Night School Tome 3 Rupture
Night School Tome 3 Rupture
Night School Tome 3 Rupture
Ancien écrivain politique, journaliste criminel et d’investigation, C.J. Daugherty est aussi l’auteur de guides de voyage sur l’Irlande,
l’Angleterre et la France. Bien qu’elle ait quitté le monde du reportage policier depuis plusieurs années, elle n’a jamais perdu sa
fascination pour ce qui motive certains à perpétrer des actes atroces, ainsi que pour ceux qui font tout pour les en empêcher. La série Night
School en est le fruit.
C.J. vit dans le sud de l’Angleterre avec son mari et une ménagerie d’animaux domestiques. Vous pouvez en apprendre plus à
propos d’elle sur son site www.cjdaugherty.com.
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C.J. Daugherty
Night School
Rupture
LIVRE III
roman
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre
gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du
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civiles ou pénales. »
En couverture : © Josefine Jonsson / Trigger Image et © Rich Iwasaki / Getty Images. Blason : ©
Atom
EAN 978-2-221-14019-2
ISSN 2258-2932
(édition originale : ISBN 978-0-349001-71-5), ATOM , an imprint of Little, Brown Book Group (an
Hachette UK Company), London
e vent de février était glacial. Allie remit le téléphone dans sa poche en frissonnant et s’adossa au
L tronc de l’immense sapin sous lequel elle s’était mise à l’abri.
Écartant son gant d’un geste nerveux, elle jeta un nouveau coup d’œil à sa montre. Cela faisait
déjà vingt minutes qu’elle patientait. Si cela prenait plus longtemps…
La gorge serrée, elle déglutit.
Devant elle se dressait l’imposante grille, surmontée de pointes acérées en métal noir. Pour ce
qu’elle en savait, c’était le seul point d’entrée aux terres de Cimmeria. Située à environ un kilomètre
et demi du bâtiment de l’école, au bout d’une longue allée, elle ne s’ouvrait et se fermait que par
télécommande. Seule Isabelle, la directrice de Cimmeria, et quelques vigiles choisis avec soin étaient
autorisés à la faire fonctionner.
Les véhicules étaient rares à Cimmeria. La plupart des professeurs et les membres du personnel
vivaient sur place. Néanmoins, des camions de livraison et des fourgonnettes de la poste entraient et
sortaient chaque jour du domaine, ainsi que les gardes de Raj Patel. Depuis plusieurs semaines, Allie
avait observé les allées et venues, elle savait qu’une camionnette de livraison arrivait juste avant seize
heures quasiment tous les jours. Le moment approchait. Avec un peu de chance, la fourgonnette
franchirait la grille avant que quelqu’un remarque son absence.
Sa cachette était proche de l’endroit où elle se tenait lorsque Jo avait été assassinée. Le souvenir
de cette horrible nuit, huit semaines plus tôt, la hantait. Si elle fermait les yeux, elle revoyait l’atroce
scène – le tapis de neige immaculée, la lueur bleutée de la lune, le corps de Jo étendu en travers de la
route comme une poupée de chiffon… Le nuage de sang qui s’étendait autour d’elle comme les
pétales d’une fleur vénéneuse.
Elle ouvrit les yeux.
Ce soir, ce n’était qu’une route vide.
Elle prit une profonde inspiration.
« Suis-je vraiment en train de faire ça ? »
Elle n’avait cessé de se poser cette question depuis qu’elle avait atteint la grille. Une part d’elle
avait envie de pleurer. L’autre voulait retourner dans sa chambre. Mais elle ne s’abandonna à aucune
de ces tentations. Au contraire, elle carra les épaules, prête pour sa mission.
Il fallait qu’elle parte d’ici. Si elle voulait trouver des réponses à ce qui se passait vraiment, elle
devait fuir Cimmeria et partir à la recherche de la vérité.
Une brise glaciale agita les branches des arbres, des gouttelettes gelées lui tombèrent sur le
visage. Grelottant de froid, elle resserra son écharpe autour de son cou. Le mugissement des branches
se balançant au-dessus de sa tête étouffa le bruit du véhicule. Elle ne le remarqua que lorsque les
phares approchèrent.
Elle s’accroupit bien à l’écart, et attendit, prête à bondir comme la sportive entraînée qu’elle était
avant l’attaque de Cimmeria. La position immobile faisait souffrir chaque cellule de son corps blessé
– surtout son genou –, mais elle ignora la douleur. Ce n’était pas le moment de se plaindre, mais de
fuir.
Le souffle court, invisible dans l’ombre grâce à son jean et à sa veste noirs, elle fixa la grille. Elle
s’attendait à la camionnette rouge du facteur, à sa place elle vit un long véhicule sombre et surbaissé.
Elle en resta bouche bée. Plusieurs vigiles en conduisaient des similaires. Ce devait être l’un
d’entre eux.
L’automobile approcha lentement de la grille, puis s’arrêta. En une seconde, Allie prit sa décision
: quoi qu’il advienne, elle le ferait. Peu importait qui se trouvait dans la voiture. Elle allait s’enfuir.
Elle était sur le qui-vive. Il fallait à tout prix qu’elle saisisse sa chance. Ce serait peut-être la seule.
Cependant, durant un long moment, rien ne se passa. Son genou la faisait de plus en plus souffrir.
C’était épuisant de rester accroupie de la sorte. Elle ne pourrait pas tenir ainsi bien longtemps.
Fermant les yeux, elle pria – hélas, sans succès – pour que la grille s’ouvre.
Quelque chose clochait.
« Peut-être qu’ils sont au courant. Si ça se trouve, c’est un piège, et Raj a déjà envoyé ses gardes à
ma poursuite ! »
Elle avait la bouche sèche et du mal à respirer.
Soudain, l’immense grille vibra, puis s’entrouvrit dans un lourd grincement métallique.
Articulant en silence, Allie compta huit inspirations et huit expirations avant que le vaste portail
ne soit entièrement ouvert. Au-delà, l’allée s’enfonçait dans les bois sombres. À la faible lueur du
crépuscule, elle semblait disparaître juste après la grille – comme si, une fois l’entrée franchie, le
monde extérieur n’existait plus.
Sortant le téléphone de sa poche, Allie le jeta par terre. Elle détestait s’en séparer, mais il était
trop dangereux de le garder : on pourrait la retrouver grâce à sa puce. Désormais, l’appareil ne lui
servait plus à rien. Il ne lui restait plus qu’à faire confiance à Mark. Pourvu qu’il fasse bien comme
prévu !
À présent, tout ce dont elle avait besoin, c’était que le véhicule s’enfonce suffisamment dans
l’allée pour qu’elle sorte de là sans que le conducteur la remarque.
Une éternité s’écoula sans que la voiture bouge. Son moteur tournait au ralenti, tel un chat
ronronnant devant sa proie. D’où elle était, Allie ne parvenait pas à voir le conducteur.
« Putain, qu’est-ce qui se passe ? »
La frustration lui donnait envie de hurler.
« Tu vas avancer, oui ou non ? »
Juste au moment où elle redoutait d’avoir été découverte, les pneus crissèrent sur le gravier. Avec
une extrême lenteur, l’Audi noire se dirigea vers l’école.
Presque aussitôt, la grille commença à se refermer, mais Allie n’osait pas bouger. La voiture était
trop près – le conducteur risquait de l’apercevoir dans son rétroviseur.
Crispée, ses muscles la faisant souffrir, elle attendit, les yeux fixés sur le portail, priant pour que
ce maudit véhicule disparaisse de sa vue. Hélas, l’Audi avançait à une allure désespérante. Comme si
le chauffeur cherchait quelqu’un.
Cette pensée la fit frémir, elle prit une profonde inspiration pour se calmer.
« Ne craque pas ! Concentre-toi. S’il avait deviné ta présence, il aurait déjà bondi hors de sa
voiture. »
Observant la grille, elle compta trois respirations. Quatre.
Cinq.
À présent, le portail était presque clos. L’auto était toujours en vue, mais elle n’avait plus le choix
– si elle n’agissait pas maintenant, elle ne sortirait peut-être jamais d’ici.
Et ça, ce n’était pas du tout une option envisageable.
Bondissant hors de sa cachette, elle fonça à travers les arbres. Ses genoux la taraudaient, son
souffle rauque brûlait ses poumons. L’espace entre les deux pans de la grille paraissait étroit. Trop
étroit. Avait-elle mal calculé ? Était-il déjà trop tard ?
Finalement elle parvint au portail, et agrippa les barreaux froids s’efforçant de freiner leur
avancée. Mais la grille était automatique – rien ne pouvait la stopper. Elle se fermait en un mouvement
régulier.
Allie n’hésita pas une seconde – elle s’élança à travers la mince ouverture alors que les barreaux
griffaient sa veste comme des doigts décharnés, écrasant si fort ses épaules qu’elle serra les dents
sous la douleur.
Poussant un cri étranglé, elle se libéra du monstre métallique, tombant à terre de l’autre côté, à
l’instant même où la grille se referma complètement.
Enfin !
Elle était libre.
2.
llie n’avait pas commencé sa journée en prévoyant de s’enfuir. Son plan, c’était de ne pas aller
A en cours.
Ces derniers temps, elle pratiquait souvent l’absentéisme. Étudier ne semblait plus du tout pertinent.
Alors, pourquoi s’en donner la peine ?
Après avoir été traînée de force en cours à plusieurs occasions, elle avait commencé à se
planquer pour éviter ce genre de désagrément. Le vieux bâtiment victorien comportait plein de coins
et de recoins pouvant servir de cachettes – elle aimait particulièrement les chambres inutilisées et les
anciens escaliers des domestiques, où personne ne songeait jamais à la chercher. La crypte, la
chapelle… Franchement, elle avait un nombre infini de refuges à sa disposition.
Aujourd’hui, après avoir supporté les cours de la matinée, elle avait quitté sa chambre en passant
par la fenêtre, suivi l’étroit rebord sur la pointe des pieds, puis était grimpée sur le toit, à l’endroit
même où Jo avait autrefois dansé avec frénésie, une bouteille de vodka à la main, et où Carter et elle
lui avaient sauvé la vie.
Là, elle était restée assise des heures dans le froid, seule avec ses souvenirs, observant les élèves
et les professeurs déambuler des dizaines de mètres plus bas. C’était incroyable ! Jamais personne ne
levait les yeux dans sa direction. Le toit était hérissé de cheminées et d’ornements en fer forgé. Il lui
était donc facile de tout observer sans se faire remarquer. Une véritable gargouille vivante !
La journée s’était écoulée ainsi, comme d’autres ces derniers temps, jusqu’à ce qu’elle entende
des voix familières étrangement proches. Elle se crispa. Avait-on découvert sa présence ? Il lui fallut
un moment pour se rendre compte que les voix provenaient de sa propre chambre, à travers la fenêtre
ouverte, juste sous sa planque.
Se tenant à un chéneau élaboré en forme de dragon, elle se pencha pour écouter.
— Vous ne l’avez pas encore retrouvée ? demanda Isabelle d’une voix tendue.
— Non.
Raj Patel s’exprimait avec un tel calme, qu’Allie dut tendre l’oreille pour saisir ses propos.
— Mon équipe fouille le domaine à sa recherche.
Ses gardes ne la trouveraient pas. Ils ne la trouvaient jamais. Cette pensée emplit Allie de joie.
Peut-être était-elle peu douée pour sauver des vies, mais elle était capable de se montrer plus maligne
que des experts en sécurité supposés être les meilleurs au monde.
Isabelle reprit la parole – sa voix semblait plus proche. Allie comprit qu’elle devait se trouver
près de la fenêtre, contemplant la même vue qu’elle.
— À votre avis… Comment va-t-elle ? demanda la directrice avec hésitation. Rachel vous a-t-elle
dit quelque chose ?
Un soupir.
— Mieux ? dit Raj. Pire ? Difficile à dire. Pareil, sûrement. Rachel s’inquiète pour elle. Est-ce
qu’elle voit toujours le Dr Cartwright ?
Allie fronça les sourcils. Le Dr Cartwright était le psy qu’Isabelle avait fait intervenir après… tout
ce qui s’était passé.
— Plus pour l’instant. C’était le cas, au début, mais il m’a informée qu’il ne parvenait pas à
grand-chose avec elle. Selon lui, elle ne réagit pas.
Ils ne devraient pas discuter de cela, songea Allie avec amertume. C’est censé être privé.
Elle pensa à ses cauchemars et à ses horribles pensées – les rares choses qu’elle avait
mentionnées au Dr Cartwright avant de lui tourner le dos.
Elle ne voulait pas qu’Isabelle et Raj soient au courant de tout cela.
— Comment fait-on pour retourner en cours après avoir vu une de ses meilleures amies mourir ?
lui avait-elle demandé lors de l’une des rares séances auxquelles elle avait assisté. Comment peut-on
encore se soucier de la conjugaison des verbes français ? Ou de l’Armada espagnole ?
— On le fait, c’est tout, avait répondu le psy. Chaque jour, on met un pied devant l’autre. On
essaie. On ne cesse d’essayer.
— Vous ne racontez que des conneries ! avait-elle répliqué d’un ton venimeux.
Le Dr Cartwright ignorait la peur de s’endormir à cause des cauchemars à venir. Comment aurait-
il pu comprendre ce qu’elle ressentait ?
Personne ne pouvait le savoir.
Raj laissa échapper un rire amer, comme s’il était d’accord avec la remarque du Dr Cartwright
que venait de rapporter Isabelle.
— Selon lui, continua la directrice, Allie n’accepte pas la mort de Jo. Elle cherche quelqu’un à
blâmer pour ce décès. Et cette colère est comme une béquille pour elle. Cela lui permet de faire durer
plus longtemps sa phase de chagrin. Tant qu’elle n’aura pas dépassé ce stade, elle n’acceptera jamais
ce qui est arrivé et ne pourra pas s’en sortir.
Allie sentit l’impatience la gagner.
« Si je suis en colère, c’est à cause de vous ! »
Néanmoins, malgré sa colère, elle savait qu’il y avait un fond de vérité dans la remarque
d’Isabelle, et cela la tracassait.
À l’étage en dessous, la directrice de Cimmeria continuait de s’entretenir avec Raj.
— Quoi qu’il en soit, Allie a décidé qu’elle n’appréciait pas le Dr Cartwright. Une séance était
prévue cet après-midi, mais…
Allie devinait le haussement d’épaules et la mine lasse d’Isabelle.
— Pile à l’heure prévue, elle s’est absentée sans permission.
La voix de Raj se fit plus forte – même depuis sa cachette, Allie percevait sa colère.
— Ça ne peut pas continuer ainsi, Isabelle ! Vous devez prendre des sanctions. Toute mon équipe
est à sa recherche alors que mes hommes sont censés s’occuper de la sécurité de l’école. Nous
ignorons toujours ce que Nathaniel a prévu. Il peut nous frapper à n’importe quel moment. Allie nous
fait perdre notre temps. Nous devons cesser de nous concentrer sur elle. Elle se comporte comme
une…
Isabelle l’interrompit.
— Comme elle s’est toujours comportée. C’était déjà le cas quand son frère a disparu. Elle est en
colère, et je ne peux pas vraiment l’en blâmer. Moi aussi, je suis en colère, mais je n’ai plus seize ans,
et je sais comment contenir ma peine et mon chagrin. Pas elle.
Quelqu’un frappa à la porte, mettant momentanément un terme à leur discussion.
« Qui cela peut-il être ? »
Allie s’étira pour mieux entendre, s’allongeant jusqu’au bord du toit. Hélas, Isabelle et Raj
semblaient s’être tous deux dirigés vers la porte. Elle entendait le murmure de leurs voix, mais était
bien trop loin pour comprendre la conversation.
Un moment plus tard, la porte se referma dans un grand bruit. Bang ! Ensuite… Il n’y eut plus que
le silence.
Ils étaient partis.
Déçue, Allie se rassit avec précaution. Ce faisant, elle porta son regard quelques mètres plus bas.
Deux des vigiles de Raj se tenaient sur la pelouse, en dessous. Ils avaient les yeux rivés sur elle.
Son cœur marqua un battement.
« Merde ! »
Paniquée, elle recula hors de leur vue, ses chaussures glissant sur les tuiles humides de pluie.
Quand elle fut sûre d’être bien cachée, elle se pencha en avant, juste assez pour jeter un coup d’œil.
En bas, les gardes faisaient signe à quelqu’un – qu’elle ne pouvait voir – lui enjoignant de les
rejoindre. Une seconde plus tard, Raj se tenait à côté d’eux. Les hommes pointèrent sa planque du
doigt. Bras croisés, Raj darda sur elle un regard furieux.
Sa gorge se serra.
« Il est temps de trouver une nouvelle cachette. »
Bondissant sur ses pieds, elle courut jusqu’à l’endroit où le toit s’inclinait, dévala la pente sur ses
fesses. Sa courte jupe plissée – pas du tout conçue pour ce genre d’activité – se retroussait sous ses
cuisses, trempées par les tuiles. Se raccrochant du bout des doigts à la gouttière, elle avança sur le
rebord jusqu’à sa fenêtre ouverte, puis sauta sur son bureau.
Une fois en sécurité à l’intérieur de sa chambre, elle s’étira d’un air triomphant… avant de
remarquer Isabelle, plantée devant elle, les bras croisés.
La directrice n’attendit même pas qu’elle lui présente des excuses.
— Cette fois, c’en est trop !
Elle s’était exprimée avec colère, mais Allie nota aussi la tristesse de sa voix.
— Tu ne peux pas continuer comme ça, Allie !
Une part d’elle se sentait coupable de décevoir ainsi Isabelle. Cependant, elle décida d’ignorer
cette voix intérieure. Au lieu de cela, elle se contenta d’un haussement d’épaules dédaigneux.
— Très bien. Allez-y ! Tu vas être punie. Ne recommence jamais, etc.
Isabelle prit une profonde inspiration. Comme son expression blessée la troublait, Allie décida de
ne pas s’attarder, et se dirigea illico vers la sortie.
Isabelle se reprit.
— Je ne suis pas ton ennemie, Allie.
— Vraiment ?
Se tenant près de la porte, Allie l’étudiait comme un insecte au travers d’un microscope.
— Allie…
Isabelle tendit la main vers elle, puis se ravisa et baissa le bras.
— Je me fais du souci pour toi, et j’aimerais t’aider. Mais c’est impossible, si tu m’en empêches.
À une certaine époque, oui, quand elles étaient proches, Allie serait allée la trouver pour lui
demander de l’aide, des conseils.
Quand elle lui faisait confiance.
Mais ces jours-là étaient bien loin.
Elle fixa Isabelle avec indifférence.
— Le truc, Isabelle, c’est que, quand vous aidez des personnes… elles meurent. Alors… non
merci.
Ça, c’était une sacrée vacherie ! Comme Isabelle se décomposait, Allie en profita pour filer hors
de sa chambre.
Combattant son envie de pleurer, elle descendit en boitant le grand escalier. Son genou la faisait
souffrir, et le bruit irrégulier de ses pas (bam-BAM, bam-BAM) résonna dans le silence comme un
rire cruel.
Tête baissée, elle ne prêta aucune attention aux lambris de chêne qui ornaient les murs de
Cimmeria. Pas plus qu’aux immenses tableaux à l’huile – dont certains faisaient deux fois sa taille –,
portraits d’hommes et de femmes disparus depuis bien longtemps, drapés de soie et parés de
somptueux joyaux. Elle était indifférente aux lustres composés de centaines de pièces de cristal qui
étincelaient dans la faible lueur de l’après-midi, aux lourds chandeliers sur pied de plus d’un mètre
cinquante, et aux tapisseries représentant des femmes du Moyen Âge, aux visages diaphanes, qui, à
cheval, poursuivaient des renards insouciants.
Elle ne vit rien de tout ça, et, se réfugiant dans la grande galerie, elle referma la porte derrière
elle. La vaste salle de bal était vide, éclairée seulement par la pâle lumière de l’après-midi qui filtrait
à travers les gigantesques baies vitrées à l’autre extrémité. Les pas d’Allie résonnèrent sur le plancher
tandis que, l’esprit envahi de pensées amères qui la harcelaient comme des démons, elle arpentait la
pièce.
Trente-trois pas dans un sens. Demi-tour. Trente-trois pas dans l’autre sens. Et on recommence.
« Pourquoi devrais-je être désolée ? fulmina-t-elle. Isabelle est responsable de tout ce qui s’est
passé. Jo avait confiance en elle. Et maintenant, elle est morte. »
Pivotant sur ses talons, elle fit demi-tour et continua à arpenter la pièce.
Comme c’était toujours le cas ces derniers temps, ses pensées la ramenèrent aux bois recouverts
de neige, au bruissement d’ailes d’une pie, à une frêle silhouette filant à travers la neige…
C’était comme une croûte sur sa peau qu’elle ne pouvait s’empêcher de gratter malgré la douleur.
Elle ne cessait de revenir dessus et la souffrance ne diminuait jamais.
Peut-être ne voulait-elle pas la voir diminuer.
« Jo nous a quittés. Elle nous manque. Et Isabelle voudrait que je continue à vivre comme si tout
était normal ? Qu’elle aille se faire foutre ! »
Un nouveau demi-tour.
Plus jamais elle ne croirait Isabelle. Tout était arrivé par sa faute, à cause de cette dispute avec son
frère, impossible à comprendre. Chacun s’était retrouvé mêlé à cette histoire avec Nathaniel, et Jo en
avait payé le prix.
D’ailleurs, elle ne ferait plus confiance à Raj non plus. Il était responsable de la sécurité de l’école
et supposé expert en son domaine. Or il était parti, les laissant seuls, bien qu’elle l’ait supplié de n’en
rien faire. Oui, supplié. Du coup, il était absent quand quelqu’un, à l’intérieur de Cimmeria –
quelqu’un qu’elle connaissait et en qui elle avait confiance – avait ouvert la grille pour que Gabe
puisse tuer Jo.
Le cœur lourd, elle pivota de nouveau. La colère lui donnait des forces.
Durant les huit semaines qui s’étaient écoulées après le meurtre, Raj et Isabelle avaient été
incapables de découvrir qui avait ouvert la grille cette horrible nuit-là. Qui avait aidé Nathaniel
depuis le début. Un professeur, un instructeur de la Night School, un élève – une personne qu’elle
croisait tous les jours dans le hall voulait la voir morte.
Ni la directrice de Cimmeria ni le chef de la sécurité n’avaient rien fait pour contrer cela.
« Ils me laissent tomber. Ils nous ont tous trahis. Pas question que ça se reproduise ! »
Soudain, elle s’arrêta net. Elle savait ce qu’elle avait à faire.
Ouvrant la lourde porte, elle se précipita au pas de course vers le bureau d’Isabelle, avant de
piquer une crise. Elle allait informer la directrice qu’elle ne voulait plus étudier ici. Il lui était
impossible de continuer ainsi. Elle irait n’importe où, du moment que c’était loin d’ici. Une fois dans
le véritable monde, elle découvrirait ce qui se passait vraiment. Elle parlerait à sa grand-mère,
ensemble elles trouveraient les assassins de Jo. Et elles leur infligeraient le châtiment qu’ils
méritaient.
Dissimulée sous le grand escalier, qui s’élevait du grand hall en une théâtrale spirale de chêne
poli richement ornée, la porte du bureau d’Isabelle était si ingénieusement cachée dans les panneaux
finement sculptés, que, lors de son arrivée à Cimmeria, Allie avait eu du mal à la trouver.
Aujourd’hui, elle n’avait plus ce problème.
Mâchoire crispée, elle entra sans frapper.
— Isabelle, il faut que…
Le bureau était vide.
À l’évidence, leur directrice l’avait quitté précipitamment – le gilet de cachemire noir qu’elle
portait un peu plus tôt était jeté sur le dossier d’une chaise. Un léger nuage de vapeur flottait au-
dessus de la tasse d’Earl Grey posée sur son bureau, au milieu de son sous-main en cuir, à côté de ses
lunettes…
Et de son téléphone portable.
Bouche bée, Allie fixa l’appareil. Comment était-ce possible ?
L’électronique était bannie à Cimmeria. De toutes les règles de l’école, c’était la plus stricte. Pas
d’ordinateurs ni de télévisions, et encore moins de portables.
Si les élèves désiraient téléphoner, ils devaient demander la permission à Isabelle. En fait, ils
n’étaient autorisés à appeler que leurs parents, et encore, seulement pour de bonnes raisons.
Pourtant, un portable se trouvait là, juste devant elle.
Les yeux rivés dessus, Allie songea à ce qui arriverait si elle suivait son instinct. Isabelle ne lui
pardonnerait jamais. Elle serait renvoyée de Cimmeria. Elle perdrait ses amis. Mais peut-être aurait-
elle la possibilité de découvrir ce qui se passait. Et cela pourrait forcer Isabelle et Raj à faire enfin
quelque chose.
Sans plus réfléchir, elle saisit le portable, le glissa dans sa poche, et s’enfuit.
3.
Une fois franchies les grilles de Cimmeria, la forêt devenait plus dense, bloquant les minces
U rayons de la lumière de fin d’après-midi. Ici, il faisait déjà nuit, et, mal à l’aise, Allie regarda
par-dessus son épaule, fonçant à travers l’obscurité.
À chaque foulée, elle s’efforçait de croire qu’elle avait pris la bonne décision. Nathaniel était là,
quelque part, à sa recherche, mais peu lui importait. Elle était si épuisée, si en colère, si abattue… Il
ne lui était plus possible de rester. Elle devait partir.
Cependant, elle ne s’était jamais sentie aussi exposée. À présent, elle était totalement seule. Et les
assassins de Jo pouvaient se trouver n’importe où.
Un calme inquiétant régnait – seul se faisait entendre le craquement des brindilles mortes sous ses
pieds. Le soleil se couchait et le froid devenait plus intense – le vent traversait sa veste, la glaçant. Ses
mains gantées étaient crispées au fond de ses poches.
« Au moins, je sais où je vais. »
Elle avait fait de si nombreux séjours à l’hôpital, ces derniers temps, qu’elle avait appris à
connaître les routes du coin, et tandis qu’elle avançait elle s’efforça de retrouver son calme en
visualisant son trajet dans sa tête – comme une carte. D’après ses calculs, elle n’était plus très loin de
la route principale. Une fois là-bas, elle n’aurait qu’à tourner à droite et à suivre les pancartes. Il y
avait moins d’arbres sur la grande route, et plus de lumière. Ce serait moins sinistre.
Il lui suffisait de quitter ces bois, et elle serait en sécurité. C’était simple.
Tout se passa à la perfection. Cependant, alors qu’elle avait presque atteint le carrefour, un léger
bruit, aussi faible qu’une respiration, la fit frissonner.
Réprimant un halètement d’inquiétude, elle feignit de se diriger sur la droite, et se réfugia
derrière l’épais tronc d’un haut sapin. Accroupie, les mains posées sur l’écorce rugueuse, elle scruta
les ténèbres. Quel que soit le bruit, il ne provenait pas de l’arbre !
De sa cachette, elle ne remarqua aucune présence. Mais les bois étaient sombres, emplis d’ombres
qui dansaient sous la brise. Chacune pouvait être celle d’une personne.
D’un assassin.
Elle avait de plus en plus de mal à respirer.
« Quelqu’un pourrait se trouver juste derrière moi sans que je l’aie remarqué. Gabe est peut-être
à quelques mètres en train de m’observer. » Cette pensée la fit frémir de peur, et elle pressa son poing
contre son front. « Quelle conne ! Pourquoi je fais ça ? Je me précipite droit vers lui… »
Elle s’agrippa au tronc du sapin, s’efforçant de se calmer. Si quelqu’un était vraiment là, tout près,
elle devait avant tout réfléchir.
Pendant un long moment, elle demeura figée, tendant l’oreille, prête à bondir au moindre bruit.
Mais il n’y avait que le silence, le vent, et les branches se balançant au-dessus d’elle.
Au bout de très longues minutes, elle s’obligea à se raisonner. Elle ne voyait ni n’entendait rien.
Seul son instinct lui soufflait que quelqu’un était dans le coin. Il fallait absolument qu’elle se
remémore ses séances d’entraînement. Que dirait Raj s’il était là ?
Fiez-vous à votre instinct, mais n’en soyez pas non plus esclaves.
« Il me conseillerait de ne pas réagir à ma peur – mais aux preuves. »
Elle était presque capable d’entendre la voix de son instructeur.
— Et qu’est-ce que les preuves te disent, Allie ?
« Je ne vois personne. Je n’entends personne. J’ai suivi les procédures et je n’ai trouvé aucune
menace réelle. »
— Les preuves me disent qu’il n’y a personne ici, chuchota-t-elle, essayant d’y croire.
Quoi qu’il en soit – qu’une personne se cache réellement dans les bois, tout près, ou non –, elle
avait deux options : attendre et voir si l’ennemi se montrait, ou continuer à avancer, en espérant que
son poursuivant, s’il existait, n’en fasse rien.
Elle choisit la seconde option.
Grimaçant sous la douleur, elle courut – boitillant – à travers la forêt, en direction de la route. Sa
veste avait glissé sur son épaule, elle la retira, la serrant dans sa main, filant jusqu’au milieu du
carrefour. Une fois là, elle s’arrêta et s’autorisa enfin à regarder derrière elle.
Elle ne vit rien d’autre que des bois vides. Le souffle court, elle se pencha en avant, posant ses
mains sur ses genoux. La douleur et le froid lui brûlaient les poumons.
Pourtant, elle avait encore un long chemin à parcourir. Ses ennemis pouvaient s’en prendre à elle
à n’importe quel moment. Hors de question de rester plantée là !
Elle tourna dans la direction qu’elle espérait être la bonne. La route à sens unique était bordée de
hautes haies, complètement nues à cette période de l’année. Au loin, les pâturages et les champs
boueux s’évanouissaient dans la lumière déclinante.
Néanmoins, la route était lisse, et régulièrement éclairée par des lampadaires. Si elle avait vu
juste, la ville n’était qu’à quelques kilomètres un peu plus loin.
« Tout ce que j’ai à faire, c’est de continuer à avancer sans piquer une crise ou flipper en chemin.
»
Pour passer le temps, elle songea au plan d’évasion qu’elle avait concocté.
Finalement, cela avait été facile. À croire qu’ils avaient voulu qu’elle s’en aille.
Après avoir dérobé le téléphone d’Isabelle sur son bureau, elle s’était précipitée à l’étage. Au
fond de sa poche, le portable semblait aussi lourd qu’un bloc de béton, aussi brûlant que du feu. Elle
était certaine que tout le monde le remarquait à travers sa jupe bleu marine plissée.
Une fois sur le palier, elle avait foncé à travers les groupes d’élèves bavardant et riant pour se
diriger vers un escalier plus étroit qui menait au dortoir des filles, les yeux rivés à terre, au cas où
son expression coupable la trahirait.
— Espèce de psychopathe, s’était moqué quelqu’un derrière elle.
La voix aiguë était malheureusement trop familière. Allie n’avait pas besoin de lever les yeux,
elle aurait reconnu l’accent de Katie Gilmore n’importe où.
— Écarte-toi de son chemin, sinon tu seras la prochaine à mourir, avait rétorqué quelqu’un
d’autre.
Tout le groupe avait éclaté de rire.
Résistant à l’envie de gifler Katie, Allie avait gardé les yeux baissés, comptant en silence chacun
de ses pas. Au fur et à mesure que les nombres augmentaient, le calme l’envahissait.
« … Cinquante-cinq, cinquante-six, cinquante-sept, cinquante-huit, cinquante-n… »
— Allie.
Elle s’était arrêtée, les yeux fixés sur une paire de bottes en peau de mouton ivoire.
Avec lenteur, elle avait redressé la tête.
Julie, miss Parfaite, se tenait devant elle, ses cheveux d’un blond quasi blanc effleurant ses
épaules. Les bras croisés, elle l’observait d’un air désapprobateur.
— Isabelle m’a envoyée te chercher.
Le cœur d’Allie avait marqué un battement. Inconsciemment, elle avait effleuré sa poche qui
contenait le téléphone volé.
« Comment sait-elle déjà que c’est moi ? »
Malgré l’adrénaline qui courait dans ses veines, elle avait réussi à répondre d’un ton détaché :
— Qu’est-ce qu’elle veut ?
Julie lui avait jeté un regard intrigué. Apparemment, elle ne s’attendait pas à cette question.
— Je n’en sais rien. Elle m’a juste dit qu’elle te cherchait et que si je te voyais, je devais t’envoyer
à son bureau.
Un immense soulagement avait envahi Allie. « Isabelle n’est pas au courant pour son téléphone.
Pas encore, en tout cas. »
Cette évidence l’avait enhardie.
— Très bien, tu m’as fait passer le message, Julie. Mission accomplie.
Elle avait avancé d’un pas vers miss Parfaite.
— Est-ce que ton petit ami ne t’attend pas quelque part, par hasard ? Tu n’es pas censée être avec
lui, à roucouler ?
Julie n’avait pas flanché, mais une rougeur avait pris naissance dans son cou, et envahi lentement
son visage.
Depuis le bal d’hiver, Julie et l’ex-petit ami d’Allie, Carter, étaient en couple – ils formaient
carrément le couple de Cimmeria. Allie s’était habituée à les croiser dans les couloirs, le bras de
Carter passé sur les épaules de Julie, ses cheveux bruns contrastant avec les mèches blondes de son
amie. Comme les pièces d’un jeu d’échecs – le roi noir et la reine blanche.
Néanmoins, elle éprouvait toujours un petit pincement au cœur chaque fois qu’elle les voyait.
— Je n’ai pas l’intention de me disputer avec toi, Allie, avait répliqué Julie avec calme.
— Parfait. Dans ce cas, je vais dans ma chambre quelques instants, ensuite je filerai discuter avec
Isabelle, comme une gentille petite fille.
Certes, c’était minable d’être aussi garce avec Julie, mais elle n’avait pu s’en empêcher. Elle avait
envie de se payer sa tête – voire d’une engueulade. Ou pourquoi pas une bonne bagarre ?
Mais Julie avait refusé de la suivre sur ce terrain. La dépassant, Allie s’était précipitée dans sa
chambre, claquant la porte. Elle n’avait que peu de temps. Isabelle n’allait pas manquer de remarquer
la disparition de son téléphone, et elle comprendrait très vite qui le lui avait volé.
La pièce était un véritable chaos. Des vêtements sales traînaient par terre, ainsi que des papiers,
des draps et divers détritus. Quand elle était sortie de l’infirmerie, Allie avait informé Isabelle qu’elle
ne souhaitait pas que les femmes de ménage s’occupent de sa chambre et, à contrecœur, la directrice
avait acquiescé. Maintenant, c’était le vrai bordel.
Exactement ce qu’elle voulait.
Elle avait retiré sa jupe et ses chaussures à semelles en caoutchouc – fournies par l’école – et
enfilé un skinny noir. Après le décès de Jo, elle avait perdu plusieurs kilos et son jean était un peu
trop grand, désormais, mais il ferait l’affaire. Elle avait lacé ses Doc Martens rouges jusqu’aux
genoux, attrapé une veste noire dans son placard, et fouillé dans le bazar par terre pour dénicher son
écharpe. Elle était encore en train d’enfiler sa veste, quand elle avait composé un numéro familier.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
La voix qui lui avait répondu était agressive, mais à ses oreilles, l’accent londonien était un pur
délice.
— Mark, c’est moi, avait-elle chuchoté avec empressement.
Mark s’était alors radouci.
— Allie ? Put… Comment tu vas ?
— J’ai des problèmes.
Aussitôt, son copain avait semblé inquiet.
— Où es-tu ? Chez toi ? C’est à cause de tes parents ?
— Non, je suis toujours au lycée, mais il s’est passé un truc. Un truc hyper moche.
Mark n’avait pas hésité un instant.
— De quoi tu as besoin ?
Elle avait regardé par la fenêtre. La lumière du jour commençait à décliner.
— Ça te dit de t’enfuir avec moi ?
À cette heure-ci, la route était calme. Allie ramassa une branche, et la jeta dans le champ voisin,
écoutant le léger bruit qu’elle fit en tombant sur la terre riche, hors de sa vue.
Il n’y avait pas de lampadaires, et les quelques maisons étaient encore à bonne distance – elle
apercevait leurs lumières au-delà des champs. Mais elle se sentait bien mieux, ici, sans les arbres qui
bloquaient la moindre clarté. À dire vrai, plus elle s’éloignait de l’école, mieux elle se sentait.
Son genou gauche était un peu engourdi, mais au moins la supportait-il. Elle devrait tenir le coup
jusqu’à ce qu’elle arrive en ville.
Perdue dans ses pensées, elle trébucha sur une pierre, et se rattrapa à temps pour éviter de tomber.
« Concentre-toi, idiote ! Casse-toi la jambe, et tout ce que tu auras gagné, c’est un retour à
l’infirmerie ! »
Au loin, le bruit d’un moteur perturba soudain le calme campagnard. Allie chercha illico une
cachette, mais les haies formaient comme un mur épais des deux côtés de la route. La lumière des
phares se fit de plus en plus forte au fur et à mesure que l’automobile approchait.
Paniquée, Allie plongea dans la haie, au mépris des branches acérées qui griffaient ses flancs. Elle
s’enfonça autant que possible, et attendit.
« C’est peut-être quelqu’un qui vit dans le coin, et non l’un des vigiles de Cimmeria. »
Néanmoins, elle retint son souffle tandis que la voiture la dépassait, ne le relâchant qu’une fois
qu’elle eut disparu dans la nuit.
Ouf ! Personne ne l’avait remarquée.
Elle reprit sa marche, retirant des brindilles de ses cheveux. L’obscurité semblait plus lourde.
Son corps entier était douloureux, et le froid la glaçait. Pour se distraire, elle tenta d’imaginer ce
que pouvait faire Rachel en ce moment.
La jeune fille était sa meilleure amie, et une dévoreuse de livres. Pas difficile de deviner à quoi
elle était en train de s’atteler : ses devoirs de chimie. Elle était sûrement assise à la bibliothèque, dans
l’un des fauteuils de cuir, ses livres éparpillés autour d’elle à la lueur d’une des fameuses lampes
vertes, ses lunettes lui glissant sur le nez pendant qu’elle se régalait de formules complexes et de
schémas à n’en plus finir.
En songeant à elle ainsi, Allie laissa échapper un sourire… qui s’évanouit bien vite.
« Est-ce qu’elle me pardonnera de m’être enfuie sans rien lui dire ? »
Elle secoua la tête pour chasser ce doute désagréable. Peu importait ce que les autres pensaient –
même Rachel.
Elle avait une mission à accomplir.
Les assassins de Jo devaient être punis, et puisque personne ne s’en occupait, elle allait s’en
charger.
Seule.
4.
n fin de compte, elle avait vu juste concernant la direction, mais elle s’était complètement plantée
E sur la distance – c’était bien plus que trois kilomètres. Quand elle arriva en ville, deux heures
plus tard, elle ne sentait presque plus ses pieds.
Après son long trajet sur la route sombre, les lumières des lampadaires urbains étaient
aveuglantes, et le bruit de la circulation impressionnant. Ce n’était qu’une petite cité, mais Allie savait
que si elle se dirigeait vers le centre elle trouverait ce qu’elle cherchait.
Comme elle s’y attendait, quelques minutes plus tard, une vieille pancarte en fer forgé lui indiqua
la gare. Les lieux étaient quasiment déserts – le prochain train n’était pas attendu avant un bon
moment. La salle d’attente était fermée, tout comme le guichet. Elle s’installa donc sur un banc en
métal – hyper froid – sur le quai, et attendit. L’air était gelé – son souffle formait de petits nuages
devant ses lèvres et, durant quelques instants, elle s’amusa à tenter de former de parfaits anneaux.
Cependant cela ne faisait que la divertir, et bientôt, frissonnant, elle abandonna, se blottissant dans
sa veste dont elle releva le col jusqu’aux oreilles.
Elle avait dû s’endormir, car le train la réveilla en sursaut quand il pénétra dans la gare. Les longs
wagons rouges étaient bondés de banlieusards en costume ou tailleur et escarpins qui rentraient chez
eux après une journée de labeur au bureau. Elle les contempla d’un air absent tandis qu’ils jaillissaient
sur le quai, sans un seul regard dans sa direction, se précipitant vers leurs voitures, leurs maisons et
leurs familles.
Elle était si absorbée dans sa contemplation, se demandant quelle sensation elle éprouverait en
étant à leur place, qu’elle n’entendit pas le garçon qui surgit furtivement derrière elle.
— Avez-vous la permission de vous trouver ici, mademoiselle ?
Bondissant sur ses pieds, elle se jeta sur lui avec tant d’entrain qu’elle faillit le renverser. Dans
son élan, son bonnet glissa et tomba sur le quai.
— Mark !
Elle le serra fort, inspirant la légère odeur de cigarette – qu’elle ne détestait pas – qui imprégnait
toujours ses vêtements.
Il avait teint les pointes de ses cheveux sombres, ébouriffés en une crête noire et bleue. Un petit
anneau doré émergeait de ce fouillis capillaire, assorti à celui qui ornait son sourcil. Depuis qu’ils ne
s’étaient vus, son acné avait disparu – Mark paraissait plus adulte. Néanmoins, ses vêtements étaient
toujours les mêmes – ce soir il portait un jean déchiré, et un T-shirt noir délavé avec l’inscription
Révolution écrite à l’envers.
Visiblement surpris par l’énergie de son accueil, il hésita un instant avant de l’étreindre à son
tour.
— Putain, qu’est-ce qui se passe, Allie ? Qu’est-ce que je fous à…
Il s’interrompit pour observer les derniers banlieusards en costume ou talons hauts qui quittaient
la gare.
— … enfin, ici, quel que soit le nom de ce bled ?
Soudain, dans le halo de lumière de l’un des lampadaires, il remarqua la cicatrice à la naissance
des cheveux d’Allie – les médecins lui avaient rasé la tempe pour protéger sa blessure. Ses mèches
repoussaient, mais la ligne rouge apparaissait toujours nettement.
Mark poussa un sifflement admiratif.
— Chouette cicatrice. Qui t’a fait ça ?
Elle le fixa avec sérieux.
— C’est une longue histoire et… c’est d’ailleurs pour cela que je t’ai appelé. J’ai besoin de ton
aide.
— Sans blague. Tu as l’air d’une merde, Allie !
Cette fois, elle sut qu’il notait avec inquiétude les cernes sous ses yeux, sa maigreur et sa pâleur.
— Putain, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?
À présent, la gare était vide. Derrière eux, le train s’ébranla dans un lourd crissement. Cependant,
Allie baissa quand même la voix.
— Des gens ont essayé… de me tuer. Et maintenant, je ne peux pas…
Elle s’interrompit. Comment expliquer cela ? Mark ignorait ce qui s’était passé dans sa vie depuis
qu’elle avait quitté Londres. Il ne savait rien de Cimmeria ni de la Night School. Encore moins de
Nathaniel ou des meurtres. Il était complètement étranger à cet univers.
Elle lui saisit le bras et l’entraîna vers le panneau d’affichage des horaires.
— Écoute, prenons un train et fichons le camp d’ici ! Je te raconterai tout pendant le trajet. Le
prochain pour Londres, à quelle heure est-il ?
Son soudain changement d’humeur sembla le prendre au dépourvu. Il leva les deux mains devant
lui en un geste d’apaisement.
— Waouh ! Calme-toi. Regarde le tableau.
D’un doigt, il lui indiqua les horaires qui s’affichaient à côté de la porte d’entrée.
— Il n’y a pas de train avant deux heures. On est dans un vrai bled, ici, t’as pas remarqué ?
Elle devait avoir l’air dépitée, parce qu’il se hâta de lui proposer autre chose.
— Allons chercher un truc à boire, et dégoter un endroit où discuter. On a du temps devant nous.
Jetant un coup d’œil aux rails déserts derrière eux, Allie le laissa l’entraîner hors de la gare. De
toute façon, elle n’avait guère le choix.
— OK. Mais on n’a pas intérêt à louper le train !
— Où on va ? demanda Mark quand ils émergèrent de la gare.
Il faisait sombre. Au loin devant eux, Allie percevait les lumières de la rue principale.
— Qu’est-ce qu’il y a d’ouvert dans ce bled ?
Mark avait été son meilleur ami avant qu’elle n’entre à Cimmeria. Ils s’étaient fait arrêter
ensemble à plusieurs reprises pour avoir tagué des ponts et les murs de différents lycées. Il lui avait
dévoilé un aspect de Londres que les filles comme elle connaissaient rarement – un monde de
rébellion et d’anarchie.
À cette époque, la principale chose qu’ils avaient en commun était leur colère.
— Je n’en sais rien, avoua-t-elle. Je ne suis jamais vraiment venue ici, sauf pour me rendre à
l’hôpital.
Quand il haussa les sourcils, son piercing brilla à la faible lueur d’un réverbère.
— Allez, viens, on va se trouver de quoi boire et un spot où tu pourras me raconter tes
problèmes. Je veux tout savoir sur tes cicatrices.
Allie hocha la tête et le suivit.
— Tout droit.
— Tout droit ? répéta Mark en imitant son accent avec stupéfaction.
— Oh, la ferme ! s’esclaffa Allie en lui donnant un coup de coude.
Elle ne s’était pas rendu compte que son accent avait autant changé depuis son entrée à Cimmeria.
Bon, elle ferait gaffe à s’exprimer avec un ton moins guindé.
La rue principale était bordée de boutiques chics. Mark jeta un coup d’œil dédaigneux aux piles de
chemises en soie et de pulls en cachemire dans les vitrines, et marmonna un truc à propos des « snobs
» jusqu’à ce qu’ils remarquent un magasin de spiritueux dans une rue transversale.
— Je vais faire un tour là-dedans, voir ce qu’ils proposent.
Il détailla Allie, au visage décidément trop juvénile.
— Il vaut mieux que tu restes ici. Si on entre tous les deux, ils risqueraient de nous poser des
questions.
Elle attendit donc dans l’air glacial, tapant du pied pour se réchauffer jusqu’à ce que Mark
réapparaisse quelques minutes plus tard, un sac en plastique à la main. Elle entendait les canettes
ricocher au fond.
Il jeta un coup d’œil autour d’eux.
— OK, maintenant, on va se dégoter un coin pour que tu me racontes tes galères.
Durant environ dix minutes, ils traînèrent dans les rues désertes, cherchant un endroit où se poser,
jusqu’à ce qu’Allie remarque une étroite ruelle pavée qui menait à un cimetière voisin d’une église.
L’ancienne bâtisse était entourée de projecteurs qui illuminaient son clocher crénelé, le cimetière
adjacent et sombre, et comme hanté de fantômes. Ils trouvèrent un banc de bois, humide, abrité sous
les tentaculaires branches d’un marronnier, et s’y installèrent.
Mark sortit deux canettes de cidre bon marché du sac, et lui en tendit une. Il ouvrit la sienne, et en
but une longue gorgée, puis poussa un soupir de plaisir.
— Mmm, ça fait du bien.
Allie suivit son exemple. L’alcool pétillant au goût de pomme glissa dans sa gorge, la réchauffant.
Quelques instants plus tard, elle cessa de frissonner. Finalement, rester assis dehors n’était pas une si
mauvaise idée.
Après avoir bu un peu, Mark se tourna vers elle pour lui faire face.
— Bon. Raconte. Qu’est-ce qui est arrivé à ta tête ?
Comment aurait-il pu deviner l’importance de sa question ? Comment aurait-il pu savoir que sa
réponse serait longue ?
Allie avala une autre gorgée, laissant la brûlure de l’alcool se diffuser en elle.
— Il y a un groupe… dans mon lycée. J’en fais partie. C’est secret. On s’entraîne pour toutes
sortes de trucs bizarres…
— Quel genre de trucs bizarres ?
Mark froissa entre ses doigts sa canette vide, et la jeta dans l’herbe. Aussitôt, Allie esquissa une
grimace. Bah ! Autant laisser courir. Mark était comme il était, un point c’est tout.
Elle avait besoin de temps pour réfléchir. Elle termina donc sa canette en quelques gorgées, puis
laissa échapper un puissant rot.
— Joli ! commenta Mark en attrapant une nouvelle canette.
— Merci, répondit-elle d’un ton guindé. Des trucs bizarres comme l’autodéfense. Les arts
martiaux. Apprendre à tuer quelqu’un à mains nues.
Sa canette à demi ouverte, Mark arrêta son geste et la fixa.
— Quoi ? Tu es sérieuse ?
— Carrément.
Posant la canette vide sur le banc à côté d’elle, elle tendit la main pour que Mark lui en donne une
autre. Sourcils froncés, mine intriguée, il obtempéra.
— Tous les élèves de ce groupe font partie de familles très riches, très puissantes. Et puis… il y a
cet homme, qui veut s’emparer du groupe, de l’école, et… de moi.
Mark la regardait avec prudence, comme si elle allait le mordre d’un instant à l’autre.
— C’est une plaisanterie, Allie ? Parce que si c’est le cas…
— Pas du tout.
Elle avait rétorqué d’un ton plus sec qu’elle ne l’aurait voulu, et s’efforça de se calmer.
— C’est vrai, je te promets.
Cependant, Mark n’avait pas l’air convaincu.
— Alors, ce mec… Il veut que tu… que tu fasses quoi, exactement ?
Allie ouvrit la bouche, puis la referma. Là, il l’avait eue. Parce que même aujourd’hui, elle
ignorait ce que Nathaniel attendait vraiment d’elle.
— Ça a à voir avec ma famille et la sienne. C’est comme une bagarre dont je ne suis qu’un pion
et…
Mark paraissait de plus en plus sceptique. Allie pouvait lire l’incrédulité dans ses yeux. Pourtant,
il fallait absolument qu’il la croie ! Elle avait besoin de lui. Sans son aide, elle était perdue.
Elle soutint son regard.
— Je sais que ça semble dingue, Mark, mais c’est la vérité, je te jure. Il est dangereux. À Noël
dernier, il a tué ma meilleure amie.
Cette fois, son vieux copain était abasourdi.
— Attends ! Tu es en train de me dire qu’une fille s’est fait buter dans ton école ?
Allie essaya de chasser le souvenir de Jo, étendue en travers de la route, alors que la vie la
quittait, une mare de sang se répandant autour d’elle, mais elle ne parvenait pas à effacer cette
douloureuse image.
— C’est moi qui l’ai découverte. C’était moche, Mark. Il y avait tant de sang…
Sa voix s’évanouit.
Pendant un long moment, Mark resta ainsi à la fixer comme pour s’assurer qu’il pouvait la
croire. Cependant, il ne paraissait toujours pas convaincu.
— Mais Allie, si c’est arrivé, pourquoi on n’a rien lu de tout ça dans les journaux ? Une
snobinarde qui se fait buter dans un lycée hyper classe, ça fait les gros titres.
Il s’était exprimé d’un ton dubitatif. Le cœur d’Allie se serra. À l’évidence, Mark ne la croyait pas.
— Ils ont étouffé l’affaire, expliqua-t-elle.
Au moment où ces mots franchirent ses lèvres, elle comprit à quel point cette histoire avait l’air
dingue.
— Ils étouffent toujours tout, ajouta-t-elle néanmoins.
Mark semblait de plus en plus sceptique. Allie ouvrit sa canette, et en avala une grande gorgée. Si
seulement elle pouvait boire assez pour que les choses aillent mieux !
— Explique-moi. Comment ils font ça ? persista Mark. Je veux dire, comment est-il possible de
dissimuler le meurtre d’une fille hyper friquée ?
— Je n’en sais rien, mais… ils le font. De nombreuses personnes qui sont aujourd’hui très
puissantes ont étudié dans mon lycée. Ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent.
D’un geste, il désigna sa cicatrice.
— C’est comme ça que tu as été blessée ? Tu étais avec cette nana ?
— Gabe – le garçon qui a tué Jo –, il avait déjà essayé de s’en prendre à moi, une fois, mais mes
amis m’ont protégée…
Quelque chose à ce sujet la tracassait – quelque chose d’important –, pourtant le cidre agissait, et
à peine la pensée effleura-t-elle son esprit qu’elle s’évanouit, emportée par l’alcool. Allie fixa la
canette dans sa main.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? insista Mark.
— Gabe est revenu. Avec un de ses complices, ils ont poignardé Jo, ensuite, ils m’ont kidnappée.
Ils m’ont recouvert la tête d’un sac, jetée dans une voiture et embarquée.
Mark ne bougeait plus.
— Seulement voilà… J’avais suivi ces cours d’autodéfense. Je savais comment m’en prendre à
eux. Alors c’est ce que j’ai fait.
Elle secoua la tête à ce souvenir.
— Je m’en suis prise à eux.
La pomme d’Adam de Mark accomplit un aller-retour dans sa gorge, il déglutit avec nervosité.
— Comment tu t’y es prise ?
Elle lui relata tout, sans la moindre trace d’émotion.
— J’ai bondi de mon siège et enfoncé mes ongles dans les yeux du conducteur. Il a hurlé, je n’ai
pas lâché. Gabe a tenté de m’assommer, mais je me suis cramponnée au chauffeur. Alors la voiture a
fait une embardée, je me suis cassé le bras et un genou, j’ai eu des blessures à la tête… et… un peu
partout.
Elle but une autre gorgée.
— Pourtant j’ai réussi à m’enfuir.
— Putain, Allie !
Mark était abasourdi – et peut-être même un peu effrayé.
— Bordel, qu’est-ce que… ?
— Mais tout ça ne compte pas, tu comprends ?
Elle se pencha vers lui, le fixa avec intensité.
— J’ai été blessée en tentant d’aider Jo, mais ça n’a aucune importance parce qu’il l’a tuée, de
toute façon. Il l’a tuée ! Je l’aimais, et maintenant elle est morte, et c’est de ma faute.
Elle s’arrêta brutalement.
— De ma faute, répéta-t-elle, de ma faute. Tout est de ma faute !
Une larme coula sur sa joue, elle la chassa d’un geste impatient.
Elle aurait voulu raconter tant de choses, à Mark, or c’était impossible. Comment lui expliquer
que la Night School lui faisait risquer sa vie et celles d’autres personnes ? Qu’appartenir à ce club
exclusif l’avait rendue arrogante et stupide ? Que cela avait créé un mur entre elle et Jo, et que, du
coup, Jo ne lui racontait plus tous ses secrets ? Comme, par exemple, le fait que Gabe lui écrivait.
Qu’il désirait la revoir. À cause de cela, elle n’avait jamais eu la chance d’empêcher son amie d’aller
le rejoindre cette nuit-là.
Cette horrible nuit où il l’avait tuée.
C’était beaucoup trop compliqué à expliquer à quelqu’un de l’extérieur. De plus, elle devait
révéler autre chose à Mark.
— Il fallait que je quitte cette école, parce qu’ils n’ont rien fait pour résoudre le meurtre de Jo –
c’est pour ça que je t’ai téléphoné. Quelqu’un parmi eux a aidé Gabe. Quelqu’un a ouvert la grille
pour lui, tu piges ? Quelqu’un qui vit avec nous. Cependant, dès que j’amène le sujet sur le tapis, on
ne cesse de me rétorquer que j’ai besoin d’aide pour « supporter » ce qui s’est passé.
Avec sarcasme elle esquissa en l’air les guillemets autour du mot pour qu’il comprenne ce qu’elle
en pensait.
— Ils ont dit que je devais les laisser s’occuper de tout ça. J’ai obéi. Mais ils n’ont rien fait.
Elle but une longue gorgée de cidre, puis darda sur Mark un regard déterminé.
— Alors j’ai décidé d’agir moi-même. Pour Jo. Il faut que je retrouve Gabe, et la ou les
personnes qui l’ont aidé. Et quand j’aurai mis le grappin sur eux, je m’occuperai de leur cas.
Ils discutèrent, assis sur le banc, jusqu’à ce que le cidre soit terminé. Allie était au beau milieu de
ses explications sur son évasion de Cimmeria quand Mark jeta un coup d’œil à sa montre et poussa un
juron. Allie tourna vers lui un regard éméché.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Le train !
Il sortit son portable de la poche de sa veste.
— Ce putain de train ! On l’a raté !
— Oh, merde !
Allie avait bu trop de cidre pour aider Mark en quoi que ce soit, mais elle essaya d’avoir l’air
concentrée pendant qu’il pianotait sur son portable.
— À quelle heure, le prochain ?
Durant de longues secondes, Mark fixa l’écran sans répondre. Puis il poussa un nouveau juron,
plus vigoureux.
— Demain, lâcha-t-il avec dégoût. C’était le dernier, ce soir.
Bouche bée, Allie le dévisagea.
— Demain ? Qu’est-ce qu’on va faire ?
Elle commençait à avoir mal au crâne, et sans le cidre pour la réchauffer, le froid pénétrait sous
ses vêtements, jusqu’à ses os.
— Il y a un bus ? insista-t-elle.
Mark tapota de nouveau sur le clavier de son portable et secoua la tête.
— Pas de bus.
D’un geste brusque, il remit son téléphone dans sa poche, comme si tout était de la faute de
l’appareil.
— Putain de banlieue de merde. On est prisonniers ici.
— Mais…
Allie contempla les tombes voisines, prenant soudain conscience qu’ils étaient entourés de morts.
— On ne peut pas rester ici toute la nuit.
Mark se leva en un mouvement si brusque, que la dernière canette tomba de ses genoux et
s’écrasa par terre en un clang retentissant.
— Le premier train est à six heures et demie, demain matin. On le prendra. D’ici là, on va se
trouver un spot pour s’écrouler quelques heures.
Hélas, c’était plus facile à dire qu’à faire. Ils n’avaient pas d’argent pour louer une chambre
d’hôtel. Après avoir passé vingt minutes à chercher un immeuble vide ou au moins une porte d’entrée
sans code, qui leur aurait permis de se réfugier dans un hall, ils retournèrent au cimetière, abattus.
La migraine d’Allie s’était intensifiée, elle frissonnait sans pouvoir s’en empêcher. Ce ne fut qu’à
ce moment-là qu’ils pensèrent à aller vérifier la porte de l’église. À leur grande surprise, elle s’ouvrit
en silence.
Ils restèrent un moment sur le seuil, à fixer la nef plongée dans l’obscurité.
— Bienvenue à la maison, chuchota Mark.
Il ne faisait guère plus chaud à l’intérieur du vieil édifice en pierre qu’à l’extérieur, mais au
moins, il n’y avait plus de vent.
Après avoir tâtonné à la recherche de l’interrupteur, Mark alluma le temps nécessaire pour
ramasser les nappes de l’autel et toutes les bougies possibles, pendant qu’Allie se tenait près de la
porte, les bras croisés autour d’elle. Une fois terminé, il éteignit et se servit de la lueur de l’écran de
son portable pour éclairer leur chemin.
— Pas besoin qu’un pasteur vienne voir qui prie si tard, expliqua-t-il.
Ils s’allongèrent dans un coin, s’enroulant dans les étoffes de satin or et pourpre. Mark disposa
des votives par terre autour d’eux, puis les alluma avec son briquet.
Allie contempla les ombres fuyantes qui les entouraient et se mit à claquer des dents. Son mal de
tête la faisait de plus en plus souffrir.
D’habitude, Mark n’était pas du genre câlin, mais quand elle se blottit contre lui, au creux de son
bras, il ne la repoussa pas.
— Qu’est-ce qu’on fera demain ? chuchota-t-elle.
— Demain, tu viendras à Londres avec moi, et on te trouvera un endroit où crécher. J’ai des potes
qui ont leur propre appart – je suis sûr qu’ils seront d’accord pour que tu pieutes sur leur canapé.
Ensuite… on verra.
Il avait parlé d’un ton bourru, et Allie sentait bien qu’il ne croyait pas complètement à son histoire
– il devait penser qu’elle avait trop bu ou qu’elle exagérait. Ou qu’elle avait carrément perdu les
pédales. Mais au moins lui offrait-il toujours son aide.
Tandis qu’elle contemplait les flammes des bougies qui vacillaient dans les ténèbres, elle essaya
de s’imaginer vivre avec les copains de Mark. Être seule au monde. Dormir sur un canapé miteux
entourée d’inconnus. Essayer de tout résoudre par elle-même.
Avait-elle commis une terrible erreur ?
5.
e commissariat local se situait dans un petit immeuble ramassé près d’une rivière au cours
L paresseux, aux abords de la ville. Après un court voyage, quasiment silencieux, sur le siège
arrière d’un véhicule de police, Allie et Mark furent conduits dans les lieux.
Ayant dormi jusqu’au début du premier service religieux, ils avaient causé un véritable scandale
dans l’église. A priori, le bedeau âgé qui les avait découverts était allé chercher de l’aide. Ils s’étaient
réveillés entourés d’un pasteur, de l’officier de police, et de plusieurs paroissiens aux cheveux
grisonnants, totalement outrés.
Quand les officiers les entraînèrent de l’église jusqu’à leur véhicule, Allie entendit quelqu’un se
plaindre aux policiers, d’une voix stridente, de tous ces « hooligans » et « vandales ».
À une certaine époque, elle aurait pris cela pour un compliment.
Une fois dans le commissariat, Mark et elles furent séparés, installés dans deux pièces différentes.
En regardant disparaître la silhouette aux cheveux méchés de bleu au bout du couloir, Allie fut saisie
de panique, sa gorge se serra. Elle se retourna pour courir après Mark, mais un des policiers lui
ferma la porte au visage.
La pièce où elle se trouvait était petite, bondée de bureaux, de meubles de classement et
d’étagères. Il y régnait une légère odeur rance, mais au moins il y faisait chaud, et peu à peu elle se
sentit mieux. Les fenêtres étaient trop hautes sur le mur pour qu’elle profite de la belle lueur du jour.
Deux policiers se trouvaient avec elle. L’un, jeune, avait un regard pénétrant. L’autre, plus âgé,
portait une barbe qui aurait eu bien besoin d’être taillée. Aucun des deux ne semblait particulièrement
désagréable.
Elle s’assit sur une chaise en métal délabrée, leur faisant face. Le plus jeune des policiers était
installé devant un ordinateur, et tapait sur son clavier avec deux doigts seulement. Le plus âgé prenait
des notes sur un bloc. Il lui demanda son nom et son âge. Elle lui répondit d’un air hébété tandis que
le plus jeune saisissait les informations dans son ordinateur à une vitesse surprenante.
Quand le plus âgé lui demanda le nom de ses parents et leur adresse, elle pressa le bout de ses
doigts sur ses tempes douloureuses.
« Quelle connerie, cette situation ! »
— S’il vous plaît, pourriez-vous téléphoner à Isabelle Le Fanult, au lycée de Cimmeria ? dit-elle
au bout d’un long moment. Elle me connaît. Puis-je avoir un peu d’eau ?
Sa bouche était si sèche qu’elle avait l’impression que sa langue était collée à son palais.
En entendant mentionner Cimmeria, les deux policiers échangèrent un regard.
— Tu es élève dans ce lycée ? demanda le plus âgé.
Avec son visage paternel et ses cheveux grisonnants, il n’avait pas l’air menaçant.
Allie acquiesça d’un hochement de tête.
— Eh bien ! Ça, c’est plutôt intéressant !
Il se tourna vers son collègue, qui pianotait toujours.
— Avons-nous déjà eu un élève de Cimmeria dans ces lieux ?
Sans détourner le regard de son écran, le plus jeune secoua la tête.
— Je ne pense pas.
L’officier au visage paternel se retourna vers Allie, et la dévisagea avec une curiosité non
dissimulée.
Mal à l’aise, Allie avait conscience de l’image qu’elle lui offrait – celle d’une adolescente avec de
la poussière sur le visage, des cheveux emmêlés et une gueule de bois évidente.
— Explique-moi un peu pourquoi une charmante jeune fille interne dans un lycée chic comme le
tien cambriole une église. Tes parents ne sont pas censés t’en offrir une, si tu as envie d’avoir ton
église à toi ?
Son collègue éclata de rire.
S’empourprant, Allie les observa l’un après l’autre. Elle détestait qu’on se moque d’elle ainsi.
Redressant le menton, elle fixa l’officier d’un regard glacial.
— Vous ignorez tout de ma vie.
Cependant, le policier n’avait pas le moins du monde l’air intimidé. À dire vrai, il la regarda
comme si elle avait eu la réaction qu’il espérait.
— Oh, vraiment ? rétorqua-t-il en se calant dans son siège. Pourquoi ne pas nous l’expliquer ?
Allie remua la tête d’un air maussade.
— Je ne tiens pas à en parler.
— C’est fort dommage, insista-t-il, tout sourire évanoui, parce que ce serait le seul moyen pour
toi de sortir d’ici le plus vite possible.
Allie fut prise de soupçons, et la chair de poule l’envahit. Quelque chose clochait. Elle avait déjà
été arrêtée plusieurs fois, et jamais les policiers ne s’étaient comportés ainsi. Les formalités étaient
toujours des plus simples : comment tu t’appelles ? Quel âge as-tu ? Qui sont tes parents ou tuteurs ?
S’efforçant de garder un ton calme, elle soutint le regard du policier.
— J’ai seize ans. Je ne peux pas vous parler sans qu’un adulte responsable de moi soit présent.
Appelez ma directrice d’école, Isabelle Le Fanult. Elle vous dira ce que vous avez besoin de savoir.
— Oh, rassure-toi, nous allons le faire
À présent, l’officier n’avait plus du tout l’air paternel.
— Mais avant cela, nous allons te soumettre à un petit interrogatoire.
Durant ce qui lui sembla une éternité, ils lui posèrent maintes et maintes questions auxquelles elle
refusa de répondre. Combien d’élèves étudiaient dans son lycée ? Combien de professeurs ? Quels
étaient leurs noms ? Que fabriquait-elle dans l’église ?
Épuisée, en colère, elle se contentait de fixer le sol. Pour toute réponse, elle répétait la même
chose : Appelez Isabelle Le Fanult. Elle répondra à vos questions.
Quand elle entendit la voix familière de Raj à l’accueil, le soulagement l’envahit, comme une
véritable bouffée d’oxygène. Elle prit une profonde inspiration. Enfin, elle allait sortir d’ici.
Les deux policiers la laissèrent seule. Les murs étant minces, elle entendit Raj présenter des
documents prouvant qu’elle était bien élève à Cimmeria, expliquant – d’un mensonge – que Mark était
aussi un de leurs élèves, et que tout cela n’était qu’une blague de lycéens. L’école paierait les
éventuels dégâts.
Bien qu’il s’exprimât avec une infinie politesse, elle devinait la colère dans sa voix. Cette colère
était-elle dirigée contre elle ou contre les policiers ? Impossible de le deviner.
Lorsque les officiers le questionnèrent à propos du système de sécurité de l’école, sa voix devint
glaciale.
— Certes, je pourrais répondre à vos questions, messieurs, mais tout d’abord, j’aimerais savoir
depuis quand vous détenez ces adolescents. Depuis combien de temps étaient-ils sous votre garde
quand vous avez pris la peine de prévenir le lycée ?
Une pause s’ensuivit.
— Nous aurions aimé vous contacter plus tôt, répliqua l’officier au bout d’un moment, mais ces
deux-là refusaient de nous donner leurs noms. Il nous a fallu un temps pas possible avant de les
identifier. On dirait que vous avez quelques problèmes, là-bas, dans votre école.
Incrédule, Allie fixait la porte.
Néanmoins, la menace sous-jacente dans la question de Raj semblait avoir produit son effet, et les
policiers cessèrent illico leur interrogatoire. Lorsqu’elle pénétra dans la pièce voisine quelques
minutes plus tard, Raj la dévisagea aussitôt, cherchant sur elle des signes de maltraitance.
— Tout va bien ? demanda-t-il d’un ton brusque, mais inquiet.
— Pas grâce à eux, en tout cas, répliqua-t-elle en jetant un regard dédaigneux aux policiers.
Raj se montra plus froid.
— Inutile de t’en prendre à eux ! C’est toi et toi seule qui t’es mise dans cette situation.
En l’entendant, la sensation de soulagement s’évanouit – Raj était peut-être venu à son secours au
commissariat, mais il était à l’évidence toujours furieux contre elle.
Tandis qu’ils quittaient le commissariat, Allie jeta un coup d’œil épuisé en direction du soleil. Le
ciel était d’un bleu intense, l’air hivernal cristallin et froid. La beauté de la journée était carrément
ironique face aux événements.
Au même moment, des vigiles de Raj, vêtus de noir de la tête aux pieds, apparurent à côté d’elle
pour l’escorter à travers le petit parking. Ses yeux la picotaient, et elle souffrait d’un puissant mal de
tête, comme si on lui fracassait le crâne de l’intérieur. Elle fut poussée dans un SUV noir et remarqua
soudain Mark entraîné vers un véhicule similaire par l’un des gardes de Raj.
— Mark ! cria-t-elle.
Il ne détourna pas la tête.
La colère – qui ne la quittait guère ces derniers temps – l’envahit.
Assise sur la banquette arrière, elle se pencha en avant pendant que Raj s’installait au volant.
— Où est-ce que vous l’emmenez ?
Comme il ne répondait pas, elle insista, d’une voix stridente.
— Où ? Où ?
— À Cimmeria, lâcha Raj alors qu’il s’engageait sur la route. Au même endroit que toi.
Maintenant, reste tranquille.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! Il n’est pas élève là-bas. C’est du kidnapping ! Vous devez le
laisser partir.
— Ton ami a été confié à nos soins en toute légalité, lâcha Raj d’un ton impassible.
Allie haussa le ton.
— En toute légalité ? Vous avez menti à la police. Vous avez prétendu qu’il étudiait à Cimmeria,
or ce n’est pas le cas. Comment cela peut-il être légal ?
Sa colère – qu’elle était incapable de maîtriser – la faisait trembler.
Raj se mura de nouveau dans le silence. Elle agrippa la poignée de la porte. Le véhicule roulait à
vive allure, mais elle était tellement révoltée que peu lui importait.
— Peut-être que je devrais retourner là-bas et leur dire la vérité…
Sans prévenir, Raj bondit sur les freins. Le SUV pila dans un crissement de pneus.
Allie fut projetée en avant contre sa ceinture de sécurité, puis violemment en arrière.
Raj tourna la tête pour lui faire face – pour la première fois, elle remarqua ses cernes sombres
sous ses yeux injectés de sang.
— Tu as causé assez de problèmes pour une seule journée ! Isabelle s’est fait du souci à s’en
rendre malade. Moi, j’ai passé la nuit à tenter de te retrouver. Mon équipe n’a pas eu un seul instant de
pause depuis quatorze heures parce qu’ils étaient tous à la recherche de ton corps.
Tressaillant sous ce dernier mot, Allie s’efforça de soutenir son regard accusateur, dans lequel se
mêlaient à la fois la colère et l’épuisement.
— Maintenant, à moins que tu tiennes à ce que l’on t’enferme pour ta propre sécurité, rétorqua
Raj avec sévérité, reste tranquille !
Elle savait bien qu’il avait raison. Elle se comportait comme une gamine ! Cependant, elle ne
pouvait faire marche arrière – il n’était pas le seul en colère et fatigué. Dans un geste exagéré, elle
lâcha la poignée et posa sa main sur ses genoux, soutenant son regard d’un air de défi.
Après quelques instants, Raj se retourna et reprit la route.
Durant tout le reste du trajet, Allie regarda par la vitre.
« Je n’ai plus personne, songea-t-elle en refoulant ses larmes. Même Raj me hait. »
Quand ils arrivèrent à Cimmeria, les lieux bourdonnaient d’activité. Allie fut d’abord étonnée de
voir une telle foule, mais elle réalisa soudain que ce devait être l’heure du déjeuner. Le soleil, si rare
en ce mois de février, avait attiré tout le monde dehors.
Les élèves observaient avec curiosité la file de véhicules qui remontaient l’allée de gravier pour
s’arrêter devant la porte principale. Raj s’éloigna, et laissa ses vigiles lui ouvrir la portière. Allie
descendit du SUV encadrée par deux gardes, telle une prisonnière. Elle vit que Mark était aussi
escorté de la sorte.
Alors que les élèves, intrigués, s’approchaient pour mieux observer le spectacle, chuchotant entre
eux, Allie tenta de se cacher derrière les silhouettes massives des gardes. D’ici une demi-heure, tous
seraient au courant de sa mésaventure. La rumeur allait se répandre plus vite qu’un incendie.
Cette pensée lui noua l’estomac. Comme elle aurait voulu pouvoir se cacher de cet océan de
regards inquisiteurs. Néanmoins, pas question de les laisser voir son humiliation !
Relevant la tête, elle observa la foule avec hauteur – comme si la situation ne dépendait que d’elle.
Comme si les vigiles étaient à ses ordres.
Cependant, son regard croisa soudain une paire d’yeux d’un bleu extraordinaire – l’exacte
couleur du ciel au-dessus de leurs têtes.
Elle se figea.
Debout en haut des marches qui menaient à la porte principale, Sylvain la dévisageait avec
incrédulité – apparemment médusé par le spectacle qu’elle leur offrait. À ses épaules tendues et sa
mâchoire crispée, elle devina sa nervosité. L’éclair d’un instant, elle se laissa aller à espérer qu’il
allait s’approcher d’elle et l’entraîner loin de ce pénible moment. Qu’il allait tout effacer. Hélas,
personne n’en avait le pouvoir.
Soutenant son regard, Sylvain eut un geste interrogateur.
Allie s’empourpra et baissa les yeux. Que pouvait-elle dire ?
Quand elle redressa la tête, Sylvain avait disparu.
Une fois dans le hall, Isabelle – l’air absolument furieuse – vint à sa rencontre sans prononcer un
seul mot. Allie la suivit jusqu’à son bureau, incapable de détacher le regard de son dos raidi par la
colère. À chaque pas, son cœur se serrait un peu plus. Sans lui dire où elle allait, la directrice
l’abandonna dans son bureau, aux bons soins de l’un des vigiles de Raj, qui se tint silencieusement
devant la porte, bras croisés.
Elle n’eut pas la possibilité de voir où Mark était emmené.
Nerveuse, Allie contempla la pièce familière en attendant le retour d’Isabelle. Des meubles de
classement, bas et en bois, bordaient l’un des murs, tandis que la vaste table de travail d’Isabelle
occupait l’espace restant. Ses yeux se posèrent sur l’élégant sous-main en cuir où elle avait découvert
le portable, la veille. À présent, il était vide.
Isabelle ne referait jamais une telle erreur.
Avant qu’elle ne puisse réfléchir plus longtemps à ce sujet, Isabelle revint, accompagnée de l’un
des instructeurs de la Night School, Jerry Cole. Tous deux avaient l’air à la fois graves et crispés
quand ils demandèrent au vigile de les laisser seuls.
Blême de rage, Isabelle s’assit à son bureau. Jerry, lui, se percha sur un des meubles.
Il s’exprima le premier, d’une voix sévère.
— Allie, tu te trouves dans une situation très grave. Nous avons besoin de savoir exactement ce
qui s’est passé, et tu te faciliteras la tâche en répondant à nos questions.
L’estomac noué, Allie acquiesça d’un hochement de tête.
— Est-ce que… Pourrais-je avoir quelque chose à boire ? J’ai vraiment soif.
Sans rien dire, Isabelle ouvrit le petit réfrigérateur qui trônait dans un coin de la pièce, et lui
tendit une bouteille d’eau minérale.
Jamais quelques gorgées d’eau n’avaient eu meilleure saveur.
Les questions – directes – fusèrent. Comment s’était-elle emparée du téléphone d’Isabelle ?
Comment s’était-elle échappée ? Comment s’était-elle rendue en ville ? Quelqu’un l’avait-il aidée ?
Elle essaya de répondre aussi clairement que possible – espérant en avoir fini au plus vite –, mais
ils ne cessaient de la bombarder de questions.
Quand elle leur raconta ce qui s’était passé au commissariat, Isabelle et Jerry échangèrent un
regard sombre.
— Je m’occuperai de ça, Isabelle, dit Jerry.
Isabelle ne parut pas apaisée pour autant.
— Trouvez de qui il s’agit. Je veux m’en occuper moi-même.
L’interrogatoire reprit de plus belle. Allie avait faim, elle était épuisée. Sa migraine redoublait. À
présent, elle était à bout de patience.
— J’aurais aimé que vous vous escrimiez autant pour découvrir l’identité de l’espion qui prête
main-forte à Nathaniel, lâcha-t-elle d’un ton acide.
Jerry la fixa.
— Comment sais-tu que Mark ne travaille pas pour Nathaniel ?
Allie s’esclaffa.
— Vous plaisantez ?
À l’évidence c’était une erreur de se laisser aller ainsi. Jerry semblait encore plus furieux.
— Tu trouves ça drôle ?
Avant qu’elle ne puisse rétorquer, Isabelle leva une main devant elle, en un geste d’apaisement.
— Ça suffit. Tous les deux !
Allie poussa un lourd soupir. Elle était si fatiguée ! Son crâne la faisait tellement souffrir qu’elle
ne parvenait plus à réfléchir.
Isabelle se tourna vers elle. Pour la première fois de la journée, elle n’avait pas l’air en colère,
mais triste.
— Contente-toi de répondre à cette dernière question, Allie. Qu’as-tu raconté à Mark à propos de
Cimmeria ?
Quelques souvenirs brumeux lui revinrent en mémoire. Allie se rappela vaguement avoir évoqué
la Night School et Carter. Nathaniel et Isabelle. Les vigiles et les menaces. Jo.
Néanmoins, pas question de révéler ça. Regardant Isabelle droit dans les yeux, elle mentit.
— Rien.
— Tu espères que nous allons croire que tu t’es enfuie du lycée et que tu as passé la nuit avec ce
garçon sans rien lui raconter ? lança Jerry d’un ton sceptique.
Allie pivota pour lui faire face, la colère se déversant en elle.
— Je ne me suis pas enfuie avec Mark pour lui raconter vos petits secrets ! Si je suis partie, c’est
parce que je ne voulais plus rester ici. Quelqu’un a aidé Nathaniel à assassiner Jo et vous n’avez rien
entrepris pour le ou la retrouver. Je ne suis plus en sécurité ! Personne ne l’est ! Et je voulais
seulement…
Elle pressa ses doigts sur ses paupières qui la brûlaient.
— Je voulais revoir mon ami.
— Tu auras peut-être bientôt la chance de le voir en permanence, marmonna Jerry.
Cachée derrière ses mains, elle lui jeta un regard irrité.
— Si vous avez tant envie de me renvoyer, pourquoi vous être donné la peine de me ramener ici ?
Putain, vous devriez plutôt me remercier…
— Surveille ton langage ! Je te défends de jurer devant un professeur. Toutes les règles de
politesse n’ont pas été annulées uniquement parce que tu as passé une mauvaise journée, Allie.
Pivotant sur son siège, Isabelle poursuivit :
— Jerry, si ça ne vous dérange pas, j’aimerais m’entretenir quelques minutes seule avec Allie.
Pourriez-vous nous laisser ?
Lorsqu’il fut parti, la directrice s’adossa à la porte, les épaules basses, fixant le sol. Elle semblait
curieusement vulnérable, et une pointe de culpabilité s’insinua dans le cœur d’Allie.
— Écoutez, Isabelle, commença-t-elle d’un ton hésitant, peut-être que je devrais juste…
Isabelle redressa la tête, et la fixa d’un regard d’acier.
— Tu n’as pas voix au chapitre, Allie. Tu as brisé les lois de Cimmeria. Tu as trahi ma confiance
et tu m’as même volée !
La peine et la colère d’Isabelle la figèrent sur place – sa lèvre inférieure se mit à trembler. Il y
avait du vrai dans ce que disait sa directrice. Isabelle avait pris soin d’elle, avait veillé sur elle – peut-
être même avait-elle éprouvé de l’affection pour elle. Or, elle l’avait trahie.
« J’avais de bonnes raisons », se répéta-t-elle pour la millième fois.
Cependant, cette pensée ne la rassurait plus.
Comme si elle lisait en elle, Isabelle continua :
— J’ignore comment nous parviendrons de nouveau à nous faire confiance, Allie. Jerry a
probablement raison. Peut-être que les choses sont allées trop loin et que tu n’as plus ta place ici.
Autant t’accorder ce que tu désires.
Plongeant la main dans sa poche, elle en retira son téléphone – « un vigile devait l’avoir trouvé
dans les bois », songea Allie – et fit défiler sa liste de contacts. Tout en pressant le bouton d’appel,
elle ajouta :
— Pourtant il ne m’appartient pas de prendre une telle décision.
Quelqu’un lui répondit à l’autre bout du fil.
— Vous voulez lui parler maintenant ? s’enquit Isabelle auprès de son interlocutrice.
Une seconde plus tard, la directrice traversa le bureau et lui tendit le téléphone. Intriguée, Allie
n’esquissa aucun geste pour s’en saisir, mais Isabelle ne flancha pas.
— Réponds ! insista-t-elle d’un ton glacial.
Allie déglutit, s’empara du portable.
— Allô… ? dit-elle d’un ton hésitant.
Une voix sévère s’éleva :
— Allie, c’est ta grand-mère. Je crois que nous devons avoir une petite discussion, toutes les
deux.
6.
— J e comprends que tu ne te sentes plus en sécurité à Cimmeria, mais tu le seras encore moins si tu
quittes l’école.
Lucinda s’exprimait d’un ton curieusement monotone, comme si elles étaient en réunion d’affaires et
qu’elle se contentât d’énumérer des faits concernant un projet.
— Oui, quelqu’un travaille contre nous à Cimmeria, et, oui, cette personne est dangereuse, et,
non, je ne sais pas de qui il s’agit. Mais tant que tu es ici, au moins tu es entourée de personnes qui
font leur possible pour te protéger.
Allie eut un geste d’impatience – elle savait déjà cela. Lucinda s’interrompit. Quand elle reprit la
parole, son ton était moins pressé.
— Allie, concernant ta sécurité, je ne peux nier notre échec. Et par-dessus tout, nous avons
complètement failli envers Jo. Si je te promettais que plus personne ne sera jamais blessé, je
mentirais.
Ses paroles résonnaient de sincérité. Les battements du cœur d’Allie s’accélérèrent, et elle agrippa
le téléphone, comme s’il risquait de lui échapper.
— Je sais exactement ce que les brutes de Nathaniel ont fait à ton amie, ainsi qu’à toi. Il est vrai
que si j’étais à ta place, je n’aurais qu’une envie : m’enfuir aussi vite et aussi loin que possible pour
laisser cette histoire derrière moi. Mais peu importe la vitesse à laquelle tu courras, Nathaniel te
retrouvera toujours.
Le ton de Lucinda s’intensifia.
— Alors, ne t’enfuis pas, Allie. Reste. Et bats-toi avec moi.
Allie était abasourdie. Sa grand-mère lui demandait son aide ?
— Combattre ? répéta-t-elle. Comment ?
— Nathaniel est hors de contrôle, Allie, mais je tiens à le voir souffrir. Je veux que ses plans
s’écroulent, que ses comparses finissent en prison. Je ferai tout pour découvrir lequel de nos amis
l’aide, et m’occuper de cette personne moi-même.
La voix de Lucinda était désormais aussi froide et précise qu’un pic à glace.
— Je veux voir la vie de Nathaniel réduite en cendres. Mais pour cela, j’ai besoin de ton aide. Si
tu restes à Cimmeria, je te promets que Gabe paiera pour ce qu’il a fait. De même que la personne qui
lui a ouvert les grilles cette nuit-là pour lui permettre d’entrer.
Le venin qui perçait dans sa voix ne laissait à Allie aucun doute quant au sérieux de sa grand-
mère.
Vengeance.
Le mot grandit dans son esprit et elle ne pensa plus à rien d’autre. Oui, elle pouvait venger la
mort de Jo. Faire payer ses assassins pour leurs actes atroces.
Mais pour cela, elle devait croire en Lucinda. En était-elle capable ? Sur quoi pouvait-elle fonder
sa confiance ? Un mot. Une sensation. Un sentiment. Les délicats liens génétiques qui les reliaient.
Ça ne suffisait pas. Elle devait être certaine que Lucinda était digne de confiance. Il fallait qu’elle
en apprenne plus.
— Pourquoi ne pas appeler la police ? Si nous leur racontons ce qui s’est passé, ils l’arrêteront,
n’est-ce pas ?
Lucinda n’eut qu’une infime hésitation, mais Allie la perçut néanmoins.
— J’ai bien peur qu’en ce moment, le ministre de l’Intérieur trouve Nathaniel très convaincant.
Intriguée, Allie fronça les sourcils. Pourquoi un ministre du gouvernement écouterait-il Nathaniel
? À l’évidence, ce dernier était fou. Cependant, elle se remémora la façon dont les policiers locaux
s’étaient comportés ce matin, et un frisson la parcourut.
— Mais la police devrait l’arrêter. Comment pourrait-il en être autrement ? demanda-t-elle d’une
voix plaintive.
— Tout cela est une question de pouvoir. Et de contrôle. Je le possède, et Nathaniel veut se
l’approprier. C’est aussi simple que cela.
— Non, ce n’est absolument pas simple, rétorqua Allie avec amertume. Parce que je ne saisis rien
du tout.
— Oh que si ! Réfléchis, Allie. Après ce qui s’est passé ces derniers mois, n’as-tu pas encore
compris de quoi tu fais partie ? Au fond de ton cœur, est-ce que tu ne sais pas déjà ?
Le téléphone était chaud dans sa main, tandis qu’elle se remémorait ces derniers mois – les choses
qu’on lui avait dites. Les bribes d’information se mettaient en place comme les pièces d’un puzzle.
La Night School fait partie d’une organisation bien plus vaste… Cimmeria est plus puissante que
tu ne le penses… Le comité de direction de la Night School est aussi celui de l’Organisation… Le
comité contrôle tout… Le Premier ministre… Plusieurs ministres viennent pour le bal… Lucinda
préside le comité… Le gouvernement… Lucinda…
Comment peux-tu ne pas savoir ?
— La Night School contrôle le gouvernement.
Allie avait à peine chuchoté sa réponse que déjà elle était certaine d’avoir raison.
— Pas la Night School, la corrigea Lucinda, mais l’Organisation.
Pendant un long moment, Allie resta immobile, essayant d’assimiler cette stupéfiante révélation.
— Je ne… Je veux dire… Comment ?
La réponse de Lucinda fut brusque.
— L’important, c’est que les choses sont ainsi. Et si Nathaniel a raison de moi, s’il me bat, tout ce
pouvoir se retrouvera entre ses mains. Il sera incontrôlable.
À l’idée d’un monde où Nathaniel dirigerait tout, Allie se mordit si fort la lèvre qu’elle se mit à
saigner – un goût amer envahit sa bouche.
— Tu ne peux pas laisser cela arriver !
C’était la réponse que Lucinda attendait d’elle.
— J’ai bien l’intention de le stopper, mais je n’y arriverai pas sans toi. Alors… Comptes-tu rester
et te battre à mes côtés ?
Cette fois, Allie n’avait plus aucun doute. C’était tellement pire que ce qu’elle avait imaginé –
tellement plus dangereux et effrayant. Elle n’avait pas le choix… N’est-ce pas ?
— Oui, je reste.
— Parfait.
Lucinda semblait totalement ravie.
— Cependant, maintenant que tu sais ce qui est en jeu, j’attends de toi que tu tiennes ta place. Où
que tu te trouves, tu es en danger – même à Cimmeria. Nous ignorons l’identité de l’espion qui se
cache parmi nous, alors tu dois être constamment sur tes gardes.
— Je le serai.
— Obéis à ce que te demande Isabelle, sans poser de questions, poursuivit Lucinda. Je lui fais
entièrement confiance, et il doit en être de même pour toi.
Allie tourna la tête vers Isabelle. Assise à son bureau, la directrice l’observait d’un air entendu, un
stylo à la main. Peut-être percevait-elle les propos de Lucinda à travers le combiné.
— OK.
— Ce ne sera pas facile, avertit Lucinda. Isabelle est très en colère, elle va te punir pour les
incidents de la nuit passée. J’attends de toi que tu accomplisses toutes les tâches subalternes,
épuisantes, voire vaines qu’elle t’infligera, sans te plaindre. Évidemment, plus question de t’enfuir –
je ne pourrai pas te protéger si j’ignore où tu es. À dire vrai, il est hors de question que tu enfreignes
la moindre règle de Cimmeria – ce sont ces règles qui te permettront de rester en vie. Et pour finir, vu
que tu n’es pas renvoyée malgré tes frasques, tu vas devoir rattraper ton travail en retard et obtenir
d’excellentes notes en cours. Sommes-nous bien d’accord ?
Étourdie par cette longue liste de demandes et d’obligations, Allie hocha la tête en silence, avant
de réaliser que sa grand-mère ne pouvait pas la voir.
— Oui, répondit-elle enfin. D’accord.
Cependant, Lucinda n’en avait pas encore fini.
— Très bien. Tu dois comprendre une chose, Allie : si tu violes la moindre part de notre accord,
notre deal ne tient plus. Je n’en ai pas l’intention, mais si j’y suis obligée, je prendrai mes distances
avec toi. Et crois-moi, mieux vaut pour toi que tu ne te retrouves pas seule. Cela dit, si tu obtempères
et que tu me donnes ce que je t’ai demandé, je te le promets : je t’offrirai ta vengeance.
Quand Allie quitta le bureau d’Isabelle, le ciel avait perdu tout son éclat.
Elle se sentait vulnérable, à arpenter ainsi les couloirs en tenue de ville, entourée d’élèves aux
blazers bleu marine assortis, les armoiries blanches de Cimmeria brodées sur la poitrine. Même en
avançant les yeux rivés au sol, elle sentait qu’on l’observait avec curiosité, entendait les
chuchotements et les gloussements. Mais quand elle relevait la tête, aucun regard ne croisait le sien.
Elle était invisible.
Accélérant le pas, elle grimpa l’escalier jusqu’au dortoir des filles, puis gagna l’étroit couloir qui
menait à sa chambre. Une fois à l’intérieur, elle se laissa aller contre la porte. Quel bonheur de se
retrouver enfin seule ! Cependant, quand elle alluma, elle fut saisie d’étonnement.
Sa chambre était impeccable.
Les vêtements sales avaient disparu. Ses notes avaient été classées. Ses livres alignés sur les
étagères dépoussiérées. Le plancher avait été balayé, ciré, son lit recouvert d’une couette blanche
propre, une couverture bleu marine pliée avec soin au pied.
Tout cela était un message d’Isabelle, clair et net : plus de faveurs spéciales.
Dans le miroir à côté d’elle, elle entrevit ses cheveux décoiffés et son maquillage dégoulinant.
Elle savait déjà qu’elle empestait le cidre et la sueur.
Elle n’avait rien à faire dans cette chambre avec une telle allure.
Retirant son jean et sa veste, elle s’enroula dans son peignoir, attrapa une épaisse serviette de
toilette blanche, et se dirigea vers la porte.
Néanmoins, à la dernière seconde, elle se retourna et ramassa ses vêtements pour les jeter dans le
panier de linge sale dans le coin.
Un contrat était un contrat.
— Contente ? demanda-t-elle à la chambre vide.
Tout en avançant dans le couloir, elle essaya d’effacer de sa mémoire l’expression de Mark quand
elle l’avait informé de sa décision de rester à Cimmeria. Isabelle leur avait accordé quelques minutes
ensemble, avant que son copain ne soit reconduit à la gare et installé dans un train pour Londres.
— Tu plaisantes ? avait-il rétorqué d’un air incrédule. On vient de me retenir prisonnier pendant
des heures. Toi, tu es couverte de cicatrices, tes profs sont de vrais fachos, mais, soudain, tout est
parfait ?
Allie n’avait su que répondre. Comment expliquer à une personne extérieure ce dont elle avait
connaissance, à présent ?
— Écoute, il y a un tas de trucs que tu ignores…
Mark l’avait interrompue d’un geste impatient.
— Je t’en prie, Allie ! J’ai vu ton école – on dirait le château des horreurs. Et j’ai entendu ta façon
de parler – tu as toujours été un peu snob, mais, maintenant, t’as l’air aussi guindée que la reine.
Piquée au vif, Allie avait senti le rouge envahir ses joues.
— Ce n’est pas juste, Mark ! Je suis toujours la même personne.
— Non, c’est faux.
Les mains posées sur ses hanches maigres, il l’avait dévisagée comme s’il la voyait pour la
première fois.
— Peut-être que tu ne t’en rends pas compte, mais, pour moi, c’est évident. Tu n’es plus l’une des
nôtres. Tu es passée de l’autre côté.
Au souvenir de son regard, Allie frissonna et resserra son peignoir autour d’elle.
Poussant un soupir, elle ouvrit la porte de la salle de bains réservée aux filles. Par chance, à cette
heure, elle était vide. Dans une cabine d’un blanc immaculé, elle ouvrit le robinet d’eau chaude,
jusqu’à ce que la température soit si élevée que l’eau la brûle quasiment, et la laissa se déverser sur
elle pour effacer la crasse de ces dernières vingt-quatre heures.
Elle fit courir le savon sur sa peau, remarquant les changements que l’accident avait causés à son
corps – ses cicatrices étaient comme des petites bosses sous ses doigts.
Chacune était un rappel de sa mission à accomplir.
Des propos du Dr Cartwright lui revinrent en mémoire. Tu n’as pas à te sentir coupable d’être en
vie alors que Jo ne l’est plus.
À l’époque, elle ne l’avait pas cru.
« Mais peut-être avait-il raison. Je dois être en vie pour tuer Gabe. »
Une fois de retour dans sa chambre, elle s’escrima à démêler ses cheveux, puis appliqua un
soupçon de fond de teint. Hélas, des cernes sombres ourlaient ses yeux gris, elle avait le teint cireux.
Ouvrant sa garde-robe, elle parcourut du regard la rangée de vêtements bleu marine qui s’offrait
à elle. À Cimmeria, le choix d’une tenue était rarement compliqué. D’abord, des collants sombres et
une courte jupe plissée. Ensuite, un impeccable chemisier blanc et un blazer bleu marine. Une paire de
chaussures à semelles de caoutchouc, et voilà, elle était déguisée en élève de Cimmeria.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre – c’était presque l’heure du dîner.
« Bien, songea-t-elle avec une détermination farouche, le moment d’expier est venu. »
Tandis qu’elle descendait l’escalier, la sourde rumeur des conversations et des rires en
provenance du réfectoire bondé se fit de plus en plus forte. Le joyeux bourdonnement lui semblait
étranger et, pendant un long moment, elle se tint près de la porte, incapable d’entrer. Il y avait des
semaines qu’elle évitait les dîners communs.
Mais tout à l’heure, dans son bureau, Isabelle lui avait clairement fait comprendre qu’il n’en était
plus question. À partir de maintenant, elle devait être à l’heure au réfectoire pour chaque repas,
comme le stipulait le règlement.
Ce n’était que l’une des clauses auxquelles Allie avait acquiescé. Parce qu’une fois qu’elle avait
accepté de rester, Isabelle lui avait rappelé ses obligations.
Elle devrait assister à l’ensemble des cours et rattraper son retard de ce trimestre. Évidemment,
elle aurait d’excellentes notes.
Et, bien sûr, elle participerait de nouveau à la Night School.
Cette dernière obligation était celle qui l’effrayait le plus – qui lui mettait carrément l’estomac en
charpie.
Elle avait conscience qu’il serait irrationnel de refuser – elle devait faire partie de la Night
School pour s’entraîner, apprendre, découvrir la vérité sur ce qui s’était passé. C’était le cœur de
Cimmeria, il lui fallait en être. Mais l’idée d’y retourner – de se glisser de nouveau dans cet univers si
particulier – l’effrayait au plus haut point.
À quoi bon ? Leur directrice le savait déjà, et n’y attachait aucune importance.
Comme elle n’avait pas acquiescé aussitôt, Isabelle l’avait fixée d’un regard froid.
— Participer à la Night School est une condition essentielle pour continuer à étudier à Cimmeria.
Tu vas devoir te décider illico, Allie. Veux-tu rester à Cimmeria, ou non ?
Vaincue, Allie avait acquiescé d’un hochement de tête. Oui, elle voulait rester. Elle tenait à sa
vengeance. Elle ferait n’importe quoi pour ça.
Alors, si elle était capable de rejoindre la Night School, elle était tout autant capable de franchir
cette porte, de pénétrer dans le réfectoire et d’y prendre son dîner.
Redressant la tête, elle avança d’un pas résolu juste au moment où Zelazny refermait la porte. Du
coin de l’œil, elle vit qu’il lui jetait un regard intrigué, mais, sans ralentir le pas, elle se dirigea vers
une chaise vide à son ancienne table, et s’y installa.
Autour d’elle, les conversations s’arrêtèrent soudain.
Maudissant le silence, Allie se força à regarder ses voisins. Elle était installée à côté de ceux
qu’elle avait ignorés durant des semaines – tous ses amis.
Isabelle lui avait passé un savon pour la façon dont elle les avait traités. En les regardant en cet
instant, les paroles de sa directrice lui revinrent en mémoire.
— Je sais ce que tu as enduré ces derniers mois, mais tu as réagi à la mort de Jo en repoussant les
personnes qui t’aiment le plus. Ce faisant, tu leur as causé beaucoup de peine. Il semblerait que tu
n’aies jamais réalisé quelque chose, Allie : ces personnes avaient du chagrin, elles aussi. Tu t’es
montrée froide envers Rachel durant des semaines, résultat, elle a dû traverser cette épreuve seule.
Quant à Zoé, tu l’as carrément ignorée. Elle, elle te considère comme une grande sœur. Elle avait
besoin de toi, mais tu étais bien trop concentrée sur ton petit nombril pour t’en soucier.
En face d’elle, Carter était assis à côté de Julie. Chaque fois qu’elle les voyait ensemble, une épine
de glace semblait s’enfoncer dans sa poitrine. Mais Carter avait autrefois été son ami, elle ne voulait
pas le perdre.
Si cela impliquait qu’elle soit aimable avec Julie… OK, elle le serait.
À côté d’eux, Zoé semblait minuscule. Rachel, quant à elle, gardait les yeux baissés, comme si
elle ne supportait pas de voir ce qu’Allie était devenue. Lucas lui tenait la main.
Allie avait l’impression qu’ils attendaient tous que quelque chose se passe. Peut-être qu’elle se
comporte bizarrement. Qu’elle s’enfuie. Qu’elle leur hurle dessus.
Elle s’éclaircit la gorge.
— Écoutez, j’ai quelque chose à vous dire. J’ai déconné et j’en suis désolée. Je crois que j’avais
besoin de temps pour… me défouler un peu. Je sais aussi que vous êtes tous au courant que je me suis
enfuie hier, mais je tiens à vous dire que ce n’est pas vous que je fuyais…
Elle s’interrompit. Était-ce la vérité ? Elle n’en savait plus rien.
— Et maintenant, j’essaie de me reprendre. Je ne voulais pas vraiment…
Son regard voletant autour de la table, elle contempla un moment Carter. Ses yeux sombres
l’évitaient.
— Je me suis montrée égoïste, pénible, je vous ai fichu la frousse, et j’espère seulement…
Elle regarda Rachel, d’un air désespéré.
— … que vous pourrez me pardonner. Et m’aider… à aller mieux.
À peine eut-elle terminé, que tout le monde se mit à parler en même temps.
— Bien sûr que nous pouvons…
— Ne crois pas un instant…
— N’importe qui aurait…
Ils se montrèrent tous gentils, mais elle fut soulagée que la conversation dévie sur son évasion.
— Comment tu as fait ? s’enquit Lucas, une lueur d’intérêt dans les yeux. Il paraît que tu as
escaladé la grille.
Allie s’esclaffa.
— Absolument pas. C’est impossible. En tout cas, pour moi. Ce truc est bien trop haut.
— Quelqu’un t’a aidée ? demanda Julie avec hésitation.
— Pas vraiment…
La voix de Carter couvrit soudain celle des autres. On pouvait lui faire confiance pour poser les
questions essentielles.
— Qu’est-ce qu’ils ont prévu pour toi ? Quel type de punition ?
Allie haussa les épaules d’un air insouciant.
— Pas mal de boulot. Du jardinage pour le reste de ma vie. Le truc habituel.
Le regard que Carter lui jeta indiquait clairement qu’il savait qu’il y avait autre chose derrière.
Cependant, elle ne pouvait tout leur avouer. Il était impensable de leur parler de la promesse de
Lucinda. Pas maintenant, en tout cas.
À l’instant, les portes de la cuisine s’ouvrirent et le personnel pénétra dans la salle en rangs de
deux, portant des plats fumants. Alors qu’Allie observait les serveurs dans leurs uniformes noirs
impeccables, son regard se porta sur Sylvain, qui l’observait avec intensité, d’un air entendu. Ses
yeux étaient aussi clairs et froids que des pics de glace.
7.
e lendemain, Allie assista à tous ses cours pour la première fois depuis des semaines.
L Ses professeurs avaient dû être prévenus qu’elle serait présente, car aucun d’eux ne fit de
remarques sur son soudain retour. Seul Zelazny lui jeta un regard maussade quand elle se glissa dans
son siège au cours d’histoire.
Néanmoins, les élèves, eux, étaient beaucoup moins polis. Même si c’était désagréable, elle
pouvait supporter qu’on la fixe. Mais les insultes, chuchotées juste assez fort pour qu’elle les entende,
étaient beaucoup plus difficiles à endurer. La plupart du temps, elle parvenait à les ignorer. Jusqu’à ce
matin où, avant le début du cours de maths, elle entende quelqu’un murmurer en aparté :
— Tu crois qu’elle a tué Jo ?
Pendant un moment, Allie fut incapable de respirer. Puis la douleur brûlante lui fit oublier toutes
ses promesses.
Tenant son stylo comme un poignard, elle pivota sur son siège et le leva en direction des deux
filles assises derrière elle. Amber et Ismay : des acolytes de Katie Gilmore.
Les jumelles diaboliques, comme elle les appelait toujours quand elle avait encore le sens de
l’humour. Aujourd’hui, elle ne trouvait plus cela drôle du tout.
— Si j’étais vous, dit-elle d’un ton étonnamment calme, je la fermerais.
Les deux filles gloussèrent avec hésitation. À l’évidence, elles ne savaient plus comment se
comporter. Devaient-elles continuer à se moquer ou être effrayées par son audace ?
Amber fit soudain passer ses longs cheveux blonds par-dessus une épaule avec une nonchalance
étudiée.
— Waouh ! Elle fait vraiment peur ! Elle a des yeux de criminelle. Je ne comprends pas qu’on
l’autorise à rester parmi nous.
Sa remarque donna à Ismay – toujours le numéro deux de leur duo – le courage nécessaire pour
se montrer haineuse à son tour.
— Elle a l’air d’un monstre, enchérit-elle d’un sourire dédaigneux. Allie, pourquoi ne nous
offres-tu pas le plaisir de t’enfuir de nouveau ?
D’une certaine façon, la mesquinerie et l’insignifiance de leur propos désamorçaient la situation.
La colère d’Allie reflua, comme une vague recule sur le sable. Si elles n’évoquaient pas Jo – si elles
se contentaient de l’insulter, elle –, elle pouvait le supporter. Néanmoins, elle brûlait d’envie d’éclater
leurs ravissants petits nez et d’entendre ce qu’elles auraient encore à dire ensuite.
Cependant, elle avait promis à Lucinda de ne plus causer de troubles. De n’enfreindre aucune
règle. En échange, elle se vengerait de ses ennemis.
Desserrant les doigts de son stylo, elle le reprit en position normale.
— Petites joueuses ! lâcha-t-elle assez fort pour que tout le monde l’entende.
Puis elle leur tourna le dos, et, blême de rage, s’efforça de penser à autre chose pour ne plus
entendre leurs gloussements insipides.
Une fois que le cours commença, elle n’eut plus le temps de se soucier de ce que les autres
pensaient d’elle. Elle était tellement en retard dans ses études que, par moments, elle ignorait
carrément de quoi parlaient ses professeurs.
Le cours de chimie fut le pire. Elle prit beaucoup de notes, mais, alors que les formules
complexes et les diagrammes envahissaient les pages de son bloc, la panique l’envahit.
« Est-ce que j’ai accumulé trop de retard pour tout rattraper ? »
Deux jours plus tôt, cela ne l’aurait pas inquiétée. Mais elle avait promis à Lucinda de réussir tous
ses examens, et avec ce qui était en jeu, elle y attachait désormais une extrême importance.
Le plus gros problème, c’était son prof : Jerry Cole. Même si elle s’efforçait de suivre la leçon,
elle s’arrangeait aussi pour éviter de croiser son regard.
Jerry était de retour à la normale : avec son sens habituel de l’humour, il faisait de mauvaises
plaisanteries sur les atomes et les structures des molécules. Il souriait souvent, et elle remarqua qu’il
avait tenté en vain de dompter ses boucles rebelles. Il n’y avait plus aucun signe de l’homme en colère
qu’elle avait affronté la veille.
Quand le cours se termina, elle se joignit à la file des élèves qui quittaient la salle, se perdant au
milieu de la foule. Elle en était déjà à se féliciter d’avoir échappé au regard de Jerry, lorsqu’il
l’appela.
— Allie, tu peux rester une seconde ?
Le cœur battant, elle se figea.
L’espace d’un instant, elle songea à s’enfuir – faisant semblant de ne rien avoir entendu. Puis, avec
lenteur, elle se retourna pour lui faire face. Ses lunettes cerclées de métal brillèrent un instant dans la
lumière, dissimulant ses yeux quand il lui fit signe de s’asseoir à un bureau au premier rang.
Après une brève hésitation, elle s’y percha, crispée, les bras croisés sur sa sacoche de livres
posée sur ses genoux.
Jerry se cala contre son propre bureau. Il avait l’air embarrassé et ne cessait de remuer le pied.
— Allie, je voudrais mettre les choses au clair à propos d’hier. C’était une journée difficile pour
nous deux, et j’aimerais qu’on l’oublie.
Elle l’observa avec méfiance tandis que, poussant un soupir, il retirait ses lunettes. Il avait l’air
épuisé.
— Tu sais, tout ce qui s’est passé ici – le décès de Jo, ton accident –, ça n’a pas affecté que les
élèves. Les professeurs aussi éprouvent des émotions. Et ce trimestre, nous avons tous été sous
pression. Mais puisque tu assistes à mes cours, tu dois te sentir à l’aise en ma présence. Il faut que tu
comprennes que je ne suis pas là pour te juger en permanence. Alors, j’espère que nous travaillerons
ensemble, comme nous l’avons fait dans le passé. Je te considère comme une bonne élève – et une
bonne personne – et je suis heureux de t’avoir dans ma classe.
Ses paroles paraissaient sincères, et Allie désirait que les choses reviennent à la normale. Jerry
était en train de lui offrir ce qu’elle espérait.
— D’accord. Moi aussi je suis… désolée. Pour… pour tout ce que j’ai fait.
Jerry se détendit, comme si l’idée de cette conversation l’avait rendu nerveux. Cette pensée était
déroutante, et soudain, Allie se sentit mieux.
— Parfait. Je suis content. Maintenant que nous avons éclairci ce point… Je tiens à te parler d’un
sujet plus terre à terre : la chimie.
Il laissa échapper un rire. Allie sourit poliment tandis qu’il essuyait ses lunettes avec un mouchoir
sorti de sa poche.
— Tu es très en retard dans ton travail, et je sais à quel point il est difficile de rattraper ce cours.
Une fois qu’on a lâché prise, tout peut nous échapper assez vite, et avant de s’en rendre compte… On
est complètement largué.
Allie ne cilla pas, mais serra son sac contre elle.
« Il a l’intention de me faire redoubler ? » Cette seule éventualité était humiliante. Une vive
rougeur envahit ses joues.
— Je n’ai pas envie que ça t’arrive, continua-t-il, inconscient de sa nervosité. Mais je crois que tu
vas avoir besoin d’un peu d’aide pour rattraper le niveau. J’en ai parlé à Rachel Patel, elle a proposé
d’être ta tutrice pour le reste du trimestre. Comme tu le sais, c’est l’une de nos meilleures élèves en
physique et chimie, alors je pense que c’est une bonne idée. Étant donné que tu avais de bonnes notes,
je suis persuadé qu’en travaillant dur, tu te remettras vite à niveau. Est-ce que je peux compter sur toi
?
Tel un rayon de soleil, l’espoir envahit soudain Allie. Jerry avait encore confiance en elle. Il la
croyait capable de réussir. Et, cerise sur le gâteau, elle étudierait avec Rachel – peut-être pourrait-elle
en profiter pour sauver leur amitié mise à mal par son comportement.
— Absolument ! répondit-elle avec enthousiasme.
— Parfait.
Jerry se redressa. La conversation était terminée. Cependant, alors qu’elle se dirigeait vers la
sortie, il l’appela. Quand elle se retourna, il la contemplait bizarrement.
— Tout va bien se passer, tu verras, lâcha-t-il.
Surprise par sa remarque, Allie répondit sans réfléchir :
— Je l’espère.
Cette conversation fut la seule lueur dans une journée plutôt sinistre. Après son dernier cours,
c’est en traînant les pieds qu’Allie monta l’escalier pour regagner le dortoir des filles, son sac lourd
de livres.
Lorsqu’elle vit devant elle une silhouette familière qui s’élançait à travers les groupes d’élèves, sa
gorge se serra.
Zoé te considère comme une grande sœur, avait dit Isabelle. Elle avait besoin de toi.
— Hé, Zoé ! Attends !
La jeune fille s’arrêta dans son élan. Lorsqu’elle se retourna, elle l’observa avec réserve.
Zoé était un petit génie – à treize ans, elle avait déjà un niveau intellectuel plus élevé que celui
d’Allie. Le trimestre dernier, elles avaient été proches, mais après la mort de Jo, Zoé s’était
comportée comme si rien d’important n’était arrivé. On aurait cru que le décès de leur amie ne
l’affectait nullement. À aucun moment Allie ne l’avait vue pleurer. Elle avait continué à vivre comme
si Jo n’avait jamais existé.
Durant une séance, le Dr Cartwright avait essayé d’expliquer à Allie comment fonctionnaient les
personnes atteintes du syndrome d’Asperger, mais à ce moment-là, elle n’avait pas voulu l’écouter.
Tout cela était encore beaucoup trop difficile.
Maintenant, son propre comportement lui semblait mesquin.
Lorsqu’elle rattrapa Zoé, Allie se hâta de s’excuser.
— Je voulais juste te dire de nouveau que je suis désolée de t’avoir traitée comme je l’ai fait. Ce
n’était pas juste. J’étais perturbée mais je n’aurais jamais dû agir ainsi.
Zoé se renfrogna un instant, et Allie sut qu’elle réfléchissait à ses propos, jouant avec les mots
comme s’il s’agissait de chiffres. Les additionnant, histoire d’élaborer une réponse adéquate.
— Je te pardonne, assura-t-elle enfin. Mais si jamais tu recommences, ce sera fini. Je ne serai plus
ton amie, et ce, pour l’éternité.
Quelque chose vibra au fond du cœur d’Allie. Pas question de perdre Zoé. Elle avait besoin d’elle.
— Je ne recommencerai pas, Zoé, je te le jure ! répondit-elle avec une ferveur insoupçonnée. Et…
j’espère vraiment que nous pourrons reprendre là où nous en étions. S’il te plaît. Comportons-nous
de nouveau… normalement.
Visiblement satisfaite, Zoé eut un vif hochement de tête qui fit rebondir sa queue-de-cheval haute.
— OK.
Côte à côte, elles avancèrent dans le long couloir bordé de portes blanches des deux côtés. Sur
chacune un chiffre était peint en noir.
Zoé l’interrogea soudain avec son franc-parler habituel :
— Pourquoi est-ce que tu t’es enfuie ? À cause de ton chagrin ?
Allie hésita avant de répondre.
— Ouais… J’étais triste.
Zoé sembla accepter sa réponse.
— Où es-tu allée ?
Allie eut un sourire contrit.
— Dans une église… Mais ce n’était pas le plan. Pas du tout.
— Qu’est-ce que c’était, ton plan ?
— Me rendre à Londres pour découvrir qui avait tué Jo.
Elle haussa les épaules – à présent, ça avait l’air complètement naze.
Zoé la fixa d’un regard acéré.
— Tu n’es pas de Londres ?
— Si.
— Dans ce cas, Nathaniel t’aurait trouvée tout de suite. Il aurait deviné exactement où te chercher.
Ton plan était carrément minable.
Allie ouvrit la bouche pour répliquer, mais la referma. Zoé venait de marquer un point.
Lorsqu’elles atteignirent la porte de la chambre de Zoé, elles s’arrêtèrent.
— Si jamais tu décides de t’enfuir de nouveau, viens me voir, suggéra Zoé. Je t’aiderai à choisir
la meilleure planque. Statistiquement parlant.
À son grand étonnement, Allie fut touchée par sa proposition. Pendant une seconde, elle ne sut
comment réagir. Néanmoins, quand elle se reprit, elle lui répondit avec ferveur :
— Si jamais je décide de m’enfuir de nouveau, tu seras la première personne à qui je le dirai.
Quand Allie ouvrit la porte de sa propre chambre, l’odeur chimique et citronnée de l’encaustique
l’accueillit avant même qu’elle allume. Elle inspira profondément. Même s’il lui déplaisait de
l’admettre, elle devait bien reconnaître qu’elle était contente que ses vêtements sales aient été
emportés, des serviettes propres empilées sur les étagères près de la porte. Heureuse que tout soit de
nouveau en ordre.
Dehors, la pluie froide frappait les vitres comme si elle essayait de pénétrer dans la pièce. Allie
jeta son sac à côté du bureau, retira ses chaussures. La chambre était chaude et douillette. Saisissant
l’épaisse pile de devoirs que ses professeurs lui avaient donnés, elle s’installa par terre – elle avait
besoin de place.
— Voyons voir, marmonna-t-elle en observant, sourcils froncés, la première page. Ça, c’est
urgent.
Elle posa la feuille à sa droite.
— Et ça…, c’est un peu urgent, aussi…
Elle posa le second document sur le premier, attrapa la page suivante.
— Quant à ça… Putain, c’est carrément méga urgent !
Elle continua d’égrener ainsi sa liste, sa pile d’urgences montant de façon alarmante. Lorsqu’elle
eut sorti tous les documents de sa pochette, elle regarda autour d’elle d’un air désemparé. Le sol était
tellement jonché de papiers qu’elle ne voyait quasiment plus le plancher en dessous.
— Bordel ! Je suis foutue.
Finalement, elle décida que l’urgence principale était une dissertation pour le cours d’Isabelle –
mille deux cents mots sur la période romantique italienne pour le lendemain. Or, elle n’avait pas lu
une seule page sur le sujet.
Elle feuilletait avec anxiété son livre de littérature, quand quelqu’un frappa à la porte.
— Entrez ! répondit-elle sans lever la tête.
— Salut Al… lie.
La voix de Rachel s’évanouit tandis qu’elle découvrait, les yeux écarquillés, le spectacle qui
s’offrait à elle.
— Eh bien ! C’est un arbre entier qui a été abattu là, par terre.
Allie agita sa feuille vers elle.
— Au secours ! Qu’est-ce que tu sais sur la période romantique en Italie ?
Rachel referma la porte derrière elle et s’avança.
— Ça dépend. En Toscane ? Ou à Rome.
Allie lui jeta un regard désespéré.
— Quoi ? Ça s’est déroulé en plusieurs endroits ?
Sans répondre, Rachel tendit la main. Allie lui donna le sujet de sa dissert, qu’elle parcourut très
vite.
— J’ai déjà traité ce thème une fois. Voyons voir…
Fouillant sur l’étagère, Rachel y prit un livre peu épais.
— Je me suis servie de ce bouquin. Il y a tout dans le chapitre huit. Lis-le, et tu pourras rédiger un
devoir basique – cite certains poèmes de Shelley pour gagner quelques lignes. Cet homme aimait le
son de sa propre voix. Écoute un peu ça.
Tenant le livre d’une main, elle entama d’un ton dramatique :
— Réunissez-vous en une vaste assemblée,
qui déclare solennellement, avec des paroles mesurées,
que vous êtes comme Dieu vous a faits, libres1…
Allie tendit la main vers le livre.
— Rachel, tu me sauves la vie !
— C’est ce qu’on me dit souvent.
Elle avait le sourire aux lèvres, mais Allie la connaissait assez pour savoir qu’au fond d’elle-
même, elle était saisie de doutes.
« Au moins, j’ai réussi à lui arracher un sourire. »
Un silence se fit soudain. Allie fouilla dans ses notes pour trouver quelque chose à dire. Par
chance, Rachel combla le blanc de la conversation.
— Est-ce que Jerry t’a annoncé que je suis devenue ta prof de chimie numéro deux ?
Allie s’efforça de garder un air détaché.
— Ne crois pas pour autant que je suis devenue ton esclave. Je suis toujours une femme libre.
Rachel sourit, largement, cette fois.
— Oh, vraiment ? Qui est ton papa ?
— Attends…
Allie reprit avec précaution le rythme de leurs plaisanteries, même si cela paraissait bizarre après
si longtemps.
— Es-tu en train de dire que mon nouveau papa est une fille nommée Rachel ? Dans ce cas, quand
j’écrirai mes mémoires je choisirai pour titre : « Allie a deux papa, dont l’un s’appelle Rachel ».
— Tu vendras un million d’exemplaires, et je deviendrai célèbre. Pas de problème, j’accepte un
pourcentage sur tes droits d’auteur.
Rachel se frotta les mains en jubilant.
— Alors, si on commençait la torture… je veux dire… les révisions, dès ce soir ? Une heure de
souffrance scientifique ne te ferait pas de mal.
En l’entendant la taquiner ainsi, Allie eut presque l’impression que tout était redevenu normal.
Comme si elle retrouvait enfin son amie.
— Est-ce que j’ai le choix ?
Rachel se dirigea vers la porte.
— Non. Bon, je te vois au dîner, espèce de sous-fifre. Ne t’inquiète pas, je t’accorderai la
permission d’éplucher mon fruit.
es cours d’Allie se déroulèrent plus facilement ce jour-là – les autres élèves lui prêtaient moins
L attention, et les leçons commençaient enfin à avoir un sens.
Durant son temps libre, elle repensait aux propos de Carter. Pourquoi Isabelle n’avait-elle pas
mentionné leur plan ? Elle tenta de se rappeler ce que leur directrice lui avait dit sur la traque des
agresseurs de Jo, et les moyens mis en œuvre pour découvrir l’identité de l’espion. Cependant elle ne
se souvenait que d’une chose : on lui avait conseillé de ne pas se faire de souci, lui assurant que tout
était sous contrôle.
Mais alors que l’après-midi se terminait, Allie sentit sa nervosité s’accroître. Elle allait découvrir
par elle-même ce qu’il en était – son entraînement à la Night School reprenait ce soir.
Lorsqu’elle rejoignit Rachel et Zoé à la bibliothèque après le dîner, elle avait un tel nœud à
l’estomac qu’il lui était difficile de se concentrer sur le cours de chimie prodigué par Rachel.
— J’ai comme l’impression que tu n’es pas très attentive, se plaignit son amie quand elle échoua
sur le même problème pour la troisième fois.
En soupirant, Allie posa son stylo.
— Désolée. Peut-être que je devrais passer à autre chose, et revenir là-dessus plus tard. J’ai le
cerveau en purée.
Assise de l’autre côté de la table, Zoé lui lança un regard entendu. Allie jeta un coup d’œil à sa
montre – il était presque vingt et une heures. Le moment de se préparer.
Elle repoussa sa chaise.
— En fait, je crois que je ne suis bonne à rien. Je ne fais que jacasser.
Elle se mit à rassembler ses livres.
— Je vais me coucher de bonne heure, et je reprendrai cela bien mieux demain.
Rachel acquiesça d’un hochement de tête.
— Ça vaut peut-être mieux. Tu as l’air épuisée.
— Moi aussi, je dois y aller ! s’exclama Zoé en bondissant sur ses pieds. De toute façon, je suis
hyper en avance dans mes devoirs.
Tandis qu’elles s’éloignaient d’un pas vif, une pointe de culpabilité envahit Allie. C’était moche
de mentir à Rachel. Leur amitié commençait tout juste à se réveiller – une telle duperie ne ferait que la
fragiliser.
Quand elles eurent quitté la bibliothèque, Zoé s’arrêta.
— Je vais d’abord monter dans ma chambre déposer mes livres. Tu viens avec moi ?
Mais Allie ne voulait pas perdre une seconde. Elle secoua la tête.
— Je te retrouve en bas.
Une fois que Zoé se fut élancée dans l’escalier qui menait à leur dortoir, Allie se dirigea vers le
grand hall, la gorge serrée. Elle pouvait le faire. Elle pouvait reprendre l’entraînement de la Night
School, et ne pas tout fiche en l’air, cette fois.
Elle était tellement perdue dans ses pensées qu’elle n’entendit pas qu’on approchait. Tournant au
coin d’un couloir, elle fonça tête baissée contre une personne qui venait en sens inverse. Leurs
épaules se heurtèrent si violemment qu’Allie sentit aussitôt une douleur l’élancer.
— Ouille ! Putain… Je veux dire, désolée.
Elle recula d’un pas, frottant son bras. Ce ne fut qu’à cet instant qu’elle réalisa qui elle venait de
percuter.
— Je t’ai fait mal ?
Les grands yeux bleus de Sylvain l’observaient avec attention.
— Non, ça va, répondit-elle en rougissant.
Sylvain remarqua soudain la façon dont elle se tenait le bras, et fronça les sourcils.
— Merde1, je t’ai vraiment fait mal.
Il tendit le bras vers elle, puis, semblant se raviser, laissa retomber sa main.
— Désolé, Allie, j’étais pressé. Je ne t’ai pas vue.
— Ce n’est pas grave, marmonna-t-elle.
Levant les yeux vers lui, elle croisa son regard pénétrant.
— Je ne pense pas que tu m’aies cassé quoi que ce soit, ajouta-t-elle, nerveuse.
— Quel con d’avoir été aussi maladroit ! Je suis en retard pour…
D’un geste, il désigna l’extrémité du couloir, où les portes qui menaient à la salle d’entraînement
de la Night School étaient grandes ouvertes.
— J’y vais aussi, affirma Allie.
Sylvain écarquilla les yeux.
— Tu reviens ? Je n’étais pas au courant.
Allie haussa les épaules, comme si son retour à la Night School n’avait que peu d’importance.
— Ça fait partie de ma punition, lâcha-t-elle.
Sylvain la dévisagea. Même s’il n’en disait rien, elle devinait son étonnement – il était surpris
qu’elle lui parle de nouveau. En fait, depuis la nuit du bal d’hiver, elle avait fait son maximum pour
l’éviter.
Elle aurait bien aimé discuter avec lui, mais elle ignorait par où commencer. Cette nuit-là, leur
baiser avait été si intense ! Le simple fait d’y repenser fit accélérer les battements de son cœur.
Mais, ensuite, Jo était morte. Et en une seule nuit, leur monde avait changé.
Cette nuit-là, elle avait compris que Nathaniel tuerait tous les êtres auxquels elle tenait. Elle avait
donc décidé de ne plus se lier à personne.
— Ça doit être dur pour toi, après ce qui s’est passé. Tu te sens prête ?
— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Mais il faut que je le fasse. Pour elle.
Sylvain hocha la tête, comme s’il s’attendait à cette réponse.
— Je ferais la même chose.
Surprise, elle écarquilla les yeux.
— C’est vrai ?
— Bien sûr. C’est la seule façon de t’en sortir. Tu dois t’endurcir, combattre. Et gagner.
— Merci. Ça m’aide que tu me dises ça.
Son sourire adoucit ses traits anguleux, lui donnant l’air plus jeune – moins sophistiqué. Parfois,
il avait l’air si adulte qu’il était facile d’oublier qu’il n’avait que seize ans.
Puis il jeta un coup d’œil à sa montre, et son sourire s’évanouit.
— J’ai bien peur qu’on arrive tous les deux en retard. Il faut que je remonte à l’étage en vitesse.
— Je t’en prie, fit-elle en s’écartant d’un pas.
— Allie…
Elle le regarda d’un air interrogateur, mais Sylvain se ravisa.
— Rien. Bon, on se voit là-bas.
Il s’éloigna avec la grâce féline d’une panthère.
Une fois seule, Allie descendit les marches. Cet escalier souterrain autrefois familier n’avait
jamais semblé aussi crasseux et rebutant. Et son trajet le long de cet étroit couloir miteux jamais plus
solitaire. Elle fut soulagée d’atteindre enfin le vestiaire des filles.
La grande pièce carrée était quasiment vide – seules quelques filles se préparaient, la plupart
ayant déjà revêtu leur tenue noire d’entraînement.
Dans un coin de la pièce, elle remarqua Nicole, toujours en uniforme bleu marine. Alors qu’elle
rassemblait ses longs cheveux noirs en queue-de-cheval, leurs regards se croisèrent. Nicole n’avait
pas l’air étonnée de la voir là – en tout cas, si elle l’était, elle le masquait bien.
— Alors, prête à retourner dans la fosse aux lions ?
Allie se força à sourire.
— C’est comme ça qu’on l’appelle, maintenant ?
— C’est plutôt approprié, n’est-ce pas2 ?
Le ton amer de Nicole reflétait tout à fait les sentiments d’Allie : courage et colère.
Elles n’avaient fait connaissance qu’à la fin du dernier trimestre, mais Allie l’avait vite appréciée.
Nicole était beaucoup trop mignonne – toute petite, mince, avec de grands yeux bruns – et semblait
n’avoir peur de rien.
— Exact.
Allie se dirigea vers une patère sur laquelle Sheridan était écrit au marqueur en lettres
majuscules, bien nettes. Des leggins noires, deux tops confortables à manches longues – un pour
l’intérieur, l’autre pour l’extérieur – et une veste avec zip y étaient accrochés. Et sur le banc en bois
en dessous étaient empilés une paire de baskets imperméabilisées, un bonnet noir et une chaude paire
de gants.
Est-ce que ces vêtements étaient restés là, même quand elle n’assistait plus à la Night School ?
Attendant son retour ?
Plutôt que de déboutonner son chemisier blanc, Allie se contenta de le faire passer par-dessus sa
tête. Comme elle tendait la main vers son top, elle vit que Nicole contemplait ses cicatrices, rouges
sur la peau blanche de ses bras et de son torse. En dehors des médecins, c’était la première personne à
voir les ravages causés sur elle par l’accident.
Rougissant, elle se dépêcha d’enfiler son pull noir.
Remarquant sa gêne, Nicole secoua la tête.
— N’aie pas honte de tes cicatrices.
Surprise, Allie lui jeta un coup d’œil.
— Au contraire, tu devrais en être fière, insista Nicole. Elles sont le symbole de ton courage. De
ta force.
Allie se hérissa.
« Quelles conneries ! Je ne suis pas forte. Je ne suis qu’une ratée ! »
Mais alors qu’elle terminait de se changer en silence, les paroles de Nicole résonnèrent à son
esprit. Après tout, elle était en vie, n’est-ce pas ? Elle avait lutté contre deux mecs qui faisaient deux
fois sa taille, et elle avait gagné.
Ses cicatrices étaient la preuve de sa victoire.
Lorsqu’elle se déshabilla pour enfiler ses leggins, elle ne tenta pas de dissimuler l’horrible
marque rouge sur son genou gauche.
Nicole attendit qu’elle soit prête, puis elles se dirigèrent vers la salle d’entraînement, où plusieurs
douzaines d’élèves de la Night School discutaient tout en exécutant des étirements sur le grand tapis
d’entraînement bleu. Lorsque ceux installés le plus près de la porte la virent entrer, ils se turent
soudain.
Embarrassée d’être ainsi le centre de l’attention, Allie scruta la pièce à la recherche de visages
familiers. Julie et Carter se tenaient à l’autre bout de la salle, avec Lucas. Carter lui tournait le dos,
mais quand Julie lui tapota l’épaule, il se retourna. Leurs regards se croisèrent. Il esquissa un petit
signe poli de la tête, et reprit sa conversation.
Allie déglutit.
À quoi s’était-elle attendue ? Qu’il coure vers elle pour l’enlacer ? Qu’il vienne lui souhaiter un
bon retour parmi eux ?
Néanmoins, après leur conversation de ce matin, elle espérait un peu plus d’attention, et fut
blessée par son indifférence. La douleur était rapide et brûlante – comme une piqûre de guêpe – et le
rouge lui monta aux joues.
Se tournant vers Nicole, elle réfléchit à ce qu’elle pourrait dire, n’importe quoi, afin que
personne ne pense que l’attitude de Carter lui importait.
— Alors… Comment ça va ?
Ce fut tout ce qu’elle parvint à bredouiller.
« Putain de cerveau ! Tu pouvais pas trouver mieux ? »
Cependant, Nicole avait tout pigé.
— Fabuleusement bien, ma chérie, répondit-elle avec un petit rire, comme si Allie venait de
lâcher un truc marrant. On y va ?
— Je te suis.
Alors qu’elles traversaient la salle, quelqu’un l’appela. Allie se retourna lentement, et vit Eloise
s’avancer vers elles, le sourire aux lèvres.
Aussitôt, elle se sentit mieux. La bibliothécaire était l’un de ses instructeurs préférés de la Night
School. Jeune et pleine de vivacité, Allie avait toujours pu lui accorder sa confiance.
— Bon retour à la Night School ! dit Eloise en lui passant un bras autour des épaules.
Puis elle baissa la voix.
— Tu es prête à reprendre ?
Ça, c’était la question à un million de livres sterling.
— Je crois. Enfin… Je l’espère.
— Tout ira bien, tu verras, assura Eloise avec confiance. Je voulais te parler de notre plan.
— Notre plan ?
— À cause de l’accident, on doit diminuer ton entraînement physique, expliqua Eloise. On ne peut
pas te mettre en duo avec n’importe qui – tu n’es pas prête. Alors, en accord avec ton kiné, on a prévu
un programme spécial pour toi. Tu auras deux partenaires au lieu d’un seul.
Elle lui fit un large sourire.
— Et c’est moi qui ai pour mission de surveiller tes progrès.
Un immense soulagement envahit Allie. Tout n’irait peut-être pas aussi mal qu’elle l’avait
redouté. Parmi les instructeurs, c’est Eloise qu’elle aurait choisie, si on lui en avait laissé l’occasion.
Peut-être qu’elle s’en sortirait, finalement.
Nicole se mêla à leur conversation.
— Qui seront ses partenaires ?
— Toi, d’une part, répondit Eloise.
Allie ne put retenir un petit cri de joie.
— Et l’autre ? insista Nicole.
Eloise contempla Allie.
— Ça te dirait de retravailler avec ton ex-partenaire ?
Elle avait du mal à le croire. C’était possible ?
— Zoé ? Vraiment ?
— Eh oui ! Le duo impossible est de retour, comme il se doit.
— Merci, Eloise. C’est super !
— Ne me remercie pas trop tôt. Tu as beaucoup de travail devant toi. Ça ne va pas être facile.
Eloise s’éloigna pour aller discuter avec Jerry Cole. Allie était bien plus à l’aise qu’à son arrivée
dans la salle. Elle allait s’entraîner avec Nicole et Zoé ! Tout se présentait sous les meilleurs auspices.
— Très bien ! Tout le monde debout !
En entendant la voix tonitruante de Zelazny, elle se précipita pour rejoindre les autres élèves qui
entouraient leur professeur d’histoire. Debout au centre de la salle d’entraînement, il se tenait droit
comme un piquet, son crâne luisant à travers ses fins cheveux à la lueur des néons. Ses yeux d’un bleu
pâlichon scrutaient le groupe vérifiant que tout le monde lui prêtait attention.
— Ce soir, nous allons débuter comme nous l’avons déjà fait cette semaine avec quelques
techniques basiques de krav maga3. Mettez-vous en duo avec votre partenaire, faites quelques
étirements, puis nous commencerons.
Alors que chacun rejoignait son partenaire, Allie jeta un coup d’œil autour d’elle, confuse.
« Krav maga ? »
Carter lui avait annoncé que les choses avaient changé depuis l’attaque. Elle comprenait à présent
ce qu’il avait voulu dire.
— Ah, te voilà !
S’approchant d’elle, Zoé lui saisit la main et l’entraîna à l’arrière de la salle.
— Ils t’ont dit que nous allions de nouveau être partenaires ? Il était temps !
Elle jeta un regard critique à Allie.
— J’espère que tu ne vas pas trop nous ralentir. Tu n’as vraiment pas l’air en forme.
— Zoé, parfois tu es un petit peu… trop franche, intervint Nicole.
— Trop franche ? répéta Zoé sans comprendre.
Nicole et Allie échangèrent des regards amusés au-dessus de sa tête.
— Peu importe, déclara Allie. Est-ce que vous savez ce que nous sommes censées faire ?
Du doigt, Nicole pointa Eloise, qui d’un signe leur demandait de la rejoindre.
Quand elle traversa la salle avec Zoé à sa gauche et Nicole à sa droite, Allie eut conscience que la
majorité des élèves l’observait. Elle releva le menton, allongea le pas, espérant ainsi les convaincre
qu’elle était en pleine forme. Qu’elle n’avait peur de rien !
— Ignore-les, lâcha Eloise quand elles parvinrent à sa hauteur. Concernant l’entraînement, on a
notre propre programme.
Ainsi, tandis que les autres élèves pratiquaient des mouvements d’arts martiaux compliqués et
visiblement dangereux, se jetant les uns les autres à terre avec vigueur, se battant avec des armes
imaginaires, les trois filles s’échauffèrent avec une série d’étirements de yoga. Leur petit coin était
une véritable oasis de calme. Néanmoins, aussi doux que soient les exercices, chacun faisait souffrir
Allie – réveillant lourdement ses muscles blessés. Mais elle n’en laissait rien paraître, et se mordait
les lèvres pour ne pas crier.
À un moment donné, Eloise dut remarquer la douleur sur son visage parce qu’elle lui murmura :
— Ne t’inquiète pas, ça ira de mieux en mieux. Un jour, tu remarqueras que tu as moins mal. Puis
tu ne ressentiras plus aucune douleur. Je te le promets.
Soulagée que quelqu’un la comprenne aussi bien, Allie acquiesça de la tête avec vigueur. Elle
avait besoin de croire en ces paroles. Il fallait qu’elle s’endurcisse de nouveau.
Suffisamment pour pouvoir combattre.
À la fin de l’entraînement, Allie était épuisée. Elle avait transpiré plus qu’elle ne l’aurait jamais
cru possible, et ses muscles lui faisaient si mal qu’elle vacillait carrément en marchant.
Elle prit une longue douche pour s’accorder le temps de se ressaisir. Quand elle s’habilla, les
autres filles étaient déjà parties, et elle se retrouvait sans personne dans le vestiaire.
La pièce était différente quand elle était vide – le moindre bruit résonnait et les ombres semblaient
se déplacer toutes seules. Elle enfila ses vêtements et se précipita dehors. Sylvain était adossé au mur
dans le couloir.
En voyant sa haute stature aux épaules carrées, ses yeux bleus dardés sur elle – les battements de
son cœur s’accélérèrent.
— Salut ! Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
— Rien.
Il semblait réaliser tant d’efforts pour garder un air insouciant, qu’elle comprit aussitôt qu’il
mentait.
— J’ai pensé qu’on pourrait faire un bout de chemin ensemble, ajouta-t-il.
— Super !
Leurs pas n’émettaient quasiment pas de bruit sur le lino, et ils étaient déjà à la moitié du long
couloir lorsque Sylvain s’exprima enfin :
— Il y a quelque chose que j’avais envie de te dire plus tôt, mais je n’en ai pas eu l’occasion.
— OK…
— J’aurais aimé…
Le sentant hésiter, elle leva les yeux vers lui d’un air intrigué – ce n’était pas son genre d’être mal
à l’aise.
— J’aurais aimé que tu viennes me voir au lieu de… de t’enfuir.
Trop épuisée pour esquiver le sujet d’une boutade, Allie poussa un soupir. De toute façon, tout le
monde désirait lui parler de son évasion.
— J’aurais peut-être dû, oui. Mais je souhaitais faire les choses à ma façon. J’en avais ras le bol,
et je voulais qu’il se passe enfin un truc.
Comme ils atteignaient le pied de l’escalier, elle se tourna vers Sylvain.
— Est-ce que tu me comprends ? Ou est-ce que ça te semble dingue ?
Sylvain choisit ses mots avec précaution :
— Je comprends ce que tu as pu ressentir. Mais je pense que tu aurais dû y réfléchir. Tu aurais dû
venir m’en parler. Je t’aurais dit la vérité.
— Vraiment ? rétorqua-t-elle avec une pointe d’amertume. Tu ne serais pas plutôt allé voir
Isabelle pour lui cafter ce que j’avais prévu ? Genre, pour me protéger.
— Est-ce que j’ai déjà fait un truc pareil ?
Il soutint son regard, et Allie réalisa que non, ce n’était pas le cas. Jamais Sylvain n’avait agi
ainsi.
— Non, concéda-t-elle.
Il la fixait toujours, comme s’il n’avait pas encore tout dit – ou attendait qu’elle comprenne
quelque chose.
À présent, ils étaient dans l’escalier. Quand Allie tendit le bras vers la rampe, elle frôla sans le
vouloir la main de Sylvain. Ce fut comme une décharge électrique, elle retira sa main aussitôt.
— Désolée, lâcha-t-elle en s’empourprant.
— Pour quoi ? Pour m’avoir touché ? C’est permis, tu sais.
Il plaisantait avec gentillesse, mais Allie n’était pas prête pour cela. Elle grimpa les marches en se
précipitant.
— Qu’est-ce qu’il y a, Allie ?
Maintenant, ils avaient atteint le palier, et sa voix virile résonna dans le grand hall.
— Si j’ai bonne mémoire, on a déjà été plus loin qu’un simple frôlement de mains.
Aussitôt, ses paroles ravivèrent des images de cette nuit-là. La neige qui tombait. Ses lèvres
chaudes contre les siennes. Ses doigts qui caressaient ses cheveux.
Elle secoua la tête pour chasser cette vision.
— On ne peut pas, murmura-t-elle. Je ne peux pas.
— Pourquoi ?
Son expression – intriguée et comme… blessée – la peina.
— Allie, tu sais que je t’aime bien. Et je croyais qu’il en allait de même pour toi. Mais soudain,
tout est fini, et tu ne m’adresses même plus la parole.
Comme elle ne répondait rien, il s’approcha d’un pas.
— Tu ne peux pas t’enfermer comme tu le fais à cause de ce qui s’est passé, Allie. Tu dois
continuer à vivre.
— Sylvain, Gabe a déjà essayé de te tuer une fois à cause de moi. Ça suffit. Plus personne ne
mourra par ma faute.
Sylvain était stupéfait.
— C’est donc à cause de ça ? Tu essaies de me protéger de Gabe et de Nathaniel ?
Il leva les mains devant lui pour l’inciter à le regarder.
— Allie, je ne suis pas Jo.
— Je le sais bien ! Mais tu ne comprends donc rien ? Quelqu’un, ici, a aidé Gabe à tuer Jo. Je dois
découvrir de qui il s’agit pour m’assurer qu’ils ont tous ce qu’ils méritent. Or je ne veux pas que tu
sois blessé, que tu fiches les choses en l’air ni que tu… que tu… me distraies.
— Alors, tu comptes mener l’enquête seule, et moi, je ne suis qu’une distraction ?
Il se passa une main dans les cheveux.
— Tu sais quoi ? Tu continues à fuir, Allie. Et tu n’en as même pas conscience.
Ayant lâché sa bombe, il tourna les talons, et l’abandonna sur place.
Tandis qu’elle se dirigeait vers l’aile du dortoir des filles, Allie ressassa leur conversation,
essayant d’y trouver un côté moins accablant.
Le pire était que, sur un point au moins, Sylvain avait raison – elle essayait de résoudre les choses
seule. Elle avait trop peur de lui permettre de l’aider. Lorsqu’il était dans le coin, elle devenait
confuse et elle avait du mal à se concentrer. Ils finiraient par se remettre à flirter, et il était hors de
question qu’ils s’embrassent de nouveau avant que l’espion soit démasqué. Non, cela ne devait pas
arriver.
De plus, elle n’avait pas encore renoncé à Carter – pas complètement. Après leur discussion de ce
matin, une part d’elle-même espérait que leur séparation n’était qu’une terrible erreur et qu’ils
trouveraient bientôt un moyen pour que tout refonctionne entre eux.
Cela dit, chaque fois qu’elle le voyait avec Julie, ses espoirs s’amenuisaient.
Elle avança dans le long couloir, ses chaussures à semelles de crêpe crissant légèrement sur le
sol, et poussa un profond soupir.
« Quel bordel ! »
Une fois dans sa chambre, elle laissa tomber son sac à terre. La pièce était étouffante. Elle se
dirigea vers la fenêtre, se penchant par-dessus son bureau pour attraper la clenche. Quand elle
s’ouvrit, un grand bol d’air frais pénétra dans la pièce.
Allie ferma les yeux et inspira profondément, essayant de s’éclaircir les idées.
La lune était pleine – sa lueur bleutée illuminait le domaine. Néanmoins, malgré cette lumière, si
elle n’avait pas suivi les cours de la Night School, elle n’aurait probablement pas remarqué le léger
mouvement en dessous d’elle, tant il fut rapide.
Sourcils froncés, elle scruta la pelouse deux étages plus bas. C’était sûrement un renard ou un
oiseau de nuit.
Soudain elle se figea, les doigts crispés sur l’encadrement de la fenêtre. Non, il ne s’agissait pas
d’un animal.
Mais d’un homme, courant à travers les arbres.
3. Méthode d’autodéfense israélienne adoptée par le Mossad et de nombreuses troupes d’élite dans le monde (N.d.T.).
10.
lle avait du mal à respirer. Ses poumons semblaient sur le point d’éclater.
E D’un large geste du bras, Allie repoussa le fouillis sur son bureau, et grimpa dessus pour mieux
voir. Mais l’inconnu avait complètement disparu.
Durant quelques secondes, elle resta immobile, agrippée à la fenêtre. Puis elle se précipita à
travers la pièce, ouvrit la porte et fila dans le couloir.
Toute fatigue oubliée, elle descendit à la volée les deux étages, traversa le grand hall, désert,
jusqu’à l’entrée. Une fois là, elle lutta un moment avec la vieille serrure compliquée, les doigts
transis à la fois par l’anxiété et l’excitation, jusqu’à ce que, enfin, la porte s’ouvre avec un énorme
clang et qu’elle puisse sortir.
Laissant la porte ouverte derrière elle, elle se précipita vers les marches du perron. Son genou
était encore douloureux, mais elle l’ignora, et fonça à travers la pelouse.
Elle n’avait pas peur. Elle allait attraper cet homme et le faire souffrir ! La lune éclairait les lieux
comme une scène de concert – baignant la pelouse d’une lueur argentée et illuminant les arbres. Allie
ne prenait pas la peine de se cacher ou d’avancer avec précaution. Il n’était pas question d’agir à la
dérobée. Ce qui comptait, c’était la vitesse.
Elle traversa la pelouse jusqu’à la rangée d’arbres, là où elle l’avait vu pour la dernière fois,
quand ses muscles – épuisés par l’entraînement de la soirée – commencèrent à lâcher. Elle chancela
dans les bois, comme si elle avait bu.
Il faisait plus sombre, ici – la lueur de la lune ne pénétrait pas à travers la voûte des hauts pins.
Ralentissant l’allure, elle réalisa soudain qu’elle ne savait pas où aller – elle ignorait dans quelle
direction s’était enfui l’inconnu, après s’être engagé dans la forêt.
Son instinct la conduisit jusqu’au chemin qui menait à la chapelle. Là, elle accéléra de nouveau,
scrutant la pénombre. Elle s’arrêta pour écouter, espérant percevoir des pas, ou le bruit de branches
cassées. Mais elle n’entendait rien, mis à part son souffle rauque et son cœur qui battait la chamade.
« Je l’ai perdu. »
Déprimée, elle se pencha en avant, posa ses mains sur ses genoux pour recouvrer sa respiration.
Lorsqu’elle releva la tête, elle entrevit un mouvement un peu plus loin devant elle – rien qu’une
légère ombre.
Elle reprit sa course et hurla :
— Stop !
L’ombre se tourna vers elle, elle remarqua soudain qu’il s’agissait d’un homme vêtu entièrement
de noir.
Ce fut à cet instant qu’elle se rendit compte qu’elle n’avait aucune arme. Anxieuse, elle regarda
autour d’elle, cherchant des yeux une grosse branche, ou une pierre – n’importe quoi – qu’elle
pourrait utiliser contre son ennemi. Elle ne trouva qu’une petite branche – bien trop fragile pour lui
servir à quoi que ce soit – mais à présent l’homme venait vers elle, à toute vitesse.
— J’ai dit stop ! hurla-t-elle.
Sa voix s’évanouit subitement.
L’homme avait un visage familier.
— Allie ?
Il avança dans un mince rayon de lune qui perçait à travers les branches. Elle reconnut alors l’un
des gardes de Raj – celui qui les avait accompagnés dans le SUV quand ils étaient revenus de la
prison.
— Qu’est-ce que tu fabriques ici ? demanda-t-il.
— Est-ce que vous étiez… sur la pelouse ?
Elle avait le souffle court. L’un de ses points de suture venait de sauter. Elle lâcha la branche et
posa sa main sur ses côtes.
— Oui. Nous patrouillons.
Intrigué, il s’approcha avec précaution, comme s’il redoutait qu’elle le morde. Il s’adressa à elle
avec un calme étudié, levant ses mains devant lui en un geste d’apaisement.
— Tu te souviens de moi, Allie ? Je suis Peter. Elle, c’est Karen.
Une femme en uniforme de vigile, aux longs cheveux blonds tressés en une natte, surgit d’entre
les arbres pour le rejoindre. Effectivement, Allie l’avait déjà vue, elle aussi, avec les élèves de la
Night School.
— Que s’est-il passé ? s’enquit Peter. Pourquoi es-tu dehors ?
— Je croyais avoir vu… Gabe, haleta Allie.
Aussitôt, Karen fronça les sourcils.
— Et tu t’es précipitée à sa suite ? Tu croyais pouvoir l’attraper ? Toute seule ?
Allie se sentit soudain hyper épuisée, et stupide.
— Il fallait bien que quelqu’un s’en charge.
Les deux gardes l’emmenèrent dans une petite pièce à côté de la salle d’entraînement numéro un,
où Zelazny ne fut guère enchanté par ce qu’il appela une « tentative de rendre justice soi-même ».
— Vous auriez pu être blessée, dit-il d’un ton exaspéré. Quelqu’un d’autre aurait pu l’être !
Parfois, j’ai l’impression que nous perdons notre temps avec vous, Sheridan. Peu importe ce que l’on
vous inculque – vous faites exactement le contraire quand ça vous arrange.
D’un geste de la main, il désigna le bureau vide de tout meuble, où les gardes se tenaient en demi-
cercle autour d’eux.
— Vous n’êtes pas dans votre salon, et nous ne sommes pas vos domestiques !
Allie s’empourpra.
— Désolée, marmonna-t-elle en baissant la tête. Je n’ai pas vraiment réfléchi.
— Ça, on peut le dire !
Il se pencha vers elle jusqu’à ce qu’elle le regarde de nouveau.
— Tout ce que nous vous enseignons a un but, Sheridan ! Nous ne faisons pas ça pour nous
amuser, croyez-moi ! Vous devez vous concentrer, sinon vous ne vous en sortirez jamais.
Puis il saisit un stylo dans sa poche, et d’un geste de la main, lui fit signe de s’en aller.
— Allez voir Isabelle demain après les cours pour votre punition. À présent, je vous en prie, filez
vous coucher !
Le lendemain, Allie suivit ses cours songeant en permanence qu’elle devrait aller s’expliquer
auprès d’Isabelle en fin d’après-midi. À l’évidence, leur directrice ne serait pas ravie. Elle avait
enfreint le règlement – est-ce que cela remettait en cause son accord avec Lucinda ?
Avait-elle tout fichu en l’air ?
Quand son dernier cours de la journée se termina enfin, elle descendit l’escalier d’un pas lourd.
Elle avait les yeux rivés au sol lorsque Katie Gilmore surgit si soudainement sur son passage, qu’elle
faillit lui rentrer dedans.
— Bordel, Katie…
Allie agrippa la rampe en chêne ancien pour éviter de tomber.
— Qu’est-ce qui cloche, chez toi ?
À la lueur du lustre de cristal, la peau d’ivoire de Katie semblait sans défaut. Ses grands yeux
verts étincelèrent de malice.
— Mon Dieu, je n’en sais rien ! répliqua sa Némésis. J’espérais qu’une menteuse psychopathe
ayant dévalisé l’église du village avec un délinquant qui a oublié de se laver pourrait me le dire. Tu
connais quelqu’un qui ressemblerait à cette description ?
La colère envahit Allie, mais elle se força à rester calme. Elle avait déjà assez de problèmes
comme ça.
— Oh, va te faire pendre, Katie !
Elle voulut dépasser Katie, mais, esquissant un pas, cette dernière se planta devant elle.
— Je me demande bien pourquoi ils t’ont ramenée ! Tu nous avais offert l’opportunité parfaite
pour être débarrassés de toi. Pour que l’école retrouve enfin ses critères de qualité, question
admission.
— Katie, sérieusement, tu devrais te faire soigner.
Allie s’efforçait de garder un ton calme et dédaigneux, mais à sa grande déception, elle entendait
sa voix trembler. Ces derniers jours avaient été pénibles – en cet instant, elle n’était pas certaine de
pouvoir supporter les provocations humiliantes de Katie.
— En fait, les notes d’Allie sont très bonnes.
En entendant la petite voix pétillante de Zoé, Allie et Katie, surprises, se retournèrent. Leur jeune
camarade se tenait juste un peu plus haut, derrière elles.
— Les critères sont les mêmes, qu’elle soit là ou non, ajouta-t-elle.
Katie l’observa avec malice.
— Oh, regardez ! C’est miss Robot. Dis-moi, tu ne devrais pas être en train de mémoriser des
trucs ? Ou de dépasser ta puberté ?
Elle se retourna vers Allie.
— Ce n’est pas étonnant que cette petite cinglée t’apprécie. Vous êtes aussi dingues l’une que
l’autre.
Furieuse, Allie ouvrit la bouche pour défendre Zoé, mais la gamine la devança. Elle descendit
l’escalier, ne s’arrêtant qu’à deux marches de Katie, l’obligeant à lever les yeux vers elle.
— J’ai déjà dépassé la puberté, assena Zoé de son ton borné habituel. Mais je ne sais pas si c’est
ton cas. Ça commence à onze ans, et ça finit à dix-sept. En général.
— Je me fiche pas mal de ce que tu penses, espèce d’androïde.
Allie se plaça entre elles.
— Katie, laisse-la tranquille !
Un petit groupe d’élèves s’était réuni pour observer la dispute avec curiosité. Les choses
commençaient à dégénérer.
Baissant la voix, Allie tenta de s’exprimer avec le même calme menaçant qu’utilisait M. Patel
quand il voulait intimider quelqu’un.
— Katie, j’ignore quel est ton problème avec moi, et je m’en fiche. Tu sais qui je suis, et tu sais
aussi qui est ma grand-mère. Laisse-nous tranquilles, mes amis et moi, sinon je ficherai ta vie en l’air.
Fais-moi confiance, ce sera ma mission prioritaire. Te détruire.
Katie s’approcha, jusqu’à ce que leurs visages ne soient séparés que de quelques centimètres.
— Je n’ai pas peur de toi, Allie, pas plus que de Lucinda Meldrum. Personne ne la craint. Tu
devrais l’en informer…
L’entendre prononcer le nom de sa grand-mère… Cette fois, c’en était trop ! Allie attrapa Zoé par
le bras et l’entraîna avec elle.
— Viens, Zoé, lança-t-elle en jetant un regard glacial à Katie. Nous en avons terminé ici.
Quand elles arrivèrent au rez-de-chaussée, sa jeune amie leva les yeux vers elle.
— La puberté est une période réputée pour être difficile et lourde sur le plan émotionnel. J’ai
étudié le sujet, alors je suis prête.
— Super ! répliqua Allie d’un air absent.
Elle ne cessait de penser aux paroles de Katie. Qu’avait-elle voulu dire en affirmant que personne
ne redoutait Lucinda ? Quel était le message qu’elle voulait lui transmettre ?
Les parents de Katie étaient des membres puissants du conseil d’administration. C’est tout ce
qu’elle savait sur eux.
Zoé, qui avait terminé son discours sur la puberté, était prête à passer à autre chose.
— Bon, il faut que j’aille réviser.
Son petit visage ne montrait aucune inquiétude quant à la dispute dans l’escalier.
— Merci d’être venue à mon secours, lâcha Allie avec hésitation.
Zoé fit passer son sac de livres par-dessus son épaule.
— C’était marrant. Katie Gilmore n’est qu’une salope.
Quand Zoé fut partie, Allie se dirigea vers la porte du bureau d’Isabelle. Après une brève
hésitation, elle frappa avec assurance. Comme personne ne répondait, elle secoua légèrement la
poignée. La porte était fermée à clé.
— Isabelle ? appela-t-elle. Vous êtes là ?
Seul le silence répondit.
— Quelle merde !
Pendant de longues minutes, elle attendit en vain dans le couloir – Isabelle ne revint pas.
Que devait-elle faire ? Zelazny lui avait assuré qu’Isabelle l’attendait dans son bureau. Elle n’avait
pas besoin d’emmerdes supplémentaires.
Se mordillant la lèvre, elle regarda autour d’elle, cherchant un coin où se poser. De l’autre côté
du couloir se dressait une vaste table sur laquelle trônait un grand vase empli de roses aux nuances
délicates. Si elle s’asseyait par terre à côté, elle ne serait pas dans le passage, mais elle pourrait
toujours surveiller le bureau d’Isabelle.
Une fois installée, elle sortit son livre d’histoire de son sac et commença à jeter un coup d’œil à
ses devoirs. Quelques élèves et professeurs passèrent dans le couloir, mais toujours aucun signe
d’Isabelle. Plus d’une demi-heure s’écoula avant qu’elle entende le léger craquement de la porte du
bureau de leur directrice. Quand elle leva les yeux, quelqu’un se tenait devant. La personne lui
tournait le dos, mais elle avait l’impression qu’Isabelle avait un problème avec la serrure.
« Enfin ! »
— Isabelle !
Abandonnant ses livres à terre, Allie traversa le couloir en courant. En l’entendant, la femme se
retourna.
Ce n’était pas du tout Isabelle.
Mais Eloise.
Qui tenait à la main une petite clé argentée.
Eloise écarquilla les yeux tandis qu’Allie s’arrêtait à quelques mètres d’elle, et durant un instant,
toutes deux se fixèrent, surprises.
« Qu’est-ce qu’Eloise fabriquait dans le bureau d’Isabelle ? Elle s’y trouvait durant tout ce temps
? Elle a fait exprès de m’ignorer quand j’ai frappé ? Et qu’est-ce qu’elle trafiquait avec la porte ? »
Allie savait qu’elle devait dire quelque chose, mais son cerveau paraissait incapable de
fonctionner.
— Heu… je… je cherchais Isabelle.
Eloise scruta le couloir, semblant redouter d’être vue.
De près, Allie remarqua qu’elle avait les joues rouges et le souffle court. Ses cheveux sombres
s’échappaient de la barrette qui les retenait, comme si elle avait fait du sport ou du footing.
Confuse, suspicieuse, Allie sentit son estomac se crisper. Elle croisa les bras sur son torse.
Se reprenant, Eloise leva le menton imitant l’attitude naturellement impérieuse d’Isabelle.
— Elle n’est pas là. Je peux t’aider ?
« Ouais. Vous pourriez m’expliquer ce que vous fabriquez dans son bureau en son absence. »
Évidemment, elle s’abstint d’une telle réplique.
— Non… Non. J’avais juste besoin de lui parler, répondit-elle d’un ton qu’elle espérait détaché.
Savez-vous… quand elle doit revenir ?
Eloise consulta sa montre.
— Elle est partie à Londres pour une réunion, après son dernier cours. Elle ne rentrera que tard,
ce soir.
Elle dévisagea Allie.
— Tu es certaine que je ne peux rien faire pour toi ?
— Non merci.
Reculant d’un pas vif, Allie se cogna la tête contre l’escalier qui s’élevait au-dessus d’elle.
— Ouille !
Sans lâcher Eloise du regard, elle se frotta le crâne d’une main.
— Dans ce cas, je reviendrai. Demain, par exemple.
S’obligeant à ralentir l’allure, elle traversa le couloir et rassembla ses livres, comme si tout était
normal.
Durant ce temps, elle avait conscience qu’Eloise épiait chacun de ses gestes.
11.
e soir-là, c’est le pas lourd qu’Allie traversa le couloir du sous-sol qui menait à la salle
C d’entraînement numéro un.
Elle avait l’impression d’être ralentie, comme si quelque chose l’empêchait d’avancer. Elle brûlait
d’envie de tout raconter à quelqu’un, mais quand elle s’y essayait mentalement, ça avait l’air dingue.
« Salut. Hier soir, j’ai cru voir Gabe dehors, mais pas de bol, ce n’était pas lui. Par contre, je suis
sûre qu’Eloise pénètre par effraction dans le bureau d’Isabelle quand elle ne s’y trouve pas. Mais,
rassurez-vous, je suis complètement saine d’esprit. Ne vous faites pas de souci pour moi. J’ai eu un B
à ma dissert d’histoire. »
Quand elle pénétra dans la salle, Nicole et Zoé étaient déjà en train de s’échauffer. Elle se
précipita vers elles, mais eut à peine le temps de les saluer, qu’Eloise surgit, l’air tout à fait normale.
— Comment tu te sens, aujourd’hui ? demanda leur instructrice avec sollicitude. Ton genou n’est
pas trop douloureux ?
Allie ne parvenait pas à la regarder dans les yeux.
— Si, un peu.
— Bon, on va y aller mollo, ce soir. Mais si tu as supporté l’entraînement d’hier soir, c’est déjà
une bonne nouvelle.
Eloise lui fit un large sourire.
— Tu progresses.
Tandis qu’elle s’échauffait, Allie garda un œil sur Eloise, qui semblait aussi cool que d’habitude –
riant aux blagues de Nicole et surveillant son entraînement.
Si c’était elle l’espionne, et qu’elle redoutait d’avoir été découverte, elle cachait bien son jeu.
Cet incident ne cessait de troubler Allie. Peut-être qu’Eloise avait une bonne explication. Si
seulement elle pouvait parler à Isabelle ! Les choses s’éclairciraient peut-être, mais leur directrice
n’était toujours pas revenue.
Après leur échauffement, Zelazny se planta au milieu de la pièce.
— Nous allons commencer cette soirée avec une course de compétition de six kilomètres.
Zoé, qui adorait courir, lâcha un petit cri excité.
— Il était temps !
Allie, qui pour sa part ne se sentait pas en forme, se demandait comment elle allait s’en sortir.
Durant les courses de compétition, l’élève arrivé le dernier était puni. D’habitude, il ou elle avait droit
à des heures de retenue, ou à des exercices supplémentaires. La punition était supportable,
contrairement à l’humiliation.
Cependant, dès que Zelazny eut terminé de parler, Eloise prit les trois filles à part.
— Désolée, Zoé, dit-elle en souriant à la plus jeune, mais tu vas devoir refréner ton ardeur. Allie
ne peut pas courir vite, et sûrement pas pendant six kilomètres.
— Quelle poisse ! marmonna Zoé.
Alors que les autres élèves quittaient la salle, Eloise leur donna de strictes recommandations :
Allie devait alterner les périodes de course et de marche, et ne pas dépasser trois kilomètres.
— Zoé, Nicole, si vous voulez courir plus longtemps, raccompagnez d’abord Allie ici. Vous ne
devez la laisser seule dehors sans protection sous aucun prétexte.
En l’entendant prononcer « sans protection », Allie fut décontenancée – c’était la première fois
qu’elle réalisait que Zoé et Nicole lui servaient de gardes du corps. Mais tout cela avait un sens,
finalement. On lui avait attribué deux partenaires au lieu d’une, toutes deux connues pour leur
rapidité. De plus, Nicole – l’un des membres chevronnés de la Night School – avait subi un
entraînement intensif en autodéfense et arts martiaux.
À présent, les autres élèves étaient partis depuis longtemps. La pièce était vide.
Toutes trois se dirigeaient vers la porte, quand Eloise l’interpella.
— Allie ?
Elle s’arrêta et se retourna.
— Sois prudente !
Tandis qu’elle se hâtait de rejoindre Zoé et Nicole dans le couloir, Allie ne cessait de s’interroger.
Elle avait beau essayer, elle ne parvenait pas à faire cadrer la réaction d’Eloise, un peu plus tôt dans la
journée, avec son comportement actuel. C’était comme si elle avait affaire à deux personnes
différentes.
— Eloise est sympa, affirma Nicole, semblant lire dans ses pensées. Elle s’inquiète davantage
pour nous que les autres profs.
— Mmm.
— Je crois qu’à sa place, Zelazny et Jerry se montreraient beaucoup plus durs, mais elle a plus de
compassion, continua Nicole, alors que Zoé s’élançait devant elles.
— Tu lui fais confiance ?
Ce ne fut qu’en entendant sa propre voix qu’Allie se rendit compte qu’elle avait posé la question à
voix haute. Quelle idiote ! Elle aurait pu se gifler !
Nicole lui jeta un regard intrigué.
— Bien sûr. Pas toi ?
Elles grimpèrent l’escalier à la suite de Zoé, jusqu’à une porte qui menait à l’extérieur.
« Si, songea Allie. Réponds que oui, tu as confiance en elle ! »
— Je ne sais pas. Enfin, je ne sais plus. Je veux dire, comment savoir à qui se fier ? J’avais
l’habitude…
Alors qu’elles franchissaient la porte, l’air glacé de février la saisit, et la voix d’Allie s’évanouit.
Si elle s’attendait à ce que Nicole soit choquée par ses remarques, insinuant qu’Eloise n’était peut-
être pas digne de confiance, elle fut déçue. La jeune Française se contenta de hausser les épaules.
— Tu as traversé tant d’épreuves que je suis surprise que tu aies encore confiance en quiconque.
Puis, du doigt, Nicole pointa au loin la mince silhouette de Zoé qui sautillait sur place comme un
lutin enragé.
— On court un peu ? Ça fera plaisir à Zoé.
— Tu as raison. Si on ne s’élance pas, elle va exploser.
Nicole lâcha un rire.
— Ça serait terrible ! Zelazny nous obligerait à tout nettoyer.
Elles adoptèrent un rythme lent. Zoé restait en tête – fonçant jusqu’à perte de vue, attendant
qu’elles la rejoignent, puis filant de nouveau. Les autres élèves étaient loin devant. Elles étaient seules.
La nuit était claire, et durant un long moment, la lune illumina le chemin qui s’étirait devant elles.
Cependant, lorsqu’elles pénétrèrent dans les bois, il leur fut plus difficile de voir où elles posaient les
pieds. Elles n’avaient pas couru cent mètres qu’Allie trébucha sur une racine, se tordant le genou.
Poussant un juron, elle se pencha aussitôt, en l’agrippant à deux mains.
— Tu t’es fait mal ? demanda Zoé en revenant vers elles à toute allure.
— Ça va ? s’enquit Nicole.
Avec précaution, Allie s’appuya sur son genou, grimaçant d’avance.
Sa jambe tenait le coup.
— C’est OK. On peut continuer.
D’un bond, Zoé repassa en tête, mais Nicole examina la jambe d’Allie d’un œil critique.
— On va plutôt marcher quelques minutes, voir comment ça se passe, suggéra-t-elle.
Sa patience envers elle rendait Allie étrangement humble. Elle devait la remercier.
— Merci pour… tu sais… ce que tu fais. C’est sympa de prendre ton temps comme ça avec moi.
Tu pourrais courir avec les autres.
Le froid rougissait les joues et le nez de Nicole. Avec sa peau d’ivoire et ses cheveux sombres,
elle ressemblait à la Blanche Neige des dessins animés. Enfin, une Blanche Neige en tenue de ninja.
— Ne t’inquiète pas, je préfère ça à nos exercices habituels. En fait, tu me dispenses d’un truc que
je déteste.
Ça alors ! Ce n’était pas du tout la réponse qu’Allie attendait.
— Vraiment ? Je pensais que tu aimais la Night School ?
— En faire partie, ce n’était pas mon idée. Ce sont mes parents qui ont insisté.
En voyant l’expression étonnée d’Allie, elle haussa les épaules.
— Bah, je ne la déteste pas complètement. Parfois, ça peut être drôle, mais…
Elle eut un geste contrit.
— Il y a d’autres trucs que je préfère, de loin.
Allie réfléchit à ses remarques pendant un moment tandis qu’elles avançaient.
— Tu n’as jamais envisagé de dire « non » à tes parents ?
La réponse de Nicole fusa aussitôt.
— Jamais. Ça a beaucoup trop d’importance pour ma mère. Tu sais, je suis la première fille de la
famille à y être acceptée. Quand elle était à Cimmeria, ma mère n’a pas été choisie pour intégrer la
Night School, alors…
De nouveau, elle haussa les épaules.
— Je crois que je vis son rêve.
Allie, qui en connaissait pas mal sur le sujet, eut un rire amer.
— Pour ma part, je vis le cauchemar de ma mère, donc… Peut-être que nous sommes dans le
même bateau pour des raisons différentes.
Durant un moment, elles marchèrent en silence. Allie n’avait presque plus mal au genou, mais
Nicole n’avait pas l’air pressée de reprendre leur jogging, et c’était très bien comme ça. Eloise leur
avait dit d’y aller mollo. En cette nuit hivernale, les bois étaient calmes – il n’y avait aucun vent à
travers les branches. Le seul bruit était celui de leurs pas sur le sol gelé.
Allie jeta un regard furtif à Nicole, qui semblait perdue dans ses pensées.
« Peut-être que je peux lui accorder ma confiance. Peut-être qu’elle saurait quoi faire, elle. »
Rassemblant son courage, elle s’éclaircit la gorge pour briser le silence, avant de se lancer :
— Heu… Nicole… Je peux te poser une question ?
La jeune Française tourna vers elle un regard interrogateur, mais à cet instant précis, Zoé fonça
de nouveau dans leur direction. Cependant, cette fois, elle avait l’air bizarre. On avait l’impression
qu’elle fuyait quelque chose.
Soudain, tout sembla se ralentir. Allie tendit la main vers Nicole pour la prévenir, mais celle-ci
filait déjà vers Zoé. Allie la suivit en boitillant.
Trop essoufflée et anxieuse pour s’exprimer correctement, leur jeune amie pointait du doigt la
pénombre au-delà du sentier.
— La chapelle ! haleta-t-elle. Il y a… Il y a quelqu’un là-bas !
Au moment où ces mots franchirent ses lèvres, Allie eut l’impression que le froid lui saisissait la
gorge, l’étranglant de ses doigts de glace. Figée, elle regarda la scène de loin, tandis que Nicole
s’approchait de Zoé et la questionnait.
Pour l’avoir déjà vue, elle avait reconnu l’expression de Zoé. Elle était terrifiée.
Le cauchemar recommençait.
ans tressaillir, Allie saisit le manche lourdement sculpté du poignard. Sous ses doigts, l’arme
S était froide. D’un geste sec, elle l’extirpa du mur, attrapant d’une main le message libéré.
La feuille de papier, douce comme de la soie, s’ouvrit comme un carré de tissu.
Figée, Allie commença à lire.
Chère Allie,
Tout d’abord, excuse-moi d’avoir choisi un moyen aussi dramatique d’entrer en contact avec
toi, mais j’avais besoin d’attirer ton attention. Je suppose qu’à présent, je l’ai.
Dans cette guerre, tu as choisi le mauvais côté, Allie. Quoi qu’il en soit, peut-être seras-tu
surprise d’apprendre que je ne t’en blâme pas. Je suis bien placé pour savoir qu’Isabelle peut
être extrêmement convaincante quand elle prétend aimer quelqu’un. De même, Lucinda exerce un
charme redoutable quand elle a besoin de vous. Je sais aussi à quel point sont forts les liens
familiaux. Mais elles te mentent, Allie.
Cela dit, tu m’as déçu. Et je dois t’avertir qu’il y aura des conséquences. Des conséquences
sévères.
Néanmoins, rien n’est immuable. Si tu comprends tes erreurs et que tu changes d’avis, tu
seras la bienvenue dans mon organisation, comme Christopher l’a été. Tout s’arrêtera. Tu
pourras prendre la place d’honneur qui te revient. Tu mérites cette place, Allie, tout comme tu
mérites la vérité. Je suis le seul prêt à te l’accorder.
Il te suffit de venir me rejoindre. Je te surveille en permanence. Si tu me cherches, je te
trouverai.
Avec moi, tu seras en parfaite sécurité.
Nathaniel
Nicole s’approcha d’un pas, pénétrant à son tour dans le cercle illuminé de bougies.
— C’est quoi ce message, Allie ? Ça va ?
Ce fut en découvrant le regard inquiet de Nicole qu’Allie se rendit compte qu’elle avait le visage
trempé de larmes – des larmes de colère. Putain, elle n’avait même pas conscience de s’être mise à
pleurer !
Avec un grand calme, la jeune Française tendit la main vers le billet.
— Je peux le voir ?
Hébétée, Allie acquiesça de la tête, et observa sa partenaire lire le message de Nathaniel, lèvres
serrées. Quand elle eut terminé, elle poussa plusieurs jurons en français, sûrement bien plus grossiers
que tout ce qu’elle avait jamais pu entendre de la bouche de Sylvain.
— Ce mec est complètement cinglé ! Ça va, toi ?
Sans attendre sa réponse, elle lui passa un bras autour des épaules.
— Zoé est partie chercher de l’aide, déclara-t-elle.
Allie poussa un profond soupir.
— Je voulais juste l’attraper.
Elle serra le manche du poignard si fort que les jointures de ses doigts blanchirent.
— Pourquoi est-ce que je ne peux jamais mettre la main sur lui ?
Quelques minutes plus tard, le cimetière bruissait d’activité. Des vigiles, les professeurs et les
élèves de la Night School armés de torches se précipitaient entre les tombes, criaient des ordres, et ne
cessaient d’entrer et de sortir de la chapelle.
Debout dans l’ombre près du mur du cimetière, les trois filles étaient seules. Personne ne leur
avait adressé la parole depuis que Raj avait, avec douceur, retiré le poignard et le message des mains
d’Allie, avant de les faire sortir de l’édifice.
— Ne bougez pas d’ici, s’était-il contenté de leur ordonner, disparaissant dans la pénombre.
Allie n’était pas mécontente de lui abandonner le billet. Elle l’avait lu suffisamment de fois pour
mémoriser le message menaçant rédigé d’une écriture nette.
Tremblante de rage, elle repensa aux derniers mots :
« Il te suffit de venir me rejoindre… »
— Tu peux toujours attendre, espèce d’enfoiré, marmonna-t-elle à voix haute.
Zoé, qui se trouvait près d’elle, lui jeta un regard interrogateur.
— Désolée, je ne parlais pas de toi, mais de ce connard de Nathaniel.
Contenant sa colère, elle regarda sa montre – il était déjà bien plus de minuit. Autour d’elles, les
vigiles et les élèves de la Night School s’affairaient. Allie brûlait d’envie de participer à l’enquête,
elle aussi.
— Vous croyez qu’ils vont nous garder combien de temps, ici ?
— Je n’en sais rien, mais ils auraient pu nous laisser les aider.
Zoé avait le nez rouge de froid. Pour se réchauffer, elle sautillait sur place avec impatience.
— Je me demande vraiment pourquoi ils nous retiennent comme ça, à rien faire.
— Pour nous parler, répondit Nicole, les yeux rivés sur les vigiles. Ils sont en train de sécuriser
les lieux, et sous peu, ils vont nous poser des questions. C’est la procédure normale.
Les gardes de Raj donnaient l’impression de se parler à eux-mêmes – Allie ne pouvait pas voir
leurs micros, mais à l’évidence, ils étaient équipés de moyens de communication dernier cri. C’était
une surprise – l’école résistant à l’invasion de toute la technologie moderne.
Quelqu’un alluma soudain les projecteurs. Aussitôt, le cimetière fut éclairé d’une sinistre lumière
d’un bleu presque blanc – après tout ce temps passé dans la pénombre, c’en était presque aveuglant.
Des silhouettes s’approchèrent des trois filles. Se protégeant les yeux d’une main, Allie fronça les
sourcils. À cause de la brume et de la lueur bleutée, on aurait cru des fantômes. Ce ne fut que
lorsqu’ils se trouvèrent devant elle, qu’elle les reconnut.
Raj Patel et Zelazny.
— Nous devons vous évacuer en un lieu plus sûr, annonça Zelazny sans autre préambule. Vous
allez retourner dans le bâtiment de l’école jusqu’à ce que la fouille soit terminée.
Allie le fixa d’un regard amer.
— Aucun endroit n’est sûr.
Avant qu’il n’ait le temps de répliquer, trois ombres se détachèrent dans la lueur bleutée des
projecteurs et s’approchèrent suffisamment pour qu’Allie reconnaisse leurs traits. Deux de ces
silhouettes étaient celles des gardes de Raj, Peter et Karen. La troisième, c’était Carter.
— Ils vont vous raccompagner à l’école, et rester avec vous jusqu’à ce que nous rentrions tous.
Le regard d’acier de Raj se fixa sur Allie.
— Je ne veux prendre aucun risque.
Ils se mirent aussitôt en route, et, en quelques secondes, le cimetière puissamment éclairé et
envahi de vigiles s’évanouit au loin.
Allie sentit le duvet de sa nuque se hérisser. Les bois étaient trop sombres. Trop calmes.
Mais les gardes se déplaçaient rapidement. Allie se trouvait au milieu de leur petit groupe,
protégée par leurs silhouettes imposantes. Ils descendirent le sentier à vive allure. Personne ne disait
un mot. Chacun se contentait de courir en silence.
Allie était épuisée – ses membres lourds. Chaque pas semblait requérir toute l’énergie qui lui
restait. Son genou l’élançait, elle avait l’impression qu’un couteau lui déchirait la jambe. Cependant,
elle supporta le tout sans rien dire – la douleur l’aidait à se concentrer sur ce qui était important.
Et elle aiguisait sa colère.
Nicole et Zoé couraient à côté d’elle. Carter était juste à la droite de Nicole. À un moment, Allie
l’observa du coin de l’œil, mais il regardait droit devant lui, les traits tendus.
Ils émergèrent des bois en moitié moins de temps qu’il ne leur en fallait d’habitude, et
traversèrent la pelouse au pas de course. Le bâtiment de Cimmeria se dressait devant eux comme une
forteresse. À l’étage, les fenêtres des dortoirs étaient sombres, mais une vive lumière émanait de la
porte d’entrée, éclairant Isabelle, qui les attendait en haut des marches. Ses cheveux d’un blond foncé
cascadaient dans son dos. Avec son manteau blanc posé sur ses épaules, elle avait l’air d’une déesse.
L’air grave, elle posa ses mains sur les épaules d’Allie.
— Tu vas bien ?
Allie acquiesça d’un hochement de tête.
— Ça va.
— Dieu merci !
Isabelle se retourna et enveloppa les autres filles du regard.
— Allez au foyer, et attendez-moi là-bas. Je vous ai fait préparer du thé bien chaud et des
sandwiches – vous devez être gelées.
Elle s’adressa alors à Carter :
— Tu me résumes la situation, s’il te plaît ?
Tous deux descendirent les marches, discutant à voix basse. Allie s’interrogea. Que se disaient-ils
?
— Viens, Allie, on doit rentrer.
Saisissant sa main, Zoé l’entraîna dans le vaste hall d’entrée, où Nicole les attendait.
Habituellement éteints à cette heure tardive, les lustres étaient tous allumés, donnant au hall vide
un curieux air de fête. On avait l’impression de se trouver à une soirée où aucun invité ne serait venu.
Les deux gardes étaient toujours présents – Karen s’était avancée, Peter, lui, restait derrière.
Quand ils arrivèrent au foyer, ils laissèrent les filles entrer, puis se positionnèrent à côté de la porte,
surveillant les lieux.
Après ce début de soirée dans le froid, les profonds canapés de cuir et les tapis d’Orient étaient
les bienvenus. Un feu brûlait dans la cheminée. Sur une table basse était disposé un grand plateau avec
du thé, des sandwiches et des gâteaux secs.
Sans perdre un instant, Nicole et Zoé se laissèrent tomber dans deux fauteuils près de la cheminée.
— On est mieux ici, dit Nicole en étendant ses jambes en direction du feu.
Cependant, Allie se tenait toujours près de la porte, fixant la pièce d’un air absent. Tout était trop
civilisé, trop ordinaire – comme si elles rentraient d’un agréable après-midi passé à la patinoire ou à
faire du shopping. Bordel, il y avait des vigiles à la porte !
Et elle commençait à croire que si Nathaniel le désirait, il pourrait pénétrer ici malgré leur
présence imposante.
Elle était si perdue dans ses pensées, qu’elle n’entendit pas Carter approcher.
— Ça va ?
En entendant sa voix grave, elle cessa un instant de respirer.
Quand elle se tourna vers lui, ses grands yeux sombres l’observaient avec inquiétude.
Elle le revit soudain, quelques heures plus tôt, quand elle était entrée dans la salle d’entraînement,
et qu’il ne s’était pas donné la peine de venir lui dire bonjour. Quel souvenir amer !
« Alors comme ça, quand Julie n’est pas dans le coin, tu daignes me parler ? »
Elle lui répondit d’un mensonge :
— Ça va.
— Raj m’a parlé du message.
Carter secoua la tête, comme si les mots lui manquaient.
— Tu es sûre que tout va bien ?
— Non, pas vraiment.
Sa voix était lourde d’émotion.
— J’ai la trouille, et je ne comprends rien à ce qui se passe. Je me déteste de ne pas être capable
d’attraper Nathaniel, et je maudis Raj parce qu’il n’en a pas été capable non plus, et… j’ai une frousse
de tous les diables. Je redoute ce qui risque d’arriver.
Elle se couvrit la bouche d’une main, comme pour s’obliger à se taire.
— Désolée. Je crois que tout ça me rend dingue !
— Non, tu n’es pas dingue ! Mais le monde l’est. Ce n’est pas notre faute. Ce n’est pas nous qui
l’avons créé ainsi, nous en avons seulement hérité.
Alors qu’elle fixait ce regard sombre, si familier, son cœur se serra. Jusqu’à cet instant, elle
n’avait pas réalisé à quel point l’esprit rationnel de Carter lui manquait. La façon dont il s’adressait
toujours à elle. La faculté qu’il avait de la calmer quand elle piquait une crise.
Ça fonctionnait toujours.
Elle eut un sourire timide.
— Je crois qu’avec nous le monde est condamné.
— Voué à l’échec, confirma Carter avec humour.
Des pas résonnèrent soudain dans le couloir. Zelazny, Raj et Isabelle pénétrèrent ensemble dans la
pièce. Leurs expressions sinistres alertèrent aussitôt Allie.
Faisant signe aux autres de rester à leur place, Isabelle se tourna vers elle.
— Allie, viens avec nous.
13.
l était presque neuf heures quand Nicole quitta la chambre d’Allie, ce matin-là. Enfin, elles avaient
I un plan.
Plutôt basique, mais c’était mieux que rien.
Première mission : réunir une équipe de confiance.
Elles étaient tombées d’accord : le choix de chaque membre de ce groupe leur incombait à toutes
les deux. Cela dit, au bout du compte, il n’avait pas été difficile de décider qui inclure dans leur plan.
À présent, il ne leur restait plus qu’à convaincre ces mêmes personnes de leur prêter main-forte.
Allie s’habilla en vitesse et se précipita hors de la pièce. Les couloirs étaient calmes. On était
samedi – la plupart des élèves devaient sûrement jouer à des jeux de société ou flâner dans le coin en
papotant. Malgré le froid, certains disputaient un match de football. Par la porte ouverte du foyer, elle
entendait un murmure de rires et de voix.
L’espace d’un instant, Allie regretta de ne pas mener une scolarité normale. Ce serait si bon d’être
quelqu’un d’autre, ne serait-ce que l’éclair d’un moment.
À petites foulées, elle traversa le vaste hall et se dirigea vers la bibliothèque. Pénétrer en ces lieux
était comme entrer dans une école différente. Un immense silence flottait dans la pièce. D’épais tapis
persans étouffaient les sons pendant que, au-dessus, les hauts plafonds absorbaient le moindre bruit.
On avait l’impression que la salle était drapée dans du coton.
L’âcre senteur de fumée de l’incendie de l’été dernier s’était dissipée depuis longtemps. À présent,
on ne percevait plus que l’odeur des vieux livres en cuir et l’encaustique.
Toutes les étagères semblaient identiques, mais elle savait que beaucoup d’entre elles, à l’entrée,
étaient des répliques, conformes aux originales. Elles s’élevaient haut au-dessus de sa tête, se fondant
dans l’obscurité. Même les nouvelles échelles à roulettes étaient identiques aux anciennes.
En fait, les dommages causés au bâtiment par Nathaniel avaient été réparés. Elle aurait dû en être
réconfortée, mais pour l’instant, rien ne l’aidait à se sentir mieux.
Quand elle remarqua un homme mince, portant des lunettes, assis dans le siège d’Eloise, son
cœur se serra. C’était si moche de se contenter de la remplacer, comme si elle était coupable d’office.
Comme si on pouvait la jeter tel un vieux Kleenex.
En avançant vers le bureau, elle le reconnut soudain : c’était l’un des professeurs d’anglais des
classes inférieures. Elle s’obligea à rester calme. Ce n’était pas de sa faute s’il avait été désigné pour
remplacer Eloise.
Néanmoins, elle avait envie de le mettre au défi. Allait-il lui mentir si elle l’interrogeait ?
— Excusez-moi, pouvez-vous me dire où se trouve Eloise ?
Il posa les fiches qu’il était en train de remplir. À l’évidence, même si elle ne se rappelait pas son
nom, lui, par contre, semblait connaître son identité.
— Je crois qu’elle a des rendez-vous, tout le week-end, Allie, répondit-il avec une extrême
politesse.
Son mensonge combiné à ses manières impeccables l’agaça au plus haut point. Cet homme devait
savoir exactement où se trouvait Eloise et ce qu’elle endurait, mais il s’en fichait carrément.
« Quel merdeux ! »
— Parfait, répliqua-t-elle ton glacial. J’avais peur qu’il lui soit arrivé quelque chose.
Sans attendre sa réponse, elle tourna les talons et fonça vers un coin sombre à l’autre bout de la
salle. Rachel était exactement là où elle pensait. Ses lunettes lui glissant sur le nez, ses longs cheveux
tortillés en un chignon bas dans la nuque – maintenu par un crayon dont la mine pointait comme une
antenne.
À sa grande surprise, Nicole avait très facilement accepté d’inclure Rachel dans leur groupe.
Étant donné que son amie ne faisait pas partie de la Night School, elle s’était attendue à une objection.
— Si on l’inclut, on brisera carrément plusieurs codes du règlement, avait-elle fait remarquer.
Pour toute réponse, Nicole s’était contentée de hausser les épaules.
— De toute façon, on est sur le point d’enfreindre tellement de règles que je ne crois pas que ça
ait de l’importance. Si on se fait prendre, on sera tous virés.
Allie se glissa sur le siège en face de Rachel.
— Salut !
Cette dernière leva les yeux vers elle.
— Oh, super ! Tu es venue pour te faire flageller… Je veux dire, pour ton cours de sciences ?
Comme elle ne répondait pas à sa plaisanterie, Rachel la dévisagea.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Je vois bien qu’il s’est passé quelque chose. Ton nez fait encore ce truc.
Avec méfiance, Allie toucha le bout de son nez. Apparemment, il ne faisait rien.
— Quel truc ? demanda-t-elle avant de décider que cela n’avait pas d’intérêt. Écoute, il est arrivé
quelque chose…
— Je le savais ! répliqua Rachel avec suffisance. Le nez ne ment jamais.
Essayant de se concentrer, Allie se pencha en avant.
— J’ai besoin de ton aide.
Même si les tables voisines étaient inoccupées, Allie se couvrit à demi la bouche avant de
poursuivre :
— Tu ne vas pas aimer ce que je vais te dire.
— Oh, oh !
Rachel retira ses lunettes et la fixa.
— Eloise a des problèmes. On doit l’aider.
Rachel n’avait plus du tout l’air amusée, cette fois.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Allie jeta un coup d’œil autour d’elles.
— Viens avec moi.
Abandonnant les livres de Rachel sur la table, elles se dirigèrent vers un coin sombre de la
bibliothèque, dans la section de grec ancien – personne n’y venait jamais. À chaque pas, Allie
s’inquiétait : Rachel allait-elle refuser de lui prêter main-forte ?
Son amie détestait la Night School et le côté sombre de Cimmeria. Elle avait même tenté de
convaincre Allie de ne pas rejoindre la section d’entraînement. En revanche, la bibliothèque était son
lieu préféré au monde, et, à ses yeux, Eloise représentait la bibliothèque. Allie savait qu’en insistant
sur la situation difficile dans laquelle se trouvait Eloise, elle pourrait convaincre Rachel de
s’impliquer dans leur cause. Cependant, elle se sentait coupable malgré elle en agissant ainsi. Quelle
traîtresse !
La trahison : c’était exactement ce que Rachel détestait dans cette école, elle était sur le point de la
pousser à agir de même.
Elle lui raconta très vite ce qui s’était passé la nuit précédente – le poignard dans le mur.
Nathaniel. Gabe. Lorsqu’elle lui expliqua qu’une personne, à l’intérieur de l’école, aidait le camp
adverse, Rachel lâcha un petit hoquet de surprise.
— C’est ce que je redoutais, dit-elle au bout de quelques secondes. Mon père a fait une remarque,
il y a quelque temps, qui m’a fait penser que la taupe pouvait être l’un de nous. À qui pensent-ils ?
Allie soutint son regard.
— Maintenant ? Ils sont persuadés qu’il s’agit d’Eloise.
Serrant les poings, Rachel poussa un juron. Jamais Allie ne l’avait entendue prononcer des
paroles aussi crues !
— Nous, nous sommes quasiment persuadés que ce n’est pas elle, mais nous avons besoin de ton
aide pour le prouver. Rachel, je sais à quel point tu détestes tout ça, mais… accepteras-tu de m’aider ?
Rachel baissa la tête et demeura silencieuse un long moment.
Quand elle releva le visage, ses yeux étaient lourds d’inquiétude.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
Le reste fut facile.
Allie avait insisté pour que Zoé soit incluse dans leur groupe, car, malgré son très jeune âge, elle
était brillante et toujours très rapide. Cerise sur le gâteau, elle semblait inoffensive – elle pouvait se
faufiler dans une pièce et en ressortir sans se faire remarquer. Personne ne prêtait attention à une
gamine.
Nicole fit sa part en amenant Carter et Sylvain à les rejoindre.
Lorsque le nom de Julie fut prononcé, Allie refusa d’un mouvement de tête. Pour l’instant, elle
était encore incapable d’affronter l’histoire d’amour entre Julie et Carter.
À sa grande surprise, Nicole écarta Lucas sans aucune explication.
— Je ne veux pas de lui dans l’équipe, déclara-t-elle.
— Allons, Nicole ! C’est le petit ami de Rachel. Il est OK.
Mais Nicole persista, Allie dut laisser tomber. Pas de Lucas.
Le groupe était donc constitué : six élèves pour découvrir la taupe dont les meilleurs instructeurs
de Cimmeria n’étaient pas parvenus à découvrir l’identité.
La première partie du plan était assez simple. Ils devaient se retrouver à minuit dans la crypte sous
le dortoir des filles.
Après cela, les choses deviendraient plus difficiles.
Trois minutes avant minuit, Allie tapota discrètement sur le mur qui séparait sa chambre de celle
de Rachel. Deux secondes plus tard, un léger coup lui répondait.
« C’est l’heure d’y aller. »
Elle ouvrit sa porte sans bruit. Se glissant dehors, elle la referma d’un habile mouvement de
poignet. Le bruit du loquet fut presque imperceptible.
À cette heure tardive, le long couloir étroit était vide et sombre. La porte de Rachel fermée.
Sa torche dans une main, Allie trépignait d’impatience, prenant garde à ne pas faire de bruit.
— Allez, Rachel ! murmura-t-elle.
Durant quelques secondes qui lui parurent interminables, rien ne se passa. Puis la porte de Rachel
s’ouvrit dans un grincement.
Rachel sortit avec lenteur, visiblement réticente. Elle avait le regard abattu, les épaules basses.
Allie savait que son amie n’avait aucune envie de participer à tout cela, mais elle souhaitait que
Rachel s’implique quand même – elle avait besoin d’elle. Penchant la tête pour l’inviter à la suivre,
elle se dirigea vers le hall sans dire un mot. Le chauffage avait été baissé. S’apprêtant à affronter la
froide nuit hivernale, les murs du vieux bâtiment gémissaient de toutes parts.
La porte à l’autre bout du couloir ressemblait à celle d’un simple placard, mais une fois ouverte,
elle dévoilait d’anciens escaliers des domestiques, cachés derrière les murs de Cimmeria. À l’époque
victorienne, c’était par là que les bonnes se faufilaient dans le bâtiment pour accomplir leurs tâches
ménagères sans qu’on les remarque. Qui se souvenait d’elles aujourd’hui ?
Une fois la porte ouverte, un courant d’air frais surgit. Allie frissonna. Elle jeta un coup d’œil
par-dessus son épaule pour s’assurer que Rachel était bien là, puis alluma sa torche et commença à
descendre.
Quatre étages plus bas, l’étroit escalier de pierre, en colimaçon, les mena à une vaste pièce au
plafond bas. Le sol et les murs en calcaire faisaient quasiment office de frigo – il gelait, ici. La salle
était vide.
Étrange.
Allie se crispa aussitôt. Un truc clochait.
Elle balaya la pièce de sa torche – la lueur illumina de vieilles colonnes de pierre qui portaient
des marques d’anciens burins, telles des éraflures de griffes.
Soudain, un raclement se fit entendre – comme si la lumière avait réveillé… quelque chose.
Allie pivota, fit passer Rachel derrière elle et adopta aussitôt une pose de défense, tenant sa torche
comme une matraque.
— C’est génial ! chuchota Zoé en allumant sa lampe de poche.
Allie poussa un soupir, l’adrénaline quittant illico son corps.
— Bordel, Zoé ! Pourquoi tu ne t’es pas manifestée plus tôt ? Tu m’as fichu une de ces frousses !
— Salut, Allie, je suis là. Juste où tu m’as demandé de me trouver.
Le ton enjoué de Zoé passa aussitôt en mode alarmé :
— La vache, Rachel, tu n’as pas l’air dans ton assiette ! Tu devrais peut-être t’asseoir.
Se retournant, Allie remarqua que le teint de Rachel, déjà pâle, était à présent carrément verdâtre.
— Rachel !
— Je me sens très bien ! répliqua-t-elle d’une voix hésitante.
Allie la prit par le bras et l’entraîna vers un cageot couvert de poussière.
— Assieds-toi. On dirait que tu vas avoir la nausée.
— J’ai juste été… effrayée, marmonna Rachel d’un ton faible. J’ai cru que nous étions fichues…
mortes.
— Mets ta tête sur tes genoux, ordonna Zoé.
— Qu’est-ce qui se passe avec Rachel ?
Sylvain émergea d’un long couloir, torche à la main, accent français aux lèvres.
— Elle a l’air bizarre, ajouta-t-il.
— Zoé nous a flanqué la trouille.
Allie fixa leur jeune amie d’un regard accusateur.
— Rachel a eu une crise cardiaque.
— Pas exactement une crise cardiaque, murmura Rachel d’une voix étouffée, la tête toujours
plaquée contre ses jambes. Mais j’ai vu toute ma vie défiler devant mes yeux. Je suis absolument
désolée pour Robert Pederson.
Ils la fixèrent tous.
— Qui est Robert Pederson ? demandèrent Allie et Zoé à l’unisson.
— Je le connais ! lança Nicole, surgissant par le même couloir qu’Allie et Rachel venaient
d’emprunter. J’étais en cours de physique avec lui, l’an passé. Un mec hyper chouette avec des
lunettes très épaisses.
— Je l’ai embrassé une fois, lâcha Rachel. Il bavait.
Zoé fit la grimace.
— Beurk !
Nicole se contenta de hausser les épaules.
— Pourtant, tu as survécu.
— D’une certaine façon, oui, concéda Rachel.
— Où est Carter ? s’enquit Nicole en regardant autour d’elle.
La pièce voûtée ressemblait à un caveau.
— Ici.
Ils se retournèrent tous. La lueur de la lampe de poche de Carter venait d’apparaître à l’extrémité
du couloir, se faisant de plus en plus forte au fur et à mesure qu’il approchait. Allie pointa sa propre
torche vers lui, jusqu’à ce qu’ils distinguent sa silhouette dans la pénombre.
— Dans ce cas, nous sommes tous présents, dit Nicole avec solennité. Nous allons pouvoir
commencer.
15.
ls s’assirent en cercle sur le sol poussiéreux de la crypte, éclairée par les seuls faisceaux de leurs
I torches. Allie songea qu’ils avaient l’air de gamins prêts à jouer.
Mais rien à voir.
En regardant ce cercle de visages familiers qui l’observaient avec attention, attendant qu’elle
prenne la parole, elle sut que chacun espérait la même chose qu’elle : des réponses. Une décision. La
justice.
Or, elle ne pouvait rien leur offrir de tel.
— Vous savez tous pourquoi nous sommes réunis ici.
Sa voix résonna en écho sur les vieux murs de pierre.
— Après ce qui s’est passé la nuit dernière, je…
Après un coup d’œil à son amie française, elle se reprit :
— Nicole et moi sommes persuadées qu’Isabelle et les autres ne sont pas sur la bonne piste. Nous
voulons découvrir qui est l’espion. Alors, nous avons établi un schéma qui reprend les positions de
chacun quand tout est arrivé.
Tout le monde la fixait, attendant qu’elle poursuive.
— Nous ne savons toujours pas qui est la taupe, en revanche, nous pensons savoir qui ne l’est pas.
Elle s’interrompit, la jeune Française prit la parole. Elle avait attaché ses cheveux sombres en une
queue-de-cheval basse sur la nuque – quand elles prenaient la lumière, ses mèches brillaient comme
du granit poli.
— Pour commencer, nous pensons que la taupe ne fait pas partie des élèves. Seuls les seniors de
la Night School ont le même type d’accès que cette personne. Donc… si c’était le cas, ce serait l’un
d’entre nous.
Avec lenteur, elle balaya de sa torche le cercle de visages, les éclairant l’un après l’autre.
— Et je ne pense pas que ce soit le cas.
— Pourquoi pas ?
C’était Rachel qui venait de poser la question, et les autres la dévisagèrent.
— Comment ça « pourquoi pas ? », glapit Allie.
Rachel haussa les épaules.
— Ça pourrait très bien être l’un d’entre nous. On n’est pas toujours ensemble.
Seule Nicole ne semblait pas surprise de sa remarque.
— Exact. Alors, juste au cas où, j’ai inclus dans mes recherches les seniors de la Night School.
Chaque fois qu’il s’est passé quelque chose, j’ai pu retrouver nos positions. Aucun d’entre nous
n’aurait eu le temps de déposer le mot et le poignard dans la chapelle. On m’a dit que tu…
Du doigt, elle pointa Rachel.
— Que tu te trouvais à la bibliothèque.
Rachel acquiesça de la tête.
— Allie, Zoé et moi, nous étions ensemble. Carter et Sylvain étaient là-bas aussi, ainsi que Julie,
Lucas, et les autres seniors de la Night School. J’ai vérifié pour tout le monde. Idem lors des autres
soirs. Aucun senior n’aurait pu accomplir ces trois actes. Ce n’est donc pas l’un d’entre nous.
— C’est l’un des profs, répliqua Carter d’une voix caverneuse.
Même si elle en était venue à la même déduction ce matin, avec Nicole, Allie sentit son cœur se
serrer en l’entendant à voix haute. Et, à en juger par les regards autour d’elle, elle n’était pas la seule.
Sylvain s’était pris la tête entre les mains. Rachel avait l’air crispée. Même Zoé semblait perturbée.
Elle ne cessait de se mordiller les lèvres, sourcils froncés.
— Oui, poursuivit Nicole avec calme. Ce doit être l’un des instructeurs de la Night School.
Quelqu’un de très proche d’Isabelle. Ils peuvent aller et venir quand bon leur semble, et leur emploi
du temps est plus difficile à pister.
— Dans ce cas, pourquoi ça ne pourrait pas être Eloise ? demanda Zoé.
Allie songea au schéma que Nicole avait établi, ce matin même. Elle revit en pensée la feuille de
papier posée sur son lit. Le prénom d’Eloise barré. L’étrange mélange de déception et de soulagement
qu’elle avait éprouvé.
— Eloise était avec nous juste avant qu’on trouve le poignard, expliqua-t-elle. Quelle que soit la
personne qui l’a placé dans la chapelle, elle l’a fait entre le moment où les élèves de la Night School
sont passés devant, et celui où nous sommes arrivées, plus tard. Sinon, quelqu’un l’aurait vue. Eloise
n’a pas eu le temps d’aller là-bas et de tout arranger avant notre arrivée. Donc, si personne n’a
pénétré sur le campus la nuit dernière – et Raj dit que c’est le cas – ça ne peut pas être elle.
Pendant qu’ils digéraient cette information, Nicole balaya le sol de sa torche en un petit cercle.
— C’est ridicule de l’accuser comme ça !
Dans l’ancienne crypte, la température semblait encore avoir baissé.
— Si vous avez raison, alors l’un des profs qui l’accusent est en fait la taupe qui travaille pour
Nathaniel, lâcha Sylvain.
— Ce n’est pas faux, compléta Rachel. Ils vont arrêter de chercher s’ils pensent que c’est elle,
l’espionne.
Allie hocha la tête.
— Et pendant ce temps-là, le véritable espion pourrait…
Nicole termina sa phrase pour elle.
— Être en train de faire tout et n’importe quoi.
Zoé, la mine chiffonnée par ses pensées, se lança à son tour :
— Si nous avons raison au sujet d’Eloise, cela signifie que la taupe est soit Zelazny, Isabelle,
Jerry, ou Raj…
— Ce n’est pas mon père !
Rachel avait carrément crié. Les autres se retournèrent pour la dévisager.
— Elle a raison, dit Allie. Ça ne peut absolument pas être Raj. Il est trop dévoué à cet endroit, et il
tient à Isabelle. Et ça ne peut pas être Isabelle, c’est évident.
— Et si c’était l’un des vigiles de Raj ? suggéra Sylvain. Certains d’entre eux ont accès partout.
Nicole avait déjà envisagé cette possibilité.
— Trois des gardes ont une autorisation totale d’accès, précisa-t-elle. Seulement deux
travaillaient ici la nuit où Ruth a été tuée.
Un lourd silence s’abattit sur eux. La liste se raccourcissait de plus en plus.
— Ce qui nous laisse donc Zelazny, Jerry, ou l’un des gardes de Raj, énuméra Carter en comptant
les noms sur ses doigts, avec une lenteur délibérée. Or, nous savons que Raj choisit ses employés
avec une immense précaution.
Sylvain semblait groggy, comme s’il venait de recevoir un coup de poing.
— Je n’arrive pas à le croire ! Ça doit être l’un des vigiles. C’est impossible que Jerry ou Zelazny
fassent cela. Impossible !
Allie et Nicole échangèrent un regard. Plus rien n’était impossible.
Le lendemain matin, un dimanche, à neuf heures, Allie attendait devant le bureau d’Isabelle.
La porte était verrouillée, la pièce paraissait vide.
S’adossant au mur, Allie croisa les bras devant elle.
« Elle va bien revenir à un moment ou un autre, non ? »
Au même instant, Carter et Sylvain surveillaient Zelazny et Jerry. Nicole et Rachel menaient
l’enquête auprès des autres professeurs. Quant à Zoé, elle espionnait discrètement certains vigiles de
Raj.
Allie, pour sa part, avait pour mission d’obtenir le maximum d’informations de la bouche
d’Isabelle.
L’un d’entre eux allait bien finir par trouver un indice. Quelle que soit l’identité de l’espion, il ne
pouvait être parfait. Il commettrait bien une erreur à un moment donné.
Cependant, au fur et à mesure que les minutes s’écoulaient, Allie commença à regretter de ne pas
avoir une autre tâche à mener.
Elle sautilla d’un pied sur l’autre. Fit des étirements. Elle entreprit même de compter les panneaux
des lambris de chêne sculptés avec minutie, mais son cœur n’y était pas.
La prochaine fois, elle apporterait un livre.
Comme l’heure du déjeuner approchait, mais qu’Isabelle ne s’était toujours pas montrée, Allie
envisagea de sauter le repas pour continuer à surveiller les lieux. Mais bientôt, les délicieux effluves
flottant dans le couloir la tentèrent trop. Impossible d’y résister.
« Bon, je peux bien m’accorder une petite pause ! J’ignore où est Isabelle, mais en tout cas, pas
dans son bureau. »
Lorsqu’elle pénétra dans le réfectoire, Rachel et Nicole étaient déjà installées à leur table,
mangeant des sandwiches et chuchotant.
— Des nouvelles ? demanda-t-elle en tirant une chaise.
Elles secouèrent la tête.
— Un gros zéro pour moi, dit Rachel. Et toi ?
— Pareil. Isabelle ne s’est jamais pointée. Pourtant je suis restée plantée là-bas toute la matinée.
D’un air sombre, elle inspecta les rangées de sandwiches sur le plateau au milieu de la table.
— Bordel, j’aimerais bien savoir où elle est passée !
Toujours un peu fébrile à la suite de leurs pérégrinations nocturnes dans le froid, elle se pencha
pour inspecter le contenu de la soupière.
Aussitôt Rachel l’avertit :
— À ta place, je ne goûterais pas cette soupe. C’est un truc verdâtre, bizarre.
Ses deux amies l’observèrent d’un air sceptique tandis qu’elle se versait une louche du potage à la
teinte étrange dans un bol en porcelaine blanche orné des armoiries de Cimmeria.
— J’ai juste besoin d’avaler quelque chose de chaud. J’accepterais même du Soylent Green1.
— Là, tu parles de gens, annonça Zoé en se glissant dans la chaise à côté d’elle.
— Génial ! s’exclama Rachel. À présent, je n’ai plus faim.
— Je croyais que tout le monde le savait.
Zoé fixa un long moment le bol de soupe d’Allie.
— Ça a l’air dégueu. C’est peut-être bien un potage à base d’humains.
— En tout cas, c’est meilleur que ça en a l’air, rétorqua Allie, imperturbable.
Elle leva les yeux vers Zoé.
— Alors ? Tu as eu de la chance ?
— Avec quoi ? demanda Zoé, ahurie.
Allie pencha la tête d’un air entendu.
— Tu sais bien… Le truc ? Ce qui s’est passé la nuit dernière ?
— Oh, ce machin d’espion.
Alors qu’elles l’exhortaient à se taire, Zoé saisit un sandwich sur le plateau.
— Un peu.
À présent, elle avait toute leur attention.
— Qu’est-ce que tu as trouvé ? insista Allie.
— C’est bien ce que nous pensions : ils retiennent Eloise contre sa volonté.
— Où ? demandèrent-elles à l’unisson.
Zoé leur répondit la bouche pleine de sandwich au fromage :
— Je n’en sais rien – ils ne l’ont pas dit. Mais les vigiles sont plutôt en colère. Ils ont leurs limites.
Or, en ce moment, ils enchaînent les gardes. Mais ils ont leurs familles, ils n’ont pas signé pour ça. Ils
ne veulent pas être impliqués dans quoi que ce soit d’illégal.
Zoé s’était exprimée d’une façon curieuse : à chaque phrase, son accent changeait. Allie eut
besoin de quelques secondes pour comprendre qu’elle rapportait avec une minutie extrême ce qu’elle
avait entendu de la bouche des vigiles. Sa tendance naturelle à la précision faisait d’elle l’espionne
idéale.
— Nous devons découvrir où ils la retiennent, assena Allie. Peut-être qu’Isabelle s’y trouve aussi.
Comment puis-je lui parler si je ne peux pas lui mettre la main dessus ?
La frustration lui faisait élever la voix, elle s’obligea à baisser le ton, jusqu’à chuchoter.
— Je le découvrirai, assura Zoé avec confiance. L’un des vigiles a dit…
Tout à coup, elle écarquilla les yeux, et Allie se retourna pour voir ce qu’elle regardait.
Carter et Sylvain traversaient le réfectoire au pas de course. C’était bizarre de les voir ensemble –
étant donné qu’ils s’étaient toujours détestés. Mais à présent, ils semblaient former un véritable duo, et
se déplaçaient à l’unisson dans la salle bondée.
Soudain, une scène de chaos les ralentit. Le bruit devint plus fort, plusieurs des élèves assis à côté
de la porte quittèrent leurs sièges et se précipitèrent dehors.
— Vite, venez ! lança Carter, le souffle court. Il se passe un truc !
Échangeant un regard intrigué, les filles se précipitèrent à leur suite, en direction de la sortie, où
l’exode général causait un embouteillage.
Il leur fallut un moment pour s’extirper de la foule, puis les garçons les conduisirent à travers le
couloir, jusqu’à la porte d’entrée – grande ouverte malgré le froid mordant de février.
En voyant cela, le cœur d’Allie se serra. Quoi qu’il se passe, ce n’était pas bon.
Devant l’édifice, une Bentley étincelait dans l’allée. Un homme puissamment bâti, vêtu d’un
curieux uniforme – moitié militaire, moitié groom – marchait en direction de la berline. Dans une
main, il portait une élégante valise griffée. De l’autre, il tenait par le bras une jeune fille qui se
débattait.
Rachel fronça les sourcils.
— C’est Caroline Laurelton. Qu’est-ce qui lui arrive ?
— C’est elle ?
Zoé se faufila devant eux pour observer la scène.
— Lâchez-moi !
La jeune fille luttait pour se libérer, agitant ses mèches brunes, sa voix s’élevant en un cri. Mais
l’homme était bien plus grand qu’elle, et fort musclé. Elle n’avait aucune chance.
— Je ne…
Allie se tourna vers Sylvain, qui se tenait juste à côté d’elle. Il avait la mâchoire crispée, elle
voyait la colère et le dégoût dans ses yeux.
— Que se passe-t-il ?
— Ses parents la retirent de l’école. Ils ont envoyé leur chauffeur pour la ramener chez eux.
Tout en lui expliquant la situation, Sylvain gardait les yeux rivés sur la jeune fille, qui, comme
Allie pouvait le voir maintenant, pleurait à chaudes larmes.
— Elle ne veut pas s’en aller, ajouta-t-il.
Il se détourna alors du spectacle, et Allie fit de même pour voir ce qu’il observait. L’un des gardes
de Raj se tenait à côté de la porte d’entrée, scrutant la scène. Quand il croisa le regard de Sylvain, il
secoua la tête.
Ils n’étaient pas autorisés à interférer.
Dans l’allée, le chauffeur obligeait Caroline Laurelton à prendre place dans la spacieuse berline.
— Ils ont tort d’agir ainsi, dit Allie, surtout pour elle-même.
Sylvain avait l’air amer.
— Je sais.
Redressant sa casquette, le chauffeur saisit la valise de la jeune fille et la jeta sur le siège passager.
Puis, sans un regard pour la foule d’élèves qui les contemplaient, il s’installa derrière le volant et
démarra.
Tandis que le véhicule disparaissait dans la forêt, les élèves, stupéfaits, commentaient la scène,
intrigués et confus.
Zoé réapparut à côté d’Allie, Rachel à sa suite.
— Pourquoi est-ce que personne n’est intervenu pour empêcher ça ? s’exclama-t-elle.
— Pardonnez-moi si je me trompe, mais vous n’avez pas eu l’impression que ça rassemblait à un
kidnapping ? ajouta Rachel.
Comme personne ne répondait, elle regarda autour d’elle avec fureur.
— Je ne comprends pas ce qui se passe. Où est mon père ?
Sylvain et Carter échangèrent un regard entendu. Puis d’un mouvement de tête, Carter désigna la
porte derrière eux.
— Retournons à l’intérieur.
Le réfectoire était quasiment vide quand ils reprirent place à leur table. Repoussant leurs assiettes,
ils se serrèrent les uns contre les autres, se concertant à voix basse.
Carter prit la parole le premier.
— Voilà ce qui se passe : les parents de Caroline Laurelton font partie du conseil
d’administration. Ils n’apprécient guère Lucinda. D’après la rumeur, ce matin, ils ont affirmé à tous
les autres membres du conseil qu’Isabelle et Lucinda entraînent l’école vers le bas, et qu’ils ne veulent
pas être complices d’une telle déchéance.
Il hésita une seconde avant de leur délivrer le reste des mauvaises nouvelles.
— Ils disent qu’ils ne sont que les premiers à retirer leurs enfants de Cimmeria. D’après eux, les
autres parents feront de même.
Allie eut l’impression d’avoir reçu un coup de poing à l’estomac.
— Ils sortent le grand jeu ! répliqua Nicole avec amertume. Cette fille n’est qu’un pion pour ses
parents. Ils n’en ont rien à foutre de ses sentiments. Ils se servent juste d’elle pour transmettre le
message de Nathaniel à Isabelle.
— Nous pensons que c’est justement le prochain pas de Nathaniel, expliqua Sylvain. Il a divisé le
conseil d’administration. Maintenant les parents divisent l’école. C’est mal barré.
Ses paroles résonnèrent dans l’air comme un mauvais présage. Chacun semblait ahuri. Ils
s’étaient tous demandé ce que Nathaniel s’apprêtait à faire – mais ils n’avaient pas prévu cela.
— Il a raison ? interrogea Rachel en fixant Carter. C’est la guerre ?
Carter resta silencieux de longues secondes. Puis, croisant le regard de Sylvain, il hocha la tête.
— Oui, c’est la guerre.
1. Le titre du film Soylent Green fait référence à une lentille de soja (N.d.T.).
16.
i c’est la guerre, alors Caroline ne sera pas la seule à partir, assena Rachel. D’autres élèves
— S feront de même.
— C’est ce que nous pensons, répondit Carter.
Zoé fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas. Si c’est le cas, alors les profs devraient être au courant. Mais, comme par
hasard, ils ont tous disparu !
— Comment ça, disparu ? rétorqua Allie.
— Personne n’a vu Zelazny ni Jerry, Eloise ou Isabelle, depuis hier soir, expliqua Zoé. D’ailleurs,
tout le monde en parle. Jerry n’est pas venu à l’atelier du week-end. Zelazny avait un cours
supplémentaire, aujourd’hui, mais il n’était pas là. Ils sont juste…
Elle leva les mains devant elle en signe d’ignorance.
— … absents.
— Où sont-ils ? Les profs ne s’évaporent pas comme ça, fit remarquer Allie.
— Sûrement avec Eloise, lâcha Sylvain.
À côté de lui, Carter acquiesça de la tête.
— Ils doivent l’interroger avec Raj – dans un endroit à l’écart de Cimmeria pour ne pas être
interrompus.
— Trouvons-les pour leur expliquer ce qui se passe, suggéra Zoé.
Rachel demeura songeuse un moment, puis se lança :
— Il y a un truc qui me fait flipper… Et si jamais c’était ce que Nathaniel voulait ? S’il avait piégé
Eloise juste pour ça ? Pour lui, plus il y a de chaos, mieux c’est.
— Impossible, rétorqua Allie. C’est moi qui ai accusé Eloise. Il ne m’a pas forcée.
— Je crois qu’Allie a raison, intervint Nicole. C’est sûrement le contraire qui est arrivé.
— Oui, ça paraît logique, compléta Sylvain. Il a découvert qu’Eloise était suspecte, et il a décidé
d’en profiter pour frapper un grand coup.
— Bien joué de sa part, répliqua Nicole. Nous tomber dessus quand tous les profs ont la tête
ailleurs !
Rachel esquissa une moue.
— Attendez ! Comment avez-vous découvert ce que les parents de Caroline ont dit au conseil
d’administration ?
— C’est Katie, répondit Sylvain avec dégoût. Elle raconte ça à la ronde !
Tout le monde poussa un soupir écœuré. Chacun savait que les parents de Katie Gilmore étaient
des membres très actifs du conseil d’administration de Cimmeria.
— Comment Katie est-elle au courant ? insista Allie. Pour ça, elle avait besoin d’un téléphone.
Sylvain fronça les sourcils.
— Bonne question. Je vais aller lui parler – elle était encore dehors il y a quelques instants, elle
n’a pas pu aller bien loin. Je verrai si elle en sait un peu plus.
Quand il s’éloigna, les autres restèrent plantés là, déroutés.
— On doit faire quelque chose ! s’exclama Zoé.
Sa voix aiguë traduisait son impatience.
— Il faut qu’on trouve les profs et qu’on leur explique ce qui se passe !
— Et comment ? s’enquit Carter. Pour l’instant, on ignore carrément où ils sont.
Nicole regarda Zoé.
— Pourquoi on n’irait pas faire un petit tour dehors ? Histoire de voir ce qu’on peut trouver.
Rachel se leva.
— Je vais parler aux vigiles. Ils me diront peut-être ce qu’il en est, vu que je suis la fille de leur
supérieur.
Soulagée d’avoir un but, elle partit en courant. Allie et Carter se retrouvèrent seuls autour de la
table.
— Alors… Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Allie, tripotant sa serviette entre ses doigts.
— Il faut qu’on découvre ce qui se passe vraiment, et ce que savent les profs.
— Et on procède comment ?
Il lui répondit d’un sourire malicieux.
— J’ai un plan.
Cet après-midi-là, Allie patientait de nouveau près du bureau d’Isabelle. Néanmoins, cette fois,
elle n’était pas seule. Tandis qu’elle s’adossait au mur, bras croisés, affectant un air nonchalant,
Carter se tenait en face d’elle, appuyée contre la porte d’Isabelle, sifflant un air faux.
De temps en temps, leurs regards se croisaient, Carter haussait les sourcils d’un air interrogateur.
Chaque fois, elle secouait la tête.
« Pas encore. »
Elle savait par expérience qu’il n’avait besoin que d’une minute pour cette intervention.
Cependant, s’ils se faisaient remarquer, ce serait un véritable désastre. Elle devait s’assurer que tout
était OK, qu’il pouvait travailler en toute sécurité.
Finalement, le hall devint silencieux. Se penchant, Allie vérifia l’escalier et le couloir derrière
eux. Vides. Elle se retourna vers Carter, qui attendait avec patience.
— C’est bon !
Calme et confiant, il se pencha sur la serrure de la porte du bureau d’Isabelle, et y inséra une
petite épingle en métal.
Pendant qu’il s’activait, Allie se tenait à côté de lui, le dissimulant à la vue de quiconque passerait
par là, surveillant le couloir.
— Ça va toujours ? murmura-t-il sans lever les yeux.
Inclinant la tête, elle admira la façon dont ses mains glissaient l’aiguille dans la serrure, malgré la
pression.
— C’est OK.
Le couloir était si calme que, lorsque la serrure s’ouvrit, le clic sembla résonner comme un écho.
— Isabelle devrait vraiment faire remplacer ce verrou, affirma Carter, quand la porte
s’entrebâilla. C’est beaucoup trop facile.
Se faufilant à l’intérieur, ils refermèrent derrière eux.
La petite pièce sans fenêtre était très sombre. Ici, les bruits du bâtiment étaient étouffés – le silence
était stressant. Allie voyait à peine la silhouette de Carter, mais elle entendait le bruit de sa respiration.
Retirant sa veste, elle la cala contre la fente sous la porte.
Se déplaçant avec précaution autour des meubles, Carter alluma la lampe du bureau. Aussitôt, la
pièce parut prendre vie.
Leurs regards se croisèrent dans le halo lumineux. D’un doigt, Carter pointa la table de travail
d’Isabelle.
— Commençons par ici.
Comme d’habitude, l’imposant bureau en acajou de leur directrice était couvert de piles de
documents dans lesquels ils fouillèrent en hâte, cherchant des informations sur Eloise ou Nathaniel.
Ignorant à quel moment Isabelle reviendrait – ou même si elle reviendrait bel et bien –, ils
devaient se dépêcher. S’ils se faisaient prendre, c’en serait la fin de tout pour eux deux.
Durant dix minutes, ils opérèrent en silence. La plupart des documents étaient des dissertations de
littérature anglaise qu’Isabelle avait corrigées, ou des papiers administratifs, factures et relevés de
banque. Rien qui pourrait leur être utile.
Comme Allie ouvrait un dossier qui contenait seulement des factures, Carter l’interrompit
soudain.
— Voilà !
Relevant les yeux, elle vit qu’il lisait des notes rédigées à la main sur une feuille de papier blanc.
— Qu’est-ce que c’est ?
Il baissa la feuille pour qu’elle puisse lire à son tour.
— Les allégations contre Eloise.
D’une écriture bien nette, la liste comprenait une longue liste d’accusations, liées au fait qu’Eloise
avait affirmé être seule à la plupart des dates et heures auxquelles l’espion de Nathaniel avait a priori
agi.
— Regarde ça ! chuchota Allie en pointant la page. Visiblement, ils ne tiennent pas compte du fait
qu’elle n’aurait jamais pu se rendre à la chapelle pour allumer toutes ces bougies avant notre arrivée.
— C’est l’écriture de Zelazny, fit remarquer Carter d’un ton neutre.
Elle le regarda d’un air sceptique.
— Tu crois que… ?
Il haussa les épaules.
— S’il l’accuse… On doit se demander ce qu’il gagne à agir ainsi. Le véritable espion sait que ce
n’est pas elle.
En l’entendant prononcer ces mots, Allie eut de nouveau la désagréable sensation qu’une main de
glace lui étreignait le cou. Elle frissonna.
— C’est tellement… difficile à croire. Zelazny paraît si loyal !
À la lueur de la lampe, le regard de Carter était impénétrable.
— Je ne crois plus en personne, assena-t-il.
Ne sachant que répondre, Allie saisit une autre pile de documents sur le bureau.
Certes, leur prof d’histoire était toujours bougon, et collait au règlement. Mais il lui avait
toujours semblé le plus solide des profs. Celui qui ne vacillait jamais. Hyper loyal envers Cimmeria.
« Comment pourrait-il… »
Perturbée, elle ne regardait que d’un œil les documents concernant les comptes bancaires de
l’école, lorsque quelque chose attira brusquement son attention. Les chiffres. Saisissant une page, elle
l’approcha de la lumière.
— Carter, c’est bizarre, chuchota-t-elle.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Juste… Est-ce que l’école est fauchée ?
— Comment ça, fauchée ?
Fronçant les sourcils, il prit le document.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Regarde, là…
Du doigt, elle désigna la ligne inférieure.
— Le solde du compte est négatif de quasi trois cent quatre-vingt-dix mille livres sterling. Ça fait
un sacré débit !
Carter examina la page et secoua la tête.
— Je ne comprends pas. Ce n’est pas possible !
Mais Allie s’était déjà emparée d’un autre document.
— Attends ! Regarde celui-là.
Elle lut à voix haute :
— … Étant donné que la majorité des parents n’ont pas payé leurs frais de scolarité ce trimestre,
je dépose les fonds nécessaires sur le compte de Cimmeria pour combler la différence. Quoi qu’il en
soit, cela indique que Nathaniel a l’intention de frapper un grand coup durant ce trimestre. Nous
devons donc consolider nos efforts pour l’en empêcher, lui et son groupe, avant que cela n’arrive.
Sinon, l’école pourrait être anéantie. Nous perdrions l’Organisation.
La lettre était signée de Lucinda.
— Alors, ils savaient ce qui se préparait, fit remarquer Allie. C’est pour ça qu’ils espèrent tous
avoir arrêté la taupe.
Carter croisa son regard.
— Ils pensent que c’est leur seule chance d’arrêter Nathaniel.
Lorsqu’il voulut reprendre la lettre pour la relire, il lui effleura les doigts. Aussitôt, Allie eut
l’impression d’avoir reçu une décharge électrique. Elle tressaillit, et laissa échapper le document. La
page tomba par terre.
— Désolé, dirent-ils à l’unisson.
Ils se penchèrent en même temps pour la ramasser, et, ce faisant, leurs têtes s’entrechoquèrent.
Posant une main sur son crâne, Allie ignorait si elle devait rire ou pleurer. Elle s’écarta.
— Ça va ? demanda Carter en portant une main à sa tempe.
Même si elle avait légèrement mal, Allie lâcha un rire embarrassé.
— Ouais, je pense que ça va.
Cependant, en passant ses doigts dans ses cheveux, elle sentit croître une bosse, déjà sensible. Elle
poussa un léger gémissement. En l’entendant, Carter eut l’air inquiet.
— Qu’est-ce que tu as ? Laisse-moi voir.
— Non, ça va, je t’assure !
Carter la dévisagea avec sévérité.
— Allie, laisse le Dr Carter t’examiner.
Il approcha la lampe de sa tête, et d’une main aussi légère qu’une plume, écarta ses cheveux, puis
poussa un petit sifflement.
— C’est une très belle bosse que vous avez là, miss Sheridan.
Elle lui jeta un regard ironique.
— Je survivrai, docteur ?
Comme d’habitude, quand il sourit, les coins de ses yeux se plissèrent.
— Je pense, oui.
Voilà, c’était toujours comme ça que les choses se passaient entre eux… Avant.
D’un ton léger.
Allie aurait voulu que ce moment dure à jamais. Hélas, semblant se rappeler soudain en quelle
compagnie il se trouvait, Carter s’éclaircit la gorge et s’écarta d’un pas, avant de reposer la lampe à
sa place. Lorsqu’il prit de nouveau la parole, son ton était plus froid :
— On ferait bien de se grouiller. Tu devrais vérifier les tiroirs.
— Oh… oui.
Elle passa de l’autre côté du bureau, baissant la tête afin que Carter ne remarque pas la rougeur
qui avait envahi ses joues.
« C’est tellement difficile. Pourquoi on ne peut pas être de nouveau amis ? »
Poussant un soupir, elle essaya le tiroir supérieur.
Fermé à clef.
Celui en dessous l’était tout autant.
Ainsi que les autres.
— Pas de bol !
— Je…
Carter s’interrompit soudain.
Ils entendirent tous deux le bruit au même moment. Se figeant sur place, Allie fixa Carter,
horrifiée.
Quelqu’un essayait d’entrer.
Sans dire un mot, Carter lui attrapa la main, et l’attira à lui. Puis il éteignit la lampe.
La pièce plongea dans l’obscurité.
17.
ccroupie derrière le bureau d’Isabelle, Allie retenait son souffle. Dans l’obscurité, elle ne
A parvenait pas à voir Carter, mais elle le sentait à côté d’elle.
Quelle que soit la personne qui tentait de pénétrer dans le bureau, elle avait du mal à parvenir à
ses fins.
La poignée trembla de nouveau, ils entendirent un léger bruit métallique.
— Il a une clé, chuchota Carter.
Ils restèrent immobiles.
Durant un long moment, les bruits continuèrent, puis cessèrent soudain.
— Ça ne fonctionne pas, dit une voix étouffée par l’épaisseur de la porte. Elle a dû nous donner
une mauvaise clé.
C’était une voix masculine à laquelle d’autres se joignirent ensuite.
« S’ils ont une autre clé, ils vont l’utiliser, songea Allie. Et on sera foutus. »
Cette idée la fit frissonner – se faire piéger gâcherait tout.
Une minute entière passa. Allie et Carter restèrent accroupis dans la pénombre.
— Je crois qu’ils sont partis, murmura enfin Carter. On ferait mieux de fiche le camp d’ici avant
qu’ils reviennent.
En effet, à l’extérieur, le bruit de la conversation s’éloignait. Retenant son souffle, Allie tendit
l’oreille – elle ne percevait plus rien.
Ils se redressèrent, s’obligeant à se mouvoir en silence. Carter la guida d’une main sur le coude
tandis qu’ils traversaient la pièce jusqu’à la porte. Il n’en avait pas besoin – elle connaissait très bien
les lieux. Mais ainsi, elle se sentait plus en sécurité, d’ailleurs elle regretta le moment où il la lâcha.
Quand ils parvinrent à la porte, elle contempla sa silhouette à côté d’elle – si seulement elle
trouvait quelque chose à dire pour effacer les trucs moches qui avaient eu lieu entre eux. Ils
pourraient de nouveau être amis, comme elle en avait eu l’illusion, ce soir.
Mais elle ne pipa mot – son esprit était comme vide.
— Prête ?
Elle redressa le menton.
— Oui.
Puis elle ouvrit la porte, et sortit dans la lumière.
— On a découvert qu’ils la gardent ailleurs, chuchota Nicole.
— Tu pourrais être plus précise ?
Carter avait parlé d’un ton si cassant qu’un élève installé un peu plus loin leva les yeux de son
livre de physique.
— Carter, dit Sylvain, tu ne baisserais pas d’un ton ?
Allie s’attendit à ce que Carter réplique d’une remarque sarcastique. Au lieu de cela, il se contenta
d’acquiescer d’un hochement de tête.
En observant les deux garçons, Allie fronça les sourcils. Quelque chose avait changé entre eux
durant tout le temps où elle était restée dans son coin. Ils n’étaient plus ennemis. Certes, ils ne se
comportaient pas exactement comme des amis, mais au moins, ils semblaient se comprendre. Ils
étaient comme… des alliés.
Quand Carter reprit la parole, ce fut d’une voix presque sourde.
— Désolé, Nicole. Continue.
Ils s’étaient réunis dans le coin le plus éloigné du foyer, se juchant sur un canapé de cuir et divers
fauteuils, se penchant les uns vers les autres pour mieux s’entendre. La pièce était pleine d’élèves
venus passer un moment afin de se détendre. Certains se divertissaient avec des jeux de société,
d’autres lisaient ou papotaient.
Comme il y avait pas mal de bruit, ils avaient cru pouvoir discuter sans se faire remarquer.
— Attends ! s’écria Sylvain avant que Nicole se lance. Fais semblant de parler d’un truc drôle. De
foot, par exemple.
— Le foot n’a rien de drôle, fit remarquer Rachel.
Même si la situation était toujours aussi moche, même s’ils n’avaient encore rien résolu, la
sensation d’entreprendre au moins quelque chose avait allégé l’atmosphère. Ils n’étaient plus dans les
pénombres de l’ignorance. Ils étaient impliqués, enquêtaient – ils allaient découvrir ce qui se tramait.
Sylvain tira un coffret en acajou laqué contenant un jeu d’échecs de sous la table d’appoint devant
eux, et commença à disposer les pièces sur l’échiquier peint directement sur le plateau de la table. Les
noires à droite, les blanches à gauche.
D’un geste, il fit signe à Allie de s’asseoir par terre en face de lui. Après une brève hésitation, elle
obtempéra.
— On peut parler de ce qu’on veut, expliqua-t-il, tant qu’on a l’air de se comporter comme tout le
monde. Les gens voient ce qu’ils veulent bien voir.
Lorsque son regard quitta l’échiquier, la lumière brilla un bref instant sur ses yeux comme un
rayon de soleil sur l’eau.
— Je n’ai pas joué aux échecs depuis…
La voix d’Allie s’évanouit. Elle saisit l’une des pièces de céramique – froide dans sa main. La
couleur de la neige.
— En fait, j’avais l’habitude de jouer avec Jo.
— Je m’en souviens.
La compassion dans sa voix déclenchait en elle des sentiments contradictoires.
Sylvain s’adressa au reste du groupe :
— À présent, vous allez feindre de nous observer tout en discutant. Essayez de ne pas parler trop
fort.
Il reporta son attention sur Allie, et lui décocha un sourire encourageant.
— À toi de jouer.
Comprenant qu’il était sérieux, la main d’Allie flotta un instant au-dessus de l’échiquier. Puis elle
choisit un pion et le fit avancer d’une case. Sylvain contra aussitôt son attaque en déplaçant un pion à
son tour.
— Ils retiennent Eloise dans l’un des vieux cottages, dit Rachel d’une voix neutre. Nous avons vu
mon père, Jerry, et tout le Scooby Gang faire des allées et venues depuis l’école. Zoé les a suivis.
Allie interrompit son geste au beau milieu d’un déplacement, son pion en main.
— Toute seule ? Il n’y avait pas de danger ?
— Bien sûr que non, lâcha Carter avant que Zoé puisse répondre. Les profs n’allaient pas lui faire
de mal !
Son ton était plus amer que nécessaire. Allie lui jeta un regard de reproches avant de reporter son
attention sur le jeu. La complicité qu’elle avait ressentie quand ils étaient dans le bureau d’Isabelle
n’était apparemment plus de mise.
Elle déplaça son pion à côté de l’un de ceux de Sylvain – près, mais hors d’atteinte.
— Peu importe, chuchota-t-elle, si bas que seul Sylvain pouvait l’entendre.
Il lui sourit d’un air conspirateur par-dessus l’échiquier, elle lui rendit son sourire.
— Raconte-leur ce que tu as découvert, murmura Nicole à Zoé, assise à côté d’elle.
— Ils étaient dans le cottage – pas celui de M. Ellison. Un autre, près de l’étang dans les bois.
Plutôt délabré et envahi par les mauvaises herbes.
Elle jeta un coup d’œil critique à l’échiquier.
— Tu ne te sers pas de ton fou comme il faut, Allie.
Perplexe, Allie contempla son pion surmonté d’une mitre. Quelle était la meilleure façon de
l’utiliser ?
— Je connais ce pavillon, déclara Carter. C’était un logement pour le personnel, mais ils ont
cessé de l’utiliser depuis plusieurs années. Je crois qu’il a besoin de réparation, mais Isabelle ne s’en
est jamais occupée.
— Tu as vu Eloise ? demanda Rachel. Comment va-t-elle ?
Zoé secoua la tête.
— Non, je l’ai juste entendue. Ils sont tous rentrés à l’intérieur pour discuter. Ils ont dit que la clé
ne fonctionnait pas, et ils n’ont pas cessé de lui réclamer la bonne.
Elle dévisagea ses partenaires.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
Sylvain déplaça sa reine de quatre cases.
— Ils avaient une clé et croyaient qu’elle ouvrait le bureau d’Isabelle, expliqua Carter. Ils ont
essayé d’y pénétrer quand nous étions à l’intérieur. Ils nous ont flanqué une frousse de tous les
diables, mais heureusement, ils n’ont pas réussi à entrer.
— Qu’est-ce que ça signifie ? insista Rachel. Qu’est-ce que ça peut leur faire que la clé ne
fonctionne pas ?
Le souvenir d’Eloise debout devant la porte du bureau d’Isabelle surgit à la mémoire d’Allie.
— Eloise avait une clé du bureau d’Isabelle. Elle la tenait à la main quand je l’ai vue, l’autre jour
– ce jour où j’ai cru qu’elle était l’espionne. Je le leur ai dit.
— Ils doivent essayer de retrouver cette clé, affirma Nicole d’un air songeur. Histoire de
s’assurer que personne ne l’utilise.
— Et elle leur aurait donné une mauvaise clé ? assena Carter d’un air intrigué. Pourquoi ferait-
elle cela ?
— Peut-être qu’elle n’a plus la bonne ? suggéra Rachel.
— Dans ce cas, qui l’a ? s’enquit Sylvain.
Personne n’avait de réponse à sa question.
Rachel rompit le silence.
— Qu’est-ce que vous avez trouvé, tous les deux, dans son bureau ?
Allie laissa Carter raconter leur découverte. Quand il eut fini, les autres avaient l’air stupéfaits.
— Alors ils ont toujours su que cela allait arriver ?
Rachel paraissait choquée.
— Si seulement la moitié des parents ont payé leurs frais d’inscription, reprit Nicole, est-ce qu’à
votre avis ça veut dire que la moitié des élèves vont quitter Cimmeria ?
— Nous pensons que c’est le plan de Nathaniel, répliqua Sylvain. Diviser l’école contre elle-
même – obliger le comité d’administration à choisir son camp. Il espère que la majorité se ralliera à
lui.
La reine et le cavalier de Sylvain encerclèrent soudain le roi d’Allie.
« Putain, comment il a fait ça ? »
— Échec, murmura-t-il, haussant un sourcil.
Allie fixa l’échiquier. Aucun moyen de s’échapper.
— Merde !
— Que se passera-t-il si nos parents essaient de nous faire quitter l’école ? demanda Zoé.
— Ils ont obligé Caroline à monter dans la voiture, rétorqua Rachel. Est-ce qu’ils comptent agir
ainsi avec la moitié des personnes de cette pièce ?
— Qu’est-ce qu’on peut faire ? soupira Allie.
Sylvain ramassa l’un des pions abandonnés. Tenant le cavalier blanc dans sa main, il le contempla
un moment, d’un air songeur, avant de le lever devant lui.
— On peut prévenir les autres.
La suggestion de Sylvain causa aussitôt un tollé général. Comment s’y prendre sans dévoiler à
tous ce qu’ils avaient fait ? Comment expliqueraient-ils le fait qu’ils étaient en possession de cette
information ? De plus, ils ne pouvaient pas envoyer un e-mail anonyme à tout le monde. S’ils se
mettaient à parler, les profs découvriraient la mission qu’ils s’étaient assignée et y mettraient illico un
terme.
Ce fut Rachel qui trouva la solution.
— Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir des rumeurs, affirma-t-elle d’un ton détaché.
Ils la dévisagèrent avec incrédulité.
— Je ne comprends pas, lâcha Nicole, désireuse d’en savoir un peu plus.
Carter soutint le regard de Rachel.
— Très malin, ma chère, déclara-t-il, tandis qu’une lueur d’espoir éclairait son visage. Lance la
rumeur, elle se répandra d’elle-même autour du monde.
— Exactement, répondit Rachel.
— Nous allons raconter à cinq des plus grandes pipelettes de l’école les agissements de Nathaniel,
et leur expliquer que leurs parents risquent de venir les chercher.
Elle se tut un instant, attendant leur réponse, mais chacun la fixait d’un regard vide. Elle leva les
yeux au ciel.
— Et elles, elles le raconteront partout… Bon, vous pigez, ou pas ? C’est bien mieux que
Facebook ! D’ici ce soir, tout le monde saura ce qui se passe, mais personne ne connaîtra l’origine de
la rumeur.
Alors que l’information s’insinuait peu à peu dans leurs esprits, les autres se regardèrent,
interloqués.
Nicole posa la question qu’ils avaient tous à l’esprit :
— Et que se passera-t-il ensuite ?
— Alors, ils devront choisir, lança Sylvain. La suite dépendra d’eux.
— Mais que pourront-ils faire, vraiment ? demanda Carter. S’enfuir ?
Allie assena le coup de grâce :
— Ils pourront s’enfuir. Ou rester ici pour se battre à nos côtés.
18.
e lendemain matin, à six heures, Allie se trouvait dans le jardin – glacial. C’était le premier
L véritable jour où ils devaient prétendre que tout était normal, alors que rien ne l’était. Elle avait
l’estomac noué à la fois par la nervosité et l’excitation – aujourd’hui, ils mettraient leur plan en
action.
Au milieu de toute cette effervescence, elle avait presque oublié ses heures de retenue, mais la
veille, tandis qu’ils se dirigeaient vers leurs dortoirs respectifs, Carter l’avait interpellée :
— Je te vois demain matin au jardin, de bonne humeur, et à l’heure…
Stupéfaite, elle s’était figée sur place, l’observant avec incrédulité.
— Sérieux ? Tu crois vraiment qu’avec ce qui se passe Isabelle s’attend à ce qu’on effectue nos
heures de colle ?
— Heu… Oui.
Il lui avait lancé un regard signifiant qu’elle s’énervait pour rien.
— Tu es punie pour une durée indéfinie. Indéfinie. Isabelle n’appréciera pas qu’on ne se pointe
pas là-bas à cause de l’apocalypse dont nous n’avons même pas encore été avertis.
— Très bien.
Allie s’était engagée dans l’escalier derrière les autres filles.
— De toute façon, je n’ai rien de mieux à faire.
— Moi aussi, j’ai du pain sur la planche, Allie !
Elle n’avait pas daigné se retourner.
Ce matin, agrippée à sa torche, elle se faufila à travers la grille entrouverte du jardin. Le temps
s’était légèrement réchauffé, et le sol gelé s’était transformé en gadoue. Mille et une pensées
envahissaient son esprit : Nathaniel, la taupe, l’Organisation… Elle pataugea dans la boue, à la
recherche de M. Ellison.
Elle le repéra aux abords du verger, sifflotant en travaillant.
Il l’accueillit d’un ton joyeux.
— Ma meilleure assistante est la première à arriver. Comment ça va, aujourd’hui ?
— Très bien.
Elle se redressa, s’efforçant d’afficher une mine enjouée.
— Parfait.
Il sortit tout un équipement d’un appentis voisin.
— Il y a du progrès. Quand on se sent bien, par association, les autres autour de nous éprouvent la
même chose.
Allie n’avait pas réalisé qu’elle esquissait une moue dubitative, jusqu’à ce que M. Ellison agite un
doigt dans sa direction.
— C’est vrai ! Essaie, si tu ne me crois pas. Tu verras, ça marche !
— OK…, répondit-elle d’un ton peu convaincu.
— Bon, tu t’occuperas des baies, aujourd’hui.
Il lui tendit un sécateur et un râteau.
— Tu vas préparer les buissons pour le printemps. Suis-moi, je vais te montrer comment t’y
prendre.
Ils traversèrent le jardin plongé dans l’obscurité.
— Où est Carter ? demanda Allie en trébuchant sur un petit monticule de terre.
— En retard, c’est tout ce que je sais.
— Oh.
Le jardinier lui indiqua comment reconnaître les branches – dépourvues de feuilles – des
myrtilles de celles des mûres, quand des pas rapides les firent se retourner.
Avant qu’Allie réalise ce qui arrivait, M. Ellison passa devant elle. Il tenait à la main une lourde
binette en fer, comme si elle ne pesait pas plus lourd qu’un stylo.
Il était très grand, mesurant quasiment un mètre quatre-vingt-quinze, mais semblait toujours avoir
du mal à déplacer sa lourde carcasse. Pourtant, en cet instant, il paraissait soudain capable de se
mouvoir avec grâce et rapidité. En voyant cela, Allie en fut à la fois sidérée et déprimée. Personne à
Cimmeria n’était-il donc ce que l’on croyait réellement ?
Néanmoins, en quelques secondes, le jardinier se détendit et elle l’entendit murmurer :
— Qu’est-ce qui cloche avec toi, mon garçon ?
Se haussant sur la pointe des pieds, elle vit Carter se hâter dans la gadoue, à la lueur vacillante de
sa torche.
— Désolé, haleta-t-il en s’arrêtant devant eux. Je ne me suis pas réveillé.
— Tu es en retard, marmonna M. Ellison, du même ton méprisant que quelqu’un utiliserait pour
qualifier une personne de traître.
Allie contemplait la scène avec étonnement. Carter baissa la tête.
— Navré, Bob, je travaillerai plus longtemps pour rattraper.
— On verra ça !
En réalité, il semblait déjà calmé par la contrition de Carter, et bientôt il s’éloigna, les laissant
seuls pour tailler les buissons.
Après les changements d’humeur de Carter de la veille, Allie se méfiait, déterminée à garder ses
distances avec lui. Elle ignorait ce qu’il avait en tête –, mais il ne pouvait pas être sympa avec elle
puis lui faire la gueule selon ses envies. Soit ils étaient amis, soit ils ne l’étaient pas.
La tâche que lui avait confiée M. Ellison n’était pas facile – les épines des branches des mûriers,
tels des minipoignards, s’insinuaient à travers ses gants et dans ses manches avec malice.
— Ouille ! Espèce de crétine de pétasse de… plante !
Retirant son gant, Allie examina la goutte de sang qui perlait au bout de son doigt.
— Plus jamais je ne regarderai les mûres de la même façon. Ce ne sont que de sales petites
vicieuses !
— Ça va ?
Carter, qui rassemblait des branches de prunier pour les faire brûler, lui jeta un coup d’œil à la
fois inquiet et amusé.
C’était la première fois de la matinée qu’il s’adressait directement à elle. Surprise, elle leva les
yeux vers lui, se reprit, et haussa les épaules avec nonchalance.
— Je survivrai. Je crois que personne n’est jamais mort à cause d’une épine.
— Pas que je sache…
— À moins que ça n’ait été étouffé par l’industrie des mûres et des myrtilles.
Remettant son gant, elle songea à la façon dont M. Ellison avait bondi devant elle, quelques
minutes plus tôt.
— Est-ce que M. Ellison fait partie de la Night School ?
Le visage de Carter s’assombrit.
— Oui, et non.
Il regarda autour d’eux pour s’assurer que le jardinier ne pouvait les entendre.
— Ça a été le cas, à une époque. Il était élève ici, puis il a étudié la philosophie à Oxford. Ensuite,
il a travaillé à la City pour l’une des grandes banques. Là-bas, quelque chose s’est produit – quelque
chose de moche.
Allie essaya de se représenter M. Ellison, jeune et fringant, vêtu d’un costume. C’était presque
impossible. Jamais elle ne l’avait vu autrement qu’en salopette vert foncé. Et toujours avec de la terre
sur les mains.
Elle fixa Carter, impatiente d’entendre la suite.
— Tu sais ce qui s’est passé ?
— Tout ce qu’il a dit, c’était qu’il avait fait une erreur qui lui avait coûté gros. J’ignore de quoi il
s’agissait, mais apparemment, c’était assez moche pour qu’il démissionne et ne retourne jamais là-
bas.
Il jeta une grande branche sur son tas.
— Je suis quasi certain qu’il ne s’est jamais pardonné.
L’histoire incitait à réfléchir. L’idée qu’on puisse commettre une erreur – une seule – et que votre
vie entière en soit gâchée était effrayante.
Les pensées d’Allie revinrent au présent. Des erreurs d’une telle ampleur étaient-elles sur le point
d’advenir ? Elle en était maintenant certaine.
— Je me demandais…
— Je crois…, dit Carter au même instant.
Ils s’interrompirent tous les deux et gloussèrent avec gêne.
Carter agita une branche vers elle.
— Désolé. À toi l’honneur.
— Ce n’est rien. Je me demandais juste ce qu’éprouvait Eloise, là-bas, toute seule. Tu penses
qu’elle a la trouille ?
— D’abord, elle n’est pas seule. Jamais ils ne la laissent sans surveillance. Peut-être qu’elle
préférerait, remarque. Ensuite…
Il la dévisagea un instant, semblant se demander s’il pouvait poursuivre.
— Ne te mets pas en tête qu’Eloise est innocente, uniquement parce que Nicole le croit.
Paniquée, Allie le fixa. Elle avait la gorge serrée.
— Attends ! Ne me dis pas que, toi, tu considères qu’elle est vraiment la taupe ?
— J’ignore si elle l’est ou non. Mais je ne pense pas que les théories de Nicole prouvent son
innocence. Pour ma part, impossible d’en présumer.
— Pourquoi pas ? s’enquit Allie sur la défensive. Il est impensable qu’elle ait fait ce truc dans la
chapelle ! Je veux dire, pas toute seule.
Elle n’avait pas encore réalisé à quel point elle voulait croire à l’innocence d’Eloise. Carter ne
pouvait pas lui retirer ça !
Il darda sur elle ses grands yeux bruns, aussi sombres que du chocolat noir.
— Parce que personne ici n’est complètement innocent, Allie. Tu le sais, à présent, non ?
— J’aurais dû me douter que vous bavarderiez au lieu de travailler !
L’interruption de M. Ellison empêcha Allie de répondre. Levant les yeux, elle vit le jardinier
s’approcher, sa salopette verte déjà tachée de boue. Avec ce qu’elle venait d’apprendre à son sujet,
elle l’appréciait davantage, à présent. La souffrance avait quelque chose de fascinant – c’était comme
si elle réunissait les gens.
« Je parlerai à Carter plus tard. Il verra bien qu’il se trompe. Ça ne peut pas être Eloise. Non,
impossible. »
Allie supporta ses cours avec une impatience difficilement contrôlée. Aucun des instructeurs de la
Night School ne vint enseigner. Divers profs d’autres classes les remplacèrent, mais tout était fait à la
va-vite et bâclé.
Apparemment, l’entraînement de la Night School était aussi interrompu de façon provisoire –
sans qu’on leur donne la moindre explication.
Cet après-midi-là, elle se tenait avec Rachel sur le palier du grand escalier, feignant de discuter
d’un ton détaché.
Soudain, Rachel se crispa.
— Cible en approche à six heures. Préparez-vous au combat.
— Très bien, mon capitaine.
Allie suivit son regard. La crinière flamboyante de Katie était facile à repérer. La jeune fille
grimpait l’escalier au beau milieu d’un groupe d’amies génétiquement parfaites.
— Qu’est-ce que tu as entendu dire ? demanda Allie d’une voix volontairement trop forte.
Rachel attendit pour répondre que Katie se soit approchée d’elles.
— La moitié des élèves de l’école vont s’en aller. Personne ne sait qui exactement. Il y aura des
centaines de cas identiques à celui de Caroline.
Allie prit un air faussement choqué.
— C’est horrible ! Qu’est-ce qu’on peut faire ?
Katie s’arrêta si brutalement que ses copines durent revenir sur leurs pas pour la rejoindre, mais
d’un geste dédaigneux, elle leur enjoignit de s’éloigner.
— Allez-y, je vous rattraperai.
Après un moment d’hésitation, les filles poursuivirent leur chemin. Lorsqu’elles furent hors de
portée, Katie se tourna vers Rachel.
— Qu’est-ce que tu racontes, mademoiselle l’Intello ?
Ignorant sa remarque, Rachel lui révéla ce qu’elle savait. Katie l’écouta en s’appuyant contre le
mur.
— C’est donc ce qu’ils préparaient.
À présent, elle était toute pâle.
— J’aurais dû m’en douter quand Caroline est partie. Comment ai-je pu être aussi stupide ?
Allie fronça les sourcils.
— Ils ? Qui ça ?
— Mes parents, pardi ! Évidemment qu’ils ont un plan. Et bien sûr, ce plan consiste à m’obliger à
quitter Cimmeria et à gâcher ma vie !
Elle se tourna vers Allie :
— J’ai essayé de te prévenir qu’il se tramait quelque chose. Que Lucinda était sur le point de
perdre la partie. Mais tu ne m’as pas écoutée !
— Attends un peu ! Tes parents sont du côté de Nathaniel ?
Katie lui jeta un regard exaspéré.
— Bien sûr ! Ne sois pas ridicule ! Tu n’as donc rien écouté ?
— Et toi ? rétorqua Allie.
Sa réplique sembla déstabiliser Katie. Elle secoua si fort la tête que ses cheveux cinglèrent l’air.
— Qu’est-ce que tu vas faire si tes parents envoient quelqu’un te chercher ? intervint Rachel.
Durant une seconde, Katie resta muette. Quand elle répondit, ce fut d’une voix tendue :
— Je n’en sais rien, mais s’ils veulent que je parte d’ici, ils devront me tuer d’abord ! Je ne suis
pas comme Caroline.
— Tu comptes vraiment t’opposer à tes parents ? lança Allie, étonnée.
Les yeux de Katie se mirent à briller comme des cristaux de glace sous les rayons du soleil
hivernal.
— Allie, je déteste mes parents. Je n’irai nulle part avec eux. Et ce connard de Nathaniel peut me
baiser le cul, que j’ai parfait, comme tu le sais.
Son accent distingué donnait une touche élégante et drôle à ses obscénités. En l’entendant, Allie se
rappela soudain Jo, et éprouva de nouveau cet horrible sentiment de perte qui l’envahissait par
surprise aux moments les plus inattendus, lui donnant l’impression de tomber dans un gouffre sans
fond.
Penchant la tête sur le côté, elle dévisagea Katie. Peut-être l’avait-elle mal jugée.
Comme si elle avait conscience de ses pensées, Katie tourna son regard dédaigneux vers Rachel.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider, mademoiselle l’Intello ? Demande-moi tout ce
que tu veux, je suis à ton entière disposition.
19.
urant la journée qui suivit, les ragots se répandirent avec une efficacité implacable. Au dîner, il
D n’y avait qu’un seul sujet de conversation à Cimmeria : la rumeur qui prétendait que les parents
retiraient leurs enfants de l’école à cause d’un désaccord entre les membres du conseil
d’administration.
La plupart des élèves étaient déjà au courant pour Nathaniel – des rumeurs sévissaient depuis une
éternité à propos d’une mésentente au conseil –, mais personne n’avait jamais envisagé que les choses
puissent aller si loin. À présent, cet énorme différend causait une véritable panique.
L’élégant réfectoire avait toujours aussi fière allure – les bougies illuminaient les tables rondes,
les verres de cristal étincelaient à chaque place, et l’argenterie luisait à la lueur des chandeliers –,
mais l’humeur était morose.
De nouveau, aucun des professeurs de la Night School n’était présent. Cela faisait si longtemps
qu’ils n’étaient pas apparus aux repas, qu’Allie commença à se demander s’ils n’allaient pas mourir
de faim au fond des bois. Une part d’elle espérait que si.
De l’autre côté du réfectoire, deux garçons aux visages empourprés étaient en pleine dispute. L’un
donna un coup de poing furieux sur la table. À côté, plusieurs filles semblaient proches des larmes.
« Ont-ils vraiment conscience de ce qui se passe ? C’est peut-être bientôt la fin de Cimmeria. »
Bien qu’ils s’y soient préparés mentalement, aucun élève n’avait été forcé de quitter l’école
comme Caroline Laurelton. Cela renforçait encore l’angoisse générale. Ils s’attendaient tous à ce que
quelque chose d’horrible advienne.
— À votre avis, quel est son plan ? demanda Carter. S’il a vraiment prévu de vider l’école de
moitié, pourquoi a-t-il fait partir une élève, et pas plus ?
— Peut-être que ce n’est qu’un avertissement, suggéra Nicole.
— C’est sa façon de montrer à Isabelle à quel point il est sérieux – il lui offre une chance de lui
accorder ce qu’il veut, affirma Rachel. C’est comme du chantage.
— Il perd son temps. Jamais ils ne lui accorderont ce qu’il veut !
Du bout de sa fourchette, Allie repoussa ses aliments sur le bord de son assiette.
— Surtout qu’ils ne se sont même pas rendu compte que Caroline est partie ! ajouta Zoé.
Levant les yeux vers elle, Allie remarqua Julie, qui les observait depuis une table voisine. Comme
la veille, elle était installée avec Katie et d’autres amis. Elle avait la mine triste, lorsque son regard
croisa celui d’Allie, elle se détourna bien vite.
Carter lui avait-il expliqué ce qui se passait ? Pourquoi ne prenait-il plus ses repas en sa
compagnie ? Avec tout ce qui s’était produit durant les derniers jours, ces deux-là devaient à peine se
voir.
— Donc, il n’y aura pas d’entraînement de la Night School ce soir…
Carter, qui fixait Sylvain, n’avait pas l’air conscient de l’expression désolée de sa petite amie. Il
était beaucoup trop concentré sur leurs projets en cours.
Paraissant comprendre le sous-entendu de Carter, Sylvain se redressa, et le fixa à son tour.
— C’est vrai. Et la nuit est dégagée.
Un accord silencieux venait de se clore entre eux.
Nicole esquissa un petit sourire.
— Je crois que les garçons sont en train de comploter.
Sylvain et Carter sourirent simultanément. Allie n’était pas certaine d’apprécier cette nouvelle
alliance.
Carter décida de leur accorder une explication :
— Bon, voilà le truc. Nous attendions que les profs reviennent pour découvrir ce qui se trame.
Sylvain et moi avons eu une autre idée : nous pensons qu’il est temps de partir à leur recherche.
À cette suggestion, le visage de Zoé s’illumina.
— On va où ?
Ce fut Sylvain qui lui répondit :
— Discuter avec Eloise.
— Ce n’est peut-être pas une bonne idée, dit Allie.
Penchée sur un banc du vestiaire féminin de la Night School, elle desserrait un nœud dans les
lacets de ses baskets.
— J’ai l’impression qu’on pousse un peu notre chance, là.
— Tu crois ?
Rachel se débattait avec un top trop serré, qu’elle tentait d’enfiler. Sa remarque sarcastique
émergea d’entre les plis du tissu :
— Juste un peu ?
— Pas de panique, ça va aller.
Nicole enfila ses leggins noires, et tendit la main vers ses chaussettes. Allie ne cessait d’admirer
son attitude. Nicole était toujours cool – rien ne semblait jamais l’intimider.
— On ne fera rien d’autre que regarder, ajouta la Française.
La pièce était peinte en blanc avec, pour unique décoration, des patères de cuivre alignées le long
des murs. Au-dessus de chacune s’affichait le nom d’une élève en noir brillant. Dessous pendaient les
tenues noires d’entraînement. Sur l’un des murs s’affichaient des miroirs qui grimpaient jusqu’au
plafond, faisant paraître la salle plus grande qu’elle l’était en réalité. Désormais, cet endroit était
familier à Allie – mais malgré toutes les années écoulées à Cimmeria, elle savait que Rachel ne
l’avait encore jamais vu, car il était réservé à la Night School.
Quand les garçons avaient évoqué leur idée, Rachel avait d’abord réagi avec enthousiasme. Ils
avaient tous acquiescé. Si cela leur offrait une chance d’en découvrir plus sur ce qui se passait, le jeu
en valait la peine. Cependant, alors que les choses se précisaient, Allie ne pouvait s’empêcher de
douter.
Ils savaient qu’en faisant entrer Rachel dans la section de l’école réservée uniquement aux
activités secrètes du groupe, et en l’invitant à emprunter la tenue d’une autre élève, ils brisaient une
multitude de règles.
— Comment peux-tu être aussi calme ? demanda Allie à Nicole. Tu n’as pas peur qu’on te renvoie
?
— Désolée, si l’un des profs me dit : « Tu as enfreint le règlement », je lui répondrai : « Bordel,
mais où est Eloise ? Où est Jo ? Et Ruth ? »
L’accent français de Nicole devenait plus prononcé quand elle était en colère.
— « Et où étiez-vous, vous, quand tout se cassait la gueule ? » Crois-moi, je pense que là, ce sera
la fin de notre conversation.
Allie dut reconnaître que Nicole venait de marquer un point. La situation était si édifiante ! À quoi
diable servait le règlement, désormais ?
Durant leur discussion, Zoé se tenait dans un coin de la pièce, vêtue des pieds à la tête de son
uniforme noir, frappant l’air de ses poings, poussant des cris aigus à chaque mouvement, comme un
petit corbeau en colère.
Allie se faisait aussi du souci pour elle. Avaient-ils raison de l’entraîner dans tout cela ? Certes,
elle était rapide, intelligente, mais aussi… si jeune… si frêle.
Rachel interrompit le cours de ses pensées.
— Ça ne me va pas !
Elle se tenait devant l’un des miroirs, s’observant d’un regard sceptique. Le top emprunté lui
arrivait au milieu du ventre, révélant plusieurs centimètres de sa peau d’ambre.
— Je suis trop grande.
Nicole saisit un élastique et attacha ses cheveux en queue-de-cheval.
— Julie a la même taille que toi. Essaie sa tenue.
Rachel prit le top de Julie, le soupesant entre ses mains. Allie, qui en portait un semblable, savait
que, malgré sa légèreté, il était très chaud – confectionné dans un tissu similaire à celui des vêtements
de ski.
Rachel l’enfila.
— C’est tellement bizarre ! J’ai du mal à croire qu’on soit en train de faire ça.
Zoé s’arrêta de donner des coups de poing en l’air, et la regarda avec étonnement.
— On fait ça tout le temps !
Rachel la dévisagea un instant.
— Je sais.
Allie avait conscience que Rachel s’était toujours efforcée de ne rien savoir sur la Night School.
Bien sûr, elle avait quand même appris pas mal de choses sur l’organisation secrète parce que son
père y était fortement impliqué, mais elle s’était toujours débrouillée pour ne pas y être mêlée.
Elle l’observa pendant que Rachel terminait de s’habiller – métamorphosant l’étudiante studieuse
qu’elle était en combattante. Julie était juste un peu plus petite qu’elle, mais son uniforme lui
convenait à la perfection. Comme tous les membres du groupe, Rachel était désormais vêtue de noir
de la tête aux pieds, avec d’épaisses leggins et des baskets chaudes. Ses boucles brunes étaient
dissimulées sous un bonnet noir.
« Finalement, la Night School nous engloutit tous. »
— J’ai l’air d’un cambrioleur, grommela Rachel.
— On peut y aller ?
Zoé sautillait près de la porte avec impatience. Toutes la rejoignirent.
Elle éteignit alors, et ouvrit la porte.
Minuit. Le couvre-feu était en place depuis une heure.
Le couloir souterrain était sombre. Elles avancèrent en silence. Se tenant près de Rachel, Allie
éclairait leur chemin avec une torche spéciale qui n’émettait qu’une pâle lueur bleue – suffisante pour
discerner d’éventuels obstacles sur le trajet, mais difficile à détecter de loin. Les autres n’avaient pas
besoin d’éclairage – elles avaient traversé ce couloir si souvent qu’elles auraient été capables de
l’arpenter les yeux fermés.
Les vigiles de Raj ne suivaient pas leur emploi du temps habituel. Elles ne pouvaient donc être
certaines du moment où passeraient les patrouilles. Mais les gardes venaient moins souvent par là que
d’habitude. Elles avaient donc de bonnes chances de ne pas se faire remarquer.
La diminution du nombre des patrouilles était angoissante. Les dirigeants de l’école devaient
vraiment être certains d’avoir attrapé l’espion, s’ils relâchaient la sécurité.
Exactement ce que voulait Nathaniel.
En tête de leur petit groupe, Zoé s’était arrêtée au pied de quelques marches. Elle leva la main. Les
autres attendirent en silence qu’elle grimpe jusqu’au palier. Une porte s’ouvrit sans bruit, un courant
d’air frais flotta jusqu’à elles. Carrant les épaules, Allie inhala profondément. Le froid l’aida à se
calmer.
Elle jeta un coup d’œil furtif à Rachel. Comme Nicole, elle se tenait immobile, fixant l’ouverture
par laquelle Zoé avait disparu. Sa nervosité n’était trahie que par le léger voile de sueur sur son front,
et la façon dont elle serrait et desserrait les poings.
Tendant le bras vers elle, Allie lui saisit la main et la serra. Sans la regarder, Rachel l’imita.
Puis Zoé apparut en haut des marches, et leur fit signe de la rejoindre.
Aussitôt, Allie lâcha la main de Rachel.
Courbées en deux, les filles grimpèrent furtivement les marches et sortirent dans la nuit. Elles
s’élancèrent sur la pelouse au pas de course, sans un bruit. On n’entendait que le bruit de succion de la
boue sous leurs semelles, et leurs souffles.
À chaque pas, Allie s’attendait à un cri – celui d’un vigile ou d’un prof qui les aurait remarquées
et leur ordonnerait de s’arrêter. La nervosité l’envahissait tandis qu’elles traversaient l’étendue de
gazon. Mais aucun cri ne s’éleva.
Quand elles arrivèrent à la forêt, elle se détendit un peu, et se mit à courir à côté de Rachel, devant
Nicole, qui assurait leurs arrières. Elles étaient plus en sécurité, ici, quasiment invisibles dans
l’obscurité.
Chaque foulée rappelait à Allie à quel point elle était peu en forme. Combien elle avait encore
besoin de temps pour retrouver toutes ses capacités. Par chance, la présence de Rachel lui permettait
de ne pas aller trop vite. Rachel détestait le sport – Allie entendait son souffle lourd, mais son amie
tenait la cadence.
Il leur fallut dix minutes pour atteindre le mur de pierre qui entourait la vieille chapelle. Zoé
ralentit, elles firent de même. Quelques minutes plus tard, Allie vit la vieille porte se dresser devant
elles.
Grande ouverte.
Elle en éprouva un pincement au cœur, mais continua de courir. C’était là le plan.
Au moment prévu, deux silhouettes sombres émergèrent du cimetière plongé dans l’obscurité –
aussi silencieuses que des fantômes. Les filles accélérèrent l’allure.
Allie observa Carter se hâter pour rejoindre Zoé en tête. Sylvain se glissa derrière elle, à côté de
Nicole.
Zoé et Carter les conduisirent au-delà de la chapelle, puis tournèrent sur un sentier en direction du
ruisseau. Au signal de Zoé, ils se baissèrent, se déplaçant dans un silence absolu.
Sur un des côtés du sentier, un petit cottage de pierre apparut dans la pénombre. C’était la
demeure de M. Ellison, où Carter avait vécu son enfance. Avec ses ornements en dentelle de pierre et
son jardin débordant de fleurs luxuriantes, Allie l’avait toujours considéré comme une maison de
conte de fées.
Les lumières étaient éteintes, mais la légère senteur d’un feu de cheminée flottait toujours dans
l’air. Le jardinier avait dû aller se coucher depuis peu.
Allie remarqua des roses hivernales en train de croître le long du muret. Leurs pétales étaient
d’un délicat coloris pâle. C’était si inattendu de les voir là, au beau milieu de l’hiver ! Elle en effleura
une de sa main gantée de noir – la rose semblait presque trop belle pour être réelle. Quand elle la
toucha, quelques gouttes de pluie nichées en son cœur s’écrasèrent à terre.
Surgi de nulle part, Sylvain lui saisit le bras, l’éloignant du mur. La fixant, il lui jeta un regard
désapprobateur. Malgré les circonstances, ses magnifiques yeux bleus déclenchaient toujours des
frissons en elle. Pour toute réponse, elle se contenta de remuer la tête d’un air d’excuse, et, après un
bref instant, Sylvain la relâcha et disparut.
Le second chemin était plus étroit et pénible à parcourir que le principal – il était visiblement peu
emprunté. Des branches tombées en travers et des pierres accentuaient la difficulté. Ils furent obligés
de ralentir. C’était compliqué – voire quasi impossible – d’avancer rapidement.
Bientôt, ils arrivèrent à un endroit où le chemin était complètement bloqué par un arbre tombé à
terre. Ils s’arrêtèrent. Saisissant une branche, Zoé s’en servit comme barre d’appui pour sauter de
l’autre côté, aussi légère qu’un écureuil.
Carter la suivit avec un peu plus d’efforts. Puis, l’un après l’autre, ils s’aidèrent à passer de l’autre
côté. Après avoir prêté main-forte à Rachel, Allie saisit la branche à son tour, mais le mouvement lui
vrilla le genou. Elle agrippa sa jambe.
« Merde ! »
En dessous d’elle, une main chaude lui saisit le bras pour la soutenir. Baissant les yeux, elle
plongea son regard dans celui de Carter.
— Ça va ? chuchota-t-il.
Elle hocha la tête, se préparant à sauter à terre. Mais avant qu’elle ne puisse s’élancer, il lui saisit
la taille et la déposa sur le sol. C’était exactement le genre de choses qu’il avait l’habitude de faire à
l’époque où ils étaient amis. Elle le fixa avec surprise.
Avant qu’elle n’ait le temps de formuler quelques paroles cohérentes, Nicole sauta du tronc, et
atterrit juste à côté d’eux.
— File ! ordonna-t-elle, pointant le sentier du doigt.
Se retournant, Allie se rendit compte que les autres étaient déjà hors de vue. Devant eux, le chemin
était désert.
Étouffant un juron, Carter s’élança dans la pénombre.
Allie le suivit. Hélas, son genou la faisait souffrir. Elle était incapable de garder la même allure.
Se souvenant à quel point elle était douée avant l’accident – comment elle pouvait courir vite –,
elle détesta encore plus Nathaniel et Gabe. Ils avaient tout gâché !
Prenant un virage, elle vit Carter qui l’attendait un peu plus loin. Il avait la main levée devant lui
en signe d’avertissement. Elle ralentit l’allure, essayant de masquer son boitement.
Lorsqu’elle arriva à sa hauteur, Nicole et Sylvain étaient juste derrière elle. D’un doigt, Carter
désigna quelque chose à sa gauche. Un étroit sentier disparaissait sous les arbres. Il lui fit comprendre
qu’il allait passer en premier, qu’elle devrait le suivre.
Elle acquiesça.
Ce nouveau sentier était si étroit qu’il était difficile de voir quoi que ce soit. L’obscurité était
totale. Elle devinait juste Carter devant elle, se déplaçant avec précaution.
Ils arrivèrent à un ruisseau étroit – à peine plus large qu’un mince filet – Carter l’enjamba.
Formulant une prière silencieuse pour que son genou tienne le coup, Allie fit de même. Ouf ! Son
genou ne l’avait pas lâchée.
Ce ne fut qu’à cet instant qu’elle vit le cottage, au loin. Il se situait sur le côté éloigné de l’étang,
où, l’été dernier, ils avaient tous pris un bain de minuit. À l’époque, elle ne l’avait pas remarqué,
sûrement à cause de la végétation qui l’envahissait, le rendant presque invisible. Il était entouré
d’arbres et de buissons – du lierre grimpait le long de ses murs de pierre.
Elle le désigna du doigt, et Carter hocha la tête. Oui, c’était bien là.
Gardant leurs distances avec l’édifice, ils s’en approchèrent en effectuant une grande boucle par
la forêt, jusqu’à un amas de buissons, sur le côté. Arrivée là, Allie faillit percuter Rachel, blottie
contre Zoé dans l’obscurité.
Carter se précipita vers Zoé, et lui chuchota très vite quelque chose, puis revint auprès d’Allie.
Se penchant vers elle, il murmura :
— Nous attendons que les vigiles s’en aillent.
Allie esquissa un mouvement de la tête lui signifiant qu’elle avait compris, et fixa la petite maison
comme si elle essayait de voir à travers ses murs.
À présent, Nicole et Sylvain les avaient rejoints – Sylvain se tenait debout à côté de Zoé, sous le
couvert d’un pin au tronc épais, observant la maison avec intensité. Nicole était accroupie à côté
d’eux.
Soudain, le craquement d’une porte qu’on entrouvrait résonna dans le silence de la forêt. Ils se
figèrent. Allie se sentait exposée – les autres avaient trouvé de meilleures cachettes.
Le cœur tambourinant, elle regarda autour d’elle, cherchant des yeux une meilleure planque.
Hélas, il était trop tard. Si elle bougeait, maintenant, on risquait de la voir.
Il n’y avait rien d’autre à faire que de rester parfaitement immobile.
Et de retenir son souffle.
20.
es deux vigiles ne faisaient aucun effort pour être discrets. Quand ils émergèrent du cottage,
L Allie entendit clairement leurs voix malgré la distance. L’un d’eux lâcha un rire qui résonna dans
la nuit comme un coup de feu.
À côté d’elle, Carter les observait avec une intense concentration, comme s’il les adjurait
intérieurement de partir. À l’abri dans leur cachette, Nicole avait posé une main sur le bras de Rachel.
Allie était soulagée de constater que Rachel contemplait la scène avec un vif intérêt – elle n’avait pas
du tout l’air apeurée.
Les deux gardes mirent une éternité à descendre le sentier. Quand ils disparurent dans les bois,
Allie prit une profonde inspiration et se détendit enfin.
Au loin, une chouette poussa un hululement.
Émergeant de sa cachette, Zoé fila en silence vers Sylvain. Après lui avoir chuchoté quelque
chose, elle s’éclipsa dans la forêt.
Quand elle fut partie, Allie jeta un regard interrogateur à Sylvain.
— Elle va les suivre, chuchota-t-il. Pour qu’on soit sûrs qu’ils ne reviennent pas.
— Tu penses qu’ils nous ont vus ? demanda-t-elle, soudain alarmée.
Il secoua la tête.
— Non, mais autant prendre toutes les précautions.
Sylvain se tourna vers Carter pour lui poser une question, Allie s’accroupit à côté de Rachel.
— Ça va ?
Les yeux illuminés par le clair de lune, Rachel acquiesça.
— C’est bien plus excitant que je ne le pensais. Je comprends pourquoi tu aimes tant ça. C’est
grisant !
— Ouais, c’est génial, rétorqua-t-elle d’un air sombre.
Intriguée, Rachel ouvrait la bouche pour ajouter quelque chose, mais au même instant, Zoé
réapparut. Aussitôt, ils se précipitèrent vers elle.
— Ça y est, ils sont partis, murmura-t-elle, hors de souffle. Ils ont pris le sentier principal.
Sylvain consulta sa montre.
— OK. On a environ une demi-heure devant nous avant la prochaine patrouille.
Nicole jeta un coup d’œil à la ronde.
— Tout le monde est prêt ?
Ils avaient planifié les moindres détails, chacun savait ce qu’il avait à faire. Inutile de récapituler.
Nicole partit la première. Elle traversa la clairière à vive allure jusqu’au cottage, et une fois là-
bas, disparut dans l’ombre.
Les autres attendirent, scrutant l’obscurité jusqu’à ce qu’ils voient la lumière bleu pâle de sa
torche clignoter deux fois. Après cela, ils la suivirent, un par un. D’abord Rachel, puis Sylvain, enfin
Allie.
Pour Allie, le trajet à travers la clairière sembla durer des siècles – elle se sentait si exposée !
Serrant les dents, elle décida d’ignorer la douleur dans son genou, se forçant à courir plus vite
qu’elle ne l’aurait cru possible. Essayant de ne pas se relâcher.
Il ne lui fallut que quelques secondes.
Lorsqu’elle fut en sécurité à côté des autres, adossée contre le mur de pierres froides du pavillon,
elle se pencha en avant, essayant de reprendre son souffle. Quand elle releva les yeux, elle vit Rachel
l’observer avec inquiétude.
— Ça va ? articula-t-elle en silence.
Allie hocha la tête, consciente de l’ironie du moment. C’était Rachel qui s’inquiétait pour elle !
Quand ils furent réunis, Zoé les conduisit du côté du cottage où elle avait précédemment entendu
la voix d’Eloise. Une fenêtre condamnée se trouvait juste au-dessus de leurs têtes.
Nicole se haussa sur la pointe des pieds et chuchota :
— Eloise ?
Ils tendirent l’oreille. Aucune réponse.
— Elle est peut-être endormie, susurra Rachel. Il est tard.
Ils n’avaient pas pensé à cette éventualité. Comme ils échangeaient des regards déroutés, Allie
sentit son cœur se serrer. Avaient-ils pris tous ces risques pour rien ?
Tendant le bras, Sylvain passa la main sur le rebord du contreplaqué qui couvrait la vieille
fenêtre.
— Ici ! chuchota-t-il en tirant doucement dans le coin inférieur droit.
Mal cloué, le bois pouvait être écarté de quelques centimètres – assez pour qu’il glisse sa main en
dessous pour tapoter la vitre.
Toc. Toc. Toc.
— Eloise ? souffla-t-il. Vous êtes réveillée ?
Toc. Toc. Toc.
Allie plaqua l’oreille contre le mur, comme si elle pouvait entendre la bibliothécaire à travers
l’épaisseur de pierre qui les séparait.
Seul le silence répondit aux coups frappés par Sylvain.
Il cessa de cogner.
— Peut-être qu’elle n’est pas là. Peut-être que…
Ils l’entendirent en même temps. Ça provenait de l’autre côté :
Toc. Toc. Toc.
— C’est elle ! chuchota Zoé.
Se relevant, Sylvain frappa de nouveau à la vitre.
— C’est vous, Eloise ? murmura-t-il.
— Oui.
Elle avait répondu d’une voix si faible, qui semblait à peine réelle ! À travers le mur, elle
paraissait éthérée – fantomatique.
Rachel s’approcha de Sylvain et chuchota à son tour :
— Ça va, Eloise ?
Un silence, puis :
— Oui.
Carter se pencha vers Sylvain.
— Demande-lui si quelqu’un la surveille, en ce moment.
— Est-ce qu’il y a quelqu’un avec vous ? s’enquit Sylvain. On vous surveille ?
— Oui.
Allie se représenta Eloise, près de la fenêtre, chuchotant à travers la vitre, solitaire et prisonnière.
Quelqu’un devait se trouver dans l’autre pièce, la surveillant comme un geôlier.
La colère s’insinua en elle.
Elle se tourna vers Sylvain.
— Demande-lui s’il y a un moyen pour qu’on la sorte d’ici.
— Est-ce qu’on peut vous aider à vous échapper ? lança Sylvain. Y a-t-il… une autre sortie ?
Cette fois, le silence fut plus long avant qu’Eloise réponde :
— Non.
Allie avait envie de pleurer de rage. Il y avait bien un moyen de tenter quelque chose !
Rachel se tourna vers Sylvain.
— Tu permets ?
Il opina et lui laissa sa place, tenant le contreplaqué pour qu’elle puisse lui parler à travers la
fenêtre.
— Eloise, nous savons que vous n’êtes pas coupable. En tout cas, nous le pensons fortement. Vous
étiez avec Jerry. Y a-t-il quelque chose que nous pouvons faire pour prouver votre innocence ?
Le silence qui s’ensuivit fut si long qu’Allie se demanda si Eloise n’avait pas été interrompue par
la ronde de son gardien.
Puis… très faiblement, Eloise répliqua :
— La clé.
Ils se regardèrent tous avec confusion. Que voulait-elle dire ?
Rachel se pencha un peu plus près de la fenêtre.
— Quelle clé, Eloise ?
— Celle du bureau d’Isabelle. Celle que j’ai utilisée. Trouvez-la.
Le doute s’insinua en Allie. Pourquoi Eloise leur demandait-elle de trouver cette clé ? Espérait-
elle qu’ils la cachent afin que les autres profs ne la trouvent pas ? Pour la protéger ? Était-elle
coupable, finalement ?
Les bras croisés sur le torse, elle fixait le sol.
— Où est cette clé ? insista Rachel. Je ne comprends pas.
Quand la bibliothécaire reprit la parole, Allie eut l’impression qu’elle pleurait. Sa voix semblait
étouffée.
— Zelazny l’a donnée à Jerry, puis… il l’a reprise. Je crois que… qu’il l’a cachée. Vous devez
absolument la retrouver ! C’est une toute petite clé argentée.
En entendant cela, Allie redressa la tête. Son regard croisa celui de Carter. Au trouble de ses yeux,
elle voyait qu’il était choqué.
« Eloise est en train de nous révéler que Zelazny l’a piégée ? »
Sylvain se rapprocha de la fenêtre.
— Pourquoi ferait-il cela, Eloise ?
Elle ne répondit pas.
Allie était déchirée. Ils avaient envisagé la possibilité que Zelazny soit l’espion, mais aucun
d’entre eux n’y avait vraiment cru. Maintenant, s’il savait où cette clé était cachée…
La colère la fit frissonner.
« Comment pourrait-il lui infliger cela ? Comment pourrait-il la garder prisonnière ici sans rien
dire ? »
La seule raison serait qu’il ait quelque chose à cacher.
Elle était tellement plongée dans ses pensées – rageuses –, que tout d’abord elle n’entendit pas le
faible craquement.
Puis la porte d’entrée claqua.
Allie eut l’impression que son cœur venait de s’arrêter de battre. Ils échangèrent tous des regards
horrifiés. Le moment sembla s’éterniser.
Puis, soudain, sans prévenir, Carter l’attrapa par le bras et l’entraîna avec lui, fonçant dans les
bois.
Tout se déroula si rapidement qu’Allie n’eut pas le temps de réagir. Quand elle songea à Rachel,
il était déjà bien trop tard.
« Sylvain était juste à côté d’elle. Il va l’aider. Il sait très bien qu’elle n’a pas le même
entraînement que nous. »
Elle tentait de regarder par-dessus son épaule pour vérifier si les autres les suivaient, mais Carter
serrait si fort sa main et se déplaçait à une telle vitesse sur le terrain accidenté, qu’elle ne percevait
rien d’autre que l’obscurité à travers laquelle ils filaient.
Ils enjambèrent le ruisseau. Une branche craqua violemment sous son pied. Elle esquissa une
grimace, mais continua à avancer – ils n’avaient pas le temps de s’arrêter ni de ralentir. L’essentiel,
c’était de courir. De courir vite.
L’air lui brûlait les poumons, chaque foulée déclenchait une vive douleur dans son genou – Carter
courait à une allure implacable. Il ignorait les branches qui leur fouettaient les bras et le visage, les
pierres qui roulaient sous leurs pieds. Ils foncèrent à travers les fougères sèches et les buissons morts.
Ils avaient dû courir environ huit cents mètres, et Allie commençait à se demander si elle pourrait
aller plus loin, quand ils atteignirent une déclivité naturelle protégée par la chute d’un arbre. S’y
faufilant, Carter entraîna Allie avec lui. Ils se blottirent ainsi dans le sol de la forêt.
Puis tout devint silencieux.
Durant de longues minutes, ils restèrent allongés sans bouger. Allie tendait l’oreille, à l’affût de
pas venant dans leur direction, mais la forêt ne laissait percer aucun bruit. La brise faisait mugir les
branches au-dessus d’eux.
Quand le vent se calma enfin, Allie n’entendit plus que les battements précipités de son cœur et
son souffle court.
Ils étaient complètement seuls.
Peu à peu, sa respiration redevint normale, et elle prêta plus attention à l’endroit où ils se
trouvaient. Elle avait conscience du poids de Carter – il était quasiment sur elle, un bras passé en
travers de ses épaules, sa tête reposant à côté de la sienne sur la terre froide.
Chaque fois qu’il inspirait, elle sentait son torse se soulever contre le sien – la chaleur de son
corps perçant à travers le froid qui émanait de la terre humide.
Lentement, elle tourna la tête sur la droite – attentive à ne pas faire de bruit – jusqu’à ce qu’elle
voie son visage. Immobile, Carter l’observait avec insistance – comme s’il attendait quelque chose.
Combien de temps restèrent-ils allongés ainsi, sans bouger – se contentant de se fixer l’un l’autre,
aux aguets, soucieux de savoir si quelqu’un les avait suivis ? Au début, Allie compta ses respirations,
puis oublia. La proximité de Carter la troublait. Elle était méga consciente de sa main posée entre ses
omoplates. Et de la façon dont il la contemplait.
Finalement, Carter fit glisser sa main le long de son dos.
« Pourquoi fait-il ça ? »
Son souffle se coinça dans sa gorge.
« On se cache juste ensemble ! s’admonesta-t-elle. Rien de plus. Il est gentil, c’est tout. »
Or visiblement, Carter avait lui aussi de plus en plus de mal à respirer – il semblait crispé.
Allie n’avait pas du tout l’intention de l’embrasser. Plus tard, elle ne se rappellerait même pas
comment tout cela était arrivé. Mais soudain, il posa ses lèvres sur les siennes.
Elle se retrouva dans ses bras. Le baiser de Carter était si familier que son cœur se serra. Elle
avait oublié à quel point elle aimait l’embrasser ! Le goût de ses lèvres. La puissance de son corps
contre le sien.
Il l’enlaça. Aussitôt, sa chaleur l’envahit – elle se sentit plus en sécurité. Tandis que ses mains lui
caressaient le dos, elle s’abandonna à leur étreinte.
Carter la serra un peu plus fort. Dans ses bras, elle tenta d’oublier tout ce qui s’était passé – même
l’endroit où ils se trouvaient, et la raison de leur présence en ces lieux. Elle avait tant besoin de ce
moment d’abandon, de ce vertige – ce désir. De ce bonheur d’être, durant quelques minutes, la chose
la plus importante dans la vie de quelqu’un.
Cependant, son cerveau n’était visiblement pas d’accord.
Elle ne cessait de se rappeler l’expression blessée de Julie qui n’avait pas été invitée à se joindre à
eux pour dîner. Elle avait l’air complètement perdue !
« Pense un peu à elle ! Si jamais elle apprenait ce que vous êtes en train de faire, elle en souffrirait
terriblement ! Qu’est-ce que tu ressentirais si tu étais à sa place ? »
En songeant à la peine qu’ils risquaient de lui causer, elle se crispa.
Et Carter… Ils venaient juste de reconstruire leur amitié. Ce baiser pourrait, de nouveau, tout
gâcher entre eux. Comment se comporteraient-ils, demain, dans le hall de l’école ? Prétendraient-ils
qu’il ne s’était rien passé ?
La peur la fit frissonner.
« On ne peut pas faire ça ! »
Percevant son hésitation, Carter interrompit leur baiser. Se redressant sur un coude, il la
dévisagea d’un regard sombre. Elle voyait son trouble se refléter dans la profondeur de ses yeux.
— Désolé, je…
— Je sais.
Elle chercha quelque chose à dire pour alléger l’ambiance, mais son cerveau semblait incapable
de réfléchir. Avant, tout était si facile entre eux ! À présent, la moindre chose devenait compliquée.
— Ce n’est pas de ta faute. Je suis désolée, moi aussi.
— Je crois que… tu me manques. Et parfois, je…
Sa voix s’évanouit.
— Toi aussi, tu me manques, chuchota Allie. J’aimerais… que tout soit plus facile.
Durant de longues secondes, il soutint son regard. Puis Carter roula sur le dos, et, un bras en
travers de son front, fixa les étoiles.
— Je sais.
Personne ne vous apprenait comment gérer la situation. On ne vous expliquait pas : « Voici
comment rompre et rester amis » ou « Voici comment rompre et ne jamais avoir envie d’embrasser
votre ex ».
À dire vrai, ce serait le conseil le plus utile au monde, et pourtant, il n’existait pas.
Allie s’assit, et passa ses bras autour de ses genoux, scrutant l’obscurité.
Puis, comme si une pensée venait de lui traverser l’esprit, Carter se redressa, s’assit à son tour, et
tourna la tête vers elle.
— Écoute, je dois te dire un truc. C’est quelque chose que je voulais t’avouer depuis longtemps,
mais j’ai repoussé le moment. Je crois qu’il est temps, à présent.
Sa voix était si lourde d’émotion qu’Allie lui jeta un coup d’œil intrigué.
— Je suis désolé de la façon dont je t’ai traitée quand nous étions ensemble. Je sais que j’ai tout
foutu en l’air.
Des larmes lui picotèrent les yeux, mais Allie soutint quand même son regard.
— Au début, j’étais jaloux, et je me suis comporté comme un con. Plus tard, j’étais gêné et en
colère, et c’est devenu pire.
Il se passa une main dans les cheveux.
— Je t’ai fait du mal, et j’en suis sincèrement navré.
Allie eut la sensation que la petite cage qui écrasait son cœur depuis si longtemps s’entrouvrait
enfin.
Elle ne s’était vraiment pas attendue à tout ça. Ses lèvres étaient encore gonflées de leur baiser
passionné. Allait-elle enfin lui avouer à quel point leur rupture l’avait blessée ? Elle ignorait
comment lui décrire les sensations atroces qui l’avaient envahie les premiers jours où elle l’avait vu
avec Julie. La solitude qu’elle avait ressentie quand il l’avait ignorée…
Le problème, c’était que Carter venait de lui dire ce qu’elle mourait d’envie d’entendre… quatre
mois plus tôt. À présent, il était trop tard. Elle n’en avait pas eu conscience jusqu’au moment de son
aveu, mais il était bel et bien trop tard. Elle avait surmonté la perte, la douleur, le chagrin : et elle avait
survécu.
Elle ne voulait pas revenir en arrière. Mais impossible de le lui dire ! Ce qu’elle pouvait faire, par
contre, c’était tenter de réparer les dommages qu’ils avaient fait subir à leur amitié, et à Julie. Ça, elle
était capable d’y remédier.
— Merci pour tes confidences. Ça m’aide.
Sa voix était incroyablement calme, mais elle crispa les poings si fort que ses ongles créèrent des
petites marques en forme de lune au creux de ses paumes.
— Mais je n’aurais pas dû t’embrasser, Carter. C’était une erreur. Maintenant, tu es avec Julie. Si
elle était au courant, elle en serait blessée. Elle ne doit jamais le découvrir. Je te promets que…
Soudain, il bondit sur ses pieds et se mit à arpenter la clairière, lui tournant le dos.
Était-elle allée trop loin ? À son tour, Allie se redressa.
— Carter, écoute… je suis désolée. Je ne voulais pas…
Il l’interrompit aussitôt.
— Ne fais pas ça ! C’est bien ton truc, tu sais, de t’excuser pour des choses dont tu n’es pas
responsable.
Dans l’obscurité, elle était incapable de voir ses yeux. Qu’éprouvait-il ?
— Tu ne devrais jamais t’excuser d’avoir raison, insista-t-il.
Carrant les épaules, il tendit un doigt vers le nord.
— On ferait mieux de rentrer. Ils vont s’inquiéter.
Sans attendre sa réponse, il s’élança dans la nuit.
Vingt minutes plus tard, quand ils franchirent la porte du vestiaire féminin réservé aux élèves de
la Night School, la réaction collégiale fut instantanée.
— Où étiez-vous ?
Bondissant sur ses pieds, Zoé traversa la pièce pour l’enlacer. C’était si surprenant, qu’Allie
hésita un instant avant de répondre à son étreinte.
Zoé ne prenait jamais personne dans ses bras. Carrément, jamais.
Pourtant, en cet instant, la gamine la serrait fort contre elle.
— On a attendu une éternité ! On avait peur que vous vous soyez fait prendre. Ou… pire.
Par-dessus son épaule, Allie scruta la pièce, soulagée de voir Rachel assise tout près. Les autres
étaient revenus – Carter et elle étaient les derniers à rentrer.
— Désolée de vous avoir effrayés…, dit-elle, troublée. Nous… heu… nous nous sommes cachés
assez longtemps… histoire d’être sûrs que… que tout était OK.
— Tu as une feuille dans les cheveux, fit remarquer Zoé en la relâchant.
Rougissant, Allie se dépêcha de retirer la feuille de ses mèches emmêlées, et la jeta par terre.
Rachel lui jeta un regard intrigué.
D’avance, ils s’étaient mis d’accord pour se retrouver ici s’ils venaient à être séparés – c’était
l’une des rares parties de l’école que les vigiles de Raj ne venaient jamais inspecter. Cependant, c’était
bizarre de voir les garçons dans le vestiaire des filles.
— Au bout du compte, ça a été un succès.
La voix de Sylvain provenait d’un coin de la pièce. Quand elle se retourna, Allie le vit assis sur un
banc de bois, ses longues jambes étendues devant lui. Il avait l’air aussi à l’aise que s’il était installé
dans l’un des canapés de cuir du foyer. Quand elle croisa son regard, il haussa un sourcil sardonique,
et, rougissant de plus belle, elle se détourna. Quelle horreur ! Elle avait carrément l’impression que
Sylvain avait deviné ce qui s’était passé avec Carter, dans la forêt.
Durant leur trajet de retour, ils avaient à peine discuté, se contentant de traverser les bois sombres
en silence. Peu familière avec cette partie du domaine, Allie ne savait pas exactement où ils se
trouvaient, pourtant, même en pleine nuit et en évitant les sentiers, le sens inné de l’orientation de
Carter les avait ramenés directement à Cimmeria, sans aucun détour.
À présent, Carter était adossé au mur, les bras nonchalamment croisés devant lui.
— Ça dépend de la façon dont on voit les choses, répondit-il.
À l’évidence, il mettait tout en œuvre pour éviter son regard.
— Personne ne s’est fait attraper, mais nous n’avons pas appris grand-chose, ajouta-t-il.
Nicole prit la parole à son tour.
— Eloise nous a dit certains trucs… qui me paraissent bizarres. Ça n’avait pas vraiment de sens.
Ses paroles tirèrent Allie du tourment de ses pensées intérieures, l’obligeant à se concentrer sur
ce qui importait : capturer l’espion. Venger la mort de Jo. Parce que Nicole avait raison. Eloise s’était
montrée plutôt vague, et ne leur avait pas été d’une grande aide. Pourtant, son sort dépendait de leur
capacité à lui prêter main-forte pour la disculper. Or, elle n’avait pas semblé très… innocente.
— Moi aussi, j’ai pensé ça, dit Rachel, échangeant un regard désespéré avec leur amie française.
Un voile quasi palpable de mélancolie s’abattit sur la pièce. Seule Zoé paraissait avoir encore de
l’espoir.
— Mais nous n’avons pas essayé, lâcha-t-elle. De retrouver la clé, je veux dire.
Nicole se tourna vers Allie.
— Qu’est-ce que tu penses de cette clé ? Tu crois Eloise ?
Allie se frotta le front – sa peau était couverte de poussière.
— J’ignore si je la crois ou non. Ce que je sais, c’est qu’il y a bel et bien une clé – je l’ai vue.
Mais ce qu’elle a dit à propos de la façon dont elle l’a obtenue, et ce qu’elle en a fait… C’est vrai que
ça paraît bizarre. C’est comme si elle protégeait quelqu’un. De plus, si ce n’est pas elle l’espionne, si,
comme elle l’affirme, Zelazny lui a donné la clé sans en parler à personne, alors…
Sylvain termina sa phrase pour elle.
— Alors, ça signifierait que c’est lui, la taupe.
Sylvain avait toujours été proche de Zelazny. Allie comprenait à quel point il était déçu d’en
arriver à une telle conclusion. Ce devait être horrible pour lui de penser que son mentor avait pu le
duper durant tout ce temps ! Que c’était peut-être lui, l’ennemi.
— Je crois qu’on va devoir faire hyper gaffe maintenant, assena Rachel, parce que, désormais,
nous avons de bonnes raisons de suspecter presque tout le monde.
21.
L e froid la saisit d’abord, puis ce fut le vent. Il avait dû se lever pendant qu’elle avançait. Elle ne se
souvenait pas l’avoir senti, avant. Mais soudain, il rugissait – agitant les branches au-dessus de sa
tête, qui grondaient désormais comme l’océan –, la renversant presque de sa force inouïe.
Essayant de déterminer sa position, Allie tourna sur elle-même en un lent cercle.
Où était-elle ? Elle courait depuis si longtemps qu’elle en avait carrément oublié sa destination.
Oublié qui elle cherchait.
— Allie.
C’était la voix de Sylvain. Quand il prononçait son prénom de son accent français si
caractéristique, on aurait cru un souffle, une caresse.
Mais dans l’obscurité, elle ne voyait personne. Il n’y avait pas de lune – les arbres n’étaient que
des ombres sur l’ombre géante du ciel. La nuit était sombre, menaçante – elle semblait peser sur elle,
l’empêchant d’avancer, de bien respirer.
— Sylvain ? Où es-tu ?
Elle tendit le cou, mais ne vit rien – rien d’autre que des arbres.
— Pourquoi tu as fait ça ?
Un sanglot la secoua. Elle se couvrit la bouche d’une main – Sylvain semblait si triste ! Avait-il
découvert qu’elle avait embrassé Carter ? Comment ? Ils n’en avaient parlé à personne. Jamais ils
n’avoueraient ce moment de faiblesse.
— De quoi tu parles ? Je n’ai rien fait.
Malgré ses affirmations, elle entendait le mensonge dans sa propre voix. Il devait l’entendre, lui
aussi.
— Pourquoi n’es-tu pas partie à la recherche de Jo ?
Les paroles de Sylvain semblaient la condamner.
— Elle avait confiance en toi. Comme moi.
À présent, les larmes inondaient ses joues. Elle avait besoin de le voir. Si elle pouvait le regarder
en face, elle parviendrait sûrement à le convaincre que rien ne s’était passé. Rien du tout.
— Tu peux me faire confiance, insista-t-elle. Jo aussi. Je ne la laisserai jamais tomber.
Il répliqua d’un ton glacial.
— Mais Jo est déjà morte.
Ce fut son propre cri qui mit fin au rêve d’Allie.
Elle avait dû pleurer dans son sommeil – son oreiller était trempé de larmes. Les souvenirs de la
nuit précédente la submergèrent et elle recommença à pleurer.
« Putain ! Pourquoi j’ai embrassé Carter ? Pourquoi j’ai fait ça ? J’ai tout gâché. Pourquoi je suis
aussi conne ? »
D’abord, elle avait échoué avec Jo. À présent, elle avait de nouveau gâché son amitié avec Carter.
Jamais elle ne s’était autant détestée – elle en tremblait de colère.
Soudain, la porte s’ouvrit en grand. Rachel se tenait sur le seuil, cheveux emmêlés, le visage pâle
d’une peur qui se mua rapidement en inquiétude.
— Allie ? Que s’est-il passé ? Je t’ai entendue crier.
En voyant le visage d’Allie, elle se précipita dans la chambre, s’assit sur son lit et l’enlaça.
— Ça va ? C’était encore un de tes cauchemars ?
Sanglotant toujours, Allie hocha la tête contre son épaule en signe d’acquiescement.
— Je suis si triste, Rachel ! Si triste ! J’ai tout fait de travers, et je n’y peux plus rien. Une fois que
c’est arrivé, il est impossible de l’annuler, je déteste ça.
— Oh, chérie, tu n’as rien fait de mal, je te le promets. Tu n’as rien à faire disparaître.
Ça, c’était faux.
— Je n’ai pas sauvé Jo, chuchota Allie. Et maintenant, j’ai embrassé Carter.
Pendant une seconde, Rachel cessa de lui caresser le dos, puis elle reprit son geste apaisant.
— OK. D’abord, tu as fait ton possible pour Jo. Personne n’aurait jamais pu la sauver. Pas même
Dieu. Ce qui lui est arrivé n’était pas de ta faute.
Rachel attrapa quelques mouchoirs en papier dans une boîte sur une étagère à côté, et les lui
tendit.
— À présent, pourquoi ne pas boire un verre d’eau avant de me parler de ce baiser avec Carter ?
Quand elle revint avec un verre, elles s’assirent côte à côte sur le lit, Allie tenant une poignée de
mouchoirs trempés dans une main, son gobelet dans l’autre, hoquetant au fur et à mesure que les
larmes coulaient, puis cessaient. Le cœur lourd, elle lui raconta ce qui s’était produit la veille dans la
forêt.
— Comment a-t-il réagi ? demanda Rachel en tirant la couverture sur ses genoux.
— Comme si nous avions commis une erreur.
Allie leva devant elle la main qui tenait les mouchoirs comme pour dire : « Comment voulais-tu
qu’il réagisse ? »
— Et toi ? Tu penses que c’était une erreur ? Je veux dire, tu craques toujours pour lui ?
Allie poussa un soupir.
— Non. Je n’en sais rien. Je suis confuse. En fait, quand tu as été avec un garçon, et que tu croyais
que… que tu l’aimais… comment peux-tu simplement dire : « Oh, au fait, je ne t’aime plus ? » Juste
comme ça ? Ça me manque de ne plus être avec lui, que nous ne soyons plus amis. J’aimerais bien
qu’on n’ait plus ce truc d’ex-relation qui nous pend au-dessus de la tête. Mais je ne peux pas l’effacer,
et quand je suis seule avec lui, c’est un peu le chaos, parfois.
— Donc… Si je comprends bien, tu essaies de m’expliquer que tu voudrais être de nouveau amie
avec lui ?
Allie réfléchit un instant.
— Je… Je crois, oui.
— Parce que, moi, j’ai une théorie.
Le sourire de Rachel sembla réchauffer la chambre.
— Tu veux l’entendre ?
Allie hocha la tête, et se blottit contre elle. Elle commençait à croire que Rachel pouvait arranger
la situation.
— Je crois que, quand on a un ami qu’on aime – comme toi et moi nous nous aimons, n’est-ce
pas ? eh bien, tu vois, si cet ami est du même sexe que toi, c’est hyper simple. Nous, nous ne sommes
pas lesbiennes, mais nous nous aimons, alors… Bang ! Nous sommes les meilleures amies du monde.
Allie acquiesça avec précaution, tandis que Rachel continuait.
— Mais si j’étais un mec, que tu sois mon amie, et que nous nous aimions ? Ça, c’est tout à fait le
genre de situation qui peut prêter à confusion. Et si, en plus, il se passait plein de trucs, qu’on vivait
des événements très forts, voire dangereux, alors peut-être que tu croirais m’aimer vraiment. Et là, je
parle d’amour romantique. Du coup, tu voudrais devenir ma petite amie, tout s’enchevêtrerait.
Elle se cala en arrière pour observer Allie avec plus d’attention.
— Ce que je veux te dire, c’est qu’il est facile de confondre les sentiments d’amitié avec ceux de
l’amour quand l’ami en question est un garçon. C’est pour ça que tu es si perplexe.
Allie se mit à déchirer un des mouchoirs en petits lambeaux, réfléchissant à ce que Rachel venait
de dire. Si elle avait raison, cela pourrait expliquer pourquoi elle s’était toujours sentie tiraillée entre
Carter et Sylvain. Peut-être éprouvait-elle des sentiments d’amitié pour Carter, et d’amour pour
Sylvain ? Mais comment le savoir ?
— Alors, tu crois que je n’éprouve que de l’amitié pour Carter ? demanda-t-elle, le regard chargé
d’espoir.
Rachel hésita un instant.
— Je ne sais pas, répondit-elle après une seconde. Je suis incapable de le savoir. Tu es la seule à
connaître la vérité. Par contre, je sais que tu peux aimer Carter, et ne pas être amoureuse de lui. Et
peut-être devrais-tu te rappeler qu’à présent, il est avec Julie.
En entendant ce prénom, Allie esquissa une grimace. Certes, elle n’appréciait guère miss Parfaite,
mais jamais elle n’avait eu l’intention de la trahir en embrassant son petit ami.
— Qu’est-ce que je dois faire, maintenant ? Il faut que j’arrange la situation au plus vite. Je
n’avais pas l’intention d’être… l’autre fille, et je ne veux pas perdre Carter de nouveau. Impossible.
— Eh bien…
Rachel poussa un bâillement et jeta un coup d’œil à la pendule sur le bureau. Il était presque cinq
heures du matin.
— Je pense que tu devrais en discuter avec lui, éclaircir la situation entre vous. Explique-lui ce
que tu m’as dit : que tu veux seulement être son amie, du moins, tant qu’il est avec quelqu’un. D’ici là,
tu auras le temps de découvrir quels sentiments tu éprouves vraiment pour lui.
— Mais comment le saurai-je ? soupira Allie. Comment sait-on ce que l’on ressent véritablement
?
Rachel s’allongea dans le lit à côté d’elle, et tira la couette sur elle :
— Oh, ça ? C’est juste le plus difficile.
Le lendemain, les cours furent une véritable torture, qui parut s’éterniser. Allie, qui avait peu
dormi après son cauchemar – malgré la présence de Rachel à ses côtés pour l’aider à se calmer –,
luttait pour rester éveillée tandis que les profs remplaçants débitaient leur ennuyeux bla-bla.
En cours de littérature anglaise et en histoire – leurs seules matières en commun –, Carter garda
ses distances avec elle, ne croisant jamais son regard.
À un moment donné, alors qu’elle dépassait Julie dans le couloir, la culpabilité la fit tant paniquer,
qu’elle tourna dans la salle de classe la plus proche, percutant si violemment un prof qui arrivait dans
l’autre sens que tous ses documents volèrent à terre.
À l’heure du déjeuner, le groupe se réunit pour évoquer leur plan, à voix basse. Bien qu’elle soit
assise entre Rachel et Zoé, le fait de se retrouver à la même table avec à la fois Carter et Sylvain lui
donnait la nausée. Elle ne parvenait pas à avaler quoi que ce soit. Au lieu de cela, elle disséquait son
sandwich avec application.
Julie était assise à une table voisine avec Lucas et d’autres amis. Allie faisait son possible pour
l’ignorer, mais la culpabilité entraînait inexorablement son regard dans sa direction. Elle ne cessait
d’apercevoir la blonde parfaite discuter en dégustant son potage.
De l’autre côté de la table, Carter parlait d’un ton animé avec Nicole et Rachel. Les ombres sous
ses yeux étaient le seul signe indiquant que lui non plus n’avait pas bien dormi, la nuit passée.
Deux sièges plus loin, Sylvain écoutait aussi leur conversation, tout en jouant d’un air absent avec
son couteau, le tournant et le retournant entre ses longs doigts. Allie avait du mal à en détourner le
regard – ses mains viriles étaient douces et soyeuses –, le manche argenté étincelait dans la lumière
de l’après-midi.
Soudain, le couteau cessa tout mouvement. Allie leva les yeux, et vit que Sylvain l’observait,
d’une expression énigmatique – le bleu de ses yeux aussi froid que la surface d’un lac.
Son cœur marqua un battement, elle détourna le regard.
Ce ne fut qu’à cet instant, qu’elle se rendit compte que les autres l’observaient avec attention.
— Quoi ?
Elle était tellement sur la défensive qu’elle avait presque crié. Elle se força à baisser la voix.
— Est-ce que… est-ce que quelqu’un a dit quelque chose ?
Rachel la dévisagea d’un air intrigué.
— Oui, moi. Qu’est-ce que tu en penses ?
— De quoi ?
— Du plan.
Nicole regarda alternativement Allie puis Sylvain, deux fois, comme si elle était prise d’un
soupçon.
— Tu penses que c’est une bonne idée ? insista-t-elle.
Allie se mit à rougir.
— Désolée, je suis plutôt à côté de la plaque. Je n’ai pas dormi la nuit dernière. Si tu veux bien
répéter, je te promets de me concentrer.
Carter poussa un soupir exagéré.
— OK, je t’explique.
Pour la première fois depuis quasiment douze heures, il croisa enfin son regard. Mais ses yeux
étaient glacials.
— Ce soir, nous allons nous répartir le travail. Nicole et moi allons fouiller la chambre d’Eloise.
Zoé et Rachel, la salle de cours de Zelazny.
Sourcils froncés, il les observa un instant tous les deux, Sylvain et elle.
— Vous deux, vous vous occuperez de l’appart de Zelazny – Sylvain sait où il se trouve.
La gorge serrée, Allie se força à approuver de la tête avec calme – mais son cœur battait la
chamade.
Quelques professeurs vivaient dans des cottages sur le domaine, mais la plupart résidaient dans
une aile séparée du bâtiment principal. Elle n’y était jamais entrée. Il était absolument interdit de
pénétrer dans l’aile des professeurs – seuls quelques-uns des meilleurs élèves y étaient autorisés, et
encore, ils devaient avoir d’excellentes raisons pour cela.
Les autres la regardaient avec impatience, attendant qu’elle leur dise ce qu’elle pensait de leur
plan, qui enfreignait allègrement toutes les règles qu’ils avaient oublié de briser la nuit précédente.
Elle carra les épaules.
— Ça m’a l’air génial. Je marche.
22.
e soir-là, Allie faisait les cent pas avec impatience dans le fond de la bibliothèque. Sylvain avait
C dix minutes de retard.
Elle était certaine de se tenir au bon endroit – il s’était montré très précis. Les étagères de trois mètres
de haut qui l’entouraient ne contenaient que de vieux livres aux couvertures de cuir, rédigés en
français. Agacée, elle laissa courir ses doigts sur les tranches épaisses sur lesquelles s’affichaient les
noms des écrivains, comme Laclos et Langelois, en lettres d’or.
Poussant un soupir, elle consulta de nouveau sa montre, avant de murmurer :
— Allez, Sylvain, grouille-toi !
Une échelle roulante était appuyée contre les immenses étagères afin que les lecteurs puissent
atteindre les rayons les plus hauts. Elle grimpa quelques barreaux et se percha là, un pied se balançant
dans le vide.
Même si les tracas la maintenaient éveillée, le manque de sommeil l’épuisait.
Ses yeux étaient lourds. Posant son menton au creux de sa main, elle laissa ses paupières se
fermer. L’obscurité était la bienvenue, et bien vite, elle somnola, ses rêves débordant d’images de
forêts, de course à travers les bois… Et d’une voix.
— Réveille-toi, Allie.
C’était une voix familière – qu’elle aimait. Pendant une seconde, elle garda les yeux fermés,
souhaitant que cette voix continue à parler.
Hélas, il n’en fut rien.
Avec lenteur, elle ouvrit les yeux. Sylvain se trouvait lui aussi sur l’échelle, se balançant sur un
pied, son visage à hauteur du sien. Elle cilla, plongeant avec langueur dans le saphir de ses prunelles.
— Salut ! murmura-t-elle d’une voix rauque.
Ses pensées étaient encore confuses – le moment semblait irréel, comme un rêve. Elle ne s’était
pas trouvée si près de lui depuis le bal d’hiver. Elle sentait la chaleur de sa jambe contre la sienne, et
l’odeur de son eau de toilette.
— J’ai dû m’endormir.
— Désolé pour le retard.
Pendant une seconde il resta exactement là où il était – son visage si près du sien qu’elle percevait
les petits éclats violets dans le bleu de ses yeux. Puis Sylvain sauta à terre en un mouvement à la fois
gracieux et athlétique.
— J’ai été retenu par l’un des vigiles qui m’a posé un million de questions pour savoir si j’avais
vu quelqu’un quitter le bâtiment de l’école hier, après le couvre-feu.
— Quoi ?
À présent, Allie était complètement réveillée. Elle se pencha vers lui.
— Ils savent que c’était nous ?
Sylvain secoua la tête.
— Ils ignorent de qui il s’agissait. Mais ils ont dû entendre du bruit autour du cottage. Donc ils
savent qu’il y avait quelqu’un là-bas. Maintenant, on va devoir se montrer très prudents.
L’idée du danger semblait l’exciter – ses joues étaient rouges, il ne cessait de se dresser sur la
pointe des pieds, comme s’il avait trop d’énergie en lui pour demeurer immobile. Une boucle s’était
échappée de ses cheveux et lui tombait sur le front.
En contemplant cette mèche, Allie se remémora ses sensations quand, pour la première fois, elle
lui avait caressé les cheveux – le frisson de l’interdit. L’effet que cela avait eu sur lui. La façon dont
ses bras s’étaient resserrés autour de sa taille, ses lèvres se pressant avec plus de force encore sur les
siennes.
Ça avait été si différent des baisers échangés avec Carter.
Est-ce que c’était de l’amour romantique ? Ou le contraire ?
Descendant de l’échelle, elle étira ses bras au-dessus de sa tête, pour réveiller ses muscles.
— Parfait. Je suis prête, si tu l’es.
Il la dévisagea avant d’esquisser un petit sourire amer.
— Si seulement c’était vrai !
Sans ajouter un mot, il pivota sur ses talons, remonta la rangée de livres.
— Viens, on doit y aller !
Allie se précipita si vite à sa suite qu’elle trébucha sur une pile de livres que quelqu’un avait
laissés au bout de l’allée. Elle marmonna un juron.
Sylvain se retourna.
— Quoi ?
Allie haussa les épaules.
— Rien, c’était juste une tirade de film.
— Tu aimes le ciné ? Quel est ton film préféré ?
Quand on lui demandait quel était son livre ou son film préféré, Allie restait toujours sans voix –
comme si elle n’avait jamais vu aucun film de sa vie. Elle était stressée quand on la questionnait sur
ses préférences. Chacun essayait immanquablement d’impressionner les autres en débitant des titres,
en dévoilant ses goûts. Il lui fallut une seconde pour se rendre compte qu’elle avait en fait cité une
réplique de l’un de ses films préférés.
— Wonderful Life. Je le regardais chaque année avec ma famille à Noël, avant que… Enfin, c’est
un super film.
En fait, elle voulait dire qu’elle avait l’habitude de le regarder quand elle était encore heureuse.
Avant que Christopher ne disparaisse et que son monde ne s’écroule.
Sylvain l’observa avec intensité.
— C’est un film incroyable – l’un de mes préférés. J’adore Jimmy Stewart.
Avec son accent français, il avait prononcé le nom de l’acteur d’une façon adorable : Jiimii.
Ils arrivèrent à la porte, qu’il lui tint ouverte, tout en s’échauffant sur le sujet.
— J’adore les films – quand je suis chez moi, j’en regarde toujours. J’aime surtout les vieux en
noir et blanc. Je ne sais pas pourquoi, mais je les trouve meilleurs que les modernes.
Il lui jeta un coup d’œil en coin.
— Tu as déjà vu Jules et Jim ?
Allie secoua la tête sans dire un mot. Ce film français paraissait hyper sophistiqué. Jamais ses
parents n’auraient eu ça en stock.
— C’est une œuvre de François Truffaut, un réalisateur français génial – le meilleur de tous les
temps, à mon humble avis, affirma Sylvain alors qu’ils traversaient le grand hall.
À cette heure tardive, tout était calme. Les lambris de chêne poli brillaient sous les faibles
lumières.
— Parfois, tu me fais penser à l’actrice qui joue dedans, poursuivit Sylvain. À cause de tes
cheveux… et… d’autres choses, aussi.
Malgré elle, ses paroles la troublèrent. C’était génial d’être comparée à une actrice française –
certainement magnifique et mystérieuse, comme les actrices françaises le sont toujours. Leur
conversation l’aidait à oublier la mission qui les attendait. Sylvain faisait-il exprès de la distraire ainsi
? Soudain, elle se rendit compte qu’à Cimmeria plus personne ne parlait de sujets ordinaires. C’était
sans cesse Nathaniel, Jo, Isabelle, Lucinda, la mort. C’était presque bizarre d’avoir une conversation
comme des personnes normales.
— Il faudra que je le regarde. S’il te plaît tant, il doit être super !
Jules et Jim, se répéta-t-elle pour mémoriser le titre. Jules et Jim. Jules et Jim. Jules…
— Peut-être qu’on le regardera ensemble, un de ces jours, dit-il en lui décochant un de ses
sourires qui lui donnaient toujours l’impression qu’à part eux, rien d’autre n’existait au monde.
Elle se réjouit qu’il y ait peu de lumière dans le grand hall. À coup sûr, ses joues étaient toutes
rouges.
— Viens, on va se planquer là-bas !
Saisissant sa main, Sylvain l’entraîna là où le hall s’élargissait pour laisser place à plusieurs
statues de marbre. Ils plongèrent derrière un grand socle, où nul passant par là ne pourrait les voir.
L’entrée de l’aile réservée au personnel n’était qu’à quelques mètres.
Accroupie à côté de Sylvain, Allie le détailla avec curiosité. Sa respiration était calme, posée,
mais ses muscles tendus. Elle remarqua les tendons de son cou gonflés sous sa peau mordorée. Sa
tension était contagieuse, et bientôt elle sentit son propre souffle se raccourcir. Comme s’il l’avait
remarqué, Sylvain lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Prête ?
— Oui.
Quand il se leva, elle fit de même.
— Maintenant !
Se déplaçant en silence, ils traversèrent en courant le couloir vide, jusqu’à la porte. L’ouvrant
avec une clé, Sylvain la fit passer en premier, se pressa derrière elle, refermant la porte à leur suite.
De l’autre côté, le corridor était sombre. Les yeux d’Allie tentèrent de s’ajuster à la pénombre.
Tout ce qu’elle voyait, c’étaient de grosses poutres de chêne et des parements de bois sculpté. Ce
devait être la partie la plus ancienne du bâtiment. De chaque côté, le couloir était bordé de larges
portes. Sur chacune s’affichait un numéro. C’étaient les appartements des professeurs.
Ils avancèrent en parfaite synchronisation. Du coin de l’œil, Allie remarqua que Sylvain se tenait
d’une façon curieuse. Ses biceps saillaient comme s’il se préparait à se battre, il avait les poings
crispés.
Il était nerveux.
Une poussée d’adrénaline l’envahit. Sylvain n’était jamais nerveux.
Ils étaient presque arrivés au bout du couloir, quand il leva soudain la main devant lui, la forçant à
s’arrêter. Après avoir regardé des deux côtés du couloir pour s’assurer que personne ne les voyait, il
s’avança vers la porte marquée du numéro « 181 » et tourna la poignée – elle n’était pas verrouillée.
Il capta son regard. Tous deux savaient ce qui était en jeu.
Gardant un air détaché, Allie hocha la tête.
Sylvain ouvrit la porte.
23.
a porte n’était pas verrouillée. Quand elle s’ouvrit, Allie ne perçut que l’obscurité et le silence.
L Levant une main pour lui faire signe de patienter, Sylvain se faufila à l’intérieur.
Quelques secondes plus tard, il revint et, d’un geste, l’invita à le suivre. Allie prit une profonde
inspiration, et pénétra dans l’appartement de Zelazny.
La porte se referma. La pièce était plongée dans un noir d’encre. Allie se tenait immobile,
redoutant de bouger.
— Sylvain ? murmura-t-elle au bout d’un moment.
— Je suis là.
Sa réponse était comme étouffée. Elle entendait ses mains effleurer les murs et comprit qu’il
devait chercher un interrupteur. À peine eut-elle le temps de s’en faire la remarque, que la pièce fut
inondée de lumière. Après l’obscurité, elle dut se protéger les yeux.
— Waouh ! Je suis carrément aveugle !
— Seulement pour quelques secondes.
Elle jeta un regard dans la pièce à travers ses doigts écartés. Sylvain se tenait près de la porte, et
l’observait, un léger sourire aux lèvres, comme s’il avait fait quelque chose d’amusant. Il n’y avait
plus aucune trace de tension en lui.
Ils se trouvaient dans une pièce parfaitement en ordre, comprenant un canapé de cuir et un fauteuil
bas au siège rembourré et aux accoudoirs en bois. Une télévision et un lecteur de DVD trônaient dans
un coin, près d’une cheminée. Les murs étaient peints d’une teinte masculine de gris mat, à la bordure
blanche. Tournant sur elle-même, Allie remarqua les bibliothèques qui longeaient un des murs, ainsi
qu’une porte qui menait à une autre pièce, sûrement la chambre à coucher.
— C’est plutôt petit.
— Mais ce n’est pas si mal.
Sylvain était adossé au mur, observant les lieux, semblant décider par où commencer.
— Pourquoi tu ne t’attaquerais pas aux étagères de livres ? suggéra-t-il. Je m’occupe du bureau.
Les étagères de Zelazny se dressaient au-dessus de petits meubles de rangement et grimpaient
jusqu’au plafond. La plupart des ouvrages qu’elles contenaient semblaient avoir trait à l’univers
militaire : Batailles britanniques, Mémoires de guerre, ainsi qu’un ouvrage d’inspiration
philosophique intitulé : Les Sept Piliers de la sagesse.
Leurs ternes couvertures, bleu marine et gris, étaient rugueuses sous ses doigts. Les livres
sentaient l’encre et le vieux papier.
Sans savoir vraiment comment s’y prendre pour chercher, Allie passa les mains sur les bords des
livres, et derrière, pour vérifier que rien n’était caché. Mais ce n’était que des livres, sur des étagères.
Elle jeta un coup d’œil à Sylvain, qui fouillait dans un tas de documents sur le bureau.
— C’est la clé que je dois chercher ?
— Oui, c’est notre priorité. Cela dit, si tu vois autre chose, un truc bizarre ou suspect, mets-le de
côté aussi.
« Bizarre ou suspect ? Comme quoi ? Un pistolet avec de la fumée qui sort du canon ? Un
poignard avec du sang dessus ? Une brochure intitulée : Comment détruire Cimmeria ? Le Guide du
voyou ? »
Bon, l’heure n’était pas aux sarcasmes. Elle tira plusieurs livres pour regarder derrière, puis
approcha une chaise pour grimper dessus afin d’atteindre les étagères supérieures.
Ils fouillaient depuis un moment en silence, quand Sylvain l’interrogea :
— Qu’est-ce qui s’est passé entre Carter et toi, hier soir ?
Allie sursauta, manquant de faire tomber un recueil sur la vie de Winston Churchill. Le rattrapant
à la dernière seconde, elle le remit avec précaution en place, s’efforçant de répondre d’un ton neutre.
— Rien.
Comme il lui jetait un regard dubitatif, elle leva les deux mains devant elle en un geste de
dénégation.
— C’était exactement comme on vous l’a dit : on s’est cachés un moment dans les bois jusqu’à ce
qu’on soit sûrs que la voie était libre. Ensuite on est rentrés. Pourquoi tu me poses cette question ?
— Parce qu’on vous a attendus beaucoup trop longtemps. Et quand vous êtes revenus, tes cheveux
étaient tout emmêlés, tu sais, comme ça.
Il fit un vague geste de la main.
— En plus, tu avais l’air de mauvais poil. Tu évitais son regard, et Carter agissait de même. J’en
conclus donc qu’il s’est passé quelque chose.
Durant une brève seconde, Allie envisagea de lui révéler la vérité.
« Je l’ai embrassé, et il a répondu à mon baiser. Mais c’était une erreur, et nous le regrettons tous
les deux. On ne se parle plus, et si jamais Julie le découvre, je me détesterai pour l’éternité. De toute
façon, je crois que je n’éprouve plus que de l’amitié pour lui, désormais. Par contre, je ne sais
toujours pas ce que je ressens pour toi, et… disons que j’aimerais bien que tu m’embrasses, toi aussi,
pour que je sache où j’en suis. »
Au lieu de cela, elle saisit un autre livre et le feuilleta.
— Ne sois pas idiot ! Il ne s’est rien passé. Carter voulait juste être sûr que tout était OK avant que
nous rentrions. Tu sais comment il est.
Sylvain répliqua d’un ton sec :
— Oui, justement, je le sais.
Allie releva brusquement la tête pour le regarder, vacillant sur son siège.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Sans la regarder, Sylvain lui répondit d’un ton égal :
— Rien.
Pendant de longues minutes, on n’entendit quasiment aucun bruit dans la pièce, sauf celui des
documents dans lesquels Sylvain fouillait, et le glissement des livres quand Allie les replaçait sur
l’étagère. Sylvain ne lui posa plus de questions. Sans savoir très bien pourquoi, Allie brûlait de lui
révéler qu’elle n’avait aucune envie de renouer avec Carter.
Mais comment expliquer ce genre de truc ?
— Écoute, dit-elle enfin, Carter et moi sommes amis. En tout cas, nous essayons de l’être. C’est
tout. Il est avec Julie et… il tient à elle.
À l’autre bout de la pièce, Sylvain reposa une pile de documents. Il la fixa d’un regard perçant,
mais ne dit rien – la laissant continuer.
— Être amis, c’est un peu… difficile après avoir été… autre chose. Hier soir on… on a parlé de
ça. C’était bien.
— Si c’était si bien que tu le prétends, pourquoi vous ne vous adressez plus la parole, à présent ?
« Ah ! Il avait remarqué ça, aussi. »
Elle s’empourpra.
— Comme je viens de te le dire, c’est difficile.
Il l’interrogea du regard, mais elle n’avait aucune intention d’ajouter quoi que ce soit. Elle s’était
montrée aussi honnête que possible – jamais elle ne trahirait la confiance que Carter avait en elle.
Il était grand temps de changer de sujet.
Elle sortit un autre livre de l’étagère.
— Dis-moi plutôt ce qui se passe entre vous deux. Avant, vous vous détestiez. Maintenant, vous
bossez ensemble. Vous êtes presque sympa l’un envers l’autre.
Sylvain n’avait pas l’air perturbé par sa question. Il retira une fine épingle en métal de sa poche et
l’inséra dans la serrure du tiroir du bureau.
— Après ce qui est arrivé à Jo… ton accident… nous avons parlé. Nous avons décidé qu’il était
temps de cesser de nous battre l’un contre l’autre, et de nous concentrer sur Nathaniel.
La serrure s’ouvrit dans un clic.
— On a bien fait. À présent, on s’entraîne ensemble.
En entendant cela, Allie faillit en tomber de sa chaise.
— Non !
— Si !
Devant son expression interloquée, il sourit.
— Carter est très doué – très fort. Bien sûr, je suis plus agile, mais… il n’est pas mal.
— C’est… incroyable !
Elle essaya d’imaginer cette conversation durant laquelle ils avaient décidé de mettre un terme à
six années d’animosité. Carrément impossible !
Ayant atteint l’extrémité des étagères, elle descendit de son siège, et s’essuya les mains sur sa jupe
en lainage bleu marine.
— Il n’y a rien, ici. Que des livres mégachiants !
Sylvain était accroupi, essayant d’ouvrir une autre serrure avec son petit crochet de métal. D’un
geste du doigt, il indiqua la porte qui menait à la pièce adjacente.
— Ça doit être sa chambre. Fouille dans la table de nuit.
Allie esquissa une grimace.
« La chambre de Zelazny ! Beurk ! »
À contrecœur, elle en passa le seuil, effleura le mur à tâtons. Sous ses doigts, elle sentit
l’interrupteur. Froid. La lumière inonda la petite chambre, peinte dans les mêmes tons que le salon.
Elle dut admettre que c’étaient des couleurs apaisantes.
Un lit à deux places était disposé contre l’un des murs. Sa couverture bleu marine était
impeccablement bordée aux coins. La pièce était vierge de toute trace de poussière.
— On pourrait carrément manger par terre, murmura-t-elle pour elle-même.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Rien.
À la droite du lit trônait une étroite table de nuit à deux tiroirs, surmontée d’une lampe en cuivre.
Allie s’en approcha avec méfiance. S’armant de courage, elle tendit le bras vers le tiroir du haut,
même si chaque cellule de son corps se révulsait à l’idée de l’ouvrir.
Mentalement, elle se répéta la même phrase, comme un mantra :
« Pourvu qu’il n’y ait pas de magazines porno là-dedans. Pourvu qu’il n’y ait pas de magazines
porno là-dedans. Pourvu qu’il n’y ait pas… »
Le tiroir s’ouvrit sans un bruit, révélant une paire de lunettes à monture métallique, un crayon
bien taillé, deux revues de mots croisés et une de Sudoku.
Rien qui puisse leur être utile, mais, Dieu merci, rien non plus de carrément dégueu.
À l’instant où elle s’apprêtait à le refermer, deux espèces de boules en plastique rosâtre, bizarres,
attirèrent son regard. Elle les fixa avec dégoût, avant de comprendre ce que c’était.
Des boules Quies usagées.
— Beurk !
Elle referma le tiroir.
N’ayant rien trouvé de répugnant dans le premier, il lui fut plus facile d’ouvrir le second. Un livre
intitulé Conflit et Résolution s’y trouvait. Elle le sortit pour voir ce qu’il y avait en dessous.
Un bloc-notes, un stylo, un CD, un petit paquet de mouchoirs en papier, et un tube de pommade.
Elle préféra ne pas le regarder de trop près.
— Il n’y a rien, ici ! cria-t-elle.
— Vérifie sous le lit !
— Génial !
Poussant un soupir, elle se mit à quatre pattes pour regarder sous le sommier. Le sol était
impeccable. Là non plus, aucune trace de poussière. Il n’y avait rien d’autre qu’une valise et une boîte
en carton.
Elle tira d’abord la valise, qui était vide. Avec méthode, elle fouilla quand même les diverses
pochettes intérieures, sans rien y découvrir.
Tout en effectuant son inspection méthodique, elle songea aux propos de Sylvain. Hier soir, bien
qu’elle se soit efforcée de garder un air détaché après ce qui s’était passé avec Carter dans les bois, il
l’avait percée à jour. Envahie par la honte, elle songea à quel point elle l’avait ignoré depuis le décès
de Jo – comme s’il représentait un problème qu’elle n’avait pas le temps de résoudre. De bien des
façons, elle s’était comportée avec lui comme Carter avec elle.
En réalisant cela, elle interrompit son geste – elle s’apprêtait à refermer la valise. Jetant un coup
d’œil par-dessus son épaule, elle fixa la porte ouverte derrière elle. D’où elle était, elle entendait
Sylvain, qui fouillait le contenu des tiroirs du bureau. Elle se représentait ses mouvements rapides et
efficaces alors qu’il cherchait des preuves que son mentor avait aidé un assassin.
Elle remit le bagage à sa place. Sous ses jambes, le sol était froid.
Après la mort de Jo, elle s’était efforcée de ne rien ressentir. Mais depuis son récent baiser avec
Carter, c’était comme si une petite porte interne – une porte qu’elle avait fermée de toutes ses forces –
s’était rouverte. À présent, elle était submergée de sensations.
Sylvain était un garçon compliqué, et ils avaient un passé chargé, mais il n’avait pas renoncé à
elle pour se trouver une autre copine. Pas plus qu’il ne lui avait mis la pression ni n’avait cessé de
prendre soin d’elle. Elle l’avait négligé durant des semaines, mais il l’attendait toujours. Il s’était
montré patient, constant.
— Tu as déniché quelque chose ?
Sa voix la fit sursauter. Pouvait-il deviner qu’elle pensait à lui ?
— Pas encore.
À part la valise, il n’y avait qu’une boîte en carton sous le lit. Elle s’en saisit. Le couvercle n’était
pas bien fermé, et la boîte avait l’air vieille, comme si elle avait été manipulée de nombreuses fois.
A priori, elle ne contenait que des souvenirs et des documents : de vieux relevés bancaires –
qu’elle évita de lire –, quelques factures et des lettres adressées à M. Auguste S. Zelazny. « S. pour
quoi ? »
Au fond, un ouvrage attira son attention. Elle le sortit. C’était en fait un album photo, bleu et
blanc, dont le titre indiquait : Ton livre de bébé.
Intriguée, elle l’ouvrit, et découvrit le cliché d’un nouveau-né au-dessus duquel s’affichait un
joyeux en-tête : « Ta première photo ! »
Le nom du bébé était inscrit en dessous. Arnold Auguste Zelazny. La date de naissance datait d’il y
a quinze ans.
« Zelazny a un fils ? »
Stupéfaite, elle relut la date. Jamais Zelazny n’avait évoqué un enfant. Et à l’évidence, il n’était
plus marié.
Elle tourna la page et tomba sur une photo d’un Zelazny plus jeune, souriant, ressemblant à peine
à celui qu’il était aujourd’hui. Ses cheveux étaient plus fournis, il avait une fossette au menton. Il avait
l’air détendu et… heureux. À côté de lui, une jeune femme brune, souriante, les cheveux légèrement
décoiffés – semblant tout juste sortir du lit. Ils tenaient le bébé entre eux, avec précaution, comme s’il
était du cristal le plus délicat.
Allie fixa la photo. Elle n’en croyait pas ses yeux !
« Que s’est-il passé ? » s’interrogea-t-elle, ses doigts s’attardant au bord de la page.
Elle eut l’horrible pressentiment qu’une catastrophe était arrivée. Les bébés ne disparaissent pas
ainsi de votre vie !
Elle tourna finalement les pages, et découvrit d’autres photos du bébé. Les cheveux plus longs.
Souriant, avec des petites dents. Puis suivirent les dates auxquelles il avait fait ses premiers pas,
prononcé ses premiers mots. Des souvenirs de sa première fête d’anniversaire.
Et tout s’arrêta brusquement.
Avec minutie, elle fouilla dans la boîte, mais ne trouva rien d’autre concernant l’enfant. Sa vie
entière semblait contenue dans cet unique album.
« Arnold Zelazny. Que t’est-il arrivé ? »
Elle remit tout en place avec précaution, et replaça la boîte dans sa cachette.
Sylvain surgit à la porte.
— Il n’y a rien dans son bureau. Et toi, tu as déniché quelque chose ?
Elle secoua la tête.
— Rien non plus.
Sylvain parut soulagé. Impossible de lui en vouloir. Finalement, Zelazny n’était peut-être pas
coupable.
Sylvain lui fit signe de sortir.
— On ferait mieux de s’en aller, alors. On a perdu notre temps.
Elle se releva, prête à le suivre. Tout à coup, elle remarqua Conflit et Résolution sur la table de
nuit – elle avait oublié de le ranger.
— Une seconde !
Ouvrant le tiroir de la table de nuit, elle s’empara rapidement du livre pour le remettre en place.
Ce faisant, quelque chose s’échappa d’entre les pages, et tomba sur le sol dans un bruit métallique.
Aussitôt en alerte, Sylvain la rejoignit en deux enjambées.
— Qu’est-ce que c’est ?
En se penchant, ils virent une petite clé argentée qui brillait sur le parquet sombre.
— Oh, non ! chuchota Allie.
Le temps de quitter l’appartement de Zelazny, le couvre-feu était déjà passé. Ils avaient tout remis
en ordre avec grand soin, sauf la clé, à présent enfouie dans une poche de la jupe d’Allie.
Quand ils furent prêts à s’en aller, Sylvain éteignit les lumières, puis resta quelques instants
l’oreille collée à la porte d’entrée. Au bout d’un moment, il l’entrouvrit et jeta un coup d’œil à
l’extérieur – le hall était désert.
Aussi silencieux que des fantômes, ils se faufilèrent dans le long couloir. Ils avançaient aussi
rapidement que possible, mais la porte au bout du corridor semblait à des millions de kilomètres.
Allie se concentra dessus : « Vite ! Vite ! »
Il était impensable de croire que Zelazny était l’espion. Elle était encore ébranlée par cette
nouvelle. Une main plongée dans sa poche, elle agrippait la clé – qui lui brûlait quasiment les doigts.
Zelazny aurait prêté main-forte aux meurtriers de Jo ? Lui qui veillait toujours à ce que chacun suive
le règlement à la lettre ? Qui tenait à Cimmeria ? À Isabelle ? Zelazny, avec sa famille disparue et son
appartement impeccable… Il aurait participé à des meurtres pour Nathaniel ?
C’était invraisemblable ! Et pourtant… Il y avait cette clé.
Cela dit, presque tout le monde avait des clés. Il n’existait qu’un moyen de savoir si celle au fond
de sa poche était bien l’exemplaire recherché, et ils n’allaient pas tarder à le découvrir. Cependant, ils
devaient d’abord, quitter cette aile sans qu’on les remarque. Après tout, vu l’heure, n’importe quel
professeur était susceptible de surgir dans les couloirs à un moment ou un autre. Et là, Sylvain et elle
se feraient prendre. En effet, dans ce long corridor étroit, il n’y avait nul endroit pour se cacher.
« Quarante pas, quarante et un, quarante-deux… »
Ils étaient presque arrivés à la sortie, quand ils entendirent le bruit d’une porte qui s’ouvrait
derrière eux. Impossible de se tromper. Néanmoins, aucun d’eux ne flancha.
Sans regarder ni à droite ni à gauche, ils avancèrent, et continuèrent ainsi avec assurance, en
parfaite synchronisation.
Quelle que soit la personne qui avait ouvert la porte, elle ne sembla pas leur prêter attention – ils
ne furent pas interpellés.
Encore une dizaine de pas, et ils étaient dehors. Ouf ! Ils avaient réussi à sortir de là sans
encombre !
Toujours silencieux, ils dépassèrent les statues de marbre, puis descendirent jusqu’au grand hall
vide. À cette heure, les élèves avaient regagné leurs dortoirs. La plupart des lumières avaient été
éteintes. Ils progressèrent dans l’obscurité comme deux ombres sur le parquet de chêne poli, et ne
s’arrêtèrent que lorsqu’ils eurent atteint le bureau d’Isabelle. Plantés devant la porte familière –
comme n’importe quels élèves de n’importe quel lycée devant n’importe quelle porte de direction –,
ils frappèrent et attendirent. Comme personne ne répondait, ils échangèrent un regard. Allie sortit la
clé de sa poche, et, d’une main ferme, l’introduisit dans la serrure. Elle tourna facilement. Tous deux
entendirent le clic du verrou.
Allie laissa échapper un petit halètement étonné. Jusqu’à cet instant, elle n’avait pas réalisé à quel
point elle aurait souhaité que la clé ne fonctionne pas.
Sylvain se mordit la lèvre inférieure, et détourna la tête. Quelle déception pour lui ! Il avait tant
confiance en Zelazny !
Avec hésitation, elle lui posa une main sur l’épaule, essayant de le convaincre, sans un mot,
qu’elle comprenait son émotion. Qu’elle partageait avec lui cet horrible sentiment de trahison.
Sylvain se retourna, croisa son regard. Pour la première fois, depuis bien longtemps, elle sentit
de nouveau cette incroyable connexion, ce lien si fort qui existait auparavant entre eux. Cette
sensation la prit par surprise – comme un éclair de lumière dans une pièce sombre.
Levant le bras, Sylvain posa sa main sur la sienne. Aussitôt, son cœur s’emballa.
« Ça, je ne crois pas que ce soit de l’amitié. »
De légers bruits de pas se firent soudain entendre, brisant l’intensité du moment. Sylvain serra sa
main un peu plus fort et soutint son regard. Elle hocha lentement la tête, pour lui signifier qu’elle
avait entendu, elle aussi.
Ils reculèrent pour se cacher dans l’ombre sous l’escalier. Elle se plaça derrière Sylvain, qui ne
lâcha pas sa main.
Les pas approchaient avec lenteur. D’après le rythme, Allie comprit qu’il y avait deux personnes –
l’une avait la démarche plus lourde que l’autre – qui avançaient en silence.
Elle ne les vit que lorsqu’ils approchèrent de l’escalier – vêtus de noir des pieds à la tête, calmes,
professionnels.
Des vigiles.
Devant elle, Sylvain se tenait parfaitement immobile, observant leurs mouvements.
Les gardes passèrent devant leur cachette sans les remarquer. Arrivés au pied du grand escalier,
ils tournèrent et commencèrent à grimper. Levant les yeux, Allie écouta le craquement des marches
tandis que les vigiles se dirigeaient vers le premier étage, puis vers l’aile des salles de classe.
Quand ils furent hors de vue, elle se retourna vers Sylvain. Il l’observait, un petit sourire aux
lèvres.
— Tu deviens très bonne à ça, chuchota-t-il, l’air à la fois fier et chagriné.
— Je sais.
24.
e lendemain matin, à l’aube, Allie se trouvait dans le jardin. Des gouttes de pluie lui tombaient
L dans les yeux. De sa pelle, elle frappait le sol aussi fort que possible, tentant de creuser plus
profondément le sillon devant elle.
Un rang plus loin, Carter effectuait la même tâche – mais bien plus vite et plus efficacement.
La pluie tombait depuis une demi-heure. Malgré ses épaisses couches de vêtements, Allie avait
l’impression que les gouttes glacées la pénétraient jusqu’aux os.
Tout cela était une telle perte de temps ! Ils effectuaient leur punition, alors qu’ils auraient pu être
à l’intérieur de l’école pour chercher l’espion. Au lieu de se geler à mort.
Poussant un juron, elle abaissa son bonnet sur son front, s’arrêta une seconde pour observer
Carter travailler. Ayant grandi sur le domaine – il avait quasiment été élevé par M. Ellison –, il avait
davantage l’habitude qu’elle des tâches de jardinage, pourtant, il n’était guère plus avancé. À coup sûr,
il ralentissait exprès pour s’accorder à son rythme et rester près d’elle. Pourtant, il ne lui avait pas
adressé un seul mot de la matinée.
Ça la rendait dingue.
Ce qui s’était passé la nuit dernière avec Sylvain l’avait vraiment fait réfléchir. Tout était si
différent avec lui. Rien à voir avec Carter. Sylvain semblait croire en elle, en ses capacités à bien
faire. Grâce à lui, elle avait confiance en elle.
L’attention qu’il lui portait était comme une lumière brillante qui la réchauffait, l’aidant à se sentir
vivante. Elle s’y épanouissait comme une fleur sous les rayons du soleil.
Une fois que les vigiles s’étaient éloignés, tous deux s’étaient faufilés en hâte dans leurs dortoirs
respectifs. Ils n’avaient pas eu l’occasion de discuter. Mais ce moment, dans le couloir – lorsque leurs
mains s’étaient enlacées…
En y repensant, les battements de son cœur s’accélérèrent. Comment un geste aussi simple
pouvait-il la perturber autant ? C’était là la puissance du charme fou de Sylvain. Parfois, avant le
décès de Jo, un seul de ses regards était capable de la troubler intensément.
« L’amour romantique. »
La bêche de Carter plongea dans la terre avec un grand bruit. Bon, elle ferait mieux de se remettre
à bosser !
Poussant un soupir, elle donna de grands coups de pelle – inefficaces, puis, d’un regard furtif,
observa Carter, l’étudiant à travers le prisme des gouttes de pluie qui s’étaient accrochées à ses cils.
Il avait les joues rougies par le froid, et, comme elle, il était trempé jusqu’aux os.
Il ne la regarda pas un seul instant.
Elle frappa de nouveau le sol, plus fort, cette fois.
Avec Carter, les choses étaient toujours si compliquées ! Ses émotions oscillaient en permanence
entre confiance et méfiance, croyance et doute.
Aujourd’hui, par exemple. Ils étaient seuls dans le jardin. Il y avait de nombreuses choses dont ils
devaient discuter. Elle savait que Sylvain lui avait parlé de la clé découverte hier soir. Tous deux
s’étaient mis d’accord : Sylvain informerait Carter, et elle en parlerait aux filles – elle était allée
frapper à chacune de leurs portes, et avait informé ses trois amies de leur trouvaille.
Pourtant, ce matin, Carter n’avait pas évoqué le sujet. D’ailleurs, il n’avait pas prononcé un seul
mot.
Impossible de continuer comme ça ! Elle devait agir !
— Tu comptes vraiment m’ignorer toute la journée ? demanda-t-elle enfin. Ou juste pendant
qu’on est là, sous cette pluie de merde, à bêcher cette terre à la con ?
Carter ne releva même pas la tête.
— Surveille ton langage !
— Ouais, c’est ça ! Le langage. Tu sais, c’est ce qu’on utilise pour discuter !
— Très bien !
Carter se redressa, s’appuya sur sa pelle, et l’observa avec circonspection.
— Salut, Allie. Comment ça va, ce matin ?
— Hyper bien, Carter. Vraiment hyper bien !
La pluie lui coulait sur le visage, glissait sous son écharpe jusqu’à ses épaules. C’en était trop !
Elle le fixa.
— Je vais faire un break, pour essayer de ne pas mourir d’une pneumonie.
Comme il ne répondait rien, elle insista.
— Tu veux venir avec moi ? Je vais juste me poser là un moment…
Levant sa pelle, elle désigna la remise près du mur.
Il n’avait toujours pas répondu. Allait-il refuser ? Enfin, il se décida :
— Bon, après tout, moi non plus je n’ai pas envie de me choper une pneumonie.
La petite cabane n’était pas chauffée, mais au moins, les portes permettaient de se protéger de la
pluie. Grâce au banc dans le coin, ils n’étaient pas obligés de s’asseoir par terre, sur le sol froid. Allie
accrocha son bonnet et son écharpe trempés à un crochet près de la porte, et secoua sa tignasse
mouillée, répandant des gouttelettes d’eau autour d’elle. Ses cheveux étaient plus longs – à présent ses
mèches brunes lui arrivaient sous les épaules.
— J’aimais bien ta crinière rousse. Elle me manque.
Se retournant, elle vit Carter assis sur le banc, qui l’observait.
— Vraiment ?
Saisissant une mèche entre ses doigts, elle l’étudia d’un air détaché.
— Maintenant, ça me fait bizarre quand je les teins. Lorsque je me regarde dans le miroir, j’ai
l’impression que ce n’est pas moi.
Poussant un soupir, elle s’installa à l’extrémité du banc.
— Cela dit, ce n’est peut-être pas une mauvaise chose.
— Pourquoi ? Tu ne t’apprécies pas ?
Elle haussa les épaules.
— Ça m’arrive parfois. Comme en ce moment.
— Pourquoi ? insista-t-il.
Elle lui jeta un regard entendu, tentant de lui faire comprendre qu’elle était quasi certaine qu’il
connaissait la réponse à sa question.
Carter détourna le regard.
— Oh ! Ça !
— Oui, ça.
Elle croisa les bras devant elle.
— Pouvons-nous discuter de ça ?
Carter eut un geste évasif.
— Écoute, je…
Allie cherchait ses mots.
— Ce qui s’est passé… ça me fait bizarre. Depuis, on s’évite sans cesse, et on ne s’adresse plus la
parole. J’ai l’impression qu’on avait presque réussi à devenir amis, et tout à coup… Paf ! On recule
d’un grand pas. Et je…
Elle poussa de nouveau un soupir, laissant ses épaules s’affaisser.
— Je déteste ça !
Carter changea de position – le banc oscilla légèrement.
— Je sais. Mais je… j’ignore comment gérer ça.
Il la fixait avec intensité.
— Tu as cette capacité… de me troubler. J’ai l’impression que je sais ce que je veux, et soudain,
tu déboules… et c’est la pagaille en moi.
Allie connaissait très bien cette sensation.
— Tu me fais le même effet.
Carter se frotta les yeux.
— Le truc c’est que, Julie et moi, nous sommes amis depuis son arrivée à Cimmeria. Je te l’ai
déjà dit ?
Allie secoua la tête.
— Nous n’étions que des gosses. Moi, j’étais cet orphelin en colère. Elle s’est pointée à Cimmeria
avec ses valises hyper chic et sa nurse, m’a regardée, puis elle a déclaré : « Je m’appelle Julie. Je suis
ta nouvelle meilleure amie. »
Il lâcha un rire à ce souvenir.
— Et elle avait raison. Depuis ce jour, nous avons toujours été amis. Elle était si confiante et
déterminée ! Nous avons étudié ensemble, grandi ensemble, rejoint la Night School ensemble… Je
crois qu’il était inévitable qu’un jour ou l’autre on finisse aussi ensemble. Mais ce qui s’est passé au
bal d’hiver, c’était un accident. Nous avions trop bu et… c’est arrivé, voilà, c’est tout. Le lendemain,
j’ai pensé que c’était une erreur. Mais ensuite, j’ai pensé que peut-être…
Il hésita un instant.
— Peut-être que c’était bien. On s’entend à la perfection. Elle me connaît tellement… Les choses
sont différentes avec elle.
Certes, Carter n’avait sûrement pas l’intention de la blesser, mais ses mots lui firent quand même
mal. La seule chose qu’ils n’avaient jamais réussie, en tant que couple, c’était à bien s’entendre.
Apprendre qu’il ne se disputait jamais avec Julie – qu’ils se comprenaient mutuellement – lui prouva
une fois de plus qu’elle n’était pas douée pour être sa petite amie.
C’était plutôt comique : Carter disait exactement ce qu’elle avait envie d’entendre. Néanmoins,
c’était douloureux malgré tout.
Il continua :
— L’autre nuit, quand on courait dans les bois… c’était comme… avant. Quand je t’ai regardée, je
me suis rappelé comment c’était entre nous… Enfin, les bons moments. Alors… Je ne sais pas ce qui
s’est passé… J’ai perdu les pédales. Je suis désolé, Allie, mais je tiens à Julie. Elle compte beaucoup
pour moi. Je ne peux pas…
Des taches de couleur étaient apparues sur ses joues.
— Si jamais elle découvre ce qui s’est passé…
C’était l’ouverture qu’Allie attendait.
— Elle n’en saura rien. En tout cas, elle ne l’apprendra pas par moi. Et toi, tu ne dois rien lui dire
! Jamais ! Moi non plus, je n’avais pas prévu de t’embrasser. C’était un accident. Nous étions dehors,
seuls, il faisait noir et… nous avions l’habitude de nous embrasser. Mais, maintenant, nous devons
agir comme si ce n’était jamais arrivé, et apprendre à devenir amis. On l’a déjà été, une fois. De vrais
bons amis. J’aimerais que ça recommence.
Sa voix se fit plus passionnée :
— Je n’ai pas envie de te perdre une fois de plus, Carter. S’il te plaît ! Sois mon ami.
Visiblement surpris par la profondeur de ses émotions, il lui fit face.
— Tu ne m’as jamais perdu, Allie. Pas vraiment.
Elle savait que c’était faux.
— Si, nous nous sommes perdus. Et si nous nous remettons un jour ensemble, je crois que ça
recommencera. Soyons amis, Carter. Amis pour la vie.
— Je serai toujours ton ami, Allie. Je te le jure.
Quand son dernier cours se termina – enfin ! – cet après-midi-là, Allie se précipita dans le grand
escalier, son sac lourd de livres rebondissant à chaque pas sur ses hanches. Elle était presque arrivée
en bas quand elle entendit quelqu’un l’appeler.
Se retournant, elle vit Katie venir dans sa direction. Ses longues boucles cuivrées brillaient dans
la lumière de l’après-midi.
— Je cherchais ton… comment est-ce que je dois l’appeler ? Ton gang ?
Katie avait prononcé ce dernier mot avec une répugnance évidente.
— J’ai besoin de vous parler.
Allie leva les yeux au ciel.
— Un gang. Un groupe d’amis. Comme tu veux. Qu’est-ce qui se passe ?
— Mes parents sont entrés en contact avec moi.
Allie fronça les sourcils – Isabelle n’étant pas dans le coin, personne ne pouvait donner
l’autorisation aux élèves de passer des coups de fil.
— Entrés en contact ? De quelle façon ?
Katie lui jeta un regard exaspéré.
— Tu n’as donc pas encore compris, Allie ? Mes parents sont libres de faire ce qu’ils veulent !
S’ils ont envie de me parler, ils me parlent, un point c’est tout ! Tu sais, ça serait pas mal que tu cesses
de te disputer avec moi, pour une fois, genre.
Allie leva une main devant elle en signe d’apaisement.
— D’accord. Donc, tu as discuté avec eux. Est-ce que tout est… OK ?
— Non, rien n’est OK du tout ! Tu crois que je serais plantée là à discuter avec toi si c’était le cas
? !
Elle adopta un ton enjôleur.
— Oh, salut, Allie, je voulais juste t’informer qu’il ne s’était rien passé d’intéressant !
Allie s’obligea à rester calme.
— Bordel, Katie, pas la peine de piquer une crise ! Dis-moi simplement ce que tu voulais
m’annoncer.
— J’arrive pas à croire que tu sois la seule à pouvoir m’aider !
Katie avait l’air dégoûtée. Jetant un coup d’œil autour d’elles pour s’assurer que personne ne les
entendait, elle continua en baissant la voix :
— Mes parents m’ont informée qu’il se pourrait qu’ils partent en voyage, cette semaine, et que
j’aurais peut-être envie de venir avec eux. Que je devrais peut-être préparer ma valise, juste au cas où.
— Qu’est-ce que… ?
Allie comprit soudain le sous-entendu.
— Oh.
— Exactement.
Allie la dévisagea avec désarroi.
— Cette semaine ?
Tout était pourtant sur le point d’aboutir – ils étaient près d’identifier le véritable espion. Ils
avaient découvert la clé. À présent, ils devaient concocter un plan, confronter les profs, dénoncer
Zelazny, et réussir à l’utiliser contre Nathaniel. Or, les instructeurs de la Night School étaient absents.
Les élèves sans protection. Rien n’avait encore abouti.
— Putain de bordel de merde, Katie ! Nous ne sommes pas prêts !
Le désespoir lui faisait hausser la voix.
— C’est beaucoup trop tôt !
Katie rétorqua d’un ton glacial :
— Eh bien, organisez-vous ! On a besoin d’un plan. Et immédiatement ! Je n’ai pas du tout envie
d’être embarquée d’ici par l’une de ces brutes qui servent de gardes du corps à mes parents, comme
cette conasse de Caroline.
— On va trouver quelque chose ! promit Allie. D’ici là, si tes parents se pointent, cache-toi. Il y a
plein d’endroits pour ça : le toit, le grenier, le vieux cellier, les boxes de la bibliothèque. Les anciens
prêtres avaient même une cachette dans la chapelle – je peux te la montrer, si tu veux.
Tandis qu’elle énumérait les endroits où elle s’était planquée durant le trimestre pour échapper au
cours, Katie la contemplait d’un air maussade. À l’évidence, ses propositions étaient loin du grand
plan d’évasion auquel elle s’attendait.
La rouquine se passa une main dans les cheveux.
— Quel cauchemar !
Allie essaya de se montrer positive.
— Ne t’inquiète pas, on va mettre un plan au point. D’ailleurs, on doit se réunir dans cinq minutes
pour en discuter.
Katie se mordilla la lèvre inférieure.
— J’espère… J’espère que vous allez avoir une super idée, parce que là, ça craint.
Sa vantardise habituelle s’était évaporée. En cet instant, Katie avait l’air d’une gamine effrayée
dont le monde s’écroulait. Ne l’ayant jamais vue autrement que méga sûre d’elle, voire franchement
arrogante, Allie ignorait comment réagir. Elle ne pouvait tout de même pas la consoler !
De plus, les autres l’attendaient.
— Bon, je crois que je ferais mieux d’y aller…
Comme elle s’éloignait d’un pas, Katie la suivit.
— Hé ! Heu… Attends !
Allie se retourna.
— Si jamais vous avez envie que je vienne à une de vos réunions… un de ces quatre… je veux
bien. Je pourrais peut-être… vous aider.
Allie la regarda d’un air incrédule. Katie paraissait anxieuse et presque… solitaire. Comme si elle
était la seule laissée en dehors du coup.
L’hiver dernier, quand Allie lui avait demandé pourquoi elle n’avait jamais rejoint la Night
School – alors qu’elle en avait tout à fait la possibilité – Katie avait éludé sa question. Il devait bien y
avoir une raison pour qu’elle ait choisi d’éviter ce puissant groupe au cœur de Cimmeria.
Mais ce n’était pas le moment de l’interroger. Elle se contenta donc de lui répondre d’un ton aussi
professionnel que celui d’une femme d’affaires :
— Je leur en ferai part.
Après le dîner, ils se réunirent dans un coin du foyer bondé, attendant Raj Patel.
Rachel, qui avait discuté avec les vigiles durant l’après-midi, était inflexible : son père n’allait pas
tarder. Cependant, au fur et à mesure que le temps s’écoulait, elle devenait de plus en plus nerveuse –
levant la tête de son devoir de chimie chaque fois que quelqu’un passait la porte.
Dix heures du soir s’affichèrent à la pendule. Toujours aucun signe de Raj.
— Et voilà, ça va être le pire des scénarios ! soupira-t-elle. Il va se pointer direct dans ma
chambre, et je devrai tout lui expliquer moi-même.
— Si c’est le cas, frappe au mur, suggéra Allie. Je viendrai te soutenir… et t’empêcher de tout lui
raconter.
— Il ne va sûrement plus tarder.
Rachel jeta un coup d’œil autour d’elle, pleine d’espoir. Mais la pièce spacieuse, aux canapés de
cuir, aux étagères regorgeant de livres et de jeux de société, aux tables sur lesquelles trônaient des
jeux d’échecs semblait n’attirer que des élèves qui avaient envie de papoter et de se détendre un
moment. Dans un coin, quelqu’un jouait « Clair de lune1 » au piano, tandis que les autres lui
enjoignaient d’entamer un air plus entraînant.
Allie tourna une page – qu’elle avait à peine lue – de son livre d’histoire. La musique – comme
tout le reste – la distrayait. Elle était en retard dans ses devoirs. Comment se concentrer alors que tant
était en jeu ? Les cours, les leçons, tout semblait n’être qu’une pénible interruption dans une journée
autrement intéressante. Pourtant, elle avait promis à Lucinda d’obtenir de bonnes notes.
Avec discrétion, elle jeta un coup d’œil en direction de Sylvain. Il était assis dans un profond
fauteuil de cuir, le menton posé au creux d’une main, l’air perdu dans ses pensées. Qu’est-ce qui
pouvait le tracasser autant ? Mmm, sûrement Zelazny.
Un peu plus loin, Carter rédigeait une dissert de géographie – son écriture bien nette remplissant
lentement la page. Depuis leur discussion dans le jardin, il se comportait enfin normalement avec elle,
l’incluant dans les conversations, lui souriant même, quelquefois. Les choses étaient encore un peu
formelles avec lui, mais au moins ils ne s’ignoraient plus.
Une des remarques de Katie lui revint soudain en mémoire. Allie se redressa, regarda
joyeusement les autres.
— On devrait peut-être prendre un nom !
À l’instant où ces paroles quittèrent sa bouche, elle les regretta aussitôt. Les autres la regardèrent
d’un air absent.
— Pardon ? fit Rachel.
Nicole laissa échapper un petit rire.
— Je veux dire, pour notre groupe.
Déjà, elle ne savait plus où se mettre.
— C’est juste que… Katie nous a qualifiés de gang.
Carter, lui, réfrénait son hilarité.
— Je ne crois pas que nous ayons besoin d’un nom. De plus, les meilleurs sont déjà pris.
Les autres gloussèrent. Allie sentit le rouge envahir son cou. Existait-il une formule magique lui
permettant de se fondre illico dans le sol ? Elle lança un regard désespéré à Sylvain, mais il ne leur
prêtait aucune attention. Personne n’allait lui sauver la mise.
— De plus, si nous sommes un groupe secret, nous n’avons pas besoin d’un nom parce que nous
ne pouvons pas parler de nous, fit remarquer Zoé. Night School, ce n’est pas vraiment un nom – c’est
plus, genre… une description. C’est un cours qui a lieu la nuit.
Allie fixait son livre.
— OK. Laissez tomber, d’accord ? Oubliez ce que j’ai dit.
Devant l’embarras de son amie, Rachel changea de sujet, histoire de détourner l’attention :
— En tout cas, nous avons intérêt à faire hyper gaffe avec mon père. Il est doué pour s’approcher
sans qu’on le remarque.
— C’est vrai ! Il est incroyable ! s’exclama Nicole avec admiration. Je ne sais pas comment il fait
ça, mais…
Elle eut un vague geste de la main
— Il apparaît, juste…
Elle claqua des doigts.
— Comme ça ! Il est méga doué pour surgir comme par magie !
— Ouais.
Visiblement peu enchantée par l’enthousiasme de Nicole pour son père, Rachel lui jeta un regard
désapprobateur.
— On a donc intérêt à prendre nos précautions si on ne veut pas qu’il entende ce qu’on se raconte.
— C’est vrai, intervint Zoé. Ça serait moche qu’on soit en train de parler de pénis quand il se
pointe.
— Zoé ! s’écrièrent Allie et Nicole en chœur.
La benjamine du groupe leur décocha un clin d’œil.
— Quoi ? Ce serait gênant, non ?
— Oui, rétorqua Allie avec flegme. Et toi, tu es beaucoup trop jeune pour parler de pénis avec qui
que ce soit.
Zoé avait l’air intriguée.
— Pourquoi ? Quel âge je dois avoir pour parler de sexe ?
— Seize ans, répliqua Allie.
Au même instant, Nicole répondit :
— Quatorze ans.
Et Rachel :
— Quinze ans.
Échangeant un regard, elles éclatèrent toutes trois de rire.
— Plus vieille, pouffa Allie. Juste… plus vieille qu’aujourd’hui.
Zoé les dévisagea.
— Je peux parler de pénis si j’en ai envie !
— Personne ne peut t’en empêcher, déclara Rachel. Mais ce serait quand même bizarre si tu en
parlais, par exemple, en cours d’allemand.
Cette fois, il leur fallut du temps pour se remettre de leur fou rire.
— Je crois que vous perdez la tête, mesdemoiselles.
Sylvain avait enfin remarqué leur hilarité et les contemplait avec stupéfaction.
— Désolée, souffla Nicole en s’essuyant les yeux. C’est le manque de sommeil.
— Et l’anxiété, ajouta Rachel.
Allie s’efforçait de recouvrer son calme.
— Au moins, on fait gaffe à ce qu’on dit, histoire que le père de Rachel n’entende pas tout.
— Pourquoi ?
La voix de Raj sembla surgir de nulle part. Ils se retournèrent. Le chef de la sécurité se tenait
debout derrière sa fille.
— Qu’est-ce que vous ne voulez pas que j’entende ?
— P apa !
Rachel se jeta au cou de son père.
Surpris par son assaut, il l’enlaça, essayant de garder son équilibre.
— Où étais-tu ? Je t’ai cherché partout !
Devant le soulagement évident de sa fille, l’expression de Raj s’adoucit.
— Désolé, ma chérie. Il se passe beaucoup de choses.
Allie détourna le regard devant cette scène familiale touchante. Une triste sensation de vide
l’assaillit. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas été aussi proche de son père ! Qu’il n’avait pas
été aussi heureux de la revoir ! C’était curieux de constater à quel point ce sentiment la faisait
souffrir, alors qu’elle n’avait pas parlé à son père depuis des semaines.
La voix de Rachel la ramena au présent.
— Nous savons bien qu’il se passe beaucoup de choses ! C’est pour ça que nous avons besoin de
te parler, papa.
S’écartant de lui, Rachel se plaça au milieu de son groupe d’amis.
— On peut aller quelque part pour discuter ? demanda-t-elle.
Raj les observa d’un air sceptique.
— Je n’ai guère de temps…
Rachel l’interrompit d’un ton suppliant.
— Je t’en prie, papa ! C’est très important !
Lisant la détermination sur leurs visages, Raj capitula.
— D’accord. Venez avec moi !
D’un pas vif, il les conduisit hors du foyer jusqu’à l’aile des salles de classe, vide. Pressant
l’interrupteur de l’une des salles de sciences naturelles, il attendit qu’ils entrent tous dans la pièce.
Une désagréable odeur de formol flottait dans l’air – Allie se contenta de respirer par la bouche.
En dehors des heures de cours, le chauffage était éteint dans les classes – il faisait si froid
qu’Allie frissonnait. Elle évitait autant que possible de regarder le spécimen de squelette humain
planté dans un coin de la pièce. Elle détestait la façon qu’il avait de vous sourire – comme si la mort
était la meilleure chose au monde.
Raj était appuyé contre le bureau du professeur, bras croisés sur le torse. La lumière crue des
néons accentuait la pâleur de son visage. Jamais Allie ne l’avait vu aussi fatigué. Des cernes sombres
ourlaient ses yeux, et ces derniers jours, de nouvelles rides s’étaient creusées sur son front.
— Eh bien, de quoi s’agit-il ? interrogea-t-il.
Pendant une seconde, personne ne dit mot. Allie eut l’impression qu’ils attendaient que Rachel
s’adresse à lui, parce que Raj était son père, mais à l’évidence, leur amie n’avait pas l’intention d’être
leur porte-parole. Jetant un coup d’œil à Allie, elle eut un geste impatient, lui enjoignant de se lancer.
— C’est… à propos d’Eloise, commença Allie.
À peine avait-elle prononcé le prénom de leur bibliothécaire que Raj secouait déjà la tête.
— Vous savez que je ne peux pas discuter…
Carter l’interrompit :
— Nous ne voulons pas que vous nous en parliez. Ce que nous désirons, c’est vous informer de
ce que nous, nous savons. Nous pensons que… ça vous aidera peut-être à changer d’avis.
Raj parut surpris, mais lui fit signe de continuer.
Les uns après les autres, ils racontèrent ce qui s’était passé. Quand ils eurent terminé, Carter se
tourna vers Rachel.
— Montre-lui ce que nous avons trouvé dans la chambre de Zelazny.
Rachel leva la main : au bout de ses doigts, la clé scintillait comme un joyau.
Raj la fixait avec incrédulité.
— Elle ouvre le bureau d’Isabelle, affirma Carter d’un ton neutre.
— Vous avez pénétré dans l’appartement de M. Zelazny ?
Raj les dévisagea comme s’ils avaient perdu la tête.
— Vous vous rendez compte dans quelle situation vous vous êtes mis ?
— Il fallait bien qu’on fasse quelque chose ! s’exclama Rachel sur la défensive. Vous aviez tous
disparu, et… et c’était un vrai cauchemar.
— Rachel…
Son père avait parlé d’un ton sec, mais, le visage rouge d’émotion, Rachel ne le laissa pas
terminer.
— Tu ignores ce qui s’est produit, papa ! Vous étiez tous dans les bois, à vous congratuler les uns
les autres d’avoir découvert l’identité de l’espion.
Elle haussa le ton.
— Vous n’avez jamais songé que c’était un petit peu trop facile ? À qui profiterait le crime,
comme on dit, si vous accusiez la mauvaise personne ?
Elle leva la clé devant lui.
— Vérifie toi-même, papa. Cette clé ouvre bien la porte du bureau d’Isabelle.
Pendant un long moment, Rachel et son père se défièrent – du regard, il lui ordonnait de laisser
tomber. Cependant, Rachel ne se démonta pas.
Ce fut Sylvain qui rompit le silence tendu.
— Si vous vouliez bien réfléchir à ce que nous vous avons révélé, Raj. Après tout, c’est vous qui
nous avez entraînés à poser des questions. Et demandez-vous ce que nous nous sommes demandé :
comment est-ce que ça pourrait vraiment être Eloise ?
— Ça pourrait être n’importe qui ! tonna Raj.
Aussitôt, ils se turent tous.
— Vous n’avez pas connaissance de tous les faits. De plus, qu’est-ce qui vous a amenés à
soupçonner M. Zelazny ?
Au souvenir d’Eloise chuchotant à travers la fenêtre, Allie baissa les yeux.
— Juste quelque chose que quelqu’un a dit, répondit Carter d’un air volontairement détaché.
— Une question : vous êtes-vous introduits dans d’autres appartements ? demanda Raj.
Ils échangèrent un regard.
— On a pénétré chez Eloise, avoua Rachel.
Raj se passa une main dans les cheveux.
— J’aimerais bien comprendre pourquoi vous vous y êtes crus autorisés.
Il s’exprimait d’une voix calme, mais Allie savait qu’il était furieux.
L’entrevue prenait une mauvaise tournure. Raj n’avait pas du tout l’air convaincu par leurs
révélations. En fait, il semblait plus que jamais persuadé d’avoir raison.
Une pensée traversa soudain l’esprit d’Allie, elle se pencha en avant sur son bureau et fixa Raj.
— Vous connaissez Eloise depuis longtemps, n’est-ce pas, monsieur Patel ? Depuis qu’elle était
élève ici.
Raj affichait une expression glaciale.
— Oui.
— Dans ce cas, comment pouvez-vous croire qu’elle est la taupe ?
Allie avait du mal à cacher son émotion.
— Je ne comprends pas que vous négligiez le fait qu’elle était avec Jerry. Pourquoi ne lui faites-
vous pas confiance ?
— Parce que j’ai interrogé Jerry à ce sujet, marmonna Raj. Il n’était pas avec elle ce jour-là. Il
peut prouver qu’il était dans sa salle de classe à corriger des copies.
Le silence s’abattit dans la pièce. Les élèves échangèrent des regards incrédules. Quelqu’un
mentait : soit Eloise, soit Jerry.
Raj se passa une main sur le visage. Il ne s’était pas rasé, ses joues étaient ombrées d’une légère
barbe.
— Vous ne pouvez pas vous contenter de vous fier aux gens. Surtout pas quand vous les
connaissez depuis longtemps. Bien au contraire, vous devez tout vérifier pour vous assurer qu’ils
n’ont pas été corrompus… par la vie, ou les circonstances.
— Tu penses sérieusement que c’est elle, papa ?
Rachel tenait toujours la clé en main. Elle avait posé sa question d’une voix presque… effrayée.
— Tu crois réellement qu’Eloise a pu aider Nathaniel à assassiner Jo ?
Raj les dévisagea de son regard d’acier, les scrutant les uns après les autres. Puis, toujours
perplexe, il tendit néanmoins la main.
— Donne-moi cette clé. Je parlerai aux autres.
Rachel obtempéra – il glissa la clé dans sa poche, et les fixa avec un immense sérieux.
— Je vous promets de prendre en considération ce que vous m’avez rapporté, mais je vous en
prie, ne vous lancez plus dans aucune investigation. La situation est très grave. C’est dangereux.
En l’entendant, Allie sentit monter en elle une vague de colère.
« Dangereux ? Il ne pourrait pas se montrer plus condescendant, tant qu’il y est ? »
C’en était trop !
— Nous savons bien que c’est dangereux ! Figurez-vous que nous ne sommes pas complètement
débiles !
Se retournant, Raj la fixa avec incrédulité. Allie avait conscience d’être allée trop loin, mais elle
était incapable de se taire.
— Monsieur Patel, vous devez tous rentrer d’urgence ! Avez-vous conscience de ce qui se passe
ici ? C’est très mauvais. Vous, vous êtes dans les bois à jouer à la guerre.
D’un large geste du bras, elle désigna la pièce – sa main tremblant sous le coup de l’émotion.
— La guerre ? C’est ici qu’elle se déroule ! Revenez et aidez-nous à combattre !
— Allie, je vais ignorer la façon dont tu t’adresses à moi, parce que je sais que tu es en colère, dit
Raj d’un ton égal.
Visiblement, quelqu’un devait lui mettre les points sur les i. Allie haussa le ton :
— Je ne suis pas énervée. Les élèves sont déjà informés de la situation. Ils sont au courant pour
Nathaniel, tout comme ils savent que leurs parents vont venir les chercher. Certains d’entre eux
refuseront de partir. Il va y avoir du grabuge, alors vous devez rentrer. Tout de suite !
— Pardon ?
Raj les regarda attendant visiblement une explication de la bouche de chacun.
— Comment êtes-vous au courant ?
Sylvain prit la parole :
— Nous avons été informés par un des élèves, dont les parents sont du côté de Nathaniel, qu’il va
passer à l’attaque cette semaine. Les autres élèves… l’ont découvert.
— Oh ! Et bien sûr, j’imagine qu’ils ont découvert ça tout seuls ?
Il se détourna un instant, mâchoires crispées. Allie n’aimait vraiment pas l’expression qu’il
affichait.
Il reprit d’un ton glacial :
— Vous ignorez tout de la situation. N’imaginez pas le contraire une seule seconde.
Soudain, il donna un coup de poing si fort sur le bureau qu’une pile de documents s’étala, en
désordre.
— Vous n’avez que seize ans ! Vous pensiez réellement que nous vous révélerions tout ?
— Vous auriez dû, rétorqua Allie avec calme. En fait, c’est nous qui risquons nos vies si vous
vous trompez encore !
Rachel poussa un petit halètement.
Raj tressaillit comme si Allie l’avait frappé.
— Allie, stop ! lança Carter, d’un air paniqué.
— Non, elle a raison.
Sylvain se leva pour se placer à côté d’Allie.
— Raj, vous devez revenir.
Alors que tout le monde se mettait à parler en même temps, Raj leva les mains devant lui, les
invitant au calme. Il s’adressa à Allie :
— Je comprends que tu sois en colère. Tu m’as donné ton point de vue. J’ai entendu – d’accord.
Je… je ferai ce que je peux.
Enveloppant les autres du regard, il reprit d’un ton calme :
— À présent, dites-moi tout ce que vous savez. Reprenez depuis le début.
Quelque temps plus tard, quand ils quittèrent la salle de classe, personne n’avait envie de rester
pour papoter. Murmurant des excuses, chacun fila de son côté. Au lieu de se sentir regonflés d’espoir
après avoir discuté avec Raj, tout semblait pire. L’atmosphère était comme teintée d’amertume.
Une fois les autres partis, Allie s’attarda, espérant parler seule à seule avec Rachel. Mais son amie
quitta les lieux, son bras passé sous celui de son père, sans lui accorder un seul regard.
— Je suis désolée, murmura Allie quand ils furent hors de portée.
Ses épaules s’affaissèrent. Elle avait l’impression d’entendre la voix de sa mère lui chuchoter à
l’esprit :
Tu vas toujours trop loin, Alyson. Tu ne sais jamais quand t’arrêter.
Peut-être avait-elle raison, au fond.
Elle enfouit son visage dans ses mains, essayant de chasser la voix maternelle, ainsi que la
culpabilité et la peine.
— C’est toujours dur d’être celle qui annonce la vérité.
Allie se retourna, et vit Sylvain adossé au mur de l’autre côté de la salle de classe vide.
— C’est ce que je suis ? demanda-t-elle, la gorge serrée. Ou bien je ne suis qu’une enfoirée ?
Parce que j’ai plutôt l’impression que c’est le cas.
— Chaque leader doit accepter de jouer le rôle d’enfoiré, quand c’est nécessaire. Ce soir, tu étais
notre leader.
Allie n’en était pas convaincue.
— Tu penses donc que j’ai fait ce qu’il fallait ?
— Si tu t’étais exprimée comme une gamine intimidée, Raj ne nous aurait pas pris au sérieux.
Il haussa les épaules.
— Au moins, tu l’as obligé à nous écouter. En agissant ainsi, tu as aidé beaucoup de monde.
Elle se força à retenir ses larmes.
— C’est juste que… j’apprécie beaucoup Raj. Jamais il ne me pardonnera mon comportement.
Sylvain secoua la tête.
— S’il s’était trouvé à ta place, il aurait dit exactement la même chose. Justement, il va te
respecter pour avoir agi de la sorte.
Ses yeux bleu clair soutenaient son regard avec insistance. Même si elle n’était pas convaincue
qu’il ait raison, ses paroles l’aidaient à se sentir mieux – à avoir plus confiance en elle.
— Comment tu fais ça ? demanda-t-elle.
— Quoi ?
— M’aider à me sentir plus forte.
— Tu as toujours été forte, Allie.
Une vague de chaleur l’envahit. Si elle était vraiment forte, alors elle trouverait les mots pour lui
parler. Elle s’approcha – s’appuya contre le bureau en face de lui. Le squelette était accroché juste à
côté d’elle, et sans même s’en rendre compte, elle étreignit sa main aux os en plastique.
Sylvain l’observait, comme s’il essayait de deviner ses pensées.
— Il y a un truc dont je voulais te parler…, commença-t-elle, mal à l’aise.
Soudain, elle réalisa que c’était plus ou moins de la sorte que Carter s’était adressé à elle, l’autre
soir, dans les bois.
— D’ailleurs, ça fait un bail que je voulais te le dire.
— D’accord, dis-moi 1.
C’était déroutant. Sylvain était toujours si adorable quand il s’exprimait dans sa langue
maternelle.
Elle prit une profonde inspiration.
— Depuis le décès de Jo, je t’ai évité.
Il la fixa d’un regard dur – presque d’avertissement –, mais elle continua néanmoins. Elle avait
besoin de tout lui révéler.
— J’ai évité les autres, mais surtout toi. Je n’étais qu’une épave, et j’avais envie d’être seule. À
chaque instant. Pour toujours. Je me suis même sentie coupable de t’embrasser alors qu’elle était
morte.
Elle serra la main de plastique du squelette, comme pour se donner du courage.
— Ça me semblait tellement… égoïste de vouloir quoi que ce soit pour moi, alors qu’elle ne
pourrait plus jamais rien avoir. Et j’étais en colère parce que je pensais que personne ne recherchait
ses meurtriers. Mais je sais à quel point c’est douloureux d’être… rejeté comme ça. Et j’ai conscience
que j’ai dû te faire souffrir en me montrant aussi froide et aussi… distante.
— Tu n’as pas besoin de t’excuser. Je sais que tu avais besoin de temps. Je ne t’en ai jamais voulu.
— Et tu m’as attendue.
Ses lèvres tremblaient. Elle s’interrompit un instant pour se reprendre.
— Tu n’as jamais renoncé à moi. Pourquoi ? Pourquoi, Sylvain ?
Elle leva les yeux vers lui, mais détourna bien vite le regard.
— Il y a des moments où j’ai eu envie d’abandonner. Je ne suis pas un super héros. Ton rejet m’a
blessé autant qu’il a blessé les autres. Mais j’ai toujours cru qu’il y avait quelque chose entre nous qui
comptait. Un truc qui en valait la peine. Et j’étais sûr que tu l’avais ressenti, toi aussi.
Il plongea ses grands yeux bleus dans les siens, et la vulnérabilité qu’elle y vit lui serra le cœur.
— Mais au fil du temps, tu m’as préféré Carter. Et l’autre soir, quand vous êtes revenus des bois,
tous les deux, et que j’ai compris qu’il s’était passé quelque chose entre vous… J’ai pensé : c’est bon.
Je renonce. Mais tu es revenue vers moi et… Et nous voilà !
Allie chercha quelque chose à dire.
— Je ne suis pas avec Carter. Il a une petite amie.
Sylvain haussa les épaules.
— Je sais bien. Mais j’ai vu la façon dont il te regarde… Et dont toi tu le regardes aussi.
Allie secoua la tête.
— Non, tu te trompes. Il s’est montré très clair. Il est sérieux envers Julie. Et aujourd’hui, je sais
que nous n’aurions jamais dû être ensemble. Ce n’est que de l’amitié amoureuse que j’éprouve pour
lui.
Sylvain haussa les sourcils.
— Une amitié amoureuse ?
Allie s’empourpra.
— C’est un truc… dont Rachel m’a parlé… Écoute, peu importe. Ce qui compte, c’est que Carter
et moi nous soyons destinés à être amis, rien de plus, termina-t-elle d’un ton inflexible.
— Donc…
Il s’avança d’un pas, réduisant l’espace entre eux. Sans s’en rendre compte, Allie serra un peu
plus fort la main du squelette – elle avait carrément oublié qu’elle la tenait.
— Donc, tu es libre de tes obligations envers Carter, et voilà. Parce qu’au fond, je suis ton…
comment vous dites, en anglais ? Ton plan B !
Elle fut si surprise par sa remarque, qu’elle faillit en faire tomber le squelette – ses os
s’entrechoquèrent quand elle le remit en place.
— Non ! Bien sûr que non !
Elle s’avança d’un pas vers Sylvain.
— Ce n’est pas juste…
— Ah non ?
Du regard, il la mettait au défi de se montrer honnête.
Le problème, c’était que… d’une certaine façon, il avait raison.
Depuis plusieurs mois, Sylvain avait tout fait pour regagner son cœur. Sa confiance. Or, pendant
ce temps, elle s’était contentée d’attendre que Carter prenne une décision.
Elle tendit une main vers lui :
— Sylvain, je suis désolée. Je ne tiens pas à ce que tu sois mon plan B. Mais parfois, j’ai du mal à
savoir ce que je veux.
— Comment ça « parfois » ?
Il avait parlé si bas qu’elle n’était pas certaine d’avoir bien entendu.
— Tu ne sais jamais ce que tu veux, Allie.
Comme la nuit précédente dans le couloir, il posa sa main sur la sienne. La chaleur de sa peau
sembla irradier en elle. Elle se remémorait ses mains caressant son visage, ses cheveux… l’attirant à
lui.
— Tu vas devoir te décider, Allie. Je n’ai pas envie que tu me choisisses par défaut, maintenant
que Carter n’est plus libre…, mais parce que c’est moi que tu veux.
Ses yeux étaient comme d’immenses flammes bleues. Elle avait presque du mal à le regarder.
— J’ai toujours voulu être celui que tu désirais, pourtant je commence à croire que ce ne sera
jamais le cas. Je ne peux pas passer ma vie à t’attendre – personne ne le pourrait. D’ailleurs, je crois
que je t’ai déjà attendue trop longtemps. Ça fait trop mal…
Quelque part, dans le hall, une voix inconnue cria :
— Couvre-feu !
Ils restèrent face à face quelques secondes de plus, les yeux de Sylvain rivés aux siens. Puis il
recula d’un pas, lâcha sa main.
— Il est tard, dit-il d’une voix froide. On ferait mieux d’y aller.
e lendemain, quand Allie arriva en cours d’histoire, Zelazny se trouvait à son bureau. En le
L voyant, elle se figea, et l’élève arrivant derrière elle la percuta.
— Désolée…, dit-elle sans quitter leur prof des yeux.
— Asseyez-vous ! grommela-t-il de son ton grincheux, comme s’il n’avait jamais été absent.
Ni retenu Eloise prisonnière.
Le cœur d’Allie tambourinait à tout-va dans sa poitrine. Que s’était-il passé ? Raj avait-il tenu
parole ? Avait-il obligé les professeurs à revenir ?
Quelques minutes plus tard, Carter se précipita à son tour dans la salle de classe, il faillit
trébucher lorsqu’il aperçut Zelazny.
Quand Sylvain entra ensuite, elle vit ses yeux s’écarquiller de surprise. Il la regarda, haussant les
sourcils en une question muette. Elle secoua légèrement la tête, lui faisant comprendre qu’elle
ignorait tout de la raison du retour de leur professeur.
Cet échange l’aida à se détendre un peu – au moins communiquaient-ils toujours.
La nuit passée, elle était restée éveillée durant des heures, songeant à ce que Sylvain lui avait dit, à
la façon dont elle s’était comportée envers lui. Il avait beau lui avoir laissé l’opportunité de lui avouer
qu’elle le préférait à Carter, elle n’en avait rien fait. Pourquoi était-elle incapable de prononcer ces
simples mots ? Certes, sa demande l’avait surprise, mais… quand même ! Qu’est-ce qui l’en
empêchait ? N’avait-elle toujours pas confiance en lui à cause de ce qui s’était passé au bal d’été ? Ou
était-ce à cause de Jo ? Ou autre chose, encore ?
Zelazny se tenait au garde-à-vous devant son bureau, ses yeux bleu pâle les scrutant tous.
Sortant son bloc-notes de son sac, Allie tenta de se comporter normalement. Zelazny savait-il
qu’ils avaient pénétré dans son appartement ? Oh mon Dieu ! Comment réagirait-il s’il apprenait
qu’ils l’accusaient d’être la taupe ? Cette pensée la fit frissonner. Elle était si nerveuse que sa main
trembla quand elle saisit son stylo, et se mit à dessiner des barreaux de prison et un énorme verrou
sur la page de son bloc.
Cependant, Zelazny se contenta… de dispenser son cours. Ils étudiaient la bataille d’Austerlitz – il
reprit exactement là où le professeur remplaçant avait terminé sa leçon, sans prononcer un mot
d’explication ou d’excuse pour son absence.
Au début, Allie s’était attendue à ce que le couperet tombe, que Zelazny la convoque et lui passe
un bon savon. Qu’il l’accuse d’avoir fouillé dans sa table de nuit et le carton sous son lit. Mais au fur
et à mesure que les minutes s’écoulaient, elle réalisa qu’il n’en serait rien.
Se calant sur sa chaise, elle se prépara à prendre des notes et à attendre la fin du cours pour
pouvoir discuter avec les autres de cette curieuse évolution de la situation.
Mais, à sa grande surprise, la leçon était extrêmement intéressante. Elle se retrouva absorbée par
les explications de Zelazny sur la bataille menée par Napoléon contre une coalition de troupes
britanniques, russes et autrichiennes.
— Napoléon était un expert en stratégie, expliqua Zelazny en dessinant une carte sur le tableau. Il
savait qu’il ne pouvait pas gagner par la force, parce qu’il était surpassé en nombre et en artillerie.
Alors, il a décidé de leur tendre un piège.
Il effaça un bout du dessin sur la droite, et tapota son croquis.
— Il a placé intentionnellement peu de troupes sur son flanc droit pour attirer les Alliés de ce
côté. Ce qu’il espérait, c’était que leurs ennemis se jetteraient dans la bataille à cet endroit-là, semant
le désordre dans leurs troupes, affaiblissant leur propre défense. Une fois qu’ils seraient en place, les
troupes cachées de Napoléon pourraient leur donner l’assaut.
Le professeur d’histoire dessina une vive série de flèches sur la droite du tableau. Quand il se
retourna pour faire face à la classe, il jubilait carrément.
— Les Alliés ne l’ont jamais vu venir !
Tandis que Zelazny décrivait la bataille dans ses moindres détails, Allie songea au message de
Nathaniel, planté d’un coup de poignard dans le mur de la chapelle. Et s’il s’agissait d’une ruse
comme celle de Napoléon ? Si Nathaniel avait décidé de les rendre tous paranoïaques afin qu’ils
commencent à se soupçonner les uns les autres ? S’il attendait qu’ils soient pris de doutes ? Que la
pagaille règne au cœur de Cimmeria ? Pour, ensuite, les attaquer par le flanc ?
Zelazny dessinait d’autres lignes sur le tableau.
— Quand les forces de la coalition se sont affaiblies, Napoléon a préparé ses troupes à leur
donner le coup de grâce 1. D’où la célèbre tirade à l’attention de ses généraux.
Il écrivit une phrase en haut du tableau, si fort que son feutre grinça. Puis il se retourna, et les
contempla.
La phrase disait :
Soldats, il faut terminer cette campagne par un coup d’éclat qui écrase l’orgueil de nos ennemis.
En la lisant, un frisson parcourut Allie.
« Et si c’était ce que Nathaniel avait prévu pour nous ? »
Après les cours, Allie retrouva Carter et Sylvain dans le couloir. C’était l’heure du déjeuner – des
hordes d’élèves se précipitaient vers le réfectoire.
— Bordel, mais qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
Carter regarda Sylvain, comme s’il détenait la réponse.
— Raj Patel ?
Sylvain haussa les épaules.
— J’imagine. Il fait toujours du bon boulot, très vite.
— Si Zelazny est de retour, vous croyez que ça signifie…
Elle s’interrompit. « Bien sûr que oui ! »
Sylvain l’observa, sourcils froncés.
— Quoi ?
Elle secoua la tête.
— Rien. Ne vous inquiétez pas. J’ai un truc à régler.
Tournant les talons, elle commença à s’éloigner, mais Carter l’appela.
— Tu ne viens pas déjeuner ?
— Je vous retrouve là-bas, plus tard.
Se faufilant tant bien que mal à travers la marée d’élèves, elle grimpa l’escalier à toute vitesse, et
fila le long du couloir. Elle courait trop vite pour s’arrêter à temps lorsqu’elle atteignit la salle de
classe de littérature anglaise, dérapa au coin, glissa littéralement dans l’embrasure de la porte. Une
voix la surprit :
— Bonjour, Allie.
Isabelle se tenait juste à l’entrée – elle n’avait pas l’air particulièrement contente.
— Où étiez-vous ?
Une part d’Allie avait envie de pleurer, l’autre d’enlacer sa directrice. Mais elle n’en fit rien. Au
lieu de cela, elle se tint plantée là, les bras le long du corps.
— D’après ce que je sais, rétorqua Isabelle en détachant chacun de ses mots, tu sais parfaitement
où je me trouvais. Alors, je vais te poser quelques questions, si tu n’y vois pas d’inconvénient.
Allie leva le menton d’un air buté.
— Si, en fait, ça me dérange. Comment avez-vous pu partir et nous abandonner ? Comment ?
Nous avons dû nous débrouiller seuls ! Et maintenant, vous surgissez de nulle part et vous voulez des
explications ? Qu’est-ce qu’il y a ? C’était un genre de test ?
Si Isabelle fut surprise par sa colère, elle n’en montra rien. Elle la fixait de son regard calme et
froid.
— Vous avez pénétré dans l’appartement de M. Zelazny…
Allie ne la laissa pas terminer.
— Et nous y avons trouvé ce que vous cherchiez, oui. Je vous en prie, inutile de nous remercier.
Elle croisa les bras devant elle en un geste de défi.
— Vous voulez nous féliciter pour autre chose ? Pour avoir prévenu les élèves que leurs parents
étaient du côté de Nathaniel ? Pour leur avoir offert une chance de prendre leurs propres décisions ?
Pour avoir trouvé des solutions ? Nous être montrés innovants ? Avoir fait votre boulot ?
— Ça suffit !
La voix autoritaire d’Isabelle résonna dans la pièce vide.
— Tu as dit ce que tu avais à dire. À présent, assieds-toi. J’ai un cours durant l’heure du déjeuner
et mes élèves ne vont pas tarder à arriver.
Allie hésita une seconde – après tout, elle pouvait très bien fiche le camp d’ici, histoire de
protester –, mais elle avait vraiment envie d’entendre ce qu’Isabelle avait à lui apprendre.
À contrecœur, avec une extrême lenteur, elle s’assit.
Posant ses mains à plat sur le bureau d’Allie, Isabelle baissa les yeux vers elle.
— Ce que vous avez fait – pénétrer par effraction dans l’appartement de M. Zelazny – est une
violation totale du règlement. Vous n’aviez absolument aucun droit d’agir ainsi ! Si jamais il le
découvre un jour, je préfère ne pas imaginer sa réaction. Quant à Lucinda, si elle l’apprend, tu auras
de la chance si elle t’autorise à étudier encore ici !
Allie laissa échapper un long soupir de soulagement – Zelazny ignorait tout. Ils ne lui avaient rien
dit.
Le reste du sermon d’Isabelle n’avait pas d’importance. Dès l’instant où elle avait franchi la porte
de l’appartement de Zelazny, elle savait qu’elle y aurait droit à un moment ou un autre.
— Pourquoi avait-il cette clé en sa possession ? demanda-t-elle, cherchant un indice sur le visage
d’Isabelle. Vous lui avez posé la question ? C’est lui, la taupe ?
La directrice ferma un instant les yeux, comme si elle cherchait à rassembler ses forces.
— Allie, vous devez nous laisser nous occuper de cela, seuls – c’est notre boulot !
Malgré l’avertissement, Allie refusait de baisser les bras.
— Vous ne saviez même pas qu’il avait la clé…
Cette fois, Isabelle haussa le ton.
— Bien sûr que si ! Et à présent, la clé a retrouvé sa place, dans le livre ! Je t’en prie, pour
l’amour de Dieu, laisse-la où elle est !
tupéfaite, Allie resta un moment incapable de prononcer une seule parole. Elle avait l’impression
S que son cerveau ne fonctionnait plus.
— Vous… Vous… Quoi ? Je… Je ne…
— Comprends pas ? Non, j’imagine que non.
Avec une lenteur délibérée, Isabelle remit en place les quelques mèches blond foncé qui s’étaient
échappées de sa barrette. Quand elle reprit la parole, ce fut d’une voix plus posée :
— Allie, Raj et moi nous enquêtons sur toutes les personnes susceptibles d’être l’espion de
Nathaniel. Toutes. Et nous y travaillons depuis des mois. Nous connaissons chaque détail de chaque
appartement, jusqu’au moindre grain de poussière. Jusqu’aux traces de doigts sur leurs livres, aux
boules Quies dans leurs tables de nuit.
Tout en essayant d’enregistrer ces informations, Allie leva une main devant elle – elle avait
besoin qu’Isabelle se taise pour réfléchir.
— Dans ce cas, pourquoi avez-vous laissé la clé là-bas ? demanda-t-elle au bout d’un moment.
Pourquoi ne l’avez-vous pas interrogé à son sujet ?
— Si c’est lui la taupe, nous en apprendrons plus s’il n’a pas conscience que nous le surveillons.
Il pourrait nous conduire à Nathaniel par inadvertance, ou nous révéler le nom de ses complices. Or,
une fois que nous aurons dévoilé notre jeu, nous n’obtiendrons plus rien de lui.
Évidemment… Vu comme ça… Tout avait un sens. Mais d’autres personnes étaient impliquées, et
de nombreuses questions restaient sans réponse.
— Si vous croyez que c’est lui, pourquoi retenir Eloise ? Est-ce qu’elle vous sert de… d’appât ?
— Oui et non. Au début, nous avons pensé qu’elle pourrait effectivement être la taupe. À présent,
nous sommes convaincus qu’elle ne l’est pas, mais nous la retenons prisonnière afin que le véritable
espion pense que nous ne faisons plus attention à lui. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons réduit
les patrouilles sur le domaine, et suspendu la Night School.
Poussant un soupir, Isabelle se laissa tomber sur le bureau à côté d’elle.
— Allie, en ce moment, il y a plus de vigiles sur le domaine qu’il n’y en a jamais eu. La nuit où
vous vous êtes rendus au cottage, nous ne vous avons pas quittés d’un œil.
Tous les sons alentour s’effacèrent. Les élèves qui discutaient dans le couloir auraient aussi bien
pu se trouver sur un autre continent.
Allie n’entendait même plus les battements de son cœur.
« Ils ne nous ont pas quittés d’un œil ? Ils m’ont vue avec Carter ? »
Quelqu’un les avait observés pendant qu’ils s’embrassaient ? Quelqu’un s’était tenu stoïquement à
quelques mètres d’eux, alors qu’ils s’avouaient leurs sentiments ?
À l’idée d’une telle invasion de sa vie privée, son estomac se crispa.
Quand elle releva les yeux, elle vit qu’Isabelle attendait une réponse. S’efforçant de garder un air
détaché, elle s’éclaircit la gorge, mais ne réussit à prononcer qu’un seul mot.
— Comment… ?
— Les vigiles ne patrouillent plus. Ils se cachent, observent. Ils communiquent grâce à un
nouveau système de transmission que Raj a rapporté. Ça change tout.
Pendant qu’elle digérait cette information – hochant la tête comme un automate – les paroles
d’Isabelle résonnaient à son esprit.
« … Nous ne vous avons pas quittés d’un œil. Nous ne vous avons pas quittés d’un œil. Nous ne
vous avons pas quittés d’un œil… »
Isabelle parlait toujours, mais Allie l’entendait à peine.
— Tu as dû remarquer qu’ils utilisaient des micros – ils ont de minuscules écouteurs. C’est la
seule technologie que nous autorisons sur le campus depuis cinq ans. Ça a changé notre façon de
travailler.
Allie essaya de se concentrer sur ses propos.
— Très peu de personnes savent tout cela, Allie – les professeurs de la Night School sont au
courant pour la technologie, mais pas pour les consignes de travail des gardes. Seulement Raj, moi, et
ses vigiles. Et toi, à présent.
— Mais… je ne… Pourquoi… ?
Allie voulait lui demander pourquoi elle l’avait fait suivre. Pourquoi personne ne l’avait prévenue
des risques ? Pourquoi elle avait été abandonnée, si vulnérable, alors qu’elle avait confiance en sa
protection ?
La directrice pensa visiblement qu’elle voulait lui demander tout autre chose.
— Nous n’avons autorisé aucune technologie – ni ordinateurs, ni téléphones portables, ni quoi
que ce soit d’autre – depuis que Nathaniel a piraté notre système informatique, il y a cinq ans. Il a
réussi à accéder à tous nos dossiers, ceux des élèves entre autres, aux informations pour les
instructeurs, au programme de la Night School, aux noms et adresses des vigiles, aux emplois du
temps… À tout !
— Alors, pourquoi changer maintenant ?
Allie n’était pas sûre d’attacher d’importance à la réponse, mais il semblait évident de poser la
question.
— L’un des anciens élèves de Cimmeria est ingénieur – jeune, bourré de talent et innovateur.
D’après lui, son système est inviolable, même par les hackers les plus chevronnés. Après ce qui est
arrivé à Jo, et à toi… Nous savions que les choses ne pouvaient pas continuer en l’état. Il nous fallait
trouver un meilleur système. C’est pour ça que les gardes patrouillent moins fréquemment. Que vous
ne les voyez plus autant. Ils essaient des tactiques différentes. Et jusqu’à présent, ça marche.
— Pourquoi vous ne me l’avez pas dit ?
Allie cherchait sur le visage d’Isabelle des indices prouvant que sa directrice n’avait pas agi par
malice, mais sur ses traits, elle ne vit que de l’inquiétude.
— Comme je te l’ai dit, personne n’est au courant. Et j’aimerais que les choses restent ainsi.
Jusqu’à ce que nous ayons découvert l’identité de l’espion, j’ai besoin que tu me promettes que tu
n’en parleras à personne. Et je dis bien, personne – ni Carter, ni Rachel. Absolument personne, Allie !
Allie était prise de court. Isabelle lui demandait de trahir ses amis. Les personnes qui l’avaient
aidée à se remettre ces derniers mois. Qui étaient restées à ses côtés quand elle s’était effondrée après
la mort de Jo. Et qui avaient été entraînées dans l’enfer à cause de sa famille.
— Je ne peux pas vous le promettre.
Isabelle poussa un petit hoquet de surprise, mais Allie ne lui laissa pas une seule chance d’ajouter
quoi que ce soit.
— Désolée, Isabelle, mais c’est impossible. Ce temps-là est terminé. À partir de maintenant, c’est
moi qui décide en qui je peux avoir confiance ou non.
— Tu risques de commettre une très grosse erreur…
Isabelle n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Un élève pénétra dans la salle, leur jetant un
coup d’œil intrigué tout en se dirigeant vers son bureau.
Le regard lourd de désapprobation, Isabelle se redressa. Quand elle reprit la parole, son ton était
aussi professionnel que si elles venaient de discuter des notes d’Allie.
— Je tiens à ce que tu passes à mon bureau après tes cours, afin que nous continuions notre
conversation.
— Impossible, répondit Allie sans réfléchir. J’ai rendez-vous avec…
Sa voix s’évanouit. Elle était censée retrouver les autres pour discuter de leur plan. Mais elle ne
pouvait en informer Isabelle… n’est-ce pas ?
Isabelle répliqua d’un ton sec.
— Impossible n’est pas une réponse autorisée, Allie. Je t’attends dans mon bureau. Sans faute.
Alors que la directrice s’éloignait, les épaules raides, elle poussa un soupir. Les autres devraient
se réunir sans elle.
Néanmoins, ce soir-là, quand ses cours se terminèrent, Allie ne se rendit pas tout de suite dans le
bureau d’Isabelle. Au lieu de cela, elle intercepta Rachel dans le couloir de l’aile des salles de classe.
— Aide-moi ! J’ai de gros problèmes !
— Des problèmes d’algèbre ?
Elle baissa la voix.
— Non, c’est bien pire que ça. Il s’agit d’Isabelle… Et d’autres choses.
— Des trucs de garçons ? lança Rachel avec espoir.
Quand Allie hocha la tête, une petite lueur s’alluma dans les yeux de Rachel.
— Enfin des problèmes intéressants !
Elle entraîna Allie un peu plus loin dans le couloir.
— Viens par là. Raconte-moi tout !
Elles avancèrent dans les corridors bondés d’élèves. Allie lui raconta une partie de son entretien
avec Isabelle, laissant de côté les informations concernant le nouveau système de sécurité. Ça, ça
pouvait attendre.
— Elle ne t’a rien dit de plus utile ? Comme, par exemple, où se trouve Eloise ? Et qui ils
soupçonnent d’autre ?
Allie secoua la tête.
— Non… nous avons été interrompues. De toute façon, j’ai surtout eu droit à une bonne
engueulade et des menaces.
D’un mouvement souple, Rachel évita un élève plus jeune qui lui fonçait droit dessus au pas de
course.
— De quoi te plains-tu ? On a toujours envie d’une bonne engueulade.
Observant le garçon rire avec ses amis, Allie envia sa liberté. C’était si bon de n’être qu’un gamin
! Depuis quand ne s’était-elle pas sentie aussi innocente et heureuse ?
— Absolument, répliqua-t-elle d’un ton las.
La journée avait été longue, elle devait encore se rendre au bureau d’Isabelle. Du bout des doigts,
elle se frotta le front.
— Tu es sûre qu’elle n’a rien dit d’autre ?
Rachel l’observait avec inquiétude.
— Tu as l’air d’avoir pris un coup dans la figure.
— Eh bien, c’est un peu le cas… moralement parlant. Écoute, je dois y aller…
— Oh que non ! On n’a pas encore discuté de garçons !
Ignorant les protestations d’Allie, Rachel la poussa le long du palier, loin des salles de cours,
jusqu’au bâtiment principal où les statues classiques se dressaient dans leurs éternelles positions
gracieuses. Elles se faufilèrent derrière celle d’un jeune homme vêtu d’une veste ridicule, pleine de
fioritures qui dépassaient dans son dos, et s’installèrent sur un banc de pierre.
Isolées dans leur petit coin tranquille, elles étaient cachées à la vue de tous.
Rachel s’adossa au mur, et poussa un soupir de contentement.
— C’est mon petit havre de paix. Bon, vas-y. Raconte-moi.
D’une voix d’abord hésitante, puis qui s’affermit peu à peu, Allie lui rapporta sa discussion avec
Carter, comment elle avait compris qu’elle n’éprouvait que de l’amitié pour lui, puis ce qui s’était
passé avec Sylvain.
— J’ai tout foutu en l’air… Tout foutu en l’air… Encore !
Se penchant en avant, elle posa le front sur le marbre froid de la statue.
— Oh, Rachel ! Pourquoi est-ce que je me sens comme ça ? Pourquoi est-ce que les choses sont si
confuses ?
— Allie, Carter a été ton premier amour. C’est toujours le pire.
— Peut-être, mais pourquoi m’a-t-il embrassée, l’autre soir ? Ça n’a fait qu’envenimer les choses.
— On dirait que tu n’es pas la seule à avoir du mal à t’en remettre.
Allie ne pouvait nier cette évidence.
— Qu’est-ce que tu vas faire, à propos de Sylvain ? Qu’est-ce que te dicte ton cœur ?
Allie se redressa.
— Mon cœur me suggère de découvrir qui a aidé les assassins de Jo, et de rester éloignée des
garçons jusque-là.
Rachel avait l’air songeuse.
— Tu sais, tu ne peux pas te servir de la mort de Jo comme excuse pour ne prendre aucune
décision dans ta vie.
Allie cilla à plusieurs reprises.
— Ce n’est pas ce que je fais… Si ?
— À toi de me le dire.
— Allie Sheridan !
Elles entendirent toutes deux la voix en même temps. Quelqu’un l’appelait. Mais, planquées
comme elles l’étaient dans leur cachette, personne ne pouvait les voir.
— Qui est-ce ? chuchota Allie.
— Je ne sais pas. Attends, je vais jeter un coup d’œil.
Rachel se redressa pour regarder au-delà des pans de pierre de la veste de la statue. Debout sur la
pointe des pieds, elle tendit le cou. Puis elle se retourna vers Allie, les yeux écarquillés.
— C’est Julie ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Planque-toi ! Planque-toi !
— Merde !
Allie plongea derrière les jambes de la statue.
— Pourquoi elle me cherche ?
— Peut-être qu’elle a envie de te démonter le portrait pour avoir embrassé son petit ami.
Allie essaya en vain de la punir d’un pincement.
— Calme-toi ! Pas la peine de t’en prendre à moi !
Le rire menaçait de les saisir de concert.
— Elle est loin ?
Rachel posa un doigt sur ses lèvres. Se couvrant la bouche à deux mains, Allie la vit se pencher de
nouveau pour observer.
Au même instant, Julie surgit, s’approchant de leur cachette.
— Oh, Rachel ! As-tu vu Allie ?
Allie savait que Rachel essaierait de la protéger, hélas, c’était une piètre menteuse.
Elle préféra assumer la situation.
— Je suis là, répondit-elle en se levant. Que se passe-t-il ?
Durant une longue seconde, Julie soutint son regard. C’était un regard de défi – d’avertissement.
Peut-être même une menace.
Cependant, elle se contenta d’une simple phrase :
— Isabelle t’attend dans son bureau.
Allie hocha la tête, puis se retourna et jeta à Rachel un regard entendu.
— Prends des notes pour moi… quand tu verras les autres.
— OK. Bonne chance.
D’un petit geste de la main, elle la salua dans le dos de Julie.
Restant en retrait d’un pas ou deux, Allie suivit Julie. Autour d’elles, les statues blanches prenaient
la lumière de l’après-midi, brillaient comme des anges prêts à s’envoler. À chaque pas, les Ugg de
Julie faisaient un bruit désagréable sur le parquet, comme si elle traînait des pieds. Allie essaya de
savoir ce qu’elle détestait le plus : les bottes en peau de mouton, ou le fait que Julie – en tant que miss
Parfaite – puisse porter ses propres chaussures, et non celles de l’uniforme.
— Comment ça va, le jardinage ? s’enquit-elle soudain.
Sa question prit Allie par surprise.
— Heu… Quoi ? Tu veux parler de mes heures de colle ?
Sans ralentir le pas, Julie hocha la tête.
— Pas mal. Je veux dire, c’est stupide et inutile, mais j’apprends une bonne leçon… bla-bla-bla,
bla-bla-bla, bla-bla-bla.
Elles continuèrent à avancer en silence. Seul résonnait le bruit des bottes de Julie.
— Carter jardine toujours aussi, n’est-ce pas ?
Plof, plof, plof, plof, plof…
Gardant les yeux baissés, Allie s’efforça de deviner où Julie voulait en venir. Elle devait bien
savoir que son petit ami était collé lui aussi, non ?
— Oui.
Sans prévenir, Julie se retourna d’un seul coup.
— Pourquoi ?
Son ton agressif surprit Allie. Elle recula d’un pas, manquant de trébucher.
— Pourquoi… quoi ?
— Pourquoi il jardine toujours avec toi ?
« Pardon ? Elle a perdu la raison, ou quoi ? »
— Parce qu’il est collé, lui aussi, Julie ! Sans cette foutue punition, tu crois qu’on s’amuserait à
sortir dans le froid, dès l’aube, trois fois par semaine ?
Qui pourrait avoir envie de ça ?
Soudain, à la stupéfaction d’Allie, toute trace d’agressivité quitta miss Parfaite. Elle se détourna,
les yeux luisant de larmes.
— Tu vois, c’est exactement la question que je me pose. Carter n’est pas collé. Il ne l’a pas été du
trimestre.
Allie la fixa avec stupéfaction.
— Mais enfin, Julie, c’est dingue ! Il a bien dû être puni. Tu dois te tromper…
— Oh, je t’en prie ! On ne m’appelle pas miss Parfaite pour rien ! De plus, c’est moi qui ai la liste
des collés, tous les jours. Carter n’y est pas inscrit. Pourtant, il continue à se rendre au jardin avec
toi…
Allie sentit son estomac se crisper.
— Je ne… comprends pas…, bredouilla-t-elle.
— Ah non ?
Julie ne semblait pas la croire.
— Dans ce cas, laisse-moi éclaircir les choses : mon petit ami prétend être collé à la même heure
que toi, alors que c’est faux. Il a rejoint un genre de groupe, dont tu fais évidemment partie, et seul
Dieu sait ce qu’il y fabrique… tous les soirs.
D’un revers de main, Julie s’essuya les yeux.
— Il ne me parle quasiment plus, mais je le vois discuter à longueur de journée avec toi… Il a
l’air toujours très… intéressé.
Elle poussa un profond soupir, puis soutint le regard d’Allie.
— Alors, dis-moi la vérité ! Vous vous êtes remis ensemble ? Dans mon dos… Il est avec toi,
c’est ça ?
Durant un long moment, Allie fut incapable de répondre.
Carter était venu jardiner avec elle dans le froid, sous la pluie, jour après jour ? Il avait supporté
cette situation pour qu’elle ne soit pas seule ?
Pendant un moment, elle s’interrogea. Puis elle se rappela l’expression de Carter quand il lui avait
avoué à quel point Julie comptait pour lui.
« C’est ce que les amis font les uns pour les autres. C’est ce que fait un véritable ami. »
Quand elle répondit, elle était surprise par son propre calme.
— Non, Julie, Carter et moi nous ne nous sommes pas remis ensemble dans ton dos. Je sais avec
certitude qu’il tient beaucoup à toi, et qu’il ne te trompera jamais. Tu es l’une des personnes les plus
importantes pour lui.
Julie la dévisagea, semblant chercher une pointe de déception dans son regard, mais Allie ne
flancha pas.
— Dans ce cas, pourquoi est-ce qu’il fait ça ? insista miss Parfaite, lèvres tremblantes.
Une larme cristalline s’échappa de l’océan bleu de ses yeux, et roula sur sa joue.
— Parfois, je ne le comprends pas du tout.
Voir pleurer l’impériale et imperturbable Julie… C’était presque surréel. S’il s’était agi d’une
autre personne, Allie l’aurait enlacée. Mais c’était… miss Parfaite.
— Écoute, Carter est mon ex-petit ami, mais c’est aussi mon ami. Notre rupture était vraiment
chiante, puis… des choses horribles… se sont passées.
En cet instant, Allie brûlait d’envie de rapporter cette conversation à Jo. Le fait que ce soit
désormais impossible la submergea si fort qu’elle en tressaillit presque. Elle serra les poings pour se
contrôler.
— J’ignorais que Carter n’était pas collé. Mais je crois qu’il se faisait du souci pour moi, parce
que… j’ai traversé pas mal d’épreuves. C’était hyper gentil de sa part, et je n’ai même pas…
Elle prit une profonde inspiration.
— C’est un mec très bien, Julie. Vraiment. Probablement le meilleur garçon que j’aie jamais
connu. Tu as de la chance de l’avoir comme petit ami.
Julie se tordait les mains.
— J’aimerais juste… qu’il soit plus honnête avec moi. Il ne me dit pas tout. Il a des secrets.
Allie tenta de trouver des paroles apaisantes, mais c’était Julie… Et elle s’était comportée comme
sainte Allie de Cimmeria suffisamment longtemps cet après-midi.
Elle recula d’un pas.
— J’aurais aimé le savoir… Tu sais, tu devrais vraiment…
Un autre pas en arrière.
— Lui parler. Écoute, Isabelle m’attend…
Esquissant une grimace d’excuse, elle se retourna et s’éloigna un peu plus vite que nécessaire.
Dès qu’elle eut tourné au coin du couloir, elle se mit à courir. À chaque pas, elle se sentait plus
légère. Malgré ce qu’elle venait de dire, elle avait le cœur léger à l’idée de ce que Carter avait fait
pour elle. Pour veiller sur elle.
Pour être son ami.
Elle pila devant la porte du bureau d’Isabelle, et frappa avec impatience à la porte de chêne.
— C’est Allie !
— Entre ! s’écria une voix.
Encore perdue dans ses pensées à propos de Carter et Julie, elle ne fit pas vraiment attention à
l’intonation de cette voix. Elle tourna la lourde poignée de cuivre, la porte s’ouvrit en grand.
Assise confortablement dans le siège d’Isabelle, Lucinda Meldrum l’observait de ses yeux d’un
gris en tout point similaire aux siens.
— Bonjour, Allie, dit sa grand-mère. Tu veux une tasse de thé ?
28.
endant que Lucinda versait du thé brûlant dans une tasse en porcelaine blanche qui arborait
P fièrement les armoiries de Cimmeria en bleu marine, Allie s’installa en face d’elle dans un
profond siège en cuir, l’observant avec attention, essayant de mémoriser le moindre détail.
Le blazer bleu marine de Lucinda contrastait nettement avec son chemisier blanc immaculé. La
coupe courte et sophistiquée de ses cheveux blancs lui donnait l’air plus jeune qu’elle ne l’était en
réalité.
Ce n’était que la seconde fois qu’elles se rencontraient. Durant la majeure partie de sa vie, Allie
avait cru que sa grand-mère était morte. Aujourd’hui, elle voulait profiter pleinement de sa présence.
— Du sucre ? proposa Lucinda.
Allie secoua la tête, tendit la main vers la tasse.
— Non merci, ajouta-t-elle avec un temps de retard.
Un sourire s’étira sur les lèvres de Lucinda, tandis qu’elle lui donnait la tasse posée sur une
soucoupe assortie.
— Tu me rappelles ta mère, au même âge. Elle oubliait sans cesse de dire merci, jusqu’à la
dernière seconde. Elle était toujours si impatiente !
C’était curieux de penser à Lucinda – ancienne chancelière du gouvernement britannique, et
conseillère renommée pour des dirigeants internationaux, connue de tous ceux qui avaient un jour ou
l’autre regardé le journal télévisé – en tant que mère de sa propre mère. Elle ne parvenait même pas à
imaginer qu’elles faisaient partie de la même famille.
La mère d’Allie s’était enfuie du domicile familial après avoir terminé ses études à Cimmeria.
Jamais elle n’avait eu un regard en arrière. Elle avait rejeté la richesse et le pouvoir de sa mère,
préférant une vie simple. Ainsi, elle avait toujours caché l’histoire familiale à ses enfants. Allie ne
l’avait découverte qu’après avoir intégré Cimmeria.
Portant la tasse à ses lèvres, Allie inhala le délicieux parfum de la bergamote.
Écartant la théière, Lucinda se cala dans son siège.
— Bon, il est temps que nous ayons une petite conversation.
De près, Allie décelait les fines rides autour des yeux de sa grand-mère – à l’évidence, ce n’était
pas le rire qui les avait creusées. On ne pouvait devenir une femme aussi puissante que Lucinda sans
avoir des nerfs d’acier.
— Nous avons un problème, Allie. Je n’ai pas beaucoup de temps, mais je pense qu’il est
important que tu comprennes exactement ce qui se passe. Tu es en grand danger, et je tiens à ce que tu
sois prête à tout ce qui risque d’arriver.
— Les parents vont retirer leurs enfants de Cimmeria, c’est ça ?
Lucinda hocha la tête.
— C’est bien le plan de Nathaniel. Ensuite, il demandera un vote, je serai récusée, ses supporters
et lui prendront le contrôle de l’école et de l’Organisation. Je n’aurai plus aucun pouvoir, tandis que
lui mettra la main sur tout, ce qui, je le crains, causera d’énormes dégâts, et pas seulement à
Cimmeria.
Bien qu’elle soit en train de lui expliquer comment elle risquait d’être destituée, Lucinda semblait
imperturbable. Aucune émotion ne transparaissait sur son visage. Elle aurait tout aussi bien pu mener
une banale discussion d’affaires.
Allie leva fièrement le menton.
— Certains élèves ne veulent pas partir. Nous allons les aider à rester.
Lucinda remua son thé avec une petite cuillère en argent.
— C’est une situation fort délicate. C’est très brave de leur part de vouloir rester, mais j’ai bien
peur que leurs parents trouvent un moyen de les emmener d’ici. Ils ont d’excellents avocats, et leurs
enfants sont mineurs. Nathaniel a… beaucoup de ressources.
Allie n’avait pas envisagé une seule seconde que Lucinda puisse désapprouver son plan.
— Mais leurs parents ne peuvent pas les obliger à partir s’ils n’en ont pas envie ! Ils ont quand
même le droit de choisir leur camp !
— Pas avant d’avoir dix-huit ans, non ! Allie, je ne suis pas en train de dire qu’ils ne doivent pas
essayer de tenir tête à leurs parents pour rester ici. Mais… parles-en à Isabelle. Assure-toi qu’elle ait
bien connaissance de vos intentions. Elle pourra vous aider.
— Vraiment ? rétorqua-t-elle d’un ton plein de ressentiment. Elle a été absente tout le temps. Nous
avons dû gérer la situation seuls.
Lucinda la réprimanda avec gentillesse.
— Elle n’était jamais très loin. Il vous suffisait de demander, elle serait revenue. Quoi qu’il en
soit, cela en dit beaucoup sur tes amis et toi, que vous ayez préféré concocter vos propres plans –
trouver votre propre chemin. C’est pour cette raison que vous avez été choisis pour la Night School.
Je n’en attendais pas moins de vous.
À sa grande surprise, Allie ressentit une pointe de fierté en entendant ces paroles – jusqu’à cet
instant, elle n’avait pas réalisé à quel point l’approbation de Lucinda lui importait.
— Le problème, c’est qu’avec tout cela, Nathaniel nous met dos au mur, concéda Lucinda. C’est
un plan magistral qui ne nous laisse guère de latitude.
Allie serra sa tasse de thé un peu plus fort – réfléchissant à toutes les implications.
— L’autre jour, au téléphone… Tu as dit que l’Organisation qui dirigeait la Night School
dirigeait aussi le gouvernement. Est-ce que cela signifie que, si Nathaniel gagne, il contrôlera le
gouvernement ?
— Je suppose que je ferais mieux de commencer par le commencement.
Tapotant son menton d’un doigt, Lucinda la dévisagea.
— Tu as déjà entendu parler du projet Orion ?
Allie secoua la tête. Certes, elle avait déjà entendu le terme « Orion » à Cimmeria, mais elle était
incapable de se rappeler en quelles circonstances.
— C’est le nom de l’Organisation dont la Night School et Cimmeria ne sont qu’une petite part.
C’est un groupe privé de gens extrêmement puissants – des membres du Parlement, des juges, des
avocats, des financiers, des dirigeants de très importantes entreprises, des propriétaires de médias…
Elle eut un vague geste de la main – sa bague en diamant scintilla un instant dans la lumière.
— Je pourrais continuer, mais je pense que ça te donne déjà un aperçu de qui nous sommes. Il y a
d’autres organisations similaires dans d’autres pays, mais Orion est la plus ancienne. J’ai été à sa tête
durant les quinze dernières années. C’est un poste que j’ai hérité de mon père. Vois-tu, cela a toujours
été un poste de titulaire.
Lui jetant un coup d’œil acéré, elle s’interrompit un instant.
— Tu sais ce que signifie « titulaire » ?
Allie secoua la tête sans dire un mot.
— Ça signifie que l’on est personnellement nommé. Le président de cette organisation dirigeait
des réunions, organisait des dîners, s’assurait que certaines choses… avaient bien lieu. Jusqu’à mon
arrivée.
Elle eut un sourire modeste.
— Depuis, j’ai modifié de nombreux paramètres.
À la fois fascinée et perplexe, Allie se força à se concentrer pour suivre ses explications. Si
seulement elle pouvait prendre des notes pour se rappeler ces propos, plus tard.
— Comment as-tu fait ?
— J’ai institué un système de vote pour le conseil. J’ai aussi fait en sorte que des élèves
d’origines différentes puissent entrer à Cimmeria. Comme tu le sais, l’admission à l’Organisation
commence dès les années scolaires. La Night School est le principal groupe de jeunes, mais il y a
d’autres groupes similaires dans quelques écoles publiques de renom. Jusqu’à mon arrivée, l’entrée
était uniquement fondée sur l’hérédité. Si les membres de ta famille avaient étudié à Cimmeria, alors
tu étais acceptée. J’ai changé cela… dans la mesure de mes possibilités. Maintenant, quelques élèves –
moins que je le voudrais – sont admis en fonction de leur dossier scolaire. Du sang neuf, comme on
dit.
Allie songea à Carter, orphelin d’une modeste cuisinière et d’un homme à tout faire. À présent,
elle comprenait pourquoi il appartenait à la Night School.
— OK… Mais qu’est-ce que… Orion… fait exactement ?
Lucinda resta un instant silencieuse avant de répondre :
— Orion s’assure que certaines choses sont gérées comme il faut.
— Quelles… choses ?
— Le gouvernement. Les banques. Les grandes sociétés. Les médias. Les tribunaux.
Ça semblait carrément… impossible.
— Ce n’est pas le gouvernement qui dirige le gouvernement ?
— Bien sûr que si ! Nous nous contentons de les aider.
— Comment ?
— En nous assurant que les bonnes personnes sont élues. Des membres d’Orion. Des gens qui
comprennent notre action.
Lucinda pencha la tête de côté.
— Est-ce que tout cela te paraît avoir un sens ?
— Non. Tu veux dire que lorsque les gens vont voter, ces votes ne sont pas… réels ? Ils ne sont
pas pris en compte ?
Lucinda la rassura aussitôt.
— Si, leurs votes sont bien réels. Mais les personnes pour qui ils votent font partie d’Orion.
Stupéfaite, Allie resta un instant silencieuse.
— Tous ? demanda-t-elle d’une petite voix.
— Non, pas tous, mais… suffisamment.
— Et les juges ? Eux aussi ?
— Absolument. Le système judiciaire est très important. Surtout à la Cour suprême, que nous
dirigeons entièrement. C’est… nécessaire.
Une longue pause suivit – Allie digérait ces informations. Soudain, les bruits du quotidien lui
semblèrent déplacés – le cliquetis de la bouilloire qui refroidissait dans un coin, les rires flottant de
l’autre côté des murs. Une organisation secrète gérait vraiment tout cela ? Difficile à croire.
Pourtant…
— Donc, Orion contrôle… tout ? insista-t-elle.
— Pas complètement. Mais dans les faits, oui, on peut dire ça.
— Pourquoi ?
— C’est une longue histoire.
Lucinda leur resservit du thé.
— Vois-tu, Orion est une très ancienne organisation. Elle remonte à plus de deux siècles, à une
époque où la Couronne avait déjà perdu la majorité de son pouvoir, où le Parlement devenait plus
puissant, mais était encore instable. Après les révolutions en France et aux États-Unis, les familles
nobles ont redouté que les mêmes troubles adviennent chez nous. Le roi était trop faible pour
contrôler son gouvernement, encore plus son pays. Alors, les plus puissants propriétaires terriens et
des membres du Parlement se sont alliés pour s’assurer que le gouvernement était bien dirigé. Ils se
sont donné pour nom : société Orion.
Allie fronça les sourcils.
— Orion…, répéta-t-elle d’un air songeur, comme les étoiles ?
— Non, comme Orion, le chasseur. C’était un Dieu dans la mythologie grecque. Les fondateurs
de cette société ont choisi son nom parce qu’il était capable de marcher sur l’eau. C’est un peu
orgueilleux, si tu veux mon avis, mais…
Elle leva les deux mains devant elle.
— … après tout, ce n’est qu’un nom !
— Et alors… Qu’ont-ils fait ?
— Ils ont pris les rênes du pouvoir, et se sont entraidés. Ils se sont efforcés d’obtenir les postes de
Premiers ministres, chanceliers, régents – tous ceux nécessaires pour s’assurer que le pouvoir était en
de bonnes mains, et transféré à qui de droit. Contrôlé.
Allie était dubitative.
— Personne ne savait qu’ils existaient ? Comment est-ce possible ?
— Que veux-tu, nous sommes extrêmement doués pour garder des secrets !
— Comment en es-tu venue à te trouver à la tête de tout cela ? Et ton père ? Comment il a fait ?
— C’est très simple : nous avons hérité du titre. La direction de l’Organisation passe d’une
famille à l’autre, dans l’ordre. Chaque famille agit en tant que dirigeant pendant trois ans, puis elle
passe le pouvoir. En tout cas, c’était ainsi jusqu’à mon arrivée. Mon arrière-arrière-arrière-arrière-
grand-père était l’un des fondateurs d’Orion. Le comte de Lanarkshire.
Son regard perçant soutint celui d’Allie
— Voilà qui nous sommes. Officiellement, je suis lady Lanarkshire. Comme ta mère. Comme toi.
Allie resta un instant bouche ouverte.
— Je suis une… lady ?
Pour la première fois de l’après-midi, Lucinda eut un véritable sourire. Elle avait de belles dents
blanches, très régulières – son regard se réchauffa.
— Oui, ma chère.
— Mais tu es baronne ! J’ai entendu tes gardes du corps t’appeler ainsi la nuit du bal d’hiver.
— Parce que j’ai choisi d’utiliser ce titre plutôt que celui de lady, expliqua Lucinda. Vois-tu, celui-
là, je l’ai gagné.
Allie était étourdie par ces dernières révélations.
« Putain, je suis une lady ! Lady Allie Lanarkshire Sheridan Machin Truc ! C’est dingue ! Quand
Rachel saura ça… ! »
— Tu disais que la direction d’Orion passait d’une famille à l’autre… Ce n’est plus le cas ?
Le sourire de Lucinda s’évanouit.
— Non, j’ai changé cela. À mon humble avis, le dirigeant doit être choisi selon un vote, car
l’intelligence n’est hélas pas héréditaire. Certains de nos membres sont stupides, et je ne supportais
pas l’idée qu’ils prennent des décisions concernant le pays seulement parce qu’ils étaient les enfants
d’Untel. C’était un système archaïque. L’une de mes premières décisions, en tant que dirigeante, a été
de changer les statuts originaux. Nous étions tous d’accord. Maintenant, comme je te l’ai dit, notre
leader est élu. Pour ma part, j’ai été réélue trois fois.
Lucinda eut un regard ironique.
— Évidemment, vu les circonstances, je serais très étonnée que cela se reproduise.
Une pensée frappa soudain Allie.
— C’est à cause de cela que Nathaniel est aussi furieux, n’est-ce pas ? Parce que tu as changé les
règles. Mon frère, Christopher, a dit quelque chose… comme quoi tu nous empêchais d’avoir accès à
notre héritage. C’est de cela qu’il s’agit, non ?
— Exactement. Étant donné que ta mère aurait refusé cette charge, et que Christopher est l’aîné, il
aurait dû hériter du poste, juste après moi. Si je n’avais pas changé les règles, tout aurait été à lui.
— Mais cela ne peut pas avoir autant d’importance pour lui ! s’exclama Allie. Je veux dire, moi,
ça m’est égal. Pourquoi est-ce que ce serait différent pour Christopher ?
— Christopher ne s’en serait certainement même pas soucié, s’il n’y avait pas eu Nathaniel.
Lucinda se pencha en avant, affichant une expression des plus sérieuses.
— Vois-tu, malgré ce que tu as subi à cause de lui, tu dois savoir que Nathaniel a beaucoup de
charisme et de charme. Il sait se montrer très persuasif. Et un jeune homme fragile comme
Christopher, qui cherche un modèle à suivre, peut facilement être séduit par ce genre de personnage.
Nathaniel lui a prouvé que votre mère vous avait menti concernant votre passé. Il l’a convaincu qu’il
ne pouvait pas se fier à sa propre famille. Lui a promis une vie de pouvoir et de privilèges. C’est une
méthode traditionnelle – il l’a brisé, avant de le reconstruire. Selon sa propre image.
Allie avait l’impression que son sang bouillait dans ses veines. Sa grand-mère avait-elle raison ?
Si oui, cela expliquerait tant de choses ! L’étrange comportement de Christopher quand elle l’avait vu
en décembre dernier. Le fait qu’il lui soit apparu comme une curieuse version – en colère – de lui-
même.
En se rappelant ce jour, où elle s’était trouvée face à son frère sur la rive opposée du ruisseau,
elle éprouva une intense sensation de froid. Bon, mieux valait se concentrer et poser d’autres
questions à Lucinda !
— Pourquoi Nathaniel vous déteste-t-il tant, Isabelle et toi ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce
qu’il est juste… fou ?
— J’ai connu Nathaniel quand il n’était encore qu’un enfant. Son père et moi… nous étions… très
proches. Hélas, il est décédé durant l’adolescence de Nathaniel. À cette époque, ce n’était encore
qu’un jeune homme solitaire, effrayé, qui avait perdu sa mère durant son enfance. Et quand son père
est décédé à son tour, il ne lui restait plus que sa demi-sœur…
— Isabelle.
— Exactement.
Allie porta sa tasse à ses lèvres.
— Alors, Isabelle et Nathaniel… Ils ont le même père ?
Lucinda acquiesça de la tête.
— Et toi, tu connaissais très bien leur père… Comment l’as-tu rencontré ? Tu travaillais avec lui ?
Lucinda eut un sourire ironique.
— Pas exactement. Je l’ai épousé.
Allie, qui venait juste d’avaler une grande gorgée de thé, faillit s’étouffer. Crachotant, elle reposa
tasse et soucoupe, se pencha en avant pour essayer de reprendre son souffle.
— Tu l’as épousé ? croassa-t-elle. Tu es la mère de Nathaniel ?
Imperturbable, Lucinda lui tendit un mouchoir en papier.
— Oh non ! Leur père, mon ex-mari, a eu plusieurs femmes. Pas toutes en même temps,
évidemment ! Il était incapable de se fixer. J’ai été sa troisième épouse. Après notre divorce, il s’est
marié avec la mère de Nathaniel, qui, hélas, est décédée dans un accident équestre, alors qu’elle
n’avait pas encore trente ans. Ensuite, il a épousé la mère d’Isabelle.
Allie écarquilla les yeux.
— Eh bien ! Il devait être drôlement séduisant pour que les femmes lui tombent dans les bras
comme ça ! C’était qui, ce mec ?
— « Ce mec », comme tu dis, s’appelait Alistair St John. C’était le leader du gouvernement
écossais, et le propriétaire de ILC, la plus grosse société de technologie en Grande-Bretagne.
Lucinda marqua une pause pour boire une gorgée de thé.
— Il avait beaucoup de charme.
— Attends ! Est-ce que… Ce St John était mon grand-père ?
Lucinda lui posa une main sur le bras.
— Oh non, ma chérie.
— Alors, qui…
Allie leva une main devant elle en un signe de frustration face à la vie amoureuse si compliquée
de toutes ces personnes… fort âgées aujourd’hui.
— Ton grand-père était un homme adorable – et bon – qui s’appelait Thomas Meldrum. C’était
mon second mari. Il était bien plus âgé que moi – il est décédé avant ta naissance.
Elle n’ajouta rien, mais son visage sembla soudain empreint de chagrin.
Dans le silence pesant qui s’ensuivit, Allie chercha désespérément quoi dire, histoire de changer
de sujet.
— Est-ce que M.…
« Comment s’appelait le premier mari de sa grand-mère, déjà ? »
— … St John avait une fonction importante au sein d’Orion, ou de la Night School… ou quoi que
ce soit ?
— Bien sûr, répondit Lucinda, comme si le contraire était impensable.
— Qu’est-ce qui s’est passé après son décès ? Que sont devenus Nathaniel et Isabelle ?
— Alistair et moi avions toujours été proches. Il a fait de moi la marraine de ses deux enfants. La
mère d’Isabelle était toujours vivante – elle l’est encore à ce jour, d’ailleurs –, donc elle est allée
vivre avec elle. Mais pour Nathaniel, il n’y avait personne d’autre que moi.
Allie était soudain intriguée par le jeune homme qu’il était alors.
— À quoi ressemblait-il à l’époque ?
— Il était difficile. J’étais souvent en déplacement professionnel. À cette époque, Isabelle et
Nathaniel étudiaient tous deux à Cimmeria. C’était la dernière année pour lui. Un jour, il y a eu la
lecture de testament…
Elle secoua la tête.
En la voyant aussi dépitée, Allie se rappela qu’Isabelle lui avait parlé de cet héritage
— Que s’est-il passé ? Que disait le testament ?
Avec délicatesse, Lucinda posa sa tasse sur la porcelaine blanche de la soucoupe.
— Alistair avait tout légué à Isabelle. Son enfant la plus jeune. Sa fille. Il n’y avait rien pour son
fils aîné. C’était une décision extrêmement choquante, et à cause de cela, Nathaniel s’est persuadé que
son père ne l’avait jamais aimé. Bien sûr, Alistair ne l’a pas laissé sans un sou. Il reçoit encore
aujourd’hui une part importante des revenus des sociétés et des investissements, mais cela ne signifie
rien pour lui. L’important à ses yeux c’est que son père ne lui a pas fait suffisamment confiance pour
lui transmettre la fortune familiale. Il a placé toute sa confiance en Isabelle.
Allie poussa un long soupir.
— Pourquoi a-t-il fait cela ? Je veux dire, tout laissé à Isabelle ?
— Alistair était un homme d’affaires dans l’âme. Il a dédié sa vie à son travail. Je sais qu’il était
très inquiet au sujet de Nathaniel – il le considérait comme faible de caractère. Je suis certaine que
cela n’a été qu’une décision professionnelle.
— C’est pour cette raison que Nathaniel déteste autant Isabelle, aujourd’hui ? Qu’il se démène
ainsi ? À cause du testament de son père ?
— Je le crois, oui. En tout cas, c’en est la cause. Et ce que j’ai fait n’a aidé en rien. À cause des
décisions que j’ai prises à la tête d’Orion, il ne pourra jamais hériter de la place de dirigeant de
l’Organisation non plus. Donc, il nous hait tous.
Pendant un long moment, Allie resta immobile. Plus Lucinda parlait, plus les morceaux de sa vie
se mettaient en place. C’était comme un puzzle compliqué dans lequel vous reconnaissiez soudain un
motif.
Hélas, il y avait encore de nombreuses pièces manquantes.
— Au téléphone, tu m’as dit que la police était du côté de Nathaniel, qu’il rencontrait des
ministres du gouvernement. Je ne comprends toujours pas comment il peut obtenir ça !
— Tu vois, cela te montre à quel point Nathaniel est intelligent – et méthodique. Après avoir
étudié à Oxford, il est venu travailler pour moi. Il paraissait s’être calmé – avoir accepté sa situation.
J’avais de nouveau placé beaucoup d’espoir en lui. Il a travaillé comme simple clerc – il était très
doué. Parfaitement digne de confiance.
Elle eut un rire amer.
— Il a vite monté les échelons. Un jour, j’en ai fait mon député. Il gérait les affaires courantes de
mes bureaux et de mon travail avec Orion. Il me représentait quand j’étais en déplacement
professionnel, ce qui arrivait souvent. Ce qui signifie qu’il a rencontré personnellement les membres
du comité d’Orion, et ils ont appris à l’apprécier. À mon éternel regret, à cette époque, il a passé son
temps à réunir des informations qu’il pourrait utiliser contre moi. Il a découvert qui était insatisfait,
qui voulait plus, appris ce que les gens n’aimaient pas dans ma façon de diriger, quels changements
ils aimeraient. Il a planté les graines du mécontentement en eux. Après quelques années, il possédait
toutes les informations dont il avait besoin pour commencer à ébranler mon pouvoir. Pour tenter de
me détruire.
Elle posa son menton sur sa main. Son regard gris semblait voir bien au-delà des murs de la
pièce.
— Un jour, il y a environ six ans, je suis rentrée d’un voyage d’affaires en Russie – il était parti. Il
avait mis mon bureau à sac pour y trouver des documents d’importance, puis il s’était volatilisé.
Elle se tourna vers Allie, croisa son regard.
— C’était le début.
Le ton de sa voix fit frémir Allie.
— Le début ?
D’un ample geste du bras, Lucinda désigna la pièce.
— Le début de son combat pour Orion, pour Cimmeria, pour toi… Pour tout.
Allie était estomaquée.
— Il avait prévu cela depuis si longtemps ? Mais j’avais quel âge, à l’époque ? À peine dix ans.
— Je crois qu’il a prévu tout cela dès l’instant où le notaire a lu le testament de son père. Ce qui se
passe aujourd’hui, c’est sa vengeance contre un homme mort depuis bien longtemps.
La température du bureau paraissait avoir brutalement baissé. Allie se frotta les bras, réfléchissant
à ce qu’elle venait d’apprendre. L’histoire que Lucinda lui avait racontée était si triste – et sans espoir.
— Mais quand il a disparu… Tu ne l’as pas retrouvé ? Pourtant, tu es capable de retrouver
n’importe qui !
— Oh, si, je l’ai retrouvé ! Ou plus exactement, c’est Raj Patel qui s’en est chargé. En un mois ou
deux, je savais où Nathaniel vivait, mais… que pouvais-je faire ? Je n’avais aucune prise sur lui. Il
m’était impossible de l’accuser de quoi que ce soit. Tout ce qu’il avait dérobé, je le lui aurais donné
s’il me l’avait demandé. De plus, il était comme un fils pour moi. Je désirais juste… lui parler. Lui
dire à quel point je tenais à lui. Que je pardonnais. Mais il a refusé.
Épuisée, Lucinda se frotta les yeux.
— Quand j’ai été mise au courant de son complot – de son alliance avec certains membres du
comité contre moi –, j’ai pensé que ce n’était là qu’un signe pathétique de son désespoir. Mais
ensuite…
Son visage s’assombrit.
— Ensuite, Christopher a disparu.
Allie sentit sa bouche devenir sèche.
— Donc, tout ce temps, il était seulement…
— Il attendait, compléta Lucinda. Il observait et attendait que Christopher soit assez âgé. Il savait
que cela me briserait le cœur – mon « faux » fils, comme il disait, détournait mon véritable petit-fils
de moi. Empoisonnant un peu plus ma relation avec ta mère. Il savait que cela causerait des
dommages irréversibles. C’est pour cela qu’il a élaboré ce plan. D’une certaine façon, c’était une
manière brillante de s’attaquer à moi. Et maintenant…
Elle darda son regard sur Allie.
— Tu es la pièce manquante de son puzzle. Le dernier membre de ma famille. La pièce finale sur
son échiquier. Il te veut à ses côtés, toi aussi. Quand ce sera le cas…
Elle leva une main devant elle.
— Échec !
Elle tendit ensuite sa main vers Allie, qui, avec hésitation, la saisit. Lucinda avait une poigne
ferme.
— Mais il n’avait pas prévu qu’au lieu de nous séparer, il nous rapprocherait. Que je ferais tout ce
qui est en mon pouvoir pour te protéger de lui. Que nous mènerions le combat ensemble.
Emplie de fierté, Allie serra un peu plus fort la main de sa grand-mère. Néanmoins, elle choisit
ses mots avec précaution :
— Tu as dit que nous étions en danger – prises au piège. Tu crois vraiment que nous pouvons
gagner ?
— Nous n’avons pas le choix, Allie.
Son regard la stupéfia – toute trace de chaleur s’en était évanouie – à présent il était sans pitié.
— Parce que Nathaniel vient pour toi.
29.
Q uand Allie quitta enfin le bureau d’Isabelle, la tête lui tournait de toute cette avalanche
d’informations. Au bout du compte, elles avaient parlé plus d’une heure, principalement de
Nathaniel et de Christopher, mais à l’occasion, Lucinda lui avait révélé de fascinants détails sur sa vie
personnelle et professionnelle.
Elles discutaient d’un rendez-vous que Lucinda avait eu, un jour, avec le Premier ministre
japonais, quand Isabelle avait frappé à la porte.
— Je voulais vous rappeler que vous avez une réunion dans cinq minutes avec Raj, dit-elle à
Lucinda sur un ton d’excuse.
Allie en profita pour se lever.
— Je devrais y aller.
Lucinda contourna le bureau pour venir se placer face à elle. Avec douceur, elle tendit le bras vers
sa petite-fille, repoussa quelques mèches derrière ses oreilles. C’était un geste si maternel, qu’Allie en
eut le cœur serré.
— Ça m’a fait tellement plaisir de bavarder avec toi, ma chérie. J’espère que nous aurons
l’occasion de nous revoir bientôt.
« Quand reverrait-elle sa grand-mère ? »
Peu désireuse de la voir partir, Allie se jeta spontanément à son cou.
— Merci, grand-mère.
C’était la première fois qu’elle prononçait ce mot en s’adressant directement à Lucinda – c’était
bizarre, mais si bon.
— Je suis si contente de te connaître enfin ! ajouta-t-elle.
Les bras de Lucinda se resserrèrent autour de ses épaules – son parfum embaumait les fleurs
exotiques.
— Il en va de même pour moi, Allie.
Comment allait-elle s’y prendre pour expliquer aux autres tout ce qu’elle avait appris ? Ils
devaient au moins être au courant de certains éléments. Oui, il fallait qu’ils comprennent à quel point
les choses étaient sérieuses.
D’abord, elle devait retrouver tout le monde.
Sachant que les autres avaient prévu de se réunir dans l’un des boxes de la bibliothèque, elle
essaya là-bas en premier. Cependant, quand elle frappa à la porte, sculptée de feuilles et de glands, ce
fut un élève plus âgé – qu’elle reconnut vaguement – qui vint l’ouvrir, fixant sur elle un regard
impatient.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il avec brusquerie.
Il avait les cheveux dressés sur le crâne, comme s’il s’était passé la main dedans à plusieurs
reprises. Le bureau derrière lui était tellement jonché de documents, que certains étaient carrément
tombés par terre – en un tas informe.
Allie recula si vite qu’elle faillit trébucher.
— Désolée… Je cherchais quelqu’un d’autre.
Marmonnant quelque chose à propos « de gamine idiote », il referma la porte sans aucune autre
forme de politesse.
Après cela, elle essaya le foyer, la grande galerie, et même le dernier étage – sombre et dans
lequel ses pas résonnaient – de l’aile des salles de classe.
Aucun signe d’eux.
Finalement, l’esprit grouillant de nouvelles informations, de mille et une pensées, au sujet
d’Orion, Lucinda, Julie et Carter – Allie s’installa dans un profond fauteuil de cuir du foyer bondé, et
attendit. Quand un élève en cherchait un autre, il regardait toujours dans cette pièce en premier. Les
autres la trouveraient.
Bondée d’élèves tapageurs réunis autour de jeux de société, qui discutaient ou étudiaient, la vaste
pièce était particulièrement bruyante. À côté d’elle, un groupe d’élèves plus jeunes s’adonnait à une
partie de poker un peu trop animée, s’accusant mutuellement de tricherie, se lançant des piques. Au
bout d’un moment, elle se plongea dans la lecture d’un livre et ne remarqua plus aucun bruit.
Se calant au fond de son fauteuil, elle attendit, jetant de temps à autre un coup d’œil alentour.
Quelques instants plus tard, Zoé surgit dans la salle, aussi vive qu’un moineau piquant du toit.
Son regard se posa sur Allie, qui bondit illico sur ses pieds. Zoé eut l’air soulagée.
— Personne ne savait où tu étais ! Sylvain et Rachel sont en train de perdre la tête ! Viens vite !
Elle se précipita dans le couloir à toute vitesse. Allie la suivit aussitôt en courant, tout en tentant de
ranger son livre dans son sac.
Quand elle releva les yeux, elle vit que Zoé l’entraînait au pas de course à travers le grand hall,
jusqu’à la porte d’entrée. Soudain, elle remarqua que sa jeune amie portait une veste et des gants.
— Vous êtes dehors ?
— Ouais.
Zoé lutta un instant avec la vieille serrure grinçante.
— Il fait si froid que Sylvain est persuadé que personne ne pensera à nous chercher là-bas.
La serrure s’ouvrit enfin avec un clang. Zoé eut besoin de ses deux mains pour tirer la lourde
porte. L’air hivernal les frappa aussitôt.
Zoé se mit à sautiller sur place.
— Tu vois ce que je veux dire ? Il gèle.
— C’est vivifiant.
Combien de temps tiendrait-elle dehors sans manteau ? Allie n’en avait aucune idée, mais elle ne
voulait pas perdre la moindre minute à remonter à l’étage pour chercher le sien.
— On a l’impression d’entrer dans un frigo ! clama Zoé, descendant les marches, s’élançant sur
la pelouse boueuse.
La nuit était claire – les deux jeunes filles filèrent sur le chemin. Au-dessus de leurs têtes, des
étoiles argentées brillaient dans le ciel d’un noir d’encre.
Allie tira le bas de ses manches sur ses doigts gelés, et accéléra l’allure quand elles pénétrèrent
dans la forêt.
Un peu plus loin, le toit du pavillon d’été s’élevait tel un fantôme à travers les arbres. Son sommet
élancé se dressait au milieu des pins. Parvenues à un virage, elles se retrouvèrent devant l’édifice,
constitué d’une mosaïque colorée, posée sur la pierre blanche. Dans l’obscurité, il n’avait qu’une
vague teinte de gris. Quand elles approchèrent, grimpant les marches deux à deux, elles entendirent
des voix animées.
— Allie est là ! annonça Zoé, son souffle formant de petits nuages devant elle. Elle révisait au
foyer.
— Pas du tout ! objecta Allie. J’attendais que l’un de vous vienne me retrouver. D’ailleurs, je vous
ai cherchés partout.
— On savait que personne ne penserait à nous débusquer ici.
La voix à l’accent français de Nicole surgit de l’ombre. Allie ne voyait que ses jambes minces –
revêtues de collants sombres – qui pendaient depuis la rampe de pierre sur laquelle elle s’était
perchée.
— J’avais peur que quelqu’un t’ait kidnappée !
Rachel lui jeta un regard entendu, avant de remarquer sa tenue.
— Tu n’as pas de manteau ?
— Zoé a oublié de préciser que vous étiez dehors. Mais ça va. La course m’a réchauffée.
En vérité, après avoir transpiré, elle commençait à avoir froid, mais elle n’avait aucune envie que
quelqu’un l’oblige à rentrer.
— Ça va aller, jusqu’à ce que tu souffres d’hypothermie, assena Rachel.
— Bon, vous avez fini ?
Carter semblait exaspéré.
— Il nous reste dix minutes avant de devoir rentrer pour dîner. Allie, qu’as-tu appris d’Isabelle ?
— En fait, je n’étais pas avec Isabelle, mais avec Lucinda Meldrum.
Stupéfaits, ils demeurèrent tous silencieux un instant. Seule Zoé réagit, poussant un juron :
— Ah, ben merde, alors ! J’ignorais carrément qu’elle était à Cimmeria.
— A-t-elle dit quelque chose que nous avons besoin de savoir ?
Dans la pénombre, la jambe de Nicole bougea quand elle changea de position.
— Pas mal de trucs, mais…
Allie songea à ce que sa grand-mère lui avait révélé au sujet de sa famille, son passé, Nathaniel,
Orion… Elle ignorait par où commencer, et ils n’avaient que dix minutes jusqu’au dîner.
— Impossible de vous raconter quoi que ce soit, vu le peu de temps qui nous reste. On va devoir
remettre ça à plus tard. Vous avez vu Katie ?
À présent, elle frissonnait si fort que sa voix tremblait. Le pilier contre lequel elle s’était adossée
était glacé. Elle s’en écarta.
— La réunion a été… perturbante.
Tout en parlant, Sylvain déboutonna sa veste, la retira, et la lui tendit.
Ce geste lui rappela tellement la nuit du bal d’hiver, que durant un instant, Allie fut incapable
d’esquisser un geste. Elle se rappelait comment il avait enlevé sa veste de smoking, cette nuit-là, et ce
qui s’était produit ensuite.
Des frissons la parcoururent.
Elle tendit le bras. La veste n’était pas très longue, mais avait une bonne épaisseur. Le tissu était
plein de la chaleur de Sylvain et de l’odeur de son eau de toilette. Quand elle l’enfila, elle eut
l’impression qu’il l’étreignait.
— Katie pense qu’environ quatre-vingt-dix élèves partiront à cause de Nathaniel. Nous nous
sommes demandé comment on pourrait contrer ça.
La voix de Rachel la ramena à la réalité.
— Quatre-vingt-dix ? La moitié de l’école ?
— Oui, c’est bien plus que nous pensions ! soupira Zoé.
— J’en ai déjà parlé à mon père, déclara Rachel. Même eux ne s’attendaient pas à un tel exode.
D’ailleurs, ils sont justement en train d’en discuter en réunion.
— Mais certains vont quand même rester, n’est-ce pas ?
Ce fut Carter qui répondit :
— Elle croit qu’au maximum une petite dizaine osera affronter leurs parents. En fait, la plupart
des élèves ne font pas partie de la Night School, et ils n’ont aucune idée de ce qui se passe exactement.
En entendant cela, Allie eut l’impression que son cœur cessait de battre. Dix élèves. Ce n’était rien
! Nathaniel allait connaître son heure de gloire.
— D’après ce que ses parents lui ont dit, elle est convaincue que cela arrivera cette semaine,
ajouta Sylvain. Peut-être dès demain.
« C’est beaucoup trop tôt. »
— Non, non, non !
Du bout des doigts, Allie se frictionna les tempes.
— Nous ne sommes pas prêts ! Qu’est-ce qu’on va faire ?
— On lui a parlé de notre plan pour ceux qui veulent rester – et indiqué des cachettes afin que
personne ne leur mette la main dessus.
La voix de Carter émergea de l’obscurité.
— Katie va en informer ceux en qui elle a confiance. Rachel et Raj en ont discuté, il est désormais
au courant de tout ce que nous avons appris. Tu en as parlé avec Lucinda ?
— Elle a dit…
Resserrant la veste trop grande autour d’elle, Allie essaya de se remémorer les paroles exactes de
sa grand-mère.
— Elle m’a informée qu’elle travaillait en coulisse avec le conseil – elle fait du lobby auprès de
ceux qui ne savent pas encore pour qui prendre parti. Si elle peut convaincre la majorité de s’allier à
elle, elle aura une chance. Par contre, si plus de la moitié du conseil d’administration décide de se
placer du côté de Nathaniel…
Sa voix s’évanouit. Lucinda n’avait pas évoqué ce qui se passerait si la majorité du conseil
s’opposait à elle, mais le danger était clair.
— Le problème, c’est qu’elle a besoin de temps pour les convaincre.
Elle observa la structure de pierre du pavillon. Les autres formaient un cercle autour d’elle, leurs
souffles dessinant de petits cercles blancs devant eux. Épuisés, ils affichaient tous un air de défaite. Ils
étaient si peu nombreux. Comment arrêter ce danger imminent ?
— Du temps, hélas, elle n’en a pas.
Poussant un soupir, Carter s’adossa au pilier derrière lui, fixant l’espace au-dessus d’eux, là où le
toit du pavillon d’été disparaissait dans l’obscurité.
— Que se passera-t-il si Nathaniel agit vite ? S’il frappe dès demain ?
Les manches de la veste de Sylvain étaient beaucoup trop longues. Quand Allie leva les deux
mains devant elle, elles glissèrent juste un peu, dévoilant le bout de ses doigts.
— Elle m’a fait remarquer qu’étant encore mineurs, si les élèves refusaient de partir, Nathaniel
pourrait envoyer la police.
Elle eut un rire amer.
— C’est drôle, non ? La police viendra sur les lieux si les élèves ne veulent pas partir, mais on ne
peut pas les appeler quand il y a un meurtre. C’est comme si… le monde était devenu dingue !
— Les tyrans les plus intelligents ne sont jamais punis.
Sylvain s’était exprimé d’une voix si basse qu’Allie l’avait à peine entendu. Elle lui jeta un coup
d’œil. Il s’adossa contre la balustrade de pierre, l’air crispé et épuisé.
— Alors, que va-t-il se passer, maintenant ? demanda Rachel.
— Maintenant, on bosse sur notre plan, asséna Carter, la mine sombre. On se prépare au pire.
Juste avant dix-neuf heures, ils regagnèrent le bâtiment principal pour le dîner. Personne n’avait
faim, mais leur présence au réfectoire était obligatoire.
Quand ils quittèrent le pavillon d’été, Sylvain marcha à côté d’Allie, essayant de capter son
regard.
— Dis-moi, comment s’est vraiment déroulée l’entrevue avec ta grand-mère ? Tu étais contente
de la revoir ?
— Oui. Je l’aime beaucoup, tu sais.
Il hocha la tête.
— Elle est très intimidante, mais elle a aussi beaucoup de charisme.
C’était curieux de penser que Sylvain connaissait mieux sa grand-mère qu’elle. Mais ses parents
étaient des millionnaires français. Sylvain avait été entouré de personnes comme Lucinda toute sa vie.
— Cela dit, notre entretien était aussi… inquiétant.
— En quel sens ?
Allie resserra la veste autour d’elle.
— Parce que je pense qu’elle est effrayée.
Derrière eux, Zoé et Carter discutaient. Elle ne put s’empêcher de se remémorer sa conversation
avec Julie. Il faudrait qu’elle parle à Carter avant qu’ils rentrent – il devait être mis au courant.
— Je dois discuter un instant avec Carter, dit-elle à Sylvain.
Au passage, elle remarqua qu’à la lumière des étoiles, ses yeux avaient l’exacte couleur de son
pull bleu nuit.
— Je te vois au réf’ ?
Sylvain inclina la tête d’un air détaché, son visage ne trahissant aucune émotion.
Allie ralentit l’allure jusqu’à se retrouver à côté de Zoé et Carter. Elle se tourna vers sa jeune
amie.
— Ça ne te dérange pas ? Je dois parler à Carter un instant.
Zoé haussa les épaules, et accéléra l’allure pour rattraper Rachel. Allie l’entendit lui demander si
elle avait fini son devoir de chimie, comme si cette journée était des plus ordinaires.
Quand tout le monde se fut éloigné, elle ralentit le pas.
— Tu as vu Julie depuis cet après-midi ?
Carter lui jeta un regard étonné.
— Non, pourquoi ?
— Je suis tombée sur elle après les cours…
Aussitôt, elle se corrigea.
— En fait, c’est plutôt elle qui est venue me trouver. Elle était vraiment énervée.
Carter s’immobilisa et se tourna vers elle. Le froid lui rougissait les joues.
— À quel sujet ?
Comment lui avouer ? Son estomac se crispa.
— Elle sait… Elle dit que…
Elle poussa un profond soupir.
— Elle sait que tu n’as pas d’heures de colle, elle se demande donc pourquoi tu viens jardiner…
avec moi.
Mâchoires crispées, Carter scruta l’obscurité devant eux. Ses joues étaient soudain encore plus
rouges.
— J’ignorais… quoi lui dire.
Allie enfouit ses mains dans les poches de sa jupe, et contempla ses pieds.
— En fait, elle croyait que tu la trompais avec moi.
Il répliqua sans la regarder :
— Qu’est-ce que tu lui as répondu ?
— Que ce n’était pas le cas, évidemment ! Que tu étais mon ami, que tu veillais sur moi, et qu’elle
devait accepter cela.
Carter laissa échapper un profond soupir.
— Merci.
Allie croisa les bras devant elle.
— Écoute, je… Je voulais te remercier. C’est un boulot difficile et… je ne savais pas… Je veux
dire, je croyais que tu étais…
Bordel ! Qu’avait-elle à bredouiller ainsi ? Elle détestait ça ! Carter se levait trois jours par
semaine à cinq heures et demie du matin, pour passer deux heures dans le froid à accomplir un travail
difficile, juste pour qu’elle ne soit pas seule. Pourquoi ne parvenait-elle pas à s’exprimer
correctement ?
— Ça va. Pas la peine de me remercier.
À sa grande surprise, il lui fit un sourire canaille.
— De toute façon, je n’avais rien de mieux à faire.
Allie resta bouche bée, essayant de trouver une réponse, mais il se détourna, et s’éloigna.
La plupart des élèves s’étaient déjà installés au réfectoire. Allie s’arrêta à l’entrée pour observer
la scène. Des nappes de lin blanc recouvraient les tables rondes, sur lesquelles brillaient des bougies
et où trônaient des verres de cristal et de la vaisselle en porcelaine blanche aux armoiries de
Cimmeria. Au-dessus de leurs têtes, les grands lustres étincelaient. Un feu brûlait dans l’immense
cheminée. La pièce embaumait à la fois la viande grillée et l’odeur du bois.
C’était Cimmeria dans toute sa splendeur. Ces lieux étaient trop beaux – trop parfaits – pour
tomber dans les mains de Nathaniel.
Allie embrassa la salle du regard.
« Et si jamais Nathaniel gagne ? Qui sera encore là demain ? »
— Je vais m’asseoir avec Julie, ce soir, annonça Carter.
— Oh !
Que lui répondre ? Depuis qu’ils avaient constitué leur groupe – leur gang, comme l’appelait
Katie –, ils s’étaient tous assis ensemble à chaque repas, mais bien sûr, après ce qui s’était passé,
mieux valait que Carter dîne avec Julie.
— Je veux dire… Génial ! C’est une bonne idée…
Elle l’observa se diriger vers la table où Julie était installée avec Katie et d’autres amis. Dès
qu’elle le vit s’approcher, réalisant qu’il venait vers elle, le visage de Julie s’éclaira. Elle l’accueillit
en tendant les bras pour l’enlacer. Ses lèvres effleurèrent celles de Carter quand il se pencha vers elle
pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille…
— Veuillez vous asseoir, s’il vous plaît !
La voix rugissante de Zelazny fit sursauter Allie.
Elle se dirigea vers leur table habituelle. La veste en cachemire de Sylvain était doublée d’une
soie coûteuse – elle glissa facilement de ses épaules. Quand elle la lui tendit, il la prit avec réserve,
comme s’il redoutait une réflexion.
— Merci de me l’avoir prêtée, se contenta-t-elle de dire. J’espère que tu n’as pas attrapé
d’engelures… ou quoi que ce soit, à cause du froid.
— Je t’en prie. J’ignore ce que sont les engelures, mais je ne crois pas en avoir.
— De toute façon, qu’est-ce que c’est que ce truc ? intervint Nicole. On a l’impression que les
gens n’en ont que dans les histoires de Dickens.
— Je ne sais pas, répliqua Allie en s’installant à côté de Zoé. Et je ne tiens pas à savoir.
Zoé, déjà prête à expliquer ce qu’étaient les engelures, se ravisa.
— Moi, je sais ce que c’est, mais si vous n’avez pas envie de l’entendre, je ne vous dirai rien.
Allie remarqua soudain qu’un siège était vide – en plus de celui de Carter.
— Où est Rachel ? demanda-t-elle.
D’un geste de la main, Nicole désigna une table voisine.
— Elle est allée s’asseoir avec Lucas.
Lucas avait passé un bras autour des épaules de Rachel – ils semblaient discuter à voix basse.
— Et ce soir, Carter est avec Julie.
L’air songeur, Sylvain jeta un coup d’œil vers le couple plongé en grande conversation, puis se
tourna vers Allie.
Elle évita son regard.
Nicole dévisagea Sylvain – Allie eut l’impression qu’elle lui envoyait un message secret :
— Ça doit être le soir des rendez-vous.
— Au moins, nous, nous sommes là.
Indifférente au drame silencieux qui se déroulait autour d’elle, Zoé avait l’air si pleine d’entrain,
si normale, qu’Allie avait envie de l’étrangler.
Elle eut envie de leur raconter ce qu’elle avait appris de Lucinda, ce qu’était vraiment Orion, et
pourquoi Nathaniel agissait ainsi. Mais ça paraissait trop étrange de ne le révéler qu’à une petite
partie du groupe, en laissant Rachel et Carter à part. De plus, à l’heure actuelle, personne n’avait l’air
vraiment intéressé par cette histoire. À l’idée que l’école puisse être déserte dès le lendemain – que
Nathaniel remporte la victoire –, plus personne n’avait d’énergie. Tout semblait futile. C’était comme
si, au lieu de se préparer pour la bataille, ils avaient d’ores et déjà accepté leur défaite.
Levant son verre devant elle, Allie observa l’eau à travers le cristal. Soudain elle se rappela son
cours d’histoire, et songea au plan de Napoléon – à la façon dont il avait vaincu une armée plus
puissante, grâce à la ruse et la fourberie.
« Mais dans notre cas, qui est Napoléon ? Nous ? Ou Nathaniel ? »
30.
Avec si peu d’action, Allie n’avait pas d’autre choix que de se cantonner à ses devoirs. Chaque
après-midi, avec Rachel, elles révisaient à la bibliothèque, installées à l’une des tables favorites de
son amie – la plus éloignée – dans leurs sièges en cuir, à la lueur des lampes de bureau aux abat-jour
verts, comme au bon vieux temps.
Un vendredi, environ deux semaines après le retour des professeurs, Rachel l’aidait à un devoir
de chimie. L’après-midi était déjà bien avancé, et Allie envisageait sérieusement de se faufiler à la
cuisine du réfectoire pour chercher de quoi grignoter.
Du bout de son crayon, Rachel pointa le schéma sur le bloc-notes d’Allie.
— Regarde, là, il devrait y avoir un autre morceau. Comme ça.
Faisant glisser son cahier vers elle, elle montra à Allie à quoi son croquis devrait ressembler.
— Sinon, tu auras un truc bancal, comme, je ne sais pas, moi, une molécule de blaireau, par
exemple.
Allie esquissa quelques traits de plus sur son croquis, et, sans lever les yeux, répéta :
— Une molécule de blaireau ?
— Oui, tu sais, ces bestioles, c’est comme si quelqu’un avait effacé certaines de leurs molécules
pour leur adjoindre, par accident, celles d’un autre animal. C’est ce que je veux dire.
Alors qu’Allie complétait son croquis, un murmure envahit la salle. Jetant un coup d’œil autour
d’elle, elle ne remarqua rien de précis, mais certains élèves avaient quitté leur table et se réunissaient
en groupe, chuchotant. D’autres quittèrent la bibliothèque en courant.
— Que se passe-t-il ?
— Quelqu’un a dû rompre avec quelqu’un, affirma Rachel en continuant à réviser. Et je n’étais
même pas au courant !
— Tu ne l’es toujours pas, fit remarquer Allie.
Rachel se leva.
— Exact. Donc, je vais aller demander…
Elle s’interrompit soudain.
Katie courait vers elles – ses pas étouffés par les épais tapis persans, sa queue-de-cheval
flamboyante se balançant derrière elle. Elle avait dû courir une bonne distance – son souffle était
court, sa peau d’ivoire encore plus pâle que d’habitude.
Quand elle arriva à leur hauteur, elle s’agrippa si fort à la table que ses jointures blanchirent.
— Ça a commencé !
31.
— F once !
Comme Katie ne bougeait pas, Allie la poussa.
— Magne-toi !
Elle lui avait quasiment hurlé aux oreilles. Katie fila enfin, sans se retourner.
L’adrénaline courait dans les veines d’Allie, son pouls battait la chamade. Elle se tourna vers
Rachel.
— Tu es prête ?
Effrayée, Rachel retira ses lunettes et les glissa dans la poche de sa jupe. Puis, d’un ample geste du
bras, elle désigna la table jonchée de livres, de cahiers et de stylos – tout l’attirail habituel des élèves.
— Et nos affaires… ?
Allie s’efforça de lui répondre avec douceur. Il ne fallait absolument pas que Rachel panique.
— On les laisse ici. Ne t’inquiète pas, elles seront toujours là quand on reviendra.
« Si on revient ! »
Rachel acquiesça d’un hochement de tête.
À présent, la bibliothèque était presque vide. Allie esquissa un pas en direction de la porte.
— Allez, viens, Rachel ! On doit se grouiller !
Rachel n’avait pas bougé. Elle jeta un coup d’œil dans la pièce.
— Lucas !
Allie lui saisit le bras.
— Écoute, tu lui as dit où se cacher. Il est sûrement déjà dans sa planque. Tu dois lui faire
confiance, d’accord ?
Respirant avec peine, Rachel hocha de nouveau la tête, et se redressa.
— OK, allons-y !
Au pas de course, elles quittèrent la salle, traversèrent le grand hall désormais vide, grimpèrent
l’immense escalier où s’étaient réunis des groupes d’élèves confus.
À travers la vitre qui donnait sur la pelouse, elles aperçurent une longue rangée de limousines
étincelantes – des Rolls-Royce et des Bentley – qui s’étirait aussi loin que le regard pouvait porter.
Rachel pâlit.
— Il y en a tant !
Allie avait les yeux rivés sur la file infinie.
— Il doit y en avoir quatre-vingt-dix, répliqua-t-elle d’une voix tendue. Viens !
Elles s’élancèrent dans le couloir. Un escalier de pierre en colimaçon les conduisit à l’ancien
cellier. Quand elles parvinrent dans la pièce sombre et fraîche, elles s’aperçurent que les autres étaient
déjà là. Zoé, Nicole et Sylvain chuchotaient entre eux.
Nicole eut l’air soulagée de les voir.
— Ah, vous voilà !
— Où est Carter ? s’enquit Allie.
Le silence se fit. Allie eut soudain l’horrible impression que quelque chose clochait.
Ce fut Sylvain qui lui révéla l’impensable :
— Il est parti à la recherche de Julie. Ses parents ont été les premiers à arriver.
Allie eut la sensation que le sol s’écroulait sous ses pieds – elle fixa Sylvain d’un regard horrifié.
— Julie… ? Non !
Mais à peine avait-elle prononcé ces mots, qu’elle sut que Sylvain avait raison – il était
impossible qu’il ait mal compris.
Elle se passa une main dans les cheveux, essayant de réfléchir. Carter n’avait jamais fait mention
du parti choisi par les parents de Julie. Jamais il n’avait dit un seul mot à ce sujet. Allie avait juste
présumé qu’ils étaient du côté d’Isabelle – le contraire était inimaginable.
« Pauvre Carter. »
Soudain, toute l’horreur de la réalité s’abattit sur elle. Comment savoir quels parents étaient là, en
fait ? Ce pouvaient être ceux de… n’importe quel élève.
La panique l’empêchait de réfléchir.
— Est-ce que Julie est partie ? demanda-t-elle, s’efforçant de se calmer. D’autres élèves ont-ils
déjà quitté Cimmeria ? Est-ce qu’on sait ?
— On a foncé ici tout de suite, alors on ignore ce qui se passe au-dessus, expliqua Zoé.
À côté d’elle, Nicole semblait soucieuse.
— Ils sont tous arrivés si vite !
En cet instant même, les élèves qui refusaient de quitter le lycée devaient s’éparpiller sur le
campus, pour se cacher. Isabelle, qui était totalement impliquée dans le plan et en avait peaufiné les
moindres détails informait sûrement les parents qu’elle ignorait où se trouvaient leurs enfants.
— Quelqu’un devrait remonter là-haut pour garder un œil sur ce qui se passe, dit Allie. Rachel et
moi… Nous sommes tranquilles de ce côté-là. On va y aller.
Rachel acquiesça avec nervosité, sans un mot.
— Pas question que vous y retourniez toutes seules, intervint Sylvain. Je n’ai pas de souci à me
faire avec mes parents, moi non plus. Je vous accompagne.
Les yeux rivés sur ses ongles, Nicole hésita juste un petit peu trop longtemps.
— Mieux vaut que je reste là, lâcha-t-elle enfin.
Comme ils se retournaient tous pour la fixer, elle eut un léger haussement d’épaules, feignant une
nonchalance qu’elle était visiblement loin d’éprouver.
Son regard sombre trahissait son angoisse.
— Juste au cas où… Je… je crois que mes parents… n’ont pas encore décidé quel bord choisir.
Zoé tira avec insistance sur la manche d’Allie.
— Je veux aller avec vous !
Allie était anéantie par les révélations de Nicole. L’appréhension lui coupait le souffle. Cette
situation était carrément dingue ! Zoé était trop jeune. Bordel, elle n’avait que treize ans.
« Si jamais il lui arrivait quelque chose… »
Elle fit son possible pour se montrer convaincante.
— Zoé, ce ne serait pas cool de laisser Nicole toute seule.
Comme Zoé redressait le menton d’un air borné, elle tenta une autre tactique.
— Écoute, on ne sera pas longs, promis. Je reviens dans quelques minutes, et on changera. OK ?
Il faut qu’on reste ensemble !
Pendant un instant, elle crut que Zoé allait l’envoyer paître, mais finalement, la gamine se laissa
fléchir, baissant les épaules.
— OK, je vais rester cachée ici, moi aussi.
Sylvain se tourna vers Rachel et Allie.
— Parfait. Bon, il faut qu’on se divise. Je vais au dortoir des garçons. Toi, Rachel, tu prends celui
des filles. Allie, tu vas dans le bâtiment principal – la bibliothèque et le foyer – et tu essaies de trouver
Isabelle. On se rejoint ici dans vingt minutes précises.
Il les regarda l’une après l’autre, avec un immense sérieux.
— Ne soyez pas en retard ! Ne nous obligez pas à partir à votre recherche.
Plusieurs couloirs étroits partaient de la vieille cave. Sylvain s’engagea dans l’un d’eux, menant à
un escalier qui rejoignait le bâtiment principal. Allie et Rachel reprirent l’escalier qu’elles avaient
emprunté à leur arrivée – il montait directement au dortoir féminin.
— Soyez prudentes ! leur cria Nicole tandis qu’elles grimpaient les marches.
Ses paroles résonnèrent sur les vieux murs de pierre.
Rachel et Allie coururent jusqu’en haut du vieil escalier sombre et poussiéreux – avec pour seule
compagnie le bruit de leurs souffles rauques et de leurs pas sur les marches irrégulières.
Quand elles émergèrent dans le dortoir des filles, une scène de chaos total les accueillit. Dans le
couloir, des élèves s’enlaçaient les unes les autres en pleurant, tandis que des gardes du corps et des
chauffeurs vêtus de divers uniformes les pressaient de quitter les lieux, avec la même violence
contrôlée que celle des unités de police antiémeute.
— Prends tes affaires ! hurla un homme vêtu d’un uniforme noir à une gamine de douze ans,
recroquevillée loin de lui – agrippée à la main d’une amie. Si tu ne te dépêches pas, on part en les
laissant là. En ce qui me concerne, ça m’est complètement égal !
De grosses larmes roulaient sur les joues de la fille – qui avait quasiment la même taille et la
même silhouette que Zoé. Elle lâcha enfin son amie, et s’avança vers l’homme, d’un air craintif.
Sa copine pleurait à chaudes larmes. Croisant le regard choqué d’Allie, elle leva les deux mains
devant elle, en un geste d’incrédulité totale.
— Je ne comprends pas… Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est l’enfer ! murmura Allie à Rachel.
Les longs cheveux blonds de la jeune fille étaient attachés bas sur sa nuque avec un nœud bleu
marine – elle était maigre, quelques taches de rousseur décoraient son nez. Malgré son air familier,
Allie était incapable de se rappeler où elle l’avait déjà vue.
Elle s’accroupit jusqu’à ce que son regard soit au niveau de celui de la fille, la prit par les
épaules, avec douceur et fermeté.
— Écoute-moi. Tu vois cette porte, là-bas ?
Du doigt, elle désigna sa propre chambre. La fille en larmes hocha la tête.
— File t’y cacher, et n’en sors pas avant que toutes les voitures soient parties. Pas même si
quelqu’un t’appelle. Et surtout pas si c’est quelqu’un que tu connais.
Terrifiée, la fille eut un nouveau hochement. Elle cessa de pleurer, fixa Allie comme elle le ferait
d’un sauveteur descendant d’un hélicoptère pour l’extirper d’une maison en flammes.
Ses yeux étaient du même bleu vif que ceux de Jo.
La gorge d’Allie se serra si fort qu’elle eut du mal à continuer à parler. Jo n’avait pas de petite
sœur – ça ne pouvait être qu’une coïncidence. Mais la ressemblance était déroutante…
— Comment tu t’appelles ? chuchota-t-elle.
— Emma.
— Ton nom de famille ?
Elle avait posé sa question avec tant d’insistance que la gamine se remit à pleurer.
— Hammond, sanglota-t-elle.
À son tour, Rachel s’était agenouillée à côté d’elle. Elle lui prit la main.
— Emma Hammond, quel âge as-tu ?
— D… Douze ans.
Rachel hocha la tête avec sérieux, comme si douze ans était l’âge idéal.
— Tu te sens capable de rester un petit moment toute seule ? Le temps qu’on aille aider d’autres
filles ?
Emma acquiesça, même s’il était évident qu’elle était loin d’en être certaine.
Allie avait repris le contrôle d’elle-même. Emma n’était pas apparentée à Jo. Ses yeux étaient
bleus, c’est tout.
« Beaucoup de gens ont les yeux bleus. »
— Il y a des biscuits dans le tiroir du haut de mon bureau, dit-elle. Tu peux les manger tous. Allez,
file !
Elles observèrent la fille se précipiter dans sa chambre. Quand la porte se referma, leurs yeux se
croisèrent l’éclair d’une seconde, et de nouveau, Allie remarqua une ressemblance avec Jo qui la fit
frissonner.
Déglutissant avec difficulté, elle fit un petit signe de tête à l’attention de la gamine, puis la porte se
referma avec un vigoureux clic.
— J’aimerais bien que ces portes aient des verrous, marmonna Rachel.
Allie lui étreignit la main.
— Moi aussi.
Rachel plongea ses yeux dans les siens.
— Tu as fait ce qu’il fallait, affirma-t-elle, répondant à la question qu’Allie n’osait pas poser.
— Mais elle est trop jeune pour qu’on l’inclue dans notre plan. Rappelle-toi ! Aucun élève de
moins de seize ans n’a le droit de rester sans la permission de ses parents.
Furieuse, elle donna un coup de poing dans le mur, si vigoureux qu’un morceau de plâtre tomba
par terre à côté de son pied.
— Pourquoi est-ce que nous n’avons pas un meilleur plan ? Pourquoi sommes-nous si stupides ?
Rachel avait la mâchoire crispée.
— Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir.
Mais en cet instant, c’était comme un échec.
Contemplant l’étrange scène qui se déroulait autour d’elles, Allie s’inquiéta :
— Tu te sens capable de rester ici toute seule ? C’est pire que ce que j’attendais.
Une part d’elle espérait presque que Rachel lui enjoigne de ne pas s’en aller – elle-même n’avait
pas vraiment envie de rester seule. Mais à sa grande surprise, Rachel se contenta de hausser les
épaules.
— Ça ira. Mais, Allie… ?
En l’observant, Allie devina ce qui allait suivre.
— Pas question que je laisse les plus jeunes. Je vais les cacher, elles aussi.
Jamais Allie n’avait été plus fière de son amie qu’en cet instant.
— De toute façon, c’était un plan merdique, répondit-elle, le sourire aux lèvres.
Rachel leva son poing devant elle.
— Pas d’imprudence ! Fais gaffe à toi !
Alors qu’elle levait le poing à son tour, une pensée frappa soudain Allie.
« C’est la première fois que je vois Rachel se comporter comme si elle faisait partie de la Night
School. »
Mais avant que Rachel ne puisse remarquer son hésitation, elle se reprit, et cogna son poing
contre celui de son amie en un geste fraternel.
— Carrément.
En bas, la scène était encore pire que dans le dortoir des filles. Alors que des élèves en pleurs se
débattaient, que des hommes en uniforme aboyaient des ordres, Zelazny, le visage congestionné, se
tenait près de la porte, vociférant :
— S’il vous plaît, retournez à vos activités ! Vous n’avez rien à faire dans le hall ! Si vous êtes
venus chercher des élèves, veuillez respecter la discipline ! Les cours ne doivent pas être interrompus
!
Personne ne l’écoutait.
— Hé ! Doucement !
Un garçon de haute stature, l’air studieux, essayait de se libérer de la poigne d’un homme en
uniforme qui l’agrippait par le bras.
— Vous voyez bien que je coopère. D’ailleurs, vous pourrez le leur dire !
Allie reconnut le garçon stressé qui lui avait répondu avec brusquerie quand elle avait frappé à la
porte du box de la bibliothèque, l’autre jour. Aujourd’hui, il paraissait jeune et effrayé – ses lunettes
trônaient de travers sur son nez tandis qu’il essayait d’avancer avec dignité, hors d’atteinte de celui
qui était visiblement un employé de ses parents.
Se précipitant à son côté, elle lui posa la main sur l’épaule. Le garçon se retourna et la dévisagea.
Derrière ses lunettes cerclées de métal, il avait l’air apeuré.
— Ça va ?
— Oh, parfaitement ! répondit-il avec une bravoure faussement enjouée. Néanmoins, je rentre
chez moi. Pete ne me laisse pas le choix, n’est-ce pas, Pete ?
Le sarcasme qui perçait dans sa voix sembla agacer l’homme qui lui jeta un regard menaçant.
— Tu te crois drôle ? Figure-toi que tes parents m’ont laissé carte blanche avec toi. Alors, avance
!
Cela dit, Pete le poussa si fort en direction de la porte que le garçon trébucha, et faillit s’étaler par
terre.
Reprenant son équilibre, il jeta un coup d’œil désespéré à Allie.
— Tu vois ? Tout va très bien !
Tandis qu’il franchissait le seuil, le chauffeur se retourna vers Allie, et l’évalua d’un regard – la
mauvaise lueur dans ses yeux la fit frissonner. Cet homme savait qui elle était.
Soudain effrayée, elle traversa le hall d’entrée au pas de course. Zelazny avait cessé de crier, et
marmonnait, un bloc-notes en main. Apparemment, il rayait des noms sur la liste, au fur et à mesure
que les élèves quittaient les lieux, traînant leurs bagages derrière eux.
— Monsieur Zelazny…
Il l’interrompit sans un regard.
— Pas maintenant !
Il était hors de question qu’elle renonce. Pas aujourd’hui.
— Monsieur Zelazny !
Cette fois, elle prononça son nom avec une telle autorité que le professeur releva la tête, la
bouche grande ouverte de surprise.
Quand elle eut enfin toute son attention, elle lui posa sa question en détachant bien chaque syllabe.
— Où est Isabelle ?
Pendant un instant, il la dévisagea comme s’il la voyait pour la première fois. Elle le fixait,
sourcils froncés, quand elle remarqua brusquement que son bloc-notes tremblait légèrement.
Non ! Zelazny ! Toujours prêt à vous passer un savon… Zelazny qui n’avait jamais peur de rien et
ne redoutait personne… tremblait ? Pourtant, si c’était lui la taupe, il devrait être satisfait de la
tournure des événements, non ?
— Isabelle ? répéta-t-elle.
Il se passa une main lasse sur le visage – visiblement, il ne s’était pas rasé ce matin.
— Dans la grande galerie.
Sa voix était éraillée à force d’avoir crié, et ses yeux rougis du manque de sommeil.
Sans attendre d’autres informations, Allie se fraya un chemin à travers la foule des élèves
bruyants et effrayés, traversant au pas de course le parquet de chêne poli, sous le regard des femmes
en longues jupes médiévales qui décoraient les immenses tapisseries, éclairées par les lustres de
cristal.
La porte de la grande galerie était ouverte. Vêtue d’une jupe sombre, d’un impeccable chemisier
gris, une écharpe de soie drapée autour de son cou, Isabelle se tenait sur la petite estrade qu’elle
utilisait lors des journées d’accueil, entourée d’une petite foule de professeurs inquiets ainsi que
d’une poignée d’élèves.
Elle avait l’air aussi calme et imperturbable que Zelazny semblait paniqué. Mais Allie la
connaissait assez bien pour savoir que tout cela n’était qu’une façade. Elle devinait sa nervosité à la
raideur de ses épaules, les ridules creusées autour de ses yeux et la façon dont elle crispait les mains.
— On ne peut rien faire pour l’instant, disait-elle, quand Allie entra dans la salle. Nous devons
attendre qu’ils soient tous partis pour savoir exactement combien restent.
Visiblement en désaccord avec sa suggestion, les professeurs grommelèrent.
— Il n’y a pas que les élèves qui s’en vont, précisa un professeur de sciences naturelles. Sarah
Jones est partie, elle aussi.
Quelqu’un poussa un petit cri de surprise, et un murmure envahit la pièce. Allie dut réfléchir un
moment avant de réaliser qu’ils devaient parler du professeur de biologie. Rachel l’avait évoquée
devant elle.
Le visage d’Isabelle ne montrait aucune trace d’émotion.
— Vous en êtes sûre ?
— Quand je me suis arrêtée chez elle, j’ai remarqué que son appartement avait été vidé.
La femme paraissait troublée.
— Nous étions amies. J’ignorais qu’elle était du côté de Nathaniel.
Isabelle ne prit pas le temps de la rassurer.
— Savez-vous si d’autres professeurs sont partis ?
— Il y a un moment que je n’ai pas vu Darren Campbell, déclara une voix à l’arrière du groupe.
Un nouveau murmure agité.
— Et qu’en est-il de Ken Brade ? lança un professeur de maths.
Quelqu’un répondit aussitôt :
— Je l’ai aperçu dans l’entrée, avec Auguste Zelazny.
Un soupir de soulagement parcourut l’assemblée, tandis que la loyauté du professeur en question
était confirmée.
— J’ai besoin de faits précis, déclara Isabelle. Deux d’entre vous veulent-ils se porter volontaires
pour vérifier si d’autres professeurs sont partis ou non ?
Allie attendit que les volontaires se désignent, qu’Isabelle descende de son estrade. Aussitôt, la
directrice fut entourée par une marée de professeurs anxieux, mais elle avança d’un pas déterminé.
— Je ne sais pas, je ne sais pas, répétait-elle. Nous en discuterons au meeting de dix-neuf heures.
D’ici là, j’aurai pris connaissance de tous les faits.
Lorsqu’elle émergea enfin du groupe, son regard croisa celui d’Allie. D’un doigt, elle lui fit
signe de s’approcher.
— Viens avec moi.
Quand elles arrivèrent dans le hall, Isabelle la prit par le bras, l’entraînant rapidement à travers la
foule. Deux des vigiles de Raj se matérialisèrent à leurs côtés pour les protéger, comme si elle les
avait fait apparaître par magie.
— Est-ce que Julie est partie ? demanda Allie d’un ton pressant. Et Katie ?
Isabelle se tourna vers elle.
— J’ai besoin que tu te rendes à l’endroit choisi jusqu’à ce que tout cela soit terminé. À l’heure
actuelle, je ne suis pas en mesure de te protéger. Il se passe trop de choses en même temps.
— Mais moi, je ne peux pas me contenter de me cacher avec ce qui se passe !
En prononçant ces mots, Allie se rendit compte qu’elle se comportait comme Zoé.
— Je tiens à vous aider.
— C’est impossible. En ce moment, personne ne peut nous aider.
L’espace d’un instant, Isabelle baissa sa garde et Allie lut l’angoisse dans ses yeux. Cependant, la
directrice se ressaisit bien vite, et poursuivit d’une voix ferme :
— Rends-toi à l’endroit indiqué. Raj a des gardes dans tout le coin. Si tu vois tes camarades en
chemin, envoie-les là-bas aussi, mais par pitié, ne pars pas à leur recherche.
Allie ouvrit la bouche pour protester, mais Isabelle lui agrippa le bras. La force de sa poigne la
stupéfia : les ongles d’Isabelle s’enfonçaient dans sa peau comme des lames.
— Allie, écoute-moi bien ! Crois-tu que tous ces chauffeurs sont réellement ce qu’ils prétendent ?
Certes, ils ont les bons documents en main, mais… regarde-les ! Ces hommes font partie d’une
équipe de sécurité hautement entraînée. Ce sont les gardes de Nathaniel, et ils ont envahi mon école.
Durant une seconde, elle secoua Allie avec une telle force que la jeune fille en frémit.
— Il faut que tu te mettes à l’abri. Immédiatement ! N’importe lequel d’entre vous risquerait d’être
kidnappé et nous ne nous en rendrions compte que trop tard. Pour l’instant, je ne peux pas vous
protéger. Le plan est interrompu jusqu’à ce que tout cela soit terminé. Fonce, maintenant !
La force de sa diatribe eut l’effet escompté. Dès qu’elle la relâcha, Allie fila. Mais ce n’était pas
pour sa propre sécurité qu’elle avait peur, et malgré les recommandations d’Isabelle, elle ne se
dirigea pas vers l’ancien cellier. Au lieu de cela, elle grimpa les escaliers deux à deux, un nom lui
résonnant à l’esprit comme une sonnette d’alarme.
« Rachel. »
32.
Chère Allie.
Je t’ai cherchée en vain. Malheureusement, personne ne s’est donné la peine de me dire où tu
étais. Ton amie Rachel s’est montrée particulièrement peu coopérative. J’ai été obligé de la punir
de son impolitesse. Je la retiens donc avec moi.
Allie, notre petit jeu commence à m’agacer. Alors, voici ce que tu vas faire. Ce soir, tu
viendras me retrouver, et tu te proposeras en échange de Rachel. Viens seule. Sans Raj Patel,
Isabelle, les instructeurs ou les gardes.
Si tu m’obéis, Rachel sera relâchée, saine et sauve. Si tu tentes de tricher, si tu enfreins la
moindre des règles que j’ai établies, elle mourra, exactement comme Jo. Toute ta vie, tu te
rappelleras que tu aurais pu la sauver.
Je serai dans les ruines du vieux château à minuit. Ne sois pas en retard.
Nathaniel
À l’idée de Rachel seule avec ce monstre, l’estomac d’Allie se révulsa – elle plaqua aussitôt sa
main sur son ventre, essayant d’endiguer la douleur.
« Nous avons de nouveau sous-estimé Nathaniel ! Oh, Rachel, je suis tellement désolée… »
Carter s’approcha et lui saisit la main.
— Elle est encore en vie, Allie, murmura-t-il.
Elle secoua la tête avec une telle force que ses cheveux fouettèrent ses joues. Elle ne pouvait pas
se permettre d’avoir le moindre espoir – espérer ne faisait que retarder le moment d’avoir le cœur
brisé. Carter devrait le savoir, à l’heure actuelle – Julie était partie. Il n’avait pu la rejoindre à temps.
— Tu n’en sais rien, Carter. Il ment. Il a tué Jo…
— Je sais, mais nous n’avons aucune raison de croire qu’il a tué Rachel.
— Le sang.
D’un doigt, elle désigna Emma, qui était à présent assise à côté de Nicole. La jeune Française lui
avait nettoyé le visage avec de l’eau en bouteille, et lui avait prêté son pull. La jeune fille les fixait en
silence, visiblement en état de choc.
— Alors, d’où il vient, tout ce sang ? insista Allie.
— C’est celui de Rachel, répondit Nicole. Mais les blessures décrites par Emma semblent
superficielles.
— Autant de sang pour des blessures superficielles ? rétorqua Allie d’un ton sceptique.
Sylvain s’agenouilla devant elle – ses yeux bleus aussi sombres que des ombres.
— Il a entaillé le bras de Rachel avec un couteau, puis il a maculé Emma de son sang. Il a dit que
ça…
Mâchoires crispées, il s’interrompit. Allie remarqua qu’il s’efforçait de contrôler sa colère.
— … que ça attirerait ton attention.
— Je le déteste ! marmonna Zoé pour elle-même, frappant le sol d’un morceau de bois qu’elle
avait dû ramasser quelque part.
Un bras passé autour des épaules d’Emma, Nicole se pencha pour attirer l’attention d’Allie.
— Emma dit qu’il a bandé les blessures de Rachel, et que les entailles n’étaient pas profondes.
Allie, il ne prendrait pas autant de précautions s’il avait l’intention de la tuer.
— Comment a-t-il fait pour pénétrer dans les lieux ? s’interrogea Carter. Comment est-il possible
que personne ne l’ait vu ? Notre sécurité est-elle si défectueuse ?
Allie se frotta le visage avec lassitude.
— Les chauffeurs. Isabelle est certaine que ce sont des gardes de Nathaniel. C’est comme ça qu’il
est entré. Ils ont tous pénétré ici en groupe. Il y a eu un tel chaos que personne n’a vraiment prêté
attention.
— Oui, l’un d’entre eux devait être Nathaniel, affirma Sylvain avec amertume. Il aime crâner.
C’est bien son style.
— Personne n’a pu compter le nombre de chauffeurs qui ont effectué des allées et venues, fit
remarquer Carter, mâchoires crispées. Certains d’entre eux se trouvent peut-être encore dans le
bâtiment.
— C’est pour ça qu’Isabelle a dit qu’on devait rester planqués ici, assena Allie.
— Je m’en fiche ! Il faut qu’on se tire d’ici !
Bondissant sur ses pieds, Zoé jeta son bâton au loin. Il frappa le sol d’un coup sourd, puis
rebondit dans l’ombre.
— On doit informer Raj au sujet de Rachel ! Lui, il saura quoi faire.
Se massant le front du bout des doigts, Allie essayait de réfléchir.
— Vous croyez qu’on doit lui dire ?
Incrédules, les autres la fixèrent.
— Évidemment, Allie ! s’exclama Nicole. C’est sa fille !
Viens seule. Sans Raj Patel, Isabelle, les instructeurs ou les gardes.
En songeant aux mots de Nathaniel, Allie eut la sensation d’être envahie par un froid immense,
comme si ses veines charriaient de l’eau glacée à la place de son sang. Cependant, elle devait rester
concentrée. Pour Rachel.
— Si nous informons Raj, il va se précipiter pour combattre Nathaniel, lâcha-t-elle. Et alors,
Rachel mourra.
Sylvain et Carter échangèrent un regard.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Sylvain.
— Je ne sais pas…
Carter était préoccupé.
— C’est un homme doté de sens tactique, lui rappela Sylvain.
— Oui, mais là, c’est la vie de sa fille qui est en jeu.
Allie les regardait l’un après l’autre tandis qu’ils échangeaient leurs remarques. Ils connaissaient
Raj mieux qu’elle. Mieux que n’importe quel élève, d’ailleurs. Ils avaient travaillé avec lui presque
quotidiennement depuis des années.
— Quoi qu’il en soit, reprit Sylvain d’une voix ferme, Raj est doué pour mettre de bonnes
stratégies au point. Il sera capable d’affronter la situation.
Après une seconde, Carter hocha la tête, puis se tourna vers Allie.
— Sylvain a raison. Nous devons faire confiance à Raj. Il est bien trop intelligent pour se
contenter de se précipiter à la poursuite de Nathaniel sans y avoir bien réfléchi, même s’il s’agit de
Rachel. Il prendra d’abord soin de mettre un plan au point.
Allie soutint le regard de Sylvain.
— Tu en es sûr ?
Ses yeux étaient d’un bleu aussi profond que l’océan au coucher du soleil.
— Positif.
Son assurance finit par la convaincre.
— Dans ce cas, allons voir Raj.
Tout d’abord, l’un d’entre eux devait quitter le vieux cellier.
— Isabelle a dit que cette cave était un lieu sûr parce que les gardes de Raj sont dans le coin – ils
savent que nous sommes cachés là, expliqua Allie. S’ils sont tout près, il doit bien y avoir un moyen
de les trouver.
— Laissez-moi m’en charger, proposa Zoé.
Tout le monde objecta en même temps – leurs voix résonnant en une véritable cacophonie –, mais
Zoé leva les mains devant elle. Sa détermination la faisait paraître plus âgée.
— Écoutez, je suis plus petite que vous tous, et rapide. Je ne pénétrerai pas dans le bâtiment
principal. Je chercherai dans les escaliers et les couloirs – chaque endroit où il pourrait y avoir des
vigiles. Je les trouverai.
— Non ! s’écrièrent-ils à l’unisson.
Zoé les fixa, son visage s’empourprant.
— Vous savez, je pourrais m’en sortir bien mieux que vous ! Ne me l’interdisez pas uniquement
parce que je suis une fille, et la plus jeune.
Un lourd silence s’ensuivit.
— Je pense que nous devrions la laisser faire, déclara Carter d’une voix basse.
Allie se crispa.
— Carter, non…
— Elle est plus rapide que n’importe lequel d’entre nous.
Nicole venait de se rallier à l’opinion de Carter.
— Sylvain…
Allie faisait appel à son bon sens, mais il approuva de la tête.
— Je suis d’accord avec les autres.
Après une brève discussion pour décider du lieu où elle devait se rendre en premier, Zoé bondit
sur ses pieds pour se diriger vers l’escalier, mais au passage Sylvain l’attrapa par le bras. L’attirant à
lui, il lui chuchota quelque chose.
Le visage grave, elle acquiesça. Puis, alors qu’Allie assistait – impuissante – à son départ, elle
disparut dans l’ombre.
Une fois Zoé partie, l’atmosphère devint oppressante. Le temps semblait s’éterniser – Allie avait
l’impression que les aiguilles de sa montre n’avançaient plus.
Pour s’obliger à garder son calme, elle arpenta l’ancien cellier. Il n’était plus utilisé, et ne
contenait que quelques coffres anciens et de vieux tas de briques. Les antiques appliques murales
couvertes de poussière – dont la plupart ne fonctionnaient plus – ne diffusaient qu’une faible lueur
jaunâtre, vacillante.
Allie jeta un coup d’œil autour d’elle pour voir ce que les autres faisaient. Nicole parlait à Emma
à voix basse. Telle une sentinelle, Carter se tenait au pied de l’escalier, les mains enfouies dans les
poches, le visage impénétrable. Sylvain, quant à lui, était adossé au mur, perdu dans ses pensées.
Dehors, la nuit tombait. Elle songea à Rachel, seule avec Nathaniel et Gabe. Sans défense.
Terrifiée.
Un sanglot monta dans sa gorge, qu’elle se força à repousser – elle devait rester concentrée.
Quand elle glissa ses mains dans les poches de sa jupe, ses doigts effleurèrent le message maculé
de sang que Nathaniel lui avait laissé.
Elle le sortit, le déplia avec soin et le relut, fronçant les sourcils à chaque mot.
Soudain, elle se raidit. Bien qu’elle n’ait pas prononcé une seule parole, Sylvain, comme animé
d’un sixième sens, se redressa et lui jeta un regard interrogateur.
Elle leva le message devant elle.
— Je crois savoir ce que nous devons faire.
33.
ls étaient tous assis en cercle. Allie avait eu une idée. Ils en dessinaient le plan correspondant sur le
I sol poussiéreux, quand soudain, des claquements de pas dans l’escalier les alertèrent. Aussitôt, ils
bondirent sur leurs pieds, se rassemblèrent au bas des marches.
Mâchoire figée, Carter avait l’air pâle, mais déterminé. À côté de lui, Nicole paraissait moins
tendue. Elle tenait une épaisse planche dans une main, comme une matraque de policier, et Allie avait
la nette sensation qu’elle se délectait à l’avance de l’utiliser. Allie et Sylvain s’étaient positionnés
chacun d’un côté de l’entrée de la cave – Allie avait une brique en main.
Les hommes qui surgirent de l’escalier portaient des uniformes noirs comme ceux des vigiles de
Raj, mais peu importait. Ils savaient tous que l’habit ne faisait pas le moine.
— Quelqu’un les connaît ? chuchota Carter d’un ton pressant.
La réponse collégiale fut immédiate :
— Non !
C’était là la seule invitation que Nicole attendait. Elle balança la planche de toutes ses forces,
frappant le premier homme à l’abdomen. L’inconnu rugit de surprise et de douleur. Allie fit un
brusque mouvement en avant, brique en main.
— Ça suffit !
La voix de Raj arrêta net son geste – la brique lui échappa. Surprise, elle l’évita d’un pas, tandis
que Raj émergeait de l’étroit couloir, Zoé à ses côtés.
— Hé ! Du calme ! s’exclama-t-elle. Eux, ce sont les gentils !
Les vêtements de Raj étaient couverts de boue, et de nouvelles rides étaient apparues sur son
visage, mais il n’avait pas le moins du monde l’air vaincu.
Alors que Nicole s’excusait auprès de l’homme qu’elle avait frappé – lui tendant une main pour
l’aider à se relever –, Allie s’approcha avec lenteur du père de Rachel. Comment lui révéler ce qui
s’était passé ? Lui expliquer ce qu’elle ressentait ?
Raj n’attendit pas qu’elle parle, mais la serra aussitôt dans ses bras.
— Je sais ce qui est arrivé ! lâcha-t-il d’une voix rauque. Ne t’inquiète pas, nous allons la
ramener.
— Je suis tellement désolée, monsieur Patel.
Les larmes lui brûlaient les paupières tandis qu’elle demeurait, crispée, entre ses bras.
— C’est de ma faute !
— Non, ce n’est pas le cas.
Il s’écarta légèrement d’elle et la tint à longueur de bras, afin qu’elle ait conscience de sa
détermination.
— C’est la faute de Nathaniel. Et lorsque je lui mettrai la main dessus, je m’assurerai qu’il sache
exactement ce que j’ai éprouvé.
Pendant qu’il s’adressait à elle, son regard changea. Soudain, Raj ressemblait à un prédateur – un
homme dangereux.
Aussi vite qu’elle était apparue, cette lueur quasi animale disparut. Raj jeta un regard dans la cave,
complètement maître de lui-même.
— Tout le monde va bien ?
Chacun acquiesça.
Il tendit la main vers Allie.
— Puis-je voir ce message ?
Durant une seconde, elle hésita. Quelques semaines plus tôt, elle n’aurait laissé personne voir ce
billet. Au contraire, elle se serait enfuie pour essayer de libérer Rachel, seule.
Et Rachel serait certainement morte.
Mais elle avait appris. Elle avait vu les autres se sacrifier pour elle, pour Jo. Elle les avait vus
prendre des risques qui auraient pu leur coûter tout ce à quoi ils tenaient.
Elle avait confiance en eux, elle croyait en eux.
Alors, elle se retourna vers ses amis – qui l’observaient. Croisant son regard, Sylvain hocha la
tête – une seule fois.
Ce ne fut qu’à cet instant qu’elle tira le message froissé de sa poche pour le tendre à Raj.
— Nous avons besoin de vous parler, dit-elle.
Les autres se réunirent autour d’elle, la soutenant.
— Nous avons une idée.
— Isabelle ne sera jamais d’accord, rétorqua Raj d’un ton catégorique.
Nicole lui jeta un regard entendu.
— Nous le savons bien. C’est pourquoi il nous faudra faire sans.
Raj avait renvoyé ses vigiles dans les couloirs et l’escalier. Emma avait été conduite à
l’infirmerie. Il ne restait plus que lui et le petit groupe dans la cave glaciale.
Il se frotta les yeux.
— Reprenons tout depuis le début.
— Nathaniel a précisé que je devais venir seule, sans vous, ni Isabelle, ou aucun des gardes ou des
instructeurs, expliqua Allie avec patience. Mais il n’a pas mentionné les élèves. J’irai donc seule au
château, mais les autres me suivront dans les bois, au cas où j’aurais des problèmes. Vous et vos
gardes serez déjà là-bas, cachés. Ainsi, Nathaniel pensera que j’ai suivi ses instructions, et Rachel
sera…
Elle avait du mal à prononcer ces mots, tant elle voulait que ce soit vrai.
— … saine et sauve.
Elle prit une profonde inspiration pour se calmer.
— Je le rejoindrai seule – mais les autres resteront près de moi. Vous, vous attendrez que Rachel
soit libérée, puis vous pourrez vous montrer – il ne s’attendra pas à vous voir.
— Mes gardes se sont déjà déployés dans le parc, à l’heure actuelle.
Raj s’exprimait d’un ton songeur, tout en étudiant le schéma qu’ils avaient dessiné dans la
poussière : un cercle partiel, ouvert sur un côté, des flèches pointant dans cette direction. C’était le
même plan que celui de Napoléon pour la bataille d’Austerlitz, mais Allie avait jugé préférable de ne
pas mentionner ce détail.
— Je leur donnerai l’ordre de se positionner un par un. Aucun mouvement de groupe. Ils seront
impossibles à détecter.
Il leur jeta un coup d’œil, et d’après son expression, Allie sut qu’il avait déjà pris sa décision.
— C’est un bon plan.
Elle tenta de garder un air détaché, mais son cœur battait d’excitation. Oui, ils allaient réussir !
— Mais Isabelle ?
Zoé semblait sceptique.
— Elle ne nous laissera jamais faire.
Raj se redressa, et, du bout du pied, effaça les flèches dessinées sur le sol. En un instant, le schéma
avait disparu.
— Elle n’en saura rien.
Ils poussèrent un petit cri de surprise.
— Comment… ? attaqua Allie.
Raj leva la main devant lui pour l’interrompre.
— Je suis le seul responsable des opérations. Isabelle et moi nous nous sommes déjà mis
d’accord pour laisser les instructeurs de la Night School en dehors de tout plan, parce que nous
ignorons en lesquels nous pouvons avoir confiance. J’ai une bonne centaine de gardes en route, et ils
traitent directement avec moi.
Un murmure s’ensuivit.
— Une centaine ? Carter était stupéfait. Où… ?
— Lucinda.
Raj soutint le regard d’Allie.
— Elle nous a envoyé sa propre équipe de sécurité. De mon côté, j’ai fait appel à mes vigiles.
Vers minuit, ils seront tous là, prêts à donner l’assaut.
Allie remercia sa grand-mère en silence.
« Une centaine de vigiles. On va réussir ! »
— Que direz-vous à Isabelle ?
La question de Sylvain la ramena à la réalité.
— Elle m’a demandé de vous mettre en sécurité dans l’une des salles – surveillée par mes gardes.
Il haussa les épaules.
— Je lui dirai que c’est bien là que vous êtes.
— Mais elle… elle ne vous le pardonnera jamais, lâcha Allie.
L’expression de Raj lui indiqua qu’il en avait déjà conscience.
— Laissez-moi m’occuper de ça. Vous, veillez surtout à demeurer sains et saufs.
Jetant un coup d’œil à sa montre, il leur fit signe de se lever.
— J’ai besoin que vous soyez en alerte, prêts à bondir. Restez dans la salle d’entraînement jusqu’à
ce que je vienne vous chercher. Mes hommes vont vous accompagner. Pour l’instant, je dois aller
discuter avec Isabelle.
Après le départ de Raj, les gardes les conduisirent en silence à travers une série de souterrains
sombres. Allie, qui pensait fort bien connaître l’école, n’en avait jamais parcouru aucun. Les caves de
Cimmeria étaient un véritable labyrinthe – parfois ils grimpaient d’un étage pour redescendre
quelques moments plus tard.
Elle était complètement perdue quand ils ouvrirent enfin une porte qui donnait sur le couloir
menant aux salles d’entraînement de la Night School.
Après avoir rapidement enfilé leurs fameuses tenues noires, ils se réunirent dans la salle numéro
un. Sans les autres membres de la Night School, la pièce avait l’air bien vide.
Zoé était la seule à ne pas paraître affectée par la situation. Elle s’échauffait sur l’épais tapis en
caoutchouc comme s’il s’agissait d’une séance d’exercice normale.
Les autres échangeaient des murmures anxieux, s’efforçant de rester calmes. À cause de
l’angoisse, Allie avait les muscles crispés et du mal à respirer.
Elle n’était pas la seule. De l’autre côté de la pièce, Sylvain poussait de profonds soupirs,
semblant chercher à se décontracter. Cependant, il avait les épaules raides.
Finalement, il n’y avait rien d’autre à faire que patienter. Allie s’assit contre un mur, posa son
menton sur ses genoux et passa les bras autour de ses jambes. Elle s’efforça de ne pas penser à ce
qu’éprouvait Rachel en cet instant précis.
Pourquoi Nathaniel les obligeait-il à attendre jusqu’à minuit ? C’était si long ! Elle voulait que
Rachel soit libérée au plus vite.
Carter vint s’asseoir à côté d’elle. Tant mieux. Un peu de distraction serait bienvenue.
— Tu es prête ?
— J’ai hâte d’en terminer avec ça.
— Moi aussi.
Elle le dévisagea tandis qu’il regardait au loin. Que devait-il ressentir après ce qui s’était passé
aujourd’hui ?
— Carter, je suis désolée pour Julie…
Elle s’interrompit un instant. Allait-il apprécier ces quelques mots de réconfort, ou la rejeter ?
— J’ignorais pour… pour ses parents, poursuivit-elle, néanmoins.
Il s’assombrit.
— Je l’ai ratée de quelques minutes seulement. Elle devait se rendre à l’une de nos cachettes, mais
elle n’en a pas eu l’occasion. Le temps que je sorte, la voiture de ses parents était déjà partie. Tout est
arrivé si vite !
Elle le contempla avec tristesse.
— Je ne savais pas que ses parents étaient…
Il secoua la tête.
— Je ne tenais pas vraiment à en parler. En plus, toutes les deux…
« Vous vous détestez. »
— Oui, je suis désolée, pour ça aussi, avoua-t-elle avec honte. Toutes ces disputes… Ça a
tellement peu d’importance, maintenant. Tu crois qu’elle va s’échapper et tenter de revenir ? Elle est
bien entraînée.
— Je n’en sais rien. Si on changeait de sujet ?
Mais de quoi pourraient-ils bien parler ? Nathaniel hantait leurs esprits.
Plus tard, lorsque Raj pénétra dans la pièce, ils étaient tous assis en silence, attendant qu’il se
passe enfin quelque chose. Le chef de la sécurité les enveloppa de son regard acéré.
— Allons-y !
— Tu dois juste l’introduire dans ton oreille, comme un écouteur.
Raj déposa un petit dispositif argenté dans la main d’Allie, qu’elle plaça avec précaution dans son
oreille.
Il était froid. Elle frissonna un bref instant.
— Il ne risque pas de tomber ?
— Enfonce-le jusqu’à ce qu’il soit correctement ajusté, mais pas trop loin quand même.
Elle tripota l’accessoire jusqu’à ce qu’il soit bien en place.
— Voilà, c’est bon.
— Ça, c’est ton micro.
Raj lui montra ce qui ressemblait à un petit morceau de plastique, pas plus gros qu’une tête
d’épingle.
— Penche-toi en avant.
Elle obtempéra, il colla le dispositif sur sa veste, juste sous sa mâchoire. Elle baissa la tête – il
était invisible.
Raj plaça un écouteur dans sa propre oreille.
— Vas-y, dis quelque chose.
Sa voix résonna dans son oreille. Elle frémit.
— Waouh ! C’est beaucoup trop fort.
— C’est parce que je suis tout près de toi. Dès que tu quitteras le bâtiment, ma voix te paraîtra
faible, mais tu ne perdras jamais le contact.
Allie se mordilla la lèvre, acquiesça d’un signe de tête. Ils se tenaient au bout du couloir, près de
l’escalier qui menait au parc. Ces derniers mois, elle avait franchi cette porte une bonne centaine de
fois avec les autres élèves de la Night School. Elle connaissait comme sa poche le chemin qu’elle était
sur le point d’emprunter. Elle savait où elle devait se rendre et en quoi consistait sa mission. Elle était
prête.
Jamais elle n’avait été plus effrayée.
Comme s’il lisait la peur sur son visage, Raj la prit par les épaules. Les autres étaient rassemblés
autour d’eux, alors il baissa la voix pour qu’elle soit la seule à l’entendre :
— Tu es certaine que tu veux le faire ?
Allie songea à Rachel, assise à une table de la bibliothèque, penchée sur ses livres de chimie, ses
lunettes lui glissant sur le nez. Renversant la tête en arrière pour rire à une de ses mauvaises
plaisanteries. Lui expliquant avec patience des schémas complexes de molécules. Se précipitant dans
sa chambre quand elle avait un cauchemar.
Puis une autre vision : son amie terrifiée, du sang lui coulant sur le bras, Gabe la menaçant d’un
couteau.
Relevant le menton, Allie plongea ses yeux dans ceux de Raj. Elle avait peut-être peur, mais il
n’était pas question qu’elle baisse les bras. Elle tenait là la chance d’attraper le salaud qui avait
assassiné Jo. La magnifique, dingue et radieuse Jo.
Et qui voulait à présent tuer Rachel.
Ils n’étaient que des pions dans le jeu de Nathaniel.
Or, elle en avait plus que marre d’être un pion.
— Je suis prête.
Ses mots étaient simples, mais son ton éloquent – Raj ne lui reposa pas sa question.
— OK.
Reculant d’un pas, il les contempla tous, les yeux brillant de fierté.
— Vous connaissez le plan. Je sais que vous pouvez le faire. Allez-y, sortez. Et ramenez-la !
34.
’un pas déterminé, Allie avançait sur le chemin sombre, les yeux rivés à terre. Ses sens étaient si
D en alerte qu’elle avait l’impression que ses cheveux se dressaient sur sa tête. Elle frémissait de
nervosité anticipée.
« Reste calme ! Tu vas y arriver ! »
Elle songea à l’émotion ressentie quand, juste avant son départ, Sylvain l’avait, un bref instant,
serrée dans ses bras. Il lui avait murmuré quelque chose en français. Quoi exactement, elle l’ignorait,
mais elle en avait une petite idée.
Elle pouvait le faire.
La nuit était calme. Les seuls bruits étaient ceux de ses pas, de son souffle, les rapides battements
de son cœur. En cet instant précis, les autres devaient se trouver dans les bois, autour d’elle, la suivant
à travers les arbres. Où qu’ils soient, elle n’entendait rien.
Il n’y avait pas de lune – les nuages obscurcissaient les étoiles. L’air était lourd d’une pluie
imminente. Il faisait si sombre qu’elle voyait à peine le sentier à ses pieds, mais elle hésitait à utiliser
la torche qu’elle tenait à la main, préférant habituer ses yeux à la pénombre. Devant elle, le chemin se
mit à grimper en pente raide, devenant plus rocailleux, virage après virage.
— Je suis à la colline.
Elle chuchota ces mots, baissant la tête vers le petit dispositif fixé à sa veste.
— Compris, Allie, je te reçois cinq sur cinq.
La voix de Raj, calme et posée, l’aida un instant à oublier sa frayeur. Des pierres roulaient sous
ses pieds. Elle trébucha une fois ou deux, mais réussit à se rattraper avant de tomber.
Elle était presque parvenue au sommet quand elle entendit soudain un bruit dans les bois. Faible,
mais net – le claquement d’une branche, puis… de nouveau le silence.
Sa bouche se fit sèche, elle scruta l’obscurité autour d’elle. Rien, à part la nuit. Elle se retourna, et
avança d’un pas.
— Bonsoir, Allie.
La voix particulière de Nathaniel – qui faisait froid dans le dos – semblait provenir de son
écouteur. Non, impossible !
Les mains tremblantes, elle tenta d’allumer sa torche. Ses doigts étaient soudain tout engourdis.
Finalement, elle réussit à appuyer sur le bouton – un large halo déchira la nuit. Elle tint la lampe au-
dessus de sa tête, la pointant droit devant elle.
Le sentier était désert.
Son souffle devint plus court.
« Où est-il ? »
Paniquée, elle tourna sur elle-même, le faisceau de sa lampe dansant dans la pénombre.
Rien.
— Je veux que tu grimpes au sommet de la colline, jusqu’au château.
Au creux de son oreille, la voix de Nathaniel dénotait un grand calme.
Elle en fut encore plus effrayée.
« Putain, il a piraté notre système de transmission ».
— Une fois que tu seras là-haut, je te dirai où te rendre. Si tu fais ce que je t’ordonne, tout ira bien
pour Rachel.
« Il a entendu ce qu’on a dit. »
Son cœur tambourinait si fort dans sa poitrine qu’elle avait presque du mal à entendre les paroles
de Nathaniel.
— C’était très vilain de ta part de me désobéir en utilisant ces micros, la gronda-t-il. Je sais que je
ne te l’ai pas clairement interdit dans mon message, mais quand même ! Je vais donc instituer une
nouvelle règle. Si jamais tu préviens Raj que je communique avec toi, Rachel mourra comme Jo.
J’espère que tu comprends à quel point je suis sérieux.
Pendant une seconde, Allie fut tétanisée par la peur. Il venait de dire qu’elle ne devait pas prévenir
Raj – est-ce que cela signifiait qu’elle était la seule à entendre Nathaniel ? Raj ne percevait donc rien
de leur conversation ? Devait-elle répondre ? Si elle le faisait, Raj comprendrait tout.
Durant un bref instant, elle fut fortement tentée de dévaler la colline à toutes jambes pour prévenir
Raj. Il devait savoir !
Au même moment, elle songea à Rachel – blessée, prisonnière de ce monstre. Non, elle ne devait
pas reculer.
— Vérification, Allie.
La voix tranquille de Raj lui parvint à travers l’écouteur. Il ne paraissait pas du tout alerté. Il
n’avait donc aucune idée de ce que Nathaniel avait réussi à manigancer.
— Allie ? insista Raj.
Cette fois, il semblait inquiet – elle devait répondre.
— Tout va bien, chuchota-t-elle, d’une voix tendue.
Elle ne pouvait rien faire. Impossible de prévenir Raj sans risquer la vie de Rachel. Elle devait
avancer, mais elle était si effrayée que ses pieds avaient l’air figés sur place.
« Bouge-toi, Allie ! Rachel le ferait pour toi ! »
Serrant les dents, elle avança d’un pas. Puis d’un autre. Elle continua ainsi, agrippant sa torche qui
illuminait le sentier devant elle. Les branches des arbres semblaient s’étendre vers elle comme de
longs doigts menaçants.
Le sommet de la colline était proche. Au-delà, elle percevait la silhouette de l’imposante tour du
château.
Baissant la tête, elle montait d’une foulée inégale, mais déterminée.
Quand elle atteignit les ruines de l’ancienne muraille qui entourait le château, son cœur se mit à
battre si vite qu’elle en fut presque étourdie.
Au fil du temps, l’ancien mur s’était écroulé, mais par endroits, il mesurait encore un bon mètre
quatre-vingts. À travers les pierres éboulées, elle se dirigea où il était à son plus bas niveau. Là, un tas
de roches avait été empilé en escalier. Elle grimpa jusqu’en haut.
Le vent s’était levé. Ses cheveux voletèrent autour de son visage quand elle se dressa au sommet
du tas de pierres, fixant les décombres de la vieille tour lugubre.
Ce soir, avec les nuages sombres qui tournoyaient dans le ciel, elle paraissait aussi hantée que sa
réputation le prétendait.
À côté, un cercle d’herbe roussie indiquait l’endroit où les élèves avaient fait un feu de camp
durant l’automne. Allie avait l’impression que cette soirée remontait à un siècle !
Elle ne remarquait aucun signe de Nathaniel, mais elle savait qu’il était là, quelque part.
L’attendant.
S’armant de courage, elle descendit dans l’enceinte, et traversa le terrain cahoteux.
— Je suis au château, murmura-t-elle dans son micro.
— Compris, dit Raj. Tu as dix minutes.
Dix minutes avant qu’il la rejoigne avec ses gardes. Dix minutes pour libérer Rachel. Dix minutes
pour survivre.
Une légère bruine commençait à tomber – de petites gouttes perlaient à ses cils.
Le plan de Raj impliquait qu’elle se tienne au milieu de la cour du château et oblige Nathaniel à se
montrer.
Quoi que tu fasses, avait-il insisté, ne pénètre pas dans la tour. Compris ?
Cependant, alors qu’elle atteignait ce qui avait autrefois été le donjon du château, la voix de
Nathaniel – d’un calme si singulier qu’elle la faisait frissonner des pieds à la tête – lui intima :
— Entre dans la tour.
Horrifiée, elle répliqua d’un cri :
— Non !
— Allie ? demanda la voix de Raj dans son oreille.
Elle se mordilla la lèvre.
— Tout va bien.
Serrant les poings, elle s’obligea à se concentrer. Il fallait qu’elle réfléchisse.
Nathaniel l’avait informée que, si elle refusait d’obéir à ses ordres, Rachel mourrait. Mais
mettrait-il vraiment sa menace à exécution ? Si Rachel disparaissait, il n’aurait plus aucune prise sur
elle. Elle ne serait plus obligée de le rejoindre, ni de lui parler.
Une décharge d’adrénaline due à sa confiance en sa propre logique l’arma soudain de courage.
Elle pouvait le faire !
Prenant une profonde inspiration, elle se tint au milieu des ruines, les bras le long du corps.
— Nathaniel ! Vous vouliez que je vienne à votre rencontre. Eh bien, je suis là ! Montrez-vous !
Sa voix sembla s’évanouir dans les nuages noirs. Tournant sur elle-même, elle chercha une trace
de la présence de Nathaniel. Ses yeux fouillaient les coins sombres et les rebords branlants du
château.
À présent, la pluie tombait plus fort. Ses cheveux étaient plaqués sur son crâne et ses mèches
dégoulinaient sur ses épaules.
Raj lui avait enjoint de ne pas essayer de provoquer Nathaniel, mais elle était si furieuse qu’elle
ne pouvait s’en empêcher.
— Allez, Nathaniel ! Vous ne m’avez tout de même pas menti, n’est-ce pas ? Vous ne feriez rien de
tel !
— Ne fais pas la maligne, petite !
La voix étrangement calme surgit en même temps du bas de la tour et de l’écouteur d’Allie.
Pivotant sur ses talons, elle le vit sortir de l’ombre. Anxieuse, elle chercha une trace de Rachel, mais
il était seul.
Comme la première fois où elle l’avait vu l’été dernier, Allie s’étonna de la banalité de son
apparence. Avec sa silhouette de taille moyenne et ses cheveux sombres bien coupés, Nathaniel
n’aurait pas été déplacé parmi les professeurs de Cimmeria. Les traits de son visage étaient agréables,
mais n’avaient rien de particulier – son nez était un peu trop fort, ses yeux trop petits, mais il était loin
de ressembler à un monstre.
Cependant, son élégant costume était plutôt déplacé dans ces ruines. Il était vêtu comme un
banquier. Ses boutons de manchettes brillèrent un instant dans la lueur de sa torche.
— Tu m’as déçu, dit-il. Je pensais que tu tenais assez à ton amie pour m’obéir.
— Je tiens suffisamment à elle pour ne pas croire un seul mot de ce que vous dites !
Ses mains tremblaient. Elle carra les épaules.
— Où est-elle, Nathaniel ? Où est Rachel ? Faites-la venir, ou je me barre !
Afin de prouver qu’elle ne bluffait pas, elle recula d’un pas. Aussitôt, Nathaniel leva la main
devant lui et lui décocha un sourire glacial.
— Christopher a raison à ton sujet – tu es toujours si pressée, Allie ! Tu ne prends jamais le temps
de réfléchir sérieusement.
En l’entendant mentionner Christopher, son cœur se serra, mais il était hors de question qu’il
constate à quel point elle souffrait que son frère l’ait abandonnée.
Mieux valait qu’il croie qu’elle n’y attachait aucune importance.
— Ne me parlez pas de Christopher, sinon je risque de fondre en larmes, répliqua-t-elle avec
sarcasme. Maintenant, je veux mon amie. Où est-elle ?
— Tu es vraiment bornée. On te l’a déjà dit ?
Elle lui jeta un regard de défi.
— Oui. Alors, où est-elle ?
Nathaniel poussa un lourd soupir.
— Gabriel ! Montre-lui la fille. Elle ne m’écoutera pas tant qu’elle ne l’aura pas vue.
« Gabe. »
Allie eut l’impression que son cœur se transformait en glace.
L’assassin de Jo émergea de l’ombre, traînant Rachel. Il l’immobilisait d’un bras passé en travers
de sa poitrine. L’autre tenait un couteau pointé sur sa gorge.
Pâle et terrifiée, Rachel tremblait sous sa poigne. L’une de ses paupières était fermée. Du sang
séché s’étalait sous son nez. Ses bras étaient entourés de bandes ensanglantées.
Ils l’avaient battue ! Maltraitée !
Malgré ses efforts pour rester calme, la colère envahissait les veines d’Allie comme des flammes.
Elle hurla, sa voix se brisant en un sanglot :
— Gabe ! Espèce de connard de psychopathe ! Lâche-la !
Pour toute réponse, Gabe se contenta d’un sourire. Il approcha un peu plus son poignard de la
gorge de Rachel, appuyant la pointe contre sa peau.
Quelque chose dans son sourire attira l’attention d’Allie. Elle braqua le faisceau de sa torche sur
son visage. Gabe avait toujours été le play-boy de Cimmeria – le beau gosse musclé aux traits
parfaits. À cette époque, il lui suffisait de sourire pour que les filles lui tombent dans les bras.
Ses épais cheveux blonds avaient été rasés. Une horrible cicatrice rouge traversait son visage du
coin externe de son œil gauche jusqu’à sa lèvre supérieure.
Réalisant qu’il avait dû se faire cette blessure le jour où il avait tenté de la kidnapper, l’année
dernière, Allie éprouva un plaisir amer.
Nathaniel esquissa alors un vague geste de la main, Gabe recula dans l’ombre. Rachel poussa un
cri terrifié.
— Rachel ! hurla Allie.
Mais elle avait déjà disparu.
Oh mon Dieu !
Allie tremblait tant que le faisceau de sa torche vacillait.
Elle ne devait pas paniquer, sinon elle allait tout faire foirer. Elle prit une profonde inspiration, et
bien que cela lui retourne l’estomac, s’approcha de Nathaniel, s’arrêtant à environ cinq mètres de lui.
— Je vous ai obéi.
Le calme de sa voix la stupéfiait.
— Je suis venue jusqu’à vous. Maintenant, laissez-la partir.
Il lui souriait, comme s’ils discutaient de la météo.
— Je le ferai quand je serai certain de pouvoir t’accorder ma confiance, Allie. Et ça, je le saurai
quand je t’aurai entendue répondre à ma proposition.
Allie soutint son regard.
— Quelle proposition ?
— Comme je te l’ai dit dans mon message, je tiens à ce que tu me rejoignes de ton plein gré,
comme Christopher. Je veux que tu intègres mon équipe. Je te ramènerai à Cimmeria quand je
dirigerai l’école – tu y termineras tes études, je te le promets. Christopher a envie de te retrouver, et
moi je veux voir votre famille réunie. Grâce à moi, tu profiteras de tout ce que tu mérites, du fait de
ton impressionnante lignée – ta vie aura enfin un sens. Tu seras un élément important d’Orion, et je
m’assurerai que tu reçoives l’entraînement nécessaire pour te préparer au rôle que tu devras un jour
jouer au sein de l’Organisation. Tu bénéficieras des richesses et du pouvoir dont tu ne peux que rêver
à l’heure actuelle.
Il leva les mains devant lui, paumes ouvertes.
— Voici mon offre, Allie. Donne-moi ta réponse, et Rachel pourra partir d’ici. Vivante.
La pluie tombait de plus belle, crépitant sur les vieilles pierres autour d’eux. Allie baissa la tête,
observant les gouttes couler de ses cheveux sur la terre à ses pieds.
Ce devait être une ruse. Jamais Nathaniel ne laisserait Rachel partir. Elle devait s’y préparer.
Au bout de quelques secondes, elle se redressa, observa Nathaniel à travers les trombes d’eau.
— Très bien, j’irai avec vous.
Visiblement satisfait, il écarta les bras, comme s’il espérait l’étreindre. Elle le fixa d’un air
incrédule.
Esquissant un sourire crispé, il laissa retomber ses bras.
— Tu me surprends, Allie. J’étais certain que tu refuserais.
— Mais…
Elle leva une main devant elle.
— Je n’irai nulle part tant que Rachel ne sera pas en sécurité. Je ne vous rejoindrai que si vous la
laissez partir tout de suite. À l’instant même.
— Allie…, commença-t-il d’un ton implacable.
Elle secoua la tête si fort que des gouttelettes de pluie voltigèrent autour d’elle.
— Non, Nathaniel ! Vous avez vos règles, moi les miennes. Je suis venue seule. J’ai fait ce que
vous aviez demandé. Laissez partir Rachel, et vous m’aurez à sa place. Sinon, notre deal est annulé.
Il lui jeta un regard acerbe.
— J’aurais dû m’attendre à quelque chose de cet ordre.
Il consulta sa montre.
— Cela dit, je crois que nous pouvons nous entendre. Dans l’intérêt de notre nouvelle relation, et
pour te prouver ma sincérité…
Tournant légèrement la tête, il cria dans l’ombre :
— Gabe, laisse-la partir !
Une voix surgie de l’obscurité lui répondit quelque chose qu’Allie ne comprit pas. Cependant,
cela irrita visiblement Nathaniel qui se retourna complètement, comme un cobra prêt à l’attaque.
— Je ne t’ai pas demandé ton avis ! Relâche-la !
Durant un long moment, rien ne se passa. Allie ne voyait rien d’autre que l’obscurité, n’entendait
rien d’autre que la pluie et son souffle court.
Puis, dans l’ombre, quelque chose bougea.
Une seconde plus tard, Rachel surgit dans le faisceau lumineux de la torche d’Allie. Quand elle
passa à côté de Nathaniel, elle se recroquevilla d’instinct, semblant redouter un coup. Elle avait l’air
si faible qu’Allie craignit qu’elle tombe.
— Rachel !
Allie courut vers elle et lui glissa un bras sous les épaules, l’entraînant loin de Nathaniel.
Arrachant le minuscule micro de sa veste, elle lui chuchota très vite quelques instructions, espérant
que son amie n’était pas trop affaiblie pour obtempérer.
— Les autres sont dans les bois. Ton père va arriver. Cours jusqu’aux arbres, et cache-toi là-bas
jusqu’à ce que tout soit terminé !
Hélas, Rachel paraissait être en état de choc – elle la fixait d’un air absent.
— Rachel ? Tu comprends ?
La peur brûlait l’estomac d’Allie comme de l’acide. Si Rachel ne pouvait se débrouiller seule, le
plan échouerait.
— Tu t’en sens capable ? insista-t-elle.
— Je ne… Pas question que je te laisse avec eux, répondit Rachel d’une voix faible.
« Non, je ne pleurerai pas ! Je ne pleurerai pas ! »
— Ne t’inquiète pas pour moi, ça va aller ! dit-elle suffisamment fort pour que Nathaniel
l’entende.
Il semblait agacé.
— Oh ! Votre petite scène est très touchante, mais je n’ai vraiment pas le temps de m’attarder.
— S’il te plaît, Rachel ! chuchota Allie en lui pressant l’épaule. Fais-moi confiance. On a un plan !
Elle retint son souffle tandis que Rachel la dévisageait longuement, avant d’acquiescer de la tête.
— OK, j’y vais.
Laissant échapper un soupir de soulagement, Allie la lâcha, et, inquiète malgré tout, l’observa
tandis qu’elle commençait à s’éloigner. Elle avançait d’un pas mal assuré, mais elle était libre !
Allie se retourna et se dirigea vers Nathaniel, qui la scrutait avec un intérêt clinique, comme si
elle était un animal de laboratoire qui avait eu une réaction inattendue.
S’arrêtant juste hors de portée, elle plaqua ses poings sur ses hanches.
— Que va-t-il se passer, à présent, Nathaniel ? Gabe va me planter un couteau sur la gorge ? C’est
ça, votre grand plan ?
Par-dessus le bruit de la pluie, un grondement attira soudain son attention. Fronçant les sourcils,
elle leva les yeux vers le ciel. Qu’est-ce que c’était que ce fracas ?
Nathaniel eut un sourire ravi.
— Non, ce n’est pas du tout mon plan.
Le bruit – qui, maintenant qu’elle y pensait, se faisait entendre depuis un petit moment –
s’amplifia.
Le vent se leva, lui plaquant si fort les cheveux sur le visage que ses mèches la piquaient. Tout à
coup, une immense lueur apparut au-dessus d’eux, illuminant les ruines du château, éclairant les
gouttes de pluie qui ressemblaient désormais à de minuscules diamants tombant du ciel.
Aveuglée, Allie se protégea le visage d’une main, leva les yeux vers la source du bruit.
Il était plus fort, à présent, et comme familier. Autour d’eux, l’air voletait comme une
minitornade. Elle comprit ce que c’était avant de le voir.
Un hélicoptère.
— Pas de couteau…, hurla Nathaniel par-dessus le tomp, tomp, tomp, régulier du rotor. J’ai une
méthode beaucoup plus sophistiquée.
Raj lui criait quelque chose dans l’oreillette, mais le bruit de l’hélicoptère était assourdissant. Elle
plaqua une main sur son oreille, tentant de comprendre ce qu’il lui disait, tandis que l’appareil
descendait dans la cour du château.
Au même instant, une main lui attrapa le bras avec force, le lui tordant dans le dos. Une vive
douleur la traversa. Levant les yeux, elle vit le visage de Gabe couvert de cicatrices.
Il lui souriait.
Elle hurla.
La tenant avec fermeté, Gabe l’entraîna sans ménagement vers l’hélicoptère, qui n’était plus qu’à
trois mètres environ au-dessus d’eux. Se débattant comme elle le pouvait, Allie essaya de frapper
Gabe avec sa torche, qui, hélas, lui échappa des mains.
Puis, par-dessus le vent, la pluie, le grondement du rotor, elle entendit Nathaniel s’écrier :
— Merde ! Qu’est-ce que… ?
Se tortillant sous la poigne de Gabe, elle vit ses amis se précipiter à travers les éboulis, Zoé en
tête – toujours la plus rapide. Les autres étaient juste derrière elle. Sylvain et Carter prirent des
directions opposées, Sylvain se dirigeant vers Nathaniel.
Sans ralentir l’allure, Sylvain lui flanqua un coup de poing dans la figure. Nathaniel tomba
aussitôt à terre.
Le cœur d’Allie fit un bond d’excitation dans sa poitrine, mais Gabe resserra sa prise autour de
son cou, l’entraîna encore plus vite vers l’hélicoptère.
Soudain, Carter surgit devant eux, leur bloquant le passage.
— Laisse-la partir, Gabe !
Sa voix était dure, menaçante, son regard rivé à celui de Gabe.
Autrefois, ils avaient été amis, avant que Gabe les trahisse tous. Aujourd’hui, Allie lisait le dégoût
dans les yeux de Carter.
Gabe eut un petit sourire de pitié.
— Oh, Carter ! Toujours amoureux de la fille qui n’en a rien à fiche de toi ? C’est pathétique !
Est-ce que Julie…
Au même instant, quelque chose lui frappa la nuque. Sa poigne se desserra suffisamment pour
qu’Allie puisse se libérer.
Se retournant, elle remarqua Nicole à côté de Gabe, tenant à la main la planche qu’elle avait
utilisée un peu plus tôt dans la cave. Le regard de la Française croisa le sien.
— Je commence à l’apprécier, dit-elle en désignant son arme de fortune.
Puis, tout à coup, elle tomba en poussant un horrible cri de douleur.
Stupéfaite, Allie baissa les yeux. Gabe avait à la main une énorme pierre dont il s’était servi pour
frapper Nicole au genou. Alors que cette dernière se tordait de douleur, il s’agenouilla à côté d’elle,
leva la pierre au-dessus de sa tête.
Carter bondit devant Allie, se jeta sur Gabe, lui faisant perdre l’équilibre. La pierre tomba d’un
côté, Gabe et Carter roulèrent dans la poussière. Allie bondit pour rattraper l’énorme caillou, quand
elle entendit un cri derrière elle. Pivotant sur elle-même, elle vit Nathaniel s’en prendre à Zoé, la
soulevant de terre. Sylvain se tapit devant lui, attendant l’occasion de se ruer sur lui.
— C’est ce que tu veux, Allie ? hurla Nathaniel en serrant de plus belle la gorge de Zoé. Son
visage virait déjà au pourpre. Tu veux qu’elle meure pour que tu puisses vivre ?
La vision d’Allie se brouilla.
Elle s’élança vers lui de toutes ses forces, en hurlant :
— Lâchez-la !
Néanmoins, avant qu’elle arrive à sa hauteur, Nathaniel jeta Zoé sur Sylvain, provoquant leur
chute. Hélas, à cet instant, Allie était déjà trop lancée pour s’arrêter. Elle atterrit droit dans les bras de
leur ennemi mortel.
Nathaniel n’avait pas autant de force que Gabe, mais il était habile. En un éclair, il saisit Allie à la
gorge. Un couteau apparut de nulle part. Il le lui pressa sur la joue – elle sentit sa lame aiguisée sur sa
peau.
— C’est toi ou eux, chuchota-t-il à l’oreille. Choisis !
L’hélicoptère n’était plus qu’à quelques mètres du sol. L’air brassé par ses pales les frappait avec
violence.
À travers les trombes d’eau, Allie aperçut Carter et Gabe qui se battaient toujours. Nicole était
affalée à terre, cramponnant sa jambe. Sylvain et Zoé, eux, étaient debout, encerclant Nathaniel,
attendant une ouverture – une chance.
Si elle acceptait de partir avec lui, les autres auraient la vie sauve. Elle n’avait pas vraiment le
choix.
— D’accord, emmenez-moi !
Elle cessa de se débattre, pressa son visage contre le couteau, espérant presque la morsure de la
lame. Espérant que tout soit enfin terminé.
— Emmenez-moi ! répéta-t-elle.
Quand il sourit, elle remarqua que ses dents étaient couvertes de sang. Le coup de poing de
Sylvain avait frappé en plein dans le mille.
— Tu vois que tu peux être gentille, quand tu le veux.
La maîtrisant toujours, il l’entraîna vers l’hélicoptère. Hébétée, elle le suivit tant bien que mal.
Son cœur était comme gelé dans sa poitrine. Elle vivait son pire cauchemar. Était-elle vraiment
sur le point de partir avec l’assassin de Jo ? D’abandonner ? N’y avait-il aucune autre solution ?
Au loin, Gabe frappa Carter avec une cruauté terrifiante. Un bruit sinistre se fit entendre.
Horrifiée, Allie vit Carter tomber à terre comme un arbre mort. Pendant un moment, Gabe se tint au-
dessus de lui, immobile. Elle se crispa, redoutant qu’il l’achève. Mais Gabe se détourna soudain, et
boitilla vers l’hélicoptère. Derrière lui, Carter restait affalé dans la boue.
Bien que proche, le bruit du rotor semblait à des milliers de kilomètres tandis qu’elle fixait le
corps inanimé de Carter.
« Il ne bouge plus. Pourquoi est-ce qu’il ne bouge plus ? »
Déterminée, elle leva les deux pieds devant elle, tout en se faisant aussi lourde que possible.
Surpris dans son élan, Nathaniel poussa un juron. La pluie rendait sa peau glissante – sa prise se
desserra. Comme il tentait de la retenir, le couteau s’enfonça dans la chair de son épaule.
Elle tomba sur le sol et roula. Le souffle court, elle se redressa sur ses genoux, agrippant son bras
sanguinolent. Putain ! Elle avait l’impression que son bras était en feu ! Un flot de sang coula sur ses
doigts. Elle le fixa avec désarroi, trop choquée pour s’enfuir.
Mais Sylvain et Zoé se trouvaient à présent entre Nathaniel et elle. Zoé tenait une grosse pierre en
main. Sylvain n’en avait pas besoin. L’air brassé par le rotor de l’hélicoptère les secouait – elle voyait
la veste de Zoé se gonfler autour d’elle comme un ballon, et elle-même se sentait entraînée vers les
dangereuses pales qui tournoyaient à toute vitesse. Elle leva une main devant elle pour se protéger les
yeux des gouttes de pluie projetées avec une telle force qu’elles la frappaient comme des graviers.
Soudain, regardant au-delà d’elle, Nathaniel poussa un juron.
Suivant son regard, Allie vit une troupe de gardes vêtus de noir escalader les remparts du château.
Des douzaines et des douzaines de vigiles. Se déplaçant en silence, avec une grâce infinie, ils se
répandaient dans les décombres de pierre comme du pétrole sur le sable.
Raj était là.
Nathaniel se retourna vers elle, le regard furieux.
— Tu as choisi le mauvais cheval, Allie ! hurla-t-il. Tu vas me le payer ! Dis à Lucinda qu’elle a
perdu la partie !
Autour d’eux, les vigiles envahissaient les lieux.
Les épaules raides, Nathaniel grimpa dans l’hélicoptère. À travers la pluie battante, elle le vit faire
signe au pilote. L’appareil décolla, oscillant dangereusement dans la pluie et le vent.
Allie s’allongea sur le dos pour le regarder partir. Si seulement il pouvait s’écraser ! Mais il
s’éleva dans les airs, puis disparut, le bruit du rotor s’évanouissant peu à peu dans le vent.
35.
uille !
— O Sylvain lui tenait le bras. Allie l’écarta d’un mouvement vif, et posa une main dessus, en un
geste protecteur.
— Allie, je dois relever ta manche pour voir ta blessure, insista-t-il avec douceur. Je sais que ça
fait mal, mais on doit arrêter le saignement.
— Je sais, c’est juste que… ouille !
Autour d’eux, les gardes grouillaient comme des insectes, fouillant les ruines du château à la
recherche de tout ce que Nathaniel aurait pu laisser derrière lui.
— Attendez une seconde ! intervint Carter.
Il se tourna vers un des vigiles.
— Excusez-moi, auriez-vous un couteau à nous prêter ?
Le vigile s’arrêta et observa la scène. Du sang gouttait du bras d’Allie, se mêlant à la boue sur le
sol. Sortant un couteau de l’étui à sa hanche, il le tendit d’une main experte à Carter, manche en avant.
— Merci.
Carter passa le couteau à Sylvain.
— Allez, Allie ! persista Sylvain. On essaie encore.
Serrant les lèvres, elle tendit le bras vers lui. Avec précaution, il souleva le bas de sa manche,
qu’il fendit du couteau. La lame était acérée, le tissu se déchira facilement, jusqu’à son épaule.
Rendant le couteau à Carter, Sylvain écarta le tissu trempé. L’air frais faisait du bien à sa blessure.
Sylvain poussa un sifflement quand il vit l’entaille. Sa main se resserra sur son poignet.
Allie ne voyait que du sang. Esquissant une grimace, elle détourna le regard.
— La coupure est assez longue, mais je ne crois pas qu’elle nécessite un garrot.
Sylvain regarda Carter, pour qu’il confirme son diagnostic.
Contemplant la blessure, Carter remua la tête.
— Le saignement se ralentit. Fais-lui un pansement, on va l’accompagner à l’infirmerie pour que
le médecin lui pose des points de suture.
Tandis que les autres l’observaient, Sylvain retira sa propre veste et en coupa l’une des manches à
l’aide du couteau. Il drapa le tissu avec douceur sur la blessure, puis le maintint en place avec un
lambeau de sa manche déchiquetée.
Le pansement de fortune était bien fixé. Allie se sentait déjà mieux.
— Tiens-le comme ça.
Sylvain lui fit une démonstration en plaquant son propre bras sur son torse. Allie l’imita
docilement. Il lui sourit, lui pressa la main – celle qui ne la faisait pas souffrir.
— Maintenant, on te ramène.
— On doit d’abord retrouver Rachel ! insista Allie. Je ne partirai pas sans elle.
Sourcils froncés, Nicole scrutait les alentours.
— Zoé est partie la chercher… ça fait une éternité. Elles devraient déjà être revenues.
— Allons trouver Raj, suggéra Carter. Il saura où elle est.
— Je crois que je l’ai vue près des remparts, indiqua Sylvain.
Ils marchèrent dans cette direction. Carter avait passé un bras autour des épaules de Nicole, dont
la jambe blessée supportait à peine son poids.
Allie n’aimait pas la marque qu’il avait sur la joue – pourpre et enflée.
— C’est moche, Carter.
— J’ai juste besoin de glace.
Il se frotta la nuque.
— C’est mon cou qui me fait vraiment mal. Je n’aime pas la façon dont il a craqué quand Gabe
m’a frappé.
Sylvain observa Allie.
— C’est pour toi que je m’inquiète – tu as perdu beaucoup de sang.
— Ça va, je me sens en forme. Au fait, Zoé et toi vous avez été super sur le coup. Je n’ai même
pas eu l’occasion de vous remercier.
Sylvain serra les lèvres.
— Je regrette que Nathaniel ait eu l’occasion de s’échapper.
— Moi aussi.
Quand ils arrivèrent au mur, un des vigiles les dirigea vers les bois, où, selon lui, ils trouveraient
Raj.
Carter aida Nicole à passer en premier. Allie grimpa après elle, soutenant son bras avec
précaution. Quand elle atteignit le sommet, Sylvain la porta jusqu’en bas comme si elle était aussi
légère qu’une plume.
— Zoé.
D’un doigt, Carter pointa les bois, d’où émergeait une petite silhouette, qui en conduisait une
autre, plus grande, par la main.
Allie crut que son cœur allait s’arrêter de battre.
— Rachel ! souffla-t-elle.
Elle fila vers les deux filles, ignorant la douleur dans son bras.
— Rachel !
Cette fois elle avait crié son nom, courant pour la rejoindre. Elle entendit Rachel l’appeler, la vit
s’élancer vers elle d’un pas tremblant, et quelques secondes plus tard, elles s’enlaçaient en pleurant.
Reculant d’un pas, Rachel la dévisagea avec frayeur.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu saignes de partout.
— Ne t’inquiète pas, ça va. J’ai juste besoin de quelques points de suture. Ça m’apprendra à
regarder où je marche.
Rachel scruta les autres, qui les entouraient à présent.
— C’est vrai ? Elle va bien ? Ce n’est pas trop grave ?
Sylvain s’avança à côté d’Allie.
— Ne te fais pas de souci, ça va. On l’emmène à l’infirmerie. Et toi ?
D’un geste, il désigna son nez ensanglanté et le bleu sur sa joue.
— C’est superficiel, répondit Rachel. Je survivrai.
— Tu as vu ton père ? demanda Allie. Il s’inquiétait pour toi.
Une nouvelle série de larmes emplit les yeux de Rachel.
— Il m’a trouvée dès que j’ai pénétré dans les bois.
— Parfait.
Allie fit son possible pour ne pas fondre de nouveau en larmes.
Tout le monde était sauf.
— On doit y aller ! s’exclama Zoé avec impatience. Raj a dit qu’on devait retourner direct à
l’école.
— Oui, allons-y, acquiesça Carter. J’ignore combien de temps la jambe de Nicole tiendra le coup.
— Je vais bien, insista Nicole.
Cependant, Allie voyait la douleur sur son visage.
La pluie avait cessé, mais le sentier était glissant. Ils avancèrent avec précaution.
L’adrénaline qui courait jusqu’à présent dans les veines d’Allie s’évanouissait peu à peu. Et tandis
qu’ils descendaient la colline, diverses sensations l’envahirent. L’entaille de son bras l’élançait. Son
corps entier était raide et contusionné – comme si elle émergeait d’un nouvel accident de voiture.
Mais, sachant que les autres étaient blessés aussi, elle serra les dents et continua de marcher en
silence.
Cependant, quand elle trébucha sur un gros caillou, elle ressentit une telle douleur à l’épaule
qu’elle ne put réprimer un gémissement.
— Appuie-toi sur moi, proposa Sylvain en lui glissant un bras autour de la taille.
— Ça va, mentit-elle.
Il esquissa un léger sourire.
— Je n’en doute pas.
Allie eut l’impression qu’il leur fallait des heures pour regagner l’école, alors qu’au fond d’elle,
elle savait qu’ils n’avaient pas mis plus de vingt minutes.
Quand ils franchirent le seuil de Cimmeria – après avoir traversé les jardins en terrasse –, ils
trouvèrent le bâtiment illuminé, et presque trop chaud après avoir passé tant de temps sous la pluie.
Jusqu’à présent, Allie n’avait pas réalisé qu’elle frissonnait.
Le grand hall était étrangement vide.
Échangeant des regards intrigués, ils passèrent devant les statues de marbre et les anciens tableaux
à l’huile, leur pas résonnant dans le silence. Quand ils atteignirent le pied du grand escalier, ils
s’arrêtèrent, regardant autour d’eux, stupéfaits.
— Où est passé tout le monde ? demanda Zoé.
Carter secoua la tête.
— Peut-être dans la grande galerie ?
Hélas, quand ils ouvrirent la porte de la salle de bal, la pièce – plongée dans la pénombre – était
vide.
— On devrait peut-être essayer le bureau d’Isabelle, suggéra Allie.
Elle s’efforçait de rester calme, mais son cœur s’affolait déjà.
Quelque chose clochait.
Ils retournèrent vers l’escalier. En dessous, la porte du bureau d’Isabelle était entrebâillée, mais la
lumière éteinte. La pièce était vide, elle aussi.
— Je ne comprends pas, s’exclama Zoé, abasourdie. Ils doivent bien être quelque part !
— Peut-être qu’ils sont tous dehors, lâcha Nicole.
— Pas Isabelle et les profs, dit Carter. Pas tous, c’est impossible.
S’écartant de Sylvain, Allie tourna sur elle-même en un lent mouvement, écoutant le silence. Ce
soir, le bâtiment paraissait différent. Ils n’entendaient aucun des bruits habituels. Aucun pas au-dessus
de leurs têtes. Aucun rire provenant des dortoirs.
Il semblait… vide… étrangement désert.
Soudain, au beau milieu du silence, ils perçurent de faibles bruits de pas – comme si quelqu’un
s’approchait tout doucement dans leur direction. Ils levèrent les yeux à l’unisson – quelqu’un
descendait l’escalier.
Sylvain, Carter et Zoé – les seuls à ne pas être trop blessés pour se battre – s’approchèrent avec
précaution.
Les pas continuèrent à une allure très lente, jusqu’à ce qu’ils atteignent le palier au-dessus d’eux –
puis le bruit cessa.
— Oh mon Dieu !
Katie était horrifiée.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
Ses cheveux flamboyants étaient attachés en une queue-de-cheval basse, elle portait son pyjama
blanc aux armoiries de Cimmeria et ses chaussons. À la main, elle tenait une bouteille d’eau, vide.
Elle avait l’air si… normale, que durant un long moment ils se contentèrent de la dévisager, sans rien
dire.
Épuisée, tremblant de froid et de fatigue, Allie se passa machinalement une main dans les
cheveux.
— Où est tout le monde ? demanda Zoé en grimpant quelques marches vers la rouquine.
— Comment ça… tout le monde ? s’enquit Katie, intriguée.
— Elle veut parler des professeurs, répondit Carter.
— Ils sont en réunion dans l’aile des salles de classe. Ou au moins, ils l’étaient il y a une heure.
Allie avait un mauvais pressentiment. Ce calme était… perturbant.
— Et les élèves ? insista-t-elle, d’une voix rauque. Où sont-ils ?
Katie s’approcha d’eux, ses chaussons bruissant à chaque pas.
— Ceux qui sont restés sont dans les dortoirs.
Elle leva sa bouteille devant elle.
— J’allais chercher de l’eau pour Emma. Elle n’arrive pas à dormir.
— Tu as parlé des élèves qui restaient…
À la lueur des lustres de cristal, Nicole paraissait pâle et épuisée.
— … combien sont encore là ?
Katie observa la manche déchirée d’Allie, son bras ensanglanté, la joue enflée de Carter, les
commotions sur le visage de Rachel.
— Nous ne sommes plus que quarante, environ, répondit-elle avec gravité. Je suis désolée.
Le cœur d’Allie se serra. Ce matin, l’école comptait environ deux cents élèves. Maintenant,
seulement quarante ?
Elle était trop épuisée pour pleurer. Ce soir, ils s’étaient battus contre leur pire ennemi et avaient
même failli mourir. Ils avaient vaincu Nathaniel, sauvé Rachel, et pourtant, ils avaient perdu ?
Comment était-ce possible ?
Un immense désespoir flottait dans l’air, les écrasant.
Katie sembla chercher quelque chose à dire pour les réconforter, mais sans succès. Elle leva alors
la bouteille devant elle.
— Écoutez, il faut que j’aille remplir ça. Emma ne peut pas rester seule trop longtemps.
Ils acquiescèrent de la tête – Katie s’éloigna dans le couloir. Cependant, après quelques pas, elle
s’arrêta et se retourna.
— Vous avez fait de votre mieux. Nous le savons tous.
Quand elle fut partie, ils se dévisagèrent avec incrédulité. Allie ne savait que dire – rien n’aurait
pu les aider à se sentir mieux. La majorité des élèves avait quitté Cimmeria. Ils n’avaient pas
découvert l’identité de la taupe. Et Nathaniel les menaçait toujours.
Son bras l’élança de nouveau, lui rappelant avec quelle violence ils avaient combattu. Elle plaqua
sa main valide dessus pour calmer sa douleur.
En flash-back, elle revit le visage Nathaniel, une lueur de victoire illuminant ses yeux.
« Dis à Lucinda qu’elle a perdu la partie. »
Avait-il raison ? Tout était-il terminé ? Cela paraissait impossible, pourtant cette soirée était un
véritable échec.
— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ? demanda Zoé, sa voix résonnant dans le vide.
Allie contempla son petit visage couvert de boue. En tombant, elle s’était égratigné le front, mais
ses yeux bruns n’avaient rien perdu de leur vivacité.
Ce fut Carter qui répondit, d’un ton bourru, mais déterminé :
— Nous allons nous battre. Et nous gagnerons.
Sylvain poussa un soupir et s’éloigna de quelques pas. Levant les yeux, Allie croisa son regard.
Inutile de lui demander ce qu’il pensait – elle se posait la même question :
« Comment ? »
Épilogue
i vous lisez ce livre, vous êtes une de mes personnes préférées, et je tiens à vous remercier
S d’entreprendre ce voyage avec moi. Je suis convaincue que les fans de Night School sont les
personnes les plus fabuleuses au monde. Vos e-mails, lettres et tweets emplissent mes journées de joie.
Je suis votre débitrice à jamais.
Je tiens à remercier l’incroyable Madeleine Milburn, mon amie, et meilleur agent au monde. Sans
elle, ce livre n’aurait jamais pu se trouver entre vos mains. C’est grâce à elle que tout est arrivé.
Maddy, tu es mon héroïne.
Mille et un remerciements à mes incroyables éditeurs et traducteurs internationaux. D’abord, à
l’équipe d’Atom/Little Brown au Royaume-Uni – et particulièrement à la fabuleuse et archi-
talentueuse Samantha Smith. Sam, je te suivrai jusqu’au bout du monde. Merci pour tout. Idem pour
mon équipe française de collection R/Robert Laffont, menée par le génial Glenn Tavennec, capable
de garder un calme incroyable malgré le stress – ainsi qu’à mes partenaires allemands chez Oetinger,
dirigés par l’imperturbable et merveilleuse Doris Jahnsen. Un immense merci à tous mes éditeurs
internationaux pour votre magnifique travail ! Nous accomplissons ce chemin ensemble.
Les premières lectrices de ce livre sont un groupe d’amies capables – malgré la difficulté que
cela comporte – de se montrer honnêtes envers moi.
Laura Barbey, Kate Bell, Catriona Verner-Jeffries, Helene Rudyck, vous êtes mes muses. Je n’y
serais jamais arrivée sans vous. Un immense merci. J’espère que vous lirez tous mes livres.
Aux libraires et bibliothécaires qui ont personnellement mis mes livres dans les mains d’autres
personnes – si je n’étais pas déjà mariée, je vous épouserais tous. S’il n’existait pas de gens comme
vous, je n’aurais jamais lu, donc, je n’aurais jamais été capable d’écrire. Vous rendez nos vies plus
belles. Merci.
Et, pour finir, mille et mille mercis à mon époux, Jack, patient, prévenant et attentionné, qui lit
mes abominables premiers brouillons, m’aide à me sortir des intrigues foireuses, me soutient quand
je m’écroule, me convainc de ne pas abandonner dans les moments difficiles. Je t’aime, Jack.
En attendant de découvrir
le quatrième volet de Night School
à partir de mi-2014…
www.facebook.com/collectionr
DÉJÀ PARUS
de Rick Yancey
Tome 1
1re VAGUE : Extinction des feux. 2e VAGUE : Déferlante.
3e VAGUE : Pandémie. 4e VAGUE : Silence.
À L’AUBE DE LA 5e VAGUE, sur une autoroute désertée, Cassie tente de Leur échapper… Eux, ces
êtres qui ressemblent trait pour trait aux humains et qui écument la campagne, exécutant quiconque a
le malheur de croiser Leur chemin. Eux, qui ont balayé les dernières poches de résistance et dispersé
les quelques rescapés.
Pour Cassie, rester en vie signifie rester seule. Elle se raccroche à cette règle jusqu’à ce qu’elle
rencontre Evan Walker. Mystérieux et envoûtant, ce garçon pourrait bien être son ultime espoir de
sauver son petit frère. Du moins si Evan est bien celui qu’il prétend…
Ils connaissent notre manière de penser. Ils savent comment nous exterminer. Ils nous ont enlevé
toute raison de vivre. Ils viennent maintenant nous arracher ce pour quoi nous sommes prêts à
mourir.
Le premier tome de la trilogie phénomène,
bientôt adapté au cinéma par Tobey Maguire
et les producteurs de World War Z, Argo, Hugo Cabret,
The Aviator, Gangs of New york, Ali.
Tome 2 à paraître en mai 2014
de Kiera Cass
Tome 1
35 candidates, 1 couronne, la compétition de leur vie.
Elles sont trente-cinq jeunes filles : la « Sélection » s’annonce comme l’opportunité de leur vie.
L’unique chance pour elles de troquer un destin misérable contre un monde de paillettes. L’unique
occasion d’habiter dans un palais et de conquérir le cœur du prince Maxon, l’héritier du trône. Mais
pour America Singer, cette sélection relève plutôt du cauchemar. Cela signifie renoncer à son amour
interdit avec Aspen, un soldat de la caste inférieure. Quitter sa famille. Entrer dans une compétition
sans merci. Vivre jour et nuit sous l’œil des caméras… Puis America rencontre le Prince. Et tous les
plans qu’elle avait échafaudés s’en trouvent bouleversés…
Le premier tome d’une trilogie pétillante, mêlant dystopie, téléréalité et conte de fées moderne.
Tome 2 : L’Élite
Tome 3 à paraître en mai 2014
Nouvelle numérique inédite :
Le Prince
de Dee Shulman
Tome 1
Un gladiateur romain
Une jeune fille du XXIe siècle
Deux mille ans les séparent
Un mystérieux virus va les réunir…
152 après J.-C.
Au sommet de sa gloire, Sethos Leontis, redoutable combattant de l’arène, est blessé et se
retrouve aux portes de la mort.
2012 après J.-C.
Élève brillante mais rebelle, Eva a été placée dans une école pour surdoués. Un incident dans un
laboratoire fait basculer sa vie à jamais.
Un lien extraordinaire va permettre à Sethos et Eva de se rencontrer, mais il risque aussi de les
séparer, car la maladie qui les dévore n’est pas de celles qu’on soigne, et leur amour pourrait se
révéler mortel…
Leur passion survivra-t-elle à la collusion de deux mondes ?
Tome 2 à paraître en octobre 2013
de Lissa Price
Vous rêvez d’une nouvelle jeunesse ?
Devenez quelqu’un d’autre !
Dans un futur proche : après les ravages d’un virus mortel, seules ont survécu les populations très
jeunes ou très âgées : les Starters et les Enders. Réduite à la misère, la jeune Callie, du haut de ses
seize ans, tente de survivre dans la rue avec son petit frère. Elle prend alors une décision
inimaginable : louer son corps à un mystérieux institut scientifique, la Banque des Corps. L’esprit
d’une vieille femme en prend possession pour retrouver sa jeunesse perdue. Malheureusement, rien
ne se déroule comme prévu… Et Callie prend bientôt conscience que son corps n’a été loué que dans
un seul but : exécuter un sinistre plan qu’elle devra contrecarrer à tout prix !
Le premier volet du thriller dystopique phénomène aux États-Unis.
« Les lecteurs de Hunger Games vont adorer ! », Kami Garcia, auteur de la série best-seller, 16
Lunes.
Second volet : Enders
de Rae Carson
Tome 1
Le Destin l’a choisie, elle est l’Élue, qu’elle le veuille ou non.
Princesse d’Orovalle, Elisa est l’unique gardienne de la Pierre Sacrée. Bien qu’elle porte le joyau
à son nombril, signe qu’elle a été choisie pour une destinée hors normes, Elisa a déçu les attentes de
son peuple, qui ne voit en elle qu’une jeune fille paresseuse, inutile et enveloppée… Le jour de ses
seize ans, son père la marie à un souverain de vingt ans son aîné. Elisa commence alors une nouvelle
existence loin des siens, dans un royaume de dunes menacé par un ennemi sanguinaire prêt à tout
pour s’emparer de sa Pierre Sacrée.
La nouvelle perle de l’heroic fantasy pour les fans de la série Game of Thrones.
Le premier tome d’une trilogie « unique, intense… À lire absolument ! » (Veronica Roth, auteur
de la trilogie Divergent).
Tome 2 : La Couronne de flammes
Tome 3 : le Royaume des larmes
à paraître en avril 2014
de Carina Rozenfeld
Elle a 18 ans, il en a 20. À eux deux ils forment le Phœnix, l’oiseau mythique qui renaît de ses
cendres. Mais les deux amants ont été séparés et l’oubli de leurs vies antérieures les empêche d’être
réunis…
Anaïa a déménagé en Provence avec ses parents et y commence sa première année d’université.
Passionnée de musique et de théâtre, elle mène une existence normale. Jusqu’à cette étrange série de
rêves troublants dans lesquels un jeune homme lui parle et cette mystérieuse apparition de grains de
beauté au creux de sa main gauche. Plus étrange encore : deux beaux garçons se comportent comme
s’ils la connaissaient depuis toujours...
Bouleversée par ces événements, Anaïa devra comprendre qui elle est vraiment et souffler sur les
braises mourantes de sa mémoire pour retrouver son âme sœur.
La nouvelle série envoûtante de Carina Rozenfeld, auteure jeunesse récompensée par de
nombreux prix, dont le prestigieux prix des Incorruptibles en 2010 et 2011.
Second volet : Le Brasier des souvenirs
de Myra Eljundir
SAISON 1
C’est si bon d’être mauvais…
À 19 ans, Kaleb Helgusson se découvre empathe : il se connecte à vos émotions pour vous
manipuler. Il vous connaît mieux que vous-même. Et cela le rend irrésistible. Terriblement dangereux.
Parce qu’on ne peut s’empêcher de l’aimer. À la folie. À la mort.
Sachez que ce qu’il vous fera, il n’en sera pas désolé. Ce don qu’il tient d’une lignée islandaise
millénaire le grise. Même traqué comme une bête, il en veut toujours plus. Jusqu’au jour où sa propre
puissance le dépasse et où tout bascule… Mais que peut-on contre le volcan qui vient de se réveiller ?
La première saison d’une trilogie qui, à l’instar de la série Dexter, offre aux jeunes adultes l’un
de leurs fantasmes : être dans la peau du méchant.
Déconseillé aux âmes sensibles et aux moins de 15 ans.
Saison 2 : Abigail
Saison 3 à paraître en novembre 2013
Rachel Cohn
Elle est l’absolue perfection.
Son seul défaut sera la passion.
Née à seize ans, Elysia a été créée en laboratoire. Elle est une version beta, un sublime modèle
expérimental de clone adolescent, une parfaite coquille vide sans âme.
La mission d’Elysia : servir les habitants de Demesne, une île paradisiaque réservée aux plus
grandes fortunes de la planète. Les paysages enchanteurs y ont été entièrement façonnés pour
atteindre la perfection tropicale. L’air même y agit tel un euphorisant, contre lequel seuls les
serviteurs de l’île sont immunisés.
Mais lorsqu’elle est achetée par un couple, Elysia découvre bientôt que ce petit monde sans
contraintes a corrompu les milliardaires. Et quand elle devient objet de désir, elle soupçonne que les
versions beta ne sont pas si parfaites : conçue pour être insensible, Elysia commence en effet à
éprouver des émotions violentes. Colère, solitude, terreur… amour.
Si quelqu’un s’aperçoit de son défaut, elle risque pire que la mort : l’oubli de sa passion naissante
pour un jeune officier…
« Un roman à la fois séduisant et effrayant,
un formidable page-turner ! »
Melissa De La Cruz,
auteur de la saga Les Vampires de Manhattan
Tome 1 d’une tétralogie bientôt adaptée au cinéma
par le réalisateur de Twilight II – Tentation
Tome 2 à paraître en 2014
de Heather Anastasiu
L’amour est une arme
Dans une société souterraine où toute émotion a été éradiquée, Zoe possède un don qu’elle doit à
tout prix dissimuler si elle ne veut pas être pourchassée par la dictature en place.
L’amour lui ouvrira-t-il les portes de sa prison ?
Lorsque la puce de Zoe, une adolescente technologiquement modifiée, commence à glitcher
(bugger), des vagues de sentiments, de pensées personnelles et même une étrange sensation d’identité
menacent de la submerger. Zoe le sait, toute anomalie doit être immédiatement signalée à ses
Supérieurs et réparée, mais la jeune fille possède un noir secret qui la mènerait à une désactivation
définitive si jamais elle se faisait attraper : ses glitches ont éveillé en elle d’incontrôlables pouvoirs
télékinésiques…
Tandis que Zoe lutte pour apprivoiser ce talent dévastateur tout en restant cachée, elle va
rencontrer d’autres Glitchers : Max le métamorphe et Adrien, qui a des visions du futur. Ensemble, ils
vont devoir trouver un moyen de se libérer de l’omniprésente Communauté et de rejoindre la
Résistance à la surface, sous peine d’être désactivés, voire pire…
La trilogie dystopique de l’éditeur américain des séries best-sellers La Maison de la nuit et
Éternels.
Tome 2 : Résurrection
Tome 3 à paraître en novembre 2013
Cat Clarke
La vie est un beau mensonge.L’amour est une arme
Grace, 17 ans, se réveille enfermée dans une mystérieuse pièce sans fenêtres, avec une table, des
stylos et des feuilles vierges. Pourquoi est-elle là ? Et quel est ce beau jeune homme qui la retient
prisonnière ? Elle n’en a aucune idée. Mais à mesure qu’elle couche sur le papier les méandres de sa
vie, Grace est frappée de plein fouet par les vagues de souvenirs enfouis au plus profond d’elle-
même. Il y a cet amour sans espoir qu’elle voue à Nat, et la lente dégradation de sa relation avec sa
meilleure amie Sal. Mais Grace le sent, quelque chose manque encore. Quelque chose qu’elle cache.