Les Bété - Une Colonie Coloniale

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n

ti NICOLAS G. (1973), (( Fait ethnique et usages du concept d’eth-


nie n, Cahiers internationaux de sociologie, vol. LIV,
p, 95-126.
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ethnie : les Anyi-Ndenye de Côte-d’Ivoire D, Rev. franç.
d ’hist. d’outre-mer, t. LXVI II, no 250-25 1-252-253,
p. 427-429.
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processus constitutifs d’un Etat, Paris, CNRS.
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lisations nègres d’Afrique D, Les Cahiers d’outre-mer, no 17,
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desia :an Economic Study of the Bemba Tribe, Londres,
Oxford Univ. Press.
I ROUCHJ. (1956), <( Migrations au Ghana (Gold Coast) D, - Un raisonnement domine largement l’interprétation des tri-
I Journal de la Soci&! des africanistes, tome XXVI, fasc. I et balismes ou ethnismes en Afrique noire I . Quelles que soient
I II, p. 33-196. leur spécificité ou leurs significations locales, on s’accorde pour
SAVONNET G . (1979), (( Structures sociales et organisation de reconnaître dans ces mouvements sociaux la pérennité des cadres
l’espace (exemples empruntés A la Haute-Volta) v , in Maîtrise
! de l’espace agraire et dkveloppetnent en Afrique tropicale.
Logique paysanne et rationalilé technique, Actes du colloque
de référence traditionnels, la prévalence des modes d’identifi-
cation tribale ou ethnique sur ceux, encore embryonnaires, qui
accompagnent les processus de développement national (iden-
de Ouagadougou, 4-8 décembre 1978, Mémoire ORSTOM tification à tel groupe socioprofessionnel, à telle classe, à la
no 89, Paris, p. 39-44. nation). Indices précisément de la fragilité ou de la faible matu-
SKINNER E.P. (1972), 1964, Les Mossi de la Haute-Volta, Paris, rité des Etats africains, les tribalismes rappelleraient que ces der-
Editions Internationales. niers n’ont guère plus de vingt années d’existence, et surtout
SKLAR R. (1981), L’expérience démocratique de la Seconde
qu’ils sont le produit, en tant que configurations géopolitiques,
République du Nigeria D, Esprit, 7-8, juillet-août, p. 116-119.
TERRAY E. (1969), L’organisation sociale des Dida de Côte- de la colonisation européenne (c’est-à-dire d’un découpage arbi-
d’Ivoire, Annales de l’universite d’Abidjan, Série F, tome 1, traire des frontières nationales qui a brisé en deux, voire plus,
fasc. 2, Ethnosociologie. des ensembles ethniquement cohérents, créant ainsi les condi-
VANSINAJ. (1980), (( Lignage, idéologie et histoire en Afrique tions de la revendication tribaliste). Ils démontreraient donc
équatoriale D, Enquêtes et Documents d’hisloire africaine, qu’en dépit des transformations survenues depuis un siècle
Centre d’histoire de l’Afrique, Louvain, vol. 4, p. 133-155. (colonisation, indépendances), l’Afrique noire reste assez fidèle
WALLERSTEIN I. (1960), (( Ethnicity and national integration in à cette image de mosaïque ethnique popularisée par les ethno-
West Africa v , Cahiers d’études africaines, no 3, p. 129-139. logues (et avant eux par les administrateurs coloniaux), et ne
WATSONW. (1958), Tribal Cohesion in a Money Econorny :
a Study of the Mambwe People of Northern Rhodesia, Man- li ORSTOM.
chester University Press. I . II s’agit en l’occurrence d’un raisonnement qui domine les commentaires jour-
WILSON G. (1942), An Essay on the Economics of Detribaliza- nalistiques, mais que l’on trouve Cgalement dans la littérature anthropologique ou
sociologique. L’ethnie étant souvent le cadre irnrnfdiat des krudes africaines, un
tion in Northern Rhodesia, Manchester University Press mouvement quasi naturel conduit cette littérature a identifier l’Afrique a une somme
(Rhodes Livingstone Papers, 5-6). d’ethnies.

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les O t W : une crPalion coloniale

seraient en eux-mêmes que le prolongement logique d’un passé


immémorial dont les processus dits modernes (développement
économique, urbanisation, édi fication d’Etats-nations) parvien-
nent difficilement à dissiper les pesanteurs.
Bien que ce raisonnement ne soit pas dépourvu d’intérêt (sou-
lignant dans ce qu’il a de meilleur les déphasages entre les
niveaux de conscience collective, les mentalités, plutôt réfrac-
taires au changement: et les sphères de I’économie et de la poli-
tique capables de transformations rapides), il présente le défaut
majeur d’être à la fois trop général et de procéder par stéréoty-
? pes, rejoignant en cela bien des discours sur l’Afrique noire,
HA U T E - V O L T A bien des représentations simplistes de son histoire.
Tout d’abord, l’explication des tribalismes par la permanence
des entités ethniques précoloniales s’interdit d’analyser ce qui
fait précisément la singularité de chacun d’eux. La généralité
O
du propos est telle qu’elle ne peut rendre compte de leur contenu
spécifique, une conscience ethnique très aiguë, une opposition ,
SENOUFO à 1’Etat ou à un autre groupe ethnique, une revendication d’au-
tochtonie, autant d’expressions et de pratiques collectives qu’il
faut considérer sous leurs aspects les plus particuliers et inter-
préter en fonction de leur contexte national.
Bouaké En d’autres termes, la référence spontanée à une figure de
type archaïque d’où découleraient quasi naturellement les tri-
balismes empêche de comprendre ce dont chacun est porteur,
à savoir des contradictions socioéconomiques, des conflits inter-
A K A N régionaux, des enjeux politiques. Forte de cette référence, I’in-
terprétation dominante croit expliquer mais se satisfait d’un
pseudo-savoir concernant l’Afrique noire précoloniale : univers
lointain qu’elle réduit à la notion simple, mais lourde de sens
et d’ambiguïté, de (( société traditionnelle D, un terme usuelle-
ment équivalent à ceux d’ethnie ou de tribu. Elle laisse à pen-
ser que l’Afrique d’avant la colonisation est répétitive, rarement
altérée par le temps et par l’histoire. Faisant ainsi fi des connais-
sances historiques dont on dispose aujourd’hui (notamment de
la diversité des situations et des périodes où les ensembles socio-
OLFE DE GUINEE
--
O 50 100 km culturels apparaissent liés dans leur constitution et dans leurs
transformations à des processus et des événements de tous
ordres : économiques, politiques.. .), elle fige l’univers préco-
lonial sous un label unique et lui confère tous les traits d’une
substance.
On comprend dès lors que, posée comme a priori de I’argu-
Le pays BPtC en Côte-d’Ivoire mentation, cette << substance u, cette (( société traditionnelle D,

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les bet4 : une crearion coloniale

malgré les transformations survenues depuis les conquêtes colo- En définitive, l’interprétation dominante des tribalismes n’est
niales, continue à faire valoir ses prérogatives, notamment qu’un des éléments d’un discours plus général sur l’Afrique
à régir les processus d’identification collective aux dépens des noire contemporaine. A l’instar des idéologies du développe-
efforts de construction nationale. ment et des idéologies d’Etat, elle s’élabore à partir d’une réfé-
I1 est à cet égard symptomatique que ce raisonnement qui pré- rence originaire, la société traditionnelle ; qu’elle soit valorisée
side à l’interprétation des (( tribalismes )) ou des (( ethnismes )) ou disqualifiée, qu’elle constitue un obstacle ou un tremplin,
soit utilisé à d’autres fins. cette société est conçue comme une abstraction, une figure idéale
L’idéologie du développement qui a envahi massivement le et close ;sa forktion ne consiste pas B expliciter l’univers qu’elle
discours sur l’Afrique noire autour des années soixante en four- est censée représenter (les sociétés précoloniales), mais A lais-
nit l’exemple IC plus pertinent. A la fois pour se promouvoir ser croire que l’essentiel des problèmes africains s’enracine dans
elle-meme et pour légitimer des pratiques économiques visant une spécificité culturelle dont la majeure partie du continent noir
à intégrer les nouveaux Etats africains au sein du marché mon- serait en quelque sorte dépositaire.
dial, cette idéologie s’est élaborée selon un schéma binaire qui L’étude de cas que nous proposons ici prend le contre-pied
oppose terme à terme les attributs de la tradition à ceux de la d’une telle interprétation ou plutôt des procédures qui lui sont
modernité. Par cette théorie dualiste, le sous-développement est sous-jacentes. Et ce B double titre. I1 s’agira non seulement par
assimilé à un certain type de société où le respect des lois et des une brève analyse du monde précolonial de critiquer les présup-
coutumes ancestrales empêche toute possibilité d’innovation. posés substantivistes qui lui servent de point d’ancrage, mais
Du mtme coup, les difficultés du développement, les freins également d’éviter de lui substituer une nouvelle démarche qui
au (( décollage )) ne peuvent être imputés qu’à la permanence obéirait au même excès de généralisation.
de ces mentalitCs )) archaïques. L’avancée vers le progrès éco- En effet, l’a ethnisme )) en question, même s’il peut être
nomique (tout comme dans l’ordre du politique l’avènement des considéré comme exemplaire, doit demeurer dans un premier
Etats souverains) est conditionnée par la levée d’obstaclcs socio- temps au niveau où il se présente lui-même, A savoir celui d’un
culturels, c’est-à-dire par l’abandon des modèles traditionnels, particularisme dont la signification reste circonscrite à la colonie
et par l’adoption de comportements modernes. puis au pays où il est historiquement apparu. A notre sens, ce
D’autres exemples témoignent d’une démarche similaire. n’est qu’en procédant de la sorte, c’est-à-dire en multipliant les
I1 suffit d’évoqucr les idéologies émanant de divers pouvoirs études de cas, que l’on pourra par comparaison proposer une
d’Etats africains, tels la négritude de L. Sédar Senghor (Séné- interprétation plus globale des mouvements tribalistes en Afri-
gal), le communalisme de Julius Nyerere (Tanzanie), ou la vaste que noire.
entreprisc d’authenticité de Mobutu (Zaïre). Certes, dans ces Cet (( ethnisme D met en scène le groupe bété qui occupe sur
différents cas de figure, le recours aux valeurs anciennes est pré- environ 15 O00 km’ l’essentiel de la région centre-ouest de CÔte-
senté d’une manière entièrement positive ; ces valeurs ne jouent d’Ivoire. Avant d’en repérer les expressions les plus manifes-
plus le rôle d’obstacle à la stabilité des Etats ou au développe- - tes, il nous paraît utile de fournir quelques indications propres
ment économique ; à l’inverse, leurs auteurs en font un rouage au contexte national.
décisif de la construction nationale et de la mobilisation du pay- Au regard de nombreux pays africains, tels que le Nigeria,
sannat (ainsi IC mouvement (( Ujamaa )) en Tanzanie). Mais en le Zaïre ou le Burundi, où les enjeux ethniques ont débouché
dépit de cette inversion de sens, la procédure est une nouvelle sur de véritables guerres civiles, la Côte-d’Ivoire fait figure de
fois la mtme ; la référence à la tradition reste très éloignée de nation paisible. Le pouvoir d’Etat ivoirien, sous la férule du pré-
ce dont elle prétend rendre compte, à savoir telle ou telle société sident Félix Houphouët-Boigny, semble avoir réalisé I’intégra-
précoloniale, et se présente simplement comme une entreprise tion nationale et par conséquent dépassé les appartenances à tel
plus ou moins réussie de légitimation de certains régimes ou tel groupe ethnique. L’explication la plus répandue d’une
africains. telle réussite met en avant l’effet conjugué de deux atouts

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les bPiP :une creation coloniale

majeurs. D’une part, la relative expansion de l’économie ivoi- deux grands types de frontière naturelle ;d’une part, la savane
rienne depuis l’independance semble avoir favorisé la stabilité au nord, essentiellement occupée par les Malinké et les Sénoufo,
politique du régime (sur ce point, la cause et l’effet peuvent par- et la forêt, principale zone d’habitat des Krou et des Akan.
faitement s’inverser, car d’aucuns, reconnaissant l’habileté et D’autre part, le fleuve Bandama qui traverse le pays du nord
le pragmatismc du chcf de 1’Etat ivoirien, s’accordent à pen- au sud et qui redistribue les populations forestières en gens
ser que c’est prtcisément cette stabilité qui a permis l’investis- de l’Ouest )) et gens de l’Est )) (à savoir respectivement les
sement de nombreux capitaux étrangers, notamment français, Krou - auxquels ,s’ajoutent des groupes mandé - et les Akan).
dans le pays). D’autre part, la Côte-d’Ivoire aurait bénéficié Sans reprendre:à notre compte cette représentation simplifiée
d’une situation ethnique tout à fait exceptionnelle. En effet, du paysage ivoirien à la fois géographique, Cconomique et socio-
à la différencc dcs pays Cvoqués plus haut où l’existence de quel- culturel, on peut toutefois tenter d’en saisir l’usage et la fonc-
ques grands groupes (Haoussa-Yoruba-Ibo, Ba-kongo, Hutu- tion. En prenant pour seul exemple la région sylvestre (le pro-
Tutsi, etc.) semble rendre difficile l’instauration d’un pouvoir blème ethnique bété se situant précisément dans son cadre), on
légitime, elle a l’avantage d’une diversité ethnique (une soixan- constate qu’une nette distinction, voire une opposition, s’est éta-
taine de groupes), c’est-à-dire d’une division de fait, permet- blie entre gens de l’Ouest et gens de l’Est, distinction dont la
tant ainsi à 1’Etat d’imposer son autorité. légitimité paraît se fonder sur des références traditionnelles.
Nous n’irons pas plus loin dans ce type d’explication, car s’il Ainsi à l’ouest, les populations seraient au plan agricole essen-
est vrai que la Côte-d’Ivoire offre l’exemple rarissime de la sta- tiellement rizicultrices, à celui de l’organisation sociale, ligna-
bilité politique (il n’y a guère que le Sénégal, le Cameroun et gères et segmentaires, ce qui, pour reprendre une expression
le Kenya qui commc clle n’ont pas connu de coups d’Etat), on chère aux administrateurs coloniaux, se traduirait par un état
ne peut en induire aussi promptement l’absence de problèmes d’esprit a anarchique D, (( libertaire D, etc. (autant de figures
ethniques. Mieux encore, I’inccrtitude qui règne actuellement d’une mentalité propre aux sociétés dépourvues d’appareil de
sur la succession du chef de 1’Etat ivoirien laisse planer un doute pouvoir séparé ou centralisé) et régies en outre par un type de
sur les acquis (intégration nationale) de la politique menée filiation patrilinéaire. A l’est, en revanche, la culture de l’igname
depuis plus de vingt ans, comme si l’on craignait ici et là que domine ; la structure lignagère se conjugue avec une organisa-
n’apparaissent dans l’éventualité d’une vacance du pouvoir des tion politique à base de chefferies, et le mode de filiation est
phénomènes longtemps refoulés par le discours officiel. plutôt orienté vers la matrilinéarité 3.
Un premier indice nous convie à réviser l’image d’une diver- A ces divers Cléments de différenciation, s’ajoute la question
sité ethnique. En effet celle-ci se laisse aisément remplacer par de l’origine. Les populations Krou (qui regroupent non seule-
une partition plus grossièrc correspondant à des sortes d’enti- ment les Beté, mais aussi les Dida, les Guéré, les Wobé, les
tés rtgionales. Au nord, deux grands groupes, les Malinké (ou Neyo, etc.) sont réputées provenir du Liberia, tandis que tel-
Dioula) et Ics Sénoufo ; au sud les ensembles Krou et Akan. les du groupe Akan (rassemblant notamment les Baoulé et les
Si l’on ne peut nier qu’il s’agit là d’un schéma simplificateur, Agni) seraient originaires du Ghana, exactement de l’ancien
on doit cependant admettre que ce nouveau découpage consti- royaume Ashanti, dont elles se seraient séparées au début du
tue une bonne matrice dcs représentations populaires 2. Elle X V I I I Csiècle.
organise l’espace national en grandes unités cohérentes, en L’intérêt de ces références culturelles réside moins dans ce
(( civilisations D dont l’occupation territorialc met en évidence qu’elles énoncent explicitement (en l’occurrence un certain savoir

2. Parfois elle se laisse ramener à une simple tripartition ; les gens du Nord, 3. Sur ces problkmes d’opposition agricole et socioculturelle entre l’Est et
Malink(. et Senoufo confondus (pays de savane domine par l’islam). les gens de l’Ouest, voir l’article que nous avons realisé en commun avec J.-P. C H A U V E A
etU
l’Est (groupe Akan) et les gens dc l’Ouest. I I s’agi! d’une rcprCscntation vehiculée J. RICHAKD,N Histoircs de riz, histoires d’igname : IC cas de la moyenne Côte-
prfciskment par les populations de l’Est er de I’Oucst. d’Ivoire )), Africa LI (2), 1981.

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les bPIP : une cdation coloniale

sur les sociétés dites traditionnelles) que dans leur manihe de (c’est-&dire entre ceux qui ont fait l’histoire politique de la
fournir la trame idéologique permettant de justifier (tantôt sur Côte-d’Ivoire depuis la naissance du syndicat des planteurs et
le mode de la célébration, tantôt sur celui de la disqualification) du PDCI-RDA B la fin de la Seconde Guerre mondiale, et ceux
les positions de chacune de ces sociétés à l’intérieur de l’espace dont la carrière s’est déroulée depuis l’indépendance, sous le
sociopolitique ivoirien. Plus précisément, ces références n’ac- régime d’Houphouët-Boigny). Mais surtout, au sein de la haute
quj6rent lcur véritable signification qu’au regard d’enjeux natio- administration, de l’appareil d’Etat, on compte de nombreux
naux tournant autour du régime et de sa légitimité. Avant de ressortissants d’autres ethnies 4, en particulier des Malinké (ou
comprendre la teneur et l’usage de telles références, quelques Dioula) et aussi des Bété. Apparemment, ces précisions, loin
points doivent êtrc précisés. de nuancer notre propos initial, semblent totalement le démen-
Une première approchc indique que les poids respectifs des tir, et mis B part l’origine baoulé du président et éventuellement
groupes de l’Ouest et de l’Est ne sont!pas équivalents. Au plan l’importance démographique des Akan, tout paraît indiquer au
démographique tout d’abord : les Akan sont au nombre de deux contraire l’absence d’une domination ethnique au sein de 1’Etat
millions, tandis que les Krou n’atteignent que six cent mille indi- ivoirien.
vidus. Pour chacun de ces deux ensembles, une ethnie domine : En réalité, si l’on observe une réelle diversification ou pon-
chez les Akan, le groupe Baoulé (environ 1 million de person- dération ethnique au niveau de l’appareil d’Etat proprement dit
nes), chez lcs Krou le groupe Bété (environ 300 O00 personnes). (gouvernement, armée, gendarmerie, police, administration prC-
Ces données n’ont en elles-mêmes guère d’intérêt, l’inégalité fectorale, etc.) et plus généralement au niveau de la fonction
démographique ne pouvant déterminer ou justifier a priorì une publique, il n’en va pas de même h celui du pouvoir d’Etat. Une
inégalité plus globale (au plan sociopolitique notamment) ; tou- telle distinction recoupe largement la structure duale du régime
tefois elles prendront une réelle dimension lorsqu’on examinera ivoirien o i ~se côtoient le réseau du parti unique (PDCI-RDA)
certaines caractéristiques de l’économie de plantation en pays et le réseau de l’administration (les deux réseaux se rencontrent
bété, notamment les mouvements d’immigration des populations bien évidemment en la personne d’Houphouët-Boigny qui est
baoulé vers le Centre-Ouest ivoirien, qui font de cette région 8 la fois chef du parti et président de la République). En effet,
une zone de colonisation agricole. ce pouvoir désigne pour l’essentiel le bureau politique et sur-
Un second élément sans lien significatif avec le précédent ren- tout le comité exécutif du parti ; certes, l’on retrouve au sein
force nettement l’écart différentiel entre les deux groupes. Les de ces instances dirigeantes la plupart des ministres et certains
Akan et tout particulièrement les Baoulé sont les mieux repré- hauts fonctionnaires, mais s’y opère un filtrage, une sélection,
sentés au niveau de l’appareil et surtout au niveau du pouvoir qui tout B la fois met en evidence la prédominance des origi-
d’Etat. Cette proposition requiert quelques explications et quel- naires akan (et tout particulièrement baoulé) et la nette sous-
ques nuances. I1 serait très certainement excessif, voire erroné, représentation des gens de l’Ouest.
de rabattre l’ordre politique ivoirien sur une seule ethnie, comme Tout se passe donc comme si, au-del8 du cadre proprement
si chaque originaire akan ou baoulé (à l’exclusion d’originai- institutionnel ou républicain, la question du politique, c’est-&
res d’autres ethnies) s’identifiait entièrement au régime mis en dire de la souveraineté, devait se régler 8 l’intérieur de la sphère
place par le président Houphouët-Boigny. Les choses sont infi- akan et traduisait simultanément une certaine défiance B I’égard
niment plus complexes ou plus subtiles. Pour n’en évoquer que des ressortissants de la zone ouest-ivoirienne, particulièrement
quelques-unes, mentionnons les rivalités ou les antagonismes des Bété. De ce point de vue, il est significatif que les rivalités
internes au monde akan (ainsi qu’au monde baoulé), la présence qui ont surgi depuis quelques années, depuis que se pose avec
de nouveaux modes d’identification qui tendent à biffer les réfé- acuité le Probleme de la succession d’Houphouët-Boigny, se
renccs culturelles au profit des appartenances à telle ou tclle cou-
che socioéconomique, l’existence de clivagcs au scin de la classe 4. Ce qui correspond au discours officiel : les postes au sein de l’appareil d’Etat
politique ivoiricnne entre la jeune et l’ancienne génération devant refléter un équilibre ethnique.

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les b&rP : une créalion coloniale

déroulent dans un cercle restreint de représentants du monde il suffit de se situer sur le terrain choisi par lui. O n découvre
akan, et notamment de l’univers baoulé 5 . ici l’un des moments clefs de l’élaboration ethnique. Par un
I1 convient donc d’identifier l’origine d’une telle défiance, mouvement réflexif, le jeu de l’identité s’amplifie et parvient
d’expliquer la genèse du rapport politique inégal qui s’est ins- à conférer à l’ethnie une valeur substantielle, c’est-à-dire à éta-
tauré entre l’Est et l’Ouest ivoiriens, bref de comprendre les res- blir un lien organique entre une situation actuelle ou récente
sorts de l’ethnisme beté. En premiere analyse, les références (rapport de l’Ouest ivoirien avec la société globale et le pou-
socioculturelles évoquécs plus haut paraissent jouer un rôle voir politique) et les traditions. Nous verrons à cet égard que
essentiel. Tout se passe en effet comme si elles permettaient ceux qui participent au premier chefà ce mouvement de I’eth-
d’étayer les différences repérables au sein de la société globale nicité sont précisément ceux dont la conscience ou le ressenti-
ivoiricnne, comme si la politique rcformulait scs propres pra- ment politique sont le plus marqués, à savoir les intellectuels.
tiques pour recouvrir le masquc d’une, Côte-d’Ivoire archaïque, Pour eux, l’enjeu culturel ne constitue pas simplement une
découpée en formations ethniques singulières. Ainsi I’Oucst ivoi- réponse indirecte aux pratiques discriminatoires du pouvoir, il
rien avec en tête le groupe beté serait en quelque sorte victime est aussi une manière privilégiée d’approfondir la conscience
de ses traditions et justifierait ainsi la défiance du pouvoir. collective.
Autrefois chasseurs et guerriers, peu enclins aux activités agri- Au reste, l’analyse ne peut se contenter d’entériner cette dia-
coles, les Beté n’auraicnt pu développer qu’une économie de lectique où la culture dans son acception la plus large et par-
petite plantation et auraient maintenu un rapport assez lâche fois la plus triviale est l’enjeu d’un rapport qui n’ose dire son
au travail et à la terre ; l’absence notoire de structures d’auto- nom. Bien que les références traditionnelles participent sans
rité dignes de cc nom cxpliquerait le comportemcnt velléitaire, conteste au fait ethnique bété, leur usage masque l’une de ses
voire subversif, des gcns de l’Ouest à l’égard du pouvoir poli- dimensions essentielles, à savoir la dimension historique. Plus
tique ivoirien. exactement cet usage recouvre un non-dit, voire un interdit, en
D’une manière générale, IC renvoi à l’univers précolonial, l’occurrence la genèse du rapport inégal évoqué précédemment,
à une (( pcrsonnalité de base D, constitue à la fois une procé- et le processus relativement récent de I’ethnicité bété.
dure de légitimation et de disqualification ; ou plutôt il justi- L’objet de notre propos est de décrire ce processus : de quelle
fie une situation politique en établissant un rapport hiérarchi- manière s’est formé, depuis la colonisation française, un ensem-
que sur le plan culturel ; dans un premier temps, un tel dépla- ble cohérent - le pays beté - et comment dans !a période qui
cement brouille son origine (celle de la domination) et se perd a suivi l’indépendance il s’est renforcé, il s’est cristallisé par une
en simples rumeurs ivoiriennes ; les énoncés d’ordre ethnique opposition latente et parfois manifeste au pouvoir d’Etat
ou culturel cessent dc référer au sujct de I’énonciation (le pou- ivoirien.
voir politique) et pcuvcnt etre formulés par tout un chacun. En sorte que le fait ethnique bété résulte bien davantage d’un
Mais dans un second temps, leurs destinataires (les gens de faisceau de déterminations appartenant à l’histoire ivoirienne
l’Ouest et notammcnt les Bété), se plaçant sur le même regis- contemporaine que du prolongement tardif des références tra-
tre, dcvicnncnt à lcur tour sujet de l’énonciation : simplement, ditionnelles.
en s’appropriant ccs énoncés ils en inversent le contenu, et le Une telle proposition s’appuie sur un premier argument qui
procédé dc disqualification laisse place à des tentatives de valo- met précisément en cause l’existence d’une ethnie beté pré-
risation. Faire surgir dc I’univcrs précolonial des éléments posi- coloniale.
tifs, tel est I’enjcu ; pour remonter au politique sans le nommer, S’il est incontestable qu’aujourd’hui l’ethnie bété existe, que
sa désignation et son territoire ne font l’objet d’aucune ambi-
5. O n pourrait SC demander ce qu’il en est des autres grands groupes ethniques guïté, on ne peut être aussi affirmatif en ce qui concerne l’uni-
Malinké et Sénoufo. Le probl¿“ de leur représentation au niveau du pouvoir d’Etat vers qui précède la colonisation française, loin s’en faut. Tout
ne se pose pas dans les mëmes’ fermes que pour les B&é. La 1C.gitimité akan sem-
ble impliquer une ouverture, voire une alliance, avec les gens du Nord, alliance du d’abord, I’ethnonyme est sujet à caution ; nos investigations,
reste historique, puisque ceux-ci ont milité tres tôt dans les rangs du RDA. menées essentiellement chez l’un des trois grands groupes qui

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les bete: une creation coloniale

composent l’ethnie b t t t 6, appelé communtment tt Béte de toutes présentaient les mêmes traits fondamentaux, B savoir une
Gagnoa n, attestent que les intéressés ignoraient ce désignatif structure patrilinéaire de type lignager et segmentaire. Toute-
avant la période coloniale. Selon eux le terme bste provient fois, cette caractéristique est beaucoup trop extensive pour
d’une expression courante bsle o bste o signifiant littéralement . conférer une identité à l’ensemble de ces tribus et définir ainsi
<( paix )> ou pardon >> ; or cette expression, les archives laissées l’ethnie bété. Aussi bien s’applique-t-elle Q la plupart des popu-
par l’administration coloniale l’indiquent aisément, fut main- lations de l’Ouest ivoirien (Gouro, Dan, Wobe, Guéré, Dida,
tes fois utilisée par les populations locales durant la phase de Gagou, populations dont certains ethnologues ont contesté
pacification intensive, et désigne, en guise d’identité, un geste l’identité ethriique avant la colonisation
de conciliation ou de soumission. Par ailleurs, un tissu de relations matrimoniales, économi-
Audelh des avis ou des opinions ou interprétations divergents ques et commerciales organisait d’autres espaces qui tout en
’,
sur l’origine de I’ethnonyme un$ chose semble certaine : les dépassant le cadre tribal ne correspondaient pas davantage
groupes qui composent l’actuel pays beté ne se reconnaissaient B une entité ethnique. Bien au contraire ils différenciaient les
pas une identité commune. groupes beté entre eux et les mettaient en rapport avec les popu-
En effet, la notion de (( pays bété >> qui suppose l’existence lations voisines. Ces espaces se singularisaient notamment par
d’un territoire clairement délimité n’a pas de réel correspondant l’existence de pratiques sociales, d’institutions, de traits linguis-
dans la sphère précoloniale : celui-ci, comme nous le verrons, - tiques, formant autant de plages socioculturelles assez peu
s’est élaboré dans le cadre de la conquête et de la mise en valeur conformes aux découpages ethniques tels qu’ils sont en vigueur
coloniales. En fait, pour saisir une unité sociologique un tant aujourd’hui. Par exemple chez les (( Beté de Gagnoa >), trois tri-
soit peu pertinente, il faut descendre au niveau inférieur A celui bus conjuguent leur organisation patrilinéaire avec un système
de l’a ethnie >>, c’est-&dire au niveau de ce qu’on appelle cou- de matriclans. Or, on retrouve ce même système chez les grou-
ramment la tribu. A cette échelle on découvre non seulement pes gban et dida voisins ; Q cela s’ajoute chez les uns comme
un espace cohérent (en l’occurrence un territoire et un réseau chez les autres la place importante accordée Q la chasse collec-
d’intenses relations sociales), mais aussi un ethnonyme ;les mili- tive au grand filet ainsi qu’une même procédure d’identifica-
taires français A cet égard ne s’y sont pas trompés : lorsqu’il tion A cet outil cynégétique (le grand filet est assimilé A un être
s’est agi d’affronter les populations dites bété, ils les ont dénom-
vivant incarnant le collectif lignager et fait l’objet d’un partage
mées par les désignatifs qu’elles-mêmes se donnaient (les tribus
entre fractions lors du processus de segmentation).
Ctaient de taille variable allant de quelques unités résidentiel-
les A plusieurs dizaines). Leur cohérence interne ne signifie pas A contrario, d’autres Bété, notamment les Bété de Daloa, étu-
que ces tribus formaient des ensembles autonomes, étrangers diés par Denise Paulme en 1958 et plus récemment par Zunon
les uns aux autres ; sur le plan de l’organisation sociale, Gnobo *O, ignorent l’institution matriclanique mais ont déve-
loppé en revanche une organisation tribale-lignagère B la fois
plus structurée (qu’atteste la notion de digps désignant tantôt
6. On distingue en effet les Bétk de Daloa. les Bété de Soubré et les Beté de le patriclan tantôt la tribu) et moins liée aux activités cyné-
Gagnoa. Notons au passage que cette tripartition n’a en elle-mëme rien de préco-
lonial ; car le critère de différenciation définit trois villes qui ont Pté créées de toutes gétiques.
pièces par l’administration coloniale (postes militaires).
7. Probablement faudrait4 remonter aux écrits. ou plut& aux sources des
h i t s de M. Dclafosse et G. Thomann (l’un et l’autre administrateurs coloniaux, 8. Voir C . MElLLhssoUX (1964) pour les Gouro et E. TERRAY (1969) pour les
G. Thomann ayant eté au début du siècle administrateur du Cercle du Sassandra Dida.
dont faisait partie le pays btré) ; car le terme (( bete )) (exactement ¿JE/@) y figure 9. Des relations commerciales Ctaient organisées selon deux axes principaux ; l’un
et désigne A peu près le pays bété actuel. Toutefois un fait majeur ressort : ce voca- tourné vers le Sud, animé par les négociants européens depuis le X V I = siicle et spk-
ble est utilise par eux alors que le pretendu pays bété reste largement méconnu (In cialisé dans des transactions de captifs contre des objets appelés manilles. L’autre
penetration coloniale commence en 1908 et leurs écrits datent de 1901 et 1904). et tourné vers le Nord, organisé par les réseaux de courtiers malinké et spécialisé dans
semble désigner une entité linguisfique. A cet égard on ignore la maniere dont ils I’Cchange de la kola forestier contre du fer. des fusils, du sel, etc.
ont procédé pour construire une telle entité. 10. Voir D. PAULME (1963) et 2. GNOUO(1980).

60 61
les b&P: une crParion coloniale

Dans un autre ordre d’idée, la question de l’origine (question lations qui l’habitent, et gagnés à cette sanction du réel, ils met-
à laquelle on a souvent rccours pour expliqucr l’identité ethni- tront en avant les différences internes, d’ordre physiologique,
que) ne fournit pas davantage d’arguments en faveur d’une linguistique ou ethnologique, au point de recomposer l’unité ini-
identité bété précoloniale. Elle renforce bien plutôt le point de tiale en plusieurs groupes distincts (ainsi les (( Beté proprement
vue inverse. Nos cnquêtes menées principalcment dans la région dits n situés sur l’axe tracé par G. Thomann : Soubré - Issia
dc Gagnoa ct I’examcn d’archivcs coloniales indiquent que I’his- - Daloa, les Tshien du Nord, les Yocolo, les Tshicii du Sud).
toire du peuplement est singulièremcnt diversifiée. Certains D’aucuns, établissant.les premières monographies ethnographi-
groupes affirmcnt provenir du Nord, des zoncs de savane, d’au- ques, souligneront ‘parfois le caractère hétéroclite des origines.
tres du Sud-Oucst, d’autrcs cncorc de l’Est et du Sud-Est. Une Ainsi les Yocolo (qui forment actuellement l’une des nombreu-
tcllc dispcrsion tranchc curicuscmcnt avcc la vcrsion officiclle ses tribus du pays bété, mais qui en cette période de conquête
qui prétcnd que tous Ics Bété scraicnt originaircs du Liberia. militaire désignaicnt un important sous-groupe) seraient d’ori-
Ccttc thèse rcmonte aux premières classifications réalisécs par gine malinké. Par ailleurs, les Beté de Gagnoa, appelés durant
M. Delafosse et G. Thomann I I , sur une base strictcment lin- les premiers temps de la colonisation Tshien du Sud D, seront
guistique. Les Bété constitucraicnt I’unc des branches du groupe distingués des Bété de l’Ouest, notamment au niveau des traits
éburnéo-libéricn (appelé communémcnt Krou) ; leur foyer aurait physiques et de la vie matérielle. Quelques années plus tard
été origincllcment libérien, et à la suite de migrations ils se ._ . (1935) un administrateur colonial éclairé, L. Tauxier, fera à pro-
seraient installés dans le Centre-Ouest ivoirien. On a là l’exemple pos des Bité cette remarque judicieuse : <( Nulle race linguisti-
type d’une construction à la fois intcllectuelle et administrative que n’est plus mélangée du point de vue anthropologique. En
(puisqu’il s’agissait pour le pouvoir colonial de désigncr et de fait il y a là un groupe d’hommes dont les origines anthropo-
classcr Ics populations avant de Ics administrcr et de les << déve- logiques sont diverses mais qui ont été gagnés par le même
loppcr D)qui ne dit mot sur scs sourccs d’information. M. Dcla- système linguistique 13. n
fosse et G . Thomann parlent du pays bété, mais en fait (au Malgré de telles réserves, la thèse d’une origine commune sera
regard de ses délimitations actuelles) le méconnaissent presque maintenue ; mais phénomène intéressant, une seconde version,
entièrement ; nous sommes au tout debut du sièclc (1901-1904) venant en quelque sorte démentir la première, situe le lieu pri-
et la région du Centrc-Oucst ne scra véritablemcnt colonisée (ou, mitif non plus au Liberia mais en Côte-d’Ivoire, exactement
selon l’expression coloniale, pacifiée) qu’cntre 1907 et 1912. dans IC Sud-Ouest forestier. Cette version a été proposée récem-
C.Thomann certes remonte le fleuvc Sassandra (depuis la ville ment (1969) par Louhoy Téty Gauze l 4 qui voit dans les Beté
de Sassandra jusqu’à Segucla) et fonde les postes militaires de les descendants d’un groupe original nommé magwe Is. I1 fau-
Soubré, Issia et Daloa, mais ces trois postes ne constituent que drait discuter du bien fondé de cette thèse, rechercher ses sour-
le pourtour occidental de I’actucl pays bété. ces, mais l’essentiel pour nous consiste à repérer ce à quoi elle
Par la suite, lors de la conquête militaire proprement dite, participe, en l’occurrence au mouvement de I’ethnicité. Sans
cette construction de M. Delafosse et G. Thomann posera de anticiper sur des éclaircissements qui viendront plus loin, on
sérieux problèmes à leurs successeurs ; découvrant et pacifiant
ce pays beté (non sans quelques revers 12), ils ne cesscront de 13. A cet Cgard, mais nous ne sommes pas linguiste, il conviendrait de définir
réitérer dans leurs rapports leur totale méconnaissance des popu- plus prfcisCment CE systeme linguistique ; car d’une part. I’intercompréhension entre
les principaux groupes bite est loin d’être la regle ; d’autre part, si ce Systeme dési-
gne des structures syntaxiques, alors il ne s’applique pas uniquement à l’ethnie bete
mais à un ensemble bcaucoup plus vaste regroupant une bonne partie des popula-
I I . Voir en particulier les deux articles (1901). (1903) de G. THOMANN,
<< A la tions de l’Ouest ivoirien.
Côte-d’Ivoire : le Sassandra )>, c l de M. DEI.AI-OSSE.Voca1)irlaireconiparat/~de 14. (( Contribution a l’histoire du peuplement de la Cöte-d’Ivoire )), Annales de
soixanic langues ci dialecies parlCs à la Crite-d’Ivoire, 1904. l’Universit@d*Abid’an ..., série I-, 1969.
12. Noiarnment le blocus du posrc de Dnloa en 1908, CI la révolte contrc celui 15. D’aprts L. TI%‘ G A U ~ E d’autres
, crhnics sont issues des Magwe. notam-
de Gagnoa en 1913. meni les Dida. les Gagou, les GodiC, les Ncyo.

I 62 63
les beti? : une creation coloniale

peut d’ores et déjà dire qu’en déplaçant le site premier des Bété peuplement, formation des groupes tribaux, rôle et évolution
- le Liberia - dans le Sud-Ouest ivoirien, tout en conservant des échanges dans I’élaboration de ces espaces sociaux).
le principc d’une identité originelle, cette nouvelle version effec- I1 reste par conséquent A expliquer comment s’est effective-
tue une double opération ; d’une part, elle renvoie la première ment formée l’ethnie bété, A identifier la série des détermina-
thèse à la pfriode coloniale et aux constructions assez peu tions qui l’ont conduite A occuper une position singulière sur
étayécs dcs administrateurs, d’autre part et surtout elle consti- la scène sociopolitique ivoirienne.
tue en tant que telle une revendication d’autochtonie (site ivoi- L’ethnonyme <( bété n émane des classifications linguistiques
rien et non libérien) dont la compréhension est paradoxalement de G. Thomann kt M. Delafosse, mais on a indiqué en même
étrangère aux références précoloniales ; en effet elle ne prend temps que durant la phase de conquête et de pacification (qui
scns que dans IC cadre géopolitique ivoirien, dans les procédu- s’est déroulée sur cinq ans : 1907-1912), les responsables mili-
res de disqualification, voirc d’cxclusiop, émanant d’un lieu qui taires, presque à leur insu, mettent en question la valeur géné-
n’ose dire son nom (le pouvoir politique) ; par là même, elle rique du désignatif ;non seulement ils affirment que la décou-
se présente simultanémcnt comme une entreprise de valorisa- verte du pays bété ne s’appuie sur aucune connaissance anté-
tion et comme unc tentative d’inverser l’ordre de préséance : rieure, mais qu’en outre ce pays est peuplé de groupes distincts
(( Lcs gens de l’Est, les Akan, viennent du Ghana, tandis que méritant chacun un vocable particulier. Pourtant, après cette
nous, Bété, sommes originaires de Côte-d’Ivoire. )) En sorte que - période de flottement, soit autour des années vingt, I’ethnonyme
la question de l’origine, aussi indécidable soit-elle, constitue la désigne sans ambiguïté le pays bété. Que s’est-il passé entre-
picrre angulaire de la conscience collective. Nous verrons à cet temps ? Plusieurs facteurs ont contribué A la formation et A l’in-
égard IC rôle particulier joué par les intellectuels dans ce pro- tégration effective du pays bété. Tout d’abord, dès les débuts
cessus de cristallisation ethnique. de l’installation française, et avant même que ne soit entreprise
En définitivc, s’il cst clair que la société précolonialc repré- la politique de pacification, l’ensemble bété, sous la responsa-
sente l’un des moments clefs de I’ethnicité, un enjeu fondé dans bilité de G. Thomann (commandant de cercle), fait partie inté-
un passé immémorial d’identité ethnique, on ne peut pour grante du cercle du Sassandra (cercle dont les limites ne subi-
autant aligner ne serait-ce qu’un essai de reconstruction de cette ront pas de changement entre 1896 et 1908) ; c’est précisément
société sur ce mouvement réflexif ; plus simplement on ne peut dans ce cadre administratif que fut conçue et réalisée la première
transposer I’cthnie et surtout le sentiment d’appartenir à une grande voie du pays bété, A savoir l’axe Soubré-Issia-Daloa. Par
même communauté dans le référentiel précolonial. Rendre la suite (1908-1912), lors des grandes opérations militaires fut
compte de ce référenticl cxige une rupture méthodologique, un créé un quatrième poste, le poste de Gagnoa. A l’achèvement
abandon du sujet tel qu’il se laisse appréhender aujourd’hui ; de ces opérations (qui se sont soldées non seulement par un
nous ne pouvons dans I’espacc de ce texte définir plus positi- désarmement général des populations, mais aussi par de nom-
vcmcnt et plus en détail les tâches d’un tel programme. Indi- breux tués et blessés, et par un habitat en grande partie détruit),
quons simplement que la rupture envisagée requiert un vérita- le pays bété est entièrement pacifié mais surtout forme un
blc (( dé-payscmcnt )), c’est-à-dire une déconstruction de I’ob- ensemble cohérent ; celui-ci a grossièrement la forme d’un trian-
jct prC-donné (cn I’occurrcncc les Bfté) par une ouvcrturc sur gle dont les extrémités repcésentent les trois postes de Soubré-
Ics populations voisincs. C’cst en procfdant de la sorte, en éla- Daloa-Gagnoa, reliées entre elles par trois voies : Gagnoa-
borant de nouveaux espaces sociaux (par le repérage de traits Soubré, Soubré-Daloa, Daloa-Gagnoa. Signalons qu’à la suite
socioculturels communs à des groupes aujourd’hui ethnique- d’une réforme survenue en 1908, cet espace n’a pas suivi sur
mcnt diffircnciés, ou bicn par l’identification d’intérêts écono- le plan administratif une évolution homogène : Soubré et ses
niques complémcntaircs) que l’on pourra donner de la société environs immédiats furent rattachés au cercle du Bas-Sassandra,
précolonialc une image plus conforme à ce qu’elle fut, ct lui res- et le reste du pays bété au cercle du Haut-Sassandra. Toutefois,
tituer notammcnt toute sa dimension historique (histoire du et c’est là à notre sens le point essentiel, le dispositif routier

64 65
les b é t é : une création coloniale

a créé les conditions de ce que les autorités coloniales ont appelé jeunes hommes et ont pour destination la Basse-Côte 16. Cette
dans les années vingt un a grand espace économique naturel D, région de Côte-d’lvoire, qui fut dans la seconde moitié du
à savoir le bassin du Sassandra. XIXC siècle (c’est-à-dire avant la création de la colonie) la zone
II nous semble donc que pour comprendre le processus eth- d’appui de la pénétration française (mais oÙ les Anglais avaient
nique en tant que tel, il faut saisir au préalable la notion du des comptoirs de commerce), constitue un foyer d’attraction par
(( pays D. Cette notion est tout entière contenue dans les pra-
la présence notamment des principaux centres urbains de la
tiques tant militaires qu’administratives des colonisateurs fran- colonie : Grand-Eahou, Bassam et Bingerville (ces deux derniers
çais. Dans leur esprit, il s’agit de créer un nouvel espace qui soit ayant été avant Abidjan les capitales successives de la colonie).
aisément contrôlable et qui permette à terme sa mise en valeur Cette toute première vague d’exode rural est essentielle à la
économique. C’est pourquoi il s’élabore largement sur une compréhension du processus ethnique. D’une part, elle met en
tabula rasa ; des pans enticrs de l’univers précolonial disparais- rapport le pays beté avec les pôles dominants de la colonie ivoi-
sent ou s’estompent progressivement : les activités cynégétiques rienne et inaugure un mouvement de migration vers la ville et
et guerritres, l’organisation des échanges et des communications de salariat, qui s’amplifiera au cours des décennies suivantes.
intertribales, et aussi les formes de mobilité résidentielle. A cet D’autre part, ce rapport avec la société globale s’établit sous
égard, il faut se défaire d’une représentation qui fige dans ses le signe de l’inégalité. En effet, le pays beté ne s’intègre au
traditions la société précoloniale : les nombreux conflits entre système colonial que tardivement ; lorsque les opérations
villages, la vocation segmentaire de la structure sociale lui confè- militaires s’achèvent en 1912-1913, il est l’un des derniers à être
rent un caractère instable. Par suite, le dispositif colonial met pacifié ; si bien que les jeunes migrants qui s’installent en Basse-
fin à ce genre de pratiques et intègre les populations locales dans Côte découvrent une contrée où la colonisation a déjà largement
un espace désormais fixe ; l’habitat en grande partie détruit (par amorcé son (( œuvre D, où s’est élaborée une vie administrative
les militaires ou par les populations elles-mi.mes) est autoritai- et économique, où les rapports entre colonisateurs et colonisés
rement réorganisé le long des axes routiers ou à proximité. En ne relèvent plus de la simple soumission, mais suivent une évo-
sorte que la notion géographique du pays nomme ce cours nou- lution plus complexe ; une economie de plantation essentielle-
veau imposé nianu milifari aux colonisés et annonce de futu- ment (( indigène )> fondée sur le café et le cacao se développe
res transformations socioéconomiques ; l’obligation de payer dans le Sud-Est (c’est-à-dire à proximité de la Basse-Côte), le
l’impôt, de cultiver et de vendre certains produits (kola, caout- commerce africain est actif et surtout bon nombre de postes de
chouc) pour son recouvrement, le travail forcé destiné aux commandement, de maîtrise, sont occupés (aussi bien dans l’ad-
aménagements d’infrastructure sont autant d’élémcnts qui tout ministration que sur les chantiers) non point par des Français,
à la fois requièrent et justifient la maîtrise de l’espace et de mais par des Ivoiriens. Bref ils sont confrontés à une réalité qui
l’habitat. les place d’emblée au bas de l’échelle sociale et les confine dura-
Ainsi dans cette premitre phase de colonisation (1913-1925, blement au rôle de manœuvre ou de subalterne.
correspondant à la mise en place du dispositif colonial) le pays C’est sur cette base que se dessinent les rudiments d’un sté-
beté se constitue pratiquement. Mais à cela s’ajoute une don- réotype et d’une conscience ethniques. Les rapports .coloniaux
née supplémentaire qui entame le processus ethnique propre- de l’époque sont à cet égard éloquents ; ils parlent explicitement
ment dit. de (( ces jeunes Bété au tempérament turbulent et instable )) qui
En effet, ce dispositif colonial se heurte à plusieurs formes ne parviennent pas à se fixer dans un emploi.
de résistance : au refus de payer l’impôt, à une faible partici- Ainsi, la Basse-Côte et plus généralement le Sud-Est se pré-
pation des populations aux premiers projets de mise en valeur sentent à la fois comme un pôle où existe un marché du tra-
(opération caoutchouc) ; mais surtout le travail forcé et l’en- vail et comme le lieu où se résume l’histoire récente de la
rôlement militaire pour la grande guerre européenne provoquent
de nombreuses fuites. Elles concernent principalement les 16. Ainsi appelle-1-on la region comprisc entre Grand-Lahou et Grand-Bassam.

66 67
les bCtC :une crCarion coloniale

colonie. Les rapports sociaux cristallisent des références ethni- grâce aux encouragements de l’administration l’un des plus
ques, car la colonisation a engendré des inégalités particulières importants foyers d’immigration africaine. I1 s’agit dans une
entre régions ; certaines populations collaborent déjà à I’entre- première phase d’anciens tirailleurs des troupes coloniales et de
prise coloniale, tandis que d’autrcs sont à peine a pacifiées D.
commerçants malinké qui peuplent les postes (et deviennent
Aussi Ctre manccuvre signific en même temps etre bété, car la
ainsi les principaux agents de l’urbanisation au pays bété :
situation objcctive (prolétariat flottant) de ces jeunes migrants
s’identifie à la position différentielle entre leur pays d’origine Gagnoa, Daloa etc.) ;ensuite de populations attirées par les pos-
et les zones attractives de la colonie ivoirienne. Précisons que sibilités de revenus qu’qffre la production cacaoyère Cjusqu’aux
l’expression (( jeunes Bité )) prend dans les rapports adminis- années 1935 seul le cacao est cultivé, par la suite le café lui sera
tratifs un sens tout à fait extcnsif ct désigne indistinctement les associé et le reléguera progressivement A la seconde place). Ces
originaires d’unc vaste région comprise entre Sassandra et Daloa populations sont d’origines diverses. Beaucoup proviennent de
(équivalant à peu près à l’ancien cercle de Sassandra). Sans la savane ivoirienne (Malinké-Senoufo) et des colonies souda-
doute est-ce en Basse-Côte que IC vocable cst dcvcnu d’usage niennes limitrophes (Maliens-Voltaïques) ; d’autres du Centre-
courant, c’est-à-dire sort du milieu rural (le pays réccmment Est ivoirien, de l’imposant pays baoulé, qui ne cessera au fil
pacifié), pour être utilisé aussi bien par les intéressés que par des années d’augmenter son contingent de migrants en direc-
les autres populations ivoiriennes. Outre ces prémisses d’une _ _ tion du pays bété. Bien que l’installation d’étrangers à la région,
conscience collective à l’extérieur du pays bété, le mouvement de colons, ait présidé au démarrage de l’économie de planta-
ethnique se développe également en milieu rural. En effet le tion, les populations autochtones ne restent pas B I’écart de son
a grand groupement économique naturel D annoncé par les expansion. En fait, le processus s’est déroulé en deux temps.
administrateurs se réalise progressivement à partir des années Dans un premier, elles résistent à l’administration qui prétend
1925-1930 ; à cctte époque se mct en place une économie de les obliger B cultiver le cacao sur des champs collectifs ; dans
plantation fondée sur deux cultures arbustives, le café et le un second, correspondant aux débuts des années trente, elles
cacao, dont la dynamique particulière donncra naissance quel- s’adonnent progressivement A l’exploitation du café sur les peti-
ques décennies plus tard à ce que l’on est convenu d’appeler une tes plantations strictement individuelles (qu’elles diversifient par
(( idéologie d’autochtonie >>. Mais avant d’étudier cet aspect la suite en cacaoyers). L’explication d’une telle attitude (que les
essentiel de I’ethnicité bété, examinons plus en détail la genèse administrateurs de l’époque interprétèrent en terme d'ce engoue-
et les principaux traits structurels de cette économie. ment ))) tient tout entière dans la mise en place autour des
Un fait majeur domine IC développcment de I’économie de années 1930-1940 d’un système socioéconomique original et lar-
plantation en pays bété et plus généralement dans le Centre- gement autonome ; original en ce sens qu’il se développe en
Ouest ivoirien. A la différence d’autres régions de la colonie, pays bété et dans tout le bassin du Sassandra >) sur la base
tel le Sud-Est où I’cxploitation des culturcs pérennes, depuis le
. de relations complémentaires entre autochtones et allogènes ;
début du siècle, est cssentiellemcnt prise en charge par les popu- autonome dans la mesure où le contenu de ces relations, et plus
lations autochtones I’, la mise en valeur de cette zone est déli- généralement la dynamique de l’économie de plantation,
bérément conçue comme une cntreprise de colonisation agricole. échappe (même si elle en a été l’initiatrice) au contrôle de l’ad-
En effet s’y installcnt dès les annécs vingt de nombreux colons ministration coloniale I*.
europécns qui se taillcnt d’importantes plantations (souvent de La complémentarité entre autochtones et allochtones se
plusicurs ccntaines d’hcctarcs chacune). Mais surtout elle devient dégage principalement de deux types de relations. D’une part,
une relation de travail : les migrants, principalement les Malinké
17. Cette économie de planration propre au Sud-Est ivoirien donnera naissance
A une couche de planteurs aisés, q u i jouera u n rdlc dCtcrnminant dans la formaiion
d’une opposition syndicale et polirique au regime colonial. 18. Nous renvoyons sur rom ces points B notre these éditCe chez Karthala, La
Soci&&bCtP :ethnicit6 et histoire.

68 69
les bCi6 : une crPalion cotoniale

et les Voltaïques, s’engagent chez les Beté et participent ainsi usant de leur traditionnel pouvoir de distribution l9 transfor-
au dkveloppement d’une économie de plantation autochtone. ment celui-ci en capacité de vente ; mais, au moins virtuelle-
D’autre part, une relation foncière ; cette relation est fonda- ment, chaque planteur est en mesure de vendre une portion de
mentale car elle conditionne la première. Pour fixer ce volant la terre qui est censée lui revenir.
de main-d’muvre, c’est-à-dire en fait pour répondre favorable- Avant d’examiner les effets de cette logique particulière des
ment aux aspirations des migrants (dont l’objectif n’est pas de cessions de terre sur I’évolution des rapports entre autochtones
vendre durablement leur force de travail mais d’accéder à la et allochtones, il convient de dégager les caractéristiques majeu-
terre), les autochtoncs cèdent des portions dc forêt aux étran- res du système soci6économique local.
gers : dans un premier temps pour leur permettre d’assurer leur Amorcé depuis les débuts de la colonisation, ce mouvement
subsistance, dans un second pour leur o y r i r l’accès à I’arbo- d’immigration prend de plus en plus d’ampleur au cours des
riculturc marchande. Ce dernier point mérite quelques précisions décennies suivantes, notamment durant la période 1950-1960
car il est au c e u r de la dynamique particulière du système socio- (période où les cours du café et du cacao sont particulièrement
économique local, de l’infléchissement progressif des relations élevés, et qui correspond par ailleurs - suite à l’abolition du
travail forcé 2o - à l’arrivée, sur le marché du travail agricole,
entre autochtones et allochtones en positions concurrentielles, d’une abondante main-d’œuvre) où se multiplient les installa-
voi re ant agonist cs. tions de Dioula, de Voltaïques et surtout de Baoulé.
En effet la possibilite offerte aux étrangers de s’adonner aux De sorte que le paysage ethnique du Centre-Ouest se recom-
cultures p6rennes est certes la contrepartie obligée des relations pose entièrement. Les terroirs villageois forment désormais des
de travail contractées par ailleurs, mais elle est aussi pour les ensembles mixtes où se mêlent les plantations bété et les plan-
autochtoncs un moyen privilégié de réaliser, parallèlement à la tations allochtones ; l’habitat lui-même est transfiguré : aux
commercialisation du café et du cacao, un second revenu. Sans toponymes autochtones s’ajoutent ceux des résidences dioula
examiner en détail les ressorts qui ont sous-tendu le mouvement et baoulé. En certains endroits, notamment dans les villages
massif d’aliénation foncière, on retiendra simplement que la situés à proximité des villes, les populations bété sont devenues
métamorphose de la terre en marchandise suit un processus au fil des années minoritaires.
similaire A celui des changements sociaux qui surviennent par Tout en reposant sur un accès facile à la terre, le système
ailleurs dans le cadre de l’economie marchande. De la même socioéconomique local génère des exploitations de petite taille,
manière qu’en se généralisant cette économie implique une indi- de l’ordre de trois à quatre hectares en moyenne. A cela plu-
vidualisation, c’est-à-dire un déplacement de la structure sociale sieurs explications. Du côté autochtone, l’expansion de I’éco-
fondee sur l’unité lignagère vers la famille nucléaire, les ven- nomie de plantation correspond à I’éclatement des patriligna-
tes de terre se réalisent dans un contexte de relations strictement ges et à un mouvement d’individuation se traduisant notamment
interindividuelles et au coup par coup selon les besoins moné- par la non-reproduction des rapports de dépendance entre aînés
taires des uns (les autochtones) et la demande fonciire des autres
(les allochtones).
En d’autres termes, la vcnte représente l’une des formes du
procès d’individuation ou plutôt réalise de fait le mouvement
iet cadets. Chaque planteur bété devient donc responsable de son
unité de production mais ne dispose que de très peu d’actifs 21
pour la mettre en valeur (à l’exception des notables nommés par

19. Avant la colonisation, les ainés contrôlaient la distribution foncière mais ne


de l’appropriation privée. Le régime foncier antérieur reposant disposaient pour autant d’aucun droit de propriété. En fait, ce contrôle correspon-
sur un simple droit d’usage, elk démontre aux yeux de tous et dait A I’unc de leurs nombreuses altributions et n’irait pas isolable d’un pouvoir
plus genCral sur le foncrionnement du systt.me lignager.
dans l’instant même de son accomplissement l’accès de chacun 20. Destinées aux travaux d’infrastructure et aux colons européens. les réquisi-
A la propriété. Certes l’on constate que bon nombre d’aliéna- tions dc main-d’ccuvre on1 été abolies en 1947 scellant la victoire du syndicat agricole
africain et de son leader Houphouët-Boigny sur l’administration coloniale.
tions se concentrent dans quelques mains, celles des aînés qui 21. Lui-mëme, son ou ses épouses, éventucllemenr certains de ses fils.

70 71
les bktc! :une crkation coloniale

l’administration coloniale qui bénéficient des requisitions de autorités, tant coloniales qu’ivoiriennes ;les nombreux conflits
main-d’œuvre). qui ont surgi de cessions de terres abusives ou douteuses ont
C’est pourquoi il fait appel A la main-d’œuvre Ctrangère D été réglés la plupart du temps à l’avantage des migrants : I’in-
pour l’accomplissement de certaines tâches culturales (en par- dépendance, le mot d’ordre gouvernemental (( la terre est A celui
ticulier l’entretien des plantations). Mais comme la fixation de qui la cultive )) entérine la dynamique migratoire, brise de fait
cette main-d’œuvre dépend des possibilités d’accès à la terre, tout recours aux droits fonciers traditionnels.
il est amené à limiter ses propres plantations de manière à pou- Par ailleurs, les planteurs baoulé se situent dans leur ensemble
voir lui concéder quelques portions de forêt. au sommet de Id stratification socioéconomique locale ; leurs
Les cessions et les aliénations foncières se rkalisent de gre exploitations ont une taille moyenne de six hectares. Taille qui
A grk et sur la base de petites superficies, l’economie de plan- s’explique par le fait qu’ils constituent souvent des groupes d’en-
tation allochtone est dans ses grandes .]ignes la réplique de son traide et contrôlent un réseau de main-d’œuvre autonome d’ori-
homologue autochtone. gine baoulé (de jeunes Baoulé notamment sont employés six
Toutefois la moyenne des exploitations mises en valeur par mois ou un an pour l’entretien des plantations).
les migrants est sensiblement supérieure à celle des plantations En dernière analyse, ce qui est apparu dans la phase ascen-
bété ; alors que celle-ci tourne autour de trois hectares, celle- dante de l’economie de plantation locale comme une (( complé-
là atteint un peu plus de quatre hectares. Sans être important, mentarité fonctionnelle 22 )> entre autochtones et allochtones
un tel &art dénote un rapport inégal entre autochtones et s’est progressivement transformé en un rapport concurrentiel.
allochtones. Plus précisément, l’immigration étrangère s’est concrétisée par
Ces derniers ont en effet l’avantage sur deux points strate- un mouvement de colonisation agricole dont la maîtrise
giques. D’une part, ils peuvent diversifier leurs acquisitions fon- a échappé aux populations bété. La multiplication incontrôlée
cières : acheter une parcelle A tel autochtone, une seconde à tel des ventes de terres a engendré deux difficultés majeures met-
autre, etc. (globalement l’occupation allochtone s’élabore A par- tant en question à terme la reproduction de l’économie de plan-
tir de deux ou plusieurs terroirs bété). D’autre part, ils dispo- tation autochtone. D’une part, les aliénations foncières ont
sent d’une main-d’œuvre - notamment familiale - plus entraîné une forte pression sur la terre et abouti dans certains
nombreuse. cas A une véritable saturation des terroirs (laquelle provoque
Cet k a r t n’aurait très probablement pas eu de cons6quence A son tour un vieillissement des plantations et une dégradation
grave si le système s’était stabilisé, c’est-&dire si l’immigration des sols). D’autre part, en devenant planteurs, les migrants non
étrangère et l’offre de terre autochtone avaient progressivement seulement cessent pour la plupart de travailler sur les exploi-
diminue. Rien de tel n’est survenu, bien au contraire. Les vagues tations autochtones, mais en outre drainent pour leur propre
migratoires continuent 21 se succéder dans la décennie qui suit compte une bonne partie de la main-d’œuvre disponible. Cela
l’indépendance ; période durant laquelle s’installent de plus en débouche sur une raréfaction de la force de travail et partant
plus massivement des originaires du pays baoulé. Or I’immigra- sur une situation concurrentielle, voire conflictuelle, entre les
tion des gens de l’Est présente des caractéristiques tout A fait divers groupes. A ce jeu, les allochtones ont conquis une posi-
particulières. A la différence des Dioula et des Voltaïques, les tion avantageuse dans la mesure où ils contrôlent, souvent par
migrants baoulé ne contractent pas de relations de travail avec simple affinité d’origine, les réseaux de main-d’œuvre dioula,
les autochtones ; leur seule stratégie consiste B acquérir de la voltaïque et baoulé. Ainsi l’kart entre autochtones et
terre (soit par un simple achat, soit en offrant divers cadeaux), allochtones tend a s’approfondir, et souvent moins en fonction
et A établir leur propre habitat, leur propre espace de cultures
A l’intérieur des terroirs autochtones. Cette stratégie a certes
été cncouragte par les BétC qui leur ont assez aisément 22. Pour reprcndre une expression de J.-P. CHAUVEAU et J . RICHARD:
cf. <( Une périphéric recentrée : propos d’un systhme local d’economie de plan-
cédé dcs terres, mais clle a surtout bénéficié de l’appui des [arion en Côrc-d’lvoirc D, Cahiers d’érudes africaines, XVII, 68, 1911.

72 73
les b&P: une cr4arion coloniale

d’une différence de superficies, que par rapport aux rendements plus particulièrement l’axe pays bété - Abidjan) a permis
obtenus, c’est-à-dire par rapport à la quantité des produits récol- de différer une crise plus aiguë de I’économie de plantation
tés (les allochtones grâce à leur main-d’ceuvre réalisant les meil- autochtone.
leures récoltes). On estime qu’actuellement 45 070 de la population bété habi-
C’est dans ce contexte de raréfaction des facteurs de produc- tent en ville et occupent pour l’essentiel des emplois salariés.
tion que s’est développée chez les Beté ce que nous avons dési- Un tel pourcentage de citadins qui met en évidence une nette
gné par l’expression (( idéologie d’autochtonie D. Les ventes de disjonction entr? le pays et l’ethnie bété devrait en principe
terres, dès lors qu’elles débouchent sur une pression foncière, estomper les r’éfOrence ethniques ; la ville (et surtout la capitale
qu’elles ne permettent plus de fixer la main-d’muvre, sont en ivoirienne) paraît le lieu idéal des brassages socioculturels o Ù
quelque sorte évacuées de la conscience collective ; la présence émergent de nouveaux rapports sociaux (dans le cadre par exem-
d’étrangers à la région est vécue comme une véritable coloni- ple du quartier et du milieu de travail). Dans le cas présent, on
sation, et la référence aux droits fonciers traditionnels, à la pré- ne peut tenir un pareil raisonnement. A l’inverse, l’existence
séance autochtone, devient le point central de la revendication d’un important pôle urbain constitue un facteur essentiel à l’éla-
ethnique ; micux encore cette idéologie devient l’un des éléments boration d’une conscience collective bété. A cet égard, plusieurs
constitutifs de I’ethnicité bété. données doivent être prises en compte. Tout d’abord, jusqu’à
Par cette analyse de la formation et de I’évolution du système - une date encore récente (environ les années soixante, avant que
soeioéconomique local, nous n’avons pas épuisé la série des I’économie de plantation ne connaisse de graves difficultés, et
déterminations qui ont contribué à I’élaboration de ladite eth- avant que les planteurs beté n’entreprennent une stratégie de
nicité. Car sur cet arrière-fond d’economie de plantation se sont scolarisation), l’exode rural n’a pas toujours débouché sur une
greffés d’autres éléments qui pour une part peuvent Stre consi- installation urbaine définitive, loin s’en faut. Après avoir tra-
dérés comme la conséquence des contradictions d’intkrirts qui vaillé plusieurs années en Basse-Côte, de nombreux migrants
ont progressivement miné cette économie, mais pour une autre sont retournés au pays, quitte à tenter une nouvelle réinsertion
part relèvent de processus indépendants. citadine un peu plus tard. En sorte que durant toute la période
Le premier Clément concerne les rapports entre le monde rural coloniale, l’on assiste à un mouvement de va-et-vient entre
et le monde urbain. Ainsi que nous l’avons indiqué, dès la fin la ville et la campagne, entre les pôles attractifs de la société
de la conquête militaire et durant la mise en place du disposi- ivoirienne et le milieu d’origine ; un tel balancement constitue
tif colonial, de nombreux originaires bété, notamment des jeu- à notre sens un moment important de la formation ethnique,
nes, s’installent en Basse-Côte et constituent l’un des noyaux car en élargissant l’horizon du pays bété, notamment par l’éta-
importants de la main-d’œuvre des chantiers urbains. En dépit blissement de passerelles entre la situation de planteur et celle
du développement d’une économie de plantation autochtone, de salarié, il forge les contours d’une (( société civile )) à l’in-
cet exode rural va se poursuivre et s’amplifier ; plus exactement térieur de la société globale ivoirienne.
il croît jusqu’à la fin des années quarante, puis connaît une En second lieu, l’émigration, qui a pris un tour plus défini-
phase de répit et d’inversion dans la décennie 1950-1960 (période tif autour des années soixante, n’a pas pour autant créé une rup-
consécutive à l’abolition du travail forcé et couvrant une phase ture entre le milieu rural et l’univers citadin. Chaque village bété
privilégiée de cours élevés du café et du cacao), enfin reprend est flanqué de ce que l’on peut appeler un double urbain ; celui-
une nouvelle vigueur à partir de l’indépendance : la dégradation ci se manifeste concrètement par l’existence en ville (surtout
des conditions d’exploitation des terroirs villageois, et surtout à Abidjan) d’associations d’originaires, associations destinées
une stratégie massive de scolarisation donnant à cette émigra- certes aux citadins qui trouvent dans les liens villageois un
tion un caractère semble-t-il définitif. moyen immédiat de résoudre certains de leurs problèmes (finan-
D’une certaine maniere, cet exode rural qui n’a cessé de suivre ciers - il s’agit en effet souvent de groupements mutualistes -,
la mCme orientation, à savoir l’axe pays bété - Basse-Côte (et accès à un emploi, etc.), mais dont la fonction déborde ce cadre
74 75
les ber& :une creation coloniale

strictement urbain pour s’appliquer en retour au pôle rural ; en notamment des intellectuels) que des ruraux. Par leur entremise
effet, ces groupements d’originaires prennent souvent une part elle s’infléchit en conscience ethnique ;il ne s’agit pas seulement
active à la vie villageoise, y redistribuent une fraction impor- de redonner vie aux droits fonciers ancestraux, mais de valo-
tante de leurs revenus salariaux, et se melent très directement riser dans un tel contexte de colonisation agricole l’ensemble
aux entreprises de modernisation (habitat, voirie, etc.). On ne de la société autochtone (c’est-à-dire ses règles, ses valeurs, etc.).
peut comprendre aujourd’hui le milieu villageois 23 sans y inté- L’idéologie d’autochtonie se double ainsi d’une idéologie
grer ces (( absents D. Mieux encore, étant donné la crise actuelle traditionaliste.
de I’économie de plantation autochtone, ce milieu se définit de Mais l’on ne saurait véritablement rendre compte du pro-
moins en moins par ses activités arboricoles et tend à s’identi- blème bété sans en examiner l’ultime dimension. Car le rôle des
fier à l’univers urbain et salarial. citadins, notamment des intellectuels, ne se joue pas seulement
De ce point de vue, on observe à I’échelÍe régionale une dif- sur la scène rurale, mais aussi sur la scène proprement politi-
férenciation entre villages (se traduisant en rivalités et suren- que où l’ensemble des facteurs favorisant l’expression ethnique
chères lors de moments privilégiés de la vie sociale, telles les (mise en valeur coloniale - rapports autochtones/allochtones)
funérailles) due au poids inégal des doubles citadins : certains se cristallise en une sorte d’opposition au pouvoir d’Etat
n’ont que des ouvriers et des employés, tandis que d’autres ivoirien.
revendiquent également des cadres et des représentants de pro- Pour situer la scène revenons quelque temps en arrière, soit
fessions libérales. à la fin des années quarante. A cette époque, le pouvoir colo-
Malgré leur intéret, ces indicateurs sont insuffisants pour nial se libéralise : les activités syndicales et politiques sont auto-
notre argumentation ; ils sont à la fois trop particuliers (cha- risées, et apparaissent presque simultanément le syndicat des
que village est renvoyé à son double urbain) et trop généraux planteurs (1944) et le RDA (section ivoirienne créée en 1946).
(la plupart des villages ivoiriens peuvent etre appréhendés à par- A la tête de ces deux appareils un unique leader, l’actuel pré-
tir de cette trame). Ils prennent cependant une réelle valeur si sident Félix Houphouët-Boigny. Très vite il obtient satisfaction
on leur ajoute une donnée importante. Souvent ces associations (en tant que député à l’Assemblée nationale) sur l’une des reven-
ou certains de leurs membres (cadres, intellectuels) ne se conten- dications principales du syndicat des planteurs, à savoir I’abo-
tent pas d’orienter les destinées très spécifiques de leur village lition du travail forcé (1947).
d’origine ; face à la dégradation de l’économie de plantation, Si, dans les années qui suivent, le RDA s’affirme incontes-
ils se posent en ditcnteurs d’une conscience plus globale des pro- tablement comme le parti dominant, représentant, malgré quel-
blèmes régionaux ; plus exactement les difficultés propres à leur ques réajustements 24, un certain radicalisme (revendication
village d’origine ne sont que l’illustration locale d’une crise qui indépendantiste), de nombreux partis émergent dans la décen-
concerne l’ensemble du pays bété, voire l’ensemble de l’Ouest nie qui précède l’indépendance ; en particulier, un mouvement
ivoirien. Parfois, du reste, ils se heurtent au milieu villageois politique important, le MSA (Mouvement socialiste africain)
qui malgré (ou à cause de) ces difficultés continue à aliéner ses affilié à la SFIO. Bien qu’il apparaisse plus réformiste que le
terres. Aussi bien l’inégalité tendancielle entre planteurs beté et RDA (sa position était assimilationniste et non indépendantiste),
planteurs allochtones est-elle mise au jour, voire amplifiée, par ce parti attire de nombreux sympathisants, notamment dans
ceux qui sont précisément hors du système socioéconomique l’Ouest ivoirien et surtout dans l’une des trois grandes régions
local. du pays bété, la région de Gagnoa.
Dans cette perspective, l’idéologie d’autochtonie évoquée pré-
cédemment est tout autant, sinon plus, le fait des citadins (et 24. A partir de 1950, le RDA signe a la paix coloniale )> et inaugure une période
de collaboration avec l’administration francaise, soutient notamment la loi-cadre
de 1956 et appelle A voter positivement au référendum de 1958 instituant la
23. Sur ce point. voir notre ariicle : (( Les métamorphoses urbaines d’un dou- communauté franco-africaine. Voir A ce sujet J . SURET-CANALE, De lu colonisa-
ble villagcois n, Cuhiers d’érudes ufricuines, XXI. 81-83, 1981. tion uux indPpendances - 1945-1960. Paris, Editions Sociales, 1972.

76 77
les bét4 : line création coloniale

De prime abord, la rivalité puis l’antagonisme entre les deux Comme l’a fort bien montré H. Raulin 25 qui ¿ cette
?iépoque
mouvemcnts relèvent d’un schéma connu : les appareils poli- se livrait à I’étude des problèmes fonciers dans la région, l’op-
tiques dirigés par les premières élitcs africaines trouvent spon- position dcs deux mouvements repose essentiellement sur un cli-
tanément leur base sociale ct partant leur légitimité auprès des vage entre une couche ou une classe de petits planteurs et une
populations dont leurs lcadcrs sont originaires (c’est ce qu’on sorte de bourgeoisie locale, composée de gros planteurs (majo-
appelle communémcnt le (( clicntélismc D) ; ainsi Houphouët- ritaircmcnt etrangers : Dioula, Baoulé, Dahoméens 26), de
Boigny recruterait parmi l’ethnie baoulé, et IC leader du MSA, notables, de comnaerçants et de transporteurs, bref tous ceux
en I’occurrcnce Dignan Bailly (originairc dc Gagnoa), parmi les qui gravitent autour des affaires lucratives de la région, formant
Bété. En réalité les choscs sont plus complexes. Au licu d’ex- ainsi de véritables lobbies.
pliquer Ics enjcux politiqucs en fonction des appartcnances eth- Par ailleurs, le programme de Dignan Bailly met au jour la
niques, il nous paraît plus juste d’anal&x ces appartcnances, réalité socioéconomique locale. En effet, y figure l’exigence de
ou plutôt ces regroupements, comme l’expression politique de réguler les vagues migratoires et les cessions de terres. La pré-
rapports sociaux qui se sont élaborés aussi bien à I’échclle locale sence allochtone, en tant que telle, n’est pas rejetée (le besoin
qu’au niveau du territoire national. de main-d’ceuvrc est au contrairc affirmé) : en revanche y est
Avant d’étaycr cctte affirmation, donnons quclqucs rcpères dénoncé le processus par lequel cette présence instaure progres-
historiques. sivement un rapport inégal entre autochtoncs et allochtones
En 1956, le résultat des élcctions municipalcs témoigne de la conduisant les uns à la paupérisation et permettant aux autres
forte implantation du MSA dans le Centre-Ouest puisque la liste une éventuelle accumulation.
de Dignan Bailly I’cmportc sur celle du RDA. L’annCc suivante Dans ce contexte, le rejet du RDA vise essenticllement sa base
ont lieu les élcctions à I’asscmblée territoriale ; durant la cam- sociale (et non précisément son option indépendantistc), c’est-à-
pagne, la rivalité cntrc le MSA et le RDA provoque de nom- dire la souche économiquement dominante sur laquelle il s’ap-
breux incidcnts ; IC plus important se produit dans la région de puie. Au reste, l’on ne saurait comprendre cette perception
Gagnoa : tandis qu’unc caravane conduite par le député sor- locale du RDA sans en saisir la dimension plus globale : car en
tant de Daloa (M. Diarrassouba) s’apprête à effectuer une tour- recrutant essentiellement parmi les personnages influents et les
née élcctoralc, dcs villagcois, non loin dc la ville, lui dressent lobbies de la région, le PDCI-RDA corrobore la représentation
une véritable embuscade. Après l’assaut, on dégage deux tués plus générale qui lui est’attachée. Comme on l’a dit, ce mou-
(dont Diarrassouba) et plusicurs blcssés. vement politique (bien qu’ayant une vocation panafricaine) est
Le résultat du scrutin (mai 1957) donne le RDA vainqueur. en Côte-d’Ivoire organiquement lié au syndicat des planteurs.
Toutefois la validité dc I’dcction cst contestée ; du côté MSA, Or ce syndicat n’a qu’assez faiblemcnt recruté parmi les petits
on estime que les chiffres ont été truqués et que la victoire aurait exploitants de la région de Gagnoa et plus généralement dans
dû rcvenir aux socialistcs dc Dignan Bailly. Cet événcment, qui l’Ouest ivoirien, la plupart de ses adhérents provenant de l’Est
montrc l’ampleur dcs hostilités entre les deux mouvements, ct de la Basse-Côte.
mérite un bref cxamen. A cela on doit ajouter que ce qui apparaît immédiatement
Tout d’abord, l’analyse en termcs d’opposition cthnique doit comme une opposition cthnique (par exemple bété/baoulé) doit
être sérieusement nuancée ; car si l’on dénombre unc majorité au préalable s’analyser sous un angle à la fois socioéconomi-
d’allochtoncs dans Ics rangs du RDA, on y compte égalemcnt que et historique. La base active ou militante du syndicat est
des autochtones, en particulier des notablcs (chcfs administra-
tifs). De même, dans le MSA on trouve ccrtcs de nombreux Bité 25. Mission d’Crude des groupcrnents immigres en Côte-d’Ivoire, rasc. 3. Pro-
Dlètnes J¿mYers duns les régiotis de Dulou el G U ~ ~ I IORST0,M.
O(I, 1957.
mais aussi dcs ressortissants dioula. 26. Cerrains d’cnrre cils on1 des cerre Cpoque racherC des plaiirarions curopknnes.

78 79
les bete : une creation coloniale

principalement composée de grands planteurs 27 et de commer- de nombreux originaires du pays béte (et notamment de la
çants ; en s’opposant à l’administration coloniale, et en présen- région de Gagnoa) sont arrêtés. L’événement le plus grave sur-
tant un cahier de revendications (qui porte principalement sur vient en 1970. Cette année-18 se déroulent les élections pour le
une égalisation du prix des cultures arbustives entre planteurs renouvellement des postes de secrétaires du PDCI. A Gagnoa,
ivoiriens et colons européens, et sur l’abolition du travail forcé), tout concourt pour que le candidat officiel du parti soit élu.
elle incarne certes l’intérêt général, A savoir celui de tous les Mais depuis quelque temps, se tiennent dans les villages du sud
planteurs de denrées d’exportation, mais surtout elle défend sa de la région, et notamment dans le canton Guébié, des réunions
sphère particulière ; autrement dit, cette (( avant-garde n se plus ou moins skcrètes. Leur animateur, un étudiant nommé
ddvoile comme une couchc dominante au scin de la société Nragbé Kragbé (originaire du Guébié) ; leur objectif, récuser
colonisée. la validité du prochain scrutin et provoquer un mouvement de
En dernière analyse, la base sociale du syndicat et finalement contestation.
l’opposition MSA/RDA mettent en évidcnce le développement Le 26 octobre, une cohorte de quelques centaines de planteurs
différentiel des économics de plantation ivoiricnncs. A l’est s’est beté originaires des cantons Paccolo, Zabia et Guébié 28, avec
constitué assez tôt (dès le début du siècle) une sorte de bour- A sa tête Nragbé Kragbé, monte sur Gagnoa. Cohorte étrange
gcoisie rurale (coexistant cependant avec un secteur de petite et visiblement décidée A en découdre puisque nombre de ces pay-
production marchande) tandis qu’à l’ouest du Bandama s’est sans sont armés de machettes et de fusils de chasse (certains sont
élaboré plus tardivement un système fondé sur la petite plan- revêtus des parures de guerre traditionnelles). Arrivée au centre
tation ct sur les rapports entre autochtones et allochtones. de la ville, elle occupe promptement les divers sièges adminis-
En dépit du charisme de F. Houphouët-Boigny, IC PDCI- tratifs de Gagnoa ; d’après les récits, on ne peut guère parler
RDA, qui va devenir IC parti unique de la nation ivoirienne, d’affrontement durant ces premières heures de la rébellion :
reste en quelque sorte marqué par ses origines, véhiculant avec seuls quelques représentants de 1’Etat ont été molestés. Leur
lui l’histoire récente de la colonie et les rapports inégaux qui accoutrement et surtout leur réputation de guerriers redouta-
se sont créés entre les régions de la zone forestière ivoirienne. bles ont suffi A ces planteurs autochtones pour se rendre maî-
L’inddpendance confirme et rcnforce ce clivage. Dignan Bailly tres des lieux ; pendant ces instants de symbolique prise du
est certes ddputd à l’Assemblée nationale mais n’obtient aucun pouvoir, on se livre A une sorte de (( désivoirisation )> des bâti-
portefeuille ministériel. I1 disparaît assez vite de la scène poli- ments publics : sur la place de la mairie, on proclame la (( Répu-
tique ivoirienne et meurt quelques années plus tard. De surcroît blique d’Eburnie )) et on dresse un nouveau drapeau.
assez peu de rcpréscntants du monde bété participent aux divers Mais très vite les événements vont prendre une tournure plus
gouvernements qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui. dramatique ; d’abord intervient la gendarmerie de Gagnoa :
En milieu rural, les vagues migratoires en direction du pays premiers coups de feu et premières victimes. Puis l’armée, qui
bété connaissent une nouvelle expansion ; s’y installent massi- investit et quadrille systématiquement la ville. Mais la répres-
sion ne s’achève pas là : elle se poursuit dans les villages et can-
vement des ressortissants baoulé qui par leur stratégie spécifi-
tons où s’est fomentée la rébellion, c’est-&dire dans le Paccolo,
que relancent le mouvement de ccssion de terres.
le Zabia et le Guébié. 11 est difficile aujourd’hui d’établir un
Fidèle à son passé récent, la région de Gagnoa, durant ces bilan, et aucune estimation officielle n’a été faite à ce sujet :
premières années d’indépendance, est le théâtre de multiples selon les uns il est de quelques dizaines, selon les autres de plu-
incidents entre autochtones et allochtones. En outre, lors du sieurs centaines, voire plusieurs milliers de victimes. La seule
pseudo-coup d’Etat de 1963 (montrant que les options choisies donnée que l’on puisse fournir avec précision est celle relative
par IC chef de 1’Etat ivoirien étaicnt loin de faire l’unanimité)
28. Ces trois cantons mitoyens, situés au sud et l’est de Gagnoa, correspon-
27. En tete desquels figu_re Houphouct-Uoigny. dent A trois tribus.

80 .81
les OPtP : ittie création coloniale

au nombre d’individus arrêtés, soit environ deux cents (leur pro- d’une augmentation spectaculaire des prix des cultures d’expor-
cès a eu lieu en 1976, et par souci d’apaisement ils ont presque tation payés au producteur (de 180 CFA ils devaient passer
tous été libérés). Quant à Nragbé Kragbé, la rumeur publique à 500 CFA), mais aussi I’exigencc du départ des étrangers ins-
a longtemps prétendu qu’il avait réussi à s’échapper, mais il est tallés en pays beté. L’idéologie d’autochtonie trouve donc ici
à peu pres établi que quelques jours après la rébcllion il fut griè- (du moins sur le papier D) son expression la plus nette.
vement blessé par les militaires et mourut lors de son transport Par ailleurs était mentionnée également sur ce tract la compo-
à l’hôpital. Il n’est pas dans notre propos de porter u n juge- sition du gouverneFent de cette (( nouvelle République )) (son
ment sur I’événemcnt lui-mtme ; disons simplement que ce qui (( président )) devait être bien évidemment Nragbé Kragbé, lui-
est apparu comme un exercice plutôt excessif de la <( violence meme, et la plupart des ministres originaires du pays beté). Au-
légitime >) traduit, semble-t-il, la crainte mal contrôlée au sein delà de cette étrange fascination du pouvoir politique montrant
des instances dirigeantes que cette rébellion, très localisée et pour qu’à peine commencée la rébellion se métamorphose déjà en
le moins naïve dans sa réalisation, ne fasse tache d’huile, n’en- appareil d’Etat, cette (( République )) est censée regrouper la
traîne derrière elle d’autres groupes beté ou d’autres popula- plupart des populations de l’Ouest ivoirien. La conscience eth-
tions de l’Ouest ivoirien. A moins que le pouvoir (qui aurait nique devient ainsi mouvement régionaliste ; ou plutôt, dans
sans nul doute pu arrêter IC cours des choses dès Ics premières cette aspiration clairement séparatiste, les Beté sous la houlette
réunions) ait cru bon de laisser se développer la rébellion pour de leur (( avant-garde )) (région de Gagnoa) sont propulsés chefs
mieux en dénoncer le caractère ethnique et occulter ainsi son de file d’une vaste région dont les diverses populations parta-
contenu proprement politique. gent avec ces derniers toute une série de caractéristiques : des
Malgré ses aspirations régionalistes (la (( République d’Ebur- références précoloniales (une organisation sociale similaire, des
nie N désignant grossièrement l’Ouest ivoirien), la révolte est processus de peuplement se recoupant parfois, des réseaux
restée limitée aux trois cantons susnommés ; seuls quelques indi- d’échanges, etc.), mais surtout une colonisation tardive par rap-
vidus originaires des cantons voisins se sont joints au mouve- port au reste du pays, une économie de plantation fondée sur
ment. De plus, les villages et les ressortissants de cette fraction la petite exploitation, un territoire qui est devenu centre d’at-
des Beté de Gagnoa n’y ont pas tous participé ; d’aucuns ont traction pour des dizaines de milliers d’immigrants ; enfin mar-
refusé de prendre part à une entreprise jugée aventureuse. Tou- quées par des oppositions locales au RDA, et malgré la présence
tefois IC caractère très circonscrit de la révolte met en lumière en leur sein de nombreux cadres et intellectuels, ces populations
certains phénomènes analysés plus haut. Le personnage de de l’Ouest ivoirien n’ont guère de représentants dignes de ce
Nragbé Kragbé qui est au cœur de I’événement condense en une nom au niveau du pouvoir d’Etat.
figure-limite la question des doubles villageois ; il montre En bref, la (( République d’Eburnie )) nomme en une synthèse
concrètement comment la conscience ethnique, cristallisée chimérique l’ensemble des déterminations, identifiées plus haut ;
autour d’une opposition et d’une visée politiques, est médiati- ou plutôt elle les efface symboliquement, s’appliquant à accom-
sée par les appartenances tribales et villageoises, par les liens plir jusqu’au bout, jusqu’à l’acte subversif, les velléités de
ou réseaux de parenté, bref par la sphère du particulier. Nragbé l’idéologie d’autochtonie.
Kragbé tout en interpellant un vaste ensemble - le pays bété, Malgré cet appel à I’extcnsion du mouvement, la rébellion
voire l’Ouest ivoirien - prend appui sur sa base ruralc immé- resta isolée, et fut durement réprimée Ià oh précisément elle prit
diate. I1 est en cffct originaire du Guébié et les trois cantons naissance. Toutefois la répression entraîna des incidents spo-
impliqués ont dcpuis I’époquc précoloniale d’intenses relations radiques cntre autochtones et allochtones (notamment entre Beté
sociales. Par cc tremplin il peut prétcndre globaliscr les problè- et Baoulé) dans la région de Gagnoa, et une manifestation sur
mes et récuser la légitimité du pouvoir d’Etat ivoirien. Lors de le campus d’Abidjan témoigna de la solidarité de certains
la fugitivc proclamation de la République d’Eburnie D, les milieux étudiants.
rcbclles ont distribué un tract sur lequel figuraient la promesse Ces événements de 1970 nous invitent à conclure sur le fait
82 83
les &I& : une crParion coloniale

ethnique bété. En tant que tels, ils sont l’expression manifeste J.-P. (1981)’
DOZON (( Les métamorphoses urbaines d’un dou-

d’un ethnisme, voire d’un tribalisme (puisque seules quelques ble villageois )), Cahiers d’études africaines, 81-83 XXI, 13.
tribus y ont pris part) ; cela dit, nous les avons présentés et (1985) La Société béré :ethnicité er histoire, Paris, Karthala.
analysés non point comme le surgissement au cœur de la moder- GNOBO:Z.(19809, Les Echanges dans la région de Daloa du
nité ivoirienne d’un archaïsme, mais comme le produit d’une inilicu du X I X ~siècle à 1936, thèse de 3‘ cycle.
histoire récente au cours de laquelle de multiples facteurs, admi- MEILLASSOUX C . (1964)’ Anthropologie écononiique des Couro
nistratifs, konomiques, politiques se sont conjugués et ont éla- de Côte-d’Ivoire.5De I’économie de subsistance Ci I’agricul-
boré l’ethnicité bété ; le recours aux valeurs traditionnelles, aux ture cornmerciale‘, Paris, Mouton.
références précoloniales en rassemblant la société beté dans sa PAULME D. (1963)’ Une société de Côte-d’Ivoire d’hier et d’au-
différence culturelle, constitue une manière privilégiée de rap- jourd’hui :les Bété, Paris, Mouton.
peler les linéaments de cette histoire ; et je sens de l’identité bété, RAULINH. (1957)’ Mission d’étude des groupenients immigrés
bien loin de se perdre ou de s’enfermer dans le cadre ethnique, en Côte-d’Ivoire, fasc. 3, Paris, ORSTOM.
prend finalement une dimension proprement ivoirienne. SURET-CANALE J. (1972)’ De la colonisation aux indépendances
Au demeurant, il est insuffisant de figer ces événements dans 1945-1960, Ed. Sociales.
une perspective étroitement causale. Eux-mêmes Forgent I’his- TERRAY E. (1969)’ (t L’organisation sociale des Dida de Côte-
toire. La rébellion de Gagnoa a renforcé l’ethnie beté dans son - d’Ivoire n, Annales de l’université d’Abidjan, série F.
rôle de groupe virtuellement oppositionnel, et les rumeurs qui TCTY GAUZEL. (1969), (( Contribution à l’histoire du peuple-
circulent ici et Ià 2i son endroit amplifient le mouvement de I’eth- ment en Côte-d’Ivoire )), Annales de l’université d’Abidjan,
nicité. En outre, le vague essai de coup d’Etat de 1973 (fomenté Série F.
par des militaires) n’est pas sans relation avec cette rébellion. THOMA” G. (1901)’ (< A la Côte-d’Ivoire : le Sassandra D,
Nous ne saurions imaginer un scénario du futur ivoirien ; Bullerin du Cotnité d’Afrique franqaise. (1903) De Sassan-
l’exercice est trop hasardeux et la question ethnique bété est loin dra à Séguéla D, Journal des voyages, XIV.
d’épuiser l’ensemble de la situation sociopolitique ivoirienne.
On peut cependant suggérer que par son exemplarité elle
renforce l’interrogation qui se fait de plus en plus jour sur I’ave-
nir du régime, en l’occurrence sur I’cc après-Houphouët-
Boigny B.

RCfCrences bibliographiques

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au cœur de l’ethnie
ethnies, tribalisme et état en afrique

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