Chris Marker Une Impression Freudienne R
Chris Marker Une Impression Freudienne R
Chris Marker Une Impression Freudienne R
La réflexion qui suit trouve son origine dans une rencontre : celle d‟un film, Sans soleil, ou
plus exactement du prologue de ce film — les images de trois enfants sur une route d‟Islande,
images d‟« archives », filmées par Chris Marker en 1965, reprises en 1981 — et celle d‟un ouvrage
de Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne. L‟archive, dit-il,
ce ne sera jamais la mémoire ni l‟anamnèse en leur expérience spontanée, vivante, intérieure. Bien au
contraire : l‟archive a lieu au lieu de défaillance originaire et structurelle de ladite mémoire. Point
d’archive sans un lieu de consignation, sans une technique de répétition et sans une certaine extériorité. Nulle archive
sans dehors1.
Insidieusement, une hypothèse se fraie un chemin : ne serait-ce pas ce « dehors », ce lieu par
défaut de l‟archive qui formerait le lieu de la « défaillance originaire » des images où s‟origine le
film de Marker ? Le rapprochement pourrait paraître hasardeux, n‟était la série des coïncidences
qui induisent l‟impression persistante d‟une connivence entre le propos du philosophe et le geste
du cinéaste.
L’archive et la cendre
Précédant les premières images du film, la voix off2 d‟une femme surgit du noir : « la
première image dont il m‟a parlé, dit-elle, c‟est celle de trois enfants sur une route d‟Islande
[…]3. » Tandis qu‟apparaissent les images des enfants, la voix continue. « Il me disait que c‟était
l‟auteur des prises de vues et des lettres, mais comme leur « assembleur », sous la rubrique : « composition et montage ». Florence
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André Habib et Viva Paci (dir.), L’Imprimerie du regard : Chris. Marker et la technique, L’Har atta ,
Montréal/Paris, 2008, pp. 33-49.
pour lui l‟image du bonheur, et aussi qu‟il avait essayé plusieurs fois de l‟associer à d‟autres
images, mais ça n‟avait jamais marché. Il m‟écrivait : “il faudra que je la mette un jour toute seule au
début d’un film avec une longue amorce noire” […]. » Or l‟auteur des lettres nous apprend, à la fin de
Sans soleil, que ces images impossibles à monter, d‟un film encore à venir et que nous venons
pourtant de voir, ont été prises sur la falaise proche de la ville de Heimaey, engloutie depuis par
les cendres du volcan. Au plan cadrant les enfants, re-pris, succèdent alors d‟autres images : celles
que Haroun Tazieff a tournées au même endroit, cinq ans plus tard. « J’ai regardé ces images, dit la
voix, et c’était comme si toute l’année 65 venait de se recouvrir de cendres. » Le commentaire agit comme un
post-scriptum. Or, c‟est bien aussi à un retour sur son geste d‟écriture que procèdent les dernières
pages de Derrida : « Post-scriptum. Par chance j‟écrivis ces derniers mots au bord du Vésuve,
tout près de Pompéi. […] Qui, me dis-je, […] qui mieux que Gradiva, la Gradiva de Jensen et de
Freud, pourrait illustrer cette surenchère dans le mal d‟archive4 ? »
Mais de quelle surenchère s‟agit-il ? Hanold, l‟archéologue de Jensen, veut, dit Derrida,
« exhumer une impression », mieux, il traque l‟empreinte même,
à l‟instant où l‟archive imprimée ne s‟est pas encore détachée de l‟impression première dans son
origine singulière, irreproductible et archaïque. […] Une archive qui se confondrait en somme avec
l‟archê, avec l‟origine dont elle n‟est pourtant que le type, le tupos, la lettre ou le caractère itérable. Une
archive sans archive, là où, tout à coup indiscernable de l‟impression de son empreinte, le pas de
Gradiva parle de lui-même ! […] Il rêve de faire revivre. Il rêve plutôt de revivre lui-même. Mais de
revivre l‟autre. De revivre la pression ou l‟impression singulière que le pas de Gradiva, le pas lui-
même, le pas de Gradiva elle-même, ce jour-là, cette fois, à cette date, en ce qu‟il eut d‟inimitable, a
dû laisser dans la cendre. Il rêve ce lieu irremplaçable, la cendre même, où l‟empreinte singulière,
comme une signature, se distingue à peine de l‟impression5.
C‟est ce « secret » traqué à même la cendre ou, plutôt, ce lien secret de l‟archive et de la
cendre qui me semble travailler en sourdine les premières images d‟ « archives » du film de
Marker.
Mais alors surgit une interrogation : qu‟est-ce qui se joue ou, mieux, se rejoue dans la reprise
des images inscrites à l‟origine du film ? Ou encore : qu‟est-ce qui se (re)joue dans la réécriture
derridienne de la réécriture freudienne du récit de Jensen ? Un début de réponse peut être trouvé
dans le déplacement ou l‟espacement que Winnicott introduit dans le champ freudien de l‟étude
Delay prête sa voix à la destinataire des lettres. Pour faciliter le repérage des niveaux d‟énonciation, j‟utilise les italiques pour la
transcription du discours direct de « l‟auteur » des lettres.
4 Jacques Derrida, Mal d’archive, op. cit, p. 149.
5 Jacques Derrida, Mal d’archive, op. cit, p. 150-151.
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du fétichisme (dont la première mention, il faut le noter, apparaît précisément dans l‟étude de la
Gradiva de Jensen6). Pour désigner les objets d‟attachement (objets et phénomènes
« transitionnels ») qui appartiennent aux origines de l‟expérience et délimitent un espace
« potentiel » de jeu7, Winnicott propose de parler d‟« illusion ». En effet, à l‟opposé de
l‟hallucination fétichiste, ce que maintient « l‟illusion », c‟est une tension entre dedans et dehors.
Or, me semble-t-il, c‟est bien cette tension que met en scène le prologue de Sans soleil.
En effet, l‟image « inmontable » des trois enfants qui apparaît au début du film y est bien
d‟ores et déjà « montée », c‟est-à-dire non seulement associée à d‟autres images, mais re-vue et re-
prise8. Prise dans le jeu d‟annonce et de dénégation du commentaire off, elle est aussi prise entre
d‟autres images de statut hétérogène. Suivie du plan d‟un porte-avions américain dont la cale avale
lentement un avion de chasse, elle est surtout encadrée par deux amorces noires. La seconde
irruption du noir est accompagnée d‟un ultime commentaire : « Si on n’a pas vu le bonheur dans
l’image, au moins on verra le noir. » Le prologue du film institue donc d‟emblée un battement — le
bonheur ou le noir — conférant à l‟image une puissance fondée non sur ce qu‟elle montre, mais
sur le fragile suspens d‟un intervalle entre son apparition et sa disparition. Le bonheur à voir non
« dans » l‟image, mais dans la miraculeuse saisie d‟un instant voué à la perte. L‟image, ici, comme
l‟archive derridienne, apparaît indissociable de la disparition du moment de son impression. Au
fantasme d‟une image qui « retiendrait » le bonheur prisonnier de son empreinte « dans » la
pellicule, Marker substitue une pulsation, un rythme, un espace où l‟image rejoue et se joue (de)
sa prochaine disparition. Comme le remarque Didi-Huberman à propos du jeu de la bobine
analysé par Freud9, « c‟est peut-être au moment même où elle se rend capable de disparaître
rythmiquement, en tant qu‟objet visible, que la bobine devient une image visuelle. […] Elle
subsistera comme reste meurtri du désir de l‟enfant10. »
« Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, au moins on verra le noir. » Le noir de l‟écran vide, le noir
du fond sur lequel se détache, auquel doit s‟arracher l‟image, apparaît alors comme le lieu, par
excellence, de l‟entre-deux, du recouvrement entre réflexivité et transitivité de la représentation, le
lieu d‟une syncope fondamentale. Parce que, comme le dit Louis Marin11, non seulement il « ne
représente rien », mais qu‟il « se présente […] comme rien », le noir devient la non-image même
de ce « non-lieu » de la « différance originaire » des images. Le pari de Marker, c‟est que le cinéma
6 Sigmund Freud, Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen, trad. Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1986 [1907].
7 Donald W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1999 [1951].
8 Sur la question des images « re-tournées » chez Marker, voir François Niney, « L‟éloignement des voix répare en quelque sorte la
trop grande proximité des plans », Théorème, n° 6, « Recherches sur Chris Marker », Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002,
p. 101-110.
9 Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir » [1920], dans Essais de psychanalyse, trad. Jean Laplanche et Jean-Baptiste
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puisse faire surgir ce moment ténu où l‟on voit, ensemble, le noir et la figure, ce suspens entre
opacité et transitivité de la représentation, cet état de « fluence » du regard et de la pensée. Cette
naissance ou, plus exactement, cette levée d‟une « conscience d‟image » constitue, me semble-t-il,
le véritable enjeu du prologue de Sans soleil.
La figure du temps qui s‟y dessine est celle de la pulsation de l‟image, de la scansion fondée
sur l‟alternance d‟apparitions et de disparitions, qu‟aucune durée ni chronologie ne peuvent venir
ordonner de façon linéaire. Cette temporalité discontinue, répétitive, semble prendre à rebours la
proposition d‟André Bazin, pour lequel le cinéma constitue « l‟achèvement dans le temps de
l‟objectivité photographique, le film ne se content[ant] plus de nous conserver l‟objet enrobé dans
son instant […]. Pour la première fois, ajoute-t-il, l‟image des choses est aussi celle de leur durée
et comme la momie du changement12. » À l‟opposé de l‟image bazinienne du temps embaumé dans
les images, de la durée moulée à même la pellicule, le prologue fait surgir, plus qu‟il ne le « saisit »,
le temps à l‟état pur, non spatialisé, rebelle à tout enregistrement, celui dont le cinéma peut
seulement indiquer les contours.
Ce que pointe ici Marker, c‟est donc à la fois le négatif de la durée enregistrable et la
connivence fondamentale du voir et du perdre13. La (re)mise en jeu de l‟image des enfants semble
ainsi ouvrir un espace transitionnel, une aire où peut jouer « l‟illusion » d‟une saisie du bonheur,
très différente de l‟hallucination fétichiste14. L‟apparition et la disparition de « l‟image du
bonheur » constituent, en ce sens, la scansion fondatrice de la poétique du film : un jeu avec la
perte, « l‟opération même d‟un désir, c‟est-à-dire la remise en jeu perpétuelle, “vivante” (je veux
dire inquiète), de la perte. [Comme si elle] pouvait fixer en quelque sorte l‟infixable : soit un lien
d’abandon devenant jeu […], devenant une œuvre15. »
Ce « lien d‟abandon » est assuré, au cinéma, par le montage des plans. Or, du plan des trois
enfants, le commentaire dit qu‟« il avait essayé plusieurs fois de l‟associer à d‟autres images ». Suit
alors la vue d‟un porte-avions américain qui semble tout droit venu de Loin du Viêt-Nam16, film
dont la réalisation est presque contemporaine des prises de vues d‟Islande. Mais alors, qu‟est-ce
qui dans ce montage « n‟a jamais marché », du moins selon le commentaire ? Serait-ce
l‟incommensurabilité des événements ? La micro-histoire de trois enfants arc-boutés contre le
12 André Bazin, « Ontologie de l‟image photographique » [1948], dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1983, p. 4.
13 Il est symptomatique que la description par Freud du jeu de la bobine, où s‟élaborent les fondements d‟une analyse de la
puissance de l‟image, suive immédiatement, dans le texte freudien, la mention de la « guerre effroyable qui vient de prendre fin » et
précède l‟élaboration de la pulsion de mort.
14 Pour Lacan, le fétiche est la version matérielle de « l‟objet a », objet désiré qui se dérobe au point d‟être non représentable, de
devenir un « reste » non symbolisable. Voir Jacques Lacan et Wladimir Granoff, « le fétichisme : le symbolique, l‟imaginaire et le
réel » [1956], dans L’objet en psychanalyse. Le fétiche, le corps, l’enfant, la science, Paris, Denoël, 1986, p. 16-32.
15 Georges Didi-Huberman, « La dialectique du visuel ou le jeu de l‟évidement », op. cit., p. 84.
16 Dans ce film collectif réalisé en 1967, auquel ont aussi collaboré J.-L. Godard, J. Ivens, W. Klein, A. Resnais, A. Varda, et dont
les prises de vues « non signées » sont montées par Marker, les images de la 7e flotte américaine ont été tournées par Claude
Lelouch.
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vent pouvait-elle être confrontée à la grande Histoire, la guerre « sans hommes », industrielle,
menée par la première puissance militaire mondiale ? Ne serait-ce pas plutôt, à l‟inverse de ce
qu‟affirme la phrase de Racine sur laquelle s‟ouvre le film — selon laquelle « l‟éloignement des
pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps 17 » — le fait que les deux
« événements » certes contemporains, aient été trop éloignés géographiquement ? À moins que la
question ne soit tout autre.
De même que la puissance d‟une image ne réside pas dans le plein du visible, mais procède
de sa dynamique, du mouvement de son apparition disparaissante, la question n‟est pas ici, me
semble-t-il, celle de la disparité des plans. C‟est celle de l’accueil de l‟événement. Or, comme le dit
Lyotard, « il est toujours trop tôt ou trop tard. Telle est la constitution spécifique et paradoxale de
l‟événement. Que quelque chose arrive […] signifie que l‟esprit est déproprié18. » Et d‟ajouter :
« Être apte à accueillir ce que la pensée n‟est pas préparée à penser, c‟est cela qu‟il convient
d‟appeler penser19. » En d‟autres termes, la question n‟est pas tant celle du montage qui pourrait
donner à « voir » le bonheur « dans » l‟image, que celle de l‟élaboration par le montage « d‟images
à penser » (Denkbilder, dit Benjamin) qui pourraient accueillir la « dépropriation » de la pensée
exposée à « l‟événement » du bonheur, surprise par sa venue, en une apparition fulgurante et
éphémère. Autant dire que le « lieu » où pourra s‟inscrire l‟événement ne peut être qu‟un « lieu-
dit », où sera traduit l‟événement ininscrit. L‟événement ne peut, en effet, être accueilli qu‟après-
coup. L‟archive, dit Derrida, « s‟ouvre depuis l‟avenir. […] On associe l‟archive avec la répétition
et la répétition avec le passé. Mais c‟est d‟avenir qu‟il s‟agit ici et de l‟archive comme expérience
irréductible de l‟avenir20. »
d'appareil à laisser complètement ouverte la question de l'enchaînement. Ou à l'exposer comme la question à l'intérieur de l'œuvre
elle-même. » (L’époque des appareils, Paris, Lignes & Manifeste, 2004, p. 312)
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La particularité de la séquence pré-générique est, en effet, de se proposer comme un
feuilleté de temps hétérogènes : car si le temps des images vient en contradiction avec celui du
commentaire, l‟un est l‟autre sont d‟ores et déjà clivés. Plus que de clivage ou de stratification, il
faudrait d‟ailleurs parler d‟arborescence temporelle. Ainsi, le temps de l‟image des enfants se
scinde-t-il lui-même en « passé » — moment de l‟impression photographique — et « présent » —
l‟empreinte « archivée », revue après-coup. Mais le montage, c‟est-à-dire la succession des plans
dans la durée de la projection, introduit une bifurcation supplémentaire, puisque l‟instant de
l‟inscription de la trace photographique, suspendue entre son apparition et sa disparition dans le
noir, fait naître une autre figure du temps : l‟intermittence.
Tout se passe comme si le film mimait le processus d‟inscription des traces mnésiques
décrit dans la « Note sur le “Bloc-notes magique” », c‟est-à-dire « le mode de travail discontinu du
système Pc-Cs. [qui], dit Freud, est au fondement de l‟apparition de la représentation du temps22. »
Autrement dit, c‟est le fonctionnement de l‟appareil perceptif, « conçu comme périodique,
rythmique, fait d‟éclairs et d‟interruptions, […] le temps linéaire rédupliqu[é] matériellement en
rythme, ce rythme justement de l‟interruption et de la connexion, de l‟éclairage et de
l‟obscurité23 » qui constituerait la matrice de notre conscience du temps. L‟étonnante analogie
technique entre le dispositif cinématographique d‟enregistrement et de projection et la description
freudienne de l‟appareil perceptif est sans doute ce qui travaille sourdement cette conscience du
temps à laquelle nous confrontent les premières images du film.
Toutefois, comme le note Laplanche, ce temps perceptif n‟est que celui de la mise en
mémoire, pas celui de l‟histoire, « c‟est celui d‟un être vivant, non pas celui d‟un être humain
historique24. » C‟est, en effet, « l‟après-coup » qui constitue l‟élément central du devenir humain.
Encore faut-il préciser le double sens de l‟expression freudienne qui désigne à la fois l‟action
différée du passé sur le présent (ce que traduit l‟anglais deffered action) et la compréhension
rétroactive — du présent vers le passé — qui est au cœur du processus de la cure analytique.
Or, c‟est peut-être tout l‟enjeu du commentaire des images par la voix off que de conférer
au prologue cette double temporalité « progrédiente » et « régrédiente » de l‟après-coup. C‟est en
effet le passé verbal de la première phrase qui transforme le plan des trois enfants en une image
re-vue, une image « au passé », alors que son surgissement au début du film en fait, visuellement,
un plan « originaire ».
22 Sigmund Freud, « Note sur le “Bloc-notes magique” » [1925], dans Résultats, idées, problèmes II, Paris, P.U.F., 1985, p. 124.
23 Jean Laplanche, « Le temps et l‟autre » [1990], dans Le primat de l’autre en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1997, p. 364.
24 Jean Laplanche, « Temporalité et traduction » [1989], dans Le primat de l’autre en psychanalyse, op. cit., p. 323.
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La violence irruptive de l‟image « originaire » opère ici à la manière de l‟événement
traumatique décrit par Freud dans l‟analyse de « l‟homme aux loups »25. Il importe peu, ici, qu‟il
s‟agisse d‟une image réellement perçue ou d‟un fantasme26, en effet, dans l‟un et l‟autre cas, c‟est
bien dans l‟image même, surgie après-coup, que, pour Freud, prend naissance tout le processus
traumatique. « L‟activation de l‟image qui peut maintenant être comprise grâce au développement
intellectuel plus avancé agit, dit-il, à la façon d’un événement récent, mais aussi à la manière d’un trauma
nouveau27. »
L‟image, donc, ne représente pas le trauma, elle le présente. Mieux, elle le provoque. Elle a
donc, à la fois, fonction d‟actualisation et fonction performative pour reprendre des catégories
linguistiques. Elle est, elle-même, l‟événement dans sa nouveauté. C‟est, me semble-t-il, cette
double polarité temporelle qui fait la puissance de l‟image des trois enfants de Sans soleil. Elle
(re)configure ce qui sans elle ne pouvait être vu, ce qui n‟a de figure qu‟en elle, « une figure
réellement inventée de la mémoire28 ». Le « passé » anachronique de l‟image est donc indissociable
de son « présent » réminescent29.
Encore n‟a-t-on rien dit de sa charge, c‟est-à-dire de cet éclat de « réel » qui nous frappe et
nous « captive », comme le dit Arlette Farge de l‟archive : « une brèche dans le tissu des jours. »
Tout se passe comme si l‟image des trois enfants agissait, à l‟origine du film, à la manière de ce
que Lyotard a dénommé « phrase-affect ». Celle-ci, dit-il,
se distingue en ceci qu‟elle est inarticulée. […] La phrase-affect paraît ne pas se laisser enchaîner
selon les règles d‟aucun genre de discours, elle paraît ne pouvoir au contraire que suspendre les
enchaînements quels qu‟ils soient ; […] Phrase articulée et phrase-affect ne peuvent se
« rencontrer » qu‟en se manquant30.
25 Sigmund Freud, « À partir de l‟histoire d‟une névrose infantile » [1918], dans Œuvres complètes XIII, Paris, P.U.F., 1988, p. 1-119.
26 La question de la vérité factuelle ou fantasmatique de l‟image du coït parental est l‟une de celles qui ont été le plus longuement
débattues dans le champ psychanalytique.
27 Sigmund Freud, « À partir de l‟histoire d‟une névrose infantile », op. cit., p. 101 (c‟est moi qui souligne).
28 Georges Didi-Huberman, « La dialectique du visuel ou le jeu de l‟évidement », op. cit., p. 82.
29 Voir Pierre Fédida, « Passé anachronique et présent réminiscent », dans L’écrit du temps, n° 10, Paris, 1986, p. 23-45.
30 Jean-François Lyotard, « La phrase-affect », dans Misère de la philosophie, Paris, Galilée, 2000, p. 45-47.
31 Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983, p. 29.
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instable du film à l‟instant du montage audio-visuel du prologue. En effet, bien qu‟insérée dans la
succession des plans, la phrase-affect de « l‟image du bonheur » semble rester sans enchaînement
possible : la « frappe » de l‟image reste intacte.
Afin d‟en conserver toute la charge, non liquidable dans l‟enchaînement des plans, le film va
alors explorer l‟irréductibilité de son « différend » et, conjointement, sa traductibilité après coup. La
migration de l‟image « originaire » par associations successives sera, ainsi, au cœur du processus
de « détraduction-retraduction »32 qui constitue la visée du montage chez Marker. C‟est en effet le
modèle traductif — sémiologique et non linguistique — élaboré par Laplanche qui semble, à
première vue, le mieux à même de rendre compte de l‟enchaînement par déplacement qu‟opère
Sans soleil.
Ce modèle traductif trouve son origine dans la lettre de Freud à Fliess33 où l‟hypothèse
d‟une série de réordonnancements successifs des traces mnésiques est pensée par Freud comme
« réécriture » et « traduction ». Or, à l‟instar de l‟empreinte photographique, la trace mnésique
supposée issue de la perception est de l‟ordre de l‟indice. Pour qu‟il y ait traduction, il faut que
l‟indice soit converti en signe. La trace « passivement enregistrée » est, en ce sens, « un „„message à
lui-même ignoré‟‟, un signifiant énigmatique ». Cet « intraduisible interne au message lui-même34 »,
ce résidu ou ce reste irréductible est au cœur de la question markérienne du montage.
Et c’est là, dit-il, que, d’eux-mêmes, sont venus se greffer mes trois enfants d’Islande. J’ai repris le plan dans son
intégralité, en rajoutant cette fin un peu floue, ce cadre tremblotant sous la force du vent qui nous giflait sur la falaise,
tout ce que j’avais coupé pour « faire propre » et qui disait mieux que le reste ce que je voyais dans cet instant-là,
pourquoi je le tenais à bout de bras, à bout de zoom, jusqu’à son dernier 25e de seconde.
32 Laplanche propose de considérer l‟interprétation analytique du présent en termes de passé non comme une traduction, mais
comme une « détraduction » visant à une « traduction meilleure » (« Temporalité et traduction », op. cit., p. 327).
33 Lettre 112 (52, dans l‟ancienne numérotation), datée du 6 décembre 1896.
34 Jean Laplanche, « Traumatisme, traduction, transfert et autres trans(es) » [1984], dans Le primat de l’autre en psychanalyse, op. cit., p.
la petite étincelle de hasard, d‟ici et de maintenant, grâce à laquelle le réel a, pour ainsi dire, brûlé un
trou dans l‟image ; […] le lieu imperceptible où, dans la qualité singulière de cette minute depuis
longtemps révolue, niche aujourd‟hui encore l’avenir, d‟une manière si éloquente que nous pouvons
le découvrir rétrospectivement39.
Il ne peut donc surgir que de ce qui fait signe que « quelque chose reste à phraser » : la
lacune.
La lacune, ici, c‟est d‟abord le flou, le tremblé de l‟image à la fin de la prise, coupée « pour
faire propre ». Ce sont, en effet, les défaillances de l‟image, tout ce qu‟elle rate — la plénitude, la
perfection du bonheur — tout ce qui en fait une image manquée, une image du manque, qui lui permet
de « di[re] mieux que le reste ce que je voyais dans cet instant-là. » Incapable d‟enregistrer et de
restituer le bonheur, l‟empreinte perd ici de son statut indiciel pour devenir le signe d‟un regard et
d‟un désir. Cessant d‟être image à voir, elle se fait dire à entendre, « signe que quelque chose reste
à phraser qui ne l‟est pas et n‟est pas déterminé40. » À la fois reste meurtri et image à penser.
(je souligne).
40 Jean-François Lyotard, Le différend, op. cit., p. 91.
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En effet, le trouble, le vacillement de la fin du plan accueillent mieux que l‟image
conservée au début du film cette dépropriation de l‟esprit et du regard face à « l‟événement » du
bonheur, précisément parce que cet événement ne s‟y inscrit que latéralement, de biais, dans la
maladresse du cadre tremblant sous la poussée du vent. S‟imprime ainsi, dans la fin du plan, ce
qui fait de l‟acte d‟enregistrement un événement, ce qui trahit la coprésence du cinéaste et de son
sujet et l‟extériorité irréductible du vis-à-vis. S‟archive alors ce qui demeure invisible, l‟autre ou
l‟envers du visible : le hors-champ absolu où se tient le regard. Dans le plan re-vu et restauré dans
sa durée, un invisible ouvre désormais sur un autre : à « l‟événement » du bonheur, insaisissable,
se superpose et se substitue la trace malhabile d‟une saisie ou, du moins, d‟une visée. L‟image ne
se fait archive que comme empreinte négative d‟un regard, archive d‟un toujours déjà dehors.
La puissance de l‟image revue — toujours déjà re-vue, inscrivant la différance du re-voir à
son origine — est toute entière dans ce tremblement qui « mieux que tout le reste » porte la
marque de l‟épreuve de l‟éloignement, tout en accueillant la promesse de proximité. D‟elle, sans
doute, pourrait-on dire qu‟elle est non « la forme transportable et compacte d‟une réalité déjà
inaccessible », mais une « prière », à l‟instar des statues africaines d‟un autre film de Marker, Les
statues meurent aussi. « Ce ne sont pas des idoles, dit Marker. Plutôt des jouets, des jouets
sérieux qui ne valent que par ce qu‟ils représentent. […] Personne n‟adore ces poupées
sévères. La statue nègre n‟est pas le dieu : elle est la prière41. » Ni présentation, ni
représentation de l‟invisible, la statue africaine comme l‟image des trois enfants ne sont que la
forme visible d‟une visée humaine en direction de ce qui l‟excède.
Encore faut-il, pour tenter de comprendre les raisons du déplacement, revenir sur ce
qui a précédé la métamorphose de l‟image-relique fétichisée en une image lacunaire, ouverte,
n‟archivant qu‟une visée. C‟est, en effet, sur une scène tournée au Japon — la fête du Dondo-
yaki, qui clôt le cycle de toutes les fêtes en brûlant les accessoires des fêtes antérieures — que
l‟image des trois enfants vient se greffer « d‟elle-même ». Avant de laisser place aux images
prises, au même endroit, cinq ans plus tard par Haroun Tazieff : la ville engloutie sous les
cendres. « Il ne me manquait que le nom pour apprendre que la nature fait ses propres
Dondo-yaki », dit le commentaire.
Faire une lecture traductive « classique » du montage consisterait à voir, dans les images
de Tazieff, la traduction du « sens » de l‟image originelle des trois enfants. Plus exactement,
soumise à l‟analyse détraductive/retraductive, « l‟image du bonheur » verrait sa vérité révélée par
d‟autres images (et des images imputables au regard d‟un autre, révélant une autre visée) où
41Le rapprochement m‟a été suggéré par Barbara Laborde. Voir L’histoire mise en œuvre dans deux films de compilation de Chris. Marker :
Le tombeau d‟Alexandre et Le fond de l‟air est rouge, Mémoire de maîtrise d‟études cinématographiques, Université de la
Sorbonne Nouvelle-Paris III, 2005, p. 88.
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André Habib et Viva Paci (dir.), L’Imprimerie du regard : Chris. Marker et la technique, L’Har atta ,
Montréal/Paris, 2008, pp. 33-49.
s‟inscrirait l‟avenir de son référent. Le « sens » ou la fonction de l‟image-relique aurait donc été
d‟occulter les images véritablement traumatiques, de nier la destruction et la mort. Le plan
originel du film aurait ainsi joué non seulement le rôle d‟un « souvenir-écran »42, mais même
occupé la fonction hallucinatoire du fétiche occultant le référent désormais manquant. Le plan
inaugural du film serait alors moins l‟image du bonheur — représentant le bonheur — que
l‟Image-bonheur, les deux termes s‟avérant indissociables.
Mais alors, comment expliquer que du jeu se soit insinué entre les pièces du « collage »
fétichiste de l‟Image-bonheur ? Comment la remise en jeu de l‟image a-t-elle été possible,
commuant le fétiche en « illusion » au sens de Winnicott ? Par sa traduction, dit « l‟auteur » des
lettres : « Il ne me manquait que le nom43. » Or, le nom qui a permis le transit de « l‟image du
bonheur », autorisé l‟inscription de la phrase-affect dans l‟enchaînement des plans, est non
seulement un nom étranger, mais un nom propre, radicalement intraduisible. Tout se passe
donc comme s‟il avait fallu l‟irréductible opacité, l‟intransitivité radicale du signifiant étranger
pour nommer le manque inaugural. « Dondo-yaki » : le Nom-du-Nom manquant.
L‟opération de « détraduction » qu‟est toute analyse est désormais mise en garde contre
le fantasme ou la naïveté d‟une interprétation qui voudrait simplement revenir au « texte
original ». Prendre la mesure du processus de traduction, c‟est faire le deuil d‟une supposée
« origine » pleine qu‟il suffirait de dé-couvrir, ce qui reviendrait, dans le cas de l‟image, à
rabattre l‟empreinte photographique sur son référent44. Si l‟on peut comprendre le
déplacement de l‟image initiale comme une « traduction », c‟est seulement au sens
benjaminien du terme. La « tâche » que Benjamin assigne au traducteur45 va, en effet, à
l‟encontre du discours classique qui prône la « fidélité » de la traduction, toujours pensée
comme fidélité au « sens » donc, dit Benjamin, à l‟inessentiel de l‟œuvre, puisque ce que celle-
ci « a d‟essentiel n‟est pas communication, n‟est pas message46. »
42 Sigmund Freud, « Sur les souvenirs-écrans » [1899], dans Névrose, psychose et perversion, Paris, P.U.F., 1973, p. 113-132.
43 La phrase de Marker résonne étrangement pour le lecteur de Benjamin qui, à propos de la pêcheuse de New Haven,
photographiée par Hill, écrit : « Il reste quelque chose de plus qu‟une pièce témoignant de l‟art du photographe, quelque chose
qu‟il est impossible de réduire au silence et qui réclame impérieusement le nom de celle qui a vécu là. » (Walter Benjamin, « Petite
histoire de la photographie », op. cit., p. 299).
44 C‟est cette acception naïve de l‟opération traductive qui amène Derrida à insister sur les limites du concept métaphorique
freudien de traduction (Überstzung) ou de transcription (Umschrift) qui apparaît dans la Traumdeutung ; concept dangereux, dit-il, « en
ce qu‟il suppose […] une archive dont on transporterait sans dommage le contenu. » Il n‟y a pas, ajoute-t-il, « de vérité
inconsciente à retrouver par ce qu‟elle serait écrite ailleurs. […] Le texte inconscient est déjà […] constitué d‟archives qui sont
toujours déjà des transcriptions. Des estampes originaires. Tout commence par la reproduction. » (Jacques Derrida, « Freud et la
scène de l‟écriture », dans L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1979, p. 313-314)
45 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur » [1923], trad. Maurice de Gandillac, dans Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 244-
262. Laurent Lamy et Alexis Nouss proposent de traduire le titre par « L‟abandon du traducteur » (in T.T.R., vol. 10, n°2,
Montréal, 1997, p. 3-69. .En ligne sur : http://www.uottawa.ca/associations/act-
cats/Francais/Revue_TTR/Numeros.htm#vol10no2), afin de mettre l‟accent sur le renoncement du traducteur qui doit
abandonner son désir de traduire le sens du texte original, car ce qui est à traduire est l‟intraduisible : non ce qui est visé mais le
mode de viser de l‟original.
46 Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », op. cit., p. 245.
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En d‟autres termes, une perspective « classique » ne considérerait la « traduction »
opérée par le montage des plans que sous l‟angle de sa fidélité au sens référentiel des images,
ce qui conduirait à réduire les règles de leur enchaînement à celles de la narration
documentaire. Or, le montage qui fait réapparaître l‟image originelle des trois enfants à la suite
de la cérémonie du Dondo-yaki semble relever d‟un tout autre modèle traductif. Plus
exactement, le montage fait apparaître une « traductibilité » de l‟image qui paraissait, au départ,
rebelle à tout enchaînement. Cette « traductibilité » est celle que Benjamin analyse comme
« propre à certaines œuvres par essence, […en ce] qu‟une signifiance particulière, inhérente à
l‟original, se manifeste dans leur traductibilité47. » « Signifiance », comme le proposent Laurent
Lamy et Alexis Nouss, et non sens ou signification, car ce qui est à-traduire, c‟est précisément
l‟intraduisible qui transite de l‟original à la traduction ou, selon Benjamin, qui y « survit »48, s‟y
prolonge.
En effet, les images, comme les langues, sont incommensurables. Plus exactement, dit
Benjamin, le
sens, conformément à la signification investie dans la poétique de l‟original, ne s‟épuise pas dans
ce qui est visé, mais acquiert précisément cette signification du fait que dans un mot déterminé le
visé est lié au mode de viser. […] Ainsi, la traduction, au lieu de se mouler sur le sens de l‟original,
doit-elle plutôt, dans un mouvement d‟amour et jusque dans le détail, reproduire son mode de
viser dans la forme de sa propre langue, de telle façon qu‟à l‟instar des débris formant les
fragments d‟une même amphore, original et traduction deviennent reconnaissables comme les
fragments d’un langage supérieur49.
Autrement dit, si la relation entre la traduction et l‟original peut être pensée comme un
montage de fragments d‟un « langage supérieur », le rapport qu‟entretiennent des plans
incommensurables peut être analysé comme une traduction, à condition d‟envisager le plan
« traducteur » non comme la transcription du « sens », mais comme la reproduction du
« mode de viser » du plan original « dans la forme de sa propre langue ». L‟intraduisible à-
traduire de « l‟image du bonheur », c‟est ce que l‟image originelle ne peut donner à voir qu‟au
moment de sa disparition dans le noir. Pour que surgisse sa « signifiance », pour que soit
restauré ce « détail », coupé « pour faire propre », où se dirait enfin le mode de viser du plan
47 Walter Benjamin, « L‟abandon du traducteur », trad. Laurent Lamy et Alexis Nouss, op. cit., p. 15 (je souligne).
48 « La traduction procède […] de l‟original. Pas tant, à proprement parler de sa vie que de sa „„survie‟‟ » (Walter Benjamin,
« L‟abandon du traducteur », trad. L. Lamy et A. Nouss, op. cit., p. 15.)
49 Walter Benjamin, « L‟abandon du traducteur », trad. L. Lamy et A. Nouss, op. cit., p. 24 (je souligne).
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Montréal/Paris, 2008, pp. 33-49.
inaugural, il faut le détour traductif d‟une autre image où puisse transiter l‟intraduisible de
l‟image première.
En effet, ce qui permet, dans Sans soleil, non seulement le retour du plan original, mais la
perception, enfin dégagée du référent, de la singularité de l‟instant, « tenu à bout de bras, à
bout de zoom », c‟est une image non moins intraduisible et énigmatique : celle de la ronde des
enfants japonais autour du brasier où brûlent les débris de toutes les fêtes, frappant le sol avec
de longues perches. « Je n’ai obtenu qu’une explication — singulière, encore que pour moi elle pourrait
prendre la forme d’un petit office intime : c’est pour chasser les taupes », dit le commentaire. C‟est donc
l‟énigme du geste des enfants japonais qui vient traduire ici l‟énigme des enfants islandais.
Seule l‟énigme peut transiter, intacte, d‟un plan à l‟autre. Car le « secret »50 n‟est pas de l‟ordre
de la signification, comme il n‟est pas réductible au référent, mais tient tout entier dans le
« mode de viser » du plan : un « petit office intime » qui peut prendre le nom intraduisible —
parce qu‟intraduisible — de « Dondo-yaki ». La singularité irréductible de l‟instant, que
« l‟image du bonheur » tentait en vain de donner à voir en le fixant, ne peut donc être rendue
sensible ou, plutôt, ne peut « survivre », comme le dirait Benjamin, que dans l‟écart d‟un
pseudonyme, dans l‟intervalle ou le va-et-vient sans recouvrement possible de l‟image et du nom
intraduisible.
La citation de Racine, placée en exergue du film, prend ici tout son sens : « l‟éloignement
des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps ». C‟est, en effet,
l‟éloignement des langues qui a permis de disjoindre la trop grande proximité temporelle des
événements. Cinq ans après seulement, « c’était comme si toute l’année 65 venait de se recouvrir de
cendres », comme si l‟image des cendres devenait le sens, la vérité, de « l‟image du bonheur ». Le
déport linguistique, le « dépays »51 vont, en revanche, fonder la possibilité de la transmissibilité
non du bonheur à voir « dans » l‟image, mais de la visée de l‟image originelle : ce qui en faisait une
prière, un « petit office intime ». Le montage vient ainsi libérer rétrospectivement « l‟avenir »
niché dans le plan originel, en rendant l‟image des trois enfants à sa singularité, ininsérable dans
une chronologie. Restitué à sa profondeur, arraché à la forme vide du temps historique, le secret
de « l‟événement » du bonheur ne peut plus être dissout dans l‟histoire de la ville ensevelie sous
les cendres. Ce secret, invisible « dans » l‟image originelle, ne devient perceptible que dans sa
reprise et sa « traduction ». Parce que l‟intraduisible à-traduire de l‟image est précisément ce qui
50 Le motif du « secret » revient à plusieurs reprises dans le commentaire en voix off du film.
51 Le montage de Sans soleil est contemporain de la rédaction d‟un livre que Marker intitule Le dépays, Paris, Herscher, 1982. Les
photos prises par le cinéaste y sont accompagnées d‟un texte où s‟instaure un écart énonciatif marqué par l‟emploi du tutoiement.
Il s‟agissait, dit Marker, « d‟établir une distance entre celui qui, de septembre 1979 à janvier 1981, a pris ces photos au Japon, et
celui qui en février 1982 écrit à Paris. Ce n‟est pas le même. » On sent tout ce que le double espacement — des images au texte et
d‟une instance énonciative à l‟autre — doit au déplacement traductif.
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n‟y réside pas, il ne peut « avoir lieu » que dans le passage d‟un plan à l‟autre, dans l’entre-deux
« allégorique » du montage.
Proposant, comme il le dit, un « supplément cinématographique » à la théorie de la
« phrase » développée par Lyotard dans le Différend, Jean-Louis Déotte suggère de penser le
montage comme un enchaînement de « phrases-images ».
La phrase-image d‟après, dit-il, doit enchaîner sur la première pour l‟exposer, mais cet
enchaînement est à la fois nécessaire et improbable. […] Improbable parce que la première ne dit
pas à la seconde comment enchaîner. […] Celle-ci enchaînera donc sur la part d‟invisibilité-
visibilité, et plus généralement de césure, que comporte la précédente52.
Le terme de « césure » est manifestement ici emprunté à Benjamin qui l‟emploie pour
décrire l‟instant où surgit ce qu‟il nomme l‟« image dialectique »53, cette « saccade » qu‟il
oppose au déroulement temporel continu 54. Or, cette césure, à partir de laquelle se définit la
tâche nouvelle de l‟histoire non positiviste, a, dans la mission que Benjamin assigne au
traducteur, un équivalent : le « mot pour mot55 ». « Le mot pour mot, dit-il, non la
proposition, est l‟élément originaire du traducteur. Car la proposition est le mur devant la
langue de l‟original, le mot pour mot, l‟arcade 56. »
Autrement dit, si la question de l‟enchaînement des images thématisé par Sans soleil peut être
pensée à partir du paradigme traductif benjaminien, c‟est précisément parce que le montage chez
Marker n‟est jamais un enchaînement de phrases-images, mais une traduction « mot pour mot »
qui fait surgir la césure, la part d‟invisible sous le visible du plan initial, dans « l‟autre langue » :
celle du plan traducteur. Le montage a ainsi, à l‟instar de la traduction pour Benjamin, un rôle
émancipateur, en ce qu‟il libère ou « rédim[e] dans sa propre langue le pur langage exilé dans la
langue étrangère57. » Ce « pur langage » du cinéma, exilé dans l‟image des trois enfants d‟Islande et
qui ne peut surgir qu‟à l‟occasion de sa traduction dans une fête japonaise, ne serait-ce pas la
double distance — l‟image dialectique — du « c‟est là » et du « c‟est perdu » : le jeu même du
regard et du désir ?
termes, l‟image est la dialectique à l‟arrêt. Car, tandis que la relation du présent avec le passé est purement temporelle, continue, la
relation de l‟Autrefois avec le Maintenant présent est dialectique : ce n‟est pas quelque chose qui se déroule, mais une image
saccadée. » (Ibid., p. 478-479)
55 « Wörtlichkeit », dit le texte original. J‟adopte ici la traduction de Laplanche dans « Le mur et l‟arcade » [1988], dans Le primat de
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Au-delà du film lui-même, n‟est-ce pas tout l‟enjeu du cinéma pour Marker que désigne
l‟intraduisible « Dondo-yaki » ? « Le dernier état avant leur disparition de la poignance des choses, dit le
commentaire. […] Il faut que l’abandon soit une fête, que le déchirement soit une fête, que l’adieu à tout ce que
l’on a perdu, cassé, usé, s’ennoblisse d’une cérémonie. » Si le cinéma, pour Marker, peut déjouer la mort,
c‟est en faisant jouer et rejouer l‟empreinte des choses. Ni moulage du devenir, ni « momie du
changement », le montage des images — en droit infini, comme la traduction — leur confère, en
effet, une puissance radicalement étrangère à l‟ontologie bazinienne. L‟image n‟est plus ici rivée à
la trace ou à l‟empreinte : elle en procède, elle y transite, mais demeure inassignable à un lieu. Elle
n‟est que mouvement d‟une écriture indéfiniment différante.
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