Pour Une Parcelle de Gloire

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P O U R U N E PARCELLE

D E GLOIRE
BIGEARD

P o u r u n e parcelle
de gloire

Edition° 1
D U MÊME AUTEUR

Aucune bête au monde, éditions de la Pensée moderne.

La piste sans fin, éditions de la Pensée moderne.

Contre-Guérilla, 1957.

De la Brousse à la jungle, Hachette Carrère, 1994.

Ma guerre d'Indochine, Hachette Carrère, 1994.

Ma guerre d'Algérie, Hachette Carrère, 1995.

France, réveille-toi !, Edition° 1, 1997.

© Librairie Plon, 1975, pour la première édition.


© Edition°1, 1997, pour la présente édition.
A tous les camarades disparus à jamais,
grands blessés ou rescapés de ces longues
guerres d'Indochine et d'Algérie, qui ont servi
pour servir, sans jamais rien dire ni
demander.
A Maman qui m'a façonné.
A Gaby qui m'a supporté.
A Marie-France pour qu'elle se souvienne.
Introduction

Le 14 février 1973 — m o n anniversaire, j'ai 57 ans —, alors général


de division 3 étoiles, je terminais la rédaction de m o n livre Pour une
parcelle de gloire à Tananarive où j'étais commandant supérieur des
Forces de l'océan Indien. C'est-à-dire les forces militaires stationnées
à Madagascar, dans les quatre îles des Comores et le département de
la Réunion.
Je concluais ainsi ce livre : «Je retournerai donc à Toul dans ma
Lorraine et il ne me restera plus qu'à reprendre, pour quelques mois,
u n emploi à la Société Générale pour être revenu au point de départ,
et le soir, dans les remparts de la ville, accompagné de Gaby, nous
oublierons par nuit noire les années passées et les rides sur nos
visages. Cette grisaille de fin sera-t-elle la vraie ? N o n , Bruno, tu
triches, tu crois toujours et encore avoir vingt ans. Alors ? Retrousse
tes manches, la vie continue, à nouveau tu la prendras à bras-le-
corps. »
E n 1957, dans m o n livre intitulé La piste sans fin, pendant la guerre
d'Algérie, j'écrivais déjà :
« Piste sans fin qui ramènera au point de départ ceux qui ont duré
et qui, usés et vieillis, retrouveront leurs villages... ceux-là ne pardon-
neront jamais à la piste de les avoir protégés, car elle les aura rejetés
à la pauvre vie de tous les jours comme une maîtresse aimée et
infidèle. »

Oui, j'ai toujours eu la hantise de dire : « C'est fini, c'est la retrai-


te ». Je souhaite plutôt crever debout. Heureusement, il n'y aura
jamais de retraite ni de repos...

D é b u t 1975, le Président de la République, Valéry Giscard


d'Estaing, me convoque à l'Elysée. Il a 48 ans, la grande classe, l'élé-
gance d ' u n seigneur. Il m'intimide. Je suis général de corps d'armée
commandant la Région militaire P.C. Bordeaux, et à un an de la
retraite. Il me propulse secrétaire d'Etat à la Défense. Mission : lutter
contre le malaise dans nos armées. Bigeard ministre, au moment où
sort ma Parcelle de gloire.
T o u s les jours, pendant des semaines, des mois, des pages entières
sur m o n livre dans toute la presse ; ma publicité se fait d'elle-même
Le bouquin marche très fort. 150 000, 250 000, 300 000 exemplaires
liquidés rapidement, et ça continue. C'est le gros succès.
Volontairement, dix-huit mois plus tard, je démissionnerai du gou-
vernement Chirac, considérant ma mission comme terminée. Contre
l' avis du Président Giscard et encore davantage contre celui de m o n
épouse, inquiète de me voir repartir vers l'inconnu. Gaby, qui me
connaît, sait que je ne m'arrêterai jamais.
D e 1978 à 1988, sans l'avoir cherché, je serai député. Et président
de la Commission de la Défense, de 1978 à 1981. Dix années dans
ce m o n d e politique. 1981, l'année où Giscard sera chassé par
Mitterrand. J'en souffrirai. Malheureux de voir u n homme de cette
valeur éliminé par celui qui va durer quatorze années !
D e 1988 à ce jour, je n'arrêterai jamais : d'abord remettre de
l' ordre dans cette longue vie menée tambour battant. Divers débats
à travers l'Hexagone. Courrier volumineux auquel répondre et travail
sur u n cinquième livre, De la brousse à la jungle, qui sort en 1994.
Nouveau succès. Suivi en 1995 de deux livres albums M a guerre d'In-
dochine et M a guerre d'Algérie.

Partout où je suis invité, salles combles et dédicaces. Dans l'Est,


bien sûr, mais également à Nice, Toulouse, Marseille, Montpellier,
Paris, Bordeaux, etc.
Dernier débat dans les Vosges, le 13 février 1996. Une page entière
dans la presse locale, sous le titre : « Bigeard, un exemple pour la
France ».
Malgré ces activités, cet important courrier, les visites quoti-
diennes, je me lance dans France, réveille-toi !, m o n huitième livre à
paraître en 1997.
1997 ! Aujourd'hui, 14 février, j'ai 81 ans. Je termine l'essentiel de
la rédaction de ce bouquin écrit par pulsions.
D u 20 décembre 1996 à ce jour, plus de 2 000 lettres de vœux
pour Noël et la nouvelle année. P o u r moi, pas question de week-end
ou de vacances si je veux faire face.
E n compagnie de m o n éditeur avec lequel je travaille depuis de
longues années, nous décidons de sortir ce France, réveille-toi! en
même temps que la réédition de Pour une parcelle de gloire, paru pour
la première fois en 1975. Vingt-deux ans déjà, ce livre est réclamé
par la nouvelle génération ce qui m'oblige à avoir vingt ans demain.
« Faire un pas, encore u n pas. »
France, réveille-toi ! fait suite à ce que j'ai déjà p u écrire sur ma vie
et sur l'héroïsme de ceux qui ont combattu à mes côtés.
D e grands hommes ont noirci du papier sur moi : Jules Roy, Joseph
Kessel, Jean Lartéguy, Lucien Bodard, Jean-Jacques Servan-Schrei-
ber... A travers leurs écrits, ils tiennent à mettre en relief m o n amour
pour la Patrie et la franchise de mes propos.
Cette vérité, je la dois à ceux qui ont tout donné sans jamais rien
demander et c'est cette force qui me pousse à poursuivre jusqu'à mon
dernier souffle... Si Dieu l e v e u t .
février
Soldat inconnu

Septembre 1936 à avril 1951


Septembre 1936 à septembre 1938
Appelé au service militaire 2e classe « Ligne Maginot », libéré caporal-
chef de réserve.
Octobre 1938 à mars 1939
Employé à la Société Générale à Toul.
Mars 1939 à juin 1940
Rappelé au service militaire, nommé sergent, sergent-chef, adjudant,
volontaire pour servir dans les groupes francs.
Juin 1940 à novembre 1941
Prisonnier après signature de l'armistice, trois évasions.
Novembre 1941 à février 1942
Retour en zone libre, mariage, rengagé pour l'A.O.F.
Mars 1942 à octobre 1943
Séjour au Sénégal. Nommé sous-lieutenant.
Octobre 1943 à juillet 1944
Maroc-Algérie. Nommé chef de bataillon à titre fictif.
Août 1944 à septembre 1945
Parachuté en France. Directeur école F.F.I. du Sud-Ouest. Alle-
magne. Nommé capitaine à titre définitif.
Octobre 1945 à octobre 1947
Premier séjour Indochine (Cochinchine. Delta tonkinois. Haute
Région tonkinoise).
Octobre 1947 à octobre 1948
Permission en France. Formation d'une compagnie parachutiste au
3e bataillon para.
Novembre 1948 à avril 1951
Deuxième séjour Indochine (Delta tonkinois, Haute Région tonki-
noise, Delta tonkinois). Commandement d'une compagnie para puis
du 3e bataillon thaï pour terminer à la tête du bataillon de marche
indochinois. Permission en France.
Une recrue complexée

Par u n bel après-midi de septembre 1936, la petite gare de T o u l


s'éloigne. Sur le quai, des mouchoirs s'agitent ; derrière moi, ma vie
de gosse fiche le camp... Là-bas disparaissent ceux que j'aime, qui
sont tout m o n univers : Gaby et ses seize ans, m o n premier amour,
papa si effacé, ma sœur Charlotte, douce, affectueuse, et ma chère
m a m a n qui les domine de la tête et de son autorité.
Seul dans le compartiment, vingt ans, âge merveilleux où la vie
semble éternelle, où tout est pur, désintéressé ; je roule vers Hague-
nau en Alsace pour effectuer mes deux années de service militaire...
comme appelé de deuxième classe dans la ligne Maginot. Déchiré,
malheureux, j'ai envie de m'arrêter à la prochaine gare, de les
rejoindre, mais je n'en ai pas le droit... Que dirait m a m a n ?
Nancy, Strasbourg, changement de train. Voici Haguenau. J'ai
l'impression d'être au bout du monde. Des caporaux m'attendent à
la gare. O n me conduit à la caserne « Aimé » ou plutôt mal aimée,
avec ses bâtisses immenses, froides, rébarbatives !
Premier étage d ' u n grand bâtiment, une chambre où sont alignés
vingt-quatre lits de soldat sur lesquels sont jetés paillasses, polochons,
draps rugueux et des couvertures grises et tristes ; un poêle rond, une
table complètent l'équipement de ma nouvelle demeure.
Le premier arrivé, je m'installe sur le lit près de la fenêtre avec
m o n unique valise à bon marché. Les larmes me viennent aux yeux.
Mais pourquoi suis-je là ? Où sont les miens, ma petite chambre,
m o n chat, m o n chien, ma Gaby, vite sa photo, je l'embrasse. Je ne
sais plus, j'ai la fièvre...
Les minutes me paraissent des heures... enfin la porte s'ouvre : une
énorme guitare, u n immense nez, de longs cheveux et une tête de
maquereau qui me dit : « Alors, m o n pote, ça va ? La crèche n'est pas
brillante. Ça manque de pépées dans le coin ! » Nous lions connais-
sance : il est parisien, chanteur, a quelques filles sur le turf. Je me
confie en lui expliquant m o n désarroi... « T e casse pas la tête, mon
vieux ! O n voit bien que tu es de la province et si tu permets je m'ins-
talle près de toi. » Brave Millot, j'aurai l'occasion d'en reparler, mais
plus tard.
Et puis d'autres : u n grand, sec, osseux, affreusement maigre. « Je
suis syphilitique, mais non contagieux », nous dit-il. Deux joueurs de
football professionnels, beaux garçons. Bébert, u n boxeur parisien
accompagné de ses gants de boxe. Avant la nuit, les vingt-quatre
prévus sont là. Nous sommes condamnés à vivre ensemble. J'admire
l'aisance, la décontraction de certains.
J'ai hâte de dormir... Oui, m'endormir et me réveiller pour retrou-
ver m o n bureau à la Société Générale où je travaille depuis l'âge de
quatorze ans en effectuant des heures supplémentaires le samedi
après-midi, le dimanche matin, pour arriver, commander peut-être
u n jour une agence avec Gaby pour épouse et entouré de l'affection
des miens.
N o u s aurons droit aux permissions de quarante-huit heures seule-
m e n t dans deux mois. Les premiers jours, les premières semaines
sont terriblement longs, et ces deux années en perspective... deux
siècles à avaler ! Rassemblements, exercices, tirs, marches de vingt
kilomètres à faible moyenne. Parfait rond-de-cuir, n'ayant pratiqué
aucun sport, cet entraînement me paraît surhumain.
Nos officiers, très distants, n ' o n t aucun contact avec nous. Par
contre, adjudants et sergents s'en donnent à cœur joie. Ils sont là
pour nous dresser et non faire du sentiment... Je hais tout cela, n'ai
commis aucun crime, pourquoi ce régime de bagnard ? Décidément,
il y a divorce entre l'armée et moi... Q u ' o n me laisse retourner d'où
je viens !
Enfin, ma première permission ! M a valise est au grenier, mais elle
est vide. M o n seul costume qui m'allait si bien m ' a été volé. Je devrai
donc revoir les miens affublé du calot bleu, des bandes molletières,
des chaussures à clous et ces cheveux que j'ai dû faire couper à deux
centimètres malgré mes refus persistants, l'adjudant m'ayant fait atta-
cher pour réaliser l'opération.
Quelle joie ! Ils sont là sur le quai... C o m m e n t vont-ils me trouver
sous ce déguisement ? Vite u n pantalon, u n pull-over, une prome-
nade avec Gaby dans les remparts de la ville, la nuit tombée... Quel
paradis ! C'est si bon l'amour à vingt ans !
Il y aura, pendant deux longues années, bien des départs et des
retours. Les mois s'ajoutent aux mois. Je deviens tout doucement u n
homme, sec, amaigri, musclé, dur à la marche, tireur d'élite, battant
avec mes gros godillots le champion d'Alsace du cent mètres, boxant
le soir dans les greniers de la caserne. J'arrive à égaler Bébert, voire
u n soir à le mettre K.-O... Il paraît que j'ai une droite terrible.
P o u r faire plaisir à maman, j'ai suivi le peloton d'élèves caporaux.
Reçu le premier à l'examen, le capitaine me convoque : « Bigeard,
vous dominez vos camarades, mais hélas ! vous n'avez aucune atti-
tude militaire... Vous serez p r o m u soldat de première classe, pour le
reste nous verrons plus tard. »
Je retrouverai vingt ans après cet officier devenu général... au cours
d'une réception à l'Elysée, après le défilé du 14 juillet 1956 où le
président Coty me fera grand officier de la Légion d'honneur. Il me
prendra par le bras en disant : « C'est moi qui ai eu l'honneur de
former ce garçon. »
En permission avec m o n insigne de première classe, les miens me
félicitent me croyant caporal. Je n'ose leur dire le contraire. Les mois
s'écoulent lentement : marches, tirs, séjours dans les casemates.
N o m m é enfin caporal. Et des parties de poker des nuits entières. Je
deviens vite u n gagneur à ce jeu de caractère, ce qui me permet de
payer m o n voyage pour aller en permission et quand je n'ai pas d'ar-
gent, je m'accroche au marchepied lorsque passe le contrôleur et des-
cends à contre-voie à Toul, d ' o ù je rejoins le poste d'aiguilleur de
papa, qui domine le cimetière de la ville. Pauvre papa qui passera
vingt années de sa chienne de vie si près des morts !
Hitler prend de plus en plus d'importance. Nous l'entendons
aboyer à la radio. Ce sont les accords de Munich, la guerre semble
écartée. Septembre 1938... la quille ! J'en ai terminé. Adieu l'armée...
Toul. C o m m e en 1936, ils sont là sur le quai. Caporal-chef de
réserve, je respire en homme libre, mais je sens confusément que m o n
univers de gosse ne sera plus suffisant pour vivre comme je croyais
pouvoir vivre.
1938... C'était hier... Que le temps passe vite !
D e Gaulle était u n colonel en garnison à Metz ; Giap u n petit pro-
fesseur d'histoire ; Moshe Dayan sergent dans l'Armée française
quelque part en Syrie ; Tino Rossi, gominé, ténébreux, déjà vedette à
part entière, la coqueluche de toutes les femmes ; Maurice Chevalier,
notre m ô m e à cheveux blancs, devait être alors u n bébé et chanter
« Prosper ».
A nouveau m a petite banque où je suis affecté au service des titres.
Mes camarades sont encore présents, seul m o n ancien directeur a été
muté à Annecy. J'en suis très peiné, le considérant un peu comme
u n père qui avait su me conseiller, me faire travailler. Je le retrouverai
plus tard après mes évasions d'Allemagne.
J'éprouve maintenant des difficultés à rester cloué à m o n bureau
neuf heures par jour, je manque d'air. Le travail était pénible à
l'époque : servir les clients jusqu'à 16 heures, ensuite arrêter les
comptes pour ne sortir qu'à 19 heures. J'aime cependant discuter,
réaliser des affaires, placer des titres sur lesquels je perçois une
commission. Les femmes surtout viennent à m o n guichet de préfé-
rence à ceux des camarades. Le mot aimable pour chacune, comptant
très rapidement, aussi suis-je un peu jalousé par mes collègues plus
anciens.
Gaby m'attend tous les soirs à la sortie du bureau. Il fait nuit en
octobre et nous filons dans les remparts de la ville, serrés l'un contre
l'autre à nous jurer un amour éternel, sans voir les heures s'écouler,
ce qui me vaut de sérieuses explications avec la maternelle qui en a
assez de ces retards et de me voir fréquenter cette fille sans dot !
La « M a m m a » a toujours imposé sa volonté aux siens et dans tout
le faubourg... il faut marcher droit... « T u te marieras avec U n e telle !
Elle est riche ! »... J'en souffre mais n'ose engager les hostilités et ver-
rai Gaby en cachette.
M a m a n élève poules, lapins, jardine, vend ses produits, économise
sou par sou la paie de papa qui ne dépense que son paquet de gris
pour rouler ses cigarettes, celle de ma sœur et la mienne, cinq à six
cents francs par mois. J'ai droit au cinéma le dimanche mais au pre-
mier rang à u n franc la place. Chers parents, qui avec si peu de ren-
trées ont réussi à posséder leur petite maison, bâtie pierre par pierre
par papa en dehors de ses heures de service.
J'ai souvent songé à la triste vie du paternel : tirer les aiguilles près
du cimetière huit heures par jour, travailler en rentrant à la maison,
ignorer toute sa vie ce que pouvaient être des vacances, malaxé par
son épouse, sans que jamais il élève la voix... il en sera ainsi jusqu'à
sa mort.
M a m a n a décidé, pour faire bien, d'acheter une petite Fiat de
l'époque, fait rare pour des ouvriers. Le père a dû s'y reprendre à
trois fois pour obtenir son permis, il coupe le contact dans les des-
centes pour économiser l'essence. J'ai droit à cette voiture dix kilo-
mètres seulement le dimanche. Au retour d ' u n bal distant de vingt
kilomètres, la mère ira vérifier le kilométrage et je trouverai mes
hardes sur le pas de la porte. « Va-t'en, fils indigne, je ne te connais
plus. » Je dois louer une petite chambre et prendre mes repas dans
u n hôtel de dernière catégorie situé dans une rue malfamée.
La punition durera u n mois environ et combien je remercie ma
mère : « Qui aime bien châtie bien. » Sa dureté, son inflexibilité me
serviront, et dans les situations critiques, qui ne vont pas manquer,
je murmurerai : C'est encore plus facile que d'affronter la vieille !...
Epoque où les parents n'abdiquaient pas mais commandaient, exi-
geaient, se faisaient obéir de leurs grands.
Suis-je heureux comme jadis ? Non. L'espace, la liberté me man-
quent. J'étouffe dans ce clochemerle de ville de province. J'ai besoin
d'action. J'admire Marcel Thil, champion du monde de boxe, me
passionne pour le T o u r de France, rêve de m'évader, de partir à
l'aventure avec Gaby, car, c'est décidé, je ne conçois pas ma vie
sans elle.
1939. L ' a p p e l d u d e s t i n

Mais on n'échappe pas à son destin même sous les traits d ' u n
Hitler plus envahissant que jamais. Le 22 mars 1939, rappelé pour
six mois en principe, je dois rejoindre m o n 2 3 régiment d'infanterie
de forteresse à Haguenau... A nouveau ce quai de gare... Pleurs des
parents, leur fils part peut-être à la guerre. Ils ont vécu dans l'Est
celle de 14-18... Gaby est là aussi... la mère passe l'éponge.
Mes réactions ne sont plus celles d'il y a trente mois. Mourir pour
m o n pays, défendre les miens, ma Lorraine, j'entends presque des
voix qui me stimulent et lorsque le train s'ébranle, je rêve d'être un
héros dont m o n pays sera fier. A l'époque, à l'école, chez soi, on
apprenait ce qu'était la Patrie. Si seulement Gaby était avec moi,
mais je la reverrai et elle fera l'amour avec u n autre individu que ce
provincial enfermé dans sa médiocrité.
Haguenau. La même caserne, les mêmes copains dont m o n brave
Millot râlant ferme... « Ils nous cassent les pieds avec leur guerre !
Que les sous-offs se tiennent peinards, sinon ils vont comprendre. »
L'état d'esprit est mauvais. Je sens confusément que le Français n'est
pas mûr pour se battre.
Personnellement, je vois l'Armée différemment puisque mainte-
nant il y a u n b u t : défendre notre sol ; à partir de là, tout me paraît
désormais facile.
Pas de problèmes, en avant pour les cheveux courts, l'attitude mili-
taire, le travail d'arrache-pied. P r o m u sergent, je suis les cours d u
brevet de chef de section permettant de devenir officier de réserve...
L'examen a lieu, je concours avec des sergents-chefs, des adjudants
de carrière bardés de cartes, de jumelles, de boussole. Les épreuves
se déroulent sur trois jours. J'ai l'impression d'avoir rupiné. Les résul-
tats : Bigeard, premier sur soixante... Télégramme à Toul : «Reçu
premier, j'arrive en permission. »
En tenue de sergent, sec, en pleine forme, j'ai l'impression de
dominer la ville, m o n faubourg, mes collègues à la banque, voire la
mère qui n'ose rien dire lorsque je rentre au petit jour, m'étant
endormi dans une chambre d'hôtel avec m a toujours Gaby.
Septembre 1939. Hitler envahit la Pologne. La France, l'Angle-
terre lui déclarent la guerre. Nous faisons mouvement dans les inter-
valles de la ligne Maginot en vue d'y organiser des points d'appui.
Chef de poste, j'ai du travail, des responsabilités... j'aimerai toujours
avoir des responsabilités.
Cette vie dure, virile, me plaît. Je ne souhaite pas la guerre, mais
physiquement, moralement, je suis prêt à l'affronter et crois aux slo-
gans de l'époque : « N o u s sommes les plus forts. » « Souscrivez aux
bons d'armement, nous forgerons l'acier de la victoire », et la belle
devise de notre régiment : « On ne passe pas », inscrite sur u n magni-
fique lion.
Et c'est la « Drôle de guerre », avec quelques rares permissions ;
toujours sur la brèche, aux sports, aux travaux, à l'entraînement, je
crée u n esprit dans m o n groupe, mes hommes me suivent. Oui, ils
ne passeront pas. E n 1966, vingt-sept ans plus tard, alors comman-
dant une brigade parachutiste à Pau, je recevrai avec émotion la lettre
suivante :

Cher Marcel,
Depuis 1939-40 je t'ai pas oublié et de temps en temps, j ' a i lu dans
le journal le héros des paras le colonel Bigeard. L'année dernière où
tu as dirigé les manœuvres à Bitche à 30 kilomètres de moi. Tu te
souviens comment on a construit un abri à la ligne Maginot (au P.A.
1 bis).
P a r hasard, j ' a i rencontré un jeune homme de mon village (Schlei-
thal), qu'il y a un colonel appelé Bigeard, un grand d'une allure
nerveuse, mon premier mot « c'est Marcel » l'homme sans fatigue et sans
repos.
Mais, écoute, tu as fait une belle carrière de caporal-chef au colonel
et de ma part je te félicite sincèrement.
J ' a i demandé le jeune homme si tu es marié ou célibataire mais j ' a i
pas eu de réponse précise. Moi j ' a i cinq garçons et une fille. Le fils aîné
fait actuellement son service militaire à Bitche.
Je termine ma lettre en te saluant cordialement ton ancien cama-
rade de chambre et de travail et du succès jusqu'au général de Corps
d'Armée.
Lustig Jacques

O n demande des volontaires pour les groupes francs. Nous serons


quarante au régiment à répondre « Présent ». Regroupés dans le char-
m a n t village alsacien de Trimbach, je fais la connaissance de garçons
qui veulent en découdre. A notre tête, deux jeunes cyrards et
quelques sous-officiers retaillés. Je reçois le commandement du
groupe de combat auquel je m'impose rapidement.
N o u s vivons dans le village dont tous les habitants ont été évacués,
laissant derrière eux l'essentiel de leurs biens. Il est facile d'améliorer
l'ordinaire avec le bétail abandonné. Que c'est affligeant, u n grand
village avec quarante guerriers en herbe au milieu de ces pauvres
chiens et chats recherchant notre affection de leur regard triste.
J'imagine la vie de ces Alsaciens qui, comme les miens, ont dû
peiner toute leur existence pour acquérir u n minimum de bien-être...
où sont-ils maintenant ? les pauvres vieux surtout. Non, il ne faut pas
que les Allemands passent !
Nous ne chômons guère et le commandement nous demande
beaucoup. N o u s sommes peu nombreux à risquer notre peau et il
faut bien quelques bulletins de victoires. Patrouilles sur la ligne de
contact, embuscades se succèdent. Au cours d ' u n e mise en place de
nuit, nous accrochons les Allemands. Nombreux, bien armés, ils
manœuvrent remarquablement. Notre lieutenant donne l'ordre de
repli... Nous sommes maintenant à l'abri avec trois blessés légers,
mais il manque le 2e classe Chausson.
Je retourne avec m o n groupe sur les lieux de l'accrochage, laisse
dix hommes en recueil. Accompagné d ' u n caporal, nous cherchons
en rampant et trouvons le corps du disparu. Il a été tué d'une balle
dans la tête. Nous entendons les Allemands parler à quelques
dizaines de mètres... N o u s ramenons le corps vers l'arrière. C'est
lourd u n mort ! Ce sera notre premier tué et ma première petite cita-
tion. Bien jeunes et peu aguerris, nous sommes marqués par la fin
de notre camarade... et puis, il y aura d'autres accrochages, nous
enterrerons d'autres garçons avec leurs vingt ans.
Nous recevons l'ordre de faire u n prisonnier coûte que coûte. Ce
« coûte que coûte » hérité de nos merveilleux anciens de 14-18 était
encore à la mode en 1939... Facile à dire ! il s'agissait, pour le moins,
de traverser la Lauter, un petit cours d'eau près de Wissembourg, de
pénétrer dans u n poste allemand et de capturer la sentinelle.
Le lieutenant, u n jeune Alsacien, fana malgré son physique de fil-
lette, choisit son équipe : son adjoint, moi-même et n e u f hommes. A
23 heures, de l'eau jusqu'au ventre, nous traversons la rivière en
amont du poste allemand, franchissons les barbelés à six seulement,
l'autre équipe est en recueil à trois cents mètres. La sentinelle est à
une dizaine de mètres. J'ai pour mission de l'assommer. L'adjoint
heurte malencontreusement des boîtes de conserve en suspension
dans les barbelés. Alerte ! fusées, rafales. Nous avons bonne mine,
aplatis au milieu du poste. Le lieutenant est touché à l'épaule, saigne
abondamment. Les vêtements arrachés, les mains, le visage en sang,
je ne sais comment nous arrivons à le sortir de là et à rejoindre notre
équipe en recueil.
Repli heureusement par nuit d'encre. Les rafales sifflent h a u t sur
nos têtes. Les Allemands tirent dans toutes les directions. J'ai été
brûlé par une grenade à manche à la jambe gauche. Rien de grave.
Et ce sera déjà ma deuxième citation.
Fatigués, nous rejoignons notre village. J'ai du mal à m'endormir
et songe à cette enfance... u n film se déroule devant mes yeux : je me
revois avec mes sabots de bois dans l'hiver lorrain... enfant de chœur
suivant u n corbillard... malade au retour, je refuserai d'aller au caté-
chisme et de faire m a première communion... mes premières amours
innocentes à dix ou onze ans, avec mes culottes courtes, les genoux
bien lavés pour aller courtiser une adorable fillette prénommée Gene-
viève... les menus imposés par la maternelle, invariablement harengs,
pommes de terre, œufs de son poulailler et salade de son jardin... ma
sainte horreur de la foule, de la fête du faubourg.
Mes résultats à l'école. Classé le premier sur quarante ou quarante-
cinq élèves, u n certain mois, je suis deuxième et tremble en affrontant
la maternelle. J'ai droit aux taloches et l'instituteur à une sérieuse
mise au point : « Il y a de l'injustice, m o n fils est le meilleur ! ! ! » Elle
m'apprendra ainsi qu'une seule place est valable, la première. Papa,
lui, ne dit jamais rien. Puis, à quatorze ans, obligé de travailler, saute-
ruisseau à la banque où je veux être aussi le meilleur. Et Gaby, ma
petite voisine précoce, que j'aidais le soir à faire ses problèmes. Son
père mort des suites de la guerre, sa mère dans l'obligation d'élever
ses trois enfants.
Est-ce bien moi ce jeune sergent aux deux croix de guerre qui ai
mené cette grisaille de vie pendant vingt ans ? Alors que, dans cette
Alsace en fleurs au printemps, conscient de ma jeunesse, de ma force,
je n'imagine pas que je pourrais disparaître au cours d ' u n combat.
Il y aura d'autres patrouilles, d'autres accrochages. Nous faisons
maintenant jeu égal avec ceux d'en face. Je brûle les étapes. Promu
sergent-chef, puis adjudant à vingt-quatre ans. Adjoint au sous-lieu-
tenant Bouilloc, nouveau commandant de notre groupe franc. U n
être adorable, courageux, beau comme u n dieu, gabarit cyrard aux
gants blancs. N o u s nous entendons merveilleusement. J'espère bien-
tôt passer sous-lieutenant de réserve.

La défaite et la captivité

10 mai 1940. Hitler envahit la France. C'est l'effondrement le plus


total. Le rouleau compresseur allemand écrase nos divisions, les
belles théories Gamelin s'effondrent, la ligne Maginot est contournée.
Au groupe franc, l'espoir demeure. Je serai toujours de ceux qui
croient au Père Noël jusqu'au bout. Envoyés dans les Vosges, nous
serrons les poings en voyant des régiments entiers se replier sans
combattre, des centaines d'armes abandonnées dans les bois... Quelle
pagaille ! est-ce possible?... Il n'y a donc pas quelques chefs pour
reprendre tout cela en main ?
Notre lieutenant Bouilloc a u n cran extraordinaire, recherche le
contact, veut à lui seul arrêter cette invasion. Nous saurons par la
suite que, heureusement, quelques fanas s'accrocheront et sauveront
l'honneur avec tout de même nos cent mille morts au cours de cette
offensive éclair.
N o u s avons déjà réussi quelques jolis coups. Bouilloc prend de plus
en plus de risques. U n bel après-midi de juin, par une chaleur torride,
il part seul à moto effectuer une reconnaissance pour situer l'avance
ennemie. Contre m o n gré, je dois préparer l'embuscade en attendant
son retour... il ne reviendra plus, tué d'une rafale, écrasé par le soleil
sur cette route goudronnée.
Je commande maintenant les quelque trente gars encore présents
au groupe franc. Notre colonel Rethoré, vieux soldat, digne, beau-
coup de noblesse, est désespéré de cette situation. Il décide de s'ac-
crocher dans les bois avec ce qui reste de son régiment et m o n unité
devenue u n peu sa garde personnelle.
Le colonel demande un motard pour aller porter un ordre de repli
à une unité avec laquelle il n'a plus de liaison. Le pilote a peur, les
Allemands sont partout. Je lui dis : « Pas de mollesse, je monte avec
toi. » Je revois cette route, sous u n soleil brûlant, avec ses tas de cail-
loux sur les bas-côtés. Les Allemands en batterie dans un champ...
des rafales... le camarade tué... la moto zigzague... je pars en roulé-
boulé derrière u n talus. J'ai mal à l'épaule, à la jambe droite. Il faut
fuir, je me jette dans u n boqueteau, progresse par bonds sous les
rafales.
Après une heure de marche, je frappe à la porte d'une ferme isolée,
demande à boire, à souffler quelques minutes... « Sauvez-vous, nous
ne voulons pas d'histoires avec les Allemands. » Ecœuré, j'ai soif, j'ai
mal, je continue.
A proximité d ' u n petit village — j'aimerais me souvenir de son
n o m — je rencontre une jeune fille, dix-huit ans peut-être, jolie
comme on peut l'être à cet âge, elle pilote une petite moto, exploit
rare à l'époque. Elle s'arrête. Je lui explique ma situation, demande
où sont les Français. « Il faut vous cacher, les Allemands sont dans
le secteur. Venez chez moi, je vous soignerai et saurai trouver vos
amis. »
A la nuit, j'ai récupéré. Elle me mène à travers bois, me prend
par la main, se serre contre moi, nous nous embrassons longuement,
adorable créature au regard lumineux... « Continuez ce chemin, les
Français sont dans le bois suivant. » Merveilleuse fille ! Qu'est-elle
devenue ? Souvent je songerai à cet élan spontané. C o m m e j'aurais
aimé retrouver ce village et la revoir ! mais hélas, la vie ne me laissera
guère le temps de faire des retours en arrière. Je l'ai souvent imaginée
héroïne dans la Résistance. Après quelques péripéties, je finis par
retrouver m o n colonel et l'accueil chaleureux de mes camarades per-
suadés que je reviendrais.
22 juin 1940. Les armes à la main, nous apprendrons dans notre
forêt que l'armistice vient d'être signé. Notre colonel nous informe,
après avoir contacté les Allemands, que ces derniers doivent nous
rendre les honneurs et la liberté.
Embarqués dans des voitures légères et des camions pour régler
quelques formalités, prétend-on, on nous emmène directement en
Allemagne... En fait, ce sera la captivité. Nous croisons cette machine
de guerre. Quelle allure ! les Teutons sont de magnifiques athlètes,
leur matériel impeccable. La comparaison n'est pas à notre avantage.
Pauvre Armée française ! tu n'étais pas de taille et tu n'avais pas l'es-
prit nécessaire pour te heurter à ces dieux de la guerre.
Vingt-quatre ans, en pleine jeunesse derrière ces barbelés au camp
d'officiers de Mayence, je ronge m o n frein. Il va falloir en sortir,
prendre ma revanche. M o n colonel a tenu à me garder près de lui,
ce qui justifie ma présence parmi les officiers. En fait, je suis adjudant
et dois rejoindre le camp troupe au stalag 12 A à Limbourg. T a n t
mieux, je me sens mal à l'aise parmi tous ces képis, ces officiers supé-
rieurs qui déjà semblent s'installer dans la captivité.
J'ignore encore que pendant dix-huit mois, je vais vivre une expé-
rience enrichissante avant de réussir ma troisième évasion. Dix-huit
mois, cela peut paraître long, mais lorsqu'on ne songe qu'à la belle,
le temps passe vite. Bien des livres ont été écrits sur les prisonniers.
A m o n avis, un seul b u t : en sortir, ne pas subir, ne pas s'enliser...
L'espoir fait vivre.
Limbourg, un camp comme tous les camps, avec ses barbelés, ses
miradors, sa discipline, sa vie avec ce mélange de Français, Polonais,
Belges et autres affamés, où certains s'installent, d'autres recherchent
l'amitié des Allemands. Pour moi, durer, espérer, attendre l'occasion
favorable et l'utiliser, aidé par un organisme en parfait état malgré les
privations, détecter aussi quelques camarades décidés à en sortir.
Les Allemands, après quelques semaines, demandent des cultiva-
teurs pour travailler dans les fermes. N e connaissant rien à la culture
ou si peu, je me porte volontaire avec m o n jeune camarade Jean Bled,
Parisien, beau garçon, à priori d'une compétence encore inférieure à
la mienne dans l'art de traire les vaches ou de brouetter le fumier.
Après u n trajet d'une cinquantaine de kilomètres, nous rejoignons
une ferme abandonnée, entourée de barbelés : au rez-de-chaussée,
bureaux, chambres, réfectoire de nos geôliers : un feldwebel et neuf
territoriaux. Premier étage, une vingtaine de camarades, fils de culti-
vateur, commis de ferme, heureux de retrouver la nature, de pouvoir
manger à leur faim... Des lits en planches superposées, quelques pail-
lasses, u n poêle, une table. Le tout dans cent cinquante mètres carrés.
L'espace vital est réduit. Jean Bled s'installe à mes côtés.
Je suis désigné pour travailler dans une ferme située à quatre kilo-
mètres. Départ tous les matins à 6 heures, retour le soir à 19 heures,
escorté par deux gardes, soit huit kilomètres à pied... ce qui est excel-
lent, et le travail dans la journée. Et quel travail ! labourer, faucher,
planter des pommes de terre, rentrer les foins, nettoyer l'étable, traire
une vingtaine de vaches. Je ne rechigne pas à la besogne. Le métier
rentre. Le vieux, âgé de soixante-dix ans, petit, sec, dur au labeur,
est heureux d'avoir son feldwebel, fier de dire « C'est un gars de l'Est,
blond aux yeux bleus. Il est de notre race... » J'en suis flatté ! Il fait
tourner son exploitation avec sa bru, assez jolie, quarante ans... son
h o m m e guerroyant en Europe.
La bru, en cachette du vieux, me soigne, me prépare quelques gâte-
ries. Je prends mes repas dans la grange avec un prisonnier polonais
qui, jaloux de cette affection, me cherche querelle. Au cours d'une
discussion, il me menace d'une fourche que je saisis et d'une belle
droite le mets K.-O. avec fracture de la mâchoire. Ce dur labeur, les
gentillesses de la bru me mettent dans une forme exceptionnelle et je
suis prêt à quitter cette charmante compagnie.
Jean Bled a eu plus de chance : travaillant à u n kilomètre du camp,
il n ' a que deux kilomètres à parcourir dans la journée... Pour le reste,
il est chouchouté par sa fermière dont le mari a été tué. Amoureuse
folle de lui, elle l'aide, malgré son immense chagrin, à préparer son
évasion et la mienne : vêtements, vivres, argent, rien ne manque.

Les c a v a l e s

14 juillet 1941... L'évasion de la baraque est facile, u n vieux bar-


reau à desceller à la fenêtre, une corde pour se laisser glisser du pre-
mier étage, franchir les barbelés et nous sommes dans la verte,
habillés en paysans allemands... U n e évasion comme tant d'autres,
marcher des nuits entières, se camoufler de jour où nous pouvons,
dans des tas de foin, des fourrés... huit jours environ ont passé. N o u s
approchons de la frontière, on en sortira... hélas ! 3 heures du matin,
u n barrage en bout de village. « Halt, Polizei. Papier. » Vingt officiers
polonais viennent de s'évader d ' u n oflag de la région. Pas de chance !
Cette réception n'était pas pour nous.
Repris, encadrés par deux sentinelles, nous effectuons, cette fois
en chemin de fer, le chemin parcouru si péniblement à pied... Arrêt
dans une gare, changement de train, pantalon tombant, on nous a
enlevé nos ceintures et nos lacets de chaussures. Je revois cette gare,
cette agitation : des soldats, des filles en uniforme, tout est net,
propre. O n sent une nation en armes, fière des innombrables succès
de son Armée. Et quelle discipline ! J'imagine tout ce qu'il nous fau-
dra faire dans notre pauvre France pour égaler une telle race.
Mais avant il va falloir subir une rude épreuve, séparé de Jean Bled
que je rencontrerai par hasard vingt-deux ans plus tard à Paris près
de la gare Saint-Lazare... « Alors, Marcel, tu n'as pas changé. Je t'ai
suivi par la presse mais n'ai pas osé t'écrire. — Idiot, tu sais bien que
j'aurais été content de te revoir... » Il est marié, heureux et avait réussi
à s'en sortir également après une troisième évasion.
Enfermé dans u n vieux château, sur les hauteurs de Dietz, qui
dominent la ville, une cellule de deux mètres sur deux, u n bat-flanc,
une cruche d'eau, 500 grammes de pain par jour. J'ai faim, ai envie
de mordre dans le bat-flanc, essaie de répartir ma ration de pain, des
mouvements d'éducation physique. Il faut à tout prix conserver
moral et muscles. Je rêve de bons repas, ai de plus en plus faim.
Vingt et un jours de ce régime, j'ai perdu dix kilos, l'on me ramène
à mon stalag 12 A à Limbourg, dans la baraque des évadés située au
milieu du camp et entourée d'une double rangée de barbelés. Là, une
trentaine de durs et une chic ambiance. Nous nous expliquons nos
évasions, les failles qui ont pu se produire. La nourriture est à la
limite de ce qu'il faut pour survivre. Quelques colis reçus et partagés
nous permettent de durer.
Et toujours mon éducation physique, ma marche de deux ou trois
heures autour de la baraque... Nous sommes les mauvais qu'il faut
mater : rassemblements fréquents dans le froid, la neige, de jour, de
nuit, contrôles, fouilles. Tout ce qui peut servir aux évasions est
camouflé dans les w.-c. et nettoyé après.
Je sympathise avec Gérard Masbourian, sous-officier athlétique,
qui me prend à terre et me lève à bout de bras... Il a hâte de repartir.
Depuis un mois à tourner en rond autour de la baraque, j'ai récupéré.
Nous avons volé une pince coupante à un ouvrier venu effectuer
quelques réparations. Après certaines difficultés, j'arrive à cisailler les
barbelés de la baraque et ceux du camp. Par nuit noire, nous tentons
l'aventure. Mais d'autres, heureux de profiter de l'occasion, nous sui-
vent. Sorti le premier, j'ai effectué une dizaine de mètres en dehors de
l'enceinte lorsque les projecteurs entrent en action, les rafales d'armes
automatiques crépitent. Allongé entre deux sillons de pommes de
terre, j'ai l'air fin lorsque arrivent sur moi les sentinelles et leurs
chiens.
Gérard n'a rien mais trois camarades sont blessés... Evasion de
gamins qui ont manqué de discrétion dans leur préparation. Nous
ferons mieux la prochaine fois... La réaction est brutale : bousculés,
cognés, remis au pain sec et à l'eau, vingt et un jours à tirer la langue
et serrer la ceinture, j'ai déjà l'habitude... et nous rejoignons la
baraque, retrouvons les camarades.
Les jours, les semaines, les mois passent. Que faire ? Attendre l'oc-
casion qui se présente sous la forme de volontariat « travailleurs de
force ». Les Allemands ont vraiment besoin de main-d'œuvre pour
puiser chez les évadés.
Gérard et moi nous retrouvons dans une usine. Quel confort !
chambre à quatre, lit séparé, de vrais draps, des couvertures propres,
du savon, une douche, nourriture abondante : pommes de terre à
volonté et un peu de lard.
Sommes affectés au déchargement des wagons, trente tonnes à
faire à deux journellement. Les muscles brisés, les reins cassés, nous
pelletons en cadence. C'est beaucoup, trente tonnes ! On ne souffle
pas souvent... Cher Gérard, mettant les bouchées doubles pour me
ménager... Il est d'une telle force ! Mais à ce régime, très vite, je
deviens aussi résistant que le cuir, aussi dur que l'acier et Gérard peut
souffler u n peu. Nous parlons sans cesse de notre troisième cavale.
Je choisis le 11 novembre... nous sommes en 1941. Les femmes
allemandes, cela a été dit maintes fois, sont admirables. Là aussi,
auprès d'une serveuse, nous trouvons l'aide nécessaire : vêtements et
deux vélos planqués à l'entrée de l'usine. Nous avons des vivres pour
trois ou quatre jours, après on verra. Il fait froid, il neige. C'est dur
de quitter son lit à 1 heure du matin pour partir à l'aventure.
U n e corde à nouveau, nos vélos et nous voilà pressant sur les
pédales jusqu'au lever du jour, pour nous apercevoir que nous avons
tourné en rond et sommes environ à deux kilomètres de notre usine,
transis, une neige fine ne cesse de tomber. Vite une baraque de can-
tonnier le long de l'autoroute, un peu de feu dans le poêle, un bouil-
lon en paquet. Pourvu que personne ne vienne. Gérard me dit : « Si
u n gars vient seul, je l'assomme et nous le ligotons. » La journée pas-
se ; à la tombée de la nuit, nous enfourchons nos vélos et filons plein
ouest. Avant le lever du jour, camouflage suivant les circonstances.
L'expérience nous a appris qu'il ne fallait pas s'affoler, être naturel
et surtout bien choisir les planques. Chaque fois que nous pourrons,
ce seront des granges isolées, enfouis sous le foin avec nos vélos... car
il fait froid et l'immobilité dans un fourré est longue.
Trente-six heures déjà à vivre en homme libre. Dans u n village,
vers 4 heures du matin, sommes arrêtés par u n policier. N o u s gar-
dons notre calme. Il nous dit que notre feu rouge ne fonctionne pas...
« Ya... Ya... » Nous obtempérons, marchant à côté de nos bicyclettes,
pour les enfourcher à nouveau cent mètres plus loin.
Le Rhin !... Il est glacial, une barque accrochée, cadenassée à u n
poteau indicateur. Nous pouvons dévisser le panneau et faire glisser
la chaîne le long du montant. Nous abandonnons nos vélos et ramons
avec nos mains. Le courant est fort. N o u s arrivons de l'autre côté et
poursuivons à pied. Il nous faudra gagner Trèves (120 kilomètres),
traverser le Luxembourg, occupé par les Allemands, et atteindre
Longwy... il reste donc beaucoup de chemin à parcourir.
Les nuits succèdent aux nuits ; frigorifiés, nous n'avons plus grand-
chose à manger. Nous volons ce qui nous tombe sous la main. U n
certain soir, je m'écroule. J'ai sommeil, je dors, m o n camarade reste
près de moi, me pose sa veste sur les épaules. Au bout d ' u n e heure,
deux heures peut-être, je suis prêt à repartir, mais je demande où se
trouve le troisième, car pour moi, il y a u n troisième en la personne
de m o n camarade de la première évasion. Gérard m'explique que je
suis en train de rêver, que nous ne sommes que deux.
Nous progressons d'une quinzaine de kilomètres lorsque c'est au
tour de Gérard de s'effondrer. C o m m e moi, il se réveille au bout
d'une heure, et, lui aussi, refuse de repartir... il attend également u n
troisième. Décidément, nous ne tournons plus rond et sommes au
bout du rouleau. Il faut vite trouver une planque et dormir... dormir
le plus longtemps possible.
Trèves est atteint, le Luxembourg traversé, nous arrivons à un pont
sur u n petit cours d'eau gardé par les Allemands. Une guérite à l'en-
trée, une guérite à la sortie. Nous sommes peut-être le 21 ou
le 22 novembre à minuit. Il fait très froid, la rivière est glacée ; impos-
sible de traverser à la nage et aucun moyen de franchissement. La
France est sûrement de l'autre côté. Il faut décider vite, nous sommes
trop las. Il neige doucement. Le pont a cinq ou six mètres de large.
La sentinelle rentre de temps en temps dans la guérite se chauffer
à u n brasero. N o u s en profitons pour passer, tels des automates à
quatre ou cinq mètres de cet h o m m e armé. Arrivés au milieu du pont
à plat ventre, nous attendons que l'autre sentinelle fasse de même à
la sortie du pont... C'est fait. Nous pensons être en France occupée
bien sûr, mais en France.
Le jour va se lever. Nous rencontrons un ouvrier : « Sprechen Sie
deutsch ? — Je ne comprends pas », nous dit-il en français. Nous
l'embrassons. « N o u s sommes des évadés. » Il est employé à la
S.N.C.F. Je lui dis que m o n père et m o n beau-frère le sont égale-
ment... Il fait partie d ' u n réseau de résistance et nous amène au res-
ponsable qui nous héberge, nous donne à manger. Nous nous
écroulons et dormirons environ trente-six heures... Dieu était avec
nous cette fois.
Gare de Longwy. O n nous prend des billets pour Toul. Le train
roule vers les miens. A Pagny-sur-Moselle, le train s'arrête. Nous
sommes toujours en civils allemands. La portière s'ouvre. Surprise
incroyable, ma sœur, m o n beau-frère, mécanicien à la S.N.C.F. à
Pagny-sur-Moselle, montent dans le compartiment. Je ne dis rien.
J'attends. Il y a d'autres personnes avec nous. M a sœur me regarde,
pleure et me dit : « Monsieur, je m'excuse mais vous ressemblez telle-
m e n t à m o n frère prisonnier en Allemagne ! » Je lui dis : « Ecrase,
c'est moi, mais tais-toi. » M o n beau-frère m ' e m m è n e dans le couloir
avec m o n camarade : « Vous êtes imprudents. » Il nous conduit au
chef de train. Quelques minutes après, nous sommes habillés en che-
minots. Quel bel esprit parmi ces chevaliers du rail qui joueront un
rôle éminent dans la Résistance !
Toul. Faubourg Saint-Evre ! la petite maison ! Je frappe ; la mère
ouvre : « Vous désirez, monsieur ? »... et la voilà partie en larmes. «Je
savais que tu réussirais. »
— Et Gaby, est-elle là ?
— N o n , elle est partie à Nancy chez sa tante.
— Allez vite me la chercher.
Elle arrivera pour la nuit... et quelle nuit ! Deux années sans faire
l'amour, mais cela ne s'oublie pas. Malgré les fatigues accumulées, il
faut partir en zone libre dès le lendemain... Ce serait trop bête d'être
repris à la maison.
Mes parents m'apprennent que m o n vieux fermier et sa bru étaient
venus d'Allemagne les voir après ma première évasion pour s'inquié-
ter de ma personne, dire que j'étais u n gros travailleur, qu'ils
m'avaient pris en affection. Braves gens, ils étaient sûrement
sincères !
D e nouveaux adieux à la gare. D'autres péripéties pour traverser
la ligne de démarcation... C'est fait. Enfin libres... Liberté chérie !
qui n'a pas de prix ! Présentation à u n centre militaire, nous perce-
vons notre solde de dix-huit mois de captivité : vingt-huit mille
anciens francs ! c'est formidable ! je suis riche.
Je tiens à faire u n crochet à Annecy où je retrouve M. Perriot, m o n
ancien directeur de la Société Générale à Toul. Reçu comme u n fils,
il voudrait me faire réintégrer la banque... Longtemps, il m'écrira,
suivra ma carrière. Quel brave homme dont je reste le débiteur !
Nice où demeure Gérard. A vingt-cinq ans, c'est la première fois
que je découvre la mer... Que c'est beau ! Qu'il fait bon ! Gérard veut
m ' e m m e n e r voir des filles mais je songe à Gaby laissée en Lorraine.
Je lui écris de longues lettres, lui vante les charmes de cette belle
ville. U n e réponse : « Je te rejoins. » Chic fille ! qui passera la ligne de
démarcation en fraude, arrivera à Nice très fatiguée, avec des vête-
ments bien abîmés.
Nous logeons chez le frère de Gérard, gardien d'une grande pro-
priété sur les hauts de Nice, qu'il est chargé d'entretenir. N o u s l'ai-
dons sans difficultés... Anciens commis de ferme et travailleurs de
force, la pelle semble légère.
Les jours s'écoulent dans la joie. Mais que faire ? D ' a b o r d me
marier, régulariser un peu nos étreintes qui durent depuis six
années... certes épisodiquement. Les démarches sont accélérées, le
maire de Nice nous reçoit et active l'affaire.
6 janvier 1942. U n e noce pas comme les autres : Gérard et sa belle-
sœur sont nos témoins, nous rejoindrons la mairie en tramway sous
une pluie torrentielle. « Mariage pluvieux, mariage heureux. » M a for-
tune en a pris u n coup : Gaby équipée de la tête aux pieds, u n cos-
tume gris qui me va bien, alliances et autres frais... Gaby tient à
passer à l'église. Le curé exige que je fasse ma première communion.
Allons-y pour la première communion... Mieux vaut tard que jamais.
Il va falloir trouver une situation. Que faire ? La Société Générale
à Nice. C'est presque fait, mais j'ai trop tourné pour rester mainte-
nant cloué des heures à un bureau. Travailler la terre à Nice ? trouver
une place comme celle du frère de Gérard ? Je préférerais... N o u s
cherchons...
N o n , tout cela n'est pas sérieux, les Allemands sont en France, la
guerre n'est pas finie, il me faut continuer le combat... O n demande
des rengagés spéciaux pour l'Afrique occidentale française... J'ai pris
ma décision contre tous. Je partirai.

Bandia, A.O.F., une vocation de bâtisseur

Le port à Marseille. J'embarque sur un paquebot correct dont j'ai


oublié le nom. Les Allemands effectuent un certain contrôle. Mais
tout se passe bien. J'ai le cœur gros, Gaby pleure, Gérard est ému et
ce port qui s'éloigne. M e voilà bien seul, plus de Gaby, ma jeune
femme, plus de Gérard, u n véritable frère, compagnon merveilleux.
J'imagine Gaby, torturée, repassant à nouveau la ligne de démarca-
tion pour rejoindre cette Lorraine qui aura bercé nos premières
amours. Gaby arrivera bien à Toul et Gérard entrera dans la police
à Nice, se mariera, achètera une petite maison, vivra heureux. Je le
reverrai au retour de captivité après Dien Bien Phu, douze ans plus
tard.
Septembre 1936, février 1942, cinq années et quelques mois vien-
nent de s'écouler. J'ai dû les fixer en peu de pages car j'ai encore
beaucoup de choses à vous raconter.
M o n premier voyage en mer, cabines correctes en deuxième classe.
Rodé par la captivité au régime jockey, les repas sont trop bons et
trop copieux. Quelques camarades adjudants et adjudants-chefs, plus
âgés d'une dizaine d'années, je suis rapidement leur leader avec mes
vingt-six ans, trois croix de guerre, trois évasions, ma forme olym-
pique et ces gains au poker.
D e jeunes femmes, dont certaines jolies, rejoignent leurs maris.
L'ambiance est à la tendresse : la mer, le ciel bleu, un certain danger,
rapprochent les êtres de sexe différent. Je songe à Gaby... il ferait bon
tous les deux.
Quelques escales, à Casablanca notamment où mes collègues vont
dégager dans les boîtes où l'on vend un peu d'amour... J'essaie de
faire le point. Est-ce un rêve ? il y a trois mois, j'étais tôlard, me voilà
marié, ai entrevu ma Lorraine, m a mère et que vais-je faire en Afri-
que ? Il nous faudra quinze jours pour rallier Dakar, en évitant autant
que possible les mines allemandes, voyage certes merveilleux où
pourtant le temps m'aura semblé long.
Dakar. Suis affecté à u n régiment dont le P.C. est à Thiès, distant
de soixante-dix kilomètres... U n short, une chemisette, un casque
colonial. Je ne fais qu'entrevoir la ville... retrouvée vingt-cinq ans plus
tard alors général de brigade.
Le train n'en finit pas d'arriver à Thiès où je resterai quarante-
huit heures avant de rejoindre une compagnie détachée vingt-cinq
kilomètres plus au sud dans la forêt de Bandia... U n camion, une
route en latérite poussiéreuse... Voici Bandia.
Il s'agit d ' u n petit camp en construction, quelques cases en terre
séchée, recouvertes de chaume. U n mât aux couleurs. Le lieutenant
Raynal, secondé par deux jeunes officiers, commande la compagnie.
Vingt sous-officiers et soldats français, cent cinquante Africains de
toutes races... m o n nouvel univers.
J'assume les fonctions de chef comptable et d'adjudant de compa-
gnie. Les officiers, distants, ont peu de contacts avec nous. Quelques
jeunes Dakaroises viennent les distraire le dimanche. Les jours
s'écoulent monotones, en fin de mois je descends à Thiès arrêter m a
comptabilité en poussant un vieux vélo sur cette route en latérite.
Rapidement, je deviens l'homme de confiance du lieutenant, prends
le commandement d'une section, la direction des travaux. Infatigable,
pour moi la sieste n'existe pas. M o n unité est supérieure à celles
commandées par les officiers, les travaux progressent, le camp a fière
allure. U n stade « Bandia Sports » est né... Quelle activité déployée ! Je
lirai quinze ans plus tard l'article suivant paru dans Aux Ecoutes :

Un de nos lecteurs de province évoque ses souvenirs sur Bigeard.


C'était au Sénégal, entre 1942 et 1943, à Bandia, morne village perdu
dans la brousse désolée, sous un soleil écrasant et où le cafard régnait en
maître, à cause du désœuvrement, de l'ennui, et surtout, du manque d'âme,
dû aux querelles qui divisaient l'Armée d'alors à la suite des options poli-
tiques qu'il lui avait fallu prendre.
La vie dans ce bled se traînait donc, monotone et fastidieuse, jusqu'au
jour où un jeune adjudant survint.
De ce camp lépreux, il fit bien vite un camp propre, ordonné, avec des
cases fraîches et des plantations de jeunes arbres que l'on soignait avec
amour.
Un stade fut édifié où jusqu'à la tombée du soir les soldats pouvaient
s'exercer.
Dans cette ambiance renouvelée, la vie changea du tout au tout et la
vieille camaraderie ne tarda pas à refleurir.
Celui qui avait accompli ce miracle, celui qui, en quelques semaines,
avait refait au camp un moral du tonnerre, c'était l'adjudant Bigeard qui,
déjà, faisait apparaître sa vocation irrésistible d'entraîneur et de bâtisseur.
« Il était grand et svelte, cordial, simple et direct, parlant peu, mais avec
un bel accent des faubourgs. Et, nous dit notre correspondant, tous le sui-
vaient et lui obéissaient en aveugles : il nous aurait emmenés au bout du
monde que nous l'aurions suivi. »
Est-il plus bel hommage à u n chef que ces souvenirs qui resurgis-
sent longtemps après chez un de ceux qui furent de ses compagnons
d'alors, et que, jeune chef aux yeux clairs, il avait marqué d ' u n e
empreinte ineffaçable ?
Les mois passent, parfois u n peu de cafard atténué par la chaude
camaraderie du sergent-chef Jeandroz, vieux bledard au cœur d'or,
mais les soirées sont longues dans notre forêt envahie de moustiques
nous harcelant à la tombée de la nuit. Six mois déjà ! Suis un seigneur
dans cette compagnie, les Africains ne connaissent que leur
jeune adjudant nouveau style, courant, dansant avec eux au son du
tam-tam.
Ouf, Gaby arrive. Elle a dû passer à nouveau la ligne de démarca-
tion. J'imagine son premier voyage. Pourvu qu'une mine allemande
ne vienne pas briser m o n bonheur, espère aussi qu'elle n ' a pas subi
l'ambiance « tendresse » sur ce paquebot... Elle est encore bien jeune.
Dakar, le bateau à quai, enfin réunis après n'avoir fait que nous
entrevoir pendant six années. C'est merveilleux d'être ensemble ! Au
diable la gloire, les honneurs, l'argent ! Rien ne vaut ces instants ! Le
m ê m e train qui n ' e n finit pas d'arriver. Thiès. Gaby trouve cette
petite ville agréable. Mais il ne s'agit pas d'une ville. Le vieux camion,
la route en latérite, elle doit se demander où je l'emmène... Bandia.
U n peu surprise, on le serait à moins : « O ù se trouve notre maison ? »
La voici : une case en terre séchée recouverte de chaume, pas de
porte, deux lits de soldat accolés, une table, une armoire militaire,
une douche (bac de végétaline de vingt-cinq litres percé au fond) et
la forêt à quinze mètres avec ses moustiques et les hyènes qui vien-
nent rôder la nuit. Elle ne dit rien, me sourit : « Chéri, nous sommes
tous les deux, c'est l'essentiel. »
Gaby est la seule femme du poste. Sa garde-robe est plus que
légère et sa petite valise suffit à l'abriter. U n phonographe qu'il faut
remonter à la main et quelques disques tendres créent l'ambiance
sentimentale le m o m e n t voulu... Mais en avons-nous besoin ? Nous
possédons chacun u n petit cheval sans problèmes qui nous bahute
gentiment le dimanche jusqu'à la plage de Popenguine distante de
quinze kilomètres.
D e sérieux accès de paludisme avec des températures oscillant
entre 40 et 41 n'altèrent pas dans l'essentiel notre solide constitution.
U n e année à vivre en jeunes amoureux, terrés dans cette forêt, lors-
que je suis promu sous-lieutenant. Officier ! formidable ! mais insuffi-
sant, je voudrais être de ceux qui participent au combat.
Octobre 1943, le régiment doit rejoindre Meknès au Maroc, pre-
mier pas, peut-être, vers ma Lorraine, mais il me faut laisser Gaby,
âgée de vingt-trois ans, seule sur cette terre d'Afrique. Nous avons
alors huit cents francs d'économie, nous partageons, j'établis une
délégation des trois quarts de ma solde, ce qui lui permettra de durer.
Le paquebot Pasteur est à quai à Dakar, quel déchirement, Gaby
pleure, se serre contre moi, m o n Dieu que ces instants sont durs, je
suis si bien près d'elle... « Accroche-toi, Gaby, tu me rejoindras bien-
tôt », mais autant qu'elle j'ai envie de chialer ; heureusement que ce
F

① Un train qui n'en finit d'arriver à THIES.


② Un camion, une route en latérite... Voici BANDIA.
③ Le camp. Quelques cases, un mât aux couleurs.
@ Un petit cheval qui nous bahute gentiment jusqu'à
la plage de Popenguine.
cher ami Jeandroz est là pour nous dire : « Allons, pas de gamineries,
vous vous retrouverez... » Au loin, les quais s'estompent, ma pauvre
Gaby bien seule a disparu, encore une page tournée.
Meknès. Notre régiment d'Africains défile impeccablement dans la
ville, chaleureusement applaudi par les Européens. Période d'attente,
entraînement dans les camps... Quelques mois sans grand intérêt
s'écoulent lentement. Enfin Gaby a pu me rejoindre mais trop tard
car nous venons de recevoir la visite d'officiers supérieurs parachu-
tistes, à fière allure, venant de Londres, chargés de recruter des
volontaires pour sauter en France.
L'ensemble des officiers qui piaffaient, tout au moins en paroles,
pour se battre, ne se manifestent guère et nous ne serons qu'une
poignée à répondre présent, dont quelques-uns, après passage de cer-
tains tests, seront éliminés. Raynal, mon lieutenant, est parmi les
volontaires. Je le retrouverai plus tard en Extrême-Orient et en 1967
en France. Je serai général et lui à la retraite comme colonel... son
adjudant comptable ne l'aura pas déçu.

Volontaire p o u r sauter en France

Départ pour Alger. Nouveaux adieux. Pauvre fille ! seule une fois
encore. Quel courage, je l'admire. Pris par mon travail, ayant mainte-
nant un but, la séparation m'est moins pénible. Mais ferai-je un bon
parachutiste ? A l'époque, sauter dans le vide n'était pas monnaie
courante.
Entraînement au « Club des Pins », à une vingtaine de kilomètres
à l'ouest d'Alger. Camp secret, cent pour cent anglais. Une trentaine
d'officiers d'origines différentes sont présents : quatre ou cinq
commandants, une vingtaine de capitaines et quelques lieutenants.
Je suis le plus jeune en âge et en grade.
Les Anglais nous mettent à l'aise dès l'arrivée. «Vous allez subir
un entraînement rigoureux pendant trois mois. Pour nous, vos galons
français n'existent pas, vous recevrez en fin de stage un grade fictif
correspondant à la mission qui vous sera confiée, suivant vos aptitu-
des... » C'est clair... j'ai mes chances au départ.
Ces satanés Anglais font méticuleusement et à fond ce qu'ils ont à
faire. J'apprendrai beaucoup en un trimestre : sauter en parachute,
ce qui est vite fait, manipuler les explosifs, filer un personnage, échap-
per à une filature, vivre dans la clandestinité muni de faux papiers
avec toutes les polices à vos trousses, sans compter les raids d'endu-
rance de 50 à 80 kilomètres, close-combat, escalader une falaise,
pénétrer dans un immeuble à l'aide d'un grappin, et autres exercices.
Nous découvrirons stylos-boussoles, crayons à retardement pour faire
sauter une charge d'explosif, valise radio, etc. Les années passées
m'ont terriblement endurci et je suis à l'aise.
Vers la fin du deuxième mois, suis convoqué par le major anglais,
l'œil mauvais : « Bigeard, votre femme s'est présentée à l'entrée du
camp. Ce lieu est secret, vous aviez reçu pour consigne de n'en dévoi-
ler l'emplacement à personne. En conséquence, je suis dans l'obliga-
tion de vous renvoyer avec regret car vous êtes un de nos meilleurs
éléments. » Je n'y comprends rien, n'ai jamais dit à Gaby où je me
trouvais... Je dois être très pâle...
Il me sourit et dit : « Allez, filez vite. Vous avez trois jours de per-
mission. » Ouf !
Retrouvailles. Elle aussi avait dû apprendre à remonter une filière.
Elle saura toujours me retrouver sans que jamais je m'en plaigne. Le
stage se termine. Suis promu chef de bataillon à titre fictif... Quatre
galons, moi, le saute-ruisseau de la Société Générale. J'ai vingt-huit
ans, je dois recevoir une belle mission... Enfin, ma revanche ! Revoir
ma Patrie. Etre de ceux qui la libéreront !
Mon nom de résistance sera Aube. Mon ordre de mission est le
suivant :
Le commandant Aube de l'Armée française est nommé délégué
militaire départemental de l'Ariège. En conséquence, il assurera dans
ce département les fonctions suivantes :
1 — Conseiller technique des F.F.I.
2 — Liaison entre les F.F.I. et Londres ou Alger.
3 — Commandement de tout le personnel français en mission
venant de Londres ou d'Alger, et des services d'opérations.
4 — Financement du budget militaire dans la mesure où les fonds
lui seront remis.
Quels sont mes moyens, mon brain-trust avec lequel je vis depuis
un mois, suant, peinant en commun, les Anglais ne larguant que des
équipes se connaissant et s'entendant parfaitement :
Bill Probert, mon major anglais, trente ans, une gueule d'amour, a
fait Tobrouk, l'Ethiopie, le Tanganyika, Madagascar et devait
rejoindre les forces de Tito lorsqu'il fut désigné pour sauter en
France... une belle carte de visite. John Deller, vingt-huit ans, notre
radio, Canadien d'Ottawa, géant blond, timide, imperturbable, par-
lant lentement avec un accent savoureux. Casanova, sergent-chef
ariégeois, tout jeunot, vingt-deux ans, petit, râblé, solide. Et quelques
moyens réduits : valise radio, codes de camouflage, 500 000 francs
en bons de la Défense, 50 000 francs en pièces d'or.
Quatre hommes conditionnés, un poste radio, de l'argent... C'est
peu mais suffisant pour mettre le feu aux poudres dans ce départe-
ment que je ne connais pas, mais dont j'ai travaillé la carte pendant
des heures.
« Gaby, c'est pour ce soir. Sois courageuse. Tout se passera bien. »
Un pincement au cœur en la quittant. La reverrai-je ?
22 heures. Blida. Un avion Halifax, une trappe ronde dans la car-
lingue, au bord de laquelle il faut s'asseoir et se jeter dans le vide
au garde-à-vous. Survolons les lumières de Blida, la Méditerranée,
essayons de blaguer au milieu de nos parachutes, de nos leg-bas. Le
largueur nous offre café et bonbons... impossible de dormir un peu.
« Préparez-vous. » Nous fixons nos pépins. Les minutes sont longues,
trop longues. Que se passe-t-il ? Mauvaise météo... il faut rentrer.
3 heures du matin. Atterrissage à Blida. Notre chambre. Je frappe.
« Qui est là ? — C'est moi, Gaby. » Quelle fin de nuit sensationnelle,
non prévue au programme, sanctionnée par des yeux bien cernés au
lever du jour.
Quarante-huit heures plus tard, nouvelle séparation, même avion,
même équipage, même largueur... Fatigués par l'usure nerveuse du
premier essai et ces quarante-huit heures vécues au maximum, nous
sommeillons au-dessus de la Méditerranée. Le largueur nous
secoue... un café brûlant. «Equipez-vous.» Nous survolons la
France...
1 heure du matin... La trappe est ouverte. On a l'air fin tous les
quatre, assis, les jambes pendant dans le vide. Je suis numéro un,
Probert deux, Deller trois, Casanova quatre... Go ! je pars suivi de
mes coéquipiers. Sous moi, les trois feux allumés par les maquisards.
Balancé au-dessus de la terre française, dans cette nuit d'encre, l'air
vif, la tension ont fait disparaître toute fatigue... Où vais-je atterrir ?
Attention, groupe-toi bien, serre les jambes. Les feux s'approchent,
j'attends le choc à l'arrivée.
Pas de choc. Je reste pendu à un arbre, à une dizaine de mètres du
sol... des bruits, des hommes parlent fort en langue étrangère. J'en-
tends Probert qui gueule : « Marcel, où es-tu ? — O.K. Bill, là-haut. »
Je déplie mon ventral, me dégrafe, me laisse glisser le long des sus-
pentes... J'embrasse la terre française... ma Patrie.

Avec le m a q u i s espagnol de l'Ariège

Immédiatement entouré d'Espagnols ; leur chef, le commandant


Royo, se présente et enchaîne : « Nous ignorons si vous êtes véritable-
ment une mission alliée. En conséquence, je dois vous fouiller. » Tout
y passe : pistolet, 500 000 francs en bons de la Défense, 50 000 francs
en pièces d'or, cartes du département, papiers personnels, le costume
civil offert gracieusement par Sa Majesté. Il en est de même pour
mes camarades.
Sommes intacts mais la réception est pour le moins imprévue. Pas
un Français au rendez-vous. Bill râle : « Ta terre française est dure.
J'ai pris u n bon pet au coccyx et ces Espagnols n ' o n t pas le sens de
l'humour. » Deller s'inquiète de sa valise radio. Casanova se tait, ému
de fouler son sol natal.
Royo, un mètre soixante, cinquante kilos, noir de peau et de che-
veux, donne des ordres secs, précis ; en quelques minutes, embarqués
dans des voitures légères dont glaces et toitures ont été enlevées pour
permettre le passage des armes, nous roulons vers une destination
inconnue.
Deux heures de trajet environ sur de petites routes secondaires,
caillouteuses, dominées par des hauteurs boisées. Avant le lever du
jour, nos véhicules sont planqués en forêt et nous poursuivons à pied.
Deux ou trois heures à grimper, descendre, traverser quelques ruis-
seaux pour arriver enfin dans une vieille ferme en ruine.
Quelle nuit ! Départ de Blida, la séparation, le saut, cet arbre de
dix mètres, réception made in Espagne, la marche à pied... mais le
moral est bon. Ce commandant espagnol me convient parfaitement.
J'admire sa prudence, ses réactions rapides, ce ton de comman-
dement.
On nous sert u n café au lait, du pain, du beurre. J'ai sommeil, mais
un chef ne doit jamais avoir sommeil. Nous nous rasons ; je rassemble
m o n équipe et demande au commandant Royo de venir faire le point.
Quelles sont leurs intentions ? Où se trouvent les maquis français ?
J'insiste pour que tout ce qui nous a été pris nous soit restitué immé-
diatement.
Je dois rendre compte par radio à Alger de notre arrivée, faire le
point très vite des besoins des maquis et demander des parachutages
d'armement et de munitions. Royo est encore méfiant, mais je sens
qu'entre nous deux naît déjà une grande sympathie. C'est fait : nous
récupérons armement, argent, poste radio et nous passons nos pre-
miers messages... Contact radio avec Alger. Les Espagnols sont sur-
pris de constater qu'avec cette petite valise, nous obtenons un
excellent contact.
Pris par l'action, par tout ce que nous avons à faire, pas question
de dormir. M a carte de l'Ariège... Où sommes-nous ? Aux environs
de Merviel, un petit village en pleine montagne, à 25 kilomètres nord-
est de Foix. Le maquis espagnol ? Je suis au P.C. Les unités sont
réparties dans l'Ariège. Ils sont deux cent vingt-cinq, peu armés mais,
je le constate, organisés et disciplinés. Il existe u n maquis F.T.P.,
deux cents environ mal armés, et un maquis F.F.I., cent, presque
sans armes et peu actif.
Premier round correct. Personnel, matériels au complet, entre les
mains de gars rodés à la guérilla. Notre liaison établie. Le point des
maquis fait. Et les Allemands ? Ils tiennent Foix, Ax-les-Thermes,
ont des postes sur la frontière espagnole, circulent un peu partout.
Qu'ont fait les maquis jusqu'ici ? Ils sont présents, luttent pour
vivre, trouver du ravitaillement. Quelques embuscades, mais des
pertes. Les Allemands fusillent les prisonniers après de sérieuses tor-
tures. La Gestapo est installée au château du Loquié, à Foix.
Séance de travail avec Probert et Royo l'après-midi : nous traçons
notre planning pour les jours suivants. Une bonne nuit, une séance
d'une heure d'éducation physique au lever du jour autour de notre
repaire, bain à poil dans le ruisseau.
Pendant six jours, contacts maintenus avec Alger, liaison avec les
chefs de maquis en prenant le maximum de précautions : mauvaise
réception chez les Francs-Tireurs-Partisans, dits F.T.P., ces maquis
communistes n'ont pas l'air enchantés de nous voir. Excellent accueil
chez les F.F.I. bien légers, leur organisation peu sérieuse, mais un
évident désir de bien faire.
Demande de parachutage à Alger. Je retournerai plusieurs fois de
nuit avec Royo sur notre Drop Zone d'arrivée pour contrôler la
réception du matériel. Tout est réglé parfaitement. En quelques
nuits, descendent du ciel armement, munitions. Parachutages distri-
bués 50 % aux Espagnols, 50 % aux autres maquis.
Il faut passer à l'action, ne pas s'encroûter dans notre ferme,
prendre des risques. Je me mets dans la peau de ma nouvelle identité
mentionnée sur ma carte : Bugeaud, employé de banque, et descends
à Foix revêtu du costume civil « made in England ». Certes, et on le
serait à moins, un peu crispé en croisant quelques Allemands.
Je dois contacter le capitaine des Douanes Gisquié, en excellents
termes avec l'occupant alors qu'il joue un rôle important dans la
Résistance... Quel brave type, d'un courage tranquille. Sa femme,
son gamin de quinze ans sont dans le coup. Le plan de la ville. Les
Allemands... deux cents environ, tiennent le lycée, le pont sur
l'Ariège, patrouillent en ville. Retour au maquis, impressionné par de
tels patriotes.
Nous décidons d'attaquer Foix le 29 août, début d'après-midi,
heure à laquelle les Allemands se relâchent un peu. Une cinquantaine
d'Espagnols, Royo, Probert et moi-même agirons venant de l'est.
Cinquante autres Espagnols attaqueront par l'ouest. John Deller reste
au maquis avec son poste radio et le jeune Casanova... Cent contre
deux cents, c'est jouable la surprise aidant. Par crainte d'indiscré-
tions, j'ai décidé d'agir uniquement avec les Espagnols, guerriers
confirmés d'autre part.
13 h 30. Grenades, rafales, l'assaut. Les Allemands en position sur
le pont sont tués avant d'avoir compris. Nous récupérons deux
F.M. et pénétrons dans la ville. Les braves Ariégeois ont des réflexes
rapides : rues désertes, portes et volets clos ; de temps en temps, une
fenêtre s'entrouvre : « Attention, ils sont au coin de la rue. »
La progression se poursuit méthodiquement. Les Allemands, qui
terminent leur repas, se demandent ce qui leur arrive. Nos armes
tirent sans discontinuer. Quel raffût !... Les munitions ne manquent
pas. Notre moral est extraordinaire. Ils semblent se replier vers le
lycée. 15 heures, 16 heures, pas de nouvelles du détachement espa-
gnol venant de l'ouest... Il arrivera finalement à 17 heures par la route
de Prayols et prendra les Allemands à revers. Leur retard est dû à un
maximum de précautions prises pour la mise en place.
En cas d'arrivée de renfort ennemi, une vingtaine de nos hommes
assurent le contrôle des entrées de la ville... Avec le restant, quatre-
vingts environ, nous encerclons maintenant le lycée où l'ennemi est
retranché. Nous tirons des maisons voisines, de derrière les gros
arbres de la place de Foix... Avons quatre tués et six blessés, dont un
capitaine, chef d'un commando espagnol.
19 heures. Un drapeau blanc au balcon du lycée. Je fais cesser les
tirs... Quel calme ! Est-ce un piège ? Nous verrons bien. Avec Pro-
bert, revêtus de nos battle-dress anglais, coiffés du béret para, nous
marchons tranquillement au milieu de la rue, arrivons à l'entrée prin-
cipale... Royo reste prêt à déclencher le feu et à partir à l'assaut... Il
est extrêmement méfiant et n'oublie pas les tortures que ses hommes
ont subies à la Gestapo.
Nous pénétrons dans le lycée. Une vingtaine d'officiers allemands,
au commandement de leur colonel, se mettent au garde-à-vous, nous
saluent. Nous agissons de même. Leur colonel, une tête de brave
homme, parle impeccablement notre langue. Rondouillard, il me
donne son pistolet et m'informe qu'il est prêt à se rendre à l'armée
régulière mais non aux maquisards. Je le rassure : «Je commande de
nombreux parachutistes largués dans le maquis. » Il a ma parole,
aucun mal ne leur sera fait.
Nous sablons le Champagne. Ce colonel a une excellente cave qui
ne lui a pas coûté cher. Il me montre la photo de sa femme... Mais
je suis en train de m'attendrir ! Brave vieux, il pourrait être mon père.
Où est ma vengeance ? Devant son désarroi, sa pâleur, ses mains qui
tremblent, j'ai envie de le réconforter.
« Il faut en finir, mon colonel. Vous avez trente minutes pour vous
rassembler en ordre devant le lycée. Vous aurez droit à une seule
valise ainsi que vos cadres. Vos officiers répartis dans six de vos voi-
tures légères. Vos hommes utiliseront dix camions. — Bien, mon
commandant. » (Car j'ai mes quatre galons sur les épaules, mon
insigne para et un écusson « France » grande taille sur la manche
gauche.) Une demi-heure plus tard, le convoi s'ébranle. Quel triom-
phe ! 170 prisonniers et une trentaine de tués et blessés.
Direction notre repaire où les pauvres devront, en fin de parcours,
effectuer deux heures de marche avec leur valise sur le dos... avant de
s'écrouler dans la grange de la ferme. Les Espagnols, tels des rapaces,
s'abattent sur le lycée, véritable caverne d'Ali-Baba : ravitaillement,
vin de qualité, équipement, armement, jumelles, boussoles, lingerie...
C'est triste d'être vaincu et pénible d'être vainqueur.
Message à Alger : Garnison Foix anéantie; 170 prisonniers,
30 tués et blessés... Si Gaby savait ça.
N o u s prenons des risques, des commandos de trente hommes dis-
posant de voitures légères sont mis en place à une vingtaine de kilo-
mètres sur les axes menant vers Foix, d'autres unités en réserve prêtes
à intervenir là où il faudra. Si les Allemands reprennent la ville, ils
risquent de tout massacrer malgré notre moyen de pression : nos
170 prisonniers planqués en pleine nature à trente kilomètres de là.

La bataille p o u r Foix

Le lendemain, 11 heures. Royo, Probert et moi, installés mainte-


n a n t au lycée, sommes informés par téléphone qu'une importante
colonne venant d'Ax-les-Thermes se dirige vers Foix. Trois comman-
dos, cent hommes au total, embarquent dans les camions récupérés.
Direction Prayols, sud de Foix. Nous filons en tête tous les trois dans
la Mercedes du colonel, reconnaître u n emplacement d'embuscade.
U n peu après Prayols, endroit idéal, route très encaissée,
d'énormes rochers sur les hauts, derrière lesquels nous allons pouvoir
camoufler nos gens. Cent hommes sont tapis à attendre depuis trente
minutes... Ils arrivent. Les laisser bien pénétrer dans le dispositif sans
être détectés et déclencher un feu brutal.
Je souris en observant Bill à mes côtés. Brave Probert que j'em-
mène dans ces galères ! lui qui m'avait dit à l'arrivée : « Notre mission
est d'aider, de conseiller, non de participer à l'action. — N o n , Bill,
pas question, nous n'aurons aucune autorité si nous ne nous impo-
sons pas comme les meilleurs combattants. — D'accord, Marcel. » Et
puis, j'ai u n tel besoin d'en découdre, conscient que tout me réussira.
Feu. U n véritable carnage ! Les camions brûlent. Quarante tués,
cinquante prisonniers. Pour les quelques survivants, c'est la fuite
éperdue. La nuit tombe, nous arrivons à Foix, les prisonniers sur les
camions. La foule nous acclame... J'ai la nausée, songe à ces veuves,
aux orphelins alors que je suis incapable de chasser, de tuer u n ani-
mal, voire u n poulet... mais c'est la guerre... ils ne nous ont pas fait
de cadeaux depuis 1940.
Vingt-quatre heures après, 10 heures. U n bataillon entier de M o n -
gols, signalé à Saint-Girons, risque de se diriger vers nous. Pas de
temps à perdre. Les chefs de maquis F.T.P. et F.F.I. ont ordre
d'amener un maximum d'effectifs. Les véhicules ne manquent pas,
direction Saint-Girons, dans l'ordre : Espagnols, F.T.P., F.F.I.
Les Allemands sont stoppés quelques kilomètres à l'est de Saint-
Girons. Ils viennent de brûler en partie le village et fusiller au hasard
les habitants. Ils manœuvrent vite et bien, leurs tirs de mortier sont
précis. Nous sommes bousculés. La coordination de notre combat
sans poste radio est difficile. Inutile d'insister, repli général, protégé
par un élément retardateur.
Nos véhicules sont planqués un peu plus loin, derrière u n coude
de la route. Embarquement en voltige. Trois kilomètres plus à l'est,
terrain favorable, mise en place rapide de notre dispositif. Notre élé-
ment retardateur a dû gicler dans la verte car les Mongols sont déjà
là... Méfiants aux premières rafales, ils font intervenir leurs mortiers
et débordent sur les hauteurs nord. U n e demi-heure de combat et
nouveau décrochage.
Nous restons peut-être une centaine. Bon nombre de maquisards
se sont éclipsés devant une telle action. Nouvelle installation à l'en-
trée de Castelnau-Durban. N o u s transformons rapidement en block-
haus les maisons à l'entrée du village et nous tenons les hauteurs
nord et sud de la route, mais cent hommes répartis en trois points
sont insuffisants pour faire face à mille cinq cents Allemands rodés
et manœuvriers.
La nuit est tombée. Le convoi ennemi, éclairé par quelques véhi-
cules, arrive à hauteur du village... Feu. Les blessés allemands râlent
dans les fossés. La nuit est d'encre, les Mongols soufflent et doivent
attendre le jour. Quelques tirs sporadiques dans la nuit... nuit lon-
gue ! Que va-t-il se passer ?
Au lever du jour, ils progressent par les hauts, débordent notre
position nord. La situation dans le village est critique. Royo, Probert
décrochent avec le gros. Je reste seul avec douze Espagnols, deux
F.M. dans ma maison blockhaus. N o u s allumons les Allemands sur
les hauteurs où nous avons de bonnes vues. Deux heures, trois heures
peut-être, à faire face avec mes douze Espagnols. Je ne sais ce que
sont devenus mes camarades. Si ces Mongols reprennent Foix, ils
vont tout saccager.
J'ai fait reconnaître un cheminement possible pour sauter en
brousse côté sud. Il faut essayer d'en sortir. Bond h o m m e par h o m m e
et fuite rapide vers l'est où je retrouve, à six kilomètres, m o n Probert
et Royo qui, après leur repli, m ' e n t e n d a n t tirer, ont organisé une
nouvelle ligne d'arrêt.
Une heure plus tard, à nouveau les hordes sur le dos... Bien placés
derrière les rochers, nous effectuons du tir à tuer... Les heures pas-
sent. Ils semblent moins mordants en face.
18 heures. Deux Allemands dont un porteur d ' u n fanion blanc au
milieu de la route. J'ordonne « Cessez le feu » et m'engage seul à leur
rencontre. Il s'agit du chef de bataillon et d ' u n interprète. Quelle
allure ce commandant ! sec, musclé, gabarit SS... Quel contraste avec
le colonel rondouillard du lycée !
«Je demande, me dit-il, une interruption des combats, le temps
d'évacuer mes blessés... — Inutile, commandant. Rendez-vous. N o u s
sommes trois mille échelonnés entre ici et Foix, dont de nombreux
parachutistes largués récemment avec moi. »
Il hésite, je pense pour la forme, donne son accord sous réserve de
détruire toutes ses armes. Je semble réfléchir avant de donner m o n
autorisation... Quelques explosions... quelques rafales. Ils détruiront
environ quarante pour cent de leur matériel. Peu importe, si ce SS
savait que nous restons une poignée seulement pour l'empêcher de
poursuivre vers Foix !
Le bataillon allemand est rassemblé. Quelles gueules de brutes ces
Mongols ! En ordre et sans armes, ils embarquent dans leurs
camions, encadrés de quelques maquisards par véhicule. 3 heures du
matin. La population de la ville alertée nous attend en brandissant
des torches... Soir de victoire... Je découvrirai plus tard combien il
est facile de se battre et mourir sur le sol de sa Patrie.
Bilan, il y a toujours un bilan visible : 1 200 prisonniers, soixante
tués et blessés. Chez nous, hélas ! quarante tués et blessés. L'autre
bilan, celui de vos entrailles, de votre cœur, personne n'en parle
jamais.
22 août 1944. Quinze jours après notre largage, nous sommes
maîtres du département. Notre réussite est due je pense à la jeunesse,
à l'esprit de m o n équipe, à la compétence du commandant Royo et
de ses magnifiques guérilleros sans omettre quelques F.F.I. décidés
à mourir pour leur Patrie. Installés avec ma mission au château du
Loquié, ex-P.C. de la Gestapo, nous allons vivre pendant trois
semaines une période délicate pour laquelle nous manquons d'expé-
rience ; naviguer en eau trouble n'est pas notre fort.

La libération en Ariège

Les règlements de comptes s'intensifient de jour en jour : arresta-


tions, exécutions sommaires, femmes tondues prétendues collabora-
trices ou maîtresses des Allemands. Notre mission est essentiellement
militaire et pourtant l'ensemble de la population essaie de se raccro-
cher à ceux descendus du ciel... à leurs yeux, la légalité, la France
nouvelle. Mais que faire ?
Recevons de nombreux visiteurs avides de nous découvrir, essayant
aussi de glaner quelques renseignements ou attestations diverses. Ex-
militaires de carrière, hommes politiques, directeurs d'entreprises,
etc. Chacun bien sûr a aidé la Résistance, sauf aux combats où je
n ' e n ai guère rencontré.
Le chef F.T.P. du département, dont j'avais exigé la présence aux
combats de Rimont, avait fui au cours d ' u n accrochage. Je le retrouve
tenant des meetings sur la place de Foix. Malgré une explication ora-
geuse où je le traite de lâche et de pauvre type, il placera néanmoins
ses camarades communistes aux postes clés dans le département.
Le délégué militaire régional, P.C. Toulouse, largué par Londres,
est m o n supérieur direct. Je lui rends compte de la situation en mani-
festant m o n écoeurement ; hélas ! il est également débordé par les
communistes. Il en sera de même dans toute la France. Seul, de
Gaulle pourra colmater la poussée « rouge ».
Pour marquer le renouveau, effacer les traces de cette Gestapo,
venir en aide aux sinistrés de Rimont, nous organisons une soirée
dans notre château. Les invitations visent particulièrement les for-
tunés du département. Réussite totale, bénéfice net 300 000 francs,
une fortune à l'époque. M o n parachute mis aux enchères sera adjugé
40 000 francs... Obtiendrons bien sûr u n gros succès dans nos tenues
« para ».
La presse locale vante nos mérites : Les Trois Mousquetaires alliés,
dit-on : et l'on cite les exploits de Royo, chef de bataillon de guérille-
ros « Reconquista d'Espana », qui met l'accent sur la fraternité
d'armes écrite et signée dans le sang, donc indestructible, qui l'unit
à ses camarades français et britanniques. U n long article sur Probert,
le rat du désert, promu lieutenant à Tobrouk. Et la belle figure du
commandant de carrière Bigeard, chef de la mission.
Royo désire m ' e m m e n e r en Espagne, en qualité de général de bri-
gade. Il veut faire u n coup de main sur la République d'Andorre
dans le b u t de lancer sa propagande anti-franquiste en utilisant Radio
Andorra. J'ai beaucoup de difficultés à l'en dissuader. T o u t cela ne
fait pas très sérieux.
Brave Royo ! qui ne songe qu'à piller le maximum de matériel alle-
m a n d dans le b u t de repartir au plus tôt dans ses maquis espagnols...
Il y retournera pour y trouver la mort. Je l'apprendrai avec peine
quelques années plus tard.
La mission est assaillie par le sexe dit faible. Bill a déniché une
petite blonde, très jolie. M o n géant canadien papillonne de la brune
à la rousse avec aisance, regrette que de si jolies filles aient été ton-
dues. Bill a récupéré une traction avant en parfait état. Personnelle-
ment, j'ai hérité d ' u n coupé Mercedes décapotable.
Après une courte prise d'armes sur la place de Foix où je remettrai,
après accord d'Alger, quelques croix de guerre, nous allons enfin
réintégrer la maison mère à Paris : la direction générale Etudes et
Recherches, où règne alors Soustelle. Adieu l'Ariège ! Y reviendrai
vingt-deux années plus tard, alors commandant d ' u n e brigade à T o u -
louse, pour assister à la manœuvre d ' u n de mes régiments. Serai reçu
amicalement par le maire et ses adjoints, mes paras défileront dans
la ville... Après bien des difficultés, je finirai par retrouver avec émo-
tion m o n repaire dans le maquis avec la vieille ferme toujours debout.
LIBÉRATION DE L 'ARIÈGE
① 8 a o û t 1944 - Arrivée au PC du maquis espagnol.
② 19 a o û t 1944 - Attaque de la ville de FOIX.
20 a o û t 1944 - Interception convoi allemand
venant d'Ax-les-Thermes.

④ 21-22 a o û t 1944 - Combats contre un bataillon allemand.


BILAN :
Pertes ennemies : 1 420 prisonniers, 230 tués et blessés.
Pertes amies : 44 tués et blessés.
Découverte de Paris

A vingt-huit ans, je découvre Paris pour la première fois, un peu


perdu avec ma Mercedes au milieu de cette circulation. Après avoir
établi le compte rendu de ma mission, restitué les fonds mis à ma
disposition, nous logeons au Claridge, Champs-Elysées. On ne se
refuse rien !
Bill, toujours à mes côtés, accompagné de sa blonde, me propose
pour la Distinguished Service Order où il mentionne : « Le comman-
dant Bigeard organisa une embuscade avec douze hommes et deux
F.M., stoppa l'avance allemande, permettant aux maquisards démo-
ralisés et battant en retraite de se regrouper pour se rétablir sur une
nouvelle position. » Cette haute distinction me sera remise seulement
quelques années plus tard par l'ambassadeur d'Angleterre à Paris,
qui avait convoqué un Bigeard de la Marine, étonné d'apprendre
qu'il avait participé à la Résistance.
Egalement une proposition pour la Légion d'honneur émanant de
mon délégué militaire régional : « Le commandant Bigeard, sous le
pseudo de Marcel, est devenu, pendant les journées de libération de
l'Ariège, un héros légendaire dont le renom a dépassé les frontières
du département, etc. » Beau départ dans la carrière d'officier, certains
feront carrière avec un capital moindre. En ce qui me concerne, ce
n'est qu'un prélude. Enfin, déjà héros sur le papier.
La vie est belle, trop belle, irréelle. Nous sortons, dînons dans les
restaurants marché noir où rien ne manque, il suffit de payer. Nous
retrouvons des camarades largués en France. Hélas ! bon nombre
tués, blessés, disparus... Un soir, dans une boîte, Raimu, Marie Bell,
Edith Piaf sont installés à une table voisine de la nôtre. Un capitaine
para traite Raimu de bourgeois, de profiteur. Il se voit rétorquer :
« Taisez-vous, galopin. » Je dois m'interposer, dire à Raimu toute
mon admiration. Je danse avec la môme Piaf, elle m'arrive à la taille.
Permission pour Toul. Notre épopée ariégeoise est à classer au
musée des souvenirs. Adieu à ce cher Probert avec lequel j'ai partagé
ma vie pendant de longs mois. Il râlait souvent en disant : « Marcel,
j'en ai marre de parler français. Tu pourrais faire un effort et
apprendre ma langue maternelle. » Pendant douze années, je me
demanderai ce qu'il avait pu devenir lorsque, au retour de captivité
après Dien Bien Phu, je le retrouverai, inchangé, à ma descente
d'avion... « Hello ! Marcel, comment vas-tu? Tu es devenu une
vedette et il est facile de te suivre par la presse. Je tenais à voir dans
quel état les Viets te libéreraient. »
Accompagné de son épouse « anglaise » très jolie, ses deux enfants
laissés en Angleterre, il viendra passer une semaine en Lorraine dans
ma petite villa, que je ne possède pas encore à l'époque... Nous repar-
lerons de l'Ariège, mais j'aurai beaucoup de difficultés à savoir ce
qu'il fabrique... peut-être agent dans un Deuxième Bureau, peu
importe, vieux Bill ! Par contre, je ne saurai jamais ce que sont deve-
nus le Canadien et m o n sergent ariégeois.
La Lorraine, c'est l'automne, de la brume. Il fait déjà froid. Je roule
avec ma Mercedes dans cette campagne familière, imagine la surprise
de mes vieux sans nouvelles depuis bien longtemps... Rue de l'Ab-
baye, la petite maisonnette aux volets verts. Le patelin vient d'être
libéré par les Américains.
« Marcel, c'est toi ! » M a mère me serre dans ses bras. Papa, comme
d'habitude, ne sait que dire, si ce n'est tirer sur son éternelle cigarette
roulée. « T u as quatre galons, tu es parachutiste, m o n Dieu ! » et la
vieille dure fond en larmes. « Arrête-toi, maman, tu vas me faire chia-
ler »... Pour être para, je le suis. Sur les portières de la Mercedes sont
peints deux énormes parachutes blancs... gaminerie. Il faut bien que
jeunesse se passe !
Le bruit court : « Marcel est revenu », et ce sont les embrassades
avec toutes les braves vieilles du quartier qui m'ont connu gosse. Il
me faut raconter un peu mes exploits. C o m m e m a m a n est fière de
son grand ! « Je savais que tu réussirais avec l'instruction que je t'ai
donnée ! »... Pauvre Gaby seule à Alger ! elle aura manqué ces ins-
tants exceptionnels et non renouvelables pour le commun des mor-
tels. Quelques articles dans les canards locaux, ma photo en grand
chez le photographe de la ville.
Retour à Paris. Je dois recevoir incessamment une affectation. J'en
ai marre de jouer au héros et vais finir par me prendre au sérieux.
J'obtiens l'autorisation de me rendre à Alger. U n petit avion est mis
à ma disposition, la D.G.E.R. ne manque pas de moyens... U n télé-
gramme à Gaby... «Arrive telle heure» et ce sont les retrouvailles.
« T u as été sérieux au moins ? — Rassure-toi, je n'ai songé qu'à cet
instant... Prépare tes affaires, nous rentrons demain sur Paris. »
Nous dînons dans un restaurant, dansons quelques airs à la mode
dont « Besame mucho » et puis, bien sûr, une nuit d'autant plus
appréciée qu'elle aurait pu ne jamais avoir lieu.
M a mission est de créer une école système anglais, région de
Bordeaux, afin de regrouper tous les officiers F.F.I. du Sud-Ouest,
qui devront effectuer u n stage de trois mois en vue d'une homolo-
gation éventuelle de leur grade... Cela veut dire : en éliminer u n
certain nombre et proposer les autres au grade de lieutenant ou
de capitaine. Ai toute initiative pour trouver les locaux et préparer
mes programmes.
L ' é c o l e d u P y l a : u n e école n o u v e a u style

Seul, lorsque je lance une affaire, je roule vers Bordeaux avec m a


Mercedes, immatriculée M - G 6.1.42 (cela veut dire : Marcel-Gaby
et la date de notre mariage 6 janvier 1942). U n e dizaine d'années
plus tard, à u n de mes retours d'Indochine, la période des fantaisies
étant périmée, j'irai aux Domaines leur expliquer cette immatricula-
tion et demander à acheter la voiture. Elle me sera vendue pour la
forme.
Arrivé aux environs de Limoges, je renverse une brave vieille de
soixante-dix ans. Elle traverse brusquement la route, vient se jeter
sous ma voiture. Quel gâchis ; elle est K.-O., grosse bosse à la tête,
jambe brisée, je la transporte à l'hôpital, décline m o n identité, mais
c'est encore la guerre, la brave vieille intéresse peu de monde. Quatre
ans plus tard, encerclé par les Viets sur un piton en Indochine, j'ap-
prendrai par u n courrier parachuté être maintenu en liberté provisoi-
re ! suite à cette affaire... Au retour, je bénéficierai d ' u n non-lieu.
J'avais tenu à savoir ce qu'avait p u devenir cette brave femme. Elle
était complètement rétablie et en excellente santé... Ce sera, je touche
du bois, m o n seul accident.
Bordeaux où je retrouve le colonel Constans, chef des missions
parachutées depuis Alger. Il sera plus tard ce colonel dont on dira
qu'il s'est replié bien rapidement de son P.C. de Langson au T o n k i n
devant l'offensive viet. Mais nous n ' e n sommes pas là. Ayant
suivi m o n affaire dans l'Ariège, il avait tenu à me donner ce
commandement.
Militaire, parachutiste de surcroît, nous avions tous les droits à
l'époque. Je réquisitionne l'hôtel Haïtza et une dizaine de villas au
Pyla près d'Arcachon, site charmant au milieu des pins, en bordure
de mer. Je trace m o n planning, situe les moyens nécessaires. Bor-
deaux me suit et pour cause. Paris a intérêt à voir clarifier au plus tôt
la situation de tous ces officiers F.F.I.
J'ai la bonne surprise de recevoir comme adjoint le capitaine de
réserve Castaing, dit Michel, qui a suivi l'entraînement également à
Sidi-Ferruch, mais a été largué en France avec une autre mission.
U n e vingtaine d'officiers origine Saint-Cyr, qui n ' o n t pas fait la
guerre et pas ou peu de maquis, me sont affectés. Quelques sous-
officiers compléteront m o n encadrement.
Les véhicules nécessaires sont mis à ma disposition. Les bateaux
pneumatiques récupérés aux Allemands me serviront pour les exer-
cices de débarquement. U n adjudant-chef qualifié est chargé du ravi-
taillement et de l'organisation du mess. Des crédits me seront alloués
pour enrôler serveuses, blanchisseuses, car il me faut loger, habiller,
faire vivre et surtout faire travailler quelque deux cent cinquante
officiers.
Le tout a rapidement une gueule terrible : mât aux couleurs, flé-
chages divers, salles de conférences, d'éducation physique, de
démonstration d'explosifs. Je ferai venir de Bordeaux, malgré les diffi-
cultés de transport, une carlingue de Dakota pour l'entraînement
parachutiste. Il y a même u n ring de boxe où je m'expliquerai avec
les stagiaires.
Quelle ambiance ! les braves F.F.I. ne touchent pas terre, ça suit
les colonels à six galons et les autres : décrassage au lever du jour,
instruction dont 50 % dans le style anglais : tirs, manipuler les explo-
sifs, raids de 30 puis 80 kilomètres avec Castaing et moi à leur tête,
exercices de débarquement au Cap-Ferret après quelques kilomètres
de mer à traverser sur nos bateaux pneumatiques, nombreuses
manœuvres de nuit, marche à la boussole.
Les instructeurs, cyrards, lieutenants ou capitaines, excellents dans
l'ensemble s'en donnent à cœur joie, heureux de se retrouver dans
une telle ambiance. Castaing, petit, blondinet, 55 kilos, est u n parfait
coéquipier. Sommes toujours ensemble, ce qui fait sourire les sta-
giaires car je l'écrase avec mes 1,80 mètre et mes 75 kilos.
T o u t me paraît facile, suis à l'aise, ai l'impression d'avoir toujours
fait ce travail, et puis ce commandant de vingt-huit ans, largué sur
les Allemands, leur en impose. Je souris souvent avant de m'endormir
en songeant d'où je sors et encore petit rond-de-cuir il n'y a pas si
longtemps. La boutique tourne rond. Les stagiaires entonnent tous
les soirs des chants en improvisant des paroles sur l'ambiance de
l'école... qui est sensationnelle.
Gaby me rejoint. Cette fois, il ne s'agit pas de Bandia et d'une
paillote, mais bien de la magnifique villa d'Annabella et de Jean
Murat, en bordure de mer... Qui m'aurait dit que je logerais u n jour
dans la demeure de cette jolie femme... m o n actrice préférée à
l'époque.
Périodiquement, j'emmène mes stagiaires en accoutumance au feu
à la pointe de Grave, toujours tenue par les Allemands, véritable plas-
tron qui me permet de détecter les plus courageux. Bien sûr, là aussi,
je donne le ton, me déplace sous les balles... Le courage est facile
lorsqu'on est le chef et puis j'ai déjà une réputation à défendre.
J'aurai vu en u n semestre passer dans cette école nouveau style
des centaines d'officiers F.F.I. qui, en fait, ne m'auront posé aucun
problème, la plupart désirant poursuivre la lutte. Je conserve d'eux le
plus parfait souvenir et bon nombre m'écrivent encore vingt-cinq ans
plus tard. E n 1967, alors général, au cours d'une liaison en hélicop-
tère, le lieutenant-colonel commandant le détachement de ces engins,
assis à mes côtés, me dira : « M o n général, je me permets de vous
dire, c'est à vous que je dois cette carrière. » N e comprenant pas, il
sourit : « Instituteur à l'époque, j'ai été votre élève au Pyla et vous
aviez su nous communiquer votre idéal... » Merci, cher camarade.
J'ai déjà effectué plusieurs demandes pour continuer le combat,
mais sans succès. J'obtiendrai enfin satisfaction, mais en juin 1945,
l'armistice vient d'être signé. D'autre part, toutes les situations se
régularisent. Je suis nommé capitaine à titre définitif après avoir failli
être maintenu dans mon grade fictif, étant donné la réussite de mes
missions. Je cite les notes obtenues à l'époque :

Officier d'un sérieux et d'une valeur nettement au-dessus de


son âge.
A démontré son courage et sa valeur de chef pendant la campagne
de 1939/1940 (3 citations).
Evadé de captivité, après plusieurs tentatives infructueuses.
Parachuté en France, a fait la preuve au combat de ses qualités de
conducteur d'hommes et d'un véritable héroïsme.
Après la libération du territoire, a créé l'Ecole régionale des Cadres
du Pyla dont il est actuellement directeur, seul artisan de la réussite
il en a fait une école modèle grâce à ses aptitudes au commandement,
à son allant et à ses hautes capacités d'organisateur et d'adminis-
trateur.
Mérite hautement de voir confirmer son grade actuel dont il est
digne.

Mais il faut être raisonnable, je n'ai que vingt-neuf ans, le coup est
régulier et le bilan positif : j'ai bien tourné depuis 1936 dans des
activités variées, ai appris beaucoup sur le turf, suis à l'aise dans les
situations critiques et adore les responsabilités.
La vie menée m'a terriblement endurci, je me sens invulnérable et
pourtant, une équipe de psychologues anglais, venus à l'école, après
multiples examens, avait conclu que j'étais « bon pour l'assaut partout
et toujours, entraîneur d'hommes né, mais devant s'astreindre à une
discipline de travail et de vie, et que, d'autre part, par bonté, je ris-
quais d'être imprudent ». Pour ce dernier paragraphe, ils avaient rai-
son. Sentimental, j'aimerai toujours sentir l'adhésion et ne saurai
jamais prendre de sanctions. Tout compte fait, je ne le regrette pas,
bien au contraire. Il y a une corde sensible dans chaque individu, il
suffit de la détecter... Passons.
Retour en Lorraine. Gaby regrette un peu sa belle villa et le bord
de mer... Quel contraste avec la petite chambre chez la belle-mère !
Par voie ferrée, je rejoins l'Allemagne. Voici Villingen, P.C. du
2e bataillon du 23e régiment d'infanterie coloniale. Le chef de batail-
lon me donne le commandement d'une compagnie de combat. Je
dois me présenter au lieutenant-colonel Gilles, adjoint au colonel
Debes commandant le régiment. Gilles, dont le nom éclatera à la une
des journaux huit années plus tard au cours des combats au Tonkin,
e général Bigeard est né en 1916 à Toul.

L Il combat dans les groupes francs pendant la Deuxième


Guerre mondiale. Prisonnier en 1940 après la signature
de l'armistice, il réussit sa troisième évasion le 11 novembre
1941.
Volontaire parachutiste, il est largué en qualité de chef de
département de l'Ariège qu'il libère.
Il effectue ensuite trois longs séjours en Indochine où il
devient, à Dien Bien Phu, une figure de légende de l'armée
française. Puis il part en Algérie, en Afrique noire et enfin
dans l'océan indien.
Il est nommé secrétaire d'État à la Défense, et élu député de
Meurthe-et-Moselle.
Grand Croix de la légion d'honneur, il est l'officier le plus
décoré de l'armée française.

[...]
Lucien Bodard

» Jean-Jacques Servan-Schreiber

- » Joseph Kessel

Publié pour la première fois en 1975, alors que le général


Bigeard venait d'être nommé secrétaire d'État à la Défense,
Pour une parcelle de gloire
fut un immense succès de librairie.
Ce récit, d'une richesse exceptionnelle, retrace l'épopée
d'un soldat qui n'a jamais déposé les armes, dans le plus pur
style Bigeard : bref et percutant, sensible et rude à la fois.
Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès
par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement
sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012
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