La Selection Tome 3 L Elue Kiera Cass

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Collection dirigée par Glenn Tavennec


L’AUTEUR
Née en 1981 en Caroline du Sud, Kiera Cass est une auteure comblée. Grande fan de littérature pour jeunes adultes, elle vit un réel
conte de fées depuis que son éditrice chez HarperCollins est tombée amoureuse de sa trilogie dystopique, La Sélection.
Hors-série :
La Sélection, Histoires secrètes : Le Prince & Le Garde
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KIERA CASS

L’ ELUE
LIVRE III

traduit de l’anglais (États-Unis) par Madeleine Nasalik

roman
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou
diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue
une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit
de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

Titre original : THE ONE

© Kiera Cass, 2014


Traduction : © Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2014

En Couverture : © Gustavo Marx / Mergeleft Reps, INC., 2014. Design Erin Fitzsimmons

EAN 978-2-221-14567-8

ISSN 2258-2932

(édition originale : ISBN : 978-0-06-205999-4, HarperCollins Children’s Books, a division of HarperCollins Publishers Ltd., New
York)

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Pour Callaway,
le garçon qui a grimpé jusqu’à la cabane de mon cœur
et m’a laissée couronner le sien.
1.

Cette fois-ci, c’est quand nous sommes réunies dans la


Salle des Banquets, où Silvia nous inflige une énième leçon
sur le protocole, que des briques volent à travers une
fenêtre. Une pluie d’éclats de verre s’abat sur nous.
Aussitôt, c’est la panique. Elise se jette à terre pour ramper
sous une table, Celeste se réfugie au fond de la pièce en
poussant des cris stridents et Kriss m’attrape par le bras,
puis m’entraîne vers la porte.
— Dépêchons, mesdemoiselles ! hurle Silvia.
En un clin d’œil, des soldats se déploient devant les
baies vitrées et épaulent leur fusil. Des coups de feu
claquent tout autour de nous tandis que nous prenons la
fuite. Qu’ils soient venus les poches pleines de cailloux ou
avec des armes plus sophistiquées, nos agresseurs vont
regretter amèrement d’avoir pris le palais pour cible. Les
Renégats exaspèrent tout le monde.
— Je n’arrive pas à courir avec ces fichus escarpins,
marmonne Kriss, qui a ramené ses jupes dans ses bras.
— Il y en a une parmi nous qui va devoir s’y habituer,
halète Celeste, si elle devient princesse…
— Moi, je vais porter des ballerines tous les jours. J’en ai
déjà marre de ces attaques à tout bout de champ.
— Ça suffit, mesdemoiselles, on se tait et on avance !
s’énerve Silvia.
— Comment on gagne le refuge, d’ici ? demande Elise.
— Et Maxon, est-ce qu’il va réussir à se mettre à l’abri ?
s’inquiète Kriss.
Silvia ne répond pas. Nous la suivons à travers un
dédale de couloirs qui doivent nous mener au refuge, du
moins je l’espère, croisant sur notre passage des dizaines
de gardes anonymes qui s’élancent dans la direction
opposée. Je suis remplie d’admiration pour le courage et
l’abnégation dont ils font preuve en courant au-devant du
danger. Soudain, des yeux verts se fixent sur moi. Aspen. Il
n’a pas l’air effrayé le moins du monde. Un problème se
pose et son travail consiste à y apporter une solution rapide
et efficace. C’est son mode de fonctionnement, maintenant
qu’il est devenu garde royal.
Nous échangeons un bref regard et cela suffit. En une
fraction de seconde, sans qu’un seul mot soit prononcé,
j’arrive à lui dire : Ne prends aucun risque. Et lui me répond,
comme par télépathie : Ne t’inquiète pas, sois prudente toi
aussi.
Notre dernière conversation s’est terminée sur une
dispute. Je m’apprêtais à quitter le palais et je lui avais
demandé de me laisser souffler quelque temps pour pouvoir
tourner la page de la Sélection. Mais j’ai fini par rester, à ma
grande surprise, et je ne lui ai même pas expliqué pourquoi.
Peut-être qu’il commence à perdre patience, lui aussi,
que mon étoile a pâli à ses yeux. Il va falloir qu’il m’accorde
son pardon. Parce que vivre sans Aspen, c’est impossible.
Même maintenant, alors que je fais tout pour que Maxon me
choisisse moi, un monde privé d’Aspen me paraît
inconcevable.
— Nous y voilà ! s’exclame Silvia en faisant coulisser un
panneau.
Devant nous, un escalier plongé dans la pénombre.
Nous descendons les marches quatre à quatre, Elise et
Silvia en tête du petit groupe.
— Elise, bon sang, accélère un peu ! s’impatiente
Celeste.
Je sais qu’elle vient de lâcher tout haut ce que les autres
pensent tout bas, mais un peu de tact ne l’aurait pas tuée.
Nous nous enfonçons dans l’obscurité et j’essaie de ne pas
penser à toutes ces heures que nous allons passer à nous
terrer comme des rats, des heures gâchées. Soudain, une
voix d’homme retentit derrière nous, un peu en hauteur.
— Arrêtez, mesdemoiselles !
Je me retourne en même temps que Kriss. Un uniforme
se découpe dans le noir.
— Attendez ! C’est un garde !
— Excusez-moi, mesdemoiselles. Je viens vous annoncer
que les Renégats ont décampé aux premiers coups de feu.
Ils n’étaient pas d’humeur à se battre, il faut croire.
Silvia lisse sa robe du plat de la main.
— C’est le roi qui vous envoie ? Sinon, vous faites courir
un grand risque à ces jeunes filles.
— Le chef de la garde me l’a assuré. Je suis certain que
Sa Majesté…
— Vous n’avez pas à parler au nom de Sa Majesté.
Venez, mesdemoiselles.
Je m’interpose :
— Vous plaisantez ? On ne va pas descendre au refuge
pour rien.
Silvia me foudroie du regard et je me tais aussitôt. Silvia
et moi, nous avons bâti une sorte d’amitié quand elle m’a
aidée, sans le savoir, à oublier Maxon et Aspen en me
donnant des cours particuliers, mais cette relation
privilégiée a été réduite à néant il y a quelques jours après
mon petit exposé pendant le Bulletin. Elle s’adresse à
nouveau au garde :
— Montrez-moi un décret signé du roi, officier, et je vous
suivrai sans protester. Mesdemoiselles, après vous.
J’échange un regard courroucé avec le garde qui
remonte l’escalier et repart vaquer à ses affaires.
Silvia ne trahit absolument aucun remords quand, vingt
minutes plus tard, un autre soldat se présente à la porte du
refuge. Je suis tellement énervée que je pars sans attendre
les autres. Je me retrouve quelque part au rez-de-chaussée
et je me promène pieds nus dans les couloirs, balançant
mes escarpins au bout de mes doigts. Quand je regagne ma
chambre, une enveloppe m’attend sur un petit plateau en
argent. Il me suffit d’un coup d’œil pour reconnaître
l’écriture de May.
Coucou grande sœur !
On a une nièce ! Astra est trop adorable. C’est triste que tu ne puisses pas venir faire sa connaissance, mais on
comprend tous que ta place est au palais. Tu crois qu’on va se voir à Noël ? C’est bientôt ! Je te laisse, il faut que je retourne
aider Kenna et James. Elle est trop trop mignonne, j’arrive pas à le croire ! On t’envoie une photo. On t’aime tous !
May.

J’étudie le cliché imprimé sur papier glacé. Tout le


monde est là, sauf Kota – et moi, bien entendu. James, le
mari de Kenna, est penché au-dessus de sa femme et de sa
fille. Son sourire n’arrive pas à cacher ses larmes d’émotion.
Dans son lit, appuyée à des coussins, Kenna serre contre
son cœur un petit paquet rose, les traits marqués par le
bonheur et la fatigue. Papa et maman rayonnent de fierté,
May et Gerad ont l’air excités comme des puces. Bien sûr,
Kota ne s’est pas déplacé pour la naissance de la petite ; il
n’a rien à y gagner, ni argent ni photo dans les journaux.
Mais moi, j’aurais dû être présente, à leurs côtés.
Malheureusement…
C’est au palais que je vis désormais. Même si j’y erre
comme une âme en peine. Dès que son emploi du temps le
permet, Maxon file rejoindre Kriss, qui est ma rivale directe.
À croire qu’il a oublié jusqu’à mon existence. Et entre les
Renégats qui donnent l’assaut de plus en plus souvent et le
roi qui me témoigne chaque jour son mépris, ce n’est pas la
période la plus facile de ma vie. Pendant ce temps Aspen
gravite autour de moi, il me rappelle à tout moment que
nous partageons un secret qui pourrait me coûter la victoire.
Sans oublier le ballet des caméras qui vont et viennent pour
voler des fragments de nos existences et amuser les foules.
Je me retrouve acculée. Toute ma vie est en train de me
glisser entre les doigts.
Je ravale mes larmes. J’en ai assez de pleurer. Il faut que
j’utilise mon cerveau au lieu de me lamenter sur mon sort.
La seule façon de me remettre sur les rails, c’est de quitter
la Sélection. Même s’il ne fait aucun doute dans mon esprit
que je veux être celle que Maxon va épouser. Et dans ce
cas, je ne peux pas me tourner les pouces et attendre que
ça me tombe tout cuit dans le bec. La dernière discussion
que j’ai eue avec le roi me trotte encore dans la tête.

Comme j’arrive à peine à respirer, je sais que je ne vais


pas réussir à avaler une seule bouchée. Mais le jeu en vaut
la chandelle. Le but de la manœuvre, c’est de montrer que
moi aussi, j’ai des arguments. Selon le roi, les autres filles se
sont rapprochées de Maxon – rapprochées physiquement, je
veux dire – et je n’arrive pas à la cheville de Kriss ou de
Celeste pour espérer tirer mon épingle du jeu. Eh bien, on
va voir ce qu’on va voir !
Comme si ma relation avec Maxon n’était pas assez
compliquée, il faut encore que je regagne sa confiance. Par
conséquent, je ne sais pas si j’ai encore le droit de lui poser
des questions sur ce qui se passe avec les autres filles. Cela
me tracasse quand même. Je n’ai jamais joué à la femme
fatale jusqu’à aujourd’hui – je n’en ai pas eu besoin –, mais
en changeant de tactique, je peux lui faire comprendre
certaines choses…
Inspirant un grand coup, je relève le menton et je fais
mon entrée dans la salle à manger, avec un retard de deux
ou trois minutes, histoire de marquer les esprits. J’ai bien
calculé mon coup. Vu les réactions, on dirait que j’ai lâché
une bombe au beau milieu de la pièce.
J’exécute une révérence et ma jupe stratégiquement
fendue s’ouvre jusqu’à mi-cuisse. Je porte un fourreau d’un
rouge profond qui laisse les épaules à découvert (je n’ai
toujours pas compris comment mes femmes de chambre,
ces magiciennes, se sont débrouillées pour le faire tenir,
mais elles ont réussi). Lorsque je me redresse, je plante mon
regard dans celui de Maxon, qui a cessé de mâcher.
Quelqu’un fait tomber une fourchette. Les yeux baissés, je
vais m’asseoir à ma place, à côté de Kriss.
— America, tu es tombée sur la tête ? chuchote-t-elle.
— Excuse-moi ?
— Pas très classe, ta robe…
— Mais tu es jalouse, ma parole !
J’ai dû viser juste, parce que Kriss rougit jusqu’aux
oreilles avant de retourner à son assiette. Je mange du bout
des lèvres, les poumons écrasés par le bustier. Quand le
dessert est servi, je tourne la tête et, comme je l’espérais,
Maxon me regarde. Immédiatement il porte la main à son
oreille et tire dessus ; je l’imite d’un geste hésitant. Mes
yeux se posent un bref instant sur le roi Clarkson et je
réprime un sourire : il est agacé, cela saute aux yeux, et je
suis fière d’être celle qui l’a mis dans cet état.
Je sors de table la première, pour donner à Maxon
l’occasion de m’admirer sous tous les angles, et je regagne
ma chambre aussi vite que possible. À peine la porte
fermée, je défais la fermeture à glissière du fourreau, trop
heureuse de pouvoir respirer à nouveau.
— Alors, comment ça s’est passé ? me demande Mary
en se ruant vers moi pour retenir la robe.
— Il n’a pas su quoi dire. Les autres non plus.
Lucy pousse un cri ravi, Anne vient donner un coup de
main à Mary.
— On s’occupe de votre robe. Laissez-nous faire. Est-ce
qu’il vient ce soir ?
— Oui. Je ne sais pas à quelle heure, mais il vient, c’est
sûr.
— Je suis navrée, me lance Anne, vous allez devoir
souffrir quelques heures encore avec cette robe. Mais la fin
justifie les moyens, comme on dit.
Je la remercie d’un sourire, faisant contre mauvaise
fortune bon cœur. J’avais expliqué à mes femmes de
chambre que je voulais attirer l’attention de Maxon, sans
me douter que porter cette robe allait être un véritable
supplice.
— Vous voulez qu’on l’attende avec vous ? suggère
Lucy, qui n’arrive pas à contenir son excitation.
— Non, aidez-moi à remettre comme il faut cet
instrument de torture. J’ai besoin d’être un peu seule.
— Rentrez le ventre, mademoiselle.
Lorsque Mary remonte la fermeture à glissière, le bustier
se resserre autour de moi à la façon d’un boa constrictor, et
je me vois comme un soldat qui part au combat. L’armure
est différente, mais l’objectif reste le même.
Ce soir, je pars à l’assaut de Maxon Schreave.
2.

J’ouvre la porte-fenêtre et l’air parfumé entre à flots dans la


chambre. Il fait chaud à Angeles au mois de décembre.
Comme l’accès aux jardins est formellement interdit aux
Sélectionnées, à moins qu’elles ne soient escortées par une
escouade de gardes, je me contente d’aérer ma chambre de
temps en temps.
J’essaie de créer une ambiance intime en allumant
quelques bougies. On frappe à la porte à l’instant où je
souffle l’allumette. Je me jette sur le lit, j’attrape un livre et
déploie ma robe sur l’édredon. Mais oui, Maxon, je me mets
toujours sur mon trente et un quand je lis un bon bouquin.
— Entrez.
Maxon pousse la porte et balaie d’un regard étonné la
chambre plongée dans la pénombre. Enfin il se concentre
sur moi et me dévore des yeux tandis que je bats des
paupières.
— Maxon ! Vous voilà enfin !
Je referme mon livre et je vais à sa rencontre en
affectant une moue de séductrice chevronnée. Il referme la
porte sans bruit.
— Je tenais à vous dire que vous êtes absolument
resplendissante ce soir.
— Oh, vous voulez parler de cette robe ? je réponds,
rejetant mes cheveux derrière l’épaule. Elle prenait la
poussière au fond du placard.
— Ravi que vous l’ayez déterrée.
— Venez vous asseoir près de moi. Vous vous êtes fait
rare ces derniers temps.
— J’en suis le premier désolé. La situation est très
tendue depuis la dernière attaque des Renégats, où nous
avons eu à déplorer de nombreuses victimes, et vous
connaissez mon père. Il est d’une humeur massacrante
depuis que nous avons envoyé plusieurs gardes protéger les
familles des Sélectionnées : nous tournons désormais avec
des effectifs réduits. Il veut que j’abrège coûte que coûte la
compétition, mais je tiens bon. Il me faut du temps pour
réfléchir, prendre du recul.
— Bien sûr. C’est à vous et à vous seul que revient cette
décision.
— Tout à fait. Je sais que je me répète mais quand on
veut me forcer la main, je perds mon sang-froid.
Je réponds en minaudant tant et plus :
— Comme je vous comprends…
Maxon observe une pause, une expression impénétrable
sur le visage. Je tente de passer à l’étape suivante sans qu’il
se sente pris au piège.
— Je sais que c’est bête, mais mes femmes de chambre
m’ont mis un nouveau parfum aujourd’hui. Vous ne le
trouvez pas trop fort ?
Et je tends le cou pour qu’il renifle. Il s’approche de moi,
son nez frôle la peau de mon épaule.
— Non, très chère, c’est exquis, souffle-t-il avant d’y
déposer un baiser.
Une boule se forme dans ma gorge. Il faut que je reste
concentrée, que je garde les rênes en main.
— Je suis contente qu’il vous plaise. Vous m’avez
vraiment beaucoup manqué.
Je sens une main s’aventurer dans mon dos et je baisse
la tête. La bouche de Maxon n’est plus qu’à quelques
millimètres de la mienne. Son regard brûlant accélère les
battements de mon cœur.
— Je vous ai beaucoup manqué, alors ? demande-t-il
d’une voix rauque.
— Oh oui. Vraiment beaucoup. Beaucoup.
Je n’ai qu’une envie, qu’il m’embrasse. Débordant
d’assurance, Maxon m’attire vers lui, ses doigts mêlés à
mes cheveux. Je passe à l’étape suivante de mon plan : je
guide ses mains jusqu’à la fermeture à glissière de mon
fourreau, en espérant qu’il comprendra le message. Ses
doigts s’attardent un instant dessus et je me dis que j’ai
gagné la partie, quand il s’esclaffe. Ni une ni deux, je
redescends sur terre.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? C’est mon haleine,
c’est ça ?
— C’est votre attitude, plutôt, qui est d’un comique
achevé !
Et Maxon se plie en deux, il rit tellement qu’il en a les
larmes aux yeux.
— Pardon ?
— Je me suis toujours demandé jusqu’où vous seriez
capable d’aller. Excusez-moi ; on m’attend. À demain matin.
Il se met debout, me plante un bisou sur le front… et il
s’en va sans se retourner.
Je reste assise sur le lit, morte de honte. Qu’est-ce qui
m’est passé par la tête ? Maxon ne sait peut-être pas tout
de moi, mais il me connaît assez pour savoir que ce
personnage, ce n’est pas moi.
J’observe ma robe. Grotesque. Même Celeste n’aurait
jamais osé une tenue pareille. J’ai des tonnes de laque dans
les cheveux et plusieurs couches de maquillage sur le
visage. Maxon a vu clair dans mon jeu à la seconde où il a
franchi la porte de ma chambre. Je ne sais pas si je vais
avoir le courage de me montrer au petit déjeuner demain
matin. Je souffle les bougies l’une après l’autre,
démoralisée.
3.

Je vais prétexter une indigestion. Ou une migraine. Une


crise d’angoisse. N’importe quoi, pourvu que j’échappe à
l’épreuve des retrouvailles.
Alors je pense à Maxon, à toutes les fois où il m’a
encouragée à ne pas baisser les bras. Je me laisse trop
facilement abattre, c’est un de mes défauts. Si je fais l’effort
de me présenter au petit déjeuner, si j’assume mon erreur,
peut-être qu’il voudra bien m’accorder son respect.
Dans le but d’effacer l’impression catastrophique que
j’ai faite hier, je demande à mes femmes de chambre de
sortir la robe la plus sage de ma penderie. Elles
comprennent aussitôt qu’il vaut mieux ne pas s’appesantir
sur ce qui s’est passé la veille au soir et elles me choisissent
une robe à motif fleuri, pleine de fraîcheur et de gaieté, tout
le contraire du fourreau écarlate.
J’entre dans la salle à manger la tête haute. Quand j’ose
enfin regarder Maxon, je découvre qu’il m’observe. Il
m’adresse un petit clin d’œil complice et je détourne le
regard à toute vitesse.
— Contente de voir que tu n’as pas oublié de t’habiller
ce matin, siffle Kriss.
— Contente de voir que tu n’as pas oublié ta langue de
vipère.
— Mais qu’est-ce qui te prend, d’un coup ?
— Pas aujourd’hui, Kriss. Fiche-moi la paix.
Piquée au vif, ma rivale s’assied bien droite sur sa
chaise et concentre à nouveau toute son attention sur son
petit déjeuner. Je jette un autre coup d’œil à Maxon, qui
affiche toujours un petit sourire suffisant. Là, c’est la goutte
d’eau qui fait déborder le vase. S’il croit que je vais
supporter son mépris sans réagir. Je suis à deux doigts de
me lever de table quand un majordome fait son entrée,
chargé d’un plateau en argent sur lequel trône une
enveloppe. Il s’incline avant de le placer sous le nez du roi
Clarkson qui saisit la missive, l’ouvre d’un coup d’ongle et lit
en diagonale la lettre qu’elle contient.
— Ces crapules de Français, grogne-t-il. Pardonne-moi,
Amberly, mais le devoir m’appelle. Je vais quitter le palais
dans l’heure.
— Les négociations sont encore au point mort ? lui
demande la reine à voix basse.
— Oui. Je pensais que ces accords commerciaux avaient
été bouclés il y a des mois. Nous devons faire preuve de
fermeté dans cette affaire.
Il repousse sa chaise, jette sa serviette sur la table et se
dirige vers la porte à grandes enjambées.
— Père, lance Maxon, souhaitez-vous que je vous
accompagne ?
— Quand tu seras digne du titre de roi, tu pourras
prétendre à tenir ce rôle, rétorque le roi depuis le seuil
avant de disparaître dans le couloir.
Maxon reste immobile quelques secondes, pétrifié par
l’insulte de son père, puis il se rassied et se tourne vers la
reine :
— Je n’avais pas envie de me rendre en France, pour
parler franchement.
Elle lui répond d’un sourire, comme à son habitude, et
les filles font mine de n’avoir rien entendu.
Le petit déjeuner fini, certaines se rendent dans le
Boudoir. Quand il ne reste plus que Maxon et moi dans la
salle à manger, j’ose enfin lever la tête et nous tirons en
même temps discrètement sur le lobe de notre oreille avant
d’échanger un sourire. Nous nous retrouvons au milieu de la
pièce, entre les servantes et les majordomes qui
débarrassent les tables.
— C’est à cause de moi s’il n’a pas voulu que vous
l’accompagniez en France, Maxon.
— Peut-être. Croyez-moi, ce n’est pas la première fois
qu’il cherche à me remettre à ma place. Cela ne me
surprendrait pas qu’il soit motivé, cette fois-ci, par la
méchanceté pure et simple. Il ne veut pas perdre les rênes
du pouvoir, et plus je me rapproche du mariage, plus ce
pouvoir lui échappe. Même si nous savons tous les deux
qu’il ne prendra jamais vraiment sa retraite.
— Renvoyez-moi, alors. Ce sera un souci en moins pour
lui – et pour vous.
Je n’ai toujours pas raconté à Maxon que son père m’a
coincée dans un couloir pour me menacer quelques minutes
après que Maxon lui, l’a convaincu de me garder au sein de
la Sélection. Le roi Clarkson avait été très clair : il m’avait
fait promettre de ne jamais rien dire à Maxon, à personne,
et j’ai accepté.
— D’ailleurs, après ce qui s’est passé hier soir, je
suppose que vous n’avez qu’une envie, vous débarrasser de
moi.
— Pardon si je vous ai froissée, mais reconnaissez que
c’était impossible pour moi de résister.
— Et moi qui me faisais des idées. Je me sens si bête.
— Arrêtez de vous torturer ainsi. Celle que vous
incarniez hier, ce n’est pas vraiment vous.
— Mais pourquoi ? C’est aussi un jeu de séduction, non ?
— Vous vous souvenez de la nuit que nous avons passée
ensemble dans le refuge, pendant l’attaque des Renégats ?
— Nous nous sommes dit au revoir cette nuit-là.
— Cela aurait été un au revoir inoubliable.
Je lui mets une petite tape sur le bras et Maxon s’en
amuse, heureux d’avoir pu dissiper la gêne qui s’était
installée entre nous.
— Oublions tout ça, si vous voulez bien.
— Avec grand plaisir, America. Par ailleurs, j’ai dans mes
dossiers un projet qui réclame toute notre attention, la vôtre
et la mienne.
— Vraiment ?
— Vraiment, et une fois que mon père aura quitté le
palais, nous aurons tout le temps devant nous.
— Je suis impatiente de découvrir ce que vous m’avez
préparé.
— Je vous dois la vérité, reprend Maxon avec un soupir.
Père ne veut pas de vous comme belle-fille. Mais il sera
peut-être contraint de se plier à mon choix si nous
atteignons un certain objectif.
— Lequel ?
— Il faut faire de vous la préférée du public…
— C’est ça, votre grand projet ? Maxon, c’est impossible
! J’ai vu un sondage dans un des magazines de Celeste. Les
citoyens d’Illeá me détestent.
— Une opinion, ça s’influence. Et ne vous laissez pas
démoraliser par ce sondage.
— Je vous avertis, c’est perdu d’avance.
— Au contraire, réplique Maxon avec un sourire
malicieux, je suis certain que la victoire est au bout.
Et il m’embrasse longuement.
4.

Je mets le cap sur le Boudoir en retournant dans ma tête les


paroles de Maxon. La reine n’est pas encore arrivée.
Rassemblées autour d’une fenêtre, les filles gloussent
comme des poules.
— America, viens vite ! s’exclame Kriss dès qu’elle
m’aperçoit.
Même Celeste me fait signe, tout sourire. Un peu
méfiante, je m’approche de la fenêtre. Et là, je pousse un
grand cri.
— Mais quel spectacle !
— Ils sont craquants, hein, soupire Celeste d’un air
rêveur.
Un groupe de gardes font leur footing torse nu dans les
allées du jardin et se laissent admirer à leur insu. Aspen m’a
dit qu’ils se faisaient injecter je ne sais quel produit pour
gagner du muscle, mais il s’avère qu’ils entretiennent aussi
leur physique par le sport. Difficile de rester de marbre face
à ces corps parfaits.
— Le blond, là-bas, chuchote Kriss. Enfin, je crois qu’il
est blond. Il est coupé si court !
— Moi, j’aime bien celui-là, lance Elise lorsqu’un garde
passe sous la fenêtre.
— On devrait avoir honte, les filles, je vous jure !
— Oh, regardez ! Celui-là, juste ici, celui aux yeux verts,
s’exclame Celeste en montrant Aspen du doigt.
— J’ai dansé avec lui pendant le bal d’Halloween,
déclare Kriss, et non seulement il est canon mais en plus il
est drôle.
— J’ai dansé avec lui aussi, se vante Celeste. C’est
clairement le mec le plus sublime du palais.
Je laisse échapper un petit rire. Cela m’intéresserait de
voir comment elle réagirait en apprenant qu’Aspen était, à
une époque pas si lointaine, un Six.
— Et toi, America ? Lequel tu préfères ? me demande
Kriss.
Le seul que je trouve vraiment à mon goût, c’est Aspen,
alors j’esquive sa question.
— Je n’en sais rien. Ils sont tous plutôt mignons.
— « Plutôt mignons » ? répète Celeste, indignée. Tu
plaisantes, j’espère ! Je n’ai rien vu de plus appétissant de
toute ma vie.
— C’est juste un groupe de mecs à moitié à poil.
— OK, profite du spectacle tant que c’est encore
possible parce que bientôt c’est nous trois que tu vas
admirer.
— Ça ne me dérange pas. Je peux te dire que Maxon
sans sa chemise est tout aussi canon que ses gardes…
— Que… qu’est-ce que tu viens de dire ? s’étrangle
Kriss.
Je comprends, trop tard, que je viens de faire la gaffe du
siècle. Trois paires d’yeux se braquent sur moi.
— Quand est-ce que toi et Maxon vous vous êtes
retrouvés tout nus, exactement ?
— Je n’étais pas toute nue !
— Mais lui si ? C’est pour ça que tu as mis cette robe
horrible hier ?
— Sale pouffiasse ! me lance Celeste.
— Répète un peu pour voir !
— Quoi, madame se vexe quand on la traite de
pouffiasse ? À moins qu’elle ne daigne nous raconter ce qui
s’est passé en réalité et pourquoi on se trompe toutes
lourdement sur son compte ?
Je ne peux pas leur confier que j’ai dû soigner chez
Maxon des blessures que lui a infligées son propre père.
C’est un secret qu’il a caché toute sa vie. Si je le trahis
aujourd’hui, je n’aurai plus aucune chance de remporter la
Sélection.
Je m’efforce de détourner la conversation.
— Celeste était collée contre lui à moitié nue dans un
couloir !
— Et d’où tu sais ça ? me répond-elle, bouche bée.
— Alors je suis la seule que Maxon n’a jamais vue toute
nue ? s’indigne Elise.
— On n’était pas nus !
— D’accord, mettons les choses au clair, suggère Kriss.
Qui a fait quoi avec Maxon ?
Silence gêné. Personne n’ose prendre la parole en
premier. Elise finit par se lancer.
— Moi, je l’ai embrassé. Trois fois, c’est tout.
— Moi, je ne l’ai jamais embrassé, avoue Kriss. Mais
c’est mon choix, pas le sien. Il aimerait bien que je me
laisse faire.
— Vraiment ? Pas une seule fois ?
— Pas une seule fois.
— Eh bien, moi, je l’ai embrassé des tas de fois, déclare
Celeste sans une once d’embarras. La plus mémorable,
c’était dans le couloir, un soir. On chuchotait, on se disait
que c’était hyperexcitant parce qu’on pouvait se faire
surprendre à chaque instant.
Enfin, c’est mon tour. Je repense aux moqueries du roi
Clarkson, qui m’avait fait comprendre que les autres filles
étaient mille fois moins coincées que moi. Je sais à présent
que c’était une arme de plus contre moi dans son arsenal.
Autant leur avouer la vérité.
— C’est moi que Maxon a embrassée la première, pas
Olivia. Je ne voulais pas que ça se sache, alors il n’a rien dit
à personne. Et on a eu des… des moments plus intimes,
disons, et c’est dans un de ces moments-là que la chemise
de Maxon s’est enlevée.
— Elle s’est enlevée ? Toute seule, comme par magie ?
ricane Celeste.
— Bon, il l’a enlevée.
— Il l’a enlevée ou c’est toi ?
— Un peu les deux, j’avoue.
Kriss reprend :
— D’accord, alors maintenant on a quelques repères.
— Ah oui, tu trouves ? Quels repères ? l’interroge Elise.
Pas de réponse. Je décide de conclure :
— Je voudrais simplement préciser que… tous les
moments que j’ai passés avec Maxon ont beaucoup
d’importance pour moi, et je me suis attachée à lui.
— Tu sous-entends que nous, non ? aboie Celeste.
— Je sais que toi, tu te fiches de lui.
— T’as un sacré culot, toi !
— Celeste, ce n’est un secret pour personne que ce qui
t’intéresse, c’est le pouvoir. Je parie que tu apprécies
Maxon, à ta façon, mais tu n’es pas amoureuse de lui. C’est
la couronne que tu as en ligne de mire.
Sans même me contredire, Celeste se tourne vers Elise.
— Et celle-là ? Elle est froide comme un glaçon !
— C’est parce que je suis quelqu’un de réservé. Tu
devrais essayer, un jour, lui rétorque Elise. Dans ma famille,
les mariages sont arrangés. Je savais quel destin
m’attendait et c’est comme ça, un point c’est tout. Je ne
suis peut-être pas folle amoureuse de Maxon, mais je le
respecte. L’amour, ça peut venir plus tard.
— C’est plutôt triste comme situation, fait remarquer
Kriss.
— Pas du tout. Il existe des choses plus importantes que
l’amour.
Nous fixons toutes Elise du regard. Ses paroles trouvent
une résonance en moi. C’est par amour que je me bats pour
ma famille, pour Aspen aussi. Maintenant que j’y pense, et
même si cela m’effraie, toutes les décisions que j’ai prises
pour gagner le cœur de Maxon – toutes, même les plus
stupides – sont motivées par l’amour également. Et s’il y
avait autre chose en jeu, finalement, quelque chose de plus
essentiel ?
— Eh bien moi, je l’avoue : j’aime Maxon, bredouille
Kriss. Je l’aime, et je veux devenir sa femme.
— OK, America, à ton tour de passer à table, ordonne
Celeste.
Je me fige sur place. Il me faut quelques secondes de
réflexion avant de trouver les mots justes.
— Maxon sait ce que je ressens pour lui, c’est tout ce
qui compte.
Celeste lève les yeux au ciel mais elle n’insiste pas,
sûrement de peur que je lui rende la pareille.
Nous demeurons plantées là, perplexes. Quelques
instants plus tard, la reine nous rejoint dans le Boudoir et
nous souhaite une bonne journée. Nous la saluons d’une
révérence et chacune va s’asseoir dans son coin, seule avec
ses pensées. Peut-être que cela devait se finir ainsi. Quatre
filles, un prince, trois perdantes qui quitteront bientôt le
palais avec, dans leurs bagages, quelques anecdotes
amusantes sur les semaines qu’elles auront passées ici. La
compétition est lancée pour de bon.
5.

Je fais les cent pas dans la bibliothèque du rez-de-chaussée


en me tordant les mains. Il faut que je raconte à Maxon ce
qui vient de se passer avant qu’il l’apprenne de la bouche
d’une autre.
— Toc toc.
Maxon pousse la porte. Aussitôt il remarque ma mine
soucieuse et s’approche de moi à grands pas.
— Un problème ?
— Ne vous mettez pas en colère, s’il vous plaît.
— Je vais faire de mon mieux, répond-il, sur la
défensive.
— Les autres filles savent que je vous ai vu sans votre
chemise. J’ai gardé le silence sur vos blessures, je vous le
jure. Maintenant elles croient toutes que nous avons fait des
choses pas très honnêtes ensemble.
— Ce qui est pourtant le cas, fait Maxon avec un sourire
malicieux.
— C’est très sérieux, Maxon ! Du coup je suis devenue
l’ennemie publique numéro un.
— Si cela peut vous consoler, je ne suis pas fâché contre
vous. Tant que vous gardez mon secret, le reste ne
m’intéresse pas. Même si je suis étonné que vous leur ayez
raconté cet épisode. Comment ce sujet a-t-il pu surgir dans
la conversation ?
— Ça, je ne peux pas vous le dire.
— Moi qui croyais que la confiance mutuelle était un de
nos objectifs prioritaires…
— Justement. Je vous demande de me faire confiance là-
dessus.
— Très bien, les filles savent que vous m’avez vu torse
nu. Autre chose ?
J’hésite un instant.
— Elles savent aussi que c’est moi que vous avez
embrassée en premier. Et je sais tout ce que vous avez fait
ou non avec elles.
Maxon me repousse.
— Pardon ?
— Après cette histoire de chemise il y a eu pas mal
d’accusations, des soupçons, et tout le monde a décidé qu’il
valait mieux jouer franc-jeu. Je sais que vous avez été très
occupé à embrasser Celeste et que Kriss n’est pas du genre
à se laisser faire. Tout est sorti au grand jour.
Maxon arpente la bibliothèque, la consternation peinte
sur son visage. Il ne cherche même pas à dissimuler sa
contrariété.
— Alors je n’ai plus aucune vie privée ? Parce que vous
avez décidé toutes les quatre de compter les points ?
— Pour quelqu’un qui chérit l’honnêteté, cela devrait
vous réjouir !
Il se fige, braque son regard sur moi.
— Je vous demande pardon ?
— Il n’y a plus de cachotteries entre nous. Aucun secret
malsain. Nous savons toutes à quoi nous en tenir et moi, en
ce qui me concerne, je suis soulagée.
— Soulagée ?
— Si vous m’aviez confié qu’avec Celeste, vous en étiez
resté aux baisers, c’est-à-dire au même niveau que moi,
jamais je ne vous aurais fait du rentre-dedans comme hier
soir. Vous savez combien c’était humiliant ?
— Allons, America, vous vous êtes humiliée tellement
souvent que cela m’étonne qu’il vous reste encore de
l’amour-propre, ricane Maxon.
C’est peut-être dû au fait que je n’ai pas reçu une
éducation aussi poussée que la sienne, mais il me faut une
bonne seconde pour prendre la mesure de ce qu’impliquent
ses paroles. Maxon m’a toujours appréciée, en tout cas c’est
ce qu’il prétend. Peut-être que, au fond, son cœur contrarie
sa raison.
— Je vais vous laisser, Maxon. Excusez-moi encore de
n’avoir pas su tenir ma langue.
— Allons, America. Il n’y avait rien de méchant…
— Ce n’est pas grave. Je ferai plus attention la
prochaine fois.
Je regagne l’étage, seule. Maxon ne me suit pas et je ne
sais si je dois m’en réjouir ou non. Dans ma chambre je
retrouve Anne, Lucy et Mary, qui changent les draps et
passent le plumeau.
— Bonjour, mademoiselle. Du thé ?
— Non, merci, je vais aller prendre l’air sur le balcon. S’il
y a des visiteurs, dites-leur que je me repose.
— Bien sûr.
Je me change les idées quelque temps sur le balcon, où
je savoure les parfums qui s’élèvent du jardin, puis je pars
assister à un cours magistral que nous inflige Silvia. Je
reviens faire une courte sieste, je joue du violon, mais le
cœur n’y est pas. Le but, c’est d’éviter Maxon et les autres
filles. Peu importe comment j’occupe les heures qui passent.
Comme le roi a quitté le palais, nous sommes autorisées
à dîner dans notre chambre et je savoure ce moment de
tranquillité. Je suis en train de déguster mon poulet mariné
au citron quand on frappe à la porte. Je deviens peut-être
paranoïaque, mais je suis certaine que c’est Maxon.
J’attrape Anne et Mary par la main et je les entraîne dans la
salle de bains.
— Lucy, dis-lui que je fais ma toilette.
— Votre toilette ?
— Oui. Surtout ne le laisse pas entrer dans la chambre.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? me demande
Anne, étonnée.
Sans lui répondre, je ferme la porte et je colle mon
oreille dessus, espérant saisir des bribes de conversation.
— Vous entendez quelque chose ?
Elles m’imitent l’une et l’autre. La voix de Lucy me
parvient, assourdie.
— Elle prend son bain, Votre Altesse.
C’est bien Maxon. J’avais raison.
— Oh. Je pensais la trouver encore devant son dîner.
J’espérais le partager avec elle ce soir.
— Elle a décidé de prendre un bain avant de dîner,
précise Lucy d’une voix qui devient chevrotante.
Elle ne sait pas mentir. Courage, Lucy. Tiens bon !
— Je vois. Eh bien, auriez-vous l’obligeance de lui
demander de me faire appeler une fois qu’elle sera sortie de
son bain ? J’aimerais discuter avec elle.
— Eh bien… c’est peut-être un bain qui va durer un bon
moment, Votre Altesse.
— Je comprends. Dans ce cas faites-lui savoir que je suis
venu et qu’elle peut me faire appeler si elle souhaite
discuter avec moi. Quelle que soit l’heure, dites-lui bien cela
; je viendrai sans délai.
— Oui, Votre Altesse.
Un long silence.
— Alors, merci. Bonne soirée.
— Bonne soirée, Votre Altesse.
Je demeure cachée quelques secondes encore, histoire
de m’assurer que Maxon est bien parti. Quand je quitte la
salle de bains, Lucy est toujours plantée près de la porte.
Dans le regard de mes femmes de chambre, les questions
se bousculent.
— En fait j’ai envie d’être seule ce soir, je crois que je
vais aller directement me coucher. Si vous pouviez emporter
mon plateau...
— Vous voulez que l’une de nous reste ici cette nuit ?
suggère Mary, une lueur d’espoir au fond des yeux. Au cas
où vous voudriez faire venir le prince ?
— Non, j’ai juste besoin de repos. Je verrai Maxon
demain matin.
Je suis réveillée sans ménagement un peu avant l’aube.
La lumière du couloir se déverse dans la chambre et je me
frotte les yeux.
— Mademoiselle America, veuillez me suivre, me lance
le garde qui se tient devant moi.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je bâille à m’en décrocher la mâchoire.
— Il y a urgence. Nous vous attendons en bas.
Le sang se glace dans mes veines. Les Renégats s’en
sont pris à ma famille, je le sais. On leur a envoyé des
gardes, une protection rapprochée, mais ça n’a pas suffi,
tout le monde a été massacré. C’est déjà arrivé, à Natalie.
Elle a dû quitter la Sélection le jour où les Renégats ont tué
sa petite sœur. Plus personne n’est en sécurité à présent.
Je rejette la couverture, j’enfile à la hâte ma robe de
chambre, puis mes pantoufles, je remonte le couloir au pas
de course et dévale le grand escalier, au risque de me briser
le cou. Quand j’arrive au rez-de-chaussée, Maxon est déjà
là, en grande discussion avec un garde. Je me rue vers lui,
effaçant de ma mémoire toutes les turbulences que nous
avons traversées ces deux derniers jours.
— Est-ce qu’ils vont bien ? Ils sont blessés ?
— Pardon ?
— Mes parents, mes frères, mes sœurs. Est-ce qu’ils
vont bien ?
— Ils vont parfaitement bien, America, rassurez-vous.
Pardon pour ce réveil en sursaut ; j’aurais dû me douter que
votre famille serait la première de vos préoccupations.
Le soulagement m’envahit et des larmes me montent
aux yeux.
— Figurez-vous que des Renégats se sont introduits
dans l’enceinte du palais, m’annonce Maxon, visiblement
désarçonné.
— Quoi ? Il faut se cacher dans un refuge, alors !
— Ils ne sont pas venus avec des intentions
belliqueuses.
— Qu’est-ce qui les amène ici ?
— Ce sont deux Renégats du camp nord. Ils ne sont pas
armés et ils présentent une requête particulière, celle de
discuter avec moi… et avec vous.
— Pourquoi moi ?
— Je n’en sais trop rien ; mais je vais les recevoir, alors
je me suis dit que j’allais vous donner la chance de vous
entretenir aussi avec eux. De toute façon ils l’ont posé
comme une condition préalable.
— Mais je ne suis pas présentable.
— Je le sais bien, répond Maxon avec un sourire, mais
cette rencontre n’a rien d’officiel. À votre place je ne
m’inquiéterais pas pour ça.
— Et vous, souhaitez-vous que je leur parle ?
— Cela ne dépend que de vous, mais je serais curieux
de connaître la raison qui les pousse à venir au palais alors
que le jour n’est pas encore levé.
Je pèse mes options. Je ne suis pas certaine d’avoir
envie de discuter avec les Renégats, qu’ils viennent
pacifiquement ou non. Mais si Maxon m’estime capable de
leur faire face… Allez, un peu de courage.
— Très bien. D’accord.
— Il ne vous arrivera aucun mal, America, je m’y
engage, me dit Maxon en me serrant la main avant de se
tourner vers le garde. Montrez-nous le chemin, mon brave.
Et gardez votre arme à la main, on ne sait jamais.
— Très certainement, Votre Altesse.
Le garde nous escorte jusqu’à la Salle des Banquets, où
se tiennent deux inconnus, cernés par des soldats armés
jusqu’aux dents. Parmi eux, je repère immédiatement
Aspen.
— Pourriez-vous rappeler vos molosses ? s’agace l’un
des Renégats.
C’est un grand blond à la silhouette longiligne qui porte
des bottes crottées et des vêtements qui le feraient passer
sans problème pour un Sept : un pantalon de toile grossière
et une chemise rapiécée sous une veste en cuir qui a connu
des jours meilleurs. Fixée en sautoir au bout d’une chaîne
autour de son cou, une petite boussole rouillée qui se
balance au gré de ses mouvements. Ce n’est pas comme ça
que je m’imaginais les Renégats.
Plus étonnant encore, la personne qui l’accompagne.
Une jeune fille chaussée de bottes, elle aussi, qui tente de
réconcilier mode et système D en portant un legging et une
jupe taillée dans le même tissu que le pantalon de son
acolyte. Elle ne semble pas du tout impressionnée par les
gardes déployés autour d’elle. Même si son visage ne me dit
rien, je pourrais reconnaître sa veste entre mille. Une veste
en jean brodée de fleurs.
Une fois certaine que je l’ai reconnue, elle se fend d’une
petite révérence. J’hésite entre éclater de rire et disparaître
six pieds sous terre.
— Que se passe-t-il ? demande Maxon.
— Je vous expliquerai plus tard.
Perplexe, il me serre à nouveau la main et se tourne
vers nos invités.
— Nous ne vous voulons aucun mal, annonce le grand
blond. Nous ne sommes pas armés, vos gardes ont procédé
à une fouille. Je sais que nous ne sommes pas en position
d’imposer nos conditions, mais nous aimerions discuter loin
des oreilles indiscrètes.
— Et America, qu’en faites-vous ?
— Nous souhaitons lui parler à elle aussi.
— Dans quel but ?
— Une fois encore, nous ne voulons pas être entendus
de ces messieurs, répond l’intrus en désignant les gardes
d’un geste ample du bras.
— Si vous pensez que vous pouvez lui faire du mal…
— Je comprends votre scepticisme, mais cela n’entre
pas le moins du monde dans nos intentions. Ce que nous
voulons, c’est discuter, rien de plus.
Maxon réfléchit un instant, puis il s’adresse à ses
hommes.
— Vous, officier, approchez une de ces tables et quatre
chaises. Ensuite, je vous demanderai à tous de vous mettre
en retrait, afin de laisser un peu de place à nos hôtes.
Les gardes obéissent et un silence gêné s’installe, qui
s’étire sur de longues minutes. Quand une table et quatre
chaises sont apportées au centre de la pièce, Maxon nous
invite à nous asseoir. Les gardes reculent de quelques pas
en silence et se placent le long des murs, les yeux braqués
sur les deux rebelles et le doigt sur la gâchette de leur
arme.
Le jeune Renégat nous tend la main.
— Il faudrait d’abord procéder aux présentations, vous
ne pensez pas ?
Maxon le scrute d’un air méfiant.
— Maxon Schreave, votre souverain.
— Un honneur, Sire.
— Et vous êtes ?
— M. August Illeá, pour vous servir.
6.

Maxon et moi échangeons un regard inquiet.


— Vous m’avez bien entendu. Je suis moi aussi un Illeá. De
naissance, qui plus est. Et cette demoiselle ici présente ne
va pas tarder à devenir une Illeá par mariage, ajoute
August, montrant de la tête la jeune femme qui
l’accompagne.
— Permettez que je me présente, Georgia Whitaker. Et,
bien entendu, tu es la célèbre America.
Et la dénommée Georgia m’offre un sourire. Je me sens
obligée de lui rendre la politesse. Je ne sais pas encore s’il
faut lui faire confiance, mais elle n’est pas antipathique,
c’est certain. Et j’aime son franc-parler.
— Ainsi donc, père avait raison, soupire Maxon. Il
m’avait bien dit que vous viendriez réclamer la couronne un
jour.
Maxon n’est pas étonné qu’il y ait des descendants de
Gregory Illeá qui se baladent dans la nature ?
Heureusement que je suis assise, sinon je serais tombée à
la renverse.
— Mais je n’en veux pas, de votre couronne, rétorque
August.
— Fort bien, parce que j’ai l’intention de régner sur ce
pays, s’agace Maxon. C’est dans ce but que j’ai été éduqué,
et si vous pensez que vous pouvez débarquer au palais en
racontant à qui veut l’entendre que vous êtes l’arrière-
arrière-petit-fils de Gregory…
— Je vous le répète, je ne veux pas de votre couronne,
Maxon ! Ni détruire la monarchie, contrairement aux
Sudistes. Nous poursuivons d’autres objectifs.
August prend place à la table et nous invite à nous
asseoir, comme s’il était le maître de maison, et non Maxon.
Il a un sacré culot. Une fois tout le monde installé, Maxon se
charge de désamorcer la tension.
— Puis-je vous proposer du thé, du café ?
Le visage de Georgia s’illumine.
— Du café ?
Maxon esquisse un sourire, un peu contre son gré, et
attire l’attention d’un garde.
— Allez demander aux cuisines de nous envoyer du
café, vous voulez bien ? Et assurez-vous qu’il soit corsé.
Il pose ensuite son regard sur August.
— J’ai du mal à comprendre ce que vous attendez de
moi. Vous avez pris la décision de me rendre visite alors que
le palais est encore endormi, j’en déduis que vous voulez
garder notre entretien sous le sceau du secret. Dites ce que
vous avez à dire. Je ne peux pas vous promettre d’accéder à
vos demandes, mais je vais vous écouter d’une oreille
attentive.
— Cela fait des dizaines d’années que nous cherchons
les carnets de Gregory Illeá, annonce August. Nous savons
depuis longtemps que ces carnets existent et nous avons
obtenu récemment confirmation d’une source que je ne
peux révéler. Ce n’est pas votre exposé au Bulletin qui nous
a mis la puce à l’oreille, que cela soit bien clair, America.
Je pousse un soupir de soulagement. À la seconde où il
a fait allusion aux carnets, je me suis traitée d’idiote et j’ai
pensé aux reproches que Maxon allait me faire plus tard,
après le départ des Renégats.
— Nous n’avons jamais souhaité mettre la monarchie à
terre, reprend August. Même si elle est rongée par la
corruption, cela ne nous pose aucun problème de dépendre
d’un souverain, surtout si ce souverain, c’est vous.
Maxon ne bronche pas, mais je sens la fierté émaner de
lui.
— Merci.
— Ce que nous réclamons, c’est tout autre chose : des
libertés spécifiques. Nous voulons des représentants élus
par le peuple, et l’abolition du système de castes.
— Vous m’en parlez comme si j’étais déjà roi, réplique
Maxon. Même si c’était possible, je ne peux pas vous donner
ce que vous demandez.
— Mais vous n’êtes pas opposé à cette idée ?
— C’est une question qui n’a pas sa place dans le débat
à l’heure actuelle. Je ne suis pas roi, rétorque Maxon,
visiblement exaspéré.
August jette un coup d’œil à Georgia. Ils semblent
communiquer sans échanger un mot et cela
m’impressionne. Les sentiments qu’ils éprouvent l’un pour
l’autre sautent aux yeux.
— Et puisqu’on parle de roi, ajoute Maxon, pourquoi
n’expliquez-vous pas à America qui vous êtes ? Vous vous
acquitterez de cette besogne bien mieux que moi.
August a un sourire sans joie.
— Oui, c’est une histoire qui ne manque pas d’intérêt.
Comme vous le savez, Gregory a eu trois enfants :
Katherine, Spencer et Damon. Katherine a été mariée à un
prince, Spencer est mort et Damon a hérité du trône.
Ensuite, quand Justin, le fils de Damon, est décédé, Porter
Schreave, son cousin, est devenu prince en épousant la
jeune veuve de Justin, qui avait remporté la Sélection à
peine trois années plus tôt. Ce sont les Schreave qui
représentent la lignée royale à présent. Les Illeá sont une
lignée éteinte. Nous mis à part.
— Nous ? répète Maxon, comme s’il espérait une
réponse plus précise.
August se contente de hocher la tête. Un claquement de
talons annonce l’arrivée des cafés. Maxon nous fait signe de
nous taire. Une domestique pose le plateau sur la table et
prépare quatre tasses fumantes. Georgia se jette sur la
sienne, impatiente. Moi, le café, en temps normal, j’évite –
trop amer à mon goût –, mais je sais que ça va me tenir
éveillée, alors je me force un peu. Maxon glisse le sucrier
dans ma direction. Comme s’il avait lu dans mes pensées.
Lui-même prend son café noir.
— Vous disiez ? lance-t-il à August.
— Spencer n’est pas mort, annonce August d’une voix
neutre. Il savait par quels moyens son père s’était emparé
du pouvoir, il savait que sa sœur aînée avait été vendue à
un homme qu’elle haïssait, il savait qu’on attendait la même
chose de lui. Il ne s’en sentait pas capable, alors il a pris la
fuite.
— Pour partir où ?
C’est la première fois que je prends la parole.
— Il s’est caché avec des proches et des amis, il a fini
par établir un camp avec ses partisans dans le Nord. Il y fait
plus froid, plus humide, et la forêt est impénétrable, tant et
si bien que personne ne s’y aventure. Nous y vivons en
toute tranquillité la majorité du temps.
Georgia lui donne un petit coup de coude. August
semble se ressaisir.
— Je suppose que je vous ai donné assez de détails. Je
vous rappelle que nous n’avons tué aucun de vos gardes ni
aucun de vos gens, et nous évitons autant que possible de
les blesser. Nous n’avons qu’un objectif, depuis toujours,
c’est de faire abolir les castes. Pour l’atteindre, il nous faut
prouver que Gregory était un homme à l’âme noire. Cette
preuve, nous l’avons, et America y a fait assez souvent
allusion pour pouvoir l’exploiter si telle est notre humeur.
Mais ce n’est pas notre envie du tout. Rien ne nous y oblige.
— En toute franchise, répond Maxon, je suis perdu. Vous
êtes un descendant direct de Gregory Illeá, mais la
couronne ne vous intéresse pas. Vous êtes venus chercher
des choses que seul le roi peut vous fournir, mais c’est
auprès de moi et d’un membre de l’Élite que vous avez
demandé audience. Mon père n’est même pas au palais.
— Cela, nous le savons. C’était un choix délibéré.
— Si vous ne voulez pas de la couronne, qu’est-ce que
vous êtes venus faire ici ?
— Nous sommes venus vous consulter parce que nous
savons que vous êtes un homme raisonnable, répond
August. Nous vous avons observé depuis votre naissance,
nous le voyons à votre regard. Vous non plus, vous n’aimez
pas le système de castes. Vous n’aimez pas la façon dont
votre père règne en dictateur sur ce pays. Vous ne voulez
pas prendre part à des guerres qui sont, vous le savez, des
subterfuges pour tromper l’ennui. Et, plus important encore,
vous voulez vivre en paix.
« Nous avons le sentiment que, sous votre règne,
beaucoup de choses pourraient changer. Nous attendons
patiemment que vous accédiez au trône. Et notre patience
est sans limites. Nous sommes prêts à faire le serment de
ne plus attaquer le palais et d’arrêter, ou de ralentir, les
Sudistes, dans la mesure de nos moyens. Nous voyons des
choses qui vous sont invisibles derrière ces murs. Nous
pourrions vous prêter allégeance, sans discuter, à condition
que vous vous montriez disposé à travailler main dans la
main avec nous dans l’optique d’un avenir meilleur pour le
peuple d’Illeá tout entier.
J’ose poser une question :
— Qu’est-ce qu’ils veulent, les Sudistes ? Nous tuer tous
jusqu’au dernier ?
— Très certainement, mais il y a encore autre chose.
Une vaste partie de la population est opprimée et ce
groupuscule à l’influence grandissante lui a fait croire qu’il
pourrait diriger le pays. America, vous êtes une Cinq ; je sais
que vous avez croisé dans votre vie un nombre important de
gens qui exècrent la monarchie.
Maxon se tourne discrètement vers moi. Je fais oui de la
tête, d’un mouvement furtif.
— Cela ne m’étonne pas. Les malheureux qui végètent
tout en bas de l’échelle n’ont qu’une solution, jeter la pierre
à ceux qui sont au sommet. Ils ont raison, en partie. Les
meneurs des Sudistes ont convaincu leurs sympathisants
que ce qui leur manque, ils devront l’arracher à la
monarchie. Mais certains de ces Sudistes ont déserté leur
camp pour rallier nos rangs. Je sais sans aucun doute
possible qu’une fois qu’ils se seront emparés du pouvoir, et
des richesses, les Sudistes n’ont pas l’intention de partager
leur butin avec le peuple.
« Leur objectif réel, c’est de détruire Illeá jusque dans
ses fondations et se servir dans les caisses sans en faire
profiter le peuple. Pour la plupart des gens, je sais que la
situation va se dégrader. Les Six et les Sept resteront dans
la misère, à part quelques-uns, triés sur le volet, que les
Renégats manipuleront pour berner les foules. Les Deux et
les Trois seront dépossédés de leurs biens, jetés à la rue.
Cela va donner à certains le sentiment que justice a été
rendue sans apporter aucune solution sur le long terme.
« S’il n’y a pas de stars de la pop pour vomir ces
chansons abrutissantes, alors il n’y a plus de musiciens
dans les cabines d’enregistrement pour les accompagner,
pas de techniciens pour appuyer sur les bons boutons, pas
de producteurs pour vendre leurs disques. Enlever une
personne au sommet de la pyramide, cela revient à en
condamner des milliers en bas.
August marque une courte pause, les traits tirés par
l’angoisse.
— Ce sera à nouveau le règne de Gregory Illeá, en mille
fois pire. Les Sudistes ne répugnent pas à verser le sang et
les chances pour que ce pays sorte indemne d’un régime
aussi barbare sont maigres. Ce sera la même oppression,
sous un vernis plus moderne… et votre peuple souffrira
comme jamais.
Il plante son regard dans celui de Maxon. Une sorte de
compréhension mutuelle semble circuler entre eux, peut-
être parce qu’ils sont conscients l’un comme l’autre d’avoir
le destin d’un peuple entier entre leurs mains.
— Ce qu’il nous faut, c’est un geste, un signe de bonne
volonté, une main tendue, et nous ferons tout ce qui est en
notre pouvoir pour vous aider à changer les choses, dans la
paix et la justice. Votre peuple mérite sa chance.
— Quel genre de geste ? demande Maxon. Un geste
financier ?
August se retient d’éclater de rire.
— Non. Nous avons largement ce qu’il faut, merci bien.
— Comment est-ce possible ?
— Les dons.
Maxon hoche la tête. Des dons, cela veut dire qu’il y a
des gens – combien, je l’ignore – qui les soutiennent. Quelle
menace représentent les Nordistes si on prend en compte
tous ces soutiens ? Est-ce qu’ils reflètent une opinion
majoritaire parmi la population ?
— Si ce n’est pas de l’argent que vous voulez, qu’est-ce
donc ?
— Choisissez celle-ci, assène August en me désignant
du menton.
Un long silence, puis Maxon laisse éclater sa colère.
— Je refuse qu’on me dicte ma conduite et mes
décisions ! C’est avec ma vie que vous jouez !
August quitte sa chaise d’un bond.
— Et le palais joue avec la vie de ses sujets depuis des
années. Ouvrez les yeux, Maxon ! Vous êtes le prince. Vous
vous accrochez à votre couronne, je vous la laisse
volontiers. Mais ce privilège s’accompagne de
responsabilités.
Des gardes s’approchent de la table d’un pas prudent,
mis en alerte par l’explosion de colère de Maxon et
l’agressivité inattendue d’August.
Maxon se met à son tour debout.
— Vous n’avez pas votre mot à dire sur la femme avec
qui je déciderai de m’engager. Point barre.
Nullement intimidé, August croise les bras.
— Très bien ! Nous avons une alternative, si cette option
ne fonctionne pas.
— Laquelle ?
— Si vous croyez que je vais tout vous dire, vu le calme
avec lequel vous avez accueilli notre première proposition…
— Il suffit.
— Celle-ci ou une autre, cela n’a aucune importance. Il
faut juste nous assurer que vous choisirez une compagne
qui regardera dans la même direction que vous.
Je m’énerve à mon tour. J’en ai assez qu’ils parlent de
moi comme si je n’étais pas là.
— Mon prénom est America, pas « celle-ci » ! Et je
refuse d’être une marionnette dans votre petite révolution.
Vous passez votre temps à répéter que chacun devrait avoir
la chance de mener sa vie comme il l’entend. Et moi ? Et
mon avenir ? Je compte pour du beurre ?
Ils restent muets. Les gardes nous encerclent, nerveux.
Je poursuis à voix basse :
— Je suis à cent pour cent pour l’abolition des castes,
mais on ne joue pas avec moi ! Si vous cherchez un pion à
placer sur votre échiquier, il y a une fille à l’étage du dessus
qui est tellement amoureuse qu’elle ferait n’importe quoi
pour lui. Et les deux autres… entre le devoir et le prestige,
elles seraient partantes, elles aussi. Allez les chercher.
Et, sans attendre d’y être autorisée, je tourne les talons
et je sors aussi dignement que le permettent mes
pantoufles.
— America ! Attends ! s’exclame Georgia. Ne pars pas
comme ça.
Elle me rattrape sur le seuil.
— Excuse-nous. On pensait que vous étiez tous les deux
amoureux, qu’il allait accepter. On n’avait pas compris qu’il
ne t’aimait pas tant que ça. Désolée…
— Vous ne comprenez pas. Il en a assez qu’on lui dise
quoi faire, qu’on lui donne des ordres. Vous n’avez pas la
moindre idée de ce qu’il a dû endurer.
— J’en sais plus que tu ne le crois, réplique Georgia.
Peut-être pas tout, mais beaucoup. On a suivi de très près la
Sélection, et d’après ce qu’on a vu vous vous entendez très
bien. Il a l’air heureux près de toi. Et aussi… on sait que tu
as sauvé la vie de tes femmes de chambre.
Il me faut une bonne seconde pour comprendre ce que
ses paroles impliquent. Ils ont un espion au palais ?
— Et on a vu ce que tu as fait pour Marlee. Tu as voulu
lui porter secours. Et ensuite ton exposé, il y a quelques
jours. Il faut du cran. Ça nous serait très utile, une fille avec
du cran.
— Je n’essayais pas de jouer les héroïnes. La plupart du
temps, je ne me sens pas courageuse du tout.
— Et alors ? Ce n’est pas l’opinion que l’on a de soi qui
compte ; ce qui compte, ce sont nos actions. Toi, plus que
les autres, tu penses à ce qui est juste avant de penser au
bénéfice que tu peux en tirer. Maxon a des candidates
formidables autour de lui, mais elles ne vont pas s’investir
personnellement pour aider le peuple d’Illeá. Toi, si.
— Il y avait beaucoup d’égoïsme là-dedans. Marlee
comptait pour moi, et mes femmes de chambre aussi.
— Mais on te l’a fait payer cher !
— Oui.
— Et tu savais qu’on t’en tiendrait responsable ; mais tu
as agi au nom des sans-grade. C’est très louable, America.
En toute honnêteté, j’ai du mal à croire que le roi t’ait
permis de rester. Rien que ton exposé pendant le Bulletin…
Georgia conclut sa remarque par un sifflement admiratif.
J’éclate de rire.
— Ça l’a mis hors de lui !
— J’étais estomaquée que tu en sortes vivante !
— J’y ai échappé de justesse, je t’assure. La plupart du
temps j’ai l’impression que je vais être chassée du palais
avant que la journée s’achève.
— Mais Maxon t’apprécie, pas vrai ? La façon dont il te
couve…
— Il y a des jours où je me sens invincible, d’autres où je
suis complètement perdue. Aujourd’hui, ce n’est pas un bon
jour. Hier, ce ne l’était pas non plus. Ni le jour d’avant, pour
être franche.
— Eh bien, on te soutient, tu peux en être sûre.
— Moi, et une autre candidate.
— Exact.
— Pourquoi tu m’as fait une révérence cette nuit-là,
dans la forêt ? C’était une façon de te moquer de moi ?
— Nos actions peuvent parfois contredire nos paroles, je
m’en rends bien compte, mais on tient beaucoup à la famille
royale. Si la royauté tombe, les Sudistes récupèrent le
pouvoir. Et si le pouvoir tombe entre leurs mains… eh bien,
tu as entendu August. Enfin bref, je me suis dit que tu
méritais bien une révérence, vu que tu allais devenir ma
reine.
Son explication est tellement absurde que j’éclate à
nouveau de rire.
— Tu n’imagines pas comme c’est agréable de discuter
avec une fille qui n’est pas une rivale.
— La Sélection commence à te fatiguer ? demande
Georgia avec un regard compatissant.
— Cela devient de plus en plus difficile, à mesure que
les filles quittent le navire. Enfin, je me doutais que ça se
passerait de cette manière, mais… j’ai l’impression qu’au
lieu de séduire Maxon, je me retrouve à mettre des bâtons
dans les roues des autres filles. Je ne sais pas si je suis bien
claire.
— Si, bien sûr. Mais tu savais ce qui t’attendait en te
présentant au tirage au sort.
— À vrai dire, ça ne s’est pas passé comme ça. J’ai été
comme qui dirait… encouragée à mettre mon nom en bas
du formulaire. Princesse, ça ne me tentait pas.
— Vraiment ?
— Vraiment.
— Si tu ne veux pas de la couronne, alors tu es celle qui
la mérite le plus.
Georgia est sincère, je le vois à ses yeux. J’ai des
dizaines d’autres questions à lui poser mais c’est cet instant
que Maxon et August choisissent pour émerger de la Salle
des Banquets. Ils semblent avoir enterré la hache de guerre.
Un garde les suit à distance respectueuse. August regarde
Georgia comme si cela lui avait arraché le cœur de se
retrouver séparé d’elle quelques minutes.
— Tout va bien, America ? me lance Maxon.
— Oui.
— Vous devriez retourner dans votre chambre pour vous
préparer. Les gardes ont juré de garder cette entrevue
secrète, et je vais réclamer la même chose de vous.
— Bien entendu.
Ma réponse a l’air de le mécontenter. Qu’est-ce qu’il
attend précisément de moi, que je tremble de nervosité ?
— Monsieur Illeá, c’était un plaisir de vous rencontrer.
Nous nous reverrons très bientôt.
Là-dessus, Maxon et August échangent une franche
poignée de main.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez
pas. Nous sommes dans votre camp, Votre Altesse, soyez-en
assuré.
— Merci.
— Georgia, allons-y. Certains de ces gardes ont la
gâchette qui les démange.
— À plus tard, America.
Je salue Georgia d’un mouvement de la tête, à peu près
certaine que je ne la reverrai jamais. Elle glisse sa main
dans celle d’August. Talonnés par un garde, les deux
tourtereaux franchissent les portes du palais et nous
laissent seuls, Maxon et moi, dans le vestibule.
Nos regards se croisent. Je bredouille quelques mots
inintelligibles, puis je m’éloigne. Entre la réaction qu’il a eue
tout à l’heure et ce qu’il m’a dit dans la bibliothèque hier,
j’ai le cœur en miettes. Je vais devoir trouver en moi la force
de me battre.
7.

J’ai beau me dépêcher, Aspen est plus rapide que moi.


J’aurais dû m’y attendre. Il connaît le palais comme sa
poche, avec tous les raccourcis, si bien qu’il me rattrape
dans le couloir qui mène à ma chambre.
— Salut.
Et il me prend dans ses bras quelques secondes, au
mépris du protocole – il pourrait être exécuté pour s’être
permis ce genre de liberté.
— Je suis fier de toi, déclare-t-il, tu les as remis à leur
place, et proprement. Tu mérites d’être heureuse. On le
mérite tous.
— Merci.
Souriant, il repousse le bracelet que Maxon m’a acheté
en Nouvelle-Asie pour trouver, juste en dessous, celui que
j’ai confectionné avec un bouton qu’il a arraché à son
uniforme. Son regard s’assombrit tandis qu’il contemple ce
modeste souvenir.
— On reparlera de tout ça bientôt. On aura une
discussion sérieuse. Il y a beaucoup de choses qu’on doit
régler, toi et moi.
Et il tourne les talons pour s’éloigner dans la direction
opposée. Je lâche un énorme soupir. Il pense vraiment que
j’ai repoussé Maxon devant la terre entière ? Que je veux
recoller les morceaux avec lui ?
D’ailleurs, maintenant que j’y pense, est-ce que j’ai
vraiment repoussé Maxon ? Pourquoi ai-je encore
l’impression de tout faire de travers ?
Dans le Boudoir, l’ambiance est à l’orage. Assise à son
secrétaire, la reine Amberly rédige sa correspondance et, de
temps à autre, elle lève la tête pour nous observer. Après ce
qui s’est passé hier, nous nous évitons soigneusement.
Celeste est affalée sur un sofa, plongée dans ses
magazines. Kriss s’est installée à côté de la reine pour
coucher ses états d’âme dans son journal intime. Très malin
de sa part. J’aurais dû penser à tenir un journal, moi aussi.
Elise a pris tout un assortiment de crayons et elle dessine
près de la fenêtre. Quant à moi, j’ai choisi un livre sur une
étagère et je reste dans mon coin. J’essaie de me concentrer
sur les mots alignés sous mes yeux, en vain. Trop de soucis,
trop de questions qui viennent me harceler. Quelle autre
candidate les Renégats du Nord soutiennent-ils parmi les
Sélectionnées ? Celeste est très populaire, elle est
plébiscitée par le public. Est-ce sur elle que parient August
et Georgia ? Sont-ils conscients que c’est une manipulatrice
de première ? Ou peut-être qu’elle cache son jeu…
À en croire un sondage que j’ai vu il y a quelques
semaines, Kriss fait elle aussi partie des chouchoutes du
public. Sa famille n’a pas le bras long, ni un carnet
d’adresses prestigieux, mais elle a vraiment l’allure d’une
princesse. Physiquement, s’entend. C’est peut-être ça, son
principal atout : elle a beau avoir des petits défauts, tout le
monde l’adore. Même moi.
Celle qui m’intrigue le plus, c’est Elise. Elle a reconnu
devant nous qu’elle n’est pas amoureuse de Maxon et
qu’elle est guidée par son sens du devoir – un « devoir »
sûrement lié à sa famille ou à ses racines asiatiques,
j’imagine, pas aux Nordistes. Par ailleurs, elle est si calme,
rien ne paraît pouvoir la perturber. Je la vois mal se mettre
au service d’un groupe factieux mais bon, on ne sait jamais.
Et c’est justement pour cette raison que je suis convaincue
que c’est elle, la taupe que les Renégats ont placée au
palais. La compétition ne l’intéresse pas, Maxon non plus.
Elle ne fait aucun effort car, en fin de compte, elle sait
qu’elle a une armée entière derrière elle, une armée
silencieuse.
— Ça suffit, lance soudain la reine. Vous toutes, venez
ici.
Elle referme son secrétaire et se met debout. Nous nous
rassemblons autour d’elle, soudain gagnées par la
nervosité.
— Il y a un problème, je le vois bien. Qui m’explique ?
Des regards gênés circulent entre nous. La toujours
parfaite Kriss finit par s’exprimer.
— Majesté, nous venons de prendre la mesure de ce
qu’implique cette compétition. Nous sommes rivales avant
d’être amies et ce n’est pas facile de l’accepter, encore
moins de parler de la pluie et du beau temps comme si de
rien n’était.
La reine lui fait signe qu’elle comprend.
— Mesdemoiselles, entre nous, vous songez souvent à
Natalie ? nous demande-t-elle.
Cela fait une semaine à peine que Natalie a quitté la
compétition. Je pense à elle tous les jours ou presque. Je
pense aussi sans cesse à Marlee, et certaines des autres
filles s’insinuent dans ma tête à des moments inattendus.
— Toujours, soupire Elise. Elle était si gaie.
Et elle ébauche un sourire nostalgique. Moi qui croyais
qu’Elise ne pouvait pas supporter Natalie à cause de son
tempérament exubérant. Peut-être qu’il s’agissait d’une de
ces amitiés où les opposés s’attirent.
— Parfois un rien la faisait rire, ajoute Kriss. C’était
contagieux.
— Exactement, répond la reine. J’ai vécu ce que vous
traversez actuellement, je sais combien c’est délicat. Vous
vous perdez en hypothèses. Vous repassez dans votre esprit
chaque conversation, vous tentez de décrypter chaque
silence. On peut s’y ruiner la santé.
« Mais retenez ceci, mes chères : même si les tensions
vous éloignent les unes des autres, chaque départ
provoquera en vous un déchirement. Personne ne
comprendra ce que vous avez traversé mieux que celles qui
ont vécu la même chose. Vous vous disputerez, mais des
sœurs se disputent aussi. Ce seront elles que vous
appellerez presque tous les jours la première année,
terrifiée à l’idée de commettre un impair, en quête de
soutien moral. Quand vous organiserez des fêtes, ce seront
les noms que vous mettrez tout en haut de la liste des
invités, juste en dessous des membres de votre famille.
Elles feront partie de votre vie. De votre quotidien.
« Alors prenez tout votre temps, ajoute la reine.
Adaptez-vous à votre environnement. Et détendez-vous.
Vous n’avez pas votre mot à dire de toute façon ; c’est à
Maxon que le choix revient. Inutile de haïr vos camarades,
dans ces conditions.
— Vous savez laquelle il préfère ? l’interroge Celeste, un
peu inquiète.
— Non. Parfois j’ai l’impression de glaner certains
indices, mais je ne peux pas prétendre que les sentiments
de Maxon n’ont aucun secret pour moi. Je sais qui le roi
choisirait, mais c’est tout.
— Et vous, vous choisiriez qui ? je lui demande, sans
prendre de pincettes.
— Honnêtement, je n’ai pas réfléchi à cette question.
Cela me briserait le cœur de m’attacher à l’une d’entre
vous, si c’est pour la perdre ensuite. Ce serait insupportable
pour moi. Je vais simplement dire que je serai heureuse
d’accueillir l’une d’entre vous dans ma famille. Mais nous
n’en sommes pas encore là.
Nous gardons le silence, méditant ces perles de
sagesse. Je n’ai jamais pris le temps d’aller voir à quoi
ressemblaient les Sélectionnées de la génération
précédente, ni de chercher leurs photos, rien. J’ai retenu
quelques noms, c’est vrai, parce que des dames d’un
certain âge les mentionnaient au détour de la conversation
pendant ces soirées privées où j’étais payée pour chanter. Je
m’en moquais bien ; on avait déjà une reine et la possibilité
de devenir un jour princesse ne m’a jamais effleuré l’esprit.
À présent, je me demande combien de ces femmes qui sont
venues rendre visite à la reine ou fêter Halloween avec nous
sont passées du statut de rivale à celui de meilleure amie.
Celeste part très vite retrouver le confort de son
canapé. Les conseils de la reine Amberly n’ont pas l’air de
signifier grand-chose pour elle. La tension de ces derniers
jours me grignote à nouveau le cœur et je suis à deux
doigts de craquer. Je décide de me changer les idées
quelques instants en quittant le Boudoir. Ce que je veux,
c’est un peu de tranquillité, et pleurer un bon coup.
Malheureusement, on dirait que l’univers complote
contre moi. Devant la porte du Boudoir, Maxon fait les cent
pas. Pas le temps de me cacher, il m’aperçoit à la seconde
où je sors.
— Vous tombez à pic, j’allais vous demander de venir.
— Vous avez besoin de quelque chose ?
C’est alors que Maxon me pose une question qui,
visiblement, exige de lui une bonne dose de courage.
— Alors il y a ici une jeune femme qui m’aime à la folie ?
— Oui, je réponds, les bras croisés.
— Une seule ?
Je le regarde, presque agacée. Tu n’as pas deviné ce
que je ressens pour toi ? Tu as oublié ce qui s’est passé
entre nous dans le refuge ? Oui, il me faut une confirmation,
et très vite. Quelque chose est venu éroder la confiance que
j’avais en moi, mais quoi ?
Le roi. Ses insinuations, les louanges qu’il réserve aux
autres filles, tout cela a détruit mon assurance. S’y ajoutent
mes faux pas vis-à-vis de Maxon cette semaine. Sans la
Sélection, jamais nos chemins ne se seraient croisés, ce qui
ne m’empêche pas d’avoir l’impression d’avancer sur des
sables mouvants.
— Maxon, vous m’avez dit que vous ne me faites pas
confiance. L’autre jour vous avez mis un point d’honneur à
m’humilier, hier vous m’avez fait comprendre que j’étais un
boulet. Et il y a quelques heures à peine, quand August vous
a suggéré de m’épouser, vous êtes entré dans une rage
folle. Pardonnez-moi, mais je ne sais plus ce que je dois
penser.
— Vous oubliez que c’est une première pour moi, me
répond Maxon avec fougue. J’ignore par quelles étapes
passe une relation normale, et je n’ai pas droit à l’erreur.
Parce que je n’ai qu’une seule chance. Et je ne sais pas
comment m’y prendre.
— Ce n’est pas votre maladresse qui me gêne. Ce qui
me dérange, c’est que vous me laissiez dans le doute. La
moitié du temps je ne comprends même pas où vous voulez
m’amener.
Maxon demeure muet quelques secondes et je pressens
que nous sommes arrivés à un carrefour très important.
Nous ne pouvons pas tenir sur cette lancée très longtemps.
Même si nous finissons ensemble, ces moments de doute
vont revenir nous hanter. Ce jeu du chat et de la souris
m’épuise.
— L’histoire se répète inlassablement. Nous nous
rapprochons, puis nous nous éloignons l’un de l’autre, et
votre indécision y est pour beaucoup. Si vous m’avez
choisie, comme vous le prétendez, pourquoi n’avoir pas mis
un terme à la Sélection ?
L’agacement de Maxon se transforme en tristesse.
— Parce que la moitié du temps je suis certain que vous
en aimez un autre, et l’autre moitié je me dis que vous êtes
incapable de m’aimer.
— Parce que je n’ai pas le droit de douter, moi aussi ?
Vous traitez Kriss comme la huitième merveille du monde,
et ensuite je vous surprends avec Celeste…
— Je me suis déjà expliqué sur ce sujet.
— Oui, mais je ne l’ai pas encore digéré !
— Eh bien, moi, ce que je n’ai pas digéré, c’est que vous
vous braquiez contre moi à tout bout de champ. Vous
pouvez m’expliquer ?
— Peut-être que ce serait une bonne idée de faire une
pause pendant quelques jours…
— Vous pouvez préciser votre pensée ?
— Il y a trois autres filles dans la compétition. Si vous
craignez tellement de gâcher votre seule et unique chance,
tâchez de la saisir avec une candidate qui répondra mieux à
vos critères.
Et je tourne les talons, en colère contre le monde
entier… mais surtout contre moi-même.
8.

Le palais est métamorphosé du jour au lendemain. Un


matin, des sapins de Noël aux décorations somptueuses
font leur apparition dans les couloirs, des guirlandes
s’enroulent autour des balustrades et les fleuristes ajoutent
des branches de gui aux bouquets qu’ils livrent d’ordinaire.
Le plus étrange, c’est que l’été est toujours là quand j’ouvre
mes fenêtres. Je me demande si le palais peut faire
fabriquer de la neige sur commande.
Les jours s’écoulent. Maxon semble m’avoir effacée de
son quotidien et j’essaie de ne pas paniquer, mais le fossé
qui nous sépare se transforme peu à peu en gouffre et je
regrette mon orgueil mal placé. Est-ce que je suis
condamnée à répéter les mêmes erreurs toute mon
existence ? À parler sans réfléchir, à prendre les mauvaises
décisions ? Même si c’est avec Maxon que je veux passer
ma vie, on dirait que je prends un malin plaisir à saboter
notre relation.
Depuis quelque temps, l’après-midi, j’ai pris l’habitude
de me promener dans les couloirs. L’accès aux jardins nous
étant interdit, je me dégourdis les jambes comme je peux.
C’est lors d’une de ces petites balades que je perçois un
changement dans l’atmosphère. Les gardes se tiennent un
peu plus droits, les domestiques marchent un peu plus vite.
Même moi, je me sens affectée, j’ai l’impression de ne plus
être à ma place au palais alors que tout allait bien quelques
minutes plus tôt. Avant que je comprenne ce qui m’arrive –
ce qui nous arrive à tous –, le roi surgit au bout d’un couloir,
escorté de ses gens.
Voilà la réponse. Quand le roi n’est pas là, il fait bon
vivre au palais. Les souris dansent, en quelque sorte.
Malheureusement, nous voilà tous à nouveau à la merci de
ses sautes d’humeur. Pas étonnant que les Nordistes
attendent avec impatience que Maxon prenne sa place.
À son approche, j’exécute une révérence. D’un geste de
la main, il intime à ses courtisans et à ses conseillers l’ordre
de s’arrêter et s’approche de moi, non sans s’assurer que
nous sommes hors de portée de voix.
— Mademoiselle America. Je vois que vous êtes toujours
parmi nous.
— Oui, Votre Majesté.
— Et vous avez su tenir votre langue ?
— Très certainement.
— Excellent. Maintenant que j’y pense, il a été porté à
mon attention que, parmi les jeunes femmes toujours en
compétition, vous êtes la seule à recevoir une compensation
financière. Elise a renoncé à la sienne de son plein gré, en
même temps que ses camarades mieux loties.
Cela ne m’étonne pas. Elise est peut-être une Quatre,
mais sa famille gère une chaîne d’hôtels de luxe. Ils ne
savent pas ce que c’est, eux, avoir du mal à joindre les deux
bouts, se serrer la ceinture.
— Vous devriez y renoncer, vous aussi, assène-t-il. Sauf
si, bien sûr, c’est l’argent qui vous motive, et pas les
sentiments de mon fils.
Du regard, il me met au défi de protester.
— Vous avez raison, Votre Majesté. Ce n’est que justice.
Il est déçu, je le vois bien. Il espérait que je ruerais un
peu plus dans les brancards.
— Je prends les dispositions nécessaires sur-le-champ,
déclare-t-il avant de me planter au beau milieu du couloir.
Je m’efforce de reprendre contenance. C’est vrai, ce
n’est que justice. Ma famille continue à toucher une
compensation pour ma présence au palais, personne d’autre
n’y a droit, ça ressemble à un traitement de faveur. De toute
façon, le robinet sera fermé un jour ou l’autre. Il va falloir
que j’écrive à mes parents pour leur annoncer la mauvaise
nouvelle.
Je regagne discrètement ma chambre. Pour la toute
première fois, mes bonnes ne remarquent pas mon retour,
occupées qu’elles sont à vérifier les finitions d’une robe… et
à se chamailler.
— Lucy, tu t’es engagée à finir cet ourlet hier soir,
s’indigne Anne. Tu es même partie plus tôt.
— Je sais, je sais. J’ai été débordée. Je peux m’en
occuper maintenant.
— Ça t’arrive souvent d’être débordée, ces derniers
temps.
— Ne pleure pas, Lucy, lance Mary. Donne-moi cette
robe, sinon tu vas l’abîmer.
— Pardon, les filles. Laisse, je le termine tout de suite,
cet ourlet.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu es vraiment soupe au lait
depuis quelques jours, s’étonne Anne.
Je me racle la gorge. Les trois se retournent vivement,
puis elles me saluent d’une courbette.
— Je ne sais pas ce qui se passe entre vous, mais je
doute fort que les suivantes de la reine passent leur temps
à se crêper le chignon. Et le travail ne se fait pas tout seul.
— Mais c’est elle…, proteste Anne en montrant Lucy du
doigt.
D’un geste de la main, je lui impose le silence.
— Ça ne m’intéresse pas. Lucy, descends donc à
l’atelier pour t’occuper de cet ourlet, ça nous fera plus de
place pour réfléchir.
Le visage fermé, Lucy cueille la robe dans ses bras et
quitte la chambre presque au galop. Anne la suit du regard,
furieuse. Mary retourne travailler sans mot dire, la tête
basse.
L’ambiance n’est pas au beau fixe et je n’arrive pas à
me concentrer. J’attrape mon nécessaire à correspondance,
puis je retourne au rez-de-chaussée. Je me demande si j’ai
bien fait d’intervenir en prenant le parti de Lucy. Peut-être
qu’en fourrant mon nez dans leurs affaires, j’ai perdu leur
soutien – et leur amitié. C’est la première fois que je
m’interpose de cette manière.
Dans le couloir principal, je repère une alcôve dotée
d’une petite banquette. Parfait. Je cours jusqu’à la
bibliothèque, y choisis un livre et reviens m’installer dans
l’alcôve, cachée par une immense plante verte à la curiosité
des gens qui passent. J’ai aussi une vue imprenable sur les
jardins ; un instant, je respire mieux. Le stylo en suspens au-
dessus de la feuille de papier, j’attends que l’inspiration
vienne. Ce n’est pas facile d’annoncer à sa famille dans le
besoin qu’une source de revenus s’est définitivement tarie.
Soudain, une voix vient troubler ma tranquillité.
— Maxon, est-ce qu’on pourrait organiser une petite
soirée, rien que toi et moi ? Quelque part à l’extérieur du
palais ?
Je reconnais aussitôt Kriss. Tiens, elle se permet de
tutoyer Maxon.
— Si seulement c’était possible, mon ange. Mais,
dehors, nous serions à la merci des Renégats.
— Je voudrais être avec toi dans un endroit où tu ne
serais pas prince.
— Ah, mais je suis prince partout où me portent mes
pas.
— Tu sais ce que j’ai voulu dire.
— Oui. J’en suis désolé, je t’assure. Ce serait un moment
formidable, rien que nous deux, en laissant l’Élite derrière
nous. Mais mes responsabilités me l’interdisent. Et c’est ce
qui va t’attendre aussi, si je fais de toi ma femme. Une cage
dorée, mais une cage malgré tout. Figure-toi que ma mère
ne quitte le palais qu’une ou deux fois par an. Et les
caméras vont traquer tes moindres faits et gestes. Je sais
que les sentiments que tu nourris vis-à-vis de moi sont
sincères. Cela devient plus évident à mesure que les jours
passent. Mais la vie qui va avec ? Est-ce que tu veux aussi
de ça ?
Je les épie à travers le feuillage de la plante. Ils se sont
arrêtés juste devant moi, ils ne me voient pas.
— Maxon Schreave, à t’entendre on croirait que c’est un
sacrifice d’être à tes côtés. Chaque jour je remercie le ciel
d’avoir été tirée au sort. Parfois j’essaie d’imaginer ce que
serait ma vie si je ne t’avais pas rencontré… je n’y arrive
pas, répond Kriss avec des trémolos dans la voix. Je dois te
dire que les robes, le palais, ça n’a aucune importance pour
moi. Pas plus que la couronne. C’est toi que je veux, Maxon,
et toi seul.
— Tu ne peux pas savoir ce que tes paroles signifient
pour moi. J’attends depuis des semaines que l’une d’entre
vous m’avoue qu’il n’y a que moi qui compte, finit-il par
confier à voix basse.
— Il n’y a que toi qui comptes, Maxon… Maxon ?
— Oui ?
— Je… je crois que je n’ai plus envie d’attendre.
Même si je sais d’avance que c’est une très mauvaise
idée, je pose mon bloc-notes et mon stylo sur la banquette,
j’abaisse une des feuilles de la plante qui me bouche la vue
et je les vois, Maxon et Kriss, s’embrasser comme dans les
films. On dirait que le premier baiser de ma principale
concurrente va lui laisser un souvenir mémorable.
Enfin, ils se détachent l’un de l’autre. Kriss lâche un
gloussement ravi et Maxon laisse échapper un soupir qui
hésite entre triomphe et soulagement. Je regagne ma
banquette à toute allure et je me colle à la fenêtre, de peur
de me faire repérer.
— On recommence quand ? demande Kriss d’une toute
petite voix.
— Eh bien… pourquoi ne pas en profiter pendant que je
te raccompagne ?
Le rire de Kriss disparaît tandis qu’ils remontent le
couloir. Je reste assise sans oser bouger une bonne minute,
puis je m’arme de mon stylo. Les mots coulent maintenant
tout seuls.
Maman, Papa,
Je ne sais plus où donner de la tête depuis quelques jours. Cette lettre va être très courte. Afin de prouver mon
attachement à Maxon, j’ai accepté de renoncer aux chèques de dédommagement. C’est une mauvaise surprise, c’est vrai,
mais je suis sûre que nous sommes à l’abri pour longtemps grâce à tout ce que nous avons reçu jusqu’à aujourd’hui.
Vous n’êtes pas trop déçus, j’espère. Vous me manquez tous beaucoup, je croise les doigts pour qu’on arrive à se
voir très vite.
Je vous aime fort,
America.
9.

Comme la semaine a été tranquille, il n’y a pas grand-


chose à montrer aux téléspectateurs pendant le Bulletin
aujourd’hui. Après un court reportage sur la visite du roi en
France, Gavril reprend l’antenne afin d’interviewer les
candidates sur des sujets anodins. Normal. La dernière fois
qu’on nous a demandé de nous lancer dans un projet
d’envergure, j’avais suggéré devant les caméras de
dissoudre les castes et j’ai failli être renvoyée de la
Sélection, alors ils ne prennent plus aucun risque…
— Mademoiselle Celeste, vous a-t-on fait visiter la suite
de la princesse ? demande Gavril sur un ton enjoué.
— Eh bien Gavril, pas encore, répond Celeste, la bouche
en cul de poule. Mais j’espère très sincèrement obtenir ce
privilège. Bien entendu, le roi Clarkson a eu la gentillesse de
nous installer dans des chambres magnifiques. On se
croirait dans un conte de fées, je vous assure. À mon sens
on touche à la perfection. Les, euh… les lits sont tellement…
comment dire…
Si Celeste bafouille, c’est que deux gardes ont franchi la
porte du studio pour apparaître dans son champ de vision.
Je les vois se précipiter vers le roi. Kriss et Elise, qui
tournent le dos à la porte, tentent de couler un regard de
côté, en toute discrétion.
— ... tellement luxueux. Et je ne pourrais pas rêver
mieux…, poursuit Celeste, déstabilisée.
À cet instant le roi quitte son trône et s’approche de
Gavril, un papier à la main. Sans aucune gêne, il s’empare
d’un micro, lisse sa cravate et coupe Celeste au beau milieu
de sa phrase.
— Mesdames et messieurs, pardonnez cette
interruption, mais la situation est très grave. Depuis la
fondation de notre pays, les Renégats représentent un fléau
à éradiquer. Au fil des années leur agressivité, qu’elle soit
dirigée vers les représentants du pouvoir ou vers les moins
privilégiés, a décuplé.
« Il apparaît qu’ils ont franchi un nouveau cap. Vous le
savez sûrement, les quatre dernières candidates de la
Sélection reflètent la société d’Illeá dans toute sa diversité,
et c’est un honneur insigne de les accueillir. Nous avons ici
une Deux, une Trois, une Quatre et une Cinq. Mais ce qui
représente un motif de fierté pour nous a fait germer une
idée macabre dans l’esprit des Renégats… Ils ont décidé de
frapper les différentes castes, l’une après l’autre.
Les paroles du roi restent en suspens dans le studio.
J’échange un regard anxieux avec Celeste.
— Jeter à bas la royauté, c’est un projet qu’ils caressent
depuis fort longtemps. Les attaques qu’ils ont lâchement
menées contre les familles respectives de ces jeunes
femmes montrent que rien ne les arrête, et nous avons
chargé la garde royale de protéger les proches des
membres de l’Élite. Mais cela ne suffit plus. Si vous êtes un
Deux, un Trois, un Quatre ou un Cinq – en d’autres termes,
si vous appartenez à la même caste que l’une de ces
demoiselles –, vous pourriez être frappé par les Renégats
sur ce seul critère. Car, à partir d’aujourd’hui, ils ont décidé
de s’en prendre à la population directement, en
commençant par les Deux, conclut le roi d’un air grave.
Révoltant. Quel raisonnement tordu. Si les Renégats
n’arrivent pas à nous contraindre à abandonner la Sélection,
ils vont s’arranger pour que les habitants d’Illeá réclament
qu’on l’abrège, parce que c’est leur vie qu’on va mettre en
danger.
— C’est une bien triste nouvelle, Votre Majesté, déclare
Gavril au bout de quelques secondes de silence.
— Nous allons trouver une solution, cela va sans dire.
Mais on m’a appris que cinq attaques ont été dirigées contre
des Deux aujourd’hui dans cinq provinces différentes. Nous
avons à déplorer une victime, peut-être plus.
Aujourd’hui, des gens sont morts. À cause de nous.
— En attendant, poursuit le roi Clarkson, nous vous
incitons à rester chez vous et à prendre toutes les mesures
de sécurité nécessaires.
— Sage conseil, Majesté, conclut Gavril avant de se
tourner vers nous. Mesdemoiselles, souhaitez-vous ajouter
quelques mots ?
Elise se contente de hocher négativement la tête. Kriss
prend une profonde inspiration.
— Je sais que les maisons des Deux ou des Trois sont
bien plus sécurisées que celles des castes les plus
modestes. Si vous pouviez accueillir une famille de Quatre
et de Cinq sous votre toit, une famille que vous connaissez,
ce serait formidable.
— Ne commettez aucune imprudence, renchérit Celeste.
Suivez les instructions du roi.
Puis elle pivote vers moi, et je comprends que je dois
aussi apporter ma pierre à l’édifice. À mon avis, il n’y a
qu’une seule voie à choisir.
— Battez-vous. Résistez. Les Renégats sont des
barbares. Ils essaient d’instaurer un climat de peur pour
vous forcer à leur obéir. Mais quel genre d’avenir peuvent-ils
vous proposer ? Pensez-y. Ils ne vont pas abandonner la
violence du jour au lendemain. Si vous leur donnez le
pouvoir, ils vont continuer à faire couler le sang. Alors
battez-vous. Avec toutes les armes que vous avez à votre
disposition.
Gavril saisit le micro mais je n’entends plus rien, à part
le sang qui bat à mes tempes. Avant que je reprenne mes
esprits, les caméras cessent de tourner et les projecteurs
s’éteignent. Maxon chuchote quelques mots à l’oreille de
son père, qui secoue la tête. Les filles se lèvent de leur
siège et se préparent à quitter le studio.
— Regagnez directement vos chambres, nous lance
Maxon. Nous vous ferons porter le dîner et je viendrai vous
voir aussi vite que possible.
Lorsque je passe devant lui, le roi pose l’index sur mon
bras. Sa façon à lui de me faire comprendre que je dois
m’arrêter, et l’écouter.
— Ce n’était pas très malin d’inciter la populace à
prendre les armes.
— Les Renégats font régner la terreur. Si on continue
comme ça, Majesté, ils vont transformer votre royaume en
cimetière.
Maxon frappe tout doucement et entre dans ma
chambre. Je suis déjà couchée, avec un livre. Je ne pensais
pas qu’il trouverait du temps à me consacrer ce soir.
— Il est très tard.
— Je sais. Il a fallu que j’aille voir les autres d’abord, ça
m’a pris une énergie et un temps fous. Elise est très
secouée. Elle se sent coupable – de quoi, je l’ignore. Cela ne
m’étonnerait pas qu’elle quitte la Sélection d’ici un jour ou
deux.
— Et Kriss ? Celeste ?
— Kriss fait preuve d’un optimisme forcené. Elle est
certaine que les gens vont être prudents, qu’ils ne vont
prendre aucun risque. Cela me semble impossible, puisque
les rebelles frappent sans prévenir. Ils ont noyauté le
royaume. Mais elle garde espoir. Vous la connaissez aussi
bien que moi.
— Oui.
— Quant à Celeste, elle a l’air de tenir bon. Elle
s’inquiète, bien entendu, mais comme Kriss l’a fait
remarquer, les Deux sont ceux qui souffriront le moins de
cette épreuve. Et elle est toujours aussi déterminée. En fait,
ce qui paraît lui causer du souci, c’est l’idée que je puisse lui
reprocher de vouloir se maintenir dans la compétition.
Comme si je pouvais lui en vouloir.
— Elle a raison. Vous voudriez, vous, d’une femme qui
se montre indifférente à une menace qui plane sur ses
sujets ?
— Vous vous inquiétez, vous aussi. Mais vous êtes trop
intelligente pour fonctionner comme les autres, répond
Maxon avec un sourire. J’ai encore du mal à croire que vous
ayez conseillé à mon peuple de riposter.
— La lâcheté n’est jamais une solution.
— Je suis tout à fait de votre avis. Et j’ignore encore si
cela va refroidir les ardeurs des Renégats ou, au contraire,
les renforcer dans leur détermination, mais grâce à vous les
cartes ont changé de mains.
— Je ne sais pas si c’est très judicieux de comparer un
groupe de personnes prêtes à frapper des innocents à un
jeu de cartes.
— Non, non ! s’empresse de préciser Maxon. Je me suis
mal exprimé. Je parlais de la Sélection. Pour le meilleur ou
pour le pire, le public a eu un aperçu de votre personnalité
ce soir. Ils voient la jeune femme qui a protégé ses
domestiques au péril de sa vie, qui tient tête au roi quand
elle pense avoir raison. Je parie que le peuple va considérer
l’épisode Marlee sous un tout autre angle. Ce soir, vous êtes
devenue celle qui n’a pas peur des Renégats.
— Ce n’était pas le but de mon discours.
— Je sais. Moi qui pensais montrer votre vraie nature au
public en suivant plusieurs étapes bien planifiées, il s’avère
que vous atteignez le même objectif guidée par votre seul
instinct. C’est phénoménal.
Il y a de l’émerveillement au fond de ses yeux ; on dirait
que je lui ai fait une belle surprise.
— En tout cas, reprend-il, je crois que vous avez tenu un
discours de vérité. L’heure est venue pour le peuple de
prendre les armes. Je suis las de me disputer avec vous,
America. Cela me réjouit que nous ne soyons pas tout le
temps sur la même longueur d’onde – c’est même ce que je
préfère dans nos discussions –, mais toutes ces querelles
me lassent. Mon mauvais caractère, je le tiens de mon père.
Difficile de lutter contre sa nature. Et vous ! Quand vous
êtes en colère, vous êtes un vrai bulldozer !
Il secoue la tête, sûrement pour en chasser tout un tas
de souvenirs désagréables. Le genou que je lui ai balancé
dans l’entrejambe, mon exposé sur les castes, la fois où j’ai
fendu la lèvre de Celeste parce qu’elle avait insulté Marlee…
Je ne perds pas facilement mon sang-froid mais,
visiblement, j’ai un caractère de cochon. C’est assez drôle,
avec le recul.
— J’observe les autres candidates, poursuit Maxon, et
j’essaie de demeurer objectif, malgré la nervosité qui
s’empare souvent de moi. Mais je ne vous néglige pas,
soyez-en assurée. C’est quelque chose que je ne peux pas
maîtriser.
Je glisse ma main dans la sienne et nous restons assis là
en silence. Il s’amuse un peu avec mes deux bracelets,
comme s’il n’y avait rien qui comptait plus pour lui à cet
instant, puis caresse le dos de ma main un long moment.
Quel bonheur d’être en tête à tête.
— Et si nous passions la journée de demain ensemble ?
suggère-t-il soudain.
— J’en serais ravie.
10.

— En résumé : des gardes armés jusqu’aux dents à chaque


coin de couloir ?
J’éclate de rire dans le combiné, même si la situation n’a
rien de comique. Papa a un don, celui d’injecter de l’humour
dans les moments les plus graves.
— Oui, papa, c’est exactement ça. Toutes les candidates
ont décidé de rester. Pour l’instant, en tout cas. Et même si
les Renégats menacent les Deux en priorité, personne ne
doit commettre d’imprudence. Va dire aux Turner et aux
Canvas de s’enfermer chez eux.
— Ma puce, tout le monde sait ce qu’il faut faire contre
les Renégats. Après ta sortie pendant le Bulletin, les gens
auront beaucoup plus de cœur au ventre que tu ne le crois.
— J’espère.
— Je suis fier de toi, America. Parfois tes réactions me
prennent de court, mais je ne devrais pas m’en étonner. Tu
ne soupçonnes pas ta force.
— Merci, papa.
— Je suis très sérieux. Ce n’est pas la première
princesse venue qui tiendrait ce genre de discours.
— Euh, papa, je ne suis pas princesse.
— Ce n’est qu’une question de temps. Et puisqu’on a
lancé le sujet, comment va Maxon ?
— Très bien… Je suis vraiment attachée à lui, papa.
— Ah oui ?
— Oui.
— Pourquoi, exactement ?
— Je n’en sais trop rien. En partie parce que avec lui, je
me sens moi-même, je crois.
— Parce que tu ne te sentais pas toi-même à la maison ?
— Non, ce n’est pas ça… J’ai toujours été consciente de
ma caste. Quand je suis arrivée au palais, c’est même
devenu une obsession pendant un temps. Est-ce que j’étais
une Cinq ou une Trois ? Est-ce que j’avais vraiment envie de
faire partie de l’Élite ? Maintenant, je n’y pense plus du tout.
Et je crois que c’est grâce à lui.
« Il n’est pas parfait, loin de là. Mais quand on est
ensemble, j’ai l’impression d’être America, point barre. Pas
une caste ni une sans-grade. Je ne le considère même pas
comme un prince, en réalité. Il est lui, je suis moi.
Papa demeure silencieux quelques secondes, puis il
déclare :
— C’est vraiment très bien, ma puce.
Analyser mes sentiments avec mon père, ça me met un
peu mal à l’aise, mais s’il y a bien une personne qui
considère Maxon comme un être humain à part entière,
c’est lui. Lui seul est capable de me comprendre, de
comprendre ce qui se passe dans ma tête.
— Oui. Mais c’est loin d’être un conte de fées. J’ai
l’impression qu’il y a toujours quelque chose qui va de
travers.
À cet instant, Silvia passe la tête par l’entrebâillement
de la porte. Sur ses lèvres, je lis « petit déjeuner » et je lui
fais signe que j’arrive.
— Eh bien, c’est normal, me rassure mon père. La
perfection n’est pas de ce monde.
— Je tâcherai de ne pas l’oublier. Écoute, papa, il faut
que je me sauve. Je suis en retard.
— Voilà qui est inadmissible. Sois prudente, pupuce, et
écris très vite à ta sœur.
— Promis. Gros bisous, papa.
— Je t’embrasse.
Une fois le petit déjeuner fini, Maxon et moi attendons
que tout le monde quitte la salle à manger. La reine passe à
côté de moi et, lorsqu’elle m’adresse un petit clin d’œil, je
rougis jusqu’aux oreilles. Mais le roi la suit de près et le
regard qu’il me décoche me glace le sang.
Enfin seuls. Maxon s’approche de moi et mêle ses doigts
aux miens.
— Je vous demanderais bien ce que vous avez envie de
faire, mais nos options sont plutôt limitées. Pas de tir à l’arc,
pas de partie de chasse, pas de promenade à cheval,
aucune activité extérieure.
— Même si des gardes nous accompagnent ?
— Je suis navré, America. Et pourquoi pas une séance
privée dans la salle de projection ? suggère-t-il avec un
sourire attristé. Un film avec des paysages spectaculaires ?
— Ce n’est pas la même chose. Mais venez. Cela ne va
pas nous empêcher de prendre du bon temps.
— Voilà un état d’esprit qui me plaît, répond-il avec des
accents complices dans la voix.
Fonçant dans le couloir, nous mettons le cap sur la salle
de projection quand un son mélodieux m’arrête net. Je
pousse un cri émerveillé.
— Il pleut !
Je lâche le bras de Maxon et je colle mon nez à la vitre.
Toutes ces longues semaines sans la moindre goutte
d’eau… C’était à désespérer. La pluie me manque, ainsi que
la façon dont la nature change au gré des saisons.
Maxon se poste à côté de moi et m’entoure la taille de
son bras.
— C’est tellement beau.
— On peut compter sur vous pour trouver de la beauté
dans une chose qui gâcherait la journée de n’importe qui
d’autre.
— Si seulement je pouvais mettre un peu le nez dehors,
pour en profiter…
— Je comprends, mais… une seconde.
Maxon jette un coup d’œil à droite, puis à gauche. Le
couloir est désert.
— Allons-y, lance-t-il en m’attrapant par la main.
Espérons que personne ne nous verra.
Nous gagnons l’escalier à toute vitesse et nous nous
retrouvons au troisième étage. Une fraction de seconde, la
nervosité me gagne. Je n’ai pas envie que Maxon me montre
un endroit ressemblant, de près ou de loin, à la bibliothèque
secrète. Ça s’est très mal terminé pour moi, cette histoire.
Nous ne croisons qu’un seul garde sur le chemin. Maxon
m’entraîne à l’intérieur d’un salon, s’approche d’une
immense cheminée, glisse sa main sous la tablette et,
surprise, actionne un loquet caché aux regards. Un panneau
encastré dans le mur pivote sur ses gonds et donne à voir
un escalier secret.
— Ne me lâchez pas la main.
Je le laisse me guider dans l’escalier obscur et nous
atteignons une porte que rien ne distingue des autres et
que Maxon ouvre sans hésitation… pour nous retrouver face
à une muraille d’eau. Il pleut des cordes.
— Nous sommes sur le toit ?
De hautes parois de part et d’autre de la porte
délimitent un espace à peu près aussi large que ma
chambre. Mon champ de vision bute sur ces murs qui
encadrent un rectangle de ciel gris. Je suis dehors, c’est déjà
beaucoup.
J’avance d’un pas, le bras tendu. Les gouttes lourdes et
tièdes s’écrasent sur ma peau et foncent ma robe. Maxon
éclate de rire, puis il me pousse. La pluie gifle mon visage
et, une fraction de seconde, j’ai le souffle coupé. Je fais
volte-face et j’attrape Maxon, qui fait semblant de se
débattre. En un clin d’œil nous sommes trempés comme des
soupes. Il me tire vers la porte, un peu à l’abri.
— Regardez.
Je me retourne, mon regard se perd au loin et je
contemple la ville qui s’étire à perte de vue. Angeles. Le
labyrinthe des rues, la géométrie des bâtiments, la variété
des couleurs – même sous des trombes d’eau, le spectacle
est impressionnant.
— Je refuse d’abandonner cette ville aux mains des
Renégats, America. Je ne sais pas s’ils ont fait beaucoup de
victimes, mais je sens que mon père me cache des choses.
Il craint que j’annule la Sélection.
— Il y a un moyen de découvrir la vérité ?
— J’ai l’intuition que si j’arrivais à entrer en contact avec
August, il saurait m’aiguiller. Je pourrais lui envoyer une
lettre, mais j’ai peur d’en dire trop par écrit. Et j’ignore si je
pourrais l’infiltrer au palais.
— Si nous allions lui rendre une petite visite ?
— Et comment comptez-vous vous y prendre ?
— Je vais y réfléchir.
Maxon me dévisage, soudain plongé dans ses pensées.
— C’est jubilatoire de ne pas avoir à surveiller ses
paroles, reprend-il. Au palais je dois toujours tourner ma
langue sept fois dans ma bouche. J’ai l’impression que
personne ne peut m’entendre ici. À part vous.
— Alors allez-y, dites ce qui vous passe par la tête.
Jouons au jeu de la vérité.
— Seulement si vous faites de même.
— Très bien.
— Alors, que voulez-vous savoir ?
Je chasse une mèche de cheveux de mon front. Je dois
commencer par quelque chose d’important et
d’impersonnel tout à la fois.
— Vous étiez au courant pour les carnets de Gregory
Illeá ?
— Non. Mais à présent je sais à quoi m’attendre. Père
m’a forcé à les lire. Si August était venu deux semaines plus
tôt, je l’aurais traité de menteur. C’est un pur scandale,
America. Vous n’êtes restée qu’à la surface. Je veux vous en
parler, mais je ne peux pas, c’est encore trop tôt.
— Je comprends.
— Dites-moi, comment les autres candidates ont-elles
appris que vous m’avez vu torse nu ? enchaîne Maxon.
— Nous étions en train d’admirer les gardes pendant
leur footing. J’ai dit que vous n’aviez rien à leur envier, torse
nu. Ça m’a échappé.
Maxon répond par un éclat de rire.
— Dans ces conditions, America, c’est plutôt flatteur.
— Vous avez déjà amené une autre fille ici ?
— Olivia. Une fois, et c’est tout.
Tiens, je m’en souviens, maintenant que j’y pense. Il
l’avait embrassée sur le toit, elle s’en était vantée après
coup.
— J’ai embrassé Kriss, bafouille Maxon sans me
regarder. Il n’y a pas longtemps. Pour la première fois. Je
vous dois la vérité.
Si je n’avais pas été aux premières loges, si je l’avais
appris ce matin, j’aurais peut-être fondu en larmes. Et
même si je ne suis pas surprise, ça fait mal de l’entendre.
Terriblement mal.
— C’est vraiment très gênant.
— À qui le dites-vous… Mais on ne peut pas y faire
grand-chose.
— Il y a beaucoup d’injustice là-dedans.
— Parce que vous considérez que c’est la justice qui
régit les autres domaines de notre vie ? Moi pas, réplique
Maxon avec un rire amer.
Je ne peux que lui donner raison.
— Maxon, je n’ai pas vraiment le droit de vous le dire –
et si votre père l’apprend, il me le fera payer très cher –,
mais… il m’a confié certaines choses. Et il a donné l’ordre
de ne plus envoyer de chèques de compensation à ma
famille. Je n’ai pas osé m’insurger, je ne voulais pas passer
pour une personne vénale.
— J’en suis désolé, répond Maxon, le regard dans le
vague. Hélas, je ne crois pas qu’il y ait de remède à cela,
America.
— Rien ne vous y oblige. Je voulais juste que vous soyez
au courant. Et je suis assez grande pour faire face.
— Vous êtes trop forte pour lui. Il ne vous comprend pas.
C’est alors que Maxon plante ses yeux dans les miens.
— Est-ce que… Accepteriez-vous cette danse ?
— Mais je danse comme un éléphant !
— Nous irons lentement.
Il m’attire vers lui et pose une main sur ma hanche. Je
glisse une main dans la sienne et, de l’autre, je ramasse les
pans de ma robe gorgés d’eau. Nous oscillons sur nous-
mêmes, presque immobiles. Je plaque ma joue contre son
torse, il appuie le menton sur mon crâne, et nous valsons au
rythme de la pluie qui s’abat sur nous. Entre les bras de
Maxon, j’ai l’impression que nos mauvaises expériences ont
été gommées pour laisser place à une émotion simple, pure.
Je ne dirais pas que c’est le destin qui nous a rapprochés,
mais il y a quelque chose à l’œuvre qui nous dépasse. Je
lève la tête et, toujours accrochée à Maxon, je l’embrasse.
Les gouttes qui tambourinent sur le toit font un bruit
d’enfer. Nous sommes seuls au monde.
Il m’a fallu du temps pour le comprendre, beaucoup de
temps, mais la certitude me frappe à la façon d’un éclair.
J’aime Maxon. Pour la première fois, je le sens au plus
profond de mon cœur. Et je l’accepte, tout naturellement.
Je l’aime.
Je ne peux pas mettre le doigt sur ce qui me rend si
certaine de mes sentiments mais je le sais, aussi sûrement
que je sais comment je m’appelle, de quelle couleur est le
ciel, combien font deux plus deux.
Et lui, est-ce qu’il m’aime aussi ?
À cet instant, Maxon se détache de moi.
— Vous êtes tellement jolie quand vous êtes décoiffée.
Je lâche un rire nerveux.
— Merci. Pour le compliment, pour la pluie, et parce que
vous ne m’avez pas abandonnée.
— Vous en valez la peine. En tout cas à mes yeux. Je ne
suis pas sûr que vous vous en rendiez bien compte.
J’ai l’impression que mon cœur va exploser et j’éprouve
l’envie subite que tout s’achève aujourd’hui. La seule façon
de freiner ce vertige qui me brouille les idées, c’est de jouer
cartes sur table. Pour l’instant, je range mon amour bien au
chaud dans mon cœur, un peu effrayée par sa force. Cela
doit rester un secret.
Maxon me plante un baiser sur le bout du nez.
— Allons nous sécher et regarder un film.
— Parfait.
Avant de descendre l’escalier, j’essaie d’essorer ma
robe mais cela ne sert à rien. Je vais devoir regagner ma
chambre en laissant une traînée derrière moi.
— Je vote pour une comédie.
— Et moi, pour un film d’action.
— Eh bien, vous venez de dire que vous étiez prêt à
faire des efforts pour moi, alors une comédie, point barre.
— Vous m’avez eu ! s’esclaffe Maxon.
Il rit encore quand il pousse le panneau qui donne accès
au petit salon, puis il se fige. Je jette un coup d’œil par-
dessus son épaule. Le roi Clarkson nous attend, l’air agacé,
comme à son habitude.
— Je suppose que l’idée vient de toi, Maxon.
— Je l’avoue.
— Tu te rends compte que tu aurais pu y perdre la vie ?
— Père, il n’y a pas de Renégats embusqués sur le toit,
réplique Maxon.
— Une seule balle suffit, Maxon. Tu sais que les effectifs
sont réduits, qu’on a dû envoyer des gardes surveiller les
maisons des familles de ces idiotes. Et des dizaines de nos
hommes ont disparu. Nous sommes vulnérables.
Le roi se détourne alors de son fils pour s’intéresser à
moi.
— Et qui peut m’expliquer pourquoi elle est toujours
fourrée dans les mauvais coups, celle-là ?
Nous demeurons plantés là, conscients qu’il n’y a rien à
ajouter pour notre défense.
— Va mettre de l’ordre dans ta tenue ! ordonne le roi. Il
y a du travail qui t’attend.
Maxon comprend aussitôt que ses projets pour la
journée tombent à l’eau.
— Très bien…
Son père l’attrape par le bras et le pousse en avant.
Maxon me souffle un « Désolé » par-dessus son épaule, je le
rassure d’un sourire.
Son père ne me fait pas peur. Les Renégats non plus,
d’ailleurs. Je sais désormais ce que Maxon signifie pour moi
et je suis prête à me battre.
11.

Mary ne me pose aucune question. Elle me débarrasse de


ma robe mouillée, m’en propose une autre, me recoiffe, un
sourire moqueur aux lèvres, et c’est toute pomponnée que
je retourne au Boudoir. Il pleut toujours des cordes et je suis
au septième ciel. Désormais la pluie va avoir une
signification spéciale pour moi. Une fois sortie de ma bulle,
je me rends compte que l’ultimatum des Renégats a plongé
le palais dans un désarroi oppressant. Mes camarades sont
nerveuses, elles ont la tête ailleurs.
Murée dans le silence, Celeste est en train de se vernir
les ongles et, de temps en temps, je vois ses mains
trembler. Elle corrige les bavures et continue tant bien que
mal. Un livre entre les mains, Elise semble fascinée par le
déluge qui s’abat derrière la vitre. Aucune n’a le courage de
finir ce qu’elle a commencé.
— Tu crois qu’il y a des gens qui se battent, dehors ? me
demande Kriss, la main suspendue au-dessus du coussin
qu’elle s’applique à broder.
— Je n’en sais rien. Ce n’est pas le genre des Renégats
de menacer tout le royaume pour garder ensuite les bras
croisés.
Je suis en train de jeter les bases d’une mélodie qui me
trotte dans la tête sur une partition vierge. Je n’ai rien
composé d’original au cours des six derniers mois. De toute
façon, ça ne sert pas à grand-chose. Lors des fêtes, les gens
préfèrent entendre des classiques, des valeurs sûres.
— Et tu crois que le roi nous cache le nombre réel de
morts ? souffle-t-elle.
— Possible. Si nous laissons tomber la Sélection, c’est
une victoire pour eux.
— Je reste, quoi qu’il arrive, déclare Kriss avant de
piquer son aiguille dans le coussin.
Au ton de sa voix, j’ai l’impression que c’est un message
qui m’est destiné. À croire qu’elle veut m’informer que rien
ne la fera renoncer à Maxon. Alors je réplique :
— Moi pareil.

Le lendemain, rien n’a vraiment changé, mais c’est la


première fois que je suis déçue de voir le soleil chasser les
nuages. L’inquiétude nous étouffe à la manière d’une chape
de plomb et tout le monde a du mal à tenir en place. J’ai
envie de courir, de dépenser toute cette énergie qui
s’accumule en moi.
Après le déjeuner, je retourne au Boudoir en traînant les
pieds. Elise a repris son livre, moi mes partitions, mais Kriss
et Celeste manquent à l’appel. Une dizaine de minutes plus
tard, Kriss nous rejoint avec des feuilles de papier et ses
crayons de couleur, elle va s’asseoir à son secrétaire.
— Tu vas dessiner quoi ?
— C’est juste pour m’occuper.
Elle reste assise un long moment, un crayon rouge à la
main, le nez au-dessus de la feuille.
— Je ne sais pas quoi faire, finit-elle par dire. Je l’aime.
Je ne veux pas partir, même si cela met des gens en danger.
— Le roi ne le permettra jamais, lui répond Elise.
— Mais il y a déjà des morts. Il faut juste que je pense à
autre chose.
— Je parie que Silvia aurait de quoi nous changer les
idées.
— Je suis désespérée, mais pas à ce point.
Et Kriss rit d’un rire sans joie. Elle pose la pointe de son
crayon sur la feuille et trace une courbe. C’est un bon
début.
— Tout va bien se passer, ajoute-t-elle. J’en suis sûre.
Je me frotte les yeux, les lignes de la partition se
brouillent devant moi. Il faut que je passe à autre chose.
— Je vais faire un petit tour dans une des bibliothèques.
Je reviens tout de suite.
Elise et Kriss ne m’entendent pas, elles se concentrent
sur leurs tâches respectives. Remontant le couloir, je me
dirige vers l’un des salons particuliers situés tout au bout du
couloir. Il y a dans ces rayonnages quelques livres qui
piquent ma curiosité depuis longtemps. La porte du petit
salon s’ouvre sans un bruit et je me rends compte que je ne
suis pas seule.
Assise en hauteur sur le rebord d’une fenêtre, comme
sur un perchoir, Celeste pleure à chaudes larmes. J’ai
l’impression de rêver. Celeste ne pleure pas. Elle ne peut
pas pleurer. Jusqu’à cet instant, je pensais même qu’elle
était née sans glandes lacrymales.
Il ne me reste plus qu’à m’en aller discrètement. Trop
tard. Elle m’aperçoit et sèche aussitôt ses larmes.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Rien. Excuse-moi. Je suis venue chercher un livre.
— Prends ton bouquin pourri et tire-toi ! De toute façon
tu obtiens toujours ce que tu veux.
Je demeure pétrifiée un instant. Elle pousse un énorme
soupir et quitte sa fenêtre pour aller chercher un de ses
nombreux magazines, qu’elle me balance au visage. Je
l’attrape maladroitement.
— Regarde par toi-même. Ton petit discours pendant le
Bulletin t’a propulsée à la première place. Les gens
t’adorent.
Elle a l’air de m’accuser, comme si j’avais tout planifié
depuis le début.
Remettant le magazine à l’endroit, je découvre que les
photos des quatre dernières candidates sont publiées sur
une demi-page avec les résultats d’un sondage. Au-dessus,
un titre aux caractères élégants pose la question suivante
aux lecteurs : VOUS, quelle reine voulez-vous ? Un
diagramme montre que trente-neuf pour cent des sondés
ont voté pour moi. Trente-neuf pour cent ! Moins que ce que
je pensais pour remporter la Sélection, mais beaucoup plus
que les autres. Des citations glanées auprès des personnes
interrogées sont imprimées à côté de ces résultats
ahurissants. L’une trouve que Celeste a le port d’une reine,
mais elle n’arrive qu’en troisième position. Une autre juge
Elise très distinguée, mais seuls huit pour cent des sondés
la soutiennent inconditionnellement. À côté de ma photo je
lis des déclarations qui me font monter les larmes aux yeux
: « Mlle America est l’héritière incontestable de la reine.
C’est une battante. On a besoin d’une personne comme elle
à la tête du royaume ! »
Je n’arrive pas à détacher mon regard du papier glacé.
— C’est… c’est vrai, tout ça ?
Celeste m’arrache le magazine des mains. Par son fiel,
elle arrive à gâcher la meilleure nouvelle que j’aie reçue
depuis le début de la compétition.
— Bien sûr que c’est vrai. Alors vas-y, ne te gêne pas,
épouse-le ! Deviens la princesse. Tout le monde va être ravi.
La pauvre petite Cinq qui met le grappin sur la couronne.
— Tu sais, je ne comprends toujours pas pourquoi ça te
tient tant à cœur. Tu finiras bien par épouser un Deux, de
toute façon. Et tu seras toujours célèbre une fois la
Sélection bouclée.
— C’est fini pour moi, America.
— Tu es mannequin, bon sang ! Tu as déjà tout.
— Mais pour combien de temps ? réplique-t-elle, puis,
presque en chuchotant, elle répète : Combien de temps
encore ?
— Comment ça, combien de temps ? Celeste, tu es
sublime. Toute ta vie tu vas rester une Deux.
— Tu crois que tu es la seule qui se sente piégée par sa
caste, hein ? Oui, je suis mannequin. Mais je ne sais pas
chanter. Je ne sais pas faire l’actrice. Quand les gens en
auront marre de ma tronche, je vais être balayée sous le
tapis. Il me reste cinq ans, dix à tout casser.
« Toi, tu as passé toute ta vie dans l’ombre, poursuit-
elle, le regard braqué sur moi. Et je vois bien que ça te
manque, parfois, l’anonymat. Eh bien moi, j’ai passé la
mienne dans la lumière. Peut-être que tu trouves ça idiot,
mais moi c’est une peur qui ne me lâche pas : je ne veux
pas perdre tout ça.
— C’est compréhensible, en un sens.
— Ah oui ? Tu trouves ?
— Oui. Mais Celeste, dis-moi, est-ce que tu l’apprécies
au moins un peu, Maxon ?
— Il est mignon. Et il embrasse bien, ajoute-t-elle avec
un sourire malicieux.
— Je sais.
— Je sais que tu sais. Et mon plan a pris un sacré coup
dans l’aile quand j’ai découvert à quel point vous étiez
proches. Je croyais qu’il me mangeait dans la main.
— Manipuler quelqu’un, ce n’est pas la bonne méthode
pour gagner son cœur.
— Je ne veux pas de son cœur. Il fallait juste un peu
jouer à l’allumeuse pour rester jusqu’au bout. D’accord, ce
n’est pas de l’amour. Je suis accro à la célébrité, pas à
l’amour.
Pour la première fois, Celeste ne se pose pas comme
mon ennemie. Tout s’explique. Oui, elle est machiavélique,
mais c’est le désespoir qui l’anime. Elle se sent obligée
d’intimider ses rivales pour obtenir ce qu’elle veut, ou ce
qu’elle croit vouloir.
— Primo, bien sûr que tu as besoin d’amour. Tout le
monde a besoin d’amour. Et ce n’est pas une honte de
vouloir la célébrité en prime. Deuzio, la Celeste Newsome
que je connais n’a pas besoin d’un homme pour être
célèbre.
En réponse, Celeste explose de rire.
— Je n’ai pas été très gentille avec toi, finit-elle par
admettre, sans le moindre regret.
— Tu as déchiré ma robe !
— Ben quoi, je la voulais, cette foutue robe !
Soudain, tout cela m’apparaît du plus haut comique. Les
prises de bec, les grimaces, les mauvais coups, les petites
lâchetés – on dirait une plaisanterie qui ne s’arrête pas.
Nous restons une bonne minute à rire de bon cœur, face à
face, et la glace est brisée.
Le rire de Celeste s’éteint très vite, elle détourne le
regard.
— J’ai été horrible avec toi, America. Absolument
odieuse. En partie à cause du stress, mais surtout parce que
j’étais prête à tout pour épingler la couronne… et Maxon à
mon tableau de chasse.
Stupéfaite, je vois ma main s’élever, comme si elle était
douée d’une vie propre, et lui tapoter l’épaule.
— Franchement, tu peux très bien te passer de Maxon
pour obtenir ce que tu veux dans la vie. Tu as l’énergie, le
talent, et aussi, c’est le plus important, tu en as les moyens.
La moitié du pays vendrait un rein pour être à ta place.
— Ce n’est pas que je ne suis pas consciente de la
chance que j’ai. C’est juste que c’est compliqué de me
résoudre à… je ne sais pas, à me contenter de moins.
— Alors ne te résous pas.
— Je n’avais aucune chance, pas vrai ? Il n’avait d’yeux
que pour toi depuis le début.
— Pas seulement moi. Il y a Kriss. Elle est en bonne
position, elle aussi.
— Tu veux que je lui pète les genoux ? Ça peut
s’arranger. Hé, je plaisante.
— Tu veux revenir avec moi au Boudoir ? Les journées
sont interminables et, sans toi, ce n’est pas vraiment la
même chose.
— Pas tout de suite. Je n’ai pas envie que les autres
voient que j’ai pleuré.
— Je ne dirai rien, promis.
— Merci.
Un silence tendu, presque gêné, tombe sur nous. J’ai la
sensation d’avoir vécu un bouleversement dans ma relation
avec Celeste. Je ne sais pas si je vais pouvoir passer
l’éponge sur tout ce qu’elle m’a fait, mais je comprends
mieux ses motivations. Comme il n’y a rien à ajouter, je lui
fais au revoir de la main et je la laisse seule.
Ce n’est qu’après avoir fermé la porte du salon que je
me rends compte que j’ai oublié mon livre. Et je repense
aux pages lustrées du magazine avec mon portrait et le «
39 % » imprimé juste à côté. Il va falloir que j’attire
l’attention de Maxon au cours du dîner. Il doit connaître les
résultats du sondage. J’espère que cela va peser sur ses
sentiments. J’espère. Je croise les doigts.
Alors que je m’engage dans le corridor qui mène au
Boudoir, un visage familier me rappelle que j’ai encore
d’autres projets à très court terme. Je n’ai pas oublié que j’ai
promis à Maxon de trouver un moyen de rencontrer August
à l’extérieur du palais et je crois que la chance est avec moi.
Aspen remonte le couloir dans le sens inverse, plus
grand et plus athlétique encore que la dernière fois où nous
nous sommes croisés. Plusieurs gardes patrouillent à
quelques mètres, trop loin pour nous entendre. Je lui fais
signe d’approcher.
— Salut. J’ai besoin de ton aide.
Sans ciller, il répond :
— Compte sur moi.
12.

J’avais raison. Aspen connaît le palais comme sa poche et il


sait exactement quel trajet prendre pour en sortir ni vu ni
connu.
— Vous êtes sûre que c’est une bonne idée ? me
demande Maxon le lendemain soir tandis que nous nous
préparons dans ma chambre.
— Il faut qu’on sache ce qui se passe vraiment. Et je
suis certaine qu’on ne court aucun risque.
J’ai laissé la porte de la salle de bains entrouverte et
nous discutons ainsi tout en enfilant notre déguisement.
J’entends sa veste, puis son pantalon, tomber sur le
carrelage, il les troque contre le jean et la chemise en coton
qu’Aspen a accepté de lui prêter. Des vêtements qui vont
être un peu grands pour lui, mais qui sauront lui donner la
dégaine d’un Six. Un collègue d’Aspen a mis à ma
disposition ses habits à lui, et même s’il est moins costaud,
je dois faire plusieurs revers à mon pantalon.
— Vous semblez accorder une confiance aveugle à ce
garde, fait remarquer Maxon sur un ton que je n’arrive pas à
définir.
— Mes femmes de chambre m’ont assuré que c’est l’un
des plus fiables. Et il m’a conduite au refuge la fois où les
Renégats du Sud ont plongé le palais dans la panique. Il est
toujours sur le qui-vive, même quand tout est calme. J’ai un
bon pressentiment à son sujet. Nous pouvons le suivre les
yeux fermés.
— Qui vous a dit qu’il pourrait nous faire sortir du palais
?
— Personne ne me l’a dit. Je le lui ai demandé.
— Et il vous a répondu, sans arrière-pensée ?
— J’ai d’abord précisé que c’était pour vous, bien
entendu.
Maxon laisse échapper une sorte de soupir.
— Je suis toujours d’avis que vous devriez rester au
palais.
— Je viens avec vous, Maxon. Vous êtes prêt ?
— Oui. Il ne manque plus que les chaussures.
J’ouvre la porte de la salle de bains. Maxon me toise des
pieds à la tête, avant d’éclater de rire.
— Pardonnez-moi. J’ai l’habitude de vous voir dans des
tenues plus féminines.
— Vous aussi, j’aurais du mal à vous reconnaître sans
votre costume.
Même s’il flotte dans les habits d’Aspen, Maxon n’est
pas mal du tout avec un bon vieux jean. Veste et chemise
boutonnée ont laissé la place à un T-shirt qui met en valeur
les muscles de ses bras puissants.
— Ce pantalon en toile denim pèse un âne mort. Qu’est-
ce que vous trouvez à un vêtement aussi inconfortable ?
s’exclame-t-il.
Il n’a pas oublié que j’avais sollicité l’autorisation de
porter un jean le jour de mon arrivée au palais.
— J’aime bien, c’est tout.
Il m’adresse un sourire un peu moqueur et va ouvrir un
tiroir de ma commode sans même me demander la
permission. Il en extirpe une cordelette rouge foncé qu’il
revient glisser dans les passants de mon jean, à la façon
d’une ceinture.
— Il faut à tout prix retenir ce pantalon, sinon la soirée
va se conclure par un outrage aux bonnes mœurs. Déjà que
ce que nous entreprenons est un pur scandale. Écoutez,
ajoute-t-il en nouant la cordelette, nous allons nous exposer
à de grands dangers. Si la menace se précise, je veux que
vous preniez vos jambes à votre cou, compris ? N’essayez
pas de retrouver à tout prix le chemin du palais. Cherchez
asile auprès d’un citoyen de bonne volonté.
— Prier des inconnus de me cacher, même
temporairement, c’est presque aussi risqué que combattre
les Renégats. Le peuple en veut sûrement aux candidates
qui préfèrent rester dans la compétition.
— Si l’article que Celeste vous a montré hier dit vrai, ces
gens-là sont fiers de vous.
Un coup frappé à la porte interrompt notre échange.
Maxon va ouvrir. Aspen s’introduit dans ma chambre
accompagné d’un second garde et s’incline bien bas.
— Votre Altesse. Mlle America m’a confié sous le sceau
du secret que vous deviez sortir de l’enceinte du palais.
— Tout à fait. Et j’ai cru comprendre que vous êtes
l’homme de la situation, répond Maxon en cherchant, du
regard, l’insigne d’Aspen. Officier… Leger.
— C’est un jeu d’enfant, croyez-moi. Ce qui sera
certainement plus compliqué, c’est de faire en sorte que
cela ne se sache pas.
— Comment cela ?
— Eh bien, je suppose que vous avez une excellente
raison pour sortir ainsi, à la faveur de la nuit, sans en
informer le roi. S’il nous pose des questions bien ciblées,
nous ne serons pas en mesure de lui mentir, assure Aspen,
cherchant confirmation auprès de son collègue.
— Je ne vous demande pas de mentir. J’espère pouvoir
parler de tout cela à mon père dans les plus brefs délais,
mais ce soir la discrétion doit être de mise.
— Cela ne devrait pas poser problème. Si vous me
permettez, cependant, il serait plus judicieux que la
demoiselle ne quitte pas le palais.
Maxon me lance un coup d’œil triomphant, comme s’il
était sorti vainqueur d’une dispute. Je bombe le torse.
— Je ne vais pas rester ici à me tourner les pouces. J’ai
déjà été pourchassée par les Renégats une fois, j’en suis
sortie indemne.
— Mais ce n’étaient pas des Sudistes, réplique Maxon.
— Ne discutez pas. Nous perdons un temps précieux.
— Vous avez entendu, personne ne veut vous
embarquer dans cette galère.
— Et vous avez entendu, je viens, que cela vous plaise
ou non.
Résigné, Maxon se coiffe d’une casquette.
— Alors, que fait-on ?
— C’est très simple, déclare Aspen. Deux fois par
semaine, une camionnette va chercher dans les entrepôts
royaux de quoi approvisionner le garde-manger du palais. Il
arrive que le maître queux se retrouve à court de munitions,
si je puis dire, durant la semaine, alors il charge un de ses
commis de faire une nouvelle sortie, sous la protection de
plusieurs gardes.
— Et personne ne se doutera de rien ?
— Souvent, tout se passe de nuit. Si le maître queux dit
qu’il n’y a pas assez d’œufs pour le petit déjeuner, il y a
intérêt à trouver une solution avant le lever du jour. Alors
non, personne ne se doutera de rien.
Convaincu, Maxon court chercher le pantalon de son
costume dans la salle de bains. Il plonge la main dans une
poche, en sort un petit papier.
— J’ai réussi à faire passer un message à August. Il m’a
demandé de le rejoindre à cette adresse.
Il présente le papier à Aspen, qui le lit et le montre à son
collègue.
— Tu sais où ça se trouve ?
Le second garde – un jeune homme au teint mat qui
s’appelle Avery, d’après son insigne – acquiesce.
— Il s’agit d’un quartier mal famé, mais assez proche de
la zone des entrepôts. Il nous sera facile de passer
inaperçus.
— Fort bien, dit Aspen. Mademoiselle, cachez donc vos
cheveux sous votre couvre-chef.
J’entortille mes cheveux et les fourre sous la casquette
que m’a donnée Aspen. J’arrange quelques mèches rebelles
puis me tourne vers Maxon pour lui montrer le résultat.
— Ça va comme ça ?
— Parfait, répond-il en s’étranglant de rire.
Je lui assène un petit coup de poing sur le bras, par jeu.
Dans le regard d’Aspen, une immense tristesse. Nous nous
sommes cachés dans une cabane entre les branches d’un
arbre pendant deux ans, et voilà que je m’aventure dans les
rues d’Angeles, passé l’heure du couvre-feu, avec l’homme
que les Renégats du Sud veulent accrocher coûte que coûte
à leur tableau de chasse.
Ce regard me fait l’effet d’une gifle. Même si je suis
amoureuse de Maxon, Aspen compte toujours pour moi et je
ne veux pas lui causer de chagrin.
Maxon n’a pas le temps de remarquer quoi que ce soit.
Aspen reprend très vite contenance et il nous invite à le
suivre.
Nous nous insinuons dans le couloir, les deux gardes à
la tête du petit groupe, et nous descendons à pas de loup
l’escalier en colimaçon qui débouche sur l’immense refuge
réservé à la famille royale. Au lieu de franchir les lourdes
portes en acier, nous rasons le mur et nous gravissons un
autre escalier pour débarquer au beau milieu des cuisines.
Je reçois en pleine figure un tourbillon d’air chaud et le
parfum du pain en train de cuire me fait saliver. Une fraction
de seconde, j’ai l’impression d’être revenue à la maison. Je
m’attendais à une grande salle blanche et propre, un peu
comme un bloc chirurgical, à l’image des boulangeries
aseptisées qu’on a en Caroline dans les beaux quartiers. Au
lieu de ça, c’est un joyeux fouillis : d’immenses tables en
bois disparaissent sous des montagnes de légumes qui
attendent qu’on les épluche ; des Post-it sont collés un peu
partout, rappelant qui doit faire quoi. C’est un endroit
chaleureux et accueillant, assez grand pour accueillir toute
une armée de commis.
— Baissez la tête, chuchote Avery.
Nous nous exécutons.
— Delilah ? lance Aspen.
— Une seconde, mon tout beau ! répond une voix
rocailleuse.
Des pas lourds, puis la voix s’élève à nouveau, une voix
de femme qui parle avec l’accent traînant du Sud :
— Leger, mon chou, comment va ?
— On fait aller. Je viens d’apprendre qu’il y a une
livraison à aller récupérer, je me demandais si tu avais une
liste pour moi.
— Une livraison ? J’étais pas au courant.
— Bizarre. J’étais sûr, pourtant.
— Vaudrait mieux que t’ailles voir, quand même.
Faudrait pas qu’on rate quelque chose.
— T’as raison, réplique Aspen. Ça ne devrait pas être
trop long. À plus, Delilah. Si tu dors quand je reviens, je
remets les clefs sur le crochet.
J’entends cliqueter un trousseau de clefs.
— Parfait, mon cœur. Viens me rendre visite un de ces
quatre. Ça fait un bail.
— Compte là-dessus.
Aspen s’éloigne déjà, nous le suivons en silence. Je ne
peux pas contenir un petit sourire. La femme, Delilah, a la
voix grave, une voix de femme mûre. Elle aussi a succombé
au charme d’Aspen.
Nous remontons une large rampe et arrivons devant de
lourdes portes. Aspen soulève le loquet, pousse les battants.
Une camionnette noire nous attend dehors.
— Vous allez devoir rester à l’arrière, même si ce n’est
pas équipé pour, chuchote Avery.
Le voyage ne va pas être de tout repos, mais personne
ne risque de nous reconnaître, c’est le principal.
Aspen ouvre déjà le hayon.
— Mademoiselle, me lance-t-il en m’aidant à monter
dans le van. Votre Altesse…
Maxon grimpe seul à l’arrière de la camionnette et
passe devant moi pour inspecter notre nouveau décor. Je
distingue des caisses et des étagères fixées sur la structure
de la carrosserie – à part ces détails, cela ressemble à un
gros cube en métal.
— Approchez, America. Nous allons nous appuyer contre
l’étagère.
— Nous essaierons de conduire sans à-coups, promet
Aspen avant de refermer les portes du van avec un regard
solennel.
L’obscurité est totale. Je me serre contre Maxon.
— Vous avez peur ?
— Non.
— Moi non plus.
Nous sommes de fameux menteurs.
13.

Je ne sais pas depuis combien de temps nous roulons, mais


c’est sportif. Afin de garantir un minimum de stabilité,
Maxon s’est adossé à l’étagère et il a étendu sa jambe de
façon à me retenir contre la cloison du fourgon. Malgré ses
efforts, nous perdons l’équilibre à chaque virage.
— Je n’aime pas aller à l’aveugle, grogne Maxon.
— Vous vous êtes déjà promené dans les rues d’Angeles
?
— Seulement en voiture.
— Dites-moi, c’est normal que je me sente plus à l’aise
quand je vais rejoindre des Renégats que quand je dois
accueillir les princesses de la délégation italienne ?
— Vous êtes bien la seule.
Pas facile de discuter, entre les rugissements du moteur
et le grincement des essieux. Du coup, nous préférons nous
taire. Dans l’obscurité, les bruits prennent une autre
dimension, un relief inattendu. Les odeurs aussi. Il y a des
effluves de café dans l’air. Impossible de dire si l’odeur
imprègne la fourgonnette ou si nous sommes passés devant
une brûlerie. Au bout de ce qui me paraît une éternité,
Maxon se rapproche de moi.
— Je regrette que vous ne soyez pas restée au palais,
mais je suis heureux de vous avoir à mes côtés.
J’ai un petit rire. Je doute qu’il m’ait entendue, mais il l’a
sûrement senti.
— Promettez-moi que vous prendrez vos jambes à votre
cou à la moindre alerte, poursuit-il.
— Je vous le promets.
Le fourgon heurte un nid-de-poule et fait une embardée,
mais Maxon me rattrape. Nos visages se frôlent et l’envie de
l’embrasser monte en moi à une vitesse phénoménale. Le
prince se rapproche de moi ; il va m’avouer qu’il m’aime, je
le sens, c’est imminent.
À la seconde où nos lèvres vont se toucher, le van freine
brusquement et nous sommes projetés vers l’avant. Je me
cogne la tête, Maxon me rentre dedans.
— Aïe ! America, vous vous êtes fait mal ?
— Non. Mes cheveux et ma casquette ont amorti le
choc.
Le véhicule fait marche arrière à vitesse réduite, puis,
au bout de quelques secondes, il stoppe net et le moteur se
tait. Maxon change de position, j’ai l’impression qu’il s’est
accroupi face au hayon. Je l’imite. La lumière d’un
lampadaire se déverse à l’arrière de la camionnette et je
plisse les yeux, un instant aveuglée. Le hayon a été ouvert,
quelqu’un grimpe à l’intérieur.
— Nous sommes arrivés à bon port, déclare Avery. Ne
vous éloignez pas.
Maxon se met debout et saute à bas du fourgon, puis il
me prend dans ses bras pour m’aider à descendre. Ce que
je remarque en premier, c’est le mur en briques qui nous
piège au fond d’un cul-de-sac, puis des relents âcres de
pourriture. Aspen se poste devant nous pour inspecter les
alentours, son arme à la main. Il se dirige ensuite vers une
porte maculée de suie. Il frappe, attend. La porte
s’entrouvre enfin, retenue par une chaînette qui empêche
les intrus d’entrer sans y être invités. J’ai le temps
d’apercevoir les yeux d’August avant que la porte ne se
referme pour s’ouvrir à nouveau, cette fois-ci en grand.
August nous fait signe de le suivre, et sans traîner.
Dans une pièce mal éclairée se tient Georgia, flanquée
d’un adolescent que je ne reconnais pas. Elle est aussi
nerveuse que nous, cela saute aux yeux, et je me précipite
vers elle pour la serrer dans mes bras. Elle se laisse faire.
— Vous avez été suivis ? s’inquiète-t-elle.
— Non, répond Aspen. Mais faites vite.
Elle me guide vers une petite table et m’invite à y
prendre place. Maxon s’assied à côté de moi, imité par
August et par le jeune garçon toujours anonyme.
— Est-ce que la situation est catastrophique ? demande
Maxon, de but en blanc. J’ai le sentiment que mon père me
cache certaines choses.
— D’après les informations qui nous parviennent, les
victimes sont moins nombreuses qu’on pourrait le craindre.
Les Sudistes sèment le chaos, comme à leur habitude, mais
il y a moins de trois cents agressions à déplorer.
Je pousse un cri d’horreur. Trois cents agressions ? Et
August veut nous faire croire que ce n’est pas une
catastrophe ?
— America, cela pourrait être pire, tout bien considéré,
me rassure Maxon.
— Le prince a raison. Bien pire, renchérit Georgia.
— Voilà leur stratégie : ils commencent par le sommet
de la pyramide, puis ils s’attaquent progressivement aux
plus modestes. Ce n’est qu’une question de temps. Nous
demeurons vigilants et nous vous tiendrons au courant dès
qu’apparaîtront des éléments nouveaux. Nous avons des
appuis dans chaque province, des sentinelles en quelque
sorte. Mais ces sentinelles doivent agir sans attirer
l’attention, sous peine de subir un châtiment exemplaire.
— Faut-il se plier à leurs revendications ? demande
Maxon.
— Croyez-nous sur parole, répond Georgia. Si vous
cédez, cela n’arrangera rien.
— Mais on ne peut pas garder les bras croisés.
— Vous avez déjà fait beaucoup. Enfin, c’est elle qu’il
faut remercier, rectifie August en me désignant du doigt. On
me dit que les fermiers ont toujours leur hache avec eux
quand ils vont travailler aux champs, que les couturières
marchent dans la rue leurs ciseaux à la main, et qu’on a
même vu des Deux se pavaner armés de sprays
paralysants. Quelle que soit leur caste, il ne fait aucun
doute que les citoyens d’Illeá sont prêts à réserver un
accueil très particulier aux Renégats en cas d’attaque. Votre
peuple ne veut plus vivre dans la peur. Il a pris les armes.
Des larmes me montent aux yeux. Pour la première fois,
j’ai l’impression d’avoir fait œuvre utile au sein de la
Sélection. Maxon me serre la main. Ce que j’ai accompli est
aussi un motif de fierté pour lui.
— Cela me rassure. Mais ce n’est pas assez.
— Nous nous sommes demandé si nous étions en
mesure de les attaquer à notre tour, explique August. Ce ne
sont pas des soldats aguerris – ils agressent moins
expérimenté qu’eux, c’est là tout leur talent. Nos sentinelles
gardent toujours les yeux ouverts, malgré les risques
encourus. Nous pourrions nous reposer sur elles pour une
riposte surprise… On peut dire que nous formons déjà une
armée, une armée hétéroclite, certes, et dont les rangs sont
peuplés de soldats sans armes ni munitions. On ne peut pas
espérer venir à bout des Sudistes en leur lançant des
briques ou en leur donnant des coups de râteau.
— Vous voulez des armes ?
— Si vous en avez, je ne dirais pas non.
— Vous êtes sur le terrain, vous pouvez vous jeter dans
la bataille à tout moment. Mais l’idée d’envoyer mon peuple
affronter ces barbares ne me plaît guère. Ce serait les
condamner à une mort certaine.
— Je ne peux pas avancer le contraire.
— Autre problème : qui peut me garantir que vous ne
retournerez pas ces armes contre moi ?
— Je m’y engage personnellement. C’est une promesse
que je vous fais. Nous n’avons qu’un objectif, la fin du
système de castes, et dans cet objectif nous sommes prêts
à vous soutenir contre vents et marées. Ce n’est pas mon
intérêt de vous faire du mal, Maxon, et vous le savez. Sinon,
vous n’auriez pas pris le risque de venir jusqu’ici, conclut
August.
— Votre Altesse, lance Aspen, pardonnez mon
interruption, mais certains d’entre nous aimeraient voir les
Renégats du Sud mordre la poussière autant que vous. Pour
ma part, je me porte volontaire pour initier quiconque le
souhaiterait aux techniques de combat au corps à corps.
Maxon le remercie d’un hochement de tête avant de
s’adresser de nouveau à August.
— Il va me falloir du temps pour considérer votre
proposition. Je peux peut-être former certains de vos
hommes, mais vous fournir des armes, c’est exclu. Même si
je n’ai aucun doute quant à la pureté de vos intentions, je
n’ose imaginer la réaction de mon père si ces choses
venaient à se savoir.
— En effet. Il serait plus sage de vous remettre en route
sans tarder. Je vous contacte dès que nous avons plus
d’informations, mais pour l’instant vous pouvez vous
tranquilliser. Nous ne pouvons espérer mieux, déclare
August en tendant un petit papier à Maxon. Voici notre
numéro de téléphone. Vous pouvez appeler en cas
d’urgence. C’est Micah ici présent qui s’occupe de la
logistique.
Là-dessus, August désigne le jeune garçon qui s’est
tenu en retrait pour laisser les autres parler. Micah se mord
la lèvre et opine furtivement. Sa timidité n’arrive pas à
cacher l’enthousiasme qui bouillonne en lui.
— Très bien. Je me servirai de ce numéro avec
discernement. Vous aurez très vite de mes nouvelles,
déclare Maxon.
Tout le monde se met debout. Georgia contourne la
table pour venir me parler.
— Soyez prudents sur la route du retour. Et ce numéro
de téléphone t’est destiné à toi aussi, tu sais.
— Merci.
Sur le seuil du bâtiment, je jette un dernier coup d’œil à
nos amis avant que la porte claque derrière moi. J’entends
qu’on la ferme à double tour.
— Éloignez-vous du véhicule ! ordonne Aspen, d’une
voix impérieuse.
Je me retourne, étonnée. C’est alors que je comprends
qu’il ne s’adresse pas à moi. Quelques hommes dépenaillés
encerclent la camionnette ; l’un d’eux a un démonte-pneu à
la main, il s’apprête de toute évidence à s’en servir. Deux
autres tentent d’ouvrir le hayon.
— Filez-nous la bouffe et on vous laisse tranquille, lui
répond le plus jeune de la bande.
Dans sa voix perce le désespoir.
Je n’avais pas remarqué qu’est fixé sur le côté du van un
immense autocollant qui représente les armoiries d’Illeá.
Qui a été assez bête pour le laisser en évidence ? Si
quelqu’un nous reconnaît, Maxon et moi, nous sommes
fichus. C’en est fini de notre petite escapade.
— La camionnette est vide, déclare Aspen en gardant
son sang-froid. Et même s’il y avait de la nourriture, ce n’est
pas un libre-service.
— Regardez comme leurs larbins ont bien retenu la
leçon, fait remarquer un autre homme avec un sourire
amusé qui montre qu’il lui manque quelques dents. Tu étais
quoi avant ?
— Éloignez-vous du véhicule.
— Tu n’étais pas un Deux ni un Trois, sinon papa et
maman t’auraient évité l’armée en graissant les bonnes
pattes, ricane l’homme édenté, esquissant quelques pas
dans notre direction. Alors, fiston, tu viens de quelle caste ?
— Reculez. Tout de suite, gronde Aspen, une main sur la
crosse de son arme.
— Gaffe, gamin, tu ne sais pas à qui tu as affaire.
— Attendez ! s’exclame quelqu’un. C’est la fille. C’est
une des Sélectionnées !
Je me retourne brusquement et la lumière du
lampadaire frappe mon visage.
— Attrapez-la ! braille le plus jeune.
Maxon me tire vers l’arrière de ses bras puissants et
dissimule mon visage. Aspen et Avery dégainent leur arme
pour tenir les hommes en respect. En une fraction de
seconde, nous nous retrouvons acculés, Maxon et moi, le
dos contre le mur en briques du cul-de-sac.
— Je ne veux pas vous tuer, annonce Aspen. Du balai.
Dégagez !
L’homme édenté a un rire sinistre et il lève les bras,
pour nous rassurer sur ses intentions. Alors, comme par
magie, un pistolet se matérialise dans sa main. Aspen tire,
des coups de feu lui répondent.
— Vite, America, s’affole Maxon.
Vite, mais pour aller où ? Mon cœur galope dans ma
poitrine. À cet instant je comprends que Maxon veut me
faire la courte échelle et tout devient clair. Il se penche et
entrelace ses mains ; je pose un pied sur cet escabeau
improvisé, il me transmet de l’élan et mes doigts
s’agrippent au mur. La panique me donne des ailes et je me
hisse au sommet. Arrivée en haut, je me rends compte que
j’ai encore la moitié du chemin à faire, et surtout que j’ai
une sensation bizarre dans le bras. Je me laisse pendre de
l’autre côté du mur avant de lâcher et de m’étaler
lourdement sur le bitume. J’ai dû me casser quelque chose,
mais j’ai promis à Maxon de prendre mes jambes à mon cou
en cas de danger, et j’ai bien l’intention de lui obéir.
Je ne sais pas pourquoi mais j’étais certaine qu’il allait
me suivre, et c’est la surprise quand j’arrive au bout de la
rue et qu’il n’est pas là, juste derrière. Quelle idiote. Qui va
lui faire la courte échelle ? À cet instant, mon bras est
parcouru par une douleur atroce, semblable à une brûlure.
Je l’examine à la lumière anémique d’un lampadaire, une
substance rougeâtre jaillit d’une déchirure dans ma
manche.
On m’a tiré dessus.
On m’a tiré dessus ?
Il y avait des armes, les balles sifflaient près de mes
oreilles, mais cela me paraît encore irréel. Pourtant, la
douleur qui me cisaille le bras me crie que je n’ai pas rêvé.
Et ce n’est pas en plaquant ma main sur la blessure que
cela va arrêter le sang.
Je balaie la rue du regard. Pas un chat.
Bien sûr qu’il n’y a pas un chat. Nous sommes sortis
après le couvre-feu. Je me suis tellement habituée à la vie
au palais que j’ai oublié que le monde extérieur s’arrête de
fonctionner dès onze heures du soir. Si je croise la route
d’un policier, je suis bonne pour le cachot. Et comment je
vais expliquer ça au roi ? Comment expliquer qu’une balle
t’a traversé le bras, America ? Comment tu vas t’en sortir
cette fois-ci ?
Je me mets en route en rasant les murs. Je ne sais pas
où aller, je n’ai aucune idée de l’endroit où je me trouve. Et
mon bras me fait un mal de chien. Difficile d’avoir les idées
claires dans ces conditions. Je m’engage dans une ruelle
logée entre deux immeubles décrépis. Rien qu’à voir ce
coupe-gorge, je devine que je ne suis pas dans le quartier le
plus sûr de la ville. En règle générale, seuls les Six et les
Sept vivent entassés les uns sur les autres.
Je trouve refuge derrière une montagne de sacs-
poubelle. Il fait frais ce soir, mais le soleil a eu tout le temps
de chauffer les ordures dans la journée et une odeur
pestilentielle s’en dégage. Entre mon bras meurtri et la
puanteur, j’ai le cœur au bord des lèvres. Je retrousse ma
manche, les mains tremblantes, en tâchant de ne pas
toucher la plaie. Je plie le bras et la douleur est telle que je
dois étouffer un hurlement. Je me mords la lèvre jusqu’au
sang, mais une plainte m’échappe et résonne dans la ruelle.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? lance une petite voix.
Je relève brusquement la tête. Deux grands yeux brillent
dans les profondeurs.
— Qui est là ?
— Tu n’as rien à craindre. Moi aussi, je passe une
mauvaise soirée.
Une sans-abri d’une quinzaine d’années émerge de
l’obscurité et vient étudier mon bras. Elle siffle entre ses
dents avant de déclarer, d’un air plein de pitié :
— Ça a l’air de faire drôlement mal.
Je bredouille :
— Je me suis fait tirer dessus.
Elle me regarde, pas très rassurée.
— Tu t’es fait tirer dessus ? Je ne sais pas qui tu es ni ce
que tu as fait, mais ce n’est pas malin de mettre les
Renégats en rogne, tu sais ?
— Quoi ?
— Ça ne fait pas longtemps que je suis à la rue, mais je
sais qu’il n’y a que les Renégats qui ont des armes. Alors ne
va pas les énerver, c’est un conseil.
Je ne me suis jamais demandé où les Renégats
trouvaient leurs armes. Sûrement au marché noir. Il n’y a
que les gardes royaux et les forces de l’ordre qui ont le droit
d’être armés. August lui-même vient d’avouer que la plupart
des Nordistes en trouvent facilement. Je me demande si lui
aussi, il a pris ses précautions ce soir avant de nous
recevoir.
— Tu t’appelles comment ? Je vois bien que tu es une
fille, sous tes guenilles.
— Ame.
— Moi, c’est Paige. Tu n’es pas une Huit depuis très
longtemps, toi non plus, on dirait. Tes habits sont plutôt
propres.
Elle palpe mon bras avec des gestes d’une infinie
douceur et inspecte la blessure d’un œil expert.
— Tu peux mourir de faim si tu te retrouves seule. Tu as
un endroit où aller ?
— Pas vraiment.
Une vague de douleur me fait frissonner des pieds à la
tête. Elle opine, comme si elle prenait la mesure de mes
ennuis.
— Moi, je vivais avec papa. On était des Quatre à
l’époque, on avait un petit restaurant et ce restaurant, ma
grand-mère a décidé que le jour où il allait mourir mon père
devait le laisser à sa sœur, pas à moi. Elle avait peur que
ma tante se retrouve sans ressources, je crois. Enfin bref,
ma tante me déteste, depuis toujours. Elle a hérité du
restaurant et, dans la foulée, elle s’est retrouvée avec sa
nièce sur les bras. Ça ne l’arrangeait pas du tout.
« À peine deux semaines après la mort de papa, elle a
commencé à me frapper. J’ai dû voler dans les magasins
parce qu’elle ne me donnait rien à manger, elle disait que
j’étais trop grosse. J’ai eu l’idée d’aller chez une copine,
mais ma tante pouvait très bien m’y découvrir, alors je suis
partie pour de bon. J’ai pris de l’argent avec moi, mais pas
assez. Et de toute façon on m’a tout volé la deuxième nuit…
J’observe Paige tout en écoutant sa triste histoire. Sous
l’épaisse couche de crasse, on devine que c’est une jeune
fille habituée à un certain niveau de vie. À présent elle doit
se plier à la loi de la jungle, si elle veut survivre. Est-ce
qu’elle a une autre issue ?
— Cette semaine j’ai rencontré une bande de filles,
poursuit-elle en baissant les yeux. On travaille ensemble et
on partage les profits. Si tu arrives à ne pas penser à ce que
tu fais, ça va. Moi, il faut que je pleure un bon coup après.
C’est pour ça que je me cache ici. Si les autres filles te
voient pleurer, elles te font passer un mauvais quart
d’heure. J.J. dit qu’elles essaient simplement de m’endurcir
et que j’ai intérêt à ne pas faire ma chochotte, mais ça fait
toujours mal… En tout cas, tu es jolie. Elles seraient
contentes de t’avoir dans leur bande, c’est sûr.
Mon estomac se soulève. En l’espace de quelques
semaines, la pauvre a perdu sa famille, son foyer, sa
dignité. Et pourtant, n’écoutant que sa gentillesse, elle reste
accroupie à côté de moi – moi qui ai été pourchassée par
une meute de Renégats, moi qu’elle devrait fuir comme la
peste.
— On ne peut pas t’emmener voir un médecin mais
elles trouveront bien quelque chose pour calmer la douleur.
Et il y a ce type qu’elles connaissent qui pourra te recoudre.
Mais je te préviens, tu vas devoir les rembourser en
travaillant pour elles... Tu n’es pas très causante, pas vrai ?
me fait Paige.
— Pas quand je me suis pris une balle dans le bras.
Son rire, spontané, est contagieux. Elle s’installe plus
confortablement près de moi.
— Si tu ne veux pas m’accompagner, je comprends.
C’est dangereux, et c’est pas très drôle.
— Je… est-ce qu’on peut rester sans parler une minute ?
— Oui. Tu veux que je m’en aille ?
— Non. Surtout pas.
Et elle demeure assise, aussi silencieuse qu’une souris.
J’ai la sensation que des années s’écoulent, même si cela
doit faire une vingtaine de minutes que nous sommes
cachées là, tout au plus. La douleur devient de plus en plus
aiguë et je perds progressivement espoir.
Est-ce que Maxon s’en est sorti ? Et Aspen ?
Les Renégats étaient plus nombreux, mais Aspen et
Avery sont des tireurs d’élite. Et si les hommes m’ont
reconnue aussi vite, est-ce qu’ils ont fini par reconnaître
Maxon ? Ce serait la catastrophe. J’essaie de me convaincre
qu’ils sont sains et saufs, qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter.
Mais qu’est-ce que je vais devenir si Aspen se fait tuer ? Ou
Maxon…
Soudain, un bruit.
— Chut ! Tu as entendu ? je demande à Paige.
Nous nous tournons vers la rue principale.
— … Max, hurle une voix dans le lointain. Sors de ta
cachette, Ame. C’est Max.
Je me mets debout, au prix de mille efforts, et je me
traîne jusqu’à l’entrée de la ruelle, Paige sur les talons. La
camionnette du palais est en train de remonter la rue à une
vitesse d’escargot. J’aperçois des têtes penchées aux
portières : les occupants du véhicule inspectent les
environs.
— Paige, tu veux venir avec moi ?
— Où ?
— Je te garantis que tu auras un vrai travail et que tu
n’auras jamais faim, et personne ne te fera du mal, jamais.
— Alors d’accord, je viens, répond ma nouvelle amie,
émue aux larmes.
Je l’attrape par la main et nous nous aventurons dans la
rue, à la lumière. Je crie à pleins poumons :
— Max ! Max !
Le van pile au beau milieu de la chaussée, la portière
s’ouvre et Maxon, Aspen et Avery déboulent sur le trottoir. Je
lâche la main de Paige et je me jette dans les bras de
Maxon. Il me serre contre lui, ce qui m’arrache un
hurlement.
— Qu’y a-t-il ?
— Les Renégats m’ont tiré dessus.
Aspen vient inspecter mon bras.
— La blessure aurait pu être beaucoup plus sérieuse. Il
faut qu’on vous ramène au palais et qu’on trouve un moyen
de vous soigner. Je suppose que le médecin royal doit être
tenu à l’écart de toute cette histoire ?
— L’important, c’est qu’elle ne souffre pas.
C’est alors que Paige se laisse tomber à genoux. Ses
épaules sont parcourues de secousses.
— Votre Altesse ! lâche-t-elle d’une voix étranglée.
Je la présente aussitôt à Maxon, Aspen l’aide à se
relever.
— Voici Paige. Vite, montons dans la camionnette.
Les bras autour de mes épaules, Maxon m’accompagne
jusqu’au véhicule.
— J’étais certain que nous devrions vous chercher toute
la nuit…
— Moi aussi. Mais j’avais trop mal pour aller bien loin.
Paige m’a aidée.
— Dans ce cas nous prendrons soin d’elle, je vous le
promets.
Maxon, Paige et moi nous installons à l’arrière de la
camionnette et la fraîcheur du plancher métallique
m’apporte un réconfort inattendu. Nous regagnons le palais
en filant comme le vent.
14.

C’est Aspen qui me prend dans ses bras et me transporte


jusqu’à une sorte de mansarde, plus petite encore que ma
salle de bains. Sa chambre, je suppose. Il y a juste assez de
place pour deux couchettes et une commode. De petits
bouts de papier et des photos sont punaisés au mur ; même
si le mobilier est réduit au strict minimum, on y est vraiment
à l’étroit.
Aspen m’allonge sur le lit avec toute la douceur dont il
est capable.
— Il faudrait aller chercher un médecin. Le docteur
Ashlar.
— Non, surtout pas. Je ne vais pas en mourir. La
blessure va laisser une vilaine cicatrice, c’est tout. Il faut
juste qu’on la nettoie.
— Et qu’on calme la douleur, intervient Maxon.
— Ça risque de s’infecter, se lamente Paige avec une
mine coupable. C’était vraiment sale dans la ruelle, et je l’ai
touchée.
— Anne. Allez chercher Anne.
— Qui ? demande Maxon.
— Anne, sa femme de chambre, explique Aspen. Avery,
va chercher Anne et un kit médical. Il va falloir faire avec les
moyens du bord. Et il faut aussi qu’on s’occupe de cette
demoiselle, ajoute-t-il en montrant Paige, toujours penaude.
— Tu as fait quelque chose d’illégal ? s’informe Maxon.
Une fugue ?
— Je n’ai rien fait de mal, non. Et oui, je suis partie de
chez moi, mais personne ne me cherche.
— Alors bienvenue à bord. Va aux cuisines avec Avery et
dis à une certaine Mme Woodard que tu vas travailler avec
elle sur ordre du prince. Et demande-lui de se rendre séance
tenante au quartier des officiers.
— Woodard, répète Paige. Immédiatement, Votre
Altesse.
Elle se prosterne, puis elle suit Avery hors de la
chambre. Pour la première fois de la soirée, je me retrouve
seule avec Maxon et Aspen. Le poids de nos secrets rend
l’atmosphère irrespirable. Je brise le silence par une
question qui m’intrigue :
— Comment avez-vous réussi à vous en sortir indemnes
?
— August, Georgia et Micah ont entendu les coups de
feu et ils sont venus à notre secours, raconte Maxon. Ils ont
risqué leur vie pour sauver la nôtre. Le jeune Micah s’est
sacrifié, hélas.
Son regard se fait distant et je détourne la tête, au bord
des larmes. Je ne sais rien de Micah, mais ce soir, il est mort
pour nous. Je me sens aussi coupable que si je l’avais tué de
mes propres mains. Quel gâchis.
— Ne pleurez pas, America, me lance Aspen en
négligeant l’étiquette.
— Tout va finir par s’arranger, m’assure Maxon.
Nous restons silencieux un long moment, à moins que la
douleur ne me fasse perdre la notion du temps.
— C’est merveilleux d’être aussi dévoué à quelqu’un,
déclare soudain Maxon.
Je pense d’abord qu’il parle de Micah. Aspen et moi
tournons la tête vers lui et nous le voyons étudier le mur au-
dessus de moi. Là, entre un dessin gribouillé par l’un de ses
frères cadets et une photo de son père, plus jeune, il y a un
petit mot.
Je t’aimerai toujours. Je t’attendrai jusqu’à la fin des
temps. Je suis à tes côtés, quoi qu’il arrive.
Mon écriture était un peu moins soignée il y a un an, à
l’époque où j’avais laissé ce petit mot sur le rebord de ma
fenêtre à l’intention d’Aspen, et j’avais agrémenté ma prose
de petits cœurs ridicules, mais après tout ce temps je suis
encore sensible à la portée de cette promesse. C’était la
première fois que je l’avouais noir sur blanc, et la tournure
que prenait notre relation me plongeait dans l’angoisse. Je
me souviens aussi que j’avais une peur bleue que ma mère
trouve ma lettre avant Aspen. C’était il y a des siècles.
Et aujourd’hui, j’ai surtout peur que Maxon reconnaisse
mon écriture.
— Ce doit être agréable d’avoir une bonne amie à qui
écrire, fait Maxon en amorçant un sourire attristé. Une lettre
d’amour… Je n’ai jamais eu droit à ce luxe. A-t-elle tenu
parole ?
Aspen va chercher des coussins sur la seconde
couchette et les cale sous ma tête. Il évite soigneusement
de croiser nos regards, le mien et celui de Maxon.
— Écrire, c’est difficile, finit-il par répondre. Mais je sais
qu’elle est à mes côtés quoi qu’il arrive, je n’ai aucun doute
là-dessus.
Une nouvelle douleur s’éveille en moi. En un sens, il a
raison. Nous serons toujours liés l’un à l’autre. Mais… ces
promesses inscrites sur un morceau de papier ? Cet amour
dont la force irrésistible me soulevait à une époque ?
Envolés. Est-ce qu’Aspen compte encore dessus ?
Mon regard se pose sur Maxon et je me rends compte
que sa tristesse se teinte de jalousie. Cela ne m’étonne pas.
Je lui avais dit que j’étais déjà tombée amoureuse, je m’en
souviens très bien. Il avait paru presque vexé à l’époque. S’il
apprend que mon premier amour n’est autre qu’Aspen, son
garde dévoué, je suis certaine que cela va lui briser le cœur.
— Écrivez-lui, conseille Maxon. Qu’elle n’oublie pas…
— Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ? marmonne Aspen,
et il quitte la chambre sans même répondre à son prince.
Maxon le suit du regard.
— Quel imbécile je fais. Je ne sais pas comment vous
aider, alors j’espérais l’aider lui, dans la mesure de mes
moyens. Il a sauvé deux vies aujourd’hui, la vôtre et la
mienne. On dirait que je l’ai vexé.
— Tout le monde est sur les nerfs, voilà tout. Vous êtes
de très bon conseil.
Il lâche un rire exaspéré et vient s’agenouiller à mon
chevet.
— Vous êtes couchée là avec une plaie béante et vous
essayez malgré tout de me remonter le moral. Je ne vous
comprends pas.
— Si vous décidez un jour de m’écrire un mot doux, ce
sera mieux qu’une couronne.
— Ne puis-je rien faire pour vous ?
— Me tenir la main ? Ne serrez pas trop fort, s’il vous
plaît.
Maxon glisse sa main dans la mienne et, même si cela
ne change rien à l’affaire, c’est agréable de le sentir près de
moi.
— Cela n’arrivera sûrement jamais, reprend-il. Que je
vous écrive un mot doux, je veux dire. Je m’efforce d’éviter
au maximum les situations embarrassantes.
— Vous ne pouvez pas déclencher des guerres, vous ne
savez pas cuisiner, vous refusez d’écrire des lettres
d’amour…
— Tout à fait. La liste de mes défauts est interminable.
— Je m’en contenterai. Et je vais continuer à jouer aux
devinettes puisque vous refusez de mettre vos sentiments
par écrit. Au stylo rose. Avec des cœurs sur les i.
— Ce serait une très belle lettre d’amour. Mais je ne
pense pas que vous deviez jouer aux devinettes par rapport
à mes sentiments.
La respiration sifflante, je réponds :
— Eh bien, rien n’a été dit à haute et intelligible voix.
Maxon veut riposter, mais il se ravise. Les yeux levés au
plafond, il a l’air de repenser à toutes ces occasions où il
aurait pu m’avouer son amour. Il me l’a suggéré de mille
manières, il s’est trahi par des dizaines de gestes
romantiques, il a prononcé des paroles ambiguës… mais
jamais, pas une seule fois il ne l’a énoncé sans détour. Pas
en ma présence. Cela m’aurait marquée, je pense.
La voix d’Anne me parvient depuis le couloir. Elle surgit
bientôt sur le seuil de la chambre, les traits déformés par
l’angoisse.
— Mademoiselle ?
Maxon me lâche la main pour laisser de la place à la
nouvelle venue. Anne pose son regard sur ma blessure et
elle l’explore du bout des doigts pour en estimer la gravité.
Sa présence m’apaise aussitôt.
— Il va falloir recoudre. Malheureusement, on n’a pas de
quoi vous anesthésier, déclare-t-elle.
— Pas grave. Fais de ton mieux.
— Allez chercher de l’eau bouillante. Il doit y avoir un
antiseptique dans le kit mais il me faut de l’eau, aussi.
— J’y vais, lance Marlee, qui se tient près de la porte.
Lâchant prise, je me mets à sangloter :
— Marlee…
C’est elle, Mme Woodard. Maintenant que j’y pense,
c’est évident. Carter et elle ont dû changer leur nom de
famille puisqu’ils se cachent sous le nez du roi, ils ont
transformé Woodwork en Woodard.
— Je reviens tout de suite, America. Tiens bon.
Anne se remet lentement du trouble dans lequel l’a
jetée la présence de Marlee. Elle cherche du fil et une
aiguille à l’intérieur du kit médical. Ce qui me rassure, c’est
qu’elle a confectionné toutes mes robes depuis mon arrivée
au palais. C’est une couturière hors pair. La peau humaine,
c’est un peu la même chose que du tissu, non ?
Marlee réapparaît quelques minutes plus tard avec une
cruche d’eau fumante, une pile de serviettes et un flacon de
couleur ambrée. Elle pose la cruche et les serviettes sur la
commode, puis elle s’approche de la couchette en dévissant
le flacon.
— Pour la douleur.
Elle me retient la tête et m’aide à avaler quelques
gorgées. Le liquide me brûle la gorge et je suis secouée par
une quinte de toux. Marlee me force à boire une fois encore
et je lui obéis, mais pas de gaieté de cœur.
— Je suis tellement contente de te revoir, Marlee !
— Je serai toujours là pour toi, America. Tu le sais bien.
Mais qu’est-ce que tu fabriquais dehors à une heure pareille
?
Et elle sourit. Pour la première fois, elle semble plus
âgée que moi, plus calme, plus posée.
— Sur le moment je me suis dit que ce serait une bonne
idée, je réponds avec une grimace.
— America, tes idées sont toutes mauvaises. De bonnes
intentions, mais des idées catastrophiques.
Elle a raison, je le reconnais, et j’aurais été mieux
avisée d’y réfléchir à deux fois.
— Ces murs sont bien isolés ? demande Anne.
— Plutôt bien, affirme Aspen. C’est trop loin pour qu’on
entende depuis le palais.
— Excellent. Bon, tout le monde dans le couloir.
Mademoiselle Marlee, je vais avoir besoin de place, mais
vous pouvez rester.
— Je ne traînerai pas dans tes pattes, Anne, rassure-toi.
Avery part le premier, très vite suivi d’Aspen, et Maxon
ferme la marche. Dans son regard, je vois la même détresse
que le jour où je lui ai dit que j’avais déjà connu la faim. La
porte se referme avec un cliquetis et Anne se met aussitôt
au travail. Elle a déjà préparé tous son matériel et elle
réclame le flacon ambré à Marlee.
— Avalez-moi ça, ordonne-t-elle, la main sous ma
nuque.
Je rassemble mon courage. Il faut que je m’y reprenne à
plusieurs fois parce que je tousse comme une forcenée,
mais j’arrive à avaler une bonne dose. En tout cas, Anne a
l’air satisfaite.
— Tenez. Mordez dedans quand ça fait trop mal,
m’ordonne-t-elle en me tendant une serviette.
Je fais signe que j’ai compris.
— Les points de suture, ça va être supportable par
rapport à la désinfection de la plaie. Je vois des petites
saletés dedans, alors je vais devoir être minutieuse. Ça va
vous laisser une cicatrice, mais je vais m’arranger pour
qu’elle soit aussi discrète que possible. On va coudre des
manches bien larges à vos robes pour cacher la blessure ces
prochaines semaines, le temps qu’elle guérisse. Personne
ne verra rien. Et comme vous étiez avec le prince, je ne vais
poser aucune question. C’était sûrement important.
— Oui, c’était important, enfin je crois.
Elle mouille une serviette et la tient à quelques
centimètres au-dessus de la blessure.
— Prête ?
Je fais oui d’un signe de tête, et la torture commence.
Marlee doit me retenir pour m’empêcher de me tordre de
douleur.
— C’est bientôt fini, America, souffle-t-elle. Pense à
quelque chose de joyeux. Pense à ta famille.
Une fois la blessure désinfectée, Anne s’apprête à me
recoudre. Elle avait raison : les piqûres de l’aiguille sont
mille fois plus tolérables. Peut-être parce que l’alcool qu’elle
m’a forcée à boire fait soudain son effet. C’est vrai que tout
se brouille devant mes yeux.
Des gens reviennent dans la chambre, discutent, parlent
de moi. Qui doit rester, qui doit s’en aller, ce qu’il faut
raconter aux autres demain matin… une myriade de détails
sur lesquels je n’ai pas voix au chapitre.
Maxon me cueille délicatement dans ses bras et me
ramène dans ma chambre. J’ai les paupières lourdes…
— Comment vous sentez-vous ? me demande-t-il.
— Vos yeux, on dirait du chocolat, je marmonne.
— Et les vôtres le ciel du matin, répond-il avec un
sourire.
— Je peux avoir de l’eau ?
— Oui, beaucoup d’eau. Montons-la dans sa chambre,
dit-il à quelqu’un.
Et je m’endors, bercée par le rythme de ses pas.
15.

Le lendemain matin, j’ai un mal de crâne atroce. On dirait


que quelqu’un me donne des coups de marteau. Je me
masse les tempes en gémissant, ce qui réveille la douleur
dans mon bras.
Mary vient se percher au bord du lit. Elle me présente
deux gélules et un verre d’eau.
— Tenez, avalez ça.
Je me redresse péniblement.
— Quelle heure est-il ?
— Presque onze heures. On a raconté à tout le monde
que vous étiez un peu barbouillée et que vous ne
descendriez pas ce matin. Si on se dépêche, vous pourrez
être prête pour aller déjeuner.
La simple idée de devoir me presser, ou de manger un
morceau, me soulève l’estomac. Mais je me sermonne : il
est beaucoup plus sage de reprendre le plus vite possible
une activité normale que de comater dans mon lit.
Nous nous mettons debout l’une et l’autre et c’est les
jambes flageolantes que je me traîne jusqu’à la salle de
bains. Anne fait les poussières tandis que Lucy, assise dans
un confortable fauteuil, coud des manches à une robe qui
était dotée au départ de simples bretelles.
— Est-ce que ça va, mamselle ? Vous nous avez fait
drôlement peur.
— J’en suis navrée. Ça pourrait aller mieux, je l’avoue.
— N’hésitez pas à venir nous voir si vous avez besoin
d’aide, mamselle. Vous n’avez qu’à demander.
Je ne sais pas trop s’il y a un message caché, mais son
offre n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde.
— Oh, l’officier Leger est passé, et le prince aussi. Ils
espèrent tous les deux que vous leur donnerez des
nouvelles dès que vous vous sentirez mieux.
— Après le déjeuner, j’irai les rassurer.
Anne pose une main sur mon bras. Elle vient inspecter
la blessure et risque un coup d’œil sous les bandages.
— Ça n’a pas l’air infecté. Tant que ça reste propre, ça
va cicatriser dans les règles de l’art. J’aurais aimé faire un
travail un peu plus correct. C’est loin d’être parfait.
— Ne t’inquiète pas. Tout le monde a une cicatrice
quelque part, même – et surtout – ceux qui sont les plus
dignes de notre respect.
Je pense aux mains de Marlee, à Maxon et à son dos. Ils
portent, gravées dans leur chair, des marques permanentes
de leur courage. C’est un honneur de rejoindre leurs rangs.
— Mademoiselle America, votre bain est prêt, annonce
Mary.

Si je fais abstraction de la douleur, je peux porter la


fourchette à ma bouche sans grimacer. Mais ça me coûte
tellement d’efforts que je suis en nage dès le milieu du
repas. Je décide de grignoter des bouts de pain. C’est
nettement plus facile.
Kriss veut savoir si ma migraine est passée – ce doit
être la version officielle qui circule dans les couloirs –, je lui
réponds que je me porte comme un charme. Elle ne me
pose pas plus de questions et on dirait bien que personne
ne se doute que Maxon et moi, nous avons frôlé la mort hier
soir.
Tout en mâchonnant mon pain, je me demande
comment les autres filles se seraient débrouillées à ma
place. J’en conclus que la seule qui s’en serait mieux sortie
que moi, c’est Celeste. La connaissant, elle aurait trouvé un
moyen de se défendre, c’est certain, et une fraction de
seconde la jalousie s’empare de moi.
Silvia nous rejoint dans le Boudoir et réclame notre
attention.
— Il est temps pour vous, mesdemoiselles, d’être à
nouveau sous les projecteurs. Dans une semaine nous
organisons une fête en petit comité, et vous êtes toutes
invitées, bien entendu ! Vous ne serez pas chargées des
préparatifs cette fois-ci, mais vous devrez présenter un
comportement irréprochable devant les caméras, car
l’événement fera l’objet d’une émission spéciale.
Mon moral remonte en flèche. Une fête ? Formidable !
— Chacune pourra inviter deux personnes de son choix,
c’est l’unique chose qui sera exigée de vous. Faites votre
sélection intelligemment et donnez-moi l’identité et les
coordonnées de vos invités avant vendredi.
Et elle quitte le Boudoir en nous laissant survoltées.
C’est une autre mise à l’épreuve, nous le devinons toutes.
Qui dans cette pièce a les relations les plus prestigieuses,
les amis les plus en vue ? Peut-être que c’est ma paranoïa
qui se réveille, mais j’ai l’impression d’être personnellement
visée par cet exercice. Le roi veut montrer au monde entier
que je suis parfaitement inutile.
— Tu choisis qui, Celeste ? demande Kriss.
— Je ne sais pas encore. Mais vous allez en prendre
plein les yeux, les filles, je vous avertis, répond Celeste
avant de se tourner vers moi. Et toi, America, tu invites qui ?
Je tente de masquer ma stupeur. C’est la première fois
que la diva daigne s’adresser à moi sur un ton amical.
— Aucune idée. Je ne connais personne qui serait à sa
place au palais. Je ferais peut-être mieux de renoncer à
inviter qui que ce soit.
C’est peut-être une erreur de montrer à mes rivales que
je n’ai aucun atout dans la manche, mais elles le savent
déjà de toute façon.
— Bon, si tu ne trouves personne, réplique Celeste, dis-
le-moi. J’ai forcément dans mon carnet d’adresses deux
amis en plus qui crèvent d’envie de visiter le palais, et je
pourrais te briefer vite fait à leur sujet juste avant leur
arrivée. Si ça t’arrange, bien sûr.
Interloquée, je me demande si c’est un piège qu’elle me
tend. Mais non, ça n’en a pas l’air. C’est alors qu’elle
m’adresse un clin d’œil, au nez et à la barbe des deux
autres. Je rêve ! Celeste, la tueuse, est de mon côté. Il va
falloir que je me secoue.
— Merci.
— Pas de souci, assure Celeste. Plus on est de fous, plus
on rit.
Et elle s’adosse à son fauteuil, un petit sourire aux
lèvres. J’ai l’impression qu’elle envisage cette fête comme
son chant du cygne. Elle semble avoir déjà tiré un trait sur
Maxon.

En début d’après-midi je regagne ma chambre. J’ai


besoin de repos. Anne est là, elle m’attend avec un verre
d’eau et deux autres gélules.
— Je te dois une fière chandelle, Anne. Tu as fait preuve
d’un sang-froid remarquable hier soir. Je ne sais pas
comment je m’en serais sortie sans toi.
— Je suis contente que vous alliez mieux, et ça me
suffit, répond-elle en reprenant le verre que j’ai vidé.
— Il n’y a rien que je puisse faire pour te remercier ? Un
service à te rendre ? N’hésite pas, Anne. Vraiment.
Elle pousse un énorme soupir.
— Il y a bien une chose…
— Dis-moi.
— Il faudra le garder pour vous. Mary et Lucy m’en
voudraient à mort.
— Comment ça ?
— C’est… c’est très personnel.
— D’accord, alors dis-moi tout.
— C’est que vous vous entendez tellement bien avec lui.
Il vous tient en très haute estime.
— Maxon ?
— Non, murmure Anne, rouge comme une tomate.
— De qui parles-tu ?
— De l’officier Leger.
— Ooooh.
— C’est sans espoir, n’est-ce pas ? Jamais il ne
s’intéressera à moi.
— Non, je ne dirais pas ça.
— Il a toujours un mot gentil pour vous. Peut-être que si
vous alliez le voir pour lui parler de moi, ou si vous vous
arrangiez pour découvrir s’il a une fiancée là d’où il vient…
— Je peux essayer, mais je ne te promets rien.
— Oh, ne vous inquiétez pas. Je passe mon temps à me
répéter que ça va à l’encontre du bon sens, mais je ne cesse
de penser.
— Je sais ce que ça fait.
— Et ça n’a rien à voir avec son statut. Si c’était un Huit,
je serais tout aussi attachée.
— Tu n’es pas la seule à le penser.
Et c’est vrai. Aspen a réussi à séduire Celeste, Kriss le
trouve drôle, et même cette Delilah qui travaille aux
cuisines a l’air d’avoir le béguin pour lui. Sans oublier toutes
ces filles qui lui couraient après à l’époque où on était
ensemble.
L’aveu d’Anne me conforte dans l’idée que mes
sentiments à l’égard d’Aspen se sont émoussés. Si cela ne
me dérange pas de lui suggérer qu’une autre prenne ma
place dans son cœur, c’est que je n’ai plus aucun rôle à
jouer à ses côtés.
— Je vais voir ce que je peux faire, Anne. C’est promis.
— Ne dites rien aux autres, s’il vous plaît.
— Tu as toujours su garder mes secrets. Je te promets
de garder les tiens.
16.

C’est seulement quelques heures plus tard qu’Aspen


frappe à ma porte. Mes femmes de chambre le saluent
d’une révérence et nous laissent seuls, comprenant
d’instinct que notre échange ne sera pas destiné à toutes
les oreilles.
— Comment tu te sens ?
— Pas trop mal. J’ai une douleur sourde dans le bras et
j’ai mal au crâne, mais sinon ça va.
— Je n’aurais pas dû te laisser quitter le palais.
— Viens t’asseoir, lui dis-je en tapotant le lit à côté de
moi.
Il hésite quelques secondes. À mon avis, nous ne
risquons plus rien. Maxon sait que nous nous côtoyons, mes
femmes de chambre aussi. Nous n’avons plus à nous
cacher, donc. Il finit par s’asseoir, à distance respectable.
— J’ai un rôle à jouer là-dedans, Aspen. Ma place était
avec vous, pas au chaud au palais. Et j’en suis sortie
indemne. C’est à toi que je le dois. Tu m’as sauvé la vie hier
soir.
— Si j’avais perdu ne serait-ce qu’une seconde, ou si
Maxon n’avait pas eu la présence d’esprit de te faire passer
par-dessus le mur, tu serais prisonnière des Renégats à
l’heure qu’il est. Tu aurais pu mourir. Maxon aussi. J’ai failli à
ma mission. Tu as une idée du sort qui nous aurait été
réservé, à Avery et à moi, si tu avais disparu dans la nature
? Si… si on ne t’avait pas retrouvée ?
— Mais tout s’est bien terminé. Tu m’as retrouvée, tu
m’as protégée, tu as aussi trouvé de l’aide. Tu as été
formidable.
— Je viens de me rendre compte, America, que quoi
qu’il arrive… nous serons toujours liés, toi et moi. Je
m’inquiéterai toujours pour toi. Je ne t’effacerai jamais de
ma mémoire.
— Je comprends.
Aspen est sûrement en train de faire ce que je fais moi
aussi, ma tête appuyée sur son épaule : il revit notre
relation depuis ses débuts. La façon dont on se fuyait
enfants, les regards brûlants qu’on se lançait à
l’adolescence, ces moments volés entre les planches de
notre cabane, notre nid d’amour – ces choses qui rendaient
notre amour unique. Tout cela appartient désormais au
passé.
— America, il faut que je te fasse un aveu. Quand je t’ai
assuré que je t’aimerais toujours, j’étais sincère. Et je… je…
Il n’arrive pas à finir sa phrase.
— Il faut surtout que je dorme un peu, reprend-il. Je n’ai
plus les idées claires.
— On a tous les deux besoin d’une bonne nuit de
sommeil. Et il y a beaucoup de choses qui se bousculent
dans nos têtes.
— Écoute, America, ne compte plus sur moi. Dis à
Maxon que je ne veux plus prendre part à une entreprise
aussi hasardeuse. Trouvez-vous quelqu’un d’autre.
— Je ne suis même pas sûre que le jeu en valait la
chandelle, de toute façon. Cela m’étonnerait que Maxon
veuille retenter l’aventure.
— Tant mieux.
Aspen se met debout, se rajuste et me fait un
baisemain.
— Mademoiselle…
Ma main dans la sienne, je me rends compte que je vais
bientôt devoir le lâcher. Dans tous les sens du terme. Et
faire table rase du passé.
Je plonge mon regard dans celui d’Aspen, les yeux
voilés de larmes. Comment pourrais-je te dire adieu ? Il
dépose un baiser sur mon crâne.
— Repose-toi. Je repasserai demain.
Grâce à notre code secret, Maxon sait que je l’attends
ce soir. Assise devant le miroir, je regrette que les minutes
s’écoulent si lentement. Mary me brosse les cheveux tout
en fredonnant une mélodie que je reconnais vaguement, je
l’ai chantée une fois pendant un mariage. La Sélection a mis
brutalement un terme à cette vie-là, ma vie d’avant, une vie
pleine de la musique que j’aimais. Les yeux braqués sur
mon reflet, je prends conscience qu’il n’y a aucune
amertume en moi, contrairement à ce que je pensais. Tout
cela va me manquer, c’est certain, mais ma personnalité ne
se résume pas à ça. Un champ de possibilités infinies
s’ouvre maintenant devant moi, quelle que soit l’issue de la
Sélection.
Je ne me limite pas à ma caste.
On toque à la porte, ce qui me détourne de mes
pensées. Mary va ouvrir.
— Bonsoir, dit Maxon.
— Votre Altesse, souffle-t-elle en s’inclinant.
Elle veut quitter la chambre, mais Maxon la retient par
le bras.
— Pardonne-moi, mais pouvez-vous me rappeler votre
prénom ?
Elle le fixe un instant, tétanisée.
— Mary, Votre Altesse.
— Mary. Et Anne, nous nous sommes vus hier soir. Et
vous ?
— Lucy, répond la jeune fille d’une toute petite voix.
— Excellent. Anne, Mary et Lucy. Quel plaisir de faire
votre connaissance dans les règles. Anne a dû vous raconter
à toutes les deux ce qui s’est passé hier soir afin de pouvoir
servir Mlle America aussi efficacement que l’exigent les
circonstances. Je souhaite vous remercier du fond du cœur
pour votre dévouement et votre discrétion. J’ai conscience
que je vous ai placées toutes les trois dans une position
compromettante. Si quelqu’un vous interroge un jour sur ce
qui s’est produit, adressez-moi cette personne directement.
Vous ne devez pas être tenues responsables des
conséquences de cette affaire.
Je sens depuis le premier jour que mes femmes de
chambre nourrissent à l’égard de Maxon un respect infini
mais, ce soir, je me rends compte que ce respect va au-delà
de la simple obligation. Moi qui pensais que l’on devait une
loyauté sans faille au roi, je commence à me poser des
questions. À certains détails, je devine que le peuple préfère
Maxon à son père.
Peut-être ne suis-je pas la seule à juger cruelles les
méthodes du roi Clarkson, rétrograde sa façon de penser et
de régner. Peut-être les Renégats du Sud ne sont-ils pas les
seuls à attendre impatiemment que Maxon accède au trône.
Peut-être sont-ils des centaines. Des milliers.
Mes femmes de chambre nous gratifient d’une petite
courbette et s’éclipsent. Je me tourne vers Maxon.
— Pourquoi avez-vous fait ça ? Demander leurs
prénoms, je veux dire ?
— Hier soir, l’officier Leger m’a parlé d’Anne et je ne
voyais pas à qui il faisait allusion… c’était très
embarrassant. Ne devrais-je pas connaître les personnes qui
sont à votre service mieux que le premier garde venu ?
Ce n’est pas le premier venu, me dis-je en mon for
intérieur.
— Pour être franche, les femmes de chambre font toutes
circuler des commérages sur les gardes. Cela ne me
surprendrait pas que ces derniers fassent de même.
— Peu importe. Elles passent leurs journées à vos côtés.
J’aurais dû retenir leurs prénoms il y a des mois.
Je me mets debout, ce qui a l’air de consterner Maxon.
J’accepte la main qu’il me tend.
— Je vais bien, Maxon.
— On vous a tiré dessus hier soir, si ma mémoire est
bonne. Ne m’en veuillez pas si je m’inquiète un peu.
— Je ne suis pas blessée, il ne faut rien exagérer. La
balle m’a simplement éraflée.
— Ça n’a aucune espèce d’importance. Vos cris de
douleur pendant qu’Anne vous recousait vont demeurer
longtemps dans ma mémoire. Venez, vous devriez vous
reposer.
Maxon me guide vers le lit et je me glisse sous ma
couette. Il vient s’asseoir et me dévisage en silence.
— S’il vous était arrivé quelque chose, America…
— Mais il ne m’est rien arrivé.
— Comment donc ! Vous êtes rentrée au palais couverte
de sang. Nous avons failli vous perdre dans les rues
d’Angeles.
— Écoutez, je ne regrette rien. Je voulais participer. Et je
ne voulais pas vous laisser seul.
— C’était vraiment du travail d’amateurs, partir à
l’aventure avec une camionnette du palais et deux gardes
en tout et pour tout, alors que les rues grouillent de
Renégats. Depuis quand opèrent-ils à découvert ? Où ont-ils
trouvé ces armes ? Je suis pieds et poings liés. Je perds mon
pays par pans entiers, et je reste passif. J’ai failli vous
perdre, et je… Hier soir, vous m’avez confié une chose… au
sujet de l’amour.
— Oui, je m’en souviens.
— C’est tout de même étrange d’avoir la certitude qu’on
a dit quelque chose quand, en réalité, on ne l’a jamais dit.
Comme il est étrange de penser qu’on a entendu quelque
chose alors qu’on ne l’a jamais entendu.
— Je vous comprends. Peut-être que, pour certaines
personnes, ce genre d’aveu exige de gros efforts. Pour ces
gens qui ont peur qu’on les jette comme une vieille
chaussette, par exemple.
— Ou ceux qui soupçonnent la personne qu’ils ont face
à eux de ne pas vouloir s’impliquer jusqu’au bout… ou
d’avoir un amant caché.
— Mais ce n’est pas…
— N’en dites pas plus.
Malgré ce qui s’est passé entre nous dans le refuge,
malgré tout ce qui s’est gravé éternellement dans mon
cœur, nous avons peur de franchir le pas, de nous faire
l’aveu ultime. Une fois certains mots prononcés, il sera
impossible de les retirer.
Je ne comprends pas trop pourquoi Maxon hésite, mais
je connais mes raisons. S’il choisissait Kriss, je lui en
voudrais, c’est certain, mais je m’en voudrais encore plus.
C’est un risque que je ne peux pas courir.
Lorsque le silence se fait trop oppressant, je décide de
prendre la parole.
— Peut-être que nous pourrons reparler de ça une fois
que je serai remise d’aplomb ?
— Bien sûr. J’aurais dû y penser moi-même.
— Non, non. C’est juste que j’ai une autre question à
vous poser. Une faveur à vous demander, plus précisément.
— Faites donc.
— J’ai ma petite idée sur les personnes que je souhaite
convier à la réception prévue dans quelques jours, mais il
me faut d’abord votre accord. Et je veux aussi vous toucher
deux mots des sujets que j’ai l’intention d’aborder avec mes
invitées. Nous pourrions enfreindre plusieurs lois, j’ai donc
besoin de votre aval.
— Dites-moi tout.
17.

Le photographe nous fait poser devant un fond bleu ciel.


Mes femmes de chambre m’ont préparé une robe ravissante
agrémentée d’un décolleté bateau et de mancherons qui
masquent ma cicatrice. J’ai dû dire adieu à mes bustiers. Il
faut reconnaître que je passe complètement inaperçue à
côté de Nicoletta, et même Georgia resplendit dans sa robe
de soirée.
— Mademoiselle America, me demande la journaliste,
nous n’avons pas oublié la princesse Nicoletta, membre
éminent de la famille royale italienne, mais présentez-nous,
je vous prie, votre seconde invitée.
Je lui réponds d’une voix sucrée :
— Georgia, une de mes amies les plus proches. L’une
des leçons que la Sélection m’a enseignées, c’est
qu’avancer, c’est relier son passé à l’avenir qui se déploie
devant soi. Construire une passerelle entre ce que je laisse
derrière moi et la vie qui m’attend, en quelque sorte.
J’espère faire un grand bond en avant aujourd’hui en reliant
ces deux mondes.
Les personnes qui nous entourent émettent des petits
bruits approbateurs tandis que les photographes nous
mitraillent.
— Excellent, mesdemoiselles. Allez vous amuser. Nous
allons prendre des clichés sur le vif un peu plus tard.
— Formidable.
Maxon a été très clair là-dessus : c’est aujourd’hui que
je dois me montrer à la hauteur des attentes que l’on a
placées en moi, en tant que membre de l’Élite. Mais il est
presque impossible pour moi d’atteindre la perfection.
— Sois plus discrète, America, encore un peu et des
arcs-en-ciel vont jaillir de tes yeux, chuchote Georgia sur le
seuil du petit salon.
J’éclate de rire, Nicoletta me fait écho.
— Elle a raison, America. Tu as l’air d’excellente humeur.
— Excusez-moi. C’est qu’il y a beaucoup d’enjeux
aujourd’hui.
— Après tout ce que vous avez traversé ensemble,
Maxon et toi, je doute qu’il te renvoie chez toi à cause d’une
simple réception, affirme Georgia.
— Ce n’est pas cela qui m’inquiète. Mais il va falloir
qu’on en parle un peu plus tard. Pour l’instant, vous me
seriez d’une aide précieuse si vous vouliez bien vous mêler
aux invités. D’ici quelques minutes, nous aurons une
discussion beaucoup plus sérieuse.
Nicoletta toise Georgia des pieds à la tête, puis elle se
tourne vers moi.
— Quel genre d’amie me présentes-tu là ?
— Une amie précieuse. Croyez-moi sur parole. Je vous
expliquerai tout plus tard.
La princesse Nicoletta est l’invitée la plus prestigieuse,
et de loin, et je vois à son regard que Kriss regrette de
n’avoir pas eu la même idée que moi. À ce détail près
qu’elle n’a pas la ligne directe de la famille royale italienne.
Nicoletta en personne m’a donné lors de sa visite un
numéro auquel je peux la contacter en cas de besoin. Et ma
petite tirade sur le lien entre jadis et demain a permis à
Georgia de passer comme une lettre à la poste.
Les choix d’Elise sont sans originalité. Éloquents, mais
prévisibles. Deux cousines venues spécialement de
Nouvelle-Asie, qui rappellent la relation privilégiée qu’elle
entretient avec ce pays et paradent en tenue traditionnelle.
Kriss a invité, en plus de sa mère, un professeur de
l’université où enseigne son père. Quand maman et May
apprendront qu’elles ont raté l’occasion de venir au palais,
je parie qu’elles vont me remonter les bretelles.
Fidèle à sa promesse, Celeste a ramené dans son sillage
des vedettes internationales. Tessa Tamble – qui est venue
chanter, paraît-il, à sa dernière soirée d’anniversaire – est
là, vêtue d’une robe ultracourte mais aussi très glamour. Sa
seconde invitée n’est autre que Kirstie Summer, une autre
star de la pop qui a bâti sa notoriété sur ses concerts
extravagants. On dirait qu’elle a décidé de porter
aujourd’hui un de ses costumes de scène. Je suis étonnée
qu’on l’ait autorisée à franchir les portes du palais, d’autant
plus qu’elle sent l’alcool à trois kilomètres à la ronde.
La reine Amberly s’approche de notre petit groupe.
— Nicoletta. Quel plaisir de vous revoir !
Elles se font la bise.
— Tout le plaisir est pour moi, Amberly. J’étais ravie
quand j’ai reçu l’invitation d’America. Nous gardons un
excellent souvenir de notre dernière visite.
— Cela me réjouit profondément. L’ambiance s’annonce
un peu plus calme aujourd’hui.
— Ne parlez pas trop vite, réplique Nicoletta en
montrant de la tête Kirstie et Tessa, qui parlent très fort
dans un coin. Je parie que ces deux-là vont me fournir une
belle moisson d’anecdotes à raconter à mon retour.
Nous rions de bon cœur, même si je vois une lueur
d’angoisse s’allumer au fond des yeux de la reine.
— Je pense que je vais devoir aller les saluer. Mais je
vous en prie, lance-t-elle avec un beau sourire, amusez-
vous, prenez du bon temps. J’espère que cette petite
sauterie vous permettra d’élargir le cercle de vos
connaissances mais, en toute franchise, je vous souhaite
surtout de passer un excellent moment en joyeuse
compagnie.
Et elle nous quitte pour aller saluer les invitées de
Celeste. Je remarque que Kirstie renifle tous les petits-fours,
l’un après l’autre, avant de les reposer subrepticement à
leur place. Il faut que je me souvienne de ne pas toucher
aux assiettes disposées sur le guéridon.
Comme tout le monde est très occupé à se remplir
l’estomac, le moment me semble bien choisi. Je guide mes
invitées jusqu’à une petite table au fond du salon. Nous
nous installons et une domestique nous apporte du thé. Une
fois qu’elle nous a servies, j’entre dans le vif du sujet.
— D’abord toi, Georgia. Je n’ai pas encore eu l’occasion
de te dire combien je suis désolée pour Micah.
— Il a fait don de sa personne pour la cause. Nous avons
tous conscience que nous pouvons mourir… de mort
violente. C’est une fin qu’il aurait choisie.
— Quoi qu’il en soit, je te présente mes condoléances.
On peut faire quelque chose ?
— Non. Nous nous occupons de tout. Crois-moi, c’est ce
qu’il aurait voulu.
Je revois devant moi l’adolescent effacé qui n’a pas
prononcé un mot de toute la soirée. Il s’est offert en
sacrifice, pour moi, pour nous tous. Décidément, le courage
se niche dans les endroits les plus inattendus.
— Georgia, comme tu le vois, Nicoletta est de sang
royal. Elle nous a fait l’honneur il y a plusieurs semaines
d’une visite pendant laquelle elle m’a confié que l’Italie
accepterait de s’allier à Illeá, moyennant certains
changements.
— America ! siffle Nicoletta.
— Faites-moi confiance, Nicoletta. Georgia est une amie
très spéciale. Elle est à la tête de la rébellion nordiste.
Nicoletta s’étrangle à moitié. Georgia confirme d’un
hochement timide de la tête.
— Elle nous est venue en aide il y a peu. Et elle a perdu
à cette occasion une personne qui lui était chère.
— Toutes mes condoléances, murmure Nicoletta en
posant sa main sur celle de Georgia.
— Ce qui va se dire ici doit absolument rester entre
nous. Je voudrais vous soumettre l’idée d’un pacte dont tout
le monde sortirait gagnant.
— Vous fomentez un coup d’État ? demande Nicoletta.
— Non, la rassure Georgia. Nous souhaitons mettre
Maxon sur le trône et œuvrer tous ensemble à l’abolition
des castes.
— Dans ce cas, pourquoi lancez-vous des attaques
contre le palais ? s’indigne Nicoletta. Et contre tous ces
pauvres gens ?
Je m’interpose :
— Vous confondez avec les Renégats du Sud. Les
Nordistes ne tuent personne. Ils rendent parfois la justice
selon leurs critères…
— Nous avons aidé des femmes qui sont devenues
mères en dehors du mariage à s’échapper de prison, par
exemple.
— Ils se sont introduits dans le palais, c’est vrai, mais
jamais avec l’intention de nuire à quiconque.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi tu as voulu
me présenter cette jeune femme, soupire Nicoletta.
— Moi non plus, je ne le comprends pas, reconnaît
Georgia.
C’est à moi de jouer :
— Les Renégats du Sud deviennent de plus en plus
agressifs, de mieux en mieux organisés. Ils sont sans pitié.
Notre grande crainte, avec Maxon, c’est qu’ils portent un
coup dont le royaume ne pourra pas se relever. Leur idée de
frapper les castes les unes après les autres est une
abomination, et nous voulons éviter que cela se transforme
en bain de sang.
Georgia me coupe en plein élan.
— C’est déjà ce qui se passe. Quand tu m’as invitée ici,
j’ai accepté ne serait-ce que pour pouvoir te transmettre
certaines informations. Les Sudistes attaquent maintenant
les Trois.
— Catastrophe. Tu es sûre ?
— Certaine. Ça a changé hier.
— Pour quelle raison agissent-ils ainsi ? s’étonne
Nicoletta.
— Ils pensent effrayer les membres de l’Élite et les
forcer à quitter la Sélection, effrayer la famille royale en
général. Mettre un terme à la compétition et isoler Maxon
pour se débarrasser plus facilement de lui et s’emparer du
pouvoir.
— C’est ça, le vrai danger. S’ils arrivent au pouvoir,
Maxon n’aura plus rien à vous offrir. Les Sudistes n’ont
qu’un seul objectif : opprimer davantage le peuple.
— Alors, que proposez-vous ? relance Nicoletta.
Impossible de faire machine arrière à présent.
— Georgia et ses amis ont plus de chances d’arrêter les
Sudistes que nous autres, depuis le palais. Ils suivent leurs
déplacements à la loupe et ils les ont affrontés plusieurs
fois. Mais ils n’ont aucune formation, et ils ne sont pas
armés.
Mes deux invitées attendent la suite. Elles ne voient pas
où je veux en venir. J’ajoute à voix basse :
— Maxon ne peut décemment pas détourner l’argent du
palais pour financer leur arsenal.
— Je vois, dit enfin Nicoletta.
— Il est bien entendu que ces armes seront
exclusivement utilisées pour mettre le holà aux agissements
des Sudistes. Jamais contre un soldat ni un représentant du
gouvernement.
Du regard, je cherche confirmation auprès de Georgia.
— Jamais, renchérit-elle, la main sur le cœur.
Nicoletta se plonge dans ses pensées. Nous lui en
demandons beaucoup, mais je ne vois aucune alternative
pour le moment.
— Si quelqu’un le découvre…
— Je sais. J’y ai réfléchi.
Si le roi apprend que nous avons manigancé dans son
dos, ce n’est pas une séance de coups de fouet en public
qui m’attend, mais bien pire.
— Si nous pouvions nous assurer qu’il n’y aura aucune
trace…, murmure Nicoletta.
— Il faudrait que ce soit de l’argent liquide, suggère
Georgia. Cela complique les choses.
— Je me suis engagée à vous apporter mon aide quelle
que soit la situation. Un allié puissant, ce serait très utile
pour l’Italie, et si votre pays tombe entre les mains de
barbares assoiffés de sang, nous n’y gagnerons qu’un
nouvel ennemi.
Je lui réponds d’un sourire attristé.
— Je peux trouver l’argent aujourd’hui, ajoute Nicoletta
en s’adressant directement à Georgia, mais ce seront des
devises italiennes.
— Ce n’est pas un problème, assure Georgia,
visiblement ravie.
Par-dessus son épaule je vois un photographe approcher
à pas de loup. J’attrape ma tasse de thé et je chuchote :
— Nous ne sommes plus seules…
— Euh, où en étions-nous… Ah oui ! Et cette noblesse
naturelle qu’America possède m’a frappée depuis que je la
connais. Nous avons tendance à l’oublier parce que la
société considère les Cinq comme de simples amuseurs et
les Six comme des femmes de ménage. Mais prenez la reine
Amberly. Elle a dépassé son statut de Quatre, récite Georgia
pour le bénéfice de l’intrus.
Nicoletta et moi, nous acquiesçons d’un hochement de
tête et j’enchaîne :
— Une femme incroyable. C’est un réel privilège de la
côtoyer au quotidien.
— Peut-être que tu vas finir par l’appeler belle-maman !
plaisante Nicoletta avec un clin d’œil.
— Par ici, mesdemoiselles ! lance le photographe, et
nous lui offrons un sourire radieux, espérant camoufler le
dangereux secret qui nous lie toutes les trois.
18.

Le lendemain, je me surprends à jeter fréquemment des


coups d’œil inquiets par-dessus mon épaule dans les
couloirs. Je dois me répéter que personne ne nous a
entendues, que personne ne nous a trahies. La preuve, c’est
que je ne suis pas en train de moisir dans un cachot. Je finis
par me convaincre que tout va bien, que je peux compter
sur Maxon pour venir à mon secours.
Le petit déjeuner fini, je regagne ma chambre pour y
rafraîchir mon maquillage. Tandis que j’applique une
nouvelle couche de rouge à lèvres devant le miroir de la
salle de bains, on frappe à la porte. C’est Lucy qui va ouvrir.
Quelques secondes plus tard, elle passe la tête par
l’entrebâillement et chuchote :
— C’est le prince.
— Maxon est là ?
— Il m’a appelée par mon nom, ajoute-t-elle, la mine
réjouie.
— Tu pensais qu’il allait l’oublier ? Fais-le entrer dans la
chambre, puis file sans un bruit.
Je pose mes petites affaires et je me recoiffe à la va-
vite.
Dans la chambre, Maxon s’attarde près de la porte, mal
à l’aise. Il attend que je l’invite à entrer – ce qu’il ne fait
jamais.
— Pardonnez-moi de m’imposer ainsi. Je me demandais
si vous auriez un moment à m’accorder.
— Bien entendu. Entrez, je vous en prie.
Nous allons nous asseoir au bord du lit.
— Je voulais vous voir avant les autres. Vous expliquer
la situation, pour qu’il n’y ait aucun malentendu.
— Dites-moi tout.
— Dans une minute, je vous le promets. Mais pour
commencer, tenez.
Et Maxon me présente une fine petite boîte. Je la prends
et je soulève le couvercle. Ce que je découvre à l’intérieur
me coupe le souffle.
Posée sur un coussin miniature, une parure composée
de boucles d’oreilles et d’un bracelet, sertis de pierres
bleues et vertes dessinant un délicat motif floral.
— Maxon, c’est magnifique, mais je ne peux pas. C’est
trop… trop…
— Au contraire, vous devez le prendre. C’est un cadeau
que je vous fais, la tradition veut que vous portiez un bijou
lors du Verdict.
— Le quoi ?
— Silvia vous expliquera. Mais le point principal, c’est
que le prince doit, comme la coutume l’exige, offrir des
bijoux aux jeunes femmes de l’Élite afin qu’elles s’en parent
lors de la cérémonie. Pléthore de notables y assisteront,
vous devez donc être au summum de votre beauté. Et,
contrairement aux bijoux que le palais vous a
gracieusement fournis jusqu’ici, ces pierres-là sont
authentiques.
J’ai un petit sourire. Cela ne me choque pas qu’on ait
donné aux Sélectionnées des bijoux en toc à porter lors des
réceptions, des soirées, des cérémonies officielles. Sinon,
les caisses du royaume auraient été vidées. Combien de
filles ont emporté cette camelote chez elles en se frottant
les mains, convaincues de quitter le palais avec un petit
magot en poche ?
— C’est magnifique, Maxon. Pile ce que j’aime. Merci.
— Ne me remerciez pas, et j’en viens maintenant à la
raison de ma visite. Je me suis impliqué personnellement
dans le choix de ces bijoux, et aucun favoritisme n’entre en
compte dans ce choix. Votre cas est un peu spécial. Je sais
que vous préférez porter le collier que votre père vous a
offert, et je suis certain qu’il vous apportera un réconfort
bienvenu lors d’un événement aussi capital que le Verdict.
Donc les autres candidates ont reçu un collier ; vous êtes la
seule à avoir reçu un bracelet.
« Je vois aussi que vous êtes attachée à votre petit
bouton, ainsi qu’au bracelet que je vous ai rapporté de
Nouvelle-Asie, mais l’occasion est trop solennelle pour que
vous portiez de pareilles babioles. Essayez ceci, pour voir
l’effet qu’il rend à votre poignet.
Je retire mes deux bracelets. Celui de Maxon, je le pose
sur la table de chevet, et celui d’Aspen, je le glisse à
l’intérieur de mon bocal, où se morfond toujours ma pièce
solitaire. C’est sa place attitrée. Je surprends le regard que
Maxon pose sur le bocal, un regard dur. Il retire le
somptueux bracelet de son écrin et le fixe autour de mon
poignet. Une fois encore, j’ai du mal à en croire mes yeux.
— Absolument parfait, Maxon.
— C’est ce que j’espérais entendre. Et c’est précisément
ce qui m’amène ici. J’avais prévu de consacrer le même
budget à chacune d’entre vous, par souci de justice. Le
problème avec vous, America, c’est que vous préférez la
sobriété au clinquant. Ainsi donc, votre bracelet est deux
fois moins cher que les colliers offerts aux trois autres, et je
voulais vous en informer avant que vous l’appreniez d’une
autre source. Je tiens à préciser que ce sont vos goûts qui
entrent en ligne de compte dans mon choix, pas votre statut
actuel.
— Merci, Maxon. Cela me convient parfaitement.
— C’est bien ce que je pensais. Merci de me rassurer sur
ce point. Je redoutais de vous froisser.
— Pas du tout.
Le sourire de Maxon s’élargit.
— Bien entendu, et toujours dans un esprit de justice, il
m’est venu une idée dont je suis assez fier, poursuit-il en
sortant une enveloppe de sa poche. Et si vous envoyiez la
différence à votre famille ?
— Vous êtes sérieux ?
— Bien entendu. Il faut qu’il y ait une certaine équité, et
je me suis dit que ce serait un excellent moyen de vous
mettre toutes au même niveau… en plus de vous rendre
heureuse.
Il glisse l’enveloppe entre mes mains et je l’accepte,
une boule dans la gorge.
— Rien ne vous y obligeait…
— Je sais. Mais parfois, l’important, c’est l’envie, pas
l’obligation.
Nos regards se croisent.
— Je ne sais pas comment vous remercier, Maxon.
— Ne vous inquiétez pas pour ça, répond-il en se raclant
la gorge. Cela me fait plaisir à moi aussi, à titre personnel.
— Eh bien, je vous suis très reconnaissante. Comme
toujours.
— Formidable. Bon, il faut que je vous laisse. Je dois
aller distribuer les autres cadeaux.
Je le raccompagne à la porte. Maxon me fait un
baisemain et m’adresse un petit salut de la tête avant de
disparaître au coin du couloir. Regagnant mon lit, j’admire
une fois encore mes cadeaux. J’ai du mal à croire que je suis
désormais propriétaire d’un objet aussi sublime. Jamais je
ne m’en séparerai, je m’en fais la promesse.

— Le concept du Verdict est très simple, déclare Silvia le


lendemain tandis que nous la suivons jusqu’à la Salle des
Banquets. Un nom pompeux pour désigner une cérémonie
avant tout symbolique… C’est un événement de premier
plan. De nombreux magistrats y sont conviés, ainsi que les
membres de la famille royale. Il y aura assez de caméras
pour vous donner le tournis.
Et Silvia ouvre complètement les portes battantes de la
grande salle. Au beau milieu, la reine Amberly en personne
donne ses instructions aux ouvriers qui installent les
tribunes. Un peu plus loin, un majordome hésite entre deux
tapis, et une horde de fleuristes inspectent la salle sous tous
les angles, visiblement peu convaincus par les décorations
de Noël. Car il est vrai que Noël approche à grands pas. Une
scène a été installée au fond, avec trois trônes imposants en
son centre. On y accède par un petit escalier à l’avant. À
notre droite, quatre estrades plus modestes sur lesquelles
sont placés quatre fauteuils.
Lorsqu’elle aperçoit la reine, Silvia se plie en deux et
nous l’imitons aussitôt. La souveraine s’approche, toujours
aussi radieuse.
— Votre Majesté, lançons-nous en chœur.
— Bonjour, mesdemoiselles. Silvia, où en êtes-vous ?
— Je viens tout juste de commencer, Majesté.
— Excellent. Mesdemoiselles, laissez-moi vous éclairer
sur votre prochaine tâche, déclare la reine en nous invitant
à la suivre. Le Verdict symbolise votre soumission totale à la
loi. L’une d’entre vous va devenir princesse et, tôt ou tard,
reine. La loi régit notre vie et il sera de votre devoir non
seulement de la respecter, mais aussi de la faire respecter.
D’où la cérémonie du Verdict, qui se déroule comme suit.
« Un homme ayant commis un crime, très probablement
un vol, sera amené devant chacune de vous. Certains délits
réclament le fouet en place publique, pas plus, mais ces
hommes-là doivent passer quelque temps dans les geôles
royales. Et c’est vous qui vous chargerez de les envoyer
derrière les barreaux.
La reine sourit face à nos mines éberluées.
— Je sais, cela paraît cruel, mais détrompez-vous. Ce
sont des criminels et, au lieu d’affronter l’épreuve d’un
châtiment physique, ils paieront leur dette en faisant don de
plusieurs années de leur vie. Vous avez vu de vos yeux
combien un châtiment physique peut être pénible. Vous leur
rendrez un grand service, en un certain sens.
Je dois rêver. C’est un cauchemar, en fait.
Ceux qu’on traite de voleurs vivent souvent dans une
misère noire. Les Deux et les Trois qui enfreignent la loi
paient simplement des amendes ; les miséreux paient de
leur chair ou de leur temps. Je n’ai pas oublié Jemmy, le
frère cadet d’Aspen ; il avait volé une pomme, et cela lui
avait valu d’être fouetté sur la place centrale, sous les yeux
de tous les passants. C’est toujours mieux que de croupir
dans un cachot, c’est vrai. Mais cela ne risque pas d’arriver
aux gens qui sont à l’abri du besoin.
Silvia et la reine Amberly répètent avec nous la
cérémonie dans les moindres détails et ne nous lâchent pas
tant que nous ne connaissons pas nos répliques par cœur. Je
tente de réciter les miennes avec le même entrain qu’Elise
ou que Kriss, mais le cœur n’y est pas.
Je ne veux pas envoyer un homme en prison.
À la fin de l’exercice, j’attends que les autres filles
quittent la Salle des Banquets pour m’approcher de la reine,
en grande conversation avec Silvia. Cette dernière s’en va à
son tour et je me mets à bredouiller :
— Ne me forcez pas à faire ça, Votre Altesse, je vous en
supplie.
— Pardon ?
— Je me soumets volontiers à la loi, je vous assure. Ça
ne me pose aucun problème, mais je ne peux pas envoyer
un homme derrière les barreaux. Il ne m’a rien fait.
— Au contraire, ma chère enfant. Si vous devenez
princesse, vous incarnerez la loi. Et à chaque fois que
quelqu’un l’enfreindra, c’est vous qu’il poignardera. Le seul
moyen de stopper l’hémorragie, c’est de châtier ceux qui
vous ont fait du mal, à titre d’exemple et d’édification.
— Mais je ne suis pas princesse ! Personne ne m’a fait
de mal.
— Vous n’êtes pas princesse aujourd’hui, certes, mais ce
n’est peut-être qu’une question de temps…
La reine recule d’un pas, puis elle m’adresse un clin
d’œil complice.
— Trouvez-moi un vrai criminel. Pas un voleur qui a
sûrement agi poussé par le désespoir.
Les traits de la reine se durcissent. Je m’y prends
vraiment comme un manche.
— Je ne dis pas que c’est bien de voler. C’est mal, je le
sais. Mais je préfère juger un vrai criminel. Celui qui a tué le
garde qui nous a conduits jusqu’au refuge, Maxon et moi,
lorsque les Renégats ont attaqué le palais. Cet homme-là
mérite de mourir en prison. Et je suis sincère. Mais je ne
peux pas condamner un Sept affamé. C’est impossible.
— Permettez-moi d’être très directe avec vous, America.
Parmi toutes les candidates, c’est vous que l’on attend au
tournant. Le public vous a vue porter secours à une amie
qui avait mal agi, appeler à détruire le système des castes
en direct à la télévision et l’encourager à prendre les armes
en cas de danger. Je ne dis pas que vous avez eu tort, mais
vous avez donné à certaines personnes l’impression que
vous vous sentez au-dessus des lois, ajoute la reine d’une
voix qui ne souffre aucune réplique.
Elle va camper sur ses positions. Je sais déjà comment
cette discussion va finir.
— Si vous voulez rester, si vous tenez à Maxon, reprend
la reine, alors vous ne pourrez pas y échapper. Montrez à
tous que vous êtes capable de vous soumettre à la loi.
— J’en suis capable. Simplement, je ne veux envoyer
personne en prison. Ce n’est pas le travail d’une princesse.
Les magistrats sont là pour ça.
— Vous vous trompez lourdement. Ce que l’on attend de
vous, c’est l’excellence, ni plus ni moins. Vous comprenez
que votre position au palais est fragilisée par vos prises de
position radicales, j’en suis persuadée. Alors, obéissez.
Elle me tapote l’épaule et me laisse seule dans la Salle
des Banquets. Je retourne lentement m’asseoir sur le
fauteuil qui m’est réservé et je récite mes répliques en
marmonnant. Ce n’est pas si grave que ça. Il y a tous les
jours des gens qui enfreignent la loi et qui se retrouvent en
prison. Ce n’est qu’un homme parmi des milliers. Et je dois
être parfaite, la reine l’a dit.
C’est la seule solution.
19.

Le jour du Verdict, je suis une pelote de nerfs. J’ai peur de


dire n’importe quoi, de faire une gaffe, d’avoir un trou de
mémoire. La seule chose dont je n’ai pas à me soucier, c’est
ma tenue. Mes femmes de chambre se sont accordées avec
le coiffeur pour me mettre parfaitement en valeur.
La coutume exige que les Sélectionnées portent une
robe blanc et or lors du Verdict. La mienne est marquée à la
taille et une bretelle unique, très discrète, camoufle ma
cicatrice tout en ajoutant une touche d’élégance. Frangés
de festons et de dentelle dorée, les jupons sont taillés dans
une étoffe transparente qui froufroute à chaque
mouvement. Une traîne ni trop petite ni trop imposante
apporte la touche finale. Alors que j’étudie mon reflet dans
le miroir, je me dis pour la première fois que j’ai vraiment
l’allure d’une princesse.
Anne va chercher la branche d’olivier que je suis censée
déposer aux pieds du roi, gage d’allégeance et de bonne
volonté, et elle la place sous mon bras.
— Si vous me permettez, mamselle, vous êtes
magnifique, me souffle Lucy.
Si nerveuse d’ordinaire, elle est beaucoup plus calme
depuis quelque temps, plus sûre d’elle.
— Merci. J’aurais aimé que vous soyez toutes là.
— Moi aussi, soupire Mary.
— Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, me conseille
Anne. Vous allez épater tout le monde. Et comme ça va être
diffusé en direct, vous pouvez être sûre que toutes les
domestiques vont regarder.
— C’est vrai ?
— On ne raterait ça pour rien au monde !
Un toc toc impérieux à la porte nous interrompt. Mary
va ouvrir. Je suis heureuse de voir Aspen.
— J’ai pour mission de vous escorter jusqu’à la salle du
Verdict, mademoiselle America, annonce-t-il.
— Regardez comme elle est belle. Qu’est-ce que vous
en pensez, officier ? pépie Lucy.
— Vous vous êtes surpassées, répond Aspen avec un
sourire enjoué.
Lucy lâche un petit gloussement et Anne, toujours à
cheval sur les bonnes manières, lui ordonne à mi-voix de se
taire tout en mettant la dernière main à ma coiffure. Je me
rends bien compte qu’elle essaie de paraître irréprochable
devant Aspen, l’élu de son cœur.
— Prête ? demande Aspen.
Je prends une profonde inspiration.
J’acquiesce de la tête, je réajuste ma branche et je
passe mon bras sous celui d’Aspen. Émues, mes femmes de
chambre me suivent du regard jusqu’à la porte.
Lorsque nous nous engageons dans le couloir, je
m’adresse à Aspen sur un ton désinvolte :
— Comment tu vas, depuis la dernière fois ?
— Je n’arrive pas à croire que tu te soumettes à la
mascarade du Verdict, rétorque-t-il.
— Je n’ai pas le choix.
— On a toujours le choix, America.
— Aspen, tu sais que ça ne me plaît pas. Mais au final,
ce n’est qu’un homme. Et il est coupable.
— Tout autant que les sympathisants qui ont été
dégradés d’une caste par le roi. Tout autant que Marlee et
Carter.
— C’était différent.
Aspen s’arrête au beau milieu du couloir et me force à le
regarder dans les yeux.
— Ce n’est jamais différent avec ce tyran.
J’ai rarement vu Aspen aussi sérieux. Il est dans le
secret des dieux, en quelque sorte, parce qu’il assure la
protection des conseillers du roi au cours des réunions et
qu’il se charge aussi de transmettre certains messages. Il
me cache quelque chose. Un terrible secret.
— Ce sont vraiment des voleurs ?
— Oui, mais rien qui mérite des années de prison. Le
Verdict va servir à envoyer un message très clair à leurs
camarades.
— Que veux-tu dire par là ?
— Ce sont tous des gens qui se sont insurgés contre le
roi, America. Des gens qui soutiennent les Renégats, qui
veulent chasser le tyran du trône. Le Verdict est diffusé dans
tout le royaume. Les spectateurs vont comprendre quel sort
est réservé à ceux qui osent tenir tête au roi. Rien n’est
laissé au hasard.
Je dégage mon bras, furieuse.
— Tu es ici depuis presque aussi longtemps que moi.
Est-ce que ça t’est arrivé, une seule fois, de désobéir à un
ordre ?
— Non, mais…
— Alors ne me juge pas. Si le roi n’a aucun scrupule à
jeter ses ennemis en prison sans motif valable, qu’est-ce
qu’il va me faire, à ton avis ? Il me déteste !
— Ame, je sais que c’est effrayant, mais tu…
— Fais ton travail. Conduis-moi en bas.
Aspen se détourne de moi, mal à l’aise, et me présente
à nouveau son bras. Je me cramponne à lui et nous
avançons sans échanger un mot. Dans l’escalier, alors que
nous parvient le bourdonnement des conversations, il
reprend la parole.
— Je me suis toujours demandé si la Sélection allait te
changer.
Je reste muette. Qu’est-ce qu’il insinue ?
Dans le vestibule, les autres filles répètent leur rôle à
voix basse, le regard perdu dans le vide. Je me détache
d’Aspen et je les rejoins.
Elise nous a tellement parlé de sa robe que je n’ai
aucune surprise. Elle porte un fourreau rehaussé de tulle
étincelant et ses longs gants dorés sont spectaculaires, je
dois le reconnaître. Maxon lui a offert un collier serti de
joyaux aux reflets sombres qui font ressortir ses yeux et ses
cheveux noir corbeau.
Une fois encore, Kriss incarne la grâce et l’élégance. Sa
robe m’évoque une fleur aux pétales épanouis qui
cascaderaient jusqu’à terre. Son collier et ses boucles
d’oreilles sont rehaussés de délicates opales iridescentes.
Sublime. Une fraction de seconde, je regrette d’avoir choisi
la simplicité.
Quant à Celeste… ma foi, avec son décolleté plongeant,
elle va marquer les esprits, c’est certain. Et pas en bien. Elle
surprend mon regard désapprobateur, esquisse une moue et
roule des épaules. Je laisse échapper un petit rire et je
respire un grand coup, pour me calmer.
Celeste s’approche de moi en secouant sa branche
d’olivier, sans aucun respect pour le symbole qu’elle
représente.
— Un problème ?
— Non. C’est juste que je ne me sens pas bien.
— Ne vomis pas. Surtout pas sur moi.
— Je ne vais pas vomir.
— Qui a vomi ? s’inquiète Kriss, Elise sur les talons.
— Personne. Je suis fatiguée, c’est tout.
— Ça ne va pas être très long, me rassure Kriss.
Au contraire, ça va me poursuivre toute ma vie, me dis-
je en mon for intérieur. Je dévisage mes amies l’une après
l’autre. Et si… et si nous nous rebellions toutes ensemble ?
— Est-ce que vous êtes aussi mal à l’aise que moi ?
Elles échangent des regards gênés, mais aucune n’ose
répondre.
— Alors n’y allons pas.
— Ne pas y aller ? s’étonne Kriss. America, c’est une
tradition. On est obligées.
— Non, pas du tout. Pas si on décide toutes ensemble
de s’y opposer.
— Et comment tu comptes t’y prendre ? demande
Celeste. En refusant de monter sur l’estrade ?
— C’est une solution.
— Tu veux qu’on reste assises sans rien faire ? lance
Elise, scandalisée.
— Je n’ai pas vraiment réfléchi à ça. Je sais juste que le
Verdict, c’est une mauvaise idée, voilà.
Je vois que Kriss est tiraillée. Je peux peut-être arriver à
la convaincre.
— C’est un piège ! accuse Elise.
— Quoi ?
— Elle va entrer en dernier. Si on refuse d’y aller et
qu’elle débarque comme une fleur, elle passe pour la fille
docile et nous, pour des idiotes, explique Elise en
brandissant sa branche sous mon nez.
Elle fulmine.
Kriss m’interroge d’un regard voilé par la déception.
— America ?
— Non, je vous assure. Ce n’est pas du tout mon
intention !
— Mesdemoiselles ! aboie Silvia. Vous êtes nerveuses, je
le comprends, mais ce n’est pas une raison pour vous
disputer comme des chiffonniers. Très bien. Elise, vous y
allez en premier, comme pendant les répétitions. Celeste et
Kriss, vous suivez ; et America, vous êtes la dernière.
Chacune votre tour, vous remontez le tapis rouge avec votre
branche à la main et vous la déposez aux pieds du roi.
Ensuite vous faites demi-tour et vous allez vous asseoir. Le
roi prononce quelques mots, puis la cérémonie à
proprement parler démarre.
Elle s’approche d’un petit écran fixé sur un support ;
c’est un moniteur qui nous montre tout ce qui se passe dans
la Salle des Banquets. Les décorateurs ont fait de l’excellent
travail. Un tapis rouge divise la salle en deux ; d’un côté, les
tribunes réservées aux invités et aux journalistes, de l’autre
nos quatre fauteuils. Tout au fond les trônes, qui attendent
la famille royale.
Une petite porte s’ouvre derrière l’estrade et le roi, la
reine et Maxon font leur apparition, accueillis par un
tonnerre d’applaudissements et un orchestre déchaîné. Ils
vont prendre place sur leurs trônes respectifs et les
musiciens se lancent dans l’interprétation d’une mélodie
moins entraînante et plus adaptée à la circonstance.
— C’est à nous, chuchote Silvia. Tête haute.
Elise me lance un regard lourd de sous-entendus et se
jette dans l’arène. On distingue aussitôt le crépitement des
flashs. Elise ne se laisse pas intimider, nous le constatons
sur le moniteur que Silvia ne quitte pas des yeux. Vient le
tour de Celeste, qui n’oublie pas de se recoiffer. Le sourire
de Kriss illumine la salle lorsqu’elle s’avance vers la famille
royale.
— America, souffle Silvia. À vous.
J’essaie d’effacer l’angoisse qui marque mes traits. Je
m’apprête à détruire une partie de moi-même en participant
à une parodie de procès et en m’aplatissant devant le roi.
Les appareils photo me mitraillent, les flashs m’aveuglent et
les spectateurs murmurent des éloges à l’oreille de leurs
voisins tandis que je remonte le tapis rouge d’un pas lent. Je
croise le regard de Maxon. Il voit sûrement à quel point je
suis tendue. Je repère l’endroit où je dois poser ma branche
et j’exécute une révérence avant de placer mon offrande
aux pieds du roi. Tout le long, je garde la tête baissée.
À la seconde où je m’assieds sur mon fauteuil, la
musique se tait. Le timing est parfait. Le roi Clarkson quitte
son trône et vient se poster au bord de l’estrade, les quatre
branches d’olivier à ses pieds.
— Mesdames et messieurs, cher peuple d’Illeá,
aujourd’hui les dernières candidates de la Sélection, quatre
magnifiques jeunes filles, se présentent devant nous pour se
soumettre à la loi de notre royaume. Nos lois estimées, c’est
le ciment de notre nation, ce qui lui garantit la paix dont
nous jouissons depuis si longtemps.
La paix ? De qui se moque-t-il ?
— L’une de ces jeunes filles va se présenter devant
vous, le front ceint d’un diadème. En tant que membre de la
famille royale, sa mission sera de promouvoir ce qui est
juste, pas pour son propre bénéfice, mais pour le vôtre
uniquement.
Quelqu’un peut me donner la recette ?
— Saluez avec moi, je vous prie, l’humilité et le courage
dont elles font preuve en se soumettant à nos lois.
Le roi se met à battre des mains et les spectateurs
l’accompagnent avec enthousiasme. Les ovations
s’éteignent quand il regagne son trône, et je risque un coup
d’œil vers mes camarades. Le seul visage que je distingue
vraiment bien, c’est celui de Kriss. Elle hausse les épaules
et m’adresse un sourire en demi-teinte avant de se mettre
debout de toute sa hauteur.
Un héraut posté près de la porte claironne :
— Nous demandons au criminel Jacob Digger de se
présenter devant Sa Majesté le roi Clarkson, Sa Majesté la
reine Amberly et Son Altesse Royale le prince Maxon.
Au ralenti, sûrement gêné par toute cette mise en
scène, Jacob fait son entrée, des menottes aux poignets. Les
flashs le font tressaillir. Il s’approche d’Elise et se prosterne
devant elle. Je me concentre sur les répliques que mon amie
récite et que nous devons débiter chacune notre tour.
— Jacob, quel crime as-tu commis ? demande-t-elle
d’une voix forte qui contraste avec ce caractère réservé que
nous connaissons si bien.
— J’ai volé, estimée demoiselle.
— Et combien d’années de prison pour expier tes fautes
?
— Douze, estimée demoiselle.
Lentement, sans attirer l’attention de quiconque, Kriss
tourne la tête vers moi. Elle arrive à exprimer le doute qui
l’envahit sans jamais changer de mine. J’ai un hochement
de tête.
De simples larcins, des vols sans conséquence, nous a-t-
on dit. Si c’était la vérité, cet homme aurait été fouetté sur
la place centrale de sa ville ou de son village ou, s’il avait
été envoyé au cachot par un juge moins conciliant, il aurait
écopé de deux ou trois ans, maximum. En un seul mot,
Jacob confirme toutes mes craintes.
Je risque un coup d’œil vers le roi, qui jubile. Il n’arrive
même pas à cacher le plaisir qu’il tire de cette comédie. Ce
Jacob n’est pas un simple voleur. Le roi veut l’humilier, et en
public.
Elise quitte son fauteuil, se dirige vers Jacob Digger et
pose une main sur son épaule. Pour la première fois, le
condamné ose lever les yeux.
— Va, loyal sujet, et paie ta dette au roi.
Sa voix résonne dans le silence de la salle. Jacob opine
de la tête, puis il interroge le roi du regard et je devine qu’il
veut faire quelque chose. Riposter, accuser, se défendre.
Pourtant, sa langue reste nouée. Un innocent devra payer
pour les écarts au protocole qu’il pourrait se permettre
aujourd’hui, cela ne fait aucun doute dans mon esprit. Il se
relève et quitte la Salle des Banquets sous les hourras du
public.
L’accusé suivant se déplace avec beaucoup de difficulté.
Lorsqu’il pose le pied sur le tapis écarlate qui le conduit vers
Celeste, il trébuche et s’étale de tout son long. Un cri
d’effroi s’élève des tribunes et deux gardes accourent pour
le relever et le traîner jusqu’à Celeste, qui s’adresse à
l’homme d’une voix chevrotante.
Kriss demeure égale à elle-même quand l’homme
qu’elle doit juger se présente devant elle. De tous, c’est le
plus jeune – il doit avoir notre âge – et il marche d’un pas
ferme, presque déterminé. J’aperçois sur sa nuque un
tatouage qui, de loin, ressemble à une croix, un peu ratée.
Kriss récite ses répliques à la perfection, même si une
pointe de regret teinte sa voix. Le public l’applaudit avec
ferveur et elle retourne s’asseoir, toujours souriante.
Le héraut crie un nom – « Adam Carter » – et je réalise
que mon tour est venu. Adam, Adam, Adam. Il faut que je
retienne son prénom. Maxon pourrait me pardonner un
échec ou un cafouillage, mais pas le roi, ni même la reine. Si
je veux conserver une chance de remporter la Sélection, je
dois faire ce qu’on exige de moi.
Adam est un homme d’âge mûr, peut-être aussi vieux
que mon père, et il a un problème à la jambe. Il prend
tellement de temps pour remonter le tapis que ça devient
une véritable torture. Je veux qu’on en finisse au plus vite.
Tandis qu’il s’agenouille devant moi, je repasse mes
répliques dans ma tête.
— Adam, quel crime as-tu commis ?
— J’ai volé, estimée demoiselle.
— Et combien d’années de prison pour expier tes fautes
?
Adam s’éclaircit la voix.
— Jusqu’à ma mort, estimée demoiselle.
Aux quatre coins de la salle se font entendre des
murmures étonnés.
— Tu peux répéter, s’il te plaît ?
— Jusqu’à ma mort.
Adam est au bord des larmes. Je jette un coup d’œil à
Maxon, qui a l’air bouleversé, et aussi désolé que moi. Mes
yeux se posent une fraction de seconde sur le roi, qui se
tortille de bonheur. Il masque de la main un sourire cruel.
Le souverain m’a tendu un piège.
Soit je refuse d’obéir et je passe pour une effrontée, soit
j’envoie un homme croupir derrière les barreaux le restant
de ses jours et je deviens la bête noire d’Illeá. Bien joué,
Clarkson.
— Adam, dis-je à voix basse, qu’est-ce que vous avez
volé ?
Ma question tombe dans un silence de mort. Le public
du Verdict retient son souffle, mais nous sommes trop loin
pour que les spectateurs puissent nous entendre.
Le malheureux Adam risque un rapide coup d’œil vers le
roi.
— Des habits pour mes filles.
— Mais ce n’est pas pour ça qu’on veut vous envoyer en
prison, n’est-ce pas ?
Imperceptiblement, Adam secoue la tête, une fois.
Je ne peux pas me résoudre à ça. C’est impossible. Il
faut que je trouve une solution.
Une idée surgit dans mon esprit, aussi aveuglante que
l’éclair. Je ne sais pas si cela va permettre à Adam de
recouvrer sa liberté, mais c’est la seule chose à faire, même
si elle nécessite un sacrifice de ma part.
Je quitte mon fauteuil et je m’approche d’Adam. Il
frémit, prêt à entendre la sentence.
— Levez-vous.
Il me dévisage, désorienté.
— Je vous en prie.
Je prends une de ses mains menottées dans la mienne
et il me suit jusqu’à l’estrade d’où la famille royale nous
observe. Arrivée au pied de l’escalier, je me tourne vers
Adam et, avec un soupir à fendre l’âme, j’enlève les boucles
d’oreilles que Maxon m’a offertes pour les déposer dans sa
paume. Il reste planté là, frappé de stupeur, tandis que je
réserve le même sort au bracelet. Ensuite – parce qu’il faut
que j’aille jusqu’au bout de ma conviction –, je retire le
collier au rossignol, un cadeau de mon père. J’espère qu’il
regarde le Verdict à la télévision, qu’il ne m’en voudra pas
trop d’avoir donné ce collier à un inconnu. Une fois délestée
de tous mes joyaux, je referme les doigts d’Adam sur ce
trésor inespéré, puis je m’écarte d’un pas pour le laisser
seul face au roi Clarkson.
— Va, loyal sujet, et paie ta dette au roi.
Des murmures et des cris d’étonnement s’élèvent tout
autour de moi, mais je préfère ne pas y prêter attention.
Tout ce qui m’intéresse, c’est l’expression revêche sur le
visage du roi. S’il veut jouer à ce petit jeu, je peux y jouer
aussi.
Adam gravit lentement les marches, avec dans le regard
une joie mêlée à de la peur. Arrivé au niveau du roi, il tombe
à genoux et tend ses mains qui débordent de bijoux. Le roi
me fusille du regard, puis il accepte l’offrande. La foule nous
acclame. Adam s’écarte à toute vitesse du roi, peut-être de
crainte qu’il ne change d’avis. Mon espoir, c’est qu’avec ces
nuées d’appareils photo et ces hordes de journalistes,
quelqu’un aura l’idée de suivre le dossier d’Adam et
s’assurera qu’il est bien rentré chez lui, en un seul morceau.
Lorsque Adam repasse devant moi, en larmes, il tente de
me serrer contre lui. C’est l’homme le plus heureux du
monde quand il repart vers ses geôliers.
20.

La famille royale quitte la Salle des Banquets par une sortie


dérobée, les membres de l’Élite repartent par la porte
principale sous l’œil des caméras et les hourras du public. Je
vois bien, au regard de Silvia, que j’ai signé mon arrêt de
mort. On dirait qu’elle se retient de m’étrangler. Elle nous
conduit jusqu’à un petit salon.
— Entrez là-dedans, ordonne-t-elle d’une voix sèche
avant de refermer la porte derrière nous.
Elise lance l’offensive.
— Il faut toujours que tu te fasses remarquer !
— J’ai joint les actes à la parole. C’est toi qui n’as pas
voulu me suivre !
— Tu joues toujours à la petite sainte. C’étaient des
criminels. On faisait exactement ce qui est attendu d’un
magistrat. Sauf qu’on portait une jolie robe.
— Elise, tu as vu ces hommes ? Certains étaient
malades. Et ils ne méritaient pas des peines aussi lourdes.
— Elle a raison, renchérit Kriss. De la prison à vie pour
un vol ? À moins qu’il n’ait vidé le palais avec ses petits
bras, qu’est-ce qu’il aurait pu voler pour être condamné à la
prison à vie ?
— Rien. Il a pris des vêtements pour sa famille. Écoutez,
vous, vous avez de la chance. Vous êtes nées au sein de
castes privilégiées. Chez les plus pauvres, quand une famille
perd celui qui fait bouillir la marmite… ça se passe très mal.
Envoyer cet homme en prison jusqu’à la fin de ses jours,
cela revient à condamner sa famille à l’indigence. C’est
inhumain.
— Où est ton amour-propre, America ? s’étonne Elise.
Où est ton sens du devoir, ton honneur ? Tu es une fille
ordinaire ; tu n’es même pas princesse. Et si tu étais
princesse, tu n’aurais pas toutes les libertés que tu te
permets aujourd’hui. Les règles que nous impose le roi, tu
t’assieds dessus ! Depuis le premier jour !
C’est là que je perds mon calme :
— Peut-être qu’elles sont mauvaises, ces règles !
À cet instant la porte s’ouvre à la volée et le roi Clarkson
entre comme une tornade. La reine Amberly et Maxon sont
restés dans le couloir. Il se rue sur moi, m’attrape par le
bras et me pousse dehors.
— Où est-ce que vous m’emmenez ?
Pas de réponse. Je jette un dernier coup d’œil par-
dessus mon épaule tandis que le roi me traîne à l’extérieur
du salon. Celeste s’est recroquevillée sur elle-même et Elise
a glissé sa main dans celle de Kriss. Il y a de la panique
dans leur regard.
— Clarkson, pas de décision hâtive, dit la reine.
Nous tournons à l’angle du couloir et il me force à entrer
dans une petite pièce. La reine et Maxon nous rejoignent à
l’instant où le roi me force à m’asseoir sur un canapé.
Il fait les cent pas tel un lion en cage, puis il se tourne
vers Maxon et se met à rugir :
— Tu m’as fait une promesse ! Tu m’as assuré qu’elle
avait retenu la leçon. D’abord son éclat au Bulletin, ensuite
cette expédition sur le toit, maintenant ça ? Cette
plaisanterie est terminée, Maxon !
— Père, avez-vous entendu les applaudissements ? Les
gens l’apprécient. Elle est devenue votre principal atout.
— Je te demande pardon ?
— Lorsqu’elle a suggéré que le peuple se défende
contre les Renégats, le public a réagi de manière positive.
J’ose dire que c’est grâce à son intervention qu’il n’y a pas
eu davantage de victimes à déplorer. Et ce soir ? Père, moi-
même je serais incapable d’envoyer un homme finir ses
jours en prison à cause d’un simple larcin. Elle apporte une
bouffée d’air frais. Vous ne pouvez pas demander à une
personne qui a dû voir plusieurs de ses amis fouettés en
place publique de châtier un de ses semblables ! La
majorité de la population appartient aux castes modestes,
ces gens se retrouvent en elle.
Le roi se remet à arpenter la pièce.
— Je l’autorise à rester parce qu’elle t’a sauvé la vie.
Mets-toi ça dans le crâne : c’est toi mon atout le plus
précieux, pas elle. Si nous te perdons, nous perdons tout.
Un immense silence accueille ses paroles. Il poursuit son
accusation.
— Tu te laisses influencer, Maxon. Tu changes un peu
plus chaque jour, tu te fais enfumer. Ces filles, et celle-ci en
particulier, sont désespérantes de nullité.
La reine esquisse un pas en avant.
— Clarkson, peut-être que…
D’un seul regard, le roi fait taire son épouse, puis il
pivote vers Maxon.
— J’ai une proposition pour toi.
— Ça ne m’intéresse pas.
— Écoute au moins jusqu’au bout.
Maxon pousse un soupir.
— Ces filles sont un désastre ambulant. Même les
relations de l’Asiatique ne m’ont servi à rien. La Deux est
obnubilée par la célébrité ; et l’autre, eh bien, tous les
espoirs ne sont pas encore perdus mais elle n’est pas au
niveau, si tu veux mon avis. Celle-ci, elle s’est disqualifiée
par ses caprices. La Sélection a pris une tournure
catastrophique. Et je te connais. Je sais que tu as peur de
passer à côté de ta vie, alors voilà ce que je te propose :
annulons tout. Renvoyons ces incapables chez elles ! insiste
le roi en tournant autour de Maxon. Non, je ne te suggère
pas de rester célibataire. Je dis simplement que les fiches de
toutes les filles du royaume en âge de se marier sont encore
stockées quelque part. Tu ne trouverais pas formidable de
les choisir toi-même ? Et peut-être même d’en trouver une
qui ressemblera à la fille du roi de France ; la mignonne ne
te laissait pas indifférent, tu t’en souviens ?
Je baisse les yeux. La fille du roi de France ? Maxon ne
m’a jamais parlé d’elle. J’ai l’impression que le roi vient de
me planter un poignard en plein cœur.
— Père, je n’y arriverai pas.
— Oh que si. Tu es l’héritier du trône. Et j’estime que ce
groupe-là a prouvé de mille façons qu’il est défectueux. Tu
pourrais avoir un vrai choix ce coup-ci.
Maxon a le regard vissé au sol. Je vois bien qu’il est pris
dans un dilemme.
— Cela pourrait même calmer les Renégats,
temporairement. Imagine ! ajoute le roi. Si nous renvoyons
ces filles-là d’où elles viennent et si nous nous faisons
discrets quelques mois, de façon à faire croire que la
Sélection est annulée, nous pourrons réunir un autre groupe
de jeunes femmes plus amènes, spirituelles, instruites… le
scénario serait complètement différent ! Quoi qu’il en soit,
s’il y a une question que tu dois te poser, c’est celle-ci : as-
tu vraiment envie de faire ta vie avec… ça. Une pauvresse
narcissique motivée par le gain et à peine regardable. Ne
me dis pas que tu lui trouves de l’attrait !
Mon regard croise, une fraction de seconde, celui de
Maxon et je dois me détourner, humiliée.
— Je t’accorde quelques jours de réflexion, relance le
roi. Pour l’instant, il faut que je gère les journalistes.
Amberly !
La reine se rapproche du roi à pas précipités et glisse
son bras sous le sien. Nous restons seuls, frappés quelques
instants de stupeur. Maxon vient m’aider à me remettre
debout.
— Je ferais mieux de les accompagner. Les journalistes
auront sûrement des questions à me poser à moi aussi.
— C’est une offre plutôt généreuse qu’il vient de vous
faire.
— Peut-être la plus généreuse de toute sa vie, me
répond Maxon, l’air grave.
Mes femmes de chambre m’informent que chaque
candidate doit dîner seule dans sa chambre ce soir, et elles
prennent congé lorsqu’elles comprennent que je ne suis pas
d’humeur à bavarder. Je m’allonge sur le lit, perdue dans le
dédale de mes pensées.
Tout à l’heure, avec Adam, j’ai agi en mon âme et
conscience, non ? La justice, c’est important pour moi, mais
le Verdict, ça n’a rien à voir avec la justice, la vraie. En
même temps, le roi trouvera bien un moyen de se venger
d’Adam, si c’est son ennemi personnel. Ce que j’ai fait n’a
servi à rien, alors ? Et pourquoi Maxon ne m’a jamais parlé
de cette Française ? Est-ce qu’ils se voyaient souvent ? C’est
un secret qu’il me cache ?
On frappe à la porte. Sûrement le dîner, même s’il est
encore un peu tôt. Je ne prends même pas la peine de me
lever.
— Entrez.
La porte s’ouvre et la crinière noire de Celeste apparaît
dans l’embrasure.
— Tu veux bien qu’on discute ? s’enquiert-elle.
Kriss surgit derrière elle et je vois Elise qui se tient en
retrait. Je me redresse aussitôt.
— Bien sûr.
Elles entrent en file indienne, laissant la porte ouverte.
Celeste grimpe sur mon lit sans même me demander la
permission. J’avoue que ça ne me dérange pas tant que ça,
même si j’ai toutes les peines du monde à m’habituer à ses
sourires sincères. Toujours bien élevées, Kriss et Elise se
perchent toutes les deux au bord.
D’une voix douce, Kriss pose courageusement la
question qui leur brûle les lèvres.
— Il t’a fait mal ?
— Non. Il ne m’a pas frappée ni rien ; il m’a juste un peu
tordu le bras.
— Et qu’est-ce qu’il t’a dit ? s’inquiète Elise.
— Il est furieux de mon initiative. Si cela ne tenait qu’à
lui, il m’aurait déjà éjectée de la Sélection depuis
longtemps.
— Mais ce n’est pas lui qui décide, me console Celeste.
Maxon t’adore, et le peuple aussi.
— Je ne sais pas si cela suffit.
Et le roi vous méprise aussi, j’ajoute en mon for
intérieur.
— Excuse-moi de t’avoir crié dessus, me lance Elise.
C’est pénible. Je fais tellement d’efforts pour garder mon
calme et mon assurance, mais j’ai l’impression que rien n’a
d’importance. Vous m’éclipsez toutes.
— Ce n’est pas vrai, proteste Kriss. À ce stade, on
compte toutes pour Maxon. Sinon il ne nous aurait pas
gardées.
— Il a peur de choisir les trois dernières. La date butoir
arrive quand, dans quatre jours ? Il s’accroche à moi pour
repousser cette décision.
— Et qui te dit que ce n’est pas à moi qu’il s’accroche ?
rétorque Celeste.
— Écoutez, après ce qui s’est passé aujourd’hui je vais
sûrement être la prochaine sur la liste. De toute façon cela
devait arriver tôt ou tard. Je ne suis pas de taille.
— Aucune de nous n’arrive à la cheville d’Amberly, pas
vrai ?
— J’aime trop choquer les gens, avoue Celeste avec un
demi-sourire.
— Et je préfère rester dans mon coin que d’être obligée
de faire la moitié des choses qu’elle fait, confie Elise.
— Quant à moi, je suis incontrôlable.
Et je hausse les épaules, indifférente.
— Jamais je n’aurai son assurance, se lamente Kriss.
— Voilà. Nous avons toutes des défauts. Mais Maxon
doit faire son choix, alors qui vivra verra, enchaîne Celeste.
Mais je pense qu’on est toutes d’accord pour dire que je suis
la pire des candidates.
— Comment ça ?
— Ne fais pas comme si tu ne savais pas, Kriss. J’ai déjà
eu une discussion à ce sujet avec America, et j’ai parlé avec
mes femmes de chambre l’autre jour, mais je ne vous ai
jamais présenté mes excuses à vous deux.
Kriss et Elise échangent un regard furtif.
— Kriss, j’ai saboté ta fête, lâche Celeste. Tu es la seule
qui a pu fêter son anniversaire au palais, et je me suis
arrangée pour tout gâcher. Je m’en veux, tu ne peux pas
savoir combien.
— Ça s’est bien terminé, tu sais. Grâce à toi, Maxon et
moi on a eu une grande conversation. Je t’ai pardonné il y a
longtemps.
— C’est très généreux de ta part, étant donné que j’ai
du mal à me pardonner à moi-même. Je ne savais pas
comment retenir son attention, alors j’ai employé des
moyens déloyaux.
— Sur le moment j’ai cru que je n’allais pas m’en
remettre mais franchement, ce n’est pas grave. Au moins, je
n’ai pas fini comme Anna.
— Ne me parle pas d’Anna. Des fois je me demande
jusqu’où elle serait allée si je n’avais pas…
Celeste se tourne alors vers Elise.
— Je ne sais pas comment tu as pu tirer un trait sur
toutes les horreurs que je t’ai fait subir. Même celles pour
lesquelles personne ne m’a soupçonnée.
— Tu veux dire les bouts de verre dans mes escarpins,
les robes déchirées dans ma penderie, l’eau de Javel dans
mon shampoing ? récite Elise, très calme.
— De l’eau de Javel ! je m’exclame.
Elle confirme d’un signe de tête.
— J’ai raté une matinée entière au Boudoir parce que
mes bonnes ont dû me teindre les cheveux en catastrophe.
Je savais que c’était toi, ajoute-t-elle, le regard braqué sur
Celeste, comme pour la défier.
— Tu n’as rien dit, tu as à peine réagi. À mes yeux tu
étais la cible la plus facile, et je ne comprenais pas pourquoi
tu ne te mettais jamais en pétard, répond Celeste, mortifiée.
— Jamais je ne jetterais le déshonneur sur ma famille en
quittant la Sélection.
— Ils devraient être fiers de toi. Si mes parents
apprenaient ce que j’ai fait… je ne sais pas comment ils
réagiraient. Les parents de Maxon m’auraient déjà virée à
coups de pied dans les fesses. Je ne suis pas faite pour ce
monde.
Je prends les mains de Celeste dans les miennes.
— Je crois que cette confession prouve le contraire,
Celeste.
Elle me répond d’un sourire attristé.
— De toute façon, je ne pense pas que Maxon veuille de
moi. Et même, quelqu’un m’a rappelé récemment que je
peux très bien me passer d’un homme pour atteindre mes
objectifs dans la vie.
Nous échangeons un sourire complice et elle se tourne à
nouveau vers Elise.
— Je suis impardonnable, je sais, mais je dois te dire que
je regrette sincèrement. Excuse-moi, Elise.
Elise demeure impassible. Maintenant que Celeste est à
sa merci, je m’attends à une exécution en bonne et due
forme.
— Je pourrais tout dire à Maxon. America et Kriss sont
témoins, et il serait obligé de te renvoyer chez toi, de te
chasser comme une malpropre. Mais je ne vais pas
m’abaisser à ça. Jamais je ne forcerai la main à Maxon et si
je dois gagner, je veux gagner à la loyale. Alors mettons
toutes ces histoires derrière nous.
Ce n’est pas un pardon à proprement parler, mais c’est
beaucoup plus que ce que Celeste espérait. Elle hoche la
tête et chuchote un « merci » à l’adresse d’Elise.
— Eh bien, fait Kriss, je ne t’aurais pas dénoncée non
plus, Celeste, mais… je ne pensais pas qu’Elise mettrait
l’honneur avant le reste.
— C’est ce qui me motive, avoue Elise. Je m’y accroche
par tous les moyens, surtout que je vais être une tache sur
la réputation de ma famille si je ne remporte pas la
Sélection.
— Mais tu n’as pas ton mot à dire là-dedans ! Comment
ta famille peut croire que tu vas amener la honte sur eux ?
s’étonne Kriss.
— À cause des mariages arrangés. Les filles de bonne
famille se retrouvent appariées aux célibataires les plus en
vue et vice versa. Maxon est la perfection incarnée. Si je
perds, ça signifie que je n’étais pas à la hauteur. Que je
n’étais pas parfaite. Ma famille ne tiendra pas compte des
sentiments qui auront conduit Maxon à ce choix, cela leur
est bien égal. Ce qui compte dans leur façon de voir, c’est la
raison. J’ai reçu une éducation qui devrait me rendre digne
des plus grands du royaume, alors si Maxon me laisse sur le
bord de la route, qui voudra de moi ensuite ?
— Presque toutes les autres filles sont déjà fiancées à
des hommes fantastiques, insiste Kriss. Tu es une
Sélectionnée, ce qui te rend inestimable. En plus, tu fais
partie de l’Élite désormais. Crois-moi, Elise, les garçons vont
faire la queue pour te supplier de les épouser.
— Pas besoin qu’ils fassent la queue, plaisante Elise. Un
seul me suffit.
— Eh bien moi, il m’en faut plusieurs dizaines, déclare
Celeste, ce qui provoque l’hilarité générale.
— J’en aimerais bien deux ou trois, suggère Kriss. Une
file d’attente, ça fait un peu peur.
Elles me regardent toutes. Je réponds d’une voix qui
n’admet aucune réplique :
— Un seul.
— Tu es cinglée, assène Celeste.
Nous discutons quelques instants de Maxon, de notre
famille, de nos espoirs, sans fard et sans détour. Kriss et
moi, nous essayons depuis quelques semaines d’être
honnêtes l’une envers l’autre et je sais que notre amitié va
dépasser les murs du palais. Les racines et la culture d’Elise
m’obligent à élargir mes perspectives. Et la fille canon :
Celeste. Si quelqu’un m’avait dit que la brune qui s’est
avancée vers moi, perchée sur ses talons aiguilles, avec son
regard de tueuse, le premier jour à l’aéroport, finirait par
devenir une bonne copine, je lui aurais ri au nez. Au fil de la
conversation, je remarque que les autres l’acceptent
comme j’ai fini par l’accepter. Libérée du poids de ses
secrets, elle n’a plus rien à voir avec la Celeste à laquelle
nous sommes habituées. Elle ne se sert plus de sa beauté
comme d’une arme, un masque qui détourne la lumière à
son seul profit. Devenue elle-même, elle rayonne,
littéralement.
Maxon a dû entrer dans la chambre sur la pointe des
pieds car je ne sais pas depuis combien de temps il nous
observe, planté près de la porte. C’est Elise qui l’aperçoit la
première.
— Votre Altesse, lance-t-elle en inclinant la tête.
Il nous salue.
— Mesdemoiselles. Je n’avais pas l’intention de vous
interrompre. Je crois que je viens de gâcher un moment très
spécial.
Nous échangeons un regard, à peu près certaines d’être
du même avis. Tu n’as rien gâché du tout, au contraire. Tu
l’as provoqué.
— Encore une fois, pardonnez mon intrusion, mais je
dois parler à America. En tête-à-tête.
Celeste se met debout avec un soupir et un clin d’œil à
mon intention. Elise se lève elle aussi à toute vitesse et
Kriss l’imite en sautant à bas du lit. Avant de quitter la
chambre, Elise s’incline devant Maxon et Kriss se permet de
rectifier le revers de son veston. Celeste en profite pour lui
chuchoter quelques mots à l’oreille. Il lui sourit et répond du
tac au tac :
— Ce ne sera pas nécessaire, ma chère.
— Parfait, rétorque Celeste, et elle claque la porte
derrière elle.
— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?
— Oh, elle m’a fait comprendre que si je vous causais de
la peine, elle allait me le faire chèrement payer.
— J’ai déjà été victime de ses représailles, alors soyez
prudent.
— Fort bien, mademoiselle.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Vous allez accepter l’offre de votre père ?
— Non. J’avoue que cela m’a interpellé, mais je n’ai
guère envie de reprendre la procédure à zéro. Je suis
attaché à mes candidates, aussi imparfaites soient-elles. Par
ailleurs, père ignore l’existence d’August, comme il ignore
les objectifs réels des Renégats du Nord. Changer de train
en marche, c’est une solution à court terme seulement.
Je pousse un soupir de soulagement. J’avais l’espoir que
Maxon tiendrait assez à moi pour ne pas me laisser partir,
mais je craignais que les autres soient sacrifiées.
— De plus, poursuit Maxon, vous auriez dû voir la
presse.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Vous avez impressionné tout le monde, une fois
encore. Je ne suis même plus sûr d’arriver à capter l’humeur
du pays à l’heure qu’il est. On dirait que… que les habitants
d’Illeá sentent que tout pourrait basculer du jour au
lendemain. Le roi gouverne le pays comme il élève son fils
unique, avec la même brutalité. Il pense qu’à part lui
personne n’est capable de prendre les bonnes décisions,
alors il utilise la contrainte. Et, après avoir lu les carnets de
Gregory Illeá, j’ai l’impression que c’est une méthode qui
traverse les siècles. Et qui appartient à une époque révolue.
Vous terrifiez mon père, mais il ne peut pas se débarrasser
de vous. Le peuple veut avoir les rênes de son destin. Il
vous adore, America.
— Le peuple m’adore ?
— Et… et c’est ce que je ressens aussi. Alors, quoi que
mon père dise, quoi qu’il fasse, ne perdez pas espoir. Ce
n’est pas fini.
Le choc. La Sélection va se poursuivre et j’ai encore
toutes mes chances, d’autant que le peuple est derrière
moi.
Malgré cette avalanche de bonnes nouvelles, je n’ai
toujours pas l’esprit tranquille.
— Maxon, je sais que ma question va paraître stupide
mais… qui est la fille du roi de France ?
Maxon reste muet quelques secondes, puis il va
s’asseoir au bord du lit.
— Elle s’appelle Daphné. Avant la Sélection, c’était la
seule jeune femme que j’aie vraiment fréquentée.
— Et ?
— Et un peu tard j’ai découvert que ses sentiments
allaient un peu plus loin que l’amitié. Mais ces sentiments
étaient à sens unique. Je ne pouvais pas l’aimer.
— Il y avait un problème avec elle ou…
Maxon m’attrape par la main et me force à le regarder
droit dans les yeux.
— America, arrêtez de vous torturer. Daphné est une
amie. Et elle restera mon amie, point. J’ai passé ma vie à
vous attendre, à vous attendre toutes les quatre. Je n’ai
jamais eu de sentiment amoureux à l’égard de Daphné. Je
n’aurais jamais mentionné son nom en votre présence, et je
suis à peu près certain que mon père l’a fait uniquement
dans le but de vous faire douter.
Parce que le roi ne connaît que trop bien mes faiblesses.
— Je vous observe, America. Vous vous comparez à ma
mère, à vos camarades de l’Élite, à une version de vous-
même que vous idéalisez, et vous vous apprêtez à vous
comparer à une personne dont vous ignoriez l’existence il y
a encore quelques heures.
Il lit en moi comme en un livre ouvert. Je me demande
déjà si cette Daphné est plus jolie que moi, plus intelligente,
si elle prononçait le nom de Maxon avec un accent ridicule,
si elle était du genre à minauder.
— America, si elle avait compté pour moi, je vous
l’aurais dit. Je vous dois la vérité, comme vous me la devez
à moi aussi.
Je me laisse tomber dans ses bras. C’est le seul endroit
au monde où je me sens vraiment à ma place.
21.

Celeste a décidé de prendre en main notre nouvelle amitié.


C’est elle qui a eu l’idée de réunir nos femmes de chambre
au grand complet et d’apporter tout un tas de miroirs dans
le Boudoir pour un grand relooking collectif. Il s’agit de
passer un bon moment toutes ensemble et de se détendre
un peu.
— Tu as déjà pensé à te faire une frange ? me demande
Kriss en me tripotant les cheveux.
— Une fois ou deux. Mais ma sœur en a une et elle finit
toujours par s’en lasser, alors je change d’avis.
— Je crois que ça t’irait très bien. J’en ai fait une à ma
cousine une fois. Si tu veux, je peux te couper les cheveux.
— C’est ça, ricane Celeste. Laisse Kriss s’approcher de
ton visage avec des ciseaux, America. Excellente idée.
L’hilarité est générale. Un petit rire se fait entendre à
l’autre bout de la pièce. Je jette un coup d’œil. Pinçant
sévèrement les lèvres, la reine tente de se concentrer sur le
dossier qu’elle a devant elle. Je crois que c’est la première
fois que je la vois aussi heureuse.
— Et si on se prenait en photo ? s’enthousiasme Elise.
— Quelqu’un a un appareil photo ? Je suis une vraie pro
quand il s’agit de photographie, affirme Celeste.
— Maxon en a un !
J’attrape une feuille de papier.
— Attendez, on va lui écrire. Bon, je commence. « Votre
Altesse Suprêmissime, les gentes demoiselles de l’Élite
exigent, séance tenante, l’usage plein et entier de vos
appareils photo pour… »
— Oh ! Un exercice de diplomatie féminine appliquée.
Silvia serait ravie, rigole Elise.
— C’est une blague ou quoi ? demande Kriss.
— Blague ou pas, l’important c’est de se marrer, non ?
lance Celeste en rejetant sa crinière en arrière.
Le message est envoyé. Une vingtaine de minutes plus
tard, Maxon frappe à la porte et passe la tête par
l’entrebâillement, un appareil photo à la main.
— Je peux entrer ?
Kriss se précipite vers lui et lui arrache des mains l’objet
de toutes les convoitises.
— Non. C’est ça qui nous intéresse.
Et elle lui claque la porte au nez. Celeste s’écroule par
terre tellement elle rit. Kriss est pliée en deux, moi aussi.
— Mais qu’est-ce que vous trafiquez là-dedans ?
interroge Maxon, la voix assourdie par la porte.
On prend la pose derrière les plantes en pot, on souffle
des baisers en direction de l’objectif et Celeste nous montre
comment « capter la lumière ». Kriss et Elise vont s’étendre
sur une méridienne et Celeste les mitraille sous tous les
angles. Je vois la reine esquisser un sourire ravi. Cela me
gêne un peu de l’exclure de ce moment de détente. Je vais
chercher une brosse sur ma coiffeuse et je m’approche
d’elle.
— Bonjour, mademoiselle America.
— Me permettez-vous de vous brosser les cheveux,
Majesté ?
Une multitude d’émotions semblent s’imprimer sur le
visage de la reine en une fraction de seconde. Enfin, elle
hoche la tête et répond à voix basse :
— Avec grand plaisir.
Je me place derrière elle, j’attrape une mèche de cette
chevelure sublime et, tout en lui donnant des coups de
brosse, j’observe les autres filles.
— Cela me réchauffe le cœur de vous voir vivre en si
bonne entente, me dit la reine.
— Moi aussi. Je les aime beaucoup… Écoutez, je voulais
vous présenter mes excuses pour ce qui s’est passé
pendant le Verdict. Je sais que je n’aurais pas dû.
— Je sais, mon enfant. Vous m’avez exprimé votre point
de vue. C’est une tâche difficile. Et je reconnais que les
hommes que vous avez eu à juger étaient en petite forme.
En petite forme ? Je me rends compte qu’Amberly vit
dans sa bulle, qu’elle est complètement déconnectée de la
réalité. Ou peut-être qu’elle a choisi de croire que son mari
est la crème des hommes.
— Je sais, America, que vous trouvez Clarkson un peu
sévère, mais c’est un cœur d’or. Vous n’imaginez pas
combien il est difficile d’être l’incarnation vivante du
pouvoir. Pour me remettre de ses crises de rage, il me faut
beaucoup de repos ; Maxon, lui, se réfugie derrière
l’humour.
— C’est tellement vrai !
— Je me demande comment vous, vous allez réussir à
vous adapter à son tempérament. Vous avez la fougue de la
jeunesse, c’est l’un de vos plus grands atouts. Si vous
pouviez vous assagir, vous feriez une princesse de tout
premier plan.
— Je suis désolée de vous avoir déçue comme je l’ai fait.
— Non, ma chère enfant, vous avez beaucoup de
potentiel. À votre âge je travaillais dans une usine. J’étais
sale, j’avais faim, et il m’arrivait de ressentir de la colère.
Mais j’aimais le prince d’Illeá de tout mon cœur, et quand
l’occasion s’est présentée de le faire mien, j’ai appris à
ravaler cette colère. Vous aussi, vous devez apprendre à
faire la paix avec vous-même.
— Oui, maman.
La reine me lance un regard réprobateur.
— Je veux dire madame, oui madame !
— Si cela se termine comme je le soupçonne, vous
pourrez m’appeler maman.
Mon regard s’embue, je dois cligner des yeux. Je n’ai
pas l’intention de trouver une remplaçante à maman mais
cela fait immensément plaisir d’être acceptée, avec tous
mes défauts, par la mère de l’homme que je vais peut-être
épouser.
Celeste accourt vers nous.
— Vous êtes trop mignonnes ! Allez, un sourire.
Je me penche vers l’avant, enveloppant la reine Amberly
de mes bras, et elle pose ses mains sur les miennes. Nous
nous prenons toutes en photo avec elle à tour de rôle et elle
accepte même de faire la grimace, une fois. Les femmes de
chambre prennent ensuite plusieurs photos de groupe, et
quand la séance touche à sa fin, je peux dire, sans mentir,
que c’est la meilleure journée que j’ai passée au palais, et
de loin. Le problème, c’est que je ne sais pas si la magie va
perdurer.

Mes femmes de chambre me recoiffent pour réparer les


expériences capillaires ratées d’Elise quand on toque à la
porte. Mary découvre sur le seuil un garde dont j’ignore le
nom. Je l’ai souvent croisé dans les couloirs du palais,
toujours aux côtés du roi. La nervosité me gagne lorsqu’il
s’approche de moi.
— Mademoiselle America, le souverain réclame votre
présence sur-le-champ.
— Il y a un problème ?
— Sa Majesté répondra à toutes vos questions.
Mon sang se glace dans mes veines. Les scénarios les
plus désastreux défilent dans ma tête. Ma famille est en
danger. Le roi va enfin se venger de toutes les fois où je lui
ai manqué de respect. Il est au courant de notre expédition
nocturne dans les rues d’Angeles. Ou, pire encore, il a
découvert qu’Aspen est plus qu’un garde pour moi et nous
allons payer chèrement notre secret.
— Très bien, je vous suis.
Nous nous engageons dans l’escalier qui nous mène au
deuxième étage. Je ne sais pas trop quoi faire de mes
mains, alors j’arrange quelques mèches de cheveux, je lisse
ma robe ou j’entremêle mes doigts, histoire de m’occuper.
Sur le palier, j’aperçois Maxon un peu plus loin, et un
soulagement indescriptible me submerge. Il s’arrête devant
une porte et m’attend. Aucune inquiétude dans son regard,
mais c’est vrai qu’il sait mieux que moi cacher ses
sentiments.
— Pouvez-vous m’expliquer ce qui se passe ? je
chuchote.
— Je n’en sais pas plus que vous, me répond-il sur le
même ton.
Le garde se poste à côté de la porte et Maxon
m’accompagne à l’intérieur d’une immense pièce aux murs
tapissés de livres. Plusieurs cartes d’Illeá sont exposées sur
des chevalets. Le roi est assis derrière un gigantesque
bureau, un papier à la main. Il se redresse à la seconde où il
nous aperçoit.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire avec la
princesse italienne ? aboie-t-il, les yeux braqués sur moi.
Je me fige sur place. Le financement des Renégats… Ça
m’était complètement sorti de la tête. Comploter avec une
puissance étrangère pour fournir des armes à des gens qu’il
considère comme ses ennemis, c’est vraiment une
mauvaise idée.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez, Votre Altesse…
— Cela fait des décennies que nous essayons de
conclure une alliance avec les Italiens, et d’un coup de
baguette magique la famille royale veut absolument que
nous leur rendions visite. Et pourtant… – de l’index, le roi
cherche un passage sur la feuille qu’il tient – ah, ici : « Nous
serions honorés d’accueillir Sa Majesté, ainsi que sa famille,
mais nous espérons également que Mlle America pourra se
joindre à nous. Nous ne voyons pas candidate plus apte à
marcher sur les traces de la reine. » Alors, que veut dire ce
miracle ?
Consciente que le ciel ne va pas me tomber sur la tête –
pas aujourd’hui –, je me détends imperceptiblement.
— J’ai fait de mon mieux pour être agréable à la
princesse et à sa mère pendant leur visite, c’est tout. Je ne
savais pas qu’elle m’appréciait autant.
Le roi Clarkson roule des yeux furibards.
— Vous préparez un mauvais coup. Je vous ai à l’œil,
vous êtes venue ici avec un objectif en tête ; et cet objectif,
ce n’est pas mon fils, j’en mettrais ma main au feu !
Je m’empresse de protester :
— Ce n’est pas vrai !
— Dans ce cas, expliquez-moi comment une fille sortie
de nulle part, une moins-que-rien sans relations ni influence,
obtient en un claquement de doigts ce que ce pays essaie
de conquérir depuis des années ? fulmine le roi.
— C’est vous-même qui nous avez confié la mission
d’accueillir la délégation italienne. Jamais je n’aurais pu les
rencontrer dans le milieu d’où je viens. Et c’est la princesse
qui vous a écrit, c’est elle qui m’a invitée. Je n’ai rien
demandé, moi. Peut-être qu’en étant moins désagréable
vous l’auriez déjà signée depuis longtemps, votre alliance
avec les Italiens.
— Pas d’insolence, jeune fille.
— Il vaut peut-être mieux regagner votre chambre,
America, me propose Maxon.
Ce n’est pas ce que le roi Clarkson a dans l’idée.
— Qu’elle reste ici. Je n’en ai pas fini avec elle. Cette
invitation change la donne. Il devient dès lors impossible de
relancer la Sélection, sous peine de froisser les Italiens. Ils
ont le bras long. Ils peuvent nous ouvrir pas mal de portes. Il
va falloir persévérer dans cette voie. Nous devons accorder
aux Italiens le temps de se faire à l’idée qu’il n’y a pas que
cette America parmi les candidates, sans les offenser. Peut-
être que nous pouvons organiser un voyage en Italie dans
les plus brefs délais, afin de leur présenter les autres
options.
Il a l’air content de lui, content de ses petites
manigances. Je me demande jusqu’où il compte aller. Il va
briefer Celeste, peut-être. Ou arranger un tête-à-tête entre
Kriss et Nicoletta. Je parie qu’il va se débrouiller pour donner
une mauvaise image de moi, comme il a essayé de le faire
au cours du Verdict, et cela ne va pas l’empêcher de dormir.
S’il sort toutes les cartes qu’il a dans sa manche, il ne va
faire qu’une bouchée de moi.
Maxon intervient :
— Père, je ne suis pas sûr que ce soit judicieux. Les
Italiennes ont rencontré toutes les candidates. Si elles
témoignent une préférence pour America, c’est qu’elles ont
vu en elle quelque chose qui a retenu leur attention. Vous
ne pouvez pas leur imposer d’autres affections.
Le roi foudroie son fils du regard.
— Tu es en train de me dire que tu as fait ton choix,
alors ? La Sélection est terminée ?
Mon cœur s’arrête de battre une seconde.
— Non, pas du tout. Je m’interroge simplement sur le
bien-fondé de votre suggestion.
Le roi nous dévisage tour à tour, Maxon et moi, comme
si nous lui présentions une équation qu’il n’arrive pas à
résoudre.
— Elle doit encore prouver qu’elle est digne de
confiance, assène-t-il. En attendant, tu ne peux pas la
choisir.
— Et que proposez-vous ? rétorque Maxon. Vous n’en
demandez pas un peu trop ?
Le roi semble amusé par sa réaction. Il réfléchit
quelques instants et va chercher un dossier dans un tiroir.
— Même en mettant de côté son récent coup d’éclat
lors du Bulletin, il semble y avoir des frictions ces derniers
temps entre les différentes castes. Je cherche un moyen
de… d’apaiser les esprits ; mais il m’est apparu que
quelqu’un d’aussi jeune, candide et, oserais-je le dire,
populaire, y arrivera bien mieux que moi.
C’est alors qu’il pose le dossier sur le bureau et le fait
glisser dans ma direction.
— On dirait que le public apprécie les chansons que
vous leur servez. Peut-être pourriez-vous en interpréter une
de ma composition.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Quelques annonces que nous allons diffuser très
bientôt. Nous adressons à chaque province des messages
individualisés en fonction de leur composition sociale. Pour
encourager les castes qui y sont majoritaires.
Je feuillette le dossier.
— Qu’est-ce que c’est, America ? me demande Maxon,
visiblement désorienté.
— Ce sont comme… des publicités. Des spots qui nous
enjoignent à nous contenter de notre situation, à ne pas
nouer de relations avec les autres castes…
— Père, qu’est-ce donc ?
— Rien de sérieux. J’essaie tout simplement de museler
les agitateurs. Si je n’agis pas en amont, tu te retrouveras
avec une insurrection sur les bras au moment où tu
monteras sur le trône.
— Comment ça ?
— Les castes les plus indigentes ont tendance à faire
leur mauvaise tête de temps en temps – c’est naturel. Mais
il faut éteindre les braises très vite et étouffer les idées
pernicieuses dans l’œuf, avant qu’elles prennent de
l’ampleur et réduisent à néant notre grande nation.
Maxon fixe son père du regard sans comprendre. Si
Aspen ne m’avait pas dit que les Renégats ont des partisans
aux quatre coins du royaume, j’aurais pu être aussi perdue
que lui. Diviser pour régner, c’est la devise du roi Clarkson.
S’assurer que les castes se contentent de ce qu’elles ont –
même si on traite certains membres d’entre-elles comme
des sous-hommes – et les monter les unes contre les autres.
Un terme que j’avais trouvé dans le vieux livre d’histoire de
mon père me revient subitement à l’esprit.
— C’est de la propagande.
— Non, non, proteste le roi d’une voix mielleuse. C’est
une suggestion. Un conseil avisé. Une façon d’entretenir
l’optimisme.
— L’optimisme. Alors vous voulez que je dise à un
Sept… – je prends un passage au hasard : « Vous assumez
les tâches les plus prestigieuses du royaume. Ce sont vos
mains et vos bras qui construisent les routes et édifient les
bâtiments qui font notre puissance »… et là encore : «
Aucun Deux, aucun Trois ne peut se prévaloir de vos
compétences, alors détournez-vous d’eux dans la rue.
Inutile de communiquer avec ces gens, peut-être mieux
placés socialement, mais dont la contribution au royaume
est bien moindre que la vôtre. »
— À coup sûr, cela va dresser le peuple contre nous, fait
remarquer Maxon.
— Au contraire. Cela va les inciter à rester bien
sagement à leur place et à penser que le palais a leurs
intérêts à cœur.
Je m’insurge devant tant d’hypocrisie :
— Et c’est vrai ?
— Bien sûr que c’est vrai ! hurle le roi. Il faut mener les
gens du peuple le mors aux dents, avec des œillères,
comme des chevaux. Autrement ils se détournent du droit
chemin, ils foncent dans le mur. Ces communiqués froissent
peut-être votre sensibilité, mais ils sauvent plus de vies que
vous ne le ferez jamais.
Je demeure plantée là, muette. Le roi est inquiet, je le
sens. Il considère chacun comme un traître en puissance et
il tourne le dos à la réalité. Sa solution, c’est de manipuler
les gens, comme Gregory Illeá.
— Je ne peux pas dire ça.
— Alors vous n’épouserez pas mon fils.
— Père ! s’exclame Maxon.
— Nous sommes arrivés à un tournant, Maxon. Je t’ai
laissé agir selon ta fantaisie, à présent la fête est finie. Si tu
veux que cette jeune personne reste, elle doit m’obéir. Si
elle se révèle incapable d’assumer ne serait-ce que la tâche
la plus simple, la conclusion qui s’impose, c’est qu’elle ne
t’aime pas. Dans ce cas, elle ne mérite pas l’affection que tu
lui témoignes si ostensiblement.
Je plonge mon regard dans celui du roi. Je le hais.
— Alors ? Vous l’aimez ?
Hors de question de m’abaisser à son niveau,
d’accepter son chantage minable.
— Comme c’est triste, Maxon. Elle a besoin d’examiner
la question, ricane le roi.
Ne pas pleurer. Surtout, ne pas pleurer.
— Je vais vous accorder un peu de temps. Si vous
refusez de vous soumettre, au diable le règlement, c’est moi
qui me ferai un plaisir de vous mettre à la porte la veille de
Noël. Un beau cadeau que je vais faire à vos parents.
J’espère qu’ils apprécieront.
La veille de Noël. Trois jours de sursis.
Le roi affiche un sourire carnassier. Je repose le dossier
sur le bureau et je tourne les talons en m’appliquant à sortir
sans perdre ma dignité. Ne manquerait plus que je le
conforte dans l’idée que je n’ai que des défauts.
— America ! hurle Maxon. Attendez !
Il me rattrape dans le couloir et me saisit par le poignet.
— Mais qu’est-ce qui vous a pris, bon sang ?
— Il est complètement fou !
Je suis au bord des larmes. Si le roi quitte son bureau et
me voit pleurer comme une fontaine, je ne vais pas y
survivre.
— Ce n’est pas lui le problème, répond Maxon. C’est
vous. Pourquoi n’avez-vous pas accepté ?
— C’est un piège, Maxon. Il veut me tendre un piège.
— Si vous aviez accepté son offre, j’aurais
immédiatement mis fin à la Sélection.
Incrédule, je contre-attaque :
— Deux secondes plus tôt, vous avez eu l’occasion de le
faire et vous vous en êtes bien gardé. Alors ne me mettez
pas tout sur le dos, s’il vous plaît.
— Mais vous me refusez votre amour. Il n’y a rien qui
me fait battre plus le cœur depuis le début de la
compétition. J’attends que vous parliez, et vous restez
silencieuse, vous creusez un abîme entre nous. Vous n’avez
pas pu avouer vos sentiments devant lui, je le conçois. Mais
en lui donnant votre accord, sans tout ce psychodrame,
j’aurais compris.
— Et pourquoi accepter, puisqu’il a encore le pouvoir de
m’éjecter de la Sélection ? Quand il ne se prive pas de
m’humilier, dès que l’occasion se présente, sans que cela
vous arrache une protestation ? Ce n’est pas de l’amour,
Maxon. Vous ne savez pas ce que c’est, l’amour, le vrai.
— Je ne sais pas ce que c’est ? Avez-vous la moindre
idée de ce que j’ai dû endurer…
— Maxon, vous m’avez dit que vous en aviez assez de
nos disputes incessantes. Alors arrêtez de me donner des
raisons de me disputer avec vous !
Je m’éloigne à toutes jambes. Pourquoi je perds encore
mon temps avec lui ? Je continue à me torturer pour un
garçon qui n’a aucune idée de ce que c’est, la fidélité. Qui
pense que l’amour, c’est choisir une femme comme on
choisit des légumes au supermarché. Notre histoire est
faussée dès le départ. Vouée à l’échec.
Alors que je m’engage dans l’escalier, Maxon m’attrape
à nouveau par le bras. J’essaie de me dégager de cet étau,
mais c’est peine perdue.
— Je ne suis pas lui, assène-t-il.
— Quoi ?
— America, ne faites pas semblant de ne pas
comprendre. Je ne suis pas lui, d’accord ?
— Lui qui ?
— Je sais que, des années durant, vous vous êtes
consacrée corps et âme à une personne qui a fait le
serment de vous vouer un amour éternel, du moins dans
l’idéal que vous en aviez ; et, mis face aux réalités de la vie,
il a fini par vous abandonner. Je ne suis pas lui, America. Je
n’ai pas l’intention de renoncer à vous.
— Vous êtes complètement à côté, Maxon. Il m’a
abandonnée, c’est vrai, mais au moins je le connaissais.
Après tout ce temps, j’ai toujours la sensation que vous êtes
un inconnu pour moi. Et vous le resterez jusqu’au bout. Pour
moi, mais aussi pour les autres candidates.
Lorsque je parviens à dégager mon bras, Maxon ne me
retient pas.
22.

Le Bulletin passe comme en rêve. Assise sur mon fauteuil,


je me dis que chaque seconde me rapproche un peu plus de
mon départ. Si Maxon n’a pas le courage de clamer haut et
fort son amour, comment trouverait-il le courage de me
protéger de mon plus grand ennemi : son père ? Je risque un
coup d’œil vers ma gauche, là où sont installées mes
camarades de l’Élite, et, les nerfs à fleur de peau, je cherche
timidement la main de Celeste. À la seconde où elle sent
mes doigts frôler les siens, elle pose sur moi un regard
inquiet.
Qu’est-ce qui se passe ?
En guise de réponse, je hausse les épaules.
Elle me serre la main. Un voile de tristesse vient
assombrir ses traits. Pendant que des pseudo-experts en
costume-cravate débitent des banalités, elle tend l’autre
bras et prend la main de Kriss dans la sienne. Quelques
secondes plus tard, Kriss va chercher la main d’Elise.
Nous voilà toutes les quatre accrochées l’une à l’autre,
comme une chaîne humaine. La perfectionniste, la fiancée
idéale, la diva… et moi.

Je passe la matinée dans le Boudoir où je me fais aussi


discrète que possible. Plusieurs membres de la famille
royale ont fait le voyage jusqu’à Angeles, impatients de
fêter Noël sous les ors du palais. Ce soir nous attend un
grand banquet et l’atmosphère sera réchauffée par des
chants de circonstance. Même si j’adore Noël, cette année
je ne suis pas dans l’ambiance.
Le banquet est un régal pour les papilles mais je n’ai
aucun appétit, et nous recevons des cadeaux somptueux
auxquels je jette à peine un coup d’œil. J’ai le moral à zéro.
Tandis que les convives vident consciencieusement leur
coupe de champagne, je m’éclipse discrètement. De retour
dans mon antre, je congédie mes femmes de chambre et
vais m’asseoir à mon bureau. J’ai besoin de me retrouver
avec moi-même. Avant la fin de la soirée, je dois dire au roi
si j’accepte ou non de participer à son programme de
propagande. Je n’ai pas envie de dicter leur conduite aux
gens. Pas envie de décourager la solidarité entre castes, ni
d’être la voix d’une campagne qui leur ordonnera : « Restez
tranquilles. Laissez faire votre bon roi. Il sait quoi faire, lui. »
Mais… j’aime Maxon, non ?
Soudain, on toque à la porte. Je vais ouvrir en traînant
les pieds. Maxon se tient sur le seuil, muet.
Et je comprends tout à coup la source de ma colère : je
le veux pour moi, et pour moi seule. J’en ai assez que les
autres – les filles, ses parents, Aspen – viennent parasiter
notre relation. Et cela me fait l’aimer encore plus.
Il me tend la main.
— Vous venez ?
Je referme la porte derrière moi et je suis Maxon dans le
couloir, jusqu’à l’escalier principal.
— Vous avez raison, commence-t-il. J’ai peur de me
livrer, de me dévoiler. Vous connaissez certaines facettes de
ma personnalité, Kriss en connaît d’autres, Elise et Celeste
aussi. Et nos relations fonctionnent et évoluent selon des
dynamiques différentes. Vous, America, j’aime vous rendre
visite dans votre chambre. Un peu comme si vous me
laissiez entrer dans votre monde. Vous comprenez où je
veux en venir ?
— Oui, plus ou moins.
— Je me suis dit que l’heure était venue de vous
montrer un autre pan de mon univers, un pan qui vous était
resté fermé jusqu’ici.
Nous nous arrêtons devant une porte close.
— Ma chambre, déclare Maxon.
— Vraiment ?
— Seule Kriss est venue ici, et je l’ai invitée un peu sur
un coup de tête. Ce n’est pas que je le regrette, mais j’ai la
sensation que les choses sont allées trop vite entre nous.
Vous me connaissez, je suis assez pudique.
— C’est vrai.
— Je n’ai que trop tardé avec vous, ajoute-t-il, la main
sur la poignée de la porte. Ce n’est rien d’exceptionnel, je
vous l’accorde, mais c’est mon chez-moi. Mon havre de
paix. Alors, bienvenue chez moi.
— Merci.
Il est intimidé, je le sens, peut-être parce que cela
représente beaucoup pour lui, ou parce qu’il a peur de faire
une erreur. Avec une profonde inspiration, il ouvre la porte.
Sa chambre est gigantesque. Les murs sont habillés de
lambris taillés dans un bois de couleur sombre. Tout au fond
trône une immense cheminée qui ne semble attendre
qu’une chose, qu’un bon feu vienne réchauffer la pièce. Elle
risque de patienter longtemps, vu la douceur qui règne à
Angeles de janvier à décembre. À proximité de la cheminée,
une bibliothèque et une table. Je me demande combien de
repas solitaires cette table a accueillis. Par la porte
entrouverte de la salle de bains j’aperçois un carrelage
sophistiqué, ainsi qu’une luxueuse baignoire. Près de la
porte-fenêtre qui s’ouvre sur le balcon, je remarque une
vitrine dans laquelle est exposée une collection d’armes à
feu. J’avais oublié que Maxon est un chasseur émérite.
Son lit, sculpté également dans un bois aux nuances
profondes, est immense. J’ai bien envie d’aller vérifier s’il
est aussi confortable qu’il en a l’air.
— Maxon, on pourrait y mettre une équipe de foot !
— J’ai essayé, une fois. C’est moins drôle qu’on pourrait
le penser.
Je lui mets une petite tape sur le bras, heureuse de le
voir de si bonne humeur. C’est alors que je me retourne, et
ce que je vois me coupe le souffle.
À côté de la porte un mur entier est tapissé de photos,
on dirait du papier peint multicolore. Il n’y a pas vraiment
d’ordre ni de hiérarchie ; il s’agit d’un méli-mélo qui doit lui
rappeler certains souvenirs.
Je contemple des clichés qu’il a dû prendre lui-même,
parce que j’y reconnais des détails du palais, et c’est au
palais qu’il passe l’essentiel de son temps. Des tapisseries
photographiées en gros plan, des éléments du plafond qu’il
a dû immortaliser allongé sur le tapis, d’innombrables
images des jardins. Il y a d’autres clichés, qui représentent
peut-être des endroits qu’il aimerait visiter, ou qu’il a déjà
explorés. Un océan au bleu lumineux. Quelques ponts, une
structure qui ressemble à un mur et qui a l’air de s’étirer sur
des kilomètres.
Par-dessus cette exposition hétéroclite, je découvre mon
visage répété des dizaines et des dizaines de fois. Je repère
le portrait tiré de mon dossier de candidature à la Sélection,
le portrait publié dans un magazine où on nous voit
ensemble, Maxon et moi. C’est la première fois que je vois
cette photo, tout comme celle de l’article sur le bal
d’Halloween. Je me souviens que Maxon regardait par-
dessus mon épaule les croquis de mon costume.
Puis il y a les photos qu’il a prises lui-même, sur le vif.
Une de moi, la mine scandalisée, pendant la visite du roi et
de la reine de Suédie. Une autre où on me voit assise sur le
plateau du Bulletin en compagnie de Marlee, nous rions
toutes les deux de bon cœur. Il devait être caché derrière
les projecteurs, le malin. Et une autre, encore un moment
volé : assise sur mon balcon, je suis en train d’admirer la
lune.
Les autres candidates sont présentes aussi, les
gagnantes comme celles qui sont parties trop tôt. Là
j’aperçois les yeux d’Anna, qui se cache sous un paysage, ici
le sourire radieux de Marlee. Il y a aussi Kriss et Celeste qui
prennent la pose dans le Boudoir pendant qu’Elise fait
semblant de tourner de l’œil sur une causeuse, et moi les
bras enroulés autour de la reine. Ça s’est passé hier.
Comment a-t-il pu obtenir les photos si vite ?
— Maxon, c’est magnifique.
— Vous aimez ?
— Je suis émerveillée. Ces photos, vous les avez prises
vous-même ?
— Presque toutes, sauf celles-ci, précise-t-il en me
montrant le cliché publié dans un magazine. J’en ai
demandé un tirage. Celle-là, je l’ai prise sur la pointe sud
d’Honduragua. Je la trouvais esthétique à une époque, mais
maintenant elle m’attriste.
La photo dont il parle représente un entrelacs de tuyaux
qui crachent de la fumée vers le ciel.
— J’étais hypnotisé par ce que je voyais, mais je me
souviens qu’il flottait une odeur pestilentielle. Et les gens
respirent cet air empoisonné de leur naissance à leur mort.
J’étais trop occupé à me regarder le nombril.
— Et ça, ça se trouve où ? je demande en montrant
l’interminable mur en briques.
— En Nouvelle-Asie. Au nord de ce qui constituait la
frontière chinoise. Ils appelaient ça la Grande Muraille. Il
n’en reste plus que des ruines, hélas. Le monument s’étire à
peu près jusqu’au milieu de la Nouvelle-Asie. C’est dire
combien leur territoire est étendu.
— Impressionnant. J’aime. Beaucoup. Je veux que vous
fassiez une photo rien que pour moi.
— Vraiment ?
— Oui. Ou que vous m’appreniez. Combien de fois
j’aurais voulu immortaliser des moments de ma vie pour les
garder avec moi, je ne saurais le dire. J’ai quelques vieilles
photos toutes déchirées de ma famille et une très récente
avec le bébé de ma sœur, mais rien d’autre. Je n’ai jamais
eu l’idée de tenir un journal ou de prendre des notes…
Je glisse mon bras sous le sien et nous restons ainsi
quelques secondes, sans parler. Alors, une question que
j’aurais dû poser il y a des siècles me vient à l’esprit.
— Maxon ?
— Oui ?
— Si la situation était différente, si vous n’étiez pas
prince et vous pouviez choisir votre métier, c’est ça que
vous choisiriez ?
— Photographe, vous voulez dire ?
— Oui.
— Absolument. Photographe d’art, ou spécialisé dans
les portraits de famille. Ou pour la publicité, n’importe quoi
ferait l’affaire. C’est ma passion. Vous pouvez le constater
vous-même, je crois.
— Oui, je le vois bien.
— Alors pourquoi me poser la question ?
— C’est juste que… vous deviendriez un Cinq.
— Et ce serait une fierté pour moi, me répond Maxon
avec un sourire serein.
— Pour moi aussi.
Subitement, comme sur un coup de tête, Maxon se
tourne vers moi et prend mes mains dans les siennes.
— Dites-le, America. Je vous en conjure. Dites que vous
m’aimez, que vous voulez être à moi, et à moi seul.
— Je ne peux pas, pas avec toutes les filles encore dans
la compétition.
— Et je ne peux pas renvoyer les autres candidates chez
elles tant que je ne suis pas certain de vos sentiments.
— Et moi, je ne peux pas vous donner ce que vous
voulez en sachant que demain, vous pourriez refaire avec
Kriss ce que vous avez fait avec moi.
— Refaire quoi avec Kriss ? Elle est déjà venue ici, je
vous l’ai dit.
— Non, pas ça. L’attirer vers vous, je veux dire, lui faire
sentir que…
— Que quoi ? Soyez plus précise.
— Qu’elle est la seule qui compte. Kriss est folle de
vous. Elle me l’a dit. Et je pense qu’elle ne vous laisse pas
indifférent.
Maxon pousse un soupir et cherche ses mots.
— Je ne peux pas vous affirmer qu’elle ne signifie rien
pour moi. Le fait est que vous comptez plus qu’elle.
— Et vous voulez que je vous croie sur parole ?
Un sourire s’affiche sur son visage et Maxon se
rapproche de moi.
— J’ai en tête quelques autres façons de vous prouver
ma sincérité, murmure-t-il d’une voix rauque.
Je frissonne lorsqu’il effleure mon cou de ses lèvres
entrouvertes, son souffle chaud caresse ma peau.
— Je vous veux, America, chuchote-t-il au creux de mon
oreille. Je vous veux pour moi seul. Et je veux tout vous
donner. Je veux vous donner des choses dont vous n’avez
pas idée. Je veux… désespérément…
Son souffle se mêle au mien.
C’est alors qu’on frappe à la porte. Si fort que je
sursaute. J’étais perdue dans la chaleur de Maxon, dans ses
paroles, dans son parfum. Nous nous tournons vivement
vers la porte, mais Maxon colle ses lèvres sur les miennes.
— Ne bougez pas. J’ai la ferme intention de poursuivre
cet entretien.
Il m’embrasse langoureusement, puis il se détache de
moi et va ouvrir. Je me recoiffe à la va-vite en essayant de
me ressaisir. Encore un peu et je vais manquer d’air.
— Pardonnez-moi, Votre Altesse, déclare une voix
masculine. Nous cherchons Mlle America, et ses dames de
compagnie nous ont envoyés ici.
Les sourcils froncés, Maxon ouvre grand la porte et
laisse entrer un garde qui me toise des pieds à la tête,
comme pour s’assurer que je suis bien celle qu’il cherche.
Une fois satisfait, il se penche vers Maxon et lui murmure
quelques mots à l’oreille. Les épaules de Maxon s’affaissent
et il porte la main à son front, manifestement terrassé par
une mauvaise nouvelle.
— Un problème, Maxon ?
Il se tourne vers moi, les traits décomposés.
— Je suis terriblement désolé, America. Pardonnez-moi
de devoir vous annoncer cela… Votre père est mort.
Sur le coup, je ne comprends pas. Je ne comprends
vraiment pas ce qu’il me dit.
Puis la pièce se met à tourner autour de moi et la
dernière chose dont je me souviens, ce sont les bras de
Maxon qui me rattrapent avant que je m’effondre par terre.
23.

— Je comprends… Elle voudra rendre visite à sa famille.


— Si elle quitte le palais, ce sera pour une journée, tout au
plus. Je ne l’apprécie guère mais le peuple se retrouve en
elle, sans parler de la famille royale italienne. Ce serait très
gênant si elle venait à disparaître de la circulation.
Je bats des paupières. Je suis étendue sur mon lit, tout
habillée. Du coin de l’œil, j’aperçois Mary.
Des voix étouffées me parviennent du couloir, juste
derrière la porte. Maxon et le roi.
— Ça ne suffira pas. Elle aimait tendrement son père ; il
lui faudra plus de temps.
— Très bien. Quatre jours. C’est mon dernier mot.
— Et admettons qu’elle décide de ne pas revenir ?
Même si les Renégats ne sont pas impliqués dans ce décès,
peut-être voudra-t-elle demeurer en Caroline.
— Si elle est assez stupide pour abandonner la
compétition, bon débarras ! Si elle refuse de participer à
l’enregistrement des spots télévisés, autant qu’elle reste
chez elle.
— Elle accepte. Elle me l’a dit un peu plus tôt dans la
soirée, ment Maxon, sûrement pour me protéger.
— Pas trop tôt ! Dès son retour, nous la conduirons au
studio d’enregistrement. Il faut en finir avec cette histoire
avant la nouvelle année, fulmine le roi, alors même qu’il a
obtenu ce qu’il voulait.
Un silence, puis Maxon reprend la parole.
— Je veux l’accompagner.
— Pas question !
— Il n’y en a plus que quatre, père. Cette jeune fille
pourrait devenir ma femme. Et vous voulez que je
l’abandonne en pleine tourmente ?
— Oui ! Si elle meurt, tant pis. Si toi tu meurs, c’est une
tout autre histoire. Tu restes ici !
— Je ne suis pas un meuble. Et elle non plus ! J’aimerais
qu’au moins une fois tu me considères comme un être
humain.
La porte s’ouvre alors et Maxon entre dans ma chambre.
Il vient s’asseoir à mon chevet.
— Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous réveiller.
— C’est un cauchemar, c’est ça ?
— Hélas non, très chère. Votre père nous a quittés. Un
problème cardiaque.
Je me redresse, je me jette dans les bras de Maxon, qui
me serre contre lui, et je pleure le nez dans son épaule.
— Papa. Papa…
— Chut, trésor. Tout va s’arranger. Vous allez prendre
l’avion demain matin à la première heure pour aller lui
rendre un dernier hommage.
— Je n’ai même pas eu la chance de lui dire au revoir. Je
n’ai pas…
— America, écoutez-moi. Votre père vous aimait. Il était
fier de vous. Il ne vous en aurait pas voulu pour ça.
Je sais que Maxon a raison. Papa était fier de moi, il n’a
pas arrêté de le répéter depuis que j’ai intégré la Sélection.
— Écoutez, voilà ce que vous allez faire. Vous allez
dormir sur vos deux oreilles. Vous prendrez l’avion demain
et vous passerez quatre jours avec votre famille. Quatre
jours, c’est peu, mais père insiste.
— Ce n’est pas grave.
— Vos caméristes sont en train de confectionner une
tenue pour les funérailles, elles se chargeront de vos
bagages. L’une d’elles vous accompagnera, vous serez
protégée par plusieurs gardes… Ah, vous tombez à pic !
lance Maxon en saluant la silhouette qui a surgi sur le seuil.
Officier Leger, merci d’être venu aussi vite.
Ils échangent une poignée de main.
— Je vous en prie, Votre Altesse. Excusez-moi, je ne suis
pas en uniforme.
— C’est le cadet de mes soucis. Je suis certain que vous
savez pour quelle raison je vous ai fait venir.
— En effet. Toutes mes condoléances, mademoiselle, dit
Aspen en se tournant vers moi.
— Merci.
Maxon reprend :
— Comme les Renégats ne semblent pas faire de trêve,
nous avons tous à cœur la sécurité de Mlle America. Nous
avons déjà missionné plusieurs soldats qui doivent surveiller
son lieu de résidence et les endroits qu’elle fréquentera ces
prochains jours. Mais, à mon sens, c’est tout à fait
insuffisant.
— Je comprends, Votre Altesse.
— Et vous connaissez le secteur ?
— Comme ma poche.
— Très bien. Je vous nomme à la tête du détachement.
Choisissez qui bon vous semble, entre six et huit hommes.
Aspen hausse un sourcil.
— Je sais, c’est peu, mais trois des gardes que nous
avons envoyés en Caroline ont déjà abandonné leur poste.
Et je veux qu’elle soit en sécurité autant, sinon plus, qu’au
palais.
— Je m’en charge, Sire.
— Excellent. Elle sera accompagnée d’une suivante, sur
laquelle je vous demande aussi de veiller. Qui voulez-vous
désigner comme compagne de voyage ? me demande
Maxon.
Je hausse les épaules. Aspen parle à ma place :
— Permettez-moi, je sais qu’Anne est votre camériste en
chef, si je puis dire, mais je crois me souvenir que Lucy
s’entendait particulièrement bien avec votre mère et votre
sœur. Peut-être que cela les réconforterait de voir un visage
amical.
— D’accord, alors Lucy.
— Très bien, lance Maxon. Officier, vous n’avez pas
beaucoup de temps. Vous partez demain matin.
— Je prends immédiatement les dispositions
nécessaires. À demain matin, mademoiselle.
Et Aspen nous laisse seuls. À cet instant, j’aurais plus
que tout besoin de son soutien. Aspen connaissait bien mon
père, et j’aurais aimé qu’une personne qui le comprenait
aussi bien que moi reste à mes côtés pour joindre ses pleurs
aux miens.
Maxon revient s’asseoir près de moi.
— Une dernière chose avant de vous laisser. Parfois,
quand vous êtes troublée, le sang se met à bouillir dans vos
veines. Essayez de garder la tête froide en dehors du palais.
Ne commettez aucune imprudence.
— Je ferai attention. Promis.
— Merci.
Une sérénité nouvelle s’empare de moi. La douleur
devient presque supportable.
Maxon se penche et appuie son front contre le mien. Je
l’entends prendre une profonde inspiration, comme s’il allait
ajouter quelque chose, avant de se raviser. Enfin, il dépose
un tendre baiser sur ma joue.
— Soyez prudente.
Puis il me laisse à mon chagrin.

Il fait froid en Caroline. Une masse nuageuse a quitté


l’océan pour s’aventurer à l’intérieur des terres. J’espère en
secret qu’il va neiger, mais c’est un espoir vide de sens.
Papa est mort. Je devrais avoir honte d’espérer quoi que ce
soit.
J’ai passé ces dernières semaines à échafauder
plusieurs scénarios pour le jour de Noël. Je me voyais déjà
éliminée. Ma famille et moi, nous serions réunis autour du
sapin, déçus par mon échec dans la dernière ligne droite
mais heureux d’être à nouveau ensemble. Je me voyais
aussi déballer des cadeaux sous l’immense sapin du palais,
me gaver de chocolats et échanger des plaisanteries avec
Maxon et les autres filles, pendant que la compétition serait
mise en sourdine. Jamais je n’aurais imaginé que je
reviendrais chez moi enterrer mon père.
Lorsque la limousine s’engage dans ma rue, j’aperçois la
foule massée sur les trottoirs. Les gens préfèrent faire le
pied de grue dans le froid plutôt que de passer les fêtes en
famille. Je me rends compte qu’ils espèrent me voir, ne
serait-ce qu’une fraction de seconde, et la nausée me
gagne. Ils montrent notre véhicule du doigt sur son passage,
je remarque même des équipes de télévision.
La limousine se gare devant ma petite maison et les
badauds m’accueillent par des applaudissements. Je suis
désarçonnée. Ils ne connaissent pas la raison de mon retour
? Lucy et moi, nous remontons le trottoir lézardé, encerclées
par six gardes.
— Mademoiselle America !
— Je peux avoir un autographe ? hurle quelqu’un, et
d’autres prennent le relais.
Je file, le regard fixé droit devant moi. Pour une fois, je
crois que j’ai droit à un peu d’intimité. Levant la tête, je
pose les yeux sur la guirlande lumineuse que papa a fixée
au toit. Qui va l’enlever maintenant qu’il n’est plus là ?
En tête du groupe, Aspen frappe à la porte et attend. Un
autre garde vient ouvrir. Les deux collègues échangent
quelques mots et nous sommes autorisés à franchir le seuil.
Tout ce petit monde se serre dans l’entrée et, une fois au
salon, je me rends compte que quelque chose cloche.
Je ne suis plus chez moi.
J’ai perdu la boule, c’est certain. Bien sûr que je suis
toujours chez moi. C’est tout simplement la situation qui
sort de l’ordinaire. Personne ne manque à l’appel, d’ailleurs.
Kota est là, lui aussi. Kenna tient entre ses bras un bébé que
je n’ai vu jusqu’ici qu’en photo. Tant de changements
auxquels je vais devoir m’habituer.
Et tandis que maman porte son éternel tablier et que
Gerad traîne en pyjama, on dirait que je reviens d’une
soirée de gala : les cheveux relevés en chignon, des saphirs
aux oreilles, des escarpins aux pieds et une robe sublime
qui froufroute jusqu’aux chevilles. Une fraction de seconde,
j’ai l’impression d’être une intruse. Alors May se précipite
vers moi et tout redevient comme avant.
Kenna se met debout, son bébé dans les bras.
— America ! Comme tu es belle !
— Merci.
Elle m’étreint de son bras resté libre et je glisse un coup
d’œil entre les plis de la couverture pour faire enfin
connaissance avec ma nièce. Astra dort paisiblement et, de
temps à autre, je la vois desserrer son petit poing ou gigoter
un peu. Je suis tellement émue par sa bouille que j’ai du mal
à respirer.
Aspen s’éclaircit la voix.
— Madame Singer, je vous prie d’accepter mes
condoléances.
— Merci, Aspen, lui répond maman avec un sourire las.
— Cela me navre que ce retour ait lieu dans des
circonstances aussi tragiques, mais, quoi qu’il en soit, il va
falloir renforcer la sécurité. Je vais vous demander de ne
quitter la maison sous aucun prétexte. Je sais que nous
allons être un peu à l’étroit mais nous vous laisserons
tranquilles dans quelques jours. Et les gardes seront logés à
un jet de pierre d’ici pour pouvoir se relayer auprès de vous.
Nous allons essayer de nous imposer le moins possible.
« James, Kenna, Kota, dès que vous êtes prêts, nous
irons chez vous récupérer des affaires de première
nécessité, ajoute-t-il avec des accents d’autorité dans la
voix. S’il vous faut plus de temps pour dresser une liste, pas
de problème. Votre emploi du temps est le nôtre.
Je souris un peu, heureuse de voir Aspen dans son
nouveau rôle. Il a tellement mûri.
— Je ne peux pas quitter mon atelier, gémit Kota. J’ai
des délais à respecter, des contrats. Il y a des œuvres que je
me suis engagé à livrer.
— Tous les outils et les matériaux peuvent vous être
livrés à l’atelier. Nous ferons autant de voyages que
nécessaire.
— Cet endroit est un dépotoir, marmonne Kota.
— Très bien. À vous de choisir. Soit vous travaillez dans
ce dépotoir, soit vous risquez votre vie chez vous.
Kota blêmit. Soudain, il y a de l’électricité dans l’air. Je
décide de détourner la conversation.
— May, tu peux dormir avec moi. Kenna et James iront
s’installer dans ta chambre.
Ma sœur et son mari acceptent mon offre d’un
hochement de tête.
— Lucy, je veux t’avoir près de moi. Tu vas peut-être
devoir dormir par terre.
— Je ne veux pas vous quitter une seule seconde,
mamselle, me répond Lucy en se redressant de toute sa
hauteur.
— Et moi, je dors où ? lance Kota.
— Avec moi, suggère Gerad, un peu à contrecœur.
— Hors de question ! Je ne dors pas sur un lit superposé
avec un gamin !
Je commence à perdre patience.
— Kota, tu peux dormir sur le canapé ou dans le garage
ou dans la cabane, je m’en fiche ; mais si tu ne révises pas
ton attitude, je te renvoie séance tenante chez toi ! Tu
devrais remercier Aspen qu’il veuille bien assurer ta
sécurité. Dois-je te rappeler que demain, nous enterrons
notre père ? Alors soit tu arrêtes de te lamenter, soit tu
rentres chez toi !
Je pivote sur mes talons et je remonte le couloir comme
une flèche. Je sais que Lucy arrive juste derrière moi, elle
traîne ma valise.
Elle me rejoint dans ma chambre et je claque la porte.
— J’y suis allée un peu fort, non ?
— C’était parfait ! Vivement que vous soyez princesse,
mamselle. Vous êtes fin prête.
24.

La journée du lendemain est un tourbillon. Il y a foule à


l’enterrement, des gens que je ne connais pas. Des amis de
mon père ou des étrangers poussés par une curiosité
malsaine ? Je l’ignore.
Le pasteur de notre paroisse orchestre la cérémonie et,
pour des raisons de sécurité, on a demandé aux membres
de la famille de ne pas prononcer de discours. Les proches
endeuillés se retrouvent ensuite autour d’un buffet, élégant
et bien garni, complètement hors de nos moyens. Je suis à
peu près certaine que Silvia, ou un autre collaborateur du
palais, a joué un rôle dans l’organisation de cette réception
somptueuse.
Aspen reste à mes côtés de la première à la dernière
minute et sa présence me réconforte. S’il y a quelqu’un en
qui j’ai une totale confiance, c’est bien lui.
— Je n’ai pas versé une seule larme depuis que je suis
descendue de l’avion. J’ai cru que j’allais être une vraie
loque.
— Ça te tombera dessus à des moments bizarres, me
répond-il. J’étais un vrai zombie les jours qui ont suivi la
mort de mon père, et ensuite je me suis rendu compte que
je devais me secouer, pour ma famille. Mais parfois, quand il
m’arrivait quelque chose et que je voulais en parler à mon
père, tout me revenait d’un coup, comme une gifle, et je
m’effondrais.
— Alors… je suis normale ?
— Tout à fait normale.
— Je ne connais pas la plupart de ces gens.
— Ils sont tous d’ici. On a vérifié leurs papiers. S’il y a
autant de monde, c’est sûrement ta présence qui les a fait
venir. Mais je crois que ton père a peint un tableau pour les
Hampshire, et je l’ai vu discuter avec M. Clippings et Albert
Hammers au marché assez souvent. C’est difficile de tout
savoir des gens qui te sont proches, même ceux que tu
aimes à la folie.
Il insinue quelque chose, ses paroles cachent un
message auquel je dois répondre, je le sens. Mais mon
cerveau refuse de fonctionner.
— Il va falloir qu’on s’y habitue, ajoute Aspen.
— Qu’on s’habitue à quoi ? À ce que la vie soit une
succession de catastrophes ?
— Non. Ce qui nous paraissait normal ne l’est plus. Tout
ce qu’on tenait pour acquis est bousculé.
— À qui le dis-tu…
— Il faut qu’on arrête d’avoir peur du changement.
Il me scrute, le regard implorant. Je me demande de
quel changement il parle.
— Je vais être forte, promis. Mais pas aujourd’hui.

Après l’enterrement, nous essayons de ne pas perdre le


moral. Il reste des cadeaux de Noël à déballer. Gerad reçoit
exceptionnellement la permission de jouer au ballon à
l’intérieur et maman passe une grosse partie de l’après-midi
avec Kenna et Astra. Nous laissons Kota s’enfermer dans le
garage sans prendre la peine d’aller le voir une seule fois,
car il est d’une humeur massacrante. C’est May qui
m’inquiète le plus. Elle passe son temps à dire qu’elle veut
s’occuper les mains, mais elle refuse de travailler dans un
endroit d’où papa est absent.
Prise d’une inspiration subite, je l’entraîne avec Lucy
dans ma chambre pour un moment de détente entre filles.
Lucy se laisse brosser les cheveux sans protester, elle lâche
même un petit cri lorsque le pinceau à poudre lui chatouille
la joue.
Avec sa palette de fards, May a vraiment un don ; ses
yeux d’artiste peuvent travailler sur n’importe quel support,
une toile ou un visage humain. Elle enfile l’uniforme des
femmes de chambre du palais, même s’il est trois fois trop
grand pour elle, et Lucy essaie mes robes. En particulier un
délicat fourreau bleu qu’on fait tenir dans son dos à l’aide
d’épingles.
— Il lui faut des chaussures ! s’écrie May en allant
chercher une paire d’escarpins assortis.
— Mais j’ai les pieds trop larges, gémit Lucy.
— N’importe quoi.
Docilement, Lucy s’assied au bord du lit tandis que May
se bat avec les escarpins. Il y a de quoi rire aux larmes. Lucy
a des grands pieds, c’est la vérité, et à chaque fois que May
tente de visser les chaussures dessus, elle rigole tant qu’elle
hoquette. Quant à moi, je suis pliée en deux. Nous faisons
tellement de bruit qu’au bout d’un moment, quelqu’un vient
frapper à la porte. Trois coups, puis la voix d’Aspen nous
parvient depuis le couloir.
— Tout va bien là-dedans ?
Je cours lui ouvrir et je lui montre Lucy d’un geste ample
du bras. May l’aide à se mettre debout. L’ourlet de la robe
cache ses pauvres pieds nus.
— Officier Leger, venez voir notre chef-d’œuvre.
Aspen étudie May dans son uniforme trop large et il
éclate de rire, puis il inspecte Lucy avec sa robe de
princesse.
— Phénoménal, commente-t-il avec un sourire qui
s’étire d’une oreille à l’autre.
— Bon, maintenant on va te faire un beau chignon,
s’exclame May.
Lucy lève les yeux au ciel et se laisse entraîner vers le
miroir.
— C’était ton idée ? me demande Aspen à voix basse.
— Oui. May avait l’air tellement perdue. Il fallait que je
lui change les idées.
— Elle a l’air mieux. Et Lucy est heureuse, aussi.
— Cela leur fait autant de bien qu’à moi. L’idée, c’est de
retrouver le goût des petits plaisirs futiles.
— C’est une bonne idée, oui. Ça ne va pas se faire du
jour au lendemain, mais tout va finir par s’arranger.
Je repense à papa et les larmes me montent soudain
aux yeux. Vite, changeons de sujet.
— Cela me gêne de représenter la caste la plus modeste
dans la compétition. Regarde Lucy. Question physique,
caractère et intelligence, elle n’a rien à envier aux trente-
cinq candidates de départ mais elle restera toujours une
bonniche, elle. C’est profondément injuste.
— Ces derniers mois j’ai appris à connaître toutes les
personnes qui travaillent à ton service, et c’est quelqu’un
qui sort de l’ordinaire.
— Puisqu’on parle de mes femmes de chambre, il faut
que je te dise quelque chose.
Aspen se raidit.
— Je sais que c’est gênant, mais j’ai promis de t’en
parler.
— Très bien.
— Qu’est-ce que tu penses d’Anne ?
— Anne ? répète-t-il sur un ton incrédule. Pourquoi elle ?
— Je crois qu’elle t’aime bien. Et elle est vraiment
adorable.
— Je sais que tu veux que je tourne la page, mais ce
n’est pas du tout le genre de fille avec qui je veux faire ma
vie. Elle est tellement… coincée.
— C’est l’image que j’avais de Maxon avant d’apprendre
à le connaître. En plus, je crois que ça n’a pas toujours été
tout rose dans sa vie.
— Et alors ? Lucy aussi, et regarde-la.
— Elle t’a raconté comment elle est arrivée au palais ?
Aspen fait oui d’un signe de tête.
— J’ai toujours trouvé abominable le système des
castes, America, tu le sais. Mais avant Lucy, je ne savais pas
qu’on pouvait exploiter les gens à ce point, en faire des
esclaves.
Je pousse un soupir, les yeux posés sur May et Lucy, sur
ce moment de joie dans la tornade du malheur.
— Prépare-toi à entendre une chose que tu pensais ne
jamais entendre, me lance Aspen. Figure-toi que je me
réjouis que Maxon t’ait rencontrée. Je sais, je sais, ça
t’étonne. Mais jamais il ne se serait penché sur le sort des
castes les plus indigentes si tu ne l’avais pas poussé du
coude. C’est ton influence qui a changé la donne, America…
Nous échangeons un regard furtif. Je me souviens de
notre discussion dans la cabane, quand il m’avait poussée à
soumettre ma candidature à la Sélection, dans l’espoir que
je décrocherai un passeport pour une vie meilleure. Je ne
sais pas encore si l’avenir va me sourire – c’est toujours flou
–, mais la perspective de rendre radieux celui du peuple
d’Illeá dans sa totalité… cette possibilité signifie beaucoup
pour moi.
— Je suis fier de toi, America. Très fier. Et ton père aussi
serait fier de toi, déclare Aspen en quittant la chambre.
25.

Le lendemain, nous restons cloîtrés à la maison. De temps


en temps, j’entends le parquet grincer et je tourne la tête,
certaine que papa va sortir du garage avec de la peinture
plein les cheveux, que rien n’a changé. Mais mon chagrin
est adouci par la voix de May ou le parfum du talc que
Kenna saupoudre sur les fesses d’Astra. La maison est
pleine de vie et c’est aussi une forme de consolation pour
moi.
J’ai pris la décision de ne pas mettre mes robes
d’apparat pendant mon séjour et j’ai aussi donné l’ordre à
Lucy de troquer son uniforme contre quelques-uns de mes
vieux vêtements, trop petits pour moi mais encore trop
grands pour May. Elle proteste un peu, pour la forme, avant
d’accepter. Comme maman se change les idées en
s’affairant aux fourneaux, la tâche principale dont elle est
chargée, c’est de jouer avec May et Gerad, et elle s’en
acquitte avec plaisir.
Nous sommes tous réunis au salon et chacun tue le
temps comme il peut. J’ai un livre entre les mains et Kota
est scotché à l’écran de la télévision, un peu comme
Celeste. Cette comparaison m’arrache un sourire. Affalés
par terre, Lucy, May et Gerad jouent aux cartes et chaque
victoire est ponctuée par des explosions de joie. Astra est
en train de téter goulûment son biberon entre les bras de
son père, qui rayonne de bonheur même si l’épuisement a
creusé son visage. Quel tableau serein. On dirait presque
que rien n’a changé. Alors, du coin de l’œil, j’aperçois Aspen
qui monte la garde et sa présence me rappelle qu’en réalité,
plus rien ne sera jamais comme avant.
J’entends soudain maman renifler à tout-va dans la
cuisine, puis je la vois remonter le couloir et s’approcher de
nous, plusieurs enveloppes à la main.
— Comment tu te sens, maman ?
— Ça pourrait être pire. J’ai du mal à croire qu’il est
parti.
Et elle ravale ses larmes. Étrange. Toutes ces fois où je
me suis dit que maman ne tenait pas du tout à papa… ils
n’échangeaient jamais ces témoignages d’affection que j’ai
pu surprendre chez d’autres couples. Même Aspen était plus
démonstratif, alors que nous devions cacher notre amour.
Mais son mari est mort et jamais elle ne pourra se
remettre d’une perte pareille.
— Kota, tu pourrais éteindre la télé une minute ? Et
Lucy, ma puce, emmène donc May et Gerad dans la
chambre d’America. Je dois discuter de certaines choses
avec les grands.
— Bien sûr, madame, lui répond Lucy. Venez, les
terreurs, on s’en va.
May n’a pas l’air enchantée d’être exclue, mais elle
prend le parti d’obéir. Parce qu’elle veut ménager maman,
peut-être, ou parce qu’elle adore Lucy. Je ne saurais le dire,
mais je suis contente qu’elle ne fasse pas sa mauvaise tête.
Maman s’adresse à nous, les aînés.
— Vous savez que le problème de santé de votre père
est héréditaire. Je pense qu’il savait qu’il ne lui restait plus
beaucoup de temps, parce qu’il y a trois ans environ, il vous
a écrit ces lettres… Il m’a fait promettre de vous les donner,
ajoute-t-elle, le jour où il lui arriverait quelque chose. J’ai
aussi des lettres pour May et Gerad, mais je me demande
s’ils ne sont pas un peu trop jeunes. Je ne les ai pas lues, je
vous assure. Elles vous sont destinées à vous, alors… je me
suis dit que le moment était venu. Voici pour toi, Kenna,
lâche-t-elle en commençant sa distribution. Kota. Et
America.
Et elle me tend une enveloppe, que j’accepte. Je ne sais
pas trop si j’ai vraiment envie de l’ouvrir. Ce sont les
derniers mots de mon père, l’adieu auquel je pensais n’avoir
jamais droit. Je fais courir mes doigts sur l’enveloppe. À la
place du point sur le i de mon prénom, il y a un petit
gribouillis. Je sens un sourire venir à mes lèvres. Qu’est-ce
qui a pu le pousser à faire ça ? Est-ce que ça a une
importance, d’ailleurs ? Peut-être qu’il voulait me remonter
le moral. C’est alors que je remarque un détail. Le gribouillis
a été ajouté après coup. L’encre de mon prénom est
décolorée mais la tache est plus foncée, tracée à une date
plus récente. Je retourne l’enveloppe. Elle a été ouverte,
puis recollée avec du scotch.
Je jette un coup d’œil à Kenna et à Kota, déjà plongés
dans leurs lettres respectives. Ils semblent captivés, on voit
bien qu’ils ne savaient rien de l’existence de ces lettres.
Deux options : soit maman a menti et elle a lu la mienne,
soit papa a rouvert l’enveloppe. Il ne m’en faut pas plus
pour me décider. Avec mille précautions, je retire le
morceau de scotch et j’ouvre l’enveloppe.
J’y trouve une lettre rédigée sur une feuille jaunie, puis
un mot plus court sur du papier immaculé. Je devine que je
dois lire la lettre d’abord si je veux comprendre la note. Je
vais m’installer, la lettre à la main, près de la fenêtre, au
soleil.

America,
Ma chère petite. Je ne sais même pas par quel bout commencer tellement j’ai de choses à te dire. Même si j’aime
mes enfants d’une égale manière, tu occupes une place spéciale dans mon cœur. Kenna et May s’appuient sur ta mère, Kota
est tellement indépendant qu’il attire Gerad comme un aimant, mais toi, c’est toujours vers moi que tu te tournais. Quand tu
t’écorchais le genou ou quand les gamins des castes supérieures se moquaient de toi, c’est dans mes bras que tu venais te
réfugier. Cela signifie beaucoup pour moi de savoir que j’ai été un modèle pour l’un de mes enfants.
Même si tu ne m’aimais pas comme tu m’aimes, sans retenue, je serais toujours terriblement fier de toi. Tu deviens
une musicienne accomplie, et la façon dont tu joues du violon, la façon dont tu chantes, tout en toi me ravit. Je regrette de ne
pas t’avoir donné de scène à la hauteur de ton talent, America. Tu mérites tellement plus que de rester dans l’ombre pendant
des cocktails guindés. Je continue à espérer que tu feras partie des chanceux qui arrivent à se libérer du carcan de leur caste.
Je crois que Kota peut y arriver, lui aussi. Il est très doué. Mais c’est aussi un arriviste, et tu n’as pas cet instinct en toi. Tu n’es
pas du genre à écraser les autres pour te faire une place au soleil, comme le sont souvent nos semblables. Et c’est aussi pour
ça que je t’aime.
Tu as un cœur d’or, America. Je sais que cela va te surprendre, mais c’est très rare dans notre monde. Attention, je
ne prétends pas que tu es parfaite ; je t’ai vue piquer des colères énormes, je sais que c’est loin d’être le cas ! Mais tu as bon
cœur, et tu es éprise de justice. Avec ta nature généreuse, je te soupçonne de voir des choses qui sont visibles de toi seule.
Lorsque j’ai écrit à tes sœurs et à tes frères, j’ai ressenti le besoin de leur transmettre mon savoir, mon expérience.
Je vois des failles dans leur personnalité qui pourraient leur rendre l’existence difficile s’ils ne font pas l’effort de lutter contre
les obstacles que la vie mettra sur leur chemin. Toi, tu n’as pas besoin de ça. J’ai le sentiment que tu ne te laisseras pas
entraîner dans une voie dont tu ne veux pas. Peut-être ai-je tort, alors laisse-moi te dire une bonne chose : bats-toi, America !
Pas pour l’argent ni la célébrité, mais bats-toi quoi qu’il arrive. Peu importent tes ambitions, America, rassemble toute ton
énergie pour les atteindre.
Si tu parviens à tenir la peur à distance et à ne pas te contenter des seconds rôles, alors je serai comblé. Vis ta vie.
Sois aussi heureuse que possible, tourne le dos à ce qui n’a aucune importance, et bats-toi.
Je t’aime, ma puce. Au-delà de ce que les mots peuvent exprimer. Je pourrais peut-être peindre mon amour, mais
une toile ne rentrerait pas dans cette enveloppe. De toute façon je t’aime au-delà de la peinture, au-delà de la musique, au-
delà des mots. Et j’espère que tu sentiras toujours cet amour, même quand je ne serai plus à tes côtés.
Ton papa qui t’aime.
Je ne sais pas à quel moment j’ai commencé à pleurer,
mais c’est difficile de rester concentrée jusqu’au bout. Si
seulement j’avais eu l’occasion de lui confier à quel point je
l’aime, moi aussi…
Je tourne la tête et je découvre que Kenna pleure elle
aussi, les yeux toujours vissés sur sa lettre. Kota a l’air
complètement perdu, il tourne et retourne les feuilles,
comme s’il les relisait en diagonale.
Je me concentre maintenant sur le petit mot, en
espérant que sa lecture sera moins éprouvante que celle de
la lettre. J’ai eu ma dose d’émotion pour aujourd’hui.
America,
Pardonne-moi. Quand nous t’avons rendu visite au palais, j’ai trouvé par hasard le journal de Gregory Illeá dans ta
chambre. Si tu as des ennuis, c’est par ma faute. Et je suis certain qu’il y aura des répercussions à cause de mes activités, et
des personnes à qui j’en ai parlé. Cela m’attriste de te trahir ainsi mais crois-moi, je l’ai fait dans l’espoir d’un avenir meilleur,
pour toi et pour les autres.
Tourne-toi vers l’étoile Polaire,
Ton guide loyal.
Que la vérité, l’honneur, la justice
Soient ta boussole.
Avec tout mon amour,
Shalom.

Je reste plantée près de la fenêtre plusieurs minutes, en


essayant de résoudre cette énigme. Quelles répercussions ?
Ses activités, les personnes à qui il en a parlé ? Et d’où il
sort, ce poème ?
Lentement, les paroles d’August me reviennent en
mémoire. Ce n’est pas mon exposé pendant le Bulletin qui
leur a mis la puce à l’oreille, ils savaient déjà en grande
partie ce que ces carnets contenaient…
Mes activités… à qui j’en ai parlé… Tourne-toi vers
l’étoile Polaire…
Je fixe la signature de papa. J’ai toujours trouvé bizarre
la façon dont il signait les lettres qu’il m’envoyait au palais,
en particulier le l de Shalom, son prénom. C’est une étoile à
huit points – une étoile Polaire.
Et le gribouillis qui couronne le i d’America ? Est-ce que
c’est un message, aussi ? Une information codée qu’il essaie
de me transmettre parce qu’il sait qu’August et Georgia
sont entrés en contact avec nous ? August et Georgia ! La
boussole à son collier : huit points. Les motifs que Georgia a
brodés sur sa veste en jean, ce ne sont pas du tout des
fleurs, mais des étoiles. Le tatouage que le garçon que Kriss
a dû condamner pendant le Verdict avait sur la nuque.
C’était une étoile, pas une croix. L’étoile, c’est leur signe de
ralliement !
Mon père était un Renégat du Nord.
J’ai l’impression d’avoir vu cette étoile à d’autres
endroits. Peut-être en me promenant au marché, ou même
au palais. Est-ce que ça fait des années que je l’ai sous le
nez ? Frappée de stupeur, je lève la tête. Aspen attend, avec
dans le regard des questions qu’il ne peut pas poser à voix
haute.
Mon père était un Renégat. Un livre d’histoire en
lambeaux caché dans sa chambre, des amis qui sont pour
moi de parfaits étrangers et qui viennent assister à ses
funérailles… une fille qu’il a baptisée America. Si j’avais été
plus attentive, je l’aurais compris il y a des années.
— C’est tout ? s’étonne Kota, presque indigné, en
brandissant sa lettre. Qu’est-ce que je suis censé faire de ça
?
— Il y a un problème ? lui demande maman, qui est
revenue au salon chargée d’un service à thé.
— La lettre de papa. Il m’a légué la maison. Qu’est-ce
que je dois faire avec cette porcherie ?
— Kota, papa t’a écrit cette lettre avant que tu
déménages, explique Kenna, toujours émue. Il essayait de
t’assurer un avenir.
— Eh bien il a raté son coup, non ? D’aussi loin que je
me souvienne, on a toujours crevé de faim. Cette baraque
n’aurait rien changé à l’affaire. Je me suis débrouillé tout
seul.
Et Kota balance les feuilles de sa lettre aux quatre coins
du salon, comme des feuilles mortes.
— Vous avez de l’alcool quelque part ? Aspen, va me
chercher à boire, ordonne-t-il avec sa grossièreté habituelle.
Sur le visage d’Aspen défilent des dizaines d’émotions :
l’agacement, la compassion, l’orgueil, la soumission.
Résigné, il met le cap vers la cuisine. Je le retiens :
— Stop !
Kota lève la tête, énervé.
— C’est à ça qu’il sert, America.
— Non, absolument pas. Tu l’as peut-être oublié, mais
Aspen est un Deux à présent. Ce serait plutôt à toi d’aller lui
chercher à boire. Pas seulement par rapport à son statut,
mais par rapport à tout ce qu’il a fait pour nous.
— Cause toujours. Est-ce que Maxon est au courant ?
rétorque Kota avec un rictus mesquin. Il sait que vous
roucoulez ensemble ?
Mon cœur s’arrête de battre un instant.
— Qu’est-ce qu’il ferait, à ton avis ? poursuit mon frère
d’un air mauvais. Il y a déjà eu un châtiment en place
publique et pas mal de gens disent que cette traînée
méritait pire.
Je ne pipe mot. Aspen ne répond rien, lui non plus, et je
me demande si notre absence de repartie nous condamne.
Enfin, maman brise le silence.
— C’est vrai ? Vous êtes ensemble ?
— Aspen, va voir si Lucy a besoin de toi.
— Non, il reste ! proteste Kota.
— Et moi je dis qu’il s’en va ! Et vous, asseyez-vous !
On dirait que la foudre est tombée au milieu du salon.
Maman se laisse choir sur le canapé, médusée. Aspen
disparaît dans le couloir et Kota, lentement, s’assied lui
aussi.
— C’est vrai, avant la Sélection, je suis sortie avec
Aspen. On avait l’intention de l’annoncer une fois qu’on
aurait économisé assez d’argent pour se marier. On a fini
par se séparer et ensuite j’ai rencontré Maxon. Je tiens à lui
et, même si Aspen me consacre beaucoup de temps, il ne se
passe plus rien entre nous.
Puis je m’adresse directement à Kota :
— Si tu crois, ne serait-ce qu’une seule seconde, que tu
peux essayer de me faire du chantage à cause de mon
passé, tu ferais mieux d’y réfléchir à deux fois. Tu m’as
demandé un jour si j’avais parlé de toi à Maxon, et la
réponse est oui. Il sait bien que tu es un imbécile, un lâche
et un ingrat.
« Et sache qu’il m’adore. Si tu crois que ta parole a plus
de poids que la mienne, tu pourrais être désagréablement
surpris. Surtout si le bourreau reçoit l’ordre de sortir son
assortiment de cannes et de fouets. Ça te tente ?
Kota serre les poings. S’il recevait des coups de badine
sur les mains, comme Marlee, cela signerait la fin de sa
carrière de sculpteur.
— Bien. Et si je t’entends encore dire un mot de travers
sur papa, je ne vais pas me priver de ce petit plaisir. Tu as
eu de la chance d’avoir un père qui t’aimait autant. Il t’a
laissé la maison et il aurait pu te la reprendre après ton
départ, mais il ne l’a pas fait. Il avait encore de l’espoir pour
toi, ce qui est loin d’être mon cas.
Je quitte le salon comme une tornade et, une fois dans
ma chambre, je claque la porte derrière moi. J’avais oublié
que Gerad, May, Lucy et Aspen m’y attendaient.
— Alors tu es sortie avec Aspen ? demande May d’une
petite voix.
— Vous parliez un peu fort, explique Aspen.
Il me vouvoie devant les autres, pour ménager les
apparences.
Lucy a les yeux voilés de larmes. Je ne peux pas la
forcer à garder un secret, encore un – d’autant plus que cela
a l’air de la bouleverser. Elle est tellement honnête,
tellement loyale. Je me décide donc :
— Je vais en informer Maxon dès notre retour. Je croyais
que je te protégeais, je croyais que je me protégeais aussi,
mais je n’ai fait que mentir. Et si Kota est au courant, alors il
ne doit pas être le seul. Je veux que Maxon l’apprenne de
ma bouche…
26.

Je passe le reste de la journée enfermée dans ma chambre.


Je n’ai pas envie de croiser le visage mauvais de Kota ni
d’affronter les questions de maman. Le pire, c’est Lucy. On
croirait que le ciel lui est tombé sur la tête. Je finis par la
congédier. J’ai trop de soucis à gérer pour l’avoir dans les
pattes, de toute façon. Je répète le discours – la confession –
que j’ai préparé à l’intention de Maxon. Enfin, mes pensées
dérivent vers papa et je me demande de quelle nature
étaient les activités qu’il mentionne dans sa lettre. Est-ce
que les inconnus qui ont assisté à ses funérailles sont tous
des Renégats ? Ils sont vraiment aussi nombreux ? Faut-il
que je mette Maxon dans la confidence, d’ailleurs ?
Accepterait-il de m’épouser s’il savait que ma famille est
liée aux Renégats ? Et si cela provoquait ma défaite ? C’est
peu probable, mais je dois me méfier.
Je me demande aussi ce que fait Maxon en ce moment.
Il travaille, sûrement. Ou il cherche un moyen d’éviter de
travailler. Je ne suis pas là pour me promener avec lui,
discuter. Kriss profite peut-être de mon absence pour me
voler ma place… Trop de questions tourbillonnent sous mon
crâne. Comment vais-je m’en sortir ?
On frappe à la porte.
— Entrez.
Kenna s’introduit dans ma chambre.
Exceptionnellement, Astra n’est pas dans ses bras.
— Ça va ?
En guise de réponse, je fonds en larmes. Elle prend
place à côté de moi, au bord du lit.
— Papa me manque. Sa lettre était tellement…
— Je sais. Il ne parlait pas beaucoup. Mais il nous a
laissé ces lettres éloquentes. Et, en un sens, je suis
contente. Je ne sais pas si je me serais souvenue de tout
cela s’il ne l’avait pas mis par écrit.
— Je comprends.
— Alors… toi et Aspen ?
— C’est fini, je te jure.
— Et je te crois. Quand tu passes à la télé, tu devrais
voir les regards que tu lances à Maxon. Mais l’autre, Celeste
? Elle essaie de faire croire qu’elle est folle amoureuse de
lui, on voit bien que c’est du pipeau. Elle n’arrive à
convaincre personne, d’ailleurs.
— Tu n’imagines pas combien tu es proche de la réalité.
— Je me demandais combien de temps ça a duré. Entre
Aspen et toi, je veux dire.
— Deux ans. Ça a démarré après ton mariage et le
départ de Kota. On se donnait rendez-vous une fois par
semaine dans la cabane. On mettait de l’argent de côté
pour se marier.
— Tu étais amoureuse, alors ?
— Je crois, oui. Mais ça ne faisait pas…
— Ça ne faisait pas comme avec Maxon ?
— Ça paraît tellement bizarre, quand j’y pense. Pendant
deux longues années, Aspen était le seul avec qui je croyais
faire ma vie. J’étais prête à devenir une Six. Et maintenant ?
— Maintenant tu es à deux doigts de devenir princesse,
déclare Kenna d’une voix pince-sans-rire qui remet les
choses en perspective.
Nous éclatons de rire en chœur.
— Merci d’essayer de me remonter le moral.
— Il faut bien que ça serve à quelque chose, une grande
sœur.
— Pardon de ne pas te l’avoir dit plus tôt.
— Tu me le dis à présent.
— Ce n’est pas parce que je ne te faisais pas confiance.
C’est en partie ce qui rendait notre relation exceptionnelle.
Ce qui la pimentait, en fait. Qu’on se fréquente en secret.
— Je comprends, America, je t’assure. J’espère juste que
tu n’as jamais eu l’impression d’être brimée, soumise à tout
un tas de contraintes. Parce que tout le monde t’aurait
soutenue. Alors, il se passe encore quelque chose entre
Aspen et toi ? Il a encore des sentiments ?
— Il essaie toujours de me parler, de me dire quelque
chose. Et je sais que je devrais lui avouer que j’aime Maxon,
mais…
— Mais ?
— Et si Maxon en choisit une autre ? Je ne peux pas
quitter le palais les mains vides. Si Aspen pense toujours
qu’on a une chance ensemble, peut-être qu’on pourrait
repartir de zéro quand tout sera fini.
— Ne me dis pas que tu utilises Aspen comme filet de
sécurité ! s’exclame Kenna, scandalisée.
J’enfouis mon visage entre mes mains.
— Je sais. Je suis horrible, pas vrai ?
— America, tu vaux mieux que ça. Et si tu tiens
vraiment à lui, tu lui dois la vérité, comme tu dois la vérité à
Maxon.
On frappe à nouveau à la porte. Je rougis jusqu’aux
oreilles lorsque Aspen apparaît sur le seuil, avec à sa suite
une Lucy malheureuse comme les pierres.
— Mademoiselle America, vous devez vous habiller et
faire vos bagages.
— Il y a un problème ?
— Tout ce que je sais, c’est que Maxon veut que vous
regagniez le palais séance tenante.
Voilà qui m’étonne. On m’a promis quatre jours, pas
trois. Kenna m’enveloppe un instant de ses bras avant de
retourner au salon. Aspen s’en va lui aussi et Lucy part
enfiler son uniforme dans la salle de bains, refermant la
porte derrière elle.
Kenna a raison. Je sais déjà quels sentiments j’éprouve
vis-à-vis de Maxon et l’heure est venue de suivre le conseil
de papa : je vais me battre. Avant toute chose, je dois tout
lui avouer. Une fois ce souci derrière moi, je trouverai les
mots pour m’adresser à Aspen. Il faut que je prenne mes
responsabilités. Il faut que je me libère d’Aspen, que je le
libère lui aussi…
Les mains plongées dans ma valise, je découvre au fond
un objet empaqueté dans un carré d’étoffe que je défais
pour révéler mon fidèle bocal. La pièce de monnaie n’est
plus seule, elle a pour compagnon le bracelet qu’Aspen m’a
fabriqué, mais cela n’a plus aucune importance à présent. Je
pose le bocal sur le rebord de ma fenêtre, un endroit qu’il
n’aurait jamais dû quitter.

Je passe la majeure partie du trajet à corriger et


peaufiner ma confession. C’est la seule solution pour aller
de l’avant : que Maxon sache la vérité.
Installée dans un confortable fauteuil à l’arrière du jet
privé, je lève la tête. Aspen et Lucy sont assis près de la
cabine du pilote, de part et d’autre du couloir. Lucy, qui ne
s’est toujours pas remise du choc de la révélation, semble
donner des instructions à Aspen, lequel l’écoute
religieusement. Elle se réfugie au fond de son siège et
Aspen se lève. Je replonge brusquement le nez dans mon
livre, j’espère qu’il ne m’a pas vue les espionner.
— Plus qu’une petite demi-heure, d’après le
commandant de bord, déclare Aspen.
— Très bien. Parfait.
— Je suis désolé, pour l’accrochage avec Kota.
— Tu n’as pas à être désolé. Il est odieux, voilà tout.
— Non, tu ne sais pas tout. Il y a des années il m’a
chambré en m’accusant d’avoir craqué pour toi et sur le
coup je l’ai envoyé promener ; mais je crois qu’il n’était pas
dupe. Il a dû m’observer depuis ce jour-là. Je n’ai pas été
assez prudent. J’aurais dû…
— Aspen…
— Oui ?
— Tout va bien se passer. Je vais dire la vérité à Maxon,
je vais endosser toute la responsabilité. Tu as une famille
qui compte sur toi. S’il t’arrive quoi que ce soit…
— America, tu as essayé de me protéger mais j’ai refusé
de t’écouter, et voilà le résultat. Tout est de ma faute.
— Non, c’est faux.
Alors, Aspen prend une profonde inspiration.
— Écoute… il faut que je te dise quelque chose. Je sais
que ça va être difficile à entendre, mais ça ne peut plus
attendre. Quand je t’ai juré un amour éternel, j’étais sincère.
Et aussi…
— Je t’arrête tout de suite. Je ne suis pas prête, pas
maintenant. Mon monde vient d’être bouleversé et je
m’apprête à accomplir quelque chose qui me terrifie. J’ai
besoin que tu me laisses respirer.
Aspen se rembrunit.
— Vos désirs sont des ordres, mademoiselle, fait-il, et il
s’éloigne sans m’accorder un seul regard.
Mon cœur saigne encore plus qu’il y a cinq minutes.
27.

Je suis terriblement heureuse de retrouver le palais. Ce qui


m’aurait comblée, c’est que Maxon vienne m’accueillir à
mon retour. Une domestique que je vois pour la première
fois me débarrasse de mon manteau tandis qu’Aspen
explique à un de ses collègues qu’il va transmettre un
rapport détaillé sur notre déplacement demain matin. Je
m’engage dans l’escalier, quand une autre domestique me
rattrape.
— Vous ne souhaitez pas assister à la réception,
mademoiselle ?
— Pardon ?
— Dans le Boudoir. Je suis sûre que tout le monde vous
attend.
Tout le monde ? Je suis en train de me perdre en
conjectures quand un véritable brouhaha jaillit par la porte
du Boudoir. Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?
Je passe la tête à l’intérieur, un peu hésitante. À la
seconde où Tiny – mais qu’est-ce qu’elle fabrique ici ? –
m’aperçoit, elle se met à piailler.
— Elle est là ! America est rentrée !
Hurlements de joie tout autour de moi. Emmica, Ashley,
Bariel… toutes les Sélectionnées sont là, au grand complet.
À l’exception de Marlee, bien sûr, qui est devenue une vraie
paria.
Celeste se rue sur moi, elle me serre dans ses bras à
m’étouffer.
— Ahh, ma copine, je savais que tu n’allais pas nous
lâcher !
À cet instant, Kriss nous rejoint et me hurle dans
l’oreille. Elle sent l’alcool à plein nez, le verre qu’elle tient à
la main prouve qu’elle n’a pas l’intention d’en rester là.
— C’est nous ! Maxon annonce ses fiançailles demain !
C’est ou toi ou moi !
— Tu es sûre ?
— Elise et moi, on s’est fait virer hier soir, confirme
Celeste, mais il a invité toutes les filles à venir faire la fête,
alors on n’est pas parties. Elise le prend assez mal, rapport
à sa famille ; pas besoin de te faire un dessin. Elle croit
qu’elle a raté sa vie.
— Et toi ?
— Moi, c’est moi, me répond-elle avec un sourire qu’elle
accompagne d’un haussement d’épaules.
J’éclate de rire et, une seconde plus tard, quelqu’un me
fourre un verre entre les mains.
— À Kriss et America, les survivantes !
Soudain, j’ai le vertige. Maxon a décidé de tout arrêter,
de renvoyer tout le monde. Et il l’a fait pendant mon
absence. Est-ce que ça veut dire que je lui ai manqué ? Ou il
s’est rendu compte que mon absence le laissait de marbre ?
— Allez, bois un coup ! insiste Celeste.
Je vide ma coupe de champagne d’un trait et je me
mets à tousser. Entre le décalage horaire, le stress et l’afflux
d’alcool, j’ai immédiatement la tête qui tourne.
Je regarde les autres filles danser sur les canapés, bien
décidées à s’amuser aux frais de la princesse, en quelque
sorte. Celeste a traîné Anna dans un coin du Boudoir, on
dirait bien qu’elle lui présente des excuses. Elise se
rapproche discrètement et me serre contre son cœur avant
de s’éclipser. Je me retrouve contaminée par l’euphorie
générale. Kriss se matérialise à côté de moi.
— Bon, on se fait la promesse que demain, quoi qu’il
arrive, je vais être heureuse pour toi et vice versa.
— Ça me va très bien.
Je laisse mon regard dériver et c’est alors que le déclic
se produit. Ce pendentif en argent que Kriss porte autour du
cou prend une signification qu’il n’avait pas il y a encore
quelques jours. Ma respiration se bloque dans ma gorge.
Kriss me lance un regard inquiet. Je l’attrape par le bras et
je l’entraîne en vitesse dans le couloir.
— Où est-ce qu’on va ? America, qu’est-ce qui te prend
?
Je la conduis jusqu’à un salon de toilette et je vérifie que
nous sommes bien seules avant de l’accuser :
— Tu travailles pour les Renégats.
— Quoi ? Mais tu es folle !
Et sa main s’envole vers sa gorge. Elle s’est trahie.
— Je sais ce que signifie cette étoile, Kriss, alors ne
mens pas.
Après un court silence, elle pousse un soupir théâtral.
— Je n’ai rien fait d’illégal. Je ne fomente aucun complot
; je ne fais que soutenir la cause.
— Très bien, mais dis-moi si tu as vraiment intégré la
Sélection par amour pour Maxon. Ou alors c’est ton clan qui
voulait placer une de leurs sympathisantes sur le trône.
Elle se tait de longues secondes, comme prise de court
par ma question. Les mâchoires serrées, elle va ensuite
fermer la porte à double tour.
— Si ça t’intéresse, alors oui, j’ai été… présentée au roi,
disons, de manière officieuse. Je suis sûre que tu as compris
depuis longtemps que la loterie est une vaste farce.
« Le roi ne savait pas – et il ne sait toujours pas –
combien de filles liées aux Renégats du Nord ont été
retenues pendant cette loterie. J’ai été la seule à aller au
bout du processus et, au début, j’étais complètement
dévouée à ma cause. Je ne comprenais pas Maxon, il ne
semblait pas du tout s’intéresser à moi. Mais j’ai appris à le
connaître et son indifférence m’a fait de la peine. Après le
départ de Marlee tu as perdu ton emprise sur lui et je l’ai vu
sous un tout autre jour.
« Peut-être que tu juges mes motivations mauvaises, et
tu en as parfaitement le droit. Mais tout a changé. J’aime
Maxon, et je me bats toujours pour lui. Nous pouvons
accomplir de grandes choses ensemble. Alors si tu as
l’intention de me faire chanter ou de me dénoncer, oublie !
Je vais m’accrocher. Est-ce que c’est clair ?
C’est la première fois que Kriss fait preuve d’agressivité
et je ne sais pas si c’est sa conviction qui parle, ou les
nombreuses coupes de champagne qu’elle a éclusées. En
fait, je ne sais pas trop quoi répondre. Elle a l’air d’une
lionne qui veut protéger ses petits.
Elle prend mon silence pour un oui et adopte une
posture moins menaçante.
— Très bien. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, je
retourne m’amuser.
Et elle quitte le salon de toilette après m’avoir
foudroyée du regard. Je suis complètement perdue. Est-ce
que je dois tenir ma langue ? Mettre les autres au courant ?
Est-ce vraiment si grave que ça, d’ailleurs ?
Comme l’envie de faire la fête m’est totalement passée,
j’emprunte un escalier de service qui mène à ma chambre.
Enfin seule. Affalée sur le lit, je me replonge dans mes
pensées. Ainsi donc, Kriss agit en douce pour faire avancer
la cause des Renégats. Je ne sais toujours pas si je dois
m’en réjouir, ou me lamenter sur mon sort. C’est sûrement
à elle qu’August et Georgia apportent leur soutien. Qu’est-
ce qui m’a pris de soupçonner Elise, ne serait-ce qu’une
seule minute ?
Est-ce que c’est Kriss qui les a aidés à s’introduire dans
l’enceinte du palais, qui les a mis sur la piste des objets
qu’ils convoitaient ? On dirait que chaque candidate a des
secrets qu’elle garde jalousement. Si je tente de montrer à
Maxon le vrai visage de Kriss, on m’accusera de vouloir salir
ma rivale. De toute façon, les coups bas, ça ne m’intéresse
pas. Je veux gagner à la loyale, comme dirait Elise. En
montrant à Maxon que je l’aime.
Soudain, on frappe à la porte. Sûrement Kriss qui vient
me harceler, ou une autre des filles qui veut me traîner au
Boudoir. Dommage, parce que je ne suis pas d’humeur. Au
bout de quelques secondes d’hésitation, je me relève
lourdement et je vais ouvrir.
Maxon est là, une enveloppe dans une main, un petit
paquet dans l’autre. À la seconde où nos regards se
croisent, l’air se charge d’électricité.
— Bonsoir, Maxon.
Il semble frappé de stupeur.
— Bonsoir…
Nous nous fixons du regard dans un silence suffocant.
— Vous voulez entrer ?
— Oh. Euh, oui, merci.
Je m’écarte afin de le laisser passer. Il explore la
chambre du regard, comme si j’avais changé la décoration
depuis sa dernière visite.
— Comment vous sentez-vous ?
— Pas trop mal. Je n’ai pas vraiment l’impression que
mon père est mort, et encore moins depuis mon retour au
palais.
— Et votre famille ?
— Maman tient le coup, Kenna est un roc. C’est surtout
May et Gerad qui m’inquiètent. Kota a été égal à lui-même,
ignoble. On aurait dit qu’il n’aimait pas du tout mon père, et
je ne comprends pas son attitude. Vous l’avez rencontré,
mon père. Il était adorable.
— C’est vrai. Je me félicite d’avoir eu ce privilège, ne
serait-ce qu’une fois. Vous me le rappelez, vous savez, par
certains aspects.
— Vraiment ?
Maxon me conduit jusqu’au lit et me force à m’asseoir.
— Tout à fait ! Votre sens de l’humour, tout d’abord. Et
votre ténacité. Quand nous avons discuté, lui et moi, durant
sa visite, il m’a passé sur le gril. C’était épuisant, mais en
même temps assez drôle. Vous non plus, vous ne me laissez
jamais souffler. Et, bien entendu, vous avez ses yeux et son
nez. Et vous débordez d’optimisme. Il m’a aussi fait cette
impression-là.
Je bois les paroles de Maxon. Et moi qui croyais qu’il ne
connaissait pas mon père…
— Ce que j’essaie de dire, c’est qu’il est normal de
ressentir le poids du deuil, mais vous pouvez être sûre qu’il
a laissé ici-bas ce qu’il y avait de mieux en lui.
Je noue mes bras autour de son cou.
— Merci, Maxon.
— Je suis sincère.
— Je sais. Merci, encore une fois. Mais qu’est-ce que
c’est que cette enveloppe ?
— C’est pour vous. Un cadeau de Noël en retard.
Il me présente une épaisse enveloppe qu’il pose sur ma
table de chevet.
— J’ai longuement hésité, et je vous demande
d’attendre que j’aie quitté la chambre avant de l’ouvrir
mais… c’est à vous, et bien à vous.
— Très bien.
— Ceci, c’est un peu moins embarrassant, déclare-t-il en
me donnant le second paquet. Désolé pour l’emballage.
— C’est pourtant très réussi.
Et je retiens un fou rire en étudiant le papier un peu
déchiré et plié de travers.
En le déballant, je découvre une photo encadrée qui
représente une maison. Une maison particulière, très belle,
de plain-pied, à la façade jaune tournesol et aux fenêtres
larges et hautes, entourée d’un jardin verdoyant. Des arbres
centenaires projettent des ombres à la fraîcheur
bienfaisante, je remarque même une balançoire suspendue
à une branche. Rien qu’à regarder cette photo, j’ai envie de
gambader pieds nus dans l’herbe. J’essaie d’évaluer la
qualité artistique du cliché. C’est certainement Maxon qui a
pris cette maison en photo, même si je ne sais pas quand il
a pu sortir du palais pour photographier son sujet.
— Magnifique. C’est de vous ?
— Oh non. Ce n’est pas la photo le cadeau. C’est la
maison…
— Pardon ?
— Je me suis dit que vous voudriez avoir votre famille à
proximité. C’est assez près en voiture, et il y a assez de
place, je pense, pour recevoir votre sœur, son mari et la
petite.
— Quoi… je…
— Vous m’avez dit de renvoyer toutes les autres chez
elles. C’est ce que j’ai fait. Il a fallu que je garde une
seconde candidate – le règlement l’exige – mais… vous
m’avez dit que si je vous prouvais mon amour…
— … c’est moi ?
— Bien sûr que c’est vous.
Stupéfaite, je laisse échapper un rire nerveux et je fais
pleuvoir des baisers sur le visage de Maxon. Il se met à rire,
lui aussi.
— On va se marier ?
— Oui, on va se marier.
Je me jette sur lui, et il se laisse faire.
Je le dévore de baisers… et, au bout d’un moment, la
fébrilité me gagne. Les sourires s’effacent, les contacts,
d’abord joueurs, se font plus sensuels. Maxon me serre dans
ses bras, je sens son cœur galoper dans sa poitrine.
Aiguillonnée par le désir, je fais glisser son veston sur ses
épaules et il m’aide à le retirer tout en s’accrochant à moi.
Je laisse tomber mes escarpins, qui atterrissent sur le sol
avec un bruit sourd. Maxon se déchausse aussi. Sans
détacher ses lèvres des miennes, il me soulève et m’installe
plus confortablement dans le lit, avec douceur. Je desserre
sa cravate et je la jette quelque part sur le tapis. Elle va
rejoindre les chaussures.
— Vous enfreignez beaucoup de règles, mademoiselle
Singer, souffle Maxon.
— C’est vous le prince. Vous pouvez m’accorder votre
pardon.
Je déboutonne maladroitement sa chemise, qui connaît
le même sort que la cravate. La dernière fois que j’ai vu
Maxon torse nu, je n’en ai pas vraiment profité. Mais
maintenant… je fais courir mes doigts sur ses abdominaux,
les yeux brillants d’admiration. Quand ma main arrive à sa
ceinture, je la saisis et j’attire Maxon vers moi. Il ne résiste
pas. Lorsqu’il glisse une main sous mes jupes, je perds
complètement la tête et j’enfonce mes ongles dans son dos.
Aussitôt, il se détache de moi.
— Qu’y a-t-il, Maxon ?
— Est-ce que… est-ce que cela vous répugne ? me
demande-t-il d’une voix nerveuse.
— De quoi voulez-vous parler ?
— Les cicatrices sur mon dos.
— Maxon, vous avez pris des coups de fouet aussi à
cause de moi, et pour cette raison je vous aime davantage
encore.
Un instant, il suffoque.
— Qu’avez-vous dit ?
— Je vous aime.
— Vous pouvez répéter, s’il vous plaît ? C’est juste que…
— Maxon Schreave, je vous aime… Je t’aime.
— Et je vous aime, America Singer. De tout mon cœur,
je t’aime.
Il recommence à m’embrasser, avec un regain de
passion, je pose à nouveau les mains sur son dos et, cette
fois-ci, il ne s’écarte pas. Au contraire, il s’enhardit et
cherche à défaire mon corsage.
— Mais qu’est-ce que c’est que cette cuirasse ? gémit-il.
— C’est une catastrophe, non ? Vraiment…
Maxon s’assied bien droit, place ses mains de part et
d’autre du corsage et, d’un geste assuré, déchire la robe
jusqu’à la taille, révélant la combinaison que je porte
dessous.
Il y a un silence pesant durant lequel le regard de Maxon
se raccroche au mien. Sans le quitter des yeux, je me
redresse et je fais glisser les manches de ma robe. J’ai un
peu de mal à m’en dépêtrer mais, quand je réussis enfin à
m’en débarrasser, je suis collée contre Maxon, et nos lèvres
sont scellées en un baiser passionné. J’ai envie d’explorer
toute la nuit cette nouvelle sensation que nous avons
découverte ensemble. J’ai l’impression que nous sommes
seuls au monde… jusqu’à l’instant où un bruit assourdissant
nous parvient du couloir. Maxon fixe la porte du regard. Il
est tendu, plus effrayé que jamais.
— Ce n’est pas lui, Maxon, rassure-toi. Sûrement une
des Sélectionnées qui regagne sa chambre, ou une
domestique qui fait le ménage. Tout va bien.
Maxon vide ses poumons d’un coup et se laisse tomber
sur le lit, un bras ramené en visière sur ses yeux.
— Je ne peux pas, America. Pas comme ça.
— Mais tout va bien, Maxon. Nous ne craignons rien ici.
— Je veux qu’il n’y ait aucune barrière entre toi et moi.
Tu le mérites. Et je ne peux pas. Pas maintenant. Excuse-
moi.
— Ce n’est pas grave.
— Ne sois pas déçue. Je veux t’offrir une lune de miel
inoubliable. Dans un endroit intime. Pas de responsabilités
officielles, pas de photographes, pas de gardes. Ce sera
mille fois mieux. Et je pourrai te combler comme tu le
mérites.
— J’ai déjà tout ce dont je pourrais rêver, Maxon.
— Oh, je sais. Je n’ai pas l’intention de te couvrir de
cadeaux. Enfin si, c’est mon intention, mais ce n’est pas le
but ultime. Je vais t’aimer comme aucun homme n’a jamais
aimé une femme, mille fois plus que dans tes rêves les plus
fous. Cela, je t’en fais la promesse.
Les baisers qui suivent sont tendres et pleins d’espoir.
Et la possibilité d’être aimée avec une telle force me remplit
tout à la fois de crainte et de joie.
— Maxon ?
— Oui ?
— Tu veux bien rester avec moi cette nuit ? Je vais être
sage, promis. Seulement… tu veux bien rester dormir ?
Maxon observe un instant le plafond, puis il cède.
— D’accord. Mais je dois me lever tôt.
— D’accord.
— Très bien.
Il enlève son pantalon et ses chaussettes, puis il va plier
soigneusement ses vêtements sur une chaise pour qu’ils ne
soient pas trop froissés à son réveil. Il regagne le lit et
s’allonge près de moi, son torse collé à mon dos.
Dormir entre les bras de Maxon, c’est une expérience
hors du commun.
— Bonne nuit, ma douce America.
— Je t’aime.
— Je t’aime aussi.
Couchée là, je suis au comble du bonheur. À peine
quelques secondes plus tard, la respiration de Maxon
ralentit. Il est déjà endormi. Lui qui ne dort jamais.
Je me fais la promesse de lui parler d’Aspen dès demain.
Il faut que je lui avoue tout avant le dénouement de la
Sélection, par respect pour la vérité. Pour l’instant, je vais
savourer cette petite bulle de sérénité entre les bras de
l’homme que j’aime.
28.

Je me réveille quand je sens que Maxon m’enlace. Au cours


de la nuit, j’ai changé de position et j’ai appuyé ma tête sur
son torse, les battements apaisés de son cœur résonnent
dans mon oreille. Sans un mot, il dépose un baiser dans mes
cheveux et me serre plus fort. Incroyable. Je suis ici avec
Maxon, nous avons dormi ensemble, nous nous réveillons
dans mon lit. Ce matin il va m’offrir une alliance…
— Je veux bien me réveiller comme ça chaque matin,
marmonne-t-il, encore somnolent.
— Tu lis dans mes pensées.
— Comment te sens-tu, mon trésor ?
— Ne m’appelle plus « mon trésor », jamais. Ça me
donne envie de hurler.
— Très bien. Ma chérie ? Ma puce ? Mon amour ?
— Les trois feront l’affaire, tant que tu me les dis à moi
et à moi seule. Et moi, comment tu veux que je t’appelle ?
— Mon Royal Époux. C’est exigé par la loi d’Illeá, j’en ai
bien peur.
Il me caresse de la paume de ses mains et trouve une
zone particulièrement sensible sur ma nuque. Je me détache
de lui en piaillant.
— Non !
— Mais tu es chatouilleuse ?
Malgré mes protestations, il fait courir ses mains sur
mon corps et je me mets à pousser des petits cris. Mauvaise
idée. La porte s’ouvre à la volée et un garde surgit dans la
chambre, une arme à la main.
Ce coup-ci je hurle pour de bon et je me cache sous la
couette, tellement effrayée que je ne reconnais pas tout de
suite Aspen. La honte me brûle les joues.
Aspen est pétrifié. C’est alors que Maxon éclate de rire.
Car il est parfaitement à l’aise à moitié nu. En fait, il semble
ravi d’avoir été surpris en galante compagnie.
— Je vous assure, Leger, que mademoiselle ne court
aucun danger, déclare-t-il avec une pointe d’arrogance dans
la voix.
Aspen se racle la gorge, trop gêné pour croiser le regard
de l’un ou de l’autre.
— Bien évidemment, Votre Altesse.
Puis il s’incline et quitte la chambre en refermant la
porte derrière lui. J’enfonce le visage dans mon oreiller et je
me lance dans un concert de gémissements. Comment
survivre à une humiliation pareille ? J’aurais dû parler à
Aspen dans l’avion, quand l’occasion s’est présentée.
— Ne t’en fais pas, me conseille Maxon. Ce n’est pas
comme si nous étions nus comme des vers. Il va falloir t’y
faire.
— C’est tellement embarrassant.
— D’être surprise au lit avec moi ?
— Non ! Ça n’a rien à voir. C’est simplement que,
comment dire, c’est un moment qui est censé rester entre
toi et moi.
— Je suis navré. Tu vas beaucoup en souffrir, j’en ai
conscience, mais sache qu’à partir de maintenant aucun de
nos faits et gestes n’échappera au public. Les premières
années, beaucoup de gens mettront le nez dans notre
intimité. Tous les couples royaux n’ont eu qu’un unique
héritier. Certains par choix personnel ; mais après les
problèmes de santé dont a souffert ma mère, ils voudront
sûrement s’assurer que nous sommes capables de fonder
une famille.
— Hé, j’ai quatre frères et sœurs, tu as oublié ? J’ai de
très bons gènes de ce côté-là. Tout se passera bien.
— Je l’espère de tout mon cœur. En partie parce que oui,
notre devoir est de fournir des héritiers à la couronne. Mais
aussi… je veux tout vivre avec toi, America. Je veux les
vacances et les biberons, les semaines au rythme trépidant
et les week-ends tranquilles. Je veux que des petits doigts
laissent des traces de beurre de cacahouètes sur mon
bureau. Je veux des plaisanteries que nous serons les seuls
à comprendre et je veux qu’on se dispute, et tout le reste. Je
veux faire ma vie avec toi.
— Moi aussi, c’est ce que je veux.
— Et si nous officialisions la chose dans les prochaines
heures ?
— C’est un excellent programme.
Maxon me projette sur le lit et me mange de baisers de
longues minutes, puis il se met debout et va s’habiller
pendant que je rajuste ma chemise de nuit. Je suis sur un
petit nuage. Maxon m’embrasse une dernière fois avant de
partir vaquer à ses affaires. Je ne pensais pas que la
séparation serait un déchirement. Mais l’attente en vaudra
la peine.
Devant la porte, je l’entends murmurer :
— Mademoiselle apprécierait votre discrétion, officier
Leger.
J’imagine qu’Aspen lui a répondu d’un hochement de
tête solennel. Je reste plantée là, hésitante. Les minutes
s’écoulent. Je prends une profonde inspiration et, enfin,
j’ouvre. Aspen vérifie que nous sommes bien seuls, puis il
pose son regard sur moi et le poids de la culpabilité me
terrasse.
— Je suis désolée, Aspen.
— Ce n’était pas vraiment une surprise. Ça m’a fait un
choc, c’est tout.
— J’aurais dû t’en parler.
— Laisse tomber. J’ai juste du mal à croire que tu aies
couché avec lui.
— Ce n’est pas ce qui s’est passé, Aspen. Je te le jure.
Je plaque les mains sur son torse et c’est à cet instant
que le ciel me tombe sur la tête.
Maxon surgit au coin du mur, main dans la main avec
Kriss. Son regard se fixe sur moi, il me voit collée de tout
mon long contre Aspen. Je recule d’un pas mais c’est trop
tard, le mal est fait. Kriss est bouche bée. Comment leur
expliquer que ce n’est qu’un malentendu ?
Il faut quelques secondes à Maxon pour reprendre
contenance. Il s’éclaircit la voix.
— J’ai croisé Kriss dans le couloir et j’ai voulu lui
expliquer mon choix en ta présence avant l’arrivée des
journalistes, mais il semblerait que le programme doive être
bousculé à la dernière minute. Kriss, aurais-tu l’amabilité de
regagner ta chambre ? Aussi discrètement que possible ?
Kriss bâcle sa courbette et disparaît dans le couloir, les
épaules affaissées. Maxon nous scrute à nouveau.
— Je m’en doutais. Je me répétais que j’étais fou, parce
que je te faisais confiance. Je te croyais honnête avec moi.
J’aurais dû plutôt faire confiance à mon instinct. Dès la
première rencontre, j’ai su. Les regards que tu lui lançais, ta
distraction. Ce maudit bracelet, le petit mot sur le mur, ta
valse-hésitation… c’était toi.
— Votre Altesse, tout est ma faute, ment Aspen. C’est
moi qui suis revenu à la charge. Elle m’a expliqué de
manière claire et nette qu’elle ne s’intéressait qu’à une
seule personne, vous, mais j’ai insisté.
Maxon s’approche d’Aspen et le toise.
— Comment t’appelles-tu ? Ton prénom ?
— Aspen.
— Aspen Leger. Hors de ma vue, avant que je ne
t’envoie te faire trouer la peau en Nouvelle-Asie.
— Votre Altesse, je…
— Dehors !
Aspen risque un dernier coup d’œil dans ma direction,
puis il tourne les talons et s’éloigne.
Je reste figée, presque statufiée, et morte de peur.
Lorsque j’ose enfin affronter le regard de Maxon, il
m’ordonne de regagner ma chambre d’un mouvement du
menton et je lui obéis. Il me suit et referme la porte derrière
lui. Je vois ses yeux s’attarder sur le lit aux draps défaits. Il
laisse échapper un rire sans joie.
— Depuis combien de temps ?
— Tu te souviens de notre dispute…
— Nous nous disputons depuis le premier jour, America
! Il va falloir être plus précise !
— Après l’anniversaire de Kriss.
— Donc, en gros, depuis son arrivée au palais, conclut
Maxon, la voix dégoulinant de sarcasme.
— Maxon, pardonne-moi. Au début je le protégeais, puis
c’est moi que j’ai protégée. Et après le châtiment de Marlee,
j’ai eu peur de te dire la vérité. Je ne pouvais pas te perdre.
— Me perdre ? Me perdre ? Tu rentres chez toi avec une
petite fortune, tu fais un bond dans la hiérarchie sociale et
tu t’es trouvé un homme qui est fou de toi au point de
prendre des risques inconsidérés ! C’est moi qui suis
perdant dans l’affaire, America !
— Alors je rentre chez moi ?
— Combien de fois me briseras-tu le cœur, America ? Tu
penses honnêtement que je vais t’épouser alors que tu me
mens depuis le début ? Tu vas faire de ma vie un enfer. Tu
as peut-être remarqué que ce n’est pas facile tous les jours,
déjà.
J’éclate en sanglots, je bafouille :
— Maxon, pardon. Excuse-moi ; c’est une erreur. Je te le
jure. Je t’aime !
— De tous les mensonges que tu m’as servis, c’est celui
qui me fait le plus souffrir.
— Mais ce n’est pas…
Son regard me fait taire.
— Que vos caméristes ne lésinent pas sur les dentelles
et les bijoux, mademoiselle. Votre départ doit se faire en
grande pompe.
Il passe à côté de moi et quitte la chambre sans me
faire l’aumône d’un regard. Les deux mains plaquées sur le
ventre, les jambes flageolantes, je m’écroule sur le lit. Et je
pleure toutes les larmes de mon corps car mon bonheur m’a
filé entre les doigts. C’est alors que je pose les yeux sur
l’enveloppe que Maxon m’a donnée hier soir. C’est tout ce
qui va me rester de lui, alors je l’ouvre, en proie au
désespoir.
29.
Le 25 décembre, 16 h 30
Chère America,
Vous avez quitté le palais il y a très exactement sept heures. Par deux fois déjà j’ai voulu aller vous voir dans votre
chambre pour vous demander si les cadeaux vous plaisaient toujours, avant que la triste réalité se rappelle à moi. Votre
absence bouscule tous mes repères. J’ai failli décrocher le téléphone pour entendre votre voix, mais je n’ai pas envie que vous
vous sentiez étouffée. Le soir de votre arrivée, vous m’avez dit que le palais vous évoquait une cage. Je crois qu’avec le temps
vous avez appris à conquérir votre liberté, et mon rôle est de la préserver. Il faut que je trouve un moyen de me changer les
idées jusqu’à votre retour.
J’ai décidé de vous écrire, en espérant instaurer une forme de conversation avec vous. Pour l’instant, je m’en
contente. Je vous imagine assise à mes côtés, accueillant cette idée avec un petit sourire, ou peut-être un hochement de tête,
comme pour me signifier que je me conduis comme un enfant. Vous êtes la seule personne qui sait exprimer cela sans me
donner l’impression qu’elle me prend pour un simple d’esprit. Mes petites manies vous font sourire, vous les acceptez de
bonne grâce, sans m’enlever votre amitié. Vous comprendrez qu’au bout de sept petites heures, je me sente nostalgique.
J’espère que vous êtes arrivée chez vous sans encombre et que votre famille vous a réservé l’accueil que vous
méritez. J’essaie de me représenter votre maison. Je me souviens de certains détails : petite, avec une cabane dans l’arbre du
jardin et un garage transformé en atelier. Pour le reste je dois faire appel à mon imagination. Je vous imagine faire un câlin à
votre sœur, jouer au ballon avec votre petit frère. Je n’ai pas oublié, vous voyez ? Vous m’avez dit que c’était un footballeur
accompli.
Oui, j’aurais aimé voir l’endroit où vous avez grandi. J’aimerais voir votre frère courir dans les couloirs, votre mère
vous prendre dans ses bras. J’aurais aimé être assis au salon et m’enivrer des bonnes odeurs qui sortiraient de la cuisine. J’ai
toujours pensé qu’un foyer, un vrai, doit embaumer le pain qui sort du four ou le ragoût qui mijote dans sa casserole. Je
n’emporterais aucun dossier avec moi. Au diable l’armée, le budget, la diplomatie. Je resterais assis près de vous, peut-être
pour travailler sur mes photographies pendant que vous jouez du piano. Nous mènerions une vie de Cinq ensemble, comme
vous l’avez dit. Je pourrais me joindre à votre famille pour le dîner et le repas serait ponctué de joie et de rires. Et peut-être
que je dormirais sur un lit pliant ou sur le canapé. Ou par terre, à côté de vous, si vous me le permettez.
En songe je m’endors parfois à vos côtés, comme cette nuit-là, dans le refuge. Quel bonheur de vous entendre et de
se sentir en paix avec soi-même, libéré de la solitude.
Cette lettre prend une tournure ridicule et vous savez combien je déteste être ridicule. Et pourtant je prends ce
risque. Pour vous.
Maxon.

Le 25 décembre, 22 h 35
Chère America,
Je ne vais pas tarder à aller me coucher et j’essaie de me détendre, mais c’est peine perdue. Toutes mes pensées se
tournent vers vous. Je sais que je serais le premier informé s’il vous arrivait quelque chose et cela provoque en moi une sorte
de paranoïa. Dès qu’un messager s’approche de moi, mon cœur se fige un instant, redoutant le pire.
J’aimerais tant que vous soyez là. J’aimerais tant vous voir, ne serait-ce qu’un instant. Votre sourire me hante, tout comme
l’inquiétude de ne jamais vous revoir.
Vous ne recevrez jamais ces lettres. Ce serait une humiliation dont je ne me relèverais pas.
J’espère que vous allez me revenir, America.
Joyeux Noël,
Maxon.

Le 26 décembre, 10 heures du matin


Chère America,
Miracle des miracles, j’ai survécu à cette nuit. Au réveil, j’ai fini par me convaincre que je m’inquiétais pour rien, je
me suis fait la promesse de me concentrer exclusivement sur mes tâches et de vous laisser au second plan.
J’ai tenu parole durant le petit déjeuner et une grande partie de ma réunion avant que votre souvenir ne revienne
me consumer. J’ai prétexté une migraine foudroyante et je me cache à présent dans ma chambre, d’où je vous écris.
Je suis d’un égoïsme sans nom. Aujourd’hui vous allez enterrer votre père et moi, tout ce qui me préoccupe, c’est vous
ramener ici. Vous êtes là où les événements vous appellent, point. Je crois que je me répète, mais vous devez apporter un
immense réconfort à votre famille.
Ce que je ne vous ai pas dit, honte à moi, c’est que vous vous êtes blindée depuis notre première rencontre. Je
pense, sans aller jusqu’à prétendre que j’ai joué un rôle là-dedans, que l’expérience de la Sélection vous a métamorphosée. Je
sais que moi, j’ai changé. Depuis le tout début vous faites preuve d’une certaine forme de courage. Vous êtes plus posée, plus
mûre. Et je parie que votre famille s’en rend compte. Oui, j’aurais dû vous le dire, je regrette mon oubli. J’espère vous revoir
au plus vite pour réparer cette impardonnable erreur.
Maxon.

Le 26 décembre, 19 h 40
Chère America,
Je repensais à notre premier baiser. Je suppose que « nos premiers baisers » serait plus conforme à la réalité, mais
celui dont je parle, c’est le deuxième, celui que vous m’avez invité à partager avec vous. Vous ai-je déjà raconté ce que j’ai
ressenti ce soir-là ? Ce n’était pas un premier baiser comme les autres. Jamais je n’ai connu quelque chose d’aussi
douloureusement beau que ce baiser. Si seulement je pouvais le saisir dans un filet, le faire sécher entre les pages d’un livre,
le conserver puis le montrer au monde, à l’Univers tout entier, et clamer haut et fort : Voyez, voilà ce que l’on ressent quand
l’amour vous saisit.
Ces lettres sont terriblement gênantes. Je vais les brûler avant votre retour.
Maxon.

Le 27 décembre, midi
America,
Autant tout vous avouer, puisque votre femme de chambre va s’empresser de vous le raconter. Parfois vous
fredonnez quand vous vous promenez dans les couloirs du palais. Parfois, quand je m’approche de votre chambre, j’entends
les mélodies gravées dans votre cœur s’envoler derrière la porte. Sans elles, le palais me semble vide.
Votre parfum me manque aussi. Celui que vous laissez dans votre sillage quand vous rejetez la tête en arrière pour partir dans
un grand éclat de rire ou quand vous flânez dans les allées du jardin. Ce parfum m’enivre. Je me suis rendu aujourd’hui dans
votre chambre pour en asperger mon mouchoir, un autre stratagème stupide pour apaiser la douleur de votre absence. Tandis
que je quittais votre chambre, Mary m’a surpris. Je ne sais pas trop ce qu’elle faisait là, puisque vous n’y êtes pas ; mais elle
m’a vu, elle a poussé un grand cri, et un garde a accouru, une matraque à la main et une lueur menaçante dans le regard. J’ai
failli prendre un coup. Tout ça parce que votre parfum me manquait.
Maxon.

Le 27 décembre, 23 h 00
Ma chère America,
Je n’ai jamais écrit de lettre d’amour, alors pardonnez-moi si j’échoue…
Le plus simple, ce serait de vous dire que je vous aime. Mais cela ne se limite pas à ces trois mots. Je me suis tenu à
distance par peur. Peur qu’en vous révélant l’étendue de mes sentiments, vous preniez peur, justement, et la fuite en même
temps. Peur que quelque part au fond de votre cœur les braises de cet amour que vous portez à un autre ne s’éteignent
jamais. Peur de commettre une erreur, une erreur monumentale qui vous poussera à vous retrancher dans ce monde
silencieux qui est le vôtre. Aucune réprimande d’un percepteur, aucun coup de fouet de mon père, aucun moment de solitude
ne me fait plus souffrir que la distance que vous avez établie entre nous.
Et vous prendre pour femme, c’est tout ce qui compte à mes yeux. Je vous aime. J’ai eu très longtemps peur de
l’avouer, mais c’est à présent une certitude.
J’ignore combien de temps encore j’aurais hésité si je n’avais pas été obligé d’imaginer une vie sans vous. Je sais
désormais que je n’en veux pas. America, mon amour, vous êtes le rayon de soleil qui transperce le feuillage. Vous êtes l’éclat
de rire qui chasse la tristesse. Une brise fraîche un jour de canicule. La clarté au milieu de la confusion. Mon monde tourne
autour de vous et vous êtes tout ce qui le rend vivable. Sans vous, je dépérirais.
Je vous aime, America.
À vous éternellement,
Maxon.
30.

La Salle des Banquets est noire de monde. Pour une fois, ce


n’est pas le couple royal qui retient les regards, c’est son
fils. Sur une estrade, Maxon, Kriss et moi, nous avons pris
place autour d’une table richement ornée. Je me trouve à la
droite de Maxon – la place d’honneur, comme je l’ai toujours
cru – et, pour l’instant, il ne m’a pas adressé la parole une
seule fois. Pourtant, je sais quel sort il me réserve. J’essaie
de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Dans un coin de
la pièce, Gavril commente la scène en direct devant une
caméra. Ashley m’adresse un sourire qu’elle accompagne
d’un geste de la main et Anna, sa voisine, me fait un clin
d’œil. Trop nerveuse pour parler, je lui réponds d’un
hochement de tête. Tout au fond de la salle, August, Georgia
et quelques-uns de leurs compagnons de lutte sont assis à
une table, mêlés au reste des invités. Bien entendu, Maxon
a voulu les convier pour qu’ils fassent connaissance avec
l’élue de son cœur. Loin de se douter qu’elle connaît mieux
les Renégats que lui.
Ils ont l’air tendus, comme s’ils craignaient qu’un garde
ne les reconnaisse. Mais les gardes ne leur prêtent aucune
attention. En fait, c’est la première fois que je les vois si
distraits, à croire qu’ils ont perdu tout leur
professionnalisme. Ils explorent vaguement la salle du
regard, à peine concernés par ce qui se passe. Je remarque
même que deux ou trois d’entre eux ne se sont pas rasés,
ils semblent être tombés du lit. Pourtant, c’est un
événement historique qui se déroule en direct. La pression,
peut-être.
Mes yeux se posent brièvement sur la reine Amberly, en
grande conversation avec sa sœur Adele, entourée de ses
enfants. Elle rayonne, cela fait une éternité qu’elle attend ce
jour. Elle va aimer Kriss comme sa propre fille. Une fraction
de seconde, la jalousie me ronge le cœur.
Je me retourne et, cette fois-ci, mon regard croise celui
de Celeste. Depuis sa chaise, elle me pose une question
muette : Qu’est-ce qui t’inquiète autant ? Je secoue la tête,
pour lui faire comprendre que ce n’est pas moi, la gagnante.
Avec un sourire crispé, elle articule : « Ça va bien se passer
» et elle se détourne vivement, riant à une plaisanterie de
sa voisine de table.
Aspen est posté à quelques mètres de la table. Les
sourcils froncés, il observe attentivement ses collègues.
Comme s’il cherchait la solution d’une devinette. Il ne
s’intéresse pas le moins du monde à moi. Bizarre autant
qu’étrange.
Maxon se penche vers moi.
— Tâchons de nous parler un peu plus tard, en tête à
tête, vous voulez bien ? me propose-t-il.
— Pas question.
— Ça n’a aucune espèce d’importance, de toute façon.
La famille de Kriss arrive dans le courant de l’après-midi
pour une fête en petit comité, la vôtre pour vous ramener
chez vous. Afin d’éviter les éclats et les crises d’hystérie. La
dernière à partir a tendance à être mauvaise perdante.
Le ton est froid, distant. Ce n’est pas le Maxon que je
connais.
— Vous pouvez garder la maison si vous voulez. Les
traites ont été payées. Je vous saurais gré malgré tout de
me rendre mes lettres.
— Je les ai lues. J’en ai eu le cœur chaviré.
— J’ai fait preuve d’une faiblesse inexplicable.
— S’il te plaît, ne fais pas ça. Je t’en supplie. Je t’aime.
— Je ne vous permets pas, siffle Maxon. Souriez pour les
téléspectateurs, et jusqu’à la dernière seconde.
Je ravale mes larmes et j’esquisse une risette
malheureuse.
— Cela fera l’affaire. Et restez ainsi, compris ? J’ai
vraiment hâte de vous voir partir, crache-t-il.
Et il se tourne, l’air de rien, vers Kriss. Je garde les yeux
braqués sur mes genoux une longue minute, le temps de
me calmer, de me ressaisir.
Lorsque je relève la tête, je n’ose regarder personne et
je fixe mes yeux sur les murs de la salle. C’est ainsi que je
remarque l’instant où tout bascule. Une partie des gardes
avancent d’un pas, comme s’ils obéissaient à un signal
invisible, sortent de leur poche une bande de tissu rouge et
la nouent autour de leur front. Hébétée, je vois l’un d’eux
s’approcher de Celeste par-derrière et lui tirer une balle
dans le crâne.
La fusillade démarre aussitôt. Je me jette face contre
terre. Des hurlements de douleur remplissent la salle et
s’ajoutent à la cacophonie des chaises qui raclent le sol, des
corps projetés contre les murs et du sauve-qui-peut général.
Il y a des cris, des menaces, des pleurs. L’effroi me brouille
la vue. La mort me cerne de toutes parts. Je cherche le roi et
la reine du regard, mais ils ont disparu. Et Adele, et les
enfants ? Je ne les vois nulle part. Catastrophe.
À côté de moi, Maxon s’efforce de calmer Kriss.
— Reste couchée. On va s’en sortir.
Aspen a pris position, un genou planté dans le sol, il vise
et tire sans hésiter au milieu de la foule. Du coin de l’œil,
j’aperçois une tache rouge, et un garde surgit devant nous.
Soudain, toutes les pièces du puzzle s’imbriquent dans mon
esprit. C’est un Renégat, un Sudiste. Anne me l’a raconté,
les Renégats se sont déjà introduits au palais après avoir
dérobé des uniformes. Est-ce qu’ils ont refait le coup ? C’est
alors que je comprends que les gardes chargés de surveiller
les maisons des Sélectionnées n’ont pas abandonné leur
poste de leur plein gré, au contraire. Ces malheureux ont
été tués par les Renégats et enterrés quelque part, et c’est
leur uniforme qui est sur le dos de ceux qui nous attaquent
aujourd’hui.
Je sais que je dois fuir, que Maxon et Kriss doivent
prendre leurs jambes à leur cou s’ils veulent sauver leur
peau. Mais c’est pétrifiée sur place que je vois le soldat
lever son pistolet et le braquer sur Maxon avec un sourire
amusé, puis décaler son arme de quelques centimètres sur
la gauche et la diriger vers moi. C’est beaucoup plus drôle, il
faut croire. L’idée de crier ne me passe même pas par la
tête. Je reste immobile, mais Maxon se jette dans ma
direction.
Je m’effondre par terre et je vois Maxon passer à toute
vitesse devant moi. Lorsque je relève la tête, je découvre
qu’Aspen a foncé jusqu’à la table et poussé ma chaise pour
qu’elle me protège à la façon d’un bouclier.
— Je l’ai eu ! hurle quelqu’un. Allez trouver le roi !
Des cris de triomphe s’élèvent autour de moi. Je
m’extirpe de ma stupeur tandis que des chaises heurtent le
sol avec fracas. Des gardes aboient des ordres. Des coups
de feu résonnent, me transpercent les tympans. L’enfer sur
terre.
— Tu es blessée ? me demande Aspen.
J’arrive à faire non de la tête, je ne sais trop comment.
— Ne bouge surtout pas.
Je le regarde prendre position et viser. Il tire à plusieurs
reprises, le regard dur, le corps souple. D’après les
mouvements de son arme, j’ai l’impression qu’un nombre
grandissant de Renégats nous cernent. Aspen les tient en
respect.
Il se jette à genoux et montre Kriss d’un signe de tête :
— Je vais la faire sortir d’ici avant qu’elle ne perde
complètement les pédales.
Il s’approche en rampant de Kriss qui s’est couvert les
oreilles de ses mains et qui hurle de terreur. Aspen l’attrape
par le menton et lui assène une gifle retentissante. Elle est
sonnée, assez longtemps pour écouter ses ordres et le
suivre à l’extérieur de la salle, recroquevillée sur elle-même.
Le silence se fait peu à peu autour de moi. Les gens ont
dû quitter le Salon. Autre possibilité : ils sont tous morts.
C’est alors que je remarque une jambe qui dépasse de
la nappe, immobile. Oh non ! Maxon ! Je me faufile à toute
vitesse sous la table et je tombe sur un Maxon qui respire
difficilement. Une tache écarlate s’étale sur sa chemise. Il a
pris une balle sous l’épaule gauche et ça a l’air grave. Très
grave.
— Maxon !
Sans trop savoir si mon idée est bonne, je roule en boule
l’ourlet de ma robe et j’en tamponne la blessure. Maxon fait
une grimace.
— Pardonne-moi, Maxon.
— Non, c’est à toi de me pardonner. J’allais gâcher notre
vie.
— Ne parle pas. Ne te fatigue pas pour rien, d’accord ?
— Regarde-moi, America.
Malgré la douleur, il sourit.
— Brise-moi le cœur, murmure-t-il. Brise-le cent fois si
ça te chante. De toute façon il a toujours été à toi.
— Chut.
— Je t’aimerai jusqu’à mon dernier souffle. Chaque
battement de mon cœur t’appartient. Je ne veux pas mourir
sans te le dire.
— Arrête, s’il te plaît. N’abandonne pas, Maxon. Je
t’aime. S’il te plaît, tiens bon !
À cet instant Aspen se coule sous la table. Je pousse un
cri d’épouvante avant de le reconnaître.
— Kriss est à l’abri, Votre Altesse, déclare-t-il,
professionnel jusqu’au bout des ongles. À votre tour. Vous
pouvez vous lever ?
— Ne perdez pas votre temps avec moi. Occupez-vous
d’America.
— Mais, Votre Altesse…
— C’est un ordre !
— Très bien, Votre Altesse.
Je m’interpose :
— Non ! Je ne veux pas !
— Il va falloir suivre Aspen, me dit Maxon d’une voix
lasse.
— Viens, America. Il n’y a pas de temps à perdre.
— Je reste ici !
Maxon s’agrippe à l’uniforme d’Aspen comme un noyé à
une bouée.
— Elle doit vivre. Vous comprenez ? Elle doit vivre, quel
qu’en soit le prix.
Aspen acquiesce et il m’attrape par le bras avec une
force quasi surhumaine.
— Non ! Maxon, je t’en supplie !
— Sois heureuse, souffle-t-il en me serrant la main une
dernière fois tandis qu’Aspen m’entraîne à l’extérieur de la
salle.
Au moment de franchir la porte, Aspen me plaque
contre le mur.
— Chut ! Ils vont t’entendre. Plus vite je te conduis à un
refuge, plus vite je pourrai revenir le chercher. Tu dois
m’obéir sans discuter, compris ?
De la tête je fais signe que j’ai compris, en effet.
— Bon, pas un bruit.
Il dégaine à nouveau son pistolet et m’emmène dans le
couloir.
Nous jetons un coup d’œil à droite, puis à gauche, et
nous apercevons une silhouette qui s’éloigne de nous tout
au bout du couloir. Une fois sûrs que nous ne risquons rien,
nous nous remettons en route. En tournant le coin, nous
trébuchons sur le corps d’un garde gisant par terre. Aspen
vérifie s’il respire encore. Nous arrivons trop tard, hélas. Il
récupère l’arme du garde et me la confie.
— Qu’est-ce que je dois faire avec ça ?
— Tu tires. Mais vérifie d’abord si c’est un ennemi ou un
ami que tu vises. C’est le chaos ici.
Nous faisons le tour des refuges qui sont déjà occupés
et verrouillés à double tour. La tension est à son comble. On
dirait que les Renégats ont gagné les étages ou les jardins,
car les bruits de la fusillade nous parviennent assourdis,
comme étouffés par les murs.
Aspen risque un regard dans un couloir.
— Il y a un refuge tout au bout. C’est une voie sans
issue, alors sois vigilante.
Nous nous précipitons dans le couloir, direction le
refuge, et la première chose que je remarque, c’est le soleil
qui déverse des flots de lumière par la fenêtre. Il brille
encore ? Il ne sait pas que l’apocalypse s’est déclenchée sur
terre ?
Aspen saisit la poignée de la porte du refuge.
— Allez, ouvre-toi, bon sang… Hourra !
Et il finit par l’ouvrir en masquant à ma vue une bonne
partie du couloir.
— Aspen, je ne veux pas faire ça.
— Tu es obligée. Il faut que je te mette en sécurité, il y a
des gens qui comptent sur toi. Et… j’aimerais que tu me
rendes un service.
— Lequel ?
— S’il m’arrive quelque chose… il faut que je te dise…
Par-dessus son épaule, j’entrevois un éclair rouge à
l’entrée du couloir. J’ai à peine le temps de lever mon arme,
de viser un peu au hasard et de tirer. Aspen me pousse à
l’intérieur du refuge et il claque la porte, me laissant seule
dans le noir.
31.

Je ne sais pas combien de temps je reste enfermée là-


dedans. J’ouvre les oreilles, même si je sais que cela ne sert
à rien. Quand je me suis retrouvée avec Maxon entre les
quatre parois d’un refuge il y a quelques semaines, aucun
bruit ne nous parvenait de l’extérieur. Et pourtant, cette
nuit-là, les dégâts avaient été colossaux.
N’empêche, je garde espoir. Peut-être qu’Aspen s’en est
tiré, il va ouvrir cette porte d’une seconde à l’autre. Il ne
peut pas mourir. Non, pas lui. Aspen est un battant ; c’est
toujours comme ça que je l’ai connu. Quand la faim et la
misère menaçaient, il s’est retroussé les manches. Quand
son père est décédé, il a tenu sa famille à bout de bras.
Quand la Sélection m’a enlevée, cela n’a pas soufflé la
flamme de l’espoir dans son cœur. Aucune balle ne peut
venir à bout d’Aspen Leger.
Je me frotte les yeux, priant de toutes mes forces. Il est
évident que chacun au palais s’est lancé à la recherche de
Maxon et de ses parents. Ce seront les premiers à recevoir
de l’aide. On ne peut pas laisser mourir la famille royale. On
ne peut pas laisser mourir Maxon.
Est-ce que sa blessure est si grave qu’elle en avait l’air ?
Il était pâle comme un linge. Et trop faible pour me serrer la
main.
Sois heureuse.
Il m’aime. Cela ne fait plus aucun doute. Tout comme
moi, je l’aime. Nous sommes faits l’un pour l’autre. C’est le
destin. Et je devrais être à ses côtés en cette heure
tragique. Pas en train de me terrer comme un rat.
Je cherche à tâtons l’interrupteur encastré dans la paroi
en acier métallique. Lorsque j’éclaire le refuge, je l’inspecte
sous tous les angles. Celui-ci est plus petit que les autres. Il
est équipé d’un lavabo mais il n’y a pas de toilettes, juste
un seau dans un coin. Près de la porte, un banc et une
étagère sur laquelle sont alignées des boîtes de conserve et
des couvertures. Et enfin, par terre, le pistolet attend, glacé.
Il faut que je tente le coup. Je tire le banc jusqu’au
centre de l’abri et je l’incline, le dossier dressé vers la porte.
Ce sera mon bouclier, même s’il ne va pas protéger grand-
chose. Il va falloir s’en contenter.
Lorsque je me mets debout, je me prends les pieds dans
l’ourlet de ma robe. Quelle poisse. Je trouve sur l’étagère un
canif qui sert sûrement d’ouvre-boîtes, mais il fera
parfaitement l’affaire. Je taille ma robe sans aucun soin à
hauteur des genoux, je me fabrique une ceinture
rudimentaire avec la bande de tissu que j’ai récupérée et je
glisse le canif dedans. Histoire d’avoir une arme à portée de
main. Genre amazone des temps modernes.
J’attrape les couvertures, je m’enroule dedans, de façon
à me protéger des projectiles et, accroupie derrière le banc,
j’empoigne mon pistolet et je vise la serrure. Prenant une
profonde inspiration, j’appuie sur la détente de l’arme.
Le bruit assourdissant me fait sursauter. Une fois
certaine que la balle ne va pas ricocher sur les murs, je vais
jeter un coup d’œil à la porte. Au-dessus de la serrure, un
petit cratère révèle plusieurs strates métalliques. Pas mal,
mais ce n’est pas encore ça. Ça m’ennuie d’avoir raté ma
cible. Je retourne me cacher derrière mon banc et je fais une
nouvelle tentative. Je tire, et je tire encore, mais je n’atteins
jamais la cible. Au bout d’un moment, je perds patience et
je me mets debout pour viser avec un peu plus de précision.
Le résultat, c’est que les éclats qui volent dans ma direction
m’entaillent les bras. Pas très concluant, comme technique.
Ce n’est qu’à l’instant où je distingue un petit déclic que
je comprends que j’ai vidé le chargeur. Mince. Je jette mon
arme par terre et je me jette sur la porte, que je frappe de
toutes mes forces.
— Allez ! OUVRE-TOI !
Je la martèle de mes poings, en pure perte.
— Non ! Non, non, non ! Il faut que je sorte d’ici !
La porte ne bouge pas, sévère et muette. Elle semble se
moquer de mon cœur qui rugit dans ma poitrine.
Je m’écroule par terre, je me mets en position fœtale et
je fonds en larmes, le front appuyé à la porte.
— Si tu vis, je te laisserai m’appeler « mon trésor » tant
que ça te chante. Je ne me plaindrai pas, promis.
Et l’attente commence, insupportable.

Les minutes s’égrènent au ralenti. C’est la première fois


que je me sens impuissante à ce point et l’inquiétude me
tue à petit feu.
Au bout d’une éternité, j’entends la serrure cliqueter.
Quelqu’un vient me chercher, enfin. Me libérer. Ami ou
ennemi, je l’ignore, alors je pointe mon pistolet déchargé
sur la porte, qui s’entrouvre avec un grincement. La lumière
du jour se déverse à l’intérieur du refuge. Aveuglée, je me
cramponne à mon arme.
— Ne tirez pas, mademoiselle America ! s’exclame une
voix masculine. Vous ne craignez rien !
— Et comment je peux en être sûre ? Qu’est-ce qui me
prouve que vous n’êtes pas un Renégat ?
Le garde lance un regard dans le couloir. August surgit
dans mon champ de vision, suivi de Gavril. Même si son
costume est en lambeaux, sa broche – qui ressemble à s’y
méprendre à une étoile Polaire, je m’en rends compte à
présent – reste fièrement fixée au revers de sa veste
ensanglantée.
Il travaille donc depuis le début comme informateur au
service des Renégats du Nord.
— C’est fini, America. Les Sudistes ont été terrassés,
m’annonce August.
— Où est Maxon ? Il est vivant ? Et Kriss, elle s’en est
sortie ? Il y avait un officier ; c’est lui qui m’a amenée ici. Il
s’appelle Leger, vous l’avez vu ?
Les mots jaillissent de ma bouche en flot continu,
presque incompréhensibles. J’ai la tête qui tourne.
— Je crois qu’elle est en état de choc. Emmenez-la à
l’infirmerie, et vite ! ordonne Gavril, et le garde me cueille
dans ses bras.
— Et Maxon ?
Pas de réponse. Ou peut-être que je m’évanouis à ce
moment-là. Je ne me souviens plus.

Je me réveille allongée sur un lit qui n’est pas le mien.


Mon bras est parcouru de picotements mais lorsque je
l’inspecte, les entailles ont toutes été désinfectées par une
main experte, les plus profondes ont été bandées. Je suis
saine et sauve.
Je me redresse et je me rends compte que je me trouve
dans un bureau aux dimensions exiguës. Grâce aux
diplômes accrochés au mur, je comprends qu’il s’agit du
cabinet du docteur Ashlar. Je ne peux pas rester ici. Il me
faut certaines réponses.
Lorsque j’ouvre la porte, je découvre que le désordre
règne à l’infirmerie. Les blessés sont installés à deux par lit,
d’autres couchés à même le sol. Je devine que les cas les
plus graves ont été relégués au fond de la salle, ils ont droit
à des lits individuels. On entendrait une mouche voler. Je
cherche du regard des visages familiers et je repère Tuesday
et Emmica ensemble dans le même lit. Cramponnées l’une
à l’autre, elles pleurent sans un bruit. Je reconnais aussi
quelques femmes de chambre, même si je ne sais pas
comment elles s’appellent. Elles me saluent d’un signe de
tête, comme si je méritais d’être saluée.
L’espoir me quitte petit à petit, à mesure que j’avance.
Je ne vois Maxon nulle part. Mais on m’a installée dans une
pièce à part. Lui aussi, peut-être ? J’aperçois alors un garde
– son visage est barré de cicatrices sanguinolentes – et je lui
demande à voix basse :
— Est-ce que le prince est quelque part ici ?
Solennel, il secoue la tête négativement.
Sa réponse me frappe en plein cœur. J’ai l’impression
que je vais me vider de mon propre sang. Aucun sparadrap,
aucun point de suture ne pourra refermer cette blessure.
Aucun cachet ne pourra faire taire cette douleur qui me
déchire les entrailles. Je laisse mes larmes couler librement.
Elles fonctionnent comme une promesse. Rien ne pourra
jamais te remplacer, Maxon. Et voilà qui scelle
définitivement mon amour.
— America ?
Je me retourne, un visage entouré de bandelettes de
gaze me fixe depuis l’un des lits du fond. Aspen. Le souffle
bloqué, je m’approche de lui à pas hésitants. Entre les
bandages maculés de sang et le torse couvert de plaies, je
suis effondrée. Mais le pire, c’est qu’il a une jambe dans le
plâtre et l’autre en charpie. On voit bien toute l’étendue des
dégâts.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Je préfère oublier certains détails. Disons que j’ai
réussi à en neutraliser six ou sept avant de me prendre une
balle dans la jambe. Le docteur dit que je pourrai sûrement
remarcher, mais avec l’aide d’une canne. Je suis vivant,
c’est déjà énorme… Tu m’as sauvé la vie, America. Quand tu
as tiré, tu as effrayé le Renégat qui me mettait en joue et ça
m’a laissé le temps de riposter. Sans toi, il m’aurait fauché,
et c’était fini. Merci.
— C’est toi qui m’as sauvé la vie. Comme toujours. Est-
ce que je vais réussir à te remercier un jour ?
— J’ai un peu trop tendance à jouer les héros, pas vrai ?
— Ton rêve, ça a toujours été d’être un chevalier en
armure rutilante qui sauve les gentes demoiselles.
— America, écoute-moi. Quand je t’ai dit que je
t’aimerais jusqu’à la fin de mes jours, j’étais sincère. Et je
pense que si nous étions restés en Caroline, on se serait
mariés, on aurait été heureux ensemble. Pauvres, mais
heureux. Mais on n’est pas restés en Caroline. Et tu as
changé. Moi aussi, j’ai changé. Quand tu as dit que je n’ai
jamais laissé de chance à une autre fille, tu avais raison.
Pourquoi je serais allé voir si l’herbe était plus verte ailleurs,
puisque je t’avais toi ? Mon instinct me pousse à me battre
pour toi, America. J’ai mis du temps à l’accepter, mais j’ai
fini par comprendre que tu en avais assez. Et j’en ai assez,
moi aussi.
Je le fixe, stupéfaite.
— Tu auras toujours une place dans mon cœur, mais je
ne suis plus amoureux de toi. Tu mérites mieux qu’un
garçon qui reste par obligation.
— Et tu mérites mieux qu’une fille qui se rabat sur toi
par dépit amoureux.
Il me tend une main que je prends dans la mienne.
— Ne sois pas en colère contre moi, America.
— Je ne suis pas en colère. Et cela me rend heureuse de
constater que tu n’es pas en colère non plus. Car même s’il
est mort, je l’aime toujours.
— Qui est mort ?
— Maxon.
Un silence.
— Maxon n’est pas mort.
— Quoi ? Mais le garde m’a dit qu’il n’était pas ici et…
— Bien sûr qu’il n’est pas ici. Il a été couronné roi. On le
soigne dans sa chambre.
Je me jette sur Aspen et je le serre de toutes mes forces
contre moi, ce qui lui arrache un grognement, mais je suis
trop heureuse pour prendre des précautions. Soudain, ce
qu’il m’a dit fait tilt et je relâche lentement Aspen.
— Alors Clarkson est… mort ?
— La reine aussi.
— Non !
— En fait, sans les Nordistes, Maxon aurait pu y rester
lui aussi. Ce sont eux qui ont fait tout basculer.
— Vraiment ?
— On aurait dû leur demander de nous apporter leurs
lumières. Ils ont des techniques de combat différentes. Ils
savaient quoi faire. J’ai reconnu August et Georgia dans la
Salle des Banquets. Ils avaient des renforts groupés à
l’extérieur. Une fois qu’ils ont compris qu’il se tramait
quelque chose, ils se sont introduits dans le palais à une
vitesse stupéfiante. Je ne sais pas où ils ont obtenu les
armes, mais sans eux, nous ne serions pas là pour en parler.
Je suis encore en train de digérer ce que je viens
d’apprendre quand la porte de l’infirmerie s’ouvre à la
volée. Les murmures des conversations s’interrompent. Un
visage inquiet apparaît sur le seuil et, malgré la robe lacérée
et les cheveux en bataille, je la reconnais immédiatement.
— Lucy ! s’exclame Aspen, et il se redresse sur son lit.
— Aspen !
Elle traverse l’infirmerie en enjambant les blessés et elle
tombe dans ses bras, le visage baigné de larmes de
bonheur. Alors qu’Aspen a lâché un grognement quand je
l’ai pris dans mes bras, il est évident qu’à cet instant, la
douleur a laissé place à une joie indicible.
— Où étais-tu ? lui demande-t-il d’une voix haletante.
— Au troisième. Ils sont venus ouvrir les refuges à cet
étage-là il y a quelques minutes à peine. Je suis venue aussi
vite que j’ai pu. Qu’est-ce que tu as ?
— Ne t’inquiète pas pour moi. Et toi ? Tu as besoin de
voir un médecin ?
— Non, je n’ai même pas une égratignure. Je me faisais
du souci pour toi.
— Maintenant que je te vois, tout va bien, conclut
Aspen, le regard débordant d’affection.
Et il attire Lucy vers lui pour l’embrasser longuement.
S’il y a bien une fille qui a besoin d’un chevalier servant,
c’est Lucy, et personne ne la protégera mieux qu’Aspen.
Ils ne remarquent même pas que je quitte l’infirmerie
pour aller retrouver la seule personne qui compte pour moi.
32.

En m’aventurant dans les couloirs du palais, j’ai du mal à


en croire mes yeux. C’est une vision de fin du monde. Vitres
et miroirs brisés dont les éclats captent les rayons du soleil,
tableaux mis en pièces, murs dynamités, tapis tachés de
rouge… le moindre détail me rappelle que nous avons tous
frôlé la mort.
Je m’engage dans l’escalier principal, le regard baissé.
Arrivée sur le palier du premier étage, je remarque une
boucle d’oreille par terre et je frémis des pieds à la tête. Est-
ce que sa propriétaire a réussi à échapper aux Renégats ?
Le couloir qui mène à la chambre de Maxon grouille de
gardes armés. Est-ce que je vais réussir à franchir ce
barrage ? Je vais devoir l’appeler en criant. Peut-être qu’il va
leur donner l’ordre de me laisser passer… comme le soir de
notre première rencontre.
La porte de la chambre est grande ouverte, des gens
entrent et sortent en flux continu, chargés qui d’un lourd
dossier, qui d’un plateau en argent. Six gardes alignés le
long du mur surveillent les allées et venues. L’un d’eux me
remarque et plisse les yeux, comme s’il n’en revenait pas de
me voir. Son voisin me reconnaît aussitôt et, l’un après
l’autre, les soldats exécutent une révérence empreinte d’un
respect émouvant.
— Il vous attend, mademoiselle, déclare l’un d’eux.
— Merci, messieurs.
J’essaie de me montrer digne de l’honneur qu’ils me
font. Je me redresse fièrement, même si le spectacle doit
être ridicule avec mes bras zébrés d’entailles et ma robe en
lambeaux.
Une domestique file sous mon nez quand je parviens sur
le seuil. Maxon est allongé sur son lit, vêtu d’une chemise
en coton sous laquelle je devine une accumulation de
pansements. Il a le bras gauche en écharpe et, dans sa
main droite, il tient un document qu’il étudie avec attention.
Penché au-dessus de lui, un conseiller parle à voix basse. Il
a l’air tellement normal avec sa chemise toute simple et ses
cheveux ébouriffés. Mais, en même temps, il a pris une
nouvelle épaisseur. Il se tient plus droit, peut-être ? Ou c’est
son visage qui s’est teinté de gravité ?
Oui, c’est bien lui le roi. Cela saute aux yeux.
— Votre Majesté.
Je fais une petite courbette et, en me redressant, je vois
ses yeux s’éclairer d’un sourire serein.
— Posez ces papiers ici, Stavros. Je vais demander à ces
messieurs de bien vouloir quitter la chambre. Je dois
m’entretenir avec cette jeune femme.
Toutes les personnes présentes le saluent d’une
révérence et s’engouffrent dans le couloir. Stavros pose les
documents sur la table de chevet et, avant de quitter la
pièce, il me lance un clin d’œil complice. J’attends qu’il
ferme la porte avant de m’approcher à pas lents du lit. J’ai
envie de tomber dans les bras de Maxon et de rester là pour
l’éternité.
— J’ai appris, pour tes parents. Cela m’attriste
beaucoup.
— Ce n’est pas encore concret dans ma tête, me
répond-il en m’invitant à m’asseoir au bord de son lit. Je
continue à penser que père travaille dans son bureau et
mère dans le Boudoir, et d’une minute à l’autre l’un des
deux va entrer ici pour me confier une nouvelle tâche.
— Je vois exactement ce que tu veux dire.
— Mère a essayé de le sauver. Un garde m’a rapporté
qu’un des Renégats l’avait mis en joue, mais elle est arrivée
par-derrière. Elle est tombée la première, ils ont touché père
quelques secondes plus tard.
— Elle a toujours eu le sens du sacrifice.
— Tu sais, tu lui ressembles beaucoup.
— Je ne lui arriverai jamais à la cheville. Elle va me
manquer, terriblement.
— Au moins, tu es saine et sauve, poursuit Maxon en
évitant mon regard. Je n’en espérais pas tant.
Le silence s’éternise. Dois-je rappeler à Maxon ce qu’il
m’a dit ? Demander des nouvelles de Kriss ? Est-ce qu’il a
envie d’aborder ces sujets maintenant ?
— Je voudrais te montrer quelque chose, annonce-t-il.
Attention, ce n’est qu’un brouillon, mais je pense que ça va
te plaire. Ouvre donc ce tiroir. Tu le trouveras sur le dessus.
Comme il me l’a demandé, j’ouvre le tiroir de sa table
de chevet et je remarque aussitôt une liasse de papiers
tapés à la machine. J’interroge Maxon du regard, puis je me
plonge dans la lecture du document. J’arrive à la fin du
premier paragraphe et je le relis aussitôt, ahurie.
— Est-ce que… Tu vas dissoudre les castes ?
— C’est la finalité de ce projet. Ne t’enflamme pas trop
vite. Cela va se faire progressivement, mais j’espère y
parvenir, ajoute-t-il en feuilletant le dossier avant de me
montrer un paragraphe précis. Tiens, j’ai l’intention de
commencer par le bas de la pyramide. J’envisage de
supprimer la caste des Huit en premier. C’est une entreprise
de longue haleine et j’ai l’intuition que les Huit pourront être
absorbés par les Sept, moyennant quelques efforts. Sur le
plan du symbole, cela devient plus problématique. Nous
trouverons un moyen de nous débarrasser des préjugés, je
m’y engage.
Je suis estomaquée. Le vieux monde va être démantelé
brique par brique. Voilà que je tiens entre les mains un
document qui déclare que les barrières invisibles érigées
parmi les citoyens d’Illeá vont enfin être reléguées aux
oubliettes de l’Histoire.
— Je veux te saluer, poursuit Maxon, car tout cela
n’aurait pas pu se faire sans toi. Notre rencontre a été
déterminante dans mon évolution politique. Et il y a autre
chose…
Soudain, sur la pile de documents, Maxon fait glisser un
écrin dans lequel est blottie une bague qui scintille de mille
feux. Deux pierres serties dans un entrelacs d’or, l’une
verte, l’autre violette – ma couleur fétiche. Deux petites
taches de lumière liées ensemble, inséparables.
— J’ai dormi ces dernières nuits avec cette brique sous
mon oreiller, déclare-t-il en affectant l’agacement. Elle te
plaît ?
L’émotion me submerge. Ma réponse se borne à un
sourire, à des larmes ravalées de justesse, à un hochement
de tête.
Maxon s’éclaircit la voix.
— Par deux fois j’ai tenté de te poser la question
fatidique et, par deux fois, ce fut un échec. Vu mon état, je
ne peux même pas me mettre à genoux. J’espère que tu ne
m’en voudras pas si je te parle sans détour. Je t’aime,
America. J’aurais dû te le dire de longue date. Peut-être
qu’un peu plus d’audace de ma part aurait pu nous éviter
bien des contretemps, ajoute-t-il avec un sourire. Je ne t’ai
pas menti. Mon cœur t’appartient. À l’instant où cette balle
s’est logée dans mon épaule, où je suis tombé au sol certain
que la vie allait me quitter, c’est à toi que j’ai pensé et à
personne d’autre…
Maxon doit s’interrompre. Il se racle la gorge et je vois
bien qu’il est au bord des larmes, comme moi. Au bout de
quelques secondes, il reprend.
— Alors j’ai envisagé tout ce que j’allais perdre. Le
mariage, les enfants, vieillir ensemble… j’allais devoir tirer
un trait dessus. En même temps, j’en étais complètement
détaché. Car, en mourant, j’allais te permettre de vivre, et
la mort n’était plus qu’une formalité.
Et voilà. Les larmes jaillissent pour de bon.
— America, continue Maxon en me forçant à le regarder,
je sais que tu as un roi devant toi, mais que cela soit bien
clair entre nous : ce n’est pas un ordre que je te donne.
C’est une requête, une prière. Je t’implore : fais de moi
l’homme le plus heureux sur cette terre. Fais-moi l’honneur
de devenir ma femme.
Ma voix m’abandonne mais mon corps trouve son
propre langage. Je m’accroche à Maxon avec une énergie de
désespérée, certaine que plus rien ne pourra nous séparer.
Quand il m’embrasse, tout se met en place. Ce que je
cherche depuis toujours, je l’ai trouvé ici, entre les bras de
Maxon. Et s’il est là pour me guider, pour me donner son
affection, alors je suis invincible.
Maxon s’écarte de moi pour plonger son regard dans le
mien. Enfin, mes cordes vocales se remettent à fonctionner.
— Oui, Maxon.
Épilogue

Malgré mes efforts, je tremble comme une feuille. C’est


naturel. L’occasion est exceptionnelle, la robe sublime, et le
monde entier a les yeux braqués sur moi. Il faut que je sois
courageuse – mais je tremble, je ne peux m’en empêcher.
— Ah ! Voilà le signal, annonce maman, qui a remarqué
que les musiciens jouent une autre partition.
Silvia nous fait signe d’approcher. James et Kenna sont
déjà prêts. Comme Gerad court partout, son costume est
tout froissé, déjà. Il fait tourner en bourrique May, qui ne
sait pas quoi faire pour qu’il se tienne immobile plus de
deux secondes.
Même si tous ceux que j’aime m’entourent, il y a une
absence qui me serre le cœur : celle de papa. Je le sens à
mes côtés, il chuchote, il m’encourage, me complimente.
J’ai l’impression de l’entendre, aussi distinctement que s’il
était près de moi, et j’espère qu’il en sera toujours ainsi,
qu’il ne disparaîtra jamais complètement de mes souvenirs.
Je suis tellement perdue dans mes rêveries que je
n’entends pas May s’approcher.
— Tu es trop sublime, grande sœur, me lance-t-elle en
effleurant le col en dentelle ouvragée de ma robe.
— Mary est une excellente couturière, pas vrai ?
De mes trois femmes de chambre, seule Mary est restée
à mon service. Quand le calme est revenu, il s’est avéré que
le nombre de victimes était beaucoup plus important que ce
qu’on avait calculé au départ. Lucy a survécu à l’attaque
des Renégats, c’est vrai, et elle a choisi de ne plus travailler
pour moi, mais Anne s’est volatilisée, purement et
simplement.
— Bon sang, mais tu trembles comme une feuille.
— Je sais. Je n’arrive pas à me maîtriser.
— Marlee, viens m’aider à calmer America !
Ma demoiselle d’honneur nous rejoint, le regard plein
d’étoiles. Grâce à mes deux fidèles complices, la tension me
quitte peu à peu.
— Ne t’inquiète pas, America. Il ne va pas te planter au
pied de l’autel, plaisante Marlee, et May explose de rire.
— Qu’il change d’avis, ça ne m’inquiète pas ! Ce qui me
fait peur, c’est de trébucher ou d’écorcher son nom. J’ai un
don pour tout gâcher.
— Rien ne peut gâcher cette journée, me console
Marlee.
— May ! siffle maman.
— Bon, maman va m’écorcher vive si je ne me dépêche
pas. On se revoit tout à l’heure, me dit May en me faisant
un petit bisou sur la joue.
Elle prend bien garde à ne pas abîmer mon maquillage
en laissant la moindre trace de rouge à lèvres.
Soudain la musique retentit. Maman et May s’engagent
d’un même pas dans l’allée centrale. Mon tour arrive
bientôt. Je prends une profonde inspiration.
— C’est à moi après ? demande Marlee.
— Oui. Cette couleur te va à ravir, au fait.
— Vous avez un goût très sûr, Votre Majesté.
— C’est la première fois que j’entends quelqu’un
m’appeler comme ça. Oh non, c’est ainsi que tout le monde
va m’appeler maintenant ! Le cauchemar !
— Arrête tout de suite ! Tu es trop nerveuse.
— Je fais ce que je peux ! Le mariage, puis le
couronnement, ça fait beaucoup pour une seule journée.
— Attends de voir ce qui va se passer ce soir !
— Marlee !
Mon amie m’abandonne après m’avoir lancé un clin
d’œil malicieux. Je suis si heureuse qu’elle puisse à nouveau
jouer un rôle dans ma vie. Je l’ai nommée dame de
compagnie, Maxon a fait de Carter son écuyer. C’est un
signe sans ambiguïté à l’adresse du peuple, comme pour
donner le ton du nouveau règne, et un changement qui a
été accueilli avec enthousiasme.
Je prends mon mal en patience et je passe une dernière
fois la main sur les plis de ma robe. Une pure merveille. Les
jupons en mousseline soulignent ma taille et volettent
jusqu’au sol, les mancherons de dentelle se rattachent à
une collerette qui me donne la dignité qui sied à une
princesse. J’ai enfilé par-dessus une mante qui ressemble
fort à une cape et qui flotte à la manière d’une traîne. Je
vais l’enlever dès le début des noces, car j’ai l’intention de
danser avec mon mari jusqu’à avoir les pieds en compote.
— Prête, America ? me demande Aspen.
Je me tourne vers lui et je glisse mon bras sous le sien.
— Oui, prête.
— Tu es sublime.
— Tu n’es pas mal non plus.
— Ne t’inquiète pas, tout va bien se passer, déclare-t-il
sur un ton confiant.
— Oui. Si je tombe tu me rattrapes, d’accord ?
— Ne te fais pas de souci. Si tes jambes te lâchent, je te
prête ma canne.
Pour ponctuer sa phrase il brandit sa canne bleu foncé,
assortie à son uniforme, et je ne résiste pas à sa
plaisanterie.
— Un sourire ? Voilà qui est mieux.
— Votre Majesté ? C’est à vous, déclare Silvia, soudain
respectueuse.
— Mets-leur-en plein les yeux, me souffle Aspen une
seconde avant que la porte ne s’ouvre.
Je crois que je vais m’évanouir. Même si nous avons
voulu réduire la liste d’invités au strict minimum, des
centaines de personnes ont pris place de part et d’autre de
l’allée centrale qui va me conduire à Maxon. Et elles le
masquent à ma vue quand elles se mettent toutes debout
pour me saluer.
J’essaie de garder mon calme et je salue en retour les
invités d’un sourire et d’un geste gracieux. Aspen n’est pas
dupe. Il a senti ma nervosité.
— Tout va bien, America.
Il m’encourage du regard. J’avance. Ce n’est pas
l’avancée la plus gracieuse. Ni la plus rapide. Aspen boite et
nous progressons lentement, par à-coups. Mais je ne
connais personne de plus indiqué pour me conduire à l’autel
et me remettre entre les mains de mon futur mari. Aspen
occupe une place trop importante dans ma vie. Ce n’est ni
mon petit ami ni mon ami, mais un membre à part entière
de ma famille. Je pensais qu’il allait refuser, qu’il se sentirait
insulté. Et pourtant, il a accepté sans hésiter et il m’a prise
dans ses bras. Dévoué et fidèle, jusqu’au bout. C’est l’Aspen
que je connais.
Enfin, je repère un visage familier dans la foule. Lucy est
là, avec son père. Elle irradie de fierté et elle a toutes les
peines du monde à détacher son regard d’Aspen. Il bombe
le torse quand nous passons devant elle. Je sais que leur
tour va bientôt venir, et j’ai hâte d’assister à leur mariage.
Aspen n’aurait pu faire meilleur choix.
Les autres Sélectionnées occupent les premiers rangs.
Elles ne manquent pas de courage, étant donné qu’elles ont
réchappé il y a peu à un massacre. Et malgré cela, elles
affichent toutes un grand sourire, même Kriss, en dépit de
la tristesse que je lis dans son regard. Si seulement Celeste
était là… Elle me manque, beaucoup. Je l’imagine battre
exagérément des paupières puis me faire un petit signe
complice, ou sortir une blague qui friserait l’insolence. Plus
rien ne sera pareil sans elle. Sans la reine non plus,
d’ailleurs.
Ensuite je repère ma mère et May dans la foule, qui se
cramponnent l’une à l’autre, tétanisées. Autour d’elles, un
océan de sourires. Je me sens aimée comme jamais.
Distraite par ces visages, j’oublie que je suis presque arrivée
à destination. Je tourne la tête et… il est là.
Alors j’ai l’impression que nous sommes seuls au
monde.
Plus de caméras, plus d’appareils photo qui nous
mitraillent. Il n’y a que nous sur terre, Maxon et moi.
Il porte sa couronne, et l’uniforme avec l’écharpe bleue
et les décorations militaires. Qu’est-ce que j’ai dit la
première fois que je l’ai vu dans cette tenue ? Qu’on aurait
pu le confondre avec un lustre, je crois. Et je souris,
repensant au périple qui nous a amenés ici, devant l’autel.
Les derniers pas d’Aspen sont lents mais déterminés.
Arrivée devant Maxon, je me tourne vers lui ; il m’offre un
dernier sourire et je l’embrasse sur la joue, ma façon à moi
de lui dire au revoir, à lui et à tout ce qu’il représente. Nous
échangeons un long regard, puis il prend ma main et la
dépose dans celle de Maxon. Le roi et le soldat expriment
ensuite leur respect mutuel par un salut de la tête. Je me
sens en paix. Aspen recule de quelques pas et nous laisse
au premier plan.
La cérémonie peut démarrer.
— Bonjour, mon trésor, me chuchote Maxon.
— Oh, ne commence pas !
Un sourire illumine son visage. Il serre mes mains entre
les siennes comme si c’était la seule chose qui le
raccrochait à ce monde et je me prépare à prononcer les
mots tant attendus, les promesses que je ne briserai jamais.
Il y a de la magie dans l’air, même si je sais que je ne vis
pas un conte de fées. Nous allons traverser des tempêtes,
rencontrer des obstacles, c’est certain. Consentir à des
compromis. Si la vie était un long fleuve tranquille, cela se
saurait. Tout ne sera pas gai tous les jours, loin de là.
« Ils se marièrent et vécurent heureux jusqu’à la fin des
temps » ? Un peu limité, comme programme.
Je suis prête à parier que ça va être mille fois mieux…
La trilogie phénomène
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sur :
Table of Contents
Titre
Copyright
Dédicace
Chapitre 1.
Chapitre 2.
Chapitre 3.
Chapitre 4.
Chapitre 5.
Chapitre 6.
Chapitre 7.
Chapitre 8.
Chapitre 9.
Chapitre 10.
Chapitre 11.
Chapitre 12.
Chapitre 13.
Chapitre 14.
Chapitre 15.
Chapitre 16.
Chapitre 17.
Chapitre 18.
Chapitre 19.
Chapitre 20.
Chapitre 21.
Chapitre 22.
Chapitre 23.
Chapitre 24.
Chapitre 25.
Chapitre 26.
Chapitre 27.
Chapitre 28.
Chapitre 29.
Chapitre 30.
Chapitre 31.
Chapitre 32.
Épilogue
Collection

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