Barrès Maurice - Scènes Et Doctrines Du Nationalisme

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MAURICE BARRÉS

ES ET DOCTRINES
DU

NATIONALISME
K Telle est la gravité Je notre situation
intellectuelle que, sur les notions même
les plus fondamentales et en apparence
les plus faciles, l'ordre appartient aux
purs rétrogrades, chez lesquels il de-
meure sans efficacité, tandis que le
progrès demeure entièrement anarehique
et dès lors radicalement stérile. »

AUGUSTE COMTE

PARIS

FÉLIX JUVEN, ÉDITEUR

122, rue Réaumur, 122

H Tous droits de traduction et de reproduction réservé- pour tous P*ys%


S y compris la Suède, la Norrige et le Danemark
OEUVRES DE MAURICE BARRES
LE CUJJÏ E DU MOI, trois romans idéologiques :
* Sous l'oeil des Barbares. Nouvelle édition nug-
îik'nti'e d'un examen des trois idéologies 1 vol.
** Un Homme libre. Nouvelle édition 1 vol.
*** Le Jardin de Bérénice. Nouvelle édition 1 vol.

L'Ennemi des Lois. Nouvelle édition 1 vol.


Du Sang, de la Volupté et de la Mort 1 vol.
Un Amateur d'Ames. Illustrations do !.. DUNKI,
gravées sur bois 1 vol.

LE ROMAN DE L'ÉNERGIE NATIONALE:


LIVRE PRKMIKH : Les Déracinés 1 vol.
LIVRE DEUXIKMR: L'Appel au Soldat 1 vol.
LIVRE TROISI'KMK: Leurs Figures I vol.

BROCHURES
Huit jours chez M. Renan. Une brochure in-32
(Epuisée).
Trois Stations de Psychothérapie. Une
brochure in-32 ...» 1 IV.
Toute Licence sauf contre l'Amour, Une
brochure in-32 1 fr.
Le Culte du Moi. Tirage ppécîal de la préface Sous
l'a;il des Barbares. Une brochure iu-18 jésus.. 1 fr.
Stanislas de Guaita. Une brochure in-8. (Epuisée).
La Terre et les Morts : Sur quelles réalités fonder
la conscience française. (Epuisé).

UNE JOURNEE PARLEMENTAIRE, comédie de


moeurs en trois actes 2 fr

PROCHAINEMENT
Amori et Dolori sacrum 1 vol.
Les Bastions de l'Est 1 vol.

H a été tiré de cet ouvrage :


16 exemplair s numérotés à la presse sur papier de Hollande.
— '' — — —
6 du Japon.
LIVRE PREMIER

NATIONALISME, DÉTERMINISME
SCÈNES ET DOCTRINES
DU

NATIONALISME

LIVRE PREMIER

NATIONALISME, DÉTERMINISME

1) POURQUOIJE PUBLIECELIVRE. — Je n'avais jamais soup-


çonné qu'aucun travail de lettres me donnerait la répu-
gnance que je dois surmonter pour rassembler les feuillets
de ce livre. Je crains qu'on ne la constate, car je ne me
suis pas décidé à récrire, à resserrer et à fondre ces pages
improvisées chaque jour aux feux de l'événement. Il vaut
mieux que je coure à des travaux qui m'appellent, m'ap-
pellent et m'enivrent par avance. Bailleurs elle est sé-
chée dans tous les encriers de France, l'encre qui me
servit à tracer quelques scènes principales de ce livre.
Avec quel enthousiasme, comme on chante la Marseil-
laise, non pour les paroles certes, mais pour la masse
d'émotions qu'elle soulève dans notre subconscient, je
détaillais sans me lasser le terrible psaume nationaliste!
K Doublons et redoublons! disais-je. Dreyfus, Panama,
Dreyfus! Nous avons combattu deux fois. Nous avons
lancé la francisque à deux tranchants. » Oui, comme no»
pères de la légende, pour s'entraîner, entonnaient le bardtt
4 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

« Pharamond ! Pharamond ! » je répandais la double com-


plainte : » Dreyfus et Panama. »
Chacun des articles que réunit ce volume fut l'expression
spontanée et minutieusement exacte des mouvements de
mon ékme. J'ai vécu, et je ne voudrais point avoir vécu
autrement. Mais tout de même j'aurais été infiniment
plus calme, si j'avais distingué que ce tumulte se résou-
drait dans une tactique parlementaire chétive et stérile.
Je n'aurais pas cru utile de susciter tant de bons Fran-
çais, si j'avais distingué qu'ils tourneraient en simples
anti-ministériels.
Bons Français, je ne m'en dédis pas, mais bons à quoi?
; Nous avons trouvé dans Rennes notre champ de ba-
taille; il n'y manquait que des soldats. Portons net : des
généraux. Parlons plus net : un général.
;
Assurément je ne regrette point le rang où je m'étais
placé, à Reuilly, comme à Rennes. C'était le premier, le
plus exposé, mais d'où l'on voit les gestes avant que les
obscurcisse la poussière qu'ils soulèvent. « Celle de mes
« vertus que vous appelez ma vertu politique et que j'ai-
« merais mieux que vous eussiez appelée mon dévouement
(t à ma patrie, doux nom qui me charme toujours, ne
« m'a pas trop bien récompensé », écrivait Milton. Quant
à moi, tout au contraire, j'ai été comblé de bénéfices. Outre
que j'ai vu des histoires passionnantes, l'histoire et les
passions du passé me sont devenues plus intelligibles.
Dans son orgueil où je distingue mal si je vois un candi-
dat à la paralysie générale ou bien un rude pédant infa-
tué de sa culture supérieure (1), Nietsche a osé écrire
que les hommes politiques sont des querelleurs à qui nous
fournissons leurs arguments, des inférieurs que nous vô-

(1) Notons toutefois que le jeune Renan, si nuancé cl


souple par la suite, eut de ces manières impolies dans l'Ave-
nir de la Science,
NATIONALISME, DÉTERMINISME 6

tons de nos livrées pour leur donner u'ne raison d'être,


des gladiateurs affamés de se battre et à qui nos doctrines

qu'ils déforment aussitôt apportent tant bien que mal un


'
prétexte. ;
Ce n'est pas juste (1). A mon avis, la grande objection
contre les hommes politiques se réduit a ceci qu'on n'est

point assuré que leurs affirmations soient loyales, c'est-à-


dire qu'on doute toujours qu'elles soient l'expression com-
plète do leurs méditations. Quant a nier qu'ils méditent,
en vérité, ce serait excessif. Au reste, pour clore cet inu-
tile débat, tenons-nous donc à la belle image, a la gé-
néreuse solution de Lamartine (2) :

Ainsi quand le navire aux épaisses murailles,


Qui porte un peuple entier bercé dans ses entrailles,
Sillonne au point du jour l'océan sans chemin,
L'astronome chargé d'ori nter la voile
Monte au sommet des mûls où palpite la toile,
Et, promenant ses yeux do la vague à l'étoile,
Se dit : « Nous serons là demain l »

(1) Une note plus sage me semble donnée dans un autre pa-
ragraphe du môme Niètsche :
« APPRENDRE LA SOLITUDE. — Oh ! pauvres hères, vous qui
habitez les grandes villes de la politique mondiale, jeunes
hommes très doués, martyrisés par la vanilé, vous considérez
que c'est votre devoir de dire votre mot dans tous les événe-
ments (car il se passe toujours quelque chose !) Vous croyez
que, lorsque vous avez fait ainsi de la poussière et du bruit,
vous êtes le carrosse de l'histoire I Vous écoutez toujours et
vous attendez sans cesse le moment où vous pourrez jeter votre
parole au public, et vous perdez ainsi toute productivité véri-
table ! Quel que soit votre désir des grandes oeuvres, le profond
silence de l'incubation ne vient pas jusqu'à vous t L'événement
du jour vous chasse devant lui comme de la paille légère, tandis
que vous avez l'illusion de chasser l'événement, — pauvres dia-
bles I — Lorsque l'on veut être un héros sur la scène, il ne faut
pas songer à jouer le choeur ; on ne doit même pas savoir corn*
ment on fait chorus. »
Mais que tout cela est donc brutal !
(2) Utopie.
6 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Puis, quand il a tracé sa route sur la dune


Et de ses compagnons présagé la fortune,
Voyant dnns sa pensée un rivage surgir,
Il descend sur le pont où l'équipage roule,
Met la muin au cordage et lutte avec la houle.
H faut se séparer, pour penser, de la foule
FA s'y confondre pour agir.

Agir, c'est bien. Mais s'agiter, ce n'est pas agir. Quand


certaines circonstances favorables ont passé, il faut se
détourner du terrain qui ne se prête plus aux espérances
;
< de notre raison. Il était raisonnable d'attendre quelque
chose de la campagne dreyfusarde et de notre victoire
rennaise. On s'endormit après avoir crié « bataille ga-
gnée ». Faute d'un poing, Martin perdit son une.
Chacun porte dans sa conscience des images doulou-
reuses et vénérées auprès desquelles le monde est sans
couleur. Un deuil, en ne laissant sur les objets aucune
beauté qui pût m'attirer et en me disposant aux pensées
graves, m'a rappelé h ma vraie destinée.
L'Evangile est terrible pour le serviteur qui avait enfoui
son talent. Ai-je un talent? Si faible qu'il soit, en inter-
prétant les aventures de VEnergie nationale dans ces der-
nières années, j'ai mieux servi l'esprit français que par
les trois cents réunions où j'ai dénoncé les parlementaires.
Et môme il n'est pas besoin pour servir la cause nationale
que nous mettions dans nos livres un raisonnement pa-
triotique. Dès l'instant que nous distribuons de Tordre dan3
une oeuvre passionnée, si nous chassons tout ce qui con-
trarie la justesse française, si nous appelons ù la vie des!
éléments provinciaux, nous voilà utiles.
Depuis mon premier livre, livre d'enfant, Sous Voeil des
Barbares, je n'ai donné au travail pour lequel je suis né
que les instants que je dérobais à ma tache politique. Déjà
je corrigeai les épreuves de Ylfomme libre parmi les
soucis d'une campagne électorale. Que ne puis-je légitime-
NATIONALISME, DÉTERMINISME 7

ment espérer d'une méditation que rien ne distraira plus,


quand des expériences variées m'ont désigné d'une ma-
nière certaine les objets où porter mon regard !
Toutefois, il convenait que je recueillisse ces pages.
On y trouvera l'àme d'un partisan et l'atmosphère d'une
bataille. Il y a des couleurs qui durant quelques semaines
remplissent tous les yeux, et qui bientôt s'effacent, de-
viennent introuvables. J'en suis sûr, l'historien des tu-
multes français (1) consultera plus tard ces pages fiévreuses.
En outre, je suis heureux d'affirmer mes sentiments pour
mes compagnons dans la minute môme où je vais sur
d'autres terrains poursuivre le combat qui nous a quelques*
instants fédérés. Enfin, il y a l'honneur, que je ne puis
abandonner, d'avoir si bien délibéré et si bien lutté !
Ceux qui suivent ma pensée ont le droit de me demander
compte des stades par où elle a passé. Ils trouveront ici
ses premiers débrouillements; ils saisiront sa nécessité
profonde dans certaines variantes où je l'essayai. Ils ver-
ront ma soumission à mon innéité.
Une lorraine du xvme siècle disait d'un personnage que;-
conque : « Je sais bien qu'il a le mérite du naturel, mais
je ne sais pas si son naturel a du mérite. »
Si le lecteur est capable de nous opposer comme une
raison cette jolie plaisanterie, qu'il se hâte d'aller plus avant
dans notre livre, car il y verra sous mille formes que le

(1) Il faut faire une fortune à ce mot « tumulte », bien supérieur


à fièvre française que j'employai à plusieurs reprises dans le
Roman de VEnergie nallonale. Le latin iiimullus qui est de môme
radical que tumor, gonflement, rend si bien la sorte de phéno-
mène social que nous voulons signifier (boulangismc, affaire de
Panama, affaire Dreyfus) I Et puis ce mol a des titres vénérables.
Rome s'en servait déjà à propos des Gaulois. « Nation née pour
de vains tumultes », dit Tite-Live. Appelez telle de nos « révolu-
tions » un tumulte, et voilà des clartés qui s'allument et se
rôpnndnnt le long do notre histnirr».
8 SCÈNESET DOCTRINESDU NATIONALISME

problème n'est point pour l'individu et pour la nation de se


créer tels qu'ils voudraient être, (oh ! l'impossible besogne !)
mais de se conserver tels que les siècles les prédestinèrent.

2) LE NATIONALISME, C'EST L'ACCEPTATIOND'UN DÉTERMI-


NISME. — Rien d'odieux comme le polygraphe qui touche à
tous les sujets. Et sans reviser les éruditions d'un auteur,
je le dis superficiel dès l'instant que je ne sens point sous
ses phrases une émotion en profondeur. Toute véritable
sincérité s'accompagne d'un frémissement. Si l'écrivain ne
m'apparatt point en quelque mesure comme un poète, c'est
qu'il ne me dit point sa vérité.
J'avais à choisir entre quatre cents articles. Journaliste
déjà vieux, je me suis souvent éparpillé; c'était pour re-
connaître mes limites et mes alentours. .Les fragments
que j'assemble dans ce volume, je ne les sauvai de
l'immense ossuaire qu'autant qu'ils touchaient quelque
point de mon véritable domaine. Mon domaine! comme j'ai
dit ce mot! Entendez bien que je veux désigner non point
un objet que je possède, mais un objet où je m'applique :
mon champ d'étude.
Le jour où je prouverai ma définition de l'idée de patrie,
c'est à savoir la Terre ot les Morts, par quelque méditation
sur les provinces d'Alsace et de Lorraine, peut-être alors
mériterai-je qu'on dise : « Il est chez lui. »
Les jeunes gens qui lisent les prédications nationalistes
et régionalistes murmurent : » Tiens, c'est intéressant »,
mais les raisons qui feraient ces questions vivantes en
eux n'existent pas. Nationalisme, régionalisme trop sou-
vent demeurent des théories. Je les ferai sentir non point
comme des doctrines, mois comme des biographies, nos
biographies à nous tous Français.
NATIONALISME, DÉTERMINISME 9
I Ce travail, que je crois de grande utilité, je l'ajourne (1),
parce que des amis en qui je me fie m'assurent que des
vérités si constantes perdraient a être mêlées de scènes et
de doctrines qui sont, les unes comme les autres, des polé-
miques. Ces amis, le dirai-je, me détournaient de réunir,
comme je fais ici, les témoignages de notre campagne anti-
dreyfusarde. Quand ils virent que je passais outre, ils de-
mandèrent qu'au moins co livre ne s'intitulât pas La Terre
et les Morts.
— Pourquoi, me disaient-ils, (en Alsace surtout), compro-
mettre dans l'affaire Dreyfus, qui diviserait les anges eux-
mêmes, une doctrine qui nous rassemble ?
Eh! je le sais bien qu'il faudrait incorporer dreyfusismeî
et antidreyfusisme dans un type supérieur; qu'il faudrait
sauver ce qu'il y a du chevaleresque français chez l'antil
dreyfusien de bonne foi; qu'il faudrait systématiser cette
double tendance, et puis coordonner, s'il est possible, ces!
éléments d'abord contradictoires dans un idéal commun^
Toutes ces questions que j'ai prises ici par leurs côtés irri-
tants, bientôt je les aborderai sans querelle, du sein môme
de ma petite patrie, c'est-à-dire dans l'atmosphère qui les
justifie le mieux, et je placerai le lecteur au centre même
de ma pensée pour qu'il l'embrasse totalement. Ainsi ap-
paraîtra, sans que nul y puisse contredire, la vertu per-
suasive de ces vérités. Oui, telles qu'on les trouve dans
plusieurs chapitres de ce livre, je les ai indiquées et sen-
ties trop loin de leur pairie naturelle qui. est un pays fron-
tière, la Lorraine. J'étais dans une sorte d'exil, et, pour
tout dire, à la guerre. Mais peut-être paraitra-t-il utile de
suivre et d'accepter toutes les oscillations d'une méthode
qui se forme. Toutes les saisons d'une pensée concourent à
mûrir son fruit.

(1)On pourra lire, en attendant, la Vallée de la Mosellet dans


l'Appel au Soldat.
10 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Dans ce recueil qui pourrait s'appeler Dix ans d'études


nationalistes, on trouvera les premières construction? de
, la solide maçonnerie d'où nous primes toutes nos vues :
; Un nationaliste, c'est un Français qui a pris conscience de
| sa formation. Nationalisme est acceptation d'un détermi-
nisme ,

3) DE COELOIN INTERNA. — Les catholiques voient dans le


patriotisme un prolongement de la morale. C'est sur les
commandements de l'Eglise que s'assure leur idée de pa-
trie. Mais si je ne suis pas un croyant?
Pour un certain nombre de personnes le surnaturel est
déchu. Leur piété qui veut un objet n'en trouve pas dans
les cieux. J'ai ramené ma piété du ciel sur la terre, sur la
terre de mes morts.

Mon intelligence est tentée de toutes parts, tout l'inté-


resse, l'émeut et la divertit. Mais il y a au plus profond de
nous-mêmes un point constant, point névralgique : si l'on
y touche, c'est un ébranlement que je ne pouvais soupçon-
ner, c'est une rumeur de tout mon être. Ce ne sont point les
sensations d'un individu éphémère qu'on irrite, mais à
mon grond effroi l'on fait surgir toute ma race.

Douce Anligone, vierge ôgée do vingt ans, tu voulais


te dérober, te réserver pour l'hymen. Mais, Antigone aussi
vieille que l'illustre race des Labdacides, il fallut bien que
tu protestasses.
Créon est un maître venu de l'étranger. Il dit : « Je con-
nais les lois de ce pays et je les applique. » CVst qu'il juge
NATIONALISME, DÉTERMINISME 11

avec son intelligence. L'intelligence, quelle petite chose à


la surface de nous-mêmes !
Ar.tigone, au contraire, dans le môme cas, intéresse son
hérédité profonde, elle s'inspire de ces parties subcons-
cientes où le respect, l'amour, la crainte non encore diffé-
renciés forment une magnifique puissance do vénération.
Sous celle puissance de vénération qu'elle est également
prédisposée ù ressentir, la cité s'ébranle, se réconcilie au-
tour d'Antigone.
Et voici qu'à son tour Créon, recevant d'un deuil plus que
de ses raisonnements, tombe sur ses deux genoux.

Ainsi la meilleure dialectique et les plus complètes dé-


monstrations ne sauraient pas me fixer. Il faut que mon
coeur soit spontanément rempli d'un grand respect joint
à de l'amour. C'est dans ces minutes d'émotivité générale
que mon coeur me désigne ce que je ne laisserai pas mettre
en discussion. g

Long travail de forage ! Après une analyse aiguë et pro-


fonde je trouvai duns mon petit jardin la source jaillis-
sante. Elle vient de la vaste nappe qui fournit toutes les
fontaines de ma cité.
Ceux qui n'alteignent point à ces réservoirs sous-jacents,
ceux qui ne se connaissent pas avec respect, avec amour
et avec crainte comme la continuité de leurs parents, com-
ment trouveront-ils leur direction?
C'est ma filiation qui me donne l'axe autour duquel
tourne ma conception totale, sphérique de la vie.
Tant que je demeurerai,ni mes ascendants ni mes bienfoU
tours ne seront tombés en poussière. Et j'ai confiance que
moi-même, quand je ne pourrai plus me protéger, je serai
tibrilô par quelques-uns dé ceux que j'éveille.
12 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Ainsi je possède mes points fixes, mes repérages dans


le passé et dans la postérité. Si je les relie, j'obtiens une
des grandes lignes du classicisme français. Comment ne
serais-je point prêt à tous les sacrifices pour la protection
de ce classicisme qui fait mon épine dorsale ?

Je parle d'épine dorsale et ce n'est point une métaphore,


mais la plus puissante analogie. Une suite d'exercices mul-
tipliés à travers les siècles antérieurs ont fait l'éducation
de nos réflexes.
/ Il n'y a pas môme de liberté de penser. Je ne puis vivre
que selon mes morts. Eux et ma terre me commandent
une certaine activité.

Epouvanté de ma dépendance, impuissant a me créer,


je voulus du moins contempler face à face les puissances
qui me gouvernent. Je voulus vivre avec ces maîtres, et
en leur rendant un culte réfléchi, participer pleinement
de leur force. ,
D'autres se décomposent par l'analyse ; c'est par elle
que je me recompose et que j'atteins ma vérité.

4) QU'EST-CEQUELA vÉniTÉ? — Ce n'est point des choses


à savoir, c'est de trouver un certain point, un point unique,
celui-là, nul autre, d'où toutes choses nous apparaissent
avec des proportions vraies.
Précisons davantage. Combien j'aime cette phrase d'un
peintre qui disait : » Corot, c'est un homme qui sait s'as-
seoir. »
Il me faut m'asseoir au point exact que réclament mes
yeux tels que me les firent les siècles, au point d'où toutes
NATIONALISME, DÉTERMINISME 13

choses se disposent à la mesure d'un Français. L'ensemble


de ces rapports justes et vrais entre des objets donnés et un
homme déterminé, le Français, c'est la vérité et la justice
françaises; trouver ces rapports, c'est la raison française.
Et le nationalisme net, ce n'est rien autre que de savoir
l'existence de ce point, de le chercher et, l'ayant atteint, de
nous y tenir pour prendre de là notre art, notre politique
et toutes nos activités .

PAS DE VEAU GRAS (1). — Dans un article de


5)
la Revue des Deux-Mondes, M. René Doumic dresse le
«iBilan d'une génération » et voici comment il le résume :
i « Les beaux jours du dilettantisme sont définitivement pas-
it<(ses. Le livre que M. Séailles consacrait naguère à Ernest
[ « Renan témoigne assez de cette espèce de colère contre
« l'idole de la veille. Les représentants les plus attitrés du
« pessimisme, de l'impressionnisme et de l'ironie ont ab-
(( jure leurs erreurs avec solennité. C'est M. Paul Boui-
(( gct, de qui nous enregistrons aujourd'hui lu nette et signi-
» llcalive profession de foi. C'est M. Jules Lemallrc, si ha-
| (i bile jadis à ces balancements d'une pensée incertaine et
« qui s'est ressaisi avec tant de vigueur et de courage. C'est
« M. Barrés, si empressé dans ses premiers livres à jeter
« le défi au bon sens et qui, dans son dernier, s'occupait à
« relever tous les autels qu'il avait brisés. »
M Doumic me permettra de lui présenter ma protesta-
tion : je ne relève aucun autel que j'aie brisé et je n'abjure
pas mes erreurs, car je ne les connais point. Je crois
qu'avec plus de recul, Doumic trouvera dans mon oeuvre,
non pas des contradictions, mais un développement;

(1)Le Journal) 8 février 19O0L


11 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

;jo crois qu'elle est vivifiée, sinon par la sèche logique de


l'école, du moins par cette logiquo supérieure d'un arbre
cherchant la lumière et cédant à sa nécessité intérieure.
Je m'explique là-dessus, parce que M. Doumic n'est
pas le seul à me faire une réception d'enfant prodigue
D'autres me donnent des éloges dont s'embarrasse mon
indignité. Eh ! messieurs, mes erreurs, il s'en faut bien quo
je les « abjure » solennellement ou non : elles demeurent,
toujours fécondes, à la racine de toutes mes vérités.
Si c'est mon illusion, elle est autorisée par tant de jeunes
esprits qui m'ont gardé leur confiance, non parce que
je les amusais (j'aime à croire que je suis un écrivain plu-
tôt ennuyeux qu'amusant ; on est prié d'aller rire ailleurs),
mais parce que je les aidais à se connaître ! Sans doute,
mon petit monue créé par douze ans de propagande, par
Simon, par Bérénice et par le chien velu, a été décimé par
l'affaire Dreyfus. Je garde un souvenir aux amis perdus,
mais notre première entente m'apparait comme un
malentendu ; nous n'étions pas de même physiologie.
Seuls les purs, après cette épreuve, sont demeurés. C'est
pour le mieux. Ils reconnaissent que je n'ai jamais écrit
qu'un livre : Un Homme libre, et qu'à vingtrquatre ans j'y
indiquais tout ce que j'ai développé depuis, ne faisant dans
les Déracinés, dans La Terre et les Morts et dans cette
« Vallée de la Moselle » ( où j'ai peut-être mis le meilleur
de moi-môme) que donner plus de complexité aux motifs
de mes premières et constantes opinions. Ils peuvent té-
moigner que dans la Cocarde^ en 1894,y\nous''-avons tracé
avec une singulière vivacité, dont s'effrayaient peut-être
tels amis d'aujourd'hui, tout le programmé du « nationa-
lisme » que depuis longtemps nous appelions par son nom.
Ce n'est pas nous qui avons changé, c'estT « Affaire »
\ qui a placé bien des esprits à un nouveau point de vue.
« Tiens, disent-ils, Barrés a cessé de nous déplaire. » J'en
suis profondément heureux, mois je ne fis que suivre mon
NATIONALISME, DÉTERMINISME 15

et chaquo année je portais la mémo couronne, les


mêmes pensées sur un tombe dans l'exil (1).
(chemin,
Sur quoi donc mo fait-on querollo? Je n'allai point droit
sur la vérité comme uno flècho sur la cible. L'oiseau
s'oriente, les arbres de mon pays pour s'élever ôtogent
\ leurs ramures, touto pensée procôdo par étapes. On ne m'a
j point trouvé comme une perle parfoito quelque beau malin
| entre deux écailles d'hultro. Comme j'y aspirais dans Sous
l'oeil des Barbares et dans Un Homme libre, je mo fis uno
discipline en gardant mon indépendance. Un Homme libre,
pauvre petit livre où ma jeunesse se vantait de son isole-
ment ! J'échappais à l'étouffement du collège, je mo libé-
rais, me délivrais l'ame, je prenais conscience de ma vo-
lonté. Ceux qui connaissent la jeune littérature française
déclareront que ce livre eut des suites. Je me suis étendu,
mais il demeure mon expression centrale. Si ma vue em-
brasse plus de choses, c'est pourtant du môme point que
je regarde. Et si l'Homme libre incita bien des jeunes gens
à se différencier des Barbares (c'est-à-dire des étrangers),
à reconnaître leur véritable nature, à faire de leur « aine »
le meilleur emploi, c'est encore la môme méthode que je leur
propose quand je leur dis : u Constatez que vous êtes faits
pour sentir en lorrains, en alsaciens, en bretons, en belges,
en juifs. »
Penser solitairement, c'est s'acheminer à penser solidai-
rement (2). Par nous, les déracinés se connaissent comme
tels. Et c'est maintenant un problème social, de savoir si

(1) Au cimetière d'Ixelles. — Voir la dédicace de l'Appel au Sol-


dat à Jules Lemaître.
(2) C'est par je ne sais quel souvenir d'une assonance antithé-
tique de Hugo que j'emploie ici ce mot de solidarité, On l'a gâté
en y mettant ce qui dans le vocabulaire chrétien.est charité.
Toute relation entre ouvrier et patron est'une solidarité. Cette
solidarité n'implique nécessairement aucune « humanité *, au-
cune « justice », et, par exemple, au gros entrepreneur qui a trans-
porté mille ouvriers sur les chantiers de'Panama, elle ne corn-
16 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

l'Etat leur fera les conditions nécessaires pour qu'ils re-


prennent racino et qu'ils so nourrissent solon leurs affi-
nités.
Au fond le travail de mes idéos se ramène à avoir reconnu
que le moi individuel était tout supporté et alimenté par la
société. Idée banale, capable cependant de féconder l'oeuvre
d'un grand arlisto et d'un homme d'oclion. Jo ne suis ni
celui-ci, ni celui-là, mais j'ai passé par les diverses étopes
do cet acheminement vers le moi social; j'ai vécu les divers
instants do cette conscience qui se forme. Et si vous voulez
bien me suivre, vous distinguerez qu'il n'y a aucuno oppo-
sition entre les diverses phases d'un développement si
facilo, si logique, irrésistible. Ce n'est qu'une lumière plus
forte à mesure que le malin cède au midi.
On juge vite à Paris. On se fait une opinion sur une
oeuvre d'après quelque formule heureuse, qu'un homme
d'esprit lance et que personne ne contrôle. J'ai publié trois
volumes sous ce titre : « Le culte du Moi », ou, comme je
disais encore : <i La culture du Moi », et qui n'étaient au de-
mourant quo des petits traités d'individualisme. Je crois
que M. Doumic m'épargnera et s'épargnera volontiers
des plaisanteries et des indignations sur l'égoïsme, sur la
contemplation de soi-même, dont j'ai été encombré pendant
une dizaine d'années. J'ai été un individualiste, et j'en disais
sans gêne les raisons; j'ai prêché le développement do la

mande pas qu'il soigne le terrassier devenu fiévreux ; bien au


contraire, si celui-ci désencombre rapldement^par sa mort les
hôpitaux de l'isthme, c'est bénéfice pour celui-là. Mais il fallait
construire une morale, et voilà pourquoi on a faussé, en l'édulco-
rant, le sens du mot solidarité. Quand nous voudrons marquer ces
sentiments instinctifs de sympathie par quoi des êtres, dans le
temps aussi bien que dans l'espace, se reconnaissent, tendent à
s'associer et à se combiner, je propose qu'on parle plutôt d'affi-
nités. l.ê tait d'être de même race, de même famille, forme un
déterminisme psychologique ; c'est -an ce sens que je prends
le mot d'affinités.
NATIONALISME, DÉTEnMINISMB #

par une certaine discipline de méditation inté-


personnalité
rieure et d'analyse. Ayant longuement creusé l'idée du
[( Moi » avec la seule méthode des poètes et des romanciers,
par l'observation intérieure, j'étais descendu, descendu
parmi des sables sans résistance, jusqu'à trouver au fond
ot pour support la collectivité.
Voilà déjà qui nous rabat l'orgueil individuel, Le Moi
s'anéantit sous nos regards d'une manière plus terrifiante
encore si nous distinguons notre automatisme qui est tel
que la conscience plus ou moins vague que nous pouvons
en prendre n'y change rien.
Tous les maîtres qui nous ont précédés et que j'ai tant
qimés, et non seulement les Hugo, les Michelet, mais ceux
qui font transition, les Taine, les Renan, croyaient à une
raison indépendante existant dans chacun do nous et qui
nous permet d'approcher la vérité. Voilà une notion à la-
quelle pour ma part jo me suis attaché passionnément. L'in-
dividu! son intelligence, sa faculté de saisir les lois de
l'univers! Il faut en rabattre. Nous ne sommes pas les
maîtres des pensées qui naissent en nous. Elles ne viennent
pas de notre intelligence ; elles sont de3 façons de réagir
où se traduisent de très anciennes dispositions pliysio-;
logiques. Selon le milieu où nous sommes plongés, nous éla-
borons des jugements et des raisonnements. La raison hu-
maine est enchaînée de telle sorte que nous repassons tous
dansies pas.sde : nos prédécesseurs. Il n'y a pas d'idées
môme les plus rares, les jugements
per^on^ièfléâ; ïçs\id]詧T
la métaPhysi<Iue
mômel^r^ûs^^^tt^l^i^^ÇPW^^^i ^&
la plûg générales et se
mf|^
rotrouvénfcîf ë¥tÔS|Jf^ J^|M^^^Sanisme ûss^gés,
par les mêmes imâgesf^4^ cft?^ft^ .- .'.'.- :.l ':
Darts cet excès d'humiliation, "tine magnifique dquceyr
nous apaise, nous invite à accepter tous nos ésclavageë
et la mort : c'ost.si l'on veut bien comprendre — et non pas
seulement dire du bout dès lèvre3, mais se représenter;
18 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME 1 I

d'une façon sensible — que nous sommes la continuité de I


nos parents. Cela est vrai anatomiquement. Ils pensent et 1
ils parlent en nous. Toute la suite des descendants ne fait 1
qu'un môme être. Sans doute, sous l'action de la vie am- |
biante, une plus grande complexité y pourra apparaître, 1
niais qui ne le dénaturera point. C'est comme un ordre ai-1
chitectural que l'on perfectionne : c'est toujours lo mémo 1
ordre. C'est comme une maison où l'on introduit d'autres 1
dispositions; non seulement elle repose sur les mômes as-1
sises, mais encore elle est faite dos mômes moellons : c'est i
toujours la môme maison. Celui qui se laisse pénétrer de 1
ces certitudes abandonne la prétention de penser mieux, do
sentir mieux, de vouloir mieux que ses pères et mères, il so
dit : » Je suis eux-mômes. » Et de cette conscience, quelles
conséquences il tirera! quelle acceptation! Vous l'entre-
voyez. C'est tout un vertige où l'individu s'abtme pour so
retrouver dans la famille,- dans la race, dans la nation.

J'appréciebeaucoup une « lettre ouverte-» que j'ai découpée


dans le Times. A l'occasion d'une élection à la Chambre
des communes,un M. Oswald John Simon, Israélite et membre
d'une association politique de Londres, écrit : «... Je suis tenu
« de déclarer ce qui suit pour le cas où j'entrerais dans la vie
« parlementaire : Si un conflit venait malheureusementa naître
« entre les obligations d'un Anglais et celles d'un juif, je sui- |
« vrais la ligne deconduite qui paraîtrait eh pareil cas.naturelle !
« à tout autre Anglais, c'est-à-dire que je suis ce qùèmef an*
« cêtresont été pendant des milliers
d'année§,j)l^||^^u^lque
« chosequ'ils n'ont été que depuis le temps'|'<^^K(|rjgmiv||l. »
La belle lettre ! Quela dernière !
j^rly^dM^^IÉ^Ste
: Elle révèleun hoiiçiiii^^it;$Â^i^|^||^^^^^^^^son

énergie, des sem0éM^0fî^ê^^^^^^m0m'ne\.
Oswald John sa
Sim^n#'a1fr^^^
destinée,cependanttt^
réfléchis et les plus ïrîstfi^çïifè, nous sommés «ce qiié nos an-
« cétrèsont été pendantdes milliers d'années,plutôt que qiièlque
« chosequ'ils n'ont été que depuis le temps a Olivier Cromwell. »

Quand des libertins s'élevèrent au milieu de la France.


NATIONALISME, DÉTERMINISME ? i fi|

contre les vérités de la France éternelle/-nous tous qui


sentons bien, ne pas exister seulement ^depuis Olivier
!
Cromwell, nous dûmes nous précipiter. Je n'accourus pas
« soutenir des auteU que j'avais ébranlés », mais soutenir
les autels qui font le piédestal de ce moi auquel j'avais
! rendu un culte préalable et nécessaire.
| Les lecteurs et M. Doumic me pardonneront-ils cette ex-
plication pro domo? Je ne mérite pas les reproches ni
le veau gras de l'enfant prodigue. Je n'ai aucun passé à re-
nier. Nous avons voulu maintenir la maison do nos pères
que les invités ébranlaient. Quand nous aurons remis ces
derniers à leur place (l'antichambre, — en style plus noble,
l'atrium des catéchumènes), nous reprendrons, chacun,
selon nos aptitudes, les divertissements où se plurent nos
aïeux.

On ne peut pas toujours demeurer sous les armes et il y a


d'autres expressions nationales que la propagande politique,
bien qu'a cette minute je ne sache pas d'oeuvre plus utile et plus
belle. Mais, après la victoire, nous ne penserons pas à nous in-
terdire l'art total. « Ironie, pessimisme, symbolisme », (que dé-
nonce M. Doumic) sont-ce là de si grands crimes? Nous serons
ironistes, pessimistes, comme le furent quelques-uns des plus
grands génies de notre race; nous verronss'il n'y a pas moyen
de tirer quelque chose de ces velléités de symbolisme que les cri-
tiques devraient aider et encourager, plutôt que bafouer — et ce
rôle d'excitateur, de conseiller, serait digne de M. Doumic, — car
en vérité,,comment pourrions-nous avoir confiance dans la des:
tinéè du pays et aider à son développement, si nous perdions le
sehlifnerit de notrei propre activité-et si nous nous découragions
de'là^ânîfestè? pa^ dont notre' con-
duitepl^sèittéVdém^ tort de se méfier?

0) NOTE SUR LES MOTS « RACE » ET « NATION FRANÇAISE »ï


- Disons-le Une fois
pour toutes: il est inexact jde parler au
20 SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

sens strict d'une race française. Nous ne sommes fpoint


une race, mais une nation ; elle continue chaque jouf à ss
faire et sous peine de nous diminuer, de nous anéantir,
nous, individus qu'elle encastre, nous devons la protéger.
Entre tant d'autres analogies propres à rendre sensible
ce qu'est une nation, écoutez colle-ci qui me plaît :
Je comparerais volontiers une nation à ces puddings de
pierres qui se forment le plus souvent dans" les eaux vives
et que l'on nomme conglomérats. Le mortier qui lie ces
pierres est dû en partie ù leur usure môme et a leur mouve-
ment, Quand cet amas est entraîné, des pierres s'y at-
tachent et s'y soudent. Les couchés se superposent. Mais
si chaque élément de la couche externe garde à l'oeil sa
personnalité, il est pourtant solidaire, relativement aux
actions physiques, de toutes les couches et de tous les élé-
ments, aujourd'hui recouverte, qui se sont attachés à son
premier noyau. Et cette solidarité crée sa résistance contre
les forces naturelles. Qu'une pierre se détache du conglo-
mérat, elle roule avec rapidité, s'use et devient poussière ;
môme si elle s'attache à quelque autre conglomérat, ce n'ost
que diminuée et en partie usée.
Ainsi l'individu me semble être lié à toutes ses ascen-
dances"mortes par le travail des individus et dea sacrifiés
qui l'ont précédé, comme la pierre l'est au conglomérat par
le mortier qu'a formé le travail des couches successives.
LIVRE DEUXIÈME

L'AFFAIRE DREYFUS

Voici deux points de repérage :

A. — Le général Billot a dit : « Quand nous avons été volés*


nous avons regardé. Nous avons vu quelque chose de suspect
qui remuait derrière un buisson. Nous avons tiré: nous
sommes allés voir. Il y avait un iuif par terre. Les autres
s'élaient en(uls. »
B. — Sandherr disait : « Si ie vous montrais les noms des
gens que nous payons en Allemagne, vous entreriez à la
Trappe. »
— LIVRE DEUXIEME

VAFFAIRE DREYFUS

CHAPITRE PREMIER

POSITION DE LA QUESTION DREYFUS.

7) RESPONSABILITÉ DU MINISTÈRE MÉLINE. Le peuple CHe '.


« Trahison » eljle gouvernement dort (1). —- Des flots
d'ignominie sont versés sur le corps des officiers. Bien
phitf, un acte de trahison envers la France a été commis
par un officier français; cela est certain, puisqu'on ne dis-
cute que le nom de l'officier.
« De deux choses l'une : ou il va ôtre établi que la jus-
(t tice militaire dans une si grave question a condamné un
« innocent et épargné le coupable, ou il va devenir évident
« qu'une tentative pour sauver un traître a pu s'assurer
« les concours les plus considérables sans trouver dans
» le gouvernement du pays un acte ou un mot de protes-
« talion un peu nette. Si encore les choses s'arrêtaient là!
<t Mais, tout autour, on entrevoit d'autres figures. Des

(1) Le Journal, 20 novembre 1897. La Foi dans l'armée.


SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

« soupçons continuels planent sur un certain nombre


« d'officiors... » Ainsi parle Camille Pelletan, Le \jour
porte, en manchette, ce titro : « Un Panama militaire ».
La Petite République publie une chanson ayant pour re-
frain :
« L'horrible cri de la débâcle:
« Trahis l Nous sommestrahis ! »

Vous connaissez notre excitabilité héréditaire. Voici que


la France entière, soldats, paysans, ouvriers, bourgeois,
naïfs et sceptiques, sachant déjà le tarif d'un ministre,
d'un député, d'un sénateur, se demandent maintenant quel
est le prix d'un officier.
« Nous sommes trahis! » c'est à ce cri que nos pères, en
1870-71,laissèrent la France céder le premier rang qu'elle
n'a plus su reconquérir. Cette terrible clameur réapparaît.
Et les mômes hommes, ces parlementaires qui se vantent
d'avoir su rétablir un tribunal révolutionnaire et une loi
d'exception pour défendre leur situation personnelle,
laissent s'éterniser une question qui rapidement pourrirait
la France.
Il faut connaître les conditions du pays qu'on gouverne.
La guerre franco-allemande n'est pas seulement à étudier
parce qu'elle instruit sur le passé : elle conseille sur le
présent.
On peut se fier à M. Alfred Duquet : tous les partis s'ac-
cordent à reconnaître qu'il a mis en oeuvre des documents
complets et sincèros. Il' procède pas à pas en citant ses
témoignages/Son tempérament n'intervient pas dans son
érudition; et s'il le trahit parfois dans quelques apprécia-
tions, cela ne vaut point pour affaiblir la thèse que nous
extrairons de son histoire, puisqu'on constate'sur certains
—- ainsi le mot « les rouges » pour dé-
qualificatifs démodés,
signer les éléments politiques avancés, — que M. Duquet est
un modéré, un ami de l'ordre. En réalité, comme il arrive
POSITION DE LA QUESTION DREYFUS 25

souvent chez les hommes d'étude, M. Duquet est à"la,


fois discipliné et indépendant. Il est soumis au pacte social
en vigueur et en mémo temps audacieux à poursuivre la
vérité dans le domaine spécial où il s'est appliqué.
Eh bien! M. Duquet pense qu'uno part principale de nos
désastres en 1870-71 doit ôtro attribuée au manque do
confiance do la nation dans les chefs militaires; et l'on
voit bien que la nation avait raison, car les chefs souvent
ne demandaient pas le succès aux tentatives qu'ils diri-
geaient. Plusieurs fois nous avons pu vaincre; ce qui nous
empocha de poursuivre des journées merveilleusement
commencées, ce fut une attitude des chefs propre à, justifier
la défiance des soldats. Et le vocabulaire populaire très
simpliste a dit <cTrahison! »
Une nation parle toujours une admirable langue synthé-
tique Ce qu'elle crie est plein de sens. Si l'on examine
do près les documents que nous possédons pour établir-
la psychologie de Judas, nous voyons que cet immortel
infâme n'agit point directement par cupidité, mais pro-
bablement par jalousie, ayant été désigné comme un
traître par Jésus devant tous les apôtres et dans l'instant
où Jean reposait sur la poitrine du maître. En outre, ce
Judas était capable de sentiments assez généreux, puisque,
une fois Jésus condamné, il fut ému, jeta son argent et se
pendit. Je rappelle cette psychologie probable de l'Iscariote
pour indiquer que le mot trahison signifie une certaine
aotion indépendamment des mobiles qui déterminèrent
son auteur. La trahison est un acte qui ne comporte
point de circonstances atténuantes et qui se mesure
sooialement non aux intentions de l'auteur, mais aux
*
conséquences de l'aote.
A côté de J'açte conscient qu'on a lieu d'attribuer à;
Dreyfus, il y* a des actes aussi graves dans leurs cohsé-;
quonces, mais, infiniment" nuancés dans leurs jnobiïési
également laits pour détruire la foi d'un pays dans Pàrméjé^
21 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

JQ laisse de côté la campagne de Lorraine, où, après las


premières défaites et quand on avait résolu de se retirer
sur Châlons, Bazaino n'eut qu'un but : se faire couper la
route, A Borny, à Rezonville, à Saint-Privat, il no cherchait
qu'à se laisser mettre dans une telle situation qu'il parût
contraint de se réfugier dans Metz. Dans ces trois jour-
nées, où les Frossard, les Leboeuf, les Canrobert, les Lad-
mirault se battirent avec un courage héroïque, ce maréchal
ne souhaitait rien que leur échec et la réussite du plan
que poursuivaient les Allemands. Il voulait se faire gagner
de vitesse par l'ennemi et s'enfermer dans Metz pour y
attendre l'heure obscure où les destinées de la France dé-
pendraient de son intervention politique
Metz et Bazaine, c'est acquis à l'histoire. Examinons
avec Alfred Duquet ce qui résulte des documents impar-
tiaux sur le siège de Paris.
Quand on entre dans le minutieux détail, on voit qu'à
Paris la foi manquait aux chefs militaires, qu'ils eurent
toujours un sourire de pitié sur les lèvres tant pour les
propositions des hommes de science que pour les élans
de la population. On entend dire parfois : « Ce qui a gêné
la défense, c'est la peur de l'insurrection. » M. Duquet, peu
porté à, l'indulgence pour ce qu'il appelle « les rouges »,
répond : « Si vous aviez bien conduit' la défense au point
de vue militaire, vous n'auriez rien eu à redouter de pareil.
L'insurrection n'eût trouvé ni sa raison d'être morale ni
ses éléments numériques. C'est votre état d'esprit et votre
conduite qui faisaient son principe et sa force , »
Quel fut donc le raisonnement de Trochu? il se disait :
« Pour que je sorte de la défensive et que j'attaque les
lignes ennemies, il faut que je forme une armée active,
indépendante de la garnison. Ce travail me demandera
trois mois. Pendant ce temps, l'ennemi établira ses lignes
d'investissement, et quand je pourrai sortir de Paris, je
me trouverai impuissant à les renverser... » D'ailleurs, il
POSITION DE LA QUESTION DREYFUS n
ne croyait pas que les vivres dureraient jusqu'à la fin de
janvier. Dès le 8 septembre, il ne calculait pas sur plus de
deux mois d'approvisionnement; le 15 cctobro, il déclarait
qu'on ne pourrait plus manger après le, 15 décembre.
M. Duquet accumule des témoignages probants pour
démontrer qu'il n'y avait pas à songer aux batailles ran-
aux grandes opérations militaires. A Paris — commo
gées,
en province — la guerre de partisans et la guerre de siège
restaient seules capables de donner des résultats, M. de
Freycinet se trompa en s'obstinant à créer des armées
impuissantes contre les vieilles troupes de Frédéric-Charles,
Le propre du vrai général est de se rendre compte de l'ins-
trument qu'il a en main et de ne pas prendre des cons-
crits pour des soldats. La guerre de partisans est à la por-
tée de tout le monde; elle n'exige que du courage €t du
patriotisme; elle est venue à bout des plus belles armées.
Les expéditions aventureuses, les marches de nuit, l'at-
taque des avant-postes ennemis, la rupture de la ligne de
cojnmunication de l'armée assiégeante, l'enlèvement ou la
destruction de ses convois auraient dû être journellement
tentés par plus de 200,000 partisans.
Après Sedan, le grand état-major et les officiers de
rang élevé montraient une confiance entière dans la
terminaison rapide et brillante de la campagne, mais le
vieux roi ne partageait pas cet avis. On trouve, en effet,
dans les souvenirs de Louis Schneider (dont la crédibi-
lité est incontestable puisqu'ils furent vus et annotés par
Guillaume), les passages suivants :—- Je pus lire du roi, dès
le 7 septembre, le premier récit circonstancié des événe-
ments du 4 septembre, à Paris. Sa .Majesté en eut une im-
pression très fâcheuse, et elle s'écria aussitôt : « Eh bien 1
que vous avais-je dit? C'est seulement maintenant que la
guerre commence. On va prêcher la levée en massie,
comme en 1814, le soulèvement des paysans, qui nous a
donné assez d'embarras. » Le 1eroctobre, il disait encore ;
28 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

((Nous entendrons parler plus souvent dé ces sorties,'sur-


tout quand les, .assiégés s'apercevront que, notre ligne
ayant une étendue de quatre-vingt-dix kilomètres, nous
sommes beaucoup, plus faibles qu'eux sur chaque point en
particulier. »
Y Cette tactique d'action énergique, ce harcèîement que
redoutait le vieux roi, voilà précisément ce que réclamait
la population civile dont l'ardeur fut admirable; elle ne
demandait pas qu'oïl fit des trouées, si c'était impossible,
mais elle eût voulu diriger contre l'ennemi des chicanes de
tous les instants, opérer de petites sorties, à. dés heures
' très diverses... Ces justes réclamations irritaient les pro-
fessionnels. De vieux généraux dirent : « Ces blagueurs
<( de gardes nationaux veulent absolument qu'on leur fasse
« casser la gueule; on va. les y mener. » Des journaux
imprimèrent : « La garde nationale veut une saignée, nous
« allons la lui faire. » Dans l'historique d'un régiment
prussien de la garde, il est écrit : « Rarement la vie hu-
« maine eut moins do valeur qu'à cette époque chez les
« Français, car, de temps à autre, les généraux faisaient,
« semble-t-il, pratiquer une saignée pour se laver des
« accusations de trahison qu'on leur jetait à la face. »
Rivés à la routine, ennemis de Paris, mécontents d'eux-
mêmes et d'autrui, humiliés par l'avalanche de leurs dé-
faites lamentables, nos généraux ne possédaient ni la foi
qui vient à bout des obstacles, ni l'expérience qui aide à
les tourner. Ils n'avaient plus qu'une tactique, qu'une stra-
tégie : arriver à faire accepter la capitulation par la popu-
lation civile; leur but n'était pas la victoire, c'était la red-
dition. Us songèrent à faire saigner copieusement la garde
nationale, pour l'anémier. Ce fut la journée de Buzenval.
Ce 10 janvier, les gardes nationaux, dans leur ensemble,
ont été d'un courage et d'un dévouement héroïquos, et,
pourtant, la façon déplorable dont MM. Trochu, Ducrot et
Vinoy conduisaient le combat aurait justifié l'abattement
'
f' POSITION DE LA QUESTION DREYFUS $$

et le découragement de troupes plus disciplinées et plus


manoeuvrières. !
Les généraux trahirent la loi do la nation, parce qu'ils ne
la partageaient pas. Voilà dans quelle terrible vérité est en
voie de se fixer l'histoire de la guerre franco-allemande.
Eh bien ! le passé doit donner des conseils au ministère
Méline. Si l'histoire ne réhabilite pas ceux qui par fai-
blesse, par insuffisance, par défaut de raison « trahis-
sent » ce qu'on attend d'eux, notre gouvernement, inapte
à faire taire les traîtres quels qu'ils soient, ne passera-t-il
point à la postérité comme un gouvernement de traîtres î
Après avoir appelé nos parlementaires des panamistes, )
faudra-t-il les enregistrer encore comme des Dreyfus!

8) LA FORMULEDE DÉROULÈDE. — La campagne inventée


par un certain nombre de personnes et qu'on appelle
» l'affaire Dreyfus » est un exemple de la dissociation "et de
la décérébration de la France. En môme temps elle ajoute à
notre division et au trouble de notre mentalité nationale. \
Aussi la formule de Déroulède est-elle vraiment très
puissante.
« 11 n'y a aucune probabilité, disait-il, que Dreyfus soit
innocent, mais il est absolument certain que la Franco
est innocente. »

9) ALFREDDREYFUSESTUN SYMBOLE(1). — Très peu de


dreyfusards s'associent étroitement à MM. Mathieu Drey-

(1)Le Journal, 4 octobre 1898.L'Etat de la question.


SCÈNES,®)? DOCTRINES DU NATIONALISME

fus et Bernard Lazare qui affirment savoir que Alfred


Dreyfus est un innocent. ;
En effet sur quoi fonder l'hypothèse d'une erreur 1judi-
ciaire? Ni vous ni moi nous ne-connaissons le dossier (et
nous ne le connaîtrons jamais); par conséquent, nous ne
pouvons émettre aucune opinion, mais seulement nous en
rapporter à ceux qui le manièrent.
—- Ils sont suspects, me répond un dreyfusard.
— Suspects de quoi?
— L'Etat-Major a. sacrifié Dreyfus pour plaire aux jé-
suites-.
Cela n'est point sérieux. Un autre dreyfusard me dit
qu'au début l'Etat-Major s'est trornpé de bonne foi et qu'il
s'entête maintenant dans l'erreur par esprit de corps.
— Pourquoi Billot, Cavaignac, Zurlindett, etc., se se-
raient-ils solidarisés avec l'Etat-Major, si celui-ci avait
commis le crime d'accabler un innocent? Non,laissez cela!
vous êtes dans les hypothèses. Vous pourriez en cons-
truire de pareilles tout aussi aisément et môme plus aisé-
ment en faveur du premier condamné venu, car Dreyfus
n'a môme pas pour plaider sa cause devant l'imagination
ce je ne sais quoi à la française qu'eurent d'autres crimi-
nels tels que Mandrin, Cartouche, ou plus récemment
MmeLufargue.
La plupart des dreyfusards, j'en fis mille fols l'expé-
rience, si vous examinez avec eux leurs raisons de croire
ù l'innocence, vous interrompent très vite :
— Eh I Dreyfus ! il s'agit bien de lui ! Et quand ce se-
rait la dernière des canailles ! C'est possible, je vous l'ac-
corde, mais...
Ici, notre dreyfusard, avec des yeux allumés par la pas-
sion, révèle sa pensée profonde, son vrai mobile, son
ferment. Tantôt il nous dit :
— C'est honteux de voir comment la soi-disant trahison
de Dreyfus est exploitée par les cléricaux.
POSITION DE LA QUESTION DREYFUS 31

Tantôt :
— Je ne peux pas admettre qu'une forme légale soit
violée, fût-ce contre le pire des criminels.
Et encore :
— Jamais nous n'avons eu une aussi belle occasion de
démolir l'armée.
C'est bien dommage qu'un maître du pittoresque moral,
tel qu'Anatole France, qui note comme pas un l'accord de
la pensée et des grimaces, ne soit pas disposé à dévelop- ,
per dans trois saynettes ces trois phrases essentielles.
S'il les éclairait par la physionomie de ceux qui les pronon-
cent, vous classeriez assurément dans l'une des catégories
qu'elles étiquettent chacune des personnes avec qui vous
vous querellez sur l'affaire.
L'immense majorité des, dreyfusards sont déterminés
par des préoccupations qui n'ont rien ù voir, avec l'hypo-
thèse de l'innocence.
Pour les uns, il s'agit de porter un coup à l'antisémi-
tisme. M. Joseph Reinach constate que les haines de raco
ont trouvé dans l'Affaire Dreyfus une raison puissante
d'accroissement; il cherche à supprimer l'excitation anti-
sémite en réhabilitant Dreyfus et bien plus en le montrant
comme la victime de perfides fanatiques.
Pour d'autres, il s'agit d'abolir la juridiction militaire. (
Ces messieurs insistent sur une version qu'ils présentent
comme une certitude, d'après quoi une pièce aurait été
illégalement communiquée au conseil de guerre. Au nom
des Droits de Vhomme et du citoyen, des protestants et
des libéraux chez qui perce l'anarchiste (songez à M. Fran-
cis de Pressensé), nient qu'aucune considération d'ordre
général autorise à commettre un acte d'exception (1) ou

(1) Il est asse2 piquant que cette thèse sott avancée par
MM. Clemenceau, Trarieux, Reinuch, qui se vantent d'avoir
servi l'intérêt général en faisant condamner le général Bou-
32 SCÈNES.ET'DOCTRINESDU NATIONALISME '."

qu'il puisse y avoir des catégories soumises ù des règles


particulières. . j
Pourd'autres, enfin, il s'agit de détruire l'armée. M. Jaurès

langer par un tribunal d'exception (et à l'aide de faux lé-


moins). Mais l'on sait assez que les politiques ne soutiennent
jamais que des thèses, celte semaine le pour et cette autre
semaine, le* contre. U est plus piquant encore de voir que
M. Picquart s'indigne do pièces non communiquées à la dé-
fense. Oublie-t-il donc l'affaire Cainelli-1
En juillet 1896, un italien du nom de Cainelli, suspect, ex-
pulsé pour vol, rencontra un certain Galanli qui, sur la fron-
tière de l'Est, espionnait à la fois pour le colonel Picquart
et pour l'Allemagne. Galantl imagina une machination gros-
sière grâce à laquelle Cainelli, personnage facile à séduire et de
conscience faible, serait un espion pris en flagrant délit. Gro-
tesque opération : il s'agissait de pénétrer dans un des ouvrages
fortifiés de Belfort, de couper à l'aide d'une lime le couvre-
bouche d'un des canons et avec un double décimètre de mesu-
rer le diamètre de l'arme. On réussit à amener Cainelli dans le
fort; là, pris de crainte ou de scrupules, il voulut décamper.
Galanti le pressa et, thns cet instant, quatre hommes et un bri-
gadier survinrent. — Galanti et le colonel Picquart avaient mis
la main sur un espion ; ce qui fait toujours bon effet.
L'affaire fut mise à l'instruction. Mais le président du tribu-
nal refusait de voir là un flagrant délit d'espionnage ; trop évi-
demment Cainelli était tombé dans un piège, et le magistrat ne
reconnaissait à la charge de l'ouvrier italien que l'introduction
illicite dans l'enceinte d'un fort.
Le parquet fit connaître les intentions du président au colonel
Picquart, qui répondit par l'envol do renseignements confiden-
tiels (émanés de l'agent provocateur lui-même). Le Parquet se
déclara convaincu, et le 13 juillet 1896 un de ses membres
écrivait au colonel Picquart : « Le procureur général et moi,
nous estimons qu'il y a lieu, à raison de leur gravité, de ne pas
les communiquer à la défense. »
Nous sommes à même d'affirmer, d'après une lettre du défen-
seur M' Houillon à M. Georges Grosjean, qu'ainsi fut fait. Cai-
nelli fut frappé de trois ans d'emprisonnement sans que son
défenseur eût connaissance des deux notes secrètes transmises
au parquet de Belfort, et dont ce parquet, par lettre authentique,
a accusé réception !
Importante anecdote! Elle montre Picquart familier avec la pra-
tique des moeurs qui l'indignent et qu'il dénonce (sans pouvoir
les prouver d'ailleurs) chez les autres.
POSITION DE LA QUESTION DREYFUS 33

et scs amis so sont chargés assez bruyamment de publier


cette utilisation de l'affaire Dreyfus. Qu'il y ait d'impor-
tantes réformes à exiger de l'armée, certes ! Et à l'occa-
sion de la campagne do Madagascar, combien n'eût-elle
pas été utile à la conservation nationale, celte môme au-
dace révolutionnaire que M. Jaurès déployé maintenant au
détriment de la patrie ! Oui, nu détriment de la patrie,
puisqu'il tâche a tout détruire avec le seul bénéfice de réha-
biliter un condamné, et ajoutons-le, au détriment du parti
socialiste, puisque ce parti ne pourrait triompher que par
une propagande toute différente de l'anlimilitarisme, c'est-,
à-dire en faisant comprendre que les points principaux de
son programme sont compatibles avec les nécessités d'un
grand Etat dans l'Europe présente.
Tels sont les dreyfusards de la pi ornière heure. Que leur
homme soit innocent ou coupable, qu'en savent-ils? Leur
raison qui no possède pas les éléments pour apprécier ce
fait n'a qu'à recueillir la vérité judicaire. Mais il faut qu'ils
transforment un fait d'ordre judiciaire en question sociale.
Pourquoi? Pour faire triompher diverses préoccupations
qui leur tiennent à coeur et qui n'ont rien à voir avec le
problème proposé aux juges du conseil de guerre. Aussi
disent-ils que Dreyfus est un symbole (1). Entendez que
des intrigants politiques ont ramassé ce petit juif comme
une arme, comme un couteau dans la poussière.

10) JE JUGE LE SYMBOLE DREYFUS PAR RAPPORT A LA


in ANGE (2). — La miso en liberté du traître Dreyfus serait
après tout un fait minime, mais si Dreyfus est plus qu'un

(1) A la fin do 1901, Labori dira : « Je me désintéresse do


Dreyfus, parce que Dreyfu3 a cessé d'être un symbole. »
(2) Le Journal, \ octobre 1S9S. L'Etat de la question.
34' SCÈNES ET DOCTIUNES DU NATIONALISME

traître, s'il est un symbole, c'est une autre affaire : c'est


l'affaire Dreyfus! Halte-là 1 Le triomphe du camp gui
soutient Dreyfus-symbole installerait décidément, au pou-
voir les hommes qui poursuivent la transformation de la
France selon leur esprit propre. Et moi je veux conserver
la France.
C'est tout le nationalisme, cette opposition. Vous songez
et vous prétendez nous plier sur vos songeries. Nous cons-
tatons les conditions qui peuvent seules maintenir la
.France et nous les acceptons.
En vérité, je m'inquiète bien de savoir ce que valent
dans un cabinet clos vos « généreuses » préférences !
In abstracto, on peut soutenir celle thèse-ci et cette
thèse-là, on peut, selon le coeur qu'on a, apprécier ou dé-
précier l'armée, la juridiction militaire, les luttes de race.
Mais il ne s'agit pas de votre coeur; il s'agit de la Franco
et ces questions doivent être traitées par rapport à l'inté-
jrél de la France.
Il no faut pas supprimer.l'armée, parce qu'une milice'
no suffirait point, je vous prie do le croire, en Lorraine.
Il ne faut point supprimer la juridiction militaire parce
que certaines fautes insignifiantes chez le civil deviennent
par leurs conséquences très graves chez lo militaire.
Il no faut point se plaindro du mouvement antisémite
dans l'instant où l'on constate la puissance énorme de la
nationalité juive qui menace de « chambardement » l'Etat
français.
C'est ce que n'entendront jamais, je le crois bien, les théo-
riciens de l'Université ivres d'un kantisme malsuin. Ils ré-
pètent comme notre Doutcillcr : « Je dois' toujours agir de
telle sorte que je puisse vouloir que mon action serve de
règle* universelle, » Nullement, messieurs, laissez ces
grands mots de touiours et d'universelle et puisque vous
êtes Français, préoccupez-vous d'agir selon l'intérêt
français à cette date.
POSITION DE LA QUESTION DREYFUS^ < - -^15 ^

11) DIALOGUE SUR LA VÉRITÉ ABSOLUE ET LA VÉRITÉ JUDI-


CIAIRE (1). — La Chambre criminelle de la Cour de cassation
était saisie d'une demande en revision. On croyait que cette
Chambre innocenterait Dreyfus (et c'est bien ce qu'elle eût
fait sans l'intervention de M. Quesnay de Beaurepnire, sans
la fondation de la » Patrie française » et sans le vote du Par-
lement qui par une loi la dessaisit) ; on croyait d'autre part
que le colonel Picquart passerait devant un conseil de.
guerre. Dans ces circonstances deux Français so ren-
contrèrent.
— Un conseil de guerre I s'écria l'un. Ah ! tant mieux !
Il nous fournira urte vérité, enfin. Entendons-nous bien,
ce ne sera pas la vérité absolue. Celle-là, aucune institution
ne la fournit et personne ne la possède ; elle n'est pas de ce
monde. Il faut le grossier optimisme religieux de certains
ignorants pour nous la promettre. Le conseil de guerre,
comme toute juridiction, nous fournira une vérité judiciaire
et nous aurons à la respecter.
— Assurément, répondit l'autre, la société ne serait point
intelligible si l'on méconnaissait le relativisme universel.
Pour nous, qui comprenons le rôle des lois dans un pays,
nous attendons des tribunaux non la vérité absolue, mais
la vérilé iudicialre. Et cette vérité est, entre toutes, d'autant
plus respectable qu'elle actionne la gendarmerie. Mais voici
la difficulté : peu après la décision du conseil de guerre,
nous aurons la décision de la Cour de cassation ; elle aussi
nous fournira une vérité judiciaire. Or, je vous le demande,
si ces deux vérités se contredisent, qu'udviendra-t-il ?
— Vous fuites une supposition t
— Elle est plausible. La connaissance que je crois avoir
du dossier et de l'état d'esprit militaire et surtout les efforts
désespérés des avocats de Picquart m'engagent à croire

(1) Le Journal, 0 décembre 1898. La Raison nationale.


SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

que ce prévenu sera condamné. De même, ce que je crois


savoir des dispositions avec lesquelles la Chambre crimi-
nelle examine ce qu'elle possède du dossier Dreyfus et la
secrète sécurité des amis de cet ex-capitaine m'autorisent à
penser qu'on annulera le procès de 1891.
—'Picquart déshonoré et enfermé, Dreyfus réhabilité et
libéré ! lu culpabilité du colonel, l'innocence du capitaine,
voilà donc les deux vérités vers lesquelles nous nous ache-
minons. Pauvre pays !
— Eh bien ! pour ce. pauvre pays, que vont faire, dans
une telle situation, ceux qui l'aiment et qui placent son inté-
rêt au-dessus de toutes les intrigues de partis et d'argent ?
(Ici, un silence prolongé.)
— Ce qu'il faut faire! Je vois mieux la règle que dès le
début on devait observer. Il ne fallait pas engager le pro-
cès de Dreyfus. Sa trahison constatée, il fallait exiger sa
démission et l'envoyer se faire pendre ailleurs.
— Comment! le soustraire aux loisl La Raison d'Etat,
alors ?
— Laissons ro vieux mot qui désigne la raison du'pouvoir
royal se tenant au-dessus des divers groupes do la nation.
Aujourd'hui, à vrai dire.il n'y a plus do raison ni do pouvoir
que dans la nation elle-même. C'est Vintérét national, le
salut public qui devrait intervenir et interdire un procès
d'où fatalement allaient découler des difficultés graves que
notre France dissociée et décérébrée n'est pas en mesure
de résoudre.
— L'idée d'arracher un criminel à son châtiment
légal
me met en désarroi.
— On vous eût épargné l'impression désagréable que
vous en ressentez. Vous n'auriez rien su. Les ministres ne
sont pas faits pour avoir une voiture au mois, pour dlncr
à la droite de la maltresse de la maison aux tables où il
n'y a pas d'académicien et pour accueillir avec bonhomie
leurs vieux camarades ; ils doivent examiner attentivement
POSITION DE LA QUESTION DREYFUS 37

les faits et prendre des mesures selon les conditions géné-


rales du moment.
— C'est au général Mercier que vous en avez ?
— Nullement. Chacun sait bien qu'étant donnée la situa-
tion un peu délicate d'une armée dans une démocratie, il ne
se peut pas qu'un grand chef militaire prenne des décisions
politiques. Le général Mercier a appliqué les lois militaires
en honnête soldat et sans y mêler des préoccupations de
gouvernement qui ressortaient plutôt à ses collègues du
ministère.
— Poincaré et Carthou prétendent qu'ils n'ont rien su.
— Ont-ils eu de la chance ! Ça ne devait pas être aisé
d'ignorer totalement une histoire aussi tapageuse !

— Dites-moi, vous voyez bien que personne n'est chargé


en France du salut public, personne n'incarne la raison
nationale. Si Ton essayait d'une revision de la Constitution?
Ne pourrait-on pas trouver dans une nouvelle distribution
des pouvoirs le moyen de forcer quelqu'un à prendre des
responsabilités ?
— Oui, une revision de la Constitution, ça intéresse tou-
jours le malade. Il serait raisonnable certes de mettre
quelque autorité au sommet du gouvernement, de donner
ù la République une tôle et un centre. Mais, mon idée, vous
le savez, c'est la réfection de la France par la connaissance
dos causes de sa décadence. Et, d'abord, voyez-vous, nous
avons perdu le sens du relatif, et puis nous nous habituons
h manier des mots sous lesquels il n'y a rien Lavisse,
en principe, c'est un esprit excellent, n'est-cc-pas ? Eh bien l
il vient d'écrire une lettre publique sur l'affaire, qui se ter-
mine par celte affirmation que si le conseil de guerre lâche
Picquart, la France redeviendra une conductrice des
peuples ! Pesez de tels mots ! Ils sont vides. Qu'est-ce qu'ils
signifient dans la bouche d'un historien ? Chez un orateur
de comice agricole, je ne cherche pas, ça veut dire : « Boum,
"
38* ; SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

boum, en avant la musique... » Mais un Lavisse ! Les


mêmes causes générales d'ordre politique et philosophique
qui amènent un tel cerveau à se contenter avec des mots
flatulents nous ont certainement déterminés, au début de
- l'affaire
Dreyfus, à vouloir punir ce traître quand nous
n'étions pas assurés d'êtro assez forts pour user de ce droit,
et ensuite à vouloir le libérer, sans avoir prévu si la guerre
civile n'en résulterait point. Au nom du salut public, il ne
fallait pas qu'il existât de question Dreyfus, ou bien depuis
des années il eût fallu préparer le corps national à une telle
secousse par diverses mesures tonifiantes.
— Mais enfin dans l'état des choses, comment agir
'
pour le mieux ?
— Il y a des Français qui nettoient leurs fusils. D'autres,
en petits comités, dressent des listes de proscription. Moi,
j'attends les solutions du conseil de guerre et de la Cour de
cassation. J'ai reconnu ces institutions implicitement par
le fait de ma naissance de père et mère français, et je les
subventionne chaque année pour qu'elles me fournissent
des vérités.
— Vous parlez, sainement, mais on est un peu xexcité.
Puis, tout à l'heure vous admettiez que ces vérités se con-
trediraient. Alors ?
(Nouveau silence.)
— Eh bien, mon cher ami, je crois que trouverai en moi
je
la force d'accepter cette contradiction, et, par raison natio-
nale, de soumettre ma raison individuelle.
(Autre silence.)
— Il se peut que vous soyez ce héros. Mais, chez beau-
coup, la difficulté de respecter deux vérités légales et con-
tradictoires se compliquera de passions diverses. Songez
aux suspicions semées, aux intérêts lésés. Pour doubler
cette opposition de la justice civile et de la justice militaire,
nous avons, toutes prêtes en nous, des haines de per-
POSITIONby-M oiiESTiÔ^fJPR|VFUSS
fis
sonnes, des rancunes de partis, une guerre de races. La
France est bien malade. .---." |.
— Jamais elle ne le fut davantage. Dans cette atmosphère
on s'explique les pires singularités de l'histoire : Lavoisier V
guillottiné et Bonjean fusillé.
— Ah ! comme vous avez dit cela ! je m'explique que vous
espériez garder votre sang-froid et soumettre vos passions
à la raison nationale ! Dans cette crise où tout nous affole,
vous satisfaites vos dispositions naturelles qui sont do
comprendre, et, quand nos .poings instinctivement se
serrent, vous détournez et dépensez votre activité en études
de psychologie sociale.
— Gardez-vous de m'altribuer de cruelles curiosités ! Je
ne suis pas si simple de jouir do mon développement propre
dans la décadence de mon pays. Et d'ailleurs, pour un Fran-
çais de notre temps, un document vraiment précieux, ce
n'est point ces bouillons, de culture où grouillent sous nos
yeux attristés toutes les espèces mortelles à une nation. Ils
nous rendent intelligible la décomposition des sociétés? Hé!
nous sommes familiarisés avec les conditions de la mort.
Le rare, l'inédit, l'inouï, l'inconnu qu'il faudrait nous pré-
senter, c'est les conditions de la vie. Nous n'avons pas, à
cette heure, les moyens de comprendre les époques où notre
nation unie, orientée et débordante, jouait un rôle de pre-
mier ordre dans le monde. Voilà dos éléments d'études dont
nos jeunes historiens, préoccupés d'expliquer le passé par
le présent, sont démunis. El certainement ce n'est pas cette
mauvaise petite histoire malsaine qui comblera cette déso-
lante lacune de notre éducation.
CHAPITRE II

LES INTELLECTUELS OU LOGICIENS DE L'ABSOLU

12) ZOLA. — M. Emile Zola est intervenu avec un im-


mense éclat en faveur de Dreyfus et contre l'armée. Il s'est
déterminé sur une démarche de M. Lcblois, que lui amenait
M. Marcel Prévost.
Peu de cas aussi intéressants. Ici les choses du dehors
n'influèrent pas. M. Zola était prédestiné pour le droyfu-
sismc. Il obéit à de profondes nécessités intérieures.
Qu'est-ce que M. Emile Zola? Je le regarde à ses ra-
cines : cet homme n'est pas un Français:
Jo respecte ou plutôt je désire respecter mes aînés dans
mon métier. Pourquoi ? Parce que « on no saurait conce-
voir une idéo plus fausse que celle d'une humanité plane,
si j'ose dire, où il n'y aurait ni subordination, ni liens réci-
proques, ni chaîne des morts aux vivants, ni déférence, ni
respect. » Ainsi parle Renan. Je n'altérerai pas, fùt-co dans
cette bagarre et quand lui-même traite en canailles ceux
qui contrarient ses illusions, la flguro do M. Zola. Il se
prétend bon Français; jo ne fais pas le procès de ses pré-
tentions, ni même de ses intentions. Je reconnais que son
dreyfusismo est lo produit de sa sincérité. Mais je dis à
ectto sincérité : il y a une frontière entre vous et moi.
Quelle frontière? Les Alpes.
Nous ne tenons pas nos idées et nos raisonnements de la
INTELLECTUELS OU LOGICIENS DE L'ABSOLU $i$
nationalité que nous adoptons, et quand jo.me ferais natuT
•raliser Chinois en me conformant scrupuleusement aux.
prescriptions do la légalité chinoise, je ne cesserais pas
d'élaborer des idées françaises et de les associer en Fran-
çais. Parce que son père et la série de ses ancêtres sont
dos Vénitiens, Emile Zola pense tout naturellement en
Vénitien déraciné.
Les esprits perspicaces ont toujours senti co qu'il y a
d'étranger, voire' d'anti-français dans le talent de Zola.
Chacun de nous, autant qu'il participe du goût français,
répugne à l'encombrement des Rougon-Macquart. Taine,
qui avait beaucoup connu le jeune Zola, disait : « C'est le
Hassan. » Comme le peintre vénitien de ce nom qui avait
conservé la manière brillante des anciens maîtres, mais
gâtée de vulgarité, l'auteur des Rougon-Macquart a de
l'éclat, de l'abondance, avec je ne sais quelle précipitation
et des grossièretés do manoeuvre. Comparez encore tant
de pages où il vous offense aux images en couleurs, aux
caricatures sales et pesantes qu'on voit aux kiosques
d'Italie.
Voilà pour ses procédés d'expression, pour sa virtuo-
sité; mais mieux encore, par sa pensée et par sa foi pro-
fonde, il reproduit un type très fréquent dans l'Italie mo-
derne : l'homme qui se recommando à tout propos des
idées (t positivistes », qui les vulgarise et qui, hâtivement,
essaye d'appliquer leurs conclusions dans tous les ordres
de la connaissance.
Un Lombroso, très frappé des rapports qu'il y a entre le
physique et le moral, trouve que c'est bon pour le vul-
gaire de parler d' « assassins », do «t canailles », et il veut
qu'on dise des <t dégénérés », des « ataviques ». Dans le
même esprit, Zola s'agace quand on flétrit des chôquards
ou des traîtres :
— Ah ! mon bon ami l co sont des hommes I c'est l'hu-
manité l Vous faites le procès des conditions fatales de
42 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

toutes sociétés ! Il y a toujours ou, il y aura toujours dos


traîtres et des concussionnaires ! Comme vous ôtos jeune,
peu scientifique!...
Ce qu'il y avait do prédisposition étrangôro chez le jeune
Zola fut encore fortifié par les récriminations contre la
justice française nu milieu desquelles il fut élevé. L'esprit
no peut se dégager do certaines habitudes de penser qui
nous sont imposées par l'éducation et par le milieu dans
cet ago do la premiôro jeunesse où nous sommes aussi
malléables quo la ciro molle.
Aussi bien, puisque le maître du « roman scientifique »
n'a pas eu de gène à confier son examen physiologique au
•docteur Toulouse, il mo permettra de le palper. On le voit
nettement, Zola est un de ces hommes qui éprouvent un
besoin continuel de porter des défis. Il faut qu'ils exercent
leur volonté, sans arrêt, contre les autres et contre eux-
mêmes. En art, il se piqua toujours d'être des partis ex-
trêmes, avec les « révolutionnaires ». Inutile de rappeler
des outrances qui tant de fois irritèrent l'attention pu-
blique. Comme il avait juré d' « enfoncer » Hugo, de qui
il citait les vers sans les mettre ù la ligne, il jura de se
faire maigrir, et puis do travailler tous les jours, à; heures
fixes, à la tache; etc. Je déblaye. C'est un maniaque d'ef-
fort, qui s'enivre d'obus de volonté.
Par une conséquence naturelle, peu d'hommes ont éié
vilipendés comme Zola. Il a vu des subalternes préférés
par l'Académie et ses lecteurs eux-mêmes rougir de le
lire. Son immense notoriété demeure-iie mauvais aloi.
>Cela tient a. son amour incontestable des bagarres, mois
plus encore à sa qualité profonde d'étranger, C'est sincè-
rement qu'il penso nous rapprocher de la, Vérité et nous
rectifier; en nous redressant selon son type, il nous froisse,
il excite nos répugnances secrètes. Il a écrit la Débâcle
.sans tenir compte du point de vue français et n'a certaine-
ment pas compris qu'il blessait le monde militaire. Toutes
INTELLECTUELS OU LOGICIENS DE L'ABSOLU 43

les professions ont leurs susceptibilités; ellos les témoi-


gnent a leur manière. M. Zola prit en dégoût profond la
manière militaire Aujourd'hui il croit saisir l'occasion do
<( river leur clou » aux officiers. Moins soucieux du fond
de l'affaire que du rôle a y jouer ; convaincu d'avoir épuisé
les succès littéraires et que l'action politiquo réserve à, sa
réputation vieillissante un été do la Saint-Martin; dédai-
gneux, comme la plupart de nos visiteurs, a l'égard do la
province et de tout ce qui n'est pas le Paris artistique et
boulevardier ; insensible a nos vénérations que son ame
étrangère ne peut même pas imaginer; excité par un ata-
visme que notre Ame nationale ignore, il s'entêtera et pro-
longera, comme un tonnerro vengeur sur la France, le
bruit de cette casserole qu'il vient de s'attacher et qui fait
le genre de tapage que depuis trente ans il confond avec
les foudres de la gloire.

13) QU'EST-CEQUUN INTELLECTUEL?— Qu'entendaiUon,


de part et d'autre, au cours de l'affaire Dreyfus par un
« intellectuel »?
M. Albert Métin, alors, étudiant et qui depuis a publié
une bonne enquête sur le socialisme en Australie,:
m'écrivait en 98, après avoir lu les articles que je repror
duis : (( Pourquoi employer, comme Taine l'a fait malheu-
<( reusement, les mots scientifiques d'une façon qui n'est
<( pas scientifique, je veux dire en leur attachant un sens
« défavorable? Rappelez-vous les images et les comparait
«sons des Origines de la France-contemporaine. Quand,
u un savant dit superficiel^ dégénéré, il ne laisse pas daiià
« ces mots le sens péjoratif qu'ils ont dans la conversa--
« tiôn. Eh bien! du mot intellectuel pourquoi ne pas faire
« une simple étiquette récouvrant une définition? La déjfin^
44 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

« lion so trouve dans Hosmersholm. Ulrio Rrcndol dit à


« Rosmcr : « Mortensgonrd est un habilo homme, il nq veut
« que ce qu'il peut, » L'intellectuel est ail contraire Yhomnu
H d'art ou de science qui n'a pas le pouvoir et qui pour-
« tant se {orme un Idéal social. Les journalistes ot los dôpu-
ti tés auraient-ils seuls la pnrolo sur la chose publique
» parce qu'ils disposent des principaux Instruments du
« pouvoir ? L'intellectuel qui oimo mieux travailler que
u gouverner devrait-il subir l'autorité sans la discuter ?
« Mois ce serait la ruine de notro belle ot grondo concep-
(( tion d'une Fronce vivante et organisée. »
D'autre part Anatole France écrit ou à peu près (je
résume) : « En nous appelant des intellectuels, on jetait
(t l'injure a l'intelligence, ni plus ni moins. On so moquait
» des gens capables de comprendre. On les diffamait, on
» les violentait. On prétend qu'ils se sont mêlés de ce qui
» no les regardait pas. Il» y a donc des objets sur lesquels
<( la faculté de comprendre ne doit pas s'exercer ? J'en suis
« fâché pour nos contradicteurs, mais il n'est pas d'objet
« que l'intelligence ne puisse regarder en face. Tous sont
u de son domoine. Les hommes qui ont consacré leur vie
<( à la recherche des vérités scientifiques, les hommes voués
« aux travaux des laboratoires et des bibliothèques sont
« plus propres que le vulgaire a discerner le vrai du faux
« dans des affaires d'ordre général et d'intérêt .public,
(i Comme ils y peuvent être fort utiles, leur devoir est
« de s'y employer »
Ainsi dans la circonstance, l'intellectuel so définit lui-
même un individu cultivé, mais sans mandat, qui prétend
appliquer son intelligence pour résoudre efficacement les
divers cas qu'embrasso l'affaire Dreyfus. sL_,
Mon objection, c'est que dans cette affaire nous n'avons
point où accrocher notre intelligence; nous ne possédons
pas tous les éléments d'une connaissance réelle, mais seu-
lement quelques éléments. Nous ne pouvons que bâtir
INTELLECTUELSOU LOGICIENSDE L'ABSOLU 45

des hypothèsos. Comment vous, homme cultivé, homme


do mélhudo, ontroprondroz-vous do résoudre un problème
quand vous n'en avez point toutes les donnéos !
Après avoir écouté nos adversaires les plus acharnés,
voici ce quo jo propose do niultro sous l'étiquette qu'ils ont
inventée :
Intellectuel : individu qui se persuade que la société doit
se fonder sur la logique et qui méconnaît qu'elle repose en
(ail sur des nécessités antérieures et peul-élre étrangères
à ta raison individuelle.
Nous croyons ne pas trahir dans cette définition la
pensée des » intellectuels ». Du moins c'est en ce sens
que nous employons le mot.
Quant a nous, il nous plairait plus d'être intelligent quo
d'être intellectuel, et nous voudrions en toute circonstance
garder une notion nette du rôle que dans l'ordre social
chacun doit remplir selon sa prédestination et selon sa
fonction. C'est-à-dire qu'ici comme partout notre sagesse
s'accorde avec lo préjugé populaire qui dit aux hommes de
bibliothèques et de laboratoires : « A chacun son métier
et les moutons seront bien gardés. »

IV) LA PROTESTATION .DES INTELLECTUELS. — Au mois ÛQ


novembre 1898 plusieurs centaines de personnes parmi les-
quelles il y en avait d'intelligentes commencèrent a signer
un papier où elles affirmaient leurs sympathies pour l'ex-
capitaine Dreyfus, C'est alors que Clemenceau qui publiait
leurs noms dans l'yl«rore inventa le mot : « C'est, dit-il,
la protestation des « Intellectuels ». Autrement dit, le Bot:"
Un de l'élite. Qui ne voudrait en être l Lés licenciés don-
nèrent ; ils marchaient en rangs serrés avec leurs profes-
seurs. ••
44 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

«Intellectuel», c'est du fichu français, déclaro Anatole


France. Co mot « voulant diro qui appartient à l'intellect
no peut s'appliquer qu'à une faculté do l'esprit. Ceux qui
ont imaginé d'en fairo une qualité des personnos no savaient
pas bien leur longue ».
Quoi qu'il en soit du mot, rien n'est pire quo la chose.
Nous l'avons définie dans le chapitre précédent. Une demi-
culturo détruit l'instinct sons lui substituer une conscience.
Tous ces aristocrates de la pensée tiennent à afficher qu'ils
ne pensent pas comme la vile foule. On le voit trop bien.
Ils ne se sentent plus spontanément d'accord avec leur
groupe naturel et ils ne s'élèvent pas jusqu'à, la clair-
voyance qui leur restituerait l'accord réfléchi avec la masse.
Ces intellectuels sont un déchet fatal dans l'effort tenté
par la société pour créer une élite. Dans toute opération,
il y a ainsi un pourcentage de sacrifiés. Un verrier m'a
souvent expliqué ce qu'il perd de pots pour un qui réussit.
Tout en rejetant les intellectuels, nous deyons les plaindre
plutôt que les maudire. Ils sont, à leur manière, les colla-
borateurs de la saine raison française, bien qu'elle leur
fasse défaut. Le chien décérébrô a rendu des services con-
'
sidérables aux études de psycho- physiologie ; le pauvre ani-
mal, encore qu'il eût la tête vide, a plus que personne aidé
à comprendre les fonctions de l'intelligence.
Qu'ils étaient équitables, les Spartiates, de prodiguer les
plaisirs de la boisson aux Ilotes ! (Ceux-ci, comme tout
lecteur le sait, constituaient le corps des professeurs à
Sparte, et pur là, on peut les comparer aux licenciés de la
protestation Dreyfus.) J'admire que les Ilotes, en même
temps qu'ils servaient de « leçons de choses » à la jeunesse,
aient eu pour eux les plaisirs de la bouteille^ C'est le chef-
d'oeuvre de l'administration pédagogique. Cependant on
n'est pas toujours en mesure de distribuer des pots-de-vin,
et puis certaines natures délicates répugnent à les accepter,
aussi le syndicat Dreyfus ne me semble guère inférieur à
INTELLECTUELS OU LOGICIENS DK.L'ABSOLU 47

Lycurguo et je soluo l'ingéniosité do ses sergents recruteurs


qui disent : « Donne-moi ton nom ot je te donnerai le titro
d'intellectuel-, »
Du milieu do cette obscure élite, un cortnin nombre do
noms se détachent avec éclat. No vous êtes-vous pas de- ..
mandé les raisons qui ont pu déterminer un Zola, un
France, un Joseph Bertrand? On pourrait les analyser
avec plaisir.

M. Joseph Bertrand. — Je no suis pas compétent pour


vérifier ses titres scientifiques. En conséquence, je m'in-
cline devant la situation que ses pairs lui ont consentie, et,
ce faisant, j'use de la méthode qui me guide, quand j'admets
le jugement de deux Conseils de guerre sur fox-capitaine
Dreyfus. Mais j'ai lu avec attention un livre de gros for-
mat que ce savant a publié sur Biaise Pascal, et nul d'auto-
risé ne me démentira si j'affirme quo littérairement et phi-
losophiquement c'est un ouvrage tout à fait nul et l'oeuvre^
d'un esprit frivole, incapable de se fixer. Ce néant confirme
ce que nous savons tous, qu'on peut être excellent dans les
mathématiques et détestable dans un autre ordre d'études,
et que le.fait de siéger dans une Académie des Sciences ne
préjuge aucune autorité particulière pour reviser les tra-
vaux d'un Conseil de guerre.
Le lecteur ajoutera une observation fort grave : M. Joseph v v
Bertrand jadis se constitua le répondant scientifique de Cor-
nélius Herz; c'est sur son attestation que la « victime de
Bournemouth » fut élevée au plus haut des grades de la Lé-
gion d'honneur. Voilà un précédent qui n'ajoute pas d'auto-,
rite au témoignage que l'académicien donne aujourd'hui à
la « victime de l'Ile du Diable ».
Nous avons cité..M, Bertrand comme un spécimen de ces \
gens qui, détournés, de l'objet où ils fixent continuellement. ,.
leur regard, ne se décident pluslselon leur intelligence (elle. *,:
est toute retenue, ailleurs), mais selon quelque hasard et,' \
48 SCÈNES ET OOCTRINES DU NATIONALISME

par exemple, d'après lo voisin qu'ils eurent la veille à djner.


M. Bertrand n'excelle point partout, mais seulement où
peuvent s'appliquer ses aptitudes, et celles-ci,, loin dé lui
donner une compétence universelle, le spécialisent étroite-
ment. Allons, Bertrand, laissez les hommes et étudiez les
mathématiques.

M. Anatole France. —• Le cas d'Anatole France est bien


autrement intéressant. Il n'y a pas de Dreyfus mort ou vif
qui vaillo quo je froisse un maître quo j'aime depuis quinze
ans plus qu'aucun homme du monde, et je m'abstiendrais
d'en courir le risque si je ne savais jusqu'à quel point les
raisons qui ont déterminé l'auteur des Noces corinthiennes
et de l'Orme du Mail sont représentatives d'un état d'esprit
très généreux et pourtant plein de danger, en tout cas fort
répandu.
Je voudrais reproduire un portrait rapide que je traçais
d'Anatole France en 1893. On ne soupçonnait pas alors
qu'il pût survenir une affaire Dreyfus, et pourtant cette
page, si je ne m'abuse, rend assez intelligible qu'un tel
dreyfusard soit né d'un tel poète :

Il n'est pas dans l'Ile-de-France, au coucher du soleil, un jar-


din planté a la française et ennobli de quelques marbres délités,
qui nous offre un plaisir plus doux, une mollesse plus gentille
que l'oeuvre d'Anatole France. Avoir vingt-deux ans et pour In
première fois de sa vie, vers six heures au mois de mai, se pro-
mener sur la terrassé de Versailles, c'est ressentir la volupté
qu'on trouve chez ce maître et dont l'intensité atteint ix la tris-
tesse. Dangereuse mollesse de cette oeuvre, pleine de plus de
rôves que ne peut en contenir un jeune homme qui se promet
d'être sociable et utile. Certaine beauté est un dissolvant ; elle
brise les ner/s, dégoûte, attriste. Dans l'atmosphère d'Anatole
France, nous nous promenions touchés d'amour pour les femmes
futiles et passionnées, pour les sophistes, pour tous ceux qui
raffinent sur l'ordinaire de la vie, et par la France petit être
suspect aux magistrats chargés de veiller à la bonne santé d».'
ce peuple. ^,--
INTELLECTUELS OU LOGICIENS DE L'ABSOLU 49

Mais par ailleurs, ils le doivent louer, car nul mieux que lui
no sait nous inspirer l'amour de cette raco française, dont il
o.4 un des 111sles plus chargés de grâce.
J'id vu, disais-je, dans son jardin quelques marbres délités :
qu'elle est belle une oeuvre d'art demi détruite 1 Nul mieux quo
Franco ne se grisa do cette mélancolie. Avec nos maîtres com-
muns Michelet et Renan, notre illustre ami possède lo don qui
agrandit la vie : une imagination rétrospective. Un scarabée d'or,
aux élytrcs bleus, qui jadis appartint à une reine d'Egypte,
évoque pour lui les cheveux noi.s parfumés sous le diadème,
les bras bruns et fins, la tiédeur do la gorge où reposait ce
lointain bijou, et il se représente aussi les désirs, les désespoirs,
les joies folles de tous ces beaux jeunes gens qui soupiraient
autour de celte femme. Ce genre d'imoginution entraîne une phi-
losophie particulière, une sensation continuelle de l'écoulement
des choses. Toute forme vivante s'effacera à son heure et il sera
vain alors de l'avoir tant désirée, il sera vain aussi qu'elle so
soit refusée. La mort toujours présente à notre esprit no fait
point un bon professeur de vertu.
Des images d'Egypte se présentent d'abondance à propos
d'Anatole France, car il associa aux formes anciennes et singu-
lières de cette terre qui sent la mort l'un des rôves où il môle
délicieusement l'art, la femme et le luxe. Sa tendre Thaïs l Ai-je
besoin de donner en passant un baiser à cette prostituée ? Pour-
tant la vraie patrie d'Anatole France et la réserve, les greniers
de son génie, c'est l'Ile-de-France et la région environnante, le
v'exin, le Valois, le Beauvaisis, une partie de la Champagne, le
bassin de l'Oise, la vraie France. Dans* Sylvestre Bonnard et •
vingt fois dans sa Vie littéraire du a Temps », France a parlé de
cette région qui est le coeur de notre race avec une perfection et :
•une appropriation des termes où seul (depuis tels traits rapides
de Jean de La Fontaine) avait atteint Gérard de Nerval.
Nerval, voilà l'artisan que je puis le mieux rapprocher de ce
délicieux France. Fruits de goût français, l'un et rautro sans
une tache. Parfois vous viles.l'auteur de Thaïs tenir langage ;
d'alexandrin, des néo-platonicien : c'est dans la mesure où Chô-
nier se paraît en Hellène. André Chônier et Gérard de Nerval, je
veux donner ces deux voisins dans ma bibliothèque et sur le
rayon des François exquis à l'auteur des Noces corinlhlefihes
et do Sylvestre Bonnard.
Les bor.ds-de la Seine après le soleil tombé ont un gris fin et
lumineux d'une qualité plus délicate que les splendeurs d'un '
50 SCÈNESET DOCTRINESDU NATIONALISME

couchant sur le Nil. Hors les premiers domaines capétiens, tout


n'est-il pas dans l'univers un peu taché de goût rastaquoiière ï
Anatole France, si je no m'abuso, pencherait à le croire. 11 est
sévère sur la façon dont nos grandes couturières ornent la beauté
do nos mondaines. Trois orchidées sortant do' la' gorge d'une
femme lui semblent plutôt le rêve d'uno perruche do l'Amé-
rique du Sud qu'une beauté vraiment féminine.
Ce goût du terroir et de la tradition, cet instinct profonde
ment national n'empêche point chez celui que nous admirons
une apparente contradiction, un duel très poétique. En mémo
temps qu'il s'émeut (comme le jeune Jean Servien, ce petit pa-
risien qu'il nous raconta) pour la beauté servie par le luxe, ma-
cérée dans l'oisiveté et qui n'a d'autre chagrin que la satiété,
France aime la vertu courageuse, la belle humeur, la résignation
de la multitude vouée à la tôche rude de gagne* son pain quo-
tidien. Lui qui nous dit comment sainte Thaïs, sainte un peu
suspecte, trouva le bonheur a flageller son corps divin qui
n'avait jamais été froissé que de caresses, il nous prépare une
héroïque Jeanne d'Arc jeune, confiante, agissante.
Je le dirai le plus sage et le moins sage de nos contempo
rains, très profond et très frivole : c'est un corrupteur aussi
bien qu'un éducateur.
On sait de Grégoire de Tours une jolie anecdote sur la femme
de l'évêque Namatius. Elle fit construire beaucoup de palais ot
d'églises, elle avait un bon goût et dirigeait les peintres, les
sculpteurs, les architectes. Un jour qu'elle était très simple-
ment vôtue (pour ne point se salir dans les plâtras, sans
doute) un mendiant du parvis la prit pour une pauvresse et lui
donna un morceau de pain. Eh bien ! cette personne de la vieille
France me semble la marraine de notre Anatole France. Elle
lui enseigna les arts raffinés qui décorent les maisons des puis-
sants, mais en même temps elle le fit communier, avec les
simples, lui fit goûter le pain des pauvres gens.

Ces lignes où je me plais — parce qu'elles me rappellent


une amitié chère et les sacrifices que nous fîmes à notre
parti — marquent assez bien le caractère de France. Elles
doivent faire comprendre sur quels points il pouvait être
pénétré par: quelques-unes des idées.dreyfusardes, mais
elles n'abordent point la politique. Eh bien ! entré gens qui
se comprennent à demi-mots et qui rectifient les forrnules
INTELLECTUELS OU LOGICIENS DE L'ABSOLU 5!

toujours incomplètes, je dirai : » Franco! c'était originaire-


ment un Bonapartiste do la Restauration. '»
Démocrate, amoureux de la gloire, gardant le vieux goût '*
français pour parler do tout, c'est-iVdiro pour ôtro philo-
sophe, il est parti avec son chapeau légèrement incliné et
sa canno qui tournoio, chercher des Chariot, des Raffet sur
les quais. Il a beaucoup aimé, si je no m'abuse, la tristesse,
la douceur de Napoléon III. Avec quelle amitié le pauvre
Boulanger, quand j'allais le voir ù Jorsey, mo disait chaquo
fois : « Comment va Anatole? » Vous pensez bien si un tel
homme a subi des dégoûts de ce parlementarisme dont
notro patrie se meurt! Un France, si libre philosophe qu'il
fût et fort indulgent pour la petite canaille, devait être
écoeuré par la bêtise honteuse et la goujaterie des sous-
vétérinaires et des concussionnaires qui assurent une place
ignoble dans l'histoiro ù nos vingt-huit dernières années...
Plus jeune, plus confiant dans l'avenir, Anatole Fronce
eût travaillé ù la réfection nationale. Il a du moins main-
tenu la langue française (bien qu'il n'ait pu empocher la
création du mot « intellectuel »). C'est un service immense,
Cependant tout le reste croule; il n'espère plus grand'chqse.
Ce noble esprit dégoûté devait tomber dons une sorte de
scepticisme cruel. Il est moins convaincu de l'innocence de
Dreyfus que de la culpabilité générale. Il n'acquitté le
traître de l'Ile du Diable que pour condamner la société.
Un anarchiste, alors ! On marquerait aisément de nom-
breuses et très importantes différences entre Tolstoï et Ana-
tole France. Le clair cerveau de Jérôme Coignard n'est in-
fecté d'aucun mysticisme. Pourtant notre philosophe,
comme Tolstoï, dénie h la justice humaine et spécialement
à la justice militairele droit de condamner un homme. Par
des sentiers bien opposés, ce véritable Asiatique et ce véri-
table François, n'ayant pu voir se réaliser leur idéal, abou-
tissent au nihjlisnie social. D'ailleurs le sujet du Tsar serajt
bien capable de reprendre goût aux lois si le parlementa-
52 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

i vmo était installé dans son pays, et plus sûrement encore


Franco apprécierait les décisions des militaires si ceux-ci
précipitaient par la fenêtre les parlementaires Ah l mon
cher maître, vous n'êtes pas content des « culottes de peau »?
Vous boudez voire coeur et les moyens de la Franco ! Vous
n'êtes pas obligé de le dire ù Clemenceau qui a des prin-
cipes, mais qu'on se réconcilierait vite au cri do : « Vive
Boulanger II ! »
Nous-mêmes, quand nous crions « Vive l'armée ! » il est
bien entendu que c'est « Vive l'armée telle qu'elle devrait
être ». Vive une ombre! mais qu'il lui plaise de prendre
corps. Aussi dégoûtés que France, mais depuis moins d'an-
nées, nous saurons nous garder de l'irritation où lo jettent
ses désillusions patriotiques. Si depuis trente ans l'armée
ne nous sert de rien ni ù l'extérieur ni h l'intérieur, nous no
concluons point qu'il faut la détruire, mais qu'il faut la
fortifier et l'employer enfin !
Au reste, je ne m'accorde jamais plus avec Anatole
France que dans cet instant où je semble lo contredire. Je
no voudrais pas abuser de son oeuvre ù laquelle dans ma
vingtième année j'apportais mes hommages de débu-
tant (1). J'accepte les paroles par où Courajod terminait sa
première leçon au Louvre : « Des rapports de fraternité et
do filiation intellectuelle, disait-il à ses élèves, vont naître
entre nous. Je vous livrerai tout entier, sans réticence au-
cune, le résultat de mes investigations. En revanche, je
vous demande, à litre de réciprocité, affection, complai-
sance, indulgence quasi filialest concours constant et dé-
vouement absolu. Ne vous servez jamais contre moi des
enseignements que je vous aurai donnés. » Certes, jiul des
cadets d'Anatole Fronce ne veut so servir contre lui de son

(1) Anatole France, par Maurice BARRÉS,une brochure chez


Charavay. •
INTELLECTUELS OU LOGICIENS DE L'ABSOLU '53

oeuvre, mais nous y trouvons un point d'appui pour résis-


ter a l'embauchage des « Intellectuels ».
A une ôpoquo où l'armée, n'ayant point encore macéré]
dans douze mois d'affairo Dreyfus, avait l'épiderme .sen-
sible (jo no suis pas encore un vieil homme et pourtant j'ai
vu cela : des militaires susceptibles et môme chatouilleux, ô
lecteur), un écrivain de talent, M. Abel Hermant, publia un
roman sur l'armée, le Cavalier Miscreu. A propos de quoi,
France fit une déclaration do principes ; « Oui, écrivait-il,
» il faut que l'écrivain puisse tout dire, mais il ne saurait
«lui être permis de tout dire, de toute manière, en toutes
» circonstances et ù toutes sortes do personnes. Il no se meut
(t pas dans l'absolu. Il est en relations avec les hommes.
« Cela implique des devoirs ; il est indépendant pour éclai-
K rer et embellir la vie ; il ne l'est pas pour la troubler et la
((compromettre. Il est tenu do toucher avec respect aux
« choses sacrées. Et s'il y a dans la société humaine, du
« consentement de tous, une chose sacrée, c'est l'armée. »
Pesez les mots et sauf l'étiquette de sacrée, qui tout do
même semble un peu forte, car c'est confondre le sabre et
le goupillon, voila-t-il pas un langage excellent et précisé-
ment celui que nous opposons a. la campagne des « intellec-
tuels » ? C'est pour France un préambule à un bel éloge de
ceux que ses amis appellent des « brutes galonnées » :
« Certes, ù.côté de ses grandeurs, l'armée a comme toutes
«les choses humaines ses tristes petitesses. C'est chose
.<souffrante, puisque c'est chose héroïque. On peut mêler
« quelque pitié au respect qu'elle inspire. Le poète Alfred de
« Vigny l'a fait en un temps qui semble lointain ; il l'a fait
t( dans toute la douceur et la dignité de son génie. Comme
« M. Abel Hermant, il avait servi. Quelques année^i après
«il publia son beau livre de Servitude et grandeur milU
« taires. Je ne sache point qu'abeun colonel dé cavalerie
uait fait brûler sur le fumier du quartier des exemplaires
« de cet ouvrage. Je n'ai vu nulle part que lo noble écrivain
51 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME |

« ait eu la douleur de fâcher quelque ancien brigand de>,la


«Loire, irrité par l'inutilité do sa vieillesse et par le sou-
« venir do sa gloire. Pourtant, il y a dans ses pagos si graves
« et si tristes dos hardiesses intellectuelles auxquelles
« M. Abel Hermant ne s'est point haussé. On y trouve des
(i reproches ù l'armée et un idéal souvent révolutionnaire,
« parfois chimérique. L'auteur y déplore l'obéissance pas-
« sivo du soldat et l'asservissement des volontés ù la règle
« dont il no reconnaît pas assez l'impérieuse nécessité, mais
« rien d'amer ni do vil ne se mêle h cette plainte. »
Que tout cela est bien dit! Et Franco ne gardait pas de
ménagement dans sa conclusion : « Je no connais qu'une
<( ligne du fameux ordre que le colonel fit lire dans le quar-
« tier des Chartreux h Rouen. C'est celle-ci : Tout exem-
« plaire du Cavalier Miserey saisi au quartier sera
« brûlé sur le fumier et tout militaire qui en serait trouvé
« possesseur sera puni de prison. Ce n'est pas une phrase
« très élégante, j'en conviens, mais je serais plus content
» de l'avoir faite que d'avoir écrit les quatre cents pages
« du Cavalier Miserey. Car je suis sûr qu'elle vaut
» infiniment mieux pour mon pays (1). »
L'esprit qui anime ces lignes d'Anatole France, c'est
celui-là môme qui nous interdit d'èlre des « intellectuels ».
Nous n'entendons point qu'on musèle, comme il a cru que
nous voulions faire, « les hommes de laboratoire et de
bibliothèque ». Mais on no saurait les approuver do « tout
dire, de toute manière, en toutes circonstances et ù toutes
sortes de personnes. Ils "ne se meuvent pas dans l'ab-
solu ». Quand on s'associe ù des ennemis avérés de l'armée
et de î'jdée de patrie pour batailler vainement contre l'avis

(1) Il faut noter, que M. Abel Hermant s'est toujours défendu


d'avoir écrit un livre antimilitariste et qu'à l'en croire on a mé-
connu ses intentions et son oeuvre.
INTELLECTUFL3 OU LOGICIENS DE L'ABSOLU ".l"ffî
de deux conseils do guerre et de cinq ministres de la
guerre, on nuit gravemont à la société' française. Nous
ne voulons pas du « chambardement ».

Jean Pslcharl ou le Métèque. — Psichari, jeune étudiant,


nous vint de Grèce. Il fit sa fortune en Franco. Rien do
mieux. La France est heureuse de donner l'hospitalité ô,
celui qu'un Renan désigne. Nous souhaitons qu'il so fasse
une situation auprès des Edouard Rod, des Cherbuliez,
des Heredio, des Jean Moréas, quo nous favorisons : il y
a lieu de donner des primes à l'exportation intellectuelle,
à la culture française envahissant des cerveaux hors fron-
tière. Mois il y a une discipline nationale, qu'il faut accep-
ter avec les avantages français. C'est étrange quo les
maîtres aient à l'apprendre des élèves. Je signale à Jean
Psichari l'ordre du jour en trois points qu'ont voté les
étudiants étrangers de Montpellier et dans lequel i's 1é«
clarent :
1° Qu'ils n'ont ù prendre parti dans aucune manLesta-
iion;
2° Qu'ils n'oublient pas les devoirs que l'hospitalité fran-
çaise leur impose;
3° Qu'ils désapprouvent leurs camarades qui ont mani-
festé et qu'ils les prient d'observer à l'avenir une neu-
tralité absolue.

15) NOS PROFESSEURS DE PHILOSOPHIE.— Nos pères ont;


cru faire une grande évolution et marquer une étape de
l'esprit humain en passant du domaine de l'absolu dans le
plan du relatif et voilà que des professeurs et leurs jeunes,
gens s'attardent encore à manier des mots vides, bons
pour les politiciens. Ils discutent sur Injustice, sur. la'-.
50 "SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Vérité, quand tout homme qui réfléchit sait qu'il doit s'en
tenir à examiner si tel rapport est juste entre des hommes
déterminés, à une époque et dans des conditions spéci-
fiées. D'où vient cette erreur chez tant de professeurs et
notamment chez la plupart de nos maîtres de philoso-
phie ?
Il y a en France une morale d'Etat. On peut dire que le
kantisme est cette doctrine officielle. M. André Cresson,
professeur distingué du lycée d'Alençon, écrit (l) : « La
morale do Kant, plus ou moins modifiée, est la base de
presque tous les cours de philosophie morale professés,
en France particulièrement. On la retrouve dans la plupart
des manuels destinés ù l'éducation des enfants. Par là elle
prend comme un caractère officiel (2). »
Ce kantisme de nos classes prétend régler l'homme uni-
versel, l'homme abstrait, sans tenir compte des différences
individuelles. Il tend ù former nos jeunes lorrains, pro-
vençaux, bretons, parisiens de cette année d'après un
homme abstrait, idéal, identique partout à lui-même, tandis
que nous aurions besoin d'hommes racines solidement
dans noire sol, dans notre histoire, dans la conscience
nationale, et adaptés aux nécessités françaises de cette

(1) La morale de Kanty par André CRESSON,chez Alcan.


(2) Puisqu'il n'est pas inutile de prendre des précautions el
pour no point heurter d'abord ceux quo je voudrais ramener,
je demande qu'on no mo range point parmi les « congrêga-
nislcs », adversaires ou concurrents de l'Université. En réalité,
lycées et collèges libres dcînncnt un môme enseignement qui
est la préparation au baccalauréat et le thème ici ou lu, c'est le
kantisme contre quoi je m'élève. Je dois quelque chose sans
doute a l'Université puisque j'y passât une partie de ma jeu-
nesse, et je suis tout prêt a reconnaître la généreuse ardeur de
ses' professeurs, alors môme quo je les contredis. Seulement les
circonstances sont déterminantes et, tandis qu'il est juste et
bon de différer les objections que nous pouvons avoir contre
l'armée, il est juste et équitable do dénoncer dans cette minute
lo vice de notre enseignement philosophique.
INTELLECTUELS OU XOGIciENS DE L'ABSOLU mi
date-ci. La philosophie qu'enseigne l'Etat est responsable
en première ligne si des personnes croient intellectuel do;
mépriser l'inconscient national et de foire fonctionner l'inj
~
telligence dans l'abslrait pur, hors du plan des réalités.
Un verbalisme qui écarte l'enfant de toute réalité, un
kantisme qui lo déracine de la terre de ses morts, une
surproduction do diplômés qui crée ce que nous avons
appelé, d'après Bismarck, « un prolétariat de bache-
liers (1) », voilà ce quo nous avons reproché à l'Université,
voilà co qui fait do son produit, 1' « intellectuel », un en-
nemi de la société.
Lo force d'égarement quo j'attribue à nos professeurs
de philosophie so vérifie par l'attitude du plus grand
nombre d'entre eux au cours de l'affaire Dreyfus. Cette
affaire illustre merveilleusement les Déracinés qui lui sont
antérieurs. Bouteiller est tout naturellement un intellec-
tuel; en môme temps qu'un instrument de déracinement,
il est un déraciné supérieur . Que devient-il quand il veut
entrer dons le plan réaliste ? VAppel au Soldat, Leuts
Figures nous montrent Bouteiller homme politique. Sa
philosophie ne lui fournit pas de résistance. Il y a une
épigrammo vénitienne de Goethe : <t Quo l'on crucifié
« chaque enthousiaste à sa trentième année! S'il connaît.
« le monde une fois, de dupo il. deviendra fripon. » Mon
Bouleillor, qui ne parlait que do sacrifier tout a. la Justice
et qui aurait volontiers préféré, avec nos intellectuels kan-
tiens, a la destruction do la société au maintien d'une injus-
tice » (2) deviendra un chéquard.

(1) Chapitre V des Déracinés. Voir les études très documentées


de M. Henri BÉRKNQKRdans son livre « IJI Conscience nationale ».
(2) C'est le mot de M. Maurice liouchor et c'est la doctrine du
f«chambardement ». A quoi, Charles Maurras répondait avec une
force irrésistible : « Très bien I permettez-moi cependant une ob-
jection : on a quelquefois vu des sociétés sans justice, mais on
n'a jamais vu de justice sans société. »>
'
S8: - ; - SCÈNESEl? DOGTRÎNESDU NATIONALISME'v:

Je n'entends point que tout théoricien de l'absolu tourne


.nécessairement au „ concussionnaire, mais il est d'cb-
servation constante et vérifiée une fois de plus dans l'af-
faire Dreyfus que tout théoricien do l'absolu se détruit et
nuit dons les affaires publiques (1).

LES PROTESTANTS PAR RAPPORT A LA FRANCE. — A


16)
quinze mois d'intervalle, la Revue du Midi (2) (premier jan-

(1) Puisse Muurice Barrés, quand il sera Grand-Maître de


« l'Université, supprimer d'un trait de plume l'enseignement de
« la « philosophie » dans les établissements d'enseignement sc-
« condaîre I Qu'il se souvienno de son Bouteiller I Dans l'en-
« seignement supérieur môme, qu'est-il jamais sorti, que pou-
« vatt-il sortir des doctrines do Saisset, de Caro, de Janet ? Ou
« n'enseigne pas la philosophie. Chaque savant se fait la sienne.
« Tout au plus peut-il être utile de chercher à découvrir l'en-
« chaînemenl historique des idées de l'homme sur les phéno-
« mènes de la vie et de l'univers. Qu'on enseigne l'histoire de la
« philosophie, non la philosophie » (Jules Soury. Le Drapeau,
21 juin 1901). A été réuni dans Campagne nationaliste, 1899-1901,
1 vol., par Jules SOURY.
Conférez le plaidoyer prononcé devant le Conseil académique
do Paris, lo 18 juillet 1899,par Gabriel Syveton, agrégé do l'Uni-
versité et trésorier de la latrie française. On no dira jamais assez
lo rôle courageux et ulllo do Syveton. Il fut la cheville ouvrière
de la Patrie française. Ce plaidoyer, l'Université et la Nation (aux
bureaux do la Patrie française!, doit ûtro lu et répandu pour que
l'on sache qu'il y a des professeurs tout prêts à élever les enfants
de Franco selon l'instinct, la consclenco et la tradition nationale.
— Voir également l'audacieuse Défense de Vaugcols devant le
Conseil supérieur de l'Instruction publique (21 décembre 1900).
Au reste, rendons hommage ù tout ce qu'il y a de raison
comprimée dans l'Université. Voir un livre do Rocafort, l'Educa-
tion morale au lycée, et sa déposition à ta Commission parlemen-
taire do l'Enseignement.
Nous avons Indiqué dans la Lettre de SalnM'hlln (Leurs Figures)
où nous voyons la philosophie française ; on ne s'y trompera
pas en lisant les premiers chapitres do ce recueil.
(2) Cctto enquête n'a point paru d'ailleurs dans la Hevue du

INTELLECTUELS OU LOGICIENS DE L'ABSOLU W

vier 1899) et YAction française (1) (15 moi 1900) firent une
enquête sur la valeur comparative du protestantisme et du
catholicisme pour l'avenir de la France.
Faut-il protestontiser la Franco ? J'ai répondu :

(t Je suis lorrain, Une do nos plus grandes dates natio-


nales lorraines, c'est l'année 1525 où le duc Antoine tailla
en pièces à Saverne les Rustauds.
a'Si ces bandes protestantes avaient triomphé, les des-
tinées de la Lorraine ne so seraient-elles point orientées
vers l'Allemagne? (Il est à noter que ces Rustauds alle-
mands juraient de venger leurs frères protestants con-
damnés àx mort par les magistrats de Metz et que c'est
le parti catholique qui peu après livrait Metz à la France.)
« Cette victoire du duc Antoine (Antoine dit lo Bon) sus-
cita l'enthousiasme de ses sujets lorrains, car ils croyaient
l'existence même do leur nationalité intéressée dans cette
lutte. Elle couvrit en même temps la France. M. Forneron,
dans son histoire des ducs de Guise qui est un pamphlet
contre nos princes lorrains, reproche celte victoire de Sa-
verne à Claude do Guiso qui commandait 0,000 soldats do
France. « Les caisses publiques étaient vides, les gens do
« guerre pris ou découragés, lo peuple ruiné et mécontent.
« Guise risqua les dernières bandes armées, les derniers
« cavaliers qui restaient à la France pour maintenir les

Midi, mats en brochure sans nom d'édllcur. Ont répondu ;


MM. Barrés, Georges Fonsegrlvo, professeur de phtlosophto au
lycée Condorcet, directeur do lu Quinzaine; Maurice Haurlon,
professeur à la Faculté do Droit de Toulouse ; abbé Félix Klein,
professeur de l'Institut catholique à Paris ; Melchtor de Vogué ;
— puis MM. DIde, ancien sénateur ; Charles Gide, professeur à
la Faculté de Droit de Montpellier ; Hollard, pasteur à Paris ;
Jalabert, professeur do droit, doyen de la Faculté de Nancy ; Au-
guste Sabatter, doyen do la Faculté de Théologie de Paris.
(1) Ont répondu : MM. Barrés, Paul Bourget, Louis Dimier,
Jules de Gaultier, Henry Gauthler-Villaw, Melchtor de Vogaô.
*
60 , SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

(« intérêts des princes lorrains. » M. Fomeron reconnaît


pourtant quo François Ittr se considéra comme l'obligé de
Claude de Guise : « A son retour de captivité, François I"
« crut lo devoir traiter comme un prince du sang et lui con-
te fera lo rang de duc et pair qui n'appartenait encore qu'à
» trois princes. »
« Par la victoire do Saverne et par l'action extérieure et
intérieure des Guiso, lo Lorraine et sa grande voisina la
France se sont développées en dehors du protestantisme.
Je ne m'immisce point dans les querelles do théologie; nul
esprit confessionnel ne m'anime; je ne débats point do
savoir où est la bonne religion. L'assertion qu'une chose
est bonne cl vraie a toufours besoin d'être précisée par une
réponse à celte question : par rapport à quoi celle chose
est-elle bonne ou vraie ? Lo milieu catholique est celui
où mes aïeux se sont développés et m'ont préparé; il est
en conséquence celui qui me heurte le moins, celui qui
acceptera le mieux mes diverses manifestations, enfin lu
plus favorable à mon activité naturelle. Voilà pourquoi
j'honore les Guise; voilà pourquoi je tiens l'écrasement
des bandes protestantes par lo duc Antoine pour un dos
événements, les plus heureux do ma vie antérieure. J'en-
tends bien maintenir selon mes forces lo bénéfice de
cette victoire qui permit à l'arbre dont je suis une des
feuilles do persévérer dans l'être. »

de M. Léon Bourgeois. — Telles furent


Incompréhension
mes réponses à ces deux enquêtes. Sur quoi M. Léon
Bourgeois affirma publiquement quo jo voulais tailler en
pièces nos protestants français d'aujourd'hui. C'est abso-
lument comme s'il accusait les professeurs qui vantent la
bataille de Poitiers et Charles Martel écrasant les Sarra-
zins do vouloir occire nos mahomélans d'Algérie. M. Bour-
geois n'avait-il pas compris la donnéo du problème? ou
bien ne voulait-il pas qu'on la comprit?
INTELLECTUELS OU LOGICIENS DE L'ABSOLU W
8
Beaucoup d'historiens regrettent qu'au xvi siècle où.
bien encoro après la Grande Révolution nous n'ayons pas
accepté la Réforme. Renouvier, sans que je puisse très
exactement discerner laportéo do ses voeux, pensait après
la guerre do 1870 quo la religion protestanto fortifierait
notre pays. Tainc, né catholique, voulut être enterré par un
pasteur protestant. A rencontre de ces messieurs,jc crois
que la France trouverait à se protestantiser une diminu-
tion. Mois je ne les accuse point d'être des Rustauds qui
organisent des bandes pour piller la France, et je prie
qu'on ne me soupçonne pas davantage de méditer des mas-
sacres de Saverne. (,
Ces messieurs sont des moralistes, des intellectuels : ils
cherchent la religion la plus raisonnable; je me préoccupe
de protéger l'autonomie et la continuité françaises. Notre
caractère national (et voilà ce qui m'importe fort) so main-
tiendra d'autant mieux quo les conditions où nous vivrons
demeureront pareilles aux conditions qui formèrent nos
ascendants. On peut lo vérifier en Alsace-Lorraine où la
germanisation a le plus do chances de se développer parmi
les annexés prolestants (bien quo l'immenso majorité
d'entre eux résistent héroïquement).

Première note. — Quand les protestants français furent chas-


sés hors de France, Ils trouvèrent une patrie en Angleterre, à Ge-
nove, çà et là en Allemagne. D'autre part, Ils no procèdent pas
do nos aïeux qui les avalent chassés. Il suit de là qu'Us n'ac-
coptent pas toute la continuité française et qu'ils choisissent
telles ou telles périodes. La patrie pour eux, c'est certaines idées,
iju'lls les trouvent ailleurs, ces idées, et les voilà disposés à Tin-
ternalionallsmc.
C'est ce quo M. Georges Fonscgrtvo a exposé avec beaucoup
de juslcsso et do clarté dans sa réponse à VEnquête sur le catlio?
licisme et le protestantisme (1899). On verra aussi les fameux
Monod, de Charles Mourras.
Vérifiez là-dessus l'excellence, comme pierre de touche, de la
définition qui fonde notre patrie sur notre terre et nos morls.
M SCÈNES ET DOCTRINES DÛ NATIONALISME

Deuxième note. — Voici une page à lire de près. Ne point ou-


bller que si le nationalisme affirme que la France est de fortn&-
I
lion catholique, le nationalisme n'entend nullement se confondra
'/
avec le catholicisme. Il y a, pour le bien de la nation, alliance des
positivistes et des catholiques. C'est ce qu'Auguste Comte récla-
mait et qu'avec une singulière audace Charles Maurras a osé re-
prendre et faire accepter enfin, du haut de sa chaire de « mo-
narchie française », dans la Gazette de France.
« Le protestantisme est une religion en pleine fermentation,
a II a pour protagonistes, parmi les éléments qui composent la
« nation, d'une part des individus récemment naturalisés, orl-
« ginaires do nations voisines, issus do ces races qui au xvi* siècle
« réentôrent le catholicisme, qui défaillait en tant que religion
« réelle, sur le christianisme primitif; d'autre part, ces protestants
« français qui manifestèrent à la môme époque un besoin religieux
« identique et dont la fol fut entretenue et fortifiée depuis par
« la contradiction. Or il s'agit de savoir si ces éléments qui jus-
« qu'ici n'ont pas eu do part à la formation de la mentalité fran-
« çaise vont substituer à cette mentalité et sur lo sol môme où
« elle so forma les modes d'un développement nouveau. Cette
« péripétie est particulièrement émouvante au point do vue de
« la liberté do l'esprit. La question ne se pose pus en effet entre
«le catholicisme effectif, religion étroite, et le protestantisme
« confessionnel, religion plus large, si l'on veut, mats entre une
« religion morte, et dont la décomposition a donné naissance à
« la liberté intellectuelle la plus entière qui ait jamais peut-être
« été réalisée par l'esprit, cl une religion vivante, pleine encore
« de force, grosse de fanatisme et qui n'accorde à l'esprit plus
« de champ quo pour continuer do lo mener plus sûrement en
« laisse... Lo protestantisme, d'ailleurs, est d'autant plus redou-
te table qu'ayant évolué, en des pays voisins, parallèlement à
« l'esprit moderne, il sait, ainsi quo l'a noté M. Remy do Gour-
« mont dans sa remarquable élude'du Mercure de France (fé-
« vrler 1000), se déguiser sous les espèces de la libre-pensée et
« se dépouiller des Insignes auxquels il serait trop aisément rc-
« connuissable. Ce n'est pas sous sa forme confessionnelle qu'il
« le faut redouter, mais il constitue, sous ses formes dérivées,
« lo plus réel péril pour la liberté Intellectuelle.
« J'ai noté qu'au regard do l'esprit le fait religieux consiste
« uniquement dans lo fuit de la croyance, Or, lo protestantisme,
« sous son aspect le plus libéral, sous son "déguisement entt-clé-i
*t rlcal, se résume et se concentre avec toute sa virulence dans
« la doctrine do la croyance morale. La croyance morale^ qui
INTELLECTUELS OU LOGICIENS DÉ L'ADSOLU 68"V*j

<crepose sur un dogme, exerce ses ravages aux deux extrémités 5


« du monde social. En bas elle sévit sous forme d'enseignement
« d'uno morale laïque et très habilement se couvre d'un masque /
« antl-roligieux, qui la fait agréer, pour ressusciter sournoise- *j
« ment une forme nouvelle de l'esprit religieux. En haut elle •'
« recrute ses apôtres parmi les métaphysiciens et elle est ici
« un véritable foyer d'infection, contaminant de jeunes esprits
« do culture élevée, et détournant vers une fol nouvelle, par •
« l'imitation des procédés de l'intelligence, quelques-uns des
« mieux qualifiés pour l'attitude scientifique et la liberté inté-
« grale. C'est sur ce terrain de la morale qu'il no faut pas :
« craindre de combattre l'influence prolestante. »
(Réponse de M. Jules de Gaultier à l'Enquête sur lo protes- .'.'
tantisme, Action Française du 15 janvier 1900). .-

17) DES JUIFS ET DES PROTESTANTS CONSIDÉRÉS <( IN ÀBS-

TRACTO». — Je suis de tradition lorraine par tous mes ins-


tincts; c'est, en outre, la discipline que ma raison accepte.
Ce que j'ai d'un outre sang me fortifie dans ma répu-
gnance au protestantisme (éducation séculaire différente
de la mienne) et au judaïsme (race opposée à la mienne).
Est-ce h dire quo je ne fasse pas cas des caractères
ethniques de ces races ou espèces? (1). C'est une autre ques-
tion. Les Juifs n'ont pas de patrie au sens où nous l'en-
tendons. Pour nous, la patrie, c'est le sol et les ancêtres,
c'est la terre do nos morts. Pour eux, c'est l'endroit où
ils trouvent leur plus grand intérêt. Leurs « intellectuels »
arrivent ainsi à leur fameuse définition : « La patrie, c'est
une idée. » Mais quelle idée? Celle qui leur est la plus

(1). Un prêtre m'a dit que nul, à notre époque, n'avait exposé
l'idée de Dieu avec autant do force qu'un protestant, M. Auguste
Sabatler, doyen de la Faculté de Ihéotogto do Paris, et c'est encore
une chose vraie que l'Histoire des Juifs est un des plus prodigieux
romans de l'humanité,
SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Utile et, par exemple, l'idée que tous les hommes


sonjt
frères, quo la nationalité est un préjugé à détruire, qub
l'honneur militaire pue le song, qu'il faut désarmer (et nb
laisser d'autre force que l'argent), etc..
Là-dessus faut-il les appeler « suies juifs » ou » première
aristocratie du monde »? Vous en penserez ce que vous
voudrez, selon vôtre tempérament et selon les circons-
tances. Ce n'est point intéressant. Mais vous ne nierez point
que le juif ne soit un être différent.
Il est d'une haute moralité d'obéir à la loi. Le cas de
Socrate illustre cette conception indiscutée. Mais je ne
puis accepter quo la loi à laquelle mon esprit s'identifie.
Plus j'ai d'honneur en moi, plus je me révolte si la loi
n'est pas la loi de ma race.
Le relativisto cherche à distinguer les conceptions
propres à chaque type humain. Ils possédaient le sens du re-
latif, les grands hommes d'Etat qui fermèrent aux protes-
tants les frontières de Lorraine et ceux qui apaisèrent les
discordes et balancèrent les forces diverses dans l'Edit de
Nantes.

C'est ici qu'on aurait dû placer le paragraphe intitulé


Erreur intellectuelle dos socialistes, mais comme cette
« erreur » nous entraîne nécessairement à examiner s'il
peut y avoir un « socialisme nationaliste », ou en d'autres
termes si les ambitions du prolétariat sont incompatibles
avec les nécessités d'un grand Etal dans l'Europe moderne,
nous avons préféré ne point diviser des idées qui se lient
cl dont on trouvera plus loin le développement,
CHAPITRE III -

LA RÉPLIQUE AUX INTELLECTUELS :

LE SENS DU RELATIF

18) LA LIGUE DE LA PATRIE FRANÇAISE.

a) Comment dès le début nous la comprenions. — Une in-


discrétion (dont a été victime notre ami Amouretti) vient
do faire connaître un groupement, la Patrie française, au-
quel ont déjà adhéré vingt-cinq membres de l'Académie
française. Nous ne voulions pas informer le grand public
avant une huitaine, car beaucoup de concours nous man-
quent encore que nous assureront les plus simples dé-
marches, et d'autre part, notre texte d'appel ayant été
manié, remanié par une trentaine d'entre nous, au cours
d'une première réunion chez M. Marcel Dubois, n'a pas
toutes les qualités qu'on lui verrait s'il avait été l'oeuvre d'un
seul. Il gagnerait à être revisé. Mais qu'importent ces pe-
tites contrariétés! L'essentiel, c'est qu'on no pourra plus
dire que l'intelligence et les intellectuels, — pour employer
ce mot de mauvais français — sont d'un seul côté.
Qu'on le,crût, cela entraînait do détestables conséquences.
L'hypothèse, pourtant insoutenable, de l'innocence de Drey-
fus, en recevait, surtout à l'étranger, un fort appui. Encore
5
66 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

était-ce là le moindre inconvénient : le cas de Dreyfus, jen


lui-môme, est insignifiant. Ce qui est grave, c'est qu'on a
inventé et qu'on utilise Dreyfus pour servir des doctrines
antimilitaires et internationalistes. Voilà contre quoi nous
entreprenons do réagir.
Depuis longtemps desprufesscurs souffraient cruellement
de voir leurs collègues mettre lents noms sur certaines
listes, et suivre, applaudir, prononcer dos conférences toutes
infectées des pires excès de mots. De tels mots sont des
actes. A propos de l'ex-rapitume Dreyfus, des mandarins,
qu'on peut appeler les anarchistes de l'estrade, par oppo-
sition avec les anarchistes de la rue, qu'ils ont d'ailleurs
enrégimentés, poursuivent uno campagne abominable
contre l'armée qui est le support du pays; ils essayent de
transformer la montulité française, déjà si troublée par de
continuels apports de l'étranger et par la méconnaissance
des réalités auxquelles on substitue « la beauté oratoire
des principes ».
La « Patrie Française » affirmera l'attachement
d'hommes d'études, d'hommes de pensée pour les officiers
et les soldats français. Elle vaut d'abord comme uno éclu-
tante manifestation de solidarité. Ensuite, nous agirons.
Comment ? C'est à quoi nous pourvoirons en nous inspirant
de l'esprit qui peu à peu so révélera dans notre groupement.
Jusqu'à cette heure, en effet, nous n'avons fait que nous
entrevoir.
Trois universitaires, MM. Dnusset, Syveton ot Vaugoois,
à l'initiativo desquels ils faut rendre hommage, sont venus
trouver Coppée, Leinnilre, M, Marcel Dubois, Drunetiôrc et
celui qui écrit ces lignes ; ils ont pensé qu'une conviction
commune sur un point essentiel — et qui dans cet instant est
lo point névralgique du pays — suffisait à faire uno entente.
Jo l'ai pensé comme eux. Pourtant, prenons nos précau-
tions. Un homme qui est un appui précieux pour notre grou-
pement, M. Drunetièro, de qui j'aime le caraclôro et le cou-
LE SENS DU RELATIF 67

rage en môme temps que j'admire son talent, a donné,


avant-hier soir, au Temps, uno interview qui ne peut être
tenue, ce me semble, que comme l'expression d'une person-
nalité et non comme l'idée mémo de la « Patrie Française ».
Parmi nos adhérents, en effet, plusieurs, à rencontre de
l'éminent académicien, ne se félicitent pas de voir l'affaire
Dreyfus portée sur le terrain judiciaire, car ils estiment
qu'elle devait être réservée h l'autorité gouvernementale. Et
il nous faut un grand effort de civisme pour reconnaître l'au-
torité de la Cour de cassation où l'on nous a menés par de
si étranges intrigues.
En outre le Temps attribue ù M. Drunctiôre le propos
suivant : » Nous repoussons avec énergie la doctrine anti-
if sémite et la doctrine nationaliste. Nous ne sommes pas
» ki « Liguo des Patriotes »; nous formons une Ligue de pa-
« triotes. Ce qui n'empôche pas que les antisémites et les
« partisans de M. Déroulôde seront reçus parmi nous. » Je
m'inscris contre la première phrase do cette citation. Très
probablement elle défigure les paroles de Bt unetiôre et cer-
tainement elle déforme l'attitude que l'ensemble des initia-
teurs proposent fi cette Ligue. Pour ma part, uno seule
chose m'intéresse, c'est la doctrine nationaliste, et j'appar-
tiendrai à la Pairie française dans la mesure où elle se
pénétrera de ce nationalisme.

b) Sa première manifestation. — Voilà remplie la pre-


mière partie do notre tache. Il n'y a plus personne qui
puisse croire que tous les intellectuels sont partisans de
Dreyfus ou do Picquart.
Pourquoi veulent-ils/dans cet instant, affirmer leur respect
de l'armée, ces innombrables adhérents de la « Patrie Fran-
çaise » ? Pourquoi jugent-ils qu'on se trompe sur les intérêts
de la patrie si l'on professe a propos de Voltaire les opinions
68 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

de MM. Anatole France, Duclaux et Lavisse? C'est ce qyo


notre ami Jules Lomattre s'était chargé d'expliquer hier
au soir (19 janvier 1899).
Magnifique discours! Tous, ù chaque phrase, nous l'inter-
rompions pour nous associer ù sa pensée par nos témoi-
gnages. Qu'on le dise s'il était possible, en respectant toutes
les consciences, de mieux délivrer celle de la France. La
tache était fort difficile, parce que les meneurs secrets ont
engagé volontairement Vaffaire d'une telle manière que la
société française ne peut s'en tirer sans blesser quelqu'un
de ses organes essentiels.
« Quelle doit être l'attitude d'un bon Français dans la ques-
tion Dreyfus? » se demande Lcmaltro. Il n'évite aucun
des points dangereux du débat. Lisez son paragraphe sur
l'antisémitisme. Lisez la solution qu'il donne au terrible pru.
blême qu'on ne peut éviter : « Comment accepterez-vous
la solution, quelle qu'elle soit, apportée par la Cour su-
prême ? »
Nous sommes de bons citoyens. Par raison nationale,
nous trouverons la force de soumettre notre raison indi-
viduelle devant la vérité judiciaire. Car enfin, si nous nous y
refusions, quel recours aurions-nous pour appuyer notre
opinion entêtée, sinon de descendre dans la rue ? Et la « Pa-
trie Française » n'est pas un groupement de révolution-
nnires.
Elle n'est pas un groupement de révolutionnaires, mais
non plus un troupeau do moulons qui tendent lo cou ù une
escouade do tire-laines. Aht si vous aviez entendu Le-
maltre, ses inflexions qui détachaient les mots et nos ap-
plaudissements qui les soulignaient! Celto sallo ne faisait
qu'un cerveau, une raison toute française. Du moins,
lisez-le avec soin (et par centaines de mille, il sera dis-
tribué sur tout le territoire), vous verrez quelle autorité
nous apportons ô, ceux qui réclament que lo jugement soit
LE SENS DU RELATIF 69
rendu toutes chambres réunies. Ce n'est pas de la Chambre
criminelle (Lemaltre l'a bien spécifié) que nous attendons
la lumière; c'est do la Cour suprême. Et la Cour suprême,
c'est toutes les chambres réunies! Distinction très impor-
tante!
Celte première manifestation, si belle par lo talent, si
digne par son caractère ferme et non irritant, soutenue par
l'enthousiasme des adhérents de Paris qui prenaient con-
tact et immédiatement fraternisèrent, aura un immense re-
tentissement. La « Patrie Française » qui, en quelques jours,
avant toute organisation, avait réuni dix mille adhérents
{t'i peu près mille par jour), en comptera plus de trente mille
clans un mois. A quels grandioses résultats marchons-
nous ? Une telle société doit jouer un grand rôle dans la
renaissance française, renaissance dont les personnes
douées d'une très bonne vue croient apercevoir les pre-
miers symptômes.
En vérité, quel chemin parcouru depuis ce jour où Mour-
ras m'écrivait : « Je connais deux professeurs, MM. Daus-
sctctSyveton,qui veulent absolument qu'on se compte dans
une protestation ! » Quello reconnaissance nous avons aux
hommes de coeur qui sont sortis do leur solitude, de leurs
travaux pour mettre leur autorité au service d'une telle
oeuvre, pour l'élargir et la faire triompher! Certes, ils
peuvent compter sur tout notre affectueux dévouement.
Uno salle immense, dans de magnifiques transports, vient
d'ajouter ù leur courage. Ello acclamait Cavaignac ; elle
pensait ù. Déroulède ; elle félicitait Forain ; olle a comblé
d'honneurs et Lemaltre et Coppée, et les plus modestes orga-
nisateurs. En eux, c'était le respect do la patrie et l'attache-
ment ù,l'armée que la plus noble des salles applaudissait.
Industriels, ouvriers, employés, commerçants, voulaient
se joindre fraternellement aux académiciens, artistes, sa-
vants, professeurs, qui composent le comité. Laissons ù
nos adversaires ces divisions orgueilleuses et insensées
'
SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

d'intellectuels et do non-intellectuels; associons nos voix,


nos efforts de propagande pour réclamer l'apaisemeiit
dans l'affaire Dreyfus. Parachevons celte première oeuvre
si bien commencée, répandons nos listes, soyons la force.
La nomenclature de nos sociétaires et les paroles de Le-
maltre témoignent assez que nous n'userons de nos res-
sources que pour le bien national.
Et tout de suite, faisons de la lumière : Où voyons-nous
l'oeuvre de salut qui nous incombe ?

c) Que voulions-nous faire ? — La nation a vu avec hor-


reur des hommes à qui elle avait prodigué tous les hon-
neurs, des mandarins qui no seraient rien sans la société,
monter sur l'estrade pour se taire ou même applaudir quand
on huait l'armée et la patrie. Les chefs de l'Etat se préoccu-
paient seulement de flotter au gré du flot le plus fort; pour
donner a toutes les factions des gages, ils multipliaient les
paroles et les petits actes contradictoires; ils demandaient a.
l'opinion de leur fournir un point d'nppui pour qu'ils pussent
gouverner. Les officiers inquiets de tant d'injures disaient :
Sommes-nous odieux t\ nos compn 'lïotcs ? Beaucoup d'entre
eux attristés jusqu'au désespoir pensaient à démissionner.
C'est alors que nous autres, divisés sur bien des points,
mais qui avons en commun la connaissance des. conditions
sans lesquelles ils n'est pas de société, nous nous rassem-
blâmes pour prendre des résolutions de salut public.
Ce fut d'abord un geste, plutôt qu'uno parole. Notre appel,
qu'on publia prématurément,dans l'espoir (d'ailleurs déjoué)
de nous nuire, était imparfait. Chacun comprit notre grou-
pement, parce que chacun le désirait. Maintenant complé-
tons notre appel. Pensons que tous nos mots ne doivent pas
être interprétés par rapport a. l'affaire Dreyfus. Nous nous
tenons au-dessus d'elle et nous lui survivrons. Dreyfus, c'est
LE SENS DU RELATIF 71

un accident, nous avons une tache a. arrêter dans ses


grandes lignes.
Notre nation est dissociée et décérébrée, c'est-a-dire
qu'elle ne lie plus ses forces et qu'elle manque de direction.
Il faut d'abord nous rendre compte des forces qui telles
quelles aujourd'hui portent la France et, quand même elles
ne seraient point celles sur lesquelles notre jugement propre
aurait voulu fonder notre pays, rappelons-nous qu'elles ont
au moins le mérite d'exister et qu'au lieu do les attaquer,
des hommes qui ne sont point des partisans, mais des
Français de bonne volonté, doivent s'appliquer a, les bien
employer.
Vous pensez que la Révolution a fait dévier les destinées
du peuple français ? Eh bien ! considérez que, telle quelle,
la France est la conséquence de ces événements que vous
déplorez. Vous no pouvez pas, sous peine do la ruiner, cher-
cher a effacer en elle le principe qui anime ses institutions
et son esprit. Je prends un exemple : Qu'on aime ou qu'on
blâme le fonctionnement de l'administration ou des bu-
reaux, ce sont eux qui supportent tout le pays, et s'ils ont
contribué pour uno part principale h détruire l'initiative, la
vie en France, il n'en est pas moins exact qu'aujourd'hui ils
sont la France môme. Il faut donc les ménager, voire les
appuyer, quoiqu'on souhaite telles et telles autonomies ;car,
après avoir diminué l'énergie nationale, ils la suppléent.
Par cet exemple, pris entre dix également importants,
je penso faire saisir ce que, ù mon sens, nous entendons
par oeuvre de conciliation. Encore uno fois, nous sommes
des gens de bonno volonté. Nous n'entrons pas dans la
« Patrie française » en tant quo dogmatiques. Nous
sommes sur un bateau compromis ; nous le prenons dans
l'état où nous lo trouvons, et la nécessité fait notre accord.
Nous rêvons do tirer lo meilleur parti do ce qui existe,
Cet état d'esprit devait être signalé : il explique notre
succès et notre composition. Notre organisation intérieure,
12 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

notre « comité» et notre « bureau


» (1) où des hommes,
venus des divers points de l'horizon, s'accordent daiis
quelques affirmations de salut public, représentent parfai-
tement cette communion patriotique.


d) Ce que feniendais par conciliation (2). On avait
beaucoup parlé de conciliation parmi nos premiers et émi-
nents adhérents, tous gens de mesure, de prudence et char-
gés d'honneurs. Conciliation! Conciliation! un mot, mais
qui pouvait inquiéter quelques-uns, car nous étions plu-
sieurs â considérer celle affaire Dreyfus, cette crise de la
France, comme l'instant favorable pour une courageuse

(t) Le comité était composé do MM. Maurice Barrés, ancien


député ; Godefroy Cavaignuc, député, ancien ministre ; François
Coppée, membre de l'Académie française ; Crouslé, professeur à
la Sorbonno (Lettres) ; Louis Dausset, agrégé de l'Université ;
lidouard Détaille, membre de l'Académie dos Beaux-Arts ; Jules
Domcrgue, directeur de la Réforme Hconom'-iw: ; Marcel Dubois,
professeur a la Sorbonno (Lettres) ; Forain ; Alfred Giard, pro-
fesseur a, la Sorbonno (Sciences) ; Vincent d'Indy, compositeur
de musique; Jcantet, directeur do la llcvue hebdomadaire;
Jules Lemaltre, membre do l'Académie française ; Longnon,
membre do l'Académie dos Inscriptions et Belles-Lettres ; de
Mahy, député ; Mistral ; Lieutenant-colonel Monteil ; Edmond
Perrier, membre de l'Académie des sciences ; Petit de Julleville,
professeur a la Sorbonno (Lettres) ; Picard, membre de l'Aca-
démio des Sciences; Frédéric Plessis, maître do conférences h
l'Ecole normale supérieure ; Maurice Pujo, homme de lettres ;
Alfred Bambaud, sénateur, ancien ministre ; Gabriel Syvcton,
'
agrégé de l'Université; Henri Vaugeois, professeur do l'Uni-
versité.

Le bureau, do MM :
Président d'honneur : François Coppée; Président : Jules Le-
maltre; Secrétaire Qènèral : Louis Dnusset; Délégués : Maurice
Barres, Marcel Dubois, Giard, de Mahy; Trésorier : Gabriel Syve-
tlon; Secrétaire adjoint ; Henri Vaugeois.
— Le Journal,
(2) Ce que nous entendons par conciliation.
3 février 1899.
LE SENS DU RELATIF 73

intervention chirurgicale. Nous ne voulions point qu'on


endormit le mal, mais qu'on l'opérât. D'où la nécessité
de définir cette conciliation. i
La Patrie française, disais-je, liera partie avec les
patriotes de Déroulède, avec les règionalistes et avec
tous ceux, catholiques ou positivistes, qui veulent une
discipline sociale.
Peu de jours après la conférence inaugurale, je publiai
avec enthousiasme la correspondance suivante :

L. D. P.
QUI VIVE ? FRANCE !

Paris, le 21 janvier 1899.

A Monsieur Jules Lemaltre, président de la Ligue de la « Pa-


trie Française », 07, rue de Rennes, Paris.

Monsieur lo président,
François Coppée a regretté publiquement avant-hier soir que
votre nouvelle ligue no fat pus encore assez riche pour donner
au beau discours que vous veniez do prononcer toute la publi-
cité que réclamait pour lui un auditoire enthousiasmé.
Moi, qui n'ai fait que vous lire sans avoir pu vous entendre,
je me joins de loin à ceux qui vous ont applaudi.
Mais qui peut aider et se contente d'approuver ne fait que la
moitié de son devoir ; notre vieille Ligue des Patriotes tient ù
faire le sien tout entier.
C'est pourquoi je viens en son nom mettre i\ votre disposition
une somme de 1,000 francs destinée a la propagande d'un dis-
cours qui peut et doit avoir un utile écho, non seulement dans
toute la France, mais au delà môme des frontières.
Laissez-moi vous dire aussi, a vous, cher président, et aux
membres de votre noble Ligue, quelle joie et quel réconfort c'a
été pour nous, qut combattions seuls depuis si longtemps, de
voir aujourd'hui entrer en ligne, — justification vivante de nos
doctrines, — la recrue de volontaires tels que vous.
Veuillez croire, je vous prie, a la sincère assurance do notre
toute cordiale sympathie.
Paul DÊKÛULÈDH,
Président de la Ligue des Patriotes.
74 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

A Monsieur Paul Dêroulède, président de la Ligue des


Patriotes,. !

Paris, 22 janvier 1899.


Monsieur le président,
Nous avons reçu avec une profonde reconnaissance la géné-
reuse offrande de la Ligue des Patriotes a. la Ligue de la Patrie
Française (mille francs).
Nous avons vu, dans ce fraternel secours de l'aînée a la ca-
dette, le témoignage d'une communauté de sentiments qui nous
est chère, et qui, sous les différences de tempérament et de tac-
tique, tiendra toujours nos coeurs réunis.
Veuillez agréer, monsieur le président, l'assuranco dé notre
affectueux dévouement.
Jules LEMAITRE.

•1 Monsieur Jules Lemaltre,

Nice, lo 23 janvier 1899.


Cher président,
Tout bon patriote devait avoir a coeur de propager votre ad-
mirable discours qui a fuit et fera tant de bien a l'Ame française.
Ce n'est donc pas à vous de parler de reconnaissance, c'est a nous
el bien cordialement.
Paul DÊROULÈDE.

Ces trois lettres, disais-je, pour celui qui écrit ces lignes,
pour un vieux nationaliste, sont une grande satisfaction.
Il y a douze ans, quel espoir qu'un Lemaltre mettrait sa
main dans la main do Dêroulède? Pouvions-nous entrevoir
qu'ils prendraient, jamais une claire conscience de l'oeuvre
commune? Maintenant l'entente se fait sans équivoque,
après affirmation des « différences do tempérament et de
tactique », d'une manière a, la fois honorable et utile.

Tandis que j'attendais de Dêroulède, autorisé par les


forces d'opinion que nolro ligue lui adjoignait, uno activité
LE SENS DU RELATIF 75

efficace dès la première occasion, une autre bonne nou-


velle m'arrivait, que je proclamais très haut. C'était l'union
des patriotes et des régionalistes. J'avais lieu de croire'
que leur fusion dans lo nationalisme allait se faire et qu'elle
serait féconde.
A Bordeaux, le 29 juin 1895, dans* une conférence pu-
bliée sous ce titre : Assainissement et Fédéralisme (1),
j'avais développé ce thème :
« Au sentiment national ne craignez pas de surajouter le senli-
« ment local. Donnez à chacun deux patries A, servir, a sauver :
« la grande patrie, la petite patrie... Il faut A des hommes des rai-
« sons précises, tangibles d'aimer leur pays. Que le mot « Pa-
« trie » no soit pas une expression métaphysique A l'usage des
« orateurs de concours agricoles, de banquets et de distributions
« de prix. Comprenez aussi que payer des impôts est un lien pa-
« trlotique Insuffisant. On n'aimera jamais tant son pays que si
« l'on prend contact avec lui, si l'on appartient A une région, a.
« une ville, A uno association où l'on tienne son rôle modeste, sa
« petite part de responsabilité, échappant par 1AA l'isolement d'un
<cêtre irresponsable qui croit s'être sauvé tout entier s'il a prô-
« serve sa peau... Compromettre la patrie! Nous prétendons la
« régénérer ! La nationalité française est faite des nationalités
« provinciales. Si l'une de colles-ci fait défaut, la construction
« politique qu'est la France perd un de ses éléments. Cela, nous
« ne l'oublions pas et nous éviterons de compromettre en rien
« l'unité française quand nous multiplierons sur la (ace du ter-
« ritoire les points de centralisation. Les faibles contradicteurs
» qui, menés par un funeste goût pour la tirade, cherchent A nous
« opposer je ne sais quel patriotisme artificiel et déclamatoire
<i n'ont pas examiné avec attention comment se constitue le pa-
« triotisme, par quelles votes il s'élargit de la famille A la cité, A la
« province, A la nation. Manquent-ils de sérieux ou de méthode?
« Voilà des gens A qui il faudrait faire lire un bon manuel de
<t l'organisation des pouvoirs dans le royaume do Prusse pendant
c ces derniers cinquante ans. »

Dès les premiers jours de la création de la « Patrie fran-

(1) Voir A YAppendice : « Notes sur les idées fédéralistes ».


'
70 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

çaise », je reproduisais ce passage ; j'en développais l'arj


gument; puis me tournant vers Coppée et Dêroulède, je
leur disais : Quand on menait cette campagne (1), vous ré:
pugniez, et vous le marquiez vivement, a rendre aux di-
verses régions de la France la vie qui doit leur être propre.
N'ôtes-vôus pas convaincus, maintenant, en voyant la pro-
vince résister aux furieuses tentatives des cosmopolites?
Quels meilleurs auxiliaires nvez-vous trouvés que les ra-
cines ? Quels pires ennemis que les déracinés ? Vous, mes
précieux amis et mes anciens contradicteurs, ne voulez-
vous pas que nous fassions une campagne commune pour
la tache a la fois délicate et nécessaire de la réorganisation
nationale ?
J'avais proposé et fait accepter que Mistral, encore
qu'éloigné de Paris et de nos délibérations, fût inscrit dans
le comité de la « Patrie Française ». Il adhérait à notre
oeuvre par une lettre publique adressée ù Charles Maurras :

« Profondément dévoué ù. la « Patrie Française », parce


(i que provençal et passionné pour la Provence, je m'unis
(i loyalement ù, tous ceux qui se dressent pour sauver les
(i traditions nationales de la France.
» Convaincu dès longtemps que la destruction des pro-
K vinces et de tout ce qui avivait leur personnalité ne pou-
(i vait qu'énerver les vieilles races libres qui ont mêlé leurs
» sèves dans le tronc gallo-franc, j'ai avec quelques autres
« consacré ma vie de poète ù ranimer, ù rajeunir les ra-
» cines par lesquelles la province tient au sol et les attaches

(1) Voir la belle brochure do Charles Maurras, L'idée de la aé-


cenlralisation, uux bureaux de la Revue llncyclopèdique, 17, rue
du Montparnasse, Paris, 18'JS. Bappelons su dédicaco significa-
tive : « A la doctrine de nos maîtres Comte, Le Play, Benan et
'l'aine; A Messieurs les officiers d'état-major invectives par les
ennemis do l'Etat. »
LE SENS DU RELATIF 77

« spéciales qui nous font aimer ce sol. Cela dit pour mon-
« trer que notre particularisme est moins dangereux pour
K la France que l'écrasement général produit par l'odieux
» niveau uniturisle, mais comme rien n'est inutile, pas
« môme les épreuves, j'espère bien que du péril que nous
« côtoyons ù cette heure surgira l'émancipation de ces
« forces provinciales.
» Mais seule une Constituante, élue, bien entendu, d'après
ii un système véridique, pourra résoudre un jour ce pro-
(i blême fondamental et concilier avec les nécessités du
« progrès moderne et des habitudes prises, les conditions
« indispensables ù un réveil provincial. Nous n'en sommes
» pas encore lu. Pour m'en tenir ù la pensée, à la géné-
<(reuso émotion qui rallie A cette heure autour de la
u Pairie française tant d'esprits différents, je crois que
« le plus grand danger qui menace notre nation vient de
<t l'oblitération du sentiment patriotique.
K Qu'a fait depuis cent ans la loi française ou, si vous
« voulez, l'administration, pour la conservation des moeurs
« et des coutumes qui entretenaient l'amour du foyer, l'at-
« facilement au sol natal ?
» Tout ce qui vient des aïeux, disait-on, est ridicule et
(i doit être remplacé par les mixtures des programmes, et
<t avec ça on produit des incolores et des ineptes, des cho-
it mincaux de tous les genres, et des gens qui, détachés des
u vieux préjugés terriens, font bon marché de la Patrie et
« du Drapeau qui la symbolise. »

Enfin — et c'était le troisième point de conciliation dans


notre groupement où toutes les forces catholiques (qu'elles
en soient hautement louées) se donnaient rendez-vous, — je
•défendais les non-croyants et je marquais la nécessité
d'une conciliation entre tous ceux, quelle que fût leur
position dans le plan religieux, qui acceptaient et récla-
maient une discipline sociale.
78- SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME'

Notre cher François Coppée, disais-je, que tous nous


avons acclamé président d'honneur et de qui le concours
a été'si précieux pour échauffer les bonnes volontés des
dignitaires de la Patrie Française, pour aguerrir les ti-
mides et pour dissiper certaines méfiances d'homme ù •
homme — en même temps qu'au dehors sa popularité
nous portait jusqu'à la foule — écrit dans la Revue Hebdo-
madaire : « Chez tous ces hommes qu'on croyait atteints
« d'indifférence ou do scepticisme, l'amour, de la patrio se
« réveille, fort et na'if comme un instinct. Hier peut-être
« plusieurs d'entre eux parlaient de ce sentiment sacré
« avec un sourire A la Renan, foli et abominable. Aujour-
» d'hui, ils crient à plein coeur : Vivo la France. » Il y a là
quelques expressions injustes, et je demande respectueuse-
ment à Coppée la permission de le contredire. Personne
n'a mieux parlé de la patrie, do notre patrie, que Renan.y
Les racontars de M. de Goncourt sont évidemment (et
pour qui les juge dans leur ensemble, et pour qui examine
son fameux récit d'un dîner pendant le siège) d'un acharné
collectionneur, admirable dans certains domaines, mais
peu capable de suivre un développement d'idées. Il se con-
naissait mieux en potiches et en peintures. Pour juger
Renan, il faut écouter tout simplement Renan. Ses lettres
à M. Berthelot, dans la période tragique, sont excellentes.
Pourquoi? Parce qu'il ne se borne pas à avoir un amour
de la patrie, « fort et naïf comme un instinct », mais, parce
qu'il s'élève jusqu'à prendre connaissance de notre état
national. Par là c'est un amour utile. Il ne faut pas dire
que Renan a souri du patriotisme; il faut dire qu'il est
un des rares hommes qui tout de suite se sont mis à la
1
tache. A quelle tâche? A celle que nous no cessons pas de
signaler de toutes nos fuibles forces : la réfection de la
France par la connaissance des causes de sa décadence.
Il ne serait pas juste de créer un nouveau cliché, et do
substituer au hideux sourire de Voltaire le sourire aboml-
LE SENS DU RELATIF 70

nable de Renan. La vérité, bien au contraire, c'est qu'avant


que cette affaire Dreyfus éclatât devant des yeux dispersés
sur mille amusements parisiens, la génération qui a été
vaincue en 1870nous avait donné peu de satisfaction. Elle;
risquait de laisser dans l'histoire une réputation de frivo-
lité. Taino et Renan ont sauvé l'honneur des intellectuels
français. Ils comprenaient le devoir : aider à l'élaboration
d'une conscience nationale.
En effet, il faut comprendre que cette affaire Dreyfus
n'est point née au hasard, mais qu'elle résulte des condi-
tions au milieu desquelles nous vivons. Je crois qu'après
les avoir étudiées on peut les modifier; je suis sûr que c'est
le seul moyen de parer à une affaire qui surgira nécessai-
rement après celle-ci, comme celle-ci elle-même a succédé
nécessairement aux affaires Wilson, aux affaires de Pa-
nama. De quelle maladie intérieure ces crises criminelles
sont-elles la conséquence? Et quel remède, ou plutôt quelle
méthode pourrait-on leur opposer ? C'est ce que la « Patrie
Française » devra étudier, si elle sait être le cerveau de la
France.
Or, par de telles études, qu'elle le sache ou non, elle se
remettra dans le sillon où Renan a passé quand il écrivait
la Réforme intellectuelle et morale, où Taine s'est attelé
quand il a recherché les caractères de la maison natio-
nale que la nature et l'histoire nous ont construite et que
nous avons à maintenir.
Cet hommage rendu à la méthode de Renan, dans ses
dignes ouvrages, n'implique point que j'admette toutes les
thèses d'un philosophe qui, parfois, connut les poétiques
ivresses de la rêverie; et, par exemple, est-il nécessaire de
lo dire, un Lorrain, et qui écrivit les Déracinés, repousse
pour la France cette définition : « Qu'est-ce qu'une nation ?
— C'est un esprit. » Voilà uno formule d'où l'on peut tirer,
d'où l'on tire, aujourd'hui, do détestables conséquences.
Mais les plus graves divergences n'empêchent pas que nous
SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

gardions notre gratitude à celui qui a tant fait pour donner]


à notre nation le sens du relatif. Et jamais mieux on n'o|
senti la nécessité du relativisme qu'au cours de celte affaire|
Dreyfus, qui est profondément uno orgie de métaphysi-
ciens. Ils jugent tout par l'abstrait. Nous jugerons chaque
chose par rapport à la France.
Coppée me pardonnera de lui soumettre cette rectification
sur un homme qui divise encore les esprits et que plusieurs
ne voudraient pas excommunier.

e) Doctrine proposée à la « Pairie française ». — Je fus


invité à faire la troisième conférence de la « Patrie fran-
çaise ». Je me proposai do définir le nationalisme, c'est-à-
dire de chercher son principe et sa direction,
Nous devons commencer, disais-je, par comprendre les
causes de notre affaiblissement.
L'affaire Dreyfus n'est que le signal tragique d'un état
général. Une écorchurc qui ne se guérit pas amène le mé-.
dccin à supposer le diabète. Sous l'accident, cherchons
l'état profond.
Notre mal profond, c'est d'être divisés, troublés par mille
volontés particulières, par mille imaginations individuelles.
Nous sommes endettés, nous n'avons pas uno connais-'
sunce commune de notre but, de nos ressources, denotro
centre.
Heureuses ces nations où tous les mouvements sont liés,
où les efforts s'accordent comme si un plan avait été com-
biné paivun cerveau supérieur 1
Il y a bien des manières pour un pays do posséder celte
unité morale. Le loyalisme peut grouper une nation autour
de son souverain. A défaut d'une dynastie, des institutions
traditionnelles peuvent fournir un centre. (Mais notre
France, il y a un siècle, a brusquement maudit et anéanti
LE SENS DU RELATIF 81

sa dynastie et ses institutions). Certaines races enfin ar-


rivent à prendre conscience d'elles-mêmes organiquement.
C'est le cas des collectivités anglo-saxonnes et teuto-
niques qui sont, de plus en plus, en voie do se créer comme
races. (Hélas ! il n'y a point de race française, mais un
peuple français, une nation française, c'est-à-dire une col-
lectivité de formation politique). Oui, malheureusement,
nu regard des collectivités rivales et nécessairement enne-
mies dans la lutte pour la vie, la nôtre n'est point arrivée
à se définir à elle-même. Nous l'avouons implicitement par
ce fait quo, suivant les besoins du moment, pour nos pu-
blicistes, nos écrivains, nos artistes, nous sommes tuntôt
Latins, tantôt Gaulois, tantôt « le soldat de l'Eglise, », puis
la grande nation, « l'émancipatrico des peuples » .
A défaut d'une unité morale, d'une définition commune
de la France, nous avons des mots contradictoires, des
drapeaux divers sous lesquels des hommes avides d'in-
fluence peuvent assembler leur clientèle. Ces divers
groupes conçoivent chacun à sa manière la loi interne du
développement de ce pays.
Le nationalisme, c'est de résoudre chaque question par
rapport à la France. Mais comment faire, si nous n'avons
pas de la France une définition et une idée communes ?
Un incident surgit-il? Il est interprété par chaque parti et
d'après la définition spéciale qu'on y donne de la Franco,
Et l'on s'explique alors la pleine importance de cotte af-
faire Dreyfus : au lieu d'être réglée dans un esprit commun,
par des Français qui se feraient do leur pays et de ce qui
lui est bon une mémo idée, elle est examinée par des
idéologues qui se guident sur les axiomes do leur goût.
Etant donné ce manque d'unité morale de la Franco^
qui n'a pas de dynastie ni d'institutions traditionnelles et
qui n'est pas une race, il est bien naturel que de néfastes
métaphysiciens, pourvu qu'ils soient éloquents, persuasifs,
« généreux », prennent de l'influence sur nos imaginations.
G
82 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME i

j

En nous proposant un idéal, ils s'engagent à nous, rendre


une unité morale. Mais loin de nous délivrer de nos incerti-
tudes, ils ne font que les multiplier par leurs affirmations
contradictoires.
C'est à quoi il faut remédier. Seuls un coeur paresseux
et un esprit décidément corrompu par l'anarchie peuvent
se plaire dans cette France dissociée et décérébrée.
Mais quel moyen pour dégager cette conscience qui
manque au pays ?
Répudions d'abord les systèmes philosophiques et les
partis qu'ils engendrent. Rattachons tous nos efforts, non)
à une vue de notre esprit, mais à une réalité.
Nous sommes des hommes do bonne volonté; quelles
que soient les opinions que nous ont faites notre famille,
notre éducation, notre milieu et tant de petites circonstances
privées, nous sommes décidés à prendre notre point de
départ sur ce qui est et non pas sur notre idéal de tête. Tel
d'entre nous peut bien trouver que la Révolution nous a
déviés de nos voies les plus aisées et les plus heureuses,
tel autre peut regretter que le Premier Consul ait, par le
Concordat, replacé la France sous l'influence do Rome; un
troisième s'ussurc que les destinées de notre pays sont
étroitement liées à celtes du catholicisme. Chacun refait
l'histoire de France. Laissons ces romans. Pourquoi nous
enfoncer dans les voies hypothétiques où la France aurait
dû passer? Nous trouverons un profit plus certain à nous
confondre avec toutes les heures de l'histoire de Franco, à
vivre avec fous ses morts, à ne nous mettre en dehors d'au-
cune de ses expériences. Entre toutes ces évolutions, qui
semblent se contredire, de notre pays depuis un siècle, quelle
angoisse morale s'il faut que notre préférence propre dé-
cide ! Après tout la France consulaire, la Franco monar-
chique, la France de 1830, la France de 1818, la France
de l'Empire autoritaire, la France de l'Empire libéral,
toutes ces Fronces enfin qui, avec une si prodigieuse mobi-
LE SENS DU RELATIF 83%

litô, vont à des excès contradictoires, procèdent du même \


fonds et tendent au môme but; elles sont le développement /
du môme germe et sur un même arbre les fruits des di- j
verses saisons.
Sans doute toutes ces oscillations ne sont pas à la mesure
de la raison individuelle. Il semble qu'il vaudrait mieux ne
pas se développer dans de telles incertitudes et contradic-
tions. Mais quoi ! nous voudrions dans la nature un éternel
printemps, et pourtant l'expérience accumulée des généra-
tions a fini par nous faire entendre que les neiges de l'hiver
et les pluies de l'automne étaient précisément nécessaires
pour le printemps !
Et puis, dans les siècles passés, la part de bien dont nous
jouissons aujourd'hui ne. s'est-elle pas faite ù travers des
contradictions plus cruelles encore ?

Je suis Lorrain, Messieurs ; depuis un siècle seulement mon pe-


tit pays est français. Parlons franchement comme des historiens.
Nous ne sommes pas entrés dans la patrio française parce que
c'était notre goût ; en vérité nous y sommes venus parce que nous
étions piétines tantôt par la France, tantôt par l'Allemagne, parce
que nos ducs, n'ayant pas su nous organiser, manquaient A nous
défendre, et qu'après les atrocités dont nous avaient accablés les
Français, il nous fallait de l'ordre et de la paix.
Vous imagineriez difficilement, Messieurs, une pire histoire que
celle do la Lorraine, disputée entre la France et l'Allemagne dès
le x6 siècle et que ces deux grands pays no laissaient pas vivre do
sa vie organique. Nous avions uno bonne maison souveraine, nos
coutumes, des institutions, tout ce qu'il faut pour conquérir une
place dans l'histoire ou, plus humblement, pour s'assurer de
l'ordre, do la sécurité et pour créer une nationalité. Malheureusa-
ment, notre maison ducalo était inférieure en intelligence poli-
tique aux Capétiens. Nos ducs nous défendirent mal, puis nou:»
abandonnèrent.
Nous ovons accueilli avec enthousiasme, peu après notre réu-
nion A la France, les préludes do la Révolution, Do 1786 A 1780,
notre petite nation, mal renseignée, espéra un gouvernement in-
digène par une assemblée provinciale. Au xvn' siècle, environ les
lî-ols quarts d'une population totale de quatre cent mille habitants
81 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

étaient morts dans les horreurs do l'occupation française, et cela


avait été uno condition extrêmement favorable pour la substitu-
tion do l'idéal français au lorrain sur notre territoire repeuplé
avec des paysans de France ; mois l'union décisive so fit grâce
aux avantages matériels procurés aux paysans et nux bourgeois
par la grande Révolution et ensuite grâce h la fraternité de com-
bat et de gloire scellée clans les guerres républicaines et impé-
riales. En 1814, lllttchcr fit appel aux idées séparatistes. Il dit h In
municipalité do Nancy : « Puissé-jc ramener pour vous lo bon
vieux temps dont jouirent vos ancêtres sous lo gouvernement
doux et paternel do vos anciens ducs ! » On no lo comprenait
plus.
En un mot, — et voici ce que veut démontrer cet exemple, —
nous, Lorrains, nous ne sommes pas Français, parce que la
Franco est la « fille aînée de l'Eglise » ni parce qu'elle a fourni
nu monde la « Déclaration des Droits do l'Homme », nous n'avons
pas adhéré à la Patrie comme a un esprit, comme a un ensemble
de principes. En fait, nous sommes venus à la France parce que
nous avions besoin d'ordre et do paix et que nous no pouvions en
trouver ailleurs. Notre patriotisme n'a rien d'idéaliste, de philoso-
phique; nos pères étaient fort réalistes. Et pourtant il est bien
exact que nous tendions vers la Fiance plutôt que vers l'Alle-
magne, parce que celle-là est une nation catholique, et c'est en-
core vrai que les conquêtes civiles de la Révolution et les gloires
militaires de l'Empire ont gagné lo coeur de noire population.
Ainsi, notre patriotisme est fait de tous les éléments que les dia-
lecticiens s'efforcent de maintenir séparés et en opposition.

Ce bref tableau des aventures


qui associèrent la Lorraine
à la fortune de la France prouve que sur la route de l'his-
toire on trouve toujours la conciliation. La logique, les dis-

tinguo des raisonneurs perpétueraient les difficultés que


la force des choses se charge d'anéantir. Les gens à sys-
tème sont et malsains;
puérils ils s'obstinent à maudire ce
qui ne plaît pas à leur imagination. Nulle conception de la
France ne peut prévaloir, dans nos décisions, contre la
France de choir et d'os.
Si îa .< Patrie
Française » parvenait à donner à ses adhé-
rents ce sens du réel et du relatif, si elle pouvait convaincre
les professeurs si honnêtes, si zélés (et qui parfois nous
LK SENS DU RELATIF 85

firent tant de mal !) de juger les choses en historiens plutôt


qu'en métaphysiciens, elle transformerait le détestable es-
prit politique de notre nation, elle nous restituerait une unité
morale, elle nous créerait enfin ce qui nous manque depuis'^
un siècle : une conscience nationale. \

Pour faire accepter celte vue raisonnable, réaliste, de la


Patrie, il faut développer des façons de sentir qui existent
naturellement dans le pays. On ne fait pas l'union sur
des idées, tant qu'elles demeurent dos raisonnements; il
faut qu'elles soient doublées de leur force sentimentulo.
A la racine do tout, il y a un état de sensibilité. On s'effor-
cerait vainement d'établir la vérité par la raison seule,
puisque l'intelligence peut toujours trouver un nouveau
motif de remettre les choses en question.
Pour créer une conscience nationale, nous devrons asso-
cier à ce souverain intellectualisme dont les historiens nous
donnent la méthode un élément plus inconscient et moins
volontaire. - _.-•'
Pour moi, dévoyé par une culture universitaire, qui ne
parlait que de l'Homme cl de l'Humanité, il me semble
que je me serais avec tant d'autres agité dans l'anar-
chie, si certains sentiments de vénération n'avaient averti
et fixé mon coeur (1).

Un jour, j'étais à Metz; les Prussiens, qui ont transformé Stras-


bourg, n'ont jusqu'à cette heure rien changé ù l'antique cité lor-
raine. Une fois franchis les travaux immenses qui l'enserrent, elle
apparaît dans sa servitude, identique ù son passé. Par là d'au-
tant plus émouvante, esclave qui garde les traits et l'allure de la
femme libre 1 Les visages prussiens, les uniformes, les inscrip-
tions officielles, tout nous signifie trop clairement dans cette at-
mosphère messine que nous sommes des vaincus. Je visitai au
cimetière de Chambière lo monument élevé à la mémoire de sept

(1) Sur vénération, voir livre I, paragraphe 3 : De coelo in in-


ferna.
8(5 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

mille deux cents soldats français morts aux ambulances do 1870.


C'est au milieu des tombes militaires allemandes une haute pyra-
mide. Une inscription terrible lui donne un sens complet :
« Malheur à moi! fallait-il naître pour voir la ruine do mon
peuple, la ruine de la cité et pour demeurer au milieu d'elle
pendant qu'elle est, livrée aux mains do l'ennemi ; — malheur à
moi ! »
Cette plainte, celle imprécation, le passant français l'accepte
dans tous ses termes et l'ayant méditée, so tourne vers la France
pour lui jeter : « Malheur a toi ! génération qui n'a pas su gar-
der la gloire ni lo territoire ! »
Mais no faut-il pas que tous, humblement, nous acceptions une
solidarité dans la faute commise, puisqu'après tant d'années écou-
lées et quand les enfants sont devenus des hommes, rien n'a
été tenté pour la délivrance de Metz et de Strasbourg que nos
pères ont abandonnés ?
Sous ces pierres, dans cette terre de captivité, sont entassés
des cadavres de jeunes gens de 21 h 25 ans, de qui la vie n'aura
pas eu do sens si on so refuse ù le chercher dans la notion de pa-
trie. Aujourd'hui encore, ils seraient pleins de vigueur. Leur mort
fut impuissante à couvrir le territoire, mais elle permet à la na-
tion de so reporter sans une honte complète à celte année funeste.
C'est une fin suffisante du sac ri lice qu'ils consentirent en hâtant la
disparition inéluctable de leur chétive personnalité. Les trom-
pettes et les tambours prussiens, qui, sans trêve, d'un champ de
manoeuvres voisin, viennent retentir sur les lombes do Cham-
bière, ne nous détourneront pas d'épeler avec tendresse les noms
inscrits sur ces lombes, des noms fraternels.
Dans le même cimetière so trouve la pierre commémorât)ve,
qu'eux aussi les Allemands consacrent à leurs morts. Elle jette
ce cri insultant : ><Dieu était avec nous ! »
Offense qui tend à annuler le sacrifice des jeunes vaincus aux-
quels les femmes de Metz ont fermé les yeux.
Il ne dépend pas du grand état-major allemand de décider sans
appel que nos soldats luttaient contre Dieu. En vérité, la France
a contribué pour ur.e part trop importante ù constituer la civilisa-
tion, elle rend trop de services a la haute conception du monde,
ù l'élargissement et à la précision de l'idéal, — dans un autre
langage, à l'idée de Dieu, — pour que tout esprit libre ne tienne
pascommeune basse imagination de caporal de se représenter que
Dieu — c'est-à-dire la direction imposée aux mouvements de l'hu-
manité — serait intéressé à l'amoindrissement de la nation qui
LE SENS DU RELATIF 87

a fait les Croisades dans un sentiment d'émancipation et de fra-


ternité, qui a proclamé par la Révolution le droit des peuples a
disposer d'eux-mêmes I
Mais voilà bien lu prétention de toute l'Allemagne, du plus mé-
canique de ses soldats jusqu'au plus réfléchi de ses professeurs !
Ce n'est point au hasard, mais par le développement d'une pensée.
nationale qu'ils inscrivent Dieu comme leur allié à deux pas de
l'ossuuire de nos compatriotes, les mettant, s'ils sont chrétiens,
hors du paradis des enfants de Jésus, s'ils sont athées, hors des
affirmations do beauté et de bonté entrevues par l'humanité, re-
jetant nos armées dans je ne sais quel brigandage et proscrivant
la pensée française comme nuisible.
Dans cet Ciroit espace, des corps entassés do Français et d'Al-
lemands ont bien pu faire cette vigoureuse végétation, celte tren-
taine d'arbres élancés vers les cieux ; l'Allemagne, consciente
d'elle-même, ne veut pas que dans le sein de Dieu, « dans le con-
cert de l'humanité », le génie français et le génie allemand col-
laborent. Elle nous excommunie, elle prêche l'anéantissement de
notre langue, de notre pensée. C'est une guerre sacrée.
Sur le territoire de Metz et do Strasbourg, l'Allemagne, plus
cruelle que les peuples orientaux qui coupent les oliviers et com-
blent les puits, tend à réaliser son rêve de destruction.
Elle supprime la pensée française dans le cerveau des petits en-
fants ; elle ensevelit sous des mots et des idées d'Allemagne,
comme une source vive sous des fascines, uno sensibilité qui de-
puis des siècles alimentait cette race et que ces enfants avaient
reçue de leurs pères.
Eh bien, Messieurs, ce n'est pas en jetant de la terre sur des
cadavres, uns formule insolente sur des siècles d'histoire et un
vocabulaire sur des consciences, qu'on annule des consciences,
des précédents et des cadavres. A Chambière, devant un sable
mêlé de nos morts, par un mouvement invincible de vénération,
notre conir convainc notre raison des grandes destinées de la
France et nous impose ù tous l'unité morale (lj.

Cette voix des ancêtres, leçon de la terre que Metz


cette
sait si bien nous faire entendre, rien ne vaut davantage

pour former la conscience d'un peuple. Notre terre nous


donne une discipline et nous sommes les prolongements de

(1) Voir, dans l'ArPEr. w SOLDAT, la Vallée de la Moselle.


88 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

nos morts. Voilà


sur quelle réalité nous devons nous fonder.
Que pour permettre à la conscience d'un pays tel que la
France do so dégager, il faille raciner les individus dans la
terre et dans les morts, dans la terre de nos morts, cela
parait uno conception fort matérielle à des personnes qui
croient avoir atteint à un idéal d'autant plus élevé qu'elles
ont mieux ôtoulïé en elles la voix du sang cl l'instinct du
terroir (l).
Mais quels splendides résultats sociaux et quelles nobles

(1) Lire là-dessus un livre Intéressant, d'esprit tout « dreyfu-


sard » (encore qu'il n'y soit point traité do Dreyfus) Nouvelles con-
versations de GirAhc cl d'Eckcrmann. Son auteur, M. Léon Blum,
(a propos des Dérucincs) a écrit : « A M. Barres qui fut le théori-
cien du Moi et qui est resté un individualiste, je demande ce que
deviennent dans sa théorie le moi et l'individu. Lu famille, la com-
mune, rien ne fausse et ne diminue l'énergie comme de tels
groupements. Ce sont les collectivités les plus dangereuses,
parce que nous les aimons et parce qu'elles nous retiennent.
Contre le développement libre de l'individu, ce n'est pas la con-
trainte ou la misère que je redoute le plus, mais les liens de l'af-
fection partagée cl du bonheur médiocre. » M. Charles Maurras
qui cite ce passage caractéristique de M. Léon Blum (intéressant
parce qu'il est représentatif de ce monde ù la fois si cultivé et si
barbare, si anarchique, de la Revue Blanche}, M. Charles Maur-
ras le commente en ces ternies : « M.Barrés avait dit : — Une vie
« de famille énergique, un milieu communal puissant sont indis-
« pensables, même pour former des individus supérieurs. » —
« Mais, répond M. Blum, les âmes ordinaires perdent leurs diffé-
« rences caractéristiques sous l'influence de ces milieux absor-
« banls... » M. Barrés n'a qu'à répondre ù l'objection : — Evi-
« déminent, et c'est tant mieux pour tout le monde, y compris'
« l'intéressé. >>
A la suite de l'opinion do M. Léon Blum, Charles Maurras ci-
tait M. Umè Doumic : « M. Doumic, dans la Revue des Deux-
« Mondes, admet la thèse des Déracinés, mais sous la réserve
« suivante : Le propre de l'éducation est d'arracher l'homme à son
« milieu formateur. Il faut qu'elle le déracine. C'est le sens ély-
<tmologique du mot « élever »... En quoi ce professeur se moque
« de nous. M. Barrés n'aurait qu'à lui demander à quel moment
« un peuplier, si haut qu'il s'élève, peut être contraint au déraci-
« nement. Pour rêver à la monarchie universelle et pour s'élever
« jusqu'à la sphère métaphysique de la cité de Dieu, Dante n'en
LE SENS DU RELATIF 89

individualités on obtiendrait en tirant du principe que je


pose toutes les conséquences législatives qu'il nécessite !

Cette vue sur les morts nous mène à une loi sur les
naturalisations. Les morts! Kh! que serait donc un
homme à ses propres yeux s'il ne représentait que soi-
même? Quand chacun de nous tourne lu tète sur son
épaule, il voit une suite indéfinie de mystères, dont les
âges les plus récents s'appellent la France. Nous sommes
lo produit d'une collectivité qui parle en nous. Que l'in-
fluence des ancêtres soit permanente, et les fils seront éner-
giques et droits, la nation une.
M. Louis Ménard a écrit sur le culte des morts une des
pages les plus émouvantes de la haute littérature contem-
poraine :
« Si vous voulez savoir comment une religion commence,
ce n'est pas les philosophes qu'il faut interroger ; regardez
dans la profondeur des couches sociales, vous y verrez les
deux mots qui sont gravés sur la grosse cloche de Notre-
Dame : Dcfunctos ploro. Une famille est réunie pour l'anni-
versaire d'un grand deuil. La place du père est vide à la
table commune. « Il est toujours au milieu de nous, dit la
« mère. Il veille sur ceux qu'il protégeait et qui sont réunis
« en son nom. Qu'il maintienne entre nous tous la paix et
<( la concorde; prions-le de nous aider à supporter les

« est pas moins l'exact citoyen de Florence; Sophocle l'Athénien


« et Sophocle l'universel ne sont pas deux ligures contraires qui
» s'excluent, mais bien le même personnage... »
Quelle belle et simple réponse à ces jeunes insensés qui, par or-
gueil d'individualisme et pour marquer leur opposition à notre fé-
conde doctrine du racinement, ont fondé lo groupe des « Etu-
diants nomades de l'Université libre de la nature » !
Pour connaître l'opposition officielle, orthodoxe, en quel-
que sorte, à ce patriotisme réaliste de La Terre et les Morts, il
faut lire le Génie de la France, par Henri Bérenger. (Une bro-
chure à la Revue des Revues, 12, avenue de l'Opéra, 1901.)
90 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

« épreuves do In vie et d'écnrier celles qui seraient au-


« dessus de nos forces. Qu'il nous éclaire et nous conduise
» toujours dans le droit chemin, qui mono vers lui. » Si,
parmi les (ils, il en esl qui ne soient pas porfés h croire à
l'existence personnelle des morts, vont-ils combattre cette
croyance, qui est pour leur mère veuve un espoir de réu-
nion? Non, car il n'y a pas plus de raison scientifique pour
nier que pour affirmer, ils traduiront la prière dans une
autre langue : « O que nous pleurons, ce n'est pas un
ii corps rendu à la terre, c'est une affection qui nous enve-
« loppait, une conscience qui nous dirigeait. Ce qui était
« lui, c'étaient ses conseils, ses bienfaits, ses exemples :
« tout cela est vivant dans notre souvenir. Que sa pensée
u nous soit toujours présente dans les luttes de la vie.
ii II y a des heures où l'ombre est bien épaisse : que ferait-il
u a notre pince? que nous dirait-il de faire? C'est la. qu'est
u le devoir; par cela que nous pensons t\ lui, sa force bien-
« faisante s'étend sur nous comme pendant sa vie : c'est
» ainsi que les morts tendent les mains aux vivants. »
Rendons hommage à ces fortes pensées d'un philosophe,
et munis d'une telle autorité, qui nous émeut si nous sa-
vons la méditer, ne craignons pas de poursuivie.
Voici sur notre sol de France une autre famille rassem-
blée. En deuil, elle aussi. Là mère, les fils font voir un profil
étranger. Son mari, leur père, était allemand, anglais, ita-
lien. La pensée qui animait ce mort est toujours vivante
dans leur conscience. Je ne leur demanderai pas de conseil ;
parfois, je les écouterai . ,-c intérêt, car dans leurs âmes,
pour moi tant des choses sont nouvelles, surprenantes ; et
toujours je leur marquerai de l'estime, car ils appartiennent
à de grandes nations ; mais plus ils me parleront avec sin-
cérité, en honnêtes gens, plus je devrai me méfier, car la
vérité allemande et l'anglaise ne sont point la vérité fran-
çaise, et peuvent nous empoisonner. En vain, cet étranger,
quand il se fit naturaliser, jura-t-il de penser et de vivre en
LE SENS DU RELAX» 91

Français ; en vain a-t-il lié ses intérêts aux nôtres, le sang


s'obstine à suivre l'ordre de la nature contre les serments,
contre les lois. 11est notre hôte, ce fils d'outre-Rhin, d'outre-
mer, nous lui donnerons sa sécurité et nos sympa-
thies généreuses. Nous ne lui devons pas une place dans les
pouvoirs du pays. Laissons-le d'abord prendre notre tempé-
rature et, par des racines qui naîtront, se nourrir de notre
terre et de nos morts. Ses petits-fils, eux, seront des Fran-
çais autrement que par une fiction légale. Il faut commencer
par ne pas imposer à des étrangers de trop lourdes respon-
sabilités pour ne pas être amené à leur infliger de trop durs
châtiments. Des Français trop récents ont, dans ces der-
niôj 3S années, beaucoup troublé la conscience nationale.
On épurerait celle-ci par une loi prudente sur les naturali-
sations.

Cette vue sur le terroir nous mène à une organisation y


régionalislc. Le terroir nous parle et collabore à notre
conscience nationale, aussi bien que les morts. C'est même
lui qui donne h leur action sa pleine efficacité. Les an-
cêtres ne nous transmettent intégralement l'héritage accu-
mulé de leurs âmes que par la permanence de l'action ter-
rienne.
Dans cette assemblée où chacun se fait une idée si nette
de la patrie, je ne viendrai pas aviver votre sentiment pour
le lieu de France où vous êtes nés et qui porte la dalle fu-
nèbre de vos parents. Pourquoi troubler vos âmes? Je
m'adresse à votre raison et spécialement a. votre raison
politique.
C'est en maintenant sous vos yeux les ressources du sol de
France, les efforts qu'il réclame, les services qu'il rend, les
conditions enfin dans lesquelles s'est développée notre race
forestière, agricole et vigneronne, que vous compren-
drez comme des réalités, et non comme des mots, nos tra-
ditions nationales, et qu'en même temps vous apprécierez
92 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

les forces nouvelles qui ont grandi sur notre sol. Pour
distinguer ce qu'il y a de nécessaire et partant de légitime
dans les aspirations modernes, par exemple chez ceux qui
réclament une législation du travail, il est bon que vous
voyiez en quoi les conditions d'une France démocratique
(ploutocrntique, hélas!) et industrielle diffèrent des condi-
tions do la France monarchique.
Pour être féconde d'ailleurs, cette connaissance n'a pas
besoin d'être réfléchie. 11participe naturellement do la cons-
cience nationale, il est nécessairement d'accord avec les
destinées du pays, alors même qu'il ne saurait pas les for-
muler, celui qui, plongé par son hérédité dans un milieu,
en suit insensiblement les évolutions. L'administrateur et
le législateur peuvent s'inspirer dans toutes leurs mesures
de ce grand principe : la patrie est plus forte dans l'âme
d'un eniT.ciné que dans celle d'un déraciné (1).
Nul Français n'entend toucher a l'Etat. Mais cet Etat qui
souffre du manque d'une conscience nationale, serait in-
sensé de négliger ce que chacun de nos petits pays a con-
servé de connaissance de soi-même. Il y a la un ensemble
de questions administratives où je vous signale très parti-
culièrement le problème de l'enseignement (2). Ces pro-
vinces, de qui les gens superficiels croient le génie éteint,
fournissent encore les grandes lumières intérieures qui
échauffent et qui animent la France. Nous avons vu Je
reflet des Ardennes sur Taine, le reflet de la Bretagne sur

(t) Est-ce à dire que nous voulions nous mettre eu travers


d'une évolution générale et, par je ne sais quelle discipline évi-
demment impuissante, attacher l'individu ù son clocher comme
l'animal à sou pieu ?
Indigne supposition ! Si les attaches qui retiennent un individu
a son lieu de naissance doivent être rompues, je ne m'en plains
pas. pourvu que, dans le lieu où il ira se fixer, il puisse prendre
des attaches locales.
(2) Voir sur celte question de l'enseignement, dans Leurs Fi-
gures, la Lettre de Saint-Phlin sur une « nourriture » lorraine.
LE SENS DU RELATIF 93

Renan, le reflet de In Provence sur Mistral, le reflet de


notre Alsnce-Lorrnino sur Erckmann-Chatrinn. Des uni-
versités autonomes nous permettraient do recueillir ce qui
subsiste du spirituel de ces anciens pays et en même temps
leur apporteraient la culture universelle. Mouvement circu-
laire d'une grande importance! Il nous développerait d'ac-
cord avec notre préparation héréditaire et terrienne, et ce-
pendant il combattrait l'engourdissement départemental.
Le programme minimum (1) que je propose à votre mé-
ditation n'est pas fait de combinaisons a priori en faveur
desquelles vous ayez à devancer les faits accomplis : un
état d'esprit existe pour réclamer des lois plus sévères sur
la naturalisation ; il y a des grandes villes, riches, ambi-
tieuses, désignées pour devenir des points de centralisa-
lion et pour reporter au milieu des territoires et aux mains
des citoyens ces menus soucis qui distraient l'Etat de veiller
à son principal emploi, c'est-à-dire à notre sécurité collec-
tive.
Ces deux réformes sont prêtes ; un coup léger suffirait à
déterminer la précipitation chimique.

— Maintenant, pour que cette cons-


Principe d'autorité.
cience nationale ait son efficacité, ne faudrait-il pas qu'elle
s'exprimât dans une autorité?
Celte autorité apparaîtra nécessairement, dès que notre
pays connaîtra ce qu'il est et en conséquence distinguera

(1) J'entends bien qu'au groupement territorial s'ajoute le grou-


illent professionnel, la corporation. (Voir la conférence de Mar-
seille, Notes sur tes idées fédéralistes.) Je terminais d'ailleurs la
conférence de la « Patrie Française » de mars 18i)î),en demandant
la Iib2rtô d'association. Et l'on comprend aussi qu'une morale et
un droit sont contenus en puissance dans une conscience fondée
sur la Terre et les Morts. 'Mais ajournons : nous avons dit dans
les premières pages pourquoi nous ne pensons pas que des idées
(pic tous peuvent accepter puissent.être avec utilité présentées
dans ce recueil qui sent la bataille.
9i SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

un peu son avenir. Si nous étions d'accord pour apprécier


nos forces, notre énergie accrue prendrait tout naturelle-
ment une direction, et sans secousse, un. organe de la vo-
lonté nationale se créerait.
La i< Patrie Française » agit très sagement en s'abstenant
de poursuivre directement un but politique. Notre principe
et notre recrutement ne nous le permettent guère. Enfer-
mons notre action politique dans les limites de nos statuts
et bornons-nous, en conséquence, à « éclairer l'opinion sur
les grands intérêts du pays ». Voilà la plus utile besogne,
puisque les meilleures institutions n'auront d'efficacité et de
durée que si elles peuvent se raciner dans un état d'esprit
politique transformé (1).

f) Je suis sorti du Comité directeur de la « Patrie Fran-


çaise » en octobre 1901. — On vient de voir à chaque ligne
quelle grande idée je m'étais composée du rôle de la « Pa-
trie Française ». Je voulais qu'elle fournît une discipline
aux intelligences, c'est-à-dire qu'elle dégageât deux ou trois
principes, qu'elle nous aidât à distinguer que nous avions
une conscience commune et sur quoi elle se fonde. Parlons
net. Je n'attendais rien d'une action électorale; j'attendais
tout d'une intervention d'un autre ordre à laquelle nous de-
vions préparer l'opinion.

(1) Je fis une seconde conférence a la « Patrie Française », sur


« l'Alsace et la Lorraine ». Il me paraissait nécessaire que notre
ligue s'engageât pleinement sur cette question. J'étais en outre
préoccupé de poser la revendication des Alsaciens-Lorrains on
conformité avec la doctrine de la Terre et des Morts, c'est-a-diiv
moins commo une protestation française que comme une protes-
tation des annexés qui veulent vivre dans leur continuité histo-
rique, en Alsaciens et en Lorrains. On trouvera plus loin celte
conférence.
LE S3NS DU RELATIF 95

A la da(n o1'1 j'écris, janvier 1902, la» Patrie Française»


atteint à n'être plus qu'un puissant comité électoral antimi-
nistériel. Etait-il possible qu'elle remplit les plus vastes
desseins que je rêvais ? Je ne ferais pas difficulté pour
ma modeste part de m'nccuser de quelque impéritie. Des
circonstances privées m'anéantirent. Mais je dois dé-
clarer , parce que telle est la vérité, que Coppée,
Lemnltre, Syveton furent admirables, et si leur f ctivité dut
se borner à entraver un ministère Waldeck-Millerand-
André, pour favoriser quelques Ribot-Méline qui ne sont
que l'autre plateau de la môme balance, c'est sans doute
que les circonstances ne permirent rien de plus (1). Nous
avions préparé l'opinion à ratifier des actes qu'il ne nous
appartenait point d'accomplir. On laissa oublier Dôroulède
à Saint-Sébastien. L'affaire Dreyfus passa comme avaient
passé le tumulte boulangiste et la crise panamiste. Et la
France descendit d'un cran. ;

19) PROPAGANDE POUR L'ÉDUCATION NATIONALISTE.

a) L'éducation nationaliste (2). — Ne craignons pas de le


répéter : la France est dissociée et décérébrée. Depuis que

(1) Quand la période héroïque et les grands espoirs furent


passés, ce fut Lcmaîlre qui se résigna et maintint vraiment lu
ligue. Pour entei dre son rôle, sans entrer dans mille détails
sur une situation où il déploya au vu de tous le talent d'un
Paul-Louis Courier et, secrètement, des merveilles de sa-
gesse pratique, (la sagesse d'un sage qui n'aurait point de nerfs),
rappelez-vous qu'il est né à Vennecy (Loiret). « Si l'on veut cher-
« cher la moyenne, le vrai centre d'équilibre de la nation, des
« Alpes à la Bretagne et des Pyrénées a l'Ardenne, ce n'est point
« à Paris, c'est a\ix bords de la Loire qu'il faut aller. » (Reclus).
(2) L'Education nationale. Le Journal, 30 octobre 1899.
96 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

nous récrivîmes dans les Déracinés, l'affaire Dreyfus toute


pleine de Bouteiller et de ses produits en a fourni une
belle preuve. La conscience nationale est obscurcie, pleine
de contradictions et do combats : c'est trop certain pour
ceux qui, écoutant le tumulte Dreyfus, savent y discerner
un clapotement de bêtises en même temps que le jargon
des étrangers. A ces étrangers, et à ces bêtises, on doit
opposer une éducation.
Ceux qui ont un peu réfléchi sur l'évolution des nationa-
lités et qui savent que tous les peuples ont leurs jours
comptés, se rendent bien compte du germe de destruction
que notre nation porte en soi. Le décaissement de notre
natalité, l'épuisement de notre énergie depuis cent ans
que nos compatriotes les plus actifs se sont détruits
dans les guerres et les révolutions, ont amené l'envahis-
sement de notre territoire et de notre sang par des éléments
étrangers qui travaillent à nous soumettre.
Jadis nous vivions sous la direction d'idées communes
et avec des instincts (bons ou mauvais) qui étaient univer-
sellement acceptés comme bons dans toute l'étendue de
notre territoire; aujourd'hui, parmi nous, se sont glissés
un grand nombre de nouveaux colons, (de formations
variées), que nous n'avons pas la force de nous as-
similer, qui ne sont peut-être pas assimilables, aux-
quels il faudrait du moins fixer un rang, et qui veulent
nous imposer leur façon de sentir. Ce faisant, ils croient
nous civiliser; ils contredisent notre civilisation propre.
Le triomphe de leur manière de voir coïnciderait avec la
ruine réelle de notre patrie. Le nom de Franco pourrait
bien survivre et même garder une importance dans le
monde; le caractère spécial de notre paysserait cependant
détruit, et le peuple installé sous notre nom, sur notre
territoire, à la suite de notre histoire, s'acheminerait vers
des destinées contradictoires avec les destinées et les be-
soins des vieux Français.
LE SENS DU RELATiP
'
Or, dans' les groupes nationalistes eux-mômeè, nous
tendons à supposer les conditions du rno'ndo, réel'totit
autres qu'elles ne sont. Nous ne trouvons rien d'extra'otÇ
dinaire à l'idée que des hommes honnêtes et capables tvj|ib{
saisir le pouvoir, recréer l'unité morale dans le pays, iffij'
le honneur des petites gens et donner de la-gloire a'la
France. Et nous lisons fiévreusement les journà,u^>p^i^y
découvrir des indices favorables. ';' '*,-.{ S-l
Optimistes insensés! rien de bon n'apparaîtra rsX|i"u6iq^s
cerveaux n'élaborent des principes qui nous •'fèrômJfùn6,
discipline morale et si l'on ne trouve point une^ force Joui:
tout y soumettre. \^:':'."*i\
Les nécessités politiques vont très vite distraire et-acca-:
parer les plus autorisés des militants. Les circohstârtëès
m'invitent à le prévoir. Et pourtant rien n'est plus pressant
que des efforts méthodiques pour créer une discipline, na-
tionaliste, pour élaborer quelques idées maltresses dont le
manque fit profondément lai faiblesse et la stérilité d'une
magnifique convu h ion nationale telle que le boulan-
gisme (1). . •

b) Déclaration de V « Action française ». — Le 15 no*

(1)Se reporter au soir du 27 janvier 1888.On eut la force, ce; ;


soir-là, mais la doctrine manquait. ,:r
« Moins honnête et poussé par des appétits, Boulanger aurait :
« marché. Un sage aussi, un homme clairvoyant et soutenu pirr
« des idées maîtresses,eût mis, au nom de la science politique,
« son épéeau service des volontés confusesde la France. Avec
« les pleins pouvoirs que lui donne Paris, le Général devrait être
« le cerveaude la nation et diriger ce que sollicite l'instinct nâ*
« tional. Il défaille, faute d'une doctrine qui le soutienne'et qui,
« l'autorise à commander cesmouvementsde délivrance que.lès1;
« humbles tendent à exécuter. Autour'do lui, l'inconscient sespû*^
« lèveen magnifique éta^^ffiâlsU^Rdlgehcedes principes ehipSchiiï'ï
« qu'on aboutisse.» /<<^T4^&ldBTvchapitre VIII, Le point eut-
minant, page2t0)./^, •<*''~"N'-^\ •.:. :;>..: v. '':\>h;.'^f[
£ /) f ' t>\ ? i^
0$ X SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONAtlSMB* I
- .,-.- t
/.'''.''

vembre 1899, quand nous aurions pu désespérer qu'iin


groupe organisé se donnât la tâche de formuler les prin-
cipes nationalistes, nous eûmes la joyeuse surprise et l'hojv
neur de lire le manifeste suivant :

L'ÉDCCATiON NATIONALE ET L' « ACTION FRANÇAISE »

A propos d'un article de Maurice Burrès.

Le Comité de rédaction do'YAction française, dans sa réunion


hebdomadaire, a pris connaissance d'un article de M. Maurice
Barrés paru dans le Journal du 30 octobre dernier et intitulé •l'fidu-'
cation nationale.
Les lignes suivantes ont particulièrement attiré l'attention du
Comité :
«71 y a dans une nouvelle et nombreuse et défàpuissante feu-
« nesse littéraire une chaude flamme de patriotisme. Je n'ai jamais
« douté de cette réaction contre les faiblesses où glissèrent, au
« début de Vaffaire, un certain nombre de ieunes intellectuels On
« voudrait que ces Jet./vs volontés de talent pussent se grouper
« dans quelqiïe'pubïicaPon et opposer leurs instincts héréditaires
« français aux impulsions ataviques dont on trouve l'expression
« parfois singulièrement forte dans telle revue de groupe : ainsi
« la Revue blanche.
« H n'y a aucune possibilité de restauration de la chose publique
« sons une doctrine, »
M. Maurice Barrés ajoute avec raison qu'il s'est, pour sa part,
efforcé de glorifier et de soutenir «ce que crée en nous l'in-
fluence héréditaire, la Terre et les Morts ».
Ces fortes paroles, qui traduisent trop bien le, programme de
YActlon française pour y passer inaperçues, ont donné lieu à une
discussion approfondie qui s'est terminée par un accord sur .les

. ':
quatre points suivants :
T L'homme individuel n'a pas d'intérêt plus pressant que de
vivre en société : tout péril social enferme de graves périls pour
l'individu.
%' De toutes les formes sociales usitées dans le genre humain, la
seule complète, la plus solide et la plus étendue, est évidemment
la nationalité. Depuis que se trouve dissoute l'ancienne association
connue au moyen âge sous le nom de Chrétienté, et qui continuait
h quelques égards l'unité du monde romain', la nationalité, reste
la condition rigoureuse, absolue, de toute humanité. Les relations
LB SENS DÛ RELATIF '. <s.99f*$

internationales, qu'elles soient politiques, morales ou scientl- '-V


flques', dépendent du maintien des nationalités.
Si les nations étaient supprimées, les plus hautes et les plus V
précieuses communications économiques ou spirituelles de frinl-V '',
vers seraient également compromises et menacées : nous aurions /
à craindre un recul de la civilisation. Le nationalisme n'est donc/
pas seulement un fait de sentiment . c'est une obligation ration- i
nelle et mathématique.
3' Entre Français, citoyens d'un Etat évidemment trahi par la./
'
faction qui le gouverne et menacé de rivalités redoutables, toutes
les questions pendantes, tous l°.s problèmes diviseurs doivent être -
coordonnés et résolu? par rapport à la nation. Les groupements ^
naturels des Français doivent se faire autour du commun,élément'<
national. Par-dessus leurs diversités politiques, religieuses et éco-
nomiques, ils doivent se classer suivant le plus ou moins d'iijden-J-
site et de profondeur de leur, foi française. <
4* Le devoir des Français conscients de ces vérités est. aujour-
d'hui de les formuler aussi publiquement et aussi souvent que'
possible afin d'y ramener leurs compatriotes aveugles ou négli-
gents.
Ces quatre articles adoptés, le Comité de rédaction, de VActidn -
en a voté la et l'envoi à M. Maurice Barres !
française publication
auquel il adresse toutes ses félicitations. •;'V
La Rédaction : , , : //
MM. Frédéric Amouretti, R. Bailly, Antoine Baurnànn, ahp^|«|
magistrat; Caplain-tortambert, administrateur de V «Action f#0??$
çaise »; Copin-Albancelli, Lucien Cortambert, D' Paul.Delbet, c$tJ0j
de clinique chirurgicale à l'hôpital Necker; Camille Jarre, atip$$0
à la Cour d'appel; Charles Maurras, Dauphin Meunier, Gauthier ;?
*
Montclas, Lucien Moreau, L. Mouillard, Maurice Pujo, Mauftce*
Spronck, Octave .Tauxier, D* Vaudremer, Henri Vaugebis, direct
tevr de V «Action française », Colonel de Villebois-MareuhV • :

A cette date, comme on le sait, YAction française^ où


J. Caplain-Çortambert <' mlait Henri Vaugeois, n'était pas'
encore monarchiste. (L'évolution, ou, comme ils disent,
la « conclusion (1) », se fit en décembre 1900)."Cette revue'et

(1) Pour connaître les étapes d'une conversion monarchiste,


les divers arguments et instants d'une de ces « conclusions », lire
Le Salut Publie,.par Léon de Montesqulou (Pion, 1901).' '"'"'.:'
MX) SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

ce groupe venaient de rendre un immense.service àjla


causé anti-dreyfusarde; on leur devait la publication dejla
lettre où le vieux lutteur Llebknecht affirmait la culpabilité
de Dreyfus et reprochait ftprement à Jaurès d'avoir intro-
duit les socialistes français dans la thèse de l'innocence
comme dans un cul de sac. En quatre mois ils avaient
édité plusieurs brochures : une Conférence, d'Henri Vau-
geois; une Lettre, de Maurice Pujo; une étude sur le jaco-
binisme, par Octave Tauxier, intitulée : De l'Inaptitude des
Français à concevoir la Question fuive; enfin, le Mal et le
Remède, par Dauphin Meunier. Ils annonçaient la fa-
meuse monographie, oui, fameuse avant d'avoir paru, Les
Monod peints par eux-mêmes, histoire naturelle et poli-
tique d'une famille de protestants étrangers dans la Franco
contemporaine (1).
, Parmi les signataires de cette déclaration, tous hommes
d'étude, autrement nobles que nos «farceurs politiques »,.
un nom illustre commande et retient le respect. Ce fut
. peut-être le dernier acte public en France du héros Ville-
bois-Mareuil.

c) Le devoir des diverses ligues (2). — Dès la première


minute, nous avons, ici même, marqué ce qui différencie
la « Patrie Française » de la Ligue des Patriotes. Tandis
qiû le rôle de cette dernière, — si brave, si désintéressée,
faite des plus honnêtes gens, derrière un héros — est de
s'opposer dans la rue aux étrangers de l'intérieur, je jugeais
qu'il appartenait aux hommes d'étude groupés dans la
«. Patrie Française » d'analyser les causes profondes de

• (1) Sera-t-ello, cette « MonodJe», le Qulquengiogne de Charles


Maorras?
(2) Les deux ligues. Le Journal, 29 juillet 1899.
L'oeuvredes ligues. Le Journal, 8 décembre1899.
LE SENS DU RELATIF

celte anarchie, de dissiper ce qui so môle de ténèbres njjç|


ardeurs des patriotes, de restituer touto sa noblesse; e£
sa force intellectuelle à l'état d'esprit que des nigauds (ôûi^
des pédants do demi-culture) bafouent sous lo nom de*;
chauvinisme, enfin de doubler l'enthousiasme des masses
pur l'affirmation des principes.
.l'aurais voulu que la « Patrie française » s'attachât moins
étroitement aux incidents politiques au jour le jour. Com-
bien il eût été heureux et fécond qu'elle accueillit la. Çon*,
ception régionaliste sans laquelle je ne vois point une
restauration profonde de la chose publique. Hélas! les.cir-
constances, l'immense concours qui nous est venu de}
toutes les classes sociales ont engagé la « Patrie Française Hi
dans une autre besogne : c'est d'organiser la résistance^
légale et de préparer à la manière électorale des élections, ;
La Ligue des Patriotes a un excellent programme pbîï^
tique qui tend à fortifier l'Exécutif par lo plébiscite, à re-
noncer au parlementarisme en conservant le système r&
présentatif, et à susciter un expédient pour sortir de l'anar-
chie actuelle, si nul moyen régulier ne peut nous en lirer.
Cette a'etion dans la rue, où convient Déroulèdè, cette
action électorale pour laquelle sans doute se réserve la ;
u Patrie française /., ne suffisent ni l'une ni l'autre. ï
Ceux qui ont un peu réfléchi sur l'évolution des natio-
nalités distinguent « quelque chose de pourri dans 'le
royaume de Danemark ». Ils insistent pour qu'on injecte au
pays quelques-unes de ces idées maltresses qui font un
lien, qui constituent un cerveau et sans lesquelles la nation

demeurera dissociée et décérébrée. .
Assurément ces principes, il serait préférable qu'on n'eût
pas à les élaborer ! Quelle tristesse qu'ils n'apparaissent
pas d'eux-mêmes à l'étal de préjugés universellement ad-
mis, incontestés, affirmés par la conscience française avec
une telle vigueur qu'aller contre serait un sacrilège I Mois
quoi, c'est la tout le mail Les habitants de notre pays
SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

n'ont pas une conscience nationale. Tout est divisé et ti-


raillé entre des volontés particulières et des imaginations
individuelles. Nous sommes émiellés. Nous n'avons pas
une connaissance commune de nos ressources, de nos be-
soins, de notre centre, ni do notre but. Une connaissance
commune, c'est trop demander l Un sentiment en commun
nous suffirait.
Cette Unité morale qui manque à la France, la Franco
la donna & l'Allemagne en la piétinant. C'est dans la souf-
france surtout que les peuples naissent à la vie morale,
s'unifient et, repliés sur eux-mêmes, entendent la voix de
la terre et des morts. Sous le dur sabot du cheval de Napo-
léon, l'Allemagne s'éveilla, se définit, lia ses mouvements,
comme l'Italie du Nord sous l'Autriche. La souffrance nous
. referait frères, nous recréerai 1 notre nationalité. A défaut
d'une guerre, peut-être bienfaisante, mais qu'aucun, certes,
n'oserait souhaiter, la cruelle affaire Dreyfus a forcé bien
des Français à réfléchir, à s'abîmer en eux-mêmes, et,
dans le profond de la nation, à se mettre face à face avec
ce qui n'est pas viager, avec la part héréditaire.
Nous nous sommes aperçus que celui qui juge avec son
intelligence et qui recherche quelles sont les vérités bonnes
dans un ensemble de conditions qu'on appelle là France,
se retrouve nécessairement d'accord avec le simple pour
affirmer, au nom de la discipline scientifique, les mêmes
principes que celui-ci reçoit de sa sensibilité héréditaire.
Nous concluons qu'il faut maintenir une autorité prépon-
dérante aux masses profondes en qui se conserve la
France. Ces populations qui gardent le sang de la nation
ne comprennent pas, n'interprètent pas de la.même façon
qu'une certaine minorité intellectuelle la civilisation fran-
çaises. Les réactions si surprenantes que trahissaient dans
l'affaire Dreyfus nos intellectuels sont tout à fait incompré-
hensibles pour des milliers dekFrançais, et, par exemple,
pour un Rochefort, une Gyp, un Drumont, un Forain, un
LE SENS DU RELATIF

— '
Déroulède, qu'on peut aimer ou non, mais qu'il faut bien
reconnaître comme représentatifs, dans l'ordre militant»^
du tempérament traditionnel français. (Leurs physiono^
mies variées pourraient ôtro choisies pour renseigner uri-
étranger sur certains aspects insaisissables, indéfinis-r
sables, de notre esprit national. Mais nous pensons que ce
qu'il y a de juste dans cotte sensibilité héréditaire gagnerait
de la force persuasive à être justifié par la raison.)
C'est à cette tâche d'éducation qu'un groupement, un
labou-loire comme YAction française doit se dévouer. En-
core qu'une telle pédagogie ne semble pas intéresser di*;,
.ectement le patriote luttant dans la rue, ni le politiquo
organisant des élections, elle est cependant indispensable
pour soutenir l'oeuvre de l'un et de l'autre.

d) Les éludes nationalistes au quartier Latin. — Au début


de février 1900, je reçus l'intéressante lettre qui suit :
Mon cher Barrés,
Nous venons de réaliser le "projet d' « Association nationaliste
de la jeunesse » que vous connaissez et qui vqus est cher.
Dans une première réunion, nous avons décidé de faire appel â
tous les jeunes hommes « nationalistes », c'est-à-dire comprenant
la nécessité de lutter contre toutes les forces qui attaquent les
conditions d'existence de la nationalité française et du tempéra-
ment français et décidés à placer leur nationalisme au-dessus d3
leurs préférences politiques personnelles.
Tout en nous groupant en vue de la politique active, nous dési-
rons fortifier nos doctrines en puisant dans la familiarité des maî-
tres de la pensée française une conscience plus raisonnée des
sources do 1'« énergie nationale ».
C'est sous votre direction que nous travaillerons à cette oeuvre.
si vous voulez bien accepter de présider notre réunion d'inaugu-
ration.
Veuillez agréer, etc..
Pour le comité d'initiative :
Camille JARRE,
Avocat à la Cour.
104 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

,. J'ai répondu :
" i
'
Mon cher Jarre,

. Je vous félicite et je félicite les jeunes camarades qui fondent


avec vous 1* « Association nationaliste ». Ce sera pour moi un
grand bonheur et un honneur de répondre a votre appel. Disposez
entièrement dé mon concours et, dans une vie surchargée de tra-
vail, Jene trouverai que du délassement à travailler avec vous.
Une tâche impérieuse nous réclame ; vous l'avez tous distinguée
avec clairvoyance. On ne soulève pas les masses pour une action
durable sans des principes. Le cri de : « Vive l'armée l » nô fait
l'emploi d'uni principe que si l'on aboutit rapidement à une inter-
vention militaire. C'est, un expédient auquel vos scrupules, peut-
être, et l'armée elle-même ne vous laissent pas songer. Ainsi, tout
nous ramène à la besogne urgente que vous entreprenez : c'est de
remédier, dans la mesure dé nos forces, â l'indigence de la pensée
politique en France et d'élaborer, de propager quelques idées maî-
tresses sur la restauration profonde de la chose publique.
Nous serons tous ensemble des étudiants. Vous êtes les mieux
situés pour transformer l'opinion ; ce que vous croirez â vingt ans
deviendra la vérité pendant une trentaine d'années. Je vous si-
gnale une penséeprofonde de l'un des mai 1res que nous devrons
interroger : « La patience, a dit le grand romancier social Balzac,
est ce qui, chez l'homme, ressemble le plus au procédé que la na-
ture employé dans ses créations. »
Avec un peu de suite, quelques centaines de jeunes nationalistes
suffiront à remettre l'intelligence de ceux qui s'intitulent « intel-
lectuels » en accord avec l'instinct des humbles — de ces humbles
qui viennent de sauver la patrie quand nos philosophes patentés la
trahissaient.
Je vous serre la main, mon cher Jarre, et je serre les mains de
tous vos camarades.

Maurice BARRÉS.

Depuis cet échange de lettres, 1' « Association nationa-


liste » s'est régulièrement constituée. Une salle du café
Voltaire, place de. l'Odéon, est réservée à nos amis, et ce
sera une sorte de cercle. L'inauguration aura lieu la se-
maine prochaine, le jeudi 22 février, dans une réunion
LE SENS DU RELATIF mï
que je présiderai pour que Vaugeois nous fasse une leçon
sur Auguste Gomte.
Me sera-t-il donné, quelque année, de réaliser un projet
qui, pour tout dire et pour le dire dans toute son ampleur,
ne trouverait d'atmosphère parfaite qu'autour d'une chairo
lorraine? Du moins j'ai pensé quelquefois qu'au quartier
Latin il serait convenable de tracer en traits rapides une
suite de portraits des principaux écrivains utiles à nos
idées. Je voudrais apporter au pays des déracinés^ je'vou-
drais présenter aux Sturel et aux Hoemerspacher un Au-
guste Comte, à la fois indépendant et discipliné, qui enseigna
que d la soumission est la basé du perfectionnement M;'un'"
Fustel de Coulange, qui entreprit do nous faire comprendre
les conditions dans lesquelles se forma l'ancienne France
et qui par là nous prépare à saisir la signification natio-
nale des phénomènes sociaux actuels, à distinguer ce qui
possède encore de la vitalité dans notre France conterr po-
raine... Mais à quoi bon énumérer les Balzac, les Tainc (1)
que nous étudierons et d'autres . encore qui no pi eh-.',
dront le sens que je leur donne qu'après de minutieuses
explications?
Rien de ces horreurs qu'on appelle des discours l nms

(1) Ainsi qu'il arrive toujours dans les oeuvres mêlée., de j«oli-
tique, nous dûmes procéder avec moins de suite que nous n'au-
rions voulu. Des résultats furent obtenus, une véritable renais-
sance du sentiment national, mais dans cette collaboration un peu
confuse, il fallait bien sacrifier les nuances. Je tiens pourtant à
.marquer la contradiction que je vois, qui m'inquiète, me gêne,
me repousse : le véritable maître de Tatno, Le Play, assoit toute sa
sociologie sur le catholicisme et en môme temps 11n'admire rien
tant que l'Angleterre 1 Cette contradiction existe de quelque ma-
nière chez Taine et chez plusieurs que Toine Influence. Je leur re-
proche qu'ils n'ont pas un amour instinctif, une piété de la France,
bref, il leur manque pour ce pays un senJmcnt de vénération.
« C'est, diront-ils, que depuis cent ans les faux dogmes de 89... »
Quelle qu'en soit la cause, les voilà dégoûtés plus ou moins de leur
pays.
,- 106 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME I
!
. emploierons le mot de « leçon ». Nous voudrions (cesn'est
pas très facile à des Français) bannir le ton oratoire] Ah !
je sais bien quel service pourrait nous rendre tel de nos
maîtres et, par exemple, un historien comme M. Thévenin,
s'il voulait apporter là quelques-unes des vues où il aboutit
après vingt-cinq ans qu'il étudie sous tous ses aspects l'his-
toire de notre formation nationale et du tempérament,
politique de notre pays, bref de sa constitution, au sens
physiologique.du mot. Il faudrait que la jeunesse studieuse
entendit ces grands pessimistes et qu'ils vinssent lui dire,
avec un courage... chirurgical, que notre pays est politi-
quement et socialement bien malade et qu'à moins d'un
considérable apport d' « énergies », ses jours sont comptés,
j'entends comme nation et facteur politique important dans
le monde.
Il est bon que la jeunesse soit optimiste; mais sous pré-
texte de ne point lui gâter 1le joli bleu d'espérance que ses
yeux amusés répandent sur toutes choses, il ne faut pour-
tant pas aller jusqu'à la supporter ignorante et frivole,
comme furent, sauf exceptions, nos aînés. Quand on a
passé son baccalauréat, qu'on a ses entrées à la biblio-
thèque Sainte-Geneviève et qu'on est capable de suivre un
raisonnement, il faut apprendre de l'Eglise ou d'un Au-
guste Comte (1) par quelle discipline un individu se soumet
à la société pour se sauver avec elle; il faut entendro de
l'histoire la terrible situation où se trouve notre France
décapitée parce qu'il y a un siècle elle a brusquement
maudit et anéanti sa dynastie et ses institutions (2).

(1) Voir, livre 1er, les premières lignes du paragraphe 3, De


coeloin inferna.
(2) Que faire? Saint Denis a dû se poser celte question après su
décollatjon. Les miracles ne lui coûtaient pas. Pourtant il n'es-
saya point de.replacer sa tête entre ses deux épaules; 11la mit
sous son bras et continua sa route. Comme Saint Denis, la
France marche. « Après tout, ricanait Henri Heine, le premier
pas était lo plus difficile. »
LÉ SENS DU RELATIF 107

Les générations qui porteront dans l'histoire la respon-


sabilité des désastres de»1870-71et qui en subirent immé-
diatement le poids ne furent pas sensiblement modifiées
par ces événements; elle gardèrent leur verbalisme et leur
sentimentalité insipides. De quelle exécrable littérature,
pendant vingt ans, elles prétendirent nous amuser 1 Elles
s'enfoncèrent dans le gâchis qu'elles n'avaient pas su em-
pêcher, mirent hardiment leurs pieds dans la fange. Leurs
successeurs, au contraire, sont animés par ces violentes
passions nationalistes nécessaires aux peuples vaincus;
ils les expriment par vingt thèses en apparence, diverses
et qui pourtant collaborent: c'est l'antisémitisme,c'est l'an-
liprotestentisme, c'est une protestation contre l'accession
des étrangers aux charges de l'Etat; c'est encore un mou-
vement provincialisle. Ces mouvements, ces passions, il
faut les justifier et les hausser à la dignité de vérités fran:
çaises. Si je puis servir à cette tâche, je me mets à la dis-
position du quartier Latin.

e) Une visite dans un laboratoire de nationalisme. — X


J'habite loin du quartier Latin. Vers minuit, je revenais
d'inaugurer aîi café Voltaire, en face de l'Odéon, les soirées
de l'« Association nationaliste de la Jeunesse ». Qu'avais-jc
dit à ce public d'étudiants qui, mal dirigés, doivent devenir
des déracinés ? Qu'une nation, c'est la possession en corn-
j
mun d'un antique cimetière et la volonté de continuer à /
faire valoir cet héritage indivis. f
Cette forte conception que la patrie, comme l'individu,
est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices
et de dévouements ; que les ancêtres nous firent ce que
nous sommes et, par là, méritent notre culte, nos prières
(c'est-à-dire une méditation sur notre destinée sociale, fa-
miliale, individuelle); qu'un passé héroïque, des grands
108 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME S

hommes, de la gloire, voilà le capital social sur lequel on


assied la patrie et que Vépée de chaque génération a te de-
voir de servir ; tout cela a été élucidé et exprimé de la façon
la plus émouvante par les maîtres avec qui des étudiants
soucieux de prendre d'eux-mêmes une idée positive doivent
se familiariser. Mon apport, c'était d'insister sur cette vo-
lonté de continuer à faire valoir l'héritage indivis (1).
Je concluais en leur dénonçant certaines intelligences,
biles les » intellectuels », en révolte contre leur subcons-
cient, contre leurs cimetières : « Nous laissercz-vous
dévorer par ces gens-là ? Mettez la main sur vos biblio-
thèques ! Aux armes, camarades ! »
En quittant cette enthousiaste réunion et seul dans la
nuit, ma pensée se reportait sur un des lieux les plus cu-
rieux, un lieu sacré assurément, où les délégués d'un
peuple déraciné et semé sur l'univers travaillent à main-
tenir, à créer, pour mieux dire, leur nationalité, leur
conscience commune. C'est dans un des plus beaux sites du
monde, sur la lagune vénitienne, au monastère arménien
de San-Lazzaro.
Tous les touristes en connaissent les admirables aspects :
le soleil meurt en illuminant les coupoles des églises et de
Saint-Marc ; les gondoles noires se meuvent sur les eaux
d'argent ; les palais se prolongent en bordure sur le quai
des Schiavoni ; les arbres et la verdure se penchent des jar-
dins publics et du Lido dans l'Adriatique ; 1' « Ave Maria »
sonne aux clochers lointains ; et de toute cette beauté
monte une fièvre légère.

(i) Voici une plieusedure de Henun, où il n'y u rien ù objecter :


« Tant que cette consciencemorale (la nation) prouve sa force
par les sacrifices qu'exige l'abdication de l'Individu au profit
d'une communauté, elle est légitime, elle' a le droit d'exister. »
C'est, transportée de l'individu à la société, la penséede Ooethe:
On ne meurt que quand on le veut bien. »
"
LE SENS DU RÉ1ATIF --'ÎOOJS

Mais, du point*de vue nationaliste, les beautés et les^


fièvres de cet Ilot San-Lazzaro nous paraîtront encore plus
importantes ! Le couvent qui, depuis près de deux sièclëë,]:
occupe cette petite terre né se préoccupé guère des molles
voluptés qui le baignent. Ses habitants, des bénédictins
arméniens, se consacrent à l'éducation de quelques cen-
taines de leurs jeunes compatriotes. Maîtres'et élèves,' ils
vivent d'imagination sous le climat inégal,* si chaud, si
froid de l'Arménie. Où trouveraient-ils le temps de rêver
quand un immense travail les requiert : ce n'est rien moins
que de créer, de maintenir, ou, si vous voulez, de retrouver
la "nationalité arménienne.
Combien nous sommes plus heureuxl Nous n'avons qu'à
réagir contre les étrangers qui nous envahissent et qui dé-
forment notre raison naturelle ; il nous faut rétablir la con-
cordance entre la pensée, parfois chancelante, de notre
élite et l'instinct sûr de nos masses. Mais notre terre nous
donne constamment sa discipline, et nous sommés les pro-
longements directs de nos ancêtres ; rien n'est plus jiisé
que d'entendre cette double réalité sur laquelle nous devons
nous maintenir. Mais, au couvent de San-Lazzàro, ces
moines doivent créer leur patrie.
Je vis leur laboratoire : c'est leur imprimerie. Dans leur
magnifique bibliothèque, ils ont réuni les manuscrits des
chroniqueurs arméniens. Voilà tous leurs moyens de natio-
nalisme.
Un de mes plus chers amis, écrivain remarquable, pa-
triote enthousiaste, le jeune Arménien qui, dans la Revue
des Revues, signait du pseudonyme de Tigrane. Yer-
gat des études de premier ordre sur les races de l'empire
ottoman, écrivait de ses compatriotes : « Bien que partout
les eût accompagnés le souvenir d'une patrie toujours pié-
tinée et ensanglantée, lentement ils oubliaient leur histoire.
En Italie, ils adoptaient déjà l'italien ; en Turquie même et'
en Porse, ils laissaient corrompre leur langue par le mé-
110 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

l%nge de termes barbares. » L'Académie do San-Lajîzarj) a


conservé la langue et l'a propagée par des écoles./Les livres
qu'elle imprima, en rappelant aux Arméniens leur origine
et leur passé, suscitèrent tout d'abord l'idée nationale. Les
écoles qu'elle fonda répandirent à leur tour lo culte des
lettres et do la patrie.
Il faudrait faire une légende dans l'esprit de nos étudiants
à ces mekhitaristes de Venise. Pierre Mekhitar, c'est-à-dire
le consolateur, — oh Ile beau mot, mais la triste nationa-..
litê, où il eàt harmonieux qu'un patriote se nomme ainsi! —
l'arménien Pierre Manouk, dit Mekhitar, né en 1076 en
Asie-Mineure, fonda à l'Age de vingt-cinq ans une congré-
gation de seize membres pour réveiller sa nation. Ils s'ins-
tallèrent en Moréè, alors pofcsessioji vénitienne, puis en
1717dans l'Ilot San-Lazzaro; à Venise. Mekhitar publia une
grammaire, puis un dictionnaire de sa longue, puis une
Bible en arménien. Lés membres de sa .congrégation con-
tinuèrent son oeuvre. Le père Alischan m'a guidé sous ces
cloîtres de l'exil. Ce vénérable vieillard est un grand poète,
c'est aussi l'historien et le géographe de l'Arménie incon-
nue et décriée. ;
Dans la petite librairie qui est jointe à la typographie de
San-Lazzaro, j'ai pris un discours de distribution de prix
prononcé, en 1861, par Alischan, C'est unj description de
l'Arménie : « L'Arménie a eu une destfnê^parJicuUôre, an-
« tôrieure à celle de toute autre nation, etgqul plus est, cette
« destinée n'est pas terminée encore. Ce n*èsl pas un secret,
ti ce n'est;pas un mystère, mais une conviction invétérée
ii parmi le peuple arménien, qu'il a^corë un rôle à jouer,
« un rôle heureux à remplir ici-bas,«*routn'est pas fini pour
iilui : une porte merveilleuse va s'ouvrir dans qn temps
« qui n'est pas éloigné ; cette porté ne restera pas longtemps
<<.fermêo;àdouble clef. Et je vois une de ces clefs fqrmi-
«.dafclès.: je vais vous l'indiquer franchement, que personne
«-rie s'éff raiejL.Cette .clef de notre bonheur- futur, si long-
LE SENS DUREtATfF' 111

« temps désiré, c'est l'éducation : une éducation patriotique,'.


« un patriotisme appuyé sur l'a philosophie... »
Il faut que cette conscience recréée par les mekhltaristes
do San-Lamro prouvo sa force par dés sacrifices, par des
abdications individuelles au profit d'une communauté.
— Hélas! me dit un Arménien, nous ne manquons point
de martyrs.
— Des martyrs, ce n'est pas mal. Mais ce n'est point à
ses souffrances qu'on mesure la volonté d'une nation. On
la reconnaît mieux à ses héroïques révoltes.
On peut reprocher à l'éducation de San-Lazzaro son ca-
ractère religieux accentué et ses préoccupations purement
historiques; les jeunes Arméniens, les modernes, consi-
dèrent que la culture scientifique qu'ils-ont reçue à Tiflis à
été particulièrement précieuse pour la pensée nationale,
Pour constituer une patrie, il faut un héritage de souvenirs :
San-Lazzaro de Venise le propose .aux Arméniens ; mais
il faut aussi un programme à réaliser : de Tiflis, où fer-
mentent les idées révolutionnaires, ils peuvent le recevoir.
Ainsi, l'Arménie se créé dans deux laboratoires. Une na-
tion dispersée sur l'univers, dont le .territoire est partagé
entre la Russie, la Perse et l'Empire ottoman, dont les fils,
par les nécessités de leur commerce et de leur séjour, sont
polyglottes, est maintenue, reconstituée par une biblio-
thèque et une imprimerie.
Tel* quel, le couvent de San-Lazzaro apparaît comme un
des exemples les plus significatifs du monde, parce qu'on y
vérifie, parce qu'on s'y convainc d'une façon tangible qu'une
•nation, c'est la résultat d'une éducation commune. Avec
une chaire d'enseignement et un cimetière, on a l'essentiel:
d'une patrie. :-'• v: ;.."•; '.»'.-
Le précieux souvenir dé Tigrane Yergat, qui, âgé de
vingt-huit ans, vient de mourir de sori impuissant; àYrîbur
pour sa nation, anoblit encore les fortes, occupations où
je vis ce monastèreet le> poétiques: images wêhiîienneâqui
112 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

le boignont, Ah! qu'il est puissant par sa monotonie, cq mo^


nastère, ce laboratoire d'ûm.esl Les enfants plongés jdons
un tel milieu élaborent tous des raisonnements et des
imagos nnaloguos. Do plus on plus dégoûté dos individus,
je poncho à croire que nous sommes dos automates. Nos
ôlnns les plus lyriques, nos analyses les plus délicates sont
d'un ordre tout à fait général. Enchaînés les uns aux autres,
soumis aux mômes rôfloxes, nous repassons dons les pas
et dons les pensées de nos prédécesseurs.
Acceptons cotte nécossitô et félicitons-nous d'avoir pour
prédécesseurs qui commandent notro dostinée, au lieu
d'Arméniens persécutés à travers les siècles, les Français
vers qui toujours se tournèrent les victimes. .
Si la France était plus forte, l'injustice diminuerait dans
le monde. Etre nationalistes, c'est encore le meilleur ser-
vice que des François puissent rendre à l'« humanité ».

f) L&s DÎNERSDE V « APPEL AU SOLDAT».

I) Premier dtner de l* « Appel au Soldat » (11 fuillet 1900).

Pour faire entendre ce que sont les dîners de YAppel au Soldat


et surtout ce qu'étaient l'activité, l'enthousiasme nationalistes
en 1900,nous reproduirons, d'après Charles Maurras dans l'Action
Française, le compte rendu du premier dîner de YAppel au Soldat.
— Oh fera, est-il nécessaire d'en avertir le lecteur? la'part de
l'amitié et d'une passion commune dans l'excessive bienveillance
avec laquelle fut traité celui qu'on fêtait ce' sôir^là. H arrive sou-
vent qu'une circonstance amène à placer sur un; honiine, pendant
quelques heures, des sentiments qui s'âdréssenj ên;réaUté à une
idée. Cette vue de simple bon sens ne me dispensé point de la re
connaissance que je garde et que j'exprime ici a MM. Paul Bour-
get et Costa de Beauregard, a Charles Njaurras, Henri Vaugeois
à tous nos amis. &gl

1
: VAction française croit à la vertu du fer. Elle ne cesse
U SENS DU 1IEUTIP m
do démontrer la nécessité d'uno énergique » intervention »
dons la Franco contemporaine Mais lorsque le premier
organisateur dos doctrines nationalistes, en un véritable
chef-d'oeuvre, établit cette ôvidento nôcossitô, YAction fran-
çaise no pouvait éçhappor au désir do l'on remercier et
d'ainsi préciser ses propres sentiments.
Maurice Barrés avait refusé la grande fête littéraire, çon*
(romande le grand banquet que lut organisaient les admi-
rateurs de YAppel au Soldat. Ses amis de YAction française
estimèrent pourtant que, si Barrés pouvait se soustraire
à de simples réjouissances, ils avaient le droit de le con*
vier à un rendez-vous plus sérieux. Ils le prièrent donc de
venir, en compagnie de quelques intimes, causer de YAppel
au Soldat et des méthodes de philosophie politique recom-
mandées dans la suite de ce beau livre.
Le rendez-vous fut pris pour la soirée du 11 juillet, au
Restaurant international du Trocadérc, à l'Exposition»
Notre maître et ami Paul Bourget avait accepté de présider
la réunion; un de ses collègues de l'Académie française,
tradilionniste éminent, M. Costa de Beauregard, l'assitait.
Parmi les convives, au nombre d'uno trentaine, jo citerai
MM. Henri Vaugeois, directeur, et Jules Caplain-CortanV
bert, directeur-administrateur de YAction Française, •Ga-
ngue, Jarre, président _de l'Association nationaliste de la
Jeunesse, Copin-Albancelli, directeur du journal anti-ma«
çonniqùe A bas les tyrans, Robinet de Cléry, Léouzon-;
ie-Duc (très félicité pour les fortes et spirituelles pages de
son livre nouveau, La Demi-République), Lucien Moreau,
Georges Poignant, Frédéric Amourelti, le vicomte de Léau*
taud, Lionel des Rieux, le poète du Chdsur des Muses, notre
confrère du Journal Jean de Mitty, Hugues Rebell, le riv
mancier de'laCamorra, Maurice de Brém, lorrain et àrtiC
d.'enfançe de Barrés, etc. •..':.*•:;'::V
Au dessert;Paul Bourget, après avoir communiqué di«;
vers télégranantie^ d'excuse (Alfred Dûqùet, Jules de; Çaul* ;;
1Û SCÈNES ET DOCTIUNES DU NATIONALISEE '
j

tiery René-Marc Ferry, Félix Jeantet), a prononcé îei pa-


,l
rolos suivantes : !

'
Mon cher Barrés,
Il a été convenu, quand vous avez accepté d'être notre hôto,
que ce dîner tout intime ne serait attristé d'aucun discours. Pour-
tant vos amis de VAction Française no peuvent pas vous laisser
partir sans vous avoir remercié de vous être assis à leur table
et sans vous avoir porté, j'allais dire un toast, mais Je me sou-
viens du vieux et joli mot français, et je dis une santé. Je lève
donc mon verre en leur nom au grand artiste littéraire"que vous
êtes, si délicat et si fort, si frémissant de sensibilité, et si coura-
geux d'énergie civique. Cette virile énergie civique, YOUS
l'avez suscitéo et réchauffée en vous, et, c'est une de vos
belles originalités, par la méthode de l'analyse intime, qui
passe pour si meurtrière à l'action, prouvant ainsi que tout
est instrument de générosité a une intelligence généreuse.
Flaubert disait, dans un des jours d'agonie qui suivirent
pour lui la guerre de 1870 : « Nous souffrons- tous du mal
de la France. » Ce mot éloquent, vous vous l'êtes dit vous
aussi, quand à vingt ans vous avez traversé les crises dont vous
nous avez donné de saisissantes monographies dans Sous l'oeil
dès Barbares et dans les premiers chapitres des Déracinés] Vous
avez compris que les malaises dont vous vous sentiez atteint
avaient un principe qui dépassait votre personnalité, que le pays
était malade en vous, comme il l'est en nous tous, et avec une
merveilleuse lucidité d'analyse vous avez discerné sinon toutes
les causes, au moins la cause la plus immédiate et la plus puis-
sante de celte maladie, Cette cause réside dans l'égarement de 1789
qui nous a séparés de nos morts. Voici un siècle que, trompée par
une idéologie funeste, la France méconnaît cette grande loi de con-
tinuité qui veut que chaque génération se considère comme .l'usu-
fruitière d'un trésor acquis par les bonnes'volontés des ancêtres
et qu'elle doit transmettre accru aux descendants. Une fois per-
suadé de cette vérité, vous avez cherché, suivant'votre propre
formule, à vous comprendre comme « un instant d'une chose
immortelle », à vous « raciner >»à nouveau dans Votre pâssô.'dans
votre sol, dans cêilé'Lorraine d'où vctYe famille, est issue. En
même temps vous rêviez pour la France èny|re une réconciliation
semblable avec ses morts, Vous les aves ençrçhés, oe&niorts'cri-
minellement reniés* dans ce qu'ils ont laissé d'enebré vivant et,
LB S^NS DU RELATIF 115
ne les trouvant pas dans leurs fondations toutes détruites, vous
êtes allô les poursuivre dans les intuitions de l'instinct populaire,
dans cet inconscient du pays sorti d'eux, et pour lequel il ne
saurait y avoir de nuit du 4 août. C'est l'esprit qui anime d'un
bout à l'autre cet Appel au Soldat, sous le vocable duquel, nous
avons tenu a vous fêter, et qui pourrait s'appeler VAppel à la
Race. Ce n'est pas ici le lieu de discuter le programme politique
qu'enveloppe ce recours a l'instinct populaire, ni s'il n'y a pas-
d'autres moyens plus efficaces de nous réconcilier avec nos morts,
Nous ne voulons tous savoir aujourd'hui qu'une chose : c'est
qu'inspiré par une idée qui nous est commune, celle de retrem-
per l'Ame Française a. ses sources profondes, vous avez écrit un
des plus beaux livres de notre époque, et Je suis très fier, mon
cher Barrés, d'avoir été choisi par nos amis pour vous le dire,

Mieux que de bruyants applaudissements, un murmure


d'approbation unanime, mais consciente, mais énergique-
ment réfléchie, vint témoigner à Paul Bourget à quel point
sa pensée profonde était saisie, • sentie, des convives de
YAction Française. Jamais l'esprit de tradition, au nom
duquel doit s'opérer notre renouvellement nécessaire, ne
s'était exprimé en termes plus heureux, plus fiers et plus
sages. Grâce aux paroles de Paul Bourget, la jeune sym*
posie de YAppel au Soldat paraissait comme revêtue de l'ap-
probation et comme encouragée de l'assistance de ces my-
riades de morts dont sont faites la terre et l'ame de la
Franco. '•'
Maurice Barrés, répondant a l'ëminent académicien, ex-
prima combien l'amitié de Paul Bourget depuis dix-huit ans
était pour lui une force morale en môme temps qu'un
bonheur^ Puis il rappela en quelques paroles les senti-
ments qui unissaient les personnes présentes : . .

11y u deux ans, la plupart, de ceux qui sont aujourd'hui réu-,


nis autour de cette table ne se connaissaient pas. Ils furent'sen-
sibles à l'abondance, à. la magnifique intensité, à la cruauté du
drame dont la France risquait d'être la victime. Cela d'abord nous
•• . .::.::::.:; / l .-.>.::' ;| ci ^o-
rapprocha.
Puis nous sommes les ennemis de l'incç-hlrçnce } chacun d* -
ne SCÈNESET DOCTRINESDU NATIONALISME

nous, pour son édification propre, pour sa dignité intôrieuwj vou-


lut connaître et peser les instincts qui lo déterminaient a ê!ro un
homme social.
Certains mots, ainsi les mots France, Patrie, éveillent chez
certains hommes, dont nous sommes, un si grand nombre, d'idées
préalablement associées quo c'est dans la conscience comme le
bruissement créé dans In forôt par un coup de vent. Et ces mots
ne peuvent pas ôtro entendus par ceux chez qui ces associations
d'idées no'sont pas préalablement existantes. Ce n'est pas affaire
d'intelligence : quelle quo soit leur rapidité d'esprit, quel que soit
leur éveil, ils no peuvent pas sentir comme nous. Un môme ins-
tinct, Une.mémo physiologio, osorais-jo lo dire? nous avaient
groupés,-mais notre éducation et nos tendances nous firent un
besoin de doubler nos instincts avec des raisons*
C'est pour celte tâche, c'est pour donner uno riche 'complexité
de motifs a nos sentiments patriotiques, a nos instincts français,
que vous vous êtes groupés dans la revue de Vaugeois et de Ca-
plain,dans YAction Française,
Quelle fierté c'est pour moi lorsqu'un tel groupe d'esprits
donnent leur approbation à ces idées de « racinement », a ce culte
do la « terre » et des « morts ». auquel il m'a été donné de
collaborer, d'abord dons une sorte d'isolement. LVtcfio» Fran-
çaise,doit rendre de grands services en proposant une discipline
française aux intelligences bien nées.
Je bois à votre vertu éducative.

. Devenu aussi admirable orateur qu'il était né grand écri-


vain ot grand poôle, Barrés est toujours applaudi avec un.
mélange d'étonnement, d'impatience et de sympathie pres-
que, furieuse. D'ordinaire, on no se rend pas à lui volon-
tiers :,ses auditoires, tout vaincus, frémissent encore..Mais
YAction Française compose un auditoire particulier, dans
lequel la pensée, la sensibilité et toutes les autres supério-
rités de Barres sont des éléments fraternels. Il n'y out donc
aucune lutte, mais de simples acclamations.

«On se leva ensuite. Lo café fut servi dans le salon voisin,


f* bien que quelques-uns de nos convives eussent été for-
LE SENS DU RELATIF 117

ces do nous diro. adieu, les conversations et les discussions


se prolongèrent,
Tout à la fin de la soirée, sur un mot d'ordre donné l'on
ne sait par qui, l'on fit le cercle et notre ami Henri Vau-
geois prononça les dornières paroles : paroles de congé,
paroles d'au revoir.

Messieurs,
Nous ne devons pas nous séparer, après ces quelques bons ins-
tants do libre conversation entre Français qui s'entendent a demi-
mot, sans nous donner rendez-vous, S'il YOUSparait utile que des
réu/jjçns, 'comirno celle-ci se renouvellent, si vous supposez que
chaéun de nous puisse en sortir chaque fols un peu moins igno-
rant do ce que penso son voisin avec uno vivacité, une sincérité-
égale ft la'sjçnne propre, et dont il doit par conséquent tenir
compte; si vous éprouvez que, do celte chaleur des conviction;
diverses entrechoquées, une certaine lumioro peut Jaillir, dites-le,
et décidez que nous dînerons désormais ensemble de. temps en
temps, pour parier du sujet brûlant entre nous : le nécessaire
« Appel.au soldai P,
.Nous avons'le grand bonheur d'avoir au milieu de nous, ce
soir, l'homme qui, précisément, a senti avant nous tous cette sin-.
un peuple comme la France contempo-
jgullère nécessité, pour
raine, de l'intervention du fer. Barrés a vu, et, de son regard ad-
mirablement libre et heureux, il a comme illuminé un fait carac-
téristique de notre histoire française : il n'en a pas été scandalisé^
Lui, l'idéologue, il a eu la rare, l'exquise'puissance d'esprit qui '
permet quelquefois ù un familier des idées pures do les dominer,
do les remettre à leur place (qui n'est après tout que la seconde)
pour admirer et comprendre co qui tient la première place dans.
I l'univers : l'Action, la Forcé toute nue. Cet écrivain a été prêt à
se dévouer a l'oeuvre d'un militaire 5c'est le militaire qui a hésité.
L'énergie (employons le mot qu'il aime), voila ce qui fait pour
nous'lojfrlx de notre ami et de, son oeuvre, de cette oeuvré que
nous.fètons aujourd'hui, Joyeux que nous sommes de'voir comme
elle atteint désormais, après les lettrés, le grand nombre des
coeurs simples et bien nés : car elle y entrera, dans ces coaursi
avec tout son contenu ivre et charmant, avec ses trésors,'mais
aussi avec toute sa philosophie, si modérée et si vérace, de la.vit»
telle qu'elle est, telle qu'elle passe, sur notre belle terre de FranceV;
N'en parlons plus, de ces livres : nous les lirons chez nous/Maïs.
11$. SCÈNESET DOCTRtNESDU NATIONALISEE
j
pour l'Action, pour une « Action française » prochaine, que nous
conseille l'auteur, l'homme, le politique nationaliste ? Que veut-il
de nous, aveo son « Appel » ? Voila ce qu'il faut savoir. i
Nous sommes tous d'accord ici, Je l'espère, pour admettre la
moralité, la V^IH.W,! de la méthode du fer. Nous n'avons point
d'hypocrites ob;> v.vt* puritaines, n'est-ce pas ? a opposer au prin-
cipe. Il nous par*»?, 'on a le droit de sauver son pays malgré
lui. Il nous paraît u« il y eut daas l'histoire de bonnes violences,
et qu'il vaut mieux qu'on ensanglante un malade que de le laisser
pourrir.
Le seul problème est donc de savoir en vue de quel établisse-
ment meilleur nous admettons que l'on sacrifie celui qui existe,
La seule question gravé, sérieuse, est de se préparer pour le len-
demain du jour où un militaire aura été obligé de choisir enAro
réveiller la France ou la laisser trahir et étouffer. Il faut que ce
lendemain nous trouve unis, et nous ne serons unis que par une
doctrine, ou mieux par une tue. commune', simultanée, facile, de
la constitution politique naturelle à, notre pays.
Nous ne serons unis que si nous avons éliminé l*s mots trop
généraux, trop vague3, trop fades, qui nous encombrent l'esprit
quand nous parlons politique ; quand nûus aurons éliminé >s
petites théories pédantes des politiques de l'Ecole de la rue Saint-
Guillaume ou des autres rues, et quand nous aurons retrouvé
les rêatités/Ies'mtérôts, les instincts qui nous sont communs a
tous en' tant'que'. Français. Nous serons unis quand nous nous?
serons dit les'uns aux autres ce à quoi, nous tenons réellement en
ce monde, çè que nous voulons maintenir où 'accroître : car ce à
quoi nous tenons tous; en sommé, le plus sérieusement, c'est
non à des « idées », non à des dogmes politiques ou sociaux :
c'est a des choses, à des êtres ; ù ces choses et à ces êtres parmi
lesquels nous avons ouvert les yeux, et que nous voudrions voir
subsister après nous dans la belle lumière douce qui ne meurt
pas : c'est la France. C'est d'elle que l'on parlera ert toute fran-
chise audacieuse dans le dîner périoctajue'.do lVlppél au Soldat.

Cette chaleureuse improvisation, applaudie comme les


précédentes, eut un autre succès : la plupart des convives
se sont inscrits pour le dîner périodique de YAppel au
" '
Soldat. .
^ Charles Mourras.

(Action française du 1er août-1900.)


n
LE SENS DU RELATIP 110

II) Allocution do Maurice Barrôs au second dtner de


r « Appel au Soldat » (7 février WOt) (1).

Il me semble que notre ami Vaugeois a très fortement justifié


lo but qui nous réunit et qui est d'établir une sorte de laboratoire
~~j—-
d'études nationalistes.
Nous sommes très frappés de l'excellent travail qui est fourni
par tous nos amis nationalistes dans les différentes manifesta-
tions publiques auxquelles ils ont le dévouement de se livrer.
Mais il était nécessaire que, préoccupés d'une action au jour le
jour, ils perdissent un peu do ce qui devrait être le principal de
notre oeuvre de réfection française. A.force de désirer des résultats
électoraux, ils se mettent dans cette position que, si les résultats
électoraux leur échappent, il ne leur restera rien du tout.
Il serait criminel que nous fissions un acte, un geste qui fût de
nature à amoindrir les chances électorales ; mais, tout en main-,
tenant le bénéfice de nos voeux et de nos efforts aux militants po-
litiques, hous devons nous rappeler notre devoir propre. Le na-
tionalisme, en tant que discipline de. la pensée française, doit
survivre à tous les aléas, tandis queie praticien nationaliste dis-
paraîtrait en cas d'échec électoral (3).
Mes chers amis, nous devons nous considérer comme un res-
sort toujours tendu, Nous ne sommes pas seulement une explo-
sion de sentiment, mais un levain constant dans lé pays.
Après l'affaire Dreyfus qui finira par être oubliée même de nous,
il faut pourtant que des vérités entrevues à cette lueur tragique'
subsistent. Nous avons senti qu'il y avait des vérités françaises
(non pas dès vérités qu'on invente, mais des vérités que l'on cons-
tate.) Eprouvons-les. Ce'groupe que vous êtes aboutira-t-il, après

(1) Jeudi, 7 février 1901, r- « Pour définir, — disait le billet de


convocation,— l'objet dés soirées d'études de l'appel au Soldai,
qui auront lieu cette année tous les Jeudis, eu café de l'Univers,
place du Théâtre-Français, ù 9 heures ijA. »
(2) Il se peut même qu'on nous use le mot. Dans les compromis
électoraux, « nationalisme » risqué' de perdre tout sens. •Qu'inK
porte? si nous avons, engendré quelques Français .disciplinés; et
indépendants.;.quj eus-mêmes ;en créeront- d'autresv^
120 SCÈNES ET POÛTRINES DU NATIONALISME

un certain nombre do séances, a établir une sorte de thème un


accord? Jo lo crois* Mais Jo crois surtout que nous aurons qelts
satisfaction do nous dire, en cas d'échec momentané du nationa-
lisme : « Nous n'avons pas réussi à faire la Franco tollo quo nous
la voudrions, mais nous avons réussi a faire la France dans nous-
mêmes. »
Il peut y avoir sur un ter Holre des périodes où la nationalité
semble abolie; qu'importeI si elle a, subsisté dans un certain
nombre de cerveaux.
L'Allemagne a connu cette aventure tragique. Il y eut un mo-
ment où l'Allemagne ne semblait plus qu'une expression géogra-
phique sous le protectorat français ; mais de grands Allemands
comme Goethe, en qui la .nationalité, demeurait avec toutes ses
puissances, montrèrent quelques années après que de leurs cer-
veaux l'Allemagne pouvait ressortir et se réaliser aux yeux de
tous.
Tâche magnifique 1 Nous devons .être dés hommes en qui la
France persiste et qui passent à l'avenir les flambeaux du pané,
Les"hommes de la continuité française.
Nous allons donc échanger nos Idées, mais d'abord il faut quo
nous établissions un vocabulaire commun.
A cette besogne, déjà, a plusieurs reprises, vous vous êtes utile-
ment essayés. La politique et, mieux que la politique, l'idéologie
française vivent ces années-ci de ce qu'on élaborait par exemple a
la Cocarde en 1894.
Dans le nationalisme, comme Vougeols l'a très bien dit, il n'y a
rien eu de ridicule. Au cours de l'année dernière, je me trou-
vais dans une tribune de la Chombre a côté de Jaurès pour qui
j'ai eu jadis une vive sympathie. En souvenir de ce passé, nous
avons échangé quelques parc'es. Je lui disais : « Comment pouvez-
vous.vous accommoder de la polémique a laquelle vous êtes as-
socié, et par exemple du pittoresque de M. GérauU-Richard ? » Il
me répondit ; « Et vous du chauvinisme de M. Milïevoyè? » Je ré-
pliquai : « Pardon, la thèse de MiÙevoye est nationaliste, ce n'est
pas tout mon nationalisme, mais il n'y ia pas un des sentiments
de Millevoye qu* ne me paraisse juste,. Il est possible que nous
désirions donner k notre nationalisme' une autre tradjùctipiii que
celle des excellents articles de notre ami dans Jai'âfrtè, mais
encore est-il que, s'il nous parle chaque jour des Croisades, de
Valrhy, d'Iéna et de Séï>âstoppl, et s'il :en parle toujours ovèô cha-r
leur, il n'y a rien là qiie nousn'âpprouvioris âb^iurnent^Seule-
mentv nous croyons qu'il ne faut pasi'/.s$borner H,faire iftofter Je
LE SENS DU RELATIF 12l<

drapeau sur sa hampe; il faut se rappeler que le drapeau, est JoH


symbole do corlatnes réalités, et ces réalités^ nous voulons lès'
reconnaître pour quo précisément on puisse y planter le drapeauv
avec une inébranlable solidité. » ;|
Notre tâche est h plusieurs étages. Par exemplo, notre ami Cor
pin-Albancelli, quo je vois dans cette sallo, nous dira la conspira-
tion franc-maçonno. C'est une importante construction qui nous
sert à résumer l'oeuvro des ennemis do notre nationalité. — Nous
devrons aussi, passant dans un second appartement de notre
maison d'études, étudier certains hommes que nous considérons
comme les pères de notro nationalisme conscient.
C'est une grando sécurité de sentir quo nous sommes d'accord '
avec un Auguste Comte. Il sera donc bon quo nous l'étudiions
de pi es, Disons-le en passant, quel réconfort de voir que ce grand-
homme élabora son oeuvre dans un cénacle plus rétréci encore
que ne pourra l'être celui-ci t Vous savez que, rué Monsieur-le-
Prihce, pendant plus de trente ans, Auguste Comte construisit ses
doctrines avec lo concours d'un certain nombre d'amis. Autour
d'eux'et en dehors d'eux, tous les événements politiques se déve- ;
loppalent, et néanmoins celte force qu'ils créaient devait a un'.''
moment donné être spirituellement supérieure eux efforts déve*
loppés par les hommes politiques qui accaparaient l'attention. .
La besogne d'Auguste Comte peut être reprise d'une autre ma- ;
nière, et nous la continuerons avec d'autant plus de sincérité
qu'une libre intelligence de son oeuvre nous montrera nos accords
et nos divergences. *"
/'Dans l'ordre littéraire, c'est Maurras qui a commencé la cam-
( pagne contre le romantisme, contre ce qu'il y a de peu français et
'
f de peu durable dans cette éblouissante flambée littéraire. Celte
critique classique peut servir de point d'appui très vigoureux pour
nos études. Le' nationalisme, ^n effet, ne doit pas être simple-
ment une expression politique : c'est uno discipline, Une métîioib
réfléchie pour nous aliacher & tout ce qu'il y a de véritablement
éternel et qui doit se développer d'une façon continue dans notre
pays. Bref, le nationalisme, c'est un classicisme, o'est dans tous x
les ordres la continuité française. * ^
Il faut qu,e ces réunions soient à la fois du genre le plus famir y
lier et du genre le plus élevé. Le plus familier, car il faudrait que '.
chaque assistant prît l'habitude de s'y mêler, d'y apporte*' son •-
appoint, d'indiquer quels sont les sujets qu'il entend traiter; le,,
plus élevé; parce qu'il faut'
faire lé possible pour maintenir léT;
niveau du . ,;. ,-
nationalisme, \
181 SCENES ET DOCTRINESDU NATIONALISME

Il y a grand danger, étant donnée la nécessité de faire de la


politique, pour que le nationalisme tombe a un niveau asses bas,
au niveau do tqus les partis politiques. Mais rappelez-vous le
grand service qu'un Victor Hugo, par exemple, rendit à un mo-
ment donné a son parti politique, jo veux dire aux soi-disant libé-
raux qui ont été les opportunistes do la troisième République et
qui étaient naturellement des exploiteurs de la plus basse qua-
lité.
Au nationalisme, il est absolument nécessaire que nous ren-
dions le même genro de service qui fut rendu aux opportuno-
radicaux par Hugo, dans les Misérables.
Sous le second Empire, presque tous les jeunes gens ont été
intoxiqués par ce grand écrivain qui donnait une expression litté-
raire, une sorte de force mystique, a des idées. Les pages puis-
santes des Misérables ont servi à,une bando du Café Voltaire pour
prendre en mains la direction de co pays. Ces hommes avaient
trouvé dans un grand poète une fièvre, un splendide vocabulaire
et des sentiments.
Il faut que ce service soit rendu au nationalisme, Si nous tom-
bons à être simplement des gens qui dans la loi sur lès Associa-
tions prennent un parti ou l'autre, des gens qui ont des candidats
au Conseil municipal ou aux élections législatives, le nationa-
lisme n'aura été qu'une fumée d'un instant, un accident politique.
Or le nationalisme en puissance est tout autre chose.
Nous disions tout à l'heure que derrière nous il y a des, Auguste
Comté. Certains do nos amis ajoutent volontiers Bonald... J'avouo
que je ne peux ni les confirmer ni les contredire. J'avoue ignorer
Bonald. Ils ajoutent aussi Joseph de Maistro où je ne connais
jusqu'à cette heure qu'un grand écrivain. Nos amis nous feront
connaître Maistre et Ponald. Pour ma part, je serai heureux de
Vous montrer un Jour ce qu'il y a qui confirme la pensée nationa-
liste dans Biaise Pascal.
. Si nous pouvons donner au nationalisme une grande valeur
intellectuelle, si nous pouvons faire que sur l'océan politique ses
vagues frappent plus qu'aucune les intelligences et les imaginar
lions, nous aurons fait une besogne très, précieuse. Pouvons-nous
accomplir celte oeuvre? Je la crois facile. . ;.
Quelle médiocrité doctrinale chez nos adversaires internationa-
listes 1Leur bagage ne peut plus servir que pour les comices agri-
coles. C'est un orphéon démodé. ;
• Je voudrais que tous'les hommes, d'étude pussent lire YEnquéie
sur la Monarchie, de Maurras. Je ne suis pas monarchiste, mais.
LE SENS DU RELATIF 183'

je trouve qu'il est impossible de concevoir un livre de littérature


politique où l'on trouve plus do satisfaction pour le raisonnement
et la haute culture. Voila-qui Justifie votre prétention d'instituer
un laboratoire politique. Cependant Je vous prie de bien noter
que nous nous réunissons non pas sur l'idée dé monarchie, mais
sur cette expression d' « Appel au Soldat ». Nous y trouvons une
amphibologie qui nous satisfait. Nos adversaires crachent sur
l'arméo ; au contralro, nous avons un cortain plaisir à dire au
soldat : « Venez donc, soldat, vous, la force matérielle, vous,
l'épée du Brenn, venez de notre côté. » Nous ne pensons pas que,
par des élections d'arrondissement, on réussisse a libère^ ce
pays.„
Si le soldat et la circonstance favorable ne surgissent point
qui dégagent une France harmonieuse, dégageons du moins cette
France en nous-mêmes : ce sera déjà Un bonheur si notre cerveau
échappe a cette anarchie, ù cet insupportable désordre moral où
nous vivons tous depuis des années.
C'est là-dessus que je terminerai. "''..
C'est pitoyable que des hommes qui, comme nous, sont parti-
sans do la conservation française, c'est-â-dire qui veulent vivre
en accord avec la France éternelle, avec lé développement nor-
mal de leur nationalité, en soient' réduits si souvent â faire des
voeux de révolutionnaires contre* lesquels proteste toute leur intel-'
ligence. {Applaudissements.)

III) Discours de Maurice Barrés pour laniversaire dé


V « Action française » (15 juin 1901).

Mesdames, Messieurs,

Je suis votre interprète pour remercier Henri Vaugeois de sa


belle et philosophique conférence, je dirais volontiers de sa leçon,
Vaugeois nous a très bien marqué la méthode qu'à, son jugement,
devaient suivre les nationalistes ; il nous a indiqué aussi quelles
étaient lès destinées de ce pays qu'appelaient ses voeux réfléchis.]
L'avenir, comme l'a dit le poète, n'appartient ù personne;':
nous pouvons tous y placer nos rêves politiques ; oui; pour parler
nettement, l'avenir est une chambre de débarras où nous pouvons:
entasser nos rêves politiques quand nous né sommesïpâsab30-.
m SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

lumont.sûrs qu'ils pourraient s'accorder dans l'instant où nous'


- '
sommes réunis (1).. ., ,. i ;.
Il est certainement fâcheux pour des nationalistes, qui ;vôu-.
dralent être d'accord dans lo présent, dans le passe et dans l'ave-
nir, de constater que cette triple solidarité leur manque. Etre d'ac-
cord dans le passé, le présent et l'Avenir, voilà qui ferait de nous
de très bons matériaux pour la construction do la maison fran-
çaise. Eh bien, si nous no sommes pas toujours sûrs, dans co
pays divisé jusqu'à l'anarchie, d'avoir une conception commune
des meilleures destinées de notre nation, nous sommes bien cer-
tains d'être réunis dans lo présent par le plus complet dégoût...
{Vifs applaudissements), c'est à savofr quo nous sommes ncltc-
• ment et résolument en révolte et en
dégoût total contre lo
— régime
X parlementaire I {Vifs applaudissements.)
Et si ce dégoût nous est commun, si le parlementarisme répugne
a. notre nature comme une importation étrangère, c'est quo nous
avons tous la même formation. Nous autres nationalistes, divisés
souvent sur l'avenir, nous arrivons à l'unité d'esprit quand nous
envisageons le passé de la France. Nous nous recommandons de
la France êlernello ; nous sommes des Français qui avons été
formés a travers les siècles. Tout ce quo nous sommes naît des
conditions historiques et géographiques do notre pays. "Nous
avons été... médités ît travers les siècles par nos parents, et 11
faut pour quo nous nous développions, pour quo nous trouvions
lo bonheur, que les choses ne soient pas essentiellement diffé-
rentes do co qu'elles étalent quand nos ancêtres nous « médi-
taient ». J'ai besoin qu'on garde ù mon arbre la culture qui lui
permit do me porter si haut, moi faiblo petite fouille. Nous voulons
d'une politique qui tienne compte des traditions nationales et qui
protège tout co qu'elles ont encore de vivant au milieu dos mo-
difications quo lo temps apporte chez dos êtres vivants, chez des
êtres en perpétuelle transformation ; il faut quo la France de-
meure liée do génération en génération, il faut qu'ello demeuro la
même dans son essence, pour quo nous, individus, nous trou-
vions le bonheur (car quo fcral-jo en Chine ou en Angleterre, moi
Lorrain?) et aussi pour quo la nation trouve lo bonheur. Et je no
puis guère plus me passer du bonheur national que dé mon
bonheur propre, car jo porterai mal la tôle ù travers le monde
si jo suis d'une Franco humiliée. (Applaudissements.)

(Il Les conclusions do M. Vaugeois avalent été monarchistes.


LE SENS DU RELÀTJ^
w
.Voilà ce qu'Henri Vaugeois nous a dit d'une façon phiios6-i
phiquo, et pour senllr ce qu'il nous a démontré^ nous pourrions*-
prendre des « leçons de choses ». Ah 1 si nous pouvions circuler,
. tous ensemble, en automobile par exemple, à travers'' lès
paysages français l si nous prenions connaissance de la figure de
notre pays ! si nous voyions comment il s'est formé, comment il
fut le môme ù travers les siècles I II était tel déjà quo le soleil le
caresse aujourd'hui, alors que nous n'étions-pas nés, et que
pourtant les parents français, dont nous sommes Issus, nous
méditaient, nous venons de le dire, et commandaient notre des-
tinée. Oui, à voir ces paysages, à les reconnaître pareils, à tra-
vers les siècles, nous voudrions les maintenir et empêcher qu'ils
devinssent soil.dcs puysuges ullciiumds — ce qui suivrait de très
près to désarmement — soit des paysages juifs, ce qui ça.et là
se dessine à mesure que le pouvoir politique échoppe en France
aux Français. (Vifs applaudissements.) . ;
Un uni! que j'aperçois dans cette salle (1) visitait ces jours-ct la
Malmaison et les nobles souvenirs du Consulat; un groupe de
personnes se présentèrent qui désiraient, elles aussi, faire le tour
de ces magnifiques souvenirs. Le cicérone qui les conduisait parut
inférieur à mon ami ; il se substitua à co mercenaire, et pendant
deux heures, il mena ces visiteurs, il leur commenta les apparte-
ments, les jardins ; il leur disait : « C'est ici quo le Premier Con-
sul venait so placer le soir pour écouter lo son des cloches do
Rueil... » Et ces visiteurs, qui n'étalent entrés quo pour voir des.
meubles, des bibelots, commencèrent d'avoir des larmes dans
les yeux, et ils partirent tout disposés à crier : Vive l'empereur l
Eh bien, Messieurs, si nous parcourions avec un bon etcérono
nationaliste la France, il serait impossible qitfen cette année 1901,
au sortir de chaque région, nous ne criions pas, tous ensemble et
dune même voix française : A bas les dreyfusardst Vivo la
Nation 1(Vifs applaudissements./
Pour ma part, jo voudrais être votre cicérone en Lorraine. Jo •
serais lo plus heureux des hommes, si jo pouvais conduire des
groupes nationalistes sur le point central historique do la Lor-
raine qui est lo plateau do Sion-Vaudémont.
Dans ce pays lorrain où les miens ont duré, la vallée de la
Moselle que j'habite me paraît encore trop populeuse, trop recou-

(1) C'était M. Jcdn de Mitly, to slendhaticn à qui noua devons


Lucien Leuwen.
îào SCENES ET DOCTRINES.. DU : NATiotfALISME

verte de passants, pour que j'entende bien ses secrets et


sep la-
çons. J'aime à gravir les faibles pentes qui la dominent, à par-
courir indéfiniment, loin des centres d'habitation, le vieux plajteau
lorrain et, par exemple, le Xaintois, antique pays historique, son
centre, où se dresse cette montagne de Sion-VaUdémont.
Plus que tout au monde, j'ai aimé lo musée du Trocadéro, les
marais d'Aigues-Mortes et de Ravenne, les paysages de Tolède et
de Sparte ; mais à tous ces magnifiques cimetières Je préfère
maintenant mon modeste cimetière lorrain, la plaine de Si«.n-
Vàudémont qu'un Lorrain seul sait faire parler.
Plaine agricole négligée de la grande civilisation, mais où l'on
voit des cultures que depuis des siècles disciplinent ses habitants.
J'écoute le château demi-abandonnô, entouré des restes d'une dé-
férence jalouse et qu'un jeune prince do Beauvau, que vous con-
naissez, voudra sans doute ranimer; j'écoute la vieille masure de
ces pauvres villages où le paysan a hérité les parcelles de son
père, serf du domaine féodal, et de son ancêtre, esclave rural d'un
maître gallo-romain. La brasserie de Tantonville appelle mon
attention : c'est là que Pasteur est venu conduire ses fameuses
études sur les ferments et Je comprends ce que le xix* siècle a
ajouté aux civilisations du passé dans cette plaino agricole et
féodale.
Dans ce paysage qui n'a guère bougé, les gens de Vàudémont,
pour le compte de l'Empire romain, faisaient déjà la bataille
contre les Barbares de l'Est; par la suite, durant des siècles, ils
furent désorientés, ils frappaient sur les Allemands et sur les
Français ; maïs, ayant été les plus faibles, ils se sont décidés à
so réunir à La grande famille française, et maintenant, ils forment
les bataillons de fer de cette armée qui toumo ses regards du
côté de l'Allemagne. De nouveau ils sont les grands bastions
orientaux de la civilisation latine.
Les souvenirs se pressent dans mon esprit ; je vous les dis
sans art. Excusez un patriote. La motte de terre elle-même qui
parait sans ûir.e est pleine du passé, et son témoignage ébranle
les cordes de l'imagination l Ah I sur cette immense plaine du
Xaintois — où surgissent, avec une étrangetô qui me rappello
les sublimes paysages du Puy-en-Velay, dix crêtes isolées, cou-
ronnées de bois, et la superbe falaise de Sion, — le silence et la
solitude parlent ( vmemment d'histoire, do politique et de mtllo
choses subtiles qv ont proprement les « choses de Lorraine »
pt les.racines profondes, les racines lorraines do mon nationalisme
français.
LE SENS DU RELATir W
. Le sommet isolé de Sion-Vaudémont, tantôt voilé par la brume,
tantôt embrassant un immense espace, fut. le centre religieux et
politique du pays, C'est toujours un. pèlerinage fameux, C'est de
là que Gérard, premier comte de Vàudémont, emmenait nos an-
cêtres lorrains à la première croisade; c'est de là que sortait à
ces dates lointaines notre maison ducale de Lorraine qui règne
aujourd'hui en Autriche. De là encore je comprends combien l'an-
née 1901 est étroitement liée ù la suite des siècles qui l'ont pré-
cédéeet combien l'individu est peu de chose 1II faut accepter l'hé-
ritage national et ne pas essayer, par des bizarreries person-
nelles, individuelles, de modifier les conditions générales dont
nous sommes les produits nécessités.
Pensant à toutes ces choses, je vous dirai une anecdote assez
particulière qui est arrivée à quelqu'un que Je connais beaucoup
et qui était allô sur le plateau de Ston-Vaudémont avec la préoc-
cupation d'évoquer tous les souvenirs que je vous indique briè-
vement. Ce voyageur vit assises sur l'herbe, sous les arbres, au
pied de la Tour dite de Brunehaut, deux femmes. L'une était fort
belle et d'une allure assez particulière. Elle demanda à mon ami
quelques détails sur le chemin qui pouvait lui permettre de re-
joindre Praye où passe le chemin de fer. Il lui dit : — « Ce chemin
est très accidenté. » — « Oh 1j'ai l'habitude de toutes les ascen-
sions. » — Mon ami avait posé un livre sur l'herbe. Elle en vit le
titre. — « Vous lisez l'histoire de Lorraineî cela vous intéresse? »
— « Oui, madame, mais vous-même vous paraissez étrangère,
Avez-vous vu le cimetière ?» — « Oh ! Je le connais, » dit-elle avec
une inflexion singulière de gravité. — « Et la tour? » — « Je la
connais. » -* « Vous n'êtes pourtant pas du pays ? » —- « Jo suis
venue plusieurs fois. » — Elle intriguait mon ami. Ils causèrent
assez longuement des ruines, puis de l'histoire do Lorraine. —
« La connaît-on dans le pays ? » demunda-t-elle. Il répondit néga-
tivement. — «Nos ducs, ajoutait-Il, ne se sont pas bien conduits
avec nous. Ils nous ont abandonnés, nous, leurs loyaux et sécu-
laires collaborateurs. Abandonnés, vendus, pour la Toscane, pour
l'Autriche 1 » —• « 11ne faut pas juger », dttelle avec le même
accent grave et noble.
Quelques instants après, au train, mon ami retrouvait ces
deux dames, mais, par discrétion, il ne montait pas dans leur
compartiment. En gare de Nancy, il vit le préfet de Meurthe-eU
Moselle s'approcher du wagon et saluer le3 deux étrangères. Il
s'informa auprès du préfet qui lui dit ; « C'est l'Impératrlco
d'Autriche : elle nous a et* signalée comme voyageant incognito
w. SCÈNES Et' DOCTRINES DÛ NATIONALISME '.'

et je venais me mettre à ses ordres au nom du gouvernement] »


N'cst-il pas curieux et émouvant do rencontrer cette malheu-
reuse souveraine, — qui fut un des esprits les plus poétiques !et
les plus rares (1) do co temps, — sur cette côte déserte, tandis
qu'elle cherche les souvenirs de la formation do sa famille, et
i, -lie se livre à des impressions dont l'abondance et le profond
seraient plus aisément traduits par un musicien qu'analysés par
un orateur? '
:' .
Do tels sentiments appartiennet au domaine du subconscient.
Mais si faibles qu'ils parlent en nous, ils nous sauvent d'être des
éphémères qui vivent quarante ans et puis s'évanouissent. Ils
nous donnent du courage, do la fierté, do la résignation aussi.
Nousvnous connaissons comme portés par des générations qui
nous précédèrent et nous-mômes nous porterons une suite de
siècles. Notre devoir, c'est do conserver ces forces antérieures.
Grandes pensées, mais pour qu'elles, soient légitimes en rious, nul
besoin que nous appartenions ù l'illustre famille royale des ducs
de Lorraine. Le plus chétif des laboureurs dans la plaine de
Sion-Vaudémont a collaboré par ses ancêtres à créer quelque
chose de magnifique. Et serf jadis, mats qui du moins n'a pas dé-
serté son pays, il continue de mériter, et maintenant il fait à lui
seul, tant bien que mal, lu Lorraine. ,
Ces notions d'amour, et do continuité, c'est tout lo ferment du
nationalisme. Excité par de telles vérités, Je hausse la voix et jo
m'écrio qu'elles valent pour'les étrangers aussi bien que pour nies
compatriotes et qu'ainsi jo ne méprise aucune nationalité, mais
[ r,iv .ïon devoir est envers mes pareils. Je suis "une espèce.
<"i•: «jiv*»'-* créée par des forces qui mo précédèrent. C'est à moi
i.'Ov.'l"!»' quelles so dispersent. Mon espèce fait ma dignité; jo
puL-.... (.jouter. Tel quel et faible individu, j'appartiens à l'his-
toire de France, à une histoire quo de toute éternité j'ai été pré-
paré pour trouver incomparable. J'entends quo rien ne la dimi-
nue. Je travaillerai pour quo mon équipo projette des énergies
accrues dans l'avenir. Heureux si ma main débile aide à soutenir
le ciseau qui, le long des siècles, grave sur lo temple de Mémoire
la suite illimitée des beaux titres do ma patrie 1

(1) Lire Hllsabclh de Bavière, Impératrice d'Autriche, par


C. Christomanos.
CHAPITRE IV

A RENNES

Youi ares, mon cher itaurras, avec une raison


toujours prite, contrôlé et annulé^ au jour le Jour,
/tes arme» des dreyfusards. Aussi Je veux inscrire
votre nom sur le recueil des croquis que Je pris
de leur nrmée durant un mois mémorable. Ici nos
t ruraux se confirment, leurs figures ajoutent un'
argument d'une singulière force à'nos preuves. Le*
.désordres religieux de ces forcenés nous dégoAlént
physiquement de ta sensibilité dreyfusarde et nous
ramènent sûremti vers cette sagesse française
dont nous admirons l'ordre dans toute votre dialce-
"'"'• il, S.

20) EN ROUTE POUR RENNES, VILLE QU'ARROSE LE RUBÎ-


CON (1). — C'est à choisir : Dreyfus ou les grands chefs.
Mercier, Cavaignac, les généraux, continuent à affirmer
la culpabilité do Dreyfus. Ils annoncent qu'ils la prouve-
ront abondamment a Rennes. Nous leur maintenons notre"
entière confiance. Jusqu'à preuve du contraire, nous ne
croirons pas que six ministres do la Guerro et trots prôsi-

(1) Dreyfus ou les grands chefs. — Le Journal, \ juillet 1899.


Us représailles de Dreyfus. — U Jownalt 7 juillet 1809,*
130 SCÈNES ET DOCTRINES DU • NATIONALISME

dents du Conseil se soient trompés et nous aient trompés


pendant six ans. , j
Dreyfus innocent l Oh 1dans cette improbable hypothèse,
quelles satisfactions suffisantes pourrait-on lui donner!
L'épée du général Mercier, le grand cordon de Zurlinden,
le chapeau de Chanoine et le siège de Billot seraient des
compensations inférieures à ses raisons de mécontente-
ment. A la déplorable victime d'une telle erreur judiciaire,
je ne vois qu'une chose qu'il faudrait tout de même refu-
ser : la grâce de ses défenseurs.
Au reste, s'il n'est pas un traître, il sera forcément hon-
teux d'avoir excité de pareilles sympathies. Ah 1 les amis
do Dreyfus, quelle présomption de sa culpabilité ! Quelle
humiliation pour son innocenco I Ils injurient tout co qui
nous est cher, notamment la pairie, l'armée et un héros
tel que Marchand. Leur complot divise et désarme la
France, et ils s'en réjouissent. Quand môme leur client
serait un innocent, ils demeureraient des criminels.

Ainsi, nous sommesprofondément raisonnables et louables, en


toute hypothèse, d'avoir préféré les chefs de l'armée aux avo-
cats suspectsdo Dreyfus. Voilà un des aspectsde notre pensée,
mais nous voulons la tourner sous toutes ses faces, de peur que
nos généraux ne se laissent endormir.

U y u d'habiles endoimeurs uu pouvoir. Les person-


nages qui détiennent aujourd'hui les divers portefeuilles
ne se proposent pas simplement, comme faisaient les plus
mauvais de leurs prédécesseurs, dé flotter au gré de l'opi-
nion, Ils ont été recrutés dans les milieux les plus divers
pour être les politiciens de Dreyfus, qui possède déjà ses
orateurs, ses dialecticiens et ses éléglaques, Une' seule dis-
cipline les assemble. Ello est régléo par les conseils supé-
rieurs (ZadoC'Kahn ? Reinach ?)
Ces conseils supérieurs préparent une opéaation. Ils
tenteront de jeter a l'eau ceux de leurs collaborateurs qu'ils
À HENNES iiï
avaient spécialement chargés d'injurier l'aimée et l'idée de
patrie. Déjà ils nous présentent Dreyfus comme un mili-/ '
tariste enragé, un chauvin, qui ne pardonnera jamais la i
véhémence d'Urbain Gohier, ni la vervo suisse de Près*
sensé. A les en croire, —- Dieu, que c'est comique l —•
Dreyfus aurait les ridicules de la culotte de peau classique,
et il déclarerait : « Ce qui me choque dans les libertés qu'on
a prises avec moi, c'est qu'on a manqué de respect à un
homme vôtu do l'habit militaire. » Mais, je vous prie, où
Dreyfus u-t-il donc lu les articles de Pressensé ? Il ne les
suivait pas au jour le jour dans sa lointaine retraite. Lui
fait-on gâcher son temps, depuis, qu'il est à Rennes, à re*
passer cette vulgaire littérature do vieille demoiselle exci-
tée ? Non, mes- amis, on le fait parler. On lui fournit des
mots historiques : « Il n'y a rien de changé en FroYice, il
n'y a qu'un cocardier de plus. »
L'utilité de cette comédie,
vous la distinguez. Les chefs
de la grande entreprise dreyfusarde cherchent maintenant
la sympathie de l'armée. Ils veulent rassurer les patriotes.
On se trompe si l'on croit que Galliffet frappera les géné-
raux. Ce serait faire notre jeu. Il les ménagera et tâchera
qu'ils acceptent de nouveau la réhabilitation du traître. Il
a des obligations personnelles envers le général Mercier.
Grande commodité pour lui tenir un petit discours dont
voici le dessin :
« Voyons, mon cher général, laissez donc cotte canaille
« de capitaine se tirer d'embarras, Il faut en finir avec
« cette trop longue affaire. C'est l'intérêt du pays, de l'ar-
« mée et de vous -même. Que Dreyfus sorte du bagne et
« je vous garantis contre toutes représailles. Est-ce que
a je ne suis pas là pour taper à droite et à gauche indistinc-
« tement ? Il serait bon d'arrêter Quesnay de Beaurepaire,
«t Déroulède et Habert, Coppéo et Lemattre, Drumoht et
(( Forain ; il serait excellent aussi d'empoigner Sébastien
tt Faure. Quant &. Ciemehcetu, Pressensé et Jaurès, —
w SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

» est-ce assez amusant, général ? — les voici devenus les


«compères-du « vieux massacreur »l Ces charmants
« hommes deviendraient les vôtres. Et s'ils n'ont point do
« rancune, pourquoi leur en ferions-nous voir? Un traître
« en liberté? Le beau malheur: li ne peut nuire a personne.
« Il se "retirera chez le prince de Monaco. Et ce sera fini
« des injures que nous versons chaque matin sur vous.
« Accordez-nous Dreyfus, et lui-môme, d'accord avec nous,
« prononcera votro éloge. Dès lors plus de représailles
«contre Mercier, Zurlinden, Roget, Pellieux, contre les
« cinq ministres do la Guerre, contre les divers officiers
« qui ont osé nous contrarier. Nous n'exigeons plus quo
« la peau de du Paty do Clam. C'est un simple colonel, »
Je vous donne le ton, ajoutez lo sourire. On croit en-
tendre 'e bourreau qui, conduisant la victime au gibet,
lui disait avec onction : « Venez, mon ami, on ne vous fera
pas de mal. »
Lo général Mercier, honnôto homme, très froid, et qui se
possède, n'écoutera pas cos perfides conseils. Il voit la
position vraie des choses ; à Rennes, il y aura, d'une part,
rhonneur de Dreyfus et, d'autro part, l'honneur de tous
les ministres et généraux qui nous ont juré la culpabilité
de Dreyfus.
Oui, cola, Mercier le sait bien t Avec quelle émotion, uu
milieu de l'enthousiasme d'un, auditoire do patriotes, dans
la salle de l'Horticulture, il nous a juré d'exposer à Rennes,
coûte que coûte, les. raisons qui justifiaient et nécessitaient
l'arrestation do Dreyfus, et qui, aujourd'hui, aussi fort
qu'au premier jour, proclament la trahison. Tous,- à le
voir, a l'entendre, nous reconnaissions un honnête hommo,
un accusateur toufours, qu'essayent vainement do jeter
bas les ennemis de la patrie. Il fait lo centro do cette vaste
affaire nationale ; c'est pour en porter tout le poids : un
grand honneur ou l'infamie.
Nous sommes plusieurs millions d'honnêtes gen? qui
A RENDES $m
n'avons jamais ou à connaître l'affaire, et qui nous somnjéèf
confiés —-c'était la raison et le devoir IL à l'autorité légi-
time des conseils de guerre et des chefs do l'armée, Si les|
généraux Mercier, Billot, Chanoine, Zurlinden et MM. Ca-'
vaignac et Méline nous ont trompés, s'ils nous ont asso-
ciés à l'oeuvre infûmo do maintenir au bagne un inno-
cent, nul chatimont assez lourd pour eux,
Disons-le hautement, puisque nous lo pensons tous : au
lendomain du conseil do guerre, nul dans le pays n'admet-
'
trait que les chefs do l'armée se consolassent de leur dé-
faite en songeant qu'ils n'ont perdu ni leurs gelons, ni
leurs rubans, ni leurs appointements.
On no peut pns impunément déchaîner sur un pays la
tempête. « Levez-vous vito, orages désirés... » Que leur
mensonge foudroie ceux qui parlent d'apaisement. Vous
savez bien quo Cornély, s'il rôvasso d'un compromis, ne
pourra pas, au sein du dreyfusisme, balancer Jaurès qui
veut par l'acquittement du traître la destruction de l'armée.
Un Jaurès entouré de ses bandes est autrement puissant
qu'un Cornély qui iiro son coup de fusil en enfant perdu
séparé de son monde naturel.
Il y aura des représailles, parce quo Jaurès et Clemen-
ceau les veulent, parce que tout le monde, tout le monde,'
vous-dis-je, en reconnaîtra la nécessité.
C'est lo crime certain'dos parlementaires de nous laisser
déchirer les uns les autres. Vous, le dreyfusard, ou moi,
l'antl-droyfusnrd, nous possédons la vérité. Le gouverne-
ment, qui sait à quoi s'en tenir, devait depuis longtemps
fuiro taire, et brutalement, celui do nous deux qui s.e trompe.
Les généraux eux-mêmes ont étrangement attendu pour
parler. Il faut qu'à Rennes la vérité éclate avec un carac*
tère d'évidence. Coûte que coûte, a dit Mercier. A Rennes l
A Rennes 1 messieurs do l'armée 1 Cavaignac et Mercier
vous imposent leur exemple. Vous êtes pris entre vos
adversaires acharnés et les amis que nous vous sommes.
'
134 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Il n'y a pas.d'échappatoire possible. En route 1 La Franéo


est dans Rennes, ville qu'arrose le Rubicon 1 •". j

21) LA PARADEDE JUDAS(souvenir de la dégradation d'Al-


fred Dreyfus à l'Ecole militaire, 5 janvier 1895).
Une minute de répit encore. Mon imagination qui veut
prévoir le Dreyfus rennais me reporte avec persistance
vers la froide matinée de janvier où jo le vis dégrader. Il
faut que je me débarrasse de ces anciennes images.
Quand neuf heures sonnèrent, que le général tira son
épée, que les commandements éclatèrent, que les fantassins
portèrent les armes et que les cavaliers mirent sabre au
clair, le petit peloton se détacha d'un angle de l'immense
carré. Quatre hommes ; au milieu le trattre tout raide, sur
un côté l'exécuteur, véritable géant. Les cinq à six mille
personnes présentes et qu'émouvait cette tragique attente
eurent une mémo pensée : Judas marche trop bien I
Spectacle plus excitant que la guillotine fichée dans les
pavés, a l'aube du jour, place de la Roquette. C'était un
heureux de ce monde, méprisé, abandonné de tous : « Je
suis seul dans l'univers, aurait-il pu s'écrier 1 »
Dans ce désert, il allait d'un pns ferme, la mâchoire
haute, le corps tout d'une pièce, la main gauche sur ta poi-
gnée du sabre, la droite balancée. Son chien eût-il léché
ces mains-là ? Par une ligne diagonale, co groupe sinistre
arriva jusqu a quatre pas du général figé sur son cheval,
pour s'arrêter brusquement. Les quatre artilleurs recu-
lèrent, lo greffier parla, la silhouette rigide ne broncha
point, sinon pour lever un Lras et jeter un cri d'innocence,
tandis que l'adjudant de la Garde, terrible par sa taille et
magnifique de tenue, le dépouillait si vite et si lentement
de ses boutons, de ses galons, de ses épaulettes, de ses
A RENNES 135

bandes rouges, le tiraillait, le dépiotait. l'endeuillait. Le


plus terrible fut quand sur le genou il brisa le sabre.
Après quelques secondes ot quand il demeura déshonoré
et désarmé, les poussées instinctives do la foule récla-
mèrent avec plus de fureur qu'on tuât ce bonhomme doré
devenu un bonhomme noir. Mais la loi le protégeait pour
lui faire subir des outrages réglementaires.
Judas jusqu'à cette heure avait été un petit point immo-
bile battu par tous ces vents de haine. Maintenant, comme
un pilori qui marche, il doit être approché des regards de
tous.
Il défile.
.... La muraille militaire dont il fait le tour con-
tient ses rages, mais semble prête à crever de fureur. A
chaque instant, je crois qu'un sabre se lèvera. La foule
sur les grilles, sur les toits, réclame toujours sa mort.
Quand il s'avança vers nous, le képi enfoncé sur le front,
le lorgnon sur son nez ethnique, l'oeil furieux et sec, toute
la face duro et qui bravait, il s'écria, que dis-je? il ordonna
d'une voix insupportable : « Vous direz à la France entière
que je suis un innocent. »
« Judas ! traître 1 » Ce fut une tempête. Fatale puissance
qu'il porte en lui, ou puissance des idées associées par son
nom, le malheureux détermine chez tous des décharges
d'antipathie. Sa figure de race étrangère, sa raideur im-
passible, toute son atmosphère révoltent le spectateur le
plus maître de soi. Quand j'(<< vu Emilo Henry pieds liés,
mains liées, qu'on traînait à la guillotine, je n'eus dans
mon coeur que la plus sincère fraternité pour un malheu-
•reux do ma race. Mais qu'ai-je à faire avec le nommé
Dreyfus?
« Dans trois ans, disait quelqu'un, il sera capitaine
de uhlans. » Ahl non, certes, il n'est pas au monde un
groupe d'hommes qui puissent accepter cet individu. Il
n'est point né. pour vivre socialement. Seule, dans un bois
136 ,'";SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

décriôr une branche d'arbre se tend vers lui, Pour qu'il js'y
*
pende. . j

... Neuf heures dix ! îa parade est terminée, Dijç minutes


qui laissent brisés ces milliers de trahis. Au .terme, de'sa
marche sinistre, le Dreyfus là-bas dans le fourgon noir
a été hissé, enfourné par les gendarmes. Les musiques
militaires sonnent la « Marche de Sambre-el-Meuse »,
répandent do l'honneur et do la loyauté sur les espaces
pour balayer les puanteurs do la trahison. Les bataillons
hérissés de fusils avec leurs jolies figures françaises, dé-
filent. Fort bien I Mais nous no sommes pas sûrs lés uns
dos autres. Une poignée d'hommes mettent çà et là de
légers points do pourriture sur notre admirable race. Garde
à rious, patriotes I . •
Et puisqu'il a fait appel au témoignage des assistants,
nous devons pour nos frères français compléter la dégra-
dation de Judas, lui arracher quelque chose encore, mieux
qu'une épauletle, qu'un galon, la vérité qui semble* lui
avoir échappé. Alors qu'il attendait d'être conduit dans la
cour où il devait expier, et sous l'émotion dont une telle
parade, la plus formidable humiliation qui puisse atteindre
un hommo, l'emplissait par avance, Dreyfus a dit : « Jo
suis innocent. Si j'ai livré des documents à l'étranger,
c'était pour amorcer et en avoir de plus considérables; dans
trois ans on saura la vérité et lo ministre lui-même re-
prendra mon affaire. »

En revenant à travers co quartier quo révolutionne


un spectacle si véhément, nous avons croisé lo mouchard
Alibert, le faux témoin do la Haute-Cour, Ce' misérable
portait l'uniforme de lieutenant d'administration. La foulo
à qui l'on jetait son nom lo huait, le bafouait, lut prodiguait
les coups de pied. Judas partout 1 Celui-ci subventionné
par les Reinach l Quand donc les Français sauront-ils
A RENNES WM
reconquérir la Franco ? Unissons-nous pour dégrader tbUs;
les traîtres. Qu'ils trouventpartoût spontanémentorganisée J
sur leur'passage la parade du mépris. ]

Voilà co que j'ai vu et senti en 1895. Quatro annéos


depuis ont passé sur le traître, quatre années terribles pour
la France. Pans quel état vais-jo le revoir" et surtout quels
rapports s'établiront entre ce misérable, ses complices et
des Français fidèles à la Franco ?

22) LES ROIS, LES DAMES ET LES VALETS.

La simple vue des Ilotes dans leurs débauches dispose


à la moralité sociale. Je vais faire passer entre mes doigts
les figures que j'ai rapportées du fameux procès de Rennes.
Jeu de cartes souillé qui évoque à la fois les fièvres et les
dégoûts du tripot.
Voici les Rois, les Dames et les Valets. Voici Dreyfus
d'abord.
« Plus qu'un traître, le roi des traîtres », a dit le général
Mercier.

a) Entrée d'Alfred — Le 8 août 1899, à six


Dreyfus,
heures du matin, le Président donna l'ordre d'introduire
l'accusé. Il se fit un silence complet. Toutes les têtes de
cette salle si profondément divisée se tournèrent d'un même
mouvement vers une petite porte à leur droite. Trois mi-
nutes s'écoulèrent. Dans cet armistice établi par une eu-
riosité si intense qu'elle atteignait à l'angoisse, les pires
138 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

ennemis s'intorrogôrent : pourquoi ce retard ? Le sergent-


major qui faisait l'office d'huissier, absolument blême, vol-
tigea du Président au Commissaire, puis courut presser
deux gendarmes. Toute la salle bougea d'horreur et de pitié
môléos quand Dreyfus parut.
Sa figure minco et contractée I son regard net derrière
le lorgnon t Oh ! qu'il me parut jeune d'abord, ce pauvre
petit homme qui, chargé de tant de commentaires, s'avan-
çait avec une prodigieuso rapidité. Nous no sentîmes rien
à cette minute qu'un mince flot de douleur qui entrait dans
la salle. On jetait en pleine lumière une misérable guenille
humaine. Une boule de chair vivante, disputée entre deux
camps de joueurs et qui depuis six ans n'a pas eu une
minute de repos, vient d'Amérique rouler au milieu de notre
bataille. Mais déjà Dreyfus a gravi les trois marches de
l'estrade, la nouvelle station de son calvaire. Fixe devant
lo Président, il lève pour le salut réglementaire sa main
gantée de blanc...
La voilà donc, cette entrée qu'il a tant méditée. Ses par-
tisans disent que la Cour de cassation a établi en sa faveur
une présomption d'innocence : eh bien ! vraiment ils ne lui
font pas l'accueil qu'aurait escompté un innocent, un mar-
tyr. Et de quel ton qui marque un fossé profond, le Prési-
dent lui dit « Asseyez-vous » (1).
Alfred Dreyfus s'est assis, le corps raide dans l'uniforme
neuf, le képi sur les genoux, le visage droit vers les juges.
La moustache très fine, de couleur châtain, fait contraste
avec les cheveux blancs, taillés en brosse et qui manquent
•au sommet du crâne. Cet homme de trente-cinq ans semble
à la fois très jeune et très vieux comme certains ascètes
avec qui nous n'avons plus de mesure commune. Ses

(1)Un magistrat très poli : o'eât qu'il est décidéà vous « saler ».
Trop dur : c'est pour la salle et II vous acquittera. Voilà une obser-
vation que me confirment tous les gens du mondé judiciaire.
A RENNES 139

épaules ont do la carrure, mais le tailleur militaire les a


certainement ouatées, oar les genoux poirjtent sous lo pan-
taton flambant neuf et des plis épais trahissent la maigreur
des cuisses.
On lit l'acte d'accusation, sans qu'il se relâche.une se-
conde do son attitude effroyablement correcte. Il entend
ces mots « Papier pelure bordereau Éstefhazy »,
syllabes usées, décolorées, par cinq années de rabâchages
et qui pour nous ici reprennent leur pleine force tragique
Les juges, les gendarmes, les deux états-majors droyfusord
et antidreyfusard l'observent, tandis qu'on lui parle do sa.
main qui trembla sous la dictée du colonel du Paty de Clam.
On énumère les soupçons qu'il inspirait à ses camarades,
les femmes âgées avec qui il .Vivait. Maintenant il s'agit
des lettres de sa fiancée, Ah I quelle horreur l c'est l'écor-
cher.vif ! et qu'il doit avoir hâte de protester devant l'uni-
vers l
Il parle enfin. Une voix sans timbre qui vient brusque-
ment ajouter à l'effet désastreux de cette tenue sans fris-
son :
— Je suis innocent... cinq ans de bagne... Ma femme,
mes enfants.
; A propos de Lebrun-Renaud, il tente une déclaration mi-
litariste sur cette foule qui le huait par patriotisme et
dont il comprenait si bien les indignations. Mais son
émission monotone et sans gestes, yraiment d'un pho-
nographe, annule des phrases trop nobles où nous dis-
tinguons la savante préparation de ses avocats. Je ne
sentis rien de personnel qu'une fois peut-être dans sa ma-
nlère de dire ; « Mon colonel. » Ce simple mot plein de sup-
plication parut les deux bras d'un désespéré à genoux qui
étreint son jugé tout-puissant. Puis irretomba dans defac^
cents privés d'âme et tels qu'on croyait écouter un examen
plutôt qu'un interrogatoire. La défense vit biçh cerdaiijje^r
Dans la suspension de l'audience, Mé Hlid, secrétaire '<fi£
140 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME
j

M» Labori, parcourut la salie et raconta qu'en passant près


do ses avocats, Droyfus avait dit : « De tols sanglots ser-
raient ma gorge que j'ai douté do pouvoir répondre. »
Puis la dialectique dreyfusarde accourut a la rescousse :
« Pourquoi notro client s'lnquiéterait-il ? Il sait qu'on ne
peut pas commettre deux erreurs judiciaires dans un mémo
cas. »
Quoi qu'il en soit, après les deux premières heures, la
sallo do Rennes, mal intéressée par cot hommo et par cotlc
inertie, plus tragiquo pourtant, d'une certaine maniôro, que
les expansions d'une victimo innocente, commença de se
dislrairo. Dégontanto. faiblesse do l'intelligence humaine,
puisque ceux-lt\ môme.qui croient Dreyfus un martyr s'en-
voient des bonjours et lient conversation. Il y avait un
petit chat qui courait sous les tables, et les dames dreyfu-
sardes s'attendrissaient parce qu'on le disait abandonné ot
peut-être privé de lait.
Pour moi, que mes amis m'excusent, je considérais
l'homme, la figuré lointaine, le fantôme qui met la France
en crise et je sentais quo ce nom exécré de Dreyfus repré-
sentait tout de même de la chair vivante et broyée. Une
phrase quo ce criminel semble avoir prononcée après cette
première audience trouve une force singulière pour péné-
trer lés coeurs par le chemin de la pitié. On lui demandait
son impression, il répondit que « c'était bon de voir dés êtres
humains ».

.Dôtondons-nous un instant, laissons un mouvement de


pitié se développer" dans nos coeurs. Le jour du Vendredi-
Saint, après lecture de la « Passion selon saint Jean», le
célébrant récite une suite de monitïons et d'oraisons.
«Prions pour* la sdirite Eglise de Dieu.,... Prions, fléchis-
« sons lés;genoux..,.,. Prions pour notre Saint-Père le Pape
...... Prions, fléchissons los genoux..... Prions pour notre
A RENNES 141

«pasteur Prions, fléchissons les genoux.,. Prions pour


«tous les évoques, prêtres, diacres, sou&'dlacres, acolytes
« exorcistes, lecteurs, portiers, confesseurs, vierges, veuves \
«et pour tout le simple peuple de Dieu Prions^»fléchis.
« sons les genoux,.... Prions pour la République..... Prions,
« fléchissons les genoux Prions pour nos catéchumènes
« Prions, fléchissons les genoux Prions pour les
«malades, les affamés, les captifs, les voyageurs et les
«navigateurs... Prions, fléchissons les genoux... Prions
«pour les hérétiques et les schismatiques Prions,- flô-
«chissons les genoux... Prions pour les perfides Juifs... »
Et nous aussi, nous fîmes oraison sur lo « perfide juif ».
S'il ne se fût agi que d'un homme, nous eussions couvert ^Y
sa honte d'un suaire. Mais il s'agit de la France ! Dans cet
incomparable office du Vendredi-Saint où elle apporte l'ex-
périence dos siècles, l'Eglise avant de prier pour les « per-
fides juifs » a bien soin d'indiquer au célébrant et,aux
fidèles : « On ne se mettra point à genoux. » Prodigieuse dis* ;''.
'
tinction! C'est nous prévenir quo l'intérêt public commande'
do no point s'abandonner a. l'apitoiement avec cet adver-
sai.ro enveloppé de « ténèbres » (i).
Je voudrais que cette chair, animée tout de même par,un ,v
souffle, humain, fût arrachée h cette douloureuse bataille, A
mais qui donc, sinon ses amis, l'apporte sous le piétinement.
des bataillons ? ;
D'implacables partisans exigent qu'arraché à son ef-
froyable solitude il vienne fournir-un prétexte, une couver-
ture à leur machinerie. Pour les, atteindre, il faut le. percer.
AUons-yl Ce faible obstacle né doit pas embarrasser les des-
tinées de mon pays, Et durant vingt-deux séances, nous
.oserons l'observer avec-une clairvoyance cruollo.

(1)« Dieu qui no refusez pas votre miséricorde aux Juifs m^nje.
après leur perfidie, exauce?no3 prières pour qu'ils soient èriflh
* -•>
tirés de leurs ténèbres. » /
142 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Nul homme plus muré qu'Alfred Dreyfus. Il a un conti-


nuel mouvement de la bouche qui s'ouvre, de la gorgejqui
se serre ; il avale péniblement sa salive. De minute en mi-
nute, le sang vient colorer su peau, puis lo laisso tout blême.
Ses réactions no livrent rien. Oh se fait mal sans bénéfice
sur cette face toute- rétrécie par la détresse. Derrière son
lorgnon, ses yeux se jettent avec rapidité à droite et à
gaucho, mais qu'est-co qui vit et qui pense derrière ces yeux
aux aguets d'animal traqué ?
Le journaliste qui surprit a Quiberon par uno nuit
d'orage la barque de Dreyfus abordant furtivement la côte
m'a dit : « Il me parut fou avec son regard fuyant. Je crois
qu'il craignait un coup de poignard. »
Ma lorgnette cherche dans la salle, pour les comparer,
son frère Mathieu. La figure de Mathieu présente des colo-
rations jaunes et verdatres au fond d'un teint constamment
mat, tandis qu'Alfred, à chaque respiration, rosit comme
un petit cochon. Tous deux affichent un type juif accentué,
mais celui qui "est pris, s'étant affiné par la souffrance, fait
paraître l'autre brutal.
Si affiné soit-il, Alfred, c'est certain, n'arrive pas a .re-
créer, à ^aire siens les thèmes généreux que ées avocats
lui préparent. Eh vain, maitre Démange, qui met au ser-
vice du client la roublardise des assises, essaie-t-il dé lui se-
riner quelques airs de noble émotion : Yémoi du galant
homiïïe à propos àe Madame Bod$onsV hommage à Ma-
dame Dreyfus, le Bien, mon colonçl, qu^nd Mm» Henry
dépose. C'est affreusement seç, et jani|U^|lpvpix ne cor-
respond aux paroles (1). Les supérieurs^futur traître

(1) Même indigence dans son livre qui n'est qu'un sommaire.
« Ah I si pareille aventure, me disait un intellectuel, était arrivée
à un homme de génie! Oucl livret » Mais pareille aventure ne
arriver à un homme de génie, Car le génie, c'est d'aVoir de
peut
Tème. :•
A RENNES 143

avaient raison dans leurs notes de l'inviter à discipliner sa


prononciation.
De tous les dreyfusards, c'est Dreyfus le plus mou. Sc«
rait-ce usure, abrutissement ? Parfois je crus entrevoir que
le malheureux assis sur cette chaise, tantôt cramoisi, tantôt
exsangue, la bouche entr'ouverte et la lèvre pendante sous
>la moustache ou bien serrant les dents et faisant.provision
d'énergie, était allô aux extrémités de l'angoisse humaine
et qu'en outre il avait attrapé une insolation. Mais ses ca-
marades objectent qu'il n'a guère maigri, nullemont blan-
chi. D'autres fois jo supposai qu'il prenait des stupéfiants
pour trouver du sommeil ; de 1$,viendrait son engourdis-
sement (1).
Je crois surtout qu'il craint par une intonation et par un
simple mouvement de laisser échapper son secret. Ahl si
Jouaust l'avait poussé l .
Il se réfugie dans sa correction militaire, dans sa morne
apathie, comme dans une position de réserve, dans sa
tanière naturelle : c'est l'état d'une bête traquée qui a peur
et qui se rase. C'est qu'aussi bien de séance en séance,
après Mercier, après Roget, après Cavafgnac, après qu'on
aura démontré : « La trahison n-'a pu être commise que par
urt artilleur, officier d'Etat-Major, et stagiaire » ; après que
Bertillon aura refait devant le Conseil le bordereau par le
• même
nioyeii géométrique qu'employa Dreyfus; après l'af-
firmation des aveux, cet oiseau de nuit ne trouvera plus un
coin obscur où se tapir. Dans cette pleine lumière, llsjT
tient coi, pour que ses mouvements, du moins, ne lé
'
dénoncent pas; ;;.,-'
En toute hypothèse, au reste, je crois distinguer que sa
gamma de sentiments est fortcourte, C'est probablement ce
que les naturalistes appellent un moiïstre,;et de laJc©liSgbriè;

(!) CÇsta celte explication que Dreyfus s'arrête' àehs ses ' à'ott-^
venir*."- ; .";•.•; ''.•' •::' '• • •• '*.<<>
111 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME !
•'
!

dos « monstres par défaut ». Un certain nombre do senti


monts lui manquent sans lesquels nous ne. pouvons pas
'
concevoir l'humanité.

Sir Thomas Brown, anglais distingué, avait coutume de


dire qu'il aurait aimé connaître Judas Iscariote. J'ai passé
un mois a Rennes et jo ne comprends Droyfus qu'en tant
qu'énigme incompréhensible.
Les gens du moyen-ago, pour faire entendre les mys-
tères impénétrables de cette mer inconnue qui s'étend vers
le Sud, l'appelaient la Mer Ténébreuse. C'est une mer téné-
breuse, l'âme de Dreyfus, et je m'associo aux sentiments
qu'exprime l'Eglise dans sa miséricorde et dans sa pru-
dence. Seigneur, dissipez les ténèbres de ce perfide juif,
pour que je voie clair.
Mais quoi I n'est-ce pas enfantin de sentir un malaise et
do crier au mystère parce qu'un étranger ne réagit pas
sous les événements de la même manière que ferait l'un
do nous? Nous exigeons do cet enfant de Som les beaux traits
de la race indo-europecnne.il n'est point perméable à toutes
les excitations dont nous affectent notre terro, nos an-
cêtres,' notre drapeau, le mot « honneur ». Il y .a des apha-
sies optiques où l'on a beau voir des signes graphiques,
on n'en a plus l'intelligence, ïci l'aphasie est congénitale;
elle vient de la race. V


b) Une vtslle à Combourg. (MôdilaU&ffisur Dreyfus),
Tandis qu'a Rennes je servais selon nies forces, j'avais
besoin dé'me fortifier ët'dê relever mon amour de la France
par lès plus belles images nationales.
Un jour je-profitai d'un entr'acte de la tragédie pour visi-
ter, a une lieue de Rennes, sur, la ligne de Saint-Malo, le
château de Comboûrg, Avec quelle allégresse jë'm'épurais
A RENNES ÏW

do Dreyfus dans l'atmosphère d'un grand poète de Thon-


neuri • ...
« Enfin nous découvrîmes une vallée au fond do laquelle
« s'élevait, non loin d'un étang, la flèche de l'église d'une
« bourgade; les tours d'un château féodal montaient dans
« les arbres d'une futaie éclairée par le soleil cou-
« chant (1). » Cette première impression, que le jeune
René de Chateaubriand reçut de cette terre où il allait pas-
ser sa jeunesse, fait encore un tableau exact; je viens de
le vérifier. Chateaubriand ajoute « J'ai été obligé de m'arv
« rèter : mon coeur battait au point de repousser la tablé
« sur laquelle j'écris. Les souvenirs qui se réveillent dans
« ma mémoire m'accablent de Jour force et de leur mufti*
« tude, et pourtant que sont-ils pour le reste du monde...? »
Ces souvenirs, dont Chateaubriand semble prier qu'on ex-
cuse l'ardeur, se propagèrent, pour la fééorider, dans toute
notre littérature moderne. Nous avons dans lé sang la
fièvre du premier volume des Mémoires d'oulre-tombe.
Quel admirable contentement de considérer la triste et
sévère façade de ce manoir, de s'engager sous ses voûtes,
d'en éveiller à notre tour les écho* et de prêter notre Visage
au vent de ses donjons l -; ;
'J'ai toujours projeté de visiter i*»s lieux où sont les ra-
cines des'grands arbres à parfum • qui, balancés sûr le
monde, suscitèrent mon imagination Je ne mourrai point
sans m'étre assis, pèlerin enchanté, nfens Cbïmbre, et sous
le cyprès de là belle Inès assassinée, - en Crimée; sûr le
temple où Diane transporta Iphigénie, - a Kerbéla parmi
les sables qui burent le sang des Alides. Mais dans ce mois
guerrier qui me replie sur nos réserve** je no yeux rien
qui me détourné <je1la discinlinç nationale J'ai'noté dujour':
dé Reniïésînjës pelériftages ; présidé;VitrY#aûx jabch^rsr

'
(ij %i4ifip0ë$ $<fàfi$4orfiùt. >c
H6 SCÈNES ET, DOCTRINES DU NATIONALISME

qu'habita Um de Sôvignô, j'évoquerai dans ses jardins


intacts la plus aimable imago do la solido raison française;
c'est encore de la raison que j'évoquerai à la Chesnaie où
le volontaire Lamennais prit barre sur le mol Maurice de
Guôrin. En d'autres circonstances, parcourant la forêt do
.Paimpont qui subsiste des bois immenses de Broceliandc,
j'eusse aimé à y poursuivre Merlin l'Enchanteur et Viviane,
mois ce n'est point de rêveries qu'il s'agit pour un soldat
des batailles do Rennes l A Combourg je cherche le plaisir
d'approcher et de contrôler dos magies ; jo me promène
dans une épreuve en pierre d'un chef-d'oeuvre verbal. Les
incantations du poète me deviennent présentes, réelles,
concrètes ; je les vois, je les touche dans cette architecture.
, Fils des romantiques, je rentre dans ma maison de famille
et jo sonne a l'huis d'un château, survivance du passé, où
je reconnais en même temps le principe de mon activité
littéraire.
Ces indications feront-elles entendre à quelques amateurs
de la mélancolie lyrique les plaisirs abondants que je trou-
vai sur chaque marche du vieil escalier, en mettant mes
pas indignes dans les pas du génie, jusqu'au sommet de la
Tour du Chat et sur le seuil de la chambre fameuse où l'en-
fant prépara son immortalité, « La fenêtre de mon donjon
« s'ouvrait sur la cour intérieure; le jour, j'avais en pers-
« pçctive les créneaux de la courtine opposée,.où végétaient
« des scolopendres et croissait un prunier sauvage.
«Quelques martinets, qui, durant l'été, s'enfonçaient en
« criant dans les trous des murs, étaient mes seuls compa-
«i gnons. La nuit, je n'apercevais qu'un petit morceau du
.« ciel et quelques étoiles. Lorsque la lune brillait et qu'ello
«s'abaissait Ô,l'occident, j'en étais averti par ses rayons
« qui venaient a mon lit, au travers dès carreaux losanges
« de ma fenêtre. Des chouettes, voletant d'une tour à
« l'autre, passant et repassaht entre la lune et moi, dessi-
« naient sur mes rideaux l'ombre'mobile* de leurs ailes.
A RENNES m
« Relégué dans l'endroit le plus désert, a l'ouverture des
« galeries, je no perdais pas un murmuro des ténèbres.
« Quelquefois le vent semblait courir à pas légers ; quej-
« quefois il laissait échapper des plaintes ; tout a coup
te une porte était ébranlée avec violence, les souterrains
« poussaient des mugissements ; puis, ces bruits expl-
H raient pour recommencer encoro L'entêtement du
« comte de Chateaubriand a faire coucher un enfant seul
« au haut d'une tour pouvait avoir quelque inconvénient;
« mais il. tourna a mon avantage. Cotte manière violente
« de me traiter me laissa cette sensibilité d'imagination
« dont on voudrait, aujourd'hui, priver la jeunesse. »
Je no puis approuver que dans cette chambre encore in-
tacte de Combourg on expose les décorations de Cha-
teaubriand. En vérité, ce sont des affaires trop mesquines
pour les rapprocher du lit (rapporté de la rue du Bac) où
mourut le glorieux vieillard. Ce qu'on voudrait aux murs
d'une collule qui veut comme la matrice du type roman-
tique français, c'est un plan du canton de Combourg, avec
l'indication des lieux où l'enfant se plaisait à vaguer et qui
nourrirent toute sa vie.
Subsiste-t-il encore, le saule où, isolé entre le ciel et la
terre, lé jeuno Pvonépassait dès heures avec des fauvettes!;
et avec sa chimèro? Dans quel endroit écarté du Grand
Mail la tradition suppose-t-ellè que l'amertume, de ses;
goûts l'incita au suicide? « Au nord du château s'étendait
« une lande semée de pierres druidiques; j'allais m'nsseoiif,;
« sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée
« des bois, la splendeur de la terre, l'étoile du soir, sein*
« tillant a travers les nuages de rose, me ramenaient à mes
« songes, » Il ne donna jamais sbricoeur aux poètes^ Celui}-
qui peut sourire des efforts.que tout un:jouir je mùltipHai^
pour toucher exactement ces lieux où j'entrevois que là sauÇ
vage et la druidesse soupirèrent d'abord et prirent leurs;
•premières couleurs. / . .'."."•."" : ;: . ''..'f:'.i||
'
•148 SCfcNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME
j
Je portais avec mol une brochure de l'abbé Guillotii| do
Corson. « Le monument le plus ancien de Combourg, dit-il,
« est évidemment uno allée couverte mégalithique, ou dol-
« men ruiné, situé au Clos de la Pierre, .non loin de l'an-
« cienne maison roble de Chevrot. C'est lu qu'allait rêver
« Chateaubriand. » Mais au château et choz lo voiturier,
on ignore ce Clos de la Pierre. Lo garde champêtre, que je
tire de sa sieste, connaît une ferme, un village qu'il appelle
Chévrotte. Je vois à la mairie consulter lo cadastre. En
1835, un lieu dit lo Clos do la Pierre, d'une contenance de
deux hectares, un are 40, et qui mit les premières et les
plus riches gerbes dans le grenier romantique français,
rapportait à Duplessis une rente de 22 fr. 15. Morcelle, il
appartient aujourd'hui, pour sa part principale, a Jean-
Marie Lemée, domicilié à Chevrot.
Nulle voiture qui puisse me transporter; une chaleur in-
tense. Avant do m'éloigner de Combourg, pour chercher
cette lande où un enfant mélancolique exalta de la façon
la plus désordonnée les facultés de son ame et entendit le
Dieu du désert, je m'occupe d'examiner les entoure immé-
diats du château,
Le grand bois de chênes à disparu. La route de Rennes
longe toujours l'étang où le petit Breton conduisait son
bateau au milieu des joncs; j'ai attiré avec ma canne les
larges feuilles flottantes du nénuphar en suivant sur un
chemin abandonné « une onde ornjée de plantes rivu-
«laires ». Chateaubriand écoulait, dit-il, les bruits qui
sortent des lieux infréquèntés ; j'ai entendu un roulement
monotone et continu (machine à battre ? moteur qui fournit
d'électricité Combourg ?) Si quelques parties délicates du
paysage se sont transformées dépuis que le poète en' dis-
persa l'âme sur le monde, il en subsiste assez pour éclairer
la puissance et la. solitude du génie de Chateaubriand. Le
paysage de,Combourg, que j'embrasse de la rivé méridio-
nale de son petit étang, s'impose par- le même trait qu'il
A RENNES 149

y a un siècle : par la superbe des tours^t par leur domina-


tion sur les pauvres maisons à leur pied,
En vain, sur ces toits bas, l'ardoise remplace le chaume/
On comprend'toujours que l'enfant de ce donjon, en même
temps qu'il recevait de son père, farouche négrier mélan-
colique, et d'un paysage sévère, pour compagnonnage,
l'idée de la mort, installait au fond de son ame la plus
intransigeante fierté. Ses qualités et ses défauts d'homme
ou d'écrivain sortent de son orgueil. S'il a peint avec ma-
gnificence les mouvements nobles de la passion, s'il a sa-
crifié au bonheur dé faire bonne figure tous les avantages
immédiats, c'est par un sentiment extrême do sa dignité.
Dans cette àme dégoûtée jusqu'au nihilisme, l'honneur est
installé solitaire comme le manoir seigneurial sur la lande,
bretonne. Chateaubriand dépensa dans sa littérature lés
tristesses hautaines accumulées par des féodaux sans em-
ploi sur leur terre. Il enchanta les premières générations
démocratiques avec la sensibilité que lut avaient préparée
les derniers représentants d'une France féodale oppriméo
par une France 'monarchiquo qui, elle-même, venait dé dis-
*' '
paraître. •':'; \
..... Tandis que j'étais assis dans l'herbe, à l'ombre d'une
petite haie, sur la rive de l'étang, des impressions amassées
en moi par la constante préoccupation de l'affaire Dreyfus
se mêlèrent aux pensées que me proposait Combourg. La'
haute vertu artistique d'un paysage cher aux lettres fran-
çaises m'épura de tout co qu'a de douloureux la grande
salle du lycée de Rennes, et par une'pente insensible je (us,
amené à confronter, avec cette grande figure de Château-»,
briand, Dreyfus transformé en thème philosophique par la'
forcé de sa honte.;.,. ^

Quelle, magnifique diversité il y a-parmi l'os hommes l


et sàvez-yous une besogne plus attachante que d'étudier
les condition^où se créentleurs variétés?" • \ ,-"...
150~ SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

J'ai recueilli en Alsace des renseignements sur les Drey-


fus ; c'est une région où jo connais suffisamment la vie
juive pour m'y représenter la formation d'Alfred. Son
père s'enrichit en se maintenant fermement à consi-
dérer toutes choses avec l'unique souci d'accroître sa for-
tune. Ah! certes, il n'introduisit jamais notre notion do
l'honneur dans ses débats de conscience! Mais par lu
même quoique choso manquait au bien-être bourgeois qu'il
acquit : la considération. Or il possédait une vertu, l'es-
prit de famille. Dans sa maison où le confinait l'antisémi-
tisme traditionnel de Mulhouse, il faisait figure de pa-
triarche. Il voulut que l'un de ses fils, Alfred, fût en mesure
d'acquérir cette honorabilité ù laquelle lui-même renon-
çait.
Le jeune Alfred Dreyfus jouit de son unifonne de poly-
technicien, puis d'officier, avec l'arrogance d'un parvenu.
(Ses camarades racontent ses vantardises, et sa famille, à
juger d'après Hadamard, bien qu'elle le défende, l'aime peu.)
Il crut toutefois s'assurer que sa nationalité juive lui créait
une subalternité. Et comme la fortune n'avait pas donné
au père la parité avec les industriels de Mulhouse, le grade
ne suffisait point au fils pour que ses camarades de l'état-
major l'acceptassent sans nuance; du moins il se l'ima-
gina. Cependant son éducation, si elle ne parvenait pas a
l'installer dans un nouveau.milieu, le sortait des moeurs
traditionnelles de la Communauté juive ; elle le laissait dé-
sencadré et par lu plus exposé. A co solitaire, seule sa
race demeurait, do quoi nulle circonstance et nulle volonté,
ne peuvent dépouiller un sémite non plus qu'un aryen :
il gardait de son sang la capacité de tirer le meilleur
parti possible de toute situation et sans s'embarrasser du
sentiment de l'honneur. '

L'honneur I En 1894, ù l'heure où D mange et AVqldeck ré-


glaient le fameux pacte obscur avec Ca;'mir-Perier, Dreyfus du
fond de sa prison préventive formule ses prétentions : « On me
A RENNES 151

décorera et jo donnerai ma démission. » Condamné, il déclare :


« J'irai & la Guyane et je ferai de l'élevage. » A l'Ile du Diable, il
écrit : « Mon frère et ma famille sont des couillons ; ils ont
50,000francs de renies et quatre agents et ils ne peuvent pas me
tirer de là. » Au Directeur qu'il volt chaque huitaine et qui rece-
vait 500 francs pour sa table il ne dit jamais que ceci : « Les petits
pois étaient moins bons que les précédents; je préférerais tels
cigares. » Môme a Rennes où il est déformé par la collaboration
de ses avocats, il manifeste avec une force magnifique son igno-
rance de toute dignité et sa nature utilitaire, On. lui parle de ses
histoires de femmes : « Mes moyens, répond-il, nie le permet- •

talent. » Voila des manières de penser et de dire propres à cho-
quer des Français, mais les plus naturelles pour lui, sincères et
qu'on peut dire innées.
Et plus tard, comme il acceptera sa grâce I La-dessus le cé-
lèbre socialiste allemand Liebknecht a écrit : «. Que, condamné
« pour la seconde fois, Dreyfus ait accepté sa grûce, cela n'est
« certainement pas a blûmer en soi-même. Ce n'est pas héroïque,
* mais humain. Mais pourquoi donc le retrait.de la demande en,
« revision? La presse dreyfusienne répond tout sec : parce que
« sens cela la grâce ne pourrait pas intervenir... C'est vrai, mais
« qui empêchait Dreyfus d'attendre le résultat de la demande en
« revision! Après ce qu'il avait souffert, qu'était-ce que quinze;
« jours de plus ou de moins ? Etant donnée la rapidité de la pro-
a cédure française, cela n'eût pas duré davantage et la prison en,
« France lui était mieux supportable. Si. la conscience de son in-^
« nocence et l'ardeur de la faire paraître au grand jour avaient
u été chez Dreyfus aussi fortes qu'on l'imaginé, il n'aurait pas, ù '
« mon avis, agi comme il a agi. En tout cas, le désir de*sortir de
« prison fut plus grand que le désir de prouver son innocence ; la'.
« meilleure et la plus, prochaine chance qu'il eût d'établir la vé-
' *
« rite, H en a fait volontairement l'abandon. » - _
'
Liebknecht conclut en disant que ceia ne parle pas en faveur de
l'innocence de Dreyfus. C'est entendu, mais pour nous en tenir
au point de psychologie que nous examinions à Combourg, cela'
démontre 'l'inexistence des sentiments de l'honneur chez ce per-
sonnage. •,!•''/' .: v :'*
Conférez aussi soii livre, si merveilleusement scç,"simple spé-;
culation qu'il proposa dé lui-même à l'éditeur. On n'y distingué'
rien qu'un hygiéniste modèle.

Une note d'un de ses chefs a été lue au procès : « Je trouvé;


• .
J0Ï ':rif: SCÈNES ^f bôCTRINËS DU»-NATIONALISME

«AU.cap'taine Dreyfus beaucoup d'intelligence, mais il a


«un esprit bien différent de l'esprit do la vieille armée. » En
effet, la plante Dreyfus soumise à la culture qui d'un Fran-
çais quelconque fait un militaire ne s'harmonisera pas
avec le parterre. Lui-même a quelque conscience de cette
irréductible différence ; il se connaît commo d'une autre
espèce. Un jour que le colonel Bertih-Mourot parlait du
désespoir qu'il avait éprouvé depuis la Schlucht a voir les
Alsaciens-Lorrains enlevés a leur Dieu et ù leur ancienne
patrie, le capitaine Dreyfus dit : « Pour nous autres juifs,
«'ce n'est pas la mémo chose. En quelque pays que nous
« soyons, notre Dieu est avec nous. »
Ce déraciné qui. so sent mal a l'aise dans un des car-
reaux do notre vieux jardin français, devait tout natu-
rellement admettre que dans un autre milieu il eût trouvé
son bonheur, Une partie des siens se résignait a la
nationalité allemande : ne s'est-il pas figuré que, dans
cotte civilisation pour laquelle des aïeux d'outre-Rhin
lo préparaient, il eût été plus heureux'? N'a-t-il pas en-
tendu au fond de son être un instinct qui s'accommodait
mieux des moeurs germaniques que des françaises ? S'il en
fut ainsi, la notion de l'honneur n'allait point l'embarras'
ser; son sens réaliste le dirigeait pour tirer lo meilleur parll
de cette situation où il n'avait pas trouvé son contente-
ment ; ses rancunes l'incitaient. Quand la tentation se pré-
senta, ce fut un grand malheur, car il n'avait point do
racines, comme on en volt a Combourg, qui l'associassent
au sol et ù la conscience de Fronce assez fort pour lui
interdire de chercher son bonheur, sa paix, sa vie, chez
'
l'étranger.
Je n'ai pas besoin qu'on me diso pourquoi Dreyfus a
trahi. En psychologie, il me suffit do savoir qu'il est en-
pablo do trahir et il me suffit do savoir qu'il a trahi, L'inter-
valle est rempli. Quo Dreyfus est capable de trahir, je le
conclus de sa race. Qu'il a trahi, je le sais parce quo j'ai
; ;v A* rtENNËS > ?Mm
lu leSipages^deiM^ercier
"' et de Rpgel qui spnt de magnlflo^s^
•" '
.travauxir ib «..'.- ':s\ : :'*&%({ '
Quant ù ceux qui disent que Dreyfus n'est pas un traître,
le tout, c'est de s'entendre. Soit l ils ont raison : Dreyfus
n'appartient pas ù notre nation et dès lors comment la
trahirait-il ? Los Juifs sont de la patrie où ils trouvent leur
plus grand intérêt (1). Et par lu on peut diro qu'un Juif.
n'est jamais un traître, :
Telles étaient les penséesqu'un manoir breton me suggô- ;
rait sur un produit de ghetto. Cependant, la chaleur aidan't,
je m'inclinai ù compenser le sommeil dont nous prive
chaque matin lo Conseil do guerre et jo m'endormis sur
l'herbe de Combourg. •

..,,. Quand je me réveillai, lo soleil s'était fortement in-


cliné; les hirondelles rasaient l'étang. Je les regardais avec
estime, car elles font partie de notre littérature nationale :
leur manière de poursuivre les insectes, de s'élancer en-
sembledans les airs comme pour éprouver leurs ailes, de
se rabattre à la surfaco du lac, puis de se suspendro aux
roseaux que leur poids courbe ù peine et qu'elles rem-
plissent de leur ramage confus, fournit un thème a tous les
professeurs do rhétorique depuis quo. Chateaubriand, sur
cette rive, les a observées.Il fallait pourtant me lever.et je
me mis a la recherche de Chevrot ot du Clos do la Pierre.
Je traversai, a deux kilomètres environ, lo chemin de
fer de Rennes et je m'engageai dans un do ces profonds
chemins creux qui ne laissent se guider sur aucun clocher.
Je ne rencontrai personne ; seuls, des chiens me parlaient
dans les maisons écartées. Nul guide, nul écriteau; des
fossés, des champs, des marais, des bruyères, la nuit qui

' considé-
(1)Voir lo paragraphe171 Desiv\(s et dt-sprotestante
rés lu abstracto.
Ï54 SCÈNES ET DOCTRINES DU. NATIONALISME

vonait et la fatigue. Je dus renoncer, ce joùr-la, à:nVas-


seoir dans le Clos de la Pierre, sur les dolmens de Velleda.

c) Les mouvements sincères do Dreyfus! — Je reviens ù


Rennes. Dreyfus, évidemment, so considère comme un cap.
tif au poteau de guerre dans le camp des plus forts. Chez
lui, nulle humiliation que d'être pris. « Ma race se vengera
sur la vôtre. » S'il n'avait pas dit cette parole, les hommes
deNbonne foi l'entendraient de ses airs de visage. Moi-
même, quand j'assistai à sa dégradation, je crus voir sous
les huées populaires le loup qui fait face aux chasseurs.
En effet, à l'humiliation de la bête prise au piège et qui
constate son impuissance, la fureur peut soudain succéder,
Au cours des séances de Rennes, il ne montra rien de sin-
cère que par brefs accès. Une,. deux, trois bougies qui
s'allument dans les ténèbres. Des mots? non pas. Des
aboiements ? Oui, Jules Soury a osé employer le mot juste :
<( L'homme qui aboie ». C'est que, « pour parler, encore
faut-il avoir quelque chose ù dire, sentir avec quelque viva-
cité, être ému ». Dreyfus n'était que la bête prise au piège.

Une de ses plus curieuses excitations, ce fut, je crois


bien, le 12 août, tandis quo Mercier déposait. Jo dois dé-
crire cette scène.
Les amis de Dreyfus avaient répandu le bruit que le gé-
néral produirait certaines pièces et qu'il serait arrêté pour
faux et pour violation des secrets de l'Etat. Aussj lés curio-
sités attendaient, exigeaient une péripétie de théâtre. A la
suspension do l'audience, on vint dire au général que le pu-
blic l'entendait mal et qu'il devrait élever la voix, « C'est
pour le tribunal que je parle »^ rêpondlt-ll, En effet, ni par le
ton ni par les arguments, il ne s'adressait à cette sallo avide
A RENNES 15Ï ;

de pathétique et nerveuse jusqu'à la puérilité; Son réquisi-


toire ne cherchait sa force et ses effets, que dans la tech-
nique de l'artilleur et dans les informations de l'homme de /
Gouvernement. Les chefs dreyfusards qui ont toujours
voulu passionner cette mince affaire dovaient être dé-
sorientés par l'attitude de ce spécialiste qui parlait a dos
juges militaires comme a des professionnels et qui, sans
souci des avocats politiciens ou sentimentaux, ramenait
dans l'ordre des faits le cas Dreyfus, simple fait d'ordre mt-.
litaire. Le général Mercier dessina les formes générales
du crime, il le limita et le précisa; il indiqua mutes les
pistes au bout desquelles se trouvaient les: preuves, puis,'
après trois heures de réquisitoire et-près de terminer, il
porta son regard glacial des juges sur Dreyfus que jus-
qu'alors il n'avait pas voulu voir.
— Messieurs, si lo moindre doute avait effleuré mon
esprit, je serais le premier h le déclarer et à dire devant
vous au capitaine Dreyfus : Je me suis trompé de bonne
foi...
Dreyfus alors, de sa voix sans âme et comme une ma-
chine qui se déclunche, cria :
— C'est ce
que vous devriez dire.
Mercier continua : , •
—Je viendrais dire au capitaine Dreyfus : Je me suis
trompé de bonne foi, jo viens avec la même bonne fol lo
reconnaître et jo ferai tout ce qui est humainement possible
pour réparer l'épouvantable erreur.....
— C'est votre dovoir, redoubla Dreyfus,
Le général Mercier prit un nouveau temps, regarda le
traître comme une chose et dit :
— Eh bien11 Non. Ma conviction, depuis 1894, n'a pas
subi la plus légère atteinte ; elle s'est fortifiée par l'étude
plus complète et plus approfondie do la cause; elle s'est
fortifiée aussi de l'Inanité des résultats obtenus pour prou-
ver l'innocence du condamné de 1894 malgré l'Immensité.
^11$' SCÈNESET DOCTRINESDU NATIONALISME . .

dès efforts accumulés, malgré l'énormitô dés millions fol-


lement dépensés.
La salle dreyfusarde rugit, mais Dreyfus était retombé
.dans le silerico(l).
Quelqu'un dit en sortant : « Mercier est un habile homme,
on n'aura pas sa peau. »*Un dreyfusard s'écriait avec rage :
« Mercier nous a trompés. Nous nous imaginions qu'il était
gâteux. Il est de premier ordre dans l'attaque comme dans
la défense. C'est l'assassin complet. » Un journaliste étran-
ger hurlait : « A mort Mercier! » M, Bourdon, chargé de
sténographier les débats pour, le Figaro, apostropha de si
près le généud : « Assassin l Assassin l » que celui-ci dut le

(1) Pour plusieurs raisons, (pour quo l'on juge des divisions do
la France et pour que l'on distingue si notro présence à Rennes
était nécessaire), nous croyons utile de donner une idée des fu-
reurs dreyfusardes. Volet la même scène contée dans le New
York Herald par M. Marcel Prévost :
« Le général conférencier a une voix et un physique ingrats,
« presque une voix do vieille dame, et la flguro aussi est d'une
« dame âgée sur laquelle un mauvais plaisant se serait amusé à
« dessiner au coin des lèvres deux petites moustaches tortillées.
« Les minutes succèdent aux minutes, la vieille dame infati-
« gable poursuit sa conférence au milieu des bâillements de Tau-
« dltoire. 11s'est passé ceci de vraiment extraordinaire que Jus-
« qu'à la fin de la séance lo public a attendu la vraie déposition
« du général Mercier, On no pouvait pas croire que ce fût cela,
« C'était cela pourtant. Il n'est pas venu autre chose.' L'espoir de
« révélations sensationnelles a été déçu définitivement.
« Imaginez lo ramassis lé plus prolixo et, on mémo temps, lo
« plus pauvre de tous les « potins » qui ont traîné à la Cour de
« cassation et quo la Cour a dédaignés, des développements infinis
« sur le 120 court et les troupes de couverture, et, pour couron-
« ner ce factum, un abrégé'apologtquo dés niaiseries de M, Ber-
« tltlon l
« Oui 1lo général Mercier en est encore à attribuer l'écriture du
« bordereau à Dreyfus 1 11ignore les aveux d'Esterhaxy, il sourit
« agréablement quand il parle du papier pelure.
« De la démence, Vous dls-jo. C'était incroyable. Il n'y a pas
« d'àulro mot. La stupeur so peignait sur tous les visages, — vl-
« sages de révisionnistes ou non, Et la vieille dame conférenctatt
« toujours, jouait aux petits papiers aveo le greffier Coupots ;
' ' '
* ' '"
.'•'.;' ':;"Vh'T ";.'; A RENNES-' >
^"^W^
faire arrêter. Dé Dreyfus pourtant ils ne savaient rien dire- f
sinon : (( Eh bien, quoiffljjn'q rien dé sympathique. » C'était
constater que ce misérable étranger n'exprimait jamais un -'j
sentiment juste et à quoi nous pussions nous accorder.: '
(Sympathie, do sun pathein, souffrir avec). - v : '":

Parfois
cependant, aux minutes où Laborl insultait les
témoins, jo vis chez lé traître une curieuse transformation :
il so détendait, il prenait une figure vraie « et qui res-
semble à quelque chose ». En dépit de l'uniforme et du bV
nocle, 11'devenait un jeune Dreyfus, assis sur le banc de

« arrondissait ses phrases, se complaisait évidemment en son élp-


* quence. C'était l'effritement lent, progressif, des fameuses
i preuves du général Mercier, et du général Mercier lul-môme.
« Grâce à une imprudence de celui-ci, l'effritement s'est changé
« au dernier moment en effondrement.
« Il était arrivé à la péroraison. Après avoir résumé sa con-
teférence, il s'avisa de dire ceci ; Messieurs, je sais que la nature
« humaine est faillible. SI J'avais eu lo moindre doute sur lé jus-
« tlce de l'arrêt de 1894, vous pouvez être assuré que j'ourais.rc*
« connu mon'erreur.
« Il disait cela de sa voix blanche et satisfaite, se tournant
pour la circonstance vers Dreyfus, et l'on vit alors ceci, aveo
« une émotion Intense, qui secoua l'auditoire comme une secousse
« électrique : Dreyfus, Jusquo là immobile sur sa chaise, so dres-
« ser debout, le visage subitement rouge de colère, et crier dans
« les yeux à son accusateur ! « C'est co quo vous devriez .faire,
« oui I C'est ce que vous devriez faire 1 »
« Mercier, surpris, s'arrête, balbutie. « C'est votre devoir, * lui
« crie encore Dreyfus dans la figure.
« Et il se rassied, soudainement redevenu soldât, immobile
« après cette explosion de révolte.
« L'accusateur décontenancé essaye d'ajouter quelques paroles
« que personne n'entend, ramasse ses papiers, plie sa serviette et
<i se lève. Des huées retentissent dans toute la salle. Un journà-
« liste sur le passage du témoin lui crie en face : « Assassin I » I
M. 'Marcel Prévost, qui prend co ton pour parler aux Améri-
cains d'un général français est, Il faut lo rappeler, un des plus
décents parmi-les dreyfusards. . .: t
M SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

bpls alsacien, devant la porte du vieux Foùli son pèrô, et


songeant avec une voix'dure aux emprunteurs dont il
tient les billets dans sa poche et qu'il fera saisir demain.
Dans l'une des rares journées où le Jêhovah de sa race
parut le protéger, il eut l'audace, en regagnant du Lycée la
prison, d'interpeller un caporal, puis un lieutenant et de
réclamer leur salut qu'ils refusèrent d'a}lleùrs,
Est-il assez différent do nous, ce malheureux, demi-mort,
en qui toutes ses arrogances renaissent comme les pétales
d'une rose de Jérusalem, à la fraîcheur des seaux d'ordure
jetés par l'avocat sur les chefs de notre armée 1 Je le soup-
çonne sur son rocher d'avoir nourri son orgueil avec les
commentaires qu'on amassait sur son orime. Dans ce fu-
mier qui étouffe la France, il prend une force, une joie du
Mal, un éclat satanique.
Décidément elle est vraie, celto parole qui toujours me
tenta par sa désolation : Il n'y a de Justice que dans l'In-
térieur d'une même espèce. Si nous étions des intelligence*
désintéressées, au lieu déjuger Dreyfus selon la moralité
française et selon notro justice, comme un Ralr, nous re-
connaîtrions en lut le représentant d'une espèce différente,
d'une tradition fameuse aux rives du Jourdain, de la Phé-
nicie et de l'antique Assyrie. Nous ne l'attacherions point
au pilori expiatoire de l'Ile du Diable, mais comme un té-
moignage vivant, comme une leçon do choses, nous le pla-
cerions près d'une chaire d'ethnologie comparée.
L'empêchement à cette mesure humanitaire, scientifique,
c'est quo nous ne pouvons point nous désintéresser de la
France. En vérité, il s'agit bien du petit capitaine juif, dé-
sormais incapable de nuire 1 Dreyfus n'est plus cet offi-
cier d'artillerie, qui, derrière un binocle, pousse parfois
des oris de bête : Dreyfus a huit cents têtes, il occupe les
bancs du prétoire,' Dreyfus, c'est un champ de batalîle où
un Français né do sa terre et de ses morts doit accepter
le défi des naturalisés et des étrangers.
• A.RENNES ' -1*59
i

d) Vraf caractère de ces audiences : une tristesse'puis-


sante et Maussade, — &o. dôbutj tout nous déconcertait.
.Une; salle, sans décor, vaste, claire, aérée ; des juges dé-
cents; un traître abruti et seriné; des séances de cinq
heures et demie où la difficulté matérielle d'entendre
ajoute encore à la mesquinerie des redites : tout cet en-
semble médiocre décevait le public qui, a toujours le goût
théâtral. Mais si l'on prend son parti de ne pas trouver
ici ses imaginations et que l'on livre son àme aux mou-
vements de la rue rennatso et des audiences accumulées,
on sent peu & peu se créer le grand caractère-do. .ce Con-
seil de guerre : une tristesse puissante et monotone.
Quelque chose de pareil à l'expression sévère et noble, a
la grandiose maussaderie (c'est le mot qu'il faut accepter)
des plus fameuses gravures d'Albert Durer.
Je me rappelle également comme une chose gigantesque
les mornes accablements de ma petite, ville lorraine, en
1870, quand chacun se taisait et que le canon de Toul, jour
et nuit, tonnait dans le lointain.

o) Les iugcs militaires.— Considériez cette estrade où


convergent les regards de l'univers. Au fond d'une petite
scène bâtie pour les distributions de prix, voici lès jugés,
ceux que la presse insolente de Dreyfus appelle « les sept
kèpts ».
La dignité de leur tenue et leur méthode d'investigation .
les imposent lentement au respect des esprits sains, Un
vieux journaliste judiciaire me dit : « Je n'ai jamais vu un
tribunal dont l'attention se soutint aussi constamment. »'
La discipline séculaire de leur .fonction marque magni-
fiquement ces hommes, mats sur leurs visages appliqués
et tristes toute leur; réserve ne peut empêcher parfois leurs
sentiments de monter, Eeauvats, Profilet, Merle, c'est rhon-
pèïoô: SCÈNES1 BT bQCTRÎNEë DU NATIONALISEE

heur môme. Bréon, plusïalblo, se dévoré de scrupules. A


Jouaust seul, on voit une figure étrangement illisible, sans
aucune transparence. Il a préparé ses questions par écrit;
il les lit d'une voix rude et s'impatiente si l'accusé s'écarte
dans ses réponses, mais par sa brusquerie précisément il
le sort, car il lo ramène sans jamais lo poursuivre. Puisso-
t-il, ce colonel, pour l'honneur de son nom, triompher du
combat qui se livré derrière son front fermé 1 « Je revois
toujours dans une sorte de rayonnement mystique la belle
tête douloureuse et pensivo du lieutenant-colonel Brbri-
gnlart, » a dit cinq mois plus tard Jules Soury, qui s'assit
avec recueillement une longue matinée sur les bancs du
lycée de Rennes. Tous ont lu l'extrait du Code militaire
affiché dans la salle de leurs délibérations : « Les juges ne
dépendent que de leur conscionce... Leur conviction peut
parfaitement s'établir en dehors des démonstrations. » De
leur estrade, ils voient cette salle immonde d'argent, par-
fumée de femmes, secrètement travaillée par toutes les cor-
ruptions. Les amis de Dreyfus, quelle preuve de la trahi-
son 1 Et comment les sept -képis ne parattralent-lls point
tristes jusqu'au sombre quand, face à eux, le parti de
l'étranger les somme de livrer ù la politique des Juifs les
chefs nationaux.
A droite, il y a le commissaire du gouvernement,. Le
commandant Carrière sait son devoir et tient a son hon-
neur. Avant quo le procès commençât, on a essayé do lo
circonvenir par ses amis ou par ses chefs, On reconnut
bien Vite qU'auprèë de cet hbnnôto homme on n'arriverait
;ù.rlen'par insinuation, On chercha ù peser'sur cet officier
irréprochable par la voieréglementaire, Par des instruc*
tions manuscrites, M. deGalliffet lui déclara qu'il y avait
des points sur lesquels « l'aiitorltô de la chose jugée » rie
permettait pas, «' à peine d'excès de pouvoir et de nullité,
do rouvrir les débats ».M, do Galliffet prétendit nùtàtri-
-mcïit qiio là Cour de cassation «t avait proclamé fn; teY-
; ' A RENNES
" '
lfji'r

mlnts, c'est-à-dire souverainement, la non-existence juri:


• ' '
dique des aveux attribués'^ Dreyfus ». ''•/"'' :-L'
On sait que la phrase ainsi visée par le ministre figure.
dnns les considérants, non dans lo dispositif do l'nrrôt do):
cassation et quo par suite elle n'est nullement passée en
état de chose jugée. Elle so borne d'ailleurs à constater que
les propos recueillis par lo capitaine Lebrun-Renaud ne
s'opposent pas à la rovision, parce quo l'on n'a pas pu « en
fixer le texte exact et complet ». Mais de nouveaux débats
pourraient en préciser la teneur et rien no permet par
conséquent de les éliminer a priori du procès.
En fait, Galliffet, commandé lui-même par ses chefs
occultes, donnait l'ordre au commissaire du gouvernement
de transformer son acte d'accusation en un plaidoyer favo-
rable au traître. Mais le commandant Carrière sont que
sur sos épaules répose tout l'Etat, puisque le gouverne-
ment fait défection à la patrie. Rien ne peut acheter un
homme qui n'est pas à vendre (1).<

(l) lîn décembre 1901, le commandant Carrière dut prendre sa


retrajto sans avoir obtenu le ruban de la Légion d'honneur pour
lequel il était proposé depuis cinq ans et demi, Il expiait son réqui-
sitoire. Il so fit inscrire au tableau des avocats do Rennes. .Son
ami intime, le lleùlenant-colonel Leborgno, donna alors, des expli-
cations publiques, Elles confirment ce quo, nous disons de ces
secrètes démarches amicales et puis des ordres ministériels. Le
colonel Leborgno ajoute des détails qui font un abominable la*
bleau :
« Dans la nuit qui précéda lo prononcé du réquisitoire, un offl-
« cter d'ordonnance du général de Galliffet », officier dont Car*
rlère citera lo nom, si on le pousse à bout, « vint sonner rue Gur-
« vant, a sa porte, et remit au commandant, non pas une dépêche,
« mats une nouvelle Instruction conçue dans le même- sens que
« les précédentes, quoique en termes plus pressants, et signée
M du gèpêral dé Galliffet, » Le général de Galliffet prétend que
cetto Instruction n'existe pas, eh bien I mot, « Je l'ai vue, de mes
« yeux vue. » Cettô instruction qui se .termine par la fameuse
phrase i «Je voua rappelle au respect des motifs intangibles do
« la Cour de cassation »; figure encore dans les archives du corps
11
1B2 ? SCENES ET DOCTRINES DU NÀTIONALtSME

A gauche, les cinq avocats avec le traître à leurs pieds. !


' '
Le groupe sinistre. • .' \

î) Les avocats. — Magnifique architecture, ce groupe.


Les cinq bavards accoudés ou débordants de gestes sur-
plombent leur homme exténué et presque muet. Il y a des
moments où Dreyfus, aplati contre le tapis tombant de la

d'armée. Il est facile de l'y retrouver et de voir si la signature


N du
général de Galliffet est fausse.
« Voilà ce que le commandant Carrière vous aurait lui-même
raconté si, dans la soirée do jeudi, « sur les ordres formels du
« général André, lo général Donop no lui avait fait donner sa
« parole d'honneur do garder le silence. Il lut a d'abord violem-
« ment lavé la tête », puis il a fait appel à ses sentiments de bon
citoyen, en essayant de lui prouver qu'une reprise de « l'Affaire »
serait désastreuse pour notre pays, alors qu'elle serait seulement
désastreuse pour notre ministère.
« Lo commandant Carrière a cédé; Il a donné sa parole d'hon-
neur, mats sous cette réserve que, s'il est attaqué et vilipendé
pour avoir fait son devoir, il répondra. Soyez certain qu'il le fera,
et co jour'vous verrez bien dos sourires dédaigneux se changer
en douloureuses grimaces. »
— Dans le même moment, et comme le général de Galliffet
niait avoir envoyé aucune Instruction au commandant Carrière,
celui-ci s'écriait :
« Ah 1 le général do Galliffet dit cela I il faut qu'il ait un rude
« toupet. Bientôt jo serai libre, ot Jo pourrai peut-être parler.
« On m'adjoignit comme substitut, vous vous en souvenez,
« M. le chef do bataillon Moyence, et nous commençâmes par
« lire les gros%volumes de la Cour de cassation. « Trouvez-vous
« des preuves do la culpabilité de Dreyfus 1 » dtsats-Je à Mayence
« qui me répondait invariablement « non ». Et nous étions d'ac-
« cord. ,
« Personne ne so doute que le rapport Ballot-Beaupré, les plat-
« doiries des avocats devant la Cour ne sont, en quelque sorte,
« que la copto du mémoire Picquart, et ce mémoire est rédigé
« avec une habileté prodigieuse, Sachez aussi qu'un seul homme
.4 a réellement (ait la revision : o'esl.Ptcquart. Tous les autres ne
« sont que. des comparses. Je comprends que ceux qui n'ont lu
vaste table, 1casembïé à une chouettei -'çioiiéef 'ffu)Kliî^bij^
de nos paysans. SeUlô, sa tête immobile déposée, ét'^céil-;
s'agite derrière le lorgnon avec une rapidité* suspecte bt
douloureuse. Quand il parle ou gesticule, o'est qu'ils tirent
sur les fils. — Voilà le tragique Guignol qui pourra finir par
un grand-<c charassement » (1), comme on dit à Lyon, pu
par Un chambardement, comme on dit à Jérusalem.

a que les documents de la Cour de cassation aient éprouvé des


« doutes sur la culpabilité de Dreyfus.
« Mais lorsque, Mayence et moi, nous ouvrîmes le dossier, que
« nous primes connaissance de toutes les pièces officielles de la
« procédure, notre opinion ferme, inébranlable, était faite :
« Dreyfus était coupable I »

— Tous ces incidents scandaleux sont résumés et appréciés de


la façon la plus satisfaisante dans la déclaration qui sait du
général du Barail (18 décembre 1901):
« Comment I le général de Galliffet dit : « Je n'ai pas signé cer-
« tains documents tendant indirectement à enjoindre à un de mes
« subordonnés do conclure dans son réquisitoire à l'innocence
« d'un accusé I » et cependant ces documents existent, revêtus
do sa signature, Qui dono a signé? Voilà ce qu'il faut savoir à
tout prix, et personne ne bouge, ni d'un côté, nl.de l'autre.
Qu'est-ce dono que le secret professionnel? Il y a une limite au
delà de laquelle il devient une absurdité et parfois' même un
moyen de cacher une fortalture, et l'on devrait comprendre que
l'intérêt supérieur de la France et de l'année prime toutes les
autres considérations,
« Lo général de Galliffet a le devoir de parler, de tout dire,
de relover lo commandant Carrière du secret professionnel afin
de permettre à celui-ci d'étaler au grand Jour ses documents.
Jusque-là, tous les ministres seront sous lo coup d'un soupçon In-
tolérable. Que les ministres politiciens se réfugient dans le silence,
passe encore 1 C'est leur habitude. Mais qu'un soldat comme le
général de Galliffet se taise quand il doit parler, c'est impossible ;
et J'éspôre qu'il lo comprendra, »

(1) « Guignol.,. Ah) o'est là que les passions sont simples et


fortes. Le bâton est leur instrument ordinaire. Il est certain
que le bâton dispose d'une grande force comique. La pièce reçoit
de cet agent une vigueur admirable ; elle se précipite vers lo
W: SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

..Nés, pour être heureux, cela.se voit sur leur large face et
.déboute leur corpulence, Me Démange et Me Labori s'em-
poisonnent de bile à mesure que les audiences se succè-
dent. Au début, je distrayais volontiers mon regard du
traître êmaçiô s'Ur le visage très ample de Me Démange.
Cet homme bien nourri a la graisse si joviale qu'il cherchait
d'abord à amuser la salle aux dépens des généraux. Quels
ricanements, quels jeux d'épaule, quelles mains levées
dans ce beau public quand M8 Démange, avec la componc-
tion d'un maître d'hôtel qui passe le turbot, présente des
observations à Zurlinden et u Chanoine qui ne voient pas
le piège sous lé persil, et quand il leur a mis dans l'assiette
une horreur, de quel air bonhomme il la signale aux juges,
à la salle surtout 1
<Une amertume vint pourtant à M« Démange des in-
croyables procédés de M9 Labori. Il faut reconnaître qu'il
n'est pas 1servi par ses collaborateurs en dreyfusismo.
Déjà Forzinetti, l'un des témoins du, syndicat, lui avait
attribué devant la Cour de cassation un propos extraor-
dinaire : (.<Voici trente-trois ans que je plaide et Drey-
'
fus fait le deuxième innocent quo je suis appelé à dé-
fendre. » A Rennes, c'est Labori qui oxigo pour rien,
pour le plaisir, que le lieutenant-colonel Gendron s'en,
vienne répéter que dans l'état-major on considère Me Dé-
mange comme un spécialiste attaché à la défense des
agents do l'étranger, Sur co beau trait, il fallut voir les bras
ouverts, la bouche béante, les yeux écarqulllés do M* Do-

« Grand Charassementfinal ». C'estainsi que les Lyonnais, chez


qui le type de Guignol fut créé, désignent la mêlée généralequt
termine toutes les pièces do son répertoire. C'est une chose éter-
nelle et fatale que ce « Grand Charassement» 1C'est le 10 août,
c'est le 9 thermidor, o'est Waterloo. » (Anatole France, Oulgnol,
lé LIVRE DE MON AMI). *.';.•:-<•<:
Vott-on pourquoi*les affaires de Boulanger, de Panama, Drey-
fus, demeurent des pièces de secondordre? Le vr.it moyen tra-
gique y manquait? Quoi dono? MesslreBâton,
A RENNES m
mange, qui, se tournant vers Labori,.lui criait de toul<spn>
émoi : « Quel est ce coup de traUre, ô mon fils l » Il wilj
parut qu'il y avait uno haine de prêtre entre ces dëti|tf
robes. Dites-moi : Labori ne serait-il pas vaniteux? SI
j'avais l'âge, et les honneurs de Me Démange, si Labori
m'avait donné publiquement un effroyable assaut en me
découvrant comme l'avocat qui gagne do l'argent à dé-
fendre la série des traîtres, je rapporterais ma toque à
mon hôtel et les 13,000 francs de 1894 au syndicat : « Non,
mes amis, non, je ne veux pas être un Labori de rélouis-
sance. » (En Lorraine, le pays de M« Démange et le mien,
la rèiouis$ancet c'est un petit morceau de pain que les
boulangers donnent en plus de la miche). Et M8 Démange
ajouterait à une longue vie fort digne l'acte très digne de
déserter une conspiration où d'ailleurs on 3e brime. "^

Si M° Démange souffre duns son amour-propro, M6 La-


bori souffre au bas des reins.
Le 14 août, a six heures et demie du matin, nous, atten-
dions dans la salle du Lycée que l'huissier vint annoncer
« Le Conseil », quand un journaliste, M. Taunay, accourant
du dehors, escalada uno table, très pâle, ouvrit leu bra9,
se prit la gorge à deux mains, puis cria la nouvelle :
— Labori... assassiné...
Immédiatement on forma les portes. Los deux partis"
so massèrent face a- face, debout sur les tables, les bancs
et les chaises. Exaltés par leur sang qui coulait, les droy*
fusards révèrent-ils de voir couler lo sang patrioto ?
Mm« Séverine, animée par cette môme sensibilité qui la
soulève contre les courses do taureaux, s'écria :
— Maintenant, c'est dent pour dent, homme pour homme.

(Et les femmes, chère madame ?)


Cornôly déclara t "*. .
— Lo
pistolet do. l'assassin était bourré aveo une fouille
nationaliste.
166 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

A quoi Robert Mitcholl lui fit sagement observer que les


revolvers n'ont pas de bourre, mais une cartouche à per-
cussion centrale.
Jaurès magnifiav la question :
— Le ministère a arrêté Déroulède et les autres parce
qu'on connaissait la préparation d'une Saint-Barthélémy.
Douze dreyfusards étaient désignés aux poignards.
M. Maizière a noté que son voisin, M. Marcel Prévost,
s'arracha'brusquement son lorgnon do dessus le nez en
criant : M Assassins 1 »
Quelqu'un précisa :
— Les .assassins sont deux I
— Leurs noms ?
— Ils s'appellent le Sabru et le Goupillon.
On apprit avec plaisir qu'on ne serait pas obligé de rap-
peler le nommé Goupillon et que Labori, ramassé enfin de
dessus le sol, respirait toujours. Les gendarmes saisirent
les cannes et les sabres, et ce public' à qui on ne laissait
que ses revolvers s'assit pour la séance dans une atmos-
phère montée encore de quelques degrés au-dessus du point
qui venait de suffire pour foudroyer Labori. Il y avait sur
les mots la même hypocrisie que sur les visages; mots et
visages no trahissaient les âmes qu'aux esprits attentifs.
Pesez ce que dit alors un dreyfusard de marque, M. Jules
Claretie :
— Voila un coup de revolver qui vaut,une plaidoirie.
Ce cri maladroit ot, si je ne m'abuse, féroce, annulait
l'audacieuso tactique do M. Jaurès qui écrivait dans le
mémo moment : « Pour perdre Dreyfus, l'état-major avait
supprimé la défense de 189*; cette fois, il trouve plus
simple de supprimer les défenseurs. » Quand nous quit-
tâmes le lycée, Jaurès avec une bande nous suivait le long
de la Vilaine en scandant sur l'air des lampions : « Assas-
sins t Assassins l » C'est a Judct principalement que ces
romantiques en voulaient. Vers le soir, M. Octave Mlrbeau
' '
A RENNES .';' } vSlffi?

me faisait l'honneur de me désigner comme <totage ». Mon 3;


exécution devait suivre immédiatement celle dé Picquart •
ou de Me Démange. Il m'eût été pénible d'entrer danâ
l'éternité en si mauvaise compagnie.
Je réclame un peu de bon sens. Quel intérêt avions-hôus ;;
à (t supprimer » Labori ? Mort, ce gros garçon eût apitoyé
l'opinion publique qui so fût tournée quelque peu vers les
dreyfusards, tandis que, vivant et tdnit^mnt, il ne cessait-
do nous servir. Au resle, je vous le demande, qui donc, la
balle n'ayant pas porté, redoubla ? qui donc, l'heure des
plaidoiries Venue, « supprima » définitivement Labori? Ce
fut la famille Dreyfus, conseillée par Reinach, par le rab-
bin et par le ministère.
Mais.il faut serrer l'analyse. Attardons-nous et repre-
nons toutes les circonstances do cet attentat.

g) La vérité sur l'attentat de Labori. — Le lundi


14 août 1899, vers six heures du matin, sous un ciel mena-
çant d'orage, Labori quitta comme d'habitude sa maison do
la placo Laônnec pour gagner le lycée. Il fut rejoint par
l'ex-colonel Picquart et par M. Edmond ^ash
Lo long du quai presque désert, M. Picquart à deux
reprises so rolourna, inquiété ou agacé par un « rôdeur »
qui les suivait. — Au reste, à Rennes, tous les personnages
do quelque notoriété, dreyfusards ou anti-dreyfusards,
avaient leur « ange gardien » chargé par la Sûrotê do les
protéger ot de les surveiller. — Ce suiveur était jeune, do
teint bronzé, vôlu d'une veslo à manches blanches et coiffé
d'une casquotlo dont les bords pouvaient so rabattro sur
les côtés. Gast a dit deux jours après : « Je le reconnaî-
trais bien, si l'on me le montrait avec les mômes habits.
Mais dame l sa figure, je ne l'ai guère vue et pas de près
encore. »
Soudain ut) coup do feul et Labori aussitôt qui s'abat.
168/ SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Pidquart et, Gast se précipitèrent a la poursuite do


.l'homme, sur le « chemin de halage, où un enfant
déterminé aurait pu l'arrêter. » (Gast). Il n'avait pas dix
mètres d'avanco. Gast et Picquart criaient : Arrêtez-le l
Arrêtez-le'I <Mais « vous n'imaginez pas son aisance... a
dit M. Gast. Quand il avait une avance suffisante, il se
mettait nu pas. » Des ouvriers travaillaient sur le quai ;
en étendant la main ils auraient pu l'arrêter, ou plus
simplement lo pousser à l'eau; mais il tenait crâne-
ment son revolver. Avec un fort accent méridional, il
criait i a Laissez-moi passer, je viens do tuer le' traître »,
ou, selon uno autre version : « l'avocat du traître ». Ces
ouvriers l'ont reconnu pour l'avoir vu le vendredi précé-
dent qui étudiait à cette même place son terrain.et sa
ligne do retraite. Il gravit les vingt marches qui donnent
accès au pont Laennec et passa place Laënnec sous les
fenêtres do Labori. A ce moment, il avait déjà une cin-
quontalne do mètres d'avance sur Picquart et Gast.
« Damo ! a dit co dernier, il était plus leste ot plus jeune 1 »
Cesdeux messieurs auraient dû trouver un renfort devant
la maison de Labori, où so tenaient on permanence deux
gendarmes. Mais précisément ce malin-la ceux-ci n'étaient
pas a leur posle. (Déclaration de Labori) Seul lo valet
de chambre do Labori apparut; il so joignit a Picquart
et a Gast. Maintenant, l'assassin sYtait engagé dans la
ruo Alphonse-Guérin. Un employé do tramways lui mit
la main sur l'épaule. « Cotte fois, j'ai enrquo c'était fini,
que nous le tenions. 13ahl lui aussi a eu peur du revolver,
a lâché prise. » (Gast). Et toujours co cri : « Laissez-moi
passer l j'ai tué le traître, l'avocat du traître l »
. Le grand mot de Talleyrand : « Pas de zèle ! » semble
avoir inspiré toute cette ville pleine do furie et regorgeanto
do polico où lo crlmo galopait si allègrement.
Gast et Picquart, a bout d'haloino, irrités quo nul agent
n'apparût, inquiets do leur malheureux ami, s'arrêtèrent
A RENNES ,16911

après deux kilomètres. Ils revinrent place Laônnec,


tandis que seul le valet de chambre s'acharnait. -,;•-'

Sur la terre qu'il ensanglantait, l'avocat a implorait


vainement le secours des passants. » (Marcel Prévost).
(i Vingt ou trente personnes passèrent sans le relever ni le
secourir. » (Jules Cloretie). Un seul jeune homme s'ap-
procha, disant ; « Je suis interné en médecine, je vais •
examiner la.plaie. » Il se pencha sur le blessé et le fouil-
lant, lui prit son portefeuille. On releva Labori au bout de
'
six minutes.
Plusieurs personnes ont recueilli ses propos. D'après
Mme Séverine, il aurait dit d'abord : « Que ma femme
sache bien que je pense à elle en ce moment. » D'après
M. Jules Claretie, au contraire, sa première parole aurait
élô : « Est-ce que je remue l'orteil ea co moment? » C était
pour savoir si la paralysie do ses jambes était complète.
Le docteur Paul Reclus en a fait un « peinture : « Quand je
suis arrivé auprès de Labori, ce géant abattu avait l'aftpect'
d'un pauvro chien blessé. »
Laissons ces détails d'un pittoresque un peu particulier.
Lo trait saisissant, le grand caractère de cette mysté-
rieuse avenlure, c'est que l'assassin so sauve, « bien que
jamais il n'y ait pu avoir des forces de polico plus nom-
breuses et plus prêtes a agir qu'à Rennes. » (Labori.)
M. Pollonnais connaît « a Rennes un policier plein de
vie et do santé, qui resta témoin immobilo do l'attentat.
Et cependant il était à deux pas de l'homme qui pressa
la détonto do l'armel il n'avait qu'à étendre la main pour
se saisir du coupablel Quand on interroge co témoin,
il so contente do sourire discrètement. » Il faut reconnaître
dans cet agent rennais celui que lo témoin Mahô dôclaro
être arrivé lo premier sur lo lieu du crime. Faites la part
d'une inévitable accentuation chez lo journaliste, et les
170 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME'

dc^x dépositions concordent. En effet, d'après M. Mahé,


ouvrier aux lignes télégraphiques, et qui était là quand
MM. Picquart et Gast n'avaient pas encore disparu, les
premières personnes qui parurent sur le lieu du crimo
furent un agent de police de Rennes^ ensuite un gendarme
en vélo, puis d'autres gendarmes à cheval,,.
Sans doute qu'à tout le mondo lo blessé parut plus
curieux à examiner que le meurtrier.
Un fonctionnaire de la police de Rennes a,dit : « Nous
n'eûmes pas à intervenir dans cette circonstance, mais je
ne pus m'empêcher de remarquer l'indifférence des agents
cyclistes de la Sûreté qui ne se décidèrent à monter, sur
leurs machines que deux heures après l'attentat et au
moment où l'assassin était forcément en lieu sûr. »
Peut-être ces messieurs, voyant que la pluie menaçait,
craignèrent-ils de déraper? Cette raison no suffit point a
Me Labori qui, sans vouloir conclure, écrit avec amer-
tume : «i II y avait a quelques centaines de mètres de
l'endroit où j'avais été frappé des; troupes, de la police
et un grand nombre do gendarmes a cheval. Lo commis-
saire de police avait été immédiatement averti... »

Pendant ces lenteurs suspectes, l'inconnu prenait do


l'avance. Après avoir traversé le pont sur lo canal de la
Vilaine et suivi l'avenue du Gué-de-Baux, il tourna dans
lo chemin do la Barbottôre. Il n'avait toujours à ses
trousses que le valet do chambre. Celui-ci à son tour com-
mençait a se décourager.. « Nous étions parvenus, dit-il,
dans un petit chemin étroit et très couvert. Quand l'as-
sassin s'aperçut que j'étais resté seul, il ralentit son al-
lure et se mit au. pas, continuant a mo tenir en respect
avec son revolver. Dans cet endroit je l'approchai à moins
de trente mètres. Jo songeai que l'individu avait toulo
facilité pour se dissimuler dans un buisson et tirer irai-
A RENNES ïïï
trèusement sur moi; et je battis en retraite^ pour yettir
chercher du renfort, Je criai de toutes nies forces. Je ren-/
contrai d'abord un agent de police, puis un gendarme.
-t
L'agent, sans s'arrêter, me dit d'aller chercher des armés.
Quand je trouvai le gendarme, je fis demi-tour avec lui,
et nous reprîmes la poursuite, ayant devant nous l'agent
Jo n'ai pas revu l'assassin < »
Voilà donc que, d'une certitude irrécusable, dès sept
heures moins le quart, l'assassin est seul dans une cam-
pagne peu fréquentée, à quelque cent mètres d'un agent.
Dans ce moment, l'orage qui menaçait depuis l'aube,
éclata. Une pluio abondante, secouée par des coups de
vent, fit plus déserte encore cette banlieue. Que se passa-
t-il? Le fonctionnaire de la police rennaise que nous avons
déjà cité a dit : « Parmi les agents suspects qui poursui-
vaient l'assassin invisible, on en remarqua un dont le
signalement ressemblait singulièrement à celui de
l'homme qu'on vit tirer sur Me Labori. » Il serait piquant
que le tireur so fut terré dès cette minute et qu'un sosie,
avec des papiers réguliers dans sa poche, eût dès lors
entraîné la chasse. '
Il semble certain que l'homme arriva par le boulevard
de l'Est au lieu dit Roquemignon. C'est une ancienne au-
berge isolée sur la routo et abandonnée sans locataire. (Oh
pourrait y cacher des vêtements.) A cet endroit, d'après
les rapports de police, il avait provisoirement dépisté
ceux qui le poursuivaient. Les mômes rapports admettent
qu'il se jeta à travers les chemins du Baux, qu'il fit un
crochot et qu'il revint prendre les chemins de holage du
canal de la Vilaine. Pour rentrer dans Rennes? Non pas,
dit la police : pour gagner le pont et le bourg de Cesson.
A sept heures, en effet, plusieurs personnes de Cesson,
parmi lesquelles MmèNoyet qui tient en face du pont l'au-
berge du Chalet, virent un inconnu dont le signalement
correspond à celui du meurtrier. Personne, si loin qu'on
M SCÈNES Et DOCTRÏNES DU NATIONALISME

regardât, ne lui donnaif.,1a chasse. Il ne suivait •pa^lè


chemin de halage détrompé par la pluie et que ses pieds
auraient marqué; il marchait d'un pas rapide sur l'herbe
d'un pré voisin.
D'un pàsxrapide sur l'herbe! cela fait tableau et confirme
lo. jugement du policier qui voulant exprimer que le
meurtrier no courait' point vite et ménageait habilement
ses forces, a dit : « Il connaît l'art de fuir. » Cela définit
un professionnel du crime, chose rare, ou un auxiliaire
de la police, chose commune dons Rennes à cette date.
La sûreté fonctionne moins par des agents officiels que
par des agents occasionnels.
Se voyant remarqué, le personnage mystérieux tourna
le bourg en se jetant dans un petit chemin, puis il sauta à
sa droite dons les champs et disparut.
Entre neuf et dix heures un des innombrables poursui-
vants', accourus enfin de Rennes, prétendit voir l'homme
qui se glissait à mi-corps des carrières de Cesson et qui,
s'apercovant qu'on lo guettait, s'y rejetait brusquement.
Les jours qui suivirent les dreyfusards félicitaient fort cet
agent : « C'est un fin limier, disaient-ils, il a du nez, »
Tout ce que je puis affirmer, c'est que les ôcorchures qu'il
s'était faites à ramper dans les ronces le lui avalent fort
enflé.
Les agents, les gendarmes et la troupe passèrent touto
la journée à fouiller ces carrières do Cesson, Elles sont
situées à deux kilomètres du village. La chasse d'un tel
gibier, dans un tel lieu, par do tels chasseurs, eût ôlô
dignement contéo par un Victor Hugo. Ce sont do vieilles
fosses, depuis longtemps non exploitées, uno suite do
cavernes et d'éboulis recouverts de ronces et de chardons,
sous un taillis do chênes ot do sapins, avec des pentes qui
s'écroulent sur do nombreux étangs dont l'eau croupis-
sante et profonde est largement tachée do nénuphars.
A quatre heures, il n'y avait plus un IOUCÔ do ce 1er-
A RENNES "•'
lf3v

rain que ces centaines d'hommes n'eussent .examiné vingt,


fois et l'on continuait à le retourner. « Rappeloz-vous,
disait-on, qu'il y a sept ou huit ans toute une armée' a.
cherché inutilement Bollacoscla, tapi sous les broussailles
*
corses. »
Toute la région rennaise maintenant était sens dessus
dessous. Chaque broussaille dissimulait un agent. Les
femmes bavardaient avec fièvre sur le pas des portes, les
hommes avaient déserté l'atelier pour lo cabaret. A Cesson*
dit le Temps, « le curé, nu-tête, lisait son bréviaire daîhs
la rue, l'oreille aux aguets. » Dans co bourg, M. ViviahL
faisait pour son compte uno enquête. 11 apprit que yors
onze heures du matin le fossoyeur avait yu.le meurtriet 1
'
étendu do son long, tout au fond du cimetière, sous un
sapin, contre uno fosse fraîchement creusée, LU casquette,
rabattue sur le visage il soufflait; il tenait dans la main
droite un revolver. Do sa place il pouvait facilement sur-
. veiller la porte d'entrée sans être vu lui-même. /
Ce fossoyeur, qu'on nomme le père Bonnet, Vieillard
ratatiné et quelque peu sourd, fut pressé de questions,
vers les quatre heures, par M, Viviani et par un rédaoteur
du Temps. La description qu'il fit concordait avec le shj^à-
lement de l'assassin.. •
— Vous saviez, Interrogea Viviani, qu'un ciime avait
été commis à Rennes ?
— Oui, par les gendarmes, arrivés dès le matin.
— Et vous n'avez averti personno ?
— J'en parlai, en quittant le cimetière, à quelqu'un qui
me dit ; « Tais-toi, dis rien, ça te regarde pas. »
— Et quel est co. quelqu'un ?
Lo père Bonnet subitement devint sourd commo un pot.
Les deux curieux finirent par ' lui arracher cette rèponêo
- *
à voix basse î , »
— Je no le nommerai Jamais. Ce sont des gens qui mo
font du bien.
• ; ''
:^':f-^ '*':
Lù-dèssus la cqnyersQtion se
prolongea sans que Viviani |
et son bqmpàgnon
pussent savoir si i'homme était idiot \
'
ou s'il les moquait. L'humidité augmentait, la huittom-
bait. Par les routes défoncées que sillonnaient
des. pa-
trouilles fébriles, les deuir amateurs s'en revinrent bre-
douille dans les bons cafés bien grouillants de Rennes
où Bertulus présidait aux absinthes.

;A la même heure, au Mans, à Montmartre, au Havre,


sur toute la.France, avec un zèle admirable, on arrêtait
des assassins de Labori. C'était amuser le tapis, ce n'était
pas résoudre le mystère. « Aucune mesure, dit avec amer-
tume Labori, n'a été prise à ma connaissance, contre
aucune des personnes responsables de l'organisation de
la police à Rennes. »
Ecoutez et pesez les terribles paroles de cet avocat, de
qui j'aime mieux les réquisitoires que les plaidoyers. « Il
'« me parait manifeste que, seuls, certains de mes adver-
« saires avaient intérêt à ce que je fusso couché par terre
M le jour où j'ai été frappé. Quelques louches auxiliaires de
« la police auraient-Ils joué un rôle dans le crime, et, dans
« ce cas, à l'instigation de qui exactement? Je l'ignore. Mois
«t l'état d'esprit qui régnait à Rennes'dans certains milieux
« dreyfusards^ officiels ou non, suffit amplement^ selon
« moi, à justifier l'inertie do la police. Il paraissait conve-
« nablo alors — et lo fait étant de notoriété publique, j'ai
« lo droit (1) d'y foire allusion — non do dire toute la
« vérité et de provoquer, do la part do tous, de complètes

(1) Labori veut ici nous marquer que, s'il ne parle pas davan-
tage, c'est qu'il sait qu'on est prêt à le poursuivre pour violation
du secret professionnel. Dans « certains milieux dreyfusards,
officiels ou non », on le guette, on espère qu'il donnera prise,
car tout ce qui se rapporte à l'affaire Dreyfus, c'est comme avocat
qu'il a pu le connaît,^.
A RENNESv'V ,/>:•.//: -.^^HWft
« explications, comme je l'ai toujours voulu -du prenlier l
(i jour ad dernier, mais de ménager tout le'monde pour;
« obtenir ce que j'appelais un acquittement de bienyeil;
« lance. »
Rappelons pour mémoire ce qui se passait « lé jour, où
Labori fut frappé », lo jour où « certains dreyfusards,
officiels ou non », avaient intérêt à ce qu'il fût couché
par terre. Lo conseil de guerre allait confronter l'ancien
ministre de la guerre, général Mercier, avec l'ancien pré-
sident de la République, Casimir-Perier. A quel effet? Pour
établir s'il fallait ajouter foi aux graves détails donnés
par le général Mercier sur la « nuit tragique » ; s'il fallait
admettre que l'arrestation de Dreyfus a mis la France et
l'Allemagne à deux doigts do la guerre, « M< Casimir-
Perier, avait déclaré le général Mercier, n'a pas été jus-
qu'au bout dans sa déposition. Il n'a pas dit que ce môme
jour nous sommes restés, lui, président de la République,
M. Charles Dupuy, président du conseil, et moi, ministre
de la guerre, de huit heures du soir à minuit et demi dans
son cabinet, à l'Elysée, attendant le résultat des commu-
nications télégraphiques qui s'échangeaient entre l'em-
pereur d'Allemagne et le comte de Munster. Nous sommes
restés pendant quatre heures et demie:à attendre si la
paix ou la guerre allait sortir do cet échange de commu-
nications. »
De plus en plus jo m'en convainc, c'est dons les replis
profonds de cotte crise diplomatique qu'il faut chercher le
foyer de l'abcès. Tout lo reste est infection par rayonne-
ment.
Dons une confrontation émouvante, à l'heure même où
l'on ramassait Labori sur le quai do la Vilaine, NI. Ca-
simir-Perier dut reconnaître, plus ou moins explicitement,
la véracité du général Mercier. M8 Démange se vgarda
d'aucune curiosité; il montra une bonhomie respectueuse
et apaisée. Nul doute que l'assassiné, avec son tempéra-
1% SCÈNES Ef bOCTFilNES DU NATÏONALÏSME

ment brutal et (impulsifi avec sa méthode « de provoquer


de la part de tous de complètes explications », n'eût fort
embarrassé le gouvernement. En effet, il so vante'lui-
même do n'ôtro pas homme ù «ménager » rien ni per-
sonne,, fût-ce « pour obtenir un acquittement de bienveil-
lance.». Et voilà vraiment de belles dispositions, si,
comme je le orols, lo prix mis.par le gouvernement au
sauvetage de Dreyfus, citait qu'il se tût sur certain mys-
tère gros de complications internationales. Tous les grands
mots significatifs et les plus enveloppés do cette affaire me
convainquent de ce compromis fait de prières et de me-
naces. « Dans trois ans on saura la vérité et le ministre
lui-même reprendra mon affaire. » — « J'ai donné à M. Ca-
simir-Perier ma p'arole do mo taire. » — « On l'innocen-
tera ou nous ferons lo chambardement... »
Soyez-en sûrs : la famille Dreyfus et lo gouvernement
se trouvèrent bien des huit jours que l'impétueux avocat
dut passer dans son lit. Et quant à lui, sur la fin des
débats, il fut prudent de ne point s'obstiner à vouloir
plaider. ; .-(';•':
0 mon vieux camarade Labori,' pour un Français qui
veut guerroyer, le minimum des désagréments est encore
à servir dans les" armées de la France 1 .


h) Les avocats (suite). Physiologlquement, qu'était-ce
quo cette blessure, ce congé de huit jours signifié à bout
portant et d'une si étrange manière? Jo m'étonno avec
l'univers d'un attentat, tel que les policiers ne trouvent pas
les assassins, que les chirurgiens ne trouvent pas la balle
'
et que l'assassiné se trouve très bien.
Pas un instant, avec une balle dans un muscle, Labori n'a
cessé d'être en caoutchouc, Il souffre, puisqu'il le dit, mais
sa douleur âjoulo \ih moyen à tous ses moyens avpcùBSiers.
A RENNES rffP

il a sur un témoin, et — comme une bille-


Quand chargé
rine qui danse ù perdre le souffle, — franchi êper^niôi^
tous les maquis de la syntaxe, ah} quelle éloquente res-
source de nous faire souvenir qu'il est convalescent» ïl
soupire, baisse lo ton, ose un geste (t) qui angoisse la salle
1
dreyfusarde : t< Canailles de patriotes, murmure-t-on au?
tour de nous, vous l'avez assassiné! » Eux-mêmes, les géné-
raux qu'il veut prendre à la gorge, se sentent de l'indul-
gence pour un discours de relevailles et pour ce que le
vieux temps appelait les caquets de l'accouchée,
La balle qui lui lèse la moelle éplnièro et qui lui broie les
reins ne l'incommode pas, mais les injures qu'il tire à bout
portant sur le général Gonse et sur des témoins, tels que
M. du Breuil, lui ricochent droit au coeur.
Le Bel Ami de Maupossant vivait, lui aussi, en bon corn*
pagnonnago avec une balle dans le gras de la cuisse.
Même il invitait ,les dames à la faire rouler sous leurs
doigts. C'est uno familiarité que l'avocat du traître refuse
à Doyen. Je puis du moins apprécier le plomb qu'il a dans
l'aile. L'homme que j'ai vu, le samedi 2 septembre, brandir ,
comme un bâton un papier roulé et signifier au général
Gonse, avec le geste d'un valet qui fouaille, de remonter
sur l'estrade, croit-il donc que le Syndicat lui donne une
meute do généraux pour faire l'ouverture en iUe-et-Vilalno
cette annéo 1
Quel gibier chasse-t-il,, ce Labori ? La grosse bêto. Il se
tire dessus.
J'aurais été fâché que ce soldat de la rébellion tombât

(1)Co geste, Marcel Prévost l'a noté pieusement dans un Par»


trait du Revenant \ « Labori est toujours robuste et souriant, lus
joues pourtant un peu congestionnées.Il marche, se lève et s'as*
sted avec aisance; seulement, par un geste Instinctif, la main
droite sortent do l'ample mancho do la toge va frôler le dos aux
environs de la ColonnoVertébrale. » Pointure naïve, qui fait rire
les profanes, mats c'est ainsi qu'à toutes lès époquesles croyants.
- ..
peignent leurs saints.
178 SCÈNES ET DOCTRINES' DU NATIONALISME,

sur une barricadé d'utfe balle tirée sans foi et avant que 1£
signal du feu n'eût été loyalement donné, mais s'il lui plaît
de se suicider 1 Serait-ce son talent qui raviverait notre
ancienne camaraderie ? Je no suis pas un « intellectuel » :
je désire avant tout qu'on parle en français.
Je dois le dire : Labori dans ses grands tours do force ne
me fit jamais tressaillir que par la,vue physique doses
fatigues, et tout le poids do son éloquence pèse sur le pu-
blic de la mémo manière quo sa corpulence et sa fougue
sur les planches qu'il fuit ployer. C'est un furieux. Voit-il
son système ébranlé par une déposition? aussitôt il cesse
de se posséder. Faut-il même à sa fougue uiv semblant de
prétexte? Jules Lemaltre l'a examiné. <t Perpétuellement
lancé en avant et frémissant do colère, même pour deman-
der : quelle est la date de;cette pièce? Labori semble tou-
jours menacer les gens d'un coup de tête dans l'estomac. »
Sa tête, ainsi projetée, l'entraîne parfois dans des culbutes.
Depuis deux ans que ce sauveteur nage en chien autour
de l'Ile-du-Diable, il a éclaboussé ses ennemis, ses amis,
son client. Les Dreyfus oux-mêmes songèrent très vite à lo
museler.
"
Je prends un exemple de se3 fougues.
Dans la confrontation du général Dèloye et du comman-
dant Hartmann, M* Labori demanda avec insistance
ou général :
— Que pensez-vous des faits
que vous apportez quant à
la culpabilité de Dreyfus ?
Et à plusieurs reprises le général, répondit : .
— Je refuse 1 les^ faits que je dépose; je suis
d'interpréter
seulement un expert dont la mission conslsto à éclairer
lo conseil sur des questions techniques.
Labori crut comprendre que le général se dérobait par
cralnto de servir la défense. Avec sa brutalité côutumlère,
il s'entêta dans son interrogation jusqu'à ce quo lo gênêrAî,
dans un mouvement de terrible effet, s'écria :
À RENNES ' '''MiS
-r. Ah 1 monsieur l'avocat, n'insistez pas 1 Le bordereau*
porte la preuve que celui qui l'a écrit était à la sourcesiy-
C'est un Maitre fil Seigneur. .. - ,
Patatras pour Labori! Lo général Gonso venait d'annuler
avec sa compétence de directeur de l'artillerie rhypothèso,
qui substituerait Esterhazy à, Dreyfus. A ce<bruit de vais-
selle cassée, notre légendaire maltre-d'hôtel, Edgard Dé-
mange, coulait alors sur son confrère, comme sur un con-
vive éméché, le regard qui veut dire : « Jeune homme, vous
me prenez pour un gâteux, mais le voyez-vous maintenant,
qu'il ne faut pas faire de zèle dans le service ? »
Cet avocat sans mesure et qui compromettrait même
l'innocence n'est pas une intelligence; c'est un tempéra-
ment Don bestial, en somme. De tels êtres, quand on verse
en eux ce qu'il leur faut de soupes et d'alcool s'élancent
en mugissant Un hommo de cette sorte, s'il a de l'entràt-
nemcnt, peut shïiujer la plupart des sentiments sans y
mettre rien de sincère* C'est la faculté do l'acteur, capable
de nous faire tressaillir dftDit|ê ou d'épouvante, tandis que
lui-même s'inquiète do ia boucïft de son pantalon,
Dans ce groupe sinistre fait d^Preyfus qui vend no*s
généraux, de Démange qui les ridiculise et de Labori qui,
les déshonore, c'est ce Labori, né Alsacien et aimable
garçon, le pire. Le traître ne peut plus nuire» Une série
d'insolations très probablement le rendirent inoffensif ; le
vieil avocat, sa bonno figure en fait foi, aimerait à servir
un festin moins empoisonné; mois Labori,c'est la trompette
des étrangers et des mercenaires lancés à l'assaut de la
France, C'est par Labori que la salle où les gendarmes en-
lèvent les bâtons peut exhaler ses fureurs.
Démange irrite moins. Mais au terme de cette fête,
quand il se penchera, avec sa serviette sousle bras, vers les
attablés du Syndicat et leur dira t « Ces messieurs sont-ils
satisfaits? », je doute qu'ils lui répondent :-u Nous revien-
drons, Edgard. » Alors il s'attristera/, rejetant toute la
1Ô0 SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

fauto sur Labori et disant : « Je l'avoue, des généraux à la

broche, en grillade, en ragoûts, c'est un m. nu un peu


lourd à digérer. »
Il ne suffit pas,. Maître Démange, de désavouer, entre

quatre yeux, lo subalterne que vous avez mis au-dessus de


vous. Et si l'on ne peut rendre directement responsable un
mattre-d'hôtei des plats qui montent de la cuisine, ceci
demeure qu'il devrait refuser de servir un dîner préparé
par un furieux qui renverse les traditions au point de s'at-
tacher d'abord toutes les casseroles à la queue (1).

do ruines. — ntroco entre


i) Un paysage Quelle injure,
vingt autres pareilles, dans la phrase de Labori au général
Gonse : « Nous sommes heureux, monsieur lo général,

quand un chef de l'armée sort d'ici avec son honneur. »

(1) A mon avis, M* Edgard Démange aurait dû comparaître


comme témoin. Rappelons-nous en effet l'un des points mysté-
rieux de ce procès où il y eut plusieurs mystères que très visible-
ment le président Jouaust évita.
Je veux parler du jour où nous vîmes M. Casimir-Perier, ancien
président de la République, donner dans l'air de grands coups de
voix, sur la barre de grands coups de poing et en plein visage de
Waldeck un grand coup de lumière. C'était à propos d'une lettre
écrite par Dreyfus le 23 novembre 1S9S et que voici :
« J'avais demandé à M. Casimir-Perier la publicité des débats.
« Après m'avoir fait donner ma parole de me soumettre à cer-
« taines conditions trop naturelles, M. le Président de la Répu-
« blique me fit répondre par l'intermédiaire de M* Démange qu'il
« se confiait en ma parole et qu'il demandait la publicité des dé-
« bats. Elle ne fut cependant pas accordée. Pour quels motifs, je
« l'ignore... Cette parole que j'avais donnée à M. Casîmir-Perier,
« je l'ai tenue. »
M. Casimir-Perier vint sur l'estrade de Rennes nier d'avoir eu
ces louches ententes avec Dreyfus. Et du ton le plus violent il
rétablit les faits comme suit :
« Le 13 décembre 1891, MM. Waldcck-Rousscau et Joseph Rei-
« nach sont venus successivement dans mon cabinet m'entretenir
A RENNES 181

De tels mots fourrés d'un poison dont les fusées au loin


convulseront lo corps social fonçaient tous les visages,
soudain dans la salle de Rennes, et ces sombres couleurs
que nous méconnûmes d'abord sont plus tragiques et plus
dignes d'être abondamment décrites que du carmin écla-
boussant par flaques ensoleillées une barricade. Car du
plâtras semé par les balles, dos voitures renversées, des
pavés en pyramides, quelques cadavres avec leurs bras
tendus, des fuyards éperdus, émouvraient nos nerfs, mais
c'est contre notre esprit que se dresse l'insurrection drey-
fusarde et c'est dans la raison française qu'elle prétend ac-
cumuler des ruines. Mes impressions n'eussent point suffi
à me commander ces pages; je les ai délibérées. Plus en-
core que mes passions ethniques, c'est mon patriotisme
critique qui m'ordonne de dessiner les espaces de désolation
qu'on embrasse du lycée de Rennes. Si ma main n'y faillit
point, on verra bien qu'ils passent en majestueuse désola-
tion les architectures ruinées d'un Piranèse.
Je vois la magistrature civile mise en contradiction avec

u du désir de la défense que le huis-clos ne fût pas prononcé, et


« de l'engagement que prenait la défense d'observer, dans les.
« questions diplomatiques, une grande réserve si les débats
« avaient lieu autrement qu'à huis-clos. J'ai répondu à 'M. VVal- '
« deck-Rousséau comme ù M. Joseph Reinach que je ne pourrais
« que transmettre leur désir ; que personnellement je ne pouvais
« rien pour y donner satisfaction. » (Figaro supplémentaire,
12 août 1899.)
Si l'incident valait que le surexcité Perier fit un pareil tapage
au déprimé Dreyfus, il fallait exiger que l'avocat Démange re-
nonçât ù plaider et qu'il devînt témoin avec Reinach et Waldeck.
Car enfin, ce qui demeure certuin et qui force à rêver, c'est la dé-
marche sinon les termes du dialogue : dès le mois de dé-
cembre 1894, Démange, comme avocat choisi par la famille, Rei-
nach, comme prophète des juifs, et Waldeck, on ignore à quel
titre, se firent les commissionnaires de Dreyfus, qui concluait
de ces colloques : a Dans trois ans, mon innocence sera recon-
nue. » Phrase qui d'abord semblait dénuée de sens, mais Waldeck
étant ministre remua ciel et terre pour que le traître eût été bon
prophète I
182 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

la magistrature militaire. ~ Cela apparut quand sur l'es-


trade le fameux Berlulus tenta do tromper le Conseil et
qu'altérant le texte de l'arrêt il affirma faussement que la
Cour de cassation attribuait lo bordereau à Esterhazy. Son
impudence anarchiste s'exprima tout au clair dans ce mot :
« Je représente* ici la magistrature civile. »
Jevois notre confiance en nous-mêmes amoindrie.—Nous
subîmes cette diminution morale quand le général Mercier
dut révéler les terreurs qu'en 1891 lo gouvernement res-
sentit d'une probabilité de guerre. Plus encore l il fallut
avouer que depuis 1870 nous supportions à Paris un vaste
système d'espionnage organisé par des agents diploma-
tiques, que nous connaissions les corrupteurs et les cor-
rompus, que nous arrêtions ceux-ci sans oser toucher à
ceux-là.
Je vois la paix compromise. — La guerre, en effet, me-
naça quand nos généraux durent, en pleine audience, pro-
duire un document de l'attaché d'ambassade autrichien, co-
lonel Schneider, qu'on s'était procuré, comme tous les pa-
piers de cette sorte, par des moyens irréguliers. Nécessaire-
ment nous subîmes en riposte un démenti autrichien et,
minute d'angoisse, le commandant Cuignet s'offrit à dé-
montrer l'authenticité du rapport (1).
Je vois enfin notre service de Renseignements anéanti. —
Sur l'estrade de Rennes, le lieutenant-colonel Gendron a
déclaré : « Il ne reste plus rien de l'édifice construit par le
« colonel Sandherr. Rien 1 ni agent, ni argent, ni moyens,

(1) Bien que nous écartions toute dialectique sur le fait Dreyfus
pour fournir seulement des choser. vues, c'est-à-dire les péripéties
et les couleurs de la bataille, donnons en passant un aperçu do
l'inctdent Schneider. C'est une lumière sur l'art de la guerre chez
nous et chez nos adversaires.
La tension dans Rennes était magnifique. A toute heure du
jour, de la nuit, il fallait veiller pour avertir les amis et parer
aux attaques. Le 12 août, le général Mercier avait invoqué à l'ap
A RENNES 183

<i ni méthode. Et Sandherr, co grand patriote, avait cons-


« truit là, un instrument do défense incomparable. »
M« Démange entendant cette phrase qui mettait des
larmes dans les yeux des jeunes officiers a levé ses bras
au ciel et tirant ses manches : «t Que voulez-vous que j'y
fasse ! »>
On doit moins chercher dans l'histoire une mosso
d'exemples qu'une suite de préparations, a dit Auguste
Comte. Du milieu de ces démolitions quelque chose se
prépare à surgir. Cessons de chercher au visage de Drey-
fus, roi des traîtres, et dans les paroles de ses deux asses-

pui de sa démonstration les lignes suivantes du colonel Schneider,


que notre service de renseignements avait réussi h se procurer :
« Paris, 30 novembre 1897.— On avait déjà émis bien des fois pa-
ît reille supposition que le traître est autre que Dreyfus, et jo re
« serais pas revenu là-dessus si depuis un an je n'avais appris
« par des tierces personnes que les attachés militaires allemand
« et italien ouraient soutenu la môme thèse dans les salons à
« droite et à gauche. Je m'en tiens toujours et encore aux infor-
« mations publiées dans le temps au sujet de l'affaire Dreyfus.
« Je continue à les considérer comme justes et à estimer que
« Dreyfus a été en relation avec les bureaux confidentiels alle-
« mands de Strasbourg et de Bruxelles que le grand état-major
« allemand cache avec un soin jaloux, môme à ses nationaux. »

Le 17 août, dans la soirée, à Rennes, nous fûmes avertis que


le Ftgaro recevait d'Ems et publierait le lendemain la dépêche
sensationnelle suivante :

« Lettre du 30 novembre ISO" attribuée à moi est un faux.


« Colonel SCHNEIDER.
»

Aussitôt sur les bancs du télégraphe nous rédigions une dé-


pêche pour raffermir les cadres français : « Le Journal, Paris, de
Rennes, 17 août. — « Nous apprenons que le colonel Schneider
traite de faux le document signé de son nom où il affirme sa con-
viction dans la culpabilité de Dreyfus. Cette démarche n'émeut
personne dans les milieux nationalistes. Voilà des. manoeuvres
auxquelles on s'attendait, et, s'il y a une affirmation fausse dans
cette affaire, c'est l'affirmation même du Figaro. On ne sera pas
184 SCÈNESET DOCTRINESDU NATIONALISME

seurs, Labori, Démange, les plus significatives palpitations


de cette guerre civile. Pareil à ces cadavres qu'une horde
promène au promier jour des révolutions, Dreyfus est bien
mort et sur son masque on ne voit plus l'activité des pas-
sions. Picquart lui succède. Au centre des troupes anti-

un long temps avant de lo démontrer en séance publique du


conseil de guerre : nous pouvons lo déclarer.
« Mais on voit maintenant l'inconvénient de la nécessité où les
amis de Dreyfus ont mis le conseil de guerre de publier des docu-
ments secrets : c'était nous exposer d'une façon certaine à rece-
voir des démentis de l'étranger.
« Il était évident'que celui à qui l'on avait dérobé des documents
et que l'on mettait en cause malgré lui, en référerait à son gou-
vernement. Après cinq jours, l'Autriche refuse de se mettre en
opposition avec l'Allemagne et l'Italie, dont les attachés d'am-
bassade Panizzardt et Schwarzkoppen s'efforcent de cacher leur
rôle de chefs d'espionnage.
« Si délicate que soit la question au point de vue diplomatique,
elle sera réglée par le conseil de guerre, avec le souci de main-
tenir que nous sommes les maîtres dans nos questions intérieures
et qu'il n'appartient pas à l'étranger de sauver un traître. »

Le 19 août, le commandant Cuignet en séance du conseil de


guerre rappelait que « les dépêches d'Ems ne sont pas toujours
véridiques. » Il se déclarait en mesure d'établir d'une façon indis-
cutable l'authenticité de la pièce, et ses arguments étaient bien
concluants, puisque le colonel Schneider renonçait à soutenir son
personnage et écrivait le 22 août :
« L'apposition de la date surdité (30 novembre 1897)et de ma
« signature au texte que l'on m'attribue constitue un faux. Ce
« faux subsisterait même dans le cas où, ce dont je ne puis ju-
« ger sans l'avoir sous mes yeux, le texte lui-même émanerait de
« moi à une autre date. »
Aveux embarrassés, mais incontestables, du télégramme pré-
11
cédent. Aussi bien le général Mercier avait de son propre mouve-
ment indiqué que la date du 30 novembre s'appliquait non à la
rédaction du document, mais à son entrée au service des rensei-
gnements. La défense ne s'y trompa point ; elle dit dès lors que
ce document n'était point un rapport, mais un simple mémento ;
elle soutint que le colonel Schneider était mal renseigné : elle ne
contesta plus l'authenticité.
Le 30 août, lors du défilé des professeurs de l'Ecole des Chartes,
(qui révoltèrent et réjouirent la France par leur incroyable bouf-
A RENNES <85

françaises, dans cotto salle, en faco de l'estrade, la figure


orgueilleuse et amère de Picquart perfectionne d'un der-
nier trait luciférien la tristesse et la puissance du spec-
tacle rennais.

fissure d'intellectuels), Emile Picot, — bibliothécaire dés


Rothschild, oncle de Paul Desjardins (le clergyman des belles
petites ûmes) et oncle aussi do Lucien Fontaine, (qui est le tréso-
rier secrétaire de la ligue des Droits de VHomme), — annonça
qu'il avait eu l'honneur de causer avec un attaché d'ambassade
de la Triple Alliance, dont il opposa la parole à la parole des offi-
ciers français.
— Très bien! — lui répliqua le général Roget, toujours admi-
rable d'à-propos. — Vous êtes libre do préférer l'affirmation autri-
chienne à l'affirmation française, mais c'est de M. Schneider que
vous parlez, n'est-ce pas ? Eh bien I je vous demande ce que vous
pensezdu cas de cet officier qui, après avoir donné dans le Figaro
un démenti formel du rapport que nous lui attribuons, a été
obligé de reconnaître ensuite l'authenticité de ce rapport?
M* Démange se leva et cédant tout le terrain dit :
— Il y avait eu malentendu.
A quoi fort courtoisement, le spirituel général Roget répondit :
— Oh I M. Schneider, j'en sui. certain, ne montait pas, à pro-
prement parler ; il commettait i .1malentendu.
Ainsi la vive clarté française perçait les brouillards et relevait
les défaillances du parti de Dreyfus.
Veux-t-on encore et sur le même sujet un exemple de raison-
nement français? Le témoin Cernusky raconte qu'en février 1891
un officier supérieur d'un Etat-major étranger (dont il dira le
nom en séance secrète) s'est vanté à lui de posséder quatre espions
parmi lesquels le premier et le plus important était le capitaine
Alfred Dreyfus. Aussitôt les dreyfusards de protester contre un
témoignage apporté par un étranger. Rions de leur protestation
hypocrite. Quand un gouvernement étranger Yient nous dire qu'il
n'a pas employé le capitaine Dreyfus, c'est à négliger, car le de-
voir et l'intérêt d'un gouvernement sont de couvrir les traîtres
qu'il emploie. S'il agissait autrement, il n'en trouverait plus. Mats
auprès de Cernusky, ce n'était point une démarche d'habileté
gouvernementale. Un officier d'état-major, chargé de la direction
de l'espionnage au profit d'une puissance étrangère, s'est laissa
aller à bavarder.
On ne saurait trop reconnaître et louer les grandes qualités
françaises, la solide raison française, dans les travaux de Mer-
cier, Roget, Deloye, Cuignet et autres près du Conseil de guerre.
18ff SCENES ET DOCTP.ÎNES DU NATIONALISME

j) Picquart. — Pendant trente jours d'audiences et


tandis que je crayonnais ces notes françaises §ur la table
de sapin, .au milieu des cosmopolites, je voyais sans obs-
tacle à quelques pas de moi M. Picquart, vêtu en civil. Ses
anciens camarades s'appliquaient a marquer par un inter-
valle do plusieurs rangs de chaises l'isolement où ils le
rejetaient, mais lui, avec un teint brouillé de bile et des
traits qui se fanent, trahissait, sur. une physionomie qui
cherche à ne pas s'émouvoir, de continuels mouvements
intérieurs d'orgueil et de mépris. A chaque suspension
d'audience, flanqué des commandants Forzinetti et Hart-
mann, il faisait le centre des esprits distingués qui ne
peuvent écouter la déposition d'un général sans s'écrier :
teGrotesque! Ramollot ! Culotte.de peau ! » Et de loin, avec
un mauvais sourire, il surveillait et commentait pour ces
laïques les uniformes.
Cet hiver trente dames alternées lui portaient dans sa
prison des sucreries et des fleurs. Il fournit un thème
{lyrique aux belles âmes douées pour rimer. En lui les
peuples lointains personnifient « le noble génie momentané-
ment éclipsé de la France ». Au plaisir d'admirer le plu-
mage et d'entendre le ramage d'un tel oiseau bleu s'ajoute
aujourd'hui cette particulière attraction qu'il salira devant
tous son nid. Du restaurant des Trois-Marches une ru-
meur a volé, c'est qu'après sa comparution la force de
l'évidence obligera de flétrir officiellement, puis de fermer
« cette boutique de faux qu'on appelle le Service des Ren-
seignements ».
M. Chevrillon a donné des tableaux sincères des conci-
liabules dreyfusards dans Rennes. On y faisait de la reli-
gion. Aux T rois-Marches, puis chez le professeur Aubry
et chez Basch, autre professeur, on baisait les stigmates
moraux de Picquart. Un soir, MM. Laroche, ancien résident
général de Madagascar ; Clairin, l'aimable peintre; Aubry,
professeur; Hadamard, parent du traître; Gaston Des-
A RENNES 187

champs, professeur et qui pense avec un dictionnaire des*


synonymes, et Jules Claretie, rassemblés à l'Hôtel de
Fiance, écoutaient M. Pninlevé. « Soudain, dit M. Chevril-
« Ion, je distinguai dans l'ombre le brillant de deux yeux
« fixés sur celui qui parlait, le fin et pale visago de Claretie
« immobile, absorbé et comme hypnotisé. Jusque-là je
« n'avais admiré, je l'avoue, on M. Claretie, qu'un hommo
» du monde et qu'un homme de lettres, surtout soucieux de
« no point déplaire...» Mais l'esprit divin venait do s'abattre
sur M. Claretie. Sa « conscience était gagnée à son tour par
« la fiammo qui circule aux époques religieuses, par cette
« flamme que l'homme a regardé passer sur les autres et
(i que, tout d'un coup, il sent jaillir en lui, qui l'embrase
« tout entier et de spectuteur le change en combattant ».
Kt voilà comment M. Claretie, touché par la langue de feu,
se dénomma Linguet.
Ailleurs, c'était mieux encore. Chez une lie de dégénérés,
l'affaire développait les instincts fétichistes au point qu'ils
portaient des espèces de reliques. On collait sur des pho-
tographies de Picquart des morceaux de son dolman et
des fils de ses épaulettes. Gardons-nous de contredire ces
véritables maniaques chez qui le fonds religieux est incité,
car voici qu'à la moindre contradiction la bave épileptique
mousse sur leurs lèvres.
Il est le divin Picquart. Mais pour enivrantes que soient
de telles idolâtries, peuvent-elles purger totalement de ses
préjugés antérieurs un lieutenant-colonel? « Au procès
Zola, disent ses nouveaux amis, il gardait encore quelque
chose de son milieu militariste; maintenant son intelli-
gence s'est toute libérée. » Soit, il s'est libéré du passé,
mais son avenir doit l'inquiéter. Comment échappera-t-il
à l'engrenage judiciaire qui le lient et qui déjà lui a dé-
chiré son dolman? Et s'il s'échappe, comment satisfera-
t-il les sentiments trahis par son mauvais sourire quand
il surveille de loin les groupes d'uniformes? Et par
188 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

oxemple sorlira-t-il du lycée do Rennes par la ruo des


Rosiers, par la ruo légcndairo où ses nouveaux amis mas-
sacrent les généraux Lccomte et Clément Thomas ?
Je l'avoue, l'activité de cette ame orgueilleuse et .déclas-
sée m'eût intéressé à surprendre. Je ne suis pas hésitant
sur la psychologio d'un Berlulus, par exemple, magistrat
qui s'est formé dans les tripots. Mais je vois dans Picquart
uno médaille mieux frappée dans un meilleur métal et qui
fait encore un son assez riche, bien qu'elle tombe dans la
boue, parco qu'elle y tomba do haut.
Son état sombre do rébellion que tout signifiait dans son
port, dans ses regards à ses associés, il lo publia sur l'es-
trade dès son premier accent, si Apre d'insolence envers
les juges. On vit bien que ce soldat évadé do la hiérarchie
cherchait son succès dans la salle. D'ailleurs, il forçait son
naturel; il réagissait contre sa légende et par une manière
virile se proposait d'effacer des images de morbidesse liées
à son nom depuis la Cour d'assises.
Au cours de sa déposition, je reconnus un esprit imper-
tinent par affectation et qui s'amuse — comme une co-
quette fait glisser ses bagues — à jouer avec le fil de sa
pensée. Il noue, dénoue, renoue. « Voyons... comment vous
dirai-je cela?... Je cherche à vous donner un exemple...
Est-ce assez concluant ! » Infatué de naissance et perverti
par l'adulation des intellectuels, il se plaisait à travailler
à la devanture de son intelligence, derrière lu vitre. Nous
pûmes voir les scrupules, les tortillements et les nuances
de cette pensée malsaine où passent les couleurs chan-
geantes d'un poisson qui se meut. Soldat sorti de son élé-
ment, il prétendait aux plus subtiles analyses et n'offrait
de remarquable que les marbrures de la; décomposition.
Cette délicatesse de psychologue qui veut nous faire
toucher le fin du fin et qui s'aventure jusqu'à ces ténuités
extrêmes où l'oeil se trouble, dessert assurément l'homme
d'action. Celui-ci doit s'entraîner à adopter rapidement une
A RENNES 189

solution nette et surtout à s'y maintenir. Mais dans l'ordre


critique môme et pour la recherche do la vérité, rien n'est
plus exécrable qu'un esprit qui emploie, comme fait Pic-
quart, son déliement intellectuel pour avancer des faits
qu'il retire aussitôt, pour déplacer le terrain d'examen et
pour jongler avec des arguments sur lesquels il faudrait
longuement prolonger notre regard.
Des « insinuations », de « perfides insinuations »,co furent
les mots dont se servit le général Billot. Picquart venait
do présenter un raisonnement nuancé, au travers de; quoi
apparaissait une accusation en détournement ou en vire-
ment de fonds secrets. Il eût fallu que vous vissiez alors
le geste du chasseur qui va fouailler un chien et le doigt
tendu vers les planches : « Ici, monsieur Picquart ! » Le
vieux min -tre le la Guerre, « qui a commandé en chef
devant l'ennemi, » ordonnait de revenir sur l'estrade, pour
une confrontation, au jeûne colonel, pûle, correct et frémis-
sant de n'avoir conservé du harnais militaire que le bât et
le mors.
« Que je puisse le consoler ! » disaient les femmes. Mais
une fois de plus, cet orgueilleux déchu pensa : « A quoi
sert-il dans l'armée d'être un homme supérieur, puisqu'un
général toujours a plus d'esprit qu'un colonel ! »
Le voilà bien le raisonnement incomplet de.ceux qui]
s'intitulent des « Intellectuels ». Ces gens-là sont capables |
d'atteindre.à la première étape de la culture : ils savent !
qu'un individu d'abord doit se connaître et prendre ppsses- V
sions, pour s'en servir, de son Moi. Mais ils ne poussent pas
jusqu'à distinguer comment le Moi, soumis à l'analyse,
s'anéantit pour ne laisser que la collectivité qui l'a produit.
En outre, ces intellectuels, fiers d'avoir_ reconnu la supé-
riorité de l'intelligence sur la force, s'arrêtent essoufflés
{'
quand faudrait se grandir jusqu'à accepter la suprématie
de ce qu'il y a nécessairement de cervelle dans le pom-
meau d'un sabre. Principes généraux dont la dureté peut v
1W SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

effrayer des êtres do sentiment, mnis que robservuUon


impose, car toute haute civilisation natt d'une collectivité
ordonnée.
Nos intellectuels admirent Picquart d'être musicien,
d'être lettré, do parler plusieurs langues. C'est bien, mais
j'admirerais avant tout qu'un soldat fût utile à l'armée.
Cet homme, d'après ses dévots, a cherché à se développer
dans toutes les directions. Que n'a-t-il d'abord adopté les
vérités de son ordre ! Ignorent-ils, ces intellectuels, que,
pour chaque individu; Fa vérité, c'est son innéité jouant
avec aisance dans une discipline collective? Quelle vérité
peut-il y avoir pour un oiseau de salir son nid, pour un
homme do déshonorer sa famille, pour un citoyen de dimi-
nuer sa corporation ?
Un soldat qui se met en marge de l'armée devait fata-
lement être recueilli par des intelligences qui se mettent
en marge de la raison nationale. Les anarchistes de
l'estrade reconnaissent en Picquart l'un des leurs ; ils le
choisissent d'ensemble pour incarner leurs passions anti-
militaristes.
Dans la période romantique et comme notre pays traver-
sait des espaces de brouillards, certains intellectuels et des
femmes excitées mirent à la mode le curé défroqué. Eh
bien ! Picquart, c'est encore un défroqué.
Fut-il jamais à sa place dans l'armée? Je l'imagine aisé-
ment jeune maître de conférences dans une chaire de phi-
losophie. Il eût publié une thèse sur les stoïciens. Encore
eût-il regretté finement dans le monde de ne point parta-
ger leurs vertus. Il sera toujours à côté. Il est même ù côté
du « Picquarisme ». C'est bon pour M. Gabriel Monod de
s'écrier, comme il m'écrivit un jour : « Picquart ! en voilà
un professeur d'énergie (1) ! » Les meneurs de l'Affaire ne

(1)On m'a proposé dans des ternies analogues« un professeur


d'énergie» plus remarquableencoreque n'est M. Picquart :
o Après un livre où il déversa,comme le prêtre eu un calice
A RENNES 191

s'y trompent point : « C'est un artiste, disent-ils, un homme


d'étude, très doux, peu fait pour ces circonstances excep-
tionnelles, mais qui, par uno sorte de dignité intérieure,
s'est toujours trouvé prêt pour chaque moment. » — « Quel?
moments? » — « Eh 1 l'agression d'Esterhazy, le duel avec
Henry. » Quand ils ont fini de décrire leur ami comme un
faible paré de romanesque et un peu fataliste, ils concluent :
K C'est un bon drapeau. »
Ils disent u un drapeau », ils ne disent pas « un chef » et

« d'or le vin du sacrifice, les idées douloureuses ou espérantes


« bouillonnant en son coeur, toute la poésie* Jouterra souffrance
« de son âme, harpe vibrant au vent de la tristesse, et toute
« l'énergie de son cerveau ; après un cri de révolte et de foi,
« pour le présent et vers l'avenir ; après ce recueil de pensées et
« d'apophthegmes, moelle do son intelligence ; après ce monu-
« ment contre la justice des humains, d'où malgré tout pour
« l'être sensible se dégageait une sorte de lassitude morne et de
« morne tristesse, après les Impressions cellulaires — voici que,
« fièrement dédaigneux des haines intéressées, des mépris, des
« insultes, des calomnies, des diffamations, des perfidies, des
«.trahisons et de la lâcheté ambiante ; ayant en soi assez de cou-
« rage pour mener ù bien l'oeuvre entreprise ; assez de ténacité
« réfléchie pour ne reculer devant aucun obstacle ; assez de con-
« fiance pour marcher impavide et impassible, et de « conscience »
« pour voir juste, — voici que, dis-je, M. Baïhaut par YAmou-
« reuse (oi débute dans le roman de façon magistrale.
« Ah ! la leçon est belle pour tous, vieux et jeunes, et l'exemple
«-salutaire I Où cherchez-vous donc, M. Barrés, des professeurs
« d'énergie ? Vraiment, je ne conçois point comment un homme,
« sagace et perspicace tel que vous, ayant devant lui pareils mo-
« dèles, offre à la jeunesse tfuelque génie malfaisant des temps
« passés 1 (a) Car les humains qui, par leur caractère au-dessus
« des normes de cent coudées, nous montrent que le travail est
« régénérateur et rédempteur, sont i\ notre époque heureusement
« asseznombreux» Et leur acte vaut d'autant qu'il est plus près
« de nous, conséquemment facile à apprécier. Qu'il nous soit
« donc force générative de courage et d'espoir, levier dont nous
« renverserons à notre tour les barrières du chemin... »
(Le Progrès, 9 novembre 1898, Saintes).

(s)KapoIéon, professeur d'énergie (Les Déracinés)* ^


192 SCÈNES ET DOCTRINES !>U NATIONALISME

par ce mot, en môme temps qu'ils présentent Picquart


comme leur instrument, ils marquent bien qu'eux mêmes
se tiennent pour une armée. L'armée de l'étranger. Ce chef
de bureau à qui on fait des misères se réjouit aprement
d'empoisonner de ses rancunes la France.

h) Le Picqmrisme. — S'il y a lieu do méditer longue-


ment sur Picquart, ce n'est point pour sa personne, que je
crois agréable et médiocre (c'est un bon pianiste et qui
parle plusieurs langues), mais parce qu'on voulut l'ériger
en symbole moral et que, pendant quelques semaines, les
cénacles de Rennes rêvèrent de propager h la faveur de son
prestige un ensemble confus et virulent d'idées religioso-
sociales.
. C'est un problème de savoir comment des idées vague-
ment protestantes et quasi mystiques, où se réfèrent les
dreyfusards, s'accordent avec les doctrines économiques de
Jaurès qui ne pourraient s'installer et durer qu'à l'aide
d'uiivj dictature et par une magnifique discipline. Aussi
bien, à son dur marxisme et à sa lutte de classes, Jaurès
mêle continuellement quelque chose de fade, un vieux
libéralis?^e à la Jules Simon. Est-ce la rançon de son génie
oratoire nourri des déclamations romantiques ? Est-ce une
tare universitaire? Cette partie pourrie, toute étrangère en
réalité au collectivisme, fait le fond du Picquarisme. Les
hommes et les femmes rassemblés autour de ce héros diffé-
rent en tout, hors par une religiosité amorphe.
, Cette idole malsaine ne trompera point la nation fran-
çaise. Picquart ni Picquarisme ne seront jamais nationaux.
J'ai causé avec quelques Suisses» Anglais, Américains sin-
cères. Ils me dirent : « Nous aimons le colonel Picquart,
parce qu'il est : 1° un gentleman; 2° une conscience; 3° l'in-
carnation des idées de justice et de liberté, synonymes pour
nous du mot : « France. >i
A RENNES 193

Examinons cet état d'esprit.


D'abord « Picquart >:J conduit comme un gentleman ».s
Ces étrangers n'apprécient point notre vrai type français ;
ils nous trouvent « communs, vulgaires », et ils aiment
Picquart par opposition avec Mercier, Cavaignac, Roget,
c'est-à-dire précisément dans la mesure où le colonel dilet-
tante se différencie de son milieu professionnel et du soldat
français.
En second lieu, ils lo tiennent pour une conscience :.on
effet, il affirme l'ensemble des manières de voir qui favo.
lisent leurs diverses nationalités, et ainsi il collabore avec
la conscience anglaise, allemande, italienne, autrichienne,
contre notre France servie par nos officiers.
Enfin, il ressort de toute conversation avec les étrangers
qui s'intitulent amis de la France qu'ils comptent sur notre
pays pour donner à l'Europe Vexemple du désarmement.
L'activité de M. Picquart leur parait favoriser cette belle
conception dont le lecteur peut rire ou s'indigner.
Des raisons plus fortes et d'ordre politique aident à cet
engouement de l'étranger.
Le colonel Picquart, quand il défend Dreyfus, travaille \
pour les attachés militaires anglais, allemand, autrichien, \
italien. En niant la trahison, il favorise leur espionnage. \
Les gouvernements étrangers couvrent Dreyfus pour abri- \
ter leur service de renseignements et pour détruire l'oeuvre I
du colonel Sandherr : c'est la campagne de Panizzacdi et de \
Schwarzkoppen qui se poursuit avec Picquart. Et tandis
que le syndicat offre au « héros » des mouchoirs mouillés
par les beaux yeux d'un tas de petites nigaudes, l'Eu-
rope coalisée contre la France paie le concours de ce colonel
vaniteux avec de la publicité romanesque.
Il fallait noter ce Picquarisme qui anime tout autour du
Conseil de guerre ; mais seul le climat de Rennes lui prête
une existence éphémère. Et comme Picquart colonel, Pic-
quart symbole moral s'anéantira dès que les puissances
13
'
104 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME
" ]
I
f d'argent n'auront plus intérêt à peindre en chêne cetJte
planche pourrie du dreyfusismo. f

J'ai vu le soldat défroqué et le soldat dégradé côte à côte


sur l'estrade du Conseil de guerre. En vain Dreyfus, pour
éviter de compromettre son éminent allié, ne lui jeta aucun
cri de reconnaissance ; en vain Picquart lui-môme, qui
redoutait de paraître de mèche, commença par le renier :
« Je connais à peine l'accusé, disait-il, je lui ai donné jadis
de mauvaises notes. >»Un mot s'échappa du fond de son
être et trahit son secret profond, sa rancune de chef de
bureau : « On voulait me traiter comme ce capitaine. »
L'outrage d'un tel parallèle, c'est M. Picquart lui-môme
qui le consent, qui le propose. Inclinons-nous devant sa
destinée. Le colonel so met dans le même sac que le capi-
taine, et l'opinion les jette à la mer.

1) Les témoins (Berlulus, Forzinclti, Cordier, etc.). —


Pour comprendre que le divin Picquart fait du moins un
bel nnge foudroyé, essayez donc de contempler sans dé-
goût ses associés Berlulus et Forzinetti.

Berlulus, les Rennais ne voulaient pas le croire juge


d'instruction. « C'est un être falot, un personnage de Hoff-
mann », disent avec ravissement les intellectuels, qui fe-
raient tout aussi bien de fermer le riche écrin des syno-
nymes et d'avouer que ce garçon a une figure cauchemar-
dante. Nous le vîmes tout blême, avec un faciès de rôdeur,
monter, se couler sur l'estrade ; il installa devant le Conseil
les élégances et les gestes en tire-bouchon d'un bonneteur
en quête de dupes. Ah ! ces gestes en vrilles qui menacent
dans les poches les mouchoirs 1 Et quand il parlait de son
A RENNESr- •' '.-' i":>!;-"A ;/\:-" iQSt

coeur aux juges, chacun murmurait : ceOui, beau coeur, on


te connaît. » C'était vraiment un petit bonneteau qu'il dres-:
sait avec une rapidité fiévreuse devant « messieurs les mi-
litaires », en les priant avec une voix grasse de bien suivre
la Vérité. La vraie formule sur cet homme, c'est MmeHenry
qui la trouve, quand avec ses traits un peu durs, et sa voix
de petite fille qui récite, mais d'honnête fille, dans cette
salle pourrie, elle crie par trois fois : « Judas ! Judas ! Ju-
das I Cet homme est un Judas I » — « Médème 1 » disait
le bonneteur en ramassant la mise. Et quand il eut réjoint
son banc et qu'il crut devoir pour jamais renoncer à. la
robe rouge du conseiller, on devina qu'il grasseyait : «.C'est
un sale coup pour la fanfare l »

On ..'J:.M. Forzinetti né d'une Africaine et d'un Français.


Ce demi-sémitisme, ce métissage opéré.sur les limites du
désert produit des êtres hors cadre, une écume redoutée
aux rives de la Méditerranée. Comme ce témoin se flattait
d'avoir été l'ami intimo du commandant d'Attel, —- très
réservé, pourtant, très fier, très digne, — le général Roget
lui a demandé :
— Eh bien I monsieur Forzinetti, où donc habitait le
commandant d'Attel ?
On a bien ri, car, le citoyen de Monte-Carlo ne sait qu'une
chose où il trouve son aplomb, c'est que le commandant
d'Attel est au cimetière.
Chassé du personnel des pénitenciers, ce gardè-chiourme
passa dans lé domestique du prince de Monaco. Au milieu
des picquaristes, parmi ces officiers en quarantaine, il par-
vient encore à m'étonner par ses allures d'avorteuse qui
porterait une barbe pour se dissimuler. Dans quel crime
célèbre rencontre-t-on ce personnage : la Bancal?
Un trait commun à Bertulus et à Forzinetti, c'est leur
aphonie. Ils n'osent élever la voix, ils chuchotent. Pour
'
J{& SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME
, ;
accomplir leur besogne qu'ils appellent « une oeuvre de lu-
mière », ils chaussent des pantoufles feutrées et prennent
une lanterne sourde. « C'est donc uno instruction secrète ? »
s'exclama spirituellement le commandant Carrière, quand
le juge Bertulus, sous couleur de déposer, répandait ce
qu'on a appelé « son murmure gras ».

Avec ces deux hommes de nuit, le lieutenant-colonel en


retraite Cordier fait contraste, car le soleil s'est arrêté sur
son visage. C'est môme pour cette qualité que ses anciens
camarades de Tétat-major le bafouent du nom de « Père
Josuô ». Je ne sais pas peindre les magots; aussi copie-
rai-je la description du Figaro qui l'admire : <i Son ventre
bedonne, des petits yeux malins brillottent sur son visage
fleuri. H y a je ne sais quoi de souriant dans* ses narines
épaisses, dans le pli de ses lèvres et jusque dans le poil
de sa moustache tombante. » Cette moustache,. môme
sèche, nous parait mouillée : c'est une idée qui nous vient
d*s, innombrables absinthes qu'elle ne peut oublier. Les
mômes habitudes qui le contraignirent à quitter l'armée
lui ont mis dans le sang un magnifique optimisme. Quand
nous mourions tous de rire à le contempler, il pirouettait
sur ses talons et faisait face à la salle avec un gros nez
rouge pour ajouter son hilarité à la nôtre. Puis, tourné
vers les juges, il continuait sa déposition, disant à la fin
de chaque paragraphe : « Un point, o'est tout. » En même
temps, il avançait brusquement la tête et signifiait au Con-
seil par un clignement d'oeil : « Heinl ça vous la coupe! »
Je ne suis jamais entré au théâtre du Palais-Royal, mais
j'imagine qu'aucune des bouffonneries canailles que des
farceurs de génie y prodiguent, ne peut secouer les spec-
tateurs plus que ne le fit le colonel Cordier quand il nous
affirma, dans un paragraphe immortel, que «t le jeune
marié Dreyfus n'avait plus droit à sa couronne d'oranger ».
À RENNES 107 !

C'était le Jeannot de la foire. ILfallait l'entendre' dans sa:


grande mimique de : « Je gaffe, mon colonell » quand, &
six reprises, il laissa échapper le nom d'officiers étran-
gers qu'on avait convenu de désigner par une initiale. Il
s'excusait, mais peu après, tandis que le colonel Jouaust
avait un sourire triste devant ce manque de décorum et
qu'une joie absurde nous courbait tous, y compris
Dreyfus, il s'écriait fièrement :
— Je m'en fous et je m'en refous.
Le comble, c'est que, dans son animation il approcha
de ses lèvres le verre d'eau sucrée. Et l'on vit bien, à son
recul d'horreur, qu'il pouvait encore ressentir des dégoûts.

Chacun de ces dreyfusards, en descendant de l'estrade,


allait rejoindre ses pareils, loin des généraux, dans un
petit espace sur la gauche, où l'on remarquait le général
Sébert, ce vieil ami de Clemenceau, — le commandant
Hartmann, qui écoule dans le dreyfusisme ses amer-
tumes d'inventeur évincé, — le capitaine Freystaetter, pour
qui le général Mercier trouva le magniftqite diagnostic de
» superposition de mémoire » (1),—- Bernheim, dont il
suffit qu'on multiplie les photographies; — M. de Lamothe,
employé aujourd'hui chez M. Lazare Weiler et à qui le
général Roget demande : « Au moment de l'arrestation de
vous vous êtes écrié : — Lui seul pouvait être
Dreyfus,
le coupablel — Eh bienl est-ce alors ou maintenant que
vous disiez la vérité? » Ce même Lamothe s'est reconnu
vaincu sur la question des troupes de couverture. M. le
général Mercier lui a prouvé son erreur et a fait remar-

(1)L'effondrement de Freystaetter fut tel que M* Démange dé«


clara « qu'il n'insistait pas le moins dii monde pour entendre à
nouvel; le témoin ».
108 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

quer que ce jeune démissionnaire était insuffisamment


'
instruit, -
Pour un ponne dèbosition, ces témoins sont-ils sûrs de
trouver tm ponne bosition? Combien il fut plus raison-
nabis que ces messieurs, le lieutenant Kahn, du 74e, qui,
convoqué et taté par le grand rabbin Zadoc-Kahn, refusa
de le servir et en fit un rapport à son colonel (1).

(I) Eh bien l non, ayons le courage de reconnaili-e notre erreur.


A la date où nous réimprimons r? janvier 1902), Kahn ne paraît
pas avoir agi raisonnablement. Les événements lui donnent tort.
Le sage, c'est Alfred Dreyfus, épanoui sur son fumier. Ses
témoins ont trouvé la ponre bosition. Toutefois, si nos pronos-
tics momentanément sont faux, nos photographies demeurent
exactes. Tourne qui tourne, ii est impossible de contempler les
Forzinetti et puis de regarder le commandant de Mitry, avec sa
charmante figure, si loyale et si fine, de lorrain de vieille souche,
le capitaine Anthoine, st ferme et si précis, sans distinguer où
est le parti de l'honneur. Et puis écoutez donc les détails de
l'affaire Kahn et Zadoc-Kahn :
Le 6 janvier 1899, la Chambre criminelle de la Cour de cassation
reçut d'un témoin une déposition que voici à peu près : « Le borde-
« reau est accompagné d'une lettre missive dans laquelle on lit :
« Je vais partir en manoeuvres. Il est établi d'autre part qu'il ne
« peut s'agir que des manoeuvres d'automne 1894. Esterhazy, ofii-
« cier de troupes à cette date, a-t-il pu penser qu'il prendrait part
« à ces manoeuvres ou croire qu'il serait autorisé a les suivre f
« Non, car les majors, et il remplrssait alors cet emploi au
a 74*d'infanterie, ne quittent pas le dépôt. »
Le 7, le grand rabbin écrivit au lieutenant Kahn, du 74', pour
lui demander un rendez-vous.
Le 8, le lieutenant Kahn se rendit chez Zadoc-Kahn, 17, rue
Saint-Georges. En sortant, il adressa à son colonel la très impor-
tante lettre suivait te :
« J'ai l'honneur de vous rendre compte d'un fait d'une gravité
« particulière. Je recevais de M. le grand-rabbin la carte pneuma-
« tique dont copie est ci-jointe. Je me rendis à son invitation, et
« dès mon arrivée, la conversation suivante s'engagea entre nous.
« M. LE GRAND-RABBW.— Je vous ai prié de venir me voir,
« monsieur le lieutenant,pour vous demander des renseignements
« confidentiels au nom d'une tierce personne dont Je ne puis pas
« vous donner le nom. Sachez bien, d'ailleurs, que tout ce que
« vous direz sera absolument secret et que votre nom ne sera, en
A RENNES 109

m)'les (leurs sans, nom et le climat de Jiennes.^^


Après avoir décrit ces grands acteurs de l'estrade Dreyfus, M
les juges, les avocats, les accusateurs, qui portent tous les
beaux traits de la douleur, je dois faire entrevoir les
figures fiévreuses de la salle qui se pressent et que seul
l'appareil menaçant d'un conseil do guerre contraint a...-.;•
l'immobilité et au mutisme. L'histoire a besoin de con- v
naître au milieu de quel public on étale nos plus tristes

« aucun cas, prononcé. Pourriez-vous me dire si le commandant


a Esterhazy est allé aux manoeuvres d'automne en 1894 ?
« Moi, me levant pour prendre congé. — Monsieur le grand-
« rabbin, je ne sais rien. Je m'étonne seulement que vous me
.<demandiez ce renseignement plutôt qu'à tout autre officier du
« régiment. (Attitude embarrassée du grand-rabbin.)
« M. LE GRAND-RABBIN. — Mais je vous ai dit, monsieur le lieu-
« tenant, que ces renseignements étaient destinés à une tierce
« personne ; ce n'est pas pour moi.
« Moi. — Je ne puis que vous répéter que je ne sais rien et que
« je ne puis rien vous dire. (Et te me dirige vers la porte.)
« M. LE GRAND-RABBIN, insistant pour, me (aire rasseoir. — Ne
« partez pas si tôt, monsieur le lieutenant. Rasseyez-vous. Y a-
« t-il longtemps que vous êtes au régiment? Sortez-vous de
« Saint-Cyr?
« Je répondis brièvement à ces questions et je pris congé. L'en-
trevue avait duré de quatre à cinq minutes. -
-<J'ai été profondément affligé, en ma qualité d'Israélite, de voir
« le grand-rabbin, chef de la religion, se préoccuper d'une façon
« aussi active de cette malheureuse affaire Dreyfus. Je n'ai paé
« été moins froissé de le voir s'adresser a moi plutôt qu'à tout
« autre officier du régiment pour obtenir ce qu'il appelle des ren-
« seignements.
Signé : KAHN.

Ainsi, le grand-rabbin voulait mettre entre les mains d'une


tierce personne, dont il ne peut pas dire le nom,' les moyens de
réfuter un témoin entendu par la Chambre criminelle I Une tiercé
personne et qu'on ne peut nommer t cela est fort important. Il
ne s'agit point de M* Mornard, l'avocat de Dreyftu M* Mornàrd
n'aurait pas à cacher pareille demande ; il la ferait de lui-même,
et le grand-rabbin ne voudrait pas celer un nom qu'il peut pro-
noncer pour jeter par une réticence inutile le plus grave soupçon
sur quelque conseiller a la cour.
§00 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME j

intimités, los angoisses do notre diplomatie on 1891, Ile


désarroi de notre état-major vendu par l'un des sienjs,
l'effronterie des attachés d'ambassade anglais et allemand
s'avouant chefs d'espionnage.

Heureux qui, comme Adam, entre les quatre fleuves,


Sut nommer par leurs noms les choses qu'il sut voir.

Une poignée d'officiers de la garnison, une poignée de


nationalistes , voilà tout ce qu'il y a d'honneur dans cette
salle dreyfusarde. Deux blocs y émergent dont nous fîmes
déjà le tour. Nous avons dénombré le morne escadron des
insoumis que préside le mauvais sourire de Picquart, et la
faction des universitaires picquaristes dont Jaurès dirige
les manoeuvres. Tout autour, c'est la formidable et sus-
pecte agitation de journalistes
pressés, tassés, surmenés.
Les journalistes dreyfusards de longue française disparais-
saient eux-mêmes dans l'océan des Anglais, Allemands,
Américains, Italiens, Russes, Belges, Suisses et Bataves
rédigeant pour des millions de francs (1) des télégrammes
qu'il faut juger d'après celui-ci, expédié, je le sais, dans la

(1). Une agence distribue aux journaux américains un procôs-


verbal de chaque audience d'après la sténographie (il serait cu-
rieux d'examiner ce travail), mais ces journaux ont en outre des
rédacteurs pour leur envoyer les impressions du jour, des com-
mentaires sur les faits et les personnes. C'est un article qui d'or-
dinaire compte 4 ou 5,000 mots ; le mot coûte 0 fr. 50 pour New-
York avec un supplément pour les autres villes. Les journaux
anglais se font télégraphier le compte rendu analytique (?)et, par
leurs rédacteurs spéciaux, des impressions quotidiennes. Toute
cette coplo est télégraphiée a tarif plein de Rennes à Paris, puis
réexpédiée à Londres moyennant 0 fr. 15 le mot. Les corres-
pondants autrichiens, Italiens, belges, suisses, russes, suédois,
danois, envoyaient des dépêches urgentes pour lesquelles Ils
payaient triple taxe, c'est-à-dire 0 fr. 60 le mot. On se montrait
un journaliste de Calcutta.
Ah t que de sacrifices la finance mondiale n'hésite point a faire
s'il s'agit d'empêcher une possibilité d'injustice I
A RENNES m
première semaine du procès : « Innocence reconnue, îiïi>
mense enthousiasme ». Il y avait pire encore : de fft%
journalistes, agents embauchés ou volontaires, couriiersV
en diamants de Hollande, spéculateurs de cafés du Havre.
Furent-ils recrutés par les rabbins ? avaient-ils. acheté
eux-mêmes leurs entrées ? Le commerce des places faisait
rage. Dans les jours qui précédèrent le procès, il y avait
îi Paris vendeur pour trois cents francs. Puis le marché
se transporta à Rennes. Les cours- atteignirent jusqu'à
2,000francs.
Il ne conviendrait pas d'oublier nos snobinettes les.plus
connues qui furent un des scandales de ces audiences. Une
certaine personne,'« la Dame Blanche" », — c'est son nom
de guerre, — avait entre les mains une des trois cartes ré*
clamées par le ministre Galliffct, et dans la journée émou-
vante de l'entrée de Dreyfus, placée seule derrière les jugée,
face au public, elle présidait le tout. Sur le haro général, je
colonel Jouaust la pria de se retirer. Une actrice décla-
rait ù M. Jules Claretie que « la diction de l'accusé était
celle d'un innocent ».
Quelle rafle on eût pu faire dans cette souricière si mer-
veilleusement préparée par les événements!

Le climat de Rennes fit de ces fleurs venues de régions


les plus diverses un parterre qui sous le vent d'orage
fournit une même et vaste réaction. Un parterre de fleurs!
C'était plutôt un vaste animal, une large, plate et dégoû-
tante Méduse vivifiée par la circulation d'une même haine,
entravée par la discipline du Conseil do guerre, humiliée
"
par son impuissance.
LL bête syndicale étalée dans la salle s'aimait dans ces
rebuts, les Dreyfus, les Picquart et les Bertùlus, mais -,«!
quelque officier français paraissait sur l'estrade, elle chu*
chotait alors : « Canaille! idiot! assassin! » et parfois fat*
202 SCÈNES ET noCTniNES DU NATIONALISME

sait une longue huée. « A Rennes, devant les officiers i}u


tribunal et surtout en écoutant nos généraux, j'ai eu la
révélation d'un monde d'esprits supérieurs, d'Ames droites
et essentiellement nobles, » écrit un Jules Soury (t). Mais,
tout naturellement, à la vue de ces Mercier, de ces Roget,
les mille visages du syndicat montraient les couleurs ver-
dàtres de la morve pendante aux mâchoires d'un cheval
qu'il faut équarrir.
Où la bête syndicale fit ses plus furieuses ruades, c'est
quand elle se tourmentait pour arracher, comme un épieu
de sa plaie, l'accusation de vénalité qu'elle porte dans les
flancs.
MM. Jaurès, Viviani et leurs amis étaient décidés à
se lever tous ensemble et à demander compte à M. de
Freycinet de ses propos sur « 35 millions fournis par
l'étranger pour créer l'agitation dreyfusarde ». Bien fin qui
forcerait Freycinet îi parler quand il n'en a pas envie !
L'incomparable fourbe déposa de façon à laisser croire que
le syndicat travaillait hors des frontières à coups d'argent,
mais qu'en. France il obtenait ses résultats gratuitement
« en faisant appel aux sentiments généreux ». Ulcérés par
cette ironie tragique, les socialistes dreyfusards, à l'issue
de l'audience, criaient au secrétaire de l'habile homme,
venu pour s'enquérir ot pour les apaiser : « C'est la guerre!
la guerre au couteau! »
Souvent à la sortie, sous les tables, je crus voit de la
bave où le pied glisserait à ces dames et à ces valets. Peut-
être les malpropres avaient-ils tout simplement craché par
terre.
f Dans ce cloaque du lycée de Rennes, la France canalisée
\i par le syndicat écoulait plus de peste que je n'en puis ônu-
]\ mérer. Quand Jules Roche parla, une bouffée d'air cor-

(1)Lettre à Maurice Barrés, Le Journal, 21 octobre 1899.Voir le


volume : Une campagnenationaliste.
A RENNES 20$

rompu révéla la présence dans cette affaire Dreyfus d'un


déversoir des ôgouts parlementaires.
Cette salle impudente, mêlée de femmes en toilettes
claires, rappelait ce que le prince de Ligne raconte du
sac de Belgrade, où l'on sentait à la fois le mort, le brûlé'
et l'essence de roses. Tous les parfums de l'Arabie, les
ondes du Jourdain et l'or même ne parviendraient pas à
nettoyer la salissure ni à couvrir les puanteurs de la:
trahison. '•';

n) Conclusion : notre allégresse. — Je ne me fus pas


prêté, en pleine belle saison, à respirer les miasmes de
'
Rennes qui empoisonnent le sang, pour le seul intérêt dé
fabriquer une littérature cruelle et dont la pointe va trouer
des coeurs. Souvent il me parut que ces coudoiements mô
dégradaient. Sous les beaux arbres du Thabor, la prome-
nade rennaise, presque chaque jour, après les premières
audiences, je me répétais : « Pourquoi m'occuper de ces
choses viles et passagères ? » Mais au bout de peu je dis-
tinguai le chemin — et je prie les lecteurs de l'accomplir
avec moi — pour remonter de co dégoût juste, mais étriqué, V
à une vue plus vaste et par là plus exacte. Nous devons •[
accueillir les horreurs de celte salle et même favoriser
en nous leur pénétration, parce qu'elles irritent nos ins- v-
Uncts profonds. ,
Me croyez-vous une vaine curiosité de choses infâmes
quand je maintiens d'un bras ferme sous les yeux du pu-
blic cette tété de la Méduse rennaise? C'est pour réveiller
notre fonds héréditaire; c'est pour émouvoir ces idées
préalablement assdClées qui gisent dans la conscience des
citoyens d'une même nation. Certaines images, et, par
exemple, les honteuses figures de la bande à Dreyfus, ve-
nant à tomber dans nos ûmes, y produisent, —-comme un
204 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

coup de vent dans le feuillage immense d'une forêt, — uk


bruissement que ne connaîtront jamais les êtres où
n'existe pas préalablement notre feuillage d'urne. Ce n'est
point affaire d'intelligence : quels que soient leur rapidité
et leur offinement, des étrangers ne peuvent rien ressentir
de profond qui leur soit commun avec nous.
L'affaire Dreyfus par sa verlu guerrière a multiplié nos
mouvements do contractilité, hyperesthésié nos puis-
sances d'affinité entre Français. Je diminuerais mon
oeuvre, si je négligeais de marquer l'action morale des
figures du cauchemar que j'ai dessiné. Quand elles s'agi-
taient sous nos yeux, leur puissance d'horreur, en nous
remuant tous d'une même manière, força nos instincts na-
tionaux à s'émouvoii. J'aime ces petits commerçants de
Rennes qui nomment les monnaies étrangères des « drey-
fusardes ». Je ramasse avec orgueil l'injure des gens qui
m'appellent » un enfant de petite ville » et je les nommo
nationales entre toutes, ces paroisses qui frémissent de
savoir qu' « il y a dans Rennes un petit-fils de Judas qui
a vendu la France ».
. Un dreyfusard, écrivain de grand talent, mais con-
science désorganisée par un servile amour du génie anglais,
suivait le procès de Rennes. Nécessairement il a méconnu
notre allégresse qui naissait du libre jeu de nos innéités.
« Comme Hamlet, écrit M. Chevrillon, la France s'est dé-
battue, malade, affolée d'un cas de conscience, impuissanto
enfin à le résoudre, tant l'acte imposé par lo devoir répu-
gnait à ses préjugés anciens, à ses instincts profonds, à ses
partis pris inspirés par le sentiment. » En vérité, quelle
erreur de jugement! Nous étions tout joyeux de la bataille.
Hamlet s'épuise en gestes, en crises de nerfs, en rêveries,
en monologues, mais nous marchions droit aux drey-
fusards. Hamlet à vu l'ombre immortelle de son père et
l'incertain jeune homme remet en question cela môme
qu'il a vu : « Existe-t-il quelque* chose après la mort, dans
A RENNES m
« cette région inexplorée d'où nul voyageur no revient?»'
Quant à nous, nous n'hésitions sur rien. « Etre ou ne pas'
ôtre », dit-il. Nous jurions très haut qu'avant tout il fallait
que la France fût. Plutôt que des Hamlet, nous étions de
jeunes officiers d'Afrique.
Mon séjour de Rennes compte parmi les instants les;
plus dignes d'être vécus que ma mémoire me rappelle; nos
sentiments étaient pleins, lourds, comme les chefs d'oeuvre
do l'art. La température elle-même, si puissante, brûlante
dès quatre heures du matin sur cette ville révolutionnaire,;
ajoutait à cette splendeur générale. Nous campions comme
des soldats, logés pour la plupart chez l'habitant, patriotes
chez des patriotes et reliés à toute minute aux patriotes,
de la France entière.
Cette existence de caserne et de couvent favorisait ma-
tériellement notre travail d'àme, parce que, empêchés de
nous divertir vers les dehors, nous nous reportions natu;
Tellement sur nos pensées les plus intimes, qu'on peut dire,
sous-conscientes et qui nous viennent de la race. Rien ne
se perdait en évaporation. Nous étions, dans cette cuve,
de la France concentrée. Et pendent trente jours, levés
dès cinq heures du matin pour aller nous asseoir au jnk
lieu du Syndicat, nous y portions de telles ^pensées qyè
jo puis dire, en empruntant une expression du langage
mystique-, que c'était « s'éveiller en la patrie ».
0 souvenirs d'uno allégresse qui n'eut pas de lendemain!

24) LE VERDICT DU CONSEIL DE GUERRE.

« Aujourd'hui 0 septembre 1899, le conseil do guerre dé


la 10erégion de corps d'armée, délibérant à huit clos,
« Le président a posé la question suivante :
« Dreyfus, Alfred, capitaine brev.etê au 14* régiment
k

206 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME*

d'artillerie,,stagiaire à l'état-inajor, est-il coupable devoir,


en 1894, provoqué des machinations ou entretenu des intel-
ligences avec une puissance étrangère ou un dé ses agents,
pour l'engager à commettre des hostilités ou à entre-
prendre la guerre contre la France, ou pour lui en pro-
curer les moyens en lui livrant les notes et documents
renfermés dans le bordereau ?»
Les voix recueillies séparément; en commençant par
le grade inférieur et le moins ancien dans chaque grade,
le président ayant émis son avis le dernier,
Le conseil déclare sur la question, à la majorité de
5 voix contre 2 :
« Oui, l'accusé est coupable. »
« A la majorité, il y a des circonstances atténuantes. »
A la suite de quoi, et sur les réquisitions du commis-
saire du gouvernement, le président a posé la question et
a recueilli de nouveau les voix dans la formé indiquée
ci-dessus.

En conséquence, le conseil condamne à la majorité de


cinq voix contre deux le nommé Dreyfus (Alfred), à la
peine de dix ans de détention, par application des articles
76 du code pénal; 7 de la loi du 8 octobre 1830; 5 de la
Constitution du 4 novembre 1848; 1er de la loi du 8 juin
1850; 462 et 20 du Code pénal; 189, 267 et 132 du Code de
justice militaire, ainsi conçus :

Art. 76 du Code pénal :

Quiconque aura pratiqué des machinations ou entretenu des


intelligences avec les puissances étrangères ou leurs agents,
pour les engager à commettre des hostilités ou à entreprendre
la guerre contre la France, ou pour leur en procurer les "moyens,
sera puni de mort.
Cette disposition aura lieu dans le cas môme où lesdites ma-
chinations ou intelligences n'auraient pas été suivies d'hostilités.
A RENNES, 2Ô7I

Art. 1er de la loi du 8 juin 1850 :

Dans tous les cas où la peine de mort est abolie par l'article 5
de la Constitution, cette peine est remplacée par celle de là dé-
portation dans une enceinte fortifiée, désignée par la loi, hors
du territoire • continental de la République. — Les déportés y
jouissent de toute la liberté compatible avec la nécessité d'assurer
la garde de leurs personnes. — Ils seront soumis à un régime de
police et de surveillance déterminé par un règlement d'adminis-
tration publique.

Art. 463 du Code pénal :

En cas de circonstances atténuantes... si la peine est celle de


la déportation dans une enceinte fortifiée, la Cour appliquera
celle de la déportation simple ou celle de la détention.

Art. 20 du Code pénal :

Quiconque aura été condamné à la détention sera renfermé


dans l'une des forteresses situées sur le territoire continental du
royaume qui auront été déterminées par Une ordonnance du Roi
rendue dans la forme des règlements d'administration publique.
La détention ne peut être prononcée pour moins de cinq ans
ni pour plus de vingt ans.

Ait. 189, 267 et 139 du Code de justice militaire :

Art. 189. — Les peines des travaux forcés, de la déportation,


do la détention, de la réclusion et du bannissement sont appli-'
quées conformément aux dispositions du Code pénal ordinaire.
Klles ont les effets déterminés £ar le Code et comportent, en
outre, la dégradation militaire.
Art, 267. — Les tribunaux militaires appliquent les peines
portées par les lois pénales ordinaires ù tous les crimes ou délits
non prévus par le présent Code, et, dans ce cas, s'il existe des cir-
constances atténuantes, il est fait application aux militaires de
l'article 403 du Code pénal.
Art. 139. — Le jugement qui prononce une peine contre l'ac-
cusé le condamne aux frais envers l'Etat. Il ordonne, en outre,
dans les cas prévus par la loi, la confiscation des objets saisis
et la restitution, soit au profit de l'Etat, soit au profit des pro*
priétatres, de tous objets saisis ou produits au procès commo
pièces de conviction.
208 SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Fixe au mihimum la durée de la contrainte par


corps,
conformément à l'article 9 de la loi du 22 juillet 1867, mo
difiéo par celle du 19 décembre 1871.
«Enjoint au commissaire du gouvernement de faire
donner immédiatement îecturo, en sa présence, du pré-
sent jugement au condamné, devant la garde assemblée
sous les armes, et de lui indiquer que la loi lui accorde
un délai de vingt-quatre heures pour se pourvoir en revi-
sion. »

a) La justice et l'Etat sont satisfaits. — La moralité


V publique et le salut nutional voulaient, contre le gouver-
'
nemènt, la condamnation d'un traître utilisé par une
faction. Il ne s'agit pas d'avoir des idées <<généreuses »;
il s'agit d'avoir des idées raisonnables. Ah! c'est toujours
plus agréable d'absoudre que de condamner, C'est tou-
jours commode de détourner ses yeux et de dire :'« Pauvre
diable! » Mais le commandant Carrière, dans sa réplique
de la dernière heure, a marqué avec une force admirable
les devoirs du juge militaire. Je vous engage à lire cette
page, qui, faite de fragments du Code, dépasse ce que les
plus grands psychologues ont écrit contre la manie du
- -
scrupule,
| Pour moi, je l'ai souvent répété, j'avais une opinion dans
l'affaire Dreyfus, avant de connaître les faits judiciaires.
Je me rangeais à l'opinion des hommes que la société a
désignés pour être compétents. Je suis allô" à Rennes sur-
tout avec le sentiment de l'intérêt public. Ainsi je ne m'y
reridais pas avec une ame sans passion, Pourtant, la pré-
sence réelle 4e Dreyfus m'a tout d'abord amolli. Je l'ai
v plaint. Et si. j'avais, dans cette loque humaine, senti un
innocent, je me serais retiré dé la lutte.' Il n'est, pas beau
d'être le combattant qui passe d'une armée dans l'autre;
A RENNES W
peut-être me serais-je borné à me taire, après deux mots
d'explication; jamais, je n'aurais aidé à sceller sur un In-
nocent la pierre d'infamie. Mais j'ai vu, au cours de) ces
longues audiences, la figure de Dreyfus suer la trahison.
J'ai dit, «u bout de quinze jours, à mes lecteurs : « Là
condamnation est certaine. » Avals-je donc un renseigne'
ment? Les juges n'ont parlé à personne. Je les connais»
sais comme des Français, et je voyais le crime assis de-
vant eux.
Réjouissons-nous en toute liberté d'esprit, La France
vient d'être servie.
Et si la peine de Dreyfus est allégée, nous pouvons
prendre de cela aussi de la satisfaction. C'est une bote
humaine, qui respire et qui souffre. Son pire crime, d'ail-
leurs, n'est pas d'avoir livré les documents énumérés au Y
bordereau, c'est d'avoir servr pendant cinq ans à ébranler [
l'armée et la nation totale. Or, de cette campagne antffran- I
çaiso menj^ depuis " 1894, il est le moyen plutôt qWrins^ j
~
pirateurT~7.A -r -------j
Les gfands responsables, que le châtiment devrait at-
teindre (1), ce sont les « intellectuels », les « anarchistes
do l'estrade », les « métaphysiciens de la sociologie ». Une
bande de fous d'orgueil. Des gens qui ont en leur inteJli'
gence une complaisance criminelle, qui traitent d'idiots nos
généraux, d'absurdes nos institutions sociales et de màl-

(1)Au cours des débats, à la 'date du i" septembre, j'écrivais :


« Ah ! ces témoins fournis par le Syndicat 1 L'autre Jour, Chin-
cholle, du' Figaro, posait un petit problème à ses lecteurs C
Maurice Barrés; écrivait-il, m'a dit que là vue de Dreyfus, qii'il
déclare coupable, lui donnait parfois de la pitié et qu'il consen-
tirait à lut donner un suppléant h l'Ile du Diable. » Chîrjçuplle ^
allait mente plus loin- : selon lui, je commencerais.à aliftèr>•
Dreyfus f Et, pour intriguer son lecteur, il laissait en suspens;
de savoir qui iô substituerais avec plaisir airtraître,. Je ne yois
pas d'(ritèrét à'.màiritenir cette équivoque," Je considère h> pér>.
sonne dé firéyfus comme désormais incapable de nuire «4;
210 SCÈNESET DOCTRINESDU NATIONALISEE ]
t

saines nos traditions. Ces pédants révoltés sont en mén e


temps les plus inféconds des hommes. S'il y a des abus et
des faiblesses dans notre état-major, s'il y a des parties
pourries dans notre société, s'il y a des préjugés à ômonder
de nos traditions nationales, cette oeuvre de revision doit
être entreprise dans un sentiment d'amour, avec l'esprit
d'un père de famille qui gère les intérêts des siens, et non
avec l'audace de ces pédants et artistes némniens qui
s'écrient : u Périsse un ordre social qui ne veut pas se
plier sur l'idéal que je me suis composé I »
On le remarquera, nous nous abstenons, en général,
de chercher à la conduite de nos adversaires dreyfusards
d'autre mobile que leur corruption intellectuelle. Mais
enfin, qui veut-on tromper? Il y a une autre corruption.
Ils s'intitulent eux-mêmes « le parti des gens yJnéreux »!
Risum teneatis, amici.
Tant d'or jeté dans la bataille rendit un instant le ré-
sultat douteux. Il n'est pas bon de laisser les consciences
exposées à de si fortes tentations. On aimerait que quelque
navigateur judiciaire, un honnête collègue de Berlulus,
remontât ce fleuve d'or pour saisir lès coupables à sa
source.
Que penseriez-vous d'une vigoureuse intervention de la
police d'Etat? Cela vaudrait mieux que d'immoler, comme
oh l'annonce follement, Roget, tàercier et Gonse h Ja fa-

« j'avais dit à Chincholle apitoyé : « Eh bien f mettez Labort à


« l'Ile du Diable! » Je le dis, ce.Ue.f9f8, san* sourire : « Adjoignez
« à Dreyfus Berlulus et Forzï^tt|ï;P"our Picquart, il me semble
« que son foie n'aura pas besoin d'un clima* tropical pour lui
« jouer dans un bref délai le plus vilain tour. »
Je reproduis ici cette boutade, parce qu'elle me fut, é plusieurs
reprisés, aprement reprochée, et que je ne regrette imcun des faits
de guerre où m'entraîna mon service dans la bonne cause. C'est
par les gens de mon camp, par nies pairs que je veux être jugé et
si les chef?' de notre armée avalent été mollement^soutenus, Dieu
sait où ils: seraient aujourd'hui et Dieu sait oserait Picquart 1
A RENNES 'wi
mille Dreyfus. N'est-il donc pas de gouvernement
pour
sauver un peuple qui supplie qu'on le sauve?
En vérité, ce n'est pas pour ce grand honnête homme
de Déroulôde qu'il faut assembler un tribunal extraordi-
naire. On paye beaucoup d'impôts en Franco, mais on y est
mal protégé. Si les hommes politiques ne savent pas faire
tout leur devoir, je voudrais que ces hommes énergiques
qui, dans la nation, ont maintenu les vraies doctrines,
prissent une résolution.
No nous souvenons plus du traître quo pour aimer ceux
qui le châtièrent. Exprimons notre reconnaissance à ces
officiers, les Mercier, les Roget, les Deloye, environnés
désormais d'une immense popularité, qui nous donnèrent
de magnifiques exemples de claire raison française. Con-
fions-nous à cette jeune armée, dont nous vîmes les re-
présentants gravir les marches de l'estrade au lycée de
Rennes. Ils ont resserré et justifié la fraternité française.
Conséquence terrible pour certains : la question de races
est ouverte.
Il y a une conscience nationale : c'est l'entente de gens
qui sont réunis depuis plusieurs générations dans les
mômes institutions sociales pour affirmer des intérêts
moraux communs. .
La conscience nationale française a été irritée, froissée,
parce que des étrangers de l'intérieur et de l'extérieur ont
voulu nous <( faire marcher ». Nous enregistrons avec une
immense espérance la victoire de Rennes (1) !

(1) Sur ce mot, « la victoire do Rennes », qu'on me permette


d'épingler un court papier dont je donnai lecture, pour servir de
toast, le 15 janvier 1900, au banquet pour célébrer l'anniversaire
de la fondation de la Patrie française ; cette page pourrait, s'in-
tituler Les autels de la Souffrance :
«... Tout au long de l'histoire de France, on enseigne lés petits
1loi
enfants à glorifier les Jours où notre nationalité surmonta ]
'
SIS SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME !

— On ne choisit
b) Autour du verdict. pas tout un con-
seil de guerre ; on choisit son président. En décidant quo
Dreyfus comparaîtrait & Rennes, on voulut le faire juger
par Jouaust. Et d'abord on s'arrangea pour que le colonel
de Soxcê ne présidât pas,
Jouaust s'est défendu d'être franc-meçon, Il a écrit aux
journaux : « Ce n'est pas moi. On m'a confondu avec mon
frère qui habite Rennes. » Qu'il ne marchât pas, on avait
Jourdy. Cela put faire argument dans sa conscience. C'est
dans le même esprit que Galliffet nous disait : « Vous
vous plaignez do moi l mais tremblez que je parte, car vous
'
auriez André. »
Le général Brugôre, à peine investi du gouvernement de

plus pressants dangers. Dreyfus, cela rappelle une des plus inso-
lentes invasions de l'étranger, mais c'est aussi un nom de victoire.
« La douleur sert aux individus de cran d'arrêt; elle nous avertit
de ne point passer outre, et qu'au delà c'est notre destruction.
Elle rend le même service aux peuples. L' « Affaire » sauva la
nation ; elle nous sortit d'une mortelle indolence.
« Je me rallie à l'idée de ce philosophe qui voulait élever des
autels à la Souffrance. Je ne suis pas en peine de la méditation
que nous devons y porter, nous autres nationalistes. Nous remer-
cions la cruelle « affaire » d'avoir réconcilié l'orgueilleuse raison
avec l'instinct des humbles et d'avoir montré que les volontés
obscures des masses possèdent le sens le plus sûr de la santé
sociale. Au pied des autels de lu Souffrance, une vive reconnais-
sance nous vient au coeur pour une épreuve qui nous révéla jus-
qu'à l'évidence le danger de laisser une influence politique à des
naturalisés trop récents et qui n'ont pas nos instincts séculaires.
ix Que les préjugés nationaux contiennent la sagesse même! Que
ce n'est pas tout d'avoir de l'esprit et qu'il faut encore avoir les
mêmes aïeux'l Voilà les'grandes véritési un instant méconnues,
qu'une douloureuse convulsion vient de restituer à la société' fran-
' - ." .: .-- >
çaise; . . -.. ". |§ ,
« Quand cette affaire, où nous ne .voyons déjà plus qu'une mau-
vaise mystification, sera tombée dans l'irrémédiable oubli où
s'écroulent les élégies mal faites/quelque chose d'elle survivra
dans la législation et tout au moins dans la raison de notre pays.
Nos cerveaux et, par suite, bientôt notre politique se seront régé-
nérés dans l'épreuve.
« Je reprends un mot de notre cher président d'honneur et je
bois à la bôrine souffrance. » .
A RENNES 818

paris, accourut à Rennes. Quel fut l'objet de sa longue


entrevue avec le colonel Jouaust ?
Jouaust, dès le premier jour, prit la manière des prési-
dents qui malmènent l'accusé parco qu'ils l'acquitteront.
C'est classique. A l'issue de la premièro audience, quelques
spectateurs dirent, plus sages que nous : « Il traite l'accusé
trop durement. Méfiance !» .
Au cours du procès, Jouaust envoyait lo lieutenant-colo-
nel Brongniort au capitaine Beauvais pour l'exhorter à ne
pas intervenir tout le temps dons les débats,
— Dites à Beauvais que je suis bien dé son avis, mais

qu'il se donne l'air d'avoir de l'animosité contre le traître.


Il nous nuit plus qu'il ne nous sert.
Jouaust comptait sur la voix du commandant de Bréon,
Celui-ci est un mystique. Durant tout ce mois du procès il
allait se prosterner dans les églises et demandait à. Dieu
de lui inspirer la plus juste décision. Presque chaque soir
le colonel de Villebois-Mareuil s'occupait à le remonter,
Bréon, c'est un homme <cà scrupules ».
Les délicats sont malheureux ;
Rien ne saurait les satisfaire.
; Tout se ramenait dans l'esprit de Bréon à une distinc-.
fion scrupuleuse entre croire et savoir. Il ne croyait pas
à l'innocence de Dreyfus; il croyait même h sa culpabilité;
mais il no la savait pas. En outre, il a perdu jadis un pro-
«ces d'héritage par un faux notarié que les .experts
authentiquèrent. Ainsi construit, il pouvait se récuser,; Il
préféra faire bénéficier le traître de ses indécisions où l'on
doit voir une sorte de « phobie ». ,,
On dit que Jouaust escomptait aussi le^vote du lieute-
nant-colonel Brongniart. Avec ces deux voix et la sienne,
il eût enlevé l'acquittement à la minorité de faveur.
Il se trahit dans la salle du conseil, quand vint l'heure;
du verdict. Aux termes de là loi, le président recueille les;
réponses en commençant par le grade inférieur; il émet son
214 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME I

opinion lo dernier. « Sans cette utile précaution, la crainte


de blessor un supérieur en contrariant son opinion livre-
rait los membres du conseil d'un grade inférieur à la merci
du président et des autres officiers d'un grado élevé (1). »
Il n'y a pas de discussion sur la culpabilité, car elle révéle-
rait à l'avance l'opinion des divers membres du conseil et
ainsi lo mode de votation choisi n'aurait plus d'utilité. .
Le capitaine Parfait — que le parti français appelait
« Plus-que-parfait ».—- vota oui; Profljet, oui; Merle, oui;
Beauvais, oui; Bréon, NON. C'était au tour du lieutenant-
colonel Brongniart. De sa voix tout dépendait. ...
Jouaust plaça son crayon dans la colonne des « non »
et attendit.
Brongniart prononça oui.
Jouaust ne put se contenir :
— Comment ! vous trouvez qu'il y a des preuves !
Très déçu, lui-môme vota NON.
Sur l'application de la peine, il y eut une grande déli-
bération où Jouaust se démasqua complètement et déve-
loppa les conséquences politiques desla sentence :
— Il faut faire l'apaisement, Un moyen, c'est de lui ac-
corder les circonstances atténuantes qui permettront de
ne pas le renvoyer.à l'Ile du Diable, En somme il y a
expiation, puisqu'il a beaucoup souffert là-bas.
On raconte dans Rennes, — mais c'eot.trop beau ! — que
le colonel Jouaust en rentrant,dans sa maison dit à sa
femme :
—-Ma pauvre amie, il y a deux canaillçs qui ont voté
pour lui. / ;

Depuis le commencement du procès de Rennes, le mi;


nistôre Waldeck n'avait pas cessé un seul jour, de négocier
avec Dreyfus ou avec ses mandataires. Envoya-t-il à l'un

(1)Le Graverend,Traité, de législation criminelle.en.France.


A BENNES 216

d'entré eux un assassin? (Voir La vérité sur Vatteritai la-,


borl, p. 167.) Trois jours avant la clôture des débats il leur
promettait encore l'acquittement.
Le gouvernement croyait si bien l'affaire « dans le sac »,
quele 24 août, en recevant le conseil d'amndlssemont dé
Rambouillet, Loubet déclarait :
» Lorsque le conseil de Rennes dans sa pleine et entière
indépendance aura prononcé son jugement, le pays tout
entier.devra s'incliner, car il n'est pas de société qui puisse
vivre sans le respect des décisions de la justice. »
Quand Galhffet reçut la dépêche de Rennes, il fut at-
terré : /.-'..
— C'est Labori qui a tout foutu I dit-il. Maintenant qu'on
s'en tienne là.
C'était un samedi.
Le lundi, Galliffet reçut une lettre de Monis disant en
substance : « Mon cher collègue, je tiens à vous prévenir
que je vais faire casser le jugement du conseil do guerre
par la chambre criminelle de la Cour de cassation, pour
excèsde pouvoir!... » Et il développait la thèse que dès lu
veille M. Clemenceau avait élaborée ; « On nous dira :
taisez-vous, acceptez le verdict, c'est la loi! -r1- Non, ce
n'est pas la loi'!.... La Cour de cassation a donné un man-1
dat limité au conseil de guerre. Il en est sorti sciemment.
La Cour de cassation doit faire prévaloir la loi contre ceux
qui ont affecté de n'en pas tenir compte. » (L?Aurore%
10 septembre.)
Le dossier était déjà transmis au greffe de la Cour de
cassation. Mais Galliffei se mit en travers. Au conseil des
N
ministres il déclara : . >
— On en restera, là, Si vous voulez promener
Dreyfus
devant tous les conseils dé guerre et que tous lui répètent'
qu'il est un traître, c'est votre affaire, Quant & moi, si vous*
dressezla chambre criminelle contre les Juges militaires,
je donnerai ma démission et je dirai pourquoi.
216 SCÈNEâ ET DOCTRINES DU NATIONALISME ï

Waldeck fixa son oeil bleu et gelé sur ce gêneur Im-


prévu, f
Pour entendre la conduite, .excellente ce jour-là, de
M. de Galliffet, il faut admettre qu'il prenait au sérieux
sa formule. Une formule dont cet « épateur » couvrait les
impatiences, les désoeuvrements, les rancunes et les dettes
qui l'avaient décidé à entrer dans la société de Waldeck
et 4e Millorand. « Dreyfusard 1 antidreyfusard! avait-il
coutume de dire, qu'est-ce que cela? Je suis officier* et
ministre de la Guerre. » C'est vrai, mais une vérité plus
vraie, c'est celle qu'il dit un jour : et Moi, je suis pour qui
me galonno. » Et une, vérité plus profonde encore, c'est qu'il
est une béte de proie, peut-être, mais avec un anneau
dans le nez. •
Tous ceux qui suivent la politique ont remarqué bien
des fois, depuis vingt ans, avec quelle complaisance les
hommes d'Etat de la République tolèrent « l'esprit réac-
tionnaire » dans l'armée, Us nient que cet esprit existe
ou du moins négligent de s'y" arrêter. C'est qu'ils savent
qu'au cas de troubles dans la rue ces jeunes officiers
chargeraient avec le même entrain .qu'ils'tirent-sur un
lapin. Convaincus par la fronde des salons de province
et par leurs propos de cercles qu'il est de leur destinée de
gouverner le pays, ils saisiraient l'occasion do passer leur
humeur sur des émeuliers avec un empressement qu'on
né trouverait pas chez des officiers plébéiens ou formés
par une autre légende historique, Le rôle de'M, dé Gal-
liffet sous la troisième République aura été de çlabauder
contre le régime et d'en être pourtant une des ressources,
un des sabres toujours prêts. Aussi l'homme réfléchi ne
peut-il pas considérer monsieur .le marquis sans un sou-
'
rire de pitié"(1).

(i) En octobre lÔOi; M. de Galliffet, ayant été*obligé de quitter


le ministère qui ..l'ayait employé, déclara que « le peu de poli-
A RENNES m
Waldeck eut ce souriro, mais il comprit que dans cette
minute, à trop poser sur ce noble instrument, il le brise-
mit. Il se refusa à suivre les Monis, les Millerand et à
passer outre. Il se rangea à l'avis de Galliffet*
Une seule ressource demeurait donc, lo pourvoi en re-
vision, mais fût-il accueilli, il remettait'le condamné en
face de nouveaux juges qui sans nul doute, ainsi que
le prévoyait Galliffet, le déclareraient de nouveau un
traître.
Alors, on s'adressa à Loubet, pour avoir la grâce. Il
refusa. On lui dépêcha Rouvier qui enleva l'affaire de"
haute lutte.
— Je ne voulais pas, a dit depuis Loubet. C'était trop
.tôt. • "vX OiA/c^A~ "\-<JUAÛV->-,
Toutefois avant de rien publior, il fallait obtenir que.
Dreyfus retirât son pourvoi devant le conseil de revision.
Millerand, parait-il, en fit son affaire. Il convoqua Mathieu
Dreyfus au ministère.
Le général Lucas, commandant le 10° corps d'année,
reçut par télégramme l'ordre d'autoriser les deux Dreyfus
à communiquer à n'importe quelle heure du jour ou de la
nuit. Mathieu arriva le soir à Rennes. Alfred, qui depuis
sa première condamnation semble bien ! n'avoir été mené
que par des considérations d'hygiène, signa immédiate-
ment. Mathieu reprit le train et, sur le vu do la pièce
authentique, Paris donna l'ordre de mettre le traître secrè-
tement en wagon, sous un déguisement, pour une destU
nation inconnue. . , iw;
Pour faire plaisir à ses fanatiques, il signait un suprême
mensonge : '« Dès aujourd'hui, je .vais continuer à pbur£
« suivre la réparation de l'effroyable erreur judiciaire dont

tique qu'il avait fait l'avait profondément dégoûté », Tout-lé^


mondesansune' exception a donc été dégoûté par la j)olitl<ïùè dé,;
M. de Galliffet. ; :.. :\':;yZ:^.M
218 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

« je suis encore victime. Je veux que la France sache pdr


« un jugement définitif que je suis innocent. » Quelie bass|o
plaisanterie! La vérité, il allait la dire quelques mois après
à un ancien camarade qui l'avait abordé par uno curio-
sité bien excusable sur un trottoir de Genève : « Je ne de-
« mandé qu'une chose, o'est qu'on ne s'occupe plus do
« moi. »
Au reste, dans la première minute de son évasion, un
« ordre du jour à l'arméo » signé de Galliffet achevait do
l'anéantir :
<<L'incident est Clos !
<t Les juges militaires, entourés du respect de tous, se
« sont prononcés en toute indépendance. Nous nous
« sommes, sans arrière pensée aucune^ inclinés devant
« leur arrêt. Nous nous inclinerons de même devant l'acte
« qu'Un sentiment de protonde pitié a dicté à M. le prési-
« dent de la République. »

Par la suite, un faux bruit se répandit que Profllet et


Beaûvais étaient les deux traîtres à l'armée. Ils en sai-
sirent maints signes, jusqu'à ce qu'un jour Profllet, qui
voyait autour de lui lé vide, s'écria :
— Je ne passerai pas plus longtemps pour le salaud !
Le lendemain, au cercle, le colonel Jou^ust. dit : .
— Messieurs, je ne puis pas se laisser perpétuer une si-
tuation équivoque. Il appartient au président de livrer le
secret de la délibération. C'est le commandant Bréon
et moi qui avons voté « non coupable.»... Pour ma part, je
le regrette infiniment, car je l'ai fait avec l'idée d'amener
l'apaisement... et si j'avais pu penser!.,.'

Un jour d'hiver, en décembre 1901, un journaliste cau-


sait dans les rues de Rennes avec le lieutenant-colonel Le-
borgnô. Cet officier lui disait : ; :;
A RENNES 210
— Jouaust avait proclamé urbi et orbt que Dreyfus était
un traître avéré et qu'il serait sûrement condamné, mais
la veille de l'ouverture des débats, nouveau Faust, il vendit
son Ame au diable. Le diablo, ce fut M. Guieysso qui le cha-
pitra tant ot si bien quo cet homme convaincu de la culpa-
bilité de Dreyfus fit tout ce qui était en son pouvoir pour
le faire acquitter et vota non coupable. Le prix promis à sa
trahison, c'étaient les étoiles. Il ne le toucha point parce
qu'il avait échoué. Quand il vit sa honte découverte et quo-
ses meilleurs amis lui refusèrent la main, il demanda sa
mise à la retraite. Depuis il vit dans le remords, fui de tous
et fuyant tout le monde. Nous avons été condisciples au
lycée de Rennes, j'étais à Saint-Cyr pendant qu'il était à
Polytechnique, et en garnison à Metz, pendant qu'il était à
l'Ecole d'f.pplication dans la môme ville, eh bien l je l'êvito
et il m'évite. La vue d'un uniforme lui est un vivant re-
procho et désormais il traîne la vie misérable de ceux qui
désertèrent lo drapeau menacé...
A peine le lieutenant-colonel Leborgne avait-il achevé
de prononcer cette magnifique phrase où l'accent et l'évi-
dente honnêteté du personnage ajoutaient du pathétique,
que le journaliste vit venir sur leur trottoir un grand vieil-
lard tout blanc qui, en les apercevant, traversa brusque-
ment la rue.
— C'est lui, dit le lieutenant-colonel Leborgne.
Et le journaliste terminait son récit par ces mots dont la
cruauté doit encore ajouter au supplice du malheureux :
« Le colonel Jouaust prit les quais et s'en alla lentementle
long de là Vilaine bourbeuse, comme s'il y cherchait; la
place où noyer la vie dont il meurt. » . '.
CHAPITRE V

LA PART DE DÉROULÈDE.

A Marcel Hubert,
Tandis que je relisais pour en vérifier les détails
celle suite de notes ou l'histoire pourra puiser des
témoignages authentiques, et non point les appro-
bations d'un partisan, mais les constats d'un ¥ran~
fais impartial qui s'incline detant l'abnégation,
l'héroïsme et la cjsinogance, totre nom, mon cher
Hubert, me tenait constamment à l'esprit, car, dans
les années que je raconte, toute l'action de Dérou-
lUt fut aidée par totre activité, comme aujour-
d'hui dans cette âpre Espagne — âpre, mais c'est
le pays de l'honneur, — votre exil aide son exil.
Et quelle meilleure occasion pourrais-je (router
pour vous dire publiquement nia tris haute estime
et ma profonde amitié !
M, B.- •

— LES ANARCHISTESDE L'ESTRADE


24), (10 décembre 1$98).
^-. M, Ernest Vaùghan a raconté le '.grand '.njèèting de la
^salle Ghaynes, Lies patriotes protestent contre sa version,
j'ai recueilli^ dèsi là première heure, ce qu'ilV ont-vir et
'entendu, yoici ïe tableau de l'une des plus fortes journées
des'fasteâ nationalisiez. 5; i;
Aussi bien, parrtii tant d'images que le flot réfléchit une
minute, puis eîi^orte et anéantit; quelq^-uj)es yalent
gu^les gàrdeViUne: scène de théâtre cftargè;ë;d\ « intel-
lectuels »>, que fêle une salle immense d'anarchistes, et,
LA PART DE DÊROULEDR %&

pour sceller ce funeste pacte, mieux quo ne .faU Tor,^0


sang de deux bons Français près de couler 5 voilà des
dérèglements dont l'historien retiendra le détail,

Les dreyfusards annonçaient un grand meeting pour le


samedi 10 décembre 1898, à la salle Chaynes, sous la pré-
sidence du docteur Duclaux, membre de l'Institut et direc-'
teur de l'Institut Pasteur, assisté de MM. Fernand
Buisson, Octave Mirbeau, Louis Havet, Sébastien Fauro,
Cyvoct, Pressensé, etc., etc. Au cours de cette journée!
la Ligue des Patriotes envoya un petit bleu à ses princi-
paux membres :

L.D.P.

Sameui 10 décembre.

(Urgence extrême)
Camarade,
J'ai besoin de votre présence, ce soir, avant huit heures, salle -
Chaynes, 18, rue d'Allemagne. Il s'agit; non de troubler la^ réu-
nion des dreyfusards, mais d'assurer la liberté et la sécurité dé
vos orateurs patriotes. Rappelez-vous le guet-apens d'hier, salle
Thomas, et les coups de revolver de lundi,! salle du Pré-aux-
Clercs.
A ce soir I Vive l'armée ! A bas les traîtres 1
PAUL DÉROULÈDE.

Dès sept heures, ruo d'Allemagne, au rond-point de la


Villette, des escouades d'agents et des pelQ|ôjjs de "garde/''
municipaux'prenaient position. Les cris de « Vivè^PÎcs
quart! Vive Dreyfus! » et « Vive l'armée! A-bas les traî-
tres! » servaient de ralliement à une foule chaque minute^
^ • '
accrue. - . ,
Pour entrer dans la salle Chaynes, on payait six Sous/r
Un ligueur naïvement tendit nu guichet'la\coh'vocatiqh;4e- -
'"'
'222 SCÈNESET DOCTRINESD(1 NATIONALISME \
<
!

Déroulède': il-'côhiprit aussitôt que ce n'était pas un ljillît


dé faveur. ...;•:... j.
Tandis qu'on l'expulsait à demi écharpé, sa lettré lue à
la tribune souleva des huées. M. Duclaux qui présidait
au milieu d'un brillant état-major de publicistes, de sa-
vants, de littérateurs, fit observer : « Mais, nous aussi,
nous pouvons acclamer l'armée! » On lui marqua du dé-
saccord en se ruant sur un jeune avocat qui criait : u Vive
l'arméel »• Jeté.dehors demi-assommé et la tête dégout-
tante de sang, M. Rouart fut épongé, entouré, escamoté
par la police à cause que la vue du sang excite d'une façon
malsaine les foules.
A cet instant, vers les huit heures et demie, Déroulède
dans la rue arrivait. Cinq cents ligueurs l'entourèrent pour
l'acclamer, pour se compter et pour le protéger. Faisant
un coin dans la niasse amorphe et refoulant leurs adver-
saires, ils se présentèrent à l'entrée de la salie. Une nuée
d'agents en barrait le passage.
— C'est une réunion publique, disait Déroulède.
— Monsieur le député, répondait le commissaire, com-
prenez-moi bien. J'ai une consigne; vous savez ée qu'est
une consigne. Eh bien l vous passerez seul ou vous ne pas-
serez pas, Il y aurait une tuerie.
On entendit cet ordre de M. Orsatti :
— Ne les laissez pas communiquer avec les gardes mu-
nicipaux,
Un cordon d'agents fut interposé entre les soldats et le3
patriotes.

Dix minutes après, Déroulède revenait :


— Laissoz-moi choisir olnquante amis.
— Impossible!
Une troisième fois, après un intervalle, il proposait d'en
prendre dix.
* ' ^
LA PART DE DÉROULÈDE 22$

— Non, monsieur Déroulède, seul pu pas l ,;


— Eh bien l seul alors... Laissez passer l
Marcel Habort put se jeter à la suite de l'ami auquel* il
donne, pour une oeuvre commune, son plein dévouement,
et, serrant le bras du commissaire Guillaume :
— S'il arrive malheur, à Déroulède, c'est vous, monsieur,
qui on porterez la responsabilité l
Les braves gens de la Ligue, impuissants à forcer le pas-
sage, retenaient leur chef de leurs supplications. Mais
déjà tous deux, franchissant l'étroit couloir, jetaient leur
monnaie au plateau. Et débouchant dans l'immense salle
surchauffée, Déroulède cria : u Vive l'armée! »

Deux mille personnes se retournèrent : « La Liguai »


Leur mouvement de recul vers l'estrade chargée do l'élite
dans le fond fut sensible. Quelques douzaines s'enfuiront.
Dans cet espace dégagé les deux amis firent dix pas. On
les vit seuls. Alors, comme une haute vague qui s'épand,
la foule se rejeta vers eux, Le choc, les coups faillirent les
renverser, les couvrir. Leurs chapeaux volèrent sous les
cannes. Ils s'arc-boutèrent l'un à l'autre, puis de toute leur
énergie fournirent une puissante poussée en ayant. Comme
dans ses duels, Déroulède se préoccupait seulement de co
qu'il voulait faire. Il marchait à la tribune comme on tire
au corps. Quelle défense opposer à un militer d'assaillants
pressés, sinon une rapidité telle que des furieux qui se con-
trarient les uns les autres n'aient pas le temps d'ajustor
leurs coups ? Habert tenait son ami sous les bras par der-
rière, le maintenant, le poussant, le couvrant, bans cette
clameur, dans cette poussière, sous ces remous, par deux
fois pris à la gorge, par trente fois frappés, on crut qu'ils
sombreraient. L'horreur avait dressé les dignitaires do l'es-
trade qui n'abaissèrent leurs bras épouvantés que pour
attirer les deux intrépides, quand du milieu de la meute
224 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME. |

ils gagnèrent le petit escalier, — 3ans une blessure; lit


aussitôt ils leur jetaient de leurs trente bouches les plus
violents reproches : !
— Que venez-vous faire ici ? Vous voulez donc des ca-
tastrophes?
— Je n'ai pas peur de la mort ! répondait Déroulède.
Il y a dans cette phrase la joie d'être brave. <t Et moi
aussi, j'ai connu ce coupable amour du danger, » disait à
Déroulède, au terme d'une conversation, Tolstoï. Il fau-
drait déclarer le brave Déroulède coupable s'il avait cher-
ché salle Chaynes le plaisir du risque. Mais peut-être entre-
voyait-il de fournir à la nation française le cadavre qu'elle
semblait attendre pour se libérer.
Immédiatement, dans ce concile des négateurs d'en haut
et des anarchistes d'en bas, dans ce plein nihilisme social,
il exposa la foi dont 11déborde :
— On n'a pas voulu me laisser passer avec mes amis;
on m'a dit que vous m'assassineriez; me voici, seul ! Je
viens vous dire qu'il est profondément regrettable de divi-
ser une nation de braves gens...
Dans cet instant, on a noté que cette immense salle de
spectacle, avec sa scène chargée d'illustrations, ses galeries
bondées et furieuses, formait une composition splendido
dont Déroulède était le centre. Debout sur la table, entro
MM. Mirbeau et Duclaux, il les dépassait do la tête. Les
vêtements défaits, les traits calmes, pas un coup sur la
figure, il jetait, dans cette universelle folie, des appels
français. Les intellectuels étaient massés autour de la
table; leur stupeur semblait encore un hommage.
Comme, tout à l'heure, les cannes levées couvraient la
personne de Déroulède, les outrages maintenant couvrent
sa voix. Tantôt faubouriens : « Ma casquette n'est pas un
képi »; tantôt forcenés : « Tu as fusillé ma mère enceinte. »
—^< Pas de toi », aurait pu répondre Déroulède.
C'étaient les articles de YAurore et du Siècle qui, p.ir
bribes, remontaient de la salle avec un accent plus atroco
vers l'estrade où ils avaient été composés. Phénomène
toujours curieux, l'ingéniosité d'un bel esprit qui devient
la menace d'un énergumène et qui pourrait se faire la
balle d'un assassin.
Kslrade et salle enfin se ressaisiront, ot d'accord, reti-
rant la parole à Déroulède, voulurent que Sébastien Faure
continuât son discours interrompu par cette forte sensation.

En 1898, Sébastien Faure tendait à devenir le grand ora-


teur des dreyfusards. Il balançait, dépassait Jaurès. Ah t
si vous aviez vu le bon M. Duclaux écouter, admirer Sé-
bastien. Certainement il pensait : « Moi, qui sais tant de
chosesi si je pouvais parler comme celui-là ! » Un jour,
cetéminent homme de laboratoire ne put résister à l'émo-
tion que lui communiquaient les inflexions de cette belle
voix, et saisissant les deux mains de son coreligionnaire :
« Sébastien Faure, maintenant que vous êtes des nôtres,
dites que vous ne nous quitterez plus. »
M. Duclaux, pour cette alliance, ne consulte apparem-
ment que son coeur. SI Faure, sans se commettre, peut y
répondre, c'est grâce au cas Picquart.. On connaît ce thème
del'union : » Picquart est l'anarchiste par excellence, car
le premier principe de l'anarchie est l'indiscipline mili-
taire. Picquart, étant le plus indiscipliné des militaires,
se trouve, en fait, le' plus parfait des anarchistes.
C'est pourquoi nous le revendiquons, ot nous le défen-
dons. » -
Dans le talent de Sébastien Faure, il y a des ressources
de prêtre et de commis-voyageur. Il comprend ses divers
auditoires et so compose pour les émouvoir.
— Déroulède, déclara-t-il, savait bien qu'à venir
neu) il
courait moins de risques qu'accompagné par cent patrio-
tards.
15
220 SCÈNES ET: DOCTRINES DU NATIONALISME

Pendant cinq minutes, fort Insidieusement il varia de


thème :
— Co n'est pas un acte de courage; mais d'habileté.
--Pq lâcheté 1 cria la Salle.
Quelqu'un précisa :
— C'est un piège 1
Déroulède n'entendait pas tous leurs outrages, confondus
dans un affreux vacarme, mais il les voyait dans leurs
bouches tordues par la fureur, qui s'ouvraient, se fer-
maient. Un grand gaillard enlevait sa casquette, lui mon-
trait! ses cheveux largement coagulés d'un sang dont il
écrasait les caillots sous sa paume et Ton devinait sa
phrase : « Tes amis me l'ont fait; je vais te le rendre. »
Vaughan l'avoue dans ses Souvenirs sans regrets : « 11
y avait là des camai\:ules qui avaient eu à souffrir des bru-
talités nationalistes et qui no comprenaient pas qu'on les
empêchât de se payer sur la bête quand l'occasion s'en pré-
sentait. »
« La bête », Sébastien la désignait. Le doigt tendu jus-
qu'à effleurer les cheveux de Déroulède, il avivait,' d'une
voix acérée, tous ces frénétiques :
*— Vous supprimer, vous assassiner, vous dont le ridi-
cule nous sert... Ah l le mot vous offense ! Mais vous nous
traitez de loches, de vendus. Vos journaux répètent chaque
jour que ceux qui remplissent cette salle ne marchent
qu'à prix d'argent...
Ces habiles excitations aggravaient l'hystérie générale,
telle, dit-on, que des jeunes gens élégants, des « intellec-
tuels », peu maîtres de leurs norfs, montraient sur leurs
figures des convulsions de satyres, et sous la lumière brû-
lante, dans cette terrible atmosphère des foules, se livraient
au rut de la haine.
C'est l'iniAant où Déroulède fut le plus en danger. Les
gloires dé l'estrade elles-mêmes, leurs figures dans sa
figure, lut vomissaient les injures les plus basses, des ou-
LAiPART DE DÉROULÈDE *ê&
trages d'homme à homme,.av_ec.des tutoiefnentSitdes sca-
tologies, toute une vilenie. Mais Déroulède; ..!-./,.-• ,
— Non, messieurs, c'est inutile. Ici, je ne m'occupe que
de cette collectivité.
Ils eussent voulu l'amener à des querelles particulières,
et que la foule l'enlevât. D'autres gouaillaient. Un vieillard
à barbe grise, de tenue irréprochable, s'approchait de
Marcel Habert et,' avec une bouche tremblante dô haine,
lui disait :
— Je crois, monsieur, que j'avais l'honneur, avant-hier,
d'èlre votre voisin à l'inauguration de l'Opéra-Comique.
Marcel Habert, ayant à sa gauche M. Duclaux et à sa
droite un inconnu, disait :
— Nous sommes divisés, violemment séparés, une chose
pourtant nou3 rallie : la patrie.
L'inconnu répondait :
— Entends-tu cet imbécile ? la patrie ! il radote l
M Duclaux, tôte grisonnante d'administrateur universi-
taire, de proviseur ou de censeur, rêvait.

'Essayons de tout voir. Un jeune juif étendu en travers


des marches de l'estrade criait :
— Pour toucher à Déroulède, il faudra que vous me mar-
chiez sur le corps. ;
On a noté que le fond de la salle s'était écîairci; on pré-
voyait la catastrophe, et ceux qui s'en lavent les maino
s'étaient retirés. \

Que fût-il arrivé, malgré des adversaires à qui l'on rend


hommage — Quillard, Mirbeau, Bertrand, Alexis, qui cou-
vrirent de leur mieux Déroulède, — sans l'entrée de
M. Vaughan ? D'abord, elle fit diversion. Puis il prit 1A
parole et contredit Sébastien Faure, qu'il n'avait pas en-
tendu :
228 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

— Il faut reconnaître le courage. M. Déroulède est sous


notre sauvegarde. I
Un anarchiste monta de la salle pour y contredire :
— C'est le moment d'en arriver à la violence,
prêchait-
.11. Ce"ln'est pas par des phrases qu'on triomphera; c'est
par des coups. Nous sommes trop bêtes, si rien ne se règle
aujourd'hui.
J'emprunte encore un détail à Vaughan : « Parmi l'audi-
toire féminin, je remarque, dit-il, Moe Octave Mirbeau,
habituée de nos réunions, et Mme Emile Zola, qui y vient
pour la première fois et parait s'y intéresser beaucoup. »

| Il pouvait y avoir quinze, cents à deux mille personnes


{ dans la salle. Trois à quatre mille. dehors. Dans do pa-
I reilles minutes, on sent le véritable état de la Franco.
Deux révolutions sont en route contre le pouvoir im-
j
puissant : l'une pour tout renverser, l'autre pour tout rêta-
I blir.
'
i
Cependant, trois principaux de la Ligue avaient pu, par
un débit de vins, franchir les cordons d'agents, et se glisser
dans la salle pour assister leur chef, Ils entendirent ce
mot : « Laissons parler. Quand il descendra, on lui fera
son affaire, » Ils vinrent, avec quels risques l s'asseoir au
pied de l'estrade, sur l'escalier. Déroulède les reconnut,
et pour parler, cette fois, se tint debout en haut des
marches. Des mille invectives qui l'assaillaient il ramassa
seulement celle-ci ;
— Tu as ramassé ta croix dans le sang des pauvres I
Il répliqua ;
— Je suis décoré de février 1871, avant la Commune.
— On s'en fout pas mai de ton ruban rouge ! A bas la
Légion d'Honneur l
'
LA PART DE DJÊROULÈDE Ô2Ô <"

— Alors, à bas l'Honneur ? "


— Oui, à bas l'Honneur !
Le président Duclaux qui portait à sa boutonnière la
rosette d'officier laissa passer sans un demi-geste de-pro-
testation cette stupéfiante clameur.

Dernière tentative : Déroulède voulut voir s'il était vrai


que la notion de patrie fût anéantie dans ces coeurs, Se
tournant vers M. Duclaux, il le prit hautement à; témoin
qu'il y a une idée nécessaire à toute nation civilisée.
D'abord il ne la nommait pas, tenait son monde en sus-
' '
pens et puis, à la fin : ; .
— Votre président qui est un grand savant vous le dira
comme moi : c'est l'idée, la grande idée de patrie.
y
Une immense huée lui répondit : « A bas la Patrie! »/V
féroce et fortifiée toujours do sifflements, de poings tendus.

C'était suffisant. Aux cris de : « Vive l'armée. I Vive la


France I » il se jeta avec Marcel Habert au milieu des in*
sulteurs surpris. Les.trois ligueurs aidaient à cette poussée
de délivrance. M, Duclaux et quelques autres qui les cru-
rent écharpés s'élancèrent à leur suite en faisant tinter
In sonnette présidentielle, et telle fut la décision, l'énergie,
la rapidité du petit groupe patriote que souvent les cannes
des énergumènes tombèrent après son passage sur les
» intellectuels », à la suite.
Un témoin a dit : « M. Déroulède, entouré des orateurs
dreyfusistes, les dépasso de la tète, et semble un chef
souriant et calme qui traîne après lui ses lieutenants af-
folés. »
Porté dans un formidable remous et sous une grêle de
coups, par-dessus les barrières brisées, il force le guichet,
s'engouffre au couloir, gagne le plein air et la rue, voit
230 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME j

s'ouvrir les cordons d'agents et de gardes républicains ej


rejoint ses amis muets d'anxiété (1). I
— Dans la salle d'où je sors, dit-il, on a
conspué la patrie
que j'invoquais !
Quelle ivresse! Déroulède, parmi deux mille ligueurs qui
voulaient le serrer .dans leurs bras, se crut, cette fois,
étouffé.
Un chef ne beut obtenir l'absolue confiance de ses
hommes que s'ils l'ont vu ainsi payant de sa personne et
favorisé par la chance.

Nous avons voulu garder quelques grands traits de ces


délires, parce qu'ils manifestent, aussi clairement que
feraient deux signatures sur un contrat, l'alliance des deux-
anarchies, celle de l'estrade, celle de la salle. Le monde des
mandarins et celui des mandrins confondent leurs vocabu-
laires et mêlent leurs mains pour excommunier un orateur
de la patrie. Voir cela clairement, c'est s'expliquer bien
des choses de France. Il y a plus de soixante ans, Auguste
Comte, pour remonter à la source do toute, anarchie intel-
lectuelle et morale, dénonçait « la science officielle, la
science académique (les intellectuels de l'estrade), comme
le siège du principal désordre et le foyer de corruption d'où
émanait le dérèglement des Intelligences (2). »

(1) « A l'extérieur, notre multitude anxieuse se taisait, écoutant


les hurlements des misérables et craignant pour ceux qui, si fol-
lement, se conflaient à pareille scélératesse. Ils sortirent enfin 1
Dans quel état! bien qu'ils lissent tout pour dissimuler les coups. »
(Témoignage de M. Roland Bréauté, de la Ligue des Patriotes.)
(2) Au sortir de la réunion, M. Duclaux monta dans un omnibus
qui se dirigeait vers la place Saint-Sulplce. Deux jeunes gens
raccompagnaient avec qui 11causa de chimie industrielle. Un mo-
ment il s'interrompit :
— Avez-vous vu le largo ruban que porte Déroulède ?
Quelqu'un, sur la banquette d'en face, lut répondit :
•— Oui, Monsieur Duclaux, Déroulède a un large ruban. Je re-
LÀ PART DE* DÉROULÈDE MiW

25) L'ACTE DE LA PLACE DE LA NATION (23 février 1899).
On a tracé des tableaux de l'échauffourée de Remlly. Je vais
'
y ajouter quelques traits et quelques couleurs.
En mars 1899, quand Déroulède et Habert attendaient à
la Conciergerie qu'on désignât de quelle juridiction ils re-
levaient, j'écrivais : » Leur situation morale est uno
des plus délicates qu'on puisso imuginer. Sous peine
de se déshonorer, Déroulède doit risquer de paraître léger.
En effet, ou il trahira do précieux concours qu'il a pu s'as-
surer, ou il confirmera le jugement de ceux qui ne le con-
naissent qu'à demi : — Déroulède ! un chevulier, un géné-
reux emballé (1). »
Les circonstances ont changé; elles nous laissent plus
de champ; toutefois elles no libéreront jamais Déroulède.
On ne trouvera donc pas ici toute la vérité, mais du moins
des choses vues. « Je vous demande d'être mon témoin,
me disait Déroulède dans la nuit du 22 au 23. » Et dans
le flacro qui nous portait à la place do la Nation, le lende-
main, il me répétait encore : « Je vous donne ces indica-
tions pour quo vous soyez mon témoin. »
Dois-je dire que je pèserai mes paroles pour ne nuire a
aucun? L'honneur le plus élémentaire
me le commande
et aussi la raison publique. Sage parole de Déroulède : »<Ma
tentative'doit rester inexpliquée, ne fût-ce que pour être
renouvelable »
A Déroulède pourtant et à Marcel Habert, la réalité des
faits largement exposée ne pourrait que servir, Us ont

grelto quo vous n'en ayez pas un, au lieu de la rosette, mais
plus large que celui do Déroulède, très large : je jne moucherais
tivec,
Le maître continua d'expliquer a ses deux disciples la fabrica-
tion des fromages, (Néclt d'un témoin, M. Roland Bréautê.)
J'aime cette joyeuse anecdote qui, mise à la suite de cette soirée
déroulédisle, permettrait ù un dreyfusard d'inliluler le tout :
« Le soldat et te stoïcien. »
(\)Le Journal, 28 mars 1899. L'Etat d'esprit de Déroulède.
\
'?& SCÈNESET DOCTRINES
DU NATIONALISME

commis un crime d'amour, d'amour pour la nation. Ce n'es


pas en cachant.leur acte, mais en montrant clairement
leur but qu'ils obtiendront l'absolution. Le patriotique jury
de la Seine la leur avait donnée, ils la recevront de l'his
toire. C'est pour y aider que je parle.
Je connais beaucoup Déroulède, et depuis do longues an
nées .;personne plus que cet « emballé » n'a do suite dans
ses idées, de ténacité dans sa direction et do préparation
dans ses brusqueries. Voilà des raisons égales pour l'es-
limer ou pour le blâmer, selon qu'on approuve ou non l'ado
de la place do la Nation.
Mais toute sa vie politique prépare et explique cet acte.
Et j'ajoute qu'aux yeux du politique qui ne juge rien que sur
le résultat, sa vie n'aura do sens que s'il réussit un jour
ce qu'il a manqué en 1899 (1).

Déroulèdo a cent fois déclaré quo, dans toute, son action


politique ou patriotique, il est inspiré par la haine et le dé-
goût d'un système qui fait d'uno classe spéciale do privi-,
légiés politiques, ù savoir de huit cents parlementaires, les
maîtres omnipotents des préfets, des ministres, du prési-
dent du conseil, du président même de la République. Selon
lui, la France leur doit le Wilsonisme, le Panamisme, le
Dreyfuslsme, notre nnurchio intérieure, notre abaissement
extérieur. Il a espéré voir réformer cette constitution par
Gambetta d'abord, puis, par le général Boulanger. Après
leur mort, lentement, patiemment, avec uno persévérance
de chaque jour, il s'est efforcé de conquérir une popularité
suffisante, pour devenir lui-même un jour l'artisan de ces
réformes. Cette popularité, il la demandait au peuple et à

(1) Dure vérité, mais vérité. Toutefois, quand les circonstances


laisseraient Déroulède disparaître avant qu'il eût atteint un ré-
sultat politique, ceci demeurerait qu'il fut un magnifique exalta-
teur, un créateur d'énergiesfrançaises.
LA PART DE bÉROULÊDÈ :

l'armée, en leur présentant comme trait d'union sa Ligué


des Patriotes, vraiment magnifique par la qualité morale
des braves gens qui la composent.
En avril 1898, il disait à ses électeurs : « Pour délivrer la
((France et la République, il y. a trois moyens : la volonté:
«d'un homme, c'ést-à-dire le coup d'Etat; la Volonté du
« peuple, c'est-à-dire la révolution ; la volonté de l'Assern-
» blée, c'est-à-dire le Congrès. Jo ferai tout pour que ce
(t dernier moyen, le plus pacifique, aboutisse, mais je n'y
» compte guère, et je me déclare résolu à tout tenter pour
<tle triomphe des deux autres. »
— Révolution, coup d'Etat ! Que de chimères 1dit un lec-
'
teur qui hausse les épaules.
Eh bien! à mon avis, les efforts de ce grand orateur sur
l'Assemblée, tels qu'on les trouve à YO({iciel, sont assuré-
ment plus chimériques que ce qu'il a pu foire pour pousser
à un coup d'Etat (et qui demeurera secret) ou que sa ten-
tative révolutionnaire, telle quo nous allons la raconter
avec quelques réticences. ,
Le lecteur qui voudra bien y réfléchir un instant, s'il con-
naît dans leur réalité nos choses politiques, sera frappé
par la vérité do ce quo me disait Déroulède à la Concier-
gerie en 1899 ;
tt Etant donnée la manière dont les avenues du pouvoir
» sont gardées par les bénéficiaires et les copartageants du
« parlementarisme, il est cent fois plus chimérique do son-
Kger à réformer par un congrès ou par un coup d'Etat, que
Hpar un appel à l'armée et par un coup de force. NI mi-
«nistre, ni président de la République ne tenteront rien
« pour modifier une situation dont ils'profitent. Aussi bien,
u les chotslt-on tels qu'ils no puissent mémo pas avoir l'idée
« de rien tenter. Il n'e8t d'autre moyen de salut qu'une ré-
« volulion, à la fois populaire et militaire, ayant à sa tôle
» un civil et un soldat loyalement résolus tous deux à main-
« tenir la République. » ^
234 SCÈNES ET DOCTRINESDU NATIONALISME

Pour la révolution de l'ordre contre l'anarchie, pour faire


marcher ensemble le, peuple et l'armée contre la consti-
tution parlementaire, il ne faut pas être, vis-à-vis des
troupes, les émeuliers qu'elles ont à combattre ; il faut
se montrer ostensiblement, bruyamment, leur allié et leur
défenseur. De là les discours ot los manifestations succes-
sives de la salle Guyenct, de la salle Wagrnm, de la salle
'
Charras, do la sallo Chaynes (1).

La mort subite de Félix Faure vint mettre Déroulède en


demeuro d'agir. C'est un grand malheur quo, malade de-
puis le début de décembre, il uil été à celte minute éloigné
de Paris. Il revint et flétrit au Congrès Loubet, sauveur
des panamistes. A la sortie, tandis que Versailles et Paris
huaient et couvraient de crottins le nouveau président,
qu'on vit pleurer de rage, Déroulède fut l'objet d'ovations
enthousiastes. Il n'y reconnut pas un remerciement do ce
qu'il avait fait, mais un encouragement à ce qu'il avait à
foire. Des milliers de citoyens le suivaient en chantant la
« Marseillaise ». Il s'arrêta auprès de la statue de Jeanne
d'Arc. La foule criait : « A l'Elysécl »
— Oui, mes amis, répondait-il, nous pourrions y aller dès
ce soir, mais il y a un mortl Je le respecte, lui, mais non

(1)Toute la besogne utile Cinotre sens, dans le tumulte Dreyfus,


c'était de résister aux intellectuels et de fournir ainsi à l'opi-
nion une doctrine française qui justifiât co que l'admirable Dérou-
lède entendait réaliser avec l'armée. Do quels espoirs, encore
quo les tumultes boulangistes et panamistes nous eussent déçus,
do quels espoirs légitimes n'ôtions-nous pas envahis dans toutes
tes premières réunions où nous assistâmes nolro ami ! Nous
voyions nettement quo les politiciens étaient décidés à se ranger
du côté du plus fort. C'est ce quo les grands chefs militaires fu-
rent incapables do comprendre, mais Waldeck et Millerand no s'y
trompèrent point et puisèrent bientôt dans cette certitude leur
audace.
LA PART DE DÉROULÈDE W
le nouvel élu du-Parlement qui n'est pas pour moi le véri-
table chef de la nation. Nous aurons à délivrer ensemble le
suffrage universel. A jeudi ! Vive une autre République l A
bas celle-là 1
Dès ce soir de l'élection de Loubet, Déroulède prit ses
dispositions pour lo jour des obsèques, c'est-à-dire pour
le 23. ....••

Lo 22, ses amis convoqués par dépêche l'entouraient


dans les bureaux de la rue des Petits-Champs. Ecoutons
ses dernières paroles avant l'acto : ,,
— Si vous.avez confiance en moi, si vous m'aimez,
ne me demandez pas ce que j'ai fait et ce que je veux faire.
Trouvez-vous seulement demain, à deux heures, place de
la Bastille (1).
Là-dessus Paul Déroulède et Marcel Habert, laissant les
patriotes à leur étonnement, à leurs commentaires et pour
tout résumer, à leur enthousiasme, passèrent dans une
petite pièce (l'ancien boudoir, disons-le en passant, de
Mlle de Coislin, de la jeune captive chantée par Chénier,
devenu à un siècle de distance lo bureau do Marcel
Habert). Us continuèrent à régler des questions de détail.
La nuit avançait et, comme il y avait eu beaucoup de
communications urgentes à porter à domicile, il ne res-
tait guère dans les bureaux de la Ligue des Patriotes que
cinq ou six des plus vieux et plus sûrs ligueurs.
C'est alors que se produisit l'incident qu'il faut laisser
raconter par Déroulède' : !

(1)Le prétexte, c'était do porter an Pèro-Lachaisela couronne


offerte par la Ligue à Félix Faure. Il est vrai qu'on avait oublié \
une seule chose,c'est de retirer celte couronne des mains de son
fabricant, rue Saint-Maur. Je crois bien qu'elle y est encore..
236 SCÈNESET DOCTRINESDU NATIONALISME

Vers les deux heures du malin, quelqu'un dont je tairai le nom,


j
mais que j'avais des raisons do croire tout à fait des nôtres, entra
dans la pièce où nous nous trouvions renfermés, Marcel Habert
et moi, et me posa successivement deux questions':
— Alors, c'est pour demain?
Je lui répondis simplement :
— C'est pour demain.
— Et que diriez-Y0U3, continua le visiteur, si demain le duc
d'Orléans paraissait tout à coup au milieu de vos amis I
-^ Est-ce un avis, lui demaiulai-je brusquement, ou est-ce une
invite?
— Ce n'est qu'une question.
— Alors, voici ma réponse : si le duc d'Orléans se présente
demain au milieu des miens, c'est moi-même qui lut mettrai !a
main au collet.
Et redoublant d'explications et de colère :
— « Je suis un républicain plébiscitaire, aussi hostile à toutes
« les restaurations monarchiques qu'au maintien du régime par-
« lementalre. C'est pour la République que je marche. On ne fera
« pas de mol un agent royaliste malgré moi. Et si les monar-
« chistes et les monarques se mêlent à nos rangs demain, tant
« pis pour eux ! D'ailleurs, j'ai encore là quelques amis et je
« vais leur donner les instructions nécessaires pour le cas où cet
« odieux coup de surprise serait tenté.
— Mais, so hâta de me dire le visiteur, je n'ai pas dit que le.duc
d'Orléans serait là demain ! Je vous jure môme qu'il n'y sera pas,
El comme mes yeux Interrogeaient encore fixement ses yeux :
— Je vous le jure sur l'honneur, me répéta-t-il.
— Et je vous jure qu'il fera bien, lui rôpliquai-je froidement.
Ce à quoi Marcel Habert, qui avait suivi avec anxiété ce ra-
pide échange de paroles, ajouta d'un ton irrité :
— Qu'il y vienne, nous nous chargerons de le recevoir.
Le vfstteur se retira,

On sait la grande importance que Déroulède attache à


celte conversation de la nuit du 22 au 23 février. Il ne re-
proche à personne de l'avoir trahi ni de l'avoir dénoncé :

« Mais il n'y a qu'un seul moyen d'empêcher l'exécution d'un_


« projet* Et pour donner ici à mon langage plus de liberté et'lui
«enlever toutes conséquences nuisibles, je vais prendre un
LA PART DE DÉROULÈDE 237
« exemple : j'ai dit à la Haute-Cour quo je ne resterais pas dix
u ans hors de France et que je rentrerais à mon heure, Je l'ai
« souvent répété à mes amis, tout lo monde le sait, Voilà un
« projet, et personne ne mo dénonce en le répétant. Mais si, lo
« jour venu, un adversaire, soit royaliste, soit parlementaire, ré-
« solu à empêcher mon retour, faisait dJsparaltie du lieu où je
« les croirais placés, soit le cheval que je dois monter, soit l'auto-
« mobile que je dois prendre, sojt le bateau sur lequel Je dois
« m'embarquer, l'exécution do mon projet n'en serait pas moins
x matériellement empêchéo ; aucune dénonciation n'aurait été
« faite, mais le résultat serait identique. Le 23 février 1899, co
« n'était pas mon retour qu'on a voulu empêcher, c'est mon
« arrivée... (1) »
... a Le lendemain, de midi à quatre heures, une main mysté-
rieuse avait bouleversé les préparatifs concertés : l'emplacement,
la dislocation, l'ordre, le commandement des troupes étaient
changés ; le soir, Marcel Habert et moi nous étions arrêtés.'
« Je ne veux pas, je ne peux n'as en dire davantage. Mais
j'affirme que ma tentative n'a échoué que parce que les royalistes
avalent compris que Je ne laisserais jamais toucher à la Répu-
blique. , ,
« J'en ai eu.sur l'heure le pressentiment, j'en ai depuis quelques
mois la certitude (2). »

Dans cette nuit du 22 au 23 février, quand l'aube bientôt


allait se lever, ce n'était point l'heure de s'arrêter à des
pressentiments, il fallait aller de l'avant et exécuter les
choses convenues.

Le 23, à midi, alors que le cortège funèbre se déroulait'


dans Paris, je déjeunai avec Déroulède et une dizaine d'amis
à l'hôtel Saint-James. Vingt autres arrivèrent successive-
ment. A trois heures, Déroulède, Barillier et nioi nous
quittâmes l'hôtel par la sortie qui donne sur la: rue dè^;

(1) Discours de Saint^ébastlen, 23 février 1901,


(2) Déclaration de Déroulède à Berné, 18 mars 1901»-
238 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Rivoli. Nous montâmes dans un fiacre fermé, Barillier (1)


auprès du cocher. Tandis que nous traversions Paris pour
nous rondro place de la Nation, à la recherche d'auxiliaires
qui dévoient venir, qui ne sont pas venus et dont l'absence
malhonnête a causé l'emprisonnement et le long oxil de
deux honnêtes Français, Déroulède m'assura qu'il ne
s'était mis en route quo. sur une certitude absolue. Je lui
répondis :
— Ce qui me convainc de m'associer à votre tentative,
c'est ma certitude que, si elle ne réussit pas, nous la recom-
mencerons.
Déroulède. portait sur lui une somme considérable, dont
une partie en or, car il avait dû prévoir diverses nécessités.
Il jugea nécessaire que je connusse cet argent, parce qu'un
accident pouvait le jeter bas au cours de l'opération. Après
quelques détours, après un arrêt, nous atteignîmes la
place do la Nation. Nous cherchâmes d'abord à entrer dans
un hôtel pour y attendre l'heure, mais nous n'en vîmes
point à notre convenance. Cependant, c'était impossible
de circuler plus longtemps sur la place. Un écriteau annon-
çait des logements à louer. Nous entrâmes chez la con-
cierge :
— A quel étage vos logements ?
— Au troisième.
C'était un peu haut.
— Nous avons un rendez-vous, voulez-vous nous per-
mettre d'attendre dans votre loge?
Fort étonnée, la bravo femme acquiesça, D'ailleurs,
nous étions déjà assis, et de notre coin obscur, placé juste
,nu fond du couloir, nous voyions à peu près la place, Où
la concierge devint tout à fait inquiète, c'est quand Dérou-
lède, cherchant ses cigares, ses allumettes dans ses

(1) Ce fiacre qui a versé Déroulède place de la Nation a tout


de mémo menénotre brave ami Barillier à l'Hôtel de Ville.
LA PART DE DÉROULÈDE 239

poches bourrées de billets et de proclamations, fit rouler


à terre toute une cascade de pièces de vingt francs. S'il
en resta dans quelques raios du planchor, l'affairo do
Reuilly, qui eût pu profiter à la France, profita du moins
à une Française discrète.
Cependant Déroulède s'énervait, il ne quittait pas sa
montre des yeux. En vain, pour tromper son anxieuse
impatience, avions-nous visité le rez-de-chaussée et cons-
taté que la cour intérieure de cette maison permettait de
passer par des fenêtres ouvertes au ras du sol dans un
hôtel qui lui-même donnait dans une autre rue. Déroulède
répétait : — « Trop tard! Que s'est-ll passé? Partie perdue. »
Je sortis, j'allai jusqu'au boulevard de Charonne, je revins
en hûte lui annoncer que des troupes s'avançaient. Déjà
on entendait les tambours et les clairons. Déroulède bondit
sur la place. Brûlent d'espoir encore et de désespoir déjà,
je l'accompagnai

Cependant que s'était-il passé ?


Le président de la Haute-Cour, le 25 juin 1901 (c'est-à-dire
oprès avoir lu le discours de Saint-Sébastien et les décla-
rations de Berne que nous avons cités plus haut), a posé
diverses questions au général Zurlindeh.
Le président. — Quel itinéraire les troupes devaient-elles
suivre après le défilé ?
Le général Zurlinden. — Le boulevard de Ménilmontant,
celui de Charonne, et se disloquer place de la Nation.
Le président. — Y a-t-il eu des modifications à ces
ordres?
Le général. — Les ordres avaient été donnés la veille.
Ils ont été exécutés à la lettre. Je n'y ai apporté qu'une
petite modification demandée par le général de Peïlieux.
Celui-ci n'avait soUs ses ordres que deux bataillons : là
garde républicaine et les chasseurs à pied. Après le défilé,
ces troupes devaient atteindre là place de lar Nation et se
24Ô SCÈNES ET DOCTRINESDU NATIONALISME

disloquer. Un quart d'heure avant l'arrivée du cortège, )Q


général de Pellieux est venu trouver mon chef d'ôtat-major
ot lui a parlé d'acclamations qui devaient l'accueillir place
de la Nation. Je me suis borné à prévenir la police. Lo
général de Pellieux fit une seconde démarche vers la fin
des discours, il demanda a disloquer la brigade avant la
place de la Nation et a renvoyer directement a Vincennes
le bataillon de chasseurs. Ce qui fut fait. Je donnai en
même temps l'ordre au général de ne pas passer place de
la Nation. Il obéit et après le dénié il est revenu sur ses
pas et s'est mêlé à mon état-major. En outre, pour éviter
toute manifestation, il est rentré à l'Ecole Militaire par les
boulevards extérieurs (1).
». • ••••• ... >•••••
Revenons a. Déroulède. A peine sorti de chez notre con-
cierge et comme il s'était jeté dans le fleuve populaire qui
courait aux soldats, il fut immédiatement reconnu, et avec

(1) « ... Vous nous demandez si. nous acceptons sans réserve la
déposition faite devant la Haute-CoUr, au sujet dé; la journée du
23 février 1899, par l'ancien gouverneur de Paris,' M." le général
Zurlinden. A la déposition elle-même nous n'avons rien & redire
ai nous ne redisons rien, mais nous avons beaucoup à contre-
dire dans les interprétations qui en sont données, L'Eclair et aussi
un peu l'Echo de Paris prennent texte de cette déposition pour dé-
clarer que de nos assertions successivement et solidairement ré-
pétées sur les motifs de notre échec, il ne reste iién I Nous affir-
mons, nous, qu'il en reste tout. Pas plus que M. Zurlinden, nous
ne ferons parler les morts ; pas pjus que lui, nous n'accuserons
les vivants, Nous prendrons la situation telle qu'il, l'a présentée.
Nous avons dit que l'ordre et le commandement des troupes ont
été changés dans, l'après-midi du 23",et le général Zurlinden a
reconnu que dès changements avaient en effet eu lieu & la der-
nière minuté. Nous avons dit que le motif réel de ces changements
était dû a une intervention politique^ et le général Zurlinden n'a
rièri déclaré qui fût contraire à cette .affirmation. Nous ne' dé-
mentirons pas plus le général Zurlinden en parlant\ainsi qu'il
rie nous a démentis en parlant comme il l'a fait devant la Hàute-
Cour. » Paul Déroulède. — Lettre à Maurice Barrés.' — Le Dra-
25 1901. ''•'
peau, juin
LA f ARt DE «ÉROULÈDE Mi
la qualité éminente d'un chef de la rue, il so porta vers
le général X... qui allait paraître. Quand II eut laissé
passer sans un mot los Saint-Cyiiens et la Garde répu-
blicaine, il descendit du trottoir et, prenant le milieu de
la chausséo, il marcha droit au général inconnu dont il
apercevait le chapeau à plumes dans le lointain. Pour
lui parler, il l'arrêta, mettant la main sur la bride. Ce fut
plutôt une brève adjuration qu'un discours. II le suppliait
d'avoir pitié de la Nation, pitié de la Patrie; il le suppliait
do sauver la France et la République.
— Suivez-moi, général 1 suivez-moi, place de la Bastille l
à l'Hôtel de Ville I à l'Elysée ! Des amis nous attendent.
Ce sera un Quatre-Septembre militaire, sans effusion de
sang.
La foule déjà s'émouvait. Deux mille personnes, aux cris
de : « Vive l'armée ! Vive la République ! Vive Déroulède l »
commençaient de mêler ces appels : « A l'Elysée! A l'Hôtel
de Ville ! » qui, deux minutes plus tard, allaient faire un si
étrange tonnerre dans ce quartier.
Quelques écarts du cheval, lui-même étonné, avaient un
instant séparé Déroulède du général ; il se rapprocha im-
médiatement, et, tout en lui parlant, il marchait à'sés cô-
tés .— Mais, telle était la clameur, telle dut être la surprise
du général Roget, que je suis disposé à croire que celui-ci
n'entendit pas distinctement les termes et la portée d'un
discours bien fait pour lui déplaire?-
Quant aux ligueurs, quel besoin aurait eu Déroulède de
les informer à l'avance? Ces coeurs ardents n'en étaient
plus à comprendre leur chef, ils le devinaient»
Déroulède eut-il des complices ? Si mes lecteurs savent-
comprendre tout ce qu'il m'est impossible de dire, ils ver-
ront le mensonge de la Haute-Cour qiiï voulut que les roya-
listes eussent été les. coopérateursAde Déroulède.. En vé-
rité, étranges coppéràteurs l Le juge d'instruction du pro«
nrier prbcôâ, qui avait moins d'invention eP^ui se ména/(
-.- *'. . 'Y.'"-- .': 10.'-:,.:\:
212 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

de la réalité, ne demanda même point à connaître les noms


des çompiices. Et Comme le tact, la délicatesse et enjgé-
néral toutes les vertus sont toujours récompensées, il su
trouve que Déroulôdo déclaro n'avoir eu qu'un complice
Vraiment complet, et précisément, M. le juge d'instruction
lé tient entre ses mains : c'est Marcel Habert do qui la
vaillance et la fidélité forcent la sympathie de ceux-là
môme qui blâment son acte (1),
Contentons-nous donc de voir les choses de l'extérieur.
Acceptons que les grands acteurs de cette tragédie mon-
quée aient demandé dans la coulisse, après leur échec, vin
verro d'eau du Léthô — comme Pilate demandait un bol

pour s'y laver les doigts. Nous ne pénétrerons point dans la


caverne. Distrayons-nous ti écouter un témoin, patriote
de talent, qui nous a laissé un beau récit des dehors de
cette journée. Reprenons avec lui les choses à partir du dé-
jeuner de Saint-James auquel il assistait. Aussi bien nous

pouvons nous attarder dans les péripéties quand nous con-

(1) —- Déroulède n'a eu qu'un complice, c'est entendu, mais sur


quels concours faisait-il fond?
— Sur ton propre concours, lecteur, s'il avait réussi.
— Cela va de soi, mais avec qui avait-il causé ? avec qui avait-il
— C'est dit. » 7
échangé un u Tope- là. C'est dit.
Déroulède eut occasion le 21 octobre 1901 d'adresser la lettre
'
suivante a VEclair :
« Mon cher confrère, voilé deUx fois en quelques mois que sous
« votre plume, — dans une forme qui, pour être relativement
« courtoise, ne finit pas moins par être blessante, — l'Eclair donne
« de véritables démentis a mes diverses affirmations. La première
« fols,*il s'agissait de l'affaire de la place de la Nation, au sujet de
« laquelle tout ce que j'ai affirmé dès " le. début
* s'est pourtant con-
« firme chaque jour^ .. ;'
«Aujourd'hui, c'est ma conversation avec Félix Faijre dont
«vous contestez, je ne sais'pourquoi, et je Voie encore moins
c pour qui, la scrupuleuse exactitude., En, quoi .la mémoire du
« très loyal et du très regretté président Fêlik Féuré serait-elle
1
'tf entachée par le fait qu'après m'avoir entendu; maudire l'exé-
i arable constitution de .1,875,il en aurait lui-môme tant soit peu
« médit? Sa réponse ! que, "tout en-déplorant l'organisme de cette
LA PART DE DÉROULÈDE 243
naissons lo dénouement et George Bonnamour nous fera
voir l'état d'esprit et les manoeuvres des ligueurs au cours
de cette après-midi.

Vers la fin du repas, comme nous nous plaisions a deviner les


scènes qui marqueraient les dispositions du peuple après l'en-
terrement, Déroulède dit simplement : — « Ils presseront les
choses. Ils ont trop d'intérêt a ce que tout soit fini avant la nuit.
Quant à vous, mes amis, faites-moi seulement crédit jusqu'à trots
heures où je vous retrouverai place de la Bastille... »
Nous partîmes par petits groupe:. Le faubourg Saint-Honorô
était désert. Nous n'apercevions même pas les cyclistes de ta
Préfecture de police.
Place de la Bastille, le petit état-major, dévoré de fièvre et d'im-
patience, se groupa dans un café. Au dehors, les ligueurs, fidèles
à leur consigne, attendaient l'ordre de marcher. Marcel Habert
vint nous rejoindre. Minute par minute, des amis dévoués le ren-
seignaient sur les mouvements de la police. Nous sûmes ainsi
que les brigades centrales étaient massées dans la gare de Vin-
cennei àl bientôt un officier de paix sommait les ligueurs de se
disperser.

« pseudo-république, il ne se croyait pas en droit d'en modifier le


« fonctionnement, n'est-elle pas cent fois plus méritoire au point
« de vue légal que ne l'eût été une apologie complète du parlemen-
« larisme?
« A vous parler franc, votre protestation pour le mort me
<csemble être plutôt une sorte de défense préventive pour certains
« vivants. :
« H existe en effet, de par le monde politique, d'autres nommes
« à qui fe me suis plus d'une fois ouvert de ma haine contre ce
« régime, et devant qui \e ne me suis pas caché d'être résolu à \
« tout faire pour substituer à la République oligarchique et par- )
« lementaire, la République plébiscitaire et démocratique. . _
<• Comment ceux-ci m'ont-ils écoulé? Comment ceux-là m'oiil'
« ils répondu? C'est affaire entre leur conscience^ la mienne/\
« Mais leur appréhension de me voir publier quelque jour nos /
« dialogues est tout aussi infustlfiable et, laissez-moi vous le dire)
« tout aussi infurieuse pour mol que votre accusation d'être enclin, :
« à «. corser », comme vous le dites, mes récits, et à « exagérer »
« mes souvenirs. • ••'., < .••.,;
• «Jia.couiume
u'esipas de dénoncer' qui quèçe$oltt(ât-ce.pdyr \,
" U\e tenàet..'» !•-.'! ^
214 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME !
i

Marcel Habert ne cachait pas sa joie do cette Intervention, Car


il venait d'envoyer aux ligueurs l'ordre discret de se rendre indi-
viduellement place de la Nation. La sommation de l'officier do
paix, venant a propos, justifiait le départ précipité do nos troupes.
Marcel Habert d'ailleurs ne s'en tint pas là, Il alla trouver l'offi-
cier de police et lui demanda l'autorisation do se rendre en groupa
avec ses amis jusqu'au Père-Lachalso pour y porter la couronna
des patriotes.* On devine le refus catégorique. Marcel Habert n'in-
sista pas. V /
Trois par trois, les uns a pied, les autres en voiture, afin de no
pas éveiller l'attention, nous avions gagné la place de la Nation
déserte par cette journée où la mise en scène d'un enterrement
national attirait tout le peuple vers les hauteurs du Père-Lachaise.
C'est au café Arago que nous nous installâmes. Les joueurs do
billard regardaient avec étonnement nos entrées furtives. Puis,
lorsque Marcel Habert nous eut rejoints, le café pris d'assaut re-
gorgea de consommateurs au point que les joueurs durent quitter
la salle. Et sur la place même des groupes se formaient.
Comme tout à l'heure, des estafettes renseignaient Marcel Ha-
bert sur les mouvements de la police. Pauvres brigades l elles
nous cherchaient partout où nous n'étions pas ! et Déroulède, tout
près de nous, attendait le passage des troupes... Soudain les
hommes massés sur la place se mirent a courir. L'une des portes
du café s'ouvrit, une voix cria : « Les voilà ! » Un galop de charge
ébranla le café qui se vida.
Des Saint-Cyriens passèrent sur la place. Notre tourbillon les
enveloppa. Nous agitions nos cannes, nos chapeaux, mais nous
dûmes nous écarter pour.liyrer passage à la .Garde républicaine.
Chacun de nous criait ; « Vive la France I Vive l'armée I » Les
officiers saluaient de l'épée. Avec bonne humeur, les soldats, dont
nous gênions la marche, nous écartaient. La place était noire de
monde. Aux balcons des maisons voisines, des femmes agitaient
leurs mouchoirs. L'Ivresse d'agir nous exaltait tous. -
. C'est à ce moment que le général Roget, suivi dé ses régiments,
déboucha. Il montait un cheval fringant qui se cabra* lorsque
nous^nous. élançâmes vers lui en criant de toutes nos âmes :
«-Vive là France ! Vive l'armée ! ». Le général nous regardait avçc
étonnement,- tondis qu'il essayait de calmer son cheval, Il ne vit
pas Dérouiède s'avancer. Lorsque celui-ci prit la'bride du cheval
en criant : « Général l 11faut nous conduire à l'Hôtel de Ville »,
le général co'mprlt peut-être de quoi il retournait, roais.il de-
meurait impassible. Nous étions cinq ou'six qui l'entourions de
si près que nous touchions sa selle et qu'à chaque saut du che-
LA PAnT DE DÉROULÈDE 24$

val nous risquions d'ôlro blessés :'Déroulède, Marcel Habert,


Barrés, Talmoyr, Lasies, Syveton et mol (1).
— A Parisl A Parlsl criaient les ligueurs, tandis que Déroulôdo
ceint do son écharpe prenait leur lôte avec Marcel Habert et je-
tait comme un ordro à la foule en délire : A l'Elysée I
La musique du régiment se mit à Jouer. Un frisson courut dans
nos rangs. Il nous semblait que nous étions l'armée de la déli-
vrance et que rien ne nous arrêterait. Au premier rang, Déroulède
nous dominait tous de sa haute taille. Alerte, infatigable, il criait
QUXcurieux massé3 sur les trottoirs :
— Allons, mes amis, marchez avec nous I...
Et les curieux, petits bourgeois endimanchés, boutiquiers en
tenue do travail, ouvriers en casquette se joignaient à nous. Les
ligueurs, cinq cents hommes peut-être, chantaient la Marseillaise !
et tout à l'heure, nous disions-nous, cent mille voix la rediront
ft travers Paris soulevé...
Qui n'a pas vécu ces minutes-là ne sait pas, hélas I à quelle
exaltation sublime l'action peut porter un coeur d'homme. L'en-
thousiasme mettait des frissons do folie sur les physionomies de
quelques jeunes gens, mes voisins. Ce n'était point la sinistre
colère des émeutiers, qui ne peuvent triompher que par le mas-
sacre, qui nous' animait. Nous éprouvions une joie pleine et
forte, car nous pouvions, sans qu'un seul coup de fusif fût tiré,
sauver la Patrie et la République...
Cependant nous approchions de la caserne de Reullly et déjà
les sapeurs avalent tourné l'angle du boulevard.
— Barrez la rue I cria Déroulède à ses amis, tandis quo de son
côté Marcel Habert donnait un ordre contraire :
— Laissez passer l c'est le chemin de la Bastille.
Au Heu de former une muraille compacte' qu'il eût fallu
trouer à coups de baïonnettes, •—et qui donc eût osé donner le si-
gnal de cette boucherie? — nos rangs s'ouvrirent...

(1)L'énumératlon de Bonnamour est bien incomplète. Mats pour-


quoi ramener dans un insuccès ceux qu'on retrouvera dans
le succès? Je dirai pourtant que je me trouvai à la droite &:
Guérin, à la gauche'de qui marchait. Marcel Habert,^ Habertre-;
gardait Guérin avec des sentiments que je distinguais sàhs;ieâ
comprendre. En vérité, ces regards n'étaient point d'un cômpîlco.
à un complice. '•:" r
;
Au ms*/9, nous donnons le tableau do Bonnamour comme une;
vision sincère, non comme un compte rendu exact dans toutes
ses nuances, . . ^M-.
24fi SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Le général fit un signe do son épée et les soldats obliquèrent


vers lour quartier. Go fut l'instant décisif. Notre troupe coupée
en deux ne pouvait plus s'opposer à la marche du régiment que-
nous suivîmes Jusqu'à 1Acaserne. Averti par nos çrls, le poste on
armes était sorti. Déroulède, Marcel Habert, Barrés, Lastes, Tal-
meyr et moi, résistant aux exhortations des soldats qui tentaient
do nous écarter, nous nous tournâmes vers le général. Pour la
'troisième fois, Déroulède saisit la bride do son cheval :
— Ce n'est pas par ici qu'il faut nous conduire, général !... Al-
lons I Venez avec nous et sauvez la Franco !...
Le général eut un geste d'impatience. Agitant désespérément
son épée, il éperonna sa bote, qui do douleur so cabra et fit
bond jusque dans la cour. Déroulède, Marcel Habert et quelques
autres, écartant les baïonnettes, nous pûmes rejoindre lo gé-
néral.
Il était pôle, triste, indigné. Lorsqu'il eut remis son épée nu
fourreau, comme Déroulède l'objurguait encore :
—' Sortez I nous cria-t-il, ou je vais vous faire expulser I
Nul n'obéit. D'aileurs la musique du régiment couvrait nos
voix et rendait toute discussion impossible. Marcel Habert, dé-
sespéré, faisait signe aux ligueurs do franchir la grille. Deux ou
trois encore parvinrent à so glisser dans les rangs des soldats ; le
poste arrêta les autres et ferma les grilles lorsque lo dernier rang
se fut aligné dans la cour.
Des officiers étaient accourus et nous suppliaient de partir.
Peine perdue. Alors lo général donna des ordres. Deux soldats en
armes s'assurèrent do chacun des manifestants, qu'ils conduisi-
rent jusqu'au poste, d'où ils furent enfin rejetés dans la rue.
Déroulède et Marcel Habert étaient prisonniers. Je les revois
encore avec la furie de leurs gestes, lés vêtements en désordre et
ceints de leur écharpo, au milieu des soldats. Mémo à cette minute
où tout était perdu, où leurs amis découragés s'éloignaient triste-
ment, ils espéraient encore qu'une décision soudaine animerait le
coeur des soldats (1).

Il était cinq heures du soir. -


Déroulède brûla tous ses papiers dans un poêle de la

(1) J'ai donné ce tableau dans son entier parce qu'on y voit
In psychologie d'un partisan enthousiaste et. désintéressé, tel
qu'étaient alors tant de Français. .'.'•'
LA PART DE DÉROULÈDE 2^?

caserne (1). Des amis purent l'approcher ù, qui il remit les


sommes dont il était porteur. Vers dix heures, le commis-
saire Cochefert s'approcha de la fenêtre, mais n'entra pas.
Pendant quatre heures, de nombreuses démarches furent
faites auprès de Déroulède et d'Hubert pour leur conseiller
do se retirer. Ils refusèrent. Déroulède s'écriait :
— Dites aux membres du gouvernement, avec qui vous
tMes évidemment en communication téléphonique, qu'il faut

(1) On sera curieux de connaître le texte de la proclamation


qui eût été affichée immédiatement sur tous les murs :

A LA NATION

Français,
La Constitution usurpatrice de 1875 est abrogée;
Le suffrage restreint est aboli ;
Le suffrage universel est rétabli;
la République redevient française et républicaine;
Un gouvernement de privilégiés et de corrompus exploitait la
Nation et dégradait la Patrie ;
Avec l'aide du peuple de Paris et de l'armée de la France, nous
l'avons jeté bas ;
Le Parlement est dissous ; >
Le Président de la République est renversé /
Ce ne sera plus une Assemblée sans mandat qui édiclera là
future loi organique de l'Etat français, ce sont des représentants
du peuple investis par lui du pouvoir constituant ;
Ce ne sera plus une coalition parlementaire qui élira le chef do
l'Etat républicain, ce sera la France ;
Avant peu de fours, le peuple sera convoqué dans ses comices}
Il nous fera connaître sa volonté, nous la ferons respecter;
D'ici là, nous veillerons au maintien de l'ordre et â la défense
des libertés reconquises ; ; -
Nous ne sommes pas des usurpateurs; nous Sommes (es gar-,
diens des urnes et les sentinelles du pays. ;
La République parlementair'e a vécu.
Vive la République plébiscitaire ! ,

Les signatures manquent, tfe suis bien fâché de toutes ces la-
cunes que le lecteur excusera,
$48 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

qu'ils aient perdu la tête pour ne pas comprendre que ma


sortie d'Ici, ce soir, serait suivio dès demain de leur sortie
du ministère.
"
Il ajoutait :
• — C'est bien inutile
que nous rentrions chez nous pour
y être arrêtés le lendemain. Nous n'aurions d'intérêt à quit-
ter la caserne que pour passer la frontière. Voilà ce que je
ne veux pas faire. Nous avons échoué et nous sommes pris.
Notre fuite hors de France, qui serait la seule conséquence
raisonnable de notre sortie d'ici, n'aurait pas seulement
pour résultat notre exil volontaire, elle aurait aussi pour
effet de permettre dès demain a, la presse dreyfusarde de
travestir nos actes et de dénaturer nos intentions.
Tous les efforts pour, pousser à la fuite Déroulède et Ha-
bert étant inutiles, vers une heure du matin le commis-
saire Cochefert entra dans la Salle d'honneur et procéda h
l'arrestation.'

Noie /. ~ Cette révolution eût-elle pu être sanglante ? —


Nullement ou fort peu. A qui fera-t-on croire que ce jour-lù,
qu'aujourd'hui même, ou que demain, un seul homme du
peuple so lèvera résolu à se faire tuer pour la défense du
régime parlementaire? Qui osera soutenir qup des hordes
de députés, de sénateurs, voire de conseillers municipaux
en armes, se seraient précipitées a notre rencontre pour
faire un rempart de leurs corps au parlementarisme me-
nacé ? Non, pas même les plus révolutionnaires d'entre
eux. N'est-ce pas M. Paul Brousso, qui quelques jours
après écrivait ces lignés caractéristiques, dans la Petite
République ou dans la Lanterne : « Si le coup de M. Dé-
« roulède eût réussi, M. Yves Guyot, moi et cent autres,
« nous étions ïe lendemain en Angleterre. » Détermination
pénible à coup sûr, mais qui n'indique pas toutefois une
intention de résistance désespérée. ....
Telle est l'opinion de Déroulède. ',.
LA PART DE DÉROULÈDE 249

Note II. — Vive l'armée! — Comment ne serais-je pas


attaché à cette armée, après que je l'ai vue dans cette
période, et spécialement dans cette journée du 23 février,
donner de si prodigieux témoignages do son abnégation?
Sans aucun doute, elle a pris librement pour modèle et pour
patron mon patron de baptême, saint Maurice.
Sous le règne de Dioclôtien, Maurice commandait une lé-
sion de 0,600 chrétiens, dans les Gaules. Lo gouvernement
lui commanda d'anéantir avec ses soldats ses coreligion-
naires de la région. Il s'y refusa ; les officiers et les soldats
se réglèrent sur. sa conduite. Le gouvernement ordonna
qu'ils fussent décimés. Ce qui resta .se refusa de nouveau
ù exécuter les ordres. Ils furent une seconde fois décimés.
Enfin, après plusieurs massacres, comme les débris persis-
taient dans cette morne opposition, on les massacra impi-
toyablement. (22 septembre 286.)
La science laïque conteste l'existence de saint Maurice
et de sa légion, parce que, dit-elle, cette résignation est
invraisemblable chez des militaires, Je crois qu'il y a lieu
d'établir une transaction entre la science laïque et l'hagio-
graphie : on a dû deux fois décimer la légion thébaine et
'
le surplus se sera fait inscrire dans la franc-maçonnerie.
Vive l'armée !

iYote ///. — Encore une (ois « Vive l'armée ! ». — Elle


a donné,d'étranges, désillusions à ses acclamateurs ; le
mieux est pourtant do continuer à l'acclamer. Peut-être
le soldat n'existe-t-il pas,tel que nous le concevons. Raison
déplus pour lui souhaiter l'existence. Qu'il viveI Ah 1 oui,
qu'il vive, enfl.nl -...,;-.•.';'-•:
Au reste le vivat n'implique point nécessairement notre
croyance a une réalité tangible. Nous vivons entourés
d'ombres. Faistaff, Hamletj le roi Lear n'ont pas existé ; ils
agissent sur l'humanité, Le général que nous louons est
une créature de notre esprit, un type. Les types finissent pàrj
260' SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

former des êtres, pur s'imprimer sur la réalité. Que dii


moins les types vivent) Les vieux boulangistes comme moi
ont appris à supporter les déceptions et à so nourrir de
chimères.

Note IV. — Où courent ces parlementaires? — Us courent


honorer les autels de Baudin. — Ah I oui, Baudin, ce héros
do la légalité! Mais, dans la journée du 15 mai 1818, il fut
l'un des envahisseurs qui essayèrent de « jeter l'Assemblée
par les fenêtres ». Et quelle Assemblée! La Constituante,
celle-là môme nommée au suffrage universel dans les
conditions et les formes que Ledru-Rollin avait éta-
blies.
Alors ? Alors, laissez-moi rire, imbéciles ou pharisiens.

Noie V. — Déroulède ne craignit point de dire à des


officiers supérieurs :
Y — « On se fatiguera do vous entretenir, messieurs. Nous
nourrissons une armée, c'est pour qu'elle nous rende dès
services a l'intérieur ou a l'extérieur. Depuis 1370, vous
ne nous avez servi de rien. »

DEUX REGARDS s un i.A roncfiERiE. — Les gens de po-


20)
lice qui vinrent a Croissy, lo 12 août 1809, vers quatre
heures du matin, pour onlexor Déroulède, avaient amené
un landau. C'était l'ordre du préfet do Versailles. Ils y
firent monter leur prisonnier. Mais aux barrières de Paris
un panier a salade attendait. Sur Tâtonnement que Dérou-
lède murqua, jo ne sois quel roussin fit cette ignoble facétie :
— Vous qui êtes partisan du suffrage universel, vous no
pouvez pas blâmer une mesure égalitaire l
On ne mit pas l'accusé au régime des Retenus politiques;
LA PART DE DÉROULÈDE 251?

on raffina, pour l'empirer, sur l'ordinaire des condamnés


de droit commun. Déroulède, ayant touché au brouet qu'on
lui donnait, eut, pendant trois jours, dos vomissements. Il
Ht savoir à qui de droit que, s'il mourait, ses amis exige-
raient une autopsio. Les vomissements cessèrent.
Ln familier du ministère disait : « M. Déroulède, dans sa
prison, écrit dos lettres aux journaux 1 II se propose de
faire des discours ! Si nous ne pouvons pas le faire taire,
nous lo ferons crever. » .
Cet homme avait trop d'ambition. Bérenger, Fallières et
Bernard se bornèrent à se déshonorer par une série de
dénis do justice. Pas un instant, Déroulède ne s'était mé-
pris sur les simulacres de la justice sénatoriale. Dès le pre-
mier jour il se fixa son plan : « Pas de procédure; pas de
paperasserie. Ne rien répondre a- Bérenger; se taire aux
interrogations. Sénateurs, je ne vous mettrai pas à même
de me condamner juridiquement. Vous serez mes exécu-
teurs, pas mes juges. »
Me Falatcuf, avec une lueur d'espoir, lui domnndnit do se
laisser défendre. Il lui répondait :
— Pas d'illusion, mon cher maître, vous ne serez pas
devant un tribunal : nous entrons dans une porcherie. Leur
passer la main sur lo dos ! Ça me salira et ça ne leur fera
mémo pas plaisir 1 Non, noix : il n'y a qu'à leur taper sur
le museau.

a) La fournée des lémolns (1). — Le vendredi 10 no-


vembre 1899, quand j'arrivai devant le Luxembourg, des
sénateurs sortaient en titubant d'un restaurant voisin. Des
passants qui les reconnurent les couvriront d'appellations
o.diniôres. Je gngnai la salle des témoins.
Gyp, Rochefort, Coppêe, Drumont, Lëmaitre, tous les

(1)C'était la deuxième audience.


'^m SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME.

bons soldats du nationalisme étaient acclamés. On chaii-


tait la Carmagnokr anllpanamlsle, la Marseillaise anii-
fuive, avec des intermèdes de : « Conspuez Loubel! »
M. Firmin Faure, député d'Oran, doué d'une voix superbe,
se faisait applaudir unanimement. On huait M. Henry
Maret. Le dos courbé, et feignant de lire un.journal, le
malheureux alla se réfugier dans l'embrasure d'une croi-
sée. On cherchait le magistrat Melcot, aux cris de : « Avez-
vous vu Mftlcot, la cusserole (1) ? »
Dans cette foire, les gardes municipaux s'amusaient
forLJLes policiers de tous grades se signalaient par leur
indécence; ils envoyaient des soldats, qui,protestaient en
vain, leur "chercher du tabac dans les bureaux du quar-
tier. Il fallut quo les officiers intervinssent et rappelassent
à ces messieurs que les soldats no sont pas des huis-
siers. M. Lêpino, qui courait à travers les/couloirs,
affolé comme un rat, interpella le colonel commandant du
Sénat sur un tel ton que lo digne officier l'avertit de res-
pecter son grade,
Cependant, on nous prévint quo l'appel des témoins
commençait. Ceux à charge d'abord.
En tête de leur troupeau infùme, récolté avec de la petite
monnaie, marchait le Préfet do police, dans le dos de qui
l'on avait collé un superbo : « Vivo Déroulède l » Quand
M. Lépino parut, un cri strident partit des tribunes :'« A
bas les flics t » Derrière lui marchaient» qui en blouse, qui
on redingote, uno demi-douzaine d'agents déguisés. Du

(1) En 1809, M. Melcot fut fameux quelques jours. Il avait dê-


cluré tenir d'une dame Collomb le récit d'une soirée où le général
Mercier, Gyp, Cavalgnac, Quesnay de Baurepaire, lo général
Rogct et Mr.urlce Barrés se seraient rencontrés chez Georges Gros-
Jean. La on aurait demandé au général Roget do no pas attendre
la fin des funérailles de M. Félix Faure pour marcher sur
l'Elysée. M" Collomb, citée en témoignage à la Haute-Cour, ré-
pondit qu'elle était « môridlonato et portée a mértdlonaltser les
faits ». Melcot s'écroula,

tA PÀRrÏDrbêRôtJtÈbÉ #8$
banc des accusés, Jules Guérin se leva : « Je veux les voir.
Qu'on me les montre. » Pour connaître ce que sont ces
gens-là, écoutons l'un d'eux, Floquét. Go .témoin à charge
raconte comment il fut recruté par l'accusation. En sep-
tembre, il avait 'demandé à la préfecture do police uno mé-
daille de marchand des quatre-saisons. Un agent de la
Sûreté vint le trouver et lui exposa ce qu'on- échange oh
exigeait : qu'il trouvât des débardeurs et que ceux-ci affir-
massent devant la Haute-Cour avoir été embauchés par,
les royalistes pour manifester à l'enterrement de Félix
Faure. Floquet conduisit au quai des Orfèvres une demi-
douzaine d'individus qui raconteront ce qu'on voulait et
qui touchèrent chacun 2 fr. 75. Lui-même obtint 5 francs.
Les témoins à décharge suivaient. Ces prétendus alliés
de3 royalistes s'avancèrent en chantant la « Marseillaise ».
Ils étaient si nombreux que lo couloir étroit s'engorgea,
arrêta leur défilé. Ils piétinèrent en haussant leurs votx
avec une intensité qui semblait une menace. Dans la salle
on s'effraya ; les sénateurs craignirent d'être jetés dehors ;
beaucoup de ces vieillards fuirent lu séance. M. Fallières
agitait à tout rompre sa clocho et naïvement éperdu son-
nait sur le rythme de la « Marseillaise ».
Le procureur général, M. Bernard, fils d'un fail).!, mar-
quait par sa pâleur que, s'il avait accejrteY sollicité la be-
sogne d'accusateur, il n'était pas sans inquiétude pour ses
derrières. On doubla la garda autour des bancs sénato-
riaux.
Un nommé Périmer, député, installé dans une tribune
avec mission de suivre le procès pour le compte du Grand-
Orient maçonnique, so faisait remarquer par une tenue que
quatorze mille francs d'amende m'empêchent de quall*
fier (1).

(1)Nous devons dire du moins la flétrissure officielle qui le mar-


que dans côtto' Journée ! •
^54 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Dans le même temps, un témoin cria : «;Vive l'armée 1 »


Le président Fallières se dressa : j
— J'ordonne qu'on l'amène aux pieds de la Haute-Cour J
Et l'on calcula que 248 sénateurs font environ 496 pieds.
Une atmosphère empestée flottait sur les juges tapis dans
leurs fauteuils rouges. Ils étaient en redingote, quelques-
uns fort grotesques. M. de Fieycinet, un mouchoir à la
main, se tamponnait le front comme un migraineux. Gas-
ton Méry a noté M. Ranc, rouge comme un homard sor-
tant du court-bouillon, et qui regardait derrière un facc-a-
main. Beaucoup de pauvres vieux toussaient ot crachaient
en considérant, comme un incroyable prodige, la jeunesse
de Cailly et de Brunet,
Au passuge du général Roget, l'un de ces juges infâmes,
Maxime Lecomte, « l'homme qui rit », s'écrie :
— Ah! oui, Roget-la-Honte!
• v
A Rochefort, un autre dit :

Voyez %vec qui vous êtes, maintenant.
Il réplique :
— Avec les honnêtes gens contre les coquins.

« Déroulède, so levant, désigne un individu qui essaye do se


dissimuler dans une tribune :
« — Monsieur le président, cet hommo a insulté Guérin et m'a
insulté moi-même l Je demando qu'on lo fasse sortir.
« Le président n'ose prendre la défense de Périmer et fuit la
sourde oreille. Périlltcr enhardi réapparaît et redouble. M' Joseph
Ménard proteste, M* Falatcuf au nom do la défenso tout entière so
dresse :
« — Monsieur lo président, j'otlo devoir do vous dire que les
provocations au cours de cette audience ho sont pus parties du
côté des accusés l Les injures sont parties du côté des Juges.
<t Le président essaye do contester. M* Falateuf déclare que
l'on a remarqué la menace ou l'insulte aux lèvres de tel ou tel
sénateur.
« - Quant à M. Pôrillier, dit-il, qui n'esCicl qu'invité, Il devrait
savoir mieux, que-personne, en sa qualité d'avocat et de député, le
r^ pect qu'on doit à des accusés.»
{Les founxaux du samedi tt novembre ISM.f
LA. i»AR£ b& i?éRpULfeD8 ïflfâ

M. Garran de Balzan donne, un coup de pied dans le


derrière de M. Trarieux pour marquer les nuénçesqui les
séparent. M. Papillaud demande à un sénateur :
— Enfin! vous appelez-vous
Bidard, Bidou, Bidault ou
Bidet ?
Les témoins amusés, excités par le mépris que leur ins-
pirait Je lieu, ne voyaient pas quello peur ils soulevaient.
Guérin, l'antisémite, de temps à autre, se levait et donnait
à Fallières furieux des conseils pour l'organisation d'un
meilleur service d'ordre. Les quatre cents témoins s'écra-.
soient parce que ceux qui voulaient entrer se heurtaient
contre ceux qui voulaient sortir. On suivit enfin le conseil
do l'antisémite, on fit entrer par une porte et sortir par
l'autre. Mais alors, comme les figurants dans une pièce du
Chatelet, les témoins s'amusèrent à défiler sans interrup-
tion, passant et repassant jusqu'à cinq ou six fois. Je
quittai cette halle sitôt que j'eus accompli ma corvée.
Quand je traversai la grande cour du Sénat, quinze là*
mcntables diables tapageaient. C'étaient les témoins appelés
à déclarer qu'on leur avait proposé de l'argent pour soute-
nir le duc d'Orléans. Des gardes les poussaient dehors.
— Nous ne demandons qu'à partir! criaient ces pauvres
hères, mais qu'on nous paie, car nous n'avons pus lo
rond. .
A ce scandale, le commissaire Mouquih, chargé des rap-
ports de la Préfecture avec les mouchards, accourut. Il tom-
bait une averse. Un assistant donna un conseil :
— Appelez la Haute-Cour en Justice de paix.
Mouquln hésitait à leur payer des services qu'ils n'avaient
pas encore rendus publiquement. Hennion sentit les dan-
gers d'une telle scène prolongée. Il s'élança, revint avec
de la monnaie ; quatre francs pour chaque témoin, Les
mouchards. Inassouvis allèrent chez un marchand de vins
rédiger une protestation sur l'illogisme que c'est de don-
ner deux francs par jour à des témoins quand la Ville de
'
SCÈNES^
Ë# bdct^iNÉs Î)Ô RÀTibNÀtisMË

Paris alloue à ses balayeurs un minimum de crjiq


francs... (1) I

(1) Il faut que l'on recueillo la déposition do M" de" Martel


(Gyp) comme un modèle parfait d'amabilité et do spontanéité
françaises et pour s'épurer des tristes humeurs dreyfusardes. C'est
dans le même souci, pour nous décrasser l'esprit, quo nous don-
nions plus haut un raisonnement du général Roget (page 185).
M. lo président. — Levez la main droite.
M™de Martel,' élevant à moitié le bras droit, les doigts ècarlùs :
Comme ça '?
M. le président. — Votre profession ?
fl. — Antisémite. IRires.)
M' Quentin — Madame la comtesse do Martel n'a-t-elle pas eu
l'occasion d'assister ù un certain nombre de réunions publiques
et peut-olle nous' dire quel était l'esprit do ces réunions ? -
R. — J*al assisté ù presque toutes les réunions ; leur esprit m'a
paru excellent parce quo c'était le mien. Elles m'ont semblé tou-
jours répondre û des manifestations dreyfusardes qui étaient en
quelque sorte officielles et auxquelles
' on s'opposait comme on
pouvait. .•;•-...
M* Quentin. — Madame la comtesse de Martel à-t'-elle eu occa-
sion de connaître Barlllier et peut-elle nous renseigner sur son
caractère?
R. — Je connais très bien M. Barlllier ; je me suis trouvée sou-
vent à côté de lut dans des réunions bu b dos sorties orageuses
de réunions ; Je l'ai trouvé toujours extraordlnatrement doux ;
jamais Je no l'ai vu enlever.les dreyfusards ni bousculer per-
sonne, pas mémo un agent. Dans les réunions politiques! il sor-
tait les gens, mal3 Jamais en les touchant brutalement; il n'au-
rait pas fait de mal» même à un agent do police I filtré*./
M. le général Japy. — Lo témoin a-t-U entendu crier dans la
ruo : « À bas l'armée ?»
R. — Oh ! tout lo temps t
M» Quentin. — Le témoin n'a-t-U pas été l'objet d'une.dénon-
ciation qui tendait à l'impliquer dans le complot actuel ?
B. — Parfaitement ; j'ai été dénoncée par un Juif, M. Berlol-
Gralvlt, à la requèto d'un avocat général do la Cour de cassation,
M. Melcot, et dî la veuve Collomb. . .
M* Quentin. — ,lîn quoi consistait cette dénonciation?
B. — Jo crois quo M. Melcot a été appelé par M. Bérenger a
qui 11a expllqUô.quo j'avais assisté à un dtnèr chea M. Orosjean,
la voillo de l'enterrement du président Faure. .
M. le président.' - Le fait était inexact?
B. *- Absolument faux. Je crois que ce qui a donné assez «Je
Ignoble farce! Les juges avaient eu peur : Déroulède était
'
condamné. . . '»'" -
;

— Marcel, Habert avait été sommé le


b) Les invectives.
dix décembre, par assignation, spéciale, avec accompagne-
ment de trompe, de comparaître devant la Haute-Cour. Les

crédit à celte dénonciation, o'est qu'elle venait d'un avocat


général à la Cour de cassation.

M' Chenu. —'En quoi consistait la dénonciation ? MM la com-
tessede Martel y a fait une allusion très brève : pourrait-elle nous
donner des détails plus précis?
M*1 la comtesse de Martel. — La dénonciation disait que
j'avais dihô chez M. Grosjean, le 23 février, avec le général Ro-
gct, avec M. Cavaignao, avec le fils du général Mercier; cela
est faux. J'ai passé la soirée, un mois avant la mort de M. le
président Félix Faure, chez M. Grosjean ; Il n'y avait que des Lor-
rains et des amis de M. Grosjean.
M. de Sabran, — Une dernière question : lé témoin se souvient-
il qu'a la sortie de l'attentat d'Àuteutl je lui rendis visite comme
j'ai l'habiludo de le faire à la fin des courses ? Il y avait beau-
coup do monde dans le salon et J'ai donné mon avis sur les évé-
nements.
n. — M, de Sobran est venu le dimanche à la maison commo
il vient souvent avec M" de Sabran ; il était très mécontent de
l'incident d'Auteutl : moi, Je trouvais que Christian! avait exécuté
le geste de la foule et j'étais ravie.
M. le président. — Mats o'est l'opinion de M. de Sabran que nous
voulons connaître. (
,
n. — M. dé Sabran est arrivé avec sa femme, effaré de ce qui
venait do se passer et craignant "ce qui pourrait en résulter. Il
trouvait que cela n'avait pas une grande portée politique : on ne
savait pas encore que la Haute-Cour donnerait un coup de fer
au chapeau présidentiel. (Longue hilarité.) '
M. le président. — Madame, vous pouvez vous retirer.
M" de Martel. — Pardon, Monsieur lo président. Je voudrais, re-
mercier 'tëartlller de m'avoir fourni l'occasion de dire que l'a*
beaùcoup-a'estime et d'âmltlé pour lut.
M. Ikrillior. — Tout l'honucur
' est pour mot, Madame. [Sourire*
ippfolalïfs.j ^ ,
Le témoin se retire au milieu de la sympathie générale. **"
M SCÈNES ET DOÇTRiNES *DÙf NATIONALtSMB

délais expiraient le 20. Dans l'après-midi du 10, il arriva


de Bruxelles jusqu'aux portes do la sello des séances.
Immédiatement M* Reullier demandait la parolo :
— Mon confrère et
ami, Marcel Habert, se présente pour
se faire juger.
La fureur et l'embarras* des sénateurs furent extrêmes.
Marcel Habert arrivait, dans les délais; il se constituait
appelé par le Sénat : on n'avait qu'à le juger. Puis il était,
sur bien des points, lo seul témoin qui pût confirmer Dé-
roulède, ayant été son unique confident et collaborateur.
Mais les sénateurs devaient en terminer avant le 4 jan-
vier ; sinon touto la procédure tombait, puisqu'a cette date
on renouvelait un tiers de l'Assemblée/ •
En vain Déroulède supplia-t-il ses juges de mettre Habert
à ses côtés : « Je puis ne pas pouvoir aller jusqu'au bout, di-
« sait-il. Il m'a vu malade ; il a craint que je ne fusse hors
« d'état de remplir ma mission. Si j'avais fait pour lo rassu-
« rer l'effort que je fais aujourd'hui pour le remercier, il ne '
« serait pas ici. Je veux croire un instant encore qu'il y a en
< vous un reste de sentiment humain qui vous empêchera
*i de me séparer de mon camarade do combat, lorsqu'il veut
« devenir mon camarade de condamnation. îl ne vient pas
«ici pour prolonger ces débats et vous faire perdre votre
«temps; il vient pour s'offrir comme mol et avec moi à
« votre vengeance. »
Ils no voulurent Habert ni commo accusé ni
ontendre(
comme témoin. Faut-il énumérer les forfaits de cette Haute-
Cour exclusivement anlméo par dos passions politiques?
Soixante-quinze arrestations sans motif et sans preuve ;
décret de convocation de la Haute-Cour signé par le prési-
dent Loutiet avant la constitution d'un dossier ; cinquante
jours d'embastlllement de tout un lot d'accusés gardés au
hasard et non interrogés, faute de savoir quelles questions
leur poser ; déclaration de compétence si nettement quali-
fiée de forfaiture par l'honorable M. Wallon {Interdiction do
'
'-'.--, -LA'PART:DE:DÉROULÈDE r :; ^ft

toute récusation quelle que fût l'inimitié publiquement con-


nue des Ranc et des de Sal, des Demôlo et des Thêvenet.;
permission pour les juges de s'absenter des audiences et
de jvtger sans avoir entendu ; suppression ou refus^de cer-
taines dépositions; intimidations de témoins ; voix de la
défense couverte par les murmures ou par les huées d'un
aréopage iponstrueux ; expulsion des accusés s'ils pro-
testent, QhiUment s'ils s'indignent ; résolution visiblement
arrêtée de nQu.er dans une même condamnation ' de préten-
dus compliqe.1 qui ne se sont jamais parlé. '.
L'injustice, commise cyniquement envers Marcel Habert
mit le comtttà & cette accumulation d'iniquités. Déroulède
alors passa aux invectives. Invectives fameuses et qui font
de cette journée lé point culminant du procès.
"
Malade de fièvre, de douleur et sa jambe cruellement
ablméeno pouvant pas lo soutenir, il trouva l'énergie, do
se soulever à demi sur sa chaise. Au milieu des cris de
Bernard, des sonneries de Fallières, du fracas des pu-
pitres, 11prétendit juger ses juges et seul marquer leur trou»
peau.
Paul Déroulède. — Messiours, après ce qui vient d'être
dit, et connaissant l'obéissance de la magistrature assise,
comme celle de la magistrature debout, aux ordres du gou.
veiriement... (Interruptions cl tumulte prolongé.)
U Président. — Est-ce à la magistrature ou à la Haute*.
Cour que vous adressez ces paroles?
Paul Dèroulèdes désignant tour à tour la //aute-G'our el le
Procureur général. ~- A l'une et à l'autre. A celle-ci et à
celle-là.
Le Président. — Vous venez d'adresser un oulrage à la
juridiction devant laquelle vous comparaissez. Je vous ar-
rête...
Paul Déroulède. — Je suis déjà arrêté.
Le Président. — Vous n'avez sanB doute pas meéurô vos
paroles?
SCÈNES ET Dt)(iTniNES DÛ NATIONALISME

Paul Déroulède,-- Si fait. J'ai surmonté ma douleur phy.


sique et la répugnance morale que j'éprouve à venir'ici,
pour apporter ma requête en faveur de mon ami et ma pro-
teetatipn contre Vous tous.
Lé Président^ agitant sa sonnette au milieu d'un tumulte
crié'à M. Déroulède. — Je vous en prie,
indescriptible^
monsieur Déroulède; cessez ce scandale.
1 1
Paul Déroulède. — Cette assemblée est infâme. Ce n'est
pas une Haute-Cour de Justice. C'est une cour d'injustice
et d'infamie 1
Le Procureur général — Cette lutte entre la révolte et la
lot aura une fin.
'. Paul ÏÏéroulède, — C'est bien entendu.
Le Procureur — Vous allez prononcer, Mes-
général.
sieurs. Tout développement est inutile. A plusieurs re-
prises...
Paul Déroulède. — J'ai témoigné mon mépris à la Haute-
Cour et je le témoigne encore. {Exclamations.) Vous êtes les
domestiques do l'illégalité. (Tumulte.)
Le Procureur général. — Continuez, je continuerai aussi.
Paul Déroulède. — Parlez, monsieur le Procureur gêné-
rai ; vous avez déjà mon mépris, vous ne ^augmenterez
pas. Je vous le crache au visage. (Violentes exclamations.)
Cette assemblée déshonore la France et la République. Kilo
est l'anarchie, et ce Procureur est son drapeau rouge 1
Le Procureur général. — Je demande, sans plus discuter,
l'application de l'article 222 du Code pénal pour outrages a
des magistrats dans l'exercice de leurs fonctions. .
j Paul Déroulède. — Allez jusqu'au bout de vos peines.
Plus je serai frappé par vous, plus je serai honoré par la
France.
Le Procureur général, T Je demando la non-confusion
des peines. Je vous demande de faire respecter la justice.
Paul Déroulède. -r II n'y a pas de Justice ici.
LA PART; DE bÊROÙL|b)È^ m
Le Procureur général. — Et je demande aussi tyxpuisjori.
'
de l'accusé. 1 [] ;'
Paul Déroulède. — Ces parlementaires sont la.gangrène
do la Franco. (Violent tumulte.) Oui, vous pourrissez mon
pays I Vous êtes des misérables l Vous êtes des bandits l
Vous êtes la lâcheté l Vous êtes la honte I A l'heure où do
si graves préoccupations agitent l'Europe, vous n'êtes
préoccupés, vous, que d'assouvir votro haine dans le délai
qui vous a été imposé. Il faut quo nous soyons condamnés
avant le 4 janvier. Il faut qu'avant lo 4 janvier votro in-
1
digne élu soit vengé. Car mes outrages s'adressent à lui
comme à vous. Votre Président de la République désho-
nore la République comme vous déshonorez la France.
J'aggrave à dessein mes paroles, jo ne veux plus paraître
devant vous. Renvoyez-moi dans ma prison-

On ne. put point lo faire enlever. Il quitta la salle porto


j
par Barillier qui pleurait. Et du seuil il cria son dernier
mot au président Fal Itères :
~- Je no respecte que vous ici, monsieur le Président, et
encore vous présidez une assemblée de gredins qui vous
font peur.
Ces invectives, la République Française^ Journal de
M. Mélino (qui combattait tant bien que mal la Haute-Cour) \/
les qualifia do « folle ». Déroulèdo Répondit à co journal ! v

«... Mes invectives troublent quelques petits calculs poli-


« tiques ou quelque arrangement Judlôiatre. Pourquoi m'en
« préoccuperals-je ? Mon devoir est de dire tout ce qui doit ,
« être fait dans .l'intérêt général du pays, sans me soucier
J^
« des intérêts particuliers non plus que du mien.
« L'opinion publique, égarée par les formules respec*
« tueuses et traditionnelles des membres du barreau, finis?
« sait par oublier, un peu trop, co qu'est en réalité cet
'èB&' SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME |

tt'ôdtéux procès exclusivement- conduit 'par* dés passions


« politiques. ,.. . J
« Il était urgent do le lui rappeler. -
« Croyez-mot; la déraison'est bien plus du côté de-ce.*
« politiciens soumis qui poussent la Franco Vers une en-;
« tastrophe nationale, que du côté-des patriotes révoltés
« qui font tout pour arracher à leur étreinte mortelle la
<i République et la Pairie. »

27) LA SAOÊSSEDE DÉROULÈDE.— Je le connais bien, l'ar-


gument et je l'aborde tout droit : « Votre Déroulède, c'est
un fou ». Que de fois no me l'a-t-on pas dit! Eh bien! à
l'origine cela fut inventé pour se tirer d'embarras vis-à-vis
de l'Allemagne : « Non, Majesté, nous ne pouvons pas,
il y a Déroulède....» — « Mais encore... » — « Nous
n'y
pouvons rien t c'est iin fou qui emballe des fous. » Aussi
bion, puisque Déroulède a sacrifié toute sa jèunesso à la
patrie, j'accepte cet'expédient de notre diplomatie : elle se
tire d'affaire moins fièrement que je ne voudrais, mais
enfin comme elle peut (1).
Il faut reconnaître que Déroulède no répugne point aux
effets violents, qu'il afficho sa personne, ses idées, ses
actes. C'ost qu'il n'agit Çalnt dans les salons ni dans les
académies, mais dans la rue. Préfôrertez-vous qu'il la
laissât à tels autres, la ruo (2) ?

'
(1) Lo Temps a propagé cette mantôre do voir. C'est qu'il fallait
ne point être interdit en Alsace-Lorraine. « Eh bien I. quoi, me
dirait Hébrard; prôfêrcrtcz-vous que les annexés ne lussent plus
un seul Journal français? » Je déclare loyalement que je n'ai rien
à répondre. Mais quand l'heure de la justice sera venue pour Dé-
roulède (peu ou longtemps après sa mort), on reconnaîtra un
héros et un martyr.
(8)j'exige do mon lecteur et ami qu'il se,rende compte des sacri-
LÀ' PART DE DÉRÔULÈDK'

Jo le connais et je Vous dis qu'il possède de rçaissahcé ià>


notion du ridicule, mois qu'il se hausse jusqu*au courage-
de braver le ridicule. Aussi bien," passons à ce qui est
digne d'arrêter des gens.sérieux. Je voudrais brièvement'
indiquer ce qu'il y a dé « raisonnable » dans « l'emballe*
ment » des masses'pour Déroulède. Je voudrais montrer
les longues préparations de ce qu'on appelle ses à-coups.
Je n'ai aucun goût pour les forcenés. C'est un sage que
reconnaîtra en lui l'historien philosophe (1). :
S'il me fallait faire passer sous les yeux du lecteur des

flces d'un Déroulède. Quelle amputation il pratiqua sur lui-même


en se donnant tout à son apostolat I Est-il encore un une pour
méconnaître, au nom do l'esthétique parnassienne, la qualité
des Chants du soldat, des Chants du paysan? L'auteur du Jardin
de Bérénice, et de Du Sang, de la Volupté et de la Mort, formé
d'ailleurs dans la société de Leconte de Lisle, a, dans/quelque.
mesure, le droit de parler d'art, eh bien I ces petits livres- do
Déroulède, écrits sans habileté; avec des moyens grêles, je les
liens pour des âmes vivantes. Le plus bel' éloge? Ouvrez-les,
rien n'y a vieilli, et déjà les livres fastueux.de ceux qui rica-
naient sont en puanteur. On ne vit qu'une vie. En toute clair-
voyance et avec une magnifique résolution, Déroulède-a sacrifié
sa vie littéraire, c'est-à-dire l'existence la plus heureuse qui
soit ft notre époque et qui passe singulièrement, pour prendra
doux termes vulgatres de comparaison, l'existence des rois et
celle des milliardaires. Quand il était à la Conciergerie (voir notre
article du Journal, 30 octobre 1899),on lut offrait l'Académie et il
répondait : «Laissons retomber dans l'oubli ce rêve de ma Jeu-
« nesse,quo J'ai sacrifié avec tant d'autres rêves aux devoirs vto-
« lents et tumultueux d'une politique de combat qui, hélas! n'a
« pas encore été 'Jiie politique do délivrance... De bien longtemps*
« Je ne serai pas libre. Quand Jo'sortirat do prison, j'Aurai pour,
« devoir do consacrer au rétablissement du suffrago universel et
« è l'avènement de la République plébiscitaire tout ce qui me res-
« tera do Courage, de force et d'énergie. » Il craignait qu'un hômm$
lmblllê en vert eût moins de liberté pour monter sur la borne. ''
(1) Voir une brochure ou Henri Gallt A recueilli les conversa-
tions du chef et de l'ami auquel il a noblement dévoué toute son
activité, tout son talent. Avec les Marcel Habert, les D.umontel),
les Le Menuet, les FoUrstn et tant d'aulrcs, Gallt est un fils mo-
ral de Déroulède.
264 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME !

images d'Kpinal où so résumerait la formation d'un Paul


Déroulède, je les grouperais dans six compartiments. }
; h Httîn archiviste, M.-Léopold Olivier; a trouvé des
Déroulède, au xvii» siècle, vers 1631. (Conférer la revue
« Souvenirs et Mémoires », 15 janvier 1900.) C'étaient des
petites gens de France; ils habitaient Melun et pouvaient
bien venir de TAngoumois. Leur descendant Paul Dérou-
lède, en avril 1870, était un jeune Français héritier de
leur fortune, de leurs qualités, do tous leurs efforts.
Son père, avoué à.Paris, passait pour l'un des hommes
les plus intelligents du Palais. Son oncle était Emile
Auglor.
2. — Ne avec le goût d'obtenir de l'honneur, désireux,
par suite, comme c'est le propre des âmes flères, que sa
nation ne fût humiliée par aucune, il sentit, à la déclara-
tion de la Guerre, la nécessité do défendre son patrimoine
national, sa fierté française, le milieu qui l'avait créé et
où il se proposait d'exercer son activité. Il entendit sur les
marches du Palais de Justice Jules Ferry dire le mot
impie : « Les armées de Vempereur sont battues ». Il s'en-
j
/ gagea comme simple soldat.
3. — Le général Hervé a déposé ceci à la cour d'assises
de 1899 : « Ëtant en marche dans la direction de l'ennemi,
nous vîmes arriver une voiture qui s'arrêta en têto du
bataillon. Une femme et un jeune homme, presque un
enfant, en descendirent. Cette femme, c'était M»* Dérou-
lède; ce jeune enfant, c'était le lycéen André Déroulède,
Um Déroulède me dit ! « Vous avez déjà mon fils aîné,
Paul; je vous amène mon plus jeune. » Et elle ajoutait :
« Si. j'en avals un troisième, je vous l'amènerais pour dé-
fendre la patrie. »
4. — Le soir de la bataille de Sedan, les zouaves annon-
cèrent aux officiers que « les fils à la mère » avaient été
tués en franchissant les lignes prussiennes. En réalité,
André avait reçu une balle dans la poitrine, et on avait
'
LA PART DE DÉROULÈDE '"fcfllfc'

vu Paul qui lo portait sur son dos chanceler et,souale


tomber à \ •
poids, terre. »•*•'."
M. Zola a décrit dans des pages assez puissantes pour
éveiller tout ce qu'il y a de lâcheté physique dans l'homme '/
les ambulances de Sedan. C'est dans cô charnier ferrie
fiant que Paul'Déroulède, assis au chevet de ihérôïqUej ;
lycéen son frère et entendant les cris des blessés, des
dont sa chair se dit : « Tu 1
opérés frémissait, es'prison- ,
nier; tu pourrais, sans mériter aucun reproche, en profiter
'
pour ne plus courir.de risques. Eh bien, jure-toi que tu'
sauras trouver l'occasion de t'évader et de revenir dans la,
bataille. » .
5. — Il s'enfuit de Breslau. Il courut reprendre du ser-
vice. Aux pires minutes, il refusa de désespérer. « Il était
vigoureux au point de vue moral »; voilà un beau mot qu'a
dit de Déroulède le général Lanes. Seul avec une cinquan- wm
taines d'hommes électrisés par son énergie, il s'empara
de Montbôliard que défendaient d'importantes forces prUs-;
siennes. Il avait perdu vingt hommes et reçu cinq balles
dans ses vêtements.
Après des jours de souffrance inouïe, le général réunit
tous les officiers dans une grange et leur déclara qu'il ne
restait plus d'autre recours que de passer en Suisse et de
se constituer prisonniers. Déroulède s'écria : « Puisque les
Prussiens nous poursuivent, ils nous trouveront, mot et
mes hommes, & l'entrée du village, résolus à nous faire
tuer. » te général lui ordonna de se taire et de sortir. ït
alla s'asseoir sur une borne du chemin et pleura. Puis,
ayant conduit sa compagnie jusqu'à la frontière, il revint
sur ses pas et trouva le moyen de traverser les lignes
prussiennes. Il gagna Bordeaux et se rendit à la disposi-
tion du ministre de la guerre,
6. — On signait les préliminaires de la paix. Dans la
maison où il était descendu, Déroulède entendit les impré*
cations d'une Lorraine qui maudissait les lâches résolus a
Mfc SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISMÉ.

livrer son pays et lêélàcheis qui n'avaient pas su repousser


l'invasion. Il ayait rempli magnifiquement soir devoir
et cependant ces reproches Tàt'teighateiit, car il faisait
partie d'une soofétè, d'une génération française, qui ve-
nait de compromettre le truvail des siècles.« A aucune
heure do ma vie, dit-il, je n'ai oublié les psaumes de colère
lancés sur nous par cette ardente pnfriote.,Sa figure m'ap-
paralt toujours, m'inspirant le remords et me dictant le
devoir. Nous avions livré de la terre française, nous ne
devions plus avoir qu'une mission... »

Voilà par quelles étapes s'est formée la vocation patrio-


tique de Paul Déroulède. Voilà dans quelle préparation U
'
trouve ses forces do persuasion. Nulle habileté,chez ce
grand orateur. Et même faut-il le dire orateur? Il est si
inégall C'est autre chose et mieux : un magnifique excita-
teur d'hommes. Comment? Par sa. sincérité.
Ecoutez un poète, M. Joachim OàsqUct ; entendez l'his-
toire d'une noble conversion, ou plutôt d'uno reconnais-
sance. Un jeune homme sincère retrouve un aîné de sn
race î

Un jour d'hiver, nous étions bloqués par leâ neiges dans un


des forts de la Corniche. Un exemplaire des « Chants du Soldat »
traînait sur un lit de la chambrée, Un sergent, je crois, l'avait
oublié là. A cette époque, comme beaucoup de jeunes Intellec-
tuels, Je méprisais les vers de M. Paul Déroulède, ne les ayant
jamais entendus que brailles par. des commères tricolores de
café-concert. Pourtant, je pris le livre. Ma surprise fut profonde.
Danâ "cette casemate, au milieu de ce paysage de la Turbie, ofi
B.anvlUe lui-même chanta jadis son ampur du laurier, parmi ces
braves gens qui fumaient, dormàtent ou jouaient aux cartes au-
tour de mol,.et que j'avais lentement appris à connaître depuis
trois'ou quatre mois, les motsîmêrnô les plus simples, avoient
pris un nouveau sens, plus vivant, plus humain, s'étalent gonflés
pour mot <Y\\m sève nouvelle, d'une, substance plus français,
'
ILA PART 'DE DÉROULÈDE^ %m
plus noble et plus popuUtoefc i& fqts.^ Je m'en. aperçus-en iisarït,^
Tout ce qu'il y. a de; sang gaulois dans Je coeurdu-jpWt/Hyj^)Je*y
M.'.Paul: Déroulède battait soudain'entre mes"mains oi dans nia^
' ' '• " "
voix'avco le rythmé tout populaire dé'sès'vers. 7 : :* ".

Il jalt nuit ; la dlane a sonné, tout s'éveille ; :.-. -, ;: .


• Les hommes sontsortis des tentes qu'on abat ' •
;: r ..- .-,.

La soupeest sur'le.feu, le vin danslà.bouteille, .,: ].,
Et; chantant et riant à la flamme vermeille, - -
\
Ces diables de Français commencent leur sabbat.
. i.C'est le joyeux lever d'un matin de combat.i.

Je récitais ces vers à haute voix. Mes camarades se, groupèrent,


autour de mon lit. Et, ce Jour-là, nous comprimés.toute la force
de notre métier. Les vers, vierges de toute littérature, étaient'
allé3 droit à l'âme des simples et grâce à ces chants modestes
tous ces.braves gens s'étaient sentis soudain liés à la vie de,
leurs compagnons, à l'avenir de leur réglmentcaux.destinées,
de leur pays/Je le vis à leurs regards, eh écoutant les conversa-
1
tions qui suivirent et à- la joyeuse fraternité qUt ne "cessa depuis
d'emplir notre chambréo (1). '-

Ainsi ce « jeune intellectuel » (pour réprendre son mot),!


quand il s'est trouvé dans des conditions naturelles et que
sa pensée à pu se développer selon son ordre héréditaire,;
national, a saisi la bienfaisance de Déroulède. Ils se sont
accordés. (Gasquet, d'ailleurs, est un fils spirituel de Mis-
tral. Et celui-là no laisse aucun esprit se déraciner long-;
temps.)
Mais co n'est pas seulement 1 Instinct, l'ôme généreuse
et bien agissante, c'est la penséefèfléchie qu'il faut aimer
dans Déroulède. i

(1) On trouvera ce fragment dans une étude des plus intéres-


santes do M, Gasquet : De Vanarehisme dreulusien au nationa-
lisme intégral (Novembre-décembre 1001. \A pays de France.)
M. Gasquet, par la suite, s'est déclaré monarchiste. Cela n'infirme
pas ma thèse. 11doit à Déroulède dans son évolution l'étape par
où, échappant aux logiciens et aux internationalistes, H retrouva
sa terre et ses morts. ..
smi SCÊNteS:Et> DOCTRINES;DU NATIONALISME

; -il y a^dans son cfeuvre un étroit et'minco vôlurhe,- qui


co'riipterà dans Vhistoirô de notrei riàtiori* Ce petit oiiVrage,
de format in-32* de 303 pages, s'appelle « Le. Livre de la
Ligue des Patriotes; extraits d'articles et de discours ». Il
a seryi.la raison française. En le lisant après tarit d'années
déjà écoulées, on tient Déroulède pour un héros complet :
un sage autant qu'un brave. Feuilletez-le" avec moi.

Le jour où il fonde la « Ligue des Patriotes », 18 mal 1882,


Déroulède déclare : « Il est trois choses que je recommande
« tout particulièrement à la propagande .morale dont vous
« allez être chargés : développer partout et en tout l'esprit
«* patriotique, qui fait passionnément aimer la patrie;
« l'esprit militaire, qui la fait servir vaillamment et pa-
« tiemment; l'esprit national, qui est la connaissance
K exacte et raisonnée des intérêts et des besoins de la na-
a tion entière, et qu'il ne fout laisser ni s'émiettor à l'inté-
a rieur en esprit particulariste, ni se disperser au dehors
« en esprit humanitaire (i). »
Relisez ces trois recommandations essentielles de Dé-
roulède et vous constaterez que toutes nos « Ligues » ré-
centes et toutes les vérités dont l'expérience nous a^appris
la nécessité, le fondateur de la « Ligue des Patriotes » les
avait, avec une magnifique clairvoyance, inscrites dans
son programme. Que dites-vous notamment de sa juste
défiance de l'esprit humanitaire, vous tous qui avez suivi
l'affaire Dreyfus, où l'humanitarisme servit de masque à
Caïn pour se ruer sur Abel?
Ecoutez cet autre paragraphe du 31 janvier 1885 ï
« Que répondre bientôt aux Jeunes gens doTMetz et de

(1) Notons en passant que, devant la Haute-Cour, Déroulède a


repoussé ce qu'il pouvait y avoir d'inquiétant pour quelques-uns
de nous dans cette attaque contre le particularisme ; il a Inscrit
la décentralisation dans son programme et c'est de quoi, pour
ma part, je lut suis profondément reconnaissant.
v•'& EART DE iDÉRÔuiKr m
« Strasbourg, de Mulhouse et^Golirnar,
lors^
« diront,: r* De quelle fidélité nous parlez-v&sj et ^quèM
« titre? Par votre faute, notre naissance a été inéHritô sur4*
« les registres de l'étatrcivil allemand; par votre abandon^ '
« la conscription allemande nojis a mis la main aucoUetj;ï
u nos pères ont pu patienter et protester en;souvenir d^>
(i leur ancienne patrie, qui ne fut i Jamaisi la nôtre; il voua
« a plu de ne pas interrompre la prescription : eh bien,.
« elle a couru, et. elle a
supprimé le droit qu'avait primé'
K la force. Passez au large, Français! vous.êtes l'ennemi.- :;
« — Hélas 1 oui, ils diront ces choses, les Alsaciens-Lor: v
» rains, et nous boirons la honte, et l'Europe rira de nos
» larmes. Mais alors, à quoi bon ce formidable^appareil
u militaire qui nous écrase, s'il n'est pas l'instrument dé
« la victoire et de la libération? » ; . -, >.
Voilà ce que Déroulède écrivait en 1885. C'étai^prophê-
tiser exactement l'état où nous nous voyons maintenant.
C'était prévoir ce qu'il y a do raisonnable, de fatal dans le
grand mouvement antimilitairc que nous combattons, mais
qui fait et fera des progrès trop certains en France, où il est
la conséquence du système dérisoire suivi depuis trente
ans qu'on nous accable d'un militarisme stérile.
En vérité, vous qui méditez ces fortes citations, ,ne pen*
screz-vous pas que le chef de la Ligue avait le droit de
s'écrier : « On vous a dit que j'étais, que nous étions des en-
» thousiastes, des illuminés. Va pour la première épithète,
<i mais non pas pour la seconde. Encore que l'illuminé
te puisse avoir de justes visions de l'avenir, notre préten-
(i tion est d'avoir des vues justes sur le présent, de justes
u raisonnements sur le passé. Voilà quatorze ans que
a nous sommes les serviteurs d'une même idée; mais cette
« idée, nous en avons examiné toutes les faces, mesuré
« toutes les conséquences, calculé tous les' moyens. Nous
« n'avons jamais cru qu'il suffisait de tirer une li&ne
« droite allant de Paris à Berlin, pour nous targuer d'avoir
SCÈNES ET DOCTRINES; DU NAtlONALtSMË'r

^découvert:le chemin de la Revanche. Nous savons aussi


}:« bien que quiconque qu'autoïïr de la. France il-y a l'Eu-
(crope. Noue:le savons même, peut-être mieux que cer-
« tains*qut ont semblé agir comme si nous étions seuls au
« monde et: qui n'ont pas prévu que, si loin qu'elle nous
« transporta^ la politique coloniale nous ramènerait tou-
jours de gré ou de force à faire de la politique continen-
« taie. Obscurité, incohérence de nos projets!; Que vou-
« lôns-n'ous et Où allons-nous? Ceux-là même ne pôur-
« raient pas le dire qui ont tourné le dos à la politique de
«.revendication pour faire face à la politique de complî-
'
« cation. »
Ceux qui voudront méditer de telles paroles, déjà an-
ciennes, à la lueur des événements les plus récents, seront
sur la voie pour distinguer l'ordre naturel de la pensée de
Déroulède. Cette pensée s'est formée des crises de la na-
tion ; ils reconnaîtront, en l'analysant par eux-mêMies, et
non plus dans les feuilles serviles, qu'elle est conforme
aux intérêts les plus droits du pays, ot, pour tout dire, au
bon sens français.
Il y a des hommes de qui lu grandeur ne subsiste que si
nul ne la soumet à l'analyse. Déroulède gagne: tout a être
rendu intelligible par un examen minutieux. L'histoire de
sa pensêo et le fait qu'à plusieurs reprises elle reçut l'us-
scntiment do la nation entière (ée souvenir du duel avec
Clemenceau on 1893 et des jours qui précédèrent l'acte de
la place de la Nation) sont un réconfort pour un Français.
On doute parfois de notre esprit de conduite nationale, on
cherche sur quels intérêts raisonnables peut se faire
notre unité. Déroulède s'est fait aimer non par la flatterie
démagogique, mais en montrant une figure de chef ; il s'est
fait entendre de tous en parlant de l'intérêt national. On
suspecto parfois nos forces inconscientes, Je veux dire nos
masses populaires non organisées. Co sont elles qui nous
sauvent! Que ne peut-on pas attendre de leur instinct de
..'LA PART DE bÈRbUtÈbe m
ila. santé sociale puisqu'enipoisonnées, de tôutes| parts^pûif
nos intellectuels, elles reviennent si souvent/à cçt:obMitiê
qui proclame les .vraies directions du salut publie,., .1 v

28) NOTE SUR L'ALLIANCE RUSSE, L?ALSACE-LORRAINE ET LA


LIGUE DES PATRIOTES, T En 18.86, Pau). Déroulède visita
successivement toutes les capitales européennes, sauf
Nerim.- A chaque jour de cette longue « route autour de
l'Allemagne », commencée par l'Italie et terminée par, le
Danemark, il'expliquait que la Ligue des Patriotes, par
la force des choses, protège tous les pays où l'Allemagne
voudrait prendre quelque chose. En effet, il y a la terrible
parole de Bismark : « Il faut attendre que le boa ait di-
géré le lapin, » Quel homme de bonne foi niera que l'agita-
tion de Déroulède fut et demeure un grave obstacle à la
digestion du lapin Alsace-Lorraine par le boa allemand? (Se
rappeler telle phrase de Félix Faure qui, revenant d'Aile-,
magne, disait à Déroulède : « On considère qu'il n'y a plus
qu'un obstacle au rapprochement de l'Allemagne et de la
France, c'est vous. » Sans la Ligue des Patriotes, .ripus
aurions eu, on le sait bien, l'empereur Guillaume' à l'expo-
sition de 1900.) .
C'est en Russie que Déroulède prolongea son
surtout
Voyage. Dès Odessa qui fut sa première étape, il parlait
d'une alliance d'intérêt entre l'Empire des tzars et la Ré-
publique française. Cela paraissait monstrueux.
~ est-ce qu'un puissant monarque n'a
Mais* disait-il,
pas mis sa main dans les mains d'un usurpateur couvert
do sang? Est-ce qu'il n'y a pas ou l'alliance de Cromwell et
de Louis XIV?
L'argument frappa, et si J'ose dire, se mit à marcher
devant Déroulède A Kief, à Moscou, à Pétersbqurg, à IJel»
:M SCÊtfES ET bbCTrifNES DU NATIONALISME

singfôrs, ses contradicteurs, secrètement ébranlés; lui


disaient :
-- ..i' Vous allez peut-être m'objecter qu'un puissant
-1
monarque...
— Je
n'y pensais pas, mais c'est juste.
Diplomates et gens de cour, journalistes et écrivains,
généraux, industriels, hommes d'Etat comme Pobedo-
notzef, le procureur général du Saint-Synode, hommes
d'études et de pen'sée comme Katkow, le directeur de la
(i Gazette de Moscou », Déroulède vit et-, prêcha-tout ce
qui en Russie constituait la force de l'opinion publique.
Pobedonotzef lui dit :
f-i Vous êtes un peuple sans religion.
Déroulède répliqua :
*- Vous parlez'à un républicain catholique.
Katkow l'écouta, les yeux dans les yeux, sans une syl-
labe, pendant une heure, « Voilà un homme que je ne con-
vaincrai jamais », pensait Déroulède. Il s'arrêta quand
il n'eut plus rien à dire. Le Russe lui tendit la main :
- — Il y a beaucoup de bonnes choses dans ce que vous
-venez de m'exposor. Il y a là une politique. Allons faire un
tour dans le parc. Vous resterez à déjeuner. Nous cause-
rons après. ' " •
.
Au sortir de table, Katkow dit t
— Mais vos socialistes?
Déroulède lui tendit un article do Rochefort (de qui l'on
ne saurait assez reconnaître les services dans la poli-
tique franco-russe).
Peu de jours après, Herbert de Bismarck lisant un ar-
ticle de Katkow ! « Nous en avons assez d'aller demander
l'investiture à la Horde d'or », s'écria ;
— Il y a du Déroulède là-dessous.

Arrivons au point culminant de cette note.


Qu'espérait Déroulède de Vaillance rum?
'
LA";PART DE DÉRÔÙLÈOE £73

Il en est peut-être de la u faillite de l'alliance russe »


comme de la « faillite de la science » : il faut savoir de-
mander à l'une et à l'autre ce qu'elles peuvent donner,
Déroulède espérait-il des Russes l'Alsace et. la Lorraine?
Pas d'illusion, je vous prie. Déroulède demandait à l'ai*
liance rùss.e de compenser la sécurité de Vaillance allé?
mande que préparait Mes Ferry.

Que demandons-nous à la France vis-à-vis de l'Alsace-


Lorraine? La durée de sa volonté.
Grand service de la Ligue des Patriotes. C'est vis-
à-vis de l'Alsace-Lorraine la bonne volonté de la
Franoe qui dure. On peut rétablir une ligne de ba-
taille aveo une poignée d'hommes.

29) UN QUATORZE-JUILLET A LA STATUE DE STRASIIOURO

(14juillet 1001) (1). — Il est impossible d'exprimer la masse


de sentiments qui s'élevaient de nos consciences et noua
remplissaient de bonheur quand, hier matin, le long cor-
tège des patriotes, dans un ordre magnifique, au milieu de
la sympathie unanime d'un immense populaire, se dérou-
lait de l'arc de Triomphe des Tuileries à la statue de Stras-
bourg.
Uno fols de plus, pour une année, la voici donc parée
de fleurs, l'image symbolique!
Qu'ils connaissent bien le service qu'ils rendent à la
patrie et à l'Etat ces bons Français de tous rangs qui, hier
matin et mieux que jamais, affirmèrent leur constance,
leur protestation contre la diminution de la Francel

(lj « Les Bandes patriotiques/» Le Ùrapeau> 15 juillet 1901.


18
274 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

-Grâce >à eux,;par un :signe ; tangible, notre,


diplotpatu
peut parler à la Russie, à l'Allemagne du « sentiment ne.-
tionàl;». C'est vous, patriotes, qui permettez au gouver-
nement de se dérober, quand l'empereUr. allemand nous
fait entendre, son désir de .visiter officiellement Paris.
<t Non,. Majesté, répond,notre quai d'Orsay, c'est impos-
sible : nous ne pourrions pas répondre des explosions po-
pulaires : il y a la Ligue! »
Qu'il plaise à quelques débiles, empoisonnés par les
Journaux que solde l'ambassade allemande, do s'élever
contre « les patriotards ». Nous avons entendu les hommes
les plus qualifiés et qui avaient présidé aux affaires publi-
ques déclarer dans le privé : « Déroulède est utilel »
Loissezl l'htstoiro mettra tout en place. Si la France
devait succomber, c'est-à-dire perdre le sentiment d'elle-
même, l'histoire glorifierait ceux qui entretinrent jusqu'au
bout le flambeau national demi-consumé... Mais la Fronce
ne s'abandonne pas. « Les bandes nationalistes », hier, si
admirables de discipline, de force, de gravité, et du haut
sentiment d'elles-mêmes, étaient composées pour la moitié
de jeunes gens de vingt-deux à trente ans. Ils n'ont pas vu
la guerre, et pourtant ils possèdent la tradition. L'avenir
marchait dans nos rangs.
C'est dons do tels instants qu'un homme raisonnable se
félicite d'avoir toujours gardé sa confiance à Paul Dérou-
lède. Vous lui reprochez des « fautes politiques »? U
place do la Concorde, hier matin, était pleine, remuée,
magnifique do ses vertus patriotiques.
La France ne so sauvera que par une fièvre française.
C'est toute notre histoire nationale qui le dit. Lemaltre,
vous qui fûtes à toutes les heures de « l'affaire » un
citoyen courageux et utile, j'aurais beaucoup donné,
comme on dit vulgairement, pour que vous vissiez aujour-
d'hui les grandes scènes autour de la statue de Strasbourg.
Vous auriez fraternellement aimé Déroulède. <
LA PART DE DÉROULÈDE im:
Déroulède ne s'est pas contenté de penser sainement>et
do dire : « Un pays quicontient à une diminution les pré-
pare toutes et annonce sa désagrégation. » II s'est mis"au \
travail, au rude, à l'ingrat labeur de donner de la chair, V
si. j'ose dire, à son idée, de la faire peuple, de la faire n
foule.-Il a fondé et maintenu, par un prodige de toutes f
les heures, « l'esprit ligueur ». Qui sait réfléchir recon- ,
naît en un Déroulède un éducateur d'hommes et un exci-

tant à l'honneur.
La sainte manifestation de ce 14 Juillet, la plus belle,
-m'affirme Le Menuet, qu'on ait vue de mémoire de ligueur,
et dont les hommes de la police eux-mêmes furent émus,
efface tous les ennuis, récompense avec surabondance"
tous les efforts'.
On sera heureux aujourd'hui dans l'exil, à Strasbourg,N
à Metz, à Saint-Sébastien. Et nous aussi dans ce
journal (1), qui ne vit que pour maintenir des idées, nous
sommes remplis d'allégresse par cette réussite incompa-
rable. En défilant sous la statue, chaque volontaire des
«i bandes patriotiques » disait à cette sombre image,
joyeuse de ses fleurs renouvelées, la phrase que scandent
les régiments russes en passant auprès de leur empereur :
« Majesté, nous sommes heureux d'avoir pris de la peine
pour que tu sois contente. »

— Résumons le tout. Il
30) UNE PHRASE DE RENAN. y' a
une phrase mémorablo do Renan. Co philosophe dit un
jour à Déroulède :
— Jeune homme,
jeune homme, la France se meurt :
ne troublez pas son agonie.

(1) Le Drapeau^ journal républicain plébiscitaire, rédacteur en\


chef Maurice Barres, avec cette épigraphe de Paul Déroulède : \
« Un parti qui n'a pas un programme n'est pas un parti. » ^
270 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME i

, Cette phrase est, offensante.


. Sans doute il faut accorder à Renan que Déroulède noui
agite, qu'il trouble la France. Il entraînait les uns, il ne
. parvenait pas à dresser les autres. Il fallait en"finir ; nous
avons dû l'exiler. Mais on nie qu'il agite « un sommeil pré-
curseur de la mort », qu'il « trouble une agonie ». Ces
philosophes, quelle manière imp^e de parler est la leur t
La vérité, c'est que Déroulède troublait nos sentiments
pacifiques, notre généreux oubli de l'Alsace-Lorraine, notre
besoin do fraterniser avec les Allemands, notre irrésis-
tible envie de désarmer 1 Lo ministère l'a mis dehors, sans
que nous l'ayons précisément désiré, mais, il faut l'avouer,
c'est un un repos. Quand ce grand garçon — que nous ne
détestons point, à qui, si l'occasion y prête, nous ferons de
belles funérailles, — n'est pas dans la maison, enfin, on

peut dormir I

Ah 1 quelle beauté glaciale dans cette phrase de Renan I


quel poignard au coeur î
— Jeune homme, jeune homme, la France se
meurt; ne
troublez pas son agonie..
LIVRE TROISIÈME

UNE NOUVELLE POSITION


DU

PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN
LIVRE TROISIEME

UNE NOUVELLE POSITION


DU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN

31) L'ALSACE ET LA LORRAINE (1). — NOUS allons penser


ensemble à l'Alsace et ô la Lorraine. Je ne chercherai pas
à vous émouvoir par des sensibleries qui sentent l'esthé-
tique de café-concert et qui, trop souvent, déshonorèrent
ce grave thème national; je me propose de vous mettre
devant des réalités.
Si nous pouvons, sans déclamation, comprendre ce soir
l'état des choses en Alsace-Lorraine, nous aurons sensi-
blement grandi en dignité intellectuelle et fortifié notre
jugement social.
Je ne comprends pas que des Français puissent écrire
comme un reproche : « Vous restez hypnotisés par la
trouée des Vosges. » Il y a, épars à travers la France, des
milliers d'Alsaciens et de Lorrains, arrachés tragiquement

(1)Conférence faite ù la « Patrie française » en décembre 1899


Voir la page 91 de ce volume.
250 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

de leur terre ; il y a, sur le sol annexé, une population en.


core unie a la France par.des liens moraux dont une admi-
nistration brutale s'acharne a détruire les fibres. La ques-
tion d'Alsace-Lorraine n'est pas le système de quelques
patriotes, une vue de l'esprit : elle est un fait, une plaio.
Et quand on vous dit que cetto plaie est fermée, on vous
trompe pour faire le jeu do l'empereur allemand et pour
lui permettre d'écarter l'Alsace et la Lorraine des négo-
ciations qu'il rêve peut-être d'ouvrir avec nous.

Allons a Metz, messieurs : quel silence! quel enchevêtre-


ment de lignes stratégiques et de travaux d'art sur un sol
bosselé encore par les tombes de 1870! La Lorraine mes-
Ane n'est plus qu'un glacis. J'ai vu la campagne de Rome
et ses fièvres, les marécages de Ravenne où siffle la vi-
père, la plaine du Maroc qu'empoisonnent des charognes
abandonnées, les sierras de Castille systématiquement
dénudées de leurs arbres; rien d'aussi triste pour un Lor-
rain, fils de Lorrains, que ce qu'ils ont fait de la vallée
mosellane à Metz.
Les Allemands, qui brûlèrent ^t rebâtirent avec magni-
ficence des quartiers de Strasbourg, n'ont ici rien modifié.
Metz, une fois franchis les travaux qui l'enseï cent, appa-
raît dans sa servitude identique à elle-même. Elle émeut
d'autant plus, esclave qui garde les traits et l'allure que
ses amis et ses fils aimaient chez la femme libre. La recon-
naissent encore française, lorraine et messine, nous sen-
tons, avec une vivacité qui nous trouble, une nuée d'im-
pressions se lever des uniformes, des visoges prussiens, des
inscriptions officielles. Tout signifie clairement que.nous
sommes des vaincus chassés et, désormais, des étrangers
suspects. S'il vous est arrivé de passer, après des années,
devant l'appartement où vous vécûtes, avec vos parents,
votre petite enfance heureuse, et si vous avez donné suite
LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN 281

a la pensée qui certainement vous vint de visiter ces cham-


bres, occupées maintenant par des inconnus, vous les avez
traversées avec cette contrainte, ce malaise qu'éprouvent
dos Lorrains revenant dans leur ville de naissance, et
comme eux vous disiez : « Quoi! c'était si petit, l'endroit où
je place des souvenirs si nombreux et si grands? »
Tout l'univers, gêné par cette ville, s'étonnerait de la
voir basse et resserrée, avec ses mes étroites et cerclées
par l'ancien système de ses murailles françaises, comme
un vieux bijou /uérovingien monté sur fer.
Les femmes de Metz touchent par une délicatesse, une
douceur infinie, plutôt que par la beauté. Leur image,
quand elles parcourent les rues étroites, pareilles aux
corridors d'une maison de famille, s'harmonise au sen-
timent que communique toute cette Lorraine opprimée et
fidèle. Quelque chose d'écrasé, mais qui éveille la ten-
dresse; pas de révolte, pas d'esclaves frémissantes sous
le maître, mais l'attente quand même, le regard et le
coeur tout entier vers la France. Avec cela, un parfum,
une manière vieille province. Depuis 1870, la France a
reçu des transformations profondes, mais ici, où ne sont
restées que les classes moyennes, et dans des conditions
qui les soustraient à l'influence de Paris comme à celle
descentres allemands, on trouve cette douceur et ce calme
que l'imagination pré -ix temps passés.
Les anciens Lorrain, sont détachés de tous intérêts
vivants : pour le commerce, les troupes se fournissant
dans des coopératives ne peuvent être d'aucun profit ; la
vie intellectuelle est abolie; la colonie française s'est jetée
dans la piété, parce que l'évêque fit d'abord le centre de la
résistance, parce que c'est une opposition à l'Empire pro-
testant, parce que chacun se sentant accablé, replié sur
soi-même, trouve devant les autels espoir et consolation
ot que les appels a l'infini soustraient le coeur à l'écrase-
ment de cette ville conquise.
I

28$ SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Cotte Metz charmanto, c'est le château de la Bello-av-


bois-dorment ; c'est plus exactement et plus tragiquement
uno caserne dans un sépulcre.

Des Parisiens, souvent, viennent à Strasbourg. Ils se


font guider par un cocher, ou môme par un Allemand h
qui on les a recommandés. A leur retour, parce qu'ils
n'ont pas su voir la vérité sous les apparences, et qu'ils
ont accepté sans contrôle des récits intéressés, ils ra-
content de bonne foi que les Strasbourgecis sont devenus
Allemands.
Permettez-moi de vous dire des choses minutieuses. Ces
mauvais voyageurs rapportent que toutes les enseignes
des magasins sont en allemand. Eh bien ! avant de rien
conclure de ce fait, il faut savoir que les Allemands ne
se contentent pas de bannir la langue française de l'école,
de la justice et des administrations, mais qu'ils interdisent
l'emploi des étiquettes, des enseignes françaises et im-
posent à toutes les marchandises un nom germanique. —
Ces voyageurs superficiels s'appuyent aussi sur des propos
qu'ils ont entendus dans les lieux publics, ou sur le silence
que des voisins de hasard en chemin de fer, au restaurant,
à la brasserie, ont opposé à leurs paroles ardentes. Mais il
faut connaître le système d'espionnage et d'agents provo-
cateurs qui explique la défiance des -annexés après tant
d'années de mesures brutales, de vexations, de contra-
riétés et Je dénonciations sons nombre. Beaucoup d'Alle-
mands parlent le dialecte alsacien et le. français, aussi les
indigènes sont-ils devenus circonspects et refusent de lier
conversation avec un inconnu, quel que soit son accent.
Ce n'est qu'après avoir reçu des gages sérieux qu'ils se
laissent aller, peu à peu, a découvrir leurs sentiments
intimes.
Les mômes esprits légers, .mal informés, argumentent
IJî NOUVEAU l'ROULÈME ALSAGIËN'-LOltRAlN 283

sur ce que la population parle allemand et non pas fran-


çais. Mais aujourd'hui, en Alsace, les indigènes savent
plus do français qu'avant la guerre, ce qui s'explique
parce que les hommes qui avaient dix ans en 1870 avaient
Ions appris le français que souvent ignoraient leurs
pères. Ceux-ci parlaient leur dialecte, par laisser-aller
cl parce que la Franco tolérante ne songeait pas à l'inter-
dire. Depuis 1870, les Alsaciens reviennent au français par
esprit do protestation. N'en savent-ils que trois mots, ils
les placent. Le français est devenu la langue « aristocra-
tique » et doit distinguer des Allemands. On vit des pères
do famille, des ouvriers gagnant luO francs par mois, se
saigner pour arriver ù payer des leçons. A table, il était dé-
fondu de parler patois sous peine d'être privé de des-
sert, eta.etc. Les Allemands, un beau jour, interdirent a tout
individu des deux sexes n'ayant pas son diplôme alle-
mand de donner des leçons particulières. Des centaines de
pauvres professeurs et institutrices furent mis sur le pavé
et encore aujourd'hui ils forment une classe particulière
d'indigents, soutenus quelquefois par leurs anciens élèves.
Depuis ce temps ce sont les parents qui les remplacent, et
dans les familles, le soir après dîner, il n'est pas rare de
voir le pauvre employé, le contremaître, le petit commer-
çant, malgré la fatigue de la journée s'ingénier à faire sai-
sir a ses enfants les'difficultés de notre grammaire.
La principale préoccupation de l'administrateur allemand,
c'est de convaincre l'étranger et surtout les Français que
l'Alsace et la Lorraine se germanisent. La phrase qui re-
vient toujours, c'est : « Surtout tâchez que la presse fran-
çaise n'en parle pas. » Ne fût-ce qu'un vernis, on veut
étendre sur les choses et les gens « un vernis germanique »>.

En novembre 1899, la Chambre de commerce de Strasbourg


essaya de réagir contre certaines mesures d'un ridicule achevé
concernant les enseignes ou les inscriptions placées sur les mar-
chandises exposées aux devantures des magasins. Dans une pô-
284 SCÈNE3 ET DOCTRINESDU NATIONALISME

tltlon adressée au ministère d'Alsace-Lorraine, elle fit valoir que,


Strasbourg étant uno ville frontière et visitée par beaucoup
d'étrangers, il convenait de ne pas défendre des étiquettes por-
tant des noms français. Elle prouvait ensuite qu'il n'existait pas
de traduction convenable pour des mots tels que : écharpe, la-
vallière, cache-nez, guipure, jarretelle, etc. D'autre part, de nom-
breuses désignations françaises étant courantes en Allemagne, il
était juste de les tolérer en Alsace également ; enfin ces restric-
tions n'ayant d'autre effet que d'entraver le commerce du pays,
la Chambre de commerce priait le ministère d'intervenir pour
que la police s'abotînt a, l'avenir de ces mesures de rigueur
odieuses autant que ridicules. A cette requête le ministère, au
bout de deux mois, répondit assez brutulement que, Strasbourg
étant une vilie allemande, il convenait que la langue en usage y
fût allemande, puis refusa net d'adoucir les règlements de police
régulièrement promulgués. La force des choses devait accorder
aux Strasbourgeois une amusante vengeance.
Depuis rentrée en vigueur, au 1" janvier 1900, du nouveau coda
civil, tous les négociants et industriels sont tenus d'inscrire sur
les enseignes « pour empêcher la concurrence déloyale » leurs
prénoms et leurs noms, tels qu'ils figurent sur les registres de
î'état-civil. Voici donc la police forcée de tQlérer des prénoms
français, que deux mois auparavant elle proscrivait sans pitié,
et les Alsaciens-Lorrains auront la joie de revoir de beaux pré-
noms français, disparus depuis longtemps, briller sur les en-
seignes de leurs magasins. Que fait l'administration? Elle dé-
clare doucereusement que ceux qui voudront donner leurs pré-
noms en allemand y seront autorisés. On goûtera la perfidie do
celte tolérance qui donne aux gouvernants le moyen de connaître
le sentiment de chaque commerçant indigène.
Autre anecdote : u- volontaire d'un an, Alsacien, recevait de
son père des lettres adressées au régiment et dont l'adresse
était rédigée en français. Le colonel fit venir le jeune homme et
lui reprocha ce fait rudement. « Mon père ne sait pas un mot
d'allemand, répliqua le jeune volontaire! » — « Eh bien ! qu'il
les fasse écrire par le diable ! s'écria le colonel, mais je ne tolé-
rerai pas que vous en recevi i encore avec l'adresse fran-
çaise. »

Pour connaître l'état il ne faut un 1


vrai, pas voyngctii
rapide qui erre avec son cocher le plus souvent allemand,
LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN 285

ou avec un hommo aimable, directement préoccupé de


nous dégoûter de nos anciennes provinces ; il serait préfé-
rable de circuler sans guide, et de bien ouvrir les yeux en
usant de son propre bon sens.
Entrez par exemple au cimetière Sainte-Hélène. Voici
la tombe du dernier maire français de Strasbourg, M. Ktiss,
mort à Bordeaux, frappé au coeur, peu de jours après la
cession du pays qu'il représentait à l'Assemblée. Et quinze
mètres plus loin est enterrée la femme du premier maire
français, Dietrich — enseveli, lui, au Petit-Picpus de Paris,
avec des guillotinés — chez qui est née la Marseillaise. Le
premier, le dernier! Et dans cet étroit espace, où la destinée
dece pays s'affirme d'une façon si saisissante, associée aux
vicissitudes françaises, combien de tombes d'officiers fran-
çais! Eh bien, regardez si elles sont soignées et comment
elles le sont. Les Allemands, toujours préoccupés de servir
l'honneur militaire, qui est un des fondements de leur em-
pire, entretiennent les monuments funéraires, aussi bien
de nos soldats que des leurs ; il suffit de les signaler aux
autorités. Mais les Strasbourgeois n'ont pas voulu recourir
à des soins étrangers. Ils protègent d'une grille basse, ils
plantent de lierre la terre où reposent nos morts abandon-
nés ; ils les fleurissent de chrysanthèmes à la Toussaint.
Humble sollicitude, qu'ils s'appliquent à vouloir modeste,
pour laisser tout leur deuil à ces ensevelis dans l'exil. Pour-
quoi sur cette tombe une croix brisée ? N'y voyez pas une
négligence, mais devinez avec votre coeur ce que vous di-
rait le Strasbourgeois : « Elle fut brisée par un obus du
siège ; nous avons voulu laisser à ce soldat sa suprême
blessure. » Nulle inscription tombale en français. C'est que
les Allemands les interdisent. Libre à qui passe rapide
devant ces pierres vieillissantes de croire à l'indifférence et
a l'oubli des coeurs ; mieux averti, il reconnaîtrait la plus
touchante piété pour les moindres souvenirs de l'époque
française.
28fJ SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

En vérité, n'est-il pas triste de voir des Français croira


au progrès de la germanisation, alors que l'Allemagne re-
proche à tout moment aux Alsaciens d'être d'intraitables
« tôtes françaises » (Franzosenkopfe) qu'on ne peut gouvei-
ner qu'avec le fouet! Si les vainqueurs avaient réussi dans
leurs ciioits, pourquoi maintiendraient-ils la dictature et les
lois d'exception ? Pourquoi garderaient-ils encore l'état de
siège ? Pourquoi cette guerre féroce à la langue, aux habi-
tudes, à tout ce qui est d'essence française ? Pourquoi sur-
tout la mesure des passeports, qui est plus qu'une guerre
à la langue, une guerre audacieuse aux Français ? Singu-
lière administration qui, ayant transfornié les Alsaciens en
loyaux Allemands, les traiterait encore en prisonniers de
guerre l (1).
Et toujours pourtant l'incurable esprit superficiel du tou-
riste français se laisse tromper par les couleurs rouge,
blanche et noire, dont la violence affuble cette terre fran-
çaise.

Le développement des âmes alsaciennes et lorraines


1871. — 1° La période héroïque. — Nous venons
depuis
d'esquisser l'état des choses. Tachons maintenant de les
comprendre dans leur développpement. Quelle fut l'évolu-
tion morale de ces provinces ? Qu'est-il advenu de leur
nationalité depuis qu'elles ont été brutalement détachées
de notre pays?
Dans les premiers temps, sous la douleur de la déchirure,
l'Alsace et la Lorraine se cabrèrent furieuses et épouvan-
tées. Ce fut la période héroïque et de protestation. Nous ne
pouvons en faire le long et réconfortant historique. Es-
sayons de la caractériser par deux anecdotes entre mille.

(1) Voir ù la suite, pages 316'et suivantes, les lois d'exception.


On en parle souvent, on les connaît mal.
LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN 287

A Metz, par opposition a un Empire protestant, sous l'ascen-


dant aussi des vieilles familles conservatrices et très françaises
qui prirent la direction des esprits et enfin parce que la tristesse
et les regrets disposent à la piété, on devint 1res catholique après
la guerre. Nous l'avons dit. On se groupait autour do Mgr Dupont
dos Loges. Un jour, son secrétaire particuMcr, l'abbé Wendling,
appelé a une heure tardive dans un quartier oxcentrique, fut inju-
rié par des ivrognes prussiens. 11se jeta sur l'un d'eux, retendit
par terre d'un coup de poing et le laissa pour mort. Les autres
s'enfuirent et dénoncèrent cet ecclésiastique qu'ils ne connais-
saient point. Le chef de la police commença son enquête et se
rendit en premier lieu à l'évêché, où il fut reçu par l'abbé Wend-
ling en personne. L'abbé fit des aveux ù son ôvêque. Mgr Dupont
desLoges l'écoutait d'un air fâché, ne répondait rien ; l'abbé, em-
barrassé, cherchait des excuses et, pour argument dernier :
« J'étais en cas de légitime défense », conclut-il. — « Eh ! dit
l'évèque, fort comme vous l'êtes, pourquoi avoir laissé échap-
per les autres ? »

Si c'était là l'esprit d'un évoque, vous pouvez imaginer ce


que les Allemands eurent à souffrir et surtout des Haut-
Rhinois, grands buveurs de vin, audacieux, intraitables et
qui terrorisent les soldais écartés et les fonctionnaires
des petites villes.
'
L'expression complète et le dernier effort de cette période
héroïque furent fournis dans l'année 1887, quand les quinze
candidats protestataires furent élus. Et, de ces élections,
la plus extraordinaire, celle du docteur Siffermann à Ober-
nai, est demeurée légendaire dans la région de l'Est.

On devait voter le lundi ; le jeudi, on manquait encore de


candidat. Après une dernière journée de vaines démarches, dans
la nuit du jeudi au vendredi, les patriotes décidèrent, par leurs
instances, le docteur Siffermann, le fameux directeur des bains
de Benfeld. Le vendredi matin, il partit pour Strasbourg.avec
sa profession de foi. Deux imprimeurs alsaciens la lui refu-
sèrent, prévenus par la police que leurs maisons seraient fer-
mées. On conseilla à Siffermann de s'adresser a un Alle-
mand qui, tenté par l'argent, accepta. Le samedi matin, un
télégramme arrivait à Benfeld : « Mes opinions personnelles :
SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

no me permettent pas de vous imprimer. » Le docteur accourut, il


vit ses affiches toutes prêtes ; on refusa de les lui livrer. Il avait
encore & déposer sa déclaration de candidature chez le procureur,
Celui-ci lui dit : « Ecoutez-moi bien ; si vous prononcez dans vos
affiches le mot a France », je vous ferai immédiatement arrêter. *
Siffermann riait. — « Qu'est-ce qui vous égale? » -- « Mais vous
avez arrangé les choses pour que je n'aie pas d'affiches. » -
« Ah ! dit l'Allemand fort réjoui, vous avez vu cela ? » et, comme
Siffermann revenait à sa déclaration, il tomba de son haut :
« Vous vous présentez quand même ?» Siffermann ne publia au-
cune profession de foi. 11lui restait deux nuits et un dimanche.
Ses amis, tout prêts à voter pour lui, n'osaient pas le servir. On
se contenta dans la nuit de jeter sous les portes des paquets
de bulletins à son nom. Il obtint 15,000 voix contre 6,000.

C'était le temps où le général Boulanger relevait en


France le pompon du soldat. Une de ces fièvres françaises
qui, à tant d'époques, firent le salut de notre pays, allait
avorter en boulangisme ; elle propageait ses ardents fris-
sons jusque chez nos frères annexés. Les Allemands discer-
naient tant de haine dans le regard de leurs vaincus que,
la nuit, ils se barricadaient dans leurs demeures; ils étaient
si certains de la guerre qu'un grand nombre d'entre eux
avaient fait leurs malles. Nulle part la fièvre boulangiste ne
fut plus forte qu'en Alsace. Hélas! Boulanger disparut de
la scène.
Au Reichstag, que pouvaient faire les protestataires ?
Un Siffermann ne parle môme pas l'allemand d'Allemagne :
les quinze protestataires siègent avec les Danois et à côté
de Bebel. Us n'ont rien de commun avec les Allemands
et ne peuvent s'entendre avec eux sur aucun point, môme
en dehors de la politique. Alors, et très vite, ils se disent :
•« Pourquoi détruire notre vie? » Les électeurs se de-
mandent : « A quoi bon ? Il faut continuer à travailler, à
nourrir notre famille. » Siffermann, aujourd'hui, ne fait
plus de politique. . -
La France n'avait pas voulu du système héroïque (boulan-
gisme) : les Alsaciens-Lorrains durent bien y renoncer. Ces
LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN 280

espoirs tant de fois exaltés et déçus ont montré aux annexés


que la voie à choisir était celle de la protestation légalo. La
généreuse Alsace a fini par so dire : « Co serait un mal de
se battre avant la réorganisation de la France. » Une nou-
velle génération apparut, inaugurant un système nouveau.

2° La période de la résistance légale. — En 1871, les Alsa- \,


''
ciens-Lorrains ne savaient pas ce qu'étaient ces vainqueurs
vociférants. Us s'intimidaient ou s'affolaient de fureur; leur
violence se doublait d'inexpérience. Depuis trente ans ils
ont été élevés a côté des jeunes Allemands. Ils ne sont plus
dans l'état de leurs pères. Cette fureur qui animait les
Alsaciens-Lorrains contre les Allemands, dans les années
qui suivirent la guerre, c'était une juste colère de Français
livrés à l'ennemi, mais c'était aussi l'irritation de gens
qui ne connaissent ni le code, ni les moeurs, ni les passions
de leurs maîtres et qui ne savaient comment s'organiser
un mode de vie. En même temps que le caractère des vain-
queurs, les fils des annexés ont appris les lois. Ils ont des
avocats. Pourquoi recourir à la violence tant que le
moment ne sera pas venu ? Us ont pris conscience de leur
supériorité intellectuelle sur les jeunes gens de civilisation
allemande. Cette supériorité se témoigne dans la société,
où le ton est donné par les moeurs françaises, et aussi dans
l'Université, où les étudiants alsaciens passent leurs exa-
mens beaucoup plus brillamment que les -jeunes Alle-
mands. Ils peuvent faire sur tous les terrains une résis-
tance légale qui servira leurs intérêts, nos intérêts, et main-
tiendra d'une façon utile en Alsace-Lorraine l'élément fran-
çais.
Le système de la protestation a fait place, dans l'ordre
politique, au système de la résistance légale. Les annexés»
ont pris une position de réserve : la force des choses les
empêche d'être Français, leur constitution propre les em-
pêche d'être Allemands ; ils se déclarent Alsaciens et ils
J9
290 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

s'arrangent pour résister avec les mômes moyens que es


Allemands des partis d'opposition.
Quelles sont donc, aujourd'hui, les conditions de vie dans
les provinces annexées ?
Dans les premières années de l'annexion, l'agriculture,
jadis si florissante, tomba, et surtout le tabac, la vigne
et le houblon, sources d'importants revenus, devinrent
d'un minime profit. La valeur du sol baissa avec les
intérêts. Aujourd'hui même, si l'agriculture s'est un peu
relevée, que de terres en friches et de villages dé-
peuplés, dans la Lorraine surtout, appauvrie par l'émigra-
tion 1
L'industrie alsacienne s'est Vue demi-ruinée au début
par le changement de régime,les nouveaux besoins commer.
ciaux, la brusque interruption des relations d'affaires et
des débouchés. Elle ne s'en remit que lentement. L'Alle-
magne s'est efforcée de ruiner l'industrie textile alsacienne
pour favoriser l'essor de la sienne propre. Et, disons-le
en passant, bien que le protectionnisme français fasse un
tort énorme à l'industrie alsacienne, il n'y a pas eu d'irrita-
tion de nos anciens compatriotes, mais c'eût été la mort
par étranglement, si l'Alsace ne se fût pas mise en relations
commerciales avec l'Allemagne.
Après la situation matérielle, examinons les choses de
l'intelligence. QL t C nenue la culture des annexés ? Ont-
ils gardé les habitudes l'esprit françaises, ou bien ont-ils
adopté le goût, les manières de penser et de juger de leurs
vainqueurs ?
Un phénomène, tout d'abord, doit retenir notre attention;
si l'Alsace, pendant un siècle, fut pour la France le chemin
des idées allemandes et une espèce de foyer où les grands
maîtres de la pensée française allaient s'initier à la culture
germanique, nous voyons aujourd'hui que les Allemands
immigres sont séduits par le charme féminin de'la civilisa-
LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN 291

tion française, par co je no sais quoi, par ce don de plaire


qui a toujours été le propre de notre pays (1).
On rencontre à Strasbourg des Allemands cultivés pour
qui rien n'est beau, rien n'est à la mode que ce qui est
français.
Grande vérité sur laquelle il convient de méditer :
YAlsace-Lorraine est aujourd'hui devenue un moyen de
pénétration pour les idées françaises en Allemagne. Nos
vainqueurs ont pu s'attribuer politiquement un territoire
et des contribuables, et cette situation ne changera que
far des moyens militaires et politiques; mais pour l'art,
les moeurs, la culture, bien loin que l'Alsace-Lorraine
soit devenue allemande, il se produit ceci, qu'un étudiant,
un officier allemand ne veulent pas revenir de Strasbourg
ou de Metz, sans avoir appris le français et les manières
» de Paris ».
Voilà, à l'heure qu'il est, le service que nous rendent nos
frères d'Alsace-Lorraine. Dans* l'Empire d'Allemagne ils
ont introduit des idées et des goûts français : un peu de
France, en un mot. Au rapt du sol par la violence, ils ont
répondu par une lente et sûre conquête morale. Séparés
de nous, ils ' /aillent pourtant encore à fortifier et à
étendre notre domination intellectuelle.
Cela vaut qu'on le décrive et l'étudié dans un volume.
Et ce volume, on l'écrira. Aussi bien, c'est une bonne
oeuvre française de maintenir les Alsaciens dans ce cou-

(1)Et c v,o!trop peu de parler comme je fais du goût français,


du charme parisien. Un plaisant me dira : « Toujours le cuisi-
nier et le maître de danse. » Si j'avais le loisir de développer
toute ma pensée, combien n'aurions-nous pas à méditer ce fait
que je livre à mon lecteur : le parti démocratique allemand ver-
rait avec plaisir les Alsaciens se maintenir dans leur esprit frarK,/
çais, parce que cet esprit, c'est la capacité d'obtenir les grands /S,^
points de vue, d'embrasser un vaste et libre horizon. J'insiste sur
la portée de cette note, bonne pour éclairer la psychologie du
peupleallemand et du peuple'français.
'
292 SCÈNES ET DOCTRINES LU NATIONALISME
]

rant d'idées. Ils font en Allemagne la besogne que 14


ligue
de VAlliance française se propose dans l'univers. j

a Français ne puis, Allemand ne daigne, Alsacien


suis»,
telle doit être la devise de l'Alsace. L'Alsacien tend à se
maintenir comme Alsacien. Et n'allons point imaginer que
c'est un système volontaire, arrêté par l'entente de quel-
ques tacticiens. Dans cette langue de terre entre le Rhin
et les Vosges, il y eut toujours une manière d'être particu-
lière, une nationalité.
Si nous parlions d'art, je vous rappellerais que toutes les
formes qui pénétrèrent en Alsace s'y différencièrent. Pour
voir du sublime, allez dans la sacristie de l'église Snint-
Martin, à Colmar, admirer la Vierge aux Roses, de Schon-
gauer. (Je n'essaierai point, dans cette conférence, de dé-
peindre cette heureuse et touchante beauté, car les chefs-
d'oeuvre de l'art risquent, sinon d'efféminer les âmes, du
moins de les distraire des soucis positifs.) Mais c'est dans
toutes les formes de l'activité que ces nuances alsaciennes
s'accusent vivement. Il est reconnu, par les historiens, que
des familles alsaciennes, après l'annexion à la France,
se cantonnèrent dans leur tradition, dans une sorte de
particularisme moral. On sait que l'Allemagne n'est pas
un bloc homogène; il y a une différence très sensible entre
un Badois, un Bavarois, un Wurtembergeois et un Prus-
sien, eh bien, entre celui-ci et l'Alsacien, la différence est
plus grande encore, car au particularisme alsacien se joint
une longue culture française.
Les gens d'Alsace ne sont pas des Allemands, mais des
Alsaciens-Lorrains. Je veux dire qu'ils pensent et agissent
en Alsaciens cultivés à la française. Ils sentent ne pas pou-
voir vivre s'ils cbssent de se donner la culture qui les fit
tels qu'ils sont. Ils participaient d'une certaine Culture
allemande, celle-là qu'aimèrent les Michelet, les Renon,
LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN 293

les Taine, qui la connurent par les théologiens de Stras-


bourg (l). Mais ils demeuraient absolument réfractaires a la
discipline donnée par la Prusse à l'Allemagne et qui fait
l'esprit allemand actuel. Après la guerre, ils éprouvèrent
une véritable stupeur devant les caractères réels de la
prussification. Elle révolte lesî Allemands eux-mêmes qui
lui attribuent hautement la décapitation de leur littérature
et de leurs arts.
Saxons, Bavarois, Hanovriens protestent, mais avec
une bien plus faible énergie que l'Alsacien. Et ce dernier,
replié sur lui-même, bloqué entre la France et l'Allemagne,
se retrouve tel que ses aïeux et sa terre tendent à le créer.
Les Alsaciens-Lorrains commencent à trouver intolé-
rable la situation d'exception qui leur est faite. La nou-
velle nationalité politique à laquelle le traité de Francfort
les a contraints confère tous les devoirs, mais n'accorde
que des droits chétifs. L'Alsace-Lorraine est devenue une
province annexée, mais non point un pays confédéré. Il
n'y a pas de pouvoir d'Etat particulier : par conséquent pas
de nationalité alsacienne-lorraine reconnue, et nul droit
national alsacien-lorrain.
L'Alsace-Lorraine réclame aujourd'hui son autonomie au
même titre que les autres Etats de l'Empire. Elle veut être
mise sur un pied d'égalité avec eux et ne plus dépendre
d'eux tous. En un mot, les Alsaciens veulent être chez eux

(l) C'est un problème de savoir si les thélogiens de Strasbourg,


cefaisant, ont servi ou desservi la Franco, mais c'est un fait qu'ils
lui ont donné le contact avec l'Allemagne. Aujourd'hui encore,
c'est un Alsacien, M. Henri Albert, de Niederbronn, qui traduit
Nietscheen français, cl c'est un autre Alsacien, M. Henri Lîchten-
berger qui nous a le mieux exposé les conceptions de ce philo-
sophe.C'est encore un Alsacien, M. Edouard Schuré, qui des pre-
miers nous communiqua la philosophie des légendes wagnê-
rlennes.Et les reproches que l'on peut faire à ces intermédiaires,
nousne les jugeons pas fondés, car la vraie France, aujourd'hui
comme à toutes les époques, sait digérer les « nourritures s
étrangères.
294 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME '
!
comme les Bavarois, les Saxons, les Badois sont-chez
eux. Et quel juste argument pourrait d'Allemagne même
s'élever contre une prétention aussi légitime?
Voulez-vous entendre la voix de cette nationalité qui
réclame son droit a la vie, lisez ce « prospectus » de la
Revue alsacienne illustrée (1), revue vraiment magni-
fique de pensée et d'exécution, que des Alsaciens-Lorrains
publient à Strasbourg.

« A nos compatriotes,
« Chaque Alsacien se plaît à parcourir son pays ; il se plaît
« aussi à se faire raconter les-moeurs et les actions de ses parents
« aujourd'hui morts.
« C'est un agrément et c'est en même temps salutaire. Il y a un
« bien-être physique et moral à se plonger dans son milieu natu-
« rel. En effet, tous nous sentons ce que nous voulons exprimer
« quand nous définissons l'un d'entre nous en disant : « C'est un
« vieil Alsacien t C'est un vrai type de la vieille Alsace ! » Et nous
« sentons également qu'un de nos compatriotes est diminue si
« l'on est amené à dire de lui, en secouant la tête : « Ce n'est plus
« un Alsacien !»
« Chez tous les Alsaciens ce sentiment inné de piété ancestrale
« et d'uttachement au sol existe, mais c'est insuffisant de demeu-
« rer vis-à-vis de l'Alsace dans cette phase sentimentale : il (aul
« que nos raisons d'aimer notre terre et nos morts nous soient
« intelligibles et il faut que nous comprenions de quelle manière
« nous pourrions le mieux dégager, maintenir et prolonger la
« tradition alsacienne.
« Ces réflexions donnent la raison d'être et tracent le pro-
« gramme de notre revue...
« Elle veut rassembler les détails familiers de notre vie pas-
« sée, parler de nos morts illustres, signaler à l'attention pu-
« Wique nos artistes, nos savants et nos écrivains, donner un ta-
« bleau complet de l'activité intellectuelle de l'Alsace.

(1) La Hernie Alsacienne illustrée parait en fascicules trimes-


triels. Elle forme chaque année un volume de grand luxe de
250 pages. Le prix do l'abonnement pour la France est de
19 francs. Bureaux : 27, rue des Serruriers (Strasbourg).
LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN m
« Ainsi nous consacrons celte revue a. tout ce que nous vé-
« nërons, à tout ce qui nous a formés. Nous rêvons qu'elle serve
« de point d'appui à nos jeunes générations pour qu'elles restent
« fidèles aux traditions de notre terroir.
« Notre programme, c'est de dégager dans le passé tout ce qui
« mérite d'être prolongé.
« Notre programme, c'est de signaler dans le présent tout ce
« qui naît de notre hérédité propre, tout ce qui peut prendre place
t dans le patrimoine de la nation, tout ce qui fait partie de « l'Ai-
« sace éternelle ».
« En feuilletant cette publication, chaque fils d'Alsace se trou-
* vera ému, religieusement enorgueilli. Nous voudrions surtout
« que, mieux renseigné sur la personnalité de sa nation,, il con-
> tribuat plus sûrement, selon ses moyens, à l'enrichir encore.
« Car, l'assertion qu'une chose est bonne et vraie a toujours be-
« soin d'être prouvée par une réponse a celte question : « Par
« rapport à quoi celte chose est-elle bonne ou vraie ? »
« Les choses ne sont bonnes et vraies pour les Alsaciens que si
« elles sont le développement d'un germe alsacien. Du moins, si
« elles ne sont pas un fruit de notre race, il faut qu'elles acceptent
« les conditions de notre climat moral ; oui, qu'elles se modifient
« selon l'esprit, selon le climat, il n'y a pas d'autre mot, que nous
« ont fait des siècles de civilisation alsacienne.
.< Les Alsaciens, plus qu'aucun petit peuple, sont aujourd'hui
« disséminés. Dans les lieux divers où Us sont fixés, ils prennent
« de nouvelles attaches. Mais ils gardent et ils garderont durant
« plusieurs générations des racines dans cette terre alsacienne où
« sont enterrés leurs pères. Ne seraient-ils pas heureux de trans-
it mettre à leurs enfants, comme un patrimoine commun, lo génie
« do notre petit pays? Cette revue se propose do les y aider. Si les
« difficultés ne trahissent pas sa bonne volonté, elle contribuera
« à maintenir une conscience alsacienne; elle inspirera, vérifiera,
« réveillera nos énergies essentielles. »

Les chances de la Germanisation. — Ce


qu'a entrepris,
dans ces dernières années, l'Alsare-Lorraine, ce n'est
pas une conciliation, c'est une concurrence avec les Alle-
mands. La lutte, continuée sous sa forme héroïque, dé-
cimait et ruinait les annexés. L'émigration les dépouil-
lait de leurs éléments jeunes, indépendants, courageux
et aptes a la résistance. Les vides laissés favorisaient
2Ô6 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

l'immigration et par conséquent.les conquêtes do l'esprit


allemand. Une armée d'employés, de petits industriels
et de petits commerçants vinrent d'outre-Rhin remplacer
les partants. De la seule Alsace, c'est-à-dire d'une popu-
lation d'un million quatre-vingt-dix mille habitants, trois
cent mille indigènes ont émigré de 1871 a 1890. Les no-
taires en Allemagne sont des fonctionnaires. Après l'an-
nexion, ceux d'Alsace-Lorraine envoyèrent une délégation
a M. Thiers pour lui demander conseil : » Accepter ou
émigrer? » Il répondit : « Restez. » Il avait raison. Les
Alsaciens-Lorrains le reconnaissent aujourd'hui. L'émi-
gration en masse a littéralement appauvri le sang alsa-
cien (1). Ce sont surtout les familles riches, celles qui déte-
naient la culture, qui quittèrent le sol; la force de résis.
tance en fut dangereusement atteinte. En effet, ceux qui
capitulent devant les avances du gouvernement allemand
le font pour trouver une place, un morceau de pain. Les
émigrants allemands profitent de l'abandon des situations
prépondérantes, industrielles, commerciales et autres
pour s'en emparer peu à peu. Il'tend à se former une
classe de notables allemands. Faudra-t-il qu'apparaisse
une classe aristocratique allemande et que les indigènes
soient réduits a l'état de caste inférieure, de parias ? La
génération actuelle se révolte là contre ; sur tous les points
du pays on sent de jeunes énergies grandir : la lutte re-
commence, non pas sournoise ou héroïque, mais diploma-
tique et légale.

Abandonnée dans l'ordre politique et comme méthode


de résistance organisée, la protestation no perd rien de
sa vigueur dans les consciences. L'Alsace et la Lorraine

(1) Voir la note : « Il ne fallait pas-èmigrèr. »


LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN &f
ont vécu de la vie de la France dans les bons et mauvais
jours, et, bien qu'elles se troublent parfois devant nos
divisions, il y a peut-être à cette heure plus de coeurs chez
elles que chez nous pour garder une invincible foi dans,
ravenir. Seule la diminution même de la France diminue-
rait ce sentiment intime qui ne serait ruiné qu'avec notre
^ '
ruine.

Sommes-nous bien sûrs de n'être pas, sur trop de


points, en état d'infériorité notoire ? Reconnaissons d'abord
le retard du développement de nos lois sociales. Et pour
le mieux sentir, examinons avec attention un coin de ce
pays annexé : l'ancienne principauté de Salm-Salm (1).
Au début de la Révolution, elle était encore indépen-
dante. En 1793, elle dut se donner à la France pour
échapper à la famine, car un décret de la Convention inter-
disait l'exportation des grains, même dans les enclaves de
la République. Ce fut donc une nécessité matérielle qui
nous donna ces compatriotes. Ce fut, en outre, l'adhésion
à une civilisation plus favorable aux petites gens : dans
sa demande d'annexion, la ville principale, Senones, décla-
rait a l'unanimité qu'il était utile et urgent de solliciter près
de la Convention la réunion à la nation française, « si
digne de l'amour de ses voisins par sa philanthropie et
son attachement aux principes sacrés de la liberté et de
l'égalité ».

Celte année, j'allais en excursion, à pied, visiter les ruines


du château de Salm, berceau de cette antique famille déchue. La
pluie tombait a torrents ; je me réfugiai dans un hangar où un
vieillard, fort courtoisement, me fit la conversation : — C'est

(1)Voir dans Du Sang, de la Volupté et de la Mort, le chapitre :


Une visite en Salm-Salm.
298 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME '
I
une vieille scierie, me dit-il, mais elle ne marche plus depuis jbiei
du temps. — Pourquoi l'avez-vous abandonnée?— Elle ne în'np-
parlient pas, elle est la propriété d'un Parisien qui me donne 1*
logement moyennant que je la garde. — Alors vous ne travaillez
pas?—Ex-soldat français, me répondit-il fièrement, et il s'exprima
en termes tout à fait dignes sur son ancienne patrie, puis il
ajouta : « J'ai soixante-dix-sept-ons ; si j'étais en France, je mour-
rais de faim. Ici, monsieur, je touche ma pension ouvrière do
13 marks 50 par mois. Je rne nourris très bien, je ne suis un peu
gêné que pour l'habillement. »

Voiià un grand point. Quand tout reste encore à créer


dans la République française en fait d'assistance, l'Alle-
magne s'est déjà avancée très loin dans la voie du socia-
lisme pratique. Elle possède quatre grandes lois d'assu-
rances obligatoires qui prévoient et assistent les maladies,
les accidents, les infirmités et la vieillesse. Du troisième
jour où un ouvrier travaille, il est nécessairement et auto-
matiquement assuré. Le total des assurances légales en
Allemagne donne le chiffre, de 2,618 millions de marks de
pensions servies jusqu'à ce jour, et la réserve des capi-
taux concentrés à cet effet se monte à 1,150,000 marks.
Ainsi près de cinq milliards de francs ont été immobilisés
en Allemagne en faveur des assurances ouvrières. Cette
situation peut humilier notre gouvernement qui, après
avoir été, il y a un siècle, comme le déclaraient les gens
do Senones, le plus, philanthropique de l'Europe, n'est pus
arrivé, à beaucoup près, aux lois sociales et aux résultats
de l'Allemagne monarchique.
Ces réalisations pratiques d'une nation occupée de s'as-
surer le bien-être ou, pour dire toute ma pensée, préoc-
cupée de se conserver, est-ce du socialisme? Cesi du natio-
nalisme et la seconde étape fatale du protectionnisme (1).

| (1) Lisez Protectionnisme des individus. Voir à l'Appendice le


Programme de Nancy.
LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN 299j

En niême temps que les petites gens constatent nécessaU


renient notre infériorité dans le règlement du problème de
la misère, les hautes classes d'Alsace-Lorraine ne peuvent
s'empêcher de comparer la puissante raison qui préside au
développement de la nation allemande avec l'anarchie qui
désorganise notre France. Ces annexés se révoltent à l'idée
que nous consentons à accorder chaque année un milliard
au budget de la Guerre et que ces sacrifices héroïques,
au demeurant, ne servent qu'à tromper cyniquement le
noble instinct de revanche. Mensonge systématique de
notre parlementarisme qri redoute, plus que tout, la vie-'
toire parce qu'il ne pourrait pas durer en face d'une armée
victorieuse.

Mais arrêtons-nous : ne laissons pas croire que les Alsa-


ciens-Lorrains, devenus Allemands par force et d'une façon
matérielle, soient en passe de le devenir moralement. J'ai
voulu marquer seulement la nécessité pour les Français
de demeurer aux yeux des annexés les représentants d'un
degré supérieur de développement politique. Si justes que
soient ces observations, ayons pleine confiance dans le
coeurde nos anciennes provinces.
Tant qu'il existera là-bas un descendant des indigènes,
il se réclamera du droit des peuples et affirmera qu'il ap-
partient aux seuls Alsaciens-Lorrains de disposer d'eux-
mêmes.
Et puis, en vingt-cinq ans, l'Allemagne n'a pas su se faire
aimer. La France, même malheureuse, inspire de l'amour.
On n'estimera jamais assez l'héroïsme de ces annexés.
Pensez au médecin qui se passe de la vaste.clientèle des
immigrés, au boulanger chez qui la domestique de l'officier
vient dire : « Nous ne nous fournirons plus chez vous si
vous ne mettez pas le drapeau aux anniversaires. » Des
jeunes AlsG-'ens-Lorrains qui font leur volontariat aile-
300 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONAMSMË

rriand, pas un qui consente à être officier, parce qu'il serait


forcément en contact avec les Prussiens et resterait à la
disposition de l'autorité militaire : ils acceptent d'être sus-
pects et renoncent à tout emploi d'Etat. Des bandes im-
menses passent la frontière chaque fois qu'il y a des re-
vues à proximité sur le territoire français. Des milliers et
des milliers viennent fêter leur 14 juillet en France. Le
gendarme prend leurs noms : « Ah ! vous êtes ferblantier,
vous habitez tel village? eh bien! on vous repincera. » Dans
l'intérieur du petit bourgeois alsacien-lorrain on célèbre la
fête nationale mieux que chez nous : gâteaux, bouteilles, pe-
tits drapeaux tricolores, cocardes, tour Eiffel apportés de
France. .
Vous pourrez lire dans le Temps, au printemps et à l'au-
tomne, le relevé des condamnations prononcées dans les
tribunaux d'Alsace-Lorraine, contre les conscrits qui
viennent s'engager avec les nôtres. De 1870 à 1890, on a
compté 220,000 réfractaires. Et maintenant encore, bien que
le système de l'émigration soit condamrié par la haute rai-
son des indigènes, une moyenne de 5,000 jeunes gens,
chaque année, ne peuvent prendre sur eux de servir l'Alle-
magne et passent la frontière.
A quelles difficultés pourtant ces réfractaires se livrent de
leur plein gré ! Et d'abord, en France, comment les traitons-
nous? On doit à M. Emile Keller une loi de juillet 1889 qui
permet aux jeunes Alsaciens-Lorrains de recouvrer, par une
simple déclaration, leur nationalité française et d'entrer
dans nos régiments et dans nos Ecoles militaires. Mais
personne, dans le gouvernement, ne s'est préoccupé de
l'application de cette loi qu'on a obtenue très difficilement
et sur laquelle on fait le silence le plus complet. Les jeunes
annexés ne savent môme pas qu'elle existe ; ils arrivent
dans nos bureaux de recrutement sans être munis des pa-
piers exigés, et l'on trouve commode de les enrôler dans la
Légion étrangère et do les envoyer mourirouperdrelasanté
LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN 30Î-

au Tonkin, à Madagascar. Les Allemands exploitent notre


maladresse. Dans les villages, ils ont beau jeu à goualller. :
<i Si vous passez en France, on vous enverra périr.des
fièvres. » Les décès sont toujours soigneusement relatés et
commentés par les journaux allemands.
Malgré leurs déboires et les obstacles de toute sorte, ces
jeunes gens aiment mieux affronter toutes ces misères, si
bien dépeintes par les journaux allemands et en partie
réelles, que de faire en Allemagne un service moins pé-
nible, moins long et suivi d'un tranquille retour au pays.
Jamais, jamais on n'a entendu un seul de ce3 jeunes
gens se plaindre de la France, et ceux qui, dégoûtés, déçus,
tourmentés par la nostalgie, reviennent au pays endosser
l'uniforme allemand après avoir porté le français vantent
encore à leurs camarades la douce France.
Quelques indigènes ont invoqué une raison tirée du pro-
fond de leur être, disent-ils, pour accepter la nouvelle situa-
tion politique faite à l'Alsace-Lorraine par le traité de
Francfort. M.Zorn de Bulach a coutume de dire:«Que vou-
lez-vous? Je suis un féodal; ma famille a toujours joué un
rôle sur cette terre d'Alsace ; je ne pouvais pas me résoudre
à n'y rien être. Je suis les destinées de ma terre. » Un
journal allemand a répliqué par la phrase suivante dont
nous nous contenterons : « Il n'y a en Alsace qu'une seule
catégorie de citoyens que nous puissions respecter : ceux
qui se renferment dans la résignation et le silence ; tout
le reste n'est qu'hypocrisie ou politique de courtisan. » Et
sans vérifier la sincérité des Zorn de Bulach, nous dirons
que leur conscience, si c'est elle qui parle, est tout excep-
tionnelle en Alsace. La conscience collective de ce peuple
se fait connaître par des traits bien différents de ces dé-
chéances individuelles.
Voyez l'exemple de cette femme qui mourait à l'hôpital.
Elle demanda à voir son fils, soldat en France et clairon, il
vint et elle dit : •
302 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME j
i
— Je voudrais tant l'entendre jouer de sa trompette;!
L'interne, après avoir hésité, accorda à la moribonds
sa dernière fantaisie. Le fils se procura une trompette et
il joua avec entrain : « Y a d'ia goutte à boir' là-haut... La
mont'ras-tu la côte...? » C'était un très beau garçon. Elle
le regardait doucement et elle mourut.
Voilà de l'amour et avec lui collabore la haine. Au cime-
tière de Raon-lès-Leau, dernier village français sur la route
du Ddnon, j'ai copié l'inscription suivante : » Le 24 sep-
tembre 1887, deux Français, de Wangen, officier de dra-
gons, et J.-B. Brignon, citoyen de Raon, ont été, l'un blessé
grièvement, l'autre tué sur le territoire de Vexaincourt par
le soldat allemand Kauffmann. » A deux kilomètres de là,
on m'a montré la maison forestière où l'assassin était garde
en 1837.
— Qu'èst-il devenu? ai-je dit.
— Un grand propriétaire lui a fait une belle situation en
Pomèrahie.
Tournons-nous maintenant vers les intellectuels. Chaque
année, les jeunes étudiants alsaciens-lorrains se réunissent
en un banquet d'où les éléments suspects sont longtemps
d'avance exclus avec soin ; ils sont là cent cinquante à deux
cents. Un petit orchestre est composé d'étudiants ; on re-
présente des saynètes, on dit des monologues, interrompus
par des choeurs. On distribue un programme illustré en
français, et puis un recueil de chansons imprimé aux frais
des étudiants. Voici quelques titres : les 'Gueux, de Bé-
ranger ; les Volontaires, de Métra ; le Père la Victoire, la
Marche Lorraine, etc.. Les toasts et les discours encou-
ragent les camarades à devenir bons Alsaciens et parlent
de la France en termes voilés. Vers une heure du matin on
se lève de table, et tous les cent cinquante en file indienne,
•par de petites ruelles écartées, sans bruit, se dirigent vers
la placé Kléber; arrivés près de la statue, ils se découvrent
et silencieusement, la tété nue, ics yeux dirigés sur
LE NOUVEAU PROBLÈME ALSAClEN-LORRAiN m
Kléber, défilent trois fois autour de la statue. Et voyez la
puissance de ce symbole sur leurs esprits : la police les suit
et les surveille ; au moindre cri, elle interviendrait. Eh bien!
malgré les libations et la gaieté bruyante de tout à l'heure,
pas une exclamation ne vient troubler le silence et, quand
ils se séparent, leurs mains dans l'ombre se serrent avec
force. Voilà trente ans que cette cérémonie intime se repro-
duit chaque année. Et notez que ces jeunes gens, qui n'ont
que dix-huit à vingt ans au plus, sont tous nés après
quelques années de régime allemand.

Les Alsaciens-Lorrains, politiquement séparés de là


France, se sont maintenus attachés à elle par un lien mo- J*
rai. Et nous aussi nous devons travailler à cela : les main-
tenir dans la conscience française.
Notre devoir, c'est de «fortifier la France; peu importe le V
temps : ce n'est pas un élément qui compte dans la vie des
peuples. Si vous créez une force, elle développera dans un
délai quelconque tout ce qu'elle porte en elle. Si vous créez
une France armée et organisée, vous pouvez être certains
que de l'autre côté de la frontière, à l'instant que la poli-
tique aura choisi comme favorable, on entendra un im-
mense cri d'amour s'élever vers la France faisant lé geste
béni d'appel.
Quant à nous, il y a un devoir où nous devons per-
sévérer utilement pour les annexés : c'est de développer
et d'éclairer la conscience française, de la fonder sur la l
terre et les morts. Dans cette harmonie qui s'appelle la
France, gardons sa place à la voix de l'Alsace et de la Lor-
raine. Il faut que nous continuions, malgré l'accident de
70-71,à considérer ces deux provinces comme des parties ,
de l'organisme français. Nous devons les écouter et le leur
faire savoir. Il faut que les Alsaciens-Lorrains continuent
à être ce qu'ils étaient au lendemain de la guerre : des fa-
voris du peuple françaisi
804 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

32) LETTRE D'UN COLONIAL — On m'a 10-


FRANÇAIS (1).
proche d'avoir placé au coeur des revendications de laj« Pa-
trie française » la question d'Alsace-Lorraine. Admettons
que nous ayons, nous autres gens do l'Est, une sensibilité
spéciale pour l'Alsace-Lorraine' Il faut bien qu'on en tienne
compte. Nous sommes de tous les Français les plus ré-
servés, les moins déclamateurs. Les chansons de café-
concert sur Metz et sur Strasbourg ne viennent ni des pays
annexés, ni de Meurthe-et-Moselle, ni des Vosges. Si l'on
.entendait comment ces questions sont traitées à Nancy,
à Saint-Dié, à Epinal, on serait frappé, jusqu'à l'étonné-
ment, de l'esprit positif que les gens de la frontière ap-
portent dans ce débat. Faut-il parler net? Nous sommes
prêts à tout examiner, mais nous ne voulons point faire
des sacrifices ou des. ajournements d'espérances, sans
avantages certains. 4
L'Alsace et la Lorraine sont encore, à cette heure, quoi
qu'en disent certains apôtres suspects, décidées à de-
meurer dans notre sphère morale. Nos vainqueurs ont
pu politiquement s'attribuer un territoire et des contri-
buables; la germanisation des âmes échoue. Voilà ce que
l'opinion publique doit savoir; voilà ce que je ne me lasse
pas de proclamer, parce qu'il faut comprendre que, dans
une discussion avec l'Allemagne, l'Alsace-Lorraine est un
point toujours vivant à considérer. Certains coloniaux,
qui disent «vieille affaire terminée », sacrifient à la légère
un élément important du marché à intervenir, fût-ce dans
cette entente coloniale qui leur tient à coeur.
IA question d'Alsace-Lorraine n'est pas le système de
quelques patriotes, une vue de l'esprit; elle est un fait, une
plaie. Et, quand on vous dit que cette plaie est fermée, on
vous trompe pour faire le jeu de l'empereur allemand et

(1,Une lettre d'André Chéradame.— Le tournai, 18 janvier 1000.


LE NOUVEAU PROBLEME ALSÀCÏEN-LORRÀÎN Mi

pour lui permettre d'écarter l'Alsace et la Lorraine des


négociations qu'il rêve d'ouvrir avec nous.
Un écrivain, André Chéradame, qui pendant trois ans
vient de parcourir l'Europe pour l'étudier politiquement
et dont plusieurs communications ont éveillé l'attention
des hommes compétents, m'adresse une lettre importante
pour que je la mette sous les yeux des nationalistes. Elle
procède d'un esprit qui n'est pas le nôtre, pourtant elle
confirme et complète notre manière de voir :

« Tous ceux qui travaillent aujourd'hui à débarrasser la Franco


« des cosmopolites, corrupteurs de notre esprit national, doivent
« se connaître et s'entr'aider. Pour avoir, rétabli dans les esprits
« une manière juste et française d'envisager la question d'Alsace*
« Lorraine, vous avez droit à la reconnaissance de tous les bons
« citoyens.
« Lorsque nous parlerons, maintenant, dans le sens que vous
« avezindiqué, de nos provinces perdues, on ne pourra plus y voir
« la trace d'un vain chauvinisme, mais simplement la conse-
il quencede notre devoir national. Il était temps vraiment que les
« choses fussent remises au point. Une confusion était en voie
« de s'établir, et on pouvait se demander si que'^ues-uns de ceux
« qui préconisent l'entente avec l'Allemagne ne travaillaient pas
« simplement à faire disparaître la question d'Alsace-Lorraine
« de nos préoccupations françaises.
<iDésormais, il n'y aura plus de confusion. Demain comme hier,
« notre peuple gardera pieusement le souvenir de nos provinces
« perdues. Il y pensera toujours, et en parlera. Ce faisant, il
« n'obéira point à un chauvinisme condamnable, mais à cet
a instinct secret et sûr des peuples qui ne veulent pas mourir,
« car les peuples qui, après Irente années, oublient un désastre,
« ne sont ni dignes ni capables de rester une nation. Or, notre
« vitalité nationale est plus grande que nos adversaires ne sup-
« posent. Ils commencent à en avoir la preuve. Non seulement
«'nous avons foi dans la France, mats nous croyons encore à
« celte justice immanente dont parlait Gambette.
« Et voilà pourquoi toujours, pour nous, il y aura une question
« d'Alsace-Lorraine.. « .
« Ceci nettement posé, rien ne nous empêche plus d'envisager
'
- 20
âOO SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME I

« sincèrement riiypothèso d'une entente avec rAUemagnoj sous


« une forme définie, dans des circonstances données, et en pré-
« sence d'intérêts certains. Mais nous entendons no pas; êt*e
« dupes.
« Nous prétendons tirer les avantages de nos désastres et de
* nos défaites. Dans nos rapports avec l'Allemagne et l'Angleterre,
« Sedan et Fnehoda font obstacle à ce sentimentalisme, procé-
« dant de notre nature, qui trop souvent a causé les erreurs de
« notre politique étrangère. Duns nos relations avec ces deux
« pays, nous entendons donc ôtro dés hommes froids et calcula-
« teurs : no rien repousser o priori et ne rien accepter sans
a réflexion. Nous no voulons suivro ni la politique de la haine,
« ni colle do l'entraînement, et nous no forons rien sans do sufQ-
« santés et préalables indemnités.
« Etudions donc avec les coloniaux français, dont nous
« sommes, les conditions d'une entente avec l'Allemagne, mais
« envisageons toutes les faces de la question, et non pas une
«cseule. Il n'est pas douteux qu'une entente franco-allemande sur
« le terrain colonial peut nous procurer de très sérieux avantages;
« mais il est encore plus certain — pour quiconque connaît l'état
« vrai de l'Allemagne actuelle, et son impérieuse nécessité d'uc-
« quérir de nouveaux territoires coloniaux — que l'entente est
« beaucoup plus urgente pour l'Allemagne que pour nous. Il est
« également évident que nous ne pouvons arriver à une entente
« sans être au préalable fixés très exactement sur les tendances
« de la politique continentale de Berlin.
« Là est le noeud de la question.
« Depuis plusieurs années, je parcours, pour mes études, l'Eu-
« rope centrale, et, très sincèrement, il me semble qu'à Paris on
« se fait sur TAllenKire, toutes proportions gardées, des illu-
« slons aussi grandes qu'avant 1870...
'
« Depuis deux ans surtout, l'intervention allemande en Au-
« triche se préparé méthodiquement, et cependant notre presse
« n'a encore publié sur ce fait capital que quelques rares articles.
« En 1899, l'empereur Guillaume a accru de 16,000 hommes l'ef-
« fectif de paix de son armée ; il lut à donné 756 pièces de canon
« de plus que l'artillerie française, il a fait travailler jour et nuit
« à de nouvelles fortification 0 en Alsace-Lorraîne, autour de Stras-
.« bourg, de Nèu-Brisach, de Molsheim.de Metz.'., et seules, de
« laconiques dépêches ont signalé ces faits au public français.

« Sans doute, on ne songe plus, à Berlin, à une invasion de la


• ' """
'"-*. = i *'}\

LE NOUVEAU PRODLÈME ALSACIEN-LORRAIN 307

« France, aujourd'hui sans raison d'ôtro, mais tout indique que


« Guillaume II se ménage les moyens d'intervenir en Autriche.
« Pourrions-nous nous désintéresser de cette action parce qu'elle
« aurait lieu ailleurs que sur nos frontières immédiates? En au*
« cune façon, car la simple entrée de l'Autriche dans le Zollve-
« rein allemand exercerait sur notro commerce et sur notre in-
« dustrie une perturbation tellement profonde que le sort de la
.<plupart do nos industriels, de nos commerçants et de nos ou-
« vriers serait mis en question, et qu'en réalité les conséquences
« d'un rattachement de l'Autriche à l'Empire allemand attein-
« draient plus généralement les Français que ne l'a fait la guerre
« néfaste de 1870.
« Il y a donc là un point qu'il faut étudier. La politique conti-'
« nentale do l'Allemagne influe sur notre situation môtropoli-
a taine. Il importe donc de connaître cette politique pour discuter
« en toute sécurité les conditions d'une entente coloniale, puis-
« qu'en définitive les colonies sont l'accessoire de la métropole.
« Travaillons donc à nous éclairer et faisons-le par nous-mêmes.
« Nous ne pouvons plus, comme par le passé, nous reposer sur
« le seul quai d'Orsay du soin d'assurer le respect de la dignité et
« des intérêts de la France.
« Il apparaît trop clairement que notre diplomatie a surtout
« maintenant pour fonction d'anesthésier la France pour l'empê-
« cher de sentir trop vivement les coups qu'on lui porte. Désor-
« mais, notre politique extérieure doit avoir pour point d'appui
« une opinion éclairée.

« Documenter l'opinion sur les questions extérieures fait donc


« partie de notre oeuvre de réfection nationale. »
« André CHÉRADAME.»

Je ne crois pas qu'aucun lecteur reproche me


la lon-
gueur de cette intéressante lettre. Il faut, avons-nous îé-
pôté bien souvent, que quelques idées maîtresses circulent
dans la France pour la soutenir et la vivifier. Leur absence
fit profondément la faiblesse et la stérilité d'une magni-
fique convulsion nationale telle que le bbulangisme. (Nous
avons essayé de le rendre sensible dans YAppel au

Soldat). Ces efforts méthodiques pour;créer une discipline


nationale, pour nous, rattacher à note terre et à nos
- - v~ ' ' *-"• •' -
v---:,->- '.• ." . . ,-, f
-;>••. ;
308 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME
• . < i

morts, pour nous initier au point de vuo do race et aux con-


séquences qu'il ombrasse, ne serviraient do rien si ijoua
demeurions dans l'ignorance de la position en Europe de
la France. Puisque ma naissanco et certaines circons-
tances de ma vie m'en proposent le devoir, je ne me déro-
berai pas, sLmodcste soit ma parole, de rappeler cons-
tamment a l'opinion française nos compatriotes d'Al-
sace-Lorraine et cette bando de terre nécessaire à la
France.
. Je sais que plusieurs se croient nationalistes et pré-
tendent qu'on raye des questions nationales la question
d'Alsace-Lorraine (1). Eh bion! que voulez-vous? c'est que
la conscience nationale est obscurcie, pleine de contradic-
tions et de combats; c'est trop certain pour ceux qui, écou-
tant l'odieux tapage, ont su discerner qu'il est fait par un
clapotement de bêtises autant que par l'assaut des étran-
gers. A ces étrangers et à ces bêtises, on doit Opposer une
éducation nationale complète (2).

33) LETTRE D'UN MULHOUSIEN SUR LA SUPÉRIORITÉ DES


MOEURSFRANÇAISES.— Voici une lettre d'un habitant de
Mulhouse qui prouve combien l'Alsacien-Lorrain est cons-
cient de la supériorité de sa culture, de ses moeurs, de sa

(1) Plusieurs adhérents do la « Patrie française » se désabon-


nèrent même là-dessus des Annales de la Patrie française:
(2) On pourrait compter ceux qui continuent a voir clair, a en-
tendre net et ù dire tout haut : « L'Alsace qu'on abandonne
n'abandonne pas la France. » On pourrait les compter. Ils doivent
se compter. Tandis que je donne le bon a tirer de ces pages, dans
le coin duVar où je travaille, Je lis un noble et raisonnable,
article de M»«cJjiliet.to Adam : Le Pays du Kronprinz. (Le Petit.
\Marseillals du U"avrll_ï902.)
\ J'y trouve une saisissante formule : « Notre crime est de ne pas
LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN 309

sociabilité, ot avec quel soin jaloux il lés préserve des


'
influonces étrangères :

« Vous avez établi les.faits. Notre patriotisme ne peut


êtro intéressé le moins du monde, puisque le développe-
ment du commerce ot l'organisation sociale do l'Allemagne
seraient plutôt pour nous pousser dans ses bras, et qu'elle
les ouvre grands quand lo moindre d'entre nous fait mine
do se rallier. Ce qui nous attacho à la Franco, presque in-
consciemment et quel que soit l'état de ses affaires, c'est^
sa culture. Après avoir eu le bonheur d'en jouir, il nous
parait insupportable de retourner aux moeurs barbares^
d'un peuple sans générosité et sans tact.
« Or, ce sentiment que je vous exprime n'appartient pas
seulement aux classes instruites, ainsi qu'on l'a prétendu ; y
le paysan, l'ouvrier, sans pouvoir le formuler, l'ont aussi
profondément que n'importe quel homme du monde. Sa
puissance stupéfie les Allemands, qui voiont lu, avec rage ':.;{
un obstacle très long a vaincre. ]
« Si nous nous étions donnés librement a l'Allemagne, '•
sans doute nous mériterions d'en porter les conséquences; ,
mais nous avons été annexés de force, malgré notre pro- ;
testation formelle, répétée en 1887. Nous avons donc tous
les droits de protester contre l'annexion morale, en admet-
tant mémo, puisque nous n'y pouvons rien, l'annexion |
politique. ^
K Ce qui restera toujours une tache sanglante dans l'his- |
toire d'Allemagne, c'est la brutalité de ses mesures pour ":
anéantir notre culture, ce sont ses moyens odieux pour dé- -

parler toujours de l'Alsace-Lorraine. De ne-pas nous inscrire


sans cesse, sans trêve, contre la conquête. Affirmer son droit, ce
n'est pas forcément déclarer la guerre a qui vous te détient :
c'est,quelque chose Comme RENOUVELER UNE HYPOTHÈQUE. »
SCÈNESET DOCTRINESDU NATIONALISME

truiro notre tradition et profiter ainsi des désordres! so-


ciaux qui en sont la conséquence ; c'est, enfin, qu'elle pour-
rait aboutir à rondro hypocrite et craintif un pcuplo réputé
jusqu'ici pour sa franchise et sa vaillance.
«'A cette heure, sans doute, la France no peut presque
rien pour nous, mais vous l'avez bien dit : ello nous doit,
elle so doit a ollc-mômo de nous maintenir dans sa cons-
cience. Nous sommes trop petits pour ne pas avoir besoin
au moins de cet appui moral. Quand je vois cette invasion
toujours grandissante d'éléments germaniques et les efforts
prodigieux de l'Administration pour extirper tout ce qui est
d'essence française, et que je sens parfois mes pauvres
compatriotes, bien malgré eux, perdre la notion exacte de"
la chose française, j'ai des crève-coeur bien près du décou-
ragement. Ces moments sont courts, Dieu merci ! et quand
je me ressaisis, c'est pour m'obstincr avec d'autant plus
d'opiniâtreté. »

34) JL NE FALLAITPASÉMtCRET» (l).—Félicitons-nous du grand suc-


cès obtenu près du vaste public par Les Oberlé, de M. René Bazin.
Plus d'exemplaires se vendront, plus de Français connaîtront les
conditions morales où vivent les annexés en Alsace-Lorraine.
Et en vérité, Français, à vous juger sur certaines conversations
de salon et sur quelques articles de journaux, vous aviez besoin
de ce livre vrai, car vous ne possédez pas une idée précise de ce
que signifie l'annexion. Si les Alsaciens-Lorrains enduraient les
brutalités qui abrutissent l'Irlande, combien ils vous intéresse-
raient! Oui, leur misère vous comblerait d'émotion, d'une émo
lion si noble que vous regrettez de ne point la ressentir : vous leur
on voulez un peu de ce qu'ils ne sont point assis tout nus sur
les décombres de leurs fermes. Us vous donnent une déception :
« Ah 1nous fûmes bien naïfs de tant applaudir les complaintes sur

(1) Les Annexés. Le Figaro, 16 novembre 1001.


LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN 311

l'Alsace-Lorraine, il y a vingt ans, dans les cafôs-coricerts. » Et,


pour prouver que vous n'êtes plus « naïfs », vous racontez quelque
petit voyage quo vous fîtes en Allemagne.
En traversant l'Alsace, vous voyiez do votre wagon des cam-
pagnes pleines de blés, de vergers, de vignes, do houblons, de
bestiaux, de soleil et de gens bien vêtus; dans Metz et dans
Strasbourg, votre cocher vous montra do vastes monuments tout
neufs où l'on n'a pas épargné la dépenso ; les vieux indigènes se
turent sur leurs « souffrances » et vous parlèrent bonnement du
Transvaal, de la Comédie-Française, des tarifs douaniers; un
Allemand, pour qui vous aviez des lettres, vous traita avec cour-
toisie, et le soir, en buvant de la bière meilleure et moins chère
que chez vous, vous ne vous sentiez aucun remords a l'égard
des sacrifiés du traité de Francfort ; vous pensiez simplement que
nous sommes à plaindre d'avoir perdu de si riches provinces.
"— La victime, disiez-vous, c'est moi I
Après cela, vous poussez au delà du Rhin, en Allemagne ; vous
y reconnaissez ce que l'Empire allemand a de plus beau, à sa-
voir sa puissante administration, et vous,n'y distinguez pas ce
qui vous choquerait a l'usage, a savoir l'infériorité des moeurs
allemandes. Alors votre esprit s'élargit : « Peste I ces Alsaciens-
Lorrains ne sont pas tant a plaindre d'être annexés à une nation
forte et de profiter de ces beaux chemins de fer, de ces postes
incomparables, de cette discipline supérieure. » Je ne dis pas
que vous priez Guillaume de vouloir bien régner sur la France.
Tout le monde ne cause pas avec l'Empereur. Mais, par un phô-.
nomenc assez simple, vous vous imaginez savoir que les Alsaciens-
Lorrains sont enchantés et qu'ils ne voudraient plus redevenir
Français.
Eh bien I mon cher voyageur, vos observations ne sont pàV
seulement d'une insipide trivialité, je les déclare fausses. Vous
n'avez rien vu, rien compris. C'est a croire que vous pensez aveu
votre ventre plutôt qu'avec votre cerveau. Recommencez votre
voyage en compagnie de René Bazin. Vous êtes allô dans les
rues et dans les brasseries : il vous mènera dans les maisons et
dans les consciences.

Entrons chez les Oberlé. De bons bourgeois qui n'ont rien dé


bizarre, un type de famille reproduit sur la terré d'Alsace h des
milliers d'exemplaires. Ils habitent l'une de ces innombrables
maisons riantes que vous avez vues de votre wagon et vivent
' *
d'une scierie. .
313 SCÈNESET DOCTRINESDU NATIONALISME

Voici d'abord le grand-père. Il a été député protestataire après


la guerre; c'est aujourd'hui un vieux, presque paralytique et
aphasique; son deml-gatismo n'a pas affaibli sa protestation.
Dans sa rotraito, il demeure intraitable et révolté contre la ca-
tastrophe qui le fit Allemand.
Son fils, Joseph Oberlé, qui dirige aujourd'hui la scierie, était
autrefois dans les mêmes idées irritées. Mais il s'est vu exposé à
la ruine par lo système brutal do l'administration allemande
contre ceux qui « font les mauvaises têtes ». (Cette puissance,
celte rigueur que vous admirez dans l'administration allemande
on font précisément un merveilleux instrument pour saisir rt
broyer de toutes parts celui que' le pouvoir veut mater.) Le sen-
timent économique a triomphé en Joseph Oberlé du patriotisme
et, pour refaire la fortune de la famille, d'année en année il est
devenu conciliant. Voici qu'il pourra être candidat du gouverne-
ment aux prochaines élections, Mon Dieu I vous le voyez d'ici :
c'est l'industriel ambitieux et fier de sa richesse ; c'est l'homme
aux idées pratiques. Un rallié, a A quoi bon s'obstinor! L'Alle-
magne est trop forte pour que la France puisse maintenant s'oc-
cuper a reconquérir l'Alsace. ».I1 a d'ailleurs beaucoup souffert
de sa défection ; il a fallu rompre des liens, des amitiés ; il désire
épargner ces épreuves irritantes à ses enfants et les fait élever
en Allemagne.
Sa femme est une Alsacienne, c'est-à-dire une épouse soumise et
une mère excellente. Elle ne pardonne pas à son mari ses opi-
nions nouvelles, mais son devoir est de se soumettre. Elle va
jusqu'à l'accompagner dans ses visites officielles, puisque son
abstention lui nuirait. Elle souffre en silence. •
Ils ont deux enfants. Alors que la fille a pris goût à l'éducation
cosmopolite de son pensionnat de Baden-Baden et que, tout
occupée des trois langues qu'elle parle, de sa bicyclette, de son
lawn-tennis, elle ignore la nationalité alsacienne, le fils a été
poussé par un instinct secret à lire, à s'initier au génie de la
France. Sa vie en Allemagne a produit un résultat tout opposé
à celui qu'attendait son père.: il a appris à mépriser et non point
a haïr les Allemands; Il a reepîmu la générosité et le goût du
génie français en comparaison d'une civilisation toute de disci-
pline et d'érudition. Ce jeune homme est froissé par la prédo-
minance constante chez les Allemands de la raison sur le coeur,,
par la dureté du frottement social et par leur absence de nuance
et de mesure dans les relations d'homme à homme, par l'impla-
cabilité et l'absolutisme dans toutes les ^circonstances où son
hérédité de culture française voudrait du tact et de la « gen-
LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN 313

lillesse » Enfin le fatras de l'érudition l'écoeure, car il a un be-


soin inné de clarté et de spontanéité.
Cette réaction d'un Jeune Alsacien-Français contre le germa-
nisme (exagéré encore par l'Impérialisme et par la Prusse), Je vou3
la décris exactement, mais en termes insuffisants. C'est qu'il
n'est pas facile d'éclairer ces terres profondés de la conscience
où se gardent les germes déposés par deux siècles de culture fran-
çaise.
Ce sera l'honneur de ma carrière d'écrivain si fe puis quelque
tour apporter plus de lumière sur les magnifiques luttes rhénanes,
luîtes entre les intelligences et dans chaque intelligence. Aux
frontières de l'Est, ma petite nation, à travers les siècles, a ioué
un rôle principal dans cet antagonisme de race où fe suis, à mon
iour, un modeste combattant. Nous avons filtré les races infé-
rieures. Je ne m'écarte des querelles électorales que pour mieux
ne préparer à ce devoir difficile de fermer les défilés et de ralen-
tir le {lot étranger.
Devoir difficile, ai-je dit. M. Bazin, en écrivant un livre qui
fait échec a l'esprit allemand, a su respecter à la fois les gran-
deurs de l'Allemagne et la piété française.

Joseph Oberlé destine son fils Jean ù une carrière dans l'admi-
nistration d'Alsace-Lorraine. « Je me rallie pour vous, mes en-
fants ; j'en souffre, vous en aurez les bénéfices. » Mais le Jeune
homme refuse de servir; il reprendra plus tard la scierie. En
attendant, installé dans la maison paternelle, il parcourt les
coupes de bois, en compagnie d'un frère de sa mère^ Celui-ci,
l'oncle Ulrich.esfc un type très fréquent. C'est l'homme du coup de
feu, le célibataire qui hait les Allemands, qui vit dans la mon-
tagne pour les éviter et qui guette toujours l'heure où paraîtra
le premier pantalon rouge. C'est un grand chasseur; il a une
lonruevu sur le dos, « qui a vu le derrière des Prussiens a
Iénu ». D'alileurs il n'agit pas. Que pourrait-il?.Il est excellent et
stérile. Dans leurs promenades, le jeurçe Oberlê apprend à con-
naître son petit pays que son père jusqu'ici lui a permis de si peu
connaître. C'est la que définitivement toutes les idées qui flottaient
en lui deviennent fermes : il veut être bon Alsacien, servir sa
terre et ses compatriotes. .:
Malheureusement, l'époque approche où il doit faire son année
de volontariat. Son père a choisi pour lui le plus brillant régi-
ment de Strasbourg. Un officier de ce régiment brigue fà main
8M SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME !

do sa soeur rencontréo dans un bal officiel. Ce projet de


mariage
est uno grande souffrance pour lo jeune Alsacien qui sent ce qu'il
y a d'immoralité et clo désastro dans un tel affront a. la
cause alsacienne. Lisez Bazin, lisez la grande scène dramatique
où.lo vieil Oborlô, le grand-père qui se désespère do voir sa maison
devenir allemande, ordonne in son petit-fils de partir. « Va t'en I.
trouve-t-il la force do crier. Jean Oberlô passe la frontière.
Je ne vous raconterai point davantage le roman. Il vaut litté-
rairement par le pathétique. Il vaut socialement par la vérité des
types. J'aime moins son intrigue, faut-il le dire ? II y a des ren-
contres, certain diner, qui ne sont point possibles entre Alsaciens
et Allemands ; et puis c'était inutile de compliquer par uno dé-
sertion l'émigration de Jean Oberlô : il pouvait si paisiblement
prendre le train avant que d'entrer au régiment ! Enfin, M. Bazin
n'est point saturé et sursaturé d'Alsace, cela se sent. Mais la tra-
gédie est fortement posée et je ne saurais assez dire avec quelle
justesse d'accent dans l'émotion, avec quelle vérité, quelle loyauté
dans les" portraits.

... Je me retourne vers le voyageur qui, au début de cet article,


trouvait nos annexés si heureux.
Tiens 1 cette maison riante, ces beaux jeunes gens, cet indus-
triel orgueilleux et solide, ce vieux grand-père vénérable, cette
mère si douce, sereine, estimable I Aurions-nous cru que tous ces
types solides d'humanité moyenne cachaient un tel drame? En
effet, si l'un des messieurs Oberlé est monté dans votre wagon
et si vous lui avez demandé du feu pour votre cigarette, il ne vous
a pas ouvert en même temps que sa boîte ù, allumettes son coeur.
Mais, vous m'entendez bien, chez tous les Alsaciens, chez tous
les Lorrains, il y a des puissances de drame. Dans chaque fa-
mille, et comprenez bien ceci, dans chaque conscience; il y a
de la discorde. Dans chaque conscience? Oui, c'est le plus grave.
L'opération politique qui consisté'à.détacher par force une pro-
vince d'une nation et d'une civilisation, pour la transporter dans
un autre groupe social, compromet l'unité morale de chacune des
âmes annexées.L'annexion imposée obscurcit le devoir. Bile force
& recourir aux casuisles. Vous faut-il des exemples ? Quelle est la
règle qui s'impose avec évidence à un Alsacien-Lorrain soldat
allemand.en cas de guerre franco-allemande ? Manquera-t-il à son
honneur* de soldat allemand et désertera-t-il ? tirera-t-il sur .ses
frères français? tirera-t-îl sur ses camarades de chambrée alle-
mands J
I •

LE NOUVEAU PROBLÈME ALSACIEN-LORRAIN 315

Bazin nous a décrit une des tragédies de l'annexion; la vie,


avec ce qu'elle a de varié, do peu analogue, de spontané dans
mille sens divers, crée en Alsace-Lorraine mille tragédies qui
toutes naissent do ceci que nos soldats furent vaincus en 1870.
(Faisons en passant notre profit de cette observation et décla-
rons bien haut que la première sauvegarde de la moralité, c'est
d'avoir des fusils, des canons, des soldats disciplinés et des chefs
non contestés.)

S Là-dessus le Français a qui « l'on n'en fait pas accroire », celui


! qui a voyagé en Alsace et qui a constaté la germanisation, me
1 rnntfiio nu principe de notre querelle :
— En tout cas, Bazin me donno raison. Voilù ce Joseph Oberlô,
un gros industriel, qui accepte le fait accompli et qui sp fuit al-
lemand. Voilà sa fille qui se désole de ne point épouser un officier
allemand.
— Permettez, voyageur l Cotte petite pécore cilt préféré un joli
hussard do chez nous. Vous voyez bien qu'elle ne comprend rien
n la psychologio de son flancô allemand pour qui elle est égale-
ment uno'lettre close. Que M" Oberlô no pense jamais a la
Franco, il n'empêche que la pauvre innocente est préparée par
deux siècles de culture française h sentir ù la française. Il
n'est pas mal du tout, son officier allemand. J'admire M. Ba-
zin de n'avoir pas dégradé cet adversaire. C'est avant tout un so-
lide compagnon, de bonne race guerrière, orgueilleux plus qu'on
ne saurait dire, et par conséquent hautain, autoritaire, très brave
en outre, brutal, égoïste. Il faut savoir le point central d'un mi-
litaire prussien, sa fidélité absolue à son empereur. « Nous
sommes les fidèles Germains. » Mais voilà ce qu'ignore, ce que
ne peut pas sentir cette petite fille ; elle demeure stupéfaite de la
brutale décision avec laquelle son fiancé la quitte pour jamais et
court après le frère déserteur qu'il voudrait faire fusiller. Avec un
officier français, il y aurait eu, je crois, des accommodements :
peut-être une certaine générosité envers la jeune fille eût-elle été
comprise, excusée, conseillée môme par les camarades de l'offi-
cier ; peut-être le cas d'un vaincu qui retourne à se patrie d'ori-
gine n'eût-il pas jeté le déshonneur sur une soeur amoureuse.
Cette générosité large et qui nuance ses jugements selon les cas,
la jeune Oberlé l'espérait : c'est que ses sentiments ne s'accordent
point avec l'intraitable « fidélité » allemande ; c'est qu'elle est
Française.
316 . SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Quant au père, a Joseph Oberlô, Je ferais injure à mes lecteurs


si Je croyais utile de leur démontrer qu'il fait l'Allemand par in.
térôt, mais qu'il en est fort contrarié, honteux, et jusqu'à en souf.
frir.En tout pays, nous connaissons les ralliés. Ah I que les pan-
talons rouges apparaissent aux défilés do Saverno qa'immortalis*
Turenne, et ce candidat officiel au Reichstag redeviendra un k-
meux Français. Et personne, dans celle embrassade générale,ne
voudra lui faire d'affront. D'autant qu'il déploiera un zèle ! Après
tout, ce Joseph Oberlé, c'est quelqu'un comme Ugolin qui man-
geait ses enfants pour leur conserver un père : il trahit la France
pour qu'un Français garde une autorité sociale en Alsace.
Et Je ne jurerais point que Joseph Oberlô se trompe I Peut-être
l'histoire, qui ne considère que les résultats, saura-t-elle plus de
gré aux Alsaciens qui maintinrent en Alsace le sang alsacien,
et par suite la culture française, qu'à ceux qui se replièrent sur
la France.
Il obéit à son grand-père, le vaincu de 70, plus qu'à son ins-
tinct propre et à sa confiance dans la vie, ce noble Jeune homme
qui passe la frontière et se réfugie chez nous. Certes, nous l'ac
cueillons avec une grande sympathie, parce que nous avonsbe
soin de ces bonnes races de l'Est qui manquent d'éloquenceel
qui prennent le temps de penser avant de parler, mais la scierij
passera aux mains dés Allemands I A-ML réfléchi là-dessus avec
une parfaite abnégation? Une influence germanique se substi-
tuera sur les pentes de Sainte-Odile à une famille terrienne,
pleine, qu'elle le sache ou non, des forces et des voix de la
France. Jean Oberlô, généreux garçon que je salue avec respect,
voulez-vous être un héros ? Ne quittez point l'Alsace. — « Eh ! dit-
il, qu'y puis-je faire d'utile, humble suspect en face d'un empire
colossal ?» — Je ne vous demande point d'agir, mais seulement
de vivre. Je ne vous demande même point de protester, mais na-
turellement chacune de vos respirations sera une respiration
rythmée par deux siècles d'accord avec le coeur français. Demeu-
rez un caillou de France sous la botte de l'envahisseur. Subissez
l'inévitable et maintenez ce qui ne meurt pas.

35) QU'EST-CE QUE LA DICTATURE EN ALSACE-LORRAINE ?-


Le paragraphe de la dictature dont on parle beaucoup est.
en somme peu connu, Le voici ;
LÉ NOUVEAU PROBLEME AtSACIEK-tOftRAtN W
« Eu cas de danger pour la sécurité publique, le président su-
« peïieur est autorisé à prendre immédiatement taules les me-
« sures qu'il jugera nécessaires pour écarter ce danger.
« Il est en particulier autorisé à exercer à l'intérieur des dis-
« tricts menacés par ce danger les pouvoirs que le paragraphe 9
« de la loi (française) du 9 août 1849 (Uulletin des lois, n« 1,511)
« donne à l'autorité pour le cas de siège.
« Le chancelier de l'Empire est ù informer aussitôt des ordon-
« nancesqui ont été rendues. Le président supérieur est autorisé
0 à requérir les forces militaires en garnison en Alsace-Lorraine
« pour des mesures de police et en particulier pour l'exécution
« de celles précitées. » (Bulletin des lois pour l'Alsace-Lorraine,
page491.1

Ces pouvoirs extraordinaires, conférés air début au pré-


sident supérieur d'Alsace-Lorraine, ont été reportés sur le
statlhalter par la loi du 4 juillet 1879 concernant la consti-
tution et l'administration des pays annexés-

Depuis sa première session en 1874,„chaque année, géné-


ralement après les vacances de Noël, le parti alsacien-lor-
rain présente au Reichstag la motion concernant l'abolition
de ce paragraphe. Et depuis quelques années, la majorité
du Reichstag se déclare favorable a cette abolition, mais le
gouvernement rejette la décision du Reichstag en invo-
quant que cette dictature fait face à « l'agitation des émi-
grés alsaciens-lorrains en France » et « au manque de
patriotisme de quelques-uns des députés alsaciens-lorrains
au Reichstag ».
La vérité est que la dictature est Une grande commodité
dont les Allemands se sont servis : ':'.'-.,-
1° Pour expulser un grand nombre de citoyens alsaciens-
lorrains sans instruction préalable, sans jugement, saris
que les victimes aient pu présenter leur défense et géné-
ralement avec une brusquerie qui ne leur permettait pas de
• . : •
régler leurs affaires ; ,
318 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

2° Pour interdire purement et simplement des journaux


du pays, quelquefois même avant qu'ils n'eusseAt paru;
alors qu'ils notaient encore qu'annoncés ; • i
3° Pour dissoudre de nombreuses sociétés, en interdire
d'autres qui allaient se former seulement ;
4° Pour violer la.correspondance, surtout celle qui pas-
sait la frontière ;
5" Enfin, pour créer un odieux système de dénonciations
et d'intrigues susceptibles à la longue de vicier la droiture
des Alsaciens-Lorrains.

Il ne faudrait pas croire que la loi de la dictature résume


en elle toutes les lois d'exception. Elle est la plus mons-
trueuse et la plus humiliante pour nous, celle qui permet
le plus aisément le règne absolu du bureaucratisme en
Alsace-Lorrame. Sa suppression aurait un grand retentis-
sement moral, mais peu de choses d'ailleurs changeraient,
En effet, si un danger venait à surgir pour l'ordre public,
l'état de siège local ou général pourrait aussi bien être pro-
clamé. Il existe même une loi d'exception du 30 mai 1802
par laquelle tout militaire ayant le rang d'officier d'état-
major peut déclarer l'état de siège en Alsace-Lorraine.
Et puis la nouvelle loi allemande sur la presst donne
expressément au ministère le droit d'interdire les jour»
naux étrangers, de telle sorte qu'ici encore il devient inutile
de recourir à la dictature.
Enfin le droit d'expulsion existerait toujours conformé-
ment à la loi (française) du 3 décembre 1840. C'est grâce&
cette loi (et non pas à la dictature), que la mesure des pas-
seports a été introduite.
Ainsi le gouvernement trouvera, dan3 les lois qui sub-
sistent, des arguments suffisants pour ses mesures les
plus arbitraires.
Et d'autre part, la dictature n'ayant lien à faire aux me-
" "
LE NOUA'EAU PROBLÈME ALSÀCiEN-LORRAlN 3ÏÔ-

suies prises contre la France à ses frontières, ou quant au


séjour des Français en Alsace-Lorraine, je'ne crois pas
que sa suppression entraînerait un changement dans les
rapports franco-allemands.
La suppression de la dictature est en marge de la longue
liste des revendications de l'Alsace-Lorraine, mais n'est
point une revendication qui résume toutes les autres. I
Ce que l'on trouve intolérable, en Alsace-Lorraine, c'est
la situation d'exception qui est faite à ces deux provinces.
Une dernière fois, précisons notre pensée dont sont
pleines toutes les pages qu'on vient de lire.
Le fragment lorrain dépérit et va mourir purement et
simplement, parce qu'amputé de soli corps naturel il n'a
pas en soi les ressources, la. volonté de vivre. Quant aux
Alsaciens, formés par les siècles, ils ont plus que les
Bavarois, Saxons ou Badois la fcrmo volonté de vivre
selon leur terra et leurs morts. Et qui donc, sinon un
ennemi déterminé de leur existence réelle, pourrait blâmer
cela qui est, tout au court, un vouloir Vivre ?
LIVRE QUATRIÈME

QUELQUES BONNES FIGURES

21
LIVRE QUATRIEME

QUELQUES BONNES FIGURES

Ce-n'est pus seulement par l'affirmation d'une doctrine


que doivent se réunir ceux qui révent le relèvement de
leur pays. La doctrine fustifiera devant la nation et, point
très important, devant sa propre conscience, le libérateur.
H faut aussi que nous connaissions nos bons serviteurs.
Sous en vouions dans la rue et dans l'armée, car pour
sauver le pays, il faut l'opinion du peuple et des soldats,
lai essayé de rendre intelligible un Paul Déroulède, que
ses adversaires définissent comme un fou, fe voudrais
vous montrer Galliéni, le soldat administrateur qui annule:
fa légende des culottes de peau, ou encore Marchand,
vaincu, mais qui témoigne que, dans notre abaissement,
nous possédons les éléments de la grandeur. Il y a aussi
la légende brillante de Mores, cette force gâchée.
Auguste Vacquerie disait : » Le général qui nous rendra
Metz et Strasbourg, il faudra lui donner... un mauvais
café et le Panlhéon. » f.e vieux romantique fournissait là
une formule un peu accentuée aux sentiments de ses core-
ligionnaires,. Les parlementaires, en effet, savent qu'ils de-
vront sauter par la fenêtre la première fols qu'un homme
a\innt rendu des services réels à ce pays rentrera dans
324 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Paris. Et pour retarder cette défenestration que les ?n$ey


gnements de Vhistoire leur garantissent, ils souhaiter
d'abord qu'aucun homme ne rende à noire pays des set-
vices éclatants.

36) MORES.


I) Discours sur le cercueil de Mores pour demander ivn.
ffeaȕce (19 juillet 189G)'(1).

Citoyens,

En lisant lés détails de sa mort, tous vous avez regretté


qu'il n'ait pas eu quelques bons Français à ses côtés dans
cette embuscade du désert. Et si son heure, quand même,
était venue, quelle consolation en mourant de reposer ses
yeux sur un compatriote!
Du moins nous devons porter à sa mémoire ce secouis
fraternel qu'il n'a pas trouvé à El-Ouatin. Nous devons con-
sidérer avec affection et avec attention, comme on examine
une belle oeuvre terminée, la vie de Mores, afin de dégager
fortement ces sentiments français qui l'inspiraient, et qui
recueillis par d'autres peuvent encore être u'iles mi
pays.
C'est un devoir patriotique et amical de l'immortaliser en
l'idéalisant.

(1) I.o dimanche 19 Juillet 1800, le corps de Mores fut portéde


la gare do Lyon ù. Notre-Dame, puis au cimetière Montmartre.
Une foule Onormo suivait. Sur lu tombe, des discours fmvnl jihi-
nonces par MM. Edouard Drumont, de Saint-Auban, Marcel llv
bert, Jules Guôrin. Un officier parla au nom de l'armée et M. Ber-
nard Roux au nom des bouchers do la Villelte.
Voici le discours do Maurice Barres.
LA MORT DE MORES VENGÉE 326

En même temps qu'un artiste perpétrera l'image do


Mores par le bronze, nous aurons dans la'méditation ù
rechercherles traits qui maintiendront le mieux sa belle
physionomieintérieure, son âme héroïque.
Pendant les premières années de sa vie, Mores se livra
sonsréserves aux plaisirs que les dépenses spontanées de
son énergie procurent à un jeune officier né fier, indépen-
dant,et de l'espèce qui fournit les chefs. En Amérique, aux
Indes,nu Tonkin, il se composa, à ses risques et périls, des
expériencesqui le mirent à mémo de fournir son maximum
devaleur. Ses années de voyage et d'apprentissage termi-
nées,il revint en France, il établit .entre les nouveautés
dessociétés étrangères et les points morts de notre vieille
Kuropedes comparaisons saisissantes.
Les possédants actuels lui semblent incapables de jouer
plus longtemps le rôle d'éléments supérieurs chargés de
diriger et d'entraîner les masses et d'imprimer à l'en-
sembledes affaires un caractère élevé. C'est dans ce senti-
ment que Mores excitait et soutenait les équipes sociales
capablesde concevoir et de substituer un autre personnel,
denouveaux aperçus à des gens et à un système qui ont
cesséd'être utiles ot vrais. Pour un peuple qui est dans
cetétat inquiet de vouloir do la nouveauté ou de déchoir,
le danger est de so lancer dans l'abstrait et dans l'inconnu.
Morescroyait, sur quelque plan que la société française fût
en train de se reconstituer, à la nécessité de garder une
consciencenationale.
Il pensait que les éléments qui ont concouru à former et
à différencier notre patrie et qui l'ont soutenue en se déve-
loppant avec elle à travers les siècles, sont encore seuls
capablesde maintenir la France tout en l'accommodant aux
caractères de la période où viennent d'entrer les sociétés
européennes.
Une transformation ne fournit les bénéfices attendus,
n'amèneun ntnt susceptible d'évoluer à son tour plus avant
326 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME ;

qu'autant que chaque progrès est relié au passé le plus


«proche. En un mot, une créature n'est viable que clans la
mesure où ello se transforme conformément a, son carac-
tère et à ses habitudes héréditaires.
Ce sens historique, ce haut sentiment naturaliste, cette
acceptation d'un déterminisme, voilà ce que nous enten-
dons par nationalisme.
Mores était un socialiste ; il acceptait et souhaitait la
transformation économique et le changement de personnel
dans notre société ; c'était en môme temps, un nationa-
.liste convaincu de la réalité de l'idée de patrie.
Sans doute la civilisation, comme un lien spirituel, réu-
nit ces unités distinctes que sont les patries;'on outre les
rapports universels doivent tendre a devenir de plus en
plus pacifiques ; mais il faut accepter comme une vérité
historique que, bien loin de se dissoudre, les patries ten-
dent de plus en plus a exister, et il faut ajouter que celte
multiplication des diversités est un bienfait pour la civili-
sation, car les différentes nations ainsi spécialisées tra-
vaillent d'autant mieux à la culture générale.
Certains socialistes, et non des moindres, se montrent
fort attachés ù l'internationalisme, qu'ils considèrent
comme une conséquence do in. Révolution. C'est une con-
ception que relie fraction socialiste a héritée du radica-
lisme. Kilo ronlralit absolument la vérité historique.
En examinant l'histoire, on voit à mesure qu'on ap-
proche de notre époque les nations en train de se former
et lien n'y contribua plus que la Révolution. Sans doute
son rôle fut d'asseoir la société sur le droit naturel, c'est-à-
dire sur la logique; sans doute ses philosophes et ses lé-
gistes déclarèrent que tous les hommes étaient les mômes
partout et qu'ils avaient des droits en tant qu'hommes,
d'où la « Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ».
Mais n'est en cela seulement que la Révolution fut cosmo-
polite. Pour l'organisation générale, quelle conséquence en
LA MORT DE MORES VENGÉE 327

a-t-elle tirée ? Songea-t-elle ù, supprimer les frontières, ù no


!
faire qu'un seul Etat?
Elle ne l'eût pas pu ; elle ne l'a pas voulu. Elle a posé
le principe du droit des peuples a. se gouverner eux-
mêmes. Comment en ont-ils usé ? En appliquant le prin-
cipe des nationalités.
Vivent les patries, citoyens ! Rien n'indique que cette
conception soit près d'avoir fini de rendre des services a-
la civilisation.
Sur l'union do l'idée socialiste et do l'idée nationaliste,
je ne crains jamais d'insister. Je crois quo nous aurons
servi la mémoire du héros quo nous honorons si nous éta-
blissons fortement la puissance convergente des deux
principes auxquels il dévoua ses efforts et sa vie.
C'est bien de pleurer et d'acclamer un mort. Mais de
nos hommages patriotiques se dégagera sa gloire seule-
ment si nous le faisons reconnaître comme un homme qui
avait mis une magnifique énergie ou service de pensées
justes.
Pour moi, si je me suis chargé do ce devoir honorable de
parler sur celte tombc,c'est pour redresser le jugement de
personnes qui n'échappent pas ù la sympathie que Mores
commande ù tous les nobles coeurs, mais qui, troublées
d'être tirées par lui de leur horizon ordinaire, le traitent
volontiers d'esprit aventurier. Laissons des âmes vul-
gaires s'imaginer qu'un homme qui livre sa vie ù de hautes
spéculations mentales, au point de mourir pour elles, n'a
pas conscience de leur caractèrel Comme si tous nous
n'avions pas lu sur sa noble figure l'enthousiasme qu'elles
lui inspiraient l D'un point de vue très élevé, le plus haut
penseur, et qui prend vraiment connaissance des condi-
tions psychologiques do la société où il vit, c'est celui qui
sent comme des réalités les caractères propres de son
pays, les obstacles opposés ù sa race, l'honneur de sa
patrie.
328 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Mores fut un penseur héroïque, si, comme je le crois,


l'effort intellectuel suprême, la formule de compréhension
qui ne saurait être dépassée, c'est de joindre ù un si ma-
gnifique amour de vivre une si héroïque acceptation de la
mort.
Présentons bien nettement à tous les esprits la con-
ception patriotique qui détermina Mores à celte entreprise
coloniale où il trouva la mort dans sa trente-huitième
année.
L'occupation des régions colonisables n'a de sens que
pour les races dont la force d'expansion est telle que leur
population déborde leurs frontières héréditaires. Notre na-
tion, avec sa décroissance de naissances, n'a pas besoin
d'un supplément de territoires. Aussi n'était-ce point des
guerres de conquête et d'extermination qu'envisageait
Mores. Son projet, c'était l'affaiblissement de l'influence
anglaise par l'alliance de l'Islam et do la France. Il pour-
suivait, en'Afrique, son souci constant de maintenir, d'ac-
croître, d'affirmer la patrie en face des autres patries.
Quand des Français sont réunis avec la compréhension
d'un tel acte, des paroles no peuvent exprimer le mérite du
soldat qu'ils ensevelissent.
Considérez cet homme, quel magnifique exemplaire de
'l'humanité nous eûmes le bonheur do contempler en lui 1
/ Avec quelle ardeur il poursuivait les routes qu'il avait cn-
| visagées comme étant celles de la France 1 Et après cela,
avec les regrets les plus amers, calculez quels bénéfices
notre pays eût retirés do ce fils précieux si quarante mil-
lions de Français, bien faits pour éprouver ù son endroit
des sentiments fraternels, n'étnient soumis ù un petit
nombre de politiciens qui, avec des caractères et des in-
telligences évidemment voués ù la subalternité sociale,
arrivent à abaisser les meilleurs, parce qu'ils sont inca-
pables, eux-mêmes, de s'élever l
Ce cadavre, il y a quelques semaines, c'était une force
LA MORT DE MORES VENGÉE -'::^320£

nationale. Une force est constituée par son intensité et sa


direction. Toute direction a été coupée ù Mores par le gou-
vernement ou, plus exactement, par la coterie politique,
par co petit monde parlementaire qui, pour dominer, fa-
vorise seulement la bassesse et la servilité.
On n'a pas su l'utiliser, saura-t-on le venger ?
Est-il acceptable qu'à Ghadamôs on vende publique-
ment les dépouilles do notre ami? Les autorités locales
qui légitiment ainsi le pillage font le plus grave affront à
la France. Les Arabes méprisent une grando nation qui
ne vengn pas ses morts. L'univers s'étonne de cette apa-:
thie. Est-co donc un si grand effort d'installer à Ghada-
môs un consul français ? Tout est prêt, nulle difficulté ne
s'y oppose. Sur le rivage de Tunisie, l'archevêque de
Carthoge s'écrie : « Le sang français cric vengeance 1 »
Ilaussoz vos voix, messieurs, et réclamons qu'on utilise
In mort do Mores pour le bien do la France.
C'est ù la Franco, c'est ù la collectivité nationale que
nous reportons tous les sentiments qu'éveillent en nous
la vie, la mort et les funérailles do Mores. C'est notre
l>allie et son développement ù travers les siècles qu'il
faut d'un accord unanime louer et honorer quand nous
sommes réunis autour d'un Français qui a bien agi, parce
quo c'est la masse des générations qui a créé ces senti-
ments d'honneur, de désintéressement, de bravoure et
de beauté dont resplendissait Mores, et ces sentiments
d'enthousiasfne et de fraternité dont nous sommes animés
devant cotte tombe ouverte.
Mais en général nous avons l'esprit ainsi fait quo nous
embrassons difficilement la collectivité et que nous
sommes mal émus par un ensemble dont la multitude des
détails nous échappent. Nous ne pouvons nous intéresser
qu'à l'individuel; voilà pourquoi le culte des héros est
raisonnable.
Pour aimer la France, pour goùter^la vertu suprême
330 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

française qui est la bonne grâce unio à l'élan, c'est-à-dire


le coractôro chovaleresque, pensons à Mores tel quo nous
l'avons adoré, plein de vie et do « gontillesso » parmi
nous ; et pour plaindre la patrio attaquée, pour prendre
conscience des blessures dont l'accablent sur tous les
points du globe tant d'ennemis animés contre elle, son-
geons à noire ami, — ensanglanté dans lo désert, mais
jusqu'à la mort beau et bravo, comme un lion.

II) La mort de Mores vengée (l). ~ Par ses seules res-


sources et grùco à une énergie qu'il faut honorer et pro-
poser en exemple, Mme la marquise de Mores, depuis près
de trois années, possède comme un gibier de sa chasse les
bandits du désert qu'elle avait mis à prix. Elle pouvait
craindre qu'on ne déposât à ses pieds des têtes coupées,
mais non pas : on lui livre des têtes vivantes, parlantes.
El - Kheir - bon - Abd - el - Kader, Ilamma-ben-Yousef et
Hamma-ben-Cheik, voilà les assassins que Mme do Mores
a mis dans les prisons de Sousse. Obtiendra-t-elle jamais
•qu'on les juge? Six ans après le crime, quatre ans après
l'arrestation, le procès venait d'être fixé à mai 1902. A
l'heure où nous mettons sous presse, on l'ajourne.
Un des assassins, Ilamma-ben-Yousef criait ses aveux,
voulait à tout prix tout dire. Il est mort en prison.
Eh bien ! ici laissons parler la victime, ses assassins et
ses vengeurs.

a) La physionomie de Mores. — Que les immenses es-


paces africains aient attiré Mores, voilà qui n'est pas
•étonnant. L'amour de l'indépendance et lo désir du dan-

Ci) Une vengeance dans le désert. — Minerva (15 avril 1902).


LA MORT DE MORES VENGÉE 331

il les lo ;
ge>\ poussait jusqu'à passion et ne sut jamais rien
leur refuser. On voyait qu'un jour il leur donnerait sa vio,
et bien qu'il no fût pas un rêveur déprimé par les pressen-
timents, certes, mais le plus optimiste et lo plus entraîné
des braves, il admettait lui-même que sa destinée s'accom-
plirait dans quelque belle embuscade.
Dans tous les milieux qu'il a traversés, ce Mores, mort
ù trente-huit ans, prit le plus ôtrango prestige et, pour
tout dire, fit révolution. Je n'imagine pas do physionomie
plus parfaitement agréable, toute faite de jeunesse, de
force gracieuse, de fierté et de sympathie. Et do ces vertus,
il usait de telle sorte qu'il semblait vouloir rivaliser avec
les prodigalités do la nature à son égard. Ce vôritablo pri-
vilégiéT&u berceau de qui furent réunis tous les avantages
individuels, santé, bravoure, beauté, et tous les avantages
sociaux, en a fait un emploi parfaitement noble'Avec des
couleurs vives et jeunes, quels tableaux on tracerait de son
inlassable ardeur quand, jour et nuit, dans les prairies soli-
taires du Dakotah, il guerroyait contre les chasseurs-trap-
peurs et échafaudait le premier des trusts américains (1883-
1887); quand il chassait à pied le tigre dans les jungles
indiennes (1887-1888);quand, le long du Fleuve Rouge et sur
la frontière de Chine, élaborant la construction d'un che-
min de fer, il traversait des bandes de pillards affamés
(1888-1889); quand il dénonçait Çonstans, puis les Juifs et
les agents anglais (1889-1892)avant de s'orienter, hélas 1
vers l'Afrique profonde. Partout où il promena son roman,
il apportait de l'agrément et de la chevalerie, un rayonne-
ment à la française, Merveilleux cavalier, excellent tireur,
hôte généreux, il a été adoré de ses camarades au régiment,
de ses collaborateurs aux colonies, de ses partisans poli-
tiques à Paris et en province quand il organisait de si
étonnantes réunions politiques.
Mais de quels éléments plus profonds est donc fait ce
prestige? Par une rare combinaison, il joignait les an-
332 SCÈNESET DOCTRINESDU NATIONALISME

ciennos moeurs, leur brillant, leur frivolité, à la connais-


sance des intérêts contemporains.
Quo la Franco archaïquo et la Franco moderne se ren-
contrent sans se désavouer, qu'elles s'unissent dans une
môme amo, c'est bien raro aujourd'hui quo les hommes
qui maintiennent le passé boudent lo présent, et que les
meilleurs ouvriers do cette heure répugnent môme aux
qualités do l'ancien temps, Mores fait voir co mélange à
la fois si rare et si naturel. Et par exemple, ne distinguez-
vous pas confondus en lui un personnage de la Frondo et
un membre do la Société de Géographie?
Rappelez-vous qu'il a vécu telles années de sa courte vie
comme le fameux « Roi des Halles », duc de Beaufort ; qu'il
a voulu intervenir dans la direction des affaires/publiques
avec une troupe de partisans énergiques armés de* forts
butons, et qu'enfin il cherchait dans le Sahara une voie,
des débouchés pour les chambres de commerce françaises...
Avec les dons complexes et avec l'optimisme que suppo-
sent ces deux exemples, pris entre mille de son aventu-
reuse existence, comment s'étonner de la séduction qu'il
exerçait dans des milieux fort différents! D'origine snrde (1),
mois d'éducation si française, il est entré, dans la plus par-
faite et la plus simpliste de nos traditions nationales. Je le
vois comme un héros moderne, mais aussi comme un docu-
ment sur les hommes d'action, officiers, agitateurs ou colo-
niaux, de la vieille France.
L'histoire de la formation du pouvoir anglais dans les
Indes offre des types d'officiers, à la fois colonisateurs et
soldats intrépides, qu'on voudrait à première vue rappro-

(1) Antoine-Amédée-Maric-Vincent Mauca de Vallornr>rosa, mar-


quis de Mores, né a Paris le 15 juin 1858.C'est son grand-père qui
se.fixa en France, vers 1825, où il épousa Claire de Galard de
Brassac de Béarn. La formation sarde demeurait néanmoins, et
cela se comprend assez, très forte chez Mores en qui il n'est point
difficile de distinguer un chef de clan.
LA MORT DE MORES VENGÉE 333

cher do Mores; mais s'ils ont des qualités de ténacité quo


notro compatriote ne trouva pas une pleine occasion de
manifester, celui-ci mêlait à tout quelquo chose do cheva-
leresque, une grâce de haute fraternité qui n'existq pas
chez les rigides représentants du génie anglo-saxon.

Mores, avec son type si fortement accusé, n'élait pas


aisément utilisable dans les cadres ordinaires. Il lui fal-
lait des besognes singulières. Si les efforts en Franco
étaient coordonnés, on eût demandé et obtenu beaucoup
d'un tel individu.
— Eh! me dit-on, quoi de plus" dangereux qu'un héros!
— Oui : dans un pays anarchiquë.
Mais laissons ce problème politique pour considérer quo
nous manquerions de renseignements importants sur la
perfection charmante où peut atteindre la civilisation fran-
çaise, si nous n'avions pas connu cette belle physionomie.
Vivant, nous no pûmes l'approcher sans lui donner la
première place dans notre coeur; par sa mort, il nous con-
vainc qu'il a pu exister des paladins et que les Roland, les
Godefroy de Bouillon et les autres ne sont point une inven-
tion des annalistes. Essayons de l'employer tel quel dans
sa tombe. Disons qu'il a été interrompu, mais non pas
qu'il a échoué. Il a le droit de dire, comme le font parler les
premiers poètes de sa légende :
J'aurai touché le but : réveiller l'énergie
Et perpétuer l'action (1).

Voilà l'utilité à tirer d'un Moi" î : qu'il nous serve,àmul-


tiplier les hommes, à les exciter, à élargir l'horizon du pos-
sible et à former des petits groupes sensibles aux leçons
de choçes de l'héroïsme.

(1) La légende de Mores, poème par MM. Marcel de Lmus et


Paul MARVAL.
334 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Jusque dans les périodes les plus sordides do ce siècle


ot quand l'opinion publique tient la sorvililô pour uni-
vertu, on distinguo de ces êtres superbes. Los circons-
tances les font végôtor dans la suspicion, dans l'isolement;
la gloiro los mot en demi-solde. C'est à nous d'essuyer celte
figure do bravo ot d'utiliser ce magnifique exemplaire des
grandes vertus nationales. Il dépend do quelques bons
écrivains que l'on voie toute l'histoire chevaleresque fran-
çaise réfléchie dans lo sang volontairement versé de
Mores, comme tout le grand ciel tient dans une vasque
d'eau pure.

b) Ce que tentait Mores. — L'alliance de l'Islam et de la


France contre l'Angleterre, voilà la thèse audacieuse que
Mores, dans.un dernier meeting à Tunis, au début de
1896, faisait acclamer et que de sa propre initiative il pré-
tendait réaliser.
Le commerce anglais veut l'Afrique, ou il pourra engloutir
par millions des mètres de cotonnade et des tonnes de fer.
Nos voisins tiennent déjà l'Egypte et le Cap, qu'ils pré-
tendent joindre par lo Nil et les grands lacs. La France,
elle, désireuse de se relier à ses possessions du Sénégal
et du Soudan, ne doit pas se borner à se rendre maîtresse
de la route de Tombouctou; la région du lac Tchad la sol-
licite. Or Mores, au cours de ses voyages dans l'extrême
Sud, mis en rapport avec les chefs des principales tribus
sahariennes et avec les représentants des plus impor-
tantes confréries musulmanes, ayait,constatô (ce qu'affirme
toute notre littérature militaire et; géographique africaine)
qu'à l'origine de tous nos conflits sahariens se trouve une
intrigue anglaise. \ »
Oui, l'Angleterre veut à tout prix nous fermer l'accès
du Sahara. Et regardez une carte : vous verrez combien le
lac Tchad est proche du Darfour ou du Bahr-el-Ghazal et
LA MORT DE MORES VENGÉE 335
loin do l'Algôrio ou do la Tunisie. Lo Tchad, la Franco no
pourra jamais y régner parco quo Marchand a été aban-
donné à Fachodn, et l'Angletorro n'aurait jamais songé
à y placer lo coeur do son nouvel empiro si les Mores
avaient él\ mieux servis ou simplement moins desservis,
quand ils entreprenaient ce roman de conquête, cette tâche
de conséquence immenso : l'alliance en Afrique de l'Islam
et do la Franco, et, tout d'abord, de l'Islam et d'un Fran-
çais.
Mores aspira à être le chef qui, avant longtemps, grou-
pera tous ces hommes en quête de mahdis et qu'on voit à
genoux, les bras au ciel, devant un simple administrateur
de nos colonies, M. Gentil, parce qu'il a, avec cinquante
hommes, bravé les fusils et les quelques canons de Rabah,
l'un des aventuriers qui ont fondé un royaume sur les
bords du Tchad.
La forte page, la solide anntomie qu'il y aurait à établir
d'un Mores au seuil de cette suprême entreprise! Jules
Delahaye précisément prôparo une importante biographie.
Il ne manquera pas d'établir les caractères fondamentaux
de ce héros qui était à la fois un « amôricaniste » positif
et le dernier lecteur des romans de chevalerie. J'aimerais
à rechercher comment certains, milieux, certaines éduca-
tions maintiennent chez quelques hommes à notre époque
une façon d'esprit féodal, et, par exemple, une conception
se fait rare — et dont lo Discours sur l'histoire uni-
qui
verselle fournit l'expression littéraire la plus fameuse, —
selon laquelle il y aurait entre l'homme-chof et Dieu des
rapports directs et continuels de vassal loyal à son sei-
gneur. Cette conception orgueilleuse est du moins excel-
lente pour soutenir uno notion très élevée du devoir. Mores
s'offrit au Fatum, à l'avenir et à l'aventure, ad venlura,

h la Providence plutôt — car il croyait sincèrement
dans les
pour collaborer au monde nouveau qui se dessine
africaines. --
profondeurs
330 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Et vraiment, si ce projet do manieur de foules, de créa-


teur d'ompires, si ce rôvo césarien semble passer les forces
individuelles, co héros de tronte-huit ans pouvait s'y es-
sayer, qui, dans tous les milieux qu'il a traversés, foiva
l'affection, lo dévouement, devint un centre, inspira con-
fiance et fut enfin « un beau drapeau vivant » ! Au reste.
depuis sa mort, ses plans ont é!4 repris et, sinon exé-
cutés, du moins menés à un point qui les démontre réali-
sables.
Et d'abord, Mores avait rôvô pour la France l'alliance
du Senoussisme. (Les Sonoussya sont une confrérie reli-
gieuse; le commandant Bissuel, dans son excellent Sahara
français, nous en donne les plus récents détails; ils pos-
sèdent une très grande influence dans le centre, et de
Djerboub à Fez, tendent a enserrer l'Algérie de façon à
couper nos communications avec le Soudan). Mores envoya
à son compte un agent à Djerboub, au grand mattre de
l'Ordre. — Cet agent aujourd'hui est revenu et le chef dos
Senoussya avait prêté l'oreille à sa mission.
Ensuite, Mores avait rêvé de fonder un empire sur les
bords du lac Tchad, comme avait fait le grand Rabah.
— Un an après sa mort, l'administrateur Gentil, avec cin-
quante hommes, faisait fuir toutes les garnisons de Rabah
en osant seulement descendre le Chari jusqu'au lac Tchad.
Enfin, Mores avait rôvé de conquérir à la France le

Bahr-sl-Ghazal, avec l'aide du mahdi d'Omdurman.
Marchand, avec de petits moyens et malgré le mahdi, a
fait cette conquête.
Rien de tout cela n'empêchera les ignorants d'affirmer
que Mores fut un visionnaire digne, si l'on veut, d'admira-
tion, mais qui poursuivait des chimères. On demeure
surpris de la somme de connaissances précises et d'efforts
pratiques, qui aboutit- magnifiquement au sable ensan-
glanté d'El-Ouatia. Mais, dans l'ordre de l'action, nulle
autre loi que* le succès. Il faut réussir, ou s'ûttendro à
LA MORT DE MORES VENGÉE 337

toutes les injusticos, mémo des honnêtes gens et môme


dss gens d'esprit.
Comme si lo succès était du domaino de la volonté! Et
parmi tant do causes qui le déterminent, combien en est-il
sur lesquelles nous puissions utilement agir? J'ai vu tom-
ber des cheminées do tous les toits.
A un homme tel que Delahaye, il appartient do redresser
une injuste destinée, do rendre féconde une vie qui parait
stérile, d'en dégager un rayonnement propre à susciter
des actes. Réagissons contre une génération qui élève ses
médiocrités et qui humilie ses valeurs.

Comme Barth, le plus grand des explorateurs, qu'il avait


longuement médité, notre ami savait qu'il ne pourrait
exécuter qu'une petite partie de ses projets africains, mais
il se livrait sans peur aux.circonstances, pour courir la
chance d'accomplir quelque grande chose.
Des trois plans qu'il avait préparés et que nous indiquons
plus haut, la conquête du Bahr-el-Gahzal surtout l'attirait.
Il en avait appris l'importance dans le livre de Slatin-
Pacha, qui fut dix années durant prisonnier du khalife
Abdullah. « Un pouvoir étranger, dit Slatin-Pacha, indif-
férent aux intérêts égyptiens, ayant à ses ordres les vastes
ressources du Bahr-el-Ghazal, —; ressources beaucoup
plus considérables, en hommes et en matériel, que celles
d'aucune autre partie du Nil, — se placerait dans une posi- =
lion prédominante telle qu'il mettrait en danger une occupa-
tion par l'Egypte de ses provinces perdues. » Mores savait
qu'un barrage établi sur le Haut-Nil, au-dessous de Fà-
choda, ferait du Bahr-el-Ghazal une Egypte, et de l'Egypte
un désert. Mais il n'ignorait pas non plus que la Francip,
étant données les conditions générales de sa politique inté-
rieure et extérieure, ne peut pas réaliser par les moyens
orlinaires l'Empire du centre africain et particulièrement
26
•338 SCÈNES FT DOCTRINES DU NATIONALISME

Jo prise do possession du Bahr-el-Ghazal, chef du Tchad


pomnio du Soudan. Organiser les peuples et les musses
années qui se défendent encore contre l'Angleterre ; cou-
duiro en particulier les forces du khalife Abdulloh conti •
les Anglais, assurer au mahdi d'Omdurman son empire
dans lo Soudan, moyennant la concession du Bahr-el-
Ghazal à la Franco, mettre ainsi un tampon entre l'Egypte
et le centro africain, où serait planté notre drapeau : tel
était le magnifique programme soumis au ministère des
Affaires étrangères, qui envoya Marchand sur le Haut-Nil
en même temps que Mores partait pour lo Sahara, sa pre-
mière étape. • *
Valait-il mieux occuper Fachoda, pour le seul avantage
de négocier la question d'Egypte, ou bien valait-il mieux
soutenir la puissance du mahdi d'Omdurman et fermer
les portes de Khartoum et du Soudan & l'Angleterre avec
les forces du khalife Abdullah ? Ce second projet était-il
plus difficile que celui que Marchand a réalisé ? Mores ne
lo croyait pas.
Représenter la Franco sans la compromettre, combattre
l'Angleterre soifs le drapeau de ses ennemis et sans en-
gager notre drapeau, suppléer aux inconvénients généraux
du parlementarisme par l'audace, par l'intrépidité et par
les décisions d'un individu sans mandat : voilà l'idée dont
mourut Mores.
C'est parce qu'ils ont caressé des chimères de cette nia-
1
gnificence que nous avons rafraîchi depuis quelques
années les palmes de la gloire autour des grands faiseurs
d'impossible, les Montcalm, les Dupleix, les Lally.
Notre ami se sentait si amoureux de.sa tache, qu'il voulut
l'entreprendre, bien que sev sachant trahi. La trahison
môme ne lui semblait pas invincible. Il la voyait, la nom-
mait, la bravait; il mourut, lui faisant face, le revolver au
poing, sans l'avoir ignorée une minute (nous le savons)
depuis son pied posé sur le sol africain.
LA MORT DE MORES VENGÉE 339

et mort de Mores, — Drumont, dans son dis-


c) Départ
cours sur lo cercueil, a fait en quelques lignes un magni-
fique tableau plein do mystère : « Le navire s'éloignait du
rivage. Mmedo Mores agitait son mouchoir ; Mores stoïquo,
mais les yeux voilés d'une ombre do tristesse, un pres-
sentiment peut-être, s'inclinait ot envoyait un dornier
salut, tandis que derrière lui la mort, la mort guidée par
la trahison, avait posé une invisible moin sur l'0paulo du
héros et lui disait : « Tu m'appartiens !»
La marquise do Mores avait regagné'Paris que Mores
à Tunis s'attardait encore et s'irritait dans des querelles
violentes avec l'administration. Il y a là-bas, sur les limités
du désert, des trafics, des intérêts plus ou moins avoués,
auxquels son chargement, qui représentait, disait-on, une
grande valeur, allait faire concurrence. Des appétits
locaux s'accordaient spontanément avec les diplomaties
anglaise et française, avec les haines juives et avec la
mémoire ou la prévoyance des parlementaires, pour
souhaiter, pour vouloir son échec.
Le 5 mai 1896, veille de son embarquement, Mores
échangea des adieux courtois avec la Résidence. « Le com-
mandant Rebillet a cédé apparemment, écrivait-il, et m'a
donné toutes espèces d'informations. Mais timeo Danaos
et dona ferenles. »
Le lendemain 6, sur le quai, alors qu'il surveillait ses
derniers chargements, Mores apprit que l'on venait d'ar-
rêter l'un de ses hommes. Du quai iltourut & la Résidence,
où les éclats d'une scène terrible qu'il fit au commandant
Rebillet percèrent toutes les cloisons. Il eut satisfaction ;
son homme fut relâché. Mais avant que son bateau s'éloiv
griat de la côte, il écrivit de menaçantes plaintes a M. Mil-
let : « Comme après vos assurances je ne puis croire que
« de tels ordres émanent de vous, dans l'intérêt supérieur
« de la France je ferai le nécessaire pour savoir d'où ils
340 * SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

« viennent et porter les faits d'une façon retentissante a la


« connaissance du pays. »
Quelques années auparavant, dans une autre colonie,
des menaces analogues avaient donné le choléra à leur
auteur, M. Richaud.
Le 9, la pelite troupo débarqua a Gabôs. Dans l'oasis de
Gabôs, Mores loua quarante chameaux et leurs chameliers
De là. il gagna Kebilli. Dans ce poste extrême, enveloppé
de silence et d'espaces illimités, quelle réception frater-
nelle lui firent les jeunes officiers ! Il leur dit les dernières
scènes de la Résidence, tous les obstacles qu'on lui avait
opposés, son arrestation qu'on préparait. A ces entretiens
assistait Ahmed-ben:Hamadi, caïd du Nefzaoua, homme
que par la suite et pour d'autres crimes on dut toute de
même priver de sa dignité. Ces jours-là derrière mille gra-
cieusetés il observait, faisait parler celui qu'il voulut avoir
pour hôte. Il donna de sa main pour guide à Mores un
certain Brahim-el-Hacheya, qui était le compagnon habi-
tuel de ses actes.
Le procès en dira plus que nous ne pouvons faire.
Brahim-el-Hacheya a quitté Mores le samedi 6 juin, avec
les chameliers gabésiens, après l'avoir remis aux mains
des Touareg et des Chaamba.
Le 20 mai, Mores quittait Kebilli dans la voiture du caïd,
escorté par les deux lieutenants. A Douz, on acheta deux
méharis. Le 21, à la minute des adieux, un des jeunes
officiers le photographia appuyé sur une carabino Win-
chester et portant à sa ceinture de cuir un couteau de
chasse et ce revolver que de sa vie il ne quitta jamais.
Il est coiffé d'un chapeau de cow-boy, en feutre gris; c'est
un modèle qji'il laissait à la mode parisienne qui T'adopta
sous le nom de » Mores ».
Il'embrassa ,ses deux compatriotes et s'enfonça au
Sud-Est vers Djéneïen. Les mesures prises par les auto-
rités françaises l'obligeaient à se risquer dans cet océan
LA MORT DE MORES VENGÉE 311

de dunes, si célèbre par la désolation de son aspect et par


les pirateries qui l'infestent, qu'on lo nomme « lo pays de
la peur ».

Voici les noms et voici quelle fut la destinée de ceux


qu'il emmenait :
1° El-Hadj-Ali-Et-Teni, son guide supérieur, riche négo-
ciant de Ghadamôs, ayant quelques propriétés à Tunis,
ilgé d'une cinquantaine d'années (demi tué par Mores qui
le tint pour un traître et achevé par Bechaoui). El-Hadj-Ali
emmenait trois domestiques nègres, dont l'un revint à
Tunis, par Tripoli, et les deux autres sont retournés à
Ghadamôs et dans leur pays ;
2° Abd-el-Hack-el-Ourtani, interprète, âgé de vingt-deux
ans, ancien élève du collège Sadiki, de Tunis, jeune homme
aimable et cultivé, très habile photographe. Il était mené
par le goût de l'activité et même de la gloire, plutôt que par
l'intérêt (tué par le châambi Hamma-ben-Yousef) ;
3° Ali-Smerli, domestique de ce dernier (fut épargné a
cause de sa complicité, disent les avocats de Mmede Mores,
et rapporta la nouvelle du massacre) ;
•1°et 5° Deux algériens, domestiques du marquis, qui
furent tués ;
6° Bab-Ali, originaire de Sinaoun, guide qui égara la
caravane, quoique devant connaître les environs de son
pays natal (les avocats le tiennent pour l'un des princi-
paux traitres) ;
7° Brahim-el-Hacheya, guide du Nefzaouo, brigand
avéré, soixante ans, qui mit M. de Mores en rapport avec
le chef targui Bechaoui, et devait être le porte-parole du
caïd du Nefzaoua (il quitta M. de Mores avec les chame-
liers de Gabôs) ; v,
8° Ali-Chaambi, vieux guide, qui rapporta la dernière
lettre de M. de Mores à Kebilli (parti depuis avec la mis-
sion Foureau, il y trouva la mort).
842 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

On a des lettres do Mores durant son voyage. De Gabôs,


lo 12 mai, il écrit : « Jo ne serai en sûreté que dans le
« désert. Mes ennemis m'entourent et so trouvent derrière
« moi aussi bien ici qu'à Paris : ils no sont pas devant
» moi. »
De Djeneïen, lo 30 mai : « Nous avons subi do nombreux
u accidents; Rebillet avait tendu une embûche sur l'une
« des routes, nous en avons pris une outre. Les officiers
« se sont rangés à mon avis. Quelques-uns do mes cha-
ii meliers avaient élô subornés ; ils so sont presque ré-
» voltés. J'ai dû montrer les dents. Tout est rentré dans
u l'ordre. »
De Tiaret, a la date du -4 juin : » Notre guide amené de
» Tunis, Ali-Sinaouni, nous a trahis et a cherché à nous
ii perdre et a ôreinter nos chameaux pour nous mettre
« entre les moins de ses compères do Sinaoun. »
Le 5 juin : « Nous avons été trahis par notre guide de
« Sinaoun et avons frisé le guel-apens. »
Sa dernière lettre est datée d'Imchiguig, 7 juin. En réa-
lité, il était campô a El-Ouatia, à quelques kilomètres
d'Imchiguig où il n'est jamais allô : « Jo pense partir
« demain avec les Touareg, après une semaine d'inci-
» dents. Los Chàamba ont joué un drôle de rôle et ont
« cherché aujourd'hui à susciter une bagarre. Jo ne serais
« pas étonné qu'ils fussent envoyés par quelqu'un... Il y
« a là-dessous quelque chose de louche. Y>
Quelles durent être les pensées de Mores dans cette
journée du 8 où les chameaux, qu'il attendait lo 6, arri-
vèrent enfin, mais no purent être chargés ; journée que
l'on passa sous un soleil torride, au milieu du camp défait,
toutes caisses cordées et alignées, et seulo la tente de
Mores dressée ? Et puis vint la suprêmo nuit du 8 au 9 :
nul doute que dans cette obscurité et ce silence du désert,
méditant seul h quelque cent mètres du conseil tenu par
ses assassins du lendemain, n'espérant plus réussir son
LA MORT DE MORES VENGÉE 343

expédition, mais ne désespérant point du salut, car ce


n'était point un homme à jamais s'abandonner, il résolut
de maintenir à lui seul Touareg et Chaomba et de remonter
vite vers Sinaoun.
Mais nous sommes un annaliste qui s'interdit les suppo-
sitions...

Dès le 11 juin, de Ghadamès et de Sinaoun des messa-


gers répandirent une nouvelle de mort. Les cavaliers du
Maghzen la portèrent jusqu'à Tatahouine. Le 13, le télé-
graphe renseignait les autorités à Tripoli, Gabôs et Tunis.
Ali-Smerli, membre de l'expédition, remontant vers le
Nord, s'arrêta au poste de Dohiba et ne laissa aucun doute
.sur le fait, sinon sur les circonstances.

Au 15 juin, dés Touareg apportèrent à Tunis même des


nouvelles du désastre : Mores, ses deux domestiques et
son interprôte, Abd-el-Hack, avaient été tués. El-Hadj-
Ali avait été tué par Mores. Les autres étaient sains et
saufs, mais se tenaient éloignéâ de la juridiction fran-
çaise.
Le U, au matin, un cavalier du Maghzen arriva à Foum-
Tatahouine et annonça qu'il précédait de peu d'heures un
survivant, Ali-Smerli. Bientôt celui-ci se présenta. L'of-
ficier chef titulaire du bureau et l'interprète étaient absents;
On conduisit Smerli chez le receveur des postes, Il y avait
là un cavalier guide indigèno parlant un peu le français.
Le receveur des postes posait au cavalier guide des ques-
tions transmises télégraphiquement par le commandant
Rebillet présent dans la salle des appareils à Tunis, qui:
recevait les réponses.
On a depuis écrit au receveur de Tatahouine. Il a ré-
pondu en termes vogues que trop de boue, déjà avait été
remuée à l'occasion de l'affaire Mores.
Sitôt ce premier interrogatoire terminé, Smerli fut dirigé
344 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

par Médenine, Gabès et Sousse, sur Tunis'où immédiate-


menl il fut. interrogé par le commandant Rebillet. I
.C'est ainsi qu'après avoir laissé huit jours aux événe-
ments connus pour so tasser, lo monde officiel fournit la
première version, d'après quoi Mores, vraiment fou d'im-
prudence, devait ôtre tenu pour une sorte de suicidé.

d) Première tentative de vengeance. — Trois jours suffi-


sent pour franchir la distance de Tatahouine ù El-Ouatia.
Trois semaines s'écoulèrent avant qu'on relevât les osse-
ments. Cependant lo 11, puis le 14 juin, des agents vinrent
de Sinaoun et de Ghadamès relever ce qui restait des pa-
piers de Mores. Ce fut sur des initiatives privées que Saïd-
ben-Naceur et Amor-ben-Abd-el-Melek, le 28, allèrent ra-
masser les corps du héros et du malheureux Abd-el-IIack.
Ils remplirent des sacs avec toutes les reliques qui semaient
le sol. On avait tenté do les arrêter etl route; à leur retour,
ils furent publiquement blâmés.
Quand le cercueil de Mores débarqua à Tunis venant de
Gobés, les officiers se cotisèrent pour y déposer une cou-
ronne. Par ordre supérieur, leurs souscriptions furent an-
nulées et on leur défendit d'assister en corps oux funé-
railles.
Dans lo premier moment, l'armée songea à une expédi-
tion vengeresse. On l'organisait à Gabôs. Lo ministère des
Affaires étrangères intervint et s'opposa ù ce quo rien ne fût
engagé.
Après les grandioses manifestations de Notre-Dame de
Paris, où voulut so faire représenter lo président Félix
Faure de qui les instincts patriotiques contredisaient sou-
vent les volontés do son entourage ; après les cris do ven-
du cimetière Montmartre, le gouvernement dut
geanco
commander une enquête, A qui la confta-t-il ? Au common-
LA MORT DE MORES VENGÉE 3ié
dant Rebillet que l'on venait de nommer lieutenant-colonel.
Du côté de Consfontino, on eut l'air aussi do souhaiter la
lumière. Dans la région d'El-Oucd et sous le patronago de
Kl-Aroussi, Seghir-bon-Yemma revint après le crime vêtu
des dépouilles de Mores. Nos agents pouvaient l'empoigner.
Un rapport dit : « Nous n'avions aucun intérêt a surexciter
les passions du Souf, on faisant une enquête sur El-
Aroussi. » Le caïd des Beni-Thour, pensant gagner du
crédit, avait essayé de saisir El-Kheir ; il avait du moins
pris le campement et la femme de ce bandit. Là-dessus le
gouverneur écrivit : « J'estime qu'il n'y a pas lieu d'accorder
do récompense aux cavaliers qui ont participé ù la pour-
suite, non plus que de leur infliger un blâme. »
On avait partagé et vendu publiquement les dépouilles
de Mores, ses ormes, ses vêtements. Les rumeurs du désert
nommaient les instruments du crime et dénonçaient de plus
hautes responsabilités. Mm6 de Mores, secondée d'abord sur
toute l'Algérie et la Tunisie par l'ardeur des jeunes offi-
ciers, vit partout une telle crainto et un tel silence qu'elle
ne so fia plus qu'à son activité personnelle. On disait que
le comte de Dion d'un côté, et Guôrin de l'autre, voulaient
organiser des expéditions ; elle-même avait songé à foire
appel à des cow-boys américains. Mais avec une claire in-
telligence do la situation, elle jugea qu'elle no trouverait
point dans ces divers plans les mômes garanties de réus-
site quo dans l'habileté et dans l'expérience d'un chef indi-
gène. C'est alors qu'ello écrivit la bollo lettro suivante qui
fut expédiée aux principaux chefs du désert :

« Do la part de l'illustre, distinguée, noble dame, la marquise do


« Mores, femme du défunt, objet do la miséricorde do Dieu, mar-
« quls do Mores, assassiné et trahi à Ël-Ouatia, pays do Olmda-
.<mes, salut, miséricorde et bénédiction do Dieu.
« Et ensuite, sachez, croyants, quo jo m'en remets à Dieu et à
<ivous parce que Je vous connais virils, pleins d'énergie et do
« courage. Jo demande votre concours pour venger la mort do
346 SCÈNESET DOCTRINESDU NATIONALISME 1

« mon mari sur les assassins. Je suis uno femme ; la vengeance


« ne peut se faire par ma main; c'est pourquoi je vous informé et
« vous jure par le Dieu unique que celui qui prendra et livrera
« aux autorités à El-Oued, à Ouargla ou à El-Goleah un des assas-
« stns, Je lut donnerai où II voudra mille doUros, je donnerai
« doux mille pour deux, trois mille pour trois (1).Quant aux prin-
« cipaux, le targui Bechaoui et lo châambi Cheik-ben-Abd-el-
« Kader $), Je donnerai pour chacun deux millo douros. Et maiti-
« tenant comprenea et apprôlez-voué et Dieu vous donne lo succès.
« Et salut,
« Marquise de MonÈs. »

En juin 1898, le Noïb de Ouargla amena à Mme de Morèy.


pieds et poings liés, trois des principaux assassins.

Sidi-Mohommed-Taïeb-ben-Brahimj naïb des Kadryu


d'Ouargla, appartient à une famille maraboutique origi-
naire du Maroc et descendante du Prophète. Son père Sidi
Brohim fut l'un des saints vénérés de l'Islam. Il était grand
cheik des Kadrya et propageait les doctrines religieuses
de Sidi Abd-cl-Kador. En mourant co personnage désigna
à chacun de ses onze fils les onzo régions où ils continue-
raient sa mission sainte. Sidi-Mohommed-Taïeb-ben-
Brahim, pour obéir à son père, alla habiter Ouargla où il
fonda uno mosquée on l'honneur do Sidl-Abd-el-Koder. Il
devint le chef de la congrégation religieuso des Kadrya de
Ouargla,
C'était en même temps un chef, un beau et bravo cheva-
lier du désert. Fataliste commo tous les Orientaux, il s'est

(1) Le douro vaut environ 3 fr. 50.


(g) Ce cheik, véritable chef de la bande des Chaamba, est le
frero 'd'El-Khcir dont MM de Mores n'apprit, comme nous l'ap-
prendrons nous-mêmes, le rôle que par lo récit du Naïb.
LA MORT DE MORfc's VENGÉE $iï

toujours tenu debout enavant, même au commandement.


de so coucher par terre, et quand on lui reprochait sa témé-
rité il disait quo nous sommes tous dans la moin de Dieu.
Lors do la révolto de Bou-Amama, qui est un Ouled-sidi-
Cheik, il organisa à ses frais des courriers do méharis,
tout un scrvico'pour renseigner les colonnes françaises.
Hn 1890, lo colonel Didier, commandant lo cercle d'El-
Goleah l'envoya à In-Solah pour qu'il tâchât de gagner ce
pays à notre cause. Uno dizaine do ses serviteurs le sui-
virent. Il s'enquit do l'esprit et des ressources de la ré-
gion. Il y faillit laisser sa vie, mais il réussit à ramener
trente-quatre notables qui signèrent avec lo colonel Didier
un traité pour l'occupation d'In-Salah sous certaines con-
ditions. Cependant, pour assurer la soumission des Ouléd-
sidi-Cheik contre lesquels le naïb avait aidé la France, on
les couvrait d'honneurs. C'est ainsi que Si-el-Moraje,
des Outed-sidi-Cheik, fut nommé caïd do Ouargla, qui est
pourtant une ville aux trois-quarts kadrya, "et par ce fait
le nuïb se trouva dépouillé de son autorité. Ce fut alors
que, pour prouver une fois do plus son dôvouoment aux
Français, il imagina, en 1898, de tenter l'arrestation des
assassins do Mores.
Kn vérité, lo natb connaissait moins bien les intrigues-
de notre politique intérieure quo les ruses do la guerre 1
Nous allons le suivre dans son expédition aventurière
du désert ot nous lo verrons sur los sables aussi patient ot
ingénieux qu'Ulysso sur les flots.

e) Les préparations immédiates datsxme racontées par-


ies assassins, — ^Tni ontre les moins :s rapports manus-
crits du naïb : son journal de route d Ouargla à Ghadamôs.
et à Ghat, — lo récit de l'assossinnt tel qu'il l'entendit des
assassins, — In suite des questions qu'il leur posa et
318 SCÈNES ET'DOCTRINES DU NATIONALISME

les réponses qu'ils lui firent, — enfin les détails do leur


arrestation tello que son ingéniosité la mena à bonne fin.
Ce sont ces magnifiques témoignages quo je veux mettre
sous les yeux du public. Jo no les altérerai jamais; j'y
pratiquerai toutefois des coupures, à mon grand regret,
mais pour ménager le temps de mon lecteur. Encore ne
porteront-elles que sur des descriptions topographiques ou
sur des redites par où les divers témoins du drame se con-
firment les uns les autres. Qu'il soit bien entendu, au
reste, quo nous publions de simples documents, des élé-
ments pour quo chacun apprécie. Nous n'avons point par
nous-mômo de compétence dons ces mystères. Nos com-
mentaires affaibliraient ces couleurs du désort.

extraits du Journal et des notes du cheik El Hadf Mohammed


Taïeb ben Brahimt ben Ahmed HchcrlL Naïb et Kadryra de
Quarold) chevalier de la Légion d'honneur.

Parti de Ouargla, lo 1« avril 1808, jo me dirigeai vers Glmd.i-


mès avec six Chûamba et un jeune nègre à mon service. Lo s
du même mois et à ma onzième étape, vers la lin du jour, nous
arrivâmes à une petite mosquée, dito Zaouïa Sidt Mahed, où nous
passâmes la nuit. Cette mosquée est à peu de distance do Gha-
damôs où nous entrâmes lo lendemain matin, y avril.
C'est uno villo assez grande, avec sept portes.. Devant l'une du
• ces portes, celle quo l'on nommo Uab-ol-Garbi (la porto Ouest) «
trouvent sept statues presque en ruines datant du temps dos
humains et quo les gens do Ghadamôs appellent 151Asnam (fuux
dieux).
Je me fis conduire à la demeure d'un riche trafiquant du pays
parent do ce négociant, El Iladj Ali Tenl, qui accompagnait lo
marquis do Mores. Je renvoyai d'abord en Algérie mon escorte,
no conservant avec moi que lo jeune nègre, puis je commençai
a mo renseigner.
H y avait dans la ville un grand nombre do Touareg ayant as-
sisté au massacre. J'appris quo des Chaamba cjut avaient assista
également ou massacre so trouvaient campés au puits Mlmoun,
à quatre journées do marche, au sud-est do Ghadamôs. Jo leur
envoyai aussitôt une lettre et mémo un ordre pour qu'ils revins-
sent auprès de moi. Dix Jours après mon arrivée à Ghadamôs,
tk MORT DE MORES VENGÉE

ils so rendirent presque tous à mon appel, car ma qualité do


Mokadcm el Kadrya inspirait la confiance et irrespect à tous.
Ht pendant huit jours je leur al offert la diffa. Il y avait avec ces
Chûamba tous les Touareg ayant assisté au meurtre, ainsi que
d'autres Touareg. Et en présence de tous, je mo mis à les inter-
roger sur l'affaire.
Ils m'ont appris les moindres détails et Je l'ai connue sous
toutes les faces (1/.
lil-Klioir-ben-Ald-el-Kadcr m'a dit :
— J'ai été trahi par les gouvernants ; jo suis allé
camper dans
la Zaoula do Sidi Moussa. Si je no m'étais pas cru en sûreté, je
ne serais pas allé là. J!y ai été vu par M. Foure.au. A co moment
j'étais habillé avec des effets en drap ayant appartenu a M. do
Morôs; jo n'avais nullement peur, parce que jo l'avais tué par
ordre.
Le Naïb. — De qui est venu l'ordre ?
lil-Khelr. — I.o chetk Si-cl-Aroussl nous a envoyé diro à Mas-
sinc : « Venez a Beresof, car vous allez tuer un riche Français

(I) Pour l'Intelligence plus rapido do ces conversations du Naïb


avec ces nombreux bandits du désert, donnons ici Ici liste des
assassins. Le Naïb a Interrogé les Châamba et les Touareg sur
ceux qui étaient présents au meurtre. Voici leurs noms et leurs
actes :
LISTE DES ASSASSINS

Châamba : 151Khelr ben Abd-ol-Kadcr, a lue Mores. — Cheik


bon Abd-cMtader. — Mûamar ben Mûamar, a tué un des deux
domestiques algériens. — Uamma bon Youscl, a tué Abd cl
Ilack. — Hanima ben Cheik, n porté trots coups de sabro nu
— Ben Doubba.
marquis upres sa mort. — Abdallah ben Cholk.
Touareg : Aklll ben Memmatt, blessé par lo marquis. — Be-
chaoui cl Ouaguenl. — Karroud el Hoggart, tué par le marquis. —
Son neveu. —- Et Iladj M'hamed el Fougasst. — M'namma ben
(iihbou, tué par lo marquis. — Yeda ben Ilcnna, tué par le mar-
— Agli el M'gatl,
quis. — Mohamed ould Mohamed Khouoda.
Mcssé par le marquis. — Akhlll el M'gatl. — Ouarzcg (csclavo
— Ikhenoukh.cn ben Chcamassen. — Salem
nègre).— Najl (nègre).
— Ouanabatlr
Hedjbanl. — Son frère Ali. el Fougassl, son fils
Mohamed, ont tué l'un des deux domestiques algériens.
venus de VOued : ben Yemma. — Ouen*
Touareg Soûl Seghtr
tnmtdt ould Moussa. — Akdidt ould Ebole. — Douma, et d'autres.
350 - SCÈNES ET DOCTRINES DtJ NATIONALISME

qui a beaucoup d'argent et qui est parti sans l'ordre du gduvci'-


nement français. Celui qui lo tuera no sera pis poursuivi ; je HIQ
porte garant do l'aman pour vous.Vous savex bien quo ma i>a-
rôle porte toujours auprès des gouvernants, et jo no vous lis
cela que par leur ordre. »
Le Naïb. ~ Quel est celui qui vous a apporté cotto parole du
cheik Si-el-Aroussl ?
Alors Seghtr-ben-Yemma qui assistait i\ l'entretien prit la pa-
role et dit ;
*~
— C'est mol qui suis venu les voir a Masslno avec uno lettre
du chclk, et jo les al trouvés campés avec El Hadj-M'hamctl-el-
Fougassl et nous sommes partis ensemble pour Beresof.
El-Kheir continua son récit :
— Pendant quo nous étions a Beresof,
Seghlr partit pour Gue-
mar afin d'informer le cheik de notre arrivée. Il y avait à Beresof
un fonctionnaire français ; nous l'avons vu, mais il no lit pas
attention a nous. Seghlr revint à Beresof et nous dit : « I.c Fian-
çais ne passera pas a Beresof, mais par la frontière tunisienne :
Il passera par le puits d'El-Ouatia. ho cheik de Guemar nous dit
d'aller a El-Oualia ot do faire co qu'il a ordonné,.et n'ayez pas
peur, il se porlc garant pour vous, car, il mo l'a dit, Il commit
mieux quo nous les affaires. » Nous partîmes de Beresof avec
Seghlr, avec Ouentamldi, ills do Moussa, et avec Khtdldl, fils do.
Ebele. A .uno journée do marche do Beresof nous envoyâmes
prévenir nos familles qui so trouvaient a Massino pour quVIles
vinssent à El-Ouatia.
Le Naïb. — (S'adressant a El-Kheir, a Seghlr, a Ouentamldi, et
à Khtdldl ) : — Quels sont ceux quo vous avez envoyés a vos fa-
milles?
Tous : — Abdullahben-Chelk et Bon Doubba.
IU Khcir. — Voyez Naïb, comme J'ai été trahi I SI j'avais eu
pour, jo n'aurais pas été dans la zaouta et Foureau no m'aurait
pas vif; jo serais allé a. Ghat ou mémo au sud de cette ville, mais
ayant compté sur la parole du cheik St-cl-Arqusst, jo fus traque"
par lo caïd des Benl-Thour et par les gens d'Ôuargla qui m'ont
pris ma lente, mes enfants, ma femme (1) ; je n'ai pu leur échap-
per quo difficilement et Ils m'ont blessé au pied.
Le Naïb. — Tranqullltse-toi ; J'ai recommandé la femme et tes
enfants dans la tribu. Ils no manqueront do rien. (Puis so tour-

(1) Allusion a l'arrestation que nous avons relatéo plus haut.


LÀ MORT DE" MORES VENOljB "f M
nant vers Seghlr). Nous avons appris que tu avais été prisonnier '
àl'Oued? . . '"
Seghlr.-- Je n'ai pas été prisonnier, mais seulement consigné
dans la ville (1), et les gouvernants m'ont placé chez Yousso, caïd
des Achaches, parce qu'il est l'ami du cheik Si-el-Aroussi et il
m'a dit : « N'aie pas peur, Jo te ferai libérer ; patiente un peu. »
J'ai patienté jusqu'au moment où l'on m'a dit : « Fais semblant
que tu cherches un chameau et va*t-en à Ghadamôs et ne reviens
jamais plus par ici, car si tu reviens, lu auras à craindre pour
ta personne ». Et voila pourquoi je suis ici.

Le" Naïb interrogea aussi lo targui Bechaoui et lui dit :

— Tu es un homme connu?
pourquoi acceptes-tu do faire lo
mal?
— Diles-mot quel est ce mal ?
— Lo meurtre du Français.
Bechaoui fit alors une longue explication :
— Jo no l'ai tué quo sur l'ordre d'El-Hadj-All-el-Ghadamsl et
de Brahim-Acheya qui ont dit : « Les gouvernants nous ont or-
donné do le tuer et celui qui le tuera n'aura rien, parce qu'il est
parti sans l'ordre des gouvernants do Tunisie ». Brahim-Achoya
ajoutait : « Le caïd du Nefzaoua, Ahmcd-bcn-IIamadi, t'envoie
te bonjour et il lo dit que tu fasses venir des gens pour tuer lo
chrétien, car c'est Tordre des gouvernants. » Et 11 m'avait ap-
porté des lettres du caïd du Nefzaoua, et il me promettait que si
nous, le tuions, .. caïd du Nefzaoua nous donnerait beaucoup do
choses. Alors j'ai envoyé un méhari a Okkha, à Jabour et au kaï-
makan turc de Ghadamôs et j'en attendais avec impatience des
nouvelles. Pendant co temps, je disais chaque jour au riche Fran-
çais : « Los chameaux vont arriver ce soir. » El-lladj-Alt me di-
sait : « Sois tranquille du côté des gens do Gabôs, jo dirai au
marquis do les renvoyer chez eux, cai» co sont des traîtres, et toi,
dis-lui quo tu amèneras des chameaux et que tu les lut loueras
moins cher quo ne font les Gabéstens. » Nous sommes allés, El-
lladj-AU et moi, expliquer cela au Rouml : « Les Gabésiens sont
des traîtres ; leurs chameaux no peuvent pas marcher dans lo
désert. » Lo Bouml a réfléchi pendant près d'une heure et en
voyant qu'il ne nous répondait pas, nous avons cru que nous
avions échoué dans notre mission. Mats après ectto méditation,

(l) Allusion au fait que nous avons relaté plus haut.


352 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Il renvoya dans leur pays les Gabésiens. Après leur départ El-
Kheir arriva avec ses compagnons châamba, salua lo marquis
et lui dit : « C'est nous qui te louerons des chameaux. » Le mar-
quis lui répondit : « J'ai donné ma parolo aux Touareg et je ne
peux y revenir. » J'allai alors rejoindre les Chftamba et ils me
dirent : « Qu'attends-tu pour tuer co Rouml? » 'J'alfalt sem-
blant de no rien savoir. Alors El-Kheir mo dit : « Nous avons
l'ordre de le tuer. Nous étions h Beresof, nous l'attendions pour
lo tuer ; mais il n'a pas passé par Beresof et nous fûmes envoyés
ici par le cheik Sl-el-Arousst avec Seghir-bcn-Ycmma' et les
.autres Touareg pour lo tuer. Tue donc avec no; , st n'aie pas
peur. » Après cela, j'avais bien compris que les gouvernants
avaient donné l'ordre de le tuer. Il a donc été convenu que nous
lo tuerions tous ensemble, et nous avons arrêté notre plan.
J'avais peur de All-ben--Beclce, mais El-Hadj-Alt m'a dit : « Soyc?
tranquille, je dirai au marquis de le renvoyer chez lut, et lo mar-
quis m'écoutera parce qu'il a la plus grande confiance en moi. »
En effet, 11alla trouver le marquis et lui dit : '(Renvoie cet Ali-
ben-Bedce, c'est un traître, il finira par faire fâcher les Toua-
reg. » Lo marquis dit alors ù, Ali-ben-Becice : « Retourne. » Mais
celui-ci répliqua : « Il no faut pas quo Je rctourno jusqu'à ce que
vùus m'ayez donné uno lettre, parce que jo sais qu'on va vous
luer. » Le marquis no prit pas garde a ces paroles, tant II avait
confiance dans El-IIûdj-AH.

Lo Naïb interrogea encore les Chûamba et l'un d'eux*,


Ounnubatir el-Fougassi, devant tous raconta :

— J'étais a Hassl-Moulot et Je suis allé à Ghadamôs. Au mo-


ment de retourner à Ilasst-Moulal, j'ai rencontré deux Chfiambi
qui étalent Ben-Doubba et Abdallah-bon-Chcik. Ils m'ont dit :
« Nous allons a Masslne pour prendre nos familles et les con-
duire n El-Ouatia, où nous allons tuer un riche chrétien. » Ayant
eu d'autres renseignements, nous partîmes pour Et-Ouatia et a
M'/.omzcm nous rencontrâmes uno caravane quo nous crûmes
celle du Rouml; mais elle venait du Nefzaoua et son ch:f,
Ahmed-bcn-Ramdnm-el-Metouf, nous a dit : « Jo vous recom-
mando un Français qui est campé en co moment à El-Ouatia. Il
est parti sans l'autorisation des gouvernants do Tunis ; celui qui
lo tuera n'aura peu* do rien et r>e sera pas poursuivi pour co
meurtre. » En arrivant à Ël-Ouatta, nous avons trouvé lo chré-
llcn, néchaodt et d'outrés Châamba.
LA MORT DÉ MORES VENGÉE

f) La journée de la mort. -— Après ces extraits des con-


versations de Ghadamès qui nous permettent do voir dons
quels sentiments ceux qui allaient être les assassins so trou-
vaient rassemblés en juin 1890 sur lo sable d'El-Ouatia,.
nous devons aborder les scènes même do l'assassinat.
El-Kheir-ben-Abd-el-Kader, celui-là qui acheva Mores
blessé, a fait un long récit du crime au naïb, et le naïb nous
l'a relaté par écrit. Nous reproduisons la traduction authen-
tique do co texte.

A peine lo marquis, avec l'escorte qu'il amenait de Tunisie,


avait-il dépassé la frontiôre tunisienne, que l'un de ses hommes,
le nommé AU Sinaounl expédiait uno lettre a Sinaoun, donnant
rendez-vous pour uno date fixe a. douzo hommes do Sinaoun a,
El-Ouatta. Il faut dire quo cet Ali-Sinaouni, né a. Tunis, est ori-
ginaire de Sinaoun ot a de nombreuses connaissances dans cette
ville.
Ayant calculé qu'il devait arriver a El-Ouatia avec la mission
un jour avant ceux auxquels il avait donné rendez-vous, Ali*
Sinaounl égara intentionnellement la mission et, au lieu do la
conduire ù El-Ouatta, il la conduisit auprès d'un puits tout a. fait
saumûlre, et dont l'eau no pouvait servir ù la consommation.
Colère du marquis, car on n'avait plus d'eau, et tout le monde
avait soif. Le marquis ordonna do partir Immédiatement dans
la direction d'El-Ouatla.
A peine était-on en routo qu'Ail Sinaouni, accompagné d'AW-
el-llack, so porta ta environ deux kilomètres en avant do la mis-
sion, et, voyant un troupeau do gazelles qui passait, ils tirèrent
dessus cinq coups do fusil. Lo marquis, entendant des coups do
feu et croyant a-une attaque, arrêta son escorto et so prépara a
la défense. La mission resta ainsi do midi Jusqu'au lendemain
matin sur place et sans eau. Au matin lo marquis ordonna lo
départ et, suivant les traces de Sinaounl et d'Abd-El-lluck, Il ar-
riva avec l'escorte a El-Ouatta, où 11trouva ces deux derniers, ot
aussi uno troupe do quarante-deux Touareg qu'Abd-el-Hack lui
présenta.
Lo marquis s'entendit avec eux pour qu'ils lo conduisissent a
Guedazen, lo chef targui près do Gh&t. Les Touareg acceptèrent
son prix et ses conditions, puis ils le persuadèrent do renvoyer
son escorte, dont, dtsàtcnt-lls, il n'avait plus besoin, Le marquis
ne conserva quo doux domestiques algériens qu'il désarma»égale-
23
354 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

ment sur lo consolides Touareg. (Voir plus haut, dans lo récit du


targui Bechaoui, lo départ do All-ben-Bcclcc et lo rôlo
do| Et-
Iladj-All). Alors le chef do cetto bando do Touareg, un nomim>
Bechaoui, écrivit une lettre ù Ghadamès nu kaïmakan turc ot
aux doux chefs Touareg qui so trouvaient lu, en leur disant :.
« Nous retenons ici, ù El-Ouatta, un Français très riche ; il nous a
demandé do lo conduire vers lo chef Guedazen. Quo faut-il
faire? » (1)
Le jour même do l'anlvéo du marquis a El-Oualia les douze
individus auxquels All-Sinaouni avait donné rendez-vous vinrent
ù El-Ouulta offrît* leurs services au marquis qui ne les accepta
pas, leur disant qu'il avait déjîi engagé sa parolo aux Touareg,
ot qu'il ne voulait pas rompre avec eux. Néanmoins il leur offrit
du cofé et du riz qu'ils refusèrent, et ils allèrent se joindre a la
bande do Touareg.
Pendant lu nuit, quelques-uns do ces Chàumba, les nommés
El-Kheir-ben-Abd-cl-Kadcr ; son frère; Hnmma-ben-Youscf ;
llamma-ben-Chelk, Mûamar-ben-Maamar, et enfin un autre,
essayèrent de persuader ù Bechaoui et a su bando qu'il fallait
assassiner lo murquis et so partager ses affaires. Bechaoui no
voulut pas d'abord consentir, disant :
— Jo no peux rien faire avant do recevoir une
réponse a la
lettre que j'ai expédiée ù Ghadamôs.
Alors El-Khelr, s'adressnnt autant ù Bechaoui qu'à ses, Toua-
reg, leur dit :
; — Vous no connaissez pas les Français; mais nous, nous les
connaissons : aussitôt qu'ils entrent dans une ville, Ils en pren-
nent le plan et viennent ensuite avec une armée s'en emparer.
SI vous voulez qu'Us prennent votre pn.ws, vous n'avez qu'a lo
conduire.
Etillu Us so mirent tous d'accord, Châamba d Touareg, et dos
cet instant la mort du marquis fut décidée.
Cetto nuit mémo, lorsque tous furent endormis, trois Châamba
qui avaient remarqué dans la journée une caisse dans la tente
dit marquis so levèrent et réussirent a. l'enlever, sans qu'il s'en
aperçût. Mais l'ayant défoncée, ù uno centaino de mètres do la

(1) Les réponses t\ ces lettres furent envoyées de Ghadamôs ù


Bechaoui, le 0 juin 1800, ù huit heures du matin. Elles étalent sa-
tisfaisantes ; mats co Jour même, a midi, Mores rendait son der-
nier soupir.
LÀ MORT DE MORES VÈNOÊÉ ;Sfôf?

tente, Us n'y trouvèrent quo dos papiers qu'ils déchirèrent et


éparpillèrent.
Au matin en s'évcillant, le marquis constata la disparition
do sa caisse et la voyant, a cent mètres do sa tente, défoncée, et
le sol couvert do pupiers déchirés, il comprit qu'il était trahi,
et que, s'il restait davantage, il était perdu. Il rassembla les
Touareg et leur dit :
— 11faut que nous retournions a Sinaoun, car il nous manque
des vivres pour la route et nous sommes obligés do nous approvi-
sionner.

[On chargea (1). A ce moment un jeune garçon, ûgé do près de


17 ans, Aglt-El-M'gati, essaya do voler lo contenu d'une sacoche,
l.o marquis le vit et le frappa d'un coup do cravocho sur la tête.
a la du crûno. '
Gocoup lui fendu peau
Lo méhari du marquis no fut pas amené; on l'avait coché chez
des gens de Bechaoui, qui dit nu marquis :
— Montez sur cette chamelle, et aujourd'hui mémo Votre méhari
vous rejoindra, car il est en pâturage et j'ai envoyé dos gens pour
le chercher.]

Tout 10monae partit mors dans la direction ne sinaoun

Quel Marilhat, peintre de l'Orient, quel Delacroix, peintre«


des plus frénétiques tragédies, saurait traduire les couleurs •
et l'angoisso do cclto longue caravane qui dans la plaine
ardente, sur un sol sans forme et presque sans couleur,,
lâché do quelques touffes végétales, faisait un ruban
sombre do quinze cents mètres 1 Ce ne fut pas uno embus*
cado rapide du busard. Les nouvelles circulent vite au
désert. Do tous les petits centres voisins, on était accouru
pour voir tuer lo riche François quo son gouvernement,
rejetait. Il y avait tout ù l'extrémité du cortège un trou*

(1) Les passages que nous Imprimons entre crochets sont dos
renseignements fournis par les autres Chûamba et qu'il nous,
paratt Intéressant de Joindre ou récit d'Et-KhcIr.
SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME !
3.60

peau cruel de femmes et d'enfants, des « voyeurs » très


excités qui couraient, puis des chameaux porteurs et Ides
chameliers, puis des Chûamba, puis lo jeune Abd-el-Hack
avec les deux domestiques do Mores, et des chameaux en-
core, lo gros EMIadj-Ali et ses trois nègres, des Châamba,
les Touareg et bien en avant, commo s'il eût cherché t\ so
hâter, a s'évader, Mores qu'encadraient et guettaient six
hommes. Mais ce groupe lui-môme, dons ce flamboiement
universel, sur co sol indéfini et vogue commo la mer, où
une nature désolée semble plus indifférente à nos- agita-
tions qu'en aucun lieu du monde, était joyeusement guetté
par tout le convoi, par ces figures rusées, par cette longue
horde de burnous. On riait, on dissimulait, on s'entendait
contro l'étranger, on s'enfiévrait. Quand donc le signal
éclaterait-il ?
Mais rendons la parole au Naïb qui écrit en quelque sorte
sous la dictée do l'assassin El-Kheir :

A peine était-on en marche qu'un targui saisit la brido du


méhari (15sur lequel était monté lo marquis pour lo conduire, el
quo El-Kheir et deux Touareg, dont Bechaoui, vinrent so placer
a la gauche du marquis, tandis quo El-Chcik-bcn-Abd-cl-Kadcr et
deux autres Chûamba so mettaient a. sa droite.
On devança ainsi lo reste do l'escorto do près do deux kilo-
mètres. Soudain EI-Chcikh-bon-Abd-cl-Kader et les doux Ch\-
amba so jetèrent sur lo marquis et lut enlevèrent sa carabine
qu'il portait en bandoulière; en mémo temps El-Kheir et les deux
Touareg saisirent la courroie do son revolver et tirèrent violem-
ment dessus : Us tombèrent tous les quatre pur terre.
L'attaque avait été si brusque quo lo marquis n'avait pu so
défendre sur lo moment; toulcfois en tombant, il tira son re-
volver do son étui. Avant qu'il eût fait fou, lo nommé Ycda-ben-

(1) El-Khctr parle de méhari ; les Chûamba, comme on a vu


quelques lignes plus haut, semblent dire que c'était une médiocre
charnue.
LA MORT DE MORES VENGÉE W>
Ilenna lui porta un coup de yatagan sur lo front : le coup dévia ;
le marquis légèrement blessé fit feu et l'homme tomba raldo
mort.
Puis le marquis so releva et fit encore feu a deux reprises
différentes : doux autres Touareg tombèrent mortellement
blessés : l'un est mort trois jours après, et l'autre dix-sept Jours
après a Ghadamès.
Par un suprême effort le marquis so dégagea du cercle qui l'en-
tourait, et d'un bond s'éloigna do quelques pas do ses agresseurs,
sur lesquels il fit encore trois fols fou : deux Touareg tombèrent
grièvement blessés, et le méhari sur Icrju'l était monté le mar-
quis fut également blessé.
Le marquis courut a une centaine de mètres pour s'abriter
derrière un arbre appelé zltaia, qui so trouvait sur une petite lo-
vée do terre. Lu, il rechargea son revolver, ot a genou derrière
son abri, il attendait les événements.
Le marquis no fut pas Inquiété dans sa fuite, car les Chûamba
et les Touareg étalent occupés autour do leurs morts et de leurs
blessés.Mais au bout do pou, les Touareg dirent aux Chûamba :
— Celut-la. tiro bien ; nous no pouvons pas lo tuer, car nous
n'avons pas d'armes ù feu ; mais vous avez dos fusils, allez le
tuer si vous voulez.
Lo reste do la bande des Touareg était venu so joindre aux
autres dès lo commencement do l'agression. Quunt au reste do
l'escorte, il s'arrêta a un kilomètre do lu, tremblant do peur.
Sur ces entrefaites survint El-IIadj-AU-Tcnt, qui parlementa
avec les Touareg et les Chûamba, leur promettant do l'argent s'ils
leur laissaient la vio sauve ; puis 11alla vers lo marquis pour l'in-
former do ce qui so passait.
Les Touareg s'avancèrent alors pou d peu; lladj-AU voulut
aller vers eux; mais lo marquis lo retint d'un gesto biusquo au-
près do lut, co quo voyant il s'élança d'un bond dans la direc-
tion des Touareg : il n'alla pas bien loin, uno balle du marquis
retendit par terre mortcltement blessé ; lo marquis, croyant qu'il
le trahissait, venait en effet do faire feu sur lut.

Comparez sur co point a la vorsion do El-Kheir le récit


dos Chûamba :

(Les Touareg et les Chûamba envoyèrent vers lut El-lladj-All


pour voir s'il avait encore des cartouches dans son revolver. El-
lladJ-Alt alla auprès du marquis ; après un moment, il voulut le
558 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

quitter pour retourner auprès dos Touareg. Mais le marquis lo


força a rester auprès do lui. Lo marquis, ayant tourné la tête du
côté des Touareg, El-lIadj-Ali profila de ce moment pour so
sauver. Mais lo marquis lui envoya uno balle de son revolver
qui l'atteignit aux reins.]

Pendant quo lo marquis ôlatt occupé à. surveiller les Touareg


et lC3 Chûamba qu'il avait en face do lui, El-Kheir réussit û faire
un grand détour et, par derrière, s'approcha on rampant du
marquis a dix mètres, sans être vu ; alors il tira un coup de feu.
Sa ballo avait atteint le marquis a la nuque, mats il ne semblait
pas avoir été touché, car appuyé contre l'arbre derrière lequel il
était abrité, il resta dans sa position première.
Alors El-Kheir so lova et s'approcha do lut ; il vit son revolver
par terre devant lui, Il lo ramassa et liront ensuite un long poi-
gnard do sa ceinture, il lut en porta un terrible coup entre les
épaules. La violonco du coup fut telle que lo marquis fit un sur-
saut et quo lu pointe sortit do l'abdomen. Puis El-Kheir lo poussa
du pied et, so penchant sur lut, il coupa uno .ceinture de cuir quo
le marquis portait et dans laquelle Kl-Khcir trouva une sommo
do 180 pièces d'or qu'il s'appropria.
Lo reste dos Touareg, voyant le marquis mort et n'ayant plus
rien a, craindre do son feu si juste, s'avancèrent en courant et le
dépouillèrent on lo latssunt tout nu. Ils so partagèrent ses effets.
Los 180 pièces d'or et lo revolver furent la part d'El-Kheir ; la
tonte du marquis fut donnée, en plus do sa part, au cheik Ben-
Abd-cl-Kader, lo frère d'El-Kheir. Alors Hamma-ben-Chcik
s'avança vers lé corps du marquis et lui porta un coup do sabre
au bras (1). Puis tous revinrent sur leurs pas vers lo reste de
l'escorte.
En chemin, Bechaoui, passant près d'Hudj-Ali blessé par le
marquis, mais vivant encore, l'acheva ù coups do sabre (2).
Arrivés près do l'escorte les nommés Hamma-ben-Youscf et
Salem-Redjbanl s'avancèrent vers Abd-el-Ilack pour lo tuer ; ce
dernier so sauva près de El-Kheir et fui dit :

(1) Trois coups do yatagan au bras droit, 'disent d'autres


Châamba.
(S) Il appelait la mort, suppliait qu'on l'achevât. D'ailleurs,
dans lo pillage on respecta ce qui lui appartenait. A lut seul on
fit une sépulture.
LA MORT DE MORES VENGÉE 35fr

— Je suis musulman commo toi, sauve-moi la vie, je n'ui rien


fait.
[Redjbanl l'abandonna par déférence pour El-Kheir], Mais
Hamma-ben-Youscf retendit a terre raide mort d'un coup do fusil
entre les doux épaules; la balle sortit do la poitrine (1).
Le nommé Mûumar-ben-Mûamar tua ensuite un dos Algériens,
et l'autre fut tué par un targui (2).
Quant ît Ali-Smerli, s'il fut épargné, c'est qu'il était d'accord
avec nous ot qu'il eut uno part égale des affuircs du marquis u.
la nôtre ; puis les quatre Individus de Sinaoun qui restèrent soi-
disant pour garder lo troupeau do chameaux lui furent d'un ef-
ficace secours ;3}.
[Les Touareg et les Chûamba brisèrent les caisses et se parta-
gèrent lo butin : il y eut une dispute entre les Chûamba et les
Touareg, a cause du partage, mais on augmenta la part d'El-
Kheir et ils so raccommodèrent. Ce jour-lû, Us restèrent a El-
Ouatia, et lo lendemain chacun alla chez lui.]

g) L'arrestation des assassins. — Ainsi parla El-Kheir,


confirmé par tous les autres. Lo naïb maintenant était ren-
seigné. Comment allait-il accomplir là dernière partie de

U) Co malheureux Jeune homme, poursuivi par .les.doux


Touareg qui no so pressaient point, courait sans armes tout lo
long du convoi. Il s'uttachatt a. chacun, essayait do so couvrir.
derrière cclul-cl, derrière celut-lù, suppliait tout le monde, mais
on lo raillait, lo repoussait, l'arrêtait. Jeu brutal. Co fut l'amu-
sement, la gaîlé de ces-heures barbares.
(2) Us firent bonne contenunec el, bien que désarmés, so jetèrent
sur leurs agresseurs,
(3) Lo jour do leur départ, vers dix heures du malin, avant de
s'enfoncer dans les solitudes, les Touareg et les Chûamba avaient
relâché ces prisonniers suspects. Ceux-ci arrivèrent au soir a
Sinaoun où ils couchèrent dans un dos faubourgs ; ils passèrent
la journée sous lo toit do l'un d'eux, Ali-Sinaounl. Puis Us so sé-
parèrent, ("et AU resta a Sinaoun ; Salah Ghadamsl prit la roule
de Ghadamôs, afin do prévenir la famille d'El-Iladj-AU; l'autre
Salah et Mahdl-Bornaout so dirigèrent sur Tripoli ; enfin Smerli
seul revint sur Tunis.
860 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME ;

sa mission? C'est ce que nous allons entendre de su


bouche :

Après avoir passé ces huit jours a Ghadamôs, a faire la diffa


aux Touareg el aux Chûamba, j'avais désigné sept do ces der-
niers, dont les trois assassins, pour m'accompagner a Ghût. ils
no firent aucune difficulté de me suivre, car jo leur avais fait lant
de cadeaux qu'ils s'étaient attachés û moi avec uno très grande
confiance.
En cours de roule jo vis dos chefs Touareg cl Je me renseignai
auprès d'eux sur toute cette affaire. A la dlx-hulllèmc étape,
nous atteignîmes Ghût.
C'est uno villo située a l'est-de la roule do Ghadamôs dons
uno plaine sablonneuse : a l'ouest so trouve une deuxième
ville appelée Toulnc ; au sud, uno troisième villo appelée
Tadramôte. Ces trois villes sont 1res proches l'une do l'autre.
Plus au sud do Tadramèlo cl environ a un kilomètre so trouve
une pelito villo appelée El-Baiketo. A l'ouest de Toutno et éga-
lement a un kilomètre, so trouve un gros village appelé Di-
jano. Entre Ghût et Touine et ù l'ouest do la roulo do Ghada-
mès so trouve un petit bordj dans lequel est cusernée une sec-
tion de soldats- turcs. Tout autour do Ghût cl des autres villes se
trouvent do nombreuses sources d'euu douco et des plantations
do palmiers et de crenka. On remarque ù l'est do Ghût do lon-
gues collines do sablo ; plus ù l'est, on volt un oued dont les
rives sont bordées do crenka ; enfin plus û l'est on aperçoit des
montagnes. Do Ghût jusqu'aux premières limites du Soudan, il
y a huit étapes, ot do Ghût jusqu'il Corduno, première ville sou-
danaise, il y a quinze étapes. Los habitants do Ghût sont un
nombre do près do 2,500 hommes divisés en trois tribus...
A Ghût, jo fus reçu chez le cuîd tlussèno. Jo mo renseignai au-
près do lui sur El-lladj-Ali cl j'eus tous les renseignements né-
cessaires point par point.
Au bout de cinq jours, nous nous dirigeâmes vers la fron-
tière tunisienne. En effet, je no pouvais pas songer a aller sur
l'Algérie où mes compagnons no m'auraient suivi ta.aucun prix,
mais jo leur persuadai qu'en Tunisie ils no devaient rien craindre,
car on no les y connaît pas et puis c'est lo. Boy qui gouverne,
Leur confiance en mol était tellement grande qu'ils n'hésitèrent
pas ù me suivre ; néanmoins ayant toujours peur qu'Us ne vins-
sent ù ^n'échapper, jo m'étais confié on arrivant a la villo do
Derdj aux quatre autres Chûamba ; jo promis l'aman û trois
LA MORT DE MOI1ÈS VENGÉE 'M*
d'enlre eux qui étaient dissidents, et Je leur ordonnai qu'en cas
de fuite ils se chargeassent des deux autres. Quant à moi; je fai-
sais mon affaire d'El-Khoir et je l'aurais tué plutôt que de lo
laisser échapper.
Arrivé a. Foum-Tatahouine, je me présentai Immédiatement
avec mes sept Chûamba au bureau des renseignements et je con-
tui tout a l'officier : il voulait les faire arrêter tout de suite ; Jo
lui fis remarquer qu'ils étaient armés et que pour éviter l'effusion
du sang il fallait agir par ruse. Je me fis désigner une maison où
m'ubriler avec mes compagnons. Il avait été convenu aupara-
vant que l'officier et ses cavaliers du Maghzen viendraient me
rendre visite, et que jo désignerais les trois assassins en leur of-
frant moi-même le café.
l'ar d'habiles manières j'avais convaincu les Chaamba qu'il
serait inconvenant de recevoir armés l'officier. J'enfermai toutes
les armes dans une chambre o, clef et a double tour. L'officier et
ses cavaliers vinrent, lo café aussi, et j'offris à El-Khoir, h
liammu-ben-Yousef et Ilamma-ben-Chcik, chacun une tasso
qu'ils dégustèrent avec plaisir, parait-il. Après quoi les cavaliers
du Maghzen se Jetèrent sur eux et les garrottèrent. Le départ do
Ouargla eut lieu le l" avril 1898 et l'arrivée ù Foum-Tatahouine,
le SJ3juin de la même année : le voyage avait duré 84 jours.

Lo lecteur qui aura suivi avec aJ'cnlion les dépositions


do ces divers assassins no saura pout-ôtro pas, encoro
qu'elles concordent, où faire parier la responsabiltô du
crime, et c'est une voie où nous-môme, simplo annaliste,
trop éloigné du théâtre des faits, nous no nous engagerons
point; mais après de lois témoignages et après avoir en-
tendu toutes ces voix du désert qui, la veille du crime, re-
liaient : En le fumif, on ne déplaira pas, nul homme ré-
iléchi ne contestera que Mores ne soit mort de nos discordes
intérieures.
Le Naïb, si noble et courageux, et ingénieux ù la maniôro
d'Ulysse, ne retira que des ennuis de son heureuse initla-
live. A son retour a Médenine, il fut retenu et gardé ùvue,
ainsi que les quatre Chûamba de son escorte, pendant qua-
torze jours. On donnait pour prétexte de cette arrestation
la nécessité d'établir son identité, mais avec le télégraphe
362 SCÈNESET DOCTRINES DU NATIONALISME !

celte formalité pouvait ôtro remplie en doux jours, et oui*


il avait sur lui ses papiers et notamment un permis^ de
voyage signé par le chef du bureau arabe do Ouorgla. Mais
on voulait savoir d'abord quelles révélations il rapportait
ot gagner le temps d'y faire face. Ses biens avaient été
pillés, il ne put se faire rendre justice. Enfin la Résidence
l'obligea de retourner a Mraodo Mores la primo do dix mille
francs que la marquise, conformément ù la mise ù prix
qu'elle-même avait fixée, venait de lui faire parvenir.
Cependant, il voulait repartir ù la iôte d'une expédition,
a ses risques et périls, pour saisir doux autres des princi-
paux meurtriers dont le témoignage eût fait la lumière.
Les armes étant achetées et les plans arrêtés, on le retint
ù Tunis et ù. Alger, sous divers prétoxlos, entre autres
pour qu'il déposât dans le procès qu'il l'heuro où j'écris ou
n'a pas encoro jugé. Après deux longues années de cette
immobilisation et comme il s'entêtait dans la parole qu'il
avait donnée ù Mme de Mores et qu'il était venu lui con-
firmer ù Paris, lo gouvernement l'employa dans diverses
missions périlleuses.
Le Naïb accompagna la mission Flamand ù In-Saloh.
Au combat d'Igostcin, puis'dans toutes les affaires qui
ont suivi la prise d'In-Salah, il se distingua par sa bra-
voure. Mais surtout sa connaissance du pays et son in-
fluence, religieuse contribuèrent grandement ù assurer
l'approvisionnement, puis la soumission. Chargé des ré-
quisitions, il sut trouver des ressources aux endroits même
qui en paraissaient lo plus dépourvus. On dut le nommer
chovalicr do la Légion d'honneur, puis Agha honoraire u
la fin de 1000. Au commencement lie 1001, il accompagna
le général Scrvières dans sa dernière campagne au Toual.
Après avoir rendu les plus grands services, il tomba au
combat de Charoutne, mortellement frappé, lo 5 mars 1001.
Son corps fut ramené à Ouargla, où il est enterré, par les
membres de sa famille,
LA MORT DE MORES VENGÉE m-
Il faut mentionner qu'au cours de ces expéditions, par
deux fois, des compagnons de camp tirèrent sur lui dans
la mêlée, qui furent immédiatement et, sans qu'ils eussent
pu s'expliquer, mis ù mort pur d'outrés indigènes.
Hélas t comme ce chevaleresque naïb, ils disparaissent
vite, tous ceux qui pourraient éclaircir ce drame, mysté-
rieux et ce procès si lent 1
Des trois assassins arrêtés par le Naïb, il ne reste quo
El-Kheir et Hamma-bon-Cheik. ; Ilamma-ben-Yousef, qui
avait (ait des aveux, est mort ù l'hôpital de Sousse.
Lo bravo Ali-ben-Becice qui, la veille du crime, sur le
sable môme d'El-Ouatia, avait dit ù Mores : « Je sais
qu'on va vous tuer'», est parti avec la mission Foureau et
n'est jamais revenu.

Nous ne prétendons pas ici ù mettre sous les yeux do nos


lecteurs un récit parfait, total, sphérique, que l'histoire
ne peut pas encoro composer. Nous avons groupé des
éléments de connaissance. Une suite de notes vérifiées,
classées, mais où peu à peu d'autres s'intercaleront, voilà
tout ce qui convenait dans l'état do cetto mystérieuse ques-
tion. Telles quelles, aux yeux des Imaginatifs, ces notes
mettent, jo crois, do magnifiques couleurs sur les derniers
moments do Mores, criblé de blessures et combattant
lii-bas, la-bas, sous cette prodigieuso lumière, seul dans
les sables.
Nous avons dégagé cetto belle figure do lion qu'on vou-
lait noyer dans les flamboiements du soleil africain. Avons-
nous éclairé le problème de savoir s'il y a encore & notre
opoquo des crimes d'Etat?
3tM SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

37) LE COMMANDANT MARCHAND ET SES RAPPORTS

LE PARLEMENT. '
AVEC

« La situation troublco do la
Franco rend invraisemblable toute
Intervention efficace du cabinet <la
raris au secours clos Français do
l'aclioda.' »
(Lo sirtlar Kitchener à Marchand}.
« La Franco no pourrait pas sup-
porter doux fois en un siècle une
pareille reculade. »
(Marchand, débarquant à Toulon;.

Nos parlementaires s'occupent à fournir aux historiens


des documents faux. C'est le moyen de ces honnêtes gens
pour s'innocenter. Notre humiliation à Fachoda pèse gra-
vement sur notre personnel gouvernemental et sur lo sys-
tème. Avec des trémolos patriotiques dans la voix, ils
plaident leur innocence; bien plus, ils se magnifient. Peine
perdue, hypocrisie sans force. L'histoire le dit avec nous :
co fut un crime de céder aux menaces brutales de l'An-
gleterre.'
— Mais nous n'étions pas en mesure de lut faire face.
~ Traîtres incapables, votre crime demeure : c'est de
nous avoir engagés dans une aventure que vous no pouviez
pas soutenir.
Pris en flagrant délit d'imbécillité, qu'inventent nos par-
lementaires ? Ils jettent tout sur lo dos de Marchand. Ce
bon serviteur, qui exécuta sa tâche héroïquement, devient
un pelé, un galeux, la cause do tout le mal.
Lisez plutôt certains « propos do Félix Fauro » que pu-
blie le Figaro du 5 juillet 1001. Le président est censé cau-
ser avec un ami intime qui no se nomme pas. (Cetto dis-
crétion nuit quelque peu ù la valeur du témoignage.)
MARCHAND ET LES PARLEMENTAIRES 36V
a C'était sous un des ministères de Ch. Dupuy, Delcassé était
aux colonies. Un jour, il communiqua au Conseil la décision qu'il
avait prise de faire continuer vers l'Est, à travers l'Afrique, une
mission d'exploration qui avait été, tout d'abord, je crois, confiée
nu colonel Monteil. Delcassé indiqua sommairement l'itinéraire de
la colonne Marchand. Elle pousserait jusqu'au Nil.
« Le ministère des colonies a toujours des explorateurs en
mouvement. Les communications sur ces missions sont'fréquentes
au Conseil des ministres. On n'y prête pas une grande attention.
La communication do Delcassé au sujet du capitaine Marchand
fut cependant remarquée a cause d'un mot de Carnot.. C
« — Mais, dit-il, si nous suivions le Haut Nil, nous serions>ris
« meilleure posture pour engager la conversation au^str/él de
« l'Egypte. »
« Cette boutade ne fut pas relevée.'Le ministre des Affaires
étrangères, que l'affaire aurait concerné si elle avait dû avoir de
telles conséquences, ne dit rien ; Delcassé non plus. On remarqua
le mot de Carnot, au moins un minisire, qui depuis me Ta rap-
porté, le remarqua. Mais on n'y attacha pas plus d'importance
qu'a- une parole dite en l'air.
« Malheureusement on ne tient pas minute des délibérations du
Conseil des ministres. Il n'y a pas de secrétaire du Conseil. Il
n'existe donc pas do document qui permette de préciser la portée.
que dans l'esprit de Delcassé avait l'envol d'une mission dans là
direction du Nil. Mais les souvenirs des ministres de ce temps-la
sont précis. Ils disent qu'on leur a parlé d'une mission d'explo-
ration, d'études scientifiques, géographiques, commerciales, d'une
mission qui montrerait notre drapeau, mats pas du tout d'une
mission do conquête. D'ailleurs, on no part pas à la conquête du
Nil avec cinq cents nègres ; enfin Delcassé est un esprit froid et
pratique.-Ce n'est pas l'homme des coups d'épingle, ni un cher-
cheur de querelles.
« La consigna donnée a Marchand par les colonies, dont il
relevait, n'étant pas une mission de conquête, la France ne l'ayant
pas chargé do faire un établissement définitif sur le Haut NU,
mais seulement de s'y promener et d'y faire des observations
géographiques, politiques et économiques, les choses étant ainsi,
nous n'avions pas a faire la guerrû pour soutenir un projet d'oc-
cupation fixe que nous n'avions pas formé.
« Il est vrai que Murchand, uno fols arrivé a Fachoda, y était
resté plus longtemps que dans un autre poste. Il y avait élevé
une sorte do fortin et s'était mémo mis a y faire pousser des sa*
366 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

ladcs. Ces faits s'expliquent par le prestige quo le nom du' î>< il de-
vait exercer sur un officier et par le besoin où Marchand ôt Ut le
demander des instructions. Fallait-il qu'il demeurât où il éta(t? fal-
lait-il qu'il revînt en arrière? fallait-il qu'il continuât sa marche
vers l'Est ? Voilà pourquoi il s'attarda à Fachoda. Que ce brave
homme et ses compagnons aient désiré qu'on leur dit : « Vous
êtes sur, lo Nil, restez-y I » Je le crois. Mais leur désir no pouvait
pas engager la France.
« Certainement, quand avec lo rapport de Marchand nous sérail
arrivée sa question : « Que faut-il faire ? » nous aurions répondu :
« Laissez votre camp et revenez-nous. »

J'ai cité tout le passage. Il a fait surgir un vigoureux


démenti de la famille Faure .Ce ne sont donô que des
mensonges, mais construits avec une sorte d'habileté en-
fantine. Oui, avec cette habileté d'enfants qui fait dire
aux gens du peuple, sur un certain ton d'admiration :
a A-t-il du vicel » La grande malice, c'est de donner comme
une chose secondaire, comme un trait pittoresque sans
plus, la remarque de Carnot : « Sur le Haut Nil, nous se-
rions en meilleure position pour engager la conversation
au sujet de l'Egypte. » Phrase de première importance,
au contraire, qui illumine et définit toute la mission Mar-
chand.
Disons-le brutalement. Marchand allait
sur le Haut Nil
pour occuper Fachoda. Dans quel but? Pour rouvrir h
question d'Egypte.

Si l'on veut admettre quo Félix Fauro a réellement tenu


ces « propos », il faut alors concevoir que dans la bouche
de ce président patrioter c'étaient des mensonges de con-
venance, des expédients dans la honte. Le président cher-
chait à nier de son gouvernement.
l'humiliation Il voulait
donner créance au moyen dont s'était servi le quai d'Orsay
vis-à-vis du Foreign-Office.
Soitl Encore faudrait-il ne pas déshonorer le bon servi-
MARCHAND ET LÉS PARLEMENTAIRES \36ï
teur Marchand qui dans cette conception cesse d'être le
héros de Fachoda pour devenir un imbécile et un déséqui-
libré, compromettant pour la sécurité et pour l'honneur
du pays.
Une preuve, s'il en faut, de la mission politique et mili-
taire qu'avait reçue Marchand, „eja trouve dans certain'
conciliabule, dans une entente patriotique où se réunirent
des parlementaires de toutes nuances au moment du dé-
part de Marchand.
On sait qu'après Fachoda les présidents et rapporteurs
généraux des commissions financières du Sénat et de la
Chambre, Barbey et Morcl, Mesureur et Pelletan, s'enga-
gèrent à no point susciter d'obstacles aux 60 à 70 millions
de dépenses qu'on n'osait pas faire voter et qu'il fallait
engager pour se tenir prêt a.une guerre avec l'Angleterre.
Eh bien! à l'heuro où partait Marchand, je le dis et je n'in-
siste pas, il y eut quelque chose d'analogue.

Ici qu'on nous permette une pause. Qu'on se reporte aux


rêves de Mores tels quo nous les avons exposés (1), tels
que les poursuivait ce vaillant homme quand il fut assas-
sinédans des conditions infinimoat ..tîspectes... Mores était
vivement frappé de l'importance ciu Bahr-el-Ghazal pour
l'Angleterre. Lui que l'on voudrait faire passer pour un
cerveau brûlé, il prévoyait lo fait aujourd'hui accompli :
la conquête du Bahr-el-Ghazal par l'Angleterre.
C'est qu'il avait médité lo livre de Slatln-Pacha, qui fut
dix années prisonnier du Khalife Abdullah. « Un pouvoir
étranger, dit Slutin-Pacha, indifférent aux intérêts égyp-
tiens et ayant ù ses ordres les vastes ressources de cette'
grande contrée, — ressources plus considérables en
hommes et en matériel que celles d'aucune autre partie

(1)Voir le numéro précédent 30.


368' SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

de la vallée du Nil — se placerait dans une


positionjpré-
dominante telle qù'iï mettrait en danger une occupation
quelconque par l'Egypte de ses provinces perdues. »
Parlons net : un barrage établi sur le Haut Nil, au-des-
sous de Fachoda, peut faire du Bahr-el-Ghazal une Egypte
et de l'Egypte un désert.
Mores estima que la France, étant données les con-
ditions générales de sa politique intérieure et extérieure,
ne pouvait pas agir tout droit. Organiser les peuplades
et les masses armées qui se défendaient encore contre
l'Angleterre, conduire en particulier les forces du Khalife
Abdullah contre les Anglais, assurer au mahdi d'Om-
durman son empire dans le Soudan, moyennant la ces-
sion du Bahr-el-Ghazal i\ la France, mettre ainsi un
tampon entre l'Egypte et le centre africain : tel était le
magnifique programme soumis par Mores au ministre des
Affaires étrangères — qui envoya Marchand sur lo Haut
Nil, en mémo temps que Mores partait pour le Sahara, sa
première étape.
Valait-il mieux occuper Fachoda, pour le seul avantage
de négocier la question d'Egypte, ou bien valait-il mieux
soutenir la puissance du mahdi d'Onidurman et par elle
fermer les portes de Khartoum et du Soudan a l'Angle-
terre ? C'est une question ; ce n'est point l'objet de noire
article. Nous voulons, en donnant leur plein sens, une fois
de plus, aux actes interrompus de Mores, éclairer ce que
Marchand a réalisé. (Et puis aussi, disons-le en passant,
nous voulons dénoncer cette dôcérébration française, co
manque de cerveau-chef par quoi sont annulées les meil-
leures énergies de notre malheureuse nation enrossée de
parlementarisme.)

Au reste,, soyons sobres de commentaires que le lec-


teur patriote se chargera bien d'accumuler autour des
faits que je rappelle.
MARCHAND ET LES PARLEMENTAIRES 369

La mission Marchand avait pour tàcho de rendre irréa-


lisable la grande pensée africaine de l'Angleterre. Il s'agis-
sait, par la présence de quelques soldats français sur le
terrain, de rouvrir la question d'Egypte,, do disputer- à
l'Angleterre la vallée du Nil et de couper la voie en consV
truction du Caire ou Cap.>Les ordres, les instructions,do
Marchand étaient si ridiculement disproportionnés avec
ses ressources que cet officier, aussi sage quo brave, écri-
vait, avec cranerie, mais non sans amertume : » Il n'y a
qu'en France qu'on donne sérieusement des ordres par
"
rcils. »
Parti de Marseille le 25 juin 1896, il quittait Brazzaville
le 1er mars 1897, et la partie pénible commençait. Si je
cite des textes, ce n'est point pour donner une idée de*l'in-
telligence, de l'énergie, des souffrances de Marchand; on
sait bien qu'il fut un héros; c'est pour fournir des docu-
ments authentiques et qui prouvent le caractère de sa
mission ni géographique, ni économique, mais de con-
quête. En avril 1808, il écrit :

« A celte heure, dans le bassin du Bahr-el-Ghazal (affluent du


Nil), le premier vapeur français est entré, malgré tant d'obstacles
et d'hostilités. Et, tant quo Je serai vivant, tarit qu'il restera un offi-
cier, un sergent do la mission française, notre pavillon restera
dans le bassin du NU... Il ne faudrait pas croire pourtant que
tout est agréable dans notre position. Nous mourons de faim,
d'abord... Vous savez que c'est la faim, l'horrible faim, qui est la
causedu désastre de l'expédlllon Dhants dans lo voisinage... Com-
ment allons-nous atteindro le NU? Serons-nous obligés do man-
ger l'embach des marécages ? Et encore, s'il no s'agissait que do
passer vite avec mes bateaux, ce serait peu.
« Mais le problème est bien autrement difficile. Le passage ne
constitue pas un droit sur lo pays traversé. Il faut occuper eflecH»
vement. Et chaque nouveau poste que Je créo dans ces immenses
régions presque dépeuplées, ù chaque 100 kilomètres, représenta
un travail colossal, une lutte incessante contre l'impossible. El
malgré tout, quelque obstacle nouveau qui se dresse sur notre
21
-'
SiO SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME
'
''

'

route, nous triompherons, et 11le faut-pour la grandeur de la


patrie. »

Ils ont triomphé. Le 10 juillet 1898, Marchand massacre


ou chasse les Derviches qui occupaient Fachoda. Les An-
glais rapprennent, lo 7 septembre, à.Omdurman, par une
canonnière derviche, venant du haut fleuve, qu'ils cap.
turent. Dès lo lendemain 8, le sirdar part pour Fachoda,
avec trois canonnières, plusieurs chalands, cent hommes
de régiment anglais, douze cents Soudanais et plusieurs
canons; il y trouvaif Marchand avec huit officiers et cent
vingt hommes.
Certes, le gouverne *nt français est bien coupable
d'avoir engagé cetto poi$. ée de braves et toute la France
dans une position si inégu e, de leur faire attendre indéfi-
niment leurs ravitaillement*. Et pourtant, Marchand est
en mesure de parer aux piros difficultés. Il possède des
vivres pour deux ans, il n'a .ien gaspillé de ses armes
Intactes et de ses munitions en -'éserve; il a fait des plan-
tations dans le sol le plus fécu K1 du monde. Il refuse
d'abaisser son drapeau et conquiert dans une entrevue
l'admiration du général anglais.
Le sirdar rendit à Marchand sa visite. 11 commença
par quelques paroles de félicitations. Il vit tout ce qui
rayonnait de triomphe sur ces figure françaises. Nos
officiers pensaient avoir partio gagnée : ils arrivaient les
premiers a Fachoda et ils avaient installé des postes réels,
des points d'occupation sur tout lé Bahr-el-Gi azal.
— Seulement, dit l'Anglais, votre gouvernement ne
pourra rien faire pour vous.
— Et pourquoi donc?
— Parce
que la France, il est très malheureux.
Les officiers se disaient : il veut nous troubler. Le nom
de ce capitaine Dreyfus que prononça l'Anglais ne leur
MARCHAND ET LES PARLEMENTAIRES 371

disait Pourtant
rien. le doute s'était glissé dans leurs
coeurs, quand les visiteurs anglais se retirèrent.
Peu après une barque revint. Le sirdar envoyait un,
ballot de journaux. Tous étaient anglais, sauf un égyp-
tien composé avec des extraits do l'Aurore, des Droits de
l'Homme, du Siècle, du Figaro et do la. Petite Répu-
blique.
Le grand dessinateur patriote Forain, au génie de qui
on doit être heureux de rendre hommage, avait représenté
dans une solitude d'où surgissent quelques palmiers,,un
officier français, les bras croisés, debout auprès d'un dra-
peau tricolore. Au premier plan, le sirdar dit ù un pasteur :
« Comment décourager ce brave? » — « Jo vais essayer
en lui lisant... quelques journaux français. »
Et il on fut ainsi. En apprenant que la patrie était prise
à la gorge par les étrangers de l'intérieur, Marchand se
devina abandonné. Le cri arraché à cette poignée de
héros par le groupe des « infâmes » est venu jusqu'à nous
dans une lettre incomparable do pathétique adressée par
Marchand a Forain. Ecoutez-la :

Le 21 septembre, à Fachoda, 11y avait près do dix mois quo


nous n'avions plus de nouvelles do France ni d'Europe; depuis
quarante-huit heures, l'armée anglo-égyptienne était arrivée d'Om-
ihirman et lo sirdar lyilchener allait redescendre sur Khartoum.
Wingate, par ordre de son chef et dans une intention louable.,
sans doute, me remit avant le départ une collection de Journaux
anglais..... ot français que nous n'avions pas osé demander, mais
que nous reçûmes avec reconnaissance.
Les journaux français étaient, des « Progrès égyptien » du
mois d'août.
Je n'ai plus que deux lignes a ajouter : une heure après avoir
ouvert lès feuilles françaises, leâ dix officiers français tremblaient
et pleuraient. C'est là que nous apprîmes quo l'affaire Dreyfus
avait été rouverte avec l'horrible campagne dés infâmes. Et pen-
dant trente-six heures, aucun de nous ne fut capable de rien dire
aux autres. — On n'échange pas de pareilles impressions.
Jo n'ai rien augmenté, rien exagéré, rien chargé... au contraire,
372 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Je veux simplement vous dire, en regardant le dernier Forain


d'octobre, quo pour avoir prévu co qui est arrivé a 5,000 kilo-
mètres do distance, il faut quo vous possédiez une grande âme
de fier patriotisme. Ce serait impossible autrement.
A cause de cela, jo vous demande la permission de vous em-
brasser, si vous voulez bien.
Commandant MARCHAND.

Ernest Judet, en publiant cette lettre que tout Fronçais


doit découper et conserver, écrivait : « Nul de nous no la
lira sans souffrir, sans pleurer; le soufllo qui l'anime est
celui du plus navrant désespoir qui soit de taille a ter-
rasser la plus indomptable vaillance. Jamais drame aussi
tragique no s'est déroulé en moins do phrases. »

Cependant, le rapport expédié par Marchand en deux


exemplaires, l'un par l'Abyssinie, l'autre par lo Congo
français, n'était pas encore parvenu ù Paris, où l'on n'avait
que les renseignements fournis par le sirdar qui osait
écrire : « Etant donnée la situation dans laquelle se trouvent
M. Marchand et ses officiers, je suis persuadé que personne
ne serait plus heureux (l) qu'eux-mêmes si leur gouverne-

Il) C'est ici le lieu do placer un billet de Marchand qu'il serait


dommage de laisser perdre. Avec les journaux, le sirdar, avant
de quitter Fachoda, avait fait remettre au commandant une caisse
de vin. Le commandant alors lui adressa une provision do
légumes frais auxquels il joignit une gerbe de fleurs et cette
lettre exquise d'ironie, irréprochable de courtoisie, toute ù la fran-
çaise :
Mon général,
Je viens d'apprendre que vous avez laissé une caisse de bou-
teilles de vin ; je suis profondément touché de cette délicate at-
tention, quoique nous soyons abondamment pourvus de tout.
Permettez-moi de vous offrir, en échange amical, le modeste pro-
duit de nos jardins dont vous devez probablement manquer à
Omdurman.
Veuillez agréer, etc.
MARCHAND.
MARCHAND ET LES PARLEMENTAIRES 373

ment leur ordonnait télégraphiqucment do quitter Kichoda


par le Nil. On enverrait un steamer spécial, avec mission do
transmettre cet ordre et de ramener l'explorateur. La cha-
loupe à vapeur do M. Marchand pourrait nous être cédée,
une » ~'
moyennant indemnité.
Sur ce thème, les journaux de langue française du parti
do Dreyfus commençaient une campagne : » Allons-nous
bientôt quitter Fachoda !... Qu'est-ce que nous faisons dans
ces tristes marécages ? » Et encore : « Pourquoi toujours
ces piqûres d'épingle qui sont notre politique vis-à-vis de
l'Angleterre ? » Et encore : « Marchand sera trop heureux
de déloger ! >: On fit do M. de Lanessan un ministre de la
Marine pour avoir assimilé l'expédition Marchand ù une
(i aventure de condottiere », pour avoir ajouté que cette
entreprise était « non seulement chimérique, mais folle et
malveillante », et qu'avec « un peu de philosophie » nous
pouvions » nous proclamer enchantés » d'avoir évacué le
Bahr-el-Ghazal. (Le tout dans la Revue des Questions di-
plomatiques et coloniales.)
Mais voici le plus douloureux :

A la fin d'octobre, le capitaine Baratter vint de Fachoda


à Paris pour renseigner le gouvernement. Dès le lendemain
de son arrivée, il se présentait au quai d'Orsay. Le ministre
des Affaires étrangères l'accueillit par cette phrase :
— Eh bien ! vous nous en faites des ennuis !
Puis pleura, se fâcha, menaça. Un huissier vint annoncer*
que sir fidmund Monson, ambassadeur d'Angleterre, at-
tendait. Alors ne tenant plus ses nerfs (mais c'était peut-
être une parade réglée à l'avance, toute" une ignoble scapi-
nade), le petit Delcassé cria :
— Vous voyez bien, c'est la guerre ; j'ai l'ultimatum dans
ma poche.
En effet il portuit constamment la main à la poche basse
de sa redingote. Pour montrer qu'il y cachait le document?
374 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME*

ou bien pour indiquer qu'il avait reçu la boite anglaise ?


Il dit encore ;
— Quand vous vous êlcs trouvés en
présence de forces
supérieures, vous auriez du vous retirer.

Mais, dit Baratier, l'honneur militaire...
L'autre en haussant les épaules :
— L'honneur militaire!
Le capitaine Baratier se lova, salua et sortit.
M. Delcassé, honteux ou inquiet, lui envoya pour le len-
demain une invitation à déjeuner au ministère.
Lo capitaine refusa de s'y rendre. Alors, le samedi, vers
onze heures, il fut brutalement averti d'avoir à s'embar-
quer le dimanche à Marseille.
Après trois ans de fatigues inouïes, il n'obtenait môme
pas quatre jours de répit et il n'avait à reporter à Marchand
que les plus sanglants reproches pour avoir réussi quand
il fallait échouer.

Marchand, cependant, pressentait l'abandon des avan-


tages qu'il espérait avoir conquis pour la France. L'âme
en délire, il vint jusqu'au Caire expédier à Paris des rensei-
gnements complémentaires et des supplications patrio-
tiques. Dans quelle angoisse il se porta à la rencontre de
Baratier! On le vit étouffer des sanglots aux premiers
gestes du capitaine qui, avant d'être à portée de voix, lui
faisait comprendre l'évacuation décidée
Mais il y a la discipline ! Et le soir, au Cercle français,
quand tous nos nationaux d'Egypte se pressaient autour de
lui, quel noble langage, quelle fierté de patriote, quelle sou-
mission de soldat !

... Vous n'attendez pas de moi un discours : je ne suis qu'un


soldat, non un orateur, — et l'on ne saurait être loquace en un
jour de recueillement, un jour qui m'apporte personnellement
une grande tristesse : l'abandon officiel de Fachoda.
... Se recueillir n'est pas désespérer, au contraire. L'expérience
MARCHAND ET LES PARLEMENTAIRES 375

de ce monde nous enseigne que la somme des tristesses n'es» oas


plus grande que celle des joies. Plus la période noire s'allon«'e,
plus s'approche l'aurore des fleres aspirations enfin réalisées. Et le
sphinx de granit qui, tout près d'ici, rèvc sur les sables, celui qui
vit passer Bonaparte et son effort, Lesseps et son oeuvre, n'a pas
encore dit son dernier mot, n'a pas murmuré la sentence su-
prême. Plus le mauvais destin s'acharne, plus nous devons appe-
ler à notre nido les grands espoirs qui gonflent les poitrines et
tendent les résolutions.
La fortune, qui déteste les voies larges et faciles, est peut-être
on route à cette heure, vous apportant lo secours patiemment at-
tendu. Il ne faut jamais désespérer, et qui peut dire que le sphinx
ne s'apprête pas à sourire ?
C'est pour cela quo jo suis venu vous dire que, si nous sommes
quelques-uns aujourd'hui, nous serons nombreux demain, qui
n'oublions pas, qui n'abandonnons rien. C'est avec cette pensée
que je veux porter votre santé...
A la plus grande Franco !

Quand la mission Marchand atteignit le sol français!...


ah! patriotes, vous vous rappelez!... Votre amour, votre
reconnaissance le portèrent, le brillèrent, le divinisèrent
presque, lui, le chef à la décision rapide, au visage bronzé
par le soleil, la barbe noire et courte, les yeux effroyables
de tristesse. Paris reconnut un martyr. On lui avait arra-
ché sa gloire et celle du pays. Rappelons ceux qui l'entou-
raient : le capitaine Germain, le capitaine naratier, le capi-
taine Mangin, le capitaine Largeau.

La visite inévitable de Marchand au quai d'Orsay épou-


vantait le ministre. Il n'avait pas encore su prendre une
résolution,, quand le commandant se présenta.
— Je suis à la
Chambre, répondit à l'huissier M. Del-
cassé...
Puis, sitôt comprenant qu'il pouvait retarder, mais non
pas éviter cette entrevue, il rappela l'huissier. Trop tard,
d'ailleurs ; déjà le commandant s'éloignait :
376 SCÈNES ET'DOCTRINES DU NATIONALISME


Rejoignez-lo et dites-lui que jo vois lo recevoir.
Sitôt quo Marchand fut entré, le ministre se mit à fondre
en larmes, il pleurait debout et, par là, il se dispensait <le
prononcer des paroles, en môme temps qu'il créoit une
atmosphère propre à une détente, croyait-il. Après une mi-
nute de ces larmoiements, il leva les yeux et vit le comman-
dant impassible qui lo regardait fixement. Ceux qui le con-
naissent, ce regard clairvoyant du héros, jugeront où fut
alors la subalternitô.
L'échec de son expédient, ajoutant à sa première gêne,
détermina chez le parlementaire une véritable aphasie. Il
y eut là, pour co bavard fécond en ressources verbales, de-
cruelles secondes d'impuissance; puis, avec rapidité, il se
mit à développer indéfiniment ce maigre thème :
— Il faudra que nous causions longuement, que nous
dissipions les malentendus.
Il se tamponnait les yeux avec un mouchoir 'malpropre.
Le commandant le laissa dans cette humiliation, sans
l'aider d'un seul mot, et se retira, admiré par ceux-là
même qui n'osèrent exprimer tout haut leur sentiment
dont je me fais le traducteur.

L'entrevue avec Baratier, l'entrevue avec Marchand


nous livrent une même vue sur l'âme de Delcassé. Ce per-
sonnage voudrait imposer sa version mensongère aux hé-
ros de Fachoda. Il cherche à intimider l'un, à émouvoir
l'autre. Il interdit de publier le « Rapport de la mission
Marchand ».
Un instant les parlementaires pensèrent à déshonorer
ce brave par des histoires, des redditions de comptes, des
choses d'argent. Puis il voulurent le capter, l'enguirlander.
Le mieux, c'eût été de le faire périr.
Et toujours pourtant la vérité percerait. Marchand cou-
lât-il sous les mers de la Chine, la vérité remonterait à la
surface.
GALLIÉNI L' « ORGANISATEUR » 377

Marchand n'a pas faussé ni outrepassé son mandat. Il


allait à Fachoda, avec mission de créer un état do choses
qui permit de rouvrir la question d'Egypte.
Ht maintenant, ne fixons pas trop longtemps la-dessus
notre regard. Je crains d'entrevoir de pires ignominies.
Faut-il tout dire? Allons-y!
On avait expédié Marchand à Fachoda pour satisfaire
les grandes idées africaines des coloniaux, mais avec l'ar-
rièie-conviction qu'il n'arriverait pas.
Faute d'un courage civique suffisant pour avouer notre
impuissance à entraver le rêve anglais « du Cap au Caire »
et à réclamer l'évacuation de l'Egypte, on voulait paraître
urjir. Le crime de Marchand, c'est d'avoir réellement agi.
On avait envoyé ces braves gens au petit bonheur, sans
leur donner les ressources matérielles suffisantes et sans
leur préparer les conditions diplomatiques indispensables.
Leur réussite qu'on ne pouvait prévoir déconcerta nos
parlementaires. La mort de Marchand dans les étapes
africaines eût tout arrangé ; aujourd'hui sa mort en Chine
ne suffirait plus. Il faut son déshonneur. Il faut qu'il passe
dans l'histoire pour un exalté, outrepassant sa consigne et
compromettant son pays.

Voyez-vous, au dernier mot, on en arrive toujours à se


demander qui dominera dans les destinées de notre pays,
de l'esprit àntifrançais et dreyfusard ou du national. Si
Dreyfus et ses amis écrivent l'histoire et les manuels sco-
laires, vous, patriotes, qui me lisez, moi qui vous parle, et
le brave Marchand, nous ne serons que des fripouilles de-
vant les siècles.

38) LE GÉNÉRALGALLIÉNI. — Son importance, c'est qu'il ap-


partient à l'espèce qui nous manqué le plus aujourd'hui :
378 SCÈNESET DOCTRINESDU NATIONALISME

c'est un autoritaire de gouvernement. Au Soudan, au Ton-


kin, à Madagascar surtout, il a compris lo cnroctèro des po.
pulations qu'il s'agissait d'organiser ; il a créé de l'ordre
et de la vie. Tandis quo nous avions des échecs sur tous
les points du globe, il a mené à bien lo problèmo de Mada-
gascar, où l'Angleterre faisait notre pire difficulté.
L'oeuvre de Gnlliôni a été étudiée de très près par l'em-
pereur Guillaume, qui n'a pas caché son admiration.
Que ce faiseur de civilisation soit un soldat, voilà qui
détruit l'argumentation des ennemis systématiques de
l'armée, et qui contredit peut-être aussi certaine con-
ception attardée que des braves gens se font du rôle de
l'officier moderne. Je me rappelle souvent quelques pro-
pos qui revenaient avec persistance dans la bouche du gé-
néral Boulanger, quand il se laissait aller à causer fami-
lièrement (et Pierre Denis a fort justement noté ce ton
dans son livre) :

L'objection, nous disait-il parfois, quo l'on voit ù cunlier


l'administration des intérêts de l'Klal à l'armée, vient de ce
qu'on méconnaît toujours son nouveau caractère national qui
est à développer : on se croit toujours en face de prétoriens. Il
n'y a plus de différence entre la nation et l'armée. Faites bien
voir ù vos amis, me répétait-il, que, dans les règlements que
j'ai élaborés, j'ai tendu ù mettre, les institutions militaires d'ac-
cord ayee notre esprit social, ù exclure ce qui subsistait de l'es-
prit do caste et de la brutalilé de caserne. Il y a quelque chose
que doit faire l'armée, en plus de la protection qu'attend d'elle
le pays : elle doit utiliser, manier les forces individuelles, de
telle façon que les individus retournent ù la vie, propres à tra-
vailler non seulement pour eux-mêmes, mais pour la collectivité.
Et qu'elle ne soit pas seulement une écolo du caractère ! Les
jeunes gens y doivent utiliser et développer leurs aptitudes va-
riées pour le bien du pays et pour leur développement complet.
Le type légendaire de la culotte de peau ne se crée que dans
l'inaction d'un café de province. Il faut savoir ce qu'ont fait aux
Indes pour la puissance et la gloire de l'Angleterre les officiers
de la Compagnie, tour à tour soldats, géographes, administra-
teurs, architectes. Il faut connaître la portée d'esprit, les forces
GALLIÉNI L' « ORGANISATEUR » 379

de propagande civilisatrice do nos troupes, quand elles sont,


comme jadis, en Algérie, et comme aujourd'hui dans les expé-
diions coloniales, en mesure do s'employer.

Le général Boulanger touchait là plus do points que


nous ne devons en traiter ici, mais je tiens à marquer par
ce rappel que les « militaristes » (pour relever un terme
qu'on croit injurieux !) ne vont pas chercher leur idéal au
café de sous-préfccluro où la légende attable l'officier. Il
y a, dans l'armée moderne, des hommes à qui les cir-
constances ont permis d'allier les études de cabinet et
l'expérience directe des choses. Ce sont alors des types
bien complets de chefs. Tel Gnlliéni.
Au Soudan et nu Tonkin, Gnlliéni avait prouvé des qua-
lités d'administrateur, de soldat et de" diplomate, qui le dé-
signèrent, en 1800, au choix du gouvernement, quand
noire situation à Madagascar parut compromise. Etienne
Grosclaude qui fut son compagnon de traversée depuis
Marseille nous l'a décrit dans un livre charmant de sin-
cérité, de belle humeur et d'amour de la vie. (Un Pari-
sien ù Madagascar). Le général Galliéni, aujourd'hui âgé
de quarante-huit ans, est grand, mince, robuste et de
ligure singulière : un visage pâle avec des yeux bleus,
doux et bienveillants, mais regardant droit à l'ombre
d'épais sourcils d'un blond ardent. « Sous de fortes mous-
taches assez rébarbatives, la bouche laisse voir un pli de
bonté un peu dédaigneux, mais qu'on ne remarque pas
tout d'abord, et, somme toute, l'impression première qui
se dégage de l'ensemble concorde assez bien avec cette
appréciation formulée devant moi par un soldat de la
Légion étrangère : — C'est un soldat, celui-là : une vraie
tête de brigand! » C'est, au vrai, l'homme du monde le plus
courtois. Il a horreur de punir et ne se fâche jamais, mais
il prend au sérieux ses responsabilités.

Quand il débarqua sur la côte de Madagascar, il n'était


380 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

que temps do veiller au salut public. Alors quo lu ré-


riode guerrière semblait terminée, et que les colons pré-
paraient une campagne d'affaires des plus importantes-, le
brigandage, endémique dans certaines régions de l'ile,
venait do prendre une brusque extension. 11 fallut recon-
naître qu'on se trouvait en face d'une insurrection orga-
nisée. La petite colonne composée du général Galliéni, do
son état-major (et de Grosclaude) fut assaillie sur la route
do Tonannrive. Los cultures étaient abandonnées, les vil-
lages brûlés, les Européens massacrés un peu partout, et
lo ravitaillement de la capitale compromis. A-Tananarhe,
une poignée d'Européens se morfondaient au milieu d'une
population de quatre-vingt mille Malgaches, tenus en res-
pect uniquement par le souvenir, chaque jour amoindii.
du coup de main sous lequel ils ont capitulé. Cet homme
doux débuta par les brutalités nécessaires.
Deux des têtes les plus en vue tombèrent, ce qui fit ren-
trer sous terre les conspirateurs et détruisit la conviction
propagée par les missionnaires protestants que les Fran-
çais n'oseraient jamais toucher à ceux q'ie protégeaient
les Anglais. Ensuite, il déposa la reine, ce qui fut un coup
plus grave encore au prestige britannique.
Api es cette réussite en quelque sorte diplomatique, il
dirigea des expéditions militaires qui pacifièrent notre im-
mense possession. Au bout d'une année, il pouvait déclarer
dans une proclamation aux Malgaches :

Depuis de langues années, on /c'est-ù-dire les missionnaires


anglais), on vous a enseigné que les Francis sont incapables de
mener une entreprise à bonne fin et qu'ils aoandonnent leurs pro-
jets dès qu'ils rencontrent le moindre obstacle. Vous voyez
maintenant qu'il n'en est rien. Depuis mon arrivée au milieu
de vous, tout ce que je vous ai annoncé s'est réalisé. Je vous
avais averti que je me montrerais bienveillant pour les bons
et inflexible pour les autres : j'ai tenu parole... La France a dé-
finitivement écrasé la révolte, et il en sera ainsi de toute ten-
tative du même genre que vous chercheriez à renouveler. Mais
GALLIÉNI L' « ORGANISATEUR » 381

la Franco, qui est une nation grando et forte, est aussi une na-
tion généreuse...

Nation généreuse, oui, puisque le général s'est appliqué


par une série de mesures à assurer la sécurité et les ga-
ranties individuelles, sans attaquer les moeurs et les
croyances locales. Les circulaires de Galliéni sur la ré-
glementation du travail de l'indigène, sur l'aliénation des
terres du domaine, sur l'exploitation minière, sur les voies
de communication, sur les écoles do gouvernement consti-
tuent, au dire des hommes compétents et selon les Alle-
mands et les Anglais, un mugnifique ensemble de doctrine
coloniale qu'il a élaboré d'après les conditions générales
auxquelles il devait se soumettre.
Il y aurait un grand profit à marquer comment M. La-
roche, qui est un dreyfusard affiché et un membre de la
Ligue des Droits de l'Homme, a échoué à Madagascar,
précisément parce qu'il s'y conduisit en conformité avec
cette métaphysique (1) politique qui le jette dans l'erreur
sentimentale des partisans de Dreyfus. Il serait bon d'éta-
blir en regard que l'esprit positif du général Galliéni, —
par des rigueurs qui ont offensé ces mômes dreyfus£vds
— a sauvé à Madagascar la mise de la France,
Dans un voyage au Congo belge, M. Pierre Mille enten-
dit un Français enthousiasmé de ce qu'il voyait, s'écrier :
i<Nous voudrions bien faire comme vous dans rtotre Congo
français !» — « Essayez, répondit le Belge avec rondeur,
mais je dois vous prévenir qu'au Congo français il n'y a
pas de souverain libre de ses mouvements et qu'il y a un

(l) M. Laroche eût voulu franciser les Malgaches. Le lec'eur


retrouvera là, sans que j'y insiste, l'erreur de 1' « intellect >t
une lointaine fusée de l'esprit kantien. C'est Bouteiller en voyage :
« Je dois toujours agir de telle sorte que je puisse vouloir que
mon action serve de règle universelle. »
382 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Parlement à Paris. » Ce Belge voyait nettement les inco i-


vénients de notre système pour toutes les périodes cri-
tiques.
L'autorité du général Galliéni offensa parmi nous un
certain nombre d'esprits chimériques infectés par les pré-
jugés du libéralisme. Elle gôna môme des hommes qui
semblent échapper à ces fadaises.
C'est en Europe que se jouent toutes les difficultés colo-
niales (commenous autres patriotes, préoccupés du seul pto.
blême qui est sur lo Rhin, nous l'avons toujours affirmé).
M. Lebon pensa un instant à désapprouver les actes vigou-
reux du gouverneur de Madagascar. Il n'alla pas aussi
loin que M. Delcassé avec le capitaine Baratier. Cepen-
dant, depuis Paris, pour déférer au désir du Foreign-OfnVe,
on a plusieurs fois ordonné à Galliéni de rapporter ses
arrêtés.
Aux résultats économiques acquis par Galliéni, se joint
un bénéfice moral sur lequel je veux insister pour conclure.
Dans la période contemporaine qui fournit aux Français
de nombeux sujets de tristesse, on ne peut pas dire que
nous ayons manqué de serviteurs dignes de louanges.
Mais il est arrivé le plus souvent qu'ils ont bien agi dans
le vide, et que nos gouvernants faillirent à tirer parti des
actes les'mieux amorcés. C'est ce qui fait si pénible la mer-
veilleuse aventure des héros de Fachoda. Or, nous sa-
luons dans Galliéni un serviteur heureux : ses efforts
furent féconds. Son administration de Madagascar non
seulement enrichit la France, mais encore elle augmente
notre, crédit moral, et, si le mot n'est pas trop fort, elle
nous réhabilite. Je m'explique en citant quelques lignes
de M. Paul Bourde, auxquelles on donnera une pleine
adhésion : «'

La proportion où nous saurons tirer parti de notre empire co-


lonial sera un des principaux éléments, désormais, pour établir
GALLIÉNI L' « ORGANISATEUR » 383

à nos yeux, comme aux yeux du monde, la note de nos moyens


d'action, de nos capacités, intellectuelles et morales, et do notre
vitalité. Nous no pourrons pas y réussir sans quo le prestige de
la France s'en accroisse, et. nous ne pourrions pas y échouer
s"->.«qu'il soit fortement amoindri.

(J'ajouterai une fois do plus et brutalement que nous ne


devrions tenter ces entreprises coloniales que si nous
étions forts en Europe. Dans notre situation, nous dépen-
dons de la tolérance de l'Angleterre, de l'Allemagne, et
quand nous aurons créé de belles colonies, on nous les
volera.)
En se plaçant au point de vue de Bourde, on peu! 'orire
que le général nous sauve l'honneur. Il nous donne aussi
une leçon de gouvernement. Un jour, un officier disait
devant lui :
— Peut-être la France sera-t-elle sauvée par ses colo-
nies.
11 répondit :
— C'est l'espoir qui doit soutenir tous les coloniaux, lors-

qu'ils sentent que la tâche entreprise va être au-dessus de


leurs forces.
Les colonies, tout au moins, se mettent à nous former
des hommes ; elles nous envoient un jeune héros excita-
teur, Marchand, et un chef, Galliéni.
Un gouvernement animé par des doctrines nationalistes
se confierait hardiment à un tel chef. Mais disons, pour
demeurer dans la nuance exacte, sans l'approuver ni le
blâmer, qu'une opposition ne peut compter sur le général
Galliéni. C'est un Italien, un calculateur.
LIVRE CINQUIÈME

DEUX PÈLERINAGES

25
LIVRE CINQUIÈME

DEUX PÈLERINAGES

A Léon Daudet.

Ah! moucher Mon, si nous nous promenions un jour dans ces


promues de l'Est! Devant nos forteresses allemandes et fran-
çaises, devant notre cathédrale messine que Us architectes o'«tain-
queur germanisent déjà, devant les « monuments du soutenir •
demi-noyés dans une grasse végétation, tous plus que tout autre
— arec votre incomparable puissance à vivre la vie de chacun des
objets où votre regard se pose, et puis ni de la Provence et d'un
illustre écrivain français, — tous parliciperie* de coeur et d'ima-
gination à cette défente de la latinité dont mon petit pays fut
t'éterncl bastion et mes compatriotes les premiers soldats.
Vous rappelez-vous comment un four je tous disais que dans
l'oeuvre de votre père ma préférence ta peut-être à trois page*,'
parfaites de mesure classique, et déchirantes comme un mor-
ceaude Chopin? Je tous parlais de la Dernière classe d'un
maître d'écolo atsacien. Vous en fûtes surpris. Certainement
tous distinguerea mes raisons depuis ces champs de Fraschwilr
1er, de Watrth, de Reichshoffen et, en général, depuu ,...* terres
de Lorraine et £ Alsace dit chaque bataille avance ou recule tes
limites de la langue germaine.
Mais faut-il que tous vous déplaciez? Aujourd'hui la bataille
pour notre culture se livre sur tous tes points du lerrHoire fran-
cais, et tous y combatte» au premier rang. Vousmettes vosarmes
magnifiques, la haute bouffonnerie, le lyrisme, une intention
inépuisable, au service de -otre terre et de nos morts. Cette
guerre civile qui rompit la.. de liens fortifie, mon cher lion,
notre avilie. M. B.

39) DANS LES CHAMPS DE FROESCHWILLER.

Sur le terrain do Reichshoffen, Woerth et Froeschwil-


ler, presque chaque année, je passe plusieurs semaines'
dans la saison même où s'y déroulait, le 6 août 1870, une
terrible bataille dont les conséquences ue sont pas épuisées..
SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Dans la. petite Ville d'eaux de Niederbronn, jadis si vivaulc,


aujourd'hui injustement délaissée, se retrouvent tous las
étés un certain nombre de Français, des Nancéiens ou des
Messins. Nul d'eux, au cours de sa « saison », ne manque
de faire, une.ou plusieurs fois, !J pèlerinage du champ de
bataille. Les «hygiénistes >••le déconseillent, car cotte
longue excursion communique au plus léger des visiteurs
un émoi qui grandit à chaque station auprès de nos tombes
et auprès des innombrables « monuments du souvenir »,
érigés aux régiments allemands. Au soir, on en revient
Tàme et le corps empoisonnés pour plusieurs jours. Mais
un Français a-t-il le droit de se soustraire à ces tragiques
leçons? Et, par une sensibilité qui se ménage, devons-nous,
a,la manière des enfants qui veulent oublier l'agonie de leur
père, refuser de fixer notre regard sur les causes et sur le
lieu de notre diminution ?
Dans mes longues excursions sur ces riches terrains for-
tement vallonnés, semés de bouquets d'arbres, où chaque
pas fait lever les lièvres et les chevreuils, et que sillonnent
des bandes d'Allemands, de qui l'orgueil n'est pas dissi-
mulé, j'avais, pour me guider, l'admirable ouvrage que
vient de publier le général Bonnal, son analyse raison-
née des combats dont l'ensemble constitue la bataille de
Froeschwiller.

Autant que je pouvais, je causais avec les gens du


pays. En écoutant leurs récits, je me rendais compte
du génie des Erckmann-Chatrian : ce fut de savoir com-
prendre et recueillir ce qu'au retour des guerres de la Révo-
lution et do l'Empire, des témoins émus avaient spontané-
ment inventé pour l'édification des bourgs d'Alsace et do
Lorraine.
ce quo me dit un Alsacien : « Kn
Voici, par exemple,
« 1870, j'étais chef de gare sur ïa ligne de Bitche. Il n'y avait
DANSLES CHAMPSDE FROESCHWILLER 0Î
K plus d'horaires; on m'annonçait les, trains par le télé-
« graphe J'avais une locomotive de renfort pour faire gra-
« vir la pente de ma station à la suivante; chaque traim
« devait attendre que la locomotive revint. Vous pensez
« le tapage, mon souci, ma fatigue. Les hommes passaient, -
« passaient depuis des jours. Il faisait si chaud qu'ils étaient
» montés sur* les wagons ; ils buvaient, chantaient et
« n'obéissaient à personne. L'un d'eux, quand son train
» démarra, tomba et se tua; nous primes rapidement le
» corps et le rejetâmes dans le wagon, parce que nous
« n'avions que faire d'un cadavre. Je ne me couchais plus
« jamais. J'avais trois trains en gare, quand un comman?
« dant pénétra dans mon bureau : « Le général de Failly :
» veut partir tout de suite. » Tout de suite 1 comme il y
» allait! Il fallait attendre le retour de la locomotive de
« renfort, et d'ailleurs je ne pouvais faire passer un train
ci de queue avant les deux qui le précédaient. « Laissez-moi,
« dis-je à ses instances, je suis ici chef de service et respon-
« sable. » Le général vint lui-même. C'était un petit, avec
« la tête dans les épaules. Je le vois encore. Je lui répétai
« mes explications. « Est-ce que je no pourrais pas pénétrer
» dans le premier train ? » me dit-il. — « Il y a un. wagon
« de première classe » — « Faites descendre les officiers ».
« Ce n'était pourtant pas mon affaire ! Il s'en chargea.
» Les officiers étaient furieux ; il fallait les entendre, lui
« parti et quand ils demeurèrent sur le quai (1) l »

(1)On m'a dit : « Le général de Failly, un bossuI Ce portrait


n'estnullement exact. Votre chef de gare n'a pas vu le général
de Failly. » Mon chef de gare no m'a pas menti, mats il super-
poseà l'image qu'il a enregistrée l'imagination qu'il se fait d'un
vaincu.Ahl s'il avait vu Napoléon I», quelle taille, quelle no-
blesseil donnerait au « grand empereur » qui, exactement,était
un « pot h tabac ». Tenez, Victor Hugo 1Vous imag.nez, et moi
ti.:^i yimagine, une divinité vigoureuse. Eh bienl je Fat vu,
c'étaitun petit breton, avec des jambes courtes.
00 SCfcNgS ET DOCTRINES DU NATIONALISME

.a) Aspect des troupes françaises. — Cette armée, échauf


fée par le vin, par une température exceptionnelle, par le
plus insolent optimisme, se montra, devant l'ennemi, su-
( blime de courage. Le 4 août, à Wissembourg, il fallut six
heures à cinquante mille Allemands pour battre difficile-
ment six mille Français. Et ces vaincus ne furent nulle-
ment démoralisés; ils considérèrent leur échec comme un
simple accident réparable à bref délai. Dès l'aube du 5 août,
ils vinrent, dans un ordre parfait, déboucher sur ces
champs de Froesçhwiller, où je prie le lecteur de me suivi e.
Un grand nombre de blessés marchaient à leur rang, et le
spectacle de ces soldats couverts de sang, chez lesquels
pas un muscle ne trahissait la souffrance, secouait d'or-
gueil les spectateurs, et dans un sentiment exalté de l'hon-
neur militaire, leur mettait des larmes joyeuses dans les
yeux.
On pensait, dans cette armée confiante, à l'honneur mili-
taire plus qu'à la patrie qui ne semblait pas en jeu. Et pour-
tant, à Froesçhwiller, comme à Wissembourg, notre infé-
riorité, numérique était effrayante; nous allions être
43,000 Français contre 150,000Allemands. Dans cette situa-
tion, l'espoir de vaincre dépassait chez nos soldats ce qu'on
vit jamais dans une troupe. Les habitants de l'Alsace,
renseignés sur la force prussienne, épouvantés par l'igno-
rance géographique trop visible de nos officiers, trem-
blaient. Un notaire de Bitche écrivait à un confrère de Mar-
seille : « Me voyez-vous devenir notaire prussien i » Mais la
veille de la bataille, dans les bivouacs de Reichshoffen, de
Froesçhwiller, d'Elsasshausen, dans les cabarets de Woerth,
la forcé morale emmagasinée en Italie, en Crimée, au
Mexique même, donnait à nos régiments une assurance,
que l'on a revue seulement sous l'impulsion du général
Boulanger, lors de l'affaire Schnoebelé.
La chaleur aurait pu écraser nos troupes. Sous un soleil
de la même saison, je viens de parcourir cette campagne
DANS LES CHAMPS DE FROESÇHWILLER m
engraissée par les vastes fosses où, durant cinq jours, avec '
descordés; on tira les cadavres déjà décomposés. Froesohv
willer a été rebâti; l'une de ses églises s'appelle lé temple'
de la Paix; un Alsacien, le comte de DUrkhelm-Montmarin,
fait flotter, avec une affectation provocante, le drapeau noir
ef blanc sur son château. Le soir même de la bataille, ce
traître attendait sur son seuil lés vainqueurs et leur disait :
HSoyez les bienvenus, messieurs. » Il vengeait un ressenti-
ment privé contre Napoléon III.
C'est une tache unique. Cent ans auparavant, en 1770,
Goetheétant monté au-dessus de Niederbrdnn, au château
de Vasenbourg, admira, d'après une inscription que je viens
d'y lire, « la noble plaine d'Alsace ». Combien plus noble
elle est encore devenue, depuis que les enfants de deux
grands peuples ne peuvent plus s'y promener que la tête
nue. En apprenant à connaître leurs qualités et l'opposition-
de leurs vertus elles-mêmes, ils comprennent mieux après
un tel pèlerinage qu'ils ne peuvent pas se confondre.

Le général Bonnal a marqué la psychologie des deux na-


tions. Au point de vue militaire, il tient le Français pour
mieux doué que l'Allemand. Les qualités militaires des Alle-
mands ne résidaient point, comme les nôtres, dans les indi-
vidus, mais dans l'éducation d'ensemble et dans l'homo-
généité du corps des officiers. Ce qui frappe d'une façon
particulière le général Bonnal, c'est l'unité de doctrine qui y
liait les chef allemands.
Ils avaient passé par l'Académie de guerre et par le
grand état-major. Leur séjour dans ces centres intellectuels
du militarisme prussien avait développé en eux la faculté
précieuse d'observer, de comparer, puis de Vouloir à l'unis-
son. Pas d'interruption ni de défaillance dans !r- comman-
dement. Chez eux, le moindre incident est examiné et dé-
noué par chacun dans un môme esprit. Le général Bonnal
va même jusqu'à parler do réflexes : il pense que les gêné-
3Q3 SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

raux allemands sont tellement imbus des doctrineë du


grand état-major qu'ils sentent les nécessités et que, plus
ou moins inconsciemment, à la façon d'un tireur rompu a
l'escrime, ils se conforment dans chaque moment à ce que
leur ont appris leurs nombreux travaux de tactique appli-
quée. Parce qu'ils sont unis par les liens d'une doctrine
unique, une situation déterminée provoque chez eux tous
des réactions cérébrales identiques.

Cependant le plan d'ensemble arrêté par l'état-major


français en 1870 n'était pas sans valeur ; on s'accorde au-
jourd'hui ù le reconnaître. Il consistait à ramasser les
forces disponibles, évaluées à plus de 250,000 hommes,
en deux masses : l'une près de Metz, l'autre près de Stras-
bourg; puis à exécuter, toutes forces réunies, le passage du
Rhin; en vue d'imposer la neutralité aux Etats du Sud. On
marcherait ensuite à la rencontre des Prussiens, cependant
qu'un corps formé au camp de Châlons viendrait remplacer
sur la frontière les troupes passées sur la rive droite. Mais
l'armée française était encore en voie de formation lorsque
les Allemands firent irruption sur notre territoire. Les
43,000 Français massés sur la rive droite de la Sauer et sur
les coteaux de Reichshoffen, de Froesçhwiller, d'Elsasshau-
sen, pouvaient bien, dans la journée du 5, s'exalter de la
plus magnifique confiance; nous avions déjà subi le plus
grave échec, puisque nous étions amenés a engager les
opérations non pas selon nos projets, mais selon les plans
de de Moltke. Un défaut d'organisation nous mettait de force
dans les conditions voulues par l'adversaire.
Les généraux français, aussi heureux que braves, affee
taient hautement leur mépris pour l'étude de l'art militaire.
Les guerres de Crimée et d'Italie avaient paru confirmer
l'opinion de ceux qui faisaient reposer le succès uniquement
dans la valeur des troupes. Au cours de cette journée du 5,
les turcos ayant vu un officier prussien c?corté de quelques
DANS LES CHAMPS DE FlttESCkWILLER 303^

uhlans qui, sur la rive opposée de la Sauer, allait en recon-


naissance, se faufilèrent dans les houblonnieres et tirèrent
dessus sans pouvoir le prendre. Pour obtenir leur pardon
de cette attaque sans ordres, ils offrirent a leur colonel la
selle,la bride et une carte de ce Prussien.Le lieutenant Bon-
nal tint quelques instants cette carte entre ses mains et lui,
qui devait devenir en 1887 un des plus éminents profes-
seurs de notre Ecole de guerre, il déclare qu'avant ce 5.août
1870,veille de Froesçhwiller, il n'avait jamais vu une carte
d'état-major! Oui, cette carte, prise le 5 août sur le Prussien,
fut la première qu'aient vue les officiers français présents
sur ce terrain de bataille.
Le général Ducrot, dans cette môme journée, avait con-
seillé de faire exécuter des ouvrages de campagne pour
consolider la position. Presque a l'unanimité les généraux
jugèrent inopportun de « fatiguer les soldats par do tels tra-
vaux la veille d'une bataille ». Le soir do cette veille, tandis
qu'un orage accablant de chaleur s'abattait sur les deux
armées, le môme général Ducrot, au château de Reichshof-
fen, fit les démarches les plus actives auprès du maréchal
pour le décider à se retirer dans les Vosges. Il estimait que
l'énorme supériorité numérique allemande rendrait désas-
treuse pour nous cette bataille sur la Sauer. L'hôte de Mac-
Mahon, le comte de T russe, qui est un patriote, insistait
dans le môme sens. Le maréchal consentit; à six heures
du matin, il achevait de dicter des ordres pour la retraite,
quand retentit le premier coup de canon.

Le prince royal de Prusse n'avait pas plus que Mac-


Mahon l'intention de combattre ce jour-là. Ce coup de
canon était une faute, un signal donné de la façon la plus
intempestive par un général allemand, mois il fit courir
aux armes les divisions françaises et provoqua le dépla-
cement presque instantané des troupes bivouaquées en
bataille sur les positions à défendre. Les turcos lançaient
m SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

en l'air leurs chéchias pour marquer leur joie de se battre.


Au milieu d'un immense enthousiasme, le maréchal, de-
puis Reichshoffen, gagna à cheval la hauteur d'Elsasshau-
sen ei le tragique noyer, aujourd'hui encore debout, sous
lequel il allait suivre les péripéties de son écrasement.

b) Le noyer de Mac-Mahon. — Dans ce pays tout en col-


lines, le cocher qui veut vous faire voir le champ de la
bataille, nommée indifféremment bataille de Reichshoffen,
de Woerth ou de Froesçhwiller, vous mène tout d'abord
sur la côte d'Elsasshausen, d'où l'on domine la plus grande
partie des positions françaises et allemandes et le coars
de cette Sauer dont on allait se disputer le passage. Sur
cette terrasse naturelle d'Elsasshausen, vous trouvez, à
l'un de « le de Mac-Mahon ,. '
vingt pas l'autre, noyer
« le monument allemand de la Victoire ».
Que de fois je fis ce pèlerinage 1Je laissais derrière moi,
en venant de Niederbronn, la ligne des Vosges. Nous tra-
versions, au sortir de Reichshoffen (prononcez Reisoff, à
l'alsacienne), les prairies où campèrent les 1,100 cuirassiers
et les 140 lanciers héroïques. J'y ai vu des cigognes que
n'effrayait pas la voiture. On gagne ensuite Froesçhwiller;
dans son église catholique, on lit la liste des officiers fran-
çais morts sur le champ de bataille; son église protestante
s'appelle le Temple de la Paix. Et l'on atteint les parties
les plus sinistres et les plus glorieuses.
La dernière maison du village loge le gardien des
tombes. Son prix moyen pour soigner le tertre d'un héros
est de deux francs cinquante par an. Une croix qu'entoure
un jardinet et, quand on s'approche, un nom français ou
allemand, voilà ce qui nous arrête à chaque vingt pas au
milieu de la plus admirable moisson, Il parait pourtant
DANS LES CHAMPS DE FROESÇHWILLER 395

que. le nombre des tombes diminue. Elles gênent maté-


riellement et moralement aussi les cultivateurs. Au len-
demain de la guerre, ils se prêtaient à contenter la piété
des parents; peu à peu, plusieurs firent payer, et d'année
en année exagérèrent le taux de location.
Certaines familles exhument leurs morts; c'est une er-
reur, à notre sens, d'enlever des soldats à la terre histo-
rique qu'ils ont méritée et dont ils gardent à la France la
longueur de leurs corps. J'ai vu des croix qui se pen-
chent, des noms qui s'effacent; les blés et lés seigles plus
forts reconquièrent le terrain. Chaque année pourtant, à
cette date, des femmes viennent encore dans ces sentiers.
Puissent-elles mêler à leur douleur épurée aujourd'hui le
sentiment de l'honneur attaché a leurs familles par des
hommes de leur sang!

A mesure que nous approchons du noyer du maréchal


et comme le cimetière s'épaissit, le cocher qui met son
amour-propre à me désigner plus de tombes dans les
herbes de droite et de gauche, s'anime, et touchant un
tertre de son fouet, il rit :
— Ici, un jeune officier françaisl la semaine dernière j'y
ai conduit un visiteur; c'était son frère; il a pleuré tout

le.temps.
Pourquoi rit-il, ce cocher? C'est que l'atroce agit sur ses
nerfs; c'est qu'il sent confusément le contraste des épou-
vantes qui se déroulèrent jadis et du splendide soleil qui,
pour l'instant, lui donne le paisible désir de boire un verre
de bière à ma santé.
Je note d'autres témoignages de cette gaieté nerveuse,
brutale et presque forcenée que suscitent les grandes hor-
reurs. Les populations, dans les jours qui suivirent la
bataille, furent réquisitionnées pour enfouir précipitam-
ment les cadavres. L'un de ces fossoyeurs par force me
raconte: . •
390 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

— Sur un cadavre
prussien, il y avait deux bidorjs : le
sien et un d'infanterie française. Tiens! espèco deigour-
mand! lui avons-nous dit, en lui lançant un bon coup de
bêche... Il y avait dés quantités de chiens tués. Je me rap-
pelle un boeuf tout gonflé, pour lequel aucune fosse, ne
suffisait. Et nous lsur mettions aussi la croix.

Entre Froesçhwiller et Elsasshausen, nous traversons les


espaces immortels où la division de .cuirassiers de Bonne-
mains, à trois heures et demie, se sacrifia. La légende lo-
cale s'est emparée de cet épisode terrifiant. Ceux des rares
paysans qui n'avaient pu déserter leurs villages en feu
ont vu un cheval, qui portait sur son dos un Corps déca-
pité, galoper tout le jour sur le champ de bataille et con-
duire les dernières charges, cette chevauchée de la Mort.
Les vieux noyers commencent à disparaître en Alsace
parce qu'ils ont trop de valeur. On les paye jusqu'à 150 fr.
le mètre cube. Mais ceux du plateau d'Elsasshausen ne
trouvent pas d'acheteurs, car ils sont pleins de balles, en
ont le coeur gâté.
C'est sous l'un d'eux que Mac-Mahon suivit les péri-
péties de la lutte. Une grille aujourd'hui le protège. Lois-
sons les Allemands s'attarder au grand monument — quatre
Victoires au pied d'une colonne où se déploie leur aigle —
qui fixe l'endroit où l'apparition de leurs innombrables
soldats, lors du grand assaut final, vers quatre heures
marqua notre défaite. D'instinct, les Français viennent
s'associer sous co noyer aux souffrances de leurs aînés.
Le vent qui souffle d'une manière constante sur ce triste
plateau et dans les branches de cet arbre, semble agiter
les grands lieux communs de la plus douloureuse poésie.
C'est d'abord l'indifférence do la nature à nos joies et à
nos souffrances : pardessus ces terres, piétinées comme
les abords d'une mare à bestiaux, imbibées de sang, épou-
vantées de fracas et d'horreurs, elle a rétabli ces cultures
DANS LES CHAMPS DE FROESÇHWILLER 39f:

indéfinies où le soleil qui frissonne m'aveugle, où nul cri,


'
mémo d'oiseau, rie trouble ma solitude. Et ma pensée
rouvre les immenses tranchées de cinquante mètres où,
avec des crocs, on tira pêle-mêle les soldats des deux na-
tions. Le sacrifice et le courage de chacun de ces morts
comptent pour les races, mais pour les pauvres individus!
Quelle vanité dans l'importance qu'ils donnaient à leurs
succès ou à leurs échecs! Au milieu de ces ouragans,* on
apprend.à ne faire qu'un bien petit cas de la personne
humaine, du pauvre moi! Il vaut seulement comme partie
d'un ensemble.
Dans cette minute, quel est de tous ces cadavres celui
qui s'empare de mon coeur et me commande lès plus
graves méditations? C'est, à quelques pas de l'arbre dû
maréchal, sur la pente, un corps dont la croix basse porte
cette seule inscription : «Priez pour A. S..., tué le 6 août-
1870. » Des initiales! Il n'a même point réclamé des
hommes la publicité de son sacrifice. Précisément celui,
qui m'accompagne a ramassé ce cadavre, e* V. me dit :
— C'était un spahi de Mac-Mahon, un mogiv'uque jeune
homme, le plus beau que j'aie jamais vu.
Un spahi! un cheval, un grand manteau flottant, vingt-
quatre ans! Ahl le beau papillon... Je lui donne la prière:
'
que je sois faire : un effort pour le comprendre.

D'après l'Ecole de guerre et le général Bonnal, en admet-


tant qu'une meilleure répartition des troupes et la fortifi-
cation de certaines localités nous eussent procuré les
moyens de prolonger la lutte jusqu'à la nuit, nos trente
mille hommes, tout de même,' auraient dû quitter ce
champ de bataille, le lendemain au plus tard, sous
peine d'enveloppement et do destruction. Quels senti-*
monts animaient donc le maréchal sous cet albro, quand
'
il excitait à des efforts magnifiques et superflus ses incom-
> - '
parables soldats? On n'a pas son secret. ••••*.
308 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Son armée s'étendait le long de la Sauer sur une ligna de


7,500 mètres dont il occupait le centre. Depuis son | noyer
qui domine la vallée assez profonde, il voyait parfaitement
la position de son aile gauche, tandis que son aile droite
lui était masquée. Sans doute, son ardeur guerrière l'en-
traîna à diriger la lutte dont il était le spectateur et il
se désintéressa trop de ce qui se passait là-bas sur sa
droite, où cependant il était le moins solide.
Ce qui apparut dès le premier moment, ce fut l'immense
supériorité de l'artillerie allemande écrasant nos batteries.
Un homme du pays me rapporte une légende locale qui
donne assez bien la couleur des événements. L'artillerie
ne tirait plus. Un colonel s'approcha aU galop pour en
demander la raison, « Nous n'avons plus de munitions. »
— « Eh bien! elles vont venir! » Dans ce dénûment, il fallut
se retirer. Un commandant, habilement, avait mis à cou-
vert sa pièce et ménagé ses ressources; il faisait le plus
grand mal à l'ennemi. Nos artilleurs, en se retirant, le
gouaillaient : « Eh! le commandant ne se montre pas : il
est prudent! » L'officier se transporta bien à découvert,
sous le feu allemand. En cinq minutes, il était nettoyé.
Pour rappeler dans un seul paragraphe au lecteur une
bataille que je n'ai pas à raconter, mais dont je visite
après trente ans le cimetière, je dirai que jusqu'à trois
heures toute l'action consista de part et d'autre en une
succession d'attaques incessamment renouvelées. Quand
les Allemands jugeaient qu'avec leur artillerie ils avaient
désorganisé nos troupes, ils lançaient dans cette brèche
leurs colonnes.
\ Jusqu'à midi, les Prussiens qui franchirent la Sauer et
qui essayèrent de gravir les pentes' de notre aile gauche,
trouvèrent dans ces vergers et sur la lisière des bois une
fusillade, puis des charges à la baïonnette qui, régulière-
ment, lès rejetèrent sûr l'autre rivé. C'est ainsi qu'à midi,
dansMa partie du champ de bataillé qu'on peut embrasser
DANS"LES CHAMPSDÉ FnOESCHWlLLEU 391)'

depuis le noyer du maréchal, nous étions Vainqueurs.


Alors, les Allemands discernèrent notre point faible et
nous attaquèrent par notre droite, qui faiblit.
En vain, les fameux cuirassiers, dits de Reichshoffen,
exécutèrent-ils la charge de Morsbronn. Elle ne réussit qu'à
procurer quelques minutes de répit à notre infanterie de
l'aile droite. Ces troupiers, épuisés par une lutte de sept
heures, écrasés par une artillerie toute-puissante, eurent la
suprême énergie de se jeter encore sur les Prussiens qui
redescendirent à toutes jambes vers la Sauer. C'est alors
que trois mille hommes de troupes prussiennes fraîches,
se frayant un passage au travers de leurs compatriotes en
fuite, attaquèrent énergiquement nos fantassins exténués
par leur victoire môme.
On vit cette situation tragique : notre armée brûlée,
vaporisée par ses efforts viotorieux, en face d'un ennemi
qui avait des réserves. Voilà le secret de cette bataille où
nos soldats furent sublimes de courage : notre faiblesse \
numérique s'opposait à la constitution de grosses réserves )
maintenues à l'abri. Une ligne unique de combattants as-
surait notre défense. Ils s'usèrent, il ne resta pins que des
débris épars pour faire face aux attaques d'un ennemi ad-
mirablement distribué et ronouvelé.
Les cliefs se montrèrent du moins de magnifiques sol-
dats. Quand pour renforcer leurs bataillons anémiés,
exsangues, les troupes fraîches manquaient, ils préten-
dirent être eux-mêmes ce renfort.
Malheureux du chagrin de la France, je parcours sur la
hauteur, au sud-est, près d'Eberbach, le verger où le gé-
néral de Lartigues, une fois la défaite de sa division con-*
sommée, prend un fusil, et, comme Ney- en 1812, fait le
coup de feu avec ses braves. Je cherche l'endroit où le lieu*
tenant-colonel Thomassin (aujourd'hui inspecteur d'ar-
mée en retraite), voulant encore renouveler une attaque
qui vient d'échouer, court, son képi au bout d'un sabre,
400 - SCÈNESET DOCTRINESDU NATÏONALISME
J
suivi d'un seul clairon qui sonne la chargo,
ossuie| le feu
des Prussiens et s'en va roulor dans leurs jambes. Lés
hommes du 3e régiment d'infanterlo, qui chargent, assaillis
par un ouragan do balles et d'obus, so couchent et ti-
raillent; lo colonel Champion, suivi du drapeau, so place
au front du régiment et fait battro la charge. Tout le régi.
mont so lève, s'élance, et trois balles frappent Champion.
Le général Maire et le colonel do Grammont tombent en-
core à la tôte do leurs troupes tandis qu'ils Commandent la
charge.
Tous ces fameux assauts voulaient dégager Elsasshau-
sen. A deux heures ot demie, le maréchal dut quitter son
noyer. Le colonel de Frnnchessin entra en ligne. Il faut
visiter, à Neuwiller, la maison où, blessé, il se fit trans-
porter. Un homme du pays m'y conduit. Lo colonel, placé
' «
dans une chambre, disait : Vous n'avez pas un
endroit plus élevé, d'où l'on puisse suivre la bataille? »
On le porta dans un grenier. De la lucarne, il continuait à
oncouroger ses hommes. Une seconde balle vint l'y frap-
per. Quatre jours après, les paysans, inquiétés par une
odeur, montèrent là-haut. Ils descendirent le cadayre dans
leur jardin et l'enterrèrent sans prévenir personne,' « pour
n'avoir pas d'ennuis... >t Seul, son sabre qu'ils gardèrent
le désigna à sa famille qui le cherchait. Sur sa poitrine,
quand on l'exhuma, il avait encore ses billets de banque.
Le colonel A. Wilbois m'a raconté : « Mon régiment, le
99e de ligne, était arrivé à Reichshoffen, la nuit, par une
pluie battante. Nous couchâmes dans l'eau au milieu de3
houblons. Le canon commença à gronder avant huit heures;
nous étions l'extrême réserve.' On" nous fit avancer. A dix
heures, nous étions dans la zone du feu des obus; à'midi,
nous entrâmes dans la zone des balles.' Nous fermions 1?
droite ; Ja division Lartigués qui nous précédait était ft-.-
cimée ; le maréchal de Mac-Mahon', tôte nue (son képi a*",
été.enlevé jfar une balle), accompagné d'un cavalier "(ses
DANS LES CHAMPS DE FROESÇHWILLER 40*

oftlclers avaient été tués), arriva sur nous au grand galop,


s'arrôla et nous dit avec beaucoup de calrWô : « L'ennemi
veut nous déborder sur notre droite ; je vais sacrifier nos
cuirassiers pour enrayer son mouvement ; vous êtes ma
dernière réserve, tenez bon jusqu'au bout. » Il partit*
Les cuirassiers avançaient ;• ils s'arrêtèrent un instant;
j'aperçus mon ami d'Orsay, aujourd'hui général. Nous
nous embrassâmes. On sonna le boute-selle, et ils s'élan-
cèrent. ».
Derrière ce sacrifice des cuirassiers et puis des turcos,
la retraite s'organisa. Quelques jours après, celui qui écrit
ces lignes, âgé de huit ans, allait voir ces soldats sublimes,
détruits par la défaite, épouvantés de leur désordre, de
leur odeur, de leurs armes abandonnées, dans les cam-
pagnes de Bayon et de Charmes. Lo souvenir de ces héros
infortunés lui ordonne de combattre sur tous les terrains
pour la cause française et notamment contre le parVi
Dreyfus. S'il est péniblo de toucher à ces sujets farouches
de 1870, il ne faut les aborder qu'avec le dessein d'en tirer
profit, et dans ce sentiment personne ne me reprochera
de maintenir avec quelque persistance, sur ce champ de
bataille, à celte date, notre regard (1).

c) La cabane des turcos. — Au-dessous de l'arbre du


maréchal, si l'on descend vers la Sauer et Wcerth, on
trouve un monument élevé par deux habitants. d'Orart à là
gloire de l'armée d'Afrique. Je reprocherai doucement À
ces deux patriotes d'avoir inscrit leurs propres noms c)i
majuscules un peu fortes. .,

(1) De Froescriwiller j'allai a Rennes pour suivre lo procès de .


Dreyfus et m'astreiridre à un métier qui n'était pas le mien, >
mais que Je jugeai* uî<ie. ,."••','
,-:/ I. . 26'' /
'
'
-\ . •'...
402 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME
' I
Le point central de l'émotion, c'est la cabane des turco$
qui, durant toute la bataille, servit de but à l'artillerie al.
lemando. Auprès d'elle est un peuplier où, pendant dix ans,
à chaque mois d'août, un drapeau français fut hissé.
En 1880, le petit; grimpeur, un enfant, fut surpris et con-
damné à six mois de prison.
En rendant hommage aux turcos, là légende populaire
s'accorde avec l'Ecole de guerre. Selon le général Bonnal,
la bataille de Froesçhwiller enseigne que dix mille hommes
de nos troupes africaines, lancés au moment opportun,
feraient un ouragan irrésistible. Il faut considérer comme
un lieu héroïque le vallon gazonné, d'une largeur de deux
cents à trois cents mètres, dont la pente ascendante mène
aux vergers de Froesçhwiller. C'est là quo nos zouaves, nos
turcos, engagés depuis le début de la bataille et sans ligne
de réserve, supportèrent, jusqu'à ce que notre aile droite
cédât, les attaques des Allemands, et plusieurs fois les
reconduisirent à la baïonnette, jusqu'à Woerth.
Tandis que je me promène dans ce village au nom si-
nistre, ses enfants se baignent joyeusement dans la Sauer
qui fut pendant quatre jours remplie de cadavre3 gonflés.
Mon guide affirme que dans les rues les cadavres bava-
rois ne tombaient plus, tant ils étaient pressés. Le géné-
ral Bonnal, qui ne voudrait pas calomnier des soldats,
affirme que ces Bavarois, affolés par les charges des
zôuavés et des turcos, se refusaient à quitter l'abri des
maisons. Pour les reformer et les entraîner de nouveau
par delà là rivière, leurs officiers durent les frapper. Ainsi
menés, vers deux heures, ils remontaient une fois encore
les pentes 'de Froesçhwiller et d'Elsasshausen ; nos sol-
dats africains s'élancèrent sur eux avec, de tels hurle-
ments, que, par-dessus les tempêtes de la bataille, on les
entendit h 1,500 mètres de distance. Notre faiblesse, dans
cet effort;éperdu, fut encore et toujours le manque de ré-
serves. Quand, vainqueurs, nous avions reconduit ces
DANS LES CHAMPS DE FWESCHVVILLER

fuyards ennemis jusqu'à Wcerth» nous y subissions l'as-


saut dé troupes fraîches. Qui pourra exprimer l'épuise-
ment de nos héros qui, après avoir couru et massacré,
devaient remonter vers leur abri? « Je souhaitais de
recevoir une balle pour ne pas avoir à aller plus loin », dit
un do ces glorieux survivants.
Quel-tourbillon do folie sur ces pentes aujourd'hui si
belles de repos 1 La mort les zébrait dons tous les sens.
On peut dire que ces soldats africains furent vainqueurs ;
seulement, ils moururent, et l'ennemi passa sur leurs
cadavres. Le 2e turcos a perdu dans cette journée les
67 0/0 de son effectif, tandis que la garde prussienne, à
Saint-Privat, qu'on appelle son <«tombeau », perdit seule-
ment 36 0/0. A l'ordinaire, la fatigue, l'explosion des pro-
jectiles, la vue et déjà l'odeur fétide des morts et des bles-
sés, exercent une action déprimante sur les plus braves
soldats; et puis, comment s'obstiner individuellement,
quand la fatalité nous déborde, annule d'une manière cer-
taine nos efforts. Mais en vain le clairon sonnait
pour le ralliement vers la lisière ouest du Nieder-Wald :
beaucoup de zouaves restèrent à se battre, sans espoir,
pour l'honneur. Après cinq heures, dans les bois- do
Froesçhwiller, envahis par les Prussiens et les Bavarois
sur les quatre côtés, une véritable chasse à l'homme com-
mença. Nos officiers et nos soldats furent traqués et mis
à mort par des gens d'autant plus féroces qu'ils avaient
tremblé d'avantage. En 1877, un chasseur de •Niederbronn
trouvait encore sous les feuilles mortes trois squelettes en
culotte bouffante ; des zouaves qui, blessés, avaient dû
s'enfoncer pour mourir dans le fourré.
Un témoin me raconte qu'à l'ambulance,^ le lendemain
de la bataille, il vit étendu,'à côté d'un Prussien, un turco.
Tous deux allaient mourir. Le Prussien appela et dit :
« Qu'on ôte ce turco qui me regarde avec ses yeux noirs, »
Ailleurs, ce témoin vit deux turcos qui étaient frères ; on
404 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME
j

avait rapproché leurs lits, et ils se tenaient par la main


en mourant»
A côté de Reichshoffen, on me désigno la tombe d'un
zouave. Son chien vint y pleurer pendant huit jours. Le
chef de gare allemand, qu'on venait d'installer, lui portait
do la nourriture chaque jour. Au bout de la semaine, le
chien consentit à suivre l'Allemand.
Après trente ans, comme ce chien fit après une semaine,
nous pouvons reconnaître ce qui vaut quelque chose chez
nos adversairos. N'est-elle pas émouvante cette inscrip-
tion sur la tombe d'un lieutenant allemand tué par les
zouaves : « Ici, un officier de vingt et un ans, mort en
héros. Dors ton repos, bon enfant, » Les officiers alle-
mands de Strasbourg saluent toujours, en longeant le mo-
nument do Desaix.

d) Morsbronn. — Sur ces vastes cimetières du 6 qoùt,


après avoir porté notre hommago fraternel à l'armée
d'Afrique, allons, guidés par l'admiration et la curiosité,
suivre les traces des cuirassiers. Ils chargèrent en deux
bandes : une première sur le village de Morsbronn, à une
.heure et demie, et la seconde, à trois heures et demie,
sur les hôublonnières, à l'est d'Elsasshausen. On' les ap-
pelle cuirassiers de Reichshoffen parce qu'ils campaient
près de ce village, et que c'est de là qu'ils s'élancèrent pour
mourir* Leur monument honoro la côte, qui glisse en pré-
cipice sur Morsbronn.
Quand je me rendais dans ce village, depuis Woerth,
le lOng de la Sauer, je suivais le terrain où les cigognes
d'Alsace, avant d'émigrer, tiennent un de leurs grands
conseils, avec leurs petits qu'on reconnaît à leurs becs
noirs. Un autre jour, j'ai parcouru les terres (et si l'on ne
craignait lé genre théâtral, on voudrait y marcher tête dé-
DANS LES CHAMPS DE FROESCHWIUER 4Q5

couverte) que traversa cette chevauchée de la mort. Ils se


brisèrent dans les arbres, les perches, les fils de fer, îos
haies suivies de ravins, avant de s'engouffrer dans la
Grande-Rue de Morsbronm « Commont donc sont-ils ve-
nus ? » ai-je demandé à une vieille femme. Avec de grands
gestes, elle me marque tous les points de l'horizon, puis;
de sa main se couvre les yeux, Ils venaient de partout,
brisés, fous, connaissant leur destin, cauchemar et tour-
billon. Les Allemands, quatre minutes à l'avance, sen-
tirent la terre trembler. Fiévreusement ils s'organisèrent.
Des fenêtres et des voitures dressées m barricades, leur
pluie de balles massacra ces cavaliers armés de lattes im-
puissantes. Une cuirasse bien bosselée, bien trouée, c'est
aujourd'hui, dans le pays, une relique introuvable. On les a
payéescinq cents francs.

Le matin du jour tragique, tandis que son régiment cam-


pait dans les prés de Reichshoffen, un cuirassier se pré-
senta dans le village à la maison paternelle.
— Mère, ouvrez-moi.
— C'est toi, mon fils, entré et mets ton cheval à l'écurie.
— Je viens t'embrasser, donne-moi seulement de la
bière, du lard et du pair».
Il rejoignit son escadron ; il chargea, ne fut pas tué, re-
vint après la guerre et, dix ans plus tard, à Morsbronn,
fut écrasé par un arbre qu'il charroyait.
Voilà la matière d'une belle ballade, au sens que les
poètes allemands donnent à cette forme poétique.

e) Le renfoncement sur la roule de Haguenau. — Enfin,


puisqu'ils sont les vainqueurs, il faut quitter noire ter-
rain et sur les positions qu'ils occupaient d'abord visiter
leurs trophées. L'un d'eux domine au loin les espaces.
C'est, en arrière et au-dessus de Woerth, un prince royal
400 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

équestre, dressé sur une vaste terrasse et sur des rochers


artificiels. Il vient du Palatinat sur le cheval que Règnault
peignit pour le général Prim. Insolente statue d'un vain-
queur qui, dans l'action, se montra fort médiocrel
Le 6, vers* sept heures du matin, ce prince royal, quand
il entendit le canon et quand déjà Mac-Mahon galopait
vers son noyer d'Elsasshausen, envoya aux informations.
A dix heures, alors que rompre, c'eût été avouer la vic-
toire des Français, il ordonnait de ne pas accepter le com-
bat; On passa outre. Vers une heure seulement, il arriva
sur les hauteurs où sa statue le glorifie vainqueur. Depuis
midi, le général de Bose, sous sa propre responsabilité,
' "*
avait ordonné ce attaque contre notre aile droite, qui
changea en succès allemand une série d'engagements où
se dessinait leur défaite. i
De cette terrasse pompeuse où son bronze caracole,
l'héritier royal contempla la défaite de notre race. Ce n'est
pourtant pas ici que les Allemands doivent rémercier le
destin; qu'ils cherchent derrière le tahss de la route de
Haguenau, au pied et un peu à la droite d'Elsasshausen,
Un renfoncement où se blottirent, vers onze heures et
demie, six compagnies prussiennes, tandis que nos sol-
dats rejetaient tout le reste sur la rive gauche. Ces
fuyards constituèrent l'amorce de l'invasion, sous laquelle,
à la longue',-nous devions.périr. Enclavés en quelque sorte
dans nos lignes, ils s'y maintinrent héroïquement parce
qu'en se .défendant avec bravoure dans ce mince abri, ils
gardaient quelques chances de sauver leur vie, tandis qu'à
fuir ils devaient traverser des,espaces découverts où la
mort sûrement les atteindrait.

f) Quelques récits de la retraité. — Plusieurs fois, j'ai


visité ces quatre s'ations, principales selon mon juge-
DANS LES CHAMPS DE FROESÇHWILLER 407

ment : YArbre de Mac-Mahon, la Cabane des turcos, Mors-


bronn, et le Renfoncement sur ta route de Haguenau. En
revenant de ces lieux historiques, je demandais à des té-
moins les petits faits que l'histoire néglige.
Le soir de la bataille, et quand déjà la lumière tombait,
un témoin s'ôtant caché derrière un arbre vit un cuiras-
sier français qui passait au grand galop, et qui, soudain,
glissa de son cheval sous deux coups de feu. Deux cava-
liers allemands apparurent, et ils se disputaient disant :
« C'est moi qui l'ai descendu ...Non, c'est moi. » Alors,
dans le même moment, deux zouaves apparurent rapi-
dement entre les arbres et l'un dit : « Prends celui de
droite, moi celui de gauche. » Les deux Allemands rou-
lèrent à terre. Les zouayes continuèrent leur fuite, et les
trois chevaux, s'étant rapprochés, se frottèrent les na-
seaux.
Certaines personnes, disposées à prendre une leçon au-
près des bêtes, pourraient trouver dans ce petit tableau
la « moralité » d'une excursion sur un champ de bataille.
C'est une vue bien mesquine. Nos soldats défendaient leuTT,
race contre l'allemande et, par là, ils accomplirent un actér^
de la plus haute civilisation.
Bien qu'ils aient été vaincus, ils n'ont pas laissé de
servir la race, car leur héroïsme lie étroitement à eux
leurs fils fiers d'avoir de tels pères.
Ayant ainsi satisfait à la plus haute dignité des hommes
civilisés, ils s'abandonnèrent, comme c'était leur droit de
jfuvres blessés à un certain animalisme. -.
Un habitant de Niederbronn qui, le lendemain, fut réqui-
sitionné pour travailler sur le champ de bataille, étant
ei\tré dans un bois, vit trois blessés, deux Prussiens et
un Français, qui s'étaient réunis, pansés tant bien que
mal et faisaient bon ménage. — Cette année-là, les fruits
étaient très nombreux : les habitants, dépouillés de toutes
leurs pommes, portaient aux blessés des mirabelles. Un
408 MÈNES Et DOCTRINES DU NATIONALISME

de ces visiteurs me raconte qu'à l'ambulance de? potils


blessés il y avait un soldat à qui une balle avait passé
devant la figure, lui ôcorchant la racine du nez et lui brû-
lant les deux yeux. Il était assis et ne voyait pas clair. Et
tous l'entouraient, se moquant do sa gaucherie. L'un d'eux,
à qui un coup de sabre avait coupé le pouce, levait en l'air
sa main débandée et criait : « Une chiqué de tabac, si tu
devines combien j'ai de doigts! »
Ceux-là se reposaient d'être des héros français en rede-
venant de pauvres jeunes hommes. Mais d'autres main-
tenaient le ton sublime. Le colonel Wilbois avait reçu une
balle mâchée dans là cuisse. Dans son bataillon de
800 hommes l 0 étaient tués ou blessés; sur 18 officiers,
14 tués ou blessés. Il m'a raconté la retraite :
— Il est dès choses, me disait-il,
que Dieu seul voit :
j'ai vu une de ces choses. La retraite avait commencé.
Nous autres blessés, nous marchions par groupes, et nos
rangs s'éclaircissaient de plus en plus au fur et à mesure
que la fusillade augmentait.
Il y on avait des centaines, de-ces groupes isolés dans
la plaine. Ils étaient faits d'hommes de toutes armes et
de tous grades qui s'étaient agrégés instinctivement et
chacun d'eux était commandé par un obscur quelconque
en qui avait surgi l'âme la plus ferme et à qui l'on obéis-
sait. Nous nous arrêtâmes un instant près de l'un de ces
groupes : il était commandé par un sous-lieutenant de
notre régiment. C'était un jeune officier nommé Haye,
doux, timide, faisant de petits sonnets, un peu le jouet
des riers-à-bras de glniison, noté ainsi par le colonel de
Saiht-Hiîaire : « Bon petit officier de salon, fait de la lit-
« térature, caractère, assez mou, a très\ peu d'aptitudes
« militaires. » iôr, ce jour-là, au milieu d'une trentaine
d'hommés'de'tbus les grades, calmé, énergique, le sabre
en main il commandait :
— Joue, feu 1... Attendez, ne tirez
pas ; maintenant, joue,
DANS LES CHAMPS DE FROESCHWILLER #;

feu!..-. En arrière, halto, tiroz...-DaïonnoUo au canon, on


avant, halto ! jouo, feu !... En arrière, halte !
Et tout co monde, aligné comme à la parade, capitaines,
officiers, cavaliers, artilleurs, obéissait aveuglément a co
petit homme blond et pale, calme et résolu, enrayant fière-
ment la poursuite de l'enn'emi.
Tout à coup apparaît la grande silhouette du maréchal,
resté sur le champ de bataille pour encourager ces résis-
tances isolées, toujours avec son cavalier, un gradé. Il
arrive au grand galop sur Haye et lui dit :
~ Comment vous appelez-vous, mon ami ?
— Haye, monsieur le maréchal.
— Quel régiment ?
— 99«de ligne.
— Bien ! courage l
Et il repart aussi vite que l'éclair.
Huye rejoignit son régiment comme tout le monde.
L'armée ralliée à Chôlons fut passée en revue par le maré-
chal de Moc-Mahon qui défilait lentement devant les
troupes. Arrivé au 99Vil s'arrête et tout son état-major
avec lui. Il fait appeler le colonel de Saint-Hilaire.
— Colonel, est-ce que vous n'avez pas un sous-lieutenant,
M. Haye? .
— Oui, monsieur le maréchal:
— Comment est-il ?
— Ordinaire, monsieur le maréchal;
~ Faites-le venir.
« Haye! allons donc, plus vite! » (comme on aurait dit
à un écolier en faute),
Haye s'avance lentement, avec calme, regardé de tra-
vers par tout le monde, l'air timide toujours, mais éton-
nant cependant l'assistance par l'assurance avec laquelle
il regardait le maréchal. Ces deux hommes demeurèrent
un instant l'un eh face de l'autre, la physionomie du chef
s'emplissant de bienveillance, au milieu d'un silence se-
410 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

lennel. Alors le maréchal tira son épôe, Haye la 'sienne


qu'il appuya a-son côté, et le maréchal, toujours à cheval,
cria d'une voix ferme et claire : « Au drapeau! Tambours,
ouvrez le ban! » Puis : « Au nom de l'empereur, officiers,
sous-officiers et soldats, je confère la croix de chevalier
de la Légion d'honneur au sous-lieutenant Haye, du 99«de
ligne, pour son héroïque cçnduite sur le champ de bataille
de Froeschwillerl Tambours, fermez le ban! » Il descendit
ensuite de cheval, attacha la croix sur la poitrine de Haye
et l'embrassa avec effusion sans dire un mot,
Haye regagna sa place fièrement, avec calme, au milieu
de l'admiration de tout le régiment. Peu après, il fut tué
d'une balle dans la tête (1).

40) PARIS-BERLIN. — 1806-1901.— L'avenue de la Grande-


Armée, qui est le royaume des cechauffeurs », vient de se
ruer sur Berlin. Heureux ceux qui, placés sur un point
du parcours, virent passer les « cent-vingt à l'heure » ! Ce
sont de magnifiques spectacles que le départ, l'arrivée,
les étapes d'une grande course d'automobiles. La nou-
veauté du tableau, la frénésie des concurrents, et certains
risques assez réels communiquent à celui que l'habitude
n'a pas encore blasé la plus agréable des fièvres.
A côté de ces monstres de vitesse, sortes de boulets tirés
de Paris sur Berlin, et qui semblent devoir tout dévaster
sur leur passage, il y euitfune course d'endurance. L'élite,
c'est-à-dire les a coureurs'» ne mirent que trois jours, et
les « touristes » six. Oui, partie de Paris le 21 juin, toute

(1)J'aurais une grandereconnaissanceau lecteur qui d'aventure


me procurerait les sonnetsdu lieutenant Haye.
1>ARIS-BERL1N <IU

l'avenue de la Grande-Armée entra dans Berlin le 27.


Commec'est beau! Qui pourrait y croire! — Il fallut trente-
septjours en 1806 a la Grande-Armée pour atteindre Pots--
dam.

a) Je connais une partie du parcours imposé. Je re-


commande à nos Français, puisqu'ils passeront par Vou-
ziers, de saluer, sans lâcher la barre, la maison natale
de Taine. C'est au bout d'une rue qui traverse la place do
l'Hôtel-de-Ville. Derrière une grille, au fond d'une cour
plantée d'arbres, ils entreverront l'étude d'avoué, de
M' Taine, le père. Cette famille de petits bourgeois' et de
fonctionnaires était de longue date racinée dans le pays.
Le grand-père avait été sous-préfet à Rôthel, Sous l'ancien
régime, plusieurs Taine remplirent les fonctions d'échevin.
L'un d'eux, au XVII6 siècle, avait été surnommé par son
entourage « Taine le philosophe ». Le. jeune Taine restât
jusqu'à sa onzième année chez ses parents à Vouziers.
Le père et le petit garçon, l'automne venu, passaient des
après-midi dans les magnifiques forêts que troubleront nos
chauffeurs. « Je me souviens du long silence où nous tom-
bions lorsque, lieue après lieué, nous retrouvions toujours
les têtes rondes des chênes, les files d'arbres étagées et la
senteur de l'éternelle verdure. »
Cette simple phrase que je copie m'entraîne à la suite
de nos vagabonds. Ils courent en trépidant sur la route
charmante que je connais bien, de Trêves à Çoblentz .C'est
la douce Moselle. Dieul qu'ils vont l'empester !
Un matin de juillet (1), je suis sorti de Trêves à la.pre-

(1)C'était en 1896.Inoubliables journées! Elles nourrirent.la


« Vallée de la.Moselle », chapitré qui porte tout le Roman de
l'Energienationale. ''"". . . : •.
412 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME !
-
t

mière heure et quand le brouillard vêt encore d'Un bleu


de tourterelle, les petits villages romantiques. Jusqu'au
Rhin, c'est*à:dire pendant 163 kilomètres, la Moselle (qui
partout est divine) ne fait plus qu'un sinueux, très sinueux
sentier de plaine, tout bordé de modestes et charmantes
villégiatures, d'auberges pleines d'ombre. J'allais à bicy-
clette et rien ne me pressait; je faisais pour une chaude
journée provision de fraîcheur! J'admirais les vapeurs qui
rampent sur l'eau courante en la cachant et celles qui,
acqrochées aux vignobles des collines et aux roches de
grès rouge, hésitent à monter pour devenir pluie ou à
descendre pour dégager le soleil.
Après Pfalzel, où se déroula l'aventure, fameuse chez
les petits enfants, de Geneviève de Brabant et de l'infâme
Golo (qu'ils le sachent bien ceux qui s'y plaisent chaque
année, a la foire de Neuilly, que c'est une tradition mosel-
lane de 724); après Nemangen où Constantin lo Grand
jugea raisonnable d'avoir une vision qui le convainquit de
renoncer à la politiquevanticléricule, j'atteignis Berncastel.
Lu, je me reposai de la route déjà devenue poussiéreuse
en admirant la vallée de Tieffenbach, encore moirée
d'ombres molles et de lueurs humides. Le bateau à vapeur
qui descend à Coblentz vint à toucher la rive, et je corn»
pris immédiatement que par le gros du jour ce serait excel-
lent de déjeuner au fil de l'eau...
Forain, qui « courait » avec les touristes ci d'endurance »,
a. bien été capable d'abandonner sa voiture à son chauffeur
et de céder à cette raisonnable paresse où moi, simple
cycliste, je me laissai aller du temps que je fus par là
avec Sturel et Saint-Phlin. Il faut dire que la Moselle, u
partir de Trêves, s'enfonce dans un massif compact, où
elle ne pénètre qu'avec les efforts d'une vrille. C'est la
région des. coudes., La route, pour profiter de l'étroit défilé
ouvert par les eaux, s!associe à leurs serpentements. Le
cycliste peste, quand, sous un gros soleil, les lacets du
PARI3-BERLIN 4ÏJ

chemin le! ramènent continuellement ,à quelques kilo-


mètres du point où, deux heures plus toi, il passait. Mais,.
sur un bateau, commodément installés à l'ombre, Forain;
et ses émis, en jouissant des villages semés sur les deux
rives et des rochers abrupts mêlés aux terrasses de vi-
gnobles, ne songèrent, je Ip jure, qu'à se féliciter de cir-
cuits qui renouvèlent perpétuellement le paysage.
Au cours de cette longue journée de rivière, et tandis
que le bateau, sous un clair soleil, chemine et déplace des
eaux délicieusement transparentes, je vois d'ici, Forain,
que vous dûtes manger des biftecks plats coiffés d'oeufs
nu beurre et des confitures variées avec de la viande rôtie.
Et puis oh vous présenta d'honorables échantillons des
vins fameux que produisent ces régions...
A l'un des innombrables tournants de la rivière, vers
quatre heures de l'après-midi, Cochem apparaît soudain
dans son petit appareil théâtral et satisfait l'oeil comme
un décor qui devait être ici et qui ne pourrait pas être ail-
leurs. Véritable composition type, gentil jouet de la Basse-
Moselle, un peu troubadour, marqué à la fois du style Res-
tauration et de civilisation rhénane. C'est d'abord, au long
do la Moselle qui fait ses voltes, une ligne, assez épaisse
de maisons aux toits pointus et ardoisés que pressent de
hautes collines toutes en vignobles, et sur celles-ci s'élève,
pour caractériser le lieu, un coquet château féodal à tou-
relles restitué par un architecte de Cologne. II est impos-
sible de contempler cette petite ville de Cochem et, d'ail-
leurs, toute la suite des stations mosellanes, sans envier
l'air excellent que respirent leurs habitants. Des barques
où flottent des drapeaux et qui mènent d'une rive à l'autre
de joyeuses sociétés vers des cabarets pavoises rappellent
que l'Allemand, à rencontre du Français, n'économise
jamais. Par un joli soleil, une vue superficielle de Cochem
donne des impressions d'idylle modeste, et, à boire sur sa
rive une bouteille, on se trouve dans ces dispositions lion-
414 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

notes, humanitaires et légèrement puériles où l^s jolies


femmes de Trianon aimaient à se mettre en trayant les
vaches.
De Cochem, le même jour, le bateau conduit le touriste
à Coblentz qui n'est qu'à cinquante kilomètres. Coblentz,
toute allemande, ne sait plus qu'elle fut Coblence et le chef-
lieu du départem'ent de Rhin-et-Moselle.
Je ne suis pas allô plus loin sur la route de Berlin.
J'interromps donc ici mes notes de route, mais j'ai les
cahiers, « l'Itinéraire » manuscrit de mon grand-père,
soldat de la Garde impériale. Il raconte, étape par étape,
l'excursion qu'il poussa avec ses compagnons, jusqu'à la
capitale de la Prusse, car ils la firent en 1806, cette grande
randonnée. Oui, patriotes, mon grand-père et les vôtres
(et nul juif ne les accompagnait, sinon en vautour, par der-
rière, pour dépouiller leurs cadavres) ont étonné le monde
par un Paris-Berlin inégalable. Et nous piétinons, nous
nous déchirons! Quelle ordure qu'une telle existence! Eni-
vrons-nous de notre passé.

b) Jean-Baptiste-Auguste Barrés, mon grand-père pa-


ternel, avait vingt et un ans en 1806. Il était véiite aux
chasseurs de la garde, en garnison à Rueil, près Paris. Au
jour le jour, au soir de chaque étape, il prenait des notes.
indéfiniment de notes. Je transcris de ses cahiers inédits ;i)
son récit de ce Paris-Berlin mené à bien en trente-sept
jours et « sans une panne ».

(1) « Itinéraire d'un soldat devenu officier supérieur (M. Bar-


rés, Jean-Baptiste-Auguste, né à Blesle, Haute-Loire, le 27 juil-
let 1781)ou Tableau des journées de marche et do séjour dans
les villes de garnison et de passage, dans les carnps et les can-
tonnements, tant en France qu'en Allemagne, en Pologne, Prusse,
Italie, Espagne et Portugal, depuis mon entré**,au service, le
27 juin 1804...»
'
.- >' PARIS-BERLIN ;41&

r « Dans les premiers jours de septembre, nous reçûmes


^l'ordre de nous tenir prêts à partir pourVle 20. Cette nou-
velle fut reçue avec joie. Il y avait sept mois presque que
nous étions dans cette pacifique garnison de Rueil (mon
grand-père revenait d'Austerlitz). On était ennuyé depuis
longtemps de cette vie douce et tranquille, de ce bien-
être.-
« Le 20 septembre, notre première étape fut à Dammar-
Un, en Seine-et-Marne. Déjà très longue en partant de
Paris, cette course s'allongeait de trois lieues pour nous qui
venions de Rueil. Mes plus fortes journées de marche jus-
qu'alors ne m'avaient pas autant fatigué. Après 45 kilo-
mètres environ, quand j'arrivai à Saint-Marc où la com-
j.pagnie était détachée, je tombai sur le seuil de mon loge-
ment, comme un homme frappé d'un boulet. Je fus long-
temps sans reprendre connaissance. Les soins touchants
de la respectable dame chez qui j'étais logé, une saignée
que me pratiqua le chirurgien du village, le repos de la
nuit et une forte constitution me donnèrent des jambes
pour le lendemain.
« Le 21, nous allâmes à Villers-Cotterets, au milieu de
la forêt de Retz.
« Le 22, au jour, des chars qui avaient porté la veille'le
7« régiment, nous conduisirent jusqu'à Soissons où nous
primes jusqu'à Laon ceux qu'ils venaient de quitter. Les
mêmes voitures faisaient deux étapes ; le 2* régiment ar-
rêtait où le 1er faisait halte dans la journée, et puis faisait
sa halte où le 1ercouchait.
« Le 23, nous changeons de voitures à Neufchâtel et nous
couchons à Réthel.
« Le 2i, halte à Vouziers et nuit à Stenay.
« Les 25, 26, 27 et la nuit du 28, nous roulons sans
prendre de repos que le temps nécessaire pour changer
de voitures et manger un morceau à la hâte quand on
le permettait. Ces soixante-douze heures passées dans les
• '416 SCÈNES ET DOCTRINES DU NÀtflQNALISME

voitures nous brisèrent le corps. Entassés sur (de mé-


chants chariots de paysans, sans bancs, presque sans
paille, nous ne pouvions ni nous asseoir passablement,
ni dormir quelques minutes. Comment eût-il pu en être au-
trement avec l'embarras de dix ou douze fusils, avec les
sabres, les gibernes, les sacs de dix" à douze hommes en-
nuyés, mécontents et souvent peu endurants. La moindre
contrariété se changeait en querelle. Et pourtant, à part
ces moments do mauvaise humeur, bien excusables
.parfois, On était gai dans le jour, parce qu'on marchait
aux montées, parce qu'on causait avec les habitants
qui se portaient en foule sur notre passage. Celait
un spectacle nouveau et intéressant pour eux. Dans beau-
coup de villages on jetait des paniers do fruits dans les
voitures. On nous offrait du cidre dans les Ardennes, de
'la Mère dans les départements allemands. Parfois, dans
l'instant où Ton changeait de voitures, nous étions auto-
risés à manger quelque chose chez l'habitant : toujours
nous payions la dépense.
« Nous passâmes de ce train, dans la nuit du 26 au 27,
à Luxembourg, puis à Trêves, sur la rive droite de la Mo-
selle, puis à Trarbach.
« Enfin à l'aube du jour, le 28, nous atteignîmes Bingen.
chef-lieu de canton du département du Mont-Tonnerre.
En huit jours,-nous venions do parcourir 140 lieues. Nous
quittâmes nos chars sans regret. Nous préférions encore
marcher et porter notre attirail militaire. Dans celte halte
du 28, je traversai le Rhin en bateau pour aller visiter sur
la rive droite le beau pays de Nassau. Nous étions plu-
sieurs pour cette jolie promenade.
(( Le 29, nous fûmes à Mayence
« Le 30, à Francfort-sur-le-Mein.
« Le 1er octobre, à Aschaffenbourg.
» Le 2, à Esselbach.
H Le 3, à Wurtzbourg.
PARIS-BERLIN 417

« Le 4, nous séjournâmes. C'était la première fois de-


de Rueil. '
puis notre départ :.
» Le 5, à CIoster-Brach, bourg avec une superbe abbaye.
Le 1errégiment resta dans le bourg, le 2efut détaché dans
un fort village sur la gauche, et très loin, de la route qui
conduit à Bamberg. Il fallait, pour l'atteindre, traverser
une forêt très accidentée et montueuse. La nuit nous y
surprit. Les hommes se heurtèrent contre les arbres, tom-
bèrent dans les creux, les ravins ou les précipices. Ce
furent des cris, des jurements, des gémissements épou-
vantables. Les chasseurs, pour éviter les accidents de ceux
qui les précédaient, s'écartèrent de la route, s'éparpil-
lèrent dans la forêt et finirent par se perdre. C'est en vain
que le général Curial, qui était à la tête du régiment, les
fit arrêter et fit battre les tambours. Comment rallier ! On
ne faisait pas quatre pas sans trouver un obstacle ! Heu-
reusement, j'étais à l'avant-garde où il y avait des guides
et des torches. Mais plus des truis quarts du régiment pas-
sèrent la nuit dans la forêt. Beaucoup étaient blessés.
« On s'arrêta ù Bamberg, le 6 et le 7, pour les rallier
tous. Le 7, une proclamation de l'empereur à la Grande
Année, datée du 0 et du quartier-général impérial de Bam-
berg, fut lue aux compagnies formées en carré. La guerre
était déclarée à la Prusse.
« Le 8, nous couchâmes à Ebcrstein.
« Le 9, à Nolham. Dans cette journée, les premiers coups
de fusil de cette guerre furent lin';s par le 1er corps d'ar-
mée (Bernadotte) qui attaqua et prit Schleitz.
« Le 10, allant ù Schleitz, des hauteurs de la rive gauche
.sur la Foule, nous vîmes le 5e corps poussant vigoureuse-
ment l'armée prussienne vers Fnaîfeld. Toui #ait boule-
verso à Schleitz, l'effroi et la terreur très grands chez les
liiibitnnts. A souper, notre baucv ('paysan,-lui disaient les
\ieux chasseurs) nous servit avec de l'argenterie. J'en
usai, puis après le repas je l'engageai, s'il voulait la.con-
27
SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

server, à la cacher et à la remplacer par des couyerts de


fer. !
« Le 11, nous bivouaquons, à quatre aeues eh avant
d'Auma. La roule et les champs avaiei ; pas mal de ca-
davres. On nous défendit d'entrer dans la petite ville
d'Auma. Mais nous étions sans vivres, et la faim chasse
le loup du bois. Dans une cour, avec plusieurs autres
chasseurs, j'étais en train de dépecer un cochon que nous
venions de tuer, lorsque le maréchal Lefebvre et le général
Roussel y entrèrent. La peur nous fit tomber le couteau
des mains. Impossible de fuir, ils avaient fermé la porte
sur eux. D'abord grande colère, menace de nous faire fu-
siller. Puis, sur notre réplique, moitié en colère, moitié
en riant, ils nous dirent : « Sauvez-vous bien vite au
camp, sacrés pillards que vous êtes! Emportez votre ma-
rtvde, et surtout évitez de vous laisser prendre par les
patrouilles. » Le conseil était bon; nous le suivîmes. On
s'amusa beaucoup au bivouac de la grande colère pour
rire du bon maréchal.
« Le 12, à Géra. Je suis logé dans une superbe maison
de campagne et dans un beau parc.
« Le 13, au bivouac, en avant d'Iéna. Nous traversons
la ville et prenons position ù la nuit. Ayant su que le 21e
léger du 5e corps n'était pas très éloigné, je fus voir les
nombreux compatriotes qui y servaient. Ils étaient aux
avant-postes sans fou, avec défense de causer. Je les quitte
et, de retour au camp, j'apprends que Iéna brûle et qu'on
s'y est rendu en foule pour piller ou pour faire des vivres;
personne, d'ailleurs, pour arrêter l'incendie. Je fis comme
les autres, malgré la lassitude, la distance et le détestable
chemin. Plus de mille hommes étaient occupés à le rendre
praticable pour l'artillerie et la cavalerie, car, sur l'étroit
plateau où se trouvaient les combattants, ces corps
manquaient et, pourtant une portée de fusil nous séparait
des ennemis. J'entrai dans Iéna. Grand dieu! quel affreux
PARIS-BERLIN 419

spectacle offrait cette malheureuse villei dans cet instant


de la nuit! Le feu, le bris des portes, le pillage, les cris de
désespoir. J'entrai dans la boutique d'un libraire qui était
éclairée; les livres ^étaient jetés pêle-mêle sur le plancher.
Je pris le Guide des Voyageurs en Allemagne, imprimé en
français. Je cherchai vainement le premier volume. En
sortant de cette maison, j'entrai dans la boutique d'un
épicier. On se partageait des pains de sucre. On m'en
donna cinq ou six livres que je portai de suite au camp,
honteux de mon action et navré de tout co que j'avais vu;
cependant, le sucre me fut utile, car je n'eus que cela à
manger durant toute la bataille du lendemain. Peu
d'heures après mon retour nu camp, on prit les armes, on
se forma en carré et on attendit en silence le signal. Ce
fut à l'aube un coup de canon, tiré par les Prussiens et
dont le boulet passa par dessus nos têtes... »
(Ici je passe le récit trop long du rôle de la Garde impé-
riale pendant la bataille.)
» Vers quatre heures du soir, l'empereur nous arrêta
sur un plateau découvert et très élevé, où il resta près
d'une heure à recevoir les rapports qui lui arrivaient de
tous les points. Il donnait des ordres et causait avec les
généraux. Placé au milieu de nous, nous le vîmes jouir
de son triomphe. Il distribuait des éloges et recevait avec
orgueil les nombreux trophées qu'on lui apportait. Tantôt
il était couché sur une immense carte ouverte posée à
terre, tantôt il se promenait les mains derrière le dos. Tout
en faisant rouler une caisse de tambour prussien, il écou-
tait attentivement ce qu'on lui disait et prescrivait de nou-
veaux mouvements. Après que ces masses de prisonniers,
ces innombrables canons eurent défilé devant les vain-
queurs et que les détonations se furent éloignées, l'empe-
reur rentra à Iéna, suivi de sa garde à pied. Nous avions
plus de deux lieues à faire. Nous n'arrivâmes qu'après
sept heures du soir. On se logea militairement. Nous
420 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

fûmes dans un pensionnat de demoiselles. La cage était


charmante, mais les oiseaux s'étaient envolés, en laissant
leurs plumes, du moins leurs vêtements, les pianos, les
harpes, les guitares, leurs livres, de charmants dessins,
des fournitures de bureau à satisfaire tous les besoins.
J'en profitai pour éciire immédiatement à mon frère aîné
une longue lettre où je lui rendais compb de notre vic-
toire.
« Le lendemain 15, j'allai flâner devant le quartier gé-
néral pour guetter le départ d'un courrier impérial. Je
n'attendis pas longtemps. Je priai le premier courrier qui
partit de se charger de ma lettre et de la mettre à la poste
à Mayencc. Il s'en chargea avec plaisir, en me disant
qu'on ne saurait trop tôt répandre les bonnes nouvelles.
Je retournai ensuite dans Iéna, chez le libraire où, la
Vo/llc, j'avais .pris le tome II dû Guide des Voyageurs en
Allemagne. Je le priai de me vendre le tome Ier en lui pré-
sentant mon tome IL Le malheureux chercha, trouva et ne
voulut pas accepter d'argent, bien que je lui offrisse de
payer les deux tomes. C'était un peu lourd à porter dans
un sac, mais j'étais si content d'avoir cet ouvrage !
« Le 15 toute la journée, la Garde s'occupa ù cuire beau-
coup de viande pour faire du bouillon aux blessés. Toutes
les églises, tous les grands établissements étaient remplis
de ces malheureux.
» Le 1Get le 17 nous fûmes ù Naumbourg.
« Le 18, à Mersebourg. J'étais de garde auprès de l'em-
pereur qui arrivait de Wcimar. Dans la journée, nous pas-
sâmes près de Rosbach que nous venions de bien venger.
« Le 19 et le 20, à Halle.
« Le 21, à Dessau.
« Le 22, ù Wittenberg.
« Le 23, au bivouac de Marchoinc.
« Le 24, à Potsdam. Depuis quelques jours, nous mar-
chions dans les sables, ce qui avait singulièrement atten-
^
Ï'ARIS-BERLIN 4SI

dii et ramolli nos pieds. Une fois sur l'affreux pavé de Pots-
dam, fait en petits cailloux pointus, on éprouva des dou-
leurs atroces à la plante des pieds. Ce n'était plus mar-
cher, mais sauter comme des brûlés. C'était bien doulou-
reux et bien comique.
« Le 25, on séjourna.
« Le 26, on atteignit Charlottenbourg.
« Nous fîmes notre entrée à Berlin le 27. Nous partîmes
de Charlottenbourg en grande tenue, bonnets et plumets
en tête, toute la Garde réunie et disposée ù faire une entrée
solennelle. Arrivés à un magnifique arc de triomphe sur
lequel est un quadrige de très beau travail, l'empereur
laissa passer sa belle garde à cheval et se mit à notre tête,
entouré d'un état-mojor aussi brillant que nombreux. Les
grenadiers nous suivaient ; la gendarmerie d'élite fermait
la marche. Pour nous rendre au palais du roi où l'empe-
reur devait loger, nous suivîmes cette grande et magni-
fique allée des Tilleuls, la plus belle que l'on connaisse et
qui est supérieure en beauté, sinon en longueur, aux bou-
levards de Paris. La foule était si grande que l'on devait
croire que toute la population de Berlin s'était portée pour
voir passer le vainqueur do son pays.
« Je fus de garde au palais. Dans la soirée, étant en fac-
tion dans une uilée de la prairie qui se trouve en face du
palais, un homme très bien mis m'offrit de la liqueur qu'il
avait dans une bouteille cachée sous son habit. Je le re-
Dussai assez rudement. Il dut penser que je craignais
que sa liqueur ne fût empoisonnée. Il en but un bon coup,
je le remercini.de nouveau, en le priant do s'éloigner. Il
partit en prononçant quelques gros jurons en altemand.
K Parbleu, me dis-je, voilà un Berlinois qui n'est guère de
son pays ! Il semble bien aise qu'on ait donné une bonne
raclée à son roi, à ses compatriotes et à tout ce qui porte
l'uniforme allemand. »•
422 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME !

Ainsi parle, dans son récit très simple et véridjlque, le


vélite Barrés. Les dépêches viennent de nous dire la récep-
tion enthousiaste faite par Berlin à nos touristes automo-
biles. Eh bien! J'aime encore mieux la réception de 1800,
telle que la virent et telle qu'y défilèrent avec mon vénéré
grand-père, modeste soldat de la Garde héroïque, tous les
grands-parents de mes lecteurs français.

c) Aux vainqueurs Fournier, Werncr, Maurice Far-


man, Louis Renault, je sais que l'empereur allemand, le
président Loubet, le roi des Belges, le grand-duc de Luxem-
bourg, le duc d'Oldenbourg et notre ministre des Travaux
publics, M. Pierre Baudin, viennent d'offrir des vases de
Sèvres, des coupes, des statuettes. C'est beau. Mais il y
eut mieux en 1800. Ecoutez de quel ton le vélite de la Garde
énumère ses récompenses.
D'abord mon grand-père fut de ceux qui tenaient les
drapeaux pris sur l'ennemi à Iéna, quand l'empereur les
présenta, dans le palais royal de Berlin, à la députation
du Sénat, venue de Paris.
Puis, le 4 décembre, à Posen, il entendit lecture d'un
décret qui érigeait sur l'emplacement de la Madeleine, à
Paris, un « Temple de la Gloire » sur le frontispice duquel
on devait placer cette inscription en lettres d'or : « L'em-
pereur Napoléon aux soldats de la Grande Armée. » Et
mon grand-père écrit dans ses mémoires : « Ce décret
nous prouvait combien l'empereur avait souci de notre
gloire et nous encourageait à de nouveaux triomphes. »
La Garde poussa ensuite jusqu'à Varsovie (21 décembre;,
jusqu'à Eylau (8 février). Apr'ôs la bataille à laquelle il
prit part, le chasseur vélite Barrés écrit ceci :
« Le 10 février, je retournai encore une fois sur le champ
do désolation d'Eylau pour bien graver dans ma mémoire
PARIS-BERLIN 423

l'emplacement où tant d'hommes avaient péri, où seize


généraux français étaient morts, où des régiments entiers
avaient succombé. Comme j'examinais très attentivement
vingt-quatre pièces de canon russes qu'on avait ramas-
sées, je fus frappé sur l'épaule par le maréchal Bessières
qui me demanda de le laisser passer. L'empereur le sui-
vait, qui dit en passant devant moi : J'ai été content de
mes véliles. Je ne répondis rien, ma surprise avait été
trop grande de me trouver près d'un tel homme que j'avais
vu, trois jours auparavant, exposé aux mômes dangers
que nous. »
Magnifique récompense et qui passe, je suppose, les
plus habiles gracieusetés de l'empereur allemand! Mais
le cours des honneurs ne faisait que commencerl
Le 11 juin 1807, la Garde impériale fut à la bataille de
Friedland; le 26, à l'entrevue de Tilsitt. Le 4 juillet, on
s'achemina vers la France. Le 24 novembre, le bataillon
de mon grand-père atteignit Rueil d'où il étoL parti, il y
avait un an, deux mois et cinq jours, pour la campagne
de 1806.
On attendit que tous les corps qui composaient la Garde
impériale fussent réunis. On contourna Paris. Puis ce fut
l'entrée triomphale. Le vélite Barrés ia raconte ainsi :

« Le 25 novembre, vers neuf heures du matin, nous ar-


rivâmes près de la barrière du Trône. Une foule immense
s'y pressait. On avait dressé un arc, sous lequel vingt
hommes pouvaient passer de front; de grandes Renom-
mées présentant des couronnes d'or le décoraient; un qua-
drige le surmontait. Nous fûmes placés en colonnes serrées
dans les champs qui bordent la route. A midi, tous les
corps étant arrivés, les aigles furent réunies à la tête de
la colonne : le préfet de la Seine les décora des couronnes
d'or offertes par Paris. Le conseil municipal et les maires
424 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

entouraient notre état-major général et notre commandant


en chef, maréchal Bessiôres. Dix mille hommes, en;grande
tenue, s'avunçaient pour défiler sous l'Arc de Triomphe au
bruit des tambours, des musiques de corps, des salves
d'artillerie et des acclamations d'un peuple immense. Elles
nous accompagnèrent de la barrière au palais des Tui-
leries. Toutes les fenêtres, les toits des mnisons du Fau-
bourg Saint-Martin et des boulevards étaient garnis. On
chantait et on distribuait sur notre passage des chants
guerriers et des pièces de vers, où nous étions comparés
aux Dix Mille immortels. Des vivats prolongés saluaient
nos aigles. L'enthousiasme et la fête étaient dignes des
beaux jours de Rome et de la Grèce. A la grille du Car-
rousel, nous défilâmes sous le bel arc de triomphe cons-
truit pendant notre absence.
fr Après avoir déposé nos aigles au palais, nous lais-
sâmes au jardin des Tuileries nos armes formées en fais-
ceaux. Aux Champs-Elysées une table de dix mille couverts
nous attendait. Elle était placée dans les deux allées laté-
rales. Au Rond-Point était celle des officiers présidée par
le maréchal. Le dîner se composait de huit plats froids. On
était placé convenablement, tout était bon, mais la pluie
contraria cette magnifique fête. Après le dîner, nous fûmes
déposer nos armes à l'Ecole Militaire où nous étions ca-
sernes, et nous entrâmes dans Paris pour jouir de l'allé-
gresse générale, des illuminations, des feux d'artifice, des
danses publiques et des jeux de toute espèce.
« Le 26, tous les spectacles de la capitale furent ouverts
à la Garde. On avait réservé pour elle le parterre, l'or-
chestre, les premières loges, ainsi que les premiers rangs
des autres places. Je fus désigné pour le Grand-Opéra.
On joua le Triomphe de ÏYa/an, pièce de circonstance et
pleine d'allusions à notre campagne. La beauté du sujet,
les brillantes décorations, la pompe des costumes, le gra-
cieux des danses et du ballet m'enivrèrent de plaisir.
PARIS-BERLIN 425;

Quand Trajan parut sur la scène dans s•-»:.char de


triomphe, attelé de quatre chevaux blancs, on jeta du
cintre des milliers de couronnes de laurier, dont toute
5la Garde se couronna, comme une légion de Césars.
« Le 28, le Sénat conservateur nous donna ou voulut
nous donner une superbe fête. Malheureusement, le mau-
vais temps la rendit triste et même désagréable. On avait
élevé un temple à la Gloire. Toutes les victoires de la
Grande Armée étaient rappelées sur des boucliers. Des
trophées militaires réunissaient les armes des vaincus.
Des inscriptions rappelaient les grandes actions que la
fôle célébrait. Des jeux, des orchestres et une infinité do
buffets bien garnis remplissaient ce beau jardin. Mais la
neige qui tombait en abondance, l'humidité du sol et le
froid noir de l'automne glacèrent nos coeurs, nos estomacs
et nos jambos. Beaucoup de militaires demandèrent à so
retirer, mais les grilles étaient fermées. Il fallut parle-
menter avec le Sénat. Tout cela entraînait des longueurs
qui irritaient. Enfin, la menace d'escalader les murs étant
parvenue jusqu'aux sénateurs, la consigne fut levée, les
portes ouvertes, et tous les vieux de la Garde s'échap-
pèrent commo des prisonniers qui recouvrent la liberté.
Il n'y resta que ceux qui, n'ayant pas d'argent pour dîner
en ville, trouvaient qu'il valait encore mieux manger un
dîner froid que de ne pas manger du tout. Ils purent s'en
donner. Je fus avec plusieurs de mes camarades dîner
chez Véry et puis ensuite aux Français.
» A la fin du.mois, l'impératrice nous donna à dîner ù
la caserne par escouade. C'était l'ordinaire, mais considé-
rablement-augmenté et arrosé d'une bouteille de vin de
Beauno par homme.
« Enfin, le 19 décembre, la Garde offrit à la Ville do
Paris une grande fête du soir, dans le Champ-de-Mars et
dans le palais de l'Ecole Militaire. Les apprêts furent longs,
mais grandioses et tout militaires. Dans cette vaste en-
426 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

ceinte, on avait placé des fûts de colonne sur lesquels


il y avait alternativement des urnes, puis des aigles avec
des foudres ailés remplis d'artifices. Au milieu était une
immense carte géographique du Nord de l'Europe où les
grandes villes, les lieux des grandes batailles et le chemin
suivi par la Grande Armée en 1805, en 1806 et en 1807
étaient marqués par un feu gras coloré qui devait brûler.
Au-dessus de la carto, on voyait des Victoires ailées, aussi
garnies d'artifices.
« La nuit close, l'impératrice mit le feu à un dragon
volant qui le communiqua à toutes les pièces d'artifice.
Au même instant les quatre à cinq mille hommes à pied
de la Garde firent avec les cartouches artificielles un feu
de deux rangs indéfiniment nourri. On ne pourrait ima-
giner l'immense effet de ce spectacle extraordinaire : la
voûte' des cieux éclairée par des milliers d'étoiles flam-
boyantes, les épouvantables détonations, les cris de la
multitude qui encombrait les talus, tout concourait à
donner à cette fête militaire les plus grandes proportions
et à célébrer aussi la volonté des hommes, quand ils
emploient toutes leurs facultés pour faire du beau et du
sublime.
« Dans les premiers jours de notre arrivée, on renou-
vela toutes les parties de notre habillement. La coupe des
habits fut calquée sur celle des Russes ; nos bonnets à
poil, qui étaient devenus si laids, si hideux,, furent rem-
placés : j'eus la satisfaction de tomber sur un oursin qui
était aussi beau que ceux des officiers. Quant aux cha-
peaux, il était de toute nécessité qu'on nous en donnât
d'autres, parce que nous n'en avions plus depuis la bataille
de Friedland. -^

« Enfin, le 31 décembre, le général Foulés, notre colonel


en premier, me fit dire de me rendre chez lui et, après
m'avoir demandé mon nom, il sortit d'un tiroir de sa table
PARIS-BERLIN 427

plusieurs nominations de sous-lieutenant où je distinguai


la mienne. » !
sur-le-champ

Je ne commente pas cette énumôration touchante do


récompenses grandioses et modestes. Ceux qui ont l'habi-
tude de distinguer les hommes sous les phrases distin-
gueront ici une âme d'une qualité, d'une santé admirables.
Français, tels étaient nos pères! Mois laissons cela; et
pour nous borner au sujet du jour, disons que, tout de
môme, on eut de plus belles récompenses pour le Paris-
Berlin do 1806 et 1807 que pour le Paris-Berlin de 1901.
Faut-il prendre notre parti de notre diminution en toutes
choses?
APPENDICE

« ... Ceux qui suivent ma pensée


ont lo droit do me demander compte
des stades par où elle a passé. Us
trouveront ici ses premiers débrouille-
ments ; ils saisiront sa nécessité pro-
fonde dans certaines variantes où jo
l'essayai... »
M. B. (page 7 de ce livre).

11) LE PROGRAMME DE NANCY

NATIONALISME. PROTECTIONNISME. — SOCIALISME.

(Voici avec quel programme, où nous traduisions électo-


ralemenl nos idées sur le régionalisme et le nationalisme,
nous nous sommes présenté devant les électeurs. Nous
donnons ce programme avec le commentaire qu'en fit le
15 septembre 1900 l'Action française. Il n'est peut-être
pas inutile de dire qu'à celte date l'Action française,
où M. J. Caplain-Cortamberl avait une demi-gérance,
n'avait point rallié les idées monarchistes auxquelles
Henri Vaugeois fit par la suite l'éclatante adhésion qu'on
sait.)

« Quand notre éminent ami Maurice Barrés nous a com-


480 SCÈNES ET DOCTRINES BU NATIONALISME t

muniquô, à titre do renseignement, les articles de son pro-


gramme électoral de 1898, notre première pensée fut de
demander l'autorisation do reproduire cet énergique et
vaste programme ; elle nous fut donnée aussitôt et nous
nous proposâmes d'y ajouter, quand nous le publierions,
un commentaire continu, qui pût dégager le sens des
moindres détails et qui marquât les différents accords de
notre pensée avec la pensée de Maurice Barrés.
« Un examen plus attentif des textes si importants que
l'on va lire nous a convaincus de l'inutilité absolue de ce
commentaire. Nos lecteurs le feront tout seuls. Il nous
suffira de les enguger ù réfléchir sur les affinités natu-
relles et nécessaires des trois mots qui composent le titre
sous lequel nous donnons le programme électoral de Mau-
rice Barrés. On y verra que; pour la première fois, un can-
diiîit aux élections a su demeurer philosophe : plus heu-
reux que Renan, notre ami a rallié dans cette campagne
cinq mille voix et davantage. Assurés de lui voir, en toute
rencontre pareille, ce courage intellectuel, nous faisons
volontiers des voeux pour qu'il affronte le plus tôt possible
les risques de l'élection.
(( Nous ne prétendons pas que le nalionalisnie oblige ses
adhérents à faire acte, en tous les sujets, soit de protec-
tionnisme, soit de socialisme, ni que tout socialiste ou tout
protectionniste doive absolument se rallier au nationa-
lisme. Nous nous bornons à constater que ces trois idées,
entendues au sens le plus large, sont fort parentes.
« Et elles sont mômes identiques en un sens précis :
l'égale exclusion du laissez-[aire.et du laissez-passer, chers
au libéralisme absolu. Les nationalistes veulent un Etat)
soucieux des grands intérêts de la nation et capable de
sauvegarder ces intérêts : ils veujent donc la protection de
ces intérêts. Ils peuvent bierïf discuter entre eux sur le
choix des intérêts à protéger : produits ou producteurs,
producteurs-patrons ou producteurs-ouvriers, grande in-
APPENDICE 431

dustrio ou petite industrie et industrie de telle ou telle na-


ture, blé ou sucre, ou soieries, plus généralement encore
producteur ou consommateur ; ils n'en sont pas moins
partisans d'un régime de protection. A son tour, le socia-
lisme, dans sa forme actuelle du moins, est un cas du
protectionnisme : peu de nationalistes peuvent refuser de
substituer au présent désordre individualiste une organi-
sation du travail sociale. Les divergences ne peuvent com-
mencer qu'au point de savoir si l'organisation se fera au
bénéfice du plus petit travailleur, c'est-à-dire de la démo-
cratie, ou conformément aux nécessités supérieures de
l'oeuvre et en fonction de l'unité nationale. Nous n'avons
pas à nous mêler de cette divergence.
« Barrés a composé ces trois idées : nationalisme, pro-
tectionnisme et socialisme, dans Un système fort séduisant.
Les populations agricoles et ouvrières de l'Est y sont re-
présentées avec leurs goûts, leurs intérêts et quelques-
unes de leur idées. Mais Maurice Barrés pourra dire
comme Pascal : « L'ordre est de mol. » Cet ordre est d'un
prix infini.

« Ce qui est bien de lui aussi, c'est l'ensemble des rai-


sons profondes qui ont fait adopter cet agencement gé-
néral des réformes économiques, morales et politiques.
Il y a longtemps qu'il les médite, les propose et les fait
circuler. Pour que nos lecteurs en soient juges, nous don-
nerons, à la suite du programme nancéien de 1898,
quelques larges extraits des articles que Maurice Barrés
publiait, dans lu Figaro (1), dès 1893, Contre les étran-
gers (2). La lucide pensée de Barrés indiquait déjà le grand

(1) C'est dans le Figaro de 1892 que Barres avait usé, le premier,
du mot « nationalisme », en l'appliquant aux affaires de France,
(Note de l'Action française).
(2) Ces articles, on les trouvera tout au long dans cet Appen-
dice.
432 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME \

point, alors à peino sensible, devenu aujourd'hui plus que


douloureux. |
« Cos documents sont capitaux pour l'histoire et pour
la chronique du Nationalisme. L'Action française est fière
de les tirer de l'ombre. »

LE PROGRAMME DE NANCY.

Electeurs,

Les idées nationalistes et sociales que nous avons fait


triompher ensemble une première fois, en 18S9, avaient à
ce moment effrayé certains esprits, à cause de la popula-
rité du général Boulanger. Aujourd'hui, soit qu'elles appa-
raissent mieux mûries, soit que les circonstances les jus-
tifient mieux encore, elles rallient de nombreux adhérents
môme parmi les adversaires de la précédente campagne,
désabusés d'un parti qui n'a rien fait depuis que nous lui
avons laissé le champ libre.
Le « Comité républicain socialiste nationaliste de
Meurthe-et-Moselle » et un grand nombre d'électeurs indé-
pendants m'ont demandé de reprendre la lutte électorale.
A une politique n'ayant pour objet que des animosités
à satisfaire et, pour mobile, que l'avidité de dominer, je
viens de nouveau opposer ces idées nationales et sociales
que déjà vous avez acclamées et que vous ne répudierez
pas aujourd'hui.

I. — Nous sommes nationalistes.

Aux sommets de la société comme au fond des pro-


vinces, dans l'ordre de la moralité comme dan^s l'ordre
matériel, dans le monde commercial, industriel, agricole,
et jusque sur les chantiers où il fait concurrence aux ou-
APPENDICE 433

viicrs français, l'étranger, comme un parasite, nous em-


poisonne.
Un principe essentiol selon lequel doit être conçue la
nouvelle politique française, c'est do protéger tous les na-
tionaux contro cet envahissement, et c'est aussi qu'il faut
se garder contre co socialisme trop cosmopolite bu plutôt
trop allemand qui énerverait la défense do la patrie.
La questibn juive est liéo à la question nationale. Assi-
'
milés aux Français d'origine par la Révolution, les Juifs
ont conservé leurs caractères distinctifs, et, de persécutés
qu'ils étaient autrefois, ils sont devenus dominateurs.
Nous sommes partisan de la plus complète liberté" de
conscience ; en outre nous considérerions comme un
grave danger de laisser aux Juifs le bénéfice d'invoquer
et par là de paraître défendre les principes de liberté civile
promulgués par la Révolution. Mais ils violent ces prin-
cipes par une action isolée qui leur est propre, par des
moeurs d'accaparement, de spéculation, de cosmopoli-
tisme. En outre, dans l'arméepcfuiis la Iffagistrature, daîirs
les ministères, dans toutes nos administrations, ils dé-
passent infiniment la proportion normale à laquelle leur
nombre pourrait leur donner droit. Oh les a nommés pré-
fets, juges, trésoriers, officiers T>orce qu'ils ont l'argent qui
corrompt. Sans même toucher à la loi, en exigeant de ceux
qui gouvernent plus de mesure, on doit détruire une dis-
proportion dangereuse et obtenir plus de respect envers
nos véritables nationaux, enfants de la Gaule et non de la
Judée.
Mais surtout il importe de mettre obstacle à la facilité
de naturalisation. C'est par cette fissure que nous sont
venus les pires juifs et tant de médiocres Français.
Il résulte des statistiques que 90 0/6 des étrangers rie se
font naturaliser que lorsqu'ils échappent au service dans
l'armée active. Proclamons que le service militaire.est la
condition de la nationalité. En outre le naturalisé (éxeep-
<13i SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

lion fnitc pour l'Alsacicn-Lorrain) no devrait posséder que


des droits d'ordre prive et ses descendants seuls seraient
assimilés aux natifs français ot jouiraient do droits poli-
tiques.
Le système opportunislo depuis vingt ans a favorisé le
juif, l'étranger, lo cosmopolite. Ceux qui commirent celte
orreur criminello donnaient pour raison quo ces exotiques
apportaient a la France dos éléments énergiques. Jolis
éléments, ces Reinach, ces Cornélius Herz, ces Alfred
Dreyfus dont nous avons failli pourrir ! Voici la grande
vérité : les éléments énergiques dont il est bien vrai que la
société française a besoin, elle les trouvera en elle-même.
en favorisant l'accession des plus déshérités, des' plus
pauvres, en les élevant a plus do bien-être, a plus d'ins-
truction professionnelle.
On voit comment nationalisme engendre nécessaire-
ment socialisme. Nous définissons lo socialisme H l'amé-
lioration matérielle et morale de la classe la plus nom-
breuse et la plus pauvre ».
Après des siècles, la nation française est parvenue h don-
ner a ses membres la sécurité politique. 11 faudrait main-
tenant qu'elle les protégeât contre l'insécurité économique
dont ils souffrent a tous les degrés.
Nous définirons cette insécurité. .;

II.— Nous voulons des protections contre l'insécurité


économique.

Insécurité — L'ouvrier vieilli n'a pas de


pour l'ouvrier.
quoi manger. Même valide, il est exposé au chômage.
Les salaires sont avilis par la "concurrence de l'étranger.
Le machinisme l'entasse dans des usines, assujetti à
une discipline militaire, h l'arbitraire du patron. Dans nos
régions, certaines organisations d'économat le réduisent
a un véritable servage.
APPENDICE 135

Il ne peut s'en aller. D'abord, on n'emporto pas sa terre


natalo à la semelle do ses souliers et, pour beaucoup, c'ost
un crève-coeur do s'exiler. Ensuite, au point do vue ma-
tériel, s'il part, comme il n'a rion pu économiser, sa fa-
mille et lui risquent do mourir de faim. — Où d'ailleurs
se placerait-il ?

Insécurité pour lo petil commerçant. — Le petit com-


merçant est dans la môme insécurité économique que
l'ouvrier. Ils sont solidaires. En effet, c'est lo petit travail-
leur, ouvrier et employé, qui fait vivre lo petit commer-
çant, car la bourgeoisie va aux grands magasins. Par le
crédit, le petit commerçant permet a l'ouvrier et a l'em-
ployé de traverser les crises de chômage. Mais ce crédit
que le petit commerçant, boulanger, boucher, épicier, lo-
geur, fait au travailleur, l'expose a. la ruine si le chômage
se prolonge ou se multiplie trop.
Une autre" cause d'insécurité, c'est que les prix d'achat
pour les petits industriels et les commerçants varient arbi-
trairement au gré des spéculateurs.
Notons- le en passant, ces commerçants et industriels
n'ont pas profité de la baisse du taux de l'argent. Us le
paient toujours 8 0/0 (exactement G 0/0 à 3 mois avec 4 re-
nouvellements qui coûtent chacun \/2 0/0; cela fait du 8 0/0.)
Sans aller jusqu'à une banque ..-d'Etat, qui peut être ran-
çonnée en cas de guerre, nous aurions voulu faire profiter
le commerce du renouvellement du privilège de la Banque
de France. Lo gouvernement et la féodalité financière n'ont
pas voulu.

Insécurité pour l'agriculteur. — Le prix du blé^ne dépend


plus seulement de la récolte française. Jadis, quand la ré^
coite était faible, le cultivateur trouvait sa compensation
dans les prix ptus élevés qu'il obtenait du consommateur.
Aujourd'hui ces prix dépendent des récoltes de l'Inde et des.
Etats-Unis.
430 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME j
''" t
A celto situation on a commencé à remédier par la pro-
tection qui, profondément, est une mesure socialiste, une
intervention de l'Etat à l'oncontro du cours naturel des
choses. (Tant il est vrai quo les mômes nécessités, comme
. un flot tout-puissant, emportent les partis !)
Nous sommes partisan déterminé des parties prinri-
pales de l'oeuvre protectionniste. Elle vise i\ garantir un
prix minimum au producteur. Mais les gros intermédiaires
en absorbent le bénéfice par leurs bascules, leurs jeux do
spéculation qu'il faut combattre avec une rigueur terro-
riste (1).

NOTA. — De môme on a, avec raison, protégé certains


produits manufacturés. Mais le but î.'est pas atteint, s'il
y a une manufacture allemande avec personnel allemand
• de ce côté de fit frontière.
Il ne l'est pas davantage si le patronat (que ce soit un
"V individu ou une société d'actionnaires disséminés), acca-
pare tout le bénéfice que lui assurent les tarifs et les
primes. Si nous voulons qu'on protège le produit, c'est
pour protéger le producteur national, patron e* n\ .vrier.
Et cela nous amène à des mesures pour l'ouvrier fran-
çais contre l'ouvrier étranger travaillant en France. ,

Insécurité pour la bourgeoisie. — La bourgeoisie est me-


nacée par la féodalité financière internationale qui trans-
forme les titres financiers en feuilles sèches.
Je ne remonterai pas jusqu'au Panama. Je pourrais
trouver dix exemples dans les douze derniers .mois. Je

(1) Combattre la spéculation avec une rigueur terroriste : c'est


précisément celte nécessité, profonde qui place au premier rang
des problèmes à. discuter celui de la constitution, la plus foire
possible, du pouvoir central. Si l'Etat n'en est pas le maître puis-
sant, il est l'esclave dé la Banque. Il n'y a presque pas de milieu
entre ces positions. (Note de l'Action, française/.
APPENDICE 4371

prendrai celui-ci : les cours des Mines d'or lancées sur lé


marché français ont été poussés au point que leur valeur
totale atteignait u près de un milliard 800 millions. Aujoiir-
tl'hui ils ne représentent plus que 615 millions. Voilà donc,
en moins de deux ans, près do un milliard deux cents mil-
lions perdus par l'épargne nationale sur des titres mis dans
le portefeuille des petits rentiers français.
Nulle poursuite n'a ubouti.

ELECTEURS,

C'est pour la défense des idées que je viens do vous expo-


ser que je propose à votre sanction le Programme suivant :

I. — Mesures à prendre tendant à assurer l'union


de tous les Français.

Contre le produit étranger. — L'oeuvre protectionniste


doit être maintenue ; .
Contre Vouvrier étranger, qui, étant dispensé du service
militaire, prend chaque année un milliard de salaires à la
France et cause la misère et le dénûment, par le chômage/
dans les familles des travailleurs français. Les travaux
publics notamment, payés par le contribuable, doivent être;
exécutés par des ouvriers nationaux ;
Contre la féodalité financière internationale, qui, par ses
syndicats anonymes, élimine le travailleur du pays pour le
remplacer au rabais par des ouvriers étrangers, paralyse
l'action des mesures protectrices prises en faveur de l'agri-
culture et de l'industrie, organise le monopole et l'agiotage
sur des objets de première nécessité, fausse les prix, fait la
hausse et la baisse, et finalement ruine les producteurs réels
de la richesse : nos agriculteurs, nos commerçants, nos'
ouvriers;
Contre le naturalisé, qui prétend jouer un rôle politique
et ù qui nous ne laisserons que des droits privés, réservant
138 SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

'les droits politiques a ses descendants. C'est la meilleure


façon d'atteindro lo Juif, dont il faut quo par ailleurs le
pouvoir exécutif restreigne l'invasion dans les fonctions
d'Etat.

II. — Institution d'une caisse de retraite pour les tra-


vailleurs organisée par l'Etat.
Les droits qui devraient ôtre perçus sur les ouvriers
étrangers et les droits perçus en douane sur les produits
de première nécessité devraient notamment être attribués
à cette caisse de retraite pour épurer en quelque sorte ces
taxes qui ne doivent pas ôtre proprement des impôts.
La question des caisses de retraite est une des plus im-
portantes à résoudre pour la paix sociale. Elle est urgente.
Elle s'impose. Mais elle se complique d'un gros problème
financier qu'il faut résoudre. J'y apporterai tous mes soins,
toute ma sollicitude. Je me déclare partisan du principe ;
j'accopterai toute solution bonne pour aboutir aux résultats
les plus immédiats et les plus durables.

III. — Réforme de l'impôt dans le sens de la justice


démocratique devant aboutir a des dégrèvements d'im-
pôts de consommation et à un allégement des charges qui
les cultivateurs. — L'impôt foncier se paie
frappent petits
d'après un revenu présumé et qui souvent n'existe pas,
sur la foi d'un cadastre qui ne correspond.plus à la réa-
lité. — L'impôt de consommation est infiniment plus lourd
au. pauvre qu'au" riche.

IV. — Organisation du crédit agricole, auquel pour-


raient être attribués les fonds des Caisses d'épargne,
aujourd'hui drainés sur toute la province pour ôtre cen-
tralisés et dangereusement employés en achats de rente.

V. — Liberté d'association. Elle implique l'extension


de la personnalité civile des syndicats ouvriers, de
APPENDICE 430

telle sorte que ceux-ci, agricoles ou industriels, puis*


sent user de la puissance du orédit, devenir des asso-
ciations de producteurs et posséder les immeubles et les f
instruments do travail nécessaires ù des exploitations in-
dustrielles;" commerciales ou agricoles.

VI. — Extension des libertés autonomiques et de la


personnalité civile des communes, de manière à leur
permettre la réalisation partielle de certains progrès so-
ciaux, — sous la réserve de ne pas porter atteinte aux
droits do l'Etat.

VII. — Développement de l'instruction publique


dans le sens de l'instruction professionnelle pour per-
mettre à toutes les aptitudes nationales, ù toutes les in-
telligences, de se développer.

VIII. — Revision de la Constitution ayant pour but de


donner au suffrage universel sa pleine et entière souverai-
neté, notamment par le référendum municipal.

ELECTEURS,.
Il est utile que, dons cette région lorraine, où chaque jour
ils sont plus nombreux, les ouvriers de l'atelier et les tra-
vailleurs de la terre puissent exprimer leurs voeux ; il serait
dangereux de les refouler dans le silence, ainsi que le vou-
laient faire les vieux opportunistes.
Ce programme du « Comité républicain socialiste natio--
naliste » — quei esprit généreux et juste voudrait le mécon-
naître ? — répond aux besoins de notre population ; il esC
conforme à l'esprit particulier de noire Lorraine et
de notre frontière. *
Les articles IV, V, VI, VIII, qui sont décentralisateurs,
marquent fortement la direction de nos revendications dans
notre région où 1' « Ecole de Nancy » répondait au senti-
ment public.
^ïô< SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Dans l'ensemble de nos articles, pour qui les examinera


en lés éclairant par nos considérations préliminaires, tes
voies de l'avenir sont préparées, en même temps que les
intérêts du moment garantis. Je m'engage à m'en faire,
par tous s>smoyens dont je dispose, le défenseur, en même
temps que je me mettrai tout à la disposition des intérêts
particuliers do mes compatriotes.
MAURICEBARRÉS.

42) ERREUR INTELLECTUELLE DES SOCIALISTES (1).

La Petite République veut faire l'union socialiste. —Vers


1892, trois jeunes bourgeois, MM. Sembat, Turot, Pellier,
actifs et curieux, après s'être essayés dans une publication
hebdomadaire, la Revue de VEvolulion} réunirent leurs res-
sources pour acheter et ranimer la Petite République qui,
sous des cavaliers divers, avait fourni plusieurs courses
sans succès. Ils chevauchèrent quelques mois parmi le
personnel et les idées du parti radical, puis, en 93, se sen-
tirent solides en solle. Ils venaient de trouver dans la for-
formule socialiste l'expression de leur tempérament.
La grande qualité de la Petite République et qu'elle tint,
je crois, de la merveilleuse diplomatie do Millerand, c'est
qu'elle sut organiser funior» socialiste. Elcctoral.ement, ce
fut un grand service rendu au parti. Millerand et lu Petite
République surent plier le corps électoral a. une discipline
qui a peuplé le Parlement de socialistes.
Toutefois l'union socialiste a ses inconvénients. Le jour-
nal fut amené nécessairement ù offrir son hospitalilé aux

(1)22 janvier 1897,Le Journal.


APPENDICE: WSM
militants, à des frèros ennemis qu'il s'agissait.de rècoricï-;
lier pour une action commune. La plupart des orateurs ei
écrivains- autorisés dans lés groupes socialistes .écrivaient
a tour de rôle dans la Petite République. Elle se proposait
d'être un journal de doctrine ; elle le fut, mais c'était chaque
matin une doctrine sensiblement différente. ,,

Anarchie réelle dans celle union apparente. — Le socia-.


lismc a passé par plusieurs phases. Avec Saint-Simon et V,
Fourier, il fut sentimental et philosophique. Par Louis
Blanc, fort oublié aujourd'hui, mais qui, à bien examiner, .
me parait le type initial de nos socialistes parlemen-X
inires, on comprit la nécessité de disposer de la direction de
l'Etat pour accomplir la rénovation sociale. Avec Proudhôn, V
on parla encore de justice, mais déjà, on attendait beaucoup
du libre jeu des groupes corporatifs. Quant à Marx, il nous
place en présence des faits, il nous incite à constater l'évo-
lution sociale et nous dit : « Soyez contents, mécontents,
les faits sont des faits. Le r'gime social actuel est en train
de disparaître ; à l'Etat capitaliste, par une évolution maté-
rielle, se substitue l'Etat socialiste. Il n'y a pas à récrimi-
ner, mais à accepter l'inévitable ; je vous invite à une cons-
tatation scientifique. »
Rien que la Petite République, — sous l'influence de
Guesde qui est incontestablement le plus puissant théoricien
du parti — se recommandât de ce socialisme scientifique,^,
cependant on y trouvait, alternés selon lés jours de la se-
maine, les représentants des théories successivement pro-
fessées depuis soixante-dix ans.
De là, des contradictions et un manque d'autorité, v
Les violences politiques amusent et, au jour le jour, sou-
tiennent tant bien que mal les convictions du simple lecteur.
Mais, pour un grand parti, le principal intérêt est de souli-
gner fortement ses idées essentielles, car tout' do môme
c'est dans ses principes, dans sa doctrine, plus que dans
SCÈNES ET. DOCTRINES DU NATIONALISME

les violences ou les malices de polémique, que le socialisme


trouve sa force de propagande. Il eût fallu, gardant le
fil droit et se maintenant sur lo solide terrain de la né-
cessité, montrer le caractère fatal, inévitable do l'évolution
collectiviste, et comment déjà,' dans nos esprits, elle est à
demi accomplie. Il eût fallu aussi s'interdire la rêverie,
où glisse trop souvent un Jaurès, de vouloir définir, pré-
ciser l'avenir. Auprès des esprits froids, ces imaginations
discréditent le socialisme (sans parvenir à remplacer litté-
rairement la Salento de Fénclon). En outre, ces polémiques
oiseuses sur les détails du bonheur futur divisent, irritent
et troublent.
Cette incohérence indéniable fut le premier défaut de la
Petite République. Pour y remédier, elle tomba dans un
défaut plus grave. Ello qui flottait sur tant de points, elle se
fixa, fut sectaire sur la question de l'internationalisme.

VInternationalisme, expédient pour se passer d'une doc-


trine sociale commune. — Nous combattons, dit la Petite
République, et nous refusons de reconnaître pour socialistes
tous ceux qui n'adhèrent pas à la doctrine de la fraternité
des peuples et de la suppression des frontières. L'interna-
tionalisme devint le critérium. Hors-l'internationalisme, il
n'y eut point de socialisme.
Pour donner plus de force à cette doctrine, pour excom-
munier do plus haut les nationalistes, on s'en référait à
deux autorités : la Révolution et Karl Marx.
Je m'étonne qu'à tête reposée des écrivains d'esprit libre,
qui devraient être tentés de vérifier leurs principes, dé dé-
gager par eux-mêmes, dans la méditation, la philosophie
des faits, ne soient pas amenés à rejeter une doctrine
internationaliste qui n'est que le vain écho des retentis-
santes déclamations des Jules Favro, des Jules Simon,
quand sous le second Empire ces messieurs réclamaient le
désarmement immédiat.
APPENDICE

La Révolution ne parla jamais d'internationalisme. —


Nous présenter l'internationalisme comme une consé-
<|iience de la Révolution 1 Quelle erreur 1
Le rôle de la philosophie du dix-huitième siècle et de la
Révolution française fut d'asseoir la société sur le droit na-
turel, c'est-à-dire sur la logique. Les philosophes et les lé-
gistes déclarèrent que tous les hommes étaient les mômes
partout, qu'ils avaient des droits en tant qu'hommes : d'où
la Déclaration des Droits de Vhomme et du citoyen.
C'est en cela, mais en cela seulement, que la Révolution
fut cosmopolite. Pour l'organisation générale, quelle consé-
quence en a-t-elle tirée ? Songea-t-olle à supprimer les fron-
tière et à ne former qu'un seul Etat ?
Elle ne l'eût pas pu, elle ne l'a pas voulu. Elle a posé le
droit des peuples à se gouverner oux-mômes.
Comment en ont-ils usé ?
En appliquant le principe des nationalités.
Le principe des nationalités, voilà la conséquence immé-
diate de la Révolution française : conséquence inaperçue
dos auteurs môme de la Révolution, mais tout à fait lo-
gique dans l'ordre politique.

Les peuples libérés du contrat historique, par le droit


naturel, par la Révolution, s'organisèrent en nationalités..
— Le droit naturel posé par la Révolution nous libère du
contrat historique. Les hommes, libérés des contrats, des
vieilles chartes, qui les transféraient par guerre, pur. ma-
riage, par testament, soumis à la seule logique, décidèrent
spontanément de se grouper entre gens ayant un fonds de
légendes et de vie communes.
Oui, la voilà la.véritô l Que venez-vous, comme je l'enten-
dis tant do fois pour nous prouver l'internationalisme de la
Rôvolution,nous parler des armées révolutionnaires qui
combattaient pour l'affranchissement des peuples 1 Parfal-
'Mé SCÈNES ET. DOCTRINES DU NATIONALISME

tement elles voulaient affranchir. Sur cela nous sommes


d'accord et maintenant raisonnez droit :
|
La Révolution française a simplement dit que Jes droits
de l'homme et du citoyen étaient les mêmes partout, parce
que ce sont des droits qui tiennent à la qualité d'homme,
mais il ne s'ensuit aucune conséquence sur la manière
dont l'humanité s'organisera.
Invitée à s'organiser, l'Europe s'est groupée selon le prin-
cipe des nationalités.
Voilà un fait, et c'est sur ce fait que nous saisissons
l'erreur de Marx qui est la seconde autorité sur quoi se
fonde la Petite République pour excommunier le natio-
nalisme.

En dépit de Marx, la force des choses ne détruit pas les


frontières. — Le principe dominant de Marx, c'est qu'en
dehors de toute opinion sur l'excellence ou la nuisance des
frontières, celles-ci, par une évolution inévitable, vont dis-
paraître. Les patries sont une forme du passé, une orga-
nisation sociale qui a fait son temps. Voilà un propos
familier aux te intellectuels » et qu'ils croient un libre
propos, alors qu'ils orouvent seulement ce qu'on sait trop
bien : que nous acceptons sans les vérifier la plupart de
nos opinionsi
L'effacement progressif des frontières est une contre-
vérité historique et nous devons dire aux évolutionnistes :
» Conformément à vos principes, vous êtes obligés
d'admettre, môme si elle vous déplatt, la notion de patrie,
car elle se précise, se fortifie chaque jour, et l'évolution
se fait le long des siècles vers le nationalisme. »
Karl Marx ne pensait pas ainsi? Eh bienl il faut s'atta-
cher à la doctrine plus quau docteur.

L'évolution se fait le long des siècles vers le nationa-


lisme. — Que les partisans de l'erreur internationaliste
examinent l'histoire, et ils verront* à mesure qu'on ap-
-APPENDICE

proche de notre époque, les nations en train de se formel'


et ils constateront que rien n'y contribua plus que la Révo*
-
lution.
Prenons en mains nos manuels. Rappelons-nous que
l'Empire romain était cosmopolite ; que le Moyen-âge,
dominé par l'Empire et par la Papauté, futj lui aussi, cos-
mopolite; que les unités nationales demeuraient mal ébau:
chées dans l'idée très forte de Chrétienté; que c'est au
xvie siècle qu'elles se constituèrent sous la forme monaiv
chique; que depuis la Révolution, sous l'impulsion de la
philosophie, l'Europe s'est organisée selon le principe des
nationalités...
Qu'avez-vous à répondre, Jaurès? Il ne s'agit pas de
murmurer avec dégoût : patriotard! patriotardl II ne s'agit
pas davantage de substituer s'a chimère à la réalité et de3
systèmes en l'air à une tradition vivante.Le nationalisme,
vous dis-je, est la loi qui domine l'organisation des peuples
modernes. Et de toutes parts ne voyez-vous pas réap-
paraître des nationalités? La grecque, la tchèque, l'irlan-
daise, la bulgare... Aujourd'hui, c'est l'Arménie, ce sont
les Boôrs qui veulent vivre. Des évolutionnistes n'ont qu'à
accepter, ici comme dans l'ordre économique, la loi de
révolution et la direction générale selon laquelle, par une
lente poussée, à la vieille organisation par contrats se
substitue l'union de ceux qui parlent une- môme langue
et que rapprochent des légendes communes.
Les difficultés principales qu'a trouvées la Petite Répu-
blique à faire l'union des forces démocratiques viennent
assurément de ce qu'elle a méconnu cette vérité histo-
rique. En portant atteinte sur ce point à la doctrine évolu-
tionniste, à l'idée qui fait la force du socialisme, elle, s'est
affaiblie elle-même. Peu importent ses succès électoraux, la
Petite République diminue lo parti, si elle lo met, par l'er-
reur internationaliste, eh désaccord avec la réalité, en con-
tradiction avec des faits évidents.
446 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Vous, préféreriez que les faits de l'hérédité n'existassent


pas, que le sang des hommes et le sol du pays n'agissent
point, que les espèces s'accordassent et que les frontières
disparussent. Que valent vos préférences contre des néces-
sités?

Lettre du socialiste Léon Hennebicq. — Quant à nous,


nous connaissons des socialistes qui se laissent avertir
par la résistanco des choses. Ils constatent des nécessités
dont il faut tenir compte, et ils concluent à procéder aux
transformations économiques en respectant les conditions
auxquelles un grand Etat, s'il veut subsister, est astreint.
Ces socialistes, s'il faut leur donner un nom, ce sont des
nationalistes.
S'il n'avait dépendu que de moi, les antidrcyfusatds et
les patriotes qui savent exactement sur quels principes ils
se fondent auraient donné la plus grande publicité aux
idées directrices exposées par un socialiste belge, Léon Hen-
nebicq, dans une lettre ouverte au directeur du grand jour-
nal Le Peuple. Les antidreyfusurds contre les dreyfusards,
ce sont les disciplinés contre les révoltés, mais ce ne sont
point nécessairement les hommos de la stagnation ou de la
réaction contre les hommes do développement ou, comme
on dit, de « progrès ». Nous acceptons lo joug des néces-
sités, lo joug du passé, parce que nous no voulons pas ôtre
des brouillons qui s'épuisent vainement en réformes dé-
pourvues de tous antécédents. Et si nous voulons nous
accorder avec nos nécessités, c'est-à-dire avec notre passé,
avec la terre do nos morts, c'est précisément pour nous
développer ut mieux.

(i La question que je discute, écrivait Léon Hennebicq, est


« au-dessus des haines. Elle est philosophique. Dans
M l'affaire Dreyfus, Dreyfus n'est plus rien. Cette affaire
APPENDICE

envahit toutes les questions sociales • : discrédit de Ui;


législature, discrédit de l'armée, discrédit de la justice.
Mais si dans tous les domaines elle pose la question so-
ciale, en réalité ce qui la rend plus formidable encore,
c'est qu'elle la pose avec des éléments nouveaux.
« Ce sont des radicaux élevés suivant les idées rati>- %-
listes d'il y a vingt ans qui défendent avec éne
Dreyfus, et Emile Zola, et Clemenceau. Ils croient, «ri
les défendant, plaider une question de justice. La ques-
tion se hausse. C'est toute leur éducation, tout le rationa-
lisme, tout le radicalisme qu'ils défendent. Or, les opi-
nions coulent et s'écoulent. Ni la vérité, ni môme la
justice ne sont immuables.
« Des idées fraîches, passionnées, montent irrésistible-
ment. De toutes les forces de ma jeunesse à moi, de
toute mon ôme, je suis avec elles. Elles sortent du
peuple. Et que disent-elles? Elles nous montrent dans
les sciences morales, l'histoire, l'hérédité et le conflit
des races.
« Il est désormais puéril, sauf pour les radicaux qui
voient encore l'univers à travers les Droits de l'homme,
de nier l'existence des races, leurs déchirements et leurs
conflits. Non seulement l'explication de l'histoire est im-
possible sans elles, non seulement l'hérédité collective
en fait môme l'élément essentiel et durable qui donne
aux événements leur continuité, mais les agitations con-
temporaines les grandissent. N'attachez pas aux ques-
tions économiques telle et telle influence, quand il est
désormais établi que l'économie d'un peuple dépend de
son hérédité, c'est-à-dire de sa race. Toutes les grandes
forces sociales, l'art, la religion, lo droit, la morale dé-
pendent do UV tradition historique et géologique des
sociétés. Chaque race et chaque coin de terre porte son
droit, son art, sa religion. Une race qui est absorbée
par uno autre est gangrenée, asservie, déprimée. C'est
m SCÈNES ET DOCTRWES DU NATIONALISME

«'parce que'je prends conscience de cette lutte des raèes,


« qui est la( source des transformations et de l'évolution
« des sociétés, que je suis avec les Edmond Picard/les
« Rochefort, les Drumont et les Barrés ...»

J'ai transcrit, en les résumant (1), quelques-unes des


idées maltresses exposées avec une magnifique ampleur
par le socialiste Léon Hennebicq. Une telle protestation
contre l'homme abstrait des Droits de l'Homme et du Kan-
tisme prouve que les socialistes ne sont pas nécessaire-
ment des logiciens ivres d'absolu et aveugles aux réalités.

43) LES AMBiriONS DU PROLÉTARIAT SONT-ELLES INCOMPA-

TIBLES AVEC LES NÉCESSITÉS D'UN GRAND ÉTAT DANS L'EU-

ROPE MODERNE (2) ?

Gardons-nous do travestir le nationalisme. Le nationa-


lisme ordonne de juger tout par rapport à la France. Le
danger pour la France, ce sont les violences qui déracinent
sans rien fixer et l'internationalisme qui dénature : voilà à
quoi s'oppose lo nationalisme. Mais si l'on prétend que te
nationalisme nécessite les formes actuelles du salariat, on
trahit notre conception (3). En effet, le nationalisme, qui rô-

ti) On les trouvera in extenso dans le Journal Le Peuple, du


4 février 1897.
(2) Voir plus haut le « Programme nationaliste do Nancy ».
(3) On trahit notre conception et. puis l'on fait la meilleure
besogne possible pour les « dreyfusards». Si les adhérents du na-
tionalisme tombent dans cette navrante erreur, nous sonimos
encore une fols perdus. Et de quoi donc peut ôtre fait leur patrio-
tisme ? Les Juifs sont autrement intelligents 1
' *' -~-
APPENDICE ; yl -3^:w"
connaît des affinités entre gens nés de la même terre et des
mômes morts et qui affirme le retentissement de la vie:
française totale sur chaque vie individuelle, se préoccupe^
d'établir des rapports justes entre tous les Français, et/
par exemple, il veut que l'on employé toutes les énergies,
qu'on les prenne en considération, que, loin de les mépris
ser, on leur donne une noblesse dans leur ordre, s'il y a
lieu. Il importe que ceux qui possèdent une énergie ne
veuillent pas rompre avec leur continuité naturelle, ni
sortir de leur milieu, ni se déraciner, et ainsi faut-il leur as-
surer la sécurité économique.
Insistons là-dessus. Le nationalisme est un protection-)
nisme. C'est le souci des grands intérêts de la patrie.
Comment les protéger, les défendre ? Comment refaire de
l'énergie française ? « Tout l'effort d'un ingénieur qui cons-
truit un admirable canal est inutile s'il ne commence point
par avoir de l'eau à y faire passer... (1) ? »

(1)Phrase de Paul Bourget. Cf. sa lettré ouverte à la Revue Lor-


raine, en 1898 :
« 11 me semble que la thèse soutenue, dans les Déracinés est
« une des plus solides de la politique contemporaine. C'est à
« coup sûr cell§ qui correspond le plus au mouvement de tous
« les libres et grands esprits de ces soixante dernières années.
« Elle se trouve déjà dans Balzac, dans Le Play, dans Tatne.
« Réduite à son schéma idéal, elle consiste à dire que tout l'ef-
« fort d'un Ingénieur qui construit un admirable canal est inutile
« s'il ne commence point par avoir de l'eau à y faire passer.
« Depuis plusieurs générations les hommes d'Etat français
« ont été tous plus ou moins cet ingénieur ; ils ont perfectionné
« le canal en négligeant d'alimenter la source. Aujourd'hui nous
« avons une merveilleuse canalisation administrative à laquelle
« manque l'énergie à administrer. Il y a en toutes nos provinces
« de la vitalité française qui se reconnaît à trop de signes pour
« être niée do bonne foi.
a Nous sommes un certain nombre depuis notre maître Taine
« & qui le problème.politique apparaît sous cette forme : Corn-
« ment refaire de l'énergie française ?
« Les uns ont pensé, comme tant de livres viennent l'attester,
29
^4%) i SCÈNES ET I)OCTRI«ES D1!) NATIONALISME

Pour refaire de l'énergie française, U faut tirer


tojites se3
conséquences du principe que la pairie est plus for"le dans
Vûme d'un enraciné que dans celle d'un- déraciné '(1).
On réformera la loi de naturalisation pour rendre moins
accessible l'ingérence de l'étranger dans notre politique.
On réformera le régime propriétaire en empêchant
l'étranger de posséder le sol de France et en limitant son
droit d'exploitation industriel et commercial (2).

« à un réchauffement de l'espiit religieux, d'autres se sont


« préoccupés avant tout du relèvement physiologique et nous
« avons vu parallèlement se produire un mouvement de renais-
if sance mystique et un mouvement d'athlétisme; Entre paren-
« thèses, ce n'est pas ià un paradoxe si peu rationnel, car les
« Anglais l'ont réalisé dans leurs Universités.
« D'autres, enfin, et notre ami Barrés a.donné dans son beau
« roman la plus haute expression littéraire de cette hypothèse, ont
« cru que le retour à la vie locale était le plus sûr moyen de corn-
et battre cette anémie des extrémités par hypertrophie du centre
« qui est le vrai mal de la France.
a Le nationalisme régional n'a jamais eu de défenseur plus
« énergique que Barrés, et si j'avais eu le loisir, j'aurais aimé à
i< mieux le redire et à le démontrer, en profitant de cette oc-
« casion pour rattacher cette "doctrine à la grande loi moderne
«. qui veut que tout organisme complexe soit une fédération
« subordonnée d'organismes plus simples. Aussi rfai-je pas de
« doute que l'avenir ne soit lu, dans une reconstitution de la pro-
ie yince, d'après les dix siècles d'histoire qui ont précédé la pas-
« sàgère réorganisation napoléonienne.
« Cette provinco n'est pas morte, elle est ralentie. Qu'on lui
« rende sous toutes les formes conciliables avec l'unité française
H l'autonomie morale et matérielle, et des centaines de questions,
« qui aujourd'hui sont insolubles avec l'Etat omnipotent et cen-
« tralisateur, se trouveront mieux que résolues, supprimées. »
(1) « 11 participe naturellement de la conscience nationale,
il est nécessairement d'accord avec les destinées du pays, alors
même qu'il ne saurait pas les formuler, celui qui, plongé par son
hérédité dans son milieu, en suit insensiblement les évolutions.
L'administrateur et le législateur peuvent s'inspirer dans toutes
leurs mesures de ce grand principe : la patrie est plus forte dans
l'orne d'un enraciné que dans celle d'un déraciné. » (La*Terre et
les Morts, doctrine proposée à la «, Patrie Française,», voir
(2) Il faut faire attention que beâitcpub de nos grands établis-
page 80.)
APPENDICE mm,
On assureraTuhioh de la race et de la feri'e'eh asiàUraà't
un coin de terre insaisissable à chaque famille. ' • • -
On protégera nos travailleurs nationaux par uhô loi fis-
cale qui frappera leurs concurrents étrangers.
On donnera la liberté d'association et la décenlràlisaV
tion, en sorte que les groupes professionnels (syndicats)
et les communes possèdent la personnalité civile.

n) '.<-..féodalité financière. — Qu'est-ce que tout cela,


sinon la lutte de la terre et de la race contre là'féodalité
financière à laquelle tout naturellement le déracineur Bou»
< '
teillér devait dans un bref délai se domestiquer ? :
Pourdécrire cette féodalité financière, nous emprunterons
des traits et des couleurs à un homme politique, mais qui,
issu de l'Ecole des Chartes, vaut surtout comme; hiètorien.
A l'ordinaire, nous ne nous accordons pas avec Camille Pèt-
letan : raison de plus pour que nous ayons confiance dans
nos vues communes puisqu'elles sont prises de points si dif-
férents. .' .:,'.
Ce qui constitue les pouvoirs financiers en'féodalité,
c'est qu'ils s'emparent de toutes les ressources de l'épargne
française pour la dominer, pour la gouverner et'pouf l'ex-
ploiter. Ai-je besoin de citer des exemples ?
Nos chemins de fer sillonnent notre territoire en tous
sens. Qui donc a donné les 13 milliards nécessaires pour
aplanir les reliefs du globe et pour poser les 40,000 kilo-
mètres de rails qui permettent à nos locomotives de courir
d'un bout de la France à l'autre ? C'est la petite épargne.

sements industriels sont français seulement par leur situation


géographiqueet qu'en réalité ils appartiennent à des capitalistes
étrangers. C'est un des caractères les plus détestablesde la.nou-
. . i
velle féodalité.
" '
4fô SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME
. - - - ' '- ' I
Et qui donc gouverne?... Cent mille petits_ porteurs pos-
sédant entre eux pour cent millions de titres dek-Com-
pagnies n'ont pas sur l'administration des cheihins de
fer autant d'influence qu'un seul financier qui n'en a que
pour 100,00Crfrancs. Les cent mille petits porteurs n'ont pas
môme voix au chapitre; le financier seul a le droit de
parler... Si tout ce peuple-de petits capitalistes avait sur
nos voies ferrées une part de gouvernement, il ne serait
pas si dur alors d'arracher les tarifs nécessaires à notre
commerce que l'on refoule, à nos ports qui se vident, à
notre agriculture qui souffre.
Mais l'énorme exagération du capital-obligation et l'ex-
clusion dés petits porteurs d'actions permet à des hommes
qui ne possèdent que 250 millions de gouverner le réseau
qui a coûté 13 milliards à l'épargne nationale.
:
Partout autour de nous, nous voyons do. vastes établis-
sements de crédit qui sont devenus comme d'immenses
réservoirs privés de la fortune publique, et cela à tel point
que, lorsqu'ils sont menacés, le gouvernement intervient,
car il sent là une question nationale.
À leur côté, s'élèvent d'innombrables sociétés finan-
cières qui se sont emparées de toutes les formes d'acti-
vité productive de la France : mines, métalïurgîes, tissus,
constructions, etc., et qui sont elles-mêmes réunies par
groupes dans des sortes de clientèles sous la dépendance
do ces grands établissements de crédit,
Et qui donc a fourni les milliards nécessaires à cette
mise en valeur de toutes les forces du pays ? Toujours la
même petite épargne! Et qui gouverne? Toujours les
mêmes états-majors financiers!
SI Ton veut se convaincre de la toute-puissance des
grands chefs et de la subalterne des petits capitaux et
des travailleurs, il n'y a qu'à régarder ce qui arrive lors de
ces effondrements trop fréquents où so perdent en une mi-
nuta les destinées de milliers do familles : les grands or-
APPENDICE 11$
ganisatëurs qui ont tenu tous les ressorts sortent du" tiê*
sastre, les.mains pleines de millions.
Ainsi la foule des petits capitalistes, la foule aussi des
petits travailleurs est éparse, pôle-môle, en poussière sur
l'immense territoire : les uns, le front courbé sur la tâche,
les autres enfermés dans le cercle étroit de leur existence.
Isolés, ignorants des affaires, ne sachant ni se chercher
ni se connaître, ils sont groupés par l'intermédiaire, par
le gros manieur d'argent, fort non pas, comme on le croit,
de sa richesse, mais de votre épargne à tous ! Ces petits
capitalistes, il les réunit dans les énormes capitaux des
grandes entreprises de crédit; ces travailleurs innom-
brables, il les embrigade sous les ordres des sociétés
financières. Il domine le travail national par l'adminis-
tration de l'épargne française dont il a besoin pour ôtre
outillé ; il domine l'épargne française par l'organisation du
travail dont elle a besoin pour ne pas rester improductive;
il amène ces deux éléments à dépendre de conseils d'ad-
ministration. Travail français, épargne française, il les
suspend à des titres de bourse, asservis eux-mêmes à un
jeu subtil d'agiotage dont il possède tous les secrets.
C'est ainsi que, placés entre les petits capitalistes et les
petits travailleurs, les grands féodaux, stériles par eux-
mêmes et qui n'apportent ni capital ni travail, arrivent à
tout gouverner, à tout exploiter, à tout rançonner et c'est
ainsi qu'ils deviennent les véritables maîtres de la société
moderne.

b) Les grands barons. — Il y a une curiosité que chacun


certainement partage et qu'on peut aisément satisfaire.
C'est de connaître les noms de ces grands féodaux, les
vrais maîtres de nos vies.
Recueillez donc les noms de toutes les personnes qui
i1 «
454 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

figurent.dans ces conseils d'administration. Elles île sont


pas quinze cents. Et parmi elles, il y a un état-majdr. 1
ïi y
a quelques douzaiues de personnes dont les noms repa-
raissent dans cinq, dix, vingt affaires, dont chacune admi-
nistre des milliards et qui disposent du meilleur de la pro-
duction nationale. •
C'est d'abord la haute banque protestante que. la Bépu-
blique de Genève a donnéeà la Monarchie de Juillet.
Puis le royaume d'Israël qui s'est si merveilleusement
développé au cours de notre troisième République.
Et puis, enfin, des exploiteurs français qui suivent
L'exemple fourni par le génie juif.
. -Toutes ces influences de haute banque se trouvent ré-
sumées dans une influence qui est arrivée à être .domi-
nante, un peu par l'importance des affaires qu'elle a dan3
les mains, beaucoup par les catastrophes.dont elle a su
frapper tous ceux qui essayaient d'établir en face d'elle un
pouvoir rival. - v
Cette influence, fameuse devant l'imagination populaire,
c'est Rothschild. ^J?
Tout vient aboutir chaque matin à la table de travail
d'un tel homme. Il y a d'abord les affaires directement
1
mises sous,son nom : mines, usines, chemins de fèr,
banques. Il y a aussi des milliers de lieues de rails où, sous
sonautori'é, se croise sans cesse, dans un tumulte de fer
et de vapeu. tout le mouvement d'hommes et de richesses
que fait la vie économique d'une immense portion de ter-
ritoire. Il y a aussi des régions minières éparses au sud
et au nord de la Franco. Là, les populations vivent à sa
merci, le sol est fouillé, ôvidô en tous sens par ses galeries,
sous les fondations des maisons et sous les racines des
récoltes.
Mais, là môme où il ne parait pas, sa puissance peut ôtre
au moins aussi forte. Dans ces grands établissements de
crédit, en apparence indépendants,.où vont se concentrer
APPENDICE w
toutes les petites fortunes, dans cet immense et fiévreux
marché dé la Bourse où se fait et se défait à chaque .iris-,
tant le sort de toutes les richesses, qui donc serait àssé?
puissant pour ne pas sentir peser sur sa tête une telle su-
prématie et pour n'en pas interroger anxieusement la pen-
sée?Que ne peut pas enfin ce Rothschild qui tient dans sa
dépendance les finances d'Etat de plusieurs grandes puis-
sances européennes !

c) Le danger de cette féodalité: — Ce qui fait de cette puis-


sance financière la grande menace pour les Etats mo-
dernes, c'est qu'elle s'exerce sur le revenu de tous les capi-
taux, sur le prix de tous les objets, sur le taux de tous les
salaires, c'est-à-dire sur ce qui compose dans le menu la
trame serrée et profonde des millions d'existences
humaines dont l'ensemble forme l'humanité.
Prenons, par exemple, la situation faite à l'Agriculture.
Le gouvernement a tenté, par des droits protecteurs, de
garantir un prix minimum à la production nationale. Ré-
gulièrement des syndicats de féodaux financiers absor-
bent le bénéfice de ces mesures de protection, par leurs
bascules et leurs, jeux. . .
Les pouvoirs politiques de jadis n'avaient pas réussi a
s'emparer des phénomènes économiques. Le fonctionne-
ment de ceux-ci se dérobait à leur violence ignorante,. et
une grande part des libertés humaines était sauvegardée
par l'espèce d'indépendance aveugle de la force des
choses. Mais il était réservé à notre temps de voir les
pouvoirs financiers asservir les pouvoirs politiques.
Do là une impunité constante de toutes les escroqueries
llnanciètcs. De là encore notre ignominieuse corruption
parlementaire. (Voir Leurs Figures.)
Quel gobe-mouche peut croire que notre forme de gou-
456 SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

vernemQnt est une. d^m ocra (te ? Nous sommes en bloulo-


cratie,- }

d) IM lutte contre cette féodalité. — Comment pourrions-


nous lutter contre cette redoutable ploutocratie d'exotiques
dont la France peut mourir?
Nous n'empêcherons pas que, dans to, civilisation
"moderne, les capitaux, les puissances d'argent tendent à
devenir les puissances suprêmes. Seulement ces puis-
sances dont chacun, soit par notre travail, soit par notre
petit avoir, nous avons une parcelle, nous devons tendre a
les retenir entre nos mains françaises. Comment ? Par
le bien de famille insaisissable et par l'association.
Notre salut, c'est que nous cessions d'être des individus
déracinés et éparpillés. '.

e) L'Association (personnalité civile dès communes et des


syndicats). — On le voit par ce titre, nous confondons la
liberté d'association et la décentralisation. Il faut aider à
se former tous les organismes naturels, favoriser toutes
les affinités. Par l'extension des personnalités civiles, la
transformation propriétaire peut s'effectuer lentement et
pacifiquement. La propriété des collectivités deviendra.de
plus en plus l'instrument de travail et .résoudra ce que les
collectivistes appellent la « socialisation des moyens de
production ». Le travailleur né sera plus un salarié; il ne
sera pas non plus un fonctionnaire et il deviendra un pur
associé. Les groupes de production et de propriété collec-
tives pourront varier autant que les besoins du travail
l'exigeront. La commune deviendrait surtout l'instrument
de la propriété et du travail agricoles; lé syndicat ou
APPENDICE /tfSfS

groupe corporatif, l'instrument de la propriété et dû tra-


vail industriels.
On peut comparer le mouvement corporatif moderne/
au mouvement communal du xne siècle. Je sais ce que
valent les analogies à travers les siècles, mais c'est pour
fixer les'idées. Dans ce temps aussi, les hommes, ayant:
à secouer la tyrannie féodale qui les étreignait, se sont
associés pour la combattre.

f) Une nouvelle main-morte. — Il ne s'agit point de socié-


tés coopératives qui sont de petites sociétés anonynies.
Il s'agit bien d'associations qui crêéent un fonds com-
mun, qui ne touchent pas au capital et qui ne répartis-
sent que les intérêts. Les individus, dans ces nouvelles
formes propriétaires, n'auraient que des droits de jouis-
sance, le groupe étant seul propriétaire par sa seule per-
sonnalité civile. — Bref, une maln-morle.
(On conçoit que ces différents groupes propriétaires de-
vraient être soumis, cela tient dans notre définition supé-
rieure du nationalisme, à tout cei que comportent l'intérêt
national, la sécurité et l'unité de la patrie.)

44) LE NATIONALISME IMPLIQUE LA PROTECTION DES OUVRIERS

FRANÇAIS (1).

a) Le sentiment nationaliste.
Le Parlement et les étrangers. — Les discussions parle-
mentaires du 4 et du 6 mai (1893), sur les conditions du

(1) Cette étude, publiée en trois articles dans le Figaro


(mai, juin et juillet 1803),fut répandue en brochure à l'occasion
458 SCÈNES ET DOCTRINES DU, NATIONALISME
j

séjour de$ étrangers en France, et sur,l(i,protectibndu


travail national, ne semblèrent pas favorables aux (natio-
nalistes. Contre eux, M. BurdeaU eut des gestes indignés,
1
car il considère que, par une taxe sur les ouvriers étran-
gers; on veut faire retomber la France dans la barbarie.
M. Rouvier déclara qu'il « ne pouvait écouter la 'discus-
sion sans une certaine humiliation ».

Nombre des étrangers en France. — Ces messieurs


ont de la compétence et on leur attribue de l'autorité. Mais
l'Office dut Travail publie cette semaine une Statistique
des étrangers; Et il n'y a ni éloquence,' ni autorité qui
aillent là contre : treize cent mille étrangers sont installés
en France, ils jouissent de notre pays sans, en supporter
les charges, et soixante-cinq mille seulement vivent de
leurs revenus, c'est-à-dire nous apportent de l'argent.
Chiffre énorme, treize cent mille! et qui grossit chaque

des élections législatives de 1893: — Contre les Etrangers, étude


pour la protection des ouvriers français, par Maurice Barrôs,
député, 1893. Imprimerie Parisienne, 19, faubourg Saint-Denis. —
Nous scra-t-il permis d'indiquer qu'on y voit dès cette date le
terrain, l'argument, le vocabulaire, toute la vérité nationaliste
qu'un grand parti bientôt allait adopter? — Oui, il noua est permis,
dé dire cela et encore de renvoyer à tels articles précédents *, mais
à condition que nous restituions à tous les grands esprits anté-
rieurs les semences que nous leur devons, à condition que nous
vantions nos provinces de l'Est, la Lorraine et l'Alsace, où l'on
respire naturellement du nationalisme.
Nous avons respecté dans cette reproduction du texte primitif
.des sous-titres qui sont utiles pour les éditions de propagande.

(*) 1A. Querelle des Nationalistes et des Cosmopolites {Figaro du 29 juillet


1803) et puis la collection du Conrrler de l'Est, notre journal de Nancy. Kl
comptent ne salsirlons-nous pas l'occasion de dire ici notre haute estime
pour la doctrine et pour le caractère de notro ami et compagnon do luttes
en Lorraine, A. Gabriel, qui, plus que personne, et sans qu'on lui rende tou-
jours une suffisante justice, a maintenu d'accord avec les Intérêts de la
patrie les intérêts du prolétariat.
; APPENDICE 4&
année. Les, ingénieux.raisonnements et les.indignées in-
terruptions de MM. Burdeau et Rouvier né modifieront pas,
cette grave situation. Au moins nous la firent-ils voirv^iy
beau? C'est .l'avantage de l'éloquence; elle ne change rien'
aux faits, mais elle transforme les impressions que nous.
en ressentons. Eh bien 1 non. Si érudifs, si bien disants,
ils ne sont pas arrivés à convaincre tant d)ouyriers fran-
çais (plusieurs centaines de mille), qui vivent sans travail
ou avec un travail intermittent, de. prendre en réjouis-
sance cette prospérité de l'étranger.en France. Ces habiles
gens n'ont guère persuadé que les employeurs d'ouvriers
étrangers, c'est-à-dire ceux-là même qui, avant de les lire
dans l'Officiel, étaient de leur avis.

Réponse aux internationalistes. — Et, en effet, sur l'en-


semble de la question, imagineriez-vous les deux argu-"
ments, de couloir et de tribune, des « internationalistes »?>
M. Turrel commence ainsi son rapport,:
— Messieurs, la France est.par excellence une nation
accueillante et hospitalière. Elle doit, elle veut le rester...
Nous n'entendons pas, et nous tenons à le déclarer, faire
quoi que ce soit qui puisse porter atteinte au bon renom de
notre pays ou laisser croire que nous avons oublié les
grands principes de la Révolution.
Hospitalité, grands principes! C'est toute la philosophie
des concours agricoles, comme c'en est l'éloquence.
Quel lecteur devant cette argumentation ne s'écrie :
« Ah! nous ne fûmes que trop hospitaliers! » Et mille petits
faits se présentent à notre esprit : les charlatans cosmo-
polites «lu genre Cornélius Herz et Rcinach, qui encom-
brent Paris; les vingt mille étrangers condamnés chaque
année par nos tribunaux; l'oeuvre de l'Hospitalité :de nuit
recueillant dix mille étrangers à Paris, tandis que tant
de malheureux, nos compatriotes, demeurent sur le trot-
'
toir faute de lits.
460 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Certes la France hospitalière, c'est un beau moj, mais


hospitalisons d'abord les nôtres. !
Alors, voici M. Burdeau qui prend un autre tori :
—- Ces étrangers qui viennent en France, ce sont les do-
mestiques du peuple français; ils remplissent chez nous
des métiers que vous dédaigneriez.
Je crus voir se baisser les yeux de mes collègues; sans
doute, dans cet instant, chacun dé nous songea à tant de
malheureux qui chaque jour nous viennent demander du
travail, n'importe quel travail, un morceau de pain. Mais
laissons notre expérience personnelle, toujours fragmen-
taire et suspecte. C'est la statistique qui répondra à
M. Burdeau.
« J'admets qu'une partie des six mille étrangers em-
ployés dans l'industrie chimique et des quatre-vingt-douze
mille du bâtiment et les trente mille de. la métallurgie
fassent une besogne pénible, mais cinquante-neuf mille
étrangers vivent de l'industrie textile, soixante-trois mille
de l'habillement, trente-huit'mille des professions libérales,
cent dix mille sont fermiers, métayers ou colons, quatre-
vingt-dix-neuf mille propriétaires-cultivateurs et cent-
soixante-seize mille commerçants (parmi lesquels cin-
quante-sept mille cabaretiers ou hôteliers)! »

La prof esta«ton nationale. —Ces séances du 4 et du


6 mal, puis la publication do l'Office du Travail, voilà d'ex-
cellents indices sur l'invasion des étrangers. La statistique
montre le danger, fait voir nettement la hauteur du flot qui
s'apprête à submerger notre race, et, d'autre part, la dis-
cussion parlementaire laisse entrevoir quello élhotlon,
quelle énergie de défense il y a dans ce pays.
Déjà brutalement manifestée par les grèves de Liêvin
et de Lens (août 02), la protestation nationaliste s'exprima
parlementairement dans cinq projets que des groupes con-
sidérables de députés déposèrent sur le bureau de la
APPENDICE 481?

Chambre, dans cette législature. (Dé ces diverses propo-


sitions, les promoteurs sont MMf Gastèlin, Lâlou, Ma* \
cherez, Brincardi Hûbbard.) Cela est significatif'de l'opKf
nion des masses.
Aussi, parmi les professionnels.de. la politique, la ques-^
tion des ouvriers étrangers est-elle considérée comme pas-
sionnant les travailleurs. « Si je me laissais guider par des
préoccupations purement électorales— déclarait le rap-
— je ne tiendrais pas lé
porteur internationaliste, langage
que vous entendez. » :i
Un fait se dégage, c'est qu'une frac lion importante de la
population réclame des mesures de protection. Et j'ajoute
que de toutes les revendications ouvrières, celle-là, si éner-
gique, est en même temps la plus sympathique : elle s'ac-
corde avec le sentiment patriotique de toutes les classes
et même avec les intérêts de beaucoup de personnes de
métiers bourgeois.

— Ces
Pourquoi les étrangers viennent-ils en France ?
treize cent mille étrangers envahissent tous nos métiers et
même les professions libérales (voir la Faculté de méde-
cine, l'Ecole centrale, etc.).
Je ne m'en étonne pas. Ils aiment la France pour deux
raisons : n'y payant pas l'impôt militaire et trouvant là
plus de bien être, un salaire meilleur, qu'en leurs patries.
Pour ces mêmes raisons, tels dé nos industriels, de nos
commerçants emploient de préférence ces étrangers :
» Voilà, disent-ils, de beaux gaillards qui peuvent donner
trois ans de leur jeunesse la plus robuste, et en outre ne
sont dérangés ni par les vfngt-hult jours, ni par les treize
jours. » Ces patrons ajoutent ; « Que voulez-vous? les ou-
vriers étrangers travaillent à prix réduits. Payés moins
cher que des Français, ils sont encore plus satisfaits! »
Visitons en effet dans le Nord, dans l'Est, une de
ces équipes belges appelées par nos grands industriels.
402 SCÈNES ET- D.OCTRINÉS DU NATIONALISME

Lesr hommes ont laissé leurs femmes au pays et vi-


vent pêlè-môle/ sous lin vaste hangar, dé pommes de
terre cuites par l'un d'eux. Nos Français, avec leurs fa-
milles, leur modeste besoin de confort, périraient là.
Il est odieux, le premier patron qui recourut à ces bandes
d'esclaves, mais le second, qui ne l'excuserait? Quand son
concurrent, par de tels procédés, abaisse les prix de re-
vient, peuWl soutenir la concurrence? Lui aussi se tourne
vers l'Italie, la Belgique. Et si l'ouvrier français ne veut
pas redescendre à cette vie inférieure, sans confort, saris
hygiène, pour lui plus de travail. Aht qu'une loi inter-
vienne et entrave ces dures nécessités de la,concurrence
sous lesquelles défaillent les sentiments d'humanité et de
patriotisme de nos industriels!

Nos ouvriers et la civilisation française. — Epouvan-


table contradiction où toute justice est étranglée. Nous pro-
fiterions de la civilisation française, si raffinée, poussée si
loin avec la collaboration do ces ouvriers qui, dans cet
effort,' ont pris des besoins de bien-être, et nous préten-
drions leur refuser les avantages de notre civilisation pour
qu'ils n'en supportent plus que les inconvénients !

Les travailleurs français et le protectionnisme douanier.


— Quels sont-ils donc les industriels qui réclament cet
internationalisme? Mais vous les connaissez. Ce sont eux
qui, hier, invoquaient la solidarité patriotique pour qu'on
protégeât le mouton national, le drap national, contre la
concurrencé étrangère. Gauthier do Clogny l'a rappelé :
Mi Mélirie, pour faire voter ses droits protecteurs, indi-
quait qu'ensuite on protégerait nos nationaux. Pourquoi,
& l'égard des ouvriers, qui n'ont ni moutons, ni drap, ni
blé à vendre, qui n'.ont que le travail do leurs bras, la soli-
darité patriotique ferait-elle défaut? On n'hésitera pas à
faire payer à l'ouvrier un objet quelconque plus cher, sous
APPENDICE !M
prétexte que c'est une" objet, français ; cependant on l'a fajt
fabriquer en France par un étranger qui demandait
'
quelques sous de moins qu'un ouvrier français. "\
Ainsi certains industriels maudissent la concurrencé
étrangère quand elle doU les forcer à baisser leurs prix
de vente, mais l'encouragent lorsqu'elle doit faire baisse/
leurs prix de revient au détriment des ouvriers!

Les économistes libéraux et les socialistes collectivistes


devant Vidée de .patrie, — Seuls les économistes libé-
raux orthodoxes et les socialistes collectivistes ont le
droit de ne se point choquer de cette invasion des
étrangers en France. Ils sont partisans de la liberté
des échanges. Ils ne participent pas de cet illogisme du
système actuel qui protège les produits du travail national
et favorise les travailleurs étrangers. Economistes ortho-
doxes et socialistes collectivistes se rencontrent dans la
même idée internationale : « La planète est un atelier »',
dit M. Léon Say,approuvé là par M. Guesde. Ces deux per-
sonnages suppriment en économie sociale l'idée de patrie.
ii Où je gagnerai le plus d'argent et où ma vie sera le plus
confortable, là j'établirai ma patrie.'» S'ils se séparent,
c'est que M. Léo'n Say livré la planète à la libre concur-
rence des hommes, tandis que M. Guesde veut y régler leur
travail. D'ailleurs, tous les coins de la ^planète ont les
mômes droits à leur sympathie.
Mais si, contrairement à l'opinion des économistes ortho-
doxeset des socialistes collectivistes, on pense qUe l'idée de
patrie est belle, bonne, légitime,il convient que l'influence
de cette conception se fasse sentir en économie sociale, de
mémo qu'elle se fait sentir dans la politique, dans l'éduca-
tion publique, et on arrive à cette conclusion que la pla*
nète n'est pas un atelier, mais une collection d'ateliers
'
ayàht des intérêts peut-être solidaires, mais distincts. (
4M SCÈNES ET DOCTRINES Ï)U NATIONALISME

Vidée de patrie et la protection des travailleurs. natio-


naux. — Evitons aussi que cette idée de patrie se
présente
à nous uniquement avec des charges à subir et des cor-
vées à remplir. Si tant d'ouvriers aujourd'hui s'en écartent,
c'est qu'en somme elle ne s'offre, à eux que sous la forme
d'impôts et de service militaire. On leur demande le sa-
crifice de leur temps, de leur argent, de leur vie même,
pour défendre le sol national, la richesse nationale, et ils
voient le sol national envahi pacifiquement par les étran-
gers, tandis qu'eux-mêmes n'en possèdent pas une par-
celle, la richesse nationale accaparée par les étrangers,
sous la protection des lois françaises, cependant qu'eux,
misérables, ont souvent peine à trouver du travail...
Allons jusqu'au bout. L'idée de patrie implique une inéga-
lité, mais au détriment des étrangers, et non, comme au-
jourd'hui; au détriment des nationaux.

La'conquête économique de la France. —- Pour accepter


que des, armées d'étrangers envahissent notre territoire,
oppriment nos nationaux, possèdent la fortune et lé pou-
voir, enlèvent plus d'un milliard de salaires par an, nous
suffit-il que ces conquérants ne portent point d'uniformes ï
Tout tendus à éviter la conquête guerrière, accepterons-
nous la conquête économique ? Voilà la question.
Question très grave, fortement sentie du peuple sur qui
elle pèse. Comment des députés toujours en contact avec
l'élément populaire eussent-Us persisté à sourire de ces de-
mandes de protection, ou à les flétrir ? Sur la fin de la dis-
cussion, le 6 mai, nous entendîmes le rapporteur, jus-
qu'alors si intraitable, déclarer t
— Je suis, comme la majorité de la Chambre, persuadé
que le moment n*est pas éloigné où, pour être conséquents
avec nous-mêmes, nous devrons taxer le travail des ou-
vriers étrangers. '

Les députés patriotes.'-* Aveu décisif! Je le savais bien,


APPENDICE

que le coeur de cette assemblée était nationaliste. Ce Parle-;


ment, qui vient de repousser même la modeste tàxte deiïri
franc, secrètement il acquiesce aux Voeux.de protection j ai-;
fortement exprimés par MKf. Castelin, Gauthier de Clàgny,,
Dumonteil, Marius Martin, Pierre Richard, Antide Boyer,
Brincàrd. Toutes ces bonnes volontés, un peu intimidées de
se sentir éparses dans les divers partis, se sont rassurées
en constatant leur nombre.
Et maintenant, la besogne utile, c'est, avant de tenter un
nouvel assaut parlementaire, de mettre eh évidence les
voeux de tous les intéressés, commerçants et ouvriers. A
se formuler net, plus encore qu'à s'exprimer haut, un senti-
!
ment prend toute son intensité. ^
L'énumération des dispositions législatives réclamées par
les intéressés sera notre prochain chapitre, puis nous
verrons si les traités internationaux nous opposent de réels
obstacles.

b) Mesures législatives réclamées par les nationalistes.

Les ouvriers étrangers et la diplomatie. — Dans ces trois


séances que la Chambre consacra à refuser toute protection
au* travail national, un mot pourtant du rapporteur est
essentiel, que nous avons relevé : « Je suis, comme la ma*
joritô de la Chambre, persuadé que le moment n'est pas
éloigné où, pour êlre conséquents avec nous-mêmes, noua
devrons taxer le travailles ouvriers étrangers. »Et aussitôt
il formulait son objection dont il faut souligner la vanité \
— « Tant que la situation internationale, celle que nous
font les traités, rie sera pas modifiée, je ne pourrai que pro*
poser à la Chambre d'écarter toute taxe militaire ou autre. »
(6 mai.)
En vérité, qu'on nous permette de regretter le temps
30

ÀGfi SCÈNES' Et DOCTRINES DU 1 NATIONALISME j
i
que passent» dans les conseils d'administration deà sociétés
financières, M. Burdeau et M. Rouvicr. S'ils fréquentaient
les milieux populaires, ils connaitraient la viplende, la jus-
tice et la nécessité de cette protestation,contre les étran-
gers, et ils prendraient tout de suite ce que vous les verrez
réclamer, n'en doutez pas, dans quelques années, à savoir
la direction du mouvement nationaliste. Ah! qu'ils trouve-
raient vite un biais pour concilier les traités et nos inté-
rêts! . ;
A quoi se réduisent en effet ces difficultés internationales
quand-on les examine de près? A rien, et nous le con-
cluons des explications même du ministre :
Tous nos traités peuvent être modifiés en les dénonçant
douze mois à l'avance. Seul, celui conclu avec la République
Sud-Africaine vaut jusqu'en 1897. Or, qui doute que, moyen,
nant un très petit effort, les bureaux des ministères ne
trouvent le secret de décider le Transvaal, qui d'ailleurs
n'a pas de nationaux chez nous, à dénoncer ce traité ?
Maïs admettons pour un instant cette absurdité que les
relations de la France vis ù vis du monde entier puissent
être commandées par cette petite République, ceci demeure
incontestable qu'en 1897 les antinationalistes n'auront plus
d'objections diplomatiques à opposer aux mesures de pro-
tection que nous réclamons contre les étrangers.
Prenons donc l'avance, formulons ces réformes, résu-
mons et examinons les voeux de l'opinion publique...

Mesures à prendre contre les étrangers

Nous réclamons : .
1° Une taxe sur les employeurs. — Et voilà le point
essentiel 1 Qu'il s'agisse d'ouvriers, d'employés, de gens
de maison, de précepteurs, de commis de banque, etc., etc.,
nous demandons que celui qui les emploie pale une tnxe
montant à 10 0/0 des salaires qu'il leur versé.
' "
APPENDICE '467

C'est écarter de notre pays la main-d'oeuvre étrangère.


C'est diminuer les demandes de travail, et Voilà un progrès*
énorme pour l'amoindrissement de la misère en France.
On dit : <cLaissez agir les lois naturelles de l'offre et de
la demande ; gardez-vous d'intervenir pour en fausser, le
jeu. » Fort bien, mais Carey, le grand écrivain protection-
niste américain, l'a démontré d'une façon que nous consi-
dérons comme irréfutable : la loi des harmonies écono-
miques, c'est-à-dire la solidarité des différentes parties du
corps social, n'est vraie que dans l'intérieur d'un même
pays, (Et par pays, nous entendons non pas un territoire,
mais l'ensemble des citoyens.) Le capital français est soli-
daire du travailleur français et non du travailleur belge. Et
précisément ce que nous demandons, c'est qu'on ne laissé
pas l'afflux des ouvriers "étrangers fausser cette harmonie
économique. >
En France, où la population n'augmente pas, s'il n'y
avait quo des ouvriers fronçais, il y aurait largement du
travail pour tout le monde. Par ce simple jeu de l'offre et do
l'a demande, en restreignant le nombre de ceux qui pro-
posent leurs bras, la situation des ouvriers nationaux
s'améliorerait immédiatement.
Et cette mesure, dans l'état actuel de nos relations inter-
nationales, le Parlement la pourrait-il voter ?
Oui, car, en décembre 1891, M. Ribot parlant des traités
qu'il allait signer, ceux-là mémo que l'on voudrait aujour-
d'hui nous opposer, déclarait :
~ Nous n'engageons pas la liberté do la Chambro. Le
jour'où elle aura à examiner la question d'une luxe sur les
ouvriers étrangers, elle la discutera librement et ello aura
le moyen de faire exécuter sa volonté dans le plus bref dé-
lai.
29 Une taxe militaire. — M. Brincard en posa fort
bien la nécessité (6 mai 1893).« Comment t volet des étran-
gers qui viennent, s'établir en France et faire concurrencé
463 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

à nos ouvriers et à nos employés, qui ne font ni les vingt-


huit jours, ni les trerzo jours, qui profitent do tous nos su.
orifices pour l'enseignement, pour l'assistance publique
et qui no payeraient rien, même pas la taxe quo payent
les Français dispensés du service militaire ? »
Et M. Gauthier de Clagny impressionnait vivement la
Chambre en rappelant cette réponse trop fréquente des pa-
trons à qui l'on propose des jeunes gens au sortir du service
militaire : « Nous aimons mieux les étrangers parce qu'ils
n'ont pas do vingt-huit jours ni de treize jours à faire. » A
Paris il y a cinquante mille domestiques étrangers qui sont
employés de préférence aux Français, parce que, n'étant
pas soumis à des périodes d'instruction, ils peuvent conti-
nuer sans interruption leur service. (Cité par M. Marins
Mptrlln.)
En 1887,le texte suivant fut proposé à la Chambre : « Tout
étranger inscrit sera astreint à toutes taxes pouvant frapper
les Français exemptés ou dispensés du service militaire. »
Cette rédaction, le ministre, M. Flourens (27 juin 1887), dé-
clarait ne pouvoir la critiquer ni d'après le texte des traités,
ni d'après le droit des gens.
Pour nous, en présence de l'énorme privilège fait aux
étrangers (de jouir de notre pays sans supporter la plus
lourde de nos charges, l'impôt du sang), nous regrettons
seulement d'être obligés de nous en tenir à cette taxe mili-
taire trop légère Vraiment, trop peu compensatoire.

3° L'exclusion des travaux militaires. — C'est un


danger pour la défense militaire que la collaboration des
étrangers à nos travaux stratégiques. Continuellement,
dans les villes du Midi, Marseille, Toulon, Cannes, Nice,
les murs sont couverts d'affiches en langue italienne ré-
clamant les ouvriers italiens pour les travaux des forts.
Dans nos Vosges, dans le Nord, même situation. Qui ne
s'en inquiéterait ? MM, Maurice Bouvier* et Burdeau. avn.
APPENDICE 4M

jais do l'internationalisme, sont eux-mêmes sur ce point


)bligés do céder.
« Il est regrettable, déclarait le 6 mai M. Rouvier, qu'on
or»ploio des ouvriers étrangers dans les travaux militaires.
Il faut l'empêcher et cela est possible par une simple mesure
d'administration. C'est une affaire de cahier des charges. Il
suffit que l'autorité militaire exerce sur le choix des ouvriers
pris par les entrepreneurs un droit qui lui appartient. »
On admettra cependant qu'une simple mesure d'admi-
nistration ne suffit pas, puisque, vers 87, le ministre de la
Guerre ayant enjoint catégoriquement par une circulaire,
aux chefs des établissements qui dépendent de lui, de
n'avoir que des nationaux dans leurs bureaux et dans leurs
ateliers, nul compte no fut tenu de cet ordre. (Cité par E. Le-
verdays.)
4° L'expulsion de tous les étrangers qui tombent à
la charge de l'Assistance publique. — Sur ce point,
il parait superflu d'insister auprès de ceux qui savent com-
bien nous sommes déjà impuissants à secourir les misères
de nos nationaux.

Ces quatre articles nous semblent de toute nécessité ;


mais ne pourrait-on pas étudier avec convenance et profil
les deux projets suivants :
1° Interdiction d'aller engager des ouvriers étrangers
dans leurs pays, comme on le fait pour les institutrices,
les bonnes d'enfants, les domestiques d'hôtel, les terras-
siers, etc. Ce serait nous inspirer de la loi des Etats-Unis
(3 mars 93), réglementant l'immigration et le travail à
l'entreprise. On sait en effet que, dans les ports de la Répu-
blique américaine, il est interdit de débarquer les idiots,
les déments, les indigents, les personnes atteintes de mala-
dies contagieuses ou convaincues d'infamie et, ce qui nous
intéresse plus spécialement, toute personne engagée pour
un travail ou par accord formel ou tacite.
470 SCÈNES ET DOCTWNES DU NATIONALISME

Choz nous, sons doute, des ouvriers arrivant avec un


engagement en poche ne pourront être arrêtés à la fron-
tière, car la surveillance est moins facile sur nos fron-
tières que sur les paquebots dans un port ; mais il y au-
rait lieu, quand les étrangers font leur déclaration à ht
mairie, de les inviter à justifier do leurs moyens d'exis-
tence.
2° Interdiction de l'emploi des étrangers dans tous
les chantiers nationaux, départementaux, communaux,
ou dépendant des compagnies privilégiées (gaz, eaux, che-
mins de fer, omnibus, etc., etc.), que les travaux soient
faits en régie ou par entreprise.
Une objection. — Les étrangers riches et les commer-
çants français. — Dans l'élaboration de ces divers projets,
pas un instant on ne perdit de vue qu'il y a tout de môme,
parmi les étrangers, de riches voyageurs, (soixante-trois
mille étrangers riches sur treize cent mille), qui viennent
dépenser de l'argent en France et qui contribuent à la pros-
périté des industries parisiennes de luxe.
Sans doute, la présence des étrangers riches ne profite
pas aux commerçants français autant qu'on l'imaginerait
tout d'abord, car certaines villes d'eaux sont de véritables
colonies où les étrangers installent leurs hôtels, leurs
temples, leurs médecins, leurs fournisseurs nationaux.
Dans telle ville de saison, les Anglais qui viennent rési-
der exigent que toutes les installations hygiéniques mu-
nicipales ou privées soient examinées par un ingénieur
anglais... Gardons-nous pourtant de compromettre le bé-
néfice qu'assure à notre pays la douceur de notre climat
et de notre civilisation.
Qu'on examine de très près les diverses mesures que nous
proposons, on n'y rencontre nulle intention vexatoire, mais
un simple caractère de compensation. Elles tendent à sup-
primer le très réel et écrasant privilège des étrangers chez
nous.
APPENDICE 471

Une autre objection. — Etrangers en France, Français


à l'étranger. — Et qu'on ne nous parle point de représailles
possibles. Il y a 70,000 Allemands en France et douze cents
Français à Berlin ; treize cent mille étrangers en France
et seulement cent soixante mille Français épars dans les
pays européens. (Encore nos nationaux, que no vont-ils
en Algérie!)
Au reste, ce serait mal poser la question de réciprocité
de la discuter ainsi. Le point grave, c'est que, pour se fer-
mer, les autres pays n'attendent pas que nous protégions
notre main-d'oeuvre nationale. Partout s'adoptent ces me-
sures devant lesquelles notre Parlement recule.
Nul pays plus que le nôtre, si brutalement envahi,
n'avait le droit de prendre cette initiative ; mais à cause
de ces mots vagues, si mal interprétés : « Hospitalité
françaises ! principes des grands ancêtres ! » nous nous
attardons au point que des hordes d'émigrants, repoussôes
de toutes parts, s'acheminent pour submerger notre race.
Nos amis d'Allemagne, d'Italie sont en marche, nous le
ferons bien voir dans notre prochain chapitre.
C'est notre disparition : comment en effet nous les assi-
miler ? C'est tout au moins notre ruine. Selon le mot excel-
lent de Piena Richard, voulez-vous que la France de-
vienne le pâturage de l'Europe?

c) Le nationalisme règle l'univers.

M. Rouvier et les étrangers. —. « Si nos ancêtres de la


grande époque assistaient à la discussion des lois de pro-
tection pour la main-d'oeuvre nationale, ils se demande-
raient ce que sont devenus leurs principes et leurs idées • »
Ainsi parle M. Rouvier et avec lui M. Burdeau, M. Tur-
rel. Désireux de discréditer les mesures de protection que
472 SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME j

nous réclamons, ils s'efforcent d'établir une opposition


entre le principe des nationalistes et le principe de la Ré-
volution. C'est une habileté de tribune. Dans une telle ar-
gumentation, ces messieurs ne pourraient être de bonne
foi qu'à condition d'ignorer l'histoire. M. Rouvier, d'ail-
leurs, ne l'a jamais apprise. Et son esprit n'est pas de
ceux qui, dans la méditation, dégagent par eux-mêmes la
philosophie des faits.
Intelligence d'expédients, nullement capable de se mou-
voir parmi les idées générales, cet homme d'affaires parle
de la Révolution, des grands principes, parce que cela
sonne fortement et impressionne les assemblées, mais il ne
les a pas vérifiés ; ce ne sont pour lui que des moyens ora-
toires. Selon une théorie dont nous vîmes les ridicules
exagérations à la fin du second Empire (Jules Simon,
Jules Favre réclamant le désa ..ement), il admet, il af-
firme que l'internationalisme est une conséquence de la
Révolution.

Uévolution nationaliste. — Voilà une conception que le


socialisme, lui aussi, a héritée du radicalisme. Mais,
comme elle est contraire à la vérité historique ! L'évolu-
tion se fait, le long des siècles, vers le nationalisme, et la
Révolution, bien qu'elle ne se soit pas prononcée directe-
ment sur le problème, eut pour conséquence nécessaire de
violents mouvements nationalistes.
En examinant l'histoire, on voit, à mesure qu'on s'ap-
proche de notre époque, les nations en train de se former,
et rien n'y contribua plus que la Révolution.
Il y faut insister Ta question n'est pas chose oiseuse ni
divertissement de cédant. Ne tolérons point que nos ad-
versaires internationalistes se prétendent « d'accord aveo
le progrès » ou attribuent à leur thèse « l'autorité des
hommes de 89 ».
L'empire romain était cosmopolite. Le moyen âge, do-
APPENDICE 478

miné par la Papauté et par l'Empire, le fut également. Les


unités nationales demeuraient mal ébauchées dans l'idée
très forte de chrétienté. C'est au xvi 9 siècle qu'elles se
constituèrent sous la fo.mc monarchique. Vinrent la phi-
losophie et la Révolution française dont le rôle fut dW
seoir la société sur le droit naturel, c'est-à-dire sur la lo-
gique. Ces philosophes et ces légistes déclarèrent que tous
les hommes étaient les mêmes partout, qu'ils avaient des
droits en tant qu'hommes ; d'où la Déclaration des Droits
de l'Homme et du Citoyen.

La Révolution française et le patriotisme. — C'est en


cela, mais en cela seulement, que la Révolution fut cosmo-
polite. Pour l'organisation générale, quelles conséquences
en a-t-elle tirées ? La Révolution française songea-t-elle à
supprimer les frontières et à ne faire qu'un seul Etat ?
Elle ne l'eût pas pu, elle ne l'a pas voulu. Elle a posé le
principe des peuples à se gouverner eux-mêmes.
Comment en ont-its usé ? En appliquant le principe des
nationalités.

Le principe des nationalités. — Le principe des natio-


nalités, voilà la conséquence immédiate de la Révolution
française, conséquence inaperçue des acteurs même de
la Révolution, mais tout à fait logique dans l'ordre poli-
tique. Le droit naturel posé par la Révolution nous libère
du contrat historique. Les hommes libérés des contrats,
des vieilles chartes, soumis à la seule logique, décidèrent
spontanément de se grouper entre gens ayant un fonds de
légendes et de vies communes. N'admettant plus qu'on pût
les transférer par guerres, contrats de mariage ou testa-
ments, substituant le droit naturel au droit historique, ceux
qui parlent la même langue se rapprochent, s'unissent
Une même langue, des légendes communes, voilà ce qui
constitue les nationalités. La nationalité tchèque, l'irlan-
daise, etc., etc., reparurent.
171 SCENES ET nOf.TIUNKS DU NATIONALISME

Et comment s'affirmont-elles ? Par la haine du voisin,


examinez tous ces peuples sortis de l'oppression turque :
que font-ils d'abord? Serbes, Grecs, Bulgares : ils se per-
sécutent.

Les Droits de l'Homme et du Citoyen et la question des


étrangers. — M. Turrel, M. Burdeau, M. Rouvier le com-
prendront-ils ? La Révolution française a simplement dit
que les Droits do l'Homme et du Citoyen étaient les mômes
partout, parce que ce sont des droits qui tiennent à la qua-
lité d'homme, mais il ne s'ensuit aucune conséquence sue
la manière dont l'humanité s'organisera. Invitée à s'orga-
niser, l'Europe s'est groupée selon le principe des natio-
nalités.

La protection nationale à l'étranger. — Il ne s'agit point


de substituer sa chimère à la réalité et sa politique à la
tradition historique. Le nationalisme est la loi qui do-
mine l'organisation des peuples modernes, et à cette heure
voyez que dans l'Europe entière on étudie des mesures de
protection nationale.
Découpons quelques preuves qu>3nous en apportent les
plus récents journaux étrangers...

En Allemagne. — La Gazette de la Croix se plaignait ces


jours derniers de l'invasion des ouvriers autrichiens (sur-
tout les juifs) en Allemagne, tandis que les ouvriers alle-
mands ne peuvent trouver de travail en Autriche, grâce
au rétablissement dans ce pays des corporations obliga-
toires dont les membres ont le monopole du travail et qui
excluent les étrangers...

En Suisse. — Le congrès de la Fédération des travail-


leurs suisses, tenu à Bienne au commencement du mois
d'avril, demande que les syndicats deviennent obligatoires
pour les ouvriers nationaux. Ces syndicats fixeraient un
APPENDICE 475

minimum de salaire au-dessous duquel no pourraient tra-


vailler ni les nationaux, ni les étrangers...

En Amérique. — En Amérique, il est interdit de faire


venir des ouvriers avec un contrat leur assurant du tra-
vail. Détail plaisant et significatif de la rigueur de cette
prohibition : lorsque les professeurs engagés en Europo
pour l'Université catholique de Washington abordèrent,
on voulut leur interdire le débarquement en application de
cette loi... -
En Amérique encore, les Chinois sont soumis à des per-
mis de séjour, et ceux qui se refusent à cet enregistrement
eussent été expulsés le 5 mai dernier, si l'argent pour cette
colossale expulsion n'avait pas fait défaut. En effet, sur
les cent quinze mille Chinois qui résident aux Etats-Unis,
quatre ou cinq mille seulement so sont conformés au rè-
glement. C'est donc à plus de cent mille individus qu'il
s'agissait d'appliquer la peine de la déportation. La chose
eût coûté cinq millions de dollards, et on ne disposait que
de trente-cinq mille dollards. La solution est reculée jus-
qu'en août.
On s'étonnera moins de pareilles mesures si l'on se rap-
pelle l'expulsion en masse, il y a six ans, des ouvriers
polonais russes et polonais autrichiens des provinces do
la Prusse polonaise...

En Angleterre. — En Angleterre, pendant longtemps il


fut interdit aux étrangers d'être propriétaires fonciers ou
d'exercer un commerce pendant plus de vingt et un ans.
A l'heure actuelle, il est simplement interdit à un étranger
de posséder un navire anglais. Mais on s'aperçoit des in-
convénients de cette tolérance et des associations se
forment, des meetings se tiennent pour protester contre
l'accaparement par les Allemands des places d'employés
de commerce, et contre l'envahissement de certains mé-
476 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

tiers, notamment celui d'ouvrier tailleur, par les juifs


russes.

Résumé de notre argumentation

Les idées que nous venons d'exposer contre les étrangers


sont conformes aux sentiments profonds de ce pays. Nous
le savions, et tant de lettres reçues, des sympathies en
dehors de toute politique, nous ont confirmé dans notre as-
surance, quand nous développions ces idées dans les jour-
naux. Maintenant, et pour assurer le triomphe de la thèse,
il s'agira de frapper fort et toujours sur les mêmes argu-
ments.
A l'occasion de Cleveland, le New-York Herald mena
une campagne admirable de netteté, de précision, sur ce
même terrain nationaliste. On procède là-bas par brefs
alinéas. Je voudrais résumer notre argumentation comme
suit :
1° Qu'est-ce qui se trouve en compétition avec les
manufactures de France? — Les produits étrangers.
Que donne le protectionnisme aux manufactures? —
La limitation de ces produits étrangers.
2° Qui se trouve en compétition avec les ouvriers
français? — Les ouvriers étrangers.
Que dernandons-nous pour les ouvriers français? —
La limitation des étrangers.
3° Le Parlement a-t-il exclu les ouvriers étrangers?
A-t-il protégé les gages de l'ouvrier contre la compé-
tition étrangère ? — Non.
Donc il n'a rien accordé aux ouvriers de ce qu'il
accorde aux patrons.
Autre argument : .
C'est une dérision de mettre des droits sUr les pro-
duits d'un pays quand on accepte ses ouvriers.
APPENDICE 477

Voici, en effet, les résultats du protectionnisme


appliqué aux produltsjseuls et non à la main-d'oeuvre*
Les marohés français fermés aux manufactures ètran<
gères.

Conséquences :
1° Faillite de beaucoup de manufactures étrangères;
ouvriers étrangers sans travail. Émigration de ces
ouvriers par milliers; leur arrivée en France.
2° Les gages, à l'étranger, inférieurs à ceux de
France.
Préférence des patrons pour les émigrés.
S0 Rivalité, coups sur les chantiers, plus de travail
pour le Français.
4° Nécessité d'arrêter un jour ou l'autre cette lnva->
sion.
Le Parlement forcé de reviser les tarifs protection*
nistes,
Ou 'de statuer une loi contre l'ouvrier étranger,
celle-là même que nous réclamons.

45) CE QUE FUT LA « COCARDE » (octobre 94-mars 95). -—


Avant de publier les « Notes sur le fédéralisme », telles
qu'elles parurent en 1895 dans la Quinzaine, nous devons
donner quelques indications sur l'ensemble des articles,
des conférences, dont ces notes reprennent et résument te
thème. Nous laissons la parole à Charles Maurras (L'Idée
de la Décentralisation, une brochure de la Revue encyclo-
pédique, 1898) :
« Dans les premiers volumes de son Culte du moit
« M. Maurice Barrés avait marqué la valeur de l'apport
SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME* {
*, 4iH

« local héréditaire pour la formation de l'individu et,


ijo-
« tamment dans Un homme libre, ébauché la théorie de
« « l'ame lorraine ». Mais, cette fois, il se mêlait à l'action
(c politique des décentralisateurs. Son caractère dans cette
« action fut d'unir fortement les deux programmes fédôra-
« liste et nationaliste. Sans doute, puisqu'il s'agit de la
» France, ces programmes font une seule et môme chose
« qu'on ne distingue que par sophisme, ôtourderie ou mau-
» vaise foi : en fait pourtant, cette distinction malhonnête,
« ou vaine, ou sophistique, avait été introduite souvent ;
« certains esprits, nés cosmopolites, osaient se prévaloir du
» sentiment fédéraliste, certains nationalistes confon-
« daient fédéralisme avec séparatisme, qui signifie tout
« le contraire. Les exposés de M. Maurice Barrés ont fait
« sentir que le parti fédéraliste était le parti national, et
« que le parti national perdrait les trois quarts de ses
((forces s'il ne devenait un parti fédéraliste. Il insista
« pour substituer au patriotisme administratif un patrio-
î( tisme terrien et remplacer l'image de « la France
(( idéale », chère à quelques rhéteurs, par l'idée d'une
((.France réelle, c'est-à-dire composée, comme dans la
« réalité, de familles, de communes et de provinces : tous
« éléments non point contraires ou divisés entre eux, mais
(( variés, sympathiques et convergents.
» Ces nuances étaient exprimées dans les premiers ar-
(( ticles de M. Barrés : pendant qu'il publiait une série
« d'études sur l'invasion en France des salariés étrangers,
« il donnait d'autre part sa première esquisse sur la dé-
« centralisation proprement dite. Peu après, il prenait la
<( direction de la Cocarde. La Cocarde, formée des élé-
« ments les plus divers, fut, malgré tout, fédéraliste et
-<( nationaliste. On y poursuivit les Français de trop fraîche
« date, ces « Métèques », qui font la loi chez nous. On
t( appuya, bien que la feuille ne passât guère les fortiflea-
« tions, toutes les justes causes provinciales. Galle et ses
APPENDICE 479

excellents émules et disciples nancéiens, M. Beauquier


3t les chanteurs populaires do la Franche-Comté furent
cités et défendus; l'on se mil du côté des municipalités
gasconnes et provençales dans la question tauromo-
chique. « Mais, objectaient quelques journaux, il faut
que la loi soit uniforme et commune pour tous les points
du territoire. — Eh bien, ce n'est pas vrai, leur répon-
dait dans la Cocarde M. Frédéric Amouretli : la loi doit
se plier aux variétés physiques et morales du pays, ou
plutôt découler de ces variétés. » Théorie peu conforme
a la jurisprudence; mais la Cocarde en appelait de la
constitution présente à un droit constitutionnel nouveau.
On sait que la Cocarde et ses amis eurent par la suite
raison des caprices du pouvoir.
« La rédaction de la Cocarde eut l'occasion d'appliquer
et de défendre les méthodes et les enseignements de
Tnine. En cherchant la forme concrète de leur nationa-
lisme, ses rédacteurs s'étaient sentis fédéralistes ; ils se
sentirent provincialistes et traditionnistes quand l'on
essaya de donner de leur fédéralisme une interpréta-
tion en désaccord avec cette réalité concrète dont il ré-
sultait. Ce furent M. Léopold Lacour, dans Gil Blas,
et dans la Justice, M. Clemenceau, qui proposèrent cette
interprétation peu acceptable. Ils se déclarèrent fédéra-
listes, eux aussi, mais sous trois conditions : 1° Que les
divisions de la nouvelle France fédérative fussent sans
rapports avec les groupements territoriaux antérieurs
à la Révolution; 2° que les intérêts universitaires, tout
intellectuels et moraux, fournissent les données de cette
division future; 3° que la fédération ainsi constituée eût
avant tout le caractère d'un assemblage spontané et
volontaire, d'un syndicat librement débattu et accepté
par les individus... M. Mamice Barrés n'intervint pas
dans cette discussion; mais on peut inférer de ses autres
articles l'attitude qu'il y eût prise. Il ne repoussait pas
480 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

« la dernière des trois conditions; toutefois il la nuançait,


« en admettant l'importance, omise ou niée par MM.lCte-
« menceau et Lacour, de facteurs et d'intérêts non indivi-
» duels.
« Un de ses collaborateurs soutint la thèse tradition-
o niste dans sa pureté. Il répondit mot pour mot : 1° qu'il
« n'y a pas lieu de s'occuper des anciennes divisions lus-
« toriques, mais bien des « circonscriptions naturelles »
« de la France (faisons reconnaître par les lois ces cir-
« conscriptions existantes, dont les unes se trouvent coïn-
« cider avec telle ou telle ancienne province,- quand les
« autres s'éloignent notablement du type primitif) ; 2° que
« les intérêts intellectuels et moraux exprimés par la vie
<(universitaire sont dominés par les intérêts économiques
« qui, au point de vue national, engendrent les autres
« (l'agriculture, l'industrie, le commerce seront justement
« les humbles causes plastiques qui donneront aux Uni-
« versités futures leur physionomie personnelle : ne met-
« tons pas la charrue avant les boeufs en suspendant ces
« causes premières à l'un de leurs effets éventuels) ; 3° que
« la volonté des individus serait sans doute indispensable
« à l'acceptation des divisions nouvelles, mais toutefois
« que si ces divisions étaient bien faites, c'est-à-dire par
« des personnes exactement informées des besoins et des
<(intérêts matériels et moraux en présence, l'adhésion
u des intéressés résulterait mécaniquement de ces divi-
« sions excellentes. Une commission de géographes et
« d'économistes, tirée de l'Institut, y serait donc plus apte
« que les assemblées politiques.
«( Ce fut aussi à la Cocarde que l'on s'efforça d'isoler et
« de définir le fédéralisme, en tant que doctrine politique,
u pour le soustraire à des influences presque mystiques.
« fout le monde peut adhérer, y disait-on, au- fédéra-
« lisme : les individualistes et les socialistes, les tradi-
« tionnalistes et les anarchistes ; on peut aller au fédéra-
APPENDICE 481

K lisme via Comto ou via Proudhon, via focquevillo ou


(i via Le Play. Essentiellement, il consiste on un certain
« régime qui se retrouve à quelque degré dans la consti-
« tution des Etats-Unis d'Amérique et dans celle de l'em-
<( pire d'Allemagne, dans le pacte helvétique et dans le
<( compromis austro-hongrois. L'Autriche-Hongrie est
K une monarchie dualiste parlementaire ; l'Allemagne, un
« empire féodal ; la Suisse, une « démocratie histo-
« rique » (1) ; les Etats-Unis, une démocratie individua-
« liste, mais de formation religieuse : pourtant ces quatre
« Etats si divers se ressemblent en ce point précis qu'ils
K sont eux-mêmes composés d'éléments territoriaux au-
« tonomes et jouissant do libertés locales fort étendues.
« Le fédéralisme, c'est donc essentiellement la doctrine
K de l'autonomie et de l'autonomie locale c oui au moins
(( ethnique. Son facteur principal est moii la volonté des
K hommes que leurs intérêts et leurs caractères de l'ordre
« économique et historique : on peut fonder une autono-
« mie de ce genre sur les doctrines philosophiques et poli-
citiques les plus opposées.
<( Le 6 mars 1895, M. Barrés et ses amis abandonnèrent
K la Cocarde. Maurice Barrés commença de porter sur di-
» vers points de nos provinces les idées d'autonomie et de
« liberté. Dans sa conférence de Bordeaux, Fédéralisme
« et assainissement (2) il définissait ainsi sa conception
H politique :

Familles d'individus, voilà les communes; familles de


communes, voilà la région; familles de régions, voilà la
nation; une famille de nations, citoyens socialistes, voilà
l'humanité fédérale où nous tendons en maintenant la
patrie'française et par l'impulsion de 1789.

(1) Définition de M. Charles Benoist.


(2) Une brochure à la Revue socialiste.
31
482 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME |

ci A Marseille, quelques mois plus tard, il montrait que


» les communes affranchies, enfin maltresses d'essayer
<( les régimes économiques et politiques les plus divers,
a seraient do vrais laboratoires de sociologie : on y pour-
« ruit juger des systèmes rivaux, non sur leurs énoncés
« théoriques, mois sur leurs résultats.
« Enfin, en octobre de la même année, M. Maurice Bar-
« rès assemblait a Paris un congrès fédéraliste et interna-
(( tionalisle. Il est vrai que cette dernière réunion n'eul
« qu'un résultat partiel. Quelques révolutionnaires ne con-
ccsentirent d'abord point à donner son vrai sens au mol
d' « internationalisme », qui veut dire l'alliance entre
j
le lés nations, nullement la destruction des nationalités
|< historiques. Lue seconde équivoque, assez plaisante
d celle-ci, était née entre proudhoniens sur le sens de « fé-
« déralisme » : les uns, défenseurs de la fédération ibé-
» rique ou de la balkanique, ne songeaient qu'à unifier
« des Etats distincts, au lieu que d'autres, partisans d'une
ci Franco fédérative, aspiraient à donner un régime dis-
» tinct à chaque fraction naturelle de l'Unité française...
c<Le même mot était donc pris en sens inverses..
« Le souvenir de cette équivoque aura servi peut-être
<( à préciser quelques pensées. Le fédéralisme purement
« moral et abstrait, suspendu, ainsi que le voulait No-
» vikov, aux mobiles caprices des esprits et des volontés,
« c'est-à-dire accroché à l'aile des coucous et à la fantaisie
K des nuages, comme la ville imaginaire'd'Aristophane,
« ce fédéralisme plus métaphysique que politique'paraît
« céder la place à une conception terrienne d'une part, et
» d'autre part, ethnique.

« •— Sans aucun doute, la raison, le droit politique, les


K intérêts publics conspirent en faveur de telles pensées.
« Mais qui fera que se consomme leur évolution ? Qui
« rendra la raison touchante, désirable le droit, sensible
APPENDICE 483

< et vivant l'intérêt? Qui passionnera cos questions? Il


( faudrait un Jean-Jacques au nouveau Contrat social 1
« Ainsi parlait un jour, du temps qu'il faisait la Cocarde,'
a M. Maurice Barrés. Il n'est pas téméraire de rapporter
» à cette réflexion le premier projet des Déracinés, où se
a montrent, comme des personnes vivantes, les raisons
« favorables à la décentralisation... »

48) NOTES SUR LES IDÉES FÉDÉRALISTES (1).

a) Position des divers partis sur cette question. —


Puisque la Quinzaine s'occupe de cette passionnante ques-
tion de la décentralisation, de l'autonomie communale, du
fédéralisme, il serait intéressant d'en présenter d'abord
l'historique. Intéressant, mais fort long. La tradition con-
servatrice, aussi bien que les révolutionnaires et que
divers groupes de nuance politique intermédiaire, admet-
tent la nécessité de la décentralisation.
Dans le parti catholique, l'organisation des cercles d'ou-
vriers est basée sur la reconstitution des provinces. Louis
Veuiltot avait môme proposé de faire élire le comte de
Chambord chef des républiques françaises, entendant par
là les cités et les provinces. Tout le mouvement des assem-
blées provinciales de 1889, dont la plus importante fut
l'assemblée du Dauphiné, sous l'inspiration de M. de la
Tour du Pin, est un mouvement fédéraliste. Les princi-

(1) Nous reproduisons ces notes, telles qu'elles parurent, OR


décembre 1895.Elles résumaient une longue campagne d'articles,
de conférences. Nous n'y changeons rien, non plus qu'aux ar-
ticles, qu'on a lus plus haut, sur la protection des ouvriers fran-
çais. Quelques personnes s'intéresseront peut-être à ces prépara-
tions.
484 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

pales questions relatives à la décentralisation furent étu-


diées a Angers, en 1892, dans un congrès spécial réuni
sous la présidence du recteur de l'université catholique
de cette ville, M. de Kernaeret. Et, le congrès des juris-
consultes catholiques ayant consacré une de ses sessions
annuelles a l'examen des théories décentralisatrices, des
opinions favorables furent adoptées.
Chez les libêiaux modérés, ce serait un beau chapitre
d'histoire qu'il faudrait consacrer a l'Ecole de Nancy. Puis
l'on doit mentionner que M. Léonce de Lavergne et M. Lc-
roy-Beaulieu ont regretté la disparition des constitutions
provinciales. Il faut y joindre la Réforme sociale de Le
Play, et les ouvrages de Tocqueville, sur la démocratie
américaine et sur l'ancien régime.
, Les conservateurs décentralisateurs furent sur le point
de réaliser leurs désirs en 1872, lors de la discussion, à
l'Assemblée nationale, de la proposition Raudot, qui divi-
sait la France en vingt-quatre provinces, pourvues d'at-
tributions très étendues. Cette discussion, sous l'influence
néfaste de M. Thiers et du rapporteur M. Waddington,
aboutit à la très misérable loi sur les conseils généraux.
Il n'est pas jusqu'aux bonapartistes, dévoués par tradi-
tion, scmble-t-il, à la plus rigoureuse centralisation, qui
n'aient eu des velléités de provincialisme. Le prince im-
périal préparait, dit-on, un plan d'organisation provin-
ciale très complet (et d'ailleurs inspiré des idées que l'on
attribue au comte de Chambord) (1). On ne doit pas s'en

(1) Ces jours derniers (janvier 1902), et dans le moment où


j'envoyais ces vieilles lignes a l'imprimerie, M. Oscar Ilavaixl
écrivait un article du plus haut intérêt sur un personnage
étrange nommé Georges Seigneur qui, en 1872, faisait chaque
mois le voyage de Chlslehurst :
« Au n* 2 de la rue du Cherche-Midi, a l'estuaire de la Croix-
« Rouge, un sordide galetas abrite le chétlf rédacteur de YOrdrc.
« Quand nous arrivons, nous trouvons Seigneur, a peu près
APPENDICE 485

étonner. C'est à lort que Von se reprôsehte un Bona-


parte comme nécessairement centralisateur ou concorda'
taire, etc. Ce grand homme arrêtait ses dispositions d'après
son élude du terrain et des hommes.
Le génie de Bonaparte est d'avoir imposé une solution
à une situation déterminée. En 1799, il s'agissait de faire
respecter douze cent mille propriétaires de biens natio-

« guéri, se chauffant dans la loge et commérant avec le concierge


« qui l'enveloppe de couvertures et l'abreuve de tisanes. A notre
<«vue, le philosophe rayonne :
« — L'empereur sera demain à Paris! nous dit-il.
« — Mais il est souffrant? fis-je.
<«— Allons donc! Une légère indisposition.
« — Vous avez vu Houher?
« — Houher? En disgrâce! j'ai soumis le plan de mon groupe
« ù l'empereur. L'empereur a tout accepté!
« — Et quel est ce plan?
« — Hcconstilution immédiate des provinces, des universités et
.«des corporations ouvrières. — Abolition du Parlement. — Etats
« généraux élus par le suffrage universel a deux degrés et con-
« voqués un mois par an. — Budget vole" pour dix ans. — Création
'! de majorats pour le raffermissement de la famille française. —
« Liberté testamentaire. — Enfin, déchéance de la dynastie de
« Savoie, punie de son ingratitude pendant la guerre, et stricte
« application du traité de Zurich qui constitue l'Italie en une con-
« fédération d'Etats.
« — Et l'empereur a signé cette charte?
« Seigneur tire de sa poche un papier et le déplie :
« — Vérifiez vous-même la signature : NAPOLÉON!

« Dix' heures sonnent au cartel du concierge. Nous sortons.


« A peine avons-nous atteint la rue du Vieux-Colombier qu'une
« bande de camelots nous bouscule en criant :
« Le Soir! Achetez le Solrl... LA MORTDE NAPOLÉON III ! »
M. Oscar Havard h qui nous avions demandé la confirmation
<le ces ligues saisissantes, nous écrit : « Ce que je raconte au
sujet de Seigneur est parfaitement exact. Il y avait en 1872 un
parti impérialiste, catholique, régionaliste, composé de trois ù
quatre personnes. Napoléon III acceptait ce programme, et plus
turd le prince impérial s'y rallia. J'en ai les preuves et je don-
nerai des références. » Souhaitons que notre distingué confrère
nous donne au plus tôt ce chapitre d'une beauté mystérieuse à la
Charles Nodier.
4& SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

naux et de rouvrir la patrie à cent quarante mille émigré s.


de rendre trente millions de catholiques à leur culte or-
thodoxe et en môme temps d'assurer la sécurité du clergé
schismatiquc. Dans la même commune, vous aviez en
présence le seigneur dépossédé et les paysans acquéreurs
de son domaine, des fidèles en face de renégats. Partout
des passions aiguës et des convictions converties en après
intérêts. A de telles difficultés, des pouvoir locaux ne pou-
vaient aviser. Il fallait qu'ils relevassent d'une force centra-
lisée et placée au-dessus de la discussion. Par cette cen-
tralisation excessive, Bonaparte aida la France, si fatiguée
de son effort, à digérer une partie des conquêtes de la
grande crise révolutionnaire. Aujourd'hui, avec un même
génie d'organisation, une pareille audace de moyens, de-
vant notre machine sociale, qui ne souffre plus de pic
thore, d'idées non assimilées, mais qui se dessèche, fonc-
tionne à vide, un Bonaparte aussi audacieux renverse-
rait sa tactique et décentraliserait la France. Une constitu-
tion n'est pas chose immuable, mais varie selon les cas (1).
Si les partis conservateurs ou césariens sont amenés,
contre leur principe et par leur étude du malaise natio-
nal, à s'inquiéter de l'ingérence excessive de notre pouvoir
central, combien plus décisive encore, en faveur de la dé-
centralisation, sera la doctrine démocratique, qui tient
toute, selon notre jugement, dans la formule de Proudhon :
« Qui dit république et ne dit pas fédération ne dit rien.

(1) On peut se reporter a tel discours du prince Napoléon à


l'exposition de Limoges (1858),« contre » la centralisation admi-
nistrative exagérée : « J'ose dire que si, a notre unité politique,
source de notre puissance, nous savions joindre celte force qui
naît du concours spontané des individus et des associations
libres, notre patrie verrait s'accomplir les grandes destinées
prévues par les citoyens illustres de 1789. »
Le plébiscitaire Déroulôde, après avoir été longtemps hostile
t\ toute décentralisation, s'y rallie dans ses déclarations devant
la Haute-Cour.
APPENDICE W'
Qui dit liberté et ne dit pas fédération n'e dit rien. Qui
dit socialisme et ne dit pas fédération ne dit encore rien. »
La Révolution française a été dans son principe une réac-
tion contre la centralisation monarchique, un effort pour
dégager des éléments vivants qui voulaient concourir aux
destinées du pays et que l'absolutisme royal systématique
accablait .>u asscrvissait. M. Hovelacque, dans une en-
quête (1) récente sur la Décentralisation, montre que les
Cahiers de 1789 protestaient tous contre la mainmise du
pouvoir royal sur les droits locaux. Nous n'allons pas re-
prendre, n'est-ce pas, le 'iébat classique entre Girondins et
Montagnards ? Les uns et les autres se heurtaient à une
impossibilité absolue en voulant établir des libertés locales
avec des circonscriptions régionales beaucoup trop petites,
factices et, par conséquent, impuissantes contre la domina-
tion du pouvoir central. Cet émiettement des pouvoirs, les
autoritaires en comprenaient si bien les avantages pour le
despotisme d'état, qu'au retour des Bourbons, quelqu'un, —
c'était peut-être M. de Villèle, — proposant de rétablir les
anciennes divisions, le duc d'Angoulême répondit : « C'est
inutile, nous aimons mieux le département. »
Depuis la chute de la première République jusqu'aux der-
nières années du second Empire, les républicains, malgré
Auguste Comte, qui demandait la division de la France en
dix-sept intendances autonomes, malgré Prondhon, gar-
dèrent contre le mot «fédéralisme» une défiance qui remon-
tait t\ la lutte des Montagnards et des Girondins. Mais
quand ils commencèrent à vouloir constituer un pro-
gramme sérieux, la centralisation impériale et monarchiste
leur parut incompatible avec le régime libéral. Le pro-
gramme de 1869 était tout à fait favorable à la décentralisa-
tion .C'est a cette époque que remonte l'excellente formulo :
a Ce qui est national à l'Etat, ce qui est régional a la région,

1
tl) Enquête pu» M. Henri Charriaut.
488 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

ce qui est communal à la commune. » Cette formule pariait


être une La Paliçado; cependant l'enchevêtrement qui mêle
à celte heure les attributions du pouvoir central et des di-
vers pouvoirs locaux prouve qu'elle correspond à une re-
vendication réelle.
Les insurrections communalistes de 1871a Paris, a Lyon,
à Marseille, furent des tentatives à la fois socialistes et fé-
déralistes. M. Vaillant, M. Allemane, qui s'affirment fédé-
ralistes, ont gardé la vraie tradition de leur parii.
Le parti opportuniste, sur ce point comme sur tant
d'autres, a abandonné la véritable tradition,démocratique
pour en revenir au système centralisateur. C'est l'idée de
possédants qui tiennent pour bon le système qui met dans
leurs mains des légions de fonctionnaires, c'est-à-dire d'élec-
teurs et de places, c'est-à-dire de salaires. Cependant la fa-
cilité des communications a porté à un degré intolérable
l'ingérence du pouvoir central dans les affaires locales.
Autrefois la centralisation pouvait exister théoriquement ;
en fait, elle était assez lâche. Quant il fallait huit jours à
un courrier pour porter un ordre du cabinet de Louis XIV
ou de Napoléon à un intendant, à un préfet, c'était impos-
sible au pouvoir central de s'ingérer dans les moindres
affaires. Maintenant, avec les chemins de fer, les télé-
graphes et les téléphones, les bureaux ministériels veulent
et peuvent tout savoir, au grand détriment de la liberté.
Certains hommes pourtant qui ne sont pas loin du pou-
voir, tels, au centre gauche, M. Léon Say, M. Aynard,
M. Charles Roux, M. Paul Deschanel, M. Jonnart, ont plus
d'une fois affirmé la nécessité d'une sérieuse décentralisa-
tion.
Le parti radical, s'il semble conserver mieux la tradition,
borne son effort presque exclusivement à réclamer la liberté
de la commune. Le conseil municipal do Paris a rédigé un
programme-très complet'd'autononiie communale, et M. Uo-
blet fit voter, en 1884, la loi municipale qui nous régit.
APPENDICE 489

Quoique constituant un progrès sur les lois antérieures,


elle est pourtant bien insuffisante.
Quant à la décentralisation régionale, qui seule abouti-
rait au fédéralisme, le parti radical y songe moins, quoique
ce ne soit un mystère pour personne que M. Clemenceau y
était tout à fait favorable. Mais MM. Floquet, Brisson et
les amis qu'ils inspirent, gardent là-dessus tous les antiques
préjugés jacobins. Quelques hommes hardis pourtant al-
lèrent de l'avant, notamment M. Bcauquier, député du
Doubs, et M. Hovelacque, député do Paris. Celui-ci déposa
môme en 1890un projet très complet qui divisait la France
on dix-huit régions autonomes et dont l'adoption eût trans-
formé notre république unitaire en république fédérale.
Pourtant M. Hovelacque ne prononçait pas le mot de fédé-
ralisme. Cette audace, M. Raoul Frary l'avait eue en de-
mandant qu'on introduisit dans notre centralisation un peu
de « fédéralisme », et M. Millerand, durant une campagne
de conférences qu'il fît en 1889 dans l'est de la France, pro-
nonça à Troycs un discours où il déclara : « Nous irons,
s'il le faut, jusqu'au fédéralisme . »
Cette année môme, à la suite d'un mouvement de presse
qui eut quelque retentissement (campagne de la Cocarde),
M. de Marcère a fondé une ligue de décentralisation.
Dans diverses villes, à Nancy entre autres, des grou-
pements notables se sont formés et d'outre part une
réunion qui a eu lieu le premier novembre, rue du Helder,
à Paris, a décidé la convocation de deux congrès, l'un natio-
nal, l'autre international pour la propagation des principes
fédéralistes. Il importe aussi de signaler une Ligue pour la
Révision par le peuple, dont l'esprit, développé dans une
brochure de Maurice Charnajvtend à la législation directe
et au gouvernement direct. Les philosophes ne seront pas
insensibles au fait que le gouvernement direct, en 1891
déjà, était réclamé, avec la force de pensée qu'on peut ima-
giner, par Ch. Renoiivtei\
490 SCENES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

b) Notre point de vue. — De cet historique de la décentra-


lisation dont nous ne pouvons qu'indiquer les grandes
lignes, les plus beaux chapitres selon nous, les plus amples,
devraient être consacrés à l'Ecole do Nancy et au fédéra-
lisme do Proudhon. En outre, il y aurait à dégager les inten-
tions de chacune de ces écoles, car on entend bien que ces
divers décentralisateurs, de M. Le Play à M. Allemane,
poursuivent dans leur critiquo de la centralisation actuelle
la réalisation d'un programme économique différent. Je prie
qu'on veuille bien excuser si, pour le bon ordre de mon dé-
veloppement, je m'en tiens aux idées que j'ai, non pas élu-
borées, car je les tiens de la collaboration de ces penseurs,
mais exposées dans diverses réunions publiques, à Bor-
deaux, à Marseille, ou elles ont, si je ne me trompe, trouvé
l'adhésion du pub1.-,.
Nous avons d\ <rd à dire comment les livres de Taine
sur les origines ae la France contemporaine ont été un
point d'appui de notre réflexion. Nous pensons avec ce
maître que la domination de l'Etat paralyse actuellement la
spontanéité de toute association, c'est-à-dire des groupes
locaux et des groupes moraux. Les deux maux dont souffre
le plus gravement notre pays, c'est le manque de vie locale
et l'incapacité de coopérer spontanément. Le groupe local,
région ou commune, devrait être un syndicat de voisins,
une compagnie involontaire, une société naturelle et limitée
dont les membres sont propriétaires en commun. Quant an
groupe moral, nous réclamons pour lui la liberté absolue
d'association. En un mot, qu'il s'agisse des agrégations
géographiques ou des agrégations professionnelles, nous
protestons contre toutes les entraves que met notre législa-
tion à l'association de contractants désireux do se grouper
sous un statut pour quelque but que ce soit.
Nous sommes assurés que notre but, qui est l'améliora-
tion aussi rapide que possible de l'organisation générale,
ne peut être atteint que par l'effort spontané du corps so-
APPENDICE 49i

cial. Beaucoup de types économiques sont en lutte à cette


lieure dans notre pays; le meilleur n'est pas celui qui
contente le mieux notre logique, mais celui qui, sur un ter-
rain libre, se développera le plus fortement. Les sociétés"
locales, c'est-à-dire la région ou groupe de départements
et la commune, sont des syndicats comme toutes les autres-
entreprises collectives qui se donnent pour objet les inté-
rêts professionnels; le commerce, les sciences, les lettres-
ou même le plaisir. Chacune do ces agrégations morales-
ou locales a ses traits distinctifs, ses besoins propres, ses
caractères* qui, agissant d'une façon particulière, lui im-
posent ya forme nécessaire. Au groupe seul, il appartient
de s'organiser spontanément, selon la libre initiative des-
individus qui le composent. C'est d'après ces principes
que nous mettons notre confiance dans la décentralisation
qui facilitera la vitalité et permettra le jeu de cette vis
medicalrix naturse inhérente à tout organisme.
Force médicatrice de la nature! voilà toujours lo res-
source. C'est aux organes souffrants de s'orienter vers leur
salut. Par socialiste, on n'entend, plus un homme, tin
généreux rêveur et qui fait le prophète, mais celui qui se
prête à révolution qu'il estime nécessaire. Se composer ,
un idéal de cabinet et vouloir l'imposer à l'humanité, c'est
témoigner d'une conception bien superficielle des jeux pro-
fonds des choses. En analysant les formes successives, de-
la propriété, nous constatons que notre société, par le dé-
veloppement des principes même qui ont fait l'état actuel,
s'achemine vers un état directement inverse, vers une
forme collectiviste. Voilà comment, au début de ce résumé,
et voulant préciser notre position, nous pouvons rendre
hommage au grand penseur que fut M. Taine. Nul doute
qu'on eût été tout d'abord tenté d'y voir une contradiction.
Et pourtant, on distingue maintenant, comment, dans notre
esprit, la pensée et la méthode de ce maître sellent des-
idées qu'il réprouvait.
492 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME I

On serait naïf de s'en étonner. C'est l'histoire ordinaire


des idées. Un penseur communément ignore les consé-
quences de la conception qui s'opère dans son esprit. Du
syllogisme qui va naître de lui, il ne peut ni prévoir, ni
changer, ni anéantir les conclusions. Un principe a ses
destinées qui sont mystérieuses. Celui qui émet une idée
déjà n'en est plus le maître. A peine formulée, elle est une
force qui veut épanouir tout ce qu'elle enferme de beauté,
d'efficacité, voire de contradiction. Le philosophe le plus
conscient a la vue trop courte pour suivre les lointains
ébranlements dont il est le point de départ. Et non seule-
ment il ne peut calculer les effets, mais pas môme la direc-
tion de sa pensée. Quelle courbe décrira-t-elle dans le
monde ? Où s'insinuera-t-elle ? Comment se combinern-l-
elle? (1).
Si elle se transforme en faits, que va-t-elle saccager?
Peut-être les idoles les plus chères au penseur. On a vu
telle idée se retourner contre celui qui l'avait conçue.
Au résumé, si le but que nous croyons atteindre par le
libre épanouissement .des énergies de ce pays, libéré du
despotisme d'Etat, n'est pas celui que rêvent tous les
décentralisateurs, il n'en demeure pas moins que des re-
présentants autorisés de tous les partis acceptent les idées
de décentralisation. Quels que soient les services qu'ils
attendent d'elle dans l'avenir, ils sont réunis par la com-
mune et patriotique préoccupation d'assurer la vitalité
et la transformation pacifique de notre pays, 'en sorte que
les conceptions d'autonomie communale et régionale sonl
à même de fournir un programme à un immense parti
national et social.
Parti national, en ce que la décentralisation rendrait

(1) Peut-être aurait-on pu réunir à la suite de ces pages cer-


tains articles Intitulés : De Hegel aux cantines du Nord. On les
trouverait dans Le Journal des 30 novembre,? et 14 décembre 18'Ji.
APPENDICE m
de la vitalité à la nation, qui se dessèche et s'atrophie, si
la force toujours s'accumule dans Paris engorgé. Parti so-
cial, en ce que les multiples organismes, libérés de la dis-;
cipline uniforme de l'Etat central, se modifieraient spon-
tanément d'après leurs besoins et leurs aptitudes, qui,
contrariés par notre formalisme unitaire, maintiennent
une longue crise quand ils pourraient nécessiter Un ordre
nouveau.
Qu'importent, d'ailleurs, nos préjugés personnels pour
ou contre l'ingérence de l'Etat? La centralisation ou la dé-
centralisation sont des formes tour à tour nécessaires d'une
vie nationale.

c) Comment pourrait se faire la décentralisation. — Pour


introduire les principes décentralisateurs dans notre orga-
nisation administrative, deux sortes de réformes : com-
munales et régionales.
L'autonomie communale a fait l'objet de propositions
et d'études beaucoup plus nombreuses que la décentralisa-
lion régionale. Sur sa nécessité, admise par beaucoup de
bons esprits, il est inutile d'insister. Signalons toutefois
deux illogismes do notre organisation municipale : d'abord
la situation fausse des maires, qui représentent à la fois
leurs concitoyens et électeurs et le pouvoir central; puis
l'absurdité de l'assimilation des communautés urbaines,
et des communautés rurales, de telle sorte qu'un hameau
de vingt feux, érigé en commune, est chargé des mômes
droits et des mêmes devoirs qu'une ville de 400,000 ornes,
comme Lyon et Marseille, sans qu'on se demande si ce
hameau a les ressources nécessaires pour remplir ses de-
voirs et pour faire respecter ses droits.
Une organisation rationnelle distinguerait le pays urbain,
et le pays rural» Les villes seraient investies de l'autonomie
m SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

complète, et les communes rurales groupées en circons-


criptions plus étendues. Non pas que nous réclamions des
municipalités cantonales ! Les cantons, généralement trop
petits, sont découpés en dépit du sens commun. Il y aurait
à distinguer les circonscriptions, selon qu'elles seraient
une simple agglomération de villages ou un groupement
de villages autour d'une petite ville. Le point essentiel,
c'est que le village, parce qu'il est une création naturelle,
garde son existence, qu'il soit fédéré avec ses voisins et
non assimilé au profit d'une autre circonscription.
Pourquoi, au reste, une loi générale? L'égalité ne con-
siste pas dans l'uniformité, comme nos bureaucrates le
croient, mais dans une égale reconnaissance des néces-
sités différentes. Les assemblées régionales régleraient
le détail de l'organisation communale.
Ces assemblées régionales que nous entrevoyons ne
sont pas dans notre esprit de simples conseils généraux
à attributions un peu plus étendues, mais de véritables
parlements locaux.
Non pas que nous méconnaissions le grave mouvement
qui détourne les peuplés du parlementaîrisme! Ce qui,
déplaît dans ce régime politique, c'est la souveraineté
absolue accordée à cinq ou six cents individus. Nous
n'aimons pas les maîtres, et ceux-ci, délégués, non des
groupes corporatifs, mais du corps social tout entier et
d'une si vaste étendue de territoire, sont incompétents
dans presque tous les sujets dont ils ont à s'occuper. Ces
inconvénients du parlementarisme disparaissent lorsque
l'assemblée est composée d'hommes délibérant sur des
sujets qu'ils connaissent bien, sous le contrôle perpétuel
de leurs électeurs, et lorsque, de plus, le référendum et
l'initiative populaire sont organisés comme dans presque
tous les cantons suisses.
La restitution de*la souveraineté populaire et le gouver-
nement direct, voilà où nous tendons par la décentralisa-
APPENDICE 495?

tion. Dès maintenant, dans certaines communautés ru-


rales, dans les groupes de villages situés dans des pays
montagneux, dans des vallées éloignées et où les condi-
tions sont sensiblement égales, l'opinion accepterait que
le gouvernement direct s'organisât, comme dans les land-
gemein des petits caïitons suisses, où le peuple gouverne
lui-même sans délégation.
Voici exactement la position de la question. Dans l'orga-
nisation actuelle, le pouvoir central est revêtu de tous les
droits, et les attributions des assemblées locales sont li-
mitées par la loi; nous rêverions, au contraire, que les
assemblées locales possédassent tous les droits, et l'assem-
blée centrale seulement ceux qui lui seraient délégués par
le statut constitutionnel. L'empire d'Autriche, l'empire
d'Allemagne, font voir quelque chose d'analogue.
Pour que ces assemblées locales aient le moyen d'user
de tels droits, il convient qu'elles proviennent de circons-
criptions assez étendues pour leur fournir des ressources.
Les raisons qui ont poussé la Constituante à découper
la France en départements arbitraires n'existent plus. Nos
quatre-vingt-six départements actuels sont une poussière
de circonscriptions et absolument incapables de résister
aux tyrannies du pouvoir central. Aussi tous les projets
de décentralisation sérieux supposent des circonscriptions
plus étendues. Plusieurs cartes ont été dressées, qui di-
visent la France en régions dont le nombre varie de 26
à 13. M. Raudot en demande 24; M. Hovelacque, 18; Auguste
Comte, 17; M. Le Play, 13; M. Hervé-Bazin, 26; tel autre
demanderait qu'on se servit des circonscriptions actuelles
des corps d'armée. Mais le nécessaire, c'est que les cir-
conscriptions soient établies sur une base à la fois écono-
mique et historique. Economique, pour répondre aux be-
soins matériels; historique, pour répondre aux besoins
moraux.
Voyez-vous quelque inconvénient à rétablir les noms
490 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

traditionnels ? La Normandie, la Bourgogne, la Lorraine,


la Gascogno, etc., ont une existence aussi légitime que la
France. Toutes les anciennes divisions territoriales n'ont
pas gardé leur raison d'être. Certains caractères sont tout
effacés. C'est à examiner, sans lier à des mots des regrets
ou des haines politiques. Comme on l'a dit, remplacer les
anciennes dénominations provinciales par des noms em-
pruntés à l'hydrographie ou ù l'orographie .équivaut h
l'idéo de supprimer le mot de France pour appeler notre
pays «la Seine, Loire et Garonne. » Le maintien des noms
et des circonscriptions historiques a-t-il nui au patriotisme
do la Suisse? Ce petit pays est le véritable modèle des na-
tions républicaines.
Comment devrait être déterminée cette limitation du
pouvoir central? Nous avons une bonne raison pour ne
pas pousser très loin cette étude. Si nous voulons la dé-
centralisation, ce n'est pas pour adapter aux petits nays
notre système administratif actuel, c'est pour le transfor-
mer. Si nous souhaitons de poser des barrières à l'ingé-
rence de l'Etat, ce n'est pas tant pour ce qu'on peut pré-
voir de cette libération que pour la part d'inconnu que né-
cessairement elle déterminera. ,
Toutefois, ces réserves faites, et nous souvenant que
nous n'avons point à substituer l'expression de nos voeux
à l'étude do la réalité, nous pouvons essayer d'établir
quelle distribution des pouvoirs locaux et du pouvoir cen-
tral accepterait à cette heure l'opinion,
L'Ecole de Nancy disait en 1861 :§| L'idéal en pareille
matière serait de réserver à l'Etat et?à ses agents de tous
les degrés la connaissance et la solution de toutes les af-
faires d'intérêt général, ou pour nous servir d'une expres-
sion plus précise encore, les affaires d'intérêt national;
d'abandonner aux assemblées locales, communales et ré-
gionales et à leurs, délégués la connaissance et la solution
des affaires d'intérêt local. » On resserrera fort heureuse-
APPENDICE 497

ment cotto idéo dans uno formulo qui s'impose : « A la


communo, lçs intérêts communaux ; ù la région, les inté-
rêts régionaux ; à la nation, les intérêts nationaux. »
La difficulté capitale serait d'établir une parfaite indé-
pendance des budgets locaux et du budget national.
Il y a un inconvénient égal aux sub\ entions payées par
le pouvoir central aux régions et aux contributions matri-
culaircs payées par les régions au pouvoir central. Les
premières rétablissent la centralisation par uno voie dé-
tournée ou apparaissent comme des faveurs du pouvoir
central accordées à la soumission des pouvoirs locaux. Les
'
secondes empêchent le pouvoir central do se montrer éco-
nome et obligent les assemblées locales à remédier aux
prodigalités du parlement central.
Pour quo l'indépendance financière fût complète, il con-
viendrait d'éviter même le partage do certaines recettes.
Un parti en Suisse, désireux d'échapper aux subventions
du pouvoir central, réclame le payement aux cantons
d'une somme do deux francs fixe, par tête d'habitant, sur
le produit des douanes. En bonne fédération, les recettes
devraient être absolument .distinctes, comme les bud-
gets.
Dans l'organisation financière actuelle, les impôts indi-
rects, par exemple, pourraient être nationaux, et les im-
pôts directs régionaux. Cette distinction paraît en faveur
chez les décentralisateurs du centre gauche. Du moins
M. Léon Say a souvent défendu la thèse de l'attribution de
l'impôt foncier aux départements, ce qui serait un achemi--
nement à l'application complète du principe... Mais quelle
'vanité de discuter la distribution des ressources de Virôp^l
ictuel, quand tout notre système fiscal doit être profondé-
ment remanié de l'aveu même des esprits modérés ! Et
peut-on croire,qu'une France où se réveillerait la vie ac-
cepterait la criante injustice de nos contributions''-indi-
rectes, dont la charge pèse principalement sur les tra-i
498 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

vailleurs, ou l'inégalo répartition de nos contributions di-


rectes? \
Voilà des questions quo notre parlement central et notre
gouvernement omnipotent ne parviennent point à résoudre,
mais l'initiative des régions les réglerait. Paris a donné ù
la France la notion d'une liberté nbstrnito qu'aucun gou-
vernement n'a appliquée. Lo droit de s'associer et le droit
do gouverner, voilà les libertés efficaces dont veut user
chaque parcelle du pays. Du jour où les hommes intelli-
gents dans chacune do nos régions trouveraient lo moyen
do répandre leur activité, au lieu do venir s'entasser à
Paris ou do s'isoler dans leur impuissance départementale,
la décentralisation intellectuelle suivrait tout naturellement
la décentralisation politique, et tant de forces et d'énergies,
actuellement perdues, s'emploieraient à nous donner ces
solutions sociales qu'on no trouve pas dans un cabinet do
ministre ni môme do penseur, mais par l'effort libre des
besoins,
Ce point de vuo est trop important pour que nous n'y in-
sistions pas. Toute notre propagande eut pour thèse prin-
cipale d'envisager comment la décentralisation favoriserait
la transformation sociale.

d) La décentralisation, comme moyen de transformation


sociale. — Si on pouvait bouleverser la société par l'auto-
rité, un réformateur devrait être centralisateur. Mais c'est
impossible dans les circonstances actuelles, et nous avons
l'intime conviction que les réformes sociales no s'accompli-
ront que partiellement. Nous demandons en conséquence
-que les champs d'application soient restreints et multipliés.
L'expérimentation, voilà ce que doivent réclamer tous les
Français de bonne foi, et qui savent ce que c'est qu'une
méthode.
« Voilà dans quel sens, pour quel but, disions-nous à
'
APPENDICE 499

Mnrscillo, nous réclamons la commune libre, la région •


libre.
« Il faut qu'elles soient des laboratoires do sociologie.
C'est là que nous aurions des expériences politiques et éco-
nomiques, tentées dans do modestes proportions, puis gé-
néralisées, non à coup.de décrets ou de lois d'ensemblo,.
mais par l'imitation spontanée des villes et des régions
voisines, témoins des bons ou des mauvais effets obteins
ici ou là. »
Cette idée essentielle do notre campagno un jour apparut
à la Chambre. Elle y passa inaperçue, n'entra môme point
en séance, demeura dans les couloirs, dans les cartons.
C'était vers 1888.Un député, M. de la .Berge, proposa au
Parlement d'inviter le gouvernement à s'entendre avec le
Vatican pour opérer la séparation des Eglises et de l'Etat
pendant quatre années dans un des départements qui se
déclarent favorables à cette réforme. Cette proposition, fort
bien étudiée et intéressante, fut dédaignée.
Le Parlement no se borne pas à refuser de décider une.
expérimentation, il interdit qu'une région eu qu'une com-
mune la tentent. J'ai assisté, le 24 novembre 1894,à l'annu-
lation du vote du conseil municipal de Roubaix, tendant à
établir une pharmacie municipale dans cette ville.
Il s'agissait, vous le savez, d'un essai d'application des
idéescollectivistes sur un point du pays gagnéàces théories.
Le gouvernement, appuyé par la majorité, crut devoir s'op-
poser à cette très utile tentative, que tous les esprits sou-
cieux do la question sociale s'apprêtaient à suivre âvcj
intérêt. Je vis bien que beaucoup de députés étaient peu.$o.i
tisfaits du veto que le gouvernement leur demandait. Et
comment, en effet, contester la vérité des paroles que proy
nonça Guesde quand, au cours du vigoureux exposé de ses
convictions, il s'écriait : « Persister dans une pareille atti-
tude reviendrait à forcer le socialisnio à se faire révolution-,
'
naire en l'empêchant d'être ôvolutionniste. »
600 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

Par contre, voulez-vous voir quels résultats d'expéri.


montation sociologique on peut obtenir en laissant aux ré-
gions, aux communes, la liberté? Regardoz du côté de la
Suisse.
Voici un exemple parmi les questions ouvrières. Ce qui
tue l'ouvrier, c'est le chômage. Contre ce fléau, au dernier
congrès des conseillers municipaux socialistes, on a préco-
nisé l'exemple des municipalités qui réservent certains tra-
vaux pour les ouvriers do l'industrie ou de l'agriculture con-
damnés au chômage. Dans ces excellents laboratoires de
réformes que sont les cantons souverains de la Confédéra-
tion suisse, on a pu chercher par tâtonnements scienti-
des solutions moins aléatoires. *
fiques
La ville de Berne et le canton de Saint-Gall tout d'abord
ont constitué des,caisses d'assurances contre le chômage,
Dans la suite, profitant de ces premiers essais, le conseil
d'Etat du demi-canton de Bâle-ville a élaboré un projet qui
est un progrès certain sur le précédent. Je n'ai pas ici à
en expliquer ni surtout à en justifier le détail, que je n'ai
pas vérifié. Mais c'est la marche suivie par l'élaboration
de cette loi sociale qui importe dons notre thèse.
Voilà comment les communes et provinces autonomes,
dans un Etat fédératif, peuvent essayer, par leurs propres
moyens, d'assurer le bien-être de leurs concitoyens sans
mettre en branle une lourde machine administrative,
comme chez nos grands Etats unitaires, et sans être empo-
chées dans leurs bonnes dispositions par les, caprices du
pouvoir central.
Nous arrivons ainsi à admettre au point de vue sociolo-
gique la nécessité de créer dans nôtre pays ces laboratoires
sans lesquels l'incontestable force socialiste paraît acculée
à la nécessité d'instituer rôvolùtionnairement une dietn-
ture. -.'.'.';;
L'autonomie communale et régionale dans l'unité natio-
'*
nale, c'est la seule solution et la meilleure transition.
APPENDICE 501

o) Lo point de vue nationaliste. — L'unité nationale ! la


voilà bien, l'objection que nous rencontrons sur notre routo,
comme l'avaient déjà rencontrée les publicistos modérés do
l'Ecole do Nancy. Ce n'est point d'aujourd'hui qu'on l'a dit,
la calomnio des intentions est toujours lo moyen lo plus
sur do discréditer les nobles entreprises. Des imposteurs
objectent à notro internationalisme qu'il compromet la pa-
trie ! Quelle dérision l Dans la patrie uno et indivisible,
nous voulons introduire la liberté do telle façon que toutes
les forces se coordonnent, que tous les droits et intérêts des
individus et des groupes puissent se développer et atteindre
leur satisfaction sous la bienfaisante impulsion du génie
national. Compromettre la patrie I nous prétendons la ré-
générer.
Il faut bien dire que nos contradicteurs, menés par un
funeste goût pour la tirade, cherchent à nous opposer le
plus souvent je ne sais quel patriotisme, artificiel et décla-
matoire comme une tragédie de l'Odéon. Ces messieurs,
habitués à se satisfaire d'un verbalisme vide, n'ont pas exa-
miné avec attention comment se constitue le patriotisme,
par quelles voies il s'élargit de la famille à la cité, à la
province, à la nation.
La nationalité française, selon nous, est faite des natio-
nalités provinciales. Si l'une de celles-ci fait défaut, le ca-
ractère français perd un do ses éléments. Metz et Stras-
bourg ont mis dans le génie français des traits indispen-
sables et tels que,- si on les effaçait, celui-ci demeurerait
méconnaissable. C'est le régime centralisateur qui a perdu
l'Alsace et la Lorraine. Admettons, ce que je ne crois pas,
qû'ii y ait là un rapport, de coïncidence, non de cause à
effet. Cependant, des provinces môme qu'il n'a pas déta-
chées du territoire national, qu'a-t-il fait, le régime centra-
lisateur? Penchez-vous sur elles. Distinguez-vous encore
leurs physionomies effacées? Où donc leur activité; leur
génie particulier ? Selon la forte expression de Bakounihe,
502 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME

séisissanto do vérité, « la centralisation est un cimetière. »


Soit, nous dit-on, lo régionalisme vivifierait lo sentiment
nationaliste sur tons les points do la Franco ; cola, nous ne
pouvons lo nier, mais est-ce l'instant de procéder à ces ré-
formes intérieures ? Occupons-nous d'aboi d do l'étranger.
Non pas! vivons d'abord! et par la. centralisation la
France mouit. Ce n'est jamais sous l'effort d'un pays
rival qu'un pays s'écroule; il tombe par l'action d'une cause
intérieure. Voyez donc que la France, anémiée dans tous
.ses membres, no produit plus d'individus ni de groupe-
ments.
Et puis, qu'est cela ? Si vous voulez nous parler de
l'Allemagne, manquez-vous de sérieux ou de méthode?
Voilà des gens à qui il faudrait faire lire un bon manuel de
l'organisation des pouvoirs dans le royaumo de Prns^ pen-
dant ces derniers cinquante ans.
Charles Maurras, fort utilement, dans un article du So-
leil, faisait voir que, durant cette longue période de l'ascen-
sion de son hégémonio politique, là Prusse n'a cessé d'être
un Etat fortement et habilement décentralisé. Décentralisé
au civil, unifié au militaire, toute la solution du problème
est resserrée dans la formule de cette distinction (1).
'« Les maux que nrus a valus la centralisation depuis
cent ans et plus, dit Charles Maurras, ceux qu'elle n'a point
empêchés, et enfin les biens positifs qu'elle a rendus impos-

ai Le cercle prussien (correspondant à notre arrondissement)


est pourvu d'un agent exécutif, nommé par le Roi, mais sur la
présentation de la diète élue de ce cercle. Cet agent n'est que
le président d'une sorte de conseil d'arrondissement composé de
six membres,-élus eux-mêmes par la diète pour une durée de
six ans; c'est cette commission executive qui nomme les fonc-
tionnaires, s'occupe des travaux publics, de la voirie, de l'as-
sistance, de la police sanitaire, exerce la tutelle des communes
et constitue un tribunal administratif de première instance.
Les cercles sont groupés en onze provinces, dont l'étendue
correspondrait à celle de nos dix-huit ou vingt réglons françaises,
APPENDICE -; 50» i;

slhles, les Français commencent à en savoir lo compte. En


Prusso, la décentralisation n'a pas arrêté un progrès et a„'
favorisé tous les mouvements do l'expansion nationale/"
Nous avons tout singé de la Prusse
depuis vingt-cinq ans;
nous n'avons dédaigné que la belle et farouche constance
des Prussiens dans uno politique d'intérêt national et que
leur intraitable sentiment
provincioliste. Cependant ce sont
ces doux forces unies qui ont nidé les vaincus d'Iôna dans
l'oeuvre do leur renaissance. »
Il est perniis d'admettro, sans forcer la valeur de l'argu-
ment, que notre armée, dans un renouveau donné à la vie
provinciale, trouverait un surcroît do force morale.
(t Pensez-vous, disait un jour Mistral, que notre armée
soit moins patriote et moins forte depuis que le recrutement
régional y est pratiqué ? Nullement. En province, nos
troupiers sont enchantés de vivre entre
eux, de retrouver
en leurs sous-officiers des « pays » qui leur expliquent la-
théorie dons leur parler natal. La caserne est devenue,pouï
eux une sorte de famille ; la nostalgie et le suicide sont des
fléaux que le soldat ne connaît plus. .
« Eh bien, continuait-il, je voudrais que cette méthode
fût étendue à toutes les formes de notre vie sociale, qu'on
laissât chaque province plus largement maîtresse de l'or-

ganisation de sa vie intellectuelle et économique, et

si nos régions existaient. Chaque province a sa diète, assemblée,


a la fois executive et législative, dont l'autorité se manifeste soit;
directement, soit par l'organe d'une commission permanente. Le,
pouvoir central se contente de son droit naturel " de contrôle;et;
de surveillance. .-V^
Ce pouvoir n'en est pas affaibli, que je sache : il est seulement ;
dégagé d'une foule de soins administratifs sans utilité. Il peut'se^
donner tout entier aux grands intérêts nationaux. C'est ce pou^
voir qui s'est imposé peu à peu à toute l'Allemagne et qui, enp
1870, mit à néant les forces de l'Etat le plus centralisé de toute ;
l'Europe.... :
504 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATIONALISME
|

qu'ainsi on donnât aux hommes qui y naissont plus do ijai-


sons d'aimer leur coin do torro et do s'y rendro utiles on s'y
attachant. »
Et nous-mômo, nous disions à Bordeaux, s'il nous est
permis de nous citer : « Aux heures du péril, toujours la
forco du nom français sera doublée par ces titres do Bre-
tons, de Lorrains, d'Alsaciens, do Girondins. Au sentiment
national, no craignez pas de surajouter lo sentiment local.
Donnez à chacun deux patries à servir : la grande patrie,
là petite patrie. Et puis doublez le moi individuel d'un moi
plus large : installez-nous dans un groupe, dans uno asso-
ciation professionnelle; dans une porsonne morale quo nous
ayons intérêt à aimer comme nous-mêmes.
« Il faut à des hommes des misons précises, tangibles,
d'aimer leur pays. Quo le mot « patrie » no soit pas une
expression métaphysique à l'usage des orateurs do con-
cours agricoles, de banquets et de distributions de prix.
Comprenez aussi quo payer des impôts, c'est un lien patrio-
tique insuffisant. On n'aimera jamais tant son pays que si
l'on prend contact avec lui, si l'on appartient à une région,
à une ville, à une association où l'on tienne son rôle mo-
deste, sa petite part de responsabilité, échappant par là à
l'isolement d'un être irresponsable et saris solidarité, qui
croit s'être sauvé tout entier s'il a sauvé sa peau..»
Enfin, puisque nous envisageons les conséquences do la
décentralisation géographique et morale quant à la situa-
tion de la France devant l'étranger, avez-vous réfléchi à
l'appui que notre pays prendrait d'un tel principe en Eu-
rope ?
Le fédéralisme, ce n'est pas seulement dé la politique in-
térieure, c'est une politique d'exportation qui aurait du re-
tentissement.sur l'Allemagne, qui, on l'oublie trop, est un
empire fédéral; sur l'Autriche, où il s'impose; sur l'Italie,
où il réapparaîtrait, pour le plus grand bien de la civilisa-
tion italienne et pour notre sécurité; sur l'Espagne, où la
APPENDICE 505

Catalogno lo réclame; sur les Ilos Britanniques, où il ré-


soudrait la question irlandaise.
Pour concluro ot puisqu'il nous faut envisager le gouver-
nement de notre pays tel qu'il est aujourd'hui conditionné,
— car nous no sommes
point des esprits chimériques qui
raisonnent hors des réalités — je tiendrais à insister sur
ceci, qu'en déchargeant le pouvoir central actuel de ses at-
tributions superflues pour les reporter sur dos groupes se-
condaires, nous allégerions les responsabilités et la tâche
du gouvernement. Et par là l'Etat, aujourd'hui surchargé
do mille soins où il n'est pas compétent, pourrait appliquer
à ses fonctions essentielles une activité plus libre et plus
complôto, car il n'est point douteux quo nos gouvernants,
dispersés dans la gestion des intérêts collectifs de tous les
groupes, do toutes les communes, de tous les départements
et de la patrie elle-même, sont perpétuellement distraits
de chacun d'eux, et par là les compromettent. C'est ainsi,
pour ne citer qu'un exemple suffisamment frappant et évi-
dent, que, dans notre système actuel, les intérêts extérieurs
du pays sont régulièrement sacrifiés aux soucis intérieurs,
et que tout l'effort de nos hommes publics est au ministère
de l'Intérieur, parce qu'au jour le jour les intérêts qui s'y
débattent accaparent et dominent notre personnel f- ^Verne-
mental.

et à vue — « Décen-
f) Pqsl-scriplum réponse objection.
(i traltsation, vie provinciale : parfaitement!... En aitèn-,
« :dant, messieurs les décentralisateurs habitent Paris !... »
Nous l'avons tous dans l'oreille, celte objection familière,
à nos adversaires et qu'ils soulignent d'un accent gouailleur^
J'aj. gardé dans mes cartons, pour y répliquer quelque jour,
un article de, M. Emile Pouvillon dans 1$ Dépêche ; « Ëh,
» bien! disait-il, la décentralisation, qu'en faisons-nous?
500 SCÈNES ET DOCTRINES DU NATrONALISME

« Ajournée, onterrée? Baste I la province attendra ; a


olfo
u l'habitudo d'attondro. Elle prendra patienco en relisant
« les éloquentes consultations, datées comme toujours d'Al-
« lcmngno où d'Italie, quo lo romancier sociologue Paul
« Bourget a écrites en sa faveur; elle méditera sur les
<( bolles pages des Déracinés do Maurice Barrés, déraciné
(t lui-même et qui ne songe pas, que jo sache, ù se retrans-
« planter au pays lorrain... »
Cette ironie a un premier défaut, c'est qu'elle passe à côté
do Paul Bourget, [fils de fonctionnaire, et qui a voulu se rn-
ciner do son mieux, dans sa propriété de Costebello (Var)
•où il réside une partie de l'année], et à côté de Maurice
Barrés qui n'a jamais cessé do passer de longs temps dans
la maison où les siens vécurent et que lui-môme conserve
on Lorraine. — Faut-il donc expliquer des choses si in-
times? Oui, puisqu'on diminue les idées et les causes, en
diminuant ceux qui les servent. — Mais, fussent-ils fondés,
les reproches d'absentéisme, qui peuvent valoir contre un
.grand propriétaire terrien d'Irlande ou d'Andalousie,
miraient-ils le moindre sens contre un Paul Bourget s'il
passe la mer pour étudier comment une des conditions qui
permettent à la république américaine de vivre, c'est sa
vie politique.décentralisée? tiennent-ils davantage contre
un Barrés qui essaye de rendre sensible, telle qu'il l'a
observée, la destruction de certaines jeunes énergies pro-
vinciales non adaptées aux moeurs de Paris?
Grossière méconnaissance des questions de racinemènt et
dedécentralisation!Qu'est-ce que la résidence deMM.Bour-
.get et Barrès'én province ou ailleurs peut bien apporter ou
retirer à ce problème politique qui doit être résolu d'abord
par des lois appropriées?
Quand Mistral aurait passé six mois do l'année à Paris,
s'il avait écrit Mireille et Calendal, et fait son Dictionnaire,
il eût tout de même servi sa province*. Les Erckmann-Cha-
trian, bien que l'un d'eux fût employé dans les bureaux de
APPENDICE Wl
la gare do l'Est, ont maintenu quelque chose do la continuité
alsacienne ot vosgienne. Si nous prouvons la nécessité do :
rattacher les hommes à des réalités, si nous rendons évi-
dente la stérilité des institutions où l'on prétend se passer
do la collaboration dos morts, nous apportons à la cause
de la décentralisation tout ce que peuvent lui fournir des
philosophes.
Taine dans son cabinet de la rue Cassette a servi notre
thèse. J'aurais préféré que l'Est le gardât, quo les in-
ftuonces de notre région, en no cessant pas d'agir sur lui,
l'épurassent de ses éléments normaliens et, par exemple,
qu'il fût à la tête de notre université nancéienne. Mais,
dans 1l'état des chosos, quelle chimère! Notre objection
contre le régime- moderne, c'est précisément quo la province
ne peut pas fournir un champ qui suffise à l'activité de ses!
dignes fils. Mettez tels Lorrains, tels Bretons, tels Au-
vergnats que vous voudrez en Auvergne, en Bretagne, en
Lorraine, ils y seront des clients de Paris, non des régis-
seurs de la chose locale.
Notre organisation politique nous condamne aujourd'hui
à nous entasser dans Paris ou à nous isoler dans Vimpuis-
sance départementale. Et voilà pourquoi la décentralisation
politique doit tout naturellement précéderjgjdécentralisa-
tion intellectuelle qui ne peut être qu*u^î^fe'^iîfence.
TABLE ET PLAN

LIVRE PREMIER

Que le nationalisme est l'acceptation


d'un déterminisme.

1) Pourquoi jo publie ce livre ...... 3

2) Lo nationalisme, c'est l'acceptation d'un déter-


minisme 8

3) De eoelo in inferna 10

1) Qu'est ce que la vérité? 12

5) Pas de veau gras ! ............... 13


Uno note sur les mots « solidarité » et « affinités ».

<*>)Note sur les mots « race» et « nation française » 19

LIVRE DEUXIÈME

L'affaire Dreyfus.

Dcuoe points de répercute. \\

CHAPITRE PIIF.MIEII

- POSITION DE LA QUESTION

7) Responsabilité du ministère Méline (Lepeuple


crie « trahison » et le gouvernement dqrt.) . .' 23
0lfo^^ "-" :;:^\ "'TABLE-'Et'PLAN

8) La formule de Dôroulôde . . . . ! 29
9) Alfred Dreyfus est un symbole i 2d
10) Je juge le symbole Dreyfus par rapport à la Franco. 33
11) Dialogue sur la vérité absolue et la vérité judiciaire. 35

GHAPITIIE II

LES INTELLECTUELS, OU LOGICIENS DE I,'ABS0LU

12) Zola 10
13) Qu'est-ce qu'un intellectuel ? 13
14) La protestation des intellectuels (MM. Joseph
Bertrand, Anatole France, et Jean Psichari ou
le Métèque) 45
15) Nos professeurs do philosophie. . 55
16) Les protestants par rapport à la Franco. — Incom-
préhension de M. Léon Bourgeois. — Deux
notes 58
17) Des Juifs ot des protestants considérés « in abs-
tracto». . 03
Erreur intellectuelle des socialistes. — Voir a YAppendice.

CHAPITRE III

LA RÉPLIQUE AUX INTELLECTUELS ! LE SENS DU RELATII-

lfl; La Ligue do la « Patrie française » 05


a) Comment dès le début nous la compre-
nions, . 03
*
TABLE ET PLAN 511

'(i
h) Sa première manifestation. . 67
o) Que voulions-nous faire ? . . . . . . . .70
d) Ce que j'entendais par conciliation. (Union
des patriotes, des régionalises et de tous
ceux, catholiques ou positivistes, qui * veu-
lent luie discipline sociale.'). . . . . . 72
e) Doctrine proposée à la* Patrie française ».
(Jugeons la France on historiens et non
en métaphysiciens. — La Terre et les
Morts. — Cette vue sur les morts nous
mène à une loi sur les naturalisations. —
Cette vue sur le terroir nous mène à une
organisation régionaiiste. — Pour
quo
cette conscience nationale eût son effica-
cité, il faudrait qu'elle s'exprimât dans
, une autorité) 80
f) Je suis sorti du Comité directeur do la .
« Patrie Française » en octobre 1901. . 91
'
19) Propagando pour l'éducation nationaliste. ... 05
'
a) L'éducation nationaliste » . 95
b) Déclaration de r Action française à propos
*
d'un article de M. Barrés. . . . . . . . 97
ç) Le devoir des diverses ligues. . . ... . .100
d) Les études nationalistes au quartier Latin. 103*
o) Une visite dans un laboratoire de natio-
nalisme 107
f) Les dîners de ^'Appcl au Soldat 112
1) Le premier diner de l'Appelait Soldat.
Discours do Paul Bourget, Maurice
Barrés et Henri Vaugeois, 11 juillet
1000. (Extrait do YAction française
du 1» août 1900.) 112
2) « Si le soldat ne surgit point qui dégage
la France, dégageons du moins cette
France on nous-mômes. » (Allocu-
tion au second diner de VAppel au
Solda A 7 février 1001) 119
512" TABLE ET PLAN

3) « J'ai besoin qu'on garde à mon arbre la


culturo qui lui permit de me porter !'
si ;haut, moi, faible petito fouille. »
(Anniversaire do l'Action française,
15 juin 1901.) 123

CHAPITUK IV

A RENNES

20) En route pour Bonnes, ville qu'arrose le Ku-


bicon 12!)

21) La parade de Judas (Souvenir de la dégradation


de Dreyfus à f École militaire, 5 Janvier 1895). 131

22) Los Rois, les Dames et les Valets. ....... 137

a) Entrée d'Alfred Dreyfus. 13i


b) Une visite à Combourg (méditation sur
Dreyfus) 111

c)Les mouvements sincères de Dreyfus . . 151

d) Vrai caractère de ces audiences ; une


tristesse puissante et maussade. . . .-. VM

0) Les juges militaires 159


f) Les avocats ., 102

g) La vérité sur l'attentat de Labori.... 107

h) Les avocats (suite) 170

i) Un paysage île ruines 180

j) Picquart. 1S0

k) Le Picquarisme l'.'2

1) (Les témoins : Bcrtulus, Forzinelti, Cor-


dier, etc.) l!)l

m) Les fleurs sans nom et le climat de


Rennes 19»
^
201
n) Conclusion
"
TABLE ET PLAN . 'ÔlîT,
f!
23) Le verdict du consoil do guorro. ...... .205-
a) La justice et l'Etat sont satisfaits . . , .208*
Kn noto les « autels de la souffrance ».
h) Autour du verdict ............ 212

GlIAl'lTItK V

LA PART DE DIÏROULfeDE

24) Les anarchistes" do l'estrade (La salle Chaynes,


10 décembre 18U8) . . ,. .220 >
25) L'acte do.la place de la Nation (23 février 1899). 231
lr 0 note. —- Cette révolution eût-elle pu être -
sanglante? 248 ^
2« note. ~ Vive l'arméel . . . . 249
3e note. —Encore une fois « Vive Varmèel ».. 249 >
49 note. — Oit courent ees parlementaires?
— Ils courent honorer lés autels de Bau- •
din 250
5* noto. — On se fatiguera d'entretenir une
armée inutile 250
20) Deux regards sur- la porcherie 250
a) La journée des témoins (10 novembre
1899) et la déposition de Gyp. ...... 251
b) Les invectives 257
27) La sagesse de Dôroùlôdu . 262
En noto \ « Déroulèdeet l'Acaddmie. »
28) Note sur ^alliance russe, l'Alsace-Lorraine et la
« Ligue des Patriotes « . . . 271
29) Un 14 juillot à la statue de Strasbourg (14,juillet
. 1901). . ; . . . 273
30) Une phrase de Henan. : . . . 275
ïëiïti TABLE ET PLAN.

LIVRE TROISIÈME

Une,nouvelle position du problème alsacien-lorrain.

31) Conférence de la « Patrie française » sur l'Alsace


et la Lorraine (décembre 1899). — Le dévelop-
pement des âmes alsaciennes et lorraines de-
puis 1871 ; la période héroïque et ta période de
résistance légale; les chances de la germanisa-
tion .....' . 279

32) Lettre d'un colonial français 301

33) Lettro d'un mulhousien sur la supériorité delà


eu 1tu ro française 308

34) Il ne fallait pas ômigror 310

35) Qu'est-ce que la dictature en Alsace-Lorraine? . 310

LIVRE QUATRIÈME

Quelques bonnes figures.

30) Mores 321


1) Discours sur te cercueil de Mores pour de-
mander vengeance (19 juillet 1890) 321
2) La mort de Mores vengée 330
a) La phystonomio do Mores 330
b) Ce que tentait Mores 334
TABLE ET-PLAN 515* £•

c) Départ et mort do Mores. ........ 339^


d) Promiôro tontativo do vengeance. .... 34| f •
e) Los préparations immédiates du crime ra- !''-i
contées par les assassins . ....... 347 ;
f) La journée do la mort 353
g) L'arrestation dos assassins . ....... 359

37) Le commandant Marchand et ses rapports avec


le Parlement . . 304

38) Le général Galliôni. .............. . 377

LIVRE CINQUIÈME

Deux pèlerinages nationaux.

39j Dans les champs do Froeschwillor ....... 387


a) Aspect des troupes françaises. (Des hé-
ros. L'opinion du général Bonnal. L'Etat*
major de 1870) ...... 390
b) Le noyer de Mac-Mahon 394
o) La cabane des turcos 401
d) Morsbronn 401
o) Le renfoncement sur la route de Hague-
nau 405
f) Quelques récits de la retraite 400

40) Paris-Berlin 1800-1901 410


fm TADLÉ ET TLAN

APPENDICE

41) Lo programme do Nancy. (Nationalisme', protec-


tionnisme, socialisme) ... . . . 429

42) Erreur intellectuelle des socialistes. [La «Petite


» veut l'union socialiste. —
République faire
Anarchie réelle dans cette union apparente. —
L'internationalisme, expédient pour se passer
.d'une doctrine commune. -*• La Révolutiotï ne
jamais d'internationalisme. — L(s
parla
libérés du contrat te '
peuples, historique par
droit naturel, s'organisèrent en nationalités. —
En dépit de Marx, la « force des choses * ne
détruit pas les frontières. — L'évolution se
fait
le long des siècles vers le nationalisme. —
Lettre du socialiste Léon Ilennebicq 410

43; Les ambitions du prolétariat sont-elles incompa-


tibles avec les nécessités d'un grand état dans
l'Europe moderne? 118
a) La féodalité ^financière 451
• h) Les grands barons: M. de Rothschild . . 453
c) Les dangers de cette féodalité 455
d) La lutte contre cette féodalité 450
On peut comparer lo mouvement corpora-
tif modorno au mouvement communal du
xii° siècle.
e) L'association (Personnalité civile des com-
mun os et des syndicats). 450
f) Une nouvelle main-morte 157

41) Lo nationalisme impliquo la protection des ou-


vriers français. . 457
a) Le sentiment nationaliste. — (Lo Parle-
ment et los étrangers. — Nombro des
' *
TABLÉ ET PLAN' IVlT^Vt
-- Réponse aux in-
élran^ors on Franco.
ternationalistes. — La protostation natio- <
jj
nalo.— Pourquoi les étrangers viennent-
ils en France? — Nos ouvriers et la civi-
lisation française. — Les travailleurs fran-
çais et lo protectionnisme douanier. —
Los économistes libéraux orthodoxes et
les socialistes collectivistes devant l'idée
de patrie. — L'idée de patrie et la pro-
tection des travailleurs nationaux. — La
do la Franco. —
conquête économique
Les députés patriotes. . ........ 457

b) Mesures législatives réclamées par les na-


tionalistes. •— (Les puvriors étrangers et
la diplomatie). — Ènumôratipn des me-
sures à. prendre. — Deux objections : 1° les
étrangers riches et les commerçants
français; 2° les étrangers en Franco et
les Français a l'étranger . . 465
— (M. Rou-
c) Le nationalisme règle l'univers.
vier et les étrangers. — L'évolution na-
tionaliste. — La Révolution française et
lo patriotisme. — Lo principe des natio-
nalités. — Los Droits do l'homme et du

citoyen et la question des étrangers.
La protection natio nalo on Allemagne, on
Suisse, en Amérique, on Angleterre) . . 471

Résumé de notre argumentation

45) Ce quo fut la « Cocardo ». (Extrait de « l'Idée de


décentralisation », par Charles Maurras). . . 477

40) Notes sur les idées fédéralistes. . .483


a) Position des divers partis sur cette ques-*
iion 4 .483
b) Notre point de eue. . . 3. ....... . 490
'
v. V f - ^BLË:ËT-.PLAN' - ''
«i|8i"v;^v'r

o) Comment pourrait se faire la décentra-


lisation ...... . 493
d) La décentralisation comme moyen de
sociale. ........ 498
transformation
...... 501
o) Le point de vue nationaliste.
,' f) Post-scriptum et rèpoae^S^pAjibjec-
don >AWM£7j\ • • 505
Parii. — Irap. Paul Dupont (CL).
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*** Le Jardin de Béréniçe.vKpuvplîe édition 1 vol.

L'Ennemi des 1 vol.


L^lg^jVij^liîUça'dUion
Du Sang^d<lal^ôï^p,té et de la Mort 1 vol.
Un AmateyrVd$.nies. ; Illustrations do L. DUNKI,
gravée^ stir, b^f'.^ ;....... ; 1 vol.

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Parts.-Irap.fAVLDiTONKCl.» 7i lls.4.1902

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