Doctrine Sociale de L'eglise: Table Des Matieres
Doctrine Sociale de L'eglise: Table Des Matieres
Doctrine Sociale de L'eglise: Table Des Matieres
1 – SITUATION HISTORIQUE 10
2 – LES PRINCIPAUX ENSEIGNEMENTS DE RERUM NOVARUM 11
3 – RECEPTION ET POSTERITE DE RERUM NOVARUM 11
1 – SITUATION HISTORIQUE 12
2 – LES GRANDES LIGNES DE QUADRAGESIMO ANNO 13
3 – RECEPTION ET PORTEE DE QUADRAGESIMO ANNO 14
POINTS CLES 17
2 – LE CONTENU DE L’ENCYCLIQUE 25
3 – DE NOUVELLES PERSPECTIVES ? 26
1 – LE CONTEXTE HISTORIQUE 35
2 – UN PANORAMA TRES CRITIQUE 35
3 – L’ANALYSE DES CAUSES DE LA SITUATION D’INEGALITE 36
4 – APPROCHE THEOLOGIQUE DU DEVELOPPEMENT 37
1 – LE CONTEXTE HISTORIQUE 37
2 – DOUBLE CRITIQUE DU SOCIALISME ET DU LIBERALISME ECONOMIQUE 38
3 – LA POLITIQUE ET LA CULTURE 40
4 – L’EGLISE ET LA DOCTRINE SOCIALE 41
Le domaine de la morale sociale est donc extrêmement vaste et inclut des questions
aussi diverses que la guerre juste, l’organisation de la société, la place et les limites de la loi,
la question des droits, les questions liées aux relations économiques, les questions liées au
travail, celles liées à l’immigration,…
En outre, il est important de souligner aussi les limites de la distinction entre morale
sexuelle et familiale et morale sociale. Les questions de morale sexuelle et familiale sont
elles aussi en partie liées à des questions d’ordre social.
L’agir de l’individu est toujours aussi en partie une expression de la société qui le
porte ; si la responsabilité de l’individu est toujours engagée et reste première, celle de la
société n’est jamais totalement exclue.
2 – Fondements théologiques
Dans le christianisme, religion fondée sur la révélation du Fils de Dieu fait homme,
l’importance de la morale sociale et son fondement théologique sont encore accentués par
rapport au judaïsme. L’incarnation et la perspective de la résurrection de la chair renforcent
la dignité de toute personne. La révélation d’un Dieu tripersonnel éclaire l’importance de la
communauté. Enfin, la célébration eucharistique suppose la réalisation d’une communion de
Nous pouvons avancer quelques raisons pour expliquer pourquoi une telle doctrine
sociale ne s’est développée qu’à cette époque :
- Une société « chrétienne » : L’Eglise est fortement imbriquée dans l’ordre temporel ;
La question n’est pas tant d’élaborer une doctrine sociale communicable ad extra
que de la mettre en œuvre concrètement. Plutôt que des réflexions spéculative sur
ce qui ferait une société « chrétienne », l’Eglise contribue à des réalisations concrètes :
écoles, universités, hôpitaux, orphelinats,…
- l’Eglise n’est plus la référence d’un ordre social qui tend à se développer
indépendamment d’elle ; elle se trouve même en opposition avec une partie de la
société. Entre individualisme et libéralisme d’une part, et collectivisme et socialisme
d’autre part, l’Eglise doit préciser le chemin médian qu’elle propose en articulant sa
doctrine sociale.
4 – Nature du discours
De par sa nature, le discours social de l’Eglise est adressé à un public qui comprend à la
fois des chrétiens et des non chrétiens.
Compte tenu de ce double public, l’Eglise fait appel à la fois à la raison et à la foi, à la
loi naturelle et à la révélation ; avec une insistance plus marquée sur l’un ou l’autre, suivant
les époques : avant Vatican II, les références scripturaires sont peu nombreuses1.
1
Dans Mater et Magistra (1961) et Pacem in Terris (1963), l’enseignement de Jean XXIII est presque exclusivement basé
sur la loi naturelle ; Gaudium et Spes (1965) fait appel à une anthropologie qui n’est plus basée sur la seule nature et raison,
mais y associe la création et la rédemption, ainsi que la réalité du péché. Cf. Charles E. Curran, Directions in Catholic Social
Ethics, pp. 43-48.
- L’amour plus que la justice : le concept central pour les relations interpersonnelles
n’est plus la justice, comme dans l’Ancien Testament, mais l’amour.
- Relation Eglise Etat : alors que dans l’Ancien Testament, la structure sociale est
considérée comme une théocratie, Jésus établit une distinction entre le religieux et
l’ordre politique, entre l’autorité de Dieu et l’autorité séculière ; Paul ajoute que toute
autorité séculière est voulue par Dieu et doit donc être respectée ;
2
« Il n'y a ni Juif ni Grec, il n'y a ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme; car tous vous ne faites qu'un dans le
Christ Jésus » (Ga 3,28).
Au cours de son ministère, Jésus appelle individuellement ses disciples, guérit des
personnes concrètes et singulières, recommande de s’isoler pour prier le Père… Ainsi, dans la
tradition chrétienne, l’agir moral, le péché, le jugement et le salut sont essentiellement
envisagés au plan individuel3 ; on devient chrétien par une décision personnelle et chacun est
jugé selon ses œuvres (Rm 2,6) ; enfin la résurrection des corps donne une pérennité à la
singularité de la personne. La révélation chrétienne introduit le concept de personne qui
transforme la manière dont l’homme se pense.
3
Il ne faut pas absolutiser cette perspective : dans le christianisme, la dimension ecclésiale reste incontournable ; c’est par
l’Eglise que s’opère le salut ; c’est au sein de l’Eglise que la relation personnelle avec Dieu se développe.
4
La conception qu’ont les Pères de l’Etat emprunte à la fois à Aristote, Cicéron et Sénèque : l’Etat est une structure naturelle
pour l’homme dont la nature est sociale, et aussi à Epicure : l’Etat est nécessaire pour circonscrire la violence entre les
hommes, il est donc aussi une conséquence du péché (on retrouvera cette conception de l’Etat chez Hobbes). On retrouve ce
double fondement de l’Etat chez Augustin (fondement naturel : De Civitatae Dei L.19, Ch.12,14 ; mal nécessaire : De
Civitatae Dei L.19, Ch.15).
- Propriété privée : Dieu a crée toutes choses pour l’usage commun selon le besoin de
chacun (destination universelle des biens) ; la propriété privée introduit des inégalités
et est une conséquence du péché, elle est légitime, mais elle n’est pas absolue : d’une
part, tout appartient à Dieu ; d’autre part, le droit de propriété reste limité par les
besoins des autres6.
- Richesses et aumône : Les richesses ne sont pas un mal en soi ; ce qui est
condamnable c’est la cupidité et l’avarice qui rendent l’homme esclave des richesses 7.
Partager avec les pauvres est une obligation de justice, mais plus encore les chrétiens
doivent donner au pauvre parce que le Christ s’est identifié à eux ;
- Valeur du travail : contre l’oisiveté, qui est condamnée, les Pères encouragent tous
les chrétiens à travailler .
Les Pères de l’Eglise ont posé un grand nombre de principes qui restent des fondements
de la doctrine sociale de l’Eglise.
5
Basile de Césarée appelle les pauvres « les portiers du Royaume ».
6
Basile de Césarée considère que le pain appartient aux affamés et le vêtement à qui est nu ; considérer la propriété comme
absolue revient à commettre un vol ; cf. Je détruirai mes granges. De même, Ambroise de Milan déclare que faire l’aumône
aux pauvres ce n’est rien d’autre que leur rendre ce qui leur est du ; cf. De Nabutha.
7
Augustin invite les fidèles qui ne peuvent renoncer totalement à leurs propriétés de renoncer au moins à l’amour de leurs
biens ; Discours sur le Psaume 131,6). Voir aussi Jean Chrysostome, Origène, Cyprien, Clément d’Alexandrie…
La publication de Rerum novarum par Léon XIII en 1891 est sans conteste un tournant
dans l’histoire de l’Eglise. Pour la première fois, l’Eglise traite des relations économiques au
sein de la société et des enjeux moraux associés
1 – Situation historique
En outre, deux phénomènes contribuent à faire perdre à l’Eglise son emprise sur
une partie de la société et favorisent le développement de l’individualisme libéral. Un
nombre croissant d’intellectuels se rallient à une conception rationaliste de l’univers, un
certain scientisme exclut tout surnaturel et nourrit des courants de pensée anticléricaux. Par
ailleurs, le mouvement d’industrialisation et d’urbanisation s’accompagne d’une rupture des
liens sociaux traditionnels et des pratiques, notamment religieuse, qui leur sont associées.
Cette situation, qui résulte du développement d’une économie fondée sur des principes
de l’individualisme libéral, suscite des réactions diverses. Certains comme Lassalle8 et Marx
recherchent une solution au plan politique ; ils considèrent que c’est à l’Etat qu’il
appartient de faire régner la justice sociale et développent les bases du socialisme. De leur
côté, certains catholiques, largement contestés à l’époque, jettent les bases du catholicisme
social, qui s’oppose à la fois à l’individualisme libéral et au socialisme9. Les « catholiques
8
Lassalle est un ami de Marx, fondateur et premier président de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein (Association
générale allemande des travailleurs). Premier parti socialiste d’Europe, son programme affirme l’autonomie du prolétariat
face à la bourgeoisie, la nécessité du suffrage universel, la création avec l’aide de l’Etat de coopératives de production.
L’empreinte de ses idées sera profonde sur le mouvement socialiste allemand. Mgr Ketteler, évêque de Mayence et
inspirateur du catholicisme social allemand, reprendra certaines propositions de Lassalle.
9
Cf. René Rémond, Encyclopedia Universalis, art. Catholicisme libéral et catholicisme social.
Alors que l’Eglise a longtemps gardé le silence sur ces questions, Léon XIII est
authentiquement indigné par l’évolution de la situation ouvrière et inquiet de la division du
corps social en deux classes11. Il encourage les recherches engagées par les catholiques
sociaux puis publie son encyclique Rerum novarum.
10
On peut citer, en France Villeneuve-Bargemont, Ozanam, Buchez, René de la Tour du Pin, Albert de Mun, Léon Harmel,
ou en Allemagne Mgr Ketteler, évêque de Mayence et inspirateur du catholicisme social allemand, qui reprendra certaines
propositions de Lassalle et fait voter en 1869 par l’Assemblée des évêques allemands le programme social du catholicisme
allemand : hausse des salaires, limitation du temps de travail, introduction et respect des jours de repos, limitation du travail
des enfants, des jeunes filles et des mères… et aussi, Vogelsang en Autriche ou Decurtins en Suisse.
11
« La violence des bouleversements sociaux a divisé le corps social en deux classes et a creusé entre elles un immense
abîme. D’une part, une faction, toute puissante par sa richesse. Maîtresse absolue de l’industrie et du commerce, elle détourne
le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources. Elle tient d’ailleurs en sa main plus d’un ressort de
l’administration publique. De l’autre, une multitude indigente et faible, l’âme ulcérée, toujours prête au désordre » Rerum
novarum, §35.
Rerum Novarum a donné ses lettres de noblesse au catholicisme social, qui était
largement contesté dans l’Eglise : cette encyclique a posé des grands principes qui guident
depuis la réflexion sociale de l’Eglise, elle a éclairé des générations de chrétiens et les a
poussé à agir. Les textes ultérieurs préciseront les conceptions de la propriété privée, en le
limitant plus nettement, et celle du travail, dont la dimension spirituelle et le rôle dans
l’épanouissement de la personne seront mieux mis en valeur.
Quarante ans après la publication de Rerum novarum, Pie XI publie Quadragesimo anno.
1 – Situation historique
Le syndicalisme s’est développé très rapidement, selon un schéma différent de celui envisagé
par Léon XIII : à côté des syndicats chrétiens qui se sont formés, l’essentiel du syndicalisme
est formé de syndicats ouvriers et interprofessionnels.
12
En 1932, la production industrielle aux USA est la moitié de son niveau de 1929.
Si l’inégalité est naturelle (Leon XIII RN §14), une si criante inégalité n’est pas juste
(QA §5). En outre, Pie XI insiste moins que Léon XIII sur la stabilité et l’ordre : Il considère
que des transformations de structures sociales sont aussi nécessaires 13, et qu’elles doivent
être réalisées au nom de la justice14.
Pie XI propose un modèle chrétien d’organisation de la société : Il insiste sur les corps
intermédiaires qu’il appelle corporations (organisation regroupant patrons et ouvriers) et le
principe de subsidiarité.
13
« Deux choses surtout sont nécessaires : la réforme des institutions et la réforme des mœurs » (QA §84).
14
« Cette justice doit donc pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité
vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d'un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la
vie économique » (QA §95). « Ces apôtres laïques… devront posséder un sens très délicat de la justice, savoir s'opposer avec
une constante fermeté aux revendications exagérées et aux injustices… » (QA §153).
15
« Pas plus qu’aucune institution de la vie sociale, le régime de la propriété n’est absolument immuable » (QA §54).
Les réflexions de Pie XI sur les corporations s’inscrivent en effet dans le cadre d’un
principe plus large : le principe de subsidiarité.
Ce principe rejette les schémas socialistes où l’Etat tend à régir toutes les questions ; il
rejette aussi les schémas néo-libéraux où l’Etat devrait intervenir le moins possible. En effet,
l’Etat ne doit pas se désintéresser des questions traitées aux niveaux inférieurs ; au contraire,
si cela s’avère nécessaire, l’Etat doit apporter son aide (subsidiarité vient du latin subsidium,
aide) aux institutions intermédiaires pour leur permettre de résoudre les questions qui relèvent
de leur compétence, sans le faire à leur place : il s’agit d’une aide, pas d’une suppléance.
Tout d’abord il met en évidence le caractère social du travail et tente de dépasser les
oppositions entre capital et travail : la loi naturelle montre que « travail de l’un et le capital de
l’autre doivent s’associer entre eux, puisque l’un ne peut rien sans le concours de l’autre »
(QA §58). En outre, il relativise la notion de propriété du capital en notant incidemment que
le capital est toujours du travail accumulé : « les richesses des hommes sortent des mains
des travailleurs » (QA §58). La relation employeur employé ne se limite pas à un échange
salaire contre travail, le salaire étant déterminé par le marché. Au contraire, d’une part la
rémunération doit permettre la subsistance de la famille, sans obliger les mères à travailler
(QA §77) ; d’autre part, il est légitime que le salarié soit aussi associé aux profits de
l’entreprise, à sa gestion, et à sa propriété16. Pie XI légitime le travail salarié, et en étend la
conception pour y intégrer des notions qui seront plus tard nommées cogestion, actionnariat
salarié, participation…
Dans les milieux non catholiques, Quadragesimo anno a reçu un accueil poli mais gêné.
En revanche, parmi les catholiques sociaux, on compris tout de suite l’ampleur du texte.
Malheureusement, certains éléments ont contribué à réduire la portée de ce texte comme le
caractère ambigu de certaines formules concernant le corporatisme, même si Pie XI s’était
16
Pie XI approuve les entreprises où « les ouvriers et employés ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété
de l'entreprise, à sa gestion ou aux profits qu'elle apporte » (QA §72).
A cinq jours d’intervalle, en Mars 1937, Pie XI publie deux encycliques condamnant
respectivement les idéologies nazies et communistes. Au sein de la Doctrine sociale de
l’Eglise, ces deux textes sont moins importants que Rerum novarum ou Quadragesimo anno.
Ils sont plus spécifiquement liés à une époque.
L’encyclique a été lue en chaire le dimanche des Rameaux, 21 Mars 1937, dans toutes
les églises allemandes. Cet événement fit l’effet d’une bombe et cette condamnation du
régime nazi surprit totalement les autorités allemandes.
Pie XI fut renseigné par de nombreux témoignages, notamment ceux des derniers
évêques catholiques résidant en URSS, et c’est à leur expérience du communisme réel que le
pape doit son diagnostic fondé et précis.
Au plan de la doctrine sociale de l’Eglise, ces deux textes sont dans la ligne de Rerum
novarum et de Quadragesimo anno ; elles sont essentiellement des applications des principes
généraux à la critique de systèmes politiques identifiés. A ce titre elles sont exemplaires du
discernement que nous sommes appelés à faire dans l’application concrète de la Doctrine
Sociale de l’Eglise.
Mater et Magistra est publiée le 15 mai 1961. La situation à l’époque présente des
nouveautés que l’encyclique identifie avec perspicacité. En particulier :
- des changements d’ordre politique et social (MM §48 et 49) : participation plus large
des citoyens aux responsabilités politiques ; développement de l’intervention des
pouvoirs publics dans le secteur économique et social (état providence) ; accession
à l’indépendance politique des anciennes colonies .
Le bien commun
Dans Mater et Magistra, Jean XXIII en donne une définition plus précise et qui mérite
d’être notée : « Celui-ci (le bien commun) comporte l'ensemble des conditions sociales
permettant à la personne d’atteindre mieux et plus facilement son plein
épanouissement » (MM §65).
Enfin Jean XXIII précise de manière plus extensive le contenu de ce bien commun, tant
au plan national qu’au plan international.
- sur le plan mondial : « que les pratiques déloyales soient bannies de la concurrence
entre pays ; que, de plus, des mesures efficaces soient prises pour promouvoir le
progrès économique des nations moins bien pourvues » (MM §80).
La socialisation
Jean XXIII en souligne d’abord les avantages avant d’évoquer les dangers qui lui sont
associés. Il faut réaliser « l’équilibre entre l’autonomie des individus ou des groupes qui
collaborent à un même objectif et l’intervention des pouvoirs publics en vue de coordonner et
d’encourager les initiatives privées » (MM §66). Jean XXIII préconise donc à la fois une
L’entreprise est l’un de ces lieux de socialisation et Jean XXIII la conçoit comme
devant tendre à devenir une « communauté de personnes », un lieu permettant à ses
membres un épanouissement personnel. Aussi les questions de justice dans le monde de
l’entreprise ne sont-elles pas limitées à la rémunération mais touchent aussi les modes de
fonctionnement des entreprises : « Car la nature de l’homme exige que, dans l’exercice
même de ses activités productrices, il puisse contribuer à les organiser et s’épanouir dans son
travail » (MM §82). Jean XXIII appelle aussi de ses vœux une participation aux résultats,
et une participation à la propriété de l’entreprise (MM §77). La capacité
d’autofinancement générée par l’activité de l’entreprise ne doit pas être considérée seulement
comme la rémunération du capital, elle résulte aussi en partie du travail des employés. C’est
pourquoi « les entreprises doivent reconnaître aux travailleurs une certaine créance » (MM
§75). Enfin, et d’une manière plus globale, Jean XXIII préconise une limitation des écarts
de revenus (MM §70,81), et une réduction des inégalités de fortune (MM §73).
Dans la façon dont il parle du travail, Jean XXIII laisse transparaître une véritable
spiritualité du travail qui préfigure les développements de Jean-Paul II. Il parle du
« caractère propre du travail : procédant directement de la personne humaine » (MM §107) et
en souligne la dimension spirituelle. Le travail n’est pas une punition conséquence du péché
originel ; par sa dimension de contribution au bien de la communauté, il est un véritable lieu
d’épanouissement de la personne humaine, y compris dans sa dimension spirituelle.
La propriété privée
Jean XXIII défend la légitimité de la propriété privée ; il s’agit d’un « droit naturel,
suivant lequel l’homme est antérieur à la société » (MM §109). « La propriété privée doit être
une garantie de la liberté de la personne, et aussi, un élément indispensable à l’instauration
d’un ordre social authentique » (MM §111) ; Jean XXIII ne fait cependant pas un absolu de
ce droit de propriété. Outre l’intervention de l’Etat déjà mentionnée, l’Etat peut
légitimement posséder des biens qui ne peuvent « sans danger pour le bien public, être laissés
dans les mains de personnes privées » (MM §116). Plus généralement, Jean XXIII réaffirme,
à la suite de Pie XII, la subordination du droit de propriété au principe de la « destination
universelle des biens ».
Un des aspects de la socialisation est l’extension des relations entre pays pauvres et
pays riches. L’inégalité entre les pays pose une interpellation éthique universelle et constitue
un danger pour la paix. Dans la mesure où ces pays sont économiquement liés, l’inégalité de
leur situation pose une question de justice, et il ne peut y avoir de paix sans justice : « Le
problème le plus important de notre époque est peut-être celui des relations entre pays
économiquement développés et pays en voie de développement. » Le pape envisage cette
question dans une perspective théologique : « Si quelqu’un, jouissant des richesses du monde,
voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu
demeurerait-il en lui » (1Jn 3,16-17) » (MM §159). L’aide au développement des pays les
plus pauvres est envisagée de manière large : elle doit aller au-delà d’une aide alimentaire :
elle doit inclure la formation technique, la mise à disposition de capitaux (MM §164) et doit
permettre à la fois le développement économique et le progrès social (MM §168). Le pape
souligne les dangers liées à de telles aides : au plan culturel elles doivent respecter de la
« personnalité » particulière de chaque peuple (MM §169-170), au plan politique, elles
doivent éviter de rétablir une nouvelle forme de colonialisme menée dans un esprit de
domination (MM §171-173) ; au plan éthique elles ne doivent pas se traduire par un
inversion des valeurs en faisant de l’économique une fin (MM §175-177) .
Conclusion
Elle souligne avec force le lien indissociable qui existe entre le spirituel et le
temporel : « Ce divorce entre la foi dont ils (les chrétiens) se réclament et le comportement
quotidien d'un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps ». Il
n’existe pas de nature humaine qui n’inclue pas une dimension surnaturelle, car Dieu appelle
tout homme à la communion divine, de même, le monde n’existe qu’en relation à son
créateur : « Ce monde a été fondé et demeure conservé par l’amour du Créateur » (GS §2).
Gaudium et spes développe une anthropologie théologique qui intègre toutes les
dimensions de l’homme. Cette visée unifiée sur la personne humaine est prégnante dans tout
le document : on parle de vocation intégrale (GS §11, 57, 63), de développement intégral (GS
§59), de culture intégrale (GS §61), de production au service de l’homme tout entier (GS
§64), de bien complet de l’homme (GS 75.3).
La personne humaine
L’histoire humaine est celle d’un homme pécheur racheté, où la grâce et la nature sont
intimement liées, plutôt que celle d’un homme « naturel » séparé de Dieu dans l’histoire
duquel surviendrait la grâce surnaturelle. La conscience de l’homme est « le sanctuaire où il
est seul avec Dieu et où Sa voix se fait entendre ». Cette présentation de la conscience comme
lieu de la révélation de la loi morale contraste avec l’approche plus légaliste, hétéronome
(au sens étymologique de loi extérieure), qui prédominait antérieurement. Cependant, la
solitude du sujet face à sa conscience (sanctuaire où il est seul avec Dieu) ne fonde pas un
subjectivisme moral . Le Concile souligne ici la dimension sociale propre à toute morale.
D’une manière similaire, le Concile présente la liberté comme capacité de l’homme a
chercher son Créateur, capacité qui n’est pleinement effective qu’avec le secours de la grâce
(GS §17). Le Concile exalte ainsi la liberté chère à nos contemporains, tout en s’opposant à
La communauté humaine
On peut aussi noter une différence dans la manière dont Gaudium et spes traite des
inégalités. Le Concile affirme en premier lieu l’égalité fondamentale de tous les hommes,
alors que Léon XIII, qui considérait l’égalité sur un plan plus matériel, l’avait qualifiée de
mythe contre nature. Le Concile va donc plus loin sur ce point que les documents précédents.
D’une part, l’affirmation centrale porte sur l’égalité et les inégalités sont évoquées en second
lieu. D’autre part, en évoquant les « inégalités économiques et sociales » la critique du
Concile ne se limite pas aux cas d’extrême nécessité, à la pauvreté absolue ; elle porte aussi
sur la pauvreté relative. Alors que Léon XIII affirmait le devoir de donner son superflu aux
pauvres, et le considérait comme un devoir de charité et non de justice, les Pères affirment
que « on est tenu d'aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu » (GS §69).
Là encore, les Pères adoptent une perspective théologique et lient indissociablement les
dimensions temporelles et spirituelles : « l’activité humaine… par laquelle les hommes…
s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu » (GS §34). Le
travail est « un prolongement de l’œuvre du Créateur… un apport à la réalisation du plan
providentiel dans l’histoire ».
Cette perspective a aussi des conséquences importantes sur la manière dont les Pères
conçoivent les relations entre l’Eglise et le monde. Son message s’adresse à tout homme et
la dynamique propre à cette mission n’est pas uniquement descendante, si l’on peut dire. En
effet, l’Eglise « a particulièrement besoin de l’apport de ceux qui vivent dans le monde…
pour que la Vérité révélée soit sans cesse mieux perçue, mieux comprise et présentée sous une
forme plus adaptée » (GS 44). On parle donc de la relation de l’Eglise au monde en termes
d’aide et non pas en termes de tutelle ou de dépendance.
La culture
Les Pères affirment la capacité de l’Eglise à entrer en communion avec les diverses
civilisations, tout en prenant en compte la diversité des cultures et leur juste autonomie.
L’action de l’Eglise n’uniformise pas les cultures ; elle les enrichit en fécondant « comme de
Les Pères du Concile abordent la question de la paix d’une manière beaucoup plus large
que ne l’avait fait la théologie chrétienne en développant des théories de la « guerre juste » et
du droit de la guerre (jus ad bellum et jus in bello)17. Le Concile se situe à un niveau plus
fondamental : la paix est liée à la réalisation de l’ordre divin ; le danger de la guerre est
lié au péché et doit être surmonté par l’amour. « La paix n’est pas pure absence de
guerre… équilibre des forces adverses… Elle est le fruit d’un ordre inscrit dans la société
humaine par son divin Fondateur, et qui doit être réalisé par les hommes… La paix n’est
jamais une chose acquise une fois pour toutes, mais sans cesse à construire… La ferme
volonté de respecter les autres hommes… la pratique assidue de la fraternité sont absolument
indispensable à la paix. » (GS §78).
17
Saint Thomas d’Aquin, à la suite de saint Augustin, avait donné trois critères pour qu’une guerre soit juste (jus ad bellum) :
elle doit être l’initiative de l’autorité souveraine compétente et non la décision de personnes privées ; la cause soutenue par la
guerre doit être juste ( rétablir la justice lésée, restaurer la paix et l’ordre ) ; enfin, l’intention du belligérant doit être droite,
c’est-à-dire en vue de la paix, et non de la conquête ou du mal à infliger à l’ennemi, sans se laisser entraîner par la cruauté. Le
jus in bello porte sur la conduite pendant la guerre : traitement des soldats blessés, des prisonniers, les armistices, l’attitude
vis-à-vis des biens ennemis, des civils…
18
« On ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de
légitime défense » (GS §79.4).
19
« Faisant siennes les condamnations de la guerre totale déjà prononcées par les derniers papes, ce saint Synode déclare :
tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un
crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation » ( GS §80.4 ).
Enfin, sur la base de cette anthropologie théologique, les Pères affirment avec insistance
le lien entre la foi et la vie dans le monde . Cette approche donne à l’enseignement social
une importance accrue : le salut s’opère au cœur de la société et des cultures, il suppose la
réalisation dans le monde de l’ordre divin fondé sur la vérité, la liberté, la justice et
l’amour.
C’est dans ce contexte que Paul VI écrit Populorum progressio. L’encyclique est
organisée en deux parties : « Pour un développement intégral de l’homme », puis « Vers le
développement solidaire de l’humanité ».
Paul VI constate que, « laissé à son jeu seul, le mécanisme de l’économie moderne
entraîne le monde vers l’aggravation, et non l’atténuation de la disparité des niveaux de
vie » (PP §8). Pour Paul VI, la pauvreté et le sous-développement ne sont pas seulement le
résultat de causes naturelles ou des capacités des populations concernées ; elle sont aussi dues
à des structures qui doivent donc être transformées (PP §32). Paul VI souligne en outre le lien
entre les dimensions économique et sociale du problème : ces pays ne sont pas en mesure
d’offrir à leurs citoyens les conditions d’un « plein épanouissement humain ». Paul VI se
réfère ici à la conception intégrale du développement, mais, indirectement, il soulève aussi la
question suivante : ces pays sont-ils en mesure d’assurer seuls la transition vers le
développement ? Paul VI répond implicitement par la négative : Populorum progressio est
un appel à tous les pays riches, et à leurs populations, à se mobiliser pour aider les pays
pauvres à créer les conditions de leur développement par une coopération étendue.
Paul VI affirme tout d’abord que « chacun demeure l’artisan principal de sa réussite
comme de son échec » (PP §15)20. La croissance personnelle est un devoir, une vocation ;
mais, compte tenu de sa nature sociale, l’homme est lié à l’humanité et ne peut assurer son
développement seul ; donc la solidarité universelle est aussi un devoir (PP §17).
La solidarité universelle a (même si ce n’est pas la seule) une dimension matérielle ; elle
est fondée sur le principe de destination universelle des biens. Paul VI le rappelle en citant
GS §69,1, puis il ajoute de manière extrêmement ferme « tous les autres droits, y compris
ceux de propriété et de libre commerce, y sont subordonnés » (PP §22) … « C'est dire que la
propriété privée ne constitue pour personne un droit inconditionnel et absolu. Nul n'est fondé
20
C’est là l’un des seuls endroits où Paul VI est proche des arguments des libéraux.
Les peuples pauvres devront faire face à la tentation matérialiste. Dans leurs rapports
avec les pays riches, les pays pauvres sont donc appelés à un véritable discernement. Ce
discernement ne porte pas seulement sur le rapport aux biens matériels, car les échanges ont
aussi une dimension culturelle. Paul VI met en garde contre un abandon des valeurs propres
à chaque pays : « un peuple qui y consentirait perdrait par là le meilleur de lui-même, il
sacrifierait, pour vivre, ses raisons de vivre » (PP §40).
3 – De nouvelles perspectives ?
On peut aussi remarquer que son propos est centré sur la réforme des structures plus
que sur la conversion des cœurs. Nous avons par ailleurs noté la fermeté de la critique des
inégalités au plan matériel. A cette occasion Paul VI relativise la portée du droit de propriété,
et légitime l’expropriation de terres qui restent insuffisamment exploitées.
Nous verrons comment tous ces éléments seront repris par les évêques et les théologiens
d’Amérique du Sud. Cependant ils se situeront dans une perspective différente de celle de
Paul VI . Ils reprendront le thème de la libération abordé dans Gaudium et spes, et insisteront
sur la nécessité d’aider les populations de leurs pays à devenir les artisans de leur destin.
Cette perspective contraste avec celle de Paul VI, dont les propositions concernent
essentiellement les pays riches : ils sont appelés à mettre en place des institutions
régulatrices, des programmes d’aide et de coopération pour permettre aux pays pauvres de
devenir vraiment maîtres de leur propre développement. C’est dans cette perspective que Paul
VI conclut son encyclique avec cette phrase devenue célèbre : « si le développement est le
nouveau nom de la paix qui ne voudrait y œuvrer de toutes ses forces ? ».
L’Eglise d’Amérique Latine critique les systèmes politiques dont « les décisions
attentent souvent au bien commun et favorisent des groupes privilégiés ». Une telle
position induit nécessairement des tensions au sein de la société, et les évêques en sont
conscients.
Les évêques invitent aussi l’Eglise à se transformer elle-même, ils recommandent à tous
les membres de l’Eglise la pauvreté évangélique, selon la vocation propre à chacun. En
référence au Christ, qui « non seulement aima les pauvres, mais, étant riche, s’est fait
pauvre ».
En outre, le fait que les évêques parlent de libération et non plus de développement
marque une évolution significative. Parler de développement, comme le fait Populorum
progressio21, c’est comprendre les inégalités comme un retard qui est appelé à être comblé,
notamment grâce à des actions volontaristes. Parler de libération, c’est comprendre les
inégalités comme résultant de contraintes qu’il faut relâcher, d’une oppression à laquelle il
faut s’opposer. Enfin, les évêques introduisent la notion nouvelle de « préférence » pour les
pauvres : « le mandat spécifique du Seigneur pour évangéliser les pauvres nous conduit à
donner une préférence effective aux secteurs les plus pauvres dans la répartition de nos efforts
21
Populorum progressio n’utilise qu’une fois le terme de libération, pour caractériser les programmes de développement
« Tout programme… est là pour réduire les inégalités, combattre les discriminations, libérer l'homme de ses servitudes, le
rendre capable d'être lui-même l'agent responsable de son mieux-être matériel, de son progrès moral et de son
épanouissement spirituel » (PP §34).
En outre, alors que Jean XXIII avait souligné que la participation aux responsabilités
dans l’entreprise et la vie économique était nécessaire à l’homme, Paul VI étend cette
nécessaire participation au champ social et politique, et appelle à « inventer de nouvelles
formes de démocratie moderne » (OA §47).
22
Le marxisme est condamné en référence « à son matérialisme athée, à sa dialectique de violence et à la manière dont elle
résorbe la liberté individuelle dans la collectivité, en niant en même temps toute transcendance à l’homme et à son histoire » ;
Paul VI rejette ensuite le libéralisme « qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la
stimulant par la recherche exclusive de l’intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des
conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles et non pas comme un but et un critère majeur de la
valeur de l’organisation sociale » (OA §26).
Dans cette exhortation apostolique, Paul VI élargit la perspective et met en avant une
conception plus intégrale de la libération 23. Dans cette perspective, l’engagement de l’Eglise
pour la libération de l’oppression économique et politique fait bien partie de l’œuvre
d’évangélisation24, mais seulement en tant qu’il est lié à la libération au sens le plus large, la
libération du péché. Ainsi, « L'Eglise rapproche mais n'identifie jamais libération humaine et
salut en Jésus-Christ » (EN §35).
23
« De la libération que l'évangélisation annonce et s'efforce de mettre en oeuvre, il faut dire plutôt : elle ne peut pas se
cantonner dans la simple et restreinte dimension économique, politique, sociale ou culturelle, mais elle doit viser l'homme
tout entier, dans toutes ses dimensions, jusque et y compris dans son ouverture vers l'absolu, même l'Absolu de Dieu (EN
§33) ; « C'est pourquoi, en prêchant la libération… l'Eglise… refuse de remplacer l'annonce du Règne par la proclamation
des libérations humaines, et elle proclame que même sa contribution à la libération est incomplète si elle néglige d'annoncer
le salut en Jésus-Christ. (EN §34)
24
« Entre évangélisation et promotion humaine - développement, libération - il y a en effet des liens profonds » (EN §31).
25
« La violence appelle toujours la violence et engendre irrésistiblement de nouvelles formes d'oppression et d'esclavage
souvent plus lourdes que celles dont elle prétendait libérer » (EN §37).
26
« Elle (l’Eglise) cherche à convertir en même temps la conscience personnelle et collective des hommes, l'activité dans
laquelle ils s'engagent, la vie et le milieu concrets qui sont les leurs » (EN §18). Voir aussi EN §20.
Par ailleurs, au long de sa réflexion sur le travail humain Jean-Paul II introduit des
éléments nouveaux dans la Doctrine Sociale de l’Eglise. Ses apports sont liés en particulier à :
la distinction entre travail objectif et travail subjectif ; la manière dont il conçoit la
relation entre capital et travail et le droit de propriété des moyens de production ; la
distinction entre employeur direct et employeur indirect.
Jean-Paul II démarre sa réflexion sur le travail par une référence à l’Ecriture, situant
d’emblée son propos dans une perspective théologique. Le travail de l’homme s’inscrit dans
le prolongement du « travail » de création de Dieu. Jean-Paul II se démarque donc de la
conception grecque dans laquelle le travail, en tant qu’il est lié à la nécessité, est considéré
27
Je souligne le terme indispensable. Jean-Paul II conforte l’affirmation faite à Medellin, tout en introduisant une distance
subtile : l’utilisation de « indispensable » contraste avec le « constitutif » du document de Medellin, et avec le terme
« intégral » proposée après Medellin par des évêques plus conservateurs.
28
Ces trois encycliques sont : Laborem Exercens, Sollicitudo rei socialis, et Centesimus annus. Cependant, l’enseignement
de Jean-Paul II en morale sociale est beaucoup plus vaste : Jean-Paul II traite notamment des droits de l’homme dans son
encyclique inaugurale, Redemptor hominis, du rapport entre justice et charité dans Dives et misericordia.
29
« C'est par le travail que l'homme doit se procurer le pain quotidien et contribuer au progrès continuel des sciences et de la
technique, et surtout à l'élévation constante, culturelle et morale, de la société dans laquelle il vit en communauté avec ses
frères »… Le travail est « la marque d'une personne qui agit dans une communauté de personnes » (LE Introduction).
La dignité propre au travail humain est fondée sur le fait que celui qui l’exécute est une
personne32 ; ainsi le travail est « avant tout « pour l’homme » et non l’homme « pour le
travail » » (LE §6,6). Jean-Paul II souligne la portée de cette réflexion en concevant d’une
manière particulière la distinction entre le travail au sens objectif et le travail au sens
subjectif. En général, le travail au sens objectif désigne le produit du travail, l’objet qui est
réalisé ; tandis que le travail au sens subjectif désigne l’activité.
Cette conception permet de bien centrer le travail au sens subjectif sur la personne, et en
particulier d’affirmer la primauté de la personne au travail sur les moyens et techniques
qu’elle utilise pour ce travail. C’est pourquoi il faut affirmer que « même à l’époque du
« travail » toujours plus mécanisé, le sujet propre du travail reste l’homme » (LE §5,3).
3 – Le capital et le travail
Les biens produits incorporent en effet des ressources naturelles et des connaissances
sur lesquelles le propriétaire des moyens de production n’a pas de droit exclusif. Le capital
30
Jean-Paul II le répète trois fois dans le paragraphe 9.
31
« La caractéristique du travail est avant tout d'unir les hommes et c'est en cela que consiste sa force sociale: la force de
construire une communauté » (LE §20,3).
32
« Le premier fondement de la valeur du travail est l’homme lui-même, son sujet » (LE §6,6).
33
« Le travail est avant tout «pour l'homme» et non l'homme «pour le travail». Par cette conclusion, on arrive fort justement à
reconnaître la prééminence de la signification subjective du travail par rapport à sa signification objective » (LE §6).
34
Jean-Paul II, s’appuyant sur Saint Thomas, plaide en faveur de la propriété privée des moyens de production (LE §15) ; il
précise aussi que les révisions des positions du capitalisme « rigide » « ne peuvent pas être réalisées par l’élimination a priori
de la propriété privée des moyens de production » (LE §14,6).
Les droits des travailleurs ne sont pas des droits subjectifs et absolus, ils dérivent en
premier lieu du fait que le travail est une obligation35. Jean-Paul II développe différents droits
des travailleurs, dans la ligne de la doctrine sociale de l’Eglise : droit au juste salaire, droit
d’association, droit à l’émigration36… Il ne parle pas spécifiquement de droit à l’emploi mais
souligne la nécessité de « trouver un emploi adapté à tous les sujets qui en sont capables »
(LE §18,1). Cette nécessité dérive du caractère obligatoire du travail, et renvoie directement
au problème du chômage. Le chômage est toujours un mal, même si il est indemnisé. En
effet, le travail n’a pas pour fin unique d’assurer la subsistance, mais aussi de permettre le
développement de la personne et sa contribution au bien commun37.
La question de l’emploi déborde la seule relation entre l’employeur et ses employés, elle
renvoie plus largement à l’ensemble des acteurs influençant l’activité économique dans la
société. Dans cette perspective, Jean-Paul II introduit un nouveau concept fondé sur la
distinction entre employeur direct et employeur indirect : Ce concept d’employeur indirect
est très large puisqu’il englobe tous les acteurs impliqués dans les réseaux d’interdépendance
que forme l’activité économique. Il permet de mettre en évidence l’influence et donc la
responsabilité des donneurs d’ordres sur les sous-traitants, des consommateurs sur les
producteurs, etc. et en particulier des Etats.
35
« Si le travail, aux divers sens du terme, est une obligation, c'est-à-dire un devoir, il est aussi en même temps une source de
droits pour le travailleur » (LE §16,1).
36
Jean-Paul II souligne la perte que subit le pays avec le départ de compétences. Cet aspect de l’immigration mérite d’être
souligné, car il contribue notablement à la difficulté de développement des pays pauvres.
37
Amartya Sen souligne sur ce point la différence existant entre l’Europe et les Etats-Unis : en Europe, compte tenu de
système d’indemnisation du chômage, on tend à accepter des taux de chômage qui sont considérés comme inacceptables aux
Etats-Unis ; tandis que la faiblesse des indemnisations aux Etats-Unis paraît inacceptable vue d’Europe. En Europe on est
plus sensible à la nécessité d’un revenu pour subsister ; aux Etats-Unis, on perçoit mieux la nécessité du travail pour éviter
perte de confiance en soi, d’identité, problèmes psychologiques, sentiment d’exclusion… Cf. Amartya Sen, Development as
Freedom, pp.94-96.
La situation au plan économique a largement évolué depuis 1967 : on est sorti des
« trente glorieuses » ; les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979-198038 ont mis à mal les
économies des pays riches et plus encore celles des pays les plus pauvres. La croissance s’est
fortement ralentie . Les conséquences de cette détérioration sont plus importantes encore
dans les pays les plus pauvres, et l’écart avec les pays les plus riches s’est encore accru39.
Au plan mondial, la population atteint les 5 milliards en 1987. Alors que depuis 1970,
l’objectif de l’aide publique au développement des 14 pays de l’OCDE membres du CAD
(Comité d’Aide au Développement) est de 0,7% du PNB l’aide au développement stagne
autour de 0,35% du PNB. Elle atteint 26,7 milliards de dollars en 198040, soit 5 % des
dépenses d’armement dans le monde …
38
Le prix du baril de pétrole léger est passé de 2,59 $ en 1972 à 11,65 en 1974 et à 35,5 $ en janvier 1981.
39
En 1980, le PNB/habitant des 12 pays les plus riches est autour de 10 000 $/an, contre moins de 200 $/an pour les 12 pays
les plus pauvres et 80 $/an pour le plus pauvre.
40
Chiffre comprenant l’annulation de la dette, soit 6,2 milliards en 1979.
41
« …la disponibilité des multiples avantages réels… ne comporte pas non plus la libération par rapport à toute forme
d'esclavage » (SRS §28) ; « …la disponibilité excessive de toutes sortes de biens matériels pour certaines couches de la
société, rend facilement les hommes esclaves de la «possession» et de la jouissance immédiate » (SRS §28).
Jean-Paul II dénonce explicitement « d'une part le désir exclusif du profit et, d'autre
part, la soif du pouvoir dans le but d'imposer aux autres sa volonté ». A ces péchés qui sont
propres aux attitudes individuelles, Jean-Paul II ajoute ce qu’il appelle les « structures de
péché », concept nouveau dans la Doctrine Sociale de l’Eglise43. Les péchés personnels se
sédimentent à travers l’histoire, ils produisent des structures qui « se renforcent et deviennent
source d’autres péchés » parce qu’elles conditionnent la conduite des hommes.
42
« Les peuples et les individus aspirent à leur libération: la recherche du développement intégral est le signe de leur désir de
surmonter les obstacles multiples qui les empêchent de jouir d'une «vie plus humaine» (SRS §48).
43
Lors du synode de Rome de 1971, les évêques avaient cependant mentionné l’existence d’« obstacles que les structures
sociales opposent à la conversion des cœurs » (JM §17).
1 – Le contexte historique
Le changement le plus important est bien sûr l’effondrement de l’URSS initié par les
bouleversements en Pologne, et symbolisé par la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989.
44
« La solidarité est sans aucun doute une vertu chrétienne. Dès le développement qui précède on pouvait entrevoir de
nombreux points de contact entre elle et l'amour qui est le signe distinctif des disciples du Christ (cf. Jn 13, 35). A la lumière
de la foi, la solidarité tend à se dépasser elle-même, à prendre les dimensions spécifiquement chrétiennes de la gratuité totale,
du pardon et de la réconciliation » (SRS §40).
Son propos comporte à la fois une analyse des causes de l’échec des systèmes
communistes, et une critique soulignant les aspects positifs et négatifs du capitalisme. Pour
Jean-Paul II, après l’échec du marxisme, il existe « un risque de voir se répandre une
idéologie radicale de type capitaliste »45.
45
« La solution marxiste a échoué, mais des phénomènes de marginalisation et d’exploitation demeurent dans le monde,
spécialement dans le Tiers-Monde, de même que des phénomènes d’aliénation humaine, spécialement dans les pays les plus
avancés, contre lesquels la voix de l’Eglise s’élève avec fermeté. Des foules importantes vivent encore dans des conditions de
profonde misère matérielle et morale… Il y a même un risque de voir se répandre une idéologie radicale de type capitaliste
qui refuse jusqu’à leur prise en considération, admettant a priori que toute tentative d’y faire face directement est vouée à
l’insuccès, et qui, par principe, en attend la solution du libre développement des forces du marché » (CA §42).
46
« Si on se demande ensuite d’où naît cette conception erronée de la nature de la personne humaine et de la personnalité de
la société, il faut répondre que la première cause en est l’athéisme… L’athéisme dont on parle est, du reste, étroitement lié au
rationalisme de la philosophie des lumières, qui conçoit la réalité humaine et sociale d’une manière mécaniste » (CA §13).
47
« L’économie moderne de l’entreprise comporte des aspects positifs dont la source est la liberté de la personne qui
s’exprime dans le domaine économique comme en beaucoup d’autres » (CA §32).
48
« Il semble que, à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le
plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins » (CA §34).
49
« L’Eglise reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise. Quand une
entreprise génère du profit, cela signifie que les facteurs productifs ont été dûment utilisés et les besoins humains
correspondants convenablement satisfaits » (CA §35).
50
« …pour les pauvres, s’est ajoutée à la pénurie de biens matériels celle du savoir et des connaissances qui les empêche de
sortir de leur état d’humiliante subordination » (CA §33).
La propriété des moyens de production est légitime lorsqu’elle sert au travail, mais elle
ne l’est pas lorsqu’elle s’oppose au travail.
La société libérale tend à s’établir sur une vision réductrice de l’homme comme homo
oeconomicus et non pas sur une conception intégrale de l’homme. On observe ainsi, dans les
sociétés occidentales une véritable aliénation qui s’accompagne de la perte du sens
authentique de l’existence (CA §41) : aliénation au niveau de la consommation, qui engage
l’homme dans « un réseau de satisfactions superficielles et fausses » ; aliénation dans le
travail, qui n’est valorisé qu’en fonction des productions et des revenus, sans prendre en
compte la dimension d’épanouissement du travailleur (CA §41).
Cette anthropologie déficiente rejaillit sur les choix des biens produits51 et des
investissements52 .
Les propositions
51
« Dans la manière dont surgissent les besoins nouveaux et dont ils sont définis, intervient toujours une conception plus ou
moins juste de l’homme et de son véritable bien. Dans les choix de la production et de la consommation, se manifeste une
culture déterminée qui présente une conception d’ensemble de la vie » (CA §36).
52
Jean-Paul II souligne très justement que « même le choix d’investir… est toujours un choix moral et culturel » (SRS §36).
Dans ce cadre, l’entreprise ne doit pas être considérée seulement comme « société de
capital », mais aussi comme « société de personnes ». Les pauvres ne doivent pas être
considérés comme un fardeau, mais comme ceux dont le « progrès est une chance pour la
croissance morale, culturelle et même économique de toute l’humanité » (CA §28)53. La
mondialisation ne doit pas être réprouvée : contrôlée par de bons organismes internationaux,
elle peut être une occasion de mieux être (CA §58).
3 – La politique et la culture
Les principes d’action de l’Etat doivent être la solidarité et la subsidiarité (CA §15).
l’Etat, en matière économique, « a le devoir … de sauvegarder … les conditions premières
d’une économie libre, qui présuppose une certaine égalité entre les parties ». Il reprend en
outre les recommandations de Léon XIII en matière de juste salaire (CA §8), de droits sociaux
(CA §7). Plus largement, l’Etat doit aussi assurer la sécurité, l’emploi, la propriété, la
solidarité envers les plus pauvres (CA §10), et surtout les droits de la famille (CA §11) et la
liberté religieuse (CA §9). Cependant, Jean-Paul II développe sa réflexion au-delà de
l’interaction entre Etat et économie ; il aborde plus largement la question des régimes
politiques, et plus fondamentalement encore, la question de la culture.
En ce qui concerne les formes politiques, Jean-Paul II déclare que « l’Eglise apprécie le
système démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens aux choix
politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants,
ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun » (CA §46)54.
Cependant il précise qu’une démocratie authentique suppose une conception correcte de
la personne humaine et cette condition n’est pas satisfaite le plus souvent.
53
Dans cette perspective, l’option préférentielle pour les pauvres n’est pas de l’ordre de l’aide, elle est vraiment de l’ordre du
progrès, de la perfection tant pour celui qui aide que pour celui qui en bénéficie.
54
Jean-Paul II rejoint ici les Pères du Concile Vatican II : « Il est pleinement conforme à la nature de l’homme que l’on
trouve des structures juridico-politiques offrant sans cesse davantage à tous les citoyens, sans aucune discrimination, la
possibilité effective de prendre part librement et activement, tant à l’établissement des fondements juridiques de la
communauté politique qu’à la gestion des affaires publiques, à la détermination du champ d’action et des buts des différents
organes, et à l’élection des gouvernants » (GS §75).
Cette mise en question de la démocratie est profonde ; elle met en jeu la distinction
entre la vérité, telle qu’elle est perçue par l’homme ou par la majorité, et la Vérité.
La culture
C’est pourquoi il est nécessaire que « l’évangélisation s’insère dans la culture des
nations, en affermissant sa recherche de la vérité et en l’aidant à accomplir son travail de
purification et d’approfondissement » (CA §50). Aider l’homme à se comprendre lui-même et
à comprendre son destin, « c’est à ce niveau que se situe la contribution spécifique et décisive
de l’Eglise à la véritable culture (CA §51).
55
« Le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s’il n’existe pas de vérité transcendante, par
l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir
des rapports justes entre les hommes… Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe… Il faut
donc situer la racine du totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image
visible du Dieu invisible. » (CA §44).
56
« La culture de la nation est caractérisée par la recherche ouverte de la vérité » (CA §50).
57
La conception de la société dérive de la conception de la personne : « de la conception chrétienne de la personne résulte
nécessairement une vision juste de la société » CA §13).
58
« Ce qui sert de trame et, d’une certaine manière, de guide à l’encyclique et à toute la doctrine sociale de l’Eglise, c’est la
juste conception de la personne humaine, de sa valeur unique, dans la mesure où "l’homme est sur la terre la seule créature
que Dieu ait voulue pour elle-même" » (CA §11).
59
« C’est par le libre don de soi que l’homme devient authentiquement lui-même… En tant que personne, il peut se donner à
une autre personne ou à d’autres personnes et, finalement, à Dieu qui est l’auteur de son être et qui, seul, peut accueillir
pleinement ce don » (CA §41).
Le rôle de l’Eglise et de la Doctrine Sociale s’inscrit dans cette perspective. Pour Jean-
Paul II, comme pour Léon XIII, « il n’existe pas de véritable solution de la "question sociale"
hors de l’Evangile » (CA §5).
Jean-Paul II donne aussi des indications sur la forme que doit prendre l’action de
l’Eglise, dans sa lutte pour la vérité. Il s’appuie pour cela sur l’exemple de Solidarnosc : il
s’agit d’une « lutte pacifique » qui utilise « les seules armes de la vérité et de la justice », qui
opère par les voies de « la négociation, du dialogue, du témoignage de la vérité, faisant appel
à la conscience de l’adversaire et cherchant à réveiller en lui le sens commun de la dignité
humaine » (CA §23).