Henri Poincare Et La Notion de Temps - Christiane Aste
Henri Poincare Et La Notion de Temps - Christiane Aste
Henri Poincare Et La Notion de Temps - Christiane Aste
Éric Émery
Professeur invité à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne
1. Introduction.
Prenons d’abord Platon. Quand il écrit, dans le Timée (2), que le temps est une
imitation mobile de l’éternité, il explicite sa thèse d’un monde sensible comme
réplique d’un monde intelligible ( imitation et éternité ). Ce sont les astres
errants au sein de l’univers qui ont pour mission de définir les mesures du temps.
Platon ajoute : « C’est ainsi et pour ces motifs qu’ont été engendrés ceux des
astres qui parcourent le Ciel et qui ont des phases. Je veux dire, afin que le
Monde fût aussi semblable que possible au Vivant parfait et intelligible et pour
imiter la substance éternelle » (39 d-e, pp. 153 et 154).
Que dit Aristote ? Sous certains angles, sa théorie du temps ne paraît pas
étrangère à l’esprit moderne ; mais elle reste antique : la forme aristotélicienne
est en fait l’Idée considérée comme immanente aux choses et réalisée dans la
matière ; les mondes sensible et intelligible sont associés l’un à l’autre. C’est dans
son ouvrage : La Physique (3) que la notion de temps est dégagée ; il l’examine en
la mettant en rapport avec la notion de mouvement. Il écrit en particulier ceci :
« Le temps n’existe pas sans le changement ; en effet, quand nous ne subissons
pas de changements dans notre pensée, ou que nous ne les apercevons pas, il ne
nous semble pas qu’il se soit passé du temps » (p. 149). Et une page plus loin, il
donne cette définition : « Voici ce qu’est le temps : le nombre du mouvement
selon l’antérieur-postérieur » (p. 150). On tient ici l’approche classique qui a été
reprise par de nombreux penseurs.
Il semble clair que l’apport kantien doit être pris au sérieux, même si l’on doit le
rectifier aujourd’hui eu égard aux avancées scientifiques du vingtième siècle.
Nous pourrions ici passer en revue, à la suite de Kant, une véritable galerie de
portraits en citant, Schopenhauer, Hegel, Guyau.
*
Donnons maintenant la parole à Mach ; il entreprit la critique du temps vrai de
Newton et donne une approche intéressante des sensations temporelles. Les
deux ouvrages qu’il laisse à la postérité, sont : La Mécanique (9) et L’Analyse des
sensations (10). On connaît les options positivistes de Mach ; il en témoigne dans
son premier livre en ces termes : « On y trouvera un travail d’explication critique
animé d’un esprit anti-métaphysique » (p. 1). Sa critique du temps vrai est des
plus nettes. Newton, doit-on dire, est encore sous l’influence de la philosophie du
Moyen Age ; il a oublié que tous les phénomènes du monde sont dans une
dépendance réciproque et que l’être humain lui-même n’est qu’une parcelle de la
nature. Conséquence ? Mach l’exprime ainsi : « Nous sommes dans l’impossibilité
absolue de mesurer par le temps les variations des choses. Le temps est bien
plutôt une abstraction à laquelle nous arrivons par ces variations mêmes »
(p.217). Ainsi la notion de mouvement uniforme en soi n’a aucune signification ;
parler d’un temps absolu ou vrai est dépourvu de sens.
Est-ce à dire que Mach, sous le signe de ses options anti-métaphysiques, tend à
réduire les faits physiologiques à des phénomènes physique ? Non ; il
écrit :
« Même les phénomènes qui sont en apparence purement mécaniques sont
toujours en même temps physiologiques et par suite électriques, chimiques,
etc... » (p. 478).
On comprend dès lors pourquoi le second ouvrage de Mach s’intitule Analyse des
sensations. Ce sont en effet les sensations qui, selon lui, sont les véritables
éléments du monde, c’est-à-dire que les objets, la matière, ne sont rien hors de
leur relation avec ces éléments. Par suite, ce sont les sensations spatiales et
temporelles qu’il convient d’étudier. Il ne fait aucun doute, en particulier, que les
sensations du temps existent, quoiqu’il soit difficile de les cerner, plus que les
sensations de l’espace ; elles sont en réalité en rapport strict avec l’état de
conscience et le travail de l’attention ; elles sont étroitement liées aux
processus périodiques et rythmiques.
Quelques mots donc sur la notion de temps chez Bergson.Dès son ouvrage
intitulé : Essai sur les données immédiates de la conscience (11), qui date de
1889, l’auteur s’applique à montrer qu’il y a un fossé entre le quantitatif et le
qualitatif ; il écrit par exemple : « Lorsque nous parlons de temps, nous pensons
le plus souvent à un milieu homogène où nos faits de conscience s’alignent, se
juxtaposent comme dans l’espace » (p. 78). Mais on a tort de céder ainsi à la
pression de la spatialité. Dans un autre ouvrage :la pensée et le mouvant (12),il
écrit : « Ecoutons une mélodie, en nous laissant bercer par elle ; n’avons-nous pas
la perception nette d’un mouvement qui n’est pas attaché à un mobile, d’un
changement sans rien qui change ? Ce changement se suffit, il est la chose même.
Et il a beau prendre du temps, il est indivisible » (p. 164).
Cela noté, allons à Poincaré. C’est dans son livre : La Valeur de la science (1), paru
en 1913 qu’il traite du temps ; il est question des propriétés métriques du temps
et des problèmes de fondement qui s’y rapportent.
On surmonte la première difficulté en étant conscient que l’on n’a pas l’intuition
directe de deux intervalles de temps ; on se servira toutefois du pendule en
admettant que tous les battements de l’instrument sont d’égale durée ; ce n’est
qu’une première approximation ; ainsi les meilleures horloges doivent être
corrigées ; le jour sidéral sera l’unité constante de temps. Et nous dirons avec
Poincaré : « Des causes à peu près identiques mettent à peu près le même temps
pour produire à peu près les mêmes effets » (p. 45). Ou mieux encore : « Le
temps doit être défini de telle façon que les équations de la mécanique soient
aussi simples que possible » (p. 46). En d’autres termes, on choisit la mesure du
temps en vue de satisfaire à des exigences de commodité.
Faisons un pas de plus, en allant vers le concret ; le temps physique prend son
assise à partir des séries phénoménales et des échelles temporelles suggérées
par le jeu des sensations. Enriques précise : « Le temps abstrait, que nous
considérons comme temps physique , suppose une échelle unique, où tous les
phénomènes possibles trouvent place, à la différence du temps physiologique qui
postule l’échelle des phénomènes perçus » (p. 88). On constate dès lors que le
temps physique se porte garant d’un double accord, celui des représentations
temporelles relatives à divers observateurs ainsi que celui des représentations
temporelles relatives à des lieux différents. Le programme ainsi tracé traduit
très exactement l’effort de synthèse qu’Enriques propose pour passer du point
de vue physiologique de Mach au point de vue logique de Poincaré.
Bachelard, parvenu à ce point de son étude, n’oublie pas de faire entrer dans son
approche de l’art musical ce que l’on doit aux variantes dites objectives. Il fait
mention des travaux de Maurice Emmanuel (de Bar-sur-Aube, comme lui), qui
dénie le caractère primordial des techniques mensuralistes où l’esprit du
métronome tue la musique. Bachelard a cette phrase qui dit tout à ce propos :
« Le métronome, c’est le compte-fil, ce n’est pas le métier à tisser » (p.117).
Ah ! La tyrannie de la barre de mesure à laquelle certains choeurs et leurs chefs
se soumettent pour ne pas déraper. Le vrai dérapage est, en fait, à la porte :.
finies les injonctions nuancées des rythmes, finis les méandres imprévus de la
forme mélodique, finie la musique elle-même.
Mais alors à quoi sert le chef d’orchestre ? Pourquoi doit-il agir ? Face à cette
dialectique de régularité et de la liberté, il suscite et anime la pulsation : « Dès
l’instant, note Bachelard, où l’on refuse la référence à une durée absolue, il est
nécessaire d’accepter franchement l’appui réciproque des rythmes. (...) En fait,
les divers instruments de l’orchestre se soutiennent et s’entraînent les uns les
autres. Le rôle du chef est de rendre plus conscient l’effort de corrélation des
instrumentistes » (pp. 122 et 123). C’est au temps relationnel que Bachelard
pense lorsqu’il parle de cet effort de corrélation des membres de l’orchestre.
*
Et maintenant, terminons l’exposé en consacrant quelques alinéas aux variantes
temporelles chez Gonseth. A-t-il eu connaissance du livre de Bachelard sur la
dialectique de la durée ? Dans son livre intitulé : Le Problème du temps, il ne cite
pas son ami. Mais, comme les deux philosophes ont si souvent travaillé dans le
même esprit – même quand ils ne se connaissaient pas encore – il ne faut pas
s’étonner qu’ils aient, l’un et l’autre, dégagé l’idée que les dimensions temporelles
sont trop subtiles pour qu’on puisse parler d’un temps ou même de deux en
donnant une définition bien explicitée : les variantes temporelles retentissent
les unes sur les autres, elles s’opposent et s’accordent tour à tour.
Ce qui retient notre attention, c’est la manière dont Gonseth engage son étude
en se situant dans le domaine du langage quotidien ; ce qu’il montre concerne tout
homme parlant la langue française ou les langues indo-européennes. Voici
quelques phrases que l’on prononce dans la vie courante : je n’ai pas le temps, le
temps me dure, je songe au temps passé avec toi ou je songe au temps que je
passerai avec toi, le temps guérit, le temps dont je m’approprie pour l’accorder
avec celui de mon ami, le temps que met tel athlète pour parcourir un cent
mètres ou le temps que donne l’horloge du village. Dans l’ordre des phrases
prononcées ici, on dégage les temps spécifiques suivants : temps existentiel,
temps conscientiel, temps idéel, temps chronos, temps relationnel, temps mesuré
ou temps intégré (temps de la montre). Tout cela est présenté par Gonseth avec
beaucoup de nuances et de nombreux commentaires. Mais son intention n’est pas
de brosser une galerie de portraits, il veut illustrer le fait que le concept est à
saisir, dans le langage quotidien, comme le résultat d’une synthèse dialectique ou
comme une tentative de l’insérer dans le discours considéré comme milieu
synthétique.
Voici en effet d’autres phrases : hâtons-nous, car le temps fuit ; j’ai revécu par
la pensée ces interminables minutes d’attente ; les heures m’ont paru brèves.
Gonseth commente : «Ce que nous cherchons à faire comprendre, c’est que
l’activité discursive qui constitue les sens globaux a tous les caractères d’une
synthèse dialectique au niveau du discursif. Lorsqu’on dit que le temps nous est
mesuré, l’analyse pourrait retrouver sous le mot temps plusieurs acceptions. (...).
Le discours renonce ici à opérer des distinctions. Il confond les sens pour les
identifier sous le même mot » (p. 82). La synthèse dialectique que suscite
l’emploi du mot temps, inséré dans le discours courant, suppose des opérations
variées : elle oppose des significations, les identifie, les projette les unes sur les
autres.
Dans les pages qui suivent, Gonseth examine de près comment le temps est à
saisir au niveau de l’adverbe et du verbe.
Laissons maintenant l’approche assez technique du langage courant ; faisons
plutôt un constat de synthèse en citant Gonseth : « Nous avons recherché de
quelles significations le mot temps peut être revêtu dans une langue telle que le
français couramment écrit ou parlé. Une recherche de ce genre ne devait-elle
pas fatalement rencontrer et dégager une notion générale de temps que ce mot
aurait à lui seul le pouvoir d’évoquer ? On aurait pu s’y attendre : certaines
philosophies du langage le suggèrent . (...) Notre analyse n’a cependant
pas
répondu à cette attente et n’a pas rencontré de substance discursive
correspondant à une notion générale de cette nature. Ce qu’elle a découvert, ce
que le langage a offert à sa recherche, c’est tout un évantail d’emplois du mot
temps et tout un spectre de significations correspondantes » (p. 135).
Références bibliographiques