Litterature Francaise XIXe Siecle M. Strungariu

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MARICELA STRUNGARIU

LITTÉRATURE FRANÇAISE DU
XIXe SIÈCLE

Conf. Univ. dr. Maricela


Strungariu
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TABLE DES MATIÈRES

REPÈRES HISTORIQUES ET SOCIOCULTURELS DU XIXe SIÈCLE


............................................................................................. 5
LE ROMANTISME ................................................................. 9
Victor Hugo ..................................................................... 17
LE RÉALISME ..................................................................... 27
Honoré de Balzac ............................................................ 32
Stendhal .......................................................................... 41
Gustave Flaubert ............................................................. 49
L’ÉCOLE NATURALISTE ....................................................... 58
Émile Zola ....................................................................... 59
CHARLES BAUDELAIRE : PRÉCURSEUR DE LA MODERNITÉ
POÉTIQUE .......................................................................... 66
LE SYMBOLISME ................................................................. 77
Paul Verlaine ................................................................... 82
Arthur Rimbaud .............................................................. 88
REPÈRES HISTORIQUES ET SOCIOCULTURELS DU XIXe SIÈCLE

Issu de la Révolution, le XIXe siècle témoigne de ses échecs, mais aussi de ses aspirations.
Le siècle commence alors que Bonaparte, premier consul, s’apprête à devenir l’Empereur
Napoléon Ier (le Sacre a lieu le 2 décembre 1804), et à engager la France dans une double politique
d’organisation intérieure et de conquêtes extérieures. Les images de héros couverts de gloire
peuplent les rêves des jeunes gens nés avec le siècle, tandis que se crée, déjà, le mythe
napoléonien, qui est exploité littérairement par Stendhal. Homme d’Etat, Napoléon crée des
institutions qui existent toujours aujourd’hui : la Banque de France (1800), les lycées, la Légion
d’honneur, les préfectures, le Code civil (1804), le Code pénal, le Code de commerce. Homme de
guerre, il élargit les frontières de l’Empire.
En huit ans, de 1804 à 1812, Napoléon Ier conquiert l’Europe, ses troupes sont au Portugal
et à Moscou, à Rome et à Hambourg. Il ne lui reste qu’un ennemi déclaré : l’Angleterre. Après
l’échec de sa campagne en Russie, les coalisés (Prusse, Russie, Autriche et Suède) franchissent le
Rhin et occupent les possessions de l’Empire (Hollande, Allemagne, Suisse). En 1814, ils arrivent à
Paris. Devenu le «maître du monde», Napoléon connaîtra une chute vertigineuse, marquée par
l’exil, suivi d’une lente agonie. Contraint d’abdiquer, le 6 avril 1814, Napoléon part en exil à l’île
Elbe. Le roi Louis XVIII monte sur le trône. L’année suivante, l’ex-Empereur, qui a réussi à
s’échapper, retourne à Paris, vivement acclamé par la population. Il règne encore 100 jours, après
la fuite du roi en Belgique. Mais son épopée s’achève à Waterloo, le 18 juin 1815 face à la
coalition anglo-prussienne. Il abdique pour la seconde fois. Il meurt après six ans d’exil à Sainte-
Hélène.

La restauration
La chute de Napoléon fait revenir la Monarchie. Louis XVIII règne de 1815 à 1824.
Représentant un retour en arrière du point de vue historique, son règne marque, après la
dictature de Napoléon, un renouveau de la vie intellectuelle et artistique, influencé par une
sensibilité nouvelle qui exalte la nature et réhabilite l’art médiéval. Le mouvement romantique,
annoncé par les œuvres de René de Chateaubriand, s’épanouit dans les années 1820 avec les
œuvres de très jeunes poètes qui sont devenus des classiques : Victor Hugo, Lamartine, Vigny,
Musset, Nerval. En peinture, le mouvement est représenté par Delacroix.
En 1824, Charles X succède à son frère, Louis XVIII, mais le contexte et les mentalités ont
changé. On ne peut revenir à l’Ancien Régime. Ce réactionnaire obtus aux tendances absolutistes
et autoritaires parvient en moins de six ans à ruiner l’audacieuse tentative de son frère d’adapter

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la royauté à la réalité de la France postrévolutionnaire. Les incertitudes politiques, les
revendications libertaires conduisent aux journées révolutionnaires de 1830. Trois journées de
révolte et de barricades (les Trois Glorieuses) soulèvent Paris en juillet 1830 et mettent fin au
règne de Charles X. Mais la monarchie demeure : Louis-Philippe monte sur le trône pour 18 ans et
s’ouvre alors le règne des banquiers et des bourgeois. Proche des bourgeois, Louis-Philippe veut
incarner le «juste milieu». Le mot d’ordre «Enrichissez-vous» révèle autant une volonté de
progrès qu’un repli sur la réussite individuelle. La Monarchie de Juillet, dite «monarchie
bourgeoise», se construit sur un accroissement des inégalités et fait de l’artiste un marginal qui vit
difficilement de sa plume. Le règne est ponctué par de multiples tentatives de renversement du
régime. La chute de la royauté est due au refus obstiné de Louis-Philippe de l’évolution du régime,
des réformes sociales. Le roi est obligé de s’exiler.

La Révolution de 1848
La révolution de 1848 n’est pas un mouvement isolé en Europe. Les causes des troubles
étaient profondes. Elle prend sa source dans une grave crise économique d’origine agricole qui
sévit en Europe depuis 1846. Mais le lent cheminement des aspirations démocratiques et de
l’idée républicaine sous la monarchie de Juillet constitue aussi un élément décisif.
Le soulèvement de 1848 se fait dans la ligne de 1789 : mêmes aspirations, mêmes
revendications égalitaires. Dans le même élan sont abolis la censure, l’esclavage et la peine de
mort. On instaure le suffrage universel et on proclame la IIe République qui finira en 1851 par un
coup d’État, celui de Louis - Napoléon Bonaparte et par l’instauration du Second Empire.

Le Second Empire (1852-1870)


Une fois les mouvements d’opposition réprimés, le Second Empire se construit sur un
ordre intérieur sévère et sur d’ambitieux projets de politique extérieure. Baudelaire et Flaubert
ont à souffrir de la rigueur morale : Madame Bovary et Les Fleurs du Mal sont condamnés pour
immoralité. Le Second Empire est aussi l’époque des transformations de Paris et des spéculations
financières et immobilières. Les troubles externes amènent la chute du régime. Napoléon III
déclare la guerre à la Prusse, en 1870. En moins de 2 mois, l’armée française est écrasée. Après la
défaite de Sedan, Napoléon est contraint de capituler. La France est occupée par les Prussiens. Les
républicains prennent le pouvoir à Paris et prononcent la déchéance de Napoléon qui sera exilé.

La IIIe République
L’ère de la République commence, car la France n’aura plus jamais de souverain, ni roi ni
empereur. Les bourgeois sont les grands bénéficiaires, avec l’aristocratie du Second Empire, du

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développement économique. L’argent est un élément prépondérant de la vie sociale bourgeoise,
il est recherché et dépensé pour assurer le confort et le luxe de cette classe privilégiée. Balzac et
Flaubert ridiculisent dans leurs romans des personnages de bourgeois qui défendent les valeurs
morales, érigent le conformisme en règle de vie et refusent tout ce qui leur semble offusquer les
bonnes mœurs.
Solidement installée, la Troisième République se développe malgré les crises graves et
nombreuses, les chutes de ministères et les scandales financiers. En 1882, on décrète la scolarité
primaire obligatoire, laïque et gratuite. A cela s’ajoutent les lois sur la liberté de la presse (1881),
la liberté syndicale (1884), la réglementation du travail des femmes et des enfants (1892), la
liberté d’association (1901).
Derrière l’instabilité politique du XIXe siècle, s’opèrent des changements de fond à travers
lesquels se construit la France moderne. Ils sont d’abord d’ordre territorial et administratif.
Bonaparte complète le dispositif et lui donne cohérence et efficacité par la loi du 17 février 1800,
qui institue les préfets et les maires, ces derniers aujourd’hui élus étant alors nommés. C’est au
cours des mêmes périodes que l’on assiste à la naissance de véritables services publics, au
renforcement du rôle de l’État dans l’aménagement du territoire, la création d’infrastructures,
l’urbanisme.
La France connaît un développement scientifique et économique important. Parmi les
grandes réalisations de ce siècle, on peut nommer la machine à vapeur, la Tour Eiffel, le vaccin
contre la rage, l’invention des rayons X, le phonographe ou l’anesthésie chirurgicale. Le
développement de l’électricité, l’utilisation du moteur à explosion, les fonderies sont à l’origine
des concentrations industrielles (la région de Lorraine qui développe l’extraction du charbon et la
métallurgie). Les découvertes scientifiques et leurs applications créent les conditions d’un
développement économique et industriel intense. Le XIXe siècle est aussi celui des concentrations
financières qui font prospérer les riches investisseurs et disparaître les petits. Le commerce
connaît lui aussi des mutations importantes.
Les multiples modifications qui s’opèrent dans le monde industriel ne sont pas sans
conséquences sur les conditions sociales : le progrès et la prospérité ne touchent pas toutes les
couches de la population. Les différences s’accentuent entre bourgeois qui s’enrichissent et
ouvriers parfois réduits à des conditions de vie très précaires. A leur tour, les paysans vivent
difficilement sur des exploitations très réduites et souvent lassés de leur misère, viennent
accroître le prolétariat urbain séduit par le mirage de la grande ville.
Sur le plan de la culture et de la diffusion des idées, le XIXe siècle connaît des progrès
notables. En 1890, l’alphabétisation touche presque la totalité de la population. Les livres se
multiplient et les grandes maisons d’édition prospèrent: Hetzel, Charpentier, etc. Une littérature

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populaire circule grâce au colportage dans les campagnes. Peu à peu, se développent des
ouvrages spécialisés qui témoignent d’un grand élan de curiosité culturelle. Le siècle est
caractérisé par l’importance croissante que prend la presse, le «quatrième pouvoir», développée
grâce aux nouvelles méthodes d’impression, plus rapides et moins coûteuses.
Il existe une remarquable coïncidence entre l’évolution historique et les courants
culturels. Si la première moitié du siècle reste, dans le domaine artistique, sous le signe du
romantisme, sa seconde moitié est marquée par plusieurs courants, dont le Réalisme et le
Naturalisme, qui reflètent les préoccupations sociales et scientifiques de l’époque. Le Réalisme
vise à représenter la réalité sans la modifier. Il puise ses thèmes dans l’observation du monde
contemporain, social et historique. La création se tourne vers ceux qui vivent dans des cadres
médiocres: ouvriers, artisans, prostituées, marginaux, représentés souvent dans les aspects les
plus sordides de leur existence. La volonté des écrivains réalistes (Flaubert, Balzac, Goncourt,
Maupassant) d’imiter le réel implique l’observation et aussi une véritable documentation. Le
Naturalisme (Zola) prolonge le Réalisme en insistant sur la mise en évidence des cas
pathologiques et des tares héréditaires.

On peut diviser la littérature du XIXe siècle en trois grandes époques :


1800-1850 : le romantisme (de 1800 à 1820 : le préromantisme)
1850-1880 : le réalisme (en prose) et le Parnasse (en poésie)
1880-1890 : le symbolisme

Bibliographie :
Carlier, Marie-Caroline et al., Itinéraires littéraires. XIXe siècle, Paris, Hatier, 1990.
Carpentier, Jean, Lebrun, François, Histoire de France, Paris, Seuil, 2000.
Deshusses, Pierre et al., Dix siècles de littérature française, t. 2, Paris, Bordas, 1984.
Doucey, Bruno et al., Littérature. Textes et méthode, Paris, Hatier, 1996.
Lagarde, André, Michard, Laurent, XIXe siècle : les grands auteurs français du programme:
anthologie et histoire littéraire, Paris, Bordas, 1969.
*** Tout l’Univers. Les rois de France, Paris, Hachette, 2001.

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LE ROMANTISME (1800-1850)

Le Romantisme est un mouvement intellectuel européen, d’une ampleur et d’une


étendue temporelle et spatiale inconnues jusqu’alors dans l’histoire de la littérature. Il représente
une révolution artistique, un refus de la tradition. Il naît au cours des 30 dernières années du
XVIIIe siècle, dans le Nord de l’Europe, en Allemagne et Angleterre. Le mot «romantique» vient
d’Angleterre et caractérise à l’origine l’émotion du lecteur de romans. Adapté en allemand sous la
forme de «romantisch», il désigne, dans cette langue, les œuvres qui s’inspirent de la chevalerie
et du christianisme du Moyen Age, et s’opposent aux classiques.
Jean-Jacques Rousseau est considéré comme l’ancêtre des romantiques français. C’est lui
qui a employé pour la première fois le terme «romantique», dans les Rêveries du promeneur
solitaire. Dans De l’Allemagne, Mme de Staël précise que l’authenticité du Romantisme tient à son
enracinement dans les traditions d’un peuple. Dans les premiers textes polémiques de Victor
Hugo, chef incontesté de l’école romantique française, le mot «romantisme» a surtout une
signification militante, traduisant un renouvellement général de l’esprit français.

I. Le Romantisme français s’ouvre par une période de préparation, le préromantisme (1800-


1820). Les initiateurs en sont Mme de Staël, qui fait découvrir aux Français le romantisme
allemand, et René de Chateaubriand. Ce courant s’explique par le contexte historique et social.
Pour les préromantiques, le début du siècle se présente comme un paysage de ruines: celles
qu’ont laissées les guerres napoléoniennes, mais surtout l’effondrement d’un ordre ancien parfois
regretté. Une sensibilité nouvelle trouvera son identité dans la nostalgie et dans le repli sur soi. Le
refuge dans le passé, la nature, le voyage deviennent les moyens par lesquels les préromantiques
reconstruisent les significations et les valeurs de leur monde. Paru en 1802, René, roman
autobiographique de Chateaubriand, témoigne de l’esprit de la génération du premier
Romantisme : l’affirmation du Moi et le refus de l’existence sociale. Incertitude, inquiétude,
conscience des imperfections de la modernité et de la fracture historique et sociale causée par la
Révolution : tels sont les symptômes du fameux «mal de siècle» éprouvé par la génération de
Chateaubriand. Si les préromantiques se font remarquer par la recherche de l’émotion, la
subjectivité, la sensibilité et l’imagination, il existe parfois chez eux un décalage entre le sentiment
et son expression. Leur lyrisme est encore teinté d’une rhétorique classique et dissimulé par la
maîtrise de soi. Le préromantisme est une période plutôt doctrinaire, pauvre en œuvres
originales. Madame de Staël et René de Chateaubriand offrent les préfaces théoriques du
nouveau courant : De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, De
l’Allemagne, Le Génie du christianisme.

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Représentants du préromantisme français :
Madame de Staël (1766-1817) - des romans : Delphine (1802), Corinne (1807)
- des essais : De l’influence des passions
(1796), De la littérature considérée dans ses
rapports avec les institutions sociales (1800),
De l’Allemagne (1813), interdit en 1810 par
Napoléon, Considérations sur la Révolution
(1818, posthume), Dix années d’exil (1821,
posthume)
Benjamin Constant (1767-1830) - roman : Adolphe (1816)
- récit autobiographique : Le cahier rouge
(publié en 1907)
- journaux intimes
Étienne de Senancour (1770-1846) - l’œuvre maîtresse : le roman épistolaire
Oberman (1804)
François René de Chateaubriand (1768-1848) - texte politique : Essai sur la Révolution
(1797)
- récits : Atala (1801), René (1802), Génie du
Christianisme (1802)
- récits de voyage : Itinéraire de Paris à
Jérusalem (1811), Voyage en Amérique (1827)
- récit autobiographique : Mémoire d’outre-
tombe (1848-1850)

II. La période comprise entre 1820-1830 est l’étape nommée aussi «le romantisme flamboyant»
ou «le romantisme de combat», une époque de polémiques littéraires, où prend naissance le
mythe de l’homme de lettres, mais aussi une époque où l’on aborde les genres les plus variés et
où l’on assiste à la parution d’une série de chefs-d’œuvre.
En 1820, la publication des Méditations poétiques de Lamartine marque l’avènement du
romantisme français, à une époque où déjà ce courant prend fin en Angleterre et en Allemagne. À
l’inverse de ces deux pays, la France possède une longue tradition classique avec laquelle il lui a
fallu rompre.

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En 1827, Victor Hugo publie la Préface de Cromwell, qui traduit les aspirations de tous
ceux qui veulent se libérer du classicisme. Il devient le chef de file de l’école romantique. La
représentation de son drame romantique Hernani (1830) oppose partisans et adversaires de la
nouvelle école, et assure le triomphe du romantisme.

III. Après la victoire de 1830 («la bataille d’Hernani»), commence la troisième étape du
romantisme français (1830-1850). L’individuel cède la place au social et le romantisme côtoie de
plus en plus le réalisme. Hugo, Lamartine et Vigny sont conquis par l’action politique et par l’idée
de la mission civilisatrice du poète. Il y a une volonté des écrivains d’agir dans le sens de
l’émancipation sociale.

Les caractères essentiels du romantisme :


Le romantisme renonce à l’imitation des Anciens chère aux classiques, à laquelle il
substitue l’imitation des littératures étrangères, surtout celles du Nord (Angleterre et Allemagne).
Shakespeare, Byron, Walter Scott, Goethe, Schiller jouissent d’un grand prestige. Les écrivains et
les artistes romantiques abandonnent la mythologie et reviennent au merveilleux chrétien et à la
Bible. La raison n’est plus à la mode, c’est l’imagination et la sensibilité qui deviennent les
qualités dominantes.
Les thèmes les plus chers aux romantiques sont : la liberté, la nature, l’amour, la vie/la
mort, l’enfance, l’adolescence, le bonheur/la tristesse, la fraternité (la pitié), le voyage, le rêve,
Dieu, l’actualité nationale, la misère sociale, la conception démocratique de la société. La nature,
ignorée par les classiques, devient un des thèmes constants du romantisme. Elle est tantôt refuge
contre les duretés de l’existence, tantôt une invitation à la méditation, tantôt état d’âme, associée
aux sentiments de l’écrivain, confidente en accord avec la sensibilité du poète, tantôt une
manifestation de la grandeur divine. Le lyrisme prend des accents élégiaques. On retrouve
souvent une nature sauvage (des tempêtes, des cataractes, des bois profonds, des forêts
mystérieuses).
Le temps est un thème majeur du romantisme. Les écrivains parlent souvent de la
douleur du temps qui passe, de la nostalgie de l’enfance et de l’importance de la mémoire. Le
présent et le monde hostiles qui empêchent l’épanouissement personnel (le mensonge, le règne
de l’argent, du préjugé moral et de la tyrannie, la fuite inexorable du temps et l’incertitude de
l’avenir) amènent les écrivains à trouver des possibilités d’évasion : le voyage dans l’espace, la
découverte d’époques oubliées (le voyage dans le temps), le refuge dans l’univers onirique
(l’intérêt pour le rêve, pour le mystère, pour l’irrationnel).

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Le mal du siècle est un état d’incertitude et d’insatisfaction des premières générations du
siècle, perceptible d’abord chez Chateaubriand. Il s’agit d’un mal existentiel, d’un trouble venu du
décalage entre les espoirs et la réalité historique. Il prend la forme d’une alternance
d’enthousiasme et de chagrin.
On lutte contre toute contrainte formelle, contre les règles, les bienséances, le goût
artificiel d’une certaine tradition classique, contre le style noble. Le style subit des
transformations essentielles. Le vocabulaire poétique est élargi par la suppression de la
distinction traditionnelle entre termes nobles et termes roturiers. On introduit des termes
populaires, archaïques, techniques, etc. On découvre d’autres catégories esthétiques que celle du
beau classique: le laid, le grotesque, le bizarre, l’énorme, l’exceptionnel.
Le lyrisme est un trait définitoire du romantisme : la poésie devient l’expression des
sentiments personnels : désespoir, nostalgie, chagrin, etc.
La littérature devient personnelle et individuelle. L’utilisation constante du je transforme
l’écriture romantique en un miroir dans lequel le poète s’observe et s’analyse. Les genres du
journal intime (Amiel, Benjamin Constant, Stendhal) et de l’autobiographie (Chateaubriand,
Stendhal) connaissent un épanouissement remarquable à l’époque romantique, étant donné le
goût de l’introspection, l’intérêt des lecteurs pour le privé, le penchant pour l’individualisme et la
subjectivité.
La poésie est moins un genre et plutôt une manière de sentir, de vivre. Elle s’instaure
aussi dans la prose (la prose poétique de Musset, Hugo, Nerval). La versification est libérée des
contraintes classiques : on brise et on assouplit l’alexandrin, on crée des formes métriques
nouvelles.
Un nouveau type de héros apparaît : le héros romantique est un être qui a conscience
d’être né trop tard dans un monde trop vieux : épris d’absolu et de liberté, il a le sentiment de ne
pas être maître de son destin. Il est rêveur et mélancolique. Il refuse l’ordre du monde, ayant en
même temps l’intuition du tragique de la condition humaine.

Représentants du romantisme français :


Les romantiques français sont pour la plupart les fils des émigrés nobles après la Révolution de
1789 : les battus, les exilés, les aristocrates (Chateaubriand, Lamartine, Vigny, Hugo, Musset),
généralement des monarchistes qui s’opposent aux bourgeois modernes. Il y a aussi les plébéiens,
ceux de gauche, mais moins nombreux.

Victor Hugo le chef de l’école romantique

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Alphonse de Lamartine (1790-1869) - œuvres poétiques : Méditations poétiques
(1820), Nouvelles méditations poétiques
(1893), Harmonies poétiques et religieuses
(1830), Jocelyn (1836)
- œuvres en prose : Les confidences (1849), Les
nouvelles confidences (1851), Histoire de la
Révolution de 1848 (1849), Voyage en Orient
(1835)
Alfred de Musset (1810-1857) - œuvres poétiques : Contes d’Espagne et
d’Italie (1829), Les Nuits (1835-1837)
- œuvre en prose : La confession d’un enfant
du siècle (1836)
- œuvres théâtrales : Les caprices de Marianne
(comédie, 1833), On ne badine pas avec
l’amour (comédie, 1834), Lorenzaccio (drame
historique, 1834)
Gérard de Nerval (1808-1855) - œuvres poétiques en prose : Les filles du feu
(1854) (recueil de nouvelles), Aurélia (1854-
1855)
- œuvres poétiques en vers : Les chimères
(1853)
Alfred de Vigny (1797-1863) - œuvres poétiques : Poèmes antiques et
modernes (1826), Les Destinées (1864,
posthume)
- œuvre théâtrale : Chatterton (drame en
prose, 1835)

Le romantisme a la signification d’une métamorphose profonde de l’histoire des lettres. Il


a restauré la notion d’art, a libéré les genres et a permis le libre essor de la personnalité de
l’écrivain. Il a ébranlé la sensibilité, a élargi l’imagination, la spontanéité et a revendiqué la liberté
créatrice, le libéralisme artistique. Même chez les grands prosateurs du XIXe siècle - Balzac,
Stendhal, Mérimée, Flaubert – on peut observer des éléments romantiques qui coexistent avec
ceux réalistes.

13
Textes

François René de Chateaubriand, Atala (1801)


(extrait)

Vers le soir, nous transportâmes ses précieux restes à une ouverture de la grotte qui donnait vers
le nord. L'ermite les avait roulés dans une pièce de lin d'Europe, filé par sa mère : c'était le seul
bien qui lui restât de sa patrie, et depuis longtemps il le destinait à son propre tombeau. Atala
était couchée sur un gazon de sensitives des montagnes ; ses pieds, sa tête, ses épaules et une
partie de son sein étaient découverts. On voyait dans ses cheveux une fleur de magnolia fanée [...].
Ses lèvres, comme un bouton de rose cueilli depuis deux aurores, semblaient languir et sourire.
Dans ses joues, d'une blancheur éclatante, on distinguait quelques veines bleues. Ses beaux yeux
étaient fermés, ses pieds modestes étaient joints, et ses mains d'albâtre pressaient sur son cœur
un crucifix d'ébène ; le scapulaire de ses vœux était passé à son cou. Elle paraissait enchantée par
l'Ange de la mélancolie et par le double sommeil de l'innocence et de la tombe : je n'ai rien vu de
plus céleste. Quiconque eût ignoré que cette jeune fille avait joui de la lumière aurait pu la prendre
pour la statue de la Virginité endormie.

Lecture méthodique
➢ Dégagez les séquences successives du texte et précisez l’idée principale de chaque
unité.
➢ Par l’étude des champs lexicaux et des figures de style, précisez quels sont le thème
central et la tonalité de cet extrait.
➢ Repérez les éléments romantiques de ce fragment.

Gérard de Nerval, El Desdichado


(Les Chimères, 1853)

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,


Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

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Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?


Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :


Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Lecture méthodique
➢ Par l’étude des champs lexicaux et des figures de style, précisez quels sont le thème
central et la tonalité de ce poème.
➢ Analysez la forme et les éléments prosodiques de ce texte. Que révèlent-ils ?
➢ Quel serait le rôle des références culturelles dans ce poème ?

Bibliographie critique:
Béguin, Albert, Sufletul romantic şi visul : eseu despre romantismul german şi poezia franceză,
Bucureşti, Univers, 1998.
Bony, Jacques, Lire le romantisme, Paris, Armand Colin, 2008.
Carlier, Marie-Caroline et al., Itinéraires littéraires. XIXe siècle, Paris, Hatier, 1990.
Deshusses, Pierre et al., Dix siècles de littérature française, t. 2, Paris, Bordas, 1984.
Doucey, Bruno et al., Littérature. Textes et méthode, Paris, Hatier, 1996.
Ion, Angela (coord.), Histoire de la littérature française, Bucureşti, Editura Didactică şi pedagogică,
1982.
Juin, Hubert, Lectures du XIXe siècle. Première série, Paris, Union Générale d'Editions, 1976.
Lagarde, André, Michard, Laurent, XIXe siècle : les grands auteurs français du programme:
anthologie et histoire littéraire, Paris, Bordas, 1969.
Poulet, Georges, Metamorfozele cercului, Bucureşti, Univers, 1987.
Sîrbu, Anca, Le romantisme français : Le roman - Le théâtre - La critique, Iaşi, Tipografia
Universităţii Alexandru Ioan Cuza din Iaşi, 1978.

15
Van Tieghem, Paul, Le romantisme dans la littérature européenne, Paris, Albin Michel, 1969.
Van Tieghem, Philippe, Marile doctrine literare în Franţa, Bucureşti, Univers, 1979.

16
Victor Hugo (1802-1885)

Victor Hugo naît le 26 février 1802 à Besançon. Sa jeunesse est entrecoupée de nombreux
voyages à travers l’Europe, car la carrière d’officier de son père oblige celui-ci et sa famille de
voyager. Après la séparation de ses parents, Victor et ses deux autres frères vivront à Paris avec
leur mère, Sophie. Victor hésitera toujours dans ses affections entre son père, le général d’Empire
tour à tour craint et admiré, et sa mère, royaliste, dont il idéalisera longtemps l’indulgence.
Le jeune Hugo commence des études à l’École Polytechnique, mais ses premiers succès
littéraires lui font oublier ce projet. Il est aussitôt célébré par le monde littéraire comme un
prodige. Il rassemble autour de lui les jeunes écrivains et s’emploie à définir un nouvel art
dramatique dans la préface de son drame Cromwell (1827), où il prend nettement position en
faveur du romantisme et contre le classicisme. Dans ce manifeste du théâtre romantique, Hugo
affirme la supériorité du drame, synthèse entre la tragédie et la comédie, en démolissant les
règles classiques, excepté la règle de l’unité d’action. Le romantisme est, selon lui, un retour à la
vérité et à la vie : « tout ce qui est dans la nature est dans l’art». Tout peut devenir matière
poétique ou littéraire : le sublime et le grotesque, le laid, le tragique et le comique. Le drame
suppose une harmonie des contraires.
Victor Hugo devient le chef de file de l’école romantique et son théâtre, la tribune des
idées nouvelles et des audaces littéraires. En moins de dix ans, Hugo écrit huit drames, dont
Hernani (1830), qui déclenche une bataille mémorable. Lors de sa première représentation, à la
Comédie française, le public traditionnel fut choqué par «la trivialité» des dialogues, l'usage d'un
vocabulaire qui n'avait pas cours dans la tragédie classique et par les distorsions que Hugo faisait
subir à l'alexandrin classique. Par leurs applaudissements, les jeunes défenseurs du romantisme
forcent le succès du drame.
Victor Hugo connaît alors une intense activité littéraire dans tous les genres. De 1830 à
1840, quatre recueils de poésie lyrique (Les feuilles d’automne, Les chants du crépuscule, Les voix
intérieures, Les rayons et les ombres), un roman (Notre-Dame de Paris) et son drame Ruy Blas font
de lui un grand écrivain de sa génération. En 1841, il entre à l’Académie française. Cette période
féconde est pourtant assombrie par des chagrins personnels. Son ménage est brisé par la trahison
de son ami Saint-Beuve. La mort de sa fille aînée Léopoldine, en 1843, noyée accidentellement
dans la Seine avec son mari, lui produit un choc terrible. Il cesse de publier des livres (mais il ne
cesse pas d’écrire) et se lance dans la vie publique. Bien qu’il soutienne initialement Louis-
Napoléon, il change de camp et devient vite un opposant de celui qu’il considère comme un tyran.
Il est obligé de s’enfuir en Belgique et il est exilé ensuite dans les îles anglaises de la Manche.
Hugo reste en exil presque 20 ans, écrivant des satires contre celui qu’il appelle «Napoléon le

17
petit». Mais c’est aussi l’époque où il produit ses plus grandes œuvres : Les contemplations
(1856), La légende des siècles (1859) et Les misérables (1862). Pendant toutes ces années, son
influence grandit. La publication clandestine des Châtiments (1853), recueil de sept livres, où le
poète exprime sa haine de Napoléon III, fait de lui le phare de l’opposition au Second Empire. La
chute de l’Empire, en 1870, permet à Hugo de rentrer en France. La foule qui l’accueille crie :
«Vive Hugo ! Vive la République !». Après 15 ans, en 1885, une foule de deux millions de
personnes participera à ses funérailles nationales. Il fut enterré au Panthéon.
Hugo avait une forte personnalité et était pleinement conscient de son génie. Il aimait
jouer les patriarches tout-puissants. Il en tirait un orgueil que beaucoup de critiques ont jugé
excessif.

L’œuvre poétique
À ses débuts, Hugo se contente d’imiter le lyrisme de Lamartine et son inspiration est
souvent dictée par la mode du moment, comme en témoigne son engouement pour la Grèce et
l’Orient, dans Les orientales (1829). À partir des Feuilles d’automne (1831), le lyrisme de Hugo se
développe dans toute son ampleur. Le poète s’y laisse aller à la rêverie. Amis, parents, enfants,
paysages et souvenirs, tout ce qui le touche entre dans cette poésie intime.
Dans Les rayons et les ombres (1840), le quotidien, les sentiments intimes trouvent leur
sens dans un «ailleurs» qui correspond à l’importance que prennent chez Hugo l’imagination et le
sentiment religieux. Le premier texte du recueil définit la «fonction du poète» : il est le voyant, le
prophète qui «Vient préparer des jours meilleurs», qui doit «faire flamboyer l’avenir !». Le poète,
comme tout créateur, a une mission éducative, il doit être un guide de l’humanité.
Les contemplations (1856), le recueil poétique le plus important de Hugo, se compose de
deux tomes : Autrefois (1830-1843) et Aujourd’hui (1843-1845), composés de trois livres chacun.
Au centre du diptyque, il y a une date : 4 septembre 1843, la mort de Léopoldine. Le recueil est
construit autour de cet événement. Aujourd’hui rassemble les poèmes inspirés par le deuil, le
souvenir, la solitude de l’exil, la révolte et la méditation sut la mort. Hugo dépasse l’aventure
individuelle pour atteindre l’Homme et sa destinée. Dans ce journal poétique, il donne sa vision
sur l’humanité : si elle souffre de son imperfection, c’est parce qu’elle est faite de matière. Elle
doit s’en libérer pour rejoindre le monde de l’esprit. Toute l’histoire des hommes est celle de ce
combat entre le mal et le bien, l’obscurité et la lumière.
La légende des siècles (1859, 1876, 1883) est le seul vrai poème épique de la littérature
française. Hugo n’a pas écrit un poème suivi, à l’exemple de l’Iliade, mais il a composé des
épisodes détachés. Le poète veut peindre l’humanité à ses différents âges et montrer «l’homme

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montant des ténèbres à l’idéal», la lutte éternelle entre le Bien et le Mal. Hugo y raconte l’histoire
vue à travers l’imagination populaire ou la sienne. Le merveilleux y trouve naturellement sa place.
Le but du poète est de «devenir l’écho sonore» de toutes les aspirations et de toutes les
sensations de son époque. Selon lui, notre vie a trois aspects : le foyer, le champ et la rue : «Le
foyer qui est notre cœur même, le champ où la nature nous parle, la rue où tempête, à travers les
coups de fouet des partis, cet embarras de charrettes qu’on appelle les événements politiques»
(préface des Voix intérieures). C’est cette triple voix qu’il se propose de faire entendre dans ses
poèmes. Son lyrisme célèbre la poésie du foyer, avec la famille et la patrie, la poésie de la nature,
la poésie des événements, en donnant une grande place à l’actualité.
Hugo est très réceptif aux images, étant doué d’une incroyable mémoire visuelle. Ses
évocations et ses descriptions sont très précises. L’image sert mieux à faire saisir une abstraction
ou à exprimer des notions indicibles comme l’Infini, le Temps et l’Éternité. Inversement, l’image
se transforme aussi en idée. C’est pourquoi l’œuvre de Hugo contient tant de poèmes
symboliques, c’est-à-dire d’images développées : le génie est un cheval fougueux qui emporte un
captif attaché sur son dos (Les orientales) ; le progrès est comme un ballon qui s’élève (La légende
des siècles).
Victor Hugo utilise la rime avec beaucoup de sûreté, recourant aux formes les plus
variées, en fonction de ce qu’il désire exprimer. La rime est riche, par exemple, si Hugo veut
donner une impression de grandeur épique et pauvre, quand il évoque l’intimité. On trouve chez
lui les types les plus variés de strophes et de vers. Le poète utilise souvent l’alexandrin, mais le
mêle parfois à l’octosyllabe ou à d’autres types de vers. Dans les Contemplations, les vers de
douze et de six pieds alternent souvent. C’est en modifiant la coupe de l’alexandrin (la césure)
qu’il obtient des effets rythmiques inouïs.

L’œuvre romanesque
L’œuvre romanesque de Victor Hugo est ample, passionnée et multiforme, embrassant
une variété de formules narratives : des romans noirs, historiques, sociaux, d’idées, à thèse, etc.
Les premiers romans, Han d’Islande (1823) et Bug-Jargal (1826), présentent des histoires
terrifiantes et exotiques au goût de l’époque. Le dernier jour d’un condamné à mort (1829)
contient déjà les principaux fantasmes hugoliens, les thèmes de l’emprisonnement et de
l’aliénation de l’individu, la défense de la liberté, l’opposition l’ombre/la lumière, etc. Les romans
les plus grands de Hugo sont considérés Notre-Dame de Paris (1831), Les misérables (1862), Les
travailleurs de la mer (1866), L’homme qui rit (1869) et Quatre-vingt-treize (1874).
Le personnage hugolien est toujours peint selon l’esthétique du contraste et du
renversement. L’action du roman est dirigée par la Providence, par la sombre formule Ananké au

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sens lugubre et fatal, gravée sur les murs de la cellule de Claude Frollo (Notre-Dame de Paris) et
figurée par une immense araignée. Les hommes se débattent sans espoir dans sa toile maudite.
Pour écrire son roman Notre-Dame de Paris (1831), Hugo avait rassemblé une importante
documentation sur Paris au XVe siècle. Le roman vit par ses vertus descriptives, par l’évocation
pittoresque et par la vision onirique du Paris du Moyen Âge. Il s’agit d’un roman historique, à
idées et dramatique à la fois. L’intrigue amoureuse reste mélodramatique et traduit une
inclination très accentuée pour le mystère, l’horreur et le macabre. Les seules présences
véritables sont les foules, la ville et la cathédrale. La vie hallucinante de la cathédrale polarise les
autres existences.
Le sonneur Quasimodo, dont la silhouette difforme semble s’unir aux formes bizarres de
l’édifice, aux démons en pierre qui gardent les tours, illustre le personnage idéal projeté par Hugo
dans la préface de Cromwell, ce mélange de grotesque et de sublime, propre à l’art gothique.
Ayant un aspect dégoûtant et effrayant (il est bossu, borgne et sourd), il subit une transfiguration
spirituelle, grâce à la pitié et à la tendresse. Enfant trouvé, il a été élevé par l’archidiacre Claude
Frollo, pour lequel il éprouve une humble reconnaissance. Rejeté par les autres à cause de sa
difformité, Quasimodo considère la cathédrale comme sa patrie, comme une amante. Après sa
tentative d’enlever la gracieuse danseuse Esmeralda, le personnage est mis au pilori et torturé. La
jeune bohémienne est aimée à la fois par le capitaine Phoebus et par le poète vagabond
Gringoire, interprété comme un double ironique du romancier. Elle est également poursuivie,
avec une passion funeste, par Claude Frollo. Bien qu’elle soit attirée uniquement par Phœbus,
Esmeralda a envers Quasimodo un comportement émouvant qui contraste avec l’attitude de la
foule, ce qui fait naître en celui-ci des sentiments inattendus de dévouement et de bonté. Dans un
roman dominé par la fatalité, Quasimodo devient à la fin l’image de la vengeance. Il jette dans le
vide, des hauteurs de la cathédrale, son père adoptif, qui avait livré Esmeralda aux bourreaux. Le
sonneur meurt ensuite sur le cadavre de la danseuse qui lui a ouvert une porte vers le monde de
la tendresse et du bonheur.
Le roman Les misérables (1862) (16 ans de travail) comporte 8 volumes, qui composent,
selon les vœux de l’auteur, «une montagne», «le poème de la conscience humaine». Hugo
s’assigne une mission morale, sociale et politique clairement affirmée dans la préface : « Tant qu’il
existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine
civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; […] tant
qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de nature de celui-ci pourront ne pas être
inutiles.». Le roman a joui d’un immense succès populaire. Cette œuvre monumentale est une
variation sur quelques thèmes qui apparaissent surtout dans la dramaturgie hugolienne :
l’incarcération/l’évasion, le retour du passé accusateur, la relation persécuteur/persécuté. On

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retrouve aussi le procédé des digressions qui entrecoupent la narration, les allusions aux
événements contemporains.
À un premier niveau de lecture, cette histoire d’un bagnard condamné pour avoir volé du
pain a une signification sociale : la volonté du romantisme humanitaire de réhabiliter la notion de
peuple. Mais ce récit mythique des déshérités de la vie est centré finalement sur des questions
morales. Les biographies de l’ancien forçat Jean Valjean et de l’étudiant Marius (fils d’un colonel
de l’Empire), de la prostituée Fantine et de sa fille Cosette s’entrecroisent avec celle des insurgés
républicains ou du «gamin de Paris», Gavroche, pour former un roman du rachat et des sacrifices
successifs.
Jean Valjean réussit à s’échapper du bagne et a, pour la première fois, la révélation de la
charité humaine, dans la personne de l’évêque Myriel. Devenu honnête, le héros s’enrichit grâce à
son travail et veut se consacrer à l’éducation de la petite Cosette, restée orpheline. Mais il doit
passer par toute une série d’épreuves, changer toujours d’identité et de domicile, qui sont, en
réalité, des formes de prison. Il est sans cesse traqué par le policier Javert qui incarne, à la fois, la
Fatalité, la force sociale et la justice cruelle des hommes. Quand Javert se tue, après avoir été
sauvé par son ancienne victime, Jean Valjean peut unir Cosette à l’être qu’elle aime. Il ne peut pas
pourtant trouver la paix, car de nouveaux obstacles surviennent : l’ingratitude des jeunes mariés,
l’oubli.
Autour de l’intrigue se greffent des descriptions du Paris du XIXe siècle, de ses quartiers
populaires, de ses journées tragiques (barricades de 1830), des pages d’histoire (Waterloo) et des
études de mœurs.
Victor Hugo est un artiste complet qui a créé une œuvre diverse qui embrasse tous les
genres : poésie, théâtre, roman. C’est aussi un écrivain engagé, un homme politique libéral qui
s’est mis au service des grandes idées humanitaires. Par la variété de son talent, par son énergie
créatrice et par son engagement dans la vie politique, Hugo fait figure de monument du XIXe
siècle. C’est pourquoi le XIXe siècle pourrait être considéré comme «le siècle de Victor Hugo».

Textes

Victor Hugo, Demain dès l’aube


(Les Contemplations)

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,


Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.

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J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,


Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,


Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Lecture méthodique
➢ Par l’étude des champs lexicaux, des temps verbaux, des pronoms personnels et
possessifs et des figures de style, précisez quels sont le thème central et la tonalité de
ce poème.
➢ Analysez la forme et les éléments prosodiques de ce texte. Que révèlent-ils ?
➢ Quel est le rapport entre le titre et le contenu du poème ?

Victor Hugo, Ecrit sur la vitre d’une fenêtre flamande


(Les Rayons et les Ombres)

J'aime le carillon dans tes cités antiques,


Ô vieux pays gardien de tes moeurs domestiques,
Noble Flandre, où le Nord se réchauffe engourdi
Au soleil de Castille et s'accouple au Midi !
Le carillon, c'est l'heure inattendue et folle,
Que l'oeil croit voir, vêtue en danseuse espagnole,
Apparaître soudain par le trou vif et clair
Que ferait en s'ouvrant une porte de l'air.
Elle vient, secouant sur les toits léthargiques
Son tablier d'argent plein de notes magiques,
Réveillant sans pitié les dormeurs ennuyeux,

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Sautant à petits pas comme un oiseau joyeux,
Vibrant, ainsi qu'un dard qui tremble dans la cible ;
Par un frêle escalier de cristal invisible,
Effarée et dansante, elle descend des cieux ;
Et l'esprit, ce veilleur fait d'oreilles et d'yeux,
Tandis qu'elle va, vient, monte et descend encore,
Entend de marche en marche errer son pied sonore !

Lecture méthodique
➢ Par l’étude des champs lexicaux, des verbes, des pronoms et des figures de style,
précisez quel est le thème central de ce poème.
➢ Comment le visuel et l’auditif s’enchevêtrent au fil du texte ? Quel effet produisent-ils ?
➢ Étudiez le rapport entre le titre et le contenu du poème.

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris


(extrait)

Un soir, au moment où le couvre-feu sonnait à tous les beffrois de Paris, les sergents du
guet, s’il leur eût été donné d’entrer dans la redoutable Cour des Miracles, auraient pu remarquer
qu’il se faisait dans la taverne des truands plus de tumulte encore qu’à l’ordinaire, qu’on y buvait
plus et qu’on y jurait mieux. Au dehors, il y avait dans la place force groupes qui s’entretenaient à
voix basse, comme lorsqu’il se trame un grand dessein, et çà et là un drôle accroupi qui aiguisait
une méchante lame de fer sur un pavé.
Cependant dans la taverne même, le vin et le jeu étaient une si puissante diversion aux
idées qui occupaient ce soir-là la truanderie, qu’il eût été difficile de deviner aux propos des
buveurs de quoi il s’agissait. Seulement ils avaient l’air plus gai que de coutume, et on leur voyait à
tous reluire quelque arme entre les jambes, une serpe, une cognée, un gros estramaçon, ou le croc
d’une vieille hacquebute.
[…]Quelle que fût la confusion, après le premier coup d’œil, on pouvait distinguer dans
cette multitude trois groupes principaux, qui se pressaient autour de trois personnages que le
lecteur connaît déjà. L’un de ces personnages, bizarrement accoutré de maint oripeau oriental,
était Mathias Hungadi Spicali, duc d’Égypte et de Bohême. Le maraud était assis sur une table, les
jambes croisées, le doigt en l’air et faisait d’une voix haute distribution de sa science en magie
blanche et noire à mainte face béante qui l’entourait.

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Une autre cohue s’épaississait autour de notre ancien ami, le vaillant roi de Thunes, armé
jusqu’aux dents. Clopin Trouillefou, d’un air très sérieux et à voix basse, réglait le pillage d’une
énorme futaille pleine d’armes, largement défoncée devant lui, d’où se dégorgeaient en foule
haches, épées, bassinets, cottes de mailles, platers, fers de lance et d’archegayes, sagettes et
viretons, comme pommes et raisins d’une corne d’abondance. Chacun prenait au tas, qui le
morion, qui l’estoc, qui la miséricorde à poignée en croix. Les enfants eux-mêmes s’armaient, et il y
avait jusqu’à des culs-de-jatte qui, bardés et cuirassés, passaient entre les jambes des buveurs
comme de gros scarabées.
Enfin un troisième auditoire, le plus bruyant, le plus jovial et le plus nombreux, encombrait
les bancs et les tables au milieu desquels pérorait et jurait une voix en flûte qui s’échappait de
dessous une pesante armure complète du casque aux éperons. L’individu qui s’était ainsi vissé une
panoplie sur le corps disparaissait tellement sous l’habit de guerre qu’on ne voyait plus de sa
personne qu’un nez effronté, rouge, retroussé, une boucle de cheveux blonds, une bouche rose et
des yeux hardis. Il avait la ceinture pleine de dagues et de poignards, une grande épée au flanc,
une arbalète rouillée à sa gauche, et un vaste broc de vin devant lui, sans compter à sa droite une
épaisse fille débraillée. Toutes les bouches à l’entour de lui riaient, sacraient et buvaient.

Lecture méthodique
➢ Analysez le fragment du point de vue narratologique et stylistique.
➢ Étudiez le symbolisme des noms des personnages et son rapport avec leur vraie nature.
➢ Quel serait le rôle de l’emploi des archaïsmes dans ce texte ? Quel effet produisent-
ils sur le lecteur?

Victor Hugo, Les Misérables


(extrait)

Il se contempla donc, pour ainsi dire, face à face, et en même temps, à travers cette hallucination,
il voyait dans une profondeur mystérieuse une sorte de lumière qu'il prit d'abord pour un
flambeau. En regardant avec plus d'attention cette lumière qui apparaissait à sa conscience, il
reconnut qu'elle avait la forme humaine, et que ce flambeau était l'évêque.
Sa conscience considéra tour à tour ces deux hommes ainsi placés devant elle, l'évêque et
Jean Valjean. Il n'avait pas fallu moins que le premier pour détremper le second. Par un de ces
effets singuliers qui sont propres à ces sortes d'extases, à mesure que sa rêverie se prolongeait,
l'évêque grandissait et resplendissait à ses yeux, Jean Valjean s'amoindrissait et s'effaçait. À un
certain moment il ne fut plus qu'une ombre. Tout à coup il disparut. L'évêque seul était resté.

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Il remplissait toute l'âme de ce misérable d'un rayonnement magnifique.
Jean Valjean pleura longtemps. Il pleura à chaudes larmes, il pleura à sanglots, avec plus
de faiblesse qu'une femme, avec plus d'effroi qu'un enfant.
Pendant qu'il pleurait, le jour se faisait de plus en plus dans son cerveau, un jour
extraordinaire, un jour ravissant et terrible à la fois. Sa vie passée, sa première faute, sa longue
expiation, son abrutissement extérieur, son endurcissement intérieur, sa mise en liberté réjouie par
tant de plans de vengeance, ce qui lui était arrivé chez l'évêque, la dernière chose qu'il avait faite,
ce vol de quarante sous à un enfant, crime d'autant plus lâche et d'autant plus monstrueux qu'il
venait après le pardon de l'évêque, tout cela lui revint et lui apparut, clairement, mais dans une
clarté qu'il n'avait jamais vue jusque-là. Il regarda sa vie, et elle lui parut horrible; son âme, et elle
lui parut affreuse. Cependant un jour doux était sur cette vie et sur cette âme. Il lui semblait qu'il
voyait Satan à la lumière du paradis.
Combien d'heures pleura-t-il ainsi ? que fit-il après avoir pleuré ? où alla-t-il ? on ne l'a
jamais su. Il paraît seulement avéré que, dans cette même nuit, le voiturier qui faisait à cette
époque le service de Grenoble et qui arrivait à Digne vers trois heures du matin, vit en traversant la
rue de l'évêché un homme dans l'attitude de la prière, à genoux sur le pavé, dans l'ombre, devant
la porte de Monseigneur Bienvenu.

Lecture méthodique
➢ Analysez le fragment du point de vue narratologique et stylistique.
➢ En étudiant les champs lexicaux, précisez quels sont les états d’âme du personnage. En
quoi ses sentiments et émotions présents sont-ils décisifs pour son évolution future ?

Bibliographie critique:
Barrère, Jean-Bertrand, Le Regard d'Orphée ou l'Echange poétique : Hugo, Baudelaire, Rimbaud,
Apollinaire, Paris, Société d'Edition d'Enseignement Supérieur, 1977.
Béguin, Albert, Sufletul romantic şi visul : eseu despre romantismul german şi poezia franceză,
Bucureşti, Editura Univers, 1998.
Carlier, Marie-Caroline et al., Itinéraires littéraires. XIXe siècle, Paris, Hatier, 1990.
Deshusses, Pierre et al., Dix siècles de littérature française, t. 2, Paris, Bordas, 1984.
Ion, Angela (coord.), Histoire de la littérature française, Bucureşti, Editura Didactică şi pedagogică,
1982
Maurois, André, Olympio sau viata lui Victor Hugo, Bucureşti, Univers, 1983.
Meschonnic, Henri, Pour la poétique, tome IV, volume 2 : Ecrire Hugo, Paris, Gallimard, 1977.

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Sîrbu, Anca, Le romantisme français : Le roman - Le théâtre - La critique, Iaşi, Tipografia
Universităţii Alexandru Ioan Cuza din Iaşi, 1978.

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LE RÉALISME (1850-1880)

Formé sur le mot «réel», le Réalisme naît avant 1850 et se développe après cette date. Il
s’agit d’un mouvement en relation étroite avec l’évolution des mentalités et des données sociales.
La Révolution industrielle, l’importance prise par le prolétariat, les mouvements ouvriers
déterminent de nouvelles sources d’intérêt pour les artistes. Le progrès des sciences, la
découverte de la photographie, d’abord stricte reproduction du réel, ont également une influence
importante au moment où la Révolution de 1848 met fin aux illusions romantiques, conduisant
aussi à l’élaboration de la doctrine positiviste. Cette poussée de scientisme produit en littérature
le réalisme et, un peu plus tard, le naturalisme. On doit mentionner l’intérêt de l’époque pour les
faits et pour l’expérience, l’influence des sciences biologiques, des découvertes de Darwin, du
déterminisme de Taine et du positivisme d’Auguste Comte.
Ce mouvement est aussi une réaction contre la subjectivité et le pathétique romantique
et contre les tendances idéalistes d’une partie de la littérature. Pourtant, le réalisme se trouve, à
un certain point, dans la continuité du romantisme. Les deux influences coexistent chez Balzac,
Stendhal ou Flaubert.

Les débuts :
Le réalisme prend ses sources dans la peinture (Courbet, Daumier, Millet). Courbet rejette
l’idéalisme et l’académisme régnant, et puise ses sujets dans la réalité provinciale, banale et
humble (L’après-dîner à Ornans, 1849, L’enterrement à Ornans, 1850). Ses toiles suscitent de
violentes polémiques : c’est la «bataille réaliste». Elles sont refusées à l’Exposition universelle de
1855. Le peintre ouvre une exposition personnelle, intitulée Le Réalisme, accompagnée d’un
manifeste, où il demande le droit d’aborder des sujets contemporains. Courbet représente, sans
embellir, le réel dans tous ses détails. Autour de Courbet, un cénacle d’artistes et d’hommes de
lettres se forme, dont Champfleury et Duranty, qui se feront les théoriciens du mouvement (en
1856, Duranty fonde la revue Réalisme). Ils demandent que le romancier s’intéresse à ce que l’on
appelle alors «les basses classes», écrive des études de mœurs et présente des types sociaux
contemporains. Champfleury exige «la sincérité dans l’art», «la liberté complète sous toutes ses
manifestations», la simplicité et la sécheresse dans la composition.

Caractéristiques :
Le réalisme se caractérise par la volonté de certains peintres et romanciers de représenter
la réalité sans la modifier. Il puise ses thèmes dans l’observation du monde contemporain, social
et historique : il s’intéresse aux choses, aux gens et aux situations qui n’étaient pas jusque-là

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considérées comme artistiques. La création littéraire et picturale se tourne aussi vers ceux qui
vivent dans des milieux médiocres : ouvriers, artisans, marginaux, prostituées, représentés dans
les aspects souvent les plus sordides de leur existence.
La volonté d’imiter le réel et d’en rendre compte tel quel implique non seulement
l’observation mais une véritable documentation. Avant de commencer à écrire, l’écrivain doit
aller voir sur place, comme le font les Goncourt, Balzac et Zola, accumuler des notes, s’informer
auprès des spécialistes (Maupassant et Flaubert fréquentent les milieux médicaux). L’attitude
réaliste se caractérise donc également par le souci du document, de l’histoire réelle, du fait vrai.
Il faut traiter l’âme humaine avec l’impartialité des sciences physiques. L’imagination perd ainsi sa
place première.
Ce souci constant du réel explique aussi que l’étude psychologique des individus perde de
son importance au profit de l’analyse du milieu et de la mise en relief des types sociaux. C’est en
cela que le Réalisme ouvre la voie au Naturalisme. Le personnage représentatif est puissamment
ancré dans l’histoire ; il est toujours situé dans un temps qui est l’agent et la mesure du destin.
L’individu est conditionné par le temps et le milieu où il vit.
On observe la prépondérance du descriptif sur le narratif, l’invasion du récit par le
discours. La description organise le récit, assure sa cohésion sémantique et devient «un actant
collectif» (Philippe Hamon). Elle est aussi un alibi du romancier, un facteur de vraisemblance.
Les réalistes refusent l’excès de l’imagination et l’irréel, tendance qui pourrait être
résumée par la formule stendhalienne : roman-miroir, formule reprise aussi par Balzac dans la
préface à La Peau de chagrin (1831).
Le grand principe du réalisme reste l’impersonnalité, l’objectivité. C’est un retour à la
raison. Les réalistes transcrivent le plus fidèlement possible la réalité sous tous ses aspects.
La fidélité au réel, qui ne peut être reproduction, impose la nécessité d’une stylisation. La
réflexion sur le style est capitale chez Flaubert : comment écrire de beaux livres sur la médiocrité
quotidienne, exprimer l’ennui sans ennuyer ? Il faut y avoir une restitution littéraire du réel par le
moyen de l’expression juste.
On observe une prédilection du réalisme pour certains genres. Le théâtre et la critique
littéraire sont des manifestations moins importantes du réalisme. Le genre majeur reste le roman,
avec ses variantes : la nouvelle, le roman psychologique, le roman chronique, la physiologie.
L’importance attachée au tableau de mœurs conduit à la formule du roman-fresque.

Représentants :
Stendhal (1783-1842) -se situe entre le Romantisme et le Réalisme

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Honoré de Balzac (1799-1850) -influencé à ses débuts par le romantisme, il
deviendra le père du Réalisme français
Gustave Flaubert (1821-1880) -marqué à la fois par le romantisme et par le
courant réaliste
Guy de Maupassant (1850-1893) - conteur réaliste de la société de son temps.
Maupassant est aussi celui qui sait le mieux
rendre les obsessions, les abymes de la vie
intérieure.
Il excelle surtout par ses contes : Le Horla
(1886), La nuit (1887), mais aussi par ses
romans : Une vie (1883), Bel Ami (1885), Pierre
et Jean (1888)
Alphonse Daudet (1840-1897) -des contes : Les lettres de mon moulin (1869),
Les contes du lundi (1873)
-un roman héroï-comique : Tartarin de
Tarascon (1872)

Le Réalisme du XIXe siècle a voulu offrir une nouvelle conception sur la littérature. À côté
de cette idéologie artistique cohérente, les romanciers réalistes français ont proposé des
innovations stylistiques importantes, un choix varié de thèmes, un paysage social et psychique
élargi, une typologie complexe.

Textes

Guy de Maupassant, Préface de Pierre et Jean (1888)


(extrait)

Le romancier qui transforme la vérité constante*, brutale et déplaisante, pour en tirer une
aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les
événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir ou l'attendrir.
Le plan de son roman n'est qu'une série de combinaisons ingénieuses conduisant avec adresse au
dénouement. Les incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et l'effet de la fin, qui
est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début, mettant

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une barrière à l'intérêt, et terminant si complètement l'histoire racontée qu'on ne désire plus
savoir ce que deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.
Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter
avec soin tout enchaînement d'événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous
raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à
comprendre le sens profond et caché des événements. À force d'avoir vu et médité il regarde
l'univers, les choses, les faits et les hommes d'une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de
l'ensemble de ses observations réfléchies. C'est cette vision personnelle du monde qu'il cherche à
nous communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l'a été lui-
même par le spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse
ressemblance. Il devra donc composer son œuvre d'une manière si adroite, si dissimulée, et
d'apparence si simple, qu'il soit impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir
ses intentions.
Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante
jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses personnages à une certaine période de leur existence
et les conduira, par des transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera de cette
façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence des circonstances environnantes,
tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on
se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts
bourgeois, les intérêts d'argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques.
L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion ou dans le charme, dans un
début attachant ou dans une catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit des petits
faits constants* d'où se dégagera le sens définitif de l'œuvre. S'il fait tenir dans trois cents pages
dix ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous les êtres qui l'ont entourée, sa
signification particulière et bien caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus
événements innombrables et quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d'une
façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants
et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d'ensemble.
On comprend qu'une semblable manière de composer, si différente de l'ancien procédé
visible à tous les yeux, déroute souvent les critiques, et qu'ils ne découvrent pas tous les fils si
minces, si secrets, presque invisibles, employés par certains artistes modernes à la place de la
ficelle unique qui avait nom : l'Intrigue.

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Lecture méthodique
➢ Quelles sont les caractéristiques des deux façons de composer un roman analysées par
Maupassant ?
➢ Lequel des deux types d’art romanesque vous semble le plus «vrai» ? Argumentez !

Bibliographie critique:
Becker, Colette, Lire le réalisme et le naturalisme, Paris, Armand Colin, 2008.
Carlier, Marie-Caroline et al., Itinéraires littéraires. XIXe siècle, Paris, Hatier, 1990.
Deshusses, Pierre et al., Dix siècles de littérature française, t. 2, Paris, Bordas, 1984.
Doucey, Bruno et al., Littérature. Textes et méthode, Paris, Hatier, 1996.
Hamon, Philippe, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993.
Heitmann, Klaus, Realismul francez de la Stendhal la Flaubert, Bucureşti, Editura Univers, 1983.
Ion, Angela (coord.), Histoire de la littérature française, Bucureşti, Editura Didactică şi pedagogică,
1982
Van Tieghem, Philippe, Marile doctrine literare în Franţa, Bucureşti, Univers, 1979.

31
Honoré de Balzac (1799-1850)

Né à Tours dans un milieu bourgeois, Honoré de Balzac vient à Paris en 1814 avec sa
famille. En 1819, après des études de droits, il refuse de devenir notaire. Intéressé d’abord par la
philosophie, il se voue ensuite à la littérature, seul moyen d’acquérir la richesse et la célébrité
dont il rêve.
La carrière littéraire ne démarre pas facilement. Pour vivre, il écrit des romans à la mode,
sous différents pseudonymes. En même temps, il découvre et observe la société parisienne, tout
en s’initiant à la vie mondaine. En 1821, Balzac rencontre Mme de Berny, femme nettement plus
âgée que lui, qui sera pour lui plus qu’une maîtresse, une initiatrice, une conseillère et un appui :
grâce en partie à son aide financière, il se lance dans les affaires, fondant une maison d’édition et
une entreprise de fonderie qui échoueront lamentablement, le plongeant dans un cycle infernal
de dettes (1828).
Le succès littéraire se fait attendre jusqu’en 1829, date de la publication de La Physiologie
du mariage. Un peu plus tard, il fait publier La Peau de chagrin (1830). Dès lors sa vie est
entièrement dominée par une production littéraire intense. Le succès valut à l’auteur des lettres
de ses admiratrices. Parmi elles, «l’Étrangère» Ève Hanska, comtesse russe d’origine polonaise
dont Balzac s’éprit par correspondance avant de la rencontrer. Après la mort du comte Hanski, les
deux amants s’épouseront (3 mois avant la mort de Balzac). L’écrivain infatigable accumule des
récits qu’il groupera sous le nom d’Études de mœurs, classées en Scènes de la vie de province et
en Scènes de la vie parisienne. C’est avec Le Père Goriot (1835) que l’écrivain conçoit l’idée de
faire réapparaître certains de ses personnages dans différents romans (le procédé du retour des
personnages). Ses textes acquièrent ainsi une unité.
Harcelé par les éditeurs, Balzac écrit vite et presque sur commande mais c’est un artiste
exigeant : il rature et corrige jusqu’à dix épreuves avant d’en autoriser l’impression. La célébrité
de l’écrivain ne parvient pourtant pas à rétablir sa situation financière catastrophique. Il vit
comme un dandy mais doit se cacher pour échapper à ses créanciers. Les années 1835-1840
furent cependant les plus productives de sa carrière. Il compose ses grands romans (Illusions
perdues, César Birotteau) et signe en 1841 un contrat pour la publication de toutes ses œuvres
sous le titre La Comédie humaine. Des crises fréquentes de fatigue cérébrale, d’étouffements de
palpitations entraîneront sa mort prématurée, le 18 août 1850.

L’œuvre littéraire
Poussé par des inspirations littéraires mais aussi par un besoin d’argent chronique, Balzac a publié
90 romans et nouvelles, 30 contes et 5 pièces de théâtre. Balzac a créé un univers de personnages

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qu’il voulait organiser pour brosser un tableau complet et fidèle de son époque. En 1837, il
commence à parler de ses Études sociales, vaste cycle de romans, qui deviendra par la suite La
comédie humaine. Ce tableau complet de la société française comprend trois séries :

Les études analytiques


Une seule œuvre est importante : La Physiologie du mariage (1829)

Les études philosophiques


Balzac était convaincu qu’une vie vouée à la passion, au plaisir, à une occupation intellectuelle
intense ravage l’homme autant que le vice et la douleur. Chacun doit choisir donc entre une vie
frénétique et passionnante qui l’use et une vie calme qui l’ennuie mais ménage ses forces. Cette
idée est exprimée dans les romans La peau de chagrin (1831) et La recherche de l’absolu (1834),
Louis Lambert (1832) et Séraphita (1855), romans mystiques. Balzac était partagé entre la
confiance dans le progrès et un penchant très net pour l’occultisme et le mystère. Il croyait à
l’existence des forces surnaturelles et à la télépathie. Les études philosophiques sont, dans une
large mesure, autobiographiques.

Les études de mœurs


Ce sont des œuvres plus réalistes où la description du détail joue un rôle essentiel. Les études de
mœurs sont divisées en différentes scènes selon le lieu de l’action :
Scènes de la vie privée Le Père Goriot (1834)
Scènes de la vie de province Eugénie Grandet (1833)
Illusions perdues (1837-1843)
Scènes de la vie parisienne Splendeurs et misères des courtisanes (1839)
Le cousin Pons (1847)
La cousine Bette (1846)
Scènes de la vie politique Une ténébreuse affaire (1841)
Un épisode sous la terreur (1830)
Scènes de la vie militaire Les chouans (1829)
Une passion dans le désert (1830)
Scènes de la vie de campagne Le médecin de campagne (1833)
Le curé de village (1839)
Le lys dans la vallée (1835)

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La Comédie humaine est un ensemble de thèmes et de genres littéraires très variés, mais
bien composé. Dans un premier temps, l’œuvre est centrée autour des thèmes mystiques ; les
personnages rêvent de se rapprocher de Dieu, de l’Absolu. Balzac se tourne ensuite vers une
conception réaliste de l’art littéraire. Le réalisme demande une bonne dose d’imagination et des
dons d’observation particuliers. C’est là que réside le talent de Balzac.
Les romans balzaciens sont de vraies constructions, ils présentent une organisation
presque toujours identique : une exposition lente, minutieuse, souvent descriptive, est suivie
d’une crise brutale, où les passions se débrident au cours de scènes spectaculaires ou violentes.
Dans l’œuvre balzacienne, le cadre est toujours nommé et même minutieusement décrit.
Souvent, l’action se déroule dans de petites villes de province où la mesquinerie et les rivalités
entre personnes sont dissimulées. Les romans qui se déroulent à Paris nous introduisent dans les
milieux du pouvoir, du capitalisme et de la presse où les intrigues, la corruption sont à l’ordre du
jour. La description du décor est d’une précision extrême. Balzac ne se contentait pas de
prospecter les lieux, il a aussi consulté des plans de ville et analysé des documents géographiques.
Il y a une vraie symbiose entre les personnages et le décor où ils vivent.
Partant de l’idée que la société ressemble à la nature par sa composition et son
organisation, l’écrivain se propose d’étudier les espèces sociales comme les naturalistes étudient
les espèces animales. Chacun de ces types est un représentant très particulier d’un milieu, d’une
couche sociale, d’un groupe professionnel. Chacun porte les traits communs du milieu, chacun est
personnalisé par ses défauts, des manies, des tics. Ce qui caractérise les personnages de Balzac,
c’est leur extraordinaire vitalité et la fixation de leur esprit sur une idée obsessionnelle. Cette
vitalité est le plus souvent négative, quand il s’agit de l’ambition démesurée de Rastignac par
exemple. Mais il arrive que les personnages de Balzac soient bons : le cousin Pons est animé d’une
telle bonté qu’il ne remarque même pas le mépris dont il est l’objet. Les êtres n’ayant pas de
personnalité nettement tranchée sont rejetés au second plan et ont le même rang que les
éléments de décor. Balzac privilégie donc nettement les personnages qui sont dans une certaine
mesure ses propres doubles. Pour peindre la vie de la société du XIXe siècle, Balzac devait rendre
le foisonnement et la mobilité du réel. C’est pour cela qu’il emploie le procédé du retour des
personnages. Les personnages «reparaissants» circulent dans La Comédie humaine. Le lecteur les
surprend sous diverses facettes, dans différentes sphères sociales, à différents âges de leur vie.
Cette récurrence assure l’unité du monde balzacien : elle relie les romans entre eux et donne
l’illusion d’un univers familier.
Dans l’ensemble, la vision balzacienne du monde est pessimiste. Ses héros incarnent
rarement la vertu et la bonté. Le monde selon Balzac est celui du crime. Il fait un portrait sombre
de l’époque comprise entre la Révolution de 1789 et la monarchie de Juillet. C’est aussi un

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portrait très complet qui couvre toute la hiérarchie sociale, de la petite bourgeoisie provinciale
aux grands milieux d’affaires parisiens, en passant par l’armée. Il s’attaque en particulier au
journalisme (milieu que Balzac a connu lorsqu’il était libraire et imprimeur) et à la bureaucratie.
Les représentants de ces diverses couches sociales sont tous plus ou moins corrompus par la soif
de pouvoir et surtout par l’argent. La société mise en place dans la Comédie humaine est un lieu
de conflits où s’affrontent les intérêts. Balzac la compare souvent à une jungle où les victimes sont
dévorées sans pitié. Cette société sans cœur consacre le triomphe de l’égoïsme et l’élimination
des purs. Le drame peut naître de l’anachronisme (un homme vit dans un monde où il ne trouve
pas sa place), du déracinement social (l’homme méprisé parce qu’il n’a pas d’argent ou parce qu’il
n’appartient pas à une certaine classe, l’inadapté qui perd ses illusions).
Le style de Balzac est, pour une grande part, descriptif. Convaincu qu’il existe des
relations imperceptibles entre les êtres et la matière, l’écrivain décrit avec une extrême minutie
dans le détail : la phrase est donc longue, la syntaxe souvent complexe. Le langage est à la
hauteur de ses ambitions. Le vocabulaire est très vivant et coloré. Vautrin ne s’exprime pas
comme le père Goriot, les soldats et les paysans utilisent les mots de leur univers quotidien.
Malgré certains passages maladroits ou fautes de langues, dus à la vitesse de la rédaction, l’œuvre
romanesque de Balzac est animée par une extraordinaire puissance dans l’expression et les idées.
Les échos biographiques se retrouvent dans toute la Comédie humaine, dans la mesure où de
nombreux livres balzaciens peuvent être considérés comme des romans d’apprentissage. Si Balzac
partage avec les romantiques le goût de l’histoire, de l’autobiographie et du mystère, l’intérêt
pour les désirs et les passions humaines, il se caractérise toutefois par une volonté et une manière
nouvelles d’expliquer et de représenter la réalité historique et sociale. Fondé sur l’observation et
l’analyse, son travail créateur s’appuie également sur son intuition et son imagination. Ainsi,
Balzac «invente le vrai». Le réalisme ne signifie pas pour Balzac la reproduction fidèle de la réalité.
L’écrivain transfigure et stylise le réel pour construire son propre univers. Pénétrant avec acuité et
subtilité la réalité, Balzac la dépasse pour la remodeler selon les exigences de ses visions, de son
idéologie et de ses propres mythes. Le monde de Balzac est un monde codé ; tout y est signe : le
vêtement révèle l’être ; le langage trahit l’appartenance sociale.
Le narrateur balzacien est objectif, omniscient, omniprésent et tout-puissant. Il a une idée claire
et systématique de l’œuvre qu’il va écrire.
Le Père Goriot (1834) connut dès sa parution un immense succès. Il fut la même année
adapté à la scène par deux fois. Ce livre occupe pour plusieurs raisons une place centrale dans
l’œuvre et la carrière de Balzac :
- il constitue, avec Eugénie Grandet, la première évocation conjointe d’un milieu particulier
et d’une passion dévorante ;

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- il rend possible, par sa structure, l’alliance du roman sentimental (Goriot et ses filles) et
du roman d’aventures (Vautrin et Rastignac) ;
- il est à l’origine du «retour systématique des personnages». Madame de Beauséant,
Nucingen, et surtout Vautrin et Rastignac apparaissent, réapparaissent ou se préparent à
devenir des figures majeures d’autres romans, notamment des Illusions perdues et
Splendeurs et misères des courtisanes.
Eugène de Rastignac, jeune homme noble mais pauvre, arrive à Paris pour y faire des
études de droit et y chercher la gloire et le pouvoir. Contraint de loger dans une pension
pitoyable, il y côtoie différents personnages : Mme Vauquer, la patronne, Mlle Michonneau, M.
Poiret, Victorine Taillefer et surtout Vautrin, une force de la nature au comportement étrange, et
Goriot, un vieillard mystérieux. Mme de Beauséant, sa cousine qui l’introduit dans la haute
société, lui révèle le secret de Goriot : pour le bonheur et l’aisance de ses deux filles, Anastasie
devenue Mme de Restaud et Delphine qui a épousé le banquier Nucingen, cet ancien fabricant de
pâtes s’est ruiné et se trouve condamné à la misère, dans l’indifférence de ses deux filles. Escroc
cynique et récidiviste, Vautrin tente de persuader Rastignac, dont il devine l’ambition, d’épouser
Mlle Taillefer, riche orpheline, tandis que lui se chargerait de faire disparaître son frère, dernier
obstacle au partage de l’héritage fabuleux. Fasciné mais réservé, le jeune homme préfère cultiver
ses conquêtes mondaines. Ancien forçat, Vautrin sera finalement arrêté par la police. Quant au
père Goriot, ce «Christ de la paternité», délirant et blessé à mort par l’ingratitude de ses filles,
rend l’âme dans les bras de Rastignac qui conduira seul son cercueil au Père-Lachaise. Au retour
du cimetière, le jeune homme, tirant les leçons d’une telle «initiation», lance à Paris un défi
conquérant, décidant d’abandonner tout principe moral afin de gravir l’échelle sociale et de
s’enrichir.
Considéré comme la cellule-mère de La Comédie humaine, le roman exploite les thèmes
fondamentaux de l’univers balzacien : le thème de la paternité, Paris-enfer, le drame de l’argent.
Le Père Goriot est d’abord le drame d’un homme à passion, Goriot, victime de son idolâtrie pour
ses filles. À côté de cette passion, se développe chez le jeune Rastignac la crise de la puberté
sociale : choix dramatique des moyens de parvenir à une vie brillante. Ce roman est également le
kaléidoscope de Paris, l’enfer dans lequel est jeté l’ambitieux Rastignac.
D’une ambition littéraire dévorante, Balzac a consacré toute sa vie à une œuvre
gigantesque (90 romans et nouvelles, 2000 personnages) qui a épuisé ses forces intellectuelles et
physiques. Il a été l’auteur français le plus productif du XIXe siècle. Il a renouvelé la conception du
roman en lui donnant le caractère d’une étude scientifique de la société. Balzac a voulu être aussi
grand que Napoléon en se lançant à lui-même ce défi : «Ce qu’il a entrepris par l’épée, je
l’accomplirai par la plume». Aucune analyse du genre romanesque ne peut négliger son œuvre.

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Au XIXe siècle, le roman balzacien s’impose comme modèle du roman français. Ses
caractéristiques sont :
1. la vision omnisciente. Le monde romanesque est créé par un romancier tout-puissant, qui
est comme un véritable Dieu par rapport à son univers. Ses pouvoirs sont absolus : il est
omniprésent et omniscient. Il a une idée très claire et systématique de l’œuvre qu’il est en train
de créer.
2. Dans les romans balzaciens, se mêlent la réalité et l’imagination. Le modèle balzacien
impose un certain rythme, une certaine structure du roman. Les personnages et les cadres y sont
décrits avec beaucoup de détails et chaque fois, la description et les portraits arrêtent la marche
en avant du récit. La narration balzacienne se construit comme un habile enchevêtrement de
pauses descriptives, de scènes (qui permettent la présentation du personnage en action), de
récits-résumés (qui condensent des périodes plus ou moins longues de la vie des personnages) et
d’ellipses (il y a des périodes de la vie des personnages qui sont passées sous silence).

Textes

Balzac, Le Père Goriot


(extraits)

— Je veux mes filles ! je les ai faites ! elles sont à moi, dit-il en se dressant sur son séant, en
montrant à Eugène une tête dont les cheveux blancs étaient épars et qui menaçait par tout ce qui
pouvait exprimer la menace.
— Allons, lui dit Eugène, recouchez-vous, mon bon père Goriot, je vais leur écrire. Aussitôt que
Bianchon sera de retour, j’irai si elles ne viennent pas.
— Si elles ne viennent pas ? répéta le vieillard en sanglotant. Mais je serai mort, mort dans un
accès de rage, de rage ! La rage me gagne ! En ce moment, je vois ma vie entière. Je suis dupe!
elles ne m’aiment pas, elles ne m’ont jamais aimé ! cela est clair. Si elles ne sont pas venues, elles
ne viendront pas. Plus elles auront tardé, moins elles se décideront à me faire cette joie. Je les
connais. Elles n’ont jamais rien su deviner de mes chagrins, de mes douleurs, de mes besoins, elles
ne devineront pas plus ma mort elles ne sont seulement pas dans le secret de ma tendresse. Oui, je
le vois, pour elles, l’habitude de m’ouvrir les entrailles a ôté du prix à tout ce que je faisais. Elles
auraient demandé à me crever les yeux, je leur aurais dit : "Crevez-les !" Je suis trop bête. Elles
croient que tous les pères sont comme le leur. Il faut toujours se faire valoir. Leurs enfants me
vengeront. Mais c’est dans leur intérêt de venir ici. Prévenez-les donc qu’elles compromettent leur
agonie. Elles commettent tous les crimes en un seul. Mais allez donc, dites-leur donc que, ne pas

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venir, c’est un parricide ! Elles en ont assez commis sans ajouter celui-là. Criez donc comme moi :
"Hé, Nasie ! hé, Delphine ! venez à votre père qui a été si bon pour vous et qui souffre !" Rien,
personne. Mourrai-je donc comme un chien ? Voilà ma récompense, l’abandon. Ce sont des
infâmes, des scélérates ; je les abomine, je les maudis, je me relèverai, la nuit, de mon cercueil
pour les remaudire, car, enfin, mes amis, ai-je tort ? Elles se conduisent bien mal ! hein ? Qu’est-ce
que je dis ? Ne m’avez-vous pas averti que Delphine est là ? C’est la meilleure des deux. Vous êtes
mon fils, Eugène, vous ! aimez-la, soyez un père pour elle. L’autre est bien malheureuse. Et leurs
fortunes ! Ah, mon Dieu ! J’expire, je souffre un peu trop ! Coupez-moi la tête, laissez-moi
seulement le cœur.
— Christophe, allez chercher Bianchon, s’écria Eugène épouvanté du caractère que prenaient les
plaintes et les cris du vieillard, et ramenez-moi un cabriolet.
— Je vais aller chercher vos filles, mon bon père Goriot, je vous les ramènerai.
— De force, de force ! Demandez la garde, la ligne, tout ! tout, dit-il en jetant à Eugène un dernier
regard où brilla la raison. Dites au gouvernement, au procureur du roi, qu’on me les amène, je le
veux !

Lecture méthodique
➢ En étudiant les temps verbaux, les indices de subjectivité et les champs lexicaux,
précisez en quoi consiste le caractère dramatique du fragment ci-dessus.
➢ Quels sont les différents sentiments et attitudes du père Goriot agonisant ?

Cette pièce, assez mal planchéiée, est lambrissée à hauteur d'appui. Le surplus des parois est
tendu d'un papier verni représentant les principales scènes de Télémaque, et dont les classiques
personnages sont coloriés. Le panneau d'entre les croisées grillagées offre aux pensionnaires le
tableau du festin donné au fils d'Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans, cette peinture excite les
plaisanteries des jeunes pensionnaires, qui se croient supérieurs à leur position en se moquant du
dîner auquel la misère les condamne. La cheminée en pierre, dont le foyer toujours propre atteste
qu'il ne s'y fait de feu que dans les grandes occasions, est ornée de deux vases pleins de fleurs
artificielles, vieillies et encagées, qui accompagnent une pendule en marbre bleuâtre du plus
mauvais goût. Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu'il faudrait
appeler l'odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est
humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d'une salle où l'on a dîné ; elle pue le
service, l'office, l'hospice. Peut-être pourrait-elle se décrire si l'on inventait un procédé pour
évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes qu'y jettent les atmosphères catarrhales et sui
generis de chaque pensionnaire, jeune ou vieux. Eh bien ! malgré ces plates horreurs, si vous le

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compariez à la salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et parfumé
comme doit l'être un boudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut jadis peinte en une couleur
indistincte aujourd'hui, qui forme un fond sur lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à
y dessiner des figures bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes
échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d'assiettes en porcelaine épaisse, à
bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est placée une boîte à cases numérotées qui sert
à garder les serviettes, ou tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces
meubles indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de la civilisation
aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucin qui sort quand il pleut, des gravures
exécrables qui ôtent l'appétit, toutes encadrées en bois verni à filets dorés; un cartel en écaille
incrustée de cuivre; un poêle vert, des quinquets d'Argand où la poussière se combine avec l'huile,
une longue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu'un facétieux externe y écrive son
nom en se servant de son doigt comme de style, des chaises estropiées, de petits paillassons piteux
en sparterie qui se déroule toujours sans se perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à
trous cassés, à charnières défaites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce mobilier
est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en
faire une description qui retarderait trop l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne
pardonneraient pas. Le carreau rouge est plein de vallées produites par le frottement ou par les
mises en couleur. Enfin, là règne la misère sans poésie; une misère économe, concentrée, râpée. Si
elle n'a pas de fange encore, elle a des taches; si elle n'a ni trous ni haillons, elle va tomber en
pourriture.

Lecture méthodique
➢ Repérez les éléments qui définissent ce type de discours et les caractéristiques du
réalisme.
➢ Quelles sont les perceptions auxquelles le narrateur fait appel lorsqu’il décrit la pension
Vauquer ? Relevez les champs lexicaux et les verbes correspondants.
➢ Que révèle le cadre à l’égard de la condition sociale des personnages qui y habitent ?

Bibliographie critique:
Barbéris, Pierre, Balzac : une mythologie réaliste, Paris, Librairie Larousse, 1971.
Barbéris, Pierre, Le Père Goriot de Balzac : écriture, structures, significations, Paris, Librairie
Larousse, 1972.
Billy, André, Balzac, Paris, Club des Editeurs, 1959.
Butor, Michel, Répertoire I, Paris, Minuit, 1960.

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Carlier, Marie-Caroline et al., Itinéraires littéraires. XIXe siècle, Paris, Hatier, 1990.
Deshusses, Pierre et al., Dix siècles de littérature française, t. 2, Paris, Bordas, 1984.
Ion, Angela, Honoré de Balzac, Bucureşti, Editura Enciclopedică Română, 1974.
Marceau, Félicien, Balzac et son monde, Paris, Gallimard, 1970.
Maurois, André, Prometeu sau viata lui Balzac, Bucureşti, Univers, 1972.
Picon, Gaëtan, Balzac, Paris, Seuil, 1979.
Zélicourt, Gaston de, Le monde de la “Comédie humaine” : clefs pour l'œuvre romanesque de
Balzac, Paris, Seghers, 1979.

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Stendhal (1783-1842)

Admirateur fervent de Napoléon et amoureux de l’Italie, Stendhal ne connut la gloire


qu’après sa mort. Sa vie fut une quête passionnée du bonheur. Henri Beyle, dit Stendhal, naît à
Grenoble, dans les Alpes, dans une famille bourgeoise à l’esprit rétrograde. Son enfance n’est pas
heureuse. Il perd sa mère assez tôt et se révolte contre sa famille. De son enfance solitaire et
studieuse, il ne conservera que le souvenir d’une odieuse «tyrannie», exercée par son père et son
précepteur. Ce refus de la cellule familiale se traduira plus tard par un rejet de deux autres
institutions : la religion et la monarchie. De 1796 à 1799, il poursuit des études de mathématiques
qu’il abandonne avant l’examen, rêvant d’une vie passionnée et agitée.
En 1800, il est sous-lieutenant dans l’armée d’Italie. La beauté de ce pays le marque
profondément : il y découvre la musique et l’amour, qui resteront pour lui les composantes
indissociables du bonheur. Quant à sa carrière militaire, c’est l’échec. Il s’ennuie et, en 1802, il
s’installe à Paris où il projette «d’écrire des comédies comme Molière». En effet, c’est à cette
époque qu’il se lance dans les activités d’écrivain ; il rédige notamment son Journal (à partir de
1801). Le succès ne venant pas, Stendhal regagne l’armée en 1806 en tant qu’intendant ; il
découvre ainsi l’Allemagne, l’Autriche et la Russie. Sa carrière militaire prend fin avec la chute de
Napoléon en 1814. Ensuite, il s’installe à Milan, où il commence à écrire, en particulier une Vie de
Napoléon, inachevée. Stendhal rencontre Métilde Dembrowski, la femme qui comptera le plus
dans sa vie. L’essai Rome, Naples et Florence (1817) est la première œuvre signée de son nom
d’artiste, Stendhal.
Expulsé d’Italie, en 1821, pour ses idées jugées trop démocratiques, il revient à Paris où il
essaie de briller dans les salons littéraires et de mener une vie d’artiste. En 1822, il publie De
l’amour, un essai qui laisse deviner l’influence des idéologues (philosophes français qui accordent
une grande importance à l’analyse psychologique). Parallèlement, il se sent attiré par l’art
romantique et écrit Racine et Shakespeare (1823). Son premier roman d’analyse, Armance, reste
méconnu. C’est sa deuxième tentative dans ce genre qui, avec Le rouge et le noir (1830), lui
apporte la gloire.
Obligé par sa situation financière modeste, Stendhal retourne en Italie. Il est nommé
consul à Trieste et ensuite à Civita Vecchia. En 1834, il écrit son roman Lucien Leuwen, œuvre qui
reste inachevée, ainsi que Souvenirs d’égotisme et la Vie de Henry Brulard. En 1836, Stendhal
rentre à Paris où il écrit La chartreuse Parme (1839). Revenu à Civita Vecchia, il commence son
dernier roman, Lamiel. Il meurt en 1842 à Paris d’une crise d’apoplexie qui le frappe en pleine rue.
Comme ses principales œuvres sont en grande partie autobiographiques, il est facile de
juger le caractère de Henri Beyle. Dans la Vie de Henry Brulard, souvenirs posthumes, il nous

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apprend que la nature lui a donné des «nerfs délicats et la peau sensible d’une femme». La mort
précoce de sa mère et l’éducation rude et autoritaire de son père ont éveillé en lui une passion
pour la tendresse et une sorte de romantisme. Cette sensibilité liée à un tempérament passionné
trouve son épanouissement au contact du théâtre et de la musique de Cimerosa et de Mozart. Il
est, en même temps, un penseur qui a un penchant pour les analyses, les explications
psychologiques. Il déteste les comportements artificiels, les conventions, qui sont pour lui
synonymes de la bêtise de la société monarchique. Stendhal est toujours à la recherche du
bonheur, qui devient un devoir également pour ses héros. Cet épicurisme (profiter de l’instant
qui passe et en extraire toutes les joies possibles) nécessite une concentration sur le moi, un
certain égotisme, qui est une tendance parfois excessive à ne parler que de soi, à décrire et
analyser ses états d’âme. Cette attitude implique une sincérité totale envers soi-même. L’âme qui
cherche la gloire et l’amour est au centre de toute action. Pour surmonter obstacles et difficultés,
le héros stendhalien doit faire preuve d’une énergie peu commune, la «vertu» (Stendhal utilisait
le terme italien de virtù). Le beylisme s’affirme donc comme un art de vivre où la chasse au
bonheur et aux plaisirs s’allie au courage, aux dangers affrontés, en dehors de toute considération
morale autre que celle de triompher et de vivre selon les élans de son cœur.
Ces idées sont proches du romantisme, mais Stendhal en modifie la définition : bien
qu’étant à la recherche de l’amour, de la passion, il reste lucide, réaliste, refusant de se laisser
emporter par les émotions. Il faut voir là l’influence des idéologues. D’après ses propres termes,
«trop de sensibilité empêche de juger».

Principales œuvres :
De l’amour (1822)
Le livre, écrit pour Métilde Dembrowski, se présente comme «une description détaillée et
minutieuse de tous les sentiments qui composent la passion nommée amour». Le premier volume
est une approche très scientifique de l’amour. Stendhal distingue quatre sortes d’amours
possibles : l’amour -passion, l’amour-goût, l’amour physique et l’amour- vanité. L’éveil de l’amour
comporte sept phases, dont la plus importante est la «cristallisation». Comme une branche
d’arbre que l’on jette dans les mines de sel et à laquelle s’accrochent des milliers de cristaux, celui
qui aime attribue mille qualités à l’être aimé. Le deuxième volume est un tableau de l’amour selon
la mentalité et le tempérament de chaque peuple. Constituant une histoire et une géographie de
l’amour, le livre s’achève par le portrait de deux amoureux célèbres : Werther et Dom Juan. De
l’amour, que Stendhal considérait comme son ouvrage principal, fut son plus grand échec : il ne
s’en vendit qu’une vingtaine d’exemplaires ! Le livre demeure toutefois un témoignage capital

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pour comprendre Stendhal, pour apprécier sa finesse psychologique, pour pénétrer l’âme de ses
personnages.

Le Rouge et le Noir (1830)


Premier chef-d’œuvre de Stendhal, le livre n’eut guère de succès à son époque. Ce roman
est pourtant très représentatif de l’idéologie stendhalienne et de son art romanesque.
Monsieur de Rênal, maire de Verrières, petite ville de province, engage pour l’éducation
de ses enfants un jeune précepteur d’origine humble, Julien Sorel. Celui-ci, qui admire Napoléon,
hésite entre une carrière dans l’armée (symbolisée par le rouge de l’uniforme militaire) ou dans
l’église (le noir). Cette dernière étant plus prometteuse, l’ambitieux Julien s’y engage. Par désir de
conquête, il tente de séduire Madame de Rênal et y parvient. Pour éviter le scandale, il doit partir
au séminaire de Besançon. Un hasard le fait nommer secrétaire du marquis de la Mole, à Paris.
Julien méprise ce lieu aristocratique et, par vengeance, il séduit Mathilde, la fille du marquis.
Mme de Rênal le dénonce alors dans une lettre comme un dangereux séducteur. Blessé dans son
orgueil, Julien retourne à Verrières et tire deux coups de feu sur Mme de Rênal. Condamné à
mort, il est décapité. Mme de Rênal meurt trois jours après lui.
Ce livre, qui retrace l’itinéraire d’un jeune homme dans la société, s’inscrit dans la lignée
des romans d’apprentissage. Il est l’occasion d’une double étude : celle d’une évolution
individuelle, marquée par le conflit permanent entre l’ambition et la sensibilité ; celle d’une
société qui défend ses valeurs et ne laisse guère d’espoir à qui n’a pas la chance d’être «bien né».
Le double conflit qu’affronte le héros – lutte contre lui-même, lutte contre la société qui le refuse
– constitue un puissant moteur romanesque. Il fait du roman une étude psychologique subtile et
un tableau social très révélateur. La première édition du roman portait un titre significatif : Le
Rouge et le Noir, une chronique du XIXe siècle. Le thème de l’ambitieux qui ne réussit pas
correspond à une constatation historique : après la chute de Napoléon, modèle vénéré de
beaucoup des jeunes gens nés avec le siècle, la voie de la réussite sociale semble fermée à ceux
qui sont de naissance obscure. Leur valeur, leur obstination, leur volonté ne peuvent venir à bout
des obstacles que la société dresse devant eux.
Cette société organisée et fermée apparaît à travers deux tableaux successifs qui
correspondent à la structure du roman : Verrières et Paris. La description de la petite ville de
Verrières permet une analyse historique et sociologique des milieux provinciaux. Stendhal y
étudie avec un regard aigu et critique les rivalités, les ambitions, les mesquineries qui font la vie
quotidienne d’un univers provincial. La deuxième partie du roman est consacrée à l’aristocratie
parisienne, figée, et repliée sur son respect des valeurs prérévolutionnaires.

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Julien Sorel est aussi le porte-parole et le double de son créateur, qui fait passer à travers
son enthousiasme et sa sensibilité une grande part de sa personnalité. Les échos de la vie
personnelle et des choix de Stendhal y sont nombreux : admiration pour Napoléon, soif de
réussite, observation perspicace du monde, profond désir d’être heureux, la «virtù», force
rayonnante qui permet l’action et porte aux comportements les plus risqués. Sous l’influence de
cette force, Julien se crée des devoirs simplement pour se contraindre à les exécuter, par fidélité
au personnage fort et napoléonien qu’il aimerait être.
Julien est un personnage d’une grande complexité psychologique, déchiré entre une
puissante volonté de réussir, la certitude de sa propre valeur et une sensibilité qui le rend
vulnérable. Cette complexité est rendue par une grande variété de modes d’écriture romanesque.
Des différentes formes du récit, l’auteur passe à celles du discours, en y ajoutant parfois des
interventions personnelles.

La chartreuse de Parme (1839)


Fabrice del Dongo, jeune noble milanais, a combattu dans les rangs de l’armée
napoléonienne. Après la défaite de Waterloo, la duchesse Sanseverina, sa tante, le protège contre
le comte Mosca et use de toute son influence pour lui ouvrir une carrière ecclésiastique. Fabrice
pourrait ainsi devenir archevêque de Parme, mais les ennemis du comte Mosca le retiennent
prisonnier dans une forteresse. C’est là qu’il rencontre la fille du gouverneur, Clélia Conti, dont il
tombe éperdument amoureux. La duchesse le sauve une deuxième fois : elle fait empoisonner le
prince de Parme et Fabrice peut s’enfuir de prison. Sous le nouveau gouvernement, rien ne
semble empêcher sa carrière, mais le destin est contre lui : lors de la naissance de son fils, Clélia
meurt et Fabrice se retire dans la Chartreuse de Parme où il vivra encore un an avant de mourir.
L’histoire du jeune Fabrice del Dongo, tragique comme celle de Julien Sorel, est une
succession de péripéties romanesques qui donnent aux personnages le charme lumineux et
magique des êtres créés par une imagination poétique. Dans son itinéraire, qui ressemble à une
quête chevaleresque, les lieux et les êtres prennent une valeur symbolique.
L’Italie est pour Stendhal le pays de la liberté, de l’héroïsme ; néanmoins, dans le portrait
qu’il nous brosse, critique et admiration sont mêlées : c’est l’intrigue et la corruption qui règnent
dans cette petite cour. D’un autre côté, l’écrivain admire chez les Italiens leur fierté, la résistance
qu’ils témoignent face à l’occupation par Napoléon.

Art et style romanesque :


Si Stendhal s’identifie à ses héros, à leurs rêves de puissance, à leurs ambitions, il ne faut
pas pourtant voir en lui un romancier romantique, car il attache beaucoup d’importance à la

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vraisemblance de ses romans. Le cadre historique et géographique est souvent très précis. La
plupart de ses livres s’inspirent d’événements authentiques.
Le style de Stendhal renforce cette impression de réalisme. L’écrivain refuse l’emphase et
les épanchements du style romantique. Il affirme qu’avant d’écrire, il s’imposait de lire quelques
pages du Code civil pour s’imprégner d’un style sec et logique. Il n’hésite pas à juger ses
personnages et même à se moquer d’eux quand ils deviennent trop sentimentaux. Le style de
Stendhal est le résultat d’une synthèse intéressante : une grande simplicité et une grande
spontanéité (il travaillait très vite et modifiait rarement ce qu’il avait écrit). Chez lui,
l’accumulation des «petits faits», qui crée un véritable art du raccourci, est privilégié au détriment
des longs commentaires. On ne rencontre donc pas, chez Stendhal, de grands tableaux décrivant
le décor de l’action, comme chez Balzac. Refusant de donner une simple photographie du réel,
l’auteur ne retient que le typique. Le roman stendhalien retrace à la fois une monographie
psychologique et une fresque socio-historique.
La réalité est souvent perçue par les yeux du personnage. Dans Le Rouge et le Noir, par
exemple, le lecteur ne connaît du séminaire de Besançon ou de Paris que ce que Julien y voit.
Dans La Chartreuse de Parme, la bataille de Waterloo est vue selon la perspective restreinte,
subjective et un peu chaotique du personnage. Par rapport à l’omniscience du romancier de type
balzacien, nous avons ici une limitation de la perspective (champ de vue), ce qui équivaut à une
petite révolution littéraire. Stendhal ne se comporte pas en romancier démiurge, omniscient et
omniprésent. Le «réalisme subjectif» qu’il pratique augmente l’«illusion du vrai».
Le roman stendhalien présente une alternance constante de registres narratifs : style
indirect, style indirect libre, dialogue, monologue intérieur (le flux de la conscience), commentaire
narratorial, etc. Le monologue intérieur (écriture qui utilise la première personne et le présent),
procédé narratif moderne presque inventé par Stendhal, est employé souvent par le romancier,
constituant le noyau de l’analyse psychologique. L’écriture stendhaliene est un mélange
intéressant de digressions, retours en arrière, sauts temporels, parenthèses, espaces blancs, qui
illustrent les mouvements de la conscience.
Stendhal représente une direction romanesque parallèle à celle représentée par Balzac,
se révélant plus moderne que cette dernière. Il impose une conception très exigeante du roman,
caractérisée par la vraisemblance des faits racontés, la finesse de l’analyse psychologique et un
style très pur.

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Textes

Stendhal, Le Rouge et le Noir


(extraits)

Il abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la présence de Mme de
Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire, il décida qu'il fallait absolument qu'elle
permit ce soir-là que sa main restât dans la sienne.
Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif fit battre le coeur de Julien d'une
façon singulière. La nuit vint. Il observa avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la
poitrine, qu'elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très
chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu'elles
faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines
âmes délicates, semble augmenter le plaisir d'aimer.
On s'assit enfin, Mme de Rênal à côté de Julien, et Mme Derville près de son amie.
Préoccupé de ce qu'il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.
«Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra?» se dit Julien,
car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l'état de son âme.
Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne
désira-t-il pas voir survenir à Mme de Rênal quelque affaire qui l'obligeât de rentrer à la maison et
de quitter le jardin! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix
ne fût pas profondément altérée, bientôt la voix de Mme de Rênal devint tremblante aussi, mais
Julien ne s'en aperçut point. L'affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible,
pour qu'il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner
à l'horloge du château sans qu'il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit: «Au
moment précis où dix heures sonneront, j'exécuterai ce que, pendant toute la journée je me suis
promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle.»
Après un dernier moment d'attente et d'anxiété, pendant lequel l'excès de l'émotion
mettait Julien comme hors de lui dix heures sonnèrent à l'horloge qui était au-dessus dé sa tête.
Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un
mouvement physique.
Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main, et prit
celle de Mme de Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu'il faisait, la saisit de
nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu'il prenait,

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il la serrait avec une force convulsive, on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main
lui resta.
Son âme fut inondée de bonheur, non qu'il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice
venait de cesser.

Lecture méthodique
➢ En vous appuyant sur l’étude des champs lexicaux et des temps verbaux, analysez
l’oscillation du héros entre la timidité, le doute et le devoir.
➢ Mettez en évidence les particularités de l’écriture stendhalienne en étudiant les
différents types de focalisation et l’alternance des registres narratifs (style indirect,
dialogue, monologue, commentaire narratorial, etc.).
➢ Comment la nature réussit-elle à renforcer les désirs et à faciliter le projet de conquête
amoureuse ?

Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, près duquel il fallait passer pour
arriver, par cette route de traverse, à la vallée solitaire qu’habitait Fouqué, le jeune marchand de
bois son ami. Julien n’était point pressé de le voir, lui ni aucun autre être humain. Caché comme un
oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la grande montagne, il pouvait
apercevoir de bien loin tout homme qui se serait approché de lui. Il découvrit une petite grotte au
milieu de la pente presque verticale d’un des rochers. Il prit sa course, et bientôt fut établi dans
cette retraite. Ici, dit-il, avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal. Il
eut l’idée de se livrer au plaisir d’écrire ses pensées, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une
pierre carrée lui servait de pupitre. Sa plume volait : il ne voyait rien de ce qui l’entourait. Il
remarqua enfin que le soleil se couchait derrière les montagnes éloignées du Beaujolais.
Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici ? se dit-il, j’ai du pain, et je suis libre ! Au son de ce
grand mot son âme s’exalta, son hypocrisie faisait qu’il n’était pas libre même chez Fouqué. La
tête appuyée sur les deux mains, Julien resta dans cette grotte plus heureux qu’il ne l’avait été de
la vie, agité par ses rêveries et par son bonheur de liberté. Sans y songer il vit s’éteindre, l’un après
l’autre, tous les rayons du crépuscule. Au milieu de cette obscurité immense, son âme s’égarait
dans la contemplation de ce qu’il s’imaginait rencontrer un jour à Paris. C’était d’abord une femme
bien plus belle et d’un génie bien plus élevé que tout ce qu’il avait pu voir en province. Il aimait
avec passion, il était aimé. S’il se séparait d’elle pour quelques instants, c’était pour aller se couvrir
de gloire, et mériter d’en être encore plus aimé.
Même en lui supposant l’imagination de Julien, un jeune homme élevé au milieu des tristes
vérités de la société de Paris eût été réveillé à ce point de son roman par la froide ironie ; les

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grandes actions auraient disparu avec l’espoir d’y atteindre, pour faire place à la maxime si
connue : Quitte-t-on sa maîtresse, on risque, hélas ! d’être trompé deux ou trois fois par jour. Le
jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus héroïques, que le manque d’occasion.
Mais une nuit profonde avait remplacé le jour, et il avait encore deux lieues à faire pour
descendre au hameau habité par Fouqué. Avant de quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et
brûla avec soin tout ce qu’il avait écrit.

Lecture méthodique
➢ En analysant les champs lexicaux, précisez quels traits de caractère du héros se laissent
déduire du fragment proposé ci-dessus.
➢ Étudiez les rapports entre le cadre naturel et le personnage.
➢ Comment le narrateur se manifeste-t-il dans cet extrait ?

Bibliographie critique:
Carlier, Marie-Caroline et al., Itinéraires littéraires. XIXe siècle, Paris, Hatier, 1990.
Deshusses, Pierre et al., Dix siècles de littérature française, t. 2, Paris, Bordas, 1984.
Doucey, Bruno et al., Littérature. Textes et méthode, Paris, Hatier, 1996.
Heitmann, Klaus, Realismul francez de la Stendhal la Flaubert, Bucureşti, Univers, 1983.
Mavrodin, Irina, Stendhal - scriitura si cunoaştere, Bucureşti, Albatros, 1985.
Mouillaud, Genevieve, Le Rouge et le Noir de Stendhal : le roman possible, Paris, Librairie
Larousse, 1973.
Richard, Jean-Pierre, Literatură şi senzaţie, Bucureşti, Ed. Univers, 1980
Roy, Claude, Stendhal par lui-même, Paris, Seuil, 1971.
Sîrbu, Anca, Le romantisme français : Le roman - Le théâtre - La critique, Iaşi, Tipografia
Universităţii Alexandru Ioan Cuza din Iaşi, 1978.
Starobinski, Jean, L’œil vivant. Corneille, Racine, La Bruyère, Rousseau, Stendhal, Paris, Gallimard,
1999.
Zărnescu, Narcis, Stendhal, Bucureşti, Editura Stiinţifică şi Enciclopedică, 1980.

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Gustave Flaubert (1821-1880)

Gustave Flaubert est le meilleur exemple d’une existence consacrée entièrement à la


création littéraire, existence vécue dans le culte fanatique de l’art : «J’ai toujours vécu
poursuivant mon but, la littérature, sans regarder ni à droite, ni à gauche».
Né à Rouen, en Normandie, Gustave Flaubert est le fils d’un chirurgien. Il passe une
enfance assez malheureuse dans l’atmosphère glacée de l’hôpital ; délaissé au profit de son frère
aîné, il se réfugie à la fois dans la littérature et dans la dérision. Il accumule dès son adolescence
des textes inspirés par les élans et les passions romantiques. En 1836, sur la plage de Trouville, il
rencontre Élisa Schlesinger, femme d’un éditeur de musique. Elle sera le secret de sa vie et peut-
être une source de L’Éducation sentimentale.
Après un voyage dans les Pyrénées, Flaubert s’installe à Paris, en principe pour étudier le
droit ; mais il fréquente surtout les milieux artistiques. En 1844, une première crise d’épilepsie
l’oblige à renoncer à ses études ; il s’établit dans la propriété familiale de Croisset, au bord de la
Seine, où il mènera désormais une existence de «solitaire», interrompue parfois par de longs
séjours à Paris (où il rencontre Louise Colet, qui sera sa «Muse» et sa confidente épistolaire), et
par des voyages dans l’ouest de la France, et surtout en Égypte, Tunisie, Palestine et Grèce, où il
prend des notes pour ses romans à venir, comme Salammbô.
Sa vie se confond avec la rédaction de ses œuvres. L’élaboration de celles-ci est
douloureuse tant il est exigeant envers lui-même : modifications multiples, insatisfaction
permanente. La publication de Madame Bovary (1857) lui vaut, comme à Baudelaire, un procès
retentissant pour «immoralité», dont il sort acquitté, et qui lui assure dans les milieux littéraires
une position de premier plan. Le succès de Salammbô, en 1862, lui ouvre les portes des salons
officiels du Second Empire. Mais L’Éducation sentimentale (1869), roman auquel il a travaillé de
nombreuses années et où il retrace l’échec de toute une génération romantique, la sienne, est un
échec ; à cette déception s’ajoutent de nouveaux accès de maladie, la perte de ses meilleurs amis
et de sa mère, les bouleversements provoqués par la guerre de 1870. Le pessimisme de l’écrivain
s’exprime encore dans Bouvard et Pécuchet (1881), tentative inachevée de répertorier la bêtise
humaine. La vénération dont il est l’objet de la part des écrivains de la nouvelle génération
(notamment Maupassant) ne compense pas l’amertume de ses dernières années, face à la
maladie, à une situation financière désastreuse, et à l’épuisement que lui causent ses recherches
incessantes. Flaubert dépense sa fortune à essayer d’empêcher sa famille de tomber dans la
faillite. En 1880, atteint de dépression grave, il meurt d’une hémorragie cérébrale.
Dans sa Correspondance (janvier, 1852), on retrouve une phrase qui décrit bien la nature
de l’homme Flaubert : « Il y a en moi deux bonshommes distincts, un qui est épris de gueulades,

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de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ;
un autre qui creuse et qui fouille le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi
puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il
reproduit.» Il y a en effet deux personnages dans Flaubert, l’un contaminé par le romantisme du
temps de sa jeunesse, l’autre épris par réaction d’exactitude et d’objectivité. S’il est devenu
l’ennemi impitoyable de la sottise prétentieuse qui se cache parfois derrière les aspirations
romantiques, il conserve pourtant du romantisme l’enthousiasme de l’imagination et du cœur, un
penchant pour le lyrisme, la haine de la médiocrité et surtout le mépris du bourgeois qu’il définit
comme «quiconque pense bassement».

Madame Bovary (1857)


La plus connue des créations flaubertiennes part d’un fait divers de l’époque : Delphine
Delamare, épouse d’un officier de santé de Ry, en Normandie, s’était suicidée après avoir perdu
ses illusions romanesques et la fortune de son ménage dans des liaisons exaltées avec deux
jeunes hommes. Le roman de Flaubert sera lui aussi le drame d’une jeune provinciale, femme de
médecin, déçue dans le mariage, qui a voulu trouver dans l’adultère une échappatoire à son
existence médiocre, étouffée par les convenances. Elle finit lamentablement, en s’empoisonnant,
après avoir fait une série de dettes, pour satisfaire son goût du luxe.
La trame de l’intrigue est assez mince. L’esthétique romanesque flaubertienne demande
une «précision des assemblages» et une «rareté des éléments» - principe qui annonce une
direction du roman moderne : la dévalorisation du sujet. Charles Bovary, officier de santé
médiocre, épouse en secondes noces Emma Rouault, fille d’un riche fermier normand. Le couple
s’installe à Tostes : Madame Bovary est insatisfaite de sa vie «plate comme un trottoir de rue», si
différente de la vie rêvée à travers les lectures romanesques de son adolescence. Un bal à la
Vaubyessard, chez les châtelains du voisinage, lui entrouvre les portes d’un monde merveilleux,
avant de la replonger, plus amère, dans l’ennui et le dépérissement. Pour changer les idées et le
cadre de vie d’Emma, Charles déménage à Yonville, gros bourg à l’esprit aussi mesquin que
Tostes. Les Bovary fréquentent M. Homais, le pharmacien, caricature du petit-bourgeois libre
penseur, qui n’opine que par idées reçues. Emma se laisse courtiser par Léon, jeune clerc de
notaire assez fade, malgré ses allures romantiques, qui se lasse bientôt d’aimer sans résultat.
Apparaît alors Rodolphe, gentilhomme fermier habitué à séduire et à quitter promptement les
femmes : Mme Bovary succombe et vit cette passion avec exaltation et frénésie. Effrayé et déjà
las d’une liaison aussi encombrante, Rodolphe rompt lâchement. Emma, atterrée, tombe
gravement malade. Charles l’emmène, une fois rétablie, à Rouen pour un spectacle : elle y revoit
Léon. Elle se laisse séduire par lui, et, sous prétexte de leçons de piano, se rend de plus en plus

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souvent à Rouen pour l’y retrouver. Elle commet des imprudences, ses dépenses deviennent
exorbitantes. Elle s’endette auprès de l’usurier Lheureux. Les Bovary sont menacés de saisie et de
ruine. Après avoir fait appel en vain à la générosité de Rodolphe, Emma se suicide en absorbant
de l’arsenic dérobé dans l’officine de Homais. Charles, malade de chagrin, perd goût à la vie quand
il apprend les infidélités de son épouse : il s’éteint peu après sa femme. Monsieur Homais
prospère insolemment.
Chef-d’œuvre du roman réaliste, Madame Bovary fut commencé lors du voyage du
romancier en Orient et écrit durant cinq années (1852-1856) d’un labeur stylistique très
éprouvant. Comme l’indique son sous-titre Mœurs de province, le roman s’inscrit dans la tradition
balzacienne de l’étude sociale : le gros bon sens et l’âpreté du paysan riche (le père Rouault), la
vanité désœuvrée de l’aristocratie terrienne (Rodolphe) et surtout la mesquinerie et la bêtise de
la toute petite bourgeoisie (M. Homais) sont observés et révélés par mille détails ou traits de
langage (clichés, formules toutes faites). Le romancier, à la différence de Balzac cependant, ne
commente pas, ne théorise pas : il montre le geste ou l’objet significatifs, il laisse se dévider le
langage de la bêtise. Tel est le fondement de l’objectivité flaubertienne. Il ne juge pas ses
personnages. Il s’en détache.
Madame Bovary est aussi une étude de femme et, à travers le personnage, l’étude d’une
maladie psychologique à laquelle on donnera désormais le nom de «bovarysme» (état d’âme de
ceux qui se conçoivent autrement qu’ils ne sont, rêverie stérile dans laquelle se réfugient certains
esprits maladifs). Le parallèle entre ce personnage flaubertien et Don Quichotte s’est toujours
imposé aux exégètes du romancier. Ridicules et pitoyables, ces deux grands types littéraires,
d’une vérité universelle, sont les victimes des mêmes rêveries vaines, du pouvoir de
dédoublement, des mêmes lectures dangereuses. Mais ils sont, en même temps, des non-
conformistes, par leur incapacité d’accepter le réel, une situation donnée de la vie, par leur refus
d’un bonheur quelconque.
L’ironie du romancier à l’égard des rêves et des clichés sentimentaux dont se nourrit
l’héroïne frappe le lecteur. Le rapport de l’écrivain à son personnage est toutefois complexe : car
Emma porte en elle une tendance de Flaubert lui-même, poussée jusqu’à la caricature. Elle
incarne l’idéal de jeunesse de Flaubert, prisonnier des rêves romantiques, mais un idéal dégradé
dans le banal. Aussi est-elle à la fois ridicule et pathétique, comme tout être qui s’aveugle. Le
pathétique y est mis à distance par l’ironie, le lyrisme, par la dénonciation des excès, le tragique,
par la médiocrité des êtres. Les thèmes qui dominent dans la présentation d’Emma sont le rêve et
le désir sublimé, devenus principes de l’existence, sources de compensation.
Le style a coûté au romancier des efforts et des souffrances rares : une heure parfois pour
écrire une phrase ! Flaubert a pourchassé les répétitions, les épithètes trop attendues, les

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métaphores rendues banales par l’usage ; il a recherché l’effet rythmique à l’intérieur de la phrase
ou du paragraphe, l’harmonie phonique. Pas un mot n’a été laissé au hasard et tout effet est
intentionnel. Le souci de la forme se manifeste aussi dans l’équilibre entre la part de la description
et celle de la narration, dans le passage insensible de l’une à l’autre, qui crée un effet de fondu
enchaîné très habile. Grâce au style indirect libre, employé fréquemment, le point de vue d’Emma
et celui du narrateur se confondent, de sorte que les rêveries de l’héroïne sont amplifiées et
simultanément minées par l’ironie sourde du romancier. C’est toujours grâce au style indirect
libre employé dans les monologues d’Emma, que la vie intérieure de l’héroïne s’extériorise
expressivement. Il permet l’exploration de la pensée dans sa formation.

L’Éducation sentimentale (1869)


La première ébauche de ce roman date de 1863. D’abord conçu comme un récit
autobiographique retraçant le grand amour de sa vie, il s’est peu à peu élargi au point de retracer
la vie de toute une époque.
C’est par le personnage de Frédéric Moreau que Flaubert entreprend une étude
pénétrante de la lâcheté et de l’indécision. L’existence manquée du protagoniste correspond,
d’ailleurs, à celle de toute une jeunesse désorientée, incapable d’agir, perdue dans la rêverie.
L’insuccès de la révolution de 1848, l’événement historique autour duquel tournent les
personnages du roman, est symbolisé par l’échec de Frédéric et de sa génération. Frédéric
Moreau est un jeune parisien ambitieux, mais faible. Un jour, il rencontre Madame Arnoux dont il
tombe amoureux. Mais ses sentiments se dispersent, tout comme la conduite de sa vie. Tout en
cherchant à faire carrière et en dépit de ses aventures amoureuses, il garde toujours au fond de
lui le souvenir de cette femme exquise et pure. De nombreuses années plus tard, il la revoit ; leur
entrevue est poignante de tristesse et de banalité, la tristesse et la banalité de ceux qui n’ont rien
su faire de leur vie et qui le savent.
Velléitaire et faible, Frédéric fait figure d’anti-héros : il s’oppose à l’individu balzacien
(Rastignac, par exemple) consumé d’énergie vitale. Ce qui noue et dénoue les intrigues, c’est ici le
hasard des rencontres et des circonstances. Aussi les personnages apparaissent-ils moins les
acteurs que les spectateurs de leur destinée. Le monde extérieur est appréhendé dans une
contemplation passive ou désabusée. L’absence de tout désir authentique fait de L’Éducation
sentimentale «le roman de la facticité» (Michel Raimond).

Caractéristiques du roman flaubertien :


Peintre de l’humanité moyenne, Flaubert décrit avec un réalisme minutieux, presque
chirurgical, la mesquinerie, la cupidité, l’égoïsme, l’ignorance des milieux bourgeois de son

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époque. Par une accumulation de détails et de remarques justes, l’écrivain s’attache à reproduire
le pittoresque du milieu qu’il décrit. Son ambition est de donner « la sensation presque matérielle
des choses». Ce qui distingue son réalisme de celui de Balzac ou de Stendhal, c’est la conception
de l’impersonnalité de l’écrivain, l’absence de l’auteur de son œuvre, un sang froid, une réserve
voulue devant les faits et les personnages décrits.
Le héros flaubertien «rêve d’amour et d’action, mais de telle sorte que, constamment
coincé entre l’imparfait du souvenir et le conditionnel d’un futur improbable, l’instant présent ne
cesse de lui échapper » (Marthe Robert). Les personnages ne font pas leur vie, ils se contentent
de subir les conséquences désastreuses d’une existence intérieure désaccordée. L’ambition vague
et illimitée, privée d’intelligence, venant se briser sur la réalité décevante: tel est le thème central
des romans de Flaubert, romans de l’échec. Flaubert reste le grand romancier de l’inaction, de
l’ennui et de l’immobilité.
Le rêve de Flaubert a été d’écrire un livre sur rien, qui se «tiendrait de lui-même par la
force interne de son style (…), un livre qui n’aurait presque pas de sujet» (Lettre à Louise Colet).
L’obsession flaubertienne du style comporte plusieurs degrés de signification. Il s’agit d’abord
d’une volonté de perfection formelle, d’autant plus nécessaire que le sujet de l’œuvre est
dépourvu de beauté intrinsèque. L’importance du style acquiert aussi une dimension
métaphysique : il devient à lui seul une manière absolue de voir les choses. Selon l’auteur, le livre
devient moral grâce à sa perfection. Comme pour Mallarmé, la littérature est seule capable de
répondre à la question suscitée par tout objet : «Qu’est-ce que cela veut dire ?». Flaubert, à
travers ses fameuses descriptions (la casquette de Charles Bovary, Rouen vu par Emma…), charge
les objets d’un poids symbolique, crée entre eux un système d’appels et d’échos. Tous les points
de l’univers fictionnel, saturés de signification, font l’extraordinaire richesse des romans de
Flaubert que tant de romanciers du XXe siècle (Marcel Proust, James Joyce, Nathalie Sarraute,
Milan Kundera) considéreront comme le Maître.
Flaubert est le premier romancier de la modernité. Il met l’accent sur l’écriture et le
langage au détriment de l’aventure, de l’histoire narrative. Le romanesque subit sous sa plume
des transformations profondes. L’écrivain est le premier à prendre conscience des limites de la
littérature et du langage. La confiance que Balzac avait dans les mots et dans la crédibilité de son
univers se transforme en méfiance, en doute, en conscience des limites. Flaubert invente le
thème de la crise du roman, thème récurrent tout le long du XXe siècle. Son roman propose aussi
un autre type de relation avec le réel, avec les choses, une relation essentiellement poétique, de
type baudelairien, qui cherche à établir des rapports entre les différentes sensations – les
correspondances.

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Textes

Gustave Flaubert, Madame Bovary


(extraits)

Nous étions à l'Étude, quand le Proviseur entra, suivi d'un nouveau habillé en bourgeois et d'un
garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva
comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d'études
Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en
cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l'appelle son
âge.
Resté dans l'angle, derrière la porte, si bien qu'on l'apercevait à peine, le nouveau était un
gars de la campagne, d'une quinzaine d'années environ, et plus haut de taille qu'aucun de nous
tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l'air raisonnable et
fort embarrassé. Quoiqu'il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons
noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets
rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d'un pantalon jaunâtre très tiré par
les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous On commença la récitation
des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant même croiser les
cuisses, ni s'appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d'études fut
obligé de l'avertir, pour qu'il se mît avec nous dans les rangs.

Lecture méthodique
➢ Analysez le(s) type(s) de focalisation et les pronoms personnels, en montrant la
modernité de cet incipit.
➢ Quels traits du personnage sont esquissés dans le fragment ci-dessus ?

Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la
lingerie. Protégée par l'archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes
ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs, et faisait avec
elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les
pensionnaires s'échappaient de l'étude pour l'aller voir. Elle savait par cœur des chansons galantes
du siècle passé, qu'elle chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des
histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en

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cachette, quelque roman qu'elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne
demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n'étaient
qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires,
postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres,
troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans
les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on
ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans,
Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott,
plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait
voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle
des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir
du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir.

Lecture méthodique
➢ En étudiant les champs lexicaux, relevez le rôle des livres romantiques dans l’éducation
d’Emma Bovary. Montrez comment ce texte préfigure l’évolution du personnage
principal du roman.
➢ Analysez le texte du point de vue stylistique en insistant sur l’effet et la signification des
épithètes et des comparaisons.

Emma se sentit, en entrant, enveloppée par un air chaud, mélange du parfum des fleurs et du
beau linge, du fumet des viandes et de l’odeur des truffes. Les bougies des candélabres
allongeaient des flammes sur les cloches d’argent ; les cristaux à facettes, couverts d’une buée
mate, se renvoyaient des rayons pâles ; des bouquets étaient en ligne sur toute la longueur de la
table, et, dans les assiettes à large bordure, les serviettes, arrangées en manière de bonnet
d’évêque, tenaient entre le bâillement de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale. Les
pattes rouges des homards dépassaient les plats; de gros fruits dans des corbeilles à jour
s’étageaient sur la mousse ; les cailles avaient leurs plumes, des fumées montaient ; et, en bas de
soie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave comme un juge, le maître d’hôtel,
passant entre les épaules des convives les plats tout découpés, faisait d’un coup de sa cuiller
sauter pour vous le morceau qu’on choisissait. Sur le grand poêle de porcelaine à baguette de
cuivre, une statue de femme drapée jusqu’au menton regardait immobile la salle pleine de monde.

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Lecture méthodique
➢ En quoi le fragment ci-dessus représente un accomplissement momentané des désirs
d’Emma Bovary et un événement essentiel de son existence?
➢ Relevez les éléments caractéristiques de cette description : éléments visuels, olfactifs,
détails frappants, effets de la lumière, etc.
➢ Observer comment la scène est présentée à travers la sensibilité d’Emma
(impressionnisme progressif).

Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-
de-chaussée, avec le poêle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés
humides ; toute l’amertume de l’existence, lui semblait servie sur son assiette, et, à la fumée du
bouilli, il montait du fond de son âme comme d’autres bouffées d’affadissement. Charles était long
à manger ; elle grignotait quelques noisettes, ou bien, appuyée du coude, s’amusait, avec la pointe
de son couteau, à faire des raies sur la toile cirée.
[…] Emma devenait difficile, capricieuse. Elle se commandait des plats pour elle, n’y touchait point,
un jour ne buvait que du lait pur, et, le lendemain, des tasses de thé à la douzaine. Souvent elle
s’obstinait à ne pas sortir, puis elle suffoquait, ouvrait les fenêtres, s’habillait en robe légère.
Lorsqu’elle avait bien rudoyé sa servante, elle lui faisait des cadeaux ou l’envoyait se promener
chez les voisines, de même qu’elle jetait parfois aux pauvres toutes les pièces blanches de sa
bourse, quoiqu’elle ne fût guère tendre cependant, ni facilement accessible à l’émotion d’autrui,
comme la plupart des gens issus de campagnards, qui gardent toujours à l’âme quelque chose de
la callosité des mains paternelles.

Lecture méthodique
➢ En vous appuyant sur l’étude des champs lexicaux, caractérisez Emma Bovary et
précisez quelles sont les sources de sa souffrance.
➢ Analysez le fragment ci-dessus du point de vue narratologique et stylistique.

Un jour qu’il était allé au marché d’Argueil pour y vendre son cheval, – dernière ressource, – il
rencontra Rodolphe.
Ils pâlirent en s’apercevant. Rodolphe, qui avait seulement envoyé sa carte, balbutia
d’abord quelques excuses, puis s’enhardit et même poussa l’aplomb (il faisait très chaud, on était
au mois d’août), jusqu’à l’inviter à prendre une bouteille de bière au cabaret.

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Accoudé en face de lui, il mâchait son cigare tout en causant, et Charles se perdait en
rêveries devant cette figure qu’elle avait aimée. Il lui semblait revoir quelque chose d’elle. C’était
un émerveillement. Il aurait voulu être cet homme. L’autre continuait à parler culture, bestiaux,
engrais, bouchant avec des phrases banales tous les interstices où pouvait se glisser une allusion.
Charles ne l’écoutait pas ; Rodolphe s’en apercevait, et il suivait sur la mobilité de sa figure le
passage des souvenirs. Elle s’empourprait peu à peu, les narines battaient vite, les lèvres
frémissaient ; il y eut même un instant où Charles, plein d’une fureur sombre, fixa ses yeux contre
Rodolphe qui, dans une sorte d’effroi, s’interrompit. Mais bientôt la même lassitude funèbre
réapparut sur son visage.

Lecture méthodique
➢ En vous appuyant sur le repérage et l’analyse des champs lexicaux, étudiez comment
sont mises en relief les différences entre les deux interlocuteurs.
➢ Observez les articulations chronologiques, relevez les différentes étapes de ce fragment
et la manière dont s’exprime la durée (l’alternance des vitesses narratives).

Bibliographie critique:
Biasi, Pierre-Marc de, Gustave Flaubert : L'homme-plume, Paris, Gallimard, 2002.
Brombert, Victor, Flaubert, Paris, Seuil, 1979.
Carlier, Marie-Caroline et al., Itinéraires littéraires. XIXe siècle, Paris, Hatier, 1990.
Gaultier, Jules de, Bovarismul : filozofia bovarismului, Iaşi, Institutul European, 1993.
Heitmann, Klaus, Realismul francez de la Stendhal la Flaubert, Bucureşti, Editura Univers, 1983.
Nadeau, Maurice, Gustave Flaubert, scriitor, Bucureşti, Editura Univers, 1975.
Raimond, Michel, «Le réalisme subjectif dans L'Éducation sentimentale», in Cahiers de
l'Association internationale des études francaises, 1971, n°23. pp. 299-310
Richard, Jean-Pierre, Literatură şi senzaţie, Bucureşti, Editura Univers, 1980
Robert, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972.
La Varende, Jean de, Flaubert par lui-même, Paris, Seuil, 1966.
Zalis, Henri, Gustave Flaubert, Bucureşti, Editura Tineretului, 1968.

57
L’ÉCOLE NATURALISTE

Les origines du mouvement naturaliste:


Caractérisé par l’objectivité, la science et la documentation, le concept de réalisme se
transforme au fil de l’évolution de l’histoire, de la sociologie et des idéologies de la seconde
moitié du XIXe siècle, subissant en particulier l’influence des courants positivistes et scientistes.
Les progrès des sciences naturelles, les conquêtes de la biologie, dans la première moitié
du siècle, déterminent la naissance et le développement de l’esprit positiviste - cette manière de
raisonner qui se réclame de la seule connaissance des faits et de l’expérience scientifique. Ce
mouvement se veut rationaliste et matérialiste. Après 1840, le succès de l’esprit positiviste
déborde rapidement le domaine scientifique pour atteindre celui de la création littéraire. Le
critique Hippolyte Taine pense par exemple que le caractère et le comportement sont
étroitement dépendants de la physiologie, et que l’histoire des individus est soumise au
déterminisme (théorie philosophique selon laquelle les événements découlent logiquement de ce
qui les a précédés). Tout comme le naturaliste, l’homme de lettres tend à devenir un observateur
et un expérimentateur. En 1880, Zola définit le naturalisme comme «la formule de la science
moderne appliquée à la littérature» (Le roman expérimental).
Lorsque Zola publie Les romanciers naturalistes (1881), il n’hésite pas à inclure dans ce
groupe Balzac, Maupassant et Flaubert. Les qualités d’observation de Balzac, et son souci de
mettre en scène des types sociaux, de même que les tendances réalistes de Flaubert et de
Maupassant annoncent en fait le projet naturaliste. En germe pendant la première moitié du
siècle, celui-ci se développe de 1865 à 1885 et atteint son apogée lors de la publication des deux
œuvres-manifestes : Le roman expérimental (1880) et Les romanciers naturalistes (1881).
La constitution du groupe d’écrivains qui se réclame de cet esprit (Zola, Guy de
Maupassant, J.-K. Huysmans, Paul Alexis, Alphonse Daudet, les frères Goncourt) peut être datée
entre 1877, année de la publication de l’Assommoir, et 1880 qui voit la parution du recueil
collectif Les Soirées de Médan, du nom du village où Zola recevait ses amis.

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Émile Zola (1840-1902)

Fils d’un ingénieur italien, Émile Zola naît à Paris en 1840, mais grandit à Aix-en-Provence.
Il devient orphelin de père à sept ans et cette disparition place la famille dans une situation
matérielle difficile : manque d’argent, études perturbées pour l’adolescent qui, venu à Paris, ne
parvient pas à devenir bachelier et mène une vie chaotique, sans emploi fixe. De 1862 à 1866, il
dirige le service de publicité de la librairie Hachette, où il côtoie de nombreuses personnalités
littéraires. Peu à peu, il se consacre au journalisme, qui occupera toujours dans son activité une
place essentielle : critiques littéraires, dramatiques, artistiques, mais aussi chroniques d’actualité.
Il participe notamment de façon active à la lutte contre le Second Empire, dénonçant aux côtés
des républicains les sources illégales du pouvoir impérial.
Ses premières œuvres, imprégnées de romantisme, ont peu de succès. Mais il s’intéresse
de près aux découvertes scientifiques. Après Thérèse Raquin (1867), il décide d’entreprendre une
œuvre à vocation scientifique. En 1870, Zola se marie, et se fixe un programme qui doit lui assurer
une relative aisance : c’est le projet des Rougon-Macquart (l’Histoire naturelle et sociale d’une
famille sous le Second Empire), conçu dès 1868, et dont les vingt titres paraîtront régulièrement
(un par an) de 1871 à 1893. Pour assurer la «rentabilité» de son œuvre (ce que Balzac n’avait pu
faire), il la publie successivement en feuilleton et en volume, et tire habilement parti des succès et
des scandales qui accueillent certains de ses ouvrages, car la partie la plus traditionnelle du public
est choquée par son réalisme radical. Le succès vient avec L’assommoir (1877) et il s’amplifie
encore avec Nana (1880), puis avec Germinal (1885).
En même temps qu’il écrit les Rougon-Macquart, Zola produit une œuvre théorique
abondante, fixe sa doctrine littéraire, le naturalisme, dans des textes tels que Le roman
expérimental, ce qui contribue à faire de lui un véritable chef d’école dont l’influence sera
considérable sur des écrivains comme Maupassant et Huysmans.
Durant les dernières années de sa vie, Zola apparaît comme une sorte de prophète de
l’avenir et, en même temps, comme une conscience du siècle finissant. Son engagement en
faveur du capitaine Dreyfus, avec la publication, le 13 janvier 1898, de la fameuse lettre J’accuse
dans le journal L’Aurore, achève de lui conférer, au-delà de sa gloire littéraire, une stature de
personnage historique, d’avocat exemplaire des droits de l’homme. Quand il meurt, d’une
asphyxie accidentelle due à une cheminée mal entretenue, Zola est déjà une «figure» comparable
à celle de Victor Hugo.

59
L’œuvre :
Les Rougon-Macquart sont, avant tout, une grande «saga» dont le cadre chronologique
est clairement fixé par son sous-titre. Du coup d’État initial, celui de Louis Napoléon (La Fortune
des Rougon, 1871), à la défaite militaire de 1870 (La Débâcle, 1892), chaque roman explore un
aspect particulier de cette époque, selon une optique qui est à la fois celle de l’historien et du
sociologue. Zola s’intéresse moins aux événements eux-mêmes qu’aux transformations lentes et
profondes, aux bouleversements souterrains qu’ils entraînent. Qu’il mette en scène les grands
chantiers parisiens (La Curée) ou l’essor des grands magasins (Au Bonheur des Dames), le
romancier nous fait vivre de l’intérieur une histoire qui revêt toutes les couleurs de la vie.
Le cycle (20 volumes) rappelle La comédie humaine de Balzac. Zola y fait apparaître plus
de mille personnages et crée un univers composé de milieux très divers. Pour assurer la
cohérence de sa Comédie humaine, Balzac avait inventé le procédé du retour des personnages.
Zola, influencé par la démarche scientifique des naturalistes et des physiologistes, pousse plus
loin encore ce principe, en développant chacun de ses romans autour du foisonnant arbre
généalogique des Rougon-Macquart. Tout remonte à Adelaïde Fouque, dite Tante Dide, bizarre,
nerveuse, et qui sombrera dans la folie. Adélaïde s’est mariée avec Rougon, paysan solide,
équilibré, puis, à la mort de celui-ci, elle a pris pour amant un contrebandier, Macquart,
alcoolique au caractère sauvage, instable et impulsif : la famille se scinde donc en deux branches,
l’une légitime, l’autre illégitime. Mais de manière générale, la descendance qu’Adélaïde a eue soit
avec Rougon soit avec Maquart sera plus ou moins marquée par ce que Zola appelle la «névrose
originelle» de l’aïeule Fouque. À partir de cette «névrose originelle», Zola, grâce au jeu des
générations et des alliances, illustre les diverses formes de transmission des traits héréditaires
répertoriées par la science du temps.
La généalogie des Rougon-Macquart et l’intrigue de la plupart des romans du cycle
dénotent chez Zola une vision profondément pessimiste de l’homme et de la vie. L’hérédité, selon
Zola, fonctionne comme une véritable malédiction ; les personnages qu’elle marque sont presque
tous, malgré leurs efforts, dans l’impossibilité de lui échapper ou de la surmonter. Pour l’écrivain,
le libre arbitre n’existe pas. L’homme n’a aucune liberté : il n’est que la matière vivante,
entièrement déterminé par l’hérédité, par le milieu, ainsi que par les lois générales, physiques et
chimiques, de la matière. Pourtant, l’optimisme finira par l’emporter sur le pessimisme. Dans le
dernier roman de la série, Le docteur Pascal, Zola suggère que l’homme peut gagner, par
l’exercice de son intelligence, une certaine marge de liberté sur le déterminisme.
Les romans les plus importants sont :

60
L’assommoir (1877)
Le roman raconte la déchéance d’un couple d’ouvriers sous l’empire de l’alcool (ils sont
«assommés» par l’alcool, d’où le titre). Mais c’est surtout un tableau du milieu ouvrier brossé
sans complaisance. Zola a le courage de mettre dans la bouche du peuple le langage du peuple,
audace qui fait scandale dans les milieux littéraires de son époque.

Nana (1879)
Ce roman, qui raconte l’histoire d’une courtisane, fit scandale à sa parution. Issue du peuple, la
prostituée de luxe Anna Coupeau, dite Nana, venge les gens de sa classe sociale en ruinant et
pourrissant les hommes des classes privilégiées.

Germinal (1885)
Il est le premier roman du prolétariat de la littérature française. Sous la direction d’Étienne
Lantier, les ouvriers d’une mine du nord de la France se mettent en grève. Poussés par la faim, ils
deviennent violents et la grève dégénère. Souvarine, un anarchiste russe, commet un attentat ;
les mineurs sont bloqués au fond de la mine. Lantier voit mourir près de lui la fille qu’il aime. Au
bout de quelques jours, les mineurs survivants sont sauvés. Lantier a compris que la lutte des
classes doit s’organiser et il va tenter d’entamer une action plus raisonnée pour faire triompher la
justice. Pour lui, le sang des martyrs féconde la terre d’où sortiront bientôt les fleurs d’un
printemps de justice : Germinal. Mieux que tout autre roman de Zola, Germinal offre la
démonstration de la coexistence chez le romancier du réalisme avec l’imaginaire, de la démarche
scientifique de l’historien avec la mythologie personnelle de l’écrivain. Le livre est un récit
allégorique de la «fermentation» (ou «germination») : fermentation des esprits et des révoltes
ouvrières, fermentation des corps dans la passion, fermentation du sous-sol de la mine où les
éléments (eau-terre-feu) ne cessent de se combattre jusqu’à l’explosion.

Le naturalisme de Zola :
Le titre du livre-manifeste Le Roman expérimental est inspiré par l’ouvrage de Claude
Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Zola y définit la méthode du
romancier naturaliste par rapport à celle du grand biologiste.
Une des grandes ambitions de Zola est de donner à la littérature un statut scientifique. Il
assigne au roman la double tâche d’être documentaire et expérimental, de constater les
phénomènes et d’en vérifier les mécanismes. Le roman n’est plus seulement objet ou lieu d’une
observation ; il peut devenir le lieu d’expérimentations et se faire «procès-verbal de l’expérience
que le romancier répète sous les yeux du public…». Zola est parvenu sans conteste à rendre la

61
plupart de ses œuvres parfaitement documentaires : les informations contenues dans les
meilleurs titres des Rougon-Macquart en font presque d’authentiques ouvrages de sociologie,
étayés sur des enquêtes préalables parfois très poussées. La dimension expérimentale paraît, en
revanche, bien dérisoire. De l’aveu même de l’auteur, «l’expérience» consiste à «faire mouvoir les
personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle
que l’exige le déterminisme des phénomènes mis à l’étude» : il est clair qu’une telle «expérience»
n’a pas de sens, parce que l’auteur a toujours la possibilité de plier situations et personnages à ce
qu’il veut démontrer.
Les naturalistes préconisent la primauté de la matière romanesque sur la forme. Si Zola
voit en Madame Bovary un «modèle» du roman naturaliste, c’est moins pour sa forme que parce
que ce livre est «la reproduction exacte de la vie».

L’art romanesque de Zola :


Les personnages zoliens sont soumis au déterminisme : l’hérédité, le milieu social,
l’époque sont primordiaux dans la formation des caractères. Ainsi, la pure physiologie, l’instinct
dominent la psychologie. C’est l’interaction des cinq sens et du milieu naturel qui guide l’homme.
Afin de traduire sa vision d’une humanité toujours en proie à des appétits brutaux et toujours en
guerre contre un monde qui l’écrase, Zola donne à ses œuvres beaucoup de puissance et de
passion, par une écriture très dynamique.
L’action de la plupart des romans de Zola se déroule en un ou deux ans au maximum.
Cette durée relativement resserrée permet à l’auteur de montrer avec quelle rapidité évoluent les
personnages, donc de souligner la force des déterminismes qui s’exercent sur eux. Les lieux
s’organisent en une série d’oppositions riches de sens et de puissance émotive. Dans Germinal,
par exemple, on observe l’opposition entre les humbles demeures des ouvriers et les intérieurs
confortables des bourgeois, ou le luxueux bureau du directeur, l’opposition entre les profondeurs
de la mine où la catastrophe emprisonne Étienne et Catherine et le monde de la surface, avec ses
forêts et ses plaines rases.
On trouve dans l’œuvre de Zola une grande variété de registres lexicaux qui résulte
logiquement du naturalisme de l’écrivain. C’est pour donner l’idée la plus exacte possible des
milieux qu’il décrit que l’écrivain utilise l’argot, le langage technique, les parlers de métiers
correspondant à ces milieux. La grossièreté du langage de certains de ses personnages a
scandalisé une partie du public de l’époque. L’écrivain ne se contente pas de mettre dans la
bouche de ses personnages de tels mots. Il en use aussi dans la description et le récit. De la sorte,
Zola semble se confondre avec ses protagonistes, impression que renforce encore l’emploi du
style indirect libre.

62
Le naturalisme selon Zola se caractérise par un talent exceptionnel dans l’imagination et
l’agencement du récit, par un appel fréquent à l’image symbolique, au mythe et à la dimension
épique. Ses romans présentent un drame universel puissamment émouvant. L’art de Zola est
lyrique, un art qui exprime et cherche à transmettre l’émotion fondamentale que donne à
l’écrivain sa vision de la réalité. Objets, lieux, personnages incarnent toujours chez Zola des
réalités, des idées, des puissances qui les dépassent infiniment : leur confrontation témoigne
d’une action beaucoup plus vaste qui intéresse l’univers entier. De là découle l’emploi de
procédés qui transcendent le réalisme : amplifications, grossissements, allégories, références
fréquentes aux mythes païens et chrétiens. Les choses s’animent dans ses œuvres ; elles
deviennent des êtres collectifs doués de personnalité consciente.

Textes

Emile Zola, Germinal


(extraits)

Seule, la haute cheminée de trente mètres restait debout, secouée, pareille à un mât dans
l'ouragan. On croyait qu'elle allait s'émietter et voler en poudre, lorsque, tout d'un coup, elle
s'enfonça d'un bloc, bue par la terre, fondue ainsi qu'un cierge colossal; et rien ne dépassait, pas
même la pointe du paratonnerre. C'était fini, la bête mauvaise, accroupie dans ce creux, gorgée de
chair humaine, ne soufflait plus de son haleine grosse et longue. Tout entier, le Voreux venait de
couler à l'abîme.
Hurlante, la foule se sauva. Des femmes couraient en se cachant les yeux. L'épouvante
roula des hommes comme un tas de feuilles sèches. On ne voulait pas crier, et on criait, la gorge
enflée, les bras en l'air, devant l'immense trou qui s'était creusé. Ce cratère de volcan éteint,
profond de quinze mètres, s'étendait de la route au canal, sur une largeur de quarante mètres au
moins. Tout le carreau de la mine y avait suivi les bâtiments, les tréteaux gigantesques, les
passerelles avec leurs rails, un train complet de berlines, trois wagons; sans compter la provision
des bois, une futaie de perches coupées, avalées comme des pailles. Au fond, on ne distinguait plus
qu'un gâchis de poutres, de briques, de fer, de plâtre, d'affreux restes pilés, enchevêtrés, salis,
dans cet enragement de la catastrophe. Et le trou s'arrondissait, des gerçures partaient des bords,
gagnaient au loin, à travers les champs. Une fente montait jusqu'au débit de Rasseneur, dont la
façade avait craqué. Est-ce que le coron lui-même y passerait? jusqu'où devait-on fuir, pour être à
l'abri, dans cette fin de jour abominable, sous cette nuée de plomb, qui elle aussi semblait vouloir
écraser le monde?

63
Mais Négrel eut un cri de douleur. M. Hennebeau, qui avait reculé, pleura. Le désastre
n'était pas complet, une berge se rompit, et le canal se versa d'un coup, en une nappe
bouillonnante, dans une des gerçures. Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans
une vallée profonde. La mine buvait cette rivière, l'inondation maintenant submergeait les galeries
pour des années. Bientôt, le cratère s'emplit, un lac d'eau boueuse occupa la place où était
naguère le Voreux, pareil à ces lacs sous lesquels dorment des villes maudites. Un silence terrifié
s'était fait, on n'entendait plus que la chute de cette eau, ronflant dans les entrailles de la terre.
Alors, sur le terri ébranlé, Souvarine se leva. Il avait reconnu la Maheude et Zacharie,
sanglotant en face de cet effondrement, dont le poids pesait si lourd sur les têtes des misérables
qui agonisaient au fond. Et il jeta sa dernière cigarette, il s'éloigna sans un regard en arrière, dans
la nuit devenue noire. Au loin, son ombre diminua, se fondit avec l'ombre. C'était là-bas qu'il allait,
à l'inconnu. Il allait, de son air tranquille, à l'extermination, partout où il y aurait de la dynamite,
pour faire sauter les villes et les hommes. Ce sera lui, sans doute, quand la bourgeoisie agonisante
entendra, sous elle, à chacun de ses pas, éclater le pavé des rues.

Lecture méthodique
➢ En vous appuyant sur le repérage des champs lexicaux et des récurrences phonétiques,
analysez le rapport entre la forme et le contenu du texte ci-dessus. Quel est le thème
central de cet extrait ?
➢ Sur quelle figure de style est construit le texte ?
➢ Relevez les particularités du style descriptif de Zola.

Mais Etienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait sur le pavé. À droite, il


apercevait Montsou qui dévalait et se perdait. En face, il avait les décombres du Voreux, le trou
maudit que trois pompes épuisaient sans relâche. Puis, c'étaient les autres fosses à l'horizon, la
Victoire, Saint-Thomas, Feutry-Cantel; tandis que, vers le nord, les tours élevées des hauts
fourneaux et les batteries des fours à coke fumaient dans l'air transparent du matin. S'il voulait ne
pas manquer le train de huit heures, il devait se hâter, car il avait encore six kilomètres à faire.
Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rivelaines continuaient. Les
camarades étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjambée. N'était-ce pas la
Maheude, sous cette pièce de betteraves, l'échine cassée, dont le souffle montait si rauque,
accompagné par le ronflement du ventilateur ? A gauche, à droite, plus loin, il croyait en
reconnaître d'autres, sous les blés, les haies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le
soleil d'avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier
jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée

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des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s'allongeaient, gerçaient la plaine,
travaillées d'un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève coulait avec des voix
chuchotantes, le bruit des germes s'épandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus
distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons
enflammés de l'aster, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne
était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans
les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt
éclater la terre.

Lecture méthodique
➢ En vous appuyant sur le repérage des indices temporels et spatiaux, mettez en
évidence la double progression du texte.
➢ En étudiant les champs lexicaux et les figures de style, expliquez la signification du titre
du roman.

Bibliographie critique:
Becker, Colette, Lire le réalisme et le naturalisme, Paris, Armand Colin, 2008.
Brăescu, Ion, Le naturalisme français, Bucureşti, Universitatea din Bucureşti, 1976.
Brăescu, Ion, Emile Zola, Bucuresti, Editura Albatros, 1982.
Carlier, Marie-Caroline et al., Itinéraires littéraires. XIXe siècle, Paris, Hatier, 1990.
Deshusses, Pierre et al., Dix siècles de littérature française, t. 2, Paris, Bordas, 1984.
Ion, Angela (coord.), Histoire de la littérature française, Editura Didactică şi pedagogică, 1982.
Van Tieghem, Philippe, Marile doctrine literare în Franţa, Bucureşti, Univers, 1979.

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CHARLES BAUDELAIRE : PRÉCURSEUR DE LA MODERNITÉ POÉTIQUE

(1821-1867)

Issu d’un milieu parisien bourgeois, cultivé et raffiné, Baudelaire vit une enfance heureuse
jusqu’à la mort de son père, en 1827. Il vit très mal le remariage rapide de sa mère avec le général
Aupick, homme d’action et d’ordre, qu’il détestera durablement. À Lyon, puis à Paris, l’adolescent
suit des études parfois agitées. En 1839, il commence à étudier le droit. C’est alors qu’il se brouille
avec son beau-père, inquiet de ses fréquentations : le jeune homme se plait surtout dans le milieu
bohème et marginal des artistes et des prostituées.
Pour l’éloigner de ces mauvaises fréquentations, la famille Aupick décide de lui offrir un
long voyage à Calcutta. Il se claustre dans sa cabine du paquebot et s’abandonne à une mélancolie
inquiétante. Il séjourne quelques semaines à l’île Maurice, puis à l’île Bourbon (actuelle Réunion).
Ces souvenirs tropicaux – soleil, paresse, exotisme – nourriront le thème de l’évasion.
De retour à Paris, Charles mène une vie de dandy : dépenses multiples et tapageuses,
apparence vestimentaire facilement provocante, refus de la morale bourgeoise. Il se lie avec
l’actrice de boulevard Jeanne Duval, une mulâtresse qui sera, durant vingt-trois ans, l’infidèle
compagne de Baudelaire. En 1844, sa famille, indignée de sa vie de «débauche», impose qu’un
notaire gère ses biens : le jeune homme doit alors travailler pour vivre. Il devient journaliste,
critique d’art et critique littéraire. Il se fait connaître par les Salons (1845 et 1846) et par ses
premières traductions d’Edgar Poe, qu’il voit comme un «frère» spirituel. Le destin solitaire, la foi
en la puissance salvatrice de l’art, la soif d’infini de Poe lui renvoient l’image de sa propre misère
et de ses propres exigences. En écrivant, Baudelaire se forge peu à peu une conscience esthétique
par la fréquentation des génies du siècle, qu’il contribue à faire découvrir ou reconnaître : Hugo,
Delacroix, Courbet et, plus tard, Manet et Wagner.
Trois femmes occupent en ces années le cœur de Baudelaire, toutes trois inspiratrices de
poèmes qui trouveront place dans Les Fleurs du mal. Jeanne Duval, livrée maintenant à l’alcool,
trompe le poète, le détruisant moralement. En 1847, il rencontre l’actrice Marie Daubrun, figure
plus floue et plus fuyante, laquelle sera le modèle de la femme-enfant câline et insidieuse de
certains poèmes. Cinq ans durant, de 1852 à 1857, il adora muettement la belle Apollonie
Sabatier, lui adressant des poèmes anonymes, remplis d’une ferveur mystique et sensuelle.
En 1857, Baudelaire publie Les fleurs du mal, sur lequel il travaille depuis plus de quinze
ans. Attaqué en justice en même temps que Madame Bovary de Flaubert, son livre est condamné
pour «immoralité» et expurgé de plusieurs pièces. Très affecté de cet échec, Baudelaire est
persuadé que la société n’a pas compris la signification profonde du recueil : il se sent un poète

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décidément «maudit». De 1857 à 1861, il s’enfonce dans le travail, enrichit son recueil de trente-
cinq pièces nouvelles, poursuit sa réflexion esthétique (Salon de 1859) et littéraire (des articles sur
Gautier et Flaubert), commence en 1861 un journal intime, sous forme de notes et réflexions
(Fusées, Mon cœur mis à nu) et écrit des poèmes en prose (Le Spleen de Paris). Il utilise parfois
comme stimulants l’opium et le haschich. En 1866, une attaque va le laisser jusqu’à la mort
aphasique et hémiplégique : il mourra à Paris après une terrible agonie.

L’esthétique baudelairienne :
Baudelaire a fait connaître ses idées esthétiques dans Salons, dans Curiosités esthétiques
et l’Art romantique.
Lecteur enthousiaste des romantiques (Hugo, Chateaubriand), Baudelaire n’a jamais cessé
d’admirer le romantisme, avec lequel il a une véritable affinité psychologique : le vague à l’âme, la
révolte, le mysticisme, le sens du mystère. Il dénonce pourtant les erreurs et les insuffisances
auxquelles entraîne le romantisme : pur épanchement lyrique, goût de l’analyse personnelle,
abandon à la facilité, négligence de style. Les théories de l’Art pour l’Art et du Parnasse prônées
par Théophile Gautier et Leconte de Lisle, vers 1845, séduisent le poète : restaurer le culte de la
beauté pure, privilégier le travail sur la forme. Au contact de ces poètes, Baudelaire acquiert une
rigueur et une technique que l’on retrouve dans Les fleurs du mal. Avant Stéphane Mallarmé et
Paul Valéry, Baudelaire est le premier qui ait réglé sa création sur l’intelligence de la poésie, sur
l’effort de dépersonnaliser la poésie.
La poésie est un exercice spirituel ayant une valeur cathartique. Baudelaire n’accepte pas
la valeur utilitaire de l’art. La littérature ennoblit les mœurs par sa beauté, non par son caractère
moralisateur. Mais il n’adhère pas à toutes les propositions de cette école ; il se méfie de son
caractère matérialiste et scientiste, car il a la conviction qu’il ne peut y avoir de profondeur sans
émotion. Bien qu’il dédie Les fleurs du mal à Gautier, plusieurs choses les séparent. Baudelaire
inaugure ce qu’il appelle la «modernité poétique». C’est une troisième voie entre le romantisme
et le formalisme ; c’est un romantisme maîtrisé, un nouveau langage appliqué aux émotions. C’est
par ce mariage de la rigueur et de la sensibilité que Baudelaire a inauguré la poésie moderne.
Le beau baudelairien subit des transformations : il est immobile, éternel, un rêve de
pierre. Le laid devient une source de la beauté, grâce à la magie créatrice. Son esthétique du laid
s’allie à l’insolite, à la démesure, à l’anormal, au grotesque.
La théorie des correspondances est l’aspect le plus connu de son esthétique. La nature
est un vaste dictionnaire ou un immense clavier aux résonnances multiples. Le poète est le
traducteur de ces analogies. Pour lui, la musique et la peinture sont des moyens d’expression qui

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doivent se confondre (syncrétisme esthétique réalisé dans l’opéra de Wagner). Une infinité de
correspondances s’établit sur plusieurs plans :
- le monde sensible (correspondance horizontale) : rapports entre les sensations
visuelle, auditive, olfactive, entre les arts.
- le plan métaphorique (correspondance verticale) : des rapports entre le
sensible et le spirituel, la terre et le ciel, la nature extérieure et les choses
invisibles, le naturel et le surnaturel, l’inanimé et le vivant, le langage et le
monde, etc.
La notion de symbole exerce une vraie fascination sur Baudelaire. Pour lui, symboliser,
c’est réunir dans une même unité le signe et la chose signifiée, l’apparence et la réalité, le sens
caché et le superficiel, pour atteindre la profondeur de l’existence. Cet acte ressemble à une
révélation mystique. Le symbolisme de Baudelaire est la projection d’une lumière magique sur un
objet banal en soi, mais qui en est transfiguré.
Selon Baudelaire, la qualité essentielle de l’écrivain est l’imagination. La sensibilité est
mise au service de l’imagination, guidant le poète dans la perception des rapports intimes, des
analogies universelles. C’est elle qui engendre les métaphores et les symboles.

Les Fleurs du mal


Ce recueil connut deux éditions du vivant de l’auteur : celle de 1857, avec 101 poèmes, et
celle de 1861, avec 127 poèmes. L’ouvrage est admirablement organisé, étant le résultat d’un
travail acharné et lucide. Les 6 parties du recueil représentent les 6 étapes d’un voyage explorant
la misère de l’homme, illustrant 6 thèmes importants de la poésie baudelairienne.
Le titre Limbes, auquel Baudelaire songe à un moment, correspond mieux que Les fleurs
du mal au déchirement tragique de l’âme de Baudelaire, incapable de choisir entre le bien et le
mal, entre la réalité du spleen et le désir de l’idéal: «Il y a dans tout homme, à toute heure, deux
postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité,
est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre» (Mon
cœur mis à nu). Le titre du recueil suggère qu’il existe une beauté propre au mal. Misère et
beauté, déchéance et pureté se mêlent et fusionnent. La création poétique transmue le mal et la
laideur en beauté, étant une sorte d’alchimie de la misérable réalité.
Les 6 parties des Fleurs du mal pourraient être vues comme les cercles dantesques, les
moments successifs d’une alchimie poétique de la destinée, d’un voyage entre la vie et la mort,
celle-ci étant la dernière étape possible, qui concilie le Ciel et l’Enfer. Le recueil est composé
comme il suit :

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Le poème liminaire (hors section) Au lecteur montre l’homme en proie à tous les vices, poursuivi
par l’Ennui, ce Satan moderne. Si le monde est un Enfer, Les fleurs du mal seront un voyage à
travers cet Enfer matériel et spirituel, ayant pour guide le poète. La célèbre apostrophe
«Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !» révèle que, si le poète, en tant qu’homme, est
la proie du Mal, lui au moins sait le reconnaître, et nous invite à ne pas fermer les yeux (comme
les pharisiens).

Spleen et idéal (85 premiers poèmes) : le poète se sent pris entre la misère et l’angoisse (le
spleen) et l’aspiration vers l’absolu, l’idéal. La tragique dualité de l’artiste y est exprimée. Entre
l’Idéal et le Spleen, le rapport est de cause à effet, car si l’être est assailli par l’angoisse, c’est qu’il
porte un désir d’infini, de bonheur absolu. L’Idéal, à son tour, renforce le Spleen, car toute
élévation est suivie de retombées spleenétiques, chaque fois plus lourdes et plus longues.

Dans les 3 parties suivantes, Baudelaire décrit ses tentatives désespérées pour échapper au
spleen en profitant de tout ce que la ville peut offrir, en s’enivrant ou se livrant au vice :
Tableaux parisiens (poèmes 86 à 103) : Paris, «fourmillante cité pleine de rêves», renvoie au
poète l’image multipliée de sa détresse : partout des infirmes, des exilés, des êtres déchus,
auxquels le poète se plait à s’identifier.
Le vin (poèmes 104 à 108) : représente une première voie d’évasion vers «l’ailleurs».
Fleurs du mal (poèmes 109 à 117) : le luxe et les amours interdites (homosexualité) sont une
autre voie d’évasion.

La révolte (poèmes 118 à 120) est la tentation suprême, de nature spirituelle : se révolter contre
Dieu et se tourner vers Satan, prince des déchus.

La mort (poèmes 121 à 127) : «C’est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre» : ce premier vers
de La mort des pauvres exprime le paradoxe baudelairien, qui place dans la mort le dernier espoir
des hommes. Le grand poème final, Le voyage, est un texte-bilan, qui répond à la fresque
d’ouverture Au lecteur ; à l’issue du périple dans l’Enfer moderne, la leçon est implacable. La mort
offre alors la promesse d’un voyage, mais d’un voyage autre, «au fond de l’Inconnu».

Thèmes :
Le voyage apparaît dans chaque partie, en doublant le thème du spleen, de l’amour et de la mort,
se présentant tantôt comme rêve érotique, tantôt comme dépaysement demandé par la curiosité
du poète ou comme quête d’un autre univers. Pour échapper à son spleen, le poète aspire à

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l’évasion dans le temps (La vie antérieure). Les différentes formes d’évasion baudelairiennes (le
primitivisme, l’exotisme, le rêve nègre, païen, la vie antérieure, etc.) ont été interprétées comme
des variantes du mythe du paradis perdu.

Le spleen est une forme nouvelle du mal du siècle romantique. Constituant un point de départ de
l’aventure mystique baudelairienne, le spleen traduit une angoisse organique, un sentiment
d’exil, un gouffre (Le Goût du néant, Le Gouffre). Le poète analyse ses faiblesses (L’examen de
minuit), fait l’apologie du désespoir, se torture avec volupté et sadisme, dans une vision
cauchemaresque du monde. Les quatre poèmes intitulés Spleen, tout comme Chant d’automne,
L’Ennemi, Obsession marquent une descente aux enfers.

La condition tragique de l’artiste : les 4 premiers textes du recueil (Bénédiction, L’Albatros,


Elévation, Correspondances) ont un rôle métatextuel (commentaire et explication du texte et du
travail de création). La création se heurte à la misère de la réalité quotidienne et à l’impuissance
créatrice (La muse vénale, La muse malade, La mort des artistes). L’image du poète rejoint celle
du dandy, ce qui traduit l’idée de gratuité dans l’art. La seule réalité capable de rendre l’univers
moins hideux est la Beauté vers laquelle aspire le poète (La Beauté, Hymne à la Beauté).

L’amour : la poésie érotique traduit les contradictions qui hantent le poète : le charnel/le
spirituel, la bête/l’ange, la Vénus noire/la Vénus blanche. La poésie baudelairienne va du
sentiment pur, passe par la tentation de l’exotisme et arrive jusqu’à l’amour maudit (Le vampire,
Le Poison, Femmes damnés).

La nature n’est pas un thème fondamental dans Les fleurs du mal. Le poète est attiré surtout par
la ville, par les décors artificiels, créés par l’homme.

Les tableaux parisiens : Paris est vu comme une ville de métal ou de marbre, symbole vivant de
tout le passé humain. Baudelaire introduit des thèmes nouveaux dans la poésie française tels que
la civilisation urbaine, le développement des faubourgs, le progrès de l’industrie, la
déshumanisation, etc.

Le Spleen de Paris (1869, posthume)


Sous ce titre sont groupés cinquante «petits poèmes en prose». Baudelaire définit le genre de la
façon suivante : « Une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez
heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux

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soubresauts de la conscience». Ces petits tableaux parisiens, correspondant pour la plupart
d’entre eux aux poèmes en vers des Tableaux parisiens des Fleurs du mal. Ils peignent les misères,
les magies et les bizarreries de la vie urbaine.

L’art de Baudelaire :
L’œuvre de Baudelaire a un caractère singulier : elle échappe à toute classification,
représentant un lieu de rencontre du romantisme, du Parnasse et du symbolisme.
Dans le domaine du vocabulaire et de la métrique, Baudelaire reste un classique. Les
fleurs du mal contiennent peu d’innovations formelles : il cultive le plus souvent l’alexandrin et le
sonnet. On trouve aussi chez lui des poèmes en octosyllabes ou en décasyllabes. L’héritage
classique du poète est plus sensible encore dans l’usage des figures rhétoriques, d’où l’emphase
n’est pas toujours absente : interrogations et exclamations oratoires, anaphores, antithèses
constantes.
L’unicité et la modernité de son style transparaît essentiellement dans ses images, qui
sont d’une originalité et d’une densité extraordinaires et qui contrastent avec la forme classique.
Nourries de l’imagination du poète, elles permettent de réconcilier les contraires, d’abolir les
contradictions, d’extraire la beauté de la laideur, la pureté du vice, de créer «un monde
nouveau».
Confession basée sur l’expérience personnelle et esthétique qui extrait son inspiration
des couches profondes de l’âme humaine, l’œuvre de Baudelaire propose une nouvelle
conception du monde et aussi une attitude lyrique inédite, la synthèse des souffrances et des
révoltes d’une époque. Badelaire est le premier angoissé des temps modernes qui découvre en lui
le déchirement de toute condition humaine.

La postérité de Baudelaire :
Le destin littéraire de Baudelaire a eu une ligne assez sinueuse jusqu’à l’admiration et
l’appréciation finales. Si les derniers romantiques apprécient le satanisme et le pessimisme
macabre de Baudelaire, les parnassiens voient en lui l’excellent artisan qui a le culte de l’art et qui
détache sa poésie des préoccupations morales et politiques. Les esthètes et les décadents de la
fin du siècle aiment en lui le dandy. Ce sont les symbolistes qui voient en Baudelaire le début de la
poésie moderne.
Il y a trois directions de la poésie moderne qui se trouvent dans le sillage des trois aspects
de l’œuvre baudelairienne :
- l’affectif : le point de départ du lyrisme de Paul Verlaine, Jules Laforgue
- l’intellectuel : le point de départ pour Stéphane Mallarmé, les symbolistes, Paul Valéry

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- l’imaginatif : le point de départ pour Arthur Rimbaud, Guillaume Apollinaire, les surréalistes.
Baudelaire annonce Apollinaire et les surréalistes par la descente dans l’inconscient et par
l’exploration de l’abyme. Pour Verlaine, il représente le premier poète maudit, l’homme nouveau
avec ses sens aiguisés et son esprit douloureusement subtil.
L’esprit de révolte, la théorie des correspondances, le rôle accordé au symbole et à
l’inconscient, la création d’une surréalité font de lui le précurseur des directions nouvelles de la
poésie.

Textes

Charles Baudelaire, Les aveugles


(Les Fleurs du mal)

Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !


Pareils aux mannequins, vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules,
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,


Comme s'ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.

Ils traversent ainsi le noir illimité,


Ce frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles,

Eprise du plaisir jusqu'à l'atrocité,


Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu'eux hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?

Lecture méthodique
➢ En analysant les figures de style et les champs lexicaux de ce poème, repérez les
thèmes et les motifs qui y sont présents.

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➢ En vous appuyant sur l’étude des correspondances et des analogies, mettez en
évidence le sens symbolique du texte. Expliquez la signification du titre du poème et la
conception baudelairienne de la dualité de l’artiste.

Charles Baudelaire, L’homme et la mer


(Les Fleurs du mal)

Homme libre, toujours tu chériras la mer !


La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;


Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :


Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes,
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables


Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !

Lecture méthodique
➢ En étudiant les champs lexicaux, les temps verbaux et les pronoms, expliquez l’analogie
entre l’homme et la mer.
➢ Étudiez la structure et les éléments prosodiques du poème.

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Charles Baudelaire, L'ennemi
(Les Fleurs du mal)

Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,


Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,


Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve


Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

- Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,


Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !

Lecture méthodique
➢ Quelle est la métaphore autour de laquelle sont construites les trois premières
strophes ?
➢ En vous appuyant sur le repérage des champs lexicaux, des temps verbaux, des
pronoms et de la ponctuation, précisez quels sont les thèmes que le sonnet fait
alterner.

Charles Baudelaire, Les fenêtres


(Le Spleen de Paris)

Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses
que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus
fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut

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voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou
noir ou lumineux vit la vit, rêve la vie, souffre la vie.
Par delà des vagues de toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours
penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec
presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la
raconte à moi-même en pleurant.
Si c'eût été un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d'avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu'importe ce que
peut être la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que suis ?

Lecture méthodique
➢ En étudiant le découpage en paragraphes, les champs lexicaux, les pronoms ainsi que
les temps et les modes verbaux, relevez la structure de ce poème en prose et
l’évolution de l’image de la fenêtre au fil du texte.
➢ Analysez le rôle du regard et de l’imagination dans la conception baudelairienne de la
création artistique.
➢ Dégagez les éléments qui confèrent au texte un caractère poétique.

Charles Baudelaire, Les foules


(Le Spleen de Paris)

Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude: jouir de la foule est un art ; et
celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé
dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du
voyage.
Multitude, solitude: termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait
pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.
Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui.
Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de
chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui êtres fermées, c'est
qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées.
Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion.
Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront
éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un

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mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères
que la circonstance lui présente.
Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à
cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière, poésie et
charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe.
Il est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un
instant leur sot orgueil, qu'il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les
fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde,
connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et, au sein de la vaste famille
que leur génie s'est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si
agitée et pour leur vie si chaste.

Lecture méthodique
➢ En étudiant les champs lexicaux, dégagez les deux thèmes abordés dans ce texte.
➢ Définissez à travers ce texte la conception baudelairienne du poète.
➢ Repérez les éléments qui confèrent au texte un caractère poétique.

Bibliographie critique:
Barrère, Jean-Bertrand, Le Regard d'Orphée ou l'Echange poétique : Hugo, Baudelaire, Rimbaud,
Apollinaire, Paris, Société d'Edition d'Enseignement Supérieur, 1977.
Béguin, Albert, Sufletul romantic şi visul : eseu despre romantismul german şi poezia franceză,
Bucureşti, Editura Univers, 1998.
Carlier, Marie-Caroline et al., Itinéraires littéraires. XIXe siècle, Paris, Hatier, 1990.
Clancier, Georges-Emmanuel, Panorama de la poésie française de Chénier à Baudelaire, Paris,
Seghers, 1970.
Deshusses, Pierre et al., Dix siècles de littérature française, t. 2, Paris, Bordas, 1984.
Friedrich, Hugo, Structura liricii moderne, Bucureşti, Editura Univers, 1998
Pia, Pascal, Baudelaire, Paris, Larousse, 1952.
Poulet, Georges, Metamorfozele cercului, Bucureşti, Univers, 1987.
Raymond, Marcel, De la Baudelaire la suprarealism, Bucureşti, Editura Univers, 1998.
Richard, Jean-Pierre, Poésie et profondeur, Paris, Seuil, 2000.
Sartre, Jean-Paul, Baudelaire, Bucureşti, Editura pentru Literatură Universală, 1969.

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LE SYMBOLISME

Le symbolisme naît et se développe en réaction contre les mouvements littéraires


antérieurs :
- contre les certitudes scientifiques du positivisme. Celui-ci tentait de tout expliquer
rationnellement. Baudelaire, le premier, lui oppose la suprématie de la sensibilité, privilégiant l’art
de voir au-delà des apparences et le plaisir des sensations rares. À sa suite, Paul Verlaine, Arthur
Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Tristan Corbière, Jules Laforgue s’intéressent à ce qui, dans le
monde, reste mystérieux, incertain et fascinant. Ils préfèrent l’imprécis à la réalité concrète, la
pénombre floue des rêves.
- contre l’épanchement et l’effusion du lyrisme romantique, en lui opposant l’émotion contenue,
discrète, subtile. L’effusion est remplacée par l’émotion. La couleur est remplacée par la nuance.
- contre la poésie de l’art pour l’art (le Parnasse), jugée artificielle et plastique.

Influences :
Cette esthétique est favorisée par le développement parallèle de la peinture et de la
musique, et par l’exploration du monde de l’inconscient. La peinture était alors illustrée par le
mouvement impressionniste. Celui-ci, s’attachant à représenter des impressions, s’efforce de
rendre sur la toile la fluidité éphémère et fluctuante des paysages, dont la lumière changeante
modifie les contours et les couleurs. Le symbolisme, lui aussi, tentera de cerner l’éphémère et le
fugace.
Les théories wagnériennes, que publie la Revue wagnérienne, une des plus importantes
du mouvement symboliste naissant, mettent en relief l’importance de la musicalité et de
l’harmonie des textes poétiques. C’est sur l’idée que «l’œuvre la plus complète du poète doit être
celle qui dans son dernier achèvement, serait une parfaite musique» (Wagner) que se fondent
bien des recherches symbolistes. L’harmonie prônée par Verlaine dans son Art poétique («De la
musique avant toute chose») est un des mots-clefs de la poétique symboliste.
L’influence de la philosophie allemande, représentée par Schopenhauer (Le monde
comme volonté et comme représentation), et celle de l’école freudienne contribuent à la
valorisation de l’inconscient. Elles accréditent l’idée que le monde n’est qu’une représentation et
qu’il existe entre les choses de multiples analogies.

L’esthétique symboliste :
Il y a plusieurs textes fondateurs du symbolisme, à partir desquels s’organise sa doctrine:
le roman À rebours de Huysmans (1884), Les Complaintes (1885) de Jules Laforgue (recueil de vers

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décadents), Le traité du verbe de René Ghil. Le terme «symbolisme» apparaît pour la première
fois le 18 septembre 1886 dans un article du Figaro littéraire. Le texte, signé du poète Jean
Moréas, devient aussitôt un véritable manifeste. Moréas utilise ici l’étymologie du mot symbole
(« jeter ensemble ») pour désigner l’analogie que cette poésie souhaite établir entre le signe
concret et la chose qu’il signifie.
Le symbole a le sens de rapprochement, de carrefour, étant un lieu de rencontre entre
l’âme et l’univers. Il évoque à l’esprit quelque chose d’absent, d’imperceptible. Le symbole est
l’expression verbale, suggestive d’images elles-mêmes génératrices d’impressions, de
rapprochements et d’analogies. Le symbole vise la collaboration active du lecteur au texte. La
poésie symboliste est un moyen de connaissance, assurant la correspondance entre le monde
visible et le monde invisible, plus vrai, plus pur.
Il y a toute une imagerie propre aux symbolistes. On observe un retour au moyen âge de
légende, peuplé de licornes, de nymphes, de cygnes. Il y a un effort constant de dépasser
l’individuel et d’aboutir à l’universel, ce qui explique le retour au fabuleux, à la légende primitive,
marqué par une recherche des profondeurs, des sens cachés et par la découverte des idées
primordiales cachées au-delà des apparences (la quête du Graal). Le rêve devient à la fois une
source d’inspiration permanente.
La soif de l’absolu (Mallarmé) est le nouvel état poétique des symbolistes. Ceux-ci visent
à faire taire l’individuel, le relatif, les apparences trompeuses. Ils ne nient pas la réalité de
l’univers matériel, mais considèrent que la réalité vraie est plus que cela.
Le monde devient significatif seulement grâce à la découverte des rapports qui existent
entre les idées et les choses. Le rôle de la véritable poésie est de saisir ces rapports, ces
correspondances, à travers le langage. Entre les choses réelles, il y a des relations immuables,
grâce auxquelles on peut refaire l’unité primordiale de l’univers. Il s’agit là d’une conception
analogique de l’univers, que l’on pourrait traduire poétiquement à l’aide des comparaisons et des
métaphores. L’intuition et la suggestion deviennent alors des concepts fondamentaux de la
poétique symboliste.
Pour les symbolistes, la poésie est une prise de conscience de l’émotion, ayant à la fois
une nature affective et cognitive. La poésie cherche à réaliser l’unité essentielle de l’esprit et du
monde.
Le lecteur est pris comme collaborateur du poète, lequel veut créer chez le premier un
état d’illumination, un état indicible. On utilise la suggestion pour «donner aux gens le souvenir
de quelque chose qu’ils n’ont jamais vu». Cette idée de la suggestion implique toute une théorie
du langage. Selon les symbolistes, le langage usuel est simplifié, représentatif, ayant un rôle
instrumental, phatique, incapable à exprimer ce que l’on éprouve. On a ainsi besoin d’un langage

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vivant, plus riche en possibilités, comme le langage primitif, qui était avant tout rêve et chant, qui
était motivé (cohésion entre le signifiant et le signifié, la forme et le sens). Un tel langage est
proche de la musique, fait d’affinités, d’accords latents qui reproduisent l’harmonie secrète du
monde, les rapports entre les choses.
Le langage poétique devrait réaliser une refonte du vocabulaire, de la syntaxe, du vers, de
la strophe, créer une phonétique expressive.
Le Symbolisme n’est pas un courant littéraire tout à fait nouveau, mais il a le grand mérite
de redécouvrir la réalité poétique, l’essence de la poésie, et de vouloir réunir l’inspiration et
l’esprit critique. Le Symbolisme est la première doctrine qui ose poser le problème de la poésie
en termes métaphysiques.
La doctrine symboliste n’a pas donné des œuvres qui répondent à sa théorie, qui
l’illustrent de façon précise. Son influence est tout de même très importante, parce que cette
révolution a imprégné toute la littérature moderne et a créé un autre univers poétique.

Représentants :
Charles Baudelaire -précurseur du Symbolisme
Paul Verlaine (1844-1896) -vu comme le chef de file des symbolistes mais
il ne s’en est jamais réclamé
Arthur Rimbaud (1854-1891) -une poésie nouvelle fondée sur l’invention
verbale et formelle
Stéphane Mallarmé (1842-1898) - poésie hermétique
Jean Moréas (1856-1910) -prose symboliste
Jules Laforgue (1860-1887) -son art refuse toutes les règles ; vers libres
Auguste de Villiers de L’Isle-Adam - des pièces de théâtre symbolistes
(1838 – 1889)

Textes

Stéphane Mallarmé, Brise marine


(Poésies)

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.


Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !

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Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,


Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots …
Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots !

Lecture méthodique
➢ En étudiant les champs lexicaux, les figures de style, les pronoms personnels et la
ponctuation, dégagez les thèmes de ce poème.
➢ Relevez les éléments qui font référence à l’écriture poétique. Comment se réalise le
passage du voyage rêvé vers l’idée de création ?

Stéphane Mallarmé, Le Sonneur


(Poésies)

Cependant que la cloche éveille sa voix claire


A l'air pur et limpide et profond du matin
Et passe sur l'enfant qui jette pour lui plaire
Un angelus parmi la lavande et le thym,

Le sonneur effleuré par l'oiseau qu'il éclaire,


Chevauchant tristement en geignant du latin
Sur la pierre qui tend la corde séculaire,
N'entend descendre à lui qu'un tintement lointain.

Je suis cet homme. Hélas ! de la nuit désireuse,

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J'ai beau tirer le câble à sonner l'Idéal,
De froids péchés s'ébat un plumage féal,

Et la voix ne me vient que par bribes et creuse !


Mais, un jour, fatigué d'avoir enfin tiré,
Ô Satan, j’ôterai la pierre et me pendrai.

Lecture méthodique
➢ En étudiant les champs lexicaux, les figures de style, les pronoms personnels et la
ponctuation, montrez que ce poème est une quête de l’idéal qui finit par un échec.
➢ Analysez les sonorités du poème. Quels effets produisent-elles ?

Bibliographie critique :
Carlier, Marie-Caroline et al., Itinéraires littéraires. XIXe siècle, Paris, Hatier, 1990.
Deshusses, Pierre et al., Dix siècles de littérature française, t. 2, Paris, Bordas, 1984.
Doucey, Bruno et al., Littérature. Textes et méthode, Paris, Hatier, 1996.
Juin, Hubert, Lectures du XIXe siècle. Première série, Paris, Union Générale d'Editions, 1976.
Raymond, Marcel, De la Baudelaire la suprarealism, Bucureşti, Editura Univers, 1998.
Van Tieghem, Philippe, Marile doctrine literare în Franţa, Bucureşti, Univers, 1979.

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Paul Verlaine (1844-1896)

On le compte parmi les «poètes maudits» (avec Rimbaud et Mallarmé). Dans la préface
des Poèmes saturniens, Verlaine se place sous l’influence de la planète saturne qui réserve au
poète «bonne part de malheur». La croyance en cette prédestination éclaire les principales
composantes de sa personnalité : faiblesse de volonté, passivité, refus de l’action.
Paul Verlaine naît à Metz où il passe son enfance, qui restera un repère fondamental de
son œuvre (nostalgie de l’enfance, de la candeur enfantine). Enfant cajolé, il a pour sa mère une
affection extrême et exacerbée. Il fait ses études à Paris où il réussit au baccalauréat et trouve un
emploi à l’Hôtel de Ville. Il fréquente les salons et cafés littéraires de la capitale et fait la
connaissance de nombreux poètes célèbres de son époque. Ces rencontres l’incitent à composer
lui aussi des vers. Il collabore à plusieurs revues et publie successivement les Poèmes saturniens
(1866) et les Fêtes galantes (1869).
Verlaine est d’un caractère timide et apeuré, et cette faiblesse est aggravée par des deuils
familiaux : il se tourne alors vers la boisson. La rencontre de Mathilde Maute et leur mariage, en
1870, le détournent un temps de l’alcool. C’est alors que Verlaine croise le chemin d’Arthur
Rimbaud dont il tombe littéralement amoureux. Il abandonne sa femme pour suivre Rimbaud en
Angleterre et en Belgique. Verlaine y puisera l’inspiration de son meilleur recueil (Romances sans
paroles, 1874). Mais les relations entre ces deux hommes trop différents sont orageuses : en
1873, Verlaine blesse Rimbaud avec un revolver et est condamné à deux ans de prison. Il y
compose des poèmes emplis de mysticisme (Sagesse, 1880), mais recommence à boire sitôt sorti
de prison. Sa misère matérielle et physique devient de plus en plus profonde. Pourtant, sa valeur
poétique commence à être reconnue et elle lui vaut des appuis : en 1894, il est couronné «Prince
des poètes» et se voit doté d’une pension. Cela n’empêche pas Verlaine de tomber dans la misère
la plus totale. Il meurt à Paris en 1896 d’une congestion pulmonaire.
Les jeunes générations symboliste et décadente le prennent pour leur maître. Pourtant,
Verlaine s’est toujours défendu d’appartenir à une école. Sa poésie semble accessible, ouverte
à la réception, apparemment très proche et familière. La spontanéité est sa principale
caractéristique. Elle parait engendrée par une simple intuition, ayant l’air d’une poésie spontanée,
intuitive et non pas par une doctrine. Pourtant, cette poésie conduit à la construction de la
doctrine symboliste.
Verlaine a été, tout au long de sa vie, un être tourmenté, qui voulait se libérer des
nostalgies et de l’influence de certains dogmes. Sa poésie est à l’image de sa vie. Elle est une
sécrétion intime, elle «dit l’homme». La poésie verlainienne traduit une permanente attitude
d’attente, une passivité du moi lyrique.

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Poèmes saturniens (1866)
Dans son premier recueil, Verlaine pratique une poésie proche des parnassiens et de Baudelaire,
une poésie faite d’un travail sérieux sur des rythmes, recherchant uniquement l’esthétisme.
Toutefois, le titre même suggère que certains poèmes sont plus personnels et concernent
Verlaine en personne.

Les Fêtes galantes (1869)


Les poèmes de ce recueil ont pour point de départ des tableaux des peintres français Fragonard et
Watteau : ils sont peuplés de bergères, de marquis et autres créatures de fantaisie évoluant dans
un milieu frivole et campagnard. Le poète y crée un monde féérique et mystérieux. Ce qui
transparait, c’est le besoin et la nostalgie de tendresse.

La bonne chanson (1870)


Verlaine devient très personnel dans ces poèmes où il décrit ses espoirs mais aussi ses
inquiétudes face au mariage dans lequel il va s’engager avec Mathilde.

Romances sans parole (1874) (son meilleur recueil)


On ne pourrait pas interpréter ce recueil si l’on ignore l’influence de Rimbaud, qui a été un guide
pour Verlaine dans la poésie, dans sa vie et dans la recherche de son être. Il est un recueil hardi,
où l’on peut voir un certain refus de la conception traditionnelle de la poésie («bâtir un système
théorique nouveau»). Verlaine y revient vers la poésie populaire. Le poète devient «autre», en se
laissant pénétrer par les formes multiples du réel (êtres, objets, décors et paysages) qu’il restitue
ensuite dans ses vers sous l’apparence de délicates mélodies (Il pleure dans mon cœur, Charleroi).
Le paysage-état d’âme est l’une des formes poétiques préférées par Verlaine.

Sagesse (1881)
Ce recueil a été rédigé en prison par Verlaine alors qu’il venait d’apprendre que sa femme
demandait le divorce. Verlaine est pris de remords, il regrette sa vie passée et se convertit à une
vie plus religieuse et morale. C’est une poésie religieuse et mystique, la poésie d’un être qui a
traversé une expérience écrasante et ressent le besoin d’une purification, d’une détente (Les faux
beaux jours, Je ne sais pourquoi). Certains poèmes laissent toutefois deviner la fragilité de ce
nouvel équilibre et annoncent la rechute.

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Jadis et naguère (1884)
Il s’agit d’un recueil très disparate, dans lequel Verlaine fait entrer, à côté de pièces récentes, des
poésies composées il y a plus de 15 ans. Il faut surtout attacher de l’importance au poème intitulé
Art poétique. Salué par ses admirateurs symbolistes, ce poème-manifeste peut être considéré
comme une sorte de bréviaire de la poétique verlainienne dans ce qu’elle a de plus original et de
plus audacieux.

Les thèmes de la poésie de Verlaine correspondent aux deux aspects essentiels de son caractère :
tantôt il décrit les sources de plaisir qu’on peut trouver dans l’alcool et l’amour, tantôt il se prend
à rêver d’un bonheur calme et pur, et même de la paix trouvée dans la prière. Dans les deux cas,
Verlaine est sincère, et cela donne à son œuvre un accent tout personnel et humain. Le
déchirement intérieur du poète est assombri par sa superstition de se croire maudit : «Les
Saturniens doivent souffrir…/Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne/Par la logique d’une
Influence maligne».

L’art poétique de Verlaine a été énormément influencé par Rimbaud et commence à prendre
contour après leur séparation :
- «De la musique avant toute chose» : la musique et la poésie semblent être
consubstantielles. La musicalité de la poésie est le point central, le cœur de son système
poétique. Bien des titres de ses poèmes se rapportent à la musique. La musique est l’art
le plus propre à exprimer l’inexprimable ;
- la nécessité de libérer le vers des contraintes formelles ;
- cultiver la chanson grise : le monde compte plutôt par le halo créé autour de l’objet que
par l’objet lui-même. C’est le terrain de la sensation ;
- privilégier la nuance : effacer les contours, les traces claires, distinctes (pareillement à la
peinture impressionniste) ;
- Verlaine cultive une poésie impressionniste. La signification logique ne compte plus. Ce
qui compte, c’est la signification suggérée. La suggestion compte plus que la signification ;
- refus de l’éloquence, de la rhétorique gratuite : «Prends l’éloquence et tords-lui son
cou» ;
- la poésie doit parler de l’âme du poète et de l’âme des choses, d’un monde caché,
invisible ;
- détachement des conventions littéraires cultivées jusqu’à lui (refus de la poésie
laborieuse, artificielle, issue d’un travail exagéré ou exagérément sentimentale : «Des
tartines à la Lamartine»).

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Verlaine a libéré le vers, a assoupli la rime jusqu’à l’éliminer parfois, a désarticulé l’alexandrin
et modifié le rythme.
L’impressionnisme verlainien trouve son origine dans la convergence d’une sensibilité et d’un
courant artistique : l’aptitude du poète à recevoir toutes les impressions du dehors le prédispose
à cette esthétique ainsi que le contexte artistique de l’époque : c’est en 1874, date de parution
des Romances sans parole, que le célèbre tableau de Monet «Impressions, soleil levant» est
exposé pour la première fois.
L’impressionnisme verlainien repose sur une double fusion : fusion d’un état d’âme et d’un
paysage mais aussi entre les diverses sensations. Comme les peintres, Verlaine se plait à
fractionner le champ visuel, privilégier le détail aux dépens de la composition.

Textes

Paul Verlaine, «Il pleure dans mon cœur»


(Romances sans parole)

Il pleure dans mon cœur


Comme il pleut sur la ville;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?

Ô bruit doux de la pluie


Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s'ennuie,
Ô le chant de la pluie !

Il pleure sans raison


Dans ce cœur qui s'écœure.
Quoi ! nulle trahison ?...
Ce deuil est sans raison.

C'est bien la pire peine


De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine

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Mon cœur a tant de peine !

Lecture méthodique
➢ Étudiez les sonorités du texte et précisez quel est l’effet que celles-ci produisent.
➢ En analysant les champs lexicaux et la ponctuation, démontrez que ce texte peut être
considéré comme un poème «état d’âme», dans lequel l’harmonie imitative l’emporte
sur l’analyse psychologique.

Paul Verlaine, Art poétique


(Jadis et naguère)

De la musique avant toute chose,


Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n'ailles point


Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'Indécis au Précis se joint.

C'est des beaux yeux derrière des voiles,


C'est le grand jour tremblant de midi,
C'est, par un ciel d'automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !

Car nous voulons la Nuance encor,


Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !

Fuis du plus loin la Pointe assassine,


L'Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l'Azur,

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Et tout cet ail de basse cuisine !

Prends l'éloquence et tords-lui son cou !


Tu feras bien, en train d'énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?

O qui dira les torts de la Rime ?


Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d'un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?

De la musique encore et toujours !


Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.

Que ton vers soit la bonne aventure


Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.

Lecture méthodique
➢ Quelles sont les critiques adressées par Verlaine à la tradition poétique ? Quelles
innovations techniques propose-t-il en échange ?
➢ Montrez que ce poème-manifeste contient l’application des théories qu’il énonce.

Bibliographie critique :
Carlier, Marie-Caroline et al., Itinéraires littéraires. XIXe siècle, Paris, Hatier, 1990.
Deshusses, Pierre et al., Dix siècles de littérature française, t. 2, Paris, Bordas, 1984.
Doucey, Bruno et al., Littérature. Textes et méthode, Paris, Hatier, 1996.
Friedrich, Hugo, Structura liricii moderne, Bucureşti, Editura Univers, 1998
Raymond, Marcel, De la Baudelaire la suprarealism, Bucureşti, Editura Univers, 1998.
Richard, Jean-Pierre, Poésie et profondeur, Paris, Seuil, 2000.

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Arthur Rimbaud (1854-1891)

Arthur Rimbaud naît à Charleville dans une famille bourgeoise. Brillant élève, il compose
des vers latins, écrit ses premiers poèmes, encouragé par un de ses professeurs, G. Izambard. Le
départ de son professeur le laisse seul et désemparé. Il est élevé par une mère qui applique les
principes de la morale chrétienne avec une telle dureté qu’elle suscite ses premières révoltes.
D’enfant sage, il devient fugueur. Ses fugues lui inspireront le poème Ma bohème.
Sagement commencée dans l’imitation des romantiques ou des Parnassiens, sa poésie, à
partir de 1870, se met à l’unisson de sa révolte intérieure, contre toutes les formes de tabous
religieux ou d’asservissements sociaux. Il attaque le catholicisme (Le mal), le conformisme
bourgeois (Les assis) et il exprime sa pitié pour les pauvres (Les effarés) et les morts de la guerre
(Le dormeur du val). D’une intelligence brillante et précoce, il cherche déjà de nouvelles voies
poétiques. En 1871, Verlaine, à qui il a envoyé ses poèmes, l’invite à venir le rejoindre à Paris.
Exalté, Rimbaud écrit son Bateau ivre, afin de s’ouvrir les portes des cénacles parisiens. C’est un
événement important que cette rencontre de deux pensées, de deux univers poétiques, qui va
bouleverser leur existence. Verlaine introduit Rimbaud, plus jeune que lui, dans les cercles
littéraires de la capitale. Par sa grossièreté, sa brutalité, son génie, il choque et fascine tout à la
fois. En retour, Rimbaud n’éprouve que mépris pour ces artistes dont les œuvres trop
conformistes ne correspondent en rien à l’idée élevée qu’il se fait de la poésie et du poète,
«voleur de feu». Même Baudelaire ne trouve pas grâce à ses yeux. Verlaine, alors âgé de 27 ans,
est immédiatement séduit par l’adolescent. Jeune marié, il abandonne sa femme, pour mener
avec son ami une existence de bohème et de débauche. En 1872, les deux se rendent en Belgique
et puis à Londres. Ils y mènent une existence errante. Les deux compagnons entretiennent une
relation passionnelle, faite de disputes, de séparations et de retrouvailles. En 1873, lassé de
l’instabilité et de la sentimentalité de Verlaine, Rimbaud lui annonce qu’il veut le quitter. Verlaine
blesse alors son ami de deux coups de pistolet et sera incarcéré peu après. Ce drame, ainsi que
l’accueil glacial de son recueil Une saison en Enfer vont éloigner définitivement Rimbaud de la
littérature. À partir de 1875, il voyage à travers toute l’Europe et apprend de nombreuses langues.
Ensuite, il vivra loin de l’Europe, se consacrant à des commerces qui l’entraînent dans de longs
voyages jusqu’en Éthiopie. Blessé au genou, il doit rentrer en France. Il est amputé d’une jambe et
meurt peu après, à l’âge de 37 ans.

L’esthétique rimbaldienne :
Éternel révolté, Rimbaud n’est pas pourtant nihiliste. Il est porteur d’un espoir, d’un rêve,
d’un idéal, qu’il pressent dans la nature, où il retrouve innocence, pureté et liberté. Ce

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déchirement entre le dégoût du monde et l’aspiration à un autre monde aboutit, au printemps
1871, à une crise et une révélation. Ses ambitions poétiques se précisent dans les «Lettres du
Voyant» (une suite de lettres adressées à un ami), où il explique sa démarche, sa vision poétique.
Rimbaud se veut être un Mage voyant, un Créateur. Il veut changer le monde grâce à la poésie,
recréer le réel. La voyance est une communication directe avec l’au-delà, et le poète doit arriver à
ce qu’il nomme l’inconnu, la vraie vie. Pour y arriver, il s’applique à «un long, immense et
déraisonné dérèglement de tous les sens». Il recherche toutes les formes d’amour, de souffrance,
de folie. L’alcool et les drogues favorisent les vertiges et les hallucinations de cette entreprise. Le
poète doit arriver ainsi à l’Inconnu, tant clamé par Baudelaire. Rimbaud admire Baudelaire, il est
influencé par lui, mais le trouve trop artiste.
Rimbaud conteste durement l’image consacrée de la poésie et tout ce qui a été créé
jusqu’à lui, pensant que la société occidentale a placé la logique avant la poésie. Rimbaud
annonce une nouvelle conception de la littérature. La poésie doit cesser d’être un moyen
d’expression et devenir un moyen de recherche. Rimbaud refuse la poésie subjective, parce
qu’elle n’exprime pas le moi véritable : «Je est un autre». Le poète n’est pas celui qui traduit en
vers ses propres idées et celles des autres. Il est un travailleur de soi-même. Pour devenir un
poète visionnaire, il doit parcourir deux étapes : se découvrir soi-même (la chasse spirituelle) et se
cultiver.

L’œuvre poétique :
Poésies (1870-1871)
Ce recueil regroupe tous les poèmes écrits par Rimbaud en 1870 et en 1871. Bien que ce
ne soit pas un recueil conçu de manière unitaire par le poète lui-même, le lecteur peut percevoir,
à travers la variété des textes, les composantes sensibles et thématiques communes aux
différentes pièces. La poésie d’adolescence de Rimbaud oscille entre la satire féroce d’un univers
familial et bourgeois qu’il déteste et le désir d’un «ailleurs» vers lequel il est toujours prêt à partir,
à fuguer pour rejoindre, comme dans Ma bohème, des paysages de rêve et de liberté. L’aventure
de Rimbaud est aussi une aventure du langage. Dans les Voyelles et surtout dans Le Bateau ivre,
Rimbaud illustre poétiquement la transformation du langage visée par son programme
révolutionnaire. Le départ et le voyage du navire auquel il s’identifie semblent sans retour
possible. Embarqué sur la mer du langage et de la poésie, Rimbaud paraît capable de conquérir
ses rêves les plus fous. Mais la peur, la menace de la noyade et de la mort finissent par le
rattraper. Incapable de continuer sa route, il est également incapable de rentrer au port. Il
repartira sur d’autres chemins.

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Une Saison en Enfer (1873)
C’est le seul livre que Rimbaud ait fait publier par lui-même. On peut voir dans ce texte
analytique, où le «je» est continuellement présent, un témoignage essentiel sur l’itinéraire
poétique et spirituel de Rimbaud. Le poète fait ici le bilan des deux années passées avec Verlaine ;
il dénonce l’existence errante et folle des derniers mois et condamne l’entreprise du Voyant. Dans
cette œuvre violente, le poète exorcise sa haine et son désespoir, provoqués par la destruction de
ses illusions. Dans Alchimie du Verbe, il rappelle ses ambitions de 1871, pour décrire ensuite la
montée des hallucinations qui ont donné naissance aux poèmes de 1872 dont il cite quelques
textes. Tout au long de ce récit, l’ironie se mêle à l’exaltation pour rappeler une époque de délires
à laquelle le poète a décidé de dire «Adieu».

Illuminations (1873-1875, publié en 1886 par les soins de Verlaine)


Dernière œuvre de Rimbaud, les Illuminations regroupent une cinquantaine de poèmes
en prose (et deux en vers libres) écrits pour partie avant et pour partie après l’«Adieu» sur lequel
s’achève Une Saison en Enfer. L’originalité de l’œuvre est incontestable tant par sa forme
(Rimbaud compose des poèmes en prose et invente le vers libre) que par la liberté créatrice dont
elle témoigne. Le recueil parle du rêve d’Absolu qui constitue le but fondamental de l’aventure
rimbaldienne. Il est l’illustration poétique de la théorie de la voyance. Le poète pratique
l’hallucination pour pouvoir découvrir l’Inconnu, pour trouver l’Inconscient. Il doit dépasser
l’individualité, le subjectif, le relativisme. Cet absolu qu’il vise devrait révéler ce que nous sommes
au fond de nous-mêmes. Rimbaud semble proposer un retour à la matière première, brute, niant
l’esprit. On a affaire à un lyrisme agressif, violent, à des associations insolites d’images. La
conquête d’un monde encore jamais vu ni entendu, inouï, est un leitmotiv des Illuminations. Cet
univers mystérieux revêt les apparences de l’extraordinaire et du merveilleux. Le merveilleux
rimbaldien mêle l’univers des contes pour enfants, le merveilleux mythologique et le souvenir des
temps de barbarie empreints d’une fascinante sauvagerie.
Rimbaud parvient à construire un monde nouveau en supprimant les catégories
traditionnelles de la logique et de la perception. Ainsi voit-on d’abord disparaître l’opposition
entre l’inanimé et l’animé, entre le végétal et le minéral. Toutes les sensations fusionnent en de
fréquentes synesthésies.
On peut distinguer quatre séries dans cette suite de fragments qui composent les
Illuminations : Une série à dominante autobiographique (Enfance, Jeunesse), une série à
dominante dramaturgique (Fleurs, Parades, Scènes), une série illustrant la modernité urbaine et
sociale (Ouvriers, Les ponts, Villes) et une série où domine l’inspiration onirique et hallucinatoire
(Matinée d’ivresse, Aube, Angoisse).

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L’écriture rimbaldienne :
Le style de Rimbaud évolue avec sa pensée. Dans ses premiers poèmes, on peut encore
reconnaître l’influence de Hugo, des Parnassiens et de Baudelaire. Très tôt cependant, il s’en
dégage une puissante originalité : une langue simple et franche, vigoureuse, des formules pleines
d’une ironie cruelle et un art suggérant de manière subtile des sensations quasi-indéfinissables. Sa
poésie est beaucoup moins musicale que celle de Verlaine. Rimbaud est essentiellement un
visionnaire et, à partir de 1871, il va encore amplifier la puissance de ses images, qui fait
l’essentiel de son art.
À partir du moment où il se reconnaît voyant, Rimbaud renonce à la versification. Il passe
du vers libéré (l’assonance remplace peu à peu la rime), au vers libre et enfin au poème en prose.
Cette liberté prise avec les règles poétiques lui permet de développer des images très puissantes,
comme dans les Illuminations. La variété du vocabulaire témoigne de la richesse de l’univers
rimbaldien. Rimbaud utilise des mots savants, des termes régionaux, des néologismes. Il mêle les
registres de langue ; sa révolte s’exprime par des injures, son exaltation, par des élans lyriques.

La postérité de Rimbaud :
La liberté totale de l’esprit, la révolte contre les conditions et les événements de
l’existence, le refus des apparences sensibles qui caractérisent la poésie et l’esthétique de
Rimbaud seront le point de départ pour deux directions différentes de la poésie française : celle
qui se fondera sur la foi dans le surnaturel divin (Paul Claudel) et celle des surréalistes, influencés
par la méthode du voyant et l’exploration de l’inconscient.
Les symbolistes ont énormément puisé dans les textes rimbaldiens (le poème Les voyelles
surtout). Selon Rimbaud, la poésie ne doit pas être descriptive, elle doit faire le lecteur imaginer
et sentir, elle doit suggérer.
Dans la langue, Rimbaud introduit, presque simultanément avec Mallarmé, l’obscurité
voulue, cultivée, afin de défendre l’entrée du Temple (le monde de la poésie).

Textes

Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre (extrait)


(Poésies)

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes


Et les ressacs et les courants : je sais le soir,

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L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,


Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,


Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries


Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides


Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses


Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et des lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !


Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

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Lecture méthodique
➢ En étudiant les champs lexicaux, les associations insolites, les figures de style et la
structure syntaxique des phrases, montrez que le poème décrit un voyage fabuleux qui
symbolise aussi l’itinéraire poétique de son auteur.
➢ En vous appuyant sur vos observations relatives au texte ci-dessus, expliquez quels sont
les étapes et les éléments définitoires de l’«alchimie verbale» imaginée par Rimbaud.

Arthur Rimbaud, Aube


(Illuminations)

J’ai embrassé l’aube d’été.


Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne
quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries
regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur
qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je
reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai
dénoncée au coq. A la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un
mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et
j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.

Lecture méthodique
➢ Étudiez les champs lexicaux, les temps verbaux, les pronoms personnels et dégagez le
thème du poème ci-dessus.
➢ Par rapport aux poèmes en prose de Baudelaire, quelles nouveautés apporte ici
Rimbaud ?

Bibliographie critique :
Barrère, Jean-Bertrand, Le Regard d'Orphée ou l'Echange poétique : Hugo, Baudelaire, Rimbaud,
Apollinaire, Paris, Société d'Edition d'Enseignement Supérieur, 1977.

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Carlier, Marie-Caroline et al., Itinéraires littéraires. XIXe siècle, Paris, Hatier, 1990.
Deshusses, Pierre et al., Dix siècles de littérature française, t. 2, Paris, Bordas, 1984.
Friedrich, Hugo, Structura liricii moderne, Bucureşti, Editura Univers, 1998
Raymond, Marcel, De la Baudelaire la suprarealism, Bucureşti, Editura Univers, 1998.
Richard, Jean-Pierre, Poésie et profondeur, Paris, Seuil, 2000.

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