11-16 Marsala Fanny - Si Tu Fermes Les Yeux 2020
11-16 Marsala Fanny - Si Tu Fermes Les Yeux 2020
11-16 Marsala Fanny - Si Tu Fermes Les Yeux 2020
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Chapitre I
Un vrai cauchemar
Étienna, la benjamine, a vingt-deux ans, c’est notre bébé à toutes. Elle est
naïve, rigolote et légèrement susceptible. Nous lui avons toujours fait croire
mille et une histoires incroyables et ne lui avouions la vérité que lorsqu’elle
avait eu le temps de les répéter à tout le monde, ce qui était extrêmement
gênant pour elle, mais tellement amusant pour nous. Ma mère a toujours été
dure et exigeante avec chacune d’entre nous mais s’est clairement relâchée
avec Étienna. Elle l’ignore même carrément ; non pas parce que c’est la
dernière mais parce qu’elle est la fille qu’elle n’avait pas voulue, celle qui a
brisé à jamais l’espoir d’avoir un fils, celle qui a empêché la transmission
du nom.
Heureusement, selon moi, Étienna ne peut pas le ressentir, nous la
chouchoutons tellement qu’elle n’a pas besoin de l’attention de ma mère.
Au contraire ça lui permet de souffler un peu, cinq grandes sœurs ce n’est
pas des plus reposant.
Étienna accorde beaucoup d’importance à ses études, elle veut réussir
dans la vie et pour elle le succès rime avec éducation. Elle passe son temps
à étudier. Lorsqu’elle n’est pas plongée dans ses livres, elle regarde des
reportages scientifiques. Ses larges lunettes rondes et sa coupe carrée
parfaitement géométrique traduisent bien sa personnalité. Elle a réponse à
tout et lorsqu’elle ne sait pas, elle cherche, vérifie ses sources puis déballe
fièrement sa science. Aussi attachante qu’irritante, elle est notre petite
intello préférée et protégée.
J'ai eu la plus belle des enfances, mes sœurs et moi avons des milliers
d'anecdotes à partager. Nos parents nous ont donné le plus beau des
cadeaux, la fraternité. D'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais pu
m'ennuyer, nous inventions des jeux plus fous les uns que les autres. Nous
avions toutes nos propres amis mais il y a toujours un moment où nous
souhaitions rester juste entre nous, en famille. Je crois qu'il n'était pas
évident pour nos amis de se faire une place dans nos vies, déjà bien
chargées. Beaucoup nous enviaient, c'est tellement génial d'avoir une
grande fratrie. Je rêve de fonder un jour ma propre famille et d'offrir tous
ces moments de bonheur à mes enfants.
Nos relations avec nos parents sont bonnes, comme je l’ai déjà évoqué,
notre père est très discret et notre mère beaucoup moins. Chez nous, c’est
clairement la mère qui porte la culotte. Elle a complètement imposé sa
vision de l’éducation, qui parfois avec du recul a pu être étrange mais on
s’en sort bien de manière globale : nous n’avons pas de quoi nous plaindre,
nous n’avons jamais manqué de rien.
Il est vrai que nous aimerions que notre père se réveille, au moins de
temps en temps, mais ce n’est pas dans sa personnalité, c’est un passif, il se
laisse aller et déteste le conflit, il n’ira donc jamais contredire notre mère.
Elle, c’est le contraire, tout est objet à dispute, elle a un niveau
d’exigence très élevé et ne laisse passer aucune faute ou imperfection.
Nous sommes en froid avec presque tous nos voisins, elle reproche à l’un
de ne pas bien entretenir ses haies et de donner une mauvaise image globale
du quartier, à l’autre de ne pas contribuer au bien-être général en écoutant
trop fort sa musique, à d’autres de mal se garer, à un dernier d’avoir laissé
une lumière allumée en partant et ainsi ne pas respecter la planète, enfin,
elle a toujours quelque chose à critiquer. Le problème c’est qu’elle ne sait
pas prendre sur elle, elle ne se contente pas de le penser, non, elle n’hésite
pas une seconde à aller au front, ses phrases favorites sont « Il croit quoi
celui-là ? », « Je vais me gêner tiens » ou encore « J’y vais de ce pas, on
verra s’il fait encore le malin ».
Et c’est pareil avec la boulangère lorsqu’elle ne donne pas le pain parfait,
le boucher lorsque le prix de sa viande augmente et le fleuriste lorsqu’il n’a
plus ses fleurs préférées.
Tout est rapidement scandaleux, honteux.
Nous avons souvent été gênées par son comportement et son impulsivité,
notamment avec certains parents de nos amis à qui elle se permettait de
faire des leçons de morale comme si elle avait la science infuse.
En vacances, elle a souvent eu le chic pour gâcher de bons moments en
criant sur un serveur trop lent ou sur un maître-nageur pas assez attentif.
Elle attire l’attention sur nous et quand nous lui faisons remarquer, sa
réponse est simple et efficace : « Les familles nombreuses se font toujours
remarquer, les filles ». Elle n’a pas tout à fait tort mais c’est tout de même
un sacré raccourci à toute explication.
Heureusement, nous n’avons pas hérité de cela, quelle perte d’énergie
inutile ! La seule personne qu’elle rend malheureuse, à toujours être de
mauvaise humeur pour un oui ou pour un non, c’est elle-même.
Et mon père, il réagit comme si tout était normal, il la regarde
compatissant à chacune de ses crises, la soutient tout en restant à l’écart.
À première vue, ces deux-là n’ont rien à faire ensemble, tout les oppose,
mais pourtant, je suis persuadée qu’ils ne se quitteront jamais. Je n’imagine
pas une seconde mon père sans ma mère, il serait bien incapable de prendre
ses propres décisions et de les assumer. Ou peut-être, selon la « théorie
Emma », ça ferait du bien à notre père qu’elle le quitte, il serait alors
contraint de se reprendre en main, il pourrait alors même être surprenant.
Ça reste à prouver, et c’est, à ce jour, difficile à imaginer. D’autant plus
qu’Emma n’est pas vraiment objective, elle ne supporte pas notre mère et
ne fait plus preuve d’aucune tolérance à son égard ce qui la conduit à dire
que tout le monde se porterait mieux sans elle.
Chapitre III
D’étranges rêves
Une nuit d’automne, alors que les arbres s’étaient recouverts de leurs plus
belles teintes brun orangé et que les températures commençaient à chuter
peu à peu, alors que tout semblait normal, je fais un rêve des plus intrigant.
D’autant que je peux me souvenir j’ai toujours rêvé, d’ailleurs tout le
monde rêve. Pour ma part, j’adore les rêves, ils permettent d’être ce que
l’on veut, de vivre des expériences uniques et de traverser les registres et les
émotions, frayeur, joie, rire, tristesse.
Il n’y a aucune limite, tout semble possible. Et même quand on se
retrouve dans les pires situations il nous suffit de nous réveiller pour réussir
à oublier.
Quand on y pense, c’est comparable à de la magie.
Cette nuit-là, je m’assoupis tendrement quand soudain, devant mes yeux,
je vois un groupe d’enfants. Ils se ressemblent, je comprends vite que je
suis face à une famille. Ils sont tous plus mignons les uns que les autres, ça
me fait sourire, j’adore les enfants et j’adore voir des familles nombreuses.
Je connais leur complicité. Mais alors que je les observe sans trop me poser
de question, l’un d’eux attire mon attention. Il me fait drôlement penser à
mon père. C’est bien lui, mon père encore enfant. C’est un rêve, donc rien
d’incroyable en théorie mais quelque chose me perturbe, ça me parait si vrai
et je pense n’avoir jamais rêvé d’un de mes parents enfants. C’est difficile
pour notre imaginaire de se les représenter avec autant de précision, en
ayant rapidement vu quelques photographies d’époque et de surcroît, en
noir et blanc.
Pourtant il est là, je l’aperçois, entouré de sa famille. Je n’ai aucun de
doute, mon père a un grain de beauté assez imposant juste sous son menton,
qui attire d’autant plus l’œil sur un petit visage d’enfant. Je le reconnaîtrais
parmi des centaines.
Sa mère, ma grand-mère, qui les suit de près, semble en immense
difficulté à suivre le rythme. Rien de surprenant, être une mère veuve avec
cinq enfants en bas âge n’est pas de tout repos. Je suis admirative de ces
femmes et de leur courage pour assumer une famille entière sans aucun
soutien, ni financier, ni psychologique, parce qu’à cette époque on aurait eu
honte de demander de l’aide.
Mon père a perdu son père lorsqu’il était très jeune dans un accident de la
mine dans laquelle il travaillait, il n’en a que très peu de souvenir. Mon
pauvre grand-père, Giorgio, d’origine sicilienne, a immigré les yeux pleins
d’étoiles dans ce pays qui le condamnera en l’envoyant chaque jour au fond
du trou. Ce triste destin est celui de milliers d’autres. Quand il ne s’agissait
pas d’accidents, la mine a quand même su prendre la vie de ses travailleurs,
en attaquant leurs voies respiratoires notamment. Mais cette immigration lui
a aussi permis de rencontrer la femme de sa vie, une jolie Française attirée
par son teint mat, ses yeux noirs et son accent chantant. Celle qui fera de lui
un mari puis un père, celle qui dédiera sa vie pour la sienne. Celle qui lui
rendra visite tous les jours sur sa tombe, celle qui continuera de le pleurer
jusqu’à finalement le retrouver. Celle qui continue de le faire vivre à travers
elle.
Je me suis toujours doutée que ça n’avait pas dû être facile pour ma
grand-mère mais la voir, face à moi, en réalité, c’est autre chose. Je
comprends alors, à mes dépens, à quel point elle a pu souffrir et ça me
plante une flèche en plein cœur.
Nous sommes dans un petit parc pour enfant, il y a quelques balançoires
seulement, dont certaines semblent bien détériorées par le temps mais
apparemment suffisantes pour que les enfants s’amusent. En plein centre du
parc, sans aucun lien avec le reste, se trouve une grande sculpture
représentant un lion. Les enfants grimpent dessus et s’imaginent à dos de
cheval.
Ma grand-mère se pose sur un banc couleur chêne, les surveillant du coin
de l’œil tout en relâchant la pression le temps de quelques heures au grand
frais. Je vois dans ses yeux la fatigue et la tristesse.
Ma grand-mère a maintenant quatre-vingt-cinq ans mais son regard est
toujours le même. Il n’y a que ça qui ne vieillisse pas, le regard, le reflet de
l’âme.
Mais ce qui est perturbant, c’est que je m’aperçois que je ne suis pas
simple spectatrice, comme je pensais l’être ; elle me voit aussi. Je le
remarque car, se sentant observée, elle m’a jeté un regard furtif. Plutôt que
de rester dans le voyeurisme, je décide alors de prendre place à côté d'elle et
j’entame la conversation :
« Ils sont épuisants, ça fait du bien de laisser le parc prendre le relai.
— Oui, c’est plaisant de s’asseoir un peu.
— Vous venez souvent ici ?
— Oui, au moins deux fois par semaine et vous ? Il ne me semble pas
vous avoir déjà vue.
— Non effectivement, nous sommes seulement en vacances, nous
rendons visite à de la famille.
— D’où venez-vous ?
— Du Nord, près de Calais. »
Évidemment, elle ne me reconnaît pas puisque dans son monde je
n’existe pas encore mais quel plaisir de pouvoir échanger quelques mots
avec celle que j'appelle aujourd'hui grand-mère, celle qui indirectement m'a
permis de vivre.
Je voudrais tant lui dire que je suis sa petite-fille mais je n’ose pas. Ça
n'aurait aucun intérêt et la ferait même fuir ! Qui pourrait y croire ?
Je la trouve belle malgré sa fatigue apparente, belle et généreuse. Elle me
propose naturellement et poliment une part du goûter de ses enfants
lorsqu’ils viennent le lui réclamer. Je suis touchée car je connais les
problèmes financiers qu’elle traverse. Je sais que cette petite part de gâteau
prend une part importante de son budget mensuel et que tout est compté.
Pourtant, elle n’hésite pas une seconde à le partager avec une inconnue.
J’accepte, non pas par gourmandise mais parce que je sais ce que ça
représente pour elle, elle serait vexée que je refuse. Comme elle l’est
aujourd’hui, lorsqu’une de mes sœurs fait la difficile à table ou est au
régime.
Ce simple geste me rend très fière de ma grand-mère, encore plus que je
ne l’étais déjà. Je voudrais lui dire à quel point je me sens honorée de porter
son nom, de sentir son sang couler dans mes veines mais évidemment je
m’abstiens.
La conversation ne dure pas longtemps, je sens que ma grand-mère a
surtout besoin de calme et de repos, je ne veux pas la déranger plus
longtemps. En la laissant, je décide de lui offrir quelque chose à mon tour.
Spontanément, je lui tends mon porte-bonheur. C'est l’objet le plus précieux
que j'aie sur moi à ce moment-là. Il s’agit d’une roche volcanique que j’ai
trouvée lors d’un voyage en Indonésie et conservée depuis des années
maintenant. J’ai tout de suite aimé ses lignes irrégulières et son aspect
râpeux ; en la voyant, je me suis imaginé ses pensées, « Oui je suis
attractive mais ne me sous-estime pas », et me suis plus ou moins projetée
en elle.
Je confie à ma grand-mère que cette roche la protégera. Ce ne sont pas
des paroles en l’air, j’ai moi-même l’impression qu’elle m’a protégée lors
de certains épisodes de ma vie, c’est pourquoi j’en ai fait mon porte-
bonheur.
Elle me regarde pleine de gratitude car elle sent que cette roche a une
valeur pour moi. En effet, j’y tiens réellement et il est plus que certain que
je ne l’aurais jamais cédée à une réelle inconnue dans un parc.
Alors que nous regardons un film, je sens que je m’endors, mes paupières
se font de plus en plus lourdes. J’arrête de résister et me laisse emporter.
Je me trouve dans une cour d’école. En regardant autour de moi, je me
rends compte que mon père est à nouveau l’un des protagonistes.
Décidément ! Cette fois, il est plus âgé, il est avec ses amis. Une dizaine de
jeunes garçons forment un arc de cercle autour de lui.
Je m’approche, juste assez pour entendre la conversation. Il est en train
de leur expliquer que sa sœur va se marier avec un type qu’il déteste. Je suis
extrêmement surprise car mes deux tantes paternelles sont mariées à des
hommes fabuleux que mon père adore.
Peut-être que l’une d’elles a failli épouser quelqu’un d’autre, mais je n’en
ai jamais entendu parler et j’ai du mal à y croire vu l’âge encore très jeune
de mes tantes, au moment de leur engagement avec leur mari actuel.
Un de ses amis prend la parole :
« Quel est le problème ?
— Sa gentillesse sonne faux, il en fait trop, je n’ai aucune confiance en
lui, dès qu’il lui aura mis la bague au doigt, nous découvrirons son vrai
visage c’est certain. Mais je ne lui en laisserai pas l’occasion, répond mon
père à son assemblée qui l’écoute comme s’il délivrait la parole sainte. »
Il a la haine dans le regard.
Je comprends très vite auquel de mes oncles il est en train de faire
allusion. Aucun doute, il ne s’agit pas d’un précédent promis ou élu. Il
s’agit d’Olivier. Olivier est toujours très gentil et ça peut paraître surjoué ou
faux. Mais quand on le connaît, on sait qu’il est juste soucieux de bien faire,
qu’il est vraiment naturellement gentil.
Mon père prend un air des plus sérieux et annonce son plan pour
l’éloigner de sa sœur. Il va lui faire peur et le menacer d’inventer des
histoires des plus embarrassantes à son sujet s’il ne rompt pas, de lui-même,
sa relation.
À l’époque, la réputation est une chose sacrée et Olivier pourrait bien tout
perdre, plus personne ne voudra l’épouser. Mon père demande à ses amis de
l’aider, il veut qu’ils soient de mèche pour accroître la frayeur.
Ce qui est surprenant dans cette conversation, ce n’est pas le plan en lui-
même, c’est que je découvre mon père en leader, lui qui reste toujours en
retrait et laisse habituellement ma mère prendre les devants.
Je ne peux pas rester simple spectatrice face à ce plan machiavélique, je
décide d’intervenir. Il m’est impossible de laisser Olivier subir ça, il ne le
mérite absolument pas.
J’entre en scène, à peine hésitante, et me présente comme la nouvelle
assistante du proviseur. J’essaye d’être la plus impressionnante possible, en
prenant une voix des plus autoritaire :
« Jeune homme, si vous faites quoi que ce soit contre Olivier je vous ferai
virer de l’école. Et sachez que j’ai pour habitude d’aller au bout de mes
intentions. Alors allez, faites le malin auprès de vos amis mais croyez-moi,
vous le payerez cher !
— Pardon madame, je vous promets de ne rien faire, d’abandonner toutes
ces stupides idées mais s’il vous plaît, ne dites rien à ma mère et ne me
faites pas virer de l’école ! répond-il, soudainement aussi doux qu’un
agneau, la peur apparente dans le regard. »
C’est un succès mais je ne montre aucun sourire satisfait, il doit rester
effrayé pour me prendre au sérieux. Je n’étais pas certaine que ça
fonctionnerait, je craignais qu’il se réjouisse de vacances anticipées. C’est
très étrange de gronder son propre père, enfant et encore plus de l’entendre
vous appeler « madame ». C’est loin d’être agréable mais il fallait que
j’agisse.
J’explore toutes les pistes qui me passent par la tête et me rends au sein
d’une boutique spécialisée dans les montres connectées. J’explique alors
que je souhaiterais contrôler mon cycle de sommeil et me réveiller avant les
phases de sommeil paradoxal. Le vendeur n’étant pas psychiatre, je ne me
sens pas contrainte de lui fournir plus d’explications ou de justification
lorsqu’il me dévisage.
Il m’explique que les montres vont permettre de décortiquer mon cycle
de sommeil et de l’analyser mais en aucun cas de m’empêcher d’entrer en
phase de rêve. Je le laisse sur le carreau, j’en oublie mes bonnes manières,
je n'ai pas de temps à perdre, il ne me sera d’aucune utilité.
C’est un nouvel échec…
Je continue mes recherches, mon carnet vert kaki à reliure dorée sous le
coude, prêt à accueillir des lignes d’informations.
Le record de jours sans dormir est de onze jours. Je ne m’attendais pas
vraiment à ce que cette piste puisse être la bonne et ne me lance donc pas
dans la privation totale de sommeil, ça ne ferait que repousser très peu le
problème.
Le reste de mes recherches ne fait que soulever des futilités.
Benno est déjà réveillé, quand il me voit ouvrir délicatement les yeux. Il
me demande quel a été mon rêve, lui-même angoissé par ce que j’ai pu y
faire ou y découvrir. Les derniers ont souvent conditionné mon humeur du
jourv oire de la semaine et il est le premier à en pâtir.
Je lui raconte. Il sourit, soulagé :
« Tu as créé notre monde actuel mon amour.
Je lui souris en retour.
— Apparemment. »
En route pour me rendre chez elle, je lui passe un coup de fil afin de la
prévenir de ma venue, je sais qu’Emma ne reste pas souvent chez elle.
Quelques sonneries retentissent quand une voix rauque, de toute évidence
tout juste sortie du lit, répond :
« Allô ?
— Salut Emma, tu es disponible ?
— Euh, je viens de me réveiller mais dis-moi.
C’est confirmé, une vraie marmotte celle-là.
— Emma il est 13 heures !
— Et donc ? Bref qu’est-ce qu’il y a ?
— J’arrive chez toi, j’aimerais te parler de quelque chose.
— Euh, tu es mignonne toi, je ne suis pas seule.
Emma est rarement seule un lendemain de soirée, une vraie séductrice.
— Eh bien demande gentiment à ta conquête de s’en aller, c’est
important.
— Tu es gonflée toi ! Mais bon de toute façon je ne compte pas la revoir,
tu as de la chance, tu arrives dans combien de temps ?
— Je viens d’arriver, je trouve une place et je suis là.
— OK, bon tu m’obliges à être dure avec cette pauvre nana, mais bon, les
sœurs E avant tout hein ?
— Exactement. »
Comme à son habitude Emma ne pose pas de question et comprends
l’importance pour moi de ma visite. Je n’ai pas pour habitude de m’imposer
comme ça sans qu’elle ait même le temps de se réveiller.
Je raccroche puis me gare. Le temps que j’arrive à l’appartement, sa
conquête était déjà partie. Elle a fait vite. Ou peut-être que j’ai vraiment mis
du temps à faire ce fichu créneau, qui m’a valu quelques gouttes de sueur ;
ça n’a jamais été mon fort et plus j’essaye, plus je me stresse et moins j’y
arrive. C’est notre seul objet de dispute avec Benno, les manœuvres. Et en
centre-ville c’est bien le pire, entre les gens qui me regardent plein de
jugement et ceux qui me klaxonnent, impatients et non tolérants. Il m’arrive
souvent d’opter pour le taxi, rien qu’à l’idée de devoir me garer. Moi aussi
je sais perdre de l’argent stupidement, on a tous nos travers. Benno me
rabâche qu’on aurait pu faire un aller-retour pour deux en Nouvelle-Zélande
avec tout l’argent que je laisse dans les taxis. Évidemment il exagère, enfin
j’espère, mais je préfère ne pas compter.
Lorsque je passe le hall d’entrée, je tombe nez à nez avec Benno. Je dois
avoir une drôle d’expression sur mon visage puisqu’il m’interroge aussitôt.
Il me connaît par cœur, il suffit d’une ride plus prononcée et il sait que
quelque chose me tracasse.
Je ne tiens pas longtemps, je prends mes précautions pour que personne
ne puisse rien entendre et je lui fais part de ma conversation avec Emma.
Lorsque je finis de lui révéler toutes mes découvertes, il reste bouche bée,
incapable de dire un mot. Il n´était pas non plus prêt à entendre de tels faits
sur le passé de ma famille et encore moins une histoire digne d’un roman
policier.
Il me regarde, intrigué, avant de lancer :
« Mon amour, comment peux-tu garder la force de sourire ?
Il a raison, en temps normal je serais effondrée.
— Je vais peut-être pouvoir faire quelque chose Benno.
— Et quoi ? répond-il, surpris.
— Il suffirait que je rêve du moment où elle l’appelle et que j’empêche
mon père d’y aller.
Benno semble inquiet pour moi.
— Tu ne contrôles pas tes rêves Elsa, ce rêve pourrait ne jamais arriver.
Tu ne peux pas passer ta vie à l’espérer.
Il marque un point mais je ne veux pas non plus me résigner.
— Et peut-être que si, peut-être qu’il arrivera et peut-être même dans un
avenir très proche. Il faut que je m´y prépare, que je trouve comment
convaincre mon père de ne pas s’y rendre.
Benno prend quelques secondes de réflexion puis me regarde l’air grave.
— Si ton père ne s’y rend pas et que ta mère va en prison alors elle ne
pourra pas te mettre au monde Elsa, ni toi ni aucune de tes sœurs, tu as
pensé à ça ?
En effet, il marque un point à nouveau, non je n’y avais pas pensé, pas
même une fraction de seconde. C’est mon défaut, je fonce toujours tête
baissée, je n’évalue pas les potentiels impacts collatéraux. Je suis Bélier de
signe astrologique et qu’on y croie ou non, chez moi, ça se voit.
Je réfléchis un instant puis une autre idée me vient :
— Alors il faut qu’il y aille mais qu’il ne touche à rien, qu’il rassure ma
mère, qu’elle plaide la légitime défense et qu’elle s’en sorte, qu’il soit là
pour elle et ils vivront ensemble libérés du monstre Richard. Ainsi ils
pourront nous mettre au monde et tout ira bien. »
Benno semble penser que ce serait une bonne solution, une femme battue
dont la vie de sa fille lui est retirée sous ses yeux n'a pas sa place en prison,
le contraire n'aurait aucun sens. Je suis convaincue que le risque est
moindre car, même si la cour se montrait injuste pour une quelconque
raison, les médias s'empareraient de l'histoire et ma mère finirait par avoir
gain de cause. Malheureusement, Benno a raison : je ne contrôle pas mes
rêves et ce moment précis, auquel je voudrais tant participer, n’arrivera
peut-être jamais. D’ailleurs, c’est certainement le cas puisque le présent est
ainsi. Si j’analyse mes rêves, je n’ai, en effet, jamais rien changé au
présent ; j’ignorais simplement que j’étais intervenue pour en arriver au
monde que je connais. Alors, même si j’ai tenté quelque chose, je n’ai pas
dû réussir à le convaincre.
Peut-être qu’il faut juste que je me fasse une raison, que j’accepte ce
passé, comme Emma a su le faire. Enfin pour Emma, c’était tout de même
plus simple à accepter, elle n’avait pas espoir de pouvoir changer le passé.
Elle ne pouvait que l’accepter. Et même ainsi, ça n’a pas dû être si simple et
elle a tout affronté seule. J’ai au moins Benno pour me confier, partager ma
peine.
Je sais qu’Emma compte sur moi pour ne pas révéler ce qu’elle m’a
confié et ne pas changer mon comportement vis-à-vis de mes parents. Je
tiendrais le coup. Mais je ne peux pas attendre de rêver pour en savoir plus.
Mes parents ont un lourd secret, je le sais maintenant. Ma mère a perdu un
enfant dans cette histoire et, même si elle nous a caché son existence, je ne
peux pas croire qu’elle se la soit aussi cachée à elle-même. Il m’est
inconcevable qu’elle n’ait rien gardé de ce premier enfant qu’elle a mis au
monde, de cet enfant qu’elle a aimé. Je réfléchis, avec autant d’enfants
comment peut-on cacher des photos ou des affaires sans que personne ne
tombe jamais dessus ?
La réponse paraît logique, il faut qu’ils soient hors de portée. Y a-t-il un
endroit dans notre maison qui soit hors de portée ? Mon visage s’illumine,
nous avons un grenier. Nous n’avions pas le droit d’y aller et de toute façon
pour y accéder il fallait une échelle et nous n’avons jamais su où se trouvait
l’échelle que mon père utilisait à de rares occasions et je crois que de toute
façon, aucune d’entre nous n’aurait été assez téméraire pour se rendre dans
un endroit sombre et sale comme je devine le grenier.
Une autre question me vient alors en tête, comment me rendre
aujourd’hui, adulte, dans le grenier sans que mes parents ne s’en
aperçoivent ? Il faut qu’ils quittent la maison. Le problème, c’est qu’ils ne
me préviennent pas vraiment quand ils sortent. Enfin, il y a une occasion
pour laquelle ils partent en même temps et pendant plusieurs heures. Une
fois par mois, ils ont un tournoi de pétanque avec un groupe d’amis. Entre
pastis et potins, ça peut durer longtemps. J’ai ma fenêtre de tir, il faut juste
que je me procure la date de la prochaine pétanque.
Reste un détail, et pas des moindres, mes sœurs Eline et Étienna ne
doivent pas être à la maison non plus. Ça complique nettement la situation.
Bon, première chose, il faut que je trouve la date ensuite je réfléchirais à
mes sœurs et à l’échelle, car accessoirement, je n’ai pas non plus d’échelle.
Je compose le numéro de téléphone du domicile de mes parents, espérant
tomber sur mon père. Évidemment, c’est ma mère qui répond :
« Bonjour Elsa.
— Bonjour maman, excuse-moi si je te dérange, j’ai juste une question.
Quand a lieu votre prochain tournoi de pétanque ?
— Mardi prochain, pourquoi ?
— Quel dommage, je voulais te demander si Benno pouvait se joindre à
vous mais j’ignorais que vous faisiez ça en semaine. Je lui parlais de vos
tournois mensuels et il a eu très envie d’y participer un jour. Fais-moi savoir
si vous le faites pendant un week-end la prochaine fois.
— Oui mais la plupart des participants sont retraités, ils réservent leurs
week-ends pour profiter de leurs enfants.
— Bon, j’imagine qu’il va devoir se trouver son propre groupe alors.
— Il y a des tas de clubs et d’associations, il faut juste qu’il se renseigne.
— D’accord, c’est ce qu’on va faire, je te remercie maman, bonne
journée.
— Bonne journée Elsa. »
Je raccroche satisfaite, j’ai la date et je n’ai pas eu besoin d’imposer un
moment embarrassant à Benno. Encore plus satisfaisant, le tournoi a lieu le
matin ; Étienna sera à l’université et Eline au travail. Je ne pouvais pas être
plus chanceuse. Je vais poser ma matinée.
Il me reste un dernier détail à régler, l’échelle. Tout prend forme dans ma
tête, je vais demander à mon père de me prêter son échelle pour des travaux
quelconques, et je lui dirai que je la lui ai redéposée mardi. Comme ça, si
jamais quelqu’un me surprend à débarquer chez eux avec une échelle, j’ai
mon alibi.
Je rejoins mon père après le boulot, comme convenu par message, pour
récupérer son échelle. Je me rends compte qu’elle n’a jamais vraiment été
cachée, elle était juste là où nous n’avions pas de grand intérêt à aller, dans
la cabane à outils de notre père. Elle est tout de même sous une bâche mais,
vu sa taille, nous aurions pu aisément deviner ce qui se cachait dessous.
Tout est prêt, il ne me reste plus qu’à attendre le jour J.
Mardi matin est enfin là, je me réveille anxieuse. En voyant mon stress,
Benno me demande de quoi j’ai rêvé.
Je ne lui ai pas parlé de mon plan car je ne voulais pas qu’il cherche à
m’en dissuader. Benno a tendance à être contre ce type d’action, il me
rabâche sans arrêt de ne pas faire aux autres ce que je n’aimerais pas qu’on
me fasse et de toute évidence je n’aimerais pas que ma fille fouille dans
mon grenier. Enfin, je n’aurais pour ma part rien à cacher, elle n’aura donc
aucune raison de fouiller.
Je ne me vois pas inventer un rêve alors je lui lâche tout. Étrangement, il
est plus surpris par le fait que je ne lui en ai pas parlé que par le plan lui-
même :
« Tu veux que je vienne avec toi ?
— Je crois que ce n’est pas une mauvaise idée mais tu travailles.
— Je vais dire que je ne me sens pas très bien, je reprendrai cet après-
midi. »
Je suis contente de ne pas y aller seule. Je n’y avais pas vraiment réfléchi
mais quand on cherche, on finit par trouver et ce que je vais trouver risque
d’être émotionnellement chargé. Me voilà donc partie, avec Benno et
l’échelle, chez mes parents.
Mes parents ferment la porte à clé mais en laisse toujours une, sous le pot
de fleurs, à l’entrée. Nous leur avons dit mille fois que ce serait le premier
endroit que regarderait un voleur mais ils ne veulent pas nous croire. Cette
fois, j’en suis plutôt contente, elle est bien là, fidèle au poste. S’ils nous
avaient enfin écoutées, tous mes plans se seraient effondrés avant même
d’avoir pu franchir le grenier.
Je raconte mon rêve à Benno, il me dit que cette fois ce n’était peut-être
bien qu’un rêve. Effectivement, habituellement les gens ne me
reconnaissent pas. Mais ce rêve date de sa rupture avec Thomas, il y a cinq
ans. Je n’ai pas énormément changé entre mes vingt-quatre et mes vingt-
neuf ans et il faisait sombre donc, même si j’ai pris une ou deux rides, ça ne
pouvait pas se voir. Il est tout à fait probable que ma sœur me reconnaisse
sans se rendre compte des étranges conditions temporelles.
Je décide que Benno restera le seul au courant de mon don, il est difficile
à admettre et surtout, je suis bien placée pour le savoir, il peut effrayer.
Benno a le rôle principal dans ma vie. Il est l’oreille qui sait m’écouter ;
les yeux qui savent me voir, voir au-delà des apparences, me voir en
profondeur ; la voix qui sait m’apaiser ; il est ma moitié, mon amant, mon
meilleur ami. Et c’est parce que je ne m’imagine avec personne d’autre
qu’il faut que je sois également vigilante, lors de mes rêves, à ne rien
changer non plus de notre relation.
Il y a des piliers de ma vie que je ne peux risquer de supprimer, au risque
de la voir s'effondrer totalement.
Je dois apprendre à apprivoiser ce don. Je peux rester en position de
figurante, ça s’est encore vérifié, rien ne m’a jamais obligé à agir. Moi,
fonceuse, il va falloir que je mesure les conséquences de mes interventions.
Il faut que ce don reste une chance, une opportunité. Je n’ai pas le droit de
changer de manière néfaste le présent. Je ne sais pas pourquoi ce don m’a
été accordé mais je sais quelles sont les limites à ne pas franchir.
Benno me voit souriante et m’interroge :
« Tu as chassé toutes tes inquiétudes, mon amour ?
— Oui, j’avais commencé à accepter ce qui m’arrive et j’en suis
maintenant même de plus en plus reconnaissante.
— Mon amour, quand je regarde autour de moi je suis tellement fier du
monde que tu as créé, c’est tout à fait toi, plein d’amour et de bonheur.
C’est ce que j’adore avec Benno, pas une seconde il n’a douté de ce que
je lui disais. Au contraire, il observe ce qui l’entoure et y voit un peu de moi
partout.
— Assez parlé de tout ça, j’y passe déjà mes nuits, dorénavant en
journée, c’est uniquement toi et moi. »
Je l’attire dans mes bras et l’embrasse fougueusement. Cela fait trois ans
que nous sommes ensemble et il arrive encore à me séduire un peu plus
chaque jour.
Céleste est dans un coin de la salle et elle ne quitte pas mes parents des
yeux, elle a l’air jalouse. C’est étrange, dans mes souvenirs, Céleste était
une femme très douce et généreuse. Face à moi, je vois une jeune fille
aigrie et jalouse. Céleste est beaucoup moins jolie que ma mère, on pourrait
même dire qu'elle n'est pas jolie du tout. Ses traits ne sont pas symétriques,
ses formes sont disgracieuses et elle ne dégage aucun charme particulier. Ça
n'a pas toujours dû être facile d'être la sœur de ma mère pour elle. La
comparaison a dû être inévitable entre les deux physiques que tout oppose.
Je reste focalisée sur l’expression de son visage, lorsque j’entends
quelqu’un tousser très fort. Je me tourne mais n’arrive pas à trouver qui
c’est, et pourtant ça paraît si proche de moi. Ça en devient de plus en plus
gênant, envahissant, je ne peux rien entendre d’autre que cette satanée toux.
Je n’ai rien fait dans ce rêve, peut-être parce que je me suis réveillée
avant d’avoir pu agir ou alors, parce que je devais juste observer. Observer
pour comprendre. Mais comprendre quoi ? Ou alors, observer pour
m’interroger.
Peut-être que je ne connais pas la vraie nature du conflit entre ma mère et
Céleste. Ma mère a toujours dit qu’elles étaient simplement trop différentes,
que ça ne pouvait pas fonctionner mais s'il y avait autre chose ?
Mes sœurs et moi sommes complètement différentes et ça fonctionne très
bien. Pour se déchirer autant, il y a forcément un élément déclencheur.
Et si cet élément déclencheur, c’était mon père…
C’est bien connu, les hommes sont souvent la cause des discordes entre
filles.
J’essaie de me souvenir comment étaient les relations entre mon père et
Céleste. Je n’arrive à me souvenir de rien d’autre que des disputes entre ma
mère et elle. En tout cas, rien ne m’avait mis la puce à l’oreille à l’époque et
comme mon père donne toujours raison à ma mère, je ne connais pas son
opinion réelle.
Il va falloir que j’introduise le sujet subtilement auprès de mon père et
que j’analyse sa réaction.
Cela fait maintenant quelques jours que j’ai fait ce dernier rêve, je me
décide à me rendre chez mes parents. Ils ne m’auront jamais autant vue. En
tout cas, habituellement, mes visites sont moins spontanées et plus
programmées.
Nous nous relayons avec mes sœurs pour qu’ils aient de la visite chaque
jour. Plutôt simple : quand on est six, on couvre déjà presque une semaine
avec juste un jour chacune. Et le dimanche, on se retrouve de toute façon
tous chez ma grand-mère. Je suis la fille du mardi. Il n’y a pas de raison
particulière. Elvira nous a imposé le lundi car les garçons ont natation ce
jour-là et que la piscine est proche de la maison de mes parents. Ça lui
permet de ne pas faire l’aller-retour. Elle reste, le temps de la session, avec
Hajar chez mes parents et profite du jardin. Emma a imposé le mercredi car
le mardi soir est apparemment le seul soir sans programme intéressant et
donc, elle s’estime plus sûre de ne pas subir de gueule de bois le mercredi et
ainsi, être plus apte à supporter ma mère. Je doute un peu de cette version,
je crois qu’Emma a surtout voulu se dire que rien ne lui est jamais imposé,
qu’elle a pris elle-même la décision de rendre cette visite hebdomadaire le
mercredi. Étienna vit encore avec nos parents mais n’a pas pour autant
échappé à la règle puisqu’elle passe en réalité plus de temps à la
bibliothèque qu’à la maison. Elle ne nous a donné qu’une consigne : « tout
à l’exception du jeudi » et pour cause, c’est le jour des soirées étudiantes.
Les seules soirées qu’Étienna s’accorde, on ne pouvait donc pas le lui
refuser. On lui a donné le samedi. Le reste des jours a été distribué de façon
aléatoire entre le reste d’entre nous trois.
Lorsque je me débrouille pour être enfin seule avec mon père, j’aborde le
sujet Céleste et contre toute attente, il se braque immédiatement :
« Elsa je comprends que tu puisses te poser des questions mais
concernant Céleste je pensais que ta mère avait été suffisamment claire,
nous ne voulons plus en entendre parler, de loin comme de près ! ».
Il a dit « nous » et ça me suffira pour le moment. Le conflit ne touchait
effectivement pas que les deux sœurs. Mon père était bien de la partie. La
décision, portée par ma mère, a été prise par deux personnes.
Il n’est pas toujours aussi passif qu’il n’en a l’air. Je change de sujet pour
ne pas ajouter plus d’huile sur le feu, j’aurais encore besoin de sa
coopération au cours de mon enquête :
« Les pétunias de maman sont incroyables cette année, les couleurs n’ont
jamais été aussi vives, il faut qu’elle nous partage son secret !
Il semble maintenant troublé et dans ses pensées mais il prend la peine de
me répondre sans animosité.
— Oui, plusieurs de tes sœurs ont fait la même remarque cette semaine
donc il faut croire que c’est vrai. Le secret de ta mère est simple, elle parle à
ses plantes. La clé, c’est la communication. »
Il est gonflé de dire ça juste après avoir refusé ouvertement toute
communication au sujet de Céleste. Mais pour une fois qu’il s’emporte, je
vais tâcher de ne pas lui en tenir rigueur.
Quel destin tragique ! C’est justement à la personne qui lui a fait le plus
de mal qu’elle a tout laissé et elle a empêché les seules personnes qui ne la
détestaient pas de lui dire adieu ; bien que je doute que ma mère nous en
aurait parlé s’il n’y avait pas eu cette lettre. Nous n’avions pas le droit de la
voir de son vivant, pourquoi nous aurait-elle laissées la voir à sa mort ! Ça
n’a pas de sens.
Cette lettre a dû tout de même bien l’arranger. Comment pourrait-on lui
en vouloir, elle a respecté les dernières volontés de sa défunte sœur.
Je quitte Elvira et me rends immédiatement chez mes parents, furieuse.
C’est trop injuste. Nous avions le droit de savoir. C’est trop facile de se
cacher derrière une lettre écrite par une personne désespérée et donc, de
toute évidence, pas en possession de toutes ses capacités mentales. Mes
parents auraient dû lui rendre hommage, enterrer la hache de guerre. Ils
auraient dû se comporter en adultes et nous laisser dire adieu à notre tante
qui n’a, au vu de sa lettre, pas cessé de nous aimer, malgré la distance et les
discordes.
Je ne prends même pas la peine de sonner, mes parents étant tout deux
retraités, et la voiture étant garée dans l’allée, je sais qu’ils sont présents.
J’ouvre directement la porte et m’introduis dans la maison. Après tout, c’est
ma maison d’enfance, je suis toujours chez moi et le serai toujours.
Ma mère est en train de cuisiner une tarte à la citrouille pendant que mon
père prépare ses paris sportifs. Une véritable caricature du couple de
retraités qui ne sait pas bien comment occuper son temps.
Ma mère me lâche sèchement :
« Bonjour Elsa, surtout ne te gêne pas.
Elle est comme ça, il ne faut pas attendre d’elle trop d’affections ou de
sympathie. Elle ne voit pas que je suis furieuse, la seule chose qu’elle voit,
c’est que je suis entrée sans m’annoncer et que ça ne se fait pas. Sa vie est
tellement dictée par les bonnes manières, elle a toujours peur du regard des
autres, veut que tout soit toujours parfait et sous contrôle comme si le
jugement des voisins avait une quelconque importance. Mais cette fois, je
ne m’excuserai pas, je suis bien trop énervée.
— Bonjour maman, non, je ne me gêne pas, tout comme tu ne t’es pas
gênée de décider pour nous qui nous avions le droit de voir et ce que nous
avions le droit de savoir !
Enfin je réussis à la faire réagir, à lui faire ressentir des émotions.
— Bon sang c’est quoi ton problème, Elsa, et de quoi tu parles ?
— De Céleste, tu sais, ta sœur, celle qui t’a tout donné et pour qui tu n’as
certainement même pas versé une larme.
Mon père nous coupe violemment, c’est la première fois que je le vois se
mêler d’une dispute entre mère et fille. C’est d’ailleurs même la première
fois que je le vois prendre la parole dans une dispute tout court. Il intervient
comme si le sujet était trop grave pour laisser passer.
— Elsa, nous ne voulons pas entendre parler de Céleste, j’ai pourtant été
clair ! Qu’elle soit morte ou vivante ça ne change rien, elle n’existe pas
pour nous alors maintenant, tu vas me faire le plaisir de ne plus prononcer
ce nom en notre présence et nous n’avons rien de plus à te dire !
Je suis choquée, je n’ai jamais vu mon père dans cet état, je n’ai jamais
vu mon père imposer son point de vue et je ne l’ai jamais vu aussi sévère.
Il s’est passé quelque chose de très grave entre eux trois, quelque chose
que Céleste n’a pas pu surmonter.
Mes parents n’ont même pas cherché à argumenter sur la lettre et les
dernières volontés de Céleste. Ils n’ont rien voulu entendre, ni se justifier de
quelque manière que ce soit. Je n’ai rien pu en tirer.
— Maintenant Elsa, si tu n’as rien d’autre à voir avec nous, nous allons
tous vaquer à nos occupations et t’attendons demain soir pour le dîner de
famille prévu, pour rappel, depuis quelques semaines, conclut ma mère.
C’est une manière, assez politiquement correcte, de me mettre à la porte,
elle a le chic pour faire ça.
Je suis trop étourdie par leur réaction pour protester et m’en vais. Aucun
dialogue ne paraît envisageable de toute façon.
Je n’obtiendrais rien de plus de leur part, ma seule chance reste donc de
croiser Céleste dans un de mes rêves.
Cette nuit lorsque je m’endors, je comprends vite que j’ai paniqué pour
rien et que ce n’était effectivement qu’une simple pause.
Je suis installée à la petite table d'un café et j’entends un homme hurler
sur la sympathique serveuse qui vient de me servir mon chocolat chaud. J’ai
toujours rêvé d’aimer le café, je trouve que ça donne une allure plus adulte
et même professionnelle de boire du café mais malgré toutes mes tentatives
je n’arrive pas à aimer. Je me suis fait une raison et assume ma commande
car en rêve comme en réalité, je n’arrive pas à avaler cette boisson amère
qui me repousse.
La scène dont je suis témoin est rageante, la pauvre serveuse est
terrorisée :
« Je suis désolée Richard, tu as raison ce n’est pas présentable, je vais
mieux ranger, je n'ai pas pris le temps, j'aurais dû m'en rendre compte, se
justifie-t-elle.
Je ne comprends absolument pas ce qu’il lui reproche, elle est seule pour
gérer un flux important de clients ainsi que le ménage et je trouve que le
café se porte à merveille. Peu de serveuses s'en sortiraient aussi brillamment
dans les mêmes conditions.
Il continue à hurler sur elle, comme si elle avait tué sa mère à mains
nues :
— Les gens comme toi ne sont vraiment pas faits pour réfléchir,
comment peux-tu placer les torchons à la vue des clients ? Ça fait sale !
Ça en est trop pour moi, j'attire son attention :
— Oh Richard, tu sais ce qui n’est pas du tout présentable ? Un patron
qui hurle et humilie sa serveuse devant ses clients !
Lorsque je prononce son prénom, j’ai l’impression de l’avoir déjà
entendu et prononcé récemment mais impossible de retrouver dans quel
contexte. Richard étant un prénom courant, il se peut que ce soit un pur
hasard.
Il s’indigne et me lance un regard des plus sombres, il aime générer la
peur :
— Mademoiselle, si ma manière de gérer mon établissement et mon
personnel ne vous convient pas, vous pouvez toujours aller boire ailleurs.
Je soutiens son regard, hors de question que je baisse les yeux face à lui,
je sais qu'il pense être le sexe fort mais je vais lui prouver que non.
— C’est exactement ce que je vais faire, vous ne me verrez plus mais j’ai
payé, alors je vais d’abord finir et j'aimerais pouvoir le faire dans un
environnement apaisant et sans cris ! Pensez-vous que ce soit à votre
portée ? »
Les autres clients du bar applaudissent, personne n’osait prendre la parole
mais visiblement, ils n’en pensaient pas moins.
Il s’en va en jetant un dernier regard furieux à la serveuse. Le peu de sens
du service client qui lui reste l'oblige à arrêter sa violence verbale et à se
retirer. Attendre de lui qu’il s’excuse aurait été trop demandé, je me
satisfais de cette minuscule victoire.
Après une telle scène je pourrais rejoindre Emma au sein des Fémen, je
comprends qu'on en arrive à créer des associations extrémistes pour
défendre le droit des femmes. C’est intolérable !
Alors que je finis ma tasse, la serveuse vient vers moi pour nettoyer ma
table et se confie en chuchotant :
« Je vous remercie pour votre compassion. Je pensais qu’il deviendrait
plus doux avec la naissance de sa petite Émilie mais on ne change pas ce
genre d’homme.
Émilie… Oh mon Dieu, ça y est le lien vient de se faire dans ma tête. Je
sais pourquoi ce prénom m’est familier.
Richard, le père d’Émilie, l’ex-conjoint de ma mère.
Comment ma mère a-t-elle pu être attirée par un homme aussi virulent ?
Il porte le mépris sur lui, il n'a pas une once d'empathie dans le regard.
Plutôt que changer la personnalité de mon pauvre père, elle aurait pu agir
sur lui
J’ai envie de dire à cette pauvre serveuse qu’elle ne s’inquiète pas, qu’il
aura son retour de flamme très prochainement, Émilie étant encore bébé au
moment des faits mais à la place, je cherche à la convaincre qu’elle mérite
un meilleur traitement :
— Vous devriez partir. En fait non, je ne vous laisse pas le choix, vous
allez démissionner, il y a des tas d’autres cafés où vous pourriez offrir vos
services, des endroits où le patron sera reconnaissant de tout le travail et
l’engagement que vous fournissez. Vous êtes exceptionnelle, ne laissez
personne vous faire penser le contraire !
Elle me regarde pleine de doute, elle a perdu confiance en elle, à force
d’être sans arrêt rabaissée, critiquée, il a réussi à la convaincre qu’elle ne
valait rien.
— Vous pensez vraiment que ce sera mieux ailleurs, que je saurai
satisfaire un patron ?
— Mais enfin, évidemment, je vous ai observée, vous travaillez pour
quatre ici. Ailleurs vous pourriez même faire des pauses et vous reposer sur
vos collègues.
Je vois une flamme se raviver dans son regard et après quelques
réconforts supplémentaires de ma part, elle lâche enfin :
— Vous avez raison, je m’en vais, je n’en peux plus, je vaux mieux que
cela ! »
Je sens croître en moi une grande satisfaction, en fait, elle avait juste
besoin de l’entendre. Je sens naître en elle un nouvel espoir, comme si enfin
elle pouvait à nouveau croire en l’avenir. Sa souffrance, qu’elle n’osait
même pas exprimer est devenue vraie, concrète, dès lors qu’elle a été
reconnue par une de ses clientes. Ce jour va changer sa vie. Il lui fallait ce
coup de pouce venu de nulle part, ou, pourrait-on dire, venu d'un rêve, le
mien.
Me voilà repartie pour un tour, aussitôt que mes yeux se ferment, apparaît
devant moi un paysage familier. Il s’agit d’un parking, boueux, en
périphérie de la ville. Ce genre de parking qui ne donne pas vraiment envie
d’y laisser sa voiture.
Ce parking, je le connais très bien puisqu’il s’agit du seul parking gratuit
de mes années étudiantes. Je m’y garais donc tous les soirs après les cours,
même si cela impliquait quinze minutes de marche pour rejoindre mon
appartement en colocation, situé au cœur de la vieille ville. Les jours de
pluie il me fallait changer de chaussures avant de sortir de la voiture, sous
peine de les détruire, tellement le sol devenait salissant. J’avais donc pour
habitude d’avoir toujours une paire de bottes sur la plage arrière, les joies
de la vie étudiante.
À ce moment-là, je vivais avec trois personnes avec qui je n’ai d’ailleurs
gardé aucun contact, je pense qu’on ne se correspondait tout simplement
pas mais on se tolérait car un appartement si bien situé, à ce prix-là, ça ne
courait pas les rues et personne n’était prêt à le lâcher.
Le premier à avoir investi les lieux, c’est Corentin, plusieurs années avant
moi. Il a vu du monde et des cartons défiler. Il était en école d’art plastique
et incarnait clairement le cliché de l’artiste incompris et solitaire.
J’ai emménagé la même année scolaire que mes colocataires Diane et
Manon.
Diane, qui avait abandonné la fac en cours de semestre, passait son temps
à manger et à regarder la télévision, certainement en quête d’une
réorientation qui n’est, d’après les rumeurs, toujours pas tombée du ciel.
Enfin Manon, certainement la plus normale, n’avait pas de temps à nous
consacrer. Le matin c’était réveil à 5 h 30 pour aller courir, ensuite douche,
thé détox et université. Le soir avant de rentrer, c’était salle de sport puis
douche, yaourt nature et dodo. Je crois qu’après analyse, elle n’était pas non
plus si normale.
Aucun de mes colocataires n’avait de voiture, j’étais donc la seule à me
garer sur ce parking et ça a duré deux ans.
Barbara s’en va finalement chercher son album. Je sais qu’elle est ravie
de pouvoir replonger dans ses souvenirs par la même occasion. Je crois
qu’elle ne m’a jamais montré cet album, probablement pour ne pas me faire
de la peine en voyant ce que j’avais raté. Barbara a un grand cœur, elle peut
sembler très superficielle et légèrement écervelée mais en réalité elle ne
l’est pas et elle est très sincère en amitié. Elle adore juste parler et a du mal
à synthétiser une histoire. Quand j’étais plus jeune et que nous passions des
heures au téléphone, il m’arrivait de le poser à côté de moi et de faire autre
chose. Quand je le récupérais, après de longues minutes, elle était toujours
en train de parler et ne se rendait jamais compte de mon absence. Je lançais
alors quelques « humhum » et m’absentais à nouveau discrètement.
De retour, l’album à la main, elle annonce fièrement :
« Et voilà, c’était Sérignan avec un S. »
Elle dépose ensuite l’album sur mes genoux et me regarde attendant que
je l’ouvre.
L’information me suffit pour faire mes recherches et interroger ma mère
mais Barbara est bien trop contente de feuilleter ses souvenirs pour que je
l’en prive, j’ouvre alors l’album.
Les photos sont incroyables, Jennifer a réellement un don, elle sait capter
le bon moment, la bonne lumière, les émotions. Du portrait au paysage, elle
maîtrise parfaitement l’ensemble des techniques, on arpente avec elle les
rues de Sérignan et en découvre son patrimoine architectural et ses
singularités. C’est digne des plus grands photographes, je comprends mieux
son succès actuel.
C’est alors que je vois un détail en arrière-plan d’une des photos, un
détail que Jennifer n’a certainement même pas identifié. Un détail qui me
noue la gorge et me laisse sans voix. Et là, soudainement, je comprends
pourquoi ma mère était prête à payer pour que je ne sois pas de la partie.
Troublée, je demande à Barbara un verre d’eau et alors qu’elle s’éloigne,
je prends discrètement le cliché en photo.
Il m’est difficile de partir, Barbara est tellement heureuse d’avoir
quelqu’un à qui parler qu’elle ne me lâche plus la grappe. Je la laisse me
raconter encore quelques anecdotes, avec tous les détails les plus
insignifiants et commence timidement à rassembler mes affaires pour
qu’elle comprenne d’elle-même que son temps de parole est écoulé.
Elle m’accompagne à ma voiture, le chemin me semble si long, alors
qu’elle n’est qu’à quelques mètres. Pauvre Barbara, beaucoup de gens
l’adorent, mais ne se risquent plus à venir lui rendre visite, pour la simple et
bonne raison que tu sais quand tu arrives, mais tu ne sais jamais quand tu
arriveras à repartir.
Chapitre XIII
Le cœur a ses raisons
En sauvant cette femme, ma mère, j’ai sauvé Émilie mais également moi-
même ainsi que chacune de mes sœurs. Tout aurait pu s’arrêter là. Et elle
prendra le risque, encore et encore, que tout s’arrête, car elle n’arrivera pas
à quitter son bourreau avant un drame, le drame, celui qui a condamné tant
de vies.
Je suis encore perturbée par mon dernier rêve, par la violence sans nom
qu’a vécue ma mère. C’est une survivante, elle revient de loin. Il y a une
vraie différence entre une claque, qui est déjà intolérable dans un couple, et
ce que j’ai vu cette nuit-là ; il avait l’intention de la tuer. Il ne frappait pas
seulement dans le but de la blesser, il voulait en finir.
Mais ce soir, je me couche avec d’autres attentes en tête. J’espère avancer
mon enquête, en découvrant par exemple, davantage de précision sur les
raisons qui ont poussé Céleste au suicide. Il me manque encore tant de
pièces au puzzle. En tout cas, je ne veux plus voir de choses en relation
avec cette violence ou avec ma grand-mère, j’ai eu les réponses que je
voulais, elles me suffisent.
Notre soirée au spa a été un succès. Ça nous a fait un bien fou. Nous
avons beaucoup ri. Chacune a pu faire part des derniers potins aux autres.
Elvi nous a raconté le premier amour de Hamza, la petite Céline, qui est
très mignonne, toujours souriante avec de beaux cheveux bouclés ; il a
plutôt bon goût et s’en sort très bien pour une première expérience. Brahim,
lui, est déjà stressé par le sujet et tente de faire la morale à Hamza sur la
façon dont un homme se doit de traiter une femme. Mais Hamza est bien
trop gêné pour en parler, il change vite de sujet, ce qui fait beaucoup rire
Elvira. Elle nous explique que ses collègues lui ont enseigné que les petits
garçons mettent du temps à reconnaître qu’ils peuvent être amoureux. Ce
n’est pas assez viril, ils préfèrent parler de leur console de jeux et tournoi de
handball.
Essie nous a partagé sa dernière gaffe, elle était tellement stressée par un
entretien d'embauche qu'elle est allée dix fois aux toilettes avant et
malheureusement pour elle, une partie du papier toilette l'a suivie,
accrochée à sa chaussure. Elle a contrôlé une centaine de fois ses cheveux,
son maquillage et ses habits, tout était parfait. Ce n'est qu'une fois déjà dans
la salle, face au recruteur, qu'elle s’est rendu compte du désastre.
Évidemment, la honte s'est emparée d'elle, elle est devenue rouge écarlate,
n'a pas pu se concentrer sur les demandes de son interlocuteur et a
complètement échoué.
Pauvre Essie, heureusement, elle arrive cette fois à en rire même si nous
savons bien qu’elle l’a certainement mal vécu et qu’elle a eu du mal à nous
en parler. C’est dommage qu’elle ne comprenne pas qu’elle n’a pas été
recalée à cause du papier toilette, mais à cause du fait qu’elle ne sait pas
gérer son stress. Il aurait suffi qu’elle le retire discrètement, ou en faisant un
peu d’humour, et ça n’aurait plus été un problème.
Emma a eu une aventure avec une folle dingue qui n'a pas supporté
qu’elle ne veuille pas s'engager avec elle. Elle lui a déclaré sa flamme, en
pleurant, dans le métro, devant une vingtaine de personnes. La seule chose
qui est sortie de la bouche d'Emma a été : « Je ne t'ai jamais rien promis
mais de toute évidence, j'aurais dû être plus claire » et elle est descendue
dès l'arrêt suivant, la laissant seule et humiliée.
Elvira s’indigne un peu de la forme mais nous ne pouvons réprimer un
fou rire général en imaginant cette pauvre fille quand elle s’est retrouvée
seule dans le métro, après avoir tout tenté pour toucher le cœur d’Emma. Il
n’est pas si simple d’émouvoir Emma et elle a encore trop envie de
s’amuser pour envisager une relation sérieuse. Elle changera certainement
d’avis, quand elle rencontrera la bonne. Elle a besoin de quelqu’un qui la
challenge, elle n’aime pas la facilité.
Eline a voulu donner une pièce de monnaie à une sans-abri mais s'est
rendu compte, plus tard, en voulant faire ses courses qu'elle lui avait en fait
donné son jeton de caddie. Le magasin était en rupture de stock et elle a eu
trop honte pour aller le récupérer. Elle s’est donc retrouvée à faire la
manche à son tour, demandant aux personnes autour d’elle si elles n’avaient
pas un jeton pour la dépanner. Évidemment, personne ne l’a aidée, elle n’a
pas eu la chance de croiser une autre Eline et a dû se contenter d’un petit
panier, quand bien même elle avait prévu de faire de grosses courses.
Étienna, elle, n'avait pas bien révisé pour un de ses examens, elle a alors
voulu copier sur une de ses amies mais, n'étant pas une experte de la triche,
elle a même recopié le nom de cette dernière au lieu d'y mettre le sien. Je
pense qu’elle ne va plus jamais s’autoriser à arriver sans réviser, même son
professeur a dû en rire au moment de la correction.
Pour ma part, j'ai évoqué certains moments de solitudes dus aux
différences culturelles entre la famille de Benno et moi-même. Des
moments où je sens le fossé entre nos deux pays, mais qui peuvent être
hilarants quand on les raconte.
Le spa a également été pour moi l'occasion de me relaxer, de décrocher
mes pensées de toutes mes récentes découvertes. Quelques heures entre
sœurs nous suffisent à oublier tout ce qui peut nous contrarier et à rire de
tout et n'importe quoi. Ma mère a raté un vrai beau moment, ou peut-être
que personne ne se serait autant laissé aller en sa présence.
Notre relation est définitivement indescriptible, d’une intensité unique. Je
les aime indéfiniment.
Chapitre XVI
Perdre ses repères.
J’ouvre les yeux, je suis dans la salle d’attente d’un cabinet professionnel.
Je ne comprends pas de quel type, Dentiste, docteur, architecte, notaire ?
Autour de moi, il y a peu d’indices, une pile de magazines en tout genre,
quelques plantes dispersées et des chaises noires des plus sobre et pas
vraiment confortables.
Soudain, la porte s’ouvre et une dame à l’apparence à la fois neutre et très
soignée avec son chignon serré, son tailleur beige et ses escarpins aux
pieds, annonce le nom de ses prochains patients ou clients :
« Monsieur et Madame Torredo s’il vous plaît ».
C’est mon nom de famille, discrètement je regarde autour de moi et
aperçois mes parents. Ils se lèvent, leur attitude et leur visage traduisent leur
angoisse. J’essaye de comprendre en quelle année nous sommes. Je les
reconnais facilement mais ils semblent plus jeunes, nous sommes donc
encore enfants. Ils se dirigent vers la dame, la saluent poliment et entrent
dans le bureau.
Mince, je ne peux pas les suivre, je ne suis toujours pas transparente. Il
faut que je trouve un moyen de les écouter. La salle d’attente est pleine, je
ne peux donc pas poser mon oreille sur la porte.
La première chose que je peux faire facilement c’est de découvrir quelle
est la profession de cette jeune femme. Je sors du cabinet pour voir les
plaques à l’extérieur, indiquant le type de professionnel travaillant ici.
Je suis extrêmement surprise par la réponse, il s’agit d’une psychologue,
avec une spécialité des plus étonnante. Madame Massy est psychologue
conjugale.
Je n’aurais jamais imaginé mes parents consulter un psychologue, de
quelque spécialité que ce soit, et encore moins un psychologue conjugal. Le
simple fait de reconnaître qu’ils ont un problème relève du surréel, alors
décider de consulter est une étape des plus incroyable dans leur vie.
Ma curiosité est à son apogée, je veux savoir ce qui se passe, je veux
entendre leurs confessions.
Ce genre de bureau est conçu pour assurer la confidentialité, ça me paraît
couru d’avance.
Soudain, me vient une idée légèrement saugrenue, mais qui tient la
route ; un téléphone, il faut que j’y installe un téléphone.
Dans la rue je vois un hypermarché. Je me précipite pour acheter un
téléphone, n’importe lequel, de toute façon ce n’est qu’un rêve, je ne
dépense pas vraiment d’argent. C’est plutôt plaisant comme idée, je n’y
avais jamais vraiment pensé. Je suis privilégiée comme enquêtrice,
j’imagine que Sherlock Holmes avait plus de contraintes, un budget à tenir.
Je me surprends à rire de mes pensées.
Sans perdre une seconde, je m’adresse au vendeur du rayon téléphonie :
« Il me faut un téléphone.
— Très bien quel type de téléphone souhaitez-vous ?
— Un téléphone qui peut gérer les appels. Donnez-moi n’importe lequel,
je veux juste qu’il soit déjà chargé. »
Il me regarde des plus surpris, je pense qu’il n’a jamais vu un achat de ce
type, aussi rapide. La vente n’a pas duré plus de trois minutes, montre en
main mais il n’en a pas profité pour me vendre le plus cher. Je ne lui en
aurais pas voulu et lui glisse un pourboire pour récompenser son honnêteté
et aussi parce que j’ai, pour la première fois, de l’argent fictif, alors autant
en profiter jusqu’au bout.
J’ai donc maintenant deux téléphones en ma possession. Je m’appelle sur
le nouveau et vérifie rapidement le son. Tout me paraît fonctionner à
merveille.
Première étape terminée avec succès, il faut maintenant que je trouve le
moyen de placer ce téléphone à l’intérieur de la pièce où se trouvent mes
parents et ce ne sera pas tâche facile.
Il va falloir que j’y aille au culot et je n’ai pas le temps de monter une
longue stratégie, j’ai déjà perdu un temps précieux dans ce magasin.
Je prends une grande inspiration et ouvre simplement la porte. J’entre en
cachant mon visage autant que je le peux et fais mine de pleurer :
« Madame Massy, je suis désolée de vous interrompre mais j’ai besoin de
vous voir d’urgence, ça ne va plus du tout avec mon mari.
Je dépose discrètement le téléphone dans une plante à côté de mes
parents, microphone en leur direction.
La psychologue se dirige vers moi et me demande poliment, mais
également fermement, de quitter immédiatement son bureau.
— Prenez rendez-vous auprès de ma secrétaire et je vous recevrai avec
grand plaisir mais actuellement, je suis déjà en consultation, vous n’êtes pas
autorisée à entrer.
— Oui, je suis désolée. »
Je sors immédiatement.
La secrétaire regarde Madame Massy d’un air paniqué. En même temps,
si elle ne passait pas son temps entre son téléphone portable et sa lime à
ongles, elle aurait pu m’arrêter. Mais je ne la blâme pas et la remercie
intérieurement d’être plus dévouée à sa personne qu’à son travail.
Mission accomplie. Je suis fière de moi. Je sors au plus vite m’isoler à
l’extérieur. Je ne sais pas de combien de temps je dispose avant de me
réveiller, je ne dois pas perdre une minute de plus.
J’écoute attentivement la conversation :
« Vous me disiez donc, Madame Torredo, que vous ne pouvez plus vous
empêcher de remuer les évènements du passé.
— Oui, j’aime sincèrement Michel, mais je ne peux plus ignorer tout ce
qui s’est passé et son comportement me rend folle : il est passif, comme si
plus rien ne le touchait. Comme si j’étais la seule à le vivre mal.
Elle s’en rend donc compte. Nous qui pensions qu’elle trouvait cela
normal.
— Madame Torredo, pour qu’un couple fonctionne, il faut toujours voir
dans l’avenir, se projeter ensemble, faire des projets concrets. Vous devez
laisser le passé derrière vous car vous ne pouvez de toute façon plus le
changer. Ce qui est fait est fait. En revanche, vous avez tout le loisir d’agir
sur le présent et le futur. Il y a de belles pages blanches qui n’attendent que
d’être écrites mais il ne tient qu’à vous de décider de fermer ou non le livre.
Comprenez-vous ?
— Oui je le sais.
— Monsieur Torredo, comment vivez-vous la situation de votre côté ?
— J’essaye de la rassurer mais ça devient compliqué, je ne sais pas si
nous avons toujours un avenir ensemble, Docteur. Ce livre dont vous parlez,
je ne sais pas s’il est en fait toujours ouvert.
Et il formule un avis ? Tout me surprend dans cette conversation.
— Vous l’aimez ?
— Oui sans aucun doute.
— Et vous, vous l’aimez ?
— Oui.
Ils sont touchants, je dois l’avouer. Je ne pensais pas qu’ils puissent tenir
à leur couple à ce point. Il est toujours plus simple de se séparer que
d’essayer de se reconstruire, de trouver des solutions.
La psychologue trouve les mots justes, je la trouve très pertinente et
professionnelle :
— La réponse est là, vous êtes tous les deux toujours amoureux alors oui,
je l’affirme vous avez un avenir ensemble. Vous devez apprendre à accepter
le passé et à avancer positivement ensemble.
J’entends ma mère pleurer soudainement.
— Vous avez raison et nous avons trois merveilleuses filles, nous
devrions être comblés. »
Je comprends alors exactement en quelle année nous sommes quand mon
réveil retentit et que j’ouvre les yeux.
Mon rêve se termine donc ainsi, je n’en saurai pas plus. J’aurais aimé que
la psychologue creuse sur ce fameux passé, ça m’aurait rendu service mais
elle était focalisée uniquement sur l’avenir. Ça semble pourtant évident, ma
mère culpabilise de ce qu’elle a fait à mon père. Lui, en revanche, paraît lui
avoir complètement pardonné. Le problème que traverse leur couple ne
semble pas venir d’une quelconque emprise.
Ça la rend plus humaine, c’est certainement elle qui est à l’initiative de ce
suivi psychologique, mon père n’est pas vraiment du genre à discuter,
encore moins à se livrer à une parfaite inconnue.
Ils m’ont tous deux montré une nouvelle facette de leur personne. Je me
rends compte, à nouveau, que je ne les connais pas complètement et qu’ils
réussiront toujours à me surprendre autant négativement que positivement.
Il est vrai que, même si nous l’oublions, nous n’entrons dans la vie de nos
parents que bien tard au cours de leur existence, donc oui, nous avons
fatalement raté une énorme partie de leur vie et pas des moindre, toute la
partie qui les a forgés.
Mes parents sont amoureux et malgré les difficultés qu’ils ont dû
affronter et surmonter, ils tiennent réellement à leur mariage. Ils ne jettent
pas l’éponge, ils s’accrochent. Et n’est-ce pas aussi ça le mariage, tomber et
se relever ensemble ? Ils ont signé pour le meilleur et pour le pire.
Ce rêve me permet aussi de comprendre que je ne dois pas faire de
conclusion hâtive au travers de ce que je vois, ce ne sont toujours que de
brefs moments dans une vie bien remplie. Pour pouvoir juger, il faudrait
avoir une vision complète et ce ne sera pas possible. Les rêves ne seront
jamais, ni assez longs, ni assez fréquents pour couvrir une vie entière. Il
faut donc que j’apprenne à prendre du recul, à ne pas tomber trop vite dans
l’indignation et l’énervement, à relativiser.
Chaque rêve m’apporte quelque chose, me fait grandir et fait grandir mon
enquête. Je suis reconnaissante à nouveau de ce don si particulier qui m’est
tombé dessus alors que je ne m’y attendais pas.
Comme à mon habitude, je fais un rapport à Benno de mon rêve puis lui
fais part de mes craintes :
« Mon cœur si ça nous arrivait, tu aurais le cran d’aller voir une
psychologue pour nous aider ?
— Je ne suis pas un grand fan de ce genre de chose, mais si c’était tout ce
qui nous reste, je le tenterai, évidemment et sans hésitation.
— Tu crois que ça nous arrivera ?
— Non mon amour, je ne pense pas que ça puisse nous arriver, nous
avons une excellente communication, c’est ce qui fait notre force. Mais si
nous avions la moindre difficulté, je serais prêt à tout tenter pour sauver
notre couple car je sais que notre amour est très spécial. »
Alors que la plupart des hommes échoueraient maladroitement à répondre
à ces questions, Benno s’en sort, encore une fois, haut la main.
J’espère ne jamais en avoir besoin, mais je note les paroles de la
psychologue et sa métaphore sur le livre ; juste au cas où, pour moi ou pour
conseiller mes sœurs ou mes amis.
Je me demande si cette madame Massy exerce toujours, j’aimerais lui
poser des questions sur mes parents. Elle sait forcément des choses que
j’ignore. Je cherche son contact sur internet. Elle a toujours son cabinet.
Sans préparer mon discours, j’appelle. La secrétaire qui répond me
demande de patienter un instant. Alors que j’attends calmement, je
l’entends discuter de sujets totalement hors du champ professionnel. Je n’y
crois pas, elle me fait patienter pour finir sa conversation avec son amie. Je
comprends alors vite que depuis toutes ces années, Madame Massy n’a pas
changé de secrétaire. Cette trêve imposée en plein élan me raisonne, je ne
vais pas au bout de mes idées et raccroche. Madame Massy est tenue au
secret professionnel et j’ai bien vu son professionnalisme, elle ne me dira
rien.
Benno qui m’a surprise au téléphone m’interroge :
« C’était bref, qui était-ce ?
— La psy.
— La psy de ton rêve ?
— Oui, elle exerce encore.
— Et quel est ton plan ?
— Je n’en ai pas, c’est pour ça que ce fut bref.
— Tu lui as parlé ?
— Non, juste à sa secrétaire et je lui ai raccroché au nez. Je sais qu’elle
ne me dira rien mais peut-être que nous pourrions prendre rendez-vous et
fouiller dans ses dossiers.
— Merveilleuse idée, je suis sûr qu’elle nous laissera fouiller.
— On pourrait la faire boire, le plus possible et quand elle ira aux
toilettes, on pourra fouiller.
— Mon cœur, j’admire ton imagination mais tu es consciente que ça ne
marchera pas, n’est-ce pas ?
Il a raison, c’est absurde. J’abandonne, cette fois complètement, l’idée
d’obtenir des informations par ce biais.
Chapitre XVII
Partie si vite
Il fait nuit, je vois ma mère en pleine rue en train de faire les cent pas, il
semblerait qu’elle attende quelqu’un. Elle traverse la rue dans un sens, puis
dans l’autre, comme si elle espérait qu’une voiture ne s’arrête pas à temps
ou alors, tout simplement, pour passer le temps. Elle est toute de noir vêtue,
à part son sac à main bleu électrique, ce qui est rare ; elle aime d’habitude
porter des couleurs. Elle a l’air à la fois stressée et épuisée. J’ai l’impression
qu’elle a passé des heures à pleurer quand je vois son visage défait et ses
yeux cernés. Elle reste belle malgré tout, mais je ne l’ai jamais vue dans un
état pareil. J’ai envie de la réconforter. Qu’est-ce qui a pu encore lui
arriver ? Je commence à me dire qu’elle est un véritable aimant à
problèmes.
C’est alors que mon père entre dans mon champ de vision, il se dirige
vers elle en courant. Il y a une urgence, mon père ne court jamais, j’ignorais
même qu’il pouvait aller aussi vite. Ses longues et fines jambes frappent le
sol de toutes leurs forces.
Je m’approche discrètement, je dois toujours trouver cette bonne distance
pour entendre tout, en m’assurant de ne pas être vue. J’ai en ma faveur
qu’ils sont tous deux dans un état second, je ne pense pas qu’ils prêtent
vraiment attention aux détails et puissent remarquer ma présence.
Mon père arrive finalement à hauteur de ma mère, il ne prend pas le
temps de la saluer :
« Que se passe-t-il Philomène ? Tu as laissé les filles seules ?
Sa première préoccupation est que nous allions bien, j’en suis touchée, un
vrai bon père de famille.
— Ta mère est à la maison, je ne suis pas stupide, Michel, mais je ne
pouvais pas rester, pas après la lettre que j’ai reçue, que nous avons reçue.
— Quoi, quelle lettre ?
Elle a du mal à s’exprimer.
— C’est fini, Michel, elle est partie, il n’y a plus rien que nous puissions
faire, nous l’avons détruite. »
En sanglot, ma mère tend une lettre à mon père.
Tout à coup, je comprends de quelle lettre il s’agit, celle de Céleste sans
aucun doute. Celle dont m’a parlé Elvira.
Le visage de mon père se transforme à mesure qu’il parcourt les lignes. Il
est choqué. Ma mère, à côté est inconsolable, elle pleure à chaudes larmes,
sans s’arrêter.
Ils avaient l’air si distants quand je les ai confrontés à la mort de Céleste,
comme si ça ne les touchait aucunement, mais il n’en est rien, en réalité ils
sont complètement dévastés. Ma colère a certainement remué de vieux
démons en eux mais ils n’ont rien laissé paraître. L’objectif est-il de tenir
cette promesse, de nous épargner ? Je ne sais pas quelle est réellement leur
motivation mais ils sont tous deux déterminés.
Mon père reste quelques instants sans réaction en finissant sa lecture puis
range soigneusement la lettre dans sa poche. Sans un mot il prend ensuite
ma mère dans ses bras, lui aussi se laisse aller à pleurer maintenant. C’est
toujours plus étrange et émouvant de voir un homme pleurer. Surtout mon
père, lui qui ne montre jamais rien de ses émotions habituellement.
« Michel qu’avons-nous fait pour en arriver là ? lui demande ma mère en
suffoquant.
Le regard vide, comme s’il avait perdu une partie de son âme lors de sa
lecture, il répond :
— Nous n’avions plus le choix, il le fallait.
— Il fallait qu’elle se suicide ? lui hurle ma mère en se retirant
subitement de ses bras.
— Non, bien sûr que non, mais nous ne pouvions pas le prévoir, tu le
sais.
— Peut-être que si, Michel, nous l’avons sortie de nos vies sans aucune
explication.
— C’était pour son bien.
— La preuve ! rétorque ma mère. »
Mon père, d’un geste déterminé, prend le visage de ma mère entre ses
mains :
« Tout cela doit s’arrêter Philomène. Plus personne ne doit souffrir. Les
filles ne doivent jamais rien savoir de tout ça.
— Quoi ? Tu n’imagines quand même pas que nous n’allons rien leur
dire de la mort de leur tante ?
— Il le faut, elles poseront des questions et c’est la dernière volonté de
Céleste, on peut au moins respecter ça.
— Elle a écrit cette lettre dans le désespoir, Michel, je ne peux pas laisser
ma sœur partir sans aucun au revoir, et tu ne peux pas me demander ça.
— Philomène, Céleste est partie à cause de tout ça, n’y mêle pas nos
filles, on ne peut plus rien pour elle, mais on peut encore épargner nos
filles. »
Je n’y crois pas, c’est mon père qui a insisté pour qu’on ne sache rien. Ma
mère était bien plus lucide, elle pensait exactement comme moi. Mais de
quoi veut-il tant nous protéger ?
Et il a, de toute évidence, réussi à convaincre ma mère. Comment ? Ce
décès cache quelque chose de plus grand, d’assez grand pour que ma mère
accepte de laisser sa sœur partir seule alors que ça lui paraissait
inenvisageable.
C’est un mardi soir, comme les autres, qui me conduit vers ce nouveau
rêve, alors que je ne l’attendais plus vraiment. Nous voilà, avec la parfaite
combinaison : pizza, télévision, prêts à visionner une populaire émission de
danse que nous avons pris l’habitude de suivre. Bien que Benno me
soutienne qu’il n’aime pas ce programme, il ne rate jamais le rendez-vous,
ça en est hilarant.
Mais cette fois-ci, je ne tiens pas jusqu’à la fin des prestations, la fatigue
m’emporte, mon rythme cardiaque s’apaise, mes yeux se relâchent, ça y est
je rêve.
Céleste démarre son récit, elle est aussi douce que dans mes souvenirs
d’enfant, ça la rend à la fois merveilleusement belle et touchante. C’est bien
dommage qu’elle ne se rende pas compte de ce qu’elle dégage, qu’elle ait si
peu d’estime d’elle-même :
« Ton père et moi, nous nous sommes rencontrés bien avant que ta mère
soit avec lui. Nous fréquentions le même club de chant. Il détestait chanter.
Au lieu d’essayer de performer, il faisait le pitre et perturbait les autres. En
fait, ses parents l’avaient forcé à s’intéresser à autre chose qu’au sport. Je
dois avouer qu’il nous faisait beaucoup rire, sans lui, il n’y aurait pas eu
autant d’ambiance. »
Céleste reprend lentement sa respiration et poursuit :
« Pour ma part, j’adorais chanter, c’est le seul don que j’ai. Toute petite
déjà, je fredonnais tous les airs qui me passaient par la tête. Ma mère a vite
compris que ça deviendrait une passion et m’a toujours encouragée, poussée
à la vivre. Lorsque je chante, les gens me voient différemment, ou plutôt ils
me voient tout court. J’ai toujours été dans l’ombre. Je sais bien que je ne
suis pas jolie, que je n’ai pas grand-chose pour moi et qu’il y a un contraste
énorme avec ma magnifique sœur. Philomène est si jolie que tout le monde
la remarque. À ses côtés, je me sens comme son boulet de sœur, un boulet
qu’elle est obligée de traîner partout avec elle. Qui voudrait d’une sœur au
physique ingrat ? Ce n’est pas simple à gérer et je présume qu’elle doit
même se sentir coupable de plaire, notamment quand elle me voit batailler
pour essayer de juste passer inaperçue.
Mais lorsque je suis au club de chant, je suis enfin moi-même. Il est en
fait plus simple d’exister sans elle. De son côté, elle a choisi de pratiquer la
danse, son corps élancé tourbillonne au rythme de la musique avec
beaucoup de grâce et de classe. Les gens arrêtent enfin, un instant, de nous
comparer et ça me fait le plus grand bien. Il y a au moins une chose que j’ai
sur laquelle elle ne peut pas me concurrencer. »
À nouveau, elle marque une pause et prend un ton plus autoritaire :
« Attention Elsa, j’aime ta mère et elle n’est en aucun cas responsable de
nos différences physiques. Au contraire, elle a toujours tout fait pour que je
me sente bien dans ma peau, sans vraiment se rendre compte qu’elle était en
partie la cause de mon mal-être. Tu sais, je le répète, ce n’était certainement
pas facile pour elle de me voir malheureuse. Elle en a peut-être autant
souffert que moi car elle ne pouvait rien y faire, rien y changer. »
Elle attend mon approbation pour poursuivre, je hoche donc simplement
la tête pour lui montrer que je comprends.
Elle reprend alors son récit :
« Enfin, lorsque je commence à chanter, je sens que je peux m’exprimer,
que les gens m’écoutent enfin. Tout devient possible, je deviens une
personne à leurs yeux. J’ai fasciné ton père grâce à ma voix, lui qui avait
toutes les filles à ses pieds s’est soudainement intéressé à moi. Incroyable
n’est-ce pas ? »
La dernière phrase de Céleste est prononcée avec une telle déception, que
tout devient évident dans mon esprit. Mon père n’a finalement pas su
résister à la beauté de ma mère et ils ont commencé à entretenir une liaison.
Ce que je ne comprends pas, c’est comment Céleste a pu accepter,
ensuite, lorsqu’ils l’ont assumée et montrée au grand jour, de faire partie du
tableau mais en tant que sœur de l’épouse et belle-sœur de son propre
amour. Comment a-t-elle pu pardonner une telle trahison et continuer à les
fréquenter. J’essaye de m’imaginer à sa place, si une de mes sœurs me
faisait la même chose. Je suis persuadée qu’aucune d’entre elles ne pourrait
me faire ce genre de coup bas, nous avons bien trop de principes et de
valeurs, mais si ça arrivait, je ne pense pas que je serais capable de
pardonner. Tout comme il m’est inconcevable de les trahir et encore moins
pour un homme.
Je retiens mes larmes, j’essaye de me montrer forte pour elle, comme elle
l’a toujours été.
La suite je la connais, Céleste également, elle doit déjà avoir son suicide
fortement en tête. Et honnêtement, je la comprends… Qu’est ce qui lui
reste, qu’est ce qui pourrait la raccrocher à la vie ?
Je ne suis pas sûre de pouvoir la sauver, mais il faut que je le tente.
Je lui demande alors de revenir dans nos vies, je lui dis que nous avons
énormément de choses à vivre ensemble. Je tente de lui redonner de la
perspective, lui parle de chant, de potentielle carrière. Je donne tous les
arguments qui me viennent à l’esprit, même les moins terre à terre.
Céleste me sourit, j’ai l’impression que des petits espoirs de vie
renaissent en elle, ou alors, est-ce juste de la politesse, voyant toute
l’énergie dont j’use pour la convaincre…
J’ai échoué, je n’ai rien changé, Céleste n’a pas changé d’avis. Je l’ai
peut-être juste poussée à écrire cette lettre pour que nous ne sachions jamais
rien car elle a vu de l’amour dans mes yeux et n’a pas voulu que nous
soyons tristes. C’est bien la seule chose que mon intervention ait
éventuellement changée. Je m’en veux, j’aurais dû faire plus, trouver les
bons mots. C’était certainement ma seule chance de la sauver, j’étais face à
elle et elle était toujours en vie.
Je n'arrive pas à comprendre mes parents, surtout ma mère. Comment
peut-on agir ainsi avec sa propre sœur ? Elle lui a brisé sa vie, ses rêves et
tout espoir et elle continue à se regarder dans la glace sans scrupule. J’ai
honte du comportement de mes parents, honte de descendre de personnes
aussi inhumaines. Je ne les reconnais pas. Ils ont su nous inculquer de si
belles valeurs pour finalement incarner les pires.
Cela fait trois semaines que je n’ai pas rêvé et en toute honnêteté, j’en
suis contente. Je ne sais pas si je veux vraiment continuer mon enquête, mes
parents m’écœurent et je ne peux certainement plus rien pour Céleste.
J’essaye d’éviter les contacts avec mes parents pour que mes sœurs ne
puissent pas percevoir ce qui se passe, mais ce n’est pas simple. Benno
essaye de me soutenir, tant bien que mal, heureusement.
Je me réveille, en douceur. Il n’y avait rien qui fasse avancer quoi que ce
soit dans ce rêve, mais je suis très heureuse, heureuse d’avoir vu ma grand-
mère. J’aurai aimé qu’elle fasse partie de notre vie, je suis sûre qu’elle
aurait été une superbe grand-mère, mais à défaut, je suis déjà heureuse de
connaître son nom, son visage et le son de sa voix. C’est plus que ne
pourront jamais connaître mes sœurs. Et surtout, je suis contente de voir
que Céleste et ma mère ont eu une belle enfance pleine d’amour. Elles ont
été bien éduquées et encadrées, mieux que la plupart des enfants ;
malheureusement, cela n’a pas suffi à leur offrir un bel avenir. Annie a tout
fait pour leur donner les meilleures prédispositions, mais l’éducation n’y
change rien. Un destin tragique ne trouve manifestement pas son origine
dans l’enfance, comme peuvent le suggérer certains psychiatres. À ce
moment-là, personne ne pouvait se douter du déchirement qu’allait
connaître cette famille. Personne ne pouvait imaginer à quel point elles
allaient toutes trois souffrir et couper tous les liens les unissant. Je ne pense
pas qu’Annie pouvait concevoir de ne pas faire partie de la vie de ses
petites filles et pourtant même son prénom restera un mystère pour ces
dernières. Comment ma mère a-t-elle pu décider de renoncer à toute sa
famille pour un homme ?
Valait-il vraiment la peine de se mettre sa mère à dos et de conduire sa
sœur au suicide ?
Oui, elle peut en pleurer maintenant mais comment a-t-elle pu rester si
têtue pendant tant d’années.
Annie et Céleste lui ont donné plus d’amour qu’a pu le faire mon père.
Elle a brûlé à jamais leur souvenir juste pour pouvoir vivre une simple
romance ? C’est incompréhensible, dénué de sens et inhumain.
Je ne veux pas être le résultat de ces trahisons et je ne veux pas non plus
que mes sœurs le soient, c’est un fardeau bien trop dur à porter. Elle avait
peut-être raison de ne rien nous dire. Le mal étant déjà fait et complètement
irrattrapable.
Chapitre XX
Ich Liebe Dich.
C’est allongé l’un à côté de l’autre que mes yeux se ferment, malgré moi.
Habituellement, Benno et moi adorons les siestes, c’est notre moment de
tranquillité, juste à nous, mais depuis le démarrage de toute cette histoire,
elles sont devenues redoutables. Nous les évitons autant que possible, mais
quelquefois le sommeil s’empare de nous, sans daigner demander notre
avis.
Eline est à quelques mètres de moi, il faut que je me cache avant qu’elle
ne me voie. C’est un passé très proche dans lequel je suis plongée. En effet,
ma sœur s’est coupé les cheveux il y a à peine trois semaines et dans ce
rêve, elle a déjà sa jolie coupe carrée. Cette coupe lui va à ravir, ses
cheveux encadrent merveilleusement son joli minois. Eline a toujours eu les
cheveux longs, c’était surprenant de la voir oser le carré.
Le personnage qui entre en scène à ce moment-là est plus qu’inattendu.
Benno, son large sourire aux lèvres, s’approche d’elle. Il a l’air tellement
heureux de la retrouver, c’est perturbant, je ne les savais pas aussi proche.
Je ne peux pas m’approcher plus et ne distingue donc pas ce qu’ils se
disent. Les conditions temporelles ne me permettraient pas de passer
inaperçue, ils me reconnaîtraient immédiatement. J’essaye de lire sur leurs
lèvres, sans succès. Soudain, elle lui saute dans les bras et lui fait un énorme
câlin. J’en reste sans voix. En moi commence à grandir un sentiment
nouveau, un mélange d’inquiétude et de jalousie. Et si ce qui était arrivé à
ma tante était en train de se reproduire pour moi également ? Si la trahison
était héréditaire ? Non, pas Eline, pas Benno, c’est impossible ! Ils ne
pourraient pas me faire ça.
Et pourtant, jamais ni l’un ni l’autre ne m’a indiqué s’être vu
récemment… Pourquoi ?
Alors qu’il lui parle, elle rit aux éclats. Ils avancent dans ma direction,
j’ai juste le temps de me glisser derrière un arbre quand ils arrivent à ma
hauteur.
J’entends parfaitement Benno :
« Tu me promets que tout ça restera entre nous, Eline, même tes sœurs ne
doivent pas savoir.
Mon cœur bat de plus en plus fort, j’ai l’impression qu’ils pourraient
l’entendre, tellement il s’affole.
— Tu penses que je suis stupide, je sais garder ma langue mais Elsa est
maligne, il va falloir être très discrets.
— Je sais, répond Benno l’air pensif et inquiet.
— On y va ? Je n’en peux plus d’attendre !
— Oui, ne perdons plus une seconde ! »
Ils s’éloignent à nouveau de moi, cette complicité me dérange, je ne sais
pas de quoi ils se parlent, ni où ils vont, j’essaye de me convaincre que ce
n’est pas ce à quoi je pense. Il faut que je les suive, que j’en aie le cœur net.
Je sens que je ne peux plus les suivre, que mon corps m’attire vers une
autre direction.
Je suis sortie brusquement de mon rêve par les ronflements de Benno, il
s’est également assoupi. Il a réussi à garder son secret grâce à ses
ronflements, n’est-ce pas l’ironie du sort ?
Je suis à la fois dévastée et énervée, j’hésite un instant puis je réveille
Benno, brutalement. Je ne peux pas me contenir, s’il se passe quelque chose
derrière mon dos je veux le savoir tout de suite. En temps normal, j’aurai
préféré creuser discrètement et le prendre par surprise mais je n’ai pas la
force de me lancer dans une enquête supplémentaire. Je suis déjà assez prise
émotionnellement avec mes parents. La charge est trop pesante je n’ai pas
de place pour plus de secret.
Benno sursaute, il ne s’y attendait pas :
« Que se passe-t-il ?
— Je suis au courant de tout ! »
Je décide de prêcher le faux pour savoir le vrai.
Benno a l’air de ne vraiment pas comprendre de quoi je parle. En même
temps, il ne peut pas se douter que je viens de rêver de lui, c’est la première
fois qu’un de mes rêves l’implique.
Je lui pose alors un ultimatum, je ne veux pas qu’il ait le temps de trouver
une explication, je veux la vérité :
« C’est très simple Benno, tu as cinq minutes pour me donner ta version
des faits concernant le rêve que je viens de faire à propos d’Eline et de toi
sinon, je pars et plus jamais tu ne me reverras. Tu n’auras pas l’occasion de
t’expliquer et t’excuser.
Son visage se décompose, ce qui est loin d’être rassurant.
— Oh merde, dit-il spontanément.
Je n’y crois pas, ça devient de plus en plus surréaliste.
— Oh merde ? Tu es sérieux ? C’est ça ton explication ? Après tout ce
temps ensemble, tout cet investissement, je n’ai le droit qu’à un « oh
merde » ?
— Tu n’étais pas censée le savoir maintenant, évidemment que je
comptais te dire plus qu’un « oh merde » mais je ne pensais pas que tes
rêves te conduiraient à ça. Je pensais avoir plus de temps, je voulais répéter,
je ne suis pas prêt.
Pas prêt ? Il paraissait plutôt prêt quand il rejoignait ma sœur, tout excité.
En plus d’être infidèle, c’est un lâche ! Tout ce que je pensais savoir
s’écroule, il n’y a finalement pas que mes parents que je ne connais pas, je
ne le connais pas lui non plus et il en est de même pour ma sœur. Eline ?
C’est bien la dernière que je pouvais imaginer faire ça. Elle qui prêche la
bonne parole partout autour d’elle. Les cordonniers sont toujours les plus
mal chaussés, c’est le cas de le dire ! Y a-t-il une personne sur cette fichue
terre que je connaisse réellement ou tout n’est qu’illusion autour de moi ?
J’explose :
— C’est ainsi que tu t’excuses ? Comment oses-tu me faire ça à moi et
avec ma propre sœur ?
Je me mets à pleurer, je voudrais être forte mais c’est trop difficile. Je
leur faisais confiance, je n’ai jamais eu le moindre doute.
— Mon cœur, je savais que tu pleurerais, mais j’imaginais plutôt des
larmes de joie. Et j’ai un peu de mal à comprendre de quoi je dois
m’excuser.C e genre de chose est supposé se faire en cachette, non ?
— Des larmes de joie ? Comment je pourrais être heureuse d’être
trompée et de surcroît avec ma propre sœur ! Ne t’excuses pas si tu n’en
vois pas la nécessité mais sache que la roue tourne et qu’un jour ou l’autre,
tu comprendras pourquoi les excuses sont importantes.
Benno en reste interloqué.
— Trompée ? OK mon amour, je sais que tes rêves ont toujours montré la
vérité mais là, vraiment, c’est une totale invention de ton esprit.
Il ne m’aura pas comme ça. Il n’y a aucune invention et il était en train de
l’admettre.
Je réponds ironiquement :
— Oh tu crois ? Pardon chéri, mais alors qu’est-ce que je n’étais pas
censée découvrir ?
— Euh… qu’est-ce que tu as vu exactement ?
— Tu crois vraiment que je vais te le dire pour que tu puisses ensuite
inventer quelque chose.
— Crois-moi il y a un gros malentendu et je préférerais ne pas te le
dévoiler maintenant.
Me voyant inconsolable et après toutes les émotions que j’ai déjà
traversées ces derniers temps, Benno décide de lâcher le morceau.
— Lève-toi.
Mais pour qui se prend-il maintenant.
— Non, tu ne me donnes pas d’ordre !
— S’il te plaît, mon cœur, fais-moi confiance.
— Te faire confiance ? Après ce que j’ai vu ? N’y pense même pas !
— Mon cœur, tu n’as rien vu de compromettant, fais-moi confiance,
insiste-t-il.
Je me dis que je n’ai, de toute façon, plus rien à perdre et je me lève. Il
attrape son sac à dos, y plonge sa main, ouvre une petite poche et en sort un
écrin pour bague.
Il se met à genoux.
— Je vais devoir raccourcir quelque peu mon discours car tu es
complètement imprévisible. Et je précise que c’est aussi ce que j’aime chez
toi mais là, tout de suite, ça ne me facilite vraiment pas la tâche. »
Il se racle la gorge et légèrement stressé, prend ma main ; la sienne est
moite. Enfin, il se lance :
« Mon cœur, depuis le premier regard je ne rêve que d’une chose, être
celui qui vieillira à tes côtés. Celui qui dédiera sa vie à veiller sur la tienne.
J’ai longtemps espéré avoir quelqu’un comme toi, je suis vraiment comblé
de bonheur. Rien ne me rendrait plus fier que de devenir ton mari. Tu es la
famille que j’ai choisie, et quel merveilleux choix ! À tes côtés, je me sens
invincible. Accepterais-tu de me faire l’honneur de partager ma vie pour
toujours, en devenant officiellement ma femme ? »
Je reste sans voix, c’est donc ça qu’ils organisaient ? Comment ai-je pu
me monter un scénario aussi épouvantable ?
La bague est incroyablement belle, mieux que je n’aurais pu l’espérer ou
même l’imaginer, j’y vois tout de suite la touche féminine de ma sœur.
Benno n’aurait pas pu faire un si bon choix seul, aucun homme d’ailleurs.
C’est un solitaire en or blanc orné d’un diamant étincelant avec une gravure
intérieure « us » qui nous représente. J’ai tellement hâte de la porter et de la
montrer autour de moi. Le boîtier l’accompagnant est en lui-même un bijou,
avec sa couleur dorée et son spot lumineux à l’intérieur ; cela rend la
demande encore plus magique. J’en suis même restée hypnotisée, éblouie,
complètement conquise.
Connaissant ma sœur, elle a dû également lui donner des tas d’idées, plus
créatives les unes que les autres, pour la demande. Elle a dû avoir à cœur
que tout soit parfait mais c’était sans compter sur mes rêves et mon
impulsivité. Elle serait si déçue.
J’ai tout gâché… Mais en même temps, je suis tellement heureuse.
Heureuse à la fois de m’être trompée sur ma théorie de la double trahison et
heureuse de me marier car c’est une évidence et sans attendre, j’accepte la
proposition de Benno. J’ai toujours su qu’il serait mon mari, depuis le tout
début. Je lui saute dans les bras et lui murmure des centaines de oui à
l’oreille. Je le sens soulagé, la crise est passée et n’avait pas de raison
d’être.
Après quelques minutes d’embrassades et de déclarations, il revient sur le
sujet qui m’a tant bouleversée :
« Comment as-tu pu penser qu’il se passait quelque chose avec ta sœur ?
Il est vrai que ça paraît maintenant stupide.
— Je vous ai vus comploter, j’ai eu du mal à y croire mais je ne voyais
pas ce que ça pouvait être d’autre.
— Mon pauvre amour. Acceptes-tu que je refasse ma demande comme
c’était initialement prévu ? Tu feras semblant d’être surprise.
— Avec plaisir, j’ai hâte de voir ce que vous avez préparé.
Nous nous éclatons tous deux de rire.
— On va se marier mon amour, dit-il en me regardant droit dans les yeux.
— Oui et ce sera le plus beau jour de notre vie. »
Je ne suis pas la seule témoin, spectatrice malgré elle, Émilie pleure. Elle
n'est qu'un bébé et la violence qui s'abat face à ses yeux innocents la met
dans un état de panique.
Mon père est effrayé, apeuré, perdu. Il n'avait pas vraiment pensé à
Émilie, il était seul avec sa rage et Richard. Il se dirige vers Émilie. Tout
devient clair, évident. Ce n'est pas Richard qui n'a pas permis à cette pauvre
petite Émilie de vivre. Aussi monstrueux qu'il ait pu être, il n'aurait jamais
touché un cheveu de sa fille, son trésor. Elle était sa chair et son sang, il
l’aurait toujours protégée, envers et contre tout.
J'arrive chez mes parents. Il faut que je trouve un prétexte pour être seule
avec mon père. C’est le jour d’Eline, elle va m’aider.
Super, elle est déjà à la maison. Je ne lui laisse pas le temps de
m'embrasser, je la tiens par les épaules :
« Eline, prends maman et allez faire des courses, fais-les durer le plus
longtemps possible, il faut que je discute avec papa, seul à seule. »
Au vu de l'expression sur mon visage, Eline comprend l'urgence, elle
semble inquiète, mais sans poser de question, elle prend ma mère avec elle.
Ma mère s'excuse alors en me voyant :
« Elsa tu tombes mal, nous nous apprêtions à partir faire des courses.
Eline et moi échangeons un regard complice.
— Aucun souci, je vais tenir compagnie à papa.
Mon père arrive vers moi, de son habituelle démarche nonchalante.
— Comment vas-tu Elsa ? »
Même si je n’ai pas du tout envie d’être sympathique et d’échanger
calmement avec lui, je le fais, le temps pour Eline de sortir ma mère. Une
fois seuls tous les deux, je ne perds plus une seule seconde et lui jette à la
figure tout ce que je sais. J’entre dans un niveau de détails le plus poussé
possible pour qu’il ne tente pas de nier quoi que ce soit.
Il en reste abasourdi, les mots lui manquent, les larmes lui montent aux
yeux ; il s’exprime enfin :
« Comment as-tu découvert tout cela Elsa ?
Il s’est donné tant de mal à nous cacher la vérité que tout s’écroule
soudain devant lui. Des vies ont été sacrifiées pour rien. Il aurait dû savoir
que quand le mensonge prend l’ascenseur, la vérité prend l’escalier mais ils
finissent tous deux par se croiser, un jour ou l’autre.
Sa réaction me touche malgré moi, mais je reste la plus sèche possible : si
je lui montre une faille, il risque d’en profiter.
— Si je te le disais, tu ne me croirais pas, alors contente toi de me donner
une version complète et vraie de ce qui s'est passé. Plus de mensonge, de
non-dits, juste la vérité ! »
Il comprend que le moment est venu de tout avouer, qu’il n’a plus
d’autres choix. Il m'explique alors ce qui s'est réellement passé. Il se livre
avec honnêteté et émotion.
Tout devient clair. Mon père n'est pas une mauvaise personne, il a juste
été pris dans l'engrenage d'une soirée maudite ; nourri par une envie
irrépressible de venger sa belle-sœur. Il ne supportait plus d'être témoin de
ces violences.
D'un seul coup, il a ôté la vie au bourreau de Philomène. Jamais il n'avait
imaginé aller jusque-là mais la rage était trop forte.
Ce qui est impardonnable, c’est la suite.
Émilie hurlait de pleurs face à l’horreur de la scène, son père gisait en
sang sur le sol et il y a eu des cris effrayants.
Mon père a tenté alors de la calmer mais rien n’y a fait.
Elle ne s'arrêtait plus de pleurer, de plus en plus fort, à en percer ses
oreilles. Ça en devenait insupportable, la situation était déjà bien trop
complexe à gérer, il ne se remettait pas des conséquences de son geste :l e
décès de Richard. L'atmosphère était tellement stressante qu'il en a perdu
tous ses moyens. Il a secoué Émilie "légèrement", croit-il, mais secouer un
bébé, ce n’est pas sans conséquence.
Il y est allé fort, trop fort, il n’a pas senti sa force… Émilie est décédée
vingt-sept minutes après son père.
C'est ainsi que mon père est devenu, en une seule nuit, le meurtrier d'un
père et de sa fille. C'est ainsi qu'il a bouleversé toute sa vie. Une troisième
personne a disparu ce jour-là, Michel, sa joie de vivre, sa prestance, tout ce
qui le définissait. Michel s'est condamné lui-même, plus rien n'aura
désormais de saveur. Il ne pourra plus jamais se regarder dans un miroir.
C'est cette soirée qui donne l'explication du changement brutal de
comportement de mon père et non l’entrée de ma mère dans sa vie. Après
avoir retiré la vie à un bébé, même si c'était involontaire, il a perdu toute
estime de lui-même, il ne se donne plus le droit d’aimer la vie.
Et c'est parce qu'il a enlevé ce qui était le plus cher aux yeux de ma mère,
qu'il va dédier sa vie à la sienne, jusqu'à en écarter celle qu'il aime vraiment,
Céleste.
Mon objectif a maintenant changé, je ne dois plus sauver mon père mais
deux innocentes : Émilie et Céleste. Il n'y a plus que ça qui compte et à
n'importe quel prix.
Au départ, ils ont tout fait pour éloigner Céleste, en allant jusqu'à lui faire
croire qu'ils avaient une relation. Ainsi, elle les détesterait et pourrait
avancer de son côté. Elle méritait mieux. Du moins, c'est ce qu'ils se sont
dit et dans leur état, ils ont certainement manqué de discernement.
Enfin, à force de n'être que deux à se comprendre, deux à partager ce
lourd secret, ils ont finalement appris à réellement s'aimer. Ils ont même
réussi à créer leur propre famille.
Mais ils ne seront plus jamais eux-mêmes.
Philomène est une mère stricte et sans empathie, Michel est un père
discret, presque absent.
Mon père est bouleversé. Il n'a jamais cessé d'aimer Céleste mais ma
mère et lui n'ont pas eu d'autre choix que de l'éloigner, c'était trop malsain.
Et elle s'est donné la mort.
« Ta mère a été dévastée par cette nouvelle, nous avons voulu faire ce qui
était le mieux pour elle mais nous lui avons purement et simplement ruiné
la vie. Tout est ma faute Elsa.
Voir mon père dans cet état me brise le cœur. Rien de tout ça n'aurait dû
arriver. Le seul coupable, c'est Richard.
— Papa, tu ne pouvais pas t'imaginer tout ce qui s'est produit, tu voulais
simplement aider ta belle-sœur en détresse et certainement que si tu n’avais
pas agi, il aurait fini par la tuer. »
J’en suis même persuadée, je l’ai vu agir dans les bois, je sais qu’il
voulait en finir avec elle. Et alors Émilie aurait été élevée par un monstre
seul, que serait-elle devenue ? Une femme sans valeur ? Une femme qui
pense qu’il est normal de traiter les autres sans aucun respect ? Il n’y avait
pas de fin joyeuse possible.
Il a l'air surpris que je fasse preuve de compréhension mais cela serait
complètement absurde autrement. Je le quitte en lui disant de ne pas
s'inquiéter, même si pour lui, tout s'effondre une nouvelle fois. Ce secret,
qu'il a eu tant de mal à cacher, refait surface malgré tous ses efforts. Lui qui
avait finalement réussi à fonder une famille, à croire en la vie au travers de
nos sourires, se voit contraint par sa fille à faire face à ses vieux démons.
Je vais l'aider, je vais trouver le moyen d'empêcher tout ça, un jour ou
l'autre il me sera permis de rêver de la rencontre entre Richard et ma mère
et d'empêcher leur relation de naître. Ou même empêcher les parents de
Richard de se rencontrer pour que jamais ils ne puissent donner naissance à
ce monstre. Ou encore, je rêverai de cette fameuse nuit et je crèverai les
roues du véhicule mon père, l'empêchant d'y aller. Il y a tellement de
possibilités, je sais que j'y arriverai. Il faudra certainement que je m'arme de
patience, mais le jour où j'aurai un de ces rêves, je saurais quoi faire. Ce
sera une évidence, je le sens.
Aujourd’hui est un jour particulier pour Émilie. L’homme qui a tué son
père devant ses yeux alors qu’elle n’était qu’un bébé, va être libéré, après
vingt-cinq ans de prison.
Il s’appelle Michel, il est libéré avant le terme de sa peine pour bonne
conduite.
Émilie n’a pas connu son père mais cette nouvelle l’a tout de même
bouleversée. Elle a du mal à comprendre ce qui s’est réellement passé cette
nuit-là car sa mère, Philomène, n’a jamais vraiment voulu aborder le sujet.
En tout cas, Philomène ne déteste pas Michel, elle lui rend même visite
une fois par an en prison, ce qui est assez intrigant pour Émilie.
Après le drame, Philomène a décidé de déménager, de quitter ses vieux
démons.
Elle a su refaire sa vie avec Jean-Marc, il est top, il a même adopté
Émilie lorsqu’elle avait six ans.
Ensuite, elle a vécu le bonheur d’avoir deux petits frères : Étienne et
Éliot. Sa mère trouvait cela génial de mettre à ses enfants des prénoms
commençant par la même lettre. Émilie, de son côté, a toujours trouvé cela
légèrement ridicule.
Après Émilie, Philomène rêvait d’avoir un garçon, elle a toujours dit
qu’elle aurait son petit Étienne. Jean-Marc et Émilie n’osent pas imaginer
ce qui se serait passé si Étienne avait été une fille.
Émilie ne sait que penser de la mise en liberté de Michel. Comment peut-
on reprendre une vie après autant d’années d’emprisonnement ? Comment
peut-on vivre avec le sang d’un homme sur les mains ?
Ce qui est sûr, c’est qu’il l’a privée de son père. Elle aurait aimé le
connaître, partager des moments avec lui.
Même si elle appelle Jean-Marc « papa » et qu’elle l’aime profondément
comme un père puisqu’il l’a élevée et a su remplir sa vie d’amour, elle
ressentira toujours ce manque. Mais c'est un sujet tabou. Elle n’a vu qu’une
photo de lui, après avoir beaucoup insisté lorsqu’elle avait quinze ans. Ça a
mis sa mère dans un état tel, qu’elle s’est résignée à ne plus demander et à
garder ce cliché précieusement enveloppé dans ses souvenirs.
Émilie n’est pas stupide, elle a compris que son père n'était pas quelqu'un
de bien et que peu de gens ont pleuré sa mort ; pour autant, elle pense qu'ils
se seraient bien entendus et qu'elle aurait su trouver du bon en lui. Enfin,
c'est ce qu'elle veut croire car Émilie ne peut pas imaginer son père comme
quelqu'un de foncièrement mauvais.
Et après tout, comme personne n'en parle, elle peut bien s'imaginer ce
qu'elle veut !
Quand elle était petite, elle disait à ses amies que son père était autrefois
astronaute et avait perdu la vie sur Mars, lors d’une mission spéciale.
Malheureusement, il avait manqué d’oxygène sur la route du retour.
Quelques années plus tard, elle s’est inventé un père acteur, qui essayait
de percer aux États-Unis et avait perdu la vie sur une scène de Broadway
lors d’une confrontation houleuse avec l’un de ses concurrents jaloux.
Elle n’a jamais réellement dit la vérité pour la simple et bonne raison
qu’elle ne la connaît pas vraiment. Malgré tout, elle a aimé s’imaginer son
père de mille manières, plus extraordinaires les unes que les autres.
En grandissant, elle a arrêté d’inventer des histoires et a décidé de rester
évasive sur la mort de son père, comme tout le monde l’a toujours fait
autour d’elle.
Aujourd’hui, Émilie est une jeune fille de vingt-six ans, pleine de vie et
bien dans sa peau. Malgré l'absence de son père, elle a toujours vu la vie du
bon côté.
Elle et ses frères ont fait les pires bêtises, n’ont pas leur langue dans leur
poche mais ont toujours été très respectueux. Elle est la seule fille mais a
toujours su trouver sa place. Elle a vite laissé tomber les poupées pour
accompagner ses frères dans leurs jeux de courses et de voitures.
Elle n'en est pas moins féminine et elle a pris la beauté de sa mère. En
effet, les garçons la remarquent, elle passe rarement inaperçue.
Émilie n'est pas une beauté sophistiquée, elle se maquille peu, juste assez
pour mettre en valeur son visage angélique ; ses tenues sont simples mais
toujours bien assorties ; elle porte très peu de bijoux mais ne sort jamais
sans une touche de sa fragrance favorite, le patchouli. Ce dernier lui
rappelle son enfance, c'est sa marque distinctive ; elle laisse une légère
odeur sur son passage, pas en abondance, juste ce qu'il faut.
Pour le moment elle ne veut pas avoir de petit ami, elle se concentre sur
ses études. Émilie n’a qu’une idée en tête, elle veut devenir chirurgienne.
Les premières années ont été compliquées mais elle s’est accrochée coûte
que coûte à son rêve : sauver des vies.
Alors que ses amis découvraient les discothèques et l’alcool, Émilie ne
quittait pas son petit studio de vingt-cinq mètres carrés et révisait sans
relâche. Elle a des fiches accrochées un peu partout pour ne jamais perdre
de temps dans ses révisions, même les toilettes et les parois de douche sont
envahies.
On pourrait penser qu’elle gâche sa jeunesse mais rien ne rend Émilie
plus heureuse que d’apprendre la médecine.
Les stages ont en refroidi plus d’un, mais pas Émilie. Elle n’a pas peur du
sang. Elle veut donner un sens à sa vie.
Elle voudrait qu’aucun enfant ne perde ses parents et qu’aucun parent ne
perde ses enfants.
Elle se battra toujours pour aider les autres, pour qu’ils soient entourés de
ceux qu’ils aiment.
Ses parents sont très fiers d’elle et le lui font savoir. À chaque année
réussie ils l’emmènent en voyage, pour qu’enfin, elle puisse relâcher la
pression et se relaxer. La destination est toujours une surprise. Émilie est
une passionnée, elle y emporte plus de bouquins scientifiques que de
vêtements mais ça porte tout de même ses fruits, elle est heureuse de passer
une semaine en famille, loin du quotidien. Sa mère et elle s’autorisent
toujours un spa au réveil, pendant que Jean-Marc opte pour une grasse
matinée. Ses frères ne sont pas envieux, ils préfèrent partir avec leurs amis
plutôt qu’avec leur famille et ils sont clairement plus branchés sport que
détente.
Annie est très fière de sa progéniture, elle est ce que l’on peut qualifier de
grand-mère poule. Bien qu’elle vive à des kilomètres de ses petits-enfants,
elle parvient à leur rendre visite régulièrement et lorsqu’elle s’invite, ce
n’est pas pour quelques jours mais bien pour quelques semaines.
Elle profite pleinement des joies de la retraite, de se sentir libre comme
l’air et d’aller où bon lui semble pour aussi longtemps qu’elle le souhaite,
de n’avoir plus aucune contrainte si ce n’est la forme physique. En effet, il
faut bien reconnaître qu’Annie se fatigue plus vite que lorsqu’elle était
jeune et ça a le don de l’agacer, elle qui se donne tant de mal à pratiquer
régulièrement une activité sportive pour rester en forme.
Pour autant, elle n’a jamais souhaité déménager pour se rapprocher
définitivement de ceux qu’elle aime. Son village lui rappelle bien trop son
défunt mari, parti beaucoup trop tôt. Ils ont dévalé ensemble chaque
chemin, parcouru chaque ruelle, mangé dans chaque restaurant et dansé
dans chaque bar.
Comment pourrait-elle partir ? Elle aurait l’impression de le perdre une
deuxième fois, de le trahir. La maladie l’a emporté avant même qu’il ait le
temps de connaître ses petits-enfants. Annie en est bouleversée à chaque
fois qu’elle en parle. Elle s’est promis de ne jamais vendre leur maison, de
continuer de prendre soin de leur jardin car il adorait la contempler
jardinant. Il la comparait souvent à ses fleurs ; belles, colorées et dignes,
des combattantes qui survivent aux hivers ardus. C’est une jolie métaphore,
Annie est une vraie battante, elle ne lâche rien et pourrait se battre avec sa
propre famille si quelqu’un osait ne pas respecter ses principes.
Heureusement, cela n’est jamais arrivé car dieu sait combien ce serait dur
pour elle.
À chacune de ses visites, elle couvre les enfants de cadeaux. Ça a le don
d’irriter Philomène, qui l’accuse de les pourrir, elle qui fait tout pour qu’ils
restent simples et bien élevés. Annie explique vouloir se débarrasser de son
argent avant que l’État ne le récupère à sa mort.
Elle a tendance à se montrer très craintive. Elle fait partie de ce genre de
personnes âgées qui cache des billets sous leur matelas car elles ne font pas
confiance aux banques. Alors Philomène a un peu lâché prise et la laisse
dépenser son argent à sa guise, tout en rappelant aux enfants que ce n’est
pas chose normale d’être aussi gâtés et en leur donnant moins, en
contrepartie.
Les parents de Jean-Marc se sont installés au Portugal des années avant
qu’il rencontre Philomène, les enfants ne les voient donc que très rarement,
en moyenne une semaine tous les trois ans, pendant les vacances d’été,
lorsque la famille se décide à leur rendre visite. Ils utilisent l’excuse de leur
âge pour ne jamais venir, ça blesse énormément Jean-Marc qui n’est pas
dupe et sait qu’ils sont juste trop paresseux. Ils ne sont rentrés en France
que pour le mariage et pour les baptêmes des enfants, mais jamais plus que
quelques jours. Il apprécie donc les visites d’Annie et demande à Philomène
de s’en réjouir également.
C’est important pour leurs enfants d’avoir au moins une grand-mère
présente. Il était lui-même très proche de la sienne, et même si son décès a
été le pire épisode de sa vie, il souhaite la même chose à ses enfants.
Cette fois, la valise d’Annie est remplie, mais pas par des cadeaux. Elle a
apporté des tas de vêtements et chaussures pour homme, appartenant
autrefois à son bien aimé.
Annie aussi souhaite accueillir cet homme qui retrouve la liberté. Elle se
dit qu’il aura besoin d’affaires et il n’y a pas de hasard, sa taille est similaire
à celle de Pascal.
Elle les stocke depuis si longtemps ! Elle est contente qu’ils puissent
enfin rendre service.
Pascal n’aurait pas voulu qu’on les jette, mais qu’on leur donne une
seconde vie. Annie aime se dire que de l’au-delà, Pascal est encore utile à
ce monde, à sa famille, car pour Annie, Michel fait partie de la famille. Il a
plus que mérité sa place. Il a sauvé l’une de ses filles et il est l’amour de la
deuxième.
Alors oui, ce qu’il a fait n’est pas bien, mais Annie a trop longtemps rêvé
la mort de Richard pour lui lancer la pierre. Elle aurait pu être celle qui
commet l‘irréparable. Au fond d’elle, elle lui en est reconnaissante, ça ne
pouvait pas continuer ainsi, un drame allait forcément se produire et elle
n’aurait jamais pu supporter que les victimes soient sa fille ou sa petite-fille.
Michel a mis un point final à cette torture quotidienne, il en a payé très
cher les conséquences, mais aujourd’hui est un nouveau départ pour tout le
monde. On repart à zéro, tous ensemble, dans un monde meilleur.
Chapitre XXVII
Céleste
À son réveil, Céleste est perturbée, elle a fait un drôle de rêve. Elle était
avec sa nièce Elsa. Ça paraissait si vrai et elle avait l’impression de
vraiment connaître Elsa ; pourtant, ses seuls neveux sont Émilie, Étienne et
Éliot.
Lors de ce rêve, elle se sentait si mal, elle n’avait plus qu’une chose en
tête en finir avec sa vie ; jusqu’au fond de ses tripes elle ne ressentait plus
aucune envie de poursuivre, plus rien n’avait de sens, d’intérêt, de saveur.
Pourtant, tout va bien, même après avoir vécu un drame et avoir attendu
vingt-cinq longues années, aujourd’hui elle va enfin pouvoir retrouver
l’homme de sa vie, Michel.
Ils ont réussi à continuer de se voir régulièrement, pas dans les meilleures
conditions certes, mais ils s'y sont habitués. Le parloir, ce n'est finalement
pas aussi horrible qu'on peut l'imaginer et leur amour est bien plus fort que
ça. Leur amour a peut-être même été renforcé par ces épreuves. Céleste a
prouvé à Michel sa loyauté et sa fidélité. Michel, lui, a prouvé son
honnêteté en se rendant à la police ; en osant la quitter il lui a démontré sa
bravoure. Céleste l'admire tant pour cela.
Sa sœur Philomène a toujours pris soin d’elle et l’a toujours intégrée au
sein de sa famille. Elle a passé de merveilleux moments avec ses trois
neveux. Ces instants en famille lui ont permis de faire preuve de patience et
de ne pas perdre la raison face à une situation des plus complexe. Les
enfants ont ce pouvoir, de vous faire sourire en toutes circonstances. Sans
eux, il aurait été compliqué de positiver, elle leur en sera toujours
reconnaissante.
Céleste a également pu consacrer son temps à sa passion, le chant ; tout le
monde ne parle que d’elle à la fin de chaque prestation au sein de sa
chorale.
Sa voix est un don du ciel. Au début, la chorale ne faisait des
représentations que dans le village, mais petit à petit elle s’est fait connaître
et aujourd’hui, la troupe fait des tournées dans le pays entier. Même si ça lui
fond le cœur de partir plusieurs semaines loin des enfants et loin de la
prison, elle avoue vivre un conte de fées et se sentir très heureuse sur scène.
Philomène, qui adore avoir sa sœur près d’elle, l’encourage tout de même
toujours vivement à partir en tournée ; elle sait à quel point c’est important
dans l’équilibre de sa vie.
Céleste ne pense jamais à elle, se préoccupant toujours d’abord des
autres. C’est à chaque fois un soulagement pour toute la famille de la
retrouver, requinquée par la musique.
Céleste a réussi, grâce à sa force de persuasion et sa détermination, à faire
un spectacle musical dans le centre pénitentiaire où est retenu celui qu'elle
aime. Michel n'oubliera jamais la fierté qu'il a éprouvée lorsque ses
camarades de cellules ont découvert la voix d'ange de Céleste.
Il est vrai que la prison a changé Michel, mais en bien. Lui qui aimait se
montrer, parler plus fort que les autres, a compris qu’il devait se recentrer
sur les choses importantes de la vie. Derrière les barreaux, il a commencé la
méditation, il sait maintenant contenir son énergie. Et surtout, il a compris
qu’il pouvait être fier de Céleste, plus jamais il ne la cachera. Elle est bien
plus belle que toutes les autres femmes qu’il a pu croiser au cours de sa
vie ; ce qui la rend si belle c’est sa personnalité, sa gentillesse, sa générosité
et son amour.
Il a aussi fait des rencontres surprenantes : du dealer de drogue à
l’usurpateur d’identité, il a su se faire des amis. Des amis qui ne l’ont pas
jugé, car en prison on ne juge pas : « Nous sommes tous des criminels
jusqu’à ce que nous quittions cet endroit ; ensuite, nous redevenons des
individus avec une nouvelle chance de réussir notre vie, on repart à zéro. »,
lui répétait son compagnon de cellule, Joseph. Il n’oubliera pas ces hommes
avec qui il a su rigoler, apprendre de nouvelles choses et se confier. Il leur a
beaucoup parlé de Céleste et ils n’ont pas été déçus quand ils l’ont
finalement découverte en vrai, lors de sa prestation vocale.
Après trois ans de relation, ils ont donné naissance à Lisa puis ont
enchaîné avec Jan, un an après. Benno n’a toujours pas fait sa demande
même s’il sait que Larissa n’attend que ça. Il ne trouve pas que le mariage
soit nécessaire, il aime leur vie telle qu’elle est.
En effet, aujourd’hui père de famille, Benno ne regrette pas sa vie
d’avant, celle passée sur son voilier à explorer le monde et ses merveilles,
au gré du vent. Il a compris qu’il y a un temps pour tout et ce que lui
apporte sa famille, il n’aurait pu le trouver nulle part ailleurs. Lisa et Jan
adorent écouter ses aventures. Benno a accroché une immense carte du
monde dans chacune de leur chambre pour illustrer ses histoires et éveiller
leur curiosité. Les enfants sont de plus en plus bons en géographie, ce qui
impressionne Larissa. Ils savent placer des pays qu’elle-même ne connaît
pas. Benno se moque régulièrement d’elle à ce sujet et lui dit qu’il envisage
sérieusement de placer une grande carte face à leur lit également, afin de
reprendre les bases. Si la géographie n’est pas son fort, Larissa adore le
dessin et la cuisine. C’est une créative. Benno en est plus que ravi. Quel
plaisir de déguster ces bons petits plats en famille ! Et elle trouve toujours
des stratégies pour faire manger des légumes aux enfants. Elle organise
l’assiette de manière à représenter des animaux ou des visages, ils en
oublient complètement le contenu et savourent tout ce qu’elle prépare.
Sa deuxième passion, le dessin, leur a permis de décorer la maison et les
longs ateliers de coloriage avec les enfants ont permis à Benno de profiter
de ses amis tranquillement, sans interruption. La vie avec Larissa paraît si
simple, c’est exactement ce qu’il a toujours voulu.
Dans un livre, comme dans un rêve, tout est possible et j’ai déjà hâte
d’inventer de nouvelles histoires et de vous les partager.