Kant Anthropologie H20

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Emmanuel Kant

Extrait d’Anthropologie, p. 310-316

« Pour désigner un caractère comme appartenant à l’espèce de certains êtres, il est


requis que ces êtres puissent être réunis avec d’autres, déjà connus de nous, sous un même
concept, tout en indiquant et utilisant comme propriété (proprietas) fondant leur distinction
ce par quoi ils se différencient les uns des autres. Mais si nous comparons un type d’êtres, que
nous connaissons (A), avec un autre type d’êtres (non-A), que nous ne connaissons pas,
comment pouvons-nous attendre ou réclamer l’indication d’un caractère pour le premier, alors
que nous fait défaut le moyen terme de la comparaison (tertium comparationis)? Le suprême
concept d’espèce peut bien être celui d’un être terrestre raisonnable : nous ne pouvons alors
en désigner aucun caractère, parce que nous n’avons d’êtres raisonnables non terrestres nulle
connaissance qui soit de nature à nous permettre d’indiquer leur propriété et ainsi de
caractériser ces êtres terrestres parmi les être raisonnables en général. Le problème d’indiquer
le caractère de l’espèce humaine semble donc être absolument insoluble, étant donné que la
solution devrait être obtenue à travers la comparaison de deux espèces d’êtres raisonnables à
l’aide de l’expérience, – ce dont cette dernière ne nous offre pas la possibilité.
Pour assigner à l’homme sa classe dans le système de la nature vivante et ainsi le
caractériser, il ne nous reste donc que la façon dont il possède un caractère qu’il se crée à lui-
même, dans la mesure où il est capable de se perfectionner conformément aux fins qu’il a lui-
même choisies, – ce qui lui donne le pouvoir, en tant qu’animal doué de capacité rationnelle
(animal rationabile), de faire de lui un animal raisonnable (animal rationale) : à partir de quoi,
premièrement, il se conserve, lui-même et son espèce, deuxièmement (322), il exerce cette
dernière, lui apporte instruction et éducation pour la société domestique, troisièmement, il la
gouverne comme un tout systématique (ordonné selon des principes rationnels) appartenant
à la société. Ce qui permet de saisir néanmoins la dimension caractéristique de l’espèce
humaine, comparée avec l’idée de possibles êtres raisonnables sur cette terre : la nature a
inscrit en elle le germe de la discorde et elle a voulu que sa propre raison réussisse à en extraire
la concorde, ou du moins la constante approximation de celle-ci, – laquelle constitue, dans
l’idée, le but, alors que, selon le fait, la première (la discorde) correspond, dans le plan de la
nature, au moyen dont se sert une sagesse suprême, impénétrable pour nous : le but est de
produire le perfectionnement de l’homme part le progrès de sa culture, bien que ce soit pour
celui-ci au prix de maints sacrifices en ce qui concerne les joies de l’existence.
Parmi les habitants vivants sur cette terre, l’homme se différencie de façon
frappante de tous les autres êtres naturels par sa disposition technique (mécanique et liée à la
conscience) au maniement des choses, par sa disposition pragmatique (à servir habilement des
autres hommes pour ses fins) et par la disposition morale de son être (agir à l’égard de soi-
même et des autres conformément au principe de la liberté, en se soumettant à des lois) ; et
l’un quelconque de ces trois degrés peut déjà à lui seul distinguer de façon caractéristique
l’être humain des autres habitants de la terre.

[…]
Le bilan de l’anthropologie pragmatique quant à la destination de l’homme et la
caractéristique de son développement est donc le suivant. L’homme est destiné par sa raison
à exister en société avec des hommes et à se cultiver, se civiliser, se moraliser, dans cette
société, par l’art et les sciences, si grand que puisse être (325) son penchant animal à
s’abandonner passivement aux séductions du confort et du bien-vivre qu’il appelle félicité :
bien plutôt est-il destiné à se rendre activement digne de l’humanité, en luttant contre les
obstacles dont l’accable la grossièreté de sa nature.
L’homme doit donc nécessairement être éduqué en vue du bien ; mais celui qui a le
devoir de l’éduquer est à son tour un homme qui est encore plongé dans la grossièreté de la
nature et doit pourtant produire ce dont lui-même a besoin. De là vient le constant écart de
l’être humain par rapport à sa destination, avec toujours des tentatives répétées pour y
revenir. Nous allons indiquer les difficultés inhérentes à la solution de ce problème et les
obstacles qu’elle rencontre.

A
La première destination physique de l’homme réside dans l’impulsion qu’il éprouve à
conserver sa race comme race animale.

B
L’impulsion qui conduit vers la science, considérée comme une culture qui ennoblit
l’humanité, est, dans toute l’espèce, hors de proportion avec la durée de la vie. Le savant,
quand il a avancé dans la culture au point d’en élargir lui-même le champ, est rappelé par la
mort, et c’est un disciple qui prend sa place et qui à son tour, peu avant la fin de sa vie, après
avoir fait lui aussi un pas supplémentaire, cède sa place (326) à un autre. Quelle masse de
connaissances, quelles découvertes de méthodes nouvelles seraient déjà depuis longtemps en
réserve si un Archimède, un Newton ou un Lavoisier, avec leur application et leur talent,
avaient reçu de la nature la faveur de vivre, sans amoindrissement de leur énergie vitale,
pendant un siècle supplémentaire? Mais le progrès de l’espèce dans le domaine scientifique
n’est jamais que fragmentaire (dans le temps) et n’offre aucune garantie contre le retour en
arrière dont il se trouve toujours menacé par la barbarie qui vient en interrompre le cours dans
les périodes de bouleversements politiques.

C
De même l’espèce semble-t-elle tout aussi peu atteindre son but du point de vue de la félicité
vers laquelle sa nature la pousse constamment à tendre, mais que la raison vient limiter à la
condition d’être digne du bonheur, c’est-à-dire à la condition de la moralité. […] »

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