P03 Lecon de Piano

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Ill E N Q U E T E Ill

LA LEÇON DE PIANO
OUVERTURE A LA MUSIQUE
Douloureux souvenir ou au contraire enchantement de la mémoire,
la première leçon de piano marque toujours de façon décisive l'avenir de tout musicien
amateur ou professionnel. Que d'élèves déçus pour une poignée d'heureux récidivistes !
Catherine Michaud-Pradeilles a parcouru pour nous l'univers des professeurs de piano.
Elle a rencontré un grand professeur, Gabrielle Casadesus,
et des anciens élèves pleins de souvenirs, David Live/y et Emile Naoumoff.
Et un Maître, Pierre Barbizet, nous livre sa profession de foi.

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E N Q U E T E

LA LEÇON DE PIANO son piano ses premiers émois et ses es-


poirs, dans un salon cossu où les hommes
discutent affaires et les femmes chiffons
Que celui qui n'estjamais allé à sa leçon de piano en traînant les
et mariage, le tout sous le regard attentif
pieds, ou la peur au ventre,jette la pierre au bambin qui pianote du jeune professeur, amoureux transi; ou
pour faire plaisir à maman. Lourd héritage que la pratique de l'art femme adultes' épanchant sur son instru-
musical dans la société occidentale ! ment pour lui confier son mal de vivre,
ses regrets, ses non-dits, à moins que la
leçon de piano ne soit prétexte à retrouver
un amant (Emma Bovary).
Comme l'écrit Marie d'Agoult dans ses
Mémoires: «Les leçons de piano consi-
dérées comme le complément de toute
bonne éducation n'ont aucunement pour
but d'initier une jeune fille au grand art de
la musique, mais seulement de faire
d'elle une machinale, insipide exécu-
tante, capable, en attendant le mariage, de
divertir une heure d'ennui des soirées de
famille, de jouer en mesure ou à peu près,
d'accompagner au besoin quelque vir-
tuose de force ... »
« Ah, si les jeunes filles pouvaient parler
librement... Je dirais tout simplement à
celui qui voudrait rn' épouser: Monsieur,
me voilà ! J'ai vingt ans, je ne sais pas
jouer du piano, mais je ne vous demande
pas de savoir jouer de la flûte. Le mariage
n'est pas un concert: C'est... c'est Je ne
sais pas très bien ce que c'est, mais enfin
Pourquoi s'adonne-t-on au piano? Pas aux règles de sa classe sociale. Jamais on ne se marie pas pour faire de la musi-
toujours par plaisir, hélas. Plus du tout par élève ne fut aussi contrainte. Sa raideur que ! Si vous voulez rn' épouser sans pia-
nécessité, car il y a longtemps qu'une l'éloigne de l'instrument et ne laisse pas no, voici ma main !» s'écrie une jeune
société désacralisée comme la nôtre n'at- supposer qu'elle prenne un plaisir quel- première, tel que l'imagine Feydeau dans
tend plus de la musique les clés pour conque à jouer de son instrument. La une pièce intitulée Amour et piano.
accéder à l'essentiel. Apanage des clas- scène est galante, soit, et dégage une Quant aux professeurs, d'une manière
ses privilégiées, garante de 1' authenticité sensualité qui ne doit rien à la musique, générale, leur portrait va du «vieux maî-
d'un honnête homme, la musique sa- mais tout au décolleté de la jeune fille que tre en perruque, qui, lorsqu'il est affublé
vante, depuis le siècle dernier, complète le professeur de quitte pas des yeux. de culottes courtes et répand autour de lui
toute bonne éducation selon les critères Quant à Renoir, il fait de l'apprentissage une tenace odeur de poudre mêlée à une
établis par la bourgeoisie prônant pour ir- du piano le divertissement par excellence de crasse frise quelquefois le ridicule»
remplaçable l'apprentissage du piano, des jeunes filles de la bourgeoisie. On lui comme le terrible maître de Georges
instrument-symbole de son avènement doit d'avoir immortalisé l'image d'un Sand, jusqu'à la «vieille fille de vingt-
instant de bonheur comme beaucoup de cinq ans, professeur de piano dans les
Quand la culture joue les témoins pianistes en vivent encore, heureuse- Boardings Schools for young ladies» dé-
Les peintres ne s'y sont pas trompés qui ment crite par Flaubert dans L'éducation senti-
nous lèguent chacun en leur temps et à La littérature ne laisse pas supposer beau- mentale (première version).
leur manière un patrimoine iconographi- coup de noblesse quant aux motivations
que signifiant à ce sujet Quoi de plus des élèves. Si elle confirme l'immense La musique et la mère
conventionnel, en effet, que cette leçon popularité du piano, elle accuse aussi, en Ainsi, perdu au milieu de considérations
de musique de Fragonard, qui nous a révélant la série d'images d'Epinal et les sociales, l'amour de la musique est d'au-
peint avec un réalisme cruelle sacrifice schémas dont sont encore victimes les tant plus fragile que l'apprentissage du
d'unjeune aristocrate en train de se plier familles ; jeune fille en fleur, confiant à piano n'est pas facile.

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ENQUETE

Il y a musique, donc un langage, un travail aussi intense avec un personnage sans imposer ses goûts, qui leur transmet-
instrument, donc une technique, deux si sévère d'aspect ? «J'ai vu le musée tait une «philosophie de la vie, autour de
êtres humains, donc un affectif, des struc- Grévin vivant», déclare-t-il en se souve- la musique», leur ouvrait les yeux et fai-
tures, donc des règlements, la famille, nant de leur première rencontre. Mais sait d'eux des virtuoses capables de
donc des comportements. «La musique Nadia Boulanger a su voir ce que son s'écouter jouer.
est un langage qu'il faut apprendre à élève avait d'unique, tandis que l'enfant Gaby Casadesus qui insiste, elle aussi,
parler très tôt» affmne David Lively. de son côté a eu l'intuition immédiate de sur l'importance de «donner des timbres»
Pour lui comme pour beaucoup de musi- tout ce que ce personnage extraordinaire tout en laissant à chaque élève sa person-
ciens professionnels, le problème nes' est avait à lui apporter. Il fut sous l'emprise nalité, en s'adaptant à sa morphologie, se
pas posé, le langage musical étant aussi sa du charisme que chacun s'accordait à souvient encore de l'atmosphère oppres-
seconde langue maternelle. Gabrielle reconnaître à Nadia Boulanger. sante qui régnait dans la classe de Cortot,
Casadesus a également débuté avec sa De cette séduction des grands profes- où elle était auditrice, car tous les élèves
mère. Presque tous les professionnels ont seurs naît souvent la confiance, d'autant essayaient de jouer comme le maître, sans
d'ailleurs appris le piano en même temps plus grande que le professeur responsabi- en avoir les moyens.
qu'ils apprenaient à lire, au sein de leur lise très vite ses élèves vis-à-vis de leur Positive autant que négative, l'attitude
famille et ne se souviennent même plus talent. Le danger de cette attitude est de des professeurs, si elle ne réussit pas à
du jour où cela a commencé. mettre l'élève dans une situation pé- décourager les «fous» qui se veulent à
Seuls d'ailleurs, les parents donnent la rilleuse dont ne sortent vainqueurs que tout prix pianistes, peut en revanche rebu-
force d'âme permettant de vivre les vicis- les plus résistants. Certains professeurs ter ceux pour qui la musique aurait pu
situdes du parcours initiatique. Tous les sont réputés pour leur «sale caractère». n'être qu'un agréable dérivatif. Trop
pianistes rencontrés se souviennent du Cela voudrait dire qu'ils ne se gênent pas d'exigence de la part du professeur, trop
climat de conftance qui régnait entre eux pour user et abuser de ce fameux rapport de pression exercée par les parents ... et
et leurs parents. En ce sens, leur compor- de séduction qui s'installe entre eux et c'est la rupture.
tement fut décisif. Ne pas exercer de leurs élèves. D'autres en usent par instru-
pression sur un enfant, ne pas projeter sur ment interposé. Sachant que le piano leur L'approche des grands maîtres
lui ses ambitions déçues, ne pas lui pro- confère une aura peu ordinaire par tout ce Satisfaits ou au contraire déçus, malme-
mettre de récompense et ne pas non plus qu'il véhicule de symbolique. D'autres nés et frustrés, ou à l'inverse ravis par
laisser planer 1'ombre du châtiment, telle encore veulent tout simplement vivre à 1'enseignement qu'ils ont reçu, les futurs
est la règle d'or, qui en général porte ses travers un de leur élève l'aventure qu'ils professionnels que rien n'arrête contac-
fruits. ont eux-mêmes ratée ou que les circons- tent toujours un illustre aîné, afm d'es-
tances leur ont fait interrompre. sayer de recueillir la vérité sur les secrets
Grands professeurs pour surdoués de sa technique, ainsi que quelques con-
Vouloir pratiquer la musique, c'est s'as- seils d'interprétation, quelques repères
treindre à manipuler les symboles qui en CERTAINS PROFESSEURS d'analyse, quelques remarques et indica-
régissent la théorie. Mais accepter une USENT ET ABUSENT tions de jeu. Mais la rencontre se révèle le
théorie, c'est aussi se plier à un arbitraire, DE LEUR POUVOIR plus souvent décevante, soit parce que le
en mémoriser les lois et comprendre leur maître n'a pas donné de détail sur son jeu,
application ; une gymnastique intellec- DE SEDUCTION n'ayant pas fait lui-même de démarche
tuelle qui engage l'intelligence en de- pédagogique et n'étant pas prêt à trans-
mandant beaucoup d'attention et un mettre les éléments de sa technique (pas
pouvoir de concentration hors du com- nes liens sado-masochistes existent réel- plus que ses réflexions personnelles
mun, surtout chez un enfant. lement quand l'élève accepte la soumis- d'ailleurs), soit qu'il ait jugé insuffisant
La plupart des grands pédagogues n'ac- sion. David Lively se souvient avoir le talent de son visiteur ou encore qu'il ne
cordent leur enseignement qu'aux élèves acquis pas mal de souplesse de caractère l'ait pas saisi, soit enfin qu'il ait préféré
possédant ces aptitudes de façon innée. en renonçant ainsi à s'exprimer. Ce be- s'effacer devant une belle personnalité
C'était le cas de Nadia Boulanger, ainsi soin de domination n'a rien de dramati- déjà marquée, soit encore que la manière
que nous l'a confmné Emile Naoumoff, que quand il ne cache pas les lacunes du de jouer de l'élève l'ait déconcerté, en ne
intéressée avant tout par le pouvoir de professeur. Dans le cas contraire, mieux correspondant pas à ses idées. Dans ce
concentration de ses élèves car il allait de vaut trouver son salut dans la fuite. cas; il choisit le silence. Robert Casade-
pair avec leur capacité de travail. Com- Emile Naoumoff dépeint Nadia Boulan- sus a confié ainsi un jour à sa femme qu'il
ment expliquer que le petit garçon qu'il ger comme le professeur idéal qui don- était dans l'impossibilité de prendre un
était ait supporté pendant plusieurs an- nait aux élèves l'occasion de devenir des élève qui jouait pourtant bien du piano.
nées une relation suivie et un rythme de musicienscompletsetd'êtreeux-mêmes, «Mais il pense ·Mozart tellement diffé-

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remment de moi que je ne peux pas» a-t- lité», David Lively de «sens musical Toujours dans la catégorie des profes-
il dit. inné», et tous sont d'accord pour affirmer seurs à diplômes non vérifiables, se trou-
DavidLively a reconnu qu'il n'avaitreti- que cet amour de la musique se décèle vent les missionnaires, ceux qui ont mis
ré que quelques années plus tard la leçon tout de suite. au point une méthode personnelle et ré-
à retenir des quelques remarques appa- Quelques portraits de professeurs volutionnaire parce qu'ils ont eux-mê-
remment pédantes que lui avait faites Du privé••• mes souffert de 1' enseignement tradition-
Nadia Boulanger. Il a subi comme beau- Hors des structures agréées, il y a de nel type conservatoire. Ils persuadent les
coup l'épreuve du feu en sonnant à la fortes chances pour que le professeur élèves enfants et adultes que l'on peut
porte de quelques grands noms réputés reçoive à domicile. Le professeur-type apprendre vite et surtout en s'amusant.
pour leur sadisme. En revanche, il a trou- n'a pas forcément de diplômes à présen- Ah, le nouveau côté ludique de l'ensei-
vé en Wilhelm Kempffl' oreille attentive ter. Il ne connaît souvent pas d'autre gnement ! En général, les élèves arrêtent
d'un grand beethovénien enseignant par manière d'enseigner que celle qu'il a lui- quand le plafond de 1'initiation est atteint
l'exemple. En effet, le maître préférait même reçue, quant à la position du corps, et que les choses redeviennent sérieuses.
jouer devant ses élèves plutôt que de se la position des mains et la technique en Toujours dans cette catégorie, il y a aussi
perdre en considérations trop abstraites. général. Le plus souvent il ne fait tra- les dévoués qui vont vers les démunis,
Artur Rubistein parla de tout avec brio, vailler que le répertoire classique et ceux qui habitent loin des grandes villes
sauf du piano et ne donna pas de leçon. Il romantique, même s'il «pousse» jusqu'à ou d'un centre musical. Comme ce cou-
semblait n'avoir rien à dire quant aux Bartok. C'est le professeur de notre en- ple qui sillonne une région de France en
œuvres qu'interprétait pour lui le jeune fance, Monsieur ou Madame un-né- donnant ses leçons dans un camion. Ils ne
soliste. deux-zé-trois-zé-quatre. Dans le meilleur se prennent pas pour des révolutionnaires
Claudio Arrau lui a laissé en revanche des des cas, il est rigoureux et formateur pour de la méthodologie et font faire du sol-
souvenirs de moments très intenses. Le les premières années d'apprentissage. fège traditionnel.
maître méditant sur le sens des notes Dans le pire, on ne retient de lui que
d'une partition réussissait à communi- l'odeur de son appartement ou ses tics. Dans le privé encore, on trouve les pro-
quer, à partager de telles émotions avec Fatigué d'entendre ânonner les Inven- fesseurs travaillant dans les écoles ap-
les quelques élèves auxquels il accordait tions, il n'a souvent plus aucun enthou- partenant à certaines marques d' instru-
son attention que ces deÎniers ne pou- siasme à communiquer. On le quitte sans ments de musique. Eux aussi sont spé-
vaient que lui renvoyer le meilleur de leur regrets, et la musique avec lui . ciaux, car ils ont été formés à une pédago-
talent, c'est-à-dire au fond, ce qu'il atten- gie qui fonctionne surtout sur l'esprit de
dait d'eux avec exactitude. A propos compétition et l'acquisition de mécanis-
d'une séance de travail concernant un L'AMOUR DE LA MUSIQUE mes de virtuosité ou d'improvisation. Ils
Nocturne de Chopin, David Lively a pu PERMET DE RESISTER AUX sont efficaces, mais victimes consentan-
dire: «il jouait à travers moi». Magnifi- tes d'un certain conditionnement psycho-
CHIGNONS RIDICULES ET
que réussite dépassant le cadre de la logique et liés à une marque.
pédagogie, pour atteindre les sphères de AUX CRISES D'AUTORITE
la magie. C'est alors que la musique re- ... au public
trouve le pouvoir d'évocation direct, Face à ce corps d'enseignants que l'on
subtil, somatique et mystérieux qui est le Au domicile de l'élève, arrive souvent contacte par relation ou grâce à une petite
sien. Mais quand elle accorde ce plaisir et unjeune étudiant en classe de piano, élève anonce, se trouve l'ensemble des profes-
ce luxe où se situent les limites du talent lui-même du conservatoire le plus pro- seurs exerçant une structure en général
de l'élève de celui du professeur, de la che. Passionné et zélé, il se perd dans ses agréée par 1'Etat ou dépendante de la
disponibilité de l'un et de l'autre. idées pédagogiques nouvelles, mais il mairie. Là encore, il existe plusieurs ni-
vous fait avancer car il n'a pas perdu le veaux de compétence qui vont du profes-
En définitive, seule une profonde motiva- rythme intense des cours. Il casse le seur d'école municipale recrutée par le
tion qui est 1'amour de la musique permet marché, car il a besoin d'argent et d'élè- maire et le directeur de 1' école au soliste
de résister à tout, du chignon ridicule aux ves. Sa passion lui sert de carte de visite, de renommée internationale, nommé sur
crises d'autorité relevant de la psychana- lui donne de la conscience profession- dossier par le Ministère de la Culture dans
lyse, en passant plus prosaïquement par le nelle (il ou elle dépasse toujours le temps un Conservatoire National Supérieur.
cinquième étage sans ascenseur, les sal- de la leçon), mais il n'est pas certain qu'il
les de classe-glacières sous les toits ou les soit armé pour résoudre les problèmes Comme il n'y a pas de niveau technique
obscurs bureaux désaffectés des mairies psychologiques et physiques que posent minimum imposé pour enseigner dans
d'arrondissement. Gabrielle Casadesus les débutants. une école municipale, les professeurs
etEmileNaoumoff ont parlé de «musica- diplômés d'Etat y sont rares, avec tout ce

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que cela comporte de risques (sauf dans et leurs disciples. L'enseignement de ces
certains «conservatoires» d'arrondisse- maîtres tient plutôt de l'alchimie ... une
ment à Paris, où de grands solistes don- suite complexe d'échanges plus ou
nent parfois des cours). Ce qui rend ce moins concrets liés à leur personnalité,
type de professeur sympathique, c'est leur disponibilité, leur expérience. Leur
souvent son enthousiasme, le fait qu'il but: le maximum d'élèves récompensés
aime la musique et joue lui-même le plus au concours fmal. Chacun décide de son
souvent possible devant un public de rythme de travail et de son programme
parents d'élèves, rassurés par sa presta- (hors concours bien entendu).
tion. Dans les écoles nationales un ins-
pecteur contrôle l'enseignement. On y
rencontre le même type de «profs», sou- VOUS HESITEZ?
vent jeunes et proches de leurs élèves, CHANGEZ DE PROF !
dévoués au point de diriger l'orchestre
d'élèves ou la chorale, mais titulaire d'un
certificat d'aptitude à l'enseignement. S'il est exact qu'un destin musical dé-
pend beaucoup de l'attitude et des quali-
Le professeur de Conservatoire de Ré- tés artistiques et pédagogiques du profes-
gion est nécessairement titulaire d'un seur, il n'en reste pas moins vrai que
premier prix de l'un des deux CNSM et dynamisme et poussière se rencontrent
d'un C.A. Plus sûr de lui, plus exigeant, il partout, quel que soit le circuit choisi. Le
a droit à un répétiteur pour s'occuper des secteur public propose des professeurs à
débutants. L'ombre de son autorité plane la technique éprouvée, mais des structu-
d'autant plus sur la classe qu'iljoue par- res difficiles à intégrer (manque des pla-
fois un rôle culturel dans la ville où se ces, le plus souvent). On adopte la solu-
situe son conservatoire. Il donne des réci- tion du privé à ses risques et périls tout en
tais sur place et fait partie des notables. Il goûtant au confort des leçons à domicile
reçoit beaucoup de ses élèves en leçons ou particulières. Le meilleur existe, le
particulières, surtout ceux qui ont l' inten- pire aussi.
tion d'intégrer le National Supérieur. Ne sommes-nous pas allés jusqu'à enten-
C'est lui qui met en relation élève et futur dre les confidences d'une mère attention-
maître (en général celui avec lequel il a née, dont le bambin a fmi pars' étonner de
lui-même travaillé). Ce genre de profes- la longueur des coups de fils que passait
seur est, en général, sérieux, mais comme son professeur, pourtant réputé, pendant
la plupart des professionnels dont le ni- qu'il montait ses gammes (au tarif de ...
veau pianistique est élevé, ils' occupe peu 500F l'heure!).
des débutants et supporte difficilement Oser en parler, s'informer, interroger en-
les moins doués. De toute façon la filière fants et professeurs, assister à un cours,
officielle fonctionne comme un filtre, le prendre un cours à l'essai sont les moin-
système des examens de fm d'année étant dres précautions à prendre.
redoutable. Ne rencontrent donc les Mais savoir que l'on a des droits n'exclut
grands professeurs des CNSM que les pas de connaître ses devoirs. Il est bon de
futurs professionnels. ne pas tromper un professeur sur ses in-
tentions et encore moins sur son senti-
Solistes de renommée internationale, les ment envers la musique, car telle l'au-
professeurs de l'enseignement supérieur berge espagnole, une leçon de piano ne
trouvent le temps de suivre leur classe et nourrit qu'avec ce que l'on apporte de
même de donner des cours particuliers. personnel et d'affectif, cela s'entend.
Sont-ils de bons pédagogues? Les avis En revanche, il n'y a aucune raison de sa-
sont partagés. Ils ont en général leurs crifier son amour de la musique à la mé-
fans, les élèves qui ont exprimé le désir diocrité d'une relation.
d'entrer dans leur classe. Ils ont à la fois Vous hésitez, changez de prof !
leurs courtisans, leur public, leur claque Catherine Michaud-Pradeilles

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PIERRE BARBIZET · « CE QUE JE CROIS » Beethoven, qui reste le roi de l'élémen-


taire sur le plan digital, n'en est pas moins
l'inventeur du legato. Avec lui, l'art de
toucher devient le sentiment du toucher;
la valeur d'une note ou d'un silence prend
un sens moral. Au reste, il est bon que
l'impératif kantien préside à notre artisa-
nat pianistique. Fin de l'élémentaire ?
Non pas. Alfred Cortot disait : «Il faut
restituer à toute difficulté son caractère
élémentaire» -définition, après Descar-
tes, de l'analyse- digitale celle-ci.

Et la pédale ? «Cache-misère ! », disait


Yves Nat, mon Maître. Il est vrai que tout
le répertoire dont il a été question jus-
qu 'ici peut être joué sans pédale. Beetho-
ven place beaucoup de pédales, d'inter-
minables pédales, dans ses sonates. Il y
tient: c'estce qu'il y ade plus lisible dans
ses manuscrits. Je crois, moi, qu'il faut
tout travailler sans pédale, que rien ne
vaut le legato du doigt. Une fois que les
pianistes japonais auront compris cela, ils
risquent de devenir inégalables. Mais il
n'en sont pas là.
Ne pas confondre élémentaire et facile. «valeur» ? Il y a aussi les valeurs courtes.
Certains professeurs font apprendre des Très courtes. Celles qui s'obtiennent en La virtuosité commence avec la double
morceaux acrobatiques à des enfants retirant les doigts. Alors se produit ce que note. Deux notes jouées simultanément
incapables de jouer do-ré-mi-fa-sol et Bruno Walter appelait «l'espace» ; car la pèsent plus qu'un seule. Le poids de
surtout sol-fa-mi-ré-do avec un peu valeur musicale s'établit entre les notes, l'avant-bras devient nécessaire et pas
d'égalité. Ces bourreaux prétendent les sa vitalité est en l'air. Ce que l'on entend seulement utile. A nous, Epicure! Et puis
obliger ainsi à faire des progrès. Il est vrai est aussi important que ce que l'on n'en- cette dixième, qui fait entrer le roman-
qu'à force de répétitions ce dressage peut tend pas. Et le silence? S'iln'estpaschar- tisme dans le piano: do-sol-do-mi au lieu
faire illusion un certain temps. Mais si gé de musique, c'est le vide, la musique de do-mi-sol-do ! La première Etude
l'on gratte- et l'on grattera-cette mé- vidée de son contenu. opus 10 de Chopin éclate comme le ton-
thode vaut condamnation à tout reprendre nerre dans le ciel bleu des accords par-
à zéro. Zéro et l'infini : car ce qu'on Et le trille ? Il y a de~ enfants, pas néces- faits. C'est le manifeste de Varsovie, con-
appelle les cinq doigts, à la suite de Czer- sairement les plus doués, qui ont le trille temporain du manifeste d'Hernani. Du
ny, ce sont les armes qui permettent de facile. D'autres non; à ceux-là il faudra coup, il va être question de pédale, une
vaincre, de Rameau à Beethoven, les expliquer que le trille est comme une pédale qu'on retire, une pédale qu'il faut
vraies difficultés de tout le répertoire dit vocalise. Qu'il chante. Puis, mettre à leur passer son temps à retirer sur chaque note,
«classique» où chaque note, toute seule, disposition toute une série d'exercices, chaque note qui dure un peu plus et sur
est chargée d'un style. Voilà le mot lâ- où les doigts rivalisent d'égalité. Le trille tous les petits groupes de notes de même
ché: le style. Le style c'est l'homme, et est le départ de la technique. Muni de ces tonalité, qui ne durent pas... Il y a des
l'homme c'est la sonorité. Samson Fran- connaissances, le jeune pianiste devient élèves qui ne sauront jamais se servir de
çois disait: «Une note c'est long, long, véloce; c'estl'empireducherCarl Czer- la pédale :je leur dis qu'ils sont sourds. Le
long ...» Le style disparaît, quel que soit le ny qui disait un jour, en présence de Bee- pied joue autant que le doigt, mais c'est
compositeur, dès lors qu'on écourte une thoven, à son neveu Karl : «Perlé ! Il faut l'oreille qui pressent. Quand elle entend,
valeur. Une blanche doit être belle- un que ce soit encore plus perlé !» A quoi c'est trop tard. Car il faut entendre la note
enfant comprend cela très bien. Il faut lui Beethoven, qui avait fini par entendre, qu'on va jouer. Le pied aussi l'entend ; le
parler de la beauté de cette valeur au bout répondit: «Ah ! Il y ad' autres bijoux que pied peut vibrer sur la pédale forte, pour
de son doigt Et d'ailleurs, pourquoi les perles !» Il voulait dire : le legato. Car dégager la transparence d'un accord,

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comme les violonistes. Le pied est ryth- nombreux. Ceux-là ne font pas du bon ou bien s'en vont à la fin de l'année
micien, et même plus que le doigt. La travail. Ce que Margharita Boetsh, Rosita scolaire. Ceux qui restent tiennent à leur
pédale, en fait, est tout le temps rythmi- Rehnardt, Claudio Arrau, André Audoli, réputation. William James disait: «On ne
que. On apprend aux doigts la rétraction, Yves Nat, Armand Ferté, Marguerite sait pas si l'enfant réussit ce qui l'inté-
qui n'est pas l'articulation ; mais on n' ap- Long, José Iturbi, Alfred Cortot, Manuel resse, ou s'il s'intéresse à ce qu'il réus-
prend pas au pied la rétraction, qui est son Infante- et George Enesco par-dessus sit» C'est au concours que le Directeur
mouvement naturel. Il se pose et s'en- tout rn' ont expliqué, demeure gravé en de Conservatoire décèle les futurs talents.
lève, puis ne fait que s'enlever. Le doigt lettres d'or dans ma mémoire, excellente. Il est entouré d'un jury éminemment pro-
est vigilant, le pied est discursif. n est Mon enseignement est fait des trésors que fessionnel, et si possible de profession-
contemporain de la perception. ces Maîtres m'ont donnés. J'oubliais nels en cours de carrière. Les amateurs et
Jacques Février qui rn 'a appris le «non les retraités : à éviter -ce sont des gens
Le pouce. Les mains aussi possèdent un legato», et Jo Benvenuti qui m'a fait qui tranchent. Difficulté de réunir un bon
doigt doué de perception : c'est le pouce. comprendre l'esprit de Chabrier. La der- jury ! Ce souci mis à part, le Directeur est
C'est lui qui fait les arpèges, c'est le chef nière parole d'Enesco mourant fut: «Le un homme heureux. Il vit avec des en-
d'équipe. Quand les doigts ont travaillé mouvement d'une œuvre est celui où les fants, doués et colûiants pour la plupart,
sur un chantier, c'est le pouce qui les petites valeurs restent expressives». Je qu'il préfère à la longue aux adultes.
replace ailleurs. Claudio Arrau disait à les cite tous, quitte à me répéter indéfini-
ma mère au Chili lorsque j'étais tout ment Oui, mes cours sont bourrés de ci- «Il n'y a pas de bon professeur, il y a de
enfant : «Seulement des arpèges brisés, tations. bons élèves.» Cette boutade du prodi-
pour faire articuler le pouce ! Plus tard, gieux professeur que fut Lazare Levy rn' a
arpèges normaux sur trois octaves en trio- Pas de talent sans l'artisanat. Une classe longtemps séduit Cela est vrai au niveau
lets, à transposer dans tous les tons, avec de piano, ou un cours, cela prend beau- supérieur, au top-niveau, comme disent
le même doigté. Et : bien marquer les coup de temps. Il faut convaincre, il faut les jeunes loups du piano. nest vrai que la
temps sur le pouce, car tous les chef- être cru. Il faut partager ce que l'on sait. n Sonate de Liszt n'est pas très difficile à
d'œuvres sont pétris d'arpèges où le faut donc être capable de tout jouer. Pas faire travailler au mouton à cinq pattes
pouce marque les temps. Voyez le Con- de professeur qui ne soit exécutant Plus qui prépare le Concours Busoni. De
certo en la mineur de Schumann, les on joue, mieux on enseigne. Avec le même Scarbo, suggestion diabolique, ou
4ème et 5ème de Beethoven, celui de trac... Je dois à mes meilleurs élèves encore Islamey, voire le Second concerto
Tchaïkovski !»... On ne m'a jamais dit d'avoir progressé avec eux. Josette Mo- de Bart6k. Mais allez donc somnoler de-
cela en France : on rn' a appris au contraire ratta, Anne-Marie Ghirardelli, Bernard vant l'Opus 31 n°2 de Beetoven, ou la
à ne plus pouvoir le faire naturellement. d'Ascoli, Jean-Yves Thibaudet, Hélène Fantaisie K475 de Mozart... Ne parlons
Grimaud, Takashi Ironaka, Jonko Aoya- pas de Waldstein, ou de l'Opus 111. Mais
Les arpèges de mon enfance. Ce n'est gui... Et le benjamin 89 ; Michael Dian. prenez l'Isle Joyeuse, et tout Debussy.
qu'après ma sortie du Conservatoire Quelle meilleure raison de vivre ? Et les Prenez Thème et variations de Fauré -là
National Supérieur de Paris que j'ai pu découvertes, au gré des jurys ! Tokio 87, où le style est Roi. Là où la polyphonie
retrouver cette aisance des arpèges de révélation d'un chilien : Alfredo Perl, qui règne, sans qu'on la voie. Là où la trans-
mon enfance. Celacommenceà se savoir. prendra, je rn 'y engage, la succession de parence est de rigueur, où les sonorités se
On me suit, maintenant là-dessus. On me Claudio Arrau. Etre d'un jury, c'est rete- souviennent du madrigal et se réfèrent au
suit aussi sur l'importance de faire chan- nir le meilleur de chacun. Quelle décep- quatuor... C'estici que le musicien opère.
ter les doigts dits «faibles». La vérité évi- tion à la première défaillance, alors que
dente de cette pédagogie simple c'était bien parti ! Mais quelle joie quand Dans ma classe, on chante des fugues de
n'échappe pas à mes collègues des con- il y a tout ! Je déteste les jurés qui ne sont Bach.
servatoires supérieurs français ou à des là que pour sanctionner. Les concours On déterre Pérotin à propos du rôle du
professeurs tels que Badura-Skoda, Hau- font partie du métier de Directeur. Pour ténor chez Beethoven !
ser, Tipo, Yanaskawa... Mais il y a les l'enfant, le concours est le meilleur ap- On vit à quatre voix : cinquième et pouce
récalcitrants, les amers, les envieux, les prentissage du métier. Dès les premiers de la main gauche, pouce et cinquième de
fainéants, les négociants de tous poils. acquis de l'exécution instrumentale, la main droite.
Certains de mes anciens élèves mettent l'élève doit être considéré comme profes- La musique s'infiltre là-dedans.
leur point d'honneur à enseignerle con- sionnel. Très vite, il va prendre la menta-
traire de ce qu'ils ont appris dans ma lité d'un disciple. Cela implique la sélec- A défaut d'apprendre la piano, on peut
classe- comme disait Louis XIV, pour tion à la base, et ne peut être séparé de la toujours enseigner la musique.


un bienfait, cent mécontents et un ingrat notion d'élitisme. Les élèves qui résistent Pierre Barbizet
Il y a aussi les prétentieux, de plus en plus ou ne comprennent rien restent à la porte, Texte recueilli par Yves Riesel

PIANO HORS SERIE N°3 23

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