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Sécuriser ou rassurer ?
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Jean-Pierre Garnier
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répétition, de pluies acides en disparition d’« espèces rares », de
raréfaction de l’eau potable en fonte des glaciers ou des banquises, des
phénomènes de moins en moins naturels et de plus en plus alarmants,
survenus au cours des décennies récentes, sont perçus comme autant de
symptômes supplémentaires, en même temps que des preuves irréfu-
tables, d’un « dérèglement » général de l’univers. Si, parmi les différents
types d’insécurité aujourd’hui répertoriés — dont la liste ne cesse de
s’allonger —, il en est un « en voie de globalisation », c’est bien celui
provenant de ce qu’il est convenu d’appeler l’« environnement ». Ou,
plus exactement, de la dévastation en cours de ce dernier. Outre que cette
insécurité englobe — si l’on ose dire — le globe terrestre dans son
intégralité (en y incluant, bien sûr, l’atmosphère qui se réchauffe en
l’entourant), elle obligerait les humains, si l’on en croit les écologistes, à
la « penser globalement », même si la plupart s’empressent de préciser,
sans doute pour ne pas être soupçonnés de visées totalitaires, que l’action
pour y remédier ne saurait être que « locale ». Car remède il y aurait.
Au fur et à mesure, en effet, que se multiplient les signes annon-
ciateurs d’une catastrophe écologique planétaire, abondent parallèlement
toutes sortes de discours réconfortants, assurant, non seulement que le
pire pourrait être évité, mais que, pour peu que les habitants de la « terre-
patrie » s’unissent dans un effort « solidaire » pour y faire face, un monde
meilleur, à défaut d’être parfait, pourrait en résulter, dont la vertu
première serait de garantir à l’humanité un développement à vie.
Censé, à l’origine, enrayer les « dégâts du progrès » sans que celui-ci
en pâtisse, ce « développement soutenable », selon l’appellation
d’origine, ne resta pas longtemps confiné au domaine où il avait fait son
apparition, celui de l’économie 1. Devenu « durable » en France, par la
suite, pour des raisons qui ne sont pas seulement d’ordre linguistique 2, il
ne tarda pas à être érigé en panacée à tous les maux engendrés par un
mode de production — que l’on n’ose plus nommer « capitaliste » — qui
s’avère peu à peu être aussi, y compris aux yeux des plus lucides de ses
défenseurs, ce que ses détracteurs les plus radicaux avaient depuis
longtemps détecté : un mode de destruction dont la nature puis l’homme
étaient appelés à faire tôt ou tard les frais.
Voici donc la thématique du « développement durable » maintenant
déclinée à tout bout de champ, ou de rue, en l’occurrence, puisque c’est
au tour des aménageurs, des urbanistes et des architectes de
l’accommoder au domaine d’action qui est le leur : l’urbanisation. Et le
mode de raisonnement qui va lui être appliqué obéira aux mêmes
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principes d’effectivité et d’opérativité que ceux appliqués ailleurs, et dont
le propre est d’exclure par avance toute interrogation sur la finalité.
« Tout le monde a parfaitement conscience », rappelait un sociologue
québécois, à propos des effets délétères pour l’humanité de l’essor
ininterrompu de la société industrielle et du mode de vie qui lui est
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ciblage, de plus en plus fin et diversifié, de toutes les variables à évaluer
et des objectifs des interventions à opérer (localisation des projets,
positionnement dans le site et emprise au sol des bâtiments, configuration
architecturale, techniques constructives et matériaux, systèmes de
chauffage, d’éclairage et de ventilation, etc.) pour rendre « durable » le
développement urbain futur, plus on devient aveugle en ce qui concerne
le sens, c’est-à-dire l’orientation et la signification de ce développement.
De même qu’il existerait, désormais, des « entreprises citoyennes »,
un « commerce équitable » ou des « fonds d’investissement éthiques »
permettant de resservir aux esprits crédules la vieille fable d’un
capitalisme à visage humain, il suffira de placer l’urbanisation qui lui
correspondra dans l’avenir sous le signe de l’écologie pour que ses
ravages ne soient plus tout à fait perçus comme tels, à défaut de passer
totalement inaperçus. Pourvus du label HQE (haute qualité environ-
nementale), par exemple, qui fait fureur depuis peu parmi des promoteurs
et des constructeurs affairés, depuis des décennies, à saccager des
paysages ou à ruiner la santé de millions de citadins, immeubles et
maisons individuelles continueront à proliférer comme avant et selon la
3. Michel FREITAG avec Yves BONNY, L’oubli de la société. Pour une théorie critique
de la postmodernité, Presses universitaires de Rennes, coll. Le sens social, 2002.
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Paradoxalement, en effet, lorsque les dirigeants politiques français et
leurs experts daignent s’intéresser au devenir de l’espace rural, ce n’est
pas tant le sort parfois peu enviable des campagnes et surtout des paysans
qui les préoccupe, que le devenir des villes et des citadins.
Certes, au moment des élections ou quand l’ordre est troublé par
quelque manifestation d’agriculteurs ou d’éleveurs en colère, il est de bon
ton de déplorer le « déclin des campagnes » et de préconiser leur
« revitalisation ». Cependant, hormis ces brèves périodes d’agitation
politicienne, quand on pense à « endiguer l’expansion urbaine » pour
« rééquilibrer » le territoire au profit des communes rurales, c’est
essentiellement à l’avenir des villes que l’on pense, menacé par tous les
maux attribués à l’hyper-concentration des populations et des activités :
congestion des moyens de transport, asphyxie due à la pollution,
dégradation voire disparition des espaces « naturels », difficulté
croissante à gérer le cycle de l’eau et des déchets, renchérissement du
coût global de fonctionnement des agglomérations... Néanmoins, à trop
fixer l’attention sur ces aspects « écologiques » de la crise urbaine, on
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Appliquée à l’organisation et l’usage de l’espace, la problématique du
« développement durable » vise à éviter que l’extension continue des
surfaces urbanisées n’aille à l’encontre du renouvellement des conditions
physiques qui rendent possible la poursuite du développement. Rappelons
cependant, au risque de déplaire, que ce que l’on cherche ainsi à rendre
« durable », c’est avant tout un développement de type capitaliste. Or, la
dégradation de l’environnement humain que celui-ci entraîne risque
d’être encore plus rapide que celle de l’environnement naturel. Autrement
dit, comme l’a magistralement démontré le géographe étasunien David
Harvey, « les limites du capital sont moins physiques que sociales 7 ».
Contrairement à ce qu’avancent couramment les partisans d’un
« développement soutenable », le péril auquel notre civilisation se trouve
aujourd’hui confrontée n’est pas seulement ni principalement d’ordre
écologique. Sans doute l’éventualité d’une catastrophe de cet ordre n’est-
elle pas à écarter. À l’échelle planétaire, l’épuisement des ressources
naturelles, la pollution de l’air et des eaux et le réchauffement de
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discours convenus consacrés à « la ville de demain », revient à maintenir
le black out sur les transformations en cours du « paysage social ». Or,
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menée par la bourgeoisie se révèle cependant chaque jour plus
dévastatrice dans ses résultats 14. Certes, libéralisations, privatisations,
déréglementations et autres « dérégulations » n’ont pas été imposées par
des dictatures militaro-policières, mais par des gouvernements
démocratiquement élus, même si ceux-ci agissent, la plupart du temps, en
tant que fondés de pouvoir d’instances internationales, privées ou
publiques, échappant à tout contrôle populaire. Les conséquences,
néanmoins, sont néfastes pour une part croissante de la population :
précarisation, paupérisation, marginalisation. Avec le risque, pour les
classes dominantes, de voir se déstabiliser l’assise de leur domination.
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l’échelle nationale ou mondiale. On parlera alors de « dualisation ». Une
manière idéologique de désigner la dynamique propre au capitalisme : le
développement inégal et combiné 16. Un développement devenu
aujourd’hui caricatural où les écarts entre les lieux comme entre les
milieux se sont creusés au point de devenir fossés. Un développement où
l’« intégration économique au marché mondialisé — et donc euro-
péanisé — va de pair avec la désintégration sociale. Un développement
qui menace la société de dislocation. Et c’est pourtant ce développement-
là que l’on s’évertue à rendre « durable ».
15. Pour un état des lieux provisoire sur l’auto-enfermement résidentiel et des
réflexions que suscite ce phénomène, on lira avec profit le dossier « La ville
fragmentée ? », in L’Information géographique, vol. 68, n° 2, juin 2004.
16. Concept forgé par un théoricien et dirigeant de la révolution bolchevique : Léon
Trostki.
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d’activités » (ex. « zones industrielles »), de centres commerciaux, de
« multiplexes » cinématographiques, d’ensembles de logements sociaux à
haute densité ou de lotissements de maisons individuelles, de villes
nouvelles ou anciennes intégrées dans le tissu de l’agglomération. Mais
on trouve aussi des villes petites ou moyennes physiquement séparées
mais plus ou moins dépendantes du complexe métropolitain. Le
processus de métropolisation produit, en effet, des systèmes urbains de
grande taille où le réseau viaire et ferré entre les villes change de
fonction : il devient le support principal de flux internes. Le TGV, par
exemple, tend à se muer peu à peu en métro pour les relations entre les
villes desservies par le réseau. Bref, avec l’expansion urbaine, l’espace
interurbain réticulaire tend à se transmuer en espace intra-urbain
territorial. Le Bassin parisien, par exemple, avec sa vingtaine de millions
d’habitants, présente une trame de plus en plus serrée de villes moyennes
ou petites entourant la métropole parisienne, jointe par de multiples
relations et flux. À brève échéance, l’évolution de ce territoire devra être
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société. Aujourd’hui comme hier, et aujourd’hui plus qu’hier en raison du
triomphe — momentané ? — de l’« économie de marché », ces objectifs
obéissent à la logique qui régit la marche du monde, celle du profit.
Autant dire que la production de l’espace, au sens où l’entendait le
sociologue Henri Lefebvre, obéit d’abord à l’impératif de rentabilisation,
même si, pour des raisons politiques et, de plus en plus, écologiques, cet
impératif doit être, comme on le verra plus loin, quelque peu modulé. Or,
cette rentabilisation implique une urbanisation généralisée.
Sans doute un débat a-t-il été ouvert dans certains pays, dont la
France… et la Chine « populaire », sur la possibilité d’enrayer
l’expansion indéfinie de ce que des urbanistes et des chercheurs italiens
appellent la « ville diffuse », en lui opposant un modèle « compact » de
développement urbain. Qualifié un peu vite d’« européen » pour le
distinguer de l’étalement urbain anglo-saxon, il repose sur l’équation :
« densité + mixité = urbanité ». Avec un mot d’ordre : « reconstruire la
ville sur la ville », au lieu de la laisser continuer à se répandre sous la
forme d’un habitat épars et fonctionnellement ségrégé dans les
campagnes alentour.
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éloignées des limites des agglomérations. On peut même parler d’une
« suburbanisation » progressive de l’espace rural, si l’on entend par ce
terme sa réduction à l’état de périphérie dépendante et subordonnée, non
plus par rapport à « la ville » en général, ou à la ville proche, en
particulier, mais aux grandes métropoles françaises, européennes voire
mondiales, où s’enracine la dynamique du capitalisme « post-industriel ».
Dans l’Europe en voie d’intégration, l’espace rural représente encore
environ 80 % de la superficie. En France, la fonction « nourricière » de la
campagne a été confirmée, mais « rationalisée ». Celle-ci continue pour
une bonne part à assurer le ravitaillement partiel des citadins, non plus
seulement français mais étrangers, et sur une base de plus en plus
« qualitative ». Quant aux productions jugées, « intégration européenne »
aidant, « non compétitives » dans l’hexagone, elles sont délaissées ainsi
que leurs producteurs, à charge pour des pays voisins (Espagne, Italie) ou
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dopées par les pesticides, à l’odeur pestilentielle. De quoi faire fuir les
touristes, seconde poule aux œufs d’or, si l’on peut dire, du « monde »
rural.
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l’essentiel de ce qui faisait la spécificité culturelle et esthétique de la
ruralité. La remarque est surtout naïve parce qu’il ne s’agit là que d’un
aspect parmi d’autres des bouleversements introduits par le capitalisme,
lequel ne cesse, comme le soulignait déjà Marx, de « révolutionner » les
manières de produire, de vivre et de penser, et donc d’éliminer les
archaïsmes, société rurale en tête. Mais il semble que la nostalgie reste
vivace de nos jours, y compris parmi des intellectuels qui prétendent
prospecter le futur, d’une époque où ce qui subsistait de la société pré-
industrielle échappait encore à l’emprise des rapports sociaux dominants.
L’urbaniste Paul Virilio, que l’on citera à nouveau, déplore lui aussi
ce « grand désastre » que constitue, selon lui, « la mise en friches du
territoire européen 25 ». À le lire, « l’espace européen était un immense
jardin ». Peu importe ici la véracité d’une affirmation qui semble faire
bon marché des friches et des zones boisées que l’on trouvait en quantité
à l’époque où la civilisation rurale était encore florissante. Mais, ce qui
est intéressant, en l’occurrence, c’est la critique, naïve elle aussi, que Paul
Virilio et quelques autres, effectuent de la « politique du paysage » menée
par les pouvoirs publics pour remédier à cette situation.
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En somme, ce que reprochent Paul Virilio et ses pareils aux mesures
prises pour préserver le monde rural, c’est de ne considérer que le décor,
alors que tout bon metteur en scène se préoccupera en premier lieu des
acteurs. Mais c’est là oublier que l’ordre marchand, lui, y a déjà songé.
Les rôles sont déjà distribués et c’est à chacun de s’y conformer, à charge
pour les « animateurs », « organisateurs » et autres « concepteurs
d’événements » — un nouveau métier apparu en ce début de siècle —
d’aider les néophytes à bien tenir le leur.
Tout est mis en œuvre pour que les habitants des villes qui envahissent
les campagnes s’y activent avec compétence et entrain, ne serait-ce que
comme figurants, c’est-à-dire comme consommateurs. Car « le rapport à
l’histoire qui hante nos paysages est peut-être en train de s’esthétiser et,
simultanément, de se désocialiser et de s’artificialiser 29 ». Location de
maisons ou d’appartements dans les villages ou les hameaux, séjours
tarifés en gîte rural ou à la ferme, restauration ou construction de
résidences secondaires dans le style traditionnel, néo-artisanat, cuisine
26. Ibidem.
27. Ibid.
28. Ibid.
29. Marc AUGE , op. cit.
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itinéraires « fléchés » et les sentiers balisés, avec les villages, les terrains
de camping, les aires de pique-nique, les « curiosités naturelles » et autres
« sites classés » qu’ils relient, finissent par constituer un réseau dont la
raison d’être et le fonctionnement sont à bien des égards comparables à
n’importe quel réseau urbain. Autrement dit, la campagne est de moins en
moins un espace rural, dès lors que l’on cesse de se focaliser sur l’espace
physique, c’est-à-dire la physionomie du territoire, pour s’intéresser aux
logiques sociales qui régissent son façonnement et son usage.
Le processus qu’observait Henri Lefebvre sur le pourtour de la
Méditerranée dans les années soixante et soixante-dix a gagné, de nos
jours, de vastes portions d’espace « rural » : « une néo-colonisation s’y
installe, économiquement, socialement, architecturalement et urbanis-
tiquement 31 ». Célébrée par certains, la « redécouverte » de la campagne,
comme d’ailleurs celle des villes anciennes, ne témoigne pas de
l’avènement d’une « civilisation des loisirs » libérée des impératifs
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l’écologie, la faune, la flore, la gastronomie, etc.) diffus pour répondre à
la nostalgie bucolique des habitants stressés des grandes agglomérations.
Comme à Eurodisney, devenu Disneyland Paris pour ne pas froisser la
susceptibilité nationale, personne, bien sûr, n’ignore que ce royaume
merveilleux est une fiction. Mais pourquoi s’en soucier, quand on peut
payer pour jouir du plaisir de le croire ?
32. Bien que le fait soit devenu de notoriété publique, il faut quand même rappeler
aux chantres diplômés de la « société de services » ou « des loisirs », que les serviteurs
des secteurs de la restauration, de l’hôtellerie, occupent des emplois qui comptent parmi
les plus mal payés et les plus précaires. Ceux-ci sont d’ailleurs, significativement, souvent
appelés « boulots d’esclave » par leurs titulaires.
33. Directive n° 480 du 9 juillet 1940.
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de tracer une nouvelle frontière, non plus entre ville et campagne, mais
entre des espaces urbains ou même « ruraux » qui bénéficient de la
reterritorialisation en cours de la croissance capitaliste, quelle que soit
l’activité considérée (financière, industrielle, commerciale, culturelle,
récréative...), à l’échelle européenne sinon mondiale, et d’autres placés
dans une situation de marginalisation, voire d’abandon. C’est pourquoi on
parle aussi bien de « friches industrielles », de « friches portuaires » ou de
« friches urbaines » que de friches rurales à propos des espaces délaissés
— on dira même « laissés en jachère » — que les lois du marché ont
convertis en autant de « déserts sociaux » en raison de la non-rentabilité
de ce que l’on y produisait ou de la non-solvabilité de ceux qui y résident.
« En fin de compte, les contrastes venant de l’occupation du sol et du
peuplement tendraient moins à une opposition dépassée, celle du rural et de
l’urbain, qu’à la différence parfois aggravée entre zones fortes et zones faibles
d’un pays. 34 »
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ouvrier traditionnel. Aujourd’hui, avec l’arrêt de la croissance indus-
trielle, c’est à un souci plus écologique mais également politique que
répond le succès, auprès de certains chercheurs, techniciens, élus locaux
et responsables politiques d’une nouvelle « utopie urbaine » où le réseau
des villes de moindre taille aurait pour vocation d’accueillir l’essentiel de
l’urbanisation future.
Pour préserver la qualité de l’environnement naturel, mais aussi
protéger l’environnement social rongé par la « crise » (récession,
chômage, flexibilisation, précarisation, délinquance, « violence urbaine »,
« insécurité »...), certains spécialistes proposent de relier par un système
de transports rapides et confortables un ensemble de « villes moyennes ».
Dotées d’équipements et de services facilement accessibles depuis le lieu
de résidence ou de travail, elles seraient assez denses, bien délimitées et
ceinturées de nature (campagne, bois...). Chaque ville serait composée de
quartiers socialement et fonctionnellement diversifiés, irrigués par un
réseau de transports publics efficaces et par des « coulées vertes » qui
permettraient à la nature environnante de pénétrer à l’intérieur même de
l’espace urbain. Ce « modèle spatial de développement urbain durable »,
dont les villes de la Rhénanie allemande offriraient une matérialisation
approximative, réunirait toutes les qualités qui font défaut à
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jeunes, chômeurs, préretraités...). Une différenciation socio-spatiale qui
pourrait se reproduire au sein de chaque ville où les « beaux quartiers »
continueraient, sous des formes nouvelles, à se distinguer des « bas
quartiers ». Quant à la campagne, compte tenu du prix décroissant des
terrains en fonction de l’éloignement des centres-villes et, de plus en plus,
des villes-centres, et de l’utilisation massive de l’automobile, elle
continuera à être plus ou moins gagnée par la marée pavillonnaire, elle-
même dissociée, comme on le constate déjà, entre lotissements « néo-
villageois » pour couches moyennes, et zones de relégation périurbaines
où un habitat individuel bas de gamme hébergera des « catégories
modestes parfois précarisées et chassées par le boom immobilier des
métropoles 36 ».
Pour lui donner un semblant d’urbanité, des architectes, des urbanistes
et des paysagistes rêvent de canaliser cet étalement autour de noyaux
urbains dotés des attributs fonctionnels et esthétiques de la centralité.
Mais ces nouvelles « villes-frontières » bâties à la lisière des
agglomérations risquent fort de ressembler à ces edge cities avec leurs
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pour les franges inférieures des classes moyennes.
Cet intérêt pour la « préservation des campagnes » n’est évidemment
pas désintéressé. Plus préoccupés de leur avenir de citadins que du sort
des ruraux, certains habitants des grandes villes ne voient-ils pas dans la
« protection de la nature » (cultures agricoles comprises) un moyen de se
protéger eux-mêmes contre les ravages d’une urbanisation incontrôlée ?
Des fermes retapées aux villages restaurés, des parcs protégés aux sites
classés, tout se passe comme si l’on voulait réenchanter le monde rural au
fur et à mesure que la quotidienneté se détériore dans la cité. Au nom de
la défense du patrimoine, de la mémoire, de l’histoire et de l’identité, on
s’échine à oublier un présent morose et même sinistre pour beaucoup. Un
présent d’autant plus insupportable que nulle vision d’un avenir meilleur
ne vient l’éclairer. D’où ce retour au passé et aux lieux qui le symbolisent
le mieux : ce que l’on appelle le « pays profond » sans doute parce que
c’est dans cette « profondeur » postulée que l’on cherche à se réfugier,
sorte de retour imaginaire à une enfance « provinciale » que la majorité
des habitants des villes contemporaines n’ont d’ailleurs jamais connue.
De ce point de vue, la « rurbanisation » apparaît moins comme un progrès
que comme une régression. Loin de « sauver » le milieu rural, elle
accélère sa disparition. En outre, elle ne sauvera pas non plus les citadins
de la déréliction.
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interventions correctrices couplées avec une gestion prévisionnelle aux
effets d’autant plus aléatoires qu’ils se limitent souvent à des effets
d’annonce.
Dernier en date, pour la France : l’insertion, célébrée à grand tapage
médiatique, d’une « Charte de l’Environnement » dans la Constitution de
la Ve République. Peu importe que le « principe de précaution » qui y
figure dorénavant en bonne place risque d’avoir autant d’impact effectif
que les grands principes déjà inscrits dans « notre loi fondamentale »,
comme disent les juristes, tels le droit au travail ou le droit au logement.
Le principal est qu’il soit rituellement invoqué pour calmer les
inquiétudes que pourraient susciter ses violations répétées, en légitimant
les mesures et actions destinées à masquer la gravité de leurs
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construire des résidences fortifiées au large des grandes agglomérations.
Pour eux comme pour les « bourgeois » établis de longue date en
« Occident », l’horizon à moyen terme semble loin d’être « sécurisé ». Et
ne parlons pas du long terme : « fragmentation », « fracture », « apartheid
urbain », « sécession », autant d’appellations proposées par les socio-
logues ou les géographes pour désigner la désagrégation sociale en cours.
Est-ce, dès lors, faire preuve de pessimisme ou bien de réalisme, que
d’émettre l’hypothèse selon laquelle cette disjonction pourrait bien, avant
même que le siècle ne s’achève, précéder, désastres écologiques et
panique consécutive aidant, l’anéantissement de l’humanité 39 ? Comme
si le compte à rebours de la vie sur terre avait déjà été enclenché, les
mises en garde ne cessent de se multiplier depuis l’entrée postulée de
39. La « préservation des conditions de vie des générations futures » figure, comme
chacun sait, parmi les antiennes du discours écologiste. Une préoccupation sympto-
matique de l’impasse théorique et pratique du « développement durable » : la survie de
l’espèce devient une finalité en soi, évacuant tout questionnement sur la raison d’être de
cette « survie » et sur ce qui en constitue la valeur symbolique. Questionnement
insécurisant, il est vrai, de nos jours.
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40. Rappelons, tout de même, que l’année de référence, celle de l’apparition charnelle
du supposé Fils de Dieu en Palestine, est bien postérieure à la période où l’homo erectus a
commencé à agir de manière conséquente sur son habitat.
41. Pierre RADANNE, entretien, in Le Monde, 16 février 2005.