Villon Francois Poésie

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FRANÇOIS VILLON

POÉSIES

Texte présenté et commenté


par
Jean DUFOURNET

GF Flammarion
© Imprimerie nationale, 27 rue de la Convention,
75015 Paris, 184.
© 1992, Flammarion, Paris, hour cette édition
ISB : 978-2-0814-0541-7
INTRODUCTION

Les légendes et les noms de Villon.


Villon a toujours eu des fidèles passionnés, pour des
raisons fort diverses. Clément Marot et Théodore de
Banville ont admiré l'habile poète des ballades et des
rondeaux émouvants. Théophile Gautier trouvait dans
son oeuvre des types amusants et singuliers. Rimbaud
chanta le pur poète, le fol enfant qui a des rimes plein
l'âme, des rimes qui chantent et qui pleurent, qui
nous font rire ou pleurer. Jean Richepin, qui a repris
dans sa Ballade de Noël un refrain de Villon (Tant crie
l'on Noël qu'il vient), exalta le marlou de génie. Pour
Marcel Schwob, Villon mentit dans sa vie comme
dans son œuvre, habile à composer sa figure, à
changer de manières pour s'adapter à chaque milieu,
préférant organiser les mauvais coups et en profiter
plutôt que de les mettre à exécution, acceptant de
bouffonner et d'être moqué « pourvu qu'on lui donnât
de l'hospitalité et de l'admiration pour son extraordi-
naire talent de poète ». Son génie, selon André Suarès,
est la clairvoyance : Villon est admirable pour voir les
autres et lui-même, pour peindre ce qu'il voit, le plus
réaliste et le plus confident des poètes avant Baude-
laire. Francis Carco et Pierre Mac Orlan, que Villon
visitait dans leurs rêves, furent hantés par le mauvais
garçon un peu lâche, par l'ami des prostituées, que
6 FRANÇOIS VILLON

dévorait la passioh de la liberté, resté poète au fond de


l'âme malgré ses turpitudes, terrorisé par le spectre du
gibet, fasciné par le mal et la chute 1. Bertolt Brecht
l'a introduit dans L'Opéra de quat'sous sous les traits
de Macheath. Antonin Artaud, dans une lettre du
22 septembre 1945, écrivait à Henri Parisot :
J'aime les poèmes des affamés, des malades, des
parias, des emprisonnés : François Villon, Charles Bau-
delaire, Edgar Poe, Gérard de Nerval, et les poèmes des
suppliciés du langage qui sont en perte dans leurs écrits,
et non de ceux qui s'affectent perdus pour mieux étaler
leur conscience et leur science et de la perte et de
l'écrit 2 . »
En 1952, Blaise Cendrars, pour expliquer Villon,refu-
sait de choisir, comme Francis Carco, la Ballade de la
Grosse Margot (Testament, vers 1591-1627) et de voir en
lui « le premier voleur du royaume » ; il estimait au contraire
que la Ballade à s'amie (Testament, vers 942-969), véri-
table confession du poète, le plus riche de ses poèmes
pour la biographie et l'interprétation, « comporte peut-
être la clé de l'existence dévergondée de Villon, des
malheurs de sa vie et de la source de sa poésie 3 ».
Mais ce mauvais garçon a été élevé au sein de
l'Église, dans la communauté de Saint-Benoît-le-
Bétourné, aux côtés de son père adoptif Guillaume de
Villon, dont il assume l'héritage spirituel : use admi-
ration sincère pour Jeanne d'Arc et Du Guesclin, une
acerbe hostilité contre les chanoines de Notre-Dame
et les frères mendiants, une profonde imprégnation de
la Bible, les idées des prédicateurs et des poètes de son
temps (universalité de la mort, putréfaction des
corps...). Il porte en lui un riche fonds de culture
écrite et orale que, poète docte et non populaire, il
utilise pour s'adresser aux lettrés ; il joue même l'igno-
rance, note André Suarès, « ingénu, non pas naïf ».
1. Pour des compléments, voir Jean Dufournet, Villon et sa for-
tune littéraire, Saint-Médard-en-Jalles, Ducros, 1970.
2. Dans Change, n° 71, p. 22.
3. « Sous le signe de François Villon », La Table ronde, n° 51,
mars 1952, p. 60.
INTRODUCTION 7
Tous ces visages de Villon comportent une part de
vérité ; il faut les garder tous pour tenter de
recomposer la personnalité de ce poète aux noms mul-
tiples, différent de lui-même et de ses légendes, des
rimeurs de cour comme de ses compagnons de ribote.
Il se cache sous plusieurs pseudonymes qui propo-
sent des persona fictae du poète, tout comme Rabelais,
son admirateur, sera Alcofrybas Nasier, Alcofrybas
l'Abstracteur qui a la tête dans les nuages et qui
fabrique l'huile de la science, Nasier le Renifleur qui a
les pieds sur terre et hume le bon vin.
Dans les documents qui concernent le poète, il
apparaît sous les noms de François Monterbier (ou
Montcorbier) qui est peut-être son patronyme, de
François des Loges, celui qui déloge au plus vite après
un mauvais coup, de Michel Mouton, nom qu'il
prend quand il fait panser sa blessure à la suite d'une
vilaine affaire, sans doute une autre manière de se
moquer du monde, puisque le mouton n'a pas hésité à
frapper et à tuer.
Surtout, il joue avec son nom le plus connu : le je,
François Villon, écolier, n'est plus, à la fm du Lais, la
première suite de ses legs, que le bien renommé Villon,
dépossédé de tout. Le jeu est repris dans le Testament
où il est tour à tour François en acrostiche dans la
Ballade à s'amie (vers 942-949), Villon en acrostiche
dans l'envoi de la Ballade de la Grosse Margot (vers
1621-1626), « un pauvre petit écolier / qui fut nommé
François Villon » (vers 1886-1887), et le pauvre Villon
(vers 1997) de la ballade finale 1.

Le clerc et le mauvais garçon.

François de Montcorbier, qui deviendra Villon,


naquit en 1431 ou 1432 à Paris dans une famille
pauvre. Très tôt orphelin de père, il est présenté à
1. Pour une étude plus ample des noms de Villon, voir notre
article sur « La permanence d'un mythe au Moyen Âge ou Villon-
Merlin », Europe, n° 654, octobre 1983, p. 83-92.
8 FRANÇOIS VLLLON

Guillaume de Villon, chapelain de Saint-Benoît-le-


Bétourné, près de la Sorbonne, et professeur de droit
canon; son plus que père lui donna nom, culture, vie
sociale et religieuse. En 1443, Villon s'inscrit à la
Faculté des Arts; il est reçu bachelier en mars 1449.
Le 4 septembre 1450, Guillaume de Villon, en procès
avec !e chapitre de Notre-Dame, que le poète n'épar-
gnera pas, est emprisonné. Entre le 4 mai et le 26 août
1452, Villon oinient sa licence et sa maîtrise ès arts.
De 1453 à 1455, il participe à des chahuts d'étu-
diants de plus en plus audacieux, à des bagarres avec
la police; il liante les tavernes. Le 5 juin 1455, il
blesse mortellement un prêtre, Philippe Sermoise, qui
l'a pris à partie ; il se fait panser sous le nom de
Michel Mouton et s'enfuit. En janvier 1456, il obtient
des lettres de rémission pour le meurtre de Sermoise.
La nuit de Ncia, il participe à un vol de 500 écus au
collège de Navarre, avec Colin de Cayeux, Gui
Tabarie, un rioine picard nommé Damp Nicolas, et
Petit Jehan. If prétend avoir composé cette nuit-là le
Lais, le premier et le moins long de ses deux poèmes
suivis, parfois appelé, contre l'avis de l'auteur, « Petit
Testament » par opposition avec l'autre. En fait, il
écrivit le Lais l juste avant le vol ou le lendemain, en
hâte, pour se préparer un alibi ou excuser un méfait
qu'il aurait 'commis dans un état de demi-in-
conscience.
Il quitte Paris tout de suite après le vol, ou après sa
découverte en mars 1457. L'enquête commence les
9 et 10 mars. En mai, Pierre Marchand, curé de Paray
près de Chartres, peut-être indicateur de police, fait
parler Tabarie, qui déclare que Villon s'est dirigé vers
Angers pour voler un religieux. Arrêté au milieu de
1458, torturé, Tabarie fait des aveux et met en cause
Villon, qui mène une vie errante, sans qu'on puisse
reconstituer son itinéraire, car les noms cités dans le
Testament semblent n'avoir été choisis que parce qu'ils
se prêtaient à des jeux de mots. Sans doute passa-t-il
par les cours de Charles d'Orléans à Blois, où il
composa la ballade je meurs de seuf auprès de la fontaine
INTRODUCTION 9
et le Dit de la naissance de Marie d'Orléans (Poésies
diverses, VII et VIII), et de Jean II de Bourbon à Mou-
lins, où il aurait écrit, en échange de subsides, la
Requête à Monseigneur de Bourbon (ibid., X). Affilié à
une bande de malfaiteurs, les Coquillards, comme ses
amis Colin de Cayeux et Régnier de Montigny, il
compose dans leur jargon des ballades complexes où
l'on peut trouver plusieurs niveaux de signification et,
à coup sûr, un goût prononcé pour toutes sortes de
jeux linguistiques. Durant l'été de 1461, il subit à
Meung-sur-Loire une rigoureuse captivité, soumis à la
question par l'eau, torturé dans une prison de l'évêque
Thibaud d'Aussigny. Pourquoi ? On ne sait : peut-être
a-t-il commis un vol sacrilège ou fait partie d'une
troupe de baladins malgré son état de clerc. De cette
époque datent l'Épître à ses amis et Le Débat du coeur et
du corps (Poésies diverses, IX et XI). Le 2 octobre, il est
libéré, à l'occasion du passage dans la ville du nou-
veau roi Louis XI. Il commence la composition du
Testament, qu'il poursuit l'année suivante, en y inté-
grant des pièces plus anciennes auxquelles il a pu
donner un sens différent.
En 1462, il regagne Paris. Inculpé de vol en
novembre et incarcéré au Châtelet, il est libéré le
7 novembre après avoir promis de rembourser cent
vingt écus d'or au collège de Navarre. À la fin du
même mois, impliqué dans une bagarre au cours de
laquelle le notaire pontifical Ferrebouc, qui s'était
occupé du cambriolage de Navarre, avait reçu un
coup d'épée de Robin Dogis, Villon est arrêté, torturé,
condamné à être pendu. Il fait appel. Le 5 janvier
1463, le Parlement casse le jugement et bannit Villon
pour dix ans de la ville, prévôté et vicomté de Paris.
Dans sa Louange à la Cour (Poésies diverses, XV), le
poète remercie les membres du Parlement et demande
un délai de trois jours pour régler ses affaires ; dans la
Question au clerc du guichet (ibid., XVI), il se félicite
d'avoir demandé que fût cassée cette injuste sentence.
Il disparaît alors, aux alentours de la trentaine, sans
qu'on sache quand, ni où, ni comment il mourut. La
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légende s'empare de lui, le métamorphose en buveur,


voleur, trompeur, farceur (faisant des farces, jouant
des farces) dans des oeuvres comme Les Repues fran-
ches, La Grande Diablerie d'Éloi d'Amerval, la Vie et
Trépassement de Caillette, dans des testaments burles-
ques, dans le Pantagruel et le Quart Livre de Rabelais
où il joue la Passion en Poitou, où il se venge cruelle-
ment d'un moine cordelier, Étienne Tappecoue, et où
il se moque du roi d'Angleterre.
En 1489, Pierre Levet publie la première édition
imprimée des oeuvres de Villon, qui obtiennent un vif
succès, et sont reproduites au moins neuf fois avant
1500 et plus de vingt fois avant 1553.

L'oeuvre et ses structures.

Les deux oeuvres suivies de Villon, le Lais et le Tes-


tament, qui appartiennent au genre du dit et se pré-
sentent comme des testaments, sont composées de
huitains d'octosyllabes '• Si le poète a incorporé des
ballades et des rondeaux à la trame du Testament dont
il a ainsi diversifié l'architecture traditionnelle que
seule la brièveté sauvait de la monotonie 2, le huitain
demeure l'élément de base de son discours poétique.
Bien plus, de nombreuses ballades comportent trois
ou six huitains octosyllabiques 3 . D'autre part, Villon
prend toujours le soin de préparer la ballade qu'il
enchâsse par un ou deux huitains de présentation.
Ainsi se tisse une trame complexe qui transfigure le
sermo pedestris, constitué dans le Testament comme
dans le Lais par l'énoncé systématique des legs, en y
mêlant des efflorescences lyriques, satiriques ou philo-
sophiques.
Villon a utilisé toutes les ressources du huitain, qui
1. Dont les rimes s'organisent selon le schéma suivant : ababbcbc.
2. C'est le cas du Testament par esbatement d'Eustache Des-
champs.
3. Les rondeaux eux-mêmes sont composés de quatre quatrains,
c'est-à-dire de deux huitains.
INTRODUCTION 11
tantôt constitue une unité indépendante, aux contours
bien délimités, autour d'un personnage comme Frère
Baude (Testament, huitain CXX) ou d'un groupe
(ibid., CXLV), et tantôt s'insère dans une suite plus
ou moins étendue, qui présente une anecdote à tona-
lité philosophique ou morale, comme le dialogue
d'Alexandre et du pirate Diomédès (ibid., XVII-XXI),
ou, sur le mode ironique, une démonstration théolo-
gique sur le sort des prophètes avant l'Incarnation
(ibid., LXXXI-LXXXIII), ou un débat entre le coeur
et le corps de Villon (ibid., XXXVI-XXXVII), ou un
poitrait antithétique de la jeunesse et de la vieillesse
(ibid., LI-LV), ou une méditation sur la pauvreté, la
danse macabre, l'agonie ou les charniers du cimetière
des Saints-Innocents, ou la critique d'un individu,
comme Thibaud d'Aussigny (ibid., I-VI) ou d'un
groupe, frères mendiants ou chanoines de Notre-
Dame. Il amène avec une singulière habileté le dernier
vers, qui peut annoncer le poème suivant prendre la
forme d'un proverbe 2, énoncer un jugement 3, laisser
le lecteur sur l'évocation d'un personnage 4 ou d'une
attitude 5, amener un retournement qui invite à relire
le huitain 6 .
Cette diversité se retrouve à l'intérieur du huitain,
fait souvent de ruptures et de bifurcations, par l'inser-
tion dans la réalité sordide d'images rapides, par la
juxtaposition ou l'entrelacement de confidences
pathétiques et de pitreries cocasses, par l'emploi de
mots empruntés à tous les lexiques et à tous les styles.
S'agissant de l'ensemble, si le jeu du poète consiste
à imiter la forme d'un acte de succession, la suite des
Item, généralement plaisants, s'interrompt en divers
endroits pour laisser place, dans le même cadre de
la strophe octosyllabique, à des développements de
1. Testament, vers 1590: Qu'on lui lise cette ballade.
2. Ibid., vers 1827 : De beau chanter s'ennuie on bien.
3. Ibid., vers 1213 : Elle est une mauvaise ordure.
4. Ibid., vers 1197 : C'est bien le diable de Vauvert.
5. Ibid., vers 1221 : Comme enragé, à pleine gorge.
6. Ibid., vers 1085 : Et est plaisant ou il n'est point.
12 FRANÇOIS VILLON

plus haute volée. Il y a ainsi une série de coups


d'aile : dès le Lais, lors de l'évocation initiale du mal
d'amour, ou à partir de la strophe XXXV, où le
testateur, à l'annonce de l'Angélus, s'interrompt pour
prier, avant de plonger dans l'inconscience, et se
trouve ainsi détourné de son jeu. Tout au début du
Testament, le poète, au souvenir des misères accumu-
lées et survenues depuis le Lais, prend à partie son
tourmenteur Thibaud d'Aussigny, fait le point sur
son expérience vécue depuis sa e jeunesse folle »,
médite sur l'amertume d'un destin terrestre qui, pour
lui comme pour tous, va bientôt déboucher sur une
mort déjà menaçante et, à propos de la mort, s'élève
déjà, notamment dans les quatre derniers huitains
(XXXVIII-XLI) de la série liminaire, aux plus hauts
accents du lyrisme philosophique, introduisant impli-
citement aux trois premières ballades, sur le « temps
jadis ». Immédiatement après ces trois ballades, le ton
des huitains continue à se soutenir et l'exemple de la
Belle Heaumière donne un nouvel aliment à la médi-
tation sur le destin, ainsi que sur l'amour, qui se
prolonge sur le rythme du sertno pedestris, mais avec,
çà et là, des accents plus pathétiques que dans la
séquence du Lais (LXX : je renie Amour...; LXXII :
Je connois approcher ma seuf...). Ce n'est pas avant le
huitain LXXV qu'on revient à l'idée des dispositions
testamentaires et qu'on prépare les nouvelles séries
d'Item, annoncées avec quelque solennité (LXXIX)
par un testateur qui voit s'approcher l'échéance et
qui, tout en revenant à une apparente frivolité sati-
rique, y associe plus souvent une âpreté plus ou
moins féroce. L'unité du thème testamentaire est
maintenue dans des séquences plus ou moins longues
(XCV à CXXV, CXXVI à CXXXIX, CXLI à CL,
CU à CLV, CLXVII à CLXXVII, CLXXVIII à
CLXXXV) et soulignée comme en écho par de
fréquents retours à des personnages déjà nommés
dans le Lais ; mais s'intercalent de façon plus serrée,
pour concourir à l'élargissement ou à l'approfon-
dissement de l'inspiration, les poèmes à forme fixe,
INTRODUCTION 13
occasionnellement rondeau ou chanson, mais surtout
ballade.
Ainsi Villon prouvait-il qu'il n'était pas seulement
un vieux singe qui ne viserait qu'à faire rire et, du
coup, lasserait ; qu'il était capable d'être le poète
sérieux de la pauvreté, du vieillissement, de la
déchéance et de la mort ; qu'il pouvait passer d'un ton
à l'autre en demeurant dans le cadre du huitain qu'il
avait lié dans le Lais à l'ironie gouailleuse et à la
parodie irrévérencieuse, capable d'imprimer à ses vers
la marque de sa personnalité, en sorte que Pceuvre est
sans cesse illuminée de formules fulgurantes qui tra-
duisent ses obsessions et, de quelques traits, dessinent
personnages et scènes.
On a donc tort de réduire l'oeuvre de Villon à quel-
ques ballades comme celles dites des Dames du temps
jadis (Testament, vers 329-356) ou des Pendus (l'Épita-
phe des Poésies diverses, XIV) ; mais, à condition de les
considérer dans leur ensemble, elles nous offrent un
bon moyen pour aborder son univers poétique, dont
elles nous suggèrent la richesse par la diversité des
tons et des moyens employés. Marot, d'ailleurs, accor-
dait une place particulière aux ballades, dont il a loué
la veine belle et héroïque, au moment où Villon passait
encore pour un farceur malicieux.
Le poète n'a pas cherché à innover. Il conserve
l'envoi de quatre à sept vers qu'il adresse en général à
un prince, jouant avec ce nom, ici employé au pluriel
(Prince à mort sont tous destinez, Testament, vers 409),
là désignant Charles d'Orléans, Prince amoureux, des
amants k graigneur (ibid., vers 966), ailleurs, lui subs-
tituant d'autres personnages, les filles de joie 1, la
Vierge Marie 2 , Jésus-Christ 3, une grande dame,
Ambroise de Loré 4, ou, dans les Poésies diverses 5, lui-
même interpellé par Fortune. Préférant les strophes
1. Testament, vers 557.
2. Ibid., vers 903.
3. Poésies diverses, XIV, vers 31.
4. Testament, vers 1402.
5. XII, vers 37.
14 FRANÇOIS VILLON

carrées, huitains . de vers de huit syllabes qui consti-


tuent la trame du Lais et du Testament et dizains de
vers de dix syllabes, il se limite à l'ordinaire à un seul
schéma de rimes (ababbcbc pour le huitain, ababbccdcd
pour le dizain), choisissant le plus souvent des rimes
riches et rejetant les rimes faciles.
La difficulté technique de la ballade explique que
beaucoup d'entre elles soient construites sur des énu-
mérations, dont Villon a tiré le meilleur parti en ne se
bornant pas à la reprise mécanique d'une recette.
Aussi a-t-il, dans la Ballade des femmes de Paris (Testa-
ment, vers 1515-1540), entrecoupé de remarques
piquantes la longue litanie des noms propres, dont il
s'est efforcé d'introduire le plus grand nombre pos-
sible, comme il le souligne avec malice : Ai-je beaucoup
de lieux compris ? Ainsi dans les trois ballades regrou-
pées autour du thème Ubi sunt (Où sont passés ces
illustres personnages?) et d'expressions voisines :
Dites-moi où... Qui plus, où est... car ou soit... : dans la
première, celle des Dames, le procédé est au service de
la plus parfaite harmonie des sons et de la plus pure
poésie, tandis qu'une savante progression renforce la
démonstration : à travers la mélancolie, les précisions
cocasses et le caractère composite de l'évocation ---
ombres vagues, s'enfonçant dans la nuit, et person-
nages appartenant à la mémoire populaire comme
Héloïse et Jeanne d'Arc -- font percer un léger sou-
rire, l'incantation des rimes caressantes et d'un refrain
enveloppé d'une frange de rêverie suscite le retour
d'un passé poétique. Au contraire, dans la seconde,
celle des Seigneurs, prosaïque et sinistre comme
l'agonie, Villon réussit à inclure une dizaine de
contemporains, morts récemment de façon plus ou
moins affreuse. Moins individualisée, la dernière pièce
de ce triptyque est imprégnée de la magie du vieux
français.
Cet excellent artisan du vers n'hésite pas à compli-
quer sa tâche par des acrostiches qui le désignent lui
1. Testament, vers 329-412.
INTRODUCTION 15
même, dans la Ballade pour prier Notre Dame (Testa-
ment, vers 903-908) ou la Ballade de la Grosse Margot
(vers 1621-1626), ou qui indiquent les destinataires
des poèmes : Marthe dans la Ballade à s'amie (ibid.,
vers 950-955) ou Ambroise de Loré dans la Ballade
pour Robert d'Estouteville (ibid., vers 1376-1391). Mais
surtout, très exigeant, il a exclu du Testament, lorsqu'il
a constitué sa propre anthologie, les ballades
construites sur des procédés qu'il jugeait trop faciles,
énumération fondée sur le même début de vers (Je
connois bien mouches en lait), succession de proverbes
commençant par le même mot (Tant gratte chèvre que
mal gist), jeu des contradictions (Ne bien conseillé
qu'amoureux ou je meurs de seul auprès de la fontaine),
ou les pièces alourdies d'allusions mythologiques (Bal-
lade de la Fortune) ou emphatiques (Dit de la naissance
de Marie d'Orléans) 1 .
Par les ballades, qui permettent de déceler un
mélange constant de réalisme et de poésie, de sérieux
et d'ironie, de délicatesse et de grossièreté, Villon a
voulu rompre la monotonie d'une succession de hui-
tains et manifester les multiples facettes de son talent.
En outre, les ballades, qui comportent moins d'équi-
voques, de doubles sens et d'antiphrases que les hui-
tains, peuvent recevoir de leur place dans l'oeuvre une
signification nouvelle. Ainsi, la Ballade à s'amie, écrite
d'abord pour Marthe dont le prénom se lit en acros-
tiche, fut insérée dans le Testament, offerte à la chère
rose, et prit un sens différent après les huitains gros-
siers qui dénoncent la cupidité et la sensualité de
Catherine de Vaucelles. De surcroît, elle est à inter-
préter en fonction de la Ballade pour prier Notre Dame:
l'une et l'autre sont décasyllabiques, signées par des
acrostiches et séparées par quatre huitains ; l'une parle
de la Dame du ciel, l'autre de la Dame de son coeur ;
l'une exalte l'infinie bonté de la Vierge qui sauva
Théophile, clerc comme Villon, l'autre dénonce la
dureté et la félonie de la fausse beauté qui tant lui coûte
1. Voir Poésies diverses, in, n, I V, VII, XII, VIII.
16 FRANÇOIS VILLON

cher et cause sa perte. De même, la proximité de la


Ballade pour Robert d'Estouteville' et de celle des Lan-
gues ennuyeuses 2 invite à les comparer et à expliquer le
comportement de Villon par l'attitude des autres à son
égard. Aidé et estimé, il peut être le chantre, en un
style noble et décent, de l'amour conjugal qui
réconcilie la passion, la raison et la religion; mais,
quand on tente de lui nuire, comme les frères Per-
drier, la vie à laquelle on le contraint fait de lui le
poète de la vengeance grossière et injurieuse. Qu'on
ne lui reproche pas écarts et excès dans sa vie comme
dans ses poèmes, mais qu'on s'en prenne plutôt à ses
bourreaux et à ses ennemis !
On peut donc discerner la sûreté d'un instinct et
d'une science qui permettent de concilier les nom-
breux aspects d'une inspiration multiforme et la conti-
nuité de dessein d'un artiste qui sait où il va, qui, dans
le Lais, apparaît souvent encore comme un plaisantin,
comme un bon folâtre, et qui, dans le Testament,
ménage avec maîtrise une montée délibérée, mais
nuancée, du pathétique jusqu'à la fin, où les deux
ballades terminales, annoncées par les derniers legs
relatifs à la sépulture, puis par l'Épitaphe et par les
dispositions ultimes, nous laissent, en dépit du ton
encore désinvolte, sur l'image du poète aux portes du
tombeau.
Villon se distingue des rhétoriqueurs surtout parce
qu'il met cette habileté technique au service d'une
oeuvre profonde, d'une grande diversité de tons et de
sujets.

Les grands thèmes.

Un premier ensemble se regroupe autour des spec-


tacles de la vie quotidienne et des milieux que Villon a
fréquentés. Le réalisme, plus ou moins appuyé, s'y
1. Testament, vers 1378-1405.
2. Ibid. , vers 1422-1456.
INTRODUCTION 17
teinte d'humour et d'ironie. Voici, autour de la belle
qui fut heaumière, femme ou employée d'un fabricant
et marchand de casques, les filles de joie et les femmes
de médiocre vertu 1; dans les tavernes et les bouges,
toutes sortes de gens plus ou moins recommandables,
que la Ballade de bonne doctrine 2 énumère avec allé-
gresse : coquillards, tricheurs, faux monnayeurs,
voleurs, amuseurs publics, baladins, acteurs, musi-
ciens, ouvriers agricoles, palefreniers, teilleurs de
chanvre ; et, dans la Ballade de merci 3, un monde d'oi-
sifs, de prostituées décolletées, de mauvais garçons
bagarreurs, de troupes de sots et de sottes agitant
marottes et vessies de porc garnies de pois. Ailleurs 4,
il évoque la marche zi8zagante de Jean Cotan qui était
procureur en cour d'Egjise, et, par une série de tou-
ches rapides, les attitudes caractéristiques de l'ivrogne,
devenu un chevalier au service du vin et associé à
Noé, à Loth et à l' Archetriclin des noces de Cana; ou
encore la vie d'un bouge et les relations d'un proxé-
nète et de la Grosse Margot 5, sans réussir toutefois à
rassembler autant de détails répugnants que dans la
Ballade des langues ennuyeuses. Homme de la ville, la
campagne lui fait horreur, pour ses décors comme
pour ses mœurs 6 . Il préfère le spectacle des rues, des
enfants allant en bande chercher de la moutarde à
l'heure du repas (Testament, huitain CLXVI), des
vieilles se chauffant à un maigre feu (ibid., huitain
LVI), des mendiants dormant sous les étals (Lais, hui-
tain XXX), toute la faune des citadines peu farouches.
Le second groupe, autour du thème de l'amour,
traduit les expériences, les aspirations et les contradic-
tions du poète. La Double Ballade ou Ballade des folks
amours'', à grand renfort d'exemples empruntés à l'an-
1. Testament, vers 533-560.
2. Ibid., vers 1692-1719.
3. Ibid., vers 1968-1995.
4. Ibid., vers 1238-1265.
5. Ibid., vers 1591-1627.
6. Voir Les Contredits de Franc Gonfler, vers 1483-1502.
7. Testament, vers 626-672.
18 FRANÇOIS VILLON

tiquité païenne et biblique, dénonce les méfaits de la


passion qui rend « les gens bêtes », la démythifiant et
la ridiculisant pour atténuer la douleur et le dépit du
poète. Dans Les Contredits de Franc Gontier 1, qui refu-
sent le retour à la vie campagnarde prôné par Philippe
de Vitri et Eustache Deschamps, la première strophe
exprime, à travers les ébats d'un gras chanoine et de
dame Sidoine, une sensualité raffinée, le rejet des
contraintes du travail, de la famille, du temps, de la
morale et de la pauvreté, la recherche de tous les exci-
tants qui peuvent décupler le plaisir dans un monde
douillet et clos. Si la Ballade à s'amie 2 est la mise en
accusation d'une dame trop dure, la Ballade pour
Robert d'Estouteville 3, véritablement courtoise malgré
sa gaillardise, exprime les aspirations les plus pro-
fondes du poète : issu du peuple, il rêve d'être noble
par la naissance, les manières et le coeur ; vagabond
sans famille, il regrette la paix d'un foyer heureux et
fécond ; misérable, meurtrier d'un prêtre, emprisonné,
abandonné de tous et accablé par ses ennemis, il sou-
haite le réconfort d'un amour sincère.
Le dernier groupe a pour motif l'obsession de la
mort, qui apparaît tant dans les trois ballades Ubi sunt
que dans la Ballade pour prier Notre Dame (Testament,
vers 873-909) et la Ballade des Pendus (Poésies diverses,
XIV). Villon hait la mort tout en se sentant attiré par
elle ; il la voit omniprésente et toute-puissante, frap-
pant également les princes et les petits (Testament,
huitain XXX1X), vengeant les parias en accablant les
grands. Cette égalité dans le destin ne masque pas la
souffrance de l'agonie, dont le poète suggère, moins
lourdement que la plupart de ses contemporains, la
douleur physique, l'angoisse, l'amertume, la solitude
et les sueurs (ibid., huitains XL-XLI) ; il évoque aussi
le cadavre pourri, la décomposition du corps féminin,
les pendus desséchés et noircis par les intempéries,
agités sans cesse par le vent, plus becquetés d'oiseaux que
1. Ibid. , vers 1473-1506.
2. Ibid. , vers 942-969.
3. Ibid. , vers 1378-1405.
INTRODUCTION 19
dés à coudre ; et il donne la parole à ces malheureux
qui, ballottant au haut du gibet, requièrent notre
pardon, prient et préviennent.
Toutefois, comparé à ses prédécesseurs immédiats
et à ses contemporains, à Eustache Deschamps et à
son Double Lai de la fragilité humaine, à Pierre de
Nesson (1383-1442) et à ses Vigiles des morts, à
Georges Chastelain et à son Miroir de la mort, à Pierre
1Viichault et à sa Danse aux aveugles (1465), à Mes-
chinot (1420-1491) et à ses Lunettes des princes, Villon
apparaît plus discret, plus retenu ; respectant le corps
même après sa mort, il se contente de dire qu'il est
pourri, tandis que Nesson écrivait :

Ô très ténébreuse maison,


Ô charogne qui n'est plus hom !
Qui te tiendra lors compagnie ?
Ce qui istra 1 de ta liqueur,
Vers engendrés de ta pueur 2,
De ta vil chair encharognée.
Hé! Sac à fiens 3 puant, hélas !

Mais Villon ne se borne pas à reprendre les lieux


communs qu'avait illustrés un Rutebeuf au mile siècle.
S'il regrette le temps de sa jeunesse folle où il a plus
qu'un autre gale, « fait la noce » (Testament, huitains
XXII et XXVI), ce n'est pas pour avoir gaspillé son
temps en jeux futiles, mais en raison de son échec
social, du manque de biens matériels. Jugement der-
nier et enfer sont pratiquement absents de son œuvre,
sinon sous forme d'allusions souvent burlesques,
puisque, selon lui, parlant des patriarches et des pro-
phètes, onques grand chaud n'eurent aux fesses (vers
808) et qu'en enfer pins y feront mate chiere, « les
buveurs feront grise mine » (vers 821). En revanche, la
mort, pour lui, est liée au vieillissement, présence de
la mort dans la vie, qu'il observe chez les pauvres fem-
melettes qui vieilles sont (huitain XLVI)... dont la belle
1. Sortira.
2. Puanteur.
3. Fiente.
20 FRANÇOIS VILLON

qui fut heaumière est le porte-parole, et chez le pauvre


vieillard, autrefois un plaisant raillard (huitain XLIII).
La vieillesse, qui survient d'un coup, écarte de la vie,
contraint de vivre dans le seul univers des vieux, inca-
pable de susciter l'attention et l'amour, car vieilles
n'ont ne cours ne être (Testament, vers 539), pas plus
qu'une monnaie hors d'usage. Elle apporte avec elle la
laideur, l'apathie, la paralysie : tel est le sinistre aver-
tissement des vers 958-963. Elle est encore plus
redoutable pour le poète qui, usé, est dépossédé de ce
qui le distinguait, de sa drôlerie et de sa verve sati-
rique. Sa jeunesse évanouie, il n'a plus de génie, il
déplaît, parce qu'il est triste et qu'il se répète, vieux
singe débitant des bouffonneries ressassées qui, loin
de faire rire, excèdent (huitain XLV).
Comment échapper à cette obsession? Pour Rute-
beuf, il fallait se préparer à la mort, en se pénétrant de
ces tragiques vérités, en se conciliant Dieu et la
Vierge, en méritant l'intercession de celle-ci par une
vie de sacrifice. Pour Villon, il s'agit avant tout d'ou-
blier la mort. D'abord, par des allusions plutôt que
par des descriptions : elle n'est nommée que de façon
détournée, avec pudeur et discrétion, avec une sobre
élégance qui coupe Villon de son temps, même si le
Testament contient de nombreuses allusions à la mort
qu'il faut souvent deviner, d'autant qu'elles se compli-
quent de doubles sens : mort par pendaison que pou-
vait redouter un marginal comme Villon, mort sur le
bûcher, mort des faux monnayeurs qui sont échaudés...
S'il accumule dans la Ballade des Seigneurs un certain
nombre de morts récentes, il se contente d'un nom,
sans rien dire de la manière dont chacun mourut, ne
conservant que des éléments positifs en rapport avec
la vie du défunt, le gracieux duc de Bourbon,
Charles VII k bon... De surcroît, l'horreur du réel est
subtilisée par la métaphore, et le poète recourt à la
poésie, sous toutes ses formes, dès que l'angoisse
affleure. Enfin, nous entrons très vite dans le tohu-
bohu carnavalesque, avec toutes les valeurs qu'il véhi-
cule et la volonté de jouir immédiatement, pleinement
INTRODUCTION 21
de la vie, pendant qu'il est temps. On peut ainsi
découvrir dans le Testament l'itinéraire du poète et
celui qu'il recommande à ses lecteurs : de la mort
tragique à la mort burlesque, de l'horreur du trépas à,
la gaieté de la fin, des affreuses persécutions de Thi-
baud d'Aussigny, de l'omniprésence de Dieu et de la
conscience pécheresse aux deux ballades carnavales-
ques qui terminent le Testament dans une absence
totale de Dieu.

Une vision carnavalesque.


En effet, la seconde partie du Testament, qui imite
avec minutie un testament réel du xive ou du xve siè-
cle , se transforme rapidement en un grand défilé de
carnaval, en une fête de la parodie et de la métamor-
phose dont les acteurs, souvent grotesques, nous sont
évoqués par leur nom que Villon a rendu signifiant, ou
par un don qu'ils portent ou tiennent entre leurs
mains, ou par un détail, un trait du visage ou du corps
grossi jusqu'à la caricature. Cette procession bur-
lesque, où les gens s'avancent par groupes, affranchit
de la vérité dominante, abolit les rapports hiérarchi-
ques et les tabous dans une égalité subversive qui
libère les individus des règles constantes de l'étiquette
et de la décence, et qui traduit le refus de l'immuable
et de l'éternel au profit des formes changeantes qui
reflètent la conscience du caractère relatif des vérités
et des autorités, à travers les permutations et les détrô-
nements bouffons.
Théophile Gautier avait bien senti le caractère de
cette parade, puisqu'il a introduit sa galerie des Gro-
tesques par le portrait de Villon. En voici un échantil-
lonnage significatif :
Ythier Marchant (huitain XCIV) brandit une épée,
tout en chantant un rondeau émouvant sur la mort de
1. Voir A. Tuetey, Testaments enregistrés au Parlement de Paris sous
k règne de Charles VI, Paris, 1880.
22 FRANÇOIS VILLON

sa maîtresse. Jean Cornu et Pierre Baubignon, rappro-


chés dans le huitain XCV, se voient pousser, l'un, de
belles cornes, l'autre, une grosse bosse, un beau
bignon, deux symboles des maris trompés, qui consti-
tuent aussi un début d'animalisation. Saint-Amant et
sa femme (huitain XCVII) changent de monture, pas-
sent du Cheval blanc qui ne bouge à l'âne rouge et de la
Mule à la jument, puis s'identifient à eux. Merebeuf et
Louviers (huitain CII) passent à la condition animale,
l'un, boeuf de grande taille, le second, loup agressif, au
milieu de bovins et d'oiseaux. Jean Le Loup (huitain
CX) se dissimule sous un long manteau. Jean Riou,
accompagné de gros mâtins et d'archers, porte une
hure de loup, ou plusieurs, qu'il se met à manger, puis
s'enveloppe de la fourrure de la même bête (huitains
CXII-CXIII). Robinet Trascaille essaie de rattraper
une caille et d'en faire une bête de charge, puis se
juche sur un épais roncin, la tête recouverte d'une
jatte en guise de casque (huitain CXIV). François de
La Vacquerie se débat comme un possédé au milieu
d'un troupeau de vaches (huitain CXXIII), tandis
que le jeune Merle prend la forme d'un merle siffleur
(huitain CXX'VI) ; que les trois vieux usuriers de-
viennent des moutons butés (huitain CXXVII) et les
deux vieux chanoines des loirs endormis (huitain
CXXXIII). Le seigneur de Grigny grigne, montre les
dents comme un chien menaçant (huitain CXXXVI).
Les médisants Perdrier, qui ont recommandé à Villon
des langues cuisants, flambants et rouges, s'avancent, un
plat de langues répugnantes entre les mains, une
longue langue leur sortant de la bouche comme dans
de nombreuses représentations de démons ou d'ani-
maux démoniaques, leurs vêtements recouverts des
langues que portaient les gens condamnés par l'Inqui-
sition pour faux témoignage et qui symbolisaient les
flammes de l'enfer, entourés d'animaux dangereux ou
repoussants (huitains CXL-CXLI). Jacques James,
transformé en porc (huitain CLXIX) précède le séné-
chal de Normandie qui cherche à ferrer des oies et des
canes (huitain CLXX).
INTRODUCTION 23
Menant le jeu avec force grimaces, Villon prend
tous les masques : testateur mourant qui ressuscite,
amoureux transi, chevalier élégant, banquier, pèlerin,
pédagogue, médecin, proxénète, vieux singe, vieil usé
rocard, « vieil oiseau tout déplumé », émule de saint
Martin qui partage en deux son grand manteau... ; il
utilise diverses voix, celles du pirate Diomédès, d'une
vieille femme qui autrefois vendait des heaumes, de sa
mère, du grand seigneur Robert d'Estouteville.
Le Testament se termine par deux ballades carnava-
lesques, évoquant, l'une, intitulée la Ballade de merci,
un cortège qui comporte, entre autres, des bateleurs
traînant des guenons, des fous et des folles, des sots et
des sottes dans leur costume traditionnel, porteurs de
vessies remplies de petits pois et de marottes tintinna-
bulantes, des traîtres chiens mâtins ; l'autre, la Ballade
finale, un enterrement burlesque dont les participants,
vêtus rouge comme vermillon, entourent le mort, Villon,
martyr d'amour, qui se redresse pour boire un verre
de vin morillon, du <4 gros rouge », et c'est sur ce geste
que Villon quitte la compagnie et que se termine le
Testament.
Le jeu des masques, qui peuvent surprendre, émou-
voir ou choquer, s'oppose à l'immobilité et met l'ac-
cent sur le renouveau social, historique, personnel; le
déguisement marque la rénovation du personnage
social; mais se révéler différent et contradictoire, c'est
ne rien révéler de soi en particulier. Le rire offre un
monde différent et une vie autre, détruit les limites de
l'un, bouleverse l'ordre social et naturel, fait éclater
l'univers du sérieux. Dans ce jeu insolite, on passe
facilement de l'humain à l'animal, voire au végétal,
sans qu'aucune frontière nette les sépare, ni qu'au-
cune stabilité les maintienne sous le même aspect,
dans un mouvement constant de l'existence éternelle-
ment inachevée, qui s'exprime dans la permutation
des formes et de la hiérarchie, comme dans les sculp-
tures du Moyen Age; ainsi, sur les piliers de Souillac,
huit bêtes montent à l'assaut du linteau : chaque fois,
c'est un fauve à tête, ailes et serres d'aigle qui se croise
24 FRANÇOIS VILLON

et s'affronte avec un lion incroyablement allongé dont


le cou a passé sous le boudin festonné qui masque les
bords. Cette création permanente, qui associe des élé-
ments hétérogènes, affranchit du banal et du conven-
tionnel, jette un regard neuf sur le monde, élargit les
possibilités du langage et de la réalité, libère le voca-
bulaire et les moeurs. Ce rire n'est pas seulement u
moyen de conquérir le lecteur, ni un masque protec-
teur; il écarte les angoisses personnelles et les
angoisses du temps, vainqueur du sérieux extérieur
comme de la censure intérieure, victorieux de la peur
de l'au-delà, de la mort, du sacré, de l'enfer, des mau-
vaises gens et des soldats licenciés, de l'épidémie, des
puissants de ce monde, triomphant de l'angoisse
d'une société bouleversée dans ses croyances, en proie
à une crise métaphysique, contemplant son déclin,
s'opposant à l'hypocrisie et à la flatterie. Libération
sans doute éphémère, puisque, la fête finie, l'homme
retombe sous le joug de la peur, comme le suggère la
dernière ballade du Testament, burlesque certes et
éclairée par des plaisanteries, mais ressassant toutes
les hantises du poète.
Le texte littéraire devient le lieu de la décomposi-
tion du réel et surtout de sa métamorphose. Les gens
changent de rôle, se transforment comme dans les
tableaux de Jérôme Bosch. De là l'abondance des
antiphrases : le temps d'un vers, de brutaux policiers
deviendront de bonnes et douces gens (Testament, vers
1088), le répugnant Pernet de la Barre un jeune
homme beau et net (vers 1096). Dans la série des hui-
tains CXX'VI-C,0011, où le poète fait des legs tour à
tour au jeune Marie, à ses trois pauvres orphelins, à ses
pauvres clergeons, sans doute s'agit-il du vieux Merle
qui devient amoureux, de trois vieillards rapaces et
bornés que le poète envoie à l'école de Pierre Richer,
le « richard », de deux vieux chanoines de Notre-Dame
qui, loin d'être de beaux enfants et droits comme joncs,
jeunes et ébattants, loin de ne pas dormir comme loirs,
sont des vieillards cassés en deux, quasi inertes, figés
dans une somnolence léthargique.
INTRODUCTION 25
La métamorphose s'opère devant nous. Au long de
l'oeuvre dans certains cas. L'évêque Thibaud d'Aus-
signy bénit les rues au vers 7 : S'évêque il est, signant les
rues... Au vers 731, une homonymie permet de le
confondre avec l'ignoble et débauché favori du duc de
Berry, le suspect Tacque Thibaud. Il devient, au vers
1984, l'un de ces traîtres chiens mâtins, qui ont
contraint Villon à mâcher et ronger de dures croûtes
maint soir et maint matin. Cette évolution permet de
mesurer le chemin parcouru : l'évêque n'a plus rien de
sacré, il est même sorti du règne humain. Villon se
sent libéré. La métamorphose peut s'accomplir et se
multiplier dans le cadre d'un huitain : Pierre de Saint-
Amant, mauvais cavalier, s'identifie ensuite à sa mon-
ture, à un cheval blanc qui ne bouge, puis à un âne
rouge, tandis que sa femme devient une mule, puis une
jument (huitain XCVII) ; le frère Baude du huitain
CXX, un vieux moine, sera successivement, par la
vertu de son nom (baude, adjectif, signifie « vigoureux,
impétueux, vif, lascif »), un jeune homme allègre ; par
le don de Villon, une salade, une sorte de casque, et
deux guisarmes, deux hallebardes (les deux mots
comportent, de plus, un double sens érotique), un
soldat redoutable et un amant vigoureux ; par l'allu-
sion finale au diable de Vauvert, le monstre vert qui
terrorisait les passants dans le quartier de la rue
d'Enfer en agitant des chaînes. Bien que Villon affirme
que

Les monts ne bougent de leurs lieux


Pour un pauvre n'avant n'arrière 1,

ces changements vont jusqu'à bouleverser la géogra-


phie, puisque le poète rapproche à Paris le mont Valé-
rien et Montmartre (huitain CXJ-VI), dans l'ouest de
la France, les bourgs de Saint-Généroux et de Saint-
Julien-de-Vouvantes dont les noms changent de sens,
puisque generou (qui pouvait se lire je ne souds)...
1. Testament, vers 127-128.
26 FRANÇOIS VILLON

voventes signifie <4 je ne paie pas ce que vous m'avez


vendu » (huitain CIV).
De plus, à y bien regarder, on s'aperçoit que ces
métamorphoses affectent tout le Testament, pas seu-
lement la seconde partie où l'élève enseigne au
maître (vers 1631) et où des vieillards retournent à
l'école, mais même le début, de façon moins
voyante : Cerbère gagne une tête dans la Double Bal-
lade (vers 634), il en a quatre au lieu des trois de la
mythologie antique; Samson porte des lunettes;
Orphée l'initié devient un ménestrel de village qui
anime fêtes et noces. Ailleurs (huitains LXVII-
LXVIII), dans la reprise du lieu commun du monde
renversé, par la magie de l'amour et la rouerie de
Catherine, la farine se transforme en cendre, le mor-
tier d'un président en un élégant chapeau de feutre,
le ciel en une poêle d'airain, les nues en une peau
de veau et une truie (machine de guerre ou animal)
en moulin à vent. La langue courante se retourne :
alors que le proverbe affirmait : Selon le seignor,
mesnie duite, à peu près « tel maître, telle mai-
sonnée », Villon écrit : Selon le clerc est duit (dressé)
le maître (vers 568), et on ne va plus de vie à mort,
mais de mort à vie (vers 1861).
Ces métamorphoses consistent le plus souvent à
animaliser les personnages. Totalement : le seigneur de
Grigny, les persécuteurs de Villon et, l'espace d'un
instant, Merebeuf et Louviers deviennent des chiens
grondants — on retrouve fréquemment l'image défa-
vorable du chien, envieux, querelleur, maussade,
lubrique, paresseux, qui reflète chez Villon comme un
complexe de Cerbère éprouvé par l'homme errant,
chassé par tous, en marge de toute vie normale ; Jac-
ques James se transforme en pourceau, lui qui vient
d'hériter d'une maison située rue aux Truies (vers
1818-1819). Partiellement, en sorte que nous retrou-
vons ces monstres hybrides chers au Moyen Âge et à
Bosch (tête d'animal sur corps d'homme, tête
humaine sur corps d'animal) : Michaut Cul-d'Oie
(huitain CXXXV) garde la tête d'un homme, mais
INTRODUCTION 27
prend le croupion d'une oie, comme le roi Marc a des
oreilles de cheval dans le Tristan de Béroul.
Cette animalisation peut se développer au cours des
vers consacrés à un légataire : Jean Riou reçoit des
hures de loup qu'il est invité à manger; puis, au terme
du développement, il s'identifie au loup dans la four-
rure duquel Villon lui recommande de s'envelopper :
Que des peaux, sur l'hiver, se fourre (vers 1141) —
émule du lion Noble soigné par Renard ou véritable
loup-garou, comme dans le Bisclavret de Marie de
France, où le chevalier se métamorphose en loup et ne
peut retrouver sa forme humaine, sa femme lui ayant
volé ses habits.
Pourquoi cette animalisation ? C'est, pour une part,
un moyen, entre autres, d'introduire les activités phy-
siologiques du corps, de tout ramener au domaine
corporel qui est universel, au boire et au manger, à la
digestion, à la vie sexuelle, au bas corporel de Mikhail
Bakhtine qui rabaisse l'orgueil de l'homme, mais aussi
le régénère et conjure la mort. Aussi n'est-on pas
étonné de découvrir, dans le même temps, nombre de
dons et de mots dont le sens était équivoque au
Moyen Âge : l'épée, appelée brant dans le texte pour
permettre un jeu supplémentaire avec le bran,
l'« excrément »; la guisarme ou hallebarde ; la lance;
la charrue, le manche de houe et le grès, la « pierre »;
le nez de Genevois, symbole phallique ; le mortier et
la potence ou « pilon », qui ne sont pas seulement les
attributs de l'épicier et de l'apothicaire. De là, aussi,
des passages qui incitent à l'acte charnel et citent
nommément les organes sexuels (huitain CXI) ; de là,
l'évocation de réalités vulgaires : le roman du Pet-au-
Diable, la chaise percée, l'étron de mouche, et Villon
descend jusqu'au répugnant dans la Ballade de la
Grosse Margot ou les Langues ennuyeuses ; de là, le
geste final du poète : ce jura il sur son couillon (vers
2002) et l'exaltation de Michaut qui mourut à la tâche
d'amour. Le Testament est donc la grande fête des
Michaut et des Jean, les premiers prenant les femmes
des seconds.
28 FRANÇOIS viLLoN

De plus, si les objets et leurs multiples significations


établissent entre Villon et le monde un rapport nou-
veau, l'apparition des animaux en est un élément
majeur. Ils fonctionnent comme des indices qui per-
mettent de mieux appréhender l'univers intérieur du
poète. Dans ce monde recréé, où les normes sont
bousculées, les animaux, comme les objets, décrivent
une relation déviée et nous proposent une vision plus
dynamique de cet univers issu de l'inconscient de
Villon. Celui-ci, en incluant les animaux dans le texte
poétique, certes règle ses comptes, mais aussi
complète l'élaboration du monde incroyable où tout
peut se confondre, où il n'existe pas de réelle hiérar-
chie des choses, de véritables impossibilités. Villon, les
hommes, les choses, les animaux, tout se mêle et se
superpose dans un grand fracas. Cette entreprise non
de destruction mais de déconstruction ne réduit pas
tout à néant, mais remanie le concret. La présence des
animaux est un facteur de burlesque, elle alimente le
carnaval et lui confère une allure frénétique. Le poète
et ses légataires arborent des masques; surgissent des
hommes-bêtes, un homme-cheval, un homme-âne,
reflétant le monde de cauchemar qui entoure Villon et
restituant à l'humanité sa nature profonde, la bestia-
lité. La nature humaine est dégénérée vers la nature
animale. Ces renversements ont donc un double but,
l'un, avoué, qui est de décrire sous son plus vil aspect
le monde concret, l'autre, implicite, qui vise à faire
entrer l'univers dans l'imaginaire de Villon.
Le poète s'inclut dans le carnaval, devient un vieux
singe qui n'intéresse plus personne et dont il ne faut
pas diminuer l'aspect misérable. Bien plus, s'il choisit
le singe, c'est que celui-ci, n'étant ni vraiment homme
ni vraiment bête, doit être placé à l'écart, en dehors de
toutes les catégories. On retrouve cette micromanie
dont parlait halo Siciliano, puisque Villon reconnaît
n'être qu'un sous-homme, qu'une bête de second
plan, comme il n'est qu'un oiseau vulgaire, un rocard,
loin d'être un faucon ou un épervier.
Du Lais au Testament, la frénésie délirante du lan-
INTRODUCTION 29
gage, qui détruit la nature humaine et traduit la perver-
sité du monde, enferme davantage Villon dans sa
détresse, rejeté de la société, acceptant sa différence,
s'enfonçant plus loin dans le cauchemar. Jongleur, le
rire qu'il dispense menace à tout moment de s'étouffer
dans un sanglot. Du Lais au Testament, nous assistons à
la chute d'un être qui perd son identité, qui se replie sur
lui-même et dont l'imaginaire prend le pas sur les autres
formes d'expression. Le carnaval dans lequel se meu-
vent ces êtres grotesques et ces figures grimaçantes est
pour Villon le seul moyen non pas de cacher son déses-
poir, mais de l'exprimer. C'est par lui que le poète
assume la dégradation de son être. En bouleversant et
recréant le monde concret, Villon en révèle la vraie
nature, la cruauté et l'étrangeté, et lui-même se dissout
dans le tumulte du monde qu'il a créé.
Derrière cette profonde originalité, il est possible de
découvrir une double tradition.
D'abord, une tradition philosophique, héritage de
Jean de Meun et du Roman de la Rose et, en remontant
plus loin, de la pensée de l'École de Chartres au
xile siècle. Le Testament, qui évoque et discute toutes les
formes de l'amour (courtois dans la Ballade à s'amie,
raffiné et sensuel dans Les Contredits de Franc Gontier,
conjugal dans la Ballade à Robert d'Estouteville, vénal et
vulgaire dans la Ballade de la Grosse Margot...) et qui
semble condamner l'homosexualité, continue le grand
débat sur l'amour que Le Roman de la Rose a développé,
où plusieurs maîtres prodiguent leur enseignement, les
uns représentatifs d'une théorie (Raison, Amour,
Génius), les autres d'une expérience (Ami, la Vieille),
Nature fournissant la conclusion en exposant sa philo-
sophie de la plénitude et de la régénération'.
C'est ce qu'a bien senti David Kühn dans sa Poé-
tique de Villon, malgré des excès et quelque simplifi-
cation. Villon, pour une large part, se constitue le por-
1. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose,
Paris Gallimard, coll. Folio », 1984, et Alan M. Gunn, The Mirror
of Love. A Reinterpretation of the Romance of the Rose, Lubbock,
Texas, 1952.
30 FRANÇOIS VILLON

te-parole et l'avoué de la Nature contre la perversion


générale, le champion de la fécondité, de la justice, du
flux vital, de l'amour et des organes sexuels contre les
forces de Mort, la stérilité, l'avarice, la sodomie, le
mensonge, l'injustice que symbolise Thibaud d'Aus-
signy. Même la Ballade des Dames du temps jadis serait,
à en croire David Kühn, construite autour du thème
de la fertilité, les neiges d'antan du refrain étant à la
fois une menace et la promesse d'une continuité. Le
propos de Villon serait donc de travailler avec la
parole pour refaire, redresser et fertiliser le monde, la
poésie, le langage, soi-même et les autres.
Cette pensée philosophique, qui remonte au Timée
de Platon, à la Physique et à la Métaphysique d'Aristote,
identifie la bonté de Dieu à sa fécondité ; elle insiste
sur les idées de la plénitude d'un monde sans lacune
et d'une chaîne continue des êtres, des plus humbles
aux plus élevés, d'où il découle une double nécessité :
la réalisation de toutes les possibilités et leur maintien
par l'exercice constant du pouvoir reproducteur afin
qu'il n'y ait pas de manque dans l'univers. En
accomplissant cette fonction de reproduction, les
créatures participent à l'activité créatrice de l'être
éternel, elles prennent part à sa vie éternelle.
Pour la réalisation de cette philosophie de la pléni-
tude, il était nécessaire d'y adjoindre le principe de la
réfection, du remplissage, et c'est Jean de Meun qui
insista le plus sur ce point: aussi, si l'idéal est celui de
la fécondité et de la régénération de l'espèce, les plus
précieux organes sont-ils ceux de la génération, qui
sont sacrés, comme l'avait déjà exposé Alain de Lille.
En revanche, la chasteté, le célibat et les déviations
sexuelles sont des offenses à Dieu et à la Nature,
tandis que des récompenses célestes attendent ceux
qui accomplissent les lois de la génération. Le rôle et
le devoir de la Nature sont de faire qu'aucun trou
n'apparaisse dans la chaîne des êtres vivants. Dieu a
délégué ses pouvoirs à Nature qui les a elle-même
délégués à Génius, Amour et Vénus.
D'autre part, Villon est l'héritier de la tradition jon-
INTRODUCTION 31
gleresque, homme de lettres qui truffe son texte d'al-
lusions à l'actualité littéraire, de reprises, de parodies,
d'emprunts à des oeuvres antérieures ou contempo-
raines (le Roman de Renart, Rutebeuf, Jean de Meun,
fabliaux, Eustache Deschamps, Charles d'Orléans,
théâtre du xve siècle...) ; il reprend les jeux verbaux
traditionnels, parfois grossiers, souvent ressassés, et
joue avec le monde et le langage, dont il entend uti-
liser toutes les possibilités', mais c'est aussi un jon-
gleur lié à l'aspect ludique de la tradition populaire au
Moyen Âge.
En effet, pendant toute cette période, à côté de la vie
officielle, n'a cessé d'exister un second monde, organisé
autour du rire et du corps, dans lequel tous les gens
étaient mêlés à des moments déterminés de l'année, à
l'ombre de chacune des fêtes religieuses. Fêtes du rire,
héritées des saturnales romaines, du mime antique et du
folklore local, dont les plus connues sont les carnavals et
les processions burlesques, les fêtes des fous, la fête de
l'âne, le rire pascal, les fêtes agricoles, les parodies des
cérémonies de la vie courante — fêtes extérieures à
l'Église et à la religion, semblables aux cultes et aux
mythes des folklores primitifs, à la frontière de la vie et
de l'art, vie à la fois idéale et effective « qui pénétrait
temporairement dans le royaume utopique de l'univer-
salité, de la liberté, de l'égalité et de l'abondance »
(M. Bakhtine). Les fêtes des fous, en particulier, étaient
célébrées par les clercs et les écoliers les jours de l'An,
des Innocents, de la Trinité, de la Saint-Jean, dans les
églises d'abord, puis, peu à peu devenues suspectes et
pourchassées, dans les rues et les tavernes, où l'on
parodiait le culte officiel au milieu de déguisements et
de danses obscènes, de scènes de déshabillage, de goin-
frerie et de beuverie sur l'autel même. Au xve siècle, on
discutait de cette coutume : ses apologistes parlaient de
la nécessité de laisser la seconde nature de l'homme se
donner libre cours au moins une fois l'an. Mais le
12 mars 1444, la faculté de théologie de Paris condam-
1. On en trouvera de nombreux exemples dans les notes.
32 FRANÇOIS VILLON

nait la fête des fous, en réfutant les arguments de ses


défenseurs.
Par le biais d'allusions et de jeux verbaux, Villon a
lui-même établi des liens avec les manifestations de la
joie et de la culture populaires. Avec la fête de l'âne : le
huitain consacré à Saint-Amant (huitain XCVII) est tout
entier construit sur des noms de monture et s'achève sur
la mention de l'âne rouge, cependant qu'ailleurs l'acte
sexuel est appelé jeu de l'âne (Testament, vers 1566).
Avec la fête des fous, qui survit dans la sottie (il parle du
Prince des Sots'), et les cortèges carnavalesques que
rappelle la Ballade de Merci : fous et folles, sots et sottes
s'en vont sifflant six à six. Avec les diableries, puisque
frère Baude se transforme en diable de Vauvert, monstre
vert et barbu, moitié homme et moitié serpent.
Avant Rabelais, Villon est donc représentatif de
cette fin du Moyen Âge où la culture populaire, relé-
guée d'abord dans les fêtes ou certains genres
mineurs, pénètre dans la grande littérature, dans les
mystères et les mises en prose des chansons de geste,
tandis que s'épanouissent les sotties et les farces, ainsi
que les sociétés comme les Enfants sans souci et le
Royaume de la Basoche.
Toutefois, ces jeux n'ont rien d'innocent : Villon les
charge de sa rancune et de sa vengeance; ils ont une
fonction dénigrante qui tend à rabaisser les puissants.
Bon vivant qui est souvent un mauvais plaisant, le
poète demeure l'exclu et le déchu qui cherche à se
venger de ceux qui lui ont nui et aspire à retrouver la
protection d'un milieu clos pour le défendre contre les
agressions de l'extérieur, comme le manifeste la récur-
rence des images du château, de la maison et même
de la maison close, de la chambre bien fermée. Cette
position marginale, cette solitude du renié confèrent
au texte du Testament une sorte de frénésie.
Ce que le poète créait naguère au temps du Lais n'a
plus aucun rapport avec le discours vengeur et raffiné
du Testament. Comme il a eu à subir la mauvaise et
1. Testament, vers 1078.
INTRODUCTION 33
cruelle justice de la société, la parole est sentie, elle
aussi, comme un instrument de la justice.
De là, à côté d'une philosophie optimiste, pour une
part héritée, et d'un rire tout rabelaisien, la satire grin-
çante d'un homme amer que le désespoir menace,
dépossédé, vieilli, trompé, rejeté de la vie. Les jeux de
mots tendent à dénoncer les tares, la sottise, les pré-
tentions, la méchanceté, l'hypocrisie des gens respec-
tables qu'il cherche à ridiculiser, reprenant des criti-
ques traditionnelles, en introduisant d'autres, toujours
acerbes, pourfendant les riches égoïstes, les juges et les
enquêteurs trop sévères, les policiers suspects, faisant
écho à la colère et au scepticisme populaires.
Griefs personnels, certes : certains personnages du
Testament lui ont nui, en l'emprisonnant comme
l'évêque Thibaud d'Aussigny à Meung-sur-Loire, en
le jugeant comme François de La Vacquerie, Jean
Laurens, Michaut du Four et d'autres dans l'affaire
du collège de Navarre; d'autres ont été impliqués
dans l'histoire d'amour de Villon, qui a peut-être trop
aimé Catherine et qui a été trompé avec des rivaux :
Ythier Marchant, Jean Le Cornu, François Perdrier,
Noël Jolis, si l'on en croit Tristan Tzara. Griefs de ses
protecteurs, dont il attend des secours, comme Robert
d'Estouteville, la communauté de Saint-Benoît, voire
Louis XI, et de son milieu universitaire.
La plupart du temps, il ressasse les mêmes accusa-
tions : ivrognerie, moeurs anormales, débauche ou
impuissance, infortunes conjugales, avarice, méchan-
ceté, hypocrisie. Mais les procédés sont divers. Villon
se sert des doubles et triples sens pour transformer un
legs en une attaque d'une cruauté raffinée, souvent
ambiguë : donner son brant, son épée (mais aussi son
membre viril) à Ythier Marchant, c'est se moquer de
ses prétentions à la noblesse, c'est plus ou moins lui
souhaiter la mort, l'accuser de débauche ou d'impuis-
sance. Il joue sur les noms : Thibaud d'Aussigny,
devenu Tacque Thibaud, est taxé de cupidité, d'injus-
tice, d'incompétence et d'homosexualité. Il caricature
un personnage comme l'ivrogne Jean Cotan, révèle des
34 FRANÇOIS VILLON

scènes honteuses, la rossée de François de La Vac-


querie, ou des détails répugnants, les plaques, les scro-
fules, sur les jambes de Jacques Raguier. Il fait des dons
qui se retournent contre les légataires : Jean Le Cornu
reçoit une maison qui lui tombera sur la tête et qui,
rendez-vous des mauvais garçons, lui vaudra des coups
peut-être mortels. Pourquoi donner des hures de loup à
Jean Riou ? Symbole de la gloutonnerie, de la cupidité
et de la cruauté, lié aux dieux de la Mort dans l'Anti-
quité, le loup représentait le côté dangereux et immoral
de la nature. Dans la médecine populaire, la hure de
loup passait pour donner du courage et sa peau était
recommandée pour guérir l'hydrophobie causée par la
morsure d'un chien enragé. Pour Henri Pourrat et
Arnold Van Gennep, c'est en endossant une peau de
loup qu'on devenait loup-garou : Jean Riou est plus ou
moins soupçonné d'être un loup-garou, ou Villon le
voue à un tel sort. C'est une figure du Mal : l'homme se
change en loup pour nuire à sa guise.
Souvent Villon utilise conjointement l'antiphrase et
la symbolique. Le jeune Merle (ou Marie) du vers
1266 du Testament est peut-être le vieux Jean de
Marie, un riche financier, qui mourut en 1462, tandis
que se profile l'image du merle, symbole du diable
dans La Légende dorée (Vie de saint Benoît), et oiseau
chanteur lié au printemps et à l'éveil de l'amour dans
la poésie lyrique et Le Roman de la Rose, ou bien, selon
le Bestiaire de Pierre de Beauvais, gardé en cage par
l'homme à cause de son chant. Cocasse discordance
entre le vieil homme et l'oiseau chanteur, emblème de
l'amour évoqué dans le dernier vers du même huitain :
Car amants doivent être larges (vers 1273).

Une philosophie de l'incertitude.


Ce dernier exemple signale les difficultés que nous
rencontrons : faut-il prendre par antiphrase l'adjectif
jeune ou lui garder son sens immédiat ? Quelle valeur
symbolique lui conserver?
INTRODUCTION 35
Cette complexité est sans doute voulue. Cet
humour meurtrier, pour reprendre l'expression de
Jean-Paul, finit par transformer le monde en quelque
chose d'extérieur qui échappe à nos prises, le sol se
dérobe, le vertige nous emporte, nous ne voyons plus
rien de stable autour de nous ni en nous : l'individu
profond, complexe, inépuisable, toujours changeant,
devient flou, incertain, composite, comme le monde,
fait de pièces et de morceaux contradictoires.
Cette recherche de l'ambiguïté, cette polyvalence
sémantique, syntaxique et symbolique, reflètent une
attitude qu'on peut qualifier de philosophique. Ces
mots suspects que tiraillent divers sens et qui compor-
tent plusieurs plans de signification, cet émiettement
du langage visent à rendre évidente l'incertitude du
monde. Il est quasiment impossible d'appréhender la
réalité, les êtres humains, le langage. Que sont les
légataires ? Des amis, comme il est dit en clair, ou des
ennemis égoïstes, comme les legs nous invitent sou-
vent à le penser ? Des débauchés ou des impuissants ?
Qu'en est-il de l'amour ? Est-il possible? Est-ce tou-
jours un jeu érotique ou une duperie ? Qu'est-il lui-
même derrière ses masques? Que désignent les mots?
Où est l'apparence, où est la réalité ?
On comprend maintenant l'importance de certains
vers que leur allure paradoxale a fait négliger, mais qui
nous offrent une des clés du Testament et de la
seconde moitié du xve siècle :

Rien ne m'est sûr que la chose incertaine...


Doute ne fais, fors en chose certaine...

D'ailleurs, le thème apparaissait déjà dans le Lais (hui-


tain VIII) :

Et puisque departir me faut


Et de retour ne suis certain,
[...]
Vivre aux humains est incertain.
1. Poésies diverses, VII, vers 11 et 13.
36 FRANÇOIS VLLLON

C'est aussi l'un des motifs favoris de la cour de


Blois, comme en témoignent de nombreuses ballades
qui accompagnent les oeuvres de Charles d'Orléans
dans l'édition de Pierre Champion:
En doute suis de chose très certaine...
Grand doute fais de chose bien certaine...

Au fond, les trois étranges ballades des Menus propos


avec le refrain je connois tout fors que moi-même, des
Contre-vérités qui détruit le manichéisme du bon sens
(17 n'est service que d'ennemi) et du Concours de Blois (Ye
meurs de seuf auprès de la fontaine) révèlent l'homogé-
néité du monde villonien et expriment la philosophie
du Testament, vision d'un monde ambivalent, brisé,
éclaté en parties contradictoires entre lesquelles le
poète ne peut choisir.
Pour le signifier, il a eu recours à une formule où
l'on n'a vu à tort que l'expression de son caractère ou
de son évolution : c'est le fameux Je ris en pleurs, qui
appartient aussi à son temps, puisque Jean Molinet
disait : Ma bouche rit et mon pauvre coeur pleure, que
Guillemette affirme dans la Farce de Maître Pierre
Pathelin (vers 778-779) :
Par ceste ame, je rys et pleure
Tout ensemble...

et que Georges Chastelain, dans la Mort du duc Phi-


lippe, établissait un contraste entre les divers person-
nages de son mystère, entre la douleur des hommes :
Je pleure un haut bien qui se perd
Et me complains que si peu dure (vers 25-26)

et le plaisir du ciel :
Et je ris quand j'ai recouvert
Ce qui est ma nourriture (vers 27-28).

Rire en pleurs qu'Alain Chartier, dans son Dialogus


INTRODUCTION 37
familiaris Amici et Sodalis super deploracionem Gallice
calamitatis, attribuait au jongleur : tempus enim
ridendi et tempus fiendi. Qui secus facit non vin sed
joculatoris vacat officio. (Il y a un temps pour rire et un
temps pour pleurer. Qui n'agit pas ainsi se comporte
non pas en homme mais en jongleur.)
Pour Villon, le monde est à la fois amitié et haine,
rire et sérieux, amour profond et louche aventure.
Seuls l'entrelacement et le mélange du bouffon et du
grave, de l'ironie et du pathétique peuvent traduire
cette vision de l'opacité et de l'incertitude universelles.
Le rire en pleurs est une attitude esthétique destinée à
charger d'une plus profonde signification chaque vers
du Testament.
Cette ambiguïté s'exprime souvent par des jeux lin-
guistiques et poétiques dont le Testament offre de très
nombreux exemples'. Quand Villon, au huitain XVIII
du Lais, souhaite au seigneur de Grigny de coucher
paix et aise ès ceps, on devine bien vite, derrière les ceps
de la vigne, les instruments dont on torturait les pri-
sonniers. Que donne-t-il exactement aux Onze Vingts
Sergents (Testament, huitain C'VII) quand il lègue
À chacun une grande cornette
Pour pendre à leurs chapeaux de fautre ?

Un long ruban qu'ils suspendront à leurs chapeaux de


feutre en guise d'ornement, ou bien une corde de
chanvre qu'on utilisera pour les pendre, la tête tou-
jours coiffée de leur chapeau? La petite Macée d'Or-
léans (Testament, huitain CXXII) est-elle vraiment
une femme, ou bien est-ce plutôt le juge Macé,
bavard, méchant, injuste comme une femme, symbole
au carré du mari trompé et du niais (que désignait le
nom de Macé), voire un homosexuel passif ?
On retrouve cette attitude à la même époque, sur le
plan politique, chez Louis XI et chez son conseiller et
1. Voir les notes, et notre article sur « Les formes de l'ambiguïté
dans le Testament de Villon », Revue des langues romanes, t. 86, 1982,
p. 191-219.
38 FRANÇOIS VILLON
mémorialiste, Philippe de Commynes, qui se plaît à
opposer la réalité aux apparences, les intentions aux
paroles, dans un univers où la crainte et la méfiance
ne discréditent pas : fondées sur l'humilité, elles
astreignent à évaluer toutes les éventualités, à analyser
toutes les possibilités, à ne rien laisser au hasard. Le
vrai politique ne perd jamais de vue ces deux vérités
complémentaires : ne pas prendre l'apparence pour la
réalité, savoir utiliser les apparences'. C'est aussi
l'époque de la Farce de Maître Pierre Pathelin, où
chacun, du drapier au berger en passant par l'avocat
et sa femme, s'efforce de duper autrui.
Ainsi donc les jeux sur les mots dans la poésie de
Villon ne sont-ils rien moins qu'anodins : ils révèlent
l'attitude d'un poète en face d'un monde instable et
difficile, aux apparences trompeuses, où le déraciné,
l'être défixé a éprouvé la fausseté du langage,
échouant dans sa tentative de réintégrer le groupe,
dans ses recours à des idéaux et à des refuges rassu-
rants : la chevalerie, l'amour, l'amitié. À travers la
philosophie optimiste d'un Jean de Meun et la joie
débridée des carnavals populaires, s'insinue l'inquié-
tude d'une civilisation à bout de souffle, prête à céder
la place à la fougue et à la vitalité de la Renaissance.

Jean DUFOURNET.

1. Voir J. Dufournet, Sur Philippe de Commynes. Quatre études,


Paris, SEDES, 1982, p. 39-83 et 111-146.
PRINCIPES D'ÉDITION

Soucieux de faciliter la lecture du poète, nous


avons, d'une façon générale, modernisé les graphies,
fort bigarrées et anarchiques au xv. siècle, où la rela-
tinisation de la langue a introduit beaucoup de lettres
parasites. Toutefois, nous avons maintenu oi à l'im-
parfait de l'indicatif et dans certains mots pour la
rime; nous avons reproduit telles quelles les six bal-
lades en jargon et la Ballade en vieil langage françois,
curieux exercice de style où Villon a tenté, en
commettant de nombreuses fautes, d'imiter la langue
des xjje et Mile siècles. D'autre part, nous avons intro-
duit, sauf dans les ballades en jargon, les signes d'ac-
centuation et de ponctuation, absents des manuscrits
du Moyen Âge. Enfin, nous avons conservé les titres
habituels, dont la plupart sont postérieurs à Villon,
voire aux plus anciens manuscrits, et que nous
devons, pour une large part, à Marot.
Afin d'améliorer le texte, nous avons recouru, du
moins pour le Lais et le Testament, au manuscrit qui
est maintenant tenu pour le meilleur, le manuscrit
Coislin (désigné par la lettre C), lequel, à la différence
des autres manuscrits, n'est pas une anthologie et ne
contient que les oeuvres de Villon (hormis, dans les
107 premiers folios, le Roman de Mélusine de Coul-
dreue), dans l'ordre suivant : fol. 107 verso : L'Épi-
taphe de Villon (Poésies diverses, XIV) ; fol. 108 recto:
40 FRANÇOIS 'VILLON

Lais ; fol. 112 verso: Question au clerc du guichet (Poé-


sies diverses, XVI) ; fol. 113 recto: Testament; fol. 152
recto : Épître à ses amis (Poésies diverses, IX); fol. 152
verso : Problème ou Ballade de la Fortune (Poésies
diverses, XII). Le manuscrit C donne pratiquement
tout le Testament, puisqu'il n'y manque que le huitain
)0(XD(. Si le scribe est moins fin et moins cultivé que
celui de A (manuscrit de l'Arsenal, n° 3523), il prend
moins de liberté avec le texte de Villon. Certes, il nous
a été impossible de le suivre aveuglément, car cer-
taines fautes sont éclatantes : ainsi a-t-il écrit, au vers
339, Pierre en bailla au lieu de Pierre Esbaillart, au vers
1042 Son don on cœuvre, qu'il faut lire Ce dont on
couvre..., au vers 1180 Mais en droit honorer ce cas, à
corriger en Mais on doit honnorer ce qu'am ; il a oublié
des mots (fut au vers 338), il a commis des fautes
d'accord (en lacent au vers 772 au lieu d'en face), il a
modifié des personnes (au vers 467, eusses à la place
d'eusse). Nous avons donc dû corriger notre manuscrit
en plus d'un endroit, proposer par exemple, comme
nos prédécesseurs, Hesselin, nom d'un personnage
connu, plutôt que Hyncelin au vers 1015, je suis au lieu
de que suis, au vers 273.
Il reste qu'une comparaison attentive de la tradition
manuscrite et des premiers imprimés démontre que C
demeure le témoin le plus sûr, précisément dans la
mesure où il n'a pas retouché le texte volontairement.
C'est pourquoi nous nous sommes efforcé d'être le
plus fidèle possible à ce manuscrit de base.
Dans certains cas, des critiques, commentateurs et
éditeurs avaient déjà proposé de revenir à la leçon C,
parfois à l'encontre de vieilles habitudes : au vers 861
du Testament, par cayeux a l'avantage, sur par cahiers,
de suggérer une allusion au vol du collège de Navarre
auquel participa Colin de Cayeux ; au vers 1026, dans
Il aura avec ce un reau, l'adjonction de ce fait de reau
un monosyllabe homonyme de rot; il n'y a aucune
raison de ne pas conserver, au vers 1057, Plus fort fera
que le devin, au profit de Plus fort sera que le devin ;
Trouscaille, au vers 1142, est une déformation plai-
PRINCIPES D'ÉDITION 41
sante et signifiante du nom propre Trascaille ; au vers
1257, l'expression argotique pour la pie jucher introduit
une dissonance riche de sens ; dans le refrain de la
Ballade des langues, Soient frites ces langues ennuyeuses,
l'adjectif ennuyeuses (<4 malfaisantes >>) est aussi fort et
aussi percutant qu'envieuses.
Dès notre édition de 1973, nous nous étions dis-
tingué de nos devanciers en suivant, de même, le
manuscrit C dans d'autres cas où il offre un texte
clair, cohérent, souvent plus riche que ses
concurrents. En voici quelques exemples, que les
notes éclaireront, le cas échéant : au vers 391 du Tes-
tament, De ceste vie cy brassez au lieu de buffez ; au vers
1029, De la grand clôture du Temple plutôt que De la
grant cousture du Temple; au vers 1114, Par les rues
plutôt qu'au champ à la place d'Ung beau petit chiennet
couchant ; au vers 1447, l'ironique en ces claires eaues
au lieu d'en ces ors cuveaubc; au vers 1496, "4 tel école
tout aussi courant qu'il tel escot ; au vers 1949, nous
avons préféré cette ordinaire de C à cette ordonnance.
Dans quelques cas, il était permis d'hésiter : par
exemple, au vers 695, fallait-il conserver la leçon de
C, Toujours trompoit ou moi ou aultre, plutôt que
d'adopter la variante argotique de l'Imprimé I, Tou-
jours trompeur autruy engautre ? Au vers 941, Triste pail-
larde semble moins fort qu'Orde (répugnante) pail-
larde. Mais, par souci de cohérence, nous avons, à
l'ordinaire, opté pour C.
Pour la présente édition, enfin, nous avons intro-
duit, en particulier dans le texte du Testament, un
nombre important de corrections nouvelles, appelées
par un examen plus systématique de C. Voici quel-
ques-unes des plus significatives : au vers 323, le corps
enfler au lieu de le col enfler ; au vers 852, Enfant eslevé
de maillon plutôt qu'il enfant levé de maillon ; au vers
1244, prêcher à la place de pêcher ; au vers 1425, En
suie au lieu de En sut f; au vers 1472, discute et non
plus dispute; au vers 1540, de beau parler plutôt que de
bien parler ; au vers 1668, perdez à la place de perdrez ;
au vers 1688, quitté et non pas enté ; au vers 1700,
42 FRANÇOIS VILLON

fluctes et non luthes ; au vers 1739, Engloutir vins,


engrossir panses au lieu d'Engloutir vins en grosses pan-
ses ; au vers 1847, comment on me nomme, et non
comme je me nomme ; au vers 1954, ce fera et non ce
sera; au vers 1964, Trop plus me font mal, au lieu de
Trop plus mal me font.
Il en a été de même pour le Lais où, par exemple,
nous avons substitué perches à pêches (vers 155), Item à
Derechef (vers 193), ces lais à ce lais (vers 275), de sens
la liance à de sens l'alliance (vers 304). Toutefois le
texte du Lais comporte dans le manuscrit C deux
lacunes importantes, puisque manquent les huitains
IV-IX et XXXVI-XXXIX, que nous avons restitués en
recourant respectivement à A et à F (manuscrit Fau-
chet, de la Bibliothèque royale de Stockholm, V. u.
22, ms. fr. LIII).
Quant aux seize pièces regroupées sous le nom de
Poésies diverses, C n'en contient que quatre, et elles se
trouvent dispersées entre de nombreux recueils dont
le tableau de la page suivante constitue l'inventaire.
Cet inventaire montre que les ballades qui ont ren-
contré le plus grand succès aux xve et xvie siècles
sont, dans l'ordre, l'Épitaphe de Villon ou Ballade des
Pendus (7 sources), la Question au Clerc du guichet (6),
Le Débat du coeur et du corps de Villon, la Ballade des
proverbes, la Ballade des menus propos et la Louange à la
Cour (5).
Enfin, pour les six ballades en jargon que nous
avons retenues et qui sont difficiles à interpréter, nous
avons scrupuleusement suivi notre source la plus
ancienne, l'Imprimé de Levet, que nous avons repro-
duit presque tel quel, nous bornant à développer les
abréviations, renonçant même à le ponctuer (hormis à
la fin de chaque strophe) afin de laisser plus de liberté
au lecteur. Nous n'avons pas retenu les cinq ballades
en jargon du manuscrit F dont l'attribution à Villon
continue à être controversée et qui, de toute façon,
n'ajoutent rien à son bagage littéraire.
PRINCIPES D'ÉDITION 43

Sigle des Localisation Numéro


manuscrits des pièces
et recueils contenues
A Paris, Bibi. de l'Arsenal, ms. 3523. XII
Paris, Bibliothèque nationale, ms. fr. IX, XII,
20041. XIV, XVI
Stockholm, Bibliothèque royale, ms. V. II, III, IV,
u. 22, ms. fr. LIII. XI, XIII,
XIV, XV,
XVI
Imprimé de Levet, Paris, Bibliothèque II, III, X, XI,
nationale, Rés. ye 238 et ye 245. XIII, XIV,
XV, XVI
H Chansonnier de Rohan, Berlin, Biblio- V, X
thèque nationale, Cabinet des
estampes, 78 B 17.
Jardin de plaisance et fleur de rhéto- II, III, V, VI,
rique, imprimé par Antoine Vérard, XI, XIV,
Paris vers 1501. XV, XVI
Manuscrit La Vallière, Paris, Biblio- VII, VIII
thèque nationale, ms. fr. 25458.
Paris, Bibliothèque nationale, ms. fr. Il, III, X, XI
1719. XII, XIV
XV, XVI
Paris, Bibliothèque nationale, ms. fr. II, III, V, X
12490. XI, XIII
XIV, XV
XVI
Paris, Bibliothèque nationale, ms. fr. V, XIV
24315.
Ch. Les Faits maistre Alain Chartier,
imprimé par Pierre Le Caron, Paris,
1489; Paris, Bibliothèque nationale,
Rés. ye 28-29, cahier L iiii vo.

Certaines rimes de nos textes peuvent étonner l


lecteur moderne. Tantôt elles reflètent la prononcia-
tion du xve siècle, et surtout la prononciation popu-
44 FRANÇOIS 'VILLON

laire de Paris, sur laquelle Pierre Fouché a apporté de


précieuses explications dans sa Phonétique historique du
français (Paris, Klincksieck, 1952-1961). Ainsi, dans le
Testament, auquel nous emprunterons tous nos exem-
ples, -ar- et -er- riment-ils, l'-e- s'étant ouvert en -a-
devant -r-, comme le montrent les huitains LXXIV
(Robert/Lombard), LXXVI (terre/Barre), LXXXIII
(ardre/aerdre) et CXXXVII (Garde/perde) ; -oi-, se pro-
nonçant -ouè, rime avec -è- et -ai- (clercs/loirs, huitain
CXXXIII) ; -1- ne se prononce pas entre -i- et -s- (de là,
des rimes Paris/périls/péris/barils dans le huitain XCVIII),
ni -r- entre voyelle et consonne ; ainsi avons-nous à la
rime mâles et Charles (huitain IX) et rouges, courges, bouges
et Bourges (huitain CXXIV). Tantôt il s'agit d'usages
qu'on retrouve dans les textes de l'époque, comme l'ad-
jonction d'un -s- pour faciliter la rime (Macrobes au vers
1547 ou mercis au vers 1967), l'effacement de -b- devant
-1- (Grenobles, au vers 401, rime avec Dolles ; Bible, au
vers 1507, avec Évangile; tremble, au vers 1906, avec
branle), la confusion de -t- et d' -s- (fuste et fusse dans le
huitain XVIII, prophètes et fesses dans le huitain UOCXI).
Enfin, s'agissant du compte des syllabes, il est à
remarquer la diérèse fréquente de l'-i- devant -a-
(Archipiadès, vers 331), -e- (gracieux, vers 225, men-
dier, vers 429), -o- (Dïomédès, vers 130; présomptïon,
vers 812). L' -e- n'est jamais prononcé après voyelle
devant consonne (uniement, vers 812 ; prierai, vers 33),
il peut disparaître entre deux consonnes dont l'une est
-r- ou -1-, tout comme -i-, ce qui explique qu'on ait
souvraine au vers 351, verté au vers 193, 623, et vérité
au vers 1685. L'-e- final atone derrière voyelle peut,
dans quelque cas, être supprimé, bien que devant une
consonne : détrempée (vers 1425), théologie (vers 811),
Marie (vers 932), menue (vers 1651), oies (vers 1823).

II

Nous avons inscrit en face du texte un essai de


transcription suivie en langue moderne. Nous avons
PRINCIPES D'ÉDITION 45
ainsi cherché à offrir une version littéralement saisis-
sable pour le lecteur qui ne connaît pas l'ancienne
langue, en écartant des tours archaïques, des mots dis-
parus du vocabulaire ou dont le sens a changé.
Nos principes primordiaux ont été l'exactitude et la
fidélité. Notre traduction se tient au plus près du texte
initial, elle ne le modifie que lorsque la stricte intelli-
gibilité l'exige, elle tâche d'en préserver au maximum
l'énergie poétique, la densité et la vigueur expressive.
Aussi reproduit-elle toutes les images, même celles qui
sont devenues obscures; nous les éclairons, quand il y
a lieu, par des notes. Elle respecte, autant que pos-
sible, le mouvement, le rythme, la cadence. Du coup,
certains huitains n'ont appelé pour ainsi dire aucune
intervention de notre part.

Ill
La compréhension du texte de Villon demande un
grand nombre d'éclaircissements. Pour éviter de sur-
charger le texte d'appels de notes, les commentaires,
en fin du volume, renvoient aux pages et aux vers.
Complémentaires de la traduction, les notes, que
nous avons voulues concises et claires, sont de plu-
sieurs sortes.
Les unes ressortissent à la philologie et à la séman-
tique : elles justifient la leçon que nous avons adoptée,
voire la ponctuation que nous avons introduite ; elles
commentent quelquefois la traduction ou attirent l'at-
tention sur des mots que le français contemporain a
conservés mais avec un sens autre que celui du texte ;
elles signalent la tonalité de certains termes, techni-
ques, archaïques, dialectaux, vulgaires ou même argo-
tiques ; elles peuvent porter sur la prononciation, dans
les rares cas où celle-ci a une importance pour la rime
ou la juste compréhension des vers.
D'autres, en grand nombre, relèvent de l'histoire :
nous avons tâché d'identifier et de situer en quelques
mots tous les personnages et les lieux que mentionne
46 FRANÇOIS VILLON

Villon, qu'ils appartiennent au xve siècle ou à des


temps plus reculés ; nous avons rendu compte des ins-
titutions et des usages dont le poète s'est fait l'écho ;
nous avons commenté les faits de civilisation.
D'autres notes encore, plus proprement littéraires,
visent à éclairer les intentions de Villon, les anti-
phrases et les doubles ou triples sens, les jeux de lan-
gage très variés par les moyens utilisés (phoniques,
syntaxiques, lexicaux, symboliques...) ; elles visent à
mettre le texte de notre poète en relation avec les
oeuvres antérieures ou contemporaines, comme celles
de Jean de Meun, d'Eustache Deschamps ou de
Charles d'Orléans, à élucider les allusions mythologi-
ques et les citations bibliques.
Souvent, tout en évitant une érudition trop pesante,
nous avons indiqué les ouvrages ou les articles où le
lecteur pourra trouver des renseignements complé-
mentaires 1. Pour les ballades en jargon, nous nous
sommes limité à quelques remarques d'ordre histo-
rique : il eût fallu de trop nombreuses pages pour
rendre compte de tous les mots qui sont l'objet d'in-
terprétations très différentes et que notre traduction a
tenté d'éclairer.

1. Les indications Recherches et Nouvelles Recherches renvoient res-


pectivement à nos ouvrages Recherches sur le « Testament » de Fran-
çois Villon, 2' éd., 2 vol., Paris, SEDES, 1971-1973, et Nouvelles
Recherches sur Villon, Paris, Champion, 1980.
POÉSIES
TABLE

Introduction 5
Principes d'édition 39

POÉSIES

Lais 49
Testament 79
Poésies diverses 293
Ballades en jargon 365

Notes 391
Indications bibliographiqu s 475
GE Flammarion
11/07/166405-V11-2011 — Impr. MAURY Imprimeur, 45330 Malesherbes.
N° d'édition L.01EHPNFG0741.0009 —janvier 1993 — Printed in France.

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