Du Corps Au Théâtre Au Théâtre-Corps
Du Corps Au Théâtre Au Théâtre-Corps
Du Corps Au Théâtre Au Théâtre-Corps
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| Dilecta | Corps
2007/1 - N° 2
ISSN 1954-1228 | pages 105 à 110
La nécessaire incarnation
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prit humain de recréer, ou du moins de rafistoler, une unité. On retrouve cette volonté
d’un théâtre total à travers le jeu de la performance art qui rassemble et unifie en un tout
organique le théâtre, la danse, la musique, la peinture, la poésie et le cinéma, faisant appel,
selon l’impératif rimbaldien, à la synesthésie des sens. Or, le point de convergence entre ces
mouvements contraires est bien le corps du spectateur qui réceptionne et orchestre ces
faisceaux sensoriels. Ce corps silencieux, immobile et dans l’ombre, qui fait pourtant partie
intégrante du spectacle, était resté jusqu’à présent à l’abri de cette dissolution ou fusion des
corps. Mais avec la chute du quatrième mur – barrière sacrée entre la scène et la salle – il
est mis en demeure de faire corps avec cet organisme protéiforme. Il est même parfois
provoqué et mis en scène au sein du spectacle lorsque le théâtre joue à être invisible ou
encore lors des happenings. À l’évidence, le théâtre est un art qui convoque et provoque
l’ensemble des corps présents : il ne laisse personne indifférent. « On ne contemple pas une
pièce de théâtre comme on contemple un tableau » disait à juste titre Kantor, soulignant
ainsi qu’il s’agit d’un acte qui engage tout le corps du spectateur, lequel « prend une entière
responsabilité en entrant au théâtre » (Kantor, 1990). Or, s’il n’existe pas de théâtre sans
corps, pourquoi l’incarnation est-elle devenue un enjeu si problématique dans la dramaturgie
contemporaine ?
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Or, le théâtre va précisément dépasser ce conflit entre le corps et l’esprit, en prouvant
concrètement sur scène qu’il n’y a pas de pensée sans corps2 et que, sans le support d’un
acteur, le personnage se dissout. Comme l’écrit Philippe Sollers : « Le théâtre est le lieu où
la pensée doit trouver son corps. » (Sollers, 1968 : 90). Progressivement, on constate que le
corps conquiert sur scène une autonomie sémantique et cesse d’être asservi à une fonction,
réductrice et redondante, de motivation ou d’illustration du discours théâtral, dont le plus
parfait exemple est la théorie du « verbo-corps » qui systématise l’alliance sémantique du
geste et du mot. Libéré de l’emprise psychologique, le corps évolue désormais en marge
du texte. Tout son enjeu vise à se mettre en situation d’hors-jeu, c’est-à-dire en complet
décalage avec le contenu de l’énonciation. Volontairement en retrait parmi « l’épaisseur des
signes » qui tisse la sémiosis théâtrale, le corps participe à la « différance » déridienne3 et
constitue en lui-même un palimpseste saturé de signes.
Pour reprendre la terminologie de Patrice Pavis, du « corps relais » comme simple prédi-
cat assujetti au texte, on est passé au « corps matériau », devenu sujet auto-référentiel
(Pavis, 2002 : 70). Dès lors, la mise en scène va tenter d’exploiter au maximum les diver-
ses ressources et significations du corps. De nouvelles disciplines au sein de la recherche
théâtrale vont apparaître, telles la kinésique, science de la communication par l’expression
corporelle qui constitue une « sous-conversation gestuelle », la sprachregie qui analyse la
voix, ou encore la proxémique qui étudie les modes de structuration de l’espace humain
à travers les positions et distances entre les corps. Néanmoins, le primat accordé au corps
n’est pas toujours synonyme d’exaltation de sa beauté ou de sa puissance. Bien au contraire,
de nombreux dramaturges contemporains se plaisent à accuser les faiblesses et les infirmités
physiques de leurs personnages et développent une esthétique de la souffrance et du sacri-
fice de la chair. On assiste ainsi au paradoxe suivant : plus le corps est dégradé et mutilé, plus
il s’impose sur scène. Plus il s’efface, plus il devient rare et, par là même, essentiel. Malmené,
désarticulé, amputé, réifié, le corps se gomme progressivement de la scène. La voix, retenue
comme un prolongement, une survivance du corps, devient de plus en plus brisée, atone,
ténue, jusqu’à n’être qu’un souffle, une simple respiration au travail. Quant à la parole du
personnage, elle semble s’élimer et s’émietter davantage, finissant par n’être qu’une pous-
sière de mots, étendue sur le silence qui l’englobe. Le corps, la voix, le langage, tout ce qui
fonde le phénomène humain dans son ipséité semble avoir disparu ou presque. Faut-il en
conclure qu’il s’agit là des suites logiques d’un théâtre de la cruauté, d’une cruauté sadique
et gratuite, comme certains commentateurs l’ont parfois prétendu ? Certes pas. En fait, et
peut-être parce que nous sommes plus sensibles à l’absence des êtres et des choses qu’à
leur présence qui nous devient habituelle, le théâtre contemporain tente de nous entraîner à
travers des expériences-limites, aux limites de l’expérience, afin que nous nous concentrions
sur l’essentiel.
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