Les Rustres, de Carlo Goldoni
Les Rustres, de Carlo Goldoni
Les Rustres, de Carlo Goldoni
de
Goldoni
Traduction de H. Valot
PERSONNAGES :
CANCIANO, citoyen de Venise.
FELICE, femme de GANCIANO.
LE COMTE RICCARDO.
LUNARDO, marchand.
MARGARITA, sa femme, en secondes noces.
LUCIETTA, fille de LUNARDO.
SIMON, marchand.
MARINA, femme de SIMON.
MAURIZIO, beau-frère de MARINA.
FILIPPETO, fils de MAURIZIO.
PREMIER ACTE
PREMIÈRE SCÈNE
Une chambre chez LUNARDO. MARGARITA et LUCIETTA sont assises. MARGARITA file,
LUCIETTA tricote un bas.
LUCIETTA. — Madame ma mère !
MARGARITA. — Ma fille !
LUCIETTA. — Voici déjà la fin du Carnaval...
MARGARITA. — Oui ! Mais quels divertissements avons-nous eus, dites-moi?
LUCIETTA. — Hélas ! pas la moindre comédie !
MARGARITA. — Cela vous surprend-il? Moi, point du tout. Depuis seize mois que je suis
mariée, Monsieur votre père m'a-t-il menée quelque part?
LUCIETTA. — Et dire qu'il me tardait tant qu'il se remariât ! Quand j'étais seule ici, je songeais :
je le comprends, mon père. Il ne peut pas souffrir le monde et il n'a personne à qui il puisse me
confier. S'il se remariait, j'irais en société avec Madame ma belle-mère. Hélas! il est bel et bien
remarié, mais à ce que je vois, il n'y a rien de plaisant ni pour vous ni pour moi.
MARGARITA. — C'est un ours, ma fille. Parce qu'il déteste les divertissements, il entend nous
en priver de même. Et dire que, quand j'étais jeune fille, les amusements étaient ce qui me
manquait le moins ! J'ai été fort bien élevée, comme vous le voyez. Ma mère n'était certes pas
d'humeur aisée, et quand quelque chose ne lui allait pas, il fallait l'entendre gronder ! elle avait la
main leste, je vous assure ! Il m'empêche qu'elle ne nous privait d'aucun divertissement.
L'automne, ma foi de ma foi ! on allait à deux ou trois reprises au théâtre, et cinq ou six fois
pendant le carnaval. Lui donnait-on la clef d'une loge, elle nous menait à l'Opéra, ou bien elle
achetait sa belle et bonne clef, sans regarder à la dépense et nous menait à la comédie. Elle se
mettait en quête des spectacles propres à des jeunes filles et elle nous accompagnait. Nous nous
divertissions tout notre saoul. Nous allions aussi au Ridotto, ma foi de ma foi ! puis elle nous
emmenait un tantinet à la promenade sur le Liston et sur la Piazzetta où l'on dit la bonne
aventure, sans parler des marionnettes et de la foire où nous allions tous les ans une couple de
fois. Restions-nous à la maison, il y avait toujours de la conversation. Des parents venaient, des
amis venaient, quelque jeune homme même, ma foi de ma foi ! sans qu'on pût le moins du monde
y trouver à redire.
LUCIETTA, à part. — Ma foi de ma foi ! Elle l'a bien répété à six reprises.
MARGARITA. — Disons-le : je ne suis pas de celles qui aiment à baguenauder toute la sainte
journée. Pourtant... oui, Monsieur, pourtant il me plairait parfois...
LUCIETTA. — Et moi, qui ne franchis jamais le seuil de cette chambre ! moi, à qui l'on ne
permet pas de mettre le bout du nez au balcon ! L'autre jour, j'y mettais à peine un pied... comme
ça... à la dérobée, quand cette pécore d'épicière m'a aperçue. Elle s'est hâtée de le lui dire et j'ai
failli être battue !
MARGARITA. — Et moi ! Que ne m'a-t-il pas raconté à votre sujet !
LUCIETTA. — Quel mal avais-je fait?
MARGARITA. — Vous, au moins, ma fille, vous vous marierez, mais moi, il me faudra rester ici
jusqu'à la fin de mes jours.
LUCIETTA. — Vraiment, Madame ma mère, pensez-vous que je me marierai?
MARGARITA. — Pour sûr que vous vous marierez !
LUCIETTA. — Vraiment, Madame ma mère, et quand me marierai-je?
MARGARITA. — Ma foi de ma foi ! quand le Ciel le voudra.
LUCIETTA. — Le Ciel me mariera donc sans que je l'apprenne?
MARGARITA. — Petite sotte ! Vous l'apprendrez aussi !
LUCIETTA. — Eh bien ! personne ne m'en a encore instruite.
MARGARITA. — Si vous n'êtes pas instruite, on vous en instruira.
LUCIETTA. — Vraiment, n'y a-t-il rien en vue?
MARGARITA. — Peut-être que oui, peut-être que non ! Votre père ne veut pas que je vous en
parle.
LUCIETTA. — Ma mie, dites-le-moi, s'il vous plaît !
MARGARITA. — Pour sûr que non, ma fille !
LUCIETTA. — Ma mie, un mot... un demi mot...
MARGARITA. — Si je vous disais la moindre chose, il me sauterait à la figure comme un
serpent basilic !
LUCIETTA. — Mon père n'en saura rien.
MARGARITA. — Je suis sûre que vous le lui diriez, ma foi de ma foi !
LUCIETTA. — Non, pour sûr, ma foi de ma foi, je ne le lui dirais pas. MARGARITA. —
Qu’est-ce que ce « ma foi de ma foi !»?
LUCIETTA. — Je me le demande. J'ai pris cette habitude-là et le dis sans m'en apercevoir.
MARGARITA. — (J'ai idée que cette péronnelle se moque de moi).
LUCIETTA. — Dites-moi, madame ma mère…
MARGARITA. — Songez à travailler ! N'avez-vous pas encore fini votre bas?
LUCIETTA. — Je termine à l'instant.
MARGARITA. — S'il rentre avant que votre ouvrage soit terminé, il prétendra que vous vous
êtes mise au balcon et je ne voudrais pas, ma foi de ma foi... (A part.) maudite soit la manie !
LUCIETTA. — Voyez! je me dépêche! mais parlez-moi donc du prétendu.
MARGARITA. — De quel prétendu?
LUCIETTA. — Ne disiez-vous pas que j'allais me marier?
MARGARITA. — Cela se peut...
LUCIETTA. — Ma mie, vous savez quelque chose...
MARGARITA, un peu irritée. — Je ne sais rien.
LUCIETTA. — Quoi? encore rien... rien encore.
MARGARITA. — Vous me rompez la tête !
LUCIETTA, avec dépit. — La peste l'étouffe !
MARGARITA. — En voilà des façons !
LUCIETTA. — C'est que je n'ai personne au monde qui me porte amitié !
MARGARITA. — Je ne vous aime que trop, petite péronnelle !
LUCIETTA, à mi-voix. — Oui, amitié de belle-mère !
MARGARITA. — Que dites-vous?
LUCIETTA. — Oh ! rien.
MARGARITA. — Oh ! ne m'échauffez pas les oreilles, parce que... parce que... Du reste, je
souffre trop de choses dans cette maison, avec ce mari qui me tracasse toute la journée ! Il ne
manquerait plus, ma foi de ma foi ! que j'aie à m'enrager à cause de la belle-fille !
LUCIETTA. — Certes non, Madame ma mère, mais vraiment vous avez tôt fait de vous mettre
en colère !
MARGARITA. — Elle a presque raison. Je n'étais pas de cette humeur autrefois et me voici
devenue une vraie bête... Il n'y a rien à faire : c'est avec les loups qu'on apprend à hurler !
DEUXIÈME SCÈNE
LUNARDO et les précédentes.
LUNARDO entre et s'approche tout doucement sans rien dire.
MARGARITA, en se levant. — Le voici !
LUCIETTA, à part — Il entre à pas de loup. (Elle se lève.) Monsieur mon père, votre servante.
MARGARITA, à LUNARDO. — Votre Seigneurie. Eh bien, ne saluons-nous pas?
LUNARDO. — Continuez... continuez. Pour me dire bonjour, faut-il cesser de travailler?
LUCIETTA. — J'ai travaillé jusqu'à ce moment et je termine mon bas sur l'heure.
MARGARITA.— Vous allez voir, ma foi de ma foi ! que nous sommes à la journée !
LUNARDO. — Vous, venons-en donc au fait, vous me répondez toujours sur un ton !
LUCIETTA. — Allons, Monsieur mon père, ne grondez pas les derniers jours de carnaval ! Que
nous n'allions nulle part, souffrons-le puisqu'il le faut; du moins, vivons en repos !
MARGARITA. — Oh ! il lui est impossible de passer une journée sans gronder.
LUNARDO. — Écoutez-moi ces balivernes ! Que suis-je donc : un tartare? une bête fauve? De
quoi vous plaignez-vous? Moi aussi, quand ils sont honnêtes, j'aime les divertissements.
LUCIETTA. — Alors, pourquoi ne pas nous mener un tantinet en masque?
LUNARDO. — En masque? En masque?
MARGARITA à part — Le voilà qui peste déjà !
LUNARDO. — Et vous avez le front de me prier de vous mener en masque? M'avez-vous jamais
vu, venons-en donc au fait, avec un visage sur le museau ! Que signifie cette histoire de masque?
La raison d'aller en masque, s'il vous plaît? Ne m'en faites pas dire davantage : les filles n'ont pas
à aller en masque, voilà tout !
MARGARITA. — Et les femmes?
LUNARDO. — Les femmes non plus, Madame, les femmes non plus.
MARGARITA. — Et pourquoi donc, ma foi de ma foi ! les autres y vont-elles?
LUNARDO, se moque de son interjection. — Ma foi de ma foi ! ma foi de ma foi ! C'est de ma
famille que je me soucie et peu me chaut de celle d'autrui.
MARGARITA, l'imite. — Parce que, venons-en donc au fait, parce que vous n'êtes qu'un ours.
LUNARDO. — Madame Margarita, un peu de jugeote, s'il vous plaît !
MARGARITA. — Monsieur Lunardo, ne venez pas me pousser à bout !
LUCIETTA. — Allons ! la peste soit de vous ! Il en est toujours ainsi. Peu m'importe d'aller en
masque, et je veux bien rester à la maison, pourvu que nous vivions en repos.
LUNARDO. — Entends-tu?... Venons... entends-tu? C'est elle qui, sans cesse...
(MARGARITA rit.)
LUNARDO, à MARGARITA. — Vous riez, Madame?
MARGARITA. — Cela vous déplaît-il que je rie?
LUNARDO. — Il suffit ! Venez ça toutes deux. Il m'arrive de me buter et je suis fastidieux, j'en,
conviens. Mais aujourd'hui, écoutez ! Je me sens tout aise et tout dispos, et puisque nous sommes
en carnaval, je veux passer avec vous une bonne
journée.
LUCIETTA. — Plût au Ciel !
MARGARITA. — Eh bien ! Écoutons !
LUNARDO. — Voilà ! Je vais vous faire dîner en compagnie.
LUCIETTA. — Où cela, où cela, Monsieur mon père?
LUNARDO. — Céans.
LUCIETTA, mélancolique. — Céans?
LUNARDO. — Oui, Mademoiselle, céans. Où voudrais-tu que nous allions? Au restaurant?
LUCIETTA. — Non Monsieur... (A part.) mais oui au restaurant.
LUNARDO. — Moi, je ne vais jamais chez personne; je ne vais jamais, venons-en donc au fait,
vivre aux crochets d'autrui.
MARGARITA. — Or ça ! en voilà assez ! Parlez franc, ma foi de ma foi ! avez-vous prié
quelqu'un?
LUNARDO. — Oui, madame. J'ai prié quelques personnes que j'attends. Une compagnie des plus
agréables et nous allons nous divertir tout notre content.
MARGARITA. — Qui sont ces gens que vous avez priés?
LUNARDO. — De fort honnêtes gens. Il y en a deux qui sont mariés et qui amèneront leurs
épouses. Nous allons bien nous amuser.
LUCIETTA, gaiement. — Pour sûr ! et cela va fort bien ! (A LUNARDO.) Mon cher papa, de qui
s'agit-il donc?
LUNARDO. — Madame la curieuse !
MARGARITA. — Mais, mon cher mari, ne faut-il pas que nous sachions qui va venir dîner ici?
LUNARDO. — Voulez-vous que je vous le dise? Or donc, c'est M. Canciano de la Truffe, M.
Maurizio du Jonc et M. Simon des Béquilles.
MARGARITA. — Ah ! certes ! aucun des trois ne gâte l'ensemble et vous les aurez choisis
exprès, j'imagine?
LUNARDO. — Que serait-ce à dire? Ne sont-ce pas là des gens comme il faut?
MARGARITA. — Pour sûr ! Trois sauvages de votre espèce !
LUNARDO. — Eh ! Madame ! de nos jours, venons-en donc au fait, on traite facilement de
sauvage un homme qui a son bon sens. Savez-vous la raison? Parce que vous autres femmes vous
êtes entichées de monde et de société, il vous faut du fracas, des banquets, des atours, des
baladins, toutes sortes de sornettes de ce genre ; votre maison vous fait l'effet d'une prison ; pour
que vos robes soient jolies, il faut qu'elles coûtent très cher; quand vous n'allez pas en visite, vous
tombez dans la mélancolie. Vous n'avez pas un brin de jugeote et vous prêtez sans cesse l'oreille à
ceux qui vous nattent. Ce que l'on raconte de tant de maisons, de tant de familles à jamais ruinées
vous importune. Vos maris vous emboîtent-ils le pas? ils sont sur toutes les bouches, ils défrayent
la chronique; mais celui qui veut vivre chez soi, dans la dignité, dans la gravité, en veillant sur sa
réputation, toutes choses que vous considérez, venez-en donc au fait, assommantes, c'est un
rustre, c'est un sauvage... Est-ce là bien parler? Et cela n'est-il pas vrai?
MARGARITA. —- Je ne disputerai pas et ce sera comme vous l'entendez ! Mme Félice et Mme
Marina viendront-elles donc dîner aussi?
LUNARDO. — Oui, Madame. Moi aussi, voyez ! j'aime la compagnie. Mais tous avec leur
légitime épouse. Ainsi, pas d'incongruités... pas de... venons-en donc au fait ! (A LUCIETTA.)
Qu'est-ce que vous écoutez? Ce n'est pas à vous que je parle, à présent.
LUCIETTA, à LUNARDO. — Y aurait-il des choses que je ne puis entendre !
LUNARDO, bas à MARGARITA. — Il me tarde de me débarrasser d'elle !
MARGARITA, bas à LUNARDO, — Où en est notre affaire?
LUNARDO, bas à MARGARITA. — Je vous raconterai. (A LUCIETTA.) Allez-vous-en d'ici !
LUCIETTA. — Que fais-je de mal?
LUNARDO. — Allez-vous-en!
LUCIETTA. — Mordienne ! Il est mauvais comme la gale!
LUNARDO. — Allez-vous-en, sinon vous allez recevoir un soufflet en plein museau.
LUCIETTA. — Vous l'entendez, Madame ma mère?
MARGARITA, avec autorité. — Allons ! Quand on vous dit de vous retirer, obéissez !
LUCIETTA. — (Oh ! si c'était ma mère pour de bon ! Patientons ! mais si je tombais sur un
balayeur, ma parole, je le prendrais.) (Elle sort.)
TROISIÈME SCÈNE
LUNARDO et MARGARITA.
MARGARITA. — Mon cher mari, je tenais à vous donner raison devant elle, mais en vérité, vous
êtes trop brutal avec votre fille !
LUNARDO. — De quoi vous mêlez-vous? Vous êtes une ignorante ! Je l'aime bien, ma fille,
mais j'entends qu'elle me craigne.
MARGARITA. — Songeriez-vous jamais à lui offrir un divertissement?
LUNARDO. — Les filles sont faites pour demeurer à la maison et il est malséant qu'on les voie
de droite et de gauche.
MARGARITA. — Pourtant ! un soir, un seul, à la comédie !
LUNARDO. — Non, Madame ! Quand je la marierai, j'aurai grand plaisir à dire : prenez-la,
Monsieur, puisque je vous la donne. Elle n'a jamais été une fois en masque; elle n'a jamais mis les
pieds à la comédie !
MARGARITA. — Alors ! Ce mariage? Avançons-nous?
LUNARDO. — En auriez-vous parlé à la petite?
MARGARITA. — Moi? Non! pour sûr!
LUNARDO. — Gare à vous ! Gare à vous !
MARGARITA. — Non, vous dis-je !
LUNARDO. — J'ai idée, voyez-vous, j'ai idée que je l'ai mariée.
MARGARITA. — Avec qui? Peut-on le savoir?
LUNARDO. — Chut ! (Il regarde tout à l’entour)... Je serais furieux que les murs mêmes le
sachent!... Avec le fils de M. Maurizio.
MARGARITA. — Avec Filippeto !
LUNARDO. — Oui. Chut ! taisez-vous !
MARGARITA. — Chut ! Chut ! Faisons-nous de la contre-bande?
LUNARDO. — Je ne veux pas qu'on sache mes affaires.
MARGARITA. — Se fera-t-il bientôt?
LUNARDO. — Bientôt.
MARGARITA. — L'a-t-il fait demander?
LUNARDO. — Il ne songe qu'à cela. Je la lui ai promise.
MARGARITA, avec admiration. — D'ores et déjà promise?
LUNARDO. — Oui, Madame. Qu'y a-t-il qui vous surprenne?
MARGARITA. — Sans m'en ouvrir la bouche?
LUNARDO. — Suis-je pas le maître?
MARGARITA. — Quelle dot lui donnez-vous?
LUNARDO. — Ce qu'il me plaira.
MARGARITA. — Alors, je suis une vraie buse à qui l'on ne dit rien, ma foi de ma foi !
LUNARDO. — Ma foi de ma foi! Ma foi de ma foi! Est-ce que je ne vous le dis pas à présent?
MARGARITA. — Si fait, Monsieur, et la petite, quand l'en instruirez-vous ?
LUNARDO. — Quand elle se mariera.
MARGARITA. — Les prétendus ne se verront-ils pas auparavant ?
LUNARDO. — Non, Madame.
MARGARITA. — Êtes-vous assuré que le promis sera de son goût?
LUNARDO. — Suis-je pas le maître?
MARGARITA. — Si fait ! si fait ! C'est votre fille après tout et je ne veux pas m'en mêler. Faites
comme vous l'entendez.
LUNARDO. — Ma fille, je tiens à ce que personne ne puisse dire qu'il l'a vue, et celui qui la
verra aura à l'épouser.
MARGARITA. — Et quand il la verra, s'il ne voulait pas d'elle?
LUNARDO. — Son père m'a donné sa parole.
MARGARITA. — Oh ! le beau mariage que voilà !
LUNARDO. — Que serait-ce à dire ! Qu'il lui fasse sa cour auparavant?
MARGARITA. — On frappe. On frappe. Je vais voir qui vient.
LUNARDO. — La servante n'est-elle pas céans?
MARGARITA. — Elle fait les lits. J'y vais moi-même.
LUNARDO. — Non Madame. Je ne veux pas que vous y alliez.
MARGARITA. — Voyez la témérité !
LUNARDO. — Je ne veux point que vous y alliez, et c'est moi qui ouvrirai. C'est moi qui
commande, ici, venons-en donc au fait, c'est moi qui commande. (Il sort.)
QUATRIÈME SCÈNE
MARGARITA, puis LUNARDO.
MARGARITA. — Quel homme m'est tombé là ! On chercherait en vain son égal sous la calotte
des cieux ! Et puis, il me rompt la tête avec son « venons-en donc au fait ». Ma foi de ma foi ! Je
ne peux plus le souffrir !
LUNARDO. — Savez-vous qui c'est?
MARGARITA. — Qui?
LUNARDO. — Monsieur Maurizio.
MAHGAHITA. — Le père du prétendu?
LUNARDO. — Motus ! Lui-même.
MARGARITA. — Vient-il pour conclure le mariage?
LUNARDO. — Retirez-vous !
MARGARITA. — Vous me renvoyez?
LUNARDO. — Oui, Madame ; retirez-vous !
MARGARITA. — Ne voulez-vous pas que j'écoute?
LUNARDO. — Non, Madame.
MARGARITA. — Voyez cela ! Et qui suis-je ici?
LUNARDO. — Suis-je pas le maître?
MARGARITA. — Suis-je pas votre femme?
LUNARDO. — Retirez-vous, vous dis-je !
MARGARITA. — Quel ours vous faites !
LUNARDO. — Dépêchez !
MARGARITA, s'achemine lentement. — Quel croquant !
LUNARDO, avec irritation. — Finissons-en !
MARGARITA. — Quel animal que j'ai là ! (Elle sort.)
CINQUIÈME SCÈNE
LUNARDO, puis MAURIZIO.
LUNARDO. — La voilà partie. On arrive à rien avec les bonnes façons; il faut crier. Je l'aime
bien, ma foi ; si fait, je l'aime bien, mais, sous mon toit, je ne veux voir d'autre maître que moi !
MAURIZIO. — Monsieur Lunardo, votre serviteur !
LUNARDO. — Bonjour à votre Seigneurie !
MAURIZIO. — J'ai entretenu mon fils.
LUNARDO. — Lui avez-vous dit que vous entendiez le marier?
MAURIZIO. — Je le lui ai dit.
LUNARDO. — Et qu'a-t-il répondu?
MAURIZIO. — Qu'il en est fort aise, mais qu'il aurait plaisir à voir la promise.
LUNARDO, irrité. — Non Monsieur, cela n'est pas dans nos clauses.
MAURIZIO. — Allons ! Allons ! Ne vous emportez pas ! Ce garçon-là fera tout ce qu'il vous
plaira.
LUNARDO. — Quand vous voudrez... venons-en donc au fait, la dot est prête. Je vous ai promis
six mille ducats; six mille ducats je vous donnerai. Les voulez-vous en sequins ou en ducats
d'argent? Ou voulez-vous que je les dépose à la banque, à votre ordre?
MAURIZIO. — L'argent ne me fait pas faute et vous pouvez à votre aise acheter des rentes sur le
Trésor, à moins que nous cherchions un emploi de l'argent qui nous convienne mieux.
LUNARDO. — Fort bien; tout sera fait selon votre désir.
MAURIZIO. — N'allez surtout pas faire de dépenses d'habits, je ne veux point.
LUNARDO. — Je vous la donne telle qu'elle est.
MAURIZIO. — Aurait-elle des robes de soie, par hasard?
LUNARDO. — Elle a bien quelques petits brimborions...
MAURIZIO. — Je ne veux pas voir de soie chez moi; tant que je vivrai, elle portera des robes de
laine. Surtout qu'on ne me rompe pas les oreilles de tabarins, de coiffes, de paniers, de toupets et
de leurs bigoudis sur le front !
LUNARDO. — Parfait ! Que Dieu vous garde ! C'est ainsi qu'il me plaît. Des bijoux, lui en
donnerez-vous?
MAURIZIO. — Je lui donnerai de bons bracelets d'or, et le jour des noces, un petit bijou qui était
à ma femme, ainsi qu'une paire de boucles d'oreilles en perles.
LUNARDO. — Fort bien ! fort bien ! Et n'ayez surtout pas la sottise de les faire monter à la
mode !
MAURIZIO. — Me prenez-vous pour un fou? En voilà une idée ! Les bijoux ne sont-ils pas
toujours à la mode? Et quelle est la chose qui importe : les diamants ou la monture?
LUNARDO. — Pourtant, de nos jours, venons-en donc au fait, on voit des gens se ruiner en
montures à la mode !
MAURIZIO. — C'est bien vrai, Monsieur. Tous les dix ans, on fait remonter ses bijoux, et au
bout de cent ans, ils vous reviennent au double.
LUNARDO. — Hélas! Il y a bien peu de gens qui pensent comme nous.
MAURIZIO. — Aussi y en a-t-il peu qui aient du bien comme nous !
LUNARDO. — On prétend toutefois que nous ne savons pas en profiter.
MAURIZIO. — Les malheureux ! Lisent-ils dans notre cœur? Ils s'imaginent que rien n'existe au
monde que leur propre agrément. Ah ! mon compère ! Quel plaisir de se dire : il ne me manque
rien, j'ai tout à suffisance et quelle que soit la conjoncture, j'ai toujours sous la main mes bons
sequins sonnants et trébuchants !
LUNARDO. — Pour sûr ! Et la table, qu'en dites-vous ! De bons chapons, de bonnes poulardes,
de bonnes longes de veau? Tout cela de bonne qualité et à très bon marché, puisque cela est payé
rubis sur l'ongle... Et sous son propre toit, sans fracas ni bisbilles.
MAURIZIO. — Point de fâcheux qui vous rompent la tête.
LUNARDO. — Personne qui sache vos affaires.
MAURIZIO. — Sommes-nous pas les maîtres?
LUNARDO. — Nos femmes filent doux.
MAURIZIO. — Nos enfants marchent droit.
LUNARDO. — C'est selon ce principe que me fille est élevée !
MAURIZIO. — Mon fils est la perfection même. Il ne gaspillerait pas une obole !
LUNARDO. — Ma petite s'entend à tout et je veux que, chez moi, elle s'occupe de tout. Elle fait
même la vaisselle !
MAURIZIO. — Pour que mon fils ne serre pas de trop près les servantes, je lui ai enseigné à
repriser ses bas et à mettre des pièces à ses chausses.
LUNARDO, riant. — Oh ! Oh ! Parfait !
MAURIZIO, riant. — Oui; vraiment!
LUNARDO, riant encore et se frottant les mains. — Or donc ! Sans perdre plus de temps, que
l'on termine cette affaire !
MAURIZIO. — C'est selon votre désir, compère !
LUNARDO. — Je vous attends à dîner céans aujourd'hui, comme je vous l'ai déjà dit. J'aurai
quatre cervelles, venons-en donc au fait, mais elles sont magnifiques.
MAURIZIO. — Eh bien ! nous les mangerons.
LUNARDO. — Avec le cœur content.
MAURIZIO. — Quel beau divertissement !
LUNARDO. — Et l'on dira encore que nous sommes des sauvages !
MAURIZIO. — Quels balourds !
LUNARDO. — Fi ! les lourdauds !
SIXIÈME SCÈNE
Une chambre chez M. SIMON.
MARINA et FILIPPETO.
MARINA. — Qu'y a-t-il, mon neveu? Et par quel miracle venez-vous me voir?
FILIPPETO. — Je sortais de l'office et, en rentrant chez moi, l'idée m'est venue de passer un
instant pour vous dire bonjour.
MARINA. — Fort bien, Filppeto. Bonne idée que voilà ! Je vous prépare sur-le-champ une petite
collation.
FILIPPETO. — Merci, Madame ma tante ! Mais il me faut rentrer à la maison sans tarder. Si mon
père ne m'y trouvait pas, j'en entendrais de toutes les couleurs !
MARINA. — Vous lui direz que vous étiez chez votre tante Marina : qu'aura-t-il à gronder?
FILIPPETO. — Si vous saviez ! Il ne cesse de crier et ne me laisse pas un moment de liberté.
MARINA. — Il a raison d'un côté... Pourtant il devrait vous permettre de venir chez votre tante !
FILIPPETO. — Je le lui ai demandé, mais il n'entend pas que je vienne.
MARINA. — Ah ! c'est bien le même croquant que mon mari !
FILIPPETO. — M. mon oncle Simon est-il à la maison?
MARINA. — Non, mais il se peut qu'il rentre.
FILIPPETO. — Lui aussi ne fait que gronder quand il m'aperçoit ici.
MARINA. — Laissez-le donc dire ! Il ferait beau voir : n'êtes-vous pas mon neveu? Le fils d'une
de mes sœurs? La pauvre est morte et je puis bien dire que je n'ai pas d'autre parent au monde que
vous.
FILIPPETO. — Je ne voudrais pas qu'à cause de moi, il vous grondât aussi.
MARINA. — Oh ! mon garçon, ne prenez pas tant de soucis de moi. S'il m'en dit en détail, je lui
en réponds en gros ! J'en verrais de belles, si je n'agissais pas de la sorte. Il trouverait à crier sur
tout. Je ne crois pas qu'il existe sur terre d'homme plus bougon que mon mari.
FILIPPETO. — Plus que M. mon père?
MARINA. — Je me le demande ! Les deux font la paire !
FILIPPETO. — M'a-t-il jamais permis un divertissement, depuis que je suis au monde? Du matin
au soir, il faut travailler, à l'office et à la maison. Le dimanche, il faut faire ce qu'il convient, puis,
sur-le-champ, rentrer chez soi. Mon valet est sans cesse sur mes pas. Quel mal ai-je eu, ce matin,
à le décider à me conduire ici ! Jamais une promenade à la Giudecca ou au Castello. Je ne crois
pas avoir traversé la place St-Marc trois ou quatre fois dans mon existence. Il faut vivre à la guise
de Monsieur. Le soir, on travaille jusqu'à huit heures, puis on dîne, on se couche. Et bonsoir à
votre Seigneurie !
MARINA. — Pauvre garçon ! J'ai grand' pitié de vous. Il est bon de tenir la jeunesse en lisière,
mais j'avoue aussi que le mieux est l'ennemi du bien.
FILIPPETO. — N'en parlons plus; nous allons voir ce qu'il en sera, dorénavant.
MARINA. — Vous avez l'âge de raison et il ferait bien de vous donner un peu de liberté.
FILIPPETO. — N'êtes-vous pas au courant, Madame ma tante ?
MARINA. — De quoi donc?
FILIPPETO. — Monsieur mon père ne vous a-t-il rien dit?
MARINA. — Voici quelque temps que je ne le vois plus.
FILIPPETO. — Vous ne savez donc pas la nouvelle?
MARINA. — Non, rien. Qu'y a-t-il de nouveau?
FILIPPETO. — Si je vous le dis, le répéterez-vous à Monsieur mon père?
MARINA. — Que craignez-vous là?
FILIPPETO. — Attention ! Attention !
MARINA. — Que craignez-vous là, vous dis-je?
FILIPPETO. — Écoutez : il veut me marier.
MARINA. — Tout de bon?
FILIPPETO. — C'est lui-même qui me l'a dit.
MARINA. — A-t-il trouvé une jeune fille?
FILIPPETO. — Oui, Madame !
MARINA. — Qui est-elle?
FILIPPETO. — Je vais vous le dire, mais ma mie, motus !
MARINA. — Allons, vite ! vous m'impatientez ! Pour qui me prenez-vous ?
FILIPPETO. — C'est la fille de M. Lunardo.
MARINA. — Oh ! Oh ! je la connais. C'est-à-dire, je ne la connais pas, mais je connais sa belle-
mère, Mme Margarita Saint-Nicolas, qui a épousé M. Lunardo, un ami de mon mari, un vieux
croquant de son espèce. Les deux font la paire, le père du promis et le père de la promise. Avez-
vous vu la jeune fille ?
FILIPPETO. — Non, Madame.
MARINA. — Ils vous la montreront avant de signer le contrat ?
FILIPPETO. — Oh ! Je crains que je ne la verrai pas.
MARINA. — Elle est bien bonne ! Et si elle ne vous plaisait pas?
FILIPPETO. — Si elle ne me plaisait pas, je ne la prendrais pas, mordienne !
MARINA. — Mieux vaudrait que vous la voyiez auparavant.
FILIPPETO. — Comment voulez-vous que je fasse?
MARINA. — Demandez-le à votre père.
FILIPPETO. — Je le lui ai demandé, mais il m'a cloué le bec.
MARINA. — Si je savais comment faire, je voudrais bien vous y aider !
FILIPPETO. — Plût au Ciel !
MARINA. — Hélas ! cet ours de M. Lunardo ne permet à personne de la voir.
FILIPPETO. — Si cela se pouvait... au cours d'une fête...
MARINA. — Chut ! Chut ! voici mon mari.
FILIPPETO. — Faut-il que je m'en aille?
MARINA. — Non, ne bougez pas.
SEPTIÈME SCÈNE
SIMON et les précédents.
SIMON. — (Que fait-il là, ce fripon?)
FILIPPETO. — Serviteur, monsieur mon oncle.
SIMON, brusquement. — Serviteur.
MARINA. — Joli accueil que vous faites-la à votre neveu !
SIMON. — N'ai-je pas mis une condition, lorsque je vous ai épousée? Je ne veux pas de vos
parents chez moi.
MARINA. — Voyez-moi cela ! Mes parents viennent-ils demander l'aumône à votre porte? Ils
n'ont nul besoin de vous, Monsieur ! Mon neveu vient me voir, une fois de temps à autre, et vous
grondez déjà ! Comme si nous étions de pauvres hères, comme si nous venions du fond des bois.
Et vous êtes un homme de bien, paraît-il? Vous êtes un rustre, excusez-moi !
SIMON. — N'avez-vous pas fini? Ce matin, je n'ai pas envie de me fâcher.
MARINA. — Vous ne pouvez pas voir mon neveu. Que vous a-t-il fait?
SIMON. — Rien du tout : je l'aime bien, mais vous savez que je déteste qu'il vienne du monde
chez moi.
FILIPPETO. — Soyez sans crainte, je ne reviendrai plus.
SIMON. — Je vous en serai obligé.
MARINA. — Et moi, je veux qu'il vienne.
SIMON. — Et moi, je ne veux pas.
MARINA. — Vous n'avez pas à m'interdire ces sortes de choses.
SIMON. — Je peux et je veux vous interdire tout ce qui me déplaît.
FILIPPETO, sur la point de partir. — Serviteur !
MARINA. — Attendez ! (A SIMON.) Pourquoi en voulez-vous à ce garçon?
SIMON. — Je ne le veux pas céans.
MARINA. — Pourquoi donc !
SIMON. — Pourquoi ou pour qu'est-ce, je ne veux personne.
FILIPPETO. — Madame ma tante, laissez-moi m'en aller.
MARINA. — Allez ! Allez ! mon neveu. J'irai moi-même voir votre père.
FILIPPETO. — Serviteur. (A SIMON.) Serviteur, Monsieur mon oncle.
SIMON. — Serviteur.
FILIPPETO. — (Oh! il rend des points à mon père celui-là, il est même dix fois plus rustre que
lui !).
HUITIEME SCÈNE
MARINA et SIMON.
MARINA. — En voilà des manières ! Que va penser ce garçon?
SIMON. — Vous connaissez mon caractère. Je veux être en repos chez moi.
MARINA. — Quel tracas vous causait mon neveu?
SIMON. — Aucun, mais je ne veux voir personne.
MARINA. — Pourquoi ne vous retirez-vous pas dans votre chambre ?
SIMON. — Parce que je veux demeurer ici.
MARINA. — Vous me la baillez belle ! Avez-vous envoyé quelqu'un faire les emplettes?
SIMON. — Non, madame.
MARINA. — Ne dîne-t-on pas aujourd'hui?
SIMON, plus haut. — Non. Madame.
MARINA. — Il faudrait voir que vous vous mettiez en colère, à cause du dîner,
SIMON. — Bien sûr ! A vous entendre, je suis un original, je suis un hurluberlu...
MARINA. — Mais pourquoi ne dîne-t-on pas aujourd'hui?
SIMON, bourru. — Parce que nous sommes invités en ville.
MARINA. — Et vous me le dites sur ce ton !
SIMON. — C'est vous qui m'échauffez la bile !
MARINA. — Mon cher mari, excusez-moi, vous avez un caractère qui vous fait enrager
quelquefois.
SIMON. — Ne le connaissez-vous pas? Si vous le connaissez, à quoi bon faire ces scènes?
MARINA. — (Ciel quelle patience !) Où allons-nous dîner?
SIMON. — Où je vous conduirai.
MARINA. — Mais encore?
SIMON. — Où je vous conduirai.
MARINA. — Pourquoi me le cacher?
SIMON. — Qu'importe que vous le sachiez ! Vous êtes avec votre mari et vous n'avez à vous
soucier de rien.
MARINA. — En vérité, vous avez perdu la tête ! Ne faut-il pas que je sache où nous allons,
comment il faut que je m'habille et avec quelles gens nous dînerons. S'ils sont de qualité, je ne
voudrais pas me faire moquer.
SIMON. — Partout où je vais, soyez certaine qu'il n'y a que des gens sans façons.
MARINA. — Mais en quelle compagnie serons-nous?
SIMON. — Vous venez avec moi.
MARINA. — Quel curieux homme que voilà !
SIMON. — C'est vous qui êtes la curieuse !
MARINA. — Faut-il que j'aille quelque part sans savoir en quel endroit?
SIMON. — Oui, Madame.
MARINA. — Je ne m'appelle plus Marina, si j'y vais !
SIMON. — Eh bien ! vous resterez sans dîner.
MARINA. — J'irai chez mon beau-frère Maurizio.
SIMON. — Monsieur votre beau-frère dînera où nous allons nous-mêmes.
MARINA. — Mais où donc?
SIMON. — Suivez-moi et vous l'apprendrez.
(Il sort.)
NEUVIÈME SCÈNE
MARINA, puis FELICE. CANCIANO et le comte RICCARDO.
MARINA. — Il est drôle ! Que le diable l'emporte ! Avec la bonne grâce qu'il met à toute chose !
On frappe, Oh hé ! voyons qui frappe. (Du côté du public.) Cela ferait rire un mort, vraiment ! Il
faut aller dîner quelque part, sans qu'on sache en quel lieu ! Bien sûr, j'aurais envie de m'amuser
un peu, mais puisque j'ignore où nous allons, je ne sortirai pas. Comment m'y prendre pour le
savoir? Oh ! oh ! Madame Felice ! Qui l'accompagne? C'est son dadais de mari. Et l'autre, qui
est-ce? Elle a toujours quelque chevalier servant. Son mari a beau être de la même trempe que le
mien, Felice ne s'en soucie point du tout et n'en fait qu'à sa tête. Le pauvre diable lui emboîte le
pas comme un chien barbon. Je regrette pour mon mari, que va-t-il dire en apercevant cette
compagnie? Oh hé ! Qu'il dise ce qu'il voudra ! Ce n'est pas moi qui les ai priés, et je ne veux pas
mal en user avec ces gens-là !
FELICE. — Votre servante, Madame Marina.
MARINA. — Votre servante, Madame Felice. Messieurs, je vous honore.
CANCIANO, mélancolique, à MARINA. — Serviteur.
RICCARDO, à MARINA. — Je suis le très humble serviteur de Madame.
MARINA. — Je suis votre servante. (A FELICE.) Qui est ce Monsieur?
FELICE. — Un comte, un gentilhomme étranger, un ami de mon mari. N'est-ce pas, Monsieur
Canciano?
CANCIANO. — Je l'ignore.
RICCARDO. — Je suis l'ami et le serviteur de tout le monde.
MARINA. — L'ami de M. Canciano ne peut être qu'un homme de mérite.
CANCIANO. — Je l'ignore, vous dis-je !
MARINA. — Comment l'ignorez-vous, puisqu'il vient chez moi en votre compagnie?
CANCIANO. — En ma compagnie?
FELICE. — Mais avec qui alors? Monsieur le comte, excusez-nous. Nous sommes en carnaval,
voyez-vous, et mon mari plaisante. Il veut intriguer Madame Marina, n'est-ce pas, Monsieur
Canciano?
CANCIANO. — (Dire qu'il faut avaler ça.)
MARINA. — (Elle a toutes les roueries !) Voulez-vous vous asseoir, je vous prie?
FELICE. — Oui, asseyons-nous un peu (Elle s'assied.) Prenez place ici, Monsieur le comte.
RICCARDO. — Le sort ne pouvait pas me réserver de meilleure aubaine.
CANCIANO. — Et moi, où dois-je m'asseoir?
FELICE. — Là-bas, à côté de madame Marina.
MARINA, bas à FELICE. — Non, ma chère, car si mon mari venait, j'en entendrais de belles !
FELICE, à CANCIANO. — Regardez : n'y a-t-il pas des chaises, là-bas?
CANCIANO, il s'assied à l'écart. — Mon Dieu, Madame, je vous suis bien obligé !
RICCARDO, à CANCIANO. — Mon ami, si vous voulez vous asseoir ici, libre à vous et ne
faisons pas de cérémonies. Je m'en irai de l'autre côté auprès de Madame Marina.
MARINA, à RICCARDO. — Non, Monsieur. Monsieur, non, ne vous dérangez pas.
FELICE. — En voilà des balivernes ! Pensez-vous par hasard, que mon mari soit jaloux? Oh hé !
Monsieur Canciano, défendez-vous. Ils vous prennent pour un jaloux. Vous m'étonnez fort,
monsieur le Comte. Mon mari est un honnête homme; il sait quelle femme il a, et il ne souffre pas
de cette maladie. D'ailleurs S'il en souffrait, je l'en guérirais sans tarder. Il ferait beau voir qu'une
femme comme il faut ne puisse traiter honnêtement un Monsieur, une personne de qualité qui
vient passer quatre jours de Carnaval à Venise, qui m'est envoyé par un de mes frères qui habite
Milan? Qu'en dites-vous, Marina, serait-ce de la civilité? Et ne serait-ce pas de la dernière
incongruité? Mon mari n'est point de cette humeur-là, et toute son ambition consiste à se faire
honneur, à se montrer homme de mérite, tout son plaisir est de voir sa femme se divertir, de la
voir briller en compagnie et dans la conversation, n'est-ce pas, monsieur Canciano?
CANCIANO, en grommelant. — Oui, madame.
RICCARDO. — A vrai dire, je m'en doutais un peu : mais puisque vous m'en assurez, que M.
Canciano me confirme à son tour dans mon assurance, me voici donc en paix, et tout à l'honneur
de vous servir.
CANCIANO. — (C'est de ma faute et j'ai été trop bête de l'introduire chez moi.)
MARINA. — Demeurerez-vous un peu à Venise, monsieur le Comte?
RlCCARDO. — J'avais l'intention d'y demeurer assez peu, mais je suis si heureux de me trouver
dans cette belle ville, que j'y veux prolonger mon séjour.
CANCIANO. — (Le diable ne l'emportera-t-il pas?)
FELICE. — Ainsi donc, Madame Marina, nous dînons ensemble aujourd'hui?
MARINA. — Où cela?
FELICE. — Où? Ne le savez-vous pas ?
MARINA. — Mon mari m'a touché un mot de ce dîner mais il ne m'a pas dit l'endroit.
FELICE. — Chez Mme Margarita.
MARINA. — Chez M. Lunardo?
FELICE. — Si fait !
MARINA. — Ah ! je comprends. On conclut le mariage.
FELICE. — Quel mariage?
MARINA. — Ne le savez-vous pas?
FELICE. — Mais non ! Contez-moi cela !
MARINA. — La plus grande nouveauté du monde !
FELICE. — A propos de qui? De Lucietta?
MARINA. — Oui-dà, mais motus !
FELICE, s'approchant tout près de MARINA. — Ma toute bonne, contez-moi cela !
MARINA, en montrant RICCARDO et CANCIANO. — Ils vont entendre ?
FELICE. — Monsieur Ricccardo, allez donc dire un mot à mon mari; tenez lui compagnie un
petit peu. S'il aime que l'on entretienne sa femme, il ne veut tout de même pas rester comme cela
dans un coin, n'est-ce pas, monsieur Canciano?
CANCIANO, à RICCARDO. — Hé ! ne vous dérangez pas, cela n'a aucune importance.
RICCARDO, s'approchant de CANCIANO. — Mais j'aurai grand plaisir à causer avec M.
Canciano. Je le prierai même de me donner son avis sur certaines affaires.
CANCIANO. — (Qu'il y compte !)
FELICE, à MARINA. — Et alors?
MARINA, à FELICE. — Quelle diablesse vous êtes !
FELICE. — Si je n'agissais pas de la sorte, je mourrais d'ennui avec un mari de cet acabit !
MARINA. — Et moi donc !
FELICE. — Dites-moi, dites-moi ! De quoi s'agit-il à propos de Lucietta?
MARINA, tout bas. — Je vous dirai tout, mais chut ! que personne n'entende.
RICCARDO, à CANCIANO, — Monsieur, il me semble que vous ne vous souciez guère de moi.
CANCIANO. — Excusez-moi, mais j'ai assez de tracas sans que je m'en fasse pour autrui.
RICCARDO. — Fort bien ! Je ne vous incommoderai plus. Mais ces dames chuchotent entre
elles; disons-nous quelque chose.
CANCIANO. — Que voulez-vous que je vous dise? Je ne suis pas un homme disert; je ne me
soucie guère des nouveautés, et j'aime encore moins la conversation.
RICCARDO. — (C'est un vrai butor que cette homme-là!)
FELICE, à MARINA. — Ne l'a-t-il pas encore vue?
MARINA. — Non, et l'on ne veut pas qu'il la voie.
FELICE. — Voilà une balourdise belle et bonne !
MARINA. — Si vous saviez ! Je donnerais je ne sais quoi pour que le prétendu la voie, avant de
signer le contrat.
FELICE. — Ne peut-il pas se rendre chez elle?
MARINA. — Juste Ciel, que me dites-vous là?
FELICE. — Ne pourrait-on pas, sous le couvert du Carnaval?
MARINA. — Parlez bas, que l'on n'entende point.
FELICE, à RICCARDO. — Allons ! Songez à vos affaires et ne restez pas là pour espionner. (A
MARINA, à mi-voix.) Ecoutez bien l'idée qui me passe par la tête.
RICCARDO, à CANCIANO. — Où va-t-on ce soir ?
CANCIANO. — A la maison.
RICCARDO. — Et Madame?
CANCIANO. — A la maison.
RICCARDO. — Y aura-t-il conversation?
CANCIANO. — Oui, monsieur, au lit.
RICCARDO. — Au lit? A quelle heure?
CANCIANO. — A huit heures.
RICCARDO. — Vous vous moquez !
CANCIANO. — Sur ma foi ! et je suis votre serviteur.
RICCARDO. — (Je me vois mal parti, à ce qu'il paraît !)
FELICE, bas à MARINA. — Qu'en pensez-vous ? Et cela vous plaît-il?
MARINA. — Fort bien. Tout ira à merveille. Mais le moyen de le faire savoir à mon neveu? Si je
l'envoie quérir, mon mari se mettra certainement en colère !
FELICE. — Faites-lui savoir que je l'attends chez moi.
MARINA. — Et son père?
FELICE. — N'est-il pas prié chez M. Lunardo? Une fois son père sorti, qu'il se hâte de venir je
me charge du reste.
MARINA. — Et puis?
FELICE. — Et puis? Et puis? Au fond du puits, la vérité ! Laissez-moi faire, vous dis-je !
MARINA. — Je l'envoie avertir aussitôt.
FELICE, à RICCARDO et à CANCIANO. — Eh bien ! Avez-vous perdu la langue?
(A RICCARDO.) Le pauvre ! Il aura quelque rat dans la tête. Mille soucis agitent mon mari; c'est
un homme tout à fait comme il faut... !
RICCARDO. — Je crains qu'il ne soit incommodé !
FELICE. — Mon Dieu ! Que je suis malheureuse ! Cela me peinerait bien. Qu'avez-vous donc,
monsieur Canciano? (A RICCARDO.) Pourquoi pensez-vous qu'il soit incommodé?
RICCARDO. — Il veut aller au lit à huit heures.
FELICE, à CANCIANO. — Parfait ! C'est vous gouverner à merveille, mon cher !
CANCIANO. — Mais vous viendrez avec moi.
FELICE. — Oh ! à propos ! Avez-vous oublié que nous allons à l'Opéra?
CANCIANO. — A l'Opéra, on ne me verra point.
FELICE, à CANCIANO. — Comment? Voici la clef de la loge; c'est vous-même qui me l'avez
achetée.
CANCIANO. — Je l'ai achetée... je l'ai achetée, parce que vous m'avez ensorcelé. Mais à l'Opéra,
on ne me verra point et vous n'irez pas davantage.
FELICE. — Mon cher petit mari ! Il plaisante, savez-vous ! Il plaisante, Madame Marina ! Mon
mari a tant d'amitié pour moi qu'il m'a retenu une loge et qu'il va m'accompagner à l'Opéra. N'est-
ce pas, mon chéri? (Bas à CANCIANO). Écoutez bien : ne me jouez pas un de vos tours, sinon
vous aurez affaire à moi !)
MARINA. — (La rusée !)
FELICE, à RICCARDO. — Voulez-vous être des nôtres? La loge est assez grande, n'est-ce pas,
monsieur Canciano?
CANCIANO. — (Elle me fait passer par tous ses caprices ! Que le Ciel la confonde !)
DIXIÈME SCÈNE
SIMON et les précédents.
SIMON, brusquement. — Marina !
MARINA. — Monsieur.
SIMON, en indiquant RICCARDO. — Quel est ce vacarme? Et que faites-vous ici? Qui est-ce?
FELICE. — Monsieur Simon, mes respects !
SIMON, à FELICE. — Serviteur. (A MARINA.) Hein?
FELICE. — Nous sommes venues rendre visite.
SIMON. — A qui?
FELICE. — A vous, n'est-ce pas, Monsieur Canciano?
CANCIANO, entre ses dents. — Oui, madame.
SIMON, à MARINA. — Hors d'ici, vous !
MARINA. — En userai-je ainsi avec ces personnes?
SIMON. — Laissez-moi ce souci et retirez-vous.
FELICE. — Allons, Marina ! Obéissez à votre mari. Moi aussi, voyez ! quand Monsieur
Canciano m'ordonne quelque chose, j'obéis aussitôt.
MARINA. — Bien! bien! Entendu... Messieurs!
RICCARDO, à MARINA. — Je suis votre très humble serviteur.
SIMON, ironique, au Comte. — Monsieur !
MARINA, fait la révérence au Comte. — Votre servante.
SIMON, singe la révérence. — Madame !
MARINA. — (Je me tais, parce que, parce que... mais au diable si je continue cette vie-là !)
SIMON, à FELICE. — Qui est-ce, ce Monsieur?
FELICE. — Demandez-le à mon mari.
RICCARDO. — Voulez-vous apprendre qui je suis? Permettez que je vous l'apprenne moi-
même. Je suis le comte Riccardo des Archers, gentilhomme des Abruzzes, l'ami de M. Canciano
et le serviteur de Mme Felice.
SIMON, à CANCIANO. — Et vous laissez fréquenter votre femme par ces sortes de gens-là?
CANCIANO. — Que voulez-vous que j'y fasse?
SIMON. — Peuh ! (Il sort.)
FELICE. — Quel malotru nous avons là ! Le voici qui nous laisse sans dire le moindre bonsoir.
Voyez-vous la différence, Monsieur le Comte? Mon mari est un homme de bien qui serait
incapable d'une action de la sorte. Je suis au regret de ne pouvoir vous emmener dîner avec nous
aujourd'hui. Mais que diriez-vous d'un petit je ne sais quoi, après dîner? Et ce soir, nous irons
ensemble à l'Opéra, n'est-ce pas, monsieur Canciano?
CANCIANO. — Mais moi, je vous dis...
FELICE. — Allons! venez ça, monsieur le nigaud... (Elle prend CANCIANO par un bras et
RICCARDO de l'autre, ils sortent.)
DEUXIEME ACTE
PREMIÈRE SCÈNE
Une pièce chez LUNARDO.
LUCIETTA. — Tout de bon, Madame ma mère, vous voilà bien élégante.
MARGARITA. — Mais ma fille, si cette compagnie vient tout à l'heure, voudriez-vous, ma foi
de ma foi, me voir attifée comme une servante?
LUCIETTA. — Et moi, hélas ! me montrerai-je dans cet accoutrement ?
MARGARITA. — Pour une jeune fille, cela va fort bien.
LUCIETTA. — Oui-dà ! Cela va fort bien, quand je ne suis pas malade !
MARGARITA. — Que vous dirai-je, ma fille? Si cela ne dépendait que de moi, j'aimerais que
vous ne manquiez de rien, mais vous connaissez votre père. Il est intraitable sur ce chapitre. Si je
parle de vous faire la plus petite robe, il me saute à la figure. Les filles doivent aller modestement
mises, et c'est moi qui vous monte la tête, à ce qu'il paraît. Aussi, pour ne pas l'entendre gronder,
je ne me mêle de rien et le laisse faire à sa guise. Vous n'êtes pas ma fille, en somme, et je n'ai
pas le droit de trop en prendre sous mon bonnet.
LUCIETTA. — Oh ! je le sais que je ne suis pas votre fille !
MARGARITA. — Qu'entendez-vous par là? Est-ce que je ne vous aime pas, peut-être?
LUCIETTA. — Oh ! si, Madame ! Vous m'aimez bien, mais vous n'entendez pas vous rompre la
tête pour moi ! Si j'étais votre fille et qu'il vînt céans de la compagnie, vous ne me laisseriez
certes pas en tablier.
MARGARITA. — Eh bien ! enlevez ce tablier !
LUCIETTA. — Et puis, quand je l'aurai ôté?
MARGARITA. — Quand vous l'aurez ôté, ma foi de ma foi ! vous ne l'aurez plus.
LUCIETTA. — Pardi ! Pensez-vous que je ne voie pas que vous vous moquez ?
MARGARITA. — C'est que vous me faites rire. Que voulez-vous donc, ma foi de ma foi ?
LUCIETTA. — Moi aussi, j'aimerais faire mon petit effet.
MARGARITA. — Eh bien ! dites-le à votre père ! Voudriez-vous qu'on appelât un tailleur en
secret pour qu'il vous fît un habit? Et puis, M. Lunardo a-t-il la berlue? Pensez-vous, ma foi de
ma foi, qu'il ne s'en apercevrait pas?
LUCIETTA. — Oh ! je ne prétends pas à une robe, et je me contenterais d'une simple petite
babiole. Regardez : je n'ai même pas de manchettes ! Et j'ai honte de ce chiffon que je porte en
guise de collerette. Il date au moins du temps de ma mère-grand. Pour la maison, cette robe peut
suffire, mais il me plairait tout de même bien d'avoir quelque chose de plus joli, et une
franfreluche ou deux ne me messièreraient pas non plus.
MARGARITA. — Oh bien ! puisqu'une paire de manchettes vous ferait plaisir, je vais vous en
offrir une des miennes. Et que diriez-vous aussi d'un collier de perles?
LUCIETTA. — Grand Dieu !
MARGARITA. — Je vais vous chercher cela. (A part.) Pauvre petite ! Je la comprends. Nous
autres femmes, ma foi de ma foi ! nous sommes toutes comme cela. (Elle sort.)
DEUXIÈME SCÈNE
LUCIETTA puis MARGARITA.
LUCIETTA. — Voyez-moi ça ! Mon père ne veut pas, dit-elle. J'ai idée que c'est elle qui n'y tient
pas. Il est vrai que monsieur mon père est un bougon, qui ne supporte guère certaines fantaisies
chez lui. Il n'empêche qu'elle a su se pomponner, elle ! et quand elle se met en tête d'avoir une
robe, elle a tôt fait de l'acheter et elle le laisse gronder tout à son aise. Mais a-t-elle jamais souci
de moi, pauvre malheureuse? Il suffit : c'est une belle-mère ! Je la connais de reste ; elle m'en
veut, elle enrage parce que je suis plus jeune et plus jolie qu'elle. Cela la chiffonne de m'avoir ici;
je vois bien que cela lui écorche la bouche de m'appeler sa fille et quand je l'appelle Madame ma
mère, elle a tellement peur que cela la vieillisse !
MARGARITA. — Allons, ôtez ce tablier !
LUCIETTA. — Oh ! sur-le-champ, Madame. (Elle ôte son tablier.)
MARGARITA. — Venez ici, que je vous mette ces manchettes.
LUCIETTA. — Ma mie, laissez-moi voir !
MARGARITA. — Regardez, elles sont presque toutes neuves.
LUCIETTA. — Que voulez-vous que je fasse de ces balayettes juste bonnes à laver la vaisselle !
MARGARITA. — Balayettes, dites-vous? Des manchettes de toile de Cambrai que je n'ai pas
portées plus de quatre fois !
LUCIETTA. — Elles sont toutes fripées, ne voyez-vous pas?
MARGARITA. — Le beau malheur ! Certes, on viendra examiner si elles sont repassées de frais
!
LUCIETTA. — Pourtant, les vôtres sont toutes nettes.
MARGARITA. — Ma chère demoiselle, prétendriez-vous vous habiller à ma façon? Voici les
manchettes, mettez-les si vous voulez, sinon, allez en chercher d'autres !
LUCIETTA. — Allons ! ne vous emportez pas, je les mets.
MARGARITA. — Venez ici. Ma parole ! avec ces péronnelles, moins on en fait et mieux cela
vaut...
(Elle lui met les manchettes.)
LUCIETTA, en enfilant les manchettes. — Pour sûr ! vous vous donnez tant de mal pour moi !
MARGARITA, en fixant les manchettes. — Je m'en donne plus que vous n'en méritez !
LUCIETTA. — Mon Dieu, je vous prie ! ne vous tuez pas pour moi !
MARGARITA. — Vous êtes bien insolente ce matin !
LUCIETTA. — Ne me lanternez pas, je ne suis pas si bête que cela !
MARGARITA. — Ah non, j'ai la tête rompue, à la fin, et vous ne me prendrez plus à me soucier
de vous. Vous voilà bien délicate Mademoiselle ! Appelez donc la servante ; quant à moi je ne
veux pas perdre la raison pour vous être agréable.
LUCIETTA. — Les perles, les avez-vous?
MARGARITA. — Je n'ai rien et ne veux plus de rebuffades.
LUCIETTA. — Ma toute bonne !
MARGARITA. — Je serais folle à lier, si j'enrageais à cause de cette friponne !
LUCIETTA, pleure et s'essuie les yeux avec un mouchoir.
MARGARITA. — Qu'y a-t-il? Qu'avez-vous?
LUCIETTA, continue de pleurer.
MARGARITA. — Vous pleurez? Que vous ai-je fait?
LUCIETTA, en pleurant. — Vous m'avez dit... vous me donneriez... un collier de perles... et vous
ne voulez plus... me le donner.
MARGARITA. — Pourquoi me mettre en colère à ce point?
LUCIETTA. — Me le donnez-vous ?
MARGARITA. — Allons, venez ici. (Elle se prépare à lui passer le collier autour du cou.)
LUCIETTA. — Faites-moi voir.
MARGARITA. — Vous allez encore trouver à redire. Laissez-moi vous l'accrocher.
LUCIETTA, bas, en grognant. — Ça doit être quelque vieillerie...
MARGARITA, en accrochant le collier. — Que dites-vous?
LUCIETTA. — Rien.
MARGARITA. — Vous grognez sans cesse.
LUCIETTA. — Regardez ! (Elle trouve une perle cassée dans sa poitrine.) Une perle cassée !
MARGARITA. — Eh bien ! Qu'importe ! Espacez-les un petit peu.
LUCIETTA. — Seraient-elles toutes cassées?
MARGARITA. — Vous allez me faire dire...
LUCIETTA. — Quel âge peut bien avoir ce collier?
MARGARITA. — Voulez-vous parier que je vous l'ôte et que vous ne le reverrez plus?
LUCIETTA. — Pardi ! Vous grondez toujours.
MARGARITA. — Vous n'êtes jamais contente...
LUCIETTA. — Cela me va-t-il?
MARGARITA. — Le mieux du monde.
LUCIETTA. — Me sied-il au visage?
MARGARITA. — A merveille, vous dis-je, à merveille (A part.) Peste soit de la vaniteuse !
LUCIETTA, elle tire un petit miroir de sa poche. — Je n'en crois rien et je tiens à juger moi-
même.
MARGARITA. — Quel est ce miroir que vous avez en poche?
LUCIETTA. — Oh ! ce n'est qu'un tout petit bout.
MARGARITA. — Si votre père savait ça !
LUCIETTA. — Vous n'allez pas le lui dire, j'espère !
MARGARITA. — Le voici. Attention ! Le voici.
LUCIETTA. — Peste soit de lui ! J'ai à peine eu le temps de me voir. (Elle cache le miroir.)
TROISIÈME SCÈNE
LUNARDO et les précédentes.
LUNARDO, à MARGARITA. — Qu'y a-t-il, Madame? Allez-vous à un festin?
MARGARITA. — Ouais ! Nous y voici. Je m'habille une fois l'an et il grogne encore. Auriez-
vous peur, ma foi de ma foi ! que je vous ruine?
LUNARDO. — Libre à vous, venons en donc au fait, d'user une robe par semaine; il ne
m'importe guère. Grâce au ciel, je ne suis pas de ceux qui souffrent de continence de bourse et
dépenser une centaine de ducats ne m'effraie point. Mais je ne veux pas de bouffonneries ici. Que
vont dire les honnêtes personnes que j'attends? Que vous êtes une poupée de modes de Paris? Je
ne veux point qu'on me raille, vous dis-je.
LUCIETTA. — (J'ai plaisir, en vérité, qu'il lui chante pouilles de cette façon!)
MARGARITA. — Mais ces dames, comment seront-elles mises ? Un pied dans un soulier et
l'autre dans un sabot?
LUNARDO. — Comme bon leur semblera ! mais chez moi, on n'a jamais vu de ces caricatures et
je n'entends pas que quelqu'un commence. Il serait bon qu'on fît des gorges chaudes de Lunardo !
Avez-vous compris ?
LUCIETTA. — Je le lui ai dit moi aussi.
LUNARDO, à LUCIETTA. — Écoute, toi, ne prends pas exemple sur elle. Qu'est-ce que cela ?
Quelles sont ces diableries que tu portes au cou?
LUCIETTA. — Oh ! rien ! Monsieur mon père ! Une fanfreluche, une vieillerie !
LUNARDO. — Retire ces perles !
MARGARITA. — Vraiment, Monsieur Lunardo, je le lui ai dit moi aussi.
LUCIETTA. — Allons, mon cher père, ne sommes-nous pas en Carnaval?
LUNARDO. — Qu'est-ce que cela signifie? Êtes-vous en travesti? Je ne veux pas de ces
balivernes. Nous avons de la compagnie aujourd'hui, et je ne tiens pas à ce que l'on dise que ma
fille est folle et qu'elle n'a pas un brin de bon sens. Donne-moi ces perles. (Il fait mine de les lui
ôter ; elle se défend d'un geste.) Que signifient ces chiffons? Des manchettes, Mademoiselle, des
manchettes? Qui vous a donné ces saletés?
LUCIETTA. — C'est Madame ma mère.
LUNARDO, à MARGARITA. — Espèce de folle ! C'est de cette façon que vous élevez ma fille?
MARGARITA. — Quand je ne l'écoute pas, elle prétend que je ne l'aime point, que je la déteste.
LUNARDO, à LUCIETTA. — Depuis quand avez-vous ces idées saugrenues ?
LUCIETTA. — Mais sa robe est très élégante, et l'envie m'est venue d'en avoir une aussi.
LUNARDO, à MARGARITA. — Entendez-vous ! Voilà le mauvais exemple !
MARGARITA. — C'est une jeune fille, et moi, je suis mariée.
LUNARDO. — Les femmes mariées sont là pour donner le bon exemple aux jeunes filles.
MARGARITA. — Je ne suis pas mariée, ma foi de ma foi ! pour enrager sans cesse à cause de
vos enfants.
LUNARDO. — Et je ne vous ai pas prise, venons-en donc au fait, afin que vous jetiez le discrédit
sur cette maison.
MARGARITA. — Je vous fais plus d'honneur que vous ne le méritez.
LUNARDO, à MARGARITA. — Allez ! allez vous déshabiller aussitôt !
MARGARITA. — Vous m'assommeriez que je ne vous donnerais pas ce plaisir.
LUNARDO. —- Eh bien ! vous ne viendrez pas à table.
MARGARITA. — Je n'y songe mie ni miette.
LUCIETTA. — Et moi, Monsieur mon père, irai-je à table?
LUNARDO. — Retire ces chiffons.
LUCIETTA, en ôtant les perles et les manchettes. — Oui Monsieur... toujours prête à vous obéir.
Regardez-moi ça! J'en aurais honte. A quoi bon les garder?
LUNARDO. — Vous voyez ! On a tôt fait de s'apercevoir qu'elle a été bien élevée. C'est grâce à
ma première femme, la pauvre. C'était une femme de grand jugement ! Elle n'aurait jamais mis un
ruban sans me demander mon avis, et si cela me déplaisait, c'était une affaire finie, sans réplique
ni riposte ! Bénie sois-tu, là où tu es ! N'ai-je pas été fou à lier de songer à me remarier?
MARGARITA. — Et moi donc ! Fameuse affaire que j'ai faite de prendre pour mari un barbon
malappris !
LUNARDO. — Pauvre bête ! N'avez-vous pas ce qu'il vous faut? Ne mangez-vous pas votre
saoul?
MARGARITA. — Pour sûr ! Quand une femme mange son saoul, il ne lui manque certes rien
d'autre !
LUNARDO. — Que vous manque-t-il donc?
MARGARITA. — Mon cher, ne me faites pas dire...
LUCIETTA. — Monsieur mon père.?
LUNARDO. — Qu'y a-t-il?
LUCIETTA. — Je ne mettrai plus rien sans vous le dire, soyez-en sûr !
LUNARDO. — Tu feras bien.
LUCIETTA. — Madame ma mère dût-elle me l'ordonner !
MARGARITA, à LUCIETTA. — Ah! petite coquine! elle lève le masque ! Elle vous fait bon
visage par devant, et derrière vos épaules, ma foi de ma foi ! elle vous casse du sucre sur le dos !
LUCIETTA, à MARGARITA. — Moi, madame ?
LUNARDO, à LUCIETTA. — Tais-toi !
LUCIETTA, à LUNARDO. — Ce sont des mensonges.
MARGARITA, à LUNARDO. — Voyez la façon de parler !
LUNARDO. — Taisez-vous, vous dis-je, on ne parle pas ainsi à sa belle-mère. Il faut lui porter
respect, et la tenir pour votre propre mère.
LUCIETTA, à LUNARDO. — A-t-elle à se plaindre de moi?
MARGARITA, à LUNARDO. — Et moi?
LUNARDO, à MARGARITA. — Et vous, venons-en donc au fait ! Allez vous déshabiller, cela
vaudra beaucoup mieux.
MARGARITA. — Parlez-vous tout de bon?
LUNARDO. — Je parle tout de bon.
LUCIETTA. — (Tant mieux.)
MARGARITA. — Je serais capable de déchirer cet habit en mille morceaux.
LUNARDO. — Courage ! Commencez et je vous aiderai.
LUCIETTA. — Monsieur mon père, voilà du monde.
LUNARDO. — Les ânes ! Ils arrivent sans crier gare... (A LUCIETTA.) Passez de ce côté-là.
LUCIETTA. — Pourquoi donc?
LUNARDO, à MARGARITA. — Allez vous déshabiller !
MARGARITA. — Que voulez-vous qu'ils disent?
LUNARDO. — Mordienne ! voulez-vous bien filer?
QUATRIÈME SCÈNE
SIMON, MARINA et les précédents.
MARINA. — Mes compliments, Madame Margarita !
MARGARITA. — Mes compliments, Madame Marina.
LUCIETTA. — Mes compliments.
MARINA. — Mes compliments, ma fille, mes compliments.
MARGARITA. — Monsieur Simon, mes compliments.
SIMON, roide. — Compliments.
MARINA — (Monsieur LUNARDO ne nous dit pas même bonjour. Passons !)
LUNARDO. — Mes hommages (A LUCIETTA.) Retire-toi !
LUCIETTA. — (Il me tuerait que je ne m'en irais pas.)
SIMON. — Nous voici, monsieur Lunardo, pour faire honneur à votre courtoisie.
LUNARDO. — (Cette folle que j'ai pour femme me veut faire pester aujourd'hui!)
SIMON, à LUNARDO. — Mon beau-frère Maurizio n'est-il pas encore arrivé?
LUNARDO. — (J'imagine ce que dira Monsieur Simon en son for intérieur quand il apercevra la
caricature qu'est ma femme.)
MARINA. — La belle façon ! Il ne vous regarde même pas !
SIMON. — Taisez-vous ! De quoi vous mêlez-vous?
MARINA, à SIMON. — Voyez le plus gracieux des hommes !
MARGARITA. — Eh bien, Madame Marina, n'ôtez-vous pas votre châle !
MARINA, en enlevant son châle. — Volontiers.
LUNARDO, furieux, à MARGARITA. — Retirez-vous, Madame, et ôtez cette robe.
MARGARITA. — Allons, ma foi de ma foi, ne me mangez pas ! Venez-vous, Madame Marina?
LUNARDO, à MARGARITA. — Et déshabillez-vous, vous dis-je !
MARGARITA. en riant. — Faut-il que je me déshabille? Qu'en pensez-vous, Madame Marina? Il
veut que j'enlève cette robe (En riant.) N'est-il pas délicieux, mon mari?
MARINA, à MARGARITA. — Avec moi, nul besoin de cérémonies.
LUNARDO, à MARGARITA. — Quelle nécessité, venons-en donc au fait, de vous mettre en robe
à traîne?
MARGARITA. — Le brave Monsieur Lunardo ! Et Madame, ma foi de moi ! comment est-elle
mise?
LUNARDO. — Madame est en visite et vous êtes chez vous.
SIMON, à LUNARDO. — Moi aussi, je me suis querellé deux heures avec cette sotte... A la fin, il
a fallu la laisser s'habiller à sa guise. (A MARINA.) Envoyez prendre chez nous votre cotillon et
votre cornette.
MARINA. — Figurez-vous !
MARGARITA. — Allons ! Allons ! Madame Marina.
MARINA. — Comme si nous étions en robe de brocart !
MARGARITA. — Nous y voilà ! Les robes ne manquent pas mais on nous interdit de les mettre.
MARINA. — Ils vont voir Mme Felice !
MARGARITA. — L'avez-vous vue?
MARINA. — Oui, elle est passée chez moi.
MARGARITA. — Comment était-elle, ma mie?
MARINA, avec admiration. — Oh ! en « tabarin » !
MARGARITA. — En « tabarin »?
MARINA. — Et quelle élégance !
MARGARITA. — Ecoutez, Monsieur Lunardo ! Mme Felice sera en « tabarin », ma foi de ma
foi !
LUNARDO. — Les affaires des autres ne me regardent pas et c'est à vous que je dis, venons-en
donc au fait, que vous devriez avoir honte de tous vos falbalas.
MARGARITA, à MARINA. — Quelle robe portait-elle?
MARINA. — Tout en fil d'argent.
MARGARITA, à LUNARDO. — Écoutez donc ! Mme Felice portait une robe en fil d'argent, et
vous grondez parce que j'ai mis ce pauvre chiffon de soie !
LUNARDO. — Enlevez-la, vous dis-je?
MARGARITA. — Vous êtes un radoteur, voilà tout ! (A MARINA.) — Allons ! Madame Marina
! Si nous les écoutions, nous serions la risée des gens et nous n'aurions plus qu'à nous cacher chez
nous. J'ai mon cabinet bien garni de robes, et tant que je serai jeune, je veux en profiter ! (A
LUNARDO.) Il en sera ainsi et non pas autrement. (Elle sort, LUCIETTA la suit).
LUNARDO. — Elle a juré de me faire pester !
MARINA. — Mon bon Monsieur Lunardo, il vous faut la comprendre. Sans doute n'avait-elle
pas besoin de se mettre dans cet attirail, mais quoi? elle est jeune, elle ne peut pas encore avoir le
sens bien rassis et elle aime à paraître.
SIMON. — Taisez-vous et regardez-vous, Madame la babilleuse !
MARINA. — Si ce n'était le respect que je porte à cette maison!
SIMON. — Eh bien ! Que diriez-vous ?
MARINA. — Au diable celle qui vous a coupé le fil !
(Elle suit MARGARITA.)
CINQUIÈME SCÈNE
LUNARDO et SIMON
SIMON. — Mariez-vous donc pour avoir de ces agréments-là !
LUNARDO. — Vous souvient-il de ma première femme? Celle-là, oui, c'était une brave créature,
mais celle d'aujourd'hui est une véritable pécore !
SIMON. — Et moi, pauvre imbécile, qui n'avait jamais pu souffrir les femmes, je suis allé
m'embarrasser de cette harpie !
LUNARDO. — De nos jours, il devient impossible de songer à se marier.
SIMON. — Si l'on s'avise de tenir sa femme en lisière, on est un sauvage; si on lui laisse la bride
sur le cou, on sera a coup sûr un benêt !
LUNARDO. — Si ce n'avait été ma fille, je vous donne ma parole d'honneur que je ne me serais
jamais plus emberlificoté de femme.
SIMON. — Je me suis laissé dire que vous mariez votre fille : est-ce vrai?
LUNARDO, irrité. — Qui vous a dit cela?
SIMON. — C'est ma femme.
LUNARDO, comme ci-dessus. — Comment l’a-t-elle appris?
SIMON. — Par son neveu, à ce qu'il paraît.
LUNARDO. — Felippeto?
SIMON. — Lui-même.
LUNARDO. — Bavard ! maraud ! babouin ! C'est son père qui le lui aura dit et, lui, aussitôt... en
train de jaboter ! Ah ! je m'aperçois déjà qu'il n'est pas ce que je croyais et je me repens quasi de
lui avoir promis ma fille. Peu s'en faudrait, venons-en donc au fait, que je déchire le contrat.
SIMON. — Lui en voudriez-vous parce qu'il s'est ouvert à sa tante?
LUNARDO. — Oui, Monsieur. Ne pas savoir tenir sa langue, c'est être imprudent et qui est
imprudent n'est pas bon à marier.
SIMON. — Fort bien dit, mon ami; mais aujourd'hui, on chercherait à la lanterne des jeunes gens
de notre trempe. Vous en souvient-il? S'avisait-on de faire autre chose que ce que voulait
Monsieur notre père?
LUNARDO. — J'avais deux sœurs mariées et je ne crois pas les avoir vues dix fois au cours de
mon existence.
SIMON. — Moi, je n'entretenais presque jamais Madame ma mère.
LUNARDO. — Aujourd'hui encore, j'ignore ce que signifie un opéra ou une comédie.
SIMON. — Et moi, on m'a emmené de force un soir à l'opéra, j'y ai dormi tout le temps.
LUNARDO. — Quand j'étais jeune, mon père me disait : veux-tu aller voir le cosmorama ou
préfères-tu que je te donne l'argent? Mais moi, j'aimais cent fois mieux palper les deux sous.
SIMON. — Et moi donc ! j'entassais les pourboires que j'attrapais de quelque soldat et je suis
arrivé ainsi à épargner cent ducats que j'ai placés à quatre pour cent, ce qui me donnait quatre
ducats de rente. Aujourd'hui encore, je ne suis jamais aussi heureux que le jour où l'on me paye
cette rente-là. Ce n'est pas que je sois avare, mais c'est de pouvoir me dire : « Cet argent-là, je l'ai
gagné quand j'étais encore tout gamin ! »
LUNARDO. — Trouvez-m'en qui se gouvernent de la sorte, aujourd'hui ! On jette l'argent,
venons-en donc au fait, par pelletées à la fenêtre !
SIMON. — Passons encore, quand il s'agit de quelques sous. Mais on a cent manières de se
ruiner !
LUNARDO. — Tout cela à cause de cette maudite liberté !
SIMON. — Hélas ! oui, Monsieur ! On sait à peine boutonner ses chausses qu'on veut se
conduire à sa guise !
LUNARDO. — Et savez-vous qui leur monte la tête? Ce sont les mères elles-mêmes !
SIMON. — Ne m'en parlez pas ! J'ai entendu des choses qui vous font dresser les cheveux sur la
tête !
LUNARDO. — Oui, Monsieur. Il faut les entendre : « Pauvre petit ! Il faut bien qu'il s'amuse un
peu, mon bichon ! Veut-on qu'il meure de tristesse? » Et quand une compagnie arrive, les voilà
qui les appellent : « Venez ça, mon enfant ! Regardez mon joli mignon, Madame Lucrezia, ne me
l'enviez-vous pas? Si vous saviez comme il a de l'esprit. Chantez-nous cette chanson; dites-nous
cette scène d'Arlequin. Ce n'est pas pour me vanter, mais il est habile en toute chose. Il danse à
ravir, il joue aux cartes, il écrit des sonnets; et nous avons une amoureuse, savez-vous ! Nous
voulons nous marier, paraît-il. Il est un peu impertinent; mais c'est encore un enfant, et le
jugement lui viendra. Ma vie, mes entrailles, venez ça donnez un baiser à Madame Lucrezia... »
Peuh ! des incongruités, vous dis-je, une pure honte ! Ces femmes-là n'ont pas un gramme de bon
sens.
SIMON. — Je ne sais ce que je donnerais pour que sept ou huit femmes de ma connaissance vous
entendissent.
LUNARDO. — Morbleu ! Vous me feriez arracher les yeux.
SIMON. — J'en aurais peur, mais à propos; avez-vous établi le contrat avec M. Maurizio?
LUNARDO. — Passez chez moi, je vous conterai la chose.
SIMON. — Ma femme ne sera-t-elle pas chez la vôtre?
LUNARDO. — Alors, vous ne voulez pas?
SIMON. — Il n'y aura personne, n'est-ce pas?
LUNARDO. — Chez moi? Personne n'y entre que je ne le sache.
SIMON. — Si vous saviez !... ce matin, chez moi... Il suffit, je n'en dirai pas davantage.
LUNARDO. — Racontez-moi ça? De quoi s'agit-il?
SIMON. — Sortons, sortons, je vous raconterai. Oh ! les femmes, les femmes !
LUNARDO. — Qui dit femme, venons-en donc au fait, dit dommage.
SIMON. — Vous êtes le plus honnête homme du monde !
(Il embrasse LUNARDO en riant.)
LUNARDO. — Pourtant, à dire vrai, il ne me déplaît point de...
SIMON. — A moi non plus, vraiment.
LUNARDO. — Mais à la maison.
SIMON. — Et tout seuls.
LUNARDO. — A portes fermées.
SIMON. — Les balcons barricadés.
LUNARDO. — Leur tenir la dragée haute.
SIMON. — Les faire filer à notre guise.
LUNARDO. — Qui prétend être un homme doit agir de la sorte.
(Il sort.)
SIMON. — Qui n'agit pas ainsi, n'est vraiment pas un homme.
(Il sort.)
SIXIÈME SCÈNE
Une autre pièce.
MARGARITA et MARINA.
MARINA. — Allons, faites venir Lucietta et instruisons-la un tantinet de ce mariage. Donnons-
lui cette joie, pauvre petite, et voyons de quelle manière elle la recevra.
MARGARITA. — Croyez-moi, Madame Marina, elle ne la mérite pas.
MARINA. — Pourquoi donc?
MARGARITA. — Parce que c'est une friponne ! J'essaie par tous les moyens de lui être agréable,
et ma foi de ma foi, elle n'a, à mon égard, que dédain, rebuffades et ingratitude.
MARINA. — Ma mie, il faut pardonner à la jeunesse.
MARGARITA. — La prenez-vous pour une enfant?
MARINA. — Quel âge a-t-elle donc?
MARGARITA. — Elle a bien dix-huit ans révolus.
MARINA. — Pas possible !
MARGARITA. — Si fait ! aussi vrai que je suis ici !
MARINA. — Mon neveu vient d'en avoir vingt.
MARGARITA. — Quant à l'âge, ils sont tout à fait accordés.
MARINA. — Ajoutons que c'est un excellent garçon.
MARGARITA. — S'il faut être juste, Lucietta, non plus, n'est pas une mauvaise fille, encore
qu'elle soir bien lunatique. Parfois, elle m'étouffe de caresses, d'autres fois elle me fait enrager à
tout propos.
MARINA. — C'est l'âge, ma mie. Il me souvient comme si c'était hier que je me conduisais de la
sorte avec Madame ma mère.
MARGARITA. — Ne voyez-vous pas la différence? Une mère peut tout supporter, mais Lucietta
ne m'est rien !
MARINA. — C'est la fille de votre mari.
MARGARITA. — C'est lui qui m'ôte toute envie de prendre souci d'elle ! quand je l'écoute, il
crie ! si je ne l'écoute pas, il grogne... Tout de bon ! je ne sais plus comment me gouverner.
MARINA. — Faites je vous prie votre possible pour conclure l'affaire.
MARGARITA. — Plût aux dieux que cela se fît demain !
MARINA. — Ne sommes-nous pas arrivés au contrat?
MARGARITA. — Peut-on compter sur ce genre d'hommes? Ils changent d'idée d'un instant à
l'autre.
MARINA. — Pourtant, je parierais que ce mariage se fera aujourd'hui.
MARGARITA. — Aujourd'hui? La raison s'il vous plaît?
MARINA. — Je sais que Monsieur Lunardo a prié à dîner mon beau-frère Maurizio. Il n'a point
coutume d'inviter les gens, et vous verrez que j'ai raison.
MARGARITA. — Cela peut être, mais il me semble impossible qu'il n'en parle pas à la petite.
MARINA. — Ne savez-vous pas de quelle humeur sont ces gens-là? Ils sont capables de le lui
dire l'affaire une fois conclue : topez-là, s'il vous plaît, et bonsoir la compagnie !
MARGARITA. — Et si Lucietta refusait?
MARINA. — C'est pour cette raison, disais-je, qu'il vaut mieux l'avertir.
MARGARITA. — Faut-il l'aller chercher?
MARINA. — Si cela vous semblait bon, je serais de cet avis.
MARGARITA. — Ma bonne, je me remets à vous.
MARINA. — Oh ! chère Madame Margarita, pour la prudence, vous n'avez pas votre pareille.
MARGARITA. — J'y vais et reviens aussitôt.
(Elle sort.)
MARINA. — Pauvre petite ! L'exposer à recevoir une douche de la sorte ! C'est une marâtre que
cette femme-là, et elle n'a pas un grain de plomb dans la cervelle.
SEPTIÈME SCÈNE
MARGARITA, LUCIETTA, puis MARINA.
MARGARITA. — Venez, ma fille, Madame Marina veut vous entretenir.
LUCIETTA. — Excusez-moi de n'être pas venue vous saluer. J'ai toujours si peur de faire
quelque sottise ! Dans cette maison, on trouve à redire à tout.
MARINA. — Il est vrai que Monsieur votre père est d'humeur baroque; mais, grâce à Dieu, vous
avez une belle-mère qui vous veut beaucoup de bien.
LUCIETTA. — Oui, Madame. (Elle fait un geste expressif pour exprimer le contraire.)
MARINA, à part. — Voyez ça ! Si j'avais une belle-fille, elle en userait de même avec moi.
MARGARITA, à part. — Pour sûr que je lui veux du bien ! Tout de même, il me tarde de ne plus
l'avoir devant moi !
LUCIETTA. — Alors, Madame Marina, qu'avez-vous à me dire?
MARINA. — Madame Margarita !
MARGARITA. — Ma toute bonne !
MARINA. — Commencez donc, ma mie !
MARGARITA. — Je préfère vous laisser ce soin.
LUCIETTA. — Pauvre de moi! Est-ce une bonne nouvelle? Ou serait-ce un tracas?
MARINA. — Non, non ! Pas un tracas !
LUCIETTA. — Alors, vite ! ne me faites plus languir !
MARINA. — Eh bien ! mes compliments, Lucietta!
LUCIETTA. — A quel propos ?
MARINA, à MARGARITA. — Le lui dirai-je?
MARGARITA, à MARINA. — Allons ! Qu'attendez-vous?
MARINA, à LUCIETTA. — Mes compliments : vous voilà fiancée !
LUCIETTA, froissée. — Oui, vraiment !
MARINA. — Quoi! Ne le croyez-vous pas?
LUCIETTA, comme ci-dessus. — Moi, non, figurez-vous !
MARINA, en montrant MARGARITA. — Demandez-le lui.
LUCIETTA. — Est-ce vrai, Madame ma mère?
MARGARITA. — C'est ce que l'on dit.
LUCIETTA. — Il n'y a rien de certain, n'est-ce pas?
MARINA. — C'est tout à fait sûr, selon moi.
LUCIETTA. — Vous vous moquez, Madame Marina !
MARINA. — Je me moque? Je sais même le nom de votre prétendu.
LUCIETTA. — Tout de bon? Et quel est-il?
MARINA. — Ne le savez-vous pas?
LUCIETTA. — Moi, non, figurez-vous ! Il me semble rêver.
MARINA. — Aimeriez-vous que ce rêve se réalise?
LUCIETTA. — Juste ciel !
MARGARITA. — Il n'est pas dit que le Ciel ne vous l'accordera pas.
LUCIETTA. — Juste Ciel ! (A MARINA.) Est-il jeune?
MARINA. — Bien sûr ! à peu près de votre âge...
LUCIETTA. — Est-il bien fait?
MARINA. — Plutôt.
LUCIETTA. — Le Ciel le bénisse !
MARGARITA. — Je vous trouve bien émoustillée, ma foi de ma foi !
LUCIETTA, à MARGARITA. — Allons ! ne m'humiliez pas ! Cela vous déplairait-il?
MARGARITA. — Oh ! quelle erreur ! Je voudrais même que cela se fît ce soir même !
LUCIETTA. — Hé ! je sais bien la raison.
MARGARITA. — Ah ! Pourquoi donc?
LUCIETTA. — Je sais, oui, je sais bien que vous ne pouvez pas me voir.
MARGARITA, à MARINA. — Vous entendez la jolie façon de me traiter.
MARINA. — Allons ! Allons ! mes bonnes, finissons-en !
LUCIETTA, à MARINA. — Dites-moi : comment s'appelle-t-il?
MARINA. — Filippeto !
LUCIETTA. — Oh ! quel joli nom ! Est-il honnête homme ?
MARINA. — C'est mon neveu.
LUCIETTA, elle embrasse MARINA avec transport. — Oh ! Madame, ma tante ! Que vous êtes
gentille, Madame ma tante. Les dieux vous bénissent, Madame ma tante.
MARINA. — Oh ! Vous voilà tout miel et tout sucre !
LUCIETTA. — Chère Madame, ne grondez pas; vous en avez sans doute fait tout autant que moi.
MARINA. — Bien sûr ! Pour le trésor que j'ai pris !
MARGARITA, à LUCIETTA. — Dites-moi, ma fille, l'avez-vous déjà vu?
LUCIETTA. — Pauvre de moi! Quand? Où? Vient-il jamais un chien ici? Et vais-je jamais
quelque part?
MARGARITA. — Vous le verrez ! Il vous plaira.
LUCIETTA. — Vraiment? Et quand le verrais-je?
MARINA. — Je l'ignore, mais Madame Margarita doit savoir quelque chose.
LUCIETTA. — Madame ma mère, quand le verrai-je donc?
MARGARITA. — Oui, oui ! « Madame ma mère, quand le verrai-je donc?» Quand il s'agit de
vous, vous êtes tout sourires, mais pour le reste vous faites toujours la moue, vous ne cessez de
tordre le nez !
LUCIETTA. — Ne savez-vous pas combien je vous aime?
MARGARITA. — Allez ! Allez ! petit masque !
MARINA, — (Fichtre ! Elle est pétrie de malice, cela m'inquiète un peu !)
LUCIETTA. — Dites-moi, Madame Marina? Est-ce le fils de Monsieur Maurizio?
MARINA. — Oui, ma fille, son fils unique.
LUCIETTA. — Oh ! cela m'enchante, mais, dites-moi, est-il aussi bougon que Monsieur son
père?
MARINA. — Oh ! c'est le plus charmant garçon qui soit !
LUCIETTA. — Alors, quand le verrai-je?
MARINA. — A vrai dire, j'aurais grand plaisir à ce que vous le voyiez. Il se pourrait fort bien
qu'il ne fût pas de votre goût ou que vous-même ne fussiez pas du sien.
LUCIETTA. — Ah ! Se pourrait-il que je ne lui plaise pas?
MARGARITA. — Ma foi de ma foi ! Vous prenez-vous pour une Vénus ?
LUCIETTA. — Si je ne me prends pas pour une Vénus, je ne crois pas non plus être la fée
Carabosse.
MARGARITA. — (Hé, hé ! elle ne se mouche pas du pied !)
MARINA. — Ecoutez, Madame Margarita, je voudrais vous faire une petite confidence.
LUCIETTA. — Est-il permis que j'écoute?
MARINA. — Oui, écoutez. Je parlais de notre affaire avec Madame Felice. Il lui semblait une
chose extraordinaire que ces jeunes gens ne puissent faire connaissance avant la signature du
contrat. Aussi veut-elle bien se charger de leur préparer une rencontre. Elle va venir dîner et nous
verrons ce qu'elle aura imaginé.
LUCIETTA. — Très bien ! très bien !
MARGARITA. — Tout beau ! On a tôt fait de dire : très bien ! très bien ! Et si mon mari
découvre la chose? Ma foi de ma foi ! à qui s'en prendra-t-il, sinon à moi?
LUCIETTA. — Pourquoi voudriez-vous qu'il découvre la chose?
MARGARITA. — Ce prétendu va-t-il nous tomber ici par la lucarne du grenier?
LUCIETTA. — Oh bien ! Je n'en sais rien. Qu'en pensez-vous, Madame Marina?
MARINA. — Oh bien ! je serai franche : Madame Margarita n'a pas tout à fait tort. Sachons
toutefois ce que dira Madame Felice. S'il y avait le moindre danger, je ne saurais moi-même
m'engager plus avant.
LUCIETTA. — Voyez cela ! Elle vous met l'eau à la bouche et puis vous laisse le bec dans l'eau !
MARGARITA. — Chut ! J'ai l'impression d'entendre...
MARINA. — Voilà des gens !
LUCIETTA. — Hou ! Si c'est Monsieur mon père, je me sauve.
MARINA. — De quoi avez-vous peur? Il n'y a pas d'hommes.
MARGARITA. — Devinez qui vient !
MARINA. — Qui?
MARGARITA. — Madame Felice en masque, avec un petit air fripon, je ne vous dis que ça !
LUCIETTA. — Toute seule?
MARGARITA, à LUCIETTA. — Bien sûr ! Qui voudriez-vous qu'il y ait, Mademoiselle !
LUCIETTA, gaiement. — Allons, Madame ma Mère, ne soyez pas de mauvaise humeur, je vous
aime tant !
MARINA. — Nous allons avoir des nouvelles.
LUCIETTA, gaiement. — Oui, nous allons avoir des nouvelles.
HUITIÈME SCÈNE
FELICE masqué et avec une cape remontée jusque sous le menton, et les précédentes.
FELICE. — Mesdames
(Elles répondent toutes « Madame» à leur tour.)
MARGARITA. — Il est tard, Madame Felice. Vous vous faites désirer.
LUCIETTA. — Oui, vraiment, nous vous avons bien attendue !
FELICE. — Si vous saviez ! je vais vous conter.
MARINA. — Etes-vous seule? Pas même votre mari?
FELICE. — Pensez-vous ! c'est toujours le même ours mal léché !
MARGARITA. — Où est-il donc?
FELICE. — J'ai à vous entretenir, aussi l'ai-je envoyé auprès de votre mari.
LUCIETTA. — (Pourvu qu'elle ait une bonne nouvelle à m'annoncer !)
FELICE. — Savez-vous qui est avec eux, à l'office !
MARINA. — Mon mari.
FELICE. — Si fait, mais il y a quelqu'un d'autre.
MARINA. — Qui?
FELICE. — Monsieur Maurizio.
LUCIETTA. — (Le père du promis !)
MARGARITA. — Qui vous l'a dit?
FELICE. — Sauvage comme il est, mon mari a voulu savoir qui serait avec lui et la servante lui a
appris qu'il se trouverait avec Monsieur Simon et Monsieur Maurizio.
MARINA. — Qu'y font-ils donc?
FELICE. — Il me semble... il me semble qu'on conclut cette fameuse affaire...
MARINA. — Ah ! oui, oui ! J'entends !
MARGARITA. — Moi aussi, j'entends !
LUCIETTA, à part. — (Et moi aussi, j’entends !)
MARINA. — Quant à notre autre affaire, y a- t-il du nouveau?
FELICE. — A propos de l'ami?
MARINA. — Oui, à propos de l'ami?
LUCIETTA. — (Quelles cachotteries! Elles s'imaginent que je n'y comprends goutte!)
FELICE. — Ne pouvons-nous pas parler librement?
MARINA. — Si fait. A quoi bon ces mystères, puisque Lucietta est au courant.
LUCIETTA. — Oh ! Madame Felice, je vous ai la plus grande obligation du monde !
FELICE, à LUCIETTA. — Tout de bon ! ma fille ! vous avez bien de la chance !
LUCIETTA. — Et pourquoi cela !
FELICE. — Je ne l'ai jamais vu, ce garçon, mais vraiment, c'est le meilleur jeune homme qui soit.
LUCIETTA se pavane toute fière.
MARGARITA, à LUCIETTA. — Ne redressez pas trop la crête, mademoiselle !
MARINA. — Ce n'est pas pour dire ou parce qu'il s'agit de mon neveu, mais c'est un garçon tout
à fait comme il faut.
LUCIETTA continue à se pavaner.
MARGARITA, à LUCIETTA. — Il faudra rabattre de ces airs-là, ma foi de ma foi, et tâcher de
vous faire aimer.
LUCIETTA. — Oh ! Quant à cela, je m'en charge !
MARINA, à FELICE. — Hé ! bien ! Ces jeunes gens pourront-ils se rencontrer?
FELICE. — Je l'espère.
LUCIETTA. — Comment? Quand cela, Madame Felice? Et de quelle façon?
FELICE. — Le Ciel vous bénisse ! Vous voilà bien pressée !
LUCIETTA. — N'êtes-vous pas d'accord?
FELICE, bas à toutes les trois. — Il va venir incontinent.
MARGARITA, avec surprise. — Ici?
FELICE. — Oui, Madame, ici.
LUCIETTA, à MARGARITA. — Pourquoi ne viendrait-il pas ici?
MARGARITA. — Taisez-vous, Mademoiselle, vous ne savez pas ce que vous dites. Ma chère
Madame Felice, ne connaissez-vous pas mon mari? N'allons-nous pas faire une sottise?
FELICE. — Soyez sans crainte, Madame ! Il va venir en masque et déguisé en femme, et votre
mari n'y verra que du feu.
MARINA. — Tout de bon ! Voilà qui est très bien imaginé !
MARGARITA. — Hé ! chère Madame ! mon mari n'est pas un sot; et s'il s'en aperçoit, je suis
perdue, ma foi de ma foi !
LUCIETTA, gaiement à MARGARITA. — Il va venir en masque, ne comprenez-vous pas?
MARGARITA, à LUCIETTA. — Taisez-vous, friponne !
LUCIETTA, froissée à MARGARITA. — Puisqu'il va venir déguisé en femme !
FELICE. — C'est me faire tort, Madame, que de ne pas vous fier à moi. Soyez sans crainte.
D'ailleurs, il ne tardera guère. Si nous sommes encore seules, nous pourrons bavarder à notre aise
! mais s'il arrive quand votre mari sera rentré, ou quand nous serons à table, reposez-vous sur
moi. Je sais très bien ce que j'aurai à dire pour qu'ils se voient autant qu'il se pourra. Un coup
d'œil à la dérobée, ne suffira-t-il point?
LUCIETTA, émue. — A la dérobée?
MARGARITA. — Viendra-t-il seul?
FELICE. — Mais non, ma chère. Peut-il venir seul, voyons ! en masque, déguisé en femme...?
MARGARITA, à FELICE. -— Avec qui viendra-t-il donc?
FELICE, à MARGARITA. — Avec un étranger. (A MARINA.) Avec celui de ce matin...
MARINA. — J'entends.
MARGARITA. — Ma foi de ma foi ! Mon mari qui ne veut jamais voir chez lui des gens qu'il ne
connaît pas !
FELICE. — Mais il sera en masque, lui aussi.
MARGARITA. — C'est encore pis ! non, non, cela ne se peut !
LUCIETTA. — En somme, Madame ma mère, vous trouvez en tout de l'embarras. (A part.)
Quelle grincheuse que voilà.
MARGARITA. — Je sais ce que je dis et mon mari, ma foi de ma foi ! quelqu'un le connaît-il
mieux que moi?
FELICE. — Entre le vôtre et le mien, quelle différence y a-t-il, je vous prie? Ce sont deux
barbons taillés dans le même drap, n'est-il pas vrai? Mais, ma mie, me voit-on vivre dans la peur
comme vous?
MARGARITA. — Fort bien ! C'est que vous êtes plus adroite que moi.
LUCIETTA. — On frappe.
MARGARITA. — Mais non, on ne frappe pas !
MARINA. — La pauvre, c'est son cœur qui frappe !
FELICE. — Dites-moi, Madame Margarita, qu'ai-je à perdre, ou qu'ai-je à gagner en cette
aventure? Je le fais pour obliger Madame Marina et cette jeune fille aussi, à qui je veux du bien.
Mais si je vous vois le prendre de la sorte...
LUCIETTA. — Hélas ! Que dit-elle là !
MARINA, à MARGARITA. — Puisque nous y sommes !
MARGARITA, à LUCIETTA. — Bon ! Bon ! S'il nous arrive quelque tracas, ce sera tant pis pour
vous !
LUCIETTA, à MARGARITA. — Entendez-vous, on frappe, dis-je !
MARGARITA. — A présent, oui ! on a frappé !
LUCIETTA. — Il faut qu'elle dorme, cette autre-là ! Je vais ouvrir.
MARGARITA. — Non, Mademoiselle, non ! c'est moi qui m'en chargerai.
(Elle sort.)
NEUVIÈME SCÈNE
FELICE, MARINA ET LUCIETTA.
LUCIETTA, à Félice. — Hélas ! Madame, je vous en supplie.
FELICE. — Je ne voudrais pas désobliger Madame Margarita.
MARINA. — Ne vous souciez point de cela. S'il tenait à elle, cette petite ne se marierait point.
LUCIETTA. — Oh ! si vous saviez !
FELICE, à MARINA. — Comment cela? Pourquoi en veut-elle à cette enfant?
MARINA. — Ne l'imaginez-vous pas? Elle est jalouse. Elle a épousé un vieux, et cela l'enrage de
voir sa belle-fille épouser un jeune.
LUCIETTA. — J'ai bien peur que vous soyez dans le vrai.
FELICE. — C'est tantôt blanc et tantôt noir avec elle !
MARINA. — Oui-dà ! c'est une vraie linotte, doublée d'une buse que cette femme-là.
LUCIETTA. — A part son « ma foi de ma foi », sait-elle dire quelque chose d'autre !
DIXIÈME SCÈNE
MARGARITA et les précédentes.
MARGARITA. — C'est pour vous, Madame Félice.
FELICE. — Quoi, pour moi?
MARGARITA. — Des masques vous demandent.
LUCIETTA, gaiement à Félice. — Des masques qui la demandent ?
MARINA, à Félice. — Serait-ce notre ami?
FELICE, à MARINA. — Il se peut. (A MARGARITA.) Faites-le entrer.
MARGARITA. — Et si mon mari rentre?
FELICE. — Si votre mari rentre, je trouverai bien quelque sornette à lui conter. Je lui dirai, par
exemple, que ma sœur mariée à Milan vient d'arriver. Je l'attends précisément ces jours-ci et il se
peut qu'elle arrive d'un moment a l'autre.
MARGARITA. — Et l'homme?
FELICE. — Elle est bien bonne ! Ne puis-je pas dire que c'est mon beau-frère !
MARGARITA. — Et votre mari, que dira-t-il?
FELICE. — Oh ! quand je veux le mettre d'accord, une simple œillade me suffit. Il a l'habitude de
filer au doigt et à l'œil, mon mari !
LUCIETTA. — Madame ma mère, en trouvez-vous encore?
MARGARITA. — De quoi?
LUCIETTA. — De l'embarras.
MARGARITA. — Vous me feriez bien dire... Or ça! Peu importe à présent, que ces personnes
entrent ou qu'elles restent dehors. (A LUCIETTA.) A la fin des fins, vous le paierez plus cher que
moi. (Aux masques qui se tiennent en dehors de la scène.) Beaux masques, je vous prie, prenez la
peine d'entrer.
LUCIETTA. — Comme le cœur me bat !
ONZIÈME SCÈNE
FILIPPETO, déguisé en femme, le Comte RICCARDO et les précédentes.
RICCARDO. — Je suis l'humble serviteur de ces dames.
FELICE. — Votre servante, Madame et Monsieur les masques.
MARGARITA, froidement. — Votre servante.
MARINA, à FILIPPETO. — Madame le masque, je vous honore.
FILIPPETO fait une révérence de femme.
LUCIETTA. — Tout à fait le bel air !
FELICE. — Beaux masques, la promenade est-elle agréable?
RICCARDO. — Le Carnaval nous dispose aux divertissements.
MARINA. — Mademoiselle Lucietta, que dites-vous de ces masques ?
LUCIETTA, faisant mine d'être intimidée. — Que voulez-vous que je dise?
FILIPPETO. — (Oh! le joli bouton de rose!)
MARGARITA. — Beaux masques, excusez mon importunité : avez-vous déjà dîné?
RICCARDO. — Moi, non, Madame.
MARGARITA. — En vérité, nous voudrions aller à table.
RICCARDO. — Nous allons nous retirer.
FILIPPETO. — (Mordienne ! je l’ai à peine regardée !)
RICCARDO, à FILIPPETO. — Allons-nous en, Madame !
FILIPPETO. — (Le diable l'emporte !)
MARINA, à RICCARDO et à FILIPPETO. —- Hé ! Attendez un peu.
MARGARITA, à part. — (Oh ! J'ai dans les oreilles le pas de mon croquant de mari !)
FELICE, à FILIPPETO. — Ecoutez un mot, beau masque !
FILIPPETO se rapproche de Félice.
FELICE, bas à FILIPPETO. — Vous plaît-elle?
FILIPPETO, bas à Félice. — Oh oui ! Madame.
FELICE, comme ci-dessus. — N'est-elle pas jolie?
FILIPPETO comme ci-dessus. — Mordienne !
LUCIETTA. — Madame ma mère?
MARGARITA. — Qu'y a-t-il?
LUCIETTA. bas à MARGARITA. — Si je pouvais au moins l'entrevoir !
MARGARITA. — Vous allez voir que je vous attrape par le bras et que je vous fais sortir !
LUCIETTA. — Un peu de patience !
MARINA, à FILIPPETO. — Beau masque !
FILIPPETO se rapproche de MARINA.
MARINA. — Vous plaît-elle?
FILIPPETO. — A la folie !
MARINA, à FILIPPETO. — Voulez-vous du tabac, beau masque?
FILIPPETO. — Mais oui, Madame !
MARINA. — Servez-vous, je vous prie !
FiLiri'KTo (Il prend une prise de tabac et essaie de la porter à son nez, avec le masque.)
FELICE. — Pour prendre du tabac, il faut se démasquer !
(Elle lui ôte son masque.)
LUCIETTA, en le regardant à la dérobée. — Oh ! quel joli garçon !
MARINA, vers FILIPPETO. — Ciel, quelle jolie fille !
FELICE. — C'est ma sœur.
LUCIETTA, en riant. — Je ne peux pas m'empêcher de rire.
FILIPPETO. — Oh ! le rire plaisant !
FELICE. — Venez çà. Otez-nous cette cape. (Elle la lui enlève.)
LUCIETTA. — Mon cœur est tout à trac.
MARINA, montrant FILIPPETO et LUCIETTA. — Laquelle de ces deux filles est-elle la plus
jolie?
FILIPPETO intimidé, regarde furtivement LUCIETTA.
LUCIETTA l’imite.
RICCARDO. — Je suis très obligé à Madame Félice de me faire assister à la plus agréable
comédie du monde !
MARGARITA, à LUCIETTA. — Or çà, finissons-en, ma foi de ma foi ! Il en est temps et
l'équivoque n'a que trop duré. Remerciez ces dames qui ont mené à bien cette visite de
contrebande et priez le Ciel qu'il mène à bien votre mariage, s'il vous y destine.
FELICE. — Cela suffit, beaux masques. Il faut savoir se borner.
FILIPPETO. — Je ne saurais la quitter.
LUCIETTA. — Il emporte mon cœur.
MARGARITA. — Grâce à Dieu, nous voilà hors d'affaire !
MARINA, à FILIPPETO. — Remettez votre manteau.
FILIPPETO. — Comment ferais-je? Je n'ai pas la pratique.
FELICE. — Venez ici (Elle lui arrange la cape.)
LUCIETTA, en riant. — Le pauvre! Il ne sait pas mettre sa cape !
FILIPPETO, à LUCIETTA. — Vous moquez-vous?
LUCIETTA, en riant. — Oh ! non !
FILIPPETO. — Petite moqueuse !
LUCIETTA. — (Qu'il est gentil!)
MARGARITA. — Ciel ! Je suis perdue !
FELICE. — Qu'y a-t-il?
MARGARITA. — Voici mon mari.
MARINA. — Oui, mordienne et le mien également.
FELICE. — Mais ne s'agit-il pas de ma sœur?
MARGARITA, à FILIPPETO, en le poussant dehors. — Hé ! ma mie, s'il me prend en flagrant
délit de mensonge, je suis perdue ! Vite ! vite ! cachez-vous, passez dans cette chambre ! (A
Riccardo) Monsieur, retirez-vous de ce côté aussi !
RICCARDO. — Quel imbroglio est-ce là ?
FELICE. — Je vous en prie, Monsieur Riccardo, je vous en prie. Retirez-vous !
RICCARDO. — C'est bien pour vous plaire que je vous obéirai. (Il disparait dans une chambre.)
FILIPPETO. — Je m'en vais guetter à mon aise.
(Il disparaît.)
LUCIETTA. — Mes jambes flageolent et je n'en puis plus !
MARGARITA, à Felice et à MARINA. — Je vous l'avais bien dit!
MARINA, à MARGARITA. — Allons ! Ce n'est rien !
FELICE. — Quand nous passerons à table, ils fileront !
MARGARITA. — C'est moi la dupe, dans cette affaire !
DOUZIÈME SCÈNE
LUNARDO, SIMON, CANCIANO et les précédentes.
LUNARDO. — Hé ! n'êtes-vous pas lasses d'attendre, Mesdames? N'ayez crainte, nous allons
dîner à l'instant. Nous n'attendons plus que Monsieur Maurizio, et dès qu'il arrivera, nous
passerons à table.
MARGARITA. — Monsieur Maurizio n'était-il pas avec vous?
LUNARDO. — Si fait, mais il avait une affaire et il va revenir sur-le-champ. (A LUCIETTA).
Qu'as-tu donc, toi? que tu me sembles tout abattue.
LUCIETTA. — Rien, voulez-vous que je me retire?
LUNARDO. — Mais non, demeure ici, ma fille; ton jour est venu à toi aussi, n'est-ce pas,
Monsieur Simon ?
SIMON. — La pauvre ! Cela me fait plaisir.
LUNARDO, à CANCIANO. — Ah! que dites-vous?
CANCIANO. — Mais oui, c'est très vrai et elle le mérite bien.
LUCIETTA — (Ce tremblement ne veut pas me quitter).
FELICE. — Y a-t-il quelque chose de nouveau, Monsieur Lunardo ?
LUNARDO. — Oui, Madame.
MARINA. — Eh bien ! Il faut que nous le sachions aussi.
MARGARITA, à LUNARDO. — Bien entendu, je serai la dernière à l'apprendre.
LUNARDO. — Vraiment, ma femme, libre à vous de caqueter à votre aise; je n'ai pas envie de
me fâcher, aujourd'hui. Oui, je suis content et j'entends que tout le monde se divertisse. Lucietta,
viens ici !
LUCIETTA s'approche en tremblant.
LUNARDO. — Mais qu'as-tu?
LUCIETTA, en tremblant. — Je l'ignore moi-même.
LUNARDO. — As-tu la fièvre? Écoute bien; elle va passer par devant ma femme qui te sert de
mère, par devant ces deux Messieurs et leurs épouses, je t'annonce tes fiançailles.
LUCIETTA tremble, pleure et se trouve presque mal.
LUNARDO. — Holà ! Holà ! Que fais-tu? Cela te déplairait-il que je t'aie fiancée?
LUCIETTA. — Oh ! non Monsieur !
LUNARDO. — Sais-tu quel est ton prétendu?
LUCIETTA. — Oui, Monsieur.
LUNARDO indigné. — Quoi? Tu le sais ! comment le sais-tu? Et qui t'en a instruite?
LUCIETTA. — Non, Monsieur, je ne sais rien. Ayez pitié de moi. Je ne sais plus ce que je dis.
LUNARDO. — Ah ! pauvre innocente ! (A SIMON et à CANCIANO.) Vous voyez comment je
l'ai élevée !
FELICE, bas à MARGARITA. — S'il savait !
MARGARITA, à FELICE. — Je frémis à l'idée qu'il l'apprenne !
MARINA, à MARGARITA. — Nous ne courons aucun risque.
LUNARDO. — Or çà ! Sachez que le prétendu est le fils de Monsieur Maurizio, le neveu de
Madame Marina.
MARINA. — Vraiment ! Mon neveu !
FELICE. — Oh ! que nous contez-vous là?
MARINA. — Je vous suis bien obligée, vraiment !
FELICE. — Pouviez-vous mieux choisir?
MARINA. — Quand les noces auront-elles lieu?
LUNARDO. — Aujourd'hui.
MARINA. — Aujourd'hui?
LUNARDO. — Oui, Madame, aujourd'hui, et même à l'instant, Monsieur Maurizio est allé quérir
son fils pour l'amener céans. Nous dînerons ensemble et nous les marierons aussitôt.
MARINA, à part. — Je suis perdue !
FELICE. — Mon Dieu ! Avec cette rage...
LUNARDO — Mariage qui traîne se salit.
LUCIETTA. — Ce sont mes os qui tremblent à présent !
LUNARDO, à LUCIETTA. — Mais qu'as-tu?
LUCIETTA. — Rien du tout.
TREIZIÈME SCÈNE
MAURIZIO et les précédents.
LUNARDO, à MAURIZIO. — Fort bien ! vous voilà !
MAURIZIO, tout ému. — Me voici.
LUNARDO. — Qu'avez-vous ?
MAURIZIO. — Je suis hors de moi !
LUNARDO. — Que se passe-t-il?
MAURIZIO. — Je viens de chez moi où j'ai cherché mon fils partout. Il n'était nulle part. J'ai
interrogé mes gens; je me suis enquis de tout côté. On l’a vu, semble-t-il, en compagnie d'un
certain Monsieur Riccardo qui fréquente chez Madame Félice. (A FELICE). Qui est-ce ce
Monsieur Riccardo? Qui est cet étranger? Qu'a-t-il de commun avec mon fils?
FELICE. — J'ignore ce que fait votre fils; quant à notre étranger, c'est un gentilhomme
d'honneur, n'est-ce pas, Monsieur Canciano?
CANCIANO. — Moi? Pardienne ! j'ignore tout de lui et j'ignore aussi quel diable me l'a envoyé.
Pour ne pas gronder, Madame, pour vous faire plaisir, j'ai retenu ma bile jusqu'ici et j'ai avalé
toutes sortes de couleuvres, mais il faut que j'éclate ! Sachez que je ne souffrirai plus de le voir
chez moi ! Parfaitement, Madame !... Oh ! ce sera quelque racoleur sans doute !
QUATORZIÈME SCÈNE
RICCARDO et les précédents.
RICCARDO, à CANCIANO. — Traitez un peu mieux les gens d'honneur, s'il vous plaît !
LUNARDO, à RICCARDO. —- Comment ! chez moi !
MAURIZIO, à RICCARDO. — Où se trouve mon fils?
RICCARDO. — Là-dedans.
LUNARDO. — Caché dans cette chambre?
MAURIZIO. — Où es-tu, misérable?
FILIPPETO, à genoux. — Monsieur mon père ! je vous supplie !
LUCIETTA, à genoux. — Monsieur mon père ! je vous implore !
MARINA (sur un ton de prière). — Non, mon mari, non mon mari, je suis ignorante de tout !
LUNARDO fait mine de battre MARGARITA. — Malheureuse, tu me le paieras !
MARGARITA. — Au secours !
MARINA. — Retenez-le (En retenant LUNARDO.)
FELICE. — Arrêtez-le !
SIMON. — Attention !
CANCIANO. — N'ayez crainte !
(SIMON et CANCIANO entraînent LUNARDO, ils sortent tous trois.)
MAURIZIO. — Par ici, par ici, pendard !
(Il prend FILIPPETO par le bras.)
MARGARITA, elle prend LUCIETTA par le bras. — Par ici, coquine !
MAURIZIO, en entraînant FILIPPETO. — Allons-nous en !
MARGARITA, en entraînant LUCIETTA. — Venez-vous en avec moi !
MAURIZIO, à FILIPPETO. — Nous arrangerons cela chez nous !
MARGARITA, à LUCIETTA. — Tout cela de votre faute !
LUCIETTA s'éloigne en s'arrachant les cheveux.
FILIPPETO. — Pauvre enfant !
LUCIETTA. — Je suis au désespoir !
MAURIZIO. — Hors d'ici ! Hors d'ici ! (Il le pousse et il disparaît avec son fils.)
MARGARITA. — Maudit soit le jour où je suis entrée dans cette maison !
(Elle sort en poussant devant elle LUCIETTA.)
MARINA. — Quel vacarme ! Quel enfer ! Pauvre petite ! mon pauvre neveu ! (Elle sort.)
RICCARDO. — Vous m'avez mis dans un bel embrouillamini, Madame !
FELICE. — Etes-vous homme d'honneur !
RICCARDO. — Pourquoi cette question?
FELICE. — Etes-vous homme d'honneur?
RICCARDO. — Je me vante de l'être.
FELICE. — Alors suivez-moi.
RICCARDO. — A quelle fin?
FELICE. — Moi aussi, je suis femme d'honneur. J'ai failli et j'entends donner une réparation.
RICCARDO. — Comment cela?
FELICE. — Comment? Comment? Si je vous le disais, ce serait la fin de la comédie. Partons !
(Ils sortent.)
TROISIEME ACTE
PREMIÈRE SCÈNE
La chambre de LUNARDO.
LUNARDO, CANCIANO et SIMON
LUNARDO. — C'est de mon honneur qu'il s'agit; c'est, venons-en donc au fait, de la réputation
de ma maison qu'il s'agit ! Un homme de ma qualité ! Que va-t-on dire de moi? Que va-t-on dire
de Lunardo?
SIMON. — Tout doux, mon compère, vous n'y êtes pour rien. C'est la faute à ces maudites
femmes. Il faut les châtier maintenant et tout le monde vous louera.
CANCIANO. — Oui-da, il faut faire un exemple ! Rabattre le caquet à ces pimbêches qui
dressent si haut la crête, et montrer aux maris la façon de les mater.
SIMON. — Et que les gens nous traitent de rustre, tant qu'ils voudront !
CANCIANO. — Et qu'ils disent tout leur saoul que nous sommes des sauvages !
LUNARDO. — C'est ma femme, aussi, la cause de toute l'affaire !
SIMON. — Punissez-la !
LUNARDO. — Et ma friponne de fille lui emboîte le pas !
CANCIANO. — Humiliez-la !
LUNARDO, à CANCIANO. — Et votre femme s'empresse de suivre leurs traces...
CANCIANO. — Je saurai la châtier.
LUNARDO, à SIMON. — Mais la vôtre est tout à fait d'accord.
SIMON. — La mienne aussi me le paiera.
LUNARDO. — Voyons, mes chers amis, ouvrons-nous l'un à l'autre. Venons-en donc au fait, que
faut-il faire de ces femmes-là? Pour ma fille, cela est aisé, j'y ai déjà songé et j'ai pris ma
résolution. Ce mariage est rompu, et qu'on ne me parle plus jamais de noces ! Je la fais enfermer
entre quatre murs et l'affaire est réglée. Mais nos femmes, quelle punition leur réserverons-nous?
Votre opinion, là-dessus, je vous prie !
CANCIANO. — A vrai dire, je vous avouerai que je suis un tantinet emberlificoté !
SIMON. — Ah ! pouvoir les fourrer elles-mêmes dans un couvent, entre quatre bons murs, et s'en
tirer ainsi !
LUNARDO. — Tout beau ! Ferons-nous les frais de cette punition-là? Les nourrir, les vêtir avec
quelque décence, même loin du monde, mais nous ne verrons jamais la fin des dépenses. Sans
ajouter qu'elles auraient plus de divertissements et de liberté qu'en notre compagnie ! (A SIMON).
N'est-ce pas là bien parler?
SIMON. — A merveille ! Surtout, si nous songeons à nous deux qui ne leur laissons pas la bride
sur le cou, comme le fait compère Canciano.
CANCIANO. — Que vous dirai-je? Vous avez raison. Alors faut-il les garder chez soi,
cadenassées dans une chambre, les conduire un petit peu à la promenade avec soi, et les enfermer
derechef... Plus de société; plus de conversations...
SIMON. — Enfermer des femmes? Sans parler à qui que ce soit? Voilà une épreuve qui les ferait
crever en trois jours !
CANCIANO. — Tant mieux !
LUNARDO. — Oh ! oh ! Y a-t-il un homme qui se soucie d'être bourreau de femmes? Sans
ajouter que les parents l'apprendront, qu'ils nous mèneront un train d'enfer, qu'ils révolutionneront
le monde entier, vous obligeront à les tirer de là et, par-dessus le marché, qu'ils vous traiteront de
chien, de croquant et de bête féroce !
SIMON. — Alors, quand vous aurez, de gré ou de force, baissé pavillon, vous aurez beau tâcher
de les reprendre en mains, vous ne serez même plus maître d'ouvrir la bouche à votre guise.
LUNARDO. — Le meilleur ne serait-il pas, venons-en donc au fait, de nous munir d'une bonne
trique?
SIMON. — Si fait, en homme de bien, et que les gens bavardent à leur aise !
CANCIANO. — Et si elles se révoltaient?
SIMON. — On leur en ferait tâter...
CANCIANO. — Je m'entends...
LUNARDO. — Tudieu ! Nous serions dans de beaux draps.
SIMON. — Enfin, vous ne l'ignorez pas, les maris qui battent leur femme n'en ont pas toujours
raison pour cela. Mordienne ! ces harpies font exprès de les enrager et à moins de les assommer,
il n'y a aucun remède.
LUNARDO. — Les assommer, n'est-ce pas trop?
CANCIANO. — Un peu car, enfin, tournez, retournez, mais des femmes, pouvez-vous vous en
passer?
SIMON. — Quelle aubaine ce serait d'avoir une femme douce, tranquille, soumise ! Quelle joie et
quelle consolation !
LUNARDO. — J'ai connu cela autrefois. Ma première femme, la pauvre, était douce comme un
agneau. Mais celle-ci est une vipère.
CANCIANO. — Et la mienne qui n'en veut faire qu'à sa tête !
SIMON. — Et moi, j'ai beau crier, hurler, c'est le cadet de ses soucis !
LUNARDO. — Oui, tout cela est fâcheux, encore que cela soit supportable. Mais, venons-en
donc au fait, le tracas où je me trouve n'est-il pas des plus graves? Il faut pourtant que j'en sorte,
mais de quelle façon, je vous prie?
SIMON. — Renvoyez-la à ses parents.
LUNARDO. — Pardi ! Mais cela me rendra fou plus vite !
CANCIANO. — Eloignez-la. Envoyez-la à la campagne !
LUNARDO. — Pis encore ! Elle devient étique avant quatre jours.
SIMON. — Faites-la sermonner : trouvez quelqu'un qui lui enseigne ses devoirs.
LUNARDO. — Peuh ! elle n'écoute personne.
CANCIANO. — Cachez-lui ses robes, cachez-lui ses bijoux ! Rabaissez-lui le caquet, tenez-lui la
dragée haute !
LUNARDO. — Je l'ai fait, cela va de mal en pis.
SIMON. — J'entends bien. Ecoutez-moi, compère !
LUNARDO. — Je vous écoute.
SIMON. — Eh bien ! Supportez-la telle qu'elle est !
CANCIANO. — J'ai idée, moi aussi, qu'il n'y a pas d'autre remède !
LUNARDO. — Certes et il y a longtemps que je suis arrivé à cela ! De l'humeur dont elle est, il
n'y a plus de remède, je le vois, et je me suis promis cent fois de la souffrir patiemment. Mais ce
qu'elle vient de me faire, non, par ma foi ! je ne le souffrirai point. Me perdre une fille de la
sorte? Faire venir un amoureux céans? Il est vrai que je le lui destinais comme mari, mais
venons-en donc au fait, que savait-elle de mes intentions? Ai-je donné quelques marques que je
désirais la marier? Ne pouvais-je pas me raviser, par hasard? Et si nous ne nous étions pas mis
d'accord? Le mariage ne pouvait-il pas traîner des mois et des années? Et la voilà qui introduit le
garçon chez moi? En masque ! En cachette ! Qui intrigue pour qu'ils se voient ! Pour qu'ils
s'entretiennent? Une fille à moi ! Une colombe dans toute son innocence ! J'éclate et je la veux
châtier ! Je la vais humilier ! dussé-je, venons-en donc au fait, causer ma propre perte !
SIMON. — Tout cela, à cause de Madame Félice.
LUNARDO, à CANCIANO. — Oui-da ! A cause de votre folle!
CANCIANO. — Vous avez bien raison. Mais elle me le paiera !
DEUXIÈME SCÈNE
FELICE et les précédents.
FELICE. — Messieurs, je vous honore.
CANCIANO.— Que venez-vous faire céans?
LUNARDO. — Que voulez-vous chez moi?
SIMON. — Viendriez-vous encore semer la zizanie?
FELICE. — Pourquoi je suis ici? Vouliez-vous que je fusse partie? Et pensiez-vous, Monsieur
Canciano, que je m'en étais allée avec cet étranger?
CANCIANO. — Si l'on vous voit encore avec lui, je vous montrerai de quel bois je me chauffe.
FELICE. — Dites-moi, mon cher mari, suis-je jamais sortie sans vous?
CANCIANO. — Il ferait beau voir !
FELICE. — L'ai-je jamais reçu, hors de votre présence?
CANCIANO. — Il ne manquerait plus que cela !
FELICE. — Et pourquoi m'en serais-je allée avec lui?
CANCIANO. — Parce que vous êtes folle, ma femme.
FELICE. — Il fait le matamore, parce qu'il est en compagnie !
SIMON, bas à LUNARDO. — Oh hé ! elle prend peur.
LUNARDO, bas à SIMON, — Il fait bien de montrer les dents.
CANCIANO. — Allons, Madame, rentrez avec moi.
FELICE. — Tout doux, Monsieur, s'il vous plaît !
CANCIANO. — Vous avez l'aplomb de vous montrer ici !
FELICE. — Quel aplomb? Et qu'ai-je fait?
CANCIANO. — Ne me poussez pas...
FELICE. — Parlez donc !
CANCIANO. — Allons-nous en !
FELICE. — Non, Monsieur.
CANCIANO, avec un geste de menace. — Allons !... ventre-saint-gris !
FELICE. — Ventre saint... Ventre... je saurais bien ventri-loquer aussi ! Que serait-ce, Monsieur,
et m'auriez-vous trouvée dans une poubelle? Suis-je une marmitonne et parle-t-on de la sorte à
une femme de bien? Je suis votre épouse, d'accord, et vous avez le droit d'ordonner, mais je ne
me laisserai point insulter, sachez-le. Je n'aurais garde de vous manquer de respect, n'ayez point
garde de m'en manquer non plus. Depuis que nous sommes mariés, voilà bien la première fois
que vous me parlez sur ce ton. Quelle est cette façon de me menacer? De dire : « Ventre-saint-
gris ! ». Cette façon de lever la main? Me menacer, moi? une femme de ma qualité ! Dites-moi,
Monsieur mon mari, sont-ce ces honnêtes gens qui vous montent la tête de la sorte? Vous ont-ils
endoctriné pour que vous me traitiez ainsi? Vous ont-ils enseigné ces sottises? Si vous êtes un
homme de bien, gouvernez-vous en homme de bien, si j'ai commis une faute, reprenez-moi; mais
je ne veux ni criailleries, ni menaces, ni jurons... On ne traite pas les gens de cette façon...
m'avez-vous comprise, Monsieur Canciano? Ne perdez pas tout jugement, si vous tenez à ce que
je garde le mien.
CANCIANO est abasourdi par la tirade.
SIMON, à LUNARDO. — Avez-vous entendu? Quelle cataracte !
LUNARDO. — Il me vient l'envie de l'attraper par la peau du dos ! (À SIMON). Regardez cet
empoté, elle lui a cloué le bec !
SIMON, à LUNARDO. — Que voulez-vous qu'il fasse? quelque incongruité?
FELICE. — Alors, Monsieur Canciano, vous ne dites plus rien?
CANCIANO. — C'est à celui qui a le plus de jugement de le montrer.
FELICE. — Voyez la sentence à la Cicéron ! Qu'en dites-vous, Messieurs?
LUNARDO. — Chère Madame, ne me forcez point à parler, voulez-vous !
FELICE. — Pourquoi pas? Je suis venue exprès pour que vous vous expliquiez. Vous avez des
sujets de vous plaindre de moi, paraît-il, j'aurai grand plaisir à vous entendre. Prenez vous-en à
moi, Monsieur Lunardo, mais ne montez pas la tête à mon mari contre moi. Si vous me dites vos
raisons, je suis une femme qui sait reconnaître ses torts et je vous donnerai satisfaction sans
tarder, si je suis coupable. Mais n'oubliez pas que mettre la désunion dans un ménage est un de
ces maux auxquels on ne porte pas facilement remède. Ne faites pas aux autres ce que vous ne
voudriez pas qu'on vous fît à vous-même. Ceci s'adresse aussi à Monsieur Simon, lequel, avec
toute sa prudence, s'entend à merveille, quand cela lui chante, à jouer le rôle de serpent. Oui, c'est
à vous deux que je m'adresse et pour que vous m'entendiez comme il faut, je vous parlerai sans
détours. Je suis une femme d'honneur, avez-vous quelque reproche à me faire? Vous n'avez qu'à
parler !
LUNARDO. — Dites-moi, chère Madame, qui donc a fait venir ce garçon sous mon toit?
FELICE. — C'est moi. Oui, c'est moi qui l'ai fait venir.
LUNARDO. — Mes compliments, Madame !
SIMON. — Du joli !
CANCIANO. — Voilà une fort belle action, vous pouvez vous en vanter !
FELICE. — Je n'en ai nulle idée et mieux valait que je ne l'eusse point fait. Je prétends, toutefois,
que ce n'est pas là une mauvaise action.
LUNARDO. — Qui vous a permis de la faire venir ici?
FELICE. — Votre femme.
LUNARDO. — Ma femme? Elle vous l'a demandé? Elle vous en a prié? Est-elle venue elle-
même vous dire de l'amener ici?
FELICE. — Non, monsieur. C'est Madame Marina qui m'en a priée.
SIMON. — Ma femme?
FELICE. — Votre femme.
SIMON. — Est-ce elle qui a prié cet étranger d'être de mèche dans cette aventure?
FELICE. — Non, monsieur, l'étranger, c'est moi qui l'en ai prié.
CANCIANO, avec irritation. — Vous-même?
FELICE. — Oui, monsieur, moi-même.
CANCIANO. — (Oh ! la buse ! Impossible de lui faire entendre quoi que ce soit!)
LUNARDO. — Mais pourquoi cette intrigue? Pourquoi Madame Marina se mêle-t-elle de ceci?
Pourquoi ma femme se prête-t-elle à cela?
FELICE. — Le pourquoi de ceci? Le pourquoi de cela? Écoutez-moi ! Voici l'affaire telle qu'elle
est. Laissez-moi m'expliquer, ne m'interrompez point. Si j'ai tort, donnez-moi tort mais si j'ai
raison, donnez-moi raison ! Avant toute autre chose, messieurs, laissez que je vous dise quelque
chose. Ne vous emportez pas, ne vous en froissez pas. En vérité, vous êtes des rustres, vous êtes
de vrais sauvages ! Votre manière d'être avec les femmes, avec vos épouses, avec votre fille est si
extravagante, si dépourvue de bon sens, qu'il serait impossible, archi-impossible, qu'elles puissent
avoir de l'amitié pour vous. Elles vous obéissent, mais par force, elles se contraignent, mais par
pure raison, et loin de voir en vous des maris ou des pères, vous n'êtes à leurs yeux que des
Tartares, des ours et des bourreaux. Venons-en à notre affaire (et non pas venons-en donc au fait
!) M. Lunardo marie sa fille; il ne l'avertit pas, ne veut point qu'elle le sache; elle n'a pas à voir le
promis, mais il le lui faut prendre, qu'il lui plaise
ou ne lui plaise pas. Je conviens avec vous qu'il n'est pas sage que les filles se fassent courtiser,
que c'est à leur père à leur choisir un mari et qu'elles ont à lui obéir. Est-il juste, néanmoins, de
passer la corde au cou d'une fille et de lui dire : garde-la sinon gare à toi ! (A LUNARDO.) Vous
n'avez qu'une fille, et vous avez le cœur de la sacrifier? Nous avons affaire à un garçon comme il
faut, à un garçon de cœur; il est jeune et bien fait, mais sera-t-il de son goût? Êtes-vous assuré,
venons-en donc au fait, qu'il sera de son goût? Et si cela n'était point? Une fille élevée comme la
vôtre en casanière, quelle vie mènerait-elle avec un mari élevé par un père bougon de votre
espèce, dites-le moi? Oui, Monsieur, je prétends avoir bien agi, en les réunissant. Votre femme y
rêvait mais n'osait l'entreprendre. Madame Marina s'en est ouverte à moi et j'ai imaginé la visite
en masque à laquelle j'ai invité notre étranger. Les jeunes gens se sont vus, se sont plu. Ils nagent
dans le bonheur. N'y a-t-il pas là de quoi vous satisfaire et vous apaiser? Votre femme est digne
de pardon, et Madame Marina mérite des louanges. Pour moi, j'ai suivi ce que mon cœur m'a
dicté. Si vous êtes des gens de bien, vous en êtes touchés; si vous êtes des brutaux, tirez votre
vengeance. La jeune fille est sans tache, le jeune homme n'est point coupable; quant à nous, nous
restons des femmes d'honneur. Je termine ma harangue : opinez en faveur du mariage et
pardonnez à l'avocat ! (LUNARDO, SIMON, CANCIANO échangent des regards. A part.) Ils
mordent à l'hameçon, mais c'est toute justice !
LUNARDO. — Qu'en dites-vous, Monsieur Simon?
SIMON. — S'il n'en tient qu'à moi, j'opine en faveur des noces.
CANCIANO. — Et pourquoi m'y opposerais-je donc?
LUNARDO. — Cependant, j'ai grand peur qu'il faille y renoncer.
FELICE. — Pourquoi cela?
LUNARDO. — Parce que le père du garçon, venons-en donc au fait...
FELICE. — Venons-en donc au fait... Auprès du père du garçon, j'ai mandé Monsieur le Comte.
C'est un homme de bonnes manières, il parle à merveille, et comme il s'estime la cause bien
innocente de nos bisbilles, il s'est juré d'aider à conclure le mariage. Sinon, il se tiendrait pour
offensé et demanderait réparation. Mais je suis assuré que M. Maurizio ne pourra rien lui refuser.
LUNARDO. — Qu'allons-nous décider?
SIMON. — Mon cher ami, de tout ce que nous avons examiné, le meilleur terme est celui-là.
Prendre les choses comme elles viennent.
LUNARDO. — Et l'affront?
FELICE. — Quel affront? Quand ils seront mariés, il n'y aura plus d'affront.
CANCIANO. — Écoutez, Monsieur Lunardo. Madame mon épouse a bien des travers, mais pour
ce qui est de montrer les choses comme elles sont, c'est une femme qui n'a pas sa pareille.
FELICE. — N'est-ce pas, Monsieur Canciano?
LUNARDO. — J'en tombe d'accord, mais qu'allons-nous décider?
SIMON. — Avant toute chose, je dirais d'aller dîner.
CANCIANO. — Il est vrai qu'on avait un tantinet oublié le dîner.
FELICE. — Hé ! Hé ! le maître de cérémonie n'est pas si sot que cela ! Le dîner ne finit pas en
queue de poisson et la sauce a mijoté comme il faut. Mais écoutez-moi, Monsieur Lunardo : Si
vous voulez que nous dînions en repos, envoyez chercher votre femme avec votre fille. Grondez
quelque peu, pour n'en pas perdre l'habitude et finissons-en. Nous attendons le retour de M.
RIiccardo et quand le jeune homme sera ici, nous conclurons notre affaire.
LUNARDO. — J'ai grand peur de ne pouvoir me retenir quand je verrai ma femme et ma fille.
FELICE. — Eh bien ! dégonflez-vous la rate à votre aise, vous avez vos raisons. Là, êtes-vous
content?
CANCIANO. — Appelons-les donc !
SIMON. — Ma femme aussi.
FELICE. — Moi... moi... attendez-moi.
(Elle sort en courant.)
TROISIÈME SCÈNE
LUNARDO, CANCIANO et SIMON.
LUNARDO, à CANCIANO. — Fameuse tirade que votre femme a débitée là!
CANCIANO. — Alors, suis-je un dadais si je me laisse parfois mener par le bout du nez ! Sitôt
que j'ouvre la bouche, elle me ferme le bec avec une harangue de la sorte... Ne suis-je pas obligé
de baisser pavillon?
SIMON. — Oh! de façon ou d'autre, les femmes n'en font jamais qu'à leur tête !
CANCIANO. — Ne les laissez parler, si vous ne voulez pas être forcé de leur donner raison !
QUATRIÈME SCÈNE
FELICE, MARGARITA, LUCIETTA et les précédents.
FELICE, à LUNARDO. — Les voici, les voici. Contrites et repentantes, elles vous présentent
leurs excuses.
LUNARDO, à MARGARITA. — Vous m'en faites de la sorte?
FELICE, à LUNARDO. — Elle n'est nullement coupable et c'est moi la cause de tout le mal.
LUNARDO, à LUCIETTA. — Que mériterais-tu, dis, petite friponne?
FELICE, à LUNARDO. — Adressez-vous à moi, s'il vous plaît, et je vous répondrai.
LUNARDO, à MARGARITA et à LUCIETTA. — Des hommes céans? Des amoureux dans une
cachette?
FELICE, à LUNARDO. — Grondez-moi, je vous prie, c'est moi qui dois payer.
LUNARDO, à FELICE. — Allez vous faire pendre vous aussi !
FELICE, à LUNARDO, en se moquant. — Venons-en donc au fait!...
CANCIANO, à LUNARDO. — Est-ce sur ce ton que vous parlez à ma femme?
LUNARDO, à CANCIANO. — Mille pardons, mon cher, mais je suis hors de moi.
MARGARITA est toute contrite.
LUCIETTA pleure.
MARGARITA. — Madame Félice, qu'avez-vous dit? Et l'affaire est-elle accommodée?
SIMON, à MARINA. — Vous aussi, Madame, vous méritiez votre part...
MARINA. — Ah ! vraiment ! Je tire ma révérence et me voici partie !
FELICE. — Non, non, arrêtez ! Le pauvre, il lui restait un peu de fiel qui l'empoisonnait, il a bien
fallu qu'il s'en débarrassât ! D'ailleurs, il vous a excusée, il vous pardonnée, et quand le prétendu
arrivera, M. Lunardo est d'accord pour que les noces se fassent aussitôt, n'est-ce pas, Monsieur
Lunardo?
LUNARDO, rogue. — Oui, Madame, oui Madame !
MARGARITA. — Croyez-moi, mon cher époux, j'ai souffert mort et passion. J'étais ignorante de
toute l'affaire, n'en doutez pas, et quand ces masques sont arrivés, je ne voulais point les laisser
entrer. C'est... c'est...
FELICE. — Eh bien oui! c'est moi... Que vous faut-il de plus?
MARGARITA, à LUCIETTA. — Ouvrez la bouche vous aussi !
LUCIETTA. — Monsieur mon père, je demande votre pardon, mais je ne suis pas fautive.
FELICE. — C'est moi, vous dis-je, c'est moi...
MARINA. — A vrai dire, il m'en revient une part aussi.
SIMON, à MARINA, avec ironie. — Hé ! nous savons bien que vous êtes une femme d'esprit.
MARINA. — Certes ! J'en ai plus que vous !
FELICE, en observant à travers la fenêtre. — Qui est-ce?
MARINA, à FELICE. — Oh ! hé, les voici.
LUCIETTA, à part, gaiement. — Oh ! mon fiancé !
LUNARDO. — Quoi donc? Qui est là? Qui vient? Des gens? (Aux femmes.) Retirez-vous.
FELICE. — Voyez-vous ! Que serait-ce? Auriez-vous peur que ces hommes nous mangent? Ne
sommes-nous pas quatre ici? N'y êtes-vous pas vous-même? Faites-les donc entrer.
LUNARDO. — Est-ce vous qui commandez, Madame?
FELICE. — Oui, c'est moi.
LUNARDO. — D'étranger, je n'en veux point et si je le vois ici, je me retire sans tarder.
FELICE. — Mais pourquoi ne voulez-vous pas le voir? C'est un homme de mérite.
LUNARDO. — Qu'il soit ce qu'il veut, je ne le veux pas céans. Ma femme et ma fille n'ont pas
coutume de voir du monde.
FELICE. — Eh ! pour cette fois, il vous faut le souffrir, n'est-ce pas, mes enfants?
MARGARITA. — Oh ! moi, avec plaisir !
LUCIETTA. — Avec plaisir, moi aussi !
LUNARDO, en les singeant. — Oh ! moi ! avec plaisir, moi aussi ! (A FELICE.) Je ne veux pas,
vous dis-je !
FELICE. — (A part.) Quel ours ! quel malotru ! (Haut.) Attendez ! attendez ! Je vais le retenir.
(Elle se rapproche de la sortie.)
LUCIETTA. — (Que m'importe ! C'est l'autre que j'attends !)
CINQUIEME SCÈNE
MAURIZIO, FILIPPETO et les précédents.
MAURIZIO, un peu froidement. — Messieurs!
LUNARDO, brusque. — Serviteur!
FILIPPETO salue furtivement LUCIETTA... MAURIZIO le regarde, FILIPPETO prend un air
détaché.
FELICE. — Monsieur Maurizio, avez-vous appris comment la chose s'est passée?
MAURIZIO. — Mon Dieu, je ne songe plus à ce qui s'est laissé, mais bien à ce qui se passera.
Qu'en dites-vous, Monsieur Lunardo?
LUNARDO. — Je dis donc, venons-en au fait, que les fils, quand on les a élevés comme il faut,
ne vont pas en masque, et ne se faufilent pas, venons-en donc au fait, chez les jeunes filles
respectables.
MAURIZIO. — J'en tombe d'accord. (A FILIPPETO.) Allons-nous-en .
LUCIETTA pleure à gros sanglots.
LUNARDO. — Malheureuse ! En voilà des pleurnicheries !
FELICE. — Et bien ! pour parler franc, Monsieur Lunardo, venons-en donc au fait, c'est une pure
honte. Êtes-vous un homme ou un gamin? Vous dites blanc, vous dites noir, vous tournez et virez
comme un vrai toton !
MARINA, à LUNARDO. — La belle façon ! Ne la lui aviez-vous pas promise? N'avez-vous pas
signé de contrat? Que s'est-il passé? Qu'est-il advenu? Vous l'a-t-il enlevée? A-t-il jeté le
déshonneur sur votre maison? Que signifient ces niaiseries? Que signifient ces grimaces? Que
signifie cette tête longue d'une aune?
MARGARITA. — Je tiens, moi aussi, à dire mon mot dans cette affaire. Oui, monsieur, il m'a
fort déplu de le voir ici, et il a eu tort d'y venir. Mais en lui donnant la main de votre fille, ne
mettez-vous un point final à l'aventure? Je vous ai laissé dire, je vous ai laissé faire à votre aise
mais, à présent, je vous l'avoue sans ambages : oui, monsieur, il convient qu'il la prenne, il
convient qu'elle l'épouse !
LUNARDO. — Eh bien ! qu'il la prenne, qu'elle l'épouse, qu'ils se débrouillent ! J'ai la tête
rompue et je n'en puis plus !
LUCIETTA et FILIPPETO sautent de joie.
MAURIZIO, à LUNARDO. — Faut-il qu'ils se marient avec cette rage?
FELICE. — S'il devient enragé, tant pis pour lui ! Ce n'est pas moi qui l'épouse, après tout !
MARGARITA. — Allons, monsieur Lunardo, consentez-vous à ce qu'ils se donnent la main?
LUNARDO. — Un instant, s'il vous plaît. Il faut que ma bile se dissipe.
MARGARITA, à LUNARDO. — Allons ! mon cher époux, je vous comprends. Je connais votre
caractère : vous êtes un homme de bien, un homme affectueux, vous avez du cœur mais, ma foi
de ma foi ! vous êtes d'humeur bien incommode ! Cette fois j'avoue que vous avez raison; mais
enfin, nous vous avons demandé pardon, votre fille et moi. N'en doutez pas, pour qu'une femme
se réduise à cela, il en faut ! Si je l'ai fait, c'est parce que je vous porte amitié et que je porte
amitié à cette enfant qui n'en convient guère ou ne veut pas en convenir. Pour elle comme pour
vous, il n'est pas un bien dont je me priverais, et je donnerais mon sang pour que nous vivions
tous les trois en repos. Faites le bonheur de cette enfant, apaisez votre ressentiment ; sauvez la
renommée de la maison ! Et si je ne mérite pas par là votre affection, eh bien ! il en sera de moi
ce que voudront mon mari, mon destin et mon malheur.
LUCIETTA, en pleurant. — Madame ma mère, Dieu vous bénisse, ma mie, je vous demande
pardon à vous aussi de tout ce que je vous ai dit et de tout ce que j'ai fait.
FILIPPETO. — (Elle me fait pleurer à mon tour.)
LUNARDO s'essuie les yeux.
CANCIANO, à LUNARDO. — Voyez-vous, Monsieur Lunardo ! Quand elles en sont là, on ne
peut plus leur résister !
SIMON. — En somme, de bonne grâce ou non, elles font toujours leurs quatre volontés.
FELICE. — Ainsi donc, Monsieur Lunardo?
LUNARDO, avec dépit. — Un moment...
FELICE. — (Trésor !)
LUNARDO, tendrement. — Lucietta?
LUCIETTA. — Monsieur.
LUNARDO. — Viens ici.
LUCIETTA, s'approche doucement. — Je viens.
LUNARDO. — Désires-tu te marier?
LUCIETTA prend un air confus et ne répond pas.
LUNARDO, avec dépit. — Allons ! réponds, désires-tu te marier?
LUCIETTA, fort, en tremblant. — Oui Monsieur. Oui Monsieur.
LUNARDO, à LUCIETTA. — Tu l'as vu, hein, ton prétendu?
LUCIETTA. — Oui, Monsieur.
LUNARDO. — Monsieur Maurizio?
MAURIZIO, rogue. — Qu'y a-t-il?
LUNARDO. — Allons, mon vieil ami, à quoi bon, venons-en donc au fait, prendre votre ton de
rabat-joie? Si vous n'y voyez pas d'opposition, ma fille sera l'épouse de votre fils.
(Les deux jeunes gens échangent des marques de joie.)
MAURIZIO. — Ce vaurien ne le mérite guère.
FILIPPETO, sur un ton de prière. — Monsieur mon père...
MAURIZIO, sans regarder FILIPPETO. — Me jouer un tour de la sorte !
FILIPPETO. — Monsieur mon père...
MAURIZIO. — Non, je ne le marierai pas.
FILIPPETO, chancelle, à moitié évanoui. — Oh ! pauvre de moi !
LUCIETTA. — Retenons-le ! Retenons-le !
FELICE, à MAURIZIO. — Or çà ! Voilà la tendresse que vous avez...
LUNARDO. — Il a raison de le mortifier.
MAURIZIO, à FILIPPETO. — Viens ici...
FILIPPETO. — Me voici.
MAURIZIO. — Te repens-tu de ce que tu as fait?
FILIPPETO. — Oui, Monsieur, oui, tout de bon, Monsieur mon père !
MAURIZIO. — Écoute bien : tu as beau te marier, je veux que tu me gardes obéissance, et que tu
restes sous ma dépendance.
FILIPPETO. — Oui monsieur, je le promets.
MAURIZIO. — Venez ici, Mademoiselle Lucietta, je vous accepte pour fille, et toi, que le Ciel te
bénisse, donne-lui la main.
FILIPPETO, à SIMON. — Comment fait-on?
SIMON. — Allons ! donne-lui la main... comme cela.
MARGARITA. — (Le pauvre.)
LUNARDO s'essuie les yeux.
MARGARITA. — Monsieur Simon, Monsieur Canciano, c'est vous qui serez les témoins.
CANCIANO. — Oui, Madame, volontiers !
SIMON. — Eh bien ! à quand le premier garçon?
FILIPPETO il rit et saute de joie.
LUCIETTA baisse les yeux pudiquement.
LUNARDO. — Allons, mes enfants, vive la joie ! Il est grand temps d'aller dîner !
FELICE. — Dites-moi, mon brave Monsieur Lunardo, cet étranger qui est dans la chambre, là, à
attendre, vous semble-t-il bienséant de le renvoyer sans dîner? Il s'est rendu auprès de M.
Maurizio, c'est lui qui l'a amené ici. Est-il honnête de le traiter ainsi?
LUNARDO. — Allons dîner sur-le-champ.
FELICE. — Invitez-le, lui aussi.
LUNARDO. — Non Madame.
FELICE. — Voyez cela ! Ces manières de bougon, ces façons de sauvage que vous avez, vous
autres, sont la cause de tout le désordre que nous avons vu, depuis quelques heures et font que...
c'est à tous les trois, savez-vous? c'est à tous les trois que je parle... font que vous êtes toujours
odieux et toujours mécontents, toujours enragés et éternellement trompés. Soyez un peu plus
humains, un peu plus sociables. Considérez la conduite de vos épouses et quand elle est honnête,
supportez quelques travers et cédez quelquefois. Ce comte est un homme de bien, un homme de
mérite, un galant homme : quel mal est-ce que je fais à le traiter avec bienséance? Mon mari ne
l'ignore pas puisqu'il nous accompagne en tout lieu. Il s'agit là d'un seul et simple entretien. Pour
ce qui est des atours, si on n'est pas toujours en train de s'affubler à la dernière mode, quand on ne
ruine pas sa maison, ne convient-il pas d'être proprement mise? Bref, tenez-vous à vivre en
repos? Tenez-vous à vivre en harmonie avec vos épouses? Gouvernez-vous en hommes et non
pas en sauvages ! Ordonnez sans tyranniser et aimez si vous voulez être aimés.
CANCIANO. — Tout de bon, il faut l'avouer ! Quelle perle ai-je là !
SIMON. — Êtes-vous d'accord, Monsieur Lunardo?
LUNARDO. — Et vous?
SIMON. — Moi, oui.
LUNARDO, à MARGARITA. — Allez donc dire à cet étranger qu'il veuille bien dîner avec nous.
MARGARITA. — Enfin ! Fasse le Ciel que la leçon ne soit pas perdue !
MARINA, à FILIPPETO. — Et vous, mon neveu, comment en userez-vous avec votre femme?
FILIPPETO. — Comme Madame Félice vient de me l'apprendre.
LUCIETTA. — Oh ! je ne ferai pas la difficile.
MARGARITA. — Elle enrage seulement quand ses manchettes sont fripées.
LUCIETTA. — Allons ! ne m'avez-vous pas encore pardonné?
FELICE. — Oublions, s'il vous plaît! Passons à table, il est l'heure. Et si le cuisinier de M.
Lunardo n'a pas trouvé de sauvagine, eh bien ! nous en ferons notre deuil; nous sommes des gens
de bonne compagnie, de bons amis, des gens de cœur. Mangeons, buvons, divertissons-nous, et
levons nos verres à la santé de ceux qui, avec tant de bonté et tant de courtoisie, nous ont écoutés,
nous ont compris et ont pris part à nos
tracas.
FIN