Into The Wild

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CARINE McCANDLESS

Preface de Jon xrakauer. auiaur du best-settee /nro fha Mild

INTO TlHE WILD


FHISTOIRE
IVANFRERE
D
Carine McCandless

Into the Wild.


L’histoire de mon frére

Aa auo
Carine McCandless

Into the Wild. L’histoire de mon frère

Arthaud

Copyright © 2 014 Carine McCandless. Publié en accord avec


HarperOne, une marque de Harper Collins Publishers. Tous droits
réservés.
© Flammarion, Paris, 2 016 pour l’édition
française Tous droits réservés
ISBN Epub : 978 2 08 13 6 7753

ISBN PDF Web : 978 2 08 13 6 776 0

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978 2 08 13 6 442 4

Ouvrage composé et converti par Meta-systems ( 59100 Roubaix)


P résentation de l' éditeur

Au mois d’avril 1992 , Christopher McCandless décide de s’enfuir


pour voyager seul à travers l’Amérique. Il va errer pendant deux
années avant de s’installer au cœur de l’Alaska. Il ne survivra pas à
cette retraite sauvage et mourra seul dans un bus désaffecté. Son
aventure, relatée par Jon Krakauer dans Into the Wild, deviendra un
bestseller mondial et sera adapté au cinéma par Sean Penn.
Aujourd’hui, Chris McCandless est l’icône de tous ceux qui
souhaitent se détacher d’une vie trop matérielle pour vivre en
harmonie avec la nature.
Plus de vingt ans après la mort de Chris, Carine, sa sœur et proche
confidente, a décidé de sortir du silence et de révéler pourquoi son
frère a choisi d’abandonner sa famille et ses proches pour mener
cette vie dépouillée et solitaire. Dans ce livre Into the Wild L’histoire
de mon frère, Carine McCandless brise le silence et revient sur leur
jeunesse dans une famille instable, à l’ombre d’un père
manipulateur et violent. Convaincue que seule la vérité permet de
dépasser la douleur, elle a choisi de dévoiler ce qui a poussé son
frère à se retirer du monde.
Entrepreneur et militante, Carine McCandless donne des
conférences en milieux scolaire et professionnel à travers les États-
Unis. Sœur de l’icône littéraire Chris McCandless, elle a
longuement été entendue par Jon Krakauer lors de la rédaction de
son best-seller Into the Wild. Elle a également été consultante pour
Sean Penn, contribuant au scénario du film tiré du livre.
Dans la même collection

Florence Arthaud, Cette nuit, la mer est noire


Isabelle Autissier, Chroniques au long cours
Jean-Michel Barrault, Moitessier, le long sillage d’un homme libre
Felix Baumgartner, Ma vie en chute libre
Hervé Beaumont, Les Aventures d’É mile Guimet, un
industriel voyageur
Jean Béliveau, L’Homme qui marche
Usain Bolt, Plus rapide que l’éclair
Marie-Claude Bomsel, Mon histoire
naturelle Y van Bourgnon, G ladiateur des
mers Antoine Chandellier, Frison-R oche,
une vie Philippe Croizon, Plus f ort la vie
Géraldine Danon, Le Continent inconnu
Bernard Decré, Vincent Mongaillard, L’Oiseau blanc, l’enquête vérité
Catherine Destivelle, Ascensions
Philippe Frey, Passion désert
Y ves Jean, Anquetil, le mal-aimé
Y ves Jean, Les V ictoires de Poulidor
Patrica Jolly, Laurence Shakya, Sherpas, f ils de l’E verest
Benjamin Lesage, Sans un sou en
poche Lisa Lovatt-Smith, D’une vie à
l’autre Philippe Martinez, Capitaine
solidaire Reinhold Messner, Ma voie
Patrick Mouratoglou, Le
Coach Guillaume Néry, Prof
ondeurs Rudolf Noureev,
Noureev
Bernard Ollivier, Marche et invente ta vie
Gauthier Toulemonde, Robinson volontaire
Into the Wild.
L’histoire de mon frère
À mon f rère, Chris
« Je me suis arrachée à la sécurité des
certitudes par l’amour de la vérité ; et la vérité
m’a récompensée. »
Simone de Beauvoir, Tout compte f ait1
PRÉFACE

Le 14 septembre 1992 , j’ai reçu un coup de téléphone de Mark


Bryant, le rédacteur en chef du magazine Outside. Très agité, il a
expédié les politesses d’usage pour me parler d’une dépêche qu’il
avait lue dans le New York Times et qui l’obsédait :
« Agonisant dans la forêt, un randonneur note ses derniers instants
Dimanche dernier, un jeune randonneur, immobilisé par une blessure, a été trouvé mort
dans un campement isolé de l’intérieur de l’Alaska. Personne ne sait encore avec
certitude qui il était. Mais son journal intime et deux notes trouvés sur place racontent
l’histoire poignante de ses efforts désespérés et bientôt futiles pour essayer de survivre.
Le journal indique que cet homme, que l’on croit être un Américain d’environ trente ans,
pourrait bien s’être blessé dans une chute à la suite de laquelle il a dû rester à son camp
pendant plus de trois mois. Il raconte comment il a tenté de se maintenir en vie en
chassant et en consommant des plantes sauvages, sans autre résultat qu’un constant
affaiblissement.
L’une de ses deux notes est un appel au secours adressé à toute personne qui viendrait
à son camp pendant que lui-même chercherait de la nourriture dans les environs. La
seconde note est un adieu au monde…
Une autopsie effectuée cette semaine dans les services du coroner à Fairbanks établit
que l’homme est mort de dénutrition, probablement fin juillet. Les autorités ont trouvé
dans ses affaires un nom qu’elles pensent être le sien. Mais, jusqu’à présent, elles n’ont
pu confirmer son identité et, en attendant, se sont refusées à la divulguer*1. »

Les détails poignants de cet entrefilet qui contenait davantage de


questions que de réponses avaient retenu l’attention de Bryant. Il me
proposait d’enquêter sur cette tragédie afin d’y consacrer un article
pour Outside, à paraître dès que possible. J’étais déjà en retard sur
mon travail et plutôt stressé. M’engager dans un projet de cette
ampleur ne risquait pas d’arranger les choses. Pourtant, cette
histoire trouvait en moi un écho très personnel qui m’a poussé à
accepter.
Le randonneur décédé s’est avéré être un certain Christopher
McCandless, âgé de vingt-quatre ans, originaire de la banlieue de
Washington et diplômé avec mention de l’université Emory. Il est vite
apparu que sa décision de s’enfoncer au cœur de l’Alaska avec un
minimum de nourriture et de matériel avait été délibérée. C’était le
point d’orgue d’une quête on ne peut plus sérieuse entamée depuis
longtemps. Chris voulait tester ses limites de manière radicale, sans
filet, afin de prendre du recul sur des sujets aussi importants que
l’authenticité, le sens de la vie et sa place dans le monde.
Afin de comprendre un peu mieux la personnalité du jeune
homme, je me suis tourné vers sa famille. En octobre 1992 , j’ai
envoyé la lettre suivante à Dennis Burnett, l’avocat des
McCandless :
« Quand j’avais vingt-trois ans ( j’en ai trente-huit aujourd’hui) , je suis moi aussi parti seul en
Alaska pour un long séjour qui a surpris et effrayé ma famille comme mes amis. ( Je
suppose que je cherchais à me dépasser et à trouver une forme de paix intérieure, ainsi
que des réponses à mes questions existentielles.) Je m’identifie donc très fortement à
Chris. J’ai l’impression que je pourrais expliquer en partie ce qui l’a poussé à se mettre en
danger dans ce morceau de nature sauvage et impitoyable… Si l’un des membres de la
famille McCandless acceptait d’en discuter avec moi, je lui en serais extrêmement
reconnaissant. »

À la suite de cette lettre, les parents de Chris, Walt et Billie


McCandless, m’ont invité chez eux à Chesapeake Beach, dans le
Maryland. Lorsque j’ai sonné à la porte quelques jours plus tard, j’ai
été bouleversé par l’intensité de leur chagrin. Ils ont gentiment
accepté de répondre à mes nombreuses questions.
La dernière fois que Walt et Billie avaient vu Chris remontait au
12 mai 1990, jour de sa remise de diplôme à l’université Emory
d’Atlanta. Après la cérémonie, il leur avait annoncé son intention de
passer l’été à voyager avant d’entrer en fac de droit. Cinq semaines
plus tard, il leur avait adressé une copie de son bulletin en les
remerciant pour leurs cadeaux. « Il ne se passe pas grand-chose
d’autre ici, mais il commence à faire chaud et humide. Saluez tout le
monde pour moi*. » Sa famille n’avait plus jamais eu de nouvelles
après cela.
Walt et Billie auraient donné n’importe quoi pour savoir ce qui était
arrivé entre le départ de Chris et la découverte de son cadavre
émacié en Alaska, vingt-sept mois plus tard. Où était-il allé, qui
avait-il rencontré ? À quoi pensait-il ? Que ressentait-il ? Dans
l’espoir que je les aide à répondre à ces questions, ils m’ont autorisé
à examiner les documents et les photos trouvés auprès de lui. Ils
m’ont encouragé à utiliser ces informations pour localiser les
personnes qui avaient croisé sa route, et à rencontrer celles qui
avaient compté pour lui avant sa disparition – à commencer par sa
sœur de vingt et un ans, Carine, dont il avait été extrêmement
proche.
Quand j’ai contacté celle-ci par téléphone, elle s’est montrée plutôt
méfiante – ce qui ne nous a pas empêchés de discuter pendant une
vingtaine de minutes. Les détails qu’elle m’a donnés m’ont été très
utiles pour l’article de 8 400 mots que j’ai intitulé « Mort d’un
innocent » et qui a fait la une du numéro de janvier 1993 du
magazine Outside. Toutefois, malgré son succès, ce texte m’a laissé
sur ma faim. Les délais étant très serrés, j’avais dû le rendre à mon
éditeur sans avoir pu creuser certaines pistes intéressantes. Des
pans entiers de l’histoire demeuraient flous, comme la cause de la
mort de Chris ou les raisons pour lesquelles il avait subitement
coupé les ponts avec sa famille à l’été 1990. J’ai donc décidé de
reprendre l’enquête, et consacré l’année suivante à faire des
recherches pour un livre qui serait publié en 1996 sous le titre Into
the Wild ( V oyage au bout de la solitude) .
Plus j’avançais, plus il devenait évident que Carine connaissait
Chris mieux que personne, lui y compris. Je lui ai téléphoné une
nouvelle fois pour savoir si nous pourrions nous parler plus
longuement. Très protectrice envers son frère disparu, elle a hésité
avant d’accepter un entretien de deux heures, chez elle, à Virginia
Beach. Une fois lancée, elle s’est aperçue qu’elle avait énormément
de choses à me dire, et les deux heures se sont transformées en
deux jours. Au bout d’un moment, jugeant qu’elle pouvait avoir
confiance en moi, elle a décidé de me faire lire quelques-unes des
lettres douloureusement candides de Chris – des lettres qu’elle
n’avait jamais montrées à personne, pas même à son mari ou à ses
meilleurs amis. En les parcourant, j’ai ressenti un mélange de
tristesse et d’admiration pour son frère et elle. Déchirantes par
endroits, elles ne laissaient pas beaucoup de doutes quant à ce qui
avait conduit le jeune homme à rompre avec sa famille. Lorsque j’ai
repris l’avion pour Seattle, j’en avais encore le tournis.
Avant de me montrer les courriers, Carine m’avait fait promettre
de ne pas les mentionner dans mon livre. Les sources des
journalistes leur demandent fréquemment de garder certaines
informations confidentielles, et ce n’était pas la première fois que je
me pliais à ce genre de requête. Sans compter que Carine avait de
très bonnes raisons pour me la soumettre : elle voulait éviter de faire
souffrir Walt, Billie et ses demi-frères et sœurs issus du premier
mariage de son père. Je pensais pouvoir évoquer entre les lignes ce
que ces lettres m’avaient appris, sans pour autant trahir la confiance
de Carine. Si je distillais suffisamment d’indices, les lecteurs
devineraient, au moins en partie, que le comportement en
apparence inexplicable de Chris s’expliquait en réalité par la
dynamique malsaine de la famille au sein de laquelle il avait grandi.
C’est effectivement ce qui s’est passé, bien qu’un pourcentage
non négligeable des lecteurs ait refermé le livre sans avoir saisi les
motivations de Chris. Faute de détails explicites, ils concluaient que
c’était un garçon égoïste, d’une cruauté impardonnable envers ses
parents, mentalement dérangé, suicidaire et/ ou stupide.
Carine a beaucoup souffert de cette image erronée. Vingt ans
après la mort de son frère, elle a décidé qu’il était temps de raconter
l’histoire telle qu’elle s’était réellement passée, sans fard ni artifice,
aussi douloureux qu’en soient certains passages. Elle a fini par
s’apercevoir que le meilleur moyen de se protéger d’un secret
toxique, c’est de l’exposer en pleine lumière.
Voilà pourquoi elle a écrit Into the Wild. L’histoire de mon f rère, le
livre courageux que vous tenez entre vos mains.

Jon Krakauer
Avril 2
014
PROLOGUE

« Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à


le répéter. »
George Santayana, The Lif e of R eason : R eason in Common
Sense

La maison de Willet Drive est plus petite que dans mon souvenir.
Le jardin était beaucoup mieux entretenu du temps de maman, mais
les mauvaises herbes envahissantes et les arbustes mal taillés lui
donnent une allure de château hanté assez appropriée. Je desserre
mes doigts, crispés sur le volant, et le sang revient peu à peu dans
mes mains. Fichue baraque. Pendant vingt-trois ans, j’ai détourné
les yeux des panneaux indiquant cette sortie familière sur les
autoroutes de Virginie. J’ai plusieurs fois lutté contre l’envie d’y
retourner dans l’espoir de revivre les moments passés avec mon
frère – lui qui me manque si terriblement aujourd’hui. Mais la
souffrance a le don cruel de nous voler nos souvenirs d’enfance. Les
gens croient comprendre notre histoire parce qu’ils en connaissent la
fin, alors qu’ils ignorent comment elle a commencé.
La façade autrefois si soignée semble désormais à l’abandon. Des
branches de houx grignotent les fondations, leurs baies rouges se
détachant comme des gouttes de sang contre la brique. Le bardage
se décolle des murs, pâle et sans vie à l’exception des moisissures
qui bordent les planches. À la place des jolis parterres de fleurs, le
jardin est jonché de papiers gras et de bouteilles jetées par les
passants. La demeure a fini par rendre son dernier souffle, épuisée
par toutes ces années de comédie.
L’angoisse qui me serre le ventre se transforme en nausée. Je
sors dans l’air froid du mois d’octobre et me courbe en deux en
attendant qu’elle se calme. Mais elle ne se calme pas.
L’allée de ciment est vide, fêlée, couverte de taches. Mais
contrairement à ce que j’ai d’abord cru, la maison n’est pas
abandonnée. Quelqu’un a sorti les poubelles et une Harley est garée
dans le hangar, sous une bâche qui laisse juste entrevoir une roue.
Je retourne en titubant jusqu’à ma Honda Pilot, prête à fuir. Mais
avant que j’aie eu le temps de démarrer, un gros pick-up Chevrolet
apparaît dans mon rétroviseur et se range devant la maison. Une
femme en sort, les bras chargés de paquets. Elle jette un coup d’œil
méfiant à mon 4 × 4 garé de l’autre côté de la rue. Rassemblant tout
mon courage, je m’approche une nouvelle fois de la rampe
bétonnée. La femme me regarde d’un air peu avenant.
« Bonjour, madame. Je m’appelle Carine McCandless. J’ai grandi
dans cette maison. »
Son visage se détend lorsqu’elle entend mon nom.
« Vous connaissez notre histoire ?
— Oui. Enfin, un peu.
— Puis-je vous parler un instant ? »
Je m’avance sans attendre sa réponse. Elle pose ses affaires
dans la remorque de son pick-up et serre fermement la main que je
lui tends.
« Marian », se présente-t-elle.
Elle est grande, séduisante, avec un corps charpenté et de longs
cheveux blond vénitien. Elle porte une jolie blouse colorée sous un
tailleur noir – le genre de tenue typique d’une assistance sociale
sous-payée. Au milieu de ses nombreux colliers, je reconnais un
pendentif Harley Davidson noir et argent. Elle me dévisage,
souriante mais réservée.
« Est-ce que vous accepteriez de me laisser entrer ?
— Hum, vous risquez d’être déçue, répond-elle en désignant le
jardin à l’abandon. Ça ne ressemble plus vraiment à ce que vous
avez connu. »
Un long silence s’ensuit. Visiblement, Marian n’est pas habituée à
recevoir de la visite. Mais elle finit par céder devant mon regard
suppliant.
« Bon, d’accord. Laissez-moi juste une minute pour sortir le chien
avant qu’il fasse pipi partout. C’est qu’il n’est plus tout jeune, mon
Charlie ! »
Nous faisons d’abord le tour du jardin de derrière en compagnie
du fameux Charlie, un labrador brun grisonnant qui me regarde par
en dessous avec un grognement inoffensif de vieux monsieur
perplexe. Il urine aux quatre coins de son territoire en s’arrangeant
pour m’entortiller dans son interminable laisse, et pour toujours
rester entre la maison et moi. Marian s’excuse et me libère avant de
m’expliquer en désignant la clôture pleine de trous :
« Il pourrait sauter par-dessus. »
Tout en essayant de conserver mon équilibre, je passe en revue
les zones où Chris et moi aimions à nous réfugier. Il ne reste plus
trace de l’imposant potager où nous ramassions des haricots chaque
été. Les superbes massifs paysagés et bordés de pierres
ressemblent désormais à des bouches édentées crachant racines et
mauvaises herbes. Quant aux traverses de chemin de fer qui
structuraient le terrain en terrasses, elles ne servent plus à grand-
chose.
Ravie d’échapper un instant au cerbère de Marian, je me dirige
vers le point le plus élevé du jardin. Dans le coin à gauche se trouve
une longue pente où Chris et moi jouions aux archéologues et où,
adolescent, il a peaufiné ses incroyables talents de conteur.
Notre quartier était situé au milieu d’une zone vallonnée, autrefois
sillonnée de ruisseaux qui irriguaient des plantations de tabac. Les
maisons de notre rue avaient été construites le long de leurs lits
asséchés. En suivant les grillages qui bordent les propriétés des
voisins, on devine encore le tracé de ces cours d’eau qui ont laissé
derrière eux de quoi alimenter nombre d’histoires.
Je raconte à Marian comment Chris et moi hissions jusqu’au
sommet de la butte un chariot rempli de pelles et de seaux en
plastique – auxquels s’ajoutait parfois une cuillère à soupe volée
dans le tiroir à argenterie. Nous creusions, section après section, la
terre poussiéreuse, en quête de reliques du passé. Les objets que
nous déterrions n’avaient aucune valeur mais, aux yeux de Chris, ils
étaient entourés d’une aura de légende. Peu à peu, nous avons
assemblé une collection secrète de nos plus belles trouvailles. Nous
étions fous de joie lorsque, entre deux coquilles d’huîtres si
répandues qu’elles ne présentaient plus vraiment d’intérêt, nous
découvrions quelques fragments de porcelaine blanche. Les bras
levés en signe de victoire, nous courions les rincer sous le robinet
jusqu’à reconnaître les teintes bleu violacé d’un motif oriental
devenu familier. Nous sortions ensuite notre trésor caché dans une
boîte à chaussures et tentions d’associer les fragments entre eux
comme les pièces d’un puzzle.
Nous n’étions jamais si fiers que lorsque nous parvenions à
reconstituer une assiette entière. Nous contemplions alors notre
œuvre un long moment avant de retourner sur notre chantier de
fouilles, où Chris inventait des histoires alambiquées autour des
origines de cette vaisselle. Il était question d’armées chinoises dont
les soldats s’étaient fait surprendre alors qu’ils dînaient
tranquillement sous leurs tentes ; impuissants face à la supériorité
de l’ennemi, ils avaient lutté en vain pendant que leurs assiettes
s’écrasaient au sol, où elles resteraient enfouies jusqu’à ce que le
fameux duo d’archéologues formé par sir Flash et sa sœur princesse
Petite Ourse les exhume bien des années plus tard.
Notre chantier est désormais jonché de piles de gravats. Le
parfum du chèvrefeuille me parvient depuis le jardin des voisins, et
je nous revois sautant par-dessus le grillage comme des voleurs
pour aller sucer le nectar de ses fleurs délicates.
Parfois, lorsque notre instinct de survie nous poussait à nous
éloigner le plus possible de la maison, Chris m’emmenait en courant
le long de Braeburn Drive jusqu’à Rutherford Park, où subsistaient
encore quelques ruisseaux. Nous nous aventurions sur leurs berges,
mouillions nos baskets en essayant de les franchir d’un bond à des
endroits de plus en plus larges, faisions des ricochets, chantions des
tubes des Beatles et rejouions des scènes de nos séries préférées.
Chris était très doué pour me changer les idées, et la nature était
son décor de prédilection. Peu importait que les extraits de Star
Trek, Buck R ogers ou Battlestar G alactica soient héroïques ou
pas ; il incarnait toujours mon protecteur.
Une épaisse couche de lierre recouvre le fond du jardin. Autrefois,
les feuilles luxuriantes étaient contenues par une bordure de pierre
et régulièrement taillées. C’était le coin toilettes de notre shetland,
que nous adorions et avec qui nous nous amusions pendant des
heures. Lorsque Chris jouait au capitaine, Buck – ou plus
officiellement, selon son pedigree, Lord Buckley de Naripa III – était
son petit lieutenant au caractère bien trempé. Poussé par ses
instincts de chien de berger, il courait autour de nous, nous mordillait
les talons et arrachait de grosses mottes de terre au passage,
réduisant à néant les efforts de notre mère pour entretenir son
gazon.
Marian se déride peu à peu et m’explique qu’elle a racheté la
maison il y a vingt ans, afin de s’offrir un nouveau départ avec ses
fils après l’incendie de leur précédent logement. J’ignorais que mes
parents l’avaient vendue depuis si longtemps, et je suis surprise
qu’elle n’ait pas changé de propriétaire depuis. Marian reste évasive
au sujet du père de ses enfants. En l’entendant parler de ses
longues heures de travail et de ses fins de mois difficiles, je devine
que la séparation n’a pas été évidente. Elle évoque avec affection
ses fils qui lui rendent régulièrement visite, lui donnent un coup de
main et font des projets avec elle. Lorsque nous abordons le sujet
des voyages, son visage s’illumine. Elle me raconte ses périples en
solitaire sur sa Harley, qu’elle enfourche dès que la météo et son
emploi du temps le permettent. Je lui décris en retour mes épopées
dans le parc de Shenandoah sur ma Kawasaki EX500 – soulagée
qu’elle ne s’offusque pas parce que je conduis une sportive.
Charlie vient se frotter contre elle pour lui annoncer qu’il a terminé.
À ma grande surprise, elle me propose alors de la suivre à l’intérieur.

Lorsque je pénètre dans la cuisine de Marian, une odeur de


nicotine m’assaille avant même que la porte se soit refermée. Luttant
contre mon allergie à la fumée et mon envie de battre en retraite, je
tousse le plus discrètement possible.
« Oh, ma pauvre ! s’écrie Marian. Vous voulez un peu d’eau ? »
Je jette un œil à la montagne de verres et d’assiettes, propre mais
chaotique, qui déborde de l’évier jusque sur le plan de travail.
« Non, ça va aller, merci. »
Vu l’état du jardin, j’aurais dû me douter de ce qui m’attendait
dans la maison. Néanmoins, je suis très reconnaissante à Marian de
m’avoir invitée. Elle me regarde avec un sourire chaleureux, et
même Charlie jappe d’excitation à l’idée de commencer la visite.
« Désolée pour le bazar, s’excuse-t-elle en s’appuyant contre la
table. Je n’ai pas une minute à moi ! »
Les nombreuses piles de papiers et de courrier soigneusement
alignées semblent obéir à une certaine organisation. Il y a des
cendriers dans tous les coins. Mais le désordre mis à part, rien n’a
changé depuis mon enfance : l’agencement, les placards, les plans
de travail, la crédence et même les appareils électroménagers sont
identiques à mon souvenir.
« J’ai préparé des cookies dans ce four avec ma copine
Denise… »
Marian semble heureuse de me voir replonger dans le passé. Je
songe à une photo de Buck et moi profondément endormis sur le sol
de cette cuisine, le jour où nous l’avons adopté. Ce n’était qu’un tout
petit chiot, blotti contre mon tee-shirt jaune ; et, moi, j’avais encore
des couettes.
Mon hôte me précède à travers le rez-de-chaussée. Le papier
peint bleu à fleurs de mon enfance a été remplacé par une couche
d’enduit beige et des peintures de sable navajo. Nous descendons
deux volées de marches pour atteindre le sous-sol où se trouvait le
bureau de mes parents. C’est là que maman passait la majeure
partie de son temps – souvent en pyjama, doudoune sans manches
et chaussons –, sur le pont dès son réveil. Elle avait renoncé à ses
aspirations personnelles contre la promesse d’un avenir meilleur, et
aidé papa à monter User Systems, Incorporated – une société
d’ingénierie et de conseil spécialisée dans la conception de radars
aériens et spatiaux. Leurs longues heures de travail acharné les
avaient rendus riches. Mais pas heureux.
Maman n’en finissait pas de taper et de corriger des documents,
de faire des photocopies, de préparer et de relier des dossiers de
présentation. Avant même que nous ne partions pour l’école, elle en
était déjà à sa quatrième tasse de café. En plus de ces tâches de
secrétariat, elle était priée de faire la lessive, de garder la maison
immaculée, d’entretenir le jardin et de servir le dîner à l’heure.
Lorsque Chris et moi rentrions le soir de nos entraînements de sport
ou de nos répétitions d’orchestre, elle avait troqué les cafetières
pour des bouteilles de vin rouge et commencé à s’anesthésier en
prévision du retour de papa. Lui passait ses journées à rencontrer de
prestigieux scientifiques de la NASA, à signer des contrats avec des
sociétés comme Jet Propulsion Laboratory, Northrop Grumman et
Lockheed Martin, ou à donner des conférences à l’académie navale.
Quand il partait en déplacement, nous profitions de quelques jours
de calme. Mais, la plupart du temps, Chris et moi courions nous
cacher dès que nous entendions sa Cadillac se garer devant la
maison. À peine avait-il franchi le seuil qu’il nous appelait en hurlant
et nous aboyait ses ordres. Il exigeait de ma mère qu’elle soit sur
son trente-et-un pour l’accueillir : minijupe, talons de huit
centimètres, maquillage et coiffure impeccables.
Chris et moi avions beau participer aux tâches ménagères et
devenir de plus en plus efficaces en grandissant, la charge de travail
de maman restait impressionnante. Elle a fini par admettre qu’elle ne
pouvait pas tout faire et engager une femme de ménage, ce qui lui a
valu de se faire traiter de fainéante par le « patron ». Selon lui, elle
n’avait désormais plus d’excuses pour ne pas jouer à la perfection
son rôle de secrétaire sexy.
Dans les faits, elle tenait une place aussi importante que lui dans
leur société. Sans jamais reconnaître ouvertement ce qu’il lui devait,
il en avait conscience et le lui faisait payer en la maltraitant. « Tu
n’es rien sans moi, f emme ! lui rappelait-il au moindre signe
d’insurrection. Tu n’es même pas allée à la fac ! Moi, je suis un
putain de génie ! J’ai envoyé le premier vaisseau américain sur la
Lune ! Alors que tu n’as jamais rien fait de ta vie ! »
Si notre mère avait eu davantage confiance en ses capacités, elle
aurait pu accomplir n’importe quoi – y compris se rebeller. Malgré
tous ses diplômes et son expérience, notre père n’en serait jamais
arrivé là sans elle. J’ai appris très tôt à identifier un salaud
narcissique et autoritaire, et je me suis juré de ne pas tolérer ce
genre de comportement quand je serais en âge de donner mon avis.
Lorsque papa invitait des associés à dîner, maman était toujours
resplendissante et de bonne humeur. Chris et moi étions également
priés de nous montrer sous notre meilleur jour. Cela incluait
généralement un petit récital de piano, de violon ou de cor, ainsi que
l’exhibition de nos dernières récompenses académiques et
sportives. Je me souviens d’un soir comme ceux-là, alors que j’avais
environ neuf ans. Les invités n’étaient pas encore arrivés et je me
tordais de douleur près du bureau de maman. J’avais l’impression
que mes intestins allaient exploser. « Chut ! Tais-toi ! m’a ordonné
ma mère. Il faut absolument que je termine ça avant le retour de ton
père ! » Elle était à moitié habillée, bigoudis dans les cheveux et
dîner déjà au four. Quand j’ai essayé de lui expliquer que j’avais mal
au ventre, elle m’a rabrouée : « La ferme, Carine ! Va dans ta
chambre et allonge-toi sur le ventre ! Ce ne sont que des gaz ! » Et
en effet, elle avait raison. Ce jour-là, j’ai compris qu’il valait mieux
faire profil bas.
Marian remonte l’escalier menant au salon télé de l’entresol, où
Chris et moi démontrions nos talents d’architectes en construisant
des forts élaborés. Après avoir défait nos lits et vidé nos étagères,
nous empilions nos livres sur les tables afin de soutenir les draps et
les couvertures qui formeraient le plafond et les murs. Parfois, papa
et maman nous autorisaient à passer la nuit dans notre château.
Chris retirait avec précaution une des pierres de l’édifice et me
faisait la lecture à la lumière de sa lampe-torche. En général, la
soirée se terminait avec du pop-corn, surtout quand la télévision se
trouvait à l’intérieur du fort.
Aujourd’hui, un antique cendrier sur pied trône à côté d’un vaste
canapé. Je distingue des traces d’ammoniac parmi les cendres. La
moquette a été arrachée – sans doute à cause des nombreux
accidents causés par le vieux Charlie. Les bandes collantes sont
encore visibles le long des plinthes.
« Regardez où vous marchez, me conseille Marian. Il faut que je
me dépêche de remplacer cette moquette. » Elle slalome entre les
rangées de clous hérissant le sol afin de me conduire jusqu’au
couloir, qui dessert une chambre et un cabinet de toilette. « Je m’en
sers de débarras », m’explique-t-elle en ouvrant la porte.
Je jette un œil dans ce qui fut pendant quelque temps mon refuge
d’adolescente.
« Vous avez toujours des criquets à dos de chameau ?
— Oh ! lala ! ne m’en parlez pas ! », s’exclame-t-elle avec une
grimace entendue.
Notre maison avait beau être impeccable, ces créatures
démoniaques persistaient à envahir les deux niveaux inférieurs.
À mi-chemin entre l’araignée et le grillon, elles se fondaient
parfaitement dans la moquette brune et, au lieu de fuir, attaquaient
tout ce qui leur passait sous le nez. Chaque matin, je devais en tuer
quatre ou cinq avant de pouvoir me préparer pour les cours.
Marian et moi allons ensuite dans la buanderie, dont la porte
donne sur le jardin. Encore une fois, je suis impressionnée par la
résistance des appareils ménagers des années 1970 : la machine à
laver et le sèche-linge que maman m’a appris à utiliser sont toujours
là. Un frigo neuf a remplacé le congélateur où elle conservait ses
pièces de viande et les bouteilles de gin de papa.
Dans le couloir, je m’immobilise devant le placard coincé sous
l’escalier. Chris et moi nous cachions souvent ici. À la réaction
gênée de Marian, je comprends que j’ai parlé à voix haute.
De retour au rez-de-chaussée, je m’arrête devant les marches
menant à l’étage. J’ai soudain l’impression de porter des chaussures
de plomb. Je détourne le regard, submergée par l’émotion qui se
répand bientôt en larmes chaudes sur mes joues.
« Pourquoi les haïssait-il autant ? m’interroge gentiment Marian.
J’ai lu le livre sur votre frère, et j’ai vu le film. Pourquoi est-il parti
comme ça ? Vos parents étaient-ils vraiment si terribles ? »
Je soupire devant l’innocence de cette question que l’on m’a
posée trop de fois. Pourtant, j’ai contribué à entretenir le mensonge
sur lequel elle repose.
« Si vous voulez tout savoir, réponds-je d’une voix fêlée, le livre et
le film sont bien en dessous de la réalité. »

Lorsque nous tardions à détecter les claquements de porte et les


cris avant-coureurs, Chris et moi faisions systématiquement les frais
des disputes de nos parents. Elles commençaient par des torrents
d’insultes, puis s’envenimaient jusqu’à ce que papa poursuive
maman dans l’escalier et la fasse valser à travers l’étage. Elle
atterrissait en général sur le grand lit en noyer de la chambre d’amis
où il essayait de l’étrangler.
« Les enfants ! Les enfants ! À l’aide ! Regardez ce que votre père
est en train de me faire ! hurlait-elle.
— Les enfants ! Venez ici tout de suite ! Regardez ce que votre
mère m’oblige à faire ! », répliquait-il dans une pathétique tentative
pour se justifier.
Je lui criais d’arrêter et tentais de les séparer. Chris, de trois ans
mon aîné et fort de son expérience personnelle, me tirait en arrière.
Avec le temps, j’ai fini par attendre moi aussi sur le pas de la porte.
Nous demeurions plantés là, témoins forcés, terrorisés par ce qui
pourrait arriver à notre mère – et à nous – si nous partions sans en
avoir reçu la permission. Nous avions compris très tôt que, lorsqu’on
n’a pas réussi à fuir avant d’être repéré par l’ours, le mieux est de
rester parfaitement immobile. Au bout d’un moment, papa lâchait
maman et s’éloignait sans un mot d’excuse. Elle venait s’écrouler
près de nous à l’entrée de la chambre.
« Je suis désolée, les enfants, geignait-elle, mais quand je suis
tombée enceinte de Chris, je me suis retrouvée piégée ! »
Je revois encore mon frère pleurant toutes les larmes de son
corps à l’idée que sa naissance ait causé tant de malheurs.
Une fois la colère retombée, la haine de nos parents se cherchait
une nouvelle échappatoire. Cela se traduisait presque
systématiquement par le rappel de notre dernier crime en date :
nous avions oublié une de nos corvées, ou tiré la langue en nous
disputant le dernier Oreo. Ils nous ordonnaient alors de choisir
l’instrument de notre punition. Ils attendaient au pied de l’escalier,
juste devant la porte de la salle à manger, pendant que Chris et moi
effectuions la procession rituelle vers le placard de notre père.
Main dans la main, nous contemplions sa collection de ceintures
en essayant de nous rappeler quel cuir faisait le moins mal et quelle
boucle était la moins coupante. Si notre choix ne lui convenait pas, il
risquait de nous ramener là par la peau des fesses afin de corriger
notre erreur.
« Dépêchez-vous, bon sang ! », rugissait-il depuis le rez-de-
chaussée, faisant gicler le gin de son verre.
Une fois notre sélection effectuée, nous longions le couloir en
sens inverse. Lorsque je commençais à hyperventiler, Chris tentait
de me rassurer :
« Ne t’inquiète pas. Ce sera bientôt fini. »
Papa s’asseyait sur une chaise de la salle à manger, tout excité
tandis que nous descendions l’escalier à pas lents. Il nous couchait
côte à côte en travers de ses genoux, baissait nos pantalons et nos
sous-vêtements d’un geste brusque, abattait sa main sur les fesses
de Chris et faisait courir ses doigts sur les miennes.
Les claquements secs de la ceinture résonnaient alors entre nos
cris. Je n’oublierai jamais la façon dont je redressais la tête dans
l’espoir d’implorer sa clémence, pour ne rencontrer qu’une
expression de plaisir sadique assortie d’un sourire terrifiant –
semblable à celui d’un junkie en pleine extase. Maman observait la
scène avec crainte, pensais-je, mais aussi une forme de satisfaction,
comme une victime assistant à l’exécution d’une peine. Nous
n’avions que ce que nous méritions. Nous lui avions gâché la vie par
notre existence, qui la condamnait à vivre dans cet enfer.
Quand papa en avait terminé avec nous – la durée de la punition
dépendait de son état d’ébriété –, Chris et moi allions nous réfugier
dans les lits superposés de sa chambre jusqu’à ce qu’on nous
appelle à table. Toute la famille se passait les plats de steaks et de
purée de pommes de terre en évitant soigneusement de mentionner
la crise du jour ; nous discutions de nos cours, des gros contrats que
nos parents venaient de signer, de notre intelligence, de leur
richesse, des prochains travaux de rénovation prévus pour la maison
ou de nos projets de vacances en famille. Seule allusion aux
événements du début de soirée, ils nous racontaient parfois des
anecdotes sur des enfants qui, après avoir réagi de manière
excessive et parlé de ce genre de choses, avaient été séparés et
placés en foyers d’accueil.
Papa était suffisamment malin pour ne pas laisser de marques
visibles, et aucun d’eux ne semblait avoir conscience des dégâts
émotionnels bien plus profonds qu’ils nous infligeaient.
« N’en faites pas tout un plat, nous sermonnaient-ils. Si ça ne se
voit pas, ce n’est pas de la maltraitance. »
Nous étions priés de nous montrer reconnaissants pour les
avantages matériels dont nous bénéficiions. Grâce aux journaux
télévisés, nous avions conscience d’être mieux lotis que bien des
enfants, et nous supposions qu’il se passait la même chose dans
toutes les maisons. C’était notre quotidien ; nous avions fini par nous
y habituer.
« Ça va aller ? me demande Marian. Vous ne voulez pas monter ?
— Excusez-moi. Si, merci, tout va bien, réponds-je sans grande
conviction. C’est juste que ça remue pas mal de vieux souvenirs.
— Je m’en doute. Mais parfois, ça fait du bien de se replonger
dans le passé, vous ne croyez pas ? »
Touchée par son désir de m’aider dans ce processus cathartique,
je la suis dans l’escalier.
La première porte qu’elle ouvre est celle de ma chambre. Je lui
montre où se trouvaient mon lit et ma coiffeuse recouverte d’une
collection de peluches quand j’étais petite, puis de maquillage et de
produits coiffants à l’adolescence. La porte suivante est celle de
Chris.
« Vous voulez que je vous laisse une minute ? me propose-t-elle
gentiment.
— Non, ça ira, merci. »
Je sens que je serais incapable de contenir mes émotions si je me
retrouvais seule dans cette pièce.
Je lui décris les lits superposés et la table sur laquelle étaient en
permanence disposées des centaines de petits soldats. Les figurines
de plastique vert prenaient vie lorsque mon frère me racontait leurs
exploits, et je n’en finissais pas d’admirer ses talents de stratège.
Plus tard, un matelas deux places et un bureau avaient remplacé le
champ de bataille.
Je me réjouis intérieurement lorsque Marian décide de ne pas me
montrer la chambre d’amis.
« J’ai tout mon linge à repasser là-dedans – c’est un vrai bazar ! »,
s’excuse-t-elle en riant.
Même chose pour la chambre parentale. C’est désormais la
sienne, et je n’ai aucune raison d’envahir son espace privé. Le seul
souvenir agréable que je garde de cette pièce, c’est le jour où notre
chat s’est glissé dans le placard de notre père et a uriné dans ses
chaussures après s’être pris un coup de pied. Cet après-midi-là,
Chris et moi avons développé un immense respect pour ce bleu
russe appelé Pug.
Je remercie Marian pour sa gentillesse tandis qu’elle me
raccompagne jusqu’à la rue. Nous échangeons nos numéros de
téléphone et nos adresses e-mail, puis je la serre dans mes bras,
heureuse qu’elle m’ait permis de visiter cette maison et de me
replonger dans mes bons comme dans mes mauvais souvenirs.
Avant de m’éloigner au volant de ma voiture, je revois Chris
courant à toute vitesse dans la rue, Buck sur les talons, pendant que
je le chronométrais et l’encourageais à battre son record. Un dernier
regard vers le jardin fait ressurgir l’image des remparts de neige
derrière lesquels nous stockions nos munitions glacées, en prévision
des attaques d’autres gamins du quartier eux aussi dispensés
d’école.
Ce que j’ai pris au premier abord pour une propriété à l’abandon
m’apparaît désormais comme une demeure chaleureuse et
détendue. Après avoir abrité une sinistre comédie entre ses murs
pendant près de vingt ans, elle n’a plus besoin de donner le change
et de dissimuler les péchés des humains. Ce n’est plus qu’une
maison, sans doute moins jolie qu’avant, mais beaucoup plus
paisible. C’est donc avec une pointe d’envie que je la regarde
diminuer dans mon rétroviseur, jusqu’à s’évanouir complètement.
Première partie
VALEUR

« Je voudrais leur dire : “ Arrêtez, ne faites pas ça. Tu te trompes


de femme ; tu te trompes d’homme ; vous ferez des choses que
jamais vous n’auriez cru faire ; vous ferez souffrir des enfants et
vous souffrirez vous-mêmes atrocement ; vous souhaiterez
mourir.” Voilà ce que je voudrais leur dire en cette fin de mai…
mais je n’en fais rien. Je veux vivre. Je les prends comme deux
poupées de papier mâle et femelle et les frotte à la hanche tels
des silex pour en tirer des étincelles. Je leur dis : “ Faites ce que
vous alliez faire, et moi, je raconterai ce qui s’est passé.” »
Sharon Olds, extrait du poème « I Go Back to May 193 7 », The G old Cell1
( traduction reprise du film Into the Wild)
Chapitre 1

La chambre de mes parents à Annandale, en Virginie, était plutôt


grande pour une maison familiale de la petite bourgeoisie des
années 196 0. Elle était décorée de façon simple mais élégante
dans des tons de bleu et de blanc. La moquette semblait douce et
chaude, mais piquait la peau en raison du traitement Scotchgard qui
la protégeait des taches. Les contours des solides meubles en teck
étaient lisses et arrondis. Peu de temps avant mon septième
anniversaire, j’étais assise en tailleur sur le lit blanc, ma peluche du
jour sur les genoux, occupée à tresser mes longs cheveux pendant
que maman pliait du linge. Perdue comme souvent dans mes
pensées, je fixais un portrait posé sur la commode. Il revêtait un
caractère unique à mes yeux parce qu’il y avait très peu de photos à
la maison et que celle-ci semblait tout droit sortie d’un conte de fées.
Ma mère y souriait, resplendissante dans la lumière rosée, vêtue
d’une robe en ruché bouffant assortie de perles dignes d’une histoire
de Cendrillon. À côté d’elle se tenait un prince charmant au regard
doux et aux larges épaules rassurantes.
« C’est qui, maman ? », demandai-je.
Elle leva les yeux de sa pile de vêtements et fronça les sourcils,
sans que je sache si c’était dû à l’état de mes cheveux ou à la
montagne de chaussettes qu’elle tentait de trier.
« Quoi ?
— Le monsieur sur la photo, c’est qui ? »
Inclinant la tête, elle me fit une réponse parfaitement inattendue :
« Voyons, Carine, ne fais pas l’idiote. C’est ton père ! »
Ma mère souriait rarement et n’était plus coiffée comme sur la
photo, mais je n’avais eu aucun mal à la reconnaître. Contrairement
à cet homme amoureux qui n’avait rien à voir avec mon père.
J’imaginais ses mains, doucement posées sur les hanches de sa
femme. Il penchait la tête vers elle, comme si elle allait se retourner
d’un instant à l’autre pour lui dire quelque chose d’important.
Dix ans plus tard, Chris me révélerait la vérité que cachait ce
cliché trompeur. Grâce à lui, à d’autres membres de la famille et à
mes propres souvenirs, je parviendrais enfin à reconstituer toute
l’histoire.
Au début des années 196 0, alors que je n’étais pas encore née,
ma mère était une ravissante jeune danseuse tout juste sortie du
lycée. Elle avait quitté sa petite ville d’Iron Mountain, dans le
Michigan, pour une existence de rêve sous le soleil de Los Angeles.
Elle s’appelait Wilhelmina Johnson ; ses amis la surnommaient Billie.
Elle était la troisième d’une famille de six enfants pauvre et
travailleuse. Elle avait partagé une seule chambre avec tous ses
frères et sœurs dans la minuscule maison construite par leur père au
milieu d’une vaste forêt de pins. Je me souviens de grand-père
Loren comme d’un homme endurci par la vie au grand air – le corps
trop mince, la peau trop épaisse, une cigarette éternellement vissée
à la main droite. Il avait des cheveux magnifiques, véritable crinière
brune striée d’argent qu’il coiffait en arrière et lissait derrière les
oreilles. Sa voix était douce quand il s’adressait à moi, à mon frère
ou aux animaux. Mais il changeait de ton dès qu’il parlait à grand-
mère Willy, l’accusant d’être grosse, désordonnée ou fainéante. Ma
grand-mère était une femme prévenante, toujours en train de faire
du crochet et de fabriquer des cadeaux pour ses petits-enfants ou le
prochain vide-grenier de la paroisse. Elle grognait juste assez en
retour pour lui faire comprendre qu’elle l’avait entendu et préférait
l’ignorer.
Maman se plaignait souvent d’avoir eu une enfance difficile. Ils
manquaient d’argent et elle avait dû supporter l’agressivité de sa
mère, qui se vengeait sur elle. Elle trouvait néanmoins du réconfort
en accompagnant les touristes lors de longues randonnées
équestres à travers bois, et en regardant la neige tomber
paisiblement pendant l’hiver.
À dix-huit ans, Billie était une jeune fille brillante, ambitieuse, mais
aussi très naïve. Elle pensait que les cours de danse qu’elle avait
suivis à Iron Mountain suffiraient à lui ouvrir les portes du milieu
artistique. Après de nombreuses et vaines tentatives pour se faire un
nom dans la capitale du divertissement, elle s’était finalement
résolue à imiter sa colocataire et avait postulé pour un emploi
d’hôtesse de l’air. Malheureusement, si sa silhouette svelte
correspondait aux exigences strictes de l’industrie aérienne de
l’époque, sa taille n’était pas à la hauteur de son esprit d’aventure.
Courageuse et bien résolue à gagner son indépendance, elle s’était
rabattue sur un plan B : mettant à profit ses talents de sténodactylo,
elle avait décroché un poste de secrétaire chez Hughes Aircraft.
C’est là qu’elle avait rencontré son nouveau patron, Walt
McCandless.
Walt était un spécialiste très respecté qui avait rapidement gravi
les échelons de la profession. Au cours des dix ans qui avaient suivi
le lancement de Spoutnik par les Soviétiques, le programme spatial
américain avait bénéficié de financements importants. L’immense
centre Hughes de Californie représentait l’épicentre des efforts du
pays pour asseoir sa suprématie dans le domaine spatial. Walt était
parfaitement à son aise dans ce milieu. Bien éduqué, travailleur,
c’était aussi un talentueux pianiste de jazz dont la voix faisait se
pâmer les dames lors des soirées mondaines. Il était marié et avait
trois enfants, plus un quatrième en route. Billie fut séduite par son
aura et par sa réussite. Walt s’en aperçut.
J’imagine très bien ce que ma mère voyait en lui. Quand il entrait
dans une pièce, il accaparait aussitôt l’attention, emprisonnant tout
le monde dans son regard brun magnétique. Dès qu’il riait, il
s’illuminait et semblait beaucoup plus accessible. Il émerveillait ses
interlocuteurs par ses connaissances sur la littérature, l’histoire
mondiale, la musique, les voyages et les sciences. Il préparait
divinement bien les omelettes et savait utiliser sa voix de crooner
pour se faire entendre depuis le fond d’une salle. Son tempérament
de feu faisait de lui un volcan sur le point d’exploser, que l’on
observait avec un mélange de fascination et de crainte. Tout le
monde voulait lui plaire et faisait des pieds et des mains pour lui
arracher un hochement de tête approbateur.
De la même façon, je comprends parfaitement ce que mon père
voyait en ma mère. C’était le genre de femme dont on tombe
aisément amoureux. Véritable fée du logis, elle savait redonner vie à
une table trouvée dans la rue et concocter de délicieux petits plats à
partir d’une semaine de restes. Quand elle patinait, sa formation de
danseuse se devinait derrière chaque mouvement de poignet et
chaque pirouette. Et quand elle dansait avec mon père, elle le
guidait si bien qu’il devenait aussi gracieux qu’elle. Elle était raffinée,
déterminée et d’une loyauté à toute épreuve – comme je
l’apprendrais à mes dépens.
J’aimerais me dire que mes parents luttèrent contre cette attirance
réciproque. De huit ans plus âgé que ma mère et conscient de
l’influence qu’il avait sur elle, Walt décida pourtant d’en profiter.
Suffisamment mûre pour sentir que c’était une erreur, mais encore
assez jeune pour laisser son cœur l’emporter sur la raison, Billie
devint bientôt sa maîtresse. Walt lui jurait qu’il quitterait sa femme,
Marcia, dès que le moment serait venu – le problème, prétendait-il,
étant qu’elle refusait de lui accorder le divorce. Il alla jusqu’à louer
une garçonnière afin de convaincre Billie de sa bonne foi. En réalité,
il n’avait aucune intention de se séparer de Marcia – et encore moins
de la laisser prendre les devants.
L’histoire de Walt et Marcia remontait à très loin. Au contraire de
Billie, c’était une femme d’un naturel réservé qui détestait le conflit.
Elle était issue d’une famille peu nombreuse dont les parents, bien
que dotés d’un fort caractère, étaient néanmoins dévoués et
affectueux. Comme Walt, plus jeune qu’elle de quelques mois, elle
avait grandi dans la petite ville de Greeley, dans le Colorado, à
environ quatre-vingts kilomètres de Denver. Ils sortaient ensemble
depuis l’âge de dix-sept ans. Bien que Walt ait très vite montré des
signes d’agressivité, Marcia me confierait plus tard qu’il n’avait
jamais levé la main sur elle avant leur mariage.
Marcia avait grandi dans le respect des valeurs d’une petite
communauté aux allures d’utopie, dont les membres fuyaient
l’alcool, priaient ensemble et fondaient de solides familles. Elle
n’avait donc aucune raison de croire que son amour d’enfance
désirait autre chose. Quand son père lui avait demandé si elle était
sûre d’elle avant de la conduire à l’autel, elle avait répondu que oui.
Mais à l’époque où Walt commença à fréquenter Billie, de l’eau
avait coulé sous les ponts et Marcia était lasse des frasques de son
époux. Un jour, alors qu’elle triait ses affaires pour les emmener au
pressing, elle trouva la carte d’identité de Billie dans la poche d’une
veste. Lorsqu’elle interrogea Walt à ce sujet, elle se vit opposer un
cruel mélange de calomnies, de menaces et de violence – autant de
choses auxquelles elle était désormais habituée, tout comme ses
aînés, Sam, Stacy et Shawna. Quant à sa plus jeune fille, Shelly, elle
venait tout juste de naître. La vie de famille dont Marcia avait rêvé
n’était plus qu’un lointain souvenir.
La liaison se poursuivit l’année suivante. Tout à son arrogance,
Walt s’affichait de plus en plus avec Billie sans prendre la peine de
nier leur relation. Il s’arrangeait même pour que Marcia les
surprenne. Un jour, alors que sa femme et lui dînaient au restaurant,
Billie fit son entrée avec quelques amis. Elle avait huit ans de moins
que Marcia, qui la reconnut d’après sa photo d’identité.
« Salut Walt ! », lança-t-elle d’un ton mutin tout en souriant à sa
rivale.
Peu après, Marcia annonça à Walt son intention de le quitter, ce
qu’elle essaya de faire à plusieurs reprises pendant les années qui
suivirent. Mais Walt avait un besoin impérieux de contrôler les
femmes de sa vie en leur donnant l’impression d’être prises au
piège. Chaque fois que Marcia évoquait le divorce, les violences
physiques s’amplifiaient. Elle accoucha d’un deuxième fils, Shannon,
trois mois avant la naissance de Chris en février 196 8 .
Dans une tentative désespérée pour protéger sa réputation, Billie
organisa une séance photo avec Walt et adressa un des clichés au
journal d’Iron Mountain en déclarant qu’ils étaient jeunes mariés. Sur
ce portrait idéalisé, elle était l’incarnation du succès, la preuve
vivante que tout était possible hors des limites de sa petite ville
natale du Michigan. Elle alla même jusqu’à envoyer à sa famille des
photos de Walt et elle en vacances en prétendant qu’il s’agissait de
leur lune de miel. Bien entendu, ce mariage n’existait que dans sa
tête – mais elle se mentait si bien à elle-même que mentir aux autres
devint vite une seconde nature. Et puis il faut dire qu’elle avait un
excellent professeur.
Walt acheta une maison pour sa deuxième famille, un petit
bungalow de style balnéaire sur Walnut Avenue. Il partageait son
temps entre ses deux résidences. Pendant que Marcia essayait en
secret de réunir les moyens nécessaires à un divorce, il continuait à
régner en oppresseur sur sa vie et celle de ses enfants. Shawna se
souvient encore de la terreur éprouvée lors d’une de ses crises de
violence, quand Shannon avait à peine un an. Après cet énième
assaut, Marcia se retrouva encore une fois seule pour panser ses
blessures et rassurer ses enfants. Plus tard, à l’occasion d’une visite
chez le médecin, elle découvrirait que Walt lui avait cassé une
vertèbre.

Je naquis trois ans après Chris, en juillet 1971. Avec le temps, la


vie de Billie était devenue moins stressante et les promesses de
Walt moins creuses. Il passait de plus en plus de temps avec nous et
lui accordait davantage d’attention. Elle était plus débordée que
jamais, car non contente d’élever deux jeunes enfants tout en
s’occupant de leur père, elle s’était lancée dans la vente à domicile
de cosmétiques Jafra.
Mon père parlait désormais ouvertement d’elle à Marcia ; ainsi,
lorsqu’il s’absentait deux semaines par mois, elle savait que c’était
pour rejoindre sa deuxième famille. Il était fier d’avoir engendré une
nombreuse progéniture et ne voyait aucune raison de ne pas lui
présenter ses autres enfants. Idéalement, il aurait aimé que nous
habitions tous ensemble. Pour convaincre Marcia, il alla jusqu’à lui
vanter le rôti en cocotte de ma mère – une recette qu’elle-même ne
réussissait pas très bien –, tout en précisant qu’elle faisait pour sa
part une meilleure sauce à spaghettis. Marcia se souvient lui avoir
répondu : « Je ne savais pas que tu étais un fondamentaliste
mormon, Walt. »
Finalement, nos deux familles ne vécurent jamais sous le même
toit. Dans la maison qu’il partageait avec Marcia, mon père avait une
ligne de téléphone spéciale que personne n’avait le droit d’utiliser.
Ses aînés savaient qu’elle était réservée à Billie.
Toujours désireuse de partir, Marcia reprit son travail
d’enseignante afin de mettre de l’argent de côté. Le jour où elle était
censée recevoir sa paie, mon père lui réclama le chèque pendant
qu’elle préparait le dîner.
« Je l’ai déjà déposé à la banque, déclara-t-elle.
— Sur le compte joint ?
— Non, sur le mien. »
Elle le paya cher, mais elle avait gagné : l’argent resta à son nom.
Les choses sont beaucoup moins claires en ce qui concerne la
conscience qu’avait ma mère de la situation. J’ai encore du mal à
faire le tri entre ce qu’elle croyait sincèrement et ce dont elle se
persuadait. J’ignore également si mon père commença à se montrer
violent avec elle avant ou après la naissance de Chris. Deux
semaines par mois, il prétendait devoir quitter la ville pour son travail
– alors que, en réalité, il allait retrouver Marcia. Sa secrétaire, Cathy,
finit par en avoir marre de le couvrir. Un jour, ma mère l’appela au
bureau au sujet d’une commande de cosmétiques. Quand elle
évoqua le « déplacement professionnel » de Walt, Cathy répondit
qu’il était toujours en ville. Ma mère lui dit qu’elle devait se tromper,
mais Cathy insista : il se tenait juste devant elle. Pour se sortir de ce
mauvais pas, mon père eut comme d’habitude recours au
mensonge. Il échafauda une histoire ridicule pour en appeler à la
compassion de ma mère : il ne pouvait pas quitter Marcia car elle
était atteinte d’un cancer en phase terminale.
Il y eut plusieurs confrontations de ce genre entre mon père et les
deux femmes. Cela donnait parfois lieu à des scènes violentes ; et,
parfois, tout le monde se contentait de fermer les yeux, par peur, par
frustration ou parce que c’était plus simple. Mais il aurait fallu être
aveugle pour ne pas voir que Walt n’avait aucune intention de
renoncer à Marcia.
Au fil du temps, les deux « épouses » de mon père durent se
résoudre à accepter cette bigamie forcée. Papa déposa Chris chez
Marcia pendant que maman me donnait naissance. Si elles-mêmes
se croisaient rarement, leurs rejetons passaient de plus en plus de
temps ensemble. Marcia gardait régulièrement Chris, et ses enfants
venaient nous rendre visite chez nous.
Puis, par un beau matin de l’été 1972 , une nouvelle pierre vint
s’ajouter à cet édifice en constante expansion. On frappa à la porte,
et maman se retrouva nez à nez avec un huissier. Puisque mon père
refusait de la quitter, Marcia avait décidé de prendre les choses en
main – et, cette fois, elle comptait bien aller jusqu’au bout. Elle avait
déposé une demande de divorce et fait livrer les papiers à l’adresse
de Walnut Avenue. En parcourant le dossier, maman tomba sur la
liste des enfants à charge : Sam, Stacy, Shawna, Shelly, Shannon…
et Quinn McCandless. Ce dernier nom était une surprise. Billie avait
déjà reçu les aînés à plusieurs reprises, mais elle ne comprenait pas
comment Marcia avait pu avoir un autre bébé. Elle aurait forcément
été au courant. Walt lui en aurait parlé. Aussitôt, elle m’installa dans
la voiture avec Chris, qui avait alors quatre ans, et se rendit chez
Marcia. Celle-ci se tenait dans son jardin, entourée de ses cinq
enfants, le sixième calé sur la hanche. D’après les documents
officiels, Quinn était né en décembre 196 9, juste avant Noël.
Cette fois, la preuve des tromperies de notre père était trop
flagrante pour être ignorée. Folle de rage, maman nous envoya chez
ses parents dans le Michigan. Mais, en vertu d’un schéma qui
deviendrait bientôt récurrent, elle finit par tout pardonner à Walt et
venir nous récupérer. Il lui avait juré que Quinn n’était pas de lui, et
elle avait choisi de le croire.
Juste avant la demande de divorce de Marcia, Walt l’avait frappée
si violemment que Sam, treize ans, avait dû appeler la police. À leur
arrivée, les agents avaient simplement demandé à papa de partir.
Désormais, Marcia ne s’inquiétait plus du manque de réactivité des
autorités ou des menaces de son mari. Ça n’avait plus d’importance,
car elle s’en allait. Elle vendit la maison et repartit pour le Colorado
avec ses six enfants. Peu après, le travail de papa nous conduisit
quant à nous en Virginie. Pourtant, malgré la distance qui nous
séparait, nos deux familles étaient inextricablement liées et le
resteraient toujours.

À l’époque, mes demi-frères et sœurs n’étaient pour moi que des


camarades sympathiques qui venaient nous voir, jouaient un peu
avec nous puis rentraient chez eux. La petite fille qui tressait ses
cheveux sur le lit de sa mère ignorait encore tout de notre complexe
histoire familiale.
Je savais simplement que nous avions parfois une grande famille,
et parfois non. Dans ces cas-là, Chris et moi nous retrouvions seuls
face aux forces maléfiques de l’univers. Lorsque les autres étaient
là, on se serait cru dans un épisode de La Tribu Brady, en beaucoup
plus bruyant. Il y avait des sorties de groupe avec maman et papa,
des visites de la famille et des amis. À l’occasion d’une fête, maman
nous fabriqua à toutes des robes vertes assorties à la sienne et nous
fit des chignons élaborés. Shawna se rappelle s’être sentie spéciale,
très belle et enfin intégrée. Aux yeux des autres invités, nous
formions une adorable famille recomposée. Mais ma demi-sœur n’a
pas non plus oublié que, à la fin de la fête, une fois les photos
prises, sa belle-mère a tenu à récupérer la robe.
Lorsque les gens lui demandaient en quelle classe était Shannon,
maman répondait qu’il avait redoublé afin d’expliquer pourquoi il
avait le même niveau que Chris. Nos parents prétendaient aussi
parfois que l’un ou plusieurs d’entre nous étaient adoptés – en
général, c’était de cette façon qu’ils justifiaient l’existence de Quinn.
Le fait qu’il soit né entre Chris et moi constituait une preuve gênante.
Le degré de souffrance et de confusion que cela suscitait chez nous
était proportionnel à notre âge et nos capacités de compréhension.
Avec le temps, maman était devenue la complice de papa.
« C’est tellement généreux de la part de ton père de prendre soin
de Quinn, me disait-elle. Rien ne l’y oblige. »
Elle ajoutait que la ressemblance avec le « bon ami » de Marcia
était flagrante, alors qu’en réalité, Quinn avait hérité de la mâchoire
de papa, de son rire et de son aura charismatique.
L’été de mes sept ans, Ted Pounder, un ami et collègue de papa,
nous loua sa maison d’Altadena en Californie. Walt travaillait comme
chef de projet sur le programme de lancement Seasat 1 – le premier
satellite de télédétection océanographique avec radar à ouverture de
synthèse – et la propriété était assez grande pour accueillir tous ses
enfants.
Ces vacances passées avec l’ensemble de mes frères et sœurs
furent mémorables. Quand mes parents étaient dans un mauvais
jour, Sam, l’aîné du groupe, endossait le rôle de substitut paternel.
À dix-neuf ans, il était doté d’un caractère réfléchi et responsable. Il
nous conduisait au bord de la piscine où Stacy, dix-huit ans, créative
et attentionnée, se chargeait de remplacer notre mère. Shawna,
quinze ans, était douce, accommodante et assumait pleinement sa
féminité – elle préférait mille fois se vernir les ongles que de venir
gratter la terre avec nous. Shelly l’effrontée, déjà sublime à quatorze
ans, ressemblait énormément à Walt par bien des côtés. Mais,
contrairement à lui, elle était capable de canaliser son ardeur pour
protéger ceux qu’elle aimait. Shannon, dix ans, était solide et drôle
malgré une tendance à l’hypersensibilité qui le poussait à s’énerver
et à se refermer sur lui-même. Chris, lui aussi âgé de dix ans,
entraînait notre gang d’aventure en aventure. Et Quinn, huit ans,
était un vrai petit homme gentil, facile à vivre et mignon à croquer.
Du haut de mes sept ans, et à force d’entendre dire qu’il n’était
pas vraiment mon frère, j’avais un peu le béguin pour lui – ce qui
n’avait pas échappé à mes aînés. Un soir, lors d’une fête organisée
à la maison, Shelly n’avait pas arrêté de me taquiner parce que je
virais au rouge chaque fois qu’il me prenait les mains pour me faire
danser.
Nous nous baignions presque tous les jours dans la grande
piscine du jardin et nous rendions sur l’île de Catalina à bord du
voilier de M. Pounder. Nos parents nous avaient emmenés à
Disneyland, où nous avions profité de la liberté que nous offrait leur
distraction. Et, quand nous n’avions rien de prévu, nous faisions de
longues balades dans le quartier. Sam et Stacy, qui avaient pris des
boulots d’été, ne purent passer qu’une ou deux semaines avec nous.
La visite de Shawna fut également abrégée car elle attrapa la
mononucléose et dut être renvoyée chez Marcia. Shelly se chargea
donc de nous chapeauter pour le reste des vacances. Sous ses
longs cheveux roux et ses jolies taches de rousseur, c’était une dure
à cuire. Ayant hérité du tempérament autoritaire de Walt en même
temps que de ses yeux verts, elle n’était pas du genre à accepter
sans mot dire le comportement lamentable de mes parents.
« Je crois que je ferais bien d’emmener tout le monde dehors…
encore une f ois ! », lançait-elle d’un ton plein de sous-entendus
lorsque la tension montait.
Quand nous sortions dîner et que papa décidait de ce que chacun
devait commander, Shelly était la seule à se rebiffer.
« Non, je n’ai pas envie d’une salade grecque. Je vais plutôt
prendre une salade César. »
Papa ne se disputait jamais avec elle.
De tous ses enfants, c’était celle qui l’adulait le plus – une
admiration qui se transformait rapidement en fureur. Un jour, près
des massifs de fleurs des Pounder, je l’entendis raconter à Chris
qu’elle avait passé des heures assise à la fenêtre dans le Colorado,
à contempler un parterre de soucis en attendant que papa leur rende
visite comme promis. Mais il tenait rarement ses promesses et, à
force, elle avait fini par détester ces fleurs. Pour illustrer son propos,
elle cueillit un souci, lui arracha la tête et l’écrasa sur la terrasse,
laissant une traînée rouge et orange sur le béton. Chris l’imita avec
une autre fleur afin de ne pas être en reste.
Le casting était complet. Chacun connaissait sa place et son texte.
Tous les huit, nous n’étions encore que des figurants ayant un accès
limité au scénario. Il nous faudrait attendre notre heure pour éclaircir
le mystère de l’intrigue. Mais le décor était posé, prêt à accueillir une
mise en scène interminable en contradiction totale avec la vérité.
Chapitre

L’église méthodiste unie de Saint-Matthew se trouvait à moins de


cinq kilomètres de Willet Drive. Une distance vite parcourue en
voiture le dimanche matin, mais une très longue marche pour deux
enfants de neuf et douze ans.
« Regarde, Carine ! s’exclama Chris en ouvrant les bras. Si on
avait pris la voiture, on aurait raté toutes ces jolies feuilles
multicolores et, au lieu du grand air, on respirerait la fumée des
cigarettes de papa ! »
Je savais pertinemment que, en cette période de l’année, ses
allergies étaient à la limite du supportable. Je lui étais donc d’autant
plus reconnaissante de prendre les choses du bon côté. Il n’était que
neuf heures, mais nous avions déjà une grosse journée derrière
nous.
Chris avait été le premier à entendre les cris ce matin-là. Il s’était
faufilé dans ma chambre pour me réveiller.
« Carine, lève-toi, vite ! avait-il soufflé en soulevant ma couverture.
— Quoi ? Il est quelle heure ?
— Dépêche-toi. Viens dans ma chambre. »
Il m’avait pris la main pour m’aider à sortir du lit, faisant tomber
quelques peluches et ma couette au passage. Dès que nous avions
franchi la porte, les hurlements montant du rez-de-chaussée avaient
électrifié l’atmosphère et agressé mes sens encore endormis.
« On est censés partir pour l’église dans une heure. Ça
m’étonnerait qu’ils y aillent, m’avait expliqué mon frère. Attends-moi
ici. Je vais nous chercher de quoi petit-déjeuner.
— Non, ne descends pas ! Je n’ai pas faim.
— Tout va bien. Ils sont en train de travailler au sous-sol. Je
reviens tout de suite. »
Peu après, il était réapparu avec deux sandwichs confiture-beurre
de cacahuète et des canettes de Coca. Nous avions mangé sur son
lit en essayant de déterminer les raisons de cette nouvelle dispute.
Apparemment, papa refusait d’admettre à quel point maman l’avait
aidé pour la présentation qu’il devait remettre le lendemain. Comme
ils étaient pressés par le temps, il y avait des chances pour que leur
altercation reste mesurée – au moins jusqu’à ce qu’ils aient terminé.
« Va te faire foutre ! », avait crié maman en claquant la porte du
bureau avant de monter d’un pas furieux à la buanderie.
Nous l’avions entendue lancer une machine, puis regagner le
sous-sol et recommencer.
Ce dimanche matin sortait un peu de l’ordinaire ; en général, les
conflits étouffés finissaient par exploser autour de la table du petit
déjeuner. Ensuite, un cessez-le-feu était déclaré le temps que nous
enfilions nos plus belles tenues et allions poser dans le jardin.
« Tout le monde sourit… Maintenant ! »
Chris et moi endossions sans broncher notre rôle d’enfants
parfaits au sein d’une famille parfaite. Sur les photos de l’époque,
Chris ressemble à un vrai petit gentleman dans son costume
amidonné, avec ses cheveux bien coiffés. Seul son regard de défi
menace de faire éclater la vérité. Quant à moi, toute en robes à
volants et rubans, j’arbore le sourire exigé par mon père.
« Va t’habiller et rejoins-moi devant la porte d’entrée », m’avait
ordonné Chris ce matin-là.
J’avais déjà compris qu’il comptait m’emmener à la messe. Il
m’avait attendue au pied de l’escalier, ma veste à la main.
« Tiens, il fait frais dehors. »
Voilà comment nous nous étions retrouvés sur ce chemin que
nous connaissions par cœur. Nous longeâmes les demeures
paisibles de Willet Drive, où nous ne croisâmes qu’une poignée de
personnes promenant leur chien ou ratissant des feuilles.
À l’approche de l’église, la rue se remplit peu à peu de familles en
route elles aussi pour Saint-Matthew.
Après avoir assisté au cours de catéchisme – que nos parents
avaient dispensé autrefois –, nous nous dirigeâmes vers l’église.
Debout à l’entrée, le révérend Smith nous serra la main et leva les
yeux, visiblement surpris de ne pas voir nos parents. Par chance,
quelqu’un d’autre s’approcha avant qu’il ait eu le temps de nous
poser des questions. Nous en profitâmes pour filer nous asseoir.
Entourés des membres de notre congrégation, nous nous sentions
en sécurité dans ce lieu familier et apaisant. Quand l’assemblée
entonna The Old R ugged Cross et R ock of Ages pendant que nos
camarades allumaient les cierges de l’autel, je me sentis réconfortée
par la chaleur des paroles. La salle embaumait le nettoyant ménager
parfumé au pin, les fleurs et le parfum dont s’étaient copieusement
aspergées les femmes. Nous écoutâmes sagement le sermon du
révérend Smith sur la volonté de Dieu, ainsi que la beauté et la
sérénité d’une vie passée à le servir.
Le révérend me paraissait toujours entouré d’une aura de sainteté.
Je réfléchissais beaucoup à ses descriptions du Seigneur en me
demandant ce qu’il avait à voir avec moi. C’était un concept un peu
étrange. Dieu ressemblait-il à ce que racontait le révérend ? Je
m’imaginais un être éthéré à la présence bienveillante, avec une
longue barbe et une auréole blanche. Ou tenait-il davantage du
magicien d’Oz, tout-puissant et clément tant qu’on ne le contrariait
pas ? Devais-je le craindre ? Était-il comme mon père, qui évoquait
son nom lorsqu’il ne voulait pas que Chris, ma mère ou moi
remettions en cause ses décisions ?
« Je suis Dieu ! hurlait-il. Rien de ce que je dis ou fais ne peut être
mauvais ! »
Je jetai un coup d’œil à Chris, toujours très sérieux lorsque nous
étions à l’église. Comme moi, il était fasciné par l’existence d’un
amour paternel pur et inconditionnel au-delà de notre réalité. Nous
discutions souvent de nos croyances au sens général – même si,
parfois, nos questionnements spirituels se faisaient plus personnels.
C’est ce qui s’était passé le soir où maman nous avait annoncé la
mort de notre oncle Phil. Ce dernier n’était pas notre oncle à
strictement parler, mais le mari d’Ewie, une femme que nous
considérions comme notre grand-mère. Oncle Phil était un homme
doux et gentil qui nous montrait des tours de magie. Ce fut ma
première expérience de la mort. Ce soir-là, j’étais tellement triste que
Chris m’avait laissé le rejoindre dans son lit. Allongés côte à côte,
nous avions comparé nos visions du paradis et des anges en nous
demandant ce qu’oncle Phil pouvait bien faire là-haut, et si Dieu
trouvait amusant qu’on lui attrape des pièces de monnaie derrière
les oreilles ou qu’on fasse disparaître des cartes sous son nez. Je
tournais et retournais entre mes mains un bocal en plastique rempli
de gelée verte en essayant de prendre un air inspiré.
« Qu’est-ce que tu fabriques ? m’avait questionné Chris.
— C’est oncle Phil qui me l’a donné.
— Ce qui compte, Carine, ce ne sont pas les choses qu’il nous a
données. Ce sont les souvenirs. Eux, on ne peut pas les toucher. Ce
qu’on peut toucher n’est que du matériel. »
Assise près de lui sur le banc, je me demandais s’il avait raison.
Puis vint le moment de la communion et, quand le morceau de pain
azyme et le jus de raisin sucré touchèrent ma langue, je songeai :
Ça aussi, ce ne sont que des choses matérielles, et pourtant elles
signif ient beaucoup.
À la fin de l’office, nous descendîmes vers la salle paroissiale. Le
portrait de notre famille était accroché dans le couloir parmi tous
ceux de la congrégation, et je nous vis soudain comme les gens
devaient nous voir : des enfants adorables et souriants, des parents
heureux, une vraie petite famille de carte postale.
Rien ne nous distinguait de celle de Denise Barker, ma meilleure
amie, qui vivait un peu plus bas dans notre rue. C’est en passant du
temps chez elle que j’avais compris à quel point notre quotidien était
anormal, voire malsain. Sa maison était aussi bien rangée que la
mienne, mais beaucoup plus calme. Je n’avais jamais réalisé que je
parlais fort jusqu’à ce que la mère de Denise, une femme douce et
réservée, m’ait rappelée à l’ordre plusieurs fois. Elle me prévenait
que si je ne baissais pas d’un ton, elle serait obligée de me renvoyer
chez moi. Denise et moi nous réfugiions alors dans sa chambre en
nous retenant de rire. Elle prenait des cours de piano et avait deux
frères plus âgés qui adoraient jouer au foot. La famille se rendait à
l’église tous les dimanches et récitait une prière avant chaque repas,
même chez McDonald’s le lundi. Le père de Denise, un ingénieur
hautement qualifié, travaillait dans un domaine proche de celui de
mon père. Ils se croisaient d’ailleurs de temps à autre. Je me
demandais ce qu’il pensait de Walt ; il partait sans doute du principe
qu’il était aussi bon père et époux que bon scientifique. Lorsque
M. Barker se fâchait, j’étais toujours frappée par sa rationalité et son
calme. Son visage d’ordinaire affable se faisait plus sévère, sans
pour autant devenir menaçant. Il discutait avec ses enfants et
écoutait ce qu’ils avaient à dire. Quant à eux, ils n’avaient pas peur
de répliquer. Tout cela m’était complètement étranger. Mon instinct
me poussait à passer le plus de temps possible chez mon amie. Le
mariage de ses parents n’était sans doute pas idyllique, mais je ne
les entendais jamais élever la voix ni se critiquer en notre présence.
Ce qui me perturbait le plus, c’était la façon dont ils se regardaient :
je découvrais soudain ce que signifiaient admiration mutuelle,
respect et gentillesse. Ils étaient visiblement fiers de ce qu’ils
accomplissaient ensemble au sein de leur famille.
En débouchant dans la salle paroissiale, Chris et moi fûmes
assaillis par l’odeur des doughnuts Krispy Kreme – ce que je
préférais à l’église. Chris me tendit deux pièces de dix cents, comme
le faisait généralement ma mère, pour que je les pose dans le panier
en plastique vert prévu à cet effet. Je choisis ensuite parmi
l’assortiment de délices un beignet à la cannelle et un autre
recouvert de sucre glace. Pendant que je prenais une bouchée de
chaque afin d’obtenir le mélange idéal, j’entendis des adultes
demander à mon frère où étaient nos parents.
« Oh, nous sommes venus avec des amis, aujourd’hui », répondit-
il à l’un.
« Ils sont en voyage ; des voisins nous ont accompagnés, dit-il à
un autre.
— Vous leur transmettrez nos amitiés ! »
Après avoir récupéré nos manteaux, nous nous apprêtâmes à
rentrer.
« Tu veux passer par la forêt ? », me proposa Chris.
J’acceptai volontiers ; ce détour nous permettrait de faire durer le
trajet du retour. Et Chris s’illuminait toujours quand nous étions dans
les bois. Rien ne le réjouissait davantage que les randonnées
familiales dans le Shenandoah, où il commentait le paysage à la
manière du magazine National G eographic. Chris adorait observer
des plantes, des animaux ou des insectes qu’il n’avait encore jamais
rencontrés, et nous montrer ceux qu’il connaissait. Il prenait plaisir à
longer de petits ruisseaux, à écouter le bruit de l’eau et à localiser
les remous où nous pourrions regarder les vairons tourbillonner
entre les cailloux. Un jour, alors que nous nous reposions au
sommet d’une cascade en mangeant des barres de céréales
chocolatées, il m’avait confié :
« Tu vois, Carine, c’est ça, la pureté de la nature. Elle est parfois
dure à force d’honnêteté, mais elle ne te mentira jamais. »
Chris aimait vivre au grand air, et plus nous nous éloignions de
notre environnement et de notre rythme quotidiens, mieux c’était. Il
s’écoulait rarement une semaine sans qu’une dispute propulse nos
parents dans une nouvelle spirale d’autodestruction ; mais ils ne se
querellaient presque jamais pendant nos randonnées. On aurait dit
que le fait d’être confrontés à la vie sauvage les aidait à se calmer et
à se recentrer. Leur esprit était occupé par la lecture des marqueurs
du chemin, par la distribution à intervalles réguliers de spray
antimoustiques, barres de céréales, sandwichs et sucreries, et par la
recherche du meilleur endroit où planter la tente avant la tombée de
la nuit. Ils nous apprenaient à lacer nos bottines et à bien choisir nos
chaussettes pour ménager nos pieds ; nous indiquaient quelles
feuilles pouvaient servir de papier toilette et lesquelles nous feraient
regretter notre choix plus tard ; nous entraînaient à purifier de l’eau
au cas où nous ne trouverions pas de source potable, et à
économiser au maximum nos réserves de liquide.
Le soir, nous ramassions des pierres pour le feu de camp, ainsi
que du bois sec et de longues branches qui nous serviraient à faire
griller des marshmallows ( maman apportait toujours des biscuits et
du chocolat pour préparer des s’more, ces petits sandwichs à la
guimauve fondue) . Notre père nous chantait des ritournelles idiotes
et nous parlait des étoiles.
« Allez, papa, le suppliais-je. Avec tout ce que tu connais sur
l’espace, tu dois bien savoir si les extraterrestres existent ou pas.
Alors ? Dis-moi ! »
Il éludait la question avec un sourire mystérieux :
« L’univers est immense, Carine. Nous n’en avons encore exploré
qu’une infime partie. Peut-être qu’ils existent ; et peut-être que non.
Peut-être même qu’ils vivent parmi nous à notre insu ! »
Plus tard, sous la tente, Chris et moi nous roulions dans nos sacs
de couchage kaki et bleu marine doublés du même imprimé de
colverts. Lorsqu’il faisait trop froid, nous les attachions ensemble
pour n’en former qu’un seul. Chris murmurait :
« Chut… écoute. Je suis quasiment sûr qu’il y a un alien dehors. »
En fonction de mon humeur et des bruits de la forêt, je paniquais
ou éclatais de rire.
Le chemin qui permettait de rentrer de l’église en passant par le
bois n’avait rien à voir avec le parc de Shenandoah, mais cela
n’empêchait pas mon frère d’en profiter. Il me décrivait les arbres,
me faisait ramasser leurs feuilles et chercher les carapaces vides
des cigales que nous avions entendues chanter tout l’été. Ces
insectes avaient pour habitude de grimper aux troncs avant de muer.
Nous adorions scruter le sol en quête de leurs vieilles armures
abandonnées.

Quelques semaines plus tard, papa partit en déplacement


professionnel pour plusieurs jours. En son absence, les vibrations
tendues de la maison semblaient changer de fréquence jusqu’à
devenir imperceptibles. Maman était en train de préparer des
cookies aux pépites de chocolat. Je léchai le saladier, bien qu’elle
me l’ait interdit en disant que j’allais attraper des vers.
« Dès qu’ils seront cuits, annonça-t-elle, on prendra la voiture pour
aller faire un peu de repérage immobilier.
— Ça veut dire quoi ? demandai-je.
— On va chercher un endroit où vivre tous les trois.
— Sans papa ? l’interrogea Chris.
— Oui, sans papa. Juste vous et moi. Il est temps que nous
partions d’ici. Rien ne nous oblige à vivre de cette façon. »
J’échangeai un regard abasourdi avec mon frère. E nf in ! songions-
nous sans oser le dire à voix haute.
« J’ai contacté un avocat, reprit maman. Je vais quitter votre
père. »
Les cookies encore chauds à la main, nous montâmes à bord de
notre Suburban. Maman sillonna les rues situées suffisamment loin
de chez nous en guettant les pancartes À LOUER. Chris, assis à
l’avant, notait les numéros de téléphone des agents immobiliers et
nous parlait de ses amis qui vivaient à proximité.
« Regarde, maman, celle-là a une balançoire ! m’écriai-je.
— Et celle-là un panneau de basket ! enchaîna Chris.
— Ces massifs de fleurs font peine à voir, déplora maman. Je
pourrais y planter des pétunias pour les égayer un peu. »
Devant la maison suivante, elle déclara :
« Je sais que celle-ci ne paie pas de mine, mais imaginez un peu
son potentiel ! Elle a juste besoin d’une couche de peinture sur les
fenêtres, les portes et peut-être les volets. Elle serait comme neuve,
et on l’aurait eue pour un bon prix. »
Plus les kilomètres défilaient, plus elle était se détendait. Le
regard clair, les épaules droites, c’est avec une pointe d’excitation
dans la voix qu’elle nous raconta son rendez-vous avec son avocate,
une certaine Doreen Jones.
De retour chez nous, Chris emballa ses petits soldats pendant que
je faisais le tri dans mes peluches. Le carnet dans lequel il avait noté
les numéros trônait près du téléphone, pour que maman y indique à
qui elle laissait des messages. Lorsque papa revint, elle lui annonça
son intention de divorcer. Une violente dispute s’ensuivit. Pour une
fois, notre père fit davantage usage de ses mots que de ses mains.
« Tu es complètement stupide, Billie ! Tu n’es même pas allée à la
fac. Je m’assurerai que tu ne trouves jamais de travail. Comment
comptes-tu élever les enfants toute seule, hein ? »
Centimètre après centimètre, il détruisit l’armure qu’elle s’était
construite, jusqu’à ce qu’elle se retrouve à nu et vulnérable. Il ne lui
restait plus qu’à l’acheter avec un souvenir hors de prix rapporté de
son voyage. Maman lui pardonna tout.
Quand il repartit en déplacement, la chasse aux maisons
recommença. Et ainsi de suite. « Doreen dit ceci », « Doreen dit
cela » – maman n’en finissait pas de nous relater les détails de sa
dernière conversation avec son avocate. Chris trouva de moins en
moins amusant de noter les numéros de téléphone. Au bout d’un
moment, il cessa de prendre le carnet.
Il m’arrivait aussi de perdre patience face aux hésitations de notre
mère. J’entassais alors dans ma petite valise en vinyle rouge des
produits de première nécessité – mon pyjama préféré, mes
peluches, quelques gâteaux. Je déclarais à la cantonade que je
partais. Quand, arrivée au bout de la rue, je m’apercevais que
personne ne m’avait couru après, je faisais demi-tour. Mais au lieu
de rentrer, je me cachais dans la Suburban jusqu’à ce qu’on vienne
m’y chercher.
« Si je savais conduire, pestais-je, je serais déjà loin d’ici. »
Parfois, les résolutions de maman tenaient un peu plus longtemps
et nos parents nous convoquaient pour un conseil de famille.
« Chacun de vous doit nous dire avec qui il souhaite vivre. Il faut
que nous le sachions dès maintenant. »
Il n’y avait pas de bonne réponse à cette question. Le parent
choisi se rengorgeait et toisait l’autre, qui nous accusait d’être de
petits ingrats incapables d’apprécier ce qu’il ou elle avait sacrifié
pour nous. Ces scènes cornéliennes se reproduisaient fréquemment
et se concluaient toujours de la même façon.
À l’adolescence, les choses changèrent : nous prenions un malin
plaisir à jeter de l’huile sur le feu dès que le divorce était évoqué.
Nous réfléchissions à haute voix à ce qui nous semblait être une
excellente idée, mettant nos parents au défi d’aller jusqu’au bout et
de crever l’abcès une bonne fois pour toutes. Pendant ce temps-là,
le repérage immobilier continuait. Avec le temps, ces virées en
voiture étaient devenues de simples promenades. Et, lorsque nous
fûmes en âge de rester seuls à la maison, nous cessâmes d’y
participer.
« Bon, les enfants, je n’en aurai pas pour longtemps. J’ai repéré
des offres très intéressantes du côté de Mantua. Vous verrez ! »,
s’enthousiasmait maman, que nous n’écoutions que d’une oreille.

L’aînée de mes sœurs, Stacy, a toujours dit que sa vie avait


commencé le jour où Marcia les avait emmenés loin de Walt. Ils
n’avaient pas beaucoup d’argent, et mon père ne leur versait pas
toujours de pension – en partant à des centaines de kilomètres,
Marcia l’avait privé de tout contrôle sur eux, et c’était le seul moyen
de pression dont il disposait. À trois reprises, son ex-femme dut
contacter les autorités pour récupérer ce qu’il leur devait.
En dehors du salaire de Marcia, ils pouvaient compter sur le
soutien de leur famille et de leurs amis de l’église. « Faites ce que
vous pouvez, avec ce que vous avez, là où vous êtes », a écrit
Theodore Roosevelt. Marcia pensa souvent à cette citation au cours
de ses années de galère. Les parents de Walt leur envoyaient des
cadeaux pour Noël et les anniversaires, ainsi que des vêtements au
moment de la rentrée. Mon père était issu d’une famille assez
instable, mais ses aptitudes musicales et sa réussite scolaire lui
avaient valu l’admiration inconditionnelle de sa mère, Margaret, dont
il était le petit préféré. Néanmoins, elle avait conscience qu’il s’était
mal comporté envers sa première épouse.
Les parents de Marcia lui apportaient quant à eux une aide
inestimable, et pas seulement sur le plan financier. Ils gardaient les
enfants quand elle devait travailler, les soignaient quand ils étaient
malades. La vie n’était pas facile tous les jours, mais l’amour et la
paix régnaient sur cette maison.
Lorsque nos demi-frères et sœurs venaient nous voir en Virginie,
Chris et moi étions parfois gênés des nombreux avantages matériels
que nous possédions. Skis et vélos flambant neufs, vêtements et
chaussures à la mode, appareils électroniques dernier cri… Papa se
montrait beaucoup plus généreux avec nous qu’avec eux – pourtant,
ils ne se plaignaient jamais quand il était temps de rentrer chez leur
mère.
Ils passaient en général quelques semaines chez nous, par petits
groupes. Puis, quand j’avais dix ans et Chris treize, Shelly vint
habiter à la maison pour ses deux dernières années de lycée.
Dès son arrivée, elle comprit qu’elle avait sous-estimé la gravité
de la situation. Toute son enfance, elle avait vu papa battre sa mère ;
cette fois, elle était témoin de la violence mutuelle – parfois
physique, et au minimum verbale – qui existait entre mes parents.
Papa n’était pas souvent à la maison, et maman avait tendance à
ignorer sa belle-fille. Quand elle daignait lui adresser la parole,
c’était pour lui donner un ordre ou lui faire un reproche. Mais Shelly
était résolue à rester en Virginie. Endurcie par des années
d’expérience, elle s’avéra encore plus résistante que Chris et moi.
Grâce à elle, je découvris ce que signifiait « tenir tête ».
Peu après, papa dut se rendre en Europe et nous proposa de
l’accompagner. Lorsque Chris s’éclipsa pour aller feuilleter des
magazines porno à Amsterdam, Shelly raconta à maman qu’il était
dans une boutique de baskets. Elle le couvrait toujours, même s’ils
passaient leur temps à se chamailler – à tel point que, un jour, Chris
hurla que Shelly menaçait de le tuer parce qu’il était allé trop loin. Un
après-midi, papa explosa dans la voiture.
« Je vais me garer et vous coller une fessée à tous les deux ! »,
s’emporta-t-il.
Shelly lui rit au nez. Elle avait dix-sept ans et savait que, de toute
façon, elle ne risquait pas grand-chose : il ne l’avait jamais touchée.
Il avait toujours eu un faible pour elle, peut-être parce qu’ils se
ressemblaient beaucoup. À l’époque où il vivait avec Marcia en
Californie, il demandait à ses enfants d’attendre devant la porte de
son bureau avant de les faire entrer un à un. À l’aide de la pagaie en
bois héritée de sa fraternité étudiante, il leur administrait alors une
correction pour leur dernier délit en date. Mais quand venait le tour
de Shelly, il posait la pagaie et lui conseillait simplement de hurler
pour donner le change. D’après elle, ce traitement de faveur était dû
au fait qu’elle voyait clair dans son jeu, et qu’il le savait.
Un soir, alors que Shelly habitait chez nous, je descendis au sous-
sol pour m’acquitter de mes corvées domestiques : trier les dossiers,
nettoyer les vitres des armoires, épousseter les bureaux et vérifier
qu’il y avait bien un stylo bleu, un noir, un rouge et un vert alignés en
rang d’oignons sur celui de papa, à côté d’une pile de feuilles
blanches lignées et d’un bloc-notes vert. Deux étages au-dessus,
maman était en train de préparer le dîner. Je sentais du bœuf haché
au cumin mijoter sur la cuisinière – il y aurait des tacos au menu.
Papa, au piano, essayait de jouer d’oreille une chanson de Bill
Evans. C’était l’un des grands noms du jazz qu’il nous avait appris à
apprécier, tout comme Miles, Ella et Duke. Le choc sourd des
pédales résonnait en rythme au-dessus de ma tête tandis qu’il
répétait une série d’accords en decrescendo.
« Bon sang, Walt ! implora maman depuis la cuisine. Tu es obligé
de jouer la même chose en boucle ?
— Oui, Billie ! répliqua-t-il. Et si tu y connaissais quelque chose en
musique, tu comprendrais pourquoi ! »
J’avais déjà terminé mes devoirs très faciles d’élève de sixième,
mais Chris planchait encore sur les siens dans sa chambre.
Remontant l’escalier en courant, je trouvai Shelly en train de réviser
ses cours d’histoire sur le canapé de la salle télé, ses pieds aux
ongles vernis posés sur la table devant elle. Ses longues boucles
rousses recouvraient en partie le casque de son baladeur, et elle
écoutait sa musique si fort que je reconnus facilement Take the
Long Way Home, de Supertramp.
Lorsqu’elle me vit, elle coupa le son.
« Ah, Carine, lança-t-elle d’un ton moqueur, j’espère que tu as
vérifié qu’il y avait un stylo bleu, un noir, un rouge et un vert à côté
de mes blocs-notes. Et ils ont intérêt à être parallèles aux veines du
bois. C’est compris ?
— On ne peut pas aligner un trait droit sur les veines du noyer.
Elles sont courbes.
— Oh, peu importe, mademoiselle Je-Sais-Tout !
— Il parle de quoi, ton livre ?
— De la guerre. Comme si je n’étais pas déjà une spécialiste de la
question.
— Carrément ! », lançai-je, essayant de m’exprimer comme une
lycéenne.
Shelly me jeta un regard amusé et s’apprêta à rallumer son
baladeur. Dans une tentative désespérée pour conserver son
attention, j’embrayai sur un autre sujet.
« Tu sais quoi…
— Quoi ?
— On va avoir un cours d’éducation sexuelle à l’école.
— Ah. »
Elle me dévisagea d’un air narquois. Si elle pensait que je voulais
des explications sur les oiseaux, les abeilles et je ne sais quoi, elle
se trompait. Je mourais surtout d’envie de l’interroger – depuis pas
mal de temps, déjà – sur le mystère entourant la naissance de
Quinn. La dernière fois que Shannon et lui nous avaient rendu visite,
je les avais entendus chuchoter avec Chris. Ils s’étaient tus dès
qu’ils m’avaient aperçue. Peut-être que ma grande sœur accepterait
de me parler, entre filles.
« Dis… comment ça se fait que Quinn soit plus vieux que moi et
plus jeune que Chris ? Ce n’est pas possible, si ? »
Les grandes lignes de l’histoire de mes parents commençaient à
se dessiner dans mon esprit, mais les détails restaient encore trop
flous pour que je reconstitue l’ensemble du puzzle.
« Tu viens seulement de t’en rendre compte ? », s’étonna Shelly,
me laissant chercher toute seule la réponse à ma question.
Au bout d’une minute, elle ajouta en me regardant droit dans les
yeux :
« Et Shannon, alors ? Tu n’as jamais remarqué que son
anniversaire tombait trois mois avant celui de Chris ? Ils ont le même
âge, Carine. Tu y avais déjà réfléchi ? »
Elle patienta encore un peu pendant que je tentais de faire le lien
entre les explications contradictoires que j’avais entendues.
« Laisse tomber, soupira-t-elle enfin. On en reparlera quand tu
seras grande. »
Contrariée d’être tenue à l’écart en raison de mon jeune âge, je
répliquai méchamment :
« Tu ne crois pas que tu aurais de meilleures notes si tu révisais
sans musique ? »
J’avais touché un point sensible. Shelly était tout sauf bête, mais
elle avait du mal à satisfaire les exigences scolaires de notre père.
De mon côté, je décrochais des A dans toutes les matières sans le
moindre effort.
Ses yeux verts lancèrent des éclairs. Elle fronça les sourcils,
plissa le nez et retroussa les lèvres.
« La ferme ! »
J’évitai de justesse le gros coussin blanc qu’elle me jeta au
visage. Mais, tout en courant me réfugier dans ma chambre, c’est à
moi seule que j’en voulais. Au lieu de me moquer d’elle, j’aurais dû
insister pour qu’elle me réponde. Je souhaitais plus que jamais
connaître la vérité.

*
Shelly était bonne élève, mais cela ne suffisait pas ; il fallait qu’elle
excelle. Tant qu’elle ne rapportait que des B et des C à la maison,
mes parents refusaient qu’elle participe à des activités ou sorties
extrascolaires. Mais lorsque les terminales programmèrent un séjour
au ski, elle décida de n’en faire qu’à sa tête. Par malchance, elle se
blessa sur les pistes et rentra la tête basse, une jambe emprisonnée
dans un plâtre qui lui montait jusqu’à la hanche. Papa se trouvant
alors en Allemagne pour son travail, maman fut bien obligée de
s’occuper d’elle.
Le soir où Walt revint de son déplacement, une violente dispute
éclata entre mes parents. Shelly nous emmena aussitôt dîner
dehors, Chris et moi. À notre retour, la maison était silencieuse. Le
lendemain, maman attendait Shelly après les cours.
« Tu dois partir ce soir, déclara-t-elle. Tu n’es plus la bienvenue
ici. »
Sur ces mots, elle quitta la maison. Shelly avait beau être la
chouchoute de papa, il n’osa pas prendre sa défense face à la
femme avec qui il avait entamé une liaison avant même qu’elle soit
née. Ce soir-là, il l’aida à faire ses valises.
Shelly passa quelque temps chez son amie Kathy avant d’intégrer
une colocation d’étudiants, où elle dormait par terre dans un
dressing. Elle travailla le soir comme serveuse jusqu’à l’obtention de
son diplôme. Je ne la revis que le jour de son bal de promo, maman
et papa l’ayant invitée pour prendre quelques photos. Quand je lui
demandai pourquoi elle avait accepté cette mise en scène ridicule,
elle me répondit :
« Je crois que je voulais juste avoir l’impression d’être une fille
normale. »
Avant cela, elle avait régulièrement croisé Chris dans les couloirs
du lycée Woodson ; il lui avait confié que maman appelait
l’administration de temps en temps pour vérifier qu’elle ne séchait
pas les cours. Cette fois, c’était lui qui couvrait ses arrières.
Mon père avait beau n’avoir rien fait pour empêcher maman de
jeter sa fille dehors, je l’entendis pleurer ce soir-là pour la première
fois de ma vie. Alors que j’étais à l’étage, un hurlement de bête
blessée s’éleva du sous-sol. Je m’y précipitais et je le découvris
assis devant son bureau, les mains plaquées sur le visage jusqu’aux
oreilles. On aurait dit qu’il essayait de disparaître.

Inspirés par la méfiance de Shelly, Chris et moi décidâmes de


jouer les détectives pour savoir ce qui provoquait les disputes de nos
parents. Nous restions aux aguets, tendions l’oreille, rassemblions
des preuves et discutions ensemble de nos dernières avancées. Nos
talents d’enquêteurs s’améliorèrent peu à peu avec le temps et
l’expérience.
À l’école, on nous avait enseigné les effets négatifs de la drogue
et de l’alcool, ainsi que les signes révélateurs de l’addiction. Nos
parents avaient ajouté leur grain de sel en nous décrivant ce qui
nous attendait s’ils nous surprenaient en train d’en consommer.
Pourtant, nous les voyions régulièrement se transformer de Dr Jekyll
en Mr Hyde sous l’effet du gin – dans le cas de papa – ou du vin –
dans celui de maman. Un beau jour, nous tombâmes sur un sachet
en plastique douteux dans le manteau de notre père. Nous le lui
apportâmes au sous-sol dans l’espoir de lui arracher des aveux.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Chris, les sourcils
froncés, une main sur la hanche et l’autre brandissant la pièce à
conviction.
— Quoi ? », grogna papa, mécontent d’être dérangé en plein
travail.
Son air surpris se mua bientôt en grimace courroucée.
« Du tabac.
— On ne dirait pas, répliqua Chris.
— Ce n’est pas le même que d’habitude, voilà tout. Donne-moi
ça !
— Et pourquoi ? insista Chris alors que papa lui arrachait le
sachet.
— Je l’ai acheté la dernière fois que je suis allé en Europe. De
toute façon, ce ne sont pas tes oignons ! Vous n’avez pas à fouiller
dans mes affaires. Billie, dis-leur que c’est du tabac !
— C’est du tabac », confirma-t-elle en lui jetant un regard assassin
qui signifiait le contraire.
Cela déclencha une dispute monumentale qui se propagea
d’étage en étage, jusqu’à ce que nous nous retrouvions tous dans
leur chambre.
« D’accord ! C’est de la marijuana ! finit par admettre papa en
nous écartant de son chemin et en faisant valser notre mère à
travers la pièce. Pour mon glaucome !
— J’appelle la police ! », hurla maman en se jetant sur le
téléphone.
Papa traversa la chambre ; tout le monde se raidit, mais il se
contenta d’ouvrir son placard en proférant ses menaces habituelles.
« Vas-y, Billie ! On verra bien où ça vous mène, les enfants et
toi ! »
Je restai bouché bée à la vue du gros sac de marijuana qu’il
venait de récupérer parmi ses affaires. Il le souleva au-dessus de sa
tête et jura :
« Je n’ai rien fait de mal ! Le docteur me l’a prescrit pour mes
yeux ! C’est parfaitement légal ! »
Sans cesser de crier, il passa dans la salle de bains et, le visage
rouge et furieux, vida le contenu du sac dans les toilettes.
« Allez tous vous faire foutre ! Je vais devenir aveugle et vous
crèverez de faim dans la rue !
— Si tu avais vraiment une ordonnance du médecin, tu n’aurais
pas peur que maman prévienne les flics », lui fit remarquer Chris.
Il jeta un coup d’œil à maman, qui avait renoncé à appeler à l’aide.
Comme d’habitude.
Puis il tourna les talons et sortit de la pièce. Nous avions eu notre
réponse. La crise était terminée.
Lorsque nous racontâmes la scène peu après à Shelly, elle fut
prise d’un fou rire. Pour ma part, je n’en démordais pas : mon père
était un junkie qui finirait en prison. Chris réagit très différemment.
L’hypocrisie de nos parents l’avait mis hors de lui, et cette colère ne
le quitterait plus jamais.
Chapitre

Un jour, vers la fin de ma première année de lycée, j’étais occupée


à brosser l’épais pelage de Buck devant la maison – maman avait
jugé qu’il y avait urgence si nous voulions sauver notre aspirateur
d’une mort prématurée.
« Salut Carine ! », lança Laura, notre voisine, en traversant notre
jardin.
Elle était en terminale, comme Chris. C’était une fille un peu
ronde, toujours bronzée et très jolie. Ses yeux étaient soulignés d’un
trait d’eye-liner bleu parfait, et elle avait récemment coupé ses longs
cheveux blonds. Alors que la plupart de ses camarades essayaient
de copier le style de Farah Fawcett, Laura n’était pas du genre à se
fondre dans la masse. Je l’admirais beaucoup.
Elle s’assit près de moi et caressa Buck qui réclamait son
attention.
« Tu sais que j’ai conduit ton frère au lycée ce matin ? Sa voiture
ne voulait pas démarrer.
— Ah, d’accord ! Je me demandais pourquoi la Datsun était
encore ici. Mais comment va-t-il rentrer de son entraînement ? la
questionnai-je comme si je m’adressais à son assistante.
— Qu’est-ce que j’en sais ? Avec Andy, sans doute. »
Andy Horwitz était le partenaire de course et le meilleur ami de
Chris.
« Il s’est passé un truc sur la route, reprit Laura d’un ton hésitant.
On parlait des cours, de notre diplôme et de nos projets pour l’été.
Je lui ai confié que mon petit copain allait me manquer et lui ai
raconté tout ce qu’on avait prévu de faire avant mon départ pour la
fac. »
Elle me prit la brosse des mains pour frotter le ventre de Buck, qui
roula sur le dos, ravi.
« Et puis Chris s’est tu d’un seul coup. C’était bizarre ; d’habitude,
il adore décrire les voyages qu’il rêve de faire. Mais quand je lui ai
demandé où il irait en vacances avant d’entrer à Emory, il n’a pas
répondu et s’est tourné vers la vitre.
— Ah… dis-je, ne voyant pas où elle voulait en venir.
— Quand il a fini par se retourner, il pleurait ! Il m’a dit qu’il se
sentait super-coupable de t’abandonner, de te laisser seule avec
eux. De quoi parlait-il ? C’est qui, “ eux” ? »
Elle cessa de brosser Buck et attendit ma réponse.
« Je ne sais pas, mentis-je d’une voix calme.
— Il pleurait, répéta-t-elle.
— Oh, tu sais, il adore sa voiture. Il était sans doute un peu
chamboulé qu’elle soit en panne. Ou alors il s’était disputé avec
Julie. »
Laura plissa les yeux d’un air soupçonneux.
« Julie, sa copine ? Tu te moques de moi ? Ils ne se disputent
jamais. Il doit y avoir autre chose. »
Je ramassai la laisse et le collier de Buck.
« Je dois rentrer réviser pour mes examens de fin d’année »,
déclarai-je avant de fuir Laura et ses questions trop insistantes.

Chris n’évoquait jamais ses inquiétudes devant moi. Mais il n’en


avait pas besoin – le lien entre nous deux était si fort qu’il nous
suffisait d’échanger un regard ou de poser une main sur l’épaule de
l’autre pour lire dans ses pensées.
À la maison, tout nous rappelait l’imminence de son départ. La vie
de famille tournait autour de lui. Nos repas se composaient
essentiellement de féculents afin de le préparer aux compétitions de
cross qui approchaient. Il était bien résolu à se qualifier pour les
épreuves régionales. Histoire de varier un peu les menus, maman
avait sorti son livre de cuisine Joy of Cooking et improvisait autour
de ses classiques, inventant de nouvelles recettes de lasagnes, de
cannellonis et de raviolis. Elle n’était pas du genre à se faciliter la vie
avec des plats tout préparés. Les jours de compétition, j’allais me
poster avec elle le long du parcours pour tendre des verres d’eau à
Chris, pendant que papa restait planté sur le côté, chronomètre en
main, et lui donnait ses temps. Aux yeux des autres spectateurs,
nous formions une famille unie et encourageante. Et ces jours-là,
nous l’étions.
Les week-ends de course à pied avaient remplacé nos
randonnées dans le Shenandoah. Lorsque Chris passait devant moi,
rouge et trempé de sueur, je reconnaissais sur son visage la
détermination calme qu’il affichait autrefois sur les chemins.
« L’ordre se fait dans ma tête quand je cours, m’avait-il expliqué.
Je pense à tout ce qui me met en colère, et ça me donne de
l’énergie pour avancer. Je ne sens pas la fatigue. J’ai toujours
besoin de plus de temps pour comprendre où j’en suis. Même à la
fin d’une longue course, j’aimerais continuer à courir. »
J’avais moi aussi intégré l’équipe de cross, mais je n’étais pas
faite pour la course de fond. Ni pour la course tout court, à vrai dire.
Les entraîneurs avaient nourri de grands espoirs en apprenant que
la petite sœur de Chris McCandless s’était inscrite. Mais il était vite
apparu que je n’avais ni sa vitesse ni son souffle, et que ce sport ne
ferait pas partie de la longue liste d’activités dans lesquelles je
m’illustrais. Par politesse, ils s’abstinrent de m’exprimer leur
déception. Pour ma part, je me moquais de mes résultats ; c’était
juste un moyen de passer du temps hors de chez moi. Je ne m’étais
jamais sentie en compétition avec Chris. Tout ce que je voulais,
c’était lui ressembler.
Malgré l’absence de rivalité entre nous, j’étais fière de le
surpasser dans au moins une discipline : le cor d’harmonie, dont je
jouais au sein de la fanfare, ma formation musicale préférée. Bien
avant mon entrée à Woodson, Chris avait rejeté en bloc cette culture
quasi militaire. Contrairement à lui, je me sentais à mon aise dans
cet environnement structuré et prévisible : en avant, marche, trois
pas par ici, trois mesures par là. Et j’étais fascinée par la façon dont
nous parvenions à communiquer pour exécuter des figures sur le
terrain. Cela demandait de la discipline et beaucoup de travail. Je
devins vite responsable de pupitre, puis premier cor lorsque nous
troquions la pelouse du stade pour la scène de l’orchestre
symphonique. Les trophées et distinctions que je rapportais à la
maison étaient le symbole de ma réussite, et prouvaient à mes
parents qu’ils avaient de quoi être fiers.
Chris se moquait complètement des honneurs, ce qui ne
l’empêchait pas d’exceller dans tous les domaines. Il se fixait des
objectifs ambitieux qu’il atteignait toujours, sans être soumis à la
pression d’attentes extérieures. J’avais peur de décevoir les autres ;
lui de se décevoir lui-même. C’était un solitaire dans l’âme, tandis
que j’étais faite pour jouer en équipe. Il improvisait ; je suivais les
règles. Il me taquinait souvent à ce sujet et m’accusait d’être la
chouchoute de M. Casagrande, le responsable de la fanfare. Mais il
me rassurait aussitôt d’un clin d’œil.
« Je suis fier de toi, Carine. Tu as vraiment bien travaillé. »
Nos approches différentes se ressentaient également dans notre
comportement vis-à-vis de nos parents. Chris aurait aimé les voir à
travers mes yeux – comme un problème qui pourrait être résolu si
tout le monde voulait bien s’asseoir et discuter. Maintenant que nous
étions tous deux au lycée, les violences physiques avaient diminué.
Nous étions trop grands pour que papa nous donne la fessée, trop
rapides pour qu’il nous attrape et surtout beaucoup moins dociles. Et
comme nous pouvions désormais venir au secours de notre mère, il
avait tendance à privilégier les humiliations verbales qu’elle
continuait à accepter.
Chaque fois qu’ils se disputaient, Chris les écoutait quelques
minutes, le temps de constater qu’ils rejouaient encore et toujours la
même scène. Seuls les dialogues changeaient. Il levait alors les
mains au ciel, les traitait d’idiots et sortait. De mon côté, je les
encourageais à se parler calmement afin d’identifier le cœur du
problème. Quand papa en venait aux menaces, je lui demandais ce
qu’il espérait obtenir de cette façon. J’étais leur conseiller conjugal ;
Chris, leur avocat du divorce.
La soif de contrôle de papa se traduisait encore parfois par de la
violence, comme le jour où il se sentit perdre la face devant Chris.
L’été approchait, et mon frère allait bientôt quitter le lycée. J’étais
assise dans le salon et feuilletais les annuaires des élèves qui
venaient de nous être distribués. Maman repassait des chemises.
Ma plongée dans les souvenirs de l’année scolaire 198 5-198 6 fut
interrompue par une dispute autour de la question récurrente du
moment : les projets de vacances de Chris. Il attendait avec
impatience la remise des diplômes pour prendre la route à bord de
sa Datsun. Papa exigeait qu’il lui soumette auparavant son plan de
route.
« Pourquoi refuses-tu de comprendre que le but, c’est justement
de ne pas avoir de plan de route ? s’emporta Chris. Je ne sais pas
où j’irai. C’est ça que je veux : être libre. Entre les cours, le sport et
le travail, j’ai toujours dû obéir à un cadre bien défini. Maintenant, j’ai
envie d’en sortir et de profiter un peu de la vie. Je déciderai au fur et
à mesure de là où je veux aller.
— Tu ne quitteras pas cette maison sans nous avoir fourni un
itinéraire détaillé, semaine par semaine ! décréta papa. Tu es
complètement irresponsable ! Comment pouvons-nous être sûrs que
tu rentreras à temps pour la fac ?
— Quoi ? Tu oses m’accuser d’être irresponsable ? Alors que j’ai
toujours travaillé dur et décroché de bonnes notes ? Que j’ai cumulé
deux petits boulots, histoire d’économiser pour la fac et de financer
ce voyage ? Et que fais-tu de tous mes entraînements pour les
compétitions de cross ? Bien sûr que je rentrerai à temps pour
Emory. À quoi bon m’infliger tout ça si je n’avais pas l’intention d’y
aller ? Ce que je refuse de faire, c’est de planifier tout mon été sur
une feuille de papier, de rendre les choses prévisibles et de gâcher
mon aventure. Si je te faisais une liste des endroits où je compte
passer, ce serait un document bidon qui ne t’avancerait à rien. Je le
balancerais à la poubelle à peine la porte franchie. »
Les arguments de Chris se tenaient. Il attendit patiemment une
réponse. Papa resta planté là, à court de mots, les narines dilatées.
Le rouge lui monta aux joues et se propagea jusqu’à son crâne
chauve. Pensant avoir eu le dernier mot, Chris lui tourna le dos.
Cette défaite provoqua chez mon père une réaction si instinctive que
je n’eus même pas le temps de prévenir mon frère. Il leva le bras
droit tel un lanceur de base-ball se préparant pour le coup décisif et
abattit son poing sur la colonne vertébrale de Chris, qu’il espérait
sans doute ainsi clouer au sol.
À peine ébranlé, ce dernier s’arrêta de marcher. Il était plus petit et
plus mince que notre père, mais très entraîné – et pas seulement sur
le plan physique. Tandis qu’il pivotait lentement sur lui-même, une
expression de panique se peignit sur le visage de papa. Chris le
regarda, impassible, puis laissa échapper un petit soupir écœuré
avant de monter l’escalier. Pour lui, papa et maman ne valaient
même plus la peine qu’il se rebelle. Il préférait les ignorer qu’entrer
dans leur jeu.
Je restai assise là, estomaquée, et dus faire un effort pour
recommencer à respirer. Sa réaction, ou plutôt son absence de
réaction face à notre père, représentait une victoire pour nous deux.
Papa me jeta un regard noir signifiant que je n’avais pas intérêt à
commettre la même erreur que mon frère. Je levai les yeux au ciel et
me replongeai dans mon livre. Pourquoi ne m’étais-je pas précipitée
au secours de Chris ? Probablement parce que j’avais senti qu’il
n’avait pas besoin de mon aide. L’inverse n’était pas encore vrai ; si
j’avais été à sa place, il n’aurait jamais laissé la situation dégénérer.

Chris occupait une place énorme dans ma vie. J’étais


constamment baignée par le son de sa voix quand il chantait en
s’accompagnant au piano, par son éloquence quand il parlait
politique avec ses amis, par son courage quand il nous défendait
tous les deux face à nos parents. Il essayait de me protéger tout en
me laissant assez d’espace pour que j’apprenne à me débrouiller
seule. Mais il était toujours là, et je ne pouvais pas imaginer la
maison sans lui. Chris n’était pas seulement mon paratonnerre et
mon co-conspirateur. C’était mon meilleur ami.
Nos parents n’avaient pas l’air de comprendre à qui ils avaient
affaire. Aux yeux de tout le monde, pourtant, mon frère sortait du lot.
Il était connu pour l’intensité de son caractère. Parmi sa poignée
d’amis proches, aucun ne percevait aussi bien qu’Andy la frontière
entre son côté sérieux et son côté facétieux. Il était d’ailleurs le seul
à oser le pousser dans ses retranchements. Un jour, alors qu’ils
rentraient de l’entraînement avec quelques camarades, Andy
déclara pour plaisanter que, une fois mon frère parti pou Emory, il
comptait bien me séduire. Chris, au volant, se contenta de sourire.
Chaque fois qu’Andy passait à la maison, il flirtait avec moi pour
énerver son ami. Mais, cette fois, il alla trop loin en évoquant ce qui
arriverait une fois qu’il serait parvenu à ses fins. Chris écrasa
brusquement la pédale du frein et le fit sortir de voiture.
« Ne parle pas de ma sœur comme ça ! », ordonna-t-il avant de le
planter là.
Les autres mirent plusieurs minutes à le convaincre que c’était
une plaisanterie. Il finit par retourner chercher Andy qui marchait sur
le trottoir, tête basse.
Les gens préféraient me dire « Ton frère est trop vif » que « Ton
frère est bizarre », car j’étais aussi protectrice envers lui qu’il l’était
envers moi. Mais il faut bien avouer que ses réactions étaient parfois
exagérées. Quand nous allions au bowling et que sa boule roulait
dans la gouttière, il se mettait dans tous ses états, tournait les talons
et se jetait si violemment sur sa chaise en plastique que je craignais
de la voir s’effondrer sous son poids. Je me moquais de lui :
« Hé, du calme, ce n’est qu’un jeu ! La chaise n’y est pour rien !
— Plutôt que de passer ma colère sur les gens, je préfère m’en
prendre aux objets », me répondait-il alors.
Il était plus exigeant que quiconque envers lui-même. Autour de
lui, l’air se chargeait d’une tension que les gens ressentaient sans
pouvoir l’expliquer.
Il en allait de même dans sa vie sentimentale. Ses sentiments
pour Julie avaient évolué d’une façon peu commune pour son âge.
Dans ce domaine, il avait des années d’avance sur ses amis.
Julie Carnes, d’un an plus jeune que lui, était petite et
extrêmement jolie. Sa sœur jumelle, Carrie, était sortie avant moi
avec mon copain Jimmy. Tous quatre étaient restés amis. J’avais
parfois du mal à réprimer ma jalousie ; Julie me rappelait alors
gentiment mais fermement que mes histoires de gamine ne
l’intéressaient pas. Je l’aimais beaucoup. Elle était intelligente, belle,
avec de magnifiques yeux bleus et une silhouette sublime – un vrai
modèle pour moi.
D’un naturel timide, Chris avait mis du temps à lui avouer qu’elle
lui plaisait. Attirée par son intellect et la profondeur qu’elle devinait
dans ses yeux verts, elle avait dit à une amie commune qu’elle le
trouvait mignon, en sachant que cela lui serait répété. Une tension
palpable s’était installée entre eux jusqu’à ce qu’il se décide à faire
le premier pas. Un jour, alors que leur petite bande était assise sur
les gradins du stade, il lui avait pris la main sans dire un mot. À partir
de là, on les avait officiellement considérés comme un couple.
Le jour de leur premier rendez-vous, au lieu du sempiternel duo
film et minigolf, Chris l’avait emmenée faire une longue balade à vélo
sur les chemins de la région. Ils étaient allés jusqu’au centre-ville de
Washington, où Chris l’avait conduite sur les pelouses vertes du
National Mall. Face au Washington Monument, entouré du parfum
des cerisiers en fleur, il avait déballé un pique-nique : fromage, fruits,
sandwichs et un cookie pour le dessert. Il n’avait pas essayé de
l’embrasser, mais elle avait senti qu’il en mourait d’envie. Ils avaient
beaucoup parlé – du transcendantalisme, de l’existentialisme et du
concept de temps non linéaire qui obsédait mon frère. Pas de
cinéma, de sport ou des derniers ragots du lycée.
Le sujet de nos parents n’avait pas été évoqué et ne le serait
jamais. Chris ne l’inviterait jamais à dîner à la maison. La seule fois
où elle rencontrerait Walt et Billie, ce serait pour la traditionnelle
photo d’avant bal de promo. À force de le voir se refermer comme
une huître dès qu’elle l’interrogeait sur eux, Julie finit par éviter la
question.
Chris ne laissa jamais nos parents influencer sa relation avec
Julie, à une exception près. Le soir du bal, il alla la chercher avec la
Cadillac de notre père, qu’il surnommait le « yacht de luxe » et qu’il
détestait. Il lui avait également acheté un petit bouquet d’orchidées
hors de prix qu’il faillit casser en l’épinglant à son corsage. Ils
dînèrent au Black Orchid, l’un des restaurants les plus chics du
quartier, où il lui tint la main toute la soirée et commanda du veau
pour deux. Il avait travaillé très dur pour lui offrir tout cela. C’était la
première fois qu’il lui laissait entrevoir, avec son beau costume et sa
belle voiture, qu’il venait d’une famille aisée.
Après le bal, les sentiments de Chris pour Julie se renforcèrent
encore. Il envisageait sérieusement leur avenir ensemble, parlait de
tout ce qu’il voulait partager avec elle – comme le voyage en Alaska
dont il rêvait depuis que, tout petit, il avait découvert les œuvres de
Jack London. Il l’encourageait à lire L’Appel de la f orêt et lui décrivait
leurs futures aventures. Il lui disait qu’il l’aimait, qu’elle lui manquait
quand elle n’était pas là.
Ce fut trop, et trop vite, pour la jeune fille, qui finit par mettre un
terme à leur relation. Alors qu’ils étaient assis devant la maison dans
la Datsun jaune, elle lui expliqua qu’elle n’était pas encore prête à
s’engager et voulait fréquenter d’autres garçons. Il sortit de ses
gonds.
« Tu ne vaux vraiment pas mieux que les autres, Julie ! s’emporta-
t-il. Je me demande comment j’ai pu croire que tu étais différente ! »
Mais sa colère retomba aussitôt. Il l’attira doucement contre lui
pour une étreinte qui dura cinq bonnes minutes. Puis il la laissa
partir et ne lui adressa plus jamais la parole.
Je n’apprendrais tout cela que des années plus tard, de la bouche
de Julie. Je ne posais jamais de questions à Chris sur sa vie privée
– ça m’aurait paru bizarre. Mais je voyais bien qu’il se comportait
différemment de la plupart des garçons. Quand il se promenait avec
Julie, il ne se pavanait pas ; il avait juste l’air heureux.
Je découvris donc leur rupture en même temps que tout le monde,
par le téléphone arabe. Il ne me vint même pas à l’idée de lui
demander comment il se sentait. C’était mon grand frère, mon roc : il
allait forcément bien. La seule fois où je l’avais vu fléchir, c’était
après une journée à la plage quand nous étions petits. Il avait une
dizaine d’années et venait de courir très longtemps. Luttant contre le
crépuscule, il avait décidé de bâtir une montagne de sable tout seul
– les châteaux forts étant trop banals à son goût. Frissonnant dans
le soir qui tombait, il s’était entêté à empiler le sable jusqu’à atteindre
une hauteur satisfaisante. Cette image de lui, transi de froid dans
son maillot de bain bleu marine avec un collier de coquillages autour
du cou, est restée gravée dans ma mémoire. Il ne se plaignait pas,
mais ses dents claquaient et je lisais de la souffrance dans ses yeux.
Cela m’avait mise mal à l’aise de le voir ainsi en position de
faiblesse. Je ne supportais pas qu’il se sente mal sans que je ne
puisse rien y faire.

*
J’avais entamé un compte à rebours. Encore trois semaines de
Chris, puis deux, puis la cérémonie de remise des diplômes et notre
départ en famille pour le Colorado où nous devions assister au
mariage de Stacy.
Quand nos frères et sœurs avaient grandi et commencé à espacer
leurs visites, nous avions pris l’habitude d’aller les voir dans le
Colorado. Nous en profitions pour nous rendre avec quelques-uns
d’entre eux dans des stations de ski réputées. Shawna et Shelly
avaient travaillé pendant plusieurs saisons dans une ville appelée
Keystone, où elles faisaient le ménage dans les appartements de
location. Shawna sortait avec un fils de ministre nommé Jim, que je
trouvais plutôt séduisant avec ses cheveux blonds décolorés par le
soleil et sa moustache sombre. Un jour, Shannon, Chris, Quinn et
moi étions allés skier avec lui. Mes frères et moi étions très
expérimentés, et nous connaissions si bien la station que nous en
devenions un peu trop téméraires – d’autant que Chris était ravi de
se trouver pour une fois entouré de garçons. En quête de poudreuse
fraîche, ils s’aventuraient entre les pins et les trembles qui
séparaient les différents couloirs. Je faisais de mon mieux pour les
suivre, même si le cœur me remontait dans la gorge à chaque
bosse. Je retenais mon souffle jusqu’à déboucher de l’autre côté des
arbres. Jim fermait la marche pour s’assurer qu’il ne nous arrivait
rien. C’était un skieur émérite, et le regarder évoluer sans effort sur
la neige était un vrai plaisir. Alors que nous discutions de la suite du
parcours, il avait soudain repéré, en bordure de piste, une butte
surplombant un virage. Comme il n’y avait pas grand monde ce jour-
là, il avait parié qu’il pouvait la franchir d’un saut.
Il avait demandé aux garçons de descendre vérifier que la voie
était libre. À leur signal, il s’était propulsé vers l’avant en s’aidant de
ses bâtons, et avait fait pivoter ses skis d’un côté puis de l’autre pour
prendre de l’élan. Après avoir atteint la butte à pleine vitesse, il
s’était envolé dans les airs, où il était resté suspendu un long
moment. Puis il avait poussé un cri horrible qui n’avait rien à voir
avec de la joie. Je ne voyais pas l’endroit où Jim avait atterri, mais il
ne réapparaissait pas sur la piste. Quinn et Chris s’étaient écriés à
l’unisson : « Merde ! »
Shannon les avait regardés, puis il m’avait lancé avec le
pragmatisme dont seuls les garçons font preuve dans ce genre de
situations :
« Il ne bouge plus. Je crois qu’il est mort. »
À cause du masque qui lui cachait les yeux, je n’arrivais pas à
déterminer s’il plaisantait ou non. Chris et Quinn s’étaient précipités
vers Jim.
« Oh non ! On a tué le copain de Shawna ! », avais-je gémi en
descendant vers eux.
Le temps que je les rejoigne, Jim s’était redressé et riait. Il nous
avait accusés d’avoir voulu le tuer pour récupérer notre sœur. Nous
étions tous d’accord pour dire qu’il avait exécuté un saut incroyable,
digne d’un record. Quelques années plus tard, lors de son mariage
avec Shawna, tout le monde se réjouirait qu’il ait survécu.

Le jour des noces de Stacy, le père de Marcia proposa à mes


parents d’aller boire un verre avant la cérémonie. Cette invitation
semblait innocente, mais, à peine assis, il entraîna mon père dans
l’évocation de vieux souvenirs. Maman fut très contrariée de
l’entendre parler de son passé avec Marcia. Lorsqu’ils arrivèrent à
l’église, ils étaient une fois de plus en train de se disputer.
Stacy, sublime et rayonnante, rejoignit son fiancé Rob devant
l’autel. C’était un étudiant brillant, un peu trop intello à mes yeux de
jeune fille de quinze ans, mais chez qui on devinait déjà l’homme fort
et solide qu’il deviendrait. Son grand cœur s’accordait parfaitement
avec la personnalité fragile de ma sœur. Doux et plein d’attentions
envers elle, il savait quels petits détails risquaient de faire vaciller
son sourire d’ordinaire éclatant.
Ignorant la tempête qui couvait dans les travées, Rob prit la main
de Stacy et plongea son regard dans le sien pendant que le
photographe, perplexe, lui demandait comment s’y prendre pour les
portraits de famille. Lorsque vint le moment de poser avec leurs
parents, il enroula son bras autour de sa taille et la serra contre lui.
La tension resta palpable toute la journée, mais Stacy ne la laissa
pas gâcher sa fête. Papa voulait que Chris chante devant les
invités ; ce dernier refusa, car il n’avait aucune envie de lui faire
plaisir. Maman boudait, toujours contrariée par leur conversation
avec le père de Marcia.
Les rassemblements familiaux de ce type étaient inévitablement
teintés de malaise. Dans l’espoir de détendre l’atmosphère, Sam
avait apporté une bouteille de tequila que mes frères et sœurs
s’échangeaient entre deux polkas. Tout en regardant les enfants de
Marcia s’amuser et rire ensemble, je me demandais ce qu’ils
pensaient de moi. Avec Chris, je ne me posais pas de questions :
j’étais simplement moi-même. En fin de soirée, pendant que Stacy et
Rob disaient au revoir à leurs invités, je n’avais plus qu’une chose
en tête : le départ imminent de mon frère.
À peine rentré du Colorado, il embarqua à bord de sa Datsun pour
sa grande aventure estivale. Il avait promis de revenir à temps pour
faire ses valises avant sa rentrée à Emory. Puis il m’avait serrée
longuement dans ses bras.
« Fais attention. »
Et il était parti.

Au début, son absence avait quelque chose d’irréel. Quand j’étais


rentrée à la maison après avoir regardé sa voiture s’éloigner, rien
n’avait changé. Les coussins du canapé n’avaient pas bougé, Buck
dormait toujours dans le même coin de la pièce. Pourtant, il y avait
quelque chose de différent. Une dynamique nouvelle avait déjà
commencé à s’instaurer entre mes parents et moi, et c’était aussi
flagrant que si tous les murs et les meubles avaient été repeints en
rouge. Heureusement, j’avais Jimmy – et Chris n’était plus là pour
me taquiner parce que j’étais tombée amoureuse trop vite, ni me
mettre en garde contre les attentes de mon petit ami.
Jimmy était un passionné de voitures. Il conduisait une Chevrolet
Monte Carlo noire de 1972 qu’il avait retapée lui-même. Mon père
ayant également possédé une vieille décapotable GTO dans sa
jeunesse, il appréciait ses talents de mécanicien. Cela ne
l’empêchait pas de me répéter que si je voulais réussir dans la vie, je
devrais épouser un homme ayant un vrai métier, qui me rapporterait
un gros chèque à la fin du mois. Néanmoins, durant l’un de ses rares
moments de père « cool », il proposa de nous aider à financer un
projet dans lequel nous souhaitions nous lancer ensemble.
Jimmy avait déniché une Corvette Stingray de 196 9 qui
dépérissait dans un vieux cabanon. Il l’obtint pour un bon prix car
elle ne roulait plus et nécessitait pas mal de réparations, sans parler
d’un bon coup de peinture. Durant ces vacances, je le rejoignis
chaque jour dans son garage pour l’aider à démonter le moteur 3 50,
à réparer le pont arrière 411 et à remettre en état la boîte quatre
vitesses. Il me faisait nommer les différentes pièces, m’expliquait
comment les assembler et trouvait génial qu’une fille comme moi
ose mettre les mains dans le cambouis. Au départ, mon intérêt pour
les voitures était surtout un moyen de passer du temps avec lui.
Mais plus nous avancions sur la Corvette, plus j’étais fascinée par
l’idée de ramener un objet à la vie. Les bases de la mécanique ne
me posèrent aucune difficulté. C’était un peu comme si mes deux
matières favorites, les maths et la musique, se rejoignaient sous une
forme concrète.
Un jour, vers la fin de l’été, je restai tard chez Jimmy pour bricoler
un différentiel arrière. Il faisait presque nuit quand il me reconduisit
chez moi. En arrivant au sommet de la colline de Willet Drive, je
reconnus la Datsun jaune garée devant la maison.
« Oh mon dieu ! Chris est rentré ! »
Je n’attendis même pas qu’il se soit garé pour descendre de
voiture, courir à l’intérieur et me précipiter dans la chambre de mon
frère – si profondément endormi qu’il ne broncha même pas. Je
m’approchai doucement de son lit. Très amaigri, il avait le visage
couvert d’une grosse barbe et l’air exténué. Il me fit penser à Jésus
sur sa croix.
Plus tard, il me raconta ses aventures en sortant de son sac des
boîtes de conserve aux étiquettes noir et blanc. Il me parla de sa
longue route vers l’ouest, de ses randonnées le long de la côte
pacifique, de son expédition à travers le désert de Mojave pour
apporter à manger à des gens qui n’avaient rien. Je ne lui demandai
même pas de qui il s’agissait ni ce qui l’avait conduit à les aider, car
j’étais fascinée par les boîtes. Je n’en avais jamais vu de pareilles.
Les étiquettes ne comportaient aucun élément de marketing, aucune
photo, aucun texte aguicheur. C’était juste… de la nourriture.
Ni ses amis ni moi n’aurions rêvé d’un tel voyage – en général, la
tradition voulait plutôt qu’on fête son diplôme en buvant des
margaritas sur une plage de Floride. Mais je n’étais pas surprise que
Chris ait choisi de venir en aide à des nécessiteux. C’était bien son
genre. Nos parents, eux, ne comprenaient pas. Maman se précipita
dans sa cuisine pour préparer de quoi remplumer son fils, mais je ne
les entendis pas une seule fois dire : « Nous étions inquiets. » Chris
eut même droit à une nouvelle version du sermon que papa lui avait
servi avant son départ :
« Comment as-tu osé partir sans nous dire où tu allais ? Tu avais
promis de téléphoner, et tu ne l’as pas fait. Tu avais promis de
rentrer tel jour, et tu ne l’as pas fait. »
Bien que cela ait de quoi agacer mon frère, je sentais qu’autre
chose le tracassait. C’était aussi évident à mes yeux que sa perte de
poids, mais je m’abstins de le questionner. S’il voulait m’en parler, il
le ferait.
« Tu vas bien ? me demanda-t-il. Comment ça s’est passé, cet
été ?
— Bien, répondis-je avec sincérité. Ne t’inquiète pas pour moi. J’ai
compris comment ils fonctionnent. Je vais passer le plus de temps
possible avec Jimmy jusqu’à ce que mon stage de musique
commence. Et quand je suis à la maison, ça va, je n’ai pas trop de
mal à les éviter. »
Il parut soulagé.
Au moment de partir pour Emory, il ne me serra pas dans ses bras
comme il en avait l’habitude. Je me sentis frustrée de devoir lui faire
mes adieux devant nos parents, mais nous n’avions pas besoin de
mots pour nous comprendre. Même si mon été s’était réellement
bien passé, Chris et moi savions que je représentais leur dernière
chance de devenir de bons parents. Les enjeux étaient élevés.
Chapitre 4

Au cours des trois années suivantes, le chaos habituel fut


entrecoupé d’étranges périodes d’accalmie. Je finis par penser – à
tort – que je donnais enfin satisfaction à mes parents. En réalité,
c’était simplement que je jouais mon rôle à la perfection. J’avais
intégré une classe d’élèves doués dans laquelle je décrochais de
bonnes notes, j’excellais toujours en musique au point d’être
nommée chef de la fanfare en terminale, je gagnais de nombreux
prix. Et, comme je n’avais plus de partenaire avec qui élaborer des
stratégies ou mener des enquêtes, mes parents ne se sentaient plus
aussi menacés qu’autrefois.
Chris était quasiment absent de notre quotidien. Après sa
première année à Emory, il s’était enfermé dans une vie monacale
focalisée sur les études afin de finir la fac au plus vite. Il n’avait pas
le téléphone et écrivait peu. Il me manquait, mais je comprenais les
raisons de son silence. Et, dans les moments où j’en avais le plus
besoin, il avait le chic pour m’adresser exactement les mots qu’il
fallait. Il y avait notamment une lettre que je relisais chaque fois que
je me sentais seule :
« J’ignore à quoi c’est dû, mais nos parents ont une personnalité schizophrène et, pour une
raison qui m’échappe, nous réservent à tous les deux [ leur côté le plus sombre] . Tu es la
seule avec qui je puisse aborder réellement le sujet, parce que, comme moi, tu connais
cette autre facette ainsi que les traumatismes, les frustrations et les souffrances provoqués
par toutes ces années passées sous leur coupe destructrice. Les scènes que nous avons
vécues sont tellement disproportionnées que ça ne sert à rien d’essayer de les décrire à
d’autres ; ils ne te croiront jamais. Ils te prendront pour une folle, une menteuse, quelqu’un
qui exagère honteusement. Ils penseront juste que tu as du mal à surmonter les conflits
inévitables que traversent tous les parents et leurs adolescents. »
Chris avait raison : ce n’était pas un sujet facile à évoquer. Mais,
contrairement à lui, j’en avais parlé à quelqu’un – Giti Khalsa, l’un de
mes meilleurs amis. Je n’avais pas osé me confier à Jimmy, de peur
que cela l’éloigne de moi. Avec Giti, c’était différent ; j’avais
confiance en son amitié, et je savais qu’elle n’avait rien d’intéressé. Il
n’était pas dupe des airs joyeux derrière lesquels je me cachais.
Tous les deux, nous discutions longuement de ce qui poussait les
gens à se comporter de manière irrationnelle. Nous essayions de
comprendre comment vivre avec cette réalité sans pour autant nous
laisser atteindre par son influence négative. Lorsque je baissai enfin
la garde et commençai à évoquer – sans trop entrer dans les
détails – ce qui se passait chez moi, j’étais certaine que mon secret
serait bien gardé. En ce qui concernait mes parents, Giti se situait à
mi-chemin entre Chris, qui n’y croyait plus, et moi qui refusais de
baisser les bras.
Son naturel optimiste était peut-être une conséquence de sa
propre vie de famille. Ses parents m’accueillaient toujours à bras
ouverts et dégageaient un mélange parfaitement équilibré de calme
et d’énergie. Comme ils étaient indiens, j’avais d’abord pensé que
c’était culturel – au même titre que le turban de Giti, la décoration de
leur maison ou les effluves épicés de leur cuisine. À l’époque, la
diversité culturelle était assez limitée dans les quartiers entourant
notre lycée. Cela n’avait pas empêché Giti, très sociable, de se faire
beaucoup d’amis. C’était un excellent élève et un musicien doué.
Comme moi, il avait tendance à suivre les règles. Mais sa rébellion
avait fini par s’exprimer dans un autre domaine : après y avoir
longuement réfléchi, il avait annoncé à ses parents qu’il souhaitait
rompre avec la tradition sikhe et se choisir lui-même une femme le
moment venu. Puis, un beau matin, il était arrivé en cours sans
turban ni barbe. C’était la première fois que je voyais ses cheveux,
une crinière ondulée d’un noir soyeux qui lui descendait jusqu’à la
taille. Il les avait coupés un an plus tard. Certains membres de sa
famille éloignée estimaient que ses parents auraient dû le renier.
Mais le profond attachement de ces derniers aux traditions de leur
pays d’origine était empreint d’une grande spiritualité, à laquelle
venait s’ajouter l’amour inconditionnel qu’ils portaient à leur fils ; ils
surent donc trouver un nouvel équilibre familial. C’était très beau, et
je les enviais. De mon côté, j’avais encore du mal à appréhender la
dynamique qui régissait mes relations avec mes parents, dont le
comportement était toujours aussi perturbant.
Voyant que Jimmy et moi ne nous quittions plus, ils avaient à
plusieurs reprises, ensemble ou séparément, abordé avec moi la
question du sexe. Ils se montraient très compréhensifs, prétendant
se souvenir d’avoir eu mon âge. Ils se doutaient que Jimmy
insisterait pour que nous passions à l’acte, et que je n’aurais rien
contre puisque je le connaissais depuis un moment et que j’étais
folle de lui. Il m’avait déjà offert une bague, et j’étais persuadée que
nous finirions par nous marier. Certes, mes parents préféraient que
je prenne mon temps, mais ils me demandèrent de venir les voir
lorsque la chose arriverait, en me promettant de ne pas se mettre en
colère. Ils voulaient simplement s’assurer que je prendrais toutes les
précautions nécessaires. Je leur étais reconnaissante de leur
sincérité, et je n’en revenais pas qu’ils l’acceptent aussi bien.
Je perdis ma virginité à l’âge de seize ans, au bout de trois
années de relation avec Jimmy.
Forte des promesses de mes parents, j’en parlai à ma mère dès le
lendemain. Mis à part l’endroit où cela s’était passé ( leur voilier) ,
je ne lui cachai rien et la rassurai sur le fait que nous avions utilisé
un préservatif.
Je m’attendais à ce qu’elle me réponde : « Merci de ta confiance »
et me prenne dans ses bras. J’aurais versé une larme, et ce moment
fort serait resté gravé dans nos mémoires.
« Tu as fait quoi ? Comment as-tu osé ? s’écria-t-elle.
— Mais… tu m’avais demandé de te prévenir, répondis-je, perdue.
Tu m’avais juré que tu ne te fâcherais pas. »
Elle grimpa en courant jusqu’au premier étage pour tout raconter à
mon père. Peu après, il me cria de monter. Je gravis les marches
avec des jambes de plomb, comme à l’époque où je devais choisir
une ceinture dans son placard. Sauf que, cette fois, j’étais seule. En
entrant dans leur chambre, je vis maman assise sur les toilettes de
leur salle de bains, pliée en deux, les mains sur les yeux. On aurait
dit qu’on venait de lui annoncer un tragique accident de voiture. Elle
se tourna vers moi, le visage rouge et l’air complètement anéanti.
Papa se tenait à ses côtés, le regard noir.
« Tu as déshonoré cette famille, déclara-t-il. Tu n’es qu’une
traînée. Pour qui te prends-tu ? Tu te crois belle ? Tu penses être
une femme ? Tu n’es pas une femme. Tu ressembles à une pute,
avec ton maquillage et tes cheveux longs. »
Il plissa les yeux.
« Je vais te les couper pendant ton sommeil. »
Je me laissai tomber sur le lit, sidérée.
« Mais c’est vous qui vouliez être au courant. Vous disiez que ce
n’était pas grave, que tout ce qui comptait, c’était que je sois
honnête.
— On n’ose même plus te regarder, continua mon père.
— Sors d’ici ! », hurla maman.
Je me réfugiai dans ma chambre et appelai Jimmy.
« Tu leur as dit quoi ? s’exclama-t-il. Mais enfin, Carine, qu’est-ce
qui t’a pris ?
— Ils m’avaient juré que tout irait bien, qu’ils ne se mettraient pas
en colère ! », expliquai-je entre mes larmes.
J’ajoutai qu’il y avait de fortes chances pour qu’ils ne me laissent
plus jamais sortir de la maison.
« C’est pas vrai ! se lamenta Jimmy au bout du fil. Non mais quelle
idée, aussi !
— Je suis désolée ! Tellement désolée ! »
Je reconnus le pas de mes parents dans le couloir.
« Il faut que je raccroche, ils arrivent ! On se verra au lycée. »
Je fus donc assignée à résidence pendant que mes amis allaient
bronzer à Burke Lake. Je n’avais même pas le droit d’aller au
cinéma avec eux. Mais, bizarrement, je pus continuer à voir Jimmy.
Mes parents craignaient peut-être de perdre toute crédibilité et de
me pousser à la rébellion s’ils abusaient de leur autorité. À moins
que l’éloignement de Chris les ait fragilisés, et qu’ils ne veuillent pas
me voir fuir à mon tour. Ou alors, dans la mesure où j’avais commis
le péché ultime en ayant des relations sexuelles avant le mariage, ils
préféraient que ce ne soit pas en vain. Malgré tout, ils prirent soin de
me mettre le plus mal à l’aise possible : c’est mon père qui
m’emmena chez le gynéco pour me faire prescrire la pilule ( alors
que, jusque-là, ma mère m’avait toujours accompagnée chez le
médecin) , puis à la pharmacie où il posa des tas de questions sur
les effets secondaires du produit. Je restai plantée à côté de lui,
reconnaissante mais morte de honte.
Après cet incident, je passai presque tout mon temps chez Jimmy.
Sa mère était « cool », ce qui signifiait qu’elle nous laissait
tranquilles au sous-sol. J’allais à l’église avec sa famille, et c’était
mon cavalier attitré pour les bals du lycée. Maman m’achetait de
jolies robes et tentait – sans succès – de me faire adopter des
coiffures et un maquillage plus discrets. Papa suivait l’avancée de
nos travaux automobiles, prenant des photos tandis que nous
remplacions l’énorme moteur 454 de notre Suburban familiale par
le 402 de la Monte Carlo de Jimmy. C’était une véritable preuve
d’amour de ma part. Heureusement, même avec un moteur plus
petit, la Suburban chantonnait encore quand la boîte automatique
enclenchait la deuxième ; nous n’avions donc pas tout perdu au
change.
Pendant ce temps-là, la carrosserie de la Stingray était passée
d’un patchwork de sous-couches à un magnifique rouge érable
métallisé qui scintillait au soleil. À mon grand désarroi, notre œuvre
commune fut plus durable que notre couple. J’étais toujours
amoureuse de Jimmy mais, un peu comme Julie avec Chris, je ne
savais plus trop où j’en étais. Un beau jour, j’avais découvert qu’il
m’avait menti et avait embrassé une autre fille. Encore très immature
en matière d’amour, j’avais refusé de lui pardonner son écart, et
nous avions rompu. Une partie de moi mourait d’envie de rester
avec lui, mais j’avais l’impression d’avoir été prise pour une idiote.
La réconciliation était inenvisageable.
Très vite, je me mis à fréquenter un garçon d’un autre lycée.
Jimmy se désintéressa de moi et de la Corvette, qui était désormais
presque en état de marche. Mon père m’aida à la terminer.

À l’été 198 8 , mes parents firent construire une maison de


vacances sur la côte de Windward Key à Chesapeake Beach, dans
le Maryland. Le plus jeune frère de maman, Travis – un alcoolique
dont ils payaient sans cesse les cautions –, nous y rejoignit afin de
rembourser en nature l’argent qu’il leur devait. Ils le chargèrent
d’installer un sauna au sous-sol. Quand oncle Travis ne tenait pas
de canette de bière à la main, ses doigts tremblaient. Il parlait d’une
voix pâteuse et avait le regard trouble. Mais c’était un menuisier et
homme à tout faire compétent et, comme il faisait partie de la famille,
mes parents toléraient sa présence.
Ma chambre occupait le dernier étage de la nouvelle maison.
C’était une grande pièce dotée d’un lit escamotable, d’une terrasse
et d’une baignoire. Un mois avant mes dix-sept ans, je me réveillai
brusquement et trouvai l’oncle Travis couché près de moi, les mains
sous ma chemise de nuit et la langue dans ma bouche. Je ne portais
qu’une longue tunique, sans sous-vêtements.
Travis étant complètement soûl, je n’eus aucun mal à me
débarrasser de lui.
« Non mais qu’est-ce que tu fous ? hurlai-je en bondissant hors de
mon lit.
— J’ai cru que tu voudrais bien coucher avec moi », marmonna-t-
il.
Je courus jusqu’à la chambre de mes parents, qui dormaient
profondément. Après les avoir réveillés, je leur racontai aussi
calmement que possible ce qui venait de se passer. Je tremblais
comme une feuille. Maman alla chercher Travis pendant que papa
restait au lit.
Le lendemain matin, en descendant, j’entendis Travis travailler
dans le sauna.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? demandai-je à maman. Pourquoi
est-il encore ici ? »
Elle me jeta un regard perplexe.
« Comment ça ? Il nous doit de l’argent, et les travaux ne sont pas
terminés. »
Elle me suggéra ensuite de ne plus me promener en bikini, afin de
ne pas le provoquer. Plus tard, je vis mon père apporter de la bière à
son beau-frère pour éviter que sa main tremble.
Chris me manquait plus que jamais. S’il avait été là, c’est lui que
j’aurais appelé au secours. Il n’aurait jamais laissé Travis s’en tirer
aussi facilement. Et si nos parents avaient refusé de mettre ce
dernier à la porte, il m’aurait emmenée loin de cette maison.
À défaut de pouvoir me reposer sur mon frère, je décidai de dormir
par terre dans ma salle de bains, dont la porte était la seule de ma
chambre à fermer à clé, jusqu’à ce que Travis reparte pour l’Illinois.

Le séjour de Travis mis à part, la maison de Windward Key était


une bénédiction, car elle permit à mes parents de prendre leurs
distances l’un par rapport à l’autre. Ils passèrent mon année de
terminale à alterner entre leurs deux résidences, vivant et travaillant
chacun de leur côté. Je ne savais jamais lequel des deux serait là
quand je rentrais du lycée. Sans mon père, maman ressemblait
davantage à la femme qui faisait la chasse aux appartements : plus
légère, plus forte, plus épanouie. Et, sans ma mère, papa se
montrait plus rationnel et plus gentil. J’étais fière de le voir contrôler
sa consommation d’alcool et ses crises de colère – et je le lui dis.
Malheureusement, la trêve prit fin lorsque mes notes
commencèrent à chuter. J’étais dans une classe au niveau élevé,
avec un emploi du temps chargé. Pour la première fois de ma vie,
les exercices ne me semblaient plus évidents, et je finis par
rapporter une mauvaise copie de maths à la maison. Mes parents
me reprochèrent sévèrement mon échec. Plus ils me surveillaient,
plus je peinais. Et, comme si cela ne suffisait pas, les hormones ou
le stress me provoquèrent une violente poussée d’acné – là encore,
une première pour moi. Voyant que mon teint et mon bulletin se
dégradaient brusquement, ils m’accusèrent de me droguer.
Giti était toujours le seul à qui je confiais mes problèmes familiaux.
Mais je dus bientôt en parler à un adulte : M. Casagrande, le
professeur de musique. Un jour, il s’aperçut que je lui mentais après
avoir séché les cours. Il me fit part de son extrême déception.
« Tu vois ça ? me demanda-t-il en me montrant une bande bleue
peinte sur le mur. Si tu me disais qu’elle est verte, je te croirais. J’ai
tellement foi en toi que j’en viendrais à douter de ma propre
perception des couleurs. »
M. Casagrande et moi étions devenus très proches en quatre ans,
et je n’avais encore jamais déçu à ce point quelqu’un que je
respectais. Il croyait bien plus en moi que mes parents. Incapable de
supporter ses reproches, je fondis en larmes.
« Je suis désolée. Je fais n’importe quoi en ce moment. »
Tout en reconnaissant mes torts, je lui touchai un mot de la
pression que je subissais à la maison. Et, chose à laquelle je n’étais
pas habituée, il me pardonna. Son sermon se résumait à : « Tu es
une gentille fille. Cela arrive de faire une bêtise. Il faut juste que tu
grandisses un peu. Mais ne me mens plus jamais. » En filigrane, je
devinais également une phrase qui me réchauffa le cœur : E t
n’oublie pas que j e t’aime quoi que tu f asses.
Quelques mois plus tard, je fus très émue par la lettre de
recommandation qu’il m’écrivit pour Ithaca College, l’université dont
il était lui-même diplômé : « Le plus beau compliment que je puisse
faire à Carine, c’est qu’elle est le genre de personne qu’on aimerait
voir sa fille prendre pour modèle. »
Le contraste entre M. Casagrande et mes parents était flagrant.
Un jour, en revenant de cours, je découvris ma chambre
complètement saccagée. Mon placard et tous les tiroirs de ma
commode avaient été vidés, et leur contenu entassé au centre de la
pièce. Au sommet de la pile trônaient, en mille morceaux, les
récompenses que j’avais gagnées lors de concours de musique et
auxquelles je tenais beaucoup. J’étais anéantie. Maman déclara
qu’elle avait fouillé dans mes affaires pour trouver ma drogue. Bien
entendu, elle était restée bredouille.
Une semaine après la remise des diplômes, je rentrai d’un rendez-
vous quelques secondes avant mon couvre-feu de vingt-trois
heures. Comme je savais que mon père était là, je voulus me faufiler
discrètement à l’intérieur dans l’espoir de repousser l’interrogatoire
au lendemain.
Mais avant que j’aie fini de tourner la clé dans la serrure, le battant
s’ouvrit à la volée. Mon père se tenait devant moi, les yeux rouges et
l’haleine chargée de gin. Son expression de mépris était tout autant
destinée à lui-même qu’à moi. Il attendait justement une excuse pour
passer sa colère sur quelqu’un. En cet instant, il vit en moi la digne
fille de ma mère.
Mes pieds franchirent le seuil sans toucher terre, mes sandales
tombant sur le sol quand il m’empoigna par le cou et me cogna à
plusieurs reprises contre le mur. Avec un rugissement sourd, il me
jeta sur le canapé et se plaqua sur moi de tout son poids.
« Papa, souviens-toi, c’est fini tout ça ! Arrête ! suppliai-je. Ce
serait dommage. Tu avais fait tellement de progrès. Arrête ! »
Il referma ses mains sur ma gorge pour me réduire au silence.
« C’est ta faute ! Regarde ce à quoi tu m’obliges !
— Non ! Ne fais pas ça ! l’implorai-je quand je parvins à reprendre
mon souffle. Papa, s’il te plaît, arrête ! »
Je réussis à dégager mon bras et à le frapper au visage. Sans se
démonter, il resserra son étreinte en me fixant droit dans les yeux.
Je discernais dans les siens un mélange de froideur et de panique
qui me terrifia. Il était si près que je sentais son haleine fétide.
« Tu te prends pour une grande ? siffla-t-il. Tu crois que c’est toi
qui commandes, maintenant ? » Je me contorsionnai et lui envoyai
un coup de genou dans l’entrejambe. « Petite pute ! »
Dès qu’il m’en laissa l’occasion, je m’arc-boutai des deux pieds
contre sa poitrine et le propulsai à l’autre bout du canapé. Puis je
montai l’escalier en courant et me barricadai dans ma chambre, en
entassant tout ce que je pouvais derrière la porte. Enfin, je
m’enfermai dans le placard avec le téléphone. Il ne me vint pas à
l’idée de prévenir la police, alors que c’est ce que j’aurais dû faire.
À la place, j’appelai ma mère à la maison de la plage.
« Allô ?
— Maman ! À l’aide ! »
Ma respiration était si syncopée que j’avais du mal à lui raconter
ce qui venait de se passer. Mais dès que mon père s’empara de
l’autre combiné, je sus qu’elle avait compris. Elle connaissait par
cœur la voix avec laquelle il s’excusait après une crise de rage
alcoolisée.
« Elle ment, Billie ! jura-t-il. Tout est sa faute ! Elle est rentrée en
retard ! Je n’ai rien fait de mal ! »
Je repris mon souffle, attendant qu’elle réponde à ces arguments
sans queue ni tête.
« Tu sais quoi, Carine ? Je crois que tu n’es qu’une sale
menteuse », furent les seuls mots qu’elle prononça avant de
raccrocher.
Je contemplai le téléphone, incrédule, jusqu’à ce que les bips
réguliers me ramènent à la réalité. Admettre que mon père avait levé
la main sur moi signifiait qu’il recommencerait avec elle. Elle ne
pouvait pas se le permettre.
Je jetai le combiné devenu inutile sur le sol et pleurai pendant
quelques minutes. Puis je pris une profonde inspiration, me levai et
me penchai par la fenêtre. Trop haut pour sauter. Je retournai vers
la porte, contemplai le bazar entassé derrière, et hurlai :
« Je t’interdis de m’approcher ! »
La maison resta silencieuse toute la nuit. Le lendemain matin, je
fus réveillée par ma mère qui frappait à ma porte.
« Carine, va te laver et rejoins-moi en bas. »
En descendant, je la trouvai assise avec mon père dans la salle à
manger. Papa jouait les innocents blessés, selon un schéma établi
depuis longtemps.
Maman m’ordonna de faire ma valise.
« Tu vas devoir quitter ton travail, parce que tu viens t’installer à
Windward Key avec moi. Ton père n’aura pas le droit d’y mettre les
pieds. »
Je me tournai vers lui et jurai :
« Je ne te pardonnerai jamais. Tu n’es plus mon père. »
Il me jeta un regard peiné, comme abasourdi par tant de cruauté.
Dès notre arrivée à Windward Key, ma mère me confisqua mon
permis de conduire et retira le téléphone qui se trouvait dans ma
chambre. Moins d’une semaine plus tard, mon père allait et venait à
sa guise entre les deux maisons. Mes parents ne reparlèrent jamais
de ce qui était arrivé ce soir-là. Ils continuèrent à vivre et à travailler
comme si de rien n’était. Pour eux, le problème venait forcément de
moi.
Dans un ultime effort pour me « remettre dans le droit chemin »,
ils m’emmenèrent voir un psy. Assise à l’arrière de notre Fleetwood
de luxe, je dévisageais les jeunes passagers des autres voitures en
me demandant où ils allaient avec leurs parents. Pendant ce temps,
les miens n’en finissaient pas de me vanter les mérites du médecin
que nous allions voir, sur la recommandation d’un de leurs
partenaires professionnels les plus riches. Au prix où était la
consultation, j’étais priée d’apprécier à sa juste valeur le sacrifice
monétaire et social qu’ils faisaient pour moi. Encore une fois, je les
avais déshonorés.
Le Dr Ray commença par nous faire asseoir tous les trois dans
son bureau. J’écoutai mes parents lui raconter leurs mensonges
habituels sur notre vie de famille, perturbée par le comportement
indécent d’une jeune droguée qui portait mon nom. Je me contentai
de les dévisager sans réagir.
Ensuite, le Dr Ray demanda à nous voir séparément durant une
quinzaine de minutes. Je passai la première. Dans la mesure où ce
n’était pas moi qui lui rédigerais son chèque, j’étais persuadée qu’il
se moquerait pas mal de mes arguments. Il se montra prudent et
stratégique dans ses questions, mais je parvins à rester impassible
quand il évoqua la question des violences domestiques. Puis il
m’interrogea au sujet des accusations de mes parents.
J’avais toujours su que mon tour viendrait. Dès que l’un des
enfants se rebellait contre leur autorité, Walt et Billie avaient recours
à la même excuse : « C’est la drogue ! Tu te drogues ! C’est pour ça
que tu te comportes de cette façon ! » Cette fois, c’était moi la folle
de l’histoire.
« Je n’ai jamais pris de drogue, jurai-je au Dr Ray. Pas même
fumé un joint ni une cigarette. Je ne bois même pas de café. Par
contre, j’adore le Pepsi. Et il m’est déjà arrivé deux fois d’être un peu
pompette après un verre de punch. »
Ça ne le fit pas rire.
« Dis-moi, pourquoi penses-tu que tes parents t’ont amenée ici ? »
Je haussai les épaules, avant de lui sortir la première explication
qui me passa par la tête.
« Ma mère disait toujours que j’avais une peau de pêche. Et
comme vous pouvez le constater, ce n’est plus vraiment le cas. Mon
visage lui fait honte. Mais vous avez vu le sien ? » Il leva les
sourcils. « Alors elle m’a emmenée faire une analyse d’urine. Le
Dr Hanfling lui a assuré que je ne me droguais pas. Il aurait été au
courant, avec tous les examens qu’il me fait passer pour le sport.
“ Billie, c’est une adolescente, lui a-t-il expliqué. L’acné est une
maladie courante et très difficile à vivre, surtout pour les filles. Nous
pourrions essayer un traitement à base de lotions, ou…” Elle lui a
coupé la parole : “ Mais regardez-la !” Elle ne voulait rien entendre. Il
l’a fixée comme si elle était folle avant d’ajouter d’un ton hésitant :
“ Cela peut aussi être héréditaire.” Là, elle s’est vraiment mise en
boule. J’ai cru que sa tête allait se dévisser et atterrir sur la table
d’examen ! J’ai fini par me lever en disant : “ Donnez-moi un flacon
pour l’analyse d’urine. Je n’ai rien à cacher.”
— Et ? fit le Dr Ray.
— Une semaine plus tard, j’étais en train de me maquiller pour
essayer de dissimuler… tout ça. »
Je désignai mes boutons.
« Et comme dans les films d’horreur, j’ai vu son visage apparaître
dans le miroir. Je me suis retournée d’un bond. Elle était plantée là,
un papier à la main, soufflant comme un bœuf, le regard assassin.
“ Comment as-tu fait ?” a-t-elle hurlé. “ Fait quoi ?” “ Tu as truqué
les résultats de l’analyse ! Je sais que tu te drogues ! Tu es
toute bouffie !” J’ai levé les yeux au ciel et je lui ai répondu
qu’elle était cinglée. Ça n’a pas vraiment arrangé la situation,
mais, depuis quelque temps, j’ai pris le parti d’en rire. »
Le Dr Ray me fit patienter pendant qu’il recevait mon père puis ma
mère. Je fus surprise qu’il demande ensuite à me revoir. Il se pencha
en arrière dans son fauteuil, les jambes croisées, ses mains formant
un rectangle avec le crayon qu’il tenait. Il me jeta un regard par-
dessus ses lunettes et déclara :
« Dis donc, tes parents sont drôlement atteints. »
Les mots de Chris me revinrent en mémoire : … ça ne sert à rien
d’essayer de les décrire à d’autres ; ils ne te croiront j amais… Ils
penseront j uste que tu as du mal à surmonter les conf lits
inévitables que traversent tous les parents et leurs adolescents.
J’avais toujours été persuadée de la même chose, et voilà que le Dr
Ray me croyait.
Il fit entrer mes parents afin de leur exprimer son sentiment en des
termes plus médicaux et mesurés, qui ne l’empêcheraient pas de
toucher son chèque. Puis il leur conseilla de revenir une fois par
semaine.
Sur le chemin du retour, tandis que je contemplais les inconnus
derrière la vitre, je ne pus me retenir d’éclater de rire en les
entendant qualifier le prestigieux psychiatre de charlatan et de bon à
rien.
Le conseil qu’il m’avait donné tournait en boucle dans ma tête :
« Tire-toi de là dès que possible.
» C’était déjà mon intention.
Chapitre 5

La brise d’été soufflant depuis la baie de Chesapeake me


réconfortait tandis que je descendais mes valises par le grand
escalier de notre maison de ville et les chargeais dans la voiture de
mon petit ami, Patrick Jaimeson. Minuit venait de sonner en ce
19 juillet 198 9, et j’avais donc officiellement dix-huit ans. L’heure de
ma libération était venue. Mes parents ne pouvaient plus me garder
enfermée dans leur tour d’ivoire ; j’allais enfin pouvoir respirer l’air du
large.
Patrick posa une main rassurante sur mon genou lorsque je pris
place sur le siège passager. Je l’avais rencontré en travaillant
comme réceptionniste chez un concessionnaire Honda. Originaire
d’Irlande, il était vendeur de voitures, étudiant à la fac et pilote en
herbe. Son accent et l’élégance de ses tenues avaient attiré mon
attention. De petite taille, il avait une peau claire parsemée de
taches de rousseur que l’on ne distinguait que de près. Avec ses
yeux sombres et ses boucles brunes, il était très différent des
garçons que je trouvais d’ordinaire séduisants. Ce n’était d’ailleurs
pas un garçon, mais un homme. Il avait quatre ans de plus que moi
et je le trouvais irrésistible.
Quand il m’avait abordée à la concession, il s’était montré timide,
mais insistant. J’avais remarqué que les autres vendeurs
l’appréciaient et lui faisaient confiance. Ils n’hésitaient pas à lui
laisser la main lorsqu’un acheteur potentiel faisait son entrée et qu’ils
étaient occupés. Patrick aimait beaucoup faire le pitre. Il chantait
She Drives Me Craz y ( « Elle me rend folle ») des Fine Y oung
Cannibals en me regardant, et se lançait dans une petite danse
ridicule pendant que je riais derrière mon comptoir. Il n’était jamais
arrogant, et ne jouait pas la carte de l’Européen sexy sûr d’arriver à
ses fins. Au contraire, il avait tendance à se déprécier, comme s’il
n’avait pas confiance en lui.
Au début de notre relation, Patrick se montrait doux et attentionné,
surtout quand je lui parlais de ce qui se passait chez moi. « C’est
impardonnable, disait-il. J’aimerais bien que ton père ose faire des
siennes devant moi. Je lui botterais les fesses. » Nous étions vite
tombés amoureux. Avec lui, je me sentais en sécurité.
Le visa d’étudiant de Patrick allait bientôt expirer, mais il n’avait
pas envie de quitter le pays. Quant à moi, je ne m’imaginais pas
vivre sans lui. Mais je fus un peu prise de court lorsqu’il me parla de
mariage autour d’un dîner tout simple. Cela nous rendrait service à
tous les deux, insista-t-il. Il avait besoin de moi, et moi de lui. Sans
lui, je serais seule et, sans moi, il devrait rentrer en Irlande. Je finis
par me laisser convaincre par la logique de son raisonnement. Il
retira alors la paille verte de son verre de rhum-Coca et la noua
autour de mon doigt – un geste que je trouvai romantique par son
côté peu conventionnel. Il était gentil, séduisant et expérimenté. Il se
chargea de tous les détails logistiques et prit rendez-vous pour une
procédure de mariage civil.
Auparavant, il fallait toutefois que je récupère mon acte de
naissance. Ignorant que je pouvais en demander une copie à l’état
civil, je téléphonai chez moi pour la première fois depuis mon départ
et annonçai à ma mère que je passerais le chercher.
« Carine ? lança-t-elle depuis le sous-sol à mon arrivée. C’est toi ?
Je suis en bas. »
Quand je descendis l’escalier, elle leva le nez de son bureau. Je
m’attendais à ce qu’elle sorte le document d’un tiroir, mais elle
déclara :
« Ton acte de naissance est dans mon sac à main. Et tu ne l’auras
pas.
— J’ai dix-huit ans. Il est à moi.
— Je me fiche pas mal de ton âge. Je le garde. »
Je n’avais aucune envie de me disputer avec elle. Ayant aperçu
son sac dans l’entrée et sachant qu’elle cherchait uniquement à me
provoquer, je décidai de me débrouiller toute seule. Ma mère sur les
talons, je remontai le plus vite possible, attrapai le sac et sortis en
courant de la maison. Je pensais avoir le temps de trouver mon
papier avant d’atteindre la voiture, mais j’allais trop vite.
Patrick m’attendait dans la chaleur écrasante, moteur coupé et
vitre ouverte. Je lui criai de toutes mes forces :
« Démarre ! Démarre ! »
Je venais à peine de me laisser tomber sur le siège passager que
maman passa le bras par la fenêtre.
Elle hurla aux voisins, attirés par nos éclats de voix :
« Mon sac ! Ils sont en train de me voler mon sac !
— Je n’en veux pas, de ton sac ! répliquai-je. Tout ce que je veux,
c’est mon acte de naissance ! »
À ma grande surprise, Patrick commença à avancer alors que la
main de ma mère était fermement agrippée au sac que je tenais sur
mes genoux. Il essaya de le lui arracher, et sa tête heurta la portière.
« Arrête-toi ! », suppliai-je.
Mais il continua à rouler au ralenti, le regard fixe et déterminé.
Chaque fois qu’il tirait sur le sac, ma mère se cognait la tête.
« Arrête ! insistai-je. Tu lui fais mal ! Arrête-toi ! »
Il finit par s’immobiliser le temps que ma mère récupère son sac.
Le chemin du retour se fit en silence. Je m’en voulais
terriblement ; j’avais l’impression d’avoir vécu un mauvais rêve.
Quelques jours plus tard, maman me téléphona au seul numéro
qu’elle connaissait, celui de mon travail.
« Tu peux venir chercher ton acte de naissance, me dit-elle. Ce
que tu fais de ta vie ne m’intéresse plus. »

Un mois après mon anniversaire et mon départ de la maison,


j’épousai mon Irlandais dans le salon d’un juge de paix du comté de
Fairfax, en Virginie. La cérémonie, très simple, n’eut pas grand-
chose à voir avec ce dont j’avais rêvé étant petite. Je portais une
longue robe de coton blanc, avec un grand jabot en dentelle qui
dévoilait mes épaules nues. Ma tante Jan, l’une des plus jeunes
sœurs de ma mère, me l’avait envoyée juste avant ma remise de
diplôme. Elle ne se doutait pas qu’elle ne servirait de robe de
mariée, mais elle était si belle et mon placard si peu fourni que je
n’avais pas hésité longtemps.
Pendant que j’écoutais et répétais les formules de consentement,
je me demandais ce que penserait mon frère en apprenant la
nouvelle. Tout s’était décidé si rapidement que ça ne me paraissait
pas réel. J’avais encore l’impression que Jimmy aurait dû se tenir à
mes côtés, et il y avait de très fortes chances pour que je ne revoie
jamais mes parents. Je regrettais de ne pas pouvoir rembobiner ma
vie, corriger les différents personnages puis relancer le film du
début. Certaines scènes auraient demandé moins de retouches que
d’autres.
Celle qui tournait en boucle dans mon esprit, au milieu de ce salon
décoré de fleurs en plastique où régnait la chaleur étouffante du
mois d’août, était un matin de Noël – ou, plutôt, un condensé de tous
les matins de Noël. Chaque année, malgré les nombreuses
menaces d’annulation de papa, la fête finissait par avoir lieu. Une
montagne de cadeaux aux papiers et aux rubans multicolores se
dressait sous le sapin. Chris et moi inspections les étiquettes et
tentions de deviner le contenu des paquets. Pour égayer
l’atmosphère pesante de notre maison, tante Jan multipliait les
surprises créatives. C’était aussi une excellente pâtissière, qui
remplissait chaque année deux boîtes spécialement prévues à cet
effet – un bonhomme de neige pour Chris, une tête de Père Noël
pour moi – d’un délicieux assortiment de cookies, de brownies et de
caramels. Ses petits personnages en pain d’épices étaient toujours
décorés à la perfection.
Le soir du réveillon, nous assistions à la messe avec nos parents
et le reste de la congrégation de Saint-Matthew. Chacun se voyait
remettre une petite bougie. Nous chantions Douce Nuit et nous
passions la flamme, nos voix prenant de l’ampleur avec chaque
mèche qui s’allumait. J’avais l’impression qu’un nuage d’amour et de
bonne volonté enveloppait alors notre famille. « On va vous réparer,
disait-il. Voilà, tout est réglé. » Observant mes parents à la lueur des
bougies, je songeais : Tout va bien se passer. Nous nous tenons ici,
dans ce lieu saint ; nous nous étreignons ; nous nous of f rons
la lumière ; Dieu f era en sorte que les choses s’arrangent. Je savais
que nous rentrerions ensuite dans notre belle maison au sapin
illuminé, où je serais au chaud et en sécurité.
Une année, à notre retour de l’église, tante Jan et son mari, l’oncle
Marc, avaient imaginé une mise en scène élaborée pour nous
convaincre de l’existence du Père Noël. Papa avait lancé des
couvercles de poubelle en métal sur le toit, imitant le bruit du
traîneau en train d’atterrir. Maman et Jan étaient venues nous
chercher dans la chambre de Chris, où nous étions endormis, et
nous avaient conduits sans bruit jusqu’au rez-de-chaussée. Là,
émerveillés, nous avions vu le Père Noël en personne déposer des
cadeaux sous le sapin, jouer avec notre train électrique, se
promener dans la pièce puis se toucher le bout du nez et disparaître
comme par magie. J’ignore encore comment ils avaient réussi à
transformer l’oncle Marc, plutôt maigrichon, en vieux monsieur
ventripotent.
Le jour de mon mariage, il n’y eut ni bougies ni fidèles rassemblés
pour me témoigner leur affection. Le révérend Smith me manquait,
même si le juge avait l’air gentil et portait un costume pour
l’occasion. Les effluves de son déjeuner nous parvenaient depuis la
cuisine.
Q ue peut bien penser Dieu en cet instant ? me demandai-je.
« Je vous déclare donc mari et femme. » La phrase consacrée
scellait notre union. Désormais, je ne pouvais plus faire demi-tour.
Tout sourire, je signai l’acte officiel et m’apprêtai à entamer ma
nouvelle vie de femme mariée. Un autre couple arriva juste derrière
nous. Le père de Patrick, J. P. ( John Patrick Senior) , nous applaudit
et nous jeta du riz à la sortie. Il était venu exprès d’Irlande pour être
notre témoin. Son élégant costume noir orné d’une rose à la
boutonnière faisait involontairement de l’ombre à celui de son fils. Il
avait une épaisse chevelure argentée et une voix joviale un peu
usée. C’était un homme charismatique, que notre union remplissait
de joie. Mes parents n’avaient quant à eux pas été invités, ni même
prévenus.
Nous avions décidé de passer notre lune de miel en Irlande, et
mon nouveau beau-père nous offrit les billets d’avion. Les parents
de Patrick, divorcés depuis longtemps, ne s’adressaient plus la
parole. J. P. vivait dans une magnifique maison en pleine campagne,
où le soleil faisait scintiller les murs de pierre et les terrasses à
l’heure du thé. Sa seconde femme, toute jeune, s’appelait Wendy –
ou « Winnie », comme il la surnommait. Elle avait une voix d’alto
mélodieuse et de longs cheveux blond vénitien qui lui descendaient
jusqu’à la taille. Même sans maquillage, elle était superbe.
Ensemble, ils avaient eu trois adorables petites filles – Lulu, Matti et
Izzie – qui adoraient leur père.
« Papa ! », s’écrièrent-elles à notre arrivée en se jetant dans ses
bras.
Il les fit sauter en l’air et les couvrit de baisers. Lorsqu’elles
n’étaient pas collées à lui, elles me suivaient partout, fascinées par
mon accent américain.
Pendant la soirée, je m’aperçus que le père de Patrick buvait
beaucoup. Wendy était de plus en plus sur la défensive, et je vis
apparaître sur le visage des petites une expression que je
connaissais bien. À la nuit tombée, J. P. perdit tout contrôle. En état
d’ébriété avancée, il bousculait sa femme dans toute la maison,
hurlait, lançait des objets et se cognait dans les meubles. Choquée,
je me tournai vers Patrick en m’attendant à ce qu’il intervienne. Mais,
non content de ne rien faire, il n’avait même pas l’air surpris. Il ne
m’avait pourtant jamais dit que son père était violent.
Je finis par prendre Wendy à part.
« On devrait le filmer », suggérai-je en montrant la caméra que
nous avions utilisée dans l’après-midi avec les filles. Elle me
dévisagea comme si j’étais folle. « On ne peut pas se souvenir que
des bons moments, insistai-je d’une voix calme, assurée. Il faut qu’il
prenne conscience de ce qu’il fait. Laissez-moi vous aider. »
J’avais besoin d’agir pour mettre fin à cette situation. Sur un signe
de tête de Wendy, j’allumai l’appareil.
Quand il vit la caméra pointée sur lui, J. P. ricana. Il était trop soûl
pour me demander de l’éteindre, ce que de toute façon je n’aurais
pas fait. Je ne perdis pas une miette de son comportement
méprisable, de ses crises de violence, de ses propos dépourvus
de sens, de la peur et du désespoir dans les yeux de ses filles
réfugiées derrière moi. Je le filmai ainsi jusqu’à ce qu’il s’écroule,
inconscient.
Le lendemain matin, mon beau-père se leva après tout le monde.
Quand il nous rejoignit dans la cuisine, personne n’aurait pu
imaginer qu’il s’était mis dans un tel état la veille. Il portait un élégant
pantalon à pinces, une chemise avec des boutons de manchette et
un pull. Il se prépara un thé pendant que nous déjeunions en
silence. Je pris la parole :
« J. P., vous vous souvenez de ce qui s’est passé hier soir ?
— Oh, répondit-il en riant. J’ai dû boire un petit coup de trop.
— Il est temps que vous compreniez la gravité de la situation. Que
vous voyiez ce que vous faites subir à votre famille. »
J’invitai tout le monde à passer au salon. J. P. obéit sans se faire
prier. Il ne se doutait visiblement pas une seconde de ce qui
l’attendait. Il s’assit avec ses filles dans un fauteuil, Wendy prit place
sur le canapé et Patrick – qui n’avait toujours pas décroché un mot –
resta debout dans un coin. Je lançai la vidéo tournée dans la même
pièce quelques heures plus tôt.
« Est-ce le genre de mari que vous voulez être ? Le genre de père
auprès de qui vous voulez voir grandir vos filles ? Le genre d’homme
que vous voulez qu’elles épousent plus tard ?
— Tu as raison, reconnut-il, tête basse. C’est horrible. Je suis
désolé de vous avoir imposé ça. Je vais faire des efforts. Promis. »
J’étais persuadée d’avoir fait bouger les choses. Les gens
pouvaient donc changer et se reprendre en main !
Il me faudrait encore très longtemps pour comprendre à quel point
c’était rare.

Je n’avais jamais soupçonné que Patrick avait un côté violent.


Pourtant, tandis que nous retraversions l’Atlantique, de gros nuages
noirs s’amoncelèrent au-dessus de nos têtes, prêts à éclater dès
notre retour en Virginie. Ce soir-là, dans notre appartement, je
préparai un dîner rapide ; Patrick sortit brusquement de ses gonds,
m’accusant d’avoir minaudé devant son père.
« Tu ne cuisines jamais aussi bien pour moi que lorsqu’il était ici !
Hein ? Comment tu expliques ça, petite garce ? Moi je crois que tu
te fous de ma gueule !
— Quoi ? bégayai-je en reculant d’un pas. Mais enfin, Pat, qu’est-
ce que tu racontes ?
— Arrête de plisser ton joli petit nez comme si tu ne comprenais
pas ! Dès qu’il a parlé de nous aider à acheter une maison, tu t’es
mise à astiquer l’appartement et à cuisiner de bons petits plats
comme une vraie fée du logis. Tout ce qui t’intéresse, c’est son
fric ! »
Il m’empoigna par les épaules et me jeta sur le canapé. Lorsque je
parvins à me relever, il me prit par les poignets et me fit valser à
travers la pièce. Je terminai ma course contre une petite sellette en
chêne qui soutenait un pot de fleurs.
Attiré par le bruit, son colocataire Glenn fit irruption dans la pièce.
« Hé ! Patrick, qu’est-ce que tu fous ? », s’écria-t-il en me voyant à
quatre pattes au milieu de la terre et des fragments de plante.
Patrick retrouva brusquement ses esprits. Son visage redevint
celui que je connaissais.
« Je suis désolé, Carine », murmura-t-il en m’aidant à me relever.
Je ne répondis pas. Bordel de merde, disaient mes yeux rivés sur
Glenn. La panique me nouait le ventre. Que venait-il de se passer ?

Glenn alla bientôt s’installer chez sa copine, et je me retrouvai


seule face à Patrick. Plus les semaines passaient, plus il devenait
violent pour un rien. Il me bousculait, m’étranglait, me contraignait à
avoir des rapports sexuels, piquait des crises de jalousie extrême si
j’avais le malheur de regarder dans la direction d’un homme. Un jour,
alors que je conduisais sur l’autoroute, il se mit à crier :
« Qu’est-ce que tu mates dans le rétroviseur ? Tu veux te taper ce
mec, c’est ça ? »
Il tira sur le frein de la Chevrolet Z 2 4 et tenta de m’arracher
le volant des mains.
C’est dans un brouillard de peur et d’incrédulité que je fis ma
rentrée à Ithaca College dans le nord de l’État de New Y ork, où
je comptais étudier la théorie et la pratique musicale. La
lettre de
M. Casagrande avait largement contribué à ce que mon dossier soit
accepté. J’avais payé les frais d’inscription de cette prestigieuse
école grâce à l’héritage de notre chère Ewie, l’une des rares
personnes à qui maman s’était confiée au sujet de mon père.
Devinant sans doute que Chris et moi aurions besoin d’un coup de
main, la vieille dame nous avait légué des actions.
« Cet argent n’était pas pour vous ! s’était insurgée ma mère
quand j’avais voulu récupérer ma part. Ewie l’avait mis à votre nom
pour empêcher votre père d’y toucher, mais il était censé me
permettre de fuir !
— Ewie savait très bien ce qu’elle faisait », avais-je répondu.
Grâce à ce généreux cadeau qu’il avait su gérer intelligemment,
Chris était à l’abri du besoin. Lorsqu’il entama sa dernière année à
Emory, entre ses économies du lycée et les investissements réalisés
avec l’héritage d’Ewie, il avait doublé le contenu de son compte en
banque. Il avait donc largement de quoi tenir jusqu’à l’obtention de
son diplôme. Concentré sur ses études, il vivait aussi frugalement
que possible et profitait des vacances pour partir à l’aventure sans
presque rien dépenser.
Je ne serais malheureusement pas aussi avisée que lui.
Mon séjour à Ithaca ne dura même pas un semestre. Dès la
première semaine, Patrick commença à me harceler. Il n’y avait
qu’un téléphone pour tout l’étage, et je me raidissais chaque fois que
l’un de mes camarades passait la tête par la porte de ma chambre
en disant :
« Euh… Carine, il y a encore un appel pour toi. » Silence gêné.
« De la part de ton… mari ? »
Rouge de honte, j’allais prendre le combiné qui pendait au bout de
son fil, tandis que Patrick vociférait dans le vide.
« Il faut que tu arrêtes de me téléphoner tout le temps, le
suppliais-je. Je n’ai plus les idées claires, à force…
— C’était qui, le type qui a décroché ? Qu’est-ce qu’il fout dans
ton dortoir ? Tu étais où, ce matin ? Et hier soir, tu as fait quoi ? Avec
qui ?
— Comment ça, avec qui ? J’étais ici ! À répondre au téléphone
toutes les quinze minutes ! »
J’avais l’esprit aussi embrumé que si j’avais pris de la drogue. Je
séchais les cours, je ne me faisais aucun ami, et je passais le plus
clair de mon temps dans ma chambre pour ne pas m’éloigner à plus
de quinze mètres du seul moyen de surveillance de Patrick. Il
m’envoyait également des lettres de menaces et débarquait parfois
sans prévenir. Au bout d’un moment, il insista pour que je fasse
transférer mon dossier à l’université George Mason de Fairfax, près
de chez nous en Virginie. Épuisée par cette situation et consciente
que je ne risquais pas de décrocher mon diplôme depuis mon
dortoir, je conclus que je n’avais pas le choix. M. Casagrande serait
déçu, mais je redoutais encore plus le jugement de mon frère.
Patrick m’accompagna au bureau de l’administration pour que je
me fasse rembourser mes frais d’inscription. L’employée qui nous
reçut dévisagea l’Irlandais sévère planté derrière moi.
« Vous comprenez ce que cela signifie ? me demanda-t-elle d’un
air soucieux. C’est bien votre choix ?
— Oui, évidemment ! »
Je fis les gros yeux à Patrick pour qu’il cesse de la toiser.
Je retournai en Virginie pleine d’optimisme, persuadée que Patrick
allait redevenir le gentleman dont j’étais tombée amoureuse. Je
m’inscrivis à Mason – bien que les cours ne soient plus vraiment
ma priorité –, et je repris mon poste de réceptionniste chez Honda.
La violence et les menaces continuèrent. Peu à peu, je sombrai
dans une profonde dépression. Mais, en bonne élève docile que
j’avais toujours été, je dissimulai mon mal-être et m’occupai de
décorer notre appartement, pendant que Patrick me couvrait de
bijoux. Je troquai notre vieille Z 2 4 encore en parfait état de marche
contre une Honda Civic Si flambant neuve blanche à intérieur gris,
équipée de toutes les options. J’assistais à mes répétitions de
musique avec un sourire de façade, accompagnée de mon époux
dévoué.
Un soir, au travail, le téléphone sonna. La voix que je reconnus au
bout du fil m’emplit d’un mélange de joie et de désespoir : c’était
mon frère. Surprise par son élocution inhabituelle, je compris qu’il
était soûl et très en colère. Il m’appelait depuis la maison de
Windward Key, où il n’était pas seul – Jimmy avait pris un autre
combiné et j’entendis également Sam, qui s’était récemment installé
en Virginie pour ses études. Mes parents les avaient tous convoqués
à l’occasion des vacances de Thanksgiving, afin d’organiser une
réunion de crise dont la principale intéressée était absente.
« Carine ! brailla Chris d’une voix qui ne lui ressemblait pas.
Qu’est-ce que tu fous ? Pourquoi as-tu épousé ce type ? »
Je me demandai qui l’avait mis au courant. Comment mes parents
avaient-ils pu l’apprendre ?
« Chris ! répondis-je gaiement. Je suis tellement contente de
t’entendre ! »
Il poussa un hurlement de tigre blessé qui m’obligea à écarter le
combiné de mon oreille. Puis il recommença à parler.
« Si tu voulais te tirer d’ici, tu n’avais qu’à te marier avec Jimmy !
C’est qui, ce mec ?
— Pitié, ne lui demande pas ça », supplia Jimmy.
Sa voix familière me fit regretter de ne pas être là-bas avec eux.
En cet instant, j’aurais été prête à passer Thanksgiving dans ma
famille de fous pour pouvoir me réfugier dans ses bras.
« Chris, tu sais bien que je ne suis plus amoureuse de Jimmy. »
Les mots avaient eu du mal à sortir. Je m’en voulais de mentir
ainsi et de faire du mal à mon ex. Mais je me devais d’assumer mes
choix. Jimmy grogna avant de raccrocher.
« Maman et papa ont découvert ce que tu avais fait ! reprit mon
frère. Pourquoi as-tu quitté Ithaca ? Tu es en train de détruire ta vie !
— Non, Chris ! S’il te plaît ! Tu ne comprends pas ! »
Je me levai, en larmes, sous les yeux des clients et des vendeurs
stupéfaits par ce spectacle pathétique.
Pas de réponse. Chris n’était plus là. Je contemplai le téléphone,
insensible à tout ce qui m’entourait – y compris Patrick que ses
collègues avaient prévenu. Je ne comprenais plus rien. Pourquoi
Chris était-il chez nos parents ? S’il savait où j’habitais, pourquoi
n’était-il pas venu me voir directement ? Pourquoi ne me faisait-il
plus confiance ? Avait-il cessé de m’aimer ? Accablée par le poids
de ces questions, j’avais plus que jamais l’impression de vivre un
cauchemar.
Je me rassis derrière mon bureau, transférai les appels à
l’opérateur de secours, sortis un bloc de papier du tiroir et me mis à
écrire tout ce que je voulais dire à Chris. Je lui expliquai ce qui
m’avait poussée à partir, l’assurant que Patrick était un homme
merveilleux auprès de qui je menais une vie de rêve. J’avais fait le
bon choix ; l’avenir le lui prouverait. Le lendemain matin, j’envoyai
cette lettre à la dernière adresse connue de mon frère à Emory.
Surveiller ma boîte aux lettres jour après jour fut une véritable
torture. Chris voyageait souvent pendant les vacances scolaires, et
je ne comprenais toujours pas qu’il ne m’ait pas rendu visite. Je
craignais de ne plus jamais avoir de ses nouvelles, d’avoir rompu le
lien jusque-là indéfectible qui existait entre nous. Un soir, à ma
grande joie, je trouvai enfin une réponse en rentrant des cours.
Patrick était encore au travail. Je déchirai l’enveloppe avant même
d’être sortie de l’ascenseur.
« Oh, mon Dieu ! Ta lettre m’a fait tellement plaisir, Carine ! J’avais peur que tu ne veuilles
plus m’adresser la parole ! »

Comment pouvait-il me croire capable d’une telle chose ? Les


yeux rivés à son courrier, je longeai le couloir en direction de notre
appartement.
« Je suis désolé de t’avoir parlé de cette façon. Je me suis encore fait avoir – je n’aurais
jamais dû écouter papa et maman. Je n’en reviens pas d’avoir été aussi bête, d’avoir bu et
de m’être laissé manipuler comme ça ! Je suis désolé que tu aies dû traverser ces
épreuves seule. Bien sûr que je comprends ta décision de partir et d’épouser Patrick. Et je
suis ravi qu’il te traite aussi bien. »

Je tombai à genoux et fondis en larmes. J’aurais tant voulu avouer


la vérité à Chris… Mais j’essayais encore de me persuader que tout
irait bien, que je m’en sortirais, que Pat n’avait pas si mauvais fond
et que les choses allaient s’arranger. Pourquoi inquiéter mon frère
quand je pouvais me débrouiller seule ?
Ma lettre suivante faisait partie d’un envoi groupé à tous mes
oncles et tantes – à l’exception de Travis. Elle contenait des photos
de mon mariage, de ma lune de miel en Irlande, de la Formule Indy
que Patrick avait testée sur un circuit, de ma nouvelle Honda Si et
de notre coquet appartement. Je voulais leur prouver combien j’étais
heureuse depuis mon départ de la maison.
Chris fut le premier à me répondre, en me félicitant poliment pour
ma nouvelle vie idyllique. Je sentais néanmoins une certaine retenue
dans ses propos. Il n’était pas dupe : il savait pertinemment que je
cherchais à combler un vide avec tous ces voyages et cette
accumulation de biens matériels. Sa lettre se terminait par :
« Réussis tes études. » Je n’étais pas encore prête à le décevoir, ni
à me décevoir moi-même. J’avais décidé de ramener Patrick dans le
droit chemin avant qu’il ne soit trop tard et que les dégâts soient
irréversibles.
Mon mari avait déjà changé de personnalité une fois ; je ne voyais
pas ce qui l’empêchait de recommencer.
Chapitre

Nue dans mon lit, je sentais mes larmes refroidir sur l’oreiller.
Patrick me jeta un dernier regard depuis le pas de la porte. Il
s’excusait toujours, mais j’avais renoncé à chercher de la sincérité
dans ses paroles.
Une douche bien chaude m’aiderait à tout effacer. J’avais les yeux
rouges, le visage congestionné, mais pas de bleus à soigner. Ce
jour-là, face au miroir, je pris conscience d’une chose : un souffre-
douleur peut vite se transformer en victime consentante, et j’en
prenais déjà le chemin.
« Comment es-tu arrivée là ? demandai-je à mon reflet. Qu’est-ce
que tu fiches encore ici, Billie ? Dégage ! »
Il ne s’était écoulé que quelques mois, mais c’était déjà trop.
Grâce à l’héritage d’Ewie, j’avais les moyens de fuir. Je parcourus
les pages jaunes en quête de numéros d’avocates spécialisées dans
le divorce. Je n’en revenais pas que tant de personnes gagnent leur
vie grâce aux mauvais choix maritaux des autres. Mon doigt s’arrêta
sur un nom dont les consonances m’évoquaient une personne pleine
de poigne : Jody Badger.
Lorsque je rencontrai Jody pour la première fois, le mot
« tornade » me vint à l’esprit. Je venais de me garer dans le parking
quand un roadster Mazda se rangea à côté de moi. Une femme
trapue vêtue d’un tailleur ajusté en sortit.
« Êtes-vous Mme Jaimeson ? », me demanda-t-elle en me
détaillant de la tête aux pieds.
Mon nom me semblait peser une tonne.
« Oui.
— Parfait, mettons-nous au travail. »
Sans plus de formalités, elle se dirigea vers le bâtiment dans un
claquement de talons. Je la suivis en me faisant la réflexion qu’elle
ressemblait à Miss Piggy du « Muppet Show », avec les cheveux
plus courts.
Jody était la seule employée de l’agence Badger Law, un cabinet
aménagé de manière sobre mais professionnelle. Je lui décrivis ma
situation, m’attendant à susciter une certaine compassion. Ce ne fut
pas le cas. Elle m’observait avec le même air détaché que le Dr Ray
un an plus tôt.
« La première chose à faire, déclara-t-elle en me tendant une
liasse de papiers, c’est de déposer ce dossier au bureau du juge
pour demander une injonction d’éloignement à l’encontre de votre
mari. Après ça, s’il s’approche à moins de cinquante mètres de vous,
vous n’aurez qu’à appeler les flics.
— Euh… d’accord », balbutiai-je.
J’avais l’impression qu’elle s’adressait à quelqu’un d’autre, à la
carapace que je présentais au monde pendant que la vraie moi,
terrifiée, se cachait à l’intérieur. Puis je songeai que je n’étais pas
venue chercher un psy mais une avocate. Et une chose ne faisait
aucun doute : Jody saurait m’aider. Un doberman dans son genre
était exactement ce dont j’avais besoin.
« Vous me verserez un acompte aujourd’hui, et nous pourrons
ensuite commencer à préparer votre divorce. »
Divorce.
Au moment de rédiger mon chèque, je pris conscience que je
tenais une grenade dégoupillée entre mes mains – une grenade qui
serait la clé de mon indépendance.
Sans même que j’aie eu besoin d’évoquer mon enfance, Jody
avait deviné les raisons pour lesquelles j’avais atterri dans son
bureau.
« Vous avez sauté sur la première occasion de prendre le large, et
vous vous êtes plantée. Sachez que ça va encore empirer avant que
vous puissiez reprendre votre liberté. Il ne vous reste plus qu’à en
tirer les leçons qui s’imposent. »
Je me jurai intérieurement d’y arriver.
*

Aller voir Jody Badger avait été la première étape. Il était temps
maintenant d’avouer la vérité à Chris au sujet de Patrick.
Nos échanges de lettres s’étaient poursuivis à un rythme soutenu.
Au cours des derniers mois, nous avions eu par écrit les
conversations les plus dures et les plus sérieuses de notre vie. Il ne
faut pas oublier que Chris n’avait pas le téléphone – de toute façon,
il n’était pas du genre à parler pendant des heures. Et nous vivions
trop loin l’un de l’autre pour nous rendre visite. « Je me suis trompée
sur le compte de Patrick, écrivis-je un jour d’une main tremblante
mais résolue. J’ai demandé le divorce. » Honteuse, je lui racontai
tout ce qui s’était passé, tous les efforts que j’avais faits, en vain,
pour sauver mon couple. J’avais eu beau menacer Patrick de le
quitter s’il continuait, il m’avait ri au nez. Mais depuis que j’avais
obtenu une injonction d’éloignement, je n’avais plus de nouvelles de
lui. Notre bail arrivant à son terme, j’avais emménagé dans un
appartement plus petit de la même résidence. C’était une très
mauvaise idée, car je n’avais pas les moyens de le payer ; mais
c’était la solution de facilité. Cela me rassurait, moi qui n’avais nulle
part où aller.
Lorsqu’il découvrit la vérité sur mon mariage, Chris se montra très
compréhensif. Il était fier que j’aie eu le courage de quitter l’homme
qui me maltraitait. « On a le droit de faire des erreurs, à condition de
s’en servir pour avancer », me répondit-il. Il s’abstint de préciser que
cela valait aussi pour mon train de vie dépensier, car je le savais
déjà.
Lui aussi avait des aveux à me faire. L’été précédant son entrée à
Emory, quand il avait distribué de la nourriture dans le désert de
Mojave, il était passé voir notre ancienne maison en Californie. Il
avait interrogé nos voisins, comparant ce que Walt et Billie leur
avaient raconté aux différentes versions que nous connaissions.
C’est ainsi qu’il avait découvert l’étendue de leurs mensonges et
éclairci le mystère de la photo posée sur la commode :
contrairement à ce que nous avions toujours cru, Marcia et Walt
n’avaient pas divorcé d’un commun accord. Ils étaient encore mariés
lorsque nous étions nés. Nous étions donc des enfants illégitimes.
Ma première pensée fut : Tout s’éclaire. Comme si les éléments
disparates de ma vie – l’âge de Quinn, celui de Shannon, les
histoires contradictoires de mes parents – s’assemblaient pour
former enfin une image cohérente. Chris avait encore une fois joué
les détectives en chef et déniché les indices qui nous manquaient.
J’étais furieuse, mais ça ne changeait pas grand-chose étant donné
que je ne parlais déjà plus à mes parents. Il était inutile de décrocher
mon téléphone pour leur demander des comptes ; je ne ferais que
perdre mon temps à écouter de nouveaux mensonges. Aussi difficile
que soit ma vie, ils n’en faisaient plus partie.
Au bout de quelques jours, ma colère céda la place à de la
gratitude. Quand Chris était revenu de Californie, j’avais senti que
quelque chose le tracassait. Je comprenais enfin. Malgré ce qu’il
avait découvert, il n’avait pas voulu provoquer de scène dont j’aurais
supporté les conséquences. Et il ne m’en avait pas parlé, car j’aurais
dû vivre seule avec ce fardeau pendant trois ans. Sans moi, je suis
certaine qu’il aurait vidé son sac à peine le seuil franchi. Il avait
gardé le silence pour me protéger.
Maintenant que je ne vivais plus sous le même toit que Walt et
Billie, Chris pouvait me révéler cette vérité qui lui pesait toujours
autant. Si fou de rage soit-il, faire une croix définitive sur nos parents
n’était pas chose facile. Toute ma vie, j’avais entendu mes frères et
sœurs passer de « C’est fini, j’ai assez donné » à « Peut-être que je
pourrais encore faire un effort ».
Billie était un mélange complexe de personnalités : maman
modèle qui apportait des oranges à chacun des matchs de Chris ;
reine de l’organisation en charge de nos groupes d’Indian Guides ou
d’éclaireuses ; bricoleuse qui nous fabriquait de magnifiques
costumes d’Halloween et nous aidait à réaliser nos projets pour
l’école ; instructrice d’auto-école à la patience infinie lorsqu’il avait
fallu nous apprendre à conduire une voiture manuelle… Elle avait
aussi de l’humour et s’amusait à déguiser Chris, Shannon et Quinn
en petits chauffeurs lorsque nous allions chercher papa à l’aéroport
avec la Cadillac.
Quant à Walt, ce n’était pas juste un homme colérique. Il nous
emmenait en voyage en Europe, ravi de nous faire découvrir
d’autres cultures et gastronomies – il commandait parfois pour nous
dans la langue locale, afin que nous ne soyons pas dégoûtés à
l’avance. Lorsque Chris et moi construisions des forts dans le salon,
il lui arrivait de jouer de la guitare et de chanter devant la cheminée
transformée en feu de camp. Quand j’avais eu la varicelle, il m’avait
offert un livre sur une maison de poupées et l’avait dédicacé à sa
« Petite Ourse ». Il pouvait nous parler pendant des heures des
merveilles de l’exploration spatiale en s’appuyant sur des supports
fascinants, tels que les plans des appareils qu’il concevait, ou des
maquettes en trois dimensions des radars gravitant dans
l’atmosphère. Chaque fois qu’il rentrait d’un déplacement
professionnel, il me rapportait des friandises de l’avion. Je raffolais
particulièrement des cacahuètes enrobées de miel dans leurs
emballages brillants en plusieurs langues. Papa étant un grand
gourmand, ces cadeaux me touchaient beaucoup. Je ne me
souviens plus du moment où ils ont cessé. Ce qui m’a marquée, en
revanche, c’est que j’ai vite pris l’habitude de me cacher quand
il revenait à la maison, au lieu de courir me jeter dans ses bras.
Nos parents nous blessaient constamment, mais ils restaient nos
parents. Nous nous accrochions à leurs rares bons moments, dont
nous préférions penser qu’ils étaient révélateurs de leur vraie
personnalité.
Mais Chris ne voyait plus les choses de la même façon, et cela
n’avait rien à voir avec notre différence d’âge. Il avait atteint sa
limite. Dans l’une de ses lettres, il m’expliqua pourquoi :
« Leur cas est tellement désespéré qu’on ne pourra jamais les ramener à la raison. Plus de
vingt ans de mensonges et de petits jeux ridicules les ont plongés dans un état de folie
psychotique permanente. C’est pour ça que j’ai pris mes distances avec eux et que j’évite
de leur parler… [ C’] est une espèce de maladie contagieuse ; si on y est exposé trop
longtemps, on commence à en sentir les effets dévastateurs pour l’âme. Je ne sais pas
comment l’expliquer, mais je sais que, depuis mon départ, ma vie est bien plus heureuse et
plus légère… Ils disent toujours : “ Attends un peu d’avoir des enfants” , comme si nos
relations étaient parfaitement “ normales” , comme si nous étions de sales gosses immatures
ignorant comment fonctionne une famille “ normale” … Ils pensent visiblement qu’en gagnant
en “ maturité” , nous allons devenir comme eux ; que le jour où nous fonderons une famille,
nous aurons enfin une “ illumination” , que nous reconnaîtrons qu’ils ont été des parents
“ formidables” et que toutes nos récriminations étaient des caprices injustifiés d’enfants
gâtés… Je parie que c’est ce qu’ils se disent. Ça doit être leur façon de se dédouaner de ce
qu’ils ont fait. Alors cette fois, j’en ai vraiment fini avec eux. »

Il leur avait écrit un long courrier détaillant les traumatismes


émotionnels et les abus dont nous avions été victimes durant notre
enfance. Il leur avait expliqué que leur comportement lui avait fait
perdre tout respect pour eux. Il s’était montré très franc, afin qu’ils
comprennent combien il avait été difficile de grandir dans une
atmosphère aussi malsaine, marquée par les mensonges, la haine
et le mépris.
« C’était il y a quatre semaines. J’étais persuadé que cette lettre leur ferait un électrochoc
et qu’ils prendraient enfin conscience de la réalité… Jusqu’à ce qu’il y a quelques jours, je
reçoive une carte idiote du Colorado où ils sont partis faire du ski. Ils disaient juste : “ Merci
pour ta lettre – on va la mettre de côté pour la faire lire à tes enfants un jour !” Tu te rends
compte ? Ils recommencent à me prendre de haut, sans accorder la moindre attention à ce
que je viens de leur expliquer ! … Puisqu’ils refusent de me prendre au sérieux, je vais
continuer à entrer dans leur jeu. Une fois mon diplôme en poche, je leur ferai croire pendant
quelques mois qu’ils ont eu raison, que j’ai fini par me “ ranger à leur façon de voir” et
que nos relations se sont apaisées. Et puis, le moment venu, je les effacerai de ma vie d’un
seul coup sans qu’ils s’y attendent. Je vais divorcer de mes parents… Et, ce jour-là, ce sera
fini pour de bon. »

Chris avait le don de s’épancher dans ce genre de missives


mélodramatiques, couvertes recto verso de son écriture serrée.
Cette fois, ils avaient laissé passer leur dernière chance en ignorant
son appel au secours. Entre cette longue lettre, leur réponse
lapidaire et la remise de diplômes qui approchait, toutes les
conditions étaient réunies pour une rupture définitive.
Je ne prévins pas mes parents des intentions de Chris, mais
j’étais certaine qu’il irait jusqu’au bout avec la même détermination
que dans tout ce qu’il faisait. Il m’écrivit qu’il avait l’intention de
reprendre la route vers l’ouest une fois l’année terminée. Il ne savait
pas encore où il irait exactement et promettait de me rendre visite
avant ce voyage d’une durée indéterminée. Il me demandait si je
pouvais l’héberger, et si je pouvais m’arranger pour prendre Buck
pendant son séjour. Ravie, je lui répondis immédiatement que ma
porte lui était grande ouverte.
Mes interactions avec mes parents se limitaient désormais au
strict minimum. Nous nous parlions le moins possible. Au mois de
mai 1990, je fis une exception en acceptant de me rendre avec eux
à Atlanta pour assister à la remise de diplôme de Chris. Ne tenant
pas à leur annoncer que je divorçais, je demeurai vague au sujet de
Patrick. Nos échanges restèrent un peu forcés, mais cordiaux.
Chris nous attendait à l’aéroport, la peau bronzée et le corps
étonnamment musclé. Il avait toujours été en excellente condition
physique – il avait une silhouette de coureur de fond –, mais jamais
à ce point. Lorsqu’il souleva la valise de maman, ses biceps
manquèrent de faire craquer les coutures de son tee-shirt. Il
n’essayait pas de frimer ; il ne lui était simplement pas venu à l’idée
de changer de taille. Développer une telle musculature avait dû
lui demander beaucoup d’efforts. De toute évidence, il s’était
entraîné et se préparait à quelque chose. Il faudrait que je pense à
lui acheter des vêtements en rentrant en Virginie.
En voyant Chris traverser la scène, son diplôme à la main, je fus
envahie par une bouffée de fierté et d’excitation. Après la cérémonie,
je l’accompagnai pour une balade nostalgique dans la vieille Datsun
jaune, toujours fidèle au poste. Son appartement me fit un choc : il
était vide, dépouillé, très différent du mien et à l’opposé de sa
chambre d’enfant bleue décorée des maquettes d’avions qu’il
construisait avec papa. Dans ce studio, il n’y avait qu’une seule
image au mur : un poster de son film préféré avec Clint Eastwood,
Le Bon, la Brute et le Truand. Là encore, c’était un choix plus
symbolique qu’esthétique. Dépourvu de la traditionnelle housse de
couette avec taies d’oreillers assorties, son matelas était posé sur
des parpaings et des traverses en bois. Il s’était fabriqué un bureau
dans les mêmes matériaux, qui remplissait parfaitement son office –
accueillir ses piles de livres bien-aimés. C’était un endroit qui
ressemblait à Chris, simple et sans affectation. On devinait qu’il
n’avait pas l’intentionde s’y attarder. Dans la petite cuisine
attenante, il me montra comment préparer un repas consistant à
partir d’une tasse de riz, en dépensant un minimum d’argent et
d’énergie. Ce détail resterait gravé dans ma mémoire et me
reviendrait un jour, bien plus tard.
Assis sur son lit, nous discutâmes de tout ce que nous avions
partagé par écrit et vécu ensemble. Nous nous apprêtions l’un et
l’autre à retrouver la liberté dont nous avions désespérément besoin
– mais, contrairement à moi, il avait un projet solide et ne manquait
pas de confiance en lui. Il avait toujours su rester fidèle à ses
objectifs, tandis que mes choix irréfléchis m’avaient fait passer d’une
prison à une autre. Je n’avais pas encore sa force de caractère.
Beaucoup de choses avaient changé depuis que nous avions quitté
nos parents, et nous savions que nos chemins allaient bientôt
prendre des directions diamétralement opposées ; mais nous
demeurerions liés à jamais par notre passé commun. Il fut beaucoup
question de la visite de Chris en Californie. C’était la première fois
que nous nous voyions depuis qu’il m’avait raconté ce qu’il avait
découvert là-bas.
« Maman m’a encore annoncé hier qu’elle voulait divorcer, lui
confiai-je en levant les yeux au ciel d’un air agacé.
— Quoi ? Je rêve ! Pourquoi s’acharne-t-elle à faire ça ? Leur vie
n’est qu’un ramassis de faussetés, un énorme et éternel
mensonge. » Je reconnaissais le style de ses lettres – soutenu,
intense, assuré. « Pour eux, tout cela n’est qu’un jeu. Ils sont
bloqués dans une espèce de mouvement perpétuel, oscillant entre
un état de malheur absolu et un bonheur factice. Un jour ils ont une
dispute qui prend des proportions inconcevables, du genre qui
mettrait fin à n’importe quel mariage normal et, le lendemain, ils se
persuadent que leur famille est l’incarnation du prestige et de la
réussite à l’américaine. » Il secoua la tête et soupira. « C’est pour ça
que je les ai toujours considérés comme d’horribles hypocrites. Ça
tient du lavage de cerveau. Ils se réfugient dans une bulle de
sécurité satisfaite, se replient sur leur précieux trésor et dépensent
sans compter pour se protéger de la réalité. Le pire, c’est qu’ils
s’attendent à ce qu’on les prenne au sérieux.
— Parfois, je me demande si c’est plus fort qu’eux. Comme tu l’as
dit, c’est maladif. Ils s’inventent un monde parallèle dans lequel ils
s’investissent complètement… aveuglément… comme s’ils ne se
rendaient pas compte de ce qu’ils font. Mais je continue à espérer
qu’ils vont se réveiller. Ça ne peut quand même pas durer
éternellement, si ?
— Je ne sais pas, répliqua Chris, le regard dans le vague. Moi
aussi, j’ai parfois éprouvé de la compassion pour eux, surtout pour
maman. Ça me hantait. J’étais en train d’étudier, et tout à coup
j’avais une vision d’elle devenue vieille, abandonnée par ses deux
enfants. Je me la représentais toute seule dans sa maison sombre…
une maison noire, déserte et silencieuse. Elle était âgée,
handicapée, la peau ridée, les cheveux blancs, assise dans un
fauteuil poussiéreux. Elle contemplait une photo de toi et moi quand
on était petits, et des larmes roulaient sur ses joues. Ce genre
d’images me venait tout le temps. J’en avais moi aussi les larmes
aux yeux. Je regrettais qu’on ait eu autant de problèmes, je me
disais que les choses pouvaient encore s’arranger, que nous aurions
enfin une relation sereine. »
Chris fixait toujours un point dans le lointain. Puis il se reprit et son
regard changea. Il se tourna vers moi.
« Mais ensuite, continua-t-il d’une voix neutre, je me souvenais
d’un jour où ils s’étaient comportés de façon complètement
irrationnelle et nous avaient traités comme des chiens. Ma bouffée
d’empathie retombait aussitôt. » Il haussa les épaules. « Aujourd’hui,
ça ne m’arrive plus jamais. Ces visions ont disparu pour de bon.
Inutile de se voiler la face : ils ne changeront jamais, parce qu’ils
n’admettront jamais que le problème vient d’eux. »
Je gardai le silence une minute, le temps de digérer ce que je
venais d’entendre.
« Je t’ai déjà raconté la fois où ils m’ont emmenée voir un psy ? »,
demandai-je finalement.
Le récit de ma visite chez le Dr Ray le fit beaucoup rire. Puis la
conversation s’orienta sur le soir où j’avais quitté la maison, et sur
mon mariage. Je lui avouai avoir honte de ce qui s’était passé avec
Patrick. J’avais été aveugle. Je n’avais pas la moindre idée de ce
que j’allais devenir. Chris m’écoutait avec intention. C’était beaucoup
plus difficile d’aborder ces sujets face à face que par écrit, d’autant
que je n’étais pas encore tirée d’affaire. Je ne me montrais pas
assez assidue dans mes études, ma situation professionnelle
était catastrophique et je ne faisais plus confiance aux hommes. Au
cours des quelques mois qui s’étaient écoulés depuis ma séparation,
j’avais reçu des avances à la fois de mon patron et du directeur de
l’agence de mannequins pour laquelle je travaillais parfois. Il y avait
trop d’hommes comme Walt McCandless dans le monde, et pas
assez de Chris.
Mon frère posa sa main sur la mienne.
« Carine, écoute-moi bien. On finit toujours par cicatriser. Il te
suffit de croire en toi et de relever la tête. Tu es une jolie fille ; les
hommes essaieront forcément de profiter de toi. Mais tu es aussi
très intelligente. Il faut que tu te concentres sur ça et que tu oublies
le reste. S’ils ne se rendent pas compte de ce que tu vaux, qu’ils
aillent
au diable. Va de l’avant. Et je ne parle pas seulement du travail.
Quand tu sentiras que le moment est venu de passer à autre chose,
fais-le. Continue à avancer en restant fidèle à ce que tu es. Toi seule
détiens la clé de ton bonheur.
— Je sais. Je refuse d’être une victime. C’est pour ça que je
voudrais devenir mon propre patron, au lieu de servir de marchepied
à quelqu’un d’autre. »
Chris éclata de rire et conclut :
« Génial, mais fais attention de ne pas te laisser dépasser par ton
ambition. »

Nous avions prévu de retrouver nos parents pour le dîner. Chris


joua son rôle à la perfection, privilégiant les sujets de conversation
anodins. Il prit soin de ne donner aucun détail sur la suite des
événements. Il n’était pas hypocrite et détestait le mensonge, mais,
quand il le fallait, il savait très bien rester évasif. Cela lui fut utile ce
soir-là. Comme il me l’avait annoncé dans ses lettres, il raconta à
nos parents ce qu’ils voulaient entendre. Lorsque papa l’interrogea
sur ses projets d’avenir, il évoqua la fac de droit parmi d’autres
possibilités. Il offrit à maman une carte de fête des mères, des
sucreries et des fleurs.
Je n’étais pas dupe de cette comédie à laquelle je participais.
Chris ne revenait jamais sur ses décisions – sa discipline et sa
détermination l’en empêchaient. Je ne m’inquiétais pas pour lui. Il
n’avait pas de plan précis pour la suite, mais c’était justement là tout
l’intérêt. Je comprenais parfaitement qu’il ait besoin d’avancer. Et
tant pis s’il était difficile à joindre. Il y avait peu de chances qu’il se
retrouve confronté à un problème insurmontable. Il était d’une
intelligence remarquable et réussissait toujours dans ce qu’il
entreprenait. J’ignorais alors que ce simulacre de dîner en famille
serait la dernière fois où je verrais mon frère maître de sa stratégie
et de sa destinée ; la dernière fois que je le verrais vivant.

*
À mon retour en Virginie, je pris rendez-vous avec un agent de
l’immigration qui m’avait laissé plusieurs messages. Apparemment,
Patrick n’avait pas donné suite à la demande de divorce dans
l’espoir d’obtenir la citoyenneté américaine avant qu’il soit trop tard.
L’administration le soupçonnait d’avoir eu cette idée en tête dès le
départ – sa demande en mariage était tout sauf un acte d’amour
désintéressé. Très gênée, je dus me rendre à ces arguments.
Je passais mon temps à regarder par-dessus mon épaule. Car,
après avoir fait profil bas pendant quelque temps, Patrick s’était mis
à m’adresser des lettres de menaces et des messages
d’intimidation. Il espionnait mes déplacements entre mon
appartement, mon travail et mes diverses obligations sociales, sans
jamais m’approcher à moins de cinquante mètres. Quand je recevais
quelqu’un, il sonnait à l’Interphone et me hurlait des insanités. Jody
ne s’était pas trompée : les choses avaient empiré.
J’avais encore beaucoup à apprendre. Je n’avais que dix-huit ans,
et ma liberté était enfin à portée de main. En quelques mois, je
m’étais entourée de prétendus symboles de réussite. J’avais rempli
mon luxueux appartement de meubles contemporains ; mes
vêtements étaient à la pointe de la mode. À force de dépenser sans
compter, je n’allais pas tarder à recevoir un retour de manivelle. Je
m’étais jetée la tête la première dans ma vie de femme
indépendante sans penser une seconde à assurer mes arrières.
Un matin, je sillonnai le parking en tentant de me rappeler où
j’avais garé ma petite Honda. Elle avait disparu. Soupçonnant
Patrick de me l’avoir volée, je prévins la police, qui m’annonça une
mauvaise nouvelle : elle n’avait pas été volée mais réquisitionnée
par la fourrière. J’avais deux mois de retard sur le remboursement
de mes traites.
J’avais quitté mon travail à cause des avances trop insistantes de
mon patron, et j’essayais de me lancer dans la vente de produits
ménagers à domicile. Mon stock était étalé autour de moi – mais,
sans voiture, je n’avais aucun moyen de livrer mes clients. Il me
restait à peine de quoi payer mon loyer. Je n’avais plus de travail,
plus de voiture, et bientôt plus de toit.
Je m’assis sur le sol de mon bel appartement, dans mes
vêtements de créateurs, au milieu de mes meubles design. Je
n’étais qu’un pathétique exemple de vanité et de bêtise. Les conseils
de Chris ne cessaient de me revenir en mémoire : garder la tête sur
les épaules, être honnête avec moi-même. J’avais besoin d’aide, et
vite. Je me mis à pleurer en contemplant le téléphone. J’aurais aimé
appeler mon frère pour lui demander quoi faire, mais il n’avait
toujours pas de ligne. Et, d’ici peu, il ne pourrait même plus m’écrire.
Rien ne me prouvait d’ailleurs qu’il était encore à Atlanta.
Je composai alors le seul numéro que je connaissais par cœur :
celui de mes parents. Leur avouer la vérité ne fut pas chose facile.
À ma grande surprise, ils m’écoutèrent calmement tandis que je leur
expliquais pourquoi j’avais quitté Patrick, délaissé mes études et
démissionné de mon travail. J’étais soulagée qu’ils ne me répondent
pas : « On te l’avait bien dit » – je ne tenais pas à entrer dans les
détails de ce qui m’avait poussée à partir. Ils avaient peut-être tiré
les leçons de cette longue séparation, acceptant enfin de se
regarder dans le miroir et de reconnaître leurs torts. Et si mes
problèmes nous offraient une chance de nous réconcilier ?
Je fus rassurée en les entendant mettre sur pied un véritable plan
de sauvetage. Les mots qu’ils prononcèrent avant de raccrocher me
laissèrent sans voix :
« Tout ira bien, Carine. On t’aime. »
Je restai un long moment assise près de mon téléphone, le cœur
plein d’espoir. En dix-neuf ans, je n’avais jamais entendu mes
parents dire ces mots. Ni entre eux, ni à mon frère ou à moi. C’était
surréaliste. J’aurais tant voulu rapporter à Chris cet énorme pas en
avant…

Je repartis m’installer à Annandale avec toutes mes affaires, ce


qui mit fin au harcèlement de Patrick. Maman et papa, qui passaient
la majeure partie de leur temps à Windward Key, ne venaient que
pour travailler de temps à autre dans le bureau du sous-sol. Ils
proposèrent de me louer la maison pour un prix raisonnable et
réglèrent la note de la fourrière. Je vendis ma Honda afin de les
rembourser, payai mon loyer et retournai mon stock de produits à
mon fournisseur. Financièrement, j’étais à nouveau à flot. Quant à
mes relations avec mes parents, elles évoluaient de manière
encourageante.
Chris venait de leur transférer son bulletin de fin d’études. Il avait
obtenu un A en étude de l’apartheid et de la société sud-africaine,
un A en histoire de la pensée anthropologique, et un A moins en
politique de l’Afrique contemporaine et crise alimentaire africaine. Il
avait joint à son courrier une lettre polie les remerciant pour les
photos de la remise de diplôme et les cadeaux qu’ils lui avaient
envoyés. Comme mon anniversaire approchait, il y avait également
un colis pour moi. Il contenait une carte adressée à « Mlle la
Duchesse de Y ork – Carine Z sa Z sa Gabor Ivana Marie Trump
McCandless ». À l’intérieur, il avait écrit : « Joyeux anniversaire à ma
petite sœur, la prochaine Leona Helmsley ! » Le message n’était pas
très subtil. Il savait que j’avais de l’ambition et voulais monter ma
propre affaire, m’avait entendue me vanter de mon bel appartement
et de ma voiture neuve, avait vu comment je m’habillais quand j’étais
venue à Atlanta. Walt et Billie lui avaient sans doute annoncé que je
revenais vivre chez eux. Comme d’habitude, mon frère et moi nous
comprenions à demi-mot. Ces cadeaux expédiés par la poste
signifiaient qu’il ne passerait finalement pas me voir avant son
voyage, ce que je comprenais sans peine. Il m’apprenait qu’il allait
prendre le large, me recommandait de faire attention et me mettait
en garde pour que je ne devienne pas aussi matérialiste que nos
parents.
Le colis contenait son blouson de cuir adoré, qu’il avait porté
automne comme hiver pendant tout le lycée et la fac ; une lampe de
bronzage ; un assortiment de vêtements pour femme de chez
Britches Great Outdoors ; et une bouteille de cidre. Bien qu’il ait pris
soin de rester évasif dans sa lettre à nos parents, ces objets m’en
disaient long. Le blouson serait là pour moi quand j’aurais besoin de
réconfort. La lampe, elle, ne lui serait plus d’aucune utilité sur la
route. Les vêtements de chez Britches me firent sourire : comme je
me l’étais promis à Atlanta, je lui avais acheté des vêtements dans
ce magasin dès mon retour. Il les avait visiblement tous rapportés et
échangés. Je l’imaginais très bien se diriger vers la caisse, les bras
chargés d’articles encore munis de leurs étiquettes, et demander à
une vendeuse de l’aider à choisir des tenues pour sa sœur. Ce
n’était pas du tout mon style, mais je compris le message : « Bien
essayé, sœurette, mais non merci. » Où qu’il aille désormais, il se
moquait d’être bien habillé.
La signification de la bouteille de cidre était tout aussi claire : il
voulait trinquer à l’aventure et aux nouveaux départs.
Peu de temps après, un autre paquet arriva pour mes parents.
C’était une petite liasse de lettres portant un tampon « Retour à
l’envoyeur ». Maman et papa ne tardèrent pas à deviner que Chris
avait quitté Atlanta sans leur dire au revoir ni laisser d’adresse. Au
lieu d’une inquiétude légitime, leurs visages n’exprimaient que du
ressentiment et de la frustration : ils avaient perdu le contrôle sur
leur fils.
« Tu étais au courant ? me demandèrent-ils.
— Non, pas du tout. »
J’espérais qu’ils se remettraient en question, mais cela n’arriva
pas. Le fait qu’ils puissent être en partie responsables ne leur
effleura même pas l’esprit. À ma connaissance, ils n’en parlèrent
jamais entre eux. Chris était parti parce que c’était Chris. Chris était
excessif. Chris était égoïste.
Je finis par admettre que je m’étais bercée d’illusions et que le
changement dont j’avais rêvé ne se produirait jamais. S’ils étaient
incapables de comprendre leur fils malgré ce geste désespéré,
comment pourraient-ils me comprendre un jour ? J’étais tombée
dans le même piège que mes frères et sœurs en reculant pour
mieux sauter. Quand on me proposa du travail à Virginia Beach, je
décidai de quitter Annandale pour de bon.
Je partis donc vers le sud pendant que Chris avançait vers l’ouest.
Même si je n’avais aucun moyen de le contacter, je me sentais
toujours liée à lui. Aucun de nous deux ne savait ce qui l’attendait,
mais nous n’avions nulle envie de regarder en arrière.
Deuxième partie
FORCE

« La force ne réside peut-être pas dans le fait de ne jamais


avoir été brisé, mais dans le courage qu’il faut pour réparer ses
fêlures. »
Kristen Jongen, G rowing Wings
Chapitre 7

Au milieu du béton et de l’acier de Manhattan s’étend le célèbre


poumon vert de Central Park. Les pelouses, les lacs et les aires de
jeux offrent depuis longtemps aux New-Y orkais un peu de répit loin
du chaos et du bruit de la ville. La veille de mes vingt et un ans, je
me tenais sous un belvédère près d’Oak Bridge, dans la partie du
parc appelée Ramble. Ce voyage à Manhattan n’avait pourtant rien
à voir avec mon anniversaire ; j’étais là pour le mariage de ma sœur
Shelly.
Je ne connaissais pas bien son fiancé, mais il m’apparaissait
comme un homme adorable, dont le caractère posé contrebalançait
parfaitement le tempérament de feu de Shelly. Tous deux étaient des
passionnés, mais alors que Shelly pouvait parfaitement jeter une
bouteille de vinaigrette par terre pendant une dispute, Augustine
était plutôt du genre à terminer tranquillement son dessert tout en
poursuivant son argumentation.
Ma sœur et moi nous étions un peu éloignées depuis quelques
années. Elle était occupée à construire sa vie pendant que je
détruisais la mienne, puis tentais de réparer les dégâts. Lorsque
nous nous parlions, c’était désormais sur un pied d’égalité. Je n’étais
plus la gamine qu’elle s’amusait à faire tourner en bourrique. Quand
j’étais plus jeune, elle adorait me poser des questions gênantes
devant les autres : « Dis, Carine, tu sais ce que c’est que le sexe ?
Allez, explique-nous ! » Et elle ricanait tandis que je m’empêtrais
dans des définitions maladroites. Nos conversations étaient
maintenant beaucoup plus franches. Elle s’adressait à moi comme à
une sœur, et non une petite sœur. J’avais quitté la maison familiale ;
j’étais adulte. Elle me confia ainsi que son horloge biologique
résonnait de plus en plus en fort – tout en tapant du pied en rythme
pour illustrer son propos –, mais qu’elle ne savait pas encore si son
fiancé et elle étaient prêts à avoir des enfants. Je lui répondis que
cette perspective me rendait nerveuse moi aussi, car je craignais de
ne pas être une bonne mère. Cet échange à cœur ouvert renforça
nos liens ; à partir de là, je considérai Shelly comme une amie et une
alliée.
Les deux années qui venaient de s’écouler avaient été riches en
rebondissements. Je vivais et travaillais désormais à Virginia Beach,
où je me sentais vraiment chez moi. À trois heures au sud de la
banlieue de Washington où j’avais grandi, c’était une ville tranquille
et sans affectation. Les gens se moquaient pas mal de la marque de
votre voiture ou de vos vêtements. Et le paysage était magnifique.
Je voyais la mer depuis le seuil de ma maison, située à dix minutes
de la côte et à vingt de la campagne. Sans avoir quitté l’État de
Virginie que je connaissais bien, j’étais hors d’atteinte des vibrations
négatives d’Annandale.
Je m’étais inscrite en gestion d’entreprise et comptabilité à
l’université d’Old Dominion. Cela me fit du bien de ne penser qu’à
moi pendant quelque temps. Entre mes études et mon poste de
secrétaire à plein temps dans un cabinet d’experts-comptables, je
n’avais pas beaucoup de temps libre.
Pourtant, c’est accompagnée de mon nouveau fiancé, un homme
formidable qui m’avait redonné confiance en l’amour, que j’avais fait
le voyage jusqu’à New Y ork. Chris Fish était technicien en chef chez
l’un des « clients pétroliers » de mon cabinet – une station-service
dotée de plusieurs aires d’entretien. Nous nous étions rencontrés
sous le capot d’une Volkswagen Rabbit de 198 1, la voiture bon
marché qui avait remplacé ma Honda. J’étais passée déposer des
papiers à la station, et le moteur Diesel fatigué avait choisi ce
moment pour faire des siennes.
Alors que j’ouvrais le capot pour voir ce qui clochait, une voix
grave s’était élevée derrière moi :
« Qu’est-ce qu’elle a, cette petite beauté ?
— Je ne sais pas encore, avais-je répondu, la tête et les mains
dans le moteur. Ça doit venir de la batterie ou de l’alternateur. Je me
demande s’il charge correctement. La courroie n’est pas toute jeune,
mais elle tient encore bon. »
En levant le nez, j’avais découvert un homme extrêmement
séduisant vêtu d’une combinaison Shell. Musclé, la peau mate, les
yeux bruns, les cheveux et la moustache presque noirs, il mesurait
plus d’un mètre quatre-vingts. Il m’avait décoché un sourire
ravageur. Le courant était tout de suite passé entre nous.
« Oh, pardon… vous parliez de moi ou de ma voiture ? », avais-je
repris avant de détourner les yeux, gênée d’avoir flirté si
ouvertement avec lui.
Non mais j e rêve, est-ce que j ’ai vraiment dit ça ?
« Hum, un peu des deux ! avait-il répliqué en riant. Vous vous y
connaissez en mécanique ?
— Je me débrouille, mais pas au point de savoir dans quoi
investir. Les bornes de la batterie sont bien serrées, et elle est
remplie d’eau. Mais je n’ai rien pour tester la charge.
— Pas de problème. Vous êtes tombée en panne au bon endroit.
Je m’appelle Chris.
— Comme mon frère ! avais-je commenté tandis qu’il me serrait la
main et me conduisait à l’intérieur. Moi, c’est Carine.
— Carine ? Très joli. Oui, mon prénom est loin d’être original.
C’est pour ça qu’on m’appelle plutôt par mon nom de famille : Fish. »
Il m’avait tendu un formulaire de révision à remplir.
« C’est sûr que c’est moins courant. Alors, Chris Fish, il va y en
avoir pour combien de temps ? »
J’avais déjà pris beaucoup de retard.
« On est un peu débordés aujourd’hui, mais j’ai un créneau en
début d’après-midi. Vous bossez pour Thompson, c’est ça ?
— Oui.
— Que diriez-vous si je vous raccompagnais au bureau et que je
vous rappelais un peu plus tard, quand j’aurai compris pourquoi
votre petit lapin blanc ne veut plus courir ? », m’avait-il galamment
proposé, en clin d’œil au modèle de la voiture.
Les embouteillages nous avaient ralentis juste assez pour que
nous prenions conscience de notre attirance commune, qui allait
bien au-delà des questions de mécanique. Ce soir-là, en même
temps que la facture des réparations, j’avais décroché un rendez-
vous.
Il était venu me chercher le samedi suivant dans une Toyota
Corolla toute propre, en s’excusant parce que sa Jeep était en cours
de rénovation. Je lui avais parlé de la Corvette qui se trouvait encore
chez mes parents. Nous avions dîné au Hot Tuna, un restaurant
réputé pour ses fruits de mer. Comme je n’avais pas encore l’âge de
boire de l’alcool, il avait commandé un soda pour m’accompagner.
Plus nous parlions, plus je me sentais à l’aise avec lui. Il savait
écouter et n’avait pas peur de se confier.
Fish n’était pas seulement beau ; c’était un homme intelligent et
travailleur. Il rêvait d’ouvrir un jour son propre garage. Il avait six ans
de plus que moi et, malgré notre jeune âge, nous étions tous deux
très ambitieux. Nous voulions la même chose : décider de notre
avenir et le bâtir de nos mains. Fish vivait seul mais avait choisi de
s’installer à une rue de chez sa mère, dont sa sœur et lui étaient
restés très proches. Comme il avait lui aussi grandi auprès d’un père
violent, nous en avions discuté ouvertement. Je préférais aborder
sans attendre les sujets douloureux, y compris mon histoire avec
Patrick. Je ne voulais rien lui cacher. Après le dîner, nous nous
étions promenés sur la plage. Je commençais à m’imaginer un
avenir auprès de Fish, même si je gardais en mémoire les paroles
de mon frère : « Les hommes essaieront forcément de profiter de
toi… Toi seule détiens la clé de ton bonheur. »
Le lundi qui avait suivi notre premier rendez-vous, j’avais reçu une
douzaine de roses accompagnées d’une carte qui disait : « Merci
pour cette merveilleuse soirée et cette conversation passionnante.
J’ai hâte de te revoir. »
Quelques semaines plus tard, nous étions officiellement en
couple. Nous passions presque tout notre temps libre ensemble ; le
samedi, nous nous rendions dans des salons automobiles, et le
dimanche à la messe puis chez sa mère. Je me sentais en sécurité
avec Fish ; je pourrais être heureuse avec lui. C’était l’antithèse des
hommes contre lesquels mon frère m’avait mise en garde. Il était
fondamentalement bon.
Nous avions emménagé ensemble au bout de quelques mois.
Quand il m’avait demandée en mariage, j’avais été ravie, mais pas
surprise. Cet engagement était une étape logique sur notre chemin.
Nous étions plus forts quand nous marchions main dans la main.
Malgré mon excitation, nous n’avions pas encore fixé de date. Je
lui avais demandé d’attendre le retour de mon frère, au bras duquel
je voulais m’avancer vers l’autel.

Shelly avait elle aussi décidé de rompre avec la coutume qui


voulait que la mariée soit conduite par son père.
Le jour de la cérémonie, il faisait un temps idéal ; le soleil brillait
dans un ciel ponctué de légers nuages cotonneux. Nous nous
tenions sous la pergola avec Sam, sa femme, son fils, Walt, Billie, la
mère et la sœur du fiancé et quelques amis proches.
Shelly était resplendissante. Son fiancé Auggie et elle avaient tenu
à se marier en petit comité dans un cadre naturel, à un endroit qu’ils
fréquentaient souvent au début de leur relation. Les futurs époux se
moquaient des traditions et, dans la mesure où ils prenaient tous les
frais en charge, la simplicité s’était également imposée pour des
raisons économiques. Ils avaient choisi une femme pasteur
œcuménique. Leurs vœux parlaient essentiellement d’humanité,
d’amour et de partage. Shelly portait un petit bouquet de gardénias
blancs parfumés, et tous deux étaient vêtus de noir et blanc,
symbole de leur désir de sobriété.
Après la cérémonie, Billie fit des commentaires à mi-voix sur ce
choix contrasté. Augustine étant originaire des Caraïbes, elle disait
des choses comme :
« Il a une couleur intéressante, non ? »
J’ignorais ses questions et remarquai que Shelly faisait de même
– ou du moins, essayait.
Le dîner se déroula à la Tavern on the Green. Les deux mariés
travaillaient comme serveurs dans ce restaurant de luxe, et leurs
collègues se chargèrent d’animer les conversations. On pouvait
facilement naviguer d’un groupe à l’autre et s’éclipser en cas de
besoin. La fête principale aurait lieu la semaine suivante à Denver,
avec Marcia et l’ensemble de nos frères et sœurs. On attendait
environ soixante-quinze convives, au nombre desquels Walt et Billie
ne figuraient pas.
Shelly me confia qu’elle avait hésité avant de les inviter à la
cérémonie. Mais, à vingt-sept ans, elle avait pris du recul avec tout
cela. Elle essayait de maintenir des relations aussi apaisées que
possible avec eux, et c’était finalement plus simple de les supporter
une journée que de gérer la crise que leur exclusion aurait
entraînée.
Sam, doué depuis toujours d’un esprit d’analyse et de synthèse,
les surnommait depuis quelque temps « la Mascarade ». À l’instar
de nos frères et sœurs, Chris et moi avions appris très jeunes à
réagir avec humour face aux simagrées de nos parents. Ce qui
n’était au départ qu’un mécanisme de défense avait pris de l’ampleur
en même temps que leur démesure, au point que nous finissions par
éclater de rire devant l’absurdité de leurs actes. Pour le mariage de
Shelly, la Mascarade se montra unie dans l’adversité.
L’absence de Chris était particulièrement notable en ce jour de
fête. Comme souvent, je me demandais où il pouvait être. Walt et
Billie avaient engagé un détective privé pour le localiser ; quand il
était revenu bredouille, je m’étais réjouie pour mon frère. Puis
l’homme avait découvert que Chris avait légué le reste de sa bourse
d’études à l’association humanitaire Oxfam. Mes parents avaient
enfin compris qu’il était parti pour de bon et ne souhaitait pas être
retrouvé.
Je n’avais aucune nouvelle de lui depuis plus de deux ans. Mais,
contrairement aux gens qui gravitaient autour de notre famille durant
cette période, je ne m’interrogeais pas sur les raisons de sa
disparition. Il avait divorcé de nos parents et savait que je ne lui en
voudrais pas de son silence. Le moment venu, il sonnerait à ma
porte – cela ne faisait aucun doute. Je sentais sa présence à mes
côtés. Ce soir-là, en me promenant sur la terrasse après le dîner, je
pris des notes dans ma tête pour tout lui raconter plus tard : les
immeubles et les tours surgissant de façon peu naturelle derrière les
arbres de Central Park ; nos parents, tout aussi artificiels ; Shelly
faisant la sourde oreille aux piques de ma mère. Il aurait adoré voir
Billie se raidir devant le caractère non conventionnel de la
cérémonie. Quand elle avait évoqué la couleur du marié, j’aurais juré
entendre Chris ricaner.
Fish en avait peut-être assez, par moments, de ce frère qu’il
n’avait jamais rencontré et qui occupait pourtant une place énorme
dans notre relation. Mais il ne dit jamais rien qui puisse me le laisser
penser – même si cela nous empêchait de fixer une date pour le
mariage. Il semblait comprendre le lien qui nous unissait. Je lui
parlais si souvent de Chris qu’à force il avait l’impression de le
connaître. C’était sans doute pour cette raison qu’il avait accepté de
l’attendre.

De retour chez nous, à Virginia Beach, Fish et moi reprîmes le


travail. Mon fiancé souffrait depuis quelque temps de maux de tête à
répétition que les médecins attribuaient à une infection de
l’oreille interne. Quand la douleur devint subitement insupportable et
qu’il commença à perdre l’équilibre, il comprit que c’était plus grave.
On nous apprit alors qu’il était atteint d’une tumeur au cerveau. Les
spécialistes nous rassurèrent très vite : elle n’était pas cancéreuse
et, vu son emplacement, pouvait être retirée. Robuste et en bonne
santé, Fish récupéra rapidement. Cette frayeur nous fit néanmoins
l’effet d’un électrochoc et nous poussa à prendre notre vie en main.
Au cours de l’année précédente, je l’avais plusieurs fois
encouragé à concrétiser son rêve de monter son entreprise. J’étais
convaincue que ses compétences alliées à mon sens de
l’organisation nous permettraient de réussir à coup sûr. Armés de
cinq cents dollars, des boîtes à outils bien équipées de Fish
semblables à des réfrigérateurs compartimentés, et des flyers que
j’avais imprimés au travail, nous nous préparâmes à sauter le pas.
Nous avions loué un petit garage comprenant deux aires de travail
et un bureau. Fish demanda à quelques amis de l’aider à installer
des plans de travail et des étagères. Sa mère fabriqua une grande
enseigne que nous accrocherions au-dessus de la porte. Pendant ce
temps, j’aménageai le bureau qui servirait également de salle
d’attente pour les clients. Le propriétaire fut enchanté de la vitesse à
laquelle nous avions transformé les lieux grâce à un peu
d’ingéniosité, une bonne dose d’huile de coude et quelques couches
de peinture.
Dès le départ, nous avions décidé de nous démarquer de nos
concurrents. Au lieu des traditionnels posters de femmes dénudées
chevauchant divers véhicules, nous avions choisi des affiches
industrielles et des panneaux métalliques aux couleurs de nos
fournisseurs. Nous avions repeint l’atelier en rouge, noir, gris et
blanc. Le bureau, avec ses teintes plus douces, était un copié-collé
de notre salon. J’avais utilisé nos restes de peinture, récupéré une
partie de notre canapé d’angle – coussins et couvertures compris –
et transformé notre table de salle à manger Ikea en bureau. Fiers de
mon esprit d’entreprise, mes parents m’avaient donné quelques
conseils et offert un meuble de classement. Papa m’avait
recommandé la lecture d’Un barbier riche de David Chilton pour que
j’apprenne à investir intelligemment. Car, malgré les luxes qu’ils
s’accordaient, mes parents avaient toujours économisé plus qu’ils ne
dépensaient. J’espérais avoir hérité du sens de l’organisation et des
talents relationnels de ma mère. Notre garage n’était pas bien grand,
mais nous étions très excités par ce nouveau départ.
Fish partait tôt le matin et rentrait tard le soir. Comme l’atelier
n’était qu’à quelques minutes de mon cabinet d’experts-comptables,
je lui donnais un coup de main pour les devis et le démarchage
durant mes pauses déjeuner. Et, en fin de journée, je le rejoignais
afin de m’occuper de la comptabilité et des factures. Je m’étais
arrangée pour que la majorité de mes cours tombe le soir et le week-
end. En période de vacances, je passais encore plus de temps au
garage. Je gérais les comptes clients et fournisseurs, faisais de la
prospection et écoutais avec attention tout ce que m’enseignait Fish.
Nous nous constituâmes peu à peu une clientèle fidèle, composée
aussi bien d’hommes que de femmes rassurées par ma présence.
Fish était un excellent mécanicien, et mes connaissances en la
matière ne cessaient d’augmenter. Nous travaillions vite, bien, nous
étions honnêtes : le bouche-à-oreille ne tarda pas à fonctionner, et
les affaires décollèrent. Je pus bientôt démissionner de mon travail
au cabinet pour me consacrer au garage à plein temps. J’étais enfin
mon propre patron. Cela me donnait une sensation de toute-
puissance très agréable. Pourtant, je m’étais juré de ne jamais
travailler avec mon conjoint. J’avais trop souvent été témoin des
dérives que cela pouvait entraîner. Mais Fish n’avait rien à voir avec
papa. Il était facile à vivre et appréciait mes efforts.
Mes parents nous rendaient visite de temps en temps, notamment
quand ils descendaient l’Intracoastal Waterway à bord de leur voilier.
Ils passaient quelques jours chez nous, nous laissant parfois Buck.
Ils étaient plus ou moins à la retraite et voyageaient beaucoup.
« As-tu des nouvelles de ton frère ? me demandaient-ils sans
cesse.
— Non, rien », répondais-je avec franchise, malgré leurs regards
soupçonneux.
Nous avions rétabli un semblant de relation. Lorsque nous nous
voyions, c’était selon mes conditions et le plus souvent sur mon
terrain. Mais l’absence de Chris, dont j’avais pris mon parti, minait
nos parents. Maman me confia qu’elle laissait toujours un mot sur la
porte quand ils quittaient la ville, au cas où il rentrerait. Dans la rue,
elle dévisageait les jeunes hommes qui portaient des sacs de
randonnée. Papa n’arrivait pas à concevoir que ses nombreuses
relations au sein du gouvernement ne suffisent pas à lui faire
retrouver la trace de son fils. Quelles qu’aient été leurs motivations –
inquiétude sincère, frustration de ne pas pouvoir contrôler sa
nouvelle vie, ou encore simple colère –, je compatissais. Ils
souffraient et devaient donc logiquement éprouver des remords.
J’espérais que la douleur provoquée par la disparition de mon frère
nous rapprocherait. C’était aussi ce que voulait Chris. « Ce sera
peut-être différent pour toi, Carine, m’avait-il écrit dans sa dernière
lettre. Peut-être qu’après mon départ, ils te témoigneront enfin un
peu de respect. »
J’ignorais si ce serait possible, et si Chris accepterait de leur
reparler un jour. Ils se croiseraient forcément à mon mariage. Malgré
tout ce que mes parents m’avaient fait, je rêvais encore d’une vie de
famille apaisée. Je commettais la même erreur qu’eux : j’essayais de
nous faire rentrer dans un moule qui ne nous ressemblait pas.
Chapitre

Le soir du 17 septembre 1992 , environ sept semaines après le


mariage de Shelly, j’emmenai mon rottweiler, Max, courir là où la
baie de Chesapeake s’ouvrait sur l’océan Atlantique. Fish et moi
louions un duplex au bord de la plage en attendant que notre maison
soit terminée.
Max adorait tellement l’eau qu’on aurait dit un labrador. Dès que je
m’arrêtais pour reprendre mon souffle, je le détachais et le laissais
jouer dans les vagues. Ravi, il ne revenait vers moi que lorsqu’un
homme approchait. Fixant d’un regard méfiant le pauvre promeneur,
il se plantait entre nous, les oreilles en alerte. Il ne grognait pas,
n’aboyait pas, ne bougeait pas d’un poil. Sa carrure et la réputation
de sa race suffisaient à faire passer le message. Puis, dès que
l’homme s’était suffisamment éloigné, Max redevenait un chiot
espiègle. Il contemplait tour à tour la mer et le jouet que je tenais à la
main, attendant que je le lance pour bondir à sa poursuite.
Ce jour-là, en rentrant à la maison, je le lavai comme d’habitude
dans l’allée en béton. La vase dégoulinait de son épais pelage noir
pour aller se mêler à la terre sableuse du jardin. Alors que je
commençais à le shampouiner, j’eus la surprise de voir approcher la
Toyota marron de Fish.
« Regarde, mon grand ! Papa rentre de bonne heure ! », lançai-je
à Max en lui donnant quelques tapes sur le flanc avant de passer
mon bras autour de son cou pour le maintenir sous le jet d’eau.
Fish resta assis dans la voiture un long moment, moteur coupé.
Lorsqu’il sortit enfin, il se dirigea vers la maison sans un regard pour
nous.
« Qu’est-ce qui lui arrive ? », demandai-je au chien, qui avait l’air
de se poser la même question.
Peu après, Fish nous rejoignit.
« Je croyais que tu devais finir tard ? », lançai-je.
Il se pencha et commença à rincer Max avec des gestes
vigoureux.
« Il faut que je te parle.
— Attends, tu laves le chien ? Incroyable, le taquinai-je. Qu’est-ce
qu’il y a ?
— Rentrons. »
Je restai plantée là, le tuyau à la main, pendant qu’il s’éloignait
avec Max.
« Euh… d’accord », marmonnai-je en fermant le robinet pour les
suivre à l’intérieur.
Fish avait déjà conduit le rottweiler à l’étage. Il était assis sur le
canapé du salon, la tête dans les mains, les yeux rivés sur la
moquette beige. J’essayai de deviner ce qui n’allait pas. Nous
venions d’engager deux nouveaux mécaniciens pour répondre à
l’augmentation de notre activité. Lorsqu’ils se retrouvent en huis
clos, les hommes ont tendance à plaisanter de façon pas toujours
très subtile. En voyant Fish dans tous ses états, je crus que l’un
d’entre eux avait prétendu m’avoir vue en ville avec un autre
homme. Mon compagnon n’était pas d’un naturel jaloux, et je ne
l’avais jamais trompé ; je n’avais donc pas très envie de me lancer
dans cette conversation.
J’allai rincer le collier de Max dans l’évier de la cuisine. Lorsque je
revins au salon, Fish n’avait pas bougé. Je m’assis près de lui et
posai la main sur son genou.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? Les gars te mènent la vie dure ? »
Fish leva vers moi des yeux rouges et désespérés.
Et c’est là que mon monde s’écroula.
« C’est ton frère, répondit-il lentement. Ils l’ont retrouvé. Il est
mort. »
En cet instant, je pris brusquement conscience du temps, de
l’espace et de ma place dans l’univers. Une douleur atroce me
transperça. Ma main tomba du genou de Fish. Ma vue se brouilla,
tout devint noir et je me sentis aspirée par un vortex incontrôlable –
une force sinistre qui m’écrasait et me donnait le tournis.
« Non, protestai-je. Chris n’est pas mort. »
Puis je fermai les yeux, enfonçai mes ongles dans le tissu du
canapé et éclatai en sanglots. J’entendais Max gémir et gratter à la
porte de la chambre. Les bras tendres et solides de Fish se
refermèrent autour de moi tandis qu’il essayait de trouver les mots
pour me réconforter.
« Non ! Lâche-moi ! Chris n’est pas mort ! Il n’est pas mort ! »,
hurlai-je en le repoussant.
Je voulais que ça s’arrête. Je voulais que Fish se taise, que la
terre cesse de tourner, que mon cœur cesse de battre – toutes ces
choses qui m’obligeaient à vivre alors que Chris n’était plus.
Je me réfugiai à l’autre bout du canapé et me recroquevillai en
position fœtale. J’exigeai que Fish me laisse seule, alors qu’il voulait
pleurer avec moi. Il fit les cent pas dans la maison pendant des
heures. À la tombée de la nuit, j’étais toujours complètement
hystérique. Épuisée, je finis par m’abandonner à l’étreinte dont
j’avais désespérément besoin.
Je ne sais plus comment j’appris ensuite que le corps de Chris
avait été retrouvé au milieu de nulle part en Alaska. Peut-être encore
par Fish. Le fossé entre ce que j’entendais et ce que je comprenais
était un abîme sans fond.
Dans un état semi-comateux, je parvins à me hisser jusqu’à
l’étage pour prendre une douche chaude. Le simple fait de me laver
et de préparer un sac me parut insurmontable. J’évoluais au ralenti
dans une sorte de brume sombre. Je n’avais envie d’aller nulle part,
de ne voir personne, mais le devoir m’imposait d’être auprès de mes
parents.
Avant de quitter la ville, je demandai à Fish de s’arrêter devant
notre église. Malgré l’heure tardive, la porte était encore ouverte. J’y
entrai seule, en larmes, et tombai sur le chef de chœur qui
s’apprêtait à fermer pour la nuit.
« Que vous arrive-t-il, ma chère enfant ? me questionna-t-il en
posant une main sur mon épaule.
— Mon frère est mort », balbutiai-je. Prononcés à voix haute, ces
mots me parurent absurdes. « Il était parti randonner en Alaska. On
vient de retrouver son corps.
— Oh, mon Dieu ! J’ai lu cette histoire dans le journal. C’est votre
frère ? »
Il me dévisageait, incrédule. Plus tard, j’apprendrais que le New
York Times avait publié un article intitulé « Mort en pleine nature, le
récit terrifiant d’un jeune randonneur ». L’article ne mentionnait pas
le nom de Chris, dont l’identité n’était pas encore confirmée. Sam ne
l’avait identifié que le matin même grâce à une photo. L’empathie du
chef de chœur prit une dimension brutalement concrète lorsqu’il
comprit qu’il se tenait face à un membre de la famille. Je vis alors se
peindre sur son visage une expression qui me deviendrait bientôt
familière.
« Puis-je m’asseoir un moment dans la chapelle ? l’implorai-je en
jetant un coup d’œil à son trousseau de clés.
— Oh, bien sûr. Restez aussi longtemps que vous voudrez. »
Je m’avançai sur le tapis rouge bordeaux qui séparait les travées,
en direction de l’autel vers lequel j’avais imaginé que Chris me
conduirait un jour. Là, je tombai à genoux. Je nous revis, enfants,
assis sur les bancs de Saint-Matthew, priant Dieu pour qu’il nous
protège du mal.
« Pourquoi ? » L’écho de ma voix se répercuta sous la nef.
« Pourquoi l’as-tu laissé mourir ? » Je posai mon front sur les
marches de l’autel, mes larmes s’écrasant sur le sol. « Pourquoi ?
Que suis-je censée faire, maintenant ? Comment vais-je y arriver ?
Pourquoi me l’as-tu enlevé ? »
Je ne savais même pas ce que j’étais venue chercher, ni ce que
j’espérais. J’aurais voulu que la lumière dont le révérend Smith me
semblait auréolé lorsque j’étais petite m’enveloppe en cet instant.
J’aurais voulu que le ciel s’ouvre et qu’elle descende sur moi, qu’elle
me soigne, qu’elle explique tout, qu’elle m’aide à comprendre, à
accepter. Qu’elle m’apporte la paix.
Évidemment, il n’en fut rien. Je finis par ressortir de l’église, aussi
confuse et malheureuse que je l’étais en entrant.
Je sanglotai pendant les quatre heures de trajet jusqu’à Windward
Key. Je ne voulais pas retourner là-bas. Je ne voulais pas voir Walt
et Billie.
Nous arrivâmes avant l’aube, dans la fraîcheur de la nuit
d’automne. Mes jambes pesaient si lourd que j’eus du mal à monter
les marches de l’entrée. Heureusement, mes parents dormaient
encore. J’étais assaillie par des émotions contradictoires, partagée
entre la tristesse et l’exaspération.
Au matin, je restai prostrée sur le canapé pendant que Sam
donnait plus de détails à Fish. Chris avait fait beaucoup d’efforts
pour cacher son identité ; la police d’Alaska avait mis près de deux
semaines à nous localiser.
Un début de piste lui avait été fourni par un habitant d’Alaska, un
certain Jim Gallien. En lisant une brève dans l’Anchorage Daily
News à propos d’un jeune randonneur décédé, il avait déduit qu’il
pouvait s’agir du garçon qu’il avait pris en stop au printemps
précédent. Les policiers avaient développé une pellicule photo
retrouvée près du corps, et Gallien avait confirmé que les portraits
correspondaient. Chris lui ayant raconté qu’il venait du Dakota du
Sud, les enquêteurs avaient commencé par chercher de ce côté.
Un cultivateur de blé nommé Wayne Westerberg, pour qui mon
frère avait travaillé et avec qui il avait sympathisé, en avait entendu
parler à la radio. Craignant qu’il s’agisse de Chris – ou plutôt d’Alex,
le nom sous lequel il le connaissait –, il avait contacté les autorités et
leur avait communiqué le numéro de sécurité sociale du jeune
homme. Grâce à cette information, la police avait découvert que
Chris était en réalité originaire de Virginie. Comme Walt et Billie ne
vivaient plus à Annandale, c’était le numéro de Sam qu’ils avaient
trouvé en cherchant « McCandless » dans l’annuaire. En recevant
son autoportrait par fax, ce dernier avait immédiatement reconnu
son frère – bien que le jeune homme de la photo n’ait plus grand-
chose à voir avec le Chris qu’il avait vu pour la dernière fois à
Windward Key.
Ainsi, dans l’après-midi du 17 septembre, Sam s’était vu confier la
lourde tâche d’annoncer à Walt et Billie la mort de leur fils. Il avait
ensuite téléphoné au garage, où il était tombé sur Fish. Il avouerait
plus tard s’être senti soulagé de ne pas m’avoir parlé directement,
tout en regrettant d’avoir transmis son horrible mission à mon
compagnon.
*

Fish dut bientôt repartir pour Virginia Beach, où l’attendait une


longue liste de voitures à réparer. Je passais la plus grande partie de
mes journées dans le salon de mes parents, en état de choc,
insensible à ce qui déroulait autour de moi. Sam et sa femme,
Michele, prirent les choses en main avec beaucoup de courage et de
bonne volonté, mettant de côté leurs différends avec Walt et Billie.
Sam répondait aux appels de la police de Fairfax, en Virginie, et du
bureau du médecin légiste de Fairbanks, en Alaska. On nous
réclamait le dossier dentaire de Chris afin de l’identifier
formellement ; Sam se chargea de l’envoyer. Ma mère refusait de
voir la photo tant que les empreintes n’auraient pas confirmé sans
aucun doute possible qu’il s’agissait de son fils.
Le moment venu, elle s’assit dans la cuisine et attendit que Sam
pose le portrait sur la table. Tout son corps tremblait lorsqu’elle leva
enfin les yeux. Malgré ses efforts pour les retenir, les larmes se
mirent à couler le long de son nez et de son menton. Puis un
gémissement inhumain monta de sa gorge. Quand Sam la prit dans
ses bras, elle s’effondra contre lui. Mon père, debout à côté, tentait
de garder le contrôle face à cette situation incontrôlable, incapable
de gérer sa douleur et encore moins celle de sa femme. La posture
de déni dans laquelle ils s’étaient toujours réfugiés n’était plus
envisageable. Je me précipitai vers ma mère et la serrai contre moi,
acceptant enfin de partager sa souffrance.
Le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Michele finit par rédiger un
communiqué de presse au nom de toute la famille. Pourquoi diable
les gens s’intéressent-ils à cette histoire ? me demandais-je, car
j’aurais voulu qu’il n’y ait rien à raconter. À la demande de mes
parents, je devais prendre l’avion avec Sam le lendemain. Nous
allions en Alaska récupérer Chris – ses cendres, ses affaires, tout ce
qu’il avait laissé derrière lui. J’étais surprise qu’ils n’y aillent pas eux-
mêmes, mais je leur obéis sans discuter. J’espérais que, une fois à
l’autre bout du pays, je découvrirais que tout cela n’était qu’une
énorme erreur. Peut-être que Chris avait réussi à monter une
incroyable mise en scène visant à se libérer une bonne fois pour
toutes du joug de nos parents ? Là-bas, je trouverais un message
m’expliquant les détails de ce plan ingénieux, avec une adresse où
le contacter.

Je n’ai aucun souvenir du vol au départ de Washington, ni des


diverses correspondances nécessaires pour arriver jusqu’en Alaska.
Je me rappelle par contre avoir pensé que cet État devait vraiment
être immense et très isolé pour avoir donné son nom à une
compagnie aérienne. À Fairbanks, notre première visite fut pour le
bureau du médecin légiste. Je n’avais encore jamais eu à régler de
formalités à la suite d’un décès. C’était beaucoup moins solennel
que je l’avais imaginé. Le légiste était une femme, dont la tenue
décontractée et le cabinet rustique me parurent réconfortants.
Elle nous remit les biens découverts en même temps que le corps
de Chris : une carabine 2 2 long rifle, une paire de jumelles, une
canne à pêche, un couteau suisse, un livre de botanique dans lequel
il avait tenu un journal succinct, son appareil photo Minolta, les
photos développées par la police à des fins d’identification, cinq
pellicules encore intactes, et plusieurs livres très usés. Il n’y avait
aucun message à mon intention.
Je fus choquée par la présence de l’arme. C’était la première fois
que j’en voyais une d’aussi près, et j’ignorais que Chris possédait un
permis. Mais devant les livres et le journal si représentatifs du frère
que j’aimais, je retrouvai le sourire qui avait disparu de mon visage
depuis trois jours. Walden ou la vie dans les bois d’Henry David
Thoreau et Le Docteur Jivago de Boris Pasternak, ainsi que des
romans plus légers comme L’Homme terminal de Michael Crichton,
et même un western de Louis L’Amour.
Chris adorait lire et se plongeait avec le même enthousiasme dans
des textes de philosophie ardus ou des ouvrages de pur
divertissement. Enfant, il avait soigneusement aligné les enquêtes
des Frères Hardy dans sa bibliothèque aux étagères bleues. C’était
également un grand fan de Ray Bradbury. Pendant que je lisais
La Petite Maison dans la prairie ou Black Beauty, il levait le nez de
son exemplaire d’Un coup de tonnerre afin de m’expliquer que le fait
d’écraser un papillon pouvait changer l’avenir de l’humanité. « Tous
nos actes ont des conséquences », m’assurait-il le plus
sérieusement du monde. Puis il passait à quelque chose de plus
distrayant comme Sam, chien du Texas, qu’il me donnerait après
l’avoir terminé.
J’écoutai la légiste, concentrée sur les mouvements de ses lèvres.
La majeure partie de ses phrases n’avait aucun sens pour moi, mais
certains mots se détachaient par moments avec une précision de
scalpel. « Dénutrition ». « Trente kilos ». « Décomposition ».
« Autopsie ». « Crémation ». Son évocation d’un chemin appelé la
piste Stampede et d’un bus abandonné me laissa perplexe. Elle se
montrait polie et respectueuse, mais, pour elle, tout cela n’était que
de la routine. Mon esprit épuisé se mit à divaguer. Même si je ne
m’imaginais pas faire son boulot, je me disais qu’aider les familles à
faire leur deuil devait lui apporter une certaine satisfaction. Puis mes
yeux se posèrent sur une petite plaque portant son nom : Freja
Loviswean. Je me demandai d’où elle venait et pourquoi elle était
venue s’enterrer au fin fond de l’Alaska. Sam vérifia quelques
chiffres, puis signa les papiers nécessaires afin qu’on nous remette
les affaires de Chris. Je serais chargée de récupérer ses cendres à
Anchorage le lendemain.
Après avoir pris des chambres dans un hôtel, nous allâmes dîner
en discutant de la suite des événements. Le restaurant était
agréable, sans être trop raffiné. Une série de tables en forme de
demi-lunes bordait la grande salle à manger. Je me laissai aller
contre le haut dossier arrondi de ma banquette, rêvant de rester
cachée là. C’était la première fois que je me retrouvais seule avec
Sam, de douze ans mon aîné. Il était doux et attentionné. Nous ne
parlâmes pas de ce que Chris avait fait. Ce n’était pas le moment
d’échanger des souvenirs d’enfance, de nous interroger sur ce qui
avait pu le conduire à de telles extrémités, d’essayer d’analyser ses
décisions. C’était l’heure de manger, alors c’est ce que nous fîmes.
J’eus beaucoup de mal à trouver le sommeil ce soir-là. Je voyais
Chris dans chaque recoin, derrière chaque porte de ma chambre.
Mais ces visions n’étaient ni agréables ni paisibles. Mon cerveau
traumatisé le représentait sous les traits d’un zombie en état de
décomposition avancée, les vêtements déchirés, les tripes à l’air et
les bras tendus vers moi. C’était terrible d’imaginer les souffrances
qu’il avait dû endurer. Personne n’aimait la vie autant que lui, et voilà
que tout était terminé. D’après la légiste, son agonie avait sans
doute été lente. Cela signifiait qu’il avait eu conscience de ce qui lui
arrivait – et ça, je ne pouvais pas le supporter. S’il ne m’avait pas
écrit de message, Chris en avait laissé un dans son campement. Il
expliquait qu’il était trop faible pour regagner la civilisation et
suppliait les éventuels randonneurs de passage de l’attendre
pendant qu’il cherchait à manger. Quand la légiste me l’avait montré,
j’avais tout de suite pensé au jour où je l’avais regardé trembler de
froid sur la plage, incapable de l’aider. Je finis par m’endormir à force
de pleurer.
Après une nuit agitée, je repartis avec Sam en direction de la plus
grande ville du plus grand État américain, afin d’accomplir la tâche la
plus importante de ma vie. Je me répétais juste de rester forte, car
j’avais renoncé à me préparer pour ce qui serait sûrement une de
mes pires expériences. Mais quand l’employé des pompes funèbres
me remit les cendres de Chris, je me sentis en fait plutôt soulagée.
Un calme absolu m’envahit. Oh.C’est tout ? Ce n’est pas lui. Il était
bien plus que ça. Le récipient était beaucoup plus simple que ce que
j’avais imaginé. Ce n’était même pas une urne, mais une boîte en
plastique marron. Elle était très grande, sans pour autant être
impressionnante. Mes yeux se posèrent sur l’étiquette blanche
collée sur le côté : « CHRISTOPHER R. MCCANDLESS » y était
inscrit en lettres majuscules. Or le deuxième prénom de Chris était
Johnson, comme le nom de jeune fille de notre mère. Je fus très
contrariée par cette erreur, mais ma colère retomba vite. Cette boîte
n’avait rien à voir avec ce qu’il avait représenté pour moi, et Chris
aurait été le premier à rire de cette coquille.
Profitant d’un moment où j’étais seule, je pris un stylo et
transformai soigneusement le R en J.
Puis je sortis de ma valise le petit sac à dos qui m’avait
accompagnée dans de nombreuses randonnées et que j’avais
apporté en Alaska dans un but bien précis. Je retournai la boîte sur
le côté afin de la glisser à l’intérieur. Mais je n’avais pas fait attention
à la manière dont elle était conçue ; lorsque la paroi latérale
commença à coulisser, je craignis de voir les cendres de mon frère
se répandre sur le sol ou s’envoler comme un nuage de poussière.
Heureusement, ses restes étaient protégés par un sac en plastique
transparent fermé par un petit lien rouge, comme ceux qu’on trouve
sur les sachets de pain de mie. Et les cendres n’étaient pas aussi
fines que je l’aurais cru. On aurait plutôt dit du gravier. Plus que
jamais, j’eus la sensation que ça ne pouvait pas être tout ce qui
restait de Chris.
Cela ne m’empêcha pas de serrer le sac contre moi pendant tout
le trajet de retour en Virginie.
Chapitre 9

Sam et moi ramenions avec nous le mystère entourant les affaires


de Chris. Personne ne savait quoi en faire. Papa passa
soigneusement en revue chaque élément, de la carabine jusqu’au
journal. Très concentré, il essayait de déterminer pourquoi Chris
aurait possédé chacun d’entre eux. Une fois son inspection terminée
et les objets alignés sur la table, maman s’approcha. Elle les porta
un à un à son visage, comme pour établir une connexion sensorielle
avec son fils. Puis chacun des membres de la famille présents à
Windward Key prit le temps qu’il lui fallait.
Nous espérions trouver quelques réponses à nos questions en
faisant développer les pellicules. Chris avait été absent de nos vies
pendant plus de deux ans, et ces photos – qu’il n’avait jamais vues –
nous en apprendraient un peu plus sur ce qu’il avait fait.
Après avoir récupéré l’enveloppe contenant les clichés au centre
commercial, je la contemplai un long moment sans l’ouvrir. Je
mourais d’envie de découvrir le visage de Chris, mais chaque image
me rappellerait que je ne le reverrais plus, ce à quoi mon cerveau
s’opposait. Je ne voulais pas – je ne pouvais pas – admettre qu’il ne
se tiendrait plus devant moi en chair et en os, qu’il ne me serrerait
plus dans ses bras protecteurs.
Finalement, de la même façon que j’avais été soulagée en
recevant ses cendres, feuilleter ces photos me fit sourire entre mes
larmes. La première chose qui me frappa fut que Chris avait l’air
heureux. E xit le visage pensif et souvent contrarié qu’il affichait sur
nos portraits de famille. Il semblait libre, parfaitement à sa place.
Personne ne l’avait forcé à poser devant l’appareil, à porter un
costume ou à sourire. Et pourtant, il souriait. De toutes ses dents. Je
lui avais déjà vu cette expression une fois, quand nous avions fait
une randonnée au pic Longs dans le Colorado avec nos parents,
Shannon et Quinn. Shawna, qui nous avait accompagnés jusqu’au
départ du chemin, avait préféré nous attendre dans la Suburban en
feuilletant des magazines de mode, les pieds sur le tableau de bord.
Cette journée d’été dans les Rocheuses avait été idyllique. Nous
avions pique-niqué à l’entrée du Boulder Field, une longue étendue
de rochers déposés là par le flot destructeur des écoulements
glaciaires. Mes frères et moi avions escaladé ces masses
sédimentaires de toutes tailles, testant leur solidité du bout du pied
avant de prendre appui dessus pour passer au suivant. On aurait dit
un gigantesque casse-tête. Chris et Quinn avaient décidé de monter
jusqu’à une arête rocheuse percée d’une brèche qu’on appelait le
Keyhole. Papa les y avait autorisés, à condition qu’ils n’aillent pas
plus loin. Nous les avions regardés progresser lentement jusqu’à
leur but, puis lever les bras au ciel d’un geste triomphant. Après
avoir jeté un coup d’œil dans le vide, ils nous avaient rejoints
tranquillement, avec un sourire aussi radieux que le soleil qui tapait
sur nos têtes.
C’était ce même sourire que je retrouvais aujourd’hui. L’une des
photos semblait avoir été prise peu de temps après le départ de
Chris d’Atlanta. Il était debout dans un lac bleu foncé, de l’eau
jusqu’à mi-cuisses. Sur une autre, équipé d’un chapeau de paille et
de solides chaussures de marche, il posait devant les montagnes de
la sierra Nevada. Un cliché plus amusant le montrait faisant du stop
au bord de la route, assis dans un transat et un verre à la main. Une
autre photo représentait de magnifiques chevaux sauvages. Mais
celle qui me toucha le plus avait été prise sur une route déserte,
sans aucun bâtiment, voiture ou être humain en vue. L’excitation
qu’on lisait dans ses yeux et les superbes montagnes enneigées à
l’arrière-plan ne laissaient aucun doute quant à sa destination. Plus
j’avançais dans la dernière pellicule, plus les images étaient dures à
regarder. Elles confirmaient néanmoins ce que j’avais toujours su :
Chris était parti en quête de paix et de bonheur. Dans un message
d’adieu laissé parmi ses affaires, il remerciait le ciel et disait qu’il
avait eu une belle vie. Sans connaître tous les endroits où il était allé
et malgré les émotions contradictoires qui m’envahissaient, j’étais
soulagée qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait.
À part cela, j’étais encore sous le choc. Je me forçais à sourire et
à garder la tête haute par égard pour mes parents. Carine la gentille
petite fille était de retour. J’estimais qu’il était plus simple de ne pas
lutter. Ma mère nous chargea, mes frères, mes sœurs et moi, de
résumer la vie de Chris sur quatre grands panneaux pour la veillée
funèbre du lendemain.
Elle me remit une boîte remplie de vieilles photos dans laquelle
elle n’avait pas eu le courage de mettre le nez. Shelly, Shawna, Sam
et moi nous plongeâmes dans ces souvenirs, triant les clichés par
date comme si nous exhumions notre enfance.
Le premier panneau était consacré aux premières années de
Chris.
« C’est là que tout a commencé », déclara Shelly en me tendant
une photo de ma mère datée d’avril 196 8 .
En maillot de bain, elle posait fièrement avec Chris, petit bébé
maigrichon d’à peine sept semaines. Shelly fronça le nez. Pendant
que maman exhibait sa jolie silhouette retrouvée, Marcia venait de
donner naissance à son cinquième enfant, Shannon. Une photo
d’elle à la même époque, épuisée par son accouchement et les
mauvais traitements de notre père, aurait raconté une tout autre
histoire que celle de Billie.
« Oh ! lala ! regardez-moi ça ! intervint Shawna en riant. J’avais
oublié qu’il était si mignon ! »
Elle nous montra un portrait sépia de vingt centimètres sur vingt-
cinq, où Chris prenait la pose comme il le ferait rarement par la suite.
Il était couché sur le ventre, vêtu d’un pyjama blanc si parfaitement
assorti à sa couverture duveteuse qu’on l’aurait cru enveloppé d’un
gros marshmallow. En appui sur un bras, il tenait son autre poing
devant son oreille. Ses immenses yeux bruns et rieurs étaient
tournés vers l’appareil. Il avait les lèvres entrouvertes, comme s’il
s’apprêtait à dire quelque chose de bien trop mûr pour son âge.
Le deuxième panneau allait de la maternelle à l’école primaire. Je
choisis une photo de Chris et moi, plantés devant un sapin de Noël
filiforme. Habillés pour l’église, nous nous tenions bras dessus bras
dessous au milieu des cadeaux. Au dos d’une autre photo de famille
prise au moment des fêtes, alors que j’avais un an et Chris quatre,
ma mère avait écrit : « Noël à la mer, 1972 – en attendant que la
dinde finisse de cuire. » Je me demandai ce que mes frères et
sœurs avaient ressenti ce jour-là, seuls chez eux avec Marcia, sans
savoir où se trouvait leur père. J’enfouis le cliché dans la pile des
rebuts.
L’image suivante représentait encore une plage. Elle datait de bien
des années plus tard, quand nous étions partis en vacances dans
une maison de location de la côte ouest avec plusieurs des enfants
de Marcia. Juste après la séance photo, nous nous étions retrouvés
coincés à l’extérieur pendant que maman et papa se disputaient – ce
jour-là, ils ne tenaient pas à avoir un public. Mes frères et sœurs, qui
avaient hérité du teint pâle de leur mère, avaient attrapé de gros
coups de soleil et passé le reste du séjour à soigner les énormes
cloques qui leur couvraient les épaules et le dos.
Sur une autre photo, Chris et moi étions entourés d’une montagne
de feuilles d’automne multicolores. Chris avait les mains enfouies
dans le pelage emmêlé de Buck.
« On adorait faire de gigantesques piles de feuilles mortes dans le
jardin de la maison d’Annandale, expliquai-je à mes sœurs. Et on
courait se jeter dedans. »
Elles sourirent et la firent passer aux autres.
Le troisième panneau était dédié au collège, au lycée et à la fac.
Sam choisit un portrait de Chris posant sur la piste de course avec
Andy. C’était le jour des prises de vue pour l’annuaire des élèves, et
les apprentis photographes du club étaient partout. Chris se tenait
pieds nus, les baskets sur l’épaule. Le grand sourire d’Andy
contrastait avec les lèvres pincées et le regard sombre de mon frère,
qui semblait avoir mieux à faire. Je me tournai vers Shelly :
« Tu te souviens qu’il portait le même tee-shirt et le même short
tous les j ours pour l’entraînement ?
— Oh que oui ! s’exclama-t-elle en riant. Je parie que cette tenue
aurait pu faire le tour de la piste toute seule. »
Shawna nous montra ensuite une photo de la fête organisée à
Annandale pour la remise de diplôme de Chris.
« Oui, je me souviens de cette soirée », murmurai-je.
Vêtu d’un costume à la Tony Bennett, Chris se tenait près de papa
assis au piano. Un grand chapiteau bleu, blanc et jaune avait été
dressé sur la terrasse pour l’occasion, et on apercevait des ballons
bleus et blancs – les couleurs de notre lycée – à l’arrière-plan.
Accompagné par papa, Chris avait chanté Tender is the Night. Il
avait une voix magnifique mais détournait toujours un peu les yeux
quand il chantait, comme par timidité. En réalité, il n’avait pas du tout
le trac et se retenait simplement de rire. Lorsqu’il croisait le regard
de quelqu’un dans l’assistance, un sourire gêné lui échappait parfois
sans qu’il puisse le cacher.
Le quatrième et dernier panneau devait montrer l’homme dont
nous n’avions pu partager les expériences parce qu’il avait coupé les
ponts avec notre passé douloureux. Celui qui souriait sur cette route
dégagée, celui qui faisait uniquement ce dont il avait envie – ou
besoin. J’aurais aimé en savoir plus sur ce qu’il avait vécu, sur les
gens qu’il avait rencontrés. Malgré le peu d’informations dont nous
disposions, nous fîmes de notre mieux pour dresser son portrait.
Même Shelly, qui était encore dans le déni, finit par admettre que
ces ultimes photos étaient révélatrices. Certains murmuraient dans
notre dos que Chris était fou d’être parti comme ça, avec si peu de
ressources, afin de « se trouver ». Mais elle était bien placée pour le
comprendre car, d’une certaine façon, elle avait fait la même chose.
Sans aller jusqu’en Alaska, elle avait adoré se perdre à New Y ork,
où elle s’était installée seule sans un sou en poche. À l’idée qu’ils
aient pu mener des quêtes comparables, elle se sentait plus proche
de lui.
Nous n’avions pas besoin de parler pour savoir que nous
éprouvions tous la même chose. Nous déplorions la perte de notre
frère, si fort et dynamique. Et en même temps, nous savions ce qui
l’avait poussé à une décision aussi radicale.
Au fond de nous, nous mourions tous d’envie de descendre
l’escalier pour demander des comptes à Walt et à Billie. Mais nous
ne pouvions pas aborder ce sujet. Ce n’était ni l’endroit, ni le
moment.
Maman alterna tout l’après-midi entre phases de catatonie et
crises d’hystérie. Elle restait avachie dans un fauteuil, seule, le
regard perdu et l’air malheureux. Et, tout à coup, elle se mettait à
tourbillonner dans la maison tel le diable de Tasmanie du dessin
animé, aspirateur et chiffon à la main, bien résolue à nettoyer
chaque recoin avant l’arrivée des invités. Elle demandait à papa de
déplacer les meubles, puis se calmait assez longtemps pour qu’il
critique leur disposition ; il les remettait alors en place. Tout était prêt
pour une nouvelle mascarade à laquelle nous n’avions pas du tout
envie de participer. Pourtant, j’avais décidé de réciter mon texte
sans rechigner et de sourire sur commande.
J’avais beau voir que mes parents souffraient terriblement, je ne
parvenais pas à les prendre dans mes bras. Pleurer avec eux aurait
été une réaction naturelle, qui me paraissait malgré tout
inconcevable. Mes émotions n’étaient sincères et pures que lorsque
je les partageais avec mes frères, mes sœurs et Fish – ou lorsque je
me retrouvais seule. J’attendais que Walt et Billie craquent,
s’excusent, implorent notre pardon. Persuadée que la perte de leur
fils allait provoquer le changement si longtemps espéré, j’épiais le
moindre signe positif dans ce contexte dramatique. Ils vont ouvrir les
yeux, maintenant, songeais-je. Ils vont changer. Il aura f allu qu’ils
perdent un f ils pour cela, mais ça va venir. E t j e peux les aider
à surmonter cette épreuve.
La veillée se déroula comme prévu. Amis et voisins défilèrent
dans la maison familiale pour nous présenter leurs condoléances. Ils
mangèrent des amuse-bouches raffinés et se rassemblèrent sur la
terrasse qui surplombait la baie de Chesapeake. Les questions que
personne n’osait poser flottaient dans la brise chargée d’embruns et
pesaient sur toutes les conversations.
À un moment donné, alors que j’étais à l’étage, j’entendis ma
mère m’appeler avec un entrain que je ne lui avais pas connu depuis
des jours. Elle voulait que je vienne saluer un ami de Chris, Brian
Paskowitz. C’était un de nos anciens voisins de Willet Drive, un
garçon adorable sous ses airs de dur, dont la carrure de joueur de
football américain contrastait avec la silhouette mince de mon frère.
Quand j’étais encore à l’école primaire, ils fréquentaient ensemble le
collège Frost. Les jours de beau temps, après être descendus du car
scolaire juste devant chez Brian, au coin de Braeburn et de Willet, ils
répétaient leurs morceaux de cor dans le jardin en attendant que je
revienne à pied de Canterbury Woods. Je les écoutais un moment
et, quand il était l’heure de rentrer, Chris tenait toujours à porter mes
affaires les plus lourdes en plus de son instrument.
Je me souvenais très bien de Brian, que je n’avais pas revu
depuis des années. Je descendis en courant, pressée de l’accueillir.
En arrivant dans la cuisine, je le trouvai à genoux sur le sol, pleurant
à chaudes larmes. Je tentai de le consoler avec des mots devenus
creux à force d’être répétés – en vain. Cet étalage d’émotion au
milieu de notre représentation familiale me fit prendre conscience
que mon frère était vraiment mort. Il était mort et ne reviendrait pas.
Peu après, plusieurs amis que Chris avait rencontrés à la fac firent
leur entrée. Il y avait notamment deux garçons dont j’avais beaucoup
entendu parler : Josh Marshall et Lloyd McBean, qui avait été son
colocataire et confident durant ses deux premières années à Emory.
Leur arrivée m’offrit une diversion bienvenue. Je les conduisis au
salon pour leur montrer les panneaux retraçant la vie de Chris. Le
sourire aux lèvres, je leur racontai de petites anecdotes donnant une
vision embellie de ce que mon frère avait vécu avant de les
connaître. Lloyd me suivait pas à pas, l’air dubitatif, écoutant ce que
j’avais à dire. Puis il me regarda droit dans les yeux et, avec un
mélange de tristesse et de colère, déclara :
« Chris aurait détesté ça. »
Carine la gentille petite fille s’écroula. Il avait raison, bien sûr.
Chris n’aurait jamais voulu d’un mémorial de ce genre. S’il avait
accepté qu’on lui rende hommage, cela aurait sans doute été d’une
façon très différente.
Mais ce jour-là, je n’étais plus qu’un automate exhibant l’intimité
de mon frère à des personnes qui pour la plupart ne l’avaient jamais
rencontré, conformément aux ordres d’un couple qui ne l’avait
jamais compris. Je m’aperçus qu’il y avait beaucoup plus d’amis et
de voisins de mes parents que de gens vraiment proches de mon
frère. J’étais tout à fait d’accord avec ce que Lloyd avait dit, et je
l’enviais d’avoir eu ce courage.

Le lendemain matin, les panneaux de photos avaient été


remplacés par de la porcelaine et des nappes propres. Mes frères et
sœurs, leurs conjoints, Fish et moi étions tous restés. Nous nous
passions les œufs brouillés, les toasts et le bacon en silence. Des
fruits frais et des viennoiseries étaient empilés dans des plats en
argent. Il y avait quelque chose de dérangeant dans cette
abondance de nourriture étalée à l’endroit où, douze heures plus tôt,
trônaient encore les images de mon frère mourant de faim.
Maman ne mangea pas grand-chose. Les yeux baissés, elle
chipotait dans son assiette.
« La réception s’est très bien passée, commenta-t-elle d’une voix
douce.
— Absolument, Billie, répondit papa.
— Tout le monde s’est montré si gentil et compréhensif malgré ce
que Chris a fait subir à notre famille…
— Pardon ? m’étranglai-je. Qu’est-ce que tu viens de dire ? »
Le regard blessé de ma mère croisa le mien. Elle s’attendait à y
trouver de la pitié. Toute la compassion que j’avais ressentie pour
elle la veille s’envola.
Je la fixai droit dans les yeux et lui demandai d’une voix ferme :
« Tu veux qu’on parle des raisons pour lesquelles il est parti ? Et
toi, papa ? »
Je savais que mes frères et sœurs n’y verraient pas d’objection.
Cela ne signifiait pas pour autant que nous en avions envie. Nous
étions affaiblis, épuisés – tristes pour Billie, pour Walt et pour nous-
mêmes. Mais notre groupe releva la tête, prêt à défendre notre
camarade tombé au combat.
Maman ne dit rien. Elle continua à jouer avec le contenu de son
assiette. Papa fit comme s’il n’avait rien entendu. Il n’y aurait pas de
confrontation ce jour-là. Le silence retomba autour de la table.

Je retournai à Virginia Beach avec les livres de poche de Chris et


quelques affaires dont, selon maman et papa, il aurait voulu que
j’hérite. Je n’avais pas besoin d’objets matériels pour me sentir
proche de lui, mais c’était une cargaison précieuse. Je feuilletais ses
livres de temps à autre, en prêtant attention aux passages surlignés
et aux notes qu’il avait prises dans la marge. Au dos de Tanaina
Plantlore, un ouvrage consacré aux plantes comestibles d’Alaska, il
avait tenu un journal succinct. Il prévoyait de rester là un moment,
compris-je en voyant comme il avait pris soin d’économiser l’espace,
lui dont les lettres étaient toujours si prolixes. Il parlait souvent
d’écrire un livre un jour, ce qui expliquait qu’il ait voulu garder une
trace des détails importants.
Le 43 e jour, il avait noté : « ÉLAN ! » Après avoir réussi à tuer cet
animal armé de sa simple carabine, il avait eu beaucoup de mal à
conserver la viande. Le 48 e jour, il déplorait : « Déjà des asticots ! Le
fumage se révèle inefficace. Je ne sais pas, ça ressemble à un
désastre. Maintenant, je voudrais n’avoir jamais tué cet élan. C’est
l’une des plus grandes tragédies de ma vie*. » Il s’en voulait
visiblement encore le lendemain, car il ajoutait : « Je dois remodeler
mon âme et remettre de l’ordre dans mes idées. J’essaie de sauver
ce que je peux de la viande, mais à partir de maintenant, je saurai
accepter mes erreurs, aussi grandes soient-elles. » Maman nous
avait raconté un jour que grand-père Loren, chasseur expérimenté,
pleurait chaque fois qu’il devait abattre un cerf pour nourrir sa
famille. Je me demandais si Chris y avait pensé lui aussi, tandis qu’il
se reprochait le manque de respect dont il avait fait preuve en tuant
pour rien.
L’un des passages qui me toucha le plus datait du 6 9e jour :
« Trempé par la pluie. La rivière paraît impossible. Seul, effrayé *. » Il
avait essayé de partir. Le 6 7e jour, il avait quitté le bus en espérant
reprendre le chemin par lequel il était venu. Mais, après deux jours
de marche, il avait découvert que la rivière Teklanika, traversée sans
problème dix semaines plus tôt, était devenue énorme et
impétueuse depuis la fonte des neiges. Cette image me hantait. Il
avait tenté de revenir. Cela avait dû se passer au début du mois de
juillet, alors que je me préparais à assister au mariage de Shelly à
New Y ork.
Je remarquai aussi son enthousiasme lorsqu’il avait franchi une
date symbolique : « 100 e jour ! Je l’ai fait* ! » C’était visiblement un
objectif qu’il s’était fixé. Mais les paragraphes suivants n’évoquaient
que sa fatigue croissante. Ils m’étaient particulièrement pénibles à
lire.
Dans son exemplaire corné du Docteur Jivago de Pasternak, il
avait entouré le paragraphe suivant :
« On sentait que seule une vie semblable à celle de tous les
autres, perdue sans retour parmi les autres vies, était une vie
véritable ; que le bonheur à huis clos n’est pas le bonheur… Et
c’était surtout cela qui attristait1. »
À côté, il avait écrit en majuscules, comme il le faisait toujours
pour souligner des propos importants :
« LE BONHEUR N’EST VRAI QUE S’IL EST PARTAGÉ. »

Sachant que Chris avait toujours prôné l’autosuffisance, qu’il


m’avait conseillé de ne compter que sur moi-même et qu’il préférait
la pureté de la nature aux relations humaines, je fus surprise de lire
cette phrase. Est-ce qu’il regrettait l’esprit communautaire d’une
société dont il déplorait pourtant le conformisme ? S’en voulait-il
d’être parti comme il l’avait fait ? Avait-il réfléchi et décidé de se
réconcilier avec nos parents ? Ces questions étaient en totale
contradiction avec la tonalité de ses dernières lettres. Jusqu’à cet
instant, je n’aurais jamais cru qu’il regarderait en arrière.
Mais les annotations que je découvris en tournant la page firent
disparaître tout décalage entre son journal et ses ultimes courriers. Il
avait écrit, toujours en majuscules :
« LES RELATIONS : LES VRAIES / LES FAUSSES »

Lui seul savait ce qu’il entendait par là. Mais j’y lus à la fois un
message d’espoir et un avertissement.

Au cours des mois qui suivirent la mort de Chris, certains


changements chez mes parents me laissèrent croire que nous étions
sur la bonne voie. Si j’avais douté de leurs motivations à l’époque où
ils recherchaient mon frère, leur chagrin était désormais on ne peut
plus sincère. Ma mère perdait du poids tandis que mon père en
prenait. Ils avaient le regard triste, fatigué. Qu’ils s’estiment
coupables ou non, ils souffraient. Tout comme moi. Je ne m’étais
jamais sentie aussi proche d’eux.
Un beau jour, je reçus un coup de téléphone d’un journaliste
nommé Jon Krakauer. Il préparait un article sur Chris pour le
magazine Outside et voulait savoir si j’accepterais de lui parler.
J’étais partagée.
D’un côté, j’avais envie de découvrir ce qu’avait fait Chris après
son départ d’Emory, et ce journaliste se proposait de m’aider à
trouver des réponses. Mais de l’autre, mon frère avait toujours été
de nature réservée, et je refusais que l’on tire profit de son histoire.
J’exposai mes craintes à Jon au téléphone, sans entrer dans les
détails de ce qui m’inquiétait.
Son article eut un succès fou et suscita plus de courrier que
n’importe quel numéro du magazine. Jon en fut aussi surpris que
nous. Cela renforça plus que jamais son désir d’enquêter en
profondeur sur mon frère. Il me recontacta en mai 1993 : il venait de
signer un accord avec mes parents pour l’écriture d’un livre, et
désirait me rendre visite à Virginia Beach. Encore une fois, je ne
savais pas trop quoi en penser.
Étant donné que mes parents étaient impliqués, il y avait peu de
chances que la vérité éclate au grand jour – ce que je ne souhaitais
pas forcément non plus. Je continuais à espérer qu’ils finiraient par
comprendre leurs erreurs et regretter la tournure qu’avaient prise les
événements. Au bout du compte, j’acceptai de rencontrer Jon, qui
n’était pas très connu à l’époque. J’avais du mal à saisir en quoi la
vie et la mort de mon frère étaient suffisamment intéressantes pour
qu’on y consacre un livre. En dehors de notre famille et des lecteurs
d’Outside, je ne voyais pas qui voudrait l’acheter.
Jon Krakauer vint m’interviewer dans la maison que Fish et moi
venions de terminer. À ma grande surprise, je me sentis aussitôt en
confiance avec lui, alors que ce sentiment met généralement du
temps à se construire chez moi. Il ressemblait à l’homme que Chris
aurait pu être à l’approche de la quarantaine ; pas très grand, avec
un physique sec et plutôt musclé qu’il n’essayait absolument pas de
mettre en avant. Il avait les cheveux bruns, comme mon frère, mais
les yeux plus clairs. À vrai dire, la ressemblance se situait surtout au
niveau de leur personnalité. Jon était d’un naturel curieux qui
semblait constamment en conflit avec sa tendance au scepticisme.
Mes recherches sur lui n’avaient pas donné grand-chose. Je
savais seulement qu’il était journaliste, adepte des sports de plein air
et très respecté dans le monde discret des alpinistes de haut niveau.
Malgré sa réserve, je devinais une énergie farouche dans son
regard. Le mystère entourant la mort de mon frère l’intriguait jusqu’à
l’obsession, pour des raisons très personnelles.
Il ne me posa jamais la question directement, mais je compris qu’il
se demandait si nous lui avions vraiment tout raconté. Il voulait se
faire une idée du fonctionnement de notre famille à travers mes
yeux. Sa quête de vérité me semblait légitime. Au début, je me
contentai de tourner autour du pot sans entrer dans le vif du sujet,
mais cette stratégie ne tint pas longtemps. Pas parce que j’étais
incapable de cacher les détails de notre enfance – je le faisais
depuis des années – mais parce que, pour la première fois, je me
sentais le devoir de dire la vérité. J’avais enfoui tant de choses en
moi que j’éprouvais un certain soulagement à l’idée de lever enfin le
voile sur notre histoire familiale.
Et si Jon voulait que je me montre honnête, c’était pour de bonnes
raisons. Je lui parlai de la double vie « conjugale » de Walt ; des
horribles disputes, des manipulations, de la violence. Plus j’avançais
en territoire inconnu, plus je me sentais à l’aise. Sûre de moi, je lui
confiai que la vérité avait toujours été d’une importance capitale pour
Chris – et lui expliquai pourquoi. Mon frère disait qu’il n’y avait « rien
de plus essentiel à une existence pure et heureuse ». Je voulais lui
faire honneur et lui rendre justice. La seule façon d’y parvenir, c’était
de tout raconter à Jon dans les moindres détails afin qu’il puisse
dresser de lui un portrait fidèle, sans être trop explicite.
Jon était reconnaissant à mes parents de l’avoir autorisé à
enquêter sur le mystère entourant Chris, et il respectait leur chagrin.
Mais, d’un autre côté, il se sentait l’obligation de comprendre mon
frère et de se montrer honnête envers lui. Il ne se laisserait pas
influencer par les éventuelles motivations douteuses de Walt et
Billie.
Je ne lui cachai presque rien tout en lui demandant de garder ces
informations confidentielles. J’essayais toujours de protéger mes
parents au cas où ils finiraient par s’amender. Je voulais aussi
épargner à mes frères et sœurs la honte de voir notre histoire étalée
au grand jour. Il nous fallut définir une limite à ne pas dépasser. Jon
me citerait décrivant mes relations avec mes parents comme « très
bonnes* », car, à l’époque, je pensais encore qu’elles pourraient le
devenir.
Alors qu’il s’apprêtait à repartir pour l’aéroport, mes dernières
réticences s’envolèrent. Je décidai de lui faire lire les lettres de
Chris, que je n’avais jamais montrées à personne – ni à mes
parents, ni à Fish, ni à ma meilleure amie, ni à mes frères et sœurs.
Mais il ne pourrait ni les photocopier ni les prendre en photos. Il
devrait se contenter de notes manuscrites.
En parcourant la première, alors que les autres attendaient sur la
table de pouvoir faire renaître à leur tour la voix de Chris, Jon se
rembrunit. Ses yeux ne cessaient d’aller et venir entre les pattes de
mouche enflammées de mon frère et son bloc-notes. Je compris
qu’il lui faudrait du temps pour digérer ce qu’il était en train de lire, et
que nous avions encore de longues heures de discussion devant
nous. Je l’invitai à rester dîner avec nous et à passer la nuit dans la
chambre d’amis. Aussitôt, il fit décaler son vol de retour et appela sa
femme, Linda, pour la prévenir de ce changement de programme.
Avant de remettre les lettres à Jon, je lui avais fait promettre de ne
pas s’en servir sans mon accord préalable ; mais tout en prononçant
ces mots, je m’étais rendu compte qu’ils n’étaient pas nécessaires.
J’éprouvais un profond respect pour cet homme qui, de son côté,
jugeait mon soutien indispensable pour comprendre les réelles
motivations de Chris. Je lui confiais l’énorme responsabilité d’écrire
l’histoire que mon frère n’avait pas pu raconter, sans en dévoiler les
secrets.
Chapitre 10

L’année suivante, Jon entreprit de retracer le parcours de Chris


d’Atlanta jusqu’en Alaska. Il m’envoyait régulièrement des nouvelles.
Dans l’une de ses lettres, il glissa quelques photos de la Datsun. Je
me demandais justement ce qui était arrivé à cette voiture. Mon frère
l’aimait tellement qu’il en parlait comme d’une compagne de voyage,
dont il ne se séparerait jamais. Jon l’avait retrouvée sur un terrain de
service du parc national de Lake Mead, à côté d’une ambulance.
Elle affichait deux cent quinze mille trois cent douze kilomètres au
compteur. Chris l’avait laissée là quelques semaines après son
départ d’Emory, à cause d’une panne survenue près de la rivière
Detrital Wash dans le désert de Mojave. Il avait glissé le mot suivant
sous le pare-brise :
« Ce tas de ferraille est abandonné. Si quelqu’un peut le sortir
d’ici, il est à lui*. »
Cela me rappela ses réactions excessives au bowling, au squash
ou au golf. Il se mettait parfois très en colère contre des objets
inanimés. Sa Datsun en avait fait les frais.
Jon m’écrivait :
« Voici quelques clichés de mon passage dans le désert.
C’est sans doute un peu perturbant de voir la voiture de Chris comme ça – lavée, garée
nonchalamment, identique à ce qu’elle devait être quand il la conduisait encore.
Pour ma part, j’ai éprouvé une drôle d’impression lorsque je me suis assis au volant.
Comme si la présence de Chris était encore palpable. »

D’après ses dires, le moteur avait démarré au quart de tour. Je


contemplai les photos qu’il m’avait envoyées, comprenant ce qui
avait séduit mon frère dans ce paysage tranquille. Je souris en
l’imaginant là-bas, prêt à se séparer de la Datsun dont il avait
probablement noyé le carburateur dans un accès de mauvaise
humeur. Jon avait raison : cela me faisait bizarre de la revoir sans
son propriétaire.
Pendant que le journaliste enquêtait sur les pérégrinations de
Chris, ma famille profitait de la distraction bienvenue offerte par mon
mariage. Le moment me semblait mal choisi, et j’oscillais
constamment entre des émotions contradictoires. Méritais-je
vraiment un tel bonheur en cette période douloureuse ? Était-il
correct d’organiser une fête si peu de temps après la mort de mon
frère ? Comment pouvais-je épouser un homme qu’il n’avait jamais
rencontré ? Je m’étais si souvent imaginé son hochement de tête
approbateur… Au fond de moi, je savais pourtant qu’il aurait aimé
Fish et se serait réjoui pour nous.
Maman et papa insistaient pour que la réception ait lieu dans les
collines ou les stations balnéaires qui entouraient Windward Key.
Dans la mesure où ils allaient régler la note, ils tenaient à ce que
leurs associés et amis puissent venir facilement. Mais comme ils
n’appartenaient à aucune paroisse locale, nous ne pouvions pas
nous marier dans une église à proximité. J’en fus soulagée, car Fish
et moi préférions nous unir à Virginia Beach, où vivaient sa famille et
tous nos amis. Je rappelai par ailleurs à mes parents que nous
faisions de gros efforts pour lancer notre entreprise, et que cela nous
permettrait aussi d’inviter nos meilleurs clients. Convaincus par cet
argument, ils finirent par céder.
Tandis que ma mère m’emmenait choisir ma robe, les fleurs, le
gâteau et le traiteur, Jon Krakauer m’appelait chaque fois qu’une de
ses découvertes soulevait de nouvelles questions. Je m’en voulais
un peu : Walt et Billie m’offraient un magnifique mariage et, derrière
leur dos, je les accusais d’avoir été des parents horribles.
En apparence, nous étions bien avancés sur le chemin de la
réconciliation. Maman et moi avions ri ensemble pour la première
fois depuis des années quand j’avais essayé des robes ridiculement
bouffantes. Au moment de visiter des salles de réception, papa
m’avait entraînée sur la piste de danse pour que nous répétions
ensemble l’ouverture du bal. Sachant déjà quelle chanson je
choisirais, il avait entonné Unf orgettable de sa belle voix de baryton
en me faisant tournoyer à travers la pièce.
D’un autre côté, nos relations cachaient un vide en constante
expansion – comme un ballon de baudruche sur le point d’exploser,
dans lequel je ne pouvais m’empêcher de continuer à souffler.
Encore une fois, je me disais que c’était leur dernière chance de
sauver ce qui restait de notre famille. Je n’étais pas prête à les
laisser perdre un nouvel enfant.

La nuit qui précéda mon mariage, j’eus du mal à trouver le


sommeil. Mon excitation à l’idée d’épouser Fish était largement
surpassée par le gouffre insondable de l’absence de Chris. À l’aube,
je sortis de mon lit et m’agenouillai pour prier. Je demandai au ciel
de m’apporter la paix, de me guider, de me donner de la force et de
me rendre mon frère.
Le 3 juillet 1993 , cessant d’espérer, je me préparai à être escortée
jusqu’à l’autel par mon père. Je portais une longue robe de soie
brute avec un corset en ruché, fermée dans le dos par une rangée
de boutons en tissu. Sous l’une des bretelles ornées de délicates
rosaces, j’avais glissé un médaillon offert par ma mère. Il était frappé
de la lettre C au milieu d’une couronne de myosotis, l’emblème de
l’Alaska. J’avais caché à l’intérieur une mèche de cheveux de Chris
trouvée parmi de vieilles photos. L’enveloppe qui la contenait
indiquait « Première coupe de cheveux de Bucko » – en référence
au surnom que lui donnaient mes parents lorsqu’il était bébé, parce
que sa vivacité leur faisait penser à un bucking bronco, un « étalon
sauvage ».
Lorsque la musique commença, je me tournai vers mon père à
l’entrée de l’église. Il sourit et m’offrit son bras. Avant que les portes
s’ouvrent, il me demanda :
« Tu es sûre de vouloir continuer, Petite Ourse ? Parce que,
sinon, on peut encore faire demi-tour et filer d’ici. »
Je m’attendais à ce qu’il éclate de son gros rire et ajoute : « Mais
tu me devras quinze mille dollars ! » – ce qu’il ne fit pas. Je compris
à son regard qu’il ne plaisantait pas. J’en fus touchée, bien qu’un
peu surprise. Jusqu’à ce jour, il ne s’était jamais inquiété de savoir si
j’étais prête à me marier ou pas. Mes épaules nouées par le trac se
détendirent enfin tandis que je déclinais son offre généreuse.
« Merci, papa, mais je l’aime vraiment très fort. »
J’aurais préféré me diriger seule vers l’autel, mais cela aurait été
inenvisageable pour mes parents. Qu’auraient pensé leurs invités ?
Je n’avais pas vraiment le choix. Les portes s’ouvrirent sur une foule
de visages souriants. Tandis que nous commencions à avancer au
rythme de la marche nuptiale, je me réjouis finalement de ne pas
être seule. Sans quelqu’un pour remplacer Chris à mes côtés, je
n’étais pas certaine que j’aurais pu marcher.
Je tentai de me concentrer sur Fish qui m’attendait devant l’autel,
plus beau que jamais, entouré de nos garçons et demoiselles
d’honneur. Dix mois plus tôt, c’est à cet endroit précis que je m’étais
agenouillée, en larmes, après avoir appris la mort de mon frère. Je
savais que mon futur époux y pensait lui aussi. Il me regarda
approcher avec cet immense sourire qui me faisait toujours un bien
fou. Je m’abandonnai enfin au bonheur de cet instant, où j’avais la
chance d’épouser l’homme de mes rêves. À l’issue de la cérémonie
présidée par le révérend Keever, nous échangeâmes nos
consentements. Désormais, il y avait officiellement un nouvel
homme dans ma vie, qui avait fait le serment de m’aimer et de me
protéger.
La plupart de mes frères et sœurs étaient là. C’était très
réconfortant de les voir, bien que je me sente un peu gênée par ces
noces beaucoup plus luxueuses que les leurs. Mais leurs visages
n’exprimaient rien d’autre qu’une immense joie.
La réception fut somptueuse – parfaite à tous points de vue. Je fus
simplement déçue par la couleur des fleurs qui ornaient le gâteau,
roses et non pas pêche comme je l’avais demandé. À peine cette
pensée effleura-t-elle mon esprit que j’éclatai de rire. C’était le genre
de choses qui auraient fait bondir Chris. Quelle importance ? Le
gâteau était magnifique, il serait tout aussi délicieux et cette journée
resterait symbolique, fleurs roses ou pas. Malgré les efforts de mes
parents pour me rappeler mon frère par le biais du médaillon et du
surnom de « Petite Ourse », ce fut cet instant où je décidai que le
fond comptait davantage que la forme qui me fit le plus penser à lui.
Après la fête, Fish et moi partîmes pour les montagnes. Au lieu de
dépenser une fortune en billets d’avion, il m’avait proposé de faire un
road-trip dans les Appalaches. Cela n’avait pas grand-chose à voir
avec la destination tropicale et romantique que nous avions
initialement envisagée, mais j’étais ravie de retrouver les chemins
parcourus autrefois avec mon frère. C’était un geste adorable de la
part de Fish. Après avoir admiré les superbes paysages du parc de
Shenandoah et les montagnes Blue Ridge, nous prîmes la route du
Kentucky pour passer quelques jours chez ses grands-parents
maternels à Louisville. Nous visitâmes l’hippodrome de Churchill
Downs, où Sea Hero venait de s’illustrer dans le Kentucky Derby.
Notre destination finale était l’immense hôtel Opryland dans le
Tennessee, où nous attendaient un spa, des hectares de cours de
golf impeccablement tondus, des dîners fabuleux et des concerts
ininterrompus de musique country. L’hôtel était également très fier
de ses nombreux jardins et atriums. Fish quittait régulièrement notre
chambre pour de longues promenades. Un peu surprise au début,
j’appréciais qu’il me laisse de l’espace pendant que je me préparais
pour la soirée – il savait que je n’aimais pas être dérangée dans ces
moments-là.
À notre retour de lune de miel, nous nous installâmes dans une
routine confortable partagée entre les longues heures de travail et
les précieux moments passés ensemble – un rythme que nous
conserverions pendant les trois années suivantes. De tempérament
aventureux, nous profitions de nos moindres congés pour sortir au
grand air. En parallèle, notre réputation ne cessait de croître et nos
affaires prospéraient. Bien qu’ayant fait beaucoup de progrès en
gestion et comptabilité grâce à mes cours à Old Dominion, j’avais
quitté l’université deux ans avant mon diplôme. J’avais peur d’avoir
commis une erreur. Je me demandais constamment si Chris serait
fier de moi. Mais je voulais me concentrer sur mon entreprise et
décidai donc de suivre son conseil en faisant confiance à mon
instinct.

*
Jon avait déjà choisi le titre de son livre : Into the Wild. Une fois
ses recherches terminées, il passa à l’écriture proprement dite. Il
m’envoya des brouillons et des extraits au fur et à mesure, afin que
je puisse vérifier la justesse de ses propos concernant notre famille
et son respect des limites que nous nous étions fixées.
Grâce à lui, je découvrais sans cesse de nouveaux détails sur ce
qu’avait vécu mon frère, les endroits où il était allé et les gens qu’il
avait rencontrés. Au cours de ces deux années, il avait traversé les
États-Unis en descendant jusqu’au Mexique, avant de rejoindre la
région qu’il idéalisait depuis qu’il avait lu L’Appel de la f orêt de Jack
London en primaire : l’Alaska. Il y était déjà allé quand il était à la
fac, et avait été conquis. Cette fois, après un long voyage à travers
le territoire du Y ukon, il avait atteint Fairbanks d’où il avait continué
en stop jusqu’à Denali. Au printemps, il s’était enfoncé dans la
nature en empruntant la piste Stampede. Au bout de quatre jours de
marche, il avait eu la surprise incroyable de tomber sur un bus
abandonné au milieu de la végétation, à une quarantaine de
kilomètres de la route la plus proche. « Jour de l’autobus
magique* », avait-il écrit dans son journal.
Durant l’été 196 1, ce bus avait fait partie d’un groupe de vieux
véhicules censés accueillir les ouvriers qui devaient construire une
route d’accès vers cette région minière. Mais, faute de conditions
favorables, le projet avait été suspendu au bout de quelques mois.
L’équipe avait levé le camp, laissant derrière elle le bus 142 de la
ville de Fairbanks et son essieu cassé pour qu’il serve d’abri aux
randonneurs et aux chasseurs d’élans. Trente ans plus tard, il ferait
le bonheur de mon frère.
Je savais par Jon que le charisme de Chris avait continué à
fonctionner après son départ de la fac. Il avait toujours été séduisant
et charmeur, sans la moindre trace d’égocentrisme. Il dégageait
beaucoup d’assurance. Engagé en faveur des droits de l’homme et
dénonçant les abus politiques, il n’hésitait pas à exprimer son
opinion quand il était témoin d’injustices sociales – que ce soit au
sein du gouvernement ou entre les murs du lycée. Mais il ne se
posait jamais en donneur de leçons. Proche des valeurs
conservatrices, il avait cofondé le parti des jeunes républicains de
son université. En parallèle, comme il refusait les étiquettes et n’était
pas du genre à prêter allégeance à qui que ce soit, il écrivait des
pamphlets moqueurs visant aussi bien la gauche que la droite dans
le journal étudiant qu’il coéditait.
Tous ceux qui l’avaient pris en stop durant son périple avaient été
profondément marqués par leurs échanges avec lui. Que leur
rencontre n’ait duré que quelques heures ou qu’ils aient développé
de brèves relations, vagabonds, voyageurs, employeurs et même
amis déclaraient tous s’être sentis étonnamment proches de ce
jeune homme intelligent, poli et travailleur – bien qu’il soit souvent
resté évasif et mystérieux.
L’une de ces personnes sur qui il semblait avoir fait forte
impression était un homme âgé du nom de Ron Franz, que Chris
avait côtoyé pendant deux mois au cours de l’hiver ayant précédé
son départ pour l’Alaska. Ancien militaire, Ron avait perdu sa femme
et son fils dans un accident de voiture trente ans plus tôt. Il vivait
seul et n’avait pas beaucoup d’amis. Il avait conduit Chris jusqu’à un
campement dans le désert d’Anza-Borrego. Après coup, il n’avait
cessé de penser à ce garçon qu’il trouvait futé ; il avait fini par
retourner le voir pour le convaincre de reprendre sa vie en main.
Bien entendu, mon frère ne l’avait pas écouté, mais ils avaient
sympathisé. Chris – que Ron connaissait sous le nom d’Alex –
passait souvent chez son ami pour manger, laver son linge et
apprendre à travailler le cuir. Peu à peu, grâce aux bribes
d’information que Chris laissait échapper, Ron avait compris qu’il
n’avait plus de famille. Pas parce que ses parents étaient décédés,
mais parce qu’il avait choisi de les renier et de partir. Ron respectait
suffisamment Chris pour supposer qu’il avait eu de bonnes raisons
d’agir ainsi. Il lui avait proposé de l’adopter, de devenir pour lui une
sorte de grand-père. Chris avait décliné son offre ; il lui fallait garder
ses distances s’il voulait mener à bien son projet de voyage en
solitaire en Alaska.
Chris ne cessait de répéter à Ron qu’il devrait sortir de chez lui et
explorer le monde au lieu de se contenter du chemin balisé entre sa
maison, l’église et l’épicerie. Ron avait tenu compte de ses conseils.
Après le départ de mon frère, il avait quitté son appartement pour
une vie de rubber tramp – ou « vagabond à pneus » – à bord d’un
van dans lequel il avait installé un lit, une kitchenette, du matériel de
camping et un W-C portatif.
Un jour, alors qu’il allait acheter des provisions, il avait ramassé
deux auto-stoppeurs et leur avait parlé de son ami Alex. L’un d’eux
lui avait demandé s’il ne s’agissait pas par hasard d’Alex
McCandless. Ron ayant répondu par l’affirmative, il lui avait alors
annoncé sa mort. Ce jeune homme venait de lire l’article de Jon
dans Outside.
Anéanti, Ron avait écrit au magazine pour demander un
exemplaire du dernier numéro, expliquant qu’il avait connu « Alex »
et qu’il aimerait parler à l’auteur. Jon n’avait pas tardé à le contacter.
Par son intermédiaire, mes parents écrivirent à Ron, qui leur
raconta en retour les moments passés avec Chris et l’impact qu’il
avait eu sur sa vie. Sa déception était manifeste. C’est avec des
mots assurés malgré son écriture tremblotante qu’il déclara ne pas
s’être douté une seconde que Chris venait d’une famille aussi
admirable et aimante. Voir mes parents se rengorger et montrer la
lettre à tout le monde me contraria beaucoup.
Aussitôt, j’envoyai donc une missive personnelle à M. Franz.
« J’aimerais que ce courrier reste entre nous, mais il m’a paru important de corriger
l’impression erronée que vous vous êtes faite de la famille de Chris. Notre enfance a été
très pénible et marquée par des violences physiques et émotionnelles. »

J’ajoutai quelques phrases sans trop rentrer dans les détails, mais
cela suffit à faire passer le message. Il me répondit :
« Chère Carine,
Je sens que vos paroles sont sincères et honnêtes, et vous me faites beaucoup penser à
votre frère. À la lumière de ce que vous m’écrivez, les quelques éléments que Chris a
évoqués quant aux raisons de sa colère prennent tout leur sens. »

Il continuait en disant que mon frère était un jeune homme


formidable, et me remerciait de l’avoir aidé à mieux le comprendre. Il
promettait également de ne pas dévoiler ce que je lui avais confié.
Lorsque je lui rendis visite plus tard avec ma mère à Anza-
Borrego, Ron et moi échangeâmes des regards de connivence
pendant que nous discutions tous ensemble de l’ami, du frère et du
fils que nous avions perdu. Il était encore très affecté par la
disparition de son jeune compagnon. Plusieurs fois, il s’interrompit
au beau milieu d’une phrase, les larmes aux yeux, et tourna la tête
vers le désert.
Ron nous emmena voir la mer de Salton et d’autres lieux que
Chris et lui avaient explorés ensemble aux alentours de Borrego
Springs. Je fus frappée par l’aspect désolé de la région. Mis à part
un petit groupe de voyageurs, nous ne croisâmes que les fleurs
rouges des cactus et des ocotillos, ainsi que des boules d’herbes
sèches. J’avais du mal à saisir ce qui avait pu attirer Chris dans cet
endroit.
Ce n’est qu’à la nuit tombée que je compris enfin. Les plaines
désertiques s’étendaient à perte de vue autour de notre minuscule
feu de camp. Lorsque le soleil disparut à l’horizon, l’obscurité
engloutit la perspective de sable brûlé et se referma sur nous. Je
n’avais jamais vu un ciel nocturne aussi magnifique. J’avais
l’impression qu’on me soulevait pour me faire toucher le plafond d’un
planétarium, et que les étoiles m’aspiraient vers elles. Assise sur ma
chaise pliante, seule au monde, je n’étais plus qu’un infinitésimal
grain de sable parmi tant d’autres.

L’immensité du ciel étoilé d’Anza-Borrego céda bientôt la place


aux plaines infinies du Dakota du Sud. Je me rendis en effet avec
Fish à Carthage pour rencontrer un autre homme dont Chris avait
été très proche : Wayne Westerberg. Je saisissais parfaitement ce
qui avait séduit mon frère dans cette vie paisible d’ouvrier agricole,
au sein d’une commune d’à peine quatre cents hectares qui se
vantait d’avoir une épicerie, une banque et une station-service
solitaire. Le premier aéroport international se trouvait à plus de trois
cents kilomètres de là.
Les lettres de Chris à Wayne étaient révélatrices du lien très fort
qu’il avait noué avec cet homme en qui il voyait un jeune père de
substitution. Il lui avait notamment conseillé de lire G uerre et Paix :
« C’est à ce livre que je pensais quand je disais que tu avais le caractère le plus élevé que
j’aie rencontré. C’est un livre très fort et hautement symbolique. Il contient des choses que
tu comprendras, je pense. Des choses qui échappent à la plupart des gens*. »

Dans sa dernière carte postale, il écrivait :


« Si cette aventure tourne mal et que tu n’entendes plus parler de moi, je veux que tu
saches que je te considère comme quelqu’un de formidable*. »

Mon frère était clairement attiré par Wayne comme d’autres


étaient attirés par lui. J’avais hâte de faire sa connaissance.
Tandis que notre voiture de location filait le long de routes arides
entre les champs de maïs, de blé, de foin et de tournesols, je
repensai aux longs voyages que nous faisions autrefois avec nos
parents, tirant derrière nous notre caravane Airstream. Un jour, dans
le Midwest, nous avions vu un inquiétant nuage noir se former au-
dessus de la plaine. Peu à peu, nous nous étions rendu compte que
ce n’en était pas vraiment un. Car, au lieu des gouttes de pluie, nos
essuie-glaces balayaient une espèce de bouillie verdâtre. On n’y
voyait presque plus rien. J’avais contemplé, fascinée, cette nuée
d’insectes s’écraser sur les vitres aussi bruyamment que des
grêlons. Papa nous avait expliqué que c’était des sauterelles,
comme dans la huitième plaie d’Égypte.
Fish et moi atteignîmes Carthage dans l’après-midi. Wayne nous
accueillit et nous emmena voir le silo à grain ainsi que tous les
endroits où Chris avait passé du temps. Il conduisait vite, une bière
calée entre les jambes et une autre posée sur le tableau de bord. Je
jetai un coup d’œil à mon mari, qui n’avait pas l’air inquiet. Je me
contentai donc de vérifier que ma ceinture était bien attachée et fis
de mon mieux pour masquer ma peur. Gail, la petite amie de Wayne,
nous rejoignit plus tard avec un groupe de copains de Chris pour la
tournée des lieux où il aimait sortir – le bar Cabaret, le bowling. Je
leur racontai les crises de nerfs que piquait mon frère sur la piste
quand il était enfant. Ils éclatèrent de rire, pas du tout étonnés. Leur
petite bande était gentille, accueillante et incroyablement
authentique.
Wayne, qui buvait énormément, passa bientôt de la bière au
whisky. Au moment de rentrer, Fish préféra donc prendre le volant.
Gail nous avait proposé de passer la nuit chez elle. Lorsqu’elle nous
conduisit à notre chambre à l’étage, elle y découvrit son fils
profondément endormi.
« Oh non, le pauvre… on ne va tout de même pas le chasser de
son lit ! m’exclamai-je.
— Bah, ce n’est rien, répliqua Gail en le secouant. Allez, debout !
On a des invités. »
Il ouvrit les yeux, surpris et un peu contrarié, puis marmonna un
« Bonsoir » avant de sortir, encore dans les vapes et à moitié nu, en
quête d’un endroit où terminer sa nuit.
« Bon, eh bien, à demain ! », conclut Gail d’une voix mélodieuse
en refermant la porte derrière elle.
Je restai plantée là.
« Tu crois qu’elle va nous apporter des draps propres ? demandai-
je à Fish.
— Quoi ? Bien sûr que non. »
Il posa son sac en riant et entreprit de retaper les oreillers.
« Mais tu ne trouves pas ça un peu dégoûtant ? Il était en slip ! On
ne sait pas ce qui s’est passé dans ce lit !
— Tu sais quoi, Carine ? Par moments, tu es exactement comme
ta mère. Il faut toujours que tout soit nickel et bien rangé, rétorqua
Fish d’une voix sèche. Tu ne peux pas simplement être
reconnaissante à ce gamin de t’avoir laissé son lit ? »
Je fus estomaquée par sa réponse. J’avais horreur qu’on me
compare à ma mère pour autre chose que mes grands yeux, et il le
savait. Mais avant que j’aie pu protester, une violente dispute éclata
derrière la porte. Gail courait dans le couloir en criant. Fish tourna la
tête, son expression agacée se muant en inquiétude. Il ouvrit le
battant juste à temps pour que nous voyions Wayne plaquer sa
compagne contre le mur et la rouer de coups. Fish se précipita hors
de la pièce et, sans la moindre hésitation, se jeta sur lui. Il l’attrapa
par la ceinture et une épaule, lui fit dévaler l’escalier, puis le projeta
littéralement à travers la porte-moustiquaire de l’entrée. Je les
contemplai depuis le haut des marches, pétrifiée. Fish maintenait
Wayne au sol et répétait « On ne frappe pas les femmes ! » en
hurlant.
J’étais catastrophée à l’idée que Chris ait quitté la maison pour
assister à ce genre de scènes. J’éclatai en sanglots.
Fish finit par lâcher Wayne, qui n’essaya même pas de se relever.
Au bout d’un moment, mon mari lui tourna le dos, rentra dans la
maison, sortit une liasse de billets de son portefeuille et la tendit à
notre hôte. Elle le dévisagea, les mains serrées sur la poitrine.
« Désolé pour la porte, déclara-t-il d’une voix calme. J’emmène
Carine loin d’ici. »
Montant l’escalier d’un pas assuré, il me jeta un regard qui
signifiait : « Ça va aller. Tu peux arrêter de pleurer. » Ce que je fis.
Cet incident évoquait trop de souvenirs douloureux pour nous deux.
Il était temps de partir.
Je n’avais pas encore repris mes esprits que Fish ressortait de la
chambre avec nos sacs. Je le suivis machinalement jusqu’à la
voiture, sans un mot pour Gail et son fils. Wayne gisait toujours sur
le sol, incapable de se relever alors que Fish ne l’avait pas vraiment
frappé.
Nous n’avions nulle part où aller, mais tout ce qui comptait aux
yeux de mon mari, c’était de nous tirer de là.
Les nuits sont très noires dans la campagne du Dakota du Sud
quand les lumières du cosmos ne sont pas là pour éclairer le ciel.
Nous roulions sans but sur des routes enveloppées d’un épais
velours noir. À défaut de trouver un hôtel à proximité, nous finîmes
par dormir dans la voiture au coin d’un champ de maïs, en attendant
que le soleil levant nous permette de retrouver le chemin de
l’aéroport.
Nous n’avions pas échangé un mot à propos de la scène que
nous venions de vivre. Mes larmes continuaient à couler en silence.
La tête posée sur l’épaule de Fish, je tentai de trouver le sommeil. Je
n’y croyais toujours pas. J’étais venue à Carthage afin de me
rapprocher de mon frère, de passer du temps avec les gens qu’il
avait côtoyés durant nos années de séparation. Et là, je n’y
comprenais plus rien.
Des questions tournaient en boucle dans ma tête : E st-ce que
Chris a vu Wayne se comporter de cette f açon ? E t, si oui, pourquoi
diable est-il resté à Carthage ? Wayne avait passé la soirée à boire
sans que cela surprenne ses amis. Ça n’avait donc rien
d’exceptionnel. Ses beuveries se terminaient-elles toujours par de la
violence ?
Chris avait-il dû, comme Fish, se jeter sur lui pour protéger Gail ?
Avait-il agi de la même façon que moi avec le père de Patrick –
avait-il tenté de lui faire comprendre ses erreurs dans l’espoir qu’il
s’amende ? Avait-il encouragé Gail à le quitter ? Chris était parti en
quête de paix et de légèreté. Je ne saisissais pas ce qui le rattachait
à Wayne.
Peut-être, songeai-je en m’assoupissant enfin, était-ce le même
genre de lien qui existait entre mes parents et moi.
Chapitre 11

Après notre retour du Dakota du Sud, je me reposai sur Fish bien


plus que je ne voulais l’admettre. Malgré les montagnes russes
émotionnelles par lesquelles je passais, je parvenais à garder les
pieds sur terre grâce à son amour et à son soutien. Même quand
nous nous disputions, il restait calme et bienveillant. Notre entreprise
était prospère ; nous avions une belle maison ; et nous venions
d’adopter une femelle rottweiler, Shelby, pour que Max se sente
moins seul. Nous étions en train de nous constituer une petite famille
parallèlement à celle que nous avions au garage. Nous fréquentions
nos employés en dehors des heures de travail, et plusieurs de nos
clients étaient aussi devenus des amis. Nous rendions visite à mes
frères et sœurs. Enfin, lorsque nous voyions mes parents, Fish se
chargeait de détendre l’atmosphère par sa bonne humeur.
J’avais encore du mal à concevoir un monde sans Chris, mais je
ne manquais de rien. Mon avenir se dessinait devant moi comme
une longue route heureuse aux côtés de Fish. Quand notre quotidien
devenait trop routinier, je repensais aux mises en garde de mon
frère : à force de tout planifier, on ne laisse plus de place à
l’aventure. Mais Chris et moi étions aussi différents que semblables ;
contrairement à lui, j’appréciais la monotonie confortable de ma vie.
Parfois, pourtant, le changement s’impose à nous contre notre
volonté.
Au cours des années qui suivirent, je remarquai que Fish n’était
plus tout à fait le même. Il devenait arrogant. Quelque chose n’allait
pas. Nous avions monté notre affaire en nous entourant d’une
équipe de confiance, mais plus nous nous développions, plus nos
employés semblaient mécontents. Ils me faisaient comprendre à
demi-mot que je devrais passer plus de temps au garage.
Je trouvais souvent de petits morceaux d’aluminium lorsque je
vidais les poches de Fish pour faire la lessive. Interrogé à ce sujet, il
m’avait répondu qu’il s’en servait pour « de nouvelles techniques de
test des connexions électriques ». Je n’y comprenais rien, mais je
n’avais pas insisté. Au travail, je notai également des incohérences
gênantes dans nos livres de comptes. Mon mari avait de nouveaux
amis que je n’aimais pas beaucoup et qui traînaient tard le soir à
l’atelier. Pour la première fois, je dus faire face à des plaintes des
clients.
Chaque fois que je lui en parlais, Fish me donnait une explication
valable ou rejetait la faute sur quelqu’un d’autre. Un de nos
employés, un certain Lee, commençait notamment à poser problème
selon lui. Lors de l’entretien de licenciement, il resta assis sans rien
dire, me laissant faire le travail à sa place. Lee me jeta un regard
pénétrant mais dépourvu d’agressivité, comme s’il pensait : Tu as
vraiment tout f aux, chérie. Cela me perturba beaucoup. Une fois
seule avec mon mari, je lui demandai :
« Pourquoi n’es-tu pas intervenu alors que tu tenais tellement à le
renvoyer ? Tu n’as pas dit un mot. Tu n’as même pas levé les yeux.
— J’ai simplement du mal à le regarder en face après ce qu’il a
fait », répliqua Fish en haussant les épaules.
Je décidai de le croire.
Le départ de Lee n’ayant rien changé à nos problèmes de
comptabilité, je finis par interroger Cindy, notre réceptionniste depuis
deux ans. C’était une fille sérieuse, douce, jolie, consciencieuse et
digne de confiance. Je la chargeai de s’assurer que toutes les
commandes étaient bien accompagnées d’une facture client.
C’est là que les reçus commencèrent à disparaître.
Un jour, penchée par-dessus l’épaule de Cindy, je contrôlai ses
méthodes de classement dans l’espoir de résoudre ce mystère.
« Je ne comprends pas comment les papiers peuvent se perdre
entre ton bureau et le mien. Montre-moi comment tu gères le suivi
des commandes à facturer.
— Chaque fois que nous recevons une pièce détachée, j’attribue
le reçu à la facture client correspondante, comme vous me l’avez
demandé. Ensuite, j’agrafe les documents et je vais les ranger dans
le dossier sur votre bureau. Je suis vos consignes à la lettre.
— Dans ce cas, comment expliques-tu que je reçoive un nombre
incalculable de relances fournisseurs pour des pièces que nous
n’avons jamais facturées aux clients ? Tiens, regarde les copies
carbone qu’ils m’ont envoyées ; ta signature figure en bas, ce qui
signifie que tu as bien réceptionné les pièces. Je ne vois pas
comment les reçus peuvent ensuite passer à la trappe. Ça nous
coûte une fortune ! »
Cindy leva les yeux vers moi, toute rouge. C’était une employée
modèle, et je n’avais pas eu l’intention de l’accuser. Je me radoucis.
« Je sais qu’on est parfois un peu débordés. Essaie simplement
d’être plus vigilante.
— Vous allez passer plus de temps ici pendant la journée ?
— J’y ai songé, mais Fish préfère que je le rejoigne le soir. Et
j’apprécie de travailler au calme pendant qu’il est à l’atelier. Je suis
plus efficace. Il m’a promis qu’il te ménagerait. »
Cindy poussa un soupir contrarié, ce qui ne lui ressemblait pas.
« Qu’y a-t-il ?
— Rien. Juste… peu importe.
— Non, dis-moi.
— C’est Fish qui récupère ces pièces détachées sur mon bureau,
ainsi que les reçus, avant que j’aie eu le temps de les entrer dans
l’ordinateur, répondit-elle après un temps d’hésitation.
— Mais tu ne lui demandes pas à quel client elles sont destinées ?
Je lui ai montré les trous énormes que nous avons dans la caisse à
la fin du mois. Lui non plus ne comprenait pas pourquoi certaines
pièces n’étaient pas facturées. »
Cindy se leva, me dévisagea durant quelques secondes, puis
sortit sans rien dire. Je priai pour qu’elle ne me donne pas sa
démission. Je sentais qu’il se passait quelque chose de grave, ce
qui se confirma quelques minutes plus tard, lorsqu’elle revint dans le
bureau accompagnée de notre mécanicien en chef, qui était aussi
son mari.
Greg était un excellent ouvrier. Il portait de longues tresses noires,
adorait les Harley Davidson et organisait chaque année une
incroyable soirée d’Halloween en utilisant des accessoires de
théâtre terrifiants. Sa petite taille était compensée par un cœur
énorme. Très cultivé, il écoutait un mélange éclectique de rock
assourdissant et de musique classique tout en diagnostiquant les
pannes des voitures. Il travaillait pour nous depuis plusieurs années.
Je le respectais beaucoup et j’avais confiance en lui.
« Bon, il faut qu’on parle, déclara-t-il. Je suis navré d’avoir à vous
l’annoncer, mais vous êtes bien trop naïve. Votre mari a un gros
problème de drogue. Il prend de la méthamphétamine, ici, à
l’atelier. »
Ses mots résonnaient dans ma tête sans parvenir à atteindre mon
cerveau.
« Quoi ? », fut la seule réponse qui me vint.
Greg m’expliqua qu’il avait vu Fish se droguer à plusieurs reprises
et lui avait demandé des comptes, sans résultat. Cindy, en larmes,
ajouta qu’elle devait souvent lui parler à travers la porte des toilettes
quand elle avait besoin de le consulter. Notre stock était revendu au
noir ou échangé contre de la drogue, et c’est aussi à cela que
servaient la plupart des réparations effectuées le soir. Tous les
employés marchaient sur des œufs à cause des sautes d’humeur de
Fish, qui menaçait de les renvoyer s’ils osaient ouvrir la bouche
devant moi.
Je restai plantée là le temps de digérer la nouvelle. Greg avait
raison : j’avais été effroyablement naïve. Je ne m’étais jamais
droguée de ma vie, je n’avais jamais fumé une cigarette ni même bu
une tasse de café. Je n’avais pas su reconnaître les indices qui me
crevaient les yeux. Les pièces du puzzle s’assemblaient enfin.
Malgré l’absurdité de la situation, tout devenait logique. La seule
chose que je ne comprenais pas, c’était que Fish ait pu mettre en
péril une vie de rêve et un avenir aussi prometteur.
J’attendis que Greg, Cindy et le reste de l’équipe soient rentrés
chez eux pour lui demander des explications. Je commençais à
craindre que Lee ait fait les frais des mensonges de mon mari, et je
ne voulais pas que cela se reproduise. Je me dirigeai vers l’atelier
où Fish était en train de travailler – du moins, c’est ce que je
pensais. Il était endormi dans un fauteuil de barbier rouge, devant
les pièces complexes d’une transmission automatique Ford étalées
sur l’établi. La veille encore, je me serais émerveillée de sa capacité
à trouver le sommeil dans une position aussi inconfortable, son
grand corps tout recroquevillé. Il travaille trop, il doit être épuisé,
aurais-je songé.
« Fish ! appelai-je d’une voix forte.
— Oh, salut, chérie, répondit-il en se frottant les yeux.
— Il faut qu’on parle. Je veux que tu m’expliques ce qui se passe
avec les reçus. Que tu me dises pourquoi ces pièces ne nous sont
pas remboursées. Tu ne factures pas non plus tes heures
supplémentaires, alors à quoi servent-elles ?
— Qu’est-ce qui t’arrive, Carine ? protesta-t-il, l’esprit encore
embrumé. On en a déjà discuté – j’ignore d’où vient le problème.
— Écoute-moi bien, Fish. Je sais que tu mens. Je te demande de
me témoigner un peu de respect et de me dire la vérité.
— De quoi est-ce que tu m’accuses, au juste ? Quelqu’un a parlé
dans mon dos ?
— Peu importe ; je suis au courant, c’est tout. Tu te drogues. Tu
as besoin d’aide. »
Fish était coincé, et il le savait. Ce n’était plus la peine de nier. Il
refusa pourtant d’admettre qu’il avait un problème, jurant qu’il ne
consommait que de très petites quantités de façon occasionnelle.
« Voyons, Carine, tu me connais. Je vais bien. Regarde-moi. »
C’était vrai : il avait toujours l’air aussi musclé, bronzé et en bonne
santé. Rien à voir avec l’image que l’on se fait d’un junkie.
« On travaille tellement dur, reprit-il. J’ai juste besoin d’un petit
coup de pouce de temps en temps. Mais je ne suis pas accro – je
peux arrêter quand je veux.
— Génial. Alors, arrête. »
Je ne pouvais pas le laisser se détruire davantage et nous
entraîner dans sa chute. J’avais des responsabilités vis-à-vis de nos
clients, de nos employés, de tout ce que nous avions construit au
prix de tant d’efforts.
Je le croyais sincère, mais je n’allais pas rester les bras croisés en
attendant qu’il change – j’avais compris la leçon. Je n’avais pas le
temps de m’apitoyer sur mon sort. Le moment était venu de passer
en mode survie. Je repris la main à l’atelier tout en essayant de me
montrer d’une équité totale. Je modifiai les mots de passe des
ordinateurs pour protéger l’accès aux comptes et aux logiciels
d’émission de chèques. Je pris rendez-vous à la banque afin que ni
Fish ni moi ne puissions retirer d’argent sur nos comptes personnel
et professionnel sans nos deux signatures. Les comptes et les
rapports financiers étaient désormais complètement transparents.
J’étais beaucoup plus présente au garage, où je travaillais main
dans la main avec l’équipe et gardais un œil sur Fish. Il continuait à
affirmer qu’il pouvait s’arrêter du jour au lendemain et que notre
réaction était exagérée.
Il n’était maintenant plus en charge que des devis et de la
supervision. Il semblait encore capable de travailler à l’atelier, mais
nous ne pouvions pas nous permettre de laisser un toxicomane
réparer des freins ou changer des pneus. Je contrôlais ses heures
de présence et ses fréquentations. Quand il restait tard le soir, je
restais aussi. J’avais également interdit l’accès du garage à
certaines personnes.
À la maison, je m’étais installée dans une chambre d’amis. Fish
avait accepté que nous nous fassions aider. Une fois par semaine,
nous nous retrouvions donc chez le révérend Keever, l’homme
devant qui nous avions échangé nos vœux par un beau jour d’été.
Après avoir écouté Fish mentir et nier pendant des mois, je
commençais à douter de son intention de renoncer à la drogue. Il
prétendait l’avoir fait, mais tout indiquait le contraire. Les employés,
qui le surveillaient de près, confirmèrent mes craintes.
Je finis par parler à nos parents de ce qui s’était passé, pensant
que, si je révélais la vérité, Fish ne pourrait plus se cacher. Une fois
qu’il aurait ouvert les yeux et compris tout ce qui était en jeu, il
entamerait le changement dont lui seul pouvait décider. J’organisai
donc un conseil de famille à la maison. Ses proches comptaient
énormément pour lui et j’étais persuadée qu’ensemble nous
pourrions l’aider à décrocher. Lors de cette « intervention », Fish
nous assura que c’était aussi ce qu’il voulait – tout en s’obstinant à
prétendre que la situation était sous contrôle. Sa sœur me supplia,
les larmes aux yeux, de ne pas le quitter. Je la dévisageai sans
répondre, car c’était exactement ce que je me préparais à faire.
« S’il te plaît, insista-t-elle. Il t’aime tellement. »
Mais je n’y croyais plus. Comment pouvait-on aimer quelqu’un et
lui mentir de cette façon ? Comment pouvait-on faire passer la
drogue avant la femme de sa vie ? Comment les choses pouvaient-
elles bien se terminer, sans que j’aie l’impression d’avoir été dupée
et regrette de ne pas être partie ? Je m’étais juré d’être honnête
envers moi-même et de mener la vie que j’entendais. Avoir une
maison confortable et une entreprise florissante ne me suffisait pas.
Je voulais aussi un compagnon en qui je puisse avoir confiance.
Peu de temps après cette réunion, le père de Fish, colonel des
marines à la retraite, vint passer un week-end chez nous. Le
deuxième soir, je l’accompagnai lorsqu’il alla fumer une cigarette sur
le porche. Après avoir discuté un moment avec lui, je décidai de
monter chercher Fish. En arrivant devant le grand dressing de notre
chambre, je le vis glisser précipitamment quelque chose dans une
chaussure.
« C’est quoi, ça ? Qu’est-ce que tu caches ?
— Rien ! », protesta-t-il d’une voix coupable.
Je me précipitai vers lui, lui arrachai la chaussure des mains et y
découvris un sachet en plastique rempli de poudre blanche.
« J’étais sûre que tu me mentais ! m’écriai-je. Pourquoi est-ce que
tu t’infliges ça, pourquoi est-ce que tu nous infliges ça ? Comment
oses-tu apporter cette saleté dans notre maison ? »
Je descendis en courant montrer le sachet au colonel. Il en
inspecta le contenu avant de lever vers moi un regard où se lisait
une intense déception.
« C’est de la cocaïne. »
Je n’avais encore jamais été confrontée si directement à
l’addiction de Fish. Maintenant que je détenais une preuve
irréfutable de ses mensonges, la donne avait changé. Il m’avait
manqué de respect, alors que tout ce que je lui demandais, c’était
d’être honnête. En rentrant à l’intérieur, je le trouvai assis sur le
canapé. Son père m’avait suivie, guettant ma réaction. Je me
dirigeai d’un pas lent vers mon mari afin de lui soumettre un
ultimatum.
« Ça suffit. Je vais te donner une dernière chance, une seule. Ce
sera la drogue ou moi. Pas de compromis. »
Après cette soirée, Fish passa de moins en moins de temps à la
maison.
*

J’avais du mal à dormir depuis la mort de mon frère. Quand je ne


sortais pas avec des amis pour m’occuper, je rentrais tard du travail,
nourrissais les chiens et regardais la télévision pendant des heures.
Allongée sur le canapé, la télécommande à la main, je faisais défiler
les innombrables chaînes du câble sans rien regarder de particulier,
en attendant qu’il soit l’heure de retourner travailler. Les jours où
j’allais me coucher – toujours dans la chambre d’amis –, je lisais l’un
des livres de Chris jusqu’à ce que les lignes se brouillent devant mes
yeux épuisés. Une nuit, alors que je parcourais Le Bonheur conj
ugal de Tolstoï, je tombai sur un passage encadré et signalé par un
astérisque dans la marge :
« Ce n’est pas bien de ne pas savoir supporter la solitude. »
Puis, plus bas :
« Je veux dire une méchante demoiselle qui n’est vivante que
lorsqu’on l’admire mais qui, dès qu’elle reste seule, se relâche et n’a
plus de goût pour rien ; tout pour la montre, et pour elle-même
rien1. »
Mon esprit fatigué tournait et retournait ces phrases dans tous les
sens. Quand j’avais perdu Chris, Fish avait été là pour ramasser les
morceaux. Qui m’aiderait lorsque je le perdrais à son tour ? Je me
rendis compte que depuis très longtemps, j’avais une peur panique
de la solitude.
Je craignais aussi de manquer d’argent. Mon regard balaya la
vaste chambre qui m’entourait, une parmi les quatre que comptait la
maison. J’inspectai cadres et bibelots, incapable de me rappeler
d’où provenait la moitié d’entre eux ou ce qui m’avait poussée à les
acheter.
Je repensai aux six dernières années de ma vie et aux dix-neuf
qui les avaient précédées. Je voulais retirer quelque chose de cette
expérience. Je voulais qu’elle en ait valu la peine. Je voulais me
souvenir de tout ce que j’avais vécu et comprendre pourquoi une
chose pareille m’arrivait – encore une fois.
Je n’étais pas assez proche de mes parents pour me confier à
eux, d’autant que j’étais gênée qu’ils aient investi de telles sommes
dans mes noces pour rien. Malgré mon jeune âge, j’avais déjà deux
mariages ratés derrière moi. D’un autre côté, je ne pouvais pas
rester par simple peur de l’échec. C’est ce que ma mère avait fait, et
j’étais plus résolue que jamais à ne pas l’imiter.
Les coups de téléphone de soutien de la part de la famille de Fish
s’étaient taris. Je n’avais aucun proche dans la région, mes frères et
sœurs vivant tous à l’autre bout du pays. Pourtant, bien que très
seule, je me sentais plus forte qu’abandonnée. Je comprenais mieux
ce que Chris avait dû éprouver dans la nature. « Ce n’est pas bien
de ne pas savoir supporter la solitude. » Au contraire, il faut lui ouvrir
les bras. Et j’étais prête.

Le comportement de Fish à l’atelier était de plus en plus


imprévisible. Un jour, il fit irruption dans la salle d’attente en rollers et
zigzagua d’un bout à l’autre du garage avant de regagner le parking.
Affichant un sourire de clown, il nous lança un drôle de « Bonjour ! »
en entrant, puis un « Au revoir ! » en ressortant. Les clients présents
éclatèrent de rire devant l’incongruité de la scène, pendant que
j’échangeais un regard abasourdi avec Cindy.
Bon sang, mais qu’est-ce qu’il f abrique ?
Je le trouvai à l’extérieur, en train de travailler sur un van
Chevrolet G2 0 blanc qui n’était pas prévu au planning de la journée.
J’ouvris la porte du côté passager ; il était penché sur le volant et
tentait d’extraire la colonne de direction, mais les roues de ses
patins dérapaient chaque fois qu’il s’arc-boutait sur le sol.
« Qu’est-ce tu fabriques ?
— À ton avis, Carine ? Je répare la bobine d’allumage de ce
fourgon !
— Hors de question ! Sors de là tout de suite. Tu es défoncé !
— Et toi, tu es méchante », se plaignit-il.
Une fois dehors, il me gratifia du slogan qu’il avait récemment
collé sur sa Jeep :
« La méchanceté, ça craint !
— Tu es sérieux ? Comment oses-tu venir travailler dans cet
état ? Je ne veux plus te voir ici !
— Tant mieux ! rétorqua-t-il en me tirant la langue. Comme ça, je
pourrai passer plus de temps avec ma nouvelle copine. Elle te
déteste !
— Oh, je t’en prie… comme si j’en avais quelque chose à faire.
Elle ne m’a jamais rencontrée ! Et ça m’étonnerait que tu lui aies
avoué les vraies raisons de notre séparation.
— Elle est beaucoup plus cool que toi ! Elle sait faire la fête, elle !
— Génial, lançai-je par-dessus mon épaule en me dirigeant vers
le garage. Maintenant, dégage d’ici.
— Tu n’es qu’une sale peste autoritaire – une mademoiselle Je-
Sais-Tout ! »
Sur ces mots, il grimpa dans sa Jeep et s’éloigna.
Je savais déjà qu’il avait rencontré quelqu’un, et ça ne me faisait
ni chaud ni froid. Tout en ayant encore des sentiments pour lui,
j’avais moi aussi entamé une nouvelle relation, et depuis longtemps.
Nous étions encore mariés et nous retrouvions parfois sous le même
toit, mais nous vivions séparés depuis un moment. La distance qui
s’était installée entre nous avait laissé trop de traces. J’avais
reproduit le même schéma qu’avec Jimmy – sauf que, cette fois,
j’avais de bien meilleures raisons de prendre cette décision
contestable. Si j’avais commencé à fréquenter un autre homme,
c’était pour m’empêcher de revenir en arrière. Avoir partagé le lit
d’un autre rendait la chose inenvisageable.
Fish était allé trop loin. Une nuit, plusieurs mois avant que je
décide de tourner la page, nous avions eu une discussion à cœur
ouvert sur notre avenir ensemble. Il avait souligné le fossé qui
existait entre nous sur la question de la drogue. J’étais absolument
contre ne serait-ce que fumer un joint de temps à autre. Il me
trouvait trop exigeante.
« Mais je ne comprends pas, avais-je répondu. J’ai toujours été
comme ça. Depuis que tu me connais, je tiens le même discours.
Dans ce cas, pourquoi m’as-tu demandé de t’épouser ?
— J’espérais sans doute que tu me guérirais », avait-il admis avec
un sourire contrit.
En entendant ces mots, je m’étais sentie dupée. Je n’avais jamais
eu l’intention de le faire changer, et j’ignorais d’ailleurs qu’il en avait
besoin. De toute façon, j’avais déjà réalisé que les gens ne changent
jamais à moins de le vouloir vraiment.

Il existe un proverbe zen qui dit : « Après l’illumination, la


lessive. » En l’occurrence, Fish et moi avions beaucoup de linge sale
à laver. Nous avions créé notre société, C.A.R. Services, avant notre
mariage ; en tant qu’associés, nous nous étions alors équitablement
réparti les parts. Il me fallait désormais trouver un moyen de l’écarter
du garage, alors qu’il avait légalement autant le droit que moi d’être
là. Comme je contrôlais nos finances, je passai un accord avec lui : il
continuerait à toucher l’intégralité de son salaire et le pourcentage
de bénéfices qui lui revenait, à condition de ne plus venir travailler.
J’engageai un avocat afin d’entamer une procédure de divorce.
Fish avait fini par déménager pour de bon. Il ne venait plus au
garage, et nous pouvions à nouveau communiquer sans nous hurler
dessus. Nous avions même consulté un conseiller pour déterminer
ensemble l’avenir de notre petite mais solide entreprise. Étant donné
les circonstances, il n’était plus possible de la gérer conjointement.
Le conseiller nous expliqua qu’il nous faudrait la vendre, à moins
que l’un de nous veuille racheter les parts de l’autre. Nous
décidâmes de refaire un point le mois suivant. D’ici là, je
continuerais à gérer seule le garage tout en commençant à regarder
les offres d’emploi.
Juste avant le deuxième rendez-vous, Fish nous convoqua les
employés et moi à une réunion un soir après le travail. Pleins
d’appréhension, nous nous installâmes sur les chaises et les
canapés de la salle d’attente. Il nous annonça alors qu’il comptait
m’évincer et reprendre la direction du garage. Apparemment, il
n’avait pas bien écouté les explications du conseiller : en tant
qu’associé à parts égales, il ne pouvait pas m’obliger à partir.
Tout le monde l’écouta en silence pendant quelques minutes. Puis
Greg se leva et déclara :
« Je ne vais pas rester ici à vous regarder ruiner cette boîte. Je
suivrai Carine, où qu’elle aille. Quand on lui a demandé d’agir et
d’être plus présente, elle n’a pas hésité. Grâce à elle, c’est redevenu
un plaisir de travailler ici. Je n’ai plus confiance en vous, mais j’ai
confiance en elle. »
Un à un, tous les employés prirent mon parti et se déclarèrent
déçus par leur autre patron. Fish n’en croyait pas ses oreilles, mais
j’étais encore plus abasourdie que lui.
Pour finir, il se leva et sortit en les traitant tous d’idiots.
La réunion était terminée.
Je marmonnai un « Merci les gars » pendant que l’équipe se
dispersait. Encore sous le choc, je me laissai tomber dans le fauteuil
de mon bureau. Peut-être que finalement je pourrais rester. Et si je
rachetais les parts de Fish ? Jusque-là, je n’avais jamais
sérieusement envisagé de garder le garage. J’avais juste essayé de
préserver mes salariés et de faire tourner la boutique en attendant
les instructions de notre conseiller. Ce soir-là, les yeux rivés sans les
voir sur les papiers qui encombraient mon bureau, je compris que
c’était la meilleure décision à prendre. Je gérais déjà le garage seule
depuis quelque temps, et j’aimais ça.
C’est alors que Fish entra dans la pièce. Il n’était plus que l’ombre
de l’homme que j’avais rejoint devant l’autel et qui m’avait défendue
dans le Dakota du Sud. Il me jeta un regard dédaigneux.
« Mes clients ne resteront pas avec toi. C’est un métier d’homme.
Tu n’y arriveras jamais. Tu n’es qu’une f emme. »
Mes employés pourraient très facilement se faire embaucher
ailleurs, enfiler un nouvel uniforme et avoir un salaire assuré à la fin
du mois. Je le savais, et eux aussi. Rien ne m’empêchait d’ailleurs
de faire la même chose. Mais en entendant Fish prononcer le mot
« femme » de cette façon, je sentis mon sang ne faire qu’un tour.
J’avais eu l’impression d’entendre mon père : « Billie, tu n’es rien
sans moi. »
Je ne tenais pas particulièrement à me tailler une place dans une
industrie dominée par les hommes. D’un autre côté, j’avais envie de
voir si j’en étais capable. Je me demandais quel conseil mon grand
frère m’aurait donné. Je risquais gros, mais j’étais bien préparée et
j’avancerais avec précaution. Chris m’aurait sans doute dit : « Quand
tout est trop facile, on s’ennuie. » Je décidai donc de me jeter à
l’eau.
Chapitre 12

Dans ma famille, l’argent n’était jamais juste de l’argent. Il


représentait le pouvoir, la loyauté et un moyen de pression. Chris
l’avait compris très tôt. Un été, alors qu’il travaillait chez Domino’s
Pizza pendant les vacances universitaires – plus pour se tenir
éloigné de la maison qu’autre chose –, Shelly était venue passer
quelques jours chez nous. Malgré ses relations parfois tumultueuses
avec mes parents, elle avait une bonne raison d’être là : elle rêvait
de faire des études supérieures, mais n’en avait pas les moyens.
Maman et papa lui avaient proposé de l’aider.
« Tu ne devrais pas accepter, l’avait prévenue Chris. Il y a toujours
un prix à payer avec eux. Tu vas te sentir redevable toute ta vie,
parce qu’ils prendront soin de te rappeler ce que tu leur dois. C’est
ça que tu veux ? Va à la fac, mais trouve une autre solution. »
Shelly entendait les arguments de Chris, dont elle ne pouvait
réfuter la logique – d’autant qu’il refusait d’en démordre. Mais
contrairement à nous, elle n’avait pas reçu d’héritage et n’y arriverait
pas sans l’aide de nos parents. Elle avait donc fini par accepter
l’argent. Les événements avaient finalement donné raison à Chris :
les exigences de Walt et Billie étaient devenues si insupportables
que Shelly avait abandonné ses études avant la fin.
Cela ne l’avait pas empêchée, quelques années plus tard, de les
accompagner lors d’un voyage en France – tout comme Shawna,
Stacy et moi.
« J’aimerais vraiment que vous veniez, toutes les trois, m’avait dit
mon père. Maman et moi tenons à vous offrir ce cadeau – ça nous
fera du bien à tous. »
Les filles et moi en avions beaucoup discuté. Était-ce un piège ?
Pouvions-nous y aller sans crainte ? Papa espérait-il vraiment
renouer avec sa famille, se rapprocher de nous ? Après avoir
consacré tant d’énergie à protéger mes parents, je ne pouvais pas
laisser filer cette chance d’améliorer nos relations.
Pour finir, nous avions toutes accepté. Nous avions passé un
séjour formidable sur la Côte d’Azur, dont nous avions apprécié les
raffinements culturels et l’architecture historique. Nous avions pris le
soleil sur les plages de Méditerranée et visité de charmants petits
villages, dont les boutiques vendaient des fromages délicieux et des
pièces d’artisanat magnifiques. Nos conversations étaient restées
légères et sans danger. Un lien très fort et indestructible semblait
encore exister entre nous.
Mais dès notre retour, les choses étaient revenues à la normale.
Papa nous avait appelées tour à tour pour nous annoncer son
intention de quitter Billie. Les raisons qu’ils nous avaient données
allaient de l’insensible au ridicule. Il avait ainsi décrété qu’elle
souffrait de troubles bipolaires ; on ne pouvait donc pas lui en vouloir
de mettre un terme à cette relation pénible. Il nous rapportait les
propos blessants qu’elle aurait prétendument tenus sur nous, nous
rappelait les nombreuses fois où elle nous avait déçues par le
passé. En résumé, il essayait de nous monter contre ma mère.
Même mes sœurs, qui ne s’étaient pas toujours bien entendues
avec elle, le trouvaient injuste. Nous avions conscience que ses
efforts pour la discréditer à nos yeux cachaient probablement autre
chose. Maman avait dû le menacer de révéler ses dernières
frasques. Cela m’avait fait penser à l’époque où mes parents
accusaient mes frères et sœurs de se droguer : « Ne les écoute pas
– ils ne sont pas dans leur état normal. » Mes espoirs de futur
apaisé s’écroulaient devant moi.
Comme Chris et Shelly, je savais ce que je risquais en acceptant
l’aide de mes parents. J’avais donc du mal à leur demander plus que
des conseils financiers. Ils étaient pourtant fiers de ma réussite
professionnelle et ne cessaient de chanter mes louanges ; papa
portait des tee-shirts C.A.R. Services presque tous les jours.
Consciente que je ne pourrais pas racheter les parts de Fish seule,
c’est donc avec un intérêt mêlé d’appréhension que j’écoutai ma
mère m’exposer son projet au téléphone. Mon père et elle étaient
d’accord pour me prêter de l’argent. Je les rembourserais grâce aux
bénéfices du garage, à la vente de la maison que j’avais construite
avec Fish et à mon pourcentage des droits d’auteur promis par Jon
en échange des lettres, journaux et autres documents que nous
l’avions autorisé à reproduire. Je finis par accepter leur offre, et fus
rapidement en mesure de régler ma dette.
Malgré tout, il ne fallut pas longtemps pour que la même scène
tragi-comique se répète au moins une fois par semaine.
« Les revoilà ! », criait le premier d’entre nous à voir la Cadillac de
Walt et Billie entrer dans le parking.
À peine le moteur coupé, les portières s’ouvraient à la volée et
mes parents se précipitaient vers le garage. On aurait dit deux
enfants faisant la course pour rapporter les dernières bêtises de
l’autre. Quant à moi, je jouais le rôle de l’arbitre.
La phrase d’accroche était toujours la même, indépendamment de
celui ou celle qui avait réussi à m’atteindre le premier.
« Carine ! Tu sais ce que ton père/ ta mère vient de faire ? »
Et ainsi de suite, sur le même registre que durant les vingt
dernières années.
« Combien de fois vais-je devoir le répéter ? protestais-je. Vous
n’avez absolument rien à faire ici. C’est un lieu de travail – mon lieu
de travail.
— Oh, vraiment ? Tiens donc ! As-tu oublié comment tu en es
arrivée là ? Après tout ce qu’on a fait pour toi, tu nous dois bien une
contrepartie.
— Baissez d’un ton. Je crois que vous ne voulez pas vraiment de
mon aide. C’est pour ça que vous rejouez encore et toujours la
même dispute. Au fond, vous aimez être malheureux. Moi, non.
Alors maintenant, partez. »
Ils finissaient par s’en aller, mais pas avant d’être calmés. Je
m’excusais alors auprès des employés et clients qui s’étaient
retrouvés sous leurs feux croisés. Heureusement, maman et papa
passaient beaucoup de temps hors de la ville ; ils se contentaient
donc souvent de messages téléphoniques, auxquels je me sentais
obligée de répondre.
Je leur étais reconnaissante de leur générosité mais, à force de
me l’entendre constamment rappeler, j’en venais à regretter d’avoir
accepté leur aide. À croire qu’ils m’avaient proposé celle-ci dans le
seul but de me garder sous leur coupe. Je faisais beaucoup d’efforts
pour être indépendante, et j’étais résolue à ne pas sombrer dans les
tendances matérialistes contre lesquelles Chris m’avait mise en
garde.
Quand nous étions adolescents et que la société de mes parents
avait commencé à décoller, ils s’étaient offert une luxueuse caravane
Airstream. Cela avait marqué la fin de nos randonnées pédestres
dans le parc de Shenandoah. Désormais, nous parcourions
davantage de routes goudronnées que de chemins de terre. Nous
rendions visite à de la famille éloignée, logions dans des campings
quatre étoiles un peu partout dans le pays. Chris se plaignait de ne
plus profiter autant du paysage. Et, dès que nous nous retrouvions
sur une route dégagée, nos parents s’empressaient de reprendre
leur dernière dispute là où ils l’avaient laissée. Le soir, quand nous
finissions par nous arrêter et que maman sortait de bons petits plats
du four, Chris ne pouvait s’empêcher de regretter le temps des repas
préparés sur un simple feu de camp. Il disait trouver bien plus
agréable de se glisser dans son sac de couchage sous la tente
après une longue journée de marche que de s’étendre sur une
banquette confortable après des heures de route. Mes parents lui
reprochaient son ingratitude : ils avaient travaillé très dur pour nous
offrir ce qu’il y avait de mieux.
À l’époque, je n’étais pas assez mûre pour faire le lien entre
niveau de confort et fréquence des disputes. En silence, je prenais
donc le parti de mes parents. Nos vacances nature d’autrefois ne me
manquaient que lorsque la météo était idéale et toutes les conditions
réunies. Je ne comprenais pas que Chris puisse préférer une tente à
une caravane climatisée, un tapis de sol à un matelas, un arbre à de
vrais W-C avec chasse d’eau, ou des sandwichs à moitié écrasés à
du ragoût de jambon servi avec des petits pains chauds et suivi de
brownies au caramel maison. Nous avions même la télévision, ainsi
que des consoles Colecovision et Atari. Mais Chris se plaignait que
la lumière du camping l’empêchait de voir les étoiles, que le bruit
effrayait les cerfs et – quand il n’essayait pas de me voler la
manette – que mon addiction à Pac-Man le dérangeait dans sa
lecture.
Peu de temps après son départ d’Atlanta et l’abandon de la
Datsun, il avait mis le feu à ses derniers billets en une espèce
d’offrande rituelle. C’était un acte si important et symbolique à ses
yeux qu’il l’avait immortalisé par des photos et mentionné dans son
journal. Bien entendu, il avait ensuite dû en regagner pour manger et
survivre, mais je comprenais sans peine sa relation complexe à
l’argent et aux biens matériels. Dorénavant, comme mon frère l’avait
fait avant moi, je décidai de refuser systématiquement l’aide de mes
parents.

Le jour de mes vingt-six ans, mes employés m’offrirent un gâteau,


des ballons et une carte qui disait : « Joyeux anniversaire à notre
super-patronne – de la part de nous tous, âmes pathétiques errant à
vos côtés dans la vallée des damnés… mais assez parlé boulot ! »
Nous avions traversé beaucoup de choses ensemble. Le récent
changement de direction, bien que positif, impliquait un certain
stress financier qui avait des répercussions sur notre vie privée.
Dans les premiers temps, je dus faire mes courses en gros dans des
magasins discount et me passer de luxes tels que le câble, le
coiffeur ou les concerts de jazz auxquels j’étais habituée. Par
chance, les occasions de rire et de relâcher un peu la pression ne
manquaient pas.
Un jour, un commercial récemment recruté par l’un de nos
fournisseurs se présenta au garage. Mon bureau étant séparé de
l’accueil par une porte vitrée, je le vis faire son entrée d’un pas
guilleret.
« Bonjour ! lança-t-il à Cindy avec un grand sourire.
— Bonjour, répondit-elle. Bienvenue chez C.A.R. Services. Puis-je
vous aider ?
— Je représente Primary Products, déclara-t-il en posant des
pièces de suspension sur le comptoir. Nous proposons désormais
une nouvelle gamme de matériel Monroe. Pourrais-je parler au
propriétaire quelques minutes ? »
Cindy me jeta un coup d’œil ; je hochai affirmativement la tête.
« Bien sûr. Pas de problème. » Elle fit un geste dans ma direction.
« Première porte sur votre droite. »
Je me levai pour accueillir l’homme dans mon grand bureau en
forme de L.
« Bonjour, je m’appelle Carine.
— Enchanté ! Le propriétaire est dans le coin ?
— C’est moi. Que puis-je faire pour vous ? »
Il regarda autour de lui.
« Votre mari n’est pas là ?
— Non. Je ne suis pas mariée. Vous souhaitiez me parler ?
— Oh, je vois. D’accord. Votre père, alors ? »
Je laissai retomber la main que je lui tendais et me mordis les
lèvres. À côté, Cindy faillit recracher les pâtes de son déjeuner.
« Non, insistai-je d’une voix sèche. Je suis l’unique propriétaire.
Voulez-vous me dire ce qui vous amène ?
— Oh. Désolé. »
Il tenta de redresser la barre, avant de s’écraser en beauté.
« Je suis venu vous présenter des pièces auto. Je ferais peut-être
mieux de m’adresser directement aux gars de l’atelier. »
Cindy me fixait avec de grands yeux, les deux mains plaquées sur
la bouche pour ne pas exploser de rire. Elle se demandait
visiblement la même chose que moi : E st-ce que j ’ai bien entendu
? Il vient vraiment de dire ça ?
Je me tournai vers le pauvre type.
« Je suis vraiment navrée, mais vous n’avez pas l’air de
comprendre. Je vais donc reformuler : c’est moi qui prends toutes
les décisions ici. Moi qui paie les pièces que vous êtes venu nous
vendre. »
Il me dévisagea sans répondre pendant un moment, puis ouvrit
l’une de ses boîtes.
« Hé ! l’interrompis-je. Vous comptez vraiment me fourguer des
amortisseurs et des jambes de suspension après ça ?
— Oh… euh… Non.
— Que diriez-vous de repasser un autre jour ? Quand je me
présenterai à vous comme la propriétaire, vous vous contenterez de
me serrer la main, et on pourra partir sur de bonnes bases. »
Il fila sans demander son reste. Plus tard, Cindy et moi nous fîmes
un plaisir de rejouer la scène aux mécaniciens pliés de rire, mais cet
incident révélateur était loin d’être un cas isolé. Si je voulais réussir,
je n’avais pas le choix : je devais transformer en force ce que Fish
considérait comme un désavantage.
Il y avait si peu de femmes à la tête d’entreprises comme la
mienne que c’était un bon moyen de se faire remarquer. Il suffirait
ensuite de fidéliser les clients. Chaque matin, arrêtée aux feux
rouges sur le chemin du travail, je regardais passer les voitures –
mélange coloré de métal, de fibre de verre et de plastique de toutes
les formes ; grandes ou petites, vieilles ou neuves, voitures de sport,
berlines, fourgons, familiales. Il y avait là largement de quoi
s’assurer des revenus réguliers, à condition de bien travailler.
Et c’était notre cas. Notre carnet de rendez-vous était plein à
craquer. De nouveaux clients ne cessaient de nous arriver grâce au
bouche-à-oreille. Je me débrouillais très bien sans Fish – mieux que
ça, même. J’excellais.
J’adorais ma nouvelle indépendance. Pour la première fois de ma
vie, je n’avais besoin de personne.

Je n’avais pas vraiment l’habitude de voir mes clients fondre en


larmes dans la salle d’attente de C.A.R. Services. Mais un jour, alors
que je remplissais une facture à l’accueil, vêtue d’un tee-shirt
représentant une voiture tout sourire au-dessus du slogan : « Nous
vous rendons heureux, votre voiture et vous », je vis Pam Stoltz
s’effondrer pendant que sa Toyota Camry passait au contrôle
technique. Cette femme qui fréquentait notre garage depuis des
années n’était pourtant pas du genre émotif en ce qui concernait son
véhicule.
« Pam ? Les gars vous ont bien dit qu’il n’y avait pas de souci,
n’est-ce pas ?
— Hein ? Oh… oui, merci. »
Ses yeux s’attardèrent un instant sur mon visage inquiet, avant de
retourner au livre qu’elle était en train de lire : The Secret Art of
Dr. Seuss ( « L’Art secret du Dr Seuss ») . Je ne voyais pas
comment
cette rétrospective des tableaux du célèbre auteur pour enfants
pouvait la mettre dans tous ses états.
« Je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas, mais est-ce
que tout va bien ? Il n’est rien arrivé à Mike et aux enfants, j’espère

Elle releva la tête, toute rouge.
« Je suis tellement désolée, s’excusa-t-elle en retirant la jaquette
de son livre. Je l’ai commencé il y a quelques jours ; je ne voulais
pas l’apporter ici aujourd’hui, mais je n’arrive plus à le lâcher. »
Il s’agissait en réalité un exemplaire d’Into the Wild. Elle me
regardait avec la même expression que le chef de chœur le soir où
j’avais appris la mort de Chris.
À la surprise générale, le livre se vendait comme des petits pains.
En dehors de mes longues conversations avec Jon, je n’avais parlé
de Chris à presque personne. Alors quand mes clients comprenaient
que la Carine à qui ils confiaient leur voiture était la sœur du héros,
cela donnait lieu à des scènes surréalistes.
J’étais étonnée de voir à quel point l’histoire de Chris passionnait
les lecteurs de tous horizons. Et plus les gens s’y intéressaient, plus
ils posaient de questions. L’article de Jon dans Outside – « Mort d’un
innocent » – avait déjà généré plus de courrier que n’importe quel
autre numéro du magazine ; le livre semblait bien parti pour
connaître le même succès. Nombreux étaient ceux qui admiraient le
courage de Chris et se sentaient inspirés par ses principes, son
cœur charitable, sa décision de renoncer à ses biens matériels afin
de mener une existence plus pure. D’autres le trouvaient idiot et
l’accusaient d’avoir été obtus et imprudent. D’autres encore voyaient
simplement en lui un jeune homme instable, qui s’était enfoncé dans
la nature sauvage sans aucune intention d’en revenir.
Chris ne s’étant jamais soucié de l’avis des gens, je faisais de
mon mieux pour ne pas me laisser atteindre par les commentaires
négatifs. J’y parvenais la plupart du temps. Mais quand certains
mauvais esprits déclaraient que sa disparition était un acte d’un
égoïsme inouï et d’une grande cruauté envers mes parents, je ne
pouvais m’empêcher de réagir. « Pourquoi un fils inflige-t-il à ses
parents et à sa famille une douleur permanente et déroutante * ? »,
s’interrogeait ainsi l’un des lecteurs d’Outside, tandis qu’un autre
avouait : « Alors que je compatis à la douleur de ses parents, je n’ai
aucune sympathie pour lui*. »
Mes parents se délectaient de ces marques de soutien, retenant
surtout les courriers du genre : « Mon fils était égoïste lui aussi. Quel
dommage que le vôtre n’ait pas vécu assez longtemps pour sortir
de cette phase de rébellion adolescente. » Ils ne manifestaient
toujours aucun regret, aucune culpabilité vis-à-vis de ce qui s’était
passé. Lorsqu’on leur demandait pourquoi Chris leur en voulait tant,
ils se contentaient de répondre en soupirant :
« Eh bien, comme l’a écrit Jon : “ Les enfants peuvent juger très
durement leurs parents et se montrer peu enclins à la clémence” *. »
Peut-être aurais-je dû autoriser Jon à raconter toute la vérité sur
les raisons pour lesquelles Chris était parti si impudemment. Mais,
encore une fois, il ne me semblait pas devoir d’explications à qui que
ce soit en dehors de notre famille – au sein de laquelle tout le monde
savait déjà à quoi s’en tenir. De plus, j’étais convaincue que Chris
aurait voulu laisser à nos parents une chance de prouver qu’il n’était
pas mort pour rien. D’un autre côté, toutes ces critiques et ces
« pourquoi ? » me donnaient envie de crier sur les toits quelles
avaient été ses véritables motivations. J’aurais voulu démontrer que
sa disparition en pleine nature n’était pas l’acte d’un fou ; c’était au
contraire la chose la plus sensée qui soit.
Chris savait parfaitement quels démons émotionnels il devait
combattre. Il refusait de vivre comme tous ceux qu’il avait vus faire
passer leur propre intérêt avant celui des autres. Il aimait son
prochain et n’avait nullement l’intention de vivre en ermite. Mais il
avait besoin d’un peu de temps et d’espace pour panser ses
blessures, avant de pouvoir à nouveau se sentir proche de
quelqu’un. Il aurait certainement abordé son rôle d’époux et de père
avec le perfectionnisme qui l’avait toujours caractérisé. Il était
discipliné et suffisamment déterminé pour régler ses problèmes
avant de se rouvrir au monde. J’entendais trop souvent dire qu’il
était « parti pour mieux se trouver » – alors que Chris n’avait jamais
douté de son identité. Je crois qu’il espérait simplement se tailler une
place au sein de la société tout en restant fidèle à ce qu’il était.
Tandis qu’Into the Wild demeurait en tête d’innombrables listes de
best-sellers, mes parents commencèrent à s’exprimer un peu plus
sur notre histoire. À les entendre, Walt aurait divorcé avant le début
de sa relation avec Billie, ce qui revenait à passer sous silence une
réalité pourtant au cœur de nos dysfonctionnements familiaux. Ils
disaient ignorer pourquoi Chris était parti et leur en voulait autant. Ils
se posaient en martyrs multipliant les missions religieuses et les
actions caritatives afin de rendre hommage à leur fils, en dépit des
souffrances terribles qu’il leur avait causées.
En privé, je leur demandais des comptes pour chacune de ces
infractions. Je les prévenais que nous, les frères et sœurs de Chris,
ne supporterions pas un tel manque de respect sans réagir. S’ils
allaient trop loin, les masques tomberaient et nous entraîneraient
dans leur chute. Papa prenait un air offusqué et me récitait le
commandement de la Bible qui impose d’honorer son père et sa
mère. Quant à Billie, elle essayait de renverser la situation.
« Voyons, Carine, disait-elle. J’ai plutôt l’impression que c’est toi
qui inventes des choses pour protéger ton image. Après tout, il t’a
abandonnée, toi aussi. »
Mais je n’étais pas dupe. Chris et moi avions beau avoir suivi des
chemins différents, nous étions toujours restés unis sur le plan
émotionnel. Je comprenais pourquoi notre enfance l’avait autant
affecté ; je ne m’y attendais simplement pas, parce qu’il m’avait
toujours paru si fort. Après avoir été surpassée par mon frère dans
tant de domaines, il y en avait finalement un dans lequel j’étais plus
douée que lui : la résilience.

Les années passant, je continuai à travailler sans relâche au


garage tout en essayant de garder mes parents à distance. Je fis
aussi un effort pour me rapprocher de mes frères et sœurs, que
j’avais un peu trop négligés depuis quelque temps. En dehors du
travail, c’était les seules personnes qui me comprenaient, les seules
qui me donnaient l’impression d’appartenir à un ensemble plus vaste
que moi au sein duquel j’avais ma place.
Un jour d’été, je me rendis chez Shawna à Denver. Sa fille de six
ans, Hunter, avait accroché une grande banderole colorée au-
dessus du porche : « Bienvenue, tante Carine ! » Un brouhaha de
voix me parvenait du jardin. Je reconnus les tessitures d’altos ou de
ténors des différents membres de ma famille. Aucun événement
particulier n’était prévu ce jour-là. En contournant la maison et en
voyant mes frères et sœurs rassemblés pour la première fois depuis
la veillée funèbre de Chris, je compris qu’ils étaient là pour moi. J’en
fus profondément touchée.
Malgré leurs emplois du temps surchargés, ils avaient tous réussi
à se libérer pour cette petite réunion familiale improvisée – la
« bande de Denver » n’était pas du genre à s’organiser à l’avance.
Mes sœurs avaient particulièrement hâte d’en savoir plus sur le
nouvel homme de ma vie. Depuis mon divorce, j’évitais de
m’engager dans une relation sérieuse ; mais elles avaient déduit de
mes derniers coups de téléphone que, cette fois, c’était différent. Et
elles avaient raison.
Robert n’était pas du tout mon type d’homme. Malgré de bonnes
connaissances en mécanique, il possédait une entreprise de
maçonnerie et n’avait rien à voir avec le milieu automobile. C’était
aussi mon premier blond. Il avait un sens de l’humour romantique
que je trouvais irrésistible. Au tout début de notre relation, il m’avait
envoyé un « CV » à transmettre à mon père. Il y listait son poids, sa
taille, sa profession, son cursus scolaire et ses références ( dont sa
mère) , puis détaillait ses « intentions », à savoir : « Fréquenter
Carine McCandless. C’est une femme extraordinaire et très
indépendante. J’espère qu’elle acceptera de partager son temps
libre avec moi… Si quelqu’un souhaite me contacter à ce sujet, je
suis joignable au numéro ci-dessous. »
Bien que clairement amoureuse, j’hésitais encore à me projeter.
J’avais expliqué à Robert que, malgré mon désir de passer le reste
de ma vie avec lui, je ne comptais pas me remarier un jour.
Alors que le soleil descendait à l’ouest et que Marcia jouait avec
les enfants, je rejoignis mes frères et sœurs sur le porche. Affalés
dans de confortables fauteuils, nous discutâmes de nos métiers, de
nos loisirs et des mérites comparés des Broncos et des Redskins.
Ceux qui avaient des enfants en vinrent à plaisanter sur les
anecdotes gênantes qui avaient marqué notre adolescence. Et,
comme toujours, la conversation finit par dévier sur la Mascarade.
Ils se trouvaient eux aussi à Denver, dans l’appartement de luxe
qu’ils avaient acheté quelques années plus tôt. Ils savaient que je
devais passer la journée chez Shawna et qu’ils n’étaient pas invités.
J’avais accepté de dîner et de dormir chez eux en me disant que ce
serait moins pénible que d’affronter les conséquences d’un refus.
J’en profitai pour vider mon sac sur ce que mes parents me
faisaient subir en Virginie. Tout le monde se mit à rire et à se moquer
de leurs diverses manies. J’évoquai ainsi leur besoin obsessionnel
de trouver des toilettes impeccables en rentrant de voyage. Ils me
demandaient de passer chez eux pour tirer la chasse avant leur
retour, afin qu’il n’y ait pas de cercle noir dans la cuvette. Shawna
explosa de rire car, à une époque, elle avait été leur tireuse de
chasse attitrée à Denver. Nous étions tous d’accord sur un point : la
pire chose à faire était de « provoquer le grizzli », autrement dit de
répondre à l’une des missives de notre père. Nous fîmes un
concours pour savoir qui avait été rayé le plus souvent du testament
de Walt. J’étais presque sûre de gagner, mais Sam parvint à me
détrôner. Nous parlâmes ensuite sérieusement de sujets que nous
n’avions jamais abordés, comme les raisons du départ du Chris et
ce qu’il m’avait expliqué des mystères de notre enfance. Je leur
racontai les mensonges, les manipulations, la violence, les
intimidations. Je savais qu’ils avaient vécu la même chose et leur dis
combien j’admirais leur mère pour avoir eu le courage d’y mettre un
terme – contrairement à la mienne, dont la soumission nous avait
tous fait souffrir. Je leur décrivis la longue lettre dans laquelle Chris
avait ouvert son cœur à nos parents, et leur réaction de rejet, si
décevante qu’elle l’avait poussé à partir. Nous discutâmes aussi du
livre, dont le succès les étonnait autant que moi. Nous étions tous
très contrariés que Walt et Billie colportent une fausse image de
notre frère.
Baignée dans la chaleur de ma fratrie, je n’avais plus du tout envie
d’aller voir mes parents. Je réfléchis à haute voix à plusieurs
excuses que je pourrais invoquer pour rester chez Shawna. « Trop
fatiguée ? » Ça ne fonctionnerait pas ; ils n’habitaient qu’à dix
minutes de là. « Trop bu pour conduire ? » Celle-là posait deux
problèmes : d’une, tout le monde savait que je ne buvais presque
jamais, ou très peu ; et de deux, ils risquaient de venir me chercher,
ce qui serait une conséquence très désagréable mais tout à fait
plausible de mes efforts pour leur échapper.
« Je suis un peu surpris de t’entendre parler comme ça après tout
ce temps, avoua Sam en me dévisageant d’un air songeur. J’avais
peur que tu sois venue jouer les médiateurs et nous convaincre de
leur laisser une dernière chance. »
Je poussai un gros soupir.
« Je crois que j’en ai juste assez de promouvoir la paix dans cette
guerre sans fin. »
Tous mes frères et sœurs étaient passés par là avant moi.
Certains avaient complètement coupé les ponts avec Walt et Billie,
tandis que d’autres maintenaient des contacts irréguliers et forcés.
Shelly, Shawna et Stacy ne les avaient pas revus depuis le voyage
en France. Mais tous comprenaient que je devais prendre ma
décision seule, à mon rythme et à mes conditions. Tout en restant
ouverts à la discussion pendant que j’avançais prudemment à
travers ce champ de mines, ils n’avaient jamais voulu me
décourager d’entretenir des relations avec mes parents.

En arrivant chez eux, je trouvai mon père de très bonne humeur. Il


était en cuisine et nous préparait un repas « quatre services », vêtu
d’un tablier de chef tout neuf, ses cheveux poivre et sel ramassés en
une courte queue de cheval. Une tradition d’humour ironique s’était
établie entre nous autour de ses prétentions culinaires. Pour son
anniversaire, il avait réclamé une vraie veste de cuisinier, avec la
mention « Meilleur chef du monde » brodée sur la poitrine. À la
place, je lui avais commandé un tablier tout simple qui disait : « Je
me prends pour le meilleur chef du monde ! » Il le portait volontiers
pour des photos, lorsqu’il faisait rôtir un poulet au barbecue, par
exemple. Mais pas quand il mettait les petits plats dans les grands
comme ce soir-là. Il était en plein dans une phase d’alimentation
saine ; à cette période, il ne jurait plus que par le poisson, dont le
parfum flottait dans tout l’appartement.
« Regarde ce qu’Hunter a fabriqué pour moi. C’est adorable,
non ? lançai-je en étalant la banderole sur le plan de travail.
— Oh, waouh ! Génial ! », répondit-il sans lever les yeux de
l’action qui se déroulait sur sa cuisinière.
Maman jeta un coup d’œil à la banderole et détourna la tête en
grimaçant. Les bouteilles vides alignées sur la table me
renseignèrent sur ce qu’elle avait fait pendant que j’étais chez ma
sœur.
Je n’avais pas encore posé mon sac à main qu’elle se jeta sur
moi, la main en l’air comme si elle dirigeait un orchestre
symphonique qu’elle était seule à entendre.
« Carine, viens voir. »
Elle me conduisit dans leur chambre pour me montrer une
superbe photo panoramique représentant des chevaux dans un
champ enneigé.
« Tu vois ça, Carine ? Tu vois ? Ton père et moi avons trouvé ce
cadre dans une galerie de l’Utah. Il nous a coûté huit cents dollars. »
Elle désigna ensuite deux autres œuvres d’art, dont elle me donna
également le prix. Sa visite alcoolisée se poursuivit dans toutes les
pièces. Elle s’arrêtait devant chaque objet posé sur une étagère ou
accroché au mur et me racontait lors de quel voyage ils l’avaient
déniché, insistant à chaque fois sur sa valeur. Elle avait toujours eu
du nez pour les bonnes affaires et n’hésitait jamais à révéler que sa
jolie robe provenait d’une friperie. Mais, cette fois, le ton était
différent. Je reconnus un imposant saladier en cristal qui se trouvait
autrefois dans la maison d’Annandale. C’était un gage de paix que
papa lui avait rapporté d’Allemagne pour contrer les menaces de
divorce lors du séjour de Shelly. Maman me rappela une nouvelle
fois qu’il valait très cher et que j’en hériterais un jour. Je pris alors
conscience qu’elle était en train de me présenter l’étendue de ce
qu’elle avait à m’offrir.
Papa nous appela pour dîner. Tandis que nous dégustions le
poisson grillé, les légumes vapeur, le riz et les crudités raffinées
servies avec sa délicieuse vinaigrette maison, je me mis à
frissonner. J’aurais préféré être chez Shawna, où la température
était bien plus douce et la nourriture moins prétentieuse. Papa vint à
la pêche aux compliments en mentionnant les épices dont il avait
assaisonné les filets de thon rouge. Maman me demanda, tout
excitée, comment les choses se passaient au garage et avec
Robert. Ils ne me posèrent pas une seule question sur mes frères et
sœurs ou sur leurs petits-enfants.
Ils ne se rendaient pas compte qu’à dix minutes à peine de chez
eux se trouvait la plus grande richesse dont ils pouvaient rêver.
Je regardai les yeux fatigués de ma mère, son menton qui
commençait à s’affaisser avec l’âge. Elle affrontait jour après jour le
tempérament colérique de mon père et sa propre amertume, à peine
dissimulée. J’aurais voulu la prendre par la main et l’emmener loin
de cette prison de luxe. Mais je me souvins, comme je l’avais fait si
souvent, qu’elle avait choisi de rester. Marcia, elle, était partie. Il lui
avait fallu des années pour y arriver, cela n’avait pas été facile, mais
elle était partie pour de bon afin que ses enfants soient heureux.
Maman avait consenti à un marché qui lui semblait équitable,
acceptant de faire souffrir les siens en échange d’un train de vie
confortable… jusqu’au moment où elle était devenue à son tour un
tyran.
Troisième partie
AMOUR INCONDITIONNEL

« Ce n’était pas sans raison qu’il me disait qu’il y avait dans la


vie qu’un seul bonheur certain : vivre pour autrui. »
Léon Tolstoï, Le Bonheur conj ugal 1 ( Passage souligné par
Chris)

« Oh, comme parfois on aimerait laisser le faux sublime, les


ténèbres épaisses du bavardage humain, pour se réfugier dans
l’apparent silence de la nature, dans le bagne muet d’un long
travail obstiné, dans l’ineffable du sommeil profond, de la vraie
musique et du calme langage des cœurs, qui fait taire l’âme
comblée. »
Boris Pasternak, Le Docteur Jivago2 ( Passage souligné par Chris)
Chapitre 13

Au matin du premier Noël que je passai avec Robert, je découvris


un énorme cadeau très lourd au pied du sapin, emballé dans des
couches de papiers mal assortis et de Scotch – comme on pouvait
s’y attendre de la part d’un ouvrier en bâtiment. C’était la nouvelle
caisse à outils dont j’avais besoin. Alors que j’ouvrais les tiroirs,
ravie, en me demandant où j’allais ranger mes assortiments de
tournevis et de clés à cliquet, une petite boîte en velours rouge
glissa sur le métal lisse et froid. Après avoir eu un léger mouvement
de recul, je me tournai vers Robert.
« Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il, feignant la surprise.
— Je ne sais pas. À toi de me le dire !
— Ça doit être le type chargé du contrôle qualité chez Craftsman
qui l’a oubliée là. On ferait mieux de les prévenir au cas où ça
poserait problème. »
Lors de notre quatrième ou cinquième rendez-vous, au cours
d’une longue promenade sur la plage, j’avais tenté de convaincre
Robert de cesser de me voir. J’avais beau apprécier sa compagnie,
mes sentiments naissants me faisaient peur. Mais il n’était pas dupe
et m’avait taquinée gentiment pendant que je lui exposais mon
réquisitoire contre les histoires d’amour. À 2 8 ans, je lui avais fait
comprendre plus d’une fois que j’avais eu mon compte d’échecs
matrimoniaux.
La semaine suivante, un plant de jacinthes bleues et blanches
parfumées m’avait été livré au garage. Il était accompagné d’une
carte de Robert : « Les jacinthes symbolisent la sincérité et la
constance en amour. Moi aussi, j’ai déjà été marié. Grâce à cette
expérience et à mes connaissances en maçonnerie, j’ai beaucoup
appris sur les murs. Ceux qui entourent ton cœur ont été bâtis par
des amateurs. J’ai la ferme intention de les abattre. »
Apparemment, il avait choisi Noël pour entamer ses travaux de
démolition. Pendant que je soulevais doucement le couvercle de la
petite boîte rouge, Robert mit un genou à terre. Le diamant du
solitaire étincelait sur la doublure de satin. Je sus que s’il me posait
la fameuse question, je répondrais oui.
J’acceptai donc la bague à une condition : que nous n’allions
jamais jusqu’au mariage. Robert comprenait mon raisonnement et
se moquait des formalités administratives. Il voulait juste que nous
soyons ensemble pour toujours. Avec la chance que j’avais, je me
disais que nous atteindrions plus facilement ce but en restant
d’éternels fiancés.

Pendant les deux années qui suivirent, Robert et moi fûmes


inséparables.
Par un beau soir d’été, je me rendis chez Robert afin de préparer
le dîner en attendant qu’il rentre d’un chantier. C’était le genre de
soirée qui me mettait toujours de bonne humeur. Une brise tiède
entrait par la fenêtre de la cuisine et dansait au rythme de la voix
soyeuse d’Ella Fitzgerald. Le coucher de soleil offrait un magnifique
dégradé de rouge et de violet. Au moment où je sortais du four la
tourte au poulet que je qualifiais de « meilleure au monde », Robert
franchit la porte d’entrée.
« Super timing ! m’écriai-je.
— Pas vraiment, répondit-il en allant couper la musique.
— Quoi ? »
Dès que nous nous retrouvions après avoir été séparés plus de
quelques minutes, nous tombions dans les bras l’un de l’autre. Mais,
ce jour-là, il tardait à me rejoindre dans la cuisine. Je compris que
quelque chose n’allait pas. Lorsque je le rejoignis au salon, il
semblait bouleversé. La scène était étrangement similaire au jour où
Fish m’avait annoncé la mort de Chris. Prise d’un mauvais
pressentiment, je m’approchai lentement du canapé.
Il garda les yeux rivés au sol pendant qu’il prononçait les mots qui
allaient bouleverser une nouvelle fois le cours de ma vie sans que je
ne puisse rien y faire :
« Je viens d’apprendre que j’ai une fille de deux ans. »
Je le dévisageai, bouche bée. Je m’étais attendue à tout sauf à
ça. Parmi toutes les questions qui se bousculaient dans ma tête, une
en particulier nécessitait une réponse immédiate.
« Dis-moi juste, parvins-je finalement à articuler, que ce n’est pas
avec Amber. »
Il leva vers moi des yeux pleins de larmes, et je compris que si.
« Non ! m’écriai-je. Oh, mon dieu, non ! Pas elle ! »
Amber était l’ex-épouse et l’amour d’enfance de Robert. Comme
Fish, elle avait eu de gros problèmes de drogue. C’est d’ailleurs
comme ça que nous nous étions rencontrés : un ami nous avait
présentés parce qu’il trouvait que nous avions beaucoup de points
communs. Mais il y avait une différence majeure entre nous deux :
en dépit de l’addiction de sa femme, Robert avait été anéanti
lorsqu’elle l’avait quitté pour un autre. Je savais qu’au fond, derrière
toute sa souffrance et malgré l’amour sincère qu’il me portait, il avait
encore des sentiments pour elle.
J’étais assaillie de peurs irrationnelles. En larmes, je lui demandai
s’il comptait se remettre avec Amber afin d’offrir une famille à cette
petite fille. Il se mit lui aussi à pleurer, mais de soulagement, car il
craignait que j e ne veuille plus de lui. Nous restâmes enlacés un
long moment avant de nous calmer et de réfléchir à la suite des
événements.
La fillette était élevée dans des conditions déplorables. Le petit
ami d’Amber – celui pour qui elle était partie – venait de la quitter
après avoir découvert qu’elle le trompait. Privée de sa principale
source de revenus, elle avait dû retourner s’installer chez ses
parents. Entre ses problèmes de drogue, son peu de motivation pour
trouver un emploi et la pression de sa famille, elle avait décidé qu’il
était temps de réclamer une pension à Robert.
Je ressentis un besoin immédiat de protéger cette enfant et de lui
offrir une vie plus saine. C’était une énorme décision à prendre,
d’autant que je devais agir vite et que je n’étais pas la seule
concernée. M’imaginer dans le rôle d’une mère me terrifiait. Malgré
mon tempérament posé, je redoutais de découvrir en moi une forme
de violence qui aurait été inscrite dans mon ADN et serait restée en
sommeil jusque-là. Robert et moi n’avions pas prévu d’avoir un
bébé. Cela ne lui semblait pas compatible avec notre mode de vie,
et ne cadrait pas non plus avec mon refus de me remarier. Et,
surtout, je m’étais convaincue que le meilleur moyen de ne jamais
devenir une mauvaise mère était de ne pas faire d’enfant.
Pourtant, j’en étais persuadée, je pouvais malgré tout aider cette
petite.
Ma nouvelle fille s’appelait Heather.
Robert insistait maintenant pour que nous nous mariions et, si je
comprenais ses raisons, je lui demandais encore deux ans de
réflexion. J’avais besoin de temps pour vérifier que je pouvais être
une mère aimante. S’il s’avérait que j’avais des tendances
tyranniques, je voulais pouvoir partir pour protéger sa fille.
Au moment de me lancer dans l’aventure de la maternité, je
pensais aux choix de Chris. Comme il avait placé la vérité au-dessus
de toute chose, je décidai à mon tour de me montrer totalement
honnête avec Heather. Quel qu’en soit le prix, je demandai donc à
Robert et Amber de ne rien lui cacher sur son passé.

Robert et moi vendîmes nos maisons respectives pour en acquérir


une plus grande, avec un jardin, une balançoire et une chambre
jaune ornée d’une frise fleurie. La petite fille passait de plus en plus
de temps avec nous ; j’allais la chercher à la garderie, l’emmenais
acheter des vêtements, refaisais avec elle la décoration de sa
chambre et lui préparais toutes sortes de milk-shakes. Je me
chargeai aussi de tâches moins amusantes telles que
l’apprentissage de la propreté, la sécurisation de l’ensemble des
placards, tiroirs et prises électriques ou encore, après des heures de
lutte acharnée pour installer ce monstre dans ma voiture, le
domptage du siège auto.
Heather était une adorable petite fille de douze kilos sept aux
cheveux blonds et aux yeux marron, qui ne voulait porter que du
rose, du brillant ou des paillettes – ma carrière dans l’industrie
automobile ne m’avait pas préparée à de tels choix.
Heather m’avait changée sur bien des plans, à tel point que mon
indépendance ne me manquait même pas. Cette nouvelle mission
donnait un sens à ma vie. Peu importait que nous ne soyons pas
liées par le sang.
En 2 003 , au terme de ma « période d’essai » en tant que maman,
Robert et moi nous rendîmes à Hawaï pour un mariage intime. Nous
nous engageâmes à être pour toujours les parents d’Heather, face à
la mer d’un bleu cristallin.

C’est en devenant la « mère » d’Heather que j’ai pu évoluer


intérieurement. Désormais, lorsqu’on m’interrogeait à propos de ma
famille, je répondais avec plus de franchise et de transparence. Je
ne refusais plus les invitations dans les écoles qui mettaient Into the
Wild à leur programme de lecture. Quand les élèves me
questionnaient sur l’enfance de Chris, ce qui arrivait à chaque fois, je
prenais soin de ne pas condamner mes parents, sans pour autant
cacher la vérité. Je rappelais à mon public qu’ils étaient humains et
que les humains commettent des erreurs. Je donnais des exemples
de ce qu’ils avaient fait de bien, mais aussi de ce que je leur
reprochais. J’avais néanmoins l’impression de suivre une pente
toujours plus étroite et glissante – d’autant que, de leur côté, Walt et
Billie continuaient à raconter une version très différente de l’histoire.
Mes parents vivant une partie de l’année dans la même ville que
moi, les discours que je tenais ne mirent pas longtemps à leur
revenir aux oreilles. Ils réagirent en me dénigrant auprès de leurs
connaissances et des membres de leur paroisse. L’une de leurs
excuses favorites était : « Carine est contrariée parce que, sur nos
testaments, nous léguons tous nos biens à des associations
caritatives. » Bien que peinée, je ne fus pas vraiment surprise de
leurs accusations.
Je souffrais encore plus de les entendre violer la mémoire de
Chris, dont maman déformait constamment les ultimes paroles.
« Je ne vois pas de quoi tu parles, me répondait-elle d’une voix
insupportablement légère chaque fois que j’évoquais un souvenir
douloureux. As-tu oublié le message d’adieu de Chris ? Il a reconnu
devant Dieu avoir eu une vie heureuse. Il n’avait aucune raison de
se plaindre. »
Ils informèrent toute la famille qu’ils étaient désormais des
chrétiens born again, et m’annoncèrent qu’ils avaient tiré un trait sur
leurs actions passées. Il n’y avait plus rien à discuter. Cela me
révoltait qu’ils utilisent ainsi la religion pour se faire pardonner leurs
crimes. Le pire, c’est que j’y avais contribué en laissant le livre de
Jon devenir leur nouvelle Bible. Ce qui n’y était pas mentionné
n’était jamais arrivé. Ils exploitaient allègrement la vie inachevée de
mon frère dans l’espoir de réécrire la leur.
« Vous avez tort de vous servir de Dieu de cette façon, leur
reprochai-je un jour. Chris m’a confié dans ses dernières lettres que
sa vie avait commencé à la fac, une fois qu’il s’était éloigné de vous.
C’est de cette vie-là qu’il parlait à la fin. Vous savez que j’ai raison –
il vous l’a dit lui-même. Je n’arrive pas à croire que vous osiez
prétendre le contraire. »
Maman éclata de rire.
La même scène se répétait chaque fois que nous nous parlions.
Plus ils s’exprimaient au grand jour, plus les enfants de Marcia et
moi étions scandalisés par leurs mensonges.
Un jour, je profitai que Shawna, Shelly et moi soyons à Denver en
même temps qu’eux pour organiser une confrontation entre les deux
camps, espérant éviter de nouvelles frictions – ou, au minimum,
panser les blessures existantes. L’expérience m’avait appris qu’il y
avait peu de chances qu’ils nous écoutent, mais nous souhaitions
sincèrement trouver un terrain d’entente. Sur le chemin du
restaurant, je discutai stratégie avec mes sœurs. C’est moi qui
parlerais en notre nom à toutes. Shawna se chargerait de détendre
l’atmosphère. Quant à Shelly, elle ferait de son mieux pour ne pas
exploser de colère.
Arrivées les premières, nous passâmes en revue les derniers
détails de notre plan, anticipant déjà les réactions de Walt et Billie –
imitations à l’appui – et analysant la carte afin de déterminer quels
plats feraient le moins de dégâts si Shelly renversait la table. Nous
avions toutes prévu de l’argent liquide au cas où il nous faudrait
partir précipitamment. Ces plaisanteries parvinrent à nous dérider,
jusqu’à l’arrivée de mes parents.
Papa nous gratifia d’un « Salut ! » jovial, comme si nous avions
cassé la croûte ensemble une semaine plus tôt. En réalité, Shawna
et Shelly n’avaient eu quasiment aucun contact avec eux depuis des
années. Pour ma part, je recevais surtout de leurs nouvelles via les
commérages de Virginia Beach.
« Pourquoi ne pas choisir des apéritifs ? suggérai-je, dans l’espoir
de briser la glace en lançant une discussion de groupe.
— Oh, regarde, Walter, fit maman. Shawna porte presque la
même écharpe qu’Hannah.
— Qui est Hannah ? », demanda Shelly.
Ma mère ne répondit pas. Elle n’avait fait cette remarque qu’à mon
intention. Un peu plus jeune que moi, Hannah était une grande fan
d’Into the Wild. Elle avait sympathisé avec mes parents et
accompagnait maman aux déjeuners mère-fille organisés par
l’église. Ils m’avaient récemment informée qu’elle était leur nouvelle
fille, celle qu’ils avaient choisie pour me remplacer. Son ami Allan, lui
aussi passionné par le livre, était leur fils de substitution.
« Hum. Ils n’ont pas de plats végétariens, remarqua papa.
— Pourquoi, vous ne mangez plus de viande ? s’étonna Shawna.
— Nous, si. Mais pas Hannah. »
Maman me regarda en haussant les sourcils, l’air de dire : « Tiens,
tu vois ! » Shelly et Shawna me dévisageaient, perplexes. Je ne
réagis pas.
Après avoir commandé nos entrées non végétariennes, je me
lançai :
« Bien, il y a certaines choses dont nous aimerions vous parler au
sujet de Chris. »
Je leur expliquai que, en colportant de fausses informations sur
notre famille et en refusant de reconnaître le passé de papa avec
Marcia, ils faisaient passer Chris pour un rebelle immature qui
n’avait eu aucune raison de partir de cette façon.
« Ça suffit, déclara papa, désireux de reprendre le contrôle de la
conversation. Je ne suis pas venu ici pour ressasser de vieilles
histoires.
— Je vous ai pourtant prévenus lorsque je vous ai invités, lui
rappelai-je. Pour quelle autre raison serions-nous ici ? Au lieu de
raconter des bêtises sur l’enfance dorée de Chris, nous vous
demandons simplement de vous taire.
— Je ne comprends pas de quoi tu parles ! », lança maman.
Après être allée m’asseoir à côté d’elle, je lui montrai une partie de
ce qui nous mettait hors de nous : les arbres généalogiques qui
inversaient commodément nos dates de naissance ; les récits
passant sous silence les grossesses simultanées des deux femmes
de Walt, sans parler des coups qu’il leur portait ; les photos nous
présentant sous les traits d’une grande et joyeuse famille
recomposée, images figées qui masquaient tout un pan de l’histoire.
« Vous utilisez ce qui est arrivé à Chris pour tenter de réinventer
votre histoire. » Je pris une profonde inspiration. « Et ce faisant,
vous continuez à le maltraiter, même après sa mort. »
Maman contempla toutes ces preuves en secouant la tête.
« Je ne vois vraiment pas où est le problème », insista-t-elle.
Je regagnai mon siège, rouge de colère. Comme nous en étions
convenues, Shawna vint alors à la rescousse.
« Je crois que ce que Carine essaie de dire, c’est que, à défaut
d’être honnêtes, nous préférerions que vous vous absteniez de
parler de notre enfance.
— Saviez-vous, glissa maman à mes sœurs, que Carine a gagné
beaucoup d’argent grâce à Into the Wild ?
— Oui, on est au courant, répliqua Shawna. Elle a partagé ses
bénéfices avec nous en disant que c’était un cadeau de Chris. Ça
m’a permis de payer l’appareil dentaire de ma fille. »
Ma mère changea de tactique.
« Carine, c’est encore toi qui racontes des histoires sur cette
famille pour te rendre intéressante. Quand j’ai rencontré ton père, il
avait déjà son propre appartement et des tas de copines. »
Shelly, assise sur ma gauche, se tourna vers moi et m’enfonça
ses ongles dans le genou. La moutarde était en train de lui monter
au nez. Fixant sur moi son regard vert, elle annonça :
« Je ne vais pas y arriver, Carine. Je ne vais pas y arriver ! »
Elle se leva et se colla presque nez à nez avec ma mère.
« Ta liaison avec mon père a débuté alors que maman était
enceinte de moi, lui rappela-t-elle d’une voix forte, sans se soucier
que nos voisins l’entendent. Tu n’as pas cessé de débiter mensonge
sur mensonge, mais, à un moment donné, il faut que ça s’arrête ! »
Papa observait calmement la scène, comme si rien de tout cela ne
le concernait.
Shelly retourna à sa voiture. Nous pensions qu’elle voulait juste
fumer une cigarette, mais, quand le repas arriva, elle n’était toujours
pas revenue. Shawna avait déjà bu un verre de trop et envisageait
d’en commander un autre. Nous échangeâmes un regard qui
signifiait : E st-ce qu’on devrait y aller, nous aussi ? Maman finit par
se lever et sortir, nous rejoignant quelques minutes plus tard avec
Shelly.
Dans un silence hostile, mes sœurs et moi avalâmes notre dîner
le plus vite possible, avant d’insister pour payer notre part et
déguerpir.
Chapitre 14

Je ne me souviens plus de la première fois où Heather a cessé de


m’appeler « maman Carine » pour se contenter de « maman ».
Pendant longtemps, fidèle à ma résolution d’agir dans l’intérêt de
l’enfant, j’avais tenté d’inclure Amber dans tout ce que nous faisions
avec elle. Je l’invitais pour le goûter, le dîner ou pour travailler à des
projets scolaires – et il lui arrivait d’accepter.
Mais lorsque la petite entra à l’école primaire, Amber avait déjà
replongé dans la drogue et passait de moins en moins de temps
avec elle.
Elle finit par nous confier sa garde à plein temps. Tout en me
réjouissant de cette décision, je craignis qu’elle s’apprête à
disparaître complètement de la vie de sa fille. Elle nous jura le
contraire, mais sa ligne de téléphone ne tarda pas à être coupée ;
elle avait déménagé sans laisser d’adresse.
Anniversaires et jours de fête se succédaient sans la moindre
nouvelle d’Amber, alors que nous n’avions pas changé de
coordonnées. Je n’arrivais pas à concevoir qu’on puisse sciemment
décider de sortir de la vie d’un enfant. Au début, chaque fois qu’elle
déposait sa fille chez nous, elle lui disait qu’elle l’aimait. Comment
cet amour avait-il pu se dissiper ?
J’avais de la peine pour Heather, jusqu’à ce que je me souvienne
que, dans certaines circonstances, l’éloignement est la meilleure
solution.
J’étais reconnaissante à Amber de s’en être aperçue, sans pour
autant comprendre comment elle avait pu lâcher prise. Il existait
peut-être différents types d’amour maternel. Il ne se passait pas un
jour sans que je prouve à Heather combien je l’aimais. Pour me
séparer d’elle, il aurait fallu m’écorcher vive et je me serais débattue
en hurlant jusqu’à mon dernier souffle.
Nous ne revîmes plus jamais Amber.

Robert et moi travaillions beaucoup. Il rentrait de plus en plus tard


le soir. Amber ayant disparu de la vie de sa fille, j’aurais aimé
consacrer plus de temps à Heather. Après avoir mis ma carrière au
premier plan pendant des années, j’avais désormais envie de
m’impliquer dans mon rôle de mère.
En devenant simple consultante, je pourrais travailler à plusieurs
projets qui me tenaient à cœur et avoir un planning plus flexible.
J’allais enfin pouvoir tenir la promesse que j’avais faite à Heather
d’être toujours là pour elle. Comme le lien qui unit un frère et une
sœur, la maternité était pour moi une relation indestructible.
Je pensais à Chris et à tout ce qu’il m’avait enseigné sur la
conscience de soi. Dans une lettre à Ron Franz, il avait écrit ce que
je l’avais souvent entendu répéter :
« Il y a tant de gens qui ne sont pas heureux et qui, pourtant, ne prendront pas l’initiative de
changer leur situation parce qu’ils sont conditionnés à vivre dans la sécurité, le
conformisme et le conservatisme, toutes choses qui semblent apporter la paix de l’esprit,
mais rien n’est plus nuisible à l’esprit aventureux d’un homme qu’un avenir assuré*. »

Il faut du courage pour chercher sa voie et décider de la suivre,


coûte que coûte, quitte à être entraîné très loin de sa zone de
confort.

Un après-midi, je décidai d’embellir un peu mon jardin avant d’aller


récupérer Heather à l’école. Ma mère a toujours eu la main verte et,
malgré nos relations tendues, j’avais accepté qu’elle vienne me
donner un coup de main.
Tout en sachant que Billie ne m’offrirait jamais un amour simple et
inconditionnel, j’avais besoin de maintenir le contact avec elle. Par
moments, j’avais même l’impression que ce désir était réciproque.
Entre les hauts et les bas de nos rapports houleux, elle m’envoyait
parfois des messages étonnants de sincérité. Elle m’avait ainsi écrit :
« Un jour, je l’espère, tu réaliseras que, même dans les moments difficiles, je vous ai
aimés Chris et toi de tout mon cœur et que je n’ai voulu que votre bien, malgré les
mauvaises décisions qu’il m’est arrivé de prendre. Je ne peux pas te promettre que je ne
te décevrai plus jamais, parce que je suis humaine et que les êtres humains ont souvent
tendance à faire souffrir ceux qu’ils aiment. Mais je te promets de continuer à essayer de
m’améliorer. »

Ce n’était pas la première fois qu’elle tenait ce genre de discours,


mais j’avais envie d’y croire. Si je parvenais à maintenir nos
interactions sur un terrain sûr, en évitant les sujets trop sensibles, je
pourrais peut-être à la fois me protéger et empêcher nos relations de
se détériorer complètement.
Voyant que je prenais soin de ne rien soulever de lourd, maman
me gratifia d’une ou deux piques sur les dangers de la fainéantise.
Elle ignorait que j’étais enceinte. Robert et moi avions décidé de
patienter quelques semaines avant d’en parler à la famille, car ma
dernière grossesse s’était soldée par une fausse couche. De plus,
nous avions déjà bien assez de soucis en tête avec le projet
d’adaptation du livre de Jon, en passe de se concrétiser. Il devait
d’ailleurs venir nous voir ce week-end-là avec l’acteur et réalisateur
Sean Penn, qui nous exposerait sa vision des choses.
Nous avions déjà rencontré Sean dix ans plus tôt. À l’époque,
nous avions décliné sa proposition – comme toutes celles que nous
avions reçues – à cause d’un cauchemar de maman. Dans ce rêve,
elle était toute jeune et portait Chris dans ses bras, pendant que je
marchais d’un pas hésitant à côté d’eux. Chris, très faible, ne
parvenait pas à redresser la tête. Maman lui soulevait le menton et
lui demandait s’il allait bien, mais il refusait de lui répondre. Elle était
tellement concentrée sur lui qu’elle ne s’apercevait pas de ma
disparition. Elle s’était réveillée, paniquée, me cherchant partout
pendant que les forces de Chris diminuaient. Pour elle, ce
cauchemar était le signe que la vie de son fils ne devait pas être
adaptée au cinéma. De mon côté, j’y voyais plutôt un avertissement.
De toutes les personnes qui nous avaient relancés au fil des ans,
Sean s’était montré le plus tenace. Il respectait la décision de
maman et nous avait avoué :
« Si je ne croyais pas aux rêves, je ne ferais pas de cinéma ! »
Mais il n’avait jamais renoncé. Curieuse de découvrir son nouveau
projet, je me demandais ce que j’accepterais de partager avec lui
dans l’hypothèse où nous y donnerions suite.
À genoux devant les trous que nous venions de creuser, nous
sortîmes les fleurs de leurs pots. Maman rentrait tout juste du
Michigan, où elle était allée rendre visite à sa mère. Elle me raconta
son séjour.
Contrairement à sa maniaque de fille, grand-mère était plutôt du
genre désordonné. Maman ne concevait pas qu’elle puisse être
heureuse ainsi. Chaque fois qu’elle allait la voir, elle briquait la
maison, rangeait tout ce qui traînait, jetait des piles d’ordures, faisait
les courses et tentait de la relooker, très contrariée que ses efforts
ne soient pas accueillis avec gratitude. Je l’écoutai se plaindre sans
rien dire. Malgré ses bonnes intentions, je comprenais que grand-
mère soit vexée de la voir porter un masque et des gants jusqu’aux
épaules, ou de l’entendre marmonner que la maison était
« immonde » alors qu’elle faisait du crochet juste à côté devant la
télé. Billie prenait des photos avant-après, qu’elle montrait ensuite à
ses amis et au reste de la famille.
Elle avait également vu son frère, Travis, qui était toujours
alcoolique et vivait dans le sous-sol de grand-mère.
« Tu n’imagines pas l’état de cette pièce, me raconta-t-elle. On ne
voit même plus le sol ; il y a des bouteilles de bière dans tous les
coins et des cendres partout. Travis va finir par mettre le feu à la
maison à force de s’endormir une cigarette à la main. Il ne dessoûle
jamais. Je ne crois même pas qu’il ait un vrai métier.
— Charmant… mais pas surprenant, commentai-je.
— Et tu ne sais pas ce qu’il m’a fait ? On était assis sur le canapé,
en train de discuter avec ta grand-mère. Quand je me suis levée et
que je suis passée devant lui, il m’a mis la main aux fesses ! Je ne
plaisante pas ; il l’a laissée là pendant plusieurs secondes !
Comment peut-on faire ça à sa propre sœur ? »
Je la dévisageai, n’en croyant pas mes oreilles.
« Je me suis retournée en criant : “ Non mais ça va pas la tête ?”
Et tout ce qu’il a trouvé à répondre, c’est : “ Oh, ça va, Billie, n’en fais
pas tout un fromage.” Tu te rends compte ? »
J’étais toujours abasourdie, mais pas pour les raisons qu’elle
croyait. Je répétai :
« Est-ce que je me rends compte ?
— Oui ! »
Elle cessa d’arranger les pétunias, attendant que je la plaigne. Je
me relevai d’un bond et jetai mes gants sur le sol.
« Est-ce que je me rends compte ? Moi ? Après ce que j’ai subi, tu
voudrais que j’aie pitié de toi parce qu’il t’a touché les fesses ? Tu te
fous de moi ? Je n’étais qu’une gamine, et papa et toi, vous n’avez
rien fait ! »
Elle inclina la tête sur le côté, perplexe, fouillant dans ses
souvenirs.
« Oh, mon dieu, je suis désolée. J’avais complètement oublié
cette histoire. Mais n’exagérons pas, Carine. Il ne t’a tout de même
pas violée. »
Je portai la main à mon ventre, qui abritait un bébé à peine plus
gros qu’une myrtille. Considérant que cette tentative de
réconciliation par le jardinage avait assez duré, je rentrai dans la
maison.

Je revis mes parents quelques jours plus tard, lors de notre


rendez-vous avec Jon et Sean. Je décidai de mettre mes griefs de
côté pour me concentrer sur la question qui nous intéressait : cet
homme était-il le mieux placé pour parler au nom de Chris ? Je
ne connaissais pas grand-chose de Sean, hormis sa réputation de
mauvais caractère et ses prises de position politiques. Au fil de la
conversation, je m’aperçus qu’il était très brillant. Contrairement à
Chris, il cherchait à être applaudi, écouté et respecté. Pourtant, il
semblait se soucier davantage de la qualité et de l’intégrité de son
travail que du nombre d’entrées. Il nous parla avec passion de ce
qu’il avait en tête, du message qu’il voulait faire passer, de son
admiration pour Chris.
Après en avoir longuement discuté avec Jon Krakauer, nous
décidâmes que le moment était venu d’entamer ce nouveau voyage.
Mes parents ne tenaient pas vraiment à ce que je m’implique dans la
préparation du film, mais Jon avait informé Sean que je lui serais
d’une aide inestimable. Il m’engagea donc comme consultante.
Lorsque le moment vint de lui parler de mon frère en tête à tête
pour la première fois, je ne ressentis pas du tout la même
appréhension que dix ans plus tôt avec Jon. Peut-être parce que les
deux hommes étaient très différents, ou parce qu’un livre n’a rien à
voir avec un film. À moins que ce soit simplement dû à mon âge et à
l’expérience acquise depuis l’immense succès d’Into the Wild.
Je racontai à Sean la même chose qu’à Jon, sauf que, cette fois,
je ne lui fis pas jurer le secret. Je voulais juste qu’il se montre
équitable vis-à-vis de Chris et de mes frères et sœurs. D’un autre
côté, même si j’attendais toujours de voir un changement chez mes
parents, je n’avais pas l’intention de les accabler, d’autant que le film
risquait de faire du bruit. Sean comprenait mes réticences. Il
m’expliqua qu’il ne pourrait pas raconter toute l’histoire sans
entacher le bel esprit du projet, mais accepta de semer des indices
sous-entendant que les choses étaient un peu plus compliquées qu’il
n’y paraissait.
Les lettres de Chris l’émurent beaucoup. Il me demanda
l’autorisation de les montrer à Emile Hirsch, l’acteur sélectionné pour
le rôle de Chris. Le tournage s’annonçant difficile aussi bien sur le
plan physique que mental, le jeune homme avait déjà commencé à
travailler ses scènes. Les passages filmés en pleine nature seraient
bien entendu les plus éprouvants. Je m’engageai donc à lui
transmettre tout ce que je savais de la personnalité de mon frère.
Un jour, dans mon salon, je passai en revue avec Emile les photos
prises par Chris en Alaska. Plusieurs autoportraits le montraient
posant avec sa carabine ou sa machette à côté de bêtes qu’il avait
tuées pour se nourrir. Je ne voulais pas qu’Emile prenne son
expression barbare pour un manque de respect envers ses proies.
C’était particulièrement important en ce qui concernait l’élan dont
mon frère n’avait pas su conserver la viande, et qui devait occuper
une scène clé du film. Il avait écrit dans son journal que la mort de
cet animal était l’une des pires tragédies de son existence.
Emile fit alors un commentaire qui m’impressionna beaucoup. Je
m’aperçus que, sans avoir jamais rencontré Chris, il le comprenait
mieux que moi sur certains points. Assis sur mon canapé au milieu
des photos, ce jeune homme qui avait à peu près le même âge que
mon frère au moment de sa mort me dit :
« Ne vous inquiétez pas, Carine. Ces images ne me donnent pas
une mauvaise impression de lui. Chris n’avait pas beaucoup
d’expérience de la chasse. Tuer un animal est un acte difficile et
épuisant, surtout quand on est seul et affamé. J’ai saisi. Ce n’était
pas un jeu pour lui ; c’était une question de survie. »
Sur ces mots, il sembla se glisser dans son personnage, faisant
appel à une zone de son cerveau que seuls les jeunes hommes
doivent posséder.
« Y eah ! s’écria-t-il. Regardez-moi ! Je suis un putain de
chasseur ! »
La lueur d’innocence mêlée d’excitation que je lus alors dans son
regard me fit tellement penser à mon frère que j’en fus tout à la fois
peinée et réconfortée.

Je reçus bientôt la version initiale du scénario. La première chose


que je lus en le sortant de son enveloppe fut : « VO Carine ». Sean
m’avait déjà envoyé les scripts de Mystic R iver et d’autres films pour
que je puisse me familiariser avec les techniques d’écriture et la
façon dont les annotations étaient transposées à l’écran. Je savais
donc que VO signifiait « voix off ». Je lui téléphonai aussitôt.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous ne m’aviez pas prévenue que
mon personnage serait le narrateur.
— Je sais, répondit Sean. Je ne voulais pas vous influencer. Mais
pour moi, c’est une évidence. Votre voix est celle que l’on entend
dans le livre de Jon. Personne ne connaissait Chris aussi bien que
vous. »
Les larmes me montèrent aux yeux. Il a compris, songeai-je.
J’avais conscience qu’il m’avait fait un immense cadeau en me
consultant afin de brosser un portrait fidèle de mon frère. À moi
désormais d’assumer la responsabilité que cela impliquait.
Je m’attelai donc avec la célèbre poétesse Sharon Olds et lui à la
version finale du scénario, en collaboration avec l’actrice Jena
Malone qui m’incarnerait à l’écran. Au bout du compte, il n’y avait
qu’un seul passage avec lequel je n’étais pas d’accord, parce qu’il
ne correspondait pas à ce que j’avais raconté à Sean.
Représenter le moment où Chris avait découvert la vérité sur notre
histoire familiale, un événement catalyseur dans sa décision de
rompre avec nos parents, avait été une tâche délicate. Comme Sean
n’avait pas voulu accabler Walt et Billie, le film sous-entendait que
nous n’avions pas connu nos frères et sœurs dans notre enfance.
J’en parlai longuement avec lui et modifiai même quelques
répliques, allant jusqu’à rédiger une nouvelle scène qui me semblait
coller davantage à la réalité. Mais Sean ne voulait pas s’attarder sur
les relations complexes entre nos deux familles, étant donné les
contraintes de temps du cinéma. Il m’expliqua :
« Si j’interromps le voyage de Chris pour expliquer ce qui s’est
passé dans votre famille, le public va aussitôt se désintéresser de
lui, et vos parents deviendront le sujet principal du film. Certes, la
vérité est importante, mais elle est tellement incroyable qu’il nous
faudrait un deuxième film pour la raconter, ou un autre livre, ou
même les deux. »
Sean en savait un peu plus long que moi sur son métier, et je
n’avais aucune intention de voir ce superbe hommage à la vie de
Chris se focaliser sur le passé. Quand nous abordions ce genre de
problèmes, je sentais aux propos enthousiastes de Sean qu’il
espérait voir son film me réconcilier avec mes parents. Mais, dans la
mesure où ils n’avaient tiré aucune leçon ni de la mort de Chris ni du
livre pudique de Jon, j’avais du mal à y croire.

Tandis que la parution d’Into the Wild m’avait propulsée en pleine


lumière, j’avais l’impression que mes frères et sœurs avaient été
cachés sous le tapis. Leur relation avec Chris avait été lissée,
minimisée. Pourtant, leur existence était une clé essentielle à la
compréhension des émotions violentes qui avaient sous-tendu
l’enfance de Chris.
Lors d’une visite à Denver, alors que nous étions tous rassemblés
chez Shelly, je me retrouvai seule avec Stacy dans la salle à
manger. Nous venions de débarrasser la table, et les autres
s’activaient dans la cuisine ou jouaient dans le jardin avec les
enfants. Marcia tricotait paisiblement à côté.
De nature discrète, Marcia monopolisait rarement la parole, même
si elle participait activement à nos parties de cartes et à nos fous
rires. J’adorais la voir heureuse. Ma naissance la renvoyait à une
période douloureuse de sa vie, mais elle avait toujours eu la
délicatesse de ne pas me le faire sentir.
Envahie d’un sentiment de culpabilité, je me tournai vers Stacy.
« Quand Chris et moi avons découvert en grandissant la liaison de
nos parents et tout le reste… on s’est senti très mal. Je n’imagine
même pas ce que ta mère devait éprouver quand elle gardait Chris
ou vous déposait tous à la maison. Pourtant, vous n’avez jamais eu
l’air de nous en vouloir. Aujourd’hui encore, vous me considérez
comme une sœur à part entière, je le sens bien. Heather en a
conscience elle aussi. Vous n’avez jamais été aigris ni jaloux, vous
ne nous avez jamais maltraités, Chris et moi. Vous ne nous avez
jamais rien fait payer, alors que cela aurait été parfaitement
compréhensible.
— Tu ne comprends pas, répondit doucement Stacy en me
prenant la main. Tout ça, c’est grâce à la personne qui nous a
élevés. »
Les larmes se mirent à couler sur mes joues.
« Notre mère nous a emmenés très loin pour nous mettre à l’abri.
Certes, on n’avait pas beaucoup d’argent et les fins de mois étaient
parfois difficiles. »
Elle jeta un coup d’œil en direction du salon où Marcia faisait
cliqueter ses aiguilles, avant de poursuivre un ton plus bas.
« Sa maison n’était peut-être pas toujours impeccable, et elle avait
du mal à nous poser des limites. Ce n’est pas évident d’élever six
enfants toute seule. Mais nous n’avons jamais manqué d’amour, et
nous avons vite compris que c’était le plus important. Chris et toi
aviez beau être plus riches, aucun d’entre nous n’enviait votre
place. »

*
Entre la fin du travail sur le scénario et le début du tournage d’Into
the Wild, nous eûmes l’occasion de réaliser un film d’un tout autre
genre. Mon terme était dépassé depuis un jour quand les
contractions commencèrent.
Notre petite fille arriva devant l’objectif de la caméra après environ
une heure d’efforts. Les infirmières la posèrent aussitôt sur ma
poitrine, comme je l’avais demandé. Je tentai de la consoler tandis
qu’elle criait à pleins poumons, la portant à mon sein au cas où elle
voudrait téter. On me la reprit plus vite que je ne m’y attendais pour
lui passer un bracelet autour du bras avant de l’emmener à la pesée.
La sage-femme termina son travail en souriant. Tout semblait se
dérouler normalement.
Quelques amis et membres de la famille nous rejoignirent. La
sage-femme sortit le temps que l’infirmière me nettoie. Quelqu’un
amena Heather.
Puis une infirmière que je n’avais encore jamais vue fit son entrée.
Elle me donna son nom – que je ne retins pas – et m’informa qu’elle
travaillait à l’unité des soins intensifs du service de néonatalogie.
Cela me fit peur.
« Où est mon bébé ? » Elle suggéra qu’on fasse attendre Heather
dehors. « Non. Elle peut rester. Que se passe-t-il ? »
Les mots sortaient de ma bouche au ralenti ; je ne voulais pas
vraiment entendre sa réponse.
Elle nous annonça alors que notre petite fille était atteinte de
trisomie 2 1. J’étais sous le choc.
Le silence régnait dans la pièce. Et puis ma petite Heather, qui
fêterait ses sept ans un mois plus tard, s’approcha de moi, me prit la
main et dit :
« Ne t’inquiète pas, maman. Elle s’en sortira, parce que tu vas
super bien t’occuper d’elle, comme tu t’es occupée de moi. »

Heather avait vu juste. Au cours des trois jours que sa petite sœur
passa à l’hôpital pour subir une série d’examens, elle surprit tout le
monde par sa détermination et son tonus.
Elle avait clairement hérité de la force de caractère de son oncle.
Nous décidâmes de l’appeler Christiana.
Quatrième partie
VÉRITÉ

« Mieux que l’amour, l’argent, la gloire, donnez-moi la vérité. Je


me suis assis à une table où nourriture et vins riches étaient en
abondance, et le service obséquieux, mais où n’étaient ni
sincérité ni vérité ; et c’est affamé que j’ai quitté l’inhospitalière
maison. L’hospitalité était aussi froide que les glaces. »
Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois1
( Passage souligné par Chris)
Chapitre 15

SOS à l’attention des visiteurs de passage.


J’ai besoin de votre aide. Je suis souffrant, près de mourir et trop faible pour m’en aller.
Je suis tout seul. Ceci n’est pas une plaisanterie.
Au nom du ciel, je vous en prie, restez et sauvez-moi.
Je suis dehors, à la recherche de baies près d’ici, et je reviendrai ce soir.
Merci. Chris McCandless
Août ?*
( Message écrit au dos d’une page arrachée du livre E ducation of a Wandering Man

« L’Éducation d’un homme errant » – de Louis L’Amour, trouvé près du cadavre de Chris.
Le dernier extrait de son journal s’intitulait « Belles myrtilles ».)

« Carine ! s’écria Jon Krakauer à l’autre bout de la ligne. J’ai enfin


découvert ce qui était arrivé au sac à dos de Chris ! »
Bouleversée par cette nouvelle, je faillis laisser tomber mon
téléphone dans le bain que je faisais couler pour Christiana.
Deux semaines et demie après la mort de Chris dans le bus 142
de la ville de Fairbanks, alors qu’il n’avait pas adressé la parole à un
autre être humain depuis cent douze jours, six habitants d’Alaska
étaient tombés par hasard sur le véhicule abandonné. L’odeur
putride qui s’en échappait ainsi que le message placardé sur la
fenêtre les avait dissuadés d’entrer. D’après Jon, l’un d’entre eux
avait néanmoins eu le courage de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Il
se souvenait d’avoir vu un sac de randonnée de bonne qualité à côté
d’une carabine, de livres et d’autres affaires. Pourtant, les policiers
qui avaient récupéré le corps de Chris n’avaient pas rapporté de sac
au médecin légiste. Lorsque Jon était allé visiter le bus pour la
première fois, il avait trouvé plusieurs objets qui avaient dû
appartenir à mon frère, mais toujours aucun sac.
Quinze ans plus tard, il avait reçu un coup de fil d’un certain Will
Forsberg. Ce conducteur de traîneaux à chiens originaire d’Healy
passait des hivers sereins dans son chalet en compagnie de sa
femme et de ses bêtes, à moins de dix kilomètres au sud de l’épave.
Lorsque Jon l’avait rencontré à l’époque où il faisait des recherches
pour son livre, l’homme avait omis de mentionner qu’il détenait le
sac à dos de Chris.
Cette fois, il lui avait avoué être passé devant le bus peu après la
mort de mon frère. Remarquant le sac à dos resté sur place, il l’avait
emporté en se disant qu’il pourrait lui servir un jour et l’avait
suspendu à un clou sous son toit.
Jon ne fut pas surpris, car il avait déjà appris grâce à Internet que
Forsberg pourrait être en possession du sac. Mais lorsqu’il avait
voulu le rappeler après cette première prise de contact, ses
innombrables messages étaient restés sans réponse. Il avait fini par
demander de l’aide à mes parents. Ils avaient refusé de s’en mêler.
Voilà pourquoi il se tournait vers moi. Je raccrochai aussitôt et
m’empressai de téléphoner à Forsberg. Après quelques échanges
entre Jon, lui et moi, le sac atterrit bientôt devant ma porte.
Je savais que Jon avait d’abord appelé mes parents par
correction. J’avais été témoin de ses efforts pour maintenir avec eux
une relation de respect mutuel, malgré le comportement irrationnel
dont ils faisaient parfois preuve à son égard.
J’appréciais beaucoup qu’il ait toujours défendu la vérité. Jon avait
consacré trois ans de sa vie à remonter la piste de Chris, avec un
souci du détail qui relevait souvent de l’obsession. Un des meilleurs
exemples était sans doute son acharnement à percer le mystère des
causes de la mort de mon frère.
Il avait commencé par se fier au rapport du légiste, selon qui Chris
était mort de dénutrition. Mais en examinant son journal et ses
photos de chasse et de cueillette, il avait conclu que le médecin était
passé à côté d’éléments cruciaux. Or, il était important de
comprendre ce qui avait provoqué le décès de Chris afin de
déterminer à quel point il s’était préparé – ou pas – pour son
aventure. Jon s’était souvenu de sa propre jeunesse mouvementée
et avait interrogé d’autres voyageurs. Selon eux, Chris était-il un
jeune blanc-bec inconscient, ou était-il poussé par une force bien
plus complexe ?
Le jour où il avait visité le bus avec son ami Roman Dial, un
spécialiste des grands espaces très renommé en Alaska, Jon lui
avait rapporté les erreurs de Chris. La réponse de ce dernier lui
parut suffisamment importante pour qu’il la reproduise dans son
livre :
« Bien sûr, il a exagéré, mais je l’admire pour ce qu’il essayait de faire. Vivre complètement
isolé, comme ça, mois après mois, c’est incroyablement difficile. Je ne l’ai jamais fait. Et je
veux bien parier que, parmi ceux qui le traitent d’incompétent, très peu l’ont fait ne serait-ce
qu’une semaine ou deux, peut-être même aucun. Rester seul dans la nature pendant une
longue période, ne vivre que de chasse et de cueillette, la plupart des gens ne savent pas
combien c’est difficile. Et McCandless y est presque arrivé*. »

D’après le journal succinct de Chris, il était subitement tombé


malade le 3 0 juillet 1992 – cela l’avait affaibli au point de ne plus
pouvoir marcher très longtemps, ni chasser ou ramasser de la
nourriture. Jon en avait conclu que la faim ne pouvait pas être la
seule responsable. Environ dix-huit jours avant de mourir, Chris
déclarait sans équivoque dans le quatre-vingt-quatorzième
paragraphe de son journal que son état était dû aux « graines de
pom* ». Il disait se sentir « extrêmement faible * » et avoir
« beaucoup de mal à tenir debout * ». Cette information avait conduit
Jon à explorer diverses théories dans le but de vérifier si Chris avait
vu juste.
Après s’être assuré que mon frère n’avait pas confondu les plants
de pomme de terre sauvage avec une autre espèce présumée
toxique, le pois de senteur sauvage, Jon avait récolté aux alentours
du bus des échantillons de la plante incriminée, et les avait fait
analyser en quête d’alcaloïdes toxiques. Quand le chimiste du
laboratoire d’Alaska lui avait répondu : « J’ai disséqué la plante. Pas
de toxines. Pas d’alcaloïdes. Je serais prêt à la manger moi-
même… » Il s’était demandé si une moisissure n’avait pas
contaminé les graines stockées par Chris dans un sac en plastique
sale. Cette hypothèse ayant également fait long feu, il les avait
envoyées à un laboratoire du Michigan afin d’y rechercher des
traces de toxines moins courantes. Pour finir, après plusieurs
fausses pistes et des mois d’investigations coûteuses, une
chromatographie en phase liquide couplée à une spectrométrie de
masse en tandem avaient révélé que les graines contenaient un
acide aminé toxique non présent dans les protéines, connu pour
provoquer des troubles sévères chez les animaux et les êtres
humains.
Et pourquoi Jon avait-il dépensé des dizaines de milliers de
dollars, sacrifié plusieurs mois de sa vie et accepté d’être tourné en
ridicule dans l’unique espoir de déterminer ce qui avait tué Chris ?
Je suis persuadée qu’il l’avait fait pour mon frère. Comme lui, Jon
est un ardent défenseur de la vérité. Et certaines personnes ont
besoin de la faire éclater, quel qu’en soit le prix.

Maintenant que le mystère de la disparition du sac de Chris était


résolu, j’allais enfin avoir des réponses à certaines questions – des
questions que me posaient souvent ceux qui doutaient encore des
réelles motivations de mon frère. Plusieurs années après avoir
récupéré le sac, Forsberg avait trouvé le portefeuille de Chris à
l’intérieur, glissé dans la doublure qui lui servait visiblement de
cachette de fortune. Il contenait plusieurs pièces d’identité et trois
billets de cent dollars, preuve que, malgré le désir de Chris de tester
ses limites dans la nature sauvage de l’Alaska, il avait toujours eu
l’intention de revenir.
J’ignore pourquoi Forsberg n’avait pas remis sac et portefeuille à
la police. Dans les mois qui avaient suivi la mort de mon frère, il
l’avait accusé avec un autre propriétaire du coin d’avoir vandalisé
plusieurs chalets cet été-là – bien que ce ne soit pas mentionné
dans le journal de Chris, et qu’il n’ait jamais été soupçonné par les
autorités. Je déduisis de mes conversations avec Forsberg que, le
temps passant, il avait fini par admettre que le jeune randonneur n’y
était sans doute pour rien. Lorsque les médias avaient commencé à
parler du film et que les équipes de tournage étaient arrivées en
Alaska, le sac suspendu à l’extérieur de son chalet depuis
si longtemps s’était soudain rappelé à son bon souvenir. Il avait
décidé qu’il était temps de le rendre à la famille. Je lui serai
éternellement reconnaissante de ce geste.
*

Recevoir le sac à dos de Chris quinze ans après sa mort fut une
expérience particulière. Au moment d’ouvrir l’immense colis, mes
larmes dessinèrent des taches sur le carton. Le tissu usé était rêche
et rigide sous mes doigts. Je reconnus un modèle de la marque
North Face, malgré l’absence d’indications lisibles. Je le posai à côté
de mon sac de randonnée de trente litres, reculai d’un pas et estimai
que celui de mon frère devait être un peu plus grand. À la lumière du
jour, je constatai que le noir profond qu’il affichait autrefois sur les
photos de Chris était devenu gris anthracite. Il me parlait
d’exploration et semblait vouloir reprendre la route. Je songeai à
tous les lieux qu’il avait visités, à la distance qu’il avait parcourue
avec mon frère, aux histoires qu’il aurait à raconter. C’était la
première fois que j’éprouvais de la jalousie pour un objet inanimé.
Les touches de couleur autrefois vives s’étaient affadies. Un
rectangle bleu-vert se dressait verticalement sur le devant comme
un badge d’endurance fatigué. Une bande violette d’un centimètre
de large entourait la base, juste au-dessus du compartiment où
Chris rangeait son sac de couchage et des sangles lui permettant de
fixer son tapis de sol. La ceinture et les bretelles étaient déchirées
en plusieurs endroits, témoins des longues heures de service
effectuées. Il sentait encore la terre, la pluie, le soleil et l’aventure.
Après avoir essuyé mes larmes, je poursuivis mon inspection et
découvris un nom de fabricant sur les boucles des sangles
supérieures. L’inscription moulée dans le plastique disait : « ITW
NEXUS, WOOD DALE, II. 6 0191 ». Cette coïncidence me frappa, car ITW
était un acronyme souvent utilisé pour Into the Wild. Chris n’avait
sans doute jamais remarqué ces petites lettres à l’époque où il
remplissait ses nombreux carnets de voyage. Étant moi-même une
randonneuse avertie, j’aurais adoré transporter mes affaires dans
son sac lors de ma prochaine sortie. Mais la mousse protégeant la
structure interne était très abîmée. Forte de mon expérience, je
conclus qu’il avait fait son temps et n’était plus assez fiable pour être
utilisé. De toute façon, je devais tracer ma propre route.
Je repérai facilement la fermeture Éclair de la doublure, l’ouvris et
en sortis le portefeuille de Chris – rouge foncé et à trois volets,
comme celui dont il se servait au lycée. Je me demandai s’il
s’agissait du même. La fermeture Velcro se détacha dans un
crissement. Un à un, je posai tous les éléments qu’il contenait sur
mon plan de travail, en proie à de multiples émotions. L’acte de
naissance de Chris me fit une nouvelle fois monter les larmes aux
yeux. Froissé et illisible par endroits, il était bien plié dans une petite
pochette. Les cartes de bibliothèque collectionnées dans plusieurs
villes me redonnèrent le sourire. Il y avait également sa carte de
sécurité sociale, sa carte d’électeur, une ordonnance pour des
lunettes, une carte d’identité émise dans l’Arizona, une carte de
membre des services d’aide alimentaire de Las Vegas, et un bout de
papier sur lequel il avait noté en majuscules bien nettes la
combinaison de son antivol de vélo. J’avais demandé conseil à
M. Forsberg quant à la meilleure façon de dépenser les trois cents
dollars. Nous avions conclu ensemble que Chris en aurait
certainement fait don pour aider à préserver l’environnement en
Alaska.
Puis, la tête posée sur cette pile de souvenirs, je laissai couler
mes larmes.

En apprenant que le sac était chez moi, mes parents avaient


subitement décidé de s’y intéresser. Comme ils se doutaient de ma
réaction, ils me firent envoyer une lettre par l’intermédiaire de leur
avocat. Au nom de la toute nouvelle Fondation en hommage à
Christopher Johnson McCandless, celui-ci exigeait que je leur
remette immédiatement le sac, le portefeuille et tous les biens ayant
appartenu à mon frère – y compris ce qu’ils m’avaient donné lorsque
j’avais ramené ses cendres d’Alaska. La lettre précisait que je me
trouvais en infraction car, dans la mesure où Chris n’avait pas laissé
de testament, ces objets leur revenaient légalement. Cela incluait
l’ensemble de ses photos. Mon père avait ajouté une note
personnelle m’informant que, en cas de refus, ma fille handicapée et
moi-même serions privées de tout accès à leurs considérables
ressources.
J’étais triste de constater combien, encore une fois, ils se
trompaient sur le compte de leur fils. Au moment de mourir seul au
fin fond de l’Alaska, entouré de ses livres, de ses jeans déchirés, de
ses lunettes cassées, de ses ustensiles de cuisine, de son sac à dos
et de son appareil photo, après s’être accroché jusqu’au bout à
l’espoir que quelqu’un arriverait pour le sauver pendant qu’il cueillait
des myrtilles, il aurait fallu que Chris consacre ses dernières forces à
chercher un morceau de papier et un crayon afin de rédiger son
testament ?
Cela me rappela le jour où je m’étais rendue à Windward Key pour
la cérémonie de dispersion des cendres. Mes parents m’avaient
annoncé le programme de la journée : nous allions embarquer avec
tante Jan et Buck à bord de leur nouveau bateau et jeter ce qui
restait de Chris au large de la baie de Chesapeake. Dans la voiture,
j’avais eu du mal à contenir mes émotions. Ils avaient tout à fait le
droit de prendre ce genre de décisions, mais ce n’était pas ce que
mon frère aurait voulu. En arrivant chez eux, j’avais exprimé mes
doutes à ma mère :
« Je ne comprends pas pourquoi vous voulez disperser les
cendres de Chris dans la mer alors qu’il a toujours eu peur des
grandes profondeurs. »
J’avais beau m’être préparée à tout, sa réponse m’avait laissée
sans voix.
« Il ne s’agit pas de Chris. Nous vivons au bord de cette baie et y
naviguons presque chaque jour ; de cette façon, nous nous
sentirons plus proches de lui. »
J’avais été envahie par un sentiment de pitié qui surpassait ma
colère. Un peu comme le jour où l’on m’avait remis les restes de
mon frère en Alaska, j’avais songé : Ce n’est pas lui. Alors, sachant
qu’il se trouvait très loin de là, j’avais laissé mes parents faire ce
qu’ils voulaient de ses cendres.

Dès que Christiana fut en âge de prendre l’avion, je me rendis


dans le Dakota du Sud où le tournage d’Into the Wild avait
commencé. J’avais du mal à rester concentrée ; l’immense
responsabilité que je ressentais envers Chris m’épuisait moralement.
Ce séjour me permit toutefois de rencontrer Tracy Tatro. En
décembre 1991, huit mois avant la mort de Chris, la jeune fille
campait avec ses parents dans un coin aride et isolé du désert
californien à l’est de la mer de Salton. Les habitants du coin
surnommaient l’endroit Slab City – la « ville-dalle ». Très mûre pour
son âge, Tracy était aussitôt tombée sous le charme du beau et
mystérieux Alex venu rendre visite à des amis. Ils avaient alors
entamé une romance platonique faite de longues promenades, de
couchers de soleil ainsi que de conversations sérieuses sur la
littérature et l’avenir de Tracy. Elle non plus n’avait pas eu une
enfance facile, et elle s’était confiée à Chris sur ce qu’elle traversait.
Il ne lui avait rien dit de son passé, mais elle avait lu dans ses yeux
qu’il la comprenait.
Elle avait assisté aux entraînements de gymnastique intensive que
s’imposait mon frère en préparation de son voyage en Alaska ; elle
l’avait écouté, émerveillée, divertir les clients d’un marché aux puces
à l’aide d’un vieux synthétiseur trouvé sur un stand. Moins d’une
semaine après leur rencontre, elle était déjà amoureuse. Et bien que
Chris ait repris la route peu après, les sentiments profonds qu’elle
avait éprouvés pour lui l’avaient marquée à vie.
Assise près de moi dans une caravane au matin d’une nouvelle
journée de tournage, elle ne quittait pas Christiana des yeux. Nous
discutions paisiblement du jeune homme qui nous manquait
terriblement à toutes les deux, même si nous l’avions connu sous
des noms différents. Soudain, elle s’interrompit au milieu d’une
phrase et me demanda :
« Je peux la prendre ?
— Bien sûr ! Désolée, j’aurais dû vous le proposer. »
À la seconde où ses mains se posèrent sur la nièce de Chris, ses
larmes se mirent à couler en silence. Elle ne m’entendait plus,
submergée de tristesse en pensant à celui qu’elle n’avait côtoyé que
très brièvement. Je n’étais pas surprise. Je savais que des liens
invisibles existaient parfois entre deux êtres destinés à se
rencontrer, et que le temps n’avait pas de prise sur l’effet que faisait
Chris aux gens.
Son histoire avait même le pouvoir de toucher ceux qui ne le
connaissaient pas. Le meilleur exemple en était la bande originale
du film, que Sean avait confiée à Eddie Vedder, musicien accompli,
chanteur et leader du célébrissime groupe Pearl Jam. Les accents
rocailleux de sa voix de baryton se mariaient à merveille avec l’esprit
du film. Chaque fois que je l’observais, j’étais frappée par son
humilité, son grand cœur et son authenticité. Lorsque je découvris
les textes qu’il avait écrits, je lui fis part de mon admiration : je n’en
revenais pas qu’il ait su exprimer aussi justement la personnalité de
mon frère.

Tout au long du tournage, Sean me montrait les extraits déjà


montés. Le film était superbe et j’étais très satisfaite du contenu,
mais mon enthousiasme retomba brusquement lorsque je découvris
la scène finale.
Dans le rush que Sean me fit visionner, Chris, mourant,
s’imaginait en train de courir dans les bras de nos parents à
Annandale. Je saisissais l’intention artistique du réalisateur et ses
explications poétiques sur le fait de repenser, à l’heure de notre
mort, aux êtres qui nous ont donné la vie. Mais j’y voyais aussi un
terrible manque de respect envers mon frère. Je voulais absolument
que cette scène soit modifiée. Sean tenait pourtant à conserver
l’idée du pardon – car son expérience lui avait appris que ce désir
n’était jamais aussi fort que dans nos derniers instants.
« Carine, vous n’étiez pas là lorsqu’il est mort. Vous ne savez pas
ce qui lui est passé par la tête.
— En effet. Mais vous ne le connaissiez pas. Moi, si. Et je
comprends mieux que quiconque les raisons pour lesquelles il est
parti. »
Je continuai en pleurant.
« Au fond de mon cœur, je sais qu’au moment de rendre son
dernier souffle il ne serait jamais retourné à l’endroit où il avait tant
souffert et qu’il avait tout fait pour quitter. »
Un compromis fut trouvé quelques jours plus tard. J’étais chez moi
à Virginia Beach quand je reçus un coup de fil de Sean, qui semblait
être en voiture. J’entendais des froissements de papier à l’arrière-
plan.
« Ah ! Super, j’arrive à vous joindre ! Hum, attendez… une
seconde. Je me gare. »
Je l’imaginais très bien, le téléphone coincé entre la tête et
l’épaule, une feuille et un crayon dans une main, une cigarette dans
l’autre, maniant probablement le volant avec ses genoux, les
cheveux ébouriffés à la Don King comme à chaque fois qu’il était
concentré.
« OK, que pensez-vous de ça ? Au moment où Chris court vers
eux, les yeux tournés vers le ciel, on l’entend dire en voix off : “ Et si
je souriais, si je courais me jeter dans vos bras… Verriez-vous alors
ce que je vois maintenant ?” »
C’était la solution idéale. Touchée qu’il ait accepté de faire cette
modification pour moi, je répondis :
« Merci, Sean. Avec ça, tout est dit. »

Travailler sur ce film avait eu un effet cathartique pour moi ; j’étais


fière d’avoir contribué à un si beau résultat. Mais je tenais tellement
à respecter la voix et la mémoire de Chris que parfois je ne savais
plus trop où j’en étais. Un soir, alors que je relisais des passages du
scénario, après une journée particulièrement difficile, l’émotion me
submergea. Je me mis à sangloter sans pouvoir m’arrêter. On me
demandait de rédiger les phrases que mon personnage prononcerait
bientôt dans les salles de cinéma du monde entier. Pour évoquer le
destin de mon frère, j’avais du mal à trouver un juste milieu entre
vérité et diplomatie familiale. Désespérée, je finis par appeler Chris à
l’aide. Je m’écriai à voix haute :
« Chris, s’il te plaît ! Je n’y arriverai pas seule ! S’il te plaît, j’ai
besoin de savoir que tu es ici, avec moi ! »
Je pleurai jusqu’à ce que mes larmes se tarissent. Puis je bus un
verre d’eau et me mis au lit sans attendre le retour de Robert et des
filles, qui étaient sortis dîner.
Le lendemain matin, le téléphone sonna. Robert décrocha :
« Carine, c’est pour toi. Une certaine… Tracy Moore Raborg. »
J’étais aussi surprise que lui. Il s’agissait d’une vieille amie de
l’époque du garage, à qui je n’avais pas parlé depuis des années.
Tracy, une vraie beauté du Sud, ressemblait au top model Kathy
Ireland ; elle avait les cheveux blond foncé et des yeux magnifiques
qui variaient du bleu au vert selon ses tenues. Nous sortions souvent
en ville avec notre bande de copines en ce temps où nos week-ends
consistaient à traîner dans les bars et les boîtes de nuit, flirter,
collectionner sourires et numéros de téléphone, puis rentrer toutes
ensemble. Le changement de rythme qui avait accompagné mon
entrée dans la vie d’épouse et de mère avait mis fin à ces
escapades.
« Carine ? » Sa voix d’ordinaire pleine d’entrain était grave.
« Je suis désolée.
— De quoi ? Que se passe-t-il ?
— Ça va te sembler dingue. Je suis désolée, Carine. Je ne voulais
pas t’appeler, mais quelque chose m’y a poussée. Je ne saurais pas
dire quoi. Toute la matinée, j’ai eu une envie irrépressible de
décrocher ce téléphone. S’il te plaît, ne te fâche pas et ne me prends
pas pour une folle.
— Ne t’inquiète pas, Tracy. Je t’écoute.
— Hum… d’accord. »
Elle se détendit.
« J’ai fait un rêve très réaliste la nuit dernière…
— Et ?
— J’étais au restaurant avec une amie. Son visage m’était
inconnu, mais je savais qu’il s’agissait d’une bonne amie à moi.
Bizarre. Bref, on déjeunait en papotant, quand… ton frère est entré
dans le restaurant. Il s’est assis à une table dans le coin opposé à la
nôtre. »
Son ton se fit plus léger.
« Et ensuite… il n’arrêtait pas de me mater avec ses beaux yeux
bruns ! »
Elle gloussa. Tracy n’avait pas connu mon frère, mort avant que je
fasse sa connaissance. Mais je lui en avais parlé, et elle avait vu des
photos de lui dans mon ancien appartement.
« D’accord. »
Je me mis à rire moi aussi, car je concevais très bien que, même
en rêve, Tracy soit du goût de Chris.
« Du coup, continua-t-elle, je demandai à mon amie : “ Tu sais
qui c’est ?” Elle secoua la tête, et je répondis : “ Le frère
de Carine – Chris.” Aussitôt, il se leva et s’approcha de notre table.
Il me regarda droit dans les yeux en disant : “ Tu me reconnais ? —
Oui, tu es le frère de Carine. — J’ai besoin que tu me rendes un
service. Il
faut que tu lui dises que je suis ici, avec elle.” »
Je restai pétrifiée.
« Allô ? Tu es toujours là ? »
La voix de Tracy me ramena sur terre.
« Oh, Carine, pardonne-moi si je t’ai fait de la peine. Il fallait que je
te le dise. Tu es fâchée ?
— Fâchée ? Non. Non, Tracy. Pas du tout. »
J’avais du mal à parler entre mes sanglots. Je lui répétai les mots
exacts que j’avais adressés à Chris la veille au soir. Elle ne savait
pas que je préparais un film sur la vie de mon frère. Comme la
plupart de mes amis, elle le découvrirait à sa sortie en salles.
Chapitre 16

L’arrivée inattendue d’un enfant oblige à revoir ses priorités. Et


celle, attendue ou non, d’un enfant handicapé implique un
changement de mode de vie.
Dans les premiers mois qui suivirent la naissance de Christiana,
j’avais du mal à ne pas la comparer avec Heather. Sans l’avoir
connue bébé, je savais qu’elle était venue au monde en parfaite
santé malgré la grossesse chaotique de sa mère. Comme la majorité
des enfants atteints de trisomie 2 1, Christiana souffrait d’une grande
faiblesse musculaire et devait fournir d’énormes efforts pour franchir
les étapes que la plupart des bébés parcourent naturellement.
Quand elle avait fini de téter, je la redressais et lui tapotais le dos
pour qu’elle fasse son rot. Son corps semblait lourd et maladroit
entre mes mains. Pourtant, chaque fois que nous exécutions ce petit
rituel, elle se jetait en avant et rassemblait toute son énergie pour
toucher un grand cadre posé près du canapé. C’était le portrait de fin
de lycée de Chris. Elle lui caressait le visage de haut en bas, comme
si elle le connaissait.

Malheureusement, ces moments paisibles avec Christiana étaient


souvent interrompus par le bruit de la Cadillac de mes parents
approchant de la maison.
Le jour où ma mère se présenta seule chez moi, l’air sombre, avec
l’ordinateur portable de mon père marqua un nouveau tournant. La
discussion commença de la même façon que d’habitude : elle avait
décidé de quitter Walt. Sauf que, cette fois, les raisons étaient bien
plus graves. Elle fondit en larmes et m’avoua qu’elle avait besoin
d’aide. Après avoir déposé mon bébé dans son berceau, je m’assis
avec elle sur le canapé.
Mon père était devenu accro à la pornographie et passait la
majeure partie de ses nuits dans leur loft, seul avec son ordinateur.
Elle n’y connaissait pas grand-chose en informatique, mais avait
découvert l’adresse d’un site Internet dans la poubelle du bureau.
Elle me montra le morceau de papier. Aussitôt, j’allai allumer le
portable dans la cuisine pour voir de quoi il retournait. L’image qui
s’afficha à l’écran était aussi répugnante que ce que j’avais imaginé.
Je n’avais pas besoin d’en voir davantage. Une rapide inspection de
l’historique confirma les craintes de ma mère : c’était loin d’être un
cas isolé. Nous savions toutes les deux quel sujet nous allions
maintenant devoir aborder. À ma grande surprise, c’est elle qui prit la
parole en regagnant le salon.
« Je sais que tu auras la force de faire ce dont je suis incapable,
dit-elle. Je ne veux pas perdre mes petites-filles. » Son menton était
fier, son regard assuré. Puis ses larmes recommencèrent à couler.
« Je l’ai surpris en train de regarder ces horreurs sur son ordinateur.
Il pourrait même y avoir des choses illégales là-dedans. Tous les
jours, à la sortie du lycée, ses copains de l’église et lui vont s’asseoir
au Subway pour reluquer les gamines en minishorts. C’est
écœurant. »
Il se montrait toujours violent avec elle et la forçait à avoir des
relations sexuelles. Elle me confirma d’ailleurs ce que je
soupçonnais depuis longtemps : c’était ainsi que j’avais été conçue.
Des années plus tôt, une autre femme de la famille avait accusé
papa de l’avoir touchée. Maman me confia qu’elle la croyait, mais
qu’elle avait dû prendre le parti de mon père.
C’en était trop. Je promis de l’aider, à condition qu’elle me prouve
sa détermination à aller jusqu’au bout avant que j’entraîne mon mari
et mes deux filles dans la tempête qui s’annonçait. Comme mes
parents ne manquaient jamais de me rappeler combien je serais
riche après leur mort, je connaissais l’état de leurs finances. Elle
pourrait continuer à vivre confortablement même une fois divorcée.
Nous convînmes d’un plan : elle allait se rendre immédiatement au
commissariat pour remettre l’ordinateur à la police. C’était le moyen
le plus rapide et le plus sûr de se séparer de mon père. Ils
possédaient déjà deux appartements dans un immeuble de Virginia
Beach ; elle n’aurait qu’à s’installer dans l’un d’eux. Elle pouvait
compter sur moi pour échapper à l’emprise de Walt. Je la serrai dans
mes bras et pleurai avec elle. J’étais fière d’elle.
Dans la soirée, n’ayant pas de nouvelles, j’envisageai d’aller voir
ce qui se passait. Robert me le déconseilla fermement.
J’avais beaucoup réfléchi aux raisons pour lesquelles mes
tentatives de réconciliation échouaient systématiquement. C’était
comparable au processus de cicatrisation du corps humain : on peut
se remettre assez vite d’une blessure causée par une lame propre et
aiguisée, surtout si elle a été traitée et recousue sans attendre. Mais
lorsqu’on est frappé à plusieurs endroits par un couteau rouillé, c’est
moins évident. On aura beau stopper le saignement, les plaies
restées ouvertes ne tarderont pas à s’infecter. La gangrène se
répandra, il n’y aura plus rien à recoudre, et le corps finira par
mourir.
Le lendemain, mon père sonna à la porte. Robert était au travail,
Heather à l’école ; j’étais seule avec Christiana. Mais il ne me faisait
pas peur. Je l’invitai à s’asseoir avec moi à la table de la cuisine. Il
avait toujours eu le don de se poser en victime après avoir fait
quelque chose de particulièrement horrible. Cette fois, il jurait qu’il
allait se faire aider ; il irait parler à leur pasteur ; ce n’était que de la
pornographie adulte, rien qui impliquait des mineurs. Je gardai le
silence.
Refusant que ma mère fasse les frais de son comportement, il me
proposa un compromis : mes filles continueraient à venir chez eux,
voire à y passer la nuit – ce que j’avais déjà interdit depuis
longtemps. Pendant ce temps, il irait dormir dans l’autre
appartement ou sur le bateau.
Il affichait le même air blessé qu’autrefois.
« Non, répondis-je.
— Hein ? Comment ça, non ?
— Tu as très bien compris. C’est non. Si tu te soucies réellement
du bien-être de maman, va-t’en. Vous n’avez jamais réussi à régler
vos problèmes ensemble. Il est peut-être temps que vous vous y
atteliez séparément. »
Sur ces mots, je lui demandai de quitter ma maison. Le
lendemain, ma mère m’annonça par téléphone qu’ils allaient se
séparer. Mais il ne fallait en parler à personne car ils continueraient à
se montrer ensemble en société, notamment à l’église, afin de
préserver leur réputation. Elle était tout excitée par ce nouvel
arrangement qui lui semblait idéal.
« Alors, qu’en penses-tu ?
— As-tu rendu son ordinateur à papa ?
— Voyons, Carine, tu sais qu’il en a besoin pour gérer nos
investissements. Je n’avais pas le choix ! S’il s’était passé quelque
chose, il n’aurait pas pu réagir et nous aurions été ruinés !
— N’importe quoi. Je ne comprendrai jamais pourquoi tu restes
avec lui.
— Mais, Carine, parce que c’est ton père ! »
Elle ne pouvait plus tenir Chris pour responsable ; c’était donc à
mon tour de porter le chapeau.
« Très bien, maman, je vais te dire ce que j’en pense. Encore une
fois, tu as choisi de faire passer ton confort financier et ta réputation
avant ta famille. Ne me demande plus jamais de l’aide. Je ne jouerai
plus à ce petit jeu avec toi, et je refuse d’y impliquer mes filles. »
Sur ces mots, je raccrochai.
Les mois qui suivirent, mes deux parents évitèrent toute allusion à
ce qui s’était passé. Malgré moi, j’espérais encore qu’ils
comprennent la gravité de cette situation et entament un processus
de guérison, ensemble ou séparément. Je les informai donc que,
tant qu’ils se tiendraient correctement, ils resteraient les bienvenus
chez moi. Je les inviterais à dîner ainsi qu’aux matchs de football
d’Heather. Mais je m’étais fixé une limite : pour des raisons
évidentes, jamais je ne laisserais mes filles seules avec eux. Nos
rencontres devraient se dérouler selon mes termes. Ce n’était pas
discutable. Il ne faudrait plus compter sur moi pour me plier à leur
fantasme de famille idéale et participer à leur mascarade en public.
Fidèles à eux-mêmes, ils m’accusèrent d’avoir inventé toute cette
histoire pour les empêcher de voir leurs petites-filles. Lorsque nous
nous croisions, ils prenaient un air malheureux, comme s’ils
souffraient de mon comportement cruel et irrespectueux.
Un soir, lassée de voir ce scénario destructeur se répéter pour la
énième fois, je m’assis devant mon ordinateur et leur écrivis une
longue lettre dépassionnée. Je m’excusai de la leur envoyer par e-
mail, mais je ne me sentais pas capable de les affronter. J’avais
besoin de leur dire sans attendre ce que j’avais sur le cœur. Tout
comme Chris vingt ans plus tôt, je leur expliquai pourquoi je
craignais de voir nos relations se détériorer complètement. Je
soignai ma formulation et fis de gros efforts pour compenser ma
colère sincère par de la compassion et de la logique.
« Je vous en veux beaucoup à tous les deux. Mais je vais essayer, une fois encore, de
mettre les points sur les i. En toute honnêteté, je ne crois plus vraiment que cet exercice
épuisant serve à quelque chose. Vous m’avez prouvé votre incapacité à vous regarder dans
le miroir et à reconnaître que les décisions que vous avez prises au cours des quarante
dernières années ont poussé vos enfants à se comporter de cette façon. Vous vous
rassurerez en disant à vos amis, à votre église, à votre Dieu, que nous sommes de petits
ingrats qui vous ont exclus de leurs vies sans aucune raison valable – vous vous
prétendrez effarés et très peinés par cette injustice qui, à vos yeux, aura forcément un
rapport avec l’argent. Ou alors vous balaierez mes états d’âme d’un revers de la main en
les qualifiant de “ dépression post-partum” . Ridicule. »

J’ajoutai de longues notes personnelles à l’intention de chacun


d’entre eux, détaillant une succession d’incidents plus ou moins
récents dans une tentative désespérée pour aboutir à la
réconciliation tant espérée. Puis je repris :
« Aujourd’hui, après toutes ces années, je vous tiens autant pour responsables l’un que
l’autre. Vous avez tous deux eu maintes occasions de changer de comportement, et vous
avez CHOISI de ne pas le faire… J’ai toujours été frappée – mais pas surprise – que la
perte de Chris n’ait pas suffi à vous ramener à la réalité et à vous faire admettre que notre
enfance, bien qu’il en existe effectivement de pires ( comme vous ne manquez jamais de me
le rappeler) , a été perturbante, violente, négative, théâtrale, mensongère et stressante ( ce
que vous niez fréquemment) . Certes, vous avez été de bons parents sur certains plans, et
nous en avons toujours eu conscience. Mais cela n’annule pas pour autant notre ressenti
négatif. À chaque fois que nous avons essayé d’en discuter avec vous, parce que nous
pensions que les choses pouvaient encore s’arranger, cela s’est terminé par des
commentaires sarcastiques sur le fait que nous étions trop gâtés et impossibles à élever –
quand vous ne nous accusiez pas d’avoir déformé la réalité par rapport à vos souvenirs.
Huit enfants se rappellent pourtant la même chose.
En refusant de le reconnaître et en vous enfermant dans ce cercle vicieux, vous vous êtes
coupés de vos enfants et de vos petits-enfants. Personne ne vous demande de réécrire le
passé. Nous voulons simplement éviter qu’il se répète encore et encore et encore, et qu’il
ait des conséquences néfastes sur nos enfants…
Cela me rend très triste de ne pas pouvoir vous appeler pour vous dire que la rééducation
de Christiana se passe à merveille, vous proposer de venir la voir rouler sur le ventre et
l’écouter parler, vous raconter à quel point elle est mignonne quand elle mange ses
céréales dans sa chaise haute ou boit dans son gobelet. J’aurais aimé que vous puissiez
assister aux matchs de foot d’Heather, que vous ne soyez pas obligés d’aller à l’école pour
lui offrir un cadeau.
J’en ai bientôt terminé. Chris m’a parlé autrefois de la lettre de cinq pages qu’il vous avait
écrite dans une ultime tentative pour vous faire comprendre ce qu’il ressentait. Il espérait
que cet effort pour vous ouvrir son âme et se remémorer des souvenirs enfouis depuis
longtemps en vaudrait la peine – mais il a été déçu, puisque, pour seule réponse, il a reçu
une carte postale moqueuse envoyée d’une station de ski… C’est à ce moment-là que vous
l’avez perdu à jamais. J’espère que vous ne commettrez pas la même erreur avec moi.
S’il vous plaît, ÉCOUTEZ ET OUVREZ LES Y EUX !
Avec tout mon amour et beaucoup d’espoir,
Carine »

Leur réponse me parvint peu de temps après :


« Carine,
Tu t’es montrée étonnamment peu communicative depuis quelque temps. En fait, cette
tendance à te renfermer sur toi-même n’a cessé de s’accentuer au cours des deux
dernières années, avant même le début des désaccords qui nous opposent actuellement…
Ta lettre arrive un peu trop tard et ne fait qu’exacerber une situation déjà très pénible. »

Ils continuaient sur le même registre, en variant les approches :


par endroits, ils adoptaient un ton apaisé et tendre, regrettaient
qu’une telle distance se soit installée entre nous et me reprochaient
d’avoir dédaigné leurs efforts pour améliorer nos relations ; puis ils
passaient aux sarcasmes et aux menaces, m’accusant de gâcher
l’avenir de Christiana par mes actes « méprisables » qui
l’empêcheraient d’hériter un jour de leur argent.
Ils en arrivaient invariablement à la même conclusion : peu
importe ce que je leur faisais subir, ils prieraient pour que je retrouve
la voie du Seigneur et qu’il ait pitié de mon âme. Le cœur plein
d’amour et les bras grands ouverts, ils attendraient que je
reconnaisse mes erreurs.
Je sondai ma foi et mon cœur. Je pensai à Chris et à la
responsabilité que j’éprouvais envers lui, moi qui avais survécu.
Cette dette, cet instinct, s’étaient transposés de mon rôle de fille à
celui de mère et de sœur.
Je réfléchis à l’importance de la vérité.
Je réfléchis au sens du bonheur partagé.

Et c’est ainsi que la guerre prit fin.


Épilogue

« Que votre vie soit un contre-frottement pour arrêter la


machine. Ce à quoi je dois veiller, à tout le moins, c’est à ne pas
me prêter au mal que je condamne. »
Henry David Thoreau, La Désobéissance civile1

Maintenant que la guerre était terminée, il était temps de passer


aux leçons d’histoire. Lorsque Christiana fut capable d’aller à l’école
toute la journée, j’acceptai de rejoindre le groupe de conférenciers
de la maison d’édition Random House. Le livre de Jon était
désormais traduit en trente langues et étudié depuis plus de quinze
ans dans les écoles de tout le pays. Au fil de mes interventions dans
les lycées et les universités, je m’aperçus que les étudiants étaient
avides de comprendre ce qui avait motivé les décisions de Chris.
Quant aux professeurs, ils auraient aimé pouvoir leur offrir une
approche plus personnelle de la vie et de la mort de mon frère, afin
que ses succès et ses erreurs ne se résument pas à des mots sur
une page. Mais ils en étaient incapables, pour la simple raison qu’ils
ne connaissaient pas toute l’histoire.
J’avais contribué à entretenir une part de mystère et m’en voulais
de ne pas avoir été plus forte, de ne pas avoir laissé Jon dire la
vérité dès le départ. Dans mes moments d’indulgence, j’essayais de
ne pas oublier que je n’avais alors que vingt et un ans. Je croyais
encore à la possibilité d’une relation différente avec mes parents.
Chris m’avait appris à tirer des leçons de leurs erreurs, mais aussi
des miennes. Ce qui comptait, c’était que je sois maintenant d’une
honnêteté absolue.
Grâce à mes échanges avec les étudiants et aux messages que je
recevais du monde entier, je finis par comprendre que l’héritage de
Chris serait bien plus utile s’il se concentrait sur une valeur
essentielle à ses yeux : la VÉRITÉ, comme il l’avait écrit en lettres
majuscules dans l’un de ses livres. Aujourd’hui, je reconnais
ouvertement avoir tenté de la dissimuler. J’ai mis très longtemps à
me le pardonner, après avoir analysé les raisons pour lesquelles je
l’avais fait et décidé que je ne pouvais plus continuer.
Lors de chacune de mes interventions, après les questions et
réponses, il y a toujours un jeune qui s’attarde dans la salle en
attendant que ses camarades aient fini de me parler. Je prends mon
temps pour ranger mes affaires, le laissant approcher à son rythme.
C’est sans doute au lycée de Westfield, dans la ville même où Chris
et moi avons grandi, que s’est déroulée la plus marquante de ces
rencontres.
« Excusez-moi, madame McCandless ? m’a demandé un garçon
qui osait à peine me regarder dans les yeux. Je, euh… je voulais
vous remercier d’avoir été aussi honnête avec nous.
— De rien, ai-je répondu en lisant sur son visage une gravité que
je connaissais bien.
— Je vis la même chose chez moi. »
Nous avons discuté un moment de ce qu’il affrontait au quotidien.
Par le biais d’aveux comme celui-ci, la violence domestique faisait
toujours partie de ma vie – mais, désormais, je ne la subissais plus.
« Et… je voulais vous demander quelque chose. » Il a hésité une
seconde avant d’aborder un sujet qui lui tenait visiblement à cœur.
« Est-ce que vous avez réussi à pardonner à vos parents ? »
J’avais parlé à des milliers d’étudiants au cours des dernières
années. Sans être la question la plus personnelle qu’on m’ait posée,
c’était de loin la plus difficile. Je n’étais pas sûre de pouvoir lui
donner une réponse sincère tant elle me hantait encore moi-même.
Il m’est très difficile de définir la notion de pardon. J’ignore si c’est
une affaire de compassion, de compréhension ou simplement de
volonté.
Quand j’ai du mal à gérer ma colère et ma frustration de mère,
j’utilise souvent ce que j’appelle le « test de Billie ». Contrairement à
mon père, elle levait rarement la main sur nous – et, pourtant, elle
nous faisait tout aussi peur. Récemment, en rentrant chez moi après
une semaine éreintante, j’ai constaté qu’Heather avait laissé traîner
sa serviette de toilette sur le sol de la salle de bains, fait des traces
de mascara sur le meuble blanc et oublié un verre de smoothie
desséché sur la chasse d’eau. La moutarde m’est montée au nez,
surtout lorsque j’ai entendu la télévision dans le salon et que je l’ai
imaginée affalée sur le canapé. Aussitôt, je me suis soumise au test
de Billie, et j’ai conclu : C’est un comportement typique
d’adolescente. Tu es contrariée parce que tu as accepté une charge
de travail trop importante, que tu manques de sommeil et qu’il y a
bien longtemps que, toi, tu n’as pas pu t’asseoir devant la télévision.
Ne passe pas tes nerf s sur ta f ille.
Alors je ne l’ai pas fait.
« Heather ? ai-je appelé.
— Ouiiiiii ? a-t-elle répondu, sachant très bien ce qui allait suivre.
— Tu peux venir une minute, s’il te plaît ? »
Elle m’a rejointe dans le couloir, attendant mes reproches sans la
moindre trace de peur. Je m’en suis félicitée.
« Bonjour, ma chérie. Tu te souviens que je t’ai demandé de
nettoyer la salle de bains, ce matin ?
— Oui. »
Elle a baissé les yeux et regardé autour d’elle.
« Je parlais bien anglais, à ce moment-là ?
— Oui. »
Elle a esquissé un petit sourire.
« Et l’anglais est toujours ta langue maternelle ?
— Oui, m’dame.
— Formidable ! Donc le message était bien passé. Je craignais
que tu aies oublié ta propre langue à force de suivre des cours de
français. Heureusement que non, parce que, moi, je le parle très
mal ! »
Sur ces mots, je l’ai laissée à son ménage tout en sachant que
nous aurions bientôt la même conversation au sujet de sa chambre.
Christiana a fait des progrès considérables, et sa sœur se montre
très protectrice à son égard. Elles m’ont déjà appris bien plus que je
ne pourrais leur enseigner. Quand je les regarde, je pense à ma
relation avec Chris, mais aussi avec Sam, Stacy, Shawna, Shelly,
Shannon et Quinn. Ma grande famille est aujourd’hui plus soudée
que jamais. Ceux qui m’ont donné le jour n’en font pas partie, mais
elle inclut tous ceux qui m’ont aidée à devenir la femme que je suis.
Au cours de nos vies d’enfants, d’adultes et désormais de parents,
nous avons eu de multiples occasions de faire front commun.
Finalement, le plus grand cadeau que Walt et Billie nous aient jamais
fait, c’est sans doute de nous avoir unis dans l’adversité.

Il y a quelques années, j’ai visité le bus où Chris a passé ses


derniers jours, les plus purs et les plus paisibles de sa vie. Il m’avait
fallu quinze ans pour me préparer émotionnellement à ce pèlerinage,
que je n’aurais pu réaliser sans le soutien de mes frères et sœurs.
Jon m’y a accompagnée à l’été 2 007, juste avant la sortie du film.
Sa présence m’avait été d’un grand réconfort pendant qu’il préparait
son livre, et lorsque nous collaborions à son adaptation. Je souhaitai
donc qu’il soit à mes côtés lorsque je me rendrais là où Chris était
mort.
Tandis que le paysage sauvage de l’Alaska défilait en contrebas,
je me demandais ce qui se passait dans la tête de Jon. Il n’était pas
du genre à choisir la voie de la facilité, et je m’étais moi-même sentie
un peu lésée lorsque nous avions embarqué à bord d’un hélicoptère.
Plutôt que de survoler tranquillement l’épais manteau d’aulnes et
d’épicéas, j’aurais préféré m’y enfoncer à pied. Mais cela aurait été
une mauvaise idée. Malgré mon amour de la nature et de la
randonnée, je ne m’étais jamais trouvée confrontée à ce genre de
terrain. Consciente de mon manque d’entraînement, je n’avais pas
insisté. Le plus important, c’était de rentrer en un seul morceau
auprès d’Heather et de Christiana, comme ne cessait de me le
rappeler la voix de Chris dans ma tête.
On apercevait des glaciers au loin mais, contrairement à la saison
durant laquelle Chris était passé par là, il n’y avait pas de neige.
Depuis mon perchoir, bercée par le ronronnement du rotor et les
commentaires du pilote dans mon casque, j’avais du mal à me
représenter ce qu’il avait vécu. Ses photos me revenaient en
mémoire. Mon cœur s’est serré lorsque Jon a pointé du doigt les
eaux bouillonnantes de la rivière Teklanika.
L’hélicoptère s’est posé sur les berges caillouteuses de la
Sushana, un cours d’eau beaucoup plus calme, non loin du bus
abandonné où Chris avait vécu plus de cent jours. Il nous restait très
peu de chemin à parcourir pour atteindre la carcasse du véhicule.
Traînant mes grosses chaussures de randonnée sur les galets
colorés, j’en ai ramassé quelques-uns dont j’ai vérifié les propriétés
aérodynamiques avant de les lancer sur l’eau, comme Chris me
l’avait appris. J’avais dû perdre la main car, au lieu de ricocher, ils
ont plongé directement dans l’eau froide et ont atterri au fond de la
rivière.
Jon m’a laissée avancer seule pour que je puisse me préparer à
ce qui m’attendait derrière les broussailles. Quand je suis arrivée
dans la clairière, je l’ai aperçu sur ma droite, garé à côté d’un
bosquet de trembles au milieu des touffes d’épilobes fleuris : le
bus 142 de la ville de Fairbanks. La peinture vert et blanc délavée
par quarante ans d’intempéries se décollait par endroits. Le métal
était rongé par la rouille, qui avait attaqué la couche d’apprêt jaune
partout où elle était exposée. J’ai pivoté lentement en respirant à
pleins poumons. Je comprenais que Chris ait été séduit, lui qui avait
toujours su faire la différence entre isolement et solitude. Puis la
tristesse m’a envahie, car je venais de me rappeler les derniers
paragraphes de son journal dans lesquels il disait se sentir seul et
effrayé. Devant le bus trônait la chaise sur laquelle il avait pris un
autoportrait devenu célèbre – la seule image du livre de Jon. Une
jambe confortablement posée sur l’autre, un immense sourire aux
lèvres et une expression de bien-être absolu sur le visage, il
semblait heureux d’être là. J’ai décidé que cette image serait celle
que j’emporterais avec moi.
Le sifflement des moustiques à mes oreilles m’a poussée à
avancer. J’ai demandé à Jon de me montrer la grotte où Chris avait
tenté, en vain, de protéger un cadavre d’élan des hordes de
mouches et d’asticots. À une dizaine de mètres du bus, une petite
falaise surplombait la Sushana. Nous sommes descendus jusqu’à la
rive en empruntant un sentier étroit et peu fréquenté. Malgré les
nuées d’insectes qui nous harcelaient, le cadre était sublime. L’eau
clapotait doucement sur les cailloux et s’enfonçait à perte de vue
dans la forêt. J’ai imaginé Chris admirant la vue, avant de remonter
l’eau qu’il était venu chercher pour boire et se laver. Non loin du
sommet, un trou s’ouvrait dans la paroi de la falaise là où il avait
creusé la terre compacte pour installer son fumoir improvisé. Debout
à l’endroit précis d’où il avait dû contempler son échec, j’ai ressenti
tout le poids de son désespoir.
De retour sur le surplomb, je me suis tournée vers la clairière et
j’ai rassemblé tout mon courage pour aller inspecter l’intérieur du
bus. Dès que je suis entrée, mes yeux se sont posés sur le matelas
où mon frère avait rendu son dernier soupir. La vue brouillée par les
larmes, je suis allée m’y asseoir d’un pas lent. Puis je me suis
essuyé les yeux et j’ai essayé d’imaginer Chris dans ce décor : en
train de remuer les braises du vieux bidon d’huile qui lui servait de
poêle, en train de manger, de lire, de rédiger son journal. Les vitres
cassées ou manquantes laissaient entrer l’air humide et les
moustiques. Le sol était jonché de feuilles mortes et de terre.
En levant les yeux, j’ai aperçu les graffitis qui couvraient les parois
de métal. La plupart étaient l’œuvre de pèlerins venus des quatre
coins du monde après avoir lu le livre de Jon. Leurs messages
étaient variés – certains très émouvants, d’autres pleins
d’enthousiasme – mais tous m’ont révélé la même chose : en venant
ici, ils ne cherchaient pas tant à établir un lien avec Chris qu’à se
reconnecter avec eux-mêmes.
J’ai entendu Jon bouger à l’extérieur, et j’ai soudain pris
conscience de l’ampleur de ma dette envers lui. S’il n’avait pas écrit
un livre aussi marquant, ma famille et moi aurions certes pu faire
notre deuil en paix. Mais le monde aurait été privé de l’histoire
inspirante de mon frère et je n’aurais eu que ma tristesse pour seule
compagne, sans le réconfort de tous ces témoignages d’inconnus.
Je n’aurais jamais eu la force de reconstituer son voyage pas à
pas. Il y a tant de choses que j’aurais continué à ignorer sur ses
dernières années – et, encore plus important, ses dernières heures.
Je n’aurais pas pu retrouver la paix comme je l’ai fait grâce à la
certitude que Chris y était parvenu avant de mourir. Jon a écrit :
« L’une de ses dernières actions fut de prendre une photo de lui. Il est près de l’autobus
sous le grand ciel de l’Alaska. Dans une main, il tient son dernier billet, l’autre est levée en
signe d’adieu. Son visage est affreusement maigre, presque squelettique. S’il éprouva de la
pitié pour sa personne au cours de ces heures difficiles – parce qu’il était jeune, parce qu’il
était seul, parce que son corps l’avait trahi, parce que sa volonté l’avait abandonné – cela
n’apparaît pas sur la photo. Il sourit, et son regard ne trompe pas : il était en paix avec lui-
même, serein comme un religieux allant vers Dieu*. »

Le message que Chris tenait à la main était celui que la légiste


nous avait remis il y avait si longtemps. Chris avait arraché une page
à l’un de ses livres préférés – les Mémoires de Louis L’Amour,
E ducation of a Wandering Man – et écrit en grandes lettres bien
lisibles : « J’AI EU UNE VIE HEUREUSE ET EN REMERCIE LE
SEIGNEUR. ADIEU, ET QUE DIEU VOUS BÉNISSE TOUS* ! »

Au dos se trouvaient quelques vers d’un poème de Robinson


Jeffers cité par L’Amour : Wise Men in Their Bad Hours ( « Les
Sages dans leurs mauvaises heures ») .
« La mort est une fière alouette des prairies,
Mais ceux qui meurent en ayant voulu égaler les siècles
Par des œuvres qui vont au-delà de la chair et des os
N’ont fait que chercher un abri pour leur faiblesse.
Les montagnes sont des pierres mortes.
Les uns admirent, les autres haïssent
Leur stature et leur tranquillité insolente.
Elles n’en sont ni attendries ni troublées
Et bien peu de mourants, dans leurs pensées, les imitent*. »2

Bien que Chris se soit adressé aux autres dans ce dernier


message, je crois qu’il l’avait surtout écrit pour lui-même. C’était son
ultime acte de conscience de soi. Son ultime vérité.

Pour moi, la vie est un livre dont nous avons tous en commun le
premier et le dernier chapitre. L’histoire de nos vies et l’héritage que
nous laisserons derrière nous s’écrivent sur toutes les pages qui les
séparent.
Le décès prématuré de mon frère est une tragédie. Mais, bien qu’il
ait eu peur à l’approche de la fin, il est mort en paix, parce que les
chemins qu’il avait choisi d’emprunter lui avaient permis de rester
fidèle à ses convictions. Et au bout du compte, à l’heure de notre
mort, n’est-ce pas ce que nous pouvons espérer de mieux ?
Il s’est éloigné de la civilisation en quête des valeurs qui lui
avaient manqué durant son enfance : la paix, la pureté, l’honnêteté.
Pour atteindre ce but, il avait choisi de se perdre en pleine nature.
Lorsque je suis allée voir ce bus, c’était au nom de tous mes
frères et sœurs. J’y ai laissé un livre d’or dont ils avaient rempli les
premières pages ; les visiteurs de ce lieu reculé pourraient ensuite y
raconter leur propre histoire.
« Suivez votre cœur, vivez votre aventure. » – Sam.
« Chris, tu as toujours été un aventurier doté d’une immense soif de savoir. Je le sais, je te
comprends, et je t’aime ! » – Stacy.
« Avant la naissance de mon fils, j’ai organisé une grande fête à la McCandless. Cette
citation d’Hodding Carter figurait sur les invitations : “ Nous ne pouvons espérer léguer que
deux choses durables à nos enfants : des racines – et des ailes.” D’une certaine façon, tu
m’as offert le plus grand des cadeaux. Je te prendrai toujours comme modèle afin de ne
jamais couper les ailes de mon fils. Tu resteras dans mon cœur et mon âme pour
l’éternité. » – Shelly.

J’ai collé dans ce cahier une photo de groupe prise quand nous
étions petits. Lorsque je regarde cette image, je ne vois pas nos
dates de naissance qui se chevauchent, je ne vois pas des demi-
frères et des demi-sœurs, je ne vois aucun absent. Je vois un tout ;
une famille. Je vois que nous sourions, et Chris aussi, de toutes ses
dents.
C’était une belle journée que personne ne pourra jamais nous
retirer. Sous la photo, j’ai écrit : « L’amour entre frères et sœurs ne
meurt jamais », et un peu plus bas, les quelques mots tout simples
de Shawna. Elle qui nous a toujours servi d’ancrage contre vents et
marées a conclu :
« Huit ne font qu’un. »
Et elle a raison.
NOTE DE L’AUTEUR

Le 3 0 septembre 2 012 , en ouvrant ma porte d’entrée pour charger


quelques affaires dans ma Honda Pilot, j’ai trouvé ma mère debout
sur le porche. Elle n’était pas venue chez moi depuis des années, et
je ne l’avais pas invitée. Sous le choc, je me suis réjouie que Robert
ait pris les filles pour la journée. Heather avait treize ans et
Christiana six. La petite n’aurait probablement même pas reconnu sa
grand-mère.
Quand je lui ai demandé ce qu’elle faisait là, elle a eu un petit
sourire hypocrite qui m’a paru bien trop familier. Puis elle m’a tendu
un paquet fermé par un ruban de satin en disant que c’était un
cadeau d’anniversaire de mariage. Elle ne m’en avait encore jamais
offert et savait pertinemment par des amis communs que Robert et
moi étions séparés depuis deux ans. J’ai pris le paquet – sans trop
savoir pourquoi – et elle est partie. J’ai mis un moment avant de
l’ouvrir. Il contenait un objet que je me souvenais avoir vu sur une
étagère à Annandale : un cadre bon marché, en bois, entourant une
gravure dorée de deux tourtereaux sur fond noir. Je connaissais
suffisamment bien les tactiques de ma mère pour saisir le message.
Chaque fois que je lui avais reproché sa décision de rester avec
mon père, elle m’avait rappelé l’échec de mes mariages successifs,
y voyant la preuve de mes nombreux défauts. Contrairement à elle,
je considérais que mettre un terme à une relation où je ne me
sentais pas respectée était une marque de courage. Je montrais
ainsi à mes filles ce que je valais. Malgré nos problèmes de couple,
Robert et moi nous disputions très peu, et jamais devant les enfants.
Mais nous leur avions toujours parlé franchement, même quand ce
n’était pas facile. Certaines personnes trouvaient étrange que, tout
en étant séparés, nous continuions à passer beaucoup de temps en
famille. Nous assistions encore ensemble aux événements scolaires,
partagions des dîners, partions camper… Cela ne leur paraissait pas
normal, et ils avaient raison. Mais j’en étais fière. Je montrais ainsi à
mes filles que j’étais forte. Quant à l’amour inconditionnel, Robert et
moi le leur témoignions tous les deux au quotidien.
Le cadeau condescendant de ma mère ainsi que les messages
dégradants dont mon père et elle me gratifient parfois n’ont fait que
renforcer ma résolution d’écrire ce livre. Je ne cherche pas à les
faire passer pour des monstres, parce qu’ils n’en sont pas. Ce sont
des êtres humains qui commettent des erreurs, comme nous tous.
Mais je suis intimement persuadée que témoigner des leurs, et des
miennes, peut être d’une grande utilité. Je souhaite que mes
lecteurs tirent des leçons des dysfonctionnements de ma famille, afin
de prendre les bonnes décisions et d’alléger le fardeau de leur
propre existence.
J’ai fait de mon mieux pour me montrer sincère, juste et honnête.
Les noms et caractéristiques de certaines personnes ont été
changés, à leur demande ou dans le but de protéger leur vie privée.
Bien que ce récit suive un ordre plus ou moins chronologique, il
m’est arrivé de devoir rapprocher certains événements à des fins de
concision. J’ai essayé de dresser un portrait fidèle de Chris, comme
j’estime être seule capable de le faire, sans pour autant parler à sa
place, car personne n’y est autorisé. Les passages où je le cite sont
fondés sur mes souvenirs personnels, les lettres qu’il nous a écrites,
à moi et à d’autres, ou les témoignages concomitants de plusieurs
témoins. J’ai appliqué la même règle à tous les personnages du
livre : quand il m’est arrivé de rapporter une scène à laquelle je
n’avais pas assisté, j’ai pris soin de vérifier auprès de plusieurs
sources la justesse de mes propos.
Certains événements, notamment ceux décrits dans les premiers
chapitres, se sont déroulés avant ma naissance ou quand j’étais
encore trop jeune pour m’en souvenir. Dans ces cas-là, je me suis
renseignée auprès de membres de la famille et j’ai consulté de
vieilles lettres. En ce qui concerne la rupture finale avec mes
parents, j’ai condensé plusieurs e-mails, lettres et conversations,
téléphoniques ou non, en tête à tête ou devant témoins, afin de
résumer la crise qui a mis un terme à notre relation.
J’espère que ma transparence sera utile à d’autres ; et dans un
élan d’optimisme peut-être un peu égoïste, je continue à me
demander si, en faisant tomber les masques, ce livre ne pourrait pas
apporter une forme de soulagement à mes parents et permettre
enfin une réconciliation familiale.

Carine McCandless
Février 2 014
CAHIER PHOTOS
POSTFACE

« C’est dans la tempête que le chêne s’enracine. »


Proverbe

À chaque fois que je lis ou entends la légende qui entoure la


naissance de la déesse grecque Athéna, je songe à l’histoire de ma
famille.
Dans la version que je préfère, Z eus, le plus puissant des dieux, a
une relation intime avec la déesse Métis. Mais il le regrette aussitôt
car, d’après une prophétie, les enfants portés par Métis détrôneront
leur géniteur. Inquiet, Z eus mange Métis, pensant qu’il lui suffit
d’ingérer ce qu’il ne peut contrôler.
Malheureusement pour lui, Métis est déjà enceinte. Quelques
mois plus tard, Z eus se met à souffrir de terribles maux de tête et
demande à ce qu’on lui ouvre le crâne en deux. Athéna – déesse de
la Sagesse et de la Guerre, mais aussi garante de la Justice – en
jaillit, déjà adulte et armée de pied en cap.
Z eus guérit vite, et Athéna s’avère effectivement plus forte que lui.
Car, malgré sa puissance, le roi des dieux possède un ego
surdimensionné – ce qu’Athéna ne supporte pas, elle qui se sert de
son intelligence pour se défendre.
Comme Athéna, mes frères et sœurs se sont montrés plus forts
que notre père. Nos expériences nous ont forgé une carapace, mais
nous ont aussi dotés de raison et de compassion. Nous avons brisé
l’engrenage de la violence – tous, sans exception. Puis nous avons
recollé les morceaux afin de construire quelque chose de beau.
Chaque fois qu’une fête de famille rassemble les descendants
encore en vie de Walt, nous sommes heureux de nous retrouver
malgré nos différences et nos désaccords. Nous faisons toujours
passer nos enfants en premier. Nous sommes tournés vers la
nouvelle génération, comme cela devrait toujours être le cas.
Notre loyauté les uns envers les autres et envers notre
progéniture n’est peut-être jamais aussi évidente que dans les
moments de crise. Le 11 octobre 2 012 , on a diagnostiqué une
tumeur au cerveau chez mon petit garçon alors âgé de cinq ans.
L’opération chirurgicale pour la lui retirer a duré quinze heures ; et,
pendant tout ce temps, aucun de mes frères et sœurs n’est sorti de
la salle d’attente. Ma mère et eux m’ont ensuite soutenue au fil des
mois tandis que j’accompagnais mon fils à ses séances de
chimiothérapie, ses consultations et ses scanners. Ils ont nettoyé
mon jardin pour que nous puissions prendre l’air, assisté à des
réunions d’information pour les familles de malades atteints du
cancer, fait en sorte que nous ne manquions jamais de repas
chauds, tenu notre petite communauté de proches et d’amis
informée via Internet. Tous ont été là pour moi, sans condition.
Lorsque je me rends à l’hôpital avec mon fils, je remarque toujours
les affiches dénonçant les violences domestiques. « NE SOUFFREZ
PAS EN SILENCE », disent-elles. Trop de gens le font encore. La
violence reste souvent cachée, emprisonnant ses victimes derrière
des portes closes. C’est à nous de démolir ces portes. Voilà
pourquoi j’ai choisi d’évoquer ouvertement mon passé, dans l’espoir
que cela inciterait d’autres gens à parler.
Un jour, alors que nous étions enfin de retour chez nous après une
série d’opérations, mon fils s’est brusquement arrêté de jouer avec
ses Lego® . « Est-ce qu’il a un esprit, oncle Chris ? », m’a-t-il
demandé. Je lui ai répondu que oui. Puis, comme le font les enfants,
il est retourné à son jeu. J’aimais mon frère Chris et, malgré toutes
les années qui se sont écoulées depuis sa mort, il me manque
encore plus que je ne saurais le dire. Même s’il n’est plus là
physiquement, je ressens chaque jour sa présence, aussi forte que
celle de mes frères et sœurs à l’hôpital quand mon fils se faisait
opérer. Quoi qu’il arrive et à chaque instant, nous sommes liés par
un amour inconditionnel.
La vie dresse parfois des obstacles sur notre chemin ; cela fait
partie du voyage, et nous en tirons des leçons utiles qu’il nous
revient ensuite de transmettre. Je sais que Chris serait très fier de
voir Carine révéler la vérité au grand jour, parce que certaines
histoires ont simplement besoin d’être racontées.

Shelly McCandless
Mai 2 014
REMERCIEMENTS

L’écriture de ce livre m’a fait prendre conscience de l’étendue de


ma dette envers toutes les personnes qui m’ont aidée et soutenue
au cours de mon existence. Je voudrais commencer par remercier le
Seigneur de m’avoir donné la vie, même si je n’ai pas toujours su
l’apprécier à sa juste valeur. Je remercie également mes parents,
sans qui je ne serais pas là, pour tout ce qu’ils m’ont donné. Je n’ai
pas assez de mots pour exprimer ce que je ressens envers mes
frères et sœurs, Sam, Stacy, Shawna, Shelly, Shannon, Chris et
Quinn – vous êtes mes rocs, et je vous aime de tout mon cœur.
J’inclus dans cette famille une personne que je respecte et même
vénère pour son immense élégance et sa gentillesse : Marcia, je
t’offre ma reconnaissance éternelle.
Un merci tout particulier à mon frère Chris qui m’a inspirée et m’a
donné le courage de terminer ce livre, m’a transmis sa force dans
ma quête absolue de vérité et m’a appris à profiter de chaque
instant.
À ma fille aînée Heather – mon amour pour toi est indescriptible.
Tu es un cadeau, un professeur incroyable, et la plus grande chance
qui m’ait été offerte. Je ne pourrai jamais assez te remercier de tout
ce que tu as fait pour moi, et je consacrerai ma vie à te prouver ma
reconnaissance. À ma fille cadette Christiana – je t’aime toi aussi au-
delà des mots, ma petite merveille. N’oublie jamais que ce n’est pas
ton ADN qui te définit. Affronte sans peur les obstacles qui se
dresseront sur ta route, et tu accompliras des exploits formidables.
Tu es belle, et tu m’inspires chaque jour de ma vie. Ta sœur et toi
avez révélé ce qu’il y avait de meilleur en moi. Je suis fière et
honorée d’être votre maman. Merci pour votre patience pendant
toutes les années que j’ai consacrées à ce livre, merci de m’avoir
pardonné mes absences et les heures passées devant mon
ordinateur pour tenir des délais difficiles. Si je parviens à en vendre
quelques exemplaires, je vous promets de rattraper le temps perdu
et de ne plus jamais faire de relectures dans la file d’attente à
Disneyland.
Robert, bien que notre mariage n’ait pas survécu aux aléas de la
vie, je suis heureuse que nous partagions toujours une amitié
sincère. Merci pour les souvenirs que je garde de notre histoire. Nos
priorités et nos objectifs communs concernant les filles me rappellent
à chaque instant l’amour que nous avons éprouvé l’un pour l’autre.
Cela en valait mille fois la peine.
Je voudrais adresser un coup de chapeau à Pat et Steve
Grzybowski ainsi qu’à Abbey Anderson, à la famille Harper et aux
SMI Aunties pour l’amour et les soins qu’ils ont prodigués à nos filles
pendant que Robert et moi jonglions avec nos emplois du temps
chargés.
Je dois aussi énormément aux membres de ma famille qui m’ont
laissée fouiller dans leur passé et révéler certains détails très intimes
au grand jour. Je sais que cela n’a pas toujours été facile, et
j’apprécie sincèrement que vous ayez accepté de prendre ce risque
avec moi dans l’espoir d’être utiles à d’autres. À tous ceux qui m’ont
témoigné leur soutien en m’envoyant des petits mots pour me faire
savoir qu’ils étaient là : merci, cela m’a beaucoup touchée.
À mon meilleur ami et frère de substitution, Pete – il y a tant de
choses que je n’aurais pu accomplir ces dernières années sans ton
amour et ton soutien. Merci de croire en moi et d’être toujours là
quand j’en ai besoin. Tu occupes une place à part dans ma vie.
C’est avec énormément de respect que je remercie Jon pour son
amitié fidèle, qui m’a accompagnée pendant la moitié de ma vie. Sa
sagesse et sa constance ont rendu l’absence de Chris plus facile à
supporter.
Ed – mille mercis pour ton amitié, ta sincérité, ton amour et ton
charisme. Tu es génial.
Il y a tant d’autres amis que je voudrais remercier pour avoir relu
mes brouillons, participé à de longues discussions, fourni un endroit
tranquille où écrire pendant mes voyages, offert leur loyauté, leur
soutien, leur amitié, leurs rires et leur bonne humeur, ou quelques
verres de vin, de l’énergie positive, des pensées et des prières
lorsque c’était nécessaire : Doug Kennedy ; Ashley Kunhardt
Cronin ; Amanda Aksel ; Deni Brown ; Chris Rossney ; Greg
Higgins ; Mike Lim ; Kimberley Maxie Guilfoy ; Stacie Campbell
Franks ; Dave Reisch ; Dan Mewhorter ; Beth Hughes ; Sean, Jenée
et Sam Farrell ; Matt Gardner ; Korey Johnson ; Karen Jones ;
Amanda Shupe Webb ; Tim, Brian et Heather Johnson ; Michael et
Margaret Land ; Brian Free ; Adam Read ; Steve et Heather
Salmon ; Allan Estivalet ; la famille Khalsa ; Ryc Stine ; Michelle
Machay ; Lisa McNew ; Paula Berenson ; Bob Fiedler ; Chevonne
Bertelson ; Heather Perrine ; Jennifer Purdy Mazur ; Beth Handros
Shubert ; Holly Miller Vesilind ; Heather McNeil ; Michelle Barrett ;
Jennifer Crossman ; Jolie Atkins ; et Margie Arrivillaga. Un merci
supplémentaire à Susan Giddings, Kat Cummings et Carter Jones
pour avoir préservé ma santé mentale, mes capacités de jugement,
ma paix intérieure et ma forme physique. Mention spéciale à Betsy
Arnaudin et à tous les membres des United Methodist Women et du
Promise Circle.
Merci à Daniel Hill pour sa compassion et ses encouragements
sincères, ses bons conseils, sa voix et le Nutella qu’il a partagé avec
moi. Et surtout pour m’avoir non seulement dit, mais prouvé, que les
rêves pouvaient se réaliser.
J’aimerais aussi mentionner mes amis du Last Frontier Adventure
Club avec qui j’ai randonné en Alaska : Erik et Jenna Halfacre,
Jedidiah White-Mathany, Mike Kramer, Trevor Jones, Duke, Andrew
Brooks, Jeremy Egger, ainsi que Brandon Martinez et Meranda
Carter du Wild Bones Project.
Je suis redevable à mes amies Sharon et Beth, qui m’ont permis
de voir les choses sous un jour nouveau et poussée à appuyer sur
l’interrupteur.
D’importantes contributions ont été apportées au contenu de ce
livre par Denise Barker Griffin, Janice Barker, Giti Khalsa, John
Casagrande, Tracy Tatro, Tracy Moore Raborg, Julie Carnes
Puckett, Carrie Carnes Kemper, Andy Horwitz, Lloyd McBean, Josh
Marshall et Mickey Mariner Hines. Un petit mot à l’attention de Chris
Fish – ta franchise, ta confiance et ton soutien m’honorent. J’ai
beaucoup de chance d’avoir regagné ton amitié, et la personne que
tu es devenue m’inspire.
Un salut général à tous les fidèles employés et clients qui, au fil
des ans, sont devenus ma seconde famille et m’ont aidée à arriver là
où je suis aujourd’hui.
Pour leur travail en amont et en aval de la sortie de ce livre, merci
à : Dominic Peters et ManyMedia pour la qualité exceptionnelle des
photos, H. L. Wilson III de chez Addrock Services pour sa créativité
et son talent en matière de web design, Jayme White de chez Luna
Sphere Designs pour son logo pertinent et inventif, ainsi qu’à Kim
Thornton Igenito et Kate Berner du Penguin Random House
Speaker’s Bureau pour leur vigilance et leur dur labeur.
J’ai aussi reçu des indications utiles et très avisées de la part de
Jack Ferrebee, John Midgett et Tazewell Hubard. Merci les gars.
Je voudrais dire à Marie Tillman combien j’admire son esprit, ses
conseils et ses suggestions délicates, grâce auxquels j’ai su
m’entourer des bonnes personnes afin de raconter ma pénible
histoire de manière positive.
À Jenna Land Free de Girl Friday Productions – waouh. Je ne suis
pas sûre de pouvoir rendre hommage comme il se doit à
l’expérience épique que nous venons de vivre. Merci de m’avoir
aidée à aller au bout de ce projet aussi fort qu’émouvant. Tes
incroyables talents de relectrice, d’architecte et de coach d’écriture
surpassent de loin ton entêtement à considérer les chapeaux
comme des accessoires de mode élégants et pratiques. Je n’aurais
pas pu écrire ce livre sans tes conseils et ton amitié. Merci. Et si je
ne parviens pas à te faire changer d’avis dans le domaine que tu
sais, je me contenterai de prier pour qu’aucun chien n’en fasse les
frais.
Je suis incroyablement reconnaissante à toutes les personnes qui
ont contribué à cet ouvrage et fait en sorte que le processus
d’écriture reste un plaisir pour moi.
À Gail Ross, agent littéraire d’exception : j’irai droit au but, comme
toi. Tu es tout simplement formidable.
Un immense merci à ma responsable éditoriale, Nancy Hancock,
pour avoir accompagné ce projet depuis notre premier entretien
jusqu’aux tables d’impression. J’ai énormément appris grâce à votre
sens du management, votre énergie et votre esprit. Et je n’oublierai
jamais ce burrito géant.
À mon éditeur, Mark Tauber – je suis extrêmement flattée de
l’enthousiasme et du soutien que vous avez témoigné à ce livre
depuis le premier jour. La sincérité de votre implication contribuera à
faire passer son message et débouchera sur de grandes choses,
j’en suis certaine.
À toute l’équipe de chez HarperOne – mes plus sincères
remerciements à ceux avec qui j’ai parlé ou collaboré directement,
mais aussi aux anonymes qui œuvrent dans l’ombre et dont le travail
est indispensable. J’apprécie beaucoup votre contribution : Michele
Wetherbee, Dwight Been, Claudia Boutote, Terri Leonard, Noël
Chrisman, Elsa Dixon, Elisa Rivlin, Dianna Stirpe, Tanya Fox, Ralph
Fowler, Joan Olson, Kim Dayman et Suzanne Wickham.
Une mention spéciale à Sharon Olds qui a apporté énormément à
la narration du film Into the Wild, a guidé ma voix et m’a autorisée à
reproduire ici un extrait de son poème I G o Back to May 1 9 3 7 .
Son travail a su mettre en lumière le rapport entre force, prise
de conscience et guérison.
Enfin, à tous ceux que j’oublie dans cette liste mais à qui j’ai
sûrement déjà exprimé ma gratitude en personne : vous ne comptez
pas moins que les autres. C’est juste que mon cerveau est épuisé et
mes notes illisibles. Quand je lirai ces remerciements et que je me
mordrai les doigts en constatant votre absence, je vous appellerai
pour m’excuser.
À PROPOS DE L’AUTEUR

Carine McCandless est entrepreneur, militante et mère. Elle


travaille à son compte depuis qu’elle a créé sa première entreprise à
l’âge de dix-neuf ans. Elle donne des conférences dans le milieu
scolaire et professionnel à travers tous les États-Unis. Sœur de
l’icône littéraire Chris McCandless, elle a été longuement entendue
par Jon Krakauer lors de la rédaction de son best-seller Into the
Wild. V oyage au bout de la solitude. Elle a ensuite été consultante
pour Sean Penn, contribuant au scénario du film tiré du livre. Elle vit
à Virginia Beach, en Virginie, avec ses deux filles.
www.carinemccandless.com
TABLE

Préf ace
Prologu
e
Première partie - VALEUR
Deuxième partie - FORCE
Troisième partie - AMOUR INCONDITIONNEL
Quatrième partie - VÉRITÉ
Épilogue
Note de
l’auteur Cahier
photos Postf
ace R
emerciements
À propos de l’auteur

Flammarion
N otes

1. Gallimard,
1972 . ▲ Retour au texte
1. Tous les passages signalés par un astérisque sont extraits d’Into
the Wild. V oyage au bout de la solitude de Jon Krakauer. Traduit de
l’anglais par Christian Molinier © Presses de la Cité, un département
de Place des Éditeurs, 1997 pour la traduction française. ( NdT)
▲ Retour au texte
1. The G old Cell, © 198 7 Sharon Olds. Retranscrit avec l’autorisation
d’Alfred A. Knopf, une marque de Knopf Doubleday Publishing
Group, Random House LLC. Tous droits réservés.
▲ Retour au texte
1. Boris Pasternak, Le Docteur Jivago, Gallimard, 1958 . (
NdT ▲ Retour au texte
1. Léon Tolstoï, Le Bonheur conj ugal, in Souvenirs et récits,
traduction de Sylvie Luneau, « Bibliothèque de la Pléiade »,
Gallimard, 196 0. ( NdT)
▲ Retour au texte
1. In Souvenirs et récits, op. cit.
▲ Retour au texte
2 . Op. cit.
▲ Retour au texte
1. Traduction de Louis Fabulet, Gallimard, 1990.
▲ Retour au texte
1. Traduction de Guillaume Villeneuve, Mille et une nuits, 1996 .
▲ Retour au texte
2 . In The Collected Poetry of R obinson Jef f ers, vol. 1, 192 0-192 8
, édition de Tim Hunt, © 193 8 , 196 6 Donnan et Garth Jeffers.
Tous droits réservés. Retranscrit avec l’autorisation de la
Stanford University Press, www.sup.org.
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