Into The Wild
Into The Wild
Into The Wild
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Carine McCandless
Arthaud
Jon Krakauer
Avril 2
014
PROLOGUE
La maison de Willet Drive est plus petite que dans mon souvenir.
Le jardin était beaucoup mieux entretenu du temps de maman, mais
les mauvaises herbes envahissantes et les arbustes mal taillés lui
donnent une allure de château hanté assez appropriée. Je desserre
mes doigts, crispés sur le volant, et le sang revient peu à peu dans
mes mains. Fichue baraque. Pendant vingt-trois ans, j’ai détourné
les yeux des panneaux indiquant cette sortie familière sur les
autoroutes de Virginie. J’ai plusieurs fois lutté contre l’envie d’y
retourner dans l’espoir de revivre les moments passés avec mon
frère – lui qui me manque si terriblement aujourd’hui. Mais la
souffrance a le don cruel de nous voler nos souvenirs d’enfance. Les
gens croient comprendre notre histoire parce qu’ils en connaissent la
fin, alors qu’ils ignorent comment elle a commencé.
La façade autrefois si soignée semble désormais à l’abandon. Des
branches de houx grignotent les fondations, leurs baies rouges se
détachant comme des gouttes de sang contre la brique. Le bardage
se décolle des murs, pâle et sans vie à l’exception des moisissures
qui bordent les planches. À la place des jolis parterres de fleurs, le
jardin est jonché de papiers gras et de bouteilles jetées par les
passants. La demeure a fini par rendre son dernier souffle, épuisée
par toutes ces années de comédie.
L’angoisse qui me serre le ventre se transforme en nausée. Je
sors dans l’air froid du mois d’octobre et me courbe en deux en
attendant qu’elle se calme. Mais elle ne se calme pas.
L’allée de ciment est vide, fêlée, couverte de taches. Mais
contrairement à ce que j’ai d’abord cru, la maison n’est pas
abandonnée. Quelqu’un a sorti les poubelles et une Harley est garée
dans le hangar, sous une bâche qui laisse juste entrevoir une roue.
Je retourne en titubant jusqu’à ma Honda Pilot, prête à fuir. Mais
avant que j’aie eu le temps de démarrer, un gros pick-up Chevrolet
apparaît dans mon rétroviseur et se range devant la maison. Une
femme en sort, les bras chargés de paquets. Elle jette un coup d’œil
méfiant à mon 4 × 4 garé de l’autre côté de la rue. Rassemblant tout
mon courage, je m’approche une nouvelle fois de la rampe
bétonnée. La femme me regarde d’un air peu avenant.
« Bonjour, madame. Je m’appelle Carine McCandless. J’ai grandi
dans cette maison. »
Son visage se détend lorsqu’elle entend mon nom.
« Vous connaissez notre histoire ?
— Oui. Enfin, un peu.
— Puis-je vous parler un instant ? »
Je m’avance sans attendre sa réponse. Elle pose ses affaires
dans la remorque de son pick-up et serre fermement la main que je
lui tends.
« Marian », se présente-t-elle.
Elle est grande, séduisante, avec un corps charpenté et de longs
cheveux blond vénitien. Elle porte une jolie blouse colorée sous un
tailleur noir – le genre de tenue typique d’une assistance sociale
sous-payée. Au milieu de ses nombreux colliers, je reconnais un
pendentif Harley Davidson noir et argent. Elle me dévisage,
souriante mais réservée.
« Est-ce que vous accepteriez de me laisser entrer ?
— Hum, vous risquez d’être déçue, répond-elle en désignant le
jardin à l’abandon. Ça ne ressemble plus vraiment à ce que vous
avez connu. »
Un long silence s’ensuit. Visiblement, Marian n’est pas habituée à
recevoir de la visite. Mais elle finit par céder devant mon regard
suppliant.
« Bon, d’accord. Laissez-moi juste une minute pour sortir le chien
avant qu’il fasse pipi partout. C’est qu’il n’est plus tout jeune, mon
Charlie ! »
Nous faisons d’abord le tour du jardin de derrière en compagnie
du fameux Charlie, un labrador brun grisonnant qui me regarde par
en dessous avec un grognement inoffensif de vieux monsieur
perplexe. Il urine aux quatre coins de son territoire en s’arrangeant
pour m’entortiller dans son interminable laisse, et pour toujours
rester entre la maison et moi. Marian s’excuse et me libère avant de
m’expliquer en désignant la clôture pleine de trous :
« Il pourrait sauter par-dessus. »
Tout en essayant de conserver mon équilibre, je passe en revue
les zones où Chris et moi aimions à nous réfugier. Il ne reste plus
trace de l’imposant potager où nous ramassions des haricots chaque
été. Les superbes massifs paysagés et bordés de pierres
ressemblent désormais à des bouches édentées crachant racines et
mauvaises herbes. Quant aux traverses de chemin de fer qui
structuraient le terrain en terrasses, elles ne servent plus à grand-
chose.
Ravie d’échapper un instant au cerbère de Marian, je me dirige
vers le point le plus élevé du jardin. Dans le coin à gauche se trouve
une longue pente où Chris et moi jouions aux archéologues et où,
adolescent, il a peaufiné ses incroyables talents de conteur.
Notre quartier était situé au milieu d’une zone vallonnée, autrefois
sillonnée de ruisseaux qui irriguaient des plantations de tabac. Les
maisons de notre rue avaient été construites le long de leurs lits
asséchés. En suivant les grillages qui bordent les propriétés des
voisins, on devine encore le tracé de ces cours d’eau qui ont laissé
derrière eux de quoi alimenter nombre d’histoires.
Je raconte à Marian comment Chris et moi hissions jusqu’au
sommet de la butte un chariot rempli de pelles et de seaux en
plastique – auxquels s’ajoutait parfois une cuillère à soupe volée
dans le tiroir à argenterie. Nous creusions, section après section, la
terre poussiéreuse, en quête de reliques du passé. Les objets que
nous déterrions n’avaient aucune valeur mais, aux yeux de Chris, ils
étaient entourés d’une aura de légende. Peu à peu, nous avons
assemblé une collection secrète de nos plus belles trouvailles. Nous
étions fous de joie lorsque, entre deux coquilles d’huîtres si
répandues qu’elles ne présentaient plus vraiment d’intérêt, nous
découvrions quelques fragments de porcelaine blanche. Les bras
levés en signe de victoire, nous courions les rincer sous le robinet
jusqu’à reconnaître les teintes bleu violacé d’un motif oriental
devenu familier. Nous sortions ensuite notre trésor caché dans une
boîte à chaussures et tentions d’associer les fragments entre eux
comme les pièces d’un puzzle.
Nous n’étions jamais si fiers que lorsque nous parvenions à
reconstituer une assiette entière. Nous contemplions alors notre
œuvre un long moment avant de retourner sur notre chantier de
fouilles, où Chris inventait des histoires alambiquées autour des
origines de cette vaisselle. Il était question d’armées chinoises dont
les soldats s’étaient fait surprendre alors qu’ils dînaient
tranquillement sous leurs tentes ; impuissants face à la supériorité
de l’ennemi, ils avaient lutté en vain pendant que leurs assiettes
s’écrasaient au sol, où elles resteraient enfouies jusqu’à ce que le
fameux duo d’archéologues formé par sir Flash et sa sœur princesse
Petite Ourse les exhume bien des années plus tard.
Notre chantier est désormais jonché de piles de gravats. Le
parfum du chèvrefeuille me parvient depuis le jardin des voisins, et
je nous revois sautant par-dessus le grillage comme des voleurs
pour aller sucer le nectar de ses fleurs délicates.
Parfois, lorsque notre instinct de survie nous poussait à nous
éloigner le plus possible de la maison, Chris m’emmenait en courant
le long de Braeburn Drive jusqu’à Rutherford Park, où subsistaient
encore quelques ruisseaux. Nous nous aventurions sur leurs berges,
mouillions nos baskets en essayant de les franchir d’un bond à des
endroits de plus en plus larges, faisions des ricochets, chantions des
tubes des Beatles et rejouions des scènes de nos séries préférées.
Chris était très doué pour me changer les idées, et la nature était
son décor de prédilection. Peu importait que les extraits de Star
Trek, Buck R ogers ou Battlestar G alactica soient héroïques ou
pas ; il incarnait toujours mon protecteur.
Une épaisse couche de lierre recouvre le fond du jardin. Autrefois,
les feuilles luxuriantes étaient contenues par une bordure de pierre
et régulièrement taillées. C’était le coin toilettes de notre shetland,
que nous adorions et avec qui nous nous amusions pendant des
heures. Lorsque Chris jouait au capitaine, Buck – ou plus
officiellement, selon son pedigree, Lord Buckley de Naripa III – était
son petit lieutenant au caractère bien trempé. Poussé par ses
instincts de chien de berger, il courait autour de nous, nous mordillait
les talons et arrachait de grosses mottes de terre au passage,
réduisant à néant les efforts de notre mère pour entretenir son
gazon.
Marian se déride peu à peu et m’explique qu’elle a racheté la
maison il y a vingt ans, afin de s’offrir un nouveau départ avec ses
fils après l’incendie de leur précédent logement. J’ignorais que mes
parents l’avaient vendue depuis si longtemps, et je suis surprise
qu’elle n’ait pas changé de propriétaire depuis. Marian reste évasive
au sujet du père de ses enfants. En l’entendant parler de ses
longues heures de travail et de ses fins de mois difficiles, je devine
que la séparation n’a pas été évidente. Elle évoque avec affection
ses fils qui lui rendent régulièrement visite, lui donnent un coup de
main et font des projets avec elle. Lorsque nous abordons le sujet
des voyages, son visage s’illumine. Elle me raconte ses périples en
solitaire sur sa Harley, qu’elle enfourche dès que la météo et son
emploi du temps le permettent. Je lui décris en retour mes épopées
dans le parc de Shenandoah sur ma Kawasaki EX500 – soulagée
qu’elle ne s’offusque pas parce que je conduis une sportive.
Charlie vient se frotter contre elle pour lui annoncer qu’il a terminé.
À ma grande surprise, elle me propose alors de la suivre à l’intérieur.
*
Shelly était bonne élève, mais cela ne suffisait pas ; il fallait qu’elle
excelle. Tant qu’elle ne rapportait que des B et des C à la maison,
mes parents refusaient qu’elle participe à des activités ou sorties
extrascolaires. Mais lorsque les terminales programmèrent un séjour
au ski, elle décida de n’en faire qu’à sa tête. Par malchance, elle se
blessa sur les pistes et rentra la tête basse, une jambe emprisonnée
dans un plâtre qui lui montait jusqu’à la hanche. Papa se trouvant
alors en Allemagne pour son travail, maman fut bien obligée de
s’occuper d’elle.
Le soir où Walt revint de son déplacement, une violente dispute
éclata entre mes parents. Shelly nous emmena aussitôt dîner
dehors, Chris et moi. À notre retour, la maison était silencieuse. Le
lendemain, maman attendait Shelly après les cours.
« Tu dois partir ce soir, déclara-t-elle. Tu n’es plus la bienvenue
ici. »
Sur ces mots, elle quitta la maison. Shelly avait beau être la
chouchoute de papa, il n’osa pas prendre sa défense face à la
femme avec qui il avait entamé une liaison avant même qu’elle soit
née. Ce soir-là, il l’aida à faire ses valises.
Shelly passa quelque temps chez son amie Kathy avant d’intégrer
une colocation d’étudiants, où elle dormait par terre dans un
dressing. Elle travailla le soir comme serveuse jusqu’à l’obtention de
son diplôme. Je ne la revis que le jour de son bal de promo, maman
et papa l’ayant invitée pour prendre quelques photos. Quand je lui
demandai pourquoi elle avait accepté cette mise en scène ridicule,
elle me répondit :
« Je crois que je voulais juste avoir l’impression d’être une fille
normale. »
Avant cela, elle avait régulièrement croisé Chris dans les couloirs
du lycée Woodson ; il lui avait confié que maman appelait
l’administration de temps en temps pour vérifier qu’elle ne séchait
pas les cours. Cette fois, c’était lui qui couvrait ses arrières.
Mon père avait beau n’avoir rien fait pour empêcher maman de
jeter sa fille dehors, je l’entendis pleurer ce soir-là pour la première
fois de ma vie. Alors que j’étais à l’étage, un hurlement de bête
blessée s’éleva du sous-sol. Je m’y précipitais et je le découvris
assis devant son bureau, les mains plaquées sur le visage jusqu’aux
oreilles. On aurait dit qu’il essayait de disparaître.
*
J’avais entamé un compte à rebours. Encore trois semaines de
Chris, puis deux, puis la cérémonie de remise des diplômes et notre
départ en famille pour le Colorado où nous devions assister au
mariage de Stacy.
Quand nos frères et sœurs avaient grandi et commencé à espacer
leurs visites, nous avions pris l’habitude d’aller les voir dans le
Colorado. Nous en profitions pour nous rendre avec quelques-uns
d’entre eux dans des stations de ski réputées. Shawna et Shelly
avaient travaillé pendant plusieurs saisons dans une ville appelée
Keystone, où elles faisaient le ménage dans les appartements de
location. Shawna sortait avec un fils de ministre nommé Jim, que je
trouvais plutôt séduisant avec ses cheveux blonds décolorés par le
soleil et sa moustache sombre. Un jour, Shannon, Chris, Quinn et
moi étions allés skier avec lui. Mes frères et moi étions très
expérimentés, et nous connaissions si bien la station que nous en
devenions un peu trop téméraires – d’autant que Chris était ravi de
se trouver pour une fois entouré de garçons. En quête de poudreuse
fraîche, ils s’aventuraient entre les pins et les trembles qui
séparaient les différents couloirs. Je faisais de mon mieux pour les
suivre, même si le cœur me remontait dans la gorge à chaque
bosse. Je retenais mon souffle jusqu’à déboucher de l’autre côté des
arbres. Jim fermait la marche pour s’assurer qu’il ne nous arrivait
rien. C’était un skieur émérite, et le regarder évoluer sans effort sur
la neige était un vrai plaisir. Alors que nous discutions de la suite du
parcours, il avait soudain repéré, en bordure de piste, une butte
surplombant un virage. Comme il n’y avait pas grand monde ce jour-
là, il avait parié qu’il pouvait la franchir d’un saut.
Il avait demandé aux garçons de descendre vérifier que la voie
était libre. À leur signal, il s’était propulsé vers l’avant en s’aidant de
ses bâtons, et avait fait pivoter ses skis d’un côté puis de l’autre pour
prendre de l’élan. Après avoir atteint la butte à pleine vitesse, il
s’était envolé dans les airs, où il était resté suspendu un long
moment. Puis il avait poussé un cri horrible qui n’avait rien à voir
avec de la joie. Je ne voyais pas l’endroit où Jim avait atterri, mais il
ne réapparaissait pas sur la piste. Quinn et Chris s’étaient écriés à
l’unisson : « Merde ! »
Shannon les avait regardés, puis il m’avait lancé avec le
pragmatisme dont seuls les garçons font preuve dans ce genre de
situations :
« Il ne bouge plus. Je crois qu’il est mort. »
À cause du masque qui lui cachait les yeux, je n’arrivais pas à
déterminer s’il plaisantait ou non. Chris et Quinn s’étaient précipités
vers Jim.
« Oh non ! On a tué le copain de Shawna ! », avais-je gémi en
descendant vers eux.
Le temps que je les rejoigne, Jim s’était redressé et riait. Il nous
avait accusés d’avoir voulu le tuer pour récupérer notre sœur. Nous
étions tous d’accord pour dire qu’il avait exécuté un saut incroyable,
digne d’un record. Quelques années plus tard, lors de son mariage
avec Shawna, tout le monde se réjouirait qu’il ait survécu.
Nue dans mon lit, je sentais mes larmes refroidir sur l’oreiller.
Patrick me jeta un dernier regard depuis le pas de la porte. Il
s’excusait toujours, mais j’avais renoncé à chercher de la sincérité
dans ses paroles.
Une douche bien chaude m’aiderait à tout effacer. J’avais les yeux
rouges, le visage congestionné, mais pas de bleus à soigner. Ce
jour-là, face au miroir, je pris conscience d’une chose : un souffre-
douleur peut vite se transformer en victime consentante, et j’en
prenais déjà le chemin.
« Comment es-tu arrivée là ? demandai-je à mon reflet. Qu’est-ce
que tu fiches encore ici, Billie ? Dégage ! »
Il ne s’était écoulé que quelques mois, mais c’était déjà trop.
Grâce à l’héritage d’Ewie, j’avais les moyens de fuir. Je parcourus
les pages jaunes en quête de numéros d’avocates spécialisées dans
le divorce. Je n’en revenais pas que tant de personnes gagnent leur
vie grâce aux mauvais choix maritaux des autres. Mon doigt s’arrêta
sur un nom dont les consonances m’évoquaient une personne pleine
de poigne : Jody Badger.
Lorsque je rencontrai Jody pour la première fois, le mot
« tornade » me vint à l’esprit. Je venais de me garer dans le parking
quand un roadster Mazda se rangea à côté de moi. Une femme
trapue vêtue d’un tailleur ajusté en sortit.
« Êtes-vous Mme Jaimeson ? », me demanda-t-elle en me
détaillant de la tête aux pieds.
Mon nom me semblait peser une tonne.
« Oui.
— Parfait, mettons-nous au travail. »
Sans plus de formalités, elle se dirigea vers le bâtiment dans un
claquement de talons. Je la suivis en me faisant la réflexion qu’elle
ressemblait à Miss Piggy du « Muppet Show », avec les cheveux
plus courts.
Jody était la seule employée de l’agence Badger Law, un cabinet
aménagé de manière sobre mais professionnelle. Je lui décrivis ma
situation, m’attendant à susciter une certaine compassion. Ce ne fut
pas le cas. Elle m’observait avec le même air détaché que le Dr Ray
un an plus tôt.
« La première chose à faire, déclara-t-elle en me tendant une
liasse de papiers, c’est de déposer ce dossier au bureau du juge
pour demander une injonction d’éloignement à l’encontre de votre
mari. Après ça, s’il s’approche à moins de cinquante mètres de vous,
vous n’aurez qu’à appeler les flics.
— Euh… d’accord », balbutiai-je.
J’avais l’impression qu’elle s’adressait à quelqu’un d’autre, à la
carapace que je présentais au monde pendant que la vraie moi,
terrifiée, se cachait à l’intérieur. Puis je songeai que je n’étais pas
venue chercher un psy mais une avocate. Et une chose ne faisait
aucun doute : Jody saurait m’aider. Un doberman dans son genre
était exactement ce dont j’avais besoin.
« Vous me verserez un acompte aujourd’hui, et nous pourrons
ensuite commencer à préparer votre divorce. »
Divorce.
Au moment de rédiger mon chèque, je pris conscience que je
tenais une grenade dégoupillée entre mes mains – une grenade qui
serait la clé de mon indépendance.
Sans même que j’aie eu besoin d’évoquer mon enfance, Jody
avait deviné les raisons pour lesquelles j’avais atterri dans son
bureau.
« Vous avez sauté sur la première occasion de prendre le large, et
vous vous êtes plantée. Sachez que ça va encore empirer avant que
vous puissiez reprendre votre liberté. Il ne vous reste plus qu’à en
tirer les leçons qui s’imposent. »
Je me jurai intérieurement d’y arriver.
*
Aller voir Jody Badger avait été la première étape. Il était temps
maintenant d’avouer la vérité à Chris au sujet de Patrick.
Nos échanges de lettres s’étaient poursuivis à un rythme soutenu.
Au cours des derniers mois, nous avions eu par écrit les
conversations les plus dures et les plus sérieuses de notre vie. Il ne
faut pas oublier que Chris n’avait pas le téléphone – de toute façon,
il n’était pas du genre à parler pendant des heures. Et nous vivions
trop loin l’un de l’autre pour nous rendre visite. « Je me suis trompée
sur le compte de Patrick, écrivis-je un jour d’une main tremblante
mais résolue. J’ai demandé le divorce. » Honteuse, je lui racontai
tout ce qui s’était passé, tous les efforts que j’avais faits, en vain,
pour sauver mon couple. J’avais eu beau menacer Patrick de le
quitter s’il continuait, il m’avait ri au nez. Mais depuis que j’avais
obtenu une injonction d’éloignement, je n’avais plus de nouvelles de
lui. Notre bail arrivant à son terme, j’avais emménagé dans un
appartement plus petit de la même résidence. C’était une très
mauvaise idée, car je n’avais pas les moyens de le payer ; mais
c’était la solution de facilité. Cela me rassurait, moi qui n’avais nulle
part où aller.
Lorsqu’il découvrit la vérité sur mon mariage, Chris se montra très
compréhensif. Il était fier que j’aie eu le courage de quitter l’homme
qui me maltraitait. « On a le droit de faire des erreurs, à condition de
s’en servir pour avancer », me répondit-il. Il s’abstint de préciser que
cela valait aussi pour mon train de vie dépensier, car je le savais
déjà.
Lui aussi avait des aveux à me faire. L’été précédant son entrée à
Emory, quand il avait distribué de la nourriture dans le désert de
Mojave, il était passé voir notre ancienne maison en Californie. Il
avait interrogé nos voisins, comparant ce que Walt et Billie leur
avaient raconté aux différentes versions que nous connaissions.
C’est ainsi qu’il avait découvert l’étendue de leurs mensonges et
éclairci le mystère de la photo posée sur la commode :
contrairement à ce que nous avions toujours cru, Marcia et Walt
n’avaient pas divorcé d’un commun accord. Ils étaient encore mariés
lorsque nous étions nés. Nous étions donc des enfants illégitimes.
Ma première pensée fut : Tout s’éclaire. Comme si les éléments
disparates de ma vie – l’âge de Quinn, celui de Shannon, les
histoires contradictoires de mes parents – s’assemblaient pour
former enfin une image cohérente. Chris avait encore une fois joué
les détectives en chef et déniché les indices qui nous manquaient.
J’étais furieuse, mais ça ne changeait pas grand-chose étant donné
que je ne parlais déjà plus à mes parents. Il était inutile de décrocher
mon téléphone pour leur demander des comptes ; je ne ferais que
perdre mon temps à écouter de nouveaux mensonges. Aussi difficile
que soit ma vie, ils n’en faisaient plus partie.
Au bout de quelques jours, ma colère céda la place à de la
gratitude. Quand Chris était revenu de Californie, j’avais senti que
quelque chose le tracassait. Je comprenais enfin. Malgré ce qu’il
avait découvert, il n’avait pas voulu provoquer de scène dont j’aurais
supporté les conséquences. Et il ne m’en avait pas parlé, car j’aurais
dû vivre seule avec ce fardeau pendant trois ans. Sans moi, je suis
certaine qu’il aurait vidé son sac à peine le seuil franchi. Il avait
gardé le silence pour me protéger.
Maintenant que je ne vivais plus sous le même toit que Walt et
Billie, Chris pouvait me révéler cette vérité qui lui pesait toujours
autant. Si fou de rage soit-il, faire une croix définitive sur nos parents
n’était pas chose facile. Toute ma vie, j’avais entendu mes frères et
sœurs passer de « C’est fini, j’ai assez donné » à « Peut-être que je
pourrais encore faire un effort ».
Billie était un mélange complexe de personnalités : maman
modèle qui apportait des oranges à chacun des matchs de Chris ;
reine de l’organisation en charge de nos groupes d’Indian Guides ou
d’éclaireuses ; bricoleuse qui nous fabriquait de magnifiques
costumes d’Halloween et nous aidait à réaliser nos projets pour
l’école ; instructrice d’auto-école à la patience infinie lorsqu’il avait
fallu nous apprendre à conduire une voiture manuelle… Elle avait
aussi de l’humour et s’amusait à déguiser Chris, Shannon et Quinn
en petits chauffeurs lorsque nous allions chercher papa à l’aéroport
avec la Cadillac.
Quant à Walt, ce n’était pas juste un homme colérique. Il nous
emmenait en voyage en Europe, ravi de nous faire découvrir
d’autres cultures et gastronomies – il commandait parfois pour nous
dans la langue locale, afin que nous ne soyons pas dégoûtés à
l’avance. Lorsque Chris et moi construisions des forts dans le salon,
il lui arrivait de jouer de la guitare et de chanter devant la cheminée
transformée en feu de camp. Quand j’avais eu la varicelle, il m’avait
offert un livre sur une maison de poupées et l’avait dédicacé à sa
« Petite Ourse ». Il pouvait nous parler pendant des heures des
merveilles de l’exploration spatiale en s’appuyant sur des supports
fascinants, tels que les plans des appareils qu’il concevait, ou des
maquettes en trois dimensions des radars gravitant dans
l’atmosphère. Chaque fois qu’il rentrait d’un déplacement
professionnel, il me rapportait des friandises de l’avion. Je raffolais
particulièrement des cacahuètes enrobées de miel dans leurs
emballages brillants en plusieurs langues. Papa étant un grand
gourmand, ces cadeaux me touchaient beaucoup. Je ne me
souviens plus du moment où ils ont cessé. Ce qui m’a marquée, en
revanche, c’est que j’ai vite pris l’habitude de me cacher quand
il revenait à la maison, au lieu de courir me jeter dans ses bras.
Nos parents nous blessaient constamment, mais ils restaient nos
parents. Nous nous accrochions à leurs rares bons moments, dont
nous préférions penser qu’ils étaient révélateurs de leur vraie
personnalité.
Mais Chris ne voyait plus les choses de la même façon, et cela
n’avait rien à voir avec notre différence d’âge. Il avait atteint sa
limite. Dans l’une de ses lettres, il m’expliqua pourquoi :
« Leur cas est tellement désespéré qu’on ne pourra jamais les ramener à la raison. Plus de
vingt ans de mensonges et de petits jeux ridicules les ont plongés dans un état de folie
psychotique permanente. C’est pour ça que j’ai pris mes distances avec eux et que j’évite
de leur parler… [ C’] est une espèce de maladie contagieuse ; si on y est exposé trop
longtemps, on commence à en sentir les effets dévastateurs pour l’âme. Je ne sais pas
comment l’expliquer, mais je sais que, depuis mon départ, ma vie est bien plus heureuse et
plus légère… Ils disent toujours : “ Attends un peu d’avoir des enfants” , comme si nos
relations étaient parfaitement “ normales” , comme si nous étions de sales gosses immatures
ignorant comment fonctionne une famille “ normale” … Ils pensent visiblement qu’en gagnant
en “ maturité” , nous allons devenir comme eux ; que le jour où nous fonderons une famille,
nous aurons enfin une “ illumination” , que nous reconnaîtrons qu’ils ont été des parents
“ formidables” et que toutes nos récriminations étaient des caprices injustifiés d’enfants
gâtés… Je parie que c’est ce qu’ils se disent. Ça doit être leur façon de se dédouaner de ce
qu’ils ont fait. Alors cette fois, j’en ai vraiment fini avec eux. »
*
À mon retour en Virginie, je pris rendez-vous avec un agent de
l’immigration qui m’avait laissé plusieurs messages. Apparemment,
Patrick n’avait pas donné suite à la demande de divorce dans
l’espoir d’obtenir la citoyenneté américaine avant qu’il soit trop tard.
L’administration le soupçonnait d’avoir eu cette idée en tête dès le
départ – sa demande en mariage était tout sauf un acte d’amour
désintéressé. Très gênée, je dus me rendre à ces arguments.
Je passais mon temps à regarder par-dessus mon épaule. Car,
après avoir fait profil bas pendant quelque temps, Patrick s’était mis
à m’adresser des lettres de menaces et des messages
d’intimidation. Il espionnait mes déplacements entre mon
appartement, mon travail et mes diverses obligations sociales, sans
jamais m’approcher à moins de cinquante mètres. Quand je recevais
quelqu’un, il sonnait à l’Interphone et me hurlait des insanités. Jody
ne s’était pas trompée : les choses avaient empiré.
J’avais encore beaucoup à apprendre. Je n’avais que dix-huit ans,
et ma liberté était enfin à portée de main. En quelques mois, je
m’étais entourée de prétendus symboles de réussite. J’avais rempli
mon luxueux appartement de meubles contemporains ; mes
vêtements étaient à la pointe de la mode. À force de dépenser sans
compter, je n’allais pas tarder à recevoir un retour de manivelle. Je
m’étais jetée la tête la première dans ma vie de femme
indépendante sans penser une seconde à assurer mes arrières.
Un matin, je sillonnai le parking en tentant de me rappeler où
j’avais garé ma petite Honda. Elle avait disparu. Soupçonnant
Patrick de me l’avoir volée, je prévins la police, qui m’annonça une
mauvaise nouvelle : elle n’avait pas été volée mais réquisitionnée
par la fourrière. J’avais deux mois de retard sur le remboursement
de mes traites.
J’avais quitté mon travail à cause des avances trop insistantes de
mon patron, et j’essayais de me lancer dans la vente de produits
ménagers à domicile. Mon stock était étalé autour de moi – mais,
sans voiture, je n’avais aucun moyen de livrer mes clients. Il me
restait à peine de quoi payer mon loyer. Je n’avais plus de travail,
plus de voiture, et bientôt plus de toit.
Je m’assis sur le sol de mon bel appartement, dans mes
vêtements de créateurs, au milieu de mes meubles design. Je
n’étais qu’un pathétique exemple de vanité et de bêtise. Les conseils
de Chris ne cessaient de me revenir en mémoire : garder la tête sur
les épaules, être honnête avec moi-même. J’avais besoin d’aide, et
vite. Je me mis à pleurer en contemplant le téléphone. J’aurais aimé
appeler mon frère pour lui demander quoi faire, mais il n’avait
toujours pas de ligne. Et, d’ici peu, il ne pourrait même plus m’écrire.
Rien ne me prouvait d’ailleurs qu’il était encore à Atlanta.
Je composai alors le seul numéro que je connaissais par cœur :
celui de mes parents. Leur avouer la vérité ne fut pas chose facile.
À ma grande surprise, ils m’écoutèrent calmement tandis que je leur
expliquais pourquoi j’avais quitté Patrick, délaissé mes études et
démissionné de mon travail. J’étais soulagée qu’ils ne me répondent
pas : « On te l’avait bien dit » – je ne tenais pas à entrer dans les
détails de ce qui m’avait poussée à partir. Ils avaient peut-être tiré
les leçons de cette longue séparation, acceptant enfin de se
regarder dans le miroir et de reconnaître leurs torts. Et si mes
problèmes nous offraient une chance de nous réconcilier ?
Je fus rassurée en les entendant mettre sur pied un véritable plan
de sauvetage. Les mots qu’ils prononcèrent avant de raccrocher me
laissèrent sans voix :
« Tout ira bien, Carine. On t’aime. »
Je restai un long moment assise près de mon téléphone, le cœur
plein d’espoir. En dix-neuf ans, je n’avais jamais entendu mes
parents dire ces mots. Ni entre eux, ni à mon frère ou à moi. C’était
surréaliste. J’aurais tant voulu rapporter à Chris cet énorme pas en
avant…
Lui seul savait ce qu’il entendait par là. Mais j’y lus à la fois un
message d’espoir et un avertissement.
*
Jon avait déjà choisi le titre de son livre : Into the Wild. Une fois
ses recherches terminées, il passa à l’écriture proprement dite. Il
m’envoya des brouillons et des extraits au fur et à mesure, afin que
je puisse vérifier la justesse de ses propos concernant notre famille
et son respect des limites que nous nous étions fixées.
Grâce à lui, je découvrais sans cesse de nouveaux détails sur ce
qu’avait vécu mon frère, les endroits où il était allé et les gens qu’il
avait rencontrés. Au cours de ces deux années, il avait traversé les
États-Unis en descendant jusqu’au Mexique, avant de rejoindre la
région qu’il idéalisait depuis qu’il avait lu L’Appel de la f orêt de Jack
London en primaire : l’Alaska. Il y était déjà allé quand il était à la
fac, et avait été conquis. Cette fois, après un long voyage à travers
le territoire du Y ukon, il avait atteint Fairbanks d’où il avait continué
en stop jusqu’à Denali. Au printemps, il s’était enfoncé dans la
nature en empruntant la piste Stampede. Au bout de quatre jours de
marche, il avait eu la surprise incroyable de tomber sur un bus
abandonné au milieu de la végétation, à une quarantaine de
kilomètres de la route la plus proche. « Jour de l’autobus
magique* », avait-il écrit dans son journal.
Durant l’été 196 1, ce bus avait fait partie d’un groupe de vieux
véhicules censés accueillir les ouvriers qui devaient construire une
route d’accès vers cette région minière. Mais, faute de conditions
favorables, le projet avait été suspendu au bout de quelques mois.
L’équipe avait levé le camp, laissant derrière elle le bus 142 de la
ville de Fairbanks et son essieu cassé pour qu’il serve d’abri aux
randonneurs et aux chasseurs d’élans. Trente ans plus tard, il ferait
le bonheur de mon frère.
Je savais par Jon que le charisme de Chris avait continué à
fonctionner après son départ de la fac. Il avait toujours été séduisant
et charmeur, sans la moindre trace d’égocentrisme. Il dégageait
beaucoup d’assurance. Engagé en faveur des droits de l’homme et
dénonçant les abus politiques, il n’hésitait pas à exprimer son
opinion quand il était témoin d’injustices sociales – que ce soit au
sein du gouvernement ou entre les murs du lycée. Mais il ne se
posait jamais en donneur de leçons. Proche des valeurs
conservatrices, il avait cofondé le parti des jeunes républicains de
son université. En parallèle, comme il refusait les étiquettes et n’était
pas du genre à prêter allégeance à qui que ce soit, il écrivait des
pamphlets moqueurs visant aussi bien la gauche que la droite dans
le journal étudiant qu’il coéditait.
Tous ceux qui l’avaient pris en stop durant son périple avaient été
profondément marqués par leurs échanges avec lui. Que leur
rencontre n’ait duré que quelques heures ou qu’ils aient développé
de brèves relations, vagabonds, voyageurs, employeurs et même
amis déclaraient tous s’être sentis étonnamment proches de ce
jeune homme intelligent, poli et travailleur – bien qu’il soit souvent
resté évasif et mystérieux.
L’une de ces personnes sur qui il semblait avoir fait forte
impression était un homme âgé du nom de Ron Franz, que Chris
avait côtoyé pendant deux mois au cours de l’hiver ayant précédé
son départ pour l’Alaska. Ancien militaire, Ron avait perdu sa femme
et son fils dans un accident de voiture trente ans plus tôt. Il vivait
seul et n’avait pas beaucoup d’amis. Il avait conduit Chris jusqu’à un
campement dans le désert d’Anza-Borrego. Après coup, il n’avait
cessé de penser à ce garçon qu’il trouvait futé ; il avait fini par
retourner le voir pour le convaincre de reprendre sa vie en main.
Bien entendu, mon frère ne l’avait pas écouté, mais ils avaient
sympathisé. Chris – que Ron connaissait sous le nom d’Alex –
passait souvent chez son ami pour manger, laver son linge et
apprendre à travailler le cuir. Peu à peu, grâce aux bribes
d’information que Chris laissait échapper, Ron avait compris qu’il
n’avait plus de famille. Pas parce que ses parents étaient décédés,
mais parce qu’il avait choisi de les renier et de partir. Ron respectait
suffisamment Chris pour supposer qu’il avait eu de bonnes raisons
d’agir ainsi. Il lui avait proposé de l’adopter, de devenir pour lui une
sorte de grand-père. Chris avait décliné son offre ; il lui fallait garder
ses distances s’il voulait mener à bien son projet de voyage en
solitaire en Alaska.
Chris ne cessait de répéter à Ron qu’il devrait sortir de chez lui et
explorer le monde au lieu de se contenter du chemin balisé entre sa
maison, l’église et l’épicerie. Ron avait tenu compte de ses conseils.
Après le départ de mon frère, il avait quitté son appartement pour
une vie de rubber tramp – ou « vagabond à pneus » – à bord d’un
van dans lequel il avait installé un lit, une kitchenette, du matériel de
camping et un W-C portatif.
Un jour, alors qu’il allait acheter des provisions, il avait ramassé
deux auto-stoppeurs et leur avait parlé de son ami Alex. L’un d’eux
lui avait demandé s’il ne s’agissait pas par hasard d’Alex
McCandless. Ron ayant répondu par l’affirmative, il lui avait alors
annoncé sa mort. Ce jeune homme venait de lire l’article de Jon
dans Outside.
Anéanti, Ron avait écrit au magazine pour demander un
exemplaire du dernier numéro, expliquant qu’il avait connu « Alex »
et qu’il aimerait parler à l’auteur. Jon n’avait pas tardé à le contacter.
Par son intermédiaire, mes parents écrivirent à Ron, qui leur
raconta en retour les moments passés avec Chris et l’impact qu’il
avait eu sur sa vie. Sa déception était manifeste. C’est avec des
mots assurés malgré son écriture tremblotante qu’il déclara ne pas
s’être douté une seconde que Chris venait d’une famille aussi
admirable et aimante. Voir mes parents se rengorger et montrer la
lettre à tout le monde me contraria beaucoup.
Aussitôt, j’envoyai donc une missive personnelle à M. Franz.
« J’aimerais que ce courrier reste entre nous, mais il m’a paru important de corriger
l’impression erronée que vous vous êtes faite de la famille de Chris. Notre enfance a été
très pénible et marquée par des violences physiques et émotionnelles. »
J’ajoutai quelques phrases sans trop rentrer dans les détails, mais
cela suffit à faire passer le message. Il me répondit :
« Chère Carine,
Je sens que vos paroles sont sincères et honnêtes, et vous me faites beaucoup penser à
votre frère. À la lumière de ce que vous m’écrivez, les quelques éléments que Chris a
évoqués quant aux raisons de sa colère prennent tout leur sens. »
*
Entre la fin du travail sur le scénario et le début du tournage d’Into
the Wild, nous eûmes l’occasion de réaliser un film d’un tout autre
genre. Mon terme était dépassé depuis un jour quand les
contractions commencèrent.
Notre petite fille arriva devant l’objectif de la caméra après environ
une heure d’efforts. Les infirmières la posèrent aussitôt sur ma
poitrine, comme je l’avais demandé. Je tentai de la consoler tandis
qu’elle criait à pleins poumons, la portant à mon sein au cas où elle
voudrait téter. On me la reprit plus vite que je ne m’y attendais pour
lui passer un bracelet autour du bras avant de l’emmener à la pesée.
La sage-femme termina son travail en souriant. Tout semblait se
dérouler normalement.
Quelques amis et membres de la famille nous rejoignirent. La
sage-femme sortit le temps que l’infirmière me nettoie. Quelqu’un
amena Heather.
Puis une infirmière que je n’avais encore jamais vue fit son entrée.
Elle me donna son nom – que je ne retins pas – et m’informa qu’elle
travaillait à l’unité des soins intensifs du service de néonatalogie.
Cela me fit peur.
« Où est mon bébé ? » Elle suggéra qu’on fasse attendre Heather
dehors. « Non. Elle peut rester. Que se passe-t-il ? »
Les mots sortaient de ma bouche au ralenti ; je ne voulais pas
vraiment entendre sa réponse.
Elle nous annonça alors que notre petite fille était atteinte de
trisomie 2 1. J’étais sous le choc.
Le silence régnait dans la pièce. Et puis ma petite Heather, qui
fêterait ses sept ans un mois plus tard, s’approcha de moi, me prit la
main et dit :
« Ne t’inquiète pas, maman. Elle s’en sortira, parce que tu vas
super bien t’occuper d’elle, comme tu t’es occupée de moi. »
Heather avait vu juste. Au cours des trois jours que sa petite sœur
passa à l’hôpital pour subir une série d’examens, elle surprit tout le
monde par sa détermination et son tonus.
Elle avait clairement hérité de la force de caractère de son oncle.
Nous décidâmes de l’appeler Christiana.
Quatrième partie
VÉRITÉ
Recevoir le sac à dos de Chris quinze ans après sa mort fut une
expérience particulière. Au moment d’ouvrir l’immense colis, mes
larmes dessinèrent des taches sur le carton. Le tissu usé était rêche
et rigide sous mes doigts. Je reconnus un modèle de la marque
North Face, malgré l’absence d’indications lisibles. Je le posai à côté
de mon sac de randonnée de trente litres, reculai d’un pas et estimai
que celui de mon frère devait être un peu plus grand. À la lumière du
jour, je constatai que le noir profond qu’il affichait autrefois sur les
photos de Chris était devenu gris anthracite. Il me parlait
d’exploration et semblait vouloir reprendre la route. Je songeai à
tous les lieux qu’il avait visités, à la distance qu’il avait parcourue
avec mon frère, aux histoires qu’il aurait à raconter. C’était la
première fois que j’éprouvais de la jalousie pour un objet inanimé.
Les touches de couleur autrefois vives s’étaient affadies. Un
rectangle bleu-vert se dressait verticalement sur le devant comme
un badge d’endurance fatigué. Une bande violette d’un centimètre
de large entourait la base, juste au-dessus du compartiment où
Chris rangeait son sac de couchage et des sangles lui permettant de
fixer son tapis de sol. La ceinture et les bretelles étaient déchirées
en plusieurs endroits, témoins des longues heures de service
effectuées. Il sentait encore la terre, la pluie, le soleil et l’aventure.
Après avoir essuyé mes larmes, je poursuivis mon inspection et
découvris un nom de fabricant sur les boucles des sangles
supérieures. L’inscription moulée dans le plastique disait : « ITW
NEXUS, WOOD DALE, II. 6 0191 ». Cette coïncidence me frappa, car ITW
était un acronyme souvent utilisé pour Into the Wild. Chris n’avait
sans doute jamais remarqué ces petites lettres à l’époque où il
remplissait ses nombreux carnets de voyage. Étant moi-même une
randonneuse avertie, j’aurais adoré transporter mes affaires dans
son sac lors de ma prochaine sortie. Mais la mousse protégeant la
structure interne était très abîmée. Forte de mon expérience, je
conclus qu’il avait fait son temps et n’était plus assez fiable pour être
utilisé. De toute façon, je devais tracer ma propre route.
Je repérai facilement la fermeture Éclair de la doublure, l’ouvris et
en sortis le portefeuille de Chris – rouge foncé et à trois volets,
comme celui dont il se servait au lycée. Je me demandai s’il
s’agissait du même. La fermeture Velcro se détacha dans un
crissement. Un à un, je posai tous les éléments qu’il contenait sur
mon plan de travail, en proie à de multiples émotions. L’acte de
naissance de Chris me fit une nouvelle fois monter les larmes aux
yeux. Froissé et illisible par endroits, il était bien plié dans une petite
pochette. Les cartes de bibliothèque collectionnées dans plusieurs
villes me redonnèrent le sourire. Il y avait également sa carte de
sécurité sociale, sa carte d’électeur, une ordonnance pour des
lunettes, une carte d’identité émise dans l’Arizona, une carte de
membre des services d’aide alimentaire de Las Vegas, et un bout de
papier sur lequel il avait noté en majuscules bien nettes la
combinaison de son antivol de vélo. J’avais demandé conseil à
M. Forsberg quant à la meilleure façon de dépenser les trois cents
dollars. Nous avions conclu ensemble que Chris en aurait
certainement fait don pour aider à préserver l’environnement en
Alaska.
Puis, la tête posée sur cette pile de souvenirs, je laissai couler
mes larmes.
Pour moi, la vie est un livre dont nous avons tous en commun le
premier et le dernier chapitre. L’histoire de nos vies et l’héritage que
nous laisserons derrière nous s’écrivent sur toutes les pages qui les
séparent.
Le décès prématuré de mon frère est une tragédie. Mais, bien qu’il
ait eu peur à l’approche de la fin, il est mort en paix, parce que les
chemins qu’il avait choisi d’emprunter lui avaient permis de rester
fidèle à ses convictions. Et au bout du compte, à l’heure de notre
mort, n’est-ce pas ce que nous pouvons espérer de mieux ?
Il s’est éloigné de la civilisation en quête des valeurs qui lui
avaient manqué durant son enfance : la paix, la pureté, l’honnêteté.
Pour atteindre ce but, il avait choisi de se perdre en pleine nature.
Lorsque je suis allée voir ce bus, c’était au nom de tous mes
frères et sœurs. J’y ai laissé un livre d’or dont ils avaient rempli les
premières pages ; les visiteurs de ce lieu reculé pourraient ensuite y
raconter leur propre histoire.
« Suivez votre cœur, vivez votre aventure. » – Sam.
« Chris, tu as toujours été un aventurier doté d’une immense soif de savoir. Je le sais, je te
comprends, et je t’aime ! » – Stacy.
« Avant la naissance de mon fils, j’ai organisé une grande fête à la McCandless. Cette
citation d’Hodding Carter figurait sur les invitations : “ Nous ne pouvons espérer léguer que
deux choses durables à nos enfants : des racines – et des ailes.” D’une certaine façon, tu
m’as offert le plus grand des cadeaux. Je te prendrai toujours comme modèle afin de ne
jamais couper les ailes de mon fils. Tu resteras dans mon cœur et mon âme pour
l’éternité. » – Shelly.
J’ai collé dans ce cahier une photo de groupe prise quand nous
étions petits. Lorsque je regarde cette image, je ne vois pas nos
dates de naissance qui se chevauchent, je ne vois pas des demi-
frères et des demi-sœurs, je ne vois aucun absent. Je vois un tout ;
une famille. Je vois que nous sourions, et Chris aussi, de toutes ses
dents.
C’était une belle journée que personne ne pourra jamais nous
retirer. Sous la photo, j’ai écrit : « L’amour entre frères et sœurs ne
meurt jamais », et un peu plus bas, les quelques mots tout simples
de Shawna. Elle qui nous a toujours servi d’ancrage contre vents et
marées a conclu :
« Huit ne font qu’un. »
Et elle a raison.
NOTE DE L’AUTEUR
Carine McCandless
Février 2 014
CAHIER PHOTOS
POSTFACE
Shelly McCandless
Mai 2 014
REMERCIEMENTS
Préf ace
Prologu
e
Première partie - VALEUR
Deuxième partie - FORCE
Troisième partie - AMOUR INCONDITIONNEL
Quatrième partie - VÉRITÉ
Épilogue
Note de
l’auteur Cahier
photos Postf
ace R
emerciements
À propos de l’auteur
Flammarion
N otes
1. Gallimard,
1972 . ▲ Retour au texte
1. Tous les passages signalés par un astérisque sont extraits d’Into
the Wild. V oyage au bout de la solitude de Jon Krakauer. Traduit de
l’anglais par Christian Molinier © Presses de la Cité, un département
de Place des Éditeurs, 1997 pour la traduction française. ( NdT)
▲ Retour au texte
1. The G old Cell, © 198 7 Sharon Olds. Retranscrit avec l’autorisation
d’Alfred A. Knopf, une marque de Knopf Doubleday Publishing
Group, Random House LLC. Tous droits réservés.
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1. Boris Pasternak, Le Docteur Jivago, Gallimard, 1958 . (
NdT ▲ Retour au texte
1. Léon Tolstoï, Le Bonheur conj ugal, in Souvenirs et récits,
traduction de Sylvie Luneau, « Bibliothèque de la Pléiade »,
Gallimard, 196 0. ( NdT)
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1. In Souvenirs et récits, op. cit.
▲ Retour au texte
2 . Op. cit.
▲ Retour au texte
1. Traduction de Louis Fabulet, Gallimard, 1990.
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1. Traduction de Guillaume Villeneuve, Mille et une nuits, 1996 .
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2 . In The Collected Poetry of R obinson Jef f ers, vol. 1, 192 0-192 8
, édition de Tim Hunt, © 193 8 , 196 6 Donnan et Garth Jeffers.
Tous droits réservés. Retranscrit avec l’autorisation de la
Stanford University Press, www.sup.org.
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