LHS 155 0045

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UN DÉVELOPPEMENT URBAIN INSOUTENABLE

Sécuriser ou rassurer ?
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Jean-Pierre Garnier

Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH) |


« L'Homme & la Société »

2005/1 n° 155 | pages 45 à 67


ISSN 0018-4306
ISBN 2747596672
DOI 10.3917/lhs.155.0045
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2005-1-page-45.htm
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Un développement urbain insoutenable
Sécuriser ou rassurer ?

Jean-Pierre GARNIER

« La question des valeurs est au cœur du


problème d’une survie de l’humanité dans le
monde et d’une permanence du monde avec
l’humanité qu’il comprend, et cette question
n’est pas opérationnelle, mais politique. »
Michel FREITAG, L’oubli de la société.

D’inondations en sécheresses, de pics de pollution en cyclones à


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répétition, de pluies acides en disparition d’« espèces rares », de
raréfaction de l’eau potable en fonte des glaciers ou des banquises, des
phénomènes de moins en moins naturels et de plus en plus alarmants,
survenus au cours des décennies récentes, sont perçus comme autant de
symptômes supplémentaires, en même temps que des preuves irréfu-
tables, d’un « dérèglement » général de l’univers. Si, parmi les différents
types d’insécurité aujourd’hui répertoriés — dont la liste ne cesse de
s’allonger —, il en est un « en voie de globalisation », c’est bien celui
provenant de ce qu’il est convenu d’appeler l’« environnement ». Ou,
plus exactement, de la dévastation en cours de ce dernier. Outre que cette
insécurité englobe — si l’on ose dire — le globe terrestre dans son
intégralité (en y incluant, bien sûr, l’atmosphère qui se réchauffe en
l’entourant), elle obligerait les humains, si l’on en croit les écologistes, à
la « penser globalement », même si la plupart s’empressent de préciser,
sans doute pour ne pas être soupçonnés de visées totalitaires, que l’action
pour y remédier ne saurait être que « locale ». Car remède il y aurait.
Au fur et à mesure, en effet, que se multiplient les signes annon-
ciateurs d’une catastrophe écologique planétaire, abondent parallèlement
toutes sortes de discours réconfortants, assurant, non seulement que le

L’homme et la société, no 155, janvier-mars 2005


46 Jean-Pierre GARNIER

pire pourrait être évité, mais que, pour peu que les habitants de la « terre-
patrie » s’unissent dans un effort « solidaire » pour y faire face, un monde
meilleur, à défaut d’être parfait, pourrait en résulter, dont la vertu
première serait de garantir à l’humanité un développement à vie.
Censé, à l’origine, enrayer les « dégâts du progrès » sans que celui-ci
en pâtisse, ce « développement soutenable », selon l’appellation
d’origine, ne resta pas longtemps confiné au domaine où il avait fait son
apparition, celui de l’économie 1. Devenu « durable » en France, par la
suite, pour des raisons qui ne sont pas seulement d’ordre linguistique 2, il
ne tarda pas à être érigé en panacée à tous les maux engendrés par un
mode de production — que l’on n’ose plus nommer « capitaliste » — qui
s’avère peu à peu être aussi, y compris aux yeux des plus lucides de ses
défenseurs, ce que ses détracteurs les plus radicaux avaient depuis
longtemps détecté : un mode de destruction dont la nature puis l’homme
étaient appelés à faire tôt ou tard les frais.
Voici donc la thématique du « développement durable » maintenant
déclinée à tout bout de champ, ou de rue, en l’occurrence, puisque c’est
au tour des aménageurs, des urbanistes et des architectes de
l’accommoder au domaine d’action qui est le leur : l’urbanisation. Et le
mode de raisonnement qui va lui être appliqué obéira aux mêmes
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principes d’effectivité et d’opérativité que ceux appliqués ailleurs, et dont
le propre est d’exclure par avance toute interrogation sur la finalité.
« Tout le monde a parfaitement conscience », rappelait un sociologue
québécois, à propos des effets délétères pour l’humanité de l’essor
ininterrompu de la société industrielle et du mode de vie qui lui est

1. En 1983, l’Assemblée générale de l’ONU réclamait la création d’une Commission


mondiale sur l’environnement et le développement. Celle-ci publiera un rapport en 1988
intitulé Our common future. Prétendant concilier le développement industriel capitaliste et
les préoccupations écologiques, la Commission propose le concept de sustainable
development, traduit par « développement soutenable » dans la traduction française
réalisée par les services de l’ONU.
2. Le rapprochement linguistique « développement/soutenable » n’était guère
heureux. Dans la langue française, le qualificatif « soutenable » s’applique à un
raisonnement ou un argument, ce qui peut laisser entendre — fâcheusement — que le
principe d’une poursuite sans fin du développement puisse faire l’objet d’un débat. En
outre, son antonyme « insoutenable », qui s’applique à un spectacle affreux dont on
détourne le regard, donnait à ce qualificatif de regrettables connotations négatives. En
revanche, accolé au vocable « développement », l’épithète « durable » comporte, entre
autres avantages, celui de faire fonctionner ce binôme sémantique à la manière d’une
prophétie autoréalisante dans le champ symbolique : tenue comme allant de soi, cette
association de mots atteste par avance dans l’imaginaire la pérennité possible du
développement dont la durabilité est ainsi postulée, indépendamment des démentis répétés
résultant d’un examen, même sommaire, de la réalité concrète.
Un développement urbain insoutenable 47

associé, « qu’une telle forme de croissance et de “développement” ne


peut pas durer indéfiniment, tant du point de vue de notre rapport global à
la nature, que par les inégalités de plus en plus explosives qu’elle
engendre 3 ». Mais il mettait aussitôt en garde ses contemporains contre le
modèle « postmoderne » qui lui aurait succédé. Celui-ci consiste à
aborder et à traiter n’importe quelle question sociale, à commencer par
celle de la destruction potentielle de la nature par l’action humaine, selon
une approche gestionnaire et techniciste en termes de “problèmes à
résoudre”. Or, cette vision technologiste et technocratique qui dissout la
politique dans la gestion pragmatique généralisée de la vie sociale « ne
peut plus connaître ni reconnaître la signification même d’un conflit
porteur de sens ».

Une version écologisée de l’avenir radieux


Accusé de contribuer, de par les formes qu’il revêt jusqu’ici, à la
détérioration de l’environnement naturel et humain, l’environnement
urbain va être ainsi analysé et découpé en une infinité de composantes
dont chacune deviendra un objet virtuel de prévision, de programmation,
de manipulation et de contrôle. Or, plus on focalise l’attention sur le
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ciblage, de plus en plus fin et diversifié, de toutes les variables à évaluer
et des objectifs des interventions à opérer (localisation des projets,
positionnement dans le site et emprise au sol des bâtiments, configuration
architecturale, techniques constructives et matériaux, systèmes de
chauffage, d’éclairage et de ventilation, etc.) pour rendre « durable » le
développement urbain futur, plus on devient aveugle en ce qui concerne
le sens, c’est-à-dire l’orientation et la signification de ce développement.
De même qu’il existerait, désormais, des « entreprises citoyennes »,
un « commerce équitable » ou des « fonds d’investissement éthiques »
permettant de resservir aux esprits crédules la vieille fable d’un
capitalisme à visage humain, il suffira de placer l’urbanisation qui lui
correspondra dans l’avenir sous le signe de l’écologie pour que ses
ravages ne soient plus tout à fait perçus comme tels, à défaut de passer
totalement inaperçus. Pourvus du label HQE (haute qualité environ-
nementale), par exemple, qui fait fureur depuis peu parmi des promoteurs
et des constructeurs affairés, depuis des décennies, à saccager des
paysages ou à ruiner la santé de millions de citadins, immeubles et
maisons individuelles continueront à proliférer comme avant et selon la

3. Michel FREITAG avec Yves BONNY, L’oubli de la société. Pour une théorie critique
de la postmodernité, Presses universitaires de Rennes, coll. Le sens social, 2002.
48 Jean-Pierre GARNIER

même logique, mais sans plus susciter, espère-t-on, de critiques et de


protestations puisque cette prolifération répondra aux normes
écologiques.
Ainsi, Maison Phénix, leader de la maison individuelle en France, a-t-
il fait appel, afin de relancer la demande, à l’architecte-ingénieur Jacques
Ferrier qui se fait fort de « réinventer » le pavillon de banlieue en le
dotant d’une « forme au design contemporain » et de matériaux écolo-
giquement corrects 4. Peut-être ce modèle innovant parviendra-t-il même
à « convaincre le cadre supérieur à condescendre » à un type d’habitat
jusque-là méprisé pour son caractère populaire, ne serait-ce que pour en
faire une résidence secondaire supplémentaire. Parallèlement, les cons-
tructeurs automobiles s’engouffrent dans le créneau de la petite voiture
« simplifiée » et peu gourmande en essence pour redynamiser un marché
européen demeuré atone. Consolidé de la sorte, le couple infernal maison
individuelle-voiture pourra donc poursuivre sa grande œuvre : générer le
développement durable d’une « urbanisation désurbanisée », négation de
la ville et de son urbanité, source intarissable d’épuisement des ressources
naturelles… et fiscales aussi 5.
La ville comme problème, la campagne comme solution ? Sous ses
dehors provocants, cette interrogation n’a cependant rien de gratuit.
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Paradoxalement, en effet, lorsque les dirigeants politiques français et
leurs experts daignent s’intéresser au devenir de l’espace rural, ce n’est
pas tant le sort parfois peu enviable des campagnes et surtout des paysans
qui les préoccupe, que le devenir des villes et des citadins.
Certes, au moment des élections ou quand l’ordre est troublé par
quelque manifestation d’agriculteurs ou d’éleveurs en colère, il est de bon
ton de déplorer le « déclin des campagnes » et de préconiser leur
« revitalisation ». Cependant, hormis ces brèves périodes d’agitation
politicienne, quand on pense à « endiguer l’expansion urbaine » pour
« rééquilibrer » le territoire au profit des communes rurales, c’est
essentiellement à l’avenir des villes que l’on pense, menacé par tous les
maux attribués à l’hyper-concentration des populations et des activités :
congestion des moyens de transport, asphyxie due à la pollution,
dégradation voire disparition des espaces « naturels », difficulté
croissante à gérer le cycle de l’eau et des déchets, renchérissement du
coût global de fonctionnement des agglomérations... Néanmoins, à trop
fixer l’attention sur ces aspects « écologiques » de la crise urbaine, on

4. Libération, mardi 1er mars 2005.


5. Le coût dispendieux des réseaux techniques irriguant cet habitat dispersé constitue
l’un des thèmes de déploration favoris dans la littérature spécialisée.
Un développement urbain insoutenable 49

risque d’en laisser d’autres dans l’ombre, qui pourraient bien


compromettre définitivement l’avenir des villes et surtout celui de leurs
habitants, en dépit de la multiplication des actions publiques en matière
d’urbanisme, d’aménagement du territoire et de protection de
l’environnement.
Même si la France a pris du retard en ce domaine sur l’Allemagne, la
Hollande ou l’Autriche, le « développement durable » appliqué à
l’évolution des villes apparaît maintenant, aux yeux de la majorité des
« décideurs » publics ou privés, comme « un thème tout à fait important,
et surtout porteur, tant du point de vue politique et donc électoral, que du
point de vue économique et donc commercial : il y a un marché pour
l’environnement et pour des biens qui contribuent à sa préservation 6 ».
En outre, ce nouveau marché est créateur d’emplois : plus de 300 000 en
France, sans compter les salariés des éco-industries. Un atout non
négligeable dans un pays atteint par un chômage ou un sous-emploi
endémique. Mais toutes ces politiques et ces mesures ne serviront tout au
plus qu’à limiter temporairement les dégâts et à repousser les échéances.
Car l’urbanisation capitaliste, quelles qu’en soient les formes, conduit
inexorablement à un désastre qui sera sans doute d’abord de caractère
essentiellement social plutôt qu’écologique.
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Appliquée à l’organisation et l’usage de l’espace, la problématique du
« développement durable » vise à éviter que l’extension continue des
surfaces urbanisées n’aille à l’encontre du renouvellement des conditions
physiques qui rendent possible la poursuite du développement. Rappelons
cependant, au risque de déplaire, que ce que l’on cherche ainsi à rendre
« durable », c’est avant tout un développement de type capitaliste. Or, la
dégradation de l’environnement humain que celui-ci entraîne risque
d’être encore plus rapide que celle de l’environnement naturel. Autrement
dit, comme l’a magistralement démontré le géographe étasunien David
Harvey, « les limites du capital sont moins physiques que sociales 7 ».
Contrairement à ce qu’avancent couramment les partisans d’un
« développement soutenable », le péril auquel notre civilisation se trouve
aujourd’hui confrontée n’est pas seulement ni principalement d’ordre
écologique. Sans doute l’éventualité d’une catastrophe de cet ordre n’est-
elle pas à écarter. À l’échelle planétaire, l’épuisement des ressources
naturelles, la pollution de l’air et des eaux et le réchauffement de

6. Francis BEAUCIRE, « Contraintes écologiques et développement durable », in


Philippe GENESTIER (éd.), Vers un nouvel urbanisme. Faire la ville, comment ? Pour
qui ?, La Documentation française, Paris, 1996.
7. David HARVEY, Limits to capital, Oxford, Blackwell, 1982.
50 Jean-Pierre GARNIER

l’atmosphère vont s’accélérer avec l’entrée des anciens pays du « tiers-


monde » (Malaisie, Indonésie, Thaïlande...) ou « communistes » (Chine,
Russie, Pologne...) dans la course à la production et à la consommation
de masse 8. Sans parler de la réticence des Européens eux-mêmes, pour ne
rien dire des citoyens des autres pays dits développés, à mettre un frein à
des usages destructeurs pour l’écosystème, tel celui de l’automobile 9, qui
menacent de tarissement des ressources que l’on croyait jadis illimitées
(eau, air et espace). « Les Chinois et les Indiens ont droit au même niveau
de vie que les Occidentaux », ne se lassent pas de répéter leurs
représentants dans les instances internationales, approuvés par leurs
homologues desdits pays occidentaux. Sans oser, ni les uns ni les autres,
en déduire publiquement ce que cela impliquerait 10. Mais, quand bien
même le péril écologique serait-il différé, sinon écarté, c’est à un
effondrement social que l’on doit tôt ou tard s’attendre. En admettant que
celui-ci n’ait pas déjà commencé 11.
L’internationalisation de la production, la désindustrialisation et la
tertiarisation des emplois dans les métropoles constituent de puissants
facteurs de recomposition du paysage économique, et donc de réorga-
nisation des structures et des fonctionnements territoriaux. S’en tenir à
cette appréciation, toutefois, comme on le fait d’ordinaire dans les
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discours convenus consacrés à « la ville de demain », revient à maintenir
le black out sur les transformations en cours du « paysage social ». Or,

8. Selon une étude du Earth Policy Institute, fondation de recherche étasunienne, si le


rythme actuel de croissance de la Chine se maintenait, le parc automobile chinois
s’établirait à 1,1 milliard d’unités en 2051. « Les routes, autoroutes et parkings pour
absorber toutes ces voitures représenteront l’équivalent de la surface consacrée
aujourd’hui à la culture du riz en Chine », peut-on lire, entre autres, dans le rapport. (Le
Monde, le 11 mars 2005).
9. Rappelons que les crises pétrolières, pas plus que la perspective d’un épuisement à
terme des gisements, y compris ceux non encore découverts, n’ont jamais suffi à freiner la
consommation d’or noir. Dans les pays déjà « développés » et, à plus forte raison, dans les
économies dites « émergentes », producteurs et consommateurs d’automobiles semblent
peu motivés, pour user d’une litote, pour limiter leurs besoins.
10. Dans un rapport récemment publié sur « L’évaluation des écosystèmes pour le
Millénaire », élaboré à la demande de l’ONU, le scénario prospectif (« Orchestration
globale »), prévoyant la croissance économique la plus élevée pour les pays
« émergents », impliquait un déclin rapide des capacités d’autorégulation de la
biosphère… et des valeurs culturelles qui fondent la civilisation (Libération, le 31 mars
2005).
11. Le terme d’« effondrement » est à prendre ici dans un sens métaphorique : il
désigne un processus de dislocation affectant une ou plusieurs formations sociales sous
l’effet combiné d’une crise durable du mode de production capitaliste, de la désagrégation
plus ou moins rapide des structures étatiques et de différentes formes de régression
culturelle et psychologique.
Un développement urbain insoutenable 51

pour caractériser son évolution, c’est moins de « recomposition » qu’il


conviendrait de parler que de « décomposition ».
Il en va de la « crise de la ville » comme de « la crise » en général. En
réalité, celle-ci correspond à une restructuration de l’économie capitaliste
à l’échelle mondiale, passée au stade de l’accumulation flexible. Une
flexibilité qui « concerne les processus de travail, les marchés du travail,
les produits, les modèles de consommation 12 ». À la différence des autres
phases de transition, cette « mutation 13 » ne prélude donc pas à une
stabilisation des relations sociales sur des bases renouvelées, mais
implique leur fragilisation permanente. Le fluctuant, l’éphémère et
l’incertain deviennent la règle. Certes, les classes dominantes sont
parvenues à consolider leur pouvoir sur l’ensemble de la planète. À cet
égard, les transformations en cours ne témoignent nullement d’une
« crise » du capitalisme, ni d’un affaiblissement des élites dirigeantes. Au
contraire, grâce à la « globalisation » des marchés, à l’« explosion » des
nouvelles technologies et à la précarisation érigée en principe de
« régulation du marché du travail », elles sont passées à la contre-
offensive, grignotant peu à peu les conquêtes sociales arrachées par la
lutte à l’époque où les rapports de force jouaient en faveur des dominés.
« Pacifique » dans ses modalités, cette véritable « guerre de classe »
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menée par la bourgeoisie se révèle cependant chaque jour plus
dévastatrice dans ses résultats 14. Certes, libéralisations, privatisations,
déréglementations et autres « dérégulations » n’ont pas été imposées par
des dictatures militaro-policières, mais par des gouvernements
démocratiquement élus, même si ceux-ci agissent, la plupart du temps, en
tant que fondés de pouvoir d’instances internationales, privées ou
publiques, échappant à tout contrôle populaire. Les conséquences,
néanmoins, sont néfastes pour une part croissante de la population :
précarisation, paupérisation, marginalisation. Avec le risque, pour les
classes dominantes, de voir se déstabiliser l’assise de leur domination.

12. David HARVEY, « The political-economical transformation of late twentieth


century capitalism », in The condition of post-modernity, Oxford, Blackwell, 1989.
13. Les guillemets apposés à ce terme d’emploi courant renvoient au caractère
idéologique de cet usage. En effet, appliqué aux transformations récentes ou en cours du
capitalisme (souvent euphémiquement rebaptisé « économie de marché »), le recours à un
concept emprunté à la biologie fait croire à l’inexorabilité et l’irréversibilité de processus
naturels régis par des lois scientifiquement établies.
14. Noam CHOMSKY, Class Warfare, Common Courage Press, Monroe, 1996.
L’auteur distingue la « guerre de classe » où la bourgeoisie a l’initiative face à des
travailleurs ayant perdu toute cohésion et conscience collectives de classe, de la lutte des
classes où ceux-ci constituaient une force sociale structurée, avec ses organisations, ses
programmes et ses idéaux.
52 Jean-Pierre GARNIER

Comme ne cessent, en effet, de le déplorer les hommes politiques et les


idéologues attachés à la préservation de l’ordre établi, la « cohésion
sociale » s’affaiblit, le « tissu social » se déchire, le « lien social » se
distend, la société est guettée par la désagrégation. Autant de processus
qui se matérialisent au plan spatial par une accentuation de la ségrégation
et de la fragmentation urbaines, comme en témoigne l’essor des
ensembles résidentiels fermés commercialisés par la promotion
immobilière depuis une quinzaine d’années 15. Des chercheurs vont
jusqu’à parler d’« apartheid urbain », d’autres de « sécession », d’autres,
encore, de « séparatisme ». Cela vaut pour l’espace urbain où vit la
majeure partie de la population, mais aussi pour l’espace rural, en voie
lui-même d’urbanisation... ou d’abandon.
En pleine « mutation », le mode de production refaçonne le territoire
comme il remodèle l’appareil productif. Certaines branches d’activité se
modernisent, d’autres disparaissent, d’autres encore émergent et se
développent. Des régions, des villes, des quartiers subissent, par
conséquent, l’impact de ces transformations, tantôt positives, tantôt
négatives. D’un côté, création, essor, dynamisme, de l’autre, cessation,
déclin, déshérence. Souvent, les deux processus se juxtaposent ou se
superposent au sein des mêmes espaces aussi bien à l’échelle locale qu’à
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l’échelle nationale ou mondiale. On parlera alors de « dualisation ». Une
manière idéologique de désigner la dynamique propre au capitalisme : le
développement inégal et combiné 16. Un développement devenu
aujourd’hui caricatural où les écarts entre les lieux comme entre les
milieux se sont creusés au point de devenir fossés. Un développement où
l’« intégration économique au marché mondialisé — et donc euro-
péanisé — va de pair avec la désintégration sociale. Un développement
qui menace la société de dislocation. Et c’est pourtant ce développement-
là que l’on s’évertue à rendre « durable ».

Une opposition dépassée


Pour étayer un point de vue qui paraîtra à beaucoup quelque peu
alarmiste voire « catastrophiste », on prendra pour point de départ un
pronostic de l’urbaniste Paul Virilio. Certes, on n’est pas obligé de
partager, pour autant, la vision religieuse du monde qui l’inspire. Mais il

15. Pour un état des lieux provisoire sur l’auto-enfermement résidentiel et des
réflexions que suscite ce phénomène, on lira avec profit le dossier « La ville
fragmentée ? », in L’Information géographique, vol. 68, n° 2, juin 2004.
16. Concept forgé par un théoricien et dirigeant de la révolution bolchevique : Léon
Trostki.
Un développement urbain insoutenable 53

permet de placer la question sous un éclairage qui aide à la formuler


autrement en mettant en lumière ce qui, d’ordinaire, est laissé dans
l’ombre. Selon Paul Virilio, « l’opposition ville/campagne a fait le XIXe
siècle et l’opposition centre-ville/banlieue a fait le XXe siècle 17 ». Or,
même si nous raisonnons encore dans le cadre de cette dernière
opposition, une troisième se profilerait à l’horizon du XXIe siècle : « À la
banlieue et au centre-ville se substituent les villes-banlieues par rapport à
une global city 18 ». Or, on pourrait adjoindre, pour compléter le tableau,
« la campagne-banlieue ».
Chacun le reconnaît aujourd’hui : mondialisation de l’économie et
métropolisation de l’urbain vont de pair. « Plus l’économie s’inter-
nationalise, plus les fonctions centrales se concentrent : telle est la
dynamique essentielle de la ville gobale 19 ». Il s’ensuit que, hors des
métropoles et, plus exactement, du cœur actif des métropoles, qui peut
être lui-même polycentrique — le « centre » se répartit parfois entre
plusieurs « nœuds géographiquement dispersés, mais liés par le réseau
télématique 20 » —, le reste du territoire tend à devenir une immense
« périphérie ».
Cette suburbanisation généralisée peut être plus ou moins prononcée
et revêtir plusieurs formes : banlieue « classique » composée de « parcs
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d’activités » (ex. « zones industrielles »), de centres commerciaux, de
« multiplexes » cinématographiques, d’ensembles de logements sociaux à
haute densité ou de lotissements de maisons individuelles, de villes
nouvelles ou anciennes intégrées dans le tissu de l’agglomération. Mais
on trouve aussi des villes petites ou moyennes physiquement séparées
mais plus ou moins dépendantes du complexe métropolitain. Le
processus de métropolisation produit, en effet, des systèmes urbains de
grande taille où le réseau viaire et ferré entre les villes change de
fonction : il devient le support principal de flux internes. Le TGV, par
exemple, tend à se muer peu à peu en métro pour les relations entre les
villes desservies par le réseau. Bref, avec l’expansion urbaine, l’espace
interurbain réticulaire tend à se transmuer en espace intra-urbain
territorial. Le Bassin parisien, par exemple, avec sa vingtaine de millions
d’habitants, présente une trame de plus en plus serrée de villes moyennes
ou petites entourant la métropole parisienne, jointe par de multiples
relations et flux. À brève échéance, l’évolution de ce territoire devra être

17. Paul VIRILIO, Cybermonde, la politique du pire, Paris, Textuel, 1996.


18. Ibidem.
19. Saskia SASSEN, « La ville globale », Le Débat, n° 80, mai-août 1994.
20. Ibidem.
54 Jean-Pierre GARNIER

envisagée comme celle d’un ensemble totalement urbanisé. Il faudrait


donc y inclure — et nous entrons ici dans le vif du sujet — les environs
ruraux.
C’est à dessein que le terme « environs » est utilisé ici, et non celui
d’« environnement », bien que les implications écologiques de cette
évolution soient considérables. Mais, des expressions voisines comme
« campagne » ou « milieu rural » évoquent un monde autonome en voie
de disparition, du moins dans les sociétés dites « développées ». Car
l’époque est révolue où il constituait une civilisation à part, avec sa
dynamique, ses traditions et ses valeurs propres.
« Quand les bulldozers effacent le terroir, quand les jeunes gens partent à la
ville ou quand s’installent les « allochtones », c’est au sens le plus concret, le plus
spatial, que s’effacent, avec les repères du territoire, ceux de l’identité. 21 »

En outre, en raison de leur place fonctionnelle et leur statut symbo-


lique, ces espaces non construits se définissent de plus en plus comme les
compléments ou des satellites « verdoyants » des aires métropolitaines.
Le rôle assigné à la campagne dans le cadre de son intégration à la
société urbaine globale dépend des objectifs que se fixe cette société. Ou,
plus exactement, de ceux que fixent les forces sociales qui dominent cette
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société. Aujourd’hui comme hier, et aujourd’hui plus qu’hier en raison du
triomphe — momentané ? — de l’« économie de marché », ces objectifs
obéissent à la logique qui régit la marche du monde, celle du profit.
Autant dire que la production de l’espace, au sens où l’entendait le
sociologue Henri Lefebvre, obéit d’abord à l’impératif de rentabilisation,
même si, pour des raisons politiques et, de plus en plus, écologiques, cet
impératif doit être, comme on le verra plus loin, quelque peu modulé. Or,
cette rentabilisation implique une urbanisation généralisée.
Sans doute un débat a-t-il été ouvert dans certains pays, dont la
France… et la Chine « populaire », sur la possibilité d’enrayer
l’expansion indéfinie de ce que des urbanistes et des chercheurs italiens
appellent la « ville diffuse », en lui opposant un modèle « compact » de
développement urbain. Qualifié un peu vite d’« européen » pour le
distinguer de l’étalement urbain anglo-saxon, il repose sur l’équation :
« densité + mixité = urbanité ». Avec un mot d’ordre : « reconstruire la
ville sur la ville », au lieu de la laisser continuer à se répandre sous la
forme d’un habitat épars et fonctionnellement ségrégé dans les
campagnes alentour.

21. Marc AUGE , Non-lieux, Paris, Seuil, 1992.


Un développement urbain insoutenable 55

Cependant, outre que sa « faisabilité », comme disent les experts ès


aménagement, semble douteuse, étant donné le caractère de plus en plus
inabordable du centre des agglomérations pour les classes populaires,
voire moyennes, en raison de la pression à la hausse des prix de location
ou d’acquisition des logements — que la densification préconisée ne
ferait qu’accentuer —, nul n’ignore que l’engouement pour la maison
individuelle, encouragé par les pouvoirs publics et privés, reste des plus
vivaces parmi les citadins. Sans compter, pour les plus fortunés d’entre
eux, leur désir de compléter une localisation centrale par la disposition
d’une, voire de plusieurs résidences secondaires. Mais, surtout, on décèle
mal en quoi le primat donné à la verticalité modifierait fondamentalement
les données de problèmes (croissance des inégalités et de la misère,
« violence urbaine », surpopulation, pollution…) qui, « parce qu’ils sont
d’essence normative […], ne sauraient recevoir de réponse purement
technique 22 ».
L’« urbanisation de l’espace », c’est-à-dire sa transformation en
espace urbain, ne prend pas seulement la forme d’une extension ou une
expansion urbaine 23. Au-delà de l’occupation du terrain, si l’on peut dire,
par un cadre bâti plus ou moins continu ou, au contraire, épars, on assiste
à une diffusion des modes de vie urbains dans des zones de plus en plus
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éloignées des limites des agglomérations. On peut même parler d’une
« suburbanisation » progressive de l’espace rural, si l’on entend par ce
terme sa réduction à l’état de périphérie dépendante et subordonnée, non
plus par rapport à « la ville » en général, ou à la ville proche, en
particulier, mais aux grandes métropoles françaises, européennes voire
mondiales, où s’enracine la dynamique du capitalisme « post-industriel ».
Dans l’Europe en voie d’intégration, l’espace rural représente encore
environ 80 % de la superficie. En France, la fonction « nourricière » de la
campagne a été confirmée, mais « rationalisée ». Celle-ci continue pour
une bonne part à assurer le ravitaillement partiel des citadins, non plus
seulement français mais étrangers, et sur une base de plus en plus
« qualitative ». Quant aux productions jugées, « intégration européenne »
aidant, « non compétitives » dans l’hexagone, elles sont délaissées ainsi
que leurs producteurs, à charge pour des pays voisins (Espagne, Italie) ou

22. Michel F REITAG, op. cit.


23. Selon les chiffres de la Fédération nationale des Sociétés d’aménagement foncier
et d’établissement rural (Safer), 60 000 hectares de terres agricoles disparaissent chaque
année, dont 20 000 en Île-de-France. À ces superficies transformées en espaces urbanisés,
s’ajoute l’emprise des infrastructures de transport routier, ferroviaire, aéroportuaire et
portuaire qui croit à un rythme encore plus rapide (Cf. Anne FORTIER KRIEGEL, L’avenir
des paysages de France, Fayard, 2005).
56 Jean-Pierre GARNIER

éloignés (Maroc) de prendre la relève 24. Un tiers environ du territoire


rural national a ainsi été classé comme pouvant être « concurrentiel » sur
le marché mondial — chiffre revu récemment à la baisse avec l’irruption
de la concurrence des ex-pays « socialistes ». Depuis plus de quarante
ans, l’agriculture et l’élevage français ont été « modernisés » sur la base
de méthodes directement inspirées par, et calquées sur, la logique
productiviste de l’organisation industrielle. Or, on peut se demander si
cette « modernisation » n’est pas aussi dommageable pour les zones
rurales que l’exode rural et l’urbanisation incontrôlée.
En Bretagne, par exemple, la « révolution culturelle et culturale » du
monde rural a certes permis d’éviter le dépeuplement et le déclin
économique des campagnes. L’élevage hors-sol est devenu la règle et les
agriculteurs bretons n’ont plus grand-chose de commun avec les paysans
de jadis. Le « modèle » de l’exploitation agricole est, pour les animaux,
celui du camp de concentration : des poulaillers en « batterie » de 10 000
poules et des porcheries de 1 200 places assurent plus de la moitié de la
consommation nationale. Résultat écologique : un bon tiers des cantons
ruraux est saturé de lisier, entraînant de graves problèmes d’approvi-
sionnement en eau potable, et une quarantaine de communes du littoral
sont touchées par l’eutrophisation, à savoir ces marées d’algues vertes
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dopées par les pesticides, à l’odeur pestilentielle. De quoi faire fuir les
touristes, seconde poule aux œufs d’or, si l’on peut dire, du « monde »
rural.

Entre désertification et disneylandisation


Les deux autres tiers du territoire rural français sont destinés, en effet,
à devenir, pour la plupart, des espaces de loisirs pour les citadins, seule
alternative, paraît-il, à la désertification. Considérées comme
« improductives », c’est-à-dire aptes à n’accueillir que des activités
jugées peu ou non rentables, une bonne part des terres anciennement
cultivées sont laissées à l’abandon. En France, 40 % de l’espace rural se
trouve ainsi actuellement en état de déshérence. Situation durable ou
temporaire ? Tout dépend de ce que l’on veut en faire.
Il n’est jamais trop tard, en effet, pour leur découvrir quelque utilité
nouvelle. Le manque total d’intérêt longtemps manifesté à l’égard de
certaines contrées a eu, par exemple, pour effet paradoxal que l’on

24. La réforme de la Politique agricole commune, en 1992, visait à inciter les


agriculteurs de l’Hexagone à réorienter leurs activités vers les productions « haut de
gamme » (« produits de terroir », « bio », etc.), laissant aux économies de l’hémisphère
sud la tâche d’approvisionner le territoire européen en biens alimentaires courants.
Un développement urbain insoutenable 57

s’intéresse à nouveau à elles. Ainsi en alla-t-il de zones stériles et


désolées reconverties en décharges industrielles, en terres d’accueil pour
les activités polluantes ou dangereuses, en terrains d’entraînement
militaire, en tracés d’autoroutes ou de TGV... Mais il s’agit là d’espaces
résiduels. Car la vocation première réservée à ce qui reste de la
campagne, au fur et à mesure que s’étend l’urbanisation, est de servir à
l’agrément des citadins. Or, ce qui la guette, sous cet angle, ce n’est pas
le désert mais le trop-plein.
Dans son livre L’Identité de la France, l’historien Fernand Braudel
affirmait que l’un des risques majeurs encourus par cette identité, non
seulement pour les Français mais pour l’Europe occidentale tout entière,
était la déruralisation due à l’abandon des cultures traditionnelles. Espace
agro-industriel ou abandon à la broussaille, telle était, selon lui,
l’alternative réservée à ce que l’on appelait encore par habitude « la
campagne ». « Une Europe sans paysans, cela ne s’est jamais vu ! »,
avait-il coutume de s’exclamer. La remarque est un peu exagérée pour ce
qui est de la France. Tout d’abord, il subsiste des portions importantes du
territoire national affectées à l’agriculture et à l’élevage même si, comme
nous l’avons évoqué, la « rationalisation » des techniques et des
méthodes, ajoutée à la modernisation du mode de vie, a fait disparaître
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l’essentiel de ce qui faisait la spécificité culturelle et esthétique de la
ruralité. La remarque est surtout naïve parce qu’il ne s’agit là que d’un
aspect parmi d’autres des bouleversements introduits par le capitalisme,
lequel ne cesse, comme le soulignait déjà Marx, de « révolutionner » les
manières de produire, de vivre et de penser, et donc d’éliminer les
archaïsmes, société rurale en tête. Mais il semble que la nostalgie reste
vivace de nos jours, y compris parmi des intellectuels qui prétendent
prospecter le futur, d’une époque où ce qui subsistait de la société pré-
industrielle échappait encore à l’emprise des rapports sociaux dominants.
L’urbaniste Paul Virilio, que l’on citera à nouveau, déplore lui aussi
ce « grand désastre » que constitue, selon lui, « la mise en friches du
territoire européen 25 ». À le lire, « l’espace européen était un immense
jardin ». Peu importe ici la véracité d’une affirmation qui semble faire
bon marché des friches et des zones boisées que l’on trouvait en quantité
à l’époque où la civilisation rurale était encore florissante. Mais, ce qui
est intéressant, en l’occurrence, c’est la critique, naïve elle aussi, que Paul
Virilio et quelques autres, effectuent de la « politique du paysage » menée
par les pouvoirs publics pour remédier à cette situation.

25. Paul VIRILIO, op. cit.


58 Jean-Pierre GARNIER

« Corriger, aujourd’hui, veut dire masquer », écrit Paul Virilio.


L’accent mis sur le visuel, dans le cas du land art, par exemple, ou dans
les « débats muséographiques d’aujourd’hui », ferait oublier l’essentiel, à
savoir qu’au-delà de l’environnement, se pose la « question capitale du
paysage d’événements 26 ». Des événements constitués par « la mise en
culture par des hommes à travers la vigne, le blé, etc. » C’est ce paysage
rural animé par la relation active avec les éléments naturels que l’Europe
aurait perdu. Bref, il ne s’y passerait plus rien. Ici encore perce une
certaine propension à l’exagération. Mais là n’est pas la question. Ce qui
importe et qui devrait faire problème, c’est la conclusion qu’en tire Paul
Virilio et tous les adeptes de la « revitalisation du monde rural ». À les
entendre, il faudrait y « réintroduire l’homme, les événements dans le
paysage », sous peine, pour les aménageurs, de devenir « les
collaborateurs de la désertification des campagnes 27 ».
En réalité, « cette image du paysage de l’action qui a lieu quelque part
et qu’il faut retrouver » ne nous fait pas quitter le domaine du spectacle :
« Comment concevoir l’espace comme une scène pour les hommes et pas
simplement comme un objet de contemplation plus ou moins nostalgique ? Une
dramaturgie du paysage est à réinventer. Une scénographie avec des acteurs et pas
simplement avec des spectateurs est à retrouver. 28 »
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En somme, ce que reprochent Paul Virilio et ses pareils aux mesures
prises pour préserver le monde rural, c’est de ne considérer que le décor,
alors que tout bon metteur en scène se préoccupera en premier lieu des
acteurs. Mais c’est là oublier que l’ordre marchand, lui, y a déjà songé.
Les rôles sont déjà distribués et c’est à chacun de s’y conformer, à charge
pour les « animateurs », « organisateurs » et autres « concepteurs
d’événements » — un nouveau métier apparu en ce début de siècle —
d’aider les néophytes à bien tenir le leur.
Tout est mis en œuvre pour que les habitants des villes qui envahissent
les campagnes s’y activent avec compétence et entrain, ne serait-ce que
comme figurants, c’est-à-dire comme consommateurs. Car « le rapport à
l’histoire qui hante nos paysages est peut-être en train de s’esthétiser et,
simultanément, de se désocialiser et de s’artificialiser 29 ». Location de
maisons ou d’appartements dans les villages ou les hameaux, séjours
tarifés en gîte rural ou à la ferme, restauration ou construction de
résidences secondaires dans le style traditionnel, néo-artisanat, cuisine

26. Ibidem.
27. Ibid.
28. Ibid.
29. Marc AUGE , op. cit.
Un développement urbain insoutenable 59

régionale et marchés « bio » de « produits du terroir » spécialement


destinés aux visiteurs, hébergement des vacanciers dans des auberges,
hôtelleries et châteaux, spectacles et festivals payants en tout genre,
promenades et visites guidées pour « découvrir les richesses locales »,
initiation à des sports « écologiques » de plus en plus coûteux en
équipement et en prestations (VTT, deltaplane, rafting, voile, canyoning,
cheval, etc.)... Toutes ces activités sont programmées, « ciblées »,
organisées de façon méthodique pour ne pas dire planifiées. Les « tour-
opérateurs » ont inclus des circuits « verts » dans leurs catalogues. Les
banquiers et promoteurs de Londres, Hambourg ou Paris ont commencé à
concevoir et aménager des « center parks » pour recréer de la « nature
inviolée » au sein même d’une campagne largement défigurée. Même les
espaces protégés — contre qui ? — n’échappent plus à cette sub-
urbanisation généralisée.
Tout est finalement question d’échelle. Les « parcs régionaux », à
l’instar des parcs urbains, sont des « réserves » de nature maintenue ou
reconstituée pour servir de « poumon » à une population citadine à la
recherche d’« air pur » ; avec la pollution afférente 30. Les autoroutes les
longent quand elles ne les traversent pas, des parkings permettent à la
foule des visiteurs de s’y presser de plus en plus nombreux. Les
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itinéraires « fléchés » et les sentiers balisés, avec les villages, les terrains
de camping, les aires de pique-nique, les « curiosités naturelles » et autres
« sites classés » qu’ils relient, finissent par constituer un réseau dont la
raison d’être et le fonctionnement sont à bien des égards comparables à
n’importe quel réseau urbain. Autrement dit, la campagne est de moins en
moins un espace rural, dès lors que l’on cesse de se focaliser sur l’espace
physique, c’est-à-dire la physionomie du territoire, pour s’intéresser aux
logiques sociales qui régissent son façonnement et son usage.
Le processus qu’observait Henri Lefebvre sur le pourtour de la
Méditerranée dans les années soixante et soixante-dix a gagné, de nos
jours, de vastes portions d’espace « rural » : « une néo-colonisation s’y
installe, économiquement, socialement, architecturalement et urbanis-
tiquement 31 ». Célébrée par certains, la « redécouverte » de la campagne,
comme d’ailleurs celle des villes anciennes, ne témoigne pas de
l’avènement d’une « civilisation des loisirs » libérée des impératifs

30. Au regard de cette intensification programmée de la circulation dans les


campagnes, que valent les engagements, en admettant qu’ils soient tenus, régulièrement
annoncés à son de trompe par les constructeurs d’automobiles, de réduire les émissions de
CO2 de leurs véhicules ! Ne seront-ils pas de plus en plus nombreux à polluer ?
31. Henri LEFEBVRE, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1976.
60 Jean-Pierre GARNIER

économiques. Cette civilisation s’avère tout aussi « productiviste » que


celle du travail dont elle est censée prendre la place alors qu’elle n’en est
que le complément. Originellement placés sous le signe de la gratuité, le
repos, la détente ou la fête sont à leur tour systématiquement
commercialisés — « marchandisés », disent les « altermondialistes » —,
avec une exploitation renforcée du personnel chargé de la distraction et
du confort des citadins fatigués et énervés 32. À « l’or bleu » des stations
balnéaires et « l’or blanc » des stations de ski, s’est ajouté « l’or vert » du
tourisme rural.
Réserve d’indigènes préposés à « l’agro-tourisme », cette campagne
muséifiée est vouée au repos et à la distraction estivaux des salariés de
l’Europe du Nord. « À l’avenir, la France jouera en Europe le rôle d’une
Suisse agrandie et deviendra un pays de tourisme » : le vœu d’Adolf
Hitler est en passe d’être partiellement exaucé, si l’on considère la
réaffectation en cours d’une partie de l’hexagone 33. Les agences de
voyages et les offices du tourisme, appuyés et relayés par la bureaucratie
de l’État et, de plus en plus, de ses instances décentralisées (régions,
départements, communes), organisent la traversée d’un monde « rural »
mercantilisé et réenchanté, sorte de « magic kingdom » à la mode euro-
péenne, gigantesque « parc à thèmes » (l’histoire, les us et coutumes,
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l’écologie, la faune, la flore, la gastronomie, etc.) diffus pour répondre à
la nostalgie bucolique des habitants stressés des grandes agglomérations.
Comme à Eurodisney, devenu Disneyland Paris pour ne pas froisser la
susceptibilité nationale, personne, bien sûr, n’ignore que ce royaume
merveilleux est une fiction. Mais pourquoi s’en soucier, quand on peut
payer pour jouir du plaisir de le croire ?

Vers une nouvelle frontière


Dans les pays développés, le mode de production capitaliste a depuis
longtemps intégré la ville et la campagne, ou plutôt la campagne à la ville
sous le signe de la subordination de l’une à l’autre. Ce qui ne signifie
nullement, bien sûr, que l’on aille vers une homogénéisation du territoire.

32. Bien que le fait soit devenu de notoriété publique, il faut quand même rappeler
aux chantres diplômés de la « société de services » ou « des loisirs », que les serviteurs
des secteurs de la restauration, de l’hôtellerie, occupent des emplois qui comptent parmi
les plus mal payés et les plus précaires. Ceux-ci sont d’ailleurs, significativement, souvent
appelés « boulots d’esclave » par leurs titulaires.
33. Directive n° 480 du 9 juillet 1940.
Un développement urbain insoutenable 61

Alors que les disparités et les inégalités socio-spatiales ne cessent de


croître entre les agglomérations et en leur sein même, comme on l’a vu, il
serait paradoxal qu’il n’en aille pas de même pour le continuum
« rurbain » ou « périurbain » qui étend sa trame sur l’espace européen. En
réalité, c’est en termes de fragmentation et de ségrégation qu’il
conviendrait de raisonner.
Si la campagne appartient toujours à un système unique dont le
commandement lui échappe totalement, on ne peut plus dire, cependant,
que la ville « domine » la campagne. « La ville » ne constitue plus le
« centre » qui régit la périphérie rurale proche. Plus précisément, les
activités directionnelles ou décisionnelles qu’elle abrite tendent à se
concentrer en quelques « nœuds » privilégiés — et pour privilégiés — qui
ont beaucoup plus de liens entre eux — via les liaisons à grande vitesse et
les télécommunications — qu’avec l’hinterland proche ou lointain, c’est-
à-dire les banlieues ou la campagne avoisinante. Au fur et à mesure qu’il
s’étend, l’espace urbain se trouve lui-même clivé entre les quelques
« pôles d’excellence » qui focalisent l’avoir, le pouvoir et le savoir, et des
« périphéries » qui, même si elles sont urbanisées, au sens classique du
terme, sont aussi soumises aux impératifs et aux ordres venus d’ailleurs.
Ce mouvement de polarisation à la fois spatiale et sociale a pour effet
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de tracer une nouvelle frontière, non plus entre ville et campagne, mais
entre des espaces urbains ou même « ruraux » qui bénéficient de la
reterritorialisation en cours de la croissance capitaliste, quelle que soit
l’activité considérée (financière, industrielle, commerciale, culturelle,
récréative...), à l’échelle européenne sinon mondiale, et d’autres placés
dans une situation de marginalisation, voire d’abandon. C’est pourquoi on
parle aussi bien de « friches industrielles », de « friches portuaires » ou de
« friches urbaines » que de friches rurales à propos des espaces délaissés
— on dira même « laissés en jachère » — que les lois du marché ont
convertis en autant de « déserts sociaux » en raison de la non-rentabilité
de ce que l’on y produisait ou de la non-solvabilité de ceux qui y résident.
« En fin de compte, les contrastes venant de l’occupation du sol et du
peuplement tendraient moins à une opposition dépassée, celle du rural et de
l’urbain, qu’à la différence parfois aggravée entre zones fortes et zones faibles
d’un pays. 34 »

Cependant, la question de fond n’est pas celle de la désertification, ni


non plus, comme on le pense souvent, celle de l’étalement de
l’urbanisation. Le problème, faut-il encore le préciser, n’est pas spatial au

34. Marcel RONCAYOLO, La Ville et ses territoires, Folio-Essais, Gallimard, 1990.


62 Jean-Pierre GARNIER

sens physique du terme. Il est de repenser le rapport entre les différents


types d’espace urbanisé, aux sens sociologique et anthropologique, en
repensant les bases mêmes de la « civilisation urbaine ». Quitte à devoir,
s’il le faut, remettre en cause les fondements capitalistes de cette
civilisation. Ce que beaucoup de spécialistes se refusent à faire, puisqu’ils
sont également payés pour savoir se taire.
Certains écologistes rêvent, par exemple, sinon d’un « retour à la
campagne », du moins aux « petites villes ». En France, dans les années
soixante-dix, la mode avait prévalu, parmi les experts et les technocrates
de l’aménagement du territoire, de freiner l’expansion des grandes villes
en favorisant le développement des villes petites et moyennes, voire
l’implantation d’« usines vertes », c’est-à-dire d’établissements
industriels en pleine campagne. Un choix inspiré par des préoccupations
économiques et politiques : faire face aux « dysfonctionnements » de plus
en plus coûteux de certaines grandes agglomérations jugées
« hypertrophiées », et aux troubles sociaux qu’ils pouvaient engendrer.
C’était l’époque héroïcomique des « luttes urbaines » contre les
« marchands de ville » et l’« urbanisme technocratique », des « nouveaux
mouvements sociaux » pour l’amélioration du cadre de vie, dont les
autorités redoutaient — bien à tort ! — la jonction avec le mouvement
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ouvrier traditionnel. Aujourd’hui, avec l’arrêt de la croissance indus-
trielle, c’est à un souci plus écologique mais également politique que
répond le succès, auprès de certains chercheurs, techniciens, élus locaux
et responsables politiques d’une nouvelle « utopie urbaine » où le réseau
des villes de moindre taille aurait pour vocation d’accueillir l’essentiel de
l’urbanisation future.
Pour préserver la qualité de l’environnement naturel, mais aussi
protéger l’environnement social rongé par la « crise » (récession,
chômage, flexibilisation, précarisation, délinquance, « violence urbaine »,
« insécurité »...), certains spécialistes proposent de relier par un système
de transports rapides et confortables un ensemble de « villes moyennes ».
Dotées d’équipements et de services facilement accessibles depuis le lieu
de résidence ou de travail, elles seraient assez denses, bien délimitées et
ceinturées de nature (campagne, bois...). Chaque ville serait composée de
quartiers socialement et fonctionnellement diversifiés, irrigués par un
réseau de transports publics efficaces et par des « coulées vertes » qui
permettraient à la nature environnante de pénétrer à l’intérieur même de
l’espace urbain. Ce « modèle spatial de développement urbain durable »,
dont les villes de la Rhénanie allemande offriraient une matérialisation
approximative, réunirait toutes les qualités qui font défaut à
Un développement urbain insoutenable 63

l’urbanisation actuelle : « centralité, proximité, mixité des fonctions et


des hommes, diversité, patrimonialité, convivialité, bref, urbanité 35 ».
Il s’agit là, en fait, d’une nouvelle mouture de la vieille idéologie
spatialiste selon laquelle on peut « changer la vie » en changeant la ville
sans avoir à changer de modèle de société, désormais postulé
indépassable. Selon cette approche, l’« exclusion », la marginalisation, la
disparition des solidarités, la perte du sens de la communauté ne seraient
que les conséquences de la métropolisation, de la périurbanisation, de
l’éclatement spatial de la production, du zonage monofonctionnel, de la
dispersion de l’habitat. Or, d’une part, la dynamique même du
développement actuel du capitalisme renforce, comme on l’a rappelé, la
polarisation sociale et spatiale, et notamment le clivage entre métropoles
et périphéries urbaines ou rurales. Et, d’autre part, le « modèle rhénan »
lui-même, s’il venait à se répandre, ne suffirait pas à lui seul à freiner et,
à plus forte raison, à inverser le processus en cours de fragmentation et
d’atomisation sociales. Il ne ferait que le diluer. Parmi les villes de taille
moyenne, certaines seraient à dominante bourgeoise ou petite-
bourgeoise — comme dans le cas des villes universitaires ou des cités
touristiques —, alors que d’autres seraient à dominante prolétarienne ou...
sous-prolétarienne (travailleurs à temps partiel, intérimaires, emplois-
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jeunes, chômeurs, préretraités...). Une différenciation socio-spatiale qui
pourrait se reproduire au sein de chaque ville où les « beaux quartiers »
continueraient, sous des formes nouvelles, à se distinguer des « bas
quartiers ». Quant à la campagne, compte tenu du prix décroissant des
terrains en fonction de l’éloignement des centres-villes et, de plus en plus,
des villes-centres, et de l’utilisation massive de l’automobile, elle
continuera à être plus ou moins gagnée par la marée pavillonnaire, elle-
même dissociée, comme on le constate déjà, entre lotissements « néo-
villageois » pour couches moyennes, et zones de relégation périurbaines
où un habitat individuel bas de gamme hébergera des « catégories
modestes parfois précarisées et chassées par le boom immobilier des
métropoles 36 ».
Pour lui donner un semblant d’urbanité, des architectes, des urbanistes
et des paysagistes rêvent de canaliser cet étalement autour de noyaux
urbains dotés des attributs fonctionnels et esthétiques de la centralité.
Mais ces nouvelles « villes-frontières » bâties à la lisière des
agglomérations risquent fort de ressembler à ces edge cities avec leurs

35. Francis BEAUCIRE, op. cit.


36. Christophe GUILLUY et Christophe NOYE , Atlas des nouvelles fractures sociales en
France, Autrement, 2004.
64 Jean-Pierre GARNIER

homelands pour couches sociales aisées regroupés autour de leurs


shopping malls, qui ont fleuri dans les suburbs des États-Unis. Déjà,
commencent à proliférer, dans les environs de Paris, Bordeaux, Aix-en-
Provence, Montpellier ou Toulouse, des « résidences sécurisées »,
version hexagonale des « communautés encloses » nord-américaines. À
en juger par les précautions draconiennes prises pour assurer la
tranquillité de leurs résidents (grilles, postes de contrôle, gardiens,
surveillance électronique...), le souci qui inspire ce mode d’urbanisation
semble moins de protéger un environnement naturel menacé que de se
protéger contre un environnement humain jugé hostile.

D’un « problème de société » à une société comme problème


À première vue, on ne peut que se féliciter de l’intérêt que suscite,
depuis le dernier tiers du siècle précédent, la préservation de « la
campagne », face à une expansion urbaine qui, bien que ralentie en
Europe, n’en demeure pas moins jusqu’ici irrépressible. Et qui continuera
à l’être, si l’on en juge, comme on l’a vu, par la poursuite de la
périurbanisation sous l’effet de l’inaccessibilité financière croissante des
parties centrales des agglomérations pour les catégories modestes, voire
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pour les franges inférieures des classes moyennes.
Cet intérêt pour la « préservation des campagnes » n’est évidemment
pas désintéressé. Plus préoccupés de leur avenir de citadins que du sort
des ruraux, certains habitants des grandes villes ne voient-ils pas dans la
« protection de la nature » (cultures agricoles comprises) un moyen de se
protéger eux-mêmes contre les ravages d’une urbanisation incontrôlée ?
Des fermes retapées aux villages restaurés, des parcs protégés aux sites
classés, tout se passe comme si l’on voulait réenchanter le monde rural au
fur et à mesure que la quotidienneté se détériore dans la cité. Au nom de
la défense du patrimoine, de la mémoire, de l’histoire et de l’identité, on
s’échine à oublier un présent morose et même sinistre pour beaucoup. Un
présent d’autant plus insupportable que nulle vision d’un avenir meilleur
ne vient l’éclairer. D’où ce retour au passé et aux lieux qui le symbolisent
le mieux : ce que l’on appelle le « pays profond » sans doute parce que
c’est dans cette « profondeur » postulée que l’on cherche à se réfugier,
sorte de retour imaginaire à une enfance « provinciale » que la majorité
des habitants des villes contemporaines n’ont d’ailleurs jamais connue.
De ce point de vue, la « rurbanisation » apparaît moins comme un progrès
que comme une régression. Loin de « sauver » le milieu rural, elle
accélère sa disparition. En outre, elle ne sauvera pas non plus les citadins
de la déréliction.
Un développement urbain insoutenable 65

Au vu de ce qui précède, on saisira peut-être la triple signification


donnée au qualificatif « insoutenable » appliqué à l’urbanisation
capitaliste en ce début de siècle. D’abord, au sens courant, c’est-à-dire
écologique du terme, ce type de développement sera-t-il éternellement
« durable » — « viable » —, alors qu’il détruit peu à peu les conditions
non seulement matérielles mais surtout humaines de sa poursuite 37 ?
Ensuite, n’est-il pas également insoutenable au plan théorique ? Aucune
argumentation, en effet, malgré les flots de discours, savants ou non,
consacrés à ce thème, ne peut étayer la thèse selon laquelle il pourrait en
aller autrement, comme le montre déjà, dans la pratique, le caractère
dérisoire ou illusoire des innombrables mesures prises pour enrayer le
désastre 38.
Du sommet de Rio à la signature du protocole de Kyoto — pour ne
rien dire de sa laborieuse mise en œuvre —, l’émission de gaz à effet de
serre, le gaspillage énergétique, la déforestation, le bétonnage des rivages,
la pollution des rivières et des mers, pour ne citer que les traits les plus
saillants du saccage écologique, se sont poursuivis à un rythme qui n’a
pas significativement diminué, quand il n’a pas augmenté. Bouleversant
les conditions du rééquilibrage naturel de l’écosystème, ils rendent la
survie du « système-monde », désormais, dépendante d’incessantes
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interventions correctrices couplées avec une gestion prévisionnelle aux
effets d’autant plus aléatoires qu’ils se limitent souvent à des effets
d’annonce.
Dernier en date, pour la France : l’insertion, célébrée à grand tapage
médiatique, d’une « Charte de l’Environnement » dans la Constitution de
la Ve République. Peu importe que le « principe de précaution » qui y
figure dorénavant en bonne place risque d’avoir autant d’impact effectif
que les grands principes déjà inscrits dans « notre loi fondamentale »,
comme disent les juristes, tels le droit au travail ou le droit au logement.
Le principal est qu’il soit rituellement invoqué pour calmer les
inquiétudes que pourraient susciter ses violations répétées, en légitimant
les mesures et actions destinées à masquer la gravité de leurs

37. Le diagnostic du Millenium Ecosystem Assessment, rapport publié le 30 mars


2005 sous l’égide de l’ONU, auquel avaient collaboré plus de 1 300 experts pendant
quatre ans, était sans appel : non seulement la tendance à l’aggravation des dégradations
se confirmait, mais les changements majeurs officiellement décidés pour l’enrayer
n’avaient pas été amorcés.
38. « La conférence sur le climat fait un four » titrait Libération à la veille de la
clôture de la 10e conférence de l’ONU sur les changements climatiques, censée donner
une suite au protocole de Kyoto — non signé par les États-Unis et la Chine, gros
émetteurs de gaz à effet de serre — pour l’après-2012.
66 Jean-Pierre GARNIER

conséquences. Assurée, ainsi, de sa « durabilité », la « société urbaine »


pourra achever de ronger ce qui reste de « nature », l’une et l’autre étant
maintenues sous perfusion grâce aux soins intensifs des gestionnaires et
des techniciens de la prévention ou de la réparation.
Enfin, ce développement paraît insoutenable au plan éthique, donc,
politique. Et cela à un double titre. D’abord, parce qu’il se révèle de plus
en plus insupportable pour la majorité des humains et, de ce fait,
injustifiable, même si la plus grande partie d’entre eux, déjà confrontée
aux multiples problèmes liés à un « niveau de vie » qui lui assure à peine
la survie, n’accorde encore que peu d’importance, quand elle ne les
ignore pas, à ceux relatifs à son « cadre de vie ».
Mais les dommages du mode capitaliste de développement urbain ne
condamnent pas seulement les dominés à voir leur situation encore
s’aggraver. Ils risquent aussi, à terme, de ne plus épargner les dominants.
Derniers venus parmi les « maîtres du monde », les nouveaux riches de la
Chine « populaire », par exemple, s’inquiètent, entre deux voyages
d’affaires, du nuage de pollution qui ne cesse de s’étendre et de s’épaissir
dans le ciel de Shanghai, consécutif à la hausse effrénée du taux de
motorisation. D’autres, anticipant sans doute l’effet boomerang au plan
social d’un « miracle économique » qui ne profite pas à tous, se font
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construire des résidences fortifiées au large des grandes agglomérations.
Pour eux comme pour les « bourgeois » établis de longue date en
« Occident », l’horizon à moyen terme semble loin d’être « sécurisé ». Et
ne parlons pas du long terme : « fragmentation », « fracture », « apartheid
urbain », « sécession », autant d’appellations proposées par les socio-
logues ou les géographes pour désigner la désagrégation sociale en cours.
Est-ce, dès lors, faire preuve de pessimisme ou bien de réalisme, que
d’émettre l’hypothèse selon laquelle cette disjonction pourrait bien, avant
même que le siècle ne s’achève, précéder, désastres écologiques et
panique consécutive aidant, l’anéantissement de l’humanité 39 ? Comme
si le compte à rebours de la vie sur terre avait déjà été enclenché, les
mises en garde ne cessent de se multiplier depuis l’entrée postulée de

39. La « préservation des conditions de vie des générations futures » figure, comme
chacun sait, parmi les antiennes du discours écologiste. Une préoccupation sympto-
matique de l’impasse théorique et pratique du « développement durable » : la survie de
l’espèce devient une finalité en soi, évacuant tout questionnement sur la raison d’être de
cette « survie » et sur ce qui en constitue la valeur symbolique. Questionnement
insécurisant, il est vrai, de nos jours.
Un développement urbain insoutenable 67

l’humanité dans le « troisième millénaire » 40. Voici, par exemple, ce que


pronostiquait l’ancien président de l’Agence de l’environnement et de la
maîtrise de l’énergie, à l’occasion de l’« entrée en vigueur » du protocole
de Kyoto :
« Le XXIe siècle sera peut-être celui de la stabilisation de l’humanité, de sa
population et de la gestion de ses ressources. Sinon, se profile le scénario de
l’échec total : chacun tire à hue et à dia, les émissions continuent d’augmenter et
un changement climatique dévaste l’humanité. Dans ce cas, il y a toutes les
chances, que ce XXIe siècle soit d’une violence extrême. 41 »

Anéantissement physique, peut-être. Barbarie déshumanisante à


l’approche de la catastrophe annoncée, sûrement. Y aura-t-il encore des
gens pour prétendre que l’alternative posée par Rosa Luxemburg, au
début du siècle dernier, est dépassée ?
CNRS - IPRAUS
UMR Architecture, urbanisme, sociétés
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40. Rappelons, tout de même, que l’année de référence, celle de l’apparition charnelle
du supposé Fils de Dieu en Palestine, est bien postérieure à la période où l’homo erectus a
commencé à agir de manière conséquente sur son habitat.
41. Pierre RADANNE, entretien, in Le Monde, 16 février 2005.

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