Logique Et Philosophie
Logique Et Philosophie
Logique Et Philosophie
(1868-1914)
“La Logique
et la philosophie
contemporaine”
(1906)
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versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 3
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composé exclusivement de bénévoles.
— Introduction.
— Examen du psychologisme.
— Examen du sociologisme.
— Examen du criticisme.
— Examen du pragmatisme.
— Conclusion.
NOTE INTRODUCTIVE
Le cours comprit quarante leçons. Mais il n’eut pas l’audience que Couturat
escomptait. Son effort pour populariser la logistique chez les étudiants ne fut
guère suivi d’effet. Les deux importants ouvrages qu’il préparait et que son
cours devait contribuer à faire avancer, une Histoire de la Logistique et un Trai-
té (ou Manuel) de Logistique, ne virent jamais le jour (une partie du Traité sera
publiée à titre posthume dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 1917,
pp. 15-58).
— Introduction.
— Méconnaissance de la logique moderne par les philosophes.
— Examen du psychologisme.
— Examen du sociologisme.
— Examen du criticisme.
— Examen du pragmatisme.
— Conclusion.
Les références restant implicites, nous avons tenté, dans la mesure de nos
moyens, d’apporter quelques éclaircissements. Puissent nos lecteurs nous par-
donner la lourdeur excessive de ces notes. Le texte de Couturat gagnerait cer-
tainement à être lu pour lui-même. Mais il ne nous est pas apparu inutile de ci-
ter, parfois longuement, des auteurs qui ne sont plus guère à la mode pour cer-
tains d’entre eux et qui mériteraient qu’on leur prêtât une certaine attention, à
commencer par Charles Renouvier dont l’œuvre est particulièrement riche.
Les notes ajoutées par nous sont placées entre crochets droits.
Bertrand Gibier.
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 9
Louis COUTURAT
LEÇON INAUGURALE AU COLLÈGE DE FRANCE
La Logique
et la philosophie
contemporaine 1
Introduction
Retour à la table des matières
Examen du psychologisme
(BG)]
11 [Kant faisait la même distinction : « La logique est une science ration-
nelle, non seulement selon la forme, mais selon la matière ; une science a
priori des lois nécessaires de la pensée, non pas relativement à des objets par
ticuliers, mais bien à tous les objets en général ; c’est donc une science du
droit usage de l’entendement et de la raison en général, non pas de façon sub
jective, c’est-à-dire non pas selon des principes empiriques
(psychologiques) : comment l’entendement pense – mais de façon objective,
c’est-à-dire selon des principes a priori : comment il doit penser. » (Lo-
gique, Introduction, I, AK IX, 16) (BG)]
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 15
Pierre peut être faux pour Paul, ce qui est vrai aujourd’hui peut être
faux demain. C’est la négation même de la notion de vérité.
En résumé, il faut bien distinguer la conscience et l’esprit, et se
rendre compte que la vie de l’esprit est en grande partie inconsciente
ou subconsciente, et qu’en tout cas les relations logiques des idées et
les ressorts de notre activité intellectuelle échappent à l’intuition in-
terne. Ce n’est pas par l’analyse psychologique qu’on peut les at-
teindre, mais par l’analyse logique, qui est toute différente. Il faut
donc bien se garder de confondre la psychologie, la science de la
conscience, avec la philosophie en général, qu’on peut définir, avec un
de nos maîtres 18, la science de l’esprit ; et, en particulier, avec la Lo-
gique, l’Épistémologie et la théorie de la connaissance, qui sont plus
spécialement les sciences de l’esprit en tant qu’il pense et connaît.
Un fait qui montre bien que le psychologisme méconnaît entière-
ment la valeur et la vraie nature de la Logique, c’est que le maître de
la psychologie française 19 a cru récemment découvrir une nouvelle
Logique, la Logique des sentiments 20. En réalité, il ne s’agit, dans
cette étude psychologique, d’ailleurs très fine et très juste, que de
montrer l’influence perturbatrice des sentiments sur les raisonnements
de la vie courante, de sorte qu’elle serait beaucoup mieux intitulée
« l’illogisme des sentiments ». C’est une précieuse contribution à ce
18 [On peut penser à Jules Lachelier (1832-1918), qui, après avoir été profes
seur à l’École Normale Supérieure, devint inspecteur général et, à ce titre, pré
sida la session 1890 de l’agrégation au cours de laquelle Couturat fut reçu pre
mier avec les félicitations du jury. Dans sa thèse principale De l’infini ma-
thématique, Couturat prendra comme épigraphe la dernière phrase de l’article
« Psychologie et métaphysique » paru dans la Revue philosophique en mai
1885 : « La vraie science de l’esprit n’est pas la psychologie, mais la méta-
physique » (p. 516). Cette phrase, Lachelier la fera disparaître de la version
remaniée jointe à la réédition de sa thèse sur le fondement de l’induction.
Louis Couturat avait en outre pu lire à l’École normale, comme bien des
élèves, la transcription du fameux cours de Lachelier sur la logique (1866-
1867), dont l’état du manuscrit initial avait imposé à la promotion de 1888 de
faire une nouvelle copie. (BG)]
19 [Il s’agit de Théodule Ribot (1839-1916), initiateur en France de la psy-
chologie expérimentale, qu’il put développer grâce à sa nomination au Col-
lège de France (1889-1901), fondateur en 1876 de la Revue philosophique
de la France et de l’étranger. (BG)]
20 [L’ouvrage portant ce titre venait de paraître dans l’année, après avoir fait
l’objet d’une livraison partielle dans la Revue philosophique en 1904. (BG)]
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 19
21 [Ribot, La Logique des sentiments, II, §I. En tant que psychologue, Ribot
étudie les faits de croyance et ce qui est susceptible de les causer : ainsi le
raisonnement devient-il, pour lui, toute forme du discours capable d’entraîner
par une série de médiation un esprit d’un état initial de croyance à un état dif
férent. Par cette définition, il entend surmonter l’opposition entre la logique
rationnelle et la logique affective, cette dernière ayant dû précéder l’autre,
sans d’ailleurs disparaître, en réponse à des besoins principalement pratiques
(Ribot cite à l’appui de sa position le §111 du Gai savoir de Nietzsche).
Leur parenté justifie selon lui leur assimilation, là où Couturat voit une confu
sion de nature, entre le fait et le droit, que les considérations de nature généa
logique concernant les hommes primitifs ne contribuent qu’à aggraver et à
masquer.
« Quoique la logique rationnelle soit totalement exclue de notre étude, il
est instructif de rappeler l’ordre qu’elle a suivi dans son développement natu
rel. Elle n’a admis d’abord que les formes les plus abstraites et les plus rigou
reuses du raisonnement (Aristote). Le culte de la logique formelle, comme
type de la perfection, a été la règle dans l’antiquité et au moyen âge. L’induc
tion a été surtout l’œuvre des modernes. Actuellement l’invasion de la psycho
logie dans les ouvrages de logique, ‘‘le psychologisme’’, comme l’appellent
les purs logiciens qui protestent, est un pas de plus vers la réalité et la vie. On
a pu dire avec raison ‘‘que si la logique moderne a ajouté quelque chose à
l’ancienne, c’est en refusant de traiter la validité de la pensée comme une
chose qu’on peut étudier et formuler en dehors des faits actuels de l’expé-
rience’’, que sa tendance est de placer le critérium de validité dans les limites
de la pratique. Le type de la vérité est ce qui peut être vérifié par
l’expérience ; l’erreur, ce qui échoue dans l’action. Tout ce qui précède peut
se résumer ainsi : marche continue de l’abstrait au concret, du formel au réel,
du nécessaire au contingent. Dès lors, n’est-il pas naturel de descendra encore
plus bas en suivant cette pente : dans le monde chaotique, informe, dédaigné,
de la logique des sentiments, et se demander ce qu’elle est ? » (BG)]
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 20
Il n’y a entre les deux logiques qu’une seule différence qui ne pa-
raisse pas à l’avantage de la logique des sentiments. On reconnaît
qu’elle est subjective, tandis que son austère et maussade rivale est
objective. Qu’est-ce à dire ? Simplement ceci, au fond : que les rai-
sonnements « de la raison » sont vrais et justes, conformes à la réalité
objective, tandis que les raisonnements du sentiment sont fallacieux,
illusoires, le plus souvent faux, qu’ils nous induisent en erreur, que
leurs conclusions sont démenties par les faits, et que par suite ils
peuvent avoir de fâcheuses conséquences pratiques. Il faut avouer que
ce seul désavantage compense, et au-delà, toutes les qualités qu’on at-
tribue à la Logique des sentiments, ou plutôt qu’il les détruit : car
comment peut-on alors soutenir que cette Logique est plus près de la
réalité et de la vie, et qu’elle est plus utile à la pratique ? Mais surtout,
que penser d’une logique qui est maîtresse d’erreur, et non de vérité ?
Qu’elle usurpe purement et simplement le nom de logique. Il n’y a pas
plus deux logiques qu’il y a deux morales : il n’y a qu’une logique,
qu’une science de la vérité, et c’est la logique rationnelle, que le psy-
chologisme accable à tort de ses dédains.
Un autre reproche que le psychologisme adresse à la Logique, c’est
de ne pas s’occuper de l’invention, de ne pas l’expliquer, et de ne lui
fournir aucune méthode générale et sûre ; peu s’en faut qu’on ne l’ac-
cuse de paralyser l’invention et de stériliser le génie. Aussi lui oppose-
t-on une Logique de l’invention dont l’unique règle serait, semble-t-il,
de se moquer de toutes les règles et de prendre le contre-pied de la Lo-
gique démonstrative et vulgaire, bonne tout au plus pour les profes-
seurs et les pédants. Le génie réclame ses coudées franches et ne peut
s’épanouir que dans la liberté absolue ; il ignore les barrières et les en-
traves, il se joue dans l’illogisme, la contradiction est son élément et la
condition essentielle de toute intervention. Pour un peu, il n’y aurait
de pensée juste et féconde qui ne fût contradictoire ; et, pour le dire en
passant, il y a un grain de vérité dans ce paradoxe, car la Logique for-
la justifier à ses yeux comme aux autres en se focalisant sur ce qui va en son
sens). Même si Ribot se refuse à assimiler la logique des sentiments avec la
sophistique, il est difficile de ne pas rappeler que Platon avait déjà distingué,
notamment dans Gorgias, ces manœuvres empiriquement efficaces, produc-
trices de persuasion, de l’exigence rationnelle, proprement dite, capable de
fonder la vérité et de produire un savoir, ou tout au moins de mettre en évi-
dence une contradiction révélatrice de l’ignorance. (BG)]
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 22
melle établit que de l’absurde on peut tout déduire 23, le faux comme le
vrai, de sorte que l’erreur est plus féconde, en un sens, que la vérité.
Mais la thèse que nous discutons repose sur une complète « igno-
rance de la question ». La logique n’a pas plus à inspirer l’invention
que la métrique n’inspire les poèmes. L’explication du fait de l’inven-
tion appartient à la psychologie. Mais l’invention, comme fait psycho-
logique, n’est pas plus vraie que fausse. Les mêmes lois psycholo-
giques, expliquent les inventions scientifiques les plus fécondes, et les
innombrables essais de démonstration du postulatum d’Euclide 24. Or
qu’est-ce qui distingue l’invention vraie ? C’est qu’on peut, après
coup, la démontrer, la justifier logiquement. L’invention n’a donc de
valeur qu’au moment où elle cesse d’être invention pour devenir dé-
monstration. Et, même psychologiquement, ce qui distingue l’inven-
tion vraie, c’est qu’elle est le produit, non d’un caprice imaginatif ou
d’une fantaisie comme il en vient en foule à l’esprit des ignorants et
des fous, mais d’une Logique instinctive, spontanée, inconsciente tant
qu’on voudra, mais toujours conforme, au fond, à la Logique
consciente et réfléchie. La première ne fait qu’anticiper, par un senti-
ment obscur, mais sûr, qui est le tact ou le flair de la raison, les dé-
marches de la Logique discursive, qui vérifie et contrôle les résultats
de la première. Il n’y a donc pas opposition entre la Logique d’inven-
tion et la Logique de démonstration, mais au contraire accord et har-
monie préétablie 25.
23 [Principe d’explosion : Ex contradictione sequitur quodlibet (ou Ex falso
sequitur quodlibet). (BG)]
24 [Couturat fait ici référence au cinquième postulat concernant les paral-
lèles : que par un point ne passe qu’une seule droite parallèle à une autre don
née. Les essais de démonstrations par l’absurde en supposant qu’il ne passe
aucune droite ou au contraire plusieurs droites, conduiront en raison de leur
« échec » à la découverte des géométries non-euclidiennes par Lobatchevski,
Bolyai et Riemann. Charles Renouvier avait mis en cause ces nouvelles géo-
métries dans un article paru dans l’Année philosophique de 1891. Couturat
en a fait la critique à l’occasion du compte-rendu qu’il a proposé de ce volume
dans la Revue de Métaphysique et de Morale, Ire année, janvier-février 1893,
pp. 63-85. (BG)]
25 [Allusion à Leibniz, permettant à Couturat de rappeler que chez les esprits
les plus féconds, le cheminement vers l’idée nouvelle se trouve conjoint avec
les exigences logiques, que les lois logiques loin de stériliser l’esprit sont à
considérer plutôt comme partie prenante de la fécondité de l’invention :
sans conscience du problème rationnel à résoudre, l’ingéniosité serait conduite
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 23
Examen du sociologisme
idées que nous exprimons par son moyen ne peuvent en être un. On a
beau seriner des mots à un enfant : il n’acquerrait jamais les idées cor-
respondantes, non plus qu’un perroquet, s’il n’était capable de les
construire lui-même, de les créer en lui et par lui 28 : et c’est la vérité
profonde, éternelle, qu’il y a au fond du mythe platonicien de la rémi-
niscence. Le langage n’est, matériellement, qu’un bruit, une succes-
sion de vibrations se propageant dans l’air d’une bouche à une oreille.
Il est comparable au fil métallique, ou mieux au courant qui relie deux
postes télégraphiques. Et, de même qu’un observateur qui enregistre-
rait les variations du courant n’y trouverait rien qui ressemble à une
idée, de même le langage n’est pas à proprement parler un véhicule
pour la pensée : chacun de nous est obligé, dans la solitude close de sa
conscience, d’interpréter tous les signaux matériels qu’il reçoit, et de
construire son cadran. Si les hommes peuvent communiquer entre
eux, s’entendre et se constituer en société, c’est parce qu’ils sont ca-
pables de former à peu près les mêmes idées, et surtout de les lier de
là même manière, d’établir entre elles les mêmes relations. L’étude
des relations entre les idées est donc antérieure à l’étude du langage, à
plus forte raison à l’étude des relations entre les hommes ; en d’autres
termes, la logique est antérieure à la linguistique et à la sociologie, et
n’en dépend aucunement [Voir la note D en annexe.]. On a dit que la
logique n’est que l’étude des formes du langage, et qu’elle rentre dans
la grammaire. S’il en était ainsi, il y aurait autant de logiques qu’il y a
de langues, et l’on ne recule pas devant une telle conclusion. Mais la
vérité est que la Logique juge et critique toutes les langues, non pas au
nom d’une quelconque d’entre elles, mais au nom de l’esprit, dont
elles sont des instruments très imparfaits et très grossiers [Voir la note
E en annexe.]. Aussi la Logique formelle a-t-elle été amenée, par son
progrès même, à se constituer une langue artificielle composée de
symboles bien définis, pour pouvoir exprimer d’une manière précise
et adéquate les idées et les relations qu’elle étudie, et pour s’affranchir
du vague et des équivoques dont toutes nos langues sont entachées. Si
imparfait qu’il soit, le langage est moins un produit de la société
qu’un produit de la raison. Et en tout cas, la raison n’est pas fille de la
cité ; elle en est la mère.
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 28
Examen du criticisme
posée du dehors, ne peut être qu’une mauvaise foi. Lors donc qu’on
présente le devoir, avec les thèses métaphysiques qui en dépendent,
comme l’objet d’une opinion arbitraire et d’un libre acte de foi, non
seulement on ne peut rien dire de plus pour ruiner la morale, mais on
ne peut rien dire de plus pour en inspirer l’aversion à un esprit libre et
à une conscience droite.
Il est instructif de voir le moralisme, qui prétend fonder la morale 38
et qui subordonne tout à cette fin, aboutir à des conséquences si
contraires à la morale ; et cela suffit peut-être à le réfuter. Voilà en tout
cas ce que l’on gagne quand on oppose la raison pratique à la raison
spéculative, ou plutôt la volonté à la raison. Et pourquoi s’efforce-t-on
de restreindre et de limiter la compétence de la raison ? C’est pour as-
surer à la volonté une liberté chimérique, que la raison se refuse à ad-
mettre, et que l’on considère comme la condition de la moralité et de
la responsabilité. On ne craint pas d’opposer la morale à la science,
qui non seulement postule le déterminisme, mais qui le vérifie chaque
jour davantage ; et l’on cherche en vain dans l’enchaînement des faits
naturels quelque fissure où puisse se glisser la contingence [Voir la
note I en annexe.].
Examen du pragmatisme
vie sauvage. Toutes les notions ainsi formées ne sont que des réactions
de l’organisme contre le milieu où il se débat, et c’est pourquoi nos
concepts ne sont, en somme, que des habitudes motrices. Nos prin-
cipes rationnels eux-mêmes, inscrits dans notre cerveau par l’expé-
rience ancestrale et fixés par l’hérédité, ne sont que des attitudes favo-
rables à la conservation de l’individu et de l’espèce : le principe
d’identité, par exemple, s’explique par le fait qu’il y avait un intérêt
vital à considérer comme identiques les objets réellement identiques,
autrement dit, à reconnaître les lieux et les obstacles, les amis et les
ennemis. L’intelligence est donc fille du besoin ; elle a été dès l’ori-
gine, et elle est toujours, au fond, relative à l’activité. Sans doute, au-
jourd’hui que la civilisation nous met à l’abri des besoins et des an-
goisses qui remplissaient la vie de nos lointains aïeux, le caractère
pratique de nos habitudes intellectuelles s’oblitère, et nous finissons
par les formuler d’une manière spéculative et abstraite ; nous pouvons
même, par une perversion de notre nature animale, nous amuser à les
appliquer à des problèmes théoriques, sans utilité au moins immé-
diate. Mais ce n’est là qu’un jeu intellectuel, une sorte d’art frivole et
stérile (puisque aussi bien cette doctrine conçoit l’art comme un
simple jeu), et c’est cet art que nous appelons la Logique. Quant à la
science positive, elle est tout entière issue de la pratique, et elle est
tournée vers l’action. Elle est, comme toutes les fonctions vitales, le
résultat d’une adaptation au monde extérieur. Qui le croirait ? cette
somme énorme et toujours croissante de connaissances, fruit de la col-
laboration séculaire des plus puissants esprits, qui, même condensée et
systématisée, ne peut être acquise que par des intelligences d’élite et
au prix de longs efforts, est pour l’épistémologie évolutionniste le pro-
duit d’une économie de pensée ; c’est en vertu de la loi biologique du
moindre effort que les hommes ont résumé leurs expériences en des
concepts abstraits et en des formules générales. Le pragmatisme re-
prend à son compte cette explication, mais il a soin de dépouiller ces
formules de tout sens intellectuel et leur refuse le titre de vérités. La
science n’est qu’un manuel opératoire, elle nous indique certains
gestes qui ont réussi, on ne sait comment ni pourquoi, à soumettre les
phénomènes naturels à notre volonté. Elle ne diffère de la magie et de
la sorcellerie (qui elles aussi prétendaient gouverner la nature par des
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 40
gestes et des symboles) que par le succès 42. Mais il faut bien se garder
de croire que ce succès, tout contingent et précaire d’ailleurs, prouve
en quoi que ce soit la vérité de nos formules. Elles ne sont que des re-
cettes pratiques, qui n’ont aucune signification objective, aucune va-
leur de connaissance. Leur vérité consiste uniquement dans leur com-
modité.
Comme vous le voyez, Messieurs, le pragmatisme est le dernier
avatar de l’empirisme ; il en pousse à bout, non sans une certaine ri-
gueur logique, les conséquences agnostiques et sceptiques. Il y a tou-
tefois une différence essentielle à noter : l’empirisme évolutionniste
admettait une nature extérieure et préexistante à la conscience, et c’est
à cette condition qu’il pouvait concevoir l’esprit comme façonné par
la nature et éduqué par la pratique. Au contraire, le pragmatisme, qui
procède du psychologisme, s’enferme dans le domaine de la
conscience, et prend nécessairement la forme de l’idéalisme person-
nel 43 pour qui le moi est toute la réalité. Il supprime donc le monde
extérieur, qui était pour l’empirisme un principe d’objectivité, partant
de vérité ; la conscience n’a plus ni support externe (dans un monde
réel) ni support interne (dans des principes rationnels ou dans des
formes a priori quelconques). Elle ne se moule plus sur les choses, et
par elle-même elle est sans forme et sans consistance ; elle reste donc
suspendue dans le vide, et le dernier mot du psychologisme paraît être
le néant.
non-sens. On n’agit pas pour agir ; l’action n’a pas de raison d’être en
elle-même, elle ne peut pas être une « fin en soi ». C’est l’intelligence
qui lui assigne un but et qui révèle les raisons d’agir. Une idée, et
même un idéal, est donc toujours nécessaire à l’action. Si cette idée
est fausse, l’action ne peut qu’échouer, ou même se retourner contre la
fin visée. La valeur de l’action dépend donc de la vérité de l’idée qui
la dirige et l’éclaire. Même dans le domaine de l’habileté technique,
l’action ne nous apprend rien que dans la mesure où l’intelligence s’y
applique pour la régulariser et la perfectionner. Abstraction faite de
toute considération morale, ce sont les idées claires qui engendrent les
actions fortes ; seule l’intelligence est capable d’animer et de soutenir
une activité énergique et féconde, en lui représentant le but à atteindre
et en lui suggérant les moyens à employer. Cela est encore bien plus
vrai s’il s’agit du caractère moral de l’action : impuissante à nous ré-
véler ou à nous suggérer un critérium moral, une règle de conduite,
l’action ne vaut que ce que vaut l’idée qui l’inspire. Elle ne peut être
qualifiée moralement que par rapport à une règle qu’elle n’a pas créée,
et qui lui est imposée du dehors et a priori par l’esprit. En définitive,
c’est l’intelligence qui est le seul juge des valeurs morales comme des
valeurs logiques. On dit souvent : « Les grandes pensées viennent du
cœur » ; il serait plus juste de dire : « Les grandes actions viennent de
l’esprit ».
Que signifie donc au fond le primat de l’action ? Il consiste à su-
bordonner la vérité à ses conséquences pratiques, et à les juger par
rapport à celles-ci. Il ne peut être pris pour fondement que par une
philosophie asservie à des préjugés, au sens propre du mot, c’est-à-
dire à des conclusions déterminées d’avance, et qu’on veut justifier à
tout prix. Cette méthode est absolument contraire à l’esprit de la phi-
losophie, qui n’est la servante de personne, pas plus de la morale ou
de la politique que de la théologie. À cette philosophie serve, quelle
que soit sa forme, moralisme ou pragmatisme, nous opposerons la phi-
losophie libre dont Descartes a formulé les règles et posé les fonde-
ments 44. C’est la philosophie des idées claires et distinctes, de la « lu-
44 [Il est permis de retrouver un même esprit et la même intransigeance dans
la conférence populaire d’Émile Chartier (Alain) publié dans la Revue de
Métaphysique et de morale en janvier 1901 : « Le Culte de la Raison comme
fondement de la République », ou dans celle qu’Octave Hamelin avait pro-
noncée et publiée en 1902 à Bordeaux : « L’éducation par l’instruction ».
(BG)]
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 43
Conclusion
rapports avec l’esprit. Nous n’oublions pas que toute théorie logique
présuppose des notions premières et des principes que la Logique ne
justifie pas, et qu’il appartient à la Critique de contrôler et de vérifier.
Tout ce que nous affirmons, c’est que la Critique ne peut commencer
son travail que quand la Logique a terminé le sien, c’est-à-dire ramené
à un minimum le nombre des données primordiales d’où l’on peut dé-
duire tout le reste ; c’est, en outre, qu’on n’a le droit de chercher hors
de l’entendement le fondement des principes dits synthétiques,
qu’après avoir fait l’énumération complète des principes analytiques,
c’est-à-dire de ceux sur lesquels reposent toutes les déductions lo-
giques. La Logique formelle est donc la préface nécessaire, la propé-
deutique d’une philosophie vraiment critique. Si la raison a des li-
mites, c’est à elle, et à elle seule, de les découvrir et de les détermi-
ner ; et aucune autorité ne peut lui imposer des bornes du dehors et
d’avance. Il n’est pas plus possible de philosopher hors de la raison ou
contre la raison, que de s’envoler au-dessus de l’atmosphère ou de
sauter hors de son ombre. Le rationalisme n’est pas un moment transi-
toire ou un point de vue unilatéral de la philosophie : il est la forme
même et la méthode de la philosophie, de cette perennis philosophia
que Leibniz 46 voulait fonder sur la vraie Logique, et élever, par la
puissance des idées claires et des démonstrations rigoureuses, en de-
hors et au-dessus de tous les systèmes et de toutes les sectes.
Je ne me flatte pas, Messieurs, d’avoir réfuté par ces réflexions
sommaires les divers systèmes que je viens de passer en revue. Je sais
trop par expérience que les discussions philosophiques sont générale-
ment stériles, et je m’en abstiendrai complètement dans la suite de ce
cours, qui sera purement historique, et aussi objectif que possible. J’ai
voulu seulement vous indiquer dans quel esprit il convient, à mon
avis, d’aborder l’étude de la Logique formelle, et quel profit intellec-
tuel on en peut retirer. On y apprend d’abord à distinguer les raisonne-
ments justes des raisonnements faux ; on contracte des habitudes de
46 [Philosophie éternelle (pérenne).
« La vérité est plus répandue qu’on ne pense, mais elle est aussi envelop-
pée, et même affaiblie, mutilée, corrompue par des additions qui la gâtent ou
la rendent moins utile. En faisant remarquer ces traces de la vérité dans les an
ciens (ou, pour parler plus généralement, dans les antérieurs), on tirerait l’or
de la boue, le diamant de sa mine et la lumière des ténèbres ; et ce serait, en
effet, perennis quaedam philosophia [une certaine philosophie éternelle]. »
(Leibniz, Lettre à Rémond, 26-VIII-1714) (BG)]
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 46
ANNEXE
(Longues notes, par Bertrand Gibier)
Note A
Note B
Note C
[Allusion à l’ouvrage de Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) paru en 1903 : La
Morale et la science des mœurs. On trouverait dans les travaux de Durkheim l’ori-
gine de cette façon de considérer la morale : « Toutes les fois que nous délibérons
pour savoir comment nous devons agir, il y a une voix qui parle en nous et qui
nous dit : voilà ton devoir. Et quand nous avons manqué à ce devoir qui nous a été
ainsi présenté, la même voix se fait entendre et proteste contre notre acte. Parce
qu’elle nous parle sur le ton du commandement, nous sentons bien qu’elle doit
émaner de quelque être supérieur à nous ; mais cet être, nous ne voyons pas clai-
rement qui il est, ni ce qu’il est. C’est pourquoi l’imagination des peuples, pour
pouvoir s’expliquer cette voix mystérieuse, dont l’accent n’est pas celui avec le-
quel parle une voix humaine, l’imagination des peuples l’a rapportée à des per-
sonnalités transcendantes, supérieures à l’homme, qui sont devenues l’objet du
culte, le culte n’étant en définitive que le témoignage extérieur de l’autorité qui
leur était reconnue. Il nous appartient, à nous, de dépouiller cette conception des
formes mythiques dans lesquelles elle s’est enveloppée au cours de l’histoire, et,
sous le symbole, d’atteindre la réalité. Cette réalité, c’est la société. C’est la socié-
té qui, en nous formant moralement, a mis en nous ces sentiments qui nous dictent
si impérativement notre conduite, ou qui réagissent avec cette énergie, quand nous
refusons de déférer à leurs injonctions. Notre conscience morale est son œuvre et
l’exprime ; quand notre conscience parle, c’est la société qui parle en nous. Or, le
ton dont elle nous parle est la meilleure preuve de l’autorité exceptionnelle dont
elle est investie. Le devoir, c’est la morale en tant qu’elle commande ; c’est la mo-
rale conçue comme une autorité à laquelle nous devons obéir, parce qu’elle est
une autorité et pour cette seule raison. Le bien est la morale conçue comme une
chose bonne, qui attire à elle la volonté, qui provoque les spontanéités du désir.
Or, il est aisé de voir que le devoir, c’est la société en tant qu’elle nous impose ses
règles, assigne des bornes à notre nature ; tandis que le bien, c’est la société, mais
en tant qu’elle est une réalité plus riche que la nôtre, et à laquelle nous ne pouvons
nous attacher, sans qu’il en résulte un enrichissement de notre être. » (L’Éduca-
tion morale, leçon VI) (BG)] [Retour à l’appel de note c]
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 52
Note D
Note E
Note F
mosité contre l’infini, M. Lachelier, comprend lui aussi l’infini en acte comme
étant un tout et pour cette raison le déclare impossible (Revue de Métaphysique,
novembre 1903). Ensuite si nous nous mettons en face de cette idée, elle paraît
très solide. Car enfin qu’est-ce qu’une pluralité sans nombre ? Est-ce comme le
pensent les adversaires de M. Renouvier, une pluralité infinie en acte ? Non : c’est
une pluralité pure et simple si l’on prend le mot sans nombre dans son sens natu-
rel. Si l’on donne au mot sans nombre le sens de plus grand que tout nombre assi-
gnable, il faut bien qu’on ait essayé de nombrer la pluralité en question pour la
dire ainsi plus grande que tout nombre. Comparer une pluralité pure et simple
avec un nombre, cela n’aurait pas de sens. On ne compare avec un nombre que
quelque chose qu’on a déjà élevé au rang du nombre, élevé au même degré que le
nombre par la manière dont on l’a traité. Ainsi il est bien vrai que l’infini en acte
est une pluralité qui prétend avoir été sommée sans avoir pu l’être, que c’est en un
mot un nombre infini. L’infinitisme inhérent au réalisme matérialiste est .donc en
définitive condamné à juste titre comme contradictoire par M. Renouvier. » (Le
Système de Renouvier, leçon IV)
Les criticistes, rejetant la chose en soi, en se tenant à un phénoménisme strict
et au relativisme qu’il implique, ne considéraient pas recevable la solution kan-
tienne des antinomies, ni les antinomies elles-mêmes ; et, en prenant parti pour le
finitisme (malgré son caractère incompréhensible pour nos esprits) contre les anti-
thèses infinitistes qui, en vertu de la loi du nombre, s’avéraient, quant à elles,
contradictoires et donc totalement irrecevables, ils justifiaient par là leur affirma-
tion de la liberté et de la contingence. (BG)] [Retour à l’appel de note f]
Note G
digne d’être choisie, est celle qui pose un fondement pour la morale et aussi un
fondement pour la connaissance pratique, indépendamment de laquelle on ne peur
asseoir ‘‘la science’’. [...]
Si j’affirme nécessairement la nécessité, je serai toujours hors d’état d’en ga-
rantir la réalité, puisque d’autre part, l’affirmation contradictoire est également
nécessaire. Voilà donc le doute qui revient.
Si j’affirme nécessairement la liberté, je trouve dans le parti que je prends,
outre l’avantage d’une affirmation nécessaire, égal de part et d’autre, cet autre
avantage des propriétés morales que je viens de reconnaître à mon postulat.
Dans la seconde hypothèse, à savoir dans celle où c’est la liberté qui est vraie,
si j’affirme la nécessité, je l’affirme librement, je suis dans l’erreur au fond, et je
ne me sauve même pas du doute, puisque la nécessité que je crois n’exclut pas le
doute.
Enfin si j’affirme librement la liberté, la liberté étant vraie, je suis à la fois
dans le vrai par hypothèse, et j’ai les mérites et je recueille les avantages de mon
affirmation libre.
Il est donc clair que de chacun des quatre termes de la double alternative :
Nécessité affirmée nécessairement ;
Nécessité affirmée librement ;
Liberté affirmée nécessairement ;
Liberté affirmée librement.
Le troisième offre à l’agent moral une position plus favorable de beaucoup
que les deux premiers, et le quatrième l’emporte sur tous les autres. Nous devons
donc le choisir et nous y déterminer, si nous nous souvenons que c’est ici logique-
ment un cas de doute, comme nous l’avons montré, et comme le constate l’emploi
même d’un mode de raisonner tel que le dilemme, pour en sortir ; et un cas dans
lequel la croyance est inévitable pour nous, quelque parti que nous prenions.
Le principe de causalité, qui maîtrise tout dans l’esprit, semble d’abord blessé
dans l’affirmation de la liberté ; mais cette affirmation si l’on s’y résout n’est
pourtant que la réduction de la causalité à la liberté, dans laquelle l’esprit retrouve
encore la cause, toujours maîtresse, la cause libre qui l’affranchit. [...]
Je préfère affirmer la liberté et affirmer que je l’affirme au moyen de la liber-
té. Ainsi, je renonce à imiter ceux qui cherchent à affirmer quelque chose qui les
force à affirmer. Je renonce à poursuivre l’œuvre d’une connaissance qui ne se-
rait pas la mienne. J’embrasse la certitude dont je suis l’auteur.
Et j’ai trouvé la première vérité que je cherche. Si je considère la science en
son principe, dans le principe de ses théories, quelles qu’elles soient, je déclare
« la liberté condition positive de la connaissance, moyen de la connaissance ».
Et si je regarde à la science dans cet ordre pratique qui est le premier en digni-
té, qui est la connaissance de moi-même, j’écris hardiment ces paroles :
‘‘La formule de la science : faire.
Non pas devenir, mais faire, et en faisant se faire.’’ » (Renouvier, Essais de
critique générale, Premier essai, II, §XVII, C)
Si l’on opte pour la nécessité, qu’on ait tort ou raison, ce choix invalide par
principe toute possibilité de discussion intellectuelle, puisqu’en dernier ressort ce
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 57
qui décidera de la croyance des uns ou des autres relèvera d’une causalité aveugle.
C’est faire le choix d’une position stérile, intellectuellement et moralement suici-
daire. Si nos croyances dépendent strictement de causes (notamment cérébrales
comme pour les épiphénoménistes, tels Thomas Henry Huxley, Henry Maudsley
ou Félix Le Dantec), alors les raisons n’ont plus guère de portée dans nos contro-
verses et nos décisions. Toutes les prises de position seront comme de simples
faits de nature.
« Le penseur nécessitaire impartial, si l’impartialité pouvait avoir un sens
quand, par hypothèse, l’opinion est forcée, devrait douter du fondement de son
opinion, car pourquoi serait-il un privilégié pour la déclaration de la vérité, alors
que ce qu’il dit être l’erreur d’autrui n’est pas moins nécessaire. Si son opinion est
vraie, ils est par là même dans l’impossibilité d’en reconnaître la vérité. [...]
[Le croyant à la liberté] ne cherche pas des preuves capables de s’imposer à
lui en dehors de tout apport personnel de passion et de volonté. N’en sachant pas
de telles, et reconnaissant que tout principe contredit et disputé demeure douteux
dans l’hypothèse de la nécessité, qu’ainsi toute affirmation d’une vérité philoso-
phique première dépend d’un parti pris ou à prendre dans le dilemme du détermi-
nisme universel et du libre arbitre, il comprend et peut accepter dans toute sa ri-
gueur la conclusion de la Recherche d’une première vérité de J. Lequier : La li-
berté est la condition de la connaissance. » (Renouvier, Les Dilemmes de la mé-
taphysique pure, IV, §LV)
Popper retrouvera le principe de cet argument, en mettant au jour les consé-
quences d’un déterminisme strict qui produirait la clôture du monde physique : si
tous les phénomènes – y compris mentaux – résultaient de causes d’ordre phy-
sique, dès lors tout notre activité intellectuelle perdrait son sens, tout serait déjà
prédéterminé et en droit anticipable, – ce qui avait été aperçu par Renouvier dans
l a Nouvelle monadologie (III, §LXV) : « Si le principe du déterminisme est le
vrai, il y a une loi universelle en vertu de laquelle toutes les idées de tous les
hommes sont déterminées et prédéterminées de tout temps, d’antécédents en anté-
cédents, à être ce qu’ils sont. » – toute espèce de création, toute imputation, tout
travail de recherche, toute compréhension intellectuelle deviendraient illusoires ;
Popper est ainsi conduit à nier le « cauchemar du déterminisme » (Connaissance
objective, 6, §7) et à affirmer la contingence et la liberté, comme aptitude à nous
déterminer en fonction de représentations intellectuelles, de doctrines, de concep-
tions, de raisons que nous avons pu produire, partager, analyser, critiquer et juger,
et grâce auxquelles nous pouvons déployer au travers des générations notre capa-
cité créatrice : nous sommes fils de nos œuvres et nous progressons en rencontrant
des problèmes théoriques et pratiques qui nous imposent des efforts d’ingéniosité
et de conception. Nos œuvres de pensée ont sur notre activité mentale une action
en retour comme nous devons reconnaître aussi que les décisions et projets
qu’elles rendent possibles et que nous concevons, conduisent ensuite à des chan-
gements dans le monde physique ; de sorte que les modifications que nous appor-
tons au monde, sont des effets de nos représentations et ne seraient pas ce qu’elles
sont sans elles (voir « Connaissance et façonnage (shaping) de la réalité », dans le
recueil Recherche d’un monde meilleur). Ainsi, face au ‘‘problème de Descartes’’
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 58
admet-il l’action de l’esprit sur le corps et par là sur les choses, et face au ‘‘pro-
blème de Compton’’ l’aptitude à agir selon des raisons (Connaissance objective,
6, §§11-13, mais sur cette question toute la conférence de 1965, « Des Nuages et
des horloges », est à lire). L’impossibilité de prévoir le développement à venir de
la connaissance est un des facteurs qui, pour Popper, rendent caduques les philo-
sophies de l’histoire (voir Misère de l’historicisme).
J.S.B. Haldane (1892-1964) est celui qui a conduit Popper sur cette voie :
« It seems to me immensely unlikely that mind is a mere by-product of matter.
For if my mental processes are determined wholly by the motions of atoms in
my brain I have no reason to suppose that my beliefs are true. They may be
sound chemically, but that does not make them sound logically. And hence I
have no reason for supposing my brain to be composed of atoms. » (Possible
Worlds And Other Essays, « When I am dead ») – même si l’éminent biologiste
est ensuite revenu sur cette idée (la dernière phrase est en tout cas erronée, elle
confond fâcheusement ‘‘esprit’’ et ‘‘cerveau’’, et il ne s’agit pas de nier l’activi-
té cérébrale et sa dépendance à l’ordre physico-chimique, mais de penser
l’émergence d’une faculté qui, tout en en dépendant au regard de ses conditions,
obéisse à un ordre d’une toute autre nature, logique, rationnel, et non plus cau-
sal, et qui en retour puisse avoir une action sur les phénomènes corporels).
Dans, Dans The Self and His Brain, An Argument for Interactionism, publié en
1977 par Popper et John Eccles (1903-1997, prix Nobel de physiologie et de
médecine en 1963 pour ses travaux en neurophysiologie, ami de Popper depuis
sa période néo-zélandaise), Popper reprend une citation de The Inequality Of
Man And Other Essays (« Some consequences of materialism ») de Haldane :
« If materialism is true, it seems to me that we cannot know that it is true. If my
opinions are the result of the chemical processes going on in my brain, they are
determined by the laws of chemistry, not those of logic. », en révisant l’argu-
ment pour répondre au fait qu’un logiciel dans un ordinateur peut produire des
résultats logiques selon un processus causal (I, P3, §21). Popper fait remonter
l’argument à Épicure (comme le faisait lui aussi Jean Grenier dans l’édition des
Œuvres complètes de Lequier publiées en 1952 dans une note de la quatrième
partie de la Recherche) : « Celui qui dit que tout arrive par la nécessité n’a rien
à reprocher à celui qui dit que tout n’arrive pas par la nécessité, puisqu’il dit que
cela même arrive par la nécessité. » (Sentences vaticanes, 40)
Dans le Néo-finalisme (I Le cogito axiologique), Raymond Ruyer (1902-1987)
attribue à Lequier la découverte de la forme axiologique du cogito sous l’aspect
de la liberté, corrélative de la fin (comme la norme du vrai) et du sens, dans son
double dilemme dont le fond est inattaquable, car « toute assertion venant après
une recherche, quel que soit son contenu, implique le primat du vrai, de la liberté,
du ‘‘sens’’, de l’existence comme activité sensée » : « Le propre des doctrines pu-
rement ‘‘causalistes’’, c’est d’être réfutées aussi bien par l’approbation que par la
critique. Alors qu’à l’inverse, le propre de la doctrine du ‘‘sens’’, c’est d’être
confirmée autant par dénégation que par approbation. [...] L’argument de Lequier,
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 59
le ‘‘Cogito’’ cartésien sont des arguments identiques. Ils ne sont valables que dans
leur portée axiologique. »
S’agissant plus particulièrement du devoir, Renouvier consacre un chapitre de
son Esquisse d’une classification à l’exposition des doctrines partagées entre de-
voir et bonheur. On peut encore se rappeler que le célèbre article de Victor Bro-
chard sur « la Morale ancienne et la morale moderne » (paru dans la Revue philo-
sophique, janvier 1901) mettait en question la morale du devoir au nom des mo-
rales du bien.
Néanmoins, il n’est pas impossible que Couturat pense plus spécialement à
Lionel Dauriac (1847-1923) qui avait fait de la position concernant le devoir une
décision principielle en philosophie : « Il importait à la démonstration de cette
unité d’abréger la distance qui, pour beaucoup, sépare les axiomes des impératifs,
et de l’abréger, au point de la rendre à peu près insensible. Nous pensons qu’il y a
là plus qu’un rapprochement artificiel obtenu par un simple jeu de formules. Nous
pensons que les termes ‘‘impératifs logiques’’ dont l’usage n’est pas répandu, si
même on l’a proposé avant nous, répondent aussi exactement que possible à la
réalité des faits, qu’ils traduisent assez fidèlement, pour ne pas dire plus, l’état
d’indépendance de l’âme vis-à-vis de tout ce qui n’est point elle, qu’ils marquent
mieux qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour celle liberté de l’entendement méconnue
par les mieux intentionnés des psychologues et qu’il faut bon gré mal gré se déci-
der à reconnaître sous peine de ne rien comprendre à l’histoire des opinions et des
doctrines.
On oserait même aller plus loin et l’on proposerait pour les principe formels
de la pensée le nom d’impératifs catégoriques si l’on ne craignait de déroger à
l’usage. Aussi bien l’impératif catégorique est inconditionnel par définition :
l’obéissance aux axiomes logiques ne l’est pas à proprement parler. Le devoir de
les prendre pour règles de direction de l’esprit est subordonné au devoir de sincé-
rité envers soi-même. Ce sont là des impératifs dérivés.
S’il n’y a qu’une certitude, celle dont chacun de nous fait l’expérience
quand il se dit, se croit, se sait certain, il n’y a non plus qu’un seul critère de vé-
rité. Est vrai, dirons-nous, ce dont il nous est impossible de douter de bonne foi,
ce dont nous ne pourrions douter sans nous mettre expressément dans notre tort.
Aucun homme attentif à ce qui se passe en lui ne peut manquer d’apercevoir sa
conscience morale toujours en vedette, toujours prête à ordonner ou à conseiller.
La raison théorétique, depuis Kant, n’a plus besoin qu’on lui apporte sur sa na-
ture et sur les conditions de son exercice d’autres clartés ni qu’on lui fournisse
de plus ample commentaire pour accepter d’être la vassale de la raison pratique.
Une fois qu’elle a prêté l’hommage, elle n’a plus rien à exiger en son nom seul ;
il lui faut toujours le consentement explicite ou implicite de l’autorité suzeraine.
Il le lui faut toujours, non encore une fois qu’elle ne puisse matériellement s’en
passer, mais parce que si elle s’en passe, c’est un acte d’usurpation qu’elle com-
met, dont elle se rend responsable et dont elle ne peut s’absoudre sans se substi-
tuer à l’autre et s’ériger, à sa place, en législatrice universelle. Il en est de l’im-
pératif catégorique comme du scepticisme, on ne lui mesure point sa part ; le
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 60
bannir de ce monde serait certes beaucoup moins malaisé que de fixer des
bornes à sa juridiction. Aussi bien pourquoi fixer des bornes ? À l’aide de quel
critère ? C’est en vain que l’on cherche et il n’est pas désirable que l’on trouve,
et il serait contradictoire que ce fût désirable, car rien ne saurait l’être en dehors
de l’absolument bon.
Les principes de méthode qui viennent d’être établis serviront peut-être à élu-
cider un point de doctrine ou plutôt de discipline sur lequel on ne saurait trop sou-
haiter qu’une fois pour toutes la lumière fût faite. Dans toutes les écoles fidèles à
l’esprit de la philosophie kantienne, les recherches commencent par où il plaît de
commencer, l’ordre adopté dans l’examen des problèmes dépendant du genre de
curiosité propre à chacun. Toutefois, si les questions de philosophie spéculative
sont venues les premières, si l’on a répondu à toutes ou aux principales sans tenir
compte des droits de la conscience, on risque, une fois le moment venu d’exami-
ner ces droits, ou de rendre une ordonnance de non-lieu, afin d’aller plus vite, ou
de rebrousser chemin et de recommencer d’autres démarches qui permettent de
trouver une interprétation du monde conforme à la conscience. Tant qu’on n’a
point pris parti pour ou contre le devoir, on ne sait rien du reste, car on ne sait
point s’orienter dans sa propre pensée.
Supposons qu’on ait terminé ses recherches et qu’on ait fait droit à la raison
pratique. La marche à suivre pour les exposer s’imposera d’elle-même : il fau-
dra commencer par la morale, même si l’on a résolu de s’attacher principale-
ment aux problèmes de l’ordre spéculatif. Il faudra partir du droit pour aller au
fait, puisqu’après tout il ne s’agit pas seulement de constater, mais d’interpréter
et de juger. Si la morale est la science suzeraine, c’est par l’exposé de ses préro-
gatives qu’il faut que toute philosophie débute. Il y a plus. Même à ceux pour
qui c’est un parti pris de méthode, sinon d’abolir ces prérogatives, du moins de
les remplacer par d’autres d’une valeur toute relative et d’une durée précaire,
même à ceux-là, il incombe de rédiger leur charte d’abolition. En philosophie,
et c’est par où la philosophie diffère des autres sciences, et nulle philosophie
n’y échappe, les solutions définitives sont greffées sur des solutions provisoires
et préalables. La raison d’être de celles-ci nous échappe au moins partiellement ;
car la série ascendante des pourquoi ne saurait être infinie, car la première vérité
de laquelle toutes les autres dépendent ne saurait être démontrable. Il faut donc
inscrire au début de toute philosophie, non un fait d’évidence sensible ou d’évi-
dence mathématique, mais un acte d’affirmation ou de négation, par laquelle on
accepte ou l’on refuse, de croire à l’impératif catégorique. » (fin de Sens com-
mun et raison pratique, Recherche de méthode générale)
Même s’ils se gardent de tomber dans le dogmatisme et reconnaissent à cha-
cun la liberté de conscience, il ne s’agit pas pour les criticistes de parier au petit
bonheur, mais de choisir un parti qui, en toute rigueur, est certes douteux, mais
qui s’avère le plus probable et le plus propre à répondre aux intérêts pratiques.
Tous les partis ne se valent pas. Ensuite, pour les criticistes, il n’est permis
d’ignorer ni le scepticisme ni l’irréductible divergence entre les philosophes : ils
interprètent ces faits par la présence de dilemmes fondamentaux pour la pensée,
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 61
conduisant selon les options à des conceptions opposées. Il s’agit au fond de te-
nir compte de l’impossibilité pour la raison de défaire tous les nœuds qu’elle ne
peut que rencontrer, et de l’exigence pour elle de les trancher, sans que cela
puisse invalider d’autres orientations fondamentales. Le pouvoir de la raison a
ses limites.
La question du choix même de la raison par opposition à son refus peut se
justifier après coup par la raison, mais peut être lui aussi conçu comme échap-
pant à la raison. Éric Weil, dans la Logique de la philosophie (où il étudie les
catégories principales de la philosophie), commence par opposer raison ou dis-
cours et violence. La même question de la position de la raison se pose aussi
chez les rationalistes critiques (Karl Popper, Hans Albert, Hans-Joachim Neu-
mann).
On ne peut s’empêcher de considérer que l’ironie de Couturat le conduit ici à
une certaine inexactitude et des excès. Il se refuse à entrer dans un tel cadre de
discussion, qui lui est étranger et qui représente en outre pour lui une menace
contre le rationalisme qu’il entend précisément défendre. (BG)] [Retour à l’appel
de note g]
Note H
Note I
Note J
l’étendre autant que possible, mais c’est tout. Les mouvements et les arrêts de la
volonté ne suivent pas des lois qu’il y ait possibilité de fixer. D’un autre côté, les
théorèmes les plus généraux qui portent sur les principes et les lois du mouve-
ment, en mécanique rationnelle, et qui sont fort intéressants et très beaux dans
leur genre, ne permettent de conclure à la constance des forces, objets de cette
spéculation, qu’à la faveur de certaines abstractions, et de certains postulats inac-
ceptables pour le monde de l’expérience.
L’hypothèse du déterminisme absolu ne peut se présenter qu’abusivement
avec la recommandation des sciences et de l’esprit scientifique ; elle n’est qu’une
généralisation arbitraire, une induction radicalement illogique, dont la source est
dans l’habitude de chercher et de trouver des causes prédéterminantes dans les
phénomènes de la nature. Mais justement l’application du jugement de causalité
au cas des actions volontaires, de toutes, comme prédéterminées, a contre elle le
sentiment, dont la donnée empirique ne prête pas à contestation, le sentiment qui
fait corps avec certaines résolutions, du pouvoir de les déterminer en un sens, ou
dans le sens opposé.
Le libre arbitre est ce pouvoir, considéré dans une conscience pour laquelle se
pose l’alternative de la double résolution pour un acte réfléchi et délibéré. » (Re-
nouvier et Prat, La Nouvelle monadologie, III, §LXII)
C’est ce qui le conduit à réfuter la position de Mill (Système de logique dé-
ductive et inductive, III, III-V) cherchant à fonder les inductions par ce principe,
qui n’est lui-même rien d’autre qu’une induction. On ne peut fonder l’induction ni
en général ni en particulier (Renouvier le montre, avant les analyses de Popper).
On tombe inévitablement alors dans un cercle ou une pétition de principe. « Ces
philosophes ont poursuivi une chimère qui ont cherché la formule sûre de l’induc-
tion légitime. » (Renouvier et Prat, La Nouvelle monadologie, III, §LX) La cri-
tique de la « logique inductive » de Mill est développée par Renouvier dans le
premier de ses Essais de critique générale (III, §XXXV, B et C).
« Mais si une induction particulière, à la prendre isolément, ne suffit point à
établir la nécessité de la loi qu’elle pose, ne peut-on dire avec Stuart Mill que le
déterminisme, confirmé par chaque loi nouvelle, sans cesse vérifié par le témoi-
gnage accumulé de toutes les séquences invariables constatées, exclut l’hypothèse
d’une indétermination réelle des phénomènes dans notre monde ? L’expérience ne
donne ni l’universel, ni le nécessaire ; Stuart Mill ne peut, sans trahir sa propre
méthode, fonder sur l’expérience une induction poussée au-delà de toute expé-
rience possible. Les partisans du libre arbitre lui opposeront les faits contingents,
les volitions humaines qu’il ne daigne pas examiner. Il n’y a pas, pour les philo-
sophes, d’associations inséparables ; la réflexion les dissout. Le fondement de
l’induction ne repose pas sur la nécessité d’une habitude irrésistible ou d’une évi-
dence rationnelle, il résulte de la décision réfléchie du philosophe qui accepte tout
à la fois, conformément aux lois de la pensée et aux données de l’expérience, le
déterminisme et ses limites, les lois constantes de la nature et les actes contingents
de la liberté, l’enchaînement des phénomènes et la rupture de la continuité par les
commencements absolus qu’exige à l’origine des choses le principe de contradic-
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 68
tion, dans la trame même des faits la vie morale de l’humanité. » (Séailles, op.
cit., V, §IV)
Il est permis pour Renouvier d’admettre des degrés d’influence dans les phé-
nomènes sans mettre en péril les sciences, y compris les sciences humaines ou
l’histoire (Popper retrouvera de son côté le même type d’interprétation sous le
terme de propensity). Il y aurait d’ailleurs un certain nombre de rapprochements à
faire entre Renouvier et Popper (au niveau épistémologique – refus de l’évidence,
critique de la certitude, absence de critère possible de la vérité, forme de probabi-
lisme, mise en question de l’induction, caractère conjectural de nos connais-
sances, liberté d’examen –, cosmologique – négation de la chose en soi, refus du
substantialisme ou de l’essentialisme, ouverture de l’avenir, rejet du détermi-
nisme, reconnaissance de son incompatibilité avec toute création, affirmation de
la contingence et de la liberté, rejet des ‘‘philosophies de l’histoire’’ –, et politique
– convictions républicaines et démocratiques, combat en faveur de sociétés ou-
vertes, mise en garde contre l’amour comme motivation politique, aspiration à la
justice, souci de l’amélioration du sort des mal lotis –, parmi d’autres pistes pos-
sibles ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a aucun point notable de divergence, le
contexte étant différent).
« Le grand moteur des mouvements de l’humanité n’est autre que la liberté.
Est-ce à dire pourtant que, selon M. Renouvier, il n’y ait pas de lois à l’œuvre
dans les sociétés humaines et, par suite, dans la production des phénomènes histo-
riques ? On se méprendrait gravement si l’on répondait par la négative. [...] L’acte
libre fondamental [...] laisse subsister toutes les circonstances au milieu des-
quelles, en fonction desquelles il s’est produit. Et les fruits que porte cet acte sont
des fruits naturels, c’est-à-dire des fruits que la nature des individus et des socié-
tés se charge de faire apparaître et mûrir. Rappelons-nous d’ailleurs comme la li-
berté, au moment même où M. Renouvier s’est efforcé d’en rendre l’existence
probable, nous a été présentée avec tout un cortège de limitations et de conditions.
Un acte libre est un commencement non pas totalement absolu, mais partiellement
absolu. Et il faut bien qu’il ne soit pas totalement absolu puisqu’alors il n’appar-
tiendrait pas au monde, du moins au monde en marche, et qu’on ne pourrait le dé-
finir et le saisir. Une décision libre réalise tel ou tel possible, mais il faut que des
possibles soient d’abord posés. Si l’on imagine qu’une fonction mathématique
peut, à tel ou tel moment, prendre telle ou telle valeur, encore faut-il et que
d’abord ce qu’elle deviendra ce soit toujours des quantités, et même que ces quan-
tités, au lieu d’être quelconques, soient ceci ou cela, c’est-à-dire déterminées. Ain-
si, d’une manière générale, un acte libre est, à beaucoup d’égards, déterminé, et
pour autant, il est soumis à des lois. Mais il est spécialement soumis à des lois par
rapport aux concomitants et aux antécédents donnés dans les sociétés humaines.
[...] Quételet avait écrit que la statistique démontre que lorsqu’il s’agit de crimes
souvent reproduits et répondant à tin type défini, ‘‘c’est la société qui prépare le
crime, et que le coupable n’est l’instrument qui l’exécute’’. M. Renouvier dis-
tingue, bien entendu, entre l’homme statistique abstrait, l’homme quelconque
d’un certain milieu et tel individu pris déterminément. Mais, sous la réserve de
cette distinction, il proclame que l’assertion de Quételet, bien loin d’être un para-
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 69
doxe, lui semble, quant à lui, tout près d’être un truisme. Cette assertion, dit-il,
n’est que l’expression malheureusement trop exacte de la constante influence
exercée sur chaque individu par la solidarité du mal qui pèse sur les hommes d’un
milieu moral déterminé. Quelque opinion qu’on puisse avoir de la liberté morale,
personne ne saurait contester qu’il y ait des actions humaines diversement pos-
sibles, diversement probables en raison des tendances établies dans une certaine
société et des causes qui les favorisent. L’action d’une cause régulière et
constante, comme l’existence de tel caractère commun, de tel vice endémique, se
fait tout naturellement sentir parmi les autres motifs variables au milieu desquels
se détermine l’agent, forcé d’en accepter quelqu’un ou quelque autre en choisis-
sant ; et cette cause l’emporte à la longue, c’est-à-dire se marque à sa valeur
quand on considère un nombre suffisant de cas ; les rapports des différents effets
se présentent avec la même constance qui appartient à leurs causes. Ces explica-
tions sont très précises et très claires. Le second passage auquel nous voulons
maintenant recourir les reproduit implicitement mais surtout, et c’est cela qui nous
intéresse particulièrement, il en tire les conséquences relativement à la marche de
l’histoire. ‘‘Celui qui, pour apprécier la valeur de la liberté, n’aurait égard qu’à sa
portée en quelque sorte matérielle et n’envisagerait que les derniers résultats des
événements libres dans la marche de l’humanité, perdant de vue les personnes in-
dividuelles, les temps définis, les relations passagères, celui-là verrait le principe
de détermination effacer ou surmonter de plus en plus le principe des accidents.
C’est que les actes produits de la volonté sont de direction variable et de sens
contraire les uns aux autres, vis-à-vis de l’action constamment dirigée de la pas-
sion, de l’instinct et de la raison. Opposés à ces lois, ils peuvent se détruire mu-
tuellement, quand on les considère en grand nombre et pour une période suffisam-
ment prolongée, pour ne laisser paraître les résultats que de ceux qui leur sont
conformes. Ainsi l’ordre dominerait à la longue et les faits désordonnés s’anéanti-
raient à la fin’’. On dirait vraiment que ce dernier passage a été écrit par Cournot.
Il en résulte donc qu’il peut y avoir pour M. Renouvier une histoire pareille à celle
qu’a conçue Cournot (Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les
Sciences et dans l’Histoire, IV-V). Cette histoire, comme on sait, se propose de
dégager de l’observation des faits historiques un certain nombre de lois, un certain
nombre de causes constamment agissantes, bref un déterminisme parfaitement
réel, encore qu’il ne fasse pas tout dans le cours des affaires humaines et qu’il ait
à compter avec les accidents, c’est-à-dire au fond avec la liberté. Telle est la
conclusion à laquelle on aboutit infailliblement quand on professe sur la liberté la
doctrine qu’a embrassée M. Renouvier. Cette doctrine [...] consiste essentielle-
ment à situer la liberté au milieu des phénomènes. Comme les phénomènes ont
des lois, la liberté se meut donc entre des lois et par conséquent toute la part des
actions qu’elle ne produit pas reste soumise au déterminisme.
Mais s’il est vrai que M. Renouvier aurait pu, sans manquer à ses principes, se
proposer d’écrire une histoire philosophique entendue, ou à peu près, comme celle
que nous trouvons dans les livres de Cournot, en fait, cependant, ce n’est pas là ce
qu’il a choisi de faire. Ce qui l’a intéressé par-dessus tout dans l’histoire, ce n’est
pas l’élément loi. À cet élément, il n’a laissé que la part strictement indispensable,
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 70
tives vis-à-vis des phénomènes ambiants. Nous avons maintenant à faire remar-
quer qu’il a apporté le même esprit dans la conception de la moralité. Certes il
faut à la moralité ce qu’il y a de plus profondément personnel dans la personne ;
mais d’abord ce fond de la personne est, bien entendu, phénoménal encore et non
pas nouménal comme chez Kant, et ensuite il y a des lois qui pénètrent jusqu’aux
alentours immédiats de ce fond de la personne. Sans tomber jamais complètement
dans le déterminisme, la moralité est pourtant d’une certaine façon conditionnée
par lui. Les résolutions morales et les convictions morales elles-mêmes dépendent
de certaines conditions intérieures à la personne morale ou résultant des rapports
entre elles des différentes personnes morales. Et ce qu’il faut remarquer le plus,
c’est que, en vertu de certaines formes du déterminisme, en vertu de l’habitude
par exemple, chaque acte moral en prépare ou en exclut d’autres dans la personne,
tandis que, en vertu des actions et réactions de diverses personnes les unes sur les
autres, chaque acte moral en prépare ou exclut d’autres dans les agents qui su-
bissent les effets de cet acte. Voilà comment il y a une histoire de l’élément libre
de l’homme, une histoire de la moralité. » (Hamelin, Le Système de Renouvier, le-
çon XVII)
Émile Boutroux (1845-1921) – c’est à lui que Renouvier dédicacera les Di-
lemmes de la métaphysique pure – est l’auteur d’une thèse intitulée : De la contin-
gence des lois de la nature (1874) ; il y insiste sur l’irréductible nouveauté de l’ef-
fet par rapport à sa cause, de sorte qu’il y a toujours en lui quelque chose qu’elle
n’explique pas, et sur les différents niveaux de complexité de la réalité, ce qui
rend tout niveau supérieur inexplicable par le niveau inférieur (ce qu’Auguste
Comte affirmait déjà contre la tendance inverse en laquelle il voyait le matéria-
lisme même). Il y a, pourrait-on dire aujourd’hui, des moments d’émergence
(qu’on ne saurait réduire, sinon arbitrairement, comme Spencer).
« À supposer que les phénomènes fussent indéterminés, mais dans une cer-
taine mesure seulement, laquelle pourrait dépasser invinciblement la portée de nos
grossiers moyens d’évaluation, les apparences n’en seraient pas moins exactement
telles que nous les voyons. On prête donc aux choses une détermination purement
hypothétique, sinon inintelligible, quand on prend au pied de la lettre le principe
suivant lequel tel phénomène est lié à tel autre phénomène. Le terme ‘‘tel phéno-
mène’’, dans son sens strict, n’exprime pas un concept expérimental, et répugne
peut-être aux conditions mêmes de l’expérience.
Ensuite, est-il bien conforme à l’expérience d’admettre une proportionnalité,
une égalité, une équivalence absolue entre la cause et l’effet ? Nul ne pense que
cette proportionnalité soit constante, si l’on considère les choses au point de vue
de l’utilité, de la valeur esthétique et morale, en un mot de la qualité. À ce point
de vue, au contraire, on admet communément que de grands effets peuvent résul-
ter de petites causes, et réciproquement. La loi de l’équivalence ne peut donc être
considérée comme absolue que s’il s’agit de quantités pures ou de relations entre
des quantités d’une seule et même qualité.
Mais où trouver un conséquent qui, au point de vue de la qualité, soit exacte-
ment identique à son antécédent ? Serait-ce encore un conséquent, un effet, un
changement, s’il ne différait de l’antécédent, ni par la quantité, ni par la qualité ?
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 72
Note K
[On peut noter ici qu’un défenseur du libre arbitre comme Renouvier avait ré-
cusé aussi bien l’indifférentisme que paraît viser Couturat, que le déterminisme, et
pour les mêmes raisons, dans les deux cas, que celles qu’avance ici Couturat. Ce
dernier semble assimiler le libre arbitre à l’arbitraire et passer à côté de ce qui est
en jeu ici. Se déterminer en fonction de raisons qui sont les nôtres (dans une
configuration qui peut susciter des influences de divers degrés) ne revient pas à se
trouver soumis entièrement à des causes, comme si le choix n’était que leur résul-
tante nécessaire et s’expliquait par elles. Couturat semble adhérer à une position
proche de celle de Leibniz, mais on peut se demander s’il n’encourt pas lui aussi
la critique de Kant adressait à ce dernier en considérant que cette liberté « ne se-
rait au fond pas meilleure que la liberté d’un tournebroche qui, lui aussi, une fois
qu’il a été remonté, accomplit son mouvement de lui-même » (Critique de la rai-
son pratique, AK V, p. 97).
« Le libre arbitre et le déterminisme ne sont des contradictoires logiques que
si le déterminisme est pris comme c’est devenu l’usage, dans ce sens absolu qui
exclut toute cause capable d’alternative dans ses effets. Mais le libre arbitre n’op-
pose rien à la masse immense des phénomènes naturels, sans excepter ceux de
l’ordre mental qui leur sont assimilables, comme étant réellement déterminés par
leurs antécédents. Le libre arbitre implique, il est vrai, dans la nature, une certaine
mesure d’indéterminisme, une certaine marge laissée par les lois à l’accident,
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 73
parce que si les lois n’admettaient jamais de modifications que d’après d’autres
lois également strictes, il ne pourrait y avoir place dans les phénomènes naturels
pour les effets des causes qui ne sont pas entièrement prédéterminées. Mais le
libre arbitre ne réclame point pour ces causes libres l’exemption de l’obéissance
au régime général des lois. Il règne de grandes erreurs et beaucoup de malenten-
dus sur la manière de comprendre le rapport du libre arbitre et des lois. L’exercice
de la liberté est une application des lois : — de celles de l’esprit, car la délibéra-
tion n’est autre chose que leur consultation contradictoire, en rapport avec des
actes prémédités ; — et de celles de la nature, qu’il lui serait d’ailleurs impossible
de violer, mais dont l’action est dirigeable. Ce n’est pas sans user de la loi de la
pesanteur qu’on peut soulever un corps ou modifier son mouvement régi par cette
loi.
La confusion du simple indéterminisme et du libre arbitre est un cas étonnant
du paralogisme de l’ignoratio elenchi. Le libre arbitre comparé à l’indétermi-
nisme, loin de se joindre à ce qu’il entre d’accidentel dans les phénomènes, ap-
porte des déterminations d’un genre nouveau, et jusque-là complètement inconnu,
dans l’ordre du monde, puisqu’il ne s’applique qu’à des actes produits après ré-
flexion et délibération, et que la délibération est le travail que fait l’esprit pour
mettre en œuvre des motifs qui de leur nature sont des déterminants. Il les exa-
mine comme tels, et c’est là tout le contraire de l’indéterminisme. » (Renouvier et
Prat, La Nouvelle monadologie, III, §LXIV)
Popper ne manquera pas de son côté de rappeler que, dans la question de la li-
berté, « indeterminism is not enough » (The Open Universe, Addendum 1), car ce
qui importe, c’est de penser la possibilité pour l’esprit de répondre à des raisons,
sinon cette liberté vide se confondrait avec le hasard et nous enchaînerait tout au-
tant que la fatalité (voir Connaissance objective, 6 ; The Self and His Brain, I, P1,
§9 ; P3). (BG)] [Retour à l’appel de note k]
Note L
nous devons en attendre, les réactions auxquelles nous devons nous tenir prêts. À
la conception de ces effets, immédiats ou lointains, se réduit donc toute notre
conception de l’objet lui-même, lorsque cette dernière n’est pas dépourvue de
toute signification positive. Tel est, posé par M. Peirce, le principe du pragma-
tisme. Il a passé complètement inaperçu pendant vingt ans. C’est moi qui, dans un
discours prononcé à l’Université de Californie, en 1898, l’ai ramené au jour en
l’appliquant spécialement à la religion. L’heure semblait propice. Le mot pragma-
tisme se propagea effectivement. » (William James, Le Pragmatisme, Leçon II)
Le représentant le plus notable de ce mouvement fut William James (1842-
1910). Son influence en France ne fut nullement négligeable. Ses liens avec les
philosophes français furent nombreux (dans son enfance, il lui avait été donné de
séjourner et d’être élève à Paris et à Boulogne-sur-Mer). James donna en 1879-
1880 un cours de Philosophie contemporaine consacré aux deux premiers Essais
de Renouvier, dont la lecture avait été déterminante sur lui lors de sa période de
dépression (il conseillait l’étude de l’ensemble des volumes des Essais de critique
générale et de l’Esquisse d’une classification des doctrines), il trouva en France
dans la revue de ce dernier un écho immédiat de ses travaux dès leur publication
américaine (tous deux entretinrent une correspondance) : il reconnaît sa dette en
particulier pour « The Will to Believe ». Bergson préfacera en 1911 la traduction
française du Pragmatisme de James (cette préface dans laquelle Bergson se
montre proche de James fera partie du recueil La Pensée et le mouvant). Émile
Boutroux s’employa également à faire connaître sa pensée dans plusieurs ou-
vrages. (BG)] [Retour à l’appel de note l]
Note M
[« Tout ce que je puis vous en dire pour le moment, c’est que le vrai rentre
dans le bien, ou que la vérité est un bien d’une certaine sorte, et non pas, comme
on le suppose d’ordinaire, une catégorie en dehors du bien. Ce ne sont pas là deux
idées simplement coordonnées. Le mot vrai désigne tout ce qui se constate comme
bon sous la forme d’une croyance, et comme bon, en outre, pour des raisons défi-
nies, susceptibles d’être spécifiées.
Admettez qu’il n’y ait dans les idées vraies rien qui soit bon pour la vie ; ad-
mettez que la possession de ces idées soit un désavantage positif et que les idées
fausses soient seules avantageuses : alors il vous faut admettre que la notion de la
vérité conçue comme chose divine et précieuse, et la notion de sa recherche
conçue comme obligatoire, n’auraient jamais pu se développer ou devenir un
dogme. Dans un monde où il en irait ainsi, notre devoir serait plutôt de fuir la vé-
rité ! Dans le monde où nous sommes, au contraire, de même qu’il existe certains
aliments qui ne sont pas seulement agréables au goût, mais bons pour les dents,
bons pour l’estomac, bons pour les tissus ; de même, exactement de même, il
existe certaines idées qui ne sont pas seulement agréables à penser, ou simplement
agréables comme servant de point d’appui à d’autres idées auxquelles nous te-
nons : il existe des idées qui nous sont en outre une aide précieuse dans les luttes
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 75
de la vie pratique. S’il y a bien une vie qu’il soit réellement bon de mener plutôt
que toute autre ; et s’il y a bien une idée qui, obtenant notre adhésion, puisse nous
aider à vivre de cette vie-là, eh bien ! il nous sera réellement meilleur de croire à
cette idée, pourvu que la croyance s’y attachant ne soit pas, bien entendu, en op-
position avec d’autres intérêts vitaux d’un intérêt supérieur.
‘‘Ce qui pour nous serait le meilleur à croire’’ voilà qui ressemble assez à une
définition de la vérité ! C’est à peu près comme si l’on disait : ‘‘Ce que nous de-
vons croire’’. Or, dans cette seconde définition personne ne verrait rien d’étrange.
Aurions-nous jamais le devoir de ne pas croire ce qui est pour nous le meilleur à
croire ? Et pouvons-nous maintenir éternellement séparées la notion de ce qui est
pour nous le meilleur et la notion de ce qui est vrai pour nous ? [...]
Ce qui pour nous est le meilleur à croire, voilà ce qui est vrai pour nous, – di-
sais-je tout à l’heure, mais en ajoutant : pourvu que notre croyance ne se trouve
pas en désaccord avec quelque autre avantage vital. Or, dans la vie réelle, quels
intérêts vitaux l’une de nos croyances particulières est-elle exposée à contrarier ?
Quels intérêts, sinon ceux qui nous sont assurés par d’autres croyances, quand
celles-ci sont inconciliables avec la première ? En d’autres termes, il peut arriver
que l’une de nos croyances vraies rencontre dans les autres le pire des ennemis.
De tout temps, il y a eu dans nos vérités cet irréductible instinct de conservation
qui les porte à détruire tout ce qui les contredit. [...]
Comme critérium de la vérité probable, le pragmatisme prend ce qui remplit le
mieux l’office de nous guider dans la vie, ce qui s’ajoute à toutes les parties de
notre existence et s’adapte à l’ensemble des exigences de l’expérience, sans
qu’aucune soit sacrifiée. Si les notions théologiques peuvent donner cela ; si la
notion de Dieu, en particulier, se trouve le donner, comment le pragmatisme pour-
rait-il s’aviser de nier l’existence de Dieu ? Ce qui, pour lui, n’aurait aucune rai-
son d’être, ce serait de ne pas considérer comme ‘‘vraie’’ une notion qui, aux yeux
d’un pragmatiste, serait si bien justifiée par son succès : pour le pragmatisme, en
effet, quelle autre sorte de vérité pourrait-il y avoir, en dehors de l’accord d’une
idée avec la réalité concrète, avec la vie ? » (James, Le Pragmatisme, Leçon II)
« Mais lorsque nos idées ne sont pas la copie fidèle d’un objet, que faut-il en-
tendre par leur accord avec cet objet ?... Le pragmatisme pose ici la question qui
lui est habituelle. ‘‘Supposons vraie telle idée ou telle croyance, dit-il, le fait
qu’elle soit vraie apportera-t-il un changement palpable, réel à l’existence de quel-
qu’un ? Qu’éprouverait-on de différent de ce qu’on éprouverait si la croyance
était fausse ? Comment la vérité se manifestera-t-elle ? Bref, quelle est, en termes
d’expérience, la valeur monétaire de la vérité ?’’ Dès que le pragmatisme a posé la
question, il en donne la réponse : ‘‘Les idées vraies sont celles que nous pouvons
assimiler, valider, corroborer et vérifier. Les idées fausses sont celles qui ne se
prêtent pas à ces opérations.’’
Telle est pour nous la différence pratique qui résulte du fait d’avoir des idées
vraies, telle est donc la signification du mot vérité, car c’est tout ce que nous
connaissons comme vérité.
La vérité d’une idée n’est pas quelque chose d’inerte, une propriété qu’elle
possède une fois pour toutes. La vérité survient à une idée. L’idée devient vraie,
Louis Couturat, “La Logique et la philosophie contemporaine.” (1906) 76
elle est rendue vraie par les événements. La vérité est, en fait, un événement, un
processus, le processus par lequel elle se vérifie, sa vérification. Sa validité
consiste dans le processus de sa validation. Être d’accord, au sens le plus large du
mot, avec une réalité ne peut donc signifier que ceci : être conduit directement
vers cette réalité ou dans son voisinage, ou bien être mis à même d’agir sur elle de
façon à manier cette réalité, ou quelque chose qui soit en rapport avec elle, mieux
que si l’accord n’existait pas.
À la mieux manier, soit au point de vue pratique, soit au point de vue intellec-
tuel... Toute idée qui, soit au point de vue pratique, soit au point de vue intellec-
tuel, nous aide dans nos rapports avec la réalité ou avec ce qui s’y rattache, qui
n’entrave pas notre marche en avant en nous réservant des déceptions, qui
convient en fait et adapte notre vie à l’agencement total de la réalité, répondra suf-
fisamment à ce qu’on exige d’elle. En ce qui concerne cette réalité, elle sera vraie.
Le vrai, pour nous résumer, n’est pas autre chose que ce que nous trouvons
avantageux dans l’ordre de nos pensées, tout comme le bien est tout simplement
ce que nous trouvons avantageux dans l’ordre de nos actions. Ce qui est avanta-
geux presque d’une façon quelconque, ce qui se montre avantageux à la longue
aussi, et tout compte fait, car l’idée qui peut avantageusement servir à coordonner
toute l’expérience connue ne rendra pas nécessairement compte d’une manière
également satisfaisante de toutes les expériences ultérieures. L’expérience, nous le
savons, a une façon à elle de bouillonner par-dessus bord et de nous contraindre à
rectifier nos formules présentes. » (Préface de L’Idée de vérité ; reprise de pas-
sages de la Leçon VI de Pragmatisme). (BG)] [Retour à l’appel de note m]
Note N
Note O
Note P
Fin du texte.