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Habiter Haïti comme universitaire-citoyen

Hérold Toussaint

Résumé : À son retour en Haïti en 1999, l’auteur a été nommé professeur à l’Université d’Etat d’Haïti. Il y a rencontré une université victime
d’une culture manichéenne qui imprègne d’ailleurs les pratiques des décideurs politiques et économiques du pays. Le travail coopératif n’est
guère encouragé. Face à ce constat, nous avons introduit le concept d’universitaire-citoyen. L’universitaire-citoyen est celui qui s’intéresse
avant tout au statut de la vérité dans la société. Il croit aussi en la force de l’amour. Il est un veilleur qui accepte de participer à la création
des communautés de veilleurs au service du bien commun. Sans esprit de revanche, l’universitaire-citoyen apporte son soutien à tous ceux
qui refusent de travestir la mémoire du peuple haïtien. Il encourage ses pairs à mobiliser notre histoire. L’universitaire-citoyen est un uto-
piste réaliste qui se sert des armes que lui offre la science pour cerner les zones de liberté non maîtrisées par les structures de domination
au niveau national et international. C’est au cœur de ces zones que les dominés ou les plus faibles et les plus vulnérables économiquement
pourront investir leur surplus de créativité. L’universitaire-citoyen pense et croit que la fidélité à la vérité et au principe de la dignité humaine
est capable de contribuer de manière significative à la pacification des rapports sociaux sur la terre haïtienne.

Rezime : Lè mwen te retounen Ayiti nan ane 1999, yo te nonmen mwen pwofesè nan Inivèsite Leta Ayiti. Mwen te twouve mwen devan yon
inivèsite ki ap soufri anba yon mantalite de pwa de mezi, ki nan tout ajisman moun ki ap pran desizyon politik epi ekonomik pou peyi a.
Pa gen moun ki ankouraje travay an ekip. Devan sitiyasyon sa a, nou parèt ak konsèp inivèsitè-sitwayen a. Pou inivèsite-sitwayen yo, sa ki
konte anvan tout lòt bagay, se enpòtans laverite nan sosyete nou an. Inivèsitè-sitwayen a rantre fòs renmen anndan li tou. Li se yon gadò ki
aksepte patisipe nan fòme yon ekip lòt gadò nan sèvis byennèt tout moun. Inivèsitè-sitwayen an pa la pou li tire revanj, li la pou li ede tout
moun ki refize defòme memwa pèp ayisyen an. Li la pou louvri je moun ki gen menm fonksyon yo, yon fason pou yo rete konekte ak listwa
peyi nou an. Inivèsitè-sitwayen an se yon itopis ki reyalis. Li ap sèvi ak zam lasyans ba li pou li idantifye tout zòn libète fòs dominasyon yo
pa rive kontwole sou plan nasyonal ak entènasyonal. Se nan nannan zòn sa yo moun yo domine yo, osnon moun ki pi fèb yo, sila yo ki pi
frajil ekonomikman ka rive envesti pisans kreyativite yo genyen an plis la. Inivèsitè-sitwayen an panse e kwè, fidelite li pou laverite ansanm
ak prensip diyite moun kapab ede tout bon pou mennen lapè nan rapò sosyal yo sou tè Ayiti.

1. INTRODUCTION de travail, l’université, nous nous proposons de projeter un

N ous vivons dans un pays où la plupart de nos semblables profil de l’universitaire-citoyen.


ont du mal à assurer leur survie matérielle, à obtenir une Nous nous inscrivons dans le courant de la philosophie
reconnaissance sociale et à jouir des plaisirs de l’existence. Ils humaniste. Nous pensons et nous croyons que tous les êtres
ruminent quotidiennement leur honte et leur humiliation. Le humains, indépendamment de leur race et de leur sexe,
séisme du 12 janvier 2010 qui a détruit la capitale d’Haïti a appartiennent à une seule et même espèce. Ils sont pourvus
mis à nu les différentes facettes de leurs souffrances sociales de la même dignité. Le déterminisme – biologique, historique,
et morales. Nous avons choisi de demeurer l’hôte de la terre social, psychique – n’est jamais intégral. L’homme n’est pas un
haïtienne. Ce choix nous contraint de donner une réponse jouet de forces qui le dépassent et qui décident de son destin.
à ces deux questions : Quel est le sens de notre existence sur Il a toujours le moyen d’acquérir ou de résister. Le bien-être
cette planète ou plus particulièrement sur la terre haïtienne ? humain est le but ultime de la vie sociale. C’est à partir de cette
Que signifie habiter Haïti au 21e siècle ? À partir de notre lieu vision que nous dessinons le profil de l’universitaire-citoyen.

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2. L’UNIVERSITAIRE-CITOYEN 3. L’UNIVERSITAIRE-CITOYEN EST UN FILS
ET LA QUESTION DE LA VÉRITÉ D’HAÏTI ET UN CITOYEN DE LA TERRE
L’universitaire citoyen s’intéresse avant tout au statut et au Pénétré du sens de l’anticipation, l’universitaire-citoyen gar-
devenir de la vérité dans notre société. Il a le souci de faire dera la mémoire de la souffrance des dominés. Il n’hésitera
connaître la mission de l’université aux nouvelles générations. pas à faire connaître et comprendre les véritables fondements
Ces dernières doivent savoir que « l’université fait profession de la souffrance sociale en Haïti, laquelle souffrance peut être
de la vérité. Elle déclare, elle promet un engagement sans lue dans les gestes, les regards, la prononciation, l’intonation
limite envers la vérité  1 ». En faisant profession de la vérité, ou encore le langage des corps.
l’université devrait être le lieu dans lequel rien n’est à l’abri Sans esprit de revanche, il pourra apporter son soutien à tous
du questionnement. Elle devrait être un ultime lieu de résis- ceux qui refusent de travestir la mémoire et qui acceptent de
tance critique à tous les pouvoirs d’appropriation dogmatiques mobiliser l’histoire haïtienne avec tout ce qu’elle comporte de
injustes. Elle est non seulement un lieu de liberté d’appren- tragique et de subversif, en vue de créer un avenir original.
tissage, mais aussi un espace de liberté inconditionnelle de Cette mémoire facilitera la réduction de la violence symbo-
questionnement et de proposition. Comme principe de résis- lique qui régit la communication entre locuteurs aux sta-
tance, l’université ne doit être subordonnée à aucun pouvoir tuts sociaux foncièrement disparates. Quête de mémoire et
ni à aucune finalité extérieurs : économique, politique, idéo- conscience critique sont indissociablement liées dans toutes
logique, médiatique, technique ou technocratique. démarches dont la finalité est d’œuvrer pour un monde moins
L’universitaire-citoyen est un veilleur qui accepte de créer des inégalitaire et moins violent.
communautés de veilleurs au service du bien commun. Avec Porte-parole de l’universel, l’universitaire-citoyen haïtien
ses pairs d’Haïti et de la planète, il appuiera toute tentative de ne peut pas faire comme si les progrès vertigineux des nou-
mise en œuvre de structures pouvant faciliter la distribution velles technologies de l’information et des communications
des biens collectifs à tous sans distinction. Il créera, en outre, n’avaient aucune incidence sur le travail de création culturelle.
des associations d’universitaires qui s’affirmeront comme « ins- Il devra engager, à la suite de ses collègues de la communauté
tances de critique, de surveillance, de proposition à partir de leur internationale, de sérieuses réflexions sur ces technologies.
champ de spécialisation ». Il sera toujours prêt à sonner l’alarme Il le fera, sans doute, à partir des questions brûlantes qui
au moment où ressurgissent les laideurs nationales – mépris des secouent l’histoire de son pays. Bref, il s’agira de découvrir
paysans, domesticité infantile, préjugé de couleur – résultant lucidement en quoi les réussites de la science peuvent être
d’une absence de mémoire. L’universitaire citoyen accepte de « porteuses d’avenir » pour notre agriculture, notre économie,
partager ses rêves avec d’autres (chercheurs, étudiants, ouvriers, notre système judiciaire, notre système économique. L’uni-
paysans, groupes de femmes, etc). En effet, pour s’épanouir et versitaire-citoyen d’Haïti ne saurait se montrer étranger ou
s’étoffer, une idée a besoin d’être accueillie par d’autres. hargneux face aux nouvelles technologies qui affectent déjà
non seulement les formes de vie de la plupart des citoyens de
L’universitaire-citoyen utilisera toutes les stratégies visant à
notre planète, mais encore toute la condition humaine.
aider les nouvelles générations à admettre que les Haïtiens et
les Haïtiennes sont responsables de leur destin. Les dieux ne L’universitaire-citoyen ne doit pas ignorer les différents défis
nous en veulent pas. Nous déclinons parce qu’il manque à nos que tous les hôtes de la terre doivent relever, dans le cadre
différentes élites un élément vital à la survie de notre société. Il de la crise écologique. Il doit être conscient de ces défis : le
s’appelle la « force d’âme ». En quoi consiste la force d’âme ? Elle réchauffement climatique, la désertification qui menace près
consiste en notre capacité de résister à la tentation d’assassiner d’un milliard de personnes vivant dans 110 pays, la défores-
notre espérance et notre foi en l’avenir. La force d’âme est la tation qui est au rythme de 13 milliards d’hectares par an,
capacité de dire non quand tout le monde veut nous entendre la pollution de l’air, de l’eau douce, des océans et des sols, les
dire oui. Toutefois, ce non n’est pas celui de l’adolescent révolté menaces pour la biodiversité2. L’universitaire-citoyen n’hési-
ni encore de celui qui, par peur de la vie, est prêt à s’exposer à tera pas à appuyer tous les mouvements ou organisations qui
des situations dangereuses. Ce non doit être authentique. La luttent pour la survie de notre coin de terre – Haïti – et pour
force d’âme est notre refus de compromettre au nom de notre la planète. À partir d’Haïti, il aidera ses compatriotes à 
avidité l’épanouissement de la raison et de l’amour, de la trans-
2. La biodiversité est une notion qui renvoie à l’ensemble des risques,
cendance et du dépassement de l’étroitesse de l’ego. notamment d’origine humaine, induisant une diminution du
nombre d’espèces et un appauvrissement des écosystèmes remet-
1. Jacques Derrida (2001). L’université sans condition, Paris, Editions tant en cause, à terme, leur viabilité générale. (Yves Dupont [2004
Galilée, p. 12 (2003)]. Dictionnaire des risques, Paris, Armand Colin, p. 44).

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prendre conscience que nous n’avons qu’une seule planète et Défendre les valeurs universelles en Haïti implique pour
que, si nous en gaspillons les ressources, il n’y aura pas d’issue. l’universitaire-haïtien des prises de position scientifiques et
Il plaidera pour que l’éducation à la conscience écologique soit politiques en faveur de ceux et de celles qui ont toujours été
obligatoire dans toutes les écoles. bercés d’espoirs vagues et qui ne disposent d’aucun capital
(économique, social, culturel, symbolique) significatif pou-
vant les aider à maîtriser leur avenir. Donner la parole à ces
4. L’UNIVERSITAIRE-CITOYEN ET LE PRINCIPE « damnés de la Terre » constitue en soi une action politique.
DE RESPONSABILITÉ Devenir « fonctionnaire de l’humanité » ou encore univer-
Dans le contexte haïtien, il réfléchira avec ses pairs et avec sitaire-citoyen dans le contexte haïtien, c’est faire preuve de
les jeunes générations sur le principe de responsabilité du sympathie et de compassion.
philosophe Hans Jonas3. Ce principe est formulé en ces
termes :  « Agis de façon que les effets de ton action soient
compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement 5. L’UNIVERSITAIRE-HAÏTIEN FACE
humaine sur Terre » ou, pour l’exprimer négativement : «  Agis AU POUVOIR DANS LE CONTEXTE HAÏTIEN
de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs L’universitaire-citoyen ne doit être inféodé à aucun type de
pour la possibilité future d’une telle vie », ou simplement : « Ne pouvoir. Il doit travailler sans avoir à subir d’autre contrôle
compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de que celui de ses pairs ou de la « cité savante ». Il n’acceptera pas
l’humanité sur Terre » ou encore « Inclus dans ton choix actuel qu’un expert autoproclamé ou mandaté par le pouvoir poli-
l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton tique puisse prétendre piloter le travail des chercheurs. Il est
vouloir. » (Jonas, 1990). un défenseur de l’autonomie de la recherche. L’universitaire-ci-
toyen est conscient des difficultés que peuvent rencontrer les
L’universitaire-citoyen doit encourager voire lutter pour que
chercheurs dans la quête et dans la défense de leur autonomie.
l’accès des enfants d’Haïti à une éducation à la responsabilité
Il ne doit pas être dupe. Il ne doit pas ignorer les conséquences
dans le cadre de leur rapport à leur milieu de vie. La respon-
néfastes que peut encourir la recherche de financement pour
sabilité doit être collective, mais elle doit s’inscrire dans des
ses travaux. Ce financement ne doit pas bloquer sa tentative
collectivités définies, limitées dans l’espace. Ainsi, l’univer-
de produire un savoir critique sur le monde social.
sitaire-citoyen appuiera toutes les formes d’initiatives visant
à convaincre les hommes et les femmes politiques à prendre L’universitaire-citoyen devra dialoguer avec les grandes
des mesures de contrôle concernant les activités technoscien- figures de la pensée haïtienne qui ont été animées, d’une part,
tifiques. du souci d’établir une relation entre l’universel et le particu-
lier et, d’autre part, de celui de présenter une vision intégrale
Aspirant toujours à une triple libération – libération de soi, de l’homme. En ce sens, l’exemple de Jacques Stephen Alexis
libération pour Haïti, libération pour la planète, l’universi- peut largement nous inspirer. S’adressant à des intellectuels
taire-citoyen, à partir des instruments de travail propres à français, il écrivait au début de 1957 :
sa discipline scientifique, tentera de démasquer l’illusion qui
ferait apparaître comme ordre naturel ce qui est l’arbitraire «  Nous sommes tous doués de raison, d’affectivité et de sen-
d’une forme de domination. sibilité. Plus particulièrement l’intellectuel est celui qui a pris
l’engagement envers lui-même de porter au plus haut point
Pèlerin de l’espérance, l’universitaire-citoyen ne contemplera
l’harmonie de ces trois facultés qui réagissent l’une sur l’autre
pas passivement ou n’applaudira pas béatement les scènes tra-
[…]. Je ne crois d’ailleurs pas qu’une intelligence, aussi aiguë
giques de la vie quotidienne de tous ceux qui sont dépourvus
soit-elle, suffise pour saisir l’irisé et le mouvant de la vie. Un
de tout capital économique et culturel, mais il donnera son
homme qui ne laisse pas parler son affectivité et sa sensibilité
appui à la construction de la cité. Espérer aujourd’hui, c’est est certes victime d’une aliénation dangereuse à cause du
accepter de tout mettre en doute en vue de découvrir, de pragmatisme, de l’utilitarisme, du jésuitisme et de la séche-
dévoiler et de construire. resse qui en découlent. L’amour, la liberté, la morale, la joie,
L’universitaire-citoyen assumera ainsi un double risque : le le bonheur, le respect de la personne humaine deviennent
risque de parler et le risque de créer. Il acceptera d’être jugé à des catégories abstraites, des antithèses isolées, des étalons
cause de ces risques. La loi du conflit l’exige, car c’est elle qui absolus avec lesquels on essaie de mesurer la réalité dans
nous fait prendre conscience de nos différences et qui nous quelque pays que ce soit, en dehors de l’histoire, dans n’im-
demande de respecter nos concurrents ou nos adversaires. porte quelle conjoncture4 . »

3. Voir Hans Jonas (1990). Le principe de responsabilité : une éthique 4. Jacques-Stephen Alexis (1957). « La belle amour humaine », Europe,
pour la civilisation technologique, Paris, Cerf. no 501, janvier 1971, p.23-24

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L’universitaire-citoyen résistera toujours à toute forme de frag- a) Vole leta pa vole.
mentation qui le fera passer pour un monstre ou un indifférent Qui vole l’État n’est pas voleur.
à la manière de ses compatriotes. Ainsi, il n’éludera pas dans b) Anba moumou, zepolèt se dèy.
ses pratiques la question du sens : le sens de l’amour, le sens Sous l’épaulette, c’est le deuil.
de la poésie, le sens de l’espérance, le sens de la responsabilité.
c) Minis finans gen dan.
L’universitaire-citoyen est un résistant lucide et éclairé dont la
Le ministre des Finances a des dents longues.
tâche ne consistera pas à annoncer la fin de toutes les formes
de domination en Haïti. Il prendra, cependant, la conscience d) Plas leta se chwal papa.
du poids de l’histoire qui peut obscurcir le possible. Un emploi public, c’est un cheval de famille.

Nous pouvons retenir également l’exemple d’Anténor Firmin, e) Konstitisyon se papye, bayonnèt se fè.
l’un de nos plus grands penseurs du 20e  siècle. Ami de la La Constitution, c’est du papier ; les baïonnettes, c’est du
beauté et de la solidarité, il s’en prenait vigoureusement aux fer.
élites noire et mulâtre qui vouaient, par leurs pratiques, un Ce « patriotisme constitutionnel » n’adviendra pas sans
dédain aux classes subalternes. Dans son volumineux ouvrage une relecture critique de l’histoire de l’État en Haïti. Cette
Monsieur Roosevelt, Président des États-Unis et la République tâche sera ardue, mais elle est indispensable, si nous voulons
d’Haïti publié en 1905, il écrit : acquitter notre dette envers ceux et celles dont les aspirations
sont rongées par les structures de domination ou d’exploita-
« La vérité, c’est que la question de couleur est à l’usage de tion.
tous ceux qui désirent perpétuer la nuit qui règne dans le
cerveau populaire en Haïti, pour en tirer des avantages per- Rêver et travailler à l’avènement d’un « patriotisme constitu-
tionnel en Haïti », c’est faire preuve de patience. Ce projet ne
sonnels […] Haïti n’a besoin, pour se relever et prospérer,
peut pas être l’œuvre d’un homme ou d’un parti politique. Il
que d’être gouverné par des citoyens honnêtes et compétents,
doit être un projet collectif qui exigerait de l’universitaire-ci-
quelle que soit la nuance de leur épiderme pourvu qu’ils ne
toyen un courage extraordinaire : celui de contester le désordre
voient pas dans la majorité qui peine et qui travaille un autre
institué, la marginalisation des Haïtiens et Haïtiennes qui
ordre de création5 […] »
souffrent du manque d’avenir et qui ne peuvent pas avoir un
Transcendant de loin toute forme de nationalisme verbal ou rapport raisonnable avec le temps.
folklorique à travers l’histoire d’Haïti, l’universitaire-citoyen
assumera ce nouveau risque : celui de participer quotidien-
nement et inlassablement à l’éclosion de ce qu’un penseur 6. CONCLUSION
allemand, Jűrgen Habermas appelle le « patriotisme consti- L’universitaire-citoyen est un utopiste réaliste qui, avec les
tutionnel6 » qui se définit par l’attachement aux principes de armes du champ scientifique, reconnaîtra les marges de liberté
l’État de droit et de la démocratie. Cependant, il ne fera pas non maîtrisées par les structures de domination au niveau
croire à ses compatriotes que la démocratie est le propre de national et au niveau international. Il le fera dans le but de
l’homme. Insistant sur sa dimension historique, il cherchera permettre aux dominés d’investir dans cette marge le surplus
avec d’autres les éléments puissants de notre culture qui favo- de leur créativité. Car, seul ce surplus est apte à les aider à
inventer un avenir à la hauteur de leur dignité humaine.
risent une meilleure réception du projet démocratique en Haïti.
L’universitaire-citoyen est, enfin, un ami de l’art qui symbolise
Ce patriotisme signifie une rupture graduelle et intelligente
la rencontre du sensible et de l’intelligible, du matériel et du
avec une culture de la violence fondée sur le mépris conscient
spirituel. Il prône l’éducation esthétique des enfants et des
ou inconscient de nos concitoyens, sur l’anéantissement de
jeunes. Il défend l’art, qui est l’incarnation de la beauté. C’est
leur dignité. Il marquera une sérieuse remise en question des
cette beauté liée à l’éthique qui nous aidera à humaniser nos
éléments aliénants de notre culture politique qui sont for-
pratiques sociales.
mulés dans ces proverbes :

5. Anténor Firmin (1905). Monsieur Roosevelt, Président des États- BIBLIOGRAPHIE


Unis et la République d’Haïti, New York, Hamilton Bank Note • ALEXIS, Jacques-Stephen (1957). « La belle amour humaine », Europe, no 501,
Engraving and Printing Co. / Paris, F. Pichon et Durand Ausias, janvier 1971, p. 23-24.
p. 426 et 455. • DERRIDA, Jacques (2001). L’université sans condition, Paris, Editions Galilée,
6. Jean-Marc Ferry. « Quel patriotisme au-delà des nationalismes ? p. 12.
Réflexion sur les fondements motivationnels d’une citoyenneté • FERRY, Jean-Marc (1997). « Quel patriotisme au-delà des nationalismes ?
européenne » dans Pierre Birnbaum (dir.). Sociologie des nationa- Réflexion sur les fondements motivationnels d’une citoyenneté européenne »,
lismes, Paris, PUF, p. 435. dans Pierre Birnbaum (dir.). Sociologie des nationalismes, Paris, PUF, p. 435.

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• FIRMIN, Anténor (1905). Monsieur Roosevelt, Président des États-Unis et la • JONAS, Hans (1990). Le principe de responsabilité : une éthique pour la civilisa-
République d’Haïti, New York, Hamilton Bank Note Engraving and Printing Co. / tion technologique, Paris, Cerf, p. 40.
Paris, F. Pichon et Durand Ausias, p. 426 et 455.

Hérold Toussaint, Ph.D., docteur en Sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHES) de Paris, psychologue et détenteur
d’une maîtrise en communication sociale, est professeur à l’Université d’État d’Haïti. Coordonnateur du CUCI (Collectif des Universitaires
Citoyens), il encourage les étudiants qui terminent leur premier cycle d’études à produire des travaux dans le champ des sciences humaines et
sociales. Il est également professeur invité à l’Université Laval (Québec). Il mène notamment des recherches sur la dimension utopico-critique
des mouvements religieux en Haïti. Son dernier ouvrage a pour titre Violence symbolique et habitus social. Lire la sociologie critique de Pierre
Bourdieu en Haïti. [email protected]

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