Sermons A Decoppet
Sermons A Decoppet
Sermons A Decoppet
CHRISTIANISME PROUVÉE
PAR L'EXPÉRIENCE.
- 1866 -
Mes Frères,
Mes frères, il est un mot qui se trouve aujourd'hui dans toutes les
bouches, un mot dont notre siècle est enivré et que chacun
invoque à l'appui de ses idées, c'est le mot de progrès. Le
progrès, c'est le mouvement, c'est la société en marche vers la
perfection, c'est la vie des peuples comme des individus. Qu'une
idée, qu'une doctrine, qu'une institution, qu'une oeuvre
quelconque du génie humain réalise un progrès; qu'elle rende la
société meilleure ou plus heureuse ; cette idée, cette doctrine,
cette institution portera au front l'auréole de la vérité : on ne
discutera plus, on s'inclinera et on croira. Le progrès prouve la
vérité, comme le mouvement prouve la vie.
Celui-ci vous a dit : « Mon ami, vous n'êtes rien ; vous croyez
avoir un corps à votre disposition, mais c'est une pure illusion de
votre esprit; et votre esprit lui-même n'est probablement aussi
qu'une illusion, une pensée qui se pense, le rêve d'une ombre ! »
Oui, soyez de bonne foi, qu'est-ce qui vous retient? qu'est-ce qui
vous arrête? qu'est-ce qui vous empêche de vous jeter entre les
bras de Jésus-Christ en lui disant : Mon Seigneur et mon Dieu?
Je veux bien que les mystères et les difficultés de la doctrine
chrétienne soient pour quelque chose dans votre hésitation et
dans vos doutes; mais, convenez-en, le grand obstacle n'est pas
là : il est dans votre volonté qui n'est pas résolue à renoncer à
tout pour obéir à Dieu. Vous sentez que pour embrasser la
doctrine de Jésus-Christ il vous faudrait échanger la vie facile et
superficielle que vous vous êtes faite contre une vie austère,
sainte, dévouée; et au fond, vous ne le voulez pas! Vous sentez
qu'il vous faudrait crucifier journellement la chair et ses
convoitises, c'est-à-dire renoncer à la mondanité, à l'avarice, à la
sensualité, à telle idole secrète à laquelle vous sacrifiez encore,
et vous ne le voulez pas sincèrement! Vous comprenez que pour
être chrétien, il vous faudrait faire une profession ouverte de votre
foi et affronter peut-être les sourires railleurs de cette société
frivole qui vous encensait hier, et vous ne pouvez vous' y
résoudre!
Est-ce que j'exagère? Est-ce que telle n'est pas la vraie cause de
l'incrédulité? Si je me trompe, je me trompe avec Jésus-Christ qui
a déclare que la lumière est venue dans le monde, mais que les
hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que
leurs oeuvres sont mauvaises.
- 1869 -
Mes Frères,
Il est peu de solennités dans notre culte austère qui fasse à la joie et
à la poésie une plus grande place que celle qui nous rassemble
aujourd'hui. Ces jeunes gens sérieux, émus, qui vont être bientôt
présentés à l'Église et reçus dans son sein,; ces parents, ces amis qui
les entourent et dont les coeurs se confondent tous dans un même
attendrissement et dans une même prière; tout concourt à faire de
cette journée une vraie fête chrétienne.
Parmi ces jeunes gens qui vont tout-à-l'heure prononcer des voeux si
solennels à la face de Dieu et de l'Église, combien en est-il qui
sachent réellement ce qu'ils vont faire, qui aient les dispositions qu'ils
doivent avoir, et qui pourront déclarer avec une entière sincérité qu'ils
veulent faire partie de l'Église de Jésus-Christ et s'engager au service
de Jésus-Christ ? Jusqu'à quel point ces admissions officielles de
catéchumènes, faites ainsi en bloc , sont-elles légitimes et conformes
à l'esprit de l'Évangile? Je l'avoue, ces questions me troublent et
m'attristent .....
Que votre oui soit oui; c'est-à-dire d'abord qu'il soit sincère, qu'il soit
l'expression vraie de vos sentiments et de vos résolutions.
Vous le voyez, cet article résume tous les autres. Ce que nous avons
dit des autres peut donc s'y appliquer. Confirmer le voeu de votre
baptême, c'est déclarer que vous voulez faire partie de cette Église du
Christ dans laquelle on vous a introduits à un âge où vous n'y pouviez
consentir vous-mêmes ; - c'est dire que de votre plein gré et sachant
bien ce que vous allez faire, vous voulez vivre dans la piété et dans la
foi chrétiennes. Encore une fois, chers catéchumènes, est-ce là votre
sérieux désir, votre intention sincère?
Cela est nécessaire aussi parce que vous avez à l'accomplir au milieu
d'un monde qui comprend la jeunesse d'une manière tout opposée.
S'il est un âge où l'on soit avide de bonheur c'est le vôtre assurément.
La jeunesse est l'âge de l'espérance. Et qu'espère-t-elle ? Une seule
chose sous des noms divers : le bonheur. Et non-seulement elle
l'espère, mais elle l'attend, mais elle y croit. Eh bien, oui, croyez au
bonheur, croyez-y de toutes vos forces ; car s'il y a quelque chose de
repoussant au monde, c'est d'entendre sortir d'une bouche qui n'a pas
vingt ans le langage du désillusionnement et du dégoût de la vie.
Croyez au bonheur, mais à la condition de le chercher où il se trouve,
non dans la jouissance et la mondanité, mais dans une vie élevée,
laborieuse, chrétienne. Croyez au bonheur, mais à la condition de
renoncer souvent à ce que le monde, dans sa fausse sagesse,
appelle de ce nom. En renonçant aux joies d'une jeunesse dissipée,
vous n'aurez rien. à regretter; c'est Pour vous surtout qu'elle est vraie
cette parole du Maître : « Celui qui perd sa vie la retrouvera. » En
perdant une telle jeunesse, vous trouverez et vous garderez la vraie
jeunesse, celle du coeur, que ni les années ni les chagrins ne
sauraient flétrir et qui vient encore embellir les nobles vies jusqu'à leur
dernier soir. 0 mes amis, si vous voulez rester jeunes, éternellement
jeunes, soyez chrétiens ! Cette chaleur d'âme, cette confiance
instinctive, cette élasticité de caractère, cette facilité d'enthousiasme
au contact de tout ce qui est émouvant et beau, cette sève abondante
de vie, tous ces trésors de votre âge, vous ne les garderez que si
vous les placez dès maintenant dans une arche sainte ! Regardez
ceux qui les ont jetés au vent de l'impureté et de la dissipation. Ils sont
vieux avant d'être mûrs, mous et énervés à l'âge de la vigueur, froids
et railleurs à l'âge de l'enthousiasme, désabusés à l'âge de
l'espérance, blasés et ennuyés à l'âge du bonheur. C'est le salaire du
péché, c'est la décrépitude, c'est la mort! Ah ! croyez-en l'expérience
de tous ceux qui vous ont devancés dans la vie : rien n'est beau, rien
n'est vrai, rien n'est assez grand pour nous, - que la passion du bien,
que la lutte morale, que le triomphe sur tout ce qui est inférieur et
coupable, - que la vie chrétienne enfin dans toute sa sainteté.
Et que dirai-je de la jeune fille chrétienne! Ah! c'est dans sa vie surtout
que la piété exhale ses plus doux parfums. Elle est modeste, elle est
simple dans sa mise et dans ses manières; elle est aimable et bonne,
mais elle ne cherche point à plaire et à attirer les regards; elle ne veut
d'autre parure que celle de l'homme caché et du coeur, que la pureté
incorruptible d'un esprit doux et paisible. (1 Pierre, III, 4.) Elle a vite
.compris que la part de la femme dans ce monde est celle du
dévouement, et que cette part est la plus belle de toutes. Aussi quelle
influence bénie. elle exerce autour d'elle! Allez auprès de cette voisine
malade : c'est elle que vous verrez à genoux auprès de son lit.
Pénétrez dans cette pauvre demeure, auprès de cette femme âgée et
infirme, c'est elle que vous entendrez le dimanche lui lire quelques
pages dans sa petite Bible.
Et dans sa famille, voyez comme sans bruit, sans ostentation, elle sait
se rendre utile à sa mère dans les besoins du ménage et dans
l'éducation de ses frères et soeurs plus jeunes qu'elle. Comme elle
sait par sa tendresse, par mille attentions délicates, dérider le front
souvent soucieux de son père! Savez-vous comment l'Écriture
désigne une telle jeune fille ? Elle l'appelle la pierre angulaire de la
maison. (Ps. CXLIV, 12.) La pierre angulaire ?... oui, et si vous voulez
une explication de cette comparaison étrange au premier abord,
cherchez-la dans le vide qu'elle laisse derrière elle quand elle quitte la
maison paternelle, cherchez-la dans l'âme déchirée des siens à
l'heure des adieux!... Jeunes filles, n'est-ce pas ainsi que vous
comprenez la vie, que vous entendez le bonheur?
Mais à la voix de votre pasteur s'ajoute une voix plus tendre et plus
aimée encore, celle de vos parents, celle de votre mère... Ah ! si elle
pouvait se faire entendre en cet instant, elle vous dirait « Mon fils, ma
fille, que ton oui soit oui; - que ton coeur se donne à Dieu! crois-en
mon expérience de la vie, crois-en mon amour pour toi : là sera ta
paix,- ta force, ta sauvegarde au milieu des tentations du monde; là
seulement le chemin du bonheur et du salut.» - Ah! donnez-leur
aujourd'hui la joie, la grande joie, chers catéchumènes, de vous voir
entrer véritablement au service de Dieu.
Et n'est-ce pas, enfin, qu'à toutes ces voix s'ajoute aussi la votre, celle
de votre coeur ? N'est-ce pas qu'elle vous presse de vous consacrer à
Dieu, non pas à demi, mais complètement ; non pas un jour, mais
toute votre vie ; non pas demain, mais aujourd'hui ? - N'est-ce pas que
cette voix intérieure vous crie : « Aujourd'hui doit être pour toi le jour
du salut, le jour de la conversion, le commencement d'une vie
nouvelle ! » - Ah! pour qu'il en soit ainsi, chers catéchumènes, que
Dieu vous fasse la grâce de prononcer tout à l'heure un oui sincère,
énergique et joyeux!
LES MECONTENTS
- 1869 -
Mes Frères,
Un des types les plus intéressants à étudier parmi ceux que Jésus-
Christ nous a décrits dans ses paraboles, c'est celui du frère de
l'enfant prodigue. Il n'y a que quelques mots sur lui, mais ils suffisent
pour nous le révéler tout entier. C'est un homme comme on en voit
beaucoup, dont la vie extérieure a toujours été irréprochable. Il n'a pas
quitté comme son frère la maison paternelle, il ne s'est pas laissé
entraîner comme lui à toutes sortes de débordements. Il a mené
auprès de son père une existence paisible et soumise. Mais c'est un
coeur sec, une âme froide; sa vertu n'a rien de généreux, de vivant;
elle est raide et orgueilleuse, comme celle des Pharisiens. C'est un
manteau brillant qui cache une personnalité foncièrement égoïste. La
conversion n'a pas encore changé cet homme; il aurait besoin, lui
aussi, de s'écrier : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi!
Mais qu'il est loin encore de ces sentiments! Il ne les comprend même
pas chez son frère. Il refuse de s'associer à la joie de son retour. Il
s'en irrite, il s'en trouve offensé comme d'une injustice. Le voyez-vous
pendant que la maison est en fête et qu'on entend au loin le bruit du
festin et des danses ; - le voyez-vous, maussade, retiré à l'écart,
silencieux, le visage sombre et sévère, s'aigrissant en lui-même à la
pensée de toutes les prodigalités de son frère qui devaient aboutir à
cette explosion de joie, - et à la pensée de ses propres vertus à lui,
qui jamais ne, lui avaient procuré la plus petite fête ?
Le mécontent n'est pas non plus celui qui, tout en ayant une vie
relativement agréable et facile, a le sentiment que l'existence actuelle,
quelque heureuse qu'elle soit, ne peut pas le satisfaire entièrement;
ce n'est pas le sage qui, après avoir passé en revue tous les biens de
ce monde, s'écrie : « Vanité des vanités, tout est vanité et rongement
d'esprit ! » Ce n'est pas l'apôtre qui écrit aux Philippiens (1, 23) : « Il
me tarde de déloger pour être avec Christ, ce qui m'est beaucoup
meilleur. » Il n'y a rien de commun entre cette noble aspiration de
l'âme vers l'infini et le mécontentement. Ici, c'est l'exilé qui soupire
après la patrie absente et le foyer où il a laissé ce qu'il a de meilleur;
là, c'est le voyageur qui maugrée contre les aspérités et les ronces du
chemin.
Cette opposition est plus radicale encore. La mélancolie est le fait des
âmes qui ne veulent pas se contenter de la vie actuelle. Au con. traire,
le mécontentement est la déception chagrine de ceux qui attendent
encore leur bonheur des biens de ce monde.
Il serait trop long de faire passer devant vous toute l'a famille si
nombreuse, hélas! des mécontents. Aussi bien ce serait inutile. Qu'il
nous suffise de saisir le trait qui leur est commun, et de définir le
mécontent : - l'homme qui est toujours disposé à trouver la part de son
prochain meilleure que la sienne, et à s'en plaindre tout haut ou tout
bas comme d'une injustice.
L'enfant de Dieu, le vrai juste, est celui qui marche Par la foi, celui qui
obéit à un Dieu mystérieux dans ses dispensations aussi bien que
dans son essence, celui qui croit aux réalités du monde à venir, alors
même qu'elles semblent démenties par celles du monde présent, celui
qui peut s'écrier comme le patriarche : « Quand même Dieu me
tuerait, je ne cesserais d'espérer en lui! » Ah! ne me dites pas que
Dieu est injuste dans la répartition des biens et des maux de cette vie!
Sous le désordre apparent se cache l'ordre réel. Dans l'inégalité
même de cette répartition, je reconnais la manifestation du
gouvernement moral de Dieu dans ce monde; je vois la preuve que
Dieu veut être obéi par amour, non par intérêt; et si ma vie est plus
pauvre que telle autre des joies de ce monde, - c'est que Dieu veut
sans doute qu'elle soit plus riche de cette foi qui saisit les joies du ciel!
Ah! mes frères, nous ne pensons pas assez souvent aux richesses
immenses que Dieu a confiées à nos mains débiles! Tout ce que Dieu
a est à nous ! Il a la vie, nous l'avons aussi, - une vie semblable à la
sienne, immortelle comme la sienne, se manifestant comme la sienne
par la pensée, par la volonté, par l'amour, - car nous sommes de race
divine, étant créés à l'image de Dieu. La vie! quel don royal que celui-
là! quelle grandeur et quelle gloire que d'exister, d'exister pour
toujours! que de pouvoir se dire : Je suis un être immortel; - les cieux
et la terre avec toutes leurs splendeurs passeront : ils seront balayés
un jour comme une fragile poussière par le souffle de Dieu; moi je ne
passerai pas! je survivrai à la catastrophe qui engloutira cet immense
univers, dans lequel je ne suis qu'un imperceptible point. Bien plus,
cette vie,. semblable à une lueur grandissante, ira s'accroissant et
s'enrichissant toujours davantage à travers des siècles sans fin; les
facultés, les jouissances, l'activité qui la constituent se développeront
sans cesse, me rendant toujours plus semblable à celui qui en est la
source éternelle.
Mon fils, tout ce que j'ai est à toi, -c'est-à-dire toutes mes oeuvres sont
à toi. C'est pour toi, c'est pour ton bien-être et ton plaisir que j'ai fait si
riche ce monde que tu habites, - si pleine de poésie et de beauté cette
nature qui t'environne. Tu n'y saurais faire un pas sans y rencontrer
quelque marque de ma sollicitude et de mon amour. Pour toi j'ai
donné aux fleurs des champs leur parure et leur parfum; pour toi je
renouvelle les saisons, messagères fidèles, qui t'apportent chacune
des trésors différents. J'ai étendu dans les cieux ce pavillon d'azur
pour que ton regard, fatigué de la terre, vienne y chercher le repos, la
consolation et l'espérance. Pour toi j'ai fait la joyeuse clarté du jour et
la bienfaisante obscurité de la nuit. Tu jouis de toutes ces choses en
indifférent, en ingrat, peut-être; mais si tu en jouissais avec le
sentiment qu'elles ont toutes été inspirées par une pensée d'amour
pour toi; si, à travers toutes ces merveilles de sagesse et de bonté, tu
savais discerner la main généreuse qui te les a données; - ce n'est
pas le murmure qui monterait jamais de ton coeur à tes lèvres, c'est le
cantique de l'adoration et de la reconnaissance!
Mon fils, tout ce que j'ai est à toi, signifie encore : Toutes mes grâces
sont à ta disposition. Je suis la source de toute grâce excellente et de
tout don parfait; je suis le père de la lumière, de la sainteté, de l'amour
; je cherche à te combler de tous ces biens. Demande, et je te
donnerai; parle, je te répondrai; étends ta main et je la remplirai; ouvre
ton coeur et j'y descendrai moi-même, et j'en ferai mon sanctuaire.
N'es-tu pas mon enfant ? Ne t'ai-je pas aimé de toute éternité d'un
ineffable amour? Ne me suis-je pas immolé pour toi ? Pour toi le sang
de mon fils bien-aimé n'a-t-il pas coulé sur une croix maudite ? Celui
qui t'a donné son propre fils ne te donnera-t-il pas toutes choses avec
lui ?
Nous n'avons pas épuisé, mes frères, le sens de cette parole: Tout ce
que j'ai est à toi. Nous ne l'épuiserons même jamais, car elle signifie
encore: J'ai le ciel, j'ai la souveraine et inaltérable félicité, et tu l'auras
aussi, car tu es mon héritier.
Ce qui vous manque pour être heureux, c'est. d'être chrétiens, ou tout
au moins de l'être d'une manière plus constante et plus ferme ; - et
ceci nous amène à cette autre partie de la réponse du père: Mon fils,
tu es toujours avec moi.
Mais non, cela n'est pas possible, ou du moins cela ne l'est plus,
n'est-il pas vrai? Vous ne serez plus à ce point ennemi de vous-
même! Vous ne voudrez plus passer à côté du bonheur chrétien, de
ce bonheur qui est fait pour vous et pour lequel vous êtes fait, sans
aller y étancher votre soif !
Lève-toi donc, toi aussi, fils aîné, fils mécontent, lève-toi repentant et
va-t'en vers ton père et dis-lui : Mon père, j'ai péché contre toi et je ne
suis plus digne d'être appelé ton enfant !
LE SÉRIEUX DE
L'INTELLIGENCE
- 26 Mars 1871 -
Mes Frères,
C'est à l'occasion du don des langues que saint Paul adressait aux
chrétiens de Corinthe l'exhortation que vous venez d'entendre. Un
grand mystère enveloppe encore pour nous cette manifestation
extraordinaire de l'Esprit de Dieu dans la primitive Église. Le don des
langues fut d'abord la faculté donnée aux apôtres, le jour de la
Pentecôte, de se faire comprendre des étrangers accourus à
Jérusalem de toutes les contrées du monde. Mais plus tard, ce don
merveilleux semble avoir changé de nature et le parler en langues
dont il est question dans les épîtres de saint Paul serait devenu,
d'après les meilleurs interprètes, l'expression d'une sorte d'extase,
d'un état mystique qui se produisait dans certaines âmes, sous
l'influence d'une inspiration particulière de l'Esprit de Dieu. Celui qui
se trouvait dans cet état perdait pour ainsi dire la notion du monde
extérieur, et, sans égard pour les personnes au milieu desquelles il se
trouvait, plongé dans l'adoration ou emporté par les élans de son
coeur, il se faisait une langue à lui, pour exprimer les phénomènes
étranges qui se passaient dans son âme ; - mais ses paroles n'avaient
aucun sens pour les autres.
Les enfants ont une prédilection marquée pour ce qui est nouveau.
La mobilité est un des traits de leur esprit. Vivant plutôt d'impressions
que de réflexions, leur attention ne s'arrête pas longtemps sur le
même objet, elle s'en lasse bientôt et s'échappe dans une autre
direction, à la recherche de quelque chose de nouveau.
Mais quand l'amour du nouveau n'est pas contenu dans ses limites
naturelles, quand il dégénère en passion ou en inquiétude fiévreuse,
quand il s'installe dans les âmes, quand il s'empare d'un peuple et
devient un des traits saillants de son caractère, - de combien de
ruines n'est-il pas la cause? Nous en savons quelque chose dans
notre malheureux pays! Je veux bien que les révolutions qui l'ont si
souvent bouleversé, hélas! et qui le bouleversent encore, tiennent à
des causes morales ou politiques plus profondes que la disposition
dont je parle; mais il n'en est pas moins certain que la mobilité d'esprit
qui nous caractérise à contribué pour une grande part à l'instabilité de
nos institutions, à ces ébranlements presque périodiques qui viennent
changer soudain les hommes et les choses et tout remettre en
question. Vous connaissez l'histoire de cet Athénien qui avait voté
l'exil d'Aristide par la seule raison qu'il était ennuyé de l'entendre sans
cesse appeler Juste. Hélas! il y a parmi nous beaucoup d'Athéniens
semblables. Les hommes et les choses sont plus vite usés chez nous
que partout ailleurs. L'idole du jour est la victime du lendemain. On
dirait que nous redoutons ce qui a quelque chance de durée. Le
nouveau nous attire et nous séduit, par cela seul qu'il est nouveau.
Nous aimons mieux renverser qu'améliorer, - et nous en sommes
toujours réduits à fonder, à recommencer l'oeuvre sociale, au lieu de
la fortifier et de la développer. Aussi y a-t-il une amère vérité dans ce
paradoxe ironique bien connu, qu'en France il n'y a que le provisoire
qui dure.
Mais hélas! le péché corrompt les Plus beaux dons; il transforme les
grâces de Dieu en dissolution, comme dit l'Ecriture. Cela s'est vu dans
notre pays. Notre esprit est devenu frivole. Il a dégénéré en moquerie.
On s'est raillé de tout, même des choses les plus respectables et les
plus saintes. On a tourné les sujets les plus sérieux de la politique, de
la religion et de la littérature, en divertissement intellectuel. Le bon
mot a pris la place de l'argument; le comique a envahi tous les
domaines ; et la presse, au lieu de réagir contre cette funeste
tendance, l'a encouragée, en cherchant le succès, moins dans le
ferme langage du bon sens et de la vérité que dans l'amusement du
public. L'art lui-même, infidèle aux sévères traditions des grands
maîtres, s'est rabaissé, et la musique du ricanement, passez-moi
l'expression, est devenue la musique à la mode.
Que dirai-je encore? nous nous laissons tellement fasciner par l'esprit
qu'il suffit à un pamphlétaire ou a un orateur d'être un homme d'esprit
pour se faire une immense réputation, pour acquérir une influence,
allons jusqu'au bout, pour être porté par les acclamations de la foule
aux plus hautes charges de l'État, - alors même qu'il n'aurait donné
aucune preuve de capacité comme homme politique.
Ainsi l'esprit frivole, le plaisir de rire, est devenu chez nous une
véritable idole, à laquelle nous avons trop longtemps sacrifié la vérité,
la raison, la justice, et jusqu'à notre propre dignité elle-même.
J'ai dit le mal, et ce n'a pas été sans douleur, car il en coûte à celui
qui aime sa patrie de mettre ses plaies à nu. Maintenant je vais
essayer d'indiquer le remède.
Pour ce qui est de l'intelligence, dit l'apôtre, soyez des hommes faits.
Voilà le but à atteindre. Il faut qu'aujourd'hui chacun de nous, fidèle à
l'exhortation de mon texte, s'applique à dépouiller tout ce qui, dans
son intelligence, tient encore de l'enfant, - et à acquérir ce sérieux de
la raison, cette sagesse élevée et pratique, ce jugement calme et
ferme des choses, sans lesquels on ne parvient pas, malgré les
années, à l'état d'homme fait.
Alors Jésus, étant sorti, vit une grande multitude; et il fut touché
de compassion envers eux, parce qu'ils étaient comme des
brebis qui n'ont point de berger.
Marc VI, 31.
Mes Frères,
Ah! mes frères, qui osera dire que tant de ,souffrances sont
inévitables, et que tout est pour le mieux dans la société? Non, non, il
y a là d'immenses problèmes à résoudre, des questions menaçantes
qui s'imposent; et puisse l'épouvantable catastrophe que nous venons
de traverser avoir du moins cette utilité d'appeler sur ces questions la
plus sérieuse attention des hommes de coeur ! Car il y a un lien entre
la souffrance et la révolte. La misère donne et accueille de mauvais
conseils. A la longue aussi, elle abrutit 'l'homme, elle dégrade et aigrit
le caractère, et dans certains moments, elle souffle au coeur de
funestes tentations et des haines criminelles. Cette misère a-t-elle
ému votre coeur ? Avez-vous souffert des souffrances du pauvre? Y
avez-vous compati? et êtes-vous complètement innocents de tous les
malheurs dont ces souffrances ont été, sinon la cause, du moins le
prétexte et l'excitant ? Vous qui avez une vie agréable et facile, des
appartements confortables, une table abondante, des enfants heureux
et bien élevés, un lendemain assuré, - savez-vous vous mettre à la
place de celui qui n'a rien de tout cela, - et qui est pourtant votre frère,
- et qui a un coeur comme le vôtre et les mêmes besoins que vous?
Avez-vous fait tout ce qui dépendait de vous pour atténuer, à force de
charité, les inégalités sociales? ou plutôt n'avez-vous pas contribué à
les faire ressortir par le luxe de vos demeures ou de vos toilettes ? Ah
! malheur à celui qui n'aurait pas entendu au fond de sa conscience,
pendant la tempête furieuse à laquelle nous venons d'échapper, le
reproche que le divin représentant du pauvre adressera un jour aux
égoïstes: « J'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger; j'ai
eu soif, et vous ne m'avez pas donné à boire; j'étais nu, et vous ne
m'avez pas vêtu. »
Regardez enfin, mes frères, quels ont été les conducteurs de notre
peuple, quels hommes il a eu depuis longtemps pour le gouverner ou
pour l'inspirer, et votre compassion sera plus grande encore qu'à la
vue de sa misère et de son ignorance.
Et puis, il faut en finir avec nos luttes intestines qui ont dévoré trop
longtemps le meilleur de notre activité et de nos ressources, et offrir à
nos concitoyens le spectacle d'une Église forte, unie, croyante, riche
en bonnes oeuvres, et toujours en marche vers la perfection.
***
Mes Frères,
De tous les biens qu'il nous est donné de connaître ici-bas, je ne sais
si l'espérance n'est pas le plus précieux. Que serait la vie sans
espérance? Quel est celui d'entre nous que le passé n'ait déçu, et que
le présent n'attriste plus ou moins? -Que deviendrions-nous s'il ne
nous restait pas l'avenir, l'avenir qui nous promet, qui nous sourit, qui
nous console ? L'espérance est la compagne, l'amie sur laquelle nous
avons besoin de nous appuyer pour faire le voyage de la vie. Si elle
nous abandonne, la lumière s'éteint sur notre sentier, et nous n'avons
plus ni joie ni courage. Dans notre condition présente, en face d'une
réalité qui ne peut pas nous satisfaire pleinement, que dis-je ? qui
excite plutôt qu'elle n'apaise notre soif de jouissances, l'espérance est
le vrai nom du bonheur. Quelque faible qu'elle soit, tant qu'elle
subsiste, on n'est pas complètement malheureux. Aussi le poète a
raison qui met cette inscription au-dessus de la porte de l'Enfer : «
Vous qui entrez ici, quittez toute espérance. »
Si nous avons besoin d'espérance pour être heureux, nous n'en avons
pas moins besoin pour agir. Il n'y a pas d'activité féconde sans une
certaine confiance dans le succès. On n'entreprend rien quand on
n'espère rien. Le cultivateur ne se donnerait pas la peine de labourer
et d'ensemencer son champ, s'il ne comptait pas sur la moisson. C'est
l'espérance qui provoque l'esprit d'initiative, qui nourrit l'ardeur, qui
entretient la persévérance.
Or, pour remplir cette tâche, pour l'essayer même, - il faut espérer, il
faut avoir confiance dans la possibilité de cette régénération. L'avons-
nous? Avons-nous foi en l'avenir? Hélas! nous avons perdu bien des
illusions; nous avons assisté à un déchaînement de mal auquel nous
ne nous attendions pas, et qui a dépassé les prévisions des plus
pessimistes; nous avons frémi en voyant tout ce qui se cache encore
de haine et de barbarie sous le vernis brillant de notre civilisation.
Aussi l'inquiétude est dans bien des coeurs, les découragés et les
pessimistes ne manquent pas, et rien n'est plus rare que d'entendre
aujourd'hui l'accent de l'espérance. Eh bien, mes frères, c'est cet
accent que je voudrais vous faire entendre aujourd'hui. S'il doit retentir
quelque part, n'est-ce pas du haut de la chaire chrétienne? Oui, c'est
une, parole d'espérance et d'encouragement que j'ai à coeur de vous
apporter. Je voudrais vous montrer que notre premier devoir, dans la
situation actuelle, est d'espérer, d'avoir confiance en l'avenir; ou
plutôt, fidèle à mon texte, j'essayerai de vous montrer que l'amour est
la source de l'espérance ; que ce rameau, plein d'une sève généreuse
et chargé de si belles fleurs, c'est le tronc puissant de la charité qui le
porte et le nourrit.
La charité espère tout, dit l'apôtre. L'espérance, en effet, est un des
privilèges de la charité, une qualité qui lui est inhérente, qui lui
appartient en propre. Ce sont là deux vertus qui ne se séparent pas.
L'amour appelle l'espérance, comme la cause appelle l'effet. Il faut,
pour être enclin à l'espérance, une chaleur, un élan, une générosité,
et, disons le mot, un optimisme que la charité seule peut
communiquer à l'âme. Ce n'est pas dans les coeurs secs, dans les
âmes froides, que l'espérance peut jeter de profondes racines. C'est
une plante qui ne pousse qu'au soleil, au chaud soleil de la sympathie
et de l'affection. Elle est une des formes de la joie, de cette joie saine
et bonne dont l'amour chrétien ouvre la source dans l'âme.
Mes frères, si la charité espère tout, c'est d'abord parce qu'elle voit
tout. Elle voit le mal, je l'ai dit, - mais elle voit aussi le bien; elle le voit,
parce qu'elle cherche à le voir, parce qu'elle est habile à le
comprendre, à le deviner, à en découvrir les plus faibles
manifestations, les plus légers symptômes.
Ah! quand nous saurons jeter sur l'humanité, non le regard d'un juge
sévère, - mais celui d'un frère compatissant, - nous saurons voir tout
ce qu'elle a d'aimable et de bon; nous ne serons pas frappés
seulement de ses misères, nous serons attentifs aussi à ses
grandeurs , à ses aspirations généreuses, à ses progrès
incontestables; - et nous ne désespérerons pas d'elle. Après tout, les
grands principes de l'Évangile, la justice, la liberté, la fraternité ne
sont-ils pas de plus en plus respectés dans le monde? Les fers de
plusieurs millions d'esclaves ne viennent-ils pas de tomber aux États-
Unis, et ne vont-ils pas tomber dans l'Amérique du Sud? Les serfs de
la Russie ne sont-ils pas affranchis ? La guerre et la conquête ne
sont-elles pas de plus en plus maudites et abhorrées? Et vit-on jamais
pour en soulager les maux', - un plus magnifique déploiement de
charité que celui dont nous venons d'être les témoins? N'est-on pas
plus préoccupé que jamais de soulager les souffrances des classes
pauvres, d'améliorer leur sort, de dissiper leur ignorance? Y a-t-il
quelque part, dans quelque coin reculé du monde, une iniquité
commise contre laquelle ne s'élèvent pas aussitôt des protestations
nombreuses et souvent écoutées ?
Oui, la charité espère parce qu'elle sait voir des points lumineux dans
la situation la plus sombre, parce qu'elle sait trouver chez l'homme ou
chez le peuple le plus dégradé, de bons désirs , des germes de vertu ,
des points d'appui pour son relèvement. Il en est de l'amour comme
du soleil : tout est moins triste à la clarté de ses rayons. Semblable à
l'aiguille aimantée qui se tourne sans effort vers le pôle, la charité se
tourne instinctivement vers le bien. Elle se plaît à faire ressortir les
qualités et les beautés de son objet, non ses défauts et ses
faiblesses; et si elle couvre la multitude des péchés, comme dit un
apôtre, c'est parce qu'elle sait apercevoir aussi la multitude des
vertus.
D'ailleurs, cette espérance n'est pas une généreuse illusion que nous
avons à déposer comme une offrande, j'allais dire comme une
aumône, sur l'autel de la patrie, c'est un acte de simple équité. Autant
il serait puéril de nous dissimuler la gravité de notre situation, autant il
serait injuste de ne pas reconnaître que cette situation s'améliore, que
la France se connaît mieux qu'autrefois, qu'elle sent mieux ses fautes
et son ignorance qu'elle a un désir plus sérieux de s'en corriger, que
son patriotisme s'est réveillé, qu'elle vaut enfin mieux qu'avant ses
malheurs, ne serait-ce que parce qu'elle sent le besoin d'une complète
régénération,
Les voilà, mes frères, les vrais ouvriers du progrès ! c'est dans l'armée
de la charité qu'on les rencontre. Voilà les dévouements obscurs qui
font avancer le règne de Dieu et qui régénèrent le 'monde. Tandis que
les uns font de belles théories et rêvent une société nouvelle dans
laquelle on décrétera l'abolition de la pauvreté et du vice, - et tandis
que d'autres déclament contre la corruption générale, - les chrétiens
agissent, - et ils espèrent, parce qu'ils aiment. Ils fondent des sociétés
innombrables de bienfaisance et d'évangélisation; ils n'oublient
aucune des classes souffrantes de la société; ils vont à la découverte
de toutes les misères pour les soulager, de tous les vices pour les
combattre. A toutes les formes de la dégradation et du malheur ils
savent opposer toutes les formes de cette charité ingénieuse,
Qui cherche la douleur comme on cherche un trésor, pour employer
l'heureuse expression d'un de nos cantiques. C'est l'amour qui a
sauvé le monde, c'est l'amour qui continue à le sauver. Aussi bien,
mes frères, la question sociale qui est le grand problème et le grand
péril de notre époque, - c'est la charité chrétienne qui a seule
l'espérance de la résoudre, parce que seule elle en a la puissance. Ce
noeud gordien ne sera tranché que par l'épée de l'amour. Sans doute
la science peut éclairer de ses lumières ce sujet si délicat et si
complexe; sans doute les législateurs et les économistes peuvent
réaliser d'utiles réformes dans ce domaine, et amener une répartition
plus équitable des fruits du travail ; mais en attendant ces
améliorations nécessairement très lentes, n'est-ce pas une sympathie
généreuse, intelligente et bonne qui opérera le plus efficacement le
rapprochement des classes, qui consolera les pauvres et qui
améliorera leur sort ?
Oui, la charité espère tout, parce qu'elle essaye tout et qu'elle peut
tout. Les découragés, les pessimistes, ce sont ceux qui ne font rien,
ceux qui savent critiquer, mais qui ne savent pas agir; ceux qui restent
tranquillement chez eux au lieu de chercher à se rendre utiles; ceux
qui s'enferment dans le petit cercle de leurs intérêts, de leurs affaires
ou de leur bien-être, sans se donner jamais la peine de prendre une
généreuse initiative dans une bonne oeuvre. C'est cet égoïsme,
soyez-en sûrs, qui nous a plongés dans l'abîme où nous sommes.
Mes chers enfants, ceux d'entre vous qui sont quelque peu avancés
en arithmétique savent ce que c'est qu'un capital; mais, comme vous
n'en êtes pas tous encore à la règle d'intérêt, je vais vous expliquer ce
qu'on entend par ce mot. Un capital, c'est une valeur quelconque qui
peut rapporter un intérêt. Ainsi un champ qu'on cultive est un capital;
l'intérêt c'est la moisson, ce sont les beaux épis dorés chargés de
grains qui se balancent au souffle du vent. - Une usine avec ses
machines, ses fourneaux, ses outils de toute sorte est un capital;
l'intérêt, c'est le prix des marchandises qu'on y fabrique et qu'on vend.
L'argent est aussi un capital, parce qu'avec l'argent, on petit établir un
commerce ou entreprendre une industrie qui rapporte des gains plus
ou moins considérables. Voilà pourquoi quand on emprunte de
l'argent, il est juste que celui qui emprunte paye un intérêt à celui qui
prête.
Dans la parabole que j'ai choisie pour texte, Jésus-Christ nous parle
d'un homme qui, s'en allant en voyage, appela ses serviteurs et remit
à chacun une somme d'argent, un capital, pour le faire valoir. Ils
étaient trois. Au premier il remit cinq talents, à l'autre deux, et au
troisième un seul, à chacun selon ses forces, - puis il partit.
Qu'avaient-ils donc à faire? Quel était leur devoir? Leur devoir, c'était
d'employer l'argent de leur maître de manière qu'il put rapporter un
intérêt. Les deux premiers le comprirent, et quand le maître revint,
après une longue absence, l'un avait gagné cinq nouveaux talents et
l'autre deux, c'est-à-dire que chacun avait réussi à doubler la somme
qui lui avait été remise. Aussi le maître en fut-il très-satisfait et il dit à
chacun : « Cela va bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle en peu
de chose, je t'établirai sur beaucoup; entre dans la joie de ton
Seigneur. »
Que signifie cette parabole? Je vais vous le dire. Le maître, c'est Dieu;
les serviteurs, c'est nous; les talents, ce sont les forces et les biens
que Dieu nous confie pour que nous les fassions valoir. Le jour où le
maître revient de voyage et appelle ses serviteurs à rendre compte,
c'est le jour du jugement. Dieu nous fera comparaître alors devant lui
et nous demandera les intérêts des capitaux qu'il nous a confiés. A
celui à qui il aura été beaucoup donné, il sera aussi beaucoup
redemandé. Le maître dira à celui qui aura fait valoir ses talents - Cela
va bien, bon et fidèle serviteur, entre dans la joie de ton Seigneur. Il
repoussera au contraire loin de lui, loin du ciel, le serviteur méchant et
paresseux.
Il faut donc vous instruire, mes enfants, il faut faire provision d'huile
pour que votre lampe soit bien alimentée pendant le voyage de la vie.
C'est à l'école qu'on la vend, cette huile précieuse, ou plutôt qu'on la
donne gratuitement. Il faut prendre la peine d'aller l'y chercher et d'en
emmagasiner autant qu'il vous sera possible. Plus vous en prendrez
au marchand, plus il sera heureux. Vous êtes à l'âge de la provision; -
plus tard ce sera l'âge de la dépense. Acquérez aujourd'hui; demain
vous ne le pourrez plus, vous n'en aurez pas le temps, ni même peut-
être l'occasion.
Je veux vous dire maintenant quelques mots d'un talent que vous
avez tous le bonheur de posséder, et qui joue un grand rôle dans
l'activité humaine et dans la société. Je vais vous le montrer. Le
voyez-vous, ce merveilleux instrument qu'on appelle la main ? Quel
outil admirable! l'outil qui fait tous les autres! le mieux fait, le plus
ingénieux qui soit au monde; d'une souplesse, d'une adresse et d'une
force étonnantes, et capable d'accomplir de véritables prodiges. Eh
bien! cette main est un capital, mes enfants, un capital vivant; c'est le
seul que possèdent bien des gens, le seul peut-être que vous
posséderez jamais. Mais pour que ce capital rapporte intérêt, il faut le
faire travailler, il faut l'armer d'un marteau, d'une aiguille ou d'une
plume. Le Maître a donné ce capital à tous ses serviteurs; - mais
parmi ces serviteurs, il y en a qui l'enfouissent où? dans leur poche, et
qui l'y laissent dormir comme le serviteur paresseux de la parabole
avait enfoui son talent dans la terre. C'est là l'explication de beaucoup
de misères sociales, la source de bien des pauvretés. Il ne faut pas
les imiter, mes enfants. Il faut de bonne heure habituer vos mains au
travail, il faut les rendre laborieuses. Quand elles ont des devoirs à
faire à l'école ou des services à rendre à la maison, il faut qu'elles s'y
mettent avec ardeur. Que j'en ai vu de petites mains paresseuses,
lentes, qui ne travaillent qu'avec mollesse et en s'arrêtant à chaque
instant! Que j'en ai vu qui, au moindre prétexte, laissent de côté le
livre ou l'aiguille! Je me dis alors : « Quel dommage! Voilà un talent
qui ne produit rien, voilà un capital perdu !» Et je me rappelle ce
verset du livre des Proverbes : « La main paresseuse appauvrit; mais
la main des diligents enrichit. » (Prov., 10, 4.)
Mes enfants, vous n'êtes pas encore à l'âge où le travail de vos mains
peut vous enrichir; mais il y a un autre intérêt que vous pouvez faire
dès maintenant rapporter à ce capital; vous pouvez rendre vos petites
mains utiles aux autres. Utiles, notez bien ce mot. Le grand but de la
vie, c'est d'être utiles, c'est de servir. Pourquoi le serviteur de la
parabole qui avait caché son talent dans la terre fut-il puni si
sévèrement ?
Ce n'est pas parce qu'il avait volé son maître ; non, il lui avait remis
fidèlement la somme qu'il avait reçue de lui; - il fut puni parce qu'il
avait été inutile. Jetez le serviteur inutile dans les ténèbres de dehors.
C'est la même sentence que nous trouvons dans une autre parabole
contre le figuier sans fruit: « Coupe-le, pourquoi occupe-t-il la terre
inutilement ? » - Il faut donc bien nous pénétrer de cette pensée, mes
enfants, que nul ne doit vivre pour lui-même, en égoïste; - que nous
sommes ici-bas non pour être servis, mais pour servir. Les hommes
utiles, - on commence à le comprendre aujourd'hui, méritent la
reconnaissance et l'admiration de l'humanité beaucoup plus que les
grands hommes qui n'ont cherché que la gloire et l'éclat des
conquêtes. « L'utile vaut mieux que le brillant. » Et ceci me rappelle
une toute petite histoire que je vais vous conter.
Mes chers enfants, apprenez de bonne heure à être utiles dans vos
familles, à rendre à vos parents tous les petits services que vous
pouvez rendre; - ces services sont nombreux. Quand il m'arrive de
sortir de bonne heure, - je rencontre quelquefois en chemin des
enfants utiles. - tantôt c'est un petit garçon qui porte un seau d'eau ou
un gros pain de quatre livres sous le bras, tantôt une petite fille qui
tient une boite de lait ou un panier de légumes; - et cette vue me
réjouit. Mettez-vous gaiement et de bonne grâce au service des
autres; - je dis gaiement, car je sais qu'il y a bien des enfants qui se
plaignent, qui murmurent, quand on les envoie faire une commission
ou quand on leur demande les plus légers services. Ah! il faut
combattre l'égoïsme, mes enfants, - et de bonne heure, et tous les
jours ; c'est notre grand ennemi, - et si on ne l'attaque pas aussitôt
qu'il se montre, il s'établit dans notre coeur comme dans une place
forte. Ne perdez pas une occasion d'être complaisants, de faire plaisir
aux autres, de leur rendre service. Soyez bons, soyez dévoués dans
les petites choses, et vous le serez plus tard dans les grandes; - et la
somme de bien que vous pourrez faire ainsi dans votre vie sera
immense.
Eh bien! mes enfants, cette supposition est une réalité. Un roi, le roi
des rois, Dieu, vous a fait ses héritiers. Il tient pour vous en réserve le
plus beau des palais, la plus splendide des *demeures, le ciel, et il
vous a fait connaître le chemin qui y conduit. Il vous a envoyé son fils
unique pour vous servir de guide, pour vous prendre par la main.
Jésus-Christ a dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » Ah! mes
enfants, bénissez Dieu de vous avoir fait connaître le bon chemin, le
chemin du salut et de la vie éternelle; - profitez de cette connaissance,
suivez ce chemin... Il -n'a jamais trompé personne, je peux vous
l'affirmer. Jamais aucun de ceux qui s'y sont engagés ne s'en est
repenti. Suivez-le donc, mes chers enfants, - entrez par la porte
étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition,
et il y en a beaucoup qui y entrent; mais la porte étroite et le chemin
étroit mènent à la vie, et il y en a peu qui le trouvent.
Encore un mot avant de finir. Vous voyez, mes chers amis, combien
j'avais raison de vous dire que vous êtes de riches capitalistes ; vous
voyez que de privilèges Dieu vous a accordés, que de bénédictions,
que de moyens de grâce et d'instruction ! - Tout cela, et beaucoup
d'autres choses que je ne vous ai pas nommées, ce sont les talents
que vous devez faire Valoir. Dieu vous en demandera compte un jour.
Ah! puissiez-vous alors lui montrer, comme les bons serviteurs de
notre parabole, de nouveaux talents gagnés avec ceux qu'il vous a
confiés, afin que chacun de vous entende sortir cette parole de la
bouche du maître : « Cela va bien, bon et fidèle serviteur, entre dans
la joie de ton Seigneur. »
LA VIE SORTANT DE LA MORT
- 1873 -
Mes Frères,
Ce n'est pas là une théorie de mon invention, c'est un fait qui nous est
attesté partout dans l'Écriture et confirmé par notre propre expérience.
Nous sentons en nous ces deux êtres, celui que nous sommes en
réalité et celui que nous pourrions devenir. Cet homme nouveau dont
nous avons le germe en nous est notre véritable moi, et il répond à
nos aspirations les plus profondes. Nous le pressentons, nous le
voyons, quand nous descendons au fond de notre conscience; car
c'est à notre conscience que Dieu a confié la garde de cet idéal sacré,
de ce type divin que nous devons réaliser; c'est elle qui a reçu la
mission de le placer constamment sous nos yeux. Oui, nous l'avons
pressenti dans nos heures de recueillement et de sérieux le coeur
généreux et pur qui pourrait battre dans notre poitrine; nous l'avons
contemplée de loin cette vie sanctifiée qui pourrait être la nôtre; nous
nous sommes abandonnés, - dirai-je à la mélancolie ou au charme? -
de cette contemplation. Dieu nous a donné par moments l'avant-goût
de cette vie spirituelle et sainte qu'il nous appelle à réaliser, - et nous
avons senti que nous ne serions tout entiers nous-mêmes que lorsque
cet idéal serait devenu une réalité.
Cet homme nouveau, en effet, est notre véritable moi, et lui donner
naissance est la grande tâche de la vie. Oui, réaliser notre être,
devenir nous-mêmes, dans le sens profond de ce mot; atteindre la
plénitude et la perfection de vie dont nous sentons en nous la
possibilité; telle est l'oeuvre que nous avons tous à commencer ici-
bas. Le grain de blé d'où ne sort pas une vie nouvelle plus riche, !plus
belle et plus complète que la sienne, demeuré seul, dit le Sauveur,
c'est-à-dire inutile et stérile. C'est un être qui a manque sa destinée,
c'est une existence perdue qui n'a pas atteint la fin pour laquelle Dieu
l'avait créée. De même l'homme qui reste ce qu'il est par nature, qui
ne se transforme pas en une créature nouvelle, manque sa destinée
et perd sa vie. De là le malaise profond qui l'accompagne à travers
son existence tout entière. Il souffre, il est malheureux, et même en
riant son coeur est triste,, parce qu'il porte partout avec lui une
contradiction douloureuse entre ce qu'il est en réalité et cet homme
nouveau, spirituel, céleste, qu'il a mission de devenir et qui reste en lui
à l'état d'aspiration et de besoin. En vérité, disait Jésus à Nicodème, il
faut que vous naissiez de nouveau.
Tant que ce changement ne s'est pas produit, le vieil homme n'est pas
frappé au coeur, il n'a pas reçu le coup de mort. Nous avons beau le
revêtir d'une couche de christianisme, il subsiste tout entier sous cette
surface; nous pouvons le contraindre par moments à faire des actes
d'obéissance chrétienne, à s'interdire la satisfaction de certains
penchants; mais cette obéissance est celle de l'esclave, elle n'est pas
celle de l'enfant, celle du coeur, - et par conséquent elle n'est ni facile
ni joyeuse. Que dis-je? ni facile, ni joyeuse; elle est insupportable, et
elle n'est pas longtemps possible: nous finissons toujours par aller où
notre coeur nous mène. Nous ne pouvons pas faire porter au vieil
homme les fruits du nouveau. Hélas! c'est pourtant à cette
contradiction, à cette impossibilité que nous revenons sans cesse.
Notre grande tentation, et je n'en connais pas de plus subtile et de
plus dangereuse, c'est de vouloir réaliser la vie chrétienne sans
passer par la crise de la conversion. Nous oublions que Jésus-Christ
a dit: Il faut que vous naissiez de nouveau. Je dirai toute ma pensée :
la doctrine de la conversion a perdu, dans l'Eglise contemporaine, le
tranchant qu'elle avait à l'époque du réveil. Ce sel a perdu sa saveur.
A cette époque, on considérait peut-être trop la conversion comme un
fait isolé, soudain, dont on pouvait marquer le jour et l'heure.
Aujourd'hui nous sommes tombés dans l'extrême opposé, et nous
considérons trop la conversion comme une amélioration graduelle de
notre mauvaise nature.
Du côté de Dieu, tout a été fait, tout a été accompli pour nous donner
la vie. Il a fait briller sur nous la lumière de sa vérité; nous
connaissons l'Evangile : nous savons que les bras de
Dieu nous sont ouverts, que Jésus-Christ est venu dans le monde
chercher et sauver ceux qui sont perdus; l'ineffable histoire des
compassions de Dieu nous est connue depuis notre enfance.
Plus favorisés que tant d'autres, nos yeux se sont ouverts à la lumière
de la révélation chrétienne presque en même temps qu'à la clarté du
jour; et depuis, Dieu n'a jamais cessé de nous adresser des
exhortations et des appels. Il s'est tenu à la porte de nos coeurs et il
ne s'est pas lassé d'y frapper, tantôt par la bénédiction, tantôt par
l'épreuve, - pour en solliciter l'entrée. Y a-t-il ici quelqu'un qui puisse
dire: Dieu m'a oublié, Dieu m'a laissé dans l'ignorance de la seule
chose nécessaire, Dieu n'a pas agi sur mon coeur pour le toucher? Y
a-t-il ici une seule âme qui n'ait pas été l'objet des soins et de la
sollicitude du Seigneur ? Ah! mes frères, nos coeurs devraient se
fondre à la fois de gratitude et d'effroi quand nous pensons aux
dispensations de Dieu à notre égard : d'effroi, en nous rappelant qu'il
sera beaucoup redemandé à ceux à qui il a été tant donné; de
gratitude, en nous rappelant combien ces dispensations ont été
pleines de tendresse et de miséricorde. Mais si Dieu a agi et continue
d'agir sans cesse, - il faut que nous agissions aussi; il faut que nous
soyons ouvriers avec Dieu. Dieu respecte trop en nous sa propre
image, je veux dire notre liberté, pour violenter jamais cette liberté; et
quand il le voudrait, l'obéissance qu'il obtiendrait ainsi n'aurait aucune
valeur morale. Il y a donc dans la conversion un acte de volonté, un
sacrifice suprême, que nul ne peut accomplir à notre place. Nous
pouvons être amenés par l'éducation chrétienne jusqu'au seuil de la
porte étroite, mais ce seuil nous ne pouvons le franchir que par un
acte décisif de notre liberté. Dieu nous y conduit, il nous appelle, il
vient à notre rencontre, il nous prend par la main. C'est à nous de
nous jeter enfin dans ses bras comme l'enfant prodigue dans les bras
de son père.
Vous avez remarqué sans doute que, dans la plupart des guérisons
que le Sauveur a opérées, il a exigé le concours du malade, avant
même sa guérison, - alors que ce concours paraissait impossible. A
l'homme qui avait la main sèche, il dit : Étends la main; au paralytique
de Béthesda : Emporte ton lit et t'en va dans ta maison; à l'aveugle-né
: Va et te lave au réservoir de Siloé. Eh bien, il en est de même dans
la guérison de l'âme; elle ne peut avoir lieu sans le concours de notre
volonté.
Votre conversion dépend donc de vous, mes frères; Dieu la veut, vous
ne pouvez en douter; il vous suffit donc de la vouloir aussi pour qu'elle
s'accomplisse, - et qu'avec elle vous commenciez à vivre de la vraie
vie, vie de luttes encore, mais de triomphes et de progrès; vie de
renoncements, mais de liberté glorieuse; vie crucifiée avec Christ,
mais profondément heureuse, toujours plus heureuse, et qui
s'épanouira dans la gloire et la félicité du ciel.
Tout le christianisme est là, mes frères, c'est une vie qui sort de la
mort. Il est là dans tout son sérieux, dans toutes ses exigences, mais
aussi dans toutes ses promesses. Ah! que nous voilà loin, n'est-ce
pas, de cette piété facile et superficielle dont tant de soi-disant
chrétiens se contentent! Que nous voilà loin de nos petites
améliorations et de nos faibles efforts ! Il s'agit bien de nos
accommodements avec le monde! Il s'agit bien de concessions et de
réserves ! Qu'ai-je à faire, pourrait nous dire l'Eternel, de la multitude
de vos repentirs et de vos perfectionnements? Qu'ai-je à faire de vos
dévotions passagères, de vos émotions stériles, de vos bonnes
dispositions qui n'aboutissent jamais? Convertissez-vous. Frappez le
vieil homme au coeur; portez-lui le coup décisif; comprenez -qu'il
s'agit, non de vous améliorer, mais de renoncer à vous-mêmes, mais
de mourir. Venez alors, et je ferai de vous mes enfants, mes héritiers'
- et je vous donnerai des trésors de paix et de joie; venez, et je
poserai sur vos fronts la couronne de gloire et d'immortalité.
Eh bien, non, mes frères, nous n'en sommes pas naturellement les
maîtres. Cette âme qui est nous-même, nous échappe de mille
manières; elle est la proie la plus disputée; elle est le champ de
bataille où les puissances les plus redoutables sont aux prises, et la
vie humaine se résume tout entière dans une lutte tragique dont l'âme
est le prix. Ces puissances rivales qui se disputent notre âme, ce sont
celles de la vérité contre celles de l'erreur et du mensonge, celles du
bien contre celles du mal, celles de la souffrance et de la mort contre
celles de la joie et de la vie. Donnons aux adversaires leurs vrais
noms : c'est Dieu d'une part, c'est Satan de l'autre. L'âme qui
s'appartient, c'est celle qui fait pencher la victoire du côté de Dieu; se
posséder soi-même, c'est se livrer à la vérité et au bien. La victoire de
Dieu dans l'âme, c'est l'affranchissement, c'est la liberté !
Nous ne devons pas rester sous cet esclavage; nous devons lutter
contre tout ce qui asservit notre âme, contre tout ce qui nous là ravit;
au fond, l'oeuvre de notre salut, le travail de notre sanctification,
consiste à prendre et à reprendre sans cesse possession de nous-
mêmes. L'enfant de Dieu, le racheté de Jésus-Christ peut seul y
réussir. « C'est la loi de l'Esprit de vie qui est en Jésus-Christ, » pour
emprunter encore le langage de saint Paul, « qui nous affranchit de la
loi du pêche et de la mort. » (Rom., VIII, 2. Mais en dehors de cette
grande victoire qui pré cède et qui permet toutes les autres, et qui
s'appelle la conversion, il y a encore pour le chrétien bien des
combats à livrer. Il ne peut posséder son âme que par une vigilance
continuelle, car l'ennemi rode sans cesse autour de lui, cherchant' à
pénétrer dans cette âme et à s'en emparer. Heureux celui qui reste
vainqueur, c'est-à-dire libre! Il *a la vraie grandeur, selon cette belle
parole des Proverbes : « Celui qui est maître de son coeur est plus
grand que celui qui prend des villes. »
Mes frères, ce ne sont pas seulement les passions qui nous ôtent la
possession de nous-mêmes, c'est la douleur sous toutes ses formes :
la souffrance physique, l'inquiétude, la tristesse, la vue de l'injustice.
Sous l'empire de ces influences diverses, l'âme perd facilement la
domination d'elle-même. Son jugement s'obscurcit, son énergie
s'éteint, sa foi se trouble, sa sérénité l'abandonne, ses espérances
s'évanouissent, - et elle risque de tomber dans un état d'irritation ou
de découragement qui la livre désarmée aux assauts du Tentateur.
Comment résister victorieusement à ces influences diverses et rester
maître de soi-même? Par la patience, nous dit Jésus-Christ.
Possédez vos aines par votre patience.
Elle n'est pas sans grandeur assurément, - mais elle endurcit l'âme,
elle l'enorgueillit, et ne la soustrait ainsi à un esclavage que pour la
soumettre à un nouveau. La vraie patience, la patience chrétienne, est
active. Elle développe toutes les énergies de l'âme, - elle ne supporte
pas seulement la souffrance, elle la porte. Elle n'abîme pas l'âme dans
une résignation morne, stupide et aveugle : elle fait appel à toute sa
foi et à tout son amour ; elle ne nous roidit pas contre l'épreuve: elle
nous adoucit sous l'épreuve et nous donne de l'accepter de bon
coeur.
La joie du foyer est une plante délicate qui demande des soins
assidus et qui ne petit croître et se développer qu'au doux soleil dune
affection réciproque, pleine de support, de bonté et de patience. C'est
avec patience que tout doit être accepté et conduit dans une famille
chrétienne; avec patience que la femme doit se plier aux exigences
multiples, aux soins sans cesse renaissants, à l'activité prévoyante et
infiniment diverse que réclame la sage direction de sa maison; avec
patience que le mari doit vaquer à son travail souvent monotone. et
assujettissant ; avec patience que tous deux doivent s'occuper de
l'éducation des enfants. J'aurais bien des choses à dire sur ce dernier
point; je crois que c'est vis-à-vis de nos enfants surtout qu'il importe
de posséder nos âmes par notre patience. « Pères, n'aigrissez pas
vos enfants, » nous dit la parole de Dieu. Ah! comme nous avons
besoin de nous rappeler ce précepte dans nos rapports avec nos
enfants! Que de fois dans nos paroles ou dans nos actes, nous nous
laissons aller à des impatiences ou à des vivacités qui nous rendent
injustes et qui diminuent notre autorité! La patience est bonne partout;
elle est la goutte d'huile, qui adoucit tous les frottements, qui facilite
tous les mouvements et qui, chose essentielle , supprime beaucoup
de bruit. Pénétrez dans un intérieur où chacun se laisse aller à son
impatience naturelle sous prétexte qu'on n'a pas à se gêner vis-à-vis
des siens, - et vous verrez combien souvent l'impatience y dégénère
en irritation et en aigreur. Vous y sentirez quelque chose de contraint
et de tendu ; vous y entendrez des plaintes et des récriminations. -
S'aime-t-on dans un pareil intérieur 5 C'est possible; mais en tout cas
on n'y est pas heureux comme on pourrait l'être, car le bonheur du
foyer domestique est fait de paix et d'harmonie.
Dans ce que nous avons dit jusqu'à présent, et dans les applications
que nous avons faites au travail et à la famille, nous vous avons
montré qu'être patient, c'est savoir supporter. J'ajoute maintenant :
c'est savoir souffrir. Savoir souffrir ! Grande et difficile leçon que nous
avons tous, hélas! ou que nous aurons tous à apprendre. Eh bien, il y
a trois choses qui peuvent nous enseigner à souffrir avec patience.
Oui, il faut arriver à nous dire qu'il nous est bon de souffrir, que
l'épreuve que Dieu nous a envoyée nous est nécessaire et qu'elle est
une marque de son amour. Cela est difficile, j'en conviens; cela
demande beaucoup de foi. On admet bien en théorie et d'une manière
générale que la douleur nous est nécessaire; - mais n'est-il pas vrai
que la croix que Dieu nous demande de porter est presque toujours la
seule que nous n'aurions pas choisie? Nous ne comprenons pas,
nous ne voyons pas le rapport qui existe entre la souffrance que Dieu
nous envoie et l'état de notre âme; il nous semble même parfois qu'il
nous arrive précisément le contraire de ce qui devrait nous arriver, et
notre pauvre sagesse est confondue par les voies de Dieu. Et
cependant ce rapport existe. Ce n'est pas la main du hasard, ce n'est
pas une aveugle fatalité qui nous dispense l'épreuve, - c'est un, père
miséricordieux et souverainement sage qui nous connaît, et qui choisit
pour nous le genre de souffrance qui nous est le plus nécessaire.
Mais il faut que nous marchions là comme dans beaucoup d'autres
choses par la foi et non par la vue. Il y a quelque chose de
mystérieux, d'inexplicable dans la plupart des épreuves que Dieu nous
fait traverser. Il s'élève du fond de nos souffrances, de nos deuils, de
nos chagrins connus ou inconnus des autres, un pourquoi auquel
nous ne trouvons pas de réponse.
Voici un père de famille dont le travail était nécessaire pour élever ses
enfants. Il est soudain frappé, Dieu le rappelle à lui, et sa mort laisse
ses enfants et sa femme dans la détresse. Pourquoi?
Voici une noble intelligence, un grand coeur, une nature d'élite, - qui
promettait une carrière utile et distinguée. La maladie survient ; elle
brise ce magnifique instrument et le condamne à l'inaction et au
silence. Pourquoi?
Voici un coeur admirablement préparé pour les joies si douces et pour
les dévouements plus doux encore de la vie de famille; - un coeur
riche, d'affection qui ne demandait qu'à s'ouvrir et à répandre autour
de lui des trésors. Il est incompris, méconnu, isolé. Pourquoi?
Plus tard, sans doute, tous les voiles seront levés; plus tard nous
comprendrons; plus tard, quand nous jetterons un regard sur notre
existence terrestre, nous admirerons toutes les voies de Dieu à notre
égard ; - mais aujourd'hui, je le répète, il faut marcher par la foi. La
grande oeuvre de la vie humaine c'est de croire, c'est de faire
triompher l'invisible sur le visible, c'est d'affirmer la sagesse et l'amour
du Père, alors même qu'ils semblent démentis par les réalités
présentes". La foi est l'arbre divin dont la patience est le fruit. Luttons
et prions jusqu'à ce qu'il ait jeté dans nos âmes des racines si
profondes qu'aucun vent d'orage ne puisse le renverser !
L'attente a toujours occupé une grande place dans la vie des enfants
de Dieu. Elle a toujours été une des principales tâches que Dieu leur a
donné à accomplir. Sous l'ancienne alliance, vous le savez, l'attente
était la forme même de la foi et de la piété. Israël a été par excellence
le peuple de l'attente, depuis le patriarche Jacob qui s'écrie sur son lit
de mort, résumant dans cette parole l'oeuvre de toute sa vie : 0
Éternel, j'ai attendu ton salut! - jusqu'au pieux vieillard Siméon, dont il
nous est dit qu'il attendait la consolation d'Israël.
Quoi qu'il en soit, Dieu a voulu que ses enfants vécussent dans
l'attente, et qu'ils fussent patients dans cette attente. « Attendez
patiemment l'avènement du Seigneur », dit saint Jacques; - et saint
Paul - « Dieu veuille conduire vos coeurs à attendre patiemment
Jésus-Christ. » (2 Thess. III, 5).
Eh bien, dans cette attente, nous avons besoin de posséder nos âmes
par notre patience. Il y a une certaine impatience du succès qui
aboutit souvent au découragement et à l'inaction, et dont nous devons
nous garder. Est-ce à dire que nous devons prendre aisément notre
parti de la lenteur du progrès; nous résigner froidement aux défaites
de la vérité et de la justice, aux reculs de l'humanité dans sa marche
vers le but? Non, sans doute, mais cette lenteur, ces défaites, ces
reculs mêmes ne doivent pas lasser notre espérance, décourager nos
coeurs, affaiblir notre foi. L'apôtre saint Pierre nous déclare qu'il
viendra des moqueurs qui diront : « Où est la promesse de son
avènement ? car, depuis que nos pères sont morts, toutes choses
demeurent dans le même état où elles étaient au commencement de
la création. » (2 Pierre, III, 4.) Eh bien, il n'y a pas que les moqueurs
qui tiennent ce langage, il y a les impatients, les pessimistes, les
sceptiques. « Depuis. que nos pères sont morts, toutes choses
demeurent dans le même état. » Que de fois nous l'avons entendue
cette parole découragée! L'humanité est toujours la même, l'Evangile
ne fait plus de conquêtes, la corruption est plus grande que jamais. Et
alors on nous montre les six cents millions de païens qui n'ont pas
encore entendu parler de Jésus-Christ; on nous montre les peuples
soi-disant chrétiens en proie à l'incrédulité, dévorés par le
matérialisme, retournant à la barbarie, à la force brutale, par l'excès
même de leur civilisation ; on nous montre la France inerte, endormie,
que ses châtiments n'ont pas réussi à relever et qui semble
quelquefois pencher vers sa ruine; on nous montre le protestantisme
déchiré, 'affaibli, sans force d'expansion, et notre Église autrefois
grande et glorieuse, aujourd'hui consumant toute son énergie dans
une lutte intérieure qui va aboutir infailliblement à un schisme
douloureux Eh sans aucun doute, l'erreur et le mal sont encore armés
d'une redoutable puissance; et cependant je crois que le monde
marche, je crois au progrès général de l'humanité et de l'Église
chrétienne. Depuis le commencement de ce siècle, le christianisme a
déployé une activité missionnaire véritablement prodigieuse, et il est
aujourd'hui peu de rivages, quelque lointains qu'ils soient, où la
bannière de l'Évangile n'ait pas été déployée. L'alliance évangélique a
été fondée et elle a fait faire de grands pas à l'unité spirituelle de
toutes les fractions de la chrétienté. Le vieil édifice du pouvoir
temporel s'est effondré, et le souffle généreux d'une nouvelle réforme
vient ébranler l'antique immobilité du catholicisme,,
V
« ous étiez autrefois ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière
dans le Seigneur.» Il n'y a rien d'exagéré dans cette parole de l'apôtre
aux Éphésiens convertis. 'L'opposition qu'elle exprime entre l'ancien
état de leur âme* et le nouveau était bien réelle. Avant de recevoir
l'Évangile, qu'est-ce que les Éphésiens savaient sur la religion ?
Qu'est-ce qu'ils pouvaient savoir? Ils adoraient la grande déesse
Diane dont ils possédaient un temple célèbre, le plus beau de
l'univers, et ils partageaient sans doute toutes les superstitions à la
fois grossières et poétiques du polythéisme gréco-romain de cette
époque. Ce n'est pas une des moindres preuves de la corruption
naturelle de l'homme que les ténèbres épaisses qui enveloppaient les
idées religieuses du monde païen avant Jésus-Christ. Cette race
grecque si intelligente, si admirablement douée, qui nous a laissé tant
de chefs-d'oeuvre littéraires et artistiques, que savait-elle sur Dieu, sur
la vie à venir, sur l'origine et la vraie nature de l'homme, sur la morale
? A peine ses penseurs les plus profonds étaient-ils parvenus à la
notion d'un Dieu unique. Comment expliquer, sans la chute, que
l'humanité, si éclairée sur tout le reste, ait vécu dans une ignorance si
profonde des vérités qu'il lui importait le plus de connaître ? Quelle
démonstration de la nécessité d'une révélation'! Oui, il fallait qu'après
ces temps d'ignorance, la lumière surnaturelle de l'Évangile se levât
sur le monde; il fallait qu'après la longue et triste nuit du paganisme,
l'Orient d'en haut fit briller sa lumière sur tous ces peuples assis dans
les ténèbres et dans l'ombre de la mort.
N'en soyons pas surpris: « Ce sont là, pour parler avec saint Paul, des
choses que l'oeil n'avait point vues, que l'oreille n'avait pas entendues,
et qui n'étaient pas montées au coeur de l'homme. » Même parmi
nous, au milieu de notre civilisation avancée, qu'est-ce que la science
non chrétienne connaît des choses de Dieu? A quelle affirmation
positive, à quelle certitude est-elle parvenue ? Elle a de grandes
prétentions, elle tient un langage hautain et dédaigneux; - mais encore
une fois, que nous a-t-elle appris sur Dieu et sur l'homme ? Quelle
religion a-t-elle découvert au bout de ses raisonnements ? Vous le
savez, elle a abouti à la négation de toute religion. Elle aussi se débat
dans les contradictions et dans les ténèbres. Le dernier grand effort
de la pensée humaine livrée à elle-même, le panthéisme, nous
présente un Dieu sans liberté, un Dieu qui n'est pas, mais qui devient
sans cesse; un Dieu qui n'est qu'une loi fatale, un développement
continuel ; un Dieu qui passe, on ne sait pas pourquoi, ni comment, du
non-être à l'être. Ténèbres, vous dis-je, ténèbres ! Ténèbres telles
qu'un des philosophes qui les ont accumulées a déclaré avec
amertume sur son lit de mort, qu'un seul de ses disciples l'avait
compris et encore qu'il l'avait mal compris.
Que la lumière soit dans cette âme! - et aussitôt cette âme, qui
s'ignorait encore, se voit telle qu'elle est: souillée, misérable,
impuissante à faire le bien, et elle pousse vers Dieu un cri de détresse
qui peut devenir le commencement de son salut.
Que la lumière soit dans cette âme!-- Et voilà ce pécheur qui, faisant
Dieu à son image, se le représentait comme se le représente le
monde : à peu près étranger à ce qui se passe sur la terre, indifférent
au péché, indulgent par nature pour le pécheur, - qui voit ce même
Dieu tel qu'il est, plein de miséricorde sans doute, mais juste, mais
saint, mais offensé par le mal, et ne tenant point le coupable pour
innocent.
C'est ainsi, mes frères, que dans l'univers spirituel, comme dans
l'univers matériel, la lumière précède la vie et la prépare.
Et, en définitive, n'est-ce pas ainsi que la plupart d'entre vous ont été
amenés à la certitude que ]'Évangile est la vérité ? Avez-vous trouvé
cette certitude au bout d'un syllogisme, après l'examen philosophique
des preuves du christianisme? Non, ce qui vous a convaincus, c'est la
paisible et douce lumière qu'il a répandue dans telle âme que vous
connaissez; c'est la supériorité morale qu'il a donnée à telle humble
existence qui s'écoulait à côté de la vôtre. Pour moi, je le déclare,
quand ma foi a traversé des époques de trouble, quand elle a été
momentanément ébranlée par les objections de la science incrédule, -
ce qui l'a raffermie, ce qui m'a rattaché au Christianisme, c'est la
beauté morale, la sérénité, la profondeur de la vie de certains
chrétiens que Dieu dans sa bonté, m'avait fait rencontrer sur mon
chemin. Ce qui enfante une telle vie, me disais-je, ce qui rend si
heureux, ce qui transforme ainsi la nature humaine est vrai. Il n'y a
pas d'objection, il n'y a pas de système, qui tienne devant un tel fait.
Aussi bien, qui dira ce qu'un enfant de lumière, un enfant de Dieu,
pauvre peut-être, et petit aux yeux du monde, - a pu faire salis s'en
douter, sans le chercher, par le seul exemple de sa vie, pour donner
la conviction que l'Évangile est la puissance de Dieu en salut à tout
croyant? Ah! au dernier jour, quand tous les voiles seront levés,
quand nous contemplerons ceux qui luiront comme des étoiles, parce
qu'ils en auront amené plusieurs à la vérité, nous verrons sans doute
parmi eux quelques hommes qui ont possédé les dons éclatants du
génie, les trésors de la science ou le prestige de l'éloquence; - mais
nous en verrons un plus grand nombre qui n'ont eu d'autre moyen de
persuasion que le rayonnement de leur piété, que le parfum de leur
vie.
Chrétiens, ne vous laissez donc pas abattre par la pensée que vous
ne pouvez rien contre les ténèbres du mal. Si votre vie est sainte, elle
sanctifiera; elle sera un appel, et le plus éloquent de tous, à la
conscience des pécheurs et des mondains,~ elle sera une prédication,
et la plus écoutée, dans la famille et dans la société au milieu de
laquelle Dieu vous appelle à vivre.
Il n'y a ici personne qui ait le droit de « rester tout le jour sans rien
faire » comme les ouvriers de la parabole; personne qui ait le droit de
dire : Je ne suis rien et je ne peux rien. Vous êtes beaucoup, car vous
êtes un enfant de lumière, - et vous pouvez beaucoup, car vous
pouvez l'aire luire cette lumière devant ceux qui ne la connaissent
pas.
0 mes frères, il est si doux de travailler avec Dieu, et pour Dieu! il est
si doux de contribuer au relèvement d'une seule âme! - Est-ce que
cela ne vous tente pas ? Est-ce que vous ne sentez pas, en
m'écoutant, la sainte ambition de faire l'oeuvre d'un enfant de lumière
? ...
Oui, la lumière est douce aux yeux des mortels, comme le chantait le
prince des poètes, et non-seulement aux yeux, mais aux coeurs. Elle
est l'élément de la joie, elle est l'emblème du bonheur. Chrétiens, voilà
votre image, voilà le genre d'influence et d'action que vous êtes
appelés à exercer autour de vous. Ah, au sein de quelle obscurité
vous avez à briller! Dans combien d'existences couvertes des
ténèbres de l'adversité, du deuil, de la maladie, de la pauvreté, vous
pouvez passer comme une bienfaisante lumière, comme un rayon de
bonheur!
Soyez donc joyeux et apportez la joie avec vous dans cette pauvre vie
assombrie par le péché et le malheur. Allez vers ceux qui pleurent,
allez vers ceux qui souffrent; consolez et réjouissez, non-seulement
avec votre argent, mais encore, mais surtout avec votre coeur, avec
de l'affection, avec de la sympathie ; pénétrez dans la maison du
pauvre, dans la demeure du malade et de l'affligé, et que votre visite
laisse après vous comme un sillon de lumière!
Noble et sainte mission, vous le voyez, mes frères, que d'être des
enfants de lumière dans le sens que nous venons d'indiquer! - mission
que chacun de, vous peut remplir, soit dans le cercle de sa famille,
soit au dehors. La remplissez-vous fidèlement ? Exercez-vous autour
de vous une action encourageante et douce comme celle de la
lumière? Vous tous, chrétiens et chrétiennes qui m'écoutez, vous qui
avez par cela seul que vous êtes chrétiens, tant de bonheur entre les
mains et tant de bonheur à espérer, en répandez-vous un peu autour
de vous, sur tant d'infortunés que vous rassasieriez des miettes de
votre table ?
Mais, remarquez une chose qui a son importance, c'est que l'action
bienfaisante de la lumière, quelque étendue qu'elle soit, s'exerce sans
bruit, d'une manière douce et paisible. Il faut qu'il en soit de même de
la notre. Il faut faire le bien, mais sans bruit, sans faire sonner la
trompette devant ou derrière soi. Souvent la manière de faire le bien
touche davantage le coeur que le bien lui-même. C'est donc une
chose à laquelle il faut prendre garde. Que de personnes on rencontre
qui gâtent tout le bien qu'elles font par l'ostentation bruyante de leur
charité, par l'importance exagérée qu'elles y mettent, par la vanité
qu'elles en tirent! Ce n'est pas ainsi que doivent agir les enfants de
lumière : leur activité bienfaisante doit s'exercer humblement,
simplement, sans agitation, sans que leur main droite sache ce que
fait la gauche.
Bonté, justice, vérité, c'est tout l'Évangile, mes frères, tout le dogme
d'une part, toute la morale de l'autre, - unis et confondus dans le
même rayon divin comme la clarté et la chaleur dans la lumière du
soleil.
Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu
Matth., V, 8.
Sera-ce alors des yeux de l'esprit que nous verrons Dieu ? Notre
intelligence, affranchie des liens du péché et de la matière, nous
permettra-t-elle de sonder la nature de Dieu, de découvrir quelque
chose du mystère de son être ? Je crois qu'en effet nous pourrons
soulever un coin du voile qui nous cache la personne divine; je crois
que Dieu nous permettra d'avoir une notion plus exacte et plus
complète de ce qu'il est, et de savoir moins imparfaitement prononcer
son nom adorable. Mais jamais le voile ne sera entièrement levé;
jamais Dieu ne se révélera à nous dans l'abîme de son Etre; jamais
notre intelligence ne pourra saisir, embrasser, comprendre Celui qui
n'a pas eu de commencement, Celui qui est l'Infini dans tous les sens.
Un poète l'a dit:
Que veut donc dire cette expression : « Ils verront Dieu?» Un jour
Moïse dit à l'Eternel: «Fais-moi voir ta face,» et l'Éternel lui répondit: «
Tu ne pourras pas voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre;
mais je ferai passer devant toi toute ma bonté » (Ex. XXXIII, 19, 20). -
Quinze siècles plus tard, l'apôtre Philippe, exprimant ce même besoin
profond de l'humanité de voir Dieu, disait à Jésus: « Montre-nous le
Père et cela nous suffit. » - Et Jésus lui répondit: « Philippe, celui qui
m'a vu, a vu le Père. Comment donc dis-tu : Montre-nous le Père ? »
Voir Dieu, voir le Père, c'est donc le contempler, non dans son
essence, mais dans sa bonté, dans sa nature morale. Si Jésus-Christ
a pu dire: « Celui qui m'a vu a vu le Père, » c'est qu'Il nous a révélé de
Dieu tout ce que nous pouvons savoir de Dieu; il nous l'a montré non
dans son essence, car en Jésus-Christ la divinité était cachée dans
l'humanité; non dans sa toute-puissance, car Jésus-Christ a déclaré
lui-même que ses disciples feraient de plus grandes choses que lui;
non dans sa toute-science, car Jésus ne savait pas toutes choses;
mais il nous l'a montré dans son amour et dans sa sainteté, c'est-à-
dire dans les deux attributs qui constituent le fond même de sa nature
morale.
Dieu est saint, c'est-à-dire séparé de tout ce qui est mal, absolument
étranger à toute injustice et à toute souillure : c'est là le coté négatif de
sa perfection. Et en même temps il est amour, c'est-à-dire qu'il veut
constamment le plus grand bien de ses créatures, - qu'il appelle sans
cesse de nouveaux êtres à la gloire et à la joie de l'existence, - qu'il
est perpétuellement Créateur et Rédempteur : c'est là le coté positif
de sa perfection.
Nous verrons Dieu. Par là un des besoins les plus intimes de notre
nature sera satisfait. Il ne l'est pas ici-bas. Nous ne voyons Dieu que
confusément. Hélas! tant de choses nous cachent encore son amour
et sa sainteté ! Il faut que nous marchions par la foi, non par la vue.
Quand on regarde ce qui se passe sur la terre; quand on pense à
toutes les infamies qui s'y commettent ; quand on songe à toutes les
injustices, à toutes les lâchetés, à toutes les oppressions que chaque
soleil, vient éclairer; et aussi à toutes les souffrances auxquelles tant
d'innocents sont en proie, - on se surprend à penser : S'il y a un Dieu,
pourquoi permet-il toutes ces iniquités? Pourquoi, puisqu'il est bon,
ne, supprime-t-il pas toutes ces douleurs ? Puisqu'il est juste,
pourquoi souffre-t-il toutes ces injustices ? C'est ce sentiment qu'a
exprimé admirablement un grand poète de notre siècle, quand il s'est
écrié:
S'épouvantent en le voyant.,
Non, nous ne voyons pas Dieu. Si nous affirmons qu'il est sage et
qu'il est bon, c'est par cette foi qui est une démonstration des choses
qu'on ne voit point. Mais le jour vient où tous les voiles seront levés,
où la foi sera changée en vue, - où Dieu nous apparaîtra enfin dans
toute la majesté de sa justice et dans toute la splendeur de sa bonté.
Nous verrons Dieu, mais à une condition, c'est que nos coeurs soient
purs. La vue de Dieu, cette félicité suprême, n'est promise ni à
l'intelligence, ni à la science, ni au génie, - mais à la pureté du coeur.
C'est là, remarquez-le, une condition toute morale; il devait en être
ainsi pour que tous les hommes pussent la remplir.
Remarquez aussi que cette condition n'est pas arbitraire, mais qu'elle
est fondée sur la nature même des choses, sur la loi de toute
connaissance. Quelle est cette loi ? C'est que le semblable est perçu
par le semblable. Ainsi les objets matériels sont perçus par quelque
chose de matériel comme eux, par nos sens; les lois de la géométrie
ou de l'algèbre sont perçues par la raison; les charmes et les
harmonies de la nature ou de l'art sont perçues par le sens du beau;
les vérités du monde moral sont perçues par quelque chose de moral,
par la conscience et par le coeur. Chaque ordre de connaissances a
sa méthode particulière, - son organe spécial, - et cet organe est de
même nature que l'objet qu'il s'agit d'atteindre. Si donc, comme nous
l'avons dit, Dieu est amour et sainteté, c'est par ce qu'il y a en nous de
semblable à lui, que nous pouvons le voir, c'est-à-dire par l'amour et la
sainteté. Or ces deux choses sont Précisément ce qui constitue un
coeur pur. Le mot pur exprime la sainteté, l'éloignement du mal; le mot
coeur exprime l'amour.
L'eau est pure, l'air est pur, quand ils ne contiennent aucun élément
qui leur soit étranger; l'or est pur, quand le feu a consumé tout ce qui
n'appartient pas à sa substance ; le diamant est pur, quand il ne
renferme aucune parcelle, aucun atome de matière différente de la
sienne. De même le coeur est pur, quand il est ce que Dieu a voulu
qu'il fut, c'est-à-dire sa propre image; quand il n'aime que ce que Dieu
aime et ne veut que ce que Dieu veut. Alors il reproduit, comme un
miroir fidèle, l'image du Créateur. Semblable à un lac aux eaux
paisibles et limpides, dans lequel se reflètent les magnificences d'un
ciel étoilé, ~ le coeur pur réfléchit l'amour et la sainteté du Seigneur.
« Voici, les étoiles ne sont pas pures à ses yeux; « Combien moins
l'homme qui n'est qu'un ver; « Le fils de l'homme qui n'est qu'un
vermisseau. » (Job, XXV, 5, 6.)
Dieu est vérité, et, comme tel, il se révèle surtout dans sa parole, dans
l'Evangile. Eh bien, je dis d'abord que ce sont les coeurs purs qui
savent le mieux l'y découvrir. Ni la science, ni l'intelligence ne suffisent
pour sentir la divinité du Christianisme. Il faut avoir un coeur sincère,
qui cherche sérieusement le bien et le vrai. « Je te loue, 0 Père,
s'écriait un jour Jésus-Christ, de ce que tu as caché ces choses aux
sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants.
» - Aux enfants, c'est-à-dire aux coeurs purs. On l'a souvent dit, mais il
importe de le répéter : il y a un rapport intime entre l'intelligence des
choses divines et les dispositions du coeur. Ce sont les Nathanaël, les
âmes droites et sincères qui vont à Jésus-Christ, qui sentent sa
grandeur et son autorité. Ceux qui sont de la vérité entendent sa voix.
D'où vient que tant d'hommes instruits, intelligents, ne reconnaissent
pas dans le Christianisme une doctrine divine et par conséquent une
autorité? Quelques-uns sans doute peuvent être arrêtés par les
difficultés que la foi présente à la raison; mais la plupart ne sont pas
convaincus parce qu'ils ne veulent pas l'être, - et qu'alors ils
n'examinent pas même sérieusement les preuves du Christianisme,
ou qu'ils s'arrêtent non sur ce qui pourrait les persuader, mais sur ce
qui leur parait inacceptable. La foi est essentiellement un fait moral,
une détermination de la conscience, un élan du coeur. S'il n'en était
pas ainsi, elle ne pourrait pas nous être commandée comme un
devoir, et l'Écriture ne nous déclarerait pas que l'incrédulité vient de
l'endurcissement du coeur. Les vérités de l'ordre moral et religieux ne
nous sont pas indifférentes; elles nous lient, elles nous obligent, elles
veulent régler notre vie. Pour les accepter, il faut donc consentir à se
laisser gouverner par elles; sans ce consentement préalable qu'un
coeur pur peut seul donner, on cherche toutes les raisons possibles
pour les rejeter, etl'on ne manque pas d'en trouver. Un coeur charnel
a tout intérêt à ce que la Bible ne soit qu'un tissu de fables ou de
légendes, et Jésus-Christ un pauvre pécheur comme vous et moi. Les
idées dépendent plus qu'on ne pense des inclinations, des désirs, et
en général de l'état moral de l'homme. «L'intelligence est vénale; elle
fournit des prétextes à toutes les convoitises du coeur.» (Luthardt). Si
personne ne doute des vérités mathématiques, c'est que personne n'a
intérêt à en douter. Un audacieux philosophe du siècle dernier, Fichte,
a été jusqu'à faire cet aveu : « Nos systèmes ne sont bien souvent
que l'histoire de notre coeur. Toutes mes convictions, ajoute-t-il, sont
déterminées par mon caractère, et non par ma raison. C'est en
améliorant son coeur qu'on arrive le plus sûrement à la vraie sagesse.
»
Oui, améliorer son coeur, c'est épurer l'oeil intérieur. Travaillez donc à
vous sanctifier si vous-voulez comprendre la vérité chrétienne et y
faire des progrès. Plus vous vous rapprocherez de l'idéal moral, plus
vous vous rapprocherez de Jésus-Christ, en qui il s'est incarné.
Développez en vous la puissance d'aimer, élargissez votre coeur,
cherchez le bonheur dans l'oubli de vous-mêmes, dans le
dévouement, - et vous comprendrez toujours mieux les pensées et les
actes de celui qui est amour. Purifiez votre coeur de toute souillure, de
tout sentiment bas et mesquin, - et vous verrez toujours plus
distinctement celui qui est la sainteté même. « Heureux ceux qui ont
le coeur pur, car ils verront Dieu. »
La nature a occupé une grande place dans les pensées et dans les
enseignements de notre Sauveur. Elle était pour son coeur
absolument pur une révélation continuelle de Dieu, un livre
constamment ouvert, qui lui parlait de la. sagesse et de la bonté du
Père; elle était pour lui comme un miroir limpide où se réfléchissait le
monde moral. Aucun homme n'a eu un sentiment aussi juste et aussi
profond de la nature que Jésus-Christ. Les oiseaux de l'air, le lis des
champs, les moissons, le vent, tout dans le monde extérieur lui parlait
des réalités spirituelles, et lui fournissait, pour les exprimer, de
vivantes images.
Voir Dieu, c'est donc encore découvrir son image en l'homme, - c'est
savoir discerner chez nos semblables ce qui est divin; c'est
apercevoir, au milieu des ruines et des misères de la nature humaine,
ce que cette nature a conservé de noble et de bon..
Heureux ceux qui savent ainsi voir le bien chez leurs semblables ! Il y
a là une source de vives jouissances. Malheureusement ces
jouissances sont rares. Que de gens s'en vont à travers la vie, se
plaignant sans cesse de tout le 'monde' et de toutes choses ! A les
croire, ils n'auraient rencontré partout que perfidie et corruption,
qu'ingratitude chez les pauvres, qu'orgueil et, égoïsme chez les
riches. On décore souvent ce pessimisme du nom d'expérience et de
sagesse. Pauvre sagesse que celle qui inspire le mépris de
l'humanité, ou dégénère en un scepticisme railleur ! Je ne connais rien
de plus triste, rien qui dessèche davantage le coeur, que cette
disposition a ne voir que le mal chez les autres et dans le monde.
Ce n'est pas dans les coeurs vraiment purs qu'on rencontre cette
disposition. Ah ! sans doute la vertu inspire l'horreur du mal, mais
l'horreur du mal n'est pas toujours en raison directe de la sévérité des
jugements. Voyez Jésus-Christ ; nul assurément n'eut une plus
grande aversion pour le mal ; nul non. plus n'en connut mieux
l'étendue et les ravages ; et cependant jamais Jésus-Christ ne
méprisa les hommes, jamais il ne désespéra des plus grands
pêcheurs. Ceux qui soupçonnent et découvrent partout le mal ; ceux
qui sont portés à attribuer des motifs bas et mesquins à toutes les
actions, donnent une triste idée de leur propre coeur. Car, on l'a
remarqué mille fois, ce que nous découvrons le plus promptement et
le plus sûrement chez les autres, ce sont les péchés dans lesquels
nous tombons le plus souvent nous-mêmes. Celui qui suspecte
ordinairement l'hypocrisie chez les autres ne doit pas avoir lui-même
beaucoup de franchise ; celui qui ne voit que souillure dans les
pensées et dans les actes du prochain ne doit pas avoir lui-même un
coeur bien pur.
Ah! mes frères, faisons tous nos efforts pour obtenir un tel bonheur. Il
ne vaut pas la peine de vivre pour autre chose. Travaillons avec
persévérance, avec sincérité, à la purification de notre coeur, et pour
cela, veillons et prions; - ne nous contentons pas de la pureté
extérieure ; - éloignons-nous de tout ce qui peut souiller notre âme; -
veillons sur l'homme intérieur, sur nos pensées, sur nos sentiments,
sur nos dispositions habituelles. Et surtout, vivons en communion
intime avec Jésus-Christ , avec le seul bon et le seul pur. Nous l'avons
dit, c'est par la foi en lui que nous nous pénétrerons de l'esprit qui l'a
animé, que nous croîtrons dans la sanctification, que nous lui
deviendrons chaque jour plus semblables, - et que nous atteindrons
dans un monde meilleur, la stature de l'homme parfait.
LA PARABOLE DU FESTIN
- 1875 -
Un de ceux qui étaient à table, ayant ouï cela, lui dit. Heureux
celui qui mangera du pain dans le royaume de Dieu!
Vous ne voulez pas ! C'est bien là, en effet, la cause la plus ordinaire
de l'incrédulité; en tout cas, c'est celle que Jésus a fait ressortir dans
notre parabole.
Le grand souper dont il est ici question est l'image des bénédictions
spirituelles et des joies célestes que Dieu nous offre dans son
Évangile. Sous cette image, Jésus a voulu dépeindre la plénitude, la
richesse, le rassasiement que l'âme trouvera dans le royaume des
cieux. Ce n'est pas du reste le seul endroit des Écritures où le
bonheur du ciel est comparé à un festin. « Il en viendra plusieurs
d'Orient et d'Occident, du Septentrion et du Midi, qui seront à table
dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob. »
C'est donc bien à une fête, à une fête splendide que l'Évangile nous
convie. Dieu nous invite à sa table, il veut déployer envers nous tous
les trésors de sa grâce, toutes les magnificences de sa bonté. Parlons
sans figure : il veut nous donner tout le bonheur, toutes les, richesses
de vie que nous sommes capables de concevoir, et plus encore.
Allons jusqu'au bout, je veux dire jusqu'où va la Parole de Dieu elle-
même : il veut nous associer à la félicité et à la gloire de sa propre
nature, car l'apôtre saint Pierre nous parle des grandes et précieuses
promesses, par le moyen desquelles nous serons un jour participants
de la nature divine (2 Pierre, 1, 4). Connaissez-vous quelque chose
de plus grand que la destinée humaine, telle que le christianisme nous
la fait entrevoir? On est confondu d'étonnement et d'admiration, quand
on réfléchit à tout ce que Dieu tient en réserve pour nous, à toutes les
gloires auxquelles il veut nous associer, à la félicité inaltérable dont il
veut nous faire jouir auprès de lui. L'Évangile acceptée, la bonne
nouvelle reçue dans le coeur, c'est le pardon, c'est la réconciliation
avec Dieu; c'est l'âme sanctifiée par le Saint-Esprit et parvenant de
développement en développement, de progrès en progrès, à la
mesure de la stature parfaite de Jésus-Christ; c'est l'éternité enfin,
l'éternité bienheureuse, l'infini de la joie dans l'infini de la durée.
Voilà le festin vraiment royal auquel Dieu noms convie. Oh! qui
sommes-nous, pour que Dieu nous appelle à de si grandes choses, à
une si haute destinée! Qui sommes-nous, pour que Dieu nous aime
d'un si grand amour, nous qui nous sommes révoltés contre lui, nous
qui l'avons offensé et qui l'offensons tant de fois encore par notre
ingratitude, par nos souillures, par nos désobéissances? Ah ! jamais
coeur humain, quelque grand qu'il soit, ne pourra mesurer , et jamais
bouche humaine ne pourra dire, ô mon Dieu ! tes merveilleuses
compassions envers nous !
Tout était prêt sous l'ancienne alliance, bien que la loi ne renfermât
que l'ombre des biens à venir; - et voilà pourquoi l'Israélite qui posait
avec repentance et avec foi sa main sur la tête de la victime
expiatoire, - s'en retournait justifié dans sa maison.
Tout était prêt sous l'économie patriarcale, alors que dans les plaines
silencieuses de Mamré l'Éternel annonçait à Abraham le Rédempteur
à venir, en lui disant: « Toutes les familles de la terre seront bénies en
toi et en ta postérité; » - et voilà pourquoi la foi du patriarche pouvait
lui être imputée à justice.
Vous avez acheté une terre; vous avez acquis un peu de cette
poussière d'où vous avez été tirés et où vous allez retourner demain ;
n'est-il pas plus important pour vous de la visiter, de la parcourir, de la
contempler, d'en savourer la possession, - que de vous assurer cet
héritage céleste qui ne peut ni se souiller, ni se corrompre, et que
Dieu vous offrait ?
Je ne m'arrêterai pas ici, mes frères, à vous montrer que cette partie
de la parabole avait, dans la bouche du Sauveur, un sens
prophétique, et que, si le refus des premiers conviés symbolise le rejet
du salut par les classes supérieures et dirigeantes d'Israël, la double
invitation qui suit ce refus signifie : la première, l'appel de Jésus aux
dernières classes de la société juive; - la seconde, la vocation
adressée aux païens. Ce que je veux relever dans ce passage, c'est
cette parole du Père de famille : « afin que ma maison soit remplie. »
Oui, il faut que la maison du Père soit remplie. Il faut que l'immensité
de la gloire divine se reflète dans un nombre immense de créatures
humaines. Ce nombre est déterminé sans doute. L'invitation durera
donc, et par conséquent l'histoire de notre race se prolongera jusqu'à
ce que ce nombre soit atteint; - et c'est ainsi que se concilie le décret
divin et la liberté humaine : le décret divin qui a fixé d'avance le
nombre des élus; la liberté humaine qui peut en hâter ou en retarder
la réalisation (! ). Tant que la maison du
Père ne sera pas remplie, - les siècles s'ajouteront aux siècles, les
générations aux générations. Ce monde n'a pas en lui-même son but
et sa fin : il n'existe que pour se prêter à l'accomplissement du plan
divin; il n'est que le théâtre où se poursuit le grand drame de la
Rédemption; - et la création tout entière semble soupirer, nous dit
saint Paul, après le moment où sa tâche sera achevée. Elle ne le sera
que lorsque la maison du Père sera remplie. Alors le plan de Dieu
sera réalisé ; l'histoire cessera de ce côté-ci de la tombe; le soleil,
fatigué de sa course, s'éteindra dans les cieux; - et le monde actuel
fera place aux nouveaux cieux et à la nouvelle terre où la justice
habite.
Vous voyez donc à quoi vous vous exposez. Il n'y a pas d'illusion à se
faire : le festin du Père de famille ne sera pas pour tous, l'invitation ne
se fera pas toujours entendre. Le jour vient où la colère fera place à la
miséricorde. Le jour vient où le pécheur endurci sera abandonné à
son endurcissement, car Dieu respecte trop notre liberté pour nous
contraindre à l'aimer et à lui obéir. Le jour vient où la « porte de la
maison » sera fermée. En vain vous viendrez Y frapper en disant :
Seigneur, Seigneur, ouvre-nous; le Seigneur vous répondra : « Je
vous dis en vérité que je ne sais d'où vous êtes. » Ah! comme cela est
sérieux! comme cela est effrayant! et c'est Jésus-Christ qui l'a dit.
Nous ne pouvons pas effacer les menaces de l'Évangile pour ne
conserver que ses promesses, nous devons le prendre tout entier.
Aujourd'hui donc, si vous avez entendu la voix de Dieu, n'endurcissez
pas votre coeur, mais venez, car tout est prêt; entrez dans la maison
du Père de famille, car c'est là qu'on vit, c'est là qu'on aime, c'est là
qu'on est vraiment joyeux; - venez enfin, car le temps presse, la vie
s'écoule, les années s'accumulent, et chacune de vos résistances
vous rend la conversion moins facile et moins probable.