’un des principaux défis auxquels
sont confrontés les pays africains. Elle est demeurée faible à
13,25  % au cours de la période 1990-2018. La valeur
ajoutée manufacturière des pays asiatiques est supérieure
de 10 points de pourcentage à celle des pays africains, soit
23,21 % du PIB.
La fabrication à base de ressources non transformées
représente environ la moitié des exportations totales de la
valeur ajoutée manufacturière et de fabrication. La
production manufacturière a continué d’être concentrée sur
des produits à faible technologie  : aliments, textiles,
vêtements, chaussures, bien que l’industrie automobile ait
connu une croissance notable. La valeur ajoutée
manufacturière moyenne par habitant des pays
industrialisés est 10 fois supérieure à celle des pays en
développement et 90 fois supérieure à celle des pays les
moins avancés, dont la plupart se trouvent en Afrique.
L’Afrique a connu un processus de
«  désindustrialisation  » ou de «  reprimarisation  », la
contribution de la valeur ajoutée manufacturière en
pourcentage du PIB des pays africains ayant diminué en
moyenne de 16,27  % en 1990 à 11,12  % en 2018. Il y a
également lieu de noter la faible part des exportations intra-
africaines en pourcentage du total des exportations
africaines (estimé à 17 % en 2018 contre 69 % en Europe et
59 % en Asie).
Quant aux conventions de Lomé et à l’accord de
Cotonou, ils sont loin d’avoir enrayé la marginalisation des
pays africains dans les échanges internationaux : la part de
leurs exportations sur le marché européen n’a cessé de
décroître, passant de 6,7 % de l’ensemble des importations
européennes en 1976 à 1,3 % en 1995 et 1,4 % en 2020. La
tendance est la même au niveau des produits agricoles, qui
ne comprennent pas les poissons (4,3  % en 1995 et 3,3  %
en 2020), sauf une faible hausse pour les produits
alimentaires (4,5  % en 1995 et 5  % en 2020). Les pertes
concernent surtout les produits agricoles traditionnels,
comme les produits oléagineux, le cacao et le café, pourtant
des produits agricoles africains phares, mais concurrencés
par l’ensemble des pays intertropicaux. Les exportations se
sont peu diversifiées et demeurent principalement centrées
sur des produits primaires bruts, non transformés.

Une initiative prometteuse :

le mois du « consommer local en Afrique


de l’Ouest francophone »
Face à l’extraversion croissante et préoccupante des
modes de consommation en Afrique, les réponses à la
reprimarisation des économies africaines sont nombreuses
et les initiatives foisonnent sur le continent, dans le souci
d’une appropriation progressive par l’Afrique de son
processus de développement. Dans ce cadre, les ministres
en charge du Commerce des États membres de l’Union
économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), au cours
d’une réunion tenue à Ouagadougou, le 25  octobre 2019,
ont décidé de faire du mois d’octobre de chaque année le
mois de la promotion de la consommation des produits et
services locaux, sur l’ensemble du territoire communautaire.
Dans la suite de cet engagement, l’activité de promotion
économique « mois d’octobre, mois du consommer local » a
été instituée et vise, entre autres, les objectifs suivants  :
donner de la visibilité aux produits locaux de l’UEMOA,
améliorer l’image des produits locaux et leur perception par
les consommateurs, susciter un changement des habitudes
de consommation chez les populations de l’espace UEMOA ;
promouvoir la transformation des produits locaux  ;
contribuer à la création d’emplois dans l’espace UEMOA à
travers la transformation industrielle des produits et la
fourniture des biens et services locaux.
Cette initiative est censée être plus qu’une simple
opération de «  publicité  » pour les produits locaux. Elle a
pour ambition d’induire des changements structurels, avec
des effets positifs, notamment sur le plan économique. Elle
doit favoriser non seulement l’accroissement de la part
transformée des matières premières mais aussi et surtout la
diversification de l’offre de produits locaux à valeur ajoutée,
qui impacte à la hausse les revenus des agriculteurs, des
artisans et des transformateurs locaux, de manière à
enclencher des dynamiques vertueuses.
Le concept du consommer local devrait devenir à terme
un véritable programme de développement commercial qui
contribuera significativement au développement industriel,
à l’accroissement de la demande et à la création d’emplois,
toutes choses qui participeront à la création de richesse et à
l’amélioration des conditions de vie des populations de
l’Union. Pour l’heure, les initiatives sont timides, à l’instar de
celle du Burkina, qui privilégie désormais la consommation
de produits du cru lors des «  pauses-café  » des nombreux
séminaires sur le « développement » dont seul le continent
africain a le secret. De même, le chef de l’État et tous les
ministres burkinabés portent la tenue locale, le faso dan
fani, dans les cérémonies officielles. Au Togo, le ministère du
Commerce a ajouté dans son intitulé «  la consommation
locale  ». Il y a lieu d’insister sur le retard des pays
francophones d’Afrique, par rapport aux pays anglophones,
à prendre conscience de l’importance de consommer les
produits locaux, notamment les produits culturels comme la
musique ou le cinéma, comme en témoigne le succès
grandissant de Nollywood, l’industrie cinématographique
nigériane.
La première édition du «  mois d’octobre, mois du
consommer local  » a vu la participation de toutes les
couches et catégories socioprofessionnelles ainsi que
l’adhésion des États. Mais, de manière générale, le vrai défi
de cette initiative, louable sur le plan des principes, est sa
faible compatibilité avec un modèle de développement qui
reste largement extraverti, qui valorise une monnaie forte
(le franc CFA) constituant une véritable subvention aux
importations et une taxe sur les exportations, et qui œuvre
à un désarmement tarifaire mortifère dans le cadre du tarif
extérieur commun de l’UEMOA. Dans L’Urgence africaine,
j’ai parlé de « superposition des discours » pour désigner la
faible cohérence des politiques publiques africaines et la
contradiction que génèrent des options de développement
non réfléchies dans toutes leurs dimensions avant d’être
proclamées par les dirigeants. Il me semble qu’avec
l’initiative du «  consommer local  » nous avons la parfaite
illustration de ce travers. Il y a donc lieu de poursuivre de
façon rigoureuse les analyses théoriques et les études
empiriques afin d’identifier les voies pertinentes d’insertion
de l’Afrique dans les chaînes de valeur régionales et
internationales.

L’intégration commerciale favorise-t-elle


la croissance et la convergence des économies
africaines ?
La croissance du PIB réel de l’Afrique a été en moyenne
de 3,57 % sur la période 1990-2019, avec une croissance de
2,92  % en 2019 contre 3,43  % en 1990. Malgré une
croissance économique sinusoïdale sur la période 2000-
2017, la période 2000-2005 est celle qui a fortement
contribué à ce taux, contre une faible croissance sur la
période 1992-1995.
Par rapport aux autres continents, l’Afrique est le
deuxième continent à connaître une forte croissance
économique après l’Asie (4,9  %), jusqu’au ralentissement
récent sous Covid-19 et maintenant du fait du conflit
ukrainien aux retentissements mondiaux. L’Afrique devance
respectivement l’Amérique (2,45 %) et l’Europe (1,64 %). La
zone euro a enregistré une croissance de 1,71  % sur la
période 1990-2019. L’analyse intrapériode montre que
l’Afrique est le continent avec la plus forte croissance sur la
période 2000-2010. Cette première place a été perdue à
l’avantage de l’Asie et de l’Océanie au cours de la dernière
décennie (2010-2019).
La littérature économique orthodoxe indique de façon
générale que l’intégration régionale favorise une croissance
économique partagée et une convergence des revenus
entre les pays membres par des canaux directs et indirects
à travers l’augmentation du commerce intrarégional, les
économies d’échelle, la diffusion des connaissances, la
technologie et la transformation structurelle des économies.
Un économiste togolais, Vigninou Gammadigbe, a
13
analysé les effets de l’intégration commerciale régionale
sur la croissance et la convergence des revenus en Afrique
et ses différentes communautés économiques régionales
(CER). Il s’agissait d’en tirer des leçons pour le processus de
la création de la zone de libre-échange continentale
africaine (Zlecaf). À cette fin, il a estimé deux modèles, l’un
pour la croissance économique et l’autre pour la
convergence des revenus dans l’échantillon africain et dans
les principales CER africaines sur la période 1989 à 2018.
Les résultats de l’analyse ont montré que l’intégration
commerciale régionale a un effet positif sur la croissance
économique, mais pas sur la convergence des revenus en
Afrique. Au niveau macroéconomique, les gains de
l’intégration régionale sont inégalement répartis, une
grande part étant captée par les pays relativement
développés du continent.
Ces résultats sont en accord avec les théories et
14
certaines analyses empiriques qui ont montré que les
accords Sud-Sud entraînent des divergences dans les
niveaux de revenus des États membres, tandis que les
accords Nord-Nord peuvent conduire à une convergence des
niveaux de revenus.
Dans le contexte africain, les différences dans le niveau
de développement, la qualité des institutions et le
développement financier ont tendance à favoriser les
entreprises des pays relativement développés à court et à
long terme. De plus, les pays relativement plus développés
du continent sont déjà plus exposés à la concurrence
internationale et sont donc mieux à même d’absorber le
choc du démantèlement tarifaire. En outre, la main-d’œuvre
relativement plus qualifiée disponible dans ces pays leur
offre la possibilité d’attirer davantage d’investissements que
les pays pauvres et de bénéficier ainsi davantage de la
réaffectation des ressources du fait de l’intégration
régionale.
Cette analyse est corroborée par les résultats d’une
revue d’études montrant que la capacité des pays africains
à bénéficier de la Zlecaf dépend de la structure de leurs
économies. Les économies les plus diversifiées auraient plus
à offrir que les pays pauvres tributaires des exportations de
quelques matières premières et de produits non
transformés. Pour ces derniers, les difficultés de rattrapage
peuvent s’expliquer par la perte des ressources douanières,
liée au démantèlement des tarifs douaniers, par le choc
négatif de l’ouverture commerciale sur les secteurs
vulnérables et leur faible capacité à absorber le transfert de
connaissances et de technologies résultant du commerce.
L’effet de l’intégration sur la croissance et la
convergence des revenus est mitigé dans les Communautés
économiques régionales africaines. L’effet de divergence
des revenus y semble plus robuste. Autrement dit, plus la
taille de la communauté économique est grande, plus la
probabilité de regrouper des pays à différents stades de
développement est forte, et plus robuste est la divergence
des revenus. Il en est de même pour l’ensemble du
continent. Ces résultats ont de fortes implications pour les
communautés économiques existantes et pour le projet
d’intégration commerciale à l’échelle du continent que
représente la Zlecaf.
Premièrement, une intégration commerciale plus
poussée augmenterait le commerce intra-africain et serait
donc plus bénéfique à la croissance des pays relativement
développés. L’analyse économétrique confirme ce résultat
au sein des grandes communautés économiques du
continent. Ces conclusions ne s’opposent pas au principe
d’une intégration plus poussée en Afrique, mais soulignent
plutôt l’urgence de compléter les processus d’intégration
commerciale sur le continent par des politiques de
protection des secteurs vulnérables dans les pays les plus
pauvres. Plus précisément, les résultats de cette étude
montrent la nécessité de soutenir le projet de la Zlecaf avec
des politiques visant à réduire les barrières non tarifaires au
commerce et à améliorer les infrastructures afin de
maximiser les effets sur la croissance dans tous les pays
participants. En outre, des réformes structurelles axées sur
l’amélioration de la productivité et les programmes de
formation devraient être mises en place pour favoriser des
effets distributifs et faciliter la mobilité intersectorielle et
interpays.
Le débat actuel sur l’opportunité de la Zlecaf m’inspire
deux autres commentaires :
1. Les résultats évoqués ci-dessus confirment l’effet dit
de «  polarisation  » du processus d’intégration régionale
mis en évidence par le prix Nobel d’économie Paul
Krugman, s’agissant de la zone euro : en effet, Krugman
montre que l’intégration européenne a abouti à une
divergence structurelle entre les pays du nord de l’UE,
plutôt spécialisés dans les produits industriels
(Allemagne, Pays-Bas, Autriche, etc.) et les pays du sud
de l’UE, plutôt spécialisés dans les services (France,
Italie, Espagne, Portugal, etc.). L’effet sur la balance des
paiements n’est pas le même  : excédentaire pour le
premier groupe de pays et déficitaire pour le second.
2. Les résultats suggèrent également l’impératif d’un
fédéralisme budgétaire pour corriger les effets pervers
du processus d’intégration commerciale  : en effet, sans
la mise en place d’un système de transferts budgétaires,
adapté, des pays les plus développés vers les pays les
moins développés des pays membres de la Zlecaf, en
l’espèce, la divergence structurelle sera difficilement
corrigée, car le seul jeu du marché a tendance à
accentuer naturellement les polarisations à l’œuvre.
Pour les pays africains les plus vulnérables, à l’instar du
Togo, une question importante demeure l’impact du
désarmement tarifaire et des barrières non tarifaires,
auxquels est sujette l’Afrique, sur la viabilité à moyen terme
des initiatives industrielles en cours. Je pense, par exemple,
à la plateforme industrielle d’Adétikopé au Togo, dont une
des ambitions est la réalisation d’une industrie textile
susceptible de valoriser le coton togolais.
De mon poste privilégié d’observation de la marche des
huit économies de l’UEMOA, je constate une faible
coordination des politiques de valorisation des matières
premières agricoles, notamment le coton, et une
concurrence potentiellement mortifère entre les filières
cotonnières de la sous-région.
Plus de vingt ans après l’adoption de la Politique agricole
de l’UEMOA (décembre  2000), en tant que commissaire de
cette institution, je mesure que, s’il existe bien une politique
agricole commune en son sein, la question de la protection
idoine de notre espace reste entière alors que les
perspectives d’un accord de partenariat économique avec
l’UE sont assurément risquées pour le développement
agricole, secondaire et tertiaire ouest-africain.
Cette absence de protection agricole spécifique
s’explique largement à la fois par le primat d’une vision de
court terme des dirigeants des États membres et par la
quasi-inexistence de syndicats agricoles capables de faire
prendre en compte les intérêts paysans en Afrique de
l’Ouest. De fait, il est de l’intérêt à court terme des
gouvernements de nourrir la population, de  plus en plus
citadine, aux plus bas prix, qui sont généralement ceux des
produits agricoles et alimentaires importés, issus
d’excédents mondiaux de systèmes agricoles
motomécanisés ultraproductifs, tandis que les familles
paysannes de nos pays ne peuvent plus vivre, ni se nourrir,
de ce qu’elles produisent pourtant avec courage et
résilience.
Mais la stabilité politique des pays africains ne dépend
plus aujourd’hui des seules villes, qui d’ailleurs n’offrent
plus, désormais, l’opportunité d’une vie juste un peu
meilleure, exutoire à la détresse des paysanneries. Les
campagnes, les périphéries sont lasses de l’indifférence
qu’elles subissent et qui contraste avec les manifestations
de richesses du monde entier, à commencer par celles de
leur bourgeoisie nationale, dont elles sont témoins via les
images d’Internet.

L’enjeu agricole
Comme nous en reparlerons dans le chapitre dédié aux
paysanneries, les conclusions de Bruno Losch, économiste
du Cirad (Centre de coopération internationale en recherche
agronomique pour le développement) détaché à la Banque
mondiale dans le cadre d’un programme d’étude sur la
libéralisation de l’agriculture des pays en développement,
15
donnent des clefs à cet égard, même seize ans après .
Il y notait le caractère relativement modeste des gains
globaux en matière de bien-être, issus de l’ouverture et de
la libéralisation des échanges, et leur répartition
défavorable aux pays les plus pauvres. Surtout, il y analysait
cinq difficultés majeures  pour le développement
économique des pays en voie de développement (PED), en
particulier les pays les moins avancés et la plupart des pays
à faible revenu, pour lesquels l’agriculture reste un secteur
stratégique :
1. Le fonctionnement optimal des marchés est contrarié
dans les faits, et notamment dans les PED, par leurs
imperfections (coûts de transaction), leurs défaillances
(externalités, dotation insuffisante en biens publics) et
leur fréquente incomplétude (par exemple déficit en
crédit, en transport, en information).
2. La libéralisation s’est aussi et surtout traduite par : a)
une redéfinition du rôle respectif des firmes et des États
de par le retrait des pouvoirs publics de la production, de
la commercialisation et de la gestion de l’offre  ; b) une
asymétrie accrue entre les acteurs de la production et
ceux de l’aval (négoce, transformation, distribution)
renforçant la tendance naturelle des marchés à la
concurrence imparfaite  ; c) l’émergence d’agricultures à
plusieurs vitesses au sein des différentes économies
nationales (tous les producteurs ne sont pas en mesure
de participer à ces nouveaux marchés du fait de
contraintes techniques et financières liées au respect des
normes et des standards privés imposés par les firmes)
avec un secteur d’entreprises en mesure de jouer
l’insertion internationale compétitive, un secteur en
marginalisation accélérée caractérisé par de petites
exploitations agricoles en situation de survie
économique et un entre-deux à l’avenir incertain.
3. La globalisation et l’ouverture des marchés signifient
concrètement une mise en concurrence entre des
niveaux de compétitivité et de productivité du travail
radicalement différents (de 1 à 1  000), sans même qu’il
faille évoquer les distorsions de marché liées aux
soutiens massifs des pays les plus riches à leurs
*8
agricultures . Les agricultures motorisées et chimisées
des pays industrialisés et les entreprises agricoles de
certaines régions des PED ne concernent que 2 à 3 % des
actifs mondiaux (une trentaine de millions de
producteurs), alors que l’agriculture de petites
exploitations regroupe plus de 400  millions
d’agriculteurs, le plus souvent en situation de marginalité
absolue. Moins nombreux, les producteurs en situation
intermédiaire (ayant recours aux intrants et parfois à la
culture attelée) dans un écart de productivité au mieux
de  1  à 20 peuvent dégager des surplus
commercialisables, même si l’évolution des prix relatifs
leur a été défavorable. La faible rémunération du travail
reste, avec les ressources naturelles, l’un des seuls
avantages comparatifs de nombreux PED…
4. Les hypothèses sous-jacentes du modèle renvoient
implicitement à un modèle évolutionniste des économies
nationales inspiré par l’histoire des révolutions agricoles
e
et industrielles de l’Europe du XIX   siècle  : sauts
technologiques, accroissement de la productivité dans
l’agriculture, libération de la main-d’œuvre utilisable
pour l’industrie naissante et les services, croissance des
activités rurales non agricoles. La reproductibilité d’une
telle séquence, qui a marqué l’idéologie du
développement, apparaît toutefois de moins en moins
plausible pour de nombreux pays à faible revenu qui
conservent encore une proportion importante de leur
population active dans l’agriculture et où les alternatives
en termes d’emploi sont limitées. La principale contrainte
est alors la pression de la concurrence internationale qui
pèse sur les possibilités d’exportation ou diminue la
viabilité d’activités destinées au marché local.
5. Les conditions spécifiques des premières
industrialisations n’ont en effet strictement rien à voir
avec l’économie mondiale en 2006. D’une part, les
économies européennes ont joui de marchés captifs pour
asseoir leurs industries naissantes et d’une absence de
concurrence de leurs colonies. D’autre part, le «  trop-
plein  » de main-d’œuvre et de pauvres ruraux que
l’industrie et les activités urbaines n’étaient pas en
mesure d’absorber s’est résolu au travers de migrations
internationales de grande ampleur (entre  1850 et  1930,
plus de 60  millions d’Européens émigrent). Aujourd’hui,
la pression migratoire est tout aussi forte, exacerbée par
une connaissance plus fine des modes de vie des pays
riches, mais le monde est fermé à la circulation des
personnes…
Dans l’ensemble des pays les moins avancés (49 États),
*9
une grande partie des pays dits à faible revenu (54 États)
et certains pays à «  revenu intermédiaire de la classe
inférieure  », soit l’essentiel de l’Afrique subsaharienne, les
alternatives en termes d’emplois et les créations d’emplois
en dehors du secteur agricole et d’un informel urbain mal
défini sont très limitées, alors qu’ils connaissent des taux de
croissance démographique encore soutenus, les plus élevés
du monde (entre 2,5 et 3  % par an). Cette croissance se
traduit par des cohortes annuelles imposantes de jeunes
arrivant sur le marché du travail. À l’échelle d’un pays
comme le Sénégal ou Madagascar, ce sont entre 200 000 et
300 000 jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du
travail alors que l’économie formelle hors agriculture offrira
au mieux quelques dizaines de milliers d’emplois.
À l’issue de sa démonstration, et avant même la prise de
conscience de la nouvelle donne du changement climatique,
Bruno Losch concluait en 2006 à un risque de
cloisonnement du monde, porteur de risques majeurs, avec
d’un côté des États riches et emmurés et de l’autre des
«  non-zones  » de pauvreté, et donc à la nécessité de
réinvestir massivement et autrement dans un
accompagnement de la transition. Et notamment dans des
«  espaces d’intégration Nord-Sud ne se limitant pas à la
seule dimension commerciale  » et dans un appui massif à
l’agriculture devant rester, pour les quelques décennies
cruciales à venir, le seul véritable secteur d’absorption de la
croissance démographique.
Une analyse que partagent totalement les petits
producteurs paysans. Quelques semaines après l’adoption
16
par l’UE en 2001 de la décision Tout sauf les armes (TSA) ,
le Roppa (Réseau des organisations paysannes et des
producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest) et la Via
Campesina (Mouvement international regroupant des
organisations de petits et moyens paysans d’Asie, des
17
Amériques, d’Europe et d’Afrique) l’ont dénoncée dans un
communiqué de presse : « La décision de l’UE d’ouvrir sans
droit de douane son marché agricole aux produits des pays
moins avancés est le contraire d’une solution pour ces pays.
Elle est plutôt faite pour justifier la pénétration des marchés
des pays moins avancés par les exportateurs de l’UE que
pour donner une réelle chance aux agriculteurs des pays
moins avancés de vendre leurs productions en Europe…
Pour la Via Campesina et le Roppa, la priorité doit être
donnée à une production vivrière, saine, de bonne qualité,
culturellement appropriée, pour le marché intérieur de
chaque pays et pour le marché sous-régional ou régional de
chaque région du monde… La décision européenne va au
contraire renforcer les bénéfices des grandes firmes utilisant
les ressources et la main-d’œuvre des pays moins avancés
pour les cultures d’exportation vers l’UE. Cela diminuera les
ressources et la main-d’œuvre consacrées à la production
d’aliments pour les familles paysannes et urbaines de
18
chaque pays, augmentant ainsi l’insécurité alimentaire . »
Une déclaration prémonitoire puisque le déficit des
échanges alimentaires (produits agricoles non alimentaires
exclus) des pays les moins avancés d’Afrique de l’Ouest vis-
à-vis de l’Europe n’a fait qu’augmenter.

Reconstruire l’Afrique à partir de la souveraineté


agricole et alimentaire
Le projet de Zlecaf étant embryonnaire au stade actuel,
les efforts devraient se poursuivre pour approfondir
l’intégration au niveau des cinq communautés régionales
économiques (CER) qui la constituent pendant au moins une
génération, temps nécessaire à l’accroissement des
échanges intracommunautaires.
Il faut commencer par l’intégration de chaque État dans
sa communauté régionale au lieu de mobiliser nos forces
sur une intégration continentale prématurée, en pensant
que, par un processus top-down, elle percolera vers les
intégrations régionales. Le renforcement des intégrations
commerciales régionales comme continentale implique au
demeurant une consolidation préalable de l’intégration dans
tous les domaines. Politique d’abord : la volonté d’aller vers
les États-Unis d’Afrique et de chaque communauté
régionale, fondée sur un minimum de solidarité budgétaire
et par une politique de redistribution minimale des revenus
au profit des pays, entreprises et ménages défavorisés. Mais
aussi intégration dans tous les autres domaines,
économique, monétaire, financier, social, environnemental
et culturel.
Quant à notre dépendance alimentaire croissante,
combien de temps allons-nous supporter – et la paix sociale
va-t-elle le supporter  – que soient à peine taxés lait en
poudre, poulets, viande bovine, sucre, huiles… et même des
céréales importées massivement, notamment du blé et du
riz, plutôt que de consommer les productions locales (il
existe une vingtaine d’espèces pour le riz)  ? Productions
locales d’autant moins faciles à trouver que les familles
paysannes ne peuvent ni investir ni financer leurs activités
au regard des prix trop bas et volatils d’excédents mondiaux
subventionnés, et donc ne peuvent accéder aux crédits,
marchés, stockages, chaînes du froid et transports
organisés, qui permettraient à ces productions d’être
distribuées et concurrentielles. Sans parler de l’inaction
publique et des excessives procédures administratives…
On remarquera que l’Assemblée de l’UE a adopté en
septembre 2021 la résolution portée par la députée Michèle
Rivasi à propos de «  la politique laitière de l’Union
19
européenne sur la production locale de lait en Afrique   »
réaffirmant le principe de «  ne pas nuire  » et le droit à la
souveraineté alimentaire. Elle montrait que les pays
d’Afrique de l’Ouest sont les principaux importateurs de lait
écrémé en poudre européen, poudre constituée  du reste à
75  % de poudre de lait maigre mélangée à des matières
grasses végétales, le plus souvent de l’huile de palme… Ce
mélange est vendu jusqu’à 30, voire 50 % moins cher que le
vrai lait produit localement  car son importation n’est taxée
qu’à 5  %  ! Ce qui incite même les rares unités de
transformation locale en Afrique de l’Ouest à utiliser le faux
lait au détriment du lait local qui, en saison de bonne
production, se vend alors difficilement…
Comme l’analyse Jacques Berthelot, l’objection du risque
qu’une protection pénaliserait fortement les consommateurs
n’a pas été vérifiée en Afrique de l’Est où la hausse du droit
de douane sur la poudre de lait – de 25 % en 1999 à 35 %
en  2002 et 60  % depuis 2004  – n’a pas empêché la
croissance de la consommation par tête de produits laitiers
d’origine locale en équivalent-lait de 1999 à 2018. La
production a augmenté de 87  % quand la population
augmentait de 73  %. Et les importations nettes
d’équivalent-lait n’ont augmenté que de 1,5  %. Si le Kenya
est passé d’exportateur net en équivalent-lait de 2005 à
2010 à importateur net depuis, l’Ouganda, lui, est
exportateur net depuis 2009.
Le Nigeria, troisième importateur de riz de l’Afrique, est
le seul pays à avoir réduit ses importations en 2020 (moins
de 2  sur les 16  millions de tonnes de riz importé par le
continent pour satisfaire 45  % de sa consommation) en
fermant drastiquement ses frontières, même si les États
ouest-africains, dont la taxe douanière reste basse (10  %
après quinze ans de discussion, ménageant l’intérêt des
importateurs), avaient annoncé après la crise de 2007-2008
20
vouloir atteindre prochainement l’autosuffisance en riz .
Rebâtir le développement soutenable de l’Afrique à partir
de la souveraineté agricole et alimentaire est justifié par le
fait que les deux tiers des actifs de l’Afrique subsaharienne
et le tiers de ceux de l’Afrique septentrionale travaillent
dans les domaines de l’agriculture-élevage-pêche-forêts,
seuls secteurs susceptibles de créer les dizaines de millions
d’emplois pour les jeunes supplémentaires qui vont arriver
chaque année sur le marché du travail. Dans un cadre
aujourd’hui nécessairement agroécologique (que je
préciserai au chapitre relatif à l’agriculture), l’intensification
de la production des petits agriculteurs, soutenue par
l’action publique et internationale, générera le
développement d’activités de transformation, créera de la
valeur ajoutée locale, facilitera la diversification et la
densification des activités rurales en liaison avec le tissu
urbain secondaire.
Jacques Berthelot proposait dès 2010 de refonder
l’accord sur l’agriculture de l’OMC adopté en 1995 sur la
souveraineté alimentaire plutôt que de débloquer le « cycle
de Doha  » ou, pire, passer comme aujourd’hui à de
multiples accords bilatéraux. Rappelons avec lui que le
GATT, précurseur de l’OMC, a admis jusqu’en 1994 des
exceptions pour l’agriculture et notamment ne posait
aucune limite aux niveaux et modalités de protection à
l’importation  : ce sont les prélèvements variables utilisés
par l’UE et les quotas d’importation utilisés par les États-
Unis qui expliquent la formidable expansion de la production
mondiale… Leur position concurrentielle s’est construite
aussi sur d’énormes subventions aux producteurs, sans
parler de l’exploitation coloniale historique.
Encore récemment, l’OMC a d’ailleurs condamné à
quatre reprises les subventions internes des produits
agricoles de l’OCDE (produits laitiers du Canada en  2001
et  2002, coton des États-Unis et sucre de l’Union
européenne en 2005). En 2016, le taux de dumping des
céréales brutes importées en Afrique de l’Ouest était encore
estimé à 37 %. Le revenu des agriculteurs européens sur la
21
période 2004-2013 est de fait subventionné à 62  % ,
indépendamment des infrastructures publiques et privées
dont ils bénéficient. Ce n’est que justice en raison de la
multifonctionnalité écologique essentielle qui leur est
confiée de manière croissante…
22
Et on rappellera aussi avec Bruno Losch , qui proposait
en 2008 de remettre l’agriculture au centre de la transition
économique africaine, que la gestion historique des
équilibres entre agriculture, exode rural et croissance
urbaine est au cœur de la problématique du
développement, et a de tout temps été une préoccupation
centrale des gouvernements. Seule l’Afrique subsaharienne,
nous dit-il, a fait exception à cette gestion attentive des
équilibres démo-économiques.
La question reste on ne peut plus actuelle, chaque crise
nous le répète et nous devons nous y préparer. Dans le
monde de demain, chaque région du monde doit garantir
pour elle-même, et donc protéger, d’une manière ou d’une
autre, indépendances stratégiques, sobriété énergétique et
préservation environnementale. Le Nord l’a très bien
compris et a commencé. Avec la neutralité carbone promise
par l’UE à l’horizon 2050, les protestations assez efficientes
des Européens contre les accords de libre-échange (Tafta,
CETA, Mercosur), qui appellent à inclure ou respecter des
barrières non tarifaires environnementales, sociales et
sanitaires, et qui s’adressent aussi en filigrane à la menace
commerciale des immenses exploitations nord- et sud-
américaines, montrent un chemin irréversible. Les crises
actuelles, marquées par les égoïsmes nationaux (Covid-19)
ou de soudaines restrictions (Ukraine), accélèrent le
mouvement dans toutes les régions du monde. Même la
vache laitière européenne et le porc breton ou hollandais
devront se passer à terme du soja américain et les
agriculteurs réinvestir les cultures protéagineuses (protéines
et fertilisation azotée).
Ce qui se joue là, c’est un renouveau mondial du concept
de souveraineté, à commencer par la souveraineté
alimentaire  : il ne s’agit pas tant ici de «  pouvoir  » mais
d’autodétermination et de libre choix par chaque collectivité
de son destin humain, social, économique et écologique.
Reconstruire l’Afrique à partir de la souveraineté agricole
et alimentaire impliquera notamment de refonder la
politique agricole de l’UEMOA et de la CEDEAO (et autres
CER) sur six piliers programmatiques qui seront explicités
dans les chapitres suivants, notamment le chapitre 3 :
mobiliser le foncier à travers la conduite de réformes
foncières responsables, sécurisant les familles paysannes
sur leurs terres  ; et mettre fin aux accaparements de
terres par des investisseurs étrangers (50  millions
d’hectares entre  2000 et  2018, sur 240  millions
23
d’hectares cultivés en 2016 ) ;
assurer des prix agricoles durablement rémunérateurs  à
travers une protection aux frontières régionales
(prélèvements variables) et des stockages à toutes
échelles ;
compenser les hausses des prix alimentaires
subséquentes pour les consommateurs les plus
pauvres  par divers moyens (bons d’achat, cantines,
etc.) ;
investir massivement en équipant et finançant (crédit,
assurances) les paysanneries pour l’intensification
agroécologique (et agroforestière) de nos systèmes de
production agricole (objectif  : doubler les rendements
vivriers traditionnels) afin de  : nourrir la population –  à
commencer par les familles paysannes elles-mêmes – et
réduire la dépendance alimentaire régionale, préserver
24
et restaurer les sols , la biodiversité et ce qu’il reste de
forêts, améliorer la résistance aux dérèglements
climatiques et contribuer à l’atténuation climatique
mondiale ;
changer les habitudes alimentaires des urbains en
promouvant la consommation locale et en créant et
organisant des filières artisanales et industrielles de
transformation et de distribution des produits agricoles
vivriers (et d’exportation) régionaux ;
investir en zones rurales pour l’accès des familles
paysannes et rurales aux services publics élémentaires
et ainsi à des conditions de vie attractives  : éducation,
santé, énergie (en l’occurrence renouvelable).
Ces objectifs africains qui répondent aussi à de
nombreux intérêts mondiaux doivent pouvoir s’appuyer sur
la communauté internationale.

Conclusion

En produisant à un endroit du monde pour exporter vers


l’autre bout du monde, le mode de (dé)régulation qui a été
celui du commerce international ces cinquante dernières
années s’est épuisé dans la négligence totale de son impact
climatique comme des vulnérabilités que créaient de
nouvelles et multiples dépendances. Cette orientation n’est
pas efficiente et aujourd’hui la flambée des prix céréaliers,
notamment du blé, conséquence de la crise ukrainienne,
offre un exemple édifiant de l’impérieuse nécessité pour
l’Afrique de moins dépendre des chaînes
d’approvisionnement extérieures et de privilégier la
production et la consommation locales. C’est le sens de
l’initiative FARM que vient de lancer le président français
Emmanuel Macron en mars  2022 à Bruxelles, notamment
dans son troisième volet relatif à la nécessaire
augmentation de la production agricole africaine, en
particulier celle des protéines végétales. Si j’adhère à cette
initiative au point de plaider au niveau de la commission de
l’UEMOA pour son effectivité en Afrique de l’Ouest, c’est
parce que, me semble-t-il, elle acte la reconnaissance de
l’impératif de la souveraineté agricole et alimentaire de
l’Afrique.
La flambée des matières premières qui va de pair avec la
flambée des profits des multinationales qui les exploitent
doit aussi renforcer notre vigilance quant au partage de la
valeur sur nos exportations. La création en cours de la
Zlecaf devrait tirer les enseignements de ces constats et
élaborer d’ores et déjà un agenda pour promouvoir un juste-
échange intra-africain et avec le reste du monde. Pour sa
part, alors qu’il y a des écarts de productivité agricole de 1
à 400 auxquels s’ajoutent des subventions, l’Union
européenne ne devrait pas demander à l’Afrique d’ouvrir
son marché aux biens et services européens quasiment
sans conditions, condamnant ainsi définitivement tout
développement productif sur la base de son activité
majeure. Nous devrons quitter le libre-échange pour aller
vers le juste-échange. C’est ma lecture des choses et
l’Union européenne, dans son partenariat avec l’Afrique,
devrait à mon avis avoir à cœur trois objectifs majeurs :
le premier est la reconnaissance du fait que la
reconquête de la souveraineté économique est
incontournable pour l’Afrique, si l’on veut qu’elle
constitue un véritable partenaire économique  : sur le
plan de la monnaie, du budget –  ce qui suppose un
énorme travail en matière de fiscalité pour élargir
l’espace fiscal  – comme en matière de ressources
minières, afin que les États africains puissent financer
leurs politiques publiques et mener de véritables
politiques économiques contracycliques ;
le deuxième est l’insertion de circuits courts entre la
production et la consommation au cœur du modèle de
développement africain  : il n’y a pas de raison qu’on
fabrique des poulets en France pour les exporter au
Sénégal ou du lait en poudre aux Pays-Bas pour l’envoyer
au Togo. Il faudrait plutôt encourager et protéger la
production locale de poulets et la valorisation du lait,
créer ainsi des emplois sur place et réduire l’empreinte
carbone des transactions liées au transport de ces
produits ;
enfin le troisième objectif (de fait au service du
deuxième) est relatif à la transformation sur place de nos
matières premières, agricoles et non agricoles, créatrice
de valeur, de savoir-faire, de croissance inclusive et
d’emplois. Ce troisième objectif est au cœur de mon
25
ouvrage L’Urgence africaine .
Pour finir, je dirai que la philosophie du partenariat, si
c’est un partenariat sincère, devrait être le renforcement de
capacités de l’Afrique pour être en mesure de satisfaire ces
trois objectifs. Obliger l’Afrique à s’ouvrir aux marchés
européens, parce que la concurrence internationale est telle
à l’heure actuelle avec la Chine, la Turquie, ou la Russie, que
l’Europe veuille garder l’Afrique captive, est une stratégie
de court terme, y compris au regard de ses intérêts propres.
L’Union européenne ne devrait pas sous-estimer la forte
demande d’émancipation de la part de la jeunesse africaine
et c’est en partie pour cela que les accords de partenariat
économique ont du mal à être conclus depuis 2000, comme
le cycle de Doha de l’OMC toujours en échec.
Le dialogue entre l’Union européenne et l’Union africaine
offre une occasion cruciale d’affirmer que la relation entre
les deux continents ne peut être mutuellement bénéfique
que si l’Afrique produit ce qu’elle consomme. Un exemple
concret d’application de ce renouveau du commun
Afrique/Europe pourrait s’appliquer, par exemple, au soutien
politique et financier requis par les transformations agro-
industrielles locales des matières premières africaines dites
«  naturelles  » plutôt qu’à la promotion des exportations en
brut vers l’Europe.
L’Europe devrait mettre en cohérence ses politiques
publiques et mettre en pratique la solidarité qu’elle prône
en principe en soutenant le renforcement des capacités en
Afrique pour l’autosuffisance, et en acceptant que cette
solidarité, ou plutôt cette responsabilité commune (mais
différenciée) à laquelle nous appelle un futur forcément
commun, passe prioritairement non pas par l’« aide », mais
par un échange bien tempéré entre voisins liés,
rationnellement mais aussi affectivement, par l’histoire,
souvent par la langue, et, si cela ne suffisait pas, par une
commune humanité !
Pour résumer, deux choses me paraissent importantes  :
d’une part, une mobilisation générale pour l’émergence
d’un nouveau modèle de développement plus inclusif et
plus écologique sur le plan international, au nord comme au
sud  ; d’autre part, une pédagogie constante pour que le
continent africain ne soit plus perçu comme un « pré carré »
européen. À partir de là, tout est négociable dans la relation
entre l’UE et l’Afrique.
Un continent ne saurait être assigné à résidence sans
dommages ni résistance active ni échappées massives
quand la pauvreté et la précarité sont telles qu’elles
n’offrent que des impasses, du ressentiment, des conflits.
Au demeurant, nulle efficience de l’orthodoxie économique
dominante sans circulation des personnes, seule chose qui
n’a surtout pas été «  libérée  », contrairement aux biens et
services et aux capitaux  ! Si cela devait se poursuivre, les
leçons économiques néolibérales resteront vaines et
déplacées et seule une solidarité rationnelle et une
responsabilité partagée mondiale permettant à chaque
peuple de vivre dignement pourront répondre aux défis
planétaires communs à venir.
À la «  superposition des discours  » des dirigeants
africains, que j’évoquais auparavant, correspond le «  faites
ce que je dis, ne faites pas ce que je fais  » de l’Occident,
que le sociologue Bruno Latour formule plus élégamment
ainsi  : «  Les “modernes” (qui n’ont en fait jamais été
modernes) ne font pas ce qu’ils disent et ne disent pas ce
qu’ils font.  » Et il ajoute  : «  On ne peut plus vivre
indéfiniment ainsi  », le point de rupture étant la question
écologique.
Dans ce cadre nécessairement novateur, j’ai l’intime
conviction que l’Europe et l’Afrique, du fait d’une proximité
géographique et culturelle forte et aussi parce que les
sociétés européennes vieillissantes devront se faire plus
accueillantes, peuvent construire un avenir partagé
«  gagnant-gagnant  ». En évitant la tentation de perpétuer
une longue hégémonie fondée sur la prédation et
l’institutionnalisation d’une relation historiquement
asymétrique.
Dès lors que ces principes sont posés et que les
institutions sont pensées pour permettre à l’Afrique de se
réapproprier ses voies de développement, interrogeons-
nous sur les modes d’organisation économique, sociale et
politique, tirés des pratiques africaines, qui seront en
mesure de porter un tel projet  politique et économique.
Mettons-les en regard des grands défis, c’est-à-dire des
grands objectifs du continent –  cessons d’ailleurs d’aller de
défis reportés en défis sans agenda pour enfin nous engager
dans les objectifs et les réaliser face à nos enjeux
fondamentaux  : construction des institutions, prise en
charge des enjeux fonciers, sauvegarde de la biodiversité,
durabilité de l’agriculture, multiplication des emplois,
financement des économies, défis numériques… Puisons
dans l’historicité de nos modes d’organisation endogènes,
collectifs. Allons à la rencontre de nos communs !
 
CHAPITRE 2

Sécurité foncière et ressources


naturelles

Dans les pays du Sud comme ceux du Nord, la


problématique de la sécurisation du foncier est au centre de
toutes les politiques publiques. Denrée devenue rare, la
terre est au cœur de toutes les convoitises. Il ne se passe
plus un jour dans les capitales africaines sans qu’un conflit
foncier majeur éclate. Et aucune famille en Afrique n’est
épargnée par un différend foncier lié soit à l’héritage, soit
aux ventes multiples de terrain, soit encore à la confiscation
par l’État de terrains privés… Et pour cause  : la terre
africaine est attachée à différents modes d’accès et
d’usage, en lien avec des systèmes de droits locaux,
souvent oraux et informels. Selon les pays, les politiques
foncières nationales africaines sont dans une certaine
ambivalence avec ces normes d’appropriation de la terre et
avec les autorités traditionnelles qui les régulent. Cela se
traduit concrètement par la coexistence sur les territoires de
multiples formes de juridicité, qui s’hybrident avec le droit
étatique. Du choix fait par l’État de reconnaître ou non ces
normes locales découle un rapport de force entre celui-ci,
les  citoyens et les pouvoirs locaux. Cette situation fait
l’objet de nombreuses crispations.
L’objet premier de ce chapitre est ainsi de promouvoir
une approche alternative à la propriété exclusive de la terre,
dominante dans un monde financiarisé. Sortir du mythe de
la propriété exclusive, publique ou privée, est une nécessité
pour saisir, sans la déformer, la grande diversité des modes
d’usage de la terre et des statuts des ayants droit sur les
ressources naturelles en Afrique. C’est toute la richesse des
réflexions sur les communs, sur les faisceaux de droits, la
manière de décomposer la propriété en plusieurs droits
(accès, prélèvement, gestion, exclusion, aliénation) que je
vais mobiliser ici.
Mais la question de la terre ne se réduit pas à
l’appropriation de l’espace. Elle concerne aussi la
biodiversité et la création des aires protégées. Il s’agit ici de
mettre en visibilité, soutenir, fédérer les actions collectives
qui visent à sécuriser les relations à la terre et protéger les
ressources naturelles.

Le foncier rural,

entre le droit et la coutume

En Afrique de l’Ouest, plusieurs pays ont pu, non sans


difficultés, renouveler leur offre de sécurisation foncière,
notamment le Burkina Faso en 2009, le Mali en 2018, le
Bénin en 2017, le Togo en 2018 et tout dernièrement le
Niger qui a adopté son document de politique foncière
rurale nationale en septembre  2021, fin d’une première
étape, en attendant l’élaboration des textes législatifs et
réglementaires. D’autres, en revanche, malgré la volonté
politique exprimée d’engager une réforme foncière, n’y sont
pas encore parvenus. C’est le cas du Sénégal avec un
processus de réforme qui a connu un coup d’arrêt à la suite
de la présentation du document de politique foncière
nationale en 2016. Il en est de même en Côte d’Ivoire, où la
tentative de réforme de la loi de 1998 n’a pas encore porté
ses fruits, la dernière réforme en matière de foncier
remontant à la Constitution adoptée par référendum en
2016. Quant à la Guinée-Bissau, le cadre juridique et
institutionnel du foncier continue à y être régi par une loi de
1974, et ce en dépit de quelques initiatives qui n’ont pas
été couronnées de succès.
L’analyse de la sécurisation foncière dans ces pays
permet d’identifier toute une série de questions : que faut-il
sécuriser (ressources de la terre ou la terre elle-même)  ?
Comment sécuriser (avec ou sans titre)  ? À quelle fin
(sécurisation propauvre ou sécurisation à but économique) ?
etc. L’objectif de toute réforme foncière est de proposer un
modèle de sécurisation foncière qui soit économiquement
ambitieux et efficient, juridiquement cohérent,
politiquement correct, socialement et moralement juste et
écologiquement pertinent. Une réforme, dans un domaine
aussi stratégique que sensible, ne doit pas être improvisée,
bien au contraire. Elle sera faite dans le cadre d’un
processus qui doit être le plus inclusif et participatif
possible, et ce en conformité avec les principes de la
démocratie contemporaine. Jean Carbonnier n’avait-il pas
1
averti qu’«  il faut légiférer en tremblant   »  ? Face aux
enjeux sur la terre, le législateur doit s’armer de patience et
de prudence et déconnecter l’agenda de la réforme de celui
du politique. Et comme le disait Aimé Césaire, «  la
malédiction la plus commune, c’est d’être la dupe de bonne
foi d’une hypocrisie collective, habile à mal poser les
problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on
2
leur apporte   ». Une réforme foncière impose donc une
capacité à bien poser les problèmes pour mieux les traiter.
Parmi les questions posées par le débat sur la
sécurisation foncière il y en a deux principales  : Faut-il
délivrer des titres sur les terres  ? Quel type de titre  ? La
première question concerne l’importance du titre comme
modèle ou instrument de sécurisation foncière et évoque le
choc entre deux systèmes de gouvernance du foncier, d’une
part, le droit coutumier et, d’autre part, le droit moderne.

La règle coutumière, combattue mais résiliente


La sécurisation des acteurs ou des usagers consiste à
identifier le meilleur système par rapport à leurs besoins. La
coutume peut-elle convenir  ? Cela dépend du contexte  :
«  Les droits locaux qui assurent une sécurité foncière
suffisante lorsque les enjeux sont faibles, posent problème
lorsque la pression démographique et l’insertion dans les
marchés s’accroissent 3.  » Dans un contexte de surcharge
des enjeux fonciers, manifestement la coutume est mise à
de très rudes épreuves. Cependant, l’intégration de celle-ci
dans le tissu du droit moderne pose la problématique de son
adaptation. Nous sommes ici au cœur des deux paradigmes
soulevés par la doctrine  : le paradigme de substitution et
4
celui de l’adaptation .
Pour le premier, il s’agit de construire un droit nouveau
qui remplace la coutume. Ce paradigme a irrigué les
premières vagues de réformes postindépendances et a
permis aux États de revendiquer les terres à travers le
principe de domanialité inspiré lui-même du système
Torrens. Quant au paradigme de l’adaptation, il renvoie à
l’effort de codification de la coutume tout en respectant son
esprit. L’effort de substitution ou d’adaptation de la règle
coutumière (néocoutumière plutôt parce que traversée par
le droit de la pratique des acteurs) est délicat car le risque
est grand de déboucher sur une interprétation abusive de la
règle par rapport à ce qu’elle fut à l’origine. Nous touchons
ici aux «  limites de la formalisation des droits  » et à
l’« illusion de la cartographie neutre des droits 5 ».
Dans tous les cas, la règle coutumière est difficile
aujourd’hui à cerner, tant elle subit de mutations,
débouchant, entre autres, sur une pluralité, un dualisme ou
même un parallélisme normatif au travers duquel, d’une
part la législation foncière –  tout comme la majeure partie
du droit écrit par ailleurs  – est ignorée ou défiée par les
populations, d’autre part le droit coutumier légitimé par la
conscience collective est combattu par l’État. Entre les
deux, un droit hybride, composite, métissé, se forme en
marge du système de droit positif grâce à la sédimentation
d’un ensemble de pratiques opportunistes, dictées par
l’apparition d’enjeux nouveaux et très souvent promus par
les administrations dont le niveau de délitement n’a d’égal
que le dénuement où elles se trouvent.
Cette situation appelle nécessairement un nivellement
ou ajustement de la loi à la coutume et aux pratiques. C’est
pourtant encore souvent l’attitude inverse qui prévaut.

Le fétichisme du titre en question


Le titre n’est pas suffisant pour conférer une sécurité
dans la jouissance ou dans l’exploitation. Mais, à l’épreuve
des faits, l’absence de titre ne traduit pas non plus
l’insécurité foncière, «  le droit n’étant pas tant ce qu’en
6
disent les textes que ce qu’en font les acteurs-citoyens  ».
S’ajoute à cela que, en matière de sécurisation foncière,
les acteurs n’ont pas les mêmes besoins. Le titre est plus
adapté pour les exploitants agricoles que pour les éleveurs
et les cueilleurs, qui sont intéressés par l’accès à la
ressource davantage qu’au titre lui-même. Nous sommes ici
au cœur des matrices foncières évoquées par
l’anthropologue du droit Étienne Le Roy faisant la distinction
entre la logique géométrique (les droits et les actions du
propriétaire sur son bien matérialisé par quatre bornes) et la
logique fonctionnelle (reconnaissance d’un faisceau de
droits appartenant à une pluralité d’acteurs, concurrents ou
pas, mais qui se relaient sur la parcelle en fonction des
opportunités qui peuvent être saisonnières ou autres).

La propriété foncière n’est pas la panacée


La seconde question est relative à la qualité du titre à
délivrer. Faut-il délivrer un titre foncier, entendu comme un
titre de pleine propriété, définitif, inattaquable et exclusif  ?
Faut-il donner un certificat, un titre transitoire, « sécurisé et
7
sécurisant  » et qui assure la protection des usagers ?
Sur la question du titrement, il faut relever qu’il y a une
ligne tracée au sein des institutions comme la Banque
mondiale. En 1975, cette dernière fait siens les résultats
obtenus lors d’une opération de sécurisation foncière ayant
eu lieu au Kenya en 1954. Celle-ci visait à promouvoir
l’agriculture d’exportation par la constitution d’unités
économiquement viables, sécurisées par un titre de
propriété individuelle privée. Évidemment, on y reviendra,
cette opération fut un échec.
8
La Banque utilisait l’argumentaire suivant   : la
formalisation du droit de propriété privée par le titre
stimulerait l’investissement à long terme, faciliterait
l’investissement par la mise en garantie du titre, aiderait
l’accès au crédit, favoriserait le marché foncier de l’achat-
vente et locatif et réduirait les incertitudes quant à l’état
des droits, car les systèmes coutumiers sont considérés
comme une contrainte pour le développement. Au contraire,
«  les systèmes coutumiers seraient intrinsèquement
réfractaires à la marchandisation des droits sur la terre,
alors qu’un marché foncier doit se développer pour favoriser
le passage de l’agriculture de subsistance à l’agriculture
commerciale et permettre l’émergence d’entrepreneurs
9
agricoles  ».
Or, justement, entre la marchandisation moderne et la
non-marchandisation traditionnelle, il y a les communs à
construire, en s’appuyant notamment sur les schémas de
coopération, et à intégrer avec les nouvelles technologies
(communautés et coopératives d’usage à partir du partage
de certaines infrastructures technologiques). En tout état de
cause, après 1975, notamment de 1990 jusque dans les
débuts des années 2000, beaucoup de travaux ont été
réalisés par les experts économistes de la Banque
10
mondiale . Ils ont fini par apporter un contre-argumentaire
au paradigme orthodoxe et par remettre en cause le
référentiel sur la politique des droits en reconnaissant que le
lien entre le titre et l’accès au crédit, la stabilité des droits,
la propension à investir n’était pas aussi mécanique, que les
droits coutumiers peuvent être source de progrès, et que le
titre n’est pas la seule stratégie pour la sécurisation
foncière.
Malgré ces évolutions, le discours sur le lien entre le titre
et l’efficience est encore actif au sein de la Banque
mondiale. Dans le même sens, l’économiste péruvien
Hernando de Soto, dans les années 2002, développe une
pensée orientée autour du capital que la terre pourrait
représenter dans les perspectives de développement
économique 11. Dans sa conception, le capital – foncier – est
un capital mort et a besoin d’être stimulé par la propriété
pour libérer ses énergies, surtout dans le contexte des pays
pauvres du Sud. Il sera contesté par certains auteurs qui lui
reprochent le fait de ne pas considérer les évolutions
12
apportées à la question .
Aussi faut-il noter qu’après de Soto la perspective
développementaliste continue toujours à irriguer la
«  doctrine  » de la Banque mondiale en matière foncière
avec le retour en force des principes du paradoxe
orthodoxe 13. Elle œuvre pour l’optimisation du marché, pour
la réunion des conditions optimales à l’exercice des affaires.
Celles-ci concernent la saine concurrence et la sécurité des
investissements. C’est dans ce cadre que les opérateurs
économiques cherchent à limiter les incertitudes. Dans le
cas du foncier, la sécurité foncière passe par la détention
d’un titre fort, inattaquable et accepté au niveau des
banques ou établissements de crédit comme un outil de
levée de fonds. L’ambition clairement affichée de la
généralisation des titres fonciers trouve ici une justification
théorique. Elle est contenue dans toutes les politiques
foncières déroulées par la Banque mondiale, en 1975 et en
2003. Dans chacune de ces politiques, la Banque mondiale
a renouvelé sa vision qui est celle de l’introduction des
terres dans le commerce juridique.
L’inadaptation du titre de pleine propriété est pourtant
soulevée par nombre d’auteurs. Shipton, Bruce, Migot-
Adhola et Philippe Lavigne-Delville arrivent à la conclusion
selon laquelle le lien entre le titre et la propension à investir
n’est pas évident et que le titre n’est ni suffisant ni une
condition sine qua non pour l’investissement. D’ailleurs,
beaucoup d’opérateurs économiques ont investi dans le
contexte burkinabé et sénégalais avec des titres jugés
précaires. Aussi la problématique de la sécurisation foncière
en lien avec les investissements traduit-elle le dilemme au
niveau des établissements de crédit d’un côté et des
producteurs de l’autre côté.
Les producteurs, eux, veulent accéder au droit réel (titre
foncier et bail). La plupart du temps, c’est pour obtenir la
qualité de propriétaire et faire en sorte que la terre tombe
dans leur patrimoine. Pour ce qui est de donner la terre en
garantie auprès des établissements de crédit afin d’obtenir
un financement, ils ont souvent manifesté leur réticence car
ils ont peu de maîtrise sur les sinistres qui peuvent survenir.
Quant aux banques, la réglementation prudentielle
qu’elles appliquent les oblige à ne prendre que des
hypothèques en garantie, alors que dans beaucoup de cas
les producteurs n’ont que des droits limités à la jouissance
(peut-être que des « banques locales », opérant en monnaie
locale, pourraient agir différemment).
Le fétichisme autour du titre de pleine propriété est ainsi
battu en brèche  : l’argument du lien systématique entre le
titre fort et l’accès au crédit n’est pas valable, surtout dans
un contexte d’aléas et d’absence de système d’assurance
adapté. La généralisation du régime de propriété n’est
d’ailleurs pas évidente compte tenu des moyens
nécessaires (bureaux des domaines avec tout l’équipement
nécessaire, nombre suffisant de notaires et de
14
géomètres …). La généralisation de la propriété peut
paradoxalement favoriser la perte légale des terres surtout
15
avec le phénomène des ventes de détresse . En effet, les
propriétaires terriens pourraient d’autant plus facilement
être dépossédés de leurs terres mises en hypothèque par
les banques que le droit foncier est formalisé. De même, ces
propriétaires pourraient être d’autant plus tentés de vendre
leurs terres pour répondre à d’urgents besoins d’argent
liquide (ventes de détresse) que ce droit foncier est
formalisé. Toutes choses difficiles à effectuer dans le cas où
le droit coutumier serait prégnant, du fait de la propriété
commune et non individuelle de la terre. Par exemple, au
Togo, la terre appartient traditionnellement aux collectivités
familiales, ce qui rend moins facile son achat ou sa vente.
En Afrique de l’Ouest, les dernières vagues de réformes
foncières ont été menées dans le sens de la promotion des
approches alternatives avec l’émission de certificats
(Burkina Faso, Mali, Togo) qui sont des titres transitoires vers
la pleine propriété. Cette politique tranche avec la première
approche qui postulait que la pleine propriété est la
solution, mais elle est regardée de très près par les
organisations paysannes qui commencent à y voir une
menace, en ce qu’elle représente une étape irréversible
vers l’individualisation des droits et donc une
commercialisation inévitable à terme de la terre.
D’autres arguments contre la pleine propriété montrent
son inadaptation aux contextes socioculturels où la logique
de gestion des ressources foncières est beaucoup plus
fonctionnelle que géométrique, la même terre servant ou
appartenant à plusieurs acteurs à la fois concurrents et
partenaires  : aux agriculteurs pendant l’hivernage et aux
éleveurs, cueilleurs et autres après l’enlèvement des
récoltes et la date de la vaine pâture. En tant que telle, la
16
terre est un «  espace-ressource   » caractérisé par «  des
17
faisceaux de droits  », lesquels peuvent être appropriés et
exercés comme tels. D’où l’idée de l’«  impossible propriété
18
absolue » défendue notamment par Joseph Comby .

Propriété individuelle ou collective ?


La question de l’échelle du titre délivré dans le domaine
du foncier rural est importante. Elle postule un choix –
  cornélien  – entre le titre individuel et le titre collectif au
regard des contextes socioculturels. En effet, la modernité
pousse vers la propriété individuelle, considérée comme la
mieux adaptée pour l’environnement des affaires en limitant
la dispersion des centres de décision sur le titre et en
réservant les revenus de l’investissement à l’investisseur.
Cette individualisation des droits correspond à un mode de
pensée occidental ou occidentalisé, qui tranche avec les
pratiques dans nos villages où le plus souvent la terre est
occupée par des individus mais où sa propriété ou son
contrôle reviennent à des entités comme la famille ou le
clan, sous l’autorité d’un patriarche. L’individualisation des
droits évoque un égoïsme qui est encore combattu. Pour
combien de temps encore ?
Les nouvelles réformes foncières s’inscrivent dans les
modes alternatifs de pensée et reposent sur le système de
la certification foncière. Nous assistons à l’émergence des
titres collectifs à travers l’émission de certificats
(Madagascar, Côte d’Ivoire…) ou d’attestation de possession
foncière rurale (Burkina Faso), etc. Ces titres collectifs
peuvent être établis pour la famille ou d’autres types de
collectif. D’ailleurs, dans certains pays anglophones (Ghana,
Liberia…), ces titres collectifs sont utilisés pour la
sécurisation du foncier au sein du couple, les décisions sur
la terre se prenant avec le consentement des deux époux.
Sur le papier, il s’agit d’une bonne proposition pour la
sécurisation du foncier familial mais, à l’épreuve des faits, la
décision est souvent prise par l’homme.
La conceptualisation des titres collectifs n’en pose pas
moins des difficultés pour les juristes et autres acteurs du
foncier, qui doivent s’affranchir des catégories juridiques
connues jusqu’ici et en générer d’autres. En effet, la
création d’un titre collectif pour la famille n’est pas simple
car la famille n’a pas d’existence juridique (plus petite
cellule de base de la société) et surtout elle n’est pas facile
à identifier dans le contexte africain. D’où le renvoi à un
mandat donné par les membres de la famille à l’un d’eux
pour porter la demande au nom du collectif avec
identification des membres de la famille au dos du titre.
Mais quid des membres absents de la famille  ? Au Sénégal
par exemple, on assiste à la création de groupements
d’intérêt économiques au nom de la famille, ce qui, non
sans susciter quelques questions, aboutit à une poussée de
la logique économique au sein de l’espace familial au
détriment de la solidarité.
En somme, la communalisation du foncier est appelée de
tous les vœux mais elle n’en suscite pas moins de
nombreuses interrogations…

Biodiversité et aires protégées :


des communs au cœur de l’adaptation
africaine

De manière générale, la gestion des ressources


naturelles constitue le moteur du développement social et
économique de la plupart des États africains, en particulier
ceux membres de l’Union économique et monétaire ouest-
africaine (UEMOA). Parmi ces ressources, l’eau, le sol,
la forêt et la faune constituent le plus souvent les principaux
actifs entre les mains des populations rurales,
essentiellement celles évoluant dans les zones
périphériques des aires protégées.
En effet, la plupart de ces États, en particulier dans la
région sahélienne, présentent un écosystème fragile et une
économie fortement dépendante de la performance du
secteur agricole qui, lui-même, est tributaire de la pluie et
de la qualité des ressources naturelles. Dans un contexte de
faible accès à des moyens contracycliques (irrigation, crédit,
assurance, aménagements du sol, fumure organique,
stockages, jachères…) et de pauvreté paysanne laissant peu
de marge de manœuvre, la vulnérabilité économique et
sociale est grande face à la dégradation des ressources
naturelles et aux aléas climatiques.
Malheureusement, depuis plusieurs décennies, la plupart
des États membres sont confrontés à un déficit et des
dérèglements pluviométriques récurrents augmentant les
risques de mauvaises récoltes et forçant les familles
paysannes à vendre tout ou partie de leur patrimoine. Ces
déficits, combinés aux feux de brousse, à l’exploitation
irrationnelle des forêts, au surpâturage et à la dégradation
des sols par des techniques de travail du sol invasives, les
intrants chimiques, l’absence de reconstitution de la matière
organique et la salinisation…, ont profondément affecté les
grands équilibres écologiques et la fertilité des sols, pèsent
sur la production agricole en général et réduisent les
capacités des paysanneries à survivre, à se nourrir et
nourrir leur population, malgré leur résilience et leurs
efforts.
Pauvreté et croissance démographique ne font
qu’aggraver d’année en année la surexploitation des
ressources en réduisant les jachères, en étendant les
cultures au détriment des forêts, en détruisant ces dernières
pour approvisionner les villes en combustible et donner du
fourrage aux animaux, en contestant aux éleveurs des
surfaces et des pâturages de saison sèche qui leur étaient
autrefois réservés et permettaient de fertiliser les sols
cultivés.
Alors que la première réponse a été de constituer des
aires protégées, même celles-ci, déjà en équilibre instable
avec les populations d’origine, sont désormais convoitées
par d’autres pour leur nature généreuse.
Les sites de conservation souffrent aussi du changement
climatique et de l’absence d’une gestion concertée, durable
et coordonnée à l’échelle des différentes régions,
notamment dans les zones transfrontières, entraînant
dégradation continue et érosion de la biodiversité.
Pour inverser cette tendance, accentuée vers les années
1980, l’Afrique de l’Ouest a souscrit aux engagements
relatifs aux accords multilatéraux sur l’environnement
(AME). Cette union de tous les acteurs du développement
pour la préservation de la planète vise à contribuer à une
meilleure gouvernance écologique mondiale.
C’est ainsi qu’au-delà de l’expression d’une volonté
politique consistant à ériger l’environnement au rang de
priorité la plupart des États ouest-africains ont initié et mis
en œuvre des programmes et projets de gestion durable des
ressources naturelles, en particulier au niveau de leurs aires
protégées, avec l’appui des partenaires techniques et
financiers internationaux. Ces initiatives, on le verra plus
loin, tiennent de plus en plus compte de la dimension
sociale en adoptant une approche participative. Elles visent
ainsi une inclusion et une responsabilisation des populations
riveraines des aires protégées regroupées en organisations
communautaires de base, ainsi que la participation des
organisations de la société civile intervenant dans la
thématique de la conservation et de la valorisation durable
de la biodiversité.
Le prisme des communs nous aide ici à saisir la réalité de
la gouvernance communautaire et les leviers pour une
inclusivité accrue des communautés internes et
périphériques dans la gouvernance des aires protégées. Les
objectifs du faire commun sont de plusieurs ordres : inverser
les processus d’érosion de la biodiversité et préserver les
services rendus par les écosystèmes à la population, en
collaboration avec les services étatiques  ; faire reconnaître
les droits environnementaux, économiques et culturels de la
population face à la pression foncière ; atténuer les conflits
sociaux en fédérant les acteurs dans un projet commun de
territoire –  qui peut, de fait, mêler entretien des terrains,
gardiennage, éducation à l’environnement et écotourisme
responsable  – garantissant son développement durable et
équitable et générateur de revenus pour ses habitants  ;
améliorer la résilience socio-économique des communautés
les plus vulnérables. Plusieurs exemples de programmes et
projets illustrent cette volonté politique et ces démarches
de faire commun.

Des solutions de terrain à soutenir


Le premier exemple concerne le parc national des
oiseaux du Djoudj, situé dans le nord du Sénégal et créé en
1971 afin de sauvegarder un échantillon naturel
représentatif du delta du fleuve Sénégal. D’une superficie
de 16  000 hectares, il est inscrit sur la liste des zones
humides d’importance internationale selon la convention de
Ramsar et reconnu comme site du Patrimoine mondial de
l’Unesco.
Grâce à son avifaune exceptionnelle, liée essentiellement
aux oiseaux migrateurs, et à son potentiel touristique élevé,
ce parc a bénéficié, entre  1990 et  2003, d’un appui du
gouvernement des Pays-Bas dans le cadre d’un programme
institutionnel pour la gestion des zones humides d’Afrique
de l’Ouest et du projet national intitulé «  Plan triennal de
gestion intégrée du parc national des Oiseaux du Djoudj  ».
L’Union internationale pour la conservation de la nature
(UICN) a mis en œuvre les deux phases du projet,
développant une très bonne collaboration avec la direction
des parcs nationaux du Sénégal, ce qui a facilité son
exécution. De ce fait, le gouvernement néerlandais a décidé
de poursuivre son financement au parc, à travers un appui
direct à la direction des parcs sans passer par une agence
d’exécution sous forme d’assistance technique. Dès le
début, la conservation du parc a été liée au développement
de la zone avoisinante, la «  périphérie  » intégrant les
villages qui se trouvaient dans cette zone. Avec
l’avènement, plus tard, de la réserve de biosphère
transfrontalière du delta du fleuve Sénégal, plusieurs autres
aires protégées ont été prises en compte, notamment le
parc national de Djawling en Mauritanie. Dans cette réserve
élargie, les aires protégées constituent les noyaux de
conservation et la gestion des zones tampons a permis une
meilleure intégration des populations riveraines, selon une
approche écosystémique.
Le deuxième exemple concerne l’aire marine des îles
Urok, qui fait partie de l’archipel de Bolama et Bijagos, au
sein du réseau national des aires protégées de la Guinée-
Bissau. Les populations vivant sur ces îles profitent d’une
diversité biologique marine et côtière constituée, entre
autres, d’hippopotames, de lamantins, de requins, de
tortues marines, d’oiseaux coloniaux.
Sous la tutelle administrative de l’Institut de la
biodiversité et des aires protégées (IBAP), le processus de
gestion des îles Urok est animé par l’ONG Tiniguena, Esta
Terra é Nossa qui œuvre dans les domaines de la
conservation du patrimoine naturel et culturel, du
développement durable et de la citoyenneté. Les
interventions de cette ONG se font en étroite collaboration
avec les communautés et institutions locales et  nationales,
la Fondation internationale du Banc d’Arguin et d’autres
partenaires techniques et financiers.
Créée officiellement en avril  2005, l’aire marine des îles
Urok s’est dotée d’un plan de gestion pour la période 2004-
2008, mis en œuvre sous l’égide du programme pour la
conservation de la zone côtière et marine en Afrique de
l’Ouest. Les règles de gestion adoptées concernent les
espaces et milieux les plus sensibles (mangroves, chenaux,
vasières), les espèces menacées et les ressources
stratégiques pour la conservation (lamantins, tortues
marines, requins, coquillages…), la culture et l’économie
locale, les modes d’exploitation… Les mécanismes de
gestion sont fondés sur le principe de gestion participative
et incluent plusieurs acteurs  : autorités traditionnelles et
officielles, représentants des différentes communautés,
l’ONG Tiniguena, institutions de recherche et organismes
liés à la gestion de la zone côtière, etc.
En dépit de l’absence de suivi écologique pour apprécier
les impacts sur les ressources et la biodiversité, l’évaluation
de la seconde phase de ce plan en 2008 a mis en évidence
le fait que le renforcement de l’identité et de la
souveraineté culturelle des populations riveraines, allié à la
mise en place de systèmes de gouvernance efficaces,
facilite la gestion des ressources, et renforce la résilience de
ces populations et donc leur capacité à gérer les enjeux à
venir. Il s’agit d’une forme de gouvernance partagée, dans
laquelle les communautés locales peuvent prendre
l’initiative et garder un rôle primordial tout en développant
des partenariats féconds avec les services étatiques et les
organisations de la société civile.
Pionnière des aires marines protégées de Guinée-Bissau,
l’aire marine d’Urok constitue un exemple, dont le succès
repose sur la concrétisation intelligente de trois concepts  :
conservation, développement local et gouvernance
participative. Cette expérience a inspiré beaucoup d’autres
sites de conservation de la nature, en particulier ceux du
Réseau régional d’aires marines protégées en Afrique de
l’Ouest (Rampao).
À ces deux exemples d’initiatives nationales s’en
ajoutent d’autres, non moins importants, à caractère
interétatique, dans des zones transfrontalières où il existe
un continuum écologique entre les aires protégées qui les
composent. On en trouve dans la plupart des écotypes
d’Afrique de l’Ouest, en particulier ceux des savanes, de la
mangrove et des forêts humides. À titre illustratif, citons
l’emblématique complexe WAP, composé des parcs
nationaux du W, d’Arly et de la Pendjari, situé à cheval entre
le Bénin, le Burkina Faso et le Niger. Si on tient compte du
corridor qui relie la Pendjari au système d’aires protégées
d’Oti-Kéran-Mandouri situé dans le nord du Togo, on parlera
du WAPO ou WAPOK. Les complexes Niokolo-Koba-Badiar,
situés entre le Sénégal et la Guinée, le delta du Saloum-
Niumi entre le Sénégal et la Gambie, la réserve du bas delta
du fleuve Sénégal mentionnée plus haut, en constituent
d’autres. Pour tous ces programmes et projets, l’accent est
mis sur le lien entre la conservation de la biodiversité et les
besoins en développement, la nécessité d’une approche
régionale, l’importance des collaborations internationales, la
communication, la durabilité et l’équité en reconnaissant
que les êtres humains font partie intégrante des
écosystèmes.
Cette dynamique supranationale est renforcée par la
mise en œuvre des politiques environnementales des
organisations intergouvernementales, comme on va le voir
maintenant.

Mise en œuvre des politiques environnementales


de l’UEMOA et mutualisation des efforts
La gestion durable de la biodiversité et des aires
protégées occupe une place stratégique dans la politique
environnementale de l’Union économique et monétaire de
l’Afrique de l’Ouest, adoptée le 17  janvier 2008 par la
conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Union.
Cette politique constitue le cadre de référence pour faire
du secteur de l’environnement un des moteurs de la
croissance via la valorisation économique du patrimoine
écologique et un moyen permettant d’améliorer les
conditions de vie des populations, dans un contexte de
changement climatique très prononcé. L’un de ses objectifs
est le maintien de la biodiversité.
Pour donner corps à cette politique, la commission de
l’UEMOA, avec l’accompagnement de ses partenaires
techniques et financiers, initie des programmes et projets
régionaux au profit des États bénéficiaires qui veulent
répondre aux défis environnementaux et honorer leurs
engagements sur l’environnement.
Consciente que la gestion des ressources naturelles en
Afrique de l’Ouest fait face à de nombreuses difficultés,
dont, entre autres, les effets induits du changement
climatique qui érodent le capital naturel, la commission de
l’UEMOA a signé une convention de financement avec
l’Union européenne, pour la période 2011-2016.
Il concerne l’appui aux parcs nationaux du W, d’Arly et
de la Pendjari (complexe WAP) ainsi qu’aux aires protégées
adjacentes et aux zones périphériques contiguës au Bénin,
Burkina Faso et Niger, dénommés «  parcs de l’Entente  ».
Son objectif global est de contribuer à la conservation de la
biodiversité et des services écosystémiques en veillant à ce
que la population riveraine soit bénéficiaire.
La gestion coordonnée du complexe WAP a été plus
efficace et viable au niveau des institutions nationales.
Ainsi, l’ensemble des aires protégées du WAP ont bénéficié
d’importantes infrastructures et d’aménagements ayant
modifié favorablement l’écosystème, contribuant à sa
durabilité écologique. Un système de surveillance et de suivi
des ressources biologiques, y compris les espèces phares et
rares, a été établi à travers la mise en œuvre d’un plan
d’action de lutte antibraconnage. Les résultats restent
toutefois insuffisants au niveau de la criminalité
environnementale dans la zone.
L’exploitation touristique durable de chacune des aires
protégées n’a pas pu se renforcer du fait de l’insécurité
ambiante au Sahel. Les bénéfices économiques escomptés
comme les retombées pour les riverains n’ont donc pas été
significatifs.
En revanche, les activités génératrices de revenus, en
particulier les filières produits forestiers non ligneux,
l’écotourisme, la pêche, l’intégration agriculture-élevage, la
mise en place d’un système d’information sur les marchés
permettant aux riverains de connaître les prix des produits
vendus ou achetés, la réhabilitation des couloirs de
transhumance, l’aménagement d’aires de pâturage et de
repos, la réalisation de forages et de puits pastoraux, etc.
ont contribué à l’atténuation des pressions sur les
ressources du complexe WAP et à la génération de
bénéfices pour les populations.
Nonobstant les points faibles et difficultés de ces
programmes, la collaboration entre les Commissions de
l’UEMOA, de la CEDEAO et de l’Union européenne s’est
renforcée et a abouti en avril  2018 et juin  2019 à la
signature de deux conventions de financement  : l’une pour
la préservation de la biodiversité et des écosystèmes
fragiles, l’autre pour la préservation des écosystèmes
forestiers.
Leur objectif global est de promouvoir une économie
verte, caractérisée par un développement économique
endogène, durable et inclusif, tout en accroissant la
résilience face aux changements climatiques en Afrique de
l’Ouest. Les zones d’intervention concernent les principaux
écosystèmes transfrontaliers – désert, savane, mangrove et
forêts humiques  – considérés comme des paysages à
protéger prioritairement.
À l’instar des programmes nationaux et interétatiques
déjà mentionnés, l’approche consiste à concilier les
exigences de la conservation de la biodiversité et les
aspirations légitimes de développement endogène des
populations vivant dans la périphérie, à travers la promotion
d’activités génératrices de revenus, reposant sur des
chaînes de valeur durables. Parmi celles-ci, citons, entre
autres  : l’agroécologie et la récupération des terres
dégradées  ; la transformation des produits forestiers non
ligneux (beurre de karité, miel, huile et feuilles de baobab,
néré, huile de balanite, feuilles de moringa, savon à base de
baobab, de moringa…)  ; l’élevage des huîtres au sein des
mangroves ; la valorisation des fruits de mer dans les aires
marines protégées. À cela s’ajoutent les plateformes
d’échanges pour renforcer la participation inclusive des
parties prenantes, la promotion de l’écocitoyenneté…
Outre ces différentes initiatives, il faut noter que la
communauté scientifique et internationale prend de plus en
plus conscience de l’importance des aires et territoires du
patrimoine autochtone et communautaire, plus connus sous
le sigle APAC, qui constituent des maillons décisifs pour la
conservation de la biodiversité. Rappelons qu’une aire du
patrimoine autochtone et communautaire (APAC) est une
aire protégée dont la gestion est assurée soit par des
représentants d’un peuple autochtone, soit par une
communauté qui habite dans ou en bordure de l’aire
protégée, et qui entretiennent un lien étroit avec ce
territoire, qu’il soit d’ordre spirituel, social ou matériel.
Les APAC ont été reconnues officiellement en 2003, lors
du Congrès mondial des parcs nationaux, comme un modèle
exemplaire de gouvernance des aires protégées. Elles sont
essentielles pour la conservation de la nature et des modes
de vie durables, l’accomplissement de droits et
responsabilités collectifs, ainsi que pour toutes les formes
de vie sur notre planète qui sont attaquées par diverses
forces économiques et politiques. Des pratiques
traditionnelles, dont certaines d’origine ancienne,  ont  été
poursuivies, récupérées, modifiées, des nouvelles initiatives
ont vu le jour comme la restauration d’écosystèmes et
l’usage innovant de ressources.
À ce titre, les aires du patrimoine autochtone et
communautaire :
permettent de conserver des écosystèmes essentiels et
des espèces menacées, de maintenir des fonctions
écosystémiques essentielles (par exemple, la sécurité de
l’eau) et fournir des corridors et liens pour rendre
possibles les mouvements des animaux et des gènes, y
compris entre deux, ou plusieurs, aires protégées ;
offrent des moyens de subsistance culturels et
économiques pour des millions de personnes, en
sécurisant les ressources (énergie, nourriture, eau,
fourrage) et les revenus ;
sont un outil de la résistance des peuples autochtones et
communautés locales face à un développement
destructeur, tels l’industrie minière qui dégrade les forêts
humides, les barrages, l’exploitation forestière, le
tourisme de masse qui menace les écosystèmes
écologiquement sensibles de haute altitude, la
surexploitation des ressources marines par la pêche
industrielle, etc. ;
sont fondées sur des règles et institutions adaptées au
contexte, permettant de proposer des réponses souples
et culturellement appropriées aux changements ;
sont construites sur des connaissances et des capacités
collectives écologiques sophistiquées, y compris l’usage
durable de ressources sauvages maintenant
l’agrobiodiversité, et des méthodes de gestion locales qui
ont résisté à l’épreuve du temps. Elles sont élaborées
pour conserver des ressources essentielles à la
subsistance en temps de stress et de pénurie, comme
lors de graves événements climatiques, guerres et
désastres naturels ;
jouent un rôle essentiel pour sécuriser les droits des
peuples autochtones et communautés locales sur leur
terre et leurs ressources naturelles ;
aident à maintenir la synergie entre la biodiversité en
agriculture et la vie sauvage, en fournissant un haut
niveau d’intégration au sein d’un paysage terrestre et
marin plus vaste ;
fournissent des leçons dans des systèmes de
conservation qui intègrent des lois coutumières et
statutaires ;
peuvent être la fondation d’une identité et d’une fierté
culturelle pour d’innombrables peuples autochtones et
communautés locales à travers le monde.

Conclusion

Le destin de l’Afrique se joue de toute évidence dans le


succès ou l’échec de la mise en cohérence entre les trois
composantes du triptyque État, territoire et société. Les
exemples que j’ai mobilisés dans ce chapitre mettent en
évidence la puissance des communs pour penser des
situations sociales, économiques et juridiques très
concrètes, où des enjeux de partage d’espaces-ressources
matérielles se nouent. Il s’agit d’abord de la tradition du
faisceau de droits qui permet de penser des formes de
propriété partagée au sein même d’une communauté, mais
aussi des formes de propriété où la distribution des droits
s’opère entre l’autorité publique et une communauté ou
encore entre communautés et individus ou bien entre État
et individus.
L’approche par les communs va néanmoins au-delà des
questions d’accès à la terre et de sécurisation des droits
d’usage. Elle touche à la construction de collectifs et à
l’émergence d’un faire commun autour des enjeux d’accès
et de préservation des ressources naturelles. Comme le
soulignent les travaux du Comité technique foncier et
19
développement , l’approche par les communs repose sur la
sécurisation d’un droit « à l’usage », indissociable des droits
fondamentaux reconnus aux êtres vivants sur un territoire
donné. Une telle posture permet de « restituer les individus
et les collectifs d’usagers dans des réseaux de relations
spatialement et temporellement distribuées  » et de
favoriser ainsi «  l’émergence de territoires imbriqués
capables de s’autoréguler via leurs interactions ».
 
CHAPITRE 3

Les paysanneries au centre
de la souveraineté alimentaire

Je n’aurais jamais imaginé que, vingt-cinq ans après la


soutenance de ma thèse de doctorat en économie
consacrée à l’insécurité alimentaire en Afrique
1
subsaharienne , je me retrouverais au cœur de la gestion
d’une crise majeure de la faim en Afrique, avec la flambée
des prix alimentaires sur les marchés mondiaux. Face à ce
constat, un double sentiment m’anime : la fierté d’avoir très
tôt perçu que le sort du continent africain se jouerait sur sa
capacité à vaincre définitivement l’insécurité alimentaire,
mais aussi et surtout la tristesse de constater que les
pouvoirs publics africains n’ont pas fait grand-chose depuis
trente ans au moins pour traiter les véritables causes de la
famine en Afrique.

Les paysanneries africaines sacrifiées


Il n’empêche, aujourd’hui, dans mes fonctions de
commissaire de l’UEMOA en charge de l’agriculture, je me
dois de poser un diagnostic sur les déterminants de la
situation agricole et alimentaire africaine et surtout de
proposer des solutions efficientes pour répondre aux
conséquences dramatiques pour les populations de
l’addition de crises auxquelles elles sont soumises, tant
conjoncturelles (crise russo-ukrainienne, pandémie de
Covid-19) que structurelles (dérèglements climatiques, forte
exposition aux aléas politiques et sécuritaires).
En effet, le continent africain est particulièrement
vulnérable au réchauffement climatique. Sa situation
géographique et agroécologique (températures déjà
élevées, saisons souvent contrastées et sols fragiles ou peu
productifs) expose plus fortement son agriculture aux
moindres variations climatiques (dérèglements
météorologiques, événements extrêmes…). La pauvreté
d’une grande partie de sa population ne lui offre pas par
ailleurs les capacités d’adaptation, d’assurance collective et
d’outils contracycliques qui sont permises aux agricultures
des pays développés.
En outre, les faibles moyens techniques disponibles, la
croissance démographique et la baisse de fertilité des sols
liée à la pression foncière (écourtement des jachères, usage
d’engrais et de pesticides, monocultures, érosion, relations
avec les éleveurs) incitent les populations agricoles à migrer
vers les savanes, les forêts et les mangroves au prix de
conflits fonciers croissants sur les espaces pastoraux et aux
dépens des équilibres écologiques.
Or, en Afrique, la pauvreté est d’abord et surtout
paysanne. L’absence de perspectives pour les petits
agriculteurs provoque un exode rural qui dépasse
aujourd’hui les possibilités actuelles et prévisibles d’accueil
et d’emploi des villes et des bidonvilles sous-équipés et
sous-industrialisés, où règnent le chômage et la précarité.
La pauvreté urbaine est grandissante, et les vagues
d’émigration se heurtent aux restrictions croissantes des
pays occidentaux, engendrant toujours plus de frustration et
de ressentiment d’une partie de la jeunesse.
C’est pourquoi, déjà en 2013, certains appelaient à une
initiative d’envergure pour mettre fin à des politiques qui
conduisaient à la pauvreté, à la sous-alimentation
paysannes et urbaines et à l’insécurité politique et militaire
dont souffrent aujourd’hui de nombreux pays africains, en
2
particulier les pays sahéliens .
Malgré une prise de conscience croissante de
l’importance de l’agriculture depuis le début des années
2000, nous payons aujourd’hui quarante ans d’abandon
«  structurel  » des paysanneries par la pensée néolibérale,
les programmes dits d’« ajustement  » qui en ont résulté et
des États préoccupés par d’autres priorités budgétaires et
sociales. Les paysans et paysannes de nos pays, parmi les
moins bien équipés du monde, y sont toujours livrés sans
protection commerciale et sans appui réel à la concurrence
des agriculteurs chimisés et motorisés les plus compétitifs
du monde, eux soutenus, subventionnés et protégés par des
politiques publiques. La «  sécurité alimentaire  » des pays
pauvres (agricoles  !) s’est ainsi bâtie sur les excédents
agricoles de l’OCDE et de la PAC pendant que les
productions «  tropicales  » promues partout au sud par les
institutions financières internationales (café, cacao, huile de
palme, coton, etc.) entraient dans une concurrence
insoutenable.
Les paysanneries africaines ont payé au prix fort la
priorité politique donnée à l’alimentation des villes à bas
coûts, le fameux «  biais urbain  ». Appauvries,
décapitalisées, mais encore majoritaires dans la population
active de leur pays, elles sont en outre les premières
victimes de dérèglements climatiques tout aussi importés.
Aujourd’hui les villes africaines suffoquent et ne
sauraient accueillir 1  milliard de femmes et d’hommes en
plus d’ici 2050. Et les «  périphéries  », qui partagent les
mêmes aspirations de vie, n’accepteront plus d’être
négligées et tenues à l’écart des droits essentiels.
L’extension des cultures sur la forêt, bien qu’elle ne soit
aujourd’hui plus une option, est prévisible si des choix
consistants ne sont pas faits. Quant à l’agrobusiness, il s’est
montré un modèle énergivore, extraverti et prédateur qui ne
peut répondre aux attentes des centaines de millions de
familles paysannes. Ces dernières doivent continuer à
trouver dans l’agriculture des réponses pour mener une vie
digne, et obtenir emploi, revenus, et accès aux services
publics.
Dans ce chapitre, j’affirme que nous devons nous
affranchir de la vision néolibérale du développement qui
nous est imposée à travers notamment le concept
d’émergence. Nous devons aller vers une vision plurielle et
endogène des solutions. Nous devons construire une
cohérence d’ensemble pour notre agriculture, en identifiant
les enjeux qui nous sont chers, pour les déclarer comme des
biens communs africains et les protéger des processus
d’accaparement, pour nous en réapproprier la responsabilité
et pour en territorialiser la gestion sur notre continent.
Les enjeux économiques, sociaux, écologiques et
culturels majeurs sont aujourd’hui d’employer notre
population, et notamment nos jeunes, d’intensifier nos
productions en les protégeant davantage d’une concurrence
insoutenable et en cultivant, préservant et valorisant la
richesse biologique de nos territoires, de consommer et
transformer nos produits, d’équiper nos campagnes en
services publics et en énergie renouvelable. Et ainsi de
nourrir notre population, lutter contre la pauvreté et nos
dépendances croissantes et accomplir une transformation
économique africaine sobre en carbone, la seule ayant un
avenir.
Si, il y a encore dix ans, l’on pouvait envisager un
développement des agricultures familiales africaines
subsahariennes à base d’intrants de synthèse et de
motorisation (la « révolution verte », quoiqu’on en voie peu
de résultats depuis des décennies), l’agroécologie paraît
seule aujourd’hui capable de répondre à l’intensité et à
l’échelle de ces multiples enjeux. Non seulement parce que
la dégradation des écosystèmes et des océans est déjà en
cours (baisse de la fertilité, salinisation, érosion,
submersion, surpêche…), mais aussi parce que les tensions
sur les ressources en énergie fossile auront un coût
intolérable pour des économies peu puissantes et que les
dépendances alimentaires croissantes engendreront une
vulnérabilité peu supportable, comme le Covid-19 puis la
guerre en Ukraine nous le rappellent en 2022.
En 2018, dans un ouvrage consacré à la transition
agroécologique et publié avec le concours de l’Agence
française du développement (AFD) et du Centre de
recherche agronomique pour le développement (Cirad), le
directeur général de la FAO (Food and Agriculture
Organisation) écrivait dans sa préface : « Aujourd’hui, toutes
les agricultures du monde sont appelées à s’adapter pour
faire face aux demandes sociales, aux enjeux
environnementaux et au dérèglement climatique […]. Les
acteurs du monde agricole [des pays du Sud] doivent donc
innover pour s’adapter, garantir résilience et inclusion,
concilier productivité et durabilité environnementale et, au
moins en Afrique subsaharienne, s’associer aux autres
acteurs du développement en général pour créer
massivement des emplois pour des jeunes arrivant toujours
plus nombreux sur le marché du travail […]. L’agroécologie
dessine un nouveau paradigme pour proposer des systèmes
agricoles et alimentaires durables que nous pensons plus
aptes à répondre aux attentes sociétales, aux urgences
planétaires, environnementales, nutritionnelles et sanitaires,
aux orientations politiques de différents pays, aux initiatives
internationales, notamment de la FAO, ainsi qu’aux objectifs
3
du développement durable . »
En Afrique, malgré la domination des agro-industries et
des marchés mondialisés, le long désengagement des États,
et l’insuffisance des infrastructures et des services publics,
nous pouvons faire de cette transition énergétique, et donc
écologique et multisectorielle, une chance pour nos
populations.
Faisons en sorte que l’aide publique au développement
et la coopération mondiale pour l’environnement,
aujourd’hui très en deçà des besoins et même des
engagements internationaux renouvelés depuis cinquante
ans, soient à la hauteur de la nouvelle priorité reconnue
dans les textes à l’agriculture mais pas dans les
programmes et les financements nationaux et
internationaux.
Un tel projet ne pourra se faire en Afrique qu’en
protégeant, accompagnant, fédérant des communs
agricoles, offrant ainsi des solutions endogènes répondant
aux besoins alimentaires et résilientes aux changements
climatiques. En commençant à sortir d’une « économisation
4
du monde  », d’ailleurs récente en Occident, et même d’une
financiarisation du monde qui ne nous ont pas encore
totalement absorbés et qui aujourd’hui trouvent une
contestation mondialisée, et ce au plus haut niveau de la
gouvernance internationale.
Le projet africain quant à lui doit s’affranchir de la théorie
néolibérale pour promouvoir un néoprotectionnisme
écologique. Cette voie consiste à payer les productions
vivrières des paysans à des prix rémunérateurs, assez
élevés et assez stables, pour leur permettre de vivre
dignement de leur travail, d’investir et de progresser, pour
mieux se nourrir eux-mêmes et mieux  contribuer à nourrir
les villes. Cela veut dire, on l’a vu au premier chapitre de ce
livre, une protection commerciale aux frontières régionales
de nature à permettre des prix rémunérateurs aux
productions des familles paysannes et à leurs
transformations alimentaires et non alimentaires pour les
consommateurs de leurs pays. Levier essentiel dans une
politique systémique résolue de développement et de
modernisation rurale, ce néoprotectionnisme doit être
accompagné naturellement d’un dispositif de soutien à
l’alimentation des citadins pauvres.
Mais avant cela, voyons d’abord comment se présente la
demande alimentaire prévisible en 2050 en Afrique et
quelles sont les ressources de l’agriculture pour y répondre.

L’agriculture africaine face à l’explosion


de la demande

Les disponibilités alimentaires à l’horizon 2050


Un constat fait de longue date montre que, malgré les
dynamiques des dernières décennies qui ont suscité
quelques espoirs, les systèmes alimentaires africains
peinent encore aujourd’hui à couvrir les besoins
nutritionnels de leurs populations. Ce constat ressort
5
clairement d’une étude réalisée en 2021 par l’Inrae
(Institut national de la recherche pour l’agriculture,
l’alimentation et l’environnement), qui s’interroge sur la
capacité des systèmes alimentaires africains à couvrir les
besoins des populations dans les décennies à venir.
Le nombre d’individus en situation de sous-nutrition
chronique ou de carences alimentaires et/ou vitaminiques
avancées reste en Afrique le plus élevé du monde, et les
apports énergétiques et nutritionnels sont, en moyenne,
parmi les plus faibles, avec en outre de fortes disparités tant
internes qu’entre pays. Le niveau de sécurité alimentaire est
faible en raison de facteurs essentiellement liés à l’accès, à
la qualité et à la stabilité de l’alimentation, ainsi qu’à sa
disponibilité. L’agriculture, principale occupation des
populations, est confrontée à des défis tenant à la faible
productivité tant du travail que de la terre, la vulnérabilité
climatique exacerbant la dépendance aux importations.
La croissance démographique du continent aboutit, y
compris dans les années à venir selon les prévisions, avec
un multiplicateur jusqu’à quatre, à une forte croissance de
la demande en produits agricoles et alimentaires, posant
ainsi des questions critiques sur le rattrapage nutritionnel,
l’augmentation des rendements, l’extension des surfaces
cultivées sur les espaces pastoraux, voire sur les forêts,
ainsi que sur la soutenabilité environnementale de ces
évolutions et la croissance de la dépendance alimentaire du
continent, déjà très forte en Afrique du Nord et importante
en Afrique subsaharienne.
Deux grands types de trajectoires s’offriraient à l’Afrique
selon l’étude de l’Inrae pour couvrir des besoins
nutritionnels définis. En effet, l’Afrique peut poursuivre
simplement les tendances passées («  régimes
tendanciels  »), ou au contraire évoluer vers une transition
nutritionnelle plus saine quantitativement et
qualitativement (« régimes sains »).
L’étude de l’Inrae utilise des projections à l’horizon 2050
des équilibres emplois-ressources en biens agricoles des
différentes parties du monde. Le modèle utilisé cherche à
définir comment, pour une hypothèse de demande
alimentaire donnée, le couple [performances agricoles-
surfaces cultivables] détermine les surfaces cultivées et
pâturées nécessaires pour assurer la production et les
échanges attendus dans chaque région du monde, ici en
Afrique. Il renvoie à l’analyse d’un système alimentaire qui
mobilise les surfaces agricoles (cultivées et pâturées) en
lien avec les besoins, les niveaux de production domestique,
les niveaux d’échanges internationaux (exportations et
importations). Ce modèle permet de revenir sur une
question tout aussi importante mais souvent passée sous
silence, celle des surfaces mobilisées pour le pastoralisme,
l’élevage et le cheptel en tant qu’enjeux particulièrement
sensibles, tant socialement que politiquement et
économiquement.
En partant de 2010 comme année de référence, la
population mondiale projetée à 2050 est obtenue en
appliquant les taux de croissance médians estimés par
l’ONU. Elle passerait alors de 6,8 milliards d’habitants à près
de 9,5  milliards en  2050. La population africaine, pour la
même période, serait multipliée par 2,4 et passerait ainsi
d’un peu moins de 1 milliard d’habitants en 2010 à près de
2,3  milliards à l’horizon  2050. Cette croissance
démographique, qui va peser lourdement sur l’évolution de
la demande alimentaire du continent, est principalement le
fait de l’Afrique subsaharienne prise dans son ensemble et
de chacune des deux «  régions  » distinguées en son sein  :
Afrique de l’Ouest et Afrique de l’Est, centrale et du Sud  ;
l’Afrique du Nord avec une croissance de +  64  % restant
quelque peu en deçà de la tendance continentale.
Le rapport entre superficies et productions évoque deux
tendances permettant de penser le rapport avec les enjeux
nutritionnels. Les régimes tendanciels stipulent une
corrélation entre la consommation alimentaire du groupe et
le PIB. Quant aux régimes sains (healthy), ils sont en rupture
avec les premiers et évoquent un effort dans la maîtrise des
apports calorifiques en lien avec la diète quotidienne à
2  750 kcal/habitant/jour pour les régions où ce seuil n’est
pas atteint en 2010, à 3  000  kcal/habitant/jour pour les
régions initialement au-dessus de ce seuil, et maintenus
constants pour les régions initialement entre les seuils de
2 750 et 3 000 kcal/habitant/jour.
En suivant ces hypothèses, les évolutions des apports
nutritionnels tendent à diverger entre les trois régions
africaines. Les apports nutritionnels totaux de l’Afrique du
Nord, déjà conséquents en 2010, se maintiendraient à
l’horizon 2050 sous l’hypothèse de « régimes tendanciels »
et seraient amenés à diminuer en cas d’adoption de
«  régimes sains  ». À l’inverse, les apports nutritionnels
augmenteraient de façon significative en Afrique de l’Est,
centrale et du Sud en cas de «  régimes tendanciels  »,
croissance qui serait encore plus marquée en cas de
passage à des «  régimes sains  ». Les dynamiques
nutritionnelles récentes en Afrique de l’Ouest se traduisent
par des évolutions encore différentes à l’horizon 2050  :
croissance marquée des apports totaux en cas de « régimes
tendanciels  » et quasi-maintien de ces mêmes apports
totaux en cas de transition vers des « régimes sains ».
En partant des superficies de 2010, on projette qu’à
l’horizon 2050 la contrainte n’apparaît comme préoccupante
qu’en Afrique du Nord, où les surfaces cultivables
disponibles en 2050 seront inférieures (ou très proches) des
surfaces cultivées en  2010. À l’inverse, en Afrique
subsaharienne, les terres cultivables disponibles en 2050
au-delà des surfaces déjà cultivées sont encore
considérables  : 610  millions d’hectares pour l’ensemble
constitutif de l’Afrique de l’Est, centrale et du Sud (soit
4,5  fois la surface cultivée actuelle) et 141  millions
d’hectares en Afrique de l’Ouest (soit 1,4 fois la surface
cultivée actuelle). Cette réserve de terres cultivables en
2050 n’inclut pas les terres forestières et celles susceptibles
de tomber dans l’urbanisation : elle n’est constituée que de
« prairies et pâturages permanents ».
Les objectifs sont donc bien de fournir à une population
africaine qui va plus que doubler à l’horizon 2050, quelle
que soit l’option de demande alimentaire retenue, le
nombre de calories utiles à chaque habitant. Portées par
une dynamique démographique largement supérieure aux
autres régions et d’importants besoins nutritionnels à
combler, les demandes alimentaires seraient amenées, en
«  régimes tendanciels  », à tripler ou presque entre  2010
et 2050 en Afrique subsaharienne, et à augmenter de + 66
% en Afrique du Nord.
Avec l’adoption de « régimes sains », le continent africain
devrait mobiliser au total plus de 500  millions d’hectares
supplémentaires pour couvrir ses besoins alimentaires, soit
un quasi-doublement des surfaces cultivées actuelles.
Quelle que soit l’hypothèse nutritionnelle retenue, la
seule évolution démographique est responsable de plus des
deux tiers de l’augmentation des besoins en surfaces
cultivées (à  paramètres d’offre inchangés) dans chacune
des trois régions africaines.
Au total et compte tenu de la croissance très soutenue
de leurs populations et des besoins nutritionnels de celles-
ci, les différentes régions africaines auront à faire face à une
très forte augmentation des volumes de produits agricoles
qu’elles auront à stocker, transporter, transformer et
distribuer, soit à partir de leur production domestique, soit à
partir de leurs importations. Ainsi, au-delà de l’amélioration
de leurs capacités de production, la question des
infrastructures nécessaires à la gestion de tels volumes
reste centrale dans le développement des systèmes
alimentaires africains.
L’étude de l’Inrae aborde la question souvent
marginalisée des pâturages. Au-delà de l’extension des
surfaces cultivées qui, par hypothèse, n’empiète pas sur les
espaces forestiers, les surfaces non cultivées mais utilisées
par les animaux (les pâtures et/ou prairies permanentes,
pâturées ou fauchées) évolueront également en
conséquence des évolutions démographiques et des
régimes alimentaires, au risque de la déforestation. Les
conflits d’usage entre agriculteurs et éleveurs risquent de
s’exacerber avec une augmentation de la pression sur la
terre et l’eau et avec l’affaiblissement des communs
traditionnels que nous avons montré au chapitre précédent.
L’étude montre aussi que les efficiences animales
(viandes et lait) des ruminants sont particulièrement faibles
en Afrique, ce qui se traduit par des besoins en fourrages
plus élevés qu’ailleurs pour atteindre des niveaux de
production identiques. Rappelons que les performances du
cheptel africain ne sont considérées ici qu’au regard de sa
productivité pour l’alimentation humaine, et qu’on ne prend
pas en compte les autres rôles sociaux du cheptel (mode de
traction, pastoralisme et nomadisme, fonction patrimoniale,
etc.). Combinées à la faible progression des rendements de
l’herbe, elles conduisent à une augmentation des besoins en
pâtures, surfaces spécifiquement destinées aux animaux,
reflet du maintien des pratiques et des fonctions actuelles
de l’élevage et du cheptel. Un résultat qui ne doit pas être
interprété comme un manque d’efficience, mais comme une
prédominance de la production en commun sur des logiques
purement économiques et commerciales.
Par ailleurs et comme on l’a déjà relevé, les deux
trajectoires d’évolution nutritionnelle envisagées ici se
traduiraient en Afrique, et notamment en Afrique
subsaharienne, par une augmentation conséquente de la
demande en produits animaux, plus accentuée dans
l’hypothèse de «  régimes sains  » qu’en «  régimes
tendanciels  ». Cette croissance amplifierait donc encore la
pression vis-à-vis des besoins en produits végétaux
nécessaires à la production de viande (3 à 10 calories
végétales pour produire 1 calorie de viande).
Au final, l’ensemble des résultats précédents montre
que, même en se concentrant sur les seules surfaces
cultivées, la situation africaine serait à l’horizon 2050
potentiellement tendue  : compte tenu de sa croissance
démographique et des déficits nutritionnels d’une frange
importante de sa population, la demande en produits
agricoles de ce vaste continent s’accroîtrait de façon très
marquée.
Face à cette explosion de la demande, les évolutions des
conditions techniques de production que l’Inrae retient
(principalement les rendements végétaux et la superficie en
terres cultivables) paraissent insuffisantes pour éliminer les
tensions qui pèsent sur ces systèmes alimentaires  : en
Afrique du Nord, la limitation et la réduction des
disponibilités en terres cultivables à l’horizon 2050 rendent
impossible une croissance suffisante de la production
domestique pour faire face aux évolutions de la demande et
engendrent une forte augmentation de la dépendance aux
importations.
En Afrique subsaharienne, en dépit de l’amélioration des
rendements végétaux, l’extension des surfaces cultivées
pourrait être considérable, sans pour autant empiéter sur
les surfaces forestières, grâce aux importantes disponibilités
en terres cultivables que suggèrent les données. Elle
s’établirait entre 84 et 122  millions d’hectares, selon la
trajectoire suivie par les régimes alimentaires. Néanmoins,
de telles extensions auraient des conséquences
environnementales non négligeables en termes de
changement climatique et/ou de biodiversité, du  fait a
minima d’un mouvement important de retournement des
surfaces herbacées et probablement d’une déforestation
accrue pour étendre les surfaces pâturées.
Pour pallier de tels risques, l’Inrae a également envisagé
la situation extrême d’un blocage des surfaces cultivées en
2050 à leurs superficies de 2010. Mécaniquement, la
tension se reporte alors sur les échanges et sur les
importations dont l’Afrique subsaharienne aurait besoin
pour couvrir ses chocs de demande. Sa dépendance aux
importations de produits agricoles, limitée en 2010 à 12-
15 % de ses besoins, monterait en flèche pour avoisiner les
40 %, proches des taux de dépendance actuels de l’Afrique
du Nord.
L’Inrae conclut qu’il semble possible de répondre aux
évolutions fortes de la demande africaine (ainsi que
mondiale) en biens agricoles sans que les surfaces cultivées
empiètent sur les surfaces boisées, mais au prix de fortes
tensions foncières autour des systèmes alimentaires
africains. On assisterait en effet à une forte extension des
surfaces cultivées en Afrique subsaharienne qui, par
hypothèse, se ferait au détriment des surfaces en herbe.
Pouvant aller jusqu’à un doublement des surfaces cultivées,
cette pression pourrait être limitée si les rendements des
cultures arrivaient à atteindre de forts niveaux. Sous cette
hypothèse, l’extension des surfaces cultivées africaines
pourrait varier entre +32  % si les évolutions de régimes
alimentaires suivaient une trajectoire tendancielle et +47 %
si le monde s’engageait dans une transition vers des
régimes plus «  sains  » se traduisant en Afrique
subsaharienne par un rattrapage nutritionnel. On voit ici
toute l’importance que revêtent la trajectoire d’évolution
des rendements végétaux et donc la nécessaire
intensification des productions végétales en Afrique.
Cela impliquerait d’aller encore plus loin dans une
intensification écologique des systèmes de culture via la
génétique, l’irrigation, la fertilisation (organique mais aussi
minérale), la protection des cultures, avec une attention
particulière aux prairies et aux fourrages. Une augmentation
des intensités culturales par la pratique de doubles cultures,
de cultures associées et de cultures en mélange,
notamment via l’irrigation, beaucoup moins développée en
6
Afrique subsaharienne qu’en Asie , pourrait être envisagée.
Un autre levier important consiste à réduire les pertes et
gaspillages aux différents stades des filières agricoles. Les
pertes à la récolte et dans les étapes de stockage, transport
et distribution sont importantes dans les différentes régions
7
africaines  : on les évalue à entre 30 et 40 % pour les fruits
et légumes produits localement. L’enjeu de la réduction de
ces pertes et gaspillages est donc significatif et pourrait être
un levier pour améliorer la disponibilité de produits agricoles
en Afrique. Au-delà, l’Inrae suggère de modifier plus
profondément les systèmes alimentaires et leurs impacts
environnementaux et sanitaires en favorisant largement des
substitutions entre produits animaux et/ou entre produits
animaux et végétaux.
Alors que les régimes alimentaires sont en transition
rapide dans nombre de pays du monde et que les modèles
de consommation peuvent et doivent probablement
changer rapidement pour ménager les ressources de tous
les continents, les régimes alimentaires retenus sont
effectivement un choix structurant, trop structurant, d’un
modèle. Ils comportent une ration de viande coûteuse en
énergie (les ruminants étant bien plus énergivores que les
monogastriques comme les poulets), une ration de produits
laitiers (et œufs) qui pourrait être développée, et sous-
estiment les possibilités de substitution des protéines
végétales –  d’une production très peu énergivore et d’un
apport fertilisant crucial (légumineuses)  – aux protéines
animales.
Pour conclure, si l’Afrique subsaharienne possède encore
des ressources naturelles importantes et qui pourraient être
mieux valorisées –  objet au demeurant de la convoitise
d’autres régions du monde  –, l’étude de l’Inrae attire
cependant notre attention sur les composantes clefs de
notre souveraineté alimentaire, agricole et
environnementale actuelle et future, sur l’importance
cruciale des choix publics à prendre dès aujourd’hui, sur
l’importance de réfléchir à la gestion de nos biens communs
encore si prégnants sur notre continent et sur les difficultés
et les tensions techniques et sociales qui nous attendent
pour éviter d’accroître une dépendance alimentaire déjà
problématique mais qui pourrait devenir peu soutenable.
Conduire la nécessaire intensification de nos agricultures
paysannes –  qui doivent continuer à employer une large
partie de notre population dans des conditions de vie
décentes  – s’avère un impératif collectif et ne pourra
s’accomplir sans politiques publiques fortes et soucieuses
du bien commun, des politiques publiques engageant
l’ensemble des acteurs de nos sociétés, qui les rendent
compatibles et même synergiques avec la transformation
écologique de nos systèmes productifs.

Une agriculture faiblement productive mais


qui résiste
Depuis le début des années 1990, la région ouest-
africaine est confrontée à de profondes mutations. À la forte
croissance démographique de la population s’ajoutent
l’accélération de l’urbanisation, mais aussi et surtout
l’émergence progressive d’une agriculture vivrière
produisant pour le marché local mais qui n’implique qu’une
faible proportion d’agriculteurs africains.
La moitié de la population vit en milieu urbain dans la
quasi-totalité des États membres de l’UEMOA, à l’exception
du Burkina Faso et du Niger où les données s’établissent
8
respectivement à 30,7 et 19  % . Les prévisions indiquent
qu’en 2025, sur l’ensemble des huit États de l’Union, plus
de 60  % de la population se retrouvera en zones urbaines,
impliquant des demandes importantes diversifiées en
denrées alimentaires.
Dans un tel contexte, le rôle du secteur agricole – moteur
de l’économie des pays de la région  – est stratégique tant
du point de vue de l’offre agricole que de celui de la
demande. L’agriculture revient dans les agendas
internationaux et s’affiche comme le pivot incontournable
9
d’un développement durable .
Comme je l’ai rappelé, au-delà des enjeux de sécurité
alimentaire, l’agriculture, qui contribue à hauteur de 34  %
du produit intérieur brut (PIB) de l’Afrique de l’Ouest,
constitue également le principal pourvoyeur d’emplois et de
richesse de la région. En outre, elle procure en moyenne
près de 60 % des recettes d’exportation et approvisionne en
matières premières les autres secteurs de l’économie,
notamment l’industrie et l’artisanat.
Pourtant l’agriculture de la zone UEMOA reste confrontée
à des problèmes majeurs qui exposent la région à des crises
alimentaires et nutritionnelles cycliques.
On aurait tort de penser, cependant, que les agricultures
familiales africaines, les 100 millions de petites exploitations
de l’Afrique subsaharienne – qui ne dépassent pas quelques
hectares  : 83  % n’ont pas plus de 2 hectares et 3  % une
surface supérieure à 10 hectares –, avec les 500 millions de
personnes qui y travaillent, ne parviennent pas, au prix
d’efforts gigantesques, à nourrir leur population. Malgré la
multiplication par cinq de la population africaine
subsaharienne depuis 1960, et par 1,7 depuis 2000
(1,1 milliard de personnes), elles arrivent encore aujourd’hui
à produire plus de 80  % de la nourriture de la population.
Les fermes de moins de 2 hectares assurent plus de 90  %
de la production agricole. La dépendance alimentaire de
l’Afrique subsaharienne aux importations s’élevait ainsi en
2010 à 12-15  % (chiffres de Inrae-FARM), un chiffre
relativement faible. Mais, paradoxe, les paysanneries
n’arrivent pas à se nourrir elles-mêmes car elles ne peuvent
acheter la nourriture qu’elles produisent et qu’elles ont dû
vendre pour satisfaire des besoins monétaires
incompressibles (santé, école, énergie, événements
culturels et cultuels).
L’autre paradoxe est l’extraversion alimentaire croissante
du continent que rien ne devrait justifier. 80 % de la facture
totale des importations du continent portent sur 5 grands
produits : blé, riz, sucre, huile comestible et produits laitiers
– alors qu’il existe environ 20 substituts locaux aux céréales
10
glucidiques comme le riz et le blé . Il est évident aussi que
les besoins en sucre et huile pourraient être satisfaits
localement tandis que les produits laitiers, aujourd’hui
gaspillés au Sahel (mais aussi les poulets du Niger, etc.),
faute de collecte, de stockage, de chaîne du froid ou/et de
transformation, sont massivement importés, sans barrière
douanière significative, comme on l’a vu au chapitre 1 (5 à
20 % pour les riz importés dans l’UEMOA, 5 % pour le lait en
poudre mélangé souvent à de l’huile de palme).
Si les avantages comparatifs supposés ont conduit à
préférer depuis quarante ans l’exportation de produits
tropicaux à l’autosuffisance alimentaire, il est temps de
remettre en cause cette priorité, ou tout au moins de
revisiter ce déséquilibre, au vu de la tendance baissière de
leurs prix, de leur volatilité comme des nécessités
croissantes de maintenir la fertilité de nos terres et de
maîtriser notre base alimentaire.
Nous sommes effectivement aujourd’hui à un point
11
d’inflexion où des choix cruciaux doivent être faits .
Les familles paysannes ont longtemps privilégié une
stratégie d’extension des cultures et du cheptel tant que les
espaces étaient disponibles, Mais, de plus en plus, elles l’ont
fait en réduisant les jachères longues traditionnelles qui
reconstituaient la fertilité après une poignée d’années
d’exploitation, quand elles n’ont pas totalement cédé la
place à une culture continue de la terre. Elles ont accru les
productions et répondu à la demande nationale de cultures
de rente, voire de monocultures de rente, et à leurs propres
besoins monétaires, en défrichant définitivement les forêts,
en surpâturant, voire en cultivant les zones de pâturage
transhumant. Ainsi, 80 à 90  % de la forêt ont disparu en
Côte d’Ivoire et à peine moins dans les pays voisins, au
profit notamment de plantations monospécifiques avides
d’intrants agrochimiques importés. Les terres cultivées sont
passées de 155 à 240  millions d’hectares entre  1995
et  2016 (dont 50  millions auraient été acquis par des
investisseurs étrangers), avec un doublement au Sahel
depuis 1975.
Les avancées sur les pâturages et la déforestation sont
cependant de plus en plus contenues car elles sont sources
de conflits et d’atteintes écologiques, donnant lieu à une
véritable prise de conscience aux niveaux national et
international.
Confrontées à la pression foncière, les familles
paysannes sont passées opportunément à des stratégies
d’intensification de la production agricole, ce qui a d’ailleurs
été encouragé.
Mais les intrants de synthèse (engrais, désherbants,
produits phytosanitaires), quand ils peuvent être financés,
permettent certes de produire mais non de sauvegarder la
qualité des sols à long terme, voire à moyen terme : ces sols
tropicaux sont en effet bien plus fragiles que les terres à la
structure plus stable d’Europe du Nord, d’Eurasie et
d’Amérique du Nord. On estime à 50 %, mais davantage au
Sahel, les surfaces agricoles dégradées aujourd’hui en
Afrique subsaharienne (érosion, salinisation, lessivage des
nutriments, minéralisation accélérée par la hausse des
températures et la perte de matière organique, acidification,
moindre réponse aux engrais, moindre résistance aux
ravageurs, pollution, désertification…).
Si 80  % de la hausse de la production agricole des
cinquante dernières années provient de l’extension des
12
superficies cultivées , les producteurs paysans
subsahariens (qui possèdent à peine plus de 1 hectare par
travailleur en moyenne, 0,7  hectare prévisible en 2050),
n’utilisant qu’à la marge des engrais de synthèse coûteux,
ont néanmoins intensifié leur production et tenté de
préserver la fertilité des sols en renforçant l’association de
l’agriculture et de l’élevage, promue dans les années  1970
et 1980, pour être plus autonomes en fumure organique et
en énergie agricole. Mais cette association reste trop faible ;
la pression agricole et pastorale continue de s’accroître sur
les ressources.
En 2018, très coûteuse parce que dominée par des
oligopoles d’importation et de transport, la consommation
d’engrais minéraux était de 16 kg/ha contre 70 kilos en
moyenne mondiale  ; celle des engrais organiques de
5 kg/ha (contre une moyenne mondiale de 17 kg/ha), ce qui
est extrêmement faible.
En zone plus humide, les petits producteurs, qui ne
peuvent plus défricher, abandonnent désormais les
monocultures et conduisent une diversification
agroforestière et des rotations moins consommatrices de
fertilisants chimiques et de pesticides.
Ces stratégies d’abord d’extension foncière, puis d’une
intensification limitée mais déjà trop agressive pour les sols
sans obtenir pour autant des rendements satisfaisants, sont
dans l’impasse. Le potentiel de production et de
renouvellement des agroécosystèmes s’affaiblit de manière
critique. La productivité du sol reste en tout état de cause
faible, trop faible, pour employer et nourrir une population
toujours croissante, même si, dans les zones périurbaines
en plein développement, l’agriculture, surtout maraîchère,
est très intensive (40  % des citadins des capitales la
pratiquent), en raison de débouchés locaux sans
concurrence étrangère et de financements ad hoc.
Les aléas et changements climatiques ne font
qu’aggraver la vulnérabilité des exploitations – chaque crise
obligeant à la décapitalisation, c’est-à-dire à la réduction
d’une partie du patrimoine et menaçant la sécurité
alimentaire et nutritionnelle des populations. Selon des
prévisions récentes du CILSS (Comité inter-État de la lutte
contre la sécheresse au Sahel), si rien n’est fait, l’on
assistera, à l’horizon 2050, à une baisse sensible de la
productivité, de l’ordre de 20 à 50  % pour les zones
sahéliennes et de 5 à 20 % pour les zones subhumides.
S’agissant des ressources halieutiques, malgré
l’importance des potentialités, la contribution de la pêche
au développement économique et social des États membres
de l’UEMOA décroît. Elle est menacée par la raréfaction de
la ressource, conséquence de la surexploitation de la
plupart des stocks halieutiques maritimes et continentaux,
elle-même résultant d’accords de pêche asymétriques et de
la faiblesse des systèmes de régulation des opérations de
pêche.
Par ailleurs, dans la plupart des États sahéliens, le
pastoralisme est en crise. L’élevage pastoral, notamment
des gros ruminants, permet de s’adapter aux disponibilités
fourragères. Les déplacements permettent ainsi d’exploiter
les pâturages, les points d’eau et les zones de cures
*1
salées , ainsi que les surfaces de cultures en saison sèche.
Ce mode de production est compromis par la pression
foncière des agricultures sédentaires, le faible
investissement public dans ces zones excentrées, laissant la
population à l’écart d’aspirations devenues communes, et
un épuisement accéléré des ressources naturelles. Les
tensions foncières remplacent les gestions de territoire et
les complémentarités anciennes. Elles sont à la fois source
partielle et conséquence des problèmes sécuritaires qui se
multiplient et compromettent la stabilité politique des États
et de la région.
Devant l’impossibilité de continuer à faire jouer les
mécanismes traditionnels pour gérer les aléas, la très
grande incertitude qui entoure les systèmes de production
induit des stratégies de court terme très souvent
dommageables à l’environnement, voire à la durabilité
économique des exploitations.
Dans un tel contexte –  pression foncière, productivité
trop faible, renchérissement inéluctable et inadéquation des
intrants d’origine fossile, dérèglement climatique  –,
l’intensification agroécologique de systèmes de production
paysans qui mixent aujourd’hui déjà intelligemment
pratiques traditionnelles et nouvelles –  s’adonnant à la
polyculture-élevage (céréales, légumineuses, élevage de
bovins et de petits ruminants), en alliant cultures vivrières
et d’exportation  – peut permettre de diversifier et
d’accroître durablement la production agricole tout en
préservant les agroécosystèmes sans lesquels il n’y a pas
d’avenir.
Là où les agricultures industrielles des pays développés
ont une transition, voire une révolution agroécologique à
accomplir, les agricultures paysannes africaines ont gardé
quant à elles des stratégies et des savoir-faire de gestion
des risques, d’agrobiodiversité et d’adaptation au milieu qui
seront précieuses dans cette intensification.
Cette voie qui répond aux enjeux cruciaux des
populations africaines rencontre aussi les intérêts de
l’humanité et surtout ceux des pays du monde responsables
du changement climatique, l’Afrique étant déjà le continent
le plus sobre en carbone… C’est pourquoi la mondialisation
doit devenir coopérative ne serait-ce qu’en raison des
services écosystémiques rendus par le continent, si ce n’est
en reconnaissance de la «  dette écologique  » historique
souvent revendiquée. Car la conception et la mise en œuvre
de systèmes agricoles paysans performants territoire par
territoire requerront moyens, efforts et protections, y
compris commerciales, et ce dans une politique de
modernisation rurale résolue, là où l’accès aux services
élémentaires fait encore trop souvent défaut.
Les filières de commerce équitable, les AOC, les
pratiques de l’agriculture biologique montrent le chemin de
la mise en place de véritables chaînes de valeur « vertes ».
Cela peut être dès à présent un catalyseur pour un
changement de paradigme de l’agriculture africaine à
l’horizon 2030.
Amélioration de la gestion des filières agricoles
prioritaires, renforcement des systèmes sanitaires et
phytosanitaires, lancement d’une transition écologique des
systèmes de production agricole, création d’emplois décents
pour des jeunes en milieu rural : cet agenda de sauvegarde
et de promotion d’une agriculture durable est
malheureusement contesté par une vision néolibérale de
l’agriculture friande d’«  agrobusiness  », symbole de
modernité et d’efficacité.
Souvent repris par des banques de développement
comme la Banque africaine de développement (BAD), ce
discours néolibéral imprègne de plus en plus les plans et
programmes de développement de nombre d’États
africains, les fameux «  plans d’émergence  ». Il est diffusé
largement par certains lobbies agro-industriels qui
souhaitent installer partout des « agropoles » tournées vers
l’export (et défiscalisés) tout en promettant une forte
valorisation et de nombreux emplois locaux par une
transformation enfin locale elle aussi des productions
primaires locales, ce qui reste à démontrer.
Ces deux modèles de développement sont pourtant
difficilement compatibles  : l’un défend une intensification
agroécologique valorisant les communs ; l’autre soutient un
agrobusiness prédateur faiblement regardant sur la
préservation des agricultures familiales africaines et des
écosystèmes naturels. Cette tension est un enjeu majeur
pour tout le continent africain.

L’« émergence » ou la promesse d’une agro-


industrie à haute valeur ajoutée

La vision plus ou moins standardisée de l’« émergence »


des économies africaines se retrouve dans le modèle
agricole tel qu’il ressort des plans d’émergence des
différents États. Il se caractérise par  : la priorité donnée à
l’agriculture entrepreneuriale (commerciale), un effet
d’entraînement souhaité sur l’agriculture familiale, une
contractualisation quasi systématique qui prévoit le rachat
de la production et le financement des activités.

13
Les agropoles de l’émergence
Ce sont des zones de transformation agro-industrielle
spéciales qui se veulent des pôles de croissance agricole.
Les grands acteurs étrangers, censés pallier le manque de
financement public, y occupent une place primordiale. Ils
proposent d’investir massivement et d’exploiter de grands
domaines en utilisant des technologies de pointe et en
mutualisant un certain nombre de services. Sont à la
manœuvre pour mobiliser des financements publics-privés
des coalitions mêlant acteurs publics internationaux, de
grandes fondations philanthropiques privées (dont la
14
fondation Gates) et des multinationales agro-industrielles
telles que la Nouvelle Alliance pour la sécurité alimentaire et
la nutrition (Nasan), GAIN, FFI, SUN, AGRF, Grow Africa,
GACSA, AFAP, Asiwa…

Les plans d’émergence des pays d’Afrique


de l’Ouest
Pour le Bénin, le plan d’émergence privilégie la
constitution de «  pôles territoriaux agroalimentaires
intégrés  »  : «  De grandes exploitations exploitées par des
grandes sociétés travaillent en régie avec des petites
exploitations autochtones, les encadrent et commercialisent
15
leurs productions suivant une démarche contractuelle . »
Le modèle agricole du Sénégal repose également sur des
fermes intégrées, voire des « méga-fermes  » conduites par
des « grands acteurs structurés », notamment étrangers.
Sans être aussi précis, le plan d’émergence du Cameroun
brosse un modèle agricole assez voisin de ceux du Sénégal
et du Bénin, reposant sur de grandes et moyennes
exploitations utilisant «  un puissant appareil productif avec
notamment l’usage de machines, de l’irrigation et des
16
intrants appropriés  ».
Le Plan stratégique Gabon émergent reste évasif sur le
modèle agricole envisagé. Les agropoles y sont évoquées,
mais essentiellement dans une approche coopérative  :
«  Des pôles de production regroupant divers acteurs
agricoles en coopérative, mutualisant les infrastructures, les
17
savoirs et les bonnes pratiques agricoles .  » L’idée de
grandes structures intégrées affleure parfois, mais
seulement sous forme de quelques projets ponctuels sur
financement extérieur  : par exemple, des pôles de
production avec un partenaire israélien et des complexes
avicoles intégrés.
En Éthiopie, le développement des parcs agro-industriels
est au cœur du deuxième plan de croissance et de
18
transformation (PCT) . Dans ce cadre, la politique
d’industrialisation par le développement agricole vise à
«  promouvoir la croissance intersectorielle de l’agriculture
comme base de l’expansion industrielle ».
De façon quelque peu analogue, dans le cadre de sa
«  Vision 2030  », le gouvernement du Kenya souhaite
transformer sa capacité de production agricole nationale et
accroître ses exportations régionales et mondiales. Cette
vision s’appuie sur une transformation industrielle qui vise à
mutualiser les infrastructures et services industriels pour
développer des entreprises agro-industrielles tournées vers
l’exportation. La création de «  grappes économiques
spéciales  » est spécifiquement tournée vers l’ajout de
valeur horticole, à l’aide d’investissements importants dans
des entreprises horticoles privées.
Le premier marché visé par le développement des
agropoles est l’exportation, notamment mais pas seulement
en Afrique de l’Ouest  : le Sénégal entend se positionner
comme exportateur majeur de fruits et légumes à haute
valeur ajoutée, avec une multiplication des exportations par
deux ou trois. Le secteur vivrier n’est toutefois pas oublié  :
des corridors céréaliers dans trois zones greniers doivent
réduire de moitié le déficit de la balance commerciale sur
les cultures céréalières (mil, riz et maïs). Le Bénin devient
une plateforme régionale d’offre de produits
agroalimentaires frais et transformés et veut insérer une
partie importante de cette production rendue compétitive
sur les marchés internationaux de valeur par ses
infrastructures logistiques notamment. Par des choix et des
mesures de politique économique, la production de café doit
permettre au Rwanda d’améliorer son intégration aux
chaînes de valeur mondiales.
Il est à souligner que, souvent, l’objectif de sécurité
alimentaire est atteint non pas tant par une forte
augmentation de la production vivrière, mais plutôt par
l’augmentation des revenus et des emplois de
transformation agricole et alimentaire notamment en zones
rurales, comme je l’ai mentionné pour le Bénin et le Gabon,
c’est-à-dire par une dépendance alimentaire accrue.
Pour tous les pays, le fort accroissement de la production
agricole permis par les agropoles doit créer les conditions
du développement d’une agro-industrie à haute valeur
ajoutée. Le Sénégal envisage ainsi la création de trois pôles
de transformation agroalimentaire favorisant une agro-
industrie à haute valeur ajoutée dans les domaines de la
transformation des fruits et légumes, des huiles, des
produits laitiers, des céréales et de l’aviculture (zones
économiques spéciales de Sandiara, Diass et Diamniadio).
Dans le cas béninois, le développement de plusieurs
filières doit permettre de produire une masse critique de
produits agricoles pour attirer des investissements dans la
transformation agro-industrielle et l’exportation de produits
transformés augmentant la valeur ajoutée. Le plan du
Gabon va dans le même sens, proposant de structurer les
chaînes de valeur des filières dédiées à la sécurité
alimentaire, avec le développement de la transformation
agroalimentaire. Pour ce faire, la création d’un Institut de
technologie alimentaire est envisagée afin de développer
une offre de produits transformés et commercialisés offrant
un supplément de valeur et revenus aux producteurs.

Une vision simpliste de l’effet d’entraînement


Le modèle sous-jacent à la vision de l’émergence fait la
part belle aux grands acteurs structurants, aux « champions
nationaux  », pour reprendre la terminologie employée. Le
devenir de la grande majorité des producteurs agricoles,
installés sur de petites surfaces avec de faibles moyens de
production, est rarement abordé explicitement. L’idée
dominante est que la mise en place des agropoles intégrées
créera un effet d’entraînement pour l’ensemble de l’activité
agricole tout en développant le secteur industriel, et cela au
bénéfice du plus grand nombre :
l’augmentation de la production créerait un cercle
vertueux  : arrivée d’investisseurs privés (Éthiopie),
développement de l’agro-industrie créatrice de valeur
ajoutée, insertion dans l’économie internationale,
création d’emploi et de richesse qui fixe les populations
(Bénin) ;
l’intégration aux marchés extérieurs permise par
l’accroissement de la production agricole garantirait le
redéploiement de l’économie nationale à travers une
meilleure structuration de la chaîne alimentaire
(Sénégal) ;
le secteur horticole devrait avoir un effet d’entraînement
sur ceux de la viande et du poisson au sein des
agropoles intégrées (Kenya) ;
les paysans ou fermiers deviendraient des exploitants
agricoles professionnels, d’une moyenne d’âge plus
jeune, tournés vers l’avenir, et non de simples
producteurs pour la subsistance (Cameroun).
La contractualisation est à l’évidence le mode de relation
le plus couramment envisagé entre les «  grands acteurs
structurés  », nationaux ou étrangers, et les agriculteurs
familiaux. Comme cela ressort des plans d’émergence, « la
grande exploitation privée encadre les agriculteurs
autochtones à travers des régies et commercialise leur
production suivant une démarche contractuelle  » (Bénin).
Ou encore  : «  Les petits producteurs agricoles s’organisent
autour de gros opérateurs modernes et industriels à travers
le développement de mécanismes de contractualisation
intégrant le financement de l’activité » (Sénégal).
D’autres formes d’organisation sont toutefois évoquées
dans certains plans d’émergence. Ainsi, au Cameroun,
l’avenir des petits producteurs repose sur leur capacité à
s’organiser en coopératives pour faciliter l’accès aux
intrants, aux résultats de la recherche, au crédit et à la
commercialisation de leur production. L’approche
coopérative est également présente dans le cas du Gabon,
dans le but de mutualiser les infrastructures, les savoirs et
les bonnes pratiques agricoles.
Les coopératives agricoles (héritage de l’époque
coloniale et postcoloniale, notamment en Afrique
francophone) et la contractualisation des producteurs
familiaux, à condition qu’elle soit dûment encadrée par la loi
et des cahiers des charges pas trop asymétriques,
pourraient en effet participer à maintenir des formes de
cohésion sociale et contribuer donc à la mise en œuvre des
« communs agricoles ».
Outre la promotion des agropoles et de la
contractualisation des petits producteurs, certains plans
d’émergence évoquent la nécessaire vitalisation de
l’économie rurale par la promotion des PME-PMI, le soutien
du secteur industriel et d’autres services marchands. La
dynamisation des filières productives passe par la mise en
place de clusters locaux de tailles diverses, la mise en place
de grappes de croissance mobilisant un nombre important
de microprojets conçus et exécutés au niveau local.
De fait, les différents plans nationaux de l’émergence
économique sont issus de quelques grandes firmes de
conseil internationales, à l’instar de McKinsey, qui propose
une vision standardisée du développement reposant sur des
pôles de croissance exportateurs concentrant la majeure
partie des investissements. La déclinaison agricole de cette
vision est la mise en place d’agropoles en divers points du
territoire avec une large part de financements étrangers et
la contractualisation généralisée entre les acteurs agricoles
majeurs et l’agriculture familiale.
Si les recettes d’exportation et l’extraction des
ressources agricoles au profit des investisseurs sont
prévisibles, les conditions de mise en œuvre et les impacts
prévus pour les différents acteurs restent le plus souvent
malheureusement dans le flou.
En premier lieu, la vision proposée sous-estime
clairement les dimensions sociales, historiques, culturelles
et anthropologiques. Sans présence effective sur le terrain,
ces grandes firmes ne portent pas l’attention nécessaire à la
faisabilité politique et institutionnelle de leurs propositions.
La problématique foncière, qui est pourtant l’une des clés
du développement agricole, est un exemple typique de ce
qui est oublié dans les plans nationaux sur l’émergence, au
risque d’une spoliation des familles locales. La résolution
des conflits fonciers soulève de nombreux problèmes de
cohabitation entre autochtones et allogènes, susceptibles
de provoquer des antagonismes sérieux entre populations
locales, et qui ne sauraient se résoudre spontanément (voir
chapitre 2).
Quant aux effets d’entraînement attendus pour que
l’ensemble de la population bénéficie de l’accroissement de
richesse et d’emploi, ils restent hypothétiques alors qu’ils
sont essentiels. La plupart des plans d’émergence
considèrent ces effets comme allant de soi et n’explicitent
ni les mécanismes de cet entraînement ni les conditions de
mise en œuvre pour qu’ils surviennent effectivement. La
contractualisation mise en avant comme mode de relation
dominant, voire quasi exclusif, au sein des chaînes de valeur
agricoles ne saurait constituer une justification suffisante, ni
garantir en soi des revenus acceptables aux producteurs.
Les dimensions sociales et environnementales des plans
restent embryonnaires.
Force est de constater que les plans d’émergence
confectionnés par les grands cabinets internationaux sont
des prêts-à-porter à présenter aux tables rondes de bailleurs
de fonds, en mal eux-mêmes de stratégies crédibles. Ils
aboutissent systématiquement à des promesses d’aide
supérieures aux attentes des dirigeants, même si dans les
faits la déception est souvent au rendez-vous du fait de
nombreuses conditionnalités d’accès aux promesses d’aide.
De tels plans favorisent la formulation d’objectifs et de
programmes irréalistes, des programmes alibis ou placebos
où les États puisent leur communication politique,
entretiennent des espoirs de changement factices et
reportent sur des horizons lointains des réformes
nécessaires et des politiques publiques qu’il faudrait définir
et mettre en œuvre sans attendre.
Des travaux de prospective de long terme sont en
revanche nécessaires au niveau continental comme le fait
l’Union africaine pour permettre réflexions et débats au
niveau régional et national, à l’instar de celui que j’ai mené
en tant que ministre de la prospective du Togo (Vision Togo
19
2030) , afin d’avancer vers un récit national et continental
à long terme et soutenir à tous les niveaux des choix publics
structurants.

Passé et avenir de la révolution verte


en Afrique

La révolution verte en Afrique subsaharienne


Plans régionaux, politiques sectorielles, chaînes de
valeur, « révolution verte » et agrobusiness fondent encore
en 2022, comme au début des années 2000, les stratégies
publiques africaines et l’investissement privé promu par les
États.
Or des bilans peuvent aujourd’hui en être faits.
La révolution verte indienne a effectivement amélioré les
rendements et augmenté la production agricole globale.
Mais, indépendamment de la pollution des eaux et de la
dégradation des sols, la faim persiste en Inde, même quand
les greniers du pays sont pleins, parce que les Indiens
pauvres, et parmi eux de nombreux paysans et ouvriers
agricoles, n’ont tout simplement pas d’argent pour acheter
la nourriture produite. L’endettement en Inde a été la cause
première de 200  000 suicides paysans en une décennie, la
plupart ayant eu lieu dans la région la plus concernée par la
révolution verte, et ce pour avoir acheté des intrants, des
engrais et des semences d’origine étrangère de plus en plus
coûteux face à des prix des productions agricoles volatils.
Leurs suicides permettent d’ailleurs à leur famille
d’échapper au dénuement absolu, la perte de leurs terres.
20
Une étude a permis de faire un bilan de la grande
campagne lancée en 2006 par l’Alliance pour une révolution
verte en Afrique (AGRA) pour promouvoir en Afrique le type
d’agriculture à forte intensité d’intrants qui n’avait pas
réussi à s’implanter sur le continent lorsque la première
révolution verte a balayé une grande partie de l’Asie et de
l’Amérique latine dans les années 1960 et 1970.
La science était prête, disait l’AGRA ; elle avait développé
semences et technologies pour donner à l’Afrique sa propre
révolution verte, une révolution adaptée aux conditions
écologiques et climatiques spécifiques à travers le
continent. L’approche était la même : promouvoir l’adoption
de variétés de semences dites à haut rendement seules à
même de profiter des engrais de synthèse et des produits
phytosanitaires commercialisés dans un même « package »
technologique.
Avec près de 1  milliard de dollars de contribution de la
Fondation Bill et Melinda Gates et 524 millions de dollars de
subventions des gouvernements donateurs, l’AGRA s’est
concentrée à l’origine sur 18 pays, puis s’est cantonnée à
13. Elle a travaillé avec les gouvernements pour accélérer le
développement de semences commerciales à haut
rendement conçues pour l’Afrique pour une large gamme de
sols et de climats et pour faciliter la commercialisation des
intrants jusqu’aux fermes.
Sur les 13 pays cibles de l’AGRA, seuls 3 –  le
Mozambique, le Niger et l’Ouganda  – n’ont pas de
programmes importants de subventions aux intrants. Les
ressources dépensées par les gouvernements nationaux
pour de tels programmes, souvent fortement soutenus par
des fonds de donateurs, éclipsent généralement celles
investies par l’AGRA  : l’AGRA apportait 40 à 50  millions de
dollars par an dans les pays qu’elle soutient, alors que les
dépenses publiques globales en subventions aux intrants
approchaient 1  milliard de dollars par an  ; l’objectif était
d’atteindre directement 9  millions d’agriculteurs et
indirectement 21  millions de plus, mais en fait moins de
2  millions d’agriculteurs utilisent la gestion intégrée de la
fertilité des sols.
Les résultats suggèrent que les principaux bénéficiaires
ne sont pas les agriculteurs les plus pauvres ou les plus
exposés à l’insécurité alimentaire mais plutôt un nombre
croissant d’agriculteurs de taille moyenne qui ont accès à
plus de terres et sont déjà intégrés dans des réseaux
commerciaux.
De 2004 à 2016, la production de maïs dans les 13 pays
a augmenté de 87  %, mais ce gain de production était
davantage dû à une augmentation de 45 % de la superficie
récoltée qu’au rendement qui ne s’est amélioré que de
29  %. Pour être sur la voie de doubler le rendement –
  objectif de l’AGRA  –, la croissance jusqu’en 2018 aurait dû
être de 85 à 90 %.
La croissance de la productivité dans les principales
cultures vivrières n’a ainsi pas été impressionnante. Le riz,
un aliment de base dans une minorité de pays de l’AGRA, a
enregistré de fortes augmentations de production, mais,
comme pour le maïs, cela était moins dû à l’amélioration du
rendement qu’à l’augmentation des surfaces. Dans
l’ensemble, la production céréalière a augmenté de 55  %,
mais les rendements n’ont augmenté que de 27  %. Le
Nigeria, le plus grand producteur de maïs parmi les pays de
l’AGRA, n’a enregistré qu’une augmentation de 7  % des
rendements dans le cadre de l’AGRA, moins de 0,5  % par
an, contre une croissance annuelle des rendements de
2,5  % avant le programme. La production a surtout
augmenté en raison d’une augmentation de 81 % des terres
cultivées en maïs.
Parmi les six principaux producteurs de maïs de l’AGRA,
seuls l’Éthiopie et le Mali ont affiché une croissance
significative des rendements qui a dépassé les taux de
croissance des rendements antérieurs à l’AGRA.
Si la production augmente effectivement, le paquet
technologique diffusé ne rémunère pas pour autant les
agriculteurs. Le Centre africain pour la biodiversité a estimé
qu’au Malawi les semences et les engrais coûtaient trois fois
la valeur que les agriculteurs pouvaient retirer de la petite
augmentation du rendement du maïs, en supposant que
l’agriculteur puisse se permettre de vendre toute la
production supplémentaire. Or beaucoup ne le peuvent
pas ; leurs familles ont besoin de manger. Pour de nombreux
petits exploitants, le forfait révolution verte est tout
simplement trop cher. C’est pourquoi les subventions aux
intrants ont joué un rôle essentiel dans l’adoption du
programme, mais, malgré ces subventions, l’amélioration
des rendements du maïs a été médiocre.
On le voit, l’adoption de semences hybrides – et souvent
OGM  – et des intrants de synthèse qui seuls les valorisent
engendre non seulement une dépendance aux firmes
(multinationales) qui les produisent et les vendent, mais
aussi une dépendance monétaire risquée en cas d’aléas
pluviométriques. Les paysans les plus pauvres sont, de ce
fait, les plus vulnérables.
Le programme Révolution verte lancé en 2004 en Afrique
peut ainsi être considéré comme un échec. Alors qu’il est
arrivé à son terme en 2020 et que le continent a connu une
forte période de croissance économique, la productivité des
cultures a augmenté lentement, la pauvreté reste élevée et
le nombre de personnes souffrant de la faim dans les 13
pays qui ont reçu un financement prioritaire a augmenté de
30 % depuis 2006.
Ce paquet technique appliqué à quelques (mono)cultures
que l’on privilégie réduit par ailleurs dangereusement
l’agrobiodiversité lentement acquise par des siècles de
sélections variétales paysannes comme l’agrobiodiversité
multifonctionnelle des polycultures traditionnelles (vivrières,
fruitières, fourragères, énergétiques…). L’AGRA n’a accordé
au demeurant qu’une attention limitée aux systèmes
agraires dans leur ensemble, où souvent l’élevage, la pêche
et l’exploitation forestière ont une réelle importance et
connaissent des interactions essentielles. Enfin, il est
certain que produire plus ne signifie pas vendre à un
meilleur prix et améliorer les revenus familiaux, surtout
dans les conditions de marché ouvert qui prévalaient.
Au demeurant, la révolution verte africaine n’a pas
réellement commencé avec l’AGRA. La modernisation à
l’occidentale des agricultures africaines autour des cultures
dites «  de rente  » et de leur filière étatisée (coton,
arachides…) était un objectif des programmes de
développement depuis les années 1960 dans une
formulation classique engrais de synthèse, produits
phytosanitaires, crédit agricole au mieux et même
organisation coopérative et, quand c’était abordable par les
agriculteurs, c’est-à-dire rarement hors plantations
postcoloniales, motorisation.
Ces grands programmes de développement rural dit
«  intégré  » ont été abandonnés lors de l’ajustement
structurel sous la pression des organisations internationales.
Et avec eux les filières (arachides, coton, cacao, café…) et la
régulation des stocks et des prix et ce en zones sahéliennes
comme humides. Le crédit agricole a disparu avec les
banques de développement publiques nationales et les
programmes dédiés. L’emploi des engrais et des pesticides
(désherbants, antiravageurs) et son utilité dans les rotations
des cultures monétarisables/cultures vivrières ont perduré,
tout comme l’association agriculture-élevage. Cette dernière
reste cependant trop partielle aujourd’hui, faute de petit
équipement ad hoc et d’incitations, pour satisfaire tout son
potentiel productif. Les variétés de semences vivrières
anciennes adaptées localement ont été aussi heureusement
conservées et peuvent diminuer l’impact du changement
climatique.
Il reste ainsi à documenter les raisons économiques et
sociotechniques pour lesquelles malgré l’introduction déjà
longue en Afrique des principes de l’agriculture chimisée,
dite «  moderne  », celle-ci ne s’est pas massivement
diffusée, pourquoi l’agro-industrie y est quasi inexistante
dans des pays massivement agricoles. Il reste à explorer les
raisons pour lesquelles les agricultures africaines abritent
toujours les trois-quarts des plus pauvres de leur population,
chaque crise annihilant les efforts d’équipement et de
capitalisation précédents.
Un appui massif aux changements structurels des
agricultures paysannes est bien évidemment indispensable,
mais en intégrant la dimension écologique et en faisant des
paysans les  «  gardiens de la nature  ». Il doit être fondé
techniquement, non sur l’approfondissement de la
révolution verte mais sur une intensification agroécologique
résolue, car sobre budgétairement comme en
consommations carbone, autonomisante et inclusive,
adaptatrice et même atténuatrice en matière climatique,
respectueuse de la biodiversité et des équilibres
environnementaux locaux donc mondiaux comme
génératrice de revenus dignes. Une révolution qu’on a pu
appeler « doublement verte ».

Les paysanneries au cœur de la transition


économique, sociale et écologique
Quelle volonté politique pour l’intensification
agroécologique ?
Mes solutions pour l’Afrique ne sont certes pas encore
suffisamment partagées au niveau des institutions
internationales, comme en témoignent les propositions
faites en 2019 dans le journal Le Monde par l’économiste
camerounais Célestin Monga, ancien vice-président du
groupe de la Banque africaine de développement et
aujourd’hui conseiller économique principal de la Banque
mondiale qui, avec le FMI, dicte l’orthodoxie économique
mondiale. Si sa tribune se limitait aux recettes habituelles –
 taux de change flexibles, politiques budgétaires de soutien
de la croissance, zones économiques spéciales pour les
produits fortement compétitifs, levée des obstacles aux
affaires et (quand même) programmes nationaux
d’infrastructures publiques –, le diagnostic et l’enjeu étaient
posés  : «  Au lieu de se concentrer sur les secteurs à forte
intensité de main-d’œuvre, les gouvernements africains ont
souvent tenté d’imiter les industries à forte intensité de
capital et de technologie caractéristiques des pays à
revenus élevés. Cette tentative de modernisation malavisée
explique qu’autant d’économies africaines soient toujours
tributaires des produits de base et qu’elles ne génèrent que
21
peu d’emplois, six décennies après l’indépendance . »
La critique est sévère mais les conseillers des institutions
internationales ont-ils été mieux avisés depuis des
décennies ?
En tout état de cause, quel autre secteur que
l’agriculture est à forte intensité de main-d’œuvre en
Afrique subsaharienne ? De quels produits de base les pays
africains sont-ils et seront-ils de plus en plus tributaires
sinon, déjà, des produits agricoles et alimentaires de base
ou transformés, des ressources en énergie, en eau, en soins,
et des dynamiques internes potentielles engendrées par la
reconquête de ces souverainetés ?
L’ONU s’empare du sujet aujourd’hui. Cinq de ses
agences (FAO, OMS, PAM, Unicef et FIDA) alertent en
juillet  2021 sur l’aggravation de la faim dans le monde en
raison du Covid-19. La faim concerne désormais
820  millions de personnes, soit 10  % de la population
mondiale (20 % de la population en Afrique). La population
mondiale en insécurité alimentaire passe, elle, à 30  %
(2,37  milliards) et 3  milliards de personnes n’ont pas les
moyens d’avoir une alimentation saine. En novembre 2021,
la FAO annonce que l’indice mensuel de mesure des prix
alimentaires n’a pas été aussi élevé depuis dix ans, du fait
des hausses de prix de l’énergie, des engrais et des
pesticides, phénomène aggravé par deux tendances
lourdes  : la multiplication des aléas climatiques et le
développement des agrocarburants. En mars  2022, avec la
crise ukrainienne, le prix mondial du blé est quasi au double
des années précédentes…
En septembre  2021, l’ONU, avec d’autres organisations,
publie un rapport sur les subventions mondiales aux
producteurs du secteur agricole. Elles s’élèvent à
540 milliards de dollars par an, soit 15 % de la valeur totale
de la production agricole, et devraient atteindre
1  759  milliards en 2030. Pourtant, 87  % de ces soutiens
(droits de douane à l’importation, subventions à
l’exportation, subventions fiscales liées à la production d’un
produit ou d’un intrant spécifique), déclare ce rapport, sont
inefficaces, entraînent une distorsion des prix alimentaires,
nuisent à la santé des populations, dégradent
l’environnement et sont souvent inéquitables, favorisant les
grandes entreprises agroalimentaires au détriment des
petits exploitants, dont une grande partie sont des femmes.
L’ONU appelle ainsi à  la réorientation des incitations
préjudiciables afin d’atteindre davantage d’Objectifs de
développement durable (ODD) d’ici à 2030 et de concrétiser
la Décennie des Nations unies pour la restauration des
écosystèmes. La Chine, le Royaume-Uni, l’Union européenne
et le Sénégal sont cités pour avoir entamé ce processus.
Les rapporteurs plaident en faveur de «  la réaffectation
des aides agricoles pour orienter nos systèmes
agroalimentaires dans une direction plus verte et plus
durable, notamment en récompensant les bonnes pratiques
telles que l’agriculture durable et les approches intelligentes
face au climat, [qui peuvent] améliorer à la fois la
productivité et les résultats environnementaux ».
Pendant ce temps-là, plus personne n’ose évoquer
l’additionnalité prévue avant 2015 de l’aide publique au
développement de l’OCDE et des fonds verts qui devaient la
doubler. Les deux sont systématiquement confondus et
substitutifs dans les comptabilités nationales. La distinction
resurgit en vain au moment des COP, COP26 à Glasgow,
COP15 sur la biodiversité, réclamée par une coalition de
pays du Sud et les ONG qui demandent un mécanisme
financier particulier pour faire face aux «  pertes et
dommages  » du changement climatique, qu’ils estiment
devoir passer de 100  milliards (non acquis) en 2022 à
700 milliards de dollars en 2032.
En tout état de cause, l’intensification agroécologique
des agricultures africaines, ce changement de paradigme de
la production comme de la prospérité, demandera du local
au régional des investissements massifs et durables,
techniques et scientifiques, mais aussi institutionnels
(foncier, gouvernances, etc.), financiers (crédit, assurances,
subventions, fiscalité), commerciaux (stockages, transports,
filières, cycles courts), alimentaires (relocalisation,
évolution), en Afrique comme ailleurs, mais dans nombre de
pays africains sans les moyens dont disposent les pays
développés.
Si l’agroécologie n’est pas terra incognita aujourd’hui au
niveau international, les programmes de développement et
leur financement restent marginaux. Les acteurs et
évaluateurs soulignent combien l’absence de prise en
charge de l’investissement environnemental conduit les
familles paysannes volontaires à des impasses et, mezza
voce, ils regrettent la confrontation permanente et
destructrice avec les prix internationaux. La FAO oscille
encore, très critiquée en septembre 2021 pour la place prise
par les multinationales au sommet de l’ONU sur les
« systèmes alimentaires ».
Dès 2010, le rapporteur spécial sur le droit à
l’alimentation, Olivier De Schutter, indiquait à l’Assemblée
générale de l’ONU qu’«  aujourd’hui la preuve scientifique
est faite que les méthodes agricoles écologiques surpassent
l’utilisation des fertilisants chimiques dans la production
alimentaire notamment dans les régions où la faim sévit ».
En 2018, le pool d’experts mandatés par l’AFD et le Cirad
pour documenter les expériences de transition
22
agroécologique dans les pays du Sud concluait  : «  Même
si la société et les pouvoirs publics sont de plus en plus
conscients que les défis sont urgents et prégnants, même si
nous savons que nous compromettons notre avenir en
n’agissant pas, la complexité de la gouvernance
internationale, les rigidités des comptabilités publiques
nationales et l’inertie de la décision publique à tous les
niveaux, la faible rémunération des producteurs, les  firmes
qui favorisent les bénéfices et la rentabilité du capital à
court terme conduisent à reporter décisions et actions. Il est
clair que cette transition, qui semble incontournable, ne
sera pas facile  : elle heurte de nombreux intérêts et
interroge nos modes de consommation. »
Ils appelaient «  à une prise de conscience des
consommateurs et des citoyens et à la montée en puissance
d’acteurs nationaux et internationaux capables de
s’impliquer et d’impulser un souffle politique, des
orientations et des choix explicites qui touchent à la
conception même qu’ils ont des sociétés et de l’avenir de la
planète ».
Le temps est effectivement venu d’accélérer cette
transition en la rendant tout simplement possible.
Les solutions techniques seules ne sont pas des leviers
suffisants. Une action publique massive et coordonnée à
l’échelle des exploitations mais aussi des filières et des
territoires est indispensable. C’est dans le changement
radical des rapports de force déterminant la construction
des prix, y compris en permettant de rémunérer les services
aujourd’hui non marchands de l’agriculture et de ses filières,
que les systèmes agricoles et les systèmes alimentaires
pourront entamer une intensification agroécologique dans
les situations aujourd’hui bloquées en Afrique
subsaharienne.
Cette transition peut être réellement lancée si les
services écosystémiques rendus à la planète trouvent leur
contrepartie, d’une part dans le financement international
des investissements publics et paysans (privés) qu’elle
suppose dans la production agricole comme dans des
communs territoriaux modernisés, et d’autre part dans la
protection commerciale à accorder dorénavant aux produits
agricoles et alimentaires intérieurs régionaux pour
permettre aux familles paysannes de les valoriser à des prix
stables et rémunérateurs sur leurs marchés intérieurs, de
risquer l’innovation et la durabilité, de s’équiper, de mieux
vendre et vivre.
Les pays industrialisés –  et fermés à l’immigration mais
non aux soubresauts des conflits mondiaux sur les
ressources ou les identités ressenties  – devraient s’y
engager, que ce soit par humanisme ou par ce que le
politiste Bertrand Badie appelle «  solidarité rationnelle  »
dans l’objectif d’une prospérité partagée.

Agroécologie et services écosystémiques rendus


Sur le plan technique, les agricultures agroécologiques
procèdent de la combinaison et l’hybridation de la science
écologique high-tech et low-tech et des pratiques et savoirs
paysans sur leur territoire.
Il s’agit de cultiver et produire des aliments de manière
indéfiniment durable pour le sol et son environnement en
faisant un usage exclusif mais intensif de ressources
naturelles locales et reproductibles, largement accessibles
et le plus souvent gratuites  : à commencer par le soleil, la
pluie, la terre, la matière organique des plantes et tous les
liens que les végétaux et les animaux ont su tisser après
des millénaires de sélection patiente de variétés et
d’espèces tous terrains.
Pour ce faire, en l’adaptant à chaque situation locale, à
chaque écosystème dans toute sa complexité, le savoir
agroécologique hérité pour une part de sociétés agricoles
millénaires et appuyé sur une recherche scientifique en
progression rapide promeut essentiellement, au sud comme
au nord, des pratiques faisant une utilisation aussi intensive
que durable des facteurs naturels, à savoir, à trop gros
traits :
une couverture végétale totale et permanente et
l’association de cultures ;
l’introduction de légumineuses (protéines végétales
essentielles et suffisantes pour l’alimentation humaine…
et animale) ;
la plantation de haies et d’arbres dans les champs, dite
« agroforesterie » ;
un travail du sol léger (pour préserver la matière
organique, l’eau, la bonne structure du sol, les vers de
terre, etc.) et des petits aménagements antiérosifs
éventuels ;
le compostage des résidus de cultures (qui produit de la
matière organique décomposée, de l’« humus », riche en
nutriments assimilables par la plante) ainsi que la
fabrication de fumier par l’intégration de l’élevage (ou de
la pisciculture) à l’agriculture.
La FAO a été amenée à définir l’agroécologie (souvent
nommée «  permaculture  » en milieu anglophone) dans son
acception large –  quasi cosmologique  – et en cite dix
éléments clefs liés et interdépendants : diversité, synergies,
efficience, résilience, recyclage, cocréation et partage de
connaissances, valeurs humaines et sociales, culture et
traditions alimentaires, économie circulaire et solidaire,
gouvernance responsable (environnement porteur).
On comprend ainsi que les pratiques agroécologiques
gèrent de façon durable les nutriments comme les
paysages, impliquent les producteurs et les techniciens,
mais aussi les acteurs du territoire et des filières. Savoirs
locaux et démarche participative y sont nécessaires.
Plateformes d’innovation, dispositifs territoriaux et
politiques publiques favorables sont mobilisés.
Loin du système sociotechnique de la révolution verte
(standardisation des produits, circuits longs de
commercialisation, nombreux intermédiaires), de nouvelles
dynamiques marchandes doivent être promues par les
pouvoirs publics, du type «  système agroalimentaire
localisé  » (SYAL) jusqu’à l’évolution des modes de
consommation urbains  : vente directe et circuits courts,
certification des systèmes ou des produits, chartes,
pépinières, dispositifs d’approvisionnement, transport,
ateliers et industrie de transformation…
Il s’agit de gérer des biens communs (terre, eau,
biodiversité, semences traditionnelles, pratiques
agroécologiques, etc.), partagés et gouvernés par un
ensemble d’acteurs, du local au régional et au national,
jusqu’à l’international, puisque la coopération internationale
est aussi mobilisée.
Au demeurant, la FAO estime que les femmes produisent
60 à 80  % des aliments dans la plupart des pays en
développement et sont responsables de la moitié de la
production alimentaire. Elles sont également souvent les
principaux acteurs de la transformation et de la mise en
marché. Il ne saurait donc y avoir de transition
agroécologique sans une prise en compte du rôle des
femmes.
L’Afrique subsaharienne doit et peut se lancer sur les
chemins défrichés par les pays d’Amérique latine et les
Caraïbes. Dans ces pays, on observe, en lien avec
l’amélioration du niveau d’éducation, une demande
croissante pour des produits issus des modèles alternatifs
agroécologiques, perçus comme moins polluants et plus
sains, avec d’ailleurs un consentement à payer davantage.
Les acteurs de l’agroécologie y cherchent, sur des enjeux
environnementaux mais aussi sociaux, des alliances avec
les consommateurs et les urbains qui ont un poids croissant
dans les choix politiques.
Par ailleurs, outre les certifications alternatives pour les
marchés nationaux (Costa Rica) et des lois sur le
développement durable (Mexique, 2001 ; Costa Rica, 2002),
on y assiste à la mise en place de programmes d’achats
publics préférentiels des produits issus de l’agriculture
familiale avec un prix bonifié pour les produits biologiques
(Brésil et pays de la région) et à la réglementation de
certains produits phytosanitaires et d’OGM (Cuba, Mexique)
ou de l’usage du sol en zone de recharge hydrique (Costa
Rica).
Le paiement des services environnementaux, amorcé au
Costa Rica (en  1992 et  1997 pour la forêt touristique avec
utilisation d’un fonds national), s’y développe également
sous des formes variées, dans presque tous les pays
d’Amérique centrale (Guatemala, Salvador).
En Afrique, la transition agroécologique devra
s’accompagner d’un retour à une alimentation urbaine
moins extravertie, ce qui suppose la construction de vraies
chaînes de valeur par le développement des procédés
locaux, des outils et des entreprises de transformation des
produits vivriers locaux qui les rendent compatibles avec
une consommation plus urbaine, plus rapide et diversifiée.
Par ailleurs, les produits tropicaux aujourd’hui exportés
doivent être la base enfin d’une agro-industrie régionale
captant la valeur ajoutée et fournissant réellement de
l’emploi et non une nouvelle opportunité pour de grands
opérateurs privés étrangers d’extraire du continent des
matières premières, aussi peu onéreuses que souvent
défiscalisées.
Demander à la communauté internationale, en
contrepartie des services écosystémiques rendus à
l’humanité par une Afrique restant sobre, durable et
biodiversifiée, de financer la transition agroécologique et
d’«  autoriser  » un régime dérogatoire à un libre-échange
aujourd’hui mondialement mal en point peut être objectivé
a minima par quelques chiffres (ci-dessous) et un axe
écosystémique, la captation carbone indispensable à la
réduction du réchauffement climatique.
La séquestration de carbone dans le sol est en effet le
processus qui contribue le plus à la fonction d’atténuation
du changement climatique par l’agroécologie. Les sols
agricoles et forestiers contiennent deux à trois fois plus de
carbone que l’atmosphère, notamment sous forme
organique, d’où l’intérêt éminent des grandes forêts
intertropicales. Ainsi, une augmentation du stock de
carbone organique des horizons superficiels des sols à un
taux annuel de 4 ‰ permettrait de compenser les
émissions annuelles anthropiques de gaz à effet de serre
(GES) du monde (voir l’initiative dite «  4  pour  1000  »). Cet
objectif est techniquement faisable (par l’incorporation de
composts ou de résidus de culture) et doublement
bénéfique car l’augmentation de la teneur en carbone
organique de sols permet aussi d’accroître leur fertilité,
d’atténuer leur sensibilité à l’érosion et d’augmenter leur
capacité de rétention en eau. Au contraire de l’agriculture
conventionnelle qui minéralise les sols et les utilise comme
un simple support des cultures, tout l’intérêt « climatique »
de l’agroécologie, et en particulier de l’agroforesterie, est de
stocker de la matière organique et donc du carbone dans le
sol et en aérien (par les arbres).
Il s’agit ainsi de rechercher des systèmes
agroécologiques aux meilleurs cobénéfices atténuation-
adaptation. C’est le cas prouvé de la caféiculture en
agroforesterie, de la régénération naturelle assistée au
Sahel, favorisant la densité des arbres et la biomasse
aérienne et souterraine (RGNA, qui suppose une
sécurisation foncière des paysans), et de la cacaoculture
*2
sous ombrage … Une complète mutation, alors qu’au
e
XX  siècle l’Afrique a été le plus grand producteur mondial de

cacao, engendrant déforestation massive et faible durabilité


du modèle de cacaoculture sans ombrage. Cette
agroforesterie accumule en l’occurrence plus de carbone
que les savanes. Implanter des cacaoyères agroforestières,
mêlant arbres, cacaoyers et cultures vivrières, sur des
jachères et des savanes, et non par déforestation, est non
seulement une alternative aux systèmes de culture
traditionnels sur brûlis mais vaut déjà aux paysans
paiement effectif de leurs services environnementaux à
23
travers le programme REDD+ , qui est expérimenté au
Nord-Congo.
Les autres pratiques agroécologiques (agriculture sous
couvert végétal et non labour, cultures associées, engrais
organiques, gestion améliorée des pâturages, gestion de
l’eau) présentent aussi ce type d’avantages. L’étude montre
que même dans le cas de l’élevage extensif du Sénégal, les
émissions de gaz à effet de serre et la séquestration du
carbone s’équilibrent à l’échelle territoriale.
Quant à la biodiversité, Maria Helena Semedo de la FAO
rappelait récemment avec anxiété  : « La biodiversité est la
base de nos systèmes de production alimentaire. Pourtant,
elle est en chute libre. Si nous n’adoptons pas dès
maintenant des pratiques respectueuses de la biodiversité –
  des politiques agricoles jusqu’à la responsabilité
individuelle  – nous pourrions bientôt nous retrouver
confrontés à une crise alimentaire mondiale. Parmi les 6 000
espèces de plantes cultivées à des fins alimentaires, moins
de 200 contribuent de manière significative à la production
alimentaire mondiale. Et seulement 9 d’entre elles
représentent 66  % de la production agricole totale […]. Au
pire, nous nous exposons à des bouleversements majeurs
comme celui provoqué en Irlande par un seul
24
champignon . »

Des prix rémunérateurs et stables et des soutiens


écoconditionnels
Au moment où le néolibéralisme est attaqué de toutes
parts, protéger les agricultures paysannes de leur
confrontation directe aux marchés mondiaux devrait être
plus aisément compréhensible. On remarquera en effet que
depuis des années les accords de libre-échange
multilatéraux sont en panne, comme l’Organisme de
règlement des différends de l’OMC, que les accords
bilatéraux se multiplient en désordre, que les barrières
tarifaires subsistent pour protéger les économies les plus
riches et que les barrières non tarifaires prolifèrent et
proliféreront à l’avenir sur tous les continents, alibi ou non
pour leurs protections environnementales et sociales. La
souveraineté climatique dont on parle en Europe aurait au
demeurant une tout autre pertinence pour l’Afrique qui subit
le changement climatique sans y avoir contribué.
L’objectif central d’une telle protection est d’éradiquer la
pauvreté paysanne en payant les productions vivrières des
paysans à des prix rémunérateurs, relativement élevés et
stables. L’objectif est aussi d’encourager les pratiques
agroécologiques en complément de soutiens
écoconditionnels (subventions, crédits, défiscalisation) aux
campagnes agricoles et à l’équipement des fermes (crédit
de campagne, charrettes, outils, traction animale, bêtes de
somme, étables, fosses fumières, fenils, semoirs à semis
direct, inoculant pour légumineuses, outils de contrôle
biologique, plants, semences, aménagements de terrain,
petite irrigation, pompes solaires, stockages, réfrigérateurs,
biocomposteurs, cuisson améliorée, etc.).
Proposée par l’Initiative Mazoyer-Coulibaly-de Schutter
en 2013 pour l’Afrique de l’Ouest, « cette stratégie exige, en
tout premier lieu, de mettre en place un ensemble de droits
de douane, portant sur les principales denrées alimentaires
de base importées en région, par exemple en Afrique de
l’Ouest (céréales, légumineuses, matières grasses, viandes,
lait). Le mieux serait de partir du tarif extérieur commun
adopté par chaque région africaine, à commencer par
l’Afrique de l’Ouest, et de le faire varier en raison inverse du
prix international, de manière à éviter les effets désastreux
d’un retour à la baisse des prix pour les producteurs ».
Il était précisé, et cela reste pertinent, que  ce dispositif
douanier serait dûment complété par :
la mise sur pied de stocks régionaux de sécurité
alimentaires, constitués en période de bas prix, et
25
destinés à être revendus en cas de pénurie de telle
manière que les prix des aliments achetés par les
consommateurs pauvres des villes et des campagnes,
devenus acheteurs nets de nourriture, ne montent pas
au-dessus des prix maximums qu’ils peuvent supporter
sans se sous-alimenter. Les droits de douane appliqués
ces dernières années en Afrique de l’Ouest sont en effet
insignifiants et en tout cas très inférieurs à ceux
appliqués par les États-Unis, l’Union européenne, la
Chine, le Japon ;
des subventions à la consommation pour les plus
vulnérables par des achats publics de produits vivriers et
leur redistribution aux plus pauvres par divers dispositifs
(bons d’achat, cantines scolaires…). Sachant d’une part
que les plus pauvres sont dans tous les cas dans
l’impossibilité de se nourrir par leurs propres moyens et
d’autre part que la distribution gratuite de denrées
alimentaires nuit gravement aux producteurs locaux. Ces
subventions pourraient entre autres utiliser la hausse des
droits de douane sur les produits importés et faire l’objet
d’un prêt international très concessionnel à long terme
(l’économiste Jacques Berthelot chiffrait ce prêt en 2020
à 15 milliards d’euros).
L’Initiative insistait aussi en 2013, et c’est toujours
d’actualité, sur la nécessité d’«  une organisation unique
d’appui au développement agricole comportant notamment
un service de crédit agricole digne de ce nom, inexistant
aujourd’hui, et de mettre fin aux accaparements de terres
paysannes qui se multiplient et qui ne sont pas faits pour
réduire la pauvreté ».

Pour une modernité rurale


La transition écologique qu’il nous faut accomplir ne fera
pas l’économie de revisiter le rapport des villes avec les
campagnes et devra investir dans une ruralité qui ne doit
plus être synonyme de dénuement. L’accès aux services
publics – éducation, protection sociale, énergie… – doit être
garanti pour que chacune et chacun, et notamment les
jeunes qui s’y réengagent, puisse y jouir d’une vie aussi
digne qu’en ville où elle est au demeurant de moins en
moins assurée.
Les campagnes accueillent et accueilleront une
population plus nombreuse. Les villes explosent et n’offrent
plus d’opportunités d’emploi, même dans le secteur
informel. Les migrations intracontinentales ont déjà été
fortes. L’émigration vers les pays industrialisés, ralentie
depuis les années 1970, est de plus en plus fermée, par
crainte de partager une richesse qu’ils sentent menacée  ;
les replis identitaires et leurs conséquences politiques ne
sont en effet pas réservés aux sociétés les plus fragilisées.
e
Les jeunes, femmes et hommes au XXI   siècle, doivent
pouvoir trouver en zone rurale des emplois et des revenus
plus décents qu’en ville –  ce à quoi doit répondre la
transition agroécologique  – et des conditions de vie au
moins équivalentes, sans lesquels toutes les déshérences
sont possibles comme on le voit au Sahel. Et il suffit de
quelques-uns pour attiser les tensions et engendrer des
conflits durables qui aggravent le mal développement dans
un cercle vicieux manifestement pas assez ou trop tard
compris.
Les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD)
1990-2015, notamment les objectifs d’éducation, de santé,
d’accès à l’eau, à l’assainissement et à l’énergie, n’ont été
satisfaits qu’en apparence en 2015. Malgré leur
merveilleuse ambition, les nouveaux Objectifs du
développement durable (ODD) 2015-2030 qui les mixent
avec «  le développement durable  » ne sauraient avoir plus
de succès dans les pays africains les plus pauvres, dans
l’évolution actuelle des politiques, des programmes et de la
coopération internationale.
Or l’éducation des jeunes, filles comme garçons, une
éducation de qualité et non au rabais, n’est pas qu’un
impératif humaniste. Elle pèsera sur la paix future, sur la
transition démographique déjà amorcée qui doit se
poursuivre pour ne pas grever trop lourdement la
dynamique de prospérité que nous devons enclencher, sur
la transition écologique qui demande sciences biologiques
et savoirs paysans, techniques et culture. Elle ne doit plus
être un vain mot.
Certains pays africains faisant partie des plus pauvres
ont mis en place un système de protection sociale. En 2010
déjà, au Rwanda, 92  % des habitants étaient couverts
depuis onze ans par une assurance-maladie contre une
cotisation annuelle par personne de 2 dollars (ou nulle pour
les plus pauvres), l’aide extérieure et l’État permettant de
couvrir les 40 à 50  dollars par personne en réalité
nécessaires. Des bilans doivent être naturellement faits
dans ces pays mais la protection sociale est désormais à
l’agenda international, car les préoccupations sanitaires
mondiales dépassent la seule question des grandes
pandémies. La vision de la santé comme de la paix sociale
et politique est maintenant plus holistique au niveau
international.
Pour ces services publics, il faut échapper aux cercles
vicieux de programmes ponctuels et partiels, aux
saupoudrages des bailleurs de fonds, toujours en retard sur
les besoins.
Il en est de même pour l’ODD 2015-2030 énergie durable
(« une énergie abordable, propre et fiable pour tous »). Les
investissements restent destinés aux plus aisés des pays et
aux villes, plus solvables et plus sensibles politiquement,
même si des équipements en zones rurales excentrées ont
été réalisés à la marge ou plus volontairement (Bénin).
En 2015, alors que 70  % de sa population vivait sans
électricité, l’Afrique subsaharienne continuait ainsi de brûler
massivement bois et résidus agricoles, y compris en ville,
accélérant sa désertification. Pourtant, des services
énergétiques fiables et partout accessibles sont reconnus
comme une clef indispensable du développement et de la
réduction de la pauvreté.
Alors même qu’elle présente une faible consommation
d’énergie, une faible efficacité énergétique mais un
potentiel en énergies renouvelables (EnR) énorme, diversifié
(solaire, hydraulique, géothermique, éolien) et désormais
compétitif, l’Afrique subsaharienne peut progresser
facilement partout, en particulier dans les énergies sobres
en CO2, en s’appuyant sur les atouts suivants : des marchés
solvables car l’électricité fossile, polluante, souvent
subventionnée, est la plus chère du monde  ; une offre
flexible  ; des mix énergétiques variés, adaptables à des
contextes locaux divers (extensions des réseaux,
miniréseaux, comme systèmes hybrides locaux
autonomes)  ; de nouvelles solutions télématiques de
paiement garanti.
Mais si le coût de fonctionnement des EnR est quasi nul,
l’investissement, lui, a un prix, et le financement manque
pour des «  pays à risques  », présumés insolvables face à
une aide internationale limitée.
Alors que des banques de développement de tous les
continents travaillent déjà ensemble au niveau mondial sur
les EnR, il est probablement temps de réactiver la notion de
banque de développement publique dédiée à des usages
directement productifs comme le crédit agricole et l’énergie.
Je propose d’étudier la faisabilité, en commençant par la
CEDEAO et l’UEMOA, d’une Agence régionale publique
dédiée au financement des infrastructures d’énergies
renouvelables. Dotée d’un actionnariat ouvert, multilatéral,
éprouvé, mixant États ouest-africains, banques de
développement et États industrialisés, et donc justiciable
d’une notation financière élevée, elle offrirait un débouché
rentable à l’épargne africaine sous-utilisée et utiliserait
l’aide internationale comme simple effet de levier.

Refonder les politiques agricoles


et environnementales
Face aux vastes enjeux d’emplois, de revenus et de
transition écologique et énergétique auxquels nous faisons
face, rappelons les six grands axes que nos politiques
publiques devraient emprunter pour assurer notre sécurité,
notre souveraineté, agricole, alimentaire et nutritionnelle :
mobiliser le foncier à travers la conduite de réformes
foncières responsables, sécurisant les familles paysannes
sur leurs terres ;
assurer des prix agricoles durablement rémunérateurs à
travers une protection aux frontières régionales (a priori
des prélèvements variables à l’importation équivalant à
la différence entre les prix rémunérateurs retenus pour la
campagne agricole au stade de gros et les prix à l’arrivée
(coûts-assurance-fret [CAF]) dans les principaux ports ou
aéroports d’arrivée sur le territoire régional) ;
compenser les hausses des prix alimentaires pour les
consommateurs les plus pauvres ;
investir massivement dans l’intensification
agroécologique (et agroforestière) de nos systèmes de
production agricoles avec pour objectif de doubler les
rendements vivriers traditionnels pour nourrir la
population –  à commencer par les familles paysannes
elles-mêmes  – et réduire la dépendance alimentaire
régionale ; préserver et restaurer les sols, la biodiversité
et ce qu’il reste de forêts  ; améliorer la résistance aux
dérèglements climatiques et contribuer à l’atténuation
climatique mondiale ;
changer les habitudes alimentaires des urbains en
promouvant la consommation locale et en créant et
organisant des filières artisanales et industrielles de
transformation et de distribution des produits agricoles
vivriers et d’exportation régionaux ;
investir en zones rurales pour faciliter l’accès des
familles paysannes et rurales aux services publics
élémentaires et leur offrir ainsi des conditions de vie
attractives.
Ces objectifs dont on a présenté la résonance à l’échelle
mondiale doivent pouvoir s’appuyer sur la communauté
internationale.

Conclusion

À l’avenir, l’agriculture de la région devra faire face aux


principaux défis suivants  : répondre, en qualité et en
quantité, aux besoins alimentaires et nutritionnels de la
population de la région, dans un contexte de forte
croissance démographique et d’urbanisation accélérée  ;
gérer les ressources naturelles dans un contexte de
changement climatique pour accroître la productivité et la
production agricoles, en vue de satisfaire les besoins
croissants des populations  ; générer des ressources
monétaires au profit des producteurs pour leur permettre de
faire face à leurs besoins sociaux de base  ; financer le
secteur agricole et les services publics ruraux.
Pour ce faire, je propose trois initiatives pour les
prochaines années à l’échelle ouest-africaine. Il s’agit de :
promouvoir l’agriculture durable comme paradigme
porteur, dans la perspective des ODD en 2030 ;
promouvoir la production et les échanges agricoles des
produits africains comme biens communs ;
construire des chaînes de valeur comme biens communs
africains, de la terre à l’agro-industrie, vectrices de
création d’emplois et de transformation structurelle des
économies de l’espace régional.
Ces trois axes me semblent être les conditions pour la
réalisation de communs agricoles africains, qui accroîtront
les revenus des familles paysannes (et par conséquent ceux
des populations africaines), amélioreront leur résilience face
au changement climatique et renforceront les liens sociaux
fondateurs des dynamiques africaines qu’elles souhaitent
réaliser dans les cadres offerts par une meilleure intégration
régionale. Pour ce faire, trois voies s’offrent à nous.
Assurer la protection commerciale nécessaire aux
productions de la paysannerie africaine pour lui permettre
de vivre dignement de ses activités, tout en accompagnant
socialement l’accès des citadins pauvres à une alimentation
abordable, investir dans l’intensification agroécologique des
systèmes de production agricoles et la valorisation des
produits régionaux, équiper les campagnes de services
publics dignes de ce nom.
Dans notre urgence collective, ce chemin devrait
recueillir un large soutien de la communauté internationale.
Au-delà des questions de responsabilité et de
vulnérabilité différenciées face au changement climatique,
ainsi seraient rémunérés les services écosystémiques
rendus au monde par nos territoires (forêts, biodiversité et
sols préservés, climat, stockage de carbone), atténuation
comme adaptation, pour les trente années critiques qui
nous attendent.
Paix et stabilité de notre continent, éradication de la faim
et de la misère et accès aux droits, protection et emploi,
durabilité et résilience climatique des agricultures
paysannes n’ont-ils pas partie commune ?
N’est-ce pas, si tous y contribuent à grande échelle,
l’apport capital possible de l’Afrique au climat, à la
biodiversité et à la paix mondiale ?
Sinon, les engagements de tous, les objectifs de
développement durable de l’ONU à l’horizon 2030 – objectif
1. «  Pas de Pauvreté  » et objectif 2. «  Faim zéro  !  »  – ne
seraient-ils que vœux pieux ?
 
CHAPITRE 4

Finance et monnaie :

des communs africains

L’Afrique a injecté environ 5  % de son PIB dans son


économie face à l’impact du Covid-19, une réponse bien
timide en comparaison des 20 % pour le reste du monde. De
même, sur les 650  milliards de dollars de droits de tirage
spéciaux (DTS) que le FMI a débloqués aux États toujours
pour la pandémie de Covid-19, seuls 5  % reviennent à
l’ensemble du continent africain qui représente pourtant
17 % de la population mondiale. Un tel écart s’explique par
la marge de manœuvre financière beaucoup plus réduite de
l’Afrique, un indicateur de la nécessité pour elle de
reconquérir sa souveraineté monétaire et budgétaire.
Autre problème, la tendance à penser au niveau
macroéconomique dans le sillage des institutions de Bretton
Woods (FMI et Banque mondiale), c’est-à-dire à privilégier
encore et toujours le dogme de l’austérité budgétaire au
détriment d’une action contracyclique forte. En témoigne
l’appel lancé par les ministres africains des Finances en
faveur d’un soutien international de près de 100 milliards de
dollars au titre du Covid-19  : réponse macroéconomique et
non sectorielle alors qu’il faudrait descendre au niveau des
acteurs économiques africains afin de renforcer leurs
capacités et leur réactivité face aux crises actuelles. C’est
particulièrement vrai des secteurs de la santé, de
l’éducation et de l’agriculture qui sont au cœur du
renforcement des capacités dont le Covid-19, l’urgence
climatique et la crise alimentaire ont de nouveau mis en
lumière les lacunes.
De fait, les crises ont préparé le terrain pour que l’Afrique
mette un accent sans précédent sur le développement
humain, qui est l’un des piliers de la transformation
structurelle au centre des discussions depuis soixante ans.
C’est pourquoi j’analyserai ici les ressorts profonds de la
faible marge de manœuvre africaine en matière de
financement des politiques publiques et la tendance
récurrente à utiliser l’endettement extérieur comme
réponse au financement de son économie. Mais mon
ambition est plus grande.
Le défi de ce chapitre est de réfléchir aux instruments
financiers que nous pouvons développer, en ligne avec nos
valeurs de solidarité et de proximité, afin de nous
réapproprier le défi du financement de nos économies. J’y
aborde les deux versants de cette question abyssale. Celui
d’abord de l’accès au crédit  où je tente de développer ce
que serait une approche africaine du financement,
imprégnée de la philosophie d’équité et d’humanité des
communs, où les critères de prix et de valeurs marchandes
ne seraient pas les seuls déterminants de l’échange. Celui
ensuite de la monnaie, qui serait pensée comme un bien
commun, c’est-à-dire à la création et à la gestion de laquelle
la majorité des populations ouest-africaines seraient
effectivement associées. L’objectif ici est de tourner
définitivement la page du franc CFA, la monnaie des élites
urbaines d’Afrique francophone.
Ces analyses à vocation prospective devraient permettre
de mettre en évidence les éléments clés d’une finance
africaine en commun.

Pourquoi les dettes africaines reviennent-elles


toujours ?

Les annonces d’annulation de la dette africaine se


succèdent depuis le début de la pandémie de Covid-19,
comme un rituel d’exorcisme. Les chiffres donnent le
vertige  : les ministres africains des Finances et l’Union
africaine demandent un allégement immédiat de la dette de
44  milliards de dollars et la constitution d’un fonds
supplémentaire de 50 milliards de dollars pour faire face au
report du paiement des intérêts de la partie non annulée de
la dette africaine. Après le FMI et la Banque mondiale, le
G20 et le président français Emmanuel Macron ont annoncé
un allégement massif de la dette africaine. Même le pape
François a réclamé en avril  2020, lors de sa bénédiction
pascale urbi et orbi, l’annulation de la dette africaine.
De quoi ce bel unanimisme est-il l’expression ? Pourquoi
les dettes africaines reviennent-elles de façon récurrente
dans le débat international  comme l’illustration de la
compassion du reste du monde à l’endroit de l’Afrique ?
Le monde de l’après-Seconde Guerre mondiale s’est
construit sur l’idée que les pays riches devaient aider les
pays pauvres à impulser leur processus de développement,
en finançant l’écart entre les besoins d’investissement de
ces derniers et leur faible épargne intérieure. Le schéma fut
celui du plan Marshall qui permit à l’Europe de financer sa
reconstruction et enclencher la période faste des Trente
Glorieuses qui prit fin avec la première crise pétrolière de
1973.
Cette vision de l’aide connut d’autant plus de succès
qu’elle était d’une simplicité désarmante –  l’appui financier
dédouanait de l’effort d’appréhension de la complexité des
spécificités institutionnelles  – et semblait obéir à une
logique de gains mutuels dans la mesure où des pays aidés
renouant avec la prospérité économique deviennent de
facto des partenaires commerciaux florissants  : «  La
marchandise suit l’aide. »
L’Afrique n’échappa pas à cette doctrine portée au
pinacle par le FMI et la Banque mondiale et illustrée par une
série de plans successifs d’allégements de la dette : le plan
Brady, le plan Baker, etc., du nom des secrétaires d’État
américains successifs, jusqu’à l’Initiative en faveur des pays
pauvres très endettés (PPTE) qui a permis au début des
années 2000 d’effacer massivement la dette africaine.
La logique derrière l’allégement de la dette est
implacable  : pour que l’Afrique soit un véritable partenaire
commercial, autrement dit pour qu’elle puisse acheter des
biens et services en provenance du reste du monde, il faut
qu’elle puisse disposer de marges de manœuvre
budgétaires et de ressources privées suffisantes, la fameuse
capacité d’absorption. Mais pour que sa capacité
d’absorption puisse être préservée, il fallait régulièrement
effacer sa dette dont le service (remboursement d’une
partie du principal et des intérêts) plombait sa capacité à
s’insérer harmonieusement dans le jeu commercial
international. Les annonces actuelles d’annulation des
dettes africaines n’échappent pas à cette logique, dans un
contexte où l’après-crise du Covid-19 est difficile pour les
économies du monde développé et émergent, plombées par
la crise russo-ukrainienne.
En revanche, relativement peu de gens se posent la
question de savoir pourquoi les dettes africaines reviennent
toujours, et pourquoi l’Afrique n’arrive pas à se sortir de la
spirale infernale du surendettement. Or c’est dans la
réponse apportée à cette question structurelle que réside
une véritable émergence du continent africain.
Le premier facteur explicatif de l’endettement africain
récurrent est le taux de pression fiscale (rapport entre les
recettes fiscales et la richesse créée au cours d’une année)
en Afrique subsaharienne qui est structurellement bas,
inférieur à 20 % du produit intérieur brut (PIB), alors qu’il se
situe au-delà de 40 % dans le monde développé. Or ce sont
les ressources fiscales qui constituent l’essentiel des
recettes des États, leur permettant de financer les dépenses
publiques, et de rendre le service de la dette publique
soutenable. Qui dit taux de pression fiscale élevé dit a priori
bonne couverture des dépenses publiques par les recettes
éponymes et augmentation de la capacité d’endettement
soutenable.
Le deuxième facteur explicatif du surendettement est le
niveau structurellement élevé des taux d’intérêt réels en
Afrique, souvent plus du double du taux de la croissance
économique. Or, quand on emprunte à un taux d’intérêt
supérieur au taux de croissance économique, il y a peu de
chances que l’on puisse rembourser son emprunt, dans la
mesure où le rythme de création de richesses (le taux de
croissance économique) est plus faible que le coût
d’acquisition des moyens de création de richesses (taux
d’intérêt). Ce raisonnement est valable sur le plan
microéconomique autant que macroéconomique. Résultat,
pour les États africains : les flux de déficits s’accumulent et
se transforment en stocks additionnels de dettes en fin
d’année budgétaire.
Le troisième et dernier facteur –  le plus structurel  – est
l’étroitesse de la base productive africaine. L’Afrique ne se
décide toujours pas à produire elle-même ce qu’elle
consomme. Elle se complaît dans la place qui lui a été
assignée dans la division internationale du travail  :
exportatrice de matières premières dont les recettes sont
volatiles et moins élevées que les prix des biens et services
qu’elle importe massivement pour faire face à sa forte
demande sociale. Le résultat de cette insertion primaire de
l’Afrique au sein du commerce international est
l’accumulation de déficits dits jumeaux, à savoir le déficit
budgétaire et celui du compte courant de la balance des
paiements.
Au final, l’annonce de l’annulation massive de la dette
africaine ressemble à s’y méprendre aux recettes anciennes
pour faire face au nouveau monde. L’Afrique d’après le
Covid-19 ne peut accepter de jouer un jeu dans lequel elle
sortira une nouvelle fois perdante, car les mêmes causes
produiront les mêmes effets.
Des dirigeants qui détournent massivement les aides et
prêts à eux consentis par la communauté internationale qui
elle-même, tel le Tartuffe de Molière, détourne pudiquement
les yeux de la mauvaise gouvernance chronique des
économies africaines… Peut-on décemment se glorifier
d’effacer une dette africaine dont les montants n’ont que
très peu aidé l’Afrique  ? Peut-on applaudir les mauvais
élèves au détriment des bons, qui péniblement tentent
d’assainir leurs finances publiques année après année,
mettent en place le contrôle citoyen de l’action publique et
ont à cœur la poursuite de l’intérêt général  ? L’allégement
de la dette ne doit pas se traduire par une démobilisation
générale de cette Afrique qui lutte au quotidien pour sa
dignité et sa souveraineté, cette «  Afrique d’après  » que
nous appelons de nos vœux. Il ne doit pas servir à
récompenser les «  passagers clandestins  » de la bonne
gouvernance.
L’économie politique de la compassion internationale ne
peut être la voie privilégiée de l’émancipation africaine.
Méditons ensemble ce proverbe  : «  La main qui donne est
toujours au-dessus de la main qui reçoit »…

Comment mobiliser les banques


et les institutions financières africaines
au service de l’émergence du continent ?
Une Afrique tributaire des financements
extérieurs
Pour la majeure partie des pays africains, qui ont connu
pour la plupart une croissance soutenue et enregistré des
progrès importants durant les quinze dernières années,
notamment en Afrique de l’Ouest, beaucoup d’efforts
restent à fournir pour entrer dans l’«  émergence  », qui
suppose, quelle que soit la définition que l’on en a, une
croissance forte et une transformation économique et
sociale continue et durable.
On ne saurait aborder la problématique du financement
des économies africaines, notamment celles de l’espace
francophone, sans évoquer le problème de l’épargne
nationale et plus particulièrement de l’épargne publique,
ainsi que la vulnérabilité financière du fait de la faible
performance de la fiscalité intérieure et de la nécessité de
s’accrocher à la fiscalité de porte, en l’occurrence les droits
de douane.
De même, les crises budgétaires engendrées en grande
partie par la chute des cours des matières premières, qui
conditionnent la capacité des États de lever des capitaux,
ont montré, une fois de plus, combien l’Afrique demeure
vulnérable à la baisse des revenus d’exportations, à
l’inconsistance des flux d’aide extérieure, ainsi qu’à la
baisse de l’investissement direct étranger (IDE), qui se sont
traduites par un déficit généralisé des finances publiques.
L’Afrique reste excessivement tributaire des
financements extérieurs, elle est en même temps un
créditeur du reste du monde. L’affaire est donc entendue  :
les économies africaines doivent effectuer un meilleur
travail de mobilisation de leurs ressources nationales. C’est
en grande partie le travail des gouvernements, qui
mobilisent les ressources publiques par le biais de l’impôt et
de la dette en vue du financement des investissements
publics.
Les rendez-vous de l’émergence et de la transformation
structurelle souhaitée par un grand nombre des pays
africains risquent de ne pas être honorés. La solution
consiste à rechercher des sources de financement
endogènes, innovantes, en assumant une politique
monétaire expansionniste, en faisant appel à de nouveaux
partenariats, et en promouvant des instruments novateurs
de mobilisation de ressources, tels que les fonds de
financement du climat.
Pour mobiliser des ressources financières au niveau
national, il faudrait, entre autres mesures, élaborer des
instruments de financement qui, comme les fonds de
capital-investissement, permettent d’intégrer l’Afrique aux
marchés financiers internationaux et facilitent le commerce
intra-africain ; renforcer le rôle des fonds de pension et des
fonds souverains pour stimuler les investissements, ce qui
implique des réformes de l’administration fiscale et des
réformes juridiques, notamment celles de la législation sur
l’investissement de fonds publics et les réserves de change
internationales des banques centrales, et créer les capacités
humaines, technologiques et institutionnelles nécessaires.

Des pistes de solution
Il convient d’accompagner les États dans leur élaboration
des stratégies régionales d’aide pour le commerce au centre
desquelles se trouvent deux démarches complémentaires
qui requièrent des mécanismes de financement adéquats :
1. Le soutien à la construction de chaînes de valeur
régionales à fort impact économique et social sur les
populations les plus pauvres, généralement celles des
pays les moins avancés.
2. Le développement de la coopération entre entreprises
dans les secteurs essentiels et vitaux tels que les
services éducatifs, les services de santé, les utilities,
surtout énergétiques, les services financiers et les
services numériques.
Pour contribuer à l’émergence économique et sociale du
continent, les efforts pourraient s’articuler autour de cinq
axes d’intervention qui intègrent la problématique du
financement.
Le premier axe consiste à accompagner les États en
matière de financement du développement, en conformité
avec le Programme de développement durable et ses
Objectifs à l’horizon 2030, et l’accord de Paris sur le climat
(COP21), qu’ils ont adoptés fin 2015, de même que les
engagements pris lors de la COP26 à Glasgow en Écosse au
mois de novembre 2021 et à Abidjan lors de la COP15 sur la
désertification au mois de mai 2022.
Les financements que doivent mobiliser les pays pour
mettre en œuvre leurs stratégies de développement et
d’adaptation au changement climatique sont considérables.
Or, si l’aide publique au développement est encore
essentielle pour les pays les plus fragiles, elle n’est plus
suffisante ni forcément adaptée à l’ensemble des besoins
des pays en développement. Toutes les sources de
financement, publiques, privées, internes et externes, ainsi
que différents types d’instruments de financement,
classiques ou innovants, doivent être mobilisés, avec de
nouvelles formules de partenariat entre acteurs publics et
privés.
Ainsi, la question des sources et instruments de
financement du développement fait l’objet depuis 2010
d’une réflexion du Réseau des ministres et experts des
Finances des pays francophones à faible et moyen revenu. Il
a pour objectif d’échanger les expériences et les
connaissances et de porter les propositions et
préoccupations des pays francophones sur les questions de
financement dans les discussions et débats internationaux
qui les concernent.
Le deuxième axe d’intervention vise à renforcer
l’inclusion financière des très petites, petites et moyennes
entreprises portées par les femmes et les jeunes, et à
favoriser la création d’entreprises formelles. En effet, l’un
des principaux obstacles à la création et au développement
des entreprises est le manque de financements. L’offre de
services financiers pour les entrepreneurs, surtout en phase
de démarrage, demeure insuffisante.
Face à ce constat, un organisme comme l’Organisation
internationale de la francophonie (OIF) a lancé un
Programme de promotion de l’emploi par l’entrepreneuriat
chez les jeunes et les femmes en Afrique subsaharienne
francophone qui cible la mésofinance, secteur très peu
développé en Afrique subsaharienne. Il concerne des
besoins de financement de 1  million de francs CFA
(1  500  euros) à  50  millions de francs CFA (75  000  euros)
pour des jeunes entreprises en phase de démarrage qui ont
un plan d’affaires, des réseaux, des compétences, mais qui
ont besoin d’un financement d’amorçage pour les premiers
investissements et le fonds de roulement de la première
période d’exploitation.
Par ailleurs, l’absence de garantie à faire valoir auprès
des établissements de crédit représente également un frein
majeur à la création et la viabilité des «  jeunes pousses  ».
On note que ces difficultés d’accès aux financements des
banques et des établissements financiers sont exacerbées
quand les projets sont issus des secteurs ruraux ou des
secteurs innovants, qui représentent plus de risques pour
les financeurs, ou quand ils sont portés par des femmes,
dont certains acteurs bancaires et financiers exigent encore
l’accord du mari avant d’accorder le prêt, ou par des jeunes.
Dans ce contexte, il convient de mettre en place des
activités d’information et de formation destinées aux très
petites, petites et moyennes entreprises sur les différents
modes de financement existants (fonds de garantie, fonds
d’investissement, microcrédits, crédits bancaires,
financement participatif, etc.) ; des ateliers de formation en
gestion financière et comptable s’adressant aux PME afin de
renforcer leur connaissance sur les exigences des banques
sur les dossiers de financement  ; des séminaires de
renforcement des capacités des institutions financières à
évaluer les start-up et renforcer leur offre de services à
destination des PME.
Le troisième axe s’inscrit au niveau microéconomique. À
titre d’exemple, durant la période 2000 à 2009 pour la
région Afrique de l’Ouest, l’OIF a initié plusieurs projets en
microfinance et développé deux partenariats avec
Développement international Desjardins (DID), une des
têtes de file dans le domaine, et la Fédération nationale des
caisses d’épargne françaises (FNCE).
La première action issue de cette collaboration a été la
mise en œuvre du Centre d’innovation financière (CIF) à
Ouagadougou qui s’est transformé en Confédération des
institutions financières (CIF) en 2007, regroupant six
réseaux coopératifs et mutualistes du Bénin, du Burkina, du
Mali, du Sénégal et du Togo. La CIF représente aujourd’hui
70  % du marché de la microfinance dans sa zone
d’opération avec 2,4 millions de membres.
Parallèlement, des actions de renforcement de capacités
ont permis à plus de 210 cadres, dirigeants et techniciens
provenant de 138 institutions de la microfinance issues des
huit pays de l’UEMOA de profiter de services de formation et
d’accompagnement et de développer leurs compétences
pour la gestion stratégique d’une institution de
microfinance. Des interventions sous forme d’appuis
techniques directs ont été également effectuées dans
quatre réseaux d’institutions de microfinance de deux pays
(Sénégal, Niger), représentant au total 100  541 membres
bénéficiaires, pour divers diagnostics (fonction crédit, plans
d’affaires triennaux, plans de développement). Par ailleurs,
dans le cadre du Projet francophone d’appui au
développement local (Profadel), des actions ponctuelles de
microfinance issues des projets prioritaires des plans locaux
de développement ont été financées et certaines de ces
initiatives font aujourd’hui partie du plan Sénégal émergent.
Le quatrième axe d’intervention est la mobilisation de
financements innovants et alternatifs pour le financement
du développement. Le financement participatif est un
secteur en plein essor. Le recours à la finance participative
apparaît aujourd’hui comme une solution adaptée pour
répondre aux enjeux de développement et constitue un
véritable outil de solidarité. Il s’agit également d’un
mécanisme innovant de financement d’amorçage pour les
très petites, les petites et les moyennes entreprises. Son
principe de fonctionnement est assez simple  : un
entrepreneur sollicite en ligne une somme d’argent en vue
de financer un projet propre. Les souscripteurs intéressés
annoncent en ligne les montants qu’ils sont prêts à
débourser pour financer le projet. À une date butoir définie
au préalable, les comptes sont faits avec deux destins
possibles : soit le montant recueilli en ligne est supérieur ou
égal à la somme demandée et l’entrepreneur se voit verser
le montant, devenant de fait débiteur des souscripteurs qui
possèdent de facto des parts dans le projet ; soit le montant
recueilli est inférieur à celui demandé par l’entrepreneur et
on reverse à chaque souscripteur la part versée, en
déclarant infructueuse la demande de financement. J’ai eu
l’opportunité, comme directeur de la Francophonie
économique et numérique au sein de l’Organisation
internationale de la francophonie (OIF), de suivre en  2016
et 2017 plusieurs demandes de financement participatif sur
notre plateforme «  Finance ensemble  » et j’ai trouvé
l’expérience très bénéfique car permettant à de jeunes
entrepreneurs d’accéder par ce biais à des financements
qu’ils auraient eu beaucoup de mal à trouver ailleurs, du fait
notamment de l’absence de garanties.
Néanmoins, des défis se posent encore en Afrique
subsaharienne, où les jeunes entrepreneurs se heurtent à
des difficultés de financement de leurs projets. En outre, la
mise en place de cadres réglementaires favorables à ce
nouveau mécanisme de financement demeure un enjeu
crucial pour son développement dans l’espace africain.
L’idée de construire des plateformes de financement
participatif mérite d’être explorée, concrétisée et mise à
l’échelle.
La diaspora constitue également un important levier pour
le développement de la finance participative dans les pays
en développement. À cet égard, il est indispensable
d’encourager la mobilisation des diasporas au bénéfice des
territoires où les financements ainsi que l’accès aux moyens
de paiement sont limités au sein de l’espace africain.
Le dernier axe d’intervention est centré sur la
structuration des acteurs bancaires qui apparaît essentielle
au financement des économies africaines. Dans cette
perspective, il a été créé en juin  2013, à Paris, l’Union
bancaire francophone qui réunit une vingtaine
d’associations professionnelles de banques et fédérations
d’associations professionnelles de banques, au niveau
national ou régional (comme l’Union des banques arabes,
l’Union des banques maghrébines, les Fédérations des
associations bancaires de l’UEMOA et de la Cemac, etc.),
afin d’encourager le partage d’informations et de bonnes
pratiques, de favoriser la coopération internationale sur les
sujets d’intérêt commun entre les associations bancaires
membres.
Il en est ressorti une excellente coopération entre acteurs
du Club des dirigeants de banques et établissements de
crédit d’Afrique qui a été marquée par l’organisation de
plusieurs rencontres entre les banquiers d’Afrique de
l’Ouest, d’Afrique centrale et du Mékong francophone au
Cameroun et au Vietnam, aboutissant à l’établissement
d’une coopération directe entre la banque vietnamienne
Vietinbank et la Banque of Africa de la Guinée-Bissau, la
Congolaise des banques et Orabank-Togo.
Enfin, un point crucial retient de plus en plus l’attention
dans les cénacles universitaires franco-africains et sur les
réseaux sociaux, c’est le rôle du crédit dans le financement
de l’émergence des économies de la zone franc.
L’architecture de la zone du franc CFA –  l’intégration
monétaire régionale et l’ancrage à parité fixe au franc puis à
l’euro  – est un héritage de la colonisation française en
Afrique qui a résisté au processus politique de la
décolonisation. Des pays entre lesquels les échanges
économiques étaient faibles ont adopté une même
monnaie. Aux yeux de certains économistes, cela fait de la
zone un modèle à suivre en matière d’intégration
1
monétaire . Cette histoire a conféré un rôle singulier aux
économistes et statisticiens au sein des institutions
monétaires. Les politiques monétaires et de change ont
longtemps semblé pouvoir se passer d’éclairages théoriques
ou empiriques approfondis, les travaux économiques
2
demeurant faibles et parcellaires . Cette situation a changé.
Les savoirs produits par des études et recherches
économiques constituent aujourd’hui un registre central de
justification pour argumenter du bien-fondé de la gestion du
FCFA. La Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest
(BCEAO) semble favoriser l’essor d’un groupe de
statisticiens et d’économistes à même de défendre la parité
fixe à l’euro et la stabilité des prix, et d’élaborer et gérer
3
des instruments de politique monétaire idoines .
Une telle situation a exposé les mécanismes de la
gestion économique à des critiques importantes. Alors que
la BCEAO adoptait à compter de 1989 une série
d’instruments inspirés par les politiques orthodoxes de
l’Union européenne, les réformes étaient dénoncées comme
étant en trompe-l’œil. Les nouveaux instruments de
politique monétaire (dits «  indirects  ») accordaient par
exemple un rôle central aux taux d’intérêt de la BCEAO,
alors que ceux-ci n’avaient pas d’influence attestée sur
l’inflation, voire montraient des effets contraires à ceux
attendus 4. La régulation monétaire s’opérait en outre
souvent à l’écart des textes officiels, ou par leur
5
contournement   : les instruments de contrôle du crédit et
des prix, en théorie abandonnés en  1989 et  1994 (le
«  programme monétaire  »), ont continué d’être employés  ;
un contrôle des capitaux était imposé en 1998, en
contradiction avec les principes de la zone franc… Si les
réformes conduites dans les années 1990 ont doté le FCFA
d’instruments censés en faire une monnaie «  crédible  » au
sens néolibéral, la régulation monétaire a continué de
recourir en pratique à des mécanismes issus de
l’interventionnisme de la période antérieure. Des travaux
ont aussi dénoncé la faible pertinence du débat sur les
politiques monétaires au regard des enjeux économiques et
sociaux effectifs, notamment au moment de la dévaluation
6
du franc CFA de 50 % de 1994 . Les choix des dirigeants ont
semblé être guidés par des stratégies d’extraversion 7,
mobilisant leur rapport à l’extérieur pour affermir et
autonomiser leur pouvoir à l’intérieur. La discussion sur le
juste taux de dévaluation en 1994 a ainsi été éclipsée par
les négociations sur le niveau et la forme des
compensations financières (les «  mesures
d’accompagnement »).
En septembre  2002, l’interdiction du financement des
8
États par la BCEAO , qui a renvoyé les États vers un
dispendieux endettement auprès des marchés, était une
réplication des institutions européennes 9. Cette décision
très contestable pouvait s’expliquer par la crainte de
possibles dévaluations futures, par l’ethos modernisateur de
10
dirigeants y voyant un symbole de sophistication , ou
encore par la naturalisation de visions du monde issues des
théories orthodoxes 11, voire par un alignement cognitif des
banquiers centraux sur des raisonnements marchands
12
dominants . Les logiques d’extraversion des dirigeants de
la BCEAO renvoient aussi à la longue durée et aux
reconfigurations postcoloniales des relations de pouvoir 13.
En effet, à vouloir être plus royalistes que les rois, les rois
étant les banques centrales des pays développés à
économie de marché, les deux principales banques
centrales de la zone franc, à savoir la BCEAO et la BEAC, ont
tendance à se lier les mains dans un carcan monétariste qui
montre singulièrement ses limites depuis la crise des
subprimes, obligeant ainsi les économies de la zone CFA à
financer leur émergence avec les seuls flux d’aide au
développement. Cette servitude monétaire, héritée
d’arrangements institutionnels qu’il faudra tôt ou tard
réviser, n’est pas compatible avec l’émergence économique
africaine, car elle minore le rôle historique des politiques
monétaires expansionnistes, et donc du crédit, dans le
processus du développement des nations.
Il est temps de sortir du système économique de la zone
franc, dont la variable d’ajustement est le chômage massif
des jeunes. C’est un devoir de génération et, pour relever ce
défi, il paraît impératif de s’engager dans une démarche
sincère et exigeante, qui refuse de considérer le concept
d’émergence comme un simple alibi, afin de conduire les
populations sur la voie d’une croissance partagée et d’un
développement responsable.

Une Agence ouest-africaine de la dette (AOAD)


pour soutenir les investissements infrastructurels
L’Agence ouest-africaine de la dette (AOAD), dont
j’appelle de mes vœux la création, pourrait être l’outil
financier institutionnel pour que la Commission de l’UEMOA
puisse mettre en œuvre sa stratégie globale à travers ses
investissements infrastructurels dans la région.

FONCTIONNEMENT SOUHAITABLE DE L’AOAD

L’Agence se finance sur le marché international en


émettant des obligations à terme en monnaie locale. En
revanche, elle finance la Commission avec des prêts
perpétuels, c’est-à-dire des prêts dont l’emprunteur ne paie
que les intérêts sans jamais devoir rembourser le capital.
Cette structure de prêts perpétuels a le double avantage
pour l’emprunteur de  : 1) le soustraire au risque de
refinancement ; 2) voir le poids des versements annuels se
réduire au fil du temps, avec la croissance de l’économie. La
commission de l’UEMOA (ou celle de la CEDEAO,
*1
Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest )
ne doit pas se confronter directement avec les marchés
financiers, caractérisés par une forte volatilité due à la
variabilité des attentes.
En finançant la commission et ses projets
infrastructurels, l’AOAD améliore la perception du risque lié
au crédit en Afrique de l’Ouest et la rend plus attractive que
celle du risque de crédit des États membres pris isolément,
avec pour conséquence une baisse du coût de financement
de leurs projets d’investissement.
Avec le financement obtenu de l’AOAD, la Commission
finance les États membres de l’UEMOA. De leur côté, les
États membres contribuent au paiement des versements en
raison de la distribution des investissements.
Quant à l’AOAD, du fait du paiement des versements sur
les prêts perpétuels qu’elle accorde à la Commission, elle
*2
accumule au fil du temps des réserves qui lui permettent
de faire face à ses obligations futures liées à l’émission de
ses propres obligations et à leur renouvellement périodique
dans une logique de roulement de sa propre dette vis-à-vis
des marchés.
L’AOAD COMME OUTIL DE MAÎTRISE DES COÛTS
DE FINANCEMENT DE L’EXPANSION FISCALE

Une agence de la dette dotée des caractéristiques que


l’on vient de mentionner a la capacité de réduire
l’exposition aux fluctuations des marchés financiers  : elle
constitue un outil financier de filtrage du risque de
refinancement.
Le titre de la dette commune émis par l’AOAD est donc
plus sûr, du point de vue des marchés financiers, que les
dettes nationales et la dette communautaire prises
individuellement (pooling effect). En outre, ce titre commun
est utilisable comme collatéral pour les opérations
financières entre acteurs de marché privés.
L’adoption d’une agence de la dette consacrée au
financement des stratégies d’intégration de la commission
aide à la mise en place des formes de coopération
budgétaire en vue d’un fédéralisme budgétaire accompli,
déjà à partir de la zone UEMOA.

LES RAISONS DE L’EXIGENCE ACTUELLE D’UNE


EXPANSION FISCALE AU SEIN DE L’UEMOA

Que les années à venir soient marquées par une forte


expansion fiscale, dans les économies avancées aussi bien
que dans les économies émergentes, c’est désormais une
opinion largement partagée.
Face à la crise du Covid, mais également face à la crise
climatique, l’effort d’investissement dans l’innovation et
dans la mise en sûreté des sociétés et de l’environnement
s’impose, et il ne peut pas être soutenu seulement par les
choix des investisseurs privés.
C’est en particulier dans les économies émergentes du
continent africain qu’un soutien infrastructurel au
développement endogène (investissements en éducation,
santé publique, numérisation, agriculture soutenable) est de
plus en plus nécessaire.
Dans cette perspective le rôle de la commission UEMOA
se révèle central et demande une autonomie budgétaire
accrue de celle-ci concernant les investissements structurels
supranationaux dans la perspective d’un processus
d’intégration.
Au final, une agence de la dette est une solution
intermédiaire entre l’absence de collaboration et une
collaboration fédérale achevée, et donc pourrait bien
trouver son espace en absence de fédéralisme budgétaire.
Je suis en effet convaincu que ce schéma peut avoir du
sens, au niveau de l’UEMOA, bien sûr, mais encore plus au
niveau de la CEDEAO. Les principaux traits de cette initiative
sont les suivants :
1. L’Agence se finance sur les marchés en émettant des
titres, libellés en monnaie commune, à échéance
déterminée.
2. Elle finance les États membres et la Commission de
l’UEMOA et/ou de la CEDEAO avec des prêts perpétuels.
3. Ne devant plus accéder aux marchés en concurrence
avec les autres, les États membres sont protégés du
risque de liquidité.
4. L’aléa moral est ménagé, puisque l’Agence peut
imposer aux États membres des taux d’intérêt différents
selon leur degré de conformité aux règles de
convergence.

Du franc CFA à l’eco : vers la création


*3
de communs monétaires africains

La fin annoncée du franc CFA et l’annonce de la création


d’une nouvelle monnaie « eco » pour l’ensemble de l’Afrique
de l’Ouest conduisent à s’interroger sur deux dimensions
importantes de la monnaie  : sa dimension symbolique et
politique, qui renvoie au nom de la nouvelle monnaie  ; sa
dimension économique, qui concerne la neutralité ou la non-
neutralité économique des nouvelles institutions qui la
régissent. La première dimension correspond à la première
propriété de la monnaie qui est d’être une unité de compte.
La dénomination d’une monnaie est constitutive de
l’identité de ses usagers  ; ce n’est pas par hasard que les
Japonais ne comptent pas en euros ou les Américains en
yens. Le franc CFA renvoyant à la période coloniale, aux
colonies françaises d’Afrique, le principe qui consiste à le
débaptiser et à choisir une autre appellation paraît une
bonne chose car il est conforme au changement de statut
de ces colonies en États indépendants. Voilà pourquoi il
fallait saluer l’annonce faite le 21 décembre 2019 à Abidjan
par les présidents français et ivoirien d’un prochain
changement de nom de la monnaie CFA.
Pour autant, le choix de l’eco comme nouveau nom du
franc CFA pose problème dans la mesure où l’eco est régi
par l’agenda de la CEDEAO qui, rappelons-le, comprend sept
pays membres de plus que l’UEMOA. Ce projet d’intégration
monétaire de la CEDEAO date de 1983 et l’appellation
«  eco  » a été adoubée par cette dernière au mois de
juin  2019. De ce fait, le choix effectué par la France de
nommer le successeur du franc CFA « eco » ressemble fort à
une « OPA inamicale » de la France sur la CEDEAO. De plus,
l’entrée dans la zone eco est soumise à des critères précis
de convergence qui rendent impossible une substitution
automatique de l’eco au franc CFA, les critères n’étant pas
identiques dans les deux espaces. Et, comme il fallait s’y
attendre, un tel tour de passe-passe monétaire a été
vivement contesté par les États non francophones de la
CEDEAO, qui n’appartiennent donc pas à la zone de l’Union
économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) à l’instar
du Nigeria, du Ghana, du Liberia ou de la Sierra Leone et de
la Gambie.
N’était-il pas possible de choisir un autre nom de
monnaie pour intégrer l’UEMOA dans la future zone eco ? Eu
égard aux coûts prohibitifs induits par tout processus de
transition monétaire (retrait d’anciens billets, mise en
circulation de nouveaux billets, assurance de l’absence de
faux nouveaux billets, etc.), remplacer dans un premier
temps le CFA par un autre nom que l’eco (koris, wari, etc.)
semblait difficile. Cela impliquait en effet de redoubler
l’exercice de transition monétaire en très peu d’années,
exercice qui aurait été de nature à réduire la confiance des
usagers à l’égard des nouvelles monnaies en circulation. Or
la confiance est le gage de succès de tout processus
d’introduction de nouveaux signes monétaires dans une
14
société . C’est pourquoi, en dépit des ambiguïtés que je
viens de souligner, le choix du nom de l’eco est un moindre
mal, à condition de l’envisager d’emblée pour l’ensemble
des 15  États de la CEDEAO et non comme un substitut du
franc CFA valable exclusivement au sein de la zone franc.
Ainsi, la monnaie eco aura évidemment vocation à devenir
un bien commun ouest-africain. Selon quelles modalités  ?
C’est ce que nous allons bientôt examiner. Mais avant cela il
n’est pas inutile de se pencher sur les formes traditionnelles
de monnaies et ce qu’elles nous enseignent pour la
construction d’une monnaie ouest-africaine en commun.

Une histoire ancienne
Avec Jean-Michel Servet, professeur à l’université
Lumière-Lyon-II, on peut évoquer trois formes africaines
(mais pas exclusivement) de la monnaie comme
«  commun  »  : la monnaie-corde, le panier des ancêtres et
15
les tontines . Je les reprends ici.

LA MONNAIE-CORDE

Le mot pour dire «  dette  » est dans de nombreuses


langues ouest-africaines le même que celui pour dire
16
«  corde   ». Notons qu’on le retrouve dans l’étymologie du
mot français obligation, «  lig  » étant une ligature, donc un
lien. De même, en anglais, bond est financièrement une
obligation, mais le même terme désigne aussi un lien
physique et un lien social, une relation (qui peut être de
servitude). Tout comme, dans la Rome antique, le nexum
exprimant un accord entre un débiteur et son créancier tire
son nom des chaînes que l’on mettait aux débiteurs
17
insolvables .
Remarquons encore que le sens des termes client/patron
est souvent inversé en Afrique de l’Ouest par rapport à leur
usage en France (en Afrique, on appelle «  patron  »
l’acheteur des produits d’un commerce). Cela montre que le
sens premier n’est pas la position de chacun vis-à-vis des
autres mais ce qui les lie, leur interdépendance. Tout
comme, en français, quand on dit «  hôte  », «  don  » ou
« louer », on ne sait pas qui a invité et qui a été invité, qui a
reçu ou a été reçu ou qui est locataire ou propriétaire. Prime
la relation, ce qui n’est pas le cas des termes liés au marché
comme prêteur/emprunteur, acheteur/vendeur ou
locataire/loueur.
Mais une corde, c’est aussi ce qui attache, qu’il s’agisse
du bétail ou des esclaves…

LE PANIER DES ANCÊTRES

Un autre exemple, emprunté cette fois à l’Afrique


centrale, est le panier des ancêtres : se trouvent réunis dans
un récipient les éléments symboliques du pouvoir… pour
désigner une communauté et exprimer simultanément des
rapports de domination. Dans un certain nombre de sociétés
d’Afrique centrale (celles de l’actuel Congo et d’Angola par
exemple), le souverain est maître d’un panier des ancêtres,
insigne de souveraineté considéré par les membres de ces
sociétés comme le plus important. Le musée Dapper à Paris
en possédait une belle collection.
Il s’agit d’un panier (ou d’une corbeille) dans lequel sont
enfermés des restes d’anciens chefs, en particulier leurs
cheveux, ongles et phalange de doigt, mais aussi des objets
divers en métal, des perles, des coquillages et fragments de
pagnes faisant figure de paléomonnaie. En les faisant entrer
dans son « panier des ancêtres », le souverain les consacre
comme instrument monétaire. Selon Pierre Edoumba-
18
Bokandzo , un objet dont le prototype ne figurait pas dans
ce panier des ancêtres ne pouvait pas entrer dans les
compensations matrimoniales.
On voit qu’à travers le contrôle de ces monnaies
authentifiées par le souverain celui-ci exerçait et exprimait
son pouvoir, sa souveraineté sur un des moments et des
objets clefs de la reproduction de ces sociétés et des
lignages les composant. Par le dépôt dans le panier, les
biens précieux, dont le prototype monétaire, vont se trouver
chargés de représenter la communauté en tant que Tout et
être vus comme source du pouvoir et de la loi commune. Le
prototype monétaire est comme estampillé à cette fin et la
monnaie va ainsi signifier et totaliser l’ensemble des
rapports sociaux dont elle est à la fois un instrument et un
symbole. « La monnaie devient ainsi le miroir métonymique
de l’ensemble de la société. Elle incarne alors les rapports
entre les êtres humains et le Tout de ces sociétés : la partie
devient le tout et le tout se trouve dans chacune de ses
parties. Le panier sacré et ses trésors ne font jamais l’objet
d’un échange. On voit ici entrer en jeu un élément essentiel
19
dans l’idée de commun : l’inaliénabilité . »
«  Il ne peut y avoir de société, il ne peut y avoir
d’identité qui traverse le temps et serve de socle aux
individus comme aux groupes qui composent une société,
s’il n’existe pas des points fixes, des réalités soustraites
(provisoirement mais durablement) aux échanges de dons
et aux échanges marchands  », affirme Maurice Godelier
20
dans L’Énigme du don en s’appuyant notamment sur les
21
travaux d’Annette Weiner . Selon Godelier, ces sphères de
l’aliénable et de l’inaliénable (ce que les humains font entrer
dans l’échange et ce qui en est soustrait) ne sont ni
juxtaposées, ni additionnées, mais sont interdépendantes.
«  L’inaliénabilité se fonde ou se légitime dans toutes ces
sociétés sur la croyance en la présence dans l’objet d’une
force, d’un esprit, d’une réalité spirituelle qui l’attache à la
personne qui la donne et qui l’accompagne dans tous ses
déplacements. Il nous semble que cette présence n’est que
la figure que prend l’inaliénabilité des choses dans un
monde où les hommes croient que les réalités visibles sont
22
habitées et commandées par des forces invisibles . »
Ces objets fonctionnent en tant que points fixes par
rapport à tout ce qui peut circuler et qui circule. Mais, dans
ces sociétés, on rencontre une inégale répartition des biens
inaliénables au sein de la population. Ils marquent des
différences entre groupes et ces différences composent une
hiérarchie entre ceux qui en sont les maîtres et ceux et
celles qui en sont dépourvus et dépendent de la sorte des
précédents.
Le panier des ancêtres illustre la capacité que
manifestent certaines sociétés de faire converger des
éléments d’ordres hiérarchiques différents, de reconnaître
les parties non comme des fractions indépendantes mais en
tant qu’éléments d’un Tout et ainsi de penser leur
interdépendance, autrement dit la capacité qu’ont les
membres de certaines sociétés de penser une totalité
sociale, au-delà des fractionnements nécessaires à leur
fonctionnement et reproduction.

LES TONTINES

Le fonctionnement de ces associations d’épargne et de


prêt et la façon dont y est réglée la conservation de la
ressource monétaire sont également intéressants pour notre
23
propos . Le  fonds régulièrement collecté auprès de leurs
membres et les règles de sa répartition entre ces derniers
peuvent être considérés comme un commun :
il y a un groupe qui fixe les règles de collecte et
d’attribution du lot (il y a donc une communauté dont la
taille et la durée peuvent varier considérablement),
chacun des cotisants étant destiné à recevoir le lot à son
tour ;
ce groupe doit exercer les pressions nécessaires pour
que celui ou celle qui a déjà reçu le lot continue ensuite
de cotiser jusqu’à la fin prévue des tours de collecte et
de distribution des fonds de cette tontine ;
et, dans les tontines camerounaises, le lot est attribué
par une mise aux enchères entre ceux qui ne l’ont pas
encore reçu, ce qui dégage une somme supplémentaire
distribuée en fin de cycle entre les membres du groupe.
On peut considérer ces groupes d’épargne et de prêt
comme un élément de modernité dans de nombreuses
sociétés africaines car ils ont été introduits il y a moins d’un
24
siècle. Des enquêtes en Casamance ont permis d’affirmer
que les tontines n’y étaient apparues localement qu’à partir
de la fin des années 1950 parmi de petits salariés, même si
certains avaient connu les tontines pendant la Seconde
Guerre mondiale quand ils avaient été enrôlés comme
tirailleurs et jouaient ainsi avec leur maigre solde. Elles
pouvaient parfaitement être comprises à partir de
l’expérience des sociétés de cultures entre voisins et
voisines permettant une entraide temporaire pour
25
l’accomplissement de certaines tâches .
Dans d’autres régions d’Afrique, les tontines sont
beaucoup plus anciennes et ont même suivi la déportation
d’une partie des esclaves en Amérique et aux Caraïbes.
e
Ainsi, dès la fin du XVIII   siècle, la presse locale jamaïcaine
fait état de groupes d’épargne et de prêt entre esclaves,
26
appelés « esusu  ». Or ce terme reprend la désignation des
tontines, que l’on retrouve encore aujourd’hui parmi
certaines populations du golfe du Bénin… d’où de nombreux
esclaves de la Jamaïque avaient été déportés *4.
Est particulièrement remarquable, dans une tontine, son
fonctionnement associant des mécanismes qui sont ceux de
la société et du contrat (du fait de la libre adhésion des
membres et de l’utilisation individuelle des fonds) à des
mécanismes ancestraux pour faire respecter les obligations
de chacun  ; mécanismes qui sont eux d’ordre statutaire,
autrement dit de la communauté (au sens où Max Weber
notamment a distingué ces obligations en reprenant la
27
thèse de Ferdinand Tonnies) . Cette coexistence des deux
types de relations n’est pas récente. On a remarqué aussi
chez les Joola de Casamance (sud du Sénégal) la
coexistence d’associations villageoises (caractérisées par
l’adhésion quasi obligatoire de tous les ressortissants d’un
même village) avec des sociétés de culture (où des voisins
et voisines choisissaient volontairement de s’entraider afin
de réaliser certains travaux agricoles particuliers tels que
28
les labours, le repiquage ou la récolte ).
Comme on peut le constater, la richesse de la conception
africaine de la monnaie comme bien «  commun  » est en
droite ligne avec la conception de la monnaie comme
institution. Et, de fait, la notion de «  commun monétaire  »
est inhérente à notre approche institutionnaliste, mais plus
largement elle s’accorde avec la reprise des notions de
communauté de compte et de paiements, et l’idée de la
monnaie comme opérateur de totalisation sociale (avec ses
dimensions politique et symbolique).
Cela dit, la monnaie, surtout dans les sociétés actuelles,
est ambivalente car, en tant qu’expression de la richesse,
elle est aussi l’objet d’appropriations privées. Dit autrement,
la «  tragédie des communs 29  » se pose de manière
récurrente pour elle (on peut parler d’enclosures pour la
concession de son émission aux banques commerciales
privées). Pour autant, la dimension de commun de la
monnaie est incontournable et la promouvoir justifie que les
décisions la concernant relèvent de la démocratie et non
d’une autocratie.
C’est pourquoi Bruno Théret continue plutôt à présenter
la monnaie capitaliste étatique à partir de ses trois
antinomies et le régime monétaire comme un compromis
30
politique légitime . La tension entre la monnaie comme
unité de compte et pluralité des instruments de paiements,
et son caractère intrinsèquement «  fiduciaire  » fait que les
manières de concevoir et rechercher la totalisation du tout
social par la monnaie peuvent être très variées selon qu’on
est autrichien, keynésien ou monétariste classique.
L’institutionnalisme avec l’idée de confiance éthique la
renvoie, contrairement à la vision de la plupart des
économistes, aux valeurs supérieures communes
d’appartenance (principe de justice) déjà culturellement
établies ou prospectives et que la monnaie peut aider à
faire advenir. De ce point de vue, le processus de création
en cours d’une nouvelle monnaie pour l’Afrique de l’Ouest
(avec l’eco) offre une opportunité sans pareille de
construction d’un « commun monétaire » comme on le verra
plus loin.
Avant cela, il convient de creuser un peu plus la réflexion
sur ce que peut vouloir dire penser aujourd’hui, et en
Afrique, la monnaie comme commun, et comme commun
localisé, capable de répondre aux attentes symboliques et
aux besoins pratiques d’une communauté, grande ou petite
quelle qu’elle soit. Car c’est depuis belle lurette que la
monnaie, telle que le monétarisme ambiant la pense,
montre toute son insuffisance sur ces deux plans.

La monnaie comme bien commun ?

Histoire, théorie et enjeux


Il se peut qu’une des entraves principales à la sortie des
crises globales des dernières années (celle de 2007-2008,
puis celle due au Covid-19) soit, au-delà des résistances au
changement venant des « centres de pouvoir » intéressés à
la conservation du statu quo, une tendance assez tenace (et
bien plus répandue, même parmi les opposants au
«  pouvoir  ») à ne pas remettre en cause certaines
représentations de fond. C’est là que réside peut-être le
danger principal, si l’on s’en tient à ce que Keynes disait
déjà en 1936, dans les dernières lignes de sa Théorie
générale : « […] tôt ou tard, ce sont les idées et non pas les
intérêts constitués qui sont dangereuses, pour le meilleur ou
pour le pire. »
Parmi les idées que nous devrions apprendre à remettre
en cause il y a celles qui concernent la nature de la monnaie
et les catégories avec lesquelles nous sommes habitués à la
représenter. Peut-être sommes-nous encore prisonniers de
clivages qui ne sont plus pertinents  : par exemple celui
entre public et privé, auquel la notion de commun échappe
foncièrement. On a aussi justement fait observer que la
notion de «  commun  » empêche d’opposer «  de façon
simpliste les échanges à l’absence d’échange et à
l’administration étatique (ou domestique) de biens et
services. L’idée de commun réintroduit la notion
31
de partage   ». En ce sens, le partage, c’est le fait d’avoir
part, de participer à la construction et au maintien d’un bien
commun, dont l’existence et la prospérité bénéficient à tous
ceux et celles qui y participent.
En revanche, si l’on s’en tient aux clivages habituels,
c’est le aut aut [ou bien, ou bien] qui s’impose aussi à
propos de l’outil économique par excellence, c’est-à-dire la
monnaie. D’où la question, apparemment binaire  : la
monnaie est-elle une marchandise faisant l’objet d’une
convention entre les opérateurs privés, ou bien est-elle
l’effet d’une activité étatique imposant un signe public à ces
mêmes opérateurs privés ? Ou bien Hayek ou bien Knapp ;
ou bien le « marché total » ou bien l’« État total », qui des
deux aurait raison ?
Peut-être ni l’un ni l’autre, pour peu qu’on essaye de tirer
quelques leçons des impasses pratiques du quantitative
easing (QE), cette politique monétaire menée par les
banques centrales publiques pour contrer la crise des
opérateurs privés, et consistant, pour ces dernières, à se
laisser dicter par les opérateurs de marché quel est le
niveau quantitatif optimal de monnaie.
Politique publique de création monétaire par la banque
centrale visant à faciliter la circulation privée de la monnaie
dans les canaux du crédit, le QE risque toujours d’être rendu
ineffectif par la pratique privée de la thésaurisation,
adoptée non seulement par des ménages effrayés devant
l’incertitude de l’avenir, mais aussi, et encore plus
systématiquement, par les acteurs censés être capables de
réduire cette même incertitude  : les entreprises et les
institutions financières. Politique monétaire potentiellement
inflationniste, comme on commence à l’entrevoir après la
crise du Covid-19, et dont la non-conventionnalité est
parfois justifiée par l’exigence de contrer les tendances
déflationnistes au nom de l’inflation targeting (soit
l’« inflation moyenne comme cible de moyen terme »), le QE
se heurte à ce que les économistes appellent, en
s’appuyant sur les analyses de Keynes, la «  trappe à
liquidités ».

COMME DE L’EAU
C’est déjà dans le nom de « liquidité » comme synonyme
d’argent que réside toute l’ambiguïté du fait monétaire. Si
dans la trappe à liquidités la monnaie apparaît comme la
forme suprême de détention et d’accumulation de la
richesse, et donc de sa stagnation en dehors de la
circulation, si chez Keynes la liquidité en tant que principe
de base des marchés financiers est décrite comme un
32
« fétiche antisocial  », c’est en soi que le mot « liquidité »
renvoie à la disparition. Une même racine indo-européenne,
qui dit le fait de s’en aller, donne le mot grec ekleipsis
33
(« éclipse ») et en latin le mot liquidus .
Tout comme l’eau du fleuve cherche la mer, la monnaie
cherche à s’écouler. En tant que liquidité, la monnaie
semblerait avoir le droit d’être conçue comme bien commun
au même titre que l’eau. La différence réside dans le fait
que l’eau est d’abord une « chose de nature », tandis que la
monnaie est ab initio un «  fait d’institution  ». Mais, dans la
mesure où l’analogie tient, on pourrait se demander quelles
sont les conditions d’accès à la monnaie, ainsi que les
conditions de son renouvellement en tant que ressource de
base, qui en respectent la qualité de commun.
En d’autres termes, s’il y a un cycle de l’eau, il devrait
bien y avoir aussi un « cycle de la monnaie ». Keynes y fait
allusion dans sa phrase, mais il faut expliciter ce qu’il en
reste d’implicite  : le «  cycle de la monnaie  » a trait aussi
bien aux modalités de sa circulation qu’à la manière de sa
création, voire de son apparition dans l’espace des
échanges – espace qui a besoin de la monnaie « comme de
l’eau ».
En termes plus techniques, puisque la monnaie n’est pas
un bien de nature mais un fait d’institution, sa nature est
décidée par les modalités mêmes de sa création, plus
précisément encore de son émission. Si elle doit rester
inappropriable et témoigner de son inappropriabilité dans sa
finale disparition, alors il faut qu’elle ne puisse pas être
appropriée dès le début.
C’est déjà le cas du fiat money actuel  : la monnaie de
banque centrale est compatible avec une politique
d’émission monétaire, et donc aussi avec un QE, sans que
des limites «  physiques  » liées à la disponibilité d’une
marchandise de dernière instance interviennent pour la
limiter. Ce qui manque à cette monnaie «  venant du rien  »
c’est pourtant une capacité aussi systématique de «  retour
au rien  », voire de disparition dans la circulation. C’est en
effet cette capacité qui fait de la monnaie quelque chose
d’irréductible à une quantité  : quelque chose ne pouvant
foncièrement être approprié et d’infiniment partageable, et
donc, en positif, un commun, au sens de cette «  chose  »
dont l’accès n’est pas limité par la propriété privée, ni
accaparé par une propriété publique, et dont les conditions
effectives d’usage constituent aussi les conditions
partagées de son entretien et son renouvellement.
Ces caractéristiques, nous les avons déjà rencontrées au
chapitre 2 consacré à la terre et aux ressources naturelles :
dans le droit traditionnel africain, il existe des formes de
propriété commune, par exemple au niveau de
l’organisation villageoise, qui pourraient être reprises pour
revivre et «  africaniser  » la notion de commun. On les
trouve par exemple dans les droits à la pêche sur le fleuve
Niger, avec une hiérarchie de droits et d’instruments de
pêche différents. Ou encore dans l’usage des terres avec
des droits qui se superposent  : une fois la récolte faite, le
champ devient collectif et chacun peut y faire aller ses
vaches. L’avantage, pour le possesseur du champ, étant les
bouses qui vont le fertiliser pour l’année suivante. Ou aussi
dans l’organisation de la chasse chez des populations du
type Pygmées ou en Afrique du Sud. Certes, il s’agit là de
communs qui ressemblent de près aux communs de
l’Europe médiévale, donc liés à une technique traditionnelle
et à une société hiérarchique, mais ils pourraient être
réinterprétés en un sens coopératif et démocratique, en
relation aussi avec de nouvelles techniques.
Une monnaie est telle quand elle est capable de circuler,
quand le circuit dans lequel elle est appelée à servir de
monnaie est bien dessiné  : c’est tout le problème de ce
qu’on appelle les canaux de transmission de la politique
monétaire. Il se pourrait donc que, déjà au moment de son
institution, la monnaie doive être affectée à des modalités
assez précises de circulation, ou qu’inversement sa
thésaurisation soit assez bien contrée. C’est par exemple le
cas du bancor projeté par Keynes en 1944, dont j’ai repris
certains aspects pour ce qui concerne les échanges au
34
niveau des pays de la future « zone eco  ».

Feuille de route de la future monnaie ouest-


africaine comme commun
*5
Les états généraux de l’eco ont conduit à l’adoption
d’une feuille de route devant permettre la mise en place de
la future monnaie de la Communauté économique des États
de l’Afrique de l’Ouest intitulée eco.
La mise en place de l’eco, programmée au plus tard au
second semestre de 2020, était depuis longtemps une
orientation partagée au sein de la CEDEAO. Une première
étape avait été franchie avec la déclaration conjointe, le
21  décembre 2019, des présidents Ouattara et Macron sur
le passage de la zone UEMOA à l’eco. Ainsi, le franc CFA
aurait dû changer son nom en eco, tandis que la gestion des
réserves centralisées serait passée de la France à la Banque
centrale des États de l’Afrique de l’Ouest.
Toutefois, la crise du Covid-19 a mis en suspens les
démarches que cette décision entraînait.
Le communiqué final de la conférence des chefs d’État et
35
de gouvernement de la CEDEAO, qui s’est tenue à Accra le
19  juin 2021, a précisé que la décision a été prise
d’«  adopter le Pacte de convergence et de stabilité
macroéconomique entre les États membres de la CEDEAO
dont la phase de convergence couvre la période de  2022
er
à 2026 et la phase de stabilité à partir du 1  janvier 2027 »,
et qu’elle prend note de «  la feuille de route pour le
lancement de l’eco à l’horizon 2027 et charge le comité
ministériel de continuer à travailler pour résoudre toutes les
questions en suspens ».
La date butoir pour la monnaie commune a donc été
reportée à 2027. Rien de plus n’est dit, et on ignore si l’on
est face à une décision engageante ou à un simple wait and
see. Le processus n’est-il que ralenti  ? Redémarrera-t-il sur
d’autres prémices ? Aboutira-t-il à une simple extension des
règles de la zone monétaire existante au reste des pays  ?
Ou de nouvelles solutions inédites seront-elles trouvées ? Et
finalement  : s’agira-t-il d’un processus rapide, ou bien
entraînera-t-il plusieurs étapes dans un horizon de moyen-
long terme ?
Face à cette situation, l’objectif des états généraux de
l’eco à Lomé (auxquels ont participé des scientifiques, mais
aussi des acteurs du changement en Afrique, aussi bien de
la société civile que du monde politique) était de mener
collectivement une réflexion prospective sur les contours de
l’eco et d’examiner les enjeux et défis de la fin annoncée du
franc CFA, monnaie emblématique de la relation Afrique-
France plus de soixante ans après les indépendances
africaines, et son remplacement par l’eco.
La feuille de route –  nommée « déclaration de Lomé » –
comporte vingt-quatre points regroupés sous quatre items
que je vais maintenant exposer.

FINALITÉS MAJEURES DU PROJET DE LA RÉFORME

Depuis la décision du sommet des chefs d’État de la


CEDEAO du 20 juin 2019 à Abuja, le principe de la monnaie
eco de la CEDEAO est acquis. Le processus politique vers
l’adoption d’une monnaie commune répond à une
revendication légitime en faveur de l’établissement de la
pleine souveraineté monétaire des quinze États membres.
Ce projet s’inscrit dans la perspective post-Covid de
reconquête de toutes les souverainetés fondamentales
(alimentaire, sanitaire, commerciale, financière, politique et
sécuritaire) à l’échelle de la région. Il prend également acte
de la décision de sortie de la zone franc engagée depuis fin
2019 par 8 États avec notamment le rapatriement des
devises du compte d’opérations domicilié en France et avec
le choix d’une nouvelle dénomination de la monnaie, l’eco.
Le projet vise à associer l’ensemble des États, quelles que
soient leurs différences, en garantissant la souplesse
nécessaire pour absorber les impacts des chocs externes,
lesquels peuvent diverger (c’est un point important sur
lequel nous reviendrons lors de notre réflexion sur les
conditions théoriques et politiques de la faisabilité de l’eco).
Enfin le projet vise à maximiser les potentialités d’une
intégration économique accrue et renforcée.

LES CHOIX FONDAMENTAUX

Le projet prend en considération les critères d’une bonne


politique de change, à savoir financer les importations
essentielles, soutenir les exportations, promouvoir le crédit
local, protéger les «  secteurs naissants  » à fort potentiel
d’emplois, compenser les impacts péjoratifs des chocs
externes. Sur les critères de convergence à court terme
(prix, dette et déficit), le projet reconnaît la nécessité de
fixer des critères macroéconomiques minimaux (ticket
d’entrée) pour l’adhésion, mais surtout il considère que la
résorption des différentiels (prix, dette et déficit) n’est pas
un prérequis, mais constitue un objectif de moyen terme,
rendu plus aisé à obtenir avec une politique économique
adéquate. De fait, un desserrement de la contrainte
d’inflation (4-8  %) est requis afin de ne pas brider le
potentiel de transformation structurelle des économies de la
CEDEAO, dans la mesure où une inflation modérée stimule
le crédit car elle allège la dette pour les emprunteurs et
récompense de ce fait le risque et l’innovation. Ce faisant, la
convergence structurelle est fondamentale et des politiques
sectorielles en faveur des chaînes de valeur agricoles et
industrielles à vocation régionale doivent être mises en
œuvre de manière complémentaire.

LE FUTUR SYSTÈME

Le nouveau système sera construit sur une nouvelle


monnaie, sui generis, distincte des monnaies existantes
dans la zone CEDEAO. Une banque centrale serait chargée
de conduire la politique monétaire et de change des pays
membres de la zone eco de la CEDEAO. La mutualisation
des réserves de change sera le socle de la solidarité. Dans
la période de transition, la solidarité sera confortée sur une
base politique et institutionnelle. Un mécanisme de
coopération sera mis en place pour atténuer les divergences
de vues et faciliter les convergences économiques. Par
ailleurs, la définition de la future monnaie eco de la CEDEAO
se fera sur la base d’un panier de devises représentatif des
principaux flux commerciaux de la zone, avec quatre
devises, l’euro, le dollar, le yuan et la livre sterling. Le taux
de change de la monnaie commune sera flexible mais
administré par la banque centrale. Un accord de taux de
change sera conclu entre les parties pour l’ancrage de leur
monnaie existante à la monnaie eco de la CEDEAO qui
servira de pivot. Il sera adopté le principe d’un corridor à
l’intérieur duquel, autour de la monnaie pivot, pourront
flotter les monnaies existantes avec une marge de
fluctuations fixée et surveillée par l’autorité monétaire de la
CEDEAO. Enfin, à terme, sera envisagé le passage de la
monnaie commune à la monnaie unique.
LES MODALITÉS DE MISE EN ŒUVRE

Une attention particulière sera accordée aux


perspectives de la digitalisation monétaire, qui déjà sont
centrales dans les économies développées mais qui
pourraient s’avérer encore plus stratégiques dans le
contexte africain, caractérisé par une faible bancarisation
des populations. Pour enclencher la transition vers la
monnaie commune, un premier pool d’États réunissant les
critères minimaux de convergence (qui devront être
actualisés) pourra se réunir. Par la suite seront recherchées
de nouvelles adhésions au projet en privilégiant les plus
faciles à obtenir. L’abandon de la garantie du Trésor français
accordée aux États de l’UEMOA sera décidé. De fait, la
confiance dans la monnaie eco de la CEDEAO s’appuiera sur
de nouveaux mécanismes endogènes de sauvegarde et de
crédibilité.
Par ailleurs, lors de la phase de transition et
d’apprentissage des mécanismes de change, l’attention
portera sur le rapprochement fiscal et budgétaire et la
stimulation des marchés financiers régionaux, deux
conditions nécessaires. Enfin, il est clairement admis que,
derrière les questions relatives aux choix sur la manière
d’opérer la création de la nouvelle monnaie, sur la future
parité et son adossement à un panier de devises, sur le
niveau de flexibilité du taux de change ou sur le «  bon  »
régime d’allocation des devises qu’il faudra adopter, se
cachent d’autres questions cruciales, à savoir la
transformation structurelle des économies ouest-africaines.
Pour être porteuses de changements véritables, les
propositions pour accompagner le passage à l’eco de la
CEDEAO devront être solides au plan technique,
argumentées au plan économique, acceptées au plan
politique et fondées sur des mesures dont les impacts et les
risques futurs seront préalablement évalués. La question de
la reconnaissance des avantages de l’intégration monétaire
et de leur partage pour susciter l’adhésion des populations
est fondamentale pour la réussite du projet.
Définir une feuille de route est un exercice d’autant plus
important que l’eco pourrait apparaître comme un «  objet
monétaire non identifié  », dans la mesure où l’histoire
monétaire ouest-africaine montre la coexistence d’un franc
CFA supranational arrimé à l’euro, géré de manière ordo-
libérale, et de monnaies nationales pour la plupart issues de
la colonisation britannique à régime de change flexible,
gérées avec un volontarisme «  keynésien  » assumé. Cette
coexistence monétaire exige une réflexion d’envergure à la
fois sur le type d’intégration que souhaitent les États à
l’échelon ouest-africain, notamment le degré de fédéralisme
budgétaire, le choix d’un statut de convergence (nominale,
réelle, structurelle, etc.), le type de financement du marché
intérieur, etc., et un débat sans tabou sur le régime de
change idoine de la future monnaie eco de la CEDEAO.
Les états généraux de l’eco – intitulés à dessein « Quelle
monnaie pour quel développement en Afrique de
l’Ouest  ?  »  – ont permis d’aborder des questions plus
générales, posées notamment dans le cadre de la
construction européenne et débattues dans la littérature
économique et politiste relative aux zones monétaires
optimales.
Ils ont permis de ce fait de réintégrer le défi de la
construction monétaire ouest-africaine dans un défi plus
global, celui de l’examen des ressorts de la souveraineté
monétaire dans un cadre supranational. À cette remarque
près : la théorie économique des unions monétaires, qui est
la théorie pertinente dans le cas de l’eco, ne préconise
nullement des solutions univoques au problème de la
constitution d’une zone monétaire, elle fournit plutôt un
cadre d’analyse pour un problème qui admet différentes
solutions, dont le choix est et restera politique.
Dans cette perspective, il sera aussi utile de tenir compte
du travail de remise en cause qui caractérise aujourd’hui la
scène européenne, où réapparaît dans le débat l’option
fédérale qui, plutôt que d’être écartée, avait été «  mise en
perspective  » lors de la création de l’euro, au profit de la
mise en place d’un mécanisme de convergence purement
monétaire. L’option fédérale, avec la notion de politique
fiscale commune, est fondée sur la coopération budgétaire,
la mutualisation des risques et les transferts fiscaux. Ce qui
est remis en cause en Europe aujourd’hui, c’est exactement
cette idée mécanique et « monétariste » d’union monétaire
axée exclusivement sur la notion de convergence et sur la
pratique qui en découle d’une « discipline budgétaire par le
36
marché  ».
Un programme d’émancipation monétaire ouest-africaine
fondé sur les «  communs  » nécessite de s’écarter de la
démarche d’une extension pure et simple aux pays non
UEMOA de la CEDEAO des règles de l’UEMOA, axées sur des
mécanismes de convergence et caractérisées non
seulement par une faible capacité contracyclique des
budgets nationaux, mais aussi par l’absence d’une réelle
perspective de fédéralisme budgétaire. C’est pourtant ce
qui semble émerger de la déclaration d’Accra faite par la
37
CEDEAO le 19  juin 2021 et qui, de mon point de vue ,
réduirait au minimum les chances d’une construction même
à moyen terme d’une union monétaire au niveau de la
CEDEAO, et partant la crédibilité des annonces relatives à la
mise en place d’une monnaie unique.
Toute union monétaire provient de la décision politique
de faire face ensemble, avec plus de force, à des chocs qui
isolément seraient vécus beaucoup plus difficilement.
Toutefois, les cessions de souveraineté monétaire
impliquées par l’union monétaire doivent être compensées
par une capacité de celle-ci à prendre en charge les
différences entre États membres.
En vue de cette tâche de «  résilience dans la
différence  », il s’agit de construire des instruments
communs capables de promouvoir la stabilité extérieure,
tout en maintenant la barre en direction de la croissance et
du développement endogène. Sans être arbitraires du point
de vue monétaire (pour alimenter la confiance dans la
stabilité), ces instruments doivent garder une marge
d’autonomie pour la politique fiscale (afin de soutenir la
possibilité du développement).
En ce sens, la création d’une monnaie unique en Afrique
de l’Ouest reste un projet opportun et pertinent, en dépit
des incertitudes apparues après la crise de la zone euro et
plusieurs reports de l’introduction de cette monnaie. Dans le
contexte monétaire international actuel, si elle est bien
construite, une monnaie unique dans la CEDEAO offrirait
aux pays d’Afrique de l’Ouest la possibilité de mutualiser
leurs moyens monétaires afin de mieux poursuivre leurs
objectifs communs et individuels.
Face aux fluctuations du système monétaire
international, l’intégration monétaire peut également jouer
un rôle stabilisateur en amont comme en aval. En amont,
les structures de contrôle et les dispositifs prudentiels mis
en place au niveau supranational peuvent se révéler plus
forts pour réduire les risques d’exposition. En aval, le
principe de solidarité s’avère essentiel à l’intégration
monétaire, notamment pour atténuer les effets des chocs
dans les pays les plus affectés, et préserver la monnaie
commune. En outre, l’union monétaire peut favoriser une
augmentation du commerce intrazone.
Dans le dialogue monétaire international, qui joue
aujourd’hui un rôle déterminant pour la valeur des
monnaies, la monnaie unique de la CEDEAO bénéficierait du
poids économique et diplomatique de l’Afrique de l’Ouest,
qui est bien supérieur à celui de chacun des pays pris
séparément.

Une coopération budgétaire sans fédéralisme


politique ne rend-elle pas insoutenable un projet
d’unification monétaire ?

Retour sur la déclaration de Lomé


Les critiques sont toujours les bienvenues, car elles
permettent aux promoteurs d’une initiative de clarifier leurs
positions. Ces lignes ne seront donc pas seulement une
réponse aux remarques qui ont été faites à la déclaration de
Lomé après sa diffusion publique le 28 mai 2021, mais elles
s’appuieront aussi sur elles pour (re)mettre la déclaration de
Lomé dans le contexte du débat politique et économique
actuel au sujet des unions monétaires, non seulement en
Afrique mais aussi à l’échelle globale.
En effet, proposer une union monétaire au niveau de la
CEDEAO dans un moment historique où l’on reconnaît
toujours plus franchement les failles qui caractérisent la
zone euro et encore plus le franc CFA, c’est-à-dire les deux
plus grandes unions monétaires marquées par l’absence
d’une structure politique fédérale, requiert d’être
extrêmement clair au sujet non seulement des buts ultimes
à atteindre, mais également des moyens les plus adaptés
38
pour le faire .
Comme beaucoup le soulignent avec toujours plus de
force, l’Afrique a besoin de trouver sa voie. Cela est plus que
jamais vrai aujourd’hui. Toutefois, cela n’empêche pas, mais
plutôt implique, qu’elle doive trouver sa voie dans le monde,
et donc aussi faire face à la structure des marchés
internationaux et à la présence de contraintes externes qui,
correctement traitées, peuvent donner lieu à des
opportunités importantes de développement
économiquement endogène et politiquement autonome. La
réponse adéquate permettant de se libérer pour de bon du
poids de leur histoire coloniale et postcoloniale n’est pas
pour les pays d’Afrique un souverainisme autoréférentiel,
mais la capacité de dialoguer politiquement et d’échanger
économiquement à égalité avec les autres acteurs globaux.
Mais venons-en aux points critiques de la déclaration de
Lomé, en vue de mieux en illustrer l’esprit de fond. On peut
les rassembler sous trois grands chapitres. Ils concernent  :
1) la nécessité d’éviter certaines erreurs commises ailleurs,
et notamment en Europe, lorsqu’il s’agit de bâtir des unions
monétaires sans un échafaudage institutionnel de type
fédéral  ; 2) la nature de monnaie unique ou commune de
l’eco projetée par la déclaration  ; et 3) la capacité de la
nouvelle monnaie, préconisée par la déclaration, d’inverser
le sens des relations des pays africains avec l’économie
mondiale, passant de la situation d’économies
essentiellement extraverties et peu coopératives à des
économies axées sur le développement endogène et sur
l’échange à l’intérieur de la zone de la monnaie unique.

LEÇONS ET MISES EN GARDE À PROPOS


DE L’UNIFICATION MONÉTAIRE EUROPÉENNE

Vingt ans après la naissance de la zone euro, mais


surtout après deux crises structurelles (2010 et 2020-2021)
qui ont permis d’en constater les faiblesses, très souvent
aux frais des économies des États membres ainsi que de
leurs peuples, il est justifié de s’interroger sur la désirabilité
d’une union monétaire. Surtout quand ladite union est vue
comme un accélérateur d’autres formes d’unification, et
avant tout d’une unification politique sous le signe d’un
fédéralisme démocratique.
C’est le sens de certaines remarques qui soulignent la
préséance des conditions politiques par rapport aux
conditions monétaires et que, pour ce qui concerne le projet
de l’eco, nous pourrions résumer ainsi : « Comment ne pas
être d’accord sur le fait que la souveraineté monétaire
présuppose… la souveraineté  !  » Il n’en reste pas moins
qu’un présupposé logique n’est pas nécessairement un
préalable institutionnel.
Cela vaut pour l’Afrique exactement comme pour
l’Europe. Il est clair que la construction d’un État fédéral
accompli au niveau de la CEDEAO comporterait l’adoption
d’une monnaie unique, gérée par une banque centrale en
rapport avec un Trésor fédéral, et donc également capable
de poursuivre le double objectif de la stabilité des prix et de
la croissance, comme c’est le cas de l’union monétaire
américaine.
Encore faut-il se demander  : 1) si cette option est
réaliste, aussi bien pour l’Afrique de l’Ouest que pour
l’Europe  ; et 2)  si l’unification monétaire non fédéraliste,
comme ce fut le cas du projet de l’euro, ne connaît qu’un
seul mode de réalisation, qui empêcherait toute forme de
solidarité politique entre les États membres.
Car c’est seulement si l’on répond par l’affirmative à la
seconde question que les critiques à la Déclaration sur ce
point sont pertinentes.
Or on peut penser, aussi bien pour l’Europe que pour
l’Afrique de l’Ouest, qu’une unification monétaire sans État
fédéral peut être conçue, moyennant la mise en place de
politiques de coopération budgétaire et de façon à préparer
le terrain pour d’autres formes d’unification. Pour le dire
dans une formule  : le projet européen n’est pas boiteux
parce que l’union monétaire ne s’est pas faite dans le cadre
d’un fédéralisme politique, mais parce qu’elle a été mal
faite. Voilà où le bât blesse.
Il est donc vrai que jusqu’à présent le seul objectif de la
Banque centrale européenne (BCE), conçue comme une
institution indépendante des autres institutions
communautaires européennes (Commission, Conseil et
Parlement), a été d’atteindre une cible d’inflation «  proche
de, mais inférieure à 2 % », donc d’éviter que la hausse des
prix ne dépasse 2  % par an (comme d’ailleurs pour la
BCEAO). Mais il faut aussitôt ajouter que l’on peut changer
aussi bien d’objectif que de méthode, comme le montrent
les décisions récentes de la Banque centrale européenne,
qui posent le seuil de 2 % comme un objectif symétrique à
moyen terme, ce qui lui permet de soutenir avec envergure
non seulement les expansions fiscales rendues nécessaires
*6
par la pandémie, mais aussi le policy mix qui devra
accompagner la sortie de celle-ci.
Il est évident qu’en Europe l’on envisage désormais
sérieusement la possibilité que la BCE soutienne activement
ce policy mix, et donc qu’elle poursuive le double objectif de
la stabilité monétaire et de la croissance réelle, et qu’elle le
fasse en mettant à jour ses techniques  : d’une part, le
soutien aux cours des titres d’État est toujours plus
systématique, et il le sera encore dans l’avenir  ; d’autre
part, l’orientation de la politique monétaire est désormais,
comme d’ailleurs aux États-Unis, de stabiliser l’inflation
moyenne et non pas l’inflation cible.
Ce sont là des preuves du fait que la BCE, tout en restant
autonome, peut –  et même doit  – jouer un jeu de
coopération avec les pays membres et la Commission. La
*7
question ouverte par le NextGenerationEU (NGEU ), le plan
de relance de la Commission européenne, est en effet
double : d’une part, il suppose la possibilité, déjà réelle, de
transferts fiscaux sans structure fédérale, et, de l’autre, il
ouvre la possibilité d’une dette européenne rendue
soutenable par l’activité d’une banque centrale capable de
stabiliser les attentes sur les rendements des titres d’État.
Qu’il soit clair que la convergence est toujours un objectif
à poursuivre, mais que la manière dont on le fait peut
changer grandement  : jusqu’ici, en Europe mais aussi en
zone CFA, elle a été poursuivie en soumettant les
gouvernements à la «  discipline des marchés  », et ce au
détriment de la croissance. Une  coopération budgétaire
pourrait, en revanche, coupler l’objectif de la stabilité à celui
de la croissance.
Autre élément non négligeable dans la perspective d’une
construction coopérative de l’eco  : la possibilité d’une
gestion coordonnée des dettes publiques. Exactement
comme une agence européenne de la dette est
39
techniquement et institutionnellement concevable , il est
également permis de penser à une agence CEDEAO (AOAD),
autorisée à émettre des titres libellés en eco pour financer
les pays membres. Quelque chose de similaire a déjà été
envisagé avec l’agence UMOA-Titres *8, et la Banque ouest-
africaine de développement (BOAD) également semble aller
dans cette direction. Une gestion coordonnée de la dette
non seulement préserverait les pays membres de la
CEDEAO des risques liés à un accès direct au marché, mais
surtout elle donnerait  de façon très concrète du sens à
l’idée que «  l’union fait la force  », en d’autres termes qu’il
existe des avantages coopératifs liés à l’unification
monétaire que la nouvelle monnaie pourrait rendre effectifs.
Une union monétaire non fédéraliste ne doit pas
nécessairement ressembler au choix de l’Europe en 2002.
Nombreux sont désormais les économistes qui soulignent
que la démarche néolibérale, orientée «  marchés  » et
«  austérité budgétaire  », n’était pas l’unique solution
envisageable et la seule praticable. En ce qui concerne les
constructions politiques sérieuses, rien, ou presque, n’est
jamais gravé dans le marbre, surtout quand, et c’est bien le
cas de l’eco, il s’agit d’une nouvelle monnaie qui n’a nul
besoin de singer l’euro tel qu’il est, mais qui peut marcher
sur ses propres jambes dans une direction que l’euro lui
aussi pourrait prendre.
Le minimalisme et le maximalisme se ressemblent en
ceci que les deux n’atteignent pas leurs objectifs  : le
premier par excès de timidité, le second par excès de
présomption. Les décisions récentes au sein de l’UE
montrent que des outils de coopération budgétaire peuvent
être mis en place bien avant une construction fédérale,
laquelle ne pourrait qu’être facilitée par ce genre de
prémices. Aux décideurs africains de s’en inspirer pour faire
mieux.

MONNAIE UNIQUE/MONNAIE COMMUNE :

GRADUALISME VERSUS MAXIMALISME

On peut faire appel au même argument en ce qui


concerne la distinction, conceptuelle avant tout, mais aussi
pratique, entre la forme définitive de l’eco et le processus
devant y conduire.
Tel qu’il est esquissé dans la déclaration de Lomé et
surtout dans la feuille de route qu’elle dessine, le projet de
l’eco n’impose pas tout de suite la monnaie unique à tous
les États membres de la CEDEAO. L’esprit de la déclaration
est plutôt celui du partage progressif du principe de
solidarité. Certes, on peut douter, comme certaines
critiques l’ont fait, que ce « principe de solidarité » découle
de la simple « intégration économique accrue et renforcée »
que la déclaration effectivement mentionne en son point 5.
Dans l’esprit de la déclaration, en fait, l’inverse est
envisagé. C’est de la solidarité que découle la réalisation de
cette potentialité d’intégration, et justement il s’agit d’une
solidarité qui doit être institutionnellement construite.
Voilà pourquoi l’unification monétaire pourra, et même
devra si l’on veut être sainement réaliste, passer par un
parcours marqué par la construction d’une monnaie
commune. Cela, la déclaration le dit sans détour. Quant au
bien-fondé de cette démarche de prudence et de
gradualisme, c’est l’histoire elle-même de l’euro tel qu’il a
été conçu en 1992-2002 qui le montre clairement
négativement  : l’introduction de la monnaie unique s’est
faite sans prévoir aucun dispositif de coopération, ni aucune
clause d’équilibre commercial –  tardivement et timidement
incluse dans la «  Procédure concernant les déséquilibres
40
macroéconomiques » (PDM) en 2011. L’accumulation des
déséquilibres commerciaux qui s’est ensuivie n’a
certainement pas aidé à conserver tant la stabilité que la
croissance de l’économie de la zone euro. Or elle est
beaucoup plus intégrée que l’économie de la CEDEAO et de
la future zone eco.
Il faut apprendre des échecs des autres pour construire
un vrai marché commun au niveau de la CEDEAO, puis en
soutenir la tendance à l’équilibre. C’est la raison de
l’attention que, dans nos travaux, Massimo Amato et moi-
même portons à l’Union européenne des paiements, dont
l’esprit anime aussi la déclaration de Lomé. Face à des
échanges intra-CEDEAO assez réduits, à cause de
l’extraversion compétitive des économies des pays
membres, la construction d’une Union ouest-africaine des
paiements utilisant l’eco comme monnaie commune de
compte tout en laissant à chaque pays la décision de
l’adopter comme monnaie nationale, et donc en laissant à
chacun la possibilité de régler le taux de change de sa
propre monnaie avec l’eco, est une solution intermédiaire
en mesure de préparer graduellement l’adoption de l’eco
comme monnaie unique  ; avec le risque à assumer d’un
clivage social et économique entre ceux qui pourraient
protéger leurs avoirs en monnaie nationale grâce à leur
conversion en monnaie commune et ceux qui de fait
n’auraient accès qu’à la monnaie nationale (à l’instar de ce
que l’on a vu dans plusieurs pays latino-américains utilisant
le dollar comme monnaie commune).
Puisque certains critiques de la déclaration de Lomé
s’inspirent du fait qu’on pourrait toujours faire bien
autrement, en oubliant souvent de dire comment, il faudrait
leur rappeler que cette alternative d’une monnaie commune
mais non unique aurait pu se réaliser avant l’euro, quand
l’ECU était l’unité de compte commune aux États de la
Communauté européenne, chaque pays conservant sa
monnaie nationale, tout simplement en reprenant la logique
institutionnelle et économique de l’Union européenne des
paiements.
C’est pour cette raison que nous parlons explicitement
d’«  outils préparatoires pour le passage du scénario de
départ au scénario idéal  », et nous mentionnons justement
une «  Union ouest-africaine des paiements  », à l’instar de
l’Union européenne des paiements (1950-1958), et une
Agence ouest-africaine de la Dette capable d’émettre des
titres communs, en perfectionnant le modèle du service
titres de l’UMOA (agence UMOA-Titres).

Extraversion et développement endogène :


ce qu’une nouvelle monnaie peut apporter
Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt  : parmi
les problèmes de la future « zone eco » il y a certainement
le faible niveau d’échanges internes. Il ne faut pas non plus
se dissimuler qu’un changement radical à ce sujet ne
pourrait arriver que d’une transformation systématique des
économies africaines capable de les axer sur le
«  développement endogène  ».  De toute évidence, ce
changement peut être grandement facilité par une réforme
monétaire bien faite ainsi que par la construction d’une
feuille de route de la monnaie unique de la CEDEAO.
Se guérir de l’extraversion pour aller vers l’endogénéité
n’implique absolument pas une clôture vis-à-vis des
relations économiques globales. Tout au contraire. Parmi les
défis que l’Afrique doit relever, il y a aussi celui de bâtir les
conditions pour des échanges sur un pied d’égalité avec les
autres grandes zones géopolitiques. C’est pourquoi il n’y a
pas de contradiction entre le passage à un développement
endogène de l’Afrique occidentale et l’ouverture aux flux
internationaux des capitaux. Il faut tout simplement
rappeler qu’il n’y a pas de croissance, même endogène,
sans endettement (c’est la logique même des
investissements) et qu’on ne peut plus penser en termes
d’économies fermées. Le problème, ce n’est pas la dette,
mais sa soutenabilité. Et une nouvelle monnaie bien bâtie
servirait précisément à rendre soutenables les dettes
engagées pour entreprendre les investissements.
En ce sens, il y a des récupérations de souveraineté qui
doivent permettre de construire un rapport plus équilibré de
la CEDEAO vis-à-vis des financeurs internationaux (qui
seraient intéressés au développement endogène autant
sinon plus qu’au maintien des vieilles relations
« extractives » et extraverties) : parmi elles il y a clairement
une gestion aussi autonome que rigoureuse des réserves,
telle qu’elle a été prévue depuis le sommet des chefs d’État
de la CEDEAO du 20 juin 2019 à Abuja.
L’autre forme de souveraineté à récupérer est au cœur
de la déclaration de Lomé aussi bien que de tout le travail
de préparation à sa rédaction  : loin d’être une simple
extension des logiques du franc CFA à une zone CEDEAO
encore moins convergente que la zone UEMOA, la nouvelle
monnaie de la CEDEAO doit rendre possible la réalisation
d’un policy mix fondé sur des expansions fiscales
contrôlées, sur la possibilité de les financer de façon
soutenable, de manière à attirer les (bons) investissements,
à savoir ceux qui visent au développement et non à
l’extraction. Mais seules des formes de coopération
budgétaire peuvent permettre à la politique monétaire de
ne pas rester axée sur l’objectif minimal du contrôle des
paramètres de convergence : ce n’est que dans le cadre de
la feuille de route dessinée par la déclaration que la
CEDEAO pourra compter sur une banque centrale capable
de poursuivre le double objectif de stabilité et de
croissance, en mettant en place des mécanismes
«  garantissant la souplesse nécessaire pour absorber les
impacts des chocs externes lesquels peuvent diverger  »
(point 4 de la déclaration).
Cela pourrait aider l’Afrique à faire face à ses défis, ceux
du développement endogène et d’une agriculture
soutenable. Reprocher à la déclaration de Lomé de ne pas
avoir affronté ce sujet, c’est trop attendre d’un projet
monétaire. La déclaration n’est pas une nouvelle bible : elle
parle de la monnaie. Mais il est clair que les objectifs réels
des politiques économiques pourront être mieux atteints
avec une politique monétaire se fondant sur une monnaie
adéquate, c’est-à-dire sur une politique capable de soutenir
l’investissement public.
Il y a une maladie de la politique qui est le maximalisme :
quoi qu’on propose, c’est toujours «  beaucoup plus  » qu’il
faudrait faire. Une autre maladie de la politique, tout à fait
opposée à la première, est le « réalisme » de la realpolitik,
qui affirme résolument qu’on ne peut faire plus que ce qui
est possible. Entre les deux, il y a cependant toujours une
autre voie : celle de travailler à rendre possible ce qui paraît
impossible, mais qui, loin de l’être réellement, est tout
simplement difficile à réaliser.

Conclusion
On retiendra ici que nous pouvons sortir de la spirale du
surendettement et de notre extrême dépendance aux
financements extérieurs en promouvant une finance
articulée autour de critères d’usage (quels sont nos besoins
à satisfaire) et des liens que nous souhaitons tisser sur nos
territoires et entre nos populations. Ne parlons donc pas de
la finance mais des finances africaines, plurielles, de
proximité, d’engagement, tissées à partir d’aspirations et de
principes de coordination qui nous sont propres.
Pour cela, je propose que notre endettement soit géré en
Afrique de l’Ouest par une institution régulée via une arène
de choix collectifs, l’AOAD.
Je propose aussi de tourner définitivement la page du
franc CFA et d’édifier une future monnaie pour l’ensemble
de l’Afrique de l’Ouest, prélude à un véritable
*9
panafricanisme monétaire . Pour le succès de cette
construction, la seconde dimension de la monnaie, celle
économique, est cruciale  : comment réussir la transition
monétaire du franc CFA à l’eco et faire de la future zone eco
une « zone monétaire optimale 41 » ?
L’institution de communs monétaires africains devrait
avoir pour ambition de dépasser le débat entre
«  fédéralistes  » et «  souverainistes  » ainsi que celui entre
tenants d’une approche ex ante et partisans d’une approche
ex post de l’optimalité monétaire  ; il s’agit d’imaginer des
formes d’association monétaire qui transcendent les
périmètres étatiques et/ou marchands. Promouvoir cette
dimension de la monnaie est ce qui justifie que les décisions
la concernant doivent relever de la démocratie et non d’une
autocratie, fût-elle supranationale.
 
CHAPITRE 5

Les communs au cœur des défis


numériques

Comment le numérique, qui s’est magistralement imposé


au monde depuis la fin du XXe  siècle, au point d’être le
moteur de la quatrième révolution industrielle, impacte-t-il
les économies et les sociétés africaines  ? La capacité des
technologies de l’information et de la communication à
créer de la richesse, parfois de manière fulgurante, n’est
plus à prouver, les grandes firmes numériques mondiales en
témoignent. Mais dans quelle mesure cela pourrait-il
favoriser la création d’une prospérité africaine portée par
des innovations numériques endogènes  ? Des éléments de
réponse se trouvent sans doute dans la spectaculaire
évolution des pratiques entrepreneuriales et sociétales en
Afrique du fait de son intégration du numérique. Ce chapitre
met en évidence le rôle majeur des communs numériques
pour l’accès des populations africaines, notamment rurales,
aux connaissances, en particulier aux ressources éducatives
libres.
Jusqu’ici, j’ai mobilisé la notion de communs et de biens
communs lorsque se nouent des enjeux de partage de
ressources matérielles (la terre, les ressources naturelles, la
monnaie) ou  lorsqu’il est urgent de mettre en mouvement
les acteurs autour d’un enjeu d’intérêt commun (la
réappropriation des échanges agricoles, la
reterritorialisation des chaînes de valeur agricoles, des
relations de financement plurielles). Les communs
numériques ont des spécificités remarquables et, pour
mieux les appréhender, il faut revenir au courant de pensée
contemporain, qui s’est penché sur le sujet.
Appliqué au domaine des technologies digitales, le
concept de biens communs les définit comme «  des
ressources gérées collectivement par une communauté, qui
établit des règles et une gouvernance dans le but de
1
préserver et pérenniser ces ressources   ». Les biens
communs peuvent concerner des biens matériels à l’instar
des biens communs environnementaux (les forêts, les cours
d’eaux, les montagnes…) ou immatériels, car intangibles,
comme les biens communs de la connaissance, intellectuels
ou informationnels.
En 1990, l’économiste et politologue américaine Elinor
Ostrom a analysé, comme je l’ai indiqué dès l’introduction
du présent ouvrage, les modes de gouvernance des
2
communs . Elle a montré qu’une propriété collective, auto-
organisée et durable des individus sur les ressources
partagées était un moyen de gestion des communs aussi
valable que la propriété privée ou étatique, défendues par
3
l’écologue américain Garrett Hardin . Ce dernier était très
réservé sur la capacité des individus à gérer rationnellement
des ressources communes et gratuites.
Dans le prolongement de leur réflexion, Elinor Ostrom et
4
sa collègue Charlotte Hess ont défini les communs
numériques comme des biens communs de la connaissance,
donc immatériels. Cette analogie a permis d’associer aux
communs numériques les principes d’usage, de partage et
de diffusion libre de ressources digitales, selon des règles et
une gouvernance consensuellement définies, par une
communauté volontaire et solidaire.
C’est dans les années 1980 que le numérique a
notablement intégré le champ activiste des communs avec
la fondation du mouvement des technologies open source,
militant pour la diffusion des logiciels et licences libres.
L’objectif de ce mouvement était, et demeure, de proposer
une alternative au monopole des firmes éditrices de
logiciels informatiques propriétaires telles que Microsoft,
Apple ou Adobe, leurs coûts prohibitifs pouvant marginaliser
un grand nombre d’usagers, dans l’accès aux technologies.
Le programmeur américain Richard Stallman 5, militant et
pionnier du mouvement des logiciels libres, estime même
que l’expansion des logiciels propriétaires menace de
«  limiter l’avancée de la science, corrompre l’ethos de la
recherche, et restreindre la libre circulation de l’information
6
qui conditionne le progrès social  ». Stallman a expérimenté
une voie de reconquête du commun en construisant des
méthodes de mise en partage des codes sources logiciels et
des instruments juridiques d’un nouveau type. Ces modèles
de collaborations en ligne, qui mobilisent un grand nombre
de personnes à travers des plateformes ouvertes et
largement basées sur la production «  par les pairs  », ont
inspiré de nombreux projets collaboratifs, tels que
Wikipedia, OpenStreetMap ou encore les revues
scientifiques en libre accès. Cela a permis aussi d’autres
innovations telles que les réseaux sociaux, le crowdsourcing
de l’information et de la collecte de dons. Cette
communauté mondiale de l’open source, qui s’est depuis
élargie, continue d’agir pour promouvoir la philosophie de
ressources numériques « essaimables, librement accessibles
et additives, dans la mesure où elles doivent favoriser leur
évolution par une dynamique communautaire participative
7
et coconstructive  ».
L’observation de telles pratiques ouvre ainsi des
perspectives tout à fait nouvelles sur deux plans majeurs.
Le premier est la collaboration d’un grand nombre
d’acteurs, garante de la création de ressources
informationnelles et de connaissances partagées. Le second
est la conception de la propriété selon des principes de
partage et d’inclusion. En développant un contre-usage du
copyright, ces acteurs ont inventé une nouvelle manière de
se saisir du droit de propriété intellectuelle et d’en
développer un usage alternatif, à partir de la distribution de
plusieurs droits préalablement définis, organisés et protégés
par le droit d’auteur. C’est par exemple la licence Creative
Commons qui permet aux titulaires de droits de choisir et
d’exprimer les conditions d’utilisation de leurs œuvres.
Ces précisions faites, voyons maintenant l’apport
immense des communs numériques aux économies
africaines.
Renaissance africaine et démocratisation
de la contre-culture postcoloniale

La pensée politique, philosophique et économique sur les


futurs africains est marquée par la déconstruction des
modèles institutionnels et épistémiques occidentaux
projetés sur l’Afrique depuis la colonisation. Des analystes
8 9 10
comme Achille Mbembe , Felwine Sarr ou Alioune Sall
plaident pour le retour de la pensée et des usages africains
vers des fondamentaux traditionnels de la connaissance
antécoloniaux.
Les institutions politiques s’associent également à ce
mouvement. Consciente de sa nécessaire contextualisation
à l’ère numérique, l’organisation intergouvernementale de
l’Union africaine (UA) a, en 2006, adopté la Charte de la
renaissance culturelle africaine 11, qui reconnaît le rôle des
technologies de l’information et de la communication dans
l’édification d’une nouvelle société africaine réellement
décolonisée. L’UA fixe à ses États membres l’objectif de
«  promouvoir dans chaque pays la vulgarisation de la
science et de la technologie, y compris les systèmes
traditionnels de savoir, condition d’une meilleure
compréhension et préservation du patrimoine culturel et
naturel ». Selon cette vision, les États africains de l’Union se
sont engagés à promouvoir l’usage des technologies de
l’information et de la communication pour valoriser les
cultures africaines.
Dans ce mouvement de réhabilitation du meilleur des
passés africains, comment créer le lien avec le numérique,
dont la vitesse d’innovation crée un fort appel d’air vers le
futur ?
La logique d’action collective qui anime les communs
numériques montre quelques similitudes avec les modes
d’organisation traditionnels des sociétés africaines.
Dans les deux cas, la communauté et la solidarité sont
centrales et le groupe l’emporte sur l’individu. L’action
collective s’y exerce selon une gouvernance auto-organisée,
pour la création et la préservation de ressources communes,
notamment environnementales, économiques, culturelles.
Les traditions orales ont vocation à être préservées et
complétées au fil de l’histoire des sociétés de la même
façon que les communs numériques de la connaissance
nécessitent, pour vivre, d’être enrichis par les contributions
éditoriales de la communauté afin de «  témoigner de son
utilité et de sa capacité à répondre aux besoins de toute
12
nature  ».
Au-delà de ces aspects analogiques, le recours aux
communs numériques se prête idéalement à une recherche
participative pour la revalorisation des patrimoines culturels
africains traditionnels. De nombreux contenus numériques
panafricains sont déjà édités sur Internet, par des militants
de la société civile, engagés pour le développement
endogène de l’Afrique. Ils sont mus par une démarche de
«  désacadémisation  » des cultures africaines, telle que
promue par Felwine Sarr 13. L’économiste sénégalais y
conçoit la nécessité de s’affranchir des cadres didactiques
universitaires occidentaux pour mieux saisir les réalités des
cultures africaines.
Parmi certaines de ces initiatives notables, le site
14
afrocentricite.com développe l’idée d’une « école africaine
afrocentrée  » à laquelle chacun est libre de contribuer, et
qui détermine son action comme «  ayant expressément
l’Afrique et la diaspora africaine pour préoccupation
épistémologique fondamentale, et dont les modalités
organisationnelles seraient inspirées de pratiques
éducationnelles et institutions pédagogiques négro-
africaines – endogènes ».
On peut également mentionner le site grandeurnoire.fr 15,
qui propose de décrypter et vulgariser «  tout ce qu’on n’a
jamais raconté à l’école et dans les médias » sur l’Afrique et
sa diaspora. Pour ce faire, sa fondatrice œuvre à «  la
réhabilitation des personnages, des prodiges et des faits
lumineux plongés dans l’oubli  » afin que les peuples
africains et afrodescendants « s’inspirent de la grandeur de
leurs prédécesseurs pour se redresser intellectuellement,
économiquement, socialement, culturellement et
politiquement ».
Enfin, l’on peut citer la plateforme wikipedia.org, le
portail collaboratif de partage de connaissances par
excellence, dont la notoriété est apte à populariser les
contributions autour des cultures africaines. Les termes
16 17
« renaissance africaine  », « afrocentrisme  » y possèdent
des pages dédiées, même si le niveau de contributions et de
révisions y est, à ce jour, relativement plus restreint que sur
18
la page dédiée aux «  philosophies africaines   », qui
bénéficie de contributions plus importantes. Cet exemple
attire l’attention sur la nécessité de mieux concevoir
l’interaction des concepts entre eux, pour favoriser une
réflexion holistique des contributeurs de Wikipedia sur les
questions des cultures africaines.
Ces corpus de connaissance (blogs, sites Web
d’information, vidéos didactiques, comptes de réseaux
sociaux), bien que riches, restent épars sur la toile et
gagneraient, pour leur visibilité, à être fédérés autour de
communs numériques structurants et portés à l’attention
des institutions publiques africaines, qui ont pour mission
d’impulser la Renaissance promue par l’Union africaine. Le
Conseil d’État français avait d’ailleurs émis un avis sur ce
rôle de catalyseur des acteurs publics, estimant qu’ils
devaient rester présents pour faire des réseaux numériques
19
un « espace de civilité  ».
L’agrégation et la diffusion de ces contenus par les États
pourraient être favorables à la popularisation de ces
connaissances. Cependant, comme le fait remarquer la
philosophe Mireille Delmas-Marty, cet objectif de
démocratisation des communs du savoir est ambitieuse,
dans les contextes où la réduction de la fracture numérique
est un préalable 20.

Le développement endogène par l’éducation :

les ressources éducatives libres (REL)

L’éducation est un pilier du développement endogène


des économies africaines. Une population bien formée et
libérée des modèles culturels et consuméristes occidentaux
est un préalable pour développer un marché de l’emploi
désinhibé des extraversions précédemment évoquées.
L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la
science et la culture (Unesco) reconnaît également l’apport
vertueux de l’éducation comme «  moteur puissant pour
renforcer la connaissance des cultures, promouvoir la
diversité culturelle et soutenir l’emploi, l’innovation et la
21
pensée critique  ».
En Afrique, l’éducation est l’un des domaines où les
communs numériques font l’objet de fortes mobilisations et
de partenariats entre les acteurs du développement,
notamment autour des ressources éducatives libres (REL).
Ces ressources ouvertes et participatives sont reconnues
comme spécifiquement adaptées aux contextes des pays en
développement en raison de leurs faibles coûts de
production et de leur gratuité d’accès.
L’Unesco a joué un rôle central dans la coordination du
partenariat international pour la diffusion des ressources
éducatives libres, et en a défini le concept en 2012 comme
étant «  des matériels d’enseignement pouvant être
réutilisés ou adaptés par des tiers sans autorisation, ce qui
donne à tous les utilisateurs une plus grande facilité d’accès
à des matériels d’enseignement de qualité à la faveur d’un
cercle vertueux de création, d’amélioration et d’adaptation
de matériels dans le temps et dans les contextes les plus
22
divers  ».
De nombreuses ressources numériques éducatives
panafricaines libres ont vu le jour ces dernières années.
Témoins de cette abondance créative, des plateformes telles
23
que Thot Cursus ont accompagné le développement de
ces contenus utiles à tous les acteurs des écosystèmes
éducatifs et culturels d’Afrique et de la diaspora
(enseignants, élèves, étudiants, autodidactes,
professionnels en formation continue…).
L’utilité des REL ne se limite pas à favoriser l’accès
gratuit au savoir, ou valoriser les patrimoines culturels
africains dans un but pédagogique. Ces contenus
permettent également aux professionnels de se former et
d’acquérir des expertises, notamment dans le domaine très
évolutif des technologies numériques. En Afrique, nombre
de jeunes professionnels utilisent ces communs numériques
pour perfectionner leurs compétences informatiques dans
un contexte où l’offre académique de formation aux métiers
du numérique reste insuffisante.
Cet accès rapide et permanent aux ressources
éducatives libres permet donc d’alimenter leur créativité.
Certains poursuivent la chaîne de transmission du savoir, en
concevant ensuite, à leur tour, des ressources numériques
solidaires, partagées avec leurs pairs, pour élaborer des
logiciels informatiques. C’est ce qu’Yves-Fulgence Batoua
souligne en rappelant que le logiciel libre génère «  une
chaîne de valeur qui s’organise autour d’une communauté
dont les publications sur Internet génèrent un accès
généralisé à la technologie et une meilleure diffusion du
24
savoir  ».
Les experts africains du numérique, qui ont bien saisi
l’importance du logiciel libre pour le développement de
l’Afrique, constituent des collectifs militants pour la
popularisation du «  libre  » auprès des jeunes, afin de
faciliter l’expression de leur créativité numérique. L’une des
organisations pionnières en Afrique de l’Ouest est le tiers-
25
lieu d’innovation Ovillage , fondé en 2014 à Abidjan (Côte
d’Ivoire). Ses fondateurs l’ont défini comme «  un espace
d’intelligence collective et d’innovation sociale lié au
numérique au sein duquel, dans un esprit de partage de
savoirs, des jeunes apprennent à utiliser les logiciels libres.
Par ce biais, ils réussissent à créer des applications pour
GSM, le téléphone étant très utilisé en Afrique  ».
Ce  militantisme est porté avec force par l’un de ses
fondateurs, l’ingénieur et directeur de l’innovation Florent
Youzan. Très engagé dans la vulgarisation du logiciel libre en
Afrique, il  partage ses analyses sur la nécessité de l’open
source en Afrique dans son blog « Mon regard d’Africain sur
26
le logiciel libre  ».
Au niveau gouvernemental, les actions de sensibilisation
des États se sont multipliées, pour la prise en compte des
ressources éducatives libres dans les politiques publiques.
En 2004, l’Agence intergouvernementale de la francophonie
a organisé les premières Rencontres africaines du logiciel
libre (RALL), pour informer les États d’Afrique francophone
de son potentiel dans leurs actions de développement. Une
vingtaine de délégations africaines, comprenant
gouvernements et acteurs associatifs du libre, y étaient
réunies.
En 2012, la Conférence des Nations unies sur le
commerce et le développement (Cnuced) 27 a évoqué
l’importance, pour les pays en développement, de stimuler
la généralisation des logiciels, qui nécessitent de faibles
besoins en capitaux initiaux et permettent de rapidement
renforcer les connaissances et les compétences des jeunes
professionnels de l’informatique. L’organisation onusienne
a, par ailleurs, recommandé aux pays en développement de
considérer le potentiel de l’industrie du logiciel pour faciliter
leur transformation structurelle et leurs capacités à
concevoir des technologies à forte valeur ajoutée,
applicables à l’économie et la société.
Encore faut-il que ces solutions numériques soient
localement adaptées aux environnements et besoins des
populations qu’elles appuient.

Les communs numériques en Afrique :

des propulseurs d’innovation sociale

Depuis une dizaine d’années, nombre d’analyses,


témoignages et articles de presse évoquent le miracle
numérique africain comme le graal salvateur des problèmes
de développement du continent. Cet enthousiasme est
motivé par la multiplication d’innovations technologiques
qui impactent les sociétés et économies africaines de façon
inédite. Elles peuvent prendre la forme d’applications
numériques, d’objets connectés ou de plateformes
collaboratives et sont diffusées pour l’essentiel, via les
technologies mobiles, dans les domaines de l’éducation, des
transports, de l’agriculture, des services financiers, des
administrations et du commerce, entre autres. Elles
bénéficient de la large diffusion du téléphone mobile auprès
des usagers.
Depuis la fin des années 1990, la diffusion des
technologies de l’information et de la communication (TIC)
en Afrique a fortement progressé. Contrairement aux pays
occidentaux, plus de la moitié des connexions à Internet
passe par le téléphone mobile plutôt que par un ordinateur.
28
Selon la GSM Association , avec un taux de croissance
moyen annuel supérieur à 6  %, la téléphonie mobile
connaît, en Afrique, la progression la plus forte au monde.
Cette croissance est soutenue par l’émergence d’un marché
*1
d’occasion et l’apparition d’appareils high-tech accessibles
financièrement et souvent fabriqués en Chine. C’est donc
pour le moment le téléphone mobile, outil multifonctionnel
et indispensable de la vie quotidienne, qui porte la
révolution numérique en Afrique. Le taux de pénétration de
l’Internet mobile en réseau 4G et 3G, principal support
d’innovations technologiques, dépasse 50 % au Sénégal, en
Côte d’Ivoire, au Bénin et au Togo, tandis qu’il est inférieur à
29
40 % au Burkina Faso, au Niger et en Guinée-Bissau .
Les innovations numériques, populaires auprès des
utilisateurs africains, sont conçues par une jeunesse qui a
acquis la maîtrise des technologies évoluées, souvent grâce
à l’apprentissage via les logiciels libres, et s’est de facto
autoaffranchie du sceau fataliste de la fracture numérique.
Cette génération est capable d’inventer des solutions
numériques qui, bien que  frugales, sont de haute valeur
ajoutée, compte tenu de leur capacité à répondre justement
aux besoins locaux des usagers.
La célérité et l’ampleur de cette révolution créative
pourraient, a priori, justifier tous les espoirs portés sur le
numérique pour accélérer la transformation structurelle des
économies africaines. Selon l’institut Bearing Point, le
leapfrog (saut) technologique africain est une réalité portée
par le développement des services mobiles, notamment
dans les secteurs de l’e-commerce et de la finance
30
mobile . Son évolution, surtout urbano-centrée, se poursuit
avec le développement des infrastructures et réseaux
télécoms de nouvelle génération dans les grandes villes
africaines. Dans le même temps, les zones rurales
demeurent encore à l’ombre de la fracture numérique. Selon
l’UEMOA, ce retard est dû aux faiblesses d’une part dans
l’accessibilité et l’usage d’Internet, d’autre part dans la
connaissance et les usages des e-services privés, ainsi que
dans l’acculturation et l'usage des e-services publics 31.
Ces inégalités montrent également que cette fracture
numérique existe entre l’Afrique et le reste du monde. Le
secteur technologique aide de nombreuses industries à
s’adapter à cette crise et à réduire les risques, on l’a
notamment vu durant la forte mobilisation du télétravail
durant la crise du Covid-19. Toutefois, sur les 3,6  milliards
de personnes qui n’ont pas accès à Internet, plus de
900  millions sont des Africains, ce qui peut être un frein
pour l’amélioration du numérique sur le continent, et les
gains de productivité qui en découlent.
Les populations africaines sont entrées dans l’ère
digitale, par la force des réseaux de l’Internet. Elles
marchent au pas des grandes industries technologiques
occidentales, dont les solutions, bien que séduisantes par
leur facilité d’accès (TikTok, Facebook, Instagram, Google…),
sont paradoxalement inquiétantes en raison de leurs
impacts sur la souveraineté numérique. Le monopole de ces
firmes américaines et chinoises, dites GAFAM, NATU et
BATX, leur permet d’imposer au monde des technologies et
usages du numérique standardisés sur leurs exigences
commerciales et idéologiques.
La souveraineté digitale de l’Afrique passe, avant tout,
par son autonomie en matière de gestion et de protection
de données. Contrairement aux pays occidentaux, la
problématique des données personnelles n’a pas réellement
été au centre des préoccupations africaines car les data
centers sont coûteux et énergivores et ils ont été peu
développés en Afrique. À ce titre, les initiatives pour assurer
la souveraineté numérique du continent et éviter les
cyberattaques sont peu nombreuses. Adoptée le 27  juin
2014 par l’Union africaine, la convention de Malabo prévoit
que «  chaque État partie s’engage à mettre en place un
cadre juridique ayant pour objet de renforcer les droits
fondamentaux et les libertés publiques, notamment la
protection des données physiques, et de réprimer toute
infraction relative à toute atteinte à la vie privée sans
préjudice du principe de la liberté de circulation des
données à caractère personnel  ». Ce dispositif, poursuit la
convention, «  doit garantir que tout traitement, sous
quelque forme que ce soit, respecte les libertés et droits
fondamentaux des personnes physiques tout en prenant en
compte les prérogatives de l’État, les droits des collectivités
locales et les buts pour lesquels les entreprises ont été
créées ». Au départ, seuls 13 pays sur les 55 de l’Afrique ont
*2
signé cette convention . Mais force est de constater que
seulement quelques pays signataires, dont le Sénégal en
2016, l’île Maurice en 2018, le Togo en 2019 et le Burkina
Faso en 2021, ont ratifié la convention de Malabo pour que
celle-ci entre en vigueur sur leur territoire national. À ce
titre, si le Sénégal et le Togo viennent de se doter chacun
d’un data center, l’Afrique progresse en matière
d’hébergement de ses données numériques, mais elle reste
encore très dépendante des pays occidentaux. Un
rattrapage est donc nécessaire pour assurer la souveraineté
numérique du continent.
C’est dans un tel contexte que la démarche des
communs numériques prend tout son sens en Afrique.
L’apprentissage du développement informatique, facilité par
l’open source, ajouté à l’éveil des jeunes développeurs
africains sur les problématiques sociales de leurs pays, a
créé une dynamique dite d’innovation frugale. Elle est
32
définie par l’économiste Navi Radjou comme la capacité à
innover en répondant aux contraintes locales.
Cette tendance a généré la création, dans plusieurs pays
d’Afrique, d’écosystèmes numériques animés par la
multiplication de communautés collaboratives sur les
technologies, où sont coconstruites des solutions
numériques innovantes à faible coût de conception. Ainsi, la
communauté OpenStreetMap 33, qui réunit de nombreux
militants de la cartographie numérique ouverte et
participative dans plusieurs pays d’Afrique, est l’un des
exemples les plus réussis du développement de communs
numériques virtuels pour améliorer la valorisation des
territoires.
Citons par exemple la constitution et l’enrichissement
d’une carte des réseaux de transports artisanaux mise à
jour en temps réel par la communauté locale au Ghana. Plus
de 70  % des déplacements domicile-travail quotidiens à
Accra, capitale du Ghana comptant deux millions
d’habitants, se font par le biais des 20  000 minibus
informels communément appelés tro tros. La cartographie
AccraMobility permet d’acquérir rapidement des
connaissances sur les associations d’opérateurs, les routes,
le niveau de service et les informations sur les circuits de
déplacement. Dans sa phase pilote, qui a permis d’identifier
plus de 300 lignes de tro tros, l’expérimentation s’est
appuyée sur une application smartphone et des enquêteurs
embarqués collectant des données géolocalisées en temps
réel. L’information brute récoltée, puis traitée par un
partenariat entre la municipalité et l’Université Concordia, a
permis l’élaboration d’une carte en ligne du réseau.
L’objectif secondaire était de développer une méthodologie
soutenable pour déployer et dupliquer ce genre de projets
de mobilité dans d’autres villes. L’expérimentation a été
mise à l’échelle grâce à l’application développée par
l’association Jungle Bus qui bascule automatiquement les
données sur la cartographie collaborative transnationale
OpenStreetMap.
Cette expérience relevant d’une démarche d’open
innovation a abouti à un prototype de cartographie
collaborative de l’offre de transport artisanal fondée sur une
génération nouvelle de données fournies par les
smartphones des enquêteurs. Le numérique devient alors
un levier pour gérer la multitude des contributions et
permettre d’améliorer le service rendu tout en optimisant le
système de mobilité.
L’initiative OpenStreetMap a également montré son
utilité dans des situations de crise (catastrophes naturelles,
soulèvements politiques…) en facilitant les mobilisations
solidaires instantanées, normalement impossibles sans une
cartographie précise des situations.
En dépit de ces succès, l’on ne peut limiter les communs
numériques africains au champ de la collaboration virtuelle,
car les échanges organisés dans le monde réel pour animer
les processus d’innovation restent nécessaires. Avec mes
collègues du Centre de coopération internationale en
recherche agronomique pour le développement (Cirad),
34
Ludovic Temple et Chloé Alexandre , nous observons à ce
propos que «  les processus de construction collective de
connaissances uniquement fondées sur le virtuel ne
peuvent remplacer les situations d’échanges basées sur la
rencontre, la confrontation ou dispute sur ce qui n’existe
pas encore ».
En l’occurrence, depuis une dizaine d’années, les
communs numériques ont également investi l’espace
physique, en Afrique.
Ces lieux qui favorisent la rencontre et le travail
collaboratif des innovateurs numériques réinterprètent,
d’une certaine façon, l’espace de solidarité communautaire
traditionnel africain, autour duquel sont également
coconçus les idées et projets au bénéfice de la
communauté.
Ces espaces de communs, désignés comme tiers-lieux
d’innovation, se sont considérablement développés en
Afrique depuis le début des années 2000. On y compte,
notamment, les fab labs, des laboratoires de fabrication
collaboratifs et ouverts, qui réunissent des artistes,
entrepreneurs, hackers, bricoleurs et entreprises. Comme le
montrent les travaux d’Isabelle Liotard et Stéphanie
35
Leyronas , nombre d’entre eux proposent également des
ateliers aux enfants et adolescents, mais aussi aux
étudiants, pour pallier le sous-équipement des universités,
ou encore aux femmes, pour faciliter leur insertion sociale
et professionnelle. Tous travaillent communément sur des
projets d’innovation technologique et de prototypage grâce
à la mutualisation de différents outils pilotés par
36
ordinateur . Ces lieux, qui démocratisent l’accès aux
technologies auprès des jeunes professionnels du
numérique en Afrique, privilégient les pratiques dites low-
tech, c’est-à-dire à faibles coûts, optimisées par la créativité
et centrées sur la réponse pragmatique à des besoins
sociaux et environnementaux de leurs communautés. La
valorisation de composants électroniques recyclés y est
encouragée et souvent l’engagement pour le
développement durable, franchement promu. En témoigne
l’initiative Jerry Do-It-Together, qui organise en Côte d’Ivoire,
au Sénégal, au Bénin, au Togo et en Algérie des ateliers de
construction d’ordinateurs Linux à partir de composants
électroniques recyclés fixés dans un jerrican de 20  litres.
Usagers, designers et hackers se rassemblent ainsi autour
des ordinateurs Jerry pour apprendre comment se fabrique
le numérique et l’orienter vers leurs besoins.
Les fab labs visent ainsi le développement de la
connaissance numérique, de sa diffusion, de son partage
(réseau), de sa conservation (bibliothèques et plateformes
Web). Ils contribuent à l’accumulation des savoirs et au
reversement de ces connaissances via des programmes de
formation. La connaissance est donc une composante du fab
lab et l’éducation numérique un objectif.
Au-delà de l’aspect de formation des plus jeunes aux
rudiments de l’électronique, voire de la fabrication
numérique, le projet pédagogique vise aussi à répondre à
des enjeux sociétaux locaux. Le Babylab en Côte d’Ivoire a
par exemple choisi une commune très populaire d’Abidjan,
marquée par la pauvreté et l’insécurité, pour faire du fab lab
un levier de transformation sociale par l’éducation et lutter
contre le désœuvrement et la délinquance des jeunes. Le
Blolab au Bénin se donne quant à lui pour objectif de
favoriser l’alphabétisation numérique des jeunes et des
professionnels locaux (artisans, agriculteurs) et de les aider
à construire des solutions peu coûteuses, faciles d’accès et
rapides pour leur développement.
L’Afrique compte une quarantaine de ces fab labs, dont
37
une vingtaine se sont fédérés en 2018 au sein du Réseau
francophone des fab labs d’Afrique de l’Ouest (ReFFAO).
Pour en citer quelques-uns : Agrilab en Côte d’Ivoire (centre
d’innovation collaborative pour l’agriculture paysanne),
Irokolab (spécialisé dans le recyclage du bois) au Bénin,
Woelab et Ecoteclab au Togo, Senfablab au Sénégal,
Ouagalab au Burkina Faso.
Les communautés de fab labs collaborent à optimiser
l’utilisation de matériels électroniques et numériques pour
la création de solutions innovantes. Elles sont
principalement constituées de techniciens, mais aussi
d’individus de la société civile désireux de contribuer à
l’innovation. Cette dynamique occulte, cependant, la
contribution des pouvoirs publics, qui portent, au premier
chef, la mission d’intérêt général. L’État développe des
politiques publiques, sur les thématiques desquelles les
créateurs d’innovations numériques conçoivent
collectivement des solutions pragmatiques et utiles (par
exemple : gestion des déchets urbains, agriculture, accès à
l’éducation de qualité, optimisation des transports urbains,
valorisation du commerce local…).
Les autorités territoriales, chargées de l’action publique
locale, sont de fait les plus proches interlocutrices de la
société civile créative. Tous ces acteurs sont appelés à
considérer le futur des villes, poussé vers la tendance,
mondialisée, des smart cities ou villes numériques
intelligentes.
Bien que ce concept d’urbanisme futuriste ait été
propulsé par les pouvoirs publics et les industriels des
technologies occidentaux, il est largement promu au sein
des capitales africaines, comme une manifestation
supplémentaire du saut numérique du continent.
À ce propos, Sename Koffi Agbodjinou, architecte et
fondateur du tiers-lieu d’innovation numérique togolais
Woelab, alerte sur le risque pour les territoires africains de
transposer les modèles de villes intelligentes importées au
détriment des réalités locales. Il voit, en effet, le
déploiement des smart cities comme un nouveau cheval de
Troie des firmes hégémoniques du numérique, qui pourront
à nouveau imposer leurs technologies aux consommateurs
africains. En réponse à cette urgence, le fondateur du
Woelab développe le concept de «  ville néovernaculaire
38
africaine » autour du projet Hubcité fondé sur l’« initiative
urbaine et collective à travers les technologies  ».  Sa
démarche permet d’extraire l’innovation numérique des
laboratoires collaboratifs, afin qu’elle occupe réellement
l’espace urbain, en unissant les habitants autour d’une
dynamique interactive de conception et d’usage des
solutions numériques endogènes, basées sur leurs besoins
propres.
Proches du concept développé par Hubcité, les living labs
sont un autre mode de collaboration innovante, qui mérite
d’être davantage exploré pour leur capacité à interpréter au
mieux l’innovation numérique participative dans l’action
publique. La dynamique multipartenariale des living labs
semble en effet à même de mobiliser toutes les parties
prenantes des territoires, pour écrire les futurs d’un
urbanisme africain endogène.

Les living labs : des communs territoriaux


pour une innovation sociale et endogène
de l’Afrique

Les living labs, ou laboratoires vivants d’innovation, sont


définis comme étant une méthodologie qui regroupe des
acteurs publics, privés, des entreprises, des associations,
des acteurs individuels, dans l’objectif de tester « grandeur
nature » des services, des outils ou des usages nouveaux. Il
s’agit de sortir la recherche des laboratoires pour la faire
descendre dans la vie de tous les jours, en ayant souvent
une vue stratégique sur les usages potentiels de ces
technologies. Tout cela se passe en coopération entre des
collectivités locales, des entreprises, des laboratoires de
recherche, ainsi que des utilisateurs potentiels. Il s’agit de
favoriser l’innovation ouverte, de partager les réseaux et
d’impliquer les utilisateurs dès le début de la conception 39.
Les living labs ont la capacité de créer des communs
numériques endogènes dans la mesure où des partenariats
public-privé sont posés en fonction des politiques nationales
ou territoriales pour lesquelles des solutions concrètes sont
recherchées. Ils impliquent donc la participation effective de
représentants des autorités publiques, qui mobilisent les
ressources du territoire pour contribuer à l’idéation autour
de sujets d’intérêt commun.
La dynamique implique également, a minima, d’associer
à cette réflexion itérative les citoyens et les experts de
l’informatique, qui traduiront les projets du living lab en
solutions numériques. À ce titre, les living labs créent, mais
sont aussi des communs numériques car ils favorisent la
collaboration, la proximité, l’expression précise des besoins
des communautés, le suivi régulier et une
microgouvernance agile, autour de projets sociaux
digitalisés.
Leur développement en Afrique francophone est encore
très limité, comparativement aux autres espaces
collaboratifs comme les fab labs ou le coworking, davantage
popularisés. Peut-on expliquer cette faible tendance par une
certaine défiance des jeunes vis-à-vis des pouvoirs publics,
plutôt attendus sur le terrain du financement des projets
que sur celui de la cocréation ?
On note toutefois la récente éclosion d’initiatives
francophones qui pourraient marquer le début d’une
tendance plus large.
Au Sénégal, le gouvernement a inscrit l’implantation de
living labs dans la stratégie 2021-2025 du Fonds de
développement du service universel des
télécommunications. Des initiatives pilotes ont été lancées
en septembre  2021, dans les régions de Saint-Louis,
Ziguinchor, Kaolack et Diourbel. En Tunisie le Digiart Living
40
Lab est spécialisé dans les arts numériques. Au
Cameroun, le  MboaLab 41  propose un espace ouvert et
collaboratif au cœur d’un quartier de la capitale Yaoundé.
L’objectif des fondateurs de ce Makerspace est de catalyser
le développement local durable et d’améliorer les conditions
de vie des populations à travers la science ouverte, en
proposant notamment un fab lab numérique au nombre de
ses infrastructures.
Même si la généralisation des laboratoires vivants
d’innovation va prendre, fort probablement, plus d’ampleur
en Afrique francophone, on constate que les living labs sont
davantage implantés en Afrique anglophone et se sont
même constitués en réseau via le think tank d’innovation
42
technologique africain IST Africa .
Les initiatives africaines de living labs sont
majoritairement localisées en Afrique du Sud, en Tanzanie et
au Kenya. Selon leurs domaines d’expertise, IST Africa en
répertorie certaines, remarquables par leur longévité. En
Afrique du Sud, l’organisation met en lumière l’action de
Siyakhula Living Lab 43  qui travaille sur les communautés
rurales éloignées, l’infrastructure électronique et les
compétences électroniques  ; Reconstructed Living Lab
44
(RLabs) , actif dans l’innovation sociale tirant parti des TIC,
l’incubation et les compétences électroniques. En Tanzanie,
IST Africa souligne le dynamisme de la communauté de
Kigamboni 45, qui s’active autour des sujets de compétences
professionnelles et de l’utilisation des médias sociaux  ;
46
Iringa Living Lab , qui travaille dans le domaine de la
formation des étudiants et des adultes sourds, des médias
sociaux et des TIC, de l’apiculture, de la culture des
champignons et des compétences entrepreneuriales ; Elimu
47
Living Lab agit sur l’éducation et la formation  ; Mbeya
48
Living Lab les TIC et l’entrepreneuriat  ; Tanzania Youth
49
Icon est spécialisé dans le domaine des compétences de
vie, les TIC et l’entrepreneuriat ; Arusha EcoLab est engagé
dans les technologies de l’éducation.
Les living labs concrétisent les partenariats public-privé
de proximité pour l’innovation locale, urbaine et rurale, en
impliquant des collectivités territoriales, mais qu’en est-il du
niveau national  ? Au-delà de son action normative,
stratégique et financière pour l’innovation, est-ce que la
mission de l’État est lisible à travers les communs
numériques ?

L’innovation numérique « par le haut » :


des communs numériques
intergouvernementaux en faveur du
développement

L’État conçoit les politiques publiques et en délègue la


mise en œuvre locale aux collectivités territoriales, plus
proches des préoccupations des administrés. L’intégration
de l’État dans la permanence des activités d’innovation
collaboratives de terrain est, a priori, peu envisageable
compte tenu de son mode de fonctionnement.
L’inadaptation des mécanismes administratifs et la gestion
des priorités politiques des administrations centrales ne
permettent pas d’assurer une mise en œuvre et un suivi
agile des dynamiques communautaires d’innovation.
En revanche, l’État pourrait utilement mettre en place un
cadre incitatif à la diffusion nationale des communs
numériques, créés dans le cadre des laboratoires
d’innovations. C’est le cas du gouvernement sénégalais qui
a développé une stratégie nationale de déploiement des
living labs.
L’administration centrale pourrait, par exemple,
standardiser une méthodologie living lab adaptée aux
environnements africains. Cela pourrait concerner la
conception et la diffusion sur les territoires de boîtes à outils
sur les modalités pratiques d’organisation d’innovations
collectives locales. Une plateforme nationale de
capitalisation des initiatives territoriales d’innovations
collectives pourrait aussi être créée. Elle constituerait un
commun numérique, utile au partage et à l’essaimage des
innovations digitales créées au sein des laboratoires
d’innovations locales du pays. Cette démarche pourrait
idéalement créer le lien de complémentarité entre les
actions nationales et territoriales autour des communs
numériques.
Enfin, il est important de mentionner une initiative
intergouvernementale de communs numériques utiles à la
gestion des ressources et des territoires africains. La
50
plateforme Digital Earth Africa est une initiative partagée
par les États membres de la Commission économique pour
l’Afrique (CEA) de l’ONU.
Cette plateforme de cartographie satellitaire pour
l’information environnementale en temps réel est utile à la
prise de décisions économiques et politiques des États, dans
un contexte d’action pour le développement durable. Selon
la CEA, la plateforme est adaptée aux besoins des États et
peut traduire plus de cinquante ans d’images satellitaires
d’observation de la Terre en informations et en aperçus sur
les changements sur terre et sur mer en Afrique. Digital
Earth Africa pourra également « fournir une structure et des
outils uniques à l’échelle continentale qui démocratisent la
capacité de traiter et d’analyser les données satellitaires en
informations prêtes à être utilisées sur les conditions
environnementales du continent, y compris l’érosion des
sols et des côtes, l’agriculture, la surveillance des forêts et
des déserts, la gestion de l’eau et les changements dans les
établissements humains, la gestion des risques de
catastrophe et autres processus… ».

Conclusion

Les communs numériques forment un ensemble de


pratiques et une promesse magnifiques. Ils s’inscrivent dans
des territoires précis, en essayant d’apporter des réponses
concrètes.
Pour que le digital épouse intelligemment les projets des
territoires africains, il est nécessaire de renforcer les
initiatives numériques de proximité pour les villes et les
campagnes. Ces initiatives doivent utiliser le numérique
comme un moyen d’expression culturelle et économique
endogène et non comme une finalité technologique
ostentatoire et antiécologique.
Les communautés qui coopéreront autour d’actions de
terrain, construites en interaction avec les habitants, et qui
tiendront compte de leurs évolutions socio-économiques, en
temps réel, pour les améliorer, proposeront un usage
pertinent du numérique.
Ces temps de codéveloppement urbains devront être
dirigés par le principe de low-tech (technologie lente et
économique), comme alternative à la rapidité consumériste
de l’offre technologique occidentale, qui peut dépasser
certains individus, par sa maîtrise complexe. Cette
philosophie permettrait aux populations locales, et plus
particulièrement rurales, d’intégrer l’usage du numérique à
un rythme soutenable, notamment par des formations ou
l’apprentissage entre pairs.
Les communs numériques participent aussi à des
ensembles plus larges et aux multiples ressources et
communautés en ligne (logiciel libre, OpenStreetMap,
réseaux sociaux). Cette dualité des communautés
physiques et numériques connecte les Africaines et les
Africains entre eux, mais aussi avec le reste du monde.
S’inscrivant dans des logiques de partage, d’ouverture, de
démarchandisation, ces expérimentations concrètes,
prototypes d’approches alternatives à l’entrepreneuriat
digital capitaliste, sont susceptibles de mieux répondre à
des enjeux de transition économique, écologique et sociale
qui se jouent aujourd’hui sur notre continent.
 
CHAPITRE 6

Afrique-France :

avenir d’un commun

Mon séjour en terre des communs touche à sa fin, mais


je ne pouvais songer à reprendre le large sans explorer les
rives de la relation France-Afrique…
Tout au long de ce livre, je me suis efforcé de mettre au
jour le potentiel endogène de l’Afrique pour qu’elle puisse
en finir avec une certaine toxicité de ses relations
internationales. Au premier chapitre, j’ai souligné l’iniquité
institutionnalisée de la coopération commerciale euro-
africaine, au détriment de l’Afrique. Le lien avec la France y
était implicite, puisqu’elle est membre de l’Union
européenne, mais insuffisamment pour refléter la
dynamique spécifique aux relations franco-africaines.
Dans le présent chapitre, je souhaite apporter ma
contribution à la recherche d’un équilibre pour une relation
plus juste entre la France et l’Afrique, et j’invite la théorie
des communs à cette réflexion. Les principes d’équité et de
solidarité autour des ressources communes qu’ils
promeuvent font écho à la préoccupation que je partage
avec nombre d’analystes sur le déséquilibre persistant des
relations postcoloniales entre la France et l’Afrique.
Pour ma part, j’en dénonce les asymétries de pouvoir
économiques et financières, notamment dans mon combat
contre le maintien du franc CFA, monnaie d’asservissement
perpétuel des économies africaines à la France. Différentes
voix militantes en ont révélé d’autres facettes politiques et
1
institutionnelles, comme François-Xavier Verschave , qui
dénonça les réseaux d’influence prédateurs des élites
politiques françaises des années 1980-1990, et leur
infiltration au sein des institutions africaines postcoloniales.
Le combat a survécu à la disparition de l’économiste en
2005, à travers l’association Survie, au sein de laquelle
milite Thomas Borrel, coauteur avec l’historien Amzat
Boukari Yabara, le journaliste Benoît Colombat et l’éditeur
Thomas Deltombe de L’empire qui ne veut pas mourir 2. Ce
recueil de contributions reprend le flambeau de la thèse
e
d’une survivance de la Françafrique, au XXI   siècle, dans les
réseaux de dirigeants français et africains, en dépit du
discours officiel actant sa disparition. Pas moins de 26
analystes contemporains y montrent concrètement que les
codes néocoloniaux de la Françafrique sont toujours lisibles
dans les pratiques diplomatiques politiques et économiques
françaises en Afrique.
D’autres visions plus critiques sur le caractère
monolithique et ultrastructuré du système Françafrique
considèrent que les relations franco-africaines sont
essentiellement rythmées par les contingences
géopolitiques externes et les nécessités ponctuelles de la
politique interne française. Jean-François Bayart a, par
exemple, relevé des pratiques de cette politique de l’instant
3
sous la présidence Sarkozy .
Des analyses plus nuancées sur le caractère
irrévocablement dramatique des liens France-Afrique font
état de leurs importantes failles, tout en émettant des
propositions pour construire de nouvelles modalités de
coopération entre le pays et le continent. Achille Mbembe,
par exemple, auteur du rapport demandé par le président
4
Emmanuel Macron, Les Nouvelles Relations Afrique-France ,
est sur cette ligne. Le chercheur a également coécrit avec
Rémy Rioux, le directeur général de l’Agence française de
développement, Un monde en commun, livre dans lequel ils
tentent de projeter les futurs communs entre la France et
l’Afrique. Ils y postulent la nécessité de réécrire la relation
franco-africaine en pensant «  non à partir de ce qui nous
partage, de ce qui nous rend différents des autres, de nos
différences en être, mais de ce que nous partageons ou
avons en partage  ». Préalablement à la mise en œuvre de
cette vision du commun, ils insistent sur la nécessité de
reconnaître les maux historiques et contemporains de la
relation entre la France et l’Afrique dans une démarche de
réconciliation. Ainsi considèrent-ils qu’«  en reconnaissant
l’altérité, la domination et la violence et en engageant un
travail concret pour changer la réalité et s’inscrire dans un
calendrier de long terme, nous pouvons arriver à repartir de
l’avant ».
Quels que soient les prismes à travers lesquels elle est
lue, la permanence de la relation particulière entre l’Afrique
et la France est un fait. Cela a créé, bon gré mal gré, ces
communs qui ont uni, tragiquement, la France et les
territoires de l’Afrique précoloniale, initialement autonomes
et distincts, en une entité politique et économique dominée
par le projet français ultramarin. Les premiers communs
franco-africains furent donc conçus dans le lit de la
prédation coloniale. Les frontières des royaumes africains
(empires du Soudan, du Mali, du Ghana…) furent abolies et
retracées par les colonisateurs français, qui fondèrent de
nouveaux territoires administratifs placés sous
commandement « francisé » : l’Afrique occidentale française
et l’Afrique équatoriale française. Les prémices du commun
franco-africain furent donc dramatiques mais,
heureusement pour les Africains, ne pouvaient évoluer dans
un environnement hermétique aux mouvements du monde.
Les contextes géopolitiques internationaux ont,
effectivement, influencé, peu ou prou, la dynamique de
domination à l’œuvre entre la France et ses anciennes
colonies, et contraint les dirigeants français successifs à
d’habiles inflexions politiques pour subtilement perpétuer
l’emprise sur les pays africains devenus indépendants.
De fait, la relation particulière entre la France et l’Afrique
poursuit l’écriture de son histoire en portant ces vieux
communs, qui résistent de toutes leurs forces pour ne pas
disparaître face aux nouveaux communs, qui ont émergé au
fil des événements internationaux contemporains que sont
l’entrée des puissances chinoise et russe sur l’échiquier
africain, l’impact politique et économique des diasporas
africaines, les revendications citoyennes des peuples
africains, la crise sanitaire du Covid-19 et ses conséquences
économiques, etc. Il faut apprendre à identifier et éviter ce
que je conçois comme des communs mirages, qui naissent
des rapports asymétriques de coopération et d’échange. Ils
ont l’apparence de ressources en partage, mais dans les
faits ne servent que les intérêts des parties dominantes.
C’est ce que j’appelle les « vieux communs ».
Au contraire, l’identification de la dynamique de
nouveaux communs, rythmée par les affaires du monde,
peut inviter à déconstruire l’idée d’une France perpétuant
un système, ultraprivilégié et inoxydable, de mainmise sur
l’Afrique. Il ne convient pas, non plus, de verser naïvement
les communs franco-africains dans les eaux d’un discours
lénifiant, déconnecté, de la realpolitik internationale de
cette dernière décennie.
Les vieux communs résistent pour survivre, tandis que
les nouveaux émergent en s’enrichissant des failles de leurs
prédécesseurs.

Stratégies de résistance des « vieux »


communs : revirginisation de la Françafrique
et de la Francophonie

La Françafrique et la Francophonie convergent sur le fait


d’être chacune héritière directe de l’institution coloniale.
Elles portent dans leur ADN ces communs issus de la
domination française en Afrique  : les terres, l’économie, le
commerce, la langue et la culture français imposés. Leur
similarité les réunit également sur le terrain de la pratique
politique du soft power.
J’ai une certaine fascination pour la sémantique et plus
particulièrement pour le pouvoir des mots. Les syntagmes,
par exemple, qui désignent une combinaison de mots qui se
5
suivent pour produire un sens acceptable , ont cette
étonnante capacité, par un simple jeu d’assemblage, à
influencer nos perceptions du réel. À ce titre, différents
termes ont été consacrés pour conceptualiser, voire
«  logotyper  », le lien entre l’Afrique et la France depuis
l’époque coloniale, et rendent compte de l’évolution du
commun politique partagé par les deux entités. Ces mots
enchâssés (Françafrique), séparés (France-Afrique) ou
inversés (Afrique-France) ont successivement désigné des
phénomènes caractéristiques de l’histoire mouvementée de
la relation franco-africaine.

La fusion : légitimer la domination


Le terme Françafrique est symbolique d’un commun de
domination décomplexée, celle par laquelle la synthèse des
entités française et africaine s’est produite pour pérenniser
le projet colonial. Amzat Boukari Yabara estime à ce titre
que « la Françafrique apparaît à bien des égards comme le
dernier avatar de l’histoire longue de la colonisation 6  ».
Dans cette appellation, le mot « Afrique » est enchâssé dans
le mot «  France  », comme si l’appartenance du premier
(Afrique) au second (France) était entendue. Cela a semblé
une évidence politique pour certains dirigeants politiques
africains, dont l’ancien président ivoirien Félix Houphouët-
Boigny, qui contribua au projet de décolonisation auprès de
Charles de Gaulle, en souhaitant le prolongement du
maintien des républiques africaines autonomes dans la
7
communauté française après les indépendances .
En 1955, Félix Houphouët-Boigny, qui sera ministre
d’État de la France, aurait pour la première fois
conceptualisé le terme Françafrique, confirmant une
présence désirable et nécessaire de la puissance française
dans les affaires africaines.
Cette imbrication terminologique, et ce qu’elle a porté en
termes de volonté politique, exprime une forme de
8
servitude volontaire de l’Afrique vis-à-vis de la France .
Ainsi, la Françafrique marque le désir d’un commun, certes
marqué par la possession et la domination, mais, au
demeurant, un commun.
Comme évoqué précédemment, la Françafrique désigne
également un système hermétique, souvent qualifié
9
d’occulte , qui a permis à la France de maintenir son
contrôle et d’influer sur les orientations économiques et
politiques des institutions africaines indépendantes. Ces
méthodes néocoloniales furent personnifiées par Jacques
Foccart, secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines
et malgaches de 1960 à 1974 sous Charles de Gaulle et
Georges Pompidou. Puissant homme de l’ombre de la
Françafrique, Foccart usait des services secrets pour
maîtriser et contenir toutes les actions africaines contraires
aux intérêts de la France.
Le terme «  Françafrique  » est également porteur d’une
gênante asymétrie entre les acteurs de ce commun franco-
africain car il perpétue le déséquilibre symbolique entre la
dénomination d’un pays et celle d’un continent. La pluralité
africaine réduite à une entité monolithique face à l’unicité
de la France dénie la spécificité et la force individuelle de
chaque pays africain en perpétuant une aura impériale
française, suffisante, dans son rapport à l’Afrique. On peut
toujours tenter de faire taire cette contestation en
invoquant la relation intercontinentale, de dimension plus
égalitaire, entre l’Union européenne et l’Union africaine,
mais l’institution France-Afrique a le cuir solide. En
témoignent les sommets France-Afrique qui ritualisent ce
lien…

Rupture des mots et des pratiques


Les sommets réunissant les chefs d’État africains et
français, depuis 1973, sont une autre institution commune
du patrimoine postcolonial franco-africain, appelée des
vœux des dirigeants africains eux-mêmes. Les présidents
nigérien et sénégalais d’alors, Hamani Diori et Léopold
Sédar Senghor, avaient initié la première réunion entre les
chefs d’État ivoirien (Félix Houphouët-Boigny), gabonais
(Albert-Bernard Bongo), de Haute-Volta, actuel Burkina Faso
(le général Sangoulé Lamizana), centrafricain (Jean-Bedel
Bokassa), français (Georges Pompidou), ainsi que des
représentations ministérielles du Congo, du Dahomey
(actuel Bénin), du Mali et du Togo. Ce petit comité s’est
élargi au fil des ans, allant jusqu’à atteindre 37  pays en
1990.
Initialement, l’objectif officiel de ces sommets était de
bâtir et pérenniser la relation de coopération entre les
dirigeants africains et français. D’autres y voyaient surtout
une prolongation, à peine subtilement maquillée, de
l’administration coloniale. De 1973 à 2010, ces rencontres
furent nommées «  sommets France-Afrique  », actant, au
passage, la marginalisation de l’appellation Françafrique
entachée d’une sulfureuse réputation. Dans notre histoire
des mots du commun, on note que l’Afrique n’y est plus
« encastrée » dans la France, mais à ses côtés, comme si ce
commun politique avait fait une transition vers plus de
parallélisme, d’égalité, de coopération…
Durant cette période, la coopération franco-africaine
pour le développement de l’Afrique s’institutionnalise et
prend effectivement une place de plus en plus importante
dans les rapports de la France à ses anciennes colonies.
Cependant, le rapport de pouvoir reste largement
inégalitaire car la France finance l’Afrique en posant des
conditionnalités officiellement motivées par des principes de
bonne gouvernance, de démocratie et de sécurité.
Officieusement, elles étaient des préalables au
développement serein des entreprises françaises basées
dans les pays africains. L’on se souvient du discours de
François Mitterrand, en 1990, à l’occasion de la
e
16  conférence des chefs d’État d’Afrique et de France, à La
Baule, par lequel le président français avait conditionné
l’aide de la France pour chacun des pays à un engagement
franc vers la démocratie.
L’accession de Nicolas Sarkozy à la présidence de la
République française a marqué un tournant terminologique
et conceptuel pour le sommet France-Afrique, alors devenu
sommet Afrique-France. Le commun-mot Afrique-France, qui
inverse les noms des entités, achève de consacrer,
symboliquement, la «  désencastration  » politique de la
Françafrique. Autre marqueur de cette tendance, le discours
«  hérissant  » du président Sarkozy, à Dakar en 2007, pour
sa première sortie franco-africaine en tant que dirigeant
français, avec le fiasco de sa déclaration selon laquelle
«  l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire  ».
Par cette maladresse politique, il a démontré sa difficulté à
maîtriser les codes du dialogue dictés par l’histoire
diplomatique françafricaine. Il confirmera cette rupture en
décidant d’engager l’échange avec les chefs d’État africains
du sommet sur le terrain économique, tranchant avec la
tradition politique. Une autre innovation par rapport aux
sommets précédents, mais cohérente avec le nouveau
format économique de 2010, fut l’introduction du patronat
et des entreprises au sommet, dans un contexte où la Chine
gagnait du terrain sur l’ancien pré carré africain de la
France.
La valorisation des sociétés civiles aux avant-postes de
la relation franco-africaine semble être une formule
durablement consacrée par les sommets France-Afrique. En
2021, le président français Emmanuel Macron, élu en 2017,
inaugure avec son nouveau sommet Afrique-France un
format tout à fait inédit, excluant les chefs d’État africains
de l’événement au profit des jeunes représentants
dynamiques de la société civile africaine, entrepreneurs et
militants. Et ce au risque de froisser les présidents africains
mis au ban, au bénéfice de certains de leurs ressortissants,
potentiellement opposants politiques…

LE COMMUN FRANCOPHONE AU-DELÀ DES MOTS

Ma recherche des mots du commun entre la France et


l’Afrique ne pouvait faire l’économie d’une analogie avec le
Commonwealth, cette organisation intergouvernementale
composée de 54 États membres dont les territoires ont
appartenu à l’Empire britannique. Pendant anglophone de la
Francophonie, le Commonwealth of Nations signifie
littéralement «  communauté des nations  », ce qui le rend,
on en conviendra, très pratique pour l’identification de
communs institutionnels… Parallèlement, le terme de
Francophonie fait souvent écho à la langue française, ou à la
France dans l’esprit de ceux qui ne la connaissent pas.
Bien que la Francophonie et le Commonwealth partagent
le même principe de perpétuation du lien entre les pays
occidentaux et leurs anciennes colonies devenues nations
libres, leurs terminologies respectives ne font pas écho de la
même façon. Alors que la Francophonie a initialement fondé
le commun entre la France et ses anciennes colonies sur le
partage de la langue française, celui du Commonwealth
affirmait davantage son objet politique. À l’origine, la
création devait permettre aux États, anciens membres de
l’Empire britannique, de maintenir des liens forts en raison
de leur histoire commune, mais des liens fondés cette fois
sur des rapports d’égalité.
La Francophonie, à l’instar du Commonwealth, est perçue
comme un instrument de soft power de la France en Afrique.
La langue française est un commun de la France et de
l’Afrique issu de l’héritage colonial. Un commun héritage
intégré dans les patrimoines linguistiques des pays africains
francophones, comme langue d’éducation, de travail et
d’échanges économiques au bénéfice, notamment, des
entreprises françaises basées en Afrique, comme atout de
facilitation des affaires. Les présidents François Hollande et
Emmanuel Macron avaient saisi cet atout proéconomie du
français  : ils avaient fait adopter une stratégie économique
de la Francophonie et appuyé les programmes de
l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) axés
sur l’économie et l’entrepreneuriat (classique et
numérique), considérant leur capacité à multiplier les cibles
de l’action économique française en Afrique via le faisceau
multilatéral de la Francophonie. Je puis attester cet état de
choses, ayant été, de mars  2016 à novembre  2017,
directeur de la Francophonie économique et numérique au
sein de l’Organisation internationale de la francophonie.

LE DISCOURS INSTITUTIONNEL DU LIEN FRANCO-


AFRICAIN : TRANSITION VERS DE NOUVEAUX
COMMUNS

Comme de nombreux téléspectateurs, j’ai assisté le


20  avril 2022 au débat de l’entre-deux-tours de l’élection
présidentielle française opposant le président de la
République sortant, Emmanuel Macron, et Marine Le Pen,
candidate reconnue d’extrême droite.
Au lendemain de cette joute politique, j’ai passé en revue
les échanges et vérifié qu’il n’avait jamais été fait mention
de l’Afrique. À dire vrai, je ne m’attendais pas à ce que la
relation entre la France et l’Afrique fasse l’objet d’une
attention particulière de la part des candidats, tant les
questions de politique intérieure étaient prioritaires dans ce
contexte dominé par les crises  : sanitaire, suite à la
pandémie de Covid-19, économique, avec la forte inflation
subie par les ménages français, et enfin internationale du
fait de l’inquiétante proximité de la guerre russo-
ukrainienne. Durant le débat, rien sur les relations à
l’Afrique donc, sinon en filigrane à travers les propos
xénophobes de Marine Le Pen stigmatisant,
sempiternellement, la propension criminelle des migrants,
et la nécessité de durcir les politiques migratoires.
De façon plus globale, d’autres observateurs ont noté
cette évocation très ténue voire absente de l’Afrique, durant
la campagne électorale 2022. Le continent était pourtant
traditionnellement convoqué, de façon assez marquée, par
les candidats successifs aux présidentielles françaises
depuis plusieurs décennies. Le journaliste et politiste Francis
Kpatindé qui s’est exprimé sur les ondes de RFI, le 21 avril
2022, a analysé cette tendance comme la manifestation,
plus franche, d’une sortie de la postcolonie. De son point de
vue, en dépit du maintien de la présence diplomatique et
militaire française en Afrique, celle-ci ne mobilise plus
autant l’action française autour d’elle. Les faits appuyant la
thèse de Kpatindé sont, à ce titre, édifiants comme si l’on
était entré dans une ère où le vœu d’autonomie réelle des
gouvernements africains s’exprimait de façon décomplexée.
Entre autres événements de cette actualité, on retiendra le
déni de la France du gouvernement de transition malien,
l’abstention lors de votes onusiens de pays africains
habituellement rompus à l’alignement sur la diplomatie
française. Le Togo, le Sénégal et le Cameroun, par exemple,
n’ont pas suivi le vote français pour la résolution sur
l’agression de la Russie en Ukraine. Kpatindé interprète la
multiplication des engagements de coopération militaire de
la Russie en sols africains, au Mali, au Cameroun et
en  Centrafrique, comme le marqueur d’une forme de
désamour des acteurs de la relation France-Afrique, voire de
défiance à l’endroit de la coopération militaire postcoloniale.
J’y reviendrai.
Avec un peu de recul, l’on peut effectivement
s’interroger sur les raisons qui rendent évidente l’expression
de la symbiose franco-africaine dans un certain inconscient
collectif électoral, plus africain que français d’ailleurs. En
quoi serait-elle si légitime durant cette présidentielle, au
regard des urgences politiques françaises, recentrées avec
force sur les affaires internes du pays ?
Peut-être m’étais-je habitué à une tradition de la
communication électorale sur la relation entre la France et
l’Afrique, comme un momentum rituel du renouvellement
des promesses du commun franco-africain  ? Les temps de
ce commun changent, comme l’a souligné Kpatindé. Mais
ont-ils tant changé au point de rompre franchement avec les
pratiques des anciens présidents français, qui tentaient de
maintenir vivace, avec toutes les subtilités du discours
diplomatique, la flamme de la France-Afrique, d’un mandat
à l’autre et quelle que soit l’étiquette politique  ? Car c’est
bien de soin qu’il s’agit dans ces discours  : soigner la
relation pour maintenir les intérêts réciproques, mais
également tenter de soigner le maquillage des cicatrices
nées de chaque mandature précédente.
Dans ses 110 propositions pour la France, le candidat
François Mitterrand souhaitait, en 1981, «  des liens
privilégiés avec les pays non alignés de la zone
10
méditerranéenne et du continent africain   ». En l’état,
cette promesse électorale ne brillait pas par son esprit
d’innovation au vu des relations (très) privilégiées avec
l’Afrique que le prédécesseur de François Mitterrand, Valéry
Giscard d’Estaing, poussa à un niveau intuitu personae.
L’image du commun politique franco-africain fut, en effet,
écornée par la coûteuse amitié du président Giscard
d’Estaing avec l’empereur-président de Centrafrique, Jean-
Bedel Bokassa, et le scandale des diamants offerts au
président français, qui lui-même finança pour partie la
cérémonie de l’autosacre impérial de son homologue
centrafricain, tout en le reconnaissant littéralement
« président à vie ». C’est aussi au nom de cette amitié que
Giscard d’Estaing put, notamment, exploiter gratuitement
les mines d’uranium centrafricaines mises à disposition par
er 11
Bokassa I , aux dires amers de ce dernier. Héritier d’un tel
tableau politique, François Mitterrand optera, sur le principe,
pour la rupture et la redirection du commun franco-africain
vers la coopération pour le développement. Il l’officialisera
par son adresse aux chefs d’État africains en 1990, prônant
un renforcement des transitions démocratiques en
contrepartie de l’aide au développement. Ainsi, cette
France-Afrique mitterrandienne se déclarait rigoureuse dans
l’édification d’un commun axé sur le partage des principes
de paix et démocratie et des droits de l’homme.
Pour moi qui suis féru des arcanes de cette relation
France-Afrique, je sais que François Mitterrand avait
pourtant renoncé dès 1983 à «  changer la vie  » franco-
africaine en choisissant l’axe conservateur de Guy Penne au
détriment de l’ambition réformatrice de Jean-Pierre Cot,
ministre de la Coopération  du début du premier septennat
mitterrandien. Tout comme Nicolas Sarkozy le fera plus tard
en « offrant littéralement en sacrifice » son secrétaire d’État
à la Coopération Jean-Marie Bockel à l’ancien président
Omar Bongo Ondimba du Gabon qui ne se prénommait plus
Albert-Bernard depuis sa conversion à l’islam. L’ambition
réformatrice du premier avait le don d’irriter le
locataire du palais du bord de mer de Libreville.
De facto, ces mots dissimulaient mal la nécessité de
maintenir le système postcolonial franco-africain, dont
Mitterrand lui-même fut, sous Charles de Gaulle, l’un des
«  ministres-artisans  ». L’enseignant-chercheur Pierre
Marchesin ne manque pas de souligner cette ambiguïté
volontaire en notant que « le discours de La Baule reste l’un
des meilleurs exemples d’une ambivalence qui tourne
finalement bien souvent dans le sens du conservatisme.
L’annonce du lien entre l’octroi de l’aide et la
démocratisation tient quelques mois. Dès le sommet de
Chaillot, en novembre  1991, François Mitterrand précise
qu’il faut bien sûr aller vers la démocratie, mais “chacun à
12
son rythme ” ».
J’ai également en mémoire la proposition quelque peu
sibylline du candidat Jacques Chirac qui promettait en 2007
«  d’intensifier les liens entre pays francophones  ». Élu
président, Chirac fera également alterner des signaux
contradictoires, actant soit une posture politique, avec le
maintien du système françafricain «  gaulliste/foccartien  »,
soit une posture de coopération économiciste conditionnant
la coopération franco-africaine aux rigueurs de l’ajustement
structurel imposé aux pays africains.
Son successeur Nicolas Sarkozy continuera sur la voie de
la diplomatie économique qu’il privilégiera sur l’aide au
développement et qu’il approfondira au profit des
entreprises françaises, auxquelles il œuvrera à ouvrir
davantage le marché africain.
En 2012, son challenger François Hollande avait marqué
son programme électoral de la volonté de rompre avec la
Françafrique, en proposant une relation fondée sur l’égalité,
la confiance et la solidarité, mais également une relance de
la Francophonie. À l’instar de ses prédécesseurs, le discours
actant de la fin de la Françafrique sera matérialisé par une
politique africaine orientée vers la recherche et la défense
des intérêts économiques de la France en Afrique. François
Hollande, alors confronté au péril djihadiste sur le sol
français après une série d’attaques terroristes d’islamistes
radicalisés, tentera de soigner le mal à la racine en
renforçant la présence militaire de la France dans les
espaces sahéliens générateurs de fondamentalismes
islamistes, notamment au Mali où sera déployée, en 2013,
l’opération de maintien de la paix Barkhane.
Emmanuel Macron reprend, lui aussi, à son compte un
discours d’éviction de la Françafrique du commun franco-
africain, auquel il entend donner une cure de jouvence. Il
envoie, en effet, ses premiers signaux de «  président
partenaire » français de l’Afrique à la jeunesse, à laquelle il
offre sa première tribune présidentielle, lors de sa visite
officielle à Ouagadougou en 2017. Il y affirmera sa volonté
de soigner les maux du commun franco-africain en portant
un regard réparateur sur les passés douloureux partagés
par la France et l’Afrique. Il promettra également d’être à
l’écoute de la jeunesse africaine et d’honorer son
dynamisme et son entrepreneuriat. Les opérations de
maintien de la paix lancées par son prédécesseur au Mali
seront poursuivies et étendues aux Burkina Faso et au
Niger, subissant la percée des forces djihadistes sur leurs
territoires.
Ainsi édicté, le discours des débuts africains du président
Macron laissait déjà l’impression d’un certain dynamisme,
par son adresse à la jeunesse, tout en maintenant la
continuité politique dans les affaires économiques et la
défense. Cependant, sa première mandature laissera un
goût plutôt aigre-doux dans ses velléités de rupture d’avec
les vieux communs françafricains. Pour ma part, ce «  en
même temps  » macronien, qui délivra à Ouagadougou au
mois de novembre  2017 son «  discours de la méthode  »
franco-africain, m’indigna par sa négation de la violence
historique française en Afrique en matière monétaire.
13
L’expression de cette indignation par voie de presse
provoqua d’ailleurs mon éviction de l’Organisation
internationale de la francophonie. L’ayant longuement
relatée dans mon précédent ouvrage (L’Urgence africaine),
je ne reviendrai pas dessus dans le présent chapitre.

Les « nouveaux » communs de la Macronie


en Afrique

La stratégie du pas en avant…
Dans son programme électoral de 2022, Emmanuel
Macron s’est montré plutôt taiseux sur les perspectives de
sa politique africaine 2022-2027, donnant la part belle de
son argumentaire électoral à son bilan de mandature. Doit-
on y voir la concrétisation des mots du président élu en
2017, actant la disparition de la politique africaine : « Parce
que je ne vais pas venir vous dire que nous allons faire un
grand discours pour ouvrir une nouvelle page de la relation
entre la France et l’Afrique. Oui je ne suis pas venu ici vous
dire quelle est la politique africaine de la France comme
d’aucuns le prétendent. Parce qu’il n’y a plus de politique
14
africaine de la France  !! »
Le président-candidat rappela, néanmoins, que sa
mandature avait permis de reconfigurer ses rapports avec
l’Afrique, dans le cadre d’un partenariat équilibré et fondé
sur le dialogue en élaborant un agenda ambitieux sur
différents volets (économique, écologique ou encore
15
sécuritaire) et en conduisant un travail de mémoire inédit .
Parmi ces initiatives mémorielles inédites, rendant
hommage au commun-tragique franco-africain, il y eut,
notamment, la restitution au gouvernement du Bénin des
œuvres d’art africaines spoliées par la France, la
reconnaissance de crimes de guerre français durant la
guerre d’Algérie et des responsabilités françaises durant le
génocide rwandais en 1994. Par ces actes de
reconnaissance, entrés dans une certaine postérité par
l’édition de différents rapports corollaires, commandés par
le président à Benjamin Stora (Algérie), Felwine Sarr et
Bénédicte Savoy (restitution des œuvres d’art), Vincent
Duclert (génocide rwandais), Achille Mbembe (renouveau de
la relation entre l’Afrique et la France), un nouveau commun
de la réparation longtemps renié par les prédécesseurs
d’Emmanuel Macron voit le jour en ambitionnant de créer
*1
une nouvelle voie vers l’équité du commun franco-africain .
En europhile convaincu, mais également au titre de
président en exercice de l’Union européenne, Emmanuel
Macron élargit le spectre de la relation entre la France et
l’Afrique au champ de l’Europe. L’Union européenne est
effectivement un médium utile pour dépassionner la relation
de la France avec l’Afrique et faire passer l’idée d’extinction
du pré carré français, en faisant symboliquement glisser le
concept vers celui de commun euro-africain. Macron
ambitionne donc (comme ses prédécesseurs…) de lâcher
franchement les rênes du cheval fantôme Françafrique, mais
n’est-il pas à craindre qu’il prenne celles d’un cheval de
Troie européen, qui perpétuerait de façon plus subtile
l’emprise de la diplomatie économique française en
Afrique  ? La France étant l’un des pays moteurs de la
communauté européenne, la question se pose avec acuité si
l’on considère l’impact des politiques commerciales de
l’Union européenne, qui ont institutionnalisé le
«  saignement  » des matières premières de l’Afrique, sans
considérer le soutien, réellement nécessaire, aux processus
de transformations endogènes des pays africains. À
l’horizon 2022-2027, j’estime qu’aller de l’avant dans une
relation économique vertueuse avec l’Afrique reviendrait
pour le président Macron à s’engager sur la voie d’un
échange plus juste avec ses partenaires africains, en
considérant une coopération sincère et équitable, autour
d’actions pour leur transformation structurelle, que j’expose
dans le premier chapitre de cet ouvrage.
On peut, par ailleurs, reconnaître à Emmanuel Macron
son action de valorisation des acteurs économiques de la
société civile africaine, qui ont longtemps souffert de leur
inaudibilité auprès de leurs dirigeants africains. Ces
innovations politiques concernant les jeunes, notamment du
secteur entrepreneurial, ont ouvert une nouvelle voie de la
diplomatie économique française, promise par Macron à la
jeunesse africaine lors de son discours aux étudiants de
l’Université de Ouagadougou en  2017  : «  Et je suis d’une
génération qui observe que, partout sur le continent
africain, la jeunesse africaine réclame avec impatience de
participer à la construction du destin de son pays et de la
mondialisation. »
Ces mots ne sont pas restés lettre morte, car le président
français a affiché à son actif en 2022, entre autres
initiatives  : la création d’un Conseil présidentiel pour
l’Afrique, think tank réunissant une sélection de
personnalités d’Afrique et de la diaspora, essentiellement
issues du monde de l’entreprise ; la création du programme
Choose Africa, par lequel l’AFD propose des instruments
financiers pour accompagner le développement des TPE et
PME africaines ; puis le développement de l’initiative Digital
Africa, spécialisée dans le soutien à la coopération pour
l’innovation numérique en Afrique…
Mais l’événement majeur de la communication politique
macronienne à l’endroit de la jeunesse africaine fut
l’organisation du sommet de Montpellier en octobre  2021,
qui selon la communication officielle « a permis d’impliquer
la société civile dans le renouvellement des relations entre
la France et l’Afrique  ». Ce nouveau format événementiel,
lors duquel seuls de jeunes représentants de la société civile
africaine furent invités à s’exprimer « sans langue de bois »,
fut notamment l’occasion pour Emmanuel Macron d’aller
plus loin dans la rupture avec la communication politique
traditionnelle des rencontres entre chefs d’État, vieux
commun porteur de frustrations et d’impatiences pour les
citoyens d’Afrique. Faut-il y voir le suivi attentif d’une des
préconisations de l’enseignant-chercheur Achille Mbembe,
qui remettait peu de temps auparavant au président Macron
16
son rapport Les Nouvelles Relations Afrique-France  ? Dans
ce rapport, il propose en effet de reconsidérer les relations
de la France avec les institutions gouvernementales
africaines en ces termes  : «  Faute de rééquilibrer ses
rapports avec le continent en faveur des sociétés civiles, sa
forte dépendance vis-à-vis de pouvoirs vieillissants,
discrédités et corrompus desservira ses intérêts à long
terme. »

… et de la marche arrière
Ce sommet des jeunes fut parmi d’autres événements du
commun franco-africain, sous Macron, le marqueur d’une
rupture voulue positive. Il a cependant créé une crispation
protocolaire du côté des chefs d’État écartés, crispation qui
est venue s’ajouter aux autres fissures diplomatiques et
institutionnelles assumées de la politique macronienne en
Afrique.
La mandature Macron a hérité des crises politico-
sécuritaires en Afrique de l’Ouest, marquées par la
multiplication des attaques terroristes et l’expansion
djihadiste au Mali, au Burkina Faso, au Bénin, au Togo, au
Nigeria, en Côte d’Ivoire… Mais également par une série de
transitions politiques non démocratiques, notamment
caractérisées par les coups d’État militaires en Guinée, au
Mali et au Burkina Faso.
L’action militaire antiterroriste de l’opération Barkhane,
au Sahel, du gouvernement Macron prit un tour inattendu,
dans une perspective classique de la coopération militaire
franco-africaine. Une grave crise politique franco-malienne a
vu le jour alors que l’action commune était plus que jamais
nécessaire. Cette rupture des relations diplomatiques entre
le gouvernement français et les autorités de transition
maliennes a trouvé son origine dans la défiance des
populations et des autorités maliennes vis-à-vis de la
présence militaire française au Mali, in fine jugée peu
efficace contre la progression des djihadistes. Lorsque les
autorités maliennes ont accepté de coopérer avec
l’entreprise de défense privée russe Wagner pour les
appuyer dans leur lutte antidjihadiste, la France s’y est
opposée de manière virulente, provoquant une surenchère
d’invectives entre les chefs d’État français et malien, au
point que ce dernier a ordonné le départ des troupes
françaises du Mali. Cet événement, vécu comme un affront
par la France, supplantée par les forces russes sur le
territoire de son ancien pré carré, ne restera pas sans
conséquences. Mais, comme l’avait déclaré Emmanuel
Macron en 2017, «  il n’y a plus de politique africaine de la
France ! ! », à tout le moins plus de politique apparente, car
la riposte française s’est jouée sur un autre tableau, celui
des institutions régionales africaines.
Ces différents événements ont créé une fracture au
niveau des chefs d’État membres des organisations
régionales ouest-africaines de l’UEMOA et la CEDEAO. Cette
crise du commun institutionnel panafricain s’est illustrée en
début d’année  2022 par les prises de position divergentes
dans la gestion des crises politiques régionales. Elles furent
symptomatiques de la difficulté de certains États à se
départir de l’influence française dans l’adoption d’un
positionnement stratégique et juridique africain autonome.
Début janvier  2022, les dirigeants putschistes du
gouvernement malien de transition décident de se
maintenir cinq ans de plus à la tête de l’État, alors qu’ils
s’étaient initialement engagés à organiser, en février 2022,
des élections qui auraient ramené les civils à la tête du Mali.
En réaction, la Communauté économique des États
d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a sanctionné le Mali le
9 janvier 2022, en lui imposant un blocus économique dans
l’espace communautaire ouest-africain, interdisant la libre
circulation, les importations et exportations, actant
également le gel des avoirs maliens et l’interdiction de
transactions avec le Mali.
Cependant, le gel des avoirs du Mali opéré par la Banque
centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) posait un
problème légal du fait de la neutralité et de l’indépendance
statutaire de principe de la banque (article 4 des statuts de
la BCEAO). D’autant que le Mali n’avait pas, formellement,
commis d’erreur légale selon les règlements de la BCEAO.
Les autorités maliennes y virent une grave faiblesse de la
CEDEAO, accusée de se laisser instrumentaliser par
la  France, en pleines tensions diplomatiques entre Bamako
et Paris. De son côté, la France apportait par la voix de son
ambassadeur français à l’ONU, Nicolas de Rivière, par
ailleurs appuyé par les États-Unis, «  le plein soutien de la
France à la CEDEAO ». Dans le même temps, l’ambassadeur
russe Dimitri Polyanskiy soutenait le Mali en déclarant
« comprendre les difficultés des autorités maliennes ».
Le Mali s’est alors défendu contre les procédures
engagées à son encontre par l’Union économique et
monétaire ouest-africaine (UEMOA) en arguant de l’illégalité
de certaines sanctions, inexistantes dans le corpus juridique
de l’UEMOA. Par ailleurs, la situation faisait apparaître une
contradiction, qui interrogeait la crédibilité des sanctions
économiques à l’encontre du Mali. Il était en effet
surprenant de constater que les États de l’Union
européenne pouvaient continuer à commercer avec le Mali,
malgré leur attachement aux principes fondamentaux de la
démocratie.
Ce n’est que le 24  mars 2022, suite au pourvoi du Mali
pour illégalité des sanctions à son encontre, que la cour de
justice de l’UEMOA statua finalement sur la levée des
restrictions imposées à l’État malien, levée des restrictions
immédiatement rejetée par les chefs d’État de la CEDEAO à
*2
la notable exception de mon pays, le Togo .
Pour ma part, face à cette situation politique augurant
d’un quotidien difficile, et fidèle au principe qui a toujours
guidé mon existence, à savoir ne servir que l’intérêt
général, quoi que cela puisse me coûter, j’ai apporté
publiquement mon total soutien et ma solidarité au peuple
malien, victime collatérale de cette crise de souveraineté,
qui fait, hélas, une fois de plus écho à mon combat pour la
pleine souveraineté monétaire de l’Afrique. Je me suis
insurgé contre le gel des avoirs maliens à la BCEAO et
contre le blocage de toutes les transactions monétaires et
financières entre le Mali et le système bancaire ouest-
africain. Déjà en 2016, dans un autre livre, j’avais dénoncé
le chantage inhérent au système du franc CFA, que subit le
17
peuple souverain du Mali aujourd’hui . La BCEAO s’est
toujours battue pour obtenir son indépendance vis-à-vis du
pouvoir politique, sur la base de l’argument monétariste de
la séparation de la monnaie et de la politique. Cette
indépendance lui fut octroyée au mois d’avril 2010 et j’étais
contre, considérant que l’arme monétaire était d’abord une
arme politique, devant en particulier servir à réguler la
conjoncture économique. Quelle ne fut donc pas ma
surprise de constater que cette même banque centrale
acceptait sans broncher d’être instrumentalisée dans une
affaire politique dont elle n’avait absolument pas à se mêler
si elle voulait rester fidèle à ses principes et à ses statuts.
Cette crise malienne sans précédent doit permettre
l’ouverture d’un dialogue entre toutes les parties prenantes
au-delà d’une lecture partielle et partiale des concepts de
légalité et de légitimité. Comme l’ont rappelé les états
généraux de Lomé (voir chapitre 4), l’émancipation
monétaire de l’Afrique de l’Ouest est une urgence africaine.
Dans un ouvrage collectif sur la monnaie que j’ai dirigé
en 2021 18, j’indiquais que la construction d’une monnaie
émancipatrice pour l’Afrique de l’Ouest était un test de
sincérité pour la France dans sa volonté d’assumer une
nouvelle étape dans sa relation avec l’Afrique, refermant
ainsi les chapitres colonial et néocolonial en matière
monétaire. Pour les États ouest-africains, ce serait plutôt un
test de crédibilité de leur capacité à embrasser et mener à
bien un projet collectif émancipateur. Force est de
reconnaître que, dans le traitement de la question malienne,
la France a œuvré en coulisses pour utiliser le franc CFA
comme un instrument de rétorsion, bien loin de son discours
officiel ; pour leur part, les États de la CEDEAO ont montré,
par leur division et la grande improvisation de leur
processus de prise de décision, qu’il était prématuré
d’accorder à cette dernière la crédibilité attendue d’un
organisme d’intégration régionale digne de ce nom. Ce n’est
d’ailleurs pas un hasard si la CEDEAO a décidé de remettre
à 2027 la mise en place de la nouvelle monnaie eco
pourtant attendue depuis 1983. Décidément, l’économiste
français Jacques Rueff avait raison lorsqu’il disait que «  la
monnaie est l’espace dans lequel se jouent le sort de la
liberté politique et le destin du développement
19
économique  » !
Au final, l’exemple du Mali dans la gestion de la crise
politico-sécuritaire en Afrique de l’Ouest a montré le risque
d’éclatement du processus d’intégration régionale. La
CEDEAO et l’UEMOA sont porteuses d’antagonismes, qui se
traduisent dans les positionnements des États et qui
remettent en question le commun politique africain de leurs
pays membres. Par exemple, le Togo soutient le Mali dont il
est désormais médiateur et exige que les États de l’UEMOA
respectent la décision de la cour de justice de l’UEMOA de
suspendre les sanctions infligées au Mali. À l’opposé, le
Niger, le Nigeria et le Ghana sont pour le maintien de la
ligne dure contre les différentes juntes (Mali, Burkina,
Guinée) et rejettent les décisions de la cour de justice de
l’UEMOA. L’avenir nous dira dans quel sens penchera le
balancier, au-delà de la décision de levée des sanctions
contre le Mali du 3 juillet 2022 par la CEDEAO.

Conclusion

La cosmétique du commun franco-africain est toujours à


l’œuvre  : elle maquille les cicatrices des vieux communs,
polémiques, avec des fards de jouvence porteurs de belles
promesses d’équité et de coopération juste. Les mots et
certains actes publics d’engagement, à rebours de la
sombre Françafrique, ont ponctué chacune des mandatures
présidentielles françaises dans leur relation à «  l’Afrique  »,
sans tenir réellement compte, cependant, d’un dialogue
vers «  les Afriques  ». Le monolithe africain demeure,
symptomatique d’un rejet de réelles bilatéralités entre la
France et les pays africains.
Face à ces résistances, le commun africain pourrait, plus
justement, à tout le moins égalitairement, se construire en
lien avec le commun européen, pour un dialogue plus
équitable. L’intégration régionale suit, encore trop
fragilement, son cours en Afrique comme en témoigne
l’influence prégnante de la diplomatie française dans les
institutions africaines, dès lors que ses intérêts sont en jeu.
Parallèlement, la diplomatie africaine prête une oreille de
plus en plus attentive aux influences de superpuissances
comme la Chine et la Russie, qui ont bien pris la mesure de
la stratégie d’approche bilatérale, en soi valorisante, menée
par certains pays africains comme le Mali, la République
centrafricaine et le Cameroun. Et ce en dépit du contexte
international très tendu par les appétits impérialistes et
décomplexés de la Russie.
Plus généralement, nous devons nous interroger, plus de
soixante ans après les indépendances africaines, sur ce que
la coopération au développement française peut apporter
aujourd’hui, notamment pour empêcher les conflits violents
en Afrique de l’Ouest.
«  Nous ne pouvons pas sécuriser des zones qui
retombent dans l’anomie parce que des États décident de
ne pas prendre leurs responsabilités, ou alors c’est un
20
travail sans fin .  » Ces propos du président Emmanuel
Macron résonnent comme un tournant majeur dans la
relation entre l’Afrique et la France. Car cette dernière, dans
son rôle historique de gendarme de l’Afrique, s’est toujours
positionnée comme détentrice exclusive des solutions pour
résoudre les flux de conflictualité en laissant peu de marge
de manœuvre à l’élaboration d’une solution africaine. Tant il
est vrai que son assistance est de nature à
déresponsabiliser parfois les décideurs, ou en tout cas à
incarner une vision du monde contraire à des solutions
africaines endogènes. Par exemple, l’intransigeance
française face aux velléités de dialogue entre les dirigeants
africains et les leaders des groupes terroristes n’est pas
toujours comprise par les populations africaines qui se
rendent bien compte que nombre de djihadistes présumés
ou réels sont leurs propres compatriotes ou des membres de
leurs communautés villageoises.
Par ailleurs, pour espérer un commun sécuritaire entre la
France et l’Afrique, il est nécessaire que l’aide apportée par
la France favorise le retour à l’État de droit, ce qui nécessite
de redonner un pouvoir d’agir aux États sahéliens
notamment. Or force est de constater que l’intervention
étrangère de la France ne permet pas une résilience des
États. On peut même observer qu’elle conduit à une
certaine inertie dans la quête de solutions idoines pour agir
sur les flux de conflictualités. Dès lors, la situation
sécuritaire qui prévaut au Sahel impose un changement
radical de paradigme de la coopération militaire entre la
France et les pays de l’Afrique francophone en général et du
Sahel en particulier. Et, au-delà de la situation sécuritaire,
toute la relation entre la France et l’Afrique est à repenser,
dans l’optique de l’invention de nouveaux communs sous le
prisme d’une coconstruction symétrique…
Conclusion générale

L’Afrique est plurielle et extrêmement diversifiée, d’où la


difficulté de l’analyse si elle se veut prescriptive, ce qui
conduit à nuancer certains propos tenus dans le présent
ouvrage.
L’Afrique est un espace de transitions (démographique,
énergétique, fiscale, écologique, démocratique). Le défi
réside dans les modalités de pilotage adéquat de ces
transitions. De façon minimaliste, on pourrait s’accorder sur
la nécessité de disposer d’une vision partagée de l’avenir,
de dispositifs techniques appropriés et enfin d’un système
performant de suivi-évaluation des politiques, programmes
et projets. Plusieurs économistes africanistes de renom se
sont livrés ces dernières années à cet exercice.
Ainsi, il existe une forte convergence des scénarios
d’avenir entre les travaux de Pierre Jacquemot 21 et ceux de
22
Philippe Hugon , au-delà des différences terminologiques.
On pourrait les classer en trois catégories, classiques en
prospective  : les scénarios pessimistes (le chaos ou la
faillite, la divergence et la marginalisation chez Pierre
Jacquemot ; le largage ou le décalage chez Philippe Hugon) ;
les scénarios tendanciels (la convergence dans la
dépendance chez Pierre Jacquemot et les nouveaux
arrimages chez Philippe Hugon)  ; et enfin, les scénarios
optimistes  : l’émergence durable et inclusive chez Pierre
Jacquemot et le rattrapage ou les recentrages chez Philippe
Hugon. Par ailleurs, Philippe Hugon insiste sur l’importance
des marchés régionaux, là où Pierre Jacquemot met plus
l’accent sur l’impératif de durabilité du développement.
Plusieurs facteurs d’incertitude relatifs à la trajectoire
future de l’Afrique restent présents dans les travaux des
chercheurs africanistes, dont les quatre ci-après :
1. La place des puissances émergentes, notamment
asiatiques, dans les relations qu’entretiendra dans le
futur l’Afrique avec le reste du monde.
2. Le rôle des inégalités dans le destin de la cohésion
sociale en Afrique, dans la mesure où ce continent
cumule d’importantes inégalités intra- et interpays.
3. L’impact de la donne sécuritaire sur la stabilité
géopolitique du continent, notamment sur le principe
d’intangibilité des frontières issues de la colonisation.
4. L’impact du changement climatique sur les migrations
humaines et la résilience des écosystèmes naturels.
L’effort d’inscription des réflexions dans le temps long de
l’histoire, notamment dans les travaux de Jean-Pierre
23
Dozon et Philippe Hugon, permet de tordre le cou aux
idées fausses, par exemple celle qui veut que « l’Afrique ne
serait pas suffisamment entrée dans l’histoire ». De même,
la mise en lumière par Jean-Pierre Dozon de la récurrence
dans la pensée française de l’idéalisation de l’Afrique au
moment où la France va mal est particulièrement
intéressante. Ainsi serions-nous en présence du fameux
«  goût des autres  », illustré en particulier dans les
célébrations philosophico-littéraires, par exemple dans le
surréalisme d’André Breton et le mouvement dada qui ont
magnifié l’art africain au sortir de la Première Guerre
mondiale, Jean-Paul Sartre et le courant existentialiste qui
ont rendu à la fin de la Seconde Guerre mondiale un vibrant
hommage à la négritude, en témoigne la préface que Sartre
a rédigée pour Les Damnés de la terre de Frantz Fanon, et
enfin tout le discours actuel sur l’émergence et la
renaissance de l’Afrique, dans un contexte de crise de la
mondialisation en France et dans le monde occidental. Jean-
24
Pierre Dozon déconstruit ce jeu de miroirs permanent
entre l’Occident et l’Afrique, qui permet de relativiser le
concept de modernité, dans un contexte où « chacun est le
magicien ou le sorcier de l’autre ».
Pour ma part, l’Afrique que j’observe au quotidien semble
hésiter entre un repli orgueilleux fondé sur une
revendication presque désespérée de ses spécificités et
particularismes, œuvrant comme facteurs de justification de
ses insuffisances souvent intolérables, d’une part, et,
d’autre part, un impressionnant dynamisme de sa jeunesse
et une incroyable facilité à se saisir des innovations
technologiques les plus récentes pour en faire des usages
quotidiens lui permettant de transcender ses pires
difficultés.
Cette marche « au hasard » qui en découle mérite d’être
observée, déconstruite, réorganisée et réinventée au besoin
afin qu’elle soit une marche pour une durable prospérité
partagée et non une addition de souffrances et de joies
aussi imprévisibles et éphémères les unes que les autres.
À la fin de mon incursion dans «  une solution pour
l’Afrique  », je reste convaincu que l’Afrique n’a pas fini de
livrer ses mystères, ses aspirations, ses doutes, son génie et
ses convictions les plus profonds. À vrai dire, ce continent
que j’aime tant continue de me désespérer lorsque
j’observe les incroyables gâchis auxquels il peut se livrer au
quotidien  : corruption massive, détournements de fonds
publics, assassinats politiques, arrestations arbitraires et
déresponsabilisations coupables de toute nature…
Et pourtant, je l’aime encore !
L’Afrique est ma seule raison de vivre, la terre de mes
aïeuls, de mes pères et de mes contemporains, celle qui
enfanta Nelson Mandela, Myriam Makeba, Kwame Nkrumah,
Sylvanus Olympio, Abebe Bikila, Tabu Ley, Bella Bellow,
Manu Dibango, Patrice Lumumba, etc.
Je suis persuadé que cette Afrique est capable de
transformer, par une mystérieuse alchimie dont cet ouvrage
a voulu démêler l’écheveau, les pires souffrances en joie,
les retards les plus manifestes en avancées irréfutables, les
inerties les plus rageantes en résiliences majeures.
Je ne me lasse guère d’observer au quotidien l’incroyable
générosité des pauvres et démunis d’Afrique, de même que
la grande solidarité quotidienne de populations souvent au
bord du désespoir. Je me convaincs en bénéficiant du sourire
de ses habitants, qui auraient pourtant toutes les raisons
d’en vouloir au reste du monde des pires atrocités qu’il leur
a fait subir dans l’histoire, et quelquefois dans le présent,
lorsqu’il laisse chavirer les frêles embarcations des migrants
dans les mers de l’espoir, que l’avenir de l’Afrique sera
radieux, forcément radieux. La solution africaine ne semble
pas être le primat de la froide technologie sur la chaleur du
vivre-ensemble, ni celui de l’accumulation matérielle sans
fin sur la nécessité du partage du maigre surplus disponible.
Les communs africains semblent inéluctablement
reposer sur une espérance sans faille en l’avenir, espérance
d’autant plus paradoxale que l’Afrique est sans cesse
décrite comme le continent du court terme, de
l’immédiateté. Et si la solution africaine était la foi en la vie,
au caractère immuable d’une éternité qui s’offre à notre
quotidien dont il faudrait simplement saisir les offrandes, les
protéger, les magnifier, les réinventer lorsqu’elles semblent
se faner et enfin les partager  pour en faire un substrat de
bonheur  ? La solution africaine est la faculté de ses
habitants à fabriquer de la générosité au quotidien et à la
redistribuer en dépit de nombreux obstacles qui jonchent le
sol d’Afrique  : guerres, pandémies, insécurité,
réchauffement climatique, salinisation des sols, perte de
biodiversité, érosion côtière…
La solution africaine est la capacité de répondre à
l’urgence africaine avec sérénité, calme et détermination.
La solution africaine ressemble à ma grand-mère qui me
prenait sur son dos pour traverser toute la ville de Lomé en
pleine nuit à la recherche d’un hôpital alors que je grelottais
de fièvre dans la nuit togolaise… Cette figure d’une grand-
mère stoïque face aux multiples drames qui s’abattaient sur
elle et sa famille, forte malgré sa silhouette frêle et
chancelante, debout tous les vendredis à quatre heures du
matin pour espérer attraper un minibus pouvant la conduire
au marché hebdomadaire de Tsévié, à une trentaine de
kilomètres de Lomé, où elle avait son étal, cette figure
résume pour moi ce qu’est l’Afrique. Tel le roseau, mon
continent plie mais ne rompt pas.
J’ai choisi dès ma plus tendre enfance de me battre, car
j’ai très tôt eu l’intuition que mon continent avait besoin de
moi. Pardon pour l’immodestie de ce propos, mais je dois à
la vérité de confesser que j’ai toujours eu des rêves de
grandeur pour l’Afrique, mon Afrique, et je me suis toujours
vu dans toutes les manifestations de la grandeur africaine.
Avec le recul dû à ma propre trajectoire professionnelle, il
me paraît évident que l’élite francophone économique à
laquelle j’appartiens a été construite pour maintenir
l’influence de la France en Afrique, notamment via
l’instrumentalisation du discours monétariste à des fins de
légitimation de notre position de pouvoir. De ce fait, la
BCEAO agit comme l’équivalent de l’ENA en France et
représente le passage privilégié pour occuper des positions
dominantes au sein des administrations publiques africaines
francophones, débouchant souvent sur des postes politiques
de premier plan. En cela, la formation et la trajectoire
professionnelle des élites statisticiennes-économistes et
économistes africaines francophones, constituent un
véritable «  commun monétariste  », mais un «  commun
mirage  », dont l’objectif conscient ou inconscient est la
perpétuation de la domination française en Afrique, portée
par les élites africaines elles-mêmes. C’est le stade ultime
de la « servitude volontaire », celui qui ne nécessite pas la
présence du «  maître  » pour perpétuer la volonté de ce
dernier, en contrepartie de positions matérielles et
symboliques enviables pour les élites locales.
Cette situation de rente monopolistique semble
aujourd’hui contestée par la jeunesse africaine de plus en
plus diplômée mais aux prises avec les affres du chômage
et du sous-emploi, en déficit de perspective prometteuse en
termes de carrière et d’intégration sociale, dotée d’un fort
désir d’émancipation et d’une volonté de remise en cause
des hiérarchies établies. Ce contexte de crise endogène des
sociétés africaines est exacerbé à l’heure actuelle par
l’addition de cinq crises –  russo-ukrainienne, sécuritaire,
sanitaire, politique et climatique  –, rendant la situation
africaine inflammable avec des dégâts collatéraux sur une
relation Afrique-France construite sur une économie
d’empire dont tout le monde peut constater l’épuisement de
fait.
Aujourd’hui, à 54 ans, échaudé pourtant par les
nombreuses vicissitudes de la vie, les petites et grandes
mesquineries des êtres humains, les irréversibilités du
temps qui passe inexorablement et qui nous rappellent la
finitude de nos vies individuelles, je reste persuadé que le
meilleur est à venir pour mon continent, le continent
« mère », le continent africain. Pour ce faire, nous devons –
  filles et fils d’Afrique  – réinventer nos communs, notre
histoire que nous avons en partage, nos valeurs issues de la
longue durée de nos traditions et de nos cosmogonies, notre
vivre-ensemble fondé sur l’attention aux autres, au « nous »
25
plutôt qu’au «  je   », à notre futur commun face aux
multiples défis d’un monde ballotté entre espoir et
désespoir. La solution africaine est la solution planétaire. Il
n’y a d’autre voie que celle de la générosité, du partage et
de la solidarité si nous voulons sauver notre commune
humanité. Nous devons le faire et nous saurons le faire.
Pour ceux qui nous ont précédés, pour nous et pour les
générations futures…
Table des sigles
AFD Agence française de développement

Observatoire économique et statistique d’Afrique


Afristat
subsaharienne

BCEAO Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest

CEDEAO Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest

CER Communauté économique régionale

Comité permanent inter-États de lutte contre la sécheresse


CILSS
dans le Sahel

Centre de coopération internationale en recherche


Cirad
agronomique pour le développement

franc CFA franc de la Communauté financière en Afrique

FED Fonds européen de développement

FMI Fonds monétaire international

IBW Institutions de Bretton Woods

IDE investissements directs étrangers

Institut national de la recherche pour l’agriculture,


Inrae
l’alimentation et l’environnement (France)

RFI Radio France internationale

SCN système de comptabilité nationale

UEMOA Union économique et monétaire ouest-africaine

UMOA Union monétaire ouest-africaine

Zlecaf Zone de libre-échange continentale africaine


Notes bibliographiques

Introduction
1. « Les chaînes de valeur méritent mieux qu’un entrelaçage de
maillons faibles  », dialogue entre Jean-Christophe Fromantin et
Kako Nubukpo, Forum de l’universel, Paris, 7 mai 2020.
2. Kako Nubukpo, «  L’efficacité de la politique monétaire en
situation d’incertitude et d’extraversion  : le cas de l’Union
économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA)  », The
o
European Journal of Development Research, 2007, vol. 1, n   3,
p.  480-495. Et également Kako Nubukpo (dir.), Demain la
souveraineté monétaire  ? Du franc CFA à l’eco, Éditions de
l’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2021.

CHAPITRE 1
Vers un néoprotectionnisme
africain
1. Kako Nubukpo, L’Urgence africaine. Changeons le modèle de
croissance, Odile Jacob, 2019.
2. Martial Ze Belinga, « Sens et puissance », Présence africaine,
o
vol. 197, n  1, 2018, p. 15-42.
3. Arnaud Buchs, Catherine Baron, Géraldine Froger, Adrien
Peneranda, « Communs (im)matériels : enjeux épistémologiques,
institutionnels et politiques  », Développement durable et
o
territoires [en ligne], 2019, vol.  10, n   1, mis en ligne le 4 avril
2019,
http://journals.openedition.org/developpementdurable/13701.
4. David Bollier, La Renaissance des communs. Pour une société
de coopération et de partage, Éditions Charles Léopold Meyer,
2013.
5. « Objectifs et domaines prioritaires de l’agenda 2063 », Union
africaine, https://au.int/fr/agenda2063/objectifs.
6. Jacques Berthelot, Vous avez dit libre-échange  ? L’accord de
partenariat économique Union européenne-Afrique de l’Ouest,
L’Harmattan, juin 2018.
7. Fathi Béchir, «  Négociations UE-ACP  : à prendre ou à laisser,
selon les Quinze pour qui il ne peut y avoir remise en question de
o
l’offre initiale », Marchés tropicaux, 28 mai 1999, n  1039.
8. Michel Rocard, «  Soucis paysans  », Les Réalités Lomé, Défis-
o
Sud, 1998, n  34, p. 39-40.
9. Ndongo Samba Sylla, «  Du libéralisme forcé, les accords de
partenariat économique  », in Martine Boudet (coord.),
Résistances africaines à la domination coloniale, Éditions du
Croquant, 2021, p. 103-109 (citation p. 106).
10. Observatoire mondial du soutien à l’agriculture, Du grain à
moudre pour les politiques, étude réalisée par Jean-Christophe
Debar et Abdoul Tapsoba, Fondation FARM, 6 mai 2019.
11. Vandana Shiva, « How free is India ? », Third World Network,
Resurgence Magazine, juillet 1997.
12. Martine Boudet (coord.), Résistances africaines à la
domination coloniale, op. cit.
13. Vigninou Gammadigbe, Ismael Issifou, Daouda Sembene,
Sampawende Jules Tapsoba, «  Convergence et divergence
budgétaire en Afrique  : le rôle des communautés économiques
régionales et des unions économiques et monétaires  », HAL
archives ouvertes, 2018, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-
01723117.
14. James Markusen, Antony Venables, «  Foreign direct
investment as a catalyst for industrial development  », European
o
Economic Review, 1999, vol. 43, n  2, p. 335-356.
15. Bruno Losch, « Les limites des discussions internationales sur
la libéralisation de l’agriculture  : les oublis du débat et les
o
“oubliés de l’histoire”  », Revue OCL, 2006, vol.  13, n   4, 2006,
p. 272-277.
16. https://trade.ec.europa.eu/access-to-markets/fr/content/tout-
sauf-les-armes-tsa.
17. https://fr.wikipedia.org/wiki/Via_Campesina.
18. http://www.csa-be.org/spip.php?article204.
19. https://www.michele-rivasi.eu/a-la-une/politique-laitiere-
europeenne-sur-la-production-locale-de-lait-en-afrique-mon-
rapport-adopte.
20. Pierre Jacquemot, Souverainetés agricole et alimentaire en
Afrique. La reconquête, L’Harmattan, 2021.
21. Alan Matthews, «  The dependence of EU farm income on
public support  », 20 avril 2016 (site capreform.eu), cité par J.
Berthelot in Martine Boudet (coord.), Résistances africaines, op.
cit.
22. Bruno Losch, «  La recherche d’une croissance agricole
inclusive au cœur de la transition économique africaine  », in
Jean-Claude Devèze (dir.), Les Défis agricoles africains, Karthala,
2008.
23. Pierre Jacquemot, Souverainetés agricole et alimentaire en
Afrique, L’Harmattan, 2021.
24. Ibid. 50 % des superficies agricoles seraient dégradées, avec
une jachère tombée à 15 % des surfaces cultivées.
25. Kako Nubukpo, L’Urgence africaine, op. cit.

CHAPITRE 2
Sécurité foncière et ressources
naturelles
1. Jean Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit
sans rigueur, LGDJ, 1995, p. 50.
2. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine,
1950.
3. Philippe Lavigne-Delville, « Sécurisation foncière, formalisation
des droits, institutions de régulation foncière et investissements.
Pour un cadre conceptuel élargi », Revue des questions foncières,
o
2010, n  1, p. 11.
4. Pour les paradigmes, voir John W. Bruce, Shem E. Migot-
Adholla (dir.), Searching for Land Tenure Security in Africa,
Kendall/Hunt Publishing Company, 1994.
o
5. Voir les notes n   10 et 11 produites dans le cadre du
Programme de gestion concertée des ressources naturelles,
www.ipar.sn.
6. Étienne Le Roy, Le Jeu des lois. Une anthropologie
« dynamique » du droit, LGDJ, 1999, p. 74.
7. Voir les réformes foncières alternatives. Voir Abdoulaye
Harissou, La Terre, un droit humain, préface par Jacques Chirac et
Abdou Diouf, Dunod, 2011. Il faut noter que maître Abdoulaye
Harissou est un notaire camerounais. Il a théorisé le titre sécurisé
simplifié en alternative aux titres fonciers dont la procédure est
longue, coûteuse, ennuyeuse et dont la gestion est lourde. Voir
Hubert Ouedraogo, Vincent Basserie, «  Les politiques foncières
formelles et concertées  : le chaînon manquant des systèmes
fonciers ouest-africains  », Fiches pédagogiques du Comité
technique « Foncier & Développement », juin 2011, p. 2.
8. Voir Jean-Philippe Colin, Pierre-Yves Le Meur, Éric Léonard,
«  Identifier les droits et dicter le droit, la politique des
programmes de formalisation des droits fonciers  », in Jean-
Philippe Colin, Pierre-Yves Le Meur, Éric Léonard (dir.), Les
Politiques d’enregistrement des droits fonciers  : du cadre légal
aux pratiques locales, Karthala, 2009, p. 5-67 (citation p. 10).
9. Ibid.
10. Parker Shipton, Mitzi Goheen, «  Understanding african land-
holding  : Power, wealth and meaning  », Africa, 1992, vol. 62,
o
n   3, p.  307-325  ; John W. Bruce, Shem E. Migot-Adholla (dir.),
Searching for Land Tenure Security in Africa, op. cit., p. 251-265 ;
Jean-Philippe Platteau, « Land reform and structural adjustement
in Sub-Saharian Africa  : Controversies and guidelines  », FAO
o
Economic and Social Development Paper, 1992, n   107  ; Klaus
Deininger, Hans Binswanger, « The evolution of the World Bank’s
land policy  », in Alain de Janvry, Gustavo Gordillo, Jean-Philippe
Platteau, Élisabeth Sadoulet (dir.), Access to Land, Rural Poverty
and Public Action, Oxford University Press, 2001, p. 406-440.
11. Hernando de Soto, Le Mystère du capital. Pourquoi le
capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs,
re
Flammarion, 2005 (1 éd. 2000).
12. Philippe Lavigne-Delville, « Quelques mystères de l’approche
o
de Hernando de Soto », L’Économie politique, 2005, n  28, p. 92-
105.
13. Klaus Deininger, Gershon Feder, «  Land registration,
governance, and development  : Evidence and implications for
o
policy », World Bank Research Observer, 2009, n  24, p. 233-266.
14. Hastings Winston Opinya Okoth-Ogendo, «  Administration
foncière : le facteur négligé dans la réforme agraire en Afrique »,
article pour l’Atelier régional de la Banque mondiale sur les
questions foncières en Afrique et au Moyen-Orient, tenu à
Kampala, en Ouganda, 29 avril-2 mai 2002.
15. Étienne Le Roy, «  Le mystère du droit foncier. Sens et non-
sens d’une politique volontariste de généralisation de la propriété
privée de la terre dans le décollage des économies des sociétés
du “Sud”  », in Christoph Eberhard (dir.), Enjeux fonciers et
environnementaux. Dialogues afro-indiens, Institut français de
Pondichéry, 2007, p. 57-88.
16. Winter M., «  La mobilité dans l’exploitation des ressources
naturelles  : un défi pour les régimes d’accès à la terre et aux
ressources », in Philippe Lavigne-Delville (dir.), Quelles politiques
foncières pour l’Afrique rurale, Karthala/Coopération française,
1998, p. 114-119  ; Philippe Lavigne-Delville, Alain Karsenty,
«  Des dynamiques plurielles  », in Philippe Lavigne-Delville (dir.),
Quelles politiques foncières pour l’Afrique rurale, op. cit., p. 243-
259  ; Jean-Philippe Platteau, «  Une analyse des théories
évolutionnistes des droits sur la terre  », in Philippe Lavigne-
Delville (dir.), Quelles politiques foncières pour l’Afrique rurale,
op. cit., p. 119-123 ; John W. Bruce, Shem E. Migot-Adholla (dir.),
Searching for Land Tenure Security in Africa, op. cit.
17. Philippe Lavigne-Delville, «  Sécurisation foncière,
formalisation des droits, institutions de régulation foncière et
investissements. Pour un cadre conceptuel élargi  », Revue des
o
questions foncières, 2010, n  1, p. 5-34 (citation p. 21).
18. Joseph Comby, «  L’impossible propriété absolue  », in
Catherine Chevalet (dir.), Un droit inviolable et sacré, la
propriété, ADEF, 1991, p. 9-19.
19. Comité présidé par l’Agence française de développement
(AFD) et le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères
(MEAE), et qui œuvre, depuis plus de quinze ans, à une meilleure
reconnaissance et une meilleure sécurisation des droits fonciers
des populations. Voir https://www.foncier-
developpement.fr/publication/fiche-pedagogique-definir-et-
mettre-une-approche-par-les-communs-tisses-autour-de-la-terre-
et-des-ressources-quelle-porte/.

CHAPITRE 3
Les paysanneries au centre
de la souveraineté alimentaire
1. Kako Nubukpo, Incertitudes et comportement des acteurs du
secteur céréalier subsaharien. Essai sur les fondements de
l’insécurité alimentaire. Illustrations ouest-africaines, thèse de
doctorat unique en sciences économiques, soutenue le 24
novembre 1997 à l’université Lumière-Lyon-II (France). Cette
thèse fut ensuite publiée en 2000 sous le titre L’Insécurité
alimentaire en Afrique subsaharienne  : le rôle des incertitudes,
L’Harmattan, collection «  Bibliothèque du développement  »,
2000.
2. Initiative Mazoyer-Coulibaly-de Schutter, « Pauvreté paysanne
et instabilité en Afrique de l’Ouest ». Marcel Mazoyer, professeur
émérite d’AgroParisTech, ancien chef du département
d’économie et de sociologie rurales de l’INRA, ancien président
du comité des programmes de la FAO. Olivier de Schutter, alors
rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation
(aujourd’hui rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les
droits humains). Ibrahima Coulibaly, aujourd’hui président du
ROPPA. Christine Surdon, agroéconomiste. Véronique Ancey
(Cirad). Gérard Azoulay (université Paris-Sud).
3. François-Xavier Côte, Emmanuelle Poirier-Magona, Sylvain
Perret, Bruno Rapidel, Philippe Roudier, Marie-Cécile Thirion (dir.),
La Transition agroécologique des agricultures du Sud, Éditions
Quæ, 2018, publié avec le concours du Cirad et de l’AFD.
4. Depuis pas plus de soixante-dix ans selon Bruno Latour, « En
mode Bruno Latour  : Les chemins de la philosophie  », France
Culture, 21-24 mars 2022.
5. Bertrand Schmitt, Agneta Forslund, Anaïs Tibi, Hervé
Guyomard, Philippe Debaeke, Comment assurer les disponibilités
alimentaires du continent africain en 2050  ? Relecture africaine
de l’étude INRAE «  Place des agricultures européennes dans le
monde à l’horizon 2050  » conduite par INRAE à la demande de
FARM, rapport de l’étude INRAE (France), juin 2021.
6. Jean-Christophe Debar, « Irrigation en Afrique : le besoin d’un
sursaut », blog de la Fondation FARM, 15 janvier 2019.
7. Jenny Gustavsson, Christel Cederberg, Ulf Sonesson, Robert
van Otterdijk, Alexandre Meybeck, Global Food Losses and Food
Waste : Extent, Causes and Prevention, FAO, 2011.
8. Banque mondiale, Financing Agribusiness in Sub-Saharan
Africa  : Opportunity, Challenges and Investment Models,
Washington DC, 2016.
9. Fondation FARM-Fondation Avril, Les Politiques publiques en
faveur des filières agricoles en Afrique  : de la déclaration de
Malabo à quelques études de cas, juin 2022.
10. Pierre Jacquemot, Souverainetés agricole et alimentaire en
Afrique : la reconquête, L’Harmattan, 2021.
11. Kako Nubukpo, «  L’enjeu est d’augmenter la production en
Afrique », Le Monde, 2 avril 2022.
12. Les statistiques de ces deux pages sont issues de l’ouvrage
de Pierre Jacquemot, Souverainetés agricole et alimentaire en
Afrique : la reconquête, op. cit.
13. Pour en savoir plus, lire Jean-Jacques Gabas, Vincent Ribier et
Kako Nubukpo, «  Quelle place pour l’agriculture dans les plans
d’émergence des gouvernements africains  ?  », Les Cahiers de
o
l’association Tiers-Monde, 2019, n  4, p. 47-54.
14. Inter-réseaux Développement rural, SOS Faim, «  Le rôle
croissant du secteur privé dans les politiques agricoles et
alimentaires en Afrique », mars 2019.
15. Agenda vers une économie émergente  : stratégie
d’opérationnalisation et de déclinaison en plans
d’investissements sectoriels de la vision Bénin 2025, p. 47.
16. Cameroun vision 2035, p. 22.
17. Plan stratégique Gabon émergent, p. 96.
18. National Planning Commission, Growth and Transformation
Plan II, Addis Abeba, 2016.
19. Kako Nubukpo, Prosper Deh (dir.), L’Envol de l’épervier. Le
défi de l’émergence togolaise, Éditions Graines de pensées,
2016.
20. Cette étude a été menée par la Fondation Rosa-Luxembourg
avec d’autres organisations spécialisées et reprise par l’IATP
(Institute for Agriculture and Trade Policy). Timothy Wise, False
Promises: An Impact Assessment of the Alliance for a Green
Revolution in Africa, Tufts University’s Global Development and
Environment Institute,
https://sites.tufts.edu/gdae/files/2020/07/20-
01_Wise_FailureToYield.pdf.
21. «  Fournir des emplois décents à la main-d’œuvre africaine
est le plus grand défi auquel le monde est confronté », Le Monde,
27 décembre 2019.
22. Voir François-Xavier Côte, Emmanuelle Poirier-Magona,
Sylvain Perret, Bruno Rapidel, Philippe Roudier, Marie-Cécile
Thirion (dir.), La Transition agroécologique des agricultures du
Sud, op. cit.
23. Voir François-Xavier Côte, Emmanuelle Poirier-Magona,
Sylvain Perret, Bruno Rapidel, Philippe Roudier, Marie-Cécile
Thirion (dir.), La Transition agroécologique des agricultures du
Sud, op. cit., p. 69.
24. Maria Helena Semedo, «  La perte de la biodiversité
compromet la capacité de l’homme à se nourrir par lui-même »,
Le Monde, 29 mars 2019.
25. Franck Galtier avec la collaboration de Bruno Vindel, Gérer
l’instabilité des prix alimentaires dans les pays en
développement, Cirad/AFD, 2012.

CHAPITRE 4
Finance et monnaie : des communs
africains
1. S. Guillaumont «  L’indépendance de la Banque centrale des
États de l’Afrique de l’Ouest : une réforme souhaitable ? », Revue
o
d’économie du développement, 2006, vol. 20, n   1, p. 45-77  ;
Bassambé Franck Bationo, Politiques monétaires et de change.
Le franc CFA, un choix optimal pour l’Union monétaire ouest-
africaine ?, préface d’Adama Diaw, L’Harmattan, 2018, p. 151 ; A.
Kireyev (dir.), Construire des économies intégrées en Afrique de
l’Ouest. Expériences de la gestion de la croissance, de l’inclusion
et de la volatilité, Fonds monétaire international, 2014.
2. Bassambé Franck Bationo, Politiques monétaires et de change,
op. cit., p. 15.
3. Sur l’Europe, Stephanie Lee Mudge, Antoine Vauchez,
« Building Europe on a weak field : Law, economics, and scholarly
avatars in transnational politics », American Journal of Sociology,
o
2012, vol. 118, n  2, p. 449-492.
4. Grâce à leur structure oligopolistique et à leur excès de
liquidités, les banques ne sont pas obligées de répondre aux
signaux de la BCEAO. Une hausse du taux de prise en pension
peut hausser l’inflation. K. Nubukpo, «  L’impact de la variation
des taux d’intérêt directeurs de la BCEAO sur l’inflation et la
croissance dans l’UMOA », Notes d’information et statistiques de
o
la BCEAO, juin 2002, n   526, p.  1-37. Kako Nubukpo,
L’Improvisation économique en Afrique de l’Ouest. Du coton au
franc CFA, Karthala, 2011, p. 87 et suiv.
5. Ibid. et Sophie Guillaumont, «  L’indépendance de la Banque
centrale des États de l’Afrique de l’Ouest… », art. cit.
6. Jean Coussy, «  Des objectifs évolutifs  », Politique africaine,
o
1994, n  54, p. 19-31.
7. Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre,
Fayard, 1989, p. 43-46.
8. Il était jusque-là autorisé à hauteur de 20  % des recettes
fiscales. K. Nubukpo, L’Improvisation économique en Afrique de
l’Ouest, op. cit., p. 101-115.
9. Sophie Guillaumont, «  L’indépendance de la Banque centrale
des États de l’Afrique de l’Ouest… », art. cit.
10. B. Samuel, La Production macroéconomique du réel  :
formalités et pouvoir au Burkina Faso, en Mauritanie et en
Guadeloupe, thèse de doctorat en sciences politiques, IEP de
Paris, 2013, p.  434 et suiv.  ; Kako Nubukpo, L’Improvisation
économique en Afrique de l’Ouest, op. cit., p. 98.
11. Timothy Mitchell, Rule of Experts  : Egypt, Techno-Politics,
Modernity, The University of California Press, 2002  ; Béatrice
Hibou, «  Économie politique du discours de la Banque mondiale
en Afrique subsaharienne : du catéchisme économique au fait (et
o
méfait) missionnaire », Les Études du CERI, 1998, n  39, p. 1-46.
12. M. Abolafia, « Narrative construction as sensemaking : How a
o
central bank thinks  », Organization Studies, 2010, vol.  31, n   3,
p. 349-367.
13. Boris Samuel, Kako Nubukpo, «  Tournant néolibéral et
consolidation de la bureaucratie transnationale  : note de
recherche sur les statisticiens et économistes en Afrique de
l’Ouest francophone  »,  Actes de la recherche en sciences
o
sociales, septembre 2020, n  234, p. 51-65.
14. Sur ces nombreux problèmes a priori pratiques mais qui
renvoient aussi à la construction sociale de la confiance dans une
monnaie nouvelle, voir l’exemple de la préparation de
l’introduction de l’euro par Jean-Michel Servet, L’Euro au
quotidien, Desclée de Brouwer, 1998.
15. «  Entretien avec Jean-Michel Servet. Entretien conduit par
Pierre Alary et Ludovic Desmedt  », Revue de la régulation,
dossier  : «  Autour de l’institutionnalisme monétaire  », automne
o
2019, n   26, https://journals.openedition.org/regulation/15304  ;
et Jean-Michel Servet, «  Comprendre les communs d’hier pour
(re)produire présentement ceux de demain », in Mamadou Badji,
Frédéric Caille (dir.), Le «  Tailleur  » et ses modèles d’hier à
demain. Approches juridiques et politiques croisées France-
Sénégal. Actes du Colloque Université CAD, Dakar, à paraître en
2022.
16. D’où le titre retenu par Jean-Michel Servet pour son ouvrage
consacré au fondement de la monnaie  : Jean-Michel Servet, Les
Monnaies du lien, Presses universitaires de Lyon, 2012.
L’argument est développé dans Metadosis. Les fondements de la
monnaie comme commun, Classiques Garnier, à paraître en
2022.
17. André Magdelain, L’Acte juridique au cours de l’ancien droit
romain, Publications de l’École française de Rome, 1990, p.  723
et suiv.
18. Pierre Edoumba-Bokandzo, Le Passage des monnaies
traditionnelles à la monnaie moderne : ingérences et adaptation.
Cas du Congo, thèse de doctorat en sciences biologiques et
fondamentales appliquées, psychologie, Muséum national
d’histoire naturelle, 1997.
19. Ibid.
20. Maurice Godelier, L’Énigme du don, Fayard, 1996, p. 16.
21. Annette Weiner, Inalienable Possessions, University of
California Press, 1992. Voir sa lecture par Jean-Pierre Warnier,
«  Biens aliénables, biens inaliénables et dette de vie. Autour de
Annette Weiner », actes du séminaire Souveraineté monétaire et
souveraineté politique, 2011 ; in Bruno Théret (dir.), La Monnaie
contre l’État ? La souveraineté monétaire en question, à paraître.
22. Maurice Godelier, L’Énigme du don, op. cit., p. 140.
23. Sur le fonctionnement des tontines  : Lelart Michel (dir.), La
Tontine. Pratiques informelles d’épargne et de crédit dans les
pays en voie de développement, John Libbey, 1990 ; Jean-Michel
Servet (dir.), Épargne et liens sociaux. Études comparées
d’informalités financières, Association d’économie financière,
1995 ; ainsi que les ouvrages de Célestin Mayoukou, Le Système
des tontines en Afrique. Le cas du Congo, L’Harmattan, 1994, et
Henry Alain, Guillerme-Dieumegard Philippe, Tchente Guy-
Honoré, Tontines et banques au Cameroun. Les principes de la
société des amis, Karthala, 1991.
24. Jean-Michel Servet, «  Représentations de la monnaie et des
supports d’épargne et limites de la mobilisation de l’épargne
informelle en Afrique noire [contribution aux Journées
scientifiques Université des réseaux d’expression française,
Casablanca, 16-18 février 1989]  », in Georges Henault, Rachid
M’Rabet (dir.), L’Entrepreneuriat en Afrique francophone : culture,
financement et développement, John Libbey, 1990.
25. Claude Dupuy, Jean-Michel Servet, «  Pratiques informelles
d’épargne et de prêt, exemples sénégalais  », in Dale W. Adams,
Delbert A. Fitchett (dir.), Finance informelle dans les pays en
développement, Presses universitaires de Lyon, 1994, p.  101-
113.
26. Un des plus anciens témoignages de cette pratique est celui
d’un article publié en 1797 à Kingston à La Jamaïque par The
Columbian Magazine or Monthly Miscellany (vol. 3, p. 8), cité
dans une publication du National Savings Committee de la
Jamaïque (1975 ?).
27. Cette analyse est développée dans Jean-Michel Servet,
«  Community relations, individual, social and economics
constraints in the savings and loans associations. African
examples », in Michele Cangiani (dir.), The Milano Papers. Essays
in Societal Alternatives, Black Rose Books, 1996, p. 165-183.
28. Claude Dupuy, Jean-Michel Servet, «  Pratiques informelles
d’épargne et de prêt, exemples sénégalais », art. cit.
29. Garrett Hardin, «  The tragedy of the commons  », Science,
o
1968, vol. 162, n  3859, p. 1243-1248.
30. Bruno Théret, «  Crises  », in Colin Hay, Andy Smith (dir.),
Dictionnaire d’économie politique, Presses de Sciences Po, 2018,
p. 134-148.
31. Jean-Michel Servet, «  Monnaie  : quand la dette occulte le
o
partage  », Revue française de socioéconomie, 2013/2, n   12,
p.  125-147  ; Jean-Michel Servet, «  La finance et la monnaie
comme un “commun”  », Notes de l’Institut Veblen, mai 2015,
o
n   10, http://www.veblen-
institute.org/IMG/pdf/jm_servet_monnaie_et_finance_comme_un_
commun.pdf.
32. John Maynard Keynes, La Théorie générale de l’emploi, de
l’intérêt et de la monnaie [1936], Payot, collection «  Petite
bibliothèque Payot », 1990.
33. Massimo Amato, « The nature of money in a clearing system.
From liquidity to liquidness  », PACO, Partecipazione e conflitto,
2020, vol. 13, p. 409-437.
34. Massimo Amato, Kako Nubukpo, «  A new currency for West
African States  : The theoretical and political conditions of its
o
feasibility », PSL Quarterly Review, 2020, vol. 73, n  292, p. 2-26.
35. https://www.ecowas.int/wp-content/uploads/2021/06/Final-
Communique% CC%81-FR.pdf.
36. Francesco Saraceno, La Riconquista. Perché abbiamo perso
l’Europa e come possiamo riprendercela, Luiss University Press,
2020.
37. Pour un approfondissement, voir Massimo Amato, Kako
Nubukpo, «  Après les “états généraux de l’eco” à Lomé. Vade-
mecum pour un agenda ouest-africain d’émancipation
o
monétaire  », Afrique contemporaine, 2021, n   271-272, p.  261-
277.
38. Massimo Amato, Kako Nubukpo, «  A new currency for West
African States  : The theoretical and political conditions of its
feasibility », art. cit.
39. Massimo Amato, Everardo Belloni, Paolo Falbo, Lucio Gobbi,
«  Europe, public debts, and safe assets  : The scope for a
o
European Debt Agency », Economia Politica, 2021, n  38, p. 823-
861.
40. Voir https://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/macroeconomic-
imbalances-
procedure#:~:text=La%20Proc%C3%A9dure%20concernant%20l
es%
20D%C3%A9s%C3%A9quilibres,traiter%20les%20d%C3%A9s%C
3% A9quilibres%20macro%C3%A9conomiques%20existants.
41. Pour la notion de zone monétaire optimale, la référence
obligée est Robert A. Mundell, «  A theory of optimum currency
o
areas », The American Economic Review, 1961, vol. 51, n   4, p.
657-665. Pour une revue de littérature, avec une référence
expresse au cas africain, voir  : Massimo Amato, Kako Nubukpo,
«  A new currency for West African States  : The theoretical and
political conditions of its feasibility », art. cit. ; et pour le lecteur
francophone  : voir Massimo Amato, Kako Nubukpo, «  Après les
“états généraux de l’eco” à Lomé. Vade-mecum pour un agenda
ouest-africain d’émancipation monétaire », art. cit.

CHAPITRE 5
Les communs au cœur des défis
numériques
1. Le portail des Communs, https://lescommuns.org.
2. Arnaud Buchs, Catherine Baron, Géraldine Froger, Adrien
Peneranda, « Communs (im)matériels : enjeux épistémologiques,
institutionnels et politiques », art. cit.
3. Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », art. cit.
4. Charlotte Hess, Elinor Ostrom, Understanding Knowledge as a
Commons : From Theory to Practice, The MIT Press, 2007.
5. https://www.gnu.org/gnu/manifesto.fr.html.
6. https://www.universalis.fr/encyclopedie/communs/6-communs-
numeriques- et-communs-de-la-connaissance/.
7. https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Communs.
8. Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique
décolonisée, La Découverte, collection « Cahiers libres », 2010.
9. Felwine Sarr, Afrotopia, Philippe Rey, 2016, p. 122.
10. Alioune Sall, « La Renaissance africaine : un défi à relever »,
in Adame Ba Konaré (dir.), Petit précis de remise à niveau sur
l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, La Découverte,
2008, p. 293-304.
11. Union africaine, Charte de la Renaissance culturelle africaine,
e
Khartoum  : 6   session ordinaire de la Conférence de l’Union
africaine, 2006.
12. Mélanie  Clément-Fontaine, Mélanie Dulong de  Rosnay,
Nicolas  Jullien, Jean-Benoît  Zimmermann,  «  Communs
numériques  : une nouvelle forme d’action
collective  ?  »,  Terminal  [en ligne], 2021, vol. 130,
http://journals.openedition.org/terminal/7509 (consulté le  9 mars
2022).
13. Felwine Sarr, Afrotopia, op. cit., p. 122.
14. Site Internet Afrocentricité,
http://www.afrocentricite.com/ecole-africaine- afrocentree/.
15. Site Internet Grandeur noire, www.grandeurnoire.fr.
16. https://fr.wikipedia.org/wiki/Renaissance_africaine.
17. https://fr.wikipedia.org/wiki/Afrocentrisme.
18. https://fr.wikipedia.org/wiki/Philosophie_africaine.
19. Jean-François Théry, Isabelle Falque-Pierrotin, Internet et les
réseaux numériques. Étude adoptée par l’Assemblée générale du
Conseil d’État, rapport public, Conseil d’État (Paris), 1998.
20. Mireille Delmas-Marty, Françoise Massit-Folléa, «  La
démocratisation des savoirs  », Rue Descartes, 2007, vol. 55,
o
n  1, p. 59-69.
21. Unesco, À l’horizon, culture et éducation un investissement
stratégique pour un développement durable, inclusif et durable,
2021, https://fr.unesco.org/news/lhorizon-culture-education-
investissement-strategique-developpement-durable-inclusif-
durable#:~:text=La%20D%C3%A9claration%20universelle%20d
e%respect%20des%20droits%20culturels.
22. Unesco, Déclaration de Paris sur les ressources éducatives
libres. Congrès mondial sur les ressources éducatives libres,
2012, https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000246687_fre.
23. https://cursus.edu/fr/23302/43-repertoires-et-initiatives-
africaines-sur-les-ressources-educatives-libres.
24. Yves-Fulgence Batoua, «  La part du libre dans le
développement numérique de l’Afrique  », 2014,
http://www.100pour100culture.com/litterature/la-part-du-libre-
dans-le-developpement-numerique-de-lafrique/.
25. https://twitter.com/OvillageCi?lang=fr.
26. https://fyouzan.ci/.
27. CNUCED, Rapport sur l’économie de l’information, 2012.
28. Rapport sur l’économie du secteur mobile en Afrique
subsaharienne, 2017.
29. Commission de l’Union économique et monétaire ouest-
africaine, Évaluation des usages numériques et politiques
nationales en matière d’utilisation de masse du numérique dans
l’espace UEMOA. Accessibilité et usages d’Internet,
Ouagadougou, UEMOA, 2020.
30. Elisabeth Denner, Bertrand Clémencin, « Sub-Saharan Africa
shows western retailers how to leapfrog to the future of retail by
leveraging a sense of community », Institut Bearing Point.
31. Commission de l’Union économique et monétaire ouest-
africaine, Évaluation des usages numériques et politiques
nationales en matière d’utilisation de masse du numérique dans
l’espace UEMOA. Accessibilité et usages d’Internet, op. cit.
32. Nav Radjou, Jaideep Prabhu, Simone Ahuja, Jugaad
Innovation  : Think Frugal, Be Flexible, Generate Breakthrough
Growth, John Wiley and Sons, 2012.
33. https://umap.openstreetmap.fr/da/map/openstreetmap-
africa_12101#3/ 1.93/33.75.
34. Kako Nubukpo, Ludovic Temple, Chloé Alexandre,
«  Innovation numérique et transformation structurelle des
économies africaines francophones, opportunités risquées pour
o
le développement », Technologie et Innovation, 2020, vol. 5, n  3.
35. https://drive.google.com/file/d/1vvawhIISpiU8-
_SiUCoAoADzn5maG_12/view.
36. Armelle Choplin, Martin Lozivit, «  Les fablabs en Afrique  :
l’innovation numérique au service d’une ville
durable  ?  »,  Métropolitiques, 20 janvier 2020,
https://metropolitiques.eu/Les-fablabs-en-Afrique-l-innovation-
numerique-au-service-d-une-ville-durable.html.
37. Ibid.
38. Justyne Stengel, Lucile Meunier, « Sename Koffi Agbodjinou :
“La smart city sera civilisée par l’Afrique” », Usbek & Rika, 13 juin
2019, https://usbeketrica.com/fr/article/sename-koffi-agbodjinou-
la-smart-city-sera-civilisee-par-l-afrique.
39. https://fr.wikipedia.org/wiki/Living_lab.
40. https://www.facebook.com/DALL2015/.
41. MBOA LAB  : https://openbioeconomy.org/team/cameroon-
node/.
42. http://www.ist-africa.org/home/default.asp?page=livinglabs.
43. https://siyakhulall.org/.
44. https://rlabs.org/.
45. https://www.facebook.com/Kigamboni-Living-Lab-
227448164050404/.
46. http://iringalivinglab.blogspot.com/.
47. https://www.facebook.com/elimulivinglab.elabs.
48. https://fr-ca.facebook.com/MbeyaLivingLab/.
49. https://www.facebook.com/tayi11/.
50. https://www.digitalearthafrica.org/.

CHAPITRE 6
Afrique-France : avenir d’un
commun
1. François-Xavier Veschave, La Françafrique, Stock, 1998.
2. Thomas Borrel, Amzat Boukari Yabara, Benoît Colombat,
Thomas Deltombe, L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire
de la Françafrique, Seuil, 2021.
3. https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-
bayart/blog/251010/quelle-politique- africaine-pour-la-france.
4. Achille Mbembe, Les Nouvelles Relations Afrique-France.
Relever ensemble les défis de demain, rapport au président de la
République, octobre 2021.
5. https://www.cnrtl.fr/definition/syntagme.
6. Thomas Borrel, Amzat Boukari Yabara, Benoît Colombat,
Thomas Deltombe, L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire
de la Françafrique, op. cit.
7. https://fresques.ina.fr/independances/fiche-
media/Indepe00110/une-declaration-de-felix-houphouet-
boigny.html.
8. Kako Nubukpo, Martial Ze Belinga, Bruno Tinel, Demba Moussa
Dembele (dir.), Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. À qui
profite le franc CFA ?, La Dispute, 2016.
9. https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2011/09/13/01016-
20110913ARTFIG00450-la-francafrique-mode-d-emploi-d-une-
filiere-occulte.php.
10. «  110 propositions pour la France, Programme de
gouvernement préparé par le Parti socialiste (PS) pour l’élection
présidentielle d’avril-mai 1981  », Histoire des gauches au
o
pouvoir, Manière de voir, août-septembre 2012, n   124,
https://www.monde-diplomatique.fr/mav/124/A/51865.
11. https://www.jeuneafrique.com/1085403/politique/giscard-
destaing- chasse-diamants-uranium-les-verites-interdites-de-
bokassa/.
12. Philippe Marchesin, La Politique française de coopération. Je
t’aide moi non plus, L’Harmattan, 2021.
13. Kako Nubukpo, « Les propos de M. Macron sont déshonorants
pour les dirigeants africains », Le Monde, rubrique « Afrique », 29
novembre 2017.
14. Discours d’Emmanuel Macron à l’Université de
Ouagadougou, 28 novembre 2017.
15. Programme électoral d’Emmanuel Macron, candidat à
l’élection présidentielle 2022  : https://avecvous.fr/notre-
action/action-internationale.
16. Achille Mbembe, Les Nouvelles Relations Afrique-France.
Relever ensemble les défis de demain, op. cit.
17. Kako Nubukpo, Martial Ze Belinga, Bruno Tinel, Demba
Moussa Dembele (dir.), Sortir l’Afrique de la servitude monétaire.
À qui profite le franc CFA ?, op. cit.
18. Kako Nubukpo (dir.), Demain la souveraineté monétaire ? Du
franc CFA à l’eco, op. cit.
19. Gérard Minart, Jacques Rueff, un libéral français, Odile Jacob,
2016.
20. Conférence de presse en amont des sommets du G7 et de
l’OTAN, Élysée, Paris, 10 juin 2021.
21. Pierre Jacquemot, L’Afrique des possibles. Les défis de
l’émergence, Karthala, 2017.
22. Philippe Hugon, Afriques  : entre puissance et vulnérabilité,
Armand Colin, 2016. J’ai une grande dette intellectuelle qui n’a
d’égale que l’affection que j’avais à l’endroit de Philippe Hugon,
dont le décès en 2019 fut ressenti à juste titre comme une
grande perte par l’ensemble de la communauté francophone des
économistes du développement.
23. Jean-Pierre Dozon, Afrique en présence. Du monde atlantique
à la globalisation néolibérale, Éditions de la Maison des sciences
de l’homme, 2015.
24. Jean-Pierre Dozon, La vérité est ailleurs. Complots et
sorcellerie, Éditions de la Maison des sciences de l’homme,
collection « Interventions », 2017.
25. Gaël Giraud, Felwine Sarr, L’Économie à venir, Les Liens qui
libèrent, 2021, voir chapitre 11 consacré à l’Ubuntu.
Remerciements

Le présent ouvrage n’aurait certainement pas pu voir le


jour sans le précieux apport conceptuel et empirique, les
observations pertinentes et le soutien constant des
personnes ci-après :
Gaëlle Jullien-Picard, Arame Diaw, Christine Surdon,
Stéphanie Leyronas, Jean-Christophe Fromantin, Massimo
Amato, Jean-Michel Servet, Bruno Théret, Dela Sorsy,
Ibrahima Ka, Benjamin Coriat, Cheikh Tidiane Kane,
Christophe Deguenon, Brice Hetchely Lawson, Jeanne Awa
Ba, Syndie Amoussou, Michèle Leclerc-Olive, Pierre
Jacquemot, Jacques Berthelot, Christina d’Alessandro, Boris
Samuel, Alexandre Minet, Laurence Boutinot, Fatoumata
Sissi Ngom, Mathieu Boche, Chrysostome Nkoumbi-Samba,
Mohamed Ali Kotoko, Oumoul Camara-Nubukpo, Philippe
Nubukpo, Lauretta Ajavon-Nubukpo.
Merci aux dizaines de participants à mes conférences-
débats et aux centaines d’internautes qui postent
régulièrement des commentaires souvent stimulants sur
mes différentes pages de réseaux sociaux… Le présent
ouvrage se veut une réponse, certainement imparfaite, à
leur soif légitime de solutions africaines immédiatement
disponibles.
Enfin, je reste bien entendu seul responsable des erreurs
et omissions qui subsisteraient dans l’ouvrage en dépit de
nombreuses relectures.
SOMMAIRE
Introduction
Une Afrique « en communs »
La leçon des crises sanitaire et ukrainienne
Les biens communs, un enjeu crucial pour l'Afrique
Les biens communs au cœur d'un développement africain
endogène
Un signal pour le reste du monde
Organisation de l'ouvrage
Chapitre 1 - Vers un néoprotectionnisme africain
Juste-échange et bonne échelle
L'Union européenne et l'Afrique : un paradigme néolibéral difficile
à transformer
L'édification d'un paradigme alternatif : un néoprotectionnisme
écologique africain
Conclusion
Chapitre 2 - Sécurité foncière et ressources naturelles
Le foncier rural, entre le droit et la coutume
Biodiversité et aires protégées : des communs au cœur
de l'adaptation africaine
Conclusion
Chapitre 3 - Les paysanneries au centre de la souveraineté alimentaire
Les paysanneries africaines sacrifiées
L'agriculture africaine face à l'explosion de la demande
L'« émergence » ou la promesse d'une agro-industrie à haute
valeur ajoutée
Les plans d'émergence des pays d'Afrique de l'Ouest
Passé et avenir de la révolution verte en Afrique
Les paysanneries au cœur de la transition économique, sociale
et écologique
Conclusion
Chapitre 4 - Finance et monnaie : des communs africains
Pourquoi les dettes africaines reviennent-elles toujours ?
Comment mobiliser les banques et les institutions financières
africaines au service de l'émergence du continent ?
Du franc CFA à l'eco : vers la création de communs monétaires
africains
Conclusion
Chapitre 5 - Les communs au cœur des défis numériques
Renaissance africaine et démocratisation de la contre-culture
postcoloniale
Le développement endogène par l'éducation : les ressources
éducatives libres (REL)
Les communs numériques en Afrique : des propulseurs
d'innovation sociale
Les living labs : des communs territoriaux pour une innovation
sociale et endogène de l'Afrique
L'innovation numérique « par le haut » : des communs
numériques intergouvernementaux en faveur du développement
Conclusion
Chapitre 6 - Afrique-France : avenir d'un commun
Stratégies de résistance des « vieux » communs : revirginisation
de la Françafrique et de la Francophonie
Les « nouveaux » communs de la Macronie en Afrique
Conclusion

Conclusion générale

Table des sigles

Notes bibliographiques

Remerciements

Du même auteur chez Odile Jacob


DU MÊME AUTEUR

CHEZ ODILE JACOB

L’Urgence africaine. Changeons le modèle de croissance, 2019.


www.odilejacob.fr

Suivez nous sur :     


*1. En 1979 (Lomé II, 57 pays), 1984 (Lomé III, 66 pays), 1990
(Lomé IV, 70  pays) et 1995 (Lomé IV bis, 71 pays). Elle a été
remplacée le 23 juin 2000 par l’accord de Cotonou (77 pays).
*2. Ces cinq communautés économiques régionales (CER) sont la
CEDEAO (Afrique de l’Ouest), la CEEAC (Afrique centrale), la SADC
(Afrique australe), l’EAC (Afrique de l’Est) et enfin l’UMA (Maghreb).
*3. *  L’AGOA est au demeurant plus intéressant pour les
exportateurs africains de vêtements car les règles d’origine sont plus
souples : ils peuvent importer de n’importe quel pays les filés et les
tissus pour exporter ensuite les vêtements aux États-Unis, même si
cette activité est faible et que cela ne favorise pas la transformation
du coton africain. Néanmoins, les États-Unis refusent cet accès aux
pays africains ne respectant pas les droits de l’homme et peuvent
ainsi modifier d’une année sur l’autre les pays bénéficiaires (l’Union
européenne l’a fait aussi pour certains pays mais pas de façon aussi
systématique que les États-Unis).
*4. La menace d’interrompre les préférences à l’importation en
Union européenne a été très efficace face à la Côte d’Ivoire et au
Ghana, gros exportateurs de produits exotiques vers l’UE, moins
efficace sur les PMA. La carotte ou le bâton de l’aide publique au
développement a été souvent utilisée. Des compensations aux effets
négatifs de l’ouverture (supposés transitoires) ont été promises par
réorientation des fonds de l’APD. En outre, selon l’analyse de
Jacques Berthelot, le changement intervenu dans l’article 37 lors des
révisions de 2004 à 2010 de l’accord de Cotonou a rendu peu à peu
obligatoires des accords qui ne devaient pas l’être.
*5. Afrique centrale  : Cameroun  ; Afrique orientale et
australe  (AOA)  : Comores, Madagascar, Maurice, Seychelles et
Zimbabwe  ; Communauté de l’Afrique de l’Est  ; Communauté de
développement de l’Afrique  australe (CDAA)  : Botswana, Eswatini,
Lesotho, Mozambique, Namibie, Afrique du Sud ; Afrique de l’Ouest :
Côte d’Ivoire et Ghana.
*6. Jacques Berthelot est un éminent spécialiste des relations entre
l’Union européenne et les États ACP. Je tiens à le remercier pour son
précieux éclairage et son appui constant dans la rédaction de la
présente section du chapitre.
*7. Le Programme détaillé de développement de l’agriculture
africaine (PDDAA), conçu dans le cadre du Nouveau partenariat pour
le développement de l’Afrique (NEPAD), vise les principaux objectifs
suivants : 1) étendre les surfaces sous gestion durable des terres et
les systèmes fiables de contrôle de l’eau  ; 2) renforcer
l’infrastructure rurale et les capacités commerciales en vue
d’améliorer l’accès au marché  ; 3)  accroître l’approvisionnement
alimentaire et réduire la faim  ; 4) fournir l’appui scientifique
nécessaire à la production et la compétitivité à long terme par la
recherche, la vulgarisation agricoles et l’adoption des technologies.
*8. [FAO, 2004] Les pics tarifaires pratiqués par les pays développés
sont considérables (par exemple 135  % pour les volailles, 175  %
pour les oléagineux, 280  % pour le chocolat). La progressivité des
droits de douane qui affectent les produits transformés constitue
aussi un obstacle réel à la diversification agro-industrielle des PED
(par exemple, les fèves de cacao sont très faiblement taxées au
contraire du chocolat cité précédemment).
*9. Les deux catégories, basées sur des critères différents, ne se
recoupent pas. Les PMA comptent 735 millions de personnes (en
2004), 585 millions hors Bangladesh.
*1. Les pâturages sont pauvres en sel, pourtant vital pour les
régulations de la température, de l’eau et de la reproduction du
bétail.
*2. Comme économiste du Cirad au Mali, j’ai pu suivre entre 2004 et
2007 des expériences très riches d’introduction de «  semis sous
couverture végétale (SCV) » en zone cotonnière du Mali, expériences
issues du Brésil. Cela montre au passage le grand intérêt des
partages d’expériences entre pays du Sud et pays émergents. Je
pourrais également mentionner la «  lutte étagée ciblée (LEC)  »
permettant de lutter contre les ravageurs du cotonnier, fortement
promue par le chercheur Alain Renou du Cirad, toujours dans la
même période au Mali.
*1. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest
(CEDEAO), née le 28 mai 1975, est composée de 15 États : les 8 de
l’UEMOA, essentiellement francophones (Bénin, Burkina Faso, Côte
d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo) et 7 États
essentiellement anglophones (Cap-Vert, Gambie, Ghana, Liberia,
Nigeria, Sierra Leone). Il faut néanmoins y ajouter la Guinée-Conakry
qui, bien que francophone, appartient à la CEDEAO sans pour autant
appartenir à l’UEMOA.
*2. Dans son pricing, l’AOAD tient compte des probabilités de défaut
de son emprunteur. Dans la mesure où le défaut ne se produit pas, la
part du pricing liée à sa couverture passe dans les réserves, en
permettant donc l’amortissement de la dette.
*3. Cette section s’appuie sur de nombreux échanges et travaux de
recherche effectués avec Massimo Amato, professeur à l’Université
Bocconi de Milan, et Jean-Michel Servet, professeur à l’université
Lyon-II. Je les remercie d’avoir autorisé ici la synthèse de nos
réflexions dont certaines sont encore à parfaire.
*4. Les esclaves disposaient d’un petit pécule. Celui-ci pouvait
même être utilisé pour organiser des loteries où les esclaves
pouvaient racheter leur liberté  ; et même, une fois libres, acheter
des esclaves… Dans certains lieux, ces loteries ont été interdites
parce qu’elles permettaient à certains esclaves de se libérer de leurs
liens de servitude.
*5. Du 26 au 28 mai 2021 à la faculté des sciences économiques et
de gestion de l’Université de Lomé (Togo). Comme initiateur de ces
états généraux, j’ai également pris l’engagement public d’organiser
tous les deux ans les « conversations monétaires de Lomé », afin de
contribuer à nourrir la réflexion collective sur le fait monétaire
africain et faire de l’Université de Lomé un lieu privilégié du débat
monétaire africain.
*6. L’articulation entre la politique monétaire et la politique
budgétaire.
*7. Le NextGenerationEU (NGEU) est le plan de 806,9  milliards
d’euros de la Commission européenne pour faire face à la pandémie
mais aussi pour lancer des investissements infrastructurels visant à
la reconversion productive des économies de l’Union. Il est
caractérisé au niveau financier par des formes marquées de
mutualisation budgétaire, voir
https://ec.europa.eu/info/strategy/recovery-plan-europe_fr. Dans la
même ligne, celle d’une mutualisation des ressources et des risques,
on trouve également l’instrument européen de soutien temporaire à
l’atténuation des risques de chômage en situation d’urgence (SURE :
Support to Mitigate Unemployment Risks in an Emergency), voir
https://ec.europa.eu/info/business-economy-euro/economic-and-
fiscal-policy-coordination/financial-assistance-eu/funding-
mechanisms-and-facilities/sure_fr.
*8. Agence créée par la BCEAO en vue d’aider les États de l’UEMOA
à aller sur le marché financier ouest-africain pour y émettre des
titres de la dette publique. Elle pourrait se transformer à terme en
Agence ouest-africaine de la dette (AOAD) conformément à mes
vœux exprimés plus haut.
*9. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que la première
conférence panafricaine a eu lieu à Londres en juillet 1900…
*1. Le terme « high-tech » est un anglicisme regroupant tout ce qui
tourne autour des nouvelles technologies : l’informatique, l’Internet,
la photo numérique, la haute définition, la téléphonie mobile…
*2. À savoir : Bénin, Tchad, Comores, Congo, Ghana, Guinée-Bissau,
Mauritanie, Sierra Leone, São-Tomé-et-Príncipe, Zambie rejoints
ensuite par le Sénégal, l’île Maurice et le Togo.
*1. Pour préparer la rédaction de son rapport, Achille Mbembe m’a
fait l’amitié de m’intégrer dans son équipe, ce que j’ai accepté et ce
dont je le remercie.
*2. Ces sanctions furent finalement levées le 3 juillet 2022 lors de la
e
61   session ordinaire de la conférence des chefs d’État et de
gouvernement de la CEDEAO tenue à Accra au Ghana.

Vous aimerez peut-être aussi