Aventures de La Dialectique
Aventures de La Dialectique
Aventures de La Dialectique
(1955)
Les aventures
de la dialectique
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REMARQUE
partir de :
Maurice MERLEAU-PONTY
Maurice Merleau-Ponty
[7]
SOMMAIRE
Quatrime de couverture
Prface [9]
pilogue [297]
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 8
[7]
Quatrime de couverture
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[9]
PRFACE
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Pour traiter les problmes auxquels nous touchons ici, il faut une
philosophie de l'histoire et de l'esprit. Mais il y aurait fausse rigueur
attendre des principes parfaitement labors pour parler philosophi-
quement politique. l'preuve des vnements, nous faisons connais-
sance avec ce qui est pour nous inacceptable et c'est cette exprience
interprte qui devient thse et philosophie. Il est donc permis de la
raconter franchement, avec ses reprises, ses ellipses, ses disparates, et
sous bnfice d'inventaire. On vite mme, le faire, le faux-semblant
des ouvrages systmatiques, qui naissent, comme les autres, de notre
exprience, mais se prsentent comme ns de rien et semblent donc,
au moment o ils rejoignent les problmes du temps, faire la preuve
d'une pntration surhumaine, quand ils se bornent retrouver sa-
vamment leurs origines. De l, en attendant le trait, l'ide d'un ou
plusieurs petits ouvrages, o l'on trouvera des chantillons, des son-
dages, des anecdotes de la vie philosophique, des commencements
d'analyses, enfin la rumination continuelle qui se poursuit travers les
lectures, les rencontres, les vnements.
[10]
Mais il faut lier tout cela, et c'est l'objet de cette prface.
*
Alain parlait d'une politique de la raison qui totalise l'histoire, lie
tous les problmes, s'oriente sur un avenir dj inscrit dans le prsent
et o ils seraient ensemble rsolus, dduit donc la tactique d'une stra-
tgie, traite comme prhistoire tout ce qui a t vcu jusqu'ici par
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 10
clinait pour la paix sans dlai, leur accord sur les fins dernires laissait
entire la question du chemin, et, dans la manire dont chacun le tra-
ait, c'est tout son rapport avec le monde qui s'exprimait. Or, celui qui
se trompe sur le chemin trahit les fins dernires, peut-tre tel mo-
ment dcisif est-il pour la rvolution plus dangereux qu'un bourgeois.
Il n'y a donc pas de fraternit rvolutionnaire, la rvolution se dchire,
l'avenir, qui devait la guider, se retire dans les consciences, se fait
opinion et point de vue, point de vue qu'on essaye d'imposer. Les
politiques, qu'elles soient d'entendement ou de raison, sont un va-et-
vient entre le rel et les valeurs, le jugement solitaire et l'action com-
mune, le prsent et l'avenir, et, mme si l'on pense comme Marx qu'ils
sont runis dans un facteur historique, le proltariat, la fois puis-
sance et valeur, comme il peut y avoir divergence sur la manire de le
faire entrer en scne et prendre possession de l'histoire, la politique
marxiste est, comme toutes les autres, indmontrable. La diffrence
est seulement qu'elle le sait et qu'elle a plus qu'aucune autre explor le
labyrinthe. Tel est l'acquis de ce demi-sicle : la feinte modestie de
l'entendement n'vite pas le problme [14] du tout, ni les assurances
de la raison, celui de la circonstance. L'entendement est tir vers le
problme rvolutionnaire et la rvolution ne fait pas disparatre, elle
retrouve, amplifies, les difficults de l'entendement. Chaque acte po-
litique engage le tout de l'histoire, mais cette totalit ne nous fournit
pas une rgle laquelle nous pourrions nous en remettre, parce qu'elle
n'est jamais qu'opinion. Sujet et objet, conscience et histoire, prsent
et avenir, jugement et discipline, nous savons maintenant que ces con-
traires dprissent l'un sans l'autre, que l'essai de dpassement rvolu-
tionnaire crase l'une des deux sries, et qu'il faut chercher autre
chose.
Ce livre voudrait jalonner l'exprience, non pas sur le terrain poli-
tique, mais sur celui de la philosophie politique. Il commence au mo-
ment o, avec Max Weber, la politique d'entendement reconnat ses
limites, le libralisme cesse de croire l'harmonie ternelle, lgitime
ses adversaires, se conoit comme une tche (chap. I). Les contraires
que Max Weber maintenait ensemble par un effort hroque ne peu-
vent-ils pas tre rconcilis ? La gnration communiste de 1917 l'a
cru, nous en trouvons le tmoignage dans le livre profond que Georg
Lukcs publiait en 1923, et qui a t un moment la bible de ce qu'on
appelait le communisme occidental (chap. II). La politique rvolu-
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 13
[16]
[17]
Chapitre I
La crise de lentendement
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[21]
*
Il n'a nulle part donn cette formule. Ses crits mthodologiques
retardent sur sa pratique scientifique. C'est nous de chercher dans ses
travaux d'historien comment il s'accommode de cet objet qui colle au
sujet, comment il fait de cet embarras une mthode, comment il es-
saye, par-del le pass spectacle, de comprendre le pass lui-mme en
le faisant entrer dans notre vie. On ne peut se contenter du pass tel
qu'il fut ses propres yeux, et il reste entendu qu'en cherchant le pass
tel qu'il fut en soi on sous-entend toujours un spectateur, et l'on risque
de ne trouver que le pass tel qu'il est pour nous. Mais peut-tre est-il
de la nature de l'histoire de n'tre rien de dfini tant qu'elle est au pr-
sent, de ne devenir tout fait relle qu'une fois offerte en spectacle
une postrit qui fait le bilan ? Peut-tre les gnrations appe-
lantes , comme disait Pguy, sont-elles seules en position de voir si
ce qui s'est ralis mritait bien d'tre, de rectifier les impostures de
l'inscription historique, de restituer d'autres possibles ? Peut-tre n'y a-
t-il, avant l'image que nous nous donnons du pass, que des squences
d'vnements qui ne forment ni un systme, ni mme des perspectives,
et dont la vrit est en sursis ? Peut-tre est-ce la dfinition de l'his-
toire de n'exister tout fait que par ce qui vient aprs, d'tre en ce sens
suspendue au futur ? Si cela est vrai, l'intervention de l'historien n'est
pas une tare de la connaissance historique : que les faits intressent
l'historien, qu'ils parlent l'homme de la culture, qu'ils se laissent re-
prendre dans ses propres intentions de sujet historique, cela, qui [22]
menace de subjectivit la connaissance historique, lui promet aussi
une objectivit suprieure, si seulement on russit distinguer la
comprhension et l'arbitraire, dterminer la parent profonde
dont nos mtamorphoses abusent, mais aussi sans laquelle elles
seraient impossibles.
Soit comprendre les rapports du protestantisme et de l'esprit capi-
taliste. L'historien intervient une premire fois pour dcouper ces deux
individus historiques. Weber exclut de sa recherche le capitalisme
d'aventure appuy sur une politique de force, ou le capitalisme de sp-
culation. Il choisit pour objet le rgime qui attend un gain renouvel
d'une entreprise durable et rentable, qui donc comporte un minimum
de comptabilit et d'organisation, fait appel au travail libre et tend vers
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 18
3 Max Weber : Die Protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus, p.
97. [La version franaise du livre est disponible dans Les Classiques des
sciences sociales sous le titre : L'thique protestante et l'esprit du capita-
lisme. JMT.]
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 21
4 Max Weber : Die Protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus, p.
97.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 22
Mais, au dpart, ce n'est pas une ide toute-puissante, c'est une sorte
d'imagination de lhistoire qui sme ici et l les lments capables
d'tre intgrs un jour. Le sens du systme ses dbuts est comme le
sens pictural du tableau, qui dirige les [30] gestes du peintre moins
qu'il n'en rsulte et progresse avec eux, ou encore on peut le comparer
au sens du langage parl, qui n'est pas report en termes de concept
dans l'esprit de ceux qui parlent, ni dans quelque modle idal de la
langue, mais qui est plutt le foyer virtuel d'une srie d'oprations de
paroles convergentes presque leur insu. Le discours historique finit
par dire rationalisation ou capitalisme quand l'affinit des pro-
duits de l'imagination historique est devenue manifeste. Mais l'histoire
ne travaille pas sur un modle : elle est justement l'avnement du sens.
Dire que les lments de rationalit, avant de cristalliser en un sys-
tme, taient apparents, c'est seulement une faon de dire que, repris
et dvelopps par des intentions humaines, ils devaient se confirmer
l'un l'autre et former un tout. Comme, avant l'avnement de l'entre-
prise bourgeoise, les lments qu'elle runit ne faisaient pas partie
d'un mme univers, il faut dire que chacun est comme tent par les
autres de se dvelopper dans un sens qui leur soit commun, mais
qu'aucun d'eux ne le renferme. L'ascse mondaine dont le calvinisme
pose le principe est acheve par le capitalisme, mais acheve dans les
deux sens du mot : elle est ralise, puisqu'il est, encore mieux qu'elle,
activit dans le monde ; elle est dtruite comme ascse, puisque le ca-
pitalisme travaille liminer ses propres motifs transcendants. Entre
les lments d'une totalit historique, Weber dit qu'il y a parent de
choix : tant donn le prodigieux entrelacement des influences rci-
proques entre les infrastructures matrielles, les formes d'organisation
sociales et politiques et le contenu spirituel de l'ge culturel de la R-
forme, il faut d'abord rechercher si et en quel [31] point certaines pa-
rents de choix (Wahlverwandtschaften) sont reconnaissables entre
telle forme de la croyance religieuse et l'thique de la vocation. On
clairera ainsi, autant que faire se peut, les modalits et la direction
gnrale de l'influence exerce, raison de ces parents de choix, par
le mouvement religieux sur la culture matrielle. Alors seulement, et
quand ceci sera suffisamment clairci, on pourra tenter d'valuer dans
quelle mesure les contenus de culture modernes sont imputables, dans
leur dveloppement historique, ces motifs religieux, dans quelle me-
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 24
5 Max Weber : Die Protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus, p.
83.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 25
13 Sur tous ces points, voir Marianne Weber : Max Weber, ein Lebensbild.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 33
(Sache) qui grandit hors de lui, elle a une puissance de ralliement qui
manque toujours aux entreprises de la vanit. Le manque de dis-
tance soi, aux choses, et aux autres, est la maladie professionnelle
des milieux acadmiques et des intellectuels. L'action n'est chez eux
qu'une fuite de soi, un mode dcadent de l'amour de soi. Au contraire,
ayant une bonne fois accept de porter l'irrationalit du monde , le
politique est patient quand il faut et intraitable quand il faut, c'est--
dire quand les limites du compromis valable sont atteintes et quand le
sens mme de ce qu'il fait est en cause. Prcisment [45] parce qu'il
n'est pas l'homme de la morale du cur, quand il dit non aux autres et
aux choses, cela mme est une action et c'est lui qui comble les vux
striles de la politique du cur. Quand aujourd'hui, dans l'agitation
du temps que nous croyons fconde, mais l'agitation n'est pas tou-
jours vraie passion quand donc soudain on voit paratre partout des
politiques du cur, qui disent : c'est le monde qui est bte et commun,
ce n'est pas moi, je dcline la responsabilit des consquences, alors je
dis souvent qu'il faut voir d'abord le degr d'quilibre intrieur qui se
cache derrire cette morale du cur, et j'ai l'impression que dans neuf
cas sur dix, il s'agit de fanfarons qui ne sentent pas rellement ce qu'ils
sont en train d'assumer et se grisent de sensations romantiques. Cela
ne m'intresse pas beaucoup humainement, et ne me bouleverse pas
du tout. Au contraire, il est bouleversant qu'un homme mr, peu
importe qu'il soit jeune ou vieux en annes, qui se sent rellement
et de toute son me responsable des consquences et pratique la mo-
rale de la responsabilit, en vienne dire un certain moment : ici je
m'arrte, je ne peux pas faire autrement. C'est l quelque chose qui est
pur humainement et qui saisit. Car cette situation doit pouvoir se re-
produire pour chacun de nous s'il n'est pas mort intrieurement. Mo-
rale du cur et morale de la responsabilit ne sont pas des opposs
absolus, mais des complmentaires dont l'assemblage seul fait
l'homme de vocation politique 14.
On dira que ce talisman est peu de chose, qu'il ne s'agit ici que de
morale, qu'une grande politique [46] prolonge l'histoire du temps et
qu'elle doit donc en donner la formule. Mais l'objection ignore peut-
tre ce que Weber a tabli de plus sr : si l'histoire a, non pas un sens
comme la rivire, mais du sens, si elle nous enseigne, non pas une v-
rit, mais des erreurs viter, si la pratique ne se dduit pas d'une phi-
losophie dogmatique de l'histoire, il n'est pas superficiel de fonder une
politique sur l'analyse de l'homme politique. Aprs tout, une fois
mises part les lgendes officielles, ce qui rend importante une poli-
tique, ce n'est pas la philosophie de l'histoire dont elle s'inspire et qui,
en d'autres mains, ne produirait que des convulsions, c'est la qualit
humaine qui fait que ses chefs animent vraiment l'appareil politique,
que leurs actes les plus personnels sont la chose de tous. C'est cette
qualit rare qui lve tellement Lnine et Trotski au-dessus des autres
auteurs de la rvolution de 1917. Le cours des choses ne dit rien qu'
ceux qui savent le lire, et les principes d'une philosophie de l'histoire
sont lettre morte tant qu'on ne les recre pas au contact du prsent. Or,
il faut, pour y russir, cette capacit de vivre l'histoire dont Weber
parle, et la vrit en politique n'est peut-tre que cet art d'inventer ce
qui paratra ensuite exig par le temps. Certes, la politique de Weber
aurait besoin d'tre labore. Ce n'est pas par hasard que l'art du poli-
tique se trouve ici et manque l. On peut penser qu'il est, plutt qu'une
cause, un symptme des intentions de l'histoire. On peut chercher
lire le prsent plus attentivement que Weber ne l'a fait, apercevoir
des parents de choix qui lui chappaient. Mais ce qu'il a dfiniti-
vement montr, c'est qu'une philosophie de l'histoire qui n'est pas un
roman historique ne rompt [47] pas le cercle du savoir et de la ralit,
et qu'elle est plutt la mditation de ce cercle.
Nous avons voulu placer en tte de cette tude la tentative de We-
ber, parce que, au moment o les vnements allaient mettre l'ordre
du jour la dialectique marxiste, elle montre quelles conditions une
dialectique historique est srieuse. Il y a eu des marxistes pour le
comprendre, et c'taient les meilleurs. Il y a eu un marxisme rigoureux
et consquent qui tait, lui aussi, une thorie de la comprhension his-
torique, de la Vielseitigkeit, du choix crateur, et une philosophie in-
terrogative de l'histoire. C'est seulement partir de Weber et de ce
marxisme weberien qu'on peut comprendre les aventures de la dialec-
tique depuis trente-cinq ans.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 35
[48]
Chapitre II
Le marxisme occidental
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16 Malgr Engels, Lukacs refuse donc d'admettre titre primordial une dialec-
tique de la nature : la nature ignore le sujet. Or, le passage du sujet dans l'ob-
jet et de l'objet dans le sujet est le moteur de la dialectique. Il n'y a dialec-
tique de la nature que dans un sens second et driv : la nature que nous ob-
servons offre des faits d'action rciproque et des bonds qualitatifs, mais,
comme le mouvement chez Znon, cette dialectique avorte : elle est une des-
truction des opposs. Ils ne sont dpasss que dans l'histoire et dans
l'homme.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 38
20 nur nicht immer in der vernnftigen Form . Nachlass, I, 381, cit par
Lukcs, p. 32.
21 Lukcs: Geschichte und Klassenbewusztsein, p. 162.
22 Lukcs: Ibid., p. 215.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 40
tervient, qui peut leur trouver une solution 23. Le [55] marxisme ne
peut pas cacher le Weltgeist dans la matire : il faut qu'il justifie au-
trement le sens de l'histoire et il ne peut le faire qu'en concevant une
slection historique qui limine les ralits antinomiques du cours de
l'histoire, mais n'a pas elle-mme, et sans l'initiative des hommes, le
pouvoir de susciter un systme cohrent et homogne.
Le marxisme ainsi compris devait tre une philosophie rvolution-
naire justement parce qu'il refusait d'tre une philosophie dogmatique
de l'histoire. Deux moments qui se succdent perptuellement en lui,
mais chaque fois un niveau suprieur, composaient son mouvement
en spirale : une lecture de l'histoire qui en fait apparatre le sens philo-
sophique, et un retour au prsent qui fait apparatre la philosophie
comme histoire.
*
Si l'homme de la socit capitaliste se retourne vers ses origines, il
lui semble assister la ralisation de la socit (Vergesellschaf-
tung der Gesellschaft). Une socit prcapitaliste, soit par exemple la
socit de castes, se divise elle-mme en secteurs, qui appartiennent
peine au mme monde social : les canaux ou les chemins que le pro-
cessus de production cre de l'un l'autre sont chaque instant obs-
trus par des rapports de prestige, des donnes traditionnelles brutes.
La fonction conomique n'est jamais sans composantes religieuses,
juridiques ou morales pour lesquelles il n'y a pas d'quivalents exacts
dans le langage de l'conomie.
[56]
Il ne faut pas dire seulement que ces socits ignorent leur fonde-
ment conomique, comme s'il tait l et qu'il ne leur manqut que de
s'en apercevoir, ou, dit Lukcs, comme la chute des corps tait l
avant Galile : il faut dire qu'elles ne sont pas conomiquement fon-
23 Lukcs bauche ici une critique marxiste de l'ide de progrs qui serait
pleine d'enseignements pour les marxistes contemporains, si dshabitus de
la dialectique qu'ils la confondent volontiers avec l'optimisme bourgeois du
progrs. L'idologie du progrs, dit-il, est un artifice qui consiste rpartir
sur un temps illimit une contradiction d'abord rduite au minimum, et
supposer qu'elle s'y rsout d'elle-mme. Le progrs dissout dans un proces-
sus naturel sans contours le commencement et le terme au sens historique, il
masque l'homme son propre rle.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 41
24 Marx a bien dit que l'humanit ne se pose que les problmes qu'elle peut
rsoudre. Mais cette possibilit n'est srement pas, ses yeux, une prexis-
tence de la solution dans le problme, puisqu'il a par ailleurs admis que l'his-
toire peut chouer. La solution est possible en ce sens qu'aucun destin ne s'y
oppose ou que, comme disait Max Weber, il n'y a pas d'irrationnel positif.
Mais une adversit vague, sans intention ni loi, peut la faire avorter.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 44
affirm : il n'tait pas impliqu dans le pass et ce qu'on peut dire seu-
lement, c'est que, s'il s'agit d'un progrs vritable, il reprend des pro-
blmes immanents au pass. La bourgeoisie s'est constitue en classe
dirigeante, mais le dveloppement mme de son pouvoir montre
qu'elle n'est pas classe universelle, isole, au milieu de la socit nou-
velle, une autre classe qui n'y est pas intgre, accuse le conflit des
exigences immanentes la production et des formes auxquelles la so-
cit bourgeoise l'astreint : La limite du capitalisme est le capital lui-
mme (Marx). Progressistes quand on les compare ce qui les a
prcdes, les formes capitalistes sont bientt rgressives ou dca-
dentes quand on les confronte aux forces productives que le capita-
lisme lui-mme a suscites. Ces formes taient d'abord une projection
de la libert humaine ; avec la dcadence, le produit se dtache de l'ac-
tivit productrice, et mme prend possession d'elle : l'objectivation
devient rification (Verdinglichung). Dans la priode de transition, le
doute est possible sur la fonction historique de telle ou telle forme, et,
comme d'ailleurs le passage la dcadence ne se fait pas dans tous les
secteurs de l'histoire au mme moment, une analyse difficile sera tou-
jours ncessaire pour dterminer un moment donn ce qui garde et
ce qui a perdu l'actualit historique. En un sens, tout est justifi, tout
est ou a t vrai ; en un autre sens, tout est faux, irrel, et le monde
commencera quand on l'aura chang. La rvolution [63] est le moment
o ces deux perspectives s'unissent, o une ngation radicale dlivre
la vrit de tout le pass et permet d'en entreprendre la rcupration.
Mais quand peut-on penser que le moment de la ngation est pass,
quand faut-il commencer la rcupration ? l'intrieur mme de la
rvolution, le scintillement du vrai et du faux continue. Le devenir qui
se dessine dans les choses est si peu achev que c'est la conscience
de l'achever. En retrouvant dans l'histoire son acte de naissance et son
origine, la conscience croyait peut-tre se remettre un guide : c'est
elle prsent qui doit guider le guide. Les deux rapports, l'un selon
lequel la conscience est un produit de l'histoire, l'autre selon lequel
l'histoire est un produit de la conscience, doivent tre maintenus en-
semble. Marx les unit en faisant de la conscience, non pas le foyer de
l'tre social, et non pas le reflet d'un tre social extrieur, mais un sin-
gulier milieu o tout est faux et tout est vrai, o le faux est vrai en tant
que faux et le vrai faux en tant que vrai.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 46
procurs par une praxis de degr suprieur, qui est, cette fois, la vie du
proltariat dans le Parti. Elle n'est pas un reflet de la premire, elle
n'est pas contenue en elle en raccourci, elle entrane la classe ouvrire
au-del de ce qu'elle est immdiatement, elle l'exprime, et, ici comme
partout, l'expression est cratrice. Mais non arbitraire : il faut que le
Parti s'avre l'expression de la classe ouvrire en se faisant accepter
d'elle. Il faut que le fonctionnement du Parti prouve par le fait qu'il y
a, par-del l'histoire capitaliste, une autre histoire o l'on n'a pas
choisir entre le rle de sujet et celui d'objet. La reconnaissance du Par-
ti par le proltariat n'est pas un serment d'allgeance des personnes,
elle a pour contrepartie la reconnaissance du proltariat par le Parti,
c'est--dire, non certes la soumission du Parti aux opinions des prol-
taires tels qu'ils sont, mais le dessein statutaire de les faire accder la
vie politique. Cet change o personne ne commande et personne
n'obit est symbolis par la vieille coutume qui veut que, dans un
meeting, les orateurs joignent leurs applaudissements ceux qu'on
leur adresse : c'est qu'ils n'interviennent pas comme personnes, dans
leurs rapports avec ceux qui les coutent parat une [79] vrit qui
n'est pas d'eux et qu'ils peuvent, qu'ils doivent applaudir. Le Parti au
sens communiste est cette communication, et une telle conception du
Parti n'est pas un corollaire du marxisme, c'en est le centre. moins
qu'on n'en fasse un autre dogmatisme, et comment le ferait-on,
puisqu'il ne peut au dpart s'installer dans la certitude de soi d'un sujet
universel, le marxisme ne dispose pas d'une vue totale de l'histoire
universelle, et toute sa philosophie de l'histoire n'est que le dvelop-
pement des vues partielles que prend sur son pass et sur son prsent
un homme situ dans l'histoire et qui essaye de se comprendre. Elle
reste hypothtique jusqu' ce qu'elle trouve dans le proltariat existant
et dans son assentiment l'unique garantie qui lui permette de valoir
comme loi de l'tre. Le Parti est donc comme un mystre de la raison :
c'est ce lieu de l'histoire o le sens qui est se comprend, o le concept
se fait vie, et toute dviation qui assimilerait les rapports du Parti et de
la classe ceux du chef et des troupes, ludant l'preuve qui authenti-
fie le marxisme, en ferait une idologie . Alors l'histoire science et
l'histoire ralit resteraient disjointes, le parti ne serait plus le labora-
toire de l'histoire et le commencement d'une socit vraie. Les grands
marxistes ont si bien senti que les problmes d'organisation comman-
dent la valeur de vrit du marxisme qu'ils ont t jusqu' admettre
que des thses, aussi fondes qu'on le voudra, ne doivent pas tre im-
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 57
poses aux proltaires contre leur aveu, parce que leur dsaveu signi-
fie que, subjectivement, le proltariat n'est pas mr pour elles, et donc
qu'elles sont prmatures et finalement fausses. Il ne reste leurs d-
fenseurs qu' les expliquer nouveau quand la pdagogie des vne-
ments [80] les aura rendues convaincantes. La conscience de classe
n'est pas un savoir absolu dont les proltaires seraient miraculeuse-
ment dpositaires, elle est former et redresser, mais seule est va-
lable une politique qui se fait accepter d'eux. Il n'est pas question de
confier au proltariat le dchiffrement de la conjoncture et l'labora-
tion des thses et de la ligne politique. Il n'est pas mme question de
traduire continuellement en langage clair devant les proltaires la por-
te rvolutionnaire de leurs actions : ce serait quelquefois leur faire
sentir trop le poids des rsistances vaincre, qu'ils surmonteront leur
insu, et ce serait en tout cas avertir l'adversaire. Le thoricien marche
donc en avant du proltariat, mais d'un pas seulement, comme disait
Lnine, c'est--dire que les masses ne sont jamais le simple moyen
d'une grande politique labore derrire leur dos. Entranes mais non
manuvres, elles apportent la politique du Parti le sceau de la vri-
t.
En quel sens employons-nous ce mot ? Ce n'est pas la vrit du r-
alisme, la correspondance de l'ide et de la chose extrieure, puisque
la socit sans classes est faire, non toute faite, que la politique rvo-
lutionnaire est inventer, n'est pas dj l, implicite, dans le prolta-
riat existant, et qu'enfin le proltariat est convaincre et non consul-
ter seulement. La politique rvolutionnaire ne peut pas faire l'cono-
mie de ce moment o elle ose un pas dans l'inconnu. C'est mme sa
dfinition d'aller l'inconnu, puisqu'elle veut mettre au pouvoir le pro-
ltariat comme ngation du capitalisme et dpassement de lui-mme.
La vrit du marxisme n'est donc pas celle qu'on prte aux sciences de
la nature, la ressemblance d'une ide et [81] d'un idat extrieur 43;
[90]
Chapitre III
Pravda
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57 viter que soient oublis les fruits valables des systmes idalistes, la dia-
lectique hglienne, vritable perle que... Bchner, Dhring et Cie... ne sa-
vaient pas extraire du fumier de l'idalisme absolu (Matrialisme et Empi-
riocriticisme, ditions Sociales, p. 219).
58 24 mars 1908.
59 Lnine : Pages choisies, Paris, dition Pascal, 1937. t. II, p. 329.
60 Nous devons organiser une tude systmatique, conduite du point de vue
matrialiste, de la dialectique de Hegel.
61 Telle est l'interprtation propose par Korsch : Marxismus und Philosophie,
p. 27 et suiv.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 67
62 Les deux domaines ne sont pas mme distingus : Marx parle, propos de
Darwin, d'une histoire de la nature .
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 68
[97]
Le conflit du marxisme occidental et du lninisme se trouve d-
j dans Marx comme conflit de la pense dialectique et du natura-
lisme, et l'orthodoxie lniniste a limin la tentative de Lukcs comme
Marx lui-mme avait liquid sa premire priode philosophique .
Ce circuit qui ramne toujours de la dialectique au naturalisme ne peut
donc tre vaguement imput aux erreurs des pigones : il faut qu'il
ait sa vrit, qu'il traduise une exprience philosophique. Il tmoigne
d'un obstacle que la pense marxiste cherche, bien ou mal, contour-
ner, il atteste un changement dans ses rapports avec l'tre social me-
sure qu'elle essaye thoriquement et pratiquement de le dominer.
Comme le remarque Korsch, le marxisme philosophique et dialectique
correspond aux priodes d'essor o la rvolution parat proche, le
scientisme prdomine dans les priodes d'affaissement, quand l'cart
s'accuse entre l'histoire effective et sa logique immanente, quand le
poids des infrastructures se fait sentir, soit que, comme la fin du XIXe
sicle, l'appareil capitaliste se stabilise, soit que, comme en U.R.S.S.,
les difficults d'une conomie planifie se prcisent l'usage. Alors le
sujet et l'objet se dissocient, l'optimisme rvolutionnaire fait
place un volontarisme sans merci, l'appareil conomique, renverser
ou construire, et qui tait selon Marx un rapport entre personnes
mdiatis par les choses , cesse presque d'apparatre comme rapport
entre personnes, devient presque compltement une chose. Il manquait
au marxisme du jeune Marx comme au [98] marxisme occidental
de 1923 le moyen d'exprimer l'inertie des infrastructures, la rsistance
des conditions conomiques et mme naturelles, l'enlisement des
rapports personnels dans les choses . L'histoire telle qu'ils la
dcrivaient manquait d'paisseur, laissait trop tt transparatre son
sens, ils avaient apprendre la lenteur des mdiations.
65 Prface.
66 Particulirement Der Funktionswechsel des historischen Mate-rialismus.
67 Sciences humaines et Philosophie, Paris, 1952.
68 Der junge Hegel, p. 7.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 72
crocosme, qu'il y a une vertu de l'expression qui n'est pas une fonction
simple du progrs conomique et social, une histoire de la culture qui
n'est pas toujours parallle l'histoire politique, un marxisme qui ap-
prcie les uvres selon des critres intrinsques, et non pas selon la
conformit politique de l'auteur. Cette revendication pour l'art d'une
relative autonomie est une des consquences de la clbre loi d'ingal
dveloppement, qui porte que les diffrents ordres de phnomnes
un mme moment, comme d'ailleurs les faits politiques et sociaux qui
appartiennent diffrentes squences, ne se dveloppent pas selon un
schma uniforme. Cette loi son tour suppose une conception dialec-
tique de l'unit de l'histoire : unit riche de convergence finale, et non
pas unit par rduction un seul ordre de ralit ou un seul schma
de gense, et cette conception enfin une logique de l'histoire fonde
sur le dveloppement immanent de chaque ordre de faits, de chaque
squence historique, sur l'autosuppression du faux, et non sur un prin-
cipe positif qui gouvernerait les choses du dehors. Ce que Lukcs veut
dfendre par ses thses sur la littrature et ce que l'on attaque en elles,
c'est donc toujours l'ide que la subjectivit est incorpore l'histoire,
non produite par elle, que l'histoire, subjectivit gnralise, rapports
entre personnes endormis et figs dans des choses , n'est pas un en-
soi gouvern, comme le monde physique, par des lois causales, mais
une totalit [105] comprendre, bref, cette relativisation du sujet et de
l'objet par laquelle commenait Geschichte and Klassenbewusztsein.
S'il crit maintenant que le social est une seconde nature, c'est en met-
tant le mot entre guillemets, par mtaphore, pour exprimer que notre
conscience est loin d'tre coextensive la dialectique historique, mais
non pour l'en faire sortir comme un effet de sa cause. S'il parle d'elle
comme d'un reflet, c'est pour ajouter aussitt qu'il y a reflet exten-
sif et reflet intensif 71 , ce qui est dire que nous ne sommes pas
seulement dans le tout de l'histoire objective, mais qu'en un autre sens,
elle est toute en nous, et rtablit le double rapport ou l'ambigut de
la dialectique.
Mais peut-on, mme dans le domaine limit de la culture et sous le
couvert de ces quivoques, maintenir la mthode dialectique, si l'on a
cd sur les principes de la gnosologie ? Ces principes ont leur
logique, qui ne tarde pas se faire sentir : si le sujet est un reflet du
d'o nous sommes partis. Ce point sublime qu'il pensait trouver dans
la vie du Parti, et d'o la matire et l'esprit seraient indiscernables,
comme le sujet et l'objet, l'individu et l'histoire, le pass et l'avenir, la
discipline et le jugement, il n'a pas russi s'y maintenir, et les oppo-
ss qu'il devait unir retombent l'un hors de l'autre. C'est, dira-t-on,
qu'il est difficile d'entrer dans le positif et de faire quelque chose en
gardant la dialectique son ambigut. L'objection confirme nos r-
serves, car elle revient dire qu'il n'y a pas de rvolution qui se con-
teste elle-mme. Or, c'est par ce programme de critique continue que
la rvolution s'accrdite. En ce sens, l'quivoque de la philosophie
communiste serait, trs fort grossissement, l'quivoque mme de la
rvolution.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 79
[111]
Chapitre IV
La dialectique
en action
Retour au sommaire
choisir entre eux. Comme elle est tout entire dans le monde, elle n'est
pas suspendue un idal et elle prend sa part de la violence des
choses. Ce qu'elle fait chaque instant n'est considrer que comme
moment de l'ensemble, et il serait absurde de demander pour chaque
moyen sa petite tiquette morale 81 . Mais parce qu'elle est dans le
monde encore, elle n'a pas l'excuse des bonnes intentions et il faut
qu'elle prouve sur-le-champ sa valeur. force d'accumuler les
moyens, on se trouve devant un rsultat qui prend corps et fait figure
de fin, mme s'il n'a pas t voulu ce titre. Si nos moyens n'annon-
cent pas nos fins mme lointaines, au moins par quelque qualit qui
les distingue, ils dsorientent l'histoire. Les fins passent donc dans les
moyens comme les moyens dans les fins : Dans la vie pratique
comme dans le mouvement de l'histoire, la fin et les moyens changent
sans cesse de place 82. Il y a entre eux une [114] interdpendance
dialectique . En donnant pour rgle l'action le pouvoir du prolta-
riat, la politique rvolutionnaire obtient le dpassement de l'alternative
et se fonde en valeur comme en ralit : car le proltariat n'est pas une
nergie naturelle qu'il faudrait capter par des manipulations quel-
conques ; c'est une situation humaine qui ne peut devenir le principe
d'une nouvelle socit si la politique qui s'en rclame la rend obscure
pour elle-mme. Pour un marxiste donc est moral ce qui contribue
mettre au pouvoir le proltariat, mais aussi il dcoule de l prcis-
ment que tous les moyens ne sont pas permis. Quand nous disons que
la fin justifie les moyens, il en rsulte pour nous que la grande fin r-
volutionnaire repousse de ses moyens les procds et les mthodes
indignes qui dressent une partie de la classe ouvrire contre les autres
ou qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre con-
cours ; ou qui diminuent la confiance des masses en elles-mmes et
leurs organisations en y substituant l'adoration des chefs 83 . Le ra-
lisme rvolutionnaire ne vise jamais, comme l'action technique, aux
rsultats extrieurs seulement, il ne veut qu'un rsultat qui puisse tre
compris, car, s'il ne l'tait pas, il n'y aurait pas rvolution. Chaque acte
rvolutionnaire est efficace non seulement par ce qu'il fait, mais par ce
qu'il donne penser. L'action est pdagogie des masses, et c'est encore
agir que d'expliquer aux masses ce que l'on fait 84.
[115]
L'histoire universelle, laquelle Trotski pense comme tous les
marxistes, n'est pas dans un avenir insondable, ce n'est pas la future
rvlation, quand tout sera consomm, d'une force souterraine qui
nous aura conduits notre insu. Nous n'avons le droit de l'invoquer
qu'autant qu'elle apparat l'horizon de l'action prsente, dans la me-
sure o elle s'y dessine dj, et l'avenir rvolutionnaire ne peut servir
justifier l'action prsente que s'il y est reconnaissable dans ses lignes
gnrales et dans son style : Il faut semer un grain de froment pour
obtenir un pi de froment 85. La totalit, l'universalit, elles se lisent
dans la participation croissante des masses la politique rvolution-
naire, dans la transparence croissante de l'histoire, et nous n'avons
d'autre garantie contre le non-sens que cette confirmation de proche en
proche du prsent par ce qui lui succde, que cette accumulation d'une
histoire qui fait boule de neige avec elle-mme et indique toujours
plus imprieusement son sens. La raison historique n'est pas une divi-
nit qui guide l'histoire du dehors : Trotski la compare 86 la slection
naturelle, au jeu immanent des conditions donnes qui rendent impos-
sibles et liminent les organismes incapables de leur donner une suffi-
sante rponse. Les conditions extrieures ne suscitent pas d'elles-
mmes les espces qui seront soumises l'preuve. La slection histo-
rique n'est donc que cette part de l'histoire, inconsciente ou sponta-
ne, [116] o n'est pas encore intervenue l'intelligence de l'his-
toire. C'est un fait qu'il y a des convergences, des phnomnes qui se
soutiennent et se confirment l'un l'autre parce qu'ils obissent une
mme loi de structure : ainsi de tous ceux qui se laissent grouper sous
est tout parce qu'il n'est rien que l'universel en marche : ...il est vrai
que le Parti est tout pour le bolchevik. Cette attitude du rvolution-
naire envers la rvolution tonne et repousse le socialiste de salon, qui
n'est lui-mme qu'un bourgeois pourvu d'idal socialiste. Aux
yeux de Norman Thomas et de ses pareils, le Parti n'est que l'instru-
ment de combinaisons lectorales et autres. La vie prive de l'homme,
ses relations, ses intrts, sa morale sont en dehors du Parti. N. Tho-
mas considre avec une aversion mle de stupeur le bolchevik pour
lequel le Parti est l'instrument de la transformation rvolutionnaire de
la socit, morale comprise. Il ne [118] saurait y avoir chez le rvolu-
tionnaire marxiste de contradiction entre la morale personnelle et les
intrts du Parti, car le Parti embrasse dans sa conscience les tches et
les fins les plus hautes de l'humanit. Il serait naf de croire aprs cela
que N. Thomas a sur la morale des notions plus leves que les mar-
xistes. Il a seulement du Parti une ide beaucoup plus basse 88.
Ces thses si prcises, o revit si bien une dialectique concrte et
sans mythe, que deviennent-elles dans la pratique de Trotski ?
*
Ne nous demandons mme pas, pour l'instant, s'il les a respectes
quand il tait incontest. Mais de 1923 1927, quand il avait d-
fendre sa politique contre la puissance croissante de Staline, on pour-
rait penser qu'il a tout fait pour porter la discussion devant le prolta-
riat et qu'il a mis en action son profit la dialectique du Parti et des
masses. Or, on l'a bien montr 89, il n'en est rien. Convaincu qu'il pou-
vait, au XIIe Congrs, l'emporter devant le Parti mme sans l'assis-
tance directe de Lnine 90 , il se borne polmiquer au Bureau poli-
tique. Ses articles publis en 1923 et 1924 ne contiennent que des al-
lusions aux divergences politiques et aucun appel ouvert aux militants.
Non seulement, il ne publie rien contre la leve de Lnine , qui
introduit dans le Parti une masse de militants dociles et sans exp-
rience, et dont il devait dire [119] plus tard qu'elle avait port un
coup mortel au parti de Lnine , mais encore il dclare au XIIIe
Congrs qu'elle rapproche le Parti d'un parti lu 91 . Il formule bien
92 Lefort : ibid.
93 Ibid., p. 59.
94 Claude Lefort : La Contradiction de Trotsky et le problme rvolutionnaire,
p. 50.
95 Claude Lefort : Ibid., p. 53.
96 Ma vie, p. 209, cit par Lefort, p. 54.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 86
103 L'expression est de Daniel Gurin : La Lutte des classes sous la 1re Rpu-
blique, t. I, p. 9.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 93
prise par la volont des plus clairs, que cette [131] volont ne peut,
chaque instant, et dans l'immdiat, concider avec celle de toutes les
fractions du proltariat, et que c'est aprs coup seulement, quand elle
l'a emport, que tout le proltariat se rallie et que la rvolution prend
l'aspect d'une maturation, que donc elle peut perdre le contact du pro-
ltariat pendant un temps condition de le retrouver ensuite, qu'un
cart apprciable peut exister entre les moyens et les fins, qu'il n'existe
pas de critres exacts qui dfinissent les carts permis, qu' de certains
moments le Parti doit couter le vu profond de la rvolution et non
pas les protestations bruyantes qui se font entendre la surface, es-
compter des renversements qui paraissent improbables considrer
les apparences, mais que la dynamique cache et continue de l'his-
toire va mettre soudain au jour, et qu'enfin, mme si le Parti se trompe
et dgnre, mme s'il est gagn par le reflux rvolutionnaire, le m-
canisme interne de la rvolution permanente peut soudain le ramener
lui-mme. Une seule hypothse tait exclue, c'est qu'un parti n du
mouvement proltarien et port au pouvoir par lui pt non seulement
dgnrer, mais se tourner contre la rvolution, et elle tait exclue par
le matrialisme, par cette ide que la socit sans classes est inscrite
dans le processus de production capitaliste, qu'elle est dj l, et que,
sitt leve la barrire de l'appropriation prive, cet avenir pse de tout
son poids sur la politique rvolutionnaire et ne saurait manquer tt ou
tard de la redresser. Comment Trotski, marxiste, n'aurait-il pas adhr,
jusqu' ce qu'il ft chass, au Parti, que soutenaient les forces produc-
tives dlivres ? Mme une fois chass, il n'a jamais tir l'enseigne-
ment philosophique de son [132] chec : il s'est born recommencer
le bolchevisme hors du bolchevisme, le marxisme hors du stalinisme.
Il est revenu quant aux principes la belle rectitude dialectique qu'il
avait quelque peu bouscule dans l'action, il a justifi ou rationalis
son exprience plutt qu'il ne l'a lucide 104. Dans la pratique, comme
en tmoignent ses thses sur la dfense de l'U.R.S.S., il est rest aussi
prs que possible de l'objectivisme orthodoxe. C'est que, pour com-
prendre vraiment son chec, Trotski aurait d rviser le cadre perma-
nent de son action et de sa pense, la conviction philosophique que la
104 C'est l sans doute une des raisons qui font que l'organisation nouvelle ne
s'est gure dveloppe et qu'elle a attir surtout les intellectuels amateurs de
dialectique : elle renouvelait le marxisme de 1850, qui n'a jamais t celui
des organisations ouvrires.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 94
pression sur lui des pays avancs, l'implantation d'un rgime semi-
colonial, l'apparition brusque d'un proltariat neuf accumulaient en lui
les conditions d'une rvolution [137] qui passerait au-del du stade
dmocratique et enjamberait la phase bourgeoise. Cette analyse, qui
rendait la dialectique sa souplesse, l'histoire son imprvu, demeure
cependant, chez les marxistes, dans le cadre d'un schma gnral de
dveloppement : mme si l'histoire passe du prcapitalisme au socia-
lisme, il reste entendu que le socialisme auquel elle aboutit est celui-l
mme auquel devaient conduire la maturation et la dcadence du capi-
talisme. Le dveloppement enjambe certaines phases, il est abrg, il
lude certaines transitions, mais le terme auquel il aboutit est toujours
conu comme il l'tait par Marx, le schma de la maturation historique
n'est pas chang. On se borne introduire une condition supplmen-
taire : le mcanisme interne de la rvolution dans les pays arrirs,
qui explique certaines anticipations historiques. Puisque la rvolution
n'a pas paru dans les pays avancs, la question est justement de savoir
si ce n'est pas le schma type de Marx qui est mettre en cause, si la
rvolution proltarienne n'est pas essentiellement lie la structure
des pays arrirs, si elle n'y est pas, plutt qu'une anticipation des
phases canoniques auxquelles conduirait inluctablement le dve-
loppement du capitalisme, une formation qui vient son heure et en
son lieu, en ce sens qu'elle n'est possible que l o il y a retard histo-
rique, et ne reprsente par contre nullement l'avenir promis aux soci-
ts capitalistes. La rvolution proltarienne en pays arrir serait bien,
si l'on veut, prmature , mais au sens o les psychanalystes disent
que la naissance de l'enfant humain est prmature : non que, venue
plus tard, elle puisse jamais tre toute naturelle , mais au contraire
parce que, si tardive et si bien prpare qu'on la [138] suppose, elle est
toujours arrachement et recration. La rvolution et la socit rvolu-
tionnaire seraient prmatures d'une prmaturation essentielle, et il y
aurait en refaire l'analyse de ce point de vue. Une socit rvolu-
tionnaire serait par principe celle qui nat, non pas d'un germe depuis
longtemps dpos dans la socit antrieure, mri et couv ,
comme disait Marx, dans son fonctionnement objectif, mais au con-
traire par transcroissance, par le mcanisme interne d'un conflit
qui s'est amplifi lui-mme au point de dtruire les structures sociales
o il tait apparu. En un sens nous avons dit que les thses du dve-
loppement ingal et de la rvolution permanente prolongent et dve-
loppent certaines penses de Marx, mais aussi elles les rvolution-
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 98
[142]
Chapitre V
Sartre et
lultra-bolchvisme
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cit, non selon des critres de sens. Le sens viendra plus tard, Dieu
sait comment. Ce sera l'affaire de la future socit communiste. Pour
l'instant, il ne s'agit que de poser les bases , par des moyens qui ne
ressemblent pas plus leur fin que la truelle la maonnerie qu'elle
sert construire. Une fois fait l'appareil de production que Marx sup-
posait acquis, et qui, justement, manquait en Russie et manque encore
bien plus en Chine, la production d'tat poussera d'elle-mme ses con-
squences socialistes et communistes, on verra l'humanisme et la dia-
lectique bourgeonner et fleurir, pendant que l'tat se fanera 105. Ce
serait bien si, pour crer l'appareil de production, la socit sovitique
ne mettait en place un appareil de contrainte et n'organisait des privi-
lges, qui font peu peu la vraie figure de son histoire. Mais cela, les
communistes ne le voient pas, parce qu'ils ont les yeux fixs sur la
dialectique. Ils tiennent compte de son chec (et en ce sens ils le sa-
vent), puisqu'en toute occasion ils l'ludent avec beaucoup de sret.
Mais du mme mouvement ils l'installent dans l'avenir. C'est la mme
chose de ne plus croire la dialectique et de la mettre au futur ; mais
c'est la mme chose pour un tmoin extrieur, qui s'en tient au prsent,
non pour celui qui commet la fraude et qui vit dj dans ses fins. La
dialectique joue donc exactement le rle d'une idologie, elle aide le
communisme tre autre chose que ce qu'il pense.
Dans cette situation, il tait bon qu'un philosophe indpendant es-
sayt d'analyser la pratique [144] communiste directement, sans ido-
logie interpose. Le langage de la dialectique et de la philosophie de
l'Histoire est tellement incorpor au communisme que c'est une entre-
prise entirement neuve de le dcrire sans en user, et tel est l'extrme
intrt des essais publis rcemment par Sartre 106. Ici la couverture
dialectique est retire, l'action communiste considre telle qu'elle est
prsent, comme elle pourrait l'tre par quelqu'un qui en et oubli
l'histoire, enfin comprise en elle-mme. Ici pour la premire fois,
on nous dit ce qu'un communiste devrait dire pour dfendre le com-
105 Staline, dans les dernires annes, a encore repris la thse du dprissement
de l'tat.
106 Les Communistes et la Paix (I, II, III) dans Les Temps modernes nos 81, 84-
85 et 101), que nous citerons sous le sigle : C.P., I : C.P., II : C.P., III, et la
Rponse Lefort que nous citerons sous le sigle R.L. (Les Temps modernes,
n 89).
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 103
107 Sartre crit bien, dans sa seconde tude : Le but de cet article est de dcla-
rer mon accord avec les communistes sur des sujets prcis et limits (C.P.,
II, p. 706). Et son titre indique qu'il recherchait au dpart un accord avec eux
sur la seule question de la paix. Cependant, pour motiver l'unit d'action,
Sartre entreprend de dire le maximum de ce qu'on peut dire en faveur de la
politique communiste quand on est gauche sans tre communiste. Cela le
conduit la prsenter comme la seule possible pour un parti communiste,
concentrer la critique sur les adversaires marxistes du P.C. et enfin rcuser
leur marxisme. Sur le terrain de la discussion marxiste, c'est l une prise de
position. Il est vrai que ce terrain n'est pas celui de Sartre et qu'il enveloppe
staliniens et trotskystes dans une autre philosophie, la sienne. Mais mme
quand il cesse d'arbitrer les discussions marxistes pour parler en son nom,
l'avantage donn au P.C. ne lui est pas retir. Le P.C. reste fond en philo-
sophie sartrienne (quoique, comme nous allons voir, ce soit pour des raisons
qui ne sont pas les siennes). L'accord de Sartre avec lui dborde donc les
sujets prcis et limits dont il s'agissait d'abord : Je ne cache pas mes
sympathies pour de nombreux aspects de l'entreprise communiste (R.L., p.
1615) ; et il faut chercher dans les Communistes et la Paix, par-del les for-
mules d'unit d'action, celle d'une attitude de sympathie.
108 C.P., II, p, 706.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 104
fi, comme l'autre, que par un technicien, qui sera ici une sorte d'ing-
nieur politique. Et si le social n'est que le rsidu inerte et confus de
nos actions passes, on ne peut y intervenir et y mettre de l'ordre que
par cration pure. Que ce soit au nom d'un savoir thorique que le Par-
ti est seul possder, ou au nom d'un non-savoir absolu, et parce que,
dans une [146] histoire qui est un chaos, tout vaut mieux que ce qui
existe, l'action du Parti est soustraite aux critres de sens. La philoso-
phie de l'objet pur et celle du sujet pur sont galement terroristes.
Mais il n'y a accord que sur les consquences. Quant aux motifs, ils
restent en position de rivalit. C'est ouvertement chez Sartre, clandes-
tinement chez les communistes, que se consomme la ruine de la dia-
lectique, et les mmes dcisions qu'ils appuient sur le processus histo-
rique et sur la mission historique du proltariat, Sartre les fonde sur le
non-tre du proltariat et sur la dcision qui le cre comme sujet de
l'histoire partir de rien.
Sartre donc justifie relativement les communistes dans leur action
plutt que dans ce qu'ils pensent et dans la philosophie qu'ils ensei-
gnent. Ou si cette philosophie est, elle aussi, comprise comme
mythe auxiliaire, le genre de vrit qu'on lui reconnat est symbolique,
et n'est pas celle laquelle elle prtend. On sent que, pour Sartre, la
dialectique a toujours t une illusion, qu'elle ft manie, par Marx,
par Trotski ou par d'autres : il n'y a que des diffrences dans la ma-
nire de parler, de justifier l'action, de mettre en scne l'illusion ; pour
l'essentiel, l'action marxiste a toujours t cration pure. La vrit
de l'histoire a toujours t frauduleuse, la discussion du Parti, une c-
rmonie ou un exercice. Le marxisme a toujours t choix du prolta-
riat qui, historiquement, n'est pas, contre l'Autre qui est, et la prten-
tion de dpasser les oppositions intrieures a toujours t platonique :
on ne peut que les enjamber. Sartre ne voit donc aucune raison de dis-
tinguer, dans l'histoire du marxisme, une grande priode et une p-
riode de dcadence, les fondateurs et les pigones, et il ne [147] con-
fronte jamais le communisme avec la dialectique dont il se rclame.
Mieux arm que personne pour comprendre et expliquer le commu-
nisme comme il est, en regard des idologies traditionnelles dont il se
couvre, Sartre ne le fait pas justement parce que, pour lui, le sens pro-
fond du communisme est bien au-del des illusions dialectiques, dans
la volont catgorique de faire tre ce qui n'a jamais t. Il ne se de-
mande pas pourquoi aucun communiste ne songe crire ce qu'il crit
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 105
l, alors qu'ils le font chaque jour, ni fonder son action sur le dsa-
veu de la dialectique, et comme la seule chose faire si ceux qui ne
sont rien historiquement doivent devenir des hommes. Il lui suffit que
tel soit finalement le communisme dans le contexte de sa pense. Que
les communistes le conoivent et le motivent autrement, cela, il en est
sr, ne change rien au sens du communisme. Le communisme est ici
compris et relativement justifi la deuxime puissance, non tel
qu'il se voit, mais tel qu'il est, c'est--dire, comme Hegel l'enseigne,
tel que le philosophe le voit. Si Sartre donnait ouvertement ses rai-
sons, s'il disait que le communisme est un pragmatisme plus profond,
il mettrait dans un jour cru l'cart entre la thorie et la pratique, la
crise de la philosophie communiste, et, par-del la philosophie, le
changement de sens de tout le systme. S'il comprend bien le
communisme, alors l'idologie communiste est trompeuse, et la ques-
tion est pose de la nature du rgime qui se cache dans la philosophie
qu'il enseigne, au lieu de s'y exprimer. Si Sartre a raison de fonder
comme il le fait le communisme, le communisme a tort de se penser
comme il le fait, il n'est donc pas tout fait ce que Sartre en dit. la
limite : si Sartre a raison, [148] Sartre a tort. Telle est la situation du
solitaire qui incorpore le communisme son univers, et le pense sans
gard ce qu'il pense de lui-mme. lire les Communistes et la Paix
on se demande souvent, sans trouver de rponse, tant les citations de
Marx sont quitablement distribues, quelle diffrence Sartre fait
entre Marx, les idologies du communisme sovitique et sa propre
pense. C'est que, en bon philosophe, Sartre embarque tout ce monde-
l dans sa pense. En elle et en elle seulement, une fois suppose sa
ngation de l'histoire et de la vrit historique, sa philosophie du sujet
et de l'autre comme intrusion , Marx, Lnine, Staline, Duclos sont,
pour l'essentiel, indiscernables et indiscernables de Sartre. Mais cela
mme n'est pas dit : en le disant, il soulignerait le changement du
communisme de Marx jusqu' nous, et ce changement n'est pour lui
qu'apparent. Son interprtation reste implicite. De l, chez lui, des r-
ticences, et, chez nous qui lisons, un malaise. Nous voudrions bien
qu'il ft dit que si Duclos et Trotski sont droits gaux des hritiers
du marxisme, et si les marxistes non staliniens sont des tratres, c'est
seulement pour quelqu'un qui ne croit pas la dialectique. Faute de
prcision sur ce point, l'analyse de Sartre, qui allait clairer le lecteur,
ajoute encore la confusion...
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 106
I
L'tude de Sartre est d'abord un rappel aux faits. Il est vrai qu'au-
jourd'hui la partie la plus active de la classe ouvrire adhre au P.C. et
la C.G.T. Il est donc vrai que tout chec du P.C. diminue le poids de
la classe ouvrire dans la lutte politique, que ceux qui clbrent
l'chec d'une grve ordonne par le P.C. comme une victoire de la
classe ouvrire abandonnent la classe ouvrire qui existe et qui est en
majorit communiste. L'anticommuniste de gauche s'en tire en appe-
lant lucidit la fatigue de la classe ouvrire, esprit rvolutionnaire son
dgot. Il chemine avec un proltariat imaginaire vers une rvolution
enfin libre de la tutelle communiste, et dcore du nom de politique
proltarienne une politique qui triomphe ou ptit en mme temps que
le gouvernement de M. Pinay. Qu'est-ce que vous faites ? lui demande
Sartre. Si le monde s'arrtait l'instant, et si vous tiez jug sur votre
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 108
111 C.P., I, p. 8.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 111
114 Dans sa Rponse Lefort Sartre explique : c'est le salariat que l'ouvrier re-
fuse, non le travail manuel. Il avait pourtant crit dans son premier article :
Y a-t-il un intrt de l'ouvrier ? Il me semble plutt, moi, que l'intrt de
l'ouvrier, c'est de ne plus tre ouvrier (p. 27). La rvolution des conditions
d'existence dont Marx parlait, Sartre la comprend presque comme un chan-
gement de mtier.
115 C. P., II, p. 717.
116 C. P., III, p. 1792.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 113
chefs est donc hors de propos : que veut dire, en regard de la tche
infinie du Parti, qui est de faire quelque chose de rien, l'opinion d'une
majorit, plus forte raison d'une [162] minorit ? Il s'agit bien des
opinions, quand le Parti chaque instant n'a d'autre choix que d'tre
ou de ne pas tre. Ce n'est donc presque rien : les mauvaises ttes, le
dchet ; sa majorit passe outre et se dclare unanimit 123 . La liqui-
dation des minorits 124 est en germe ds la naissance du Parti prolta-
rien. Car l'unanimit des dcisions, en lui, n'est qu'une manire de dire
que les dcisions ont t prises en pril de mort, qu'elles portent toutes
les chances de survie du proltariat, et, comme cette situation de
risque est permanente, toute dcision est, par dfinition nominale,
unanime . Ce rgime sans suffrage secret, sans minorit, sans op-
position s'appelle dmocratie relle , non qu'il tende aux ralits
du gouvernement et de la production les garanties formelles du rgime
bourgeois, mais parce qu'il cre de toutes pices le pouvoir des sans-
pouvoir, entreprise dmesure et qui ne s'accommode pas de la con-
testation. La fonction du militant est donc d' obir aux ordres 125 . Il
est vrai que Sartre n'identifie pas le [163] proltariat avec l'appareil du
Parti 126. Il proteste bon droit que lappareil ne serait rien s'il n'tait
soutenu par les proltaires. Mais aussi ils ne seraient rien s'ils ne le
soutenaient. Ils ne lui obissent pas comme une instance extrieure :
c'est bien mieux, le militant est, au sens philosophique, en extase dans
le Parti, se transforme tout entier en lui, de sorte que l'obissance aux
ordres est sa plus haute activit, qu'elle le fait son tour action pure :
le Parti est sa libert . On dira : obir sans critique, sans examiner,
sans prendre de recul, est-ce encore tre actif ? Mais, dans la situation
d'urgence qui est toujours celle du proltariat, agir n'est pas choisir ou
dcider. Critiquer, c'est prendre du recul, se mettre hors du groupe
ou du systme, les considrer comme des objets 127. Le doute et
l'incertitude, il parat que ce sont des qualits intellectuelles : mais il
faut que (le proltaire) lutte pour changer sa condition, et ces vertus
d'intelligence ne peuvent que paralyser l'action... lui justement, il a
besoin de croire qu'il y a une vrit ; comme il ne peut l'tablir seul, il
faudra qu'il puisse se fier assez profondment ses dirigeants de
classe pour accepter de la tenir d'eux 128 . L'action ne vient pas de
[164] celui qui existait avant le Parti, elle est localise dans la vie du
Parti. Il n'y discutera qu' partir de sa conversion initiale, dans le cadre
du Parti, sur les problmes que le Parti lui soumet et partir des
principes que le Parti lui donne 129 , en d'autres termes il ne peut
s'agir que d' enrichir , de dpasser dans son sens la politique du
Parti, de l'acclrer et de la devancer vers son but. Les rsistances
l'action du Parti ne sont jamais d'un proltaire : l'ouvrier se disqualifie
comme proltaire ds qu'il rsiste. Elles n'ont donc jamais valeur de
jugement : ce ne sont en lui que des restes d'inertie, un reliquat de sa
prhistoire. Les militants et mme les masses ont raison contre le Parti
s'ils vont plus loin que lui dans l'offensive 130. C'est que, pour une fois,
ils ont mieux que lui senti l'alternative de l'action ou de la mort, qui
est sa loi perptuelle, et ce retard 131 originel de toute action prolta-
rienne qui vient de ce qu'elle n'est pas assise sur une classe existante et
vrai qu'il n'est rien en dehors d'elle. Mais qu'il disparaisse, elle retombe en
poussire (C. P., Il ; p. 761).
127 C. P., II, p. 755.
128 Ibid., p. 758.
129 C.P. II, p. 761.
130 Les masses jugent leurs chefs quand ils les suivent, mais non quand elles
ne les suivent pas (C. P., II, p. 752).
131 R. L., p. 706.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 117
qu'elle est l'invention d'un avenir. Mais le dpassement du Parti par les
masses les suppose d'abord formes et organises par lui, c'est de lui
que vient le courant qui le dborde. Mme alors il n'est pas soumis
une autre instance que lui-mme, ni jug selon d'autres critres que les
siens : c'est sa hte, sa fivre qui ont raison contre lui, c'est l'urgence,
dont il est neuf fois sur dix le plus sensible dtecteur, c'est la loi du
tout ou rien, sa loi fondamentale, qui le ramnent lui-mme. Cette
exception ne peut par principe tre tendue au cas [165] o les masses
dcollent du Parti, ni fonder un contrle du Parti par les masses 132.
Tissu de volonts cassantes qui n'admettent pas le plus et le moins,
et lui-mme action pure ou rien, le Parti ne laisse plus grand-chose
la classe. Il y a une manire de vivre, de s'habiller, de manger, d'envi-
sager la vie et la mort, l'amour, le travail, enfin une manire de penser
qui drivent de la situation de l'ouvrier comme producteur. Ce sont l
des traits qu'on peut dcrire comme les murs d'une espce, ce sont
les rides du proltariat, la marque de son esclavage, c'est la classe d-
courage, inactive et historiquement disperse. C'est elle que dcrit
volontiers la sociologie objective , pour maintenir le proltariat
dans l'inaction. Car enfin, dit Sartre, revenue aux socits primitives,
elle prend volontiers la classe comme un ensemble vivant et significa-
tif. On pourrait rpondre que la classe des socits primitives est
vraiment faite pour une bonne part de participation des rapports my-
thiques, qu'au contraire dans le capitalisme avanc les rapports de
production prdominent, qu'il faut donc l comprendre et ici d-
crire objectivement... Peine perdue : on est suspect pour s'intresser
trop ce que mangent les proltaires et ce qu'ils pensent ; c'est les
enfoncer dans ce qu'ils [166] sont, c'est les divertir de ce qu'ils ont a
tre et du Parti. Et l'on n'chapperait tout fait au reproche qu'en re-
nonant, comme fait le communisme, dire d'eux quoi que ce soit.
132 vrai dire, cette concession remet tout en question. Car s'il est permis aux
masses d'invoquer l'enseignement du Parti contre ses dcisions, son essence
contre son existence telle quelle, on passe, de l'urgence brute et qui prend
la gorge, l'estimation de l'urgence, et ds lors, limite jusqu'ici une su-
renchre d'activisme, la discussion va s'tendre tout : l'appareil pourra sou-
tenir que l'offensive est provocation et trahison. La prime l'activisme ne
joue plus ds qu'on distingue stratgie et tactique, et que les notions d'offen-
sive et de dfensive sont relativises. Le Parti tel que le conoit Sartre exclut
jusqu' ce rudiment de dialectique.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 118
II
Il se spare videmment de Marx par sa conception de l'quivoque
des faits. On a vu que, sur le terrain des faits, Sartre renvoie dos dos
le communisme et l'anti-communisme, qu'il n'y a pas pour lui de con-
frontation rigoureuse entre l'ide et le fait, aucun moyen d'tablir
qu'elle s'y ralise ou non : avec quelques retouches dialectiques, l'ide
couvre n'importe quel fait, et il le faut bien, puisqu'elle est l'expression
du proltariat existant et qu'au moment considr l'action du Parti est
toute l'existence du proltariat. Les faits sont toujours circonvenus
par la dcision. Ils ne nous donnent aucun moyen d'appel contre des
dcisions qui, de toute faon, ne rsultent pas de la discussion, et qui,
quelles qu'elles soient, engagent continuellement le sort du proltariat
et sont donc siennes. Il y a bien, de temps autre, un verdict ext-
rieur : le Parti choue, les masses refluent, l'action pure s'arrte et se
reconsidre. Mais, mme alors, on ne sait jamais exactement quoi
les faits ont dit non, l'chec admet des interprtations opposes, et
c'est [169] encore dans l'obscurit qu'on en choisit une... Le fait, en
tant qu'il est, ne porte pas sa signification : elle est d'un autre ordre,
elle relve de la conscience et, justement pour cette raison, ne peut
tre en toute rigueur ni justifie ni exclue par les faits. Nous ne ren-
controns donc jamais que des faits investis de conscience. Rien ne
peut clairer le Parti ni ses militants, ils n'ont jamais affaire une vri-
t, mais des vues qui sont dj des partis pris. Entre le pur fait ,
qui a le sens qu'on voudra, et la dcision, qui lui en donne un seul, il
n'y a pas de mdiation. La mdiation, ce serait le probable, le sens que
les faits semblent recommander. Mais cette signification tremblante ne
peut fonder la politique du proltariat, qui, lui, est improbable, ne
commence d'exister que par des dcisions fulgurantes, et contre tous
les faits. On ne voit pas mme sur quoi pourrait porter ici une discus-
sion : elle suppose une situation laquelle on tente d'ajuster un sens ;
on applique l'un, on applique l'autre et l'on prend celui qui va le
mieux. Mais il ne s'agit pas de faire pour le mieux. Sous peine de lais-
ser l'univers la bourgeoisie, il s'agit de faire ce qui russira, et pour-
quoi serait-ce le plus probable ? Sartre ne pense pas mme que le Parti
dchiffre la situation : il essaye des cls 139 , ttons. De quoi dis-
cuterait-on, quand il ne s'agit pas d'interprter le monde, mais de le
changer, quand des donnes pures, s'il y en avait, et une dcision sont
sans commune mesure, et puisque enfin les donnes elles-mmes ne
sont pas pures et ne nous renvoient que le reflet d'autres dcisions ?
Le marxisme sait bien que toute situation est ambigu : comment
ne le serait-elle pas, puisque la [170] conscience qu'on en prend est
encore un facteur de la situation, qu'il n'y a pas ici sparation de l'ob-
servateur et de l'observ, ni de critre objectif pour savoir s'il faut fon-
cer vers l'avenir ou attendre ? Rien de plus marxiste que le mlange du
fait et de la signification, ceci prs que le marxisme ne les mle dans
l'quivoque, mais dans une gense de la vrit, n'crase pas deux op-
poss l'un dans l'autre, mais en fait deux jalons sur le mme chemin.
Pour Sartre, la prise de conscience est un absolu, elle donne le sens,
et, quand il s'agit d'un vnement, irrvocablement. Pour Marx, la
prise de conscience, celle du dirigeant comme celle des militants,
est elle-mme un fait, elle a sa place dans l'histoire, elle rpond ou
non ce que l'poque attend, elle est complte ou partielle, sa nais-
sance dj elle est dans une vrit qui la juge. Et si, sur le moment,
d'autant plus premptoire que le cours des choses l'est moins 140. Le
Parti action pure, ce n'est l, dit Sartre, qu'un idal. Mais on ne voit
pas comment l'action pure pourrait dans la ralit se nuancer : elle est
toute pure ou elle n'est rien. ce titre, elle est agression, et tend vers
la lutte physique. En fait, il va falloir qu'elle se transforme en
ligne , qu'elle s'oriente sur une perspective et l'oriente. Au lende-
main de la grve du 2 juin, Sartre disait allgrement que le Comit
Central avait dj rgl sa querelle de famille avec la classe ouvrire.
La suite a montr que tout n'est pas si simple. Que ce soit au Comit
Central ou dans le Parti, et c'est d'ordinaire au Comit Central en
mme temps que dans le Parti, il faut dvelopper une perspective.
Pour lutter, il ne suffit pas de savoir que le capitalisme est l'ennemi.
Cet ennemi, il faut [174] le trouver ici et maintenant, savoir sous
quelle figure il se prsente, si cette grve est une provocation, ou si au
contraire elle annonce un mouvement des masses. Cet examen coupe
le souffle laction pure, parce qu'ici plusieurs apprciations sont pos-
sibles et que la meilleure se discute. D'ailleurs, si le proltariat, qui
n'est rien, ne compte que sur lui-mme, il est battu d'avance. Il faut
qu'il attaque l'adversaire, non pas de front, mais sur ses flancs ou sur
ses arrires, il faut qu'il comprenne le fonctionnement intrieur de la
bourgeoisie. Ici encore, autant de probables valuer. Il n'y a pas d'ac-
tion digne de ce nom qui soit action pure . L'action pure, le Parti
unanime , c'est l'action et le Parti vus de l'extrieur, et si Sartre y
entrait, il ne pourrait, comme tout le monde, pas plus s'abstenir de dis-
cuter que de respirer. L'action pure, la limite, c'est le suicide ou le
meurtre. Dans les cas moyens, c'est une action imaginaire (et non pas,
comme croit Sartre, idale). Quand elle veut s'imposer aux choses, on
la voit soudain retourner l'irrel d'o elle est ne. Elle devient...
thtre. De l cette extraordinaire description de la manifestation du
28 mai comme thtre dans la rue , o la population parisienne
joue le rle de la population parisienne 141 , et la sympathie de
142 Ibid., p. 710. En Italie, aprs l'attentat contre Togliatti, dans un lan de
passion, la classe s'est affirme en acte devant la nation, devant l'Europe ;...
les barrires sautent et le proltariat se montre .
143 C. P., II, p. 722 et 723.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 125
donc naturel qu'il conoive l'action du Parti 144 comme une tech-
nique des masses , qui les baratte comme une mulsion, les fasse
prendre comme le beurre, ou les maintienne en tat d' rthisme
affectif 145 . C'est tout le contraire [178] d'une action o le Parti et la
classe ouvrire vivent ensemble la mme situation, et font ainsi la
mme histoire, non que tous les proltaires se la reprsentent aussi
bien que les dirigeants, non que le Parti seul la conoive, mais parce
qu'elle les travaille, les dispose comprendre ses mots d'ordres,
comme elle porte l'appareil lui-mme sa plus haute tension. Sartre
pense prouver que l'abstention des ouvriers lors de la grve du 2 juin
ne juge pas la politique du P.C. en montrant qu'ils avaient tous des
motifs personnels : l'un dit qu'il est fatigu de la politique, l'autre que
F.O. ne bouge pas, un troisime qu'on ne fait pas grve un mois des
congs pays, un autre enfin qu'il a trois enfants et que sa femme vient
d'tre malade. Mais c'est prcisment ce recours aux motifs personnels
qui est le jugement politique : si le Parti avait prise sur les masses (et
les masses prise sur l'histoire) les motifs personnels seraient dbords.
Sartre raisonne comme si la vie politique des masses tait de l'ordre du
jugement, et, pour admettre qu'elles dsapprouvent le Parti, il attend
qu'elles disent : le Parti a tort. Mais ni l'adhsion, ni la divergence, ni
l'histoire ouvrire, ni l'histoire rvolutionnaire ne sont de cet ordre :
les mots d'ordre du Parti comptent ou ne comptent pas, existent ou
n'existent pas pour l'ouvrier, cela dpend de leur rapport avec la situa-
tion qu'il vit, et de cette situation elle-mme. Les jugements qu'il porte
sur le Parti, l'importance qu'il donne sa vie prive, traduisent cet en-
gagement tacite qui est l'essentiel. Le marxisme croit que l'histoire,
dans les moments ordinaires, est une accumulation de symboles qui,
jour aprs jour, s'inscrivent plus ou moins clairement sur le registre du
pass, s'effacent ou se [179] renforcent, laissent un rsidu peu lisible,
mais qu' d'autres moments elle est prise dans un mouvement qui at-
tire lui et soumet son rythme un nombre croissant de faits. Les d-
cisions politiques prparent ces moments et leur rpondent, mais elles
ne les crent pas. Dans les situations dites rvolutionnaires, tout fonc-
tionne comme un systme, les problmes apparaissent lis, et toutes
les solutions renfermes dans le pouvoir du proltariat. travers le
144 Dans la phase du no-proltariat. Mais pas un mot ne dit qu'il s'agisse d'une
crise de la politique marxiste et d'une situation sans issue.
145 C. P., III.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 127
150 Il est vrai que Claude Lefort, dans un article prcdent, concluait que la di-
rection rvolutionnaire pose un problme, et indiquait qu'il en faudrait une
qui ne s'isolt pas de la classe comme le Parti. Mais il n'a jamais dit que la
classe pt agir sans organisation ni direction.
151 Lefort avait crit : Le proltariat n'a jamais faire qu' lui-mme, qu' sa
propre activit, qu'aux problmes que lui pose sa propre situation dans la
socit capitaliste (Le Marxisme et Sartre, dans Les Temps modernes, n
89, p. 1555) [soulign par nous]. Il n'oubliait donc pas la lutte. Il disait
qu'elle commence au niveau de la production, que cette lutte, qui est l'tat du
proltaire, est comme le sol ou le lest de son action politique, que donc
l'Autre ne peut pas, comme dit Sartre, pulvriser le proltariat chaque
minute .
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 129
155 Dans une philosophie toute prospective comme celle de Sartre, les formules
mmes qui enracinaient l'action dans la classe finissent par enraciner la
classe dans l'action. Quand Marx disait au proltariat que son but et son
action historique lui sont tracs irrvocablement et visiblement dans les cir-
constances mmes de sa vie , on aurait cru que le rle historique du prol-
tariat tait dj prpar dans son existence. Sartre reprend ce texte, mais
pour dcrire le proltariat encadr dans un syndicat unique :
les circonstances de sa vie qui assignent un but au proltariat sont donc
celles qu'il a d'abord cres en s'organisant (C.P., II, p. 715 et 716).
156 On peut lire, justement dans Que faire ?, o il a vivement critiqu le pri-
mitivisme : Ceux qui ne voient pas cela, montrent que leur conscience
retarde sur l'lan spontan des masses (p. 89) ; la vague de rvolte spon-
tane dferle, pourrait-on dire, jusqu' nous, dirigeants et organisateurs du
mouvement (p. 102) ; nous avions raison de voir la cause fondamentale
de la crise actuelle de la social-dmocratie russe dans le retard des dirigeants
(idologues, rvolutionnaires, social-dmocrates) sur l'lan spontan des
masses (p. 107) ; le mouvement rvolutionnaire spontan fait des pro-
grs rapides (p. 137) ; ... un cercle de coryphes, les tches politiques
sont accessibles au sens le plus vrai, le plus pratique du mot, et cela prci-
sment parce que et pour autant que leur propagande ardente trouve un cho
dans la masse qui s'veille spontanment ; pour autant que son nergie
bouillante est imite et soutenue par l'nergie de la classe rvolutionnaire.
Plekhanov avait mille fois raison lorsqu'il a non seulement signal l'exis-
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 131
c'est pour une [185] raison qu'il laisse entrevoir dans un passage qui
va loin : en fin de compte la spontanit et la conscience ne
font pas alternative, et si lon liminait la spontanit de la thorie du
Parti, on lui terait tout moyen d'tre la conscience du proltariat. ...
Le seul fait, crit Lnine, de parler d' apprciation de l'importance
relative de la spontanit et de la conscience rvle une absence
complte de conscience . Si certains lments spontans de dve-
loppement sont accessibles en gnral la conscience humaine,
l'apprciation errone de ces lments quivaudra une sous-
estimation de l'lment conscient . Et s'ils sont inaccessibles la
conscience, nous ne les connaissons pas et nous ne pouvons en par-
ler 157. Ces lignes, diriges contre les spontanistes , portent aussi
contre les idoltres de la conscience, puisqu'elles montrent qu'en dpit
des dcalages momentans spontanit et conscience varient dans le
mme sens. L'tat-major n'a pas de facults suprasensibles, et l'on ne
voit pas bien sur quoi le Parti lui-mme pourrait se fonder pour dci-
der d'une politique, sinon sur la situation du proltariat dans les diff-
rents pays et sur ses ractions spontanes . Et mme s'il y a les
coordonner et les rectifier, c'est encore au proltariat qu'il faut
s'adresser, c'est lui qu'il faut expliquer la ligne, il faut la lui rendre
familire et naturelle. Jamais Lnine n'a conu les rapports du Parti et
du proltariat comme [186] ceux d'un tat-major et de ses troupes 158.
tence de cette classe rvolutionnaire et prouv que son veil spontan l'ac-
tion tait inluctable, infaillible, mais a impos mme aux cercles ou-
vriers une haute et vaste tche politique (p. 108) (dition des ditions
Sociales). L'organisation est donc faite la fois pour amplifier une sponta-
nit qui est dj politique et pour rendre la pense et l'action politique na-
turelles au proltariat. Sartre, lui, tient pour acquis que l'essence mme
des masses leur interdit de penser et d'agir politiquement (C. P., III, p.
1815).
157 Que faire ?, p. 52.
158 Le centralisme dmocratique, dit Sartre, c'est la mobilisation permanente.
Mais on rejoint son corps sous peine de mort et, en cela du moins, nulle mo-
bilisation n'est dmocratique. Pour Lnine, le dmocratisme tait impos-
sible en rgime autocratique et dans un parti clandestin. Mais le principe
lectif va de soi dans les pays de libert politique . Suit un tableau nulle-
ment ironique du contrle dmocratique dans le parti social-dmocrate alle-
mand. On va voir qu'il ne s'agit pas d'une formalit : On sait que tel mili-
tant politique a eu tels ou tels dbuts, qu'il a fait telle ou telle volution, qu'
tel moment difficile de sa vie il s'est comport de telle faon, qu'il se signale
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 132
par telles ou telles qualits, aussi tous les membres du Parti peuvent-ils en
connaissance de cause lire ce militant ou ne pas l'lire tel ou tel poste du
Parti. Le contrle gnral (au sens strict du mot) de chaque pas fait par un
membre du Parti dans sa carrire politique cre un mcanisme fonctionnant
automatiquement et assurant ce qu'on appelle en biologie la persistance du
plus apte (Que faire ?, p. 139). Voil encore la biologie, dira Sartre, et le
proltariat-fruit. Non la biologie, mais l'histoire, et la mission historique du
proltariat.
159 La Maladie infantile du Communisme, p. 44.
160 R. L., p. 1572.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 133
chefs russissait parce qu'elle tait vraie. Mais le vrai du moment n'est
accessible qu' travers l'action : il faut donc essayer, et ce qui russira
tait vrai. Quand on identifie le spontan et la conscience, le vertige
bolchevik n'est pas loin, et c'est lui que Sartre pousse son comble :
on n'est pas loin de penser que les dcisions du Parti sont minemment
spontanes et qu'elles traduisent par principe le mouvement de
l'histoire. C'est ce que Sartre dit, et ce n'est pas ce que voulait Lnine :
Lnine faisait la conscience une obligation de s'informer sur tout
[191] ce que le proltariat pense et fait spontanment et de lui expli-
quer la ligne. Mais enfin, sa formule, que nous rappelions tout
l'heure, la conscience ne peut pas ignorer la spontanit, les chefs
ne sauraient perdre de vue les ractions spontanes du proltariat,
autorise soudain un dlire o le chef est seul, si c'est lui qui apprcie
l'importance et le sens des ractions spontanes. Et comment ne serait-
ce pas lui alors qu'il a la meilleure connaissance des perspectives loin-
taines et prochaines ? Les proltaires ne comprennent pas ? Ils com-
prendront demain et sauront gr au chef de les avoir devancs vers la
vrit. Ce n'est pas seulement la vrit au sens du socialisme scienti-
fique qui fonde la violence. Mme dialectique, la vrit est dogma-
tique : il est entendu que l'action rvolutionnaire conserve en dpas-
sant, ne dtruit que pour raliser, qu'elle sauve tout, qu'elle rconcilie
l'individu et le Parti, le pass et l'avenir, la valeur et la ralit. Mais ce
retour au positif n'a lieu qu'aprs la ngation : il faut d'abord dtruire,
dpasser, et ce fonctionnement dialectique lui-mme qui enchante les
esprits classiques, il faut, pour le mettre en marche, installer solide-
ment le pouvoir rvolutionnaire. La socit sans classes rconcilie tout
le monde, mais, pour y arriver, il faut d'abord que le proltariat s'af-
firme comme classe et prenne son compte l'appareil d'tat qui ser-
vait l'opprimer. Demain ceux qui auront t fusills comprendraient
qu'ils ne sont pas morts en vain : la seule difficult est qu'ils ne seront
plus l pour le faire. La violence rvolutionnaire leur fait cette su-
prme injure de ne pas prendre au srieux leur rvolte : ils ne savent
pas ce qu'ils font. Tels sont les fruits empoisonns de la vrit voulue :
elle autorise avancer contre [192] toutes les apparences, elle est par
elle-mme folie. Un spectre hante l'Europe, le spectre du commu-
nisme 161. Non seulement le communisme est dans les choses, il est
mme dans les penses de l'adversaire, il y a une imagination de l'his-
III
On pourrait montrer que Sartre dpouille de ce [194] halo chacune
des notions marxistes dont il use, en la plaant dans l'clairage de sa
philosophie, et d'ailleurs qu'il rend compte ainsi point par point du
communisme d'aujourd'hui. Le mme terme de praxis que les Thses
sur Feuerbach employaient pour dsigner une activit immanente
l'objet de l'histoire, Sartre le reprend pour dsigner l'activit pure
qui fait tre dans l'histoire le proltariat. Le je ne sais quoi sartrien,
la libert radicale, prend possession de la praxis. Sartre disait
qu'il n'y a pas de diffrence entre un amour imaginaire et un amour
vrai, parce que le sujet est par dfinition ce qu'il pense tre, tant sujet
pensant. Il pourrait dire qu'une politique historiquement vraie est
toujours une politique invente, que seule l'illusion rtrospective croit
la voir prpare dans l'histoire o elle intervient, et que la rvolution
est, dans une socit, imagination de soi-mme. La praxis, selon lui,
c'est donc la vertigineuse libert, le pouvoir magique que nous avons
de faire et de nous faire quoi que ce soit. Si bien que la formule tout
ce qui est rel est praxis et tout ce qui est praxis est rel 164 , en
elle-mme excellente pour prciser les rapports de Marx et de Hegel,
finit par signifier que nous sommes ce que nous inventons d'tre,
et, quant au reste, responsables comme si nous l'avions fait. Les pos-
sibles sont tous gale distance, en un sens distance zro, puisqu'il
n'est que de vouloir, en un sens l'infini, puisque nous ne les serons
jamais, qu'ils ne seront jamais que ce que nous avons tre. Ceci,
transport l'histoire, veut dire que l'ouvrier qui adhre au Parti re-
joint d'un seul coup un possible qui n'est [195] jamais que lui-mme,
le reflet au dehors de sa libert, et que pourtant il ne sera jamais ce
militant qu'il a jur d'tre, parce qu'il est celui qui jure. Des deux fa-
ons, parce que le Parti et la rvolution sont trs prs et sont
l'infini, il n'y a pas de chemin qui conduise de ce qui a t ce qui
sera, et c'est pourquoi la politique du Parti ne peut tre juste ou
fausse la rigueur. Bien sr il y a des dcisions folles et des dci-
sions sages, le Parti est ou n'est pas inform, mais il ne s'agit jamais,
comme dans les batailles, que de connatre le fort et le faible de l'ad-
versaire, il n'y a pas de complicits qui le dsagrgent de l'intrieur,
comme il n'y a pas dans le proltariat de norme intrieure de l'action.
Elle est la seule possible, non parce qu'elle traduit rigoureusement
dans les termes d'aujourd'hui les thmes d'une politique proltarienne,
mais parce que personne n'a la parole pour en proposer une autre. Si le
rationnel, dans une histoire opaque, est cr par l'action du Parti, et si
vous tes en conflit avec le Parti, seul agent historique, plus forte
raison s'il vous limine, vous avez historiquement tort. S'il a raison
de vous, il a raison contre vous 165.
165 Sartre cite ce propos une phrase de nous qui renvoie la fin de l'histoire le
jugement dfinitif sur chaque dcision. Peut-tre ce qui nous parat tre hors
de la ligne juste apparatra-t-il, dans le tout, comme indispensable. Pour
notre part, nous ajoutions aussitt : Mais ce recours un jugement de
l'avenir ne se distingue du recours thologique au jugement dernier que s'il
ne s'agit pas d'un simple renversement du pour ou contre, si l'avenir se des-
sine en quelque manire dans le style du prsent, si l'espoir n'est pas seule-
ment foi, et si nous savons o nous allons (Humanisme et Terreur, p. 153
et 154), ce qui ramenait la ncessit d'une ligne comprhensible. Le recours
une histoire universelle que l'on suppose accomplie est un dguisement du
pragmatisme et du nominalisme. Si nous nous supposons spectateurs d'une
histoire termine, qui donc est le tableau de tout ce que l'humanit aura t,
on peut bien dire que nous avons sous les yeux tout ce qui tait possible :
par hypothse, le tableau est complet, il est le tableau de l'humanit, tout
autre possible dont on voudrait rver est hors de question, comme les
particularits d'une autre espce ne prouvent rien contre celles d'une espce
vivante. Mais le possible humain ne se confond ainsi avec l'histoire effective
de l'homme que pour un juge plac par hypothse hors de l'humanit, et qui
en fait le bilan, c'est--dire pour un esprit absolu, contemplant une humanit
morte. Aucun de ceux qui crivent l'histoire ou qui la font n'est dans cette
posture : ils ont tous un pass et un avenir, c'est--dire qu'ils continuent.
Pour eux donc, rien de ce qui a t n'est tout fait au pass, ils revivent
comme leur l'histoire qu'ils racontent ou laquelle ils donnent une suite, ils
voquent, aux moments dcisifs du pass, d'autres dcisions qui auraient eu
une autre suite. Il n'y a d'histoire que pour un sujet lui-mme historique, une
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 139
[196]
Quand il ne donne pas aux notions marxistes un sens absolument
neuf et sartrien, Sartre les prend comme elles se prsentent dans le
166 Il crit propos du no-proltariat : La rvolution, j'ai dit l'autre fois qu'il
y croit toujours : mais il ne fait qu'y croire, ce n'est plus sa tche quoti-
dienne (C. P., III, p. 1718).
167 Ibid., p. 1819. Il remarque cependant que certains ouvriers professionnels
sont rebelles la dmocratie de masses et pourtant d'accord avec la
C.G.T. sur les objectifs et la tactique. Faudra-t-il dire qu'ils sont rfor-
mistes ou rvolutionnaires ? Et n'est-ce pas la preuve que ces deux no-
tions usuelles ne permettent plus de comprendre l'histoire d'aujourd'hui ?
168 Nous avons dj cit le texte : Lui, justement, il a besoin de croire qu'il y a
une vrit ; comme il ne peut l'tablir seul, il faudra qu'il puisse se fier assez
profondment ses dirigeants de classe pour accepter de la tenir d'eux. Bref,
la premire occasion, il enverra au diable ces liberts qui l'tranglent...
C. P., II, p. 758).
169 Le besoin n'est qu'un manque : il peut fonder un humanisme, mais non une
stratgie (C. P., III, p. 1815).
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 141
173 Le paradoxe n'est qu'apparent puisqu'il faut disposer d'un fond autre, la
transparence de la conscience, pour voir dans leur obscne vidence la
racine, le visqueux ou l'histoire. Husserl en offre un autre exemple, lui qui a
donn les premires descriptions de l'incarnation et de ses paradoxes, tout en
continuant de mettre le sujet philosophant hors de leurs prises, comme celui
qui les constitue ou du moins les reconstitue. Il avouait seulement qu'il y a l
une nigme : en quel sens concevable peut-on dire, crivait-il, que les pen-
ses d'un philosophe se dplacent avec lui quand il voyage ? la fin de sa
carrire seulement, il a ouvertement pos comme un fait primordial que le
sujet constituant s'insre dans le flux temporel (ce qu'il appelait sich eins-
tromen), que c'est mme sa situation permanente, que par suite, quand il se
retire des choses pour les reconstituer, il ne retrouve pas un univers de signi-
fications dj fait, il construit, et qu'enfin il y a une gense du sens. Cette
fois, le paradoxe, le dualisme de la description et de la rflexion, taient d-
passs. Et c'est bien vers la mme issue que Sartre s'oriente : chez lui aussi
la conscience, qui est constitution, ne retrouve pas dans ce qu'elle constitue
un systme de significations dj prsent : elle construit ou cre. La diff-
rence, elle est immense, est que Husserl voit encore dans cette praxis
un problme dernier : elle a beau construire, elle a conscience d'expliciter ce
qui est dj vrai avant elle, elle continue un mouvement commenc dans
l'exprience, et, c'est l'exprience, muette encore, qu'il s'agit d'amener
l'expression pure de son propre sens . De l cette thologie (entre guil-
lemets) de la conscience qui reconduit Husserl au seuil de la philosophie
dialectique, et dont Sartre ne veut pas entendre parler : il y a des hommes et
des choses, et rien entre eux que des scories de la conscience. Il n'y a pas
d'autre vrit que la vrit de conscience, et le faire est initiative absolue,
sans racines.
174 R. L., p. 1581.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 144
ts des choses que je ne vois pas, et, pour ainsi dire, mon dos social,
mon corps social, comme d'ailleurs je suis seul capable de faire le bi-
lan de leur vie, parce que leurs significations aussi sont inacheves et
ouvrent sur ce que je suis seul voir. Je n'ai pas chercher les autres
au loin : je les trouve dans mon exprience, logs dans les creux qui
indiquent ce que je ne vois pas et qu'ils voient. Nos expriences ont
donc des rapports latraux de vrit : tous ensemble, chacun possdant
en clair ce qui est secret chez les autres, dans notre fonctionnement
conjugu, nous formons une totalit qui va vers l'claircissement et
l'achvement. Nous avons assez d'ouverture aux autres pour nous pla-
cer en pense dans leur perspective et nous imaginer en eux. Nous ne
sommes nullement enferms en nous-mmes. Cependant la totalit
vers laquelle ensemble nous allons, pendant qu'elle se complte d'un
ct, se dfait de l'autre : nous avons beau accepter les autres comme
tmoins, composer nos vues avec les leurs, c'est encore nous qui
fixons les termes du pacte, le champ trans-personnel reste une dpen-
dance du ntre. Les significations ouvertes, inacheves, que nous
voyons dans le monde social et que nous donnons voir en agissant,
sont des schmes presque vides, en tout cas bien loin d'galer la plni-
tude de ce que les autres et nous-mmes vivons. Elles mnent parmi
les choses une vie anonyme, ce sont des conduites indcises qui [204]
draillent en cours de route ou mme se changent en leur contraire
aussitt mises en circulation. Il ne reste en elles presque rien de nos
vises prcises qui vont droit leur signification, et dont elles sont la
trace au dehors : Intentions sans conscience, actions sans sujets, re-
lations humaines sans hommes, participant la fois de la ncessit
matrielle et de la finalit : telles sont l'ordinaire nos entreprises
quand elles se dveloppent librement dans la dimension de l'objectivi-
t 175. C'est l ce que Marx avait en vue quand il parlait de relations
entre personnes mdiatises par les choses. Marx voit... que l'uvre
mme de l'homme, redevenant chose, manifeste son tour l'inertie de
la chose, son coefficient d'adversit, et que les relations humaines qu'il
a cres retombent dans l'inertie, introduisant l'inhumain comme puis-
sance destructive entre les hommes. Nous dominons le milieu force
de travail, mais le milieu nous domine son tour par le foisonnement
fig des penses que nous y avons inscrites 176. Pourtant, si loin que
177 C. P., II, p. 739. Il a contre eux cet argument qui n'est pas absolument
dcisif : on connat le boniment (R. L., p. 1599).
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 146
178 S'agit-il [] d'irrationnel ? Pas du tout. Tout sera clair, rationnel (R.L.,
p. 1588).
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 147
elle viendra avec l'tincelle de la conscience qui nous fera tre, moi-
mme et les autres dans le seul mode qui soit comprhensible : celui
de l'tre pour soi. Malgr l'apparence. Sartre n'a jamais admis que ce-
lui-l, avec son corrlatif invitable : le pur tre en soi. Les formes
mixtes du Pour Autrui nous sollicitent chaque instant de penser
comment le nant vient au monde . Mais la vrit est qu'il n'y vient
pas, ou qu'il n'y reste qu'un instant. Il y a, la limite, l'tre pur, natu-
rel, immobile en soi, mystre limpide qui borne et double du dehors la
transparence du sujet, ou qui soudain la fige et la dtruit, quand je suis
regard du dehors. Mais mme alors, il n'y a pas de charnire, [208]
de jointure ou de mdiation entre moi et autrui, je me sens immdia-
tement regard, j'assume cette passivit, mais du mme coup je la r-
intgre mon univers. Tous les prtendus tres qui voltigent dans
l'entre-deux, intentions sans sujets, significations ouvertes et alour-
dies, ne sont que des entits statistiques, des possibilits perma-
nentes de pense actuelle, elles n'ont pas d'nergie propre, elles ne
sont que du constitu. Si l'on veut engendrer dialectiquement la poli-
tique rvolutionnaire partir de la condition proltarienne, la rvolu-
tion partir du foisonnement fig des penses sans sujet, Sartre r-
pond par un dilemme : ou bien la reprise consciente donne seule son
sens au processus, ou bien on revient l'organicisme 179. Ce qu'il re-
jette sous le nom d'organicisme, au niveau de l'histoire, c'est en ralit
beaucoup plus que la notion de vie : c'est le symbolisme entendu
comme un fonctionnement des signes qui ait son efficacit propre,
par-del des significations que l'analyse peut leur assigner. C'est plus
gnralement l'expression. Pour lui ou bien l'expression dpasse l'ex-
prim, c'est alors une cration pure, ou bien elle le copie, c'est alors un
simple dvoilement. Mais une action qui soit un dvoilement, un d-
voilement qui soit une action, bref une dialectique, voil ce que Sartre
ne [209] veut pas considrer 180. Le rapport entre les personnes peut
bien s'engorger dans les choses sociales, s'y dgrader, y pousser
l'infini ses mornes consquences, il n'y est pas visible, il se fait et ne
s'observe pas. Pour lui, comme pour la Critique de la raison pure, la
conscience d'une liaison drive de celle d'un pur principe liant. De l,
la question kantienne qu'il pose toujours : Qui dcidera ? Qui jugera ?
D'o vient la synthse ? Et, si l'on veut mesurer le Parti une norme
de l'histoire : Qui unifiera le principe unificateur ? L'autorit abso-
lue du Parti est la puret du sujet transcendantal incorpor de force au
monde. Cette pense kantienne ou cartsienne ne voit qu'organicisme
dans l'ide d'une unit non construite. Pourtant Marx n'tait pas orga-
niciste. C'est bien pour lui l'homme qui fait l'unit du monde, mais
l'homme est rpandu partout, inscrit sur tous les murs, dans tous les
appareils sociaux qu'il a fabriqus. Les hommes ne peuvent rien voir
autour d'eux qui ne soit leur image. Ils n'ont donc pas se rassembler
et se recrer chaque instant partir d'une absurde multiplicit, tout
leur parle d'eux-mmes, et c'est pourquoi il n'y a pas de sens deman-
der si le mouvement vient d'eux ou des choses, si c'est le militant qui
fait la classe ou la classe le militant. Leur paysage mme est anim,
c'est en lui, aussi bien qu'en eux que les tensions s'accumulent. C'est
pourquoi aussi l'clair qui donnera tout cela son sens dcisif n'est
pas, pour Marx en chaque conscience un fait priv, il va de l'une
l'autre, le courant passe, et ce qu'on appelle prise de conscience ou
rvolution est cet avnement d'un intermonde. [210] Si lon pense au
contraire que le monde social est obscur et sursignifiant 181 ,
obscur parce qu'il n'indique pas par lui-mme son sens, sursignifiant
parce que, ce qui revient au mme, il en indique plusieurs, et dont au-
cun n'est plus vrai que l'autre, dont le plus vrai, s'il y en a un, n'est pas
le sens rvolutionnaire, il y aurait l de quoi fonder une politique
librale, plutt qu'une politique rvolutionnaire : car on ne peut sans
folie entreprendre de recrer l'histoire par le seul moyen de l'action
pure, sans complicit extrieure. L'action pure, si elle veut rester pure,
ne peut qu'amnager le monde, intervenir obliquement en opposant,
non pas force force, mais la ruse de la libert la force de l'tre.
Pour vouloir changer le monde, il faut une vrit qui nous donne prise
sur l'adversit, et non pas, comme dit Sartre, un monde opaque et fig,
mais un monde pais et qui bouge.
Parce qu'il remonte toujours des significations ouvertes et inache-
ves au pur modle de la signification close telle qu'elle s'offre la
conscience lucide, Sartre est oblig d'imputer tous les faits historiques
aux actions dates et signes des personnes, et conduit une sorte de
mythologie mthodique. Pour montrer, dit-il, par exemple, que la poli-
tique de l'U.R.S.S. et celle du P.C. ne sont pas rvolutionnaires, il fau-
drait dmontrer que les dirigeants sovitiques ne croient plus la
rvolution russe, ou qu'ils pensent que l'exprience s'en est solde par
un chec 182 . Le lecteur se demande comment des confidences dsa-
buses, si l'on nous en faisait part, rgleraient jamais la question. Ne
[211] pourrait-on pas les rcuser, en montrant que, quelles que soient
les croyances des dirigeants, ils ont hrit d'un systme qui n'est pas
celui de la nation russe, et la porte d'une solution universelle ? Et si
au contraire leurs intentions sont toujours rvolutionnaires, comment,
de le savoir, pourrait-il emporter un jugement sur le systme, qui est
ou n'est pas une exploitation des travailleurs, qui exprime ou non la
mission historique du proltariat ? Mais c'est qu'il n'y a pas, pour
Sartre, de dchiffrement ou de vrit d'une socit, parce que tout d-
chiffrement n'exprime jamais qu'une perspective personnelle, plus ou
moins ample, et que ces degrs du vrai sont comme rien quand il s'agit
de dcider, c'est--dire de prsumer du tout. L'ide d'un parti rvolu-
tionnaire malgr soi lui parat le comble du ridicule 183 comme celle
d'un stalinisme sans Staline 184. Le lecteur se dit que pourtant dans les
pays occups par elle la fin de la guerre, l'U.R.S.S. se trouvait par
position en conflit avec les intrts de la bourgeoisie, sans pour autant
appeler le proltariat grer lui-mme l'conomie, ou que le mme
reflux rvolutionnaire qui a rendu possible Staline prparait dans tous
les pays le moule d'une politique de mme type, l'alternance d'oppor-
tunisme et de terreur. Mais ce genre d'analyse cherche le contenu du
fait historique : la rvolution est ngation de la bourgeoisie et pouvoir
du proltariat, le stalinisme est l'alternance du compromis pourri et de
la violence pure. Or, ds qu'on examine le contenu, la ralit histo-
rique se ddouble : chaque fait est ceci, mais aussi cela, on ne peut en
juger que par des considrations [212] balances, selon son caractre
dominant, bref, on pntre, aux yeux de Sartre, dans lordre du pro-
bable et de l'quivoque, on ne mesure plus la rvolution son propre
talon. Si lon veut la comprendre il ne faut pas entrer dans l'analyse
infinie d'une socit, il ne faut pas se demander ce que le commu-
nisme est. Cela est discutable, donc indiffrent. Il faut remonter ses
sources dans la volont d'un ou plusieurs hommes, restituer donc une
pure ngation, car la libert n'est que secondairement volont de ceci
ou de cela : ce sont l ses figures momentanes, elle ne se distingue de
la puissance que comme puissance de ne pas faire. Ainsi le jugement
historique revient de la rvolution la ngation qui en est le principe,
du stalinisme Staline, et ici l'hsitation n'est pas de mise : on s'en-
tendra facilement sur ceci que le pouvoir de l'U.R.S.S. n'est pas celui
de la bourgeoisie, que le choix fondamental de Staline n'tait pas le
retour au capitalisme. Le reflux rvolutionnaire, l'quivoque d'un r-
gime qui est neuf et qui n'est pas la rvolution, ces notions fluentes
n'ont pas de place dans une analyse ngative ou de lintention pure,
elles n'en auraient que dans celle des actions alourdies, des inten-
tions sans sujet . Le reflux et le flux rvolutionnaires, notions b-
tardes o se mlent des conditions de fait, des ngligences, des absten-
tions, des dcisions, n'ont pas de place dans un univers o il n'y a que
des hommes, des btes et des choses. Ou bien les choses, les cir-
constances historiques , la ncessit vitale d'augmenter la produc-
tion 185 expliquent la dcision de l'homme Staline, et alors il n'est
pas permis 186 de parler [213] d'exploitation, il faut continuer
parler de rvolution puisque le choix tait entre le stalinisme et rien ;
ou bien Staline pouvait faire autre chose, il a mal choisi, il est cou-
pable, mais alors il ne faut pas chercher le comprendre . Dans
tous les cas, il n'y a pas de stalinisme sans Staline ni de rvolution-
naire malgr soi. Que l'action de Staline ait t une rponse certaines
quasi-ncessits du dehors, mais une rponse qui les aggravait et
qui prparait pour demain de nouveaux dilemmes, o peu peu le
sens de la rvolution s'altrait, et avec lui celui de toutes les institu-
tions et de toutes les notions marxistes, que cette mme dialectique
des volonts et de la fortune se retrouve dans le monde entier, parce
que partout les signes des choses avaient chang et que d'ailleurs ce
qui est fait ici sert de modle l-bas, Sartre n'a pas considrer ces
hypothses, parce qu'elles se placent la jointure des hommes et des
choses, o il n'y a, selon lui, rien connatre, et rien du tout, sinon une
adversit vague laquelle il faut par tous les moyens faire face.
Or, sa rduction de l'histoire aux actions des personnes autorise des
gnralisations illimites, puisque Staline ou Malenkov, ramens
leur choix fondamental, c'est vraisemblablement 187 la Rvolution
elle-mme dans des circonstances nouvelles, et que l'individu Staline,
l'individu Malenkov rejoignent ainsi d'un seul coup Lnine et Marx,
par-dessus [214] toutes les diffrences constatables dans leur poli-
tique 188. Il est illusoire, pour Sartre, de chercher la juger d'aprs son
sens objectif : il n'y a pas de sens qui soit objectif en dernire ana-
lyse, ils sont tous subjectifs ou, comme on voudra dire, tous objectifs.
Ce qu'on appelle sens objectif est l'aspect que prend un de ces
choix fondamentaux dans l'clairage d'un autre, quand ce dernier rus-
sit s'imposer. Par exemple, pour le proltariat, la bourgeoisie, ce sont
les actes signs et dats qui ont institu l'exploitation, et tous ceux qui
ne les remettent pas en question, considrs comme complices et co-
responsables, parce qu'objectivement, c'est--dire aux yeux de l'ex-
ploit, ils la reprennent leur compte. Pour la bourgeoisie, le prolta-
riat, c'est l'ouvrier qui veut l'impossible, qui agit contre les conditions
invitables du social. Entre ces deux choix fondamentaux, aucune lec-
187 Pour une fois, Sartre use ici du probable et de l'improbable. Les dirigeants
sovitiques ne croient plus la rvolution russe ? Il va de soi que, mme si
le fait tait vrai, ce dont je doute fort la dmonstration n'en serait pas pos-
sible aujourd'hui (C. P., I, p. 10). Mais c'est que le probable n'est ici qu'une
forme polie de l'a priori, un a priori qui se fait discret l'approche des faits.
188 On remarquera que Sartre dit beaucoup de choses sur la classe ouvrire, trs
peu sur le communisme ou la rvolution, rien sur la socit sovitique. Il lui
arrive mme de donner comme un argument en faveur du communisme
l'ignorance o nous sommes de la vie intrieure de l'U.R.S.S., et dont il
prend aisment son parti. C'est que, pour lui, la question n'est pas l : on
peut discuter l'infini sur la nature de la socit sovitique, sur l'opposition
de droite et de gauche, sur le bolchevisme, sur la rvolution comme fait so-
cial. Rien de tout cela n'est dcisif. Ce qui est dcisif c'est le choix fonda-
mental qui est derrire ces apparences. Pour le reste, dit-il paisiblement, la
discussion est ouverte . Le communisme n'est pas pour lui quelque chose
que l'on fait ou que l'on vit, c'est une attitude humaine avec laquelle on
sympathise .
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 152
lui son essence mystique. Car il n'est pas difficile, mais aussi il n'est
pas probant, de lier les consciences par les intrts, c'est--dire par les
choses, par le calcul et l'estimation des rsultats probables, ou par des
murs qui ne sont que le reflet de cette possession paisible, le point
d'honneur des intrts. L'histoire commence vraiment, ou la mta-
histoire, quand les hommes [218] se lient par ce qu'ils ne sont pas,
par ce qu'ils font, et c'est l le communisme.
Ici tout est construire et les oppositions ne sont pas arbitres par
des choses dfendre : le Parti est au cur du proltariat comme un
autre, et l'intrieur du communisme chaque parti frre est un autre
pour le parti frre. Justement parce qu'il lie chacun aux autres du de-
dans, que l'enjeu est pour chacun sa vie mme, le rapport est de rivali-
t, avec le fond d'amour des rivalits, mais aussi avec leurs fausses
dtentes, leur fausse fraternit. C'est un mlange d'indpendance et de
soumission, c'est un non qui finit en oui et n'attend qu'un peu de vio-
lence pour se changer en oui, c'est un oui toujours provisoire et re-
dire aprs l'abandon. De l les termes bien peu marxistes qui viennent
sous la plume de Sartre : la classe s'abandonne une autorit, qu'il
ne craint pas, aprs Lefort, d'appeler militaire 191 . Les masses de
1919, dit-il, qui dsavouaient le vieux syndicalisme et mme leurs
propres reprsentants n'eussent daign se soumettre qu' une autori-
t de fer combattant implacablement le dsquilibre constant des for-
mations massives 192 . Comme une femme, elles daignent, et elles
daignent se soumettre, elles attendent d'tre forces, d'tre prises.
trange confiance. La confiance n'est distincte du vertige et de l'ro-
tisme social que quand elle est confiance dans une action, dans une
politique : mais cette confiance sobre est impossible si la politique
proltarienne est sans critre prcis, si les faits ne disent ni oui ni
non . La confiance sera donc creuse et infinie : La classe n'a de co-
hsion et de puissance que dans la mesure o elle [219] fait confiance
aux dirigeants : ... le dirigeant dchiffre la situation, l'claire par ses
projets, ses risques et prils, et la classe, en observant les consignes,
lgitime l'autorit du dirigeant 193. ... dfaut d'une connaissance
minutieuse de tous les vnements, qui n'est possible qu' l'histo-
194 C. P., I, p. 8.
195 R. L., p. 1582.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 156
mme 196. Ne nous mprenons pas : cette confiance chaque jour re-
nouvele n'est pas un jugement sur pices, qui exigerait dlibration et
assentiment probabiliste : nous savons que les masses ne jugent jamais
le Parti quand elles disent non. Ne croyons pas non plus que Sartre ici
se contente du raisonnement maurrassien qui prouvait l'utilit du mo-
narque en montrant que son intrt se confond avec celui de la nation.
Sartre sait bien, que, s'agissant d'intrts, on peut toujours discuter sur
la bonne manire de les servir. La discussion n'a pas de sens, et le chef
est le [221] proltariat a priori ou par dfinition, parce que le prolta-
riat n'est rien du tout et ne peut tre quelque chose qu'en lui, que le
lien entre eux est hors du temps et jamais. Il peut tenir ou rompre,
non se desserrer ni se resserrer. Quand donc Sartre dit qu'il est renou-
vel chaque jour, c'est une manire d'exprimer qu'il pourrait chaque
jour se briser d'un coup et il ne s'agit pas d'un contrle. Entre le prol-
taire et les militants, entre le militant et ses chefs, il y a donc, la
lettre, identification : ils vivent en lui et il vit en eux. S'il n'y a que des
hommes et des choses, et si chaque conscience veut la mort de l'autre,
comment franchir l'abme de l'une l'autre ? Cela se fait sous nos
yeux. C'est le Parti. L'ouvrier fait don de lui-mme son chef pour
que en sa personne le groupe existe ; le chef a donc pouvoir cha-
rismatique , il vit dans le groupe comme la conscience dans son
corps, par une prsence sans distance et qui n'a pas mme besoin de
commander pour tre obie. Qui commande, puisque le chef n'est chef
que par la dvotion des militants ? Qui obit, puisque le militant lui-
mme a fait le pouvoir du chef ? S'il y a un chef, chacun est chef au
nom du chef. Non seulement parce qu'il se fait obir d'autres, mais
surtout parce qu'obissant son chef, c'est au meilleur de lui-mme
qu'il obit. Sans doute, ce principe rappelle de pnibles souvenirs.
Mais que faire ? Si le militant et les chefs ne sont pas lis par une ac-
tion, par un certain contenu politique, il ne reste plus que le tte--tte
des existences absolues, le sadomasochisme, ou si l'on prfre, ce que
Sartre appelait autrefois l'action magique ou motionnelle, celle qui se
jette droit vers sa fin ou qui attend tout du sorcier. Comment en serait-
il autrement, si, de la [222] socit donne la socit rvolutionnaire,
il n'y a ni degr ni chemin ? Il faut un coup de force, il faut un fti-
chisme mthodique. Ces analyses ont le mrite de faire comprendre
comment on a pu voir renatre jusque dans le communisme des formes
IV
Nous avons, peut-tre un peu longuement, tenu registre des mta-
morphoses par lesquelles la praxis, la rvolution, l'histoire, le prolta-
riat, le Parti au sens de Marx se changent en leurs homonymes sar-
triens. S'il fallait approcher la divergence philosophique et fondamen-
tale, on dirait que, pour Sartre, les rapports des classes, les rapports
intrieurs au proltariat et finalement ceux de l'histoire [225] tout en-
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 159
nisme pens ou conu, et non pas, sinon dans certains de ses as-
pects , ce qui porte ce nom, l-bas, sous le soleil ou sous la neige. Il
ne s'tend pas aux consquences probabilistes . Le choix absolu,
choix d'existence, par-del toutes les raisons, n'est violent que quand il
ne se prsente pas comme choix, et se prend pour la loi du monde : il
impose tacitement aux autres ses propres catgories, sous prtexte que
nul n'est cens ignorer le monde, le monde, tel que le penseur l'a
choisi. Mais ds qu'il se motive et se prononce, la discussion recom-
mence zro. La pure volont de changer le monde est vie intrieure,
tant qu'on ne nous dit pas comment. Tant que ce ne sera pas fait, tant
que Sartre ne sera pas communiste, la sentence Lefort veut s'ancrer
dans la bourgeoisie intellectuelle signifie seulement que Sartre, lui,
veut s'en dsancrer tout prix. La mauvaise foi de Lefort est une
projection de sa bonne foi lui, qui sera mise rude preuve quand il
faudra quitter les principes. Sartre prsente sa polmique comme une
premire phase, aprs quoi il dira en quoi le P.C. n'exprime pas le pro-
ltariat. Mais s'il ne l'exprime que quatenus, Sartre redevient rat vis-
queux , l'ontologie sartrienne, qui allait comme vers son seul pos-
sible, vers le P.C. en ide, reprend une existence distincte et toise le
P.C. du regard. La conclusion de Sartre, ce n'est plus laction pure,
c'est l'action pure contemple distance, en d'autres termes la sympa-
thie. [241] Sur le terrain de la politique concrte, Sartre reparatra
peut-tre demain pacifi, conciliant, universaliste, comme il est aussi.
V
Les raisons de Sartre sont l'oppos de celles du marxisme et
c'est parce que la dialectique est en panne qu'il dfend la politique
communiste. Reste savoir ce qu'il faut en conclure. Car dans ce pa-
rallle que nous faisions entre les motifs sartriens et les motifs mar-
xistes, nous n'impliquions pas que Marx a raison contre Sartre et nous
ne tentions de restituer l'esprit marxiste que pour mettre en vidence
ce qu'il y a de neuf dans l'analyse de Sartre. Lire Sartre avec les lu-
nettes de Marx, ce serait ignorer dlibrment la vraie question que
ses tudes posent, quoiqu'il ne la pose pas lui-mme, et qui est
de savoir si la rvolution au sens marxiste est encore l'ordre du jour,
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 170
200 Les Temps modernes, aot 1952, p. 378. En dpit du nous , je n'ai
jamais t d'accord avec ce texte.
201 R.L., p. 1616.
202 Le sens marxiste du mot progressisme ou progressiste est sans au-
cune quivoque : est progressiste celui qui dans sa spcialit et sans une
pleine conscience politique pense et agit d'une manire qui sert la rvolution
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 172
ne colle pas au Parti, ce n'est jamais lui, c'est une masse sans nom qui
en dcolle. Il est instantanment par l'obissance et cesse d'tre l'ins-
tant par la dsobissance. Ce n'est pas une ralit historique avec ses
progrs, ses apoges, ses dcadences, ou son poids historique variable.
Il est, comme l'ide, dans l'instant, et si Sartre lui refuse la sponta-
nit , ce n'est que parce que le Parti et l'histoire doivent, eux, appa-
ratre par gnration spontane. Sartre reproche aux trotskistes, de
fabriquer, par-del l'observable, un proltariat rel qui fait tout le
contraire de ce que font les proltaires existants. Mais il n'en use pas
autrement, ceci prs que, n'tant pas marxiste, il ne se donne pas la
peine, ni l'embarras, de costumer en ralit historique son proltariat
de rfrence. C'est aux chefs et aux militants que passe la spontani-
t , parce que, au moins ici, on sait de quoi l'on parle, on est entre
hommes ou entre consciences. Mais c'est dire en d'autres termes que
le proltariat est une ide des chefs. Il surplombe l'histoire, il n'est pas
pris dans le tissu, il n'est pas motiv, il est cause de soi comme toutes
les ides. Aucune mthode concevable ne peut en dceler la [248] pr-
sence historique, ni l'absence, ni les variations : il subsiste travers
toutes les dsobissances, puisque, ds qu'il dsobit, ce n'est plus lui
qui dsobit. L'obissance ne le fait pas crotre, parce qu'elle est in-
cluse dans sa dfinition. Si quelque fait, quelque symptme vient at-
tester sa prsence et sa force, on ne l'accueille que par condescen-
dance. Car si au contraire les faits venaient manquer, rien ne serait
chang l'essence du proltariat, qui est toujours d'obir au Parti, le
Parti continuerait de le reprsenter historiquement. Le proltariat
est inentamable, parce qu'il n'existe que dans l'action pure du Parti, et
cette dernire dans la pense de Sartre. Tous les dtecteurs, toutes les
preuves sont superflus quand il s'agit de capter une essence, et voil
pourquoi, sans doute, Sartre les prend et les laisse avec dsinvolture.
Quand le proltariat n'apparat pas sur le terrain de la lutte des classes,
il se reporte aux lections lgislatives, et n'a pas de peine montrer
que le proltariat est toujours l, puisqu'il lit des dputs commu-
nistes. Mais le mme scrutin secret fausse tout quand la bourgeoisie
l'impose aux syndicats : il brise l'unit d'action des travailleurs, il d-
truit le proltariat comme classe, il masque le rel historique, et nous
sommes donc invits chercher le proltariat dans la lutte des classes
et la dmocratie de masses, qui n'est pas astreinte, elle, faire ses
preuves dans un scrutin bourgeois. Le 2 juin 1952, les proltaires n'ont
pas suivi le Parti. Sartre commente ses articles pour montrer que le
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 175
proltariat n'y est pour rien. Il n'y est pour rien par dfinition, puisqu'il
est obissance au Parti. Traduisons : il est une dfinition et n'existe
que dans l'esprit de Sartre. On serait tent de voir les choses [249] au-
trement : on pourrait noter que le P.C. est approuv comme Parti par-
lementaire, qu'il n'est pas suivi dans la rue. On se rappellerait alors
qu'il a gagn des suffrages hors de la classe ouvrire, qu'il a t un
temps parti de gouvernement, que peut-tre ses lecteurs, eux aussi,
sont progressistes plutt que rvolutionnaires, que l'essentiel de
son action n'est plus la grve, l'insurrection, la rvolution, qu'elles ne
sont plus pour lui que des moyens de la lutte parlementaire et diplo-
matique... Mais ce serait faire entrer le Parti dans l'histoire, alors qu'il
est cens la faire, ce serait subordonner son autorit des discussions
probabilistes . Il vaut mieux, si l'on veut du certain, rester sur le
terrain de l'action pure et du proltariat en ide, qui ne s'exalte ni ne se
dprime, qui est toujours absent et toujours l, pense du Parti, ou plu-
tt pense de Sartre. Car le Parti, lui, a la faiblesse (ou l'adresse) de
donner des gages la spontanit : il se rend responsable de l'chec et
il innocente les masses. Langage d'initis, lui dit Sartre, je vous com-
prends demi-mot. Il n'est pas dans votre rle de donner tort aux
masses. Mais elles ne jugent pas le Parti quand elles ne le suivent pas.
Sartre est d'une intransigeante rigueur quand il s'agit du devoir des
masses, et mme de celui du Parti. Le seul point jusqu' prsent sur
lequel il le reprenne, c'est ce communiqu o le parti s'accusait de
l'chec. Sartre, lui, constate, comme tout le monde le dcouragement
des masses , mais il ne sait pas encore si la politique du parti en
porte la responsabilit 204 . Comment en effet le Parti s'loignerait-il
du proltariat qu'il fait ? Ce sont les masses qui renoncent tre [250]
proltariat. On sent pourtant qu'ici, Sartre voudrait souffler. Car enfin,
si le P.C. n'a pas tort, si les masses comme masses ne peuvent que re-
tomber la dispersion, on ne voit pas trop qui s'en prendre de la
crise. A la bourgeoisie, videmment. Mais ce n'est pas elle qu'on
peut demander de changer. Aux marxistes non communistes, qui en-
couragent les masses dans la scession ? Certainement. Mais ils sont
hors de l'histoire. On est au point mort, et il n'y a vraiment rien faire.
L'humanisme du besoin, qui ne dfinit pas une stratgie, nous rappelle
un devoir abstrait, le respect du P.C. dans son essence, mais cette
sympathie, tantt trop exigeante puisqu'elle n'accepte mme pas que le
(ou, si elle a des principes de rechange, qu'elle n'en change pas trop
souvent). Par contre, il est incomparablement plus facile de gouverner
entre le communisme et l'anticommunisme (l'Angleterre, la France,
l'ont fait en 1954 Genve) que de concilier en pense le respect et la
critique du Parti. Un gouvernement, le P.C. lui-mme, ne sont pas
obligs d'avoir une opinion sur les camps sovitiques ou, s'ils en ont
une, de la dire. Le journaliste, l'crivain, si. Car ils dvoilent, leur uni-
vers est un tableau, rien n'y existe moins d'y tre reprsent, analys,
jug. Le journal est la vrit du monde, il agit en montrant. De l des
problmes insolubles, ou des solutions btardes, qui ne sont pas ceux
de l'action politique. L'action de dvoilement a ses facilits et ses
tourments qui sont ceux de la contemplation. Ce sont problmes et
solutions de mandarins. Le mythe du mandarin runit le phantasme du
savoir total et de l'action pure. Le mandarin est suppos prsent par sa
science partout o se pose un problme, et capable d'agir immdiate-
ment, en tout lieu, distance, par efficience pure, comme si ce qu'il
fait tombait en milieu inerte, et n'tait pas, en mme temps thtre,
manifestation, objet de scandale ou d'enthousiasme. La conscience
spectatrice est trop occupe de voir pour se voir elle-mme comme
conscience spciale , et elle rve d'une action qui serait une autre
ubiquit. Telle est la navet et la ruse de narcissisme. Sachant tout, la
conscience spectatrice sait aussi que certains veulent changer le
monde, elle leur fait place dans son univers, elle les comprend eux
aussi, elle les justifie en cela mme qui la conteste. Mais elle ne peut
les suivre [260] qu'en pense, elle ne peut tre l'un d'eux et rester soi.
Rien d'tonnant si finalement elle ne sait que faire. Le drame n'est pas
seulement celui de la profession d'crivain. Il est en chaque homme :
c'est le drame d'un tre qui voit et fait. En tant qu'il voit, il transforme
quoi que ce soit en chose vue, il est, si l'on veut, un voyeur, il est pr-
sent partout sans distance, mme parmi ceux qui font, il s'obstine
leur imposer sa prsence, tout en sachant qu'ils le rcusent. Cepen-
dant, en tant que l'homme fait, il ne peut pas se passer de perspective,
ni refuser ceux qui suivent l'action un minimum d'explications. Le
monde de la vision et celui de l'action sont donc diffrents, et pourtant
se recoupent. C'est pourquoi l'quilibre est toujours difficile, au P.C.
comme dans l'uvre de Sartre, entre les exigences du voir et celles du
faire, et rien ne supprimera la difficult. Le marxisme avait conu,
non pas une solution, mais un dpassement du problme dans la vie
du Parti qui devait prendre chacun l o il est situ et lui offrir une
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 183
et d'autant plus qu'on est pour une gauche non communiste. La gauche
non communiste n'est pas une gauche qui ne se prononce pas sur le
communisme et combat avec lui ses ennemis. Pour mriter son nom,
elle doit amnager entre le communisme et le reste du monde un ter-
rain de coexistence. Or, ceci justement n'est possible que si elle
n'adhre pas au principe du communisme : on ne voit pas pourquoi le
monde communiste ferait au monde non communiste les concessions
qui sont ncessaires des deux cts pour fonder la coexistence, si ceux
qui la ngocient avec l'U.R.S.S. lui donnaient par avance raison. Il est
craindre qu'une attitude de sympathie empche prcisment ceux qui
veulent la paix de travailler pour la paix. Quand Sartre crit
l'U.R.S.S. veut la paix , on est gn, comme chaque fois que quel-
qu'un donne ses conclusions sans ses prmisses. Sartre sait srement
que ni l'U.R.S.S., ni les tats-Unis, ni aucun tat de bonne tradition
n'a jamais choisi entre la paix et la guerre : ce sont les ligues pacifistes
et les tats fascistes qui donnent dans ces abstractions. L'U.R.S.S.
veut, en mme temps que la paix, d'autres choses, et, pendant long-
temps, ne paraissait pas dispose en sacrifier aucune la paix. Elle
voulait la paix, mais non pas empcher la Core du Nord d'envahir la
Core du Sud. Ne s'agissait-il pas d'un problme intrieur ? Ceux qui
veulent vraiment la paix et la coexistence ne peuvent disjoindre
comme problmes intrieurs les mouvements communistes qui
pourront se produire hors des [272] frontires du monde communiste.
Cela ne veut pas dire qu'ils ont y pratiquer la rpression. Tenir ou
cder, cette alternative est de guerre. Agir de telle sorte quelle ne se
pose pas, telle est la politique de la coexistence. La gauche non com-
muniste n'y satisfait pas quand elle enseigne tout simplement que
l'U.R.S.S. veut la paix. Si elle comprend dans le communisme cela
mme qu'elle n'accepte pas, comme l'invitable consquence de la si-
tuation des proltaires, quand donc dira-t-elle non ? Et si elle ne dit
jamais non, sauf sur des dtails, de quel droit se dit-elle non commu-
niste ? Parce qu'elle ne partage pas la philosophie communiste ? Mais
alors la seule libert qu'elle se rserve est de motiver autrement le
communisme, elle redevient prtexte et paravent. Dira-t-on qu'il y a
plus de choses dans le communisme que dans toute sa philosophie,
une volont radicale de faire tre ceux qui ne sont rien, qui n'est pas
solidaire de la lettre du communisme ? C'est bien certain. Mais pour
que la coexistence sur cette base soit autre chose qu'une pense de la
gauche non communiste, il faudrait au moins que le communisme ac-
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 191
ceptt d'avoir raison selon des principes plus larges que les siens, ad-
mt donc qu'il y a aussi des raisons de n'tre pas communiste, et cela,
il ne l'a jamais fait. Si l'on souhaite qu'il le fasse, il ne faut pas com-
mencer par lui dire tout simplement qu'il a raison. C'est le tenter par
son faible, qui est de se croire seul au monde. Il faut au contraire dire
que l'on n'est pas communiste, et pourquoi. La coexistence est mena-
ce quand l'un des partenaires comprend l'autre et n'est pas pay de
retour, et tout accord est illusoire quand une des parties nie en pense
l'existence de l'autre.
Il se trouve que l'U.R.S.S. semble avoir compris [273] tout cela.
Elle a impos l'armistice en Core, elle a trait en Indochine quand le
Vit-Minh touchait la victoire. Elle ne semble plus tenir pour impos-
sibles ces zones d'amortissement que le stalinisme avait supprimes.
Aprs tout, il s'agit de traiter avec l'Amrique, et non pas avec les
sympathisants. Le changement va peut-tre plus loin que lon ne croit.
Quand on rhabilite Tito, et, qui sait ? demain Slansky, objectivement,
on abandonne le principe stalinien selon lequel l'opposition est trahi-
son. C'est peut-tre la fin de l'ultra-holchevisme 217. En tout cas, pour
nous en tenir la question de la paix, et si vraiment le problme est du
rapport entre les communistes et la paix, une gauche non communiste
devrait, pour ce qui dpend d'elle, pousser le communisme dans ce
sens-l, au lieu de lui proposer une philosophie de rechange qui le jus-
tifie tel quel, et dont il ne peut d'ailleurs pas vouloir.
Peut-tre est-ce finalement ce que Sartre fera. Sympathisant d'un
type tout nouveau, non par cette faiblesse de pense qui empche de
se rallier ou de rompre quand on est d'accord ou en dsaccord sur l'es-
sentiel, et qui prfre refuser tacitement ce qu'en fait elle accepte, ou
accepter tacitement ce qu'en vrit elle refuse, mais au contraire,
sympathisant par audace, parce qu'il comprend d'autres situations que
la sienne, tout en [274] restant irrductiblement soi, il nest certes pas
sophique. Quand Sartre est pass d'une philosophie qui ignore le pro-
blme d'autrui parce qu'elle dlie la conscience de toute inhrence in-
dividuelle 219 une philosophie qui au contraire met les consciences
en position de rivalit, parce que chacune est un monde pour soi et
prtend tre le seul, ou quand il est pass du conflit entre les liber-
ts rivales un rapport d'appel et de rponse entre elles, chaque
fois ses vues antrieures taient en mme temps conserves et d-
truites par une intuition nouvelle, laquelle elles donnaient son relief :
autrui tait cet impossible que pourtant le je pense ne peut rcuser,
il tait cet ennemi que pourtant la libert nourrit de sa propre subs-
tance et de qui elle attend rponse et confirmation. [276] En passant
de l'histoire personnelle ou de la littrature l'histoire, Sartre ne croit
pas pour le moment rencontrer de phnomne nouveau, qui exige de
nouvelles catgories ; sans doute pense-t-il de l'histoire, comme il le
disait du langage, qu'elle ne pose pas de questions mtaphysiques qui
ne soient dj donnes avec le problme d'autrui : il ne s'agit que d'un
cas particulier, penser par les mmes moyens qui servent traiter
d'autrui. L' autre de classe est si peu un phnomne neuf qu'il reste
toujours concurrenc par l'autre individuel. La classe proltaire
n'existe que par la volont pure de quelques-uns, comme le langage
n'existe que port par une conscience qui le constitue. La conscience
russit faire de la prose un verre transparent, au lieu qu'elle n'est ja-
mais lisible sans quivoque dans l'action historique. Il y a donc bien
dans l'histoire ceci de nouveau que la rsolution de faire tre tout
prix une socit qui n'exclue personne entrane toute une mythologie,
au lieu que la conscience, dans la prose, se montre immdiatement
universelle. Mais cette particularit de l'histoire et de la politique n'en
fait pas un autre genre de l'tre : ce n'est que la libert des hommes,
aux prises, cette fois, avec des choses qui la contrarient, et qui passe
outre. La politique, l'action, s'affirment envers et contre tout comme
dpendances ou extensions de la vie personnelle, au moment mme o
il s'avre qu'elles sont autre chose. Nous nous demandons si l'action
n'a pas des servitudes, mais aussi des vertus, qui sont d'un tout autre
ordre, et si la philosophie ne doit pas les explorer au lieu de se substi-
tuer elles. Nous en voyons une preuve dans le fait que Sartre n'abou-
tit pas une thorie de l'action, qu'il est oblig de diviser les rles
entre [277] une sympathie limite aux principes purs et certains as-
pects de l'action, et l'action, qui, elle, est tout entire dans l'entre-deux.
La sympathie n'a de sens que si d'autres passent l'action. N'est-ce pas
leur action qui est une exprience de l'histoire, leur action ou une
autre, si dcidment on ne peut pas tre communiste, mais assur-
ment par le rapport de sympathie, tantt trop proche et tantt trop
lointain pour tre politique ? L'action n'est-elle pas faite de relations,
soutenue par des catgories et porte par un rapport avec le monde
que la philosophie du Je et de l'Autre n'exprime pas ?
vrai dire, la question se posait ds que Sartre a prsent sa con-
ception de l'engagement, et elle en accompagne tout le dveloppe-
ment. Car, malgr les apparences, il s'agit bien d'un dveloppement, et
Sartre, dans ses positions d'aujourd'hui, n'est nullement infidle lui-
mme. L'engagement a t d'abord la rsolution de se montrer au-
dehors tel qu'on est au-dedans, de confronter les conduites avec leur
principe, chaque conduite avec toutes les autres, de tout dire, donc, et
de tout peser nouveau, d'inventer une conduite totale en rponse au
tout du monde. Les Temps modernes exigeaient de leurs fondateurs
qu'ils n'adhrent aucun parti, aucune glise, parce qu'on ne peut
repenser le tout si l'on est dj li par une conception du tout. L'enga-
gement tait la promesse de russir ce que les partis avaient manqu,
il se plaait donc hors des partis et une prfrence ou un choix en fa-
veur de l'un d'eux n'avait pas de sens au moment o il s'agissait de re-
crer des principes au contact des faits. Pourtant quelque chose rendait
dj ce programme caduc et annonait les avatars de l'engagement :
c'est la manire dont Sartre comprenait [278] le rapport des actions et
de la libert. On est libre pour s'engager, crivait-il ds ce moment, et
on s'engage pour tre libre. Le pouvoir de faire ou de ne pas faire doit
s'exercer pour n'tre pas un mot, mais il demeure, dans le choix ou
aprs le choix, exactement ce qu'il tait avant, et mme il n'y a eu
choix que pour attester un pouvoir de choisir ou non, qui, sans lui, res-
terait virtuel. Nous ne choisissons jamais quelque chose pour ce
qu'elle est, mais simplement pour l'avoir faite, pour nous construire un
pass dfinissable. Nous ne choisissons jamais de devenir ou d'tre
ceci ou cela, mais de l'avoir t. Nous sommes devant la situation,
nous croyons examiner, dlibrer, mais dj nous avons pris parti,
nous avons agi, nous nous retrouvons soudain titulaires d'un certain
pass. Comment il est devenu ntre, c'est ce que personne ne peut
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 195
comprendre, c'est le fait de la libert. Elle est donc dans toutes les ac-
tions et dans aucune, jamais compromise, jamais perdue, jamais sau-
ve, toujours gale elle-mme. Et certes, la prsence d'autrui nous
oblige bien distinguer des conduites qui le librent et d'autres qui
l'asservissent, rejeter les secondes, prfrer les premires, propa-
ger la libert autour de nous, l'incarner. Mais cette libert seconde
procde toute de la premire, la procession est sans retour et les prf-
rences auxquelles elle aboutit sont toujours en fin de compte choix
pur. Tout ce qu'on peut savoir sur l'histoire et sur les hommes, cette
encyclopdie des situations, cet inventaire universel que Les Temps
modernes entreprenaient, ne pouvaient diminuer d'un pouce la dis-
tance de la libert radicale et sauvage ses incarnations dans le
monde, tablir une quivalence entre elle et telle civilisation, telle
[279] action, telle entreprise historique. Car on ne s'engage que pour
se dfaire du monde. La libert n'y travaille pas, elle y fait des appari-
tions continuelles, mais instantanes et, sauf dans le fascisme qui la
combat sur tous les plans, elle se reconnat toujours dans quelque as-
pect d'un systme politique, soit au niveau des intentions, soit celui
des actions quotidiennes, et ne s'identifie aucun d'eux, puisqu'elle n'a
aucun moyen de faire le total et le bilan d'une entreprise, un bien ne
pouvant racheter un mal ni entrer avec lui dans une estimation d'en-
semble. On pouvait donc bien dnoncer des faits d'oppression, parler
des Noirs, des Juifs, des camps sovitiques, des procs de Moscou,
des femmes, des homosexuels, on pouvait habiter en pense toutes ces
situations, s'en faire personnellement responsable, montrer comment
en chacune la libert est bafoue, mais non trouver la libert une
ligne politique, parce qu'elle s'incarne autant ou aussi peu dans les di-
verses actions politiques qui se disputent le monde, dans la socit
sovitique que dans la socit amricaine. On peut reconnatre, au
principe du communisme, la plus radicale affirmation de la libert,
puisqu'il est la dcision de changer le monde, et l'on peut aussi trouver
au cur du libral amricain une bonne volont illimite, quoique la
mchancet puritaine ne soit jamais trs loin. Voil pourquoi les
Temps modernes ne refusaient pas aux tats-Unis le leadership mon-
dial 220, au moment mme o ils attaquaient la sgrgation, et pour-
quoi, au moment mme o ils parlaient des camps sovitiques, ils
s'apprtaient [280] faire de lU.R.S.S. le seul espoir du proltariat :
on peut confronter la libert avec des actes ou des faits singuliers, non
avec des rgimes ou de grands ensembles, car elle y parat toujours
quelque moment, sans jamais tre respecte en tous. Si chacun est
responsable de tout devant tous , c'est--dire s'il faut assumer pour
eux-mmes, et comme s'ils en taient la fin, chaque phase d'une ac-
tion, chaque dtail d'un rgime, les actions et les rgimes se valent et
ne valent rien, puisqu'ils ont tous des secrets honteux. L'engagement
nous organise un tte--tte avec les situations les plus loignes les
unes des autres et de nous-mmes. C'est justement pourquoi il est d'un
tout autre ordre que l'action historique et politique, qui, elle, court
sous les situations et les faits, concde ceci pour obtenir cela, excuse
les dtails par l'ensemble. l'gard des rgimes, des actions, l'enga-
gement ne peut tre qu'indiffrence. S'il essaie de devenir lui-mme
une politique, d'inventer lui-mme ses solutions sur le terrain de l'ac-
tion, d'imposer la vie politique son ubiquit, son universel immdiat,
il ne pourra que dguiser en double oui son double non, proposer
qu'on corrige la dmocratie par la rvolution et la rvolution par la
dmocratie. C'est alors la dmocratie et la rvolution qui refusent de
se laisser rassembler. Que faire ce moment ? Continuer le travail de
la critique humaniste ? Il est bon, il est indispensable qu'il y ait, ct
des politiques professionnels, des crivains qui exhibent sans mna-
gements quelques-uns des scandales que les politiques masquent tou-
jours, parce qu'elles les enrobent dans un tout. Mais, mesure que la
situation se tend et se charge davantage, mme s'il continue de s'exer-
cer selon ses principes, l'engagement [281] devient autre chose. Mme
si Les Temps modernes continuaient de rpartir quitablement leurs
critiques, les circonstances soulignaient les unes, escamotaient les
autres, et donnaient la revue une ligne involontaire. L'tude qu'ils
ont publie sur les procs de Prague n'a pas t inscrite leur compte,
et par contre ce qu'ils disaient sur la guerre d'Indochine portait
chaque fois. L'essai de Sartre sur Les Communistes et la Paix lgalise
cette situation de fait : puisque la libert concrte n'a pas su inventer
ses solutions ou qu'elles n'ont pas t coutes, puisque les circons-
tances ont transform sa critique indpendante en ligne politique, et
attir l'engagement humaniste sur le terrain de l'action, Sartre reprend
son compte un tat de choses qu'il n'a ni voulu, ni organis. Quand,
aujourd'hui, il annonce une prfrence de principe pour l'U.R.S.S. et
un accord avec les communistes sur des points particuliers, il semble
loin de sa conception initiale de l'engagement : mais ce n'est pas tant
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 197
[296]
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 207
[297]
PILOGUE
Ce jour-l, tout tait possible... l'avenir fut prsent... c'est--
dire, plus de temps, un clair de l'ternit.
Michelet. Histoire de la Rvolution franaise, IV, 1.
Il s'agit moins aujourd'hui de rvolutionner que de monter le
gouvernement rvolutionnaire.
Correspondance du Comit de Salut public.
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jets et qui n'est pas seulement un spectacle que chacun d'eux se donne
pour son compte, mais leur commune rsidence, le lieu de leur
change et de leur rciproque insertion. La dialectique se donne, non
pas, comme le dit Sartre, une finalit, c'est--dire la prsence du tout
dans ce qui, de sa nature, existe par parties spares, mais la cohsion
globale, primordiale d'un champ d'exprience o chaque lment
ouvre sur les autres. Elle se pense toujours comme expression ou vri-
t d'une exprience o le commerce des sujets entre eux et avec l'tre
tait pralablement institu. C'est une pense qui ne constitue pas le
tout, mais qui y est situe ! Elle a un pass et un avenir, qui ne sont
pas la simple ngation d'elle-mme, elle est inacheve tant qu'elle ne
passe pas dans d'autres perspectives et dans les perspectives des
autres. Rien ne lui est plus tranger que la conception kantienne d'une
idalit du monde qui serait le mme en tous comme le nombre deux
ou le triangle est le mme en tous les esprits, sans croisement ni
change : le monde naturel et humain est unique, non parce qu'il est
paralllement constitu en tous, et finalement parce que le Je pense est
indiscernable en moi et en autrui, mais parce que notre diffrence
ouvre sur lui, que nous sommes imitables et participables les uns par
les autres dans ce rapport avec lui.
[299]
Les aventures de la dialectique, dont nous avons retrac les plus
rcentes, ce sont les erreurs sur elles-mmes par lesquelles il faut bien
qu'elle passe, puisqu'elle est par principe une pense plusieurs
centres et plusieurs entres, et qu'elle a besoin de temps pour les ex-
plorer tous. Max Weber retrouvait, sous le nom de culture, la cohsion
premire de toutes les histoires. Lukcs croit pouvoir les enfermer
dans un cycle qui se clt quand toutes les significations se retrouvent
dans une ralit prsente, le proltariat. Mais ce fait historique ne r-
cupre l'histoire universelle que parce qu'il a t d'abord prpar
par la conscience philosophique et qu'il est l'emblme de la ngativit.
De l le reproche d'idalisme qu'on adresse Lukcs, et en effet, le
proltariat, la socit rvolutionnaire comme il les conoit sont des
ides sans quivalent dans l'histoire. Mais si par ailleurs il faut renon-
cer lire l'histoire, y dchiffrer le devenir-vrai de la socit, que
reste-t-il de la dialectique ? Il n'en reste rien chez Sartre. Il tient pour
utopique cette intuition continue qui devait se confirmer chaque jour
par le dveloppement de l'action et de la socit rvolutionnaires, et
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 209
222 Pendant une priode dont la dure est indtermine, tous les rapports so-
ciaux se transforment au cours d'une lutte intrieure continuelle. La socit
ne fait que changer sans cesse de peau. Les bouleversements dans l'cono-
mie, dans la technique, dans la science, dans la famille, dans les murs et
les coutumes forment, en s'accomplissant, des combinaisons et des rapports
rciproques tellement complexes que la socit ne peut pas arriver un tat
d'quilibre (Trotski, La Rvolution permanente, p. 36).
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 211
clame n'est que celle de ses intentions, et devient donc une permission
gnrale de contraindre, pendant que les ncessits pratiques du r-
gime deviennent un motif suffisant d'affirmer. La vrit et l'action se
dtruisent l'une l'autre, quand la dialectique demande qu'elles se sou-
tiennent. C'est l, disions-nous, une caricature de la rvolution perma-
nente et l'on proposera peut-tre de revenir l'original. Mais la ques-
tion est de savoir s'il y a un original autrement que dans l'imaginaire,
si l'entreprise rvolutionnaire, entreprise violente, destine mettre au
pouvoir une classe, et qui verse le sang pour y arriver, n'est pas obli-
ge, comme, disait Trotski, de se tenir pour un absolu, si elle peut
faire place en elle-mme une puissance de contestation, [303] c'est-
-dire se relativiser, s'il ne reste pas toujours en elle quelque chose de
la croyance la fin de l'histoire, si la rvolution permanente, forme
raffine de cette croyance, ne se dpouille pas au pouvoir de son sens
dialectique-philosophique, enfin, si la rvolution ne fait pas par prin-
cipe le contraire de ce qu'elle veut et ne met pas en place une nouvelle
lite, ft-ce sous le nom de rvolution permanente. Si l'on concentre
toute la ngativit et tout le sens de l'histoire dans une formation histo-
rique existante, la classe proltaire, il faut bien donner carte blanche
ceux qui la reprsentent au pouvoir, puisque tout ce qui est autre est
ennemi. Alors, il n'y a plus d'opposition, plus de dialectique manifeste.
La vrit et l'action ne communiqueront jamais s'il n'y a, ct de
ceux qui agissent, ceux qui les regardent, leur opposent la vrit de
leur action, peuvent prtendre les remplacer au pouvoir. Il n'y a pas
de dialectique sans opposition et sans libert, et il n'y a pas longtemps
d'opposition et de libert dans une rvolution. Que toutes les rvolu-
tions connues dgnrent, ce n'est pas l un hasard : c'est qu'elles ne
peuvent jamais, comme rgime institu, tre ce qu'elles taient comme
mouvement, et, que justement parce qu'il a russi et a abouti l'insti-
tution, le mouvement historique n'est plus lui-mme, c'est qu'il se
trahit et se dfigure en se faisant. Les rvolutions sont vraies
comme mouvements et fausses comme rgimes. Ds lors, la question
se pose de savoir s'il n'y a pas plus d'avenir dans un rgime qui ne pr-
tend pas refaire l'histoire par la base, mais seulement la changer, et si
ce n'est pas ce rgime qu'il faut chercher, au lieu d'entrer une fois de
plus dans le cercle de la rvolution.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 212
[304]
l'intrieur de la pense rvolutionnaire, nous ne trouvons pas la
dialectique, mais l'quivoque. Tchons d'en mettre nu le ressort
quand elle est encore dans son tat de puret. Elle admet toujours une
double perspective historique. D'un ct la rvolution, c'est le fruit
de l'histoire, elle fait paratre au jour des forces qui lui prexistaient, le
cours des choses porte cette rupture apparente du cours des choses, la
rvolution est un cas particulier du dveloppement historique,
Trotski a mme dit : un faux frais du dveloppement histo-
rique 223, elle le remet sur des voies qui sont les voies de l'histoire.
Ainsi considre, la rvolution ne peut se produire qu' une certaine
date, quand certaines conditions extrieures sont runies, elle mrit
dans l'histoire, elle se prpare dans ce qui la prcde par la constitu-
tion d'une classe qui liminera l'ancienne classe dirigeante pour se
substituer elle, elle est un fait ou un effet, elle s'impose mme ceux
qui ne voudraient pas la reconnatre, ce qu'exprime bien le terme
marxiste de conditions objectives : car les conditions objectives de
la rvolution, c'est la rvolution en tant qu'elle est dans les choses, in-
contestable, sinon pour ceux qui ne sont pas du tout rvolutionnaires,
du moins pour des thoriciens qui ne le sont pas immdiatement, la
limite, c'est la rvolution vue du dehors et par les autres. [305] L'li-
mination d'une classe par celle qu'elle opprimait ou exploitait est un
progrs que l'histoire accomplit elle-mme. Tel est le fondement de
l'optimisme rvolutionnaire. Mais il ne serait pas rvolutionnaire s'il
se bornait enregistrer un dveloppement objectif. Les conditions ob-
jectives peuvent bien peser sur la prise de conscience de la classe
montante, ce sont les hommes en fin de compte qui font leur histoire.
L'avnement historique d'une classe n'est pas un effet ou un rsultat du
pass, c'est une lutte, et la conscience qu'elle prend de sa force l'oc-
casion de ses premires victoires modifie elle-mme le rapport ob-
jectif des forces, la victoire appelle la victoire, il y a un mcanisme
223 Les cruauts et les horreurs de la rvolution, que nous ne voulons ni nier,
ni attnuer, ne tombent pas du ciel... elles sont insparables de tout le dve-
loppement historique... Ces alas tragiques entrent dans les faux frais invi-
tables d'une rvolution qui est elle-mme un faux frais dans le dveloppe-
ment historique [soulign par nous] (Trotski : Histoire de la Rvolution
russe, III, 177, 63. Cit par Daniel Gurin : La Lutte des classes sous la Ire
Rpublique, II, p. 50).
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 213
227 Daniel Gurin : La Lutte des classes sous la Ire Rpublique, II, p. 60. Galli-
mard dit.
228 Ibid., II, p. 332, note.
229 Ibid., p. 351.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 217
230 Daniel Gurin : La Lutte des classes sous la 1re Rpublique, II, p. 7.
231 Ibid., II, p. 59.
232 Daniel Gurin : La Lutte des classes sous la Ire Rpublique, II, p. 22.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 218
jours gouverner. Nous en voulons faire enfin une pour assurer ja-
mais le bonheur du peuple par la [316] vraie dmocratie 233 . Voil
bien la question : la rvolution est-elle un cas limite du gouvernement,
ou la fin du gouvernement ? Elle se conoit au second sens, et se pra-
tique au premier. Si elle est la fin du gouvernement, c'est une utopie,
si elle est un type de gouvernement, elle n'est jamais que dans le rela-
tif et le probable, et rien ne nous autorise grouper ple-mle sous la
dnomination de bourgeoisie , traiter comme le fait d'une classe
particulire, les contradictions qui clatent entre les exigences du gou-
vernement et celles de la rvolution, et encore moins nous donner
sous le nom de pouvoir proltarien une solution toute faite de cette
antinomie. Si les sans-culottes de cette poque, crit Daniel Gurin,
avaient pu se hausser la notion de dictature du proltariat, ils eussent
rclam la fois la dictature contre les ennemis du peuple et l'entire
dmocratie pour le peuple lui-mme 234. Cette dmocratie pour le
peuple, dictature contre les ennemis du peuple, elle n'est pas dans les
faits, elle est dans l'esprit de Daniel Gurin. On y reconnat la notion
classique d'un pouvoir proltarien, et c'est condition de tout penser
sous cette catgorie qu'on devine dans l'action des Bras Nus l'mer-
gence de la vraie rvolution. Mais comment un pouvoir qui est dicta-
ture contre les ennemis du peuple serait-il entire dmocratie pour le
peuple lui-mme ? Les limites du dedans et du dehors sont-
elles si claires ? Le peuple lui-mme ne peut-il pas se laisser sduire
par la bourgeoisie et n'a-t-il pas des ennemis en lui-mme ? Inverse-
ment, des bourgeois, les spcialistes ne peuvent-ils pas [317] se
rallier au moins apparemment sa cause ? Comment savoir quand un
sans-culotte parle en sans-culotte et quand il parle en dupe de la bour-
geoisie ? Comment savoir quand un spcialiste parle en spcialiste, et
quand il parle en bourgeois dguis ? Finalement donc, la ligne dialec-
tique que Daniel Gurin tire depuis les Bras Nus vers l'avenir n'est que
la projection d'un vu, le vu d'un pouvoir qui soit action ou violence
et vrit. Pourtant, dira-t-il, il y a eu ces mois o la Terreur tait celle
des Bras Nus, o la dictature a t populaire, dmocratique, dcen-
tralise, propulse du bas vers le haut 235 . ... Danton proposa tout
autre chose, il demanda une dictature par en haut. Il proposa que les
233 Daniel Gurin : La Lutte des classes sous la 1re Rpublique, II, p. 347.
234 Ibid., p. 332.
235 Daniel Gurin : La lutte des classes sous la Ire Rpublique, II, p. 4-5.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 221
240 Daniel Gurin : La Lutte des classes sous la 1re Rpublique, II, p. 368.
241 Daniel Gurin : La Lutte des classes sous la 1re Rpublique, II, p. 368.
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 224
et qui se trouvent peu peu chargs d'une tout autre fonction. Toute
une analyse de ce changement de sens est faire, outre la clbre ana-
lyse de la plus-value, et un programme d'action tablir en cons-
quence. Ce qui est sr, c'est que rien de pareil ne se fera sans un r-
gime qui procde, non seulement par plans, mais encore par bilans.
L'action rvolutionnaire est aujourd'hui secrte, invrifiable, et, juste-
ment parce qu'elle veut recrer l'histoire, greve de charges qui n'ont
jamais t values. En mme temps, elle a renonc aux garanties phi-
losophiques de la dictature du proltariat. C'est pourquoi elle nous pa-
rat moins praticable que jamais. Mais nous n'impliquons nullement
par l des lois ternelles de l'ordre capitaliste, ni aucun respect de cet
ordre. Nous appelons un effort d'claircissement qui nous parat im-
possible [333] pour des raisons de principe en rgime communiste,
possible dans le monde non communiste. Si nous surestimons la liber-
t de ce monde, le baromtre de la rvolution le dira.
*
Il est toujours malsant de se citer ou de se commenter. Mais, par
ailleurs, quiconque a publi ses opinions sur des problmes vitaux est
oblig, s'il en change, de le dire et de dire pourquoi. On ne peut l-
dessus donner un auteur le droit de produire ses ides comme la lo-
comotive sa fume : il faut qu'il mette en place ce qu'il pensait hier
dans ce qu'il pense aujourd'hui. Et autant il aurait tort de chercher dans
ses crits d'hier toutes ses ides d'aujourd'hui, ce serait avouer qu'il
n'a pas vcu, rien acquis entre-temps, autant il doit expliquer le
passage. C'est sa principale raison d'tre. Qu'il ait pens cela et qu'il
pense ceci n'intresse personne. Mais son chemin, mais ses raisons,
mais la manire dont il a lui-mme compris ce qui advenait, voil ce
qu'il doit au lecteur, voil ce qu'il peut dire sans difficult, s'il est rest
lui-mme. On ne s'tonnera donc pas que nous voulions, pour finir,
relier ces pages un essai antrieur 242.
Nous avions essay au lendemain de la guerre de formuler une atti-
tude d'attentisme marxiste. Il nous semblait voir que la socit sovi-
tique tait fort loin des critres rvolutionnaires dfinis par Lnine et
que l'ide mme d'un critre des compromis valables tait abandon-
ne, qu'en consquence [334] la dialectique menaait de redevenir
proltariats locaux, et, si l'on dcidait de ne voir chaque fois dans l'af-
faire qu'un pisode de la lutte des classes, on apportait sa politique
prcisment le genre de caution qu'elle souhaitait. L'attentisme mar-
xiste devenait action communiste. Il ne restait lui-mme que tant qu'il
y avait une marge entre communisme et non-communisme. C'est cette
marge que la situation de guerre rduisait. La guerre de Core a cess,
le gouvernement sovitique semble avoir pris conscience des condi-
tions d'une vraie coexistence. Mais il reste que les tats-Unis ont r-
arm, volu vers le fanatisme, qu'une politique de paix entre eux et
l'Union Sovitique est de ce fait devenue incomparablement plus dif-
ficile : toute initiative des tiers, dans cette situation de force, prend la
valeur d'un renversement des alliances, et il faut se demander si ce
[336] renversement ne ramnerait pas l'U.R.S.S. la politique
dure . En somme, depuis la guerre de Core, toutes les questions
sont passes sur le plan des rapports de force et de la diplomatie tradi-
tionnelle. Sympathie sans adhsion , cette formule, dans une situa-
tion neuve, devait tre rexamine. La guerre de Core ne nous obli-
geait ni souhaiter la conqute de tout le pays par une des deux ar-
mes, ni poser le monde communiste et le monde non communiste
face face comme deux blocs entre lesquels il faut choisir, ni r-
duire le problme politique ce choix : nous pensions et nous pensons
toujours que le communisme est ambigu et lanti-communisme encore
bien plus. Nous pensions et pensons toujours qu'une politique fonde
sur l'anticommunisme est, terme, une politique de guerre, et, au
comptant, une politique de rgression, qu'il y a bien des manires de
n'tre pas communiste, et que le problme commence peine quand
on a dit qu'on ne l'tait pas. Mais, justement, la critique de l'anticom-
munisme, dans une situation de force, n'est distincte de l'adhsion au
communisme que si elle se place sans quivoque hors de lui. Le choix
n'tait toujours pas entre tre communiste et tre anticommu-
niste , mais par contre, il fallait savoir si lon tait communiste ou
non. La polmique contre l'anticommunisme ne restait indpendante
que si elle s'attaquait aussi au crypto-communisme. La lutte contre ces
contraires, qui vivent l'un de l'autre, tait une seule lutte. L'attentisme
marxiste avait t une position au lendemain de la guerre, parce qu'il
avait ses conditions objectives : ces zones neutres travers le monde,
en Tchcoslovaquie, en Core, o les deux actions pactisaient. Puis-
qu'elles disparaissaient, [337] l'attentisme marxiste n'tait plus en nous
que rverie, et rverie louche. Il tait ncessaire de souligner que
Maurice Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique. (1944) 234
Juillet 1953.
Avril-dcembre 1954.