Des Mythes Politiques

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des mythes

politiques
isbn : 978-2-84952-087-1
© Éditions imago, 2010
7 rue suger, 75006 Paris
Tél : 01-46-33-15-33
e-mail : [email protected]
site internet : www.editions-imago.fr
des mythes
politiques

sous la direction de
Frédéric monneyron et antigone mouchtouris

auzas éditeurs
remerciements

Ce livre est issu du colloque « Mythes politiques », organisé


par Frédéric Monneyron et Antigone Mouchtouris à l’Université
de Perpignan-Via Domitia les 24 et 25 septembre 2008. Sa mise
en place et sa tenue n’auraient pu être possibles sans l’aide
apportée par Amandine Coche et Florence Micolau. Qu’elles
soient ici remerciées.
Avant-propos
FrÉdÉric Monneyron

Voici vingt-cinq ans un article d’une importante revue littéraire


française s’intitulait : « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire 1 ? »
L’auteur de cet article témoignait, en interrogeant ainsi l’existence
du mythe en littérature, de la confusion qui régnait dans la critique
littéraire après une décennie d’analyses hâtives et anarchiques.
sans doute, en ce qui concerne le mythe, le champ du politique a-
t-il suscité moins d’engouement et, en tout cas, moins de précipi-
tation que celui de la littérature et, à l’évidence, il n’y règne pas et
n’y a jamais régné la confusion qui régnait alors dans ce dernier.
il ne saurait être inutile, malgré tout, de se poser la question :
qu’est-ce qu’un mythe politique ? et de tenter, sinon de proposer
quelques définitions, du moins de cerner sa spécificité. selon une
perspective différente toutefois, car les champs de la littérature et
du politique ne sont pas sur le même plan, le premier étant un
véhicule souvent obligé du mythe et, par conséquent, un conser-
vatoire privilégié, tandis que le second en apparaît plutôt comme
une dimension particulière.
Pour y parvenir, il convient toutefois de se placer tout d’abord
dans une perspective plus large, qu’appelait Ph. sellier, celle des
études sur l’imaginaire en général et des mythes en particulier,
initiée il y a maintenant quarante ans par Gilbert durand.
en proposant une analyse philosophiquement et méthodologi-
quement cohérente des mythes, la perspective durandienne
semble, en effet, pouvoir être l’objet d’un large consensus. Mais,
puisqu’elle entend montrer que ce n’est pas l’histoire qui est le
module du mythe mais « le mythe qui est le module de l’histoire 2 »,
8 des MyThes PoLiTiQues

elle ne manque pas de soulever aussi une question d’importance.


dans l’immense réservoir de mythes à la disposition du cher-
cheur, lesquels privilégier ? Quand bien même on s’en tiendrait
à la civilisation occidentale, la tâche a de quoi décourager et
désorienter d’emblée de nombreuses bonnes volontés. cependant,
puisque, dans le mythe, « les symboles se résolvent en mots et les
archétypes en idées », il importe de se demander quel discours
tient cette « esquisse de rationalisation ».
Plus simplement, de quoi le mythe parle-t-il ? Quels sont les
grands thèmes sur lesquels s’articule la pensée mythique ? outre
celui des origines de l’homme, celui de ses relations avec
l’invisible, de ses peurs et de son destin, trois domaines — que
les hypothèses de claude Lévi-strauss concernant le passage de
la nature à la culture permettent de fonder théoriquement 3 et sur
lesquels les sociologues s’accordent le plus souvent 4— semblent
particulièrement réfractaires à toute tentative de rationalisation et
de sécularisation : la sexualité, l’alimentation et l’origine des
peuples ou la fondation des nations.
ce dernier domaine se distingue des deux précédents en ce
qu’il apparaît beaucoup moins stable. Alors que la sexualité et
l’alimentation n’autorisent guère, pour ce qui concerne en tout
cas le monde occidental, d’additions à leur « cartographie psy-
chologique et symbolique 5 » et montrent une belle stabilité,
celui-ci apparaît, en effet, comme plus contingent car beaucoup
plus lié aux circonstances historiques et au contexte sociocultu-
rel. on peut observer en effet trois facteurs d’instabilité : 1) un
changement idéologique qui, comme le christianisme, rend
caducs les mythes cosmogoniques identifiant les grandes ethnies
européennes de l’Antiquité en les remplaçant par un mythe d’ori-
gine universel ; 2) les conquêtes militaires et les migrations qui,
en mélangeant les populations et en bouleversant la composition
ethnique initiale, amènent la disparition de certains mythes d’ori-
gine ou leur recouvrement par d’autres ; 3) l’image qu’un peuple
veut se donner de lui-même et l’ambition qu’il manifeste l’amè-
nent enfin à se placer parfois sous une ascendance imaginaire.
une telle instabilité entraîne une grande prolifération de mythes
qui souligne la nécessité d’une refondation et pose aussi bien des
questions.
Avant-propos 9

de fait, le fondement mythique indispensable à la formulation


des règles de la vie d’une collectivité (alimentation, sexualité)
peut paraître moins nécessaire dans les sociétés modernes. Le
passage d’une société holiste, où importent plus les relations des
individus entre eux que les individus en eux-mêmes, où « la
valeur se trouve dans la société comme un tout 6 », à une société
individualiste, où « l’individu est la valeur suprême 7 », n’engage
pas en effet à considérer qu’une prégnance mythique puisse se
maintenir. Pourtant la simple observation montre à quel point
dans l’acte de fondation des formes nationales modernes — qui
s’articulent autour de l’individu et du territoire — la dimension
mythique reste importante. À cela, on peut avancer deux rai-
sons. d’une part, tout en appartenant au camp des pays modelés
par l’individualisme occidental dont elles affichent les prin-
cipes, bien des nations européennes gardent dans leurs structures
sociales et idéologiques des éléments holistes qui coexistent
avec des éléments plus modernes. d’autre part, quand bien
même les nations concernées s’organiseraient totalement autour
de l’individu, le geste premier de fondation, celui autorisant et
fondant la vie collective, ne peut être qu’un geste holiste qui
trouve dans le mythe son vecteur essentiel.
Plutôt que de penser avec Lévi-strauss que « rien ne res-
semble plus à la pensée mythique que les idéologies poli-
tiques 8 » ou que « ce que les mythes font pour les sociétés sans
écriture, c’est le rôle que notre civilisation prête à l’histoire 9 » et
de prôner une équivalence de fonctions, résultat d’une rupture,
il me semble, en effet, intellectuellement plus fécond de mettre
l’accent sur la continuité. L’histoire et l’idéologie sont les habits
modernes dont se pare le mythe, respectivement pour faire le
récit des origines — et parfois du destin — de la Gemeinschaft
qui est censée être à l’origine de la nation, et pour livrer les
formes sur lesquelles reposera la Gesellschaft.
il ne fait guère de doute que ces mythes d’origine et de fon-
dation nationale, qui trouvent dans l’histoire et l’idéologie leurs
formes modernes — et tout à la fois se trouvent occultés par
elles —, constituent pour le moins, quand ils ne se confondraient
pas totalement avec eux, la matière première de ce qu’on peut
appeler les mythes politiques. Matière première, car comme ils
10 des MyThes PoLiTiQues

se suffisent rarement à eux-mêmes, ils s’élargissent bien vite en


des constellations plus vastes. non seulement ils accueillent et
s’adjoignent des mythes qui leur sont initialement extrinsèques,
comme ceux de l’âge d’or ou du paradis perdu, mais dès qu’il
est question d’une nouvelle forme de fondation, supranationale,
par exemple, ou dès qu’il s’agit de réaffirmer une identité, ils se
redéploient en de nouveaux mythes de fondation qui proposent
autant de modèles politiques pour l’avenir. Accompagnant les
mythes proprement dits, c’est aussi toute une galerie de person-
nages historiques divers ou un riche ensemble de symboles ou
d’archétypes qui sont susceptibles d’intégrer un discours mythique
ou, quand ils ne l’intègrent pas, se développent en sa marge pour
constituer une mythologie politique à part entière.
ce sont ces constellations mythiques et mythologiques com-
plexes que cet ouvrage se donne pour but d’explorer. certes, il
ne prétend pas fournir une analyse définitive ni proposer un
ensemble d’illustrations totalement significatives — l’exhausti-
vité est d’ailleurs parfaitement illusoire dans ce domaine —
mais, plus modestement, et plus pratiquement aussi, il a cherché
à donner des lignes de forces à une réflexion sur les mythes poli-
tiques. Ainsi, après un chapitre introductif qui interroge les rela-
tions qu’entretiennent les mythologies politiques avec les
identités collectives, il propose successivement une analyse de
d’une fondation et d’une identité mythiques avec, pour exemples,
la Grèce ancienne et la confédération helvétique ; celle de trois
modèles mythiques, rome, le traité de l’Élysée, et le Kosovo,
qui concernent respectivement l’occident, l’europe et les
balkans ; puis celle d’un personnage historique spécifique, le
général de Gaulle, propre à être mythifié, et d’un ensemble de
héros dont le possible retour ou l’éventuelle résurrection devient
un motif mythique. enfin, les deux derniers chapitres s’attardent
sur la symbolique politique en général et les processus de sym-
bolisation et de désymbolisation qui, dans l’actualité récente,
ont pu toucher certains membres de la classe politique française.
Avant-propos 11

noTes

1. Ph. sellier, « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? » in Littérature 55, 1984.


2. G. durand, Figures mythiques et Visages de l’œuvre, berg international,
Paris, 1979, p. 31.
3. cf. pour de plus amples développements : F. Monneyron, La Nation
aujourd’hui. Formes et mythes, L’harmattan, Paris, 2000, pp. 14-16 et Mythes
et Littérature, PuF, Paris, 2002, pp. 87-89.
4. cf. par exemple M. Maffesoli, Essai sur la violence banale et fondatrice,
Librairie des Méridiens, Paris, 1984, p. 68.
5. G. steiner, Les Antigones, Gallimard, Paris, 1986, p. 152.
6. L. dumont, Essais sur l’individualisme, seuil, Paris, 1983, p. 35.
7. Ibid.
8. cl. Lévi-strauss, Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, p. 239.
9. cl. Lévi-strauss, « entretien », Le Nouvel Observateur, 5 juillet 1980.
Introduction
mythologie politique
et identiFications collectives

MArTine XiberrAs

Le champ des mythes politiques à l’intersection du religieux


et du politique est propice à l’échange entre ces deux domaines
solidement constitués, et, par conséquent, apparaît comme extrê-
mement fertile. si l’on se place du côté des idéologies politiques,
il ouvre sur différentes perspectives.
on peut envisager tout d’abord de construire une grande
typologie en fonction des conditions d’émergence historiques et
sociales des idéologies. Quelle généalogie pour ces systèmes de
représentations ? Lesquels auraient pour origine des utopies, les-
quels seraient nés dans des mythes ?
on peut aussi s’interroger sur la forme, comme le fait Karl
Mannheim : comment les utopies se transforment-elles — ou se
referment-elles — en idéologies 1 ? des problématiques centrales,
comme celle de la cohérence analytique de cornélius castoriadis,
mériteraient aussi d’être développées pour les utopies et les
idéologies politiques : comment atteindre la totalité nécessaire
(cohérence logique et fonction sociale de l’utopie) et ne pas se
fermer en système clos de représentations, qui aurait pour
corrélat social le régime totalitaire ?
il reste encore à poser des questions plus concrètes, comme
celles de Max Weber : quelles sont les conditions de forme et
de cohérence des représentations collectives qui permettent
l’émergence d’un chef charismatique — mythe, utopie ou
idéologie 2 ?
14 des MyThes PoLiTiQues

si l’on se place maintenant du côté du champ du religieux et


des nouvelles religiosités, ce sont d’autres questions qui sont
soulevées, et, en tout premier lieu, la question qui taraude le collège
de sociologie : comment reconnaître le sacré pour des cher-
cheurs rationnels, comment apprécier la fonction d’adhésion ou
de fascination des hommes à leurs croyances ? dans le vaste
domaine des mythes, et des croyances dans le mythe, comment
reconnaître le plus petit élément de sens, et de sens considéré
comme « sacré 3 » ? il reste donc à établir une grammaire du
mythe selon le dessein de l’anthropologie et l’expression de
Gilbert durand 4. La grammaire appliquée à la langue permet
d’organiser les règles qui régissent une langue et les règles des
interactions entre éléments. La grammaire, en s’appliquant au
champ des civilisations, permettra de retrouver le lien continu
qui existe entre les diverses civilisations 5. Ainsi, toutes les
grandes civilisations ne sont pas étrangères les unes aux autres,
mais forment comme un archipel d’îles, ou mieux comme une
syntaxe civilisationnelle, selon l’idée que développe l’historien
Fernand braudel dès 1963 dans son manuel à l’usage des termi-
nales Grammaire des civilisations 6.
Mais interrogeons-nous plus particulièrement sur les points
suivants : comment naissent les représentations collectives ? que
reste-t-il du mythe dans la création de l’utopie collective ? com-
ment s’orchestre le « passage » ou la « conversion » des mythes
aux utopies ou aux idéologies politiques ? et je m’appuierai pour
cela sur l’ouvrage de Jean-Pierre sironneau Métamorphoses du
mythe et de la croyance 7, qui esquisse tout un ensemble de
réponses quant au rôle du mythe dans le processus et la fondation
de l’identification collective. Les phénomènes de « transferts de
sacré », notamment des sphères du religieux au politique, per-
mettent de montrer comment la pensée mythique reste une
dimension inhérente — et nécessaire — à la construction des
identités individuelle et collective. Les phénomènes de « religion
politique », ou « religion civile », amènent à redéfinir les pro-
priétés de l’identité individuelle et collective. L’analyse du
système de mythologie politique sera prétexte à exposer la notion
méthodologique de « mythème », ou de trace mythique, comme
potentiel de croyance.
Mythologie politique et identifications collectives 15

Une religion politique ?

Le concept de religion politique, ou même de religion civile


ou civique, est déjà ancien en sciences humaines, où il demeure
associé à cette idée de « potentiel mythologique » contenu dans
les idéologies, y compris rationnelles ou se voulant telles. Max
Weber insiste sur les Ersatz-Religionen, ou religions de rempla-
cement ; raymond Aron 8 définit les « religions séculières »
comme « les doctrines qui prennent dans les âmes de nos
contemporains la place de la foi évanouie ». Tel le socialisme, à
la fois religion et antireligion, puisqu’il ramène concrètement
sur terre une forme de l’espérance religieuse.
Le premier, en 1938, eric Voegelin 9, considère ainsi des phé-
nomènes récents comme le national-socialisme, le fascisme ita-
lien, le bolchevisme. il montre le potentiel religieux de ces
idéologies politiques, leur lien avec le processus typiquement
moderne de la sécularisation, le développement de l’individua-
lisme et du subjectivisme, et il appelle « révolte égophanique de
l’occident » ce repli de l’homme sur son ego, désormais seule
expérience fondamentale de l’humain.
Aujourd’hui le terme de « religion séculière » ou de religio-
sité séculière, défini par Albert Piette 10, désigne bien ces mul-
tiples formes de la dissémination du religieux, déguisé et
invisible, dans la culture contemporaine : la politique, le sport,
la science, l’école, la musique rock, le show-business, le cinéma,
l’art, la médecine, les techniques de développement corporel…
or, pour Jean-Jacques rousseau 11, le terme de « religion civile »
désignait déjà comment la nouvelle société, fondée sur le contrat
social, pourrait maintenir un reliquat de religiosité. La religion
civile permet de conserver les vieux dogmes, comme la croyance
en l’existence de dieu ou la survie de l’âme. Mais elle a surtout
une fonction d’intégration sociale, car elle développe — et
entretient — le sentiment de « sociabilité ». elle reste donc utile
à la république d’autant plus qu’elle inspire une morale civique,
c’est-à-dire l’obéissance aux lois et le dévouement à la collecti-
vité jusqu’au sacrifice de sa vie.
16 des MyThes PoLiTiQues

Les « transferts de sacré » :


des sphères du religieux au politique

il semble donc impossible de nier l’existence d’un « transfert


de sacralité » de la sphère du religieux à la sphère du politique
dans un certain nombre d’idéologies ou de mouvements poli-
tiques, en europe, depuis deux siècles. ce mouvement est
esquissé par Georges sorel, Wilfredo Pareto, edgar Morin avec
les « religions de salut terrestre », et par Julien Freund. Les
« idéologies du salut » ont ouvert la voie 12.
depuis deux siècles de modernité triomphante, les récits
« mythico-idéologiques » assurent ce rôle fondamental de narra-
tion et de fonction identificatoire pour les sujets collectifs, que
les mythes traditionnels fondateurs prenaient en charge autrefois.
Ainsi dans l’idée de l’État-nation, la nation a pris une dimension
plus politique, et désigne une communauté de citoyens liés par
une volonté politique de vivre ensemble, et par une histoire com-
mune 13. L’idée de nation a donc progressivement perdu la conno-
tation ethnique qu’elle détenait encore au Moyen âge.
Mais ces nouveaux récits mythico-idéologiques, du fait de la
sécularisation et de l’affaiblissement du rôle de la religion, n’ont
pas eu l’impact des vieux récits fondateurs, dans la définition de
l’identité collective 14. berger et Luckmann constatent que la reli-
gion est devenue affaire privée. Pour Luckmann, l’identité reli-
gieuse et l’identité sociale sont des phénomènes privés choisis
selon des préférences subjectives. Mais, dit-il, en se retirant dans
la sphère privée, la religion gagne en liberté, et tend à se répandre
dans le monde sous une forme « déguisée » ou invisible 15. il ne
resterait que des « transcendances moyennes », constituées par
les « traces mythiques que l’on peut déceler dans les idéologies
politiques de notre temps », « traces mythiques qui peuvent à
l’occasion recréer un nouveau système englobant de significa-
tions, et, à ce titre, jouer un rôle dans la constitution d’une nou-
velle identité collective 16 ».
ces transferts de sacré ou de sacralité ont donc été plusieurs
fois observés et décrits. Principalement au niveau des rituels 17,
mais aussi au niveau de l’analyse des mythes politiques, notam-
Mythologie politique et identifications collectives 17

ment occidentaux, qui nous occupe. dans la vaste aire culturelle


occidentale, le potentiel mythique de la valeur du « salut »
semble répondre à un puissant appel d’identification. La valeur
de « salut », toujours chargée d’une sacralité invisible, a pris le
relais des mythes fondateurs des cités et des peuples, pour fonder
des récits dans le domaine politique, tout en adoptant une appa-
rence plus rationnelle. il existe donc des valeurs ou mythèmes
particuliers qui peuvent effectuer ces transferts, ces sauts du
domaine religieux au domaine politique, tout en conservant des
traces de sacralité.
La même question est posée par danièle hervieu-Léger lors-
qu’elle examine les visages contemporains des religiosités 18.
selon la perspective théorique avec laquelle on envisage ces phé-
nomènes, il est possible de les classer ou non dans les phé-
nomènes religieux. L’approche phénoménologique privilégie une
définition substantive de la religion : elle s’attache au contenu
des croyances, mais elle exclut dès lors toutes les religions sécu-
lières ou politiques de son champ d’analyse. L’approche fonc-
tionnaliste de la religion leur oppose une définition, qui prend en
compte les fonctions de la religion dans la vie sociale, notam-
ment son rôle de reliance. elle permet ainsi d’observer un
« transfert de sacralité », une sécularisation du sacré dans la vie
quotidienne 19.

Mythe et processus d’identification individuelle


et collective

La définition de l’identité individuelle implique la mise en


articulation de différents niveaux et plans de réalité. L’identité
n’est jamais unidimensionnelle, mais elle articule des identités
ou dimensions multiples, notamment les dimensions familiale,
ethnique, religieuse, professionnelle, de classe, de sexe, d’âge.
de plus, la sociologie nous a appris à distinguer l’identité selon
le groupe de sociabilité-base dans lequel elle s’est forgée, résul-
tant de la socialité primaire (famille, groupe de travail, village,
quartier, cité), et celle résultant de la socialité secondaire (eth-
nique, religieuse, nationale) selon les niveaux d’échelle distin-
18 des MyThes PoLiTiQues

gués 20. chaque personne vit en même temps ces multiples


appartenances qui peuvent donc donner lieu à des conflits ou à
des tensions internes. chaque personne opère entre ses identités
multiples, comme entre différents niveaux de réalité, des « tran-
sactions » de toutes sortes. L’identité n’est pas purement per-
sonnelle, elle s’inscrit dans une relation interactive avec autrui,
et dans « une confrontation avec les modèles culturels 21 »
ambiants et environnants.
L’identité détient donc un caractère pluridimensionnel et his-
torique qui « se construit progressivement et conflictuellement
dans la relation d’un individu avec son monde environnant 22 ».
c’est ce que traduit la notion de trajet anthropologique de
Gilbert durand, cet incessant échange entre le sujet et ses pul-
sions intimes, le monde environnant et ses contraintes objec-
tives. berger et Luckmann confirment bien que le processus de
construction identitaire se laisse toujours décrire comme un va-
et-vient dialectique qui parcourt la relation sujet/monde. d’un
côté, les mécanismes d’intériorisation par lesquels le sujet s’ins-
crit durablement dans le monde comme réalité objective, de
l’autre les mécanismes d’objectivation qui permettent au sujet
monde d’appréhender le monde comme une réalité subjective
mais partagée 23.
Paul ricœur, quant à lui, distingue l’identité idem et l’identité
ipse, pour décrire la permanence de l’« être collectif » à travers
des changements incessants. cette complexité inhérente à
l’identité suppose une herméneutique de soi, c’est-à-dire un
« travail narratif susceptible de configurer un sens », un travail
interprétatif 24. d’où le caractère « narratif » inhérent de l’iden-
tité individuelle et de l’identité collective.
L’identité se construit à partir de récits successifs produisant
un récit stable pour un présent donné et faisant émerger une réa-
lité clairement définie dans une potentialité mouvante. comme
dans tout processus mythopoïétique, pour un individu qui
devient sujet, ou pour un groupe qui, à son tour, devient sujet
collectif, un élément mythique favorise la création — poïesis —
d’un récit fondateur. Ainsi, c’est bien « le sujet collectif » que
forment un groupe, une nation ou un peuple, qui élabore une
identité collective en un récit unifié, par une série d’interpréta-
Mythologie politique et identifications collectives 19

tions successives : « en se racontant, il [le peuple] acquiert une


identité propre 25. »
L’identité des peuples s’est ainsi construite progressivement,
à travers des récits collectifs structurés en « mille-feuilles »,
superposés et imprégnés : « les mythes successifs de fondation,
les légendes, sans oublier l’histoire mythologisée, qui, en
occident surtout, depuis le Moyen âge contribue à former la
conscience collective des peuples. » L’identité nationale ne se
construit donc pas sur un seul souvenir commémoratif, un seul
événement fondateur, ou un grand personnage, mais sans doute
sur plusieurs. Ainsi, il n’existe pas l’idée d’une « France éter-
nelle », mais une image qui évolue : « l’identitaire n’est pas
l’identique », des réaménagements successifs interviennent dans
l’idée qu’une collectivité se fait d’elle-même 26. À côté, et à tra-
vers l’identité idem, l’identité ipse reste bien en constante réali-
sation de soi, comme l’a souligné ricœur 27.
Les mythes fondateurs des nations modernes, tout d’abord
idéologies nées dans la fougue collective, ont fini par former des
religions politiques d’apparence plus rationnelle. La nation
moderne a tout d’abord réussi à regrouper des ethnies, des
langues, des groupes sociaux multiples, unifiés dans une com-
munauté politique d’un type nouveau, la nation, se représentant
leur origine à travers un seul récit fondateur. ce processus de
construction du « soi » individuel ou collectif comporte plu-
sieurs récits qui se surdéterminent, parfois se combattent, mais
qui forment, dans le temps, une « conscience d’appartenance »
relativement homogène. napoléon s’écrie ainsi : « J’assume tout
de clovis à robespierre 28. »

Le mythe fondateur de la Révolution française

Pour illustrer le potentiel mythique de l’idéologie politique, et


sa fonction d’identification collective, Jean-Pierre sironneau ana-
lyse l’exemple de la période jacobine de la révolution française 29.
comme l’avait entrevu rousseau, la religion civile conserve des
« dogmes », ou une théorie équivalente dans sa forme d’adhésion,
fondée sur des croyances, et qui nécessite des pratiques rituelles,
20 des MyThes PoLiTiQues

et donc l’invention d’un culte politique 30. un texte de boissy


d’Anglas souligne combien la république se doit d’avoir sa propre
religion, ses cérémonies, ses fêtes, ses prières, ses chants, son
livre, son catéchisme, son calendrier… et « le temps rendra reli-
gieux et sacrés nos institutions et nos usages » nouveaux.
Au niveau du contenu du dogme, la nouvelle « religion natu-
relle » est comme un culte rendu non plus à dieu, mais à l’Être
suprême, défini tour à tour comme l’humanité, l’immortalité de
l’âme, ou la nature elle-même. Pour robespierre, en effet, la
religion universelle reste sans conteste un culte de la nature,
légitimé par le décret du 18 floréal, an ii. ce culte patriotique
prévoit de grandes fêtes verdoyantes et grandioses comme dans
les représentations du peintre david, et donne lieu à un mouve-
ment qui est appelé la « Théophilanthropie 31 ».
cet exemple illustre à merveille l’application du mécanisme
de « transfert de sacré » du religieux au politique. où réside le
« potentiel religieux » à l’œuvre dans le vaste ensemble mytho-
logique du récit de la révolution française ? un même potentiel
religieux émane du champ politique, encore repéré par
durkheim à la fin du XiXe siècle, pour toutes les périodes d’ef-
fervescence sociale, comme une sorte d’« aptitude de la société
à s’ériger en dieu ou à créer des dieux 32 ». Ainsi, « sous l’in-
fluence de l’enthousiasme général, des choses, purement laïques
par nature, furent transformées par l’opinion publique en choses
sacrées : c’est la Patrie, la Liberté, la raison 33 », transfigurées
par la philosophie des Lumières et par les Jacobins en des
valeurs et principes universels et sacrés.
c’est aussi l’hypothèse centrale de l’historien François Furet :
le jacobinisme est la forme achevée d’un type de pensée qui
s’expérimente en une forme d’organisation politique et sociale,
qui s’est répandue en France dans la deuxième moitié du XViiie siècle,
et qu’il appelle « société de pensée 34 ». Les sociétés de pensée
viennent combler un manque, une désagrégation de l’ancienne
société traditionnelle « holiste », l’effritement et la décadence des
anciennes solidarités corporatives et de l’autorité traditionnelle.
La société de pensée n’a pas pour but d’agir ou de représenter,
mais de dégager entre ses membres et par la discussion une opi-
nion commune, un consensus. elle est un instrument à fabriquer
Mythologie politique et identifications collectives 21

de l’opinion unanime, une opinion consensuelle, une philosophie


et une volonté d’agir commune, une volonté générale.
Formés au sein de « cercles et sociétés littéraires, loges maçon-
niques, académies, clubs patriotiques ou culturels [qui] en sont les
différentes manifestations 35 », les révolutionnaires de 89 rêvent
tout d’abord de nouvelles valeurs. Première valeur centrale, règle
ou principe de base de tout le nouvel édifice idéologique : la
citoyenneté. La démocratie égalise les individus/citoyens, mais
dans un droit abstrait qui les constitue. La citoyenneté comporte
et définit pour chacun une part de la souveraineté collective ou
populaire qu’il est censé porter — ou supporter ! — et représen-
ter. encore une fois, la démocratie n’est pas encore perçue comme
une égalisation réelle des conditions économiques, mais seule-
ment comme une égalité abstraite dans le droit. néanmoins, les
sociétés de pensée ont constitué une matrice pour l’expérimenta-
tion d’un nouveau rapport politique, pour l’autonomisation de la
pensée et la philosophie sans dieu, pour plus d’égalité et de fra-
ternité dans les liens sociaux. dans les loges, les cercles, les
musées, s’est dessinée une émanation de la « volonté générale »,
telle qu’elle était conceptualisée et définie par rousseau. Le jaco-
binisme apparaît comme la variante française particulière de ce
droit égalitaire abstrait et conceptuel, issu des sociétés littéraires
et philosophiques, contrairement au modèle anglais plus pragma-
tique qui tire son modèle historique du parlement.
La seconde valeur centrale de l’égalité révèle bientôt la hié-
rarchie ou la tyrannie paradoxalement masquée dans l’idéologie
libératrice des droits de l’homme et du citoyen. La société de
pensée est aussi une société philosophique qui permet la « pro-
duction d’une contrainte collective », née au confluent d’un
mécanisme sociologique et d’une nouvelle philosophie de l’in-
dividu. Pourtant, l’addition des volontés libres n’a pas conduit à
une volonté générale souveraine et surtout représentative, telle
que l’avait définie rousseau. Tout au contraire l’idée de souve-
raineté populaire permet d’inventer, puis de créer la « Tyrannie
du social », à partir de 1793, pendant la période historique de la
Terreur, et reste au centre d’une véritable religion invisible,
comme une « part maudite » ou tabou de la révolution française
et de la modernité en général 36.
22 des MyThes PoLiTiQues

en effet, la troisième valeur centrale, la souveraineté populaire,


désigne l’expression de la collectivité par elle-même, ou de la
démocratie pure, ou encore la volonté générale de rousseau, ou
l’ancienne idée grecque du gouvernement du peuple par lui-
même. cette idée, les Jacobins l’élargissent de la cité à l’échelle
de la nation tout entière. elle a trouvé un premier lieu d’expres-
sion dans les sociétés de pensée, qui sont perçues comme « des
sociétés permanentes de discussion, microcosmes supposés, et
interprètes obligés de la société tout court 37 ». Pour l’élargir tech-
niquement à l’échelle de la nation, les révolutionnaires de 89
confient la souveraineté populaire au vote et aux Assemblées. elle
est donc déléguée une première fois conceptuellement selon les
règles fixées par la constitution, et elle restera finalement média-
tisée par des hommes, qui in fine la représenteront. cette « philo-
sophie » reste perçue et désignée comme une « libre-pensée » qui,
en même temps que ces valeurs d’égalité-liberté-fraternité, diffuse
un individualisme non défini comme tel, mais induit et caractérisé
par un rapport « libre » de chacun à ses propres valeurs, et par
l’idée d’une égalité abstraite, que contrediront bientôt les condi-
tions objectives de la compétition sociale dans la société réelle.
néanmoins, ce nouveau système de valeurs cherche à s’in-
carner dans de nouveaux rituels, que les révolutionnaires de 89
tentent de réinventer. ils tentent d’entraîner la réagrégation des
individus atomisés autour d’un nouveau consensus, d’un
« social » encore mal défini, mais tout de suite déifié, ou divi-
nisé dans les cultes patriotes. Le « culte du social » resterait
donc un produit « naturel », une conséquence nécessaire de la
démocratie moderne, une valeur substitut à la transcendance
divine qui lui manque dès sa fondation. Les hommes ont tou-
jours adoré, sous la forme transfigurée des dieux ou des entités
divines, leur propre groupe, collectif ou société 38. en ignorant la
part de transcendance ou de sacré nécessaire à la fondation de
l’ordre social des sociétés traditionnelles, les démocraties
modernes ont comme déplacé et provoqué les transferts de sacré
à d’autres domaines plus profanes de la vie sociale.
Furet propose une hypothèse à la question suivante : pourquoi
la politique démocratique des révolutionnaires de 89 devint-elle
terroriste ? il isole ce qu’il appelle un « saut mythologique », ou
Mythologie politique et identifications collectives 23

un glissement d’idée mais qui contient un même noyau


mythique — un même mythème — qui rend ce glissement
sémantique invisible aux yeux des acteurs qui le portent. Ainsi,
il souligne comment « à travers la volonté générale, le peuple-
roi coïncide désormais mythiquement avec le pouvoir (société
civile = État) ; cette croyance est la (future) matrice du totalita-
risme 39 ». un premier glissement ou transfert de sacré s’effectue
des notions de la souveraineté royale à la souveraineté popu-
laire, conceptualisée par la notion de volonté générale, définie
comme la somme des volontés particulières, réduit au vote de la
société civile, et finalement réduit à l’État. une première substi-
tution s’effectue donc dans l’extension de la notion de « consen-
sus de la société de pensée » à « la société tout court ». une
seconde manipulation s’effectue dans la réduction de ce règne
du consensus civil ou social souverain sur l’État, assuré par des
minorités militantes actives et leurs représentants. Le transfert
de sacré s’effectue dans l’inconscient collectif, des idées aux
minorités qui les portent, puis aux hommes censés les incarner.
L’histoire de la révolution française de 1789 a donc bien pour
fonction sociale d’entretenir ce récit des origines de la république,
comme un nouveau « mythe d’origine » fondateur de la république
et de ses valeurs. c’est pourquoi l’histoire de la révolution reste
soumise à un puissant processus d’identification collective. il y a
donc désormais des histoires royalistes, jacobines, libérales, anar-
chistes ou libertaires de la révolution française. Pourtant, elles
apparaissent toutes comme des histoires de l’identité nationale. La
distance intellectuelle ne semble pas encore possible, tant les rap-
ports de filiation ou de rejet restent fortement attractifs. il faut sans
doute encore attendre le « refroidissement » de l’objet révolution
française pour constituer un peu d’objectivité historique 40. ce
« potentiel religieux », à la fois mythique et rituel de l’idéal répu-
blicain et jacobin de la révolution française, explique ainsi sa
puissance identificatoire pour plusieurs générations d’acteurs col-
lectifs : des républicains français du XiXe siècle aux révolution-
naires russes de la fin du XiXe siècle, du début du XXe siècle et après.

*
24 des MyThes PoLiTiQues

Le plus petit élément qui fait sens dans le mythe religieux ou


politique a été désigné sous le nom de « mythème » par l’ana-
lyse structurale (c. Lévi-strauss) et archétypale (G. durand,
c. G. Jung). Mais il soulève une énième difficulté de dénomina-
tion, dans la mesure où il a été esquissé par bien d’autres sciences
humaines.
L’essence d’une culture, son âme, sa mise en forme, s’orga-
nise autour d’un symbole primaire, originel, Ursymbol 41, ou
d’un inconscient collectif archaïque, Urgründ 42. et l’image du
monde, l’Imago mundi, pourrait permettre de résumer en une
image clé toute la culture d’un peuple. d’un autre côté, les
notions de themata ou de topoï sont préférées par les critiques
littéraires pour désigner ces esquisses de symboles premiers, ces
archétypes à l’œuvre dans les grands textes et les œuvres d’art
en général. Autant de notions, en tout cas, pour décrire le plus
petit élément qui fait sens, mais aucune pour signifier le plus
petit élément qui fait sens et qui contient une trace de sacré, un
« potentiel religieux », si bien qu’il induit une adhésion toute
« naturelle » aux yeux des acteurs. seules les notions de
« schème » ou de « mythème » semblent alors tenir compte et
contenir cette dimension de sacré, indicateur phénoménologique
du « numineux », défini justement comme la première trace du
sacré sauvage, c’est-à-dire non encore institutionnalisé.
ces notions et outils ont été forgés dans une conceptualisation
en contexte de l’anthropologie religieuse. ce sont, en particulier,
les rôles et fonctions du numineux dans le mythe, et donc dans
le mythème, qui ont pu être envisagés sous leur aspect phé-
noménologique comme la première sensation, expression et
définition du sacré. sous son aspect analytique, central dans la
grammaire du mythe comme dans sa fonction d’agrégation des
symboles du mythe entre eux. sous son aspect de potentiel reli-
gieux, et d’indice du degré de croyance ou de fonction d’agré-
gation des hommes à leurs croyances. enfin sous son aspect de
reliance, comme indice ou indicateur de lien social des hommes
entre eux ou degré de solidarité. Mais ces multiples dimensions
du mythe et du mythème ne révèlent par ailleurs que le phé-
nomène bien reconnu de la « contagion du sacré », à des niveaux
multiples de sens.
Mythologie politique et identifications collectives 25

noTes

1. P. Legros, F. Monneyron, J.-b. renard, P. Tacussel, Sociologie de l’ima-


ginaire, Armand colin, Paris, 2006.
2. M. Weber, Œuvres politiques (1895-1919), trad. fr., Albin Michel, Paris,
2004, p. 82 : « Quiconque, par suite d’une croyance vraie ou fausse, d’une
découverte réelle ou imaginaire propagée dans son public, parvient à s’appro-
prier le monopole d’une de ces inventions réelles ou imaginaires, dispose d’un
pouvoir spécial qui l’impose aux autres hommes. »
3. cf. d. hollier, Le Collège de sociologie, Gallimard, Paris, 1979.
4. cf. G. durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et Sociétés, Albin
Michel, Paris, 1996.
5. J.-F. Mattéi, « Fernand braudel et la grammaire des civilisations », in La
Revue des deux mondes, juin 2008.
6. F. braudel, Grammaire des civilisations, (1963), Arthaud, Paris, 1987 ;
Flammarion, Paris, 1993.
7. J.-P. sironneau, Métamorphoses du mythe et de la croyance,
L’harmattan, Paris, 2000.
8. r. Aron, L’Âge des empires et l’Avenir de la France, ed. de la défense
de la France, Paris, 1946.
9. e. Voegelin, Les Religions politiques, trad. fr., cerf, Paris, 1994.
10. A. Piette, Les Religiosités séculières, PuF, Paris, 1993.
11. J.-J. rousseau, Le Contrat social, Garnier, Paris, 1943, « de la religion
civile », pp. 334-335.
12. J.-P. sironneau, Métamorphoses du mythe et de la croyance, op. cit., p. 46.
13. d. schnapper, (dir.), Exclusion au cœur de la cité, Anthropos, Paris, 2000.
14. J.-P. sironneau, Métamorphoses du mythe et de la croyance, op. cit., p. 47.
15. P. berger et T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité,
Méridiens Klincksieck, Paris, 1994 ; T. Luckmann, Die unsichtbare Religion,
suhrkamp, 1991.
16. J.-P. sironneau, Métamorphoses du mythe et de la croyance, op. cit., p.
47.
17. Albert Mathiez sur les cultes nés de la révolution française, Gamm sur
le national-socialisme, christel Lane sur le communisme russe, claude rivière
sur l’ensemble des « liturgies politiques », in J.-P. sironneau, Métamorphoses
du mythe et de la croyance, op. cit., p. 43.
18. d. hervieu-Léger, La Religion pour mémoire, cerf, Paris, 1993.
26 des MyThes PoLiTiQues

19. d. Jeffrey, Jouissance du sacré, Religion et postmodernité, Armand


colin, Paris, 1998.
20. P. berger et T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité, op. cit.
21. J.-P. sironneau, Métamorphoses du mythe et de la croyance, op. cit., p. 45.
22. Ibid.
23. P. berger et T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité, op. cit.
24. J.-P. sironneau, Métamorphoses du mythe et de la croyance, op. cit., p. 46.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. cf. ibid. p. 45 ; P. ricœur, La Symbolique du mal, Aubier, Paris, 1960 ;
article « croyance » in Encyclopedia Universalis.
28. J.-P. sironneau, Métamorphoses du mythe et de la croyance, op. cit., p. 44.
29. Ibid., pp. 48-54.
30. J.-J. rousseau, Le Contrat social, « de la religion civile », op. cit., pp.
334-335.
31. A. Mathiez, La Théophilantropie et le Culte décadaire, ou encore
Études sur Robespierre, ed. sociales, Paris, 1958.
32. e. durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, PuF, Paris,
1979, pp. 305-306.
33. J.-P. sironneau, Métamorphoses du mythe et de la croyance, op. cit., p. 52.
34. F. Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, Paris, 1978, p. 224.
35. Ibid.
36. Ibid. p. 225.
37. Ibid., p. 227.
38. e. durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit.
39. F. Furet, Penser la Révolution française, op. cit., p. 232.
40. Ibid., p. 24.
41. J.-P. sironneau, Métamorphoses du mythe et de la croyance, op. cit., p. 36.
42. cf. G. durand, Introduction à la mythodologie. Mythes et Sociétés, op. cit.
Première partie
Fondations
et identités mythiques
le rôle d’antigone
dans la construction de la PolIs
chez sophocle
AnTiGone MouchTouris

Antigone, telle qu’elle est présentée dans la pièce de sophocle,


a attiré l’attention des commentateurs depuis des siècles. dès
qu’on s’intéresse aux mythes politiques et, plus particulièrement,
au rapport de la loi naturelle et de la loi écrite, cette référence
s’impose. car la trame de cette pièce, au fur et à mesure qu’elle
prend forme, révèle une grande avancée dans ce domaine de la
pensée humaine.
cet intérêt pour l’imposition de la loi naturelle a été capital
au niveau historique, et c’est pour cette raison que la pièce de
sophocle transcende son époque. Le mythe politique qu’in-
carne Antigone est celui de la liberté et du respect des lois
divines éternelles. en effet, la tragédie elle-même est devenue
un mythe, à travers les siècles ; elle s’est imposée comme un
exemple qu’il est nécessaire de comprendre et d’interpréter
pour s’inspirer ou s’interroger sur la construction des rapports
sociaux dans la Polis.
dans cette forme d’expression théâtrale prirent forme des données
fondamentales sur la construction de la Polis. Aristote, dans la
Poétique, signale comment sophocle a construit ses person-
nages : « c’est ainsi que sophocle disait qu’il faisait, quant à lui,
les hommes tels qu’ils doivent être, et euripide tels qu’ils sont. »
et, de fait, l’œuvre traite de sujets quasi éternels et se présente
comme une tragédie dont la construction initiale est basée sur des
éléments contraires et sur des oppositions au niveau du pouvoir ;
30 des MyThes PoLiTiQues

mais elle est aussi remarquable par son intensité dramatique


fondée sur un dépassement des intérêts individuels au profit de
l’application de la justice naturelle. ce terme fut utilisé par
Aristote, en se référant à la justice promue par Antigone.
on a émis l’hypothèse que sophocle, en travaillant cette pièce
de théâtre centrée sur la vanité du pouvoir, avait introduit après
coup le personnage d’Antigone. cela a fait basculer le contenu
d’une simple critique des abus du pouvoir vers une interrogation
fondamentale au niveau de la construction du politique, interro-
gation atemporelle portant plus précisément sur la loi écrite et la
loi non écrite en rapport avec le fondement même de la Polis.
c’est par référence à ce point précis que s’expliquent l’intérêt
et le succès éternels de cette tragédie. L’être humain, notamment
dans les périodes de crise ou de basculement des valeurs, a
besoin de modèles. Les romains ont-ils été inspirés par cette
pièce ? Vraisemblablement. Mais, de manière sûre, nous retrou-
verons cette référence dans le répertoire littéraire occidental à
partir du Xiie siècle avec Le Roman de Thèbes. et la pièce servira
d’exemple pour démontrer la position de l’homme dans la cité,
pour devenir, à partir des XViiie et XiXe siècles, une réelle préoc-
cupation intellectuelle.
chaque période historique se pose des questions sur le
système ou la gestion de la Polis, de même que sur l’investisse-
ment individuel dans les affaires de la cité, puisant ses réponses
dans un répertoire qui a été créé au-delà du temps présent. La
coexistence de plusieurs lectures d’Antigone de sophocle rend
alors la pièce achronique.
Au niveau du contenu, la pièce soulève des questions fonda-
mentales et également des questions secondaires, comme dans
un édifice les murs porteurs qui le portent et les cloisons qui per-
mettent la communication — en l’occurrence la communication
entre les idées, en donnant un sens et une valeur à leur fonction.
À côté de l’idée « mère » de l’œuvre, l’opposition entre loi écrite
et loi non écrite, on peut y trouver des idées et des conduites
complémentaires qui la soutiennent et sans lesquelles elle n’au-
rait pu être développée. Parmi ces idées secondaires se trouvent
le rôle de la femme dans les affaires la cité, celles des rites funé-
raires, des croyances métaphysiques sur les rapports de fratrie,
Le rôle d’Antigone dans la construction de la Polis 31

et le déroulement des actions qui se manifestent dans l’espace


public et privé.
Toute une mythologie contemporaine au sujet de la femme, et
plus particulièrement de son émancipation et de ses droits dans
la cité, s’est développée dans le monde occidental. et cette pers-
pective nous interpelle plus particulièrement, si nous voulons
comprendre comment se construit la femme citoyenne.
reprenons pour cela ce qu’écrivait claude Lévi-strauss dans
Histoire de lynx :

« on joue contre le mythe ; et il ne faudrait pas croire que le


mythe qui nous vient de très loin dans le temps ou dans l’espace n’a
plus à nous offrir qu’une partie périmée. Les mythes ne consistent
pas en parties jouées une fois pour toutes. ils sont inlassables, ils
entament une nouvelle partie chaque fois qu’on les raconte ou qu’on
les lit 1. »

Quels sont alors le rôle et la fonction sociale d’Antigone ?


Quelle lecture pouvons-nous faire de cette œuvre à notre
époque, afin de pouvoir répondre à nos interrogations sur le
monde contemporain ? L’héroïne, Antigone, est une actrice
sociale ; son rôle est d’abord celui de la femme citoyenne par
excellence ; mais il doit également être compris comme une
exhortation à assumer la responsabilité de ses actes. Ainsi nous
pouvons dire que la force de cette pièce réside dans le fait qu’il
y a plusieurs types de préoccupations et plusieurs niveaux de
lecture. La dimension tragique se manifeste sur un fond de
drame familial et un affrontement entre une jeune femme quasi
adolescente et le pouvoir du roi qui est en même temps son
oncle. ces oppositions se révèlent également entre les deux
frères, Polynice et etéocle, à un moindre niveau entre les deux
sœurs, ismène et Antigone, et parallèlement entre créon et
hémon, son fils. ces couples d’oppositions prennent forme dans
l’espace public.
La pièce trouve sa dimension tragique du fait que la trame
s’inscrit sur une toile de fond de conceptions appartenant à l’en-
semble de la communauté, sur une toile de fond qui n’est donc
pas réduite à une histoire familiale. dans une opposition espace
32 des MyThes PoLiTiQues

privé/espace public, les actions des protagonistes sont inscrites


au niveau des individus citoyens. Parallèlement, à travers les
dialogues de créon et ceux d’ismène, nous avons des opposi-
tions de l’ordre masculin et féminin. L’héroïne passe aussi du
statut de femme adolescente à celui de citoyenne. c’est ce que
reconnaît implicitement créon lorsqu’il s’adresse à elle.
Antigone, en faisant appel aux lois divines et en revendiquant
leur suprématie sur les lois humaines, malgré le risque d’être
mise à mort, réussit à imposer un nouvel ordre social dans la
cité. dans le glissement des statuts sociaux provoqué par ses
interlocuteurs, l’adolescente s’affirme pleinement comme
citoyenne. Ainsi en suivant une telle conduite, elle s’implique
pleinement dans les affaires de la cité.
Quant à la construction de la Polis, l’interprétation effectuée
à partir de ces oppositions — espace public et espace privé, ego
individuel et ego collectif, femme et citoyenne — fait apparaître
une nouvelle réalité, la femme citoyenne. À partir du moment où
la femme revendique une place dans la cité, elle est forcément
amenée à s’affirmer dans l’espace public.
Avant d’analyser les dialogues de cette tragédie, j’en présen-
terai la trame d’une façon synthétique. Antigone, une très jeune
femme, est issue du mariage incestueux d’Œdipe et de Jocaste :
sophocle, dans Œdipe à Colonne, l’a choisie pour emmener son
père hors de la ville de Thèbes, vers colonne en Attique. Tout
au long de cette marche, elle prend affectueusement soin de son
père aveugle ; à son retour dans la ville de Thèbes, elle doit
affronter une nouvelle situation. créon, son oncle, a pris le pou-
voir à l’issue de la guerre des sept chefs où les deux frères
d’Antigone, etéocle et Polynice, ont combattu dans deux armées
adverses. Le premier se trouve au côté de créon, tandis que
Polynice soutient l’ennemi de sa patrie, l’armée d’Argos.
Les deux frères finissent par s’entretuer. créon accorde des
funérailles solennelles à celui qui a été son allié, etéocle, et
interdit l’enterrement de son autre neveu, Polynice, qui l’avait
combattu. cette mesure peut être considérée comme une puni-
tion post mortem, l’interdit visant l’invisible, l’âme de Polynice.
selon la croyance grecque, si le corps n’était pas enterré, l’âme
du défunt errait sur terre et ne trouvait pas sa place dans l’au-
Le rôle d’Antigone dans la construction de la Polis 33

delà. L’âme de Polynice est ainsi condamnée à ne pas rejoindre


le monde d’hadès. un châtiment très grave qui provoque néces-
sairement des réactions. Antigone décide de ne pas obéir à
créon et d’enterrer son frère afin que l’âme de Polynice trouve
la paix, que celui-ci puisse rejoindre le monde de l’au-delà et
recevoir les soins de Perséphone.
Les gardiens du corps surprennent Antigone accomplissant son
geste et l’arrêtent. créon la condamne à être enterrée vivante. cela,
malgré les prédictions faites par Tirésias, sur les conséquences
graves d’une telle décision. Le fiancé d’Antigone, hémon, fils de
créon, se suicide, ainsi que sa mère eurydice, femme de créon.
c’est à travers les dialogues des deux sœurs, Antigone et
ismène, que nous saisissons le mieux les différences qui les
séparent, aussi bien dans l’espace public que dans le domaine
privé. Antigone a invité sa sœur hors du palais pour lui parler de
ses projets, sans témoins. en prenant connaissance de ses inten-
tions, ismène est effrayée et manifeste son désaccord :

« isMène : hélas, réfléchis, ma sœur. notre père est mort


réprouvé, déshonoré […]. et voici nos deux frères qui se sont entre-
tués, ne partageant entre eux que la mort, les infortunés !
demeurées seules, nous deux, à présent, ne prévois-tu pas l’affreuse
fin qui nous guette si nous enfreignons la loi, si nous passons outre
aux édits et à la puissance du maître ? n’oublie pas que nous
sommes femmes et que nous n’aurons jamais raison contre des
hommes. Le roi est le roi : il nous faut bien obéir à son ordre, et
peut-être à de plus cruels encore 2. »

ismène se montre accablée par le destin tragique de la famille,


ce qui pourrait justifier sa passivité. elle pense qu’elle ne peut
rien faire ; elle est tellement anéantie qu’elle considère que, quoi
qu’elle fasse, cela n’aura aucun impact. elle se sent donc dans
l’impossibilité d’intervenir et se résigne à son rôle de femme et
de personne soumise aux ordres du roi ; elle a peur du pire ; elle
justifie son impuissance par son statut de femme, incapable de se
battre contre les hommes. elle rappelle ainsi la condition de la
femme — écrasement et impuissance — et utilise des arguments
que l’on peut supposer être ceux de toutes les femmes. elle essaie
34 des MyThes PoLiTiQues

de dissuader Antigone avec des arguments de femme, ceux des


faibles et des non-puissants, ceux du peuple silencieux.
L’opposition entre les deux sœurs va être construite autour
des arguments d’ismène et des contre-arguments d’Antigone. La
première pose la question de l’impossibilité d’agir dans l’espace
public, et plus précisément d’intervenir et de modifier le cours
de l’histoire, simplement parce qu’elle est femme. Antigone ne
répond jamais sur ce registre du genre ; elle s’oppose davantage
à la proposition d’ismène de garder son acte secret :

« AnTiGone : hélas ! Parle au contraire, annonce-le à tout le


monde : je t’en voudrais bien plus de ton silence. »

Antigone invite donc sa sœur à parler, pour que tout le monde


ait connaissance du geste qu’elle va accomplir, geste qui
concerne tout le monde, qui ne doit pas rester dans une sphère
familiale, mais qui doit être connu de tout le peuple de Thèbes
(représenté par le chœur dans la pièce de théâtre). La propaga-
tion de ses intentions est indispensable, son acte doit être connu
par tout le peuple de Thèbes. elle ne désire pas qu’il reste un
secret partagé entre elles. Ainsi, la confrontation d’Antigone au
décret de créon doit devenir publique.
dans le dialogue entre les deux sœurs, nous pouvons donc
distinguer plusieurs niveaux d’oppositions, et en l’occurrence
des couples de domination :

homme vs Femme
 
Femme au foyer vs citoyenne
 
obéissance vs désobéissance
 
caché vs non caché
 
ismène vs Antigone

Antigone situe ses réponses en fonction de la décision qu’elle


a prise. elle a déplacé le dialogue dans une autre sphère : le res-
Le rôle d’Antigone dans la construction de la Polis 35

pect des dieux. L’obéissance aux règles imposées au-delà des


intérêts humains crée ainsi son argumentaire. son acte va rester
dans l’histoire humaine au-delà de la catégorie sexuelle, puisque
n’importe quel individu pourra s’en inspirer et se définir par rap-
port à l’interrogation essentielle de la vie humaine : les lois
divines sont-elles supérieures à celles créées par les humains ?
L’espace public, au sens de topos de circulation, des échanges
et de l’affirmation du pouvoir, est particulièrement bien défini
dans la réponse qu’Antigone va fournir à créon. Ainsi, quand le
roi se retrouvera en face d’elle, il lui rappellera l’interdiction
qu’il avait proclamée :

« crÉon : réponds en peu de mots. connaissais-tu mon édit ?


AnTiGone : comment ne l’aurais-je pas connue ? il était public. »

La décision de créon avait en effet été rendue publique, ce


qui donne une dimension publique à l’acte d’Antigone. nul ne
peut ignorer la volonté d’Antigone de s’opposer à créon. elle
justifie son acte par l’obéissance à la loi divine, et plus particu-
lièrement, à la déesse Thémis. cette déesse de la première géné-
ration règle les sujets de vie et de mort et représente la justice
fondamentale, par rapport à la déesse dikè, qui gère les affaires
des êtres humains dans la vie quotidienne. Antigone se met, par
conséquent, au même niveau que le peuple de Thèbes et affirme,
d’une certaine façon, la position du bien agir :

« AnTiGone : oui, car ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée, et la


Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de
telles parmi les hommes. Je ne croyais pas, certes, que tes édits eus-
sent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois
divines : lois non écrites, celles-là, mais intangibles, ce n’est pas
d’aujourd’hui ni d’hier, c’est depuis l’origine qu’elles sont en
vigueur, et personne ne les a vues naître. Leur désobéir, n’était-ce
point, par un lâche respect pour l’autorité d’un homme, encourir la
rigueur des dieux ? »

dans ces propos, Antigone rappelle aussi que le décret visé


était une création de créon, un décret de circonstances non issu
36 des MyThes PoLiTiQues

de l’assemblée du peuple. elle montre ainsi qu’elle n’est pas


contre une loi promulguée par l’assemblée populaire, dont elle
ne met pas en cause l’existence, mais qu’elle s’oppose à un
décret prononcé par vengeance et s’opposant au respect dû aux
morts.
un tel décret, en effet, ne peut pas remettre en cause les lois
venant des dieux, ce qui serait opposé à la vision grecque du
monde. La conduite d’Antigone renforce ainsi le couple d’op-
positions : éternelle vs éphémère. créon ne répond jamais sur le
fondement de la conduite d’Antigone, il ramène le sujet sur un
autre plan : celui des rapports du pouvoir masculin et féminin,
notamment lorsqu’il est interpellé par son fils hémon :

« en vérité, de nous deux, c’est elle qui serait l’homme si je la


laissais triompher impunément. »

À travers cette réplique au choryphée, créon définit le pou-


voir en fonction du genre. en d’autres termes, il affirme : « Je
suis homme, j’ai le pouvoir. elle non. » Avec ce type d’argu-
ment, il écarte la discussion entamée par Antigone sur la justice
à honorer les morts et sur les rites funèbres. et il essaie de don-
ner une autre signification à son interdiction :

« Moi vivant, ce n’est pas une femme qui fera la loi. »

et, plus loin, face à hémon, il ajoute :

« […] c’est pourquoi notre devoir est de défendre l’ordre et de ne


jamais souffrir qu’une femme ait le dessus. Mieux vaut tomber, s’il
le faut, sous les coups d’un homme que d’être appelé le vaincu
d’une femme. »

créon est ainsi présenté par sophocle comme un personnage


complètement obnubilé par son pouvoir masculin et ne pouvant
donc pas discuter avec Antigone, qu’il récuse comme interlocu-
trice :

« Ah ! vile nature, qu’une femme asservit ! »


Le rôle d’Antigone dans la construction de la Polis 37

et encore :

« nous, nous restons purs de toute souillure en agissant ainsi avec


cette jeune fille. »

À travers les dialogues avec son fils, créon ramène le débat


sur la question des pouvoirs masculin et féminin, empêche
d’une certaine façon son interlocuteur de revenir sur son décret
et l’oblige presque à réfléchir sur son propre point de vue. son
fils hémon conteste le pouvoir tyrannique de son père.
Tout se passe comme si le problème de créon était d’entre-
prendre une bataille homme/femme en écartant toute dimension
politique de ses actes. cette attitude aveugle sa capacité de juge-
ment. sophocle cherche ainsi à nous faire comprendre comment
l’aveuglement nourrit la vanité du pouvoir. il était préférable
pour créon de ramener la conduite d’Antigone à une manifesta-
tion de la folie ou à une histoire de femme, plutôt que de traiter
la question de la justice divine. Antigone déclare :

« n’importe ! hadès, lui, a des lois qui veulent l’égalité. »

Hadès et le monde terrestre

La loi du monde terrestre est contre la loi de l’au-delà.


L’opposition devient ainsi cosmique. La question du masculin et
du féminin est dépassée par l’attitude d’Antigone, qui se place
sur le terrain d’une opposition cosmique entre loi du monde ter-
restre et loi de l’au-delà. ismène va maintenant rapporter cette
problématique au thème de la responsabilité : qui est respon-
sable ? ismène, ayant été mise en courant du projet de sa sœur,
est-elle également responsable ?
Qui va donc être le coupable ? La punition peut-elle être par-
tagée ? Antigone assume l’entière responsabilité de ses actes et
accepte donc d’être punie. Mais ismène s’exprime en ces termes :

« ce qui est fait est aussi mon œuvre, si elle veut bien en conve-
nir. Je m’en reconnais responsable. »
38 des MyThes PoLiTiQues

ce à quoi Antigone répond :

« Tu n’en as pas le droit, car tu t’es dérobée, et j’ai agi seule. »

Mais ismène objecte :

« Ma sœur, ne me juge pas indigne de ta piété envers le mort :


laisse-moi mourir à tes côtés. »

il faut se souvenir que, au début de l’œuvre, ismène s’était


présentée comme lasse et passive, face à l’attitude déterminée et
dynamique de sa sœur. Mais, maintenant qu’il s’agit de faire
face à la punition, elle manifeste son désir de mourir aux côtés
d’Antigone. Pour justifier son choix, elle se référera d’abord à
son lien de sang, à la fratrie, au désir de partager le mal-être qui
envahit sa famille ; mais elle exprimera surtout son désir de soli-
darité qui se traduit par une responsabilité partagée. ismène ne
veut pas rester à l’écart : elle veut prendre parti. Pourquoi ?
Peut-être simplement par pitié pour sa sœur, pour la sauver.
cependant Antigone refuse. elle n’accepte pas la proposition
de sa sœur : la responsabilité partagée. L’attitude d’ismène nous
renvoie à la notion d’éthique de la responsabilité, et son attitude
nous ramène à la conception de Levinas sur les événements de la
seconde Guerre mondiale. La responsabilité partagée, sorte de
conception du monde, a probablement permis de maintenir, après
la guerre, la construction de la cohésion sociale du groupe. À
l’inverse, l’attitude d’Antigone consiste à refuser ce partage, ce
qui rend la prétendue cohésion caduque, fait exploser le drame et
amène la création de la tragédie. dissolution des liens du sang et
dissolution du groupe, car les liens du sang sont soumis au pou-
voir des lois de la cité, le fondement de la cité grecque. en ne
voulant pas ce partage de responsabilité, Antigone dégage l’indi-
vidu de son groupe familial et ramène la responsabilité au niveau
de la citoyenneté. cette attitude radicale, qui est à l’origine du
drame, repose sur une conception forte de la responsabilité
fondée sur des actes et non sur des intentions.
cette conduite sociale d’Antigone à travers ses rapports avec
sa sœur ismène a préoccupé le mouvement féministe, tout spé-
Le rôle d’Antigone dans la construction de la Polis 39

cialement au sujet du concept de solidarité féministe, analysée


par Luce irigaray. La conduite d’Antigone a été critiquée par la
philosophe américaine Judith butler en ces termes :

« on ne peut donc pas tirer d’Antigone le principe d’une solida-


rité féministe ! Je pense que c’est là l’un des détournements que l’on
trouve chez Luce irigaray ou chez d’autres. »

et elle poursuit en reconnaissant que le langage utilisé par


Antigone la rend forte et lui permet de défendre sa proposition :

« À cet égard, Antigone est remarquable parce qu’elle accomplit


un acte de discours en affirmant avoir accompli une action. elle s’ap-
proprie l’acte qu’elle a accompli, ce qui est en soi une chose assez
formidable : elle déclare être un sujet souverain accomplissant un
acte, et affirme que cet acte lui appartient en propre. et elle ne lais-
sera personne d’autre s’attribuer le mérite de cet acte. ismène essaie
d’intervenir, d’affirmer sa solidarité, mais quand elle lui dit : “Je
dirai que je l’ai fait aussi”, on ne peut donc pas tirer d’Antigone le
principe d’une solidarité féministe ! […] il me semble que la reven-
dication de l’acte est un acte radical, et que c’est un acte passible de
punition dans le cas d’Antigone 3. »

cette notion de responsabilité partagée risque de diluer la res-


ponsabilité individuelle. Tout le groupe souffre, sans que per-
sonne ne rende vraiment compte de ses actes. La gravité de
ceux-ci disparaît dans un tel partage de responsabilité. Le
groupe peut garder sa cohésion mais personne n’assume ses
actes d’une façon individuelle, et se trouve posée la question de
l’éthique de responsabilité et de l’éthique de conviction, selon
les termes de Max Weber.
n’oublions pas qu’Antigone avait emmené son père aveugle
hors de la ville, afin de pouvoir assainir la cité de la peste. elle
était ainsi déjà l’accompagnatrice d’une juste punition alors
subie par son père. sophocle ne pouvait donc pas nous présen-
ter une Antigone faible et prête à partager ses actes pour ne pas
être punie toute seule, comme si on vivait mieux la mort à deux,
ou pour faire modifier l’attitude de créon.
40 des MyThes PoLiTiQues

si l’on raisonne en termes de pouvoir et d’argument persua-


sif, on peut dire que le langage utilisé est analogue entre les
acteurs ayant du pouvoir. Mais on doit ajouter qu’au moment où
les situations sont semblables on ne voit pas créon développer
un quelconque remords.
Les deux femmes ne vont pas adopter la même position, bien
qu’elles sachent quelles seront les conséquences de leurs actes.
elles auraient pu les assumer conjointement. Mais cela aurait
signifié qu’Antigone se serait déchargée sur sa sœur de sa propre
responsabilité, en utilisant l’affection qu’ismène lui porte. Au
contraire, elle campe sur sa position de femme citoyenne, tout en
étant consciente du tragique de sa situation. elle accepte pleine-
ment les conséquences de ses actes, tout en étant triste de ne pas
connaître les joies de la sphère privée. c’est cette revendication
qui permet à Antigone de devenir un mythe.
Le problème de l’inhumation fait apparaître une autre oppo-
sition. dans toutes les guerres, on trouve ce type d’humiliation
où l’occupant impose sa domination même dans l’abolition des
rites funéraires et il n’existe pas de plus grande expression de
puissance sur le vivant. créon, comme on vient de le voir, com-
plètement enfermé dans son rôle, ne voit pas ce qui se passe
autour de lui ; au fur et à mesure du déroulement de la pièce, il
devient un triste rassembleur, tandis qu’Antigone explicite ses
actions en s’adressant au public :

« Voyez quel traitement je subis — et du fait de quelles gens ! —


à cause de ma piété. »

L’interdiction des rites funéraires se situe dans ce contexte.


sophocle, en situant le personnage d’Antigone dans les contra-
dictions fondamentales du monde, a touché, d’une part, la vision
que nous avons de la loi humaine et « naturelle » dans la cité et,
d’autre part, l’abus de pouvoir exercé par des gouvernants. La
lecture d’une telle pièce nous laisse forcément perplexe car l’in-
dividu social s’est depuis toujours posé les mêmes interroga-
tions que celles que cette œuvre aborde, et continuera de se les
poser avec de plus en plus d’ampleur.
en apparence, Antigone nie la loi humaine en se montrant
Le rôle d’Antigone dans la construction de la Polis 41

désobéissante, comme nous l’avons déjà noté. elle s’oppose à


un décret de circonstance. se référant aux lois divines ou aux
lois des Anciens, elle nourrit les lois humaines avec des lois qui
existent au-delà du contextuel et du présent, trop souvent uti-
lisées par un pouvoir tyrannique. elle établit une brèche dans les
lois humaines, en introduisant l’atemporalité dans la gestion de
la cité et de ses lois. La Polis se construit alors par interaction
entre loi écrite et loi non écrite, entre la temporalité du provi-
soire et du circonstanciel face à l’éternel.
selon Jacqueline de romilly, l’Antiquité grecque développait
une réelle culture de la loi et même une éducation par la loi :

« Jusque-là, toutefois, aucune opposition réelle ne se fait sentir : les


lois humaines sont le reflet de la loi divine, ou bien son émanation ; en
tout cas, il y a continuité de l’une à l’autre. Mais, à partir du moment
où la loi humaine se révèle précaire et contradictoire, alors, tout à
coup, l’opposition se fait sentir ; et l’on a soudain, au théâtre, la fière
affirmation que la loi divine est la seule qui compte : on a Antigone.
dans Antigone, sophocle a imaginé un conflit de devoirs, une situa-
tion dans laquelle l’État aurait une exigence et la conscience morale
ou religieuse une autre. Mais il faut ajouter qu’il s’est fait la partie
belle. car l’exigence de l’État est ici représentée non pas par une loi,
examinée, acceptée, observée, mais par un simple décret, émanant
d’un homme qui accède tout juste au pouvoir, et qui sera, en fait,
amené à revenir sur sa propre décision 4. »

cette préoccupation politique au-delà des clivages et des rap-


ports de forces dans la vie quotidienne est constante et fait la
puissance de la cité grecque. on peut d’ailleurs comparer la
conduite d’Antigone à celle de socrate. L’un et l’autre, en effet,
acceptent de subir une sanction légalement prévue pour avoir
mis en cause la justice d’une politique. ils ne se livrent pas, ni
l’un ni l’autre, à une subversion sommaire. chacun met sa
contestation sous l’égide d’un certain légalisme, et la justifie au
nom du principe même de justice et de l’affirmation que les lois
sont faites pour appliquer cette justice. ils dénoncent une mesure
tyrannique, légale, mais injuste.
L’application des lois non écrites pose des questions d’é-
42 des MyThes PoLiTiQues

thique. « Le droit politique se divise en naturel et légal », écrit


Aristote. or, contre une loi civile, Antigone en appelle à quelque
chose « qui est juste par nature (fush dikaion) ». L’établissement
des règles de droit est l’affaire de l’État, mais la justice des lois
positives renvoie à une justice plus fondamentale, qu’aucun État
ne saurait instaurer. Ainsi, Aristote montre qu’une règle correc-
trice doit être appliquée à la rigidité de la loi, pour la rendre
juste. en l’occurrence, sophocle fait jouer à Antigone ce rôle de
règle correctrice ; c’est elle qui contrecarre la rigidité de la loi et
la fait évoluer, pour qu’elle puisse répondre aux nouveaux
besoins de la cité.
Quelle est la construction logique de la conduite d’Antigone ?
sophocle inscrit ses actions dans une démarche logique en vou-
lant représenter la vérité à travers le processus logique suivant :

— Antigone est affectée par la punition infligée à son frère.


— construction de l’intentionnalité.
— Annonce de sa décision à sa sœur, à l’extérieur du palais dans
un espace public.
— ismène lui déconseille de mener cette action ; c’est un anti-
héros (elle n’est pas capable de l’empêcher mais elle essaye de la
dissuader).
— réalisation de l’acte ; affirmation de sa conduite en évoquant
des règles qui sont construites au-delà des êtres humains.
— Glorification de cet acte.
— créon se confronte à Antigone sur le fait qu’elle s’oppose à
son pouvoir.
— Punition, acceptation de celle-ci ; aucun mouvement pour y
échapper.
— chute ; mort d’hémon et de sa mère qui se suicide ;
— créon change d’avis (mais il est trop tard).

ce processus logique amène le spectateur à suivre les actions


jusqu’à la catharsis.
cette tragédie est imprégnée de réflexions sur les lois de la
cité et sur le rôle de l’acteur. Antigone s’insurge contre la loi et,
en même temps, ne s’oppose d’aucune manière à l’application
de la loi. elle met en cause uniquement la tyrannie et la vanité
Le rôle d’Antigone dans la construction de la Polis 43

du pouvoir et non la rationalité des règles sociales. Tout comme


socrate, elle n’a pu éviter la mort, acceptant son sort tout en sau-
vant la Polis. L’un et l’autre ne représentent pas une violence
subversive mais une contestation sur la façon dont sont gérées
les affaires communes. Tout comme dans la théorie d’Aristote,
ce qui fait évoluer la loi, c’est l’équité. Ainsi le personnage
d’Antigone devient-il encore plus attachant, car sa désobéis-
sance ne met pas en cause le fondement de la Polis mais s’op-
pose à la conception de la justice d’une politique donnée.
Tout ceci explique qu’à chaque contexte historique marqué
par des transformations politiques on revient à la lecture de cette
pièce. car le basculement des sociétés appelle des nouvelles lois
qui s’opposent aux abus du pouvoir en place. ces questions de
pouvoir qui préoccupent fortement les mouvements féministes
ont été reprises, dans les années 1970, par les branches les plus
radicales de ces mouvements.
un pouvoir uniquement attribué à l’homme pose par le dis-
cours même la femme dans une position de soumission et de
victime, mais Antigone dérange ce pouvoir et provoque une
catastrophe dans la souveraineté de créon. son rôle est essen-
tiel : c’est celui d’une femme qui veut respecter et appliquer les
lois naturelles selon Aristote, dans toute leur grandeur. dans la
Grèce antique, c’était la femme qui avait la charge de s’occuper
des morts. Antigone s’est alors servie du rôle social qui lui était
attribué pour intervenir dans la cité et pour jouer pleinement son
rôle de citoyenne.
Qu’ont apporté ces oppositions dans la construction de la
Polis ? dans l’Éthique de Nicomaque, Aristote, préoccupé de
justice, s’interroge ainsi sur l’évolution des lois :

« s’il se produit quelque chose qui contrarie ces dispositions géné-


rales, il est normal de combler la lacune laissée par le législateur, et de
corriger […]. La nature propre de l’équité consiste à corriger la loi,
dans la mesure où celle-ci se montre insuffisante 5. »

Le stagirite considère la loi comme un moyen d’assurer le


bien-être aux membres d’une communauté dont l’évolution ne
peut se produire que par l’équité, un état d’esprit qui permet de
44 des MyThes PoLiTiQues

pouvoir agir sur les lois, sur leur rigidité comme sur leur insuf-
fisance. L’action commise par Antigone s’inscrit dans cette pro-
blématique de l’équité entre les intérêts de la patrie et ceux des
morts ; que ces derniers soient vertueux ou non, ils bénéficient
des mêmes droits et méritent les mêmes traitements devant la
mort et les rites funéraires.
Avec Antigone, sophocle a fait avancer la loi humaine et la
réflexion sur ce thème. Le sens de l’histoire aurait été modifié si
Antigone et sa sœur avaient accepté de partager les responsabi-
lités : ni l’une ni l’autre ne seraient alors devenues des héroïnes.
et la question de la confrontation de la loi divine et de la loi
humaine aurait disparu au profit des relations fraternelles ; le
drame aurait été celui d’une famille qui s’oppose à la loi.
Antigone se forge une identité individuelle très déterminée,
où l’ego collectif prime sur l’ego individuel, ce que lui permet
de faire figure d’exemple. c’est un élément constituant par
excellence de la figure héroïque.
certaines, parmi les féministes, ont ramené les actes
d’Antigone au même niveau que ceux d’ismène. Mais l’héroïsme
d’Antigone en devient confus, puisque ces féministes réduisent la
densité des oppositions sociales à une simple approche des soli-
darités familiales, à une histoire de femmes où personne n’assume
plus individuellement ses propres actes. Tous coupables, tous vic-
times, personne en particulier. une position qui se situe à l’ex-
trême du mythe du héros.

La densité créée par toutes ces oppositions construites d’une


façon logique ne laisse la place à aucune possibilité de négocia-
tions ou de transactions. ces rapports que nous qualifierons de
radicaux rendent impossible le partage de la responsabilité.
c’est ce qui a permis de créer le mythe politique. car, par son
opposition et son insistance à ramener les arguments de ses
actions vers la justice, l’héroïne s’est dégagée de son rôle tradi-
tionnel, intervenant dans l’espace public en s’occupant des
affaires communes.
Le mythe politique incarné par Antigone est donc à la fois celui
Le rôle d’Antigone dans la construction de la Polis 45

de la liberté et celui du respect des lois éternelles divines.


Antigone introduit dans la cité la problématique de la protection
des plus faibles, rappelant ainsi l’égalité des individus devant la
loi. il est d’ailleurs très symptomatique que sophocle ait choisi de
faire tenir ce rôle social par une adolescente. cette féminité, dans
le cadre de la construction de la Polis, permet de faire évoluer la
loi, ou de la corriger par d’autres lois qui protégeraient les faibles
et leur reconnaîtraient les mêmes droits : que ce soient des enne-
mis de la communauté, des prisonniers ou encore des handicapés.
Toutes ces personnes exclues pour une raison ou une autre de
la communauté devraient avoir les mêmes droits, tout particuliè-
rement au niveau des rites funèbres. La pièce de théâtre nous
montre qu’ils pouvaient être utilisés comme une expression et un
enjeu d’un pouvoir dont Antigone démasque la cruauté. Aussi,
l’une des dimensions de son rôle peut être définie comme la lutte
contre l’obscurantisme du pouvoir. on peut également faire réfé-
rence à la symbolique de la chouette, oiseau qui voit dans la nuit,
car la clairvoyance de la jeune femme lui a permis d’affirmer ses
convictions sur la gestion de la vie et de la mort des êtres humains.
Avec la force de son âge, Antigone ouvre la porte aux femmes
pour qu’elles deviennent citoyennes. et comme le montre
l’œuvre, pour une femme, « être citoyenne » implique l’inves-
tissement de toute la personne, laissant de côté les liens fami-
liaux et la sphère privée.
cette adolescente, cette jeune fille, représente le courage de
celle qui ose désobéir et même donner sa vie pour ses idées et
pour ses principes. elle pose à l’humanité la question fondamen-
tale de la primauté de la loi naturelle sur la loi écrite, mais aussi
celui du rôle des acteurs dans l’évolution et dans la modification
des conceptions des traitements égaux entre les individus.
dans l’imaginaire historique, Antigone a grandi comme un
symbole, alors qu’elle est morte avant même d’avoir eu le temps
de devenir femme.

noTes

1. c. Lévi-strauss, Histoire de lynx, Plon, Paris, 1991, p. 10.


46 des MyThes PoLiTiQues

2. sophocle, Antigone, Flammarion, Paris, 1999, p. 44.


3. J. butler, Humain, Inhumain, Éd. Amsterdam, Paris, 2005, pp. 45-46.
4. J. de romilly, La Loi dans la pensée grecque, Les belles Lettres, Paris,
2001, pp. 28-29.
5. Aristote, Éthique de Nicomaque, Flammarion, Paris, 1987, p. 147.
mythes d’identité et institutions politiques :
le grütli et la conFédération helvétique
FrÉdÉric Monneyron

La suisse, en tant que nation moderne, ne se fonde pas par


lente décantation de ses mythes d’origine comme l’Angleterre,
ni par laïcisation de ses mythes fondateurs comme les États-
unis ou par sacralisation en mythe fondateur d’une devise
laïque comme la France 1, mais par sécularisation de ce qu’il faut
sans doute appeler ses mythes d’identité. en effet, plutôt que de
trouver son identité dans ses mythes fondateurs, que ceux-ci
découlent de mythes d’origine ou qu’ils opèrent par une rupture
avec le passé, c’est grâce aux mythes qui l’identifient que la
suisse assure sa fondation. cette fondation n’est pas, au demeu-
rant, sans marquer autrement son originalité. si, comme pour les
trois pays précédemment étudiés, elle ne se met en place de
façon décisive qu’autour des valeurs de l’individu, elle saura
aussi leur concilier celles de la particularité du groupe ethnique.
d’autre part, si elle s’élabore au fil des siècles comme celle de
l’Angleterre, c’est à la suite d’un événement historique, les
guerres napoléoniennes, qu’elle s’affirme définitivement.
c’est l’itinéraire des mythes de l’identité helvétique que je
voudrais m’employer à suivre dans un premier temps, avant
d’observer leur efficace dans la vie politique contemporaine de
la confédération.
Les origines des peuples composant la suisse sont relative-
ment homogènes et peuvent être ramenées à deux grandes eth-
nies européennes, les celtes et les Germains, et les suisses
revendiqueront les deux, les dénominations mêmes du pays
48 des MyThes PoLiTiQues

marquant cette double origine : confédération helvétique et


suisse qui vient de Schwyz, tribu germanique. Mais les diver-
sités linguistique, culturelle, religieuse, politique, instituées au
fil de l’histoire, par exemple du fait de l’abandon par les
burgondes de leur idiome propre au profit du latin, ou des
appartenances antérieures à des ensembles sociopolitiques
divers (royaume de bourgogne, saint empire romain germa-
nique) de certains des cantons, imposèrent vite la nécessité pour
des peuples vivant ensemble de se trouver une identité. Aussi
est-ce autour de trois personnages : Guillaume Tell, Arnold
Winkelried et nicolas de Flüe, dont, pour deux d’entre eux au
moins, l’existence historique est douteuse — seule celle du der-
nier étant en effet vraiment attestée 2 — que vont se développer
les mythes établissant l’identité helvétique.
sans doute, comme le souligne u. Windish 3, un certain
nombre de symboles sont-ils attachés à Arnold Winkelried et à
nicolas de Flüe, ceux du courage, du dévouement et de la soli-
darité pour le premier, ceux de la concorde pour le second, et
sont-ils déjà à même d’identifier le peuple suisse. Mais c’est à la
figure de Guillaume Tell qui induit un récit proprement
mythique que reviendra plus encore ce rôle.
Les principaux mythèmes du récit ne sont pas sans manifes-
ter un certain nombre de caractéristiques dont les suisses se
réclameront et qui, par la suite, constitueront autant de traits
identifiant le pays.
L’histoire de Guillaume Tell qui relate la lutte contre le bailli
et tyran habsbourgeois, Gessler, s’articule autour de trois
grandes séquences. Guillaume Tell refuse de saluer le chapeau
que Gessler a posé sur la pique qu’il a fait planter sous le tilleul
d’Altdorf. Pour le punir, Gessler l’oblige à faire preuve de son
adresse d’arbalétrier en perçant de son carreau une pomme sur
la tête de son enfant. Après y avoir réussi, Guillaume Tell,
retenu prisonnier dans une barque, parvient à sauter sur une
roche qu’il sait affleurer, avant de tuer Gessler. or, ce que cette
histoire met en valeur par le refus de saluer le chapeau (et, donc,
de plier devant le symbole du tyran), par le tir réussi sur la
pomme placée sur la tête de son fils, puis par le saut de la barque
(« symbole du saut archétypique vers la liberté 4 »), ce sont res-
Mythes d’identité et institutions politiques 49

pectivement l’orgueil, le courage, la liberté. outre ce sens sym-


bolique qui se livre au fil du récit, l’histoire met également en
valeur les traits psychologiques propres à Guillaume Tell, ceux
de l’individualisme et de l’aspiration à la solitude dans la nature
et la montagne — qui l’opposent au tyran Gessler 5.
un ultime épisode de la lutte contre les habsbourg amène
trois hommes de schwyz, d’uri, d’unterwald à provoquer une
conjuration. sur la prairie de Grütli où ils se sont réunis avec dix
compagnons chacun — parmi lesquels Guillaume Tell —, ils
jurent de délivrer leurs trois pays du joug et se jurent en même
temps une alliance éternelle. cette unité dans la diversité qui se
livre ici est placée sous protection divine puisqu’elle est inter-
prétée comme un acte voulu par dieu, comme une alliance avec
dieu autant qu’entre hommes.
cet ensemble mythique accompagne la naissance et le déve-
loppement de la confédération. il définit l’identité de la suisse.
Les trois premières caractéristiques — orgueil, courage, liberté
— dessinent la souveraineté helvétique face à l’extérieur ; les
deux suivantes — individualisme et solitude — la volonté de
rester à l’écart. ce que Guillaume Tell affirme enfin, avec
Winkelried et nicolas de Flüe, c’est aussi l’unité, produit d’une
volonté à l’indépendance, dans la diversité, produit de l’affir-
mation de ses différences.
si, dès le XiVe siècle, la conscience d’une particularité helvé-
tique existait sans doute déjà dans ce premier balbutiement de la
confédération qu’on a appelé plus tard la confédération des
Viii cantons, ce n’est toutefois qu’au XVie siècle qu’elle s’im-
pose vraiment, « produit d’un resserrement des réseaux d’inter-
action au sein d’une communauté qui partageait le même
combat 6 ». un fait l’annonce vers la fin du XVe siècle : l’en-
semble mythique de Guillaume Tell et du Grütli qui s’était jus-
qu’alors transmis oralement se voit figé par l’écriture. comme
le souligne G. Kreis :

« on peut considérer cet événement comme l’expression d’une


volonté manifestée par les suisses de se démarquer par rapport à des
entités avec lesquelles ils se trouvaient en conflit armé. il peut en
outre être interprété comme une tentative visant à surmonter les ten-
50 des MyThes PoLiTiQues

sions internes au sein de la confédération. et finalement, puis-


qu’elle est en rapport avec l’élaboration d’une conscience spéci-
fique, on peut penser que l’affirmation du mythe sert également à
satisfaire le besoin de savoir quelles sont les origines de la nation
dont on fait partie 7. »

et, de fait, on peut vérifier précisément une telle confirmation


dans la confédération des Xiii cantons qui voit le jour en 1513.
L’histoire de Guillaume Tell qui promeut des valeurs d’orgueil,
de courage et de liberté n’est pas, en effet, sans servir de modèle
à un ensemble encore fragile qui, dégagée de l’hégémonie des
habsbourg mais prise entre le roi de France et le duc de Milan au
moment des guerres d’italie, a besoin de réaffirmer sa souverai-
neté. de même, l’épisode consécutif du Grütli n’est pas sans
assurer l’unité des confédérés qui trouvent encore dans le canton
leur lieu d’origine et d’identité, et dont les institutions politiques
très limitées ne semblent pas propres à assurer la cohésion.
cette souveraineté et cette cohésion seront au demeurant
menacées par la réforme, puisque les cantons, selon qu’ils sont
protestants ou catholiques, rechercheront des alliances côté
français ou côté autrichien. Aussi les traits psychologiques
propres à Guillaume Tell, ceux de l’individualisme et de la soli-
tude, fournissent-ils également un modèle de comportement
politique. Les turbulences de la réforme dissipées, la suisse se
détournera des querelles des grandes nations européennes et se
repliera sur elle-même, comme à l’occasion de la guerre de
Trente Ans où elle est pourtant sollicitée par les différentes par-
ties. cette attitude inaugure une tradition de neutralité qui sera
d’ailleurs reconnue comme telle par le traité de Westphalie en
1648, puis plus tard en 1713 à la paix d’utrecht où les puis-
sances protestantes et catholiques la reconnaissent de nouveau,
avant qu’elle ne devienne officiellement maxime d’état.
L’efficace politique des mythes identifiant la confédération
se révélera de nouveau au début du XiXe siècle, alors que, désor-
ganisée, la suisse doit se reconstruire. Malgré sa prospérité éco-
nomique, le corps helvétique avec ses Xiii cantons est au XViiie
siècle un État fragile dont la seule institution commune, la diète,
est essentiellement une conférence des ambassadeurs des can-
Mythes d’identité et institutions politiques 51

tons, dépourvue de vrai pouvoir de décision. elle ne dispose pas,


par conséquent, de force militaire réelle, pas plus que de cohé-
sion morale solide. si l’on ajoute à cela une extraordinaire com-
plexité de l’édifice où cohabitent, outre les Xiii cantons de la
confédération proprement dite, une série de villes comme
neuchâtel et Genève, alliés de berne, on comprendra qu’il ne
pouvait que subir les soubresauts de la révolution française.
on sait que le corps helvétique succomba le 5 mars 1798
lorsque les armées françaises marchèrent sur berne et il s’ensui-
vit une période de grand désordre où les gouvernements du
régime unitaire imposé par la France se succédèrent. sans doute,
la reconstitution de l’ancienne confédération permise par l’acte
de médiation du 19 février 1803 obéit-elle aux intérêts de
bonaparte. celle-ci trouve avantage à se rallier le pays en res-
pectant sa tradition confédérale plutôt que de le voir dériver vers
l’Autriche en lui imposant un régime unitaire. il prend donc en
compte les contraintes externes. Toutefois, il convient de distin-
guer dans cette reconstitution progressiste tout autant, bien
entendu, que dans celle, restauratrice, engagée par le pacte de
1815, une preuve de la toute-puissance mythique. Quelles que
puissent être les différences entre les actes de 1803 et de 1815,
c’est dans les deux cas à une amorce de sécularisation et de
rationalisation des mythes que l’on assiste, par le simple fait
qu’il s’agit d’actes. La souveraineté qui procède de l’histoire de
Guillaume Tell et l’unité dont l’épisode du Grütli a fourni le
cadre se trouvent dorénavant rationalisées et sécularisées sous
une forme institutionnelle. de fait, on lira dans l’Acte même de
Médiation une nouvelle affirmation de la souveraineté et de
l’indépendance helvétique incarnée par la figure de Guillaume
Tell, et dans les dix-neuf constitutions cantonales et la constitu-
tion fédérale qui constituent cet Acte, les formes rationalisées, et
élargies à dix-neuf cantons, des engagements du Grütli. La
diète fédérale est d’ailleurs composée des députés des dix-neuf
cantons, comme l’alliance du Grütli était composée des hommes
des trois cantons initiaux. de même trouvera-t-on réaffirmée,
dans le Pacte de 1815, la volonté de défendre en commun l’indé-
pendance de la confédération vis-à-vis de l’étranger en se don-
nant les moyens militaires pour le faire, et verra-t-on dans la
52 des MyThes PoLiTiQues

forme que prend l’union la forme la plus conforme au modèle


primitif du Grütli, puisque la diète redevient une conférence
d’ambassadeurs de vingt-deux cantons qui préserve la diversité
dans un minimum d’unité à l’égard de l’extérieur. en outre, en
plus d’une reconnaissance interne, c’est une sanction juridique
internationale que reçoivent les caractères psychologiques de
Guillaume Tell auxquels la suisse tout entière s’était identifiée
lors du congrès de Vienne, le 20 mars 1815, et de la conférence
de Paris, le 20 novembre de la même année. durant les guerres
napoléoniennes, la suisse avait invoqué sa neutralité pour éviter
d’y participer. celle-ci fut reconnue non seulement dans son
intérêt, mais dans l’intérêt de l’europe tout entière. La déclara-
tion du 20 mars 1815 signée par l’Autriche, l’espagne, la
France, la Grande-bretagne, le Portugal, la Prusse et la suède
dispose en effet :

« Les puissances appelées à intervenir dans l’arrangement des


affaires de la suisse du traité de Paris du 30 mai 1814, ayant
reconnu que l’intérêt général réclame en faveur du corps helvétique
l’avantage d’une neutralité perpétuelle et voulant, par des substitu-
tions et cessions, lui fournir les moyens d’assurer son indépendance
et maintenir sa neutralité […] déclarant que, dès que la diète helvé-
tique aura donné son accession en bonne et due forme aux stipula-
tions renfermées dans la présente transaction, il sera fait un acte
portant la reconnaissance et la garantie de la part de toutes les puis-
sances de la neutralité perpétuelle de la suisse dans les nouvelles
frontières 8. »

et la diète helvétique s’y étant déclarée favorable le 17 mai,


est signé à Paris le 20 novembre l’acte qui reconnaît « que la
neutralité et l’inviolabilité de la suisse et son indépendance de
toute influence étrangère sont dans les vrais intérêts de la poli-
tique de l’europe tout entière 9 ».
La sécularisation et la rationalisation que trouvent les mythes
d’identité suisses dans l’Acte de Médiation de 1803, le Pacte de
1815, ou encore dans le congrès de Vienne et la conférence de
Paris, seront bien plus marquées dans la constitution de 1848. et,
ce faisant, ils contribueront à l’émergence de la souveraineté de
Mythes d’identité et institutions politiques 53

l’individu. dans ladite constitution sont réaffirmées la souverai-


neté du pays, son indépendance et la neutralité qui va avec —
autant de transpositions juridiques du mythe tellien —, puisque
l’article 85, chapitre 6, donne compétence à l’Assemblée fédé-
rale en ce qui concerne « les mesures pour la sûreté extérieure,
ainsi que le maintien de l’indépendance et de la neutralité », et
l’article 102, chapitre 9, de la constitution de 1874 donnera
compétence au conseil fédéral pour veiller à « la sûreté extérieure
de la suisse, au maintien de son indépendance et de sa neutralité ».
Mais l’épisode du Grütli qui se lit déjà dans un préambule
exprimant l’intensité du rapport à dieu, s’il se donne encore
comme unité et diversité, prend une forme nouvelle où ses trente-
trois hommes ne représenteraient pas seulement leur canton mais
compteraient aussi pour eux-mêmes. en 1847, la menace
qu’avait fait peser sur la confédération la guerre de sécession du
sonderbund par plusieurs cantons catholiques eut pour consé-
quence de faire triompher sur le particularisme l’idée nationale,
dans laquelle s’expriment les valeurs individuelles sur les
modèles anglais, américain et français. de fait, alors que l’État
fédéral était dans l’Acte et le Pacte précédents subordonné aux
cantons, c’est désormais eux qui lui sont subordonnés et leurs
constitutions respectives doivent être soumises à son approba-
tion. Les formes institutionnelles adoptées font par suite appa-
raître un pouvoir exécutif et deux conseils. L’un, le conseil
national incarnant une unité qui repose sur l’individu puisque,
expression de la volonté de chaque individu, de la société dans
son ensemble, de l’adhésion à des valeurs communes, il est élu
par le peuple à raison d’un député par 20 000 habitants, l’autre, le
conseil des cantons, se donnant avec deux députés par canton
comme l’expression des particularismes et d’une communauté
organique, ceux-ci ne trouvant pas leur fondement dans leur rap-
port à la race, comme dans le cas américain, mais dans un enra-
cinement à la terre.
désormais inscrit dans le droit constitutionnel suisse, l’en-
semble mythique ne verra pas son efficace diminuer. bien au
contraire. La sanction constitutionnelle, loin de l’affaiblir en le
canalisant, lui donne une force qu’il n’avait peut-être pas avant
et instaure un certain nombre de réflexes politiques. on peut, par
54 des MyThes PoLiTiQues

suite, mesurer cette force, à l’intérieur, aux grandes réticences


de la suisse à admettre des réformes qui iraient dans le sens de
la centralisation et remettraient en question ce fragile équilibre
entre l’unité et la diversité, entre le national et le local sur lequel
elle s’est fondée et a fondé sa culture politique du fédéralisme
et, à l’extérieur, plus particulièrement à sa position vis-à-vis de
l’europe, dont elle représente comme une miniature et contre
laquelle elle a eu à lutter pour sa souveraineté.
Les exemples concernant les réticences à la centralisation et
donc la prégnance du Grütli, fût-il modernisé, sont nombreux et
courent du XiXe siècle à nos jours.
« La protection de la culture et du sentiment de patriotisme
locaux sur la notion d’État 10 » trouvera son expression dans bien
des épisodes de la vie politique interne. c’est sans doute ainsi que,
tout d’abord, on interprétera la très grande difficulté à faire
admettre, tout au long du XiXe siècle, une révision de la constitution
de 1848 qui irait dans le sens d’une intensification des pouvoirs
fédéraux au détriment de ceux des cantons. Ainsi, en 1872, un pro-
jet visant à centraliser les décisions militaires, à permettre l’inter-
vention fédérale en matière sociale et à unifier les droits cantonaux,
fut-il rejeté en bloc. et si, en 1874, une révision constitutionnelle
finit par être acceptée, ce ne fut malgré tout qu’après avoir renoncé
à ce qui remettait le plus en question le pouvoir local : l’unification
du droit. Mieux. on doit voir dans l’introduction du référendum
facultatif dans la constitution révisée de 1874, qui permet à 30 000
citoyens ou huit cantons de faire soumettre au peuple une loi régu-
lièrement votée au niveau fédéral, comme une compensation des
concessions faites à la compétence des cantons, et comme une
garantie du pouvoir local. enfin, le projet de faire élire le pouvoir
exécutif, le conseil fédéral, directement par le peuple, proposé à
plusieurs reprises par une initiative populaire réunissant la signa-
ture de 50 000 citoyens — ainsi que le permet depuis 1891 la
constitution — a toujours été repoussé. et il faut, bien entendu,
interpréter ce refus collectif de renforcer le pouvoir exécutif central
comme la volonté de préserver des pouvoirs locaux.
si, malgré ses résistances, le maintien des compétences des
cantons n’a pas résisté dans bien des domaines aux nécessités du
monde moderne, il reste que les réflexes politiques suisses qui
Mythes d’identité et institutions politiques 55

découlent des mythes ont pour le moins retardé le changement,


quand ils ne l’ont pas endigué. Les exemples seraient nombreux.
on ne retiendra que trois initiatives populaires : le projet d’intro-
duire le système proportionnel pour l’élection du conseil natio-
nal qui essuya plusieurs refus avant d’être tardivement accepté ;
celui, à la fin des années 60, d’uniformiser sur le plan national
quelques éléments importants du système scolaire qui, accepté
par le peuple mais repoussé par les cantons, fut finalement, en
raison du principe de la double majorité, rejeté, si bien que,
aujourd’hui encore, les systèmes scolaires continuent de présen-
ter de regrettables différences ; celui enfin, en 1975, relatif à un
article constitutionnel qui aurait donné à la confédération les
moyens d’influer sur la conjoncture mais que les cantons à nou-
veau rejetèrent.
Mais la prégnance des mythes est plus encore manifeste dans
les réactions helvétiques vis-à-vis de l’extérieur. ils agissent
directement sans que la constitution qu’ils ont informée ne leur
fournisse autre chose qu’une caution juridique, quand celle-ci
s’avère nécessaire.
Ainsi la souveraineté et la neutralité qu’esquissait le mythe
tellien et qui, dans les actes internationaux comme dans les
textes constitutionnels suisses, sont liées l’une à l’autre, sont-
elles devenues comme une seconde nature de la confédération.
et cela, à un point tel que de mythèmes à l’efficace redoutable
ils sont devenus les stéréotypes internationaux de la suisse.
L’examen de certains événements de politique internationale
qui, d’une manière ou d’une autre, auraient pu les remettre en
cause permettra aisément de s’en convaincre.
ce sont, tout d’abord, les débats relatifs à l’adhésion de la
suisse à la sdn en 1919 et à l’onu en 1945. sans doute la
suisse qui, à la suite des bouleversements de la géographie poli-
tique occasionnés par la Première Guerre mondiale, a vu sa neu-
tralité reconfirmée par l’article 435 du traité de Versailles qui
reconnaît « les garanties stipulées en [sa] faveur […] par les
Traités de 1815 et notamment l’Acte du 20 novembre 1815,
garanties qui constituent des engagements internationaux pour
le maintien de la paix », adhérera-t-elle à la première. Mais ce
n’est déjà pas sans demander un statut particulier qui ne l’oblige
56 des MyThes PoLiTiQues

pas à adopter à l’égard d’un belligérant les sanctions militaires


décidées par la sdn et qui, par conséquent, préserve sa souve-
raineté et sa neutralité. et, surtout, ce n’est pas sans invoquer,
dès que la situation internationale se dégrade, à l’occasion du
conflit italo-abyssin en 1933, que même les sanctions écono-
miques auxquelles elle était astreinte étaient de nature à faire
courir à sa neutralité de grands risques et, par suite, sans aban-
donner ce que l’on a appelé la neutralité différentielle, pour
revenir à une neutralité intégrale et se retirer de la sdn, tout en
permettant à ses institutions de rester à Genève. Le 22 décembre
1937, le chef du département politique fédéral fera état devant le
conseil national de son intention « de faire entendre que la neu-
tralité de la suisse ne pouvait pas se borner à être différentielle
et qu’elle serait entièrement conforme à la tradition séculaire, à
la géographie et à l’histoire du pays 11 ».
en 1945, la confédération refusera d’adhérer à la nouvelle
organisation internationale qui succède à la sdn : l’onu. elle
se dit intéressée par « une organisation mondiale qui, comme les
nations unies, tend à instaurer un régime de paix durable 12 »,
mais ne tarde pas à juger incompatible avec sa neutralité perpé-
tuelle son éventuelle entrée à l’onu du fait de l’obligation pour
tous les membres de participer aux sanctions aux termes de l’ar-
ticle 48 de la chartre de san Francisco.
certes, le refus repose sur des incompatibilités juridiques qui,
pour découler de mythes, n’y ressortissent pas directement.
Toutefois, on ne peut manquer de voir la toute-puissance de
ceux-ci à l’œuvre dans le refus du peuple suisse d’entériner, lors
du référendum du 16 mars 1986, l’acte d’adhésion à l’onu
négocié par le conseil fédéral, d’autant que le pourcentage de
vote contre (62%) est particulièrement élevé 13.
c’est toutefois le débat européen qui manifeste le mieux
depuis un demi-siècle la marque que les mythes ont imprimée sur
la suisse. Ainsi, peut-on en trouver un excellent exemple, au
début des années 60, lors de la première candidature britannique
à la communauté économique européenne et, par conséquent, de
la menace de la dissolution de l’AeLe dont la suisse est
membre. Pour justifier le refus de la suisse de demander à son
tour son adhésion, ce sont en effet, outre un certain nombre d’ob-
Mythes d’identité et institutions politiques 57

jections d’ordre purement économique, toutes les caractéris-


tiques découlant des mythes sur lesquels elle s’est fondée qui
sont systématiquement mises en avant, ainsi qu’il apparaît dans
un article d’o. reverdin, conseiller national et directeur du
Journal de Genève, dans un article de la Revue politique et par-
lementaire de septembre 1962.
en premier lieu, il y a bien entendu la neutralité qui « comme
le libre-échange […] est devenu[e] pour nous […] une seconde
nature 14 » et qui est utile dans le concert international, en tant
que gage de sécurité. ensuite, c’est l’indépendance et la souve-
raineté que l’intégration à l’europe remettrait en question, faisant
planer des menaces sur l’existence même de la confédération.
« Quelle que soit l’organisation future de l’europe, la France
avec ses frontières naturelles (sic), sa masse de population, sa
langue unique, son histoire subsistera. de même l’Allemagne,
l’italie, l’espagne, la Grande-bretagne, la scandinavie. Mais la
suisse ? conserverait-elle sa raison d’être dans une europe cen-
tralisée 15 ? » enfin, les structures institutionnelles helvétiques sont
non seulement jugées incompatibles avec les modalités mêmes
de l’intégration européenne mais, de plus, sont données comme
modèle. de fait, la mosaïque de peuples et de cultures sur
laquelle s’est construite la suisse la présente comme un micro-
cosme de l’europe et comme un exemple pour celle qui est en
train de se former. or, elle est toujours allée dans un sens opposé
à celui où va l’europe aujourd’hui. elle a accepté le moins de
transfert de souveraineté possible vers l’État central et a accordé
« le maximum d’autonomie et de responsabilité aux commu-
nautés les plus petites 16 ».
sans doute, près de dix ans plus tard, le 10 novembre 1970, dans
les discussions qui s’ouvriront entre la suisse et la communauté
économique européenne, lors de la seconde candidature britan-
nique, les mêmes arguments seront-ils de nouveau avancés pour
justifier l’impossibilité d’adhérer au Marché commun, le
conseiller fédéral P. Gräber insistant successivement sur le fait
que « la confiance du monde extérieur dans la capacité de la
suisse de maintenir sa neutralité doit être préservée 17 », et sur la
nécessité pour son pays de sauvegarder son système de démocra-
tie directe et ses structures fédéralistes 18.
58 des MyThes PoLiTiQues

Mais c’est, toutefois, dans les consultations populaires que la


prégnance des mythes identifiant la suisse se mesure peut-être
le mieux. et, dans cette perspective, il n’est pas inutile d’oppo-
ser le référendum du 3 décembre 1972, auquel sont soumis les
accords de libre-échange négociés entre la suisse et la cee, et
celui de décembre 1992 relatif à l’acte d’adhésion à l’eee
(espace Économique européen) proposé par Jacques delors,
président de la commission européenne, pour les pays qui ne
sont pas encore décidés à demander leur adhésion — acte
approuvé par le conseil national le 26 août 1992. Alors que, à
l’issue du premier, l’accord fut ratifié par 73% des votes contre
27%, on sait que le résultat du second fut négatif par 51% contre
49%. or, dans les deux accords, si la souveraineté, la neutralité
et les structures fédéralistes de la suisse ne sont, certes, pas
menacées, on remarquera que l’adhésion à l’eee apparaissait
comme le premier pas vers une adhésion — d’ailleurs demandée
par le conseil fédéral le 26 mai 1992 — à la communauté
européenne qui, du fait des orientations du traité de Maastricht
et, en dépit de la modification du contexte international occa-
sionnée par la fin du communisme à l’est, aurait en revanche pu
les mettre à mal. on constatera, en outre, que le résultat négatif
a été acquis grâce au vote des cantons ruraux et des cantons alé-
maniques, les uns et les autres plus attachés aux structures fédé-
ralistes… les cantons fondateurs aussi.

noTes

1. cf. F. Monneyron, La Nation aujourd’hui. Formes et mythes,


L’harmattan, Paris, 2000.
2. cf. u. Windish, « Les mythes nationaux au quotidien » in Les Suisses,
Payot, Lausanne, 1992, t. iii, p. 1343.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 1344.
5. Ibid., p. 1345.
6. G. Kreis, « La question de l’identité nationale » in Les Suisses, op. cit., t.
ii, p. 786.
7. Ibid.
Mythes d’identité et institutions politiques 59
8. P. Guggenheim, Traité de droit international public, Georg, Genève,
1953 et 1954, t. ii, p. 551.
9. d. collard et A. Manin, Droit international et Histoire diplomatique,
Montchrestien, Paris, 1970, pp. 9-10.
10. r. Weiss, Volkskunde der Schweiz, Zürich, 1945, p. 359.
11. cité par b. dutoit, La Neutralité suisse à l’heure européenne, LGdJ,
Paris, p. 33. Je souligne.
12. Ibid., p. 38.
13. il est à noter que, le 17 mai 1991, un référendum populaire et le conseil
des cantons le 18 juin 1991 approuveront l’adhésion à la banque mondiale et
au FMi, deux des institutions spécialisées de l’onu, montrant ainsi quelque
souplesse…
14. o. reverdin, « La suisse et l’intégration européenne » in Revue poli-
tique et parlementaire, sept. 1962, p. 28.
15. Ibid.
16. Ibid., p. 25.
17. Bulletin des Communautés européennes, n˚1, 1971, p. 41.
18. Ibid., p. 42.
la rome antique et l’europe :
un héritage et des malentendus 1

JoëL ThoMAs

dans la construction de l’europe, l’héritage romain tient une


place bien plus grande que celle des stricts vestiges objectifs de
sa présence. un simple calcul comptable ne suffit pas à mesurer
l’importance de rome dans notre mémoire collective. il suffit
pour s’en persuader de constater l’impact sur l’europe naissante
des trois grandes périodes historiques de la romanité :
— d’abord, la rome royale, dont les légendes ont nourri la
légitimité de nos premières dynasties : les Mérovingiens se
revendiquaient d’un ancêtre Francus qui, comme le brutus des
bretons, serait venu de Troie. Autant dire que rome et les
Francs avaient la même origine illustre, car enée lui aussi venait
de Troie 2.
— Puis la rome républicaine, que les révolutionnaires pre-
naient pour modèle. Leur fascination va jusqu’à la souffrance
devant un idéal désormais impossible à atteindre, et totalement
magnifié. on se souvient de la phrase de saint-Just : « Le monde
est vide depuis les romains, et leur mémoire le remplit et pro-
phétise la liberté » (Rapport sur Danton). et babeuf avait pour
prénom Gracchus, en hommage au modèle républicain des
Gracques.
— enfin, l’empire, qui n’était pas absent du rêve européen de
napoléon, et qui inspira ensuite des épigones peu recomman-
dables, de Mussolini, reconstituant la structure de l’armée romaine
dans ses légions, à hitler s’inspirant lui aussi du modèle romain
pour le reich.
La Rome antique et l’Europe… 61

dans tous les cas, on le voit bien, ce n’est pas la rigueur his-
torique qui prévaut, mais une représentation, une image que nos
sociétés se donnent à voir de rome, une image qui est une sorte
de miroir déformant : rome devient le reflet de ce qu’ils vou-
draient être, et ils projettent leurs désirs, leurs idéologies, sur un
passé qui devient une forme d’alibi. dans les deux mémoires
dont nous parle Platon, ce n’est pas la mémoire iconique, c’est
la mémoire fantasmatique qui recrée l’image de rome.
donc, pour comprendre l’influence réelle de rome sur nos
propres structures mentales, nous devons prendre en compte des
paramètres anthropologiques, excéder le domaine strictement
historique pour aborder celui des structures de l’imaginaire.
Que nous disent-elles ? Que les références à rome seraient, a
priori, presque plus vivaces aux États-unis qu’en europe. on
sait le nombre des péplums, bons ou moins bons ; si l’imaginaire
américain n’était pas fasciné par l’image romaine, les produc-
teurs américains, qui sont de bons commerciaux, ne l’auraient
pas autant exploitée. L’image de rome peut d’ailleurs être très
négative : quand John Lennon dit que new york est la nouvelle
rome, ce n’est certes pas un compliment dans sa bouche. La cri-
tique peut prendre une forme plus subtile, voire inconsciente :
dans la saga cinématographique de Star Wars, les quatre premiers
épisodes sont d’inspiration médiévale, et ils sont suivis d’un cin-
quième, plus romain (ou plus précisément, lié à une représenta-
tion imaginaire de l’empire romain) ; or, ce cinquième épisode
explique les quatre premiers. on peut en déduire, dans un pre-
mier temps, la préférence implicite des Américains pour le cin-
quième épisode « romain », auquel les autres sont subordonnés,
puisqu’il en est le principe fondateur, l’arché. Mais en contre-
point, il s’en dégage une critique également implicite de la part
de l’auteur, à travers l’idée que l’impérialisme américain conduit
au Moyen âge, perçu comme « âge obscur ».
dans le même esprit, le titre du film récent de denis Arcan,
Le Déclin de l’Empire américain, tisse de façon transparente le
parallèle entre empire romain et empire américain, associés
dans le mouvement entropique d’un déclin.
il est vrai que l’imaginaire politique romain tourne autour de
quelques axes forts qui ne contribuent pas à le rapprocher de
62 des MyThes PoLiTiQues

l’europe, mais qui évoquent davantage certaines thématiques


nord-américaines. en particulier, rome s’est développée à par-
tir d’un centre géographique, qui irrigue l’ensemble de l’empire.
La situation est en apparence différente, mais finalement assez
semblable aux états-unis, où Washington est le lien qui ras-
semble la fédération. comme à rome, les citoyens ont le senti-
ment fort d’appartenir à une même entité. Être citoyen
américain, comme être citoyen romain, c’est une valeur incon-
testablement ressentie. La capacité de se sentir à la fois membre
d’un État, et citoyen d’un pays, d’être en quelque sorte à deux
têtes, les Américains la partagent avec les romains. cicéron
disait déjà joliment qu’il avait deux patries : sa petite patrie,
Arpinum où il était né, et sa grande patrie, rome. edgar Morin,
lui, dirait qu’il avait à la fois une patrie et une matrie. Je cite le
passage (De Legibus, ii, 2, 5), qui est un modèle de la capacité
des romains de se sentir pluriels, plusieurs et un à la fois, et qui
mérite sans doute d’être médité dans le cadre d’une réflexion sur
l’entité complexe d’une fédération :

« de même nous regardons comme notre patrie à la fois le lieu où


nous sommes nés et la cité qui nous a conféré la qualité de citoyens.
cette dernière est nécessairement l’objet d’un plus grand amour,
elle est la république, la cité commune ; pour elle nous devons
savoir mourir, nous devons nous donner à elle tout entiers, tout ce
que nous avons lui appartient, il faut tout lui sacrifier. Mais la terre
natale qui nous a engendrés n’en a pas moins une douceur presque
égale, et certes je ne la renierai jamais, ce qui n’empêche que rome
ne soit ma grande patrie, où ma petite est contenue. »

ce sentiment d’une double appartenance trouve son expres-


sion dans le tissage territorial qui constitue l’imperium, et qui
rappelle que tout s’y trouve lié au centre, à rome. et la straté-
gie romaine d’occupation du territoire, par centuriation, à partir
d’un tracé cadastral géométrique qui trouvait ses origines dans
le plan hippodamien de délimitation de la cité, puis qui s’étend
jusqu’aux confins de l’empire, cet immense maillage se retrouve
davantage dans le découpage franc des états d’Amérique que
dans les sinuosités de nos frontières européennes.
La Rome antique et l’Europe… 63

Les Américains ont encore en commun avec les romains le


sentiment d’avoir une mission à assumer, un devoir d’ordre à
maintenir sur les territoires de l’empire, et même sur ceux qui y
sont associés. on se souvient de la fameuse mission qu’Anchise
assigne aux romains dans l’Énéide de Virgile :

Tu regere imperio populos, Romane, memento


(haec tibi erunt artes), pacisque imponere morem,
parcere subjectis et debellare superbos.

« À toi, romain, qu’il te souvienne d’imposer aux peuples ton


empire. Tes arts à toi sont de promouvoir les lois de la paix entre les
nations, d’épargner les vaincus et de dompter les orgueilleux. » (Vi,
851-853).

cette profession de foi, les Américains y souscriraient volon-


tiers. Mais c’est là que les chemins américain et romain diver-
gent, et que nous retrouvons l’europe. d’abord, les historiens
américains ont développé cette référence à la romanité avec plus
d’imprudence que de rigueur scientifique. Le fait vient d’être
relevé par un récent état des lieux : le livre de l’historien Jean-
Marc robert, Rome, la gloire et la liberté. Aux sources de
l’identité européenne 3.
Le malentendu vient souvent de ce que le paradigme améri-
cain est fortement marqué par l’influence judéo-chrétienne : le
bien et le mal, dieu et le diable, sont les référents de l’action
politique. en conséquence, surgit une propension à se penser en
termes dualistes, comme l’axe du bien face à l’axe du mal. Les
romains sont beaucoup plus nuancés là-dessus, du fait des
structures de leur imaginaire religieux et politique. Quant à
l’europe, elle a certes elle aussi longtemps été marquée par une
forte empreinte religieuse ; mais à partir du XViiie siècle et des
Lumières, elle s’en est en partie dégagée, avec l’émergence de
ces grandes notions de laïcité, de liberté, de tolérance, qui ont
forgé la spécificité européenne, et en ont, sur ce plan, fait un
modèle qui perdure encore pour les autres nations.
or, dans ce domaine qui est donc celui des idéaux, et non plus
celui de la Realpolitik, l’imaginaire européen se rencontre plus
64 des MyThes PoLiTiQues

qu’on ne le croit avec celui des romains, et il est intéressant de


souligner à cette occasion toute une dimension humaniste de la
romanité qui est souvent méconnue, mais à laquelle devaient se
référer nos révolutionnaires dans leur admiration de la république
romaine. c’est pourquoi lorsque le plus grand historien actuel de
la romanité, Paul Veyne, écrit : « une structure comme l’empire
romain n’a rien à voir avec l’europe 4 », il a raison sur le seul plan
historique (par exemple, celui de la localisation géographique de
l’empire romain, qui est loin de se superposer avec nos États
européens). en revanche, à mon sens, sur le plan des idées, l’ima-
ginaire politique des romains a développé beaucoup de théma-
tiques qui sont en résonance avec la construction de la pensée
européenne. J’en prendrai quelques exemples.
d’abord, dès les discours politiques de cicéron, on voit s’af-
firmer une très belle idée : la romanité, c’est un idéal, un certain
nombre de valeurs partagées par la communauté romaine. Pour
être romain, il faut avant tout partager ces valeurs, y adhérer et
les respecter. ceux qui les transgressent seront exclus de la com-
munauté : dans le Pro Balbo, 51, cicéron écrit : « Plût aux dieux
que tous les défenseurs de notre empire, où qu’ils se trouvent,
puissent recevoir notre droit de cité, et qu’au contraire les agres-
seurs de la république puissent être rejetés de la communauté. »
Justice dans la fermeté, donc. Les romains ont des droits, mais
cela implique leurs devoirs. on pense au programme assigné
aux romains, dans le passage de l’Énéide que nous avons déjà
cité. claudel, lui, écrivait : « rome, au centre de tout, longue-
ment, patiemment et puissamment, mesure, pèse et prévaut. »
Peser, la notion est d’importance ; elle évoque la justice et son
fléau ; et il est vrai que, si les romains sont des juristes, c’est en
accord avec cet idéal du suum cuique, « à chacun son dû », base
de toute organisation sociale qui dépasse la brutalité de la force.
Le même cicéron a, dans le même esprit, la phrase fameuse,
Cedant arma togae, « Que les armes s’effacent devant la toge »
(De Officiis, i, 22) : pour la première fois, ailleurs que dans le
cercle des philosophes, on ose à rome un éloge de l’intellectuel,
et il est beau que ce soit un homme politique qui l’ait fait. Platon
l’avait tenté, mais il avait piteusement échoué à le réaliser.
cicéron, moins grand penseur, mais meilleur homme politique,
La Rome antique et l’Europe… 65

réussira pour la première fois à subordonner l’action à des idées.


ces idées sont très belles, elles constituent ce qu’on appelle-
rait volontiers un idéal : rome ne se ramène pas à un territoire, à
des questions de géographie. elle n’est définie ni par des fleuves,
ni par des montagnes, ni par des mers. elle n’est pas non plus une
question de sang, de race ou de religion. rome est un idéal.
rome est la plus haute incarnation de la liberté et de la loi à
laquelle l’homme ait pu parvenir. il n’est pas étonnant que natio
et natura aient la même étymologie, qui les rattache à nascor
« naître » : c’est une loi cosmique qui situe la nation dans un
ordre naturel plus général, dont elle est un maillon et un reflet. et
ce lien, cette interdépendance, crée une éthique des droits et des
devoirs : comme le rappelait bronislav Gremek, rome est la
république des droits et des devoirs, et elle demeure un modèle
pour les nations européennes.
Être romain, ce n’est donc pas une question de sang, ni de
race. cela nous conduit au deuxième thème fondateur qui anime
la romanité : la tolérance. il faut prendre le mot avec quelques
précautions, et mutatis mutandis, car les romains ne connais-
sent pas l’idée de tolérance — ou d’intolérance — telle que nous
pouvons la concevoir. L’imaginaire des romains leur préfère
deux autres références :
— la notion de licite et d’illicite, mieux en rapport avec les
origines sacrées d’une pensée qui se pense encore comme tradi-
tionnelle.
— et, aussi, l’idée pragmatique de l’utilisation des compétences,
là où elles se trouvent. rome elle-même prend son origine dans
un tel processus. Tite-Live nous raconte que, dès la fondation,
romulus créa, pour peupler rome, un asile où il accueillit des
parias de toutes sortes (Hist. Rom. i, Viii, 4-6 5). Par la suite, le
droit de cité fut justement là comme principe d’intégration. il n’y
avait pas d’exclusive : tout le pourtour du bassin méditerranéen,
dans la mosaïque de ses races et de ses religions, était pris dans
cette alliance, dans ce réseau d’intégration qui tisse une unité en
respectant les différences et les particularités : unitas multiplex,
une unité tissée dans la diversité. Le seul critère est le respect des
valeurs qui unissent ces peuples. Les citations ne manquent pas,
qui revendiquent ce respect des personnes ; scipion, à qui cicéron
66 des MyThes PoLiTiQues

fait dire, dans le De Republica (i, 58), « ce n’est pas la nationa-


lité qui nous intéresse, ce sont les qualités naturelles (ingenia) » ;
et Apulée, écrivant deux siècles plus tard dans l’Apologie (24) :
« ce qu’il faut examiner, ce n’est pas le lieu d’origine, mais le
caractère qu’on a. » L’État romain jouera vraiment le jeu : il suf-
fit de considérer la suite des empereurs pour voir que beaucoup
d’entre eux, et non des moindres, étaient des provinciaux, venus
d’illyrie, d’Afrique, de Libye ou de Gaule. rome a compris
qu’elle trouvait dans ces provinciaux les forces vives qui la
garantissaient contre son propre épuisement endogame, et qui la
régénéraient.
c’est donc bien sur un authentique métissage que rome s’est
construite, un métissage où chacun est respecté en tant que force
vive susceptible d’irriguer l’entité collective. en même temps,
les peuples intégrés dans la romanité ont donné des exemples de
l’adhésion et du choix consenti qu’ils faisaient. il n’eût pas été
possible par rapport à un modèle inhumain. nous trouvons là
une préfiguration du fameux théorème de Tocqueville : un
groupe humain n’adopte les valeurs d’une autre civilisation qu’à
la condition de ne pas se retrouver, après sa conversion, au der-
nier rang de cette civilisation. Mais à vrai dire, la structure
même de l’empire romain garantissait le théorème, puisqu’un
village barbare romanisé devenait de plein droit une cité, c’est-
à-dire une des cellules constitutives de l’imperium : ses citoyens
étaient des acteurs, non des spectateurs de l’empire.
Ainsi, des deux côtés, a-t-on joué le jeu. sur ces bases, on
n’est pas romain, on le devient, on mérite de l’être, on doit sans
cesse justifier ce titre. c’est peut-être un trait que les romains
partageaient avec les chrétiens disant eux aussi fiunt, non nas-
cuntur christiani, « on ne naît pas chrétien, on le devient ».
dans les deux cas, on retrouve le même idéal exigeant et, pour
ainsi dire, initiatique. déjà, césar l’avait compris, comme le
rapporte salluste dans le De Conjuratione Catilinae (Li), où il
lui fait dire :

« nos ancêtres n’ont jamais manqué ni de sagesse ni d’audace, et


aucun orgueil ne les empêchait d’adopter les institutions étrangères,
à condition qu’elles fussent bonnes […]. bref, tout ce qui leur sem-
La Rome antique et l’Europe… 67
blait bien fait tant chez leurs alliés que chez leurs ennemis, ils s’em-
pressaient de le réaliser chez eux, préférant imiter les bons
exemples que d’en être jaloux. »

Tant que rome raisonna ainsi — laissons de côté les excès du


volet militaire et l’hybris de ses chefs —, elle rayonna et fut la
métaphore hyperbolique de la Méditerranée. Transposée en civi-
lisation euroméditerranéenne, elle reste un pôle à construire
pour l’équilibre du monde, un ancrage dans lequel chacun peut
se reconnaître sans perdre son originalité : dialogique mori-
nienne, dialectique du décentrement et de la dépossession pour
opérer un meilleur recentrage, gage d’identité assumée 6.
et c’étaient la langue latine, les voies de communication qui
créaient le réseau susceptible de relier les membres de ce corps
multiple, qui étaient le tronc reliant les racines de la romanité à
l’efflorescence du feuillage de ses diversités. Le limes, lieu
même de la limite de l’assimilation, est susceptible de bouger,
de se déplacer, il fonctionne comme une peau autant que comme
une barrière. c’est justement lorsque le limes n’est plus perçu
que comme une barrière protégeant rome des hordes barbares,
au bas-empire, que rome se coupe de ses forces vives, qu’elle
se sclérose et meurt, au moment même aussi où, dans le temps
et dans son imaginaire, elle se dépolarise par rapport à ses
mythes fondateurs, qui ne la nourrissent plus en feed-back, elle
s’isole et meurt.
Équilibre : c’est le maître mot de la romanité. cet équilibre
qui préside au métissage social, on le retrouve dans les pratiques
politiques, et particulièrement dans cette invention romaine de
la séparation des pouvoirs, fondatrice d’une justice républicaine.
on sait que les romains, par odium regni, par crainte de la
tyrannie, sont les inventeurs de l’autocontrôle des institutions
entre elles : le pouvoir législatif, le judiciaire et l’exécutif relè-
vent d’instances autonomes, ce qui garantit leur indépendance
mutuelle. et même les chefs de l’exécutif, les consuls, ne peu-
vent dériver vers le pouvoir absolu, puisqu’ils sont deux, et se
surveillent donc mutuellement.
ce respect de l’autre dans le domaine politique va de pair
avec une tolérance religieuse (ou plutôt, compte tenu de ce que
68 des MyThes PoLiTiQues

nous avons dit précédemment, une liberté accordée dans la pra-


tique des cultes). elle est réelle, et considérable : tout culte nou-
veau peut être admis, après avoir été soumis à l’examen des
decimviri, un collège chargé de veiller essentiellement à ce que
le nouveau culte ne soit pas un facteur de trouble dans la cité. Le
pullulement des cultes orientaux dans la rome impériale montre
que la censure des decimviri (devenus quindecimviri) était
bénigne. Paul Veyne insiste à la fois sur le non-fanatisme et le
non-prosélytisme de la société romaine : des valeurs qui préfi-
gurent celles d’un État laïc, en quelque sorte 7.
une telle attitude n’était possible à rome que dans le cadre
d’un polythéisme. Le polythéisme romain apportait une réponse
différente de celle des monothéismes aux grandes questions
existentielles : pour les romains, le divin est trop complexe
pour être expliqué par un seul principe ; on y parvient mieux en
multipliant les éclairages, à travers la notion d’énergies complé-
mentaires, sous forme des différents dieux. Ainsi, à rome, les
dieux sont autant des instances de la plénitude psychique et de
la construction de soi que des figures de types de socialité ; nous
en retiendrons surtout ici que ce modèle excluait tout risque de
sectarisme et de communautarisme, personne ne pouvant se pré-
tendre détenteur de la vérité : elle ne pouvait être saisie que dans
le pluralisme. Les philosophes des Lumières s’en souviendront.
on mesure, par ailleurs, toute la différence de l’éthique romaine
avec celle des États-unis dont nous parlions tout à l’heure.
certes, l’Amérique promeut les grandes valeurs démocratiques.
Mais elle les intègre dans un autre ensemble, hérité de ses
racines religieuses, qui juge en termes de bien et de mal. rien de
tel chez les romains : chacun pratique le culte qui lui convient,
dans la mesure où il ne constitue pas une atteinte à la sécurité de
l’état. c’est d’ailleurs pour cela que, comme on sait, les chrétiens
furent persécutés, car ils furent les seuls à refuser de rendre le
double culte, à leur dieu et aux dieux de la cité. La religion
d’État des romains distingue, elle, le jus et le fas, la justice des
hommes et celle des dieux, le profane et le sacré ; ils sont liés,
mais relèvent de compétences différentes.
Les romains sont allés encore plus loin, et ils ont eu une très
belle réflexion sur la barbarie. on pourrait croire que le concept
La Rome antique et l’Europe… 69

de barbarie est d’abord fondé sur une exclusion de l’autre,


comme différent. c’est peut-être vrai chez les Grecs. Mais les
romains ont su donner à ce concept une acception beaucoup
plus haute et beaucoup plus exigeante 8. Pour un romain, la bar-
barie, c’est d’abord une tendance que l’on a en soi, qui nous tire
vers l’animalité, et qu’il faut dépasser. La pire barbarie, c’est
donc une barbarie intérieure, c’est contre elle qu’il convient de
mener le grand combat vers lequel culminent toutes les valeurs
de la romanité. L’islam dit une chose assez semblable (même si
certains de ses membres l’oublient parfois) quand il distingue la
grande guerre sainte, celle que l’on mène contre soi, et la petite
guerre sainte, la guerre contre les infidèles, qui ne saurait être
menée que quand la première est acquise. L’Autre est alors
comme un miroir dans lequel nous voyons nos propres imper-
fections ; et, pour les romains, la connaissance des barbares a
été un outil d’analyse et de critique vis-à-vis d’eux-mêmes.
cet édifice moral culmine dans la notion d’humanitas. on
connaît le vers de l’Heautontimoroumenos de Térence (77) :
Homo sum : humani nihil a me alienum puto. elle marque un
réel progrès éthique, dans le respect accordé à l’autre, et les stoï-
ciens se feront les propagandistes de cette universalité de la phi-
lanthropia, qui passe, on l’a vu, par l’absence de racisme. c’est
une des fiertés de l’imperium que de l’avoir respectée : c’est au
nom de l’humanitas que cicéron présente Verrès comme un
monstre parce qu’il a crucifié un citoyen romain.
Mais ne soyons pas dupes de la notion, elle a ses limites. Les
historiens insistent avec raison sur le fait qu’un de nos contem-
porains qui se retrouverait sur le Forum du temps d’Auguste se
croirait dans un monde totalement étranger, et ne se sentirait
guère de connivence avec nos ancêtres. donc, prudence, quand
on parle de l’humanitas ; il faut convenir qu’elle a plus de diffé-
rences que de ressemblances avec l’humanisme de nos Lumières.
ou, plus exactement, nous ne sommes pas dans le même para-
digme. d’abord, dans l’humanitas, on reste entre soi, entre
hommes libres ; les esclaves en sont exclus, et lorsque sénèque
affirme (et il n’y a pas de raison de ne pas le croire) qu’il traite
ses esclaves comme ses fils, nous sommes sidérés qu’il ne soit
pas choqué que ses fils soient dans la condition de l’esclavage.
70 des MyThes PoLiTiQues

nous sommes choqués, mais pas les romains ; et Montaigne


lui-même était un grand admirateur de sénèque. il faudra
attendre le XiXe siècle pour que l’esclavage soit perçu, en lui-
même, comme une abomination.
de même, à rome, c’est au nom de l’humanitas qu’on est clé-
ment avec les vaincus, mais rien n’y oblige. Auguste peut renon-
cer, par humanitas, à son droit de vie et de mort, il ne l’en
possède pas moins. il est avec ses sujets dans une relation de
clientèle, de confiance réciproque, de fides, presque de parrai-
nage au sens maffieux. certaines des déclarations de son testa-
ment politique font frémir, tant elles relèvent d’une certitude
intime d’être dans son droit, lorsqu’il écrit : « J’ai préféré lais-
ser vivre les peuples étrangers auxquels on pouvait pardonner en
toute sécurité, plutôt que de les anéantir. » (Res Gestae, 3, 2) 9.
on se souvient du principe de Tarski : aucun système ne peut se
connaître complètement lui-même. Les romains n’y ont pas
échappé, et ce sont précisément ces zones d’ombre du système
qui les ont peu à peu rendus étrangers à eux-mêmes et à l’es-
sence de la romanité.

À ce stade, on peut se poser une question : est-ce bien


l’europe qui est le meilleur référent, lorsqu’il s’agit d’évoquer
le devenir de l’imaginaire gréco-romain ? est-ce que la notion
de monde méditerranéen, ou d’euro-méditerranée — très à la
mode — ne serait pas plus pertinente, et plus efficace ? il semble
que la Méditerranée soit une bonne unité de mesure pour notre
problématique, justement parce qu’une mer unit plus qu’elle ne
sépare. Albert camus a bien montré ce caractère unique de la
Méditerranée, contradictoire et complémentaire, nécessitant de
savoir équilibrer l’ombre par la lumière. Mais camus lui-même
soulignait que la Méditerranée occidentale, dans sa complexité,
n’était pas exclusivement romaine, et que l’europe était loin
d’être seulement la fille de la Grèce et de rome : il conviendrait
donc, pour notre analyse, d’intégrer toutes les influences
puniques, berbères, gauloises, ibères, qui ont elles aussi contri-
bué à construire ce monde pluriel qu’était l’Imperium Romanum,
La Rome antique et l’Europe… 71

véritable unitas multiplex, mosaïque cohérente de cultures, de


langues et de civilisations. Le génie de rome, l’explication de la
puissance et de la pérennité de cet empire, c’est que les romains
ont réussi à concilier la diversité et l’unité, suffisamment, sui-
vant le théorème de Tocqueville, pour que les derniers de l’em-
pire ne se sentent pas exclus de cette « âme tigrée », pour
reprendre le titre d’un beau livre de G. durand 10.
Quoi qu’il en soit du débat sur une euro-méditerranée, on
mesure toutefois l’importance des points de convergence entre
la construction d’un idéal commun des valeurs européennes et
les propositions romaines. certes, rome n’a pas tenu toutes ses
promesses ; et l’idéal de l’« impérialité », tel que le définit
Virgile (je crée ce néologisme faute de trouver un mot appro-
prié), se dégrade, dès la fin du règne d’Auguste, en un impéria-
lisme brutal et, serais-je tenté de dire, malheureusement banal.
Ainsi va le monde, vers l’entropie. Mais tout n’est pas perdu ;
l’idéal ne meurt pas, il perdure jusque chez ces commentateurs
plus obscurs qui nous ont transmis les textes, et en même temps
les valeurs de la romanité : donatus, servius, Grégoire de Tours ;
puis il refleurit à la renaissance dans la pensée européenne, qui
y reconnaît un modèle à suivre.
À cette notion de modèle, je préférerais d’ailleurs un autre
terme : celui de fraternité. et, à l’image des racines, je substi-
tuerai celle des rhizomes, chère à G. deleuze : un mode nourri-
cier qui se développe horizontalement, en relation plus qu’en
hiérarchie. Les romains ne sont pas nos pères, ils sont plutôt
nos frères dans une expérience commune où ils nous ont précédés.
il me semble que c’est cela qu’ils nous donnent à voir, et que,
sur bien des points, leur expérience constitue un beau pro-
gramme pour l’europe qui est encore à construire. c’est parce
qu’il n’y avait pas de fanatisme, pas de religions s’excluant
mutuellement, que les ethnies les plus diverses ont pu se rallier
à rome, comme à la civilisation universelle du temps. Le philo-
sophe rémi brague a cette belle formule : « Être romain, c’est
se percevoir comme grec par rapport à ce qui est barbare, mais
tout aussi bien comme barbare par rapport à ce qui est grec 11. »
c’est savoir se remettre sans cesse en question. Pourrait-on défi-
nir ainsi l’europe ?
72 des MyThes PoLiTiQues

noTes

1. Pour une mise au point récente, cf. Rome et l’État moderne (J.-Ph. Genet
dir.), coll. de l’École française de rome, rome, 2007.
2. cf. cl. nicolet, La Fabrique d’une nation. La France, entre Rome et les
Germains, Perrin, Paris, 2003.
3. Les belles Lettres, Paris, 2008.
4. cf. P. Veyne, « Humanitas : les romains et les autres », in L’Homme
romain (A. Giardina dir.), seuil, Paris, 1982, p. 457.
5. cf. J. Thomas, L’Imaginaire de l’homme romain. Dualité et complexité,
Latomus, bruxelles, 2006, pp. 201-204.
6. cf. P. Voisin, Il faut reconstruire Carthage. Méditerranée plurielle et
langues anciennes, L’harmattan, Paris, 2007, p. 229.
7. P. Veyne, « Humanitas : les romains et les autres », art. cit., p. 449.
8. sur ce point, cf. deux ouvrages fondamentaux, y.-A. dauge, Le Barbare.
Recherches sur la conception romaine de la barbarie et de la civilisation,
Latomus, bruxelles, 1981 ; et J.-F. Mattéi, La Barbarie intérieure. Essai sur
l’immonde moderne, PuF, Paris, 1999.
9. Externas gentes, quibus tuto ignosci potuit, conservare quam excidere
malui.
10. G. durand, L’Âme tigrée. Les pluriels de Psyché, denoël, Paris, 1981.
11. r. brague, Europe, la voie romaine, criterion, Paris, 1992, p. 36.
un mythe Fondateur et mobilisateur :
le traité de l’élysée en France et en allemagne

yVes biZeuL

il convient de se méfier de la trop simpliste opposition entre


« bonne utopie » et « mauvais mythe ». certes, le mythe poli-
tique est une narration qui, en raison de l’idéologie politique qui
le détermine, a perdu sa structure originelle ouverte d’un « aussi
bien/que » pour acquérir celle exclusiviste d’un « soit/soit 1 ».
soit on adhère à un tel mythe, soit on refuse de le faire et on
risque alors d’être exclu de la « communauté politique des
croyants ». il n’est donc pas étonnant que le mythe politique ait
souvent été utilisé comme une arme, ainsi que le faisait remar-
quer ernst cassirer dans une étude fameuse sur la question
parue en 1946 2.
Mais le mythe politique peut être également un instrument
libérateur et mobilisateur. ce fut le cas par le passé du mythe de
l’Alliance de dieu avec son peuple, l’un des mythes de fonda-
tion de la nation américaine, du mythe du contrat social, de celui
de la grève générale et de la violence révolutionnaire prônée par
Georges sorel ou encore de celui de la cité lumineuse sur la col-
line, cher à Martin Luther King. c’est, en définitive, moins le
mythe en soi qui est progressiste ou conservateur, ou même des-
tructeur, que le « travail sur le mythe », selon l’expression heu-
reuse de hans blumenberg, die Arbeit am Mythos 3.
c’est ce « travail sur le mythe » qui retiendra notre attention
dans cette étude portant sur le mythe du traité de l’Élysée du
22 janvier 1963, dont nous avons fêté il y a deux ans le 45e anni-
versaire. il s’agit d’un mythe dans le double sens du terme. Tout
74 des MyThes PoLiTiQues

d’abord, en son sens commun d’un récit inexact et trompeur uti-


lisé pour dissimuler une triste réalité, mais aussi et surtout dans
celui, totalement opposé, d’une narration positive de fondation.

Le traité de l’Élysée, un mythe trompeur

Le traité de l’Élysée ne fut pas, à l’époque de sa signature,


l’événement lumineux que nous célébrons aujourd’hui. il s’est
agi d’un pis-aller qui résulta d’une série d’échecs préalables et
qui fut lui-même, dans un premier temps du moins, un revers 4.
Le traité fut un expédient à l’échec de l’europe politique. ce
grand projet s’était enlisé une première fois, en août 1954, en
raison de la non-ratification du projet de communauté
européenne de défense (ced) par la France. Plus tard, en 1961
et en 1962, ce furent les trois versions du plan Fouchet pour la
création d’une union politique européenne qui restèrent lettre
morte. Le plan Fouchet prévoyait la création d’une union
européenne politique à caractère intergouvernemental destinée à
remplacer les structures communautaires existantes. Mais les
partenaires européens de la France refusèrent de mettre les
anciennes structures en question, d’aucuns demeurant attachés
au caractère supranational de l’intégration européenne.
Le traité de l’Élysée reprit certes les idées forces de ce plan
mort-né, mais uniquement à un niveau bilatéral 5. il ne répondait
que très partiellement aux attentes d’ailleurs différentes du
général de Gaulle et du chancelier allemand Konrad Adenauer.
Adenauer, attaché spirituellement à la France en raison de son
origine rhénane, était isolé politiquement en 1963. il avait
conscience, du fait des tensions croissantes entre atlantistes et
gaullistes dans les rangs de son propre parti, la cdu/csu, et de
l’« affaire du Spiegel », que son temps comme chancelier était
compté, et il voulait sceller le rapprochement franco-allemand
avant de laisser la place à l’atlantiste Ludwig erhard.
en outre, la confiance d’Adenauer dans les États-unis avait
été ébranlée par la construction du mur de berlin et par la crise
qui s’en était suivie. L’Allemagne souhaitait augmenter la pres-
sion sur les États-unis afin de pouvoir, en coopération avec la
Un mythe fondateur et mobilisateur… 75

France, avoir un doigt sur la gâchette atomique. elle craignait, en


outre, qu’une coopération trop étroite entre la France et l’union
soviétique ne conduise à une sorte de « rapallo » français.
de Gaulle, lui, avait été, selon ses propres dires, « touché jus-
qu’au tréfonds de son âme » par l’accueil que lui avait réservé
le peuple allemand en septembre 1962. il était persuadé qu’« il
y aura ou [qu’] il n’y aura pas d’europe, suivant qu’un accord
sans intermédiaire sera, ou non, possible entre Germains et
Gaulois », un vocabulaire typiquement mythologique 6.
Mais ce que voulait le général par-dessus tout, c’était la for-
mation d’un axe Paris-bonn devant permettre de contrer la
domination américaine en europe et de mettre un terme aux ten-
tatives américaines de créer une Force multilatérale (MLF)
contrôlée par l’oTAn. Pour l’Allemagne, cette proposition ne
manquait pas d’attrait puisqu’elle lui aurait donné la possibilité
d’avoir accès à la dissuasion nucléaire. La France, au contraire,
y voyait la confirmation que les États-unis souhaitaient mettre
la main sur les armements nucléaires français et anglais.
de Gaulle avait souligné le 14 janvier 1963, lors d’une confé-
rence de presse historique, la nécessité pour la France de disposer
d’une force de frappe nucléaire indépendante. il en profita pour
renouveler son veto — sans consultation préalable d’Adenauer
— à l’entrée du royaume-uni dans le Marché commun.
Le traité de coopération franco-allemand du 22 janvier 1963,
dit « traité de l’Élysée », devait permettre, à ses yeux, de contre-
balancer l’influence anglo-américaine en europe. nous savons
que ce plan fut aussitôt contrecarré par le bundestag qui ajouta au
traité, lors de son processus de ratification, un préambule censé
jouer le rôle de contrepoison. on y soulignait l’« association
étroite entre l’europe et les États-unis d’Amérique », l’impor-
tance de l’oTAn et de la « défense commune dans le cadre de
l’Alliance de l’Atlantique nord » ainsi que l’« association du
royaume-uni à l’unification européenne ». La nécessité de l’inté-
gration européenne y était réaffirmée ainsi que l’« élimination des
barrières commerciales entre la communauté économique
européenne (cee), le royaume-uni et les États-unis 7 ».
on peut voir dans ce préambule une sorte de mutinerie des
forces atlantistes, fortement représentées à l’époque dans le gou-
76 des MyThes PoLiTiQues

vernement allemand, contre de Gaulle et, plus encore, contre


Adenauer. Le ministre de l’Économie, grand admirateur des
États-unis, Ludwig erhard, alla même jusqu’à affirmer à la fin
janvier 1963, durant une réunion du gouvernement fédéral à
bonn, qu’en s’opposant définitivement à l’entrée du royaume-
uni dans le Marché commun « le général de Gaulle asservissait
l’europe tout comme hitler l’avait fait avec l’Allemagne, trente
ans auparavant 8 ».
Le biographe d’Adenauer, hans-Peter schwarz, émet l’hypo-
thèse selon laquelle les fonctionnaires de l’Auswärtiges Amt
auraient plaidé en faveur de la signature d’un traité en bonne et
due forme — et non d’un simple accord entre États —, non seu-
lement pour satisfaire aux normes constitutionnelles allemandes
(l’art. 59 de la Loi fondamentale dispose : « Les traités réglant
les relations politiques de la Fédération requièrent l’approbation
[du Parlement] »), mais aussi pour imposer un processus de rati-
fication qui s’annonçait difficile 9. Le ministre allemand des
Affaires étrangères de l’époque, Gerhard schröder, lui-même un
opposant au traité, souligna toutefois, dans un entretien accordé
au journaliste britannique Terence Prittie, que c’était Adenauer
qui avait absolument voulu d’un traité, et non d’un simple
accord, et il interpréta ce souhait comme la volonté d’un vieil
homme soucieux de passer à la postérité 10.
Lorsqu’il prit connaissance du préambule allemand, de
Gaulle ne cacha pas sa désillusion et prononça la phrase restée
justement célèbre : « Les traités sont comme les roses et les
jeunes filles, ils ne durent qu’un matin 11. » il ajouta un an plus
tard, lors d’une conférence de presse, tenue le 23 juillet 1964 au
palais de l’Élysée :

« […] il faut bien constater que, si le traité franco-allemand a per-


mis dans quelques domaines des résultats de détail, s’il a amené les
deux gouvernements et leurs administrations à pratiquer des
contacts, dont, de notre côté, et à tout prendre, nous jugeons qu’ils
peuvent être utiles et sont, en tout cas, fort agréables, il n’en est pas
sorti, jusqu’à présent, une ligne de conduite commune. Assurément,
il n’y a pas et il ne peut y avoir d’opposition proprement dite entre
bonn et Paris. Mais qu’il s’agisse de la solidarité effective de la
Un mythe fondateur et mobilisateur… 77
France et de l’Allemagne quant à leur défense ; ou bien de l’orga-
nisation nouvelle à donner à l’alliance atlantique, ou bien de l’atti-
tude à prendre et de l’action à exercer vis-à-vis de l’est, avant tout
des satellites de Moscou ; ou bien corrélativement, de la question
des frontières et des nationalités en europe centrale et orientale ; ou
bien de la reconnaissance de la chine et de l’œuvre diplomatique et
économique qui peut s’offrir à l’europe par rapport à ce grand
peuple ; ou bien de la paix en Asie et, notamment, en indochine et
en indonésie ; ou bien de l’aide à apporter aux pays en voie de déve-
loppement en Afrique, en Asie, en Amérique latine ; ou bien de la
mise sur pied du Marché commun agricole et, par conséquent, de
l’avenir de la communauté des six, on ne saurait dire que
l’Allemagne et la France se soient encore accordés pour faire
ensemble une politique et on ne saurait contester que cela tient au
fait que bonn n’a pas cru, jusqu’à présent, que cette politique
devrait être européenne et indépendante. si cet état de choses devait
durer, il risquerait à la longue d’en résulter, dans le peuple français
du doute, dans le peuple allemand de l’inquiétude et, chez leurs
quatre partenaires du traité de rome, une propension renforcée à en
rester là où on en est, en attendant, peut-être, qu’on se disperse 12. »

il s’agit là d’un véritable constat d’échec exprimé en des


termes très peu diplomatiques. il est vrai qu’entre-temps Konrad
Adenauer avait été remplacé par Ludwig erhard, qui s’aligna
fortement sur la politique américaine, et que Kennedy avait été
accueilli en quasi-sauveur à berlin.

Le traité de l’Élysée, « mythe de fondation »

en dépit de ces résultats plus que mitigés, le traité de l’Élysée


est devenu un mythe positif de fondation. on associe aujourd’hui
avec lui le début de l’amitié franco-allemande. il s’agit là d’une
vision inexacte des choses puisque le rapprochement entre les
deux peuples avait commencé bien avant, dès la fin du second
conflit mondial avec le travail remarquable de personnalités
comme Joseph rovan qui organisa les premières rencontres entre
jeunes Français et Allemands dès 1946, ou de Jean du rivau,
78 des MyThes PoLiTiQues

créateur de « documents/Dokumente » et du bureau international


de Liaison et de documentation (biLd). on ne doit pas oublier
non plus l’œuvre de réconciliation des Églises et, en particulier,
du conseil œcuménique des Églises. on connaît aussi l’impor-
tance de l’action de robert schuman, responsable de 1948 à 1953
de la politique étrangère de la France, en ce domaine.
Le premier accord culturel franco-allemand avait été signé,
dès octobre 1954, par Pierre Mendès-France à Paris. il devait
permettre de sortir de l’impasse dans laquelle se trouvait la
France après son refus de ratifier l’accord sur la ced. il existe
d’ailleurs de nombreux points communs entre ce texte et le futur
traité de l’Élysée qui concernent notamment l’enseignement des
langues vivantes et les problèmes d’équivalence de diplômes.
L’accord de 1954 traitait déjà des échanges universitaires et pré-
voyait l’attribution de bourses pour favoriser leur développe-
ment. en définitive, ce texte représentait la consécration de toute
la politique culturelle, linguistique et d’échanges pratiquée par
la France en Allemagne depuis 1945, tant au niveau des orga-
nismes officiels que des nombreuses initiatives privées 13.
Le mythe du traité de l’Élysée a contribué à faire oublier ces
précédents. il a conduit également à oblitérer le fait que la
France exerçait, en 1963, un contrôle militaire sur une
Allemagne qui ne retrouva sa souveraineté pleine et entière
qu’avec le traité « quatre plus deux » de 1990. Aujourd’hui, on
a tendance à voir dans le traité de l’Élysée un accord entre deux
États souverains et égaux.
comme tout mythe, celui du traité de l’Élysée passe sous
silence un grand nombre d’événements pour n’en retenir que
certains et leur donner une importance démesurée 14. c’est qu’il
relate un événement avec un « avant » et un « après » qui nous
incite à l’action.
et pourtant, le traité de l’Élysée n’innovait que peu et com-
prenait surtout des déclarations d’intention sans grande portée
politique réelle 15. il ne faisait qu’institutionnaliser une pratique
déjà bien établie de contacts réguliers entre chefs d’État et de
gouvernement et ministres, instituait une commission intermi-
nistérielle dans chacun des deux pays afin de coordonner l’en-
semble des activités et prévoyait des consultations avant toute
Un mythe fondateur et mobilisateur… 79

décision sur les questions importantes de politique étrangère


« […] en vue de parvenir, autant que possible, à une position
analogue ». La version allemande du texte rend le terme « ana-
logue » par gleichgerichtet — « qui va dans le même sens » —
une formulation plus forte que l’adjectif français, qui évoque
seulement un rapprochement des points de vue 16. dans le
domaine de la défense, l’objectif poursuivi était un simple rap-
prochement des doctrines tactiques et stratégiques « en vue
d’aboutir à des conceptions communes ».
La seule véritable nouveauté était la création de l’office
Franco-Allemand pour la Jeunesse (oFAJ) qui fut réalisée le
5 juillet 1963. L’oFAJ joue, aujourd’hui encore, un rôle essen-
tiel dans le développement des échanges entre jeunes Allemands
et Français.

Des personnages mythiques

Que le traité de l’Élysée soit devenu un mythe fondateur tient


moins à ses qualités intrinsèques qu’au fait qu’il fut l’œuvre de
deux personnages mythiques qui, en raison de leur poids histo-
rique et de leur charisme, semblaient, à l’époque, seuls être à
même de vaincre l’anankè, la fatalité résultant d’un siècle de
conflits sanglants 17 : de Gaulle et Adenauer 18.
comme le souligne Agulhon, de Gaulle est un mythe en rai-
son du rôle historique de premier plan qu’il joua dans l’histoire
nationale ; du fait de sa personnalité de premier plan et parce
qu’il s’agissait d’une figure complexe jugée de manière contra-
dictoire 19. ces caractéristiques valent également pour Adenauer
qui avait été poursuivi par les nazis, et qui fut un homme poli-
tique à la stature internationale indéniable, tout en faisant l’ob-
jet de jugements politiques contradictoires.
Peu nombreux sont ceux qui connaissent le traité de l’Élysée
par sa lecture et encore moins par les travaux scientifiques qui
s’y rapportent. Le traité, c’est dans l’imaginaire collectif avant
tout la rencontre de deux titans politiques et leur accolade, sym-
bole de la fin de l’animosité entre les peuples. Peu importe que
cette accolade ait été le fruit d’une improvisation et qu’Adenauer
80 des MyThes PoLiTiQues

ait été littéralement poussé par son chef du protocole dans les
bras du général de Gaulle, qui s’avançait vers lui.
La chaîne Arte décrit sur son site cet épisode cocasse de la
façon suivante :

« de Gaulle se lève et, déjà en se levant, il se tourne vers


Adenauer, qui visiblement un peu surpris se tourne aussi peu à peu
vers de Gaulle. Mais de Gaulle a déjà les bras grands ouverts, il
avance, il franchit les deux pas qui le séparent encore d’Adenauer.
Très raide, les bras le long du corps, Adenauer ne semble toujours
pas comprendre. Mais voyez-vous cet homme à gauche, probable-
ment le chef du protocole allemand qui s’est avancé discrètement
dans le dos du chancelier et, qui, de la main droite, le pousse déli-
catement vers de Gaulle ? revenons rapidement en arrière pour
regarder son mouvement.
dans le plan précédent, derrière le ministre allemand des Affaires
étrangères, on voit cet homme avancer avec vivacité. dans le plan
suivant, on le voit pousser Adenauer avant de s’éclipser rapidement.
Étonnante présence d’esprit. Pendant ce temps, de Gaulle s’avance
encore un peu plus, penche son grand buste en avant, attire à lui
Adenauer qui, enfin, s’adonne, un peu maladroitement, à l’acco-
lade. remis de sa surprise, le chancelier est maintenant dans le coup
et il saisit énergiquement les avant-bras du général. Mais de Gaulle
se retire déjà tandis que la main droite d’Adenauer cherche vaine-
ment à prolonger cet instant. Les deux hommes semblent légère-
ment gênés, leurs visages se tournent, s’évitent, leurs regards
partent dans des directions opposées 20. »

Le mythe ne vit pas toutefois seulement d’images et de


gestes, mais aussi de paroles historiques. Avant l’accolade, de
Gaulle avait souligné : « il n’y a pas un homme dans le monde
qui ne mesure l’importance capitale de cet acte, non seulement
parce qu’il tourne la page après une si longue et si sanglante his-
toire de luttes et de combats, mais aussi parce qu’il ouvre toutes
grandes les portes d’un avenir nouveau pour la France, pour
l’Allemagne, pour l’europe et, par conséquent, pour le monde
entier. Voilà, monsieur le chancelier, ajouta-t-il, c’est le début de
l’intégration 21. »
Un mythe fondateur et mobilisateur… 81

Adenauer confiera plus tard au correspondant du New York


Time, cyrus sulzberger : « Le traité est l’acte le plus important
des quatorze années de mon mandat de chancelier 22. » on ne
doit pas non plus sous-estimer l’aspect symbolique du traité.
Alfred Grosser souligne avec raison que la France n’a passé
aucun accord d’une telle portée avec un autre pays.

Le travail mythique de « bricolage »

Le mythe est, ainsi que l’a souligné Lévi-strauss, le résultat


d’un travail de « bricolage » d’éléments issus de systèmes sym-
boliques hétérogènes. il relie différents codes binaires entre eux
et contient des paradoxes intellectuels ainsi que des renverse-
ments de sens 23. c’est également le cas des mythes politiques.
Le mythe du traité de l’Élysée marque tout à la fois le début
des relations amicales franco-allemandes et le désenchante-
ment de la France devant l’option atlantiste de l’Allemagne
d’alors ; des aspirations à la coopération et à la réconciliation
et le désir de grandeur et d’instrumentalisation de l’autre ; la
volonté de créer un moteur pour la construction européenne et
celle de préserver l’autonomie nationale ; la reconnaissance de
la nécessité d’avancer sur tous les terrains, mais aussi de ne pas
aller trop loin, si ce n’est dans le domaine peu conflictuel des
échanges d’élèves et d’étudiants et de l’apprentissage des
langues étrangères.
Le paradoxe le plus évident du mythe du traité de l’Élysée est
la coopération d’ennemis dits « héréditaires ». Le concept
d’« ennemis héréditaires » est certes lui-même un mythe, puisque
l’hostilité entre la France et l’Allemagne est assez récente, avec
toutefois une asymétrie dans les perceptions allemandes et
françaises. elle remonte, en fait, du côté français à la guerre de
1870, du côté allemand à la mise à sac du Palatinat par les
troupes de Louis XiV et, surtout, aux campagnes napoléoniennes
qui furent à l’origine de la montée en puissance du nationalisme
allemand. il n’en demeure pas moins que le traité de l’Élysée est
souvent associé à la quasi-transsubstantiation magique d’une
haine séculaire en partenariat politique et culturel.
82 des MyThes PoLiTiQues

ce paradoxe fut illustré par l’iconographie officielle montrant


le général de Gaulle, le résistant à l’Allemagne nazie, donner
l’accolade au représentant d’un peuple qu’il avait combattu,
même s’il est vrai que de Gaulle ne portait pas, à cette occasion,
son uniforme légendaire.
un autre paradoxe consiste dans le fait que de Gaulle, le
garant de l’indépendance nationale, devint par le traité l’un des
créateurs d’un moteur franco-allemand qui mit en marche une
europe intégrant bientôt la Grande-bretagne.
Le traité est devenu, grâce au mythe, un symbole de l’« entente
élémentaire » entre les peuples et les nations 24, même si cette
vision idyllique des choses oblitère de nombreuses tensions, en
particulier les relations tendues entre erhard et de Gaulle,
Kiesinger et de Gaulle, brandt et Pompidou, schmidt et
Mitterrand, Kohl et Mitterrand, et même entre schröder et
chirac, dans les débuts du moins.
en dépit de ces contractions renforcées par la sortie de la
France du commandement intégré de l’oTAn trois ans après la
signature du traité 25, les relations franco-allemandes placées sur
les rails en 1963 restent, de nos jours encore, prioritaires. d’autant
que la France a pris conscience du fait incontournable qu’elle ne
peut jouer un rôle international de premier plan que dans le cadre
de l’union européenne et de concert avec l’Allemagne.

Le mythe du traité de l’Élysée est aujourd’hui encore bien


vivant, en dépit du travail de démythification des historiens et
politologues 26. si des journalistes, tel Laurent Leblond, contri-
buent à alimenter ce mythe par leurs écrits 27, les scientifiques
eux, en particulier Gilbert Ziebura, ont bâti une partie de leur
réputation sur une analyse décapante de l’ensemble des relations
franco-allemandes 28. Ziebura veut faire explicitement œuvre de
démythification et montre que ce qui paraît être, à première vue,
un mariage heureux a été, en réalité, une relation conflictuelle.
Lothar ruehl parle pour sa part du traité comme d’un « acte de
résignation », et henning Köhler y voit la raison de la fin de
l’ère Adenauer 29.
Un mythe fondateur et mobilisateur… 83

Mais c’est justement la force d’un mythe politique positif que


de faire taire les cassandre et de permettre ainsi l’action poli-
tique et l’agir collectif. Afin de mieux mobiliser les énergies, il
lui faut simplifier une réalité complexe, sublimer les tensions et
conflits, tenir entre eux des contradictions et permettre des
retournements de sens et des paradoxes.
Le traité n’a pas seulement contribué à rapprocher les menta-
lités et les cultures par le développement des contacts indivi-
duels 30, il a également ouvert la voie à des innovations futures.
c’est ainsi qu’il fut, plus tard — le 22 janvier 1988 —, modifié
par deux protocoles additionnels importants signés lors de son 25e
anniversaire. de nouvelles structures ont alors été créées : le
conseil de défense et de sécurité, le conseil économique et finan-
cier, le haut conseil culturel franco-allemand et le collège franco-
allemand pour l’enseignement supérieur établi à Mayence, en
janvier 1988, pour promouvoir des cursus d’études intégrées entre
universités des deux pays 31. de même, la chaîne franco-allemande
de télévision Arte a été fondée en novembre 1988.
Le mythe politique positif est indispensable et pleinement
justifié. il est rarement le produit d’un travail de propagande,
mais émerge de lui-même dans le contexte d’une mobilisation
des énergies pour la réalisation d’objectifs communs, dans notre
cas de la réconciliation entre deux peuples autrefois ennemis,
même s’il est vrai que les forces politiques peuvent, toujours à
nouveau, tirer profit de cette narration en l’instrumentalisant.

noTes

1. cf. Th. claviez, Grenzfälle. Mythos — Ideologie — American Studies,


Wissenschaftlicher Verlag Trier, Trêve, 1998, p. 333 sq.
2. e. cassirer, Der Mythus des Staates. Philosophische Grundlagen politi-
schen Verhaltens [1946], Fischer Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1985.
3. h. blumenberg, Arbeit am Mythos, suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1979.
4. Le Traité de l’Élysée et les Relations franco-allemandes 1945-1963-
2003, cnrs Éditions, Paris, 2005 ; d. colard, Le Partenariat franco-alle-
mand. Du traité de l’Élysée à la République de Berlin, 1963-1999, Gualino,
Paris, 1999.
84 des MyThes PoLiTiQues

5. cf. Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande. numéro spécial :


Du Plan Fouchet au traité franco-allemand de janvier 1963, 1997, t. 29, n° 2.
6. discours prononcé à bordeaux le 25 septembre 1949 et cité in :
http://www.gaullisme.fr/plan_fouchet.htm (10 octobre 2008).
7. cité in 1948-1988, France-Allemagne, Un nouveau chapitre de leur his-
toire, Documentation, europa union Verlag, bonn, 1988, p. 34.
8. cité in J. Vaillant, « La coopération franco-allemande à l’épreuve du traité
de l’Élysée. retour sur quarante ans d’attentes, de déceptions et de succès », in
Revue internationale et stratégique, 2002, t. 48, n° 4, pp. 23-30, ici p. 26.
9. cf. ibid., p. 27 ; h.-P. schwarz : « die Ära Adenauer 1957-1963 », in
Geschichte der Bundesrepublik Deutschland, vol. 3, stuttgart, Wiesbaden,
deutschen Verlags-Anhalt/brockhaus, 1983, p. 291 sq.
10. cf. F. eibl, Politik der Bewegung. Gerhard Schröder als Außenminister
1961-1966, oldenbourg Wissenschaftsverlag, oldenbourg, 2001, p. 171.
11. cité in h. Kusterer, Der Kanzler und der General, neske Verlag,
stuttgart, 1995, p. 349.
12. cité in Documents : revue des questions allemandes, 1964. notizen :
1964, t. 19, n° 4-6, p. 47 sq.
13. cf. J. Vaillant, « La coopération franco-allemande à l’épreuve du traité
de l’Élysée… », art. cit., p. 25.
14. cf. J. Pouillon : « die mythische Funktion », in cl. Lévi-strauss, J.-P.
Vernant et alii, Mythos ohne Illusion, suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, pp.
68-83, ici p. 82.
15. cf. G. Ziebura, Die deutsch-französischen Beziehungen seit 1945.
Mythen und Realitäten, neske Verlag, stuttgart, 1997, p. 168.
16. cf. J. Vaillant, « La coopération franco-allemande à l’épreuve du traité
de l’Élysée… », art. cit., p. 24.
17. cf. h.-P. schwarz : « Präsident de Gaulle, bundeskanzler Adenauer und
die entstehung des elysée-Vertrages », in K. d. bracher/M. Funke/h.-P.
schwarz (dir.), Deutschland zwischen Krieg und Frieden. Beiträge zu Politik
und Kultur im 20. Jahrhundert, droste Verlag, düsseldorf, 1991, pp. 212-220.
18. Le mythe du général de Gaulle a déjà fait l’objet de plusieurs études.
cf. M. Waechter, Der Mythos des Gaullismus Heldenkult, Geschichtspolitik
und Ideologie 1940-1958, Wallstein Verlag, Göttingen, 2006 ; M. Agulhon, De
Gaulle. Histoire, symbole, mythe, Plon, Paris, 2000.
19. M. Agulhon : « ist de Gaulle in die nationale Mythologie eingegan-
gen ? », in y. bizeul (dir.), Politische Mythen und Rituale in Deutschland,
Frankreich und Polen, duncker & humblot Verlag, berlin, pp. 213-218.
Un mythe fondateur et mobilisateur… 85
20. L’analyse d’image, in :
http://www.arte.tv/fr/connaissance-decouverte/karambolage/emission_
20du_2030_20Juillet_202006/1248676, cmc=1248680.html (15 août 2008).
21. cf. le dossier de La Documentation française intitulé « Les relations
franco-allemandes ». http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/rela-
tions-franco-allemandes/introduction.shtml (10 octobre 2008).
22. T. sommer, « ein rosenhag im eis », in Die Zeit, n° 4, 2003.
23. cf. cl. Lévi-strauss, « La Geste d’Asdiwal », in Les Temps modernes,
1961, t. 179, n° 16, pp. 1080-1123.
24. h.-P. schwarz, Eine Entente Elémentaire. Das deutsch-französische
Verhältnis im 25. Jahr des Elysée-Vertrages, europa union Verlag, bonn, 1990
(2).
25. M. Vaïsse/P. Mélandri/F. bozo (dir.), La France et l’OTAN, 1949-1996,
complexe, bruxelles, 1996 ; F. bozo, Deux stratégies pour l’Europe. De
Gaulle, les États-Unis et l’Alliance atlantique, 1958-1969, Plon, Paris, 1996 ;
G.-h. soutou, L’Alliance incertaine. Les rapports politico-stratégiques franco-
allemands, 1954-1996, Paris, Fayard, 1996.
26. cf. r. Frank : « der Élysée-Vertrag, ein deutsch-französischen
erinnerungsort ? », in defrance/Pfeil (dir), Le Traité de l’Élysée et les Rela-
tions franco-allemandes 1945-1963-2003, op. cit., pp. 237-248.
27. L. Leblond, Le Couple franco-allemand depuis 1945. Chronique d’une
relation exemplaire, Le Monde-Éditions, Paris, 1997.
28. G. Ziebura, Die deutsch-französischen Beziehungen seit 1945, op. cit.
29. L. ruehl, « Adenauer Politik und das atlantische bündnis — eine
schwierige balance zwischen Paris und Washington » in d. blumenwitz/K.
Gotto/h. Maier/K. repgen/h.-P. schwarz (dir.), Konrad Adenauer und seine
Zeit, Politik und Persönlichkeit des ersten Bundeskanzlers, t. 2, deutsche
Verlags-Anstalt, stuttgart, 1976, pp. 53-91, ici p. 87 ; henning Köhler,
Adenauer. Eine politische Biographie, Propyläen, berlin, 1994, p. 1205.
30. cf. i. Kolboom : « 35 Jahre elysée-Vertrag », in Dokumente, 1997, t.
53, n° 6, 1997, pp. 478-484 ; P. A. Zervakis/s. von Gossler, « 40 Jahre elysée-
Vertrag : hat das deutsch-französische Tandem noch eine Zukunft ? », in Aus
Politik und Zeitgeschichte, b 03-04, 2003, pp. 6-13.
31. cf. J. Vaillant, « La coopération franco-allemande à l’épreuve du traité
de l’Élysée… », art. cit., p. 29.
mobilisations nationalistes et mythes politiques
dans les guerres de l’ex-yougoslavie

eLMir cAMic

une année seulement après que Francis Fukuyama, eupho-


rique, eut proclamé « La fin de l’histoire 1 », Micha Glenny
constatait, pour sa part, une « renaissance du passé » en europe
centrale orientale et, en particulier, dans les balkans 2. dans cette
région du monde, les idées nationalistes qui, dès la fin des
années 80, s’étaient largement répandues, provoquèrent des
conflits sanglants et amenèrent l’éclatement de la Fédération
yougoslave. on ne peut expliquer la brutalité des guerres entre
les anciens voisins sans considérer le rôle décisif joué par l’ins-
trumentalisation du passé dans la mobilisation et la radicalisa-
tion des masses.
bien que les parties impliquées dans ce conflit aient toutes
utilisé une histoire glorifiée pour légitimer leurs buts poli-
tiques, je ne m’attarderai ici que sur le cas le plus significatif et
le plus lourd de conséquences, le mythe de la bataille de
Kosovo Polje qui opposa serbes et ottomans en 1389 3. Les
dirigeants serbes ont donné au récit épique primitif de cette
bataille une signification politique, en la présentant comme une
étape essentielle de la mission du peuple serbe. Pour ce faire,
ils ont réinterprété de manière sélective et ciblée les événe-
ments du passé à la lumière du conflit contemporain. Je pré-
senterai tout d’abord les faits historiques de la bataille en
question et les interprétations qui en ont été données. Puis je
fournirai des exemples de son instrumentalisation à des fins
politiques dans les années 1980 et 1990.
Mobilisations nationalistes et mythes politiques… 87

Faits historiques et récit épique de la bataille

en ce qui concerne la bataille elle-même, on ne dispose


aujourd’hui encore que de peu de faits historiques vérifiés 4. Le
28 juillet (du calendrier grégorien) 1389, eut lieu une bataille sur
le Kosovo Polje entre les armées du sultan ottoman, Murad ier,
et celles du prince serbe, Lazar hrebljanovic. Les deux armées
étaient l’une et l’autre ethniquement très mélangées — de nom-
breux chrétiens et même des vassaux serbes combattaient aux
côtés des ottomans, et, dans les rangs de Lazar, il y avait aussi
des troupes bosniaques, croates et albanaises 5. L’issue de la
bataille fut incertaine 6. Après le combat, l’armée ottomane se
retira, et les successeurs de Lazar furent des vassaux du sultan.
ce qui est sûr, en revanche, c’est que cette bataille ne fut pas un
élément déterminant pour expliquer la chute de la serbie sous le
joug ottoman soixante-dix ans plus tard 7. de ce fait, on peut dire
que personne n’a vraiment été victorieux 8. Le fait le plus mar-
quant fut la mort des deux souverains, un événement qui
enflamma l’imagination des faiseurs de mythes postérieurs.
Peu de temps après la chute de la serbie, de nombreuses his-
toires épiques autour de la bataille commencèrent à se répandre.
elles furent transmises oralement durant des siècles avant d’être
mises par écrit de manière progressive à partir du XViiie siècle 9.
nous disposons, par conséquent, de nombreuses versions diffé-
rentes et non canoniques de la même histoire. Le substrat de
l’intrigue demeure toutefois invariable 10, et c’est sur ce substrat
et sa signification que je voudrais m’attarder dans ce qui suit.
Le soir qui précéda la bataille contre les ottomans, le prince
serbe Lazar reçut de Jérusalem une lettre de la Vierge Marie par
l’intermédiaire de saint elie. dans cette lettre, il était mis devant
le choix, soit de gagner la bataille et de conserver son royaume
terrestre, soit de la perdre, de mourir, et de gagner par là le
royaume céleste. Lazar choisit le royaume céleste car celui-ci
est, au contraire du royaume terrestre, éternel. il organisa un der-
nier dîner, durant lequel il accusa son gendre, Milos obilic, d’in-
fidélité et de trahison. Le jour suivant, Lazar et toute son armée
périrent après avoir livré un combat héroïque et tragique contre
88 des MyThes PoLiTiQues

un ennemi ottoman très supérieur en nombre. Le supposé traître


Milos prouva son innocence en poignardant le sultan à mort. il
fut alors exécuté, devint un martyr héroïque et, aux côtés de
Lazar, l’un des plus grands héros qu’ait connu l’histoire serbe.
selon l’épopée, le vrai traître fut l’autre gendre de Lazar, Vuk
brankovic, qui avait lui aussi qualifié de traître Milos lors du
dernier repas. L’épopée raconte, en effet, que les troupes de Vuk
quittèrent très vite le champ de bataille provoquant ainsi la
défaite de l’armée serbe. Après la bataille, Lazar ressuscita puis,
sanctifié, prit place aux côtés de dieu, tandis que Vuk fut mau-
dit et livré à la colère divine.

La réinterprétation des faits historiques


et les fonctions du récit épique

Voyons maintenant comment l’épopée s’est appropriée fic-


tionnellement des faits historiques authentiques. elle fut large-
ment diffusée par l’Église serbe orthodoxe et permit avant tout
de maintenir l’identité religieuse des serbes et de se démarquer
de l’islam tout au long de la domination ottomane. on peut com-
prendre, par conséquent, pourquoi des mythèmes chrétiens
dominent l’intrigue 11, et pourquoi les analogies entre Lazar et
Jésus sont si explicites 12. Lazar et Jésus sont l’un et l’autre dans
un rapport privilégié à dieu, l’un et l’autre ont eu à choisir entre
la vie et la mort et ils ont l’un et l’autre choisi la mort pour un
bien supérieur ; l’un et l’autre organisent un ultime repas lors
duquel ils affirment qu’ils seront trahis. ils sont effectivement
trahis, meurent en martyrs, ressuscitent, obtiennent ainsi le salut
de leur communauté. La bataille du Kosovo devient alors un
événement clé de l’histoire serbe et de l’art religieux. du fait du
parallélisme entre la mort de Lazar et la passion du christ, le
Kosovo fut qualifié plus tard de « Golgotha serbe 13 ».
Pour éclairer la manière dont fonctionne le récit épique, je vou-
drais m’attarder sur quelques-unes de ses incohérences et contra-
dictions historiques. Pour prendre un exemple, le choix du
royaume céleste de Lazar est incompatible avec la trahison de
Vuk brankovic. il implique, en effet, une nécessaire défaite sur le
Mobilisations nationalistes et mythes politiques… 89

champ de bataille. dès lors, la trahison de Vuk est superflue pour


expliquer cette dernière. inversement, la décision de Lazar perd
de son importance, si c’est la trahison qui décide du sort de la
bataille 14. La trahison de Vuk brankovic, de même que de nom-
breux autres éléments de l’épopée, est d’ailleurs historiquement
fausse. Vuk n’a pas trahi Lazar, quand bien même son existence
en tant que personnage historique est avérée. ce n’est pas le cas,
en revanche, pour bien d’autres personnages de cette épopée.
L’existence même du grand héros, Milos obilic, est, du moins
sous ce nom-là, controversée 15. L’omission de la présence de sei-
gneurs serbes dans les troupes ottomanes, et de troupes bos-
niaques, albanaises et croates du côté serbe est, en outre,
problématique. L’épopée ne décrit que l’affrontement de chrétiens
serbes et de musulmans ottomans, ce qui accentue encore la tona-
lité religieuse de l’histoire. La réinterprétation la plus importante
— et aussi, à première vue, la plus incompréhensible — reste tou-
tefois l’affirmation d’une défaite serbe qui n’a jamais été
confirmée de manière évidente par les historiens. on comprend
bien pourquoi de nombreuses défaites furent réinterprétées par la
suite comme des victoires militaires, mais, ici, on a une bataille
qui ne fut remportée par aucun camp, mais qui a été présentée par
l’un des groupes de référence comme une défaite tragique. il faut
se demander pourquoi.
en premier lieu, le récit épique livre une explication plausible
de la perte de l’État serbe, et cela d’une double manière. La tra-
hison et l’échange du royaume terrestre contre le royaume
céleste font quand même sens. La trahison livre un bouc émis-
saire pour la défaite de la serbie. Le récit épique présente les
serbes comme une nation meilleure, plus héroïque que les
ottomans et militairement supérieure à ces derniers, même
lorsque les serbes sont largement inférieurs en nombre. sans la
trahison, la nation serbe n’aurait pas perdu, mais aurait gagné la
bataille. cette logique permet de mettre en valeur la force
propre du groupe serbe. La décision de Lazar en faveur du
royaume céleste implique une possible victoire serbe sur le ter-
rain. il aurait pu l’emporter militairement s’il l’avait voulu. La
défaite est dès lors présentée comme le résultat d’un choix et
devient, de ce fait, bien plus acceptable. ce que l’on perd est
90 des MyThes PoLiTiQues

dévalorisé : au ciel attend un sort bien meilleur et éternel. en


définitive, on renforce par ce biais la position de l’Église serbe
orthodoxe sous domination ottomane 16. La défaite ne signifie
pas la fin de la religiosité du peuple serbe. ses chefs disposent
d’un royaume céleste et divin. et l’Église, en tant que représen-
tante de ce royaume sur terre, peut exiger des serbes une
loyauté sans faille, bien qu’elle ne dispose pas d’un État ter-
restre. elle garantit l’identité de la communauté serbe même en
l’absence d’une souveraineté politique, assurant à chacun une
vie céleste éternelle.
on comprend dès lors pourquoi la narration épique se
concentre sur la bataille de 1389, bien que d’autres combats
aient été bien plus importants pour la serbie. Le décès de Lazar
ouvre la possibilité de transformer la perte de l’État en une vic-
toire morale. en outre, l’Église pouvait ainsi conserver une posi-
tion privilégiée dans la société serbe 17. Maintenant, comment
l’appropriation fictionnelle d’un fait historique à des fins poli-
tiques fonctionne-t-elle et comment est-elle utilisée dans un
cadre politique contemporain ?

L’instrumentalisation du passé
à des fins politiques

Prendre des éléments du passé pour mieux s’orienter et pour


motiver un peuple, un processus en principe légitime, fait partie
des besoins humains fondamentaux. on peut citer pour exemple
l’importance de la révolution française pour la France contem-
poraine. Mais ce qui est légitime devient problématique quand
l’appropriation fictionnelle du passé s’accompagne d’une men-
talité que l’on pourrait définir comme « illusionnaire 18 ». cette
mentalité est surtout répandue dans les périodes de transforma-
tions et de crises. Quand les normes sociales jusque-là en
vigueur, les valeurs idéelles et les règles perdent de leur validité,
l’anomie provoque alors dans la population un déficit d’orienta-
tion. il en résulte souvent un désarroi, un sentiment d’insécurité
et des angoisses concernant l’avenir. si la situation est ressentie
comme une menace existentielle, les gens tendent à accepter des
Mobilisations nationalistes et mythes politiques… 91

représentations fantasmatiques, lorsque ces dernières leur don-


nent un sentiment de sécurité et une orientation. Les caractéris-
tiques essentielles de cette mentalité sont, entre autres, la
prédominance des sentiments affectifs sur la pensée rationnelle
et l’oblitération du lien entre causes et effets du fait d’une per-
ception sélective du monde. s’y trouve intimement liée égale-
ment l’idée d’une histoire cyclique qui donne l’impression que
le présent a une continuité téléologique avec le passé 19. cela
produit des conséquences politiques fatales, en particulier
lorsque ces interprétations de l’histoire se servent de motifs
métaphysiques qui sont alors projetés sur la situation actuelle.
Les objectifs politiques propres trouvent leur légitimité dans une
autorité supérieure — en dieu, par exemple, ou dans une loi his-
torique. Les destinataires des narrations se sentent porteurs
d’une mission historique, d’où des sentiments de supériorité
injustifiés. de tels « grands récits 20 » fournissent au groupe de
référence des solutions illusoires permettant d’accroître à bon
compte son estime de soi et de combattre ainsi les peurs, tout en
contribuant à délester psychiquement les individus 21.
ce sont justement les implications théologiques et religieuses
qui ont permis une instrumentalisation politique du récit épique
de la bataille du Kosovo. en dépit de sa beauté littéraire, il a pu
être utilisé comme un outil puissant et potentiellement dange-
reux de légitimation politique, en particulier lors de la poursuite
d’objectifs revanchards et expansionnistes. des parallèles histo-
riques dépourvus de fondements furent établis entre le présent et
un récit épique déformé du passé. ses éléments religieux per-
mettent aux faiseurs de mythes de légitimer les buts politiques
contemporains par des justifications métaphysiques 22. c’est
pourquoi la légende de la bataille du Kosovo a été utilisée en
serbie à chaque nouvelle crise politique pour mobiliser la popu-
lation, et ce depuis le XViiie siècle : lors des soulèvements contre
les ottomans, lors des guerres des balkans au début du XXe
siècle, lors de la Première Guerre mondiale, et lors de la royauté
yougoslave. L’intensité de cette utilisation a cependant varié et
l’accent a pu être mis sur des points différents, selon la situation
concrète et les objectifs politiques poursuivis 23. dans la
yougoslavie socialiste, la légende du Kosovo a joué un rôle
92 des MyThes PoLiTiQues

secondaire, car d’autres éléments du passé semblaient mieux


adaptés à la situation d’alors — par exemple, la lutte des parti-
sans de Tito lors de la seconde Guerre mondiale 24.
J’en viens maintenant à l’utilisation politique de la légende du
Kosovo, à la fin des années 1980 et dans les années 1990, et aux
événements qui ont conduit aux plus grands bains de sang qui
ont eu lieu en europe depuis la seconde Guerre mondiale. Mais,
pour comprendre comment on en est arrivé là, il est nécessaire
de s’arrêter sur l’arrière-plan sociopolitique de la yougoslavie
des années 1980.

L’arrière-plan sociopolitique de la Yougoslavie


des années 1980

La première dimension à prendre en compte est la peur socié-


tale très répandue dans les années 1980, laquelle avait plusieurs
causes. Tout d’abord, une crise économique grandissante
menaçait un niveau de vie relativement élevé, résultat de crédits
occidentaux aux taux favorables. ensuite, la fin annoncée d’un
système socialiste qui perdit, à la mort de Tito, sa plus grande
figure et le garant de l’intégration du pays. il en résulta un vide
symbolique 25. enfin, après l’effondrement inattendu du bloc de
l’est, la yougoslavie perdit sa position stratégique exceptionnelle
qui avait été, depuis des décennies, une composante importante de
l’identité collective panyougoslave. La crise suscita une perte
d’orientation dans la population yougoslave 26, en particulier au
sein de la majorité serbe. L’imminente désintégration de la
yougoslavie l’affecta particulièrement, car 40% de la population
serbe vivait à l’extérieur de la république serbe 27.
Les élites politiques et intellectuelles profitèrent de ce climat
politique et économique pour réaliser leurs ambitions de pou-
voir. ils compensèrent la perte de sens par des idéologies natio-
nalistes extrémistes qui, non seulement offraient à la population
une nouvelle confiance en soi et une nouvelle solidarité, mais
qui créèrent aussi de nouveaux boucs émissaires soi-disant res-
ponsables de la crise. Afin de faciliter la propagation de leurs
idéologies et de leurs oPA sémantiques, des scénarios de déclin
Mobilisations nationalistes et mythes politiques… 93

furent propagés dans les médias aussi de manière consciente, ce


qui renforça le sentiment subjectif de menace chez les destina-
taires du message. comme je l’ai déjà dit, je ne ferai référence
ici qu’à l’idéologie nationaliste serbe 28.
on trouve les idées fondamentales du nouveau nationalisme
serbe dans le Mémorandum rédigé par l’Académie serbe des
sciences et des Arts, publié en 1986 en réaction aux aspirations
des Albanais à une autonomie du Kosovo. des membres de l’é-
lite intellectuelle serbe 29 déplorent dans ce document une soi-
disant discrimination systématique des serbes dans la yougoslavie
socialiste. ils parlent même d’un génocide envers les serbes du
Kosovo 30. ils assurent que ce génocide faisait partie d’un calen-
drier albanais de nettoyage ethnique visant à établir un État alba-
nais ethniquement uniforme. en réponse à cela, les nationalistes
serbes proposaient la formation d’un État serbe indépendant et
unitaire qui devait réunir de larges territoires de plusieurs autres
républiques yougoslaves 31. du fait du caractère multiethnique
de l’ancienne yougoslavie, cet objectif ne pouvait se faire sans
confrontations militaires. La mobilisation de la population à des
fins nationalistes était donc également une mobilisation pour
une guerre éventuelle.

L’utilisation idéologique de la bataille


de Kosovo Polje

L’oPA sémantique tournant autour de la bataille de Kosovo


Polje a joué un rôle essentiel dans la légitimation de l’objectif
politique précité. Afin de stabiliser l’idéologie nationaliste, on
élabora une vision appropriée de l’histoire — basée sur le récit
épique — dans laquelle presque tout le passé serbe depuis 1389
était réduit aux souffrances du peuple et à son oppression. La
période précédant la bataille du Kosovo a été présentée comme
un âge d’or florissant durant lequel les serbes auraient atteint un
étonnant degré de bien-être et de prospérité. ils auraient sacrifié,
en 1389, leur royaume pour sauver la chrétienté, et auraient
freiné de manière significative l’expansion de l’islam en europe.
Par la suite, ils durent subir durant plus de cinq cents ans la
94 des MyThes PoLiTiQues

« tyrannie turque 32 ». Avec la souveraineté retrouvée au XiXe


siècle, les guerres des balkans et la Première Guerre mondiale, la
serbie a certes connu une période de cent ans de résurrection.
Mais avec la seconde Guerre mondiale et la yougoslavie socia-
liste, la serbie aurait subi une nouvelle période d’oppression et
de souffrance. il y aurait eu un génocide « culturel », « démo-
graphique » et « économique » des serbes durant la yougoslavie
de Tito, d’où est censée résulter la dominance de la population
albanaise au Kosovo 33. selon cette interprétation nationaliste de
l’histoire, l’oppression qu’auraient subie les serbes dans les
années 1980-1990 serait simplement un autre génocide qui s’ins-
crirait dans la droite ligne des multiples autres génocides ayant
eu lieu depuis la bataille de Kosovo Polje 34. on ne peut toutefois
parler objectivement de génocides durant la domination otto-
mane et encore moins à l’époque de la yougoslavie socialiste 35.
Mais, ici, il semble bien que, si les faits historiques ne comptent
pas, comptent en revanche les constructions politiques émotion-
nelles. et, dans la vision nationaliste, une nation menacée de
génocide est implicitement autorisée à prévenir son élimination
par des mesures préventives, par exemple par des « épurations
ethniques » violentes dirigées vers d’autres communautés. Alors,
une guerre d’agression peut être présentée comme une guerre
défensive. Les agresseurs deviennent des victimes, ce qui facilite
la mobilisation de la population.
en fait, dans la nouvelle histoire serbe, on a interprété toutes
les guerres comme le résultat de révoltes contre une oppression
qui prend son origine dans la bataille de Kosovo Polje : les soulè-
vements contre les ottomans, les guerres des balkans 1912-
1913, et les deux guerres mondiales. La guerre fut ainsi comprise
comme une caractéristique première de l’identité nationale
serbe ; non seulement comme une composante de cette dernière,
mais comme son essence même 36. Le fait que la serbie soit sor-
tie victorieuse de toutes ces guerres n’est pas véritablement com-
patible avec le rôle de victime qu’elle aimerait bien se donner.
L’intellectuel serbe et plus tard président, dobrica cosic, a expli-
qué ce phénomène en émettant la thèse selon laquelle « les
serbes ont toujours perdu dans les périodes de paix ce qu’ils
avaient gagné lors des guerres 37 ». ici, la guerre est à nouveau
Mobilisations nationalistes et mythes politiques… 95

présentée comme l’état normal de la nation, dans la mesure où la


serbie n’a rien à perdre en la faisant.
on a donc voulu donner l’impression d’une continuité histo-
rique entre la serbie médiévale et la situation présente. La
guerre et la souffrance deviennent alors les deux mamelles de la
destinée nationale, et l’histoire serbe est interprétée comme une
oscillation permanente entre la mort et la résurrection.
L’apparente continuité est renforcée par le fait que la date de la
bataille, le 28 juin, se retrouve dans d’autres événements impor-
tants de l’histoire serbe 38. La répétition de cette date donne l’im-
pression de l’existence d’un pouvoir magique qui émane de la
bataille du Kosovo et marque de sa trace toute l’histoire du
peuple serbe.
Les tensions entre les serbes et les Albanais du Kosovo dans
les années 80, de même que celles entre les serbes, les croates
et les musulmans bosniaques dans les années 90, ont été pré-
sentées comme des épisodes cruciaux dans le conflit séculaire
qui oppose la chrétienté et l’islam. il ne s’agissait plus de
conflits politiques particuliers, mais, dans une large mesure, de
la mission même de la serbie qui est de ressusciter et de refon-
der son royaume glorieux après six cents ans de souffrance 39.
cet argument donnait un sens plus profond aux conflits mili-
taires, et il contribua à relâcher toutes les inhibitions vis-à-vis de
la violence et à accroître les velléités guerrières.

Les médias, les images déformées du passé :


le thème de la trahison

L’instrumentalisation politique de la bataille du Kosovo fut


facilitée par les médias tenus par les nationalistes au pouvoir et
par une propagande orchestrée par l’état. Ainsi les éléments de
l’histoire interprétés sélectivement purent être largement dif-
fusés auprès d’un vaste public 40. L’opinion reprit les mêmes
thèmes. elle s’appropria la terminologie prescrite par les élites
nationalistes et utilisa des extraits tirés des chansons de geste
épiques afin de justifier et de commenter la politique quoti-
dienne. certains éléments de la bataille du Kosovo connurent
96 des MyThes PoLiTiQues

soudainement une grande diffusion dans la culture populaire, en


particulier dans la littérature et dans les films. et c’est ainsi que
l’histoire médiévale a imprégné la vie de tous les jours des
serbes 41.
Le meilleur exemple, sans doute, de la manière dont la
bataille légendaire a été thématisée par les médias est fourni par
son 600e anniversaire en 1989 42. durant les mois qui ont précédé
cet événement, les restes du prince Lazar ont été exposés dans
de nombreuses villes avec une large couverture médiatique et la
contribution active de l’Église orthodoxe serbe 43. Après des
siècles, les ossements ont été ramenés à la sépulture d’origine,
au monastère de ravanica. L’anniversaire a culminé avec la
célébration du 28 juin sur le Kosovo Polje, où un million de
serbes se rassemblèrent. depuis lors, slobodan Milosevic a été
reconnu comme le chef incontestable et unanimement accepté
du mouvement national serbe. dans son discours tenu sur le
champ du Kosovo 44, Milosevic a mis l’accent sur l’héroïsme des
guerriers serbes d’il y a six cents ans. il souligna plusieurs fois
que la trahison et les dissensions entre chefs avaient été les
causes principales, non seulement de la défaite de 1389, mais
aussi des souffrances infligées au peuple serbe pendant des
siècles. enfin, il établit des parallèles avec la situation politique
actuelle et déclara que la serbie conduisait de nouvelles guerres
et de nouvelles batailles. ce n’étaient pas encore à l’époque des
combats armés mais, selon les propres termes de Milosevic,
ceux-ci « ne peuvent pas être exclus 45 ».
Le message était clair : la serbie était prête à la guerre.
naturellement il s’agissait d’une guerre défensive, la serbie
devant prévenir une oppression injuste et des discriminations à
venir. ce combat réclamait l’unité aussi bien du commandement
que du peuple, car c’était la seule façon d’assurer la victoire.
dans cette perspective, toute opinion contraire n’était pas l’ex-
pression d’une opposition démocratique mais le résultat d’une
trahison. Par la suite, les médias ont fait de Milosevic un nouveau
messie qui devait redonner aux serbes la grandeur qu’ils avaient
connue avant 1389. il fut comparé à Lazar, tandis que, dans le pays,
toute position contraire à l’agenda nationaliste était considérée
comme une répétition de la trahison de Vuk brankovic. et de
Mobilisations nationalistes et mythes politiques… 97

la trahison émerge la souffrance. La déviance apparaît comme


une obstruction au renouveau du grband royaume serbe voulu
par dieu même. de ce fait, il fallait combattre toute position cri-
tique jusqu’à la liquider purement et simplement 46.

Culte de la victime, clichés des ennemis :


le conflit dans une dimension sacrée

L’idée d’unité nationale a été portée par un fort sentiment


anti-individualiste 47. L’individu est alors conçu comme un élé-
ment interchangeable de la collectivité, et son existence est sans
valeur propre, du moins s’il ne combat pas et s’il n’est pas dis-
posé à se sacrifier pour le collectif. La nation transcende la vie
individuelle et ne possède une chance de victoire que si chacun
est prêt à se sacrifier pour elle — comme le fit Milos obilic dans
le récit épique. on attend de chaque soldat du front qu’il se com-
porte de cette manière. La récompense du sacrifice est le
royaume céleste et la gloire immortelle.
on le voit, pratiquement tous les rôles des acteurs de la crise
politique peuvent renvoyer à une figure de l’épopée 48 : Milosevic
à Lazar, tout opposant intérieur au traître Vuk brankovic, les cri-
minels de guerre comme Arkan ou ratko Mladic au héros Milos
obilic. il n’en va pas très différemment des clichés des enne-
mis 49. dans le discours politique et celui des médias, les
bosniaques musulmans étaient appelés les « Turcs ». dans cette
perspective, ils étaient stigmatisés comme les descendants
directs de ces ottomans qui, dans l’interprétation nationaliste
sélective de l’histoire, avaient tyrannisé les serbes durant plus
d’une moitié de millenium 50. Puisqu’une majorité des Albanais
du Kosovo sont également musulmans, on pouvait également
les associer à l’image démoniaque que l’on se faisait de l’en-
nemi d’il y a plus de six cents ans 51. et on peut comprendre, dès
lors, l’affirmation du général serbe ratko Mladic, après que ses
troupes furent entrées à srebenica et qu’elles eurent tué plus de
huit mille bosniaques musulmans, le 11 juin 1995 : « Je donne
cette ville aux serbes comme un cadeau de Vidovdan, nous
avons finalement eu notre revanche sur les Turcs 52. »
98 des MyThes PoLiTiQues

Quand règne une mentalité fantasmatique, on mène toujours à


nouveau les mêmes batailles, on a les mêmes héros et les mêmes
ennemis. il suffit de les réincarner dans des personnalités histo-
riques différentes. Le temps ne coule pas de manière linéaire, il
se moule dans un tout. La différence entre passé et présent est éli-
minée 53. Le but de l’instrumentalisation de la bataille du Kosovo
était de présenter les guerres de la post-yougoslavie comme un
combat entre chrétienté et islam. Les serbes avaient l’impression
d’être un rempart pour le monde chrétien dans son entier, comme
déjà en 1389, lorsqu’ils luttaient contre l’expansion de l’islam.
Par leur sacrifice, ils sont devenus dans la vision nationaliste le
peuple 54. du fait de l’unicité de leur nation, ils avaient la garan-
tie qu’ils seraient toujours du bon et du juste côté dans toutes les
guerres, agissant avec l’accord divin. inversement, les ennemis
avaient automatiquement tort et combattaient contre la volonté
de dieu. L’universalisation du conflit atteignit en raison de cette
vision des choses son plus haut niveau, car s’y ajoutait une
dimension sacrée.
il ne s’agit plus de politique, il s’agit de valeurs essentielles,
transcendantales, d’un combat existentiel entre le bien et le Mal
qui concerne toute l’humanité. Pour gagner ce combat, il vaut la
peine de mourir. cette interprétation victimaire 55 de sa propre
histoire a généré un fort enthousiasme pour la guerre dans une
très large partie de la population serbe. L’utilisation nationaliste
de la bataille du Kosovo et le culte qui y correspondait ont
généré une ambiance générale marquée par le ressentiment 56.
comme Liah Greenfeld l’a souligné : « Le ressentiment ne rend
pas seulement une nation plus agressive, mais il fournit une
puissante motivation inhabituelle de sentiment national et d’ac-
tion collective, ce qui rend plus simple de mobiliser les forces
collectives pour une guerre agressive que de mobiliser des
nations individualistes, dans lesquelles l’engagement national
dépend généralement de calculs rationnels 57. »

(Texte traduit de l’allemand par F. Monneyron).


Mobilisations nationalistes et mythes politiques… 99

noTes

1. F. Fukuyama, The End of History and the Last Man, new york, 1992.
2. M. Glenny, The Rebirth of History : Eastern Europe in the Age of
Democracy, harmondsworth, 1993.
3. sur l’oPA sémantique du passé opérée par les nationalistes croates et
bosniaques, cf. i. Zanic, « das politische imaginarium der kroatischen
nationalgeschichte » et « Zur Geschichte der bosniakischen Mythologie »,
l’un et l’autre in d. Melcic, dunja (dir), Der Jugoslawien-Krieg. Handbuch zu
Vorgeschichte, Verlauf, Konsequenzen, Wiesbaden, 2003, pp. 287-300.
4. La présentation la plus complète et la plus « neutre » de la bataille est
celle de n. Malcolm, Kosovo. A Short History, London, 1998. Pour une pré-
sentation plus large, cf. F. Jäger, Bosniaken, Kroaten, Serben. Ein Leitfaden
ihrer Geschichte, Frankfurt am Main, 2001, p. 68sq. ; o. J. schmitt, Kosovo.
Kurze Geschichte einer zentralbalkanischen Landschaft, Wien, 2008 ; T.
Judah, The Serbs. History, Myth and the Deconstruction of Yugoslavia, new
haven, 1997 et W. Petritsch/K. Kaser/r. Pichler, Kosovo. Mythen, Daten,
Fakten, Klagenfurt, 1999.
5. cf. Petritsch, Kosovo…, op. cit., p. 31sq.
6. d. b. Macdonald, Balkan Holocausts ? Serbian and Croatian victim-cen-
tred propaganda and the war in Yugoslavia, Manchester/new york, 2002, p. 69 ;
T. Judah, The Serbs…, op. cit., p. 31sq. et h. sundhaussen, « die
“Genozidnation” : serbische Kriegs- und nachkriegsbilder » in n. buschmann/d.
Langewiesche, Der Krieg in den Gründungsmythen europäischer Nationen und
der USA, Frankfurt/Main, 2003, pp. 351-371, ici p. 364sq.
7. comme le remarque h. sundhaussen, historiquement l’impact « militaire
et politique [de la bataille] fut en comparaison avec d’autres événements de ce
genre assez faible ». h. sundhaussen, « Kosovo. eine Konfliktgeschichte » in
J. reuter/K. clewing, Der Kosovo-Konflikt. Ursachen, Verlauf, Perspektiven,
Klagenfurt, 2000, pp. 65-89, ici p. 65.
8. cf. Malcolm, Kosovo…, op. cit., p. 75sq. et F. bieber, « nationalist
Mobilization and stories of serb suffering. The Kosovo Myth from 600th
Anniversary to the Present » in Rethinking History 6, 2002, pp. 95-110, ici p. 96.
9. sur la genèse et la mise par écrit de la légende et sur les événements his-
toriques correspondants, cf. A. Greenawalt, « Kosovo-Myths. Karadzic,
njegos, and the Transformation of serb Memory » in Spaces of Identity 3,
2004, pp. 49-65. Plus généralement sur la riche épopée serbe, cf. K. A.
100 des MyThes PoLiTiQues

Jovanovits, Die Heldenlieder von Kosovo, Zürich, 1951 ; d. Mrkich, Kosovo :


Songs of the Serbs, ottawa, 1989, et Serbische Heldenlieder (traduit par s.
schlotzer avec un commentaire de e. beermann), München, 1996.
10. Le substrat central du récit de la bataille qui résume le cycle est tout
entier dans le chant épique Propast carstva srpskoga (Untergang des serbi-
schen Reiches). une traduction en allemand sous le titre de Fromme
Vorbereitung avec une introduction historique fut tout d’abord publiée par T.
A. Jacob (von), Volkslieder der Serben. Metrisch, 2 vol., Leipzig 1825-1826.
Les vers et les passages les plus importants ont de nouveau été publiés par r.
duric, « der nationale Mythos in der serbischen Literatur und Politik » in
Österreichische Osthefte 38.1, 1996, pp. 3-21, ici p. 7sq. ; en langue anglaise
par T. Judah, The Serbs…, op. cit., p. 34sq.
11. comme le montre Greenawalt, les motifs nationaux-politiques n’appa-
rurent dans le récit qu’à la fin du XViiie et au XiXe siècle. cf. Greenawalt,
Kosovo-Myths, op. cit., p. 52sq. cf. aussi P. n. hehn, « The origins of Modern
Pan-serbism — The 1844 nacqertanije of ilija Grasanin : An Analysis and
Translation » in East European Quaterly 9, 1975, pp. 153-171.
12. cf. Macdonald, Balkan Holocausts, op. cit., p. 70.
13. cf. P. nitsche‚ « “das serbische Golgatha”. das Kosovo als
Gedächtnisort und nationaler Mythos » in r. Jaworski, Gedächtnisorte in
Osteuropa. Vergangenheiten auf dem Prüfstand, Frankfurt am Main, 2003, pp.
139-156 et Th. emmert, Serbian Golgatha. Kosovo 1389, new york, 1990.
14. cf. sundhaussen, « die “Genozidnation” : serbische Kriegs- und
nachkriegsbilder », art. cit., p. 367sq.
15. cf. bieber, Nationalist Mobilization, op. cit., p. 96sq. sur la déforma-
tion des faits et les interprétations subséquentes, cf. Malcolm, Kosovo, op. cit.,
pp. 58-80.
16. cf. J. redjep, « die erzählung von der Kosovo-schlacht », Münchener
Zeitschrift für Balkankunde 3, 1980, pp. 127-167, ici p. 134, et Greenawalt,
Kosovo-Myths, op. cit., p. 50.
17. cf. r. Lauer, « das Wüten der Mythen. Kritische Anmerkungen zur
serbischen heroischen dichtung » in r. Lauer/W. Lehfeldt, Das jugoslawische
Desaster. Historische, sprachliche und ideologische Hintergründe,
Wiesbaden, 1995, pp. 107-148, ici p. 141sq.
18. sur le concept d’illusion, cf. P. Tepe, Theorie der Illusionen, essen, 1988.
19. Les caractéristiques de cette mentalité idéaltypique ont été développées
par e. cassirer, Der Mythus des Staates. Philosophische Grundlagen politi-
schen Verhaltens [1946], Fischer Verlag, Frankfurt am Main, 1985 et K.
Mobilisations nationalistes et mythes politiques… 101
hübner, « das Mythische in der Politik heute » in K. hübner, Die Wahrheit des
Mythos, München, 1985, pp. 349-365. sur l’importance de la pensée téléolo-
gique pour le nationalisme et sur son rapport avec la tradition biblique, cf.
aussi Macdonald, Balkan Holocausts, op. cit., pp. 15-38.
20. cf. M. Middell/M. Gibas/F. hadler, « sinnstiftung und systemlegitimation
durch historisches erzählen. Überlegungen zu Funktionsmechanismen von
repräsentation des Vergangenen » in Comparativ 10. 2, 2000, pp. 7-35, K. h.
Jarausch, « rückkehr zur nationalgeschichte ? Antwort auf die Krise der
nationalen Meistererzählungen » in c. Klein/P. F. saeverin/h. südkamp,
Geschichtsbilder. Konstruktion, Reflexion, Transformatio, Köln, 2005, pp.
259-280 et A. Megill, « Grand narrative and the discipline of history » in F.
Ankersmit/h. Kellner, A New Philosophy of History, chicago, 1995, pp. 151-
173.
21. h. White, parmi d’autres, a souligné l’universalité compensatrice de
besoins des « grands récits ». cf. h White, Die Bedeutung der Form.
Erzählstrukturen in der Geschichtsschreibung, Frankfurt am Main, 1990, p. 7sq.
22. sundhaussen parle d’un lien entre théologie et politique dans l’instru-
mentalisation de la bataille du Kosovo. cf. sundhaussen, « Kosovo. eine
Konfliktgeschichte », art. cit., p. 72.
23. sur la métamorphose de l’oPA sémantique au cours du temps, cf. bieber,
Nationalist Mobilization, op. cit., et Greenawalt, Kosovo-Myths, op. cit.
24. cf. e. camic, « Tito als politischer held. ein Anwendungsversuch des
theoretischen Analysemusters von Peter Tepe » in Mythos. Fachübergreifendes
Forum für Mythosforschung 2 — Politische Mythen, 2006, pp. 214-222, ici p.
201 sq. et W. höpken, « Krieg und historische erinnerung auf dem balkan » in
e. behring, Geschichtliche Mythen in den Literaturen und Kulturen Ostmittel-
und Südosteuropas, stuttgart, 1999, pp. 371-379, ici p. 373sq.
25. sur l’impact du culte de Tito quant à la légitimation du pouvoir et la sta-
bilisation du système, cf. camic, « Tito als politischer held », art. cit.
26. cf. h. sundhaussen, « ethnonationalismus in Aktion. bemerkungen
zum ende Jugoslawiens » in Geschichte und Gesellschaft 20, 1994, pp. 402-
423, ici p. 419sq.
27. cf. sundhaussen, « die “Genozidnation” : serbische Kriegs- und
nachkriegsbilder », art. cit., p. 353. La « petite serbie » comprend la répu-
blique serbe sans le Kosovo et la Vojvodine qui, dans la yougoslavie socialiste,
avaient le statut de province autonome.
28. sur les autres nationalismes, cf. par exemple h. sundhaussen,
« nationsbildung und nationalismus im donau-balkan-raum » in
102 des MyThes PoLiTiQues

Forschungen zur osteuropäischen Geschichte 48, 1992, pp. 223-258, W. d.


behschnitt, Nationalismus bei Serben und Kroaten 1830-1914. Analyse und
Typologie der nationalen Ideologie, München, 1980 ou L. steindorff,
« Konzepte der nationalbildung bei Kroaten, serben und bosniaken » in c.
Lienau/L. steindorff, Ethnizität, Identität und Nationalität in Südosteuropa,
München, 2000, pp. 159-165.
29. sur l’influence des élites intellectuelles dans la montée du nationalisme
tout au long des années 80, cf. J. dragovic-soso, « Saviours of the Nation ».
Serbia’s Intellectual Opposition and the Revival of Nationalism, Montreal,
2003. on y trouve aussi une présentation détaillée du « Mémorandum », pp.
177-189.
30. cf. sundhaussen, « die “Genozidnation” : serbische Kriegs- und
nachkriegsbilder » », art. cit., p. 361sq. et Kosovo, op. cit., p. 81 sq.
31. Pour une vue d’ensemble sur le nouveau nationalisme serbe, cf. F.
bieber, Nationalismus in Serbien vom Tode Titos bis zum Ende der Ära
Milosevic, Wien, 2005.
32. sur les représentations d’un « âge d’or » serbe et du « joug turc », cf.
h. sundhaussen, Geschichte Serbiens, Wien, 2007, pp. 27-40 et o. Zirojevic,
« das Amselfeld im kollektiven Gedächtnis » in Th. bremer, serbiens Weg in
den Krieg. Kollektive Erinnerung, nationale Formierung und ideologische
Aufrüstung, berlin, 1998, pp. 45-62.
33. sundhaussen, « die “Genozidnation” : serbische Kriegs- und
nachkriegsbilder », art. cit., p. 362.
34. Pour une vue d’ensemble sur la topique du génocide dans les guerres de
l’ex-yougoslavie, cf., parmi d’autres, b. s. denich, « disrembembering
yugoslavia. nationalist ideologies and the symbolic revival of Genocide » in
American Ethnologist 21, 1994, pp. 367-390.
35. cf. sundhaussen, « die “Genozidnation” : serbische Kriegs- und
nachkriegsbilder », art. cit., p. 367 sq. sundhaussen souligne avec raison que,
pendant la période de l’État croate, on peut parler d’un génocide dirigé contre
les serbes, expression d’une persécution systématique avec pour but leur
anéantissement. en revanche, il est difficile d’établir un lien entre ces événe-
ments et la domination ottomane sur la serbie ou le cas du Kosovo.
36. cf. höpken, « Krieg und historische erinnerung », art. cit., p. 377 et i.
colovic, « symbolfiguren des Krieges. Zur politischen Folklore der serben »
in d. Melcic, Der Jugoslawien-Krieg. Handbuch zu Vorgeschichte, Verlauf,
Konsequenzen, Wiesbaden u.a. 2003, pp. 308-316, ici p. 310.
37. cf. Judah, The Serbs, op. cit., p. 138.
Mobilisations nationalistes et mythes politiques… 103
38. on peut trouver une liste des événements les plus importants qui se sont
passés un 28 juin chez s. Petkovic, Der nationale Diskurs unter Einfluss von
Kriegspropaganda, Kirche und Folklorismus. Zur Entwicklung serbischer
Wahrnehmung. en ligne, à l’adresse suivante:http://deposit.ddb.de/cgi-
bin/dokserv?idn=969853394&dok_var=d1&dok_ext=pdf&filename=
969853394.pdf, p. 99 sq. (15/10/2008).
39. cf. i. sarmadow, « Mandate of history. serbian national identity and
ethnic conflict in Former yugoslavia » in J. s. Micgiel, State and Nation
Building in East Central Europe : Contemporary Perspectives, new york,
1996, pp. 1-38.
40. un très bon aperçu du contenu de la propagande étatique et de ses fonc-
tions est donné par colovic, « symbolfiguren des Krieges », art. cit.
41. cf., par exemple, T. Popovic, Die Mythologisierung des Alltags.
Kollektive Erinnerungen, Geschichtsbilder und Vergangenheitskultur in
Serbien und Montenegro seit Mitte der 1980er Jahre, Zürich, 2003 ou K.
Kaser/J. M. halpern, « historical Myth and the invention of Political Folklore
in contemporary serbia » in The Anthropology of Eastern Europe Review 16,
1998, en ligne à l’adresse suivante :
http://condor.depaul.edu/~rrotenbe/aeer/aeer16_1.html#Kaser_halpern
(13.10.2008).
42. on trouve un bon aperçu de cette célébration chez bieber, Nationalist
Mobilization, op. cit., p. 100 sq.
43. sur les rapports étroits de l’Église orthodoxe serbe avec le nationalisme
serbe à la fin des années 80 et dans les années 90, cf. Macdonald, Balkan
Holocausts, op. cit., p. 72 sq. ; Petkovic, « der nationale diskurs », art cit., pp.
223-254. Pour une vue d’ensemble sur le rôle de la religion dans la mobilisa-
tion nationaliste du peuple dans les guerres de yougoslavie qui ont suivi, cf. L.
J. cohen, « Prelates and Politicians in bosnia. The role of religion in
nationalist Mobilization » in Nationalities Papers 25. 3, 1997, pp. 482-499 et
G. shenk, « God with us ? The roles of religion in conflicts in the Former
yugoslavia » in J. calliess, Der Konflikt der Kulturen und der Friede in der
Welt, Loccum, 1995, pp. 79-86.
44. une traduction anglaise est disponible en ligne à l’adresse suivante :
http://www.slobodan-milosevic.org/spch-kosovo1989.htm (13/10/2008). une
traduction allemande se trouve également en ligne à l’adresse suivante :
http://www.friwe.at/jugoslawien/krieg/propag/milosevic.htm (13/10/2008).
45. Ibid. Pour plus de détails sur Milosevic et la célébration du 600e anni-
versaire, cf. bieber, Nationalist Mobilization, op. cit., p. 101 sq.
104 des MyThes PoLiTiQues

46. Macdonald, Balkan Holocausts, op. cit., p. 71 sq.


47. cf. colovic, « symbolfiguren des Krieges » art. cit., p. 310.
48. cf. ibid. et bieber, Nationalist Mobilization, op. cit., p. 102 sq.
49. Pour une vue d’ensemble sur les clichés des ennemis dans les guerres
de l’ex-yougoslavie, cf. n. basic, Krieg als Abenteuer. Feindbilder und
Gewalt aus der Perspektive ex-jugoslawischer Soldaten, Giessen, 2004 ; A.
noritsch, Den Anderen im Blick. Stereotype im ehemaligen Jugoslawien,
Frankfurt am Main, 2002, et W. höpken, « Gewalt-Grenzen. Über Kultur,
Feindbilder und Gewalt auf dem balkan » in M. sabrow, Grenz-Fälle, Leipzig,
2000, pp. 45-66.
50. cf. Macdonald, Balkan Holocausts, op. cit., p. 323 sq.
51. cf. sundhaussen, Kosovo, op. cit., p. 71.
52. Vidovdan est le terme serbe désignant le jour de la saint-Vitus, le
28 juin. on peut trouver l’entière et originale citation en ligne, à l’adresse sui-
vante : http://www.genocid.org/procitaj67.
53. cf. sundhaussen, « die “Genozidnation” : serbische Kriegs- und
nachkriegsbilder », art. cit. p. 355 sq. et i. colovic, « die erneuerung des
Vergangenen » in n.stefanov/M. Werz, Bosnien und Europa. Ethnisierung der
Gesellschaft, Frankfurt am Main, 1994, pp. 90-103, ici p. 91 sq.
54. cf. b. Anzulovic york, 1999. on peut trouver une excellente présenta-
tion des grandes lignes du messianisme serbe chez colovic, « symbolfiguren
des Krieges », art. cit. p. 308 sq. colovic décrit ici également les tentatives
visant à montrer la singularité de la nation serbe au regard des nations occi-
dentales et analyse la conception nationaliste selon laquelle les peuples limi-
trophes bosniaques, macédoniens et croates seraient également des serbes.
55. comme l’établit justement sundhaussen, le thème de la victime avait
une double signification — les serbes comme victimes de conquérants étran-
gers (victim) et le sacrifice des serbes pour un bien supérieur, par exemple
pour la chrétienté (sacrifice). cf. sundhaussen, « die “Genozidnation” : ser-
bische Kriegs- und nachkriegsbilder », art. cit., p. 363.
56. cf. bieber, Nationalist Mobilization, op. cit., p. 107.
57. L. Greenfeld, Nationalism. Five Roads to Modernity, cambridge, 1992,
p. 488.
Deuxième partie
personnages mythiques
et symboles
existe-t-il un mythe gaullien ?
JeAn-Pierre sironneAu

Avant de développer l’exemple gaullien, je voudrais soulever


un problème épistémologique qui sera à la base de cette étude et
que je pourrais résumer ainsi : à propos de mythe politique, a-t-
on le droit, comme on le fait si souvent, d’accoler le terme de
mythe à un personnage politique ? Pourtant les exemples ne
manquent pas en ce domaine. ian Kershaw, le meilleur historien
du national-socialisme, a publié récemment Le Mythe Hitler ;
Jean Tulard parle depuis longtemps du « mythe napoléon » ; en
1962, Georges Gurvitch, dans un colloque sur les mythes poli-
tiques, intitulait sa conférence « L’effondrement d’un mythe
politique : Joseph staline ». récemment la chaîne France 5 inti-
tulait une émission « Le mythe de Gaulle ». or, il me semble
que, dans ces exemples que l’on pourrait multiplier, il y a sou-
vent contamination entre deux concepts clefs de la sociologie
politique et de la sociologie des religions, les concepts de mythe
et de charisme.
il faut tout d’abord s’entendre sur le concept de mythe poli-
tique. revenons à la définition que Georges sorel a tenté de
donner du mythe politique : « Les hommes qui participent aux
grands mouvements sociaux se représentent leur action pro-
chaine sous forme d’images de bataille assurant le triomphe de
leur cause. Je propose de nommer mythes ces constructions 1. »
Pour sorel, le mythe est une image-action, plus ou moins irra-
tionnelle, de l’ordre de la volonté et susceptible d’entraîner les
masses ; ainsi, nous dit-il, le mythe de la grève générale. il
oppose le mythe à l’utopie qui, elle, serait une construction
rationnelle. sorel, me semble-t-il, durcit beaucoup trop l’oppo-
108 des MyThes PoLiTiQues

sition mythe/utopie ; victime de son bergsonisme, il assimile


l’opposition mythe/utopie à l’opposition instinct/intelligence.
or nous savons, en particulier depuis claude Lévi-strauss, ernst
cassirer et Gilbert durand, qu’il y a une rationalité du mythe,
puisque le mythe est un langage (tout au moins un métalan-
gage), donc de l’ordre du discours, et qu’il possède à ce titre sa
logique propre, mise au jour par l’analyse structurale.
Étant de l’ordre du discours, le mythe est un récit ; il raconte
une histoire, et ceci doit valoir aussi bien pour les mythes des
religions archaïques, qui racontent ce que les dieux ont fait à
l’origine dans le temps fabuleux des commencements, que pour
les mythes politiques modernes. La définition du mythe, pro-
posée par Gilbert durand, nous semble assez fonctionnelle pour
recouvrir toutes les situations où l’on se trouve en présence d’un
discours mythique : « nous entendons par mythe, écrit-il, un
système dynamique de symboles, d’archétypes et de schèmes,
système dynamique qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se
composer en récit 2. »
notre hypothèse sera donc qu’il n’est légitime de parler de
mythe à propos d’un personnage historique que s’il y a, à partir
des paroles ou des actes de ce personnage, élaboration d’un
récit. sans doute ce récit pourra n’être que peu développé, on
parlera alors d’embryon de récit, pouvant consister à mettre en
lumière quelques éléments mythiques susceptibles d’appartenir
à un ensemble plus vaste. en effet, comme tout discours, le
mythe peut se décomposer en unités distinctives et significa-
tives, que les spécialistes ont l’habitude d’appeler mythèmes. Le
récit peut alors se contenter de faire allusion à quelques mythèmes,
sans prendre forcément en compte tous les mythèmes constitu-
tifs d’un mythe. c’est ce que j’essaierai de montrer à propos du
mythe gaullien qui s’inscrit dans la mythologie nationaliste,
laquelle a imprégné toute la mythologie politique des XiXe et XXe
siècles, mais qui n’en a développé que quelques éléments plus
spécifiques.
Mais auparavant il me faut confronter ce terme de « mythe » au
concept de charisme. Pourquoi ? Parce que très souvent les histo-
riens associent le terme de « charisme » à celui de « mythe », si
bien qu’il y a risque de confusion. deux exemples. dans la recen-
Existe-t-il un mythe gaullien ? 109

sion sur internet d’un livre paru en 2007 sous le titre La Religion
gaulliste, écrit par un historien italien, Gaetano Quagliariello, on
lit ceci : « dans un essai nourri de dix années de recherche parmi
les archives, Gaetano Quagliariello décortique la nature, les
formes et les manifestations du charisme gaullien. il le voit à
l’œuvre dans sa liturgie, dès 1940, dans ses discours, dans la fabri-
cation du mythe, dans l’usage du pouvoir plébiscitaire et dans
cette extraordinaire relation avec le peuple de France. » Alors
mythe ou charisme ?
deuxième exemple, Le Mythe Hitler de ian Kershaw : ian
Kershaw nous dit qu’il a écrit ce livre pour expliquer comment le
personnage hitler et ses partisans ont « fabriqué » délibérément
un mythe : pendant de longues années, ce mythe a été particuliè-
rement efficace, dit-il, jusqu’à son effondrement, après les échecs
militaires du Troisième reich. or, dans la démonstration de ian
Kershaw, il est difficile de séparer ce qui a trait au mythe pro-
prement dit et ce qui a trait au charisme personnel du Führer :
« en tant qu’étude d’une imagerie politique, l’ouvrage veut mon-
trer comment le “mythe hitler” — j’entends par cette expression
une image héroïque, une conception populaire de hitler qui lui
attribuait des caractéristiques et des motivations se trouvant, pour
l’essentiel, à mille lieues de la réalité — a rempli son rôle inté-
grateur, de la plus haute importance, pour fournir au régime sa
base de masse 3. » Fort bien, mais l’auteur ne nous dit pas quel
peut être le rapport entre image et récit ; mythe ici est par trop
défini comme manipulation d’image. Quelques pages plus loin,
par ailleurs, l’auteur, délaissant le concept de mythe et se référant
à Max Weber, utilise le concept d’autorité charismatique en le
citant longuement. Je reviendrai dans un instant sur le texte de
Weber. disons pour l’instant que Kershaw n’échappe pas, lui non
plus, à une certaine confusion entre mythe et charisme.
en fait, le terme de « charisme » est ambigu : son origine est
théologique ; dérivé du mot grec, charis, qui veut dire « grâce »,
« charisme » désigne des dons exceptionnels propres à certains
membres des premières communautés chrétiennes. dans sa
deuxième Épître aux corinthiens, saint Paul détaille en plusieurs
pages les différents charismes rencontrés dans ces communautés.
À notre époque, le terme a été repris principalement par Max
110 des MyThes PoLiTiQues

Weber, soit dans sa sociologie religieuse, soit dans la sociologie


politique : « nous appellerons charisme, écrit-il, la qualité extra-
ordinaire d’un personnage qui est, pour ainsi dire, doué de forces
ou de caractères surnaturels ou surhumains ou, tout au moins, en
dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mor-
tels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par dieu ou
comme un exemple, et en conséquence considéré comme un
“chef” (Führer) 4. » Max Weber distingue, dans les institutions
religieuses, trois formes d’autorité, celle du prêtre, qui est un
fonctionnaire impersonnel du culte, celle du magicien, qui est un
technicien qui possède les recettes traditionnelles de manipula-
tion du sacré, et enfin celle du prophète, qui possède, lui seul, une
autorité charismatique personnelle. ces trois types idéaux, trans-
posés dans le domaine de la domination politique, donneront
trois types de légitimation de cette domination, rationnelle-
légale, fondée sur des règlements et des lois et s’épanouissant en
bureaucratie, traditionnelle, fondée aussi sur des règles, mais de
type patriarcal ou patrimonial, c’est-à-dire bénéficiant du pres-
tige du passé et de la tradition, charismatique enfin, « affranchie
des règles, » dit Weber, fondée sur le rayonnement personnel du
« chef » et donc irrationnelle : elle ne dure que le temps que sub-
siste le prestige (le charisme) du chef, ajoute-t-il.
si la typologie weberienne est célèbre et éclairante, elle laisse
cependant dans l’ombre un certain nombre de phénomènes de
domination qu’on ne saurait réduire à un seul idéal-type : le pou-
voir charismatique d’un empereur romain ou celui du roi de
France, quand il est censé guérir les écrouelles 5, n’est pas le même
que celui d’un chef de secte ou celui d’un leader politique
moderne. nous avons affaire à des situations historiques et psy-
chosociologiques trop différentes pour qu’il ne faille pas encore
opérer des distinctions plus précises. Paul Veyne, pour sa part pro-
pose de distinguer, dans son ouvrage, Le Pain et le Cirque, trois
types de charisme : tout d’abord, le charisme du roi régnant par la
grâce de dieu, charisme attaché à la fonction plus qu’à la per-
sonne et qui provoque chez les sujets amour et respect ; ensuite le
charisme du héros-sauveur, qui est lié aux prouesses accomplies
et provoque l’admiration et le dévouement des disciples (Auguste
après la prise d’Alexandrie, de Gaulle après 1940, Mao après la
Existe-t-il un mythe gaullien ? 111

longue marche, etc.) ; enfin le charisme du leadership, celui d’un


homme qui apparaît comme le mandataire du groupe, qui cristal-
lise ses aspirations et à qui le groupe confie la responsabilité
suprême ; c’est le charisme propre aux leaders messianiques tra-
ditionnels, comme aux leaders politiques modernes, type Lénine
ou hitler, qui sont d’abord des chefs de parti.
Quoi qu’il en soit, le charisme propre à un leader politique ne
suffit pas pour que l’on puisse parler de mythe à propos de ce
personnage ; le charisme ne vient que renforcer la dimension
mythique du leader, il ne la crée pas. Pour que l’on puisse par-
ler de mythe, il faut qu’une personnalité politique soit le support
d’un récit, ou d’un récit très élaboré, par exemple celui d’une
idéologie politique, ou d’un récit explicitant un certain nombre
de mythèmes, c’est le cas du général de Gaulle, et c’est pourquoi
on peut parler de mythe « gaullien ». ce qui n’empêche pas que
de Gaulle ait été en même temps une personnalité charisma-
tique ; les témoignages en ce sens sont nombreux et ce charisme
explique sans doute que, dès son entrée en résistance, des
hommes et des femmes de tout âge et de tout milieu l’aient suivi
sans hésiter et aient fait preuve à son égard d’un très grand
dévouement, parfois jusqu’à la mort, mais notre propos n’est pas
d’approfondir le charisme du personnage de Gaulle.
revenons au mythe : nous avons dit plus haut que le mythe
gaullien appartenait à une variante de la mythologie nationa-
liste ; plus précisément, il est une variante du mythe du héros-
sauveur qu’une collectivité politique, en l’occurrence une
nation, fabrique lorsqu’un chef exceptionnel l’a délivrée des
périls qui la menaçaient. Le mythe s’élabore à partir des paroles,
des faits et gestes du chef, ainsi qu’à partir des discours et des
récits de ses partisans.
raoul Girardet a fait de la figure du « sauveur » une compo-
sante essentielle des « mythologies politiques 6 » ; il nous en pro-
pose quatre modèles que l’on peut illustrer par la vie et l’action
du général de Gaulle ; le premier est celui de l’illustre retraité
que l’on rappelle en cas de danger (de Gaulle, en 1958, au
moment de la guerre d’Algérie) ; le second modèle est celui du
conquérant qui se distingue par l’élan, la hardiesse, la rapidité :
on peut rattacher à ce modèle la décision rapide du général de
112 des MyThes PoLiTiQues

Gaulle de quitter la France en juin 1940 et de dire non à la


défaite et à l’armistice ; le troisième est celui du sage législateur
qui redonne de nouvelles règles à la collectivité : de Gaulle en
1958, en tant qu’il fut le fondateur d’une république nouvelle ;
enfin le quatrième est celui du prophète, de l’homme qui a vu
clair avant les autres et qui, ainsi, peut guider son peuple sur les
chemins de l’avenir : de Gaulle comprenant en juin 40 que la
France avait perdu une bataille, mais que rien n’était joué quant
à l’issue de la guerre, ou bien de Gaulle comprenant seul, au sein
de l’état-major, l’importance de l’arme blindée, etc.
Partant de ces modèles, je voudrais plus particulièrement sou-
ligner les éléments mythiques spécifiques qui ont contribué à
forger le mythe « gaullien » et qui expliquent l’« aura » que le
personnage a pu avoir dans de larges couches de la population
française. ces éléments mythiques peuvent se ramener à trois
figures : le rassembleur, l’homme des tempêtes, le chevalier.

• Le rAsseMbLeur

bien avant que de Gaulle ne fonde le rassemblement du


Peuple Français (rPr), il avait perçu dans sa solitude londo-
nienne qu’il n’avait de chance d’exercer sur le cours de la guerre
et la place de la France une action décisive que s’il apparaissait
comme une quintessence de la nation, comme le porte-parole de
toutes les couches sociales, de tous les courants politiques, de
toutes les familles spirituelles. il fallait qu’il apparaisse comme
l’incarnation de l’histoire de France, dans sa diversité, du passé
le plus lointain au passé le plus récent ; la parole de bonaparte,
accédant au pouvoir, aurait pu lui convenir : « J’assume tout, de
clovis à robespierre. » charles de Gaulle avait parfaitement
conscience que l’identité d’un peuple est faite d’apports mul-
tiples, n’est le fruit ni d’un seul souvenir commémoratif, ni d’un
seul événement fondateur. il n’est possible de parler d’une
« France éternelle » qu’à condition que l’on soit conscient que
la permanence d’un être collectif n’est pas figée, ne se maintient
qu’à travers des changements incessants ; l’histoire d’un peuple
est toujours faite de ruptures, de contradictions et de réaména-
gements : son identité se construit progressivement et conflic-
Existe-t-il un mythe gaullien ? 113

tuellement dans les relations qu’entretiennent les individus avec


le monde social environnant ; et cette identité est toujours nar-
rative, faite de la succession des interprétations que le peuple et
ses porte-parole donnent de leur histoire, donc de tous les récits
(mythiques, légendaires ou historiques) élaborés au cours du
temps dans une continuelle herméneutique de soi. c’est en se
racontant qu’une nation forge son identité propre ; elle la perd
quand elle devient l’objet de la narration d’un autre.
de Gaulle a d’abord voulu apparaître comme celui qui ras-
semble les membres épars d’une France défaite et divisée : sans
doute, par sa famille, son éducation, sa position sociale, son
grade militaire, il est plutôt l’héritier d’une France tradition-
nelle, à la fois paysanne, aristocratique et bourgeoise, marquée
par une longue épopée monarchique et éduquée par le catholi-
cisme, la France charnelle de Péguy, la France nationaliste de
« la terre et des morts » de barrès, mais il est aussi l’héritier de
l’armée de la république, dont il nous dit que ce fut au début du
siècle « une grande chose ». Ainsi, à Londres, on trouve autour
de lui nombre de jeunes officiers de tradition, souvent d’origine
aristocratique, mais on trouve aussi des représentants de la
France républicaine : des socialistes, des juristes, des universi-
taires comme Jacques soustelle ou raymond Aron ; dans ses
discours, de Gaulle n’hésite pas à se réclamer des Lumières et
des droits de l’homme, de la France comme porteuse de l’idée
de liberté, de la France laïque à côté de la France catholique. de
tradition catholique, de Gaulle a toujours su maintenir scrupu-
leusement, tout au long de sa carrière politique, une stricte sépa-
ration entre l’État et les Églises.
une autre raison qui explique qu’à la Libération il ait pu si
facilement incarner la France dans toutes ses composantes
réside dans le fait qu’il a toujours maintenu une totale intransi-
geance et refusé tout compromis, soit avec le régime de Vichy
considéré par lui comme illégitime malgré une apparence légale,
soit avec les alliés anglo-américains tentés d’imposer à la France
des contraintes selon lui inadmissibles : par exemple, il n’a
jamais accepté la légende qui aurait voulu qu’il soit l’épée et
Pétain le bouclier. sa volonté de rassemblement excluait tous
ceux qui s’étaient compromis avec l’occupant.
114 des MyThes PoLiTiQues

Après la guerre, il gardera la même ligne : il veillera à ce que,


dans le mouvement gaulliste, cohabitent des compagnons d’ori-
gine très diverse : des hommes de droite et de gauche, des démo-
crates chrétiens et d’anciens socialistes, des intellectuels et des
militaires. La boutade célèbre : « Tout homme politique a été,
est ou sera gaulliste » comporte une part de vraisemblance. nul
ne peut contester qu’il ait voulu s’identifier à la France et que,
lorsqu’il s’est trouvé attaqué dans sa légitimité, soit par les
hommes de Vichy, soit par des généraux « putschistes » au
moment de la guerre d’Algérie, il les ait impitoyablement com-
battus et brisés. cette volonté de s’identifier à la France considérée
comme personne transcendante et sacrée est un élément essen-
tiel de la mythologie gaullienne : « Toute ma vie, écrit-il dans
ses Mémoires, je me suis fait une certaine idée de la France. Le
sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. ce qu’il y a en
moi d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse
des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à
une destinée éminente et exceptionnelle 7. » seul peut-être l’his-
torien Jules Michelet, comme de Gaulle, mais dans un tout autre
contexte idéologique, a pu considérer la France comme une per-
sonne transcendante.

• L’hoMMe des TeMPÊTes

charles de Gaulle s’est trouvé au moins trois fois dans une


situation dramatique. La première fois, ce fut lors de la défaite
et de son entrée en résistance : la France n’avait jamais connu un
tel effondrement au cours de son histoire ; de Gaulle, c’est
d’abord l’homme qui a dit non à l’humiliation. cet acte décisif,
rapide comme l’éclair, est à l’origine du mythe « gaullien » et en
restera, tout au long de sa carrière, le moment le plus presti-
gieux ; il s’achèvera par le retour triomphal dans la France
libérée. Mais bien vite, devant les divisions partisanes et le
régime d’assemblée qu’il n’a pas voulu, il partira brutalement,
et ce sera la traversée du désert.
il sera rappelé une deuxième fois dans un moment également
dramatique, quand la France se trouvera au bord d’une guerre
civile : il apparaîtra alors, non comme le libérateur, mais comme
Existe-t-il un mythe gaullien ? 115

le sauveur de l’unité nationale, jouant sur la menace, à la fois


réelle et imaginaire, d’un coup d’État militaire. on connaît la
suite, la fondation de la Ve république, la fin de la guerre
d’Algérie, la décolonisation, le souci de l’indépendance natio-
nale, etc.
et pourtant dix ans plus tard, nouveau drame, bien que sur un
mode mineur : de Gaulle se trouve devant une révolution
« insaisissable » et, après avoir temporisé, met en scène son
départ hors de France et la reprise des rênes du pouvoir. il appa-
raît comme le stratège génial qui a su dénouer la situation et
déclencher l’enthousiasme de ses partisans. un an plus tard, sa
sortie de l’histoire comportera également une part de mise en
scène dramatisée.
homme des situations de crise, de Gaulle avait parfaitement
compris l’importance de la théâtralité en politique : celle-ci ne
fut jamais plus visible et efficace que lorsqu’il apparaissait à la
télévision en habit de général ou au cours de ses célèbres confé-
rences de presse.
devant un pareil destin politique, on ne peut s’empêcher de
penser, toutes proportions gardées, à ce scénario mythique que
nous rapportent les historiens des religions et qu’on trouve à peu
près partout : après avoir créé le monde et fixé les règles de
fonctionnement de l’univers et de l’ordre social humain, les
grands dieux créateurs se retirent, se mettent en congé, se repo-
sent, nous dit-on, deviennent des dei otiosi et laissent le pouvoir
à des dieux subalternes (dieux de la vie et de la nature), chargés
de veiller à l’ordre quotidien des choses dans les périodes ordi-
naires et calmes. ils ne reviennent s’occuper de leur peuple que
lorsque se produisent de grandes catastrophes (famine, escla-
vage, etc.) ; ils se retirent de nouveau quand la situation rede-
vient calme. on reconnaît là le premier modèle du sauveur déjà
signalé : le rappel du retraité en cas de malheur, dont l’archétype
historique demeure cincinnatus ; pour la France moderne, on
peut citer Pétain en 1940 et de Gaulle en 1958. Après la tempête,
le héros-sauveur, comme les grands dieux, peut se retirer.
il faudrait d’ailleurs signaler à ce propos que de Gaulle, en se
retirant plusieurs fois à colombey, dans la solitude des forêts,
victime de l’ingratitude des hommes, incarne assez bien un élé-
116 des MyThes PoLiTiQues

ment mythique qu’on retrouve fréquemment dans l’histoire


légendaire de la France, celui du héros injustement vaincu par le
sort. il suffit d’en rappeler quelques exemples : Vercingétorix à
Alésia, roland à roncevaux, Jeanne d’Arc à rouen, napoléon
à sainte-hélène et, bien sûr, Pétain à l’île d’yeu. cet aspect ne
pouvait que renforcer la prégnance de la mythologie « gaul-
lienne ».

• Le dernier cheVALier

charles de Gaulle, originaire des marches de l’est, issu d’une


famille catholique, nationaliste et monarchiste, a retrouvé dans
l’armée française des valeurs, des vertus, des traditions qui, en
deçà des républiques et de la révolution française, s’enracinent
dans la vieille noblesse guerrière et dans son éthique la plus éla-
borée, celle de la chevalerie ; courageux au combat, éduqué dans
l’amour chrétien, prêt à défendre le faible, le chevalier fut la
figure la plus représentative de l’occident médiéval : le déclin
institutionnel de la chevalerie n’a pas empêché que l’on puisse
retrouver çà et là des traces de son esprit et de son idéal, entre
autres, dans la vie et dans l’action de charles de Gaulle. cela
s’est concrétisé, par exemple, dans la volonté du général de
créer un ordre — les compagnons de la Libération — analogue
à ce que furent autrefois les ordres chevaleresques. on peut éga-
lement voir un signe de cet esprit chevaleresque dans la volonté
de l’homme politique de ne jamais être dominé par les forces de
l’argent, comme le furent tant d’hommes politiques « bour-
geois » au XiXe ou au XXe siècle : « la politique de la France ne se
fait pas à la corbeille » ; la politique économique gaulliste,
méfiante vis-à-vis du libéralisme anglo-saxon, était en harmonie
avec une certaine tradition française qui, depuis colbert, pous-
sait à la création de grandes entreprises publiques. Par ailleurs,
le thème, souvent réaffirmé, de la participation, de l’association
capital-travail, exprimait une méfiance profonde envers le capi-
talisme libéral de stricte observance.
Le passé militaire du général de Gaulle était le garant de la
permanence chez lui du sens de l’État et des vertus de service
d’origine chevaleresque : il explique en grande partie qu’il sut
Existe-t-il un mythe gaullien ? 117

toujours garder un lien étroit, contrairement aux autres hommes


politiques proches de lui, avec les couches populaires ; il est
d’ailleurs frappant de constater le prestige qu’ont toujours eu
auprès du peuple en France les grands chefs militaires.
Le côté chevaleresque du personnage ne fut jamais plus
visible que lors de son enterrement : le dépouillement de la céré-
monie — un simple cercueil porté par des jeunes du village —,
le silence impressionnant qui régnait, la seule présence officielle
d’un détachement militaire et des membres de l’ordre de la
Libération, tout contribua à évoquer la sépulture d’un chevalier,
dans cette austère champagne qui vit naître l’ordre cistercien et
les chevaliers du Temple.
Voilà, me semble-t-il, les principaux éléments qui ont contri-
bué à forger le mythe « gaullien » et à assurer son succès. dans
la construction de ce mythe, il est difficile — et peut-être inutile
— de distinguer ce qui s’explique par l’admiration spontanée
des contemporains et ce qui s’explique par la volonté du chef et
des partisans de mettre en scène une image qui soit conforme au
modèle du héros-sauveur : dans tout mythe politique, il y a rela-
tion réciproque entre les attentes et les projections des citoyens
et le souci du chef de donner de lui-même l’image la plus favo-
rable ; en tout cas, en tout pouvoir, et surtout s’il s’agit d’un pou-
voir charismatique exceptionnel, il y a une part de mise en
scène, de théâtralité, et c’est pourquoi là où l’admirateur et le
partisan voient grandeur spontanée et sincérité, l’opposant voit
duplicité et stratagème. de Gaulle savait parfaitement jouer de
son image, lors de ses apparitions en public ou dans les médias :
ses effets étaient parfaitement calculés et maîtrisés, on a qualifié
de grands-messes ses célèbres conférences de presse.
il faut souligner aussi que la « prégnance » du mythe « gaul-
lien » n’aurait sans doute pas atteint cette intensité sans un cer-
tain nombre de circonstances favorables liées à la situation
politique, nationale ou internationale, dont le général de Gaulle,
très habilement, sut tirer grand profit. Tout d’abord, la victoire
des Alliés en 1945 lui permit de faire croire aux Français qu’ils
avaient été, peu ou prou, dans leur grande majorité, du côté de
la résistance. ensuite il sut toujours neutraliser les forces qui
auraient pu s’opposer à lui : convaincu que le peuple français,
118 des MyThes PoLiTiQues

dans sa grande majorité, souhaitait la fin des guerres coloniales,


il n’hésita pas à briser les forces militaires et civiles qui s’y
opposaient alors qu’elles avaient pourtant contribué à son retour
au pouvoir en 1958, et cela sans état d’âme et même avec une
certaine brutalité.
il faut cependant s’interroger sur ce qui apparaît comme un
échec dans la diffusion du mythe gaullien en France : nous vou-
lons parler de la défiance, pour ne pas dire l’allergie, de la plu-
part des intellectuels à l’égard du personnage et du mythe.
si le mouvement gaulliste ne séduisit après la guerre que peu
d’intellectuels connus (raymond Aron, membre un temps du
rPF fut une exception), il eut malgré tout, comme porte-parole,
l’un des écrivains les plus charismatiques de l’avant-guerre,
dont, tout le monde connaissait le passé antifasciste, ainsi que
l’engagement en espagne et dans la résistance. Malraux a pris
une part essentielle dans l’établissement du mythe « gaullien »
et dans sa diffusion dans les secteurs les plus divers de l’opinion
française. Malgré cela, la plupart des intellectuels, encore fas-
cinés à l’époque par le mythe « marxiste », restèrent allergiques
au mythe « gaullien » : l’humiliation subie par le général lors
d’un bal de l’École normale supérieure, restera à cet égard le
symbole de ce rejet.
il faudra attendre sa mort pour voir d’anciens marxistes
comme régis debray, d’anciens socialistes comme Max Gallo,
voire d’anciens gauchistes, comme daniel rondeau ou
christian Jambet, se réclamer de son esprit de résistance, de son
nationalisme ombrageux, de son idée de la liberté et de l’indé-
pendance nationale ; après sa mort en tout cas, et jusqu’à aujour-
d’hui, la « prégnance » du mythe ne cessera de se développer
dans tous les milieux, preuve s’il en est que, plus le temps passe,
plus la vie, les actes et le destin de charles de Gaulle se transfi-
gurent en récit légendaire. ceci, bien sûr, est alimenté par les
multiples ouvrages plus ou moins hagiographiques, qui parais-
sent régulièrement et contribuent à renforcer l’épopée « gaul-
lienne », en particulier les bandes dessinées qui sont de pures
célébrations de la geste héroïque. il faut dire aussi que la multi-
tude des pèlerinages à colombey, publics ou privés, ou les émis-
sions périodiques à la télévision, contribuent à entretenir le
Existe-t-il un mythe gaullien ? 119

mythe : n’oublions pas non plus le succès jamais démenti des


Mémoires de guerre.
enfin la force et l’importance du mythe « gaullien » viennent
de ce que charles de Gaulle est probablement la dernière grande
« figure mythique » de notre histoire nationale. Peut-être fallait-
il ce mythe pour que les Français acceptent si facilement la fin
de leur empire colonial et l’ouverture vers l’europe. en effet,
sous de Gaulle et après sa mort, la France a accepté de perdre
une partie de sa souveraineté, dans plusieurs domaines, à cause
de cette entrée dans l’europe, ce qui a provoqué conflits et divi-
sions au sein même de la famille gaulliste.
dans quelle mesure le mythe restera-t-il vivant dans la
conscience que les Français auront d’eux-mêmes et de leur
unité ? L’avenir nous le dira. Le général de Gaulle pour sa part
était persuadé que son exemple continuerait à inspirer ses com-
patriotes : « Puisque tout recommence toujours ce que j’ai fait
sera tôt ou tard une source d’ardeurs nouvelles après que j’aurai
disparu. » remarque étonnante, puisqu’elle affirme une caracté-
ristique essentielle du mythe, sa redondance à travers le temps.

noTes

1. G. sorel, Réflexions sur la violence, Marcel rivière, Paris, 1921, p. 32.


2. G. durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, bordas,
Paris, 1961, p. 54.
3. i. Kershaw, Le Mythe Hitler, Flammarion, Paris, 2006, p. 13.
4. M. Weber, Économie et Société, Plon, Paris, 1971, t. ii, p. 249.
5. cf. Marc bloch, Les Rois thaumaturges, Gallimard, Paris, 1983.
6. r. Girardet, Mythes et Mythologies politiques, seuil, Paris, 1986.
7. ch. de Gaulle, Mémoires de guerre, Plon, Paris, 1954, p. 5.
le mythe du retour du héros :
des légendes surnaturelles aux rumeurs de survie

JeAn-bruno renArd

L’idée fondamentale du motif du retour du héros est qu’une


aventure — comme suite d’épreuves — n’est jamais définitive-
ment terminée avec la mort ou le départ du héros, que ce soit sur
un succès ou sur un échec. Le héros peut revenir, qu’il s’agisse
de retour, de renaissance, de résurrection ou de réincarnation.
on écartera de notre étude le cas particulier des « revenants »,
qui reviennent, en effet, mais sous forme de fantômes et non
« réellement ». Le mythe du retour du héros mobilise les trois
structures de l’imaginaire telles que les a définies Gilbert
durand 1 : une structure schizomorphe, autour de l’archétype du
héros solaire, une structure mystique, autour de ces lieux
(caverne, île, tombeau), symboles de mort mais aussi d’intimité
maternelle, où le héros attend avant de renaître, enfin une struc-
ture synthétique, autour de l’archétype du cycle de la renais-
sance. dans la classification des motifs de la littérature
folklorique établie par stith Thompson 2, deux entrées corres-
pondent à notre mythe : le motif A570 Culture hero still lives
(« Le héros est toujours vivant ») et le motif A580 Culture hero’s
expected return (« Le retour attendu du héros »).
L’observation de phénomènes naturels comme la renaissance
du soleil chaque matin — et à chaque solstice d’hiver — a dû
illustrer et conforter dans les sociétés traditionnelles cette idée
du retour de la divinité. L’assimilation fréquente de héros ou de
divinités au soleil montre assez cette équivalence symbolique.
Le cycle de la végétation a également été perçu comme s’inscri-
vant dans le schéma général vie-mort-renaissance.
Le mythe du retour du héros… 121

on peut aussi évoquer deux ressorts psychologiques pro-


fonds qui jouent un rôle dans l’adhésion au mythe du retour du
héros. Tout d’abord, l’idée du retour du héros permet de com-
penser un sentiment de perte difficile, voire impossible, à assu-
mer. on peut se référer à la psychanalyse où les sujets, pour
surmonter l’angoisse d’un traumatisme psychique, opèrent un
« déni de la réalité 3 », niant la mort d’un être disparu. on peut
aussi se référer à la psychologie sociale qui a identifié la néga-
tion du réel comme l’un des mécanismes de défense de l’indi-
vidu pour maintenir sa consonance cognitive. rappelons que,
pour Festinger 4, un état de dissonance cognitive est créé lors-
qu’un sujet est confronté à des opinions ou à des événements,
ici la disparition du héros, qui contredisent son système de
représentation du monde. Afin de rétablir la consonance cogni-
tive, le sujet doit ou bien modifier sa conception du monde, ou
bien nier ces éléments extérieurs dissonants, ou bien encore les
« aménager » pour les rendre assimilables. Tout signe ou indice
semblant jeter le doute sur la réalité d’une mort sera ainsi favo-
rablement accueilli.
Le second sentiment associé au motif du retour du héros est
celui d’une attente forte, d’une espérance (ou d’une crainte dans
le cas d’un anti-héros) d’un changement social profond : vic-
toire, sortie de crise, rétablissement d’un régime politique, etc.
cette attente messianique diffère cependant du messianisme tel
qu’on l’entend habituellement — l’attente de la venue d’un sau-
veur, d’un messie, c’est le cas principalement dans le judaïsme
— par le fait que le sauveur est déjà venu une première fois et
que l’on attend son retour (par exemple, l’attente du retour du
christ chez les chrétiens). il s’agit, en quelque sorte, d’un mes-
sianisme du second degré.
on présentera, dans un premier temps, les légendes surnatu-
relles de retour du héros — la survie du héros est expliquée par
des causes surnaturelles — puis, dans un second temps, les
légendes profanes, ou rumeurs de survie — la survie du héros
est expliquée par des causes naturelles. en conclusion, on mon-
trera la présence du motif mythique dans des formes historiques,
non légendaires, lorsque le héros ne meurt pas, mais revient sim-
plement après une période d’absence.
122 des MyThes PoLiTiQues

Les légendes surnaturelles de retour du héros

dans les mythologies anciennes, on trouve des divinités


solaires qui renaissent. en Égypte, le dieu râ, après sa dispari-
tion nocturne dans le royaume des morts, réapparaît le matin
sous la forme de Khépri, le dieu-scarabée, insecte dont le cycle
larve-nymphe-forme adulte est métaphorique de la renaissance.
Pour les prêtres de l’ancienne Égypte, qui priaient chaque matin
pour que le soleil revienne, chaque jour était une nouvelle créa-
tion. dans la mythologie germanique et nordique, balder, le
dieu de la lumière, du soleil et du bien, est tué par les forces du
mal, mais il reviendra intact lors du Ragnarök, le chaos qui mar-
quera la fin des temps et sera suivi d’un âge d’or.
dans le judaïsme, on trouve peut-être pour la première fois
l’attestation d’une croyance au retour surnaturel d’un person-
nage humain : elle concerne le prophète Élie. Après s’être dressé
contre le roi Achab et les prêtres qui s’étaient détournés de
yahvé pour sacrifier au culte de baal (cf. les Livres des rois),
Élie est enlevé au ciel par un char de feu (2 rois, 2, 11). cette
disparition, qui n’est pas une mort, a certainement facilité l’idée
qu’Élie, resté immortel au ciel, pouvait un jour retourner sur
terre. L’annonce de ce retour se trouve dans le livre attribué au
prophète Malachie, qui rapporte une promesse divine : « Voici,
je vous enverrai Élie le prophète avant que le jour de l’Éternel
arrive » (Malachie, 3, 23). Élie doit donc revenir comme pré-
curseur du temps où dieu établira son règne sur toute la terre.
cette croyance était encore vivace au temps du christ puisque
les prêtres demandent à Jean le baptiste s’il est le messie, ou
Élie ou un prophète (Jean, 1, 19-21). de même, à la question de
Jésus demandant qui il était aux dires des gens, ses disciples
répondent : « Jean-baptiste ; pour d’autres Élie ; pour d’autres
encore Jérémie ou quelqu’un des prophètes » (Matthieu, 16, 13-
14, attesté aussi en Marc, 8, 27-28, et en Luc, 9, 18-19, qui pré-
cise « un des anciens prophètes ressuscité »).
La croyance en la seconde venue du christ sur la terre à la fin
des temps est attestée dès l’origine du christianisme. il faut la dis-
tinguer de la résurrection, qui est déjà un retour mais qui a eu
Le mythe du retour du héros… 123

lieu. « Je reviendrai », promet le christ ressuscité dans ses


paroles d’adieu à ses disciples, rapportées par Jean l’Évangéliste
(Jean, 14, 3). Le credo énonce clairement que le christ est né,
mort et ressuscité et qu’« il reviendra dans la gloire, pour juger
les vivants et les morts ; et son règne n’aura pas de fin ». chez
les premiers chrétiens, principalement en raison des persécu-
tions, ce retour était considéré comme imminent. Par la suite, ne
voyant rien venir, ce retour fut repoussé sine die, et ce n’est que
lors de crises ou dans le courant prophétique qu’est annoncée
épisodiquement la venue proche du christ. c’est ainsi que dans
les mouvements messianiques syncrétistes du tiers-monde, par
exemple les cargo cults en océanie, les croyants attendent à la
fois la seconde venue du christ et le retour d’européens chargés
de biens et de nourriture 5.
cette croyance peut prendre des formes inédites, par exemple,
de nos jours, des chrétiens fondamentalistes américains soutien-
nent activement le sionisme parce qu’ils croient que ce n’est que
lorsque le Grand israël sera établi que le christ reviendra et sera
reconnu comme le messie par les Juifs et par le monde entier.
une autre forme curieuse du motif du retour du christ est l’idée
très récente de la création d’un clone du christ à partir de l’Adn
du sang prélevé sur le saint suaire de Turin. cette idée saugrenue
est née au début des années 2000 de la conjonction entre le débat
sur l’authenticité de la relique de Turin et les controverses sur la
technique du clonage génétique.
en 2004, l’écrivain didier Van cauwelaert a exploité cette
idée dans son roman, L’Évangile de Jimmy 6. « Je m’appelle
Jimmy, peut-on lire sur la quatrième de couverture, j’ai trente-
deux ans et je répare des piscines dans le connecticut. Trois
envoyés de la Maison blanche viennent de m’annoncer que je
suis le clone du christ. » en 2005, dans son livre Cloner le
Christ ? 7, Van cauwelaert présente une enquête sur les possibi-
lités scientifiques de cette opération et les savants qui prétendent
mener des travaux en ce sens. L’ouvrage donnera lieu à un docu-
mentaire télévisé, réalisé par Van cauwelaert et yves boisset,
diffusé en décembre 2005 : « ils veulent cloner le christ. rêve
ou réalité ? » un sondage d’opinion effectué par l’institut bVA et
publié par le mensuel Science et Vie, en mai 2006, révèle que
124 des MyThes PoLiTiQues

23% des personnes interrogées pensent qu’il est possible de clo-


ner le christ à partir d’Adn extrait du saint suaire.
du fait de l’importance culturelle du christianisme dans le
monde, l’idée du retour du christ sur terre est devenue le para-
digme de toute attente messianique du second degré.
c’est ainsi que, dans l’islam 8, on trouve la croyance en la
venue du Mahdi — en arabe « celui qui est guidé (par dieu) »,
« celui qui montre le chemin » —, envoyé de dieu qui apparaî-
tra à la fin des temps pour instaurer la justice et la paix. cette
attente prend une forme messianique du premier degré dans le
sunnisme : le Mahdi n’est pas déjà venu sur terre, même si plu-
sieurs individus se sont proclamés Mahdi du Xiie au XiXe siècle, en
particulier en Afrique musulmane, par exemple le célèbre Mahdi
de Khartoum dans les années 1880-1890. dans le chiisme, en
revanche, elle prend une forme messianique du second degré.
Pour les chiites, le Mahdi attendu est un des premiers imams,
successeurs héréditaires d’Ali, cousin et gendre du Prophète. cet
imam, qui a réellement existé, n’est pas mort mais, par la volonté
d’Allah, il est entré en « occultation » ou ghayba (en arabe
« absence temporaire »), devenant l’« imam caché » dont le
retour visible sur terre est attendu à la fin des temps. dans le
chiisme duodécimain (par référence au nombre douze), le Mahdi
est identifié au douzième imam, Muhammad al-Mahdi, qui a dis-
paru en 874. en iran, où le chiisme duodécimain est la religion
officielle, la référence à l’imam caché est fréquente et son retour
imminent est périodiquement annoncé. dans le chiisme ismaé-
lien, ou septimain (par référence au nombre sept), c’est ismaël, le
septième imam, non reconnu par les autres chiites, qui est entré
en occultation en 760 et qui reviendra comme Mahdi.
Le Moyen âge chrétien va voir émerger une sécularisation du
motif du retour du héros avec les légendes de rois ou de guerriers
qui, après une vie héroïque, ne sont pas morts mais dorment d’un
sommeil magique, en un lieu caché (une caverne dans une mon-
tagne ou une colline, une île mystérieuse), dans l’attente du jour
où ils se réveilleront et reviendront pour sauver leur peuple.
charlemagne (747-814) devint tardivement, près de deux
cents ans près sa mort, mais fortement, l’objet de légendes.
selon la tradition, lorsque le tombeau de charlemagne fut
Le mythe du retour du héros… 125

découvert vers l’an 1000 dans une crypte, on le trouva assis sur
son trône, la couronne sur la tête et le sceptre entre ses mains,
dont les ongles avaient percé les gants. un pas de plus dans la
légende et l’empereur assis n’est plus mort mais endormi dans
un sommeil surnaturel, dans une caverne secrète que certains
situent sur le flanc du desenberg en Westphalie, prêt à se
réveiller et à revenir pour ramener l’unité de l’occident chrétien
et le sauver de quelque péril. Lors de la première croisade, à la
fin du Xie siècle, on se souvenait du rôle joué par l’empereur
chrétien contre les invasions arabes et une rumeur prétendit que
charlemagne était revenu et s’était mis à la tête des soldats du
christ 9. Aux Xiie et Xiiie siècles, des prophéties circulèrent
annonçant le retour de charlemagne à la fin des temps pour
convertir les païens au christianisme et établir un royaume uni-
versel (idem). cette figure légendaire de charlemagne a certai-
nement contribué à la naissance du mythe ésotérico-politique du
Grand Monarque. Au XXe siècle, pendant la seconde Guerre
mondiale, ce n’est pas un hasard si la figure franco-germanique
de charlemagne a été reprise par la collaboration française, par
exemple la division charlemagne, composée de Waffen ss
français partis combattre sur le front de l’est.
dans le « cycle carolingien », expression par laquelle les spé-
cialistes de littérature médiévale désignent les chansons de geste
qui s’organisent autour de la figure de charlemagne, on trouve
un autre héros dont la légende annonce le retour : le chevalier
ogier le danois. ce personnage épique, paladin de charlemagne,
tour à tour ami et adversaire de l’empereur, est un preux cheva-
lier, d’une stature et d’une force colossale. il est devenu au
danemark une figure nationale sous le nom de holger danske
(ogier le danois en langue danoise). selon la légende médiévale
— reprise au XiXe siècle dans un conte d’Andersen —, holger
danske, après sa vie héroïque, s’est endormi dans une crypte
cachée sous le château de Kronborg, au danemark. il est
accoudé à une table de pierre que sa barbe, en poussant, a
percée. il se réveillera quand le pays sera menacé. sous l’occu-
pation allemande, une organisation danoise de résistance s’est
appelée « groupe holger danske ».
Le personnage historique peu connu du roi celte Arthur ou
126 des MyThes PoLiTiQues

Artus (fin Ve-début Vie siècle) donna lieu à un légendaire très


riche dans le « cycle arthurien » des chansons de geste du Xiie
siècle, où la magie celtique (fées, magiciennes et enchanteur) se
mêle au merveilleux chrétien (le Graal) dans une société où
s’imposent les valeurs naissantes de la chevalerie (la Table
ronde). blessé au combat, le roi Arthur ne serait pas mort mais,
guéri par des magiciennes, il dormirait d’un sommeil surnaturel
dans l’île légendaire d’Avalon. il reviendra pour rétablir une
société celtique et refaire l’unité du monde celte.
Théodoric le Grand (454-526), roi des ostrogoths et fonda-
teur du royaume ostrogoth d’italie, tenta de recréer un empire
d’occident sur le modèle de l’empire romain. L’Allemagne fit
de lui un personnage légendaire au Xiie siècle en l’incluant dans
la Chanson des Nibelungen sous le nom de dietrich de bern (ou
de Vérone). comme pour charlemagne, la légende raconte que
Théodoric sommeille dans une caverne cachée, attendant le
moment de revenir.
Toujours en Allemagne, Frédéric ii de hohenstaufen (1194-
1250), empereur du saint empire romain germanique, partici-
pant à la sixième croisade où il est couronné roi de Jérusalem,
mourut mystérieusement, sans doute empoisonné. une légende
prétendit qu’il n’était pas mort, mais dormait d’un sommeil sur-
naturel dans une caverne de l’etna, ou dans le mont Kyffhaüser,
en Thuringe. des imposteurs se sont d’ailleurs fait passer pour
Frédéric ii.
La légende a été attribuée par la suite à son grand-père, Frédéric
ier de hohenstaufen (1122-1190), dit Frédéric barberousse, dont la
notoriété était supérieure à celle de son descendant. Frédéric
barberousse se fit reconnaître comme empereur du saint empire
romain germanique. il admirait charlemagne, qu’il fit canoniser.
il se noya dans un fleuve en Turquie pendant la troisième croi-
sade. une rumeur prétendit qu’il était toujours vivant. Plus tard,
c’est sur lui qu’a été reportée la légende de l’empereur endormi
au cœur de la colline du Kyffhaüser. comme dans la légende
d’ogier le danois, on raconte que sa magnifique barbe rousse a
poussé à travers la table près de laquelle il est assis. on prétend
aussi que, lorsque les corbeaux ne voleront plus autour du
Kyffhaüser, il se réveillera et restaurera la grandeur de
Le mythe du retour du héros… 127

l’Allemagne. Les millénaristes allemands du XVie siècle attendi-


rent son retour et, au XXe siècle, des chefs du Troisième reich
firent encore référence à la légende. on sait que le nom
d’« opération barberousse » fut donné par les nazis à l’invasion
de l’union soviétique en 1941.
Le motif des héros endormis dans des montagnes creuses
semble fréquent dans la mythologie allemande, comme l’ont
montré les frères Grimm dans leurs Deutsche Sagen 10. Peut-être
faut-il y voir un reflet de l’ancienne coutume préhistorique de
l’ensevelissement des chefs sous des tertres ou des tumulus,
ainsi qu’un lien avec la croyance qui fait de ces lieux le séjour
d’êtres surnaturels (fées, trolls, etc.).
Le motif du roi endormi est encore attesté dans les poèmes et
les chansons épiques serbes célébrant le prince Marko
Kraliévitch (c. 1335-1395). Guerrier doué d’une force surhu-
maine — il manie la masse d’armes et il a choisi son cheval
charatz parce que c’était le seul qu’il ne pouvait porter sur ses
épaules ! —, protecteur des pauvres, le prince Marko est un
héros national serbe. La légende prétend qu’il n’est pas mort
mais seulement endormi dans une caverne où il attend, en com-
pagnie de son fidèle charatz, qu’on ait à nouveau besoin de lui.
en 1578, le roi sébastien ier du Portugal, âgé de vingt-quatre
ans, fut tué lors d’une bataille contre les Maures, au Maroc. ses
sujets refusèrent longtemps de croire à sa mort : on dit que son
tombeau à Lisbonne contient en réalité le corps de l’un de ses
soldats morts au combat. Plusieurs personnes prétendirent alors
se faire reconnaître pour dom sébastien. Puis une légende, ren-
forcée par l’occupation du Portugal par les espagnols, fit de
sébastien le « roi endormi », le « roi caché », qui reviendra déli-
vrer son peuple et rétablir la grandeur du Portugal. Les immi-
grants portugais au brésil y introduisirent la légende, qui
influença plusieurs mouvements de révolte, au XiXe siècle et
même au XXe siècle 11. Ainsi, à la fin du XiXe siècle, les paysans
brésiliens royalistes croyaient que le roi sébastien viendrait les
libérer de la république athée.
Mentionnons enfin, en Amérique du sud, sans doute sous
l’influence du christianisme, la légende d’inkarri au Pérou 12. on
sait que le dernier souverain inca, Atahualpa, a été étranglé puis
128 des MyThes PoLiTiQues

décapité par les conquistadors de Pizarro en 1533. il aurait pro-


mis de revenir un jour pour se venger. selon une légende popu-
laire du Pérou en langue quechua, un inca du nom d’inkarri a été
tué jadis par les européens, son cadavre a été découpé et les
morceaux enterrés à différents endroits, mais le corps se reforme
sous terre, à partir de la tête, et le héros solaire reviendra un jour
à la vie pour rétablir le royaume inca et instaurer une ère d’abon-
dance, où les blancs et les indiens seront réconciliés. on peut
aisément identifier Atahualpa derrière le personnage légendaire
d’inkarri (de l’espagnol Inca-rey, « roi inca »).

Les légendes profanes de retour du héros :


les rumeurs de survie

Les rumeurs de survie sont une catégorie de ce que nous avons


appelé des « rumeurs négatrices 13 » : à l’inverse de la plupart des
rumeurs, qui proclament la réalité de faits imaginaires, les
rumeurs négatrices nient la réalité de faits avérés (par exemple,
l’atterrissage d’astronautes américains sur la Lune). dans ce
registre, il n’est plus question de surnaturel. La survie d’un per-
sonnage historique est expliquée par des causes naturelles. Pour
chaque personnage, on verra s’opposer les « survivantistes », qui
défendent l’idée qu’un individu n’est pas mort à la date « offi-
cielle » de son décès et qu’il a survécu, et les tenants de la ver-
sion généralement admise de l’histoire, qui affirment qu’il est
mort à une date donnée. Par rapport aux croyances surnaturelles,
un élément nouveau intervient : au fur et à mesure que le temps
passe, la croyance en la survie d’un individu diminue avec l’aug-
mentation de son âge présumé et, au-delà d’un certain seuil
(disons plus de cent ans !), la croyance s’éteint (mais elle peut
être relayée par la croyance à des descendants cachés du person-
nage !). et puis la science s’en est mêlée et l’analyse Adn met
désormais à mal des légendes de survie (par exemple, concernant
Louis XVii ou la grande-duchesse Anastasia).
Les bases psychologiques de ces rumeurs de survie sont assez
simples : on ne veut pas croire à la mort de ceux qu’on aime ou
l’on craint la survie de ceux que l’on déteste. on trouve dans les
Le mythe du retour du héros… 129

rumeurs de survie les trois caractéristiques des rumeurs néga-


trices : une pensée hypercritique, qui jette le doute sur tout fait
ou tout témoignage allant dans le sens de la « vérité officielle »
et, inversement, qui surestime toute incohérence ou tout détail
insolite qui la remet en cause ; la révélation d’une autre réalité
qui se substitue à la « vérité officielle » ; enfin la dénonciation
d’un complot, d’une manipulation, qui explique la domination
d’une version officielle des événements.
Le thème du « roi caché 14 » assure la transition entre les
légendes surnaturelles et les rumeurs profanes de survie. Les
empereurs d’Allemagne Frédéric ier de hohenstaufen et
Frédéric ii de hohenstaufen, le roi sébastien du Portugal, dont
les légendes relatent la survie surnaturelle à travers les siècles,
ont d’abord été l’objet de rumeurs de survie juste après leur dis-
parition. L’historien yves-Marie bercé a montré que le thème
général du « roi caché » obéissait à un même schéma : la dispa-
rition ou la mort mystérieuse d’un souverain ou futur souverain
aimé de son peuple est rapidement suivie d’une crise (vacance
du pouvoir, héritiers indignes, désastre militaire ou crise socio-
économique) ; le peuple se met alors à croire à la survie du sou-
verain (survie fabuleuse comme le sommeil ou la vie éternelle
ou bien survie rationalisée, lorsque le roi est imaginé captif, en
exil ou retiré dans un désert, un ermitage, une île lointaine) ; le
peuple attend le retour du souverain pour qu’il rétablisse une ère
de bonheur et de prospérité ; enfin, il est fréquent que des pré-
tendants affirment être le roi disparu, ou bien ses descendants
cachés (ils sont traités d’imposteurs s’ils ne sont pas reconnus).
Après la mort de Jeanne d’Arc à rouen en 1431, des rumeurs
prétendirent qu’elle était toujours vivante et que ce n’était pas
elle mais une autre femme que l’on avait suppliciée. Plusieurs
jeunes filles affirmèrent être la Pucelle d’orléans. La plus
connue est Jeanne des Armoises, qui se manifesta à Metz en
1436 et réussit à jeter le doute dans les esprits. on raconte que
son écriture est bien celle de Jeanne d’Arc, qu’elle aurait été
reconnue par ses frères et par les habitants d’orléans où elle se
rendit en 1439. un témoignage intéressant est celui du doyen de
saint-Thibaud de Metz, qui écrit dans sa Chronique, en date du
20 mai 1436, que « vint la Pucelle Jehanne qui avait été en
130 des MyThes PoLiTiQues

France ». Toutefois, dans un second manuscrit, corrigé, de la


même Chronique, on peut lire : « en cette année vint une jeune
fille, laquelle se disait la Pucelle de France, et jouant tellement
son personnage que plusieurs furent abusés » (y compris donc le
doyen lui-même !). du XViie siècle à nos jours, des auteurs ont
défendu la thèse de la survie de Jeanne : si la femme menée au
supplice à rouen était encapuchonnée, c’était pour cacher son
visage ; Jeanne était de sang royal et ne pouvait être exécutée ;
Jeanne des Armoises était réellement la Pucelle d’orléans. Pour
la majorité des historiens, cependant, Jeanne d’Arc est bien
morte à rouen et les prétendues Jeanne — en accord avec le
mécanisme bien étudié par yves-Marie bercé — sont des
imposteurs qui ont voulu tirer un bénéfice matériel en se faisant
passer pour la Pucelle 15. en avril 2007, un bout d’os calciné que
l’on prétendait être une relique de Jeanne d’Arc, conservé à
chinon, a été scientifiquement identifié comme étant un frag-
ment d’une momie égyptienne. une mauvaise nouvelle pour
ceux qui vénéraient la relique de la sainte, mais une bonne pour
les survivantistes !
en 1591, le tsarévitch dimitri de russie, fils d’ivan le
Terrible, mourait mystérieusement à l’âge de neuf ans, sans
doute assassiné sur l’ordre de boris Godounov. cet événement
entraîna des rumeurs de survie et l’apparition de nombreux faux
dimitri qui prétendaient au trône. dimitri fut canonisé en 1606
par l’Église orthodoxe russe sous la pression d’un culte popu-
laire qui s’était établi autour de sa tombe à ouglitch où des gué-
risons miraculeuses se produisaient.
de même, dans la France de 1795, les circonstances troubles
de la mort et de l’inhumation du jeune Louis XVii, âgé de dix
ans, suscitèrent des rumeurs de survie, colportées par les roya-
listes, et l’apparition de prétendants, comme le célèbre
naundorff. en avril 2002, une analyse de l’Adn du cœur
conservé comme étant celui de Louis XVii a prouvé que le
dauphin était bien mort au Temple. Pour maintenir leur
croyance, les survivantistes ont rétorqué que ce n’était pas le
cœur de Louis XVii mais celui de son frère aîné, Louis-Joseph,
mort à peu près au même âge quelques années plus tôt.
Malgré les progrès dans la diffusion des informations et dans
Le mythe du retour du héros… 131

l’identification des personnes, les XiXe et XXe siècles ne virent


pas disparaître les légendes de survie.
Le maréchal ney fut fusillé par les royalistes à Paris en 1815.
Mais en 1819, en caroline du sud, un certain Peter stuart,
maître d’école et ivrogne, prétendit être le maréchal ney, sauvé
par un simulacre d’exécution machiné par la franc-maçonnerie.
Mais personne ne crut stuart et cette thèse est unanimement
rejetée par les historiens 16. notons l’association entre survie,
complot et prétendant.
en 1821, quand les Français apprirent la mort de napoléon,
une partie de la population des campagnes et des petites villes
n’y crut pas. Les gens pensaient qu’il s’agissait d’une fausse
nouvelle fabriquée par les Anglais et les royalistes français. des
rumeurs prétendaient que l’empereur était non seulement vivant
mais encore sur le sol français, par exemple à Lyon, ou bien en
espagne où il s’était rallié à l’insurrection du général riego
contre le roi Ferdinand Vii, ou bien encore l’empereur s’était
réfugié en Louisiane. Au printemps 1823, à la fin des événe-
ments d’espagne, les rumeurs sur la survie et le retour de
napoléon connurent une ultime flambée. Puis elles s’étiolèrent
même si, en 1830 encore, à Paris, des insurgés révolutionnaires
crurent reconnaître la silhouette de l’empereur dans la foule 17 !
Lors de l’exhumation du corps de napoléon à sainte-hélène en
octobre 1840, certains prétendirent que ce n’était pas le cadavre
de l’empereur mais celui de son maître d’hôtel cipriani, mort
trois ans auparavant et qui avait une vague ressemblance avec
napoléon, dont il était, selon certains, le demi-frère. Le tombeau
des invalides ne contiendrait donc peut-être pas les restes de
l’empereur. récemment encore, en août 2007, un chercheur
émit des doutes sur l’authenticité du masque mortuaire de
napoléon exposé au musée des Armées à Paris : il représenterait
en réalité le visage de cipriani.
Les romanciers, qui puisent aux mêmes sources où se forment
les légendes, ont exploité le motif de la survie de napoléon 18.
un des ouvrages les plus anciens est celui de Louis Geoffroy,
Napoléon et la Conquête du monde (1836). Publié quinze ans
après la mort de l’empereur, ce roman d’histoire-fiction imagine
que napoléon est vainqueur, et non vaincu, devant Moscou en
132 des MyThes PoLiTiQues

1812. il conquiert alors le reste du monde, puis il instaure une


monarchie universelle, fondée sur le droit et le progrès scienti-
fique, avant de mourir en 1832. dans sa préface, Geoffroy
explique ce qui l’a poussé à écrire cette grandiose épopée :

« c’est une des lois fatales de l’humanité que rien n’y atteigne le
but.
Tout y reste incomplet et inachevé, les hommes, les choses, la
gloire, la fortune et la vie.
Loi terrible ! qui tue Alexandre, raphaël, Pascal, Mozart et
byron, avant l’âge de trente-neuf ans.
[…]
combien ont soupiré après ces songes interrompus, en suppliant
le ciel de les finir !
combien, en face de ces histoires inachevées, ont cherché, non
plus dans l’avenir ni dans le temps, mais dans leur pensée, un reste
et une fin qui pussent les parfaire 19. »

on ne saurait mieux expliquer pourquoi se créent les légendes


de survie !
certains écrivains ont imaginé la substitution d’un sosie à
l’empereur, d’autres racontent son évasion. Par exemple le
roman du sinologue belge simon Leys, La Mort de Napoléon
(1986), et récemment le film d’Antoine de caunes, Monsieur N
(2003).
Alexandre ier de russie est décédé en 1825, à l’âge de qua-
rante-huit ans, aimé de son peuple en raison de ses réformes
libérales. depuis 1814, le tsar vivait une profonde crise mys-
tique. une rumeur prétendit qu’il aurait simulé sa mort — de son
plein gré ou sous la pression de son frère, le futur nicolas ier —
et se serait retiré dans un ermitage en Palestine ou en sibérie. on
affirme que de nombreuses personnes n’ont pas reconnu le tsar
dans le cadavre exposé lors des funérailles et on suggère que le
corps était celui d’un soldat mort qui lui ressemblait. certains
pensaient que, par cette retraite, Alexandre ier voulait expier l’as-
sassinat de son père, le tsar Paul ier, auquel il aurait pris part. une
dizaine d’années après la mort controversée d’Alexandre ier, un
ermite (staretz) du nom de Fédor Kousmistch fut reconnu par
Le mythe du retour du héros… 133

quelques personnes comme étant le tsar. il fut déporté et mourut


en sibérie en 1864. selon une rumeur, quand Alexandre iii de
russie fit ouvrir le tombeau d’Alexandre ier, en 1866, on le
trouva vide.
Le roi de Madagascar radama ii (1829-1863), fils de la reine
ranavalona, adoucit le régime sévère qu’avait instauré sa mère,
en particulier en supprimant les corvées et en libérant les pri-
sonniers. Mais, à la suite de l’incompétence et de la faiblesse de
caractère du roi, son Premier ministre et des notables le firent
assassiner. son corps fut inhumé secrètement, sans funérailles
nationales. des troubles s’ensuivirent. une rumeur affirma que
le roi était toujours vivant et des individus qui prétendaient être
radama ii conduisirent des mouvements de révolte.
Louis ii de bavière a été découvert mort, noyé, sur le bord du
lac de starnberg le 13 juin 1886, quelques jours après avoir été
déclaré dément et interné au château de berg. on retrouvera
également au bord de l’eau le corps de son médecin, von
Gudden, mort étranglé. cette double mort mystérieuse suscita
naturellement des rumeurs, évoquées par des folkloristes
français dans la Revue des traditions populaires 20 sous le titre
« Après le drame, la légende ! ». il y est dit qu’une partie de la
population bavaroise était convaincue que le roi était toujours
vivant et qu’il n’avait jamais été fou. il reviendra pour chasser
le conseil de régence qui a usurpé le pouvoir. Pour d’autres, le
roi est bien mort, mais il aurait été drogué et noyé par le dr
Gudden, à l’instigation du conseil de régence. Les conspirateurs
auraient fait croire à la mort de Gudden : c’est une figure de cire
qui a été placée dans le cercueil et le médecin est parti vivre en
Amérique. on voit qu’une légende de survie peut aussi concer-
ner un personnage détesté.
La Première Guerre mondiale donna lieu à des rumeurs de
survie de personnalités 21. Après la mort du pape Pie X en 1914,
une rumeur prétendit qu’il était vivant mais otage de
l’Allemagne ou, dans une variante anticléricale, qu’il était allé
porter de l’argent à l’ennemi 22. Lord Kitchener, ministre britan-
nique de la Guerre et organisateur de l’armée de volontaires
envoyée sur le front français, périt en mer en 1916. Le bruit cou-
rut qu’il n’était pas mort et que les alliés cachaient son sauve-
134 des MyThes PoLiTiQues

tage à l’ennemi. Lors des victoires militaires de l’été 1918, on


prétendit que Kitchener en était à l’origine 23.
il n’y a pas que les héros qui sont l’objet de rumeurs de survie,
les traîtres aussi. selon dauzat 24, on racontait que le financier
français Paul bolo, fusillé en avril 1918 pour collaboration avec
l’ennemi, en réalité n’avait pas été exécuté : on avait fusillé un
mannequin à sa place. L’informateur de dauzat disait tenir cette
information directement d’un soldat du peloton d’exécution.
Les conditions obscures de l’exécution du tsar nicolas ii et de
sa famille, en 1918, à iekaterinbourg ont naturellement suscité
de nombreuses légendes de survie. en 1918-1919, des journaux
publièrent des échos selon lesquels un officier se serait substitué
au tsar et aurait été fusillé à sa place. des témoins prétendirent
avoir vu nicolas ii vivant à saint-Pétersbourg ou dans un village
perdu de sibérie 25. on connaît l’énigme d’Anastasia et de la
femme, Miss Anna Anderson, morte en 1984, qui prétendait être
la grande-duchesse : une analyse de l’Adn a conclu que
Madame Anderson n’était pas une romanov. on parla égale-
ment de la survie de la grande-duchesse Tatiana, qui aurait été
sauvée par l’intelligence service britannique et serait morte
secrètement en irlande. en 1991, les restes du tsar, de la tsarine
et de trois de leurs filles (olga, Tatiana et Anastasia) ont été
identifiés par l’analyse Adn. on crut également à la survie du
tsarévitch Alexis, dont les restes n’avaient pas été retrouvés.
Plusieurs prétendants se manifestèrent pendant la guerre civile
russe et jusqu’à la fin du XXe siècle. des historiens russes ont
adhéré aux affirmations d’un nommé Vasily Filatov, maître d’é-
cole mort en 1988, qui prétendait être le tsarévitch 26. Le
britannique Michael Gray, professeur d’histoire, a prétendu que
son père était le tsarévitch, exilé à l’ouest sous le nom de
nikolaï chebotarev et mort en 1987 27. en 2007, des restes
humains présumés être ceux du tsarévitch furent exhumés :
l’analyse Adn, dont les résultats furent révélés en juillet 2008,
confirma qu’il s’agissait bien du tsarévitch.
dans les années 1930, une rumeur prétendit qu’un prêtre
orthodoxe d’origine russe installé en Alaska était en réalité
raspoutine, qui ne serait pas mort en 1916 28. L’idée d’une sur-
vie de raspoutine s’explique à la fois par l’aura de magie entou-
Le mythe du retour du héros… 135

rant le staretz et par l’incroyable résistance dont il fit preuve au


moment de son assassinat : empoisonné au cyanure, criblé de
balles de revolver, matraqué à la tête, jeté dans la Volga glacée,
raspoutine serait finalement mort noyé, comme l’a montré l’au-
topsie de son cadavre.
emiliano Zapata, charismatique révolutionnaire mexicain
assassiné à l’âge de quarante ans en 1919, faisait toujours en
1994 l’objet de croyances de survie chez les vétérans de la
révolution : « ceux-ci assurent que ce n’est pas Zapata qui a été
tué mais un compagnon déguisé, qu’il est parti ailleurs, pour-
suivre d’autres luttes, et qu’il va revenir 29. » en 1994, le révolu-
tionnaire aurait été âgé de cent quinze ans environ : mais
l’ardeur du mouvement zapatiste nourrit la légende !
en juin 1945, deux mois après la mort de hitler, Marie
bonaparte écrivait dans ses Mythes de guerre : « Peut-être même,
en dépit de l’annonce de sa mort, une nouvelle légende, ressus-
citée de barberousse, le situera-t-elle aux cavernes de quelque
Kyffhaüser, d’où il attendrait de ressurgir un jour de gloire venge-
resse ? car il ne suffit pas de tuer l’ennemi pour qu’il ne soit plus :
il survit dans sa légende 30. » La psychanalyste ne se trompait pas :
des rumeurs de survie de hitler sont apparues 31. en 1945, les
difficultés d’identification d’un corps brûlé, la volonté des
soviétiques de taire le lieu d’inhumation du corps pour éviter tout
« pèlerinage », et la ruse de staline qui a volontairement laissé pla-
ner le doute sur la mort du Führer afin que l’on soupçonne l’ouest
de l’avoir recueilli, tout cela a rendu vraisemblables les rumeurs
de survie. dès 1945-1946, lorsqu’on apprit que des chefs nazis
s’étaient réfugiés en Amérique du sud, on supposa que hitler pou-
vait en faire partie et même qu’il s’était rendu méconnaissable par
une chirurgie faciale. on parla de voyage secret en avion ou en
sous-marin depuis l’Allemagne. des témoins affirmèrent avoir vu
hitler vivant en colombie, en Argentine, et même en nouvelle-
orléans, à Washington ou à Londres !
en s’appuyant sur le fait que des expéditions allemandes
eurent lieu en Antarctique en 1938-1939 et sur la présence réelle
de sous-marins allemands en juillet 1945 sur les côtes et dans des
ports de l’Argentine, une légende spécifique s’est développée,
qui prétend qu’il existe une base secrète nazie dans l’Antarctique
136 des MyThes PoLiTiQues

et que hitler s’y est réfugié 32. L’un des premiers auteurs à l’affir-
mer est Ladislas szabo, exilé hongrois vivant en Argentine, qui
publie dès 1945 des articles dans un journal de buenos Aires
puis, en 1947, le livre Hitler esta vivo 33. dans sa préface, l’auteur
interpelle les « Quatre Grands » (États-unis, Grande-bretagne,
France et urss) pour que hitler soit recherché et capturé. cette
thèse sera reprise par plusieurs auteurs, qui y ajoutèrent parfois le
motif des soucoupes volantes comme inventions secrètes nazies.
Ainsi, dans les années 1960, le diplomate chilien Miguel
serrano, nazi convaincu et féru d’occultisme, prétendra que
hitler a quitté berlin en 1945 à bord d’une soucoupe volante et
qu’il s’est réfugié dans une base souterraine en Antarctique où
les Aryens préparent la reconquête du monde 34.
un dossier déclassifié en 2006 a révélé que, de 1945 à 1956,
le Fbi et son directeur John edgar hoover avaient sérieusement
envisagé l’hypothèse qu’hitler n’était pas mort dans son bunker
de berlin et collectaient toute information sur ce sujet 35. ces
rumeurs de survie exprimaient la peur que « la bête ne soit pas
morte » et hantaient l’imaginaire des Alliés ou des chasseurs de
nazis. de leur côté, quelques nostalgiques ou quelques néonazis
espéraient le retour de hitler. otto Abetz, ancien ambassadeur de
l’Allemagne nazie en France, déclara en 1945 que « hitler n’était
certainement pas mort » et qu’« un jour, il reviendra ». en 1963,
un épisode de la série télévisée The Twilight Zone (en français
« La Quatrième dimension »), intitulé He’s Alive (épisode n°106,
Quatrième saison, scénario rod serling), montre un néonazi
américain recevant ses ordres d’un mystérieux personnage qui
n’est autre qu’Adolf hitler. dans son numéro du 19 mai 1992,
l’hebdomadaire américain de faits incroyables et insolites Weekly
World News annonce que hitler vient de mourir en Argentine,
d’une crise cardiaque, à l’âge de cent trois ans. une photo le
montre sur son lit de mort dans un hôpital de buenos Aires
(article repris dans l’équivalent français du Weekly World News,
l’éphémère Jour de Paris dans son numéro du 20 mai 1992). Par
cette mise en scène, la rumeur, en quelque sorte, s’autodétruit.
en effet, une rumeur de survie devient de moins en moins vrai-
semblable au fur et à mesure que le « survivant » se fait vieux :
hitler aurait aujourd’hui presque cent vingt ans ! À cela s’ajou-
Le mythe du retour du héros… 137

tent des preuves plus scientifiques : après la chute de l’urss, les


russes révélèrent qu’ils possédaient des restes de hitler, un mor-
ceau de crâne et des dents ; ces dernières furent formellement
identifiées par un médecin légiste en 2003 comme étant celles du
dictateur. Aujourd’hui, des œuvres de fiction imaginent non plus
la survie de hitler mais son clonage, par exemple dans l’étonnant
roman d’ira Levin, The Boys from Brazil 36 (1976).
en France, en juillet 1945, on repêcha dans la seine le corps
de roland Farjon, résistant soupçonné de trahison. des lettres
retrouvées sur la berge ont fait conclure au suicide. Mais des
personnes ont affirmé avoir vu Farjon vivant des années plus
tard. on racontait que sa mort était un leurre parce que Farjon
était protégé par ses alliances familiales, sa femme étant appa-
rentée au général de Gaulle.
Marilyn Monroe, dont la mort par suicide en 1962 donna lieu
à des hypothèses d’assassinat, fut également l’objet d’une
rumeur de survie : on la prétendait enfermée dans un hôpital gou-
vernemental ou bien, selon une variante, elle s’en serait échappée
et vivrait sous une nouvelle identité. rumeur d’assassinat ou
rumeur de survie, elles exploitent toutes deux le motif du « secret
d’État » qui s’appuie sur les relations amoureuses entretenues par
la star avec des hommes politiques de la famille Kennedy.
on prétendit que le président John F. Kennedy, assassiné à
dallas en 1963, était vivant mais dans le coma, du fait de la balle
qui l’avait touché à la tête 37. il serait maintenu en vie par une
machinerie médicale sophistiquée dans une aile top secret d’un
hôpital de houston. en accord avec la ciA et le Fbi, le vice-pré-
sident Lyndon Johnson annonça la mort de Kennedy. on a parlé
aussi de mystérieux repaires en Alaska ou dans les Alpes
suisses. Au moment du mariage de Jacqueline Kennedy avec
Aristote onassis, en octobre 1968, une rumeur prétendit que le
président, vivant mais paralysé, se trouvait sur l’île de skorpios.
un hebdomadaire italien à sensation titra en couverture :
« Kennedy est vivant, mais prisonnier d’onassis 38. » en août
1990, le Weekly World News titrait à la « une » : JFK IS ALIVE !,
avec un portrait-photo représentant le président âgé de soixante-
treize ans et des articles prétendant que Kennedy restait caché
depuis vingt-sept ans et conseillait secrètement les présidents
138 des MyThes PoLiTiQues

successifs des États-unis. Étonnante version sécularisée et occi-


dentalisée du mythe de l’imam caché !
on sait que des artistes de cinéma et de la chanson furent
aussi l’objet de survie : par exemple, James dean, Jim Morrison,
ou elvis Presley. Le culte rendu à ces « idoles des jeunes », sou-
vent décédées avant d’atteindre la vieillesse, explique l’appari-
tion de ces légendes. un même imaginaire « hagiographique »
entoure les saints, les chefs politiques et les « stars ».
des rumeurs de survie dans des conflits armés sont aujour-
d’hui encore attestées, comme en Palestine 39. début janvier
1996, un militant palestinien du nom de yahya Ayyash était tué
dans un attentat commandité par les israéliens. ce jeune homme
de trente ans, surnommé « l’ingénieur » en raison de ses
connaissances techniques, était à l’origine de nombreux atten-
tats-suicides en israël. Les Palestiniens ne pouvaient venger
cette mort sur le moment car les organisations islamistes s’é-
taient engagées à arrêter temporairement les actions contre des
objectifs israéliens afin de ne pas troubler la tenue des élections
palestiniennes. selon Jean Lambert, cette frustration est à l’ori-
gine de la rumeur de survie de yahya Ayyash. dès le 10 janvier,
le journal jordanien Al-Bilad diffusait la rumeur en gros titre :
« Ayyash est encore vivant, le Mossad est à la recherche de
l’homme-énigme. » selon l’article, c’est l’homme qui avait
donné à Ayyash le téléphone portable piégé à l’explosif qui est
mort : Ayyash a fait croire à sa propre mort pour ne plus être
recherché et continuer à préparer de nouvelles opérations.
Toutes sortes de « preuves » étaient avancées, par exemple le
fait que le roi hussein n’ait pas présenté ses condoléances mon-
trait qu’il doutait de la mort d’Ayyash. des éléments quasi sur-
naturels étaient évoqués : sa mère rappelle qu’à sa naissance son
fils était si chétif que l’on pensait qu’il ne survivrait pas ; et de
nombreuses personnes soulignent qu’en arabe yahya signifie
« il vit » et Ayyash « vivace ». La rumeur s’éteignit malgré tout
assez vite, mais si la survie physique du héros n’est plus objet de
croyance, les Palestiniens évoquent sa survie spirituelle à travers
ses idées et en tant que modèle pour d’autres militants.
des canulars de mauvais goût ou des rumeurs — il y a des
glissements entre ces deux types d’« informations » — ont lancé
Le mythe du retour du héros… 139

l’idée que Lady diana, princesse de Galles, n’était pas morte


dans un accident de voiture à Paris le 31 août 1997. cela a com-
mencé avec des témoins qui affirmaient que, juste après le crash,
diana était encore vivante et a pu parler avant d’être transportée
à l’hôpital. L’absence de photo du cadavre a été exploitée
comme preuve de la survie. Puis vinrent, principalement sur le
Web, les prétendus témoignages : une photo représentant une
jeune femme ressemblant à diana dans un fauteuil roulant ; une
autre où la présumée diana déjeune dans un restaurant chinois ;
on l’aurait vue dans un sushi bar au Japon ; on raconte qu’elle
se serait réfugiée dans une île, ou au Qatar, ou dans un couvent
en France ! diana ne réapparaîtrait pas publiquement parce
qu’elle mène enfin la vie à laquelle elle aspirait, loin des médias
et des responsabilités de princesse.

Le motif du retour du héros se rencontre aussi, sous un mode


non légendaire, dans des concrétisations historiques. on enten-
dra par historique l’Histoire (avec un h majuscule), la petite his-
toire (avec un h minuscule) et les histoires, au sens d’œuvres de
fiction romanesque.
dans son ouvrage Mythes et Mythologies politiques, raoul
Girardet identifie quatre grands mythes politiques : le mythe du
sauveur, le mythe de la conspiration, le mythe de l’âge d’or et
le mythe de l’unité 40. Le mythe du sauveur, qui nous intéresse
ici, est celui de l’homme providentiel venant libérer ou protéger
son peuple à un moment difficile de son histoire. Girardet dis-
tingue quatre types de sauveur, qu’il désigne par des noms de
personnages historiques emblématiques : Moïse ou le prophète,
solon ou le législateur, Alexandre ou le jeune conquérant et
Cincinnatus ou le vieil homme retiré des affaires publiques qui
revient à l’appel de son peuple. ce dernier type de sauveur cor-
respond bien au motif du retour du héros. on comprend mieux
quelle peut être l’intensité de l’attente qui précède le retour
effectif du héros si l’on se souvient de la force de l’attente dans
les légendes messianiques.
rappelons que Lucius Quinctus cincinnatus (né vers 520 et
140 des MyThes PoLiTiQues

mort vers 430 av. J.-c.) était un patricien romain, défenseur des
valeurs de la république, nommé consul en 460. en 458, alors
que rome était en guerre avec un autre peuple latin, les èques,
et que l’armée romaine s’était fait piéger dans un défilé de mon-
tagne, des sénateurs, selon la tradition, allèrent jusque dans le
champ où labourait cincinnatus pour le supplier de devenir
commandant suprême, c’est-à-dire « dictateur » dans le sens
qu’a ce mot pour la république romaine. cincinnatus se rendit
victorieux des èques à la bataille du mont Algide et, après son
triomphe dans les rues de rome, il rendit le pouvoir seize jours
après l’avoir accepté, retournant cultiver son champ. cincinnatus
devint alors le symbole même du citoyen romain courageux,
dévoué au bien public et intègre. en 439, une révolte populaire
éclata à rome sous l’influence d’un riche plébéien, spurius
Maelius, qui aspirait à se faire couronner roi. Les consuls firent
à nouveau appel à cincinnatus, alors âgé d’environ quatre-
vingts ans, pour une seconde dictature, où il sauva la république
en matant la révolte et en faisant tuer Maelius.
Pour nous en tenir à l’histoire de France, plusieurs épisodes
correspondent au retour au pouvoir d’un chef charismatique
après une période plus ou moins longue de retraite ou d’exil :
ainsi napoléon, de retour de l’île d’elbe, restaurant l’empire
pendant les cent-Jours (du 20 mars au 22 juin 1815) ; le maré-
chal Pétain, vainqueur de Verdun en 1916, appelé à prendre la
tête de l’État français, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, en
juillet 1940 ; et le général de Gaulle, chef de la France libre et
chef du Gouvernement provisoire de la république française
d’août 1944 à janvier 1946, rappelé au pouvoir en mai 1958, à
l’âge de soixante-huit ans, au moment de la crise algérienne, et
président de la république de 1959 à 1969.
il est fréquent, pour un homme politique, que l’on parle de la
période entre deux exercices du pouvoir comme d’une « tra-
versée du désert ». cette locution, sans doute d’origine biblique
— les quarante années de traversée du désert par le peuple
hébreu ou les quarante jours passés par Jésus dans le désert —,
désigne une période où le héros charismatique n’est plus actif et
prépare son retour.
en ce qui concerne l’histoire, avec un h minuscule, on peut
Le mythe du retour du héros… 141

évoquer le phénomène du come-back qui désigne, selon le Petit


Larousse illustré (1993), « le retour en vogue, au premier plan,
d’une personne naguère célèbre, après une période d’oubli ou
d’inactivité ». Le mot est parfois utilisé, familièrement, pour les
hommes politiques, mais le plus souvent il est appliqué à des
célébrités du show business, chanteurs ou chanteuses, acteurs ou
actrices, dont les fans et les médias célèbrent le retour sur la
scène ou sur l’écran.
enfin, le motif du retour du héros s’exprime tout naturellement
dans les œuvres littéraires où il est un puissant ressort dramatique.
dans le théâtre de racine, par exemple, on trouve plusieurs fois
le motif de la réapparition d’un personnage que l’on croyait mort :
Porus dans Alexandre le Grand, Mithridate dans la pièce du
même nom et Thésée dans Phèdre. ces fausses morts, outre
qu’elles servent à créer une surprise, révèlent les sentiments
cachés des protagonistes, et même ceux de l’écrivain si l’on en
croit l’analyse psychocritique de racine par Martine delfos 41.
si la puissance d’un mythe se mesure à la multiplicité de ses
manifestations, alors le motif du retour du héros est un mythe puis-
sant. on a vu, en effet, qu’il se déclinait du registre le plus mys-
tique au registre le plus trivial : de l’attente de la seconde venue du
christ sur terre au prosaïque come-back d’un chanteur populaire,
en passant par les légendes de survie de personnages officielle-
ment morts ou le retour au pouvoir d’un homme politique.

noTes

remerciements : Je dois à Véronique campion-Vincent la communication


de l’article de Jean Lambert et à bill ellis l’envoi d’un exemplaire du Weekly
World News. Qu’ils soient vivement remerciés tous les deux.

1. G. durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, dunod,


Paris, 1992 [1960].
2. s. Thompson, Motif-Index of Folk-Literature, 6 vol., indiana university
Press, bloomington, 1989 [1955-1958].
3. s. Freud, Der Realitätsverlust bei Neurose und Psychose, Gesammelte
Werke, vol. Xiii, pp. 364-365, imago, London, 1924 [1940-1952].
142 des MyThes PoLiTiQues

4. L. Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance, cA, stanford university


Press, stanford, 1957.
5. K.o.L. burridge, « Mouvements religieux d’acculturation en océanie »
in h.-ch. Puech (dir.), Histoire des religions, t. iii, Gallimard, Paris, 1976, pp.
1142-1219.
6. d. Van cauwelaert, L’Évangile de Jimmy, Albin Michel, Paris, 2004.
7. d. Van cauwelaert, Cloner le Christ ? Albin Michel, Paris, 2005.
8. T. Fahd, « L’islam et les sectes islamiques » in h.-ch. Puech (dir.),
Histoire des religions, op. cit., t. iii, pp. 3-179.
9. A. y. haran, Le Lys et le Globe. Messianisme dynastique et rêve impé-
rial en France à l’aube des temps modernes, champ Vallon, seyssel, 2000.
10. Grimm (Gebrüder [Frères]), Deutsche Sagen, nicolaische
buchhandlung, berlin, 1816, t. 1, pp. 380-384
11. A.-M. binet, Ana Maria, « L’héritage d’un messianisme portugais : le
sébastianisme brésilien » in b. rigal-cellard (dir.), Sectes, Églises, Mystiques,
Pleine Page Éditeur, bordeaux, 2004.
12. urbano, henrique osvaldo, « Le destin du héros inkarri. Mythe, utopie
et histoire dans les sociétés andines », Culture. Canadian Ethnology Society,
vol. 2, n° 2, 1982, pp. 3-14.
13. J.-b. renard, « Les rumeurs négatrices », Diogène, n° 213, janvier
2006, pp. 54-73.
14. y.-M. bercé, Le Roi caché, Fayard, Paris, 1990 ; « Le souverain
caché », Politica Hermetica, n° 14, 2000.
15. L’ouvrage le plus récent défendant la thèse survivantiste est le livre de
Marcel Gay et roger senzig, L’Affaire Jeanne d’Arc, Florent Massot, Paris,
2007. Pour la critique de ces thèses, voir M. Garçon, Histoires curieuses, Fayard,
Paris, 1959, chapitre « Le mystère de la mort de Jeanne d’Arc », disponible sur
http://www.biblisem.net/etudes/garcmmja.htm, et le texte de P.-e. blanrue, col-
lecté en août 2008 sur le site http://www.zetetique.ldh.org/jeanne.html.
16. collecté en février 2003 sur
http://www.chez.com/napoleon1804/ney.htm.
17. b. Ménager, Les Napoléon du peuple, Aubier, Paris, 1988 ; F. Ploux, De
bouche à oreille. Naissance et propagation des rumeurs dans la France du xIxe
siècle, Aubier, Paris, 2003.
18. P. Versins, Encyclopédie de l’utopie et de la science-fiction, L’âge
d’homme, Lausanne, 1972, pp. 360-366 et p. 623.
19. cité par Versins, Encyclopédie de l’utopie et de la science-fiction, op.
cit., pp. 365-366.
Le mythe du retour du héros… 143
20. Revue des traditions populaires, 25 décembre 1886, pp. 395-396.
21. A. dauzat, Légendes, Prophéties et Superstitions de la guerre, La
renaissance du Livre, Paris, s.d. [1919].
22. Ibid., p. 89.
23. Ibid., pp. 88-89.
24. Ibid., p. 90.
25. Ibid., p. 89.
26. V. Petrov/i. Lysenko/G. egorov, The Escape of Alexei, Son of Nicholas
II, harry n. Abrams, new york, 1998.
27. M. Gray, Blood Relative. The Astonishing Story of the Survival of the
Tsarevich, Gollancz, London, 1998.
28. G. stevens, « rasputin is alive and well and living in Kodiak », Alaska
History, n° 4 (2), 1989, pp. 32-37.
29. M. daubert, « Zapata mort ou vif », Télérama, n° 2310, 23 avril 1994,
p. 102.
30. M. bonaparte, Mythes de guerre, imago, Londres, 1946, p. 9.
31. cf. l’ouvrage de donald M. McKale, professeur d’histoire à
l’université de clemson (caroline du sud), Hitler : The Survival Myth,
cooper square Press, new york, 1981 (rééd. 2001).
32. sur l’analyse détaillée de ce mythe, voir summerhayes et beeching
(2007). Article disponible sur le site http://www.scrib.com/doc/25311/hitlers-
Antarctic-base-the-myth-and-the-reality.
33. L. szabo, Je sais que Hitler est vivant (trad. de b. de La herverie)
sFeLT, Paris, 1947.
34. s. François, Le Nazisme revisité. L’occultisme contre l’histoire, Paris,
berg international éditeurs, 2008, pp. 75-76.
35. dossier disponible sur le site français
http://www.armees.com/article112.html.
36. i. Levin, Ces garçons qui venaient du Brésil, Paris, Laffont, 1977, tra-
duit de l’anglais par b. oudin (1976).
37. h. Morgan/K. Tucker/M. Voline, Vraies ou fausses ? Les rumeurs, First,
Paris, 1988, pp. 155.
38. M. T. carbone, 99 leggende urbane, Arnoldo Mondadori, Milano,
1990, pp. 100-101.
39. J. Lambert, « “il vit, il est encore vivant” : rumeurs et légendes urbaines
jordano-palestiniennes » in r. bocco/b. destremau/J. hannoyer (dir.),
Palestine, Palestiniens : territoire national, espaces communautaires, cer-
Moc, Amman et beyrouth, 1997, pp. 367-390.
144 des MyThes PoLiTiQues

40. r. Girardet, Mythes et Mythologies politiques, Paris, seuil, 1986.


41. M.-F. delfos, Le Parent insaisissable et l’urgence d’écrire, rodopi,
Amsterdam, 2000.
la Fonction mythopoïétique de la couleur
dans la symbolique du politique

VALenTinA TirLoni

Les représentations politiques comprennent des langages ver-


baux mais aussi visuels qui participent à l’identification d’en-
tités et de valeurs, à l’expression et à la communication des
idées ou des croyances. Parmi les médiateurs visuels, les cou-
leurs témoignent du besoin non seulement de produire des
médiations du type des codes et des emblèmes, mais aussi de
faire circuler des messages politiques chargés d’émotions, de
valeurs, participant ainsi d’une dimension non rationnelle, à l’é-
gal des mythes. cet usage des couleurs dans le langage politique
active ainsi un riche imaginaire, qui dispose d’une logique sym-
bolique propre, qui n’est pas sans affinité avec les constructions
mythiques et leurs lois sémantiques et syntaxiques.
dans le domaine politique comme dans l’ensemble de ses
usages culturels, la couleur n’est pas une simple variable
conventionnelle, mais semble obéir à des valeurs propres. on
peut ainsi remarquer que, s’il y a des couleurs dans les mythes
et dans les contes de fées, par exemple, la couleur n’est jamais
vraiment accidentelle et aucune ne pourrait être échangée avec
une autre sans perdre ses profondes implications de signifié. si
on pense aux contes de fées, on remarquera qu’ils sont en géné-
ral dépourvus de tout détail superflu et que, si la couleur s’y
manifeste, elle aura nécessairement un signifié spécifique qui ne
pourra être substitué, de façon arbitraire, avec une autre couleur.
on pourrait difficilement imaginer une couleur autre que le
rouge pour exprimer l’abandon de l’âge enfantin et le passage à
la maturité de la vie sexuelle dans Le Petit Chaperon rouge 1. on
146 des MyThes PoLiTiQues

peut ainsi rapprocher la valeur des couleurs d’une identité arché-


typale.
certes, la notion d’archétype est minée par une foule de défi-
nitions qui plongent dans des traditions épistémologiques
variées qui ne peuvent être réduites l’une à l’autre, et qui gardent
chacune leur spécificité. on acceptera néanmoins que la cou-
leur, en elle-même, soit un archétype d’identité — lieu philoso-
phique tant fascinant que périlleux. en ce sens, l’identité —
difficilement saisissable — se déclinera en différents aspects, de
même que la couleur abstraite (i.e. le rouge) peut se décliner
dans la série infinie des couleurs possibles de la même tonalité
(grenat, vermillon, pompéien, rouge Ferrari ou Valentino,
magenta, etc.), ou que la lumière blanche est décomposable 2 en
différentes longueurs d’onde (une par couleur), tout en restant
blanche et unie. Par conséquent, chaque couleur, comme le
rouge, le vert, le bleu, le blanc, le noir, peut être considérée
comme un symbole, c’est-à-dire qu’elle contient seulement des
signifiés possibles qui ne peuvent être confondus l’un avec
l’autre sans bouleverser la structure de signifié qui lui est
propre. en ce sens, l’archétype de la couleur serait à comprendre
comme la forma formans 3 de e. cassirer, à savoir une forme
symbolique dotée d’énergie idéo-affective 4. on va le mettre en
évidence précisément dans le champ de l’imaginaire politique.
on divisera cette analyse en deux parties : celle du mythe et
celle de l’histoire, pour montrer comment la couleur dévoile sa
fonction de distinction et donc de construction de l’identité,
pour terminer avec l’étude de nouveaux emblèmes représentés
par les symboles des partis politiques et leur rôle dans la com-
munication politique moderne.

Le mythe

Je voudrais d’abord me concentrer sur les topoi où, selon


Jung 5, l’on peut détecter les archétypes. ces topoi sont au
nombre de trois.
Le premier est celui du mythe, et donc on s’attardera sur
l’analyse d’un mythe analysé par G. dumézil, celui de « la cour-
La fonction mythopoïétique de la couleur… 147

tisane et les seigneurs colorés » et du « lotus coloré ». Le


deuxième est celui de l’imagination à yeux ouverts, à savoir
celle des romans et des contes.
depuis les travaux de G. dumézil sur le mythe 6, il est envisa-
geable de penser que la couleur a le statut d’un signe identitaire,
social et politique. Voyons donc l’exégèse du mythe, ainsi qu’elle
a été développée par dumézil. dans ce mythe, la couleur déploie
une fonction essentielle, sans laquelle on aurait du mal à saisir le
signifié, entre tous les autres possibles, étant donné que le mythe
est toujours une œuvre ouverte, car la couleur occupe dans ce
mythe le rôle qui lui est propre, c’est-à-dire celui de distinguer et,
par la suite, de constituer, représenter l’identité par une diffé-
rence avec autrui. Autrement dit, la couleur agit comme l’élé-
ment qui permet d’instituer une différence statutaire entre sujets.
Lorsque dumézil avance l’hypothèse d’une symétrie symbo-
lique entre les trois fonctions fondamentales de l’unité indo-
européenne, respectivement entre blanc/puissance magico-juridico-
religieuse, rouge/puissance guerrière et vert-bleu-noir/fécondité,
Filliozat lui fait remarquer que ce symbolisme coloré existait déjà
dans le canon bouddhique préchrétien.
en effet, la présence de la couleur dans le corpus bouddhique
est un motif assez rare qui est digne d’attention si l’on veut sou-
ligner sa fonction dans le mythe lui-même. Le mythe dont on
parle est celui des seigneurs colorés et de la courtisane que
dumézil considère comme un diptyque inextricable.
Le mythe raconte que, lors de son arrivée près du village de
Vesali, le bouddha reçoit la visite d’une courtisane, Amrapali,
dont la moralité est douteuse, qui lui offre ses grâces et qui lui
propose de manger chez elle le lendemain. sur la voie du retour
à vive allure, elle se heurte au cortège multicolore des Licchavi,
qui est ainsi décrit :

« certains Licchavi sont noirs, de couleur noire, de vêtements


noirs, de parures noires ; certains Licchavi sont jaunes, de couleur
jaune, de vêtements jaunes, de parures jaunes ; certains Licchavi
sont rouges, de couleur rouge, de vêtements rouges, de parures
rouges ; certains Licchavi sont blancs, de couleur blanche, de vête-
ments blancs, de parures blanches. on ne les décrit pas autrement. »
148 des MyThes PoLiTiQues

si on élimine la distinction raciale au bénéfice de la distinc-


tion sociale des trois fonctions de la société indo-européenne, on
pourra bien y retrouver les associations suivantes : le blanc est
la fonction associée au droit et au sacré ; le rouge est représen-
tatif de la force guerrière et le jaune figure la fécondité et la
richesse. À bien y regarder, il s’agit des mêmes biens que la
courtisane demande aux Licchavi en échange de son privilège
de recevoir chez elle le bouddha 7.
L’interprétation trifonctionnelle peut s’appliquer au texte
mythologique de la façon suivante : à la multiplicité des sei-
gneurs colorés — représentant chacun une des fonctions indo-
européennes envisagées supra — s’oppose l’image, unitaire,
unique et synthétique de la courtisane dont les prétentions sont
la synthèse trivalente de ces mêmes fonctions masculines.
selon l’interprétation fournie par Filliozat, les quatre couleurs
du mythe renvoient aux quatre classes sociales des souverains,
guerriers, bienfaisants et des sudra, en raison du fait que le mythe
se conclut avec l’affirmation d’une similarité entre la société des
dieux et la société des princes, en montrant que chacune d’elles
contient toutes les classes de la société type. donc le noir serait
la couleur de la quatrième classe fonctionnelle, celle de la caste
des sudra, à savoir des serviteurs. Mais, il faut le remarquer, les
différents textes du même mythe présentent une variation sur le
nombre et la nature des couleurs : de trois dans les versions les
plus anciennes, à cinq, dans les plus récentes.
selon l’interprétation d’André bareau 8, les couleurs n’expli-
queraient pas la trifonctionnalité de la société, mais plutôt la
splendeur et le luxe qui connotent le cortège des Licchavi 9. La
réaction de dumézil est immédiate lorsqu’il objecte que même le
vocabulaire indien antique aurait pu utiliser une astuce linguis-
tique en utilisant un préfixe qui aurait pu bien exprimer cette idée
de luxe et opulence, et que, par conséquent, ce n’est pas dans ce
sens que tous ces termes de couleur ont été introduits. en outre,
l’augmentation des couleurs dans les différentes variantes relève
de la perte de la fonction classificatoire de la couleur, car si l’on
employait le raisonnement inverse, on comprendrait difficile-
ment comment dans les versions les plus anciennes on utilisait
seulement trois couleurs pour décrire le luxe.
La fonction mythopoïétique de la couleur… 149

en fait, l’ordre d’apparition des couleurs n’est pas laissé au


hasard : les trois fonctions sont présentées dans une ascension
croissante, dont les extrêmes semblent être le blanc et le noir. sur
les noms des couleurs et surtout sur leur caractère universel, on
renverra à l’étude de berlin et Kay 10 qui soutiennent, sur la base
d’expérimentations restées non contredites, que la dyade de base
de tout vocabulaire chromatique a toujours été le blanc et le noir.
À travers des stades évolutifs successifs, chaque dictionnaire
rajoute une couleur à la fois : d’abord le rouge, puis le jaune, le
vert, le bleu. d’ailleurs, même dans les contes de fées, les trois
couleurs prévalentes sont aussi le blanc, le noir et le rouge.
Le second volet de ce mythe est l’histoire de la courtisane
Amrapali à qui le bouddha accorde la victoire.
de quelle couleur est-elle habillée ou est orné son cortège ?
dans le mythe il n’y a aucune trace de couleur qui puisse l’iden-
tifier. Les interprétations possibles sont nombreuses, mais, pour
les effets qui nous intéressent ici, on pourrait se limiter à la fonc-
tion stabilisatrice de l’élément féminin. Autrement dit, avec les
termes de newton, on pourrait dire que l’élément féminin est la
synthèse de toutes les couleurs, comme la lumière blanche est le
résultat de l’addition des fréquences d’ondes du spectrum visible.
ici, le blanc a été déjà pris par la fonction de l’ordre sacré, mais
on ne peut s’empêcher de remarquer que l’absence de couleur
chez Amrapali est fruit de son unité politique, comme on le
retrouve dans les mythes romains et irlandais proposés par
dumézil. dans la version proposée par A. bareau, Amrapali,
après avoir entendu la doctrine que lui a expliqué le bouddha,
« eut une pensée de foi et fut entièrement purifiée ». Pour souli-
gner cette image de pureté, le texte utilise la métaphore suivante :
« Tout comme une étoffe blanche nettoyée et purifiée prend faci-
lement la teinture, ainsi, tandis qu’elle était assise, ses impuretés
se dissipèrent et ses taches disparurent, l’œil de la doctrine appa-
rut en elle à l’égard des choses, elle vit la doctrine 11. »
Pour ces raisons de symétrie, l’affirmation du bouddha à la
vue du cortège des Licchavi trouve sa justification : la société
type trouve sa synthèse dans l’élément féminin capable d’expri-
mer la trifonctionnalité qui la régit, en parfaite symétrie avec la
théologie indo-européenne entre dieux et société des humains.
150 des MyThes PoLiTiQues

comme on l’a remarqué précédemment, la présence de la


couleur dans le canon bouddhique est un motif suffisamment
rare pour que l’on puise prendre en considération son impor-
tance. un autre mythe vient à notre soutien. Le bouddha, proche
d’atteindre le nirvana, est pris de doute concernant la véritable
compréhension de la révélation de la vérité, puisque, constate-t-il,
tous ne sont pas prêts à la recevoir. dans son esprit, le bouddha
propose cette image métaphorique :

« Tout comme, en vérité, dans un étang de lotus bleus, ou dans un


étang de lotus rouges, ou dans un étang de lotus blancs, quelques
lotus bleus, rouges ou blancs, nés dans l’eau, ne sont pas encore sor-
tis de l’eau, mais sont encore immergés ; quelques lotus bleus,
rouges ou blancs, nés dans l’eau, poussés dans l’eau, sont au niveau
de l’eau ; quelques lotus bleus, rouges ou blancs, nés dans l’eau,
poussés dans l’eau, étant sortis de l’eau, se dressent non touchés par
l’eau : exactement ainsi, ô moines, en examinant le monde avec
l’œil du bouddha, je vis les êtres peu souillés ou très souillés, ayant
des facultés aiguës ou des facultés obtuses, de bonnes qualités ou de
mauvaises qualités, faciles à instruire ou difficiles à instruire —
quelques-uns d’entre eux vivant en considérant le danger des fautes
pour l’existence future… »

il semble bien, de toute évidence, qu’ici la couleur revêt la


fonction essentielle d’exprimer des différences de signifié, des
nuances de sens, du moment que la répétition des termes de cou-
leur est redondante — d’une redondance durandienne — en
apparence seulement superflue, mais certainement pas inessen-
tielle. La bonne interprétation de ce mythe est celle qui ne s’ap-
puie pas simplement sur la variété des couleurs, mais celle qui
se focalise sur la position des lotus par rapport à l’eau qui repré-
sente les vanités du monde. Mais, comme le montre bien ce
mythe à travers la précision et la redondance des termes chro-
matiques, la possibilité effective de compréhension de la vérité
n’est pas reléguée aux seules classes nobles, mais elle est
ouverte à tous ceux qui sont suffisamment évolués pour com-
prendre : dans toutes les couleurs, dans toutes les classes
sociales, à tous les niveaux fonctionnels, on pourrait retrouver
La fonction mythopoïétique de la couleur… 151

des âmes prêtes à l’Éveil. La couleur donc est employée pour


identifier les différences de classe sociale, et donc l’apparte-
nance à une portion de l’ordre social qui, imposé par nature,
situe un individu à l’intérieur d’une société.
La présence d’un ordre ascensionnel d’apparition des cou-
leurs, notamment bleu-rouge-blanc 12, induit à penser que ce
mythe est beaucoup plus ancien que celui des seigneurs colorés
et de la courtisane, car le nombre des couleurs exprime la triade
des fonctions/castes, en excluant les non-Arya.
L’analyse de dumézil se termine avec une question ouverte,
apparemment rhétorique et pléonastique :

« n’est-ce pas que chaque couleur avait une valeur en soi ? et


quelle autre valeur pouvait-elle avoir que, différentiellement, sym-
bolique ? »

Œuvres de fiction

Le deuxième topos, où l’on peut retrouver les archétypes selon


Jung, est celui du conte 13. L’exemple ici exploité sera celui de
Flatland, roman anglais, publié anonymement en 1882, mais
dont la paternité a été attribuée à edwin A. Abbott 14, recteur de
la city of London school, et dont l’intérêt vient de ce qu’il peut
s’inscrire dans le filon utopico-politique 15. Le roman 16 raconte la
vie d’un Pays, nommé Flatland, qui est habité par des figures
géométriques. La société est réglée par des règles hiérarchiques
précises, qui assignent à chaque individu la place qu’il mérite
d’occuper en raison de sa propre nature, exprimée par le nombre
de côtés. Ainsi, dans une progression sociale bien encadrée qui
reproduit la fonction sociale attribuée à chaque classe, on retrou-
vera la classe inférieure occupée par des triangles isocèles — les
soldats — qui ont le devoir de protéger la société ; la classe bour-
geoise est composée par des triangles équilatéraux ; les carrés
appartiennent à la classe des professions libérales, souvent des
avocats ; et enfin les pentagones sont les gentlemen de Flatland.
Au fur et à mesure que le nombre de côtés augmente, augmente
aussi le prestige social de ces bienheureux : à partir de six côtés,
152 des MyThes PoLiTiQues

voire plus, on appartient de bon droit à l’aristocratie où l’on peut


se parer du titre honorifique de « polygonal ». Au sommet de
cette hiérarchie, on retrouve les prêtres, qui ont un nombre de
côtés tellement infini qu’ils sont presque des cercles.
comment se reconnaître dans un Pays où il n’y a que deux
dimensions ? Quelle règle politique assure l’ordre et la survie du
Pays ? La solution est le brouillard, lequel permet de mieux cer-
ner les nuances des côtés et donc d’en induire les angles et, par
conséquent, l’appartenance à une classe sociale précise. en
effet, dans ce Pays, la lumière est presque insignifiante, car il
n’y a pas de volume qui puisse donner place à l’ombre. bien sûr,
l’écrivain est bien conscient de la force de sa plume pour décrire
d’une façon ironique la société victorienne du XiXe siècle dans
laquelle il vit 17. Mais quand il en vient à décrire la révolution
politique qui a bouleversé le Pays, il fait appel à la couleur et, en
particulier, à sa fonction d’identification. La légende raconte
que, dans un temps mythique très lointain, Flatland a connu une
importante révolution sociale et politique, la révolution
chromatique, dont chromatistès fut le chef du mouvement
révolutionnaire qui revendiquait l’application du principe d’éga-
lité et la suppression de toute hiérarchie, même imposée par la
nature. Le mythe dans le roman raconte que ce Pentagone
chromatistès découvrit un jour, par un pur hasard, les compo-
sants de la couleur et qu’il commença à peindre sa maison et lui-
même, en provoquant l’envie des autres figures géométriques.
Tout fut plus simple et équitable : se reconnaître devint facile et
l’ambiance de soupçon envers ses propres semblables laissa la
place au bonheur. L’égalité entre sujets fut réalisée ; la révolu-
tion avait donc eu du succès. seule la noblesse fut plus réfrac-
taire aux changements. Tout un chacun avait de la couleur, sauf
les femmes et les prêtres.
Le principe à la base de la révolution chromatique était que
la distinction de côtés impliquait, par nature, une distinction de
couleur. cette polychromie se répandit aussi dans le vocabulaire
et dans le langage, mais fut aussi la cause de la perte d’impor-
tance de l’art de la reconnaissance Visuelle — principe d’ordre
et de discrimination sociale — fondée sur la géométrie, la sta-
tique, la dynamique et tout autre art de l’esprit, qui étaient à la
La fonction mythopoïétique de la couleur… 153

base de la société de Flatland : le savoir n’était plus l’apanage


des classes les plus élevées. La couleur permit de bouleverser
l’ordre établi de Flatland, d’instituer comme vrai le principe d’é-
galité entre les individus.

« Les soldats et les Artisans se mirent à affirmer avec plus de


véhémence — et avec une foi croissante — qu’il n’y avait pas vrai-
ment de différence entre eux et la plus haute classe des Polygones,
à présent qu’ils s’étaient élevés à un plan d’égalité avec ces der-
niers. […] ils eurent l’audace de commencer à exiger la prohibition
officielle de tout “Art aristocratique et exclusif” et conséquemment
l’abolition de tout crédit pour l’étude de la reconnaissance
Visuelle, des Mathématiques. […] ils se mirent à soutenir que, dans
la mesure où la couleur, qui était une seconde nature, avait sup-
primé le besoin de distinctions aristocratiques, la Loi devrait suivre
la même voie, et que désormais tous les individus et toutes les
classes devaient être reconnus absolument égaux et dotés de droits
égaux 18. »

Alors, la commission pour la révolte chromatique proposa le


projet de loi de coloration universelle, selon laquelle tout habi-
tant de Flatland devait être peint, en essayant ainsi de briser la
hiérarchie, de même que d’affaiblir le savoir et le pouvoir lié aux
connaissances. cet ambitieux projet politique dura environ trois
ans jusqu’à faire tomber Flatland dans l’anarchie la plus radicale,
constituée par de nombreux épisodes « pittoresques » de révolte.
La révolution fut réprimée dans un bain de sang et toute utilisa-
tion de la couleur, en tant qu’inspiratrice d’idées révolutionnaires
et malsaines, fut définitivement bannie.
ce bijou de british humour nous intéresse car on y retrouve
les implications politiques de la couleur. ici, on comprend la
fonction que la couleur explique. en ce cas, le point de départ
est que la loi de fonctionnement juridique de la société est
fondée sur le principe de la reconnaissance visuelle qui, en tant
que telle, crée de profondes inégalités sociales, car elle est la
méthode de reconnaissance employée par les classes les plus
élevées, tandis que les classes inférieures, n’ayant pas de
moyens intellectuels suffisants pour faire des calculs compli-
154 des MyThes PoLiTiQues

qués et adéquats de type mathématiques, utilisent le Toucher 19.


or, pour renverser l’ordre établi, il n’y a qu’à miner à la base ce
principe régulateur en introduisant la couleur comme source
d’égalité. Les individus politiques peuvent ainsi faire partie de
la même nature si les obstacles à l’égalité sont dépassés en don-
nant à tout un chacun la possibilité ontologique d’être égal. La
couleur, principe d’égalisation, permet à chaque figure d’avoir
les mêmes attributs que les autres.
on remarquera, toutefois, la différence de valeur dans l’utili-
sation de la couleur dans le mythe décrit par dumézil et le conte
d’Abbott. dans le premier cas, la couleur déploie la fonction de
distinguer, d’identifier par différence, une classe de l’autre ; en
revanche dans le second, la couleur est le principe qui, en s’ap-
puyant sur la différence des côtés, permet d’anéantir la diffé-
rence ontologique, ou plus exactement, permet de créer des
différences. en pouvant se peindre, les habitants de Flatland
finissent par rendre tout à fait inutile la différence ontologique :
avec la couleur, il n’y a plus de différence car tout un chacun
peut être différent, et donc égal. L’inversion logique de cet
emploi n’est rien d’autre que la possibilité d’une valeur opposée
à l’intérieur du même archétype : distinguer ou/et uniformiser
sont les extrêmes de la notion en elle-même d’identité.

La couleur symbolique dans l’Histoire

Après ce détour, aucunement ludique dans la mesure où il


montre un des lieux où on peut retrouver l’archétype selon Jung,
il va falloir aussi revenir à des sources historiques qui montrent
elles aussi la place de la couleur dans la construction de l’iden-
tité politique.
La première source nous est offerte par la recherche de Michel
Pastoureau, bien qu’il nie toute valence symbolique à la couleur.
ses propos sont bien loin de reconnaître à la couleur un quel-
conque statut symbolique, comme il le précise dans plusieurs
introductions à ses livres 20. il est plutôt intéressé à y voir un fait
de l’histoire, dérivant des conditions économiques propres à une
époque, en négligeant tout aspect de la couleur plongeant dans la
La fonction mythopoïétique de la couleur… 155

dimension de l’imaginaire, bien que, en même temps, il en emploie


la notion et reconnaisse le rôle de l’histoire des mentalités 21.
dans son étude sur l’héraldique 22, Pastoureau nous montre
que l’origine de cette branche de la symbolique, purement
sémiotique, devrait être repérée dans les champs de bataille.
Lorsque deux déploiements s’opposent pour le défi militaire, il
semble de plus en plus difficile de pouvoir se reconnaître, en rai-
son de la lourde armature dont chaque chevalier, dans chaque
camp, est revêtu. Pour éviter donc de s’entretuer, il devient vital
d’afficher des signes distinctifs qui visualisent cette fonction.
Au début, il s’agit d’amandes qui contiennent des formes, pas
significatives en soi, et des couleurs bien définies et contras-
tantes. ces boucliers deviennent peu à peu de vrais blasons,
emblèmes (pas au sens sémiotique) d’un groupe social. Avec la
pratique redondante de l’exhibition, un tel usage se répandit : la
pratique constante et la récurrence des conventions sont — en
termes durandiens — moments de cette redondance et répétition
qui accompagnent tout symbole.
du champ de bataille à la société, le chemin est court : avec la
naissance des armoriaux, en tant que signes visuels de distinction,
le blason assume le rôle d’identifier ceux qui en portent. Après
l’an mille, le nouvel ordre social qui monte ressent la nécessité de
plus d’individualisation. selon Pastoureau : « code social, le bla-
son, par le jeu de ses règles de composition, situe souvent l’indi-
vidu dans un groupe et ce groupe dans l’ensemble de la
société 23. » À partir du Xiie siècle, ces armoiries deviennent héré-
ditaires. d’abord ce sont les princes, puis l’aristocratie, ensuite la
noblesse, jusqu’à gagner toutes les classes et catégories sociales.
de leur naissance à leur rôle dans la reconnaissance entre
individus, on assiste à la transformation d’un processus qui, né
simplement comme signe de distinction et de différenciation,
devient signe d’identification, dans le sens d’une pratique enra-
cinée et conventionnelle d’association entre individu et blason.
une telle diffusion repose aussi sur des principes simples et
élémentaires. il y a deux principes : le principe du neminem lae-
dere, à savoir de ne pas employer un signe déjà attribué à un
autre sujet, individuel ou collectif, et celui de la composition des
couleurs ou blason au sens strict.
156 des MyThes PoLiTiQues

or, c’est justement à ce niveau que l’on voit le rôle déployé


par la couleur. Les règles de composition sont peu nombreuses,
mais aussi contraignantes et rigides. il n’y a que six couleurs :
jaune, blanc, rouge, noir, bleu, vert, divisées en deux groupes
fermés et entre lesquels aucun échange n’est permis.
Le point essentiel est que chaque couleur importe en elle-
même : il s’agit donc de couleurs absolues, conceptuelles, immaté-
rielles 24. Leurs nuances sont tout à fait insignifiantes ; c’est l’idée
de la couleur en elle-même qui importe et non pas la représenta-
tion matérielle ou chromatique sur un support particulier. La cou-
leur pure et simple, sans déclinaisons possibles. il n’y a aucun
signifié dans les possibles déclinaisons du bleu en azur, bleu pâle,
bleu outremer ou cobalt. c’est le signifiant 25, en terme de support
matériel — ou image acoustique saussurienne — qui ne s’impose
pas à l’attention. en revanche, c’est le signifié attribué à la cou-
leur pure, qui empêche, en effet, de passer du bleu au vert, sans
se référer à un autre signifié. Le premier groupe de couleur est
constitué du blanc et du jaune qui donc ne peuvent être jamais
associés ou juxtaposés l’un à l’autre. La raison en est immédiate,
si l’on suit la théorie d’itten 26 : comme la fonction est celle de se
faire reconnaître, les couleurs doivent être très contrastées. c’est
en les opposant à celles du second groupe que cette tâche se
montre évidente. Pastoureau remarque que cette loi d’opposition
ne serait pas suffisante à les expliquer, mais il préfère privilégier
l’explication de l’émergence d’un nouvel ordre social vers le Xiie
siècle, auquel correspond un nouvel ordre de couleurs dont l’hé-
raldique s’impose comme nouveau code social. Les blasons sont
ainsi révélateurs de deux indices : le premier est l’identité et
l’univers socioculturel dans lequel les individus se situent. Le
second est représenté par le fait que le code social de l’héral-
dique, du moment qu’il situe l’individu à l’intérieur d’un groupe
et ce groupe à l’intérieur d’une société, déploie la fonction
sociale fondamentale de catégoriser et de marquer l’apparte-
nance selon des formules antérieures à celle que cette fonction
assumera à l’époque moderne ou contemporaine. selon Pastoureau,
la lecture d’un blason nous offre maints éléments sociaux qui ser-
vent à contextualiser un individu dans une société : les armoiries
peuvent nous dire le rôle occupé, les alliances matrimoniales, la
La fonction mythopoïétique de la couleur… 157

fonction sociale, le métier, la position sociale et l’appartenance à


une classe sociale précise.
À mi-chemin entre l’histoire et l’imaginaire, dont on suppose
que les structures sont assez universelles et uniformément répan-
dues dans toute culture, on retrouve aussi les armoiries des cheva-
liers du cycle littéraire arthurien. il s’agit d’armoiries imaginaires 27,
mais documentées historiquement, que l’imagination médiévale a
attribuées à des personnages ayant vécu avant la naissance du
système héraldique ou n’ayant jamais existé. cet exemple nous
montre comment l’usage des armoiries était répandu dans la vie
matérielle et culturelle du Moyen âge, ainsi que certaines moda-
lités opératoires de l’imaginaire. Figures bibliques, héros grecs ou
romains, vices et vertus, jusqu’au christ et même jusqu’à dieu,
sont pourvus d’armoiries. Tout en étant produits de l’imagination
de l’époque médiévale, les armoiries imaginaires ne sont rien
d’autre que le reflet et le modèle de l’héraldique véritable, nous
montrant les enjeux symboliques qui émergent dans l’association
de certains symboles à certains personnages significatifs pour la
culture médiévale : les figures et les couleurs attribuées à ces per-
sonnages littéraires ou mythiques nous éclairent aussi sur « la
dimension politique ou féodale qui a présidé au choix 28 ».
ce qui semble intéressant dans l’étude des armoiries imagi-
naires est que certaines couleurs, comme l’azur et le pourpre,
qui sont généralement très rares dans les armoiries véritables,
trouvent une grande place dans celles imaginaires, comme s’il
était besoin d’une inversion carnavalesque pour maîtriser la réa-
lité. Par exemple, le pourpre a une diffusion mille fois supé-
rieure 29 à celle des armoiries véritables.
La deuxième source historique est présentée par la fine
recherche de denise Turrel 30, laquelle reconnaît à la couleur un
rôle crucial dans la construction identitaire. en particulier, elle
analyse la couleur blanche pendant les guerres de religion entre
1562 et 1629, pour y souligner la construction de l’identité à
partir des faits concrets de la guerre, l’appropriation de la part de
la population du blanc en tant que symbole, et, finalement,
l’intégration du blanc dans l’imaginaire politique. L’écharpe
blanche est d’abord un insigne militaire des protestants pour
affronter les adversaires catholiques. L’utilisation de ces
158 des MyThes PoLiTiQues

insignes prend une valeur performative, puisque porter cet


insigne n’est pas seulement adhérer à une identité politique,
mais c’est au même temps signe d’un agir.
cet exemple nous confirme que, dans certains imaginaires
collectifs 31 du politique, des symboles finissent par se stabiliser
et se condenser, comme un précipité chimique, issu d’une
longue et constante œuvre de répétition et de redondance. en
puisant à son propre fond symbolique, une société produit ses
imaginaires sociaux ou politiques comme points de repère de sa
propre dimension identitaire. Le pouvoir politique passe par
l’imaginaire collectif, lequel, à son tour, renforce l’exercice du
pouvoir symbolique, car la puissance unificatrice de l’imagi-
naire favorise l’intériorisation des symboles eux-mêmes, dès
leurs associations de signifié, pour se refléter dans les conduites
humaines, sociales, qu’elles soient individuelles ou collectives.

Les communications : langage


et symbolique politiques

À l’époque contemporaine, les blasons se transforment pour


devenir, par exemple, les emblèmes d’un parti politique. Mais
avant d’en arriver là, les couleurs occupent une place digne
d’intérêt et sur le plan linguistique et sur le plan des sciences poli-
tiques, en particulier dans la communication politique. dans le
langage, on retrouve nombre de locutions où l’adjectif chroma-
tique ne se prédique pas en tant que qualité perceptive, mais
plutôt en tant que connotation politique précise. en italie, et pré-
cisément avec des intentions dénigrantes ou diffamatoires, on
retrouve des expressions comme « toge rouge », ou « ville
blanche ». or, il est évident que, dans le cas de la toge, il n’est pas
nécessaire de se rendre dans un tribunal pour y voir qu’elle est en
fait noire. La valeur de vérité contenue dans une telle expression
souligne plutôt que l’impartialité du juge est mise en cause par
son penchant politique, qui déforme l’application objective de la
loi en faveur de la réalisation d’un but politique. Mais comment
expliquer cette association entre la couleur et une affiliation poli-
tique ? Pourquoi certaines couleurs semblent-elles universelles
La fonction mythopoïétique de la couleur… 159

dans tout l’hémicycle 32 ? dans les parlements de chaque pays


démocratique, on retrouve les verts, les rouges, les noirs, les
blancs, et il semble courant de penser que derrière chacune de ces
couleurs on entrevoit respectivement le mouvement de sauve-
garde de l’environnement, les effectifs de la gauche (qu’elle soit
communiste ou socialiste), l’extrême droite et, last but not least,
les catholiques. comment est-on arrivé à cette association ?
La réponse nous vient des sciences sociales et politiques.
doubles sont les mécanismes de construction de l’identité de
tout sujet politique, qu’il soit individuel ou collectif, qui sem-
blent être mis en œuvre : la catégorisation et l’usage de stéréo-
types 33, qu’on pourrait en outre considérer comme des formules
contemporaines du mythe, c’est-à-dire propres à l’époque de la
sécularisation, de la perte du sacré et de son remplacement par
des idoles partagées, immanents et catalyseurs, comme le sont
les symboles politiques de partis politiques.
dans le processus de construction de l’identité, certains sym-
boles jouent un rôle particulier, car ils véhiculent d’une façon
concise et synthétique plusieurs des contenus qui représentent
l’identité elle-même. Avec l’adoption de ces symboles, on assu-
mera aussi les contenus de cette identité et on partagera l’appar-
tenance à un profil subjectif individuel ou collectif.
La couleur est un de ces symboles, car elle fonctionne comme
un facteur enzymatique et accélérateur de ce processus identi-
taire, et dans son moment originaire de formation, et dans le pro-
cessus continuel de vérification et confrontation avec l’identité
politique choisie.
norbert elias 34 propose le concept de « configuration » pour
penser le monde social en terme de réseau de relations entre
individus, et cette notion nous permet aussi de souligner que le
processus d’identité est surtout un processus de confrontation
avec l’autre, mais qui est en même temps conditionné par les
relations individuelles.
La catégorisation est le processus cognitif à la faveur duquel
chaque individu se crée son propre milieu social : il s’agit d’un
système d’orientation qui situe chaque individu à l’intérieur
d’une catégorie sociale. en même temps, elle est le « processus
social et culturel qui reflète la structure normative de la société et
160 des MyThes PoLiTiQues

l’organisation de l’environnement social en des positions pola-


risées. […] Le contexte et les valeurs fournissent à l’individu des
catégories sociales dont il se sert pour se définir socialement 35 ».
À leur tour, les stéréotypes sont les instruments de simplification
de la catégorisation qui assurent la fonction émotionnelle des
sujets à partir de la logique dichotomique entre appartenance ou
exclusion. Toutefois, « l’identité sociale n’est pas une consé-
quence de la catégorisation : elle dépend de la façon dont le sujet
se situe par rapport à cette catégorie, dont il l’utilise pour se défi-
nir, dont elle lui sert ou non pour être reconnu par les autres ».
Telle est l’interprétation bornée mais efficace de la locution
« porter les couleurs » : manifester les signes d’appartenance à un
groupe — à une catégorie sociale ou politique — signifie rendre
visible à soi-même ainsi qu’aux autres cette intime affiliation.
À un niveau supérieur de construction de l’identité sociopoli-
tique, on retrouve un autre outil des sciences sociales : les repré-
sentations sociales 36. c’est à ce niveau que l’on peut mieux
détecter les imaginaires sociaux, les mentalités collectives. bien
qu’elles dérivent — autant que les stéréotypes et les préjugés —
du matériel inconscient, elles sont dotées d’un fort pouvoir
énergétique à contenu émotionnel qui peut se montrer particulière-
ment efficace lors du mécanisme social d’inclusion, d’apparte-
nance ou d’exclusion, qui est mis en place dans le processus de
construction de l’identité. Passer par l’outil des représentations
sociales nous permet d’en souligner l’importance dans le domaine
de la communication politique 37, où l’appel à l’idéologie, au pro-
gramme politique, à un leadership, prend sûrement appui sur l’é-
motion et le pouvoir d’investissement 38 des symboles politiques.
c’est dans le langage, ainsi que dans les couleurs, alors, qu’on
retrouvera les symboles de la condensation des idéologies et des
identités politiques.

L’exemple de l’Italie

dans les médias de communication, l’utilisation de la couleur


trouve diverses applications. si on en reste simplement aux ana-
lyses politiques conduites par les spécialistes des sciences poli-
La fonction mythopoïétique de la couleur… 161

tiques et sociales, on peut faire les réflexions suivantes. La pre-


mière est que quand on trace la carte des électeurs 39, surtout en
pleine campagne électorale, chaque territoire est marqué de la
couleur propre au parti qui est le plus prévalent : cet outil per-
met aux « opinionistes » politiques, ainsi qu’aux stratèges de la
communication politique de chaque parti, de mieux orienter leur
propre campagne et de rectifier la stratégie de communication
employée.
La deuxième considération relève de la diffusion d’une nou-
velle couleur dans le panorama chromatique-politique italien :
l’azur. or, il se trouve que cette couleur a été souvent celle de la
monarchie et de la maison royale des savoie, et, donc, elle avait
disparu après le référendum abrogatif de la monarchie, juste
après la fin de la seconde Guerre mondiale, dans laquelle la
monarchie italienne avait eu une certaine responsabilité. Quand
silvio berlusconi fonde son propre parti, il choisit l’azur, cou-
leur qui n’était plus présente, au moins depuis un quart de siècle.
cela représente une nouveauté pour la politique italienne : non
seulement un homme d’affaires se lance en politique, mais aussi
toute une nouvelle symbolique est mise en place pour véhiculer
de nouveaux contenus et pour représenter une alternative poli-
tique possible. néanmoins, un œil plus attentif y verra aussi une
excellente stratégie communicative. en effet, l’azur est la cou-
leur propre à la Squadra Azzurra, c’est-à-dire à un des éléments
capables de monopoliser l’attention des italiens, même quand
elle ne gagne pas la coupe du monde de football. il semble
impossible de déterminer laquelle de la stratégie politique ou de
la stratégie médiatique a prévalu 40 : le choix de l’azur a-t-il été
pensé sur la base de la profonde innovation que le parti a voulu
apporter à la politique italienne, ou — comme les plus malins le
soupçonnent — le choix chromatique a-t-il été fait en référence
au grand succès du sport national. si ce doute est significatif, en
notre époque postmoderne, de la montée de la politique au détri-
ment du politique, il est aussi un bon exemple de la fonction de
la couleur en tant que représentation sociale ou forme condensée
d’un nouveau mythe.
une étude intéressante sur la couleur dans les symboles poli-
tiques italiens a été développée par di caro 41 lequel, en utilisant
162 des MyThes PoLiTiQues

la notion de totémisme de Lévi-strauss, voit dans les emblèmes


politiques italiens, non seulement des repères lors des élections,
mais aussi la condensation d’une idéologie ou d’une idée poli-
tique. Tous les emblèmes présentent les mêmes couleurs (blanc,
rouge, vert et azur), qui sont les couleurs du drapeau et de l’é-
quipe de football, mais en même temps ils montrent aussi la pro-
fonde crise identitaire politique. Au lieu de distinguer une foi
politique de l’autre, les emblèmes italiens semblent éviter toute
différenciation politique. L’utilisation répandue des couleurs du
drapeau montre aussi bien l’endogamie — à savoir la commune
appartenance à la même nation — que l’exogamie, c’est-à-dire
l’ouverture à autrui, dans une dimension conflictuelle, qui per-
met aussi l’élargissement de sa propre base des adhésions poli-
tiques. c’est sur cette base que l’on pourra expliquer pourquoi le
parti L’Ulivo s’est emparé, dans un jeu curieux d’alternances et
d’énantiodromie, de la même couleur (azur) que son adversaire
principal, Forza Italia. L’autre couleur nouvelle est le jaune des
radicaux, vrai et propre « sans lieu 42 » — utopie — dont le mes-
sage est l’opposition à toutes les autres coalitions politiques.

Les différentes « lignes de crête » parcourues avec ces incur-


sions dans l’histoire de la culture nous amènent à penser que la
couleur, in se et per se considérée, montre un signifié différent par
rapport à la simple connotation chromatique. s’il est indubitable
que chaque tonalité revête des signifiés différents, même de culture
à culture, il est néanmoins possible que, dans les sciences sociales
et politiques, la couleur puisse exprimer un symbole d’identité.
en tant que symbole d’identité, la fonction symbolique de la
couleur structure, à travers les mécanismes des représentations
sociales et des stéréotypes, l’entier processus d’identité sociale.
Au moyen de l’adoption d’une couleur en guise de symbole
politique et identitaire, le sujet construit sa propre identité indi-
viduelle ou collective, en participant et en partageant les signi-
fiés que la couleur supporte. La couleur participe ainsi, en tant
que représentation non narrative, mais à l’égal du mythe, à un
La fonction mythopoïétique de la couleur… 163

imaginaire capable de produire du sens dans une culture, à


l’intérieur de systèmes de différenciation et d’identification.

noTes

1. b. bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, robert Laffont, Paris,


1976 ; A. Faivre, « Les contes de Grimm. Mythe et initiation », in Cahiers de
recherche sur l’imaginaire, n° 10-11, 1978 ; V. J. Propp, Le radici storiche dei
racconti di fate, bollati boringhieri, Torino, 1985 ; M.-L. Von Franz,
L’Interprétation des contes de fées, Albin Michel, Paris, 1995.
2. comme le montrèrent les expérimentations de i. newton.
3. e. cassirer, Tre studi sulla « forma formans », Tecnica — Spazio —
Linguaggio, coord. Matteucci G., clueb, bologna, 2003 (édition allemande :
e. W. orth/J. M. Krois, Symbol, Technik, Sprache. Aufsätze aus den Jahren
1927-1933, hamburg, 1985). Pour un rapprochement de la notion d’archétype
avec la notion de forme symbolique chez cassirer, on lira P. Pietikainen, C. G.
Jung and the Psychology of Symbolic Forms, Academia scientiarum Fennica,
helsinski, 1999, en particulier, pp. 217-227.
4. G. M. chiodi, Propedeutica alla simbolica politica I, Franco Angeli,
Milano, 2006.
5. c. G. Jung, Il Concetto di inconscio collettivo, in Gli archetipi dell’in-
conscio collettivo, trad. it. e. schanzer, A. Vitolo, bollati boringhieri, Torino,
2002, p. 79. dans ce paragraphe, Jung essaie de montrer l’existence des arché-
types, en illustrant les lieux où ils sont repérables. ces topoi sont les rêves,
l’« imagination active » au sens d’une concentration délibérée qui produit des
rêveries, et les délires des paranoïaques ou les états de transe.
6. G. dumézil, Esquisses de mythologie, Gallimard, Paris, 2003, pp. 281-311.
7. Pour montrer l’héritage — même involontaire — de ces fonctions, on
peut renvoyer aux trois articulations de l’homme exposées dans le Leviathan
de Thomas hobbes : homme, citoyen, chrétien.
8. A. bareau, En suivant Bouddha, Éditions du Félin/Philippe Lébaud,
Paris, 2000, pp. 227-234. « Alors à Vaiçali, le groupe des Licchavi apprit que
le bouddha s’était arrêté dans le parc d’Amrapali et y séjournait. Aussitôt, ils
firent atteler leurs chars de joyaux de cinq couleurs : les uns montèrent sur des
chars bleus, tirés par des chevaux bleus, ils portaient des vêtements bleus et
leurs bannières comme leurs officiers étaient tous bleus ; il en allait de même
pour les autres couleurs. À ce moment, les cinq cents Licchavi, portant donc
164 des MyThes PoLiTiQues

tous des vêtements de couleurs semblables, désiraient se rendre auprès du


bouddha », p. 229. A. bareau note que ce texte a été emprunté par les auteurs
du Mahaparinirvana Sutra à des textes canoniques antérieurs. en outre, selon
bareau, les Licchavi appartenaient à la classe des guerriers : cela expliquerait
donc pourquoi la seule couleur présente dans cette version est le bleu. dans
une note 2 à la page 232, André bareau souligne que le bouddha, en accordant
la priorité à la courtisane, met tous les êtres humains sur le même plan d’éga-
lité, « sans considération de sexe ni de caste ».
9. dans l’introduction (p. 33), bareau souligne comment, en reprenant un
usage à l’œuvre depuis l’Antiquité, les longues et nombreuses répétitions ont
été abrégées et remplacées par des expressions appropriées.
10. b. berlin/P. Kay, Basic Color Terms, university of california Press,
berkeley-Los Angeles, 1991.
11. A. bareau, En suivant Bouddha, op. cit., p. 233.
12. curieusement, il s’agit des mêmes couleurs employées pour décrire les
Triangles équilatéraux de l’armée de Flatland, c’est-à-dire des figures géomé-
triques de base de la société du roman. J’aimerais bien souligner le caractère
tout à fait inconscient de cette description qui fait appel à ces trois couleurs,
tout en ayant pu employer n’importe quelle autre couleur, mais en le compa-
rant aux études linguistiques de berlin et Kay qui proposent cette triade
comme la base de tout vocabulaire chromatique universel. cf. berlin/Kay,
Basic Color Terms, op. cit., p. 68.
13. sur les relations entre mythe et utopie en tant que polarisations arché-
typales, voir J.-J. Wunenburger, L’Utopie ou la Crise de l’imaginaire, Jean-
Pierre delarge, Paris, 1979, en particulier pp. 25-30.
14. edwin A. Abbott fut recteur de la city of London school, et auteur de
nombreux ouvrages philosophiques, théologiques et littéraires, en particulier
sur shakespeare et Francis bacon. il est contemporain de charles dickens et
de Lewis carroll.
15. Manganelli dans la préface note que ce roman est une satire de la société
classique et étatique à travers deux langages : le ton didactique, propre à toute
forme de terrorisme, et l’euphémisme. Le premier est propre à toute forme de
terrorisme et, en effet, Flatland est un Pays où la terreur sert à maintenir et à gar-
der l’ordre social, profondément injuste et impitoyable. bien expliquer est une
façon de faire accepter les disparités ontologiques et sociales entre êtres
humains, de convaincre, persuader et éliminer à la racine toute possibilité de
penser différemment ou de pouvoir réagir à un ordre établi et à une répartition
du pouvoir bien figée. seule la révolte chromatique visera à changer le présup-
La fonction mythopoïétique de la couleur… 165
posé ontologique des individus sociaux, en déclarant que tout un chacun est égal.
16. e. A. Abbott, Flatland. A Romance of Many Dimensions, trad. it. M.
d’Amico, Adelphi-La nuova italia, 1995, trad. fr. Ph. de blanchard, préface
de Manganelli Giorgio, Paris, Anatolia, 1996.
17. Pour tout dire, à l’époque victorienne, dans le roman les femmes sont
simplement des segments : cela implique qu’elles n’ont pas, par nature, des
angles et donc elles n’ont aucune capacité de réflexion. en outre, étant des seg-
ments, elles sont obligées par la loi à bouger en continuation leurs hanches
pour éviter de tuer quelqu’un, car leur nature appointie représente un danger
constant pour tous les hommes.
18. e. A. Abbott, Flatland. A Romance of Many Dimensions, op. cit., p. 70.
19. « Le Toucher est, chez nos Femmes et dans les classes inférieures, le
principal test de reconnaissance entre des étrangers qui se rencontrent et qui
cherchent à savoir non pas qui est la personne, mais à quelle classe elle appar-
tient. ce procédé “d’attouchement” est pour nous ce qu’est la “présentation”
dans vos classes supérieures » (e. A. Abbott, Flatland. A Romance of Many
Dimensions, op. cit., p. 48).
20. Presque dans toutes les introductions à ses livres, Michel Pastoureau
met en garde contre une prétention scientifique assez répandue à voir de l’uni-
versel dans la couleur, en adhérant à une « psychologie ésotérisante de paco-
tille ». cf. M. Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur, seuil, Paris, 2002, p.
5 ; Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, seuil, 2004, p.
13 ; P. Junod/M. Pastoureau, La Couleur. Regards croisés sur la couleur du
Moyen Âge au xxe siècle, Le Léopard d’or, Paris, p. 5 ; M. Pastoureau, Jésus
chez les teinturiers. Couleurs et teintures dans l’Occident médiéval, Le
Léopard d’or, Paris, 1998, p. 9 ; M. Pastoureau, Dictionnaire des couleurs de
notre temps. Symbolique et société, bonneton, Paris, 2004, p. 12.
21. M. Pastoureau, Les Armoiries, brepols, Turnhout, 1998, en particulier
pp. 71-81, ainsi que M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table ronde.
Étude sur l’héraldique imaginaire à la fin du Moyen Âge, Le Léopard d’or,
Paris, 2006.
22. M. Pastoureau, Traité d’héraldique, Picard, Paris, 1997 ; M.
Pastoureau, Les Armoiries, op. cit. ; M. Pastoureau, « Les armoriaux. histoire
héraldique, sociale et culturelle des armoriaux médiévaux », Cahier du
Léopard d’or, vol. 8, 1997.
23. M. Pastoureau, Figures d’héraldique, Gallimard, Paris, 1996, p. 75 ; M.
Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, op. cit., en par-
ticulier voir sur l’emblème, pp. 211-265.
166 des MyThes PoLiTiQues

24. M. Pastoureau, Figures d’héraldique, op. cit., p. 46 ; M. Pastoureau,


Traité d’héraldique, op. cit., p. 100 et p. 110.
25. saussure F. (de), Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1976, pp.
97-113. il faut tout d’abord rappeler la distinction de base entre signifié et signi-
fiant, ainsi qu’elle a été pensée par saussure. Le signifié est tout support maté-
riel sur lequel s’appuie un signifiant, c’est-à-dire l’ensemble, vaste et parfois
infini, de toutes les significations possibles qui se rattachent à un certain objet.
Pour ce qui concerne la couleur, cette opération pourrait sembler dépourvue de
sens puisqu’on a eu souvent l’habitude de penser la couleur seulement en terme
d’adjectif qui rajoute des qualités sensorielles à un objet déjà construit à partir
d’autres qualités essentielles qui n’atteignent pas à la couleur. or, si on construit
la couleur en terme d’objet philosophique en elle-même, on pourrait lui attri-
buer un statut ontologique différent de celui dont il est fait état dans la tradition
philosophique. si on pense la couleur en elle-même, on pourrait continuer d’y
envisager une qualité du sensible, puisqu’elle est aperçue à partir de notre appa-
reil sensoriel, mais aussi un objet différent, en tant que symbole, et même d’ar-
chétype, c’est-à-dire en tant que véhicule d’autres signifiés.
26. J. itten, Art de la couleur : approche subjective et description objective
de l’art, dessain et Tolra, Paris, 1977. si on veut lire les oppositions de couleurs,
on pourra faire appel à la théorisation de itten, ainsi qu’à l’œuvre de Goethe
(Traité des couleurs : accompagné de trois essais théoriques, Triades, Paris,
1980) et au chimiste eugène chevreul qui a écrit, en 1861, un traité sur les
contrastes de couleurs et leurs harmonies : chevreul e., De la loi du contraste
simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés, considéré d’après
cette loi dans ses rapports avec la peinture, les tapisseries des Gobelins, les
tapisseries de Beauvais pour meubles, les tapis, la mosaïque, les vitraux colorés,
l’impression des étoffes, l’imprimerie, l’enluminure, la décoration des édifices,
l’habillement et l’horticulture, Pitois-Levrault, Paris, 1839.
27. M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table ronde. Étude sur
l’héraldique imaginaire à la fin du Moyen Âge, op. cit., 2006.
28. Ibid., p. 20.
29. Ibid., p. 34.
30. d. Turrel, Le Blanc de France. La construction des signes identitaires
pendant les guerres de religion (1562-1629), droz, Genève, 2005.
31. J.-J. Wunenburger, Imaginaires du politique, ellipses, Paris, 2001 ; b.
bazcko, Les Imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Payot, Paris,
1984 ; F. Giust-desprairies, L’Imaginaire collectif, erès, ramonville saint-
Agne, 2003.
La fonction mythopoïétique de la couleur… 167
32. Arco costituzionale, en italien.
33. L. Arcuri/M. r. cadinu, Gli stereotipi, il Mulino, bologna, 1998.
34. n. elias, La Société des individus, Fayard, Paris, 1991.
35. L. baugnet, L’Identité sociale, dunod, Paris, 1998.
36. P. Mannoni, Les Représentations sociales, PuF, Paris, 2006 ; P. Moliner,
Images et Représentations sociales. De la théorie des représentations à l’é-
tude des images sociales, PuG, Grenoble, 1996 ; d. Jodelet (dir.), Les
Représentations sociales, PuF, Paris, 1989.
37. entre autres, G. Mazzoleni, La Comunicazione politica, il Mulino,
bologna, 2004.
38. P. Lantz, L’Investissement symbolique, PuF, Paris, 1996.
39. i. diamanti, Bianco, rosso, verde… e azzurro : Mappe e colori
dell’Italia politica, il Mulino, bologna, 2003, en particulier p. 18.
40. on remarquera aussi que le nom du parti fait appel à ce que les sup-
porters chantent, crient et hurlent au stade durant les compétitions sportives et
que de nombreuses métaphores de football ont été employées dans les slogans
du parti.
41. A. di caro, I colori della politica. Un viaggio inconsueto nelle scienze
sociali, edizioni Goliardiche, Trieste-roma-urbino, 2002, en particulier p. 58.
42. Ibid., p. 81.
l’art de la déFiguration symbolique
le duel entre sarkozy et chirac
denis FLeurdorGe

La situation semble en apparence inédite : une même famille


politique, une même appartenance de parti, une participation à
l’action politique au sein d’une même majorité ; l’un est prési-
dent de la république, l’autre ministre. Jacques chirac et
nicolas sarkozy offrent les apparences d’une cohabitation sans
cohabitation, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de partage réel et sym-
bolique du pouvoir comme cela peut être le cas lorsque le prési-
dent de la république nomme un Premier ministre qui n’est pas
directement issu de sa majorité. de cette situation largement
médiatisée, ce sont les médias qui servent et se servent de cette
représentation, l’instrumentalisent ad nauseam, comme la forme
inédite du passage d’une cohabitation formelle et institution-
nelle à une cohabitation informelle et « sauvage ». nous nous
proposons de mettre en évidence le développement d’une entre-
prise stratégique visant à la « défiguration symbolique 1 » du pré-
sident de la république. Autrement dit, ce qui se joue, au sens
théâtral du terme, entre Jacques chirac et nicolas sarkozy, c’est
non seulement la négation et l’anéantissement de la figure pré-
sidentielle, mais aussi le déplacement de cette même figure, son
ouverture sur d’autres horizons politiques : sorte de « refonda-
tion » de la figure présidentielle autant que volonté de conquête
du pouvoir d’un homme.
Tout vient peut-être de là, l’absence de corps ou, plus pré-
cisément, l’incapacité de donner un corps réel et symbolique au
pouvoir. Les travaux d’ernst Kantorowicz 2 s’appuyant sur la
double nature du corps christique, un corps charnel (personnel et
L’art de la défiguration symbolique… 169

mortel), et un corps mystique, offrent par homologie la possibi-


lité d’une transposition à un cadre monarchique. Le roi, de la
même manière, possède un corps charnel (personnel et mortel)
et un corps politique. L’un s’incarne comme représentant de
dieu sur terre, l’autre comme forme de l’autorité suprême. si ce
rapport symbolique ne semble pas poser de problème majeur, du
moins jusqu’à la chute de l’Ancien régime, il est, comme le
souligne fort justement claude Lefort, plus difficile à cerner
dans une culture démocratique : « La société démocratique
s’institue comme société sans corps, comme société qui met en
échec la représentation d’une totalité organique 3. » Ainsi ce qui
demeure essentiel pour tout pouvoir, c’est la nécessité d’offrir la
« représentation d’une totalité organique ».
du fait de sa volonté de « représentation d’une totalité orga-
nique » (comme c’était le cas au lendemain de la révolution
française) mais aussi des difficultés d’y parvenir, la démocratie
s’installe dans l’« indétermination », c’est-à-dire, comme le for-
mule claude Lefort, « que la démocratie s’institue et se main-
tient dans la dissolution des repères de la certitude. elle
inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve
d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir,
de la Loi et du savoir, et au fondement de la relation de l’un
avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale (partout où la
division s’énonçait autrefois, notamment la division entre les
détenteurs de l’autorité et ceux qui leur étaient assujettis, en
fonction de croyances en une nature des choses ou en un prin-
cipe surnaturel 4) ». en même temps, l’instabilité inhérente au
modèle démocratique est d’une certaine manière garantie de son
bon fonctionnement en évitant la personnalisation outrancière et
excessive du pouvoir. La question de l’incarnation du pouvoir
devient un perpétuel combat symbolique et personnel. Tout
homme politique doit exister comme un élément fédérateur des
attentes politiques. Attentes s’inscrivant à la fois dans des
formes de compétence et d’expertise, mais aussi dans des
formes plus irrationnelles. Ainsi l’une des sources de cette pra-
tique de la « défiguration symbolique » s’inscrit dans la pers-
pective d’une construction symbolique d’une figure politique, et
d’une incarnation du pouvoir en termes de pratiques.
170 des MyThes PoLiTiQues

Entrer sur la scène politique

Les médias s’offrent comme autant de scènes qu’il convient


d’investir et de conquérir. L’idée n’est pas nouvelle, et de
shakespeare à Goffman, du dramaturge au sociologue, le monde
social semble être soumis aux forces des jeux de théâtralisation.
de fait, le politique n’échappe pas à ce constat et, comme le sou-
ligne Georges balandier : « Les acteurs politiques doivent payer
leur tribut quotidien à la théâtralité 5. » cette théâtralité entraîne
inévitablement les représentations politiques vers plus de spec-
taculaire, plus de surenchère, tout en contraignant l’homme poli-
tique à s’installer dans des rôles se conformant à l’air du temps,
aux tyrannies des modes et surtout au traitement et à la récupé-
ration d’objets médiatiques relevant d’une construction, voire
d’un artifice fictionnel 6.
L’histoire est riche en formes de représentation du politique,
depuis les fastes monarchiques jusqu’aux rituels républicains.
L’évolution s’est faite au gré non seulement des régimes et des
techniques mais aussi de l’importance donnée aux formes de
l’expression du message politique. on peut à ce propos rappeler
quelques exemples de ces formes représentant autant de modèles
excessifs et dévoyés de la représentation politique. ce sont les
grandes représentations et les rituels de l’Allemagne nazie dans
les années 1930-1940 ; c’est la rigidité et la lourdeur des liturgies
communistes dans les régimes totalitaires des pays de l’est ; ou
encore les pratiques martiales du pouvoir fasciste dans l’italie de
l’entre-deux-guerres ou, dans une période plus contemporaine,
certains régimes de l’Amérique du sud ; enfin certains modèles
africains nous offrent des représentations d’emprunt confinant
parfois au syncrétisme politique, qui associent à la tradition cul-
turelle et ethnique l’utilisation de modèles occidentaux. Tous ces
exemples montrent l’importance, quels que soient le système
politique et les idéologies mises en œuvre, du besoin d’une mise
en scène. ce qui diffère d’un système à un autre est la forme de
la mise en scène et l’utilisation finale de cette forme.
cette nécessité de représentation et de théâtralisation, voire cette
outrance tient au fait que le système démocratique repose conti-
L’art de la défiguration symbolique… 171

nuellement sur des bases en constant équilibre fragile. comme le


rappelle claude Lefort : « dans une société où les fondements de
l’ordre politique et de l’ordre social se dérobent, où l’acquis ne
porte jamais le sceau de la pleine légitimité, où la différence des
statuts cesse d’être irrécusable, où le droit s’avère suspendu au
discours qui l’énonce, où le pouvoir s’exerce dans la dépendance
du conflit, la possibilité d’un dérèglement de la logique démocra-
tique reste ouverte 7. » ce possible constat de « dérèglement de la
logique démocratique » se retrouve ou peut se retrouver dans les
mises en scène excessives, délirantes, instrumentalisées à l’excès.
comme l’ajoute encore claude Lefort, la frontière est fragile pour
les démocraties : « La démocratie ne fait-elle pas déjà place à des
institutions, des modes d’organisation et de représentation totali-
taires, demande-t-on parfois ? Assurément. Mais il n’en reste pas
moins vrai qu’il faut un changement dans l’économie du pouvoir
pour que surgisse la forme de société totalitaire 8. »
La mise en scène nazie constitue le paradigme négatif absolu
en ce sens que ce système politique a poussé à un paroxysme la
dimension de représentation dans l’expression du politique en
érigeant toutes formes de communication en objets de suspicion.
de son côté, l’après-nazisme manifeste une grande méfiance
vis-à-vis des mises en scène politiques qui en même temps offre
un répertoire de significations. ce répertoire comprend un cer-
tain nombre d’éléments entrant dans la composition des repré-
sentations politiques : la ritualisation des cérémonies de masse,
la présentation mythique de l’homme, de la société et de l’his-
toire, l’investissement missionnaire des groupes organisés, l’ex-
position de personnalités charismatiques, l’utilisation de la radio
et de l’image à des fins de propagande (marque d’entrée dans la
modernité de l’expression formelle du politique). La finalité
ultime de ces pratiques représentatives révèle en fait l’inquié-
tude de ce type de régime en termes de modèle d’humanité
auquel ce régime se réfère et la nécessité continuelle d’être sur
scène pour éviter tout vide de légitimité, ce que Philippe
Lacoue-Labarthe exprime parfaitement : « La hantise fasciste
est, de fait, la hantise de la figuration, de la Gestaltung. il s’agit
à la fois d’ériger une figure (c’est un travail de sculpteur, comme
le pensait nietzsche, proprement monumental) et de produire,
172 des MyThes PoLiTiQues

sur ce modèle, non pas un type d’homme mais un type de l’hu-


manité — ou une humanité absolument typique 9. » Ainsi, toute
la théâtralité du politique se fonde non seulement sur une scène,
sur une arrière-scène (des coulisses), mais aussi sur le hors-
scène de la figuration, c’est-à-dire un contenu idéologique.

La « défiguration symbolique » du pouvoir

Avant d’introduire la notion de « défiguration symbolique », il


convient de définir la notion de figure. dans la philosophie aris-
totélicienne, la figure est la forme prise par un objet à un moment
donné sachant que la forme est la somme des qualités d’un objet.
Le sens rhétorique ajoute que la figure est ce qui donne au dis-
cours de l’éclat et de la vivacité. Transposée au domaine de la
représentation de l’homme politique, la figure est en fait une
représentation idéalisée qui contient des qualités spécifiques très
justement énoncées par eugène enriquez : « L’intelligence, la
confiance en soi, la volonté, le désir de réalisation, la force de
caractère, l’orientation vers la réalité, la dominance, la sociabilité,
l’extraversion, la maturité de jugement et la maturité émotion-
nelle 10. » Mais pour eugène enriquez, ceci n’est que l’expression
d’une certaine « absurdité » conceptuelle que l’on peut rapprocher
de la forme d’idéalisation gaullienne de « l’homme de caractère ».
en effet, c’est dans un court texte extrait du Fil de l’épée,
ouvrage antérieur aux Mémoires de guerre, que charles de
Gaulle décrit, avec une grande précision ce qu’est un « homme
de caractère » :

« Face à l’événement, c’est à soi-même que recourt l’homme de


caractère. son mouvement est d’imposer à l’action sa marque, de la
prendre à son compte, d’en faire son affaire. et loin de s’abriter sous
la hiérarchie, de se cacher dans les textes, de se couvrir de comptes
rendus, le voilà qui se dresse, se campe et fait front. non qu’il veuille
ignorer les ordres ou négliger les conseils, mais il a la passion de vou-
loir, la jalousie de décider. non qu’il soit inconscient du risque ou
dédaigneux des conséquences, mais il les mesure de bonne foi et les
accepte sans ruse. bien mieux, il embrasse l’action avec l’orgueil du
L’art de la défiguration symbolique… 173
maître, car s’il s’en mêle, elle est à lui ; jouissance du succès pourvu
qu’il lui soit dû, et lors même qu’il n’en tire pas profit, supportant tout
le poids du revers non sans quelque amère satisfaction. bref, lutteur
qui trouve au-dedans son ardeur et son point d’appui, joueur qui
cherche moins le gain que la réussite et paie ses dettes de son propre
argent, l’homme de caractère confère à l’action la noblesse ; sans lui
morne tâche d’esclave, grâce à lui jeu divin du héros 11. »

L’homme de caractère constitue une figuration idéale de


l’homme politique. depuis l’avènement de la Ve république,
charles de Gaulle a marqué de son empreinte les formes de la
représentation politique, formes que tous les hommes politiques
(de gauche et de droite) essaient de suivre ou de mettre en scène.
Même si cet ensemble est constitué d’un certain nombre de qua-
lités idéales ou idéalisées et de la figure tutélaire gaullienne de
l’homme de caractère, comme le souligne eugène enriquez, « il
ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse et penser que les attri-
buts de personnalité ne jouent aucun rôle 12 ». et de conclure :
« c’est donc le rapport entre les aptitudes du chef, ses caractéris-
tiques personnologiques, son comportement et les “dimensions”
de la personne et du groupe qu’il dirige qui doivent être pris en
considération 13. » Tout est une question d’équilibre dans un cer-
tain type de relation fait d’un besoin de références (comme des
valeurs, des qualités, des caractères) et d’un besoin d’identifica-
tion (par idéalisation, par conformisme, par peur, etc.), l’ensemble
se composant et se modulant par des effets d’attraction et de rejet.
L’homme politique offre une figure non seulement mobile et
fluctuante, mais aussi multiple : figure de l’élu local, figure de
l’élu national, figure de l’homme d’État (président ou Premier
ministre), figure du ministre qui s’incarnent et s’expriment à un
moment donné et dans un contexte donné. en filigrane se trou-
vent recomposées les capacités idéalisées précédemment
décrites, mais avec une restriction si bien rappelée par nicolas
Machiavel : « Les hommes marchent presque toujours dans des
sentiers déjà battus ; presque toujours ils agissent par imitation ;
mais il ne leur est guère possible de suivre bien exactement les
traces de celui qui les a précédés, ou d’égaler la vertu de celui
qu’ils ont entrepris d’imiter. ils doivent donc prendre pour
174 des MyThes PoLiTiQues

guides et pour modèles les plus grands personnages, afin que,


même en ne s’élevant pas au même degré de grandeur et de
gloire, ils puissent en reproduire au moins le parfum 14. »
La « défiguration symbolique » est donc une déconstruction
volontaire et systématique d’une certaine figure de l’homme poli-
tique. cette défiguration des représentations du politique cherche
en permanence à promouvoir des formes d’instabilité symbo-
liques. elle produit, elle entretient et elle renouvelle ces formes.
défigurer, c’est rendre méconnaissable en altérant la figure de
l’incarnation du politique et en s’attaquant directement aux élé-
ments constitutifs de cette figure. c’est une déstabilisation d’une
figure politique par une mise en mouvement de cette même figure
qui s’appuie sur la dimension polysémique et non stable de toute
figuration politique. La défiguration symbolique n’est pas une
manière de « déliaison », c’est tout son contraire. c’est la possibi-
lité illimitée de créer des liaisons en s’inscrivant d’abord dans les
interstices, les failles, voire les brèches laissées ouvertes par un
pouvoir politique centré sur lui-même (contingences liées à
l’exercice du pouvoir). en d’autres termes, ce que vise directe-
ment la défiguration symbolique sarkozienne, c’est réussir l’é-
chec symbolique d’une dépossession symbolique du président
chirac en déstabilisant, en brouillant les références à son statut.
Progressivement la figure présidentielle se replie et s’installe dans
une position maîtrisable et maîtrisée, en se limitant à la stricte
représentation institutionnelle : rituels républicains, cérémonies
officielles, actes d’institution, prises de parole convenues, etc. La
figure présidentielle glisse insensiblement vers une forme de folk-
lorisation du pouvoir. La conséquence directe est un effacement du
président de la république comme sujet d’énonciation politique.
La défiguration symbolique du pouvoir permet d’édifier, d’ac-
climater et d’entretenir des formes d’instabilité symbolique. dans
la relation politique qui nous intéresse, sarkozy-chirac, chaque
fois que le président de la république agit ou s’exprime, il est
systématiquement défiguré, contredit dans sa représentation. de
façon générale, on peut remarquer que nicolas sarkozy anticipe 15
ou encore commente 16 la parole présidentielle, voire la contredit
ouvertement. Ainsi, pour rappeler quelques points d’opposition
entre Jacques chirac et nicolas sarkozy, l’un étant contre, l’autre
L’art de la défiguration symbolique… 175

pour : le premier contre une augmentation des impôts, l’autre pour


une participation fiscale accrue ; le premier contre une discrimi-
nation positive, l’autre pour cette discrimination ; le premier
contre un débat sur la laïcité, l’autre pour une remise en débat de
la loi ou de l’esprit de la loi de 1905 ; contre le cumul d’un
ministère et d’une direction de parti, pour ce cumul ; contre la
désignation du candidat aux présidentielles par les militants, pour
cette désignation, etc. ceci éclaire les motifs qui guident le « défi-
gurateur » : renverser les formes de la représentation présiden-
tielle, et de facto, de l’ordre politique institué. Le président de la
république se trouve perturbé dans la continuité linéaire de sa
fonction statutaire qui jusqu’ici le protégeait et était contenue dans
l’idée de tenir ou de garantir tous les rouages du pouvoir (exécu-
tif, législatif, judiciaire) et des méta-pouvoirs (parti, partisans,
médias). il s’agit désormais de déconstruire et de reconstruire de
manière permanente les actes et la parole présidentiels pour abou-
tir à l’expression d’une forme politique réduite à des signes
faibles, parfois inexistants, des contradictions, des dissonances.

Père-fils, de la filiation en politique

L’effondrement du rapport traditionnel père-fils dans nos


sociétés développées se traduit par une certaine « dépaternalisa-
tion » et « déritualisation » de la vie sociale. bien qu’une cer-
taine nuance soit à faire quant à la dimension de déritualisation 17,
la filiation politique n’échappe pas à cet effondrement, et l’héri-
tier politique, ou le rapport ascendant-descendant politique, s’en
trouve profondément modifié.
François Mitterrand comme Jacques chirac ont tenté d’instau-
rer une filiation, d’inscrire peu ou prou leur succession dans une
dimension de « dynastie républicaine ». il y eut pour François
Mitterrand le fils-Fabius, « le plus jeune Premier ministre donné à
la France » et pour Jacques chirac le fils-Juppé, « le meilleur
d’entre nous ». Les deux fils étaient pourtant dignes de leurs pères :
un parcours de militant fidèle et dévoué, des combats électoraux
assumés et gagnés, et enfin le service de la France comme Premier
ministre. de ses fils implicitement désignés, il ne reste rien. d’une
176 des MyThes PoLiTiQues

autre manière, le fils-sarkozy s’inscrit dans cette dimension de


filiation, mais ce fut le parcours d’un fils prodigue qui a trahi le
Père (allégeance à edouard balladur en 1995, puis déclaration
ouverte en 2003 pour une ambition présidentielle). cette présenta-
tion imagée des rapports entre chefs politiques n’a de valeur qu’en
tant qu’illustration de pure apparence puisque la réalité des pra-
tiques politiques déjoue ces formes possibles de rapports interindi-
viduels : Père-Mitterrand a dévoré son Fils-Fabius (l’affaire du
Rainbow Warrior, le procès du sang contaminé) et Père-chirac a
dévoré son Fils-Juppé (la dissolution de l’Assemblée nationale en
1997, le procès relatif aux financements du rPr). Par ailleurs, on
peut noter qu’existe aussi le paradigme du « fils indigne » et non
reconnu avec le Fils-Jospin et son « droit d’inventaire ».

Les effets symboliques de la défiguration :


similitude, subsomption et différenciation

il faut donc sortir d’une histoire unilinéaire qui inscrit le fils


dans la continuité du père, d’autant que bien souvent la violence
des rapports, entre le père-politique et le fils-politique, s’ex-
prime dans une dialectique du maître et de l’esclave (par la sou-
mission, par la hiérarchie), voire aussi du sacrifice symbolique
(Fabius, Juppé) ou encore du meurtre symbolique (sarkozy).
Ainsi cette tentative de filiation, reproduisant de manière imita-
tive et artificielle les pratiques d’une tradition monarchique, est
une vue de l’esprit, mais une vue de l’esprit que les détenteurs
du pouvoir suprême ont tenté d’imposer et d’instituer. on
retrouve implicitement ce besoin, d’une part, de ne jamais lais-
ser le pouvoir vacant et, d’autre part, de présenter une figure
stable et incarnée du pouvoir. Éviter le « vide corporel » et ins-
crire la succession dans le temps. L’opposition binaire généra-
tionnelle, au-delà d’un discours psychanalytique, peut se
traduire par la mise au jour de formes plus complexes, plus
vivantes et plus contrastées. en effet, on peut distinguer dans un
premier temps une certaine forme de polymorphisme sarkozien :
« je peux et je veux parler de tout quelle que soit la place que
j’occupe », face au monomorphisme chiraquien accentué et ins-
L’art de la défiguration symbolique… 177

titué par la figure présidentielle faite de codes de préséance et de


rituels. dans un deuxième temps et de manière plus globale,
nicolas sarkozy renverse l’ordre de la chose politique ; il per-
turbe une linéarité politique qui jusque-là n’était contrariée que
par les joutes avec l’opposition et par les combats électoraux.
Maintenant, l’affrontement n’est plus de la même nature, il
s’agit de construire une altérité négative — la figure négative du
président chirac, capable à terme de produire sa propre négativité,
pour ensuite se confronter à cette figure. cette construction figura-
tive négative s’articule sur trois points essentiels. d’abord sur un
effet de « miroir », il s’agit de dire « je suis comme lui » : un com-
batif, un homme d’action, qui appartient légitimement à la même
filiation gaulliste (ou ce qu’il en reste) et une tradition républi-
caine, c’est l’effet de similitude symbolique. ensuite par un effet de
« captation », il convient de dire « je suis lui : la nouvelle incarna-
tion possible de la figure présidentielle », c’est l’effet de subsomp-
tion symbolique 18. enfin, par un effet de poursuite d’une « ligne de
fuite », il importe de dire « je suis loin de lui », c’est l’effet de diffé-
renciation symbolique. Ainsi par la mise en œuvre d’une simili-
tude symbolique, de subsomption symbolique, de différenciation
symbolique, se construit une enveloppe narcissique en trompe
l’œil qui permet d’éviter tout investissement affectif en proposant
une sociabilité de surface et la possibilité de pseudo-débats.
Au-delà, il s’agit d’obliger le Père à s’accrocher aux formes
uniques de sa paternité politique inscrite dans une tradition poli-
tique. cette tradition politique, faite d’une connaissance des
formes instituées (rituel, cérémonial, pompe républicaine, etc.)
et d’une connaissance des formes « magiques » (rhétorique du
discours, utilisation de l’émotion et des sentiments affectifs), est
progressivement contrariée par de nouvelles formes qui ne s’op-
posent pas aux anciennes ; elles s’imbriquent, se superposent, se
confondent parfois. il y a un dialogue constant, voire aussi une
concurrence, entre les formes nouvelles imposées par le défigu-
rateur et les formes anciennes. Le défigurateur-sarkozy œuvre à
l’insurrection totale contre le Père et sa Loi. de plus, s’ajoute à
l’insurrection le moyen de se débarrasser et de ringardiser non
seulement les « descendants-prétendants » du Père (Villepin et
Juppé), mais aussi d’amener les « prétendants-opposants » sur
178 des MyThes PoLiTiQues

son propre terrain : les différents opposants de gauche ont beau-


coup de mal à trouver une distance et un biais pour enrayer cette
machine à découdre la tradition symbolique 19.

Du miroir au roi-mir : disjonction et rupture

nicolas sarkozy bouleverse le théâtre classique du politique,


ce qui importe pour lui, c’est de construire une image déformée
du président de la république par une sorte de double injonction
contradictoire, être comme le Père en termes de stature d’homme
d’État et de présidentiable, et faire comme le Père, en accordant
ses actes, ses pratiques aux formes d’une stature d’homme d’É-
tat (voyage à l’étranger 20, discours sur tous les sujets politiques).
L’important pour nicolas sarkozy est de lier les « difficultés pré-
sentes » à celles de ses « initiatives à venir ». d’une autre
manière encore la durée de son discours et de son installation
dans les esprits tient au fait que le « présent difficile » sert à la
promesse d’un « futur meilleur ». on peut aussi ajouter que « les
initiatives à venir » sont toujours présentées sous la forme d’une
médiation, c’est-à-dire d’un arbitrage et d’une compensation
entre une réalité décrite et prétendument comprise, avec toujours
une petite pointe d’impertinence comme s’il était le seul à décou-
vrir certaine réalité ou à aborder certain sujet tabou. ses discours
sur l’immigration illustrent parfaitement cette pratique (quota,
immigration choisie, discrimination positive). L’adresse sarko-
zienne tient aussi au fait qu’il cherche toujours à éviter toutes
tensions, toutes ruptures avec le discours présidentiel en repous-
sant ses positions aux limites extrêmes acceptables pour le prési-
dent. Ainsi transposé à la réalité et aux pratiques de défiguration
symbolique, cela permet à nicolas sarkozy d’être a-parenté et
d’être apparenté au chef de l’État.
Lorsqu’on s’intéresse au discours sarkozien sans pour autant se
livrer à une analyse en profondeur (lexicographique, sémiotique,
etc.), on peut constater l’utilisation d’un discours favorisant une
proximité avec son interlocuteur, c’est-à-dire débarrassé d’un
vocabulaire technico-administratif (« énarchique »). nicolas
sarkozy cherche à rassurer et à être compris de tous. une assimi-
L’art de la défiguration symbolique… 179

lation de son discours a été rapidement faite à des types néopater-


nalistes, démagogiques, voire aussi populistes du fait que sa rhé-
torique est redoutablement efficace, en procédant d’une double
construction qui prend toujours à témoin son interlocuteur et ren-
verse les questions par ses propres questions (ou en nourrissant
l’échange de ses points de vue). Ainsi reviennent de manière
systématique dans ses prestations orales les locutions suivantes :
« je vous pose la question », « ne pensez-vous pas que », « est-il
acceptable de », « je vais vous dire » (variante « vous voulez que
je vous dise ? »), « je préfère ceci à cela ». Là où la plupart des
hommes politiques sont dans le conceptuel en déclinant sur des
registres variés les notions souvent usées de « fracture sociale »,
de lutte contre le chômage, de « cohésion sociale » ou « natio-
nale », etc., ou encore s’adressent à des composantes sociolo-
giques abstraites et hétérogènes : les personnes âgées, les
chômeurs, les fonctionnaires, les jeunes, etc., sarkozy est dans le
non-conceptuel dans une forme apparente de « bon sens » et de
simplicité. il segmente la population, chacun a droit à un discours
spécifique et ciblé s’inscrivant d’abord et avant tout dans des réa-
lités sociales immédiates (non abstraites) en lien direct avec la
population. il accentue et donne plus d’emphase à son discours
encore lorsqu’il s’agit d’utiliser de façon opportune un événement
ayant une résonance majeure pour la nation.
Le point de départ est toujours d’ordre factuel et inséré non
seulement dans le contexte des populations directement
concernées, mais aussi rapporté à des interrogations ou à des
inquiétudes pour l’ensemble de la société, sorte de « question de
société ». Là encore on retrouve une expression faite de formes
d’interrogation : « est-ce acceptable pour telle ou telle popula-
tion concernée ? », « peut-on laisser-faire ceci ou cela ? ». La
rhétorique est certes rudimentaire, mais elle participe d’une sim-
plicité populaire, voire de simplisme, qui tend à renforcer sa
popularité. ceci est la marque comme le souligne Pierre
Legendre du « chef populaire » : « […] parce qu’il est tenu pour
simple, parce qu’il se fait comprendre et parce qu’il libère de ses
frustrations le groupe qui le soutient 21. »
cette rhétorique est un miroir : tout le monde doit pouvoir y
trouver un reflet favorable. en réalité, il s’agit d’un simulacre de
180 des MyThes PoLiTiQues

représentation, un renversement du sens présidentiel, une sorte de


trompe-l’œil fait de convention et de connivence. on croit assis-
ter à une nouvelle figuration échappant aux formes figées du poli-
tique, une nouvelle manière de faire de la politique sans politique
en recherchant dans toute situation politique une vérité politique
ou la représentation de cette vérité politique. Là encore nous
sommes dans une forme de théâtralité qui joue sur l’infini des ren-
versements possibles des possibles. Tout est affaire de présenta-
tion, les problèmes ne sont pas nouveaux, réels ou fantasmés,
c’est l’insécurité, l’immigration, le chômage. Ainsi émettre un
avis sur de tels sujets engage peu celui qui fait des propositions
dans la mesure où les effets pratiques et les solutions sont pos-
sibles mais dans un futur lointain puisque tout repose sur une vic-
toire aux présidentielles. dans l’état actuel, le ministre-candidat
ne peut agir que lorsqu’il s’agit de son domaine de compétence
ministérielle en invoquant une soumission totale au culte du résul-
tat (c’est, par exemple, la publication périodique de la délin-
quance en France, qui scientifiquement pose beaucoup de
questions). La marge de manœuvre est là dans cette position qui
permet de se mêler de tout, d’avoir un avis sur tout, et d’agir. en
revanche, pour le président de la république, la tâche est plus
ardue puisqu’il ne peut pas s’adresser à des catégories sociales
spécifiques, il peut le faire pour des catégories spécifiques de
fonctionnaires dans la mesure où il constitue l’autorité suprême.
La force de nicolas sarkozy, c’est de pouvoir passer outre ces
codifications institutionnelles et statutaires. il n’est pas le prési-
dent de tous les Français.
Le roi-mir. Par cette image, il convient d’illustrer le fait que
toutes les interventions représentatives de nicolas sarkozy visent
toujours directement la figure présidentielle : « y penser en se
rasant 22 » et pas seulement. rien n’est accompli sans placer le
président soit à la marge (par exemple, en le prenant de rapidité
ou en anticipant sur son action), soit encore en introduisant les
positions présidentielles dans un contexte de dissonance (en
abordant, par exemple, des sujets de polémique). La défiguration
symbolique est bien une attaque directe et sans concession dont
l’arrière-plan, d’ailleurs reconnu et assumé, est une candidature
aux présidentielles de 2007. on peut donc avancer l’idée que le
L’art de la défiguration symbolique… 181

président de la république offre une figure faite d’une « disjonc-


tion narcissique » et d’une « rupture de filiation ». dans un pre-
mier temps, la disjonction narcissique du président correspond au
fait que l’image du « moi présidentiel » n’est pas le lieu où le « je
chirac » accomplit sa permanence idéologique et la structuration
intime de ses convictions. en d’autres termes, le statut du prési-
dent (« le président de tous les Français ») et l’obligation sym-
bolique de cohésion nationale contraignent Jacques chirac à ne
pas s’exprimer ou à ne pas agir de manière partisane ou polé-
mique, et en l’occurrence à ne pas pouvoir anticiper l’annonce
sur une possibilité d’un troisième mandat.
enfin, autre élément de cette figure présidentielle (figure défi-
gurée), c’est la rupture avec la filiation traditionnelle, c’est-à-dire
le gaullisme ou, plus largement, l’unité des courants de droite
représentés au sein de l’uMP. Le président chirac n’incarne plus
la cohésion du mouvement, ni une forme de modernité du dis-
cours de droite, et encore moins une vision d’avenir le plaçant
comme étant substantiellement un meneur pour les échéances
électorales à venir. Ainsi nicolas sarkozy semble incarner, ou du
moins essaie de représenter, un « nouvel âge » du politique au
sens où Pierre Legendre utilise ce terme : « Partout sur la planète
se répète l’immuable scénario qui porte le pouvoir. il faut du
théâtre, des rites, des cérémonies d’écriture pour faire exister un
État, lui donner forme, en faire une fiction animée. Mais voici le
nouvel âge. il prêche le gouvernement mondialisé, transparent,
guéri de la politique. il voit les États comme les prothèses d’in-
firmes. il veut la Grande Machine à gérer, scientifique et convi-
viale, l’idée ultramoderne du pouvoir automate 23. »

Les limites de la « défiguration symbolique »


du politique

nicolas sarkozy a compris qu’« une société n’est pas un amas


de groupes, ni un torrent d’individus, mais le théâtre où se joue,
tragique et comique, la raison de vivre 24 » et, plus encore, que
« l’humanité n’est pas une foule, un amas de réseaux, mais la
pluralité de systèmes généalogiquement organisés 25 ». est-ce
182 des MyThes PoLiTiQues

que cette intuition est fortuite ? La résonance politique qu’offre


nicolas sarkozy n’est peut-être que le fruit du hasard, la
conjoncture opportune entre une forme circonstantiellement
adaptée et une certaine sensibilité sociopolitique. ce qui permet
de nuancer encore cette intuition est que la théâtralisation sar-
kozienne se sert d’abord des jeux et des artifices éphémères de
la communication commerciale politique sous-tendue par une
croyance démesurée dans les différentes formes de sondage.
Mais la société française ne peut être réduite à des catégories et
encore moins à une « opinion publique 26 ».
L’expérience des différentes élections devrait rappeler de
manière aiguë et insistante que l’outil strictement communica-
tionnel s’avère à court terme limité dans ses effets. A-t-il vrai-
ment compris cette dimension de « systèmes généalogiquement
organisés » ? où s’insère-t-il socialement dans la mesure où « le
chahut médiatique a réduit le lien politique des citoyens au
roman-photo des chefs 27 ». Pour que cette défiguration symbo-
lique s’accomplisse, il faudra que le défigurateur se métamor-
phose, offre réellement à sa représentation « la capacité de créer
les effets favorisant l’identification du représenté au représen-
tant 28 ». Au-delà, il s’agit bien de poursuivre, de renouveler,
d’adapter un nouvel « État-spectacle » loin de toute émancipa-
tion ou affranchissement aux tyrannies de la représentation.
Pierre Legendre le note : « Les hypocrites, qui prétendent à la
démystification universelle, sont offusqués par l’État-spectacle.
ils feignent d’ignorer que l’Administration est un montage, qui
doit se mettre en scène pour fonctionner au jour le jour. La
machine étatique a son côté d’œuvre d’art. c’est la condition
pour qu’elle trouve crédit auprès des sauvages que nous sommes
aussi, et pour qu’elle encaisse le nouveau, à défaut de maîtriser
l’avenir. L’Administration est un grand théâtre des incertitudes,
où le futur se joue en abattant d’abord les cartes du passé 29. »
Le résultat de cette défiguration symbolique conduit à une
forme de neutralisation — Ne uter, ni l’un ni l’autre. La neutra-
lité de cette représentation et de son discours repose sur un
objectivisme qui n’est ni idéologique (en apparence), ni injonc-
tif en termes de message comminatoire 30. La neutralisation de la
défiguration symbolique offre une vision scopique du politique :
L’art de la défiguration symbolique… 183

le politique sans le politique. Paradoxalement, on a affaire à une


activité sans personne, sans personnalisation jusqu’à l’abolition
du nom : l’apocope du sarko. il ne s’agit pas d’une fiction mais
d’une forme de représentation qui émane en même temps de
nicolas sarkozy et de sarko. Personne réelle et personnage poli-
tique, le réel et le représenté. ce que dit cette neutralité est de
l’ordre de la dépossession, en désamorçant en apparence toute
forme de manichéisme, en déjouant les traditionnelles opposi-
tions binaires (Gauche-droite ; Pour-contre ; bien-Mal ;
Moderne-Antimoderne ; Progressiste-réactionnaire, etc.). Le
neutre n’est pas la neutralité, mais une forme construite de
consensus qui permet de repousser les affirmations d’identité
violentes, voire de les récupérer (voile, islam de France, immi-
gration, délinquance). La politique est entraînée dans un espace
neutre, neutralisé aux antipodes du subjectif politique (Le Pen,
Laguiller, etc.) mais aussi pour une part du véritable débat
démocratique.
Ainsi, la représentation politique entre dans une forme non
conceptuelle qui vise à toucher en permanence le point neutre
des individus et de leurs opinions : une représentation non repré-
sentative, un spectacle non-spectacle. L’intensité affective et
émotionnelle ne vient pas de l’exaltation des idées, des grands
thèmes de société, des idéologies, mais vient de la subordination
directe à une systématisation de la mise à distance de tout objet
politique et d’une neutralisation qui est le refus catégorique du
conflit (en tant que catégorie) et de l’injonction de l’événement.
en termes prosaïques, on peut parler d’une forme de récupéra-
tion politique, d’instrumentalisation assez perverse de l’événe-
ment social. Le politique entre en représentation par une mise en
scène virtuelle dans la mesure où la neutralisation s’impose par
l’impossibilité d’identifier, de vérifier, de rationaliser. Que dire
des chiffres du chômage, de l’immigration, de la délinquance, de
la dette nationale, etc., lorsqu’on connaît la difficulté technique
pour construire des modèles scientifiques suffisamment fiables,
pour identifier ce que l’on souhaite comptabiliser, pour définir
des populations ou des échantillons. ce qui importe, c’est de
réduire la distance entre une réalité sociale et sa mise en repré-
sentation émotionnelle. simplement il faut se laisser affecter par
184 des MyThes PoLiTiQues

l’immédiateté de l’émotion qui entraîne un effet de brouillage


partiel et partial qui cède le pas à toutes les formes libres de
l’imaginaire et de la recomposition de la réalité politique.
il ne s’agit pas de faire l’éloge de nicolas sarkozy, de le pré-
senter comme un surhomme de la politique, celui qui a tout
compris, le sauveur de demain. Mais plutôt, dans le contexte
inédit d’une cohabitation sans cohabitation, d’un candidat à la
présidentielle et d’un sortant pas encore candidat, d’une gauche
désorganisée incapable de tirer profit de ses victoires électorales
et d’une pléthore de candidats attendant leur heure, de souligner
que, depuis les dernières élections présidentielles, s’est ouvert
un espace politique libre, vide de toutes résistances dans lequel
nicolas sarkozy a pu se construire un personnage atypique de
défigurateur, c’est-à-dire entrer dans le rôle de celui qui assimile
des codes (récupération de tous les événements politiques et
sociaux), qui détourne les genres (parle de tous et aborde tous
les sujets politiques), qui affaiblit les distinctions opposition-
nelles traditionnelles (entre président de la république et
Ministre, entre gauche et droite). Les conséquences ultimes de
cette défiguration symbolique sont une dévitalisation symbo-
lique de la pratique présidentielle et un affaiblissement des
formes d’opposition. nicolas sarkozy est le seul qui renoue les
liens avec une identité nationale malmenée depuis plusieurs
années en stimulant une sorte de « psychisme collectif » au sens
durkheimien du terme après une désastreuse « France d’en haut
et France d’en bas ». il faut ajouter que le contexte politique pré-
sent favorise et accentue cette pratique : l’usure du pouvoir pré-
sidentiel, les échecs électoraux de la majorité, la proximité des
présidentielles de 2007, la désorganisation de l’opposition, l’ab-
sence de discours fort et novateur. La vie politique est faite de
bravades, de défis symboliques, de parades narcissiques, voire
aussi plus rarement d’actes de contrition ou encore de fausse
modestie, tout un ensemble de postures, est-ce que la « défigu-
ration symbolique » sarkozienne n’est pas qu’une péripétie pos-
turale de plus ?
bien qu’il soit prématuré d’avancer une analyse sur les pra-
tiques actuelles du président sarkozy, on peut cependant signa-
ler quelques éléments qui indiquent d’une certaine manière la
L’art de la défiguration symbolique… 185

poursuite de cette pratique avec un envahissement médiatique


de l’action présidentielle. Ainsi l’action et l’image présiden-
tielles tendent à l’effacement de la visibilité politique du
Premier ministre et des ministres. La réactivité du président de
la république aux moindres faits divers ayant une forte réso-
nance émotionnelle ou encore l’usage communicationnel de sa
vie privée (épouse, vacances, amitiés, etc.), contribuent à ren-
forcer cette omniprésence. nicolas sarkozy apparaît non seule-
ment comme la figure centrale et unique du Pouvoir politique,
mais aussi comme le chef incontesté de la majorité.

Pour terminer sur cette question, il convient de souligner que


la « défiguration symbolique » ne s’arrête pas en chemin, puis-
qu’elle contamine aussi les formes de la représentation de l’op-
position. en effet, le déroulement de ce début de quinquennat
permet de constater une entreprise systématique de « débau-
chage » ou l’« utilisation » de personnalités issues de la gauche
traditionnelle. Quelques « poids lourds » ont succombé à cette
entreprise de séduction fatale comme eric besson, Jean-Marie
bockel, bernard Kouchner, Jacques Attali, Jack Lang, etc.
d’autres encore ont refusé après réflexion comme hubert
Védrine, Michel rocard, etc. et puis, il y a les « coups de
pouce » présidentiels comme pour la candidature à la présidence
du F.M.i. de dominique strauss-Kahn.
ces quelques exemples donnent des indices importants quant
à une modification dans les formes de la représentation prési-
dentielle traditionnelle faite de distance et de proximité 31. La
poursuite et l’extension de ce processus de « défiguration symbo-
lique » semblent s’instituer, voire aussi se modifier, pour d’une
certaine manière s’institutionnaliser. Les difficultés et l’usure du
pouvoir contribueront peut-être à une mise à distance de l’activité
présidentielle, voire à un repli médiatique. Mais cette dernière
possibilité est en fait un rempart possible, sans perte réelle et sym-
bolique du Pouvoir, par temps difficiles. La « défiguration sym-
bolique » n’est pas une prise de risque politique, mais bien un
outil politique parmi d’autres.
186 des MyThes PoLiTiQues

noTes

1. La présente étude transpose et adapte au politique, par certains aspects,


l’approche littéraire de la notion de « défiguration » du remarquable ouvrage
d’e. Grossman, La Défiguration. Artaud, Beckett, Michaux, Minuit, Paris,
2004.
2. e. Kantorovicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique
au Moyen Âge, Gallimard, Paris, 1986.
3. c. Lefort, Essais sur le politique xIxe-xxe siècle, seuil, Paris, 1986, p. 28.
4. Ibid., p. 29.
5. G. balandier, Le Pouvoir sur scènes, balland, Paris, 1992, p. 13.
6. Voir sur ce point l’article de P. champagne, « La construction médiatique
des “malaises sociaux” », Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 90,
Paris, 1991, pp. 64-75.
7. c. Lefort, Essais sur le politique xIxe-xxe siècle, op. cit., p. 29.
8. Ibid., p. 30.
9. Ph. Lacoue-Labarthe, Heidegger. La politique du poème, Galilée, Paris,
2002, pp. 165-166.
10. e. enriquez, Les Figures du maître, Arcantère, Paris, 1991, p. 25.
11. ch. de Gaulle, Le Fil de l’épée, berger-Levrault, Paris, 1944, pp. 44-45.
12. e. enriquez, Les Figures du maître, op. cit., p. 26.
13. Ibid.
14. n. Machiavel, Le Prince, Mille et une nuits, Paris, 2000, p. 23.
15. on peut noter à ce propos l’entretien donné par n. sarkozy au journal
Le Monde, le 10 juillet 2004 juste avant le traditionnel entretien du chef de l’É-
tat pour le 14 juilllet.
16. cf. l’entretien donné par n. sarkozy au journal Libération le 17 juillet
2005, selon lequel « il n’y a pas de sujet tabou ».
17. cf. sur ce point les travaux de c. rivière, Les Liturgies politiques, PuF,
Paris, 1988.
18. Le support principal de cet effet se retrouve dans les nombreux entre-
tiens et interviews accordés par n. sarkozy : « 100 minutes pour convaincre »
(en 2003, 2005), L’Express en juin 2004, Le Figaro en mai et juillet 2004 et en
janvier 2005, Le Monde en juillet 2004, Libération en juillet 2005, etc.
19. dans ce registre précis, il convient de souligner son « attitude décom-
plexée ». n. sarkozy participe à une rencontre publique organisée par le jour-
nal Le Monde au théâtre du rond-Point à Paris avec François hollande, en
L’art de la défiguration symbolique… 187
novembre 2003. il récidivera en faisant la une en photo du journal Paris-
Match toujours avec François hollande, en mars 2005.
20. on peut constater que n. sarkozy adopte une posture de chef d’État ou,
au moins, une capacité à s’investir et à se faire reconnaître à l’étranger, ce qui
le conduit à multiplier les voyages diplomatiques : l’espagne en janvier 2004
(il reçoit, à cette occasion, le titre de Grand-croix de carlos iii par José Maria
Aznar), la chine en avril 2004, les États-unis en avril 2004, l’Algérie en juin
2004, israël en décembre 2004 (il sera reçu par Ariel sharon et le chef de l’É-
tat, Moshé Katzav), etc.
21. P. Legendre, Miroir d’une Nation. L’École Nationale d’Administration,
Mille et une nuits, Paris, 1999, p. 20.
22. ceci fait référence aux déclarations de n. sarkozy quant à sa candida-
ture aux élections présidentielles de 2007, jeudi 20 novembre 2003, lors de l’é-
mission « 100 minutes pour convaincre » sur France 2.
23. P. Legendre, Miroir d’une nation…, op. cit., p. 9.
24. P. Legendre, La Fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuits,
Paris, 2000, p. 17.
25. P. Legendre, Miroir d’une nation…, op. cit., p. 26.
26. cf. sur ce point les travaux de P. bourdieu, Questions de sociologie,
Minuit, Paris, 1980, et de P. champagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu poli-
tique, Minuit, Paris, 1990.
27. P. Legendre, Miroir d’une nation…, op. cit., p. 22.
28. G. balandier, Le Pouvoir sur scènes, op. cit., p. 18.
29. P. Legendre, Miroir d’une nation…, op. cit., p.16.
30. cf. sur cette notion les travaux de r. barthes, Le Neutre, cours au
collège de France 1977-1971, seuil/iMec, Paris, 2002.
31. cf. sur ces aspects, d. Fleurdorge, Les Rituels du président de la
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noTes sur Les PArTiciPAnTs

bizeul yves. Professeur d’histoire des idées politiques et de théorie poli-


tique à l’institut d’Études politiques et administratives de l’université de
rostock. ses recherches portent sur les relations entre les croyances politiques
et religieuses et la politique. ses ouvrages les plus récents sont les suivants :
Politische Mythen und Rituale in Polen, Deutschland und Frankreich (2000) ;
Integration von Migranten. Französische und deutsche Konzepte im Vergleich
(2004) ; Gewalt, Moral und Politik bei Eric Weil (2006) et Glaube und Politik
(2009).

camic elmir. Après des études de philosophie, de science politique et


d’histoire moderne et contemporaine à l’université heinrich heine de düsseldorf,
assistant-doctorant dans cette même université. il bénéficie, depuis juillet 2008,
d’une bourse de recherche de la Fondation Friedrich ebert. Le sujet de sa thèse
porte sur les identités collectives et les mythes politiques. il a publié : Tito als
politischer Held (2006) et Die Schlacht auf dem Amselfeld als politisches
Legitimationsinstrument (2009).

Fleurdorge denis. diplômé en science politique, docteur en sociologie de


l’université rené descartes Paris V sciences-humaines-sorbonne, maître de
conférences en sociologie à l’université Paul Valéry (Montpellier iii) et cher-
cheur titulaire à l’institut de recherches sociologiques et Anthropologiques
(eA 3025). ses recherches portent essentiellement sur les pratiques rituelles et
sur les différentes formes de mise en représentation de la vie politique. il a
publié : Les Rituels du président de la République, PuF (2001) ; Les Rituels et
les Représentations du pouvoir, Zagros (2005) et Charles de Gaulle ou l’In-
vention de la figure de l’homme d’État, Paris, connaissances et savoirs
(2008).
196 des MyThes PoLiTiQues

monneyron Frédéric. docteur d’État en science politique (Montpellier i)


et docteur d’État ès lettres et sciences humaines (Paris iV-sorbonne).
Professeur des universités, il enseigne la littérature générale et comparée et la
sociologie de la mode à l’université de Perpignan-Via domitia. il est égale-
ment professeur invité dans plusieurs universités américaines et européennes
et expert auprès de la commission européenne à bruxelles. ses recherches
s’inscrivent dans le cadre d’une sociologie de l’imaginaire et se donnent pour
objet d’étude la sexualité et les relations entre les sexes, le vêtement et la mode
d’un côté ; l’europe, l’idée de nation et l’idée de race d’un autre côté. il est
l’auteur d’une quinzaine d’essais traduits en plusieurs langues dont récemment
La Nation aujourd’hui. Formes et mythes, L’harmattan (2000) ; La Frivolité
essentielle. Du vêtement et de la mode, PuF (2001, rééd. 2008 en poche
Quadrige) ; Mythes et Littérature, avec J. Thomas, PuF (2002) ; L’Imaginaire
racial, L’harmattan (2004) ; La Mode et ses enjeux, Klincksieck (2005) ;
L’Automobile. Un imaginaire contemporain, avec Joël Thomas, imago
(2006) ; La Sociologie de la mode, PuF (2006) ; Sociologie de l’imaginaire,
avec P. Legros, J.-b. renard et P. Tacussel, Armand colin (2006) ; Le Monde
hippie. De l’imaginaire psychédélique à la révolution informatique, avec M.
Xiberras, imago (2008) et L’Art souverain de la photographie de mode, PuF
(2010).

mouchtouris antigone. Professeur de sociologie à l’université Paul


Verlaine de Metz. elle s’est spécialisée en sociologie de la culture. ses
recherches portent sur la sociologie du public et l’anthropologie sociale. elle
a publié aux Éditions L’harmattan : La Culture populaire en Grèce pendant
les années 1940-1945 (1990) ; Le Féminin rural (1994) ; La Femme, la famille
et leurs conflits (1998) ; Sociologie du public dans le champ artistique (2003)
et Les Jeunes de la nuit (2003).

renard Jean-bruno. Professeur de sociologie à l’université Paul Valéry


(Montpellier iii). il s’est spécialisé en sociologie de l’imaginaire. ses
recherches portent sur l’image, la culture populaire, les croyances fantastiques,
les rumeurs et les légendes modernes. il a notamment publié : Bandes des-
sinées et Croyances du siècle. Essai sur la religion et le fantastique dans la
bande dessinée franco-belge, PuF (1986) ; Les Extraterrestres. Une nouvelle
croyance religieuse ? Le cerf (1988) ; Légendes urbaines. Rumeurs d’aujour-
d’hui avec V. campion-Vincent, Payot (1992) ; Rumeurs et Légendes
urbaines, PuF (1999) ; De source sûre. Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui,
Notes sur les participants 197
avec V. campion-Vincent, Payot (2002) et Sociologie de l’imaginaire, avec P.
Legros, F. Monneyron et P. Tacussel, Armand colin (2006). il est membre de
l’Association Française de sociologie, de l’Association Française de sciences
sociales des religions et de l’International Society for Contemporary Legend
Research.

sironneau Jean-pierre. professeur émérite de sociologie et d’anthropolo-


gie à l’université Pierre Mendès-France de Grenoble. il a publié entre autres :
Sécularisation et Religions politiques, Mouton (1982) ; Figures de l’imagi-
naire religieux et Dérive idéologique, L’harmattan (1993) ; Métamorphoses
du mythe et de la croyance, L’harmattan (2000).

thomas Joël. professeur de langue et littérature latines à l’université de


Perpignan-Via domitia. il a publié entre autres travaux : Structures de l’ima-
ginaire dans l’Énéide, Les belles Lettres (1981) ; Le Dépassement du quoti-
dien dans L’Énéide, Les Métamorphoses d’Apulée et Le Satiricon. Essai sur
trois univers imaginaires, Les belles Lettres (1986) ; L’Arbre et la Forêt dans
L’Énéide et L’Enéas. De la psyché antique à la psyché médiévale, avec P.
Gallais, champion-slatkine (1997) ; Introduction aux méthodologies de l’ima-
ginaire, ouvrage collectif sous sa direction, ellipses (1998) ; Virgile,
Bucoliques, Géorgiques, ellipses (1998) ; Mythes et Littérature, avec F.
Monneyron, PuF (2002) ; L’Imaginaire de l’homme romain. Dualité et com-
plexité, Latomus (2006).

tirloni valentina. Après une maîtrise en philosophie (logique appliquée à


l’intelligence artificielle) en 1996 et une maîtrise de droit (organisme de droit
public et administration publique européenne) en 2002 à Pavie (italie), elle a
soutenu, en 2007, à l’université de l’insubria (Varèse, italie), une thèse de doc-
torat en « philosophie des sciences sociales et de la communication symbo-
lique » sur la symbolique de la couleur en politique. elle a été titulaire de deux
contrats de recherche auprès de la même université (come, italie).
Actuellement, elle est postdoctorante à l’institut de recherches philosophiques
de Lyon (université Jean Moulin Lyon 3), dont elle est aussi coordinatrice
scientifique depuis 2007. ses travaux de recherche portent sur la philosophie
politique, la philosophie de la technique, et les imaginaires de la technologie.

xiberras martine. Professeur de sociologie à l’université Paul Valéry


(Montpellier iii). elle est docteur en anthropologie sociale et culturelle,
198 des MyThes PoLiTiQues

diplômée de l’université rené descartes-Paris V en 1985. elle a publié : La


Société intoxiquée, Méridiens-Klincksieck (1986) ; Les Théories de l’exclu-
sion Armand colin (1998) ; Pratique de l’imaginaire, Lecture de Gilbert
Durand, Presses universitaires de Laval (2002) ; Le Monde hippie, de l’ima-
ginaire psychédélique à la révolution informatique, avec F. Monneyron, imago
(2008).
indeX des noMs ProPres

Abbott e. A., 151, 154, 164-165. blumenberg h., 73, 83, 189.
Abetz o., 136. boisset y., 123.
Adenauer K., 74-77, 79-82, 84-85, 193. boissy d’Anglas, 20.
Agulhon M., 79, 84, 190. bolo P., 134.
Anzulovic, 104, 190. bonaparte, 51, 112, 135, 143.
Arcuri L., 167, 189. bonaparte M., 143.
Arkan, 97. bouddha, 147-150, 163-164.
Aristote, 29, 30, 42-43, 46, 137. bourdieu P., 187, 191.
Aron r., 15, 25, 113, 118. bozo F., 85, 191, 193.
Arthur (roi), 125-126, 157. bracher d., 84, 193.
Atahualpa, 127-128. brague r., 71-72, 192.
Attali J., 185. brandt W., 82.
Auguste, 69-71, 110. brankovic V., 88-89, 96, 97.
Aznar J.-M., 187. braudel F., 14, 25, 192-193.
burridge K., 142.
balandier G., 170, 186-187, 191. buschmann n., 99.
balladur e., 176. butler J., 39, 46.
bareau A., 148-149, 163-164.
barthes r., 187. cadinu M. r., 167, 189.
baugnet L., 167, 191. camic e., 101.
behring e., 101. camus A., 70.
behschnitt W. d., 102. carbone T., 143.
bercé y.-M., 129-130, 142. cassirer e., 73, 100, 108, 146, 163,
berger P., 16, 18, 25-26, 191. 189, 190.
berlin b., 149, 164, 191. castoriadis c., 13.
berlusconi s., 161. caunes A. (de), 132.
bettelheim b., 163, 191. champagne P., 186-187, 192.
bieber F., 99-104, 191. charlemagne, 124-126.
bizeul y., 84, 190. chevreul e., 166.
blanrue P. e., 142. chiodi G.M., 163, 190.
bloch M., 119. chirac J., 82, 168, 174-175.
200 des MyThes PoLiTiQues

cicéron, 62, 64-65, 69. elias n., 159, 167, 192.


cincinnatus, 115, 139-140. emmert Th., 100, 192.
claudel P., 64. enriquez e., 172-173, 186.
claviez Th., 83, 189. erhard L., 74, 76-77, 82.
clewing K., 99. euripide, 29.
cohen L. J., 103.
colard d., 83, 192. Fabius L., 175,-176.
colovic i., 102-104. Fahd T., 142.
cosic d., 94. Faivre A., 163, 189.
Farjon r., 137.
daubert M., 143. Festinger L., 121, 142.
dauge y.-A., 72, 192. Fleurdorge d., 187, 190.
dauzat A., 134, 143. Flüe n. de, 48, 49.
david, 20. Fouchet, 74, 84.
dean J., 138. François s., 143.
debray r., 118. Frank r., 85.
defrance c., 85, 192. Frédéric ier barberousse, 126-127, 135.
de Gaulle ch., 10, 75, 76, 79, 80, 82, Frédéric ii de hohenstaufen, 126, 129.
84, 85, 107, 110-113, 115-119, 137, Freud s., 141.
140, 172-173, 186, 190-193, 195. Freund J., 16.
deleuze G., 71. Fukuyama F., 86, 99, 192.
delfos M.-F., 141, 144. Funke M., 84, 193.
diamanti i., 167, 190. Furet F., 20, 22, 26, 192.
diana (Lady), 139.
di caro A., 161, 167, 190. Gallo M., 118.
donatus, 71. Gay M., 42.
dragovic s., 102. Genet J.-Ph., 72, 192.
dumézil G., 146-149, 151, 154, 163, Gibas M., 101.
189. Girardet r., 111, 119, 139, 144, 190.
dumont L., 11. Giust-desprairies F., 166, 189.
dunja, 99. Glenny M., 86, 99, 192.
durand G., 7, 11, 14, 18, 24-26, 71-72, Godounov b., 130.
108, 119-120, 141, 189, 198. Goethe J.-W., 166.
durkheim e., 20, 26, 192. Goffman e., 170.
duric r., 100. Gossler s (von), 85.
dutoit b., 59. Gräber P., 57.
Gray M., 134, 143.
eibl F., 84, 192. Greenfeld L., 98, 104, 192.
Index des noms propres 201
Grégoire de Tours, 71. Kantorowicz e., 168.
Gremek b., 65. Kaser K., 99, 103, 191.
Grimm (Frères), 127, 142, 163, 189. Kay P., 149, 164, 191.
Grosser A., 81. Kellner h., 101.
Grossman e., 186. Kennedy J. F., 77, 137.
Guggenheim P., 59. Kershaw i., 107, 109, 119, 190.
Guillaume Tell, 48-52. Klein c., 101.
Kohl h., 82.
hadler F., 101. Köhler h., 82, 85.
halpern M., 103. Kolboom J., 85.
hervieu-Léger d., 17, 25, 192. Kouchner b., 185.
hehn P. n., 100. Kraliévitch M., 127.
hitler A., 60, 76, 107, 109, 111, 119, Krois J.-M., 163, 189.
135-137, 143, 191. Kusterer h., 84, 192.
hobbes Th., 163.
holger danske, 125. Lacoue-Labarthe Ph., 171, 186.
hollande F., 186-187. Laguiller A., 183.
hollier d., 25, 192. Lang J., 185.
hoover J. e., 136. Lantz P., 167, 189.
höpken W, 101, 102, 104. Lauer r., 100, 191.
hrebljanovic L., 87. Le Pen J.-M., 183.
hübner K., 101, 190. Leblond L., 82, 85.
Lefort cl., 169, 171, 186, 192.
irigaray L., 39. Legendre P., 179, 181-182, 187, 193.
itten y., 156, 166. Legros P., 25, 189, 196.
Lénine 111.
Jacob T. A. (von), 100. Lennon J., 61.
Jäger F., 99, 192. Lévi-strauss cl., 8-9, 11, 24, 31, 45,
Jambet ch., 118. 81, 84-85, 108, 162, 189-190.
Jaworski r., 100, 191. Levin i., 137, 143.
Jeanne d’Arc, 116, 129-130, 142. Leys s., 132.
Jeffrey d., 26, 192. Louis ii de bavière, 133.
Jésus, 88, 122, 140, 165. Luckmann T., 16, 18, 25-26, 191.
Jodelet d., 167, 192.
Judah T., 99-100, 102, 192. Macdonald d. b., 99-101, 103-104,
Jung c. G., 24, 146, 151, 154, 163, 193.
190. Machiavel n., 173, 186, 193.
Juppé A., 175-177. Maffesoli M., 11.
202 des MyThes PoLiTiQues

Mahdi, 124. Pareto W., 16.


Malcolm, 99-100, 193. Pastoureau M., 154-156, 165-166, 189,
Manganelli G., 164-165. 190.
Mannheim K., 13. Péguy ch., 113.
Mannoni P., 167, 193. Pétain Ph., 113, 115-116, 140.
Mao, 110. Petkovic s., 103.
Mathiez A., 25-26, 193. Petritsch W., 99, 191.
McKale d. M., 143, 191. Pfeil u., 85, 192.
Megill A., 101. Pichler r., 99, 191.
Mélandri P., 85, 193. Pietikainen P., 163, 190.
Melcic d., 99, 102. Piette A., 15, 25.
Ménager b., 142. Popovic T., 103, 191.
Mendès-France P., 78. Pouillon J., 84, 190.
Micgiel s., 103. Presley e., 138.
Michelet J., 114. Prittie T., 76.
Michels r., 193. Propp V. J., 163.
Middell M., 101. Puech h.-ch., 142.
Milosevic s., 96-97, 102-103, 191.
Mitterrand F., 82, 175-176. Quagliariello G., 109.
Mladic r., 97.
Moliner P., 167, 189. radama ii, 133.
Monneyron F., 11, 25, 58, 189, 191. redjep J., 100.
Monroe M., 137. renard J.-b., 25, 142, 189, 196.
Montaigne, 70. reuter J., 99.
Morin e., 16, 62. reverdin o., 57, 59.
Morrison J., 138. rivière cl., 25, 186, 191.
Murad ier, 87. robert J.-M., 63.
Mussolini b., 60. robespierre, 19, 20, 26, 112, 193.
rocard M., 185.
napoléon 19, 60, 107, 116, 131-132, romilly J. de, 41, 46.
140, 142. rondeau d., 118.
ney (maréchal), 131, 142. rousseau J.-J., 15, 19, 21-22, 25-26,
nicolet cl., 72, 193. 193.
nietzsche F., 171. rovan J., 77.
nitsche P., 100, 191. ruehl L., 82, 85.

obilic M., 87, 89, 97. saeverin F., 101.


orth e. W., 163, 189. saint-Just 60.
Index des noms propres 203
sarkozy n., 168, 174, 176-187. Vercingétorix, 116.
saussure F. de, 166. Vernant J.-P., 84, 190.
schmidt h., 82. Versins P., 142-143.
schmitt o. J., 99, 193. Veyne P., 64, 68, 72, 110.
schnapper d., 25, 193. Virgile, 63, 71, 197.
schröder G., 76, 82, 84, 192. Voisin P., 72, 193.
schuman r., 78. Von Franz M.-L., 163.
schwarz h.-P., 76, 84-85, 193.
sébastien ier du Portugal, 127, 129. Weber M., 13, 15, 25, 39, 109-110,
sellier Ph., 7, 11. 119, 193.
sénèque, 69-70. Weiss r., 59, 193.
senzig r., 142. Werz M., 104.
servius, 71. White h., 101, 194.
shakespeare W., 164, 170. Winkelried A., 48-49.
sharon A., 187. Wunenburger J.-J., 164, 166, 190-191.
sironneau J.-P., 14, 19, 25-26, 190.
sommer T., 85. Zanic i., 99.
sophocle, 29-30, 32, 36-37, 39-42, Zapata e., 135, 143.
44-46. Zervakis P.-A., 85.
sorel G., 16, 73, 107, 119, 190. Ziebura G., 82, 84-85, 194.
soustelle J., 113. Zirojevic o., 102.
staline J., 107, 135.
steindorff Z., 102.
steiner G., 11.
stevens G., 143.
strauss-Kahn d., 185.
stuart P., 131.
sulzberger c., 81.
sundhaussen h., 99-102, 104.

Turrel d., 157, 166.

urbano h. o., 142.

Vaillant J., 84, 85


Vaïsse M., 85, 193.
Van cauwelaert d., 123, 142.
Védrine h., 185.
table des matières

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Frédéric Monneyron

Introduction
MyThoLoGie PoLiTiQue eT idenTiFicATions coLLecTiVes . 13
Martine Xiberras

Première partie
Fondations
et identités mythiques

Le rôLe d’AnTiGone dAns LA consTrucTion de LA POLIS


cheZ soPhocLe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Antigone Mouchtouris

MyThes d’idenTiTÉ eT insTiTuTions PoLiTiQues :


Le GrÜTLi eT LA conFÉdÉrATion heLVÉTiQue . . . . . . . . . . 47
Frédéric Monneyron

LA roMe AnTiQue eT L’euroPe :


un hÉriTAGe eT des MALenTendus .................. 60
Joël Thomas

un MyThe FondATeur eT MobiLisATeur :


Le TrAiTÉ de L’ÉLysÉe en FrAnce eT en ALLeMAGne . . . . 73
yves bizeul
206 des MyThes PoLiTiQues

MobiLisATions nATionALisTes eT MyThes PoLiTiQues


dAns Les Guerres de L’eX-youGosLAVie . . . . . . . . . . . . . 86
elmir camic

Deuxième partie
personnages mythiques
et symboles

eXisTe-T-iL un MyThe GAuLLien ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107


Jean-Pierre sironneau

Le MyThe du reTour du hÉros :


des LÉGendes surnATureLLes AuX ruMeurs de surVie . . 120
Jean-bruno renard

LA FoncTion MyThoPoïÉTiQue de LA couLeur


dAns LA syMboLiQue du PoLiTiQue . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
Valentina Tirloni

L’ArT de LA « dÉFiGurATion syMboLiQue » :


Le dueL enTre sArKoZy eT chirAc . . . . . . . . . . . . . . . . . 168
denis Fleurdorge

bibLioGrAPhie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
noTes sur Les PArTiciPAnTs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195
indeX des noMs ProPres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199

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