Oeuvres 7 Activation Energie

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Pierre Teilhard de Chardin

[1771-1955]
jésuite, paléontologue et philosophe français

(1963)
Œuvres de Pierre Teilhard de Chardin. 7.

L’activation
de l’énergie
Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole,
infirmière, professeure retraitée de l’enseignement des soins infirmier
au Cégep de Chicoutimi
Page web. Courriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


Fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, sociologue
Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 2

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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Gemma Paquet, bénévole,


infirmière, professeure retraitée de l’enseignement des soins infirmiers au
Cégep de Chicoutimi. Courriel: [email protected]

à partir du livre de :

Pierre Teilhard de Chardin

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE

Paris : Les Éditions du Seuil, 1963, 429 pp. Collection : Œuvres de


Pierre Teilhard de Chardin, 7.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les citations : Times New Roman, 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’

Édition numérique réalisée le 25 septembre 2015 à Chicoutimi,


Ville de Saguenay, Québec.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 4

[4]

ŒUVRES DE TEILHARD DE CHARDIN

AUX MÊMES ÉDITIONS

I. LE PHÉNOMÈNE HUMAIN
Il. L'APPARITION DE L'HOMME
III. LA VISION DU PASSÉ
IV. LE MILIEU DIVIN
V. L'AVENIR DE L'HOMME
VI. L'ÉNERGIE HUMAINE
VII. L'ACTIVATION DE L'ÉNERGIE
VIII. LA PLACE DE L'HOMME DANS LA NATURE. (Le Groupe zoologique
humain, éd. reliée)
IX. CE QUE JE VOIS. (en préparation)

HYMNE DE L'UNIVERS
CAHIER 1. CONSTRUIRE LA TERRE
CAHIER 2. RÉFLEXIONS SUR LE BONHEUR
CAHIER 3. PIERRE TEILHARD DE CHARDIN ET LA POLITIQUE AFRI-
CAINE
CAHIER 4. LA PAROLE ATTENDUE

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

LE GROUPE ZOOLOGIQUE HUMAIN


Collection « Les savants et le monde
Éditions Albin Michel

LETTRES DE VOYAGE DE 1923 À 1955


recueillies et présentées par Claude Argonnès
Nouvelle réimpression en un seul volume
Éditions Grasset

LA GENÈSE D'UNE PENSÉE


Lettres de 1914 à 1919
Éditions Grasset
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 5

[5]

Pierre Teilhard de Chardin

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

Paris : Les Éditions du Seuil, 1963, 429 pp. Collection : Œuvres de


Pierre Teilhard de Chardin, 7.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 6

Avertissement:

Les œuvres de cet auteur sont dans le domaine


public au Canada, mais encore soumis aux droits
d’auteur dans certains pays, notamment en Eu-
rope et/ou aux États-Unis.

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ponsabilité.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 7

[7]
L'ACTIVATION DE L'ÉNERGIE

publiée
sous le Haut Patronage
de Sa Majesté la Reine Marie-José,
de M. L. S. Senghor,
Président de la République du Sénégal,
et sous le patronage
I. d'un Comité scientifique
II. d'un Comité général

I. COMITÉ SCIENTIFIQUE

ARAMBOURG (Camille) Professeur honoraire de Paléontologie au Mu-


seum National d'Histoire Naturelle.
BARBOUR (Dr George B.) Professeur de Géologie, Doyen honoraire de
la Faculté des Arts et Sciences de l'Université
de Cincinnati.
CHOUARD (Pierre) Professeur à la Sorbonne (Physiologie végé-
tale).
CORROY (Georges) Doyen de la Faculté des Sciences de Mar-
seille.
CRUSAFONT PAIRO (Dr M.) Dr. ès Sciences, Commandeur de l'Ordre
d'Alphonse X le Savant, Chef de Section de la
C.S.I.C., Professeur de Paléontologie à la Fa-
culté des Sciences d'Oviedo.
FAGE (Louis), Ancien Président de l'Académie des Sciences.
GARRON (Miss Dorothy A. E.) Doctor of Science, Oxford University, Fellow
of the British Academy.
GEORGE (André) Directeur de la Collection « Sciences d'au-
jourd'hui ».
GRASSÉ (Pierre P.) Professeur à la Sorbonne.
HEIM (Roger) Directeur du Museum d'Histoire Naturelle,
Membre de l'Institut.
[8]
HÜRZELER (Dr Johannes) Conservateur de la Section ostéologique au
Musée d'Histoire Naturelle, Bâle.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 8

HUXLEY (Sir Julian) D. Sc., F.R.S., Correspondant de l'Académie


des Sciences.
JACOB (Mlle Marguerite) du Commissariat de l'Énergie Atomique.
KORNIGSWALD (G. H. R. Professor of Paleontology and Historical Geo-
von) logy at the State University of Utrecht, Hol-
land.
LAMARE (Pierre) Professeur de Géologie à la Faculté des
Sciences de l'Université de Bordeaux.
LEPRINCE-RINGUET (Louis) Membre de l'Académie des Sciences, Profes-
seur au Collège de France, Président de
l'Union des Scientifiques catholiques.
LEROI-GOURHAN (André) Professeur à la Sorbonne.

MALAN (Mr B. D.) Director, Archœological Survey of the Union


of South Africa.
MOUTA (Dr Fernando) Professeur de Géologie à l'I.S.T. de Lisbonne.
MONOD (Théodore) Correspondant de l'Institut, Professeur au Mu-
seum National d'Histoire Naturelle, Directeur
de l'Institut Français d'Afrique Noire.
MOVIUS , jr. (Dr Hallam L.) Peabody Museum, Harvard University
(U.S.A.).
OPPENHEIMER (Robert) Director of the Institute for Advanced Studies,
Princeton.
PIVETEAU (Jean) Membre de l’Académie des Sciences, Profes-
seur à la Sorbonne.
ROBINSON (J. T.) Professional Officer in Charge, Department of
Vertebrate Paleontology and Physical Anthro-
pology, Transvaal Museum, Pretoria.
ROMER (Alfred Sherwood) Ph. D., Sc. D., Director of the Museum of
Comparative Zoology and Alexander Agassiz,
Professor ci Zoology, Harvard University
(U.S.A.)
[9]
TERMIER (Henri) Professeur à la Sorbonne.
TERRA (Dr Helmut de) Research Associate, Columbia University
(U.S.A.).
TOYNBEE (Sir Arnold J.), Director of Studies, Royal Institute of Interna-
tional Affairs, Research Professor of Interna-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 9

tional History, London University.


VALLOIS (Dr Henri Victor), Professeur au Museum National d'Histoire
Naturelle, Directeur honoraire du Musée de
l'Homme, Membre de l'Académie de Méde-
cine.
VANDEL (Albert) Membre non résident de l'Académie des
Sciences.
VAFREY (R.) Professeur à l'Institut de Paléontologie Hu-
maine.
VIRET (Jean Professeur à la Faculté des Sciences de Lyon.
WESTOLL (Stanley) Professor of Geology at King’s College in the
University of Durham.

II. COMITÉ GÉNÉRAL

TEILLARD DE CHARDIN (M. et Mme Joseph).


TEILHARD DE CHARDIN (M. François-Régis).
TEILHARD DE CHARDIN (Mme Victor).
TEILHARD DE CHARDIN (Mlle A.).
BEGOUËN (Comte Max-Henri).
MORTIER (Mlle J.).

ARMAND (Louis) Membre de l'Académie Française.


ARON (Robert) Agrégé de l'Université, Homme de Lettres.
BARTHÉLEMY-MADAULE Docteur ès-Lettres, Maître-Assistant en Sor-
(M.) bonne.
BORNE (Étienne) Agrégé de l'Université, Professeur de Rhéto-
rique Supérieure au Lycée Louis-le-Grand.
[10]
CUÉNOT (Claude) Ancien élève de ]'École Normale Supérieure,
Agrégé de l'Université, Dr ès Lettres.
DUHAMEL (Georges) Membre de l'Académie Française.
GOUHIER (Henri) Membre de l'Institut.
GUSDORF (Georges) Professeur de Philosophie à la Faculté des
Lettres de Strasbourg.
HOPPENOT (Henri) Ministre Plénipotentiaire.
HYPPOLITE (Jean) Directeur de l'École Normale Supérieure.
KHIÊM (Pham Duy) Ancien Ambassadeur du Viet-Nam en France,
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 10

Délégué permanent du Viet-Nam à


l'U.N.E.S.C.O.
LACROIX (Jean) Agrégé de Philosophie, Professeur de Rhéto-
rique Supérieure au Lycée du Parc, à Lyon.
MALRAUX (André) Homme de Lettres, Ministre.
MARGERIE (Roland de) Ministre Plénipotentiaire, Ambassadeur de
France à Bonn.
MARROU (Henri-Irénée) Professeur à la Sorbonne.
MEYER (François) Professeur à la Faculté des Lettres et Sciences
humaines, Aix-en-Provence.
PERROUX (François) Professeur au Collège de France.
ROINET (Louis) Agrégé des Lettres, Professeur au Lycée
Condorcet.
RUEFF (J.) Membre de l'Institut.
WAHL (Jean) Professeur honoraire à la Sorbonne.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 11

[11]

Table des matières

Avertissement [13]

L'Heure de choisir, Noël 1939 [17]


L'Atomisme de l'Esprit, 13 septembre 1941 [27]
La Montée de l'Autre, 20 janvier 19422 [65]
Universalisation et Union, 20 mars 1942 [83]
La Centrologie, 13 décembre 1944 [103]
L'Analyse de la Vie, 10 juin 1945 [135]
Esquisse d'une Dialectique de l'Esprit, 1946 [147]
Place de la Technique dans une biologie générale de l'Humanité, 16 janvier 1947
[159]
Sur la Nature du Phénomène social humain, 23 avril 1948 [171]
Les Conditions psychologiques de l'Unification humaine, 6 janvier 1949 [175]
Un phénomène de contre-évolution ou la Peur de l'Existence, 26 janvier 1949
[187]
Le Sens de l'Espèce chez l'Homme, 31 mai 1949 [203]
L'Évolution de la Responsabilité dans le Monde, 5 juin 1950 [211]
Pour y voir clair, 25 juillet 1950 [223]
Le Goût de vivre, novembre 1950 [237]
L'Énergie spirituelle de la Souffrance, 1951 [253]
Un Seuil mental sous nos pas : du Cosmos à la Cosmogénèse, 15 mars 1951 [259]
Réflexions sur là probabilité scientifique et les Conséquences religieuses d'un
Ultra-Humain, 25 mars 1951 [179]
La Convergence de l'Univers, 23 juillet 1951 [293]
Transformation et Prolongement en l'Homme du Mécanisme de l'Évolution, 19
novembre 1951 [311]
Un problème majeur pour l'Anthropologie, 30 décembre 1951 [325]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 12

La Réflexion de l'Énergie, 27 avril 1952 [333]


Réflexions sur la Compression humaine, 18 janvier 1953 [255]
En regardant un Cyclotron, avril 1953 [265]
L'Énergie d'Évolution, 24 mai 1953 [379]
L'Étoffe de l’Univers, 14 juillet 1953 [395]
L'Activation de l'Énergie humaine, 6 décembre 1953 [407]
Barrière de la Mort et Co-Réflexion, 1er janvier 1955 [417]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 13

[13]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

AVERTISSEMENT

Retour à la table des matières

Ainsi que nous l'avions annoncé au début du Tome VI, les écrits
de nos futures publications, donc de ce volume, n'ont pas été revus par
le Père Teilhard de Chardin en vue de l'édition. Il en eût vraisembla-
blement, selon sa coutume, précisé ou modifié plus d'un passage.
Ces écrits qui, en suite chronologique au Tome VI, développent
progressivement le thème de l'Énergie humaine, comptent, ainsi que
l'écrivait le R. P. Wildiers dans lAvant-propos du précédent volume,
« parmi les dissertations les plus précieuses et les plus originales que
le Père ait écrites ».
Les annotations de ce volume cherchent à prévenir le risque
d'interprétations erronées : elles consistent le plus souvent en de
simples résumés des textes plus élaborés du Père Teilhard.
[14]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 14

[15]

« L'hypothèse mot bien mal choisi pour dési-


gner l'acte spirituel suprême par quoi la poussière
des expériences prend figure et s'anime au feu de
la connaissance... »

P. TEILHARD DE CHARDIN.

[16]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 15
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 16
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 17

Les photos du R. P. Teilhard de Chardin nous ont été communi-


quées par Mme Lucile Swan, M. J.-D. Clark, Mme de Mallevouë.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 18

[17]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

1
L’HEURE DE CHOISIR.
Un sens possible de la guerre

Retour à la table des matières

[18]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 19

[19]

AINSI, deux fois dans une vie d'homme, nous aurons vu la Guerre.
Deux fois ? ou bien, pire que cela, n'est-ce pas la même Grande
Guerre qui continue ? le seul et même processus d'un monde en voie
de refonte... ou de désagrégation ? Tout paraissait si bien fini en 1918.
Et voici que tout recommence.
Alors, au fond de chacun de nous, se forme la même angoisse ; et,
du fond de chacun de nous, monte le même soupir. Nous nous imagi-
nions monter librement vers des âges meilleurs. Ne serait-ce pas au
contraire qu'un gigantesque déterminisme nous entraine invincible-
ment en rond, ou vers le bas ? cercle diabolique de discordes sans
cesse renaissantes ? sol qui glisse en arrière à chacun de nos pas ? Le
rouet ou la pente. Nos espoirs de progrès n'étaient-ils donc qu'illu-
sion ?
Comme tout le monde j'ai senti le choc du scandale et la tentation
quand, remettant les pieds sur un Orient inondé par la nature et dévas-
té par une invasion sournoise, j'ai appris que l'Occident était en feu.
J'ai donc, une fois de plus, fait le compte et la révision en moi de
tout ce que je savais, de tout ce que je croyais. Je l'ai, aussi froidement
que possible, comparé à tout ce qui nous arrive. Et voilà, candidement
exprimé, ce qu'il m'a semblé voir.
[20]
Et tout d'abord, non, mille fois non. Si tragique soit-il, le conflit ac-
tuel n'a rien qui doive ébranler en nous les fondements d'une foi en
l'avenir. Je l'ai écrit ici même 1, et je le répéterai avec la même convic-
tion qu'il y a deux ans. Là où un groupe de volontés isolées pourrait
défaillir, la somme totale des libertés humaines ne saurait manquer

1 Études, 20 octobre 1937 : La Crise présente (publié sous son premier titre :
Sauvons l’humanité, dans le Cahier III de l'Association des Amis de P. Teil-
hard de Chardin, Éd. du Seuil : N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 20

son Dieu. Comment ! Depuis des centaines de millions d'années, la


Conscience montait sans arrêt à la surface de la Terre : et nous pour-
rions penser que le sens de cette marée puissante va se renverser au
moment précis où nous commencions à en percevoir le flux ?... En
vérité, nos raisons, même naturelles, de croire en un succès final de
l'Homme sont d'un ordre supérieur à tout ce qui peut se passer. Face à
tout désordre, la première chose à nous dire est donc que nous ne péri-
rons pas. Non pas maladie mortelle : mais crise de croissance. - ja-
mais, c'est possible, le mal n'a paru aussi profond, les symptômes aus-
si graves. Mais, en un sens, ceci n'est-il pas justement une raison de
plus d'espérer ? La hauteur d'un sommet mesure la profondeur de ses
précipices. Si les crises ne devenaient pas, de siècle en siècle, plus
violentes, c'est peut-être alors qu'il faudrait se prendre à douter.
Ainsi, même si le cataclysme présent était incompréhensible, nous
devrions encore, par principe, continuer tenacement à croire et à mar-
cher en avant. Ne nous suffit-il pas de savoir (si nous sommes chré-
tiens, surtout) que, du plus loin où elle nous apparait, la Vie n'est ja-
mais parvenue à s'élever que par la souffrance, à travers le mal, - en
suivant le chemin de la Croix ?
[21]
Mais nous est-il vraiment si impossible de comprendre le sens de
ce qui se passe ?

À la racine des troubles majeurs où les nations se trouvent aujour-


d'hui engagées, je crois distinguer les signes d'un changement d’âge
dans l'Humanité.
Il a fallu des centaines de siècles à l'Homme rien que pour peupler
la Terre et la couvrir d'un premier réseau. Il lui a fallu encore d'autres
millénaires pour construire, au hasard des circonstances, dans cette
nappe originellement flottante, des noyaux solides de civilisations,
rayonnant à partir de centres indépendants et antagonistes. Aujour-
d'hui, ces éléments se sont multipliés ; ils ont grandi ; ils se sont serrés
et forcés les uns contre les autres, - au point qu'une unité d'ensemble,
quelle qu'elle soit, est devenue économiquement et psychologique-
ment inévitable. L'Humanité, se faisant adulte, a commencé à subir la
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 21

nécessité et à sentir l'urgence de faire un seul corps avec elle-même.


Voilà la source profonde de nos malaises.
Par un sursaut suprême d'individualisme, par instinct obscur de
conservation, les peuples avaient cherché, en 1918, à se défendre
contre cette prise en masse qu'ils sentaient venir. Nous avons assisté
alors à la poussée effarante des nationalismes, - à la pulvérisation ré-
gressive des groupes ethniques au nom de l'Histoire. Et maintenant
c'est la vague unitaire de fond qui s'enfle à nouveau, et qui avance,
mais sous une forme rendue dangereuse par les particularismes, dont
elle s'est imprégnée. Et voilà la crise déclarée.

Que voyons-nous, en effet ?


En plusieurs points de la Terre, simultanément, des fractions
d'Humanité s'isolent et se dressent, logiquement amenées par « uni-
versalisation » de leur nationalisme, à se [22] poser en héritières ex-
clusives des promesses de la Vie. La Vie, proclame-t-on là-bas, ne
peut atteindre son terme qu'en suivant exactement la route prise par
elle dès le commencement. La survie du plus apte. La lutte impi-
toyable d'individu à individu, de groupe à groupe, pour se dominer. À
qui mangera l'autre... Telle est la règle fondamentale du plus-être. Par
conséquent, dominant tout autre principe d'action et de moralité, la
Loi de la Force, transportée sans changement dans le domaine hu-
main. Force au dehors : donc la guerre ne représente pas un accident
résiduel, destiné à décroître avec le temps, mais elle est l'agent pre-
mier et l'expression même de l'évolution. Et, par symétrie, force au
dedans : les citoyens soudés entre eux par le ciment de fer d'un régime
totalitaire. Partout, en chemin, la coercition, sans cesse obligée de su-
renchérir à elle-même. Et, pour finir, une branche unique étouffant
toutes les autres branches. L'avenir nous attend au terme de sélections
successives. Il couronnera le plus fort individu dans la nation la plus
forte. C'est dans la fumée et le sang des batailles que le Surhomme
apparaîtra.
Et c'est contre cet idéal sauvage que, spontanément, nous nous
sommes levés. C'est pour éviter la servitude que nous avons dû avoir
recours, nous aussi, à la Force. C'est pour détruire le « droit divin » de
la Guerre que nous nous battons.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 22

Nous nous battons. Mais ici, prenons garde. Dans quel esprit, tout
au fond, usons-nous de nos armes ? Esprit d'immobilité et de repos ? -
ou esprit de conquête ?...
Il y aurait, je le crains, une façon inférieure et dangereuse pour
nous de faire la guerre à la guerre : ce serait de nous défendre sans
attaquer, - comme si nous n'avions pas besoin nous-mêmes, pour de-
venir pleinement hommes, de croître et de changer. Lutter simplement
par inertie ; lutter pour qu'on nous laisse la paix ; lutter pour « être
tranquilles »... ne serait-ce pas là justement nous dérober au problème
[23] essentiel posé en ce moment à l'Homme Par l'âge de sa vie ?
« Les autres », j'en suis convaincu autant que personne, se trompent
dans les méthodes de violence qu'ils appliquent à unifier le monde.
Mais en revanche ils ont parfaitement raison de sentir que le moment
est venu de songer à une Terre nouvelle. Et c'est même par cette vi-
sion qu'ils sont redoutablement forts. Nous n'arriverons à équilibrer,
puis à renverser leur courant, comprenons-le donc bien, qu'en surmon-
tant leur religion de Force par une autre religion d'ampleur, de cohé-
rence, de séduction équivalentes. En nous, contre eux, doit opérer un
dynamisme aussi puissant que celui qui les anime : sinon, les armes ne
sont pas égales, et nous ne méritons pas de gagner. Eux, ils apportent
la Guerre comme principe de Vie. Pour riposter efficacement, nous,
que leur opposerons-nous ?

Plus on réfléchit à cette question, infiniment urgente, d'un plan


d'ensemble à trouver pour construire la Terre, plus on s'aperçoit que,
si l'on veut éviter le chemin de la Force matérielle et brutale, il n'y a
d'autre issue en avant que celle de la camaraderie et de la fraternité, -
aussi bien entre les peuples qu'entre les individus. Non pas hostilité
jalouse, mais émulation. Non pas sentimentalité, mais esprit d'équipe.
Cet évangile d'unanimité, hélas, ne peut être énoncé sans faire ap-
paraître chez l'auditeur une sorte de pitié : « mièvre, bêlant, uto-
pique... » Ah ! que Rousseau et les pacifistes auront donc fait plus de
mal que Nietzsche à l'Humanité ! De nos jours, envisager sérieuse-
ment l'éventualité d'une « conspiration » humaine fait inévitablement
sourire. Et pourtant saurait-il y avoir, même pour le monde moderne,
de perspective plus vigoureuse, ni plus réalistiquement fondée ?
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 23

Sur ces points, je me suis encore expliqué, ici même, il [24] n'y a
pas longtemps 2. Le Racisme, pour se défendre, en appelle aux lois de
la Nature. Mais, ce faisant, il n'oublie qu'une chose : c'est que, parve-
nue au niveau de l'Homme, la Nature, justement pour rester fidèle à
elle-même, a dû transformer ses voies. Jusqu'à l'Homme, oui : les
branches vivantes se développent surtout en s'étouffant l'une l'autre et
en s'éliminant ; la loi de la jungle. À partir de l'Homme au contraire, et
à l'intérieur du groupe humain, non : le jeu n'est plus de s'entre-
dévorer. La sélection opère toujours, bien sûr, encore reconnaissable.
Mais elle ne tient plus désormais la première place. C'est que la Pen-
sée, par son apparition, a conféré à l'Univers une dimension nouvelle.
Elle a créé, en vertu des affinités irrésistibles de l'esprit pour lui-
même, une sorte de milieu convergent, au sein duquel les rameaux, à
mesure qu'ils se forment, demandent à se rapprocher pour être plei-
nement vivants. Tout l'équilibre est changé dans ce nouvel ordre de
choses. L'énergie du système n'en est pas amoindrie. Seulement la
Force, sous son ancienne forme, n'exprime plus que la puissance de
l'Homme sur l'extra ou l'infra-humain. Au cœur de l'Humanité, entre
hommes, elle s'est muée en son équivalent spirituel, - énergie d'attrait,
au lieu de répulsion.
De ce point de vue, l'Humanité finale ne doit pas être imaginée sur
le modèle d'une tige grossie du suc de toutes les tiges tuées par elle en
chemin. Elle naîtra (car elle ne peut pas ne pas naître) sous forme de
quelque organisme ou, suivant une des lois les plus évidentes de
l’Univers, chaque brin et chaque faisceau, chaque individu et chaque
nation, s'achèvera par union à tous les autres. Non pas éliminations
successives, mais la synergie. Ainsi nous parle, si nous savons l'en-
tendre, la biologie.
Il m'est impossible, quant à moi, de découvrir une autre doctrine de
force à opposer à celle de la Force.
[25]
Mais, dans ce cas, laissons toute illusion, toute paresse. Si c'est
vers de pareils horizons que la Durée nous entraîne, il serait vain pour
les Démocraties de rêver plus longtemps à un de ces mondes inache-
vés et ambigus où les peuples, sans s'aimer, mais fidèles à je ne sais

2 Études, 5 juillet 1939, Les Unités humaines naturelles.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 24

quelle justice statique, respecteraient docilement leurs frontières, sans


mieux se connaître que des étrangers vivant sur le même palier. Bien
plus que la menace permanente d'une guerre suspendue sur nos têtes,
ne serait-ce pas l'équivoque de cette situation qui a fait détoner l'Eu-
rope ? Non, « cela ne pouvait plus durer ». Que nous le voulions ou
non, l'âge des pluralismes tièdes est définitivement passé. Ou bien un
seul peuple arrivera à détruire et à absorber tous les autres. Ou bien
tous les peuples s'associeront, en une âme commune, afin d'être plus
humains.
Voilà, si je ne me trompe, le dilemme posé par la crise présente.
Cette guerre est d'un autre genre, elle est plus que les autres : c'est la
lutte pour l'achèvement et la possession de la Terre qui a commencé.

Si nous savons voir cette situation, si nous prenons conscience,


veux-je dire, du dilemme, et par suite de l'esprit que, bon gré mal gré,
notre position dans le conflit nous oblige à défendre : - alors nous se-
rons trois fois forts, à notre tour, mais à la grande manière.
Forts dans notre coeur, d'abord : parce que nous ne nous battrons
plus en résignés, comme nous ferions contre le feu, la tempête ou la
peste, - mais pour une belle chose à découvrir et à bâtir, - nous aussi
comme des conquérants.
Forts dans notre intelligence, ensuite : parce que nous aurons saisi
le principe qui doit régler, dans ses conditions les plus générales, la
paix de demain. Demain... Ne continuerions-nous pas, d'aventure, à
penser secrètement l'après-guerre en termes d'humiliation et d'annihi-
lation pour le vaincu ? Et, dans ce cas, où est notre vertu ?... Est-ce
donc [26] nous qui allons parler maintenant la langue de l'adversaire ?
- Et à quoi cela nous servirait-il de restaurer l'un quelconque des
ordres anciens, quand c'est de ceux-ci précisément qu'il s'agit de sor-
tir ?
Forts contre ceux qu'il faut réduire, enfin. Et ceci est le corollaire
immédiat et la conclusion de tout ce que je viens de dire. - Guerre
économique, guerre d'usure, aimons-nous à dire. Mais combien plus,
si j'ai raison, guerre de conversion, parce que guerre d'idéals. Sous la
carapace des avions, des sous-marins et des tanks, deux conceptions
opposées d'Humanité s'affrontent en ce moment. C'est donc dans les
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 25

profondeurs de l'âme que doit se dénouer la bataille. - Que, sous le


choc des événements, la passion d'unir s'allume en nous, plus ardente
qu'en face la passion de détruire. Peut-être, à cet instant, derrière nos
coups, l'autre arrivera-t-il à percevoir que nous le respectons et le dési-
rons plus qu'il ne pense nous haïr. Il reconnaîtra que nous ne lui résis-
tons que pour lui apporter ce qu'il cherche. Et alors, atteint dans sa
source, le conflit mourra de lui-même, et pour toujours.
« Aimez-vous les uns les autres. » Ce précepte de douceur, hum-
blement jeté il y a deux mille ans comme une huile lénifiante sur la
souffance humaine, se révèle à notre esprit moderne comme le plus
puissant, et en fait comme le seul principe imaginable d'un équilibre
futur de la Terre. Nous déciderons-nous enfin à admettre qu'il n'est ni
faiblesse, ni douce manie, - mais qu'il intime une condition formelle
des progrès les plus organiques et les plus techniques de la Vie ?
Si oui, ce serait la vraie victoire qui nous attend, et la seule vraie
paix.
La Force désarmerait au coeur d'elle-même, parce que nous au-
rions enfin mis la main sur plus fort qu'elle, pour la remplacer.
Et, l'Homme devenu grand aurait trouvé sa voie. *

* Inédit, Pékin, Noël 1939.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 26

[27]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

2
L'ATOMISME DE L'ESPRIT
Un essai pour comprendre
la structure de l’étoffe de l’univers

Retour à la table des matières

[28]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 27

[29]

1. Un point de départ :
le fait et le problème de la pluralité humaine

Qu’il s’agisse d'escalader un pic, de cliver un diamant, ou de dé-


brouiller un écheveau quelconque de grandeurs embrouillées par la
Nature, la meilleure méthode pour avancer n'est généralement pas de
se heurter de front aux difficultés qui nous barrent la route, - mais bien
plutôt de chercher à gauche et à droite la légère fissure qui, par voie
indirecte, peut nous mener sans effort au cœur du problème.
Depuis que l'Homme réfléchit, et plus il réfléchit, l'opposition entre
Esprit et Matière ne cesse pas de se dresser, toujours plus haut, en tra-
vers du chemin montant vers une meilleure conscience de l'Univers.
Et ceci est la source profonde de tous nos malaises. En Physique et en
Métaphysique, aussi bien qu'en Morale, en Sociale et en Religion,
pourquoi nous disputons-nous ? pourquoi piétinons-nous sur place ?
sinon parce que, dans notre impuissance à préciser la nature des rela-
tions qui associent cosmiquement la Pensée au Tangible, nous n'arri-
vons pas à nous orienter dans le dédale des choses. Où est le haut, où
est le bas ? y a-t-il même un haut et un bas, dans notre Univers ?
Je voudrais, dans les pages qui suivent, essayer de montrer qu'en
prenant un sentier détourné, peu à peu frayé par une série (en appa-
rence discontinue) de conquêtes intellectuelles, nous sommes proba-
blement, d'ores et déjà, sans nous en [30] douter, en mesure de fran-
chir le sommet, réputé inaccessible, derrière lequel peut-être nous at-
tend la Terre Promise.
Et, comme point de départ à cette ascension, je prendrai tout sim-
plement le fait, « ridiculement » évident, de la pluralité humaine. - Il
n'y a pas seulement un homme au monde. Mais il y en a des quantités,
et même des myriades. Exactement comme les étoiles disséminées au
firmament, exactement comme les particules dont sont tissés les corps
qui nous entourent, les hommes font nombre et masse. La structure
moléculaire de l'Humanité... : nous ne nous étonnons pas de cette con-
dition fondamentale de nos existences, - nous ne la remarquons même
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 28

pas, tellement elle nous paraît « naturelle ». Or ne serait-ce pas elle,


justement, qui, depuis toujours, nous tendrait le bout du fil que nous
n'espérons plus trouver ? elle, la Vérité, qui, une fois de plus, nous
« crève les yeux ». et que nous ne voyons pas ?...
Cherchons à comprendre jusqu'au bout, sans préjugés de Science
ni de Philosophie, pourquoi l'Homme, noyé dans la multitude, est
multiple lui-même. Et nous ne serons pas loin peut-être d'avoir démê-
lé, dans sa texture, et aussi dans le signe positif ou négatif de ses
fibres, l'Étoffe de l'Univers.

II. Première observation préliminaire :


les zones dimensionnelles de l’univers

Comme toute réalité de nature synthétique, nos perceptions s'en-


chaînent dans un certain ordre, inexorablement. Pour voir, nous le sa-
vons, ce n'est pas assez d'ouvrir les yeux. Mais il faut encore que, par
un certain nombre de visions auxiliaires, notre regard se trouve sup-
porté dans sa marche en avant.
Dans le cas présent, c'est-à-dire pour que jaillisse devant [30] notre
esprit le sens révélateur de la pluralité humaine, deux de ces évidences
ou intuitions préalables sont nécessaires, la première étant ce que j'ap-
pellerais « la vision des zones dimensionnelles de l'Univers ».
Occupons-nous de celle-ci, pour commencer.
De part et d'autre de la zone moyenne du Monde à l'échelle de la-
quelle notre Humanité agit et s'agite, les objets se disposent, pour
notre expérience, en deux séries naturelles de taille indéfiniment
croissante, ou indéfiniment décroissante : vers les nébuleuses, ou vers
les atomes. En haut, l'Immense. En bas, l'Infime. Depuis toujours
l'Homme a eu obscurément conscience d'être emprisonné dans ce
cadre sans bords. Si bien qu'après un premier moment de vertige nous
nous sentons presque à l'aise aujourd'hui entre les microns et les an-
nées lumière, le Nouveau Monde de la Physique moderne. Bien moins
familière à notre esprit que ces profondeurs demeure cependant
l'étrangeté, à peine découverte, des deux abîmes entre lesquels nous
flottons. Pascal, dans une phrase fameuse, imaginait à l'intérieur du
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 29

ciron un autre Univers avec d'autres cirons. C'est contre cette idée
d'un Espace s'étalant ou se contractant semblablement à lui-même que
nous sommes maintenant conduits à penser. De même que l'éclat de la
lumière et les formes de la Vie se transforment aux yeux d'un observa-
teur glissant le long d'un méridien terrestre, ou s'enfonçant au sein des
eaux, - ainsi, et bien plus radicalement encore, l'Univers doit-il être
conçu comme changeant de figure si, en esprit, nous essayons de nous
déplacer, soit vers le haut, soit vers le bas, de ses zones extrêmes.
Vers le bas (si nous pouvions, par impossible, nous rapetisser sans
perdre conscience), toutes sortes de puissances bizarres (attractions
capillaires, courants osmotiques, mouvement brownien, influences
magnétiques...) nous happeraient bientôt pour nous paralyser, nous
« polariser », ou nous entraîner dans leur danse fébrile. Et, plus nous
descendrions, plus il [32] nous faudrait dire adieu aux expériences
communes. Dans ce royaume de l'infiniment petit, parmi des vitesses
vertigineuses, nous verrions d'abord s'effacer pour nous la distinction
chimique des éléments, - parce que nous aurions passé au-dessous
d'elle ! Chaleur, lumière, résistance s'évanouiraient à leur tour, n'ayant
plus de sens. Cependant que la masse même des corps (ce fondement,
à notre échelle, de la stabilité cosmique) deviendrait la plus mouvante
et la plus plastique des choses...
Et vers le haut, si nous pouvions indéfiniment nous grossir,
d'autres changements non moins radicaux, bien que d'un autre ordre,
viendraient à leur façon bouleverser nos manières de penser et de voir.
Par nature la Physique de l'Immense nous est beaucoup plus difficile à
aborder, ou même à concevoir, que celle de l'Infinie. Quelle prise la
Matière peut-elle bien garder sur nos sens et nos imaginations, une
fois saisie sur des volumes monstrueux, à des vitesses presque infini-
ment lentes ?... Et cependant nous en savons assez pour soupçonner
qu'à ces latitudes cosmiques extrêmes rien ne nous garantit plus (pas
plus qu' « en bas » du reste) que les trois angles d'un triangle « fassent
encore deux droits », comme il arrive dans le domaine euclidien des «
latitudes moyennes ». Et nous en savons assez surtout pour découvrir,
à notre confusion, qu'une chose aussi fondamentale et aussi simple
pour notre vie pratique que la coïncidence (ou synchronisme) de deux
événements perd, dans l'Immense, presque toute signification ou
usage définissables.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 30

En résumé, et contrairement au préjugé courant des philosophies


anciennes, une relation existe dans la Nature entre Quantité et Qualité.
Changez les dimensions spatiales des corps, et ce sont leurs propriétés
mêmes qui se métamorphosent. Soit que la transformation s'opère
(comme dans le cas des images fondantes) par simple modification
relative des valeurs, du fait que certains effets, insensibles à l'échelle
du Moyen, deviennent prépondérants aux échelles extrêmes ; soit [33]
qu'il existe réellement, concentriquement à nous-mêmes, un certain
nombre de surfaces spatiales critiques à travers lesquelles les valeurs
physiques se renversent en passant, - le fait demeure : notre Univers
n’est pas le même à son équateur (où nous sommes), et à ses deux
bouts. Il se partage, zonalement, en plusieurs domaines spécifique-
ment différents.

III. Deuxième observation préliminaire :


la complication de la matière vivante

Détachons maintenant nos yeux de l'Immense et de l’Infinie, pour


les tourner vers un autre spectacle, en apparence d'un autre ordre.
Laissons les atomes et les nébuleuses, et regardons, au voisinage de
notre latitude moyenne, la Matière vivante.
Autour de cet objet tout proche, et cependant extraordinaire, qu'est
notre propre chair à nous-mêmes, la Biologie, armée des instruments
toujours plus subtils et puissants que lui fournit la Science, resserre
continuellement ses attaques. Analyses et synthèses chimiques d'une
délicatesse invraisemblable ; triturations de toutes sortes, sous le jeu
des réactifs « morts » ou « vivants » qui forment aujourd'hui l'arsenal
de la Recherche ; observation directe, enfin, sous le microscope, à des
grossissements qui, de deux mille, viennent brusquement de passer à
cent mille diamètres ! - Ce n'est pas le lieu d'énumérer ici les résultats
Passionnants auxquels conduisent ces investigations à peine commen-
cées. Ce qui importe par contre à mon sujet, c'est d'observer que, par-
dessus le vaste « corpus » de données expérimentales déjà accumulées
par la Biophysique et la Biochimie, un fait général émerge et domine,
plus important pour notre intelligence que tout fait particulier. Je veux
dire l'incroyable complication des êtres organisés.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 31

[34]
Complication d'abord dans le nombre brut des particules associées.
Il y a l'équivalent de 6.000 à 20.000 atomes d'Hydrogène dans une
seule molécule de protéine. Ce nombre monte à 68.000 dans l'hémo-
globine du sang ; à quatre millions dans le pigment rouge du foie ; à
17 et même 25 millions dans un grain de virus. Pour une cellule vi-
vante, je ne pense pas que le calcul soit encore tenté, ni même pos-
sible. Or il y a environ mille billions de cellules dans un corps hu-
main...
Complication, ensuite, dans la variété des rouages montés. La mul-
titude des éléments chimiques concentrés dans les corpuscules vivants
ou pré-vivants ne représente pas une foule homogène. Mais presque
toute la série des corps simples se trouve peu à peu engagée et utilisée
dans la fabrication des corps organiques ; et ceci à l'état de combinai-
sons dont la différenciation et l'emboîtement hiérarchisé dépasse en-
core nos moyens d'analyse et de compréhension. Combinaisons molé-
culaires à la base ; mais combinaisons « micellaires », granulaires,
cellulaires, histologiques, etc., de tous ordres, plus haut. Tous ces ar-
rangements se superposant et s'agençant en progressions géométriques
dont la simple idée confond notre esprit.
Et, pour finir, complication (cela suit) dans le mécanisme général,
capable d'assurer le fonctionnement de ces innombrables pièces ajus-
tées.
Or tout ceci, ne l'oublions pas, se passe et opère sous des dimen-
sions invraisemblablement réduites. Une fibre de virus (on l'a photo-
graphiée) n'est longue que de 3 dix millièmes de millimètre. Ce qui est
à peu près la taille des plus petites bactéries. Il y a quelques 30 bil-
lions de cellules dans un cerveau humain... L'Astrophysique est sur la
piste d'étoiles où la Matière se trouverait inorganiquement ramassée
sur soi jusqu'à atteindre une masse très supérieure à celles que nous
connaissons. Dans la Matière vitalisée, c'est l'organisation qui atteint
une densité formidable.
En vérité, penchés sur notre propre substance, nous voyons [35]
reparaître avec stupeur, sous une forme nouvelle, encore l'abîme : non
plus l'abîme inférieur de la pulvérisation, ou, à l'opposé, l'abîme de
l'agglomération ; mais, dans une troisième direction, l'abime de la syn-
thèse, - les profondeurs fascinantes d'une Matière qui, sous un volume
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 32

minimum, parvient à s'échafauder sans limite sur soi-même au cœur


de nous-mêmes.
Eh bien, c'est en regardant ce gouffre montant, d'où notre pensée
émerge, c'est en réfléchissant sur le troisième abîme, que nous pou-
vons commencer, il me semble, à voir l'Univers prendre figure et
s'équilibrer autour de la Pléiade humaine.

IV. Le trait de lumière :


complexité et conscience

Rapprochons, en effet, et réunissons les deux évidences auxquelles


nous venons d'accéder dans un effort préliminaire. D'une part, obser-
vions-nous pour commencer, l'Étoffe des Choses se métamorphose,
elle change de propriétés, quand, suivant son grand axe spatial, nous
montons ou descendons vers les grandeurs ou les petitesses extrêmes.
D'autre part, venons-nous de noter, une deuxième façon existe pour
les corps d'osciller entre l'infime et l'immense : capables de devenir
très petits ou très grands, ils peuvent aussi suivant un autre axe (trans-
versal au premier) être, dans leur structure interne, ultra-simples ou
ultra-compliqués. Les hautes complications, constations-nous du reste,
apparaissent dans le domaine des substances vivantes.
Renversons les termes de cette dernière proposition ; et nous allons
voir clair.
Jusqu'ici la Vie, en tant que Vie, a paru réfractaire, ou [36] même
irréductible, à ce que nous appelons la Science. Impossible, répète-t-
on, d'incorporer Conscience et Pensée dans les constructions de la
Physique. Or à qui la faute ? La Physique, dans ses insuccès, s'en
prend à la Nature. Mais ne serait-ce pas plutôt la Physique qui, tron-
quant la Nature, s'obstine à bâtir exclusivement son Univers suivant
un axe spatial sur lequel, précisément, la Vie n'apparaît pas ? Qu'une
percée soit effectuée au-dessus de nous, transversalement au Très
Grand et au Très Petit, pour laisser passer l'axe du Complexe. Et aus-
sitôt, dans le nouveau milieu cosmique créé par l'introduction de cette
dimension supplémentaire, la vitalisation de la Matière ne semble plus
déconcertante, ni plus inexplicable, elle apparaît au contraire comme
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 33

aussi « naturelle », que la variation des masses aux grandes vitesses


ou l'apparition, aux très grandes distances, des effets de relativité.
À zone dimensionnelle nouvelle, disions-nous, propriétés nou-
velles. Une fois reconnu, dans l'Univers physique, le domaine ou
compartiment spécial de l'ultra-synthétique, la Vie ne détone plus dans
la vision scientifique du Réel. Elle ne fait que combler un vide qui,
sans elle, resterait béant dans nos perspectives. Propriété particulière
aux grands nombres organisés, effet spécifique de la Matière portée à
un degré extrême de construction interne, elle vient prendre harmo-
nieusement la place d'un phénomène attendu. Après l'Immense et
l'Infime, le Grand Complexe (dès lors qu'il existe en fait) exigeait
d'avoir un caractère à lui. Ce caractère, le voici !

Conscience, effet de Complexité.

Sans changer de position, continuons à fixer l'Univers de ce point


de vue renouvelé ; et nous n'allons pas tarder à voir se découvrir
quelque chose de plus.
Qui dit « complexité », au sens reconnu vrai pour la Matière vi-
vante, entend nécessairement multitude d'éléments unifiés. L'édifice
fantastique représenté par la moindre particule animée forme un tout ;
c'est-à-dire il retomberait [37] en poussière si, à quelque degré, il ne se
trouvait radialement arrangé. Par nature un organisme, plus il est
compliqué, ne subsisterait pas, ni ne fonctionnerait, s'il ne formait pas
structurellement un système centré.
Et maintenant, qui dit « conscience », exprime aussi, non moins
inévitablement, l'idée de reploiement et de resserrement d'un être sur
soi-même. Voir, sentir, penser, c'est agir ou subir comme foyer de
convergence pour l'immense éventail des choses rayonnant autour de
nous. C'est être intérieurement centré.
Conscience et complexité, donc, deux aspects d'une même réalité, -
le centre -, suivant que pour le regarder nous nous plaçons au-dehors
ou au-dedans de nous-mêmes.
Qu'est-ce à dire sinon que, utilisant cette nouvelle variable, il nous
devient possible de donner une expression plus profonde et plus géné-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 34

rale à la transformation spéciale subie par l'Univers remonté dans la


direction des très hauts complexes ?
Instinctivement, faute de réfléchir, nous pensions peut-être que,
parler de « centres », c'est simplement manier une abstraction méta-
physique ou géométrique. Ou bien, si nous prêtions à ce mot une réali-
té physique, nous donnions peut-être à celle-ci une valeur « uni-
voque », absolue dans tous les cas. Ou même encore, qui sait, nous
pensions que plus un élément est simple, plus parfaitement il est, ou il
peut devenir, centré.
Voici qu'en la place de ces vues confuses se dessinent à nos yeux
les premiers linéaments d'une Physique précise de la Centration.
Non, à bien regarder les choses, la « centréité » d'un objet ne cor-
respond, dans le Monde, ni à une qualité abstraite, ni à une sorte de
« tout ou rien » qui ne connaîtrait ni nuances ni degrés. Mais elle re-
présente au contraire une grandeur essentiellement variable, propor-
tionnelle au nombre d'éléments et de liaisons contenues dans chaque
particule cosmique considérée. Un centre est d'autant plus simple et
plus profond qu'il se [38] forme au cœur d'une sphère plus dense et de
rayon plus grand. Un centre n'est pas, mais il se construit. Voilà ce
que nous disent les faits. De ce chef, il y a une infinité de façons iné-
gales pour la Matière de se trouver centrée. Suivant l'axe de la Com-
plexité, tout se passe autour de nous comme si l'Étoffe de l'Univers
s'égrenait en une suite montante de centres toujours plus parfaits :
cette sur-centration correspondant, pour la Physique, à l'accumulation
en chaque noyau d'un nombre toujours plus grand de parcelles plus
variées et mieux agencées ; et cette même sur-centration se traduisant
pour la Psychologie en un accroissement de spontanéité et de cons-
cience.
En direction de l'Infime, la dispersion. En direction de l'Immense,
l'agglomération. En direction du Complexe, la centration et la cons-
cience, c'est-à-dire la vitalisation.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 35

V. Moléculisation et hominisation
La noogénèse

« Complexité ⇄ Centréité ⇄ Conscience » (1).


Sous l'action de cette formule structurelle lisible à volonté dans les
deux sens, l'Univers, nous venons de le voir, se renfle à mi-chemin
entre l'Infime et l'Immense ; il s'étale, à son équateur, en une nappe sui
generis sur laquelle la distance entre points n'est plus mesurable en
taille, mais en degrés d'organisation, - ou ce qui revient au même, de
psychisme.
Une échelle qualitative (mais d'un qualitatif encore mesurable) se
dressant en travers de l'échelle quantitative des particules cosmiques.
Voilà la figure d'ensemble prise par le Réel autour de nous.
Or cette première vision, prise dans l'Immobile, n'est encore, évi-
demment, qu'une tranche instantanée, infinitésimale, [39] du phéno-
mène que nous cherchons à nous représenter. Qu'il s'agisse d'atomes,
d'étoiles ou de vivants, toute série naturelle, pour notre esprit éveillé
au sens de l'évolutif, se traduit immédiatement et invinciblement en
trace de mouvement.

« Synthèse ⇄ Centration ⇄ Intériorisation » (2).


Telle devient notre relation fondamentale (1) si nous la transposons
dans le milieu, seul réel scientifiquement, d'un Espace indissoluble-
ment lié au Temps.
Et c'est ici, me semble-t-il, que jaillit définitivement la lumière.
Au regard du « sens commun », et même encore, trop souvent, au
regard d'une certaine Science, l’Univers se divise toujours en deux
compartiments étanches : le domaine de la Matière et celui de la Vie ;
le monde atomique des molécules, et le monde cellulaire des Plantes
et des Animaux.
Eh bien, c'est précisément la surface de séparation imaginée par
nous entre ces deux mondes qui, par application de la relation (2),
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 36

tend à s'effacer à nos yeux, - comme disparait le ménisque miroitant


entre la portion liquide et la portion gazeuse d'un corps parvenu à son
point de vaporisation.
Il y a (nous le découvrons chaque jour plus clairement) au-delà des
albumines et des protéines, et cependant encore très en-deçà des cel-
lules, certains corpuscules énormes. D'un point de vue chimique, ex-
terne, la considération de ces nouveaux objets nous passionne. Mais
avons-nous assez songé que, si ces particules sont hyper-compliquées,
c'est, nécessairement et corrélativement, qu'elles sont hyper-centrées,
et porteuses, par conséquent d'un germe de conscience ? Au-dessous
de la Vie, donc, la Pré-Vie ! Branche moléculaire et branche cellulaire
de la Matière : ces deux segments, traités jusqu'ici comme divergents
ou hétérogènes, tendent à se rapprocher sous nos mains. Bout à bout
ils s'alignent. Et voici qu'apparait une courbe unique exprimant les
progrès [40] d'un seul et même processus physico-biologique : la
Noogénèse.
Suivons de plus près les phases du phénomène.
Aux stades inférieurs, dans le cas des poids moléculaires faibles, la
Matière est à peine reployée sur elle-même, et les effets de cons-
cience, par suite, y demeurent imperceptibles, aussi insaisissables à
notre expérience que les variations de masse de notre corps quand
nous nous déplaçons, fût-ce dans un avion en pleine vitesse. Plus haut,
par contre, vers les poids moléculaires de plusieurs millions (cas des
virus ?), les différences commencent à s'estomper entre l'inorganique
et l'organique. C'est qu'alors les propriétés « centriques » de la Matière
commencent à se manifester. En arrivant à la cellule ou (peut-être à
travers un point critique ?) ces propriétés ont décidément émergé,
nous avons l'impression de changer de Monde. Mais si, grâce à ses
dimensions devenues plus grandes, la cellule peut utiliser dans sa
construction des modes de liaison (capillarité, osmose, chaînes cor-
pusculaires ... ) interdits aux petits assemblages atomiques, n'est-il pas
évident que, par ses allures, par sa petitesse originelle, par sa condi-
tion d'exister « en myriades », par sa forme même, elle appartient en-
core au moins autant au monde des atomes qu'au monde des vivants ?
Et, - le pas une fois franchi -, ainsi de suite logiquement, de degré en
degré, jusqu'aux vivants supérieurs, et jusqu'à l'Homme inclusive-
ment.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 37

Dans l'Homme, sous la superstructure des liaisons mécaniques et


physiologiques progressivement ajoutées par l'Évolution à la gamme
élémentaire des liaisons intra-cellulaires, nous ne reconnaissons pas
immédiatement le prolongement naturel de l'atome. Et pourtant, une
fois tracée la courbe d'un Monde marchant suivant l'un de ses axes
vers les grands Complexes, ne devient-il pas clair (d'une clarté
éblouissante) qu'en chacun de nous continue, - si enrichi soit-il -, le
même mouvement primordial dont sont issus, il y [41] a des millions
d'années, les premiers composés élémentaires de l'Oxygène, de
l'Azote, du Carbone ?
L'Hominisation, - forme particulière et dernier terme (provisoire !)
de la Moléculisation universelle… 3
Ainsi s'explique naturellement, génétiquement, la présence simul-
tanée en l'Homme des trois caractères fondamentaux dont la coexis-
tence demeurait inexplicable : l'extrême dans la complexité, l'extrême
dans la conscience, et (bien que déjà réduit par rapport à ce qui se
passe chez d'autres vivants inférieurs) l'extrême dans le nombre.
Et voici du même coup résolue l'énigme révélatrice que nous nous
posions au début de ces pages. Pourquoi l'Homme est-il plural, nous
demandions-nous, - plural comme les astres, plural comme les molé-
cules ?...
Tout simplement, pouvons-nous répondre maintenant, parce qu'il
n'est rien autre chose que la dernière formée, la plus jeune, et donc la
plus compliquée, la mieux centrée des Molécules.

VI. La suite du mouvement


l‘esprit de la terre

Avoir reconnu que nous sommes pris, en tant qu'hommes, dans un


processus cosmique de concentration physico-psychique, c'est du
même coup poser scientifiquement le problème de l'Avenir. Ne te-

3 Ce qui revient à dire que l'humanité d'aujourd'hui n'a pas encore atteint « le
terme naturel de son développement ». Cf. infra : L'Énergie de l'Évolution.
(N. D. E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 38

nons-nous pas maintenant, en effet, dans ses grandes lignes, la loi in-
terne de notre développement ? Ne suffit-il pas de la prolonger pour
savoir ce que nous deviendrons ? Je le sais (et je le sens) : après la
fausse [42] évidence qu'il existe dans l'Univers deux formes irréduc-
tibles de Matière (la Matière brute et la Matière animée), il n’est peut-
être pas, en notre esprit, de plus tenace illusion que celle d'une diffé-
rence totale entre ce qui nous a préparés et ce que nous sommes.
Quelle que soit l'évidence historique d'un mouvement de la Vie en
arrière, nous raisonnons presque invinciblement comme si, portés par
cette marée à un palier suprême, nous nous trouvions maintenant
achevés, c'est-à-dire arrêtés.
C'est cette apparence de coupure entre Présent et Passé (apparence
due à la lenteur du courant qui nous entraîne) qu'il s'agit dorénavant
d'éliminer dans nos perspectives.
Non, - (à bien observer l'état encore extrême d'inorganisation, et
donc d'organisation potentielle !) où s'agite hic et nunc la portion pen-
sante de la Terre, - rien ne nous autorise à penser que, en nous, la Mo-
léculisation de la Matière plafonne. Mais tout indique plutôt que, en
l'Humanité et à travers elle, le Cosmos continue à dériver laborieuse-
ment vers des états de complication, et donc de centration, et donc de
conscience croissantes.
Regardons plutôt autour de nous, d'un oeil averti ; et voyons si, par
hasard, rien ne bougerait dans le sens prévu et attendu d'une ultra-
synthèse.
Dans le cas des molécules humaines considérées isolément, aucun
résultat positif ne ressort de cet examen. Sur ce point je me suis déjà
expliqué ailleurs. Depuis vingt mille ans (seulement) que nous le con-
naissons, le cerveau de l'Homo sapiens ne paraît (ni dans sa structure,
ni dans son fonctionnement) avoir changé appréciablement. Mais lais-
sons de côté l'individu, et occupons-nous de la collectivité humaine.
Ici quelque chose de neuf apparaît.
Nous avons en ce moment, étalée toute grande sous nos yeux, une
Terre dont la surface, géométriquement limitée, se resserre à vue d'œil
sous la foule grossissante d'une population que pressent de plus en
plus sur elle-même, bien [43] moins encore ses accroissements numé-
riques que la multiplication et l'accélération affolante d'inter-liaisons
de toutes sortes. Ce spectacle énorme, nous le regardons sans com-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 39

prendre, à mille lieues de songer qu'il puisse avoir rien à faire avec les
démarches organiques de la Vie. « Les liaisons sociales, pensons-
nous : phénomène accidentel et passager, modifications superficielles
et réversibles. Une fois formés, les cerveaux, eux, ne changent plus.
Comment leur comparer des édifices collectifs, ,sans cesse en train de
se détruire et de se remplacer ? »
Dans la civilisation humaine il est encore d'usage de ne vouloir
rien reconnaître de plus qu'une série monotone d'oscillations réver-
sibles.
Or ceci justement est-il vrai ? - Faisons plutôt le compte des chan-
gements en cours, et cherchons à fixer la nature et le sens de leur suc-
cession.
Un premier résultat de la « prise en bloc » à laquelle est graduel-
lement soumise en ce moment l'Humanité est que, de moins en moins,
aucun de nous, pris isolément, n'arrive à se suffire matériellement à
lui-même. Une série de nouveaux besoins, qu'il serait enfantin et anti-
biologique de regarder comme superflus et factices, se créent inces-
samment en nous. Nous ne pouvons plus vivre et nous développer
sans une ration croissante de caoutchouc, de métaux, de pétrole,
d'électricité, d'énergies de toutes sortes. Aucun individu ne parvien-
drait désormais à pétrir à lui seul son pain quotidien. L'Humanité se
constitue de plus en plus en organisme doué d'une physiologie, et
comme on dit maintenant, d'un « métabolisme » commun. Nous pou-
vons bien nous plaire à dire que ces liens sont superficiels, et que nous
les détendrons si nous voulons. En attendant, ils se consolident chaque
jour davantage, par le jeu combiné de toutes les forces qui nous entou-
rent ; et l'Histoire montre que, dans l'ensemble, leur réseau, tissé sous
l'influence de facteurs cosmiques irréversibles, n'a jamais cessé de se
resserrer.
[44]
Autour de nos vies particulières une Vie humaine générale va donc
s'établissant irrésistiblement. Or il ne s'agit pas là d'une vague « sym-
biose », assurant simplement, par entr'aide mutuelle, la subsistance, ou
même l'épanouissement individuels des membres de la communauté.
De l'association établie certains « effets » émergent déjà, spécifique-
ment propres à la Collectivité. À de tels effets nous ne prenons pas
garde. Et pourtant les exemples en fourmillent autour de nous. Pre-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 40

nons simplement le cas d'un avion, ou d'une « radio », ou d'un « Lei-


ca » ; et réfléchissons à ce que ces objets supposent, pour exister, de
Physique, de Chimie et de Mécanique, - de raines, de laboratoires et
d'usines, - de bras, de cerveaux et de mains. Par construction (c'est
bien le cas de le dire) chacun de ces appareils est, et il ne peut être,
que le résultat convergent de disciplines et de techniques innom-
brables dont aucun ouvrier isolé ne pourrait maîtriser l'effarante com-
plexité. Dans leur conception et leur réalisation, ces objets familiers
ne supposent rien de moins qu'un organisme réfléchi complexe, agis-
sant per modum unius, comme un seul sujet : Oeuvre déjà, non plus
seulement de l'homme, mais de l'Humanité.
Or le genre de solidarité qui, dans l'ordre de la Mécanique, se ma-
nifeste ainsi palpablement à nous n'est que le reflet tangible d'une
« prise » psychologique encore plus profonde. Où donc est aujourd'hui
Leibniz avec ses monades closes!.. Désormais, moins que jamais,
l'homme ne saurait plus penser seul. Passons seulement en revue la
série de nos concepts modernes, en Science, en Philosophie, en Reli-
gion. N'est-il pas évident que chacune de ces notions, plus elle est gé-
nérale et féconde, tend à prendre, elle aussi, la forme d'une entité col-
lective, dont nous pouvons bien individuellement couvrir un angle,
posséder et développer une parcelle, mais qui repose, en fait, sur une
voûte de pensées arqueboutées. L'idée d'électron ou de quantum, ou
de rayon cosmique, - l'idée de cellule ou d'hérédité, - l'idée d'Humani-
té ou même celle de Dieu, personne en particulier ne les détient ni ne
les domine. Ce [45] qui déjà pense, comme ce qui travaille, par
l'homme et pardessus l'homme, c'est encore ici une Humanité. Et il est
inconcevable, de par le jeu même du phénomène, que le mouvement
commencé n'aille pas dans le même sens, demain comme aujourd'hui,
s'affirmant et s'accélérant.
Que conclure de tout cela, sinon que, dans l'Humanité prise comme
un tout, la quantité d'activité et de conscience dépasse la somme sim-
plement additionnée des activités et des consciences individuelles.
Progrès dans la complexité se traduisant par un approfondissement
centrique. Non pas simplement somme, mais synthèse. Exactement ce
que nous étions en droit d'attendre si, dans le domaine du Social, par
delà nos cerveaux, se poursuit bien (telle était ma thèse) la marche en
avant de la Moléculisation universelle.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 41

Jusqu'à l'Homme, on peut dire que la Nature travaillait à fabriquer


« l'unité ou grain de pensée ». Vers des « édifices de grains de pen-
sée », dans la direction d'une « pensée de pensées », il semble déci-
dément que, suivant les lois de quelque hyper-chimie gigantesque,
nous soyons maintenant lancés, - toujours plus haut dans l'abîme des
infiniment complexes.
Synthèse humaine : entreprise magnifique ; mais aussi, faisons
bien attention, opération délicate et longue, qui ne peut aboutir
(comme tout autre effort de la Vie) qu'à travers de multiples tâtonne-
ments et après beaucoup de souffrance. En matière de coeurs et de
cerveaux, bien plus encore qu'en matière d'atomes, toute forme de
combinaison ne saurait être bonne, ne l'oublions pas. Pour une tige
humaine qui a réussi à forcer le seuil de la Réflexion, combien de mil-
lions d'autres « phyla » qui ont avorté ! Le problème qui se pose, éco-
nomiquement et socialement, à l'Homme moderne (puisque, le voulant
ou non, il est voué à la Synthèse), c'est donc de découvrir, parmi les
diverses formes possibles de collectivisation ouvertes devant lui, celle
qui est la bonne c'est-à-dire celle qui prolonge le plus directement la
Psychogénèse (ou [46] Noogénèse) dont il est issu. Éviter les im-
passes, et trouver en avant l'issue de l'Évolution !
Sur ce point je serai amené à revenir au prochain chapitre. Qu'il me
suffise d'enregistrer ici les deux points suivants.

i. - Tout d'abord, prolongée vers l'avenir, la courbe de « moléculi-


sation » laisse prévoir l'éveil (peut-être explosif) d'irrésistibles affini-
tés inter-humaines encore insoupçonnées. Jusqu'ici une incoercible
répulsion interne semble régir (en dépit des forces de rapprochement
externes) les relations entre atomes spirituels. Plus les liens planétaires
tendent à nous resserrer, plus les uns des autres nous éprouvons le be-
soin de nous dégager. Action et réaction. Ainsi s'exprime, jusque dans
le domaine de l'esprit, le travail absorbé par toute synthèse... Si vrai-
ment, comme je le tiens ici, nous ne sommes, tous et chacun, que les
éléments d'une grande Unité à venir, il faut s'attendre à ce que, les
dernières résistances une fois vaincues, le point mort enfin franchi,
nous tombions dans la zone profonde de nos attractions mutuelles. La
plus grande des énergies encore en réserve dans l'Univers (à certains
indices il nous arrive de la sentir frémir ... ) n'est sans doute pas celle
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 42

que nous cherchons à libérer en décomposant les atomes. Mais elle est
formée par les affinités encore dormantes qui précipiteront quelque
jour les uns sur les autres les éléments les plus conscients de l'Univers,
- c'est-à-dire nous-mêmes.

2. - Ceci posé, comment déterminer, par une approximation ini-


tiale, le terme supérieur à venir vers lequel nous achemine la trans-
formation où, avec le Monde, nous sommes engagés ? Pas autrement
(toute autre figure contredirait la loi de Moléculisation) que comme un
état d'unanimité en lequel chaque grain de pensée, porté à l'extrême de
sa conscience particulière, ne sera cependant que l'expression incom-
municable, partielle, élémentaire, d'une Conscience totale commune à
toute la Terre, et spécifique de la Terre : un Esprit de la Terre.
Et voici alors que se pose une dernière question, une question [47]
qui fait rebondir tout le problème. Cet Esprit de la Terre, comment
justement nous le figurer ? Ce qui va naissant, en nous et de nous, par
ascension dans le super-complexe, est-ce quelque super-famille, su-
per-équipe, super-culture ou super-nation, en laquelle aucun élément,
si haut placé soit-il dans la hiérarchie, n'éprouvera ni ne synthétisera
cependant en soi la totalité de l'ensemble ? - ou bien, comme il est dé-
jà arrivé une fois dans la Nature, est-ce un super-individu qui va appa-
raître au terme de notre rapprochement ?
Poussé à sa limite supérieure, le collectif reste-t-il encore « collec-
tif », ou émerge-t-il en une super-personne ? Organisme multi-ou uni-
centré ? « Hyper-polyzoaire », ou « hyperméta-zoaire » ? Vers quoi
allons-nous ?
Est-il possible de décider ?
Et, si nous pouvons répondre, quelle influence la solution va-t-elle
avoir sur l'orientation interne de nos vies ?
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 43

VII. La percée en avant, et le renversement


sur le point oméga

Tant qu'il s'agit de corps désagrégés et incandescents, nous arri-


vons à pénétrer les secrets de la vie astrale. Vis-à-vis des grands com-
plexes, obscurs par nature, nous restons par contre toujours aussi dé-
sarmés. Parce que, dans l'énormité des cieux, la Terre continue à être
le seul point où nous puissions suivre dans ses termes supérieurs la
Moléculisation de la Matière, aucun terme de comparaison ne s'offre à
l'extérieur pour nous renseigner sur la limite du phénomène. Nous sa-
vons aujourd'hui comment naissent et meurent les étoiles. Pour nous
faire une idée de la manière dont finit biologiquement une planète,
force nous est donc de nous risquer aux hasards d'une extrapolation.
[48]
Comment, une fois reconnus et admis son caractère et ses dimen-
sions de « synthèse planétaire », comment (en harmonie avec les lois
internes du phénomène) concevoir que finisse la Vie sur Terre ? par
extinction ou explosion, dans la Mort ? ou bien par ultra-synthèse,
dans quelque Sur-vie ?..
À ce problème réputé scientifiquement insoluble, et abandonné par
suite au sentiment ou à l'instinct individuels, je vais essayer de mon-
trer qu'il existe une réponse rationnelle, - pourvu que place soit faite
dans le calcul à une grandeur que je considère comme objective et
universelle : je veux dire l'espérance, impliquée dans l'acte vital, que
le Monde se développe vers un avenir indéfini.
La Vie, pour pouvoir fonctionner, a besoin, et toujours plus besoin,
de se reconnaître elle-même irréversible.
À un degré implicite et inchoatif, cette exigence interne est déjà li-
sible dans l'élan tenace qui, depuis des centaines de millions d'années,
n'a jamais cessé de pousser « aveuglément » vers des formes plus éle-
vées de conscience les êtres organisés. - À l'état confus, mais déjà ex-
plicite, elle jaillit, à la première apparition du fait inévitable de la
Mort, dans l'animal devenu capable de voir en avant. Dès la minute
critique où, par réflexion sur elle-même, la conscience se met à pré-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 44

voir, tout être, si primitif soit-il, commence à repousser, comme un


scandale, l'idée qu'il puisse jamais disparaître tout entier. - Mais c'est
plus haut encore seulement, c'est dans les zones supérieures d'une
Humanité en voie de se grouper collectivement sur elle-même, que
l'impossibilité physique apparaît clairement pour un Univers d'abriter
simultanément en soi une activité réfléchie et une mort totale.
Et ici continue à se découvrir à nous, par un autre aspect, la lente
dérive intérieure dont nous sommes le jouet sans nous en douter. ,
Plus les siècles passent, rappelais-je plus haut, plus, sur notre pla-
nète ronde, les hommes, forcés les uns sur les autres, prennent figure
d'éléments au sein d'une unité d'ordre [49] supérieur en voie de con-
centration. Or, dans le domaine intime de nos activités personnelles,
ce grand processus de synthèse a sa réaction. Jusque là les hommes
(excepté par l'instinct obscur qui les fait procréer) pouvaient, vaille
que vaille, essayer d'oublier la mort en s'absorbant dans les soucis ou
les joies d'une existence limitée. Or c'est cette échappatoire, si nous y
prenons garde, qui tend, petit à petit, à se fermer pour nous. En même
temps que l'Humanité va faisant corps dans l’Espace, elle se bloque
nécessairement, au même rythme, dans le Temps. L'idée d'une Œuvre
Humaine totale à accomplir n'est-elle pas le corollaire inévitable d'une
Humanité totalisée ? De ce chef une modification radicale transforme
insidieusement l'équilibre de nos activités. Sans y penser, chaque
homme s'habitue à craindre, à ambitionner, à respirer dans une at-
mosphère d'universel, - en porte-à-faux sur le succès global de
l’Humanité en avant. De la sorte, la cloison saute qui paraissait isoler
notre « carrière » humaine de celle de nos descendants. Le centre de
gravité de nos intérêts les plus tangibles se trouve rejeté comme à
l'infini en avant. Et, du même coup, ce n'est plus seulement la perspec-
tive d'une mort humaine qui s'installe à notre horizon, mais c'est la
menace et le scandale d'une Mort de l'Humanité.
Simple changement d'échelle, en apparence, maïs qui justement
était nécessaire ici, comme dans le cas de toutes les autres propriétés
de l'Infime, de l'Immense et du Complexe pour que jaillisse avec évi-
dence la chose que nous cherchions. Appliquée à un seul grain de
pensée, l'idée d'annihilation ne nous choque pas immédiatement ; ou
bien, si elle nous choque, c'est par une introspection si délicate que
nous pouvons hésiter sur la valeur de notre évidence. Grossie par
contre aux dimensions planétaires de la « Noosphère », la même idée
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 45

se découvre tellement dissolvante à la fois de tout le Passé et de tout le


Présent du Monde que nous ne pouvons faire autrement que la rejeter.
Dans un Univers qui, par fonctionnement, [50] va concentrant tou-
jours plus l'intérêt vital de ses éléments sur un terme collectif à at-
teindre en avant, tout s'écroule du haut en bas si ce terme supérieur se
découvre comme précaire ou inexistant. Pari passu avec les progrès
de l'Hominisation se forme et grandit donc en l'Homme un besoin
d'absolu. Si rien ne passe (bien plus : si tout le meilleur ne passe), à
travers les désintégrations de la Matière, de ce que nous créons, l'Évo-
lution, « dégoûtée d'elle-même » au cœur d'elle-même, s'arrête auto-
matiquement dans un Univers absurde.
Vie, - donc réflexion, - donc prévision, - donc exigence de survie.
Les quatre termes s'enchaînent biologiquement, et croissent simulta-
nément. Pour nous, par conséquent, dans le Futur, ne s'annoncent ni la
volatilisation, ni la sénescence. Et dès lors, devant notre pensée, les
possibilités se resserrent. Non, à la série grossissante des molécules un
terme ne peut convenir que s'il est positif et maximum par nature.
C'est donc que, d'une manière ou de l'autre, nous pouvons échapper à
la caducité de l'astre qui nous porte. Quelque chose de plus grand, de
plus complexe, de plus centré que l'Humanité se profile à nos yeux au-
delà de l'Esprit de la Terre.
Mais quoi ?...
Pour trouver la suite ultra-terrestre du processus où nous sommes
engagés, on pourrait d'abord concevoir (c'est le plus simple) qu'entre
notre planète et d'autres astres « pensants » des relations psycholo-
giques arriveront à se nouer un jour : esprits combinés d'un grand
nombre de « Terres »... Entre ces unités majeures, la synthèse cos-
mique rebondirait alors, portée à un nouvel ordre de durée et de gran-
deur . phénomène monstrueux pour nos imaginations, et proportionné
cependant à ce que nous savons maintenant des immensités sidérales.
La Vie n'est-elle pas co-extensive à la Matière ?.. À la possibilité de
pareilles conjonctions il ne suffit pas d'opposer le fait (si impression-
nant soit-il) qu'aucune planète « aînée » ne soit encore venue nous ti-
rer de notre isolement. La [51] Terre humaine est encore toute jeune,
ne l'oublions pas. Incapable de « transmettre », peut-elle seulement
« recevoir », en son état présent ? Pour forcer dans les deux sens l'iso-
lant inter-planétaire entre deux foyers conscients, nous ignorons abso-
lument quelle valeur doit atteindre à chaque pôle la tension psychique.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 46

Je me garderai donc d'affirmer que, au sein de notre Univers expéri-


mental, l'Homme soit irrémédiablement condamné à se trouver (ou à
devoir se penser) seul de son espèce. Mais outre que, pour de mul-
tiples raisons, cette solitude n'est que trop vraisemblable (pensons seu-
lement aux difficultés que soulève la coïncidence de deux Vies pla-
cées à de très grandes distances dans l'Espace-Temps ! ...), il me faut
bien observer que, vînt par hasard cette solitude à cesser, nous reste-
rions en face de la difficulté qui nous occupe. Par conjonction d'unités
sidérales pensantes, la Moléculisation rebondirait, disais-je. La fin du
processus se trouverait rejetée un étage plus haut. Mais, à ce degré
supérieur de complication, le problème de la Mort, un instant écarté,
reparaîtrait de plus belle... Or c'est justement cette ombre d'une Mort
(fût-elle encore à des milliards d'années de distance) que, afin de pou-
voir continuer à agir de plus en plus consciemment, nous devons pou-
voir chasser de notre horizon, dès maintenant.
Par où nous échapper ?
Plus je me penche sur ces perspectives, plus je crois apercevoir la
seule façon dont puisse finir, sans périr, l'Esprit de la Terre, c'est que
(seul, ou avec l'appui d'autres Esprits qu'il aura rencontrés en chemin)
il disparaisse en profondeur, par excès de centration sur lui-même.
Observée dans son mécanisme externe de complication, il est possible
que la moléculisation de la Matière vienne se heurter à quelque valeur
supérieure qu'elle ne puisse dépasser (telle la vitesse de la lumière
pour les masses en mouvement). En tout cas, remous d'Improbable au
sein d'un courant qui, dans l'ensemble, tend à ramener les corps à leurs
états les plus simples, elle [52] ne peut certainement pas indéfiniment
se prolonger : le réseau qu'elle tisse n'est-il pas formé d' « évanouis-
sable » ? - Observé au contraire par sa face interne (c'est-à-dire la
montée de conscience), le processus ne parait pas connaitre de valeur-
limite à ses développements. Non seulement, par nature, tout acte ré-
fléchi est l'amorce d'une réflexion plus haute (de sorte qu'il serait im-
possible de couper à aucun endroit la chaine), - mais encore, nous ve-
nons de le voir, la faculté même de penser exige, pour pouvoir respi-
rer, une atmosphère complètement libre en avant.
De cette dysharmonie évolutive entre le Dehors (limité) et le De-
dans (illimitable) de la Noosphère, que conclure, sinon qu'une rupture
interne se laisse prévoir entre les deux faces du phénomène. Au-delà
d'une certaine valeur critique, force nous est d'imaginer que, d'une
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 47

manière ou d'une autre, la Centration puisse se poursuivre indépen-


damment de la synthèse physico-chimique, qui, au cours d'une pre-
mière phase, était nécessaire pour la mettre en mouvement. Le Centre
rejetant sa coque originelle de complication...
Un pareil « décollement » est-il possible ?
Oui, - mais à une condition. C'est que, à l'extrême de l'axe des syn-
thèses et du Temps, nous supposions l'existence d'un Centre de deu-
xième espèce, - non plus émergeant et mû, - mais centre émergé et
moteur, de la Convergence universelle. Un pareil Centre une fois ad-
mis ( je l'appellerai Oméga), tout se passe comme si les grains de
conscience formés évolutivement par Noogénèse devenaient capables
(une fois passé le point « humain » de la Réflexion) de tomber, par le
fond d'eux-mêmes, dans un champ d'attraction nouveau agissant, non
plus seulement sur la complexité de leur édifice, mais sur leur centre
directement, indépendamment de cet édifice. De ce point de vue, ce
que nous avons appelé « la Moléculisation » se découvre donc comme
un processus plus compliqué, mais aussi plus radical, que nous ne
pensions. Dans un premier temps (jusqu'à l'Hominisation), une suc-
cession [53] d'unités fragiles, suspendues sur le vide en arrière d'elles-
mêmes : la centration qui monte, mais aucun vrai centre encore parfait
dans la Nature. Dans un deuxième temps (depuis l'hominisation), un
état mixte où, sous une complexité externe toujours en progrès, l'Uni-
vers, porteur désormais de grains de Pensée, commence (tel un cône
parvenu à son sommet) à s'invertir sur lui-même : une Physique intan-
gible des centres succédant à la Physique tangible de la Centration.
Dans une troisième phase, enfin, la dernière, le retournement complet
de l'Esprit (collectivement centré) sur un pôle intérieur de consistance
et d'unification totale - l'Hypercentration après la Centration.
L'évasion en profondeur (par le centre), ou, ce qui revient au
même, l'extase.
Dans cette perspective (où s'expriment exactement la foi et l'espé-
rance chrétiennes), toutes sortes de difficultés se dénouent sans effort
sous nos yeux.
Nous entrevoyons d'abord comment, grâce à l'issue ouverte pour la
conscience au cœur des choses, la tension spirituelle peut encore
monter, pendant des millions d'années, sans faire éclater la Terre.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 48

Nous découvrons ensuite sous quelle forme parfaite, sans tomber


dans le ridicule ou l'impensable, il devient possible d'imaginer pour
nos êtres le terme naturel et irréversible de leur agrégation : non pas
simplement une Humanité polycentrique, s'arrêtant au stade de la
« colonie » ; mais une Humanité totalisée, mieux qu'aucun vivant
connu, sous l'influence d'une âme supérieure et unique. L'Homme non
point collectivisé, mais super-personnalisé.
Et, par le fait même, nous apercevons une troisième chose, - la plus
importante pour notre action. Sur une Terre en voie d'irrésistible res-
serrement, la grande question devient pour l'Homme, avons-nous vu,
de découvrir comment diriger en lui-même le travail inévitable, mais
éminemment dangereux, des forces d'unification. Pour une forme de
synthèse qui [54] libère, faisais-je remarquer, des centaines d'autres ne
mènent qu'aux pires servitudes. Cela, nous ne le sentons que trop.
Comment donc nous rapprocher de façon à nous libérer ? En vertu
des lois de la Moléculisation, le problème consiste évidemment à
trouver le moyen de nous grouper, non point « tangentiellement »,
dans le liant d'une activité ou fonction extrinsèque, mais « radiale-
ment », centre à centre, de façon à provoquer au fond de nous-mêmes,
par synthèse, un progrès de nature directement centrique. Il s'agit, au-
trement dit, de nous aimer, - puisque, aussi bien, l'amour est, par défi-
nition, le nom que nous donnons aux actions « inter-centriques ».
L'amour est, par nature, la seule énergie de synthèse dont l'action dif-
férenciante puisse nous super-personnaliser. Mais, justement, com-
ment arriver jamais à aimer une multitude ? Ces deux mots, rappro-
chés, n'enveloppent-ils pas une contradiction ?...
L'antinomie se résout d'elle-même dès lors que, dans un Centre de
nos centres, il apparait possible de nous rencontrer.
Ce qui rend monstrueuse la pure collectivité, c'est que, multiple par
nature, elle n'a ni pensée, ni coeur, ni visage auxquels, par le fond de
notre être, nous puissions nous accrocher. La « Société » peut bien
nous étouffer dans ses bras innombrables : elle ne saurait ni nous at-
teindre, ni nous rapprocher par la moëlle de nous-mêmes. Arrêtée sur
le Collectif, l'Humanité, tant exaltée depuis deux siècles, est un Mo-
loch affreux. Nous ne pouvons ni l'aimer, ni nous aimer en elle. Voilà
pourquoi elle nous mécanise, au lieu de nous achever. Que s'allume,
par contre, en chaque élément de la myriade humaine, la chaude lu-
mière d'une même Âme commune, distincte de tous et la même en
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 49

tous. Alors en ce foyer personnalisant, lui-même d'une personnalité


suprême, chaque parcelle, dans son effort pour s'achever, se trouve
précipitée sur toutes les autres. Neutralisée par les grands nombres,
une formidable affinité, disions-nous, dort encore dans la masse hu-
maine. Non plus annulée, mais multipliée cette fois par [55] la plurali-
té des particules spirituelles, nous voyons maintenant qu'aux rayons
d'Oméga il faudra bien qu'un jour elle s'éveille.
Le salut de l'Esprit de la Terre (la seule chose qui pour nous im-
porte !), il se découvre subordonné aux développements (reconnus
possibles) d'une liaison affective de dimensions cosmiques.
Et voici du même coup la question qui se déplace. Avoir pris intel-
lectuellement conscience, en face de la pluralité humaine, du fait que
nous représentons structurellement le prolongement naturel des
atomes transporte dans un domaine intérieur le problème de la Cos-
mogénèse. À elles seules les plus étonnantes avances de la Science et
de la Technique ne sont qu'une préparation et un commencement. En
dernière analyse l'avenir du Monde est entièrement suspendu à l'éclo-
sion en nous d'une Conscience morale de l'Atome, culminant dans
l'apparition d'un amour universel.

VIII. La conscience de l'atome,


et l’ « omégalisation »

Sans que nous y fassions attention, un décalage inquiétant va cons-


tamment croissant entre notre vie morale et les conditions nouvelles
créées par la marche du Monde. Non pas, bien entendu, que, sous l'ef-
fort des grandes religions, nous ne soyons déjà parvenus à fixer cer-
tains axes définitifs de justice et de sainteté. Mais, si admirables et si
progressifs que soient ces codes de perfection intérieure, ils ont géné-
ralement le défaut de s'être développés, et de se maintenir, en dehors
des perspectives d'un Univers en évolution. De là le conflit tenace
entre Science et Religion. Et de là surtout la lenteur du Christianisme
lui-même à transposer ses préceptes et ses conseils [56] aux dimen-
sions d'une Humanité devenue consciente de l'immensité historique, et
des potentialités ou exigences collectives, de son développement.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 50

Je voudrais faire entrevoir, au cours de ce dernier chapitre, com-


bien la morale humaine la plus traditionnelle prend figure, cohérence
et urgence nouvelles, - combien harmonieusement elle s'intègre, pour
le dominer, au grand corps des énergies cosmiques, dès lors que, dé-
passant, pour régler sa conduite, la position individualiste « de la mo-
nade », l'Homme se place résolument, pour juger et agir, au point de
vue de l'atome. L'idée, ci-dessus développée, d'une Moléculisation
spiritualisante de la Matière n'illumine pas seulement, dans sa struc-
ture interne, l'Étoffe de l'Univers. Sous le même trait de lumière se
dégagent corrélativement, dans leurs grandes lignes, toute une Philo-
sophie de la Vie, toute une Éthique, toute une Mystique nouvelles.

a. Philosophie de la Vie.

À proportion même des accroissements que prend en lui la cons-


cience de sa force et de sa durée collective, l’Homme éprouve un be-
soin grandissant de trouver un objectif tangible à ses activités. Pour-
quoi la chaîne de labeurs où nous naissons enchaînés ? Pourquoi tou-
jours chercher plus loin ? Pourquoi nous acharner à découvrir ? Pour-
quoi encore construire ? Pourquoi même continuer à nous repro-
duire ?... Il n'est pas nécessaire d'avoir beaucoup vécu pour constater à
quel point, jusque chez les plus humbles, cette question se pose et se
propage en ce moment, jusqu'à devenir aiguë. Renouvelée et surexci-
tée par les récentes apparitions du Temps et de l'Espace, l'angoisse de
vivre est en train de monter en nous. Eh bien c'est à ces anxiétés sur le
sens et la valeur de l'existence que la notion de Noogénèse permet
d'échapper. Dès lors qu'une relation organique se découvre entre notre
agitation élémentaire et le succès du Monde qui nous porte, - dès lors
[57] qu'un Dieu lui-même nous attend au sommet de la tour que, sou-
tenus par lui, nous pouvons bâtir en nous unissant, - à nous l'élan, à
nous la joie essentielle de vivre !
Avec Oméga, c'est un but et un attrait suprêmes qui se lèvent pour
animer et diriger l'Effort humain. Et subsidiairement, ce sont trois
autres problèmes, réputés insolubles, qui s'évanouissent de notre hori-
zon.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 51

Problème du Mal, d'abord. Qu'il soit physique ou moral, le Mal


n'est révoltant que dans la mesure où il serait inutile ou gratuit. Ex-
pression des lenteurs, des erreurs, du « travail » énergétiquement né-
cessaires pour la synthèse de l’Esprit, souffrance et péché deviennent
intelligibles et acceptables dans la mesure où ils se présentent comme
condition et prix de l'Évolution. Pourvu que le sommet existe et « qu'il
en vaille la peine », quel ascensionniste s'étonne-t-il ou se plaint-il
d'avoir à se blesser, ou même de risquer la grande chute, en grim-
pant ? - Statiquement et isolément, la douleur et la perversité sont
choses absurdes. Prises dynamiquement, dans un système tâtonnant et
mouvant, elles se légitiment et se transfigurent.

Problème de l'Inégalité, ensuite. Si, en l'Humanité, l'Univers cul-


minait sous forme de consciences isolées ou divergentes, rien n'aurait
le pouvoir de consoler un homme de n'avoir ni la santé, ni les qualités,
ni les chances sociales échues à d'autres hommes plus fortunés. Plus,
dans un tel Univers, le déshérité ou le manqué réfléchiraient lucide-
ment à leur infériorité, plus contre elle et contre « ceux qui ont » ils
auraient le droit de sentir monter une rage de niveler et de détruire. -
Tout change, ici encore, si, quelque inégaux soient-ils en force et en
position, les divers éléments pensants de la Terre ne forment plus
qu'une seule masse convergente, destinée à communier et à s'égaliser
dans un succès final. En pleine attaque, quel est le soldat qui pense à
jalouser son chef en tête de la vague d'assaut ?
[58]

Problème de l'Individuel et du Social, enfin. L'individu est-il pour


la Société, ou la Société pour l'individu ? - Question irritante, dont nos
oreilles sont continuellement rebattues. Question sanglante, aussi, au
nom de laquelle se font impitoyablement croisade, en ce moment, les
forces opposées du Marxisme et des Démocraties. Et cependant ques-
tion inexistante, au fond, si seulement nous percevions, dans sa réalité
et son mécanisme, le grand phénomène de la Noogénèse en cours au-
tour de nous. Dans un Univers en voie de centration (pourvu que
celle-ci soit bien conduite !) individu et collectivité se renforcent et
s'achèvent l'un l'autre, continuellement. Plus, d'une part, l'individu
s'associe convenablement à d'autres individus, plus, par effet de syn-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 52

thèse, il s'approfondit sur soi, prend conscience de lui-même, et donc


se personnalise. Et plus, d'autre part, la collectivité se resserre conve-
nablement sur des éléments mieux personnalisés grâce à elle, plus, de
son côté, elle « s'humanise », se personnalise et laisse transparaître le
point Oméga. Les deux termes sont également essentiels : impossible
de les séparer. À la limite, il est vrai, c'est-à-dire au moment où s'opé-
rera la conjonction suprême, le dernier pas se fera de l'élément vers
l'ensemble. C'est l'ensemble qui aura le dernier mot. On peut donc
dire, en dernière analyse (ou plutôt « en dernière synthèse ») que fina-
lement la personne est pour le Tout, et non le Tout pour la personne
humaine. Mais c'est parce que, à cet instant ultime, le Tout lui-même
est devenu Personne.

b. Éthique.

Depuis la promulgation de l'Évangile, on pouvait croire que


l'Homme avait enfin trouvé une expression définitive et exhaustive de
rectitude intérieure, et donc de salut. « Aimez-vous les uns les
autres ». Dans ce précepte paraissait devoir à jamais culminer et se
résumer la fleur de toute moralité. Or aujourd'hui, après vingt siècles
d'expérience, il semble que la [59] formule évangélique n'ait rien don-
né. Non seulement, avec les années qui passent, l’Humanité semble
toujours aussi divisée sur soi ; mais encore un nouvel idéal, celui de la
force conquérante, n'a pas cessé, depuis deux générations, de grandir
et de se faire toujours plus fascinant, en face des doctrines de douceur
et d'humanité.
Assisterions-nous par hasard à la faillite de la Charité ?...
C'est à cette inquiétude, me semble-t-il, que le fait pour la personne
humaine de s'élever à la conscience de « sa dignité d'atome » apporte,
théoriquement et pratiquement, un apaisement.
Du point de vue de la Noogénèse, d'abord, il est bien évident que
si, tous ensemble, nous sommes cosmiquement destinés à devenir un,
la loi fondamentale et opérante de notre activité est de favoriser cette
synthèse en nous rapprochant. Loin de s'évanouir aux rayons de la cri-
tique moderne, le « Précepte du Seigneur » quitte donc le domaine du
sentiment pour devenir le premier des rouages de l'Évolution. « Il sort
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 53

du rêve pour entrer dans le système des énergies universelles et des


lois nécessaires ». Un amour, avons-nous vu, n'est-il pas le seul milieu
où l'Étoffe de l'Univers puisse trouver l'équilibre et la consistance à
l'extrême de sa Complication et de sa Centration ?
Mais il y a plus. Ce qui, bien davantage qu'un échec de fait, dépré-
cie aujourd'hui à nos yeux la charité, c'est incontestablement son inuti-
lité et son impuissance apparente à justifier et à animer notre besoin
passionné de découverte et de conquête. La Morale que nous atten-
dons ne peut plus être à base d'égards mutuels, mais à base de progrès.
C'est de « l'essence », et non pas seulement de l'huile qu'il nous faut...
La charité, telle qu'on nous la prêche, est résignée et statique. Voilà
pourquoi le sur-homme de Nietzsche est en train d'éclipser la bonté
évangélique. Si beau soit le Discours sur la Montagne, l'homme mo-
derne ne peut s'empêcher de prêter l'oreille aux paroles de Zarathous-
tra.
[60]
« La charité, - résignée et statique »...
Voilà le préjugé mortel dont vient précisément nous arracher le
spectacle d'un Monde en voie de Concentration !
Entre monades fixes et extrinsèquement associées, il est possible
que la vertu suprême consiste à adoucir de mutuels frottements. Tout
change dans le cas d'éléments incomplets qui ne peuvent exister plei-
nement qu'en se rapprochant. Pour de telles particules, la sympathie
devient élan pour forcer tous les obstacles et trouver toutes les issues
en vue de la réunion. Dès l'instant où il se découvre atomiquement
responsable et solidaire d'une Humanité en laquelle il s'achève per-
sonnellement, l'homme ne tient pas seulement un motif et un mobile
pour aimer « son prochain ». Devant lui, par surcroît, s'ouvre tout
grand un domaine illimité d'opération tangible où faire passer ce qu'il
sent. Pour détendre, déverser et rajeunir sans cesse la passion qui
l'anime, il a toute la grande bataille de la Terre. Avoir à lutter, pou-
voir lutter, par toute sa vie, pour créer ce qu'on aime ! Extraordinaire
plénitude où, épurée de la Violence, la Force émerge de la Douceur et
de la Bonté, comme leur paroxysme.
Non, contrairement à l'opinion courante, la Charité n'est pas démo-
dée, périmée, dans notre Monde en fièvre de grandir. Elle reparaît au
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 54

contraire en tête de la plus moderne, de la plus scientifiquement satis-


faisante des morales, dès lors que, transposée dans un Univers en voie
de rassemblement spirituel, elle se dynamise, automatiquement.

c. Mystique.

Pas de morale qui tienne sans Religion. Ou, plus exactement, pas
de Morale qui vive sans se franger d'adoration. La mesure d'une
Éthique est sa capacité à fleurir en Mystique. Incomparable, de ce
point de vue, apparaît la Charité dynamisée.
Observons plutôt, à la lumière de la « Moléculisation », ce [61] qui
se passe au cœur de l'homme né à la conscience de ses relations orga-
niques avec un Univers en cours de concentration.
Pour un tel homme, nous venons de le voir, le sens s'éveille,
d'abord, d'une affinité grandissante pour les éléments de même ordre
que lui-même, - c'est-à-dire pour la multitude des autres grains de
pensée auxquels, s'il veut approfondir plus outre son âme, il lui faut
s'associer. Et voilà le premier temps.
Mais parce que, dans l'édification, la conservation et le progrès de
l'unité humaine, agit et se prolonge en fait le jeu entier des forces uni-
verselles, c'est bientôt au sens raisonné d'une solidarité de fond avec
toute Vie et toute Matière en mouvement que, dans un deuxième
temps, il est conduit à s'élever.
Et finalement, parce que cet immense système, convergent par na-
ture, ne tient que par son élan vers quelque pôle supérieur de synthèse,
c'est en définitive dans l'omniprésence et l’omni-action d'une Cons-
cience suprême que l'atome pensant se trouve submergé.
Sens humain ; puis sens de la Terre ; et enfin sens d'un Oméga ;
trois étapes progressives d'une même illumination.
Et voici du même coup que se confirme et se précise, pour
l'homme-élément, la possibilité psychologique d'un acte intérieur
d'une richesse inouïe.
D'une part, en vertu de la liaison dynamique de toutes choses en la
Noogénèse, la moindre action, si humble et monotone soit-elle, se dé-
couvre comme un moyen de coopérer au Grand Œuvre universel.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 55

D'autre part, en vertu de la nature particulière, synthétique, de


l'Opération en cours, coopérer signifie s'incorporer dans une réalité
vivante. Agir, sous toutes ses formes (pourvu que celles-ci soient posi-
tives, c'est-à-dire unificatrices), équivaut à communier.
Saisissons-nous bien l'importance de la transformation ?
Plus ou moins consciemment (et si convaincus soyons-nous [62]
qu'il y a un sens à la vie), nous portons tous en nous le triste sentiment
de la dispersion et de l'insignifiance de nos existences. Chaque nou-
veau jour qui commence, les mêmes devoirs nous assaillent, dont la
monotonie nous écœure, dont la pluralité nous épuise, et dont l'appa-
rente inutilité nous décourage. Éparpillement, routine, et, par-dessus
tout, ennui... Oh si seulement nous pouvions sentir que nous faisons
quelque chose de grand !
Eh bien c'est justement cette poussière de nous-mêmes qui, sous
l'influence d'Oméga, s'illumine et s'anime. - À un niveau inférieur de
conscience (c'est-à-dire aussi longtemps que ne nous apparaissent pas
notre condition et notre fonction atomiques), nous ne pouvons jamais
faire que ceci ou cela, par ce côté-ci ou ce côté-là de notre corps ou de
notre âme. Ou bien nous mangeons, ou bien nous pensons, ou bien
nous travaillons, ou bien nous aimons ; et rien de tout cela, pris isolé-
ment, ne nous satisfait, parce que rien ne paraît important. A un degré
supérieur d'initiation au contraire (c'est-à-dire une fois perçue la rela-
tion liant la spiritualisation du Monde à sa complication), cette multi-
plicité, sans cesser d'être elle-même, se résout en quelque chose de
nouveau et d'unique où confluent, en se valorisant, tous les résultats
(si minimes soient-ils) de nos efforts, et toutes les nuances (si secrètes
soient-elles) de notre opération. À ces hauteurs une forme transcen-
dante d'action se dessine, recouvrant et fondant, sous une même lu-
mière, la bigarrure de ce qui, regardé de plus bas, nous parait s'oppo-
ser et se neutraliser sous les vocables divers d'activité et de passivité,
de renoncement et de possession, d'intelligence et d'amour... En vérité,
pour celui qui arrive à voir, non plus seulement dans l'Immense et
dans l'Infime, mais quasi dans le Complexe, une manière d'agir existe
capable de synthétiser et de transfigurer tous les autres gestes : le
geste spécifique de subir et de promouvoir, en soi et autour de soi, -
par toute la surface et toute la profondeur du Réel -, l'unification (et
donc la prise de conscience) de l'Univers sur [63] son Centre profond ;
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 56

le geste total et totalisant (qu'on me passe le mot, -je n’en trouve pas
d'autre) de l'« omégalisation ».
Et voilà qui nous conduit en ligne droite, dans « la joie de
l'atome », aux plus hauts sommets de l'adoration.
Déjà, sur le terrain social et biologique, le fait d'avoir reconnu que
(grâce aux propriétés de l'amour) l'Univers se personnalise en se con-
centrant, nous permettait d'éviter à la fois une individualisation qui
disperse et un collectivisme mécanisant. - Voici maintenant que, dans
le domaine mystique, la même lumière nous découvre la route entre
deux autres écueils également dangereux. Depuis que l'Homme, en
devenant homme, s'est embarqué à la recherche de l'Unité, il n'a ja-
mais cessé, dans ses visions, dans son ascèse ou dans ses rêves, d'os-
ciller entre un culte de l'Esprit qui lui faisait lâcher la Matière et un
culte de la Matière qui lui faisait nier l'Esprit. Exténuation ou enlise-
ment. C'est entre ce Scylla et ce Charybde que nous fait passer
l'« Omégalisation ». Le détachement, non plus par coupure, mais par
traversée et sublimation. La spiritualisation, non plus par négation ou
évasion du Multiple, mais par émergence. Telle est la « via tertia »
qui s'ouvre devant nous dès lors que l’Esprit n’est plus l'antipode,
mais le pôle supérieur de la Matière en voie de sur-centration : non
pas voie moyenne, timide et neutre ; mais voie supérieure et hardie, où
se combinent en se corrigeant les valeurs et propriétés des deux autres
routes.
D'où, pour finir et pour résumer, je conclus ceci. Avoir pris cons-
cience de notre condition d'« atomes synthétisables », ce n'est pas seu-
lement accéder à une vision nouvelle des relations générales reliant la
Matière à la Pensée, et la Pensée à Dieu. C'est encore, et par le fait
même, re-définir, dans sa ligne, l'axe immuable de la sainteté.
Dans un Univers reconnu de nature convergente, une néo-
spilitualité pour un néo-Esprit *.
[64]

* Inédit, Pékin, 13 septembre 1941.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 57

[65]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

3
LA MONTÉE DE L’AUTRE

Retour à la table des matières

[66]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 58

[67]

Sous nos yeux, le Monde en guerre se partage en blocs adverses,


qui se heurtent et montent à l'assaut les uns des autres. De ce conflit,
nous connaissons plus ou moins les raisons immédiates, politiques ou
raciales. Mais les racines du mal, - disons mieux, du phénomène -
sont évidemment beaucoup plus profondes, beaucoup plus orga-
niques, qu'aucune rivalité d'influence ou d'intérêt entre nations.
Quelque chose se passe sous nos pieds, c'est sûr, dans les fondations
mêmes de la Terre humaine.
Mais quoi ?
À écouter les conversations et à lire la presse, la guerre, dont le
tourbillon nous emporte, ne serait qu'une crise de division, de désa-
grégation. Nous nous flattions d'avoir avancé... Encore une chute en
arrière !
Il suffit de réfléchir un instant au degré d'hypertension intellec-
tuelle et morale dans lequel nous vivons en ce moment pour juger la
situation d'une manière exactement inverse. Psychiquement, si l'on
peut dire, la Terre, autour de nous, se trouve portée à l'incandescence.
Jamais, depuis que son globe est apparu dans l'espace, elle n'a été spi-
rituellement plus vibrante. Ce n'est donc pas une baisse, c'est un afflux
d'énergie interne, qui nous fait souffrir.
De ce point de vue, la véritable cause de ce qui se passe aujour-
d'hui dans le Monde me parait être à chercher non [68] dans un effon-
drement quelconque des valeurs anciennes, mais dans l'éruption, au
sein de l'Humanité, d'un flot d'être nouveau qui, justement parce qu'il
est nouveau, se présente initialement comme étranger et antagoniste à
ce que nous sommes. Ce qui nous surprend, ce qui nous bouscule, ce
qui nous épouvante dans les événements actuels, - mais ce qu'il nous
faut précisément regarder bien en face pour en analyser le mécanisme
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 59

et les phases, pour en distinguer les bienfaits à côté des méfaits, -


c'est, à mon avis, l'implacable marée cosmique qui, après avoir soule-
vé chacun de nous jusqu'à soi-même, travaille maintenant, au cours
d'une pulsation nouvelle, à nous chasser hors de nous-mêmes : l'éter-
nelle « montée de l'Autre» au sein de la masse humaine.

1. Première phase :
la multiplication de l’autre,
ou la montée du nombre

À l'origine de tous nos troubles se discerne avec évidence le pou-


voir irrésistible de prolifération qui caractérise la matière vivante.
Aussi longtemps que leur degré de complication interne se tient au-
dessous d'une certaine Valeur critique, les corpuscules dont est for-
mée l'Étoffe de l'Univers ne manifestent aucune tendance permanente
à accroître leur nombre spontanément. Sitôt, par contre, que, à force
de complexité dans leur structure, ils se vitalisent, ces mêmes élé-
ments commencent à se reproduire : tantôt (c'est le cas le plus simple)
par dédoublement d'eux-mêmes ; tantôt (grâce à certains perfection-
nements de ce processus élémentaire) par lente accumulation et
brusque émission d'une myriade de germes. De là l'effarant accrois-
sement numérique des centres de conscience au sein de la Biosphère ;
de là l'augmentation [69] en volume des êtres multicellulaires ; de là,
à l'échelle du groupe, la genèse et le buissonnement, par ramification,
des espèces vivantes.
Nous savons toutes ces choses, pour les avoir lues dans les livres
ou regardées en dehors de nous dans la nature. Mais avons-nous ja-
mais réalisé dans notre esprit combien ce mécanisme biologique de la
pluralisation nous enveloppe et nous tient par le fond de nous-mêmes,
- non point relâché, mais resserré, et comme aggravé, par notre acces-
sion à la condition humaine ?
Si la Vie pouvait aujourd'hui s'épandre (à supposer qu'elle ait ja-
mais pu naître et grandir) sur une surface illimitée, ou indéfiniment
élastique, il n'y aurait aucun inconvénient à ce que l’Humanité multi-
plie chaque jour davantage, soit par le jeu physiologique des nais-
sances, soit par l'éveil psychique des masses endormies, le nombre
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 60

absolu des individus et des nations qui la composent. À chaque aug-


mentation de pression interne succéderait immédiatement une détente
externe ; et l'équilibre se trouverait à chaque instant rétabli
Mais voilà. Pour des raisons physiques clairement liées à la struc-
ture « pan-corpusculaire » de l'Univers, la Vie terrestre, prise dans son
ensemble, reflète, à une échelle gigantesque, les conditions de l'état
moléculaire. Elle se développe sur une surface rigidement fermée. Il y
aurait tout un livre à écrire sur les relations qui subordonnent généti-
quement la simplicité de l'Esprit à la rondeur de la Terre ! - Mais, à
première inspection, il faut bien avouer que cette rondeur est pour
nous le principe d'une gêne immense. Plus nous nous multiplions, en
effet, en nombre, en volume et en rayon d'action individuelle, plus
nous divisons pour chacun de nous l'espace libre (bien diminué déjà
par l'espace des mers) mis à notre commune disposition par la nature.
Il y a cinquante ans seulement, nous pouvions encore voir, sur nos
cartes d'écoliers, de vastes étendues blanches, en Afrique, en Amé-
rique, en Océanie, où l'Homme pouvait trouver à s'étendre. En une
génération, [70] ces trous se sont comblés. Et des masses humaines de
même haute densité démographique, de même haute tension cultu-
relle, se trouvent maintenant en contact par tous leurs bords. Quelle
que soit la signification, plus ou moins durable, du plafonnement si-
gnalé par les statistiques dans l'accroissement absolu des populations
les plus civilisées, c'est un fait que, par augmentation numérique, et
plus encore peut-être par dilatation dynamique des éléments qui le
composent, le groupe humain atteint en ce moment un degré, jamais
encore approché, de sur-compression. L'écrasement sur soi-même
d'une masse proliférant en volume fermé. La répétition (mais à une
échelle totale, et donc spatialement sans issue) du phénomène qui fai-
sait déjà se chasser les unes les autres hors des Terres Promises les
peuplades néolithiques. La prise en bloc de l'Humanité sur elle-
même...
N'est-ce point là ce que signifie et ce qu'apporte notre guerre mon-
diale ?
N'est-ce point là ce qui se passe ?
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 61

II. Deuxième phase :


la liaison avec l’autre
ou la montée du collectif

Ainsi, nous commençons à être trop nombreux pour nous partager


la Terre. L'« espace vital » se met à manquer.
Et, en réaction instinctive contre cette émersion incessante de
l'Autre autour de nous, notre premier geste est de repousser ou d'éli-
miner les intrus qui nous étouffent.
Or c'est ici qu'apparait un effet ultérieur, et à première vue aggra-
vant, de la force multipliante sans cesse renaissant du fond de la chair
dont nous sommes formés.
Plus nous nous débattons les uns contre les autres pour [71] nous
dégager, moins nous parvenons à nous isoler. Plus nous nous emmê-
lons au contraire ; et plus nous constatons, non sans inquiétude, que
de nos servitudes entremêlées tend invinciblement à sortir un ordre,
pour ne pas dire un être, nouveau, - animé d'une sorte de vie propre, et
qui, tout formé qu'il soit de nos consciences individuelles, tend à ab-
sorber celles-ci (sans les assimiler) dans un réseau aveugle de forces
organisées.
Le Collectif...
Depuis longtemps, - depuis l'apparition des premiers groupements
paléolithiques, en fait -, des liens avaient commencé à se tisser entre
hommes que rapprochait le besoin de se défendre, de s'aider, de sentir
ensemble. Et l'Homme profitait, et il jouissait de cette communauté
dont il s'imaginait tenir en main les commandes. - Mais voici que, de-
puis l'essor surtout des méga-civilisations industrielles, la force que
nous avons aidée à grandir tend à nous échapper, et à se dresser contre
nous-mêmes. Par suite d'un renversement de signe, la Société, que
l'Homme pensait avoir faite pour ses avantages personnels à lui, fait
mine aujourd'hui de se retourner sur l'individu pour le dévorer. Les
Relations deviennent Liens. Et alors, devant cette montée irrésistible
autour de nous des systèmes unitaires, consécutive elle-même à la
montée irrésistible des masses, les étudiants de la Biologie en vien-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 62

nent à se demander si nous ne serions pas, dans cette affaire, les sujets
et les spectateurs impuissants d'un des jeux les plus anciens et les plus
caractéristiques de la Vie celui qui consiste pour elle, une fois un type
organique réalisé à utiliser celui-ci comme une simple brique pour la
suite de ses constructions. On a beaucoup parlé, non sans raison, de la
naissance, de l'accroissement, de l'épanouissement, de la sénescence
et de la mort des rameaux vivants. Ce qui est moins remarqué, dans
cette vie des Espèces, c'est la tendance qu'elles laissent toutes voir,
une fois atteinte leur maturité, à se grouper, par voies diverses, en
larges unités socialisées : comme si dans les colonies de Polypes, ou
dans les associations prodigieusement différenciées [72] formées par
les Insectes, une sorte de super-organisme essayait de se constituer
au-delà de l'individu. Plus on essaie, avec ces perspectives présentes à
l'esprit, de déchiffrer la marche du Phénomène humain, plus l'évi-
dence grandit que, sous le voile des « forces totalitaires » qui s'éten-
dent sur nous en ce moment, c'est exactement le même déterminisme
biologique qui opère que celui dont sont sortis, il y a quelques mil-
lions d'années, la Ruche et la Termitière.
Observée de dehors, constations-nous plus haut, l'Humanité, par-
tout maintenant en contact avec elle-même, approche de son « point
de prise » ou de solidification. Elle commence à ne faire plus qu'un
bloc. Simultanément, par le dedans, n'entrerait-elle pas dans sa phase
« phylétique » de collectivisation (ou socialisation) ?... Voilà qui ex-
pliquerait bien des choses dans cette Guerre paradoxale où l'antago-
nisme libertaire des peuples se combine si étrangement avec une tota-
lisation qui guette automatiquement, quelle que soit l'issue du conflit,
le vainqueur aussi bien que le vaincu. Mais voilà aussi devant quoi se
révolte en nous, avec le sens de notre dignité, l'instinct profond de
notre liberté.
« Croissez et multipliez » : telle était, nous l'admettions jusqu'ici,
la consigne sacrée de l'être organisé. Serait-ce que, au delà d'une cer-
taine limite, les deux termes de la formule commenceraient à se con-
tredire ? Poussée plus loin, la Multiplication ne va-t-elle pas éteindre
en nous, par mécanisation, l'étincelle de spontanéité et de conscience
qu'il avait fallu trois cent millions d'années de Vie et vingt millénaires
de Civilisation à l'Évolution pour allumer en chacun de nous ?
Face à la marée du Collectivisme, qu'allons-nous faire ?
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 63

Briser en nous les forces d' « Orthogénèse » en faisant, par grève


consciente à la natalité, reculer le Nombre, est-ce possible ? Ce geste
suffirait-il, du reste, à écarter les lèvres de la fissure qui sur nos indi-
vidualités se referme ? Et puis l’Humanité ne périrait-elle pas tout
simplement sous ce traitement forcé ? ...
[73]
D'autre part, nous abandonner servilement ou stoïquement à l'enli-
sement graduel de nos personnes dans un système anonyme, est-il
possible que la Vie attende cela de nous ?
La situation paraît sans issue si la logique inflexible du Nombre est
de conduire à la machine collective.
Mais sommes-nous bien sûrs, après tout, que ce soit vraiment vers
la fourmilière que le jeu des forces inter-humaines de cohésion nous
aspire ?

III. Troisième phase :


la synthèse de l'autre,
ou la montée du personnel

L'heure est venue, à mon avis, pour tout homme qui pense, de for-
cer le cercle où s'enferment conventionnellement nos perspectives
humaines, et d'envisager la vraisemblance d'une hypothèse qu'un
poids grandissant de faits commence à imposer à notre pensée.
Je mentionnais plus haut, en passant, la relation de plus en plus
manifeste qui se découvre entre le degré de conscience des êtres et
leur degré de complication. Scientifiquement parlant, tout se passe
dans le Monde comme si l'Étoffe de l'Univers (dont les propriétés
changent, nous le savons, dans les deux directions spatiales de
l'Infime et de l'Immense) pouvait également varier (temporellement,
cette fois), dans une troisième direction, celle du Complexe, la Vie
n'étant autre chose que l' « effet spécifique » attaché aux complexités
extrêmes. Tant qu'une particule cosmique ne contient que quelques
milliers d'atomes agencés, elle parait encore morte. Mais si ce
« chiffre corpusculaire »monte à plusieurs dizaines de mille, elle
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 64

commence à s'animer (c'est le cas des virus). Dans la cellule, et au-


delà, chez les vivants supérieurs, le simple [74] nombre des éléments
chimiques engagés dans l'organisme (sans faire entrer en ligne de
compte leurs combinaisons échafaudées) bondit à des valeurs astro-
nomiques. Cette variation évidente de la Vie en fonction directe des
Grands Nombres synthétisés s'explique simplement si l'on admet que
la Matière est d'autant plus centrée (et donc d'autant plus « cons-
ciente ») qu'elle est plus organisée. Dans le cas des corpuscules
simples ou relativement simples, la centration est faible, et par suite le
psychisme imperceptible. Dans le cas, au contraire, des hautes com-
plexités, le centre s'approfondit et se resserre, par effet d'organisa-
tion : et, du même coup, apparaissent et grandissent les phénomènes
d'introspection et de spontanéité. De ce point de vue, la Conscience
serait une propriété physique liée simultanément à la centration et à la
complication de la Matière sur elle-même. En sorte que, suivant la
face qu'on regarde, l'Évolution se présenterait, ou bien (vue de dehors)
comme une archi-synthèse chimique, ou bien (vue de dedans) comme
une « Noogénèse ».
Voilà qui cadre exactement avec l'expérience.
Ceci posé, limitons notre attention à l'Homme.
Considéré individuellement, l'Homme est, quantitativement et qua-
litativement, la plus hautement compliquée, et partant la mieux cen-
trée, et donc par le fait même la plus consciente des particules cos-
miques. Mais ce n'est pas tout. L'Homme ne peut jamais être pris à
l'état de particule isolée. Il est essentiellement multitude ; il est multi-
tude croissante ; et surtout, grâce à son étonnant pouvoir d'inter-
fécondation physique et psychique, il est multitude organisable. Cette
pluralité des molécules pensantes est pour nous un spectacle si habi-
tuel que nous ne songeons pas à nous en étonner. Et cependant n'au-
rait-elle pas une signification profonde ? Pourquoi ne pas imaginer,
par exemple, que, conformément à toute l'histoire de la Vie passée,
elle représente la possibilité et contient le potentiel d'une synthèse ul-
térieure, trans-humaine, de la Matière organisée ?... Nous avons cou-
tume de regarder l'individu humain [75] comme une unité close, per-
due dans la foule grégaire d'autres unités également bouclées sur
elles-mêmes. Ne serait-il pas plutôt l'élément, non encore saturé, d'un
ensemble naturel encore en voie d'organisation ?
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 65

De prime abord, l'idée d'un organisme super-humain semble fan-


tastique. Nous nous sommes si bien accoutumés à admettre que rien
ne pouvait exister de supérieur à nous dans la Nature ! Mais si, au lieu
de rejeter a priori ce qui dérange la routine (et surtout les cadres di-
mensionnels) de notre pensée, nous acceptons de le considérer, et
nous commençons à l'approfondir, il est surprenant combien une hy-
pothèse qui paraissait folle met d'ordre et de clarté dans nos perspec-
tives sur l'Univers.
En premier lieu, c'est le flot même de l'Évolution, supposé contre
toute vraisemblance arrêté sur Terre avec l'apparition de l'Homme, qui
reprend normalement son cours. Si les grains de Pensée terrestres
peuvent encore se combiner entre eux, l’Homme n'est plus une im-
passe inexplicable dans le processus cosmique de la Noogénèse :
mais, en lui et par lui, la Montée de Conscience continue au-delà de
lui-même.
En deuxième lieu, c'est la Montée du Nombre autour de nous qui
perd son apparence inquiétante et absurde. Écrasés les uns sur les
autres contre la surface étroite de la Terre, nous cherchions avec an-
xiété un domaine où nous dilater. Ce domaine nous l'apercevons
maintenant, non plus dans la direction d'une évasion spatiale, mais
sous la forme d'une harmonisation interne où la multiplication de
l'Autre n’est plus une menace, mais un support, un réconfort et une
espérance pour l'achèvement de chaque individu. La multitude ne peut
que s'aggraver par divergence. En revanche elle se résout, sans effort
et sans limites, par unification sur elle-même. Nous cherchions à nous
échapper par la périphérie : c'est par l'axe seul (c'est-à-dire par con-
vergence) que nous pouvons nous détendre.
En troisième lieu, c'est le spectre de la Collectivisation montante
[76] qui se transfigure. À juger de l'avenir humain par l'exemple des
Insectes et par certaines expériences modernes de style totalitaire,
nous pouvions nous croire happés par un engrenage irrésistible de dé-
personnalisation. Mais si à travers les progrès et sous le couvert de la
socialisation humaine c'est vraiment la loi de « Centration par Syn-
thèse » qui continue à jouer en nous, alors nous devons nous rassurer.
Pourvu qu'elle soit bien conduite (je vais indiquer comment), une syn-
thèse ultra-humaine, - à supposer qu'elle soit réellement en cours, - ne
peut aboutir, de nécessité physique et biologique, qu'à faire apparaitre
un degré d'organisation, et donc de conscience, et donc de liberté, de
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 66

plus. Quels qu'aient pu être les défauts ou les déviations de nos pre-
mières tentatives de groupement, nous ne risquons rien à nous aban-
donner activement et intelligemment aux forces de collectivisation qui
nous envahissent. Ce n'est pas, en effet, à nous mécaniser que celles-
ci travaillent, mais à nous sur-centrer, et donc à nous sur-
personnaliser.
Si cette hypothèse était fondée, il est clair que notre situation, et
par suite notre attitude, vis-à-vis des événements actuels se trouve-
raient singulièrement définies et rectifiées. Au lieu de continuer à flot-
ter entre la nécessité évidente de nous associer aux autres si nous vou-
lons continuer à vivre, et la crainte de nous perdre si nous renonçons à
notre isolement, nous pourrions désormais nous vouer de plein cœur,
sans arrière-pensée, à l'oeuvre magnifique de construire la Terre. Une
véritable « Géo-politique » succéderait enfin aux misérables disputes
de clochers auxquelles jusqu'ici s’est réduite l'Histoire.
De ce chef, je ne vois pas, à l'heure présente, de devoir plus urgent
pour la Science que de vérifier la réalité et de dégager les lois de ce
que j'ai appelé la Noogénèse. Mais, ce travail étant supposé accompli
pour le Passé, comment arriver à savoir que, dans le cas de l'Homme
et pour l'Avenir, nous avons le droit d'extrapoler ? À quel signe re-
connaitre que la synthèse cosmique de l'Esprit peut encore se pour-
suivre, [77] qu'elle se poursuit encore en fait, à travers les agitations
sociales de la Terre ? Comment décider, avant d'engager l'opération,
si la nature des éléments en présence permet de compter sur une réus-
site ?
Tout dépend, dans cette ligne, de l'aptitude que nous pouvons rai-
sonnablement présumer à l'Humanité de développer entre ses
membres une forme appropriée d' « amour universel ».

IV. Quatrième phase :


la sympathie pour l autre,
ou la montée du sens humain

Sous sa forme la plus générale, et du point de vue de la Physique,


l'amour est la face intérieure, sentie, de l'affinité qui relie et attire
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 67

entre eux les éléments du Monde, centre à centre. Tel l'ont compris
les grands philosophes, depuis Platon le poète jusqu'à Nicolas de Cues
et autres représentants de la froide Scolastique.
De cette définition, une fois admise, découle une série de consé-
quences importantes.
L'amour est puissance de liaison inter-centrique. Donc, présent (au
moins à l'état rudimentaire) dans tous les centres naturels, vivants ou
pré-vivants, dont est formé le Monde, il représente aussi, entre ces
centres, la forme la plus profonde, la plus directe, la plus créatrice
d'inter-action qui se puisse concevoir. En fait, c'est lui l'expression et
l'agent de la synthèse universelle.
L'amour, encore, est puissance centrique. Donc, semblable à une
lumière dont le spectre s'enrichit constamment de raies nouvelles, plus
brillantes et plus chaudes, il varie constamment avec la perfection des
centres dont il émane. Dans l'Homme, par suite (le seul élément connu
de l'Univers où la Noogénèse [78] ait progressé assez loin pour qu'ap-
paraisse un foyer fermé, réfléchi sur lui-même) on conçoit que ses
propriétés synthétiques opèrent avec des modalités, une efficacité et
une clarté exceptionnelles. Alors que les êtres infra-humains ne peu-
vent converger et s'associer que dans une action commune diffuse, ce
sont, au niveau de la Pensée, les noyaux psychiques eux-mêmes qui se
découvrent à nu et qui commencent à se rejoindre. Non plus seule-
ment organisation d'éléments imparfaitement centrés, mais synthèse
directe des centres. - De là l'extraordinaire totalité et plénitude de con-
tact vital, - et de là par suite, conformément au mécanisme synthéti-
sant de la montée de conscience, l'extraordinaire accroissement de
personnalité, observables tous les jours dans le cas particulier et limité
d'une grande affection humaine.
L'Homme, de par l'extrême pouvoir d'aimer lié à sa « centréité »
(ou, ce qui revient au même, à sa complexité) extrême, est, dans la
mesure où il arrive à aimer, le plus magnifiquement synthétisable des
éléments jamais construits par la Nature.
Si cette situation est bien comprise, on voit comment et pourquoi,
ainsi que je l'affirmais plus haut, l'apparition d'un amour humain uni-
versel serait un sûr indice que la totalisation de l'Humanité en un su-
per-organisme de nature superpersonnelle est biologiquement attendu,
et pratiquement réalisable. Si les Hommes pouvaient s'aimer, s'ils ar-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 68

rivaient à s'aimer, non plus seulement d'épouse à époux, de frère à


soeur, de citoyen à concitoyen, - mais d'élément à élément d'un
Monde en voie de convergence, alors la grande loi évolutive qui, de-
puis les origines de la Terre, n'a jamais cessé de faire apparaitre plus
d’Esprit sur plus de Complexité, re-jouerait de plus belle. Et même
jamais (la théorie le fait prévoir) elle n’opérerait avec plus de vigueur
que dans cette phase suprême de la Noogénèse où le jeu des combi-
naisons vitales, jusque là surtout « fonctionnel ». serait enfin devenu
directement intercentrique. Plus de termitière à craindre, dans ce cas :
il n'y [79] aurait jamais eu de termitières si les Termites avaient pu
vraiment s'aimer.
Mais justement n'est-il pas contradictoire à la nature des puis-
sances du cœur de s'étendre à un objet trop grand ? Toute l'expérience
humaine n'est-elle pas là, semble-t-il, pour prouver que l'amour, qui
atteint son paroxysme dans le cas du couple, se divise et se relâche à
mesure que grossit le nombre des individus qu'il rassemble ? « Aimer
tout le monde, on l'a dit bien des fois, c'est n'aimer personne. » Et
deux mille ans de Christianisme n'ont pas réussi, en apparence, à in-
fliger à ce dicton pessimiste le démenti des faits. - Introduire l'amour
universel dans une perspective concrète d'avenir, n'est-ce pas la même
chose que de tirer des plans pour la reconstruction du Monde en ad-
mettant la quadrature du cercle ou le mouvement perpétuel ?
Je ne me fais personnellement aucune illusion sur ce qu'il y a
d'incroyable dans mon hypothèse. Et j'ai autant de peine, bien sûr, que
qui que ce soit à ressentir, ou même à imaginer, ce que pourra être la
sympathie inter-humaine (d'éléments à éléments cosmiques) dont les
lois expérimentales de la Noogénèse me forcent à regarder l'apparition
comme probable, - et même comme inévitable. Mais, cette réserve
faite, j'observerai que la quasi-impossibilité où nous sommes encore
de concevoir l'établissement d'une unanimité humaine tient peut-être
bien à notre méconnaissance d'un certain facteur qui, introduit dans
nos calculs, est capable d'en changer entièrement les résultats :je veux
dire la sensibilisation, toute récente, de notre esprit à la profondeur
organique et aux propriétés convergentes du Temps.
La découverte du Temps...
Par quelque bout qu'on prenne en ce moment le problème humain,
il est inévitable que se manifeste l'influence d'une révolution mentale
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 69

qui, sans que nous nous en doutions, nous fait radicalement différents,
à moins de deux cents ans de distance, des générations qui nous ont
précédés. Quand, sous des [80] formes souvent simplistes et naïves,
ont commencé à surgir, vers la fin du dix-huitième siècle, les idées
d'évolution et de progrès, on a pu croire (certains croient encore ! ...) à
un engouement des naturalistes pour une hypothèse passagère. Au-
jourd'hui, la notion de Durée a envahi le ciel entier de l'esprit humain :
Physique, Sociologie, Philosophie, Religion, - toutes les branches de
la connaissance sont maintenant imprégnées de cette essence subtile.
En fait, le borné et le statique ont disparu de notre vision, et nous ne
pensons déjà plus qu'en Espace-Temps. Il s'agit bien d' « hypothèse »,
vraiment ! - La seule manière d'interpréter un pareil événement est
d'admettre que, semblables à des enfants s'éveillant au sens de la pro-
fondeur et du relief, nous venons d'accéder collectivement à la percep-
tion d'une dimension nouvelle. Et c'est du même coup un monde de
possibilités nouvelles qui s'ouvre, non seulement aux constructions
spéculatives de notre raison, mais encore plus, notons-le bien, aux dé-
veloppements de l'Énergie humaine.
Jusqu'ici, pourrait-on dire, les hommes vivaient à la fois dispersés
et fermés sur eux-mêmes, comme des passagers accidentellement réu-
nis dans la cale d'un navire dont ils ne soupçonneraient ni la nature
mobile, ni le mouvement. Sur la Terre qui les groupait ils ne conce-
vaient donc rien de mieux à faire que de se disputer ou de se distraire.
- Or voici que, par chance, ou plutôt par effet normal de l'âge, nos
yeux viennent de se dessiller. Les plus hardis d'entre nous ont gagné
le pont. Ils ont vu le vaisseau qui nous portait. Ils ont aperçu l'écume
au fil de la proue. Ils se sont avisés qu'il y aurait une chaudière à ali-
menter, - et aussi un gouvernail à tenir. Et surtout ils ont vu flotter des
nuages, ils ont humé le parfum des Iles, par-delà le cercle de l'hori-
zon : non plus l'agitation humaine sur place, - non pas la dérive, -
mais le Voyage...
Il est inévitable qu'une autre Humanité sorte de cette vision-là, une
Humanité dont nous n'avons pas encore idée, - mais une Humanité
que je crois déjà sentir s'agiter à travers [81] l'ancienne, chaque fois
que les hasards de la vie me mettent en contact avec un autre homme
qui, si étranger me soit-il par la nation, la classe, la race ou la religion,
se découvre à moi plus proche qu'un frère, parce que, lui aussi, il a vu
le navire, et que, lui aussi, il sent que nous avançons.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 70

Le sens d'une aventure, et par suite d'une destinée communes. Le


sens d'une évolution en commun qui se montre de plus en plus clai-
rement être une genèse (et même une « noogénèse »). À quels gestes
jusqu'ici irréalisables, - à quels rapprochements jusqu'ici utopiques, à
quelle révélation d'en haut, jusqu'ici méconnue, ne pas s'attendre, dans
la richesse et la courbure spéciales de ce nouveau Milieu !... Si la cha-
rité a jusqu'ici échoué à régner sur Terre, ne serait-ce pas simplement
qu'il lui fallait pour s'établir que la Terre eût préalablement acquis la
conscience de sa cohésion et de sa convergence spirituelles ? Pour
pouvoir nous aimer, ne nous faut-il pas d'abord changer de plan ?
Tout se boucle et se noue en somme dans nos perspectives, pourvu
que, sous la fièvre dont le Monde souffre en ce moment, se trahisse, à
certains signes, la chaleur montante d'un Sens Humain. À cette cha-
leur, indice d'un rapprochement, d'une concentration, et par suite
d'une ultra-centration des molécules pensantes de la Terre, nous pou-
vons en effet reconnaître que la Synthèse psychique de l'Univers se
poursuit toujours à travers la masse humaine. Et alors, ni la pression
multipliée du Nombre, ni les liaisons croissantes du Collectif n'ont
plus rien décidément qui doive nous alarmer : puisque, dans ce cas, la
montée irrésistible de l'Autre autour de nous, et son intrusion même
dans notre vie individuelle, expriment et mesurent sans doute pos-
sible, notre propre ascension dans le Personnel *.

[82]

* Inédit, Pékin, 20 janvier 1942.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 71

[83]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

4
UNIVERSALISATION ET UNION
Un effort pour voir clair

Retour à la table des matières

[84]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 72

[85]

Je voudrais s essayer, au cours de ces pages, de résoudre le double


problème suivant, - un double problème qui est le même pour tous,
« amis » ou « ennemis », à l'heure présente.
Dans l'immense bouleversement où nous nous trouvons pris, du
fait de la guerre, est-il possible d'abord, de décider, en dehors de toute
hypothèse particulière, quel est le signe (positif ou négatif) du courant
qui nous emporte tous ensemble, pêle-mêle, à la même vitesse ? - et
est-il possible ensuite, à l'intérieur de ce courant, de définir pour cha-
cun de nous le meilleur geste à faire pour le salut commun, - en toute
hypothèse aussi, c'est-à-dire quelle que soit notre position particulière
à chacun au sein des masses antagonistes en présence ?
Ce qui nous trouble jusqu'au vertige, c'est l'impression de perdre
pied dans une catastrophe de dimensions et de complication plus
grandes que « hauteur d’Homme ». Et ce qui nous inquiète jusqu'à
l'angoisse, c'est l'impossibilité où nous nous trouvons (si nous sommes
sincères), aussi bien d'approuver absolument que de condamner abso-
lument aucune des thèses ou mystiques humaines actuellement aux
prises.
Un principe absolu de vision pour discerner sans équivoque le sens
des événements en cours ; et un principe absolu d'action pour déter-
miner sans hésitation et à chaque instant la chose à faire. Une orienta-
tion et une direction. Une boussole et un angle de route.
[86]
Voilà ce qu'il nous faut, dans la tempête et dans la nuit.
Ouvrons les yeux et cherchons bien s'il n’y aurait point par hasard,
en dehors de toutes considérations personnelles (locales, sentimen-
tales ou morales) un certain aspect incontestable de la guerre pré-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 73

sente qui, parce qu'il suggère invinciblement une certaine interpréta-


tion optimiste de la crise que nous traversons, nous dicte du même
coup, à tous et à chacun, en toute position et en toute circonstance, la
ligne infaillible de marche que nous cherchons, vers la lumière.

I. Un phénomène (incontestable) :
la totalisation progressive
des énergies humaines

La raison pour laquelle l'état présent du Monde humain nous parait


si obscure, c'est, me semble-t-il, que, pour apprécier ce qui se passe,
nous voulons rester attachés à un fragment d'Humanité opposé à
d'autres fragments. Pour les blocs hostiles qui se partagent la Terre, il
est fatal que, de bloc à bloc, J'incertitude et la confusion soient la note
dominante de l'heure. L'agitation interne des éléments masque, tant
que nous y demeurons noyés, l'allure générale du phénomène. Ou plus
simplement, comme on dit, les arbres nous cachent la forêt.
Essayons par contre d'émerger hors des nuées chargées d'énergies
contraires où nous sommes plongés. Par un effort de pensée scienti-
fique et objective, élevons-nous au-dessus des éclairs et des tonnerres
pour observer, du dehors et dans son ensemble, le spectacle général de
l'orage. À ces hauteurs, si je ne me trompe, le désordre se régularise ;
et ce qui, vu de plus bas et du dedans, paraissait être un horrible chaos
tend à prendre triplement figure de « processus dirigé ».
[87]
Nous avions la sensation de flotter au hasard dans l'ouragan. Et
voici qu'un mouvement défini apparaît dans la tempête. Il est vrai que
dans le vent de la guerre nous tourbillonnons comme feuilles mortes.
Mais n'est-il pas plus vrai encore, et plus significatif, que ce soit dans
le sens d'une universalisation, d'une organisation et d'une intensifica-
tion simultanées des énergies humaines que le cyclone nous aspire ?
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 74

a. Universalisation.

Que les divers courants humains dans lesquels nous sommes roulés
trahissent tous une même tendance à s'élargir aux dimensions mêmes
de la Terre, c'est là un premier fait qui, sans être également bien com-
pris, est devenu évident à tous les yeux. Massivement et brutalement
ce penchant à l'universalisation s'affirme dans le caractère mondial de
la guerre - la première guerre dans l’histoire où la totalité du Monde
se trouve effectivement engagée. Mais de façon plus explicite encore,
et plus convaincante, il apparaît dans l'évolution interne des divers
mouvements spirituels qui cherchent à se répandre et à dominer à la
faveur de la Force. Il n'y a pas plus de cinq ans, il était encore possible
d'opposer à l'internationalisme du Communisme et des Démocraties le
particularisme des nations « axistes ». Aujourd'hui cette distinction ne
serait déjà plus possible. Commandés par la nature même du milieu
économique et psychique où ils se développent, les nationalismes ra-
cistes ont si rapidement évolué en systèmes ou mystiques d'ampleur
illimitée que nulle différence (sinon dans les modes de représentation
et de réalisation) ne les sépare plus du camp adverse. Ici comme là il
n’est déjà plus simplement question de ré-ajustement d'influences et
de frontières. Mais, de l'Ouest à l'Est, de Berlin, Rome et Tokyo à
Londres, Moscou et New-York, ce qui se rêve ou se trame et ce qui
s'oppose, entre techniciens de toutes sortes, ce ne sont rien moins que
des plans de refonte générale, valables pour toute la Terre. Un [88]
« nouvel ordre », une « nouvelle vie ». Moins que cela paraitrait in-
supportable et fade à nos palais modernes. « Propagande hypocrite,
disent les sceptiques. Voile de grandeur jeté sur un égoïsme matéria-
liste... » Mais, les sceptiques eussent-ils raison de se méfier, ne serait-
ce déjà pas un fait énorme, n'est-ce pas déjà tout, que pour se faire
écouter, pour séduire les masses, la propagande soit obligée de parler
aujourd'hui en termes de totalité ?
À la base, ou du moins en condition, de cet élargissement spontané
des perspectives humaines se place évidemment l'extraordinaire
avance réalisée, au cours du dernier siècle, par les moyens matériels
de communication. Depuis les récentes conquêtes de l'air et de l'
« éther » surtout, la Terre pensante ne forme plus qu'une pièce, où
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 75

toute l'influence se transmet, où tout choc résonne, à partir de chaque


point, dans toute la masse. Cette sonorité du milieu externe est certai-
nement pour beaucoup dans le grossissement moderne de chacune de
nos pensées et de chacun de nos actes. Mais elle n’explique pas tout ;
et la vibration s'éteindrait vite si elle ne trouvait un écho au cœur de
nous-mêmes. Sous l'amplification physique du moindre de nos gestes,
un monde d'instincts latents s'éveille en nous, - une âme « générale »,
qui n'attendait qu'un corps pour se manifester. Le doute n'est plus pos-
sible. Spirituellement, en même temps que matériellement, - par ses
aspirations conscientes autant que par ses déterminismes économiques
-, la Terre en guerre tombe en ce moment, sous nos yeux, droit sur
l'Universel.
Voilà, je le répète, un premier fait à enregistrer.

b. Organisation.

En soi, l'extension d'une chose est un phénomène équivoque, - ras-


surant ou menaçant suivant la nature de la grandeur qu'il affecte. Ce
qui se répand peut être bienfaisant et attendu comme la lumière. Mais
ce qui s'étale, aussi, peut être [89] stérile comme le sable des dunes,
sournois comme l'eau d'une inondation, destructif comme le feu ou la
contagion... Pour décider sans hésitation possible vers quelle forme,
désirable ou inquiétante, d'universalisation les événements nous en-
traînent, il n'y a, ici encore, qu'à revenir aux caractères les plus évi-
dents de la présente guerre. « Non seulement universelle, mais to-
tale », nous le répétons tous.
Or que signifie cette dernière expression ?
Quand nous disons que la guerre est devenue totale, nous pensons
surtout à un choix sans scrupule des procédés de victoire, - ou encore
à un emploi exhaustif des forces de chaque pays belligérant. Mais le
terme implique en réalité une idée de plus, - idée de qualité plutôt que
de quantité. Ce qui fait notre guerre « totale », c'est bien, sans doute,
que chaque pays se bat par tous les moyens, et par tous ses hommes.
Mais c'est aussi, et plus encore, qu'à l'intérieur de chaque nation en
lutte la vie nationale se rassemble et s'arqueboute collectivement dans
un effort calculé et combiné pour la résistance et l'attaque.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 76

Et voilà bien, une deuxième fois, la chose que nous cherchions : à


savoir une note commune aux événements actuels, pris globalement et
sans égard aux valeurs et aux péripéties particulières. Autour de nous,
sous le voile et à la faveur de la guerre, les mouvements humains, en
même temps qu'ils s'étendent en surface, gagnent en profondeur. Ils
s'enracinent en même temps qu'ils s'étalent. Chaque pays, à mesure et
dans la mesure où il est pris dans le mouvement « vers une vie nou-
velle », se voit entraîné vers une ré-organisation de style « totali-
taire ».
Qu'est-ce à dire, sinon que, dans l'ensemble, quels que soient les
détails et la complication intérieure du combat, la résultante générale
de nos agitations est de provoquer toujours un peu plus l'arrangement
collectif et dynamique des éléments conscients de la Terre. Ce qui se
propage sous nos yeux, jusqu'à limites planétaires, c'est un Ordre.
[90]
Organisation, à des dimensions universelles : les deux caractères,
les deux éléments, d'une totalisation intégrale où trouve son explica-
tion (il nous reste à le voir) l'intensification extraordinaire, à laquelle
nous assistons, des énergies humaines.

c. Intensification.

Submergés comme nous le sommes dans la masse humaine, nous


avons quelque peine à sentir les changements qui, petit à petit, trans-
forment cette masse dans sa totalité. En parfaite bonne foi, beaucoup
d'esprits se refusent encore à voir aucune différence entre le Monde
des Grecs ou de la Renaissance et notre Monde d'aujourd'hui. Ils
croient vivre toujours à la même échelle que Platon ou Saint Thomas.
Et pourtant un abîme évident n'existe-t-il pas entre ceux-ci et nous, ne
serait-ce qu'à considérer l'intensité globale de la Vie répandue sur la
Terre ?
Pour faire apprécier cette différence, cherchons un exemple. Et,
dans ce but, observons l'un ou l'autre de ces triangles d'avions qui, un
peu partout, chaque jour, - surtout aux périodes de grandes offensives,
se décochent entre nations en guerre. - Avons-nous jamais essayé de
mesurer mentalement, en les voyant passer, la somme d'énergie phy-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 77

sico-psychique (c'est tout un) accumulée dans chacune de ces flèches


monstrueuses ?
Le métal, d'abord, - ou plutôt tous les métaux -, dans chaque avion
en particulier ; et ce que cette armature métallique suppose : les mines
et les usines aux quatre coins du monde, toute la métallurgie et la
chimie des alliages...
L'essence, ensuite ; et, par derrière, les prospections, les puits, les «
pipes », les raffineries, les « tankers », toute l'organisation politique et
financière du pétrole...
Le mécanisme intérieur, maintenant : la conception, les calculs et
la réalisation du moteur ; les organes délicats et complexes s'enregis-
trant sur des dizaines de cadrans...
[91]
Et la forme extérieure aussi, - mûrie par toute l'aérodynamique...
Et la puissance, enfin ; ces tonnes explosives, lancées à des cen-
taines de kilomètres à l'heure vers des objectifs précis.
Or ces réflexions s'arrêtent encore au corps de l'appareil. Passons
au cerveau et à l'âme de l'avion. Voici le pilote : au repos, un merveil-
leux instrument humain, sélectionné et entraîné, physiquement, mora-
lement, parmi les meilleurs de sa race, mais, ici, sur-humanisé par son
vol. Essayons d'apprécier la tension interne de cet homme, porteur et
personnification des passions, des ambitions, de la fierté rassemblées
de millions d'autres hommes. Observons-le dans l'ivresse des forces
énormes qu'une pression de sa main commande ; dans l'excitation de
la mission qu'il remplit ; dans la totalité du sacrifice qu'il accepte ;
dans la plénitude d'un geste où trouve à se matérialiser au paroxysme,
la totalité de sa vie...
Toute l'industrie, toute la Science, toute la passion de la terre ra-
massées, ainsi qu'en leur pointe, dans quelques kilogrammes de métal
et de chair humaine !
Et ceci multiplié au cube, à la dixième, à la centième puissance,
suivant le nombre des avions, non seulement extérieurement groupés,
mais vitalement fondus dans l'unanimité de leur élan commun !
En vérité, du point de vue inattaquable de la pure Énergétique,
n'est-il pas scientifiquement certain que jamais, à aucun moment de
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 78

l'histoire de la Vie, autant d'énergie plus hautement organisée n'a en-


core été emmagasinée, concentrée, sous un plus petit volume, qu'au
cours de cette guerre ?
Étendons maintenant à la surface entière de notre Monde humain
ce que vient de nous apprendre l'analyse de l'avion. À ces dimensions
planétaires, les détails du phénomène se brouillent, il fallait s'y at-
tendre. Et cependant une note, la même, émerge, domine et se ren-
force au-dessus de ce qui nous paraissait être un pur chaos. - Imagi-
nons un observateur qui, posté sur quelque étoile, aurait pu, dès l'ori-
gine des temps géologiques, [92] suivre et mesurer, sous forme de
quelque radiation, la charge et la tension psychiques globales de
l'astre qui nous porte. N'est-il pas évident, ici encore, que, sur le tracé
enregistré, notre époque marquerait le « pic », un « pic » formidable
de la courbe ? D'obscure, de rouge, de verte, qu'elle était, la Biosphère
serait devenue incandescente.
Arrêtons sur cette vision la première partie de notre enquête. Il
s'agissait, on s'en souvient, de découvrir, au sein de la crise actuelle,
en dehors et au-dessus de toute discussion possible, un caractère abso-
lu sur quoi baser, au milieu de la tourmente, une appréciation théo-
rique des événements et une règle d'action. Ce caractère cherché, le
voici : en ce moment même, et en coïncidence avec l'événement mon-
dial de la guerre, l'Humanité, prise comme un tout, passe par un
maximum, encore jamais atteint, d'organisation unitaire et de force
vive.
Que peut bien signifier ce phénomène ?

II. Une interprétation (probable)


la synthèse de la terre

Pour trouver un sens, - il vaut mieux dire pour trouver le sens, du


paroxysme intensif auquel correspond (prise dans son ensemble) la
présente guerre, une condition est, à mon avis, nécessaire et suffi-
sante : c'est que, pour regarder le Monde, nous comprenions et nous
acceptions la perspective particulière qu'impose de plus en plus impé-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 79

rieusement à notre regard la théorie (ou plus exactement le fait) scien-


tifique de la « Noogénèse ».
Expliquons brièvement ce que ceci veut dire.
Jusqu'à ces dernières années, un dualisme, ou même un conflit
marqués opposaient entre elles Physique et Biologie. Monde de la
Matière et Monde de la Vie : la Science n'arrivait [93] pas à voir
comment couvrir sous une même explication cohérente ces deux do-
maines également objectifs de l'expérience. Or voici qu'à la suite
d'enquêtes et de tâtonnements poussés dans toutes les directions du
Réel à la fois, deux points se dégagent, qui paraissent bien nous ai-
guiller vers une solution du problème posé.
Le premier de ces points est la relation définit de concomitance qui
apparait, toujours plus évidente, entre spontanéité consciente et com-
plexité organisée. Tant qu'un corpuscule naturel (disons, une molé-
cule) ne comprend, dans son édifice, qu'un nombre faible (quelques
dizaines, ou quelques centaines, ou même quelques milliers) d'atomes
agencés, aucune trace ne se manifeste extérieurement de ce que nous
appelons la Vie. Mais si le nombre des atomes incorporés monte à
plusieurs dizaines de millions (ce semble être le cas des « virus » or-
ganiques, animaux végétaux), alors les caractères chimiques se fran-
gent de propriétés biologiques dans l'élément considéré : à des gros-
sissements extrêmes (approchant les cent mille diamètres) les parti-
cules de virus apparaissent comme des bâtonnets, et si ces bâtonnets
ne se reproduisent pas au sens strict du mot, du moins ont-ils déjà
l'étrange pouvoir de se multiplier. Infra-bactéries, ou super-
molécules ?... Impossible de décider. - Plus haut encore le nombre
(ici, les données numériques précises nous manquent encore, - mais
déjà elles ont moins d'importance, la structure commençant à primer
sur le nombre), voici la cellule. Et, à partir de là, depuis le Protozoaire
unicellulaire jusqu'à l'Homme (l'Homme avec les mille billions de cel-
lules de son corps et les trente billions de cellules de son cerveau !) les
chiffres bruts deviennent astronomiques, sans pouvoir du reste donner
une idée de la formidable complication des mécanismes physico-
chimiques superposés.
De ce chef, et indépendamment de toute considération ou interpré-
tation d'ordre philosophique, la Vie se manifeste, de plus en plus ob-
jectivement, à nous comme une propriété spécifique de la Matière
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 80

portée à un degré immense de complexité [94] ordonnée, - ou, ce qui


revient au même, de complexité centrée sur elle-même. Expérimenta-
lement parlant, elle est un effet combiné de complication et de centra-
tion.
Disposer les êtres, comme nous venons de le faire, suivant leur de-
gré analytique de complexité-centrée est une opération purement
« spatiale ». Essayons maintenant de distribuer les mêmes êtres dans
le Temps, suivant la date présumée de leur formation. Que se passe-t-
il ? Ici, un deuxième fait capital se dégage, suffisamment établi, dans
l'ensemble, pour que nous puissions nous y accrocher sans crainte ; et
ce fait est le suivant : répartis dans la durée sidérale et géologique,
les éléments chimiques et vitaux de l'Univers ne se dispersent pas au
hasard ; mais ils forment une série naturelle, où l'ordre d'apparition
coïncide essentiellement avec l'ordre de complication. Dans le do-
maine de la Vie supérieure, le phénomène est particulièrement facile à
suivre, pourvu toutefois qu'on prenne comme index de la complication
animale l’enrichissement et la concentration crânienne du système
nerveux. Et finalement « le point est mis sur l'i », si j'ose dire, par le
cas fascinant de l'Homme, ce dernier-venu de l'Évolution chez qui une
cérébralisation (ou « céphalisation ») extrême de l'organisme s'ac-
compagne d'un accroissement étourdissant des facultés psychiques.
Montée graduelle et simultanée de la Complexité et de la Cons-
cience...
Je ne vois, pour ma part, qu'une seule manière de faire face, intel-
lectuellement, à cette constatation énorme où nous force peu à peu
une convergence générale de toutes les sciences. Et c'est de recon-
naître que l'Univers est juste double de ce que nous le pensions. Jus-
qu'ici nous regardions la masse cosmique comme animée d'un seul
mouvement global, celui de la dispersion et de la dégradation lentes
de ses énergies suivant la pente du plus probable et du moindre effort.
Or voici qu'en sens inverse (et à la faveur) de ce premier courant des-
cendant un deuxième courant apparaît, cosmique lui aussi, mais dirigé
cette fois dans la direction ascendante du moins probable et du [95]
plus grand effort : le courant d'où émergent graduellement, avec le
Temps, des groupements de plus en plus riches, - et, par suite, de plus
en plus organiquement centrés, - et, par concomitance, de plus en plus
vitalisés.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 81

Voilà ce que j'entends par Noogénèse.


Cette parenthèse close, revenons à notre sujet, et réfléchissons de
nouveau à la brûlante atmosphère dont la guerre enveloppe la Terre
aujourd'hui. Explosion ? Incendie ? Fièvre maligne dévorant l'édifice
humain ?... Ces divers diagnostics dont s'entretiennent nos craintes ne
valent certainement rien, puisque, si autour de nous la température
monte, elle ne monte, avons-nous vu, que de pair avec l'organisation.
« Accroissement de totalisation et de tension psychique hu-
maines » : voilà les deux phénomènes liés dont il s'agit d'expliquer
l'apparition et la croissance simultanées au cours de la crise.
Vous hésitez encore.
Mais, après ce que nous venons de dire sur l'existence du deu-
xième courant cosmique, ne voyez-vous donc pas que les termes
mêmes où se pose le problème en écrivent la solution ?
« Progrès d'organisation, doublé d'une intensification de cons-
cience ». Qu'exprime cette formule ? Est-ce un effet particulier, à ex-
pliquer, de la Guerre ? ou bien est-ce la loi générale où s'inscrit histo-
riquement la genèse de l'Esprit ?... Identiquement, les facteurs sont les
mêmes.
Qu'est-ce à dire sinon que, replacée comme il convient dans le
cadre expérimental et solide de l'Espace-Temps moderne, la grande
crise actuelle prend, par deux pas successifs, sens et figure.
En première approximation, et à s'en tenir à ses effets généraux de
synthèse spirituelle, elle trahit une saccade positive dans le dévelop-
pement terrestre de la Noogénèse.
Mais, plus outre encore, à bien observer son étrange caractère
d'universalisme, elle parait annoncer l'approche d'un point critique
important dans cette Noogénèse. Jusqu'ici [96] l'Humanité ne formait
encore, économiquement et psychiquement, que des fragments épars,
ou du moins lâchement associés, sur la surface de la Terre. Le mo-
ment semble venu où, sous la pression irrésistible de déterminismes
géographiques, biologiques, politiques et sociaux, accumulés à un
ordre planétaire, ces fragments doivent se souder et se combiner, cette
opération totale coïncidant avec l'éveil, par-dessus les esprits natio-
naux que nous connaissions seuls encore, d'un véritable « Esprit de la
Terre ».
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 82

Un nouvel ordre de conscience émergeant d'un nouvel ordre de


complexité organisée. Une hyper-synthèse de l'Humanité sur elle-
même.
En toute objectivité, - aussi froidement qu'un physicien devant les
mondes démesurés qui sortent inexorablement de ses calculs -, je ne
vois pas (quoi que puisse protester une certaine forme de sens com-
mun) qu'il soit possible d'interpréter la marche actuelle du Phénomène
humain, en cohérence avec la marche générale du Monde, sans abou-
tir à des perspectives aussi fantastiques que cela.
Mais alors, si c'est le calcul qui a raison contre « le bon sens »,
c'est-à-dire si nous sommes en pleine phase de synthèse, que nous
reste-t-il pour chacun, à penser et à faire, en ce moment précis face au
déploiement de la Guerre ?

III. Un principe de jugement et d'action :


la vertu de l‘universel

Avant et par-dessus toutes choses, le fait d'avoir pu ramener à un


effet de Noogénèse le chaos qui nous entoure a une conséquence
d'ordre général : c'est de nous établir scientifiquement dans une at-
mosphère d'optimisme imperturbable. [97] « Scientifiquement » dis-
je. Et ici comprenons bien. On peut être optimiste par tempérament et
par sentiment, sans autre raison explicite à ses espoirs que la convic-
tion a priori que « tout finira bien ». Ce n'est pas de cet instinct que je
veux parler, mais d'une conviction réfléchie, basée sur un fait sûr et
plus général que toutes les raisons particulières qui peuvent se présen-
ter de craindre et de douter. « Comment voulez-vous que nous sor-
tions grandis de la crise ? » s'en vont répétant des gens tristes. « Est-ce
que, de mois en mois, le conflit ne s'étend pas toujours davantage, ap-
profondissant les fissures, envenimant les haines, et préparant pour
demain de nouvelles et plus formidables guerres : guerres de conti-
nents, après guerres de peuples ? La Société des Nations, la Charte de
l'Atlantique... Laissez-nous rire. L'Homme aura beau faire, comment
voulez-vous qu'il échappe aux puissances toujours renaissantes de la
violence et de l'argent ? Depuis un siècle, nous avons été perdus par
des rêveurs. Être égoïstes et forts, rester chacun chez soi avec beau-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 83

coup de soldats, et surtout éliminer comme une peste toute idée d'en-
tente universelle : il n'y a pas, historiquement, d'autre sagesse pour les
peuples ».
Lorsqu'on me tient (et cela arrive souvent) ces propos pessimistes,
je me contente de dire : « Autant que personne, je ne vois encore où et
comment se fera l'éclaircie. À la suite de quels avatars, par quel pro-
dige, et sous quelle forme émergerons-nous de la guerre, je l'ignore, et
je renonce à l'imaginer. Mais parmi ces incertitudes une chose me ras-
sure, inébranlablement. Et c'est que, en dépit des évidences de détail
qu'une critique sagace et impitoyable peut aligner pendant des heures
pour me prouver que l'humanité se désagrège ou plafonne irrémédia-
blement, il reste que le Monde, considéré comme un tout de suffi-
samment haut, montre, ceci est hors de doute, les caractères d'une
masse de conscience en mouvement. Pris dans l'ensemble, le phéno-
mène de la guerre actuelle (justement parce que celle-ci se présente
comme universelle et totale) est « de signe positif ». Quoi que vous
me disiez, donc, - quoi qu'il [98] me paraisse - quoi qu'il arrive, - en
vertu d'un fait d'ordre supérieur à tous les autres faits, je ne puis que
répondre : après cinq cent millions d'années de Vie et cinq cent mille
ans d'Humanité la Terre continue à s'organiser ; sa température psy-
chique monte. Donc elle avance toujours. Eppur si muove ! »
Ce point étant fixé, laissons les pessimistes établir entre eux l'im-
possibilité où se trouve l'Homme de bouger, et, groupés entre opti-
mistes, demandons-nous dans quel sens agir chacun pour appuyer le
plus efficacement possible la synthèse du Monde en ce moment cri-
tique de l'Évolution. Dire simplement que nous devons chercher, par
tous les moyens, à favoriser et à développer les forces qui unissent, de
préférence à celles qui séparent, serait évidemment vrai. Mais cette
règle d'action est trop générale, ou plutôt elle se confond trop avec le
but même à atteindre. Nous unir, voilà l'objectif, bien sûr. Mais, jus-
tement, comment arriver à nous unir ? c'est-à-dire où trouver un cri-
tère de choix et un principe d'attraction qui, sans forcer nos inclina-
tions ni nos convictions particulières, fasse converger nos routes, na-
turellement ?
Posons le problème dans ses termes concrets.
Autour de nous, en ce moment, le flot humain se divise spirituel-
lement en un petit nombre de larges courants hostiles, dont chacun
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 84

revendique ses droits à être « universel » : Communisme, Démocratie,


Fascisme, Nazisme et « Nouvel Ordre Oriental ». Oui ou non, est-il
possible, du point de vue optimiste et constructif de la Noogénèse, de
découvrir une orientation, une attitude, un geste, également accep-
tables et valables à chaque instant par n’importe quel adepte de l'une
quelconque de ces cinq mystiques, et dont l'effet infaillible soit de
nous rapprocher les uns des autres, synthétiquement ?
Oui, répondrai-je : pourvu que l'Univers soit (comme nous l'avons
admis) de structure convergente, un tel geste existe, à la mesure de
tout homme de bonne volonté. Et ce geste miraculeux consiste sim-
plement, pour chacun de nous et quelque soit le courant particulier
d'universalisation auquel il appartienne, [99] à suivre et à pousser ce
courant dans ce qu'il a de plus universaliste, jusqu'au bout.
Qu'arrivera-t-il en effet, si, chacun de notre côté, nous prenons ce
soin ?
En premier lieu, il se trouve qu'immanquablement, et sans nous
concerter, - fussions-nous placés aux antipodes spirituels du Monde, -
nous commençons à nous rapprocher. Pour se trouver réunis au centre
matériel de la Terre, les corps n'auraient qu’à suivre, chacun pour soi,
leur ligne de plus grande gravité. Pareillement, si le Monde est psy-
chiquement lesté d'unité, c'est-à-dire s'il présente un seul point où tout
se rassemble, nous sommes sûrs de ne pas nous manquer si seulement
nous nous mouvons chacun suivant la ligne où l'universalité devient la
plus grande.
À première vue, il pourrait sembler qu'une telle méthode a quelque
chose d'indéterminé. Car n'y aurait-il pas, pour le monde humain, plu-
sieurs façons diverses de s'universaliser ? Suivant que c'est l'influence
communiste, ou l'influence naziste, ou l'influence démocratique qui
prendra le dessus, le résultat de la synthèse sera-t-il le même ? Ces
divers chemins aboutissent-ils vraiment au même point, ou bien, au
contraire, ne visent-ils pas des centres différents ?
Cette sorte d'inquiétude me parait vaine, - parce que, si opposées
que puissent paraitre les tendances au départ, il est inévitable qu'en
chemin elles corrigent et rapprochent leur course. Obtenue par la
coercition qui force, ou par la suppression qui élimine, ou par la mé-
canisation qui dés-humanise, l'universalisation d'un courant humain
n'est pas complète ; elle n'atteint ni son maximum, ni son équilibre.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 85

C'est uniquement, si on réfléchit bien, par défaut d'universalisme, soit


dans le nombre des éléments humains incorporés, soit dans la forme
(insuffisamment profonde et totale) de contact ménagée entre ceux-ci,
que mystiques démocratique, communiste et axistes s'opposent encore
si violemment entre elles. Fidèles jusqu'au bout à la loi interne de
« plus grande universalisation », qu'ils [100] admettent tous, les
adeptes de ces divers mouvements doivent finir par découvrir que,
partis de versants opposés, mais à l'assaut d'une même montagne, ils
vont inévitablement se retrouver sur une même cîme : à savoir « le
groupement personnalisant du plus grand nombre d'hommes pos-
sibles, par le cœur, dans l'unanime ».
Le problème n'a qu'une seule solution, - car il n'y a qu'un seul
centre, et ce centre ne peut occuper qu'une seule place dans la sphère
humaine.
Ainsi parle la théorie.
Mais que disent les faits ?
Sur ce point, où il me faut en appeler à des témoignages person-
nels, mon témoignage peut être suspecté, - mais il sera formel. À
maintes reprises, la vie m'a fait approcher des hommes que leurs con-
victions et leurs activités plaçaient dans un camp classé comme oppo-
sé au mien. Entre ces hommes et moi, ce qui aurait dû se manifester,
d'après les conventions admises, c'est de la défiance ou de l'hostilité.
Or, au lieu de cette froideur, c'est une sympathie profonde qui a jailli
au premier contact, une de ces sympathies grandissantes et finales,
comme il en naît entre compagnons d'armes. Ennemis par étiquette,
nous nous sommes immédiatement reconnus frères. Et pourquoi ?...
Simplement parce que, eux et moi, nous ne cherchions en définitive,
chacun de notre côté, qu'à magnifier et unifier la Terre. Qu'importe si,
pour arriver à ce résultat, nos méthodes différaient encore. Ces diver-
gences, nous le sentions, n'étaient que secondaires et provisoires :
elles finiraient bien un jour par se corriger et se résoudre. L'essentiel
était qu'en attendant nous puissions nous rencontrer dans l'atmosphère
et dans la lumière d'un même idéal.
En vérité, capable de diriger infailliblement, et de rectifier « auto-
matiquement » notre course vers l'Union, la Recherche de l'Universel
a par surcroît la vertu mystérieuse d'opérer directement cette Union. -
Spéculativement : et pratiquement, l'opposition s'évanouit à la limite
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 86

vers le haut, entre un Démocratisme, [101] un Communisme, un


« axisme » (et je puis bien ajouter, un Christianisme 4 universalisés.
Par universalisation, les quatre courants convergent ; et de leur con-
fluence doit naître, j'imagine, l'ordre nouveau, encore inimaginable,
dans lequel nous nous réveillerons demain,
Voilà pourquoi, si une voix était assez forte pour se faire entendre
dans le tumulte du combat, il me semble qu'elle devrait crier ceci au
Monde en guerre :
« Vous tous qui combattez, et qui êtes encore trop séparés pour
pouvoir dès maintenant vous reconnaître, gardez chacun la foi en la
Cause que vous croyez juste. Mais, au nom même de cette foi, agran-
dissez toujours plus vos idées et vos aspirations aux dimensions ré-
elles de la Terre. Soyez de votre race et de votre nation, bien sûr. Une
bonne synthèse n'exige-t-elle pas des éléments nets et forts ? Mais, si
vous voulez parvenir au bout de vous-mêmes, méfiez-vous surtout de
tout ce qui isole, et de tout ce qui rejette, et de tout ce qui sépare.
Chacun dans votre ligne, pensez et agissez « universel », c'est-à-dire
« total ». Et demain, peut-être, avec surprise, vous découvrirez que
rien ne vous oppose, et que vous pouvez vous « aimer » *.

[102]

4 Si, dans ces pages, je ne cherchais pas à rester sur un terrain strictement ex-
périmental, ce serait ici le lieu de développer les étonnantes convenances qui
apparaissent entre les perspectives d'un Monde en état de synthèse et les
propriétés dogmatiques d'un Christ lui aussi pleinement universalisé.
* Inédit, Pékin, 20 Mars 1942.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 87

[103]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

5
LA CENTROLOGIE
Essai d’une dialectique de l’union

Retour à la table des matières

[104]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 88

[104]

Fig. 1. - Schéma symbolisant les princi-


pales phases de la Centrogénèse (Con-
vergence de l'Univers suivant son axe de
centro-complexité ou personnalisation).
Observer le système concentrique des
isosphères (surfaces d'égale centro-
complexité), subdivisé en trois zones par
les deux surfaces critiques de Centration
et de Réflexion (cf. nos 9 et 13).
Au centre, le point Oméga.
(➞ attraction ab ante (finalité)
➞( impulsion a retro (hasard)
(cf. no 30)

Fig. 2. - Schéma figurant l'état des


centres fragmentaires (segments de
centres) dans la zone pré-centrique.
Pas encore de « dedans » fermés (no 8).

Fig. 3. - Schéma figurant la structure d'un


centre phylétique dans la zone phylétique.
p, « ego périphérique », sécable et trans-
missible.
n, « ego nucléaire », incommunicable. Cf.
no 12.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 89

Fig. 4. - Schéma figurant la structure d'un


élément eucentrique.
p, « ego périphérique ».
n, noyau ponctiforme, réfléchi, personna-
lisé. Cf. no 13.

[105]

Introduction

INVINCIBLEMENT, malgré toutes les objections théoriques, qui


chercheraient à le décourager, notre esprit reste convaincu que, sous-
jacente à la multitude écrasante des événements et des êtres, une cer-
taine règle fondamentale très simple se dissimule, dont la découverte
et la formulation rendraient l'Univers intelligible dans la totalité de
son développement.
À elle seule, cette obstination instinctive de la pensée humaine à
vouloir réduire le monde à l'unité, jointe au fait que tous les efforts
successivement risqués dans ce sens par les plus grands philosophes,
(Aristote, Spinoza, Leibniz, Hegel, Spencer ... ) progressent en
somme dans le même sens, n'est-elle pas une indication que le pro-
blème est possible ? Et donc, à la fois « portés sur les épaules » de nos
devanciers et mieux placés qu'eux pour apercevoir le mécanisme d'un
Univers dont la science moderne commence à entrevoir la structure et
les dimensions, ne sommes-nous pas en droit et en position de re-
prendre leurs tentatives, au moins pour faire un pas de plus en avant ?
Je le pense. Et voilà pourquoi j'ose présenter ici, sous forme de
propositions enchainées, un essai d'explication universelle : non point
synthèse a priori, géométrique, à partir de quelque définition de
l'« être », - mais loi de récurrence expérimentale, vérifiable dans le
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 90

champ phénoménal, et convenablement extrapolable à la totalité de


l'Espace et du Temps.
[106]
Non pas une Métaphysique abstraite, - mais une Ultraphysique
réaliste de l’Union.

1. Centres et centro-complexité

1. Supportant l'édifice entier des propositions qui vont suivre, se


placent une intuition et deux constatations :

a) Intuition : Dans la multiplicité « grouillante » des éléments vi-


vants (monocellulaires et polycellulaires) formant la Biosphère se pro-
longe authentiquement la structure granulaire (atomique, moléculaire)
de l'Univers. Replacé dans la série corpusculaire cosmique, par suite,
le corps humain n'est pas autre chose qu'une a super-molécule », en
laquelle, dès lors, nous avons la chance de pouvoir discerner, à l'état
« grossi », les Propriétés de toute molécule.

b) Constatations : L'Homme, ultime produit de l'évolution plané-


taire, est à la fois suprêmement complexe dans son organisation phy-
sico-chimique (mesurée au cerveau), en même temps, considéré dans
son psychisme, suprêmement libre et conscient.

2. - Mises bout-à-bout, ces trois évidences primordiales font im-


médiatement apparaître les trois évidences dérivées que voici :

a) À tous les degrés de taille et de complexité, les corpuscules ou


grains cosmiques ne sont pas seulement, comme l'a reconnu la phy-
sique, des centres de rayonnement énergétique universel ; mais tous,
en outre, un peu comme l'Homme, ils possèdent et représentent (si
diffus, ou même fragmentaire que soit celui-ci, c£ no 8) un petit « de-
dans » où se réfléchit, [107] plus ou moins ébauchée, une représenta-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 91

tion particulière du Monde : centres psychiques par rapport à eux-


mêmes, - et, en même temps, centres psychiques infinitésimaux de
l'Univers. - La conscience, en d'autres termes, est une propriété molé-
culaire universelle ; et l'état moléculaire du Monde exprime l'état plu-
ralisé de quelque possibilité de conscience universelle.

b) À travers la série des unités cosmiques, la conscience grandit et


s'approfondit proportionnellement à la complexité organisée de ces
unités. Absolument insensible pour nos moyens d'observation au-
dessous d'une complexité atomique d'ordre 105 (virus) 5 elle se mani-
feste franchement à partir de la cellule (1010), mais ne prend ses déve-
loppements majeurs que dans les cerveaux de grands Mammifères
(1020), c'est-à-dire pour des groupements atomiques d'ordre astrono-
mique.

c) D'où il résulte que le caractère le plus essentiel, le plus significa-


tif de n'importe laquelle des unités dont le groupement forme l'Uni-
vers se trouve marqué dans celles-ci par un certain degré d'intériorité,
c'est-à-dire de centréité (âme), lui-même fonction d'un certain degré
de complexité (corps, et plus spécialement cerveau). Ce coefficient de
centro-complexité (ou, ce qui revient au même, de conscience) est la
véritable mesure absolue de l'être dans les êtres qui nous entourent.
Lui, et lui seul, il peut fonder une classification vraiment naturelle des
éléments de l’Univers.
[108]

5 Par complexité atomique, j'entends ici le nombre d'atomes engagés dans le


corpuscule considéré. Que les corpuscules de faible complexité atomique
nous paraissent « inanimés », rien de plus conforme aux analogies de la
Science. Nombre de propriétés fondamentales de la Matière (variation de
masse, courbure de l'espace etc.) ne nous deviennent perceptibles que dans
l'infiniment grand ou l'infiniment petit. De ce point de vue on pourrait dire
que la Biologie n'est pas autre chose que la « Physique des très grands com-
plexes », - la Physique du troisième infini (celui de la complexité, où appa-
raît la Vie).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 92

3. - Ainsi en possession d'un fil conducteur pour nous guider à tra-


vers la déconcertante multiplicité des choses, nous les voyons
s'ordonner dans le Mesurable, non plus suivant la ligne allant des infi-
niment petits aux infiniment grands, mais suivant l'axe montant de
l'infiniment simple à l'infiniment complexe. Et, à l'intérieur de cet es-
pace particulier, nous pouvons nous les représenter comme distribuées
sur des sphères concentriques (fig. i), le rayon de chaque sphère dimi-
nuant à mesure que croit la complexité. De la sorte se dessine un Uni-
vers centré, - les éléments de même complexité (et donc de même
centréité) se trouvant répartis sur ce que nous appellerons des isos-
phères de conscience, - et la famille entière des isosphères définissant,
au cœur du système, la présence, la position et la nature d'un certain
pôle ou foyer de synthèse universelle, le Point Oméga (c£ nos 18-25).

4. - Or, une telle disposition, c'est trop clair, ne saurait être l'ex-
pression d'un équilibre statique. Aussi visiblement que la distribution
des étoiles de diverses couleurs au firmament, elle trahit l'existence
d'un mouvement. Non seulement, une fois ordonné suivant son axe de
centro-complexité croissante, l'Univers apparaît centré dans son en-
semble, mais encore, il se découvre traversé et mû par un flux de cen-
tration. Dans le domaine organo-psychique de la centro-complexité, le
Monde est convergent ; et les isosphères ne sont pas autre chose qu'un
système d'ondes se resserrant avec le temps (qu'elles mesurent) autour
du point Oméga 6.
[109]

5. - D'où cette première conclusion générale que, observé dans son


vrai et essentiel déplacement à travers le Temps, l'Univers représente
un système en voie de « centro-complexification » interne. L'Évolu-
tion ne correspond pas exactement, ainsi que le disait Spencer, à un
passage de l'homogène à l'hétérogène, - mais au passage d'un hétéro-

6 On dit qu'aucune théorie de l'Évolution ne pouvait être étendue à la totalité


de l'Univers, parce que toute évolution requiert un « environnement » et que,
par définition, il n'y a pas d'enveloppe à l'Univers. Cette objection n'atteint
pas une transformation cosmique du type ici présenté, où l'évolution est dé-
finie par un mouvement du Monde par rapport à lui-même.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 93

gène dispersé (désuni) à un hétérogène organisé (unifié), - c'est-à-dire,


plus clairement encore, au passage d'une moindre à une plus haute
centro-complexité.
Cherchons à analyser plus en détail le fonctionnement de cette
cosmogénèse par Centrogénèse, au cours de laquelle l'Univers s'inté-
riorise et se spiritualise à force, et comme à coups, de complication
sur lui-même.

2. Centrogénèse

I. Les liaisons inter-centriques


existence et espèces

6. - Regarder l'Univers, ainsi que nous y oblige le phénomène hu-


main, comme formé de noyaux psychiques dont chacun, jouant le rôle
de centre partiel vis-à-vis du Monde, est virtuellement coextensif à
l'Univers, c'est évidemment revenir aux monades de Leibniz. Mais
tandis que dans l'Univers statique de la Monadologie les corpuscules
cosmiques « n'ont ni portes ni fenêtres », ils se montrent, du point de
vue évolutif où se place la centrologie, triplement solidaires les uns
des autres au sein de la Centrogénèse où ils prennent naissance.
[110]

a) Solidaires tangentiellement d'abord, dans la mesure où ils se


tiennent et sont liés chacun à chacun, à la surface de 1'isosphère n, sur
laquelle ils se placent en vertu du degré de centro-complexité auquel
ils sont parvenus.

b) Solidaires radialement ensuite, dans la mesure où, à travers les


noyaux de centro-complexité inférieure que leur unité englobe et or-
ganise, ils participent à la somme de toutes les liaisons tangentielles
particulières aux isosphères (n1, n2 etc.), auxquelles ces noyaux su-
bordonnés appartiennent.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 94

c) Solidaires radialement enfin, dans la mesure où tous ensemble


(et avec toutes leurs racines) ils tendent à se mouvoir vers Oméga, en
parvenant eux-mêmes, ou en donnant naissance, à une isosphère
d'ordre supérieur (n + 1).

7. - Pour légitimer sans contradiction l'existence de cette triple


sorte d'inter-liaisons, force est d'admettre que les centres élémentaires
cosmiques peuvent être (contrairement à ce que pensait Leibniz) par-
tiellement eux-mêmes et partiellement une même chose sur laquelle
ils plongent. Cette « même chose », d'autre part, ne saurait être une
unité initiale confuse à partir de laquelle ils se sépareraient en s'indi-
vidualisant : car l'expérience prouve que leur intersolidarité croît avec
l'ordre n des isosphères. Reste donc à admettre qu'ils se tiennent entre
eux en avant, et par l'avant, en porte-à-faux sur le centre total Oméga.

II. Les étapes de la centrogénèse :


Centréité fragmentaire, Centréité phylétique, eu-centrisme

Matière, Vie, Pensée : trois zones immédiatement perceptibles


dans le Monde, même pour l'expérience vulgaire, et trois zones, donc,
dont la distinction doit reparaître et [111] s'interpréter dans toute ex-
plication, si savante soit-elle, de l'Univers. - Comment, du point de
vue à la fois pluraliste et moniste de la Centrologie, cette triple ma-
nière d'être s'introduit-elle dans l'étoffe cosmique au cours de la Cen-
trogénèse ?

a. Centréité fragmentaire.

8. - Dans le cas de la Matière « inanimée » (la plus difficile portion


du Monde à comprendre pour notre esprit, parce que la plus éloignée
de nous évolutivement), nous pouvons nous représenter figurative-
ment les noyaux cosmiques (molécules, atomes, électrons ... ) comme
incomplètement fermés sur eux-mêmes : éléments déjà doués d'une
sorte de courbure psychique sans doute (autrement ils n'existeraient
pas), mais à la manière de fragments ouverts aux deux bouts, comme
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 95

seraient les segments d'une sphère ou d'un cercle rompus (fig. 2). À ce
degré de disjonction, pas de véritable « dedans » encore dans les
choses, mais seulement la « disposition » pour en faire apparaître un,
pour peu que les segments se rapprochent et se raccordent : non pas
intentionnellement, bien sûr, (puisqu'ils ne sont encore, par définition,
que des fractions d'immanence), mais par le jeu du Hasard (c£ no 31)
- - C'est à cette phase préliminaire de la Centrogénèse qu'est employée
quantitativement la presque totalité du Temps et de l'Espace : juste-
ment, peut-être, parce que le jeu des Grands Nombres, pour faire ap-
paraître le Premier Improbable exige un plus vaste laboratoire pour
ses expériences.
Ainsi a dû se dessiner, par agencement de chaînes atomiques de
plus en plus compliquées, une série initiale d'isosphères plus ou moins
lâches et confuses, marquant (par soudure graduelle d'intériorités par-
tielles), les étapes progressives, non pas de l' « a-centrique », mais du
« pré-centrique », vers la centréité.

9. - C'est (autant que nous en puissions juger) quelque [112] part


au niveau (ou un peu au-dessous) de la structure cellulaire que, les
segments de pré-conscience se rejoignant enfin suivant une courbe
close, les premiers noyaux fermés (les premiers corpuscules centrés)
ont fait leur apparition dans le Monde, répartis sur une isosphère par-
ticulière qui n'est pas autre chose que la plus ancienne et la plus ex-
terne des biosphères. Sur cette Biosphère chacun d'eux a dû émerger,
pour son propre compte, sous le jeu répété des Grands Nombres ; cha-
cun du reste, pour passer de la Prévie à la Vie, a dû franchir un certain
point critique de centration (fermeture d'une chaîne de segments sur
elle-même) dont nous retrouverons plus loin une réplique supérieure
dans le cas de la Réflexion (cf. no 13)
Et c'est ici que s'ouvre une nouvelle phase de la Centrogénèse.

b. Centréité phylétique.

10- Un caractère propre à presque tous les centres fragmentaires


(ou segments de centres) constituant la Matière pré-vivante est la sta-
bilité. Aussi longtemps qu'ils demeurent à l'état de chaîne ouverte, les
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 96

centres complexes inférieurs ne semblent plus progresser, une fois


fermés, que sous l'effet enrichissant de nouvelles rencontres acciden-
telles avec de nouveaux segments ; et, sauf dans les cas, plutôt rares,
de désagrégation spontanée, leur durée paraît indéfinie à notre échelle
humaine.
Tout autre est l'allure des corpuscules fermés, éléments spécifiques
de la Biosphère. À peine centré sur soi, un tel corpuscule se révèle
doué d'une remarquable puissance de self-complexification (et par
suite d'auto-centration). Non pas qu'il échappe encore, pour son bien
ou pour son mal, aux lois du Hasard, (cette évasion ne se produit
qu'aux environs d'Oméga). Mais, toujours plongé dans ce Hasard, il
s'y comporte comme dans un milieu nutritif, choisissant, saisissant
[113] et incorporant activement, au gré des chances 7, les éléments
d'une plus haute centro-complexité. Autrement dit, animé d'une sorte
de force ascensionnelle, il tend à s'élever radialement, comme une fu-
sée, du stade mono - aux stades poly-cellulaires, dans la direction gé-
nérale d'Oméga, en traçant un phylum.

11. - A priori, on pourrait concevoir que, depuis la première et la


plus externe des Biosphères jusqu'aux approches d'Oméga, un même
corpuscule parcoure lui-même l'intervalle tout entier, - auquel cas son
ontogénèse coïnciderait exactement avec une phylogénèse. En fait,
une expérience universelle nous apprend qu'il n’en est pas ainsi. Par
suite d'une sorte d'épuisement ou de durcissement des centres au cours
de leur activité, chaque corpuscule ne se montre capable de fournir
qu'une course infinitésimale le long du phylum auquel il appartient ;
après quoi il disparaît, non sans s'être préalablement multiplié.
De sorte que tout phylum se présente en réalité comme brisé en
une multitude de segments élémentaires., chacun servant de point de
départ et d'attache à une ramification compliquée.

12. - Du point de vue de la Centrogénèse, cette segmentation et


cette ramification phylétiques présentent des avantages évidents.

7 Et en même temps (ce qui parait paradoxal, niais ce que l'Homme arrive à
faire dans toutes ses créations libres) en conformité avec les lois physiques
de l'Énergie (cf. no 30).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 97

Grâce à elles, une densité maxima de corpuscules et de tâtonnements


(c£ no 31) s'obtient sur chaque isosphère ; en même temps qu'une ri-
chesse et variété maxima d'hérédités s'accumule dans le phylum, sous
l'effet répété des croisements à chaque génération. Les deux facteurs
s'associent, en somme, pour favoriser directement le jeu de la [114]
centro-complexité 8. En revanche, leur mécanisme soulève une diffi-
culté. Observée du dehors, la division cellulaire, opération fondamen-
tale de la reproduction, paraît simple : la Matière n'est-elle pas essen-
tiellement morcelable ? - Mais comment, du point de vue intérieur ou
centrologique, expliquer le dédoublement « psychique » qu'elle en-
traîne ? un centre de conscience n'est-il pas essentiellement tourné
vers lui-même et fermé sur soi ? Comment, dès lors, concevoir, de la
cellule-mère à la cellule-fille, le passage et la communication d'un
« dedans » ?...
Pour sortir de cette impasse, pas d'autre issue, me semble-t-il, que
d'imaginer deux sortes d'ego dans chaque centre phylétique ; d'une
part un ego nucléaire (plus ou moins achevé ou rudimentaire, suivant
les cas), d'autre part un ego périphérique incomplètement individuali-
sé et par suite sécable, - capable, après séparation, de développer par
bourgeonnement et d'isoler en soi un nouveau nucléus d'ego incom-
municable (fig. 3) 9
Cette distinction entre périphérique et nucléaire, dans les centres
vivants, n'a pas seulement l'avantage de nous tirer verbalement d'une
impasse locale. Elle va nous permettre de suivre et d'analyser le pro-
cessus de la Centrogénèse jusque dans le cas de la Vie hominisée.

8 De ce chef, un être vivant est deux fois complexe : spatialement, par le


nombre des sous-centres qu'il englobe ; et temporellement, par le nombre
des « essais » que, par ses ancêtres, il totalise.
9 C'est par cette gaîne de « périphérique » (germinale) que se maintient la
continuité biologique, c'est-à-dire que tient sur elle-même la tige du phylum.
Considéré du point de vue «nucléaire », le phylum se résoud en un chapelet
discontinu de centres (somatiques) en lesquels il tend de plus en plus à se
désagréger à mesure que ses centres augmentent en centréité. À ce phéno-
mène de « granulation phylétique» qui atteint naturellement son maximum
chez l'Homme, succède, biologiquement, le phénomène de « collectivisa-
tion », en vertu duquel les centres, plus ou moins libérés de leurs assujettis-
sements phylétiques, se groupent entre eux sous forme d'ensembles organi-
sés (cf. no 16).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 98

[115]

c. Eu-centrisme.

13. - En vertu même de la notion de centro-complexité, il existe


dans les noyaux cosmiques autant de degrés de centréité que de de-
grés de complexité. Ce que nous avons appelé « centres » jusqu'ici,
dans le cas des zones inférieures de la Vie, ne saurait donc se compa-
rer à des points géométriques, mais plutôt à de petites surfaces circu-
laires de plus en plus réduites, mais conservant cependant encore « un
diamètre centrique » appréciable.
C'est le passage de cet état diffus à un état rigoureusement poncti-
forme (fig. 4) qui définit le grand phénomène de l’Hominisation. De
même qu'aux origines du phylétique la fermeture sur elle-même d'une
chaîne de segments (Centration) avait déterminé la première appari-
tion de centres vivants - de même ici, par le passage à zéro de son
diamètre centrique (Réflexion), le centre vivant accède à son tour à la
condition et à la dignité de « grain de pensée ». Et ainsi, à travers un
nouveau point critique, se constitue une isosphère de type fondamen-
talement nouveau, l'isosphère de l'Esprit, la Noosphère.

14.- À la vérité, dans le grain de pensée humain, la « réflexion «


n'affecte encore que la fraction nucléaire de l'être (c£ no 12), - et non
la fraction périphérique qui, elle, demeure sécable, et donc toujours
capable de reproduction (gamètes). Mais cette transformation, si par-
tielle soit-elle, suffit à faire surgir, au cœur de l'individu, un foyer eu-
centré, « ponctuel », c'est-à-dire un ego d'ordre personnel. Et c'en est
assez pour qu'une série de phénomènes nouveaux se manifeste alors
dans les progrès subséquents de la Centrogénèse.

15. - Tout d'abord, en vertu de sa nouvelle nature personnelle, le


centre cosmique hominisé découvre en lui le sens et l'exigence de
l'irréversible. Conscient à la fois de son unicité [116] et de l'existence
d'un avenir, il s'aperçoit incompossible avec une destruction qui anni-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 99

hilerait en lui une parcelle irremplaçable de l'effort cosmique. Com-


ment, pour un être personnalisé, cette évasion est-elle possible hors de
la mort totale, c'est ce que nous verrons ci-dessous en décrivant le
point Oméga. (nos 24 et 30).

16. - Mais ce n'est pas tout. Entre les unités « réfléchies » mainte-
nant répandues sur la Noosphère un mode nouveau de liaison s'établit,
inconnu sur les autres isosphères. Désormais, à un mode de rappro-
chement « excentrique » ou tout au moins diffus, succède, pour les
corpuscules cosmiques, la possibilité de contacts « centre à centre »,
entre centres parfaits. Et du même coup c'est leur totalité réunie qui
tend à s'animer d'une sorte de personnalité commune. Ainsi soudée
sur elle-même, la Noosphère, prise dans son ensemble, commence à
se comporter tangentiellement (c£ no 6) à la façon d'un seul « Méga-
centre » ; cependant que, radialement, elle s'ébranle en avant, animée
globalement par un phylétisme, ou mieux par une ontogénèse qui lui
est propre : phylétisme, ontogénèse de la conscience, et de la mémoire
humaine collectives, qui, par tradition et éducation, n'a pas cessé, de-
puis le premier instant de l'hominisation, de s'approfondir en grossis-
sant, conformément toujours à la loi biologique fondamentale de cen-
tro-complexité.

17. - Et c'est là qu'en est le Cosmos, en ce moment même, autour


de nous. Onde frontale d'un Univers qui s'illumine en se resserrant sur
lui-même (sous le jeu de la complication), l'Humanité enferme à
l'intérieur de son cercle mouvant l'Avenir encore informe des choses,
le Secret des ultimes synthèses. Que sortira-t-il de ce noyau inconso-
lidé du Monde ? - Si notre loi de récurrence est exacte, rien autre
chose et rien de moins ne se dessine à l'horizon que plus d'organisa-
tion et plus de centréité toujours, - non plus seulement cette fois [117]
à l'échelle du corpuscule, mais à l'échelle de la sphère : l'élan accéléré
d'une Terre où le souci de la production pour le bien-être aura cédé la
place à la passion de la découverte pour le plus-être, - la super-
personnalisation d'une Super-Humanité devenue super-consciente
d'elle-même à la lumière grandissante d'Oméga.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 100

III. Le point oméga

18. - Prolongée indéfiniment en arrière, suivant l'axe des temps, la


loi de centro-complexité nous fait entrevoir des zones de plus en plus
diffuses, où les éléments de conscience de plus en plus fragmentaires
flottent dans un état d'hétérogénéité de plus en plus désorganisée. Pas
de limite inférieure à la « récurrence » de ce côté-là (fig. 1). C'est la
nappe inférieure du cône qui s'étale indéfiniment. - Menée, par contre,
en sens inverse, c'est-à-dire vers l'avenir, l'extrapolation de la série
définit un sommet. L'existence d'un point Oméga cosmique nous est
apparue (cf. no 3) dès l'instant où s'est imposée à notre esprit l'évi-
dence que l'Univers était psychiquement convergent. Attachons-nous
maintenant à circonscrire les propriétés de ce foyer suprême de l'Évo-
lution.

19. - Génétiquement parlant (c'est-à-dire observé depuis la position


que nous occupons dans l'Espace-Temps) Oméga se présente fonda-
mentalement à nous comme le centre défini par la concentration ul-
time sur elle-même de la Noosphère, - et par suite, indirectement, de
toutes les isosphères qui précèdent. En lui, par suite, une complexité
maxima, d'amplitude cosmique, coïncide avec une centréité cosmique
maxima.

20. - En soi, l'idée que l'Univers tend vers quelque forme [118]
d'unité finale a hanté la pensée de tous les philosophes ; et elle n'a rien
de nouveau. Ce que la notion de centro-complexité a d'original et de
fécond, c'est d'imposer, par structure même, au terme de la synthèse
cosmique, une série de déterminations positives grâce auxquelles son
existence se transcrit pour nous en termes non seulement d'intellec-
tion, mais aussi d'action. Et en effet, pour satisfaire à ses conditions de
position et de fonction, il est facile de voir qu'Oméga, tel que notre loi
de récurrence le décèle, doit se présenter, vu par nous, comme tout à
la fois : personnel, - individuel, - partiellement actuel déjà, - et partiel-
lement aussi transcendant.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 101

21. - Personnel d'abord, ceci va de soi ; dès lors que c'est la cen-
tréité qui fait les êtres personnels, et que lui, Oméga, est suprêmement
centré.

22. - Individuel, ensuite, c'est-à-dire distinct (ce qui ne veut pas


dire séparé !) des centres personnels inférieurs qu'il sur-centre (bien
loin de les confondre !) en les groupant au sein de son unité (cf. no
28), Oméga possède un ego propre, distinct des nôtres. Ceci résulte du
mécanisme d'une centrogénèse qui, à tous les degrés, ne permet aux
centres supérieurs d'émerger que s'ils respectent, et même achèvent, la
pluralité centrique des éléments sur lesquels se base leur complexité
(cf. nos 27 et 28).

23- - Partiellement actuel aussi, - c'est-à-dire capable déjà d'agir


sur nous comme objet présent. Tel que la structure évolutive du
Monde le postule, Oméga est bien plus que l'image « réelle »destinée
à se former dans l'avenir au foyer de l'Univers convergent. C'est
comme une source de lumière qu'il agit. N'est-ce pas lui qui fait jaillir
et soutient hic et nunc le faisceau des liaisons radiales (cf. nos 6 et
30) ? Et n'est-ce pas lui encore, verrons-nous plus loin, (no 29), dont
l'amour actuellement senti (or il n'y a d'amour que du présent) est
[l19] le seul agent capable de polariser, sans la mécaniser, la collecti-
vité humaine ?

24. - Partiellement transcendant, enfin, c'est-à-dire partiellement


indépendant de l'Évolution qui culmine en lui. Si Oméga n'échappait
pas, en quelque façon, aux conditions du Temps et de l'Espace, ni il
ne pourrait nous être déjà présent, - ni il ne serait capable (puisque
soumis lui-même entièrement à l'inexorable Entropie) de fonder les
espoirs d'irréversibilité sans lesquels, à partir de l'Homme, la Centro-
génèse cesserait de fonctionner (cf. nos 15 et 30). - C'est donc que par
une face de lui-même, différente de celle sous laquelle nous le voyons
se former, il émerge depuis toujours au-dessus d'un Monde dont ce-
pendant, vu sous un autre angle, il est en train d'émerger. Et c'est pré-
cisément dans la réunion de ces deux moitiés (émergée et émergeante)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 102

de lui-même que tend à s'achever, sous le type d'une union « bipo-


laire », l'unification universelle.

25- - Ainsi défini dans sa nature et ses propriétés, Oméga rayonne


vraiment au ciel de l'avenir comme le moteur et le totalisateur complet
de la Centrogénèse. Sous son attrait et à son image, les centres cos-
miques élémentaires se forment et s'approfondissent dans leur matrice
de complexité. Et, recueillis par lui, ces mêmes centres accèdent à
l'immortalité, dès l'instant où, devenus eu-centriques (c'est-à-dire per-
sonnels) ils deviennent structurellement capables d'entrer en contact,
centre à centre, avec sa consistance suprême (cf. no 30).

26. - Observation sur « l'effet formel » de la Complexité.


Dans les développements qui précèdent, je me suis basé sur le fait
manifeste dans l'Homme et « traçable » tout le long de la série vi-
vante, que la centréité (conscience) d'un être croît avec sa complexité.
Sous cette dépendance expérimentale, incontestable, des deux va-
riables (centréité et [120] complexité) transparaît une relation ontolo-
gique fondamentale entre l'être et l'union, exprimable sous deux
formes inverses, et sans doute complémentaires :

1) l'une passive : « Plus esse est plus a (ou ex) pluribus uniri »
(évolution subie) ;
2) l'autre active : « Plus esse est plus plura unire » (évolution
active).

Approfondir ces deux axiomes métaphysiques paraît inutile à ma


thèse, puisque leur plus ou moins grande vérité ne changerait rien à la
loi de récurrence physique sur laquelle je me suis appuyé. En re-
vanche je crois utile d'insister sur le fait que, étudiée dans son jeu
phénoménal, la loi de centrocomplexité se présente et fonctionne avec
des modalités diverses, qu'il est important de distinguer.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 103

a) Dans le domaine de la Prévie, les centres se construisent additi-


vement, par articulation et soudure graduelle des « segments » de
centres : « Centrum ex elementis centri ».

b) Dans le domaine du Phylétique, l'individu Métazoaire, né d'un


oeuf (centrum a centro), se complique sur soi par multiplication cellu-
laire 10. Tout se passe comme si chaque nouveau centre s'approfondis-
sait lui-même en se tissant à soi-même sa complexité interne.

c) Dans le domaine eu-centrique enfin, le centre noosphérique,


Oméga, ne naît pas de la confluence des « ego » humains ; mais il
émerge sur leur totalité organisée comme une étincelle jaillissant entre
la face transcendante d'Oméga (no 24) et la « pointe » d'un Univers
parfaitement unifié :« Centrum super centra » 11.
[121]
Il n'est donc pas rigoureusement exact (si suggestive et utile que
soit l'analogie) de comparer à la formation d'un cerveau collectif les
progrès de la conscience sociale humaine. Dans le cerveau, les mil-
liards de corpuscules arrangés (fibres nerveuses) n'agissent apparem-
ment que par leur ego périphérique, à la manière de rouages montés,
bien plus qu'à la façon de petits « dedans »additionnés. Dans la Super-
Humanité naissante, au contraire, les milliards d'individus unanimisés
fonctionnent nucléairement, par syntonisation et résonance directes de
consciences. - Dans les deux cas, c'est bien la complexité qui condi-

10 Initialement, le Métazoaire ne semble pas s'être formé par réunion et sou-


dure de cellules indépendantes, mais par non-séparation d'éléments issus,
par divisions successives, d'une même cellule-mère. - Cf. le cas des colonies
d'insectes, qui ne dérivent pas d'un groupe d'adultes associés, mais d'une fa-
mille grandissant sur elle-même sans se disperser.
11 Plus précisément encore, dans la perspective chrétienne, Oméga s'insère
dans la Centrogénèse sous forme d'un élément-leader (le centre Christique),
apparu phylétiquement dans la Noosphère, et subordonnant graduellement
tous les autres centres à soi.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 104

tionne la super-centration : mais à des profondeurs d'être différentes,


ici et là, dans les éléments utilisés 12.

3. Corollaires et conclusions

Et maintenant que se trouve déterminé dans ses grandes lignes le


processus de la Centrogénèse, passons en revue, par manière de con-
clusions, un certain nombre de points fondamentaux où réapparais-
sent, sous des angles divers, les propriétés d'un Monde dominé par la
loi de Centro-complexité.
[122]

27. - Les lois de l'Union.


D'une extrémité à l'autre de l'Évolution, telle que nous l'avons dé-
finie, tout se meut, dans l'Univers, dans le sens de l'unification ; mais
avec un cortège de modalités concrètes qui corrigent ou précisent sin-
gulièrement les idées théoriques que nous pouvions nous faire de
l'union.

12 Ici apparaît ce qu'il y a de vrai, mais surtout d'injuste, dans les critiques soi-
disant définitives faites par Durkheim, Cournot, Tarde, etc. à toute « assimi-
lation » de la Sociologie à la Biologie. Il serait évidemment absurde d'identi-
fier une société à un groupe de cellules (surtout si celles-ci sont définies - à
tort - comme vides de tout contenu psychique). Mais il serait encore plus
faux et stérilisant de ne pas reconnaître dans les groupements sociaux l'ex-
tension « hominisée » du même mécanisme que celui qui a donné les Méta-
zoaires à partir de cellules isolées. En vertu de l'unité structurelle cosmique,
et sous peine de demeurer ruineusement un « épiphénomène », l'Homme ne
peut être compris et mesuré que dans les perspectives d'une Biologie généra-
lisée, où se trouvent respectées à la fois : d'une part la continuité, à travers
tous les degrés de la Vie, d'un même processus évolutif de fond ; et d'autre
part, les différences essentielles séparant les diverses modalités de ce pro-
cessus, suivant qu'on le considère dans les domaines de centro-complexité
plus ou moins élevée. - Il ne peut y avoir de Science sociologique qu'en pro-
longement de la Physique et de la Biologie.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 105

a) Tout d'abord, l'union (l’union physique, vraie) crée. Là où il y a


désunion complète de l'étoffe cosmique (à une distance infinie
d'Oméga), il n'y a rien. Et là où la conscience fait un pas ou un saut en
avant (apparition de la Vie par groupement des fragments de centre,
approfondissement des centres phylétiques, émergence des centres
réfléchis, naissance de l'Humanité, aurore d'Oméga) ce progrès est
constamment lié à un accroissement d'union. Non pas, sans doute, que
le rapprochement et l'arrangement des centres suffisent par eux seuls à
augmenter l'être du Monde. Mais ils y réussissent indubitablement
sous le rayonnement d'Oméga.

b) En deuxième lieu, l'union différencie. J'entends par là que, du


fait de leur groupement sous l'influence d'un centre d'ordre supérieur n
+ i, les centres d'ordre n ne tendent pas à s'estomper et à se fondre,
mais se trouvent au contraire renforcés sur eux-mêmes : comme les
rouages d'un mécanisme qui ne peuvent s'ajuster entre eux qu'à condi-
tion de prendre des formes multiples strictement déterminées. Telles
les cellules multiples dont se compose un Métazoaire. Telles [123] les
fibres nerveuses d'un cerveau. Tels les membres divers d'une colonie
d'Insectes... L'organisation non seulement présuppose, mais elle en-
gendre la complexité sur laquelle fleurit son unité. C'est là un fait
d'expérience universelle.

c) Et par suite, opérant dans le domaine eu-centrique du Réfléchi,


l'union personnalise : - La personnalisation étant une (la) différencia-
tion créatrice, cette troisième loi de l'Union ne fait que résumer, relier
et éclairer les deux autres. - Non seulement en ce sens que le grain de
pensée émerge de la parfaite centration d'une complexité sur elle-
même ; mais en ce sens aussi que, par agrégation centre à centre
(c'est-à-dire personnelle) avec d'autres grains de pensée, il se super-
personnalise. - Tel est bien encore, expérimentalement, le résultat de
l'unanimité sur nos consciences humaines. Qu'il s'agisse d'une équipe,
ou de deux amants, ou mieux encore du mystique absorbé par la con-
templation divine, le résultat psychologique est invariablement le
même. Loin de tendre à se confondre, les centres réfléchis intensifient
leur ego à mesure qu'ils se resserrent entre eux. Ils se sur-centrent de
plus en plus, à mesure qu'ils se rapprochent davantage les uns des
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 106

autres en convergeant sur Oméga 13. Fait d'expérience, [124] je dis


bien. Et, en même temps simple réaffirmation de la loi de centro-
complexité.

28. - L'évolution du Personnel.


« L'union personnalise ». Exprimé sous cette forme nouvelle le
principe de la Centrogénèse nous permet de formuler, dans son es-
sence la plus secrète, la nature de l’Évolution cosmique. Plus haut, en
commençant (no 5), nous l'avions définie comme « le passage d'une
plus faible à une plus haute complexité ». Maintenant, en termes à la
fois plus clairs et plus profonds, nous pouvons simplement l'appeler
un « processus cosmique de personnalisation ».
Et en effet, - soit que nous considérions l'apparition initiale des
centres vivants à partir de leurs segments disjoints, - soit que nous
suivions, à l'intérieur des centres phylétiques, l'isolement graduel du
nucléaire au sein du périphérique, - soit que nous observions le pas-
sage réflexif du nucléus à l'eucentrisme personnel, - soit enfin que
nous extrapolions les effets, sur l’Homme, de l'Hominisation, le sens
et la signification du mouvement constaté se maintiennent les mêmes.
Au cours du Temps (dont il peut servir, juste comme la Centro-
complexité, à fournir une mesure absolue) le Personnel - considéré en
quantité aussi bien qu'en qualité - monte continuellement dans l'Uni-
vers.

13 D'où la nécessité et l'importance de ne pas confondre les deux notions, par-


tiellement indépendantes, de personnel et d'individuel. - Ce qui fait un
centre « individuel », c'est d'être distinct des autres centres qui l'entourent.
Ce qui fait le « personnel », c'est d'être profondément lui-même. - Instincti-
vement nous chercherions à accroître notre ego par un séparatisme et un iso-
lement grandissants, - ce qui nous appauvrit. Les lois de l'union nous mon-
trent que le vrai et légitime « égoïsme » consiste au contraire à s'unir aux
autres : (pourvu que ce soit centre à centre, c'est-à-dire par amour, - cf. no
29) car alors seulement nous arrivons à nous réaliser pleinement, sans rien
perdre (et au contraire, en atteignant le maximum vrai) de ce qui nous fait
incommunicables. - Comprise à un sens restreint, comme définissant, non
pas la distinction mais la séparation des êtres, l'individualité décroît avec la
Centrogénèse, et elle s'annule (en Oméga) quand la personnalité atteint son
maximum.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 107

Lors donc que nous sentons se refermer inexorablement sur nous


(économiquement, politiquement, socialement ... ) le cercle de la
Noosphère, ne craignons pas de voir sombrer dans un collectivisme
aveugle le trésor de notre petite personnalité. Nous tremblons, noyés
dans ce flot ou pris dans ce mécanisme, de retomber dans l'incons-
cience. Mais c'est faute d'avoir compris que, pareils aux fragments de
centres qui se recherchent dans les zones pré-vivantes de la Matière,
nous ne sommes encore, à notre niveau d'évolution, que des ébauches,
des morceaux de personnes qui s'appellent. Nous nous imaginons
peut-être que la personnalité est une propriété [125] spécifique de
l'élément isolé, du grain de conscience. La Centrogénèse vient nous
apprendre qu'au contraire, seul le Tout (à condition qu'on le place au
seul endroit et sous la seule forme où il existe réellement, - à savoir le
point Oméga) est finalement et pleinement personnel. De sorte que
nous ne pouvons nous-mêmes être entièrement nous-mêmes qu'en
nous totalisant les uns les autres sous Oméga, dans l'Universel.
Dans un Univers centro-complexe il n'y a pas opposition, il y a au
contraire coïncidence, entre le Personnel et l'Universel.
De ce point de vue, le resserrement irrésistible qui nous force de
plus en plus à nous compénétrer mutuellement sur la surface fermée
de notre planète n'a rien d'inquiétant. Il n'est qu'une manifestation plus
colossale que les autres des forces cosmiques qui depuis toujours tra-
vaillent à unifier et approfondir le Monde à force de le compliquer.

29. - La fonction de l'amour.


Dans un Monde dont la formule est « vers la Personnalisation par
l'Union », il est évident que les forces d'amour prennent une place
prépondérante, - puisque l'amour est précisément le lien qui rapproche
et unit les personnes entre elles.
Voilà bien ce que vérifie l'observation.
Dans les zones du Pré-vivant et de l'Irréfléchi, l'amour, à stricte-
ment parler, n'existe pas encore, puisque les centres, ou bien ne sont
pas encore noués sur eux-mêmes, ou bien ne sont qu'imparfaitement
centrés. Mais n'est-ce pas déjà de l'amour qui s'ébauche et qui grandit
sous l'affinité mutuelle qui fait adhérer et maintient réunies, au cours
de leur marche convergente en avant, les particules entre elles ? - Le
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 108

moins qu'on puisse dire, en tout cas, c'est que, à travers le pas critique
de la Réflexion, c'est en amour que se transforme, en s'hominisant,
cette inter-sympathie obscure des premiers atomes ou des premiers
vivants. Dans le cas du sexuel, de [126] la famille, de la race, le pas-
sage est évident. Mais pour un oeil attentif, le phénomène s'étend
beaucoup plus loin. Depuis deux mille ans, on a beaucoup parlé (et
beaucoup souri) d'un amour du genre humain. Or, pour finir, n'est-ce
pas un tel amour qui, en droit et en fait, monte et pointe déjà à notre
horizon ? Du moment que, éveillés à la conscience explicite de l'Évo-
lution qui les entraîne, les hommes se mettent à regarder tous en-
semble une même chose en avant, par le fait même ne commencent-ils
pas à s'aimer ?
En vérité, à la surface de la Noosphère qui se resserre, ce n'est pas
seulement un petit groupe de liaisons privilégiées, c'est la totalité des
relations inter-humaines qui s'échauffe. Et dès lors voici l'amour qui
émerge dans la plénitude de son rôle cosmique. Pour le psychologue
et le moraliste, l'amour est simplement une « passion ». Pour ceux qui,
à la suite de Platon, cherchent à trouver dans la structure même des
êtres la raison de son ubiquité, de son intensité et de sa mobilité, il
apparaît comme la forme supérieure et purifiée d'une attraction inté-
rieure universelle.
Dans un Univers de structure centro-complexe, l'amour, essentiel-
lement, n'est autre chose que l'énergie propre de la Cosmogénèse.
Et voilà pourquoi, seul entre toutes les énergies du Monde, il se
montre capable de pousser jusqu'à son terme la Personnalisation cos-
mique, fruit de la Centrogénèse. L'union, disions-nous, personnalise.
Ceci toutefois, ne l'oublions pas, à une condition : c'est que les centres
groupés par elle se rapprochent entre eux, non pas d'une façon quel-
conque (forcée ou oblique), - mais spontanément, centre à centre, -
c'est-à-dire en s'aimant.
Seul, en définitive, grâce à son pouvoir spécifique et unique de
« personnaliser les complexes », l'amour peut faire ce miracle de sur-
humaniser l'Homme au travers et au moyen des forces de collectivisa-
tion ; et seul, au cours d'une phase plus décisive encore, il peut lui ou-
vrir l'accès d'Oméga.
[127]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 109

30. - Énergie physique et Énergie psychique.


De tout ce que nous avons dit jusqu'ici il résulte que l’Univers pris
dans sa totalité, se concentre, en se compliquant, sous l'influence
d'une attraction dérivant d'Oméga. À partir de l'isosphère humaine (ou
Noosphère), cette attraction prend la forme d'amour. Et c'est finale-
ment parce qu'au fond de chacun transparaît la Présence du terme
commun vers lequel ils se meuvent que les hommes peuvent s'unani-
miser. Du point de vue de la Centrogénèse, en somme, tout baigne
dans un flux d'énergie psychique convergente, dont la qualité et la
quantité montent, d'isosphère en isosphère, au même rythme que la
personnalisation.
Ceci posé, quelque rapport existe-t-il entre cette énergie intérieure,
toujours croissante et toujours plus « amorisée », et la déesse Énergie
des physiciens, toujours constante, en même temps que (par dégrada-
tion) toujours plus « calorisée » ?
De ces deux énergies (physique et psychique) les allures sont si
complètement différentes, et les manifestations phénoménales si com-
plètement irréductibles qu'on pourrait croire qu'elles appartiennent à
deux formes d'explication, entièrement indépendantes, du Monde. Et
cependant, puisque l'une et l'autre, dans le même Univers, accomplis-
sent leur évolution dans le même temps, quelque relation secrète
n'existerait-elle pas qui les accouple dans leur développement ?
Pour essayer de répondre à cette question difficile, reprenons la
distinction introduite plus haut (no 8) entre éléments cosmiques pré-
centrés (prévivants) et éléments centrés.
Sur les éléments de première espèce (puisque leur centre n'est pas
encore individualisé) Oméga ne peut pas agir intérieurement, ni donc
par attraction en avant. C'est donc a retro et par une sorte d'ébranle-
ment externe, qu'il les met en mouvement 14. Et tout se passe en fait

14 Ceci est une explication. Mais n'y en aurait-il pas une autre, plus harmo-
nieuse et plus simple ? - Admettons que, même sur les centres fragmentaires
(pré-vivants) l'attraction d'Oméga puisse se faire sentir intérieurement (éner-
gie psychique, cf. ci-dessus). Dans ce cas l’Énergie physique (et sa conser-
vation globale) ne pourraient-elles pas s'interpréter comme le « sous-
produit » statistique d'une multitude d'énergies psychiques élémentaires
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 110

comme si cet ébranlement [128] avait les caractères d'une impulsion


unique, génératrice d'un « quantum » défini d'actions ; l'Énergie tout
justement, soumise à la conservation et à la dégradation, dont s'oc-
cupe la Physique.
Sur les éléments de seconde espèce, par contre (par le fait même
qu'ils sont centrés), l'influence centrique d'Oméga trouve enfin une
prise directe. À partir de la première des isosphères vivantes, une
nouvelle forme de « puissance motrice » entre donc enjeu, continuel-
lement entretenue cette fois (et continuellement croissante, par suite,
de sphère moins centro-complexe à sphère plus centro-complexe)
grâce à l'action centrifiante donnée d'en haut : et nous voilà entrés,
comme par une sorte de retournement, dans le domaine de l'Énergie
psychique. - Cependant, même alors, et parce que leur centréité ini-
tiale continue à reposer, par sa base, sur le jeu des activités physico-
chimiques (facteurs de la première « centration », cf no 9), les centres
simplement vivants restent radicalement soumis, dans leur échafau-
dage interne et leurs inter-actions, aux lois de la Thermo-dynamique
et du statistique : ils demeurent réversibles et caducs.
C'est seulement à partir du pas critique de la Réflexion que, par
leur pointe spiritualisée : (leur « âme »), les particules humaines de-
viennent capables, non seulement de subir distinctement : [129] l'ac-
tion, mais de participer à la consistance, essentiellement personnelle,
d'Oméga. Alors, pour elles (comme pour un corps franchissant la li-
mite entre les champs d'attraction de deux planètes) un renversement
d'équilibre se produit. Dans la mesure où il est personnalisé, le grain
de conscience devient libre de son support matériel phylétique. Déta-
ché de sa matrice de complexité, qui retombe vers le multiple, le
centre réfléchi peut enfin, définitivement unifié sur lui-même, re-
joindre le pôle ultime de toute convergence.

(celles des atomes) se combinant tangentiellement (no 6) et périphérique-


ment (cf. no 12) en nombre pratiquement invariable, - exactement comme la
régularité des lois physiques (Déterminisme de la Matière) s'explique par le
jeu statistique d'une multitude de libertés infinitésimales non-organisées (no
32, b). - De ce point de vue on devrait dire que tout dans l'Univers (et dès les
isosphères les plus éloignées) se meut dans un même et seul flux intérieur,
émané d'Oméga : l'Énergie physique n'étant que de l’énergie psychique ma-
téralisée.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 111

Et c'est ainsi que, autour de nous, l'Univers, réduit à sa fraction (à


son essence) eu-centrique, se reforme continuellement, « omégalisé »
grain à grain, à travers la mort, - en attendant que le même phéno-
mène se produise globalement et simultanément, quelque jour, pour
l'ensemble de la Noosphère parvenue à la limite critique de son orga-
nisation et de sa centration.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 112

31. - Unité et Grands Nombres.


Une des conséquences les plus intéressantes de la notion de centro-
complexité est de faire apparaître une relation intime et directe entre
qualité et quantité au sein de l'Univers. Puisque les centres cosmiques
s'approfondissent en fonction de la complication-organisée, il suit
immédiatement que la perfection d'Oméga, terme de la transforma-
tion, définit un certain nombre N bien déterminé d'éléments engagés
dans la Centrogénèse, - ce nombre correspond du reste à la somme de
deux autres Nombres N1 et N2 :

N1 nombre de grains de pensée finalement incorporés dans le


centro-complexe Oméga.
N2 nombre de corpuscules non réfléchis nécessaires pour ob-
tenir N1 en conformité avec les lois du Hasard et de la
Vie 15.

[130]
Et ceci est déjà une première façon d'envisager les relations cos-
miques entre Unité et Grands Nombres. Or il y en a une deuxième que
voici. Non seulement la masse formidable des corpuscules mise en
œuvre dans l'Univers s'explique par la richesse de l'Unité en laquelle
ceux-ci s'agrègent, mais encore elle se justifie par l'appui que trouve
dans le jeu des Grands Nombres le processus même de la Centrogé-
nèse.
Par nature l'énergie psychique lutte contre les forces du Hasard qui
règne dans le domaine de l'Énergie physique ; et petit à petit, elle les
élimine. En chemin cependant il faut bien qu'elle s'en accommode. Et
alors, au lieu de les contrecarrer directement, elle les fait servir à ses
fins, pourrait-on dire, en utilisant la double propriété que possède le
Hasard, soit de développer des déterminismes réguliers (lois physico-

15 Le rapport N1/N2 mesurerait ainsi le « rendement » de la Centrogénèse, pour


un certain travail (partie psychique, cf. no 30) représentant lui aussi une
constante cosmique déterminée : l'effort, la « peine » du Monde.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 113

chimiques) par uniformisation statistique, - soit au contraire de créer


des combinaisons improbables par essais longuement répétés.
Ainsi s'explique en premier lieu la remarquable structure des êtres
vivants, dont la liberté ne se manifeste qu'à travers et au moyen d'un
cercle fermé de déterminismes physicochimiques et physiologiques
où un examen superficiel risque de n'apercevoir qu'un machinisme
vertigineusement compliqué : la face mécanique de la centro-
complexité.
Et ainsi s'explique en second lieu, la place si importante donnée
aux forces de divergences dans l’Évolution. L'Univers, avons-nous
constamment répété, converge sur lui-même. Mais alors, dira-t-on,
comment se fait-il que partout autour de nous la Vie aille constam-
ment en se pluralisant et en se ramifiant, - chaque phylum se clivant
en un faisceau toujours plus touffu d'individus, de races, d'espèces ?...
- Simple manifestation d'abord, répondrai-je, d'une Centrogénèse qui
a besoin, à tous les niveaux, de renouveler sa complexité (cf. no 12).
Mais simple manifestation aussi, puis-je ajouter ici, d'une méthode de
tâtonnement ou se combinent heureusement les jeux du Hasard (phy-
sique) et de la finalité (psychique). Travaillant [131] sur des Grands
Nombres inorganisés, l'action personnalisante d'Oméga ne peut agir,
surtout aux débuts, qu'en guettant et saisissant au passage les cas fa-
vorables, sporadiquement engendrés par la chance. Il lui faut donc
multiplier les probabilités de cette chance. Et c'est là qu'apparaît le
rôle des innombrables essais de la Vie. Non point, sans doute, à la fa-
çon d'atomes s'agitant indifféremment en tous sens, mais à la manière
d'un essaim attiré vers le jour, les corpuscules cosmiques « cen-
trés »pressent de toutes façons, sous tous les angles, bien que toujours
avec un effet radial positif, sur la paroi de leur isosphère, jusqu'à ce
que, une fissure étant trouvée, leur foule passe et se répande sur
l'isosphère suivante. Le mouvement ainsi se propage bien vers le haut,
sur des surfaces psychiques de plus en plus circonscrites et fermées.
Mais la convergence ne s'effectue (si dirigée soit-elle par l'action po-
larisante d'Oméga) que par le moyen de divergences qui permettent à
la vie de tout essayer.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 114

32. - Matière et Esprit.


De l'ensemble des considérations qui précèdent, se dégage évi-
demment une manière particulière d'envisager la nature et les rapports
de Matière et Esprit. Cette façon de voir peut se résumer en quelques
propositions, comme suit :

a) Regardés comme synonymes, l'une de multiplicité, l'autre d'uni-


té, Matière et Esprit ne sont pas deux choses hétérogènes ou antago-
nistes, accidentellement ou violemment accouplées. En vertu de la
relation génétique (centrogénèse) qui fait dépendre centréité (unité) de
complexité (multiple), les deux aspects, spirituel et matériel, du Réel
s'appellent nécessairement et complémentairement l'un l'autre, comme
les deux faces d'un même objet, - ou mieux, comme les deux termes
« a quo » et « ad quem » d'un même mouvement. Dans le champ de
l'Évolution cosmique, l'Un présuppose chronologiquement, et il in-
tègre structurellement le Multiple, - ceci toutefois sous l'influx pri-
mordial du noyau transcendant [132] d'Oméga (no 24), pré-supposé
lui-même à la première apparition du Multiple.

b) À strictement parler, si on la définit comme une « chose » sans


trace de conscience ni de spontanéité, la Matière n'existe pas. Même
dans les corpuscules pré-vivants, avons-nous dit, une sorte de cour-
bure doit être imaginée, préfigurant et amorçant l'apparition d'une li-
berté et d'un « dedans ». En fait, les déterminismes physiques
(« lois ») ne sont que des effets de Grands Nombres, c'est-à-dire de la
liberté matérialisée. Cette matérialisation statistique du « Weltstoff »
est naturellement surtout marquée dans la zone des « centres fragmen-
taires » (infiniment nombreux et infinitésimalement spontanés) ; mais
elle demeure sensible entre centres d'ordres plus élevés, et jusque sur
la Noosphère, où abondent encore fâcheusement les cas de mécanisa-
tion, au sein même de l'Énergie Humaine. - De ce point de vue, il n'y
a dans l'Univers, que de l'Esprit, à des états ou degrés divers d'organi-
sation ou de pluralité.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 115

c) Ceci ne doit pourtant pas s'entendre comme si l'Esprit se formait


graduellement par simple effet de polarisation et sommation, la totali-
té des centres initialement engagés dans la Centrogénèse se retrouvant
intacte (et sans additions) au terme de la transformation unifiante. En
cours de route, des centres vraiment nouveaux émergent des synthèses
ou segmentations successives (cf. no 26) par effet de centro-
complexité 16. Et finalement, seuls les noyaux réfléchis, parce que
seuls ils sont capables d'adhérer à Oméga, représentent la fraction ir-
réversible de l'Univers spiritualisé (cf, no 30 et 31)

d) Jalonnant cette Évolution, les deux surfaces critiques de Centra-


tion et de Réflexion (cf. fig. 1) permettent de distinguer une zone
« inanimée », une zone simplement « vivante » et une zone « pen-
sante » dans l'étoffe du Monde. Mais ces divisions ne sont que secon-
daires, malgré tout, puisqu'elles ne font que compartimenter un milieu
psychique continu soumis à [133] une même transformation générale
(la Centrogénèse), et entièrement suspendu par en haut à Oméga.

33. - Les autres sphères ?


À l'origine psychologique de toutes les difficultés encore opposées
par les hommes de science à une interprétation spiritualiste du Monde
se place certainement un sens aigu de la disproportion brutale entre
Énergie physique et Énergie psychique au sein de l'Univers. Soit que
l'on considère les quantités infimes de Matière, de Mouvement et de
Chaleur cosmiques engagées dans la totalité des opérations biolo-
giques, - soit que l'on arrête son regard sur la manière fortuite dont
semble s'être formé le système solaire (et par suite la Matière organi-
sée) une sorte de conviction tend à accabler l'esprit : celle de l'insigni-
fiance humaine en présence du reste de la nature. Comment oser cher-
cher du côté de la Vie une explication des choses, quand la Vie n'est,
tout nous le crie, qu'un accident local et momentané, - un sous-produit
imprévisible de l'Évolution ?

16 Phénomène de la Multiplication des Centres.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 116

Les considérations esquissées au cours des pages qui précèdent au-


ront aidé, j'espère, le lecteur à vaincre le charme de cette fausse évi-
dence. Non seulement la notion de centro-complexité nous fournit un
critère sûr pour apprécier, en « grandeur absolue », la valeur cosmique
des êtres, et par suite pour établir objectivement le primat de l'Esprit ;
- mais encore elle nous explique (en vertu des liaisons qu'elle dé-
couvre, soit entre Qualité et Quantité, soit entre Finalité et Hasard, -
cf. no 31) pourquoi la Conscience, cette unique essence des choses, ne
peut se manifester, au cours de l'Histoire du Monde, que sous la forme
d'une rareté et d'un accident, sans être pour autant un accessoire ou
un incident.
Pour achever de guérir en nous le vertige de la petitesse, en même
temps que pour établir jusqu'au bout la puissance explicative de la
Centrologie, je ne saurais mieux faire, en terminant, que de rappeler
ceci : Malgré le concours extraordinaire [134] de chances (frôlement
de deux étoiles) que suppose la naissance des planètes, rien ne prouve
que le même hasard n'ait pas joué, ou ne puisse encore jouer plusieurs
fois dans l'immensité des temps et de l'espace ; et rien ne prouve par
suite que, suivant quelque loi toujours des Grands Nombres, bien des
astres obscurs, bien d'autres Terres que la nôtre, ne se trouvent déjà
disséminées, ou encore attendues, parmi les Galaxies.

Dans cette hypothèse, positivement vraisemblable, le phénomène


vivant, et plus spécialement le phénomène humain, perdent quelque
chose de leur inquiétante solitude. Et en même temps ce sont les pers-
pectives de la Centrogénèse qui, sans déformation s'agrandissent fan-
tastiquement d'un ordre de plus. Et en effet, s'il y a eu, s'il y a, s'il doit
y avoir n Terres dans l'Univers, alors ce que nous avons appelé ci-
dessus « sphères », « isosphères », « Noosphères », ne couvre plus
l'ensemble, mais s'applique seulement à un élément isolé (mégacor-
puscule), du Phénomène total. - La centro-complexité ne jouant plus
seulement avec des grains de pensée sur une seule Planète, mais avec
autant de Noosphères qu'il y aura jamais de planètes pensantes au fir-
mament, le processus de la Personnalisation prend décidément une
allure cosmique. L'esprit en est comme épouvanté.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 117

Mais la loi de récurrence demeure la même.


Et il ne saurait toujours y avoir qu'un seul Oméga *.

* Inédit, Pékin, 13 Décembre 1944.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 118

[135]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

6
L’ANALYSE DE LA VIE

Retour à la table des matières

[136]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 119

[137]

I. Le problème

Rien de plus évident que l'existence, que le fait de la Vie, dans le


Monde autour de nous. Et cependant rien de plus élusif, de plus insai-
sissable que cette même Vie dès qu'on essaie de la traiter par les mé-
thodes générales de la Science. Tel que nous l'expérimentons en nous-
mêmes, et tel qu'il parait se développer au cours du temps, l'être vi-
vant est conscience, liberté, finalité. Or aussitôt qu'on essaie de le re-
garder au microscope, ou de le soumettre aux instruments de mesure,
ce même vivant ne laisse plus apercevoir, jusque dans son tréfonds,
qu'une pyramide de hasards associés et de mécanismes entrelacés,
sans fissure apparente où loger l'action consciente et directrice du
moindre facteur libre interposé. Aux yeux du biologiste moderne, l'or-
thogénèse des groupes vivants tend à se résoudre en un jeu fortuit de
rencontres chromosomiques, et l'animal le plus spontané n'apparaît
plus que « comme une intégrale de réflexes » montés. De sorte que le
phénomène entier de la Conscience, soumis à l'investigation scienti-
fique, donne l'impression de se dissoudre et de se noyer, comme une
illusion, dans le flot uniforme d'un déterminisme universel. - Autant
chercher à saisir un arc-en-ciel entre ses doigts !...
[138]

II. Une réponse générale

Déconcertés par cette aptitude singulière de la Vie à se résoudre en


non-Vie, beaucoup de biologistes se croient tenus, aujourd'hui, à la
jeter par-dessus bord, comme une pseudo-réalité et un mirage. Mais
n'est-ce pas tout simplement que leurs yeux sont encore fermés au jeu
fondamental et inverse de la Synthèse et de l'Analyse dans la structure
générale de l'Univers ? En tous domaines, la simple réunion organisée
de plusieurs éléments fait inévitablement émerger du tout nouveau
(du« supérieur ») dans la nature ; et, inversement, la suppression d'un
agencement, quel qu'il soit, fait disparaître quelque chose. Regardée à
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 120

un trop fort grossissement, la plus belle peinture se résout en taches


confuses, la courbe la plus pure en traits divergents, le phénomène le
plus régulier en agitation désordonnée, le mouvement le plus continu
en saccades... Pourquoi, après cela, nous étonner qu'à son tour, sous
l'effet dissolvant, « immergeant », de l'analyse, le vivant se résorbe en
inconscience, hasards et déterminismes, tout le reste, c'est-à-dire le
proprement vivant, ayant glissé entre les mailles du filtre ? D'un cas à
l'autre l'analogie n'est-elle pas trop évidente pour qu'on puisse hési-
ter ? Ici et là le « trick » est certainement le même.
Pour résoudre l'antinomie Matière-Vie il serait donc naïf de croire
que l'une à l'autre il faille les sacrifier. Mais il ne s'agit que d'établir,
entre les deux termes opposés, une relation structurelle vraisemblable
expliquant comment, de l'un à l'autre, on peut s'élever par synthèse, et
réciproquement descendre par analyse.
Toute la question est là.
[139]

III. L’émergence de la vie

Ramené à son essence, le problème scientifique de la Vie peut


s'exprimer ainsi :

Étant admises les deux Lois majeures de Conservation et de Dé-


gradation de l'Énergie (à quoi se ramène la Physique), comment su-
perposer à celles-ci, sans contradiction, une troisième Loi universelle
(en quoi s'exprime toute la Biologie), celle de l’Organisation de
l'Énergie ? En langage atomistique, nous apprend la Science, l'évolu-
tion cosmique représente, pour les grains indestructibles d'énergie
formant l’Univers, le passage d'une distribution initiale hétérogène
(improbable, mais cependant désordonnée) à une distribution finale
homogène (c'est-à-dire la plus probable). Comment concevoir que, au
cours de ce processus à la fois conservatif et entropique, une part des
grains d'énergie se trouve distraite graduellement, de manière à édifier
temporairement les assemblages organisés, de plus en plus impro-
bables, que forment les êtres vivants ? et ceci de telle façon que, sous
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 121

l'arrangement biologique ainsi obtenu, l'arrangement physico-


chimique soit respecté, et retrouvable par analyse, à tout moment ?
Essayons de résoudre le problème.
Pour y parvenir, il n'est pas nécessaire, me semble-t-il, de modifier
le point de départ admis par l'atomisme scientifique moderne, à savoir
l'existence initiale d'une masse d'énergie granulée, distribuée de façon
à la fois désordonnée et improbable ; mais il suffit de faire subir une
légère (et cependant décisive) retouche à la figure habituellement prê-
tée au grain d'énergie primordiale lui-même. Jusqu'ici ce grain élé-
mentaire a toujours été regardé comme privé à la fois de tout vestige
de conscience et de toute trace de liberté. Définissons-le, au contraire,
comme possédant les trois propriétés suivantes :
[140]

1. Un « dedans » (ou immanence) rudimentaire.


2. Un rayon et un angle (aussi limités qu’on voudra) de self-
détermination.
3. Une polarisation psychique, l'inclinant fondamentalement à
s'associer avec d'autres corpuscules de manière à former, avec
ceux-ci, des unités de plus en plus complexes, cette complexité
ayant pour effet (en vertu d'une propriété primitive et essentielle
de l'être cosmique) d'accroître tout à la fois, dans le corpuscule
qui l'acquiert, le degré d'immanence et les possibilités de choix.

Cette triple correction, observons-le, n'altère en rien, à l'origine du


moins, l’Univers des physiciens :
D'une part, en effet, en vertu du jeu des Grands Nombres, la multi-
tude désordonnée des consciences élémentaires, prise en masse, se
comporte exactement comme si elle était privée de tout « dedans »,
c'est-à-dire elle développe exactement les mêmes déterminismes d'en-
semble que ceux engendrés par l'énergie granulaire primordiale des
physiciens.
Et, d'autre part, le rayon de choix accordé à chaque corpuscule
élémentaire peut être pris assez petit pour rester à l'intérieur de la
sphère d'indétermination reconnue par la Science la plus déterministe
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 122

comme un attribut particulier de l'Infinie. Autrement dit, la « créa-


tion » d'énergie impliquée par le choix (nous l'appellerons ici « éner-
gie de choix », ou « quantum de choix ») peut être imaginé comme
d'un ordre de grandeur si faible qu'elle n'affecte pas appréciablement
la somme de l’Énergie universelle.
Rien n'est changé donc, mensurablement, au point de départ dans
les conditions de l'Univers. Mais graduellement, avec le temps, les
effets dus aux termes correctifs introduits vont se faire sentir. Tout
d'abord, le jeu du Hasard brassant les grains d'énergie se poursuit sans
altération aucune, mais que deux corpuscules d'affinités psychiques
convenables viennent à se frôler à l'intérieur (et dans l'angle) de leur
« rayon de choix » : Alors ils s'accrocheront sélectivement. Et [141]
voici un mouvement amorcé, que rien ne saurait plus arrêter. Autour
de ce premier noyau d'improbabilité, de proche en proche, et de degré
en degré, une hétérogénéité organisée se développe, elle se propage, -
toujours au gré des chances, sans doute, mais constamment dans une
direction définie : celle d'une complication et unification toujours
croissantes. Phénomène inconcevable si les corpuscules étaient com-
plètement « inanimés » ; mais fait parfaitement intelligible s'ils sont à
la fois élémentairement libres et polarisés 17.
Examinons maintenant d'un peu plus près comment, autour et au
sein des noyaux grossissants de complexité et de conscience, se
trouve respecté, et comment s'ajuste, le double jeu des déterminismes
et du Hasard. - Trois remarques doivent être faites et soigneusement
comprises, à ce sujet.

17 À notre niveau même, ce processus d'organisation trouve une réplique, ou


même un prolongement exact, dans la façon dont s'établit quotidiennement
n'importe quel groupement d'affaires, de recherches ou de religion. À l'ori-
gine, deux ou trois individus se rencontrent par hasard, animés d'un même
dessein, Après quoi, au gré des circonstances fortuites et des occasions sai-
sies, le noyau grossit, les ramifications s'étendent. Et, finalement, par simple
arrangement d'unités et de relations préexistantes, sans ruptures et sans in-
trusions étrangères au système, un nouvel organisme se trouve avoir pris
naissance dans le milieu humain.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 123

Première remarque.

Au cours de l'édification des complexes organisés, il n'est pas né-


cessaire que la quantité d' « énergie de choix » augmente avec le de-
gré de conscience. Une plus grande variété et un plus grand rayon
d'indétermination sont évidents, à mesure que l'on s'élève davantage
dans l'échelle des êtres : mais l'un comme l'autre ne sont jamais obte-
nus que par le jeu amplificateur de mécanismes permettant (juste
comme dans le cas des servomoteurs industriels) de déclencher, par
une impulsion infinitésimale, des effets aussi précis que puissants. De
ce fait [142] rien n'empêche de concevoir que « l'énergie de choix »
représente un quantum cosmique invariable, - identique dans l'atome
et le cerveau humain 18. Ainsi s'expliquerait, en fin de compte, cette
chose paradoxale que la liberté peut grandir indéfiniment dans l'Uni-
vers sans accroitre appréciablement le débit de l'Énergie universelle.
En somme, le développement de la Vie n'interfère pas avec le dérou-
lement de l'énergie matérielle cosmique parce qu'il se ramène finale-
ment à une série d'arrangements infinitésimaux, ne requérant chacun
qu'une impulsion infinitésimale, - tout ceci à l'intérieur d'une marge
d'indétermination reconnue aux actions matérielles par la Physique
moléculaire elle-même 19.

18 Inexact ?... Dans les cas des centres complexes, il vaudrait mieux dire que le
« quantum de choix » s'exprime par un contrôle (organisé et centré) exercé
par chaque centre complexe sur la somme de tous les« quantum de choix »
élémentaires que ce centre complexe intègre dans sa complexité. - De ce
point de vue, le « quantum de choix » humain serait coextensif à la totalité
globale du corps humain, - les clefs de commande étant du reste rassemblées
et distribuées dans le système des déterminismes (mécanismes) nerveux.
19 De ce chef on peut dire que le Principe d'indétermination des physiciens ne
prouve pas l'existence d'une liberté, mais laisse la place pour une telle liber-
té, dans le monde des atomes.
Voici ce qu'a écrit L. de Broglie au sujet du Principe d'indétermination
« ... il est impossible de connaître en même temps avec précision l'aspect
dynamique des processus élémentaires et leur localisation dans l'espace et
cette impossibilité s'exprime quantitativement par les fameuses relations
d'incertitude d'Heisenberg ». - (Louis de Broglie, Physique et Microphy-
sique, 1947 - Albin Michel.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 124

[143]

Deuxième remarque.

À mesure que, sous l'effet d'une complexité croissante, grandit et


se meut dans un angle plus grand le « rayon de choix », les centres
organisés cosmiques contrôlent de plus en plus efficacement le Ha-
sard au sein duquel ils baignent. Mais ce n'est jamais qu'avec des
chances utilisées qu'ils tissent petit à petit leur finalité. Ainsi s'expli-
quent : d'une part la localisation du phénomène Vie dans des compar-
timents étroits de l'Espace et du Temps ; et d'autre part, aussi, le rôle
immense tenu dans l'évolution biologique par le tâtonnement. De ce
tâtonnement les traces sont partout visibles dans la nature (que d'es-
sais, que de bizarreries, que d'inutilités et que d'échecs dans le monde
zoologique !), et le mécanisme toujours agissant au cœur même de
notre spiritualité (jusque dans l'éclosion et la maturation de nos plus
hautes idées !). En vérité, si l'on y prend garde, toute vie, toute pen-
sée, n'est que du hasard saisi et organisé.

Troisième remarque.

Si enfin nous envisageons dans son ensemble, sur Terre, le proces-


sus cosmique de la vitalisation, deux phases principales doivent abso-
lument être distinguées dans le phénomène.
Au cours d'une première phase, les grains de conscience s'arran-
gent spontanément en mécanismes de manière à construire les com-
mutateurs et les amplificateurs (« servo-moteurs ») requis pour ampli-

« ... La question qui se pose est finalement de savoir, Einstein l'a souvent
souligné, si l'interprétation actuelle qui utilise uniquement l'onde ~ à carac-
tère statistique est une description « complète » de la réalité, auquel cas il
faut admettre l'indéterminisme et l'impossibilité de représenter les réalités de
l'échelle atomique d'une façon précise dans le cadre de l'espace et du temps
ou si, au contraire, cette interprétation est incomplète... ». - (Louis de Bro-
glie, Nouvelles Perspectives en Microphysique, 1956, Albin Michel.)
(Note ajoutée par les Éditeurs.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 125

fier « l'angle et le rayon de choix » autour des centres psychiques dont


la conscience augmente, du reste, en raison directe de leur champ
d'action. À ce stade où les consciences élémentaires, trop mal centrées
encore, ne peuvent se joindre que superficiellement, dans quelque
fonction externe commune, leur association n'aboutit encore qu'à for-
mer une [144] syn-ergie (dont l'exemple le plus achevé est le cerveau
humain 20.
Au cours d'une phase ultérieure, par contre, c'est-à-dire à partir
de l'Homme, les noyaux psychiques se trouvant assez centrés pour
pouvoir entrer en contact et communication directs, c'est-à-dire de
conscience à conscience, une nouvelle sphère de complexité et une
nouvelle forme d'énergie font leur entrée dans la Nature :

- la sphère des arrangements et associations syn-psychiques (non


plus seulement groupement d'activités, mais groupement
d'âmes), dont une Humanité planétisée serait, dans nos perspec-
tives présentes, le terme le plus élevé ;
- et, pour gouverner ce réseau immanent d'opérations « inter-
centriques », l’Énergie spirituelle : énergie de sympathie et
d'attrait, où se prolongent, dans une certaine mesure, les jeux du
Hasard et les effets matérialisants des Grands Nombres ; mais
énergie dont la Loi, au lieu d'être la conservation dans la dégra-
dation, est au contraire l'intensification croissante, jusqu'à orga-
nisation totale de la fraction « centrifiée » du Monde dans l'uni
té du « foyer Oméga » d'où procède en dernier ressort l'élan
chassant la poussière cosmique originelle dans la direction im-
probable et montante des plus hauts complexes.

Au terme de cette évolution (c'est-à-dire à la mort de chaque


homme, et à la mort de l'Humanité), il est concevable que l'essence
hominisée de l'Univers se détache, et continue à subsister, hors de
l'appareil des énergies physiques au sein desquelles elle s'est dévelop-
pée, - puisque ces énergies, loin de représenter les fibres dont serait
tissée la conscience, ne sont au contraire qu'un voile dont s'enveloppe

20 Un cas intermédiaire entre « syn-ergie » et « syn-psychie » est représenté


par les colonies d’Insectes, ébauches inférieures de la société humaine.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 126

statistiquement le jeu croisé des consciences. Par ailleurs, notons-le,


cette évasion ou volatilisation de l'esprit hors de la Matière, parce
qu'elle se réduit en fin de compte à la simple disparition d'un groupe
de « points [145] ou quanta d'indétermination » dans le Cosmos 21, ne
saurait avoir aucune répercussion sensible sur la marche générale du
Déterminisme universel.

Conclusion

Un Monde tel que nous venons de l'imaginer satisfait bien aux


conditions du problème Vie-Matière tel que nous l'avions posé. Doué
d'immanence, de choix et de direction, aussi bien dans son ensemble
que dans ses termes les plus élémentaires, un tel Monde ne manifeste
cependant ces propriétés qu'à la faveur d'une infinité de hasards et de
mécanismes imperceptiblement choisis et groupés : de sorte que, de
haut en bas, l'analyse scientifique peut le démonter sans rencontrer la
moindre trace ni la moindre interpolation mesurables de conscience,
de liberté et de finalité.

Ce qu'il fallait démontrer.

Notons ici (cela en vaut la peine) la parenté étroite qui relie entre
elles deux attitudes intellectuelles réputées inconciliables en face du
problème de la Vie. Si paradoxal que cela puisse paraître, le fixiste
créationniste qui nie l'évolution de la Vie, sous prétexte que celle-ci,
examinée en détail sur des temps très courts, se réduit en segments
stables, tombe exactement dans le même genre d'erreur que l'évolu-
tionniste matérialiste qui nie la conscience et la liberté sous prétexte
que le vivant se laisse démonter en un système de mécanismes élé-
mentaires. Chez l'un comme chez l'autre c'est la même « illusion ana-
lytique » qui fait sentir ses effets, - ici matérialisant l'esprit, là immo-

21 Ou plus exactement « d'un arrangement entre points ou quanta d'indétermi-


nation dans le Cosmos » (cf. p. 142, note 1).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 127

bilisant le mouvement. Si différents soient les [146] résultats, le prin-


cipe de l'erreur est le même. - Rétablissons « l'effet de synthèse », - et
aussitôt les deux points de vue antagonistes se superposent dans la
perspective d'un évolutionnisme vitaliste, le seul qui couvre la totalité
du phénomène Vie considéré à tous ses niveaux simultanément. *

* Inédit, Pékin, 10 juin 1945.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 128

[147]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

7
ESQUISSE D'UNE DIALECTIQUE
DE L'ESPRIT

Retour à la table des matières

[148]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 129

[149]

Au cours de ses démarches pour clarifier et cohérer l'Univers au-


tour de soi, la pensée humaine n'opère pas seulement par tâtonne-
ments réitérés. Elle procède en outre par « va et vient » successifs
entre le plus connu et le moins connu : chaque progrès réalisé vers le
haut dans la pénétration du moins connu lui permettant de mieux per-
cevoir (par redescente) le plus connu, pour rebondir ensuite vers une
intellection plus poussée du moins connu ; et ainsi de suite, par ré-
flexions successives. Non pas jaillissement continu, mais étincelle os-
cillante : tel est le mécanisme de notre vision.
C'est pour n'avoir pas assez remarqué cette loi d'alternance (clai-
rement indiquée, cependant dans mes écrits, notamment dans « Com-
ment je crois ») que certains lecteurs ont cru sentir du « panthéisme »
ou du « naturalisme » dans les divers essais où je me suis efforcé de
fixer les démarches de l'homme moderne dans sa quête de Dieu.
Afin d'éviter toute équivoque à l'avenir, je crois utile de présenter
ici, clairement désarticulés, les temps successifs de mon apologétique,
- ou, si l'on préfère, de ma dialectique.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 130

[150]

1. Premier temps :
Le phénomène humain et l’existence
d’un Dieu transcendant

Plaçons-nous, pour commencer, au coeur du phénomène cos-


mique ; c'est-à-dire considérons, autour de nous, l'Univers dans la to-
talité liée de ses dimensions psychiques, temporelles et spatiales. Au
sein de cette immensité inter-dépendante et indéfinie se dessine, à
l'inverse d'une tendance générale à la détente et à la désintégration, un
courant montant de complexification accompagnée de conscience.
Saisissons et cherchons à suivre jusqu'au bout cette loi de récur-
rence. Elle est le fil initial qui, par renforcements successifs, est sus-
ceptible, à mon sens, de devenir l'axe d'une Foi véritable et achevée.
C'est en l'organisme individuel humain que culmine en ce moment
au Monde, dans le champ de notre expérience, la loi de complexité et
de conscience. Or si elle y culmine momentanément (par apparition
du phénomène de réflexion) tout porte à croire qu'elle ne s'y termine
pas. Au-delà du cerveau isolé n'y a-t-il pas en effet un complexe pos-
sible plus élevé encore : je veux dire une sorte de « Cerveau » de cer-
veaux associés ?et n'est-ce pas dans ce sens, si on regarde bien,
qu'évolue organiquement, sous l'action irrésistible d'un faisceau de
facteurs géographiques, ethniques, économiques et psychiques, la
masse toujours plus solidaire de l'Humanité ? - De ce point de vue,
non seulement l'évolution naturelle de la Biosphère se prolonge dans
ce que j'ai appelé la Noosphère, mais elle y prend une forme nette-
ment convergente, dessinant vers le haut un point de maturation (ou
de réflexion collective).
Transportons-nous en ce sommet du cône évolutif terrestre. [151]
À l'examen, il laisse apparaître deux groupes de propriétés contradic-
toires et singulières.
Tout d'abord, il est unique, et donc final. À moins d'imaginer -
chose suprêmement improbable - que notre Noosphère entre un jour
en contact avec d'autres Noosphères sidérales, l'Humanité réfléchie
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 131

collectivement reste seule en face d'elle-même. Impossible, dans ces


conditions, d'imaginer une complexification ultérieure déterminant
une conscience supérieure. Notre loi de récurrence cesse automati-
quement de fonctionner.
Mais en même temps il se présente, ce même sommet, comme
chargé d'une exigence foncière d'irréversibilité. Déjà sensible, pour
une introspection rigoureuse, dans le cas d'une conscience humaine
isolée, l'impossibilité radicale entre « mort totale » et « action réflé-
chie » croît et devient flagrante dans le cas d'un effort humain collec-
tif désintéressé, - et elle tend par suite à atteindre son maximum dans
une Humanité devenue pleinement consciente à la fois de la grandeur
de ses peines et de la valeur de ses achèvements.
De sorte que, en vertu même du processus qui l'entraîne, l'Homme
se voit dériver vers une position terminale où :

a) organiquement, il ne peut plus aller plus loin (même collec-


tivement) en complexité, et donc en conscience ;
b) psychiquement, il ne peut pas accepter de reculer ;
c) et cosmiquement il ne peut même pas rester sur place 22,
puisque, dans notre Univers « entropique », cesser d'avancer,
c'est retomber en arrière.

Qu'est-ce à dire sinon que, parvenue en ce point ultra-critique de


maturation, la courbe du phénomène humain perce le système phéno-
ménal cosmique, et postule l'existence, [152] en avant et au-delà, de
quelque pôle « extra-cosmique » où se trouve intégralement collecté,
et définitivement consolidé, tout l'incommunicable réfléchi successi-
vement formé dans l'Univers (et plus particulièrement sur Terre) au
cours de l'évolution ?

22 Hypothèse, du reste, psychologiquement absurde. Arrivée à maturation,


l'Humanité doit être conçue comme parvenue à un maximum, non seulement
de son exigence d'irréversibilité, mais de son accélération (de sa force vive)
vers une conscience toujours accrue. Loin de l'imaginer au repos, il faut se
la représenter comme dans un état de suprême déséquilibre en avant. Un ar-
rêt la tuerait.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 132

Vu en montant, de notre côté des choses, le sommet du cône évo-


lutif (le point Oméga) se profile d'abord à l'horizon comme un foyer
de convergence simplement immanente : l'Humanité totalement réflé-
chie sur soi. Mais, à l'examen, il s'avère que ce foyer, pour tenir, sup-
pose derrière lui, plus profond que lui, un noyau transcendant, - divin.
Et nous voici amenés, dans notre dialectique, à réfléchir en arrière.

II. Deuxième temps :


la création évolutive et l'attente d’une révélation

Tel qu'il nous apparaît en première approximation, suivant la voie


que nous avons prise, Dieu (face transcendante de Oméga) se présente
en somme, à la fois, non seulement comme un hyper-centre, mais aus-
si, forcément, comme un auto-centre. Puisque au moins par une part,
la plus centrale, de lui-même, il est transcendant (c'est-à-dire indépen-
dant de l'évolution), c'est que, par ce centre de lui-même, il subsiste
sur soi, indépendant du Temps et de l'Espace. Ce qui revient à dire,
que, pour notre expérience, il se comporte comme un ultra-foyer de
convergence non seulement virtuel, mais éminemment actuel.
Et, de ce chef, c'est le phénomène humano-cosmique qui, par réac-
tion, se trouve à nos yeux profondément modifié. Au départ, nous ne
pouvions y voir (ou nous pouvions n'y [153] voir) qu‘un mouvement
autonome, spontané, de montée de conscience. Maintenant nous dé-
couvrons que ce flux est une marée provoquée par l'action d'un astre
suprême. Si le Multiple s'unifie, c'est finalement parce qu'il est attiré.
Ceci posé, si nous analysons jusqu'au bout cette relation nouvelle
entre ce qu'il y a de plus connu et de moins connu dans notre expé-
rience, nous y apercevrons un côté inattendu. Entre Dieu attirant et les
éléments attirés du Monde, il est évident que les lignes de force sont
proportionnelles, en nature, à la qualité psychique de ces éléments :
Dieu les attire dans toute la mesure où ils sont attirables. Ceci revient
à dire que, dans le cas de l'Homme (être centré, c'est-à-dire person-
nel), l'influx descendant de l’hyper-centre divin peut et doit se mani-
fester, comme centrique, c'est-à-dire comme personnel.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 133

Et nous voici dès lors, remontant une deuxième fois le fil de l'Uni-
vers (aperçu désormais comme mû en avant) conduits à retrouver en
tête Dieu, plus profondément :

a) non pas seulement, d'abord, comme pôle de consistance, mais


comme premier Moteur en avant ;
b) non pas seulement, ensuite, comme premier Moteur physique
ou biologique, mais comme premier Moteur psychique s'adres-
sant, en nous hommes, à ce qu'il y a de plus humain en nous, -
c'est-à-dire à notre intelligence, à notre coeur, et à notre liberté.

Ce qui signifie, au bout du compte, que dans le flux complexe des


énergies évolutives qui nous pénètrent la question se pose maintenant
de savoir s'il n'y aurait pas, négligées encore par notre observation,
des paroles cachées.
[154]

III. Troisième temps :


le phénomène chrétien et la foi en l’incarnation

Et c'est ici que, en plein phénomène humain, se marque et s'impose


à notre attention le problème chrétien. Historiquement, à partir de
l'Homme-Jésus, un phylum de pensée religieuse est apparu dans la
masse humaine, phylum dont la présence n'a pas cessé d'influer, de
plus en plus largement et profondément, sur les développements de la
Noosphère. Nulle part, en dehors de ce remarquable courant de cons-
cience, l'idée de Dieu et le geste de l'adoration n'ont pris pareille clar-
té, pareille richesse, pareille cohérence et pareille souplesse. Et tout
ceci soutenu, nourri, par la conviction de répondre à une inspiration, à
une révélation venue d'en haut. À l'origine de ce « vortex » mystique,
doué d'une si remarquable vitalité, ne conviendrait-il pas de recon-
naître le flux créateur à son maximum d'intensité, - l'étincelle jaillis-
sant entre Dieu et l'Univers à travers un milieu personnel. - La Parole,
justement, que nous étions en droit d'attendre ?...
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 134

Option cruciale, en vérité, - et dont tout le reste dépend. De même,


en effet, que, par refus de percevoir la valeur organique du fait social,
nous nous enlèverions (au premier stade de cette dialectique) toute
raison de croire à un prolongement ultra-humain de l'évolution, - de
même ici, par refus de reconnaître le fait chrétien, nous verrions se
refermer hermétiquement la voûte de l'Univers un instant entr'ouverte
au-dessus de nos têtes.
Que nous fassions le pas, en revanche, c'est-à-dire que, conformé-
ment à une probabilité raisonnable, nous acceptions de voir dans la
pensée vivante de l'Église le reflet, adapté à notre [155] état évolutif,
de la pensée divine, - alors le mouvement de notre esprit peut re-
prendre en avant. Et, remontant une troisième fois au sommet des
choses, ce n'est plus seulement comme un centre de consistance que
nous l'apercevons, ni seulement comme un premier Moteur psy-
chique, ni même seulement comme un être qui parle, mais comme un
Verbe qui s'incarne. Si l'Univers s'élève progressivement vers l'unité,
ce n'est donc pas seulement sous l'effet de quelque force externe, mais
c'est parce que le Transcendant s'y est fait partiellement Immanent.
Voilà ce que nous apprend la Révélation.
Or en ce point, avant de poursuivre, arrêtons-nous un instant, il le
faut, pour observer ce que le pas que nous venons de faire suppose, et
ce qu'il apporte en même temps de nouveau dans la nature de notre
adhésion. Jusqu'ici nous n'avions progressé, dans nos anticipations du
plus-être, que par voie rationnelle, nos intuitions successives se main-
tenant dans le cadre scientifique de « l'hypothèse ». À partir du mo-
ment où nous admettons la réalité d'une réponse arrivée d'en haut,
nous accédons en quelque manière à l'ordre de la certitude. Mais ceci
ne se produit que grâce à un mécanisme, non plus de simple confron-
tation de sujet à objet, mais de contact entre deux centres de cons-
cience : acte non plus de connaissance, mais de reconnaissance : tout
le jeu complexe de deux êtres qui librement l'un à l'autre s'ouvrent et
se donnent, - l'émergence, sous l'influence de la grâce, de la Foi théo-
logique.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 135

IV. Quatrième temps :


l’église vivante et le Christ-oméga

Une fois reconnu (non plus, je répète, par voie de pure inférence,
mais par adhésion à une affirmation reçue d'en haut) le fait de l'Incar-
nation, nous nous trouvons en mesure, [156] par un nouveau retour
vers le plus connu, de pénétrer plus profondément la nature du phé-
nomène chrétien. Non plus simplement l'Église enseignante, mais
l'Église vivante : germe de super-vitalisation déposé au sein de la
Noosphère par l'apparition historique du Christ-Jésus : non pas orga-
nisme parasite, doublant ou déformant le cône évolutif humain, mais
cône plus intérieur encore, imprégnant, envahissant et soutenant gra-
duellement toute la masse montante du Monde, et convergeant con-
centriquement vers le même sommet.
D'où pour finir, par remontée ultime vers le moins connu, une der-
nière et suprême définition du point Oméga : foyer à la fois un et
complexe, où, cimentés par la personne christique, trois centres em-
boîtés (pourrait-on dire) se découvrent, de plus en plus profonds : ex-
térieurement, le sommet immanent (« naturel ») du cône humano-
cosmique ; plus en dedans, au milieu, le sommet immanent (« surna-
turel ») du cône « ecclésiastique » ou christique ; et, tout-à-fait au
cœur, enfin, le centre transcendant trinitaire et divin. Le Plérôme
complet se rejoignant sous l'action médiatrice du Christ-Oméga.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 136

[157]

N.B. Dans cette combinaison, on peut discuter si le sommet humano-


cosmique « exige » un sommet christique. Mais il paraît clair que le sommet
christique ne pourrait se former sans l'existence d'un sommet humano-cosmique.

En définitive, la série complète de ces réflexions montantes et des-


cendantes peut se schématiser comme suit :

PLUS CONNU MOINS CONNU

Phase 1. (1) Phénomène humain Oméga transcendant


Centre collecteur, irréversible (2).

Phase 2. (3) Création évolutive Dieu moteur et révélateur (4).

Phase 3. (5) Phénomène chrétien Dieu incarné (6).

Phase 4. (7) Église vivante Christ-Oméga (8).

L'inspection de ce tableau appelle les remarques suivantes :


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 137

1. - La raison pour laquelle certains de mes Essais ont pu susciter


de l'étonnement tient le plus souvent au fait, que, écrivant pour des
non-croyants, je n'ai pas dépassé la phase 1 dans mes raisonnements. -
Si par ailleurs, en d'autres travaux, j'ai pu donner l'impression de sau-
ter directement de (1) à (8), c'est ou bien parce que, supposant mes
lecteurs assez avertis, j'ai négligé de distinguer les stades (d'écrire les
opérations) intermédiaires - ou bien parce que, pour un esprit déjà
chrétien, il est positivement difficile de penser Oméga (même à son
stade élémentaire (2) sans apercevoir que sa fonction collectrice, unis-
sante, implique la conséquence que [158] dans le Monde il soit, d'une
manière ou de l'autre, partiellement engagé (cf. l'idée scotiste sur la
nécessité de quelque Incarnation).

2. - Le grand avantage, en tous cas, de la dialectique ici proposée


est que, dès les premiers pas (phase 1), elle nous conduit à admettre
non seulement la simple existence, mais une existence qualifiée de
Dieu, - lequel, agissant à la manière d'une Cause unissante plutôt
qu'efficiente, nous apparaît d'emblée comme drapé des puissances et
des dimensions mêmes du Monde. Après quoi cette étoffe cosmique
passant dans toutes les déterminations ultérieures de Oméga, jusqu'au
Christ inclusivement, plus rien ne subsiste du conflit qui semblait de-
voir opposer toujours plus dangereusement entre elles la majesté de
l'Univers et la primauté de Dieu *.

* Inédit, Paris, 25 novembre 1946.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 138

[159]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

8
PLACE DE LA TECHNIQUE
DANS UNE BIOLOGIE GÉNÉRALE
DE L'HUMANITÉ

Retour à la table des matières

[160]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 139

[161]

L’homme est entré dans l'âge de l'industrie, avec sa face de sociali-


sation. Ce grand fait, qui inaugure une période nouvelle, que signifie-
t-il ?
Faut-il y voir une sorte d'alourdissement, d'écrasement de l'huma-
nité sous la masse des procédés qu'elle a découverts, évoquant les
phénomènes gigantesques des formes animales : défenses infiniment
prolongées des grands éléphants, énormes coquilles dont s'envelop-
pent les mollusques, etc... ?
Ou bien, loin d'être un ajoutis parasitaire, un pas sans signification,
ce fait du développement industriel n'aurait-il pas un sens profond, ne
couvrirait-il pas une réalité biologique capable d'orienter notre pen-
sée ?
C'est cette réalité que nous voudrions faire ressortir en essayant de
montrer que le progrès de l'industrie n’est pas accidentel, mais consti-
tue un événement susceptible d'entraîner les plus grandes consé-
quences spirituelles.
Partons de très loin : Pour comprendre la place des techniques dans
la société humaine, il faut remonter à la marche générale de l'évolu-
tion du monde. On peut considérer cette évolution comme un déve-
loppement de la vie incluant une montée progressive de conscience ;
conscience qui, avant d'être réfléchie, trouve une préparation dans
l'intériorité des êtres : les choses ont un petit dedans.
La montée de conscience peut s'expliquer par une loi très [162]
simple, très claire et que j'appelle la loi de complexité et de cons-
cience. Les relations entre la complexité organique et la conscience
doivent être mises en évidence. Pendant longtemps, la vie a paru s'op-
poser irrémédiablement à la matière ; le pont paraissait impossible à
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 140

jeter entre physique et biologie, mais l'approfondissement de leur rela-


tion tend à supprimer cette impossibilité.
La science physique nous a familiarisés avec l'idée que certaines
grandeurs étaient des propriétés universelles, sensibles seulement dans
certaines conditions. Nous savons que la masse d'un corps varie avec
sa vitesse, cependant, pour percevoir ce changement, il est nécessaire
que de grandes vitesses augmentent sensiblement la masse du corps
en mouvement. De même, les métaux ne nous paraissent pas rayonner
à toute température, mais un morceau de fer, chauffé à 500o, envoie
des radiations rouges ; cela ne prouve pas toutefois qu'il était sans ra-
diation auparavant.
Pourquoi ne pas appliquer la même idée à la vie, de la façon sui-
vante : Si l'on divise le monde en deux parts : d'une part la matière qui
n'a pas de racine de conscience et, de l'autre, l'être vivant, ne serait-il
pas légitime de dire : « Mais l'intériorité, ébauche de conscience, il y
en a partout ; seulement, si le corpuscule est très simple, cette cons-
cience est tellement petite que nous ne la distinguons pas ; que la
complexité augmente, cette conscience émerge et nous avons le
monde vivant ».
Ainsi, si on arrive à un ordre d'atomes combinés dont le nombre
correspond approximativement à un million, nous rencontrons ces
corps singuliers : les virus qui, sans être encore vivants, présentent
certaines propriétés de la vie. Et, si nous montons à des complications
plus grandes, nous trouvons des éléments corpusculaires dans lesquels
la conscience apparaît vraiment comme manifestation de la vie.
Sous cet angle, la vie, « le dedans », est une propriété universelle
des choses, sensible seulement pour certains degrés [163] extrêmes de
complexité de la matière ; la conscience proprement dite est la pro-
priété spéciale aux très grands complexes ; elle est un résultat. (Pour
estimer la complexité d'une être vivant, il faudrait connaître tous les
degrés d'arrangement des atomes entre eux.)
Tout être peut se symboliser géométriquement sous la forme d'une
ellipse dont un foyer serait la complexité et l'autre la conscience. Sans
nous inquiéter de la relation métaphysique entre ces deux foyers, je
dis : tout se passe comme si l'être se propageait entre ces deux foyers ;
ce qui exprime l'expérience la plus générale de l'évolution, c'est l'ap-
parition de la conscience en fonction de son degré de complexité.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 141

Dans la ligne de l'évolution ou de la montée de conscience, le


terme le plus avancé est l'homme. En son cerveau où des billions de
cellules sont groupés de manière à former un centre émetteur, récep-
teur, coordinateur dont nous nous faisons une très faible idée, les deux
foyers ont leur maximum évident de complexité. Y a-t-il dans la na-
ture, en dehors du cerveau humain, une quantité de matière organisée
sous un plus petit volume ? On peut en douter ! Mais n'y a-t-il rien de
plus compliqué qui soit possible en dehors de l'homme individuel ?
Nous nous trouvons en présence du phénomène social au sujet du-
quel deux interprétations s'opposent en ce moment :

- La première, superficielle, est celle-ci : le phénomène social ne


représente rien de bien spécial. Les hommes sont groupés parce
qu'ils sont nombreux ; l'ensemble n'a pas de valeur particulière ;
les liaisons économiques, juridiques, qu'on peut observer ne
ressemblent en rien aux édifices de la nature.
- La seconde interprétation, il y a longtemps que les philosophes
l'ont pressentie ; on la retrouve du côté des Arabes, chez les pla-
toniciens florentins. Mais c'est surtout de notre temps qu'elle
fait son chemin grâce à une connaissance positive des faits.
Après Cournot, Durkheim, Lévy-Bruhl, l'idée est reprise d'un
prolongement possible de l'organique : De même [164] que
l'homme est apparu par suite d'un processus qui a compliqué les
cellules, est-ce que, en vertu de la loi de complication, il ne
chercherait pas à former un complexe d'un type particulier, en-
traînant un « dedans », un psychisme supérieur ?

Personnellement, je penche pour la seconde perspective. Cette


perspective est appuyée sur un grand nombre d'observations. Passons
en revue les points par lesquels nous inclinons à croire que le phéno-
mène social se rapproche d'un phénomène biologique plutôt que se-
condaire :
Du point de vue, sociologique, l'humanité n'est pas un agrégat,
elle, forme un tout structurel. Plus la science s'accroche au problème
humain, plus l'homme lui semble être apparu comme les autres es-
pèces sous la forme d'un bouquet de types très voisins les uns des
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 142

autres ; mais, tandis que, dans le cas des autres espèces, les différentes
modalités de la forme qui vient de naître tendent à diverger, l'attitude
de l'homme, en vertu de son haut degré de psychisme, est toute diffé-
rente. En fait, à son niveau, le bouquet s'enroule sur lui-même autour
de la planète de telle sorte que l'humanité réalise un faisceau en forme
de bulbe dans lequel on peut reconnaître des feuillets. À l'intérieur de
cette masse, des quantités d'espèces virtuelles apparaissent continuel-
lement composant un ensemble dont le resserrement sur lui-même
amène une structure parfaitement déterminée. Du fait que l'homme
représente le système produit par le rapprochement de tous les feuil-
lets on aurait un autre bouquet ; c'est une raison pour reconnaître dans
le phénomène social quelque chose de naturel.
Mais ce n'est pas tout ; si l'on essaye de voir l'anatomie de l'huma-
nité on reconnaît certains caractères qui indiquent un ordre spécial :
L'homme est un être caractérisé par des mains et un cerveau : c'est
un cérébro-manuel. Est-ce que nous ne pouvons pas reconnaître dans
l'humanité globale, ce caractère de cérébralité et de manualité ?
Les mains, c'est le machinisme ; les machines sont trouvées [165]
par l'individu ; l'outil est passé de l'individu au groupe. Alors apparaît
cette entité de machinisme dont les développements sont tellement
solidaires que morale et machine ne peuvent progresser l'une sans
l'autre.
Ce qui est vrai de la main est encore plus vrai du cerveau. Est-ce
qu'il ne se forme rien d'analogue à un cerveau entre tous les cerveaux
humains ? Lorsqu'on réfléchit aux moyens de communication, on en
aperçoit surtout le côté commercial ; mais le côté psychologique est
bien plus important et comporte des effets considérables.
Cet appareil cérébroïde, critiqué par Julian Huxley, a des diffé-
rences énormes avec un cerveau individuel en ce sens que celui-ci est
dominé par un moi pensant, mais il reste que nous aurions tort de con-
sidérer l'ensemble des cerveaux humains comme formant seulement
une somme. Il y a quelque chose de plus : ces cerveaux réunis entre
eux forment une sorte de voûte, chaque cerveau devenant capable de
percevoir avec les autres ce qui lui échapperait s'il était réduit à sa
seule capacité. Et la vision ainsi obtenue dépasse l'individu et ne peut
être épuisée par lui.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 143

Prenons par exemple l'idée d'atome : chacun des cerveaux des phy-
siciens à l'heure actuelle, n'épuise pas l'idée d'atome et pourtant cha-
cun en a une vision que seul il est capable de posséder.
Dans l'organisme général constitué par l'ensemble humain nous
rencontrons une réalité qui peut être considérée comme un prolonge-
ment de la loi de complexité. L'humanité entière peut être également
comparée à une ellipse dans laquelle un foyer d'organisation tech-
nique est conjugué avec un foyer de connaissance psychique. Et, par
le fait que l'humanité est admise comme une réalité avec ses deux
foyers, la conclusion vient d'elle-même : la technique générale n'est
pas seulement une somme d'entreprises commerciales, un alourdisse-
ment mécanique, elle est la somme des procédés combinés de manière
réfléchie en vue d'entretenir chez les hommes l'état [166] de cons-
cience qui correspond à notre état d'agrégation et de réunion.
La technique a un rôle biologique proprement dit : elle entre de
plein droit dans le naturel. De ce point de vue, conforme à celui de
Bergson, s'évanouit l'opposition entre artificiel et naturel, entre tech-
nique et vie, car tous les organismes sont les résultats d'inventions ;
s'il y a différence, elle est en faveur de l'artificiel.
En reconnaissant ce que la technique est à l'humanité, a-t-on dit
l'essentiel de sa valeur, ou est-on en présence du problème important :
celui de savoir si la technique entretient la conscience humaine ? Les
deux foyers sont-ils arrivés à leur limite ? Est-ce que l'homme pla-
fonne ? N'y aurait-il pas un avenir ? C'est là qu'intervient le phéno-
mène immense représentant le pouvoir d'arrangement presque illimité
que l'homme commence à acquérir, autour de lui, sur la matière.
Le début de la socialisation, malgré ses organisations élémentaires,
ses procédés très simples (collier des bêtes de trait, découverte de la
roue) a obtenu des résultats techniques, des améliorations de trans-
port, considérables. Mais, si nous passons à notre cas, nous constatons
la puissance énorme que l'homme a acquise sur les éléments : après
avoir obtenu de nouvelles substances organiques (résistances, capaci-
tés, oeil électronique, etc ... ) non content de plier l'étoffe de l'univers
il va remanier le tissu de cette étoffe ; c'est la merveille des physiciens
travaillant le noyau de la structure atomique. De même, les biologistes
nous font entrevoir la possibilité d'agir sur les chromosomes, de modi-
fier les puissances de l'organisme par les hormones. Et la psychana-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 144

lyse essaie de descendre dans les ressorts mêmes de ce qui nous appa-
raissait le plus intime.
Ce pouvoir veut dire que l'humanité a entre les mains la façon de
faire varier en complication le foyer dont dépend tout son avenir ;
mais alors l'autre foyer va jouer également pour se concentrer. Il y
aura bond dans la conscience humaine. Autour de nous, si l'on re-
garde, est-ce que l'énergie psychique n'est [167] pas en train de mon-
ter en quantité, en intensité et en qualité ? En quantité - et je pense au
phénomène du chômage qui inquiète tellement les économistes, mais
qui, pour un biologiste, est la chose la plus naturelle du monde : il an-
nonce le dégagement de l'énergie spirituelle ; deux bras libérés, c'est
un cerveau libéré Pour la pensée : je veux bien que sa maturité ne soit
pas encore suffisante, mais, du point de vue biologique, ce phéno-
mène montre que, étant donné l'augmentation de la technique, l'éner-
gie disponible va monter pour se diriger vers le foyer de conscience.
En quantité et en intensité, ai-je dit : est-il impossible qu'un jour on
arrive à construire certains appareils capables d'enregistrer des raies
émises par les cerveaux pensants et de totaliser l'énergie de ces cer-
veaux tendus dans une direction donnée ? La terre apparaitrait, au
point de vue psychique, de plus en plus chaude et incandescente. Si
l'on ne considère pas l'harmonie, mais l'intensité générale, jamais la
terre n'a passé par une phase pareille.
Cette énergie humaine, nous pouvons nous rendre compte aussi
qu'elle monte qualitativement ; je regarde ce phénomène de la généra-
lisation de la recherche parmi les hommes : il y a un siècle c'était une
fonction presque inconnue ; or, maintenant, un grand nombre
d'hommes sont gagnés par le démon de la découverte et il se forme
des voûtes partielles qui développent ensemble des visions com-
munes : c'est de l'énergie spirituelle vraiment qualifiée.
On en vient à cette idée très simple : à travers l'homme l'évolution
rebondit ; en ce moment, tout se passe comme dans ces appareils où,
une première fusée étant lancée, une seconde s'allume et prolonge le
mouvement. Quand on prend l'ensemble des phénomènes évolutifs la
nature agit de cette façon là. Elle est arrivée à faire l'homme, mais en
pourvoyant, par d'autres plates-formes, à l'utilisation d'autres énergies.
Et voici que le phénomène semble repartir vers une nouvelle montée
spirituelle.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 145

[168]
Si, grâce à la technique, l'évolution rebondit, elle se réfléchit en
même temps. « L'homme, c'est l'évolution devenue consciente d'elle-
même » a dit Huxley ; l'évolution a maintenant à faire elle-même son
choix ; tant que la liberté vraie n'existait pas, il semble que la vie ait
marché par une sorte de tâtonnement ; mais, à partir de l'homme de-
venu conscient, réfléchi, responsable des arrangements sur lesquels
est basée la suite du processus, il faut qu'il se trouve une direction : la
vie ne peut plus aller au hasard, la technique introduit obligatoirement
la nécessité d'une idéologie.
Deux idéologies se trouvent en présence : une idéologie matéria-
liste se définissant ainsi : l'organisation est tout ; c'est-à-dire seul le
foyer no 1 est vraiment intéressant et réel le foyer de conscience est
secondaire. Cette perspective, qui semble être au fond celle des mar-
xistes, me paraît absolument insuffisante pour résoudre le problème.
Elle ne décide pas de la direction à suivre : le maximum d'organisa-
tion n'est pas une direction, ce n'est pas forcément la marche vers l'op-
timum. Si l'on met tout dans l'organisation, l'individu sent qu'il com-
promet quelque chose d'essentiel. Le fait de placer tout le problème
humain dans l'organisation nous mène à une mort totale, inévitable,
car plus l'arrangement est compliqué, plus il devient instable, réver-
sible. L'homme individuel ne marche que dans une direction irréver-
sible, sinon il perd le goût d'agir qui est la suprême mesure de la tech-
nique.
L'idéologie spiritualiste, elle, déclare : 'des deux foyers, c'est le
spirituel le plus important et qui contrôle l'autre. De ce point de vue
tout change : nous avons un moyen d'apprécier les bons ou mauvais
arrangements. L'individu se trouve protégé au milieu de la technique
car son foyer de conscience est distingué ; la vie est sauvée car, s'il est
vrai que le foyer de complication est instable, l'autre, se centrant, ac-
quiert une irréversibilité.
Cette perspective spiritualiste, il faut la pousser jusqu'au bout.
C'est ici que le christianisme se présente avec une grande [169] va-
leur : il est, en effet, un spiritualisme qui offre un centre divin à la fois
émergé et immergé ; par son immersion, ce centre se trouve en con-
nexion avec l'énergie. Plus on réfléchit à cette harmonie profonde que
l'idée d'incarnation présente avec les rapports révélés par les autres
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 146

phénomènes, plus on en arrive à cette conviction que le christianisme


réalise toutes les conditions nécessaires pour devenir la religion du
progrès.
Dans ces conclusions se trouve vérifiée jusqu'au bout la relation
entre technique et conscience, la technique se présentant de telle façon
qu'elle nous fait accéder à des pouvoirs d'un ordre plus grand, - d'un
ordre spirituel, - et nous oblige à prendre position sur une religion. *

[170]

* Inédit, 16 janvier 1947, Écrit rédigé à la suite d'une conférence donnée, à


cette date, à Paris, à la salle d'horticulture, rue de Grenelle.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 147

[171]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

9
SUR LA NATURE DU
PHÉNOMÈNE SOCIAL HUMAIN
ET SUR SES RELATIONS CACHÉES
AVEC LA GRAVITÉ

Retour à la table des matières

[172]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 148

[173]

1. L'expression là plus générale que nous puissions donner à la


fonction Vie est de nous la représenter comme un mouvement d'en-
roulement de l'Étoffe cosmique sur elle-même, - mouvement entraî-
nant la Matière (suivant une loi exponentielle) vers des états de plus
en plus compliqués et centrés : le degré de complication et de centra-
tion (c'est-à-dire d'enroulement) se trouvant mesuré par l'augmenta-
tion de tension (« température ») psychique (conscience).

2. De ce point de vue, psychologie et sociologie tendent à prouver


que l'Homme est encore incomplètement centré sur soi, - aussi bien
élémentairement que collectivement ; - une surcentration corrélative
de l'individu et du Tout humain se laissant facilement prévoir, et
même déjà pressentir, dans la direction et sous l'effet d'un super-
enroulement de l'Humanité sur elle-même : unification collective (to-
talisation) accompagnée d'augmentation de tension psychique.

3. Ceci posé, si l'on recherche d'où vient la force agissant sur


l'Humanité pour la super-enrouler et la super-centrer sur elle-même,
on s'aperçoit qu'elle prend son origine, cette force, dans la compres-
sion exercée par la Planète sur une masse humaine parvenue au terme
de son expansion, et dorénavant toujours plus resserrée sur le globe
où elle a pris naissance. À cette pression (qui croît de façon exponen-
tielle) l'étoffe humaine cherche à échapper, elle réagit (comme un
[174] corps qui cristalliserait sous pression ... ) par une organisation
(et donc par une montée de tension psychique) géométriquement
croissante : ce qui correspond exactement aux lois de la Vie.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 149

4. Et si maintenant l'on observe que le resserrement (relatif) de la


Terre sur l'Humanité est, en dernière analyse, un effet de la compres-
sion « astéro-génétique » exercée par la Gravité sur la matière sidérale
diffuse 23, on est amené à conclure que l'Anthropogénèse (exactement
comme toute la Biogénèse, avant elle) est, en fin de compte, observée
« par en bas », un phénomène de Gravité : - ce qui n'empêche du reste
pas la Conscience dégagée par l'enroulement vital de développer gra-
duellement une force ascensionnelle et unitive propre (attrait vers
l'Unité) s'ajoutant et petit à petit se substituant, à la force originelle et
externe de « compression a tergo ».

Considéré dans son ensemble, le processus de vitalisation cos-


mique pourrait donc s'exprimer ainsi
Expansion → compression (gravifique) → organisation ou com-
plexification (biologique), → centration et émersion (psychiques). *

23 C'est la pression de Gravité qui engendre les astres.


* Inédit, 23 avril 1948.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 150

[175]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

10
LES CONDITIONS
PSYCHOLOGIQUES DE
L’UNIFICATION HUMAINE

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[176]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 151

[177]

Introduction et position du problème

S’il est un événement qui, insidieusement, irrésistiblement, envahit


et complique chaque jour un peu plus nos préoccupations indivi-
duelles, c'est bien celui de l'unification humaine . Autour de nous,
comme une marée, la socialisation économique, politique, psychique
du Monde ne cesse pas de pénétrer, jusqu'à les submerger, les plus
humbles existences.
Or que représente, que vient faire, au juste, cet étrange et inquié-
tant phénomène ?
Pendant longtemps on a pu croire (on a aimé à croire) que dans
l'agrégation croissante de l'Humanité sur elle-même rien d'autre ne se
passait qu'un ajustement superficiel, facilement équilibrable, des uni-
tés pensantes les unes par rapport aux autres.
Mais aujourd'hui, à la suite d'une meilleure triangulation du Temps
et de l’Espace, une autre idée est en train de se faire jour dans notre
esprit : à savoir que sous le voile du phénomène social, ce serait peut-
être bien une dérive fondamentale qui se trahit de l'Univers en direc-
tion d'états toujours plus organisés ; non plus simple motion spatiale
de la Terre (Galilée), mais prolongement, par-dessus nos tètes, d'un
enroulement de l'Univers sur lui-même, enroulement qui, après avoir
engendré individuellement chacun de nous, poursuit collectivement en
direction de l'avenir, sa marche vers la complexité et l'intériorisation.
[178]
Auquel cas, et concernant notre position historique et biologique
d'hommes du XXe siècle, trois remarques sont à faire :

a) Tout d'abord, le mouvement d'unification organico-sociale qui


nous entraîne, par le fait même qu'il exprime une dérive d'amplitude
cosmique, marque la direction la plus sûre dans laquelle nous puis-
sions nous engager, si nous voulons, non seulement survivre, mais
super-vivre. N'est-ce pas en effet en suivant le « fil » du Monde que
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 152

nous pouvons espérer atteindre le plus sûrement, la plénitude béati-


fiante dont l'attente est le ressort de la vie ?

b) Ensuite, dans la mesure où il nous sollicite et nous presse, ce


mouvement, encore, a quelque chose d'irrésistible : action combinée
des deux courbures planétaire et mentale ; compression produisant
(par l'intermédiaire d'un arrangement ou organisation technique) un
rapprochement et une articulation des consciences et des pensées. Im-
possible de se soustraire au moule, à la forme, qui nous étreint...

c) Et cependant (troisième remarque) à ce rapprochement forcé il


est possible théoriquement que, par jeu défectueux de liberté, nous
arrivions (pour notre perte) à échapper. Pour correspondre à la pres-
sion cosmique d'unification, l'Homme doit s'auto-arranger. Il doit
donc avoir le goût vital et profond de s'unifier. Pour préparer les meil-
leurs aliments du monde, il faut un four, - une certaine température.
Pareillement, toute la pression de l'Univers sur la substance humaine
ne parviendra pas à cohérer sa poussière à moins que ne croisse en
elle la ferveur de sa super-humanisation. - Et nous le voyons bien en
ce moment même où, - par un curieux effet d' « inertie à l'unifica-
tion » - la première réaction des individus et des peuples aux forces
brusquement croissantes de planétisation est de se rétracter sur soi et
de chercher désespérément à « maintenir entre eux les distances ».

En somme, la position bio-économique de l'Humanité, à l'heure


présente, se présente comme suit :
On agite beaucoup devant nous, et avec raison, le problème [179]
(le spectre !) des réserves énergétiques et alimentaires de la Terre.
Mais on n'oublie qu'une chose, sur laquelle je ne cesse depuis des an-
nées de crier : « Attention !... Sur des monceaux de blé, sur des mon-
tagnes d'uranium et de charbon, sur des océans de pétrole, l'Homme
cessera de s'unifier, il périra, s'il ne surveille et n'alimente pas d'abord
la source d'énergie psychique qui entretient en lui la passion unanimi-
sante d'agir et de savoir, - c'est-à-dire de grandir et d'évoluer ». -
L'Homme ne se prêtera (il ne se vouera, - car il ne faut rien moins que
de la « dévotion » pour l'œuvre cosmique en cours) aux puissances
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 153

d'unification qui le sollicitent que s'il y croit, - cette expression étant


prise avec toute la force et l'indétermination (initiale) que lui donne la
langue populaire.
Cherchons donc à déterminer :

1º ce que doit être le Monde autour de nous,


2º et ce que doit être notre âme au cœur de nous,
pour que l'un et l'autre - comme deux fiancés, si l'on peut dire - se
conviennent et s'harmonisent dans le flux d'un mutuel et toujours
grandissant attrait.

Autrement dit, recherchons les conditions d'abord objectives, et


puis subjectives, nécessaires à l'entretien et au développement dans
l'Humanité de la ferveur indispensable pour l'achèvement de sa crois-
sance biologique.

I. Conditions objectives

J'en vois deux principales, auxquelles je me limiterai.


Pour que l'Homme ait le goût de s'unifier, - pour qu'il croie pas-
sionnément à la valeur et à l'intérêt du phénomène social dans lequel
il se trouve pris, - il est absolument nécessaire, me semble-t-il, que
l'Univers en mouvement (en Cosmogénèse) se présente à lui, à la fois,
comme ouvert, et comme centré en avant. - Je m'explique.
[180]

a) Comme ouvert, d'abord. Qu'est-ce que cela signifie ?


Imaginons des mineurs, pris dans un éboulement, et cherchant à
regagner la surface par une galerie de secours. Il est évident que ces
hommes ne poursuivront leur route vers le haut que s'ils ont quelque
raison de croire, à quelque signe (lueur, courant d'air venant d'en
haut), que la route n'est pas fermée devant eux. Pareillement (on n'y
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 154

songe pas assez) l'Homme n'aurait aucun courage, aucune raison de


s'évertuer à faire avancer par unification l'Humanité sur elle-même, si
ce bel effort ne devait aboutir un jour qu'à venir le faire buter (avec
plus de force et d'élan) contre un mur infranchissable. Astronomi-
quement et biologiquement, on pourrait croire, au premier abord, que
nous sommes irrémédiablement prisonniers et dépendants de l'évolu-
tion physico-chimique (nécessairement bornée) de la Terre. Une telle
dépendance et limitation seraient contradictoires avec un élan évolutif
réfléchi qui exige d'être irréversible. Sous peine de s'arrêter sur soi en
devenant capable de prévoir l'Avenir, la Vie ne doit sentir aucune bar-
rière, aucun plafond au-dessus d'elle. Mais d'une façon ou de l'autre,
elle doit pouvoir conjecturer l'existence en avant d'une issue, par où
elle puisse, à maturité, échapper à une Mort totale, - et ceci non pas
d'une manière quelconque, « en naufragée », mais en emportant avec
soi la plénitude essentielle de ses enrichissements et de ses con-
quêtes ; - ce qui incidemment suppose (et c'est là ma seconde condi-
tion « de nature ») un Univers non seulement ouvert, mais encore se
présentant :

b) Comme centré (ou ce qui revient au même, comme personnali-


sant) en direction de l'Avenir.
Et ceci aussi, bien que trop souvent oublié, me parait évident. Si en
effet une molécule cristalline pouvait sentir et parler, elle refuserait,
n'est-il pas vrai, d'entrer dans un réseau qui ne correspond pas à son
système : pareille incorporation la « tuerait ». Pareillement, la parti-
cule humaine, hautement centrée sur soi psychiquement, ne saurait
tolérer d'agrégation, [181] d'unification avec toutes les autres, que si
cette opération respecte et accroit son incommunicable pouvoir de
penser et de sentir (infinitésimalement) toutes choses, c'est-à-dire de
centrer infinitésimalement l'Univers autour d'elle. Si comprimée soit-
elle sur soi par le serrage planétaire, l'Homme se cabrerait (il se cabre-
ra fatalement) devant les progrès de la socialisation tant que celle-ci
ne se présentera pas à lui comme une force, je ne dis pas d'individua-
lisation plus ou moins anarchique, niais de personnalisation, - c'est-à-
dire comme une force menant, non pas à une collectivité insensible et
aveugle, mais à un groupement réfléchi et unanimisé sur soi : à un
système convergent, autrement dit, et finalement centré.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 155

Sous ces deux conditions structurelles de l'Univers, je le répète,


d'être à la fois ouvert et centré, l'unification humaine prend, devant
notre conscience, forme acceptable, possible. À une transformation de
cet ordre l'individu humain n'a plus aucune raison de se refuser. Mais
que lui reste-t-il à faire, ou que lui manque-t-il, pour en sentir positi-
vement, puissamment, l'attrait ? Comment transformer en mariage
d'amour ce mariage de raison ?
C'est ici qu'apparait le deuxième côté, le côté spécifiquement psy-
chologique (ou même psychanalytique) du problème.

II. Conditions subjectives

Pour apprécier une couleur, un parfum, il est nécessaire d'avoir


bons yeux et bon odorat. Semblablement, pour éprouver à fond « le
goût » de la super-humanisation à laquelle la nature des choses nous
invite et nous presse, il faut, j'en suis persuadé, que s'affirment, que
grandissent et que s'affinent en nous un certain nombre le
« sens »auxquels nous n'avons pas prêté jusqu'ici assez d'attention.
[182]
Pour plus de clarté, prenons encore ici une comparaison. En tout
être humain, au sortir de l'enfance, s'éveille ce que nous appelons « le
sens sexuel ». D'abord vague, mal compris par celui qui le subit, l'at-
trait prend peu à peu forme et consistance, jusqu'à devenir une des
branches maitresses de la psychologie de l'homme fait.
Eh bien, à certains indices, ne semble-t-il pas que, prise dans son
ensemble, l'Humanité - tout comme les individus humains - puisse,
doive, et soit en train de subir certaines « crises de puberté » ?
Je parlais de « monde ouvert ». Est-ce que, en présence de ses
pouvoirs et ses devoirs accrus (ceci contribuant à ramener, des indivi-
dus sur l'Espèce, le centre de gravité de nos plus essentielles préoccu-
pations), l'Homme ne sent pas, en ce moment, grandir son intérêt pour
la permanence de ses œuvres, c'est-à-dire monter en lui une exigence
accrue de l'irréversible ?
Je parlais aussi de « monde centré ». L'Homme a toujours été spo-
radiquement sollicité et grisé par le sentiment d'union au Tout auquel
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 156

il participe. Mais, en ces derniers temps, sous l'influence des immensi-


tés et de l'organicité mieux comprises de l'Univers autour de nous, ce
sens élémentaire du Tout ne tend-il pas à se généraliser dans les cons-
ciences, - avec cette particularité essentielle que la Totalité pressentie
et désirée ne se manifeste plus tant comme un Océan amorphe où
nous dissoudre que comme un Foyer puissant où nous rejoindre, nous
achever et nous concentrer ?
Sens clarifié de l'Irréversible, sens corrigé du Cosmique et de
l’Universel : est-ce que par hasard ces facultés ou antennes nouvelles,
jusqu'ici plus ou moins dormantes, ne seraient pas envoie de se déve-
lopper subrepticement en nous, - juste au moment où, suivant le
rythme de la Cosmogénèse, nous touchons à la saison, à la phase où,
pour aller plus loin, la Vie doit faire jaillir de soi une pulsation (une
provision) nouvelle d'intérêt passionné et réfléchi pour la marche en
avant ?...
[183]
Et c'est ici que m'adressant aux professionnels de la psychanalyse,
je leur dirai ceci :
« Jusqu'à présent, et pour d'excellentes raisons, votre science s'est
surtout préoccupée de faire apercevoir par l'individu, au fond de lui-
même, certaines impressions oubliées, certaines complications se-
crètes, avec l'idée (vérifiée par l'expérience) que ces refoulements, ces
complexes, une fois démasqués et acceptés, s'évanouiront à la lu-
mière.
Ceci est bien. Mais, ce travail de déblaiement et de liquidation une
fois accompli, est-ce qu'une autre œuvre de clarification - plus cons-
tructive, et donc plus importante - ne reste pas à faire ? Je veux dire,
aider le sujet à déchiffrer, dans les zones encore mal explorées et ex-
plicitées de lui-même, les grandes aspirations (sens de l'Irréversible,
sens cosmique, sens de la Terre, sens humain ... ) dont je parlais tout à
l'heure. Opération inverse de la précédente. Psychanalyser, non pas
pour dégager, mais pour engager. Faire lire l'homme en soi, non plus
pour dissiper des fantômes, mais pour donner consistance, direction et
satisfaction à certains grands besoins ou appels essentiels qui étouf-
fent en nous (et dont nous étouffons) faute d'être traduits et com-
pris ?... Oeuvre compliquée et délicate de découverte, en vérité,
puisque sur ce domaine professeur et élève, directeur et dirigé, avan-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 157

cent également à tâtons ; mais travail éminemment fécond, puisqu'il


s'applique à discerner, non plus des liens ou des tares, mais les res-
sorts les plus secrets et les plus généraux du dynamisme psychique
qui nous anime ».
En somme, jusqu'ici, la psychanalyse a surtout été médicalement
intéressée à traiter des forces et des cas individuels. Au maximum,
elle s'est occupée, par rapport à des groupes limités (famille surtout), à
ouvrir et à centrer le sujet sur soi, de façon à le rendre socialisable au
premier degré. Si les remarques présentées dans cette conférence sont
justes, le moment ne serait-il pas venu où, par l'étude en chaque
homme de ses aspirations trans-individuelles, elle doit s'engager (du
point de vue non plus du guérisseur, mais de l'ingénieur) dans l'élabo-
ration [184] d'une Énergétique (d'une Psych-énergétique) humaine, à
l'échelle et à l'usage d'un groupe zoologique en cours de totalisation
planétaire ?

Revenons aux deux cas, ci-dessus mentionnés, du sens de l'Irréver-


sible et du sens cosmique. Même à ne considérer que les hommes les
plus directement consacrés à la pensée et à la recherche, combien peu
y en a-t-il encore parmi nous qui aient explicitement pris conscience,
soit des exigences radicales de leur action à ne s'engager que sur une
oeuvre immortelle, - soit du besoin vital enraciné dans leur esprit de
trouver et de porter toujours plus d'unité, non seulement dans la repré-
sentation intellectuelle d'un domaine particulier des choses, mais dans
la structure ontologique de l'Univers tout entier ?... et quelle tâche
plus urgente, dès lors, que celle de faire apparaître critiquement et de
nourrir systématiquement au cœur de tout homme ces deux flammes
essentielles ?
Ce n'est pas sans stupeur et anxiété que nous assistons au clivage
mystérieux qui, en ce moment même, d'Est en Ouest, tend à couper le
monde en deux blocs antagonistes. Eh bien, de ce schisme (le plus
grand qu'ait jamais connu l'Histoire) la véritable raison, bien plus pro-
fonde que tout conflit de puissance, n'est-elle pas à chercher dans les
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 158

balbutiements contradictoires d'une foi humaine naissante, incapable


encore de choisir, pour s'exprimer, entre des paroles et des gestes de
totalisation ou de liberté ? et, si ce diagnostic est vrai, qu'attend la
Terre angoissée, divisée sur soi, sinon le prophète qui lui interprétera
le mystère de ce qu'elle veut et attend, confusément ?
Je le disais et je le répète : l'avenir du monde, tel que celui-ci nous
apparaît, est lié à quelque unification sociale humaine, - dépendante
elle-même, en fin de compte, du plein jeu dans nos cœurs de certains
attraits vers le plus-être, - attraits sans lesquels toute science, toute
technique, défaillent sur elles [185] mêmes. De plus en plus le
Monde, notre monde terrestre, prend irrésistiblement sous nos yeux la
forme d'un moteur gigantesque et gigantesquement compliqué, prêt
pour toute opération et toute conquête, mais qui ne fonctionnera qu'à
une condition : c'est que, pour mettre ses rouages en marche, nous
trouvions et nous brûlions exactement l'espèce, la qualité d'essence
qui lui convient. Autrement dit, si la Terre humaine hésite encore au-
jourd'hui dans son mouvement - s'il y a pour elle un risque de s'arrêter
demain - c'est simplement par défaut d'une Vision suffisante, d'une
Vision proportionnée à l'énormité et à la variété de l'effort à donner.

Dans ces conditions, et sans négliger la technique matérielle, bien


entendu - mais par un effort conjugué avec les progrès de celle-ci -
c'est vers l'entretien et le développement de ses énergies psychiques
(animatrices indispensables de l'Énergie physique dans un Univers
devenu pensant), c'est vers l'exploration et l'exploitation de sa véri-
table et toute noble « libido » cosmique, que l'Humanité doit désor-
mais consacrer une part grandissante, la meilleure part, de son atten-
tion.

Et c'est pour cela que, en terminant, c'est à la recherche, à la prépa-


ration, au raffinement d'une Foi véritablement motrice du Monde que
je vous convie. Ceci sans oublier de vous rappeler que nulle part les
éléments, le germe, ou même la réalité initiale d'une telle Foi n'appa-
raissent mieux définis (en dehors de toute considération dogmatique,
et au simple regard de la psychologie) que dans un Christianisme bien
compris : le Christianisme, je dis bien, qui, plus vigoureusement et
réalistiquement qu'aucun autre courant psychique en vue, ne cesse pas
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 159

de s'obstiner - pratiquement seul au monde - à entretenir et à perfec-


tionner en lui la vision brûlante d'un Univers, non pas impersonnel et
clos, mais ouvert, au-delà de l'avenir, sur un Centre divin. *

[186]

* Paris, 6 janvier 1949. Psyché, décembre 1948 (paru en février 1949).


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 160

[187]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

11
UN PHÉNOMÈNE
DE CONTRE-ÉVOLUTION
EN BIOLOGIE HUMAINE OU
LA PEUR DE L'EXISTENCE

Retour à la table des matières

[188]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 161

[189]

Par cette expression « peur existentielle », je n'entends pas la


simple crainte accidentellement éprouvée par tel ou tel individu hu-
main particulièrement timide, en face de risques matériels ou sociaux
qui s'annoncent pour lui dans l'existence. Mais, prenant ces mots à un
sens beaucoup plus général et beaucoup plus profond, je les emploie
ici pour désigner l'angoisse, non pas tant « métaphysique », comme on
dit, que « cosmique » et biologique, susceptible de saisir tout homme
assez sage - ou assez imprudent... - pour essayer de fixer et de mesu-
rer les abimes du Monde autour de lui.
On ne saurait assez revenir et insister sur ce point. Au sein d'un
Univers en état de genèse, ce n'est pas seulement un changement ré-
volutionnaire dans le mécanisme évolutif lui-même (apparition de la
Prévision et de l'Invention) ; - mais c'est encore une double et dange-
reuse crise morale, qu'amorce le phénomène mental de la Réflexion.
Crise d'émancipation, d'abord et sans doute, tenant à la naissance de la
liberté. Mais crise de panique aussi, liée au choc psychologique d'un
brusque éveil dans la nuit.
Eh bien, c'est précisément et uniquement de cette dernière forme
(forme anxieuse) prise dans la conscience humaine par ce qu'on pour-
rait appeler « le Mal ou, du moins, la Peine, d'Évolution » que je vais
m'occuper ici, ramenant mon étude aux deux chefs suivants :
[190]

1. Loin de décroître avec le temps, la peur existentielle (telle que


définie ci-dessus) s'élève présentement dans le monde, - et ceci
pour des raisons bien définissables - vers un paroxysme certain.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 162

2. Pour remédier à cette situation, évolutivement incohérente et


socialement critique, la seule voie ouverte à l'esprit scientifique
est de rendre l'Univers psychologiquement « rassurant », en lui
reconnaissant (condition objective de survie pour l'Espèce !)
une structure ontologiquement convergente vers l'avant.

Développons l'un et l'autre de ces points successivement.

I. La montée de la peur

En vertu de sa définition même, l'angoisse cosmique dont est sai-


sie, en face du Monde, la Conscience devenue « consciente d'elle-
même », a quelque chose de primordial : par nature, elle naît avec
l'Homme lui-même. Mais ceci ne veut pas dire qu'elle atteigne immé-
diatement ses plus hauts états. Si tranchée, si « critique » en effet de-
vions-nous la supposer dans son apparition, la réflexion (et donc, faut-
il ajouter, les phénomènes d'anxiété qui l'accompagnent) ne se déve-
loppent que lentement, aussi bien dans le groupe que dans l'individu
pensant. Et ainsi s'explique la graduelle intensification de la « peur
existentielle » à une époque comme la nôtre où, par un contraste aussi
dramatique que psychologiquement inévitable, l'homme-individu - je
vais le montrer - n'a jamais eu l'impression plus vive et plus raisonnée
de perdre pied dans le Monde, qu'au moment précis ou il pensait
avoir, au fond de soi, définitivement émergé.
Concernant ce dernier point, je supposerai que tout le monde est
d'accord sur la marche générale de l'Histoire. [191] Alors que, chez
les populations socialement infra-développées, les ethnologues notent
la persistance d'une sorte de co-conscience primitive, - chez les
peuples les plus civilisés, par contre, il est facile de noter une marche
persistante à l'individuation : autonomie croissante (parfois même
anarchique) des citoyens, marquée, jusqu'à hier encore, par la montée
des « démocraties ». Jamais autant qu'au dix-neuvième siècle, en Oc-
cident, l'Homme, après quelque cent mille ans d'existence et de tâton-
nements, n'avait pris conscience plus aiguë et plus fière de la valeur et
des droits de chaque élément humain. Or, je le répète, c'est à l'instant
précis où il pensait s'être enfin trouvé (et c'est du reste à la même lu-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 163

mière qui le révélait à lui-même) que, dans le Monde, il a commencé,


pour de bon, à se sentir seul et égaré.
Essayons d'analyser ce sentiment d'effroi, tel que le déclenche en
nous la confrontation de notre petit moi élémentaire, jamais perçu si
précieux, soit avec l'Univers matériel, soit avec l'Univers humain, -
jamais perçus, l'un et l'autre, si grands et si menaçants.

a. La Peur devant la Matière.

C'est, comme de juste, par ses dimensions vertigineuses que l'Uni-


vers, dans un premier choc, tend à nous atterrer le plus. Jadis, du
temps où la Terre passait encore pour fixe au centre d'un petit nombre
de sphères tournant bien sagement, et bien stablement autour d'elle,
les cieux étoilés pouvaient encore être regardés avec une sereine ad-
miration. Mais depuis que tout ce beau système s'est, pour nos yeux,
décentré, distendu et lancé explosivement dans l'espace ; - depuis que
nous comptons par milliers d'années-lumière et par galaxies ; - et de-
puis aussi que, à l'autre bout des grandeurs astronomiques, l'Immense
a reparu, pour notre regard mieux armé, dans l'incompréhensible
grouillement de l'Infime ; - depuis tout ce dessillement de notre vi-
sion, le sentiment [192] et l'inquiétude ne font que monter en nous de
notre insignifiance absolue. Les deux abîmes de Pascal, plus distinc-
tement sondés, et compliqués de deux autres abîmes que ne pouvait
encore, au dix-septième siècle, distinguer le grand voyant : abîme du
Nombre, - marée effarante, autour de nous, des corps et des corpus-
cules ; et abîme du Temps, - axe sans fin autour duquel s'opèrent les
enroulements et les déroulements de l'Espace... Que reste-t-il de nous-
mêmes, - ou, pour mieux dire, comment ne pas nous trouver simple-
ment anéantis, annulés, - au sein de ces énormités et de cette multi-
tude ? - Incontestablement, chacun de nous l'a éprouvé, c'est par
l'ombre toujours grandissante de son Immensité que le Cosmos jette
un premier trouble dans l'âme moderne. Mais bientôt, à cette cause
initiale d'inconfort spirituel, s'en ajoute une autre, plus subtile et plus
dangereuse encore, tenant, celle-là, à ce qu'on pourrait appeler son
« étanchéité » à notre expérience.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 164

Étanchéité, je dis bien. Que le Monde soit si grand et si « nom-


breux » que, en lui, nous puissions avoir la douloureuse sensation de
nous évaporer, ceci est déjà grave. Mais, ce qui serait bien pire, c'est
que, dans cet océan, nous puissions nous penser, non pas seulement
perdus une première fois parce que nous ne comptons pas, - mais per-
dus encore, une deuxième fois, parce que nous nous y trouvons her-
métiquement fermés. Or n'est-ce pas là précisément ce qui est en train
de se passer ? - Jusqu'aux approches de l'ère moderne, on peut dire
que l'Homme avait encore l'illusion de vivre « à ciel ouvert », dans un
Univers perméable et transparent. Pas de limite bien franche, en ce
temps-là, mais toutes sortes d'échanges possibles entre l'ici-bas et l'au-
delà, entre le Ciel et la Terre, entre le relatif et l'absolu. Ne pouvait-on
pas s'attendre à rencontrer un génie ou un dieu sur les hauts sommets,
dans les entrailles ou aux antipodes de la Terre ?... Et puis, avec la
montée de la Science, nous avons vu peu à peu s'étendre sur toutes
choses une sorte de [193] membrane imperméable à notre connais-
sance. Impossibilité radicale, dimensionnelle, pour notre expérience,
de sortir du Temps et de l'Espace. Impossibilité historique (que ce soit
en Biologie ou en Physique) de trouver, dans aucun sens, le bout
d'une fibre réelle, - à moins peut-être de remonter jusqu'à un zéro na-
turel où l'Univers s'évanouit tout entier et d'un seul coup, sans laisser
de traces. Et impossibilité psychique, pour notre esprit (impossibilité
rendue chaque jour plus vraisemblable par des échecs répétés), d'en-
trer phénoménalement en contact direct avec quoi ou qui que ce soit
de trans- ou de super-humain. — En vérité, il faut bien nous rendre à
l'évidence. De même que les physiciens, après bien des essais infruc-
tueux, ont fini par renoncer à tout espoir de saisir un mouvement ab-
solu des corps dans l'espace, - de même, en un domaine plus général
et plus poignant, nous devons en prendre notre parti. Comme d'un
voile sans jours et sans coutures, nous sommes vraiment enveloppés
en tous sens, et nous ne saurions en aucun point, par percée directe,
émerger expérimentalement du Phénomène 24. De la sorte, si géant
soit-il, l'Univers nous emprisonne ; et de telle façon que de sa cour-

24 Dans la mesure où ils sont authentiques, les cas de contact mystique avec le
Divin ne s'opèrent point par la surface sensorielle, mais par le fond (et sui-
vant ce que nous appellerons ci-dessous l'axe de convergence) des cons-
ciences individuelles.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 165

bure, aussi bien géométrique que psychique, il semble que nous ne


devions jamais sortir vivants.
Et ce qui achève d'aggraver cette impression de confinement et
d'étouffement, c'est que par surcroît, et comme une troisième façon de
nous perdre, il fait mine, à chaque instant, de nous envahir pour nous
désagréger, par le dedans.
Immensité, étanchéité - et, pour finir, hostilité…
La remarque en a été faite (Freud) depuis longtemps. À partir de la
révolution copernicienne, l'Homme n'a pas [194] cessé de se sentir,
avec les siècles, de plus en plus « décentré » : décentré d'abord dans
l'Univers, par l'Astronomie ; décentré ensuite dans le monde vivant,
par la Biologie ; et maintenant décentré, au fin fond de lui-même, par
la Psychologie. J'indiquerai plus loin par quel renversement de pers-
pective cette impression d'évanouissement doit être non seulement
corrigée, mais positivement retournée. Reste que la plus angoissante
expérience de l'Homme moderne, quand il a le courage ou le temps de
regarder autour de lui le Monde de ses découvertes, est de s'aperce-
voir que celui-ci, par les innombrables tentacules de ses détermi-
nismes et de ses hérédités, s'insinue au cœur même de ce que chacun
d'entre nous avait pris l'habitude d'appeler familièrement son âme.
Nous pensions nous appartenir entièrement, ou du moins être entiè-
rement consolidés, à ce sommet de nous-mêmes. Et voici que l'Ana-
lyse, après avoir impitoyablement disséqué la substance de nos corps,
commence à faire apparaitre un tissu compliqué et fragile dans ce qui
était réputé notre substance la plus spirituelle. Par notre intelligence,
par notre volonté, nous nous pensions très simples et très maitres de
nous-mêmes. Et, au lieu de cela, ce sont toutes sortes de fibres, nous
le découvrons avec horreur, qui, jusque dans ces hauteurs sacrées,
nous composent de leur nœud monstrueux, - fibres venant de partout
et de très loin, fibres ayant chacune son histoire et sa vie propres, -
fibres toujours prêtes à échapper à notre contrôle et à se délier.
Ainsi, non content d'être impénétrable et sans bords dans ses
nappes externes, l'Autre (le Non-humain, l'Inhumain), sourd encore,
par tous les pores, comme pour nous déplacer et nous expulser, au
plus intime de nous-mêmes.
Ce que, voyant, notre geste instinctif est, détournant les yeux de
cette Matière sans visage, de nous rejeter vers « les autres » et de nous
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 166

abriter dans l'Humain, bien au chaud parmi les Hommes : mais uni-
quement pour constater avec détresse que là-même, - chez nous, pou-
vions-nous croire, - les [195] mêmes fantômes exactement nous atten-
daient et se dressent qui, dans le grand Monde extérieur, semblent
prêts à nous dévorer.

b. La Peur devant l'Humain.

Tout comme la contemplation du firmament, il est à croire que le


spectacle de la Terre habitée avait, au regard de nos pères, quelque
chose d'inoffensif, ou même de pacifiant. Quelques millénaires d'His-
toire, - quelques millions d'êtres vivants : pas de quoi se sentir dépay-
sés ! - Or, à la lumière implacablement montante de la Réflexion, voi-
ci qu'une altération profonde est en train de « défigurer » pour nous la
physionomie du Monde social, même abordé par sa face la plus civili-
sée. Entre Hommes du moins, pensions-nous, il nous serait possible
de rester dans la mesure, même au sein d'un Univers démesuré. À
nous, dans ce refuge construit par nos soins, la clarté et l'individuali-
té !... Or au lieu de cela, voici que - certains aspects monstrueux se
glissant insensiblement sous les traits qui nous semblaient le plus fa-
miliers - la masse humaine à son tour commence à prendre un aspect
inquiétant, étrange. À son tour, elle se déforme sous nos yeux. Et en
elle, finalement, reparaissent les trois marques cosmiques, si ef-
frayantes pour notre esprit, d'Immensité, d'Opacité et d'agressive Im-
personnalité.
- Immensité, d'abord. Rarement avons-nous l'occasion de nous
trouver en face d'une très grande foule, ou de nous y sentir noyés.
Mais ce que nos sens ne saisissent encore qu'exceptionnellement, ou
avec peine, l'inexorable statistique nous le révèle progressivement.
Bientôt, nous dit-elle, le cubage du fleuve humain sera de trois mil-
liards d'individus vivant côte à côte sur la planète ; et quant au débit
total, au cours du seul dix-neuvième siècle, c'est à cent milliards qu'on
peut estimer le nombre des hommes écoulés durant cette période à la
surface de la Terre. Ceci posé, livrons-nous au petit jeu [196] d'extra-
poler vaguement ces chiffres non pas seulement en direction du Passé
(où ils décroîtraient relativement vite, malgré la profondeur du
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 167

Temps), mais en direction de l'avenir (où il est à prévoir 25 que, pen-


dant des centaines de millénaires, l'humanité fonctionnera « à plein »).
Après quoi, mettons-nous en face des millions de milliards ainsi obte-
nus, et essayons de comprendre. N'est-il pas vrai qu'en présence de
pareils nombres, comparables seulement à ceux rencontrés jusqu'ici
par la Physique dans l'étude des astres et des atomes, nous nous sen-
tons défaillir au tréfonds de notre valeur individuelle et de notre réali-
té ?
- Opacité, ensuite. Le monde sensible, disais-je ci-dessus, nous
consterne par l'imperméable membrane que le Phénomène étend entre
nous et tout ce qui est au-dessus de l'esprit humain. Mais à l'intérieur
même de la bulle pensante où, hommes actuellement vivants, nous
avons l'impression d'être irrémédiablement emprisonnés, la même
étanchéité ne se retrouve-t-elle pas (à un degré moins fort, mais sous
une forme irritante encore) dans l'extériorité, pour ne pas dire la ré-
pulsion qui nous séparent impitoyablement les uns des autres ? La
monade, disait déjà Leibniz. L’être clos, reprennent nos modernes
existentialistes. - Depuis toujours, sans doute, l'Homme a plus ou
moins confusément souffert - mais jamais, à coup sûr, il n'a développé
une conscience aussi vive et généralisée, de son isolement intérieur,
qu'en ces âges, qu'en nos âges, d'extrême individualisation et d'intros-
pection extrême. Ëtre fermés cosmiquement, tous ensemble, dans
l'Univers ; être fermés, atomiquement, chacun pour soi, en soi-même :
tel serait donc le drame de la condition humaine ?
- Impersonnalité, enfin. Et par là je ne veux pas dire, chez [197]
l'Humanité devenue trop grande pour ses éléments, un simple durcis-
sement anonyme de l'expression et des manières ; - mais j'entends,
émanant d'elle, une force virulente d'intrusion dépersonnalisante. Non
pas seulement l'abîme où on a l'impression de disparaître ; mais l'or-
ganisme géant et corrosif par quoi on se sent aspiré, absorbé, et
comme « digéré » tout vif. L'Univers en voie de totalisation. L'Uni-
vers mécanisant et concentrationnaire. L'Univers dont toutes les in-
fluences humaines, agissant ensemble, paraissent se muer en une
seule grande puissance de déshumanisation.

25 Quant aux possibilités de l'espèce. - En regard de l'accélération constatable


dans la montée psychique et énergétique de l'Humanité, l'auteur admettait
que celle-ci pût atteindre rapidement un point critique. Cf. p. 342. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 168

En vérité, comme je le disais en commençant, ne semble-t-il pas


que l'individu pensant, à peine émergé psychiquement de l'instinct
animal et de la co-conscience primitive, voit s'ouvrir en face de lui,
sans pouvoir échapper au mouvement cosmique qui l'emporte, un
autre tunnel, bien plus obscur et bien plus définitif que le premier ?
N'être parvenu au plein jour que pour se sentir implacablement repris
par la nuit : n'est-ce pas là toucher le fond de l'angoisse existentielle
moderne ? - Mais d'autre part, avoir réussi à localiser, à formuler cette
crainte, à la fois physique, métaphysique et morale (« morale », je dis
bien, en tant qu'imprégnée d'un inexplicable sentiment de culpabili-
té...), n'est-ce pas aussi et surtout, tenir une indication, un signe, que
pareille anxiété porte en soi quelque chose, de faux et d'illégitime ; si
bien que, par un biais quelconque, il doit être possible de l'exorciser ?

II. Le retournement de la peur :


ou, la confiance existentielle

À part quelques forcenés de l'anti-intellectualisme, que leur ou-


trance même élimine, personne ne doute sérieusement que le Monde,
pour être, doit être pensable : d'où il suit [198] que sa seule existence
est une garantie positive pour notre raison qu'il possède effectivement
toute propriété sans laquelle il ne pourrait pas être pleinement pensé.
Tel est le fondement de toute juste Métaphysique. - Or, d'une manière
générale, et avec juste autant de rigueur (sinon de précision), la même
dialectique ne peut-elle pas être reprise, et cette fois au profit de la
Physique, rien qu'en remplaçant le mot pensable par le mot vivable ?
Autrement dit, du fait qu'une chose existe, et se maintient, et croît in
natura rerum, n'avons-nous pas le droit de conclure légitimement que
cette chose trouve, en soi et autour de soi, tout ce sans quoi, à un titre
quelconque (air, nourriture, lumière ... ), elle ne saurait absolument
pas subsister ? Cohérence biologique : complément ou extension de la
cohérence logique...
Plus on pense à cette économie générale de l'Être et de la Vie, plus
on se convainc que si, dans le cas de l'élément humain nouvellement
parvenu à l'extrême de ses exigences individuelles, nous arrivons à
reconnaître qu'il y a un moyen, et un seul, de rendre le Cosmos respi-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 169

rable, nous pourrions être sûrs que ce moyen existe, - c'est-à-dire qu'il
correspond à une structure objective et réelle du Monde qui nous con-
tient.
Et voilà précisément ce que je voudrais montrer en décrivant briè-
vement (antidote spécifique de la peur existentielle !) les propriétés
calmantes, libératrices, d'un Univers convergent.
Au cours des analyses qui précèdent, nous n'avons fait aucune
supposition particulière concernant la forme du Multiple (animé ou
inanimé) au sein duquel se découvre plongée, en ouvrant les yeux, la
conscience humaine. Une énorme pluralité désordonnée, ou, tout au
plus, mécaniquement et statistiquement arrangée : voilà tout ce que
nous avons considéré (et, en fait, voilà tout ce qui apparaît d'abord)
dans la danse aveugle des éléments du Monde autour de nous. Or ne
serait-ce point, par hasard, à cette absence même de toute orientation
supposée à l'agitation cosmique [199] que tiendraient justement en
face du Temps, de l'Espace et du Nombre, notre vertige et notre ef-
froi ?
Faisons, en effet, une hypothèse plausible. Et, conformément à une
foule d'indices, tous également favorables, imaginons que l'Univers ne
soit pas organiquement stationnaire sur lui-même au cours de son ex-
pansion spatiale, - mais que, en vertu d'une ségrégation affectant la
totalité de sa substance, il dérive par le dedans vers des états de plus
en plus synthétiquement compliqués, - la complication organisée de
son étoffe entraînant, comme effet spécifique, un accroissement en lui
d'intériorité psychique. En d'autres termes, et pour toutes sortes de rai-
sons confluentes, que je ne saurais énumérer ici, posons en principe
que l'Univers, loin de diverger explosivement au hasard, et parce que
« lesté » intérieurement de complexité-conscience, tombe et se ra-
masse progressivement, par une sorte d'essence de lui-même, sur un
Foyer ultime d'unification et de réflexion. Alors, si je ne me trompe,
que ce soit dans le domaine de la Matière ou dans le domaine humain,
ce sont les spectres, objets de notre épouvante, qui se dissipent l'un
après l'autre sous ce jet de lumière ; et c'est la peur qui s'en va.
Voyons plutôt.
L'Univers, disais-je, nous opprime d'abord (à un premier degré) de
son aveugle immensité, parce que, comme dans une forêt ou comme
dans une grande ville, nous avons l'impression de n'y compter pour
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 170

rien, et d'y traîner, égarés. Mais la forêt, mais la grande ville, - mais la
Nature elle-même, en revanche, ne perdent-elles pas leur horreur, ne
deviennent-elles pas aimables, dès l'instant où, reconnaissant autour
de nous un système rayonnant de sentiers, ou de rues, ou de lignes
évolutives, nous acquérons la certitude que, si épaisse soit la brousse,
si inhospitalier le quartier, si noire la Vie que nous traversons, la cha-
leur, l'amitié, un gîte nous attendent au centre de l'étoile - et que nous
ne pouvons plus les manquer.
L'Univers, encore, nous angoisse (et à un deuxième degré) [200]
par son imperméabilité et son opacité. Sous ses voûtes impénétrables,
comme parmi ses foules sans écho, nous nous sentons aussi isolés,
aussi perdus, que le mineur dans une galerie étroite, bouchée peut-
être, avec toute la roche pesant sur lui... - Mais le mineur, tout juste-
ment, s'il aperçoit, tout en haut, un rai de lumière au-dessus de sa tête,
s'il perçoit un souffle d'air frais tombant sur lui d'en avant ; nous-
mêmes, veux-je dire, les humains au travail, si, parce que le Monde
converge, nous retrouvons l'espoir, la certitude qu'un jour la double
percée attendue se fera simultanément dans le « rideau de fer » (per-
cée dans l'au-delà par déchirure du Phénomène, et percée dans les
autres par intériorisation mutuelle des âmes) ; s'il en est bien ainsi, lui,
le mineur, et nous, les humains, n'avons-nous pas une raison de nous
remettre à chanter ?
Et l'Univers, pour finir, nous épouvante, disais-je, (à un troisième
degré) par la manière insidieuse et implacable dont ses divers déter-
minismes (physiques, biologiques, psychiques, sociaux) semblent
s'apprêter, à chaque instant, tantôt à nous capturer et à nous absorber,
- tantôt au contraire à nous oublier et à nous désagréger. - Mais, ici
encore, notre effroi ne tombe-t-il pas tout seul lorsque, pour des rai-
sons liées à la texture même de l'étoffe cosmique, nous constatons :
d'une part, que la pointe réfléchie de notre conscience, si fragile et
instable paraisse-t-elle, est en état, non pas d'équilibre ou même de
recul, mais au contraire de continuelle consolidation ; et d'autre part,
que, à travers l'épreuve de la totalisation sociale, c'est vers une com-
plétion de notre moi que nous sommes chassés par voie d'unanimisa-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 171

tion ? Que craindre au sein d'un Univers dont toutes les forces con-
courent, enfin de compte, à nous achever 26 ?
[201]
En somme, tandis que, au sein d'une Pluralité désordonnée ou di-
vergente, il est fatal que l'apparition de la Réflexion soulève immédia-
tement un vent de peur et d'angoisse, - au sein de la même Pluralité,
reconnue convergente, il est également inévitable que, avec l'éveil de
la Pensée, s'élève sur le Monde un souffle de paix. Et ceci pour la
simple et profonde raison que, dans un Univers « qui se rassemble »,
l'Autre, si terrifiant soit-il au regard toujours plus pénétrant de notre
conscience, cesse à bon droit de nous effrayer, puisque d'étranger et
d'hostile, il se fait unissable. Par régression en lui de l'Extériorité et de
la Distance, l'Autre, je dis bien, cesse de nous épouvanter. Bien
mieux : par son énormité même, il tend à devenir fascinant et aimable.
Car enfin, plus les nappes du Multiple sont immenses, plus inévitable
et enveloppant se découvre le flux qui nous rapproche, - et plus pro-
fonde aussi s'annonce l'intensité centrale vers laquelle l'inflexible
tourbillonnement des choses nous aspire. L’Univers était sombre, gla-
cé, aveugle : le voici qui s'éclaire, s'échauffe, s'anime. Comme par
magie, notre effroi de la Matière et de l'Homme est transformé, inver-
sé, en paix, en confiance, - et même (pour qui a la joie d'apercevoir
qu'un Foyer d'attraction cosmique, pour être personnalisant, doit pos-
séder lui-même sa propre super-personnalité) en amour existentiel. -
Nous sommes enfin sortis du labyrinthe. Nous avons échappé à l'an-
goisse. Nous sommes libérés. Et tout cela parce qu'il y a un Cœur du
Monde.
Eh bien, c'est en présence de cette métamorphose, de ce retourne-
ment intérieur, que, reprenant mon raisonnement de tout à l'heure, je
conclurai comme suit.
Étant donné deux manières théoriquement possibles de regarder la
Réalité qui nous entoure, - l'une amenant a coup sûr l'asphyxie et la
paralysie par la peur, - l'autre, par contre, engendrant spontanément le

26 Analysée jusqu'au bout dans ses propriétés spécifiques, la structure conver-


gente du Monde - on peut le montrer - entraîne la conservation et la con-
sommation, dans le Foyer-Sommet, de tout ce qui est à la fois incommuni-
cable et irréversible dans l’Univers - c'est-à-dire de toute conscience réflé-
chie apparue à un moment quelconque de l'Histoire.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 172

goût de vivre et l'élan pour l'action : entre deux telles interprétations


de l'Univers, je prétends, l'hésitation n'est pas permise. Non point
simplement [202] pour un moraliste ou un philosophe, mais pour un
biologiste et un physicien. La Convergence organo-psychique du
Monde n'est pas seulement possible ou souhaitable pour le calme
qu'elle nous apporte. Juste autant que l'oxygène qui remplit palpable-
ment nos poumons, elle doit être tenue pour objectivement et scienti-
fiquement vraie : vraie, parce que seule capable de former pour notre
conscience une atmosphère vivable ; et seule vivable, en définitive, -
nous aurions dû nous en apercevoir plus tôt -, par raison d'homogénéi-
té dans la structure cosmique. Car, si par tous et chacun de ses élé-
ments (ainsi que le Phénomène humain le prouve), notre Univers tend
décidément à trouver son équilibre supérieur dans le « centrique »,
comment le processus pourrait-il se continuer et aboutir, sinon à l'inté-
rieur d'un système complètement centré sur soi par la totalité de lui-
même ! *

* Inédit, Paris, 26 janvier 1949.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 173

[203]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

12
LE SENS DE L’ESPÈCE
CHEZ L’HOMME

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[204]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 174

[205]

1. Le sens de l'espèce avant l'homme

Chez les animaux, la vie de l'individu est clairement contrôlée,


dominée, par ce qu'on pourrait appeler « le Sens de l'Espèce ». Inlas-
sablement, - incompréhensiblement, sous l'action complexe de méca-
nismes automatiques et de réflexes instinctifs, l'animal travaille sans
arrêt à assurer l'intégrité et la survivance du groupe zoologique auquel
il appartient. Non pas sans doute que chez lui n'apparaisse déjà (au
moins dans le cas des formes les plus élevées) une tendance égoïste de
l'individu à « tirer son épingle du jeu ». Mais ceci à titre de manifesta-
tion exceptionnelle ou secondaire seulement. Dans l'ensemble, et de
façon dominante, l'animal se comporte comme un chaînon de l'Évolu-
tion. Le soma pour le germen. D'où la netteté, l'immiscibilité et la re-
marquable longueur (brisée seulement, çà et là, par quelque mutation
explosive) des lignées phylétiques en Paléontologie. - Tout ceci se
traduisant pour nous, en langage anthropomorphique, par l'existence
présumée, au fond de chaque vivant pré-humain, d'une double polari-
sation psychique - à la fois vers l'avant et vers l'autre : vers l'avant,
sous forme d'élan en direction de ce qui paraît être une plus grande
complexité organique entraînant une plus grande conscience ; et vers
l'autre sous forme de cohésion « sympathique » avec les autres
membres du même phylum. Cette double polarisation étant, dans tous
les cas, obéie aveuglément. - D'où la stupeur [206] qui s'empare de
nous rien qu'à regarder se mouvoir et travailler des fourmis.

II. L’individualisme du civilisé

À partir de l'Homme, et par suite du passage de l'instinct à la ré-


flexion, un double et profond changement s'opère dans le régime jus-
qu'alors suivi par l'Évolution.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 175

- D'une part, l'individu (parce que devenu, « au deuxième degré »,


conscient de son ego) se trouve accéder à une richesse de vie qui, ac-
croissant presque sans limites ses valeurs incommunicables, l'isole
parmi ses semblables, l' « absolutise » et l'autonomise.

- D'autre part, le phylum, par suite de sa capacité, toute nouvelle, à


retenir et à synthétiser sur soi (au lieu de les laisser diverger) les ra-
meaux constamment naissant sur sa tige, tend à s'étaler démesurément
sous forme de membrane ou tissu organiquement lié, jusqu'à atteindre
des dimensions rigoureusement planétaires. À elle seule, l' « espèce »
humaine ne constitue rien moins qu'une nouvelle enveloppe du
Globe : a une Noosphère » (ou sphère de pensée) par dessus la Bios-
phère.

Accentuation extraordinaire du soma - et (à première vue du


moins) diffusion extrême du germen : deux facteurs agissant dans le
même sens pour renverser (au moins momentanément) l'équilibre des
valeurs biologiques. Une granulation progressive et générale de la
masse humaine. Une émancipation graduelle des éléments se posant
anarchiquement, chacun pour soi, en cime organique de l'édifice so-
cial. En d'autres termes, la perte du Sens de l'Espèce. N'est-ce pas là,
succédant à la co-conscience résiduelle des peuples [207] primitifs 27,
la nouvelle orientation, la nouvelle « orthogénèse », enregistrée par
l'Histoire, pour le groupe humain, tout au long du processus dit « de
Civilisation » ?

III. Le re-groupement forcé


Sous pression planétaire

Et c'est ici qu'entre en ligne un fait capital, sur lequel il est étrange
que nous puissions encore si facilement fermer les yeux : je veux dire
l'enroulement forcé, présentement déclenché, de la Noosphère sur

27 Cf. Gerald HEARD, The Ascent of Humanity, Londres, Jonathan Cape,


1929.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 176

elle-même. Depuis ses origines jusqu'à nos jours, l'Humanité (si liée
déjà que fût son étoffe) s'était principalement développée - au moins
en apparence - sous le signe ancien de la multiplication et de la diver-
gence. Il s'agissait avant tout, pour elle, d'occuper la Terre. Or, ce
premier résultat étant atteint - c'est-à-dire la phase expansive de peu-
plement touchant à son terme -, il devient évident que l'Hominisation
(par le jeu irrésistible et combiné de deux courbures planétaires, l'une
spatiale, l'autre psychique) entre en ce moment, sous nos yeux, dans
une phase compressive, d'où elle ne saurait plus sortir. Car, sur la sur-
face fermée du Globe, une masse toujours croissante d'éléments (cha-
cun doué d'un rayon d'action et d'agglutination d'autant plus grand que
la Socialisation s'élève davantage) ne peut éviter de se compénétrer et
de se totaliser de plus en plus.
Sur la signification, sinon sur la réalité de ce processus totalisateur,
je le sais, on discute encore. Le phénomène représente-t-il simplement
une mécanisation matérialisante, une sorte de régression ou de sénes-
cence, - un mal de l'Espèce, [208] à subir aussi stoïquement que pos-
sible ? Ou bien, au contraire, n'a-t-il pas plutôt valeur biologique, dans
la mesure où il correspondrait au prolongement direct, à une échelle
supra-individuelle, par-dessus nos têtes, du mécanisme même de
« complexification » auquel peut se ramener, expérimentalement, la
Vitalisation de la Matière ?... - Il suffit, je pense, d'observer combien,
pari passu avec la socialisation planétaire, monte 28 la tension hu-
maine de conscience, pour s'assurer que, des deux manières de voir en
présence, c'est la dernière qui correspond à la marche des faits.
Qu'est-ce à dire, dans ce cas, sinon que, rappelé brutalement au
sens de la réalité par la soudaine poussée autour de lui des forces de
totalisation, l'Homme moderne se doit de rejeter comme une illusion
l'idée qu'il puisse culminer isolément, égoïstement, « individualisti-
quement », au fond de lui-même. Non, pas d'autre bout à chacun de
nous, au sein d'un Univers en voie d'enroulement générateur d'esprit,
que le Bout de l'Humanité elle-même. Pas d'autre issue, dès lors, ou-
verte à notre élan individuel de survie et de super-vie, que de nous
replonger résolument dans le courant général auquel nous avions pen-

28 Exprimée aujourd'hui par une vision scientifique en plein essor, - en atten-


dant pour demain d'autres effets plus profonds, atteignant dans l'esprit les
niveaux esthétique et mystique.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 177

sé, un instant, pouvoir échapper. Et, pour réaliser ce geste, pas d'autre
moyen possible (de nécessité psychologique) que de ranimer et de re-
nouveler en nous-mêmes, à la mesure des temps nouveaux, le Sens de
l'Espèce.

IV. LE NOUVEAU SENS DE L‘ ESPÈCE

Chez les animaux, rappelais-je en commençant, le Sens de l'Espèce


est essentiellement élan aveugle de reproduction et de multiplication,
à l'intérieur du phylum.
[209]
Chez l'Homme, en vertu des deux phénomènes conjugués de ré-
flexion et de totalisation sociale, l'équivalent transposé de ce dyna-
misme intérieur ne saurait être qu'un élan raisonné d'achèvement (à la
fois individuel et collectif, - l'un par l'autre), poursuivi en direction
d'un arrangement optimum de toute la substance hominisée compo-
sant ce que j'ai appelé ci-dessus « la Noosphère ».
Arrangement optimum en vue d'une humanisation maximum de la
Noosphère.
Donc, et avant tout, préoccupation fondamentale d'assurer (nutri-
tivement, éducativement, sélectivement) un eugénisme croissant du
type zoologique humain à la surface de la Terre.
Mais aussi, et plus encore, effort toujours plus tendu de découverte
et de vision, animé par l'espoir de mettre peu à peu, tous ensemble, la
main sur les ressorts profonds (physicochimiques, biologiques et psy-
chiques) de l'Évolution.
Et enfin, simultanément - dans la mesure où l'Évolution, tout jus-
tement, tend à s'identifier (au moins dans le champ de notre vision)
avec l'Hominisation 29, - souci permanent de favoriser, au sein de la
masse vivante personnalisée, le développement des énergies affec-

29 En ce sens que, pour notre regard mieux averti, l'Homme n'est plus seule-
ment l'ouvrier, - mais l'objet - d'une auto-évolution aperçue comme coïnci-
dant, à son terme, avec une Réflexion concertée de toutes les réflexions
élémentaires humaines se réfléchissant entre elles.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 178

tives, ultimes génératrices de l'union :sens sexuel sublimé, et sens


humain généralisé.
En somme, une foi collective (opérante et unanimisante) en
quelque maturation à venir de l’Humanité : telle est la disposition que
nous impose - si nous voulons être achevés et non broyés par sa
marche - l'enroulement totalisateur de la Noosphère. Le nouveau Sens
de l'Espèce...
Or, encore faut-il, pour qu'une telle foi précisément soit possible, -
encore faut-il que l'Univers se montre capable [210] d'éveiller et d'en-
tretenir en nous une lumière suffisante d'espérance et une chaleur suf-
fisante d'amour. Pas d'autre bout à l'Homme, disais-je ci-dessus, que
le Bout de l'Humanité elle-même. Mais pour que ce Bout de l'Huma-
nité mérite d'être atteint, pour qu'il nous tente, n'est-il pas essentiel
qu'il se présente à nous (à la fois pour l'intelligence et pour le coeur)
sous forme de quelque Issue ouverte sur de l'indéfiniment libre : Issue
débouchant sur la pleine conscience, à travers toutes forces de mort et
de matérialisation ?...
Pas d'avenir humain, je le répète, sans Néo-Sens de l'Espèce.
Mais pas de Néo-Sens de l'Espèce, faisons bien attention, en de-
hors d'un Univers irréversiblement convergent par nature sur quelque
Foyer ultra-personnalisant. *

* Inédit, St-Germain-en-Laye, 31 mai 1949.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 179

[211]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

13
L'ÉVOLUTION DE
LA RESPONSABILITÉ
DANS LE MONDE

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[212]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 180

[213]

Sous la forme juridiquement sociale où nous la considérons d'habi-


tude, la responsabilité d'un être peut se définir, en première approxi-
mation, comme l'assujettissement moral contraignant cet être à ne
pouvoir se développer sans avoir à tenir compte, en quelque mesure,
du développement des autres êtres qui l'entourent.
Assujettissement moral, je dis bien : c'est-à-dire soulevant, si on
veut bien en analyser la nature et la valeur jusqu'au bout, le problème
- philosophiquement toujours si discuté - du fondement objectif de
l'obligation.
Parlant ici en biologiste, je voudrais brièvement faire voir com-
ment, en dehors de toute considération métaphysique, et pourvu que
soit admise au départ une certaine conception (chaque jour mieux as-
surée) de la structure expérimentale du Monde, la présence, au fond
de nous-mêmes, d'un « sens de la Responsabilité » se trouve immédia-
tement justifiée dans son existence, et facilement précisée dans ses
formes, dans la mesure où ce « sens » ne fait qu'exprimer, en chacun
de nous, à l'état réfléchi, une propriété primaire, et donc « catégo-
rique », du Donné universel.
[214]

I. La convergence de l’univers,
et la montée de la solidarité cosmique

Peu à peu, physiciens et astronomes nous familiarisent avec la no-


tion de modalités (dynamiques ou tensorielles) affectant, par structure,
la totalité du Temps et de l'Espace. Couramment, de nos jours, il est
question d'un Univers courbe, ou d'un Univers qui explose. - Mais
pourquoi pas davantage d'un Univers qui s'arrange, - et qui s'arrange,
j'entends bien, non pas seulement à la façon géométrique et indéfinie
d'un cristal, mais de la manière organique et centrée (« synergique »)
propre aux particules chimiques, cellulaires, zoologiques dont nous
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 181

faisons nous-mêmes partie ? - Une telle dérive de l'Étoffe cosmique


vers des états physiquement toujours plus compliqués et psychique-
ment toujours plus intériorisés, nous ne sommes encore capables, il
est vrai, de la saisir qu'en un seul point du Monde : notre Terre. Mais,
à l'intérieur de ce domaine, si restreint soit-il, comment ne pas voir
que le phénomène se développe avec un enracinement, une régularité
et une puissance où se trahit une disposition générale - pour ne pas
dire principale - de l'Univers autour de nous ? Laissée à elle-même, en
masse suffisante et assez longtemps, dans des conditions favorables
de température et de pression, la Matière, par effet de chances et de
grands nombres, finit toujours par se vitaliser, - comme si, dans cette
direction suprêmement improbable, elle trouvait, de nécessité statis-
tique, le seul équilibre supérieur qui la satisfit. Qu'est-ce à dire sinon
que, à en juger par notre maille planétaire, l'Univers peut être légiti-
mement considéré, dans sa totalité, comme un immense système or-
gano-psychiquement convergent sur lui-même ?
Acceptons la proposition. Et, du même coup, voici, pour [215]
commencer, qu'une structure tri-zonale apparait dans les choses, tout
autour de nous : structure depuis toujours notée par la sagesse des
peuples, - mais structure dont la signification génétique et la valeur
d'action ne se dégagent qu'en fonction d'une théorie très définie et très
poussée de l’Évolution.
Tout en bas, la région (de beaucoup la plus vaste) où les éléments
cosmiques, encore insuffisamment rassemblés, ne laissent apercevoir
aucune trace de spontanéité ni de sensibilité. Plus haut (et déjà très
réduit) le domaine, mieux groupé, des substances, non encore réflé-
chies, mais déjà « vivantes ». Plus haut enfin, et clairement encore
inachevée, la cime pensante de l'Humain : cime encore montante,
j'insiste, parce que toujours en voie d'ultra-hominisation.
Trois zones majeures dans l'arrangement, et donc dans le degré de
Conscience, des éléments du Monde. Mais trois zones aussi, par suite,
dans l'In-arrangement ou le Dérangement possibles des mêmes élé-
ments, c'est-à-dire dans l'individuation et l'aggravation du Mal cos-
mique : zone de la Désagrégation purement matérielle, - zone de la
Souffrance, - zone de la Faute. Et trois zones enfin, surtout, dans la
Solidarité engendrée par le flux de convergence universelle :zone in-
férieure de l'interdépendance physico-chimique entre corps inanimés ;
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 182

zones des relations « symbiotiques» entre vivants ; zone supérieure


enfin, de l'interaction réfléchie des libertés.
Ce qui, tout à la fois, nous porte au centre, et nous fournit une so-
lution générale, de notre problème.
Puisqu'il apparaît immédiatement, sans trace de subtilité discur-
sive, mais par simple effet d'intuition et de cohérence, que l'Altruisme
des moralistes n'est pas autre chose que la forme revêtue, en s'homini-
sant, par l'interliaison fondamentale des corpuscules composant, à
tous niveaux, l'étoffe d'un Monde qui, au fil des temps, non seulement
se condense, mais se concentre. Ce qui revient à dire que, prise avec
ses racines, la Responsabilité se découvre co-originelle et co-
extensive dans sa genèse avec la totalité du Temps et de l'Espace.
[216]
De ce point de vue, et en première approximation, l'évolution de la
Responsabilité n'est pas autre chose qu'une face particulière de la
Cosmogénèse. Ou, plus exactement, elle est la Cosmogénèse même
observée et mesurée, non plus (comme on le fait d'habitude) par le
degré de complexité organique ou de tension psychique, mais par le
degré d'inter-influence continuellement montante au sein d'une multi-
tude progressivement ramassée sur soi en milieu convergent.
Ceci vu et admis, analysons d'un peu plus près l'état présent et
l'avenir probable du phénomène. C'est-à-dire, non plus à travers les
grandes lignes, un peu vagues, de l'Univers, - mais à l'intérieur du
domaine précis constitué par le groupe humain, cherchons à discerner
sous l'influence de quels mécanismes, et avec quelle vitesse, continue
à croître (comme il fallait le prévoir), pari passu avec les progrès de
l'Anthropogénèse, la solidarité d'une masse réfléchie empoignée et
aspirée de plus en plus étroitement, comme en un tourbillon, par les
forces de socialisation.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 183

II. La compression planétaire


Et la montée de la responsabilité humaine

Si l'on y prend garde, l'aspect le plus remarquable présenté en ce


moment par la couche pensante de la Terre (par la Noosphère) est son
état d'extrême et toujours montante compression, - celle-ci tenant,
sans doute et d'abord, à un accroissement presque vertical de la popu-
lation du globe, - mais aussi et bien davantage encore, à l'influence
accélérée d'un facteur plus spécifiquement humain, et dont il s'agit de
prendre fortement conscience si l'on veut comprendre ce qui se passe :
je veux dire la variation du rayon d'action individuelle.
Il n'est pas nécessaire d'être grand clerc pour se rendre [217]
compte que, dans la Nature, plus un être devient « vivant », plus il
agrandit son espace vital. Le processus est déjà évident tout au long
de l'histoire des Vertébrés. Il s'amplifie prodigieusement avec le pas
humain de la Réflexion. Mais on peut dire que ce n'est que mainte-
nant, avec l'entrée de la Civilisation dans sa phase moderne, non plus
seulement de différenciation et d'expansion, mais de concentration et
de totalisation, qu'il prend son plein essor, soit en extension, soit en
profondeur, soit (si l'on peut dire) en volume.
En extension, d'abord. Jadis, une foule de cloisons (lenteur et diffi-
cultés des communications, barrières ethniques, politiques et écono-
miques ... ) compartimentaient la masse humaine, au point d'y étouffer
presque immédiatement les ondes apparues en un point quelconque de
sa surface. Milieu mat, et comme étanche, où l'influence moyenne de
chaque homme ne dépassait pas normalement une longueur de
quelques kilomètres. Or présentement, avec l'étonnante accélération
des transports (aériens surtout), avec la radio et la télévision, chacun
de nous n'est-il pas déjà virtuellement à quelques heures de présence
physique, et à quelques fractions de seconde de contact verbal ou vi-
suel, par rapport à n'importe qui, n'importe où, sur la surface de la
Terre ?
En profondeur, ensuite. Et ici je pense surtout aux dernières
avances réalisées par la Science, sous toutes ses formes, en direction
d'une mainmise générale (atomique, chimique, biologique, psychique)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 184

sur les ressorts mêmes de notre structure organique et mentale.


L'Homme n'en est plus au stade élémentaire où il ne pouvait que per-
suader rationnellement, séduire à force de charmes, ou réduire par la
force, son adversaire. De nos jours, tantôt par voie chirurgicale ou par
injection de substances narcotiques ou hormonales, tantôt par création
systématique de psychoses individuelles ou collectives, l'Homme ne
se découvre rien de moins que le pouvoir déconcertant de se démonter
et de se remonter artificiellement lui-même par le dedans ! Éventualité
qui peut nous faire [218] frémir, niais dont il serait enfantin de nous
imaginer que, si elle est vraiment réalisable, nous pourrons y échapper
jamais.
Et en volume, enfin. Par quoi je cherche à exprimer la situation
vers laquelle se trouve rapidement entrainé chacun de nous (en vertu
de la totalisation progressive de la Noosphère) de pouvoir, d'un seul
geste, entrainer - vers le salut ou vers la perte des « paquets » de plus
en plus gros d'autres êtres humains. Songeons seulement (pour ne rien
dire du penseur qui lance à travers la presse des idées inflammables), -
songeons au commandant d'un grand navire moderne, ou au pilote
d'un avion géant, - ou au geste de laisser choir une bombe atomique...
En vérité, je le répète, l'événement principal et spécifique de notre
ère biologique n'est rien autre chose, initialement, que la compression,
compénétration et cimentation paroxysmales de la masse humaine sur
elle-même, sous l'étreinte de l'étau planétaire.
Situation dangereuse et pénible, bien sûr, dans la mesure où elle
soulève devant nous un monde de problèmes vitaux : alimentation,
hygiène, détente nerveuse d'une multitude d'êtres rapprochés et mêlés
entre eux jusqu'à en étouffer.
Mais en revanche aussi (cela, on l'oublie trop souvent) dynamisme
formidable, capable d'engendrer nous en apercevons déjà les premiers
symptômes - avec beaucoup de souffrances et de fautes, une énergie
spirituelle intense.
Mais, en tout cas (et voilà qui nous ramène à l'objet particulier de
ces pages), source évidente d'une montante Responsabilité. Puisque
non seulement Conscience et Mal, mais aussi Solidarité, telles sont,
disions-nous, les trois grandeurs assujetties à croitre simultanément
(en intensité, sinon - dans le cas du Mal - en quantité), avec l'Arran-
gement aussi bien particulaire que global d'un système convergent.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 185

Et alors comment ne pas voir que ce seul fait est suffisant pour
fonder une Éthique nouvelle de la Terre ?
[219]
Avant nous, peut-être, il fut un temps où les individus pouvaient
encore chercher à s'améliorer et à s'achever chacun pour soi, isolé-
ment. Eh bien, cette époque est définitivement révolue. À aucun mo-
ment de l'Histoire, décidons-nous enfin à le reconnaitre, l'Homme ne
s'est trouvé aussi complètement lié (activement et passivement) qu'au-
jourd'hui, par le fond même de son être, à la valeur et au perfection-
nement de tous les autres autour de lui. Et ce régime d'interdépen-
dance, tout indique qu'il ne fera que s'accentuer au cours des siècles
qui viennent.
Une sorte d'ultra-responsabilité généralisée, affectant et renforçant
la gamme entière des vertus et des fautes, telle serait donc, pour finir,
la caractéristique morale la plus marquante de l'ultra-humain vers le-
quel, bon gré mal gré, par nécessité cosmique, nous sommes en train
de dériver.

Conclusion. Responsabilité juridique


et responsabilité biologique

Si les considérations qui précèdent ont quelque valeur, on voit que,


replacée dans un Monde reconnu et accepté une bonne fois comme de
nature convergente, la Responsabilité, automatiquement et immédia-
tement, s'universalise et s'intensifie, aux dimensions et au rythme
mêmes de l'Évolution cosmique. Et, du fait même, est-il besoin de
faire observer qu'elle « s'organicise » ?
À l'intérieur de la Nature statique d'Aristote ou de Platon, un cer-
tain extrinsécisme ontologique, inévitablement maintenu entre Ma-
tière et Esprit, n'avait jamais cessé d'agir pour favoriser l'expression
en termes abstraits ou juridiques des relations entre êtres, en domaine
psychique. Un Monde pour [220] les corps ; et un autre Monde pour
les âmes. Que d'oreilles n'offusque-t-on pas encore en parlant de la
réalité physique d'un phénomène mental, ou de la nature essentielle-
ment biologique des lois morales et sociales ?... Or tels sont justement
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 186

le compartimentage et l'affadissement intellectuels dont vient irrésis-


tiblement nous libérer la vision nouvellement éclose d'un Monde en
état d'évolution. Au sein, non plus d'un Cosmos, mais d'une Cosmo-
génèse, - à travers les seuils successifs de la Matérialisation, de la Vi-
talisation et de la Réflexion - une même Énergie circule, une même
solidarité s'établit. Sam se matérialiser (au sens péjoratif et philoso-
phique du terme), mais par voie de spiritualisation au contraire, tout,
du bas en haut de l'Univers, s'ultra-physicise. Tout, je dis bien ; et, par
suite, les effets de solidarité comme tout le reste.
Et voilà bien, si je ne m'abuse, la radicale transformation (non plus
objective, mais subjective) actuellement en train de s'opérer dans la
conscience que nous pouvions nous faire jusqu'ici de nos responsabili-
tés humaines. Non seulement le rayon de notre influence sur autrui est
en train de faire un saut si brusque en avant que les plus superficiels et
les plus égoïstes d'entre nous commencent à ne plus avoir envie de
rire, mais encore, du fait de la valeur évolutive prise par l'arrangement
social de l'Humanité sur elle-même, l'étoffe même de cette action pé-
riphérique de notre être, - à en juger par le caractère implacablement
déterminé des effets qu'elle déclenche - prend à nos yeux une consis-
tance impressionnante.
Tant que nous ne pensions avoir en face de nous, pour les respecter
ou les enfreindre, que des préceptes plus ou moins arbitrairement dé-
crétés par l'Homme à l'usage d'autres hommes, nous pouvions estimer
qu'une évasion ou une infraction demeuraient possibles. Mais à partir
du moment où, nous nous en apercevons avec saisissement, c'est dans
un réseau, non plus de conventions, mais de liaisons organiques que la
Socialisation, peu à peu, nous enlace : alors nous commençons [221] à
réaliser dans notre esprit la grandeur et la gravité vraies de la condi-
tion humaine.
Parce que, avec le juridique, on peut toujours, par quelque com-
promission, arriver à s'entendre. Tandis que l'Organique, lui, si on le
viole, ne pardonne pas. *
[222]

* Paris, 5 juin 1950, Psyché, juillet-août 1951.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 187

[223]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

14
POUR Y VOIR CLAIR.
Réflexions sur deux formes
inverses d’esprit

Retour à la table des matières

[224]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 188

[225]

INTRODUCTION

LA SCIENCE moderne nous a familiarisés avec la notion d'iso-


topes : corps de même « nombre atomique », et donc indiscernables
entre eux au regard du chimiste ; et cependant corps « nucléairement »
différents, au point de trahir une histoire et de manifester des proprié-
tés physiques étrangement diverses. Uraniums 234-238 ; Plombs 204-
214 ; Carbone 12 et Carbone 14, etc- J
Or ce qui se passe dans le royaume des atomes n'a-t-il pas un équi-
valent singulier dans le domaine des énergies psychiques ? Égoïsme,
Détachement, Amour, Intelligence... : toutes ces dispositions de l'âme,
simplistement identifiées entre elles, ne recouvrent-elles pas en réali-
té, suivant le sujet, suivant la « race » considérés, des activités pro-
fondément différentes ? À première vue, rien ne parait aussi homo-
gène que le courant chrétien. Et pourtant, à l'intérieur de l'Église, à
l'ombre des monastères, ne sont-ce pas deux espèces distinctes de fi-
dèles qui se rassemblent, poussés au même geste religieux (vers la
même Croix) par deux motifs exactement inverses : les uns par excès,
les autres par défaut de vitalité ; les uns pour sublimer ce qui déborde
en eux, les autres pour compenser ce qui leur manque...
Il est impossible encore, je pense, de mesurer où, et jusqu'où, nous
mèneront un jour l'identification et la distinction, au fond de nos
coeurs et de nos institutions, de pareils isotopes spirituels. [226] - À
titre d'exemple, je voudrais seulement montrer ici l'extraordinaire cla-
rification introduite dans la totalité de notre expérience religieuse in-
terne par la simple distinction enfin établie entre deux formes
d’Esprit, jusqu'ici étrangement confondues aussi bien par les philo-
sophes que par les mystiques : l'Esprit d'identification et l'Esprit d'uni-
fication ; ou, si l'on préfère, l'Esprit de fusion et l'Esprit d' « amorisa-
tion ».
Essayons de faire comprendre cela au moyen d'un petit nombre de
propositions soigneusement liées.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 189

1. La signification de l’individu humain

D'un point de vue « existentiel », chaque monade réfléchie est dé-


finissable (en nature, en valeur et en fonction) comme un foyer parti-
culier de vision et d'action rayonnant, à partir d’un point déterminé et
unique du Temps et de l'Espace, sur la totalité (passée, présente et fu-
ture) du Monde autour d'elle. Ce qui revient à dire que, par construc-
tion et structure, chaque ego humain est élémentairement, mais irrem-
plaçablement et « intransposablement », coextensif à l'Univers tout
entier.
À l'Univers, par suite, nous pouvons donner symboliquement et
initialement la figure d'une sphère, remplie d'une poussière de centres
infinitésimaux et incommunicables : nous-mêmes, chacun de ces
centres occupant, à l'intérieur de la sphère, un point rigoureusement
déterminé par le jeu (quel qu'il soit) de l'Évolution.
[227]

II. La nostalgie de l’unité

Ceci posé, au coeur de chaque centre élémentaire (et antérieure-


ment à tout raisonnement), une même disposition fondamentale et
première est expérimentalement reconnaissable : je veux dire le rêve
d'un état de choses différent où, la multiplicité présente des foyers de
conscience venant à disparaître d'une manière ou de l'autre, chaque
ego se trouverait coïncider non seulement infinitésimalement, mais
intégralement, avec la plénitude de l'Être.
Bien que voilé encore, ou dormant, chez beaucoup d'hommes, ce
sens cosmique de l’Un et du Tout me paraît être la forme à la fois la
plus primitive et la plus progressive de l'énergie psychique en laquelle
peu à peu se transforment autour de nous les autres énergies du
Monde. - Ce qui donnerait à penser qu'une disposition jusqu'ici regar-
dée comme une anomalie psychologique est destinée en fait à se géné-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 190

raliser, puis à régner sans conteste, sur la Terre ultra-humanisée de


demain.
Sans aller aussi loin, et pour rester dans l'incontestable, bornons-
nous à enregistrer le fait suivant, bien significatif. Partout où, le long
de l'Histoire, l'Homme est parvenu (isolément ou collectivement) à
percer assez profond dans le domaine des forces religieuses, - que ce
soit chez les Védantes, les Taoïstes, les Soufis ou les Chrétiens -
chaque fois, c'est vers une mystique de type moniste ou panthéiste 30
qu'il s'est senti dériver.
[228]
Ce qui revient à dire que, ramené à son essence, le problème de la
« sainteté » est, depuis les origines et dans tous les cas, la recherche
du « grand secret » qui permettra à la particule séparée, que nous nous
sentons chacun, de trouver, suivant les uns, ou, suivant les autres, de
retrouver, un contact communiant avec tout l'Autre autour de nous.
Or c'est ici que, a priori aussi bien qu'a posteriori, deux solutions
possibles - et deux seules - se sont depuis toujours offertes, et se pré-
sentent encore aujourd'hui, à la pensée et à l'action humaines : l'une de
détente et d'expansion ; l'autre de tension et de centration.

III . De l’unité par la détente.


ou la recherche d’un fond commun

Revenons à notre symbole de « la sphère polycentrique », et ob-


servons comment, au sein de ce milieu particulier, l'élément (toujours
excentré par rapport au Centre principal de la figure) va bien pouvoir
se comporter pour réussir à se totaliser.

30 Les mots « panthéisme», « panthéiste » sont souvent employés par l'auteur


en sens divers. Au sens strict, celui de la langue courante et de la philoso-
phie, il le repousse comme opposé au personnalisme ; en un sens très large
qui inclut, comme ici, toutes les tendances à l'unité, il l'emploie par commo-
dité ; en un sens personnel précis, comme p. 232 où il désigne alors le
« Dieu tout en tous » de saint Paul (I Cor. XV, 28), il l'adopte. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 191

Qu'il s'agisse d'Humanité jeune ou de jeune individu humain, la ré-


action n'est pas douteuse. S'ouvrir tout grand, chercher à tout embras-
ser immédiatement, - et pour cela « devenir tous » : sous sa forme ju-
vénile, euphorique et poétique, voilà le premier geste de tout pan-
théisme naissant. Mais comme cet effort de directe communion
s'avère bientôt impuissant (puisqu'il laisse finalement subsister toute
la multiplicité du Monde), l'idée d'une solution plus subtile (bien que
toujours [229] cherchée dans le même sens d'une expansion aux li-
mites de l'Univers) a bien fini par se découvrir à la conscience du
Sage. Pour devenir « spirituel », c'est-à-dire un avec tous, pourquoi -
au lieu de s'épuiser à poursuivre une insaisissable multitude -, pour-
quoi ne pas chercher à effacer, par voie de suppression et de négation,
tout ce qui, entre nous et tous les objets du Monde, crée « la Diffé-
rence » ? - Entreprise à la fois intellectuelle et pratique de dé-
détermination, grâce à laquelle, à partir et au-dessous de la pluralité
de surface, l'effort est poursuivi de gagner la zone indifférenciée
d'Étoffe prime 31 où, par effacement d'oppositions, tout s'identifie à
tout dans un fond commun des choses. Chaque centre infinitésimal
s'étalant, par relâchement de ses caractères individuels, aux dimen-
sions et au sein d'un même substrat général ou il rejoint, conformé-
ment à son rêve, tout le Reste autour de lui ; de l'affaire, le problème
de la Perfection et du Bonheur ne se trouve-t-il pas - par accès à
l'Inconscience - entièrement résolu ?

IV. L‘unité par tension.


Ou la marche au centre universel

Pour devenir tout, se re-dissoudre dans quelque chose au-dessous


de tout...
Il est étrange de constater combien cette première façon de ré-
pondre à l'appel de l'Un a pu, historiquement, fasciner l'esprit humain,
au point de lui masquer (jusqu'à nos jours, en fait !) l'existence d'un
deuxième procédé de lutte contre le Multiple ; procédé juste aussi ef-

31 Cf. la « matière prime » aristotélicienne ( ? !)


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 192

ficace théoriquement que le premier, encore que de type diamétrale-


ment opposé.
Au lieu de laisser dériver notre regard intérieur vers la [230] péri-
phérie indistincte de la sphère cosmique, pourquoi ne pas le tourner
plutôt vers le Centre général de celle-ci ?
Le panthéisme vulgaire a toujours admis sans discussion que, pour
vaincre le Plural, il fallait le supprimer : pour entendre la Note fon-
damentale, faire le silence... Mais pourquoi ne pas admettre au con-
traire, conformément à une expérience dont la généralité chaque jour
plus évidente est peut-être la plus grande découverte jamais faite par
l'esprit humain, pourquoi ne pas admettre que, par le jeu miraculeux
d'une certaine courbure propre à notre Univers, chaque être particulier
recèle la secrète vertu, en allant jusqu'au bout de lui-même, de re-
joindre tous les autres, et de s’harmoniser avec eux ? Si bien que l'Es-
sence unique des choses, c'est sous forme, non pas d'un fond commun
rejoint par décentration, mais bien plutôt d'un sommet universel de
rassemblement atteint par sur-centration des consciences humaines
qu'il nous faudrait l'imaginer et la poursuivre 32.

« La véritable union ne fond pas : elle différencie et personna-


lise. » Principe tout simple, - et capable cependant, si bien compris, de
faire jaillir devant nos yeux un Monde nouveau.

32 C'est, je pense, à cet effort de concentration mal compris (plutôt qu'au geste
« oriental » de négation du Multiple) qu'il faut rattacher la tendance, mani-
chéenne ou cathare, à concevoir l'Esprit comme le produit d'une séparation
entre deux composantes, pure et impure, de l'Univers. Attitude subtilement
répandue dans bien des manuels d'ascèse chrétienne. Mais conception bâ-
tarde, à mon avis, dans la mesure où elle ne sauve pas l'exigence mystique
fondamentale que, à travers le processus de spiritualisation, « tout devienne
Tout ». Sans compter que rien n'explique, dans cette perspective, pourquoi
ni comment, par simple effet de décantation, la fraction spirituelle du Monde
se trouve automatiquement et « amoureusement » unifiée.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 193

[231]

V. Effets de symétrie et d’asymétrie.


Les deux isotopes de l'esprit

Unité de base, par dissolution ; - ou unité, de sommet, par ultra-


différenciation.
Il est incontestable que ces deux pôles extrêmes jouissent d'un cer-
tain nombre de propriétés communes, qui les font l'un à l'autre terri-
blement ressembler.
Dans les deux cas, par exemple, - que ce soit « sphériquement » ou
« centriquement » -, l'Étoffe du Monde se trouve ramenée (par effort
collectif de tous les ego associés 33 à un certain état commun où s'ef-
face le dualisme entre Matière et Esprit. Et, dans les deux cas aussi,
psychologiquement parlant, la conscience est supposée accéder, au
terme de l'opération, à un état d'Ineffable où toute opposition perd son
sens entre le moi, le toi, l'autre, - et plus généralement entre tous les
termes dont la distinction fait la base usuelle de notre langage.
Et cependant, non moins incontestablement, aussi, sous ces res-
semblances qui pourraient faire croire à une identité de fond, un con-
traste radical se dessine : puisque dans un des deux sens (celui du
« sphérique ») les ego élémentaires s'évanouissent ; tandis que dans
l'autre (celui du « centrique ») ils se renforcent en se rejoignant. Ici
une première espèce d'Ineffable atteint par intensification (par excès),
- là une autre espèce d'Ineffable obtenu par réduction (par défaut) de
centration et de réflexion.
Panthéisme d'identification, aux antipodes de l'amour [232] « Dieu
tout ». Et panthéisme d'unification, au-delà de l'amour : « Dieu tout en
tous ».

33 Puisque, afin de ramener la sphère cosmique à un état unifié, tous les centres
élémentaires ont à disparaître, - que ce soit par voie de dissolution, ou au
contraire de mono-centration.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 194

Deux isotopes de l'Esprit 34.

VI. Le verdict de l’expérience.


Ou l’univers convergent

Ainsi donc, théoriquement parlant, il est bien vrai que deux mé-
thodes inverses (deux et deux seules) se présentent au mystique dési-
reux d'opérer en lui et autour de lui la grande oeuvre cosmique d'uni-
fication. Ou bien se ramasser au Centre ; ou bien épouser la Sphère.
Or, entre ces deux voies symétriques faut-il considérer que nous
ayons le choix : comme si les deux chemins menaient équivalemment
- encore que suivant deux versants opposés - à la même cime ?
Ceci, je ne le crois absolument pas, - et pour deux raisons. La pre-
mière étant, je le répète, que, entre l'Ineffable d'identification et l'Inef-
fable d'unification, il n'y a, par structure, aucune mesure, ni même au-
cune complémentarité, concevables. Et la seconde, plus péremptoire
encore, tenant au fait que, concrètement parlant, l'Univers où nous
sommes pris trahit indiscutablement une dérive préférentielle vers
l'Esprit, non pas de diffusion, mais de concentration. Sur les milliards
d'années où nous pouvons suivre sa course, la Cosmogénèse [233] n'a
pas cessé de se développer sous forme d'une Noogénèse, c'est-à-dire
en direction d'une position d'équilibre située, non pas en deçà, mais
au-delà de toute Organisation et de toute Pensée.
Pas de place, dans un pareil système, pour une régression, même
partielle, du Réfléchi vers l'Inconscient.
Planétairement, l'Humain ne fait qu'un. C'est donc en corps (c'est-
à-dire d'un mouvement unanime) que, renonçant au mirage d'une

34 Sous une forme un peu différente, on pourrait dire que le sens panthéiste (ou
cosmique) tend à s'exprimer sous l'une ou l'autre des trois formules sui-
vantes :
1º Devenir tous (geste impossible et faux) para-panthéisme.
2º Devenir tout (monisme « oriental ») : pseudo-panthéisme.
3º Devenir un avec tous (monisme « occidental ») : eu-panthéisme (voir ci-
dessous).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 195

mystique de détente, il doit se conformer au type particulier d'Esprit


que lui fixent les axes inchangeables d'un Univers convergent.

VII. Corollaire :
un essai de classification absolue des religions

Une fois reconnue la distinction et appréciée la valeur cosmique


relative des deux « isotopes » de l'Esprit, il devient immédiatement
possible de caractériser, et par suite de classer, en valeur absolue, les
principaux courants religieux qui, à l'heure présente, se disputent la
conscience de la Terre.
Du côté oriental (ou hindouiste), c'est indubitablement l'idéal de
diffusion et d'identification qui domine, depuis les origines. Les ego
élémentaires regardés comme des anomalies à réduire (des trous à
combler) dans l'être universel ; ou, ce qui revient au même, l'évolution
biologique du Monde ne représentant aux yeux du Sage qu'une illu-
sion, ou un remous sans importance ; voilà, malgré tout replâtrage se-
condaire, l'essence inchangeable et (au regard des exigences impla-
cables de la Noogénèse) la faiblesse irrémédiable des mystiques d'af-
finités védantes.
Du côté marxiste, j'oserais dire que c'est l'Esprit de centration qui,
très clairement, se cherche à travers l'effort « communiste » [234]
pour super-différencier l’Homme et super-organiser la Terre. « Qui se
cherche », je dis bien ; mais qui n'arrivera à se trouver que lorsqu'à la
super-structure du Monde les théoriciens du Parti se décideront enfin
à accorder la consistance finale encore réservée par eux à l'infra-
structure matérielle des choses.
Du côté chrétien, enfin, deux remarques, l'une affirmative, l'autre
restrictive, sont nécessaires pour couvrir la situation.
Tout d'abord, et avant tout, il est évident que c'est en direction de
l'Esprit d'unification et de synthèse que depuis toujours, par structure,
le Christianisme tombe en équilibre. Dieu devenant finalement tout en
tous, au sein d'une atmosphère de charité pure («sola caritas ») ; en
cette magnifique définition du panthéisme de différenciation s'ex-
prime sans équivoque la substance même du message de Jésus.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 196

Tant s'en faut néanmoins que, soit dans son expression mystique,
soit dans sa formulation dogmatique, le caractère centrique et centri-
fiant du mouvement Puisse être considéré encore comme parfaitement
défini.
D'une part, mystiquement parlant, il est difficile de ne pas sentir
des traces importantes de fusionnisme dans les appels poussés vers
l'Ineffable par un Eckhart, ou même un Jean de la Croix : comme si,
chez ces grands contemplatifs, les deux isotopes de l'Esprit se trou-
vaient encore appréciablement mélangés.
D'autre part, théologiquement parlant, on me pardonnera d'obser-
ver qu'à l'intérieur d'une certaine conception aristotélicienne de l'Uni-
vers 35 il est simplement impossible à aucune véritable vision univer-
saliste de se développer à l'aise.
[235]

Un Monde si bien compartimenté en secteurs et zones immuables


que, jusque dans son état final, il conserve une Étoffe mixte où une
incompréhensible « matière » reste accolée à un « esprit »chosifié. Un
Plérôme dont le ciment (la grâce « sanctifiante ») ne peut être logi-
quement considéré et catalogué que comme un simple « accident » (!).
Bref, quelque chose qui voudrait être un « monisme » de type cen-
trique mais qui (faute de dépasser le Cosmos pour se placer en Cos-
mogénèse) ressemble beaucoup plus à une association juridique qu'à
un système biologiquement organisé...
N'est-il pas évident que le Christianisme ne pourra respirer libre-
ment et développer tout large ses ailes que dans les perspectives enfin
ouvertes à ses virtualités spirituelles par une vraie philosophie, non
seulement du Tout, mais d'un Tout convergent ?

35 Le « certain » aristotélisme visé, et brièvement décrit dans le paragraphe


suivant, est une conception aristotélicienne des éléments du Monde, durcie
et transportée, en plein XXe siècle, par certains philosophes et théologiens,
sans tenir compte - en particulier - de la transposition imposée par le passage
d'un univers statique (Cosmos) à un univers dynamique (Cosmogénèse).
(N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 197

VIII. Conclusion : sur la nécessité de formuler


au plus tôt une mystique de l’0uest

Plus, par irrésistible effet de technique et de réflexion, l'Humanité


prend conscience de l'énormité, et plus encore de l'organicité, du
Monde autour d'elle, plus la nécessité d'une âme se fait sentir, capable
d'entretenir et de diriger le vaste processus de planétisation dans le-
quel nous nous trouvons engagés. Et plus il devient manifeste que la
seule forme d'Esprit susceptible d'opérer cette animation est celle que
nous avons ci-dessus définie comme soutenant et poussant l'Univers
en direction d'états de mieux en mieux arrangés : l'isotope no 2 (le
dernier découvert !), - l'Esprit de plus grand amour et de plus grande
conscience.
Or c'est ici qu'une situation paradoxale se découvre.
Alors que, depuis des siècles, la mystique hindouiste de la [236]
fusion et la mystique chrétienne de type « juridique » 36 ont fait l'objet
d'innombrables descriptions et codifications, il est encore impossible,
à l'heure présente, de trouver un seul écrit imprimé affirmant l'exis-
tence, et décrivant les propriétés spécifiques d'une attitude intérieure
(le sens cosmique centrique) dont, par la force des choses, nous com-
mençons tous à vivre en secret !
Alors qu'il ne saurait y avoir d'accès possible, pour notre généra-
tion, à un Ultra-humain dont la réalité s'affirme chaque jour davan-
tage, qu'à l'aide d'une nouvelle forme d'énergie psychique où la pro-

36 L'expression « mystique chrétienne de type juridique » appelle des préci-


sions que l'auteur eût probablement ajoutées en publiant ce texte. Le P. Teil-
hard se heurtait à ce qu'il nomme « juridique » (ailleurs « artificiel ») dans
plusieurs domaines : D'abord dans le domaine du « social » qui, lié à sa con-
ception de la noogénèse, était de l'organique et pas seulement du « juri-
dique » ; parallèlement, dans le domaine du « Corps mystique du Christ »
(cf. Tome IV, Le Milieu divin), il s'opposait à une conception théologique
qui tend à réduire l'union des membres et du Christ à une union » morale »,
mais non point à la conception thomiste qui y voit une union « physique »
(cf. la question connexe de la causalité « physique » des sacrements).
(N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 198

fondeur personnalisante de l'amour 37 se combine avec la totalisation


de ce qui gît de plus essentiel et de plus universel au cœur de l’Étoffe
et du Flux cosmiques, cette nouvelle énergie est encore anonyme !

L'heure est certainement venue où peut et doit se dégager enfin,


aux antipodes d'un orientalisme périmé, une nouvelle mystique à la
fois pleinement humaine et chrétienne : la route de l'Ouest, - la route
du Monde de demain. *

37 Profondeur personnalisante déjà attestée dans d'autres contextes par la tradi-


tion patristique et théologique (p. ex. saint Bernard). (N.D.E.)
* Inédit, Paris, 25 juillet 1950.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 199

[237]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

15
LE GOÛT DE VIVRE

Retour à la table des matières

[238]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 200

[239]

Introduction :
définition du goût de vivre

Par : « goût de vivre » ou « goût de la Vie », j'entends ici, en pre-


mière approximation, cette disposition psychique, à la fois intellec-
tuelle et affective, en vertu de laquelle la vie, le Monde, l'Action nous
paraissent, dans l'ensemble, lumineux, - intéressants, - savoureux.
Disposition de nature joyeuse et plaisante (par opposition à la nau-
sée, au dégoût) mais qu'il faudrait bien se garder de confondre avec un
simple phénomène d'euphorie :

- d'abord parce que (considérée dans ses formes les plus ache-
vées) elle se présente comme essentiellement dynamique, cons-
tructrice, aventureuse ;
- et ensuite parce que, si apte soit-elle à s'envelopper d'une at-
mosphère d'exultation et de griserie, elle cache en son fond,
(nous allons le montrer) une froide et primordiale détermination
à survivre et à super-vivre : ce que Édouard le Roy, prenant la
suite de Blondel, a si bien nommé « le vouloir profond ».

Toute autre chose, et bien autre chose qu'un pur sentiment !


À première vue, la présence et le degré, en chacun de nous, de ce
« vouloir profond » pourraient sembler n'avoir qu'un intérêt et une va-
leur de santé individuelle : affaire d'hygiène privée, dirait-on volon-
tiers, - à traiter dans chaque cas avec le directeur de conscience ou le
médecin...
Or tout autre, à un examen plus poussé, se découvre l'importance
de la question ici soulevée.
[240]
Dans le « goût de vivre », voudrais-je faire voir au cours des ré-
flexions qui suivent :
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 201

- ce n'est rien de moins que l'Énergie d'Évolution universelle,


qui, sous forme d'attrait inné pour l'Être, sourd mystérieuse-
ment au fond le plus primitif, et donc le plus incontrôlable
directement, de chacun de nous ;
- Énergie qu'il dépend partiellement de nous d'alimenter et de
développer ;
- par une opération suprêmement vitale dont la part la plus
délicate est confiée au savoir-faire et au pouvoir-faire des
Religions.

Trois points qui feront l'objet de cet entretien.

I. Le gout de vivre,
ressort ultime de l’évolution

Autour de nous, dans le Monde, une immense variété de courants


démesurés se déploient et se combinent d'une manière qui pourrait
d'abord sembler incompréhensible.
Peu à peu, cependant, sous observation prolongée et intensifiée, un
ordre et une hiérarchie finissent par émerger de cette mêlée confuse.
Et, dans cette distribution naturelle graduellement prise par les corps
au regard de notre expérience, il est remarquable que les énormes
amas de Matière rassemblés par le jeu combiné des forces gravifiques
et électro-magnétiques tendent à perdre de leur importance en faveur
des infimes, mais extraordinairement actifs noyaux de substance orga-
nisée, - dont nous ne connaissons en fait qu'un seul bon exemple (ce-
lui de notre Biosphère) - mais dont la présence éparse au sein des es-
paces sidéraux apparaît comme une éventualité de plus en plus pro-
bable au regard de notre science.
De ce point de vue, tout moderne, le mouvement le plus [241] si-
gnificatif, le mouvement vraiment spécifique du Système cosmique
où nous sommes plongés ne serait pas la formation des galaxies et des
étoiles, - mais bien (à la faveur et en fonction de celles-ci) la genèse
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 202

des grosses molécules, puis celle des cellules, puis celle des vivants
supérieurs. Autrement dit, ce qui définirait le plus exactement pour
notre intelligence la nature de l'Univers c'est (aux antipodes des phé-
nomènes de « Masse ») le processus d' « Auto-arrangement » en vertu
duquel, au cours d'une dérive affectant la totalité de l'Espace et du
Temps, la « Matière » passe, localement et partiellement, - bien que
par une opération d'ensemble, - d'états plus simples et moins cons-
cients à des états à la fois plus compliqués physico-chimiquement, et
psychiquement plus intériorisés.
Or, cet arrangement lui-même, effet principal présumé de l'Évolu-
tion universelle, comment l'expliquer ? c'est-à-dire à l'influence de
quel facteur l'attribuer ?...
À un effet de Sélection, déclare unanimement aujourd'hui le chœur
des biologistes et des physiciens. Parmi les innombrables combinai-
sons réalisées au cours des temps par l'énorme agitation cosmique,
certaines (très improbables, mais « avantageuses » pour quelque rai-
son) sont triées, retenues, multipliées, - puis utilisées de nouveau (tou-
jours par jeu de chances) pour obtenir un état encore accru de com-
plexité et - de conscience. - À coups et à force de tâtonnements, par
jeu de hasards saisis et additionnés, - ainsi fonctionne et s'accroît la
Vie, automatiquement, autour de nous.
Mais cette première réponse (si valable soit-elle) ne fait évidem-
ment qu'amorcer une nouvelle question.
Car enfin l'espèce de préférence expérimentalement accordée par
la Nature - en dépit de leur extrême fragilité - aux combinaisons les
plus complexes (et par conséquent les plus « psychisées ») issues du
jeu cosmique des grands nombres, à quelle espèce d'énergie connue
nous est-il bien possible de la rapporter ?...
Depuis Darwin, on a beaucoup parlé (et avec raison) de [242]
« survivance du plus apte ». Or qui ne voit que, pour fonctionner,
cette lutte darwinienne pour l'existence présuppose tout justement,
chez les éléments en compétition, un sens obstiné de la Conservation,
de Survie, - où reparaît et se concentre l'essence même de tout le mys-
tère ?...
Il y a bien longtemps, Lucrèce et Épicure, pour amorcer et expli-
quer la rencontre et l'emmêlement de leur pluie d'atomes « crochus »,
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 203

invoquaient une obliquité des gouttes dans leur chute - un « clina-


men », disaient-ils.
Sous forme plus moderne, en face de l'Univers en voie évidente de
Complexification, le même problème reparaît devant nous. Sur une
étoffe cosmique parfaitement indifférente, et si grand soit le nombre
des coups qu'on s'accorde, il est inconcevable que le jeu des chances
puisse donner naissance à la moindre lignée d'arrangement. - Pour-
quoi donc, dès lors, depuis le plus loin que la Matière se ramasse et se
comprime sur elle-même, - pourquoi s'obstine-t-elle historiquement,
depuis des dizaines de millions d'années, à s'ordonner sur soi ? C'est-
à-dire comment justifier cette priorité, inflexiblement donnée à l'im-
probable sur le probable, à l'ordre sur le désordre, à la vie sur la mort,
dans un vaste secteur des choses, tout au long des périodes géolo-
giques ?...
Plus on approfondit cette question, plus on se convainc (par réfé-
rence à ce qui se passe au fond de notre « moi »réfléchi) que la polari-
té de fond, exigée pour l'amorçage et les progrès du phénomène cos-
mique de Vitalisation, est de nature ou dimensions psychiques : c'est-
à-dire que c'est elle (pas moins ! ... ) qui, - sous la triple forme d' « un
vouloir survivre », passant à un « vouloir bien vivre », repris lui-
même dans un « vouloir super-vivre » - Surgit en chacun de nous, et
comme à visage découvert, à l'état hominisé.
De sorte que si l'on veut expliquer à fond le « champ préférentiel
d'arrangement » qui seul peut rendre compte, jusqu'au bout, de la for-
mation, au sein de la Matière sidérale, des noyaux de substance orga-
nisée, pas d'autre moyen, semble-t-il, [243] que de se représenter la
masse cosmique comme animée (à des degrés de clarté variant depuis
un Zéro de conscience jusqu'au Réfléchi, - et sous des modalités aussi
diverses que la myriade des types zoologiques jamais réalisés...) d'une
primauté absolument accordée à l’Être sur le Néant.
Ce qui revient à dire, en définitive, que le Monde resterait station-
naire, ou tournerait en rond, sans décoller, sur soi, s'il ne trouvait pri-
mordialement, au cœur de lui-même, un facteur ascensionnel qui, ex-
primé en termes d'expérience humaine, est précisément le « vouloir-
vivre » ci-dessus défini.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 204

Un Goût de vivre, LE Goût de vivre, tel serait donc, en dernière


analyse, le ressort de fond qui meut et dirige l'Univers sur son axe
principal de Complexité-Conscience.
Ainsi se présente la situation de base sur laquelle il s'agit mainte-
nant de penser et de construire un peu plus outre.

II. Le gout de vivre


Grandeur variable et fragile

Si ce que je viens de dire touchant la nature psychique ultime de


l'Évolution est exact, il apparaît tout de suite qu'un élément nouveau,
et jusqu'ici étrangement négligé, s'introduit inopinément dans les di-
vers calculs par lesquels notre science essaie, en ce moment, de cons-
truire une Énergétique de la Masse humaine.
Si en effet - aussi longtemps que nous avons affaire à des êtres
« inanimés », ou même à de simples animaux - la « tendance à sur-
vivre » peut être considérée comme une constante assurée (soit à
cause du psychisme négligeable et du nombre immense des éléments
considérés, - soit à cause de la docilité irréfléchie de l'instinct de con-
servation qui les anime... – dans [244] le cas de l'Homme, l'allure du
phénomène se met à changer entièrement.
D'une part, en effet, au niveau humain (population relativement
faible : qu'est-ce que deux milliards, comparé aux multitudes molécu-
laires ou monocellulaires ? ...), les effets régulateurs de grands
nombres s'atténuent énormément.
Et d'autre part, surtout, à ce même niveau (par suite des valeurs ex-
trêmes d'intensité, de sensibilité, de variabilité, de contagion, et plus
encore d'auto-critique atteintes par les psychismes individuels dans la
zone cosmique réfléchie à laquelle nous appartenons), toutes sortes
d'irrégularités et de résonances, bonnes ou mauvaises, se laissent théo-
riquement prévoir dans « le débit » du Goût de vivre : sautes positives
ou négatives qu'il suffit d'ouvrir les yeux pour apercevoir, désirables
ou menaçantes, partout et à chaque instant, autour de nous.
Considérons ici un seul cas, - le plus clair et le plus grave de tous.
Imaginons (et ceci, au regard de nos existentialismes, n'est pas une
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 205

chimère) que, devenu capable, à force d'étendre sa vision, d'atteindre


les limites de son domaine cosmique, l'Homme s'aperçoive demain
qu'il est décidément pris à la trappe d'un Univers aveugle, froid et
hermétiquement clos. - N'est-il pas évident que, dans ce cas, l'Anthro-
pogénèse, - quitte à traîner encore quelque temps sur soi par habitude
ou par plaisir -, se trouverait atteinte, comme par un ver, au cœur
d'elle-même, de sorte que bientôt, dans sa flèche même, elle se flétri-
rait ?
Spectacle étrange, en vérité, et dont, depuis bien longtemps, je
n'arrive pas à détacher mon attention : Que, sur toute la Terre, l'atten-
tion de milliers d'ingénieurs et d'économistes s'absorbe sur le pro-
blème des ressources mondiales en charbon, pétrole ou uranium, - et
que personne, en revanche, ne se soucie de se surveiller le Goût hu-
main de vivre : pour prendre sa « température », pour l'alimenter, pour
le soigner, - et (pourquoi pas ?) pour l'augmenter !
[245]
Tel un malade écœuré par la vue d'un festin, - tel l'Homme, atteint
de nausée biologique, ferait certainement la grève de la Vie -, fût-ce
au faîte de son pouvoir de découvrir et de créer. Et, cette grève, il la
fera, si, pari passu avec sa science et sa puissance, ne monte pas en
lui l'intérêt (un intérêt de plus en plus passionné) pour l'œuvre qui lui
est confiée. En nous, dangereusement, critiquement, l'Évolution (sui-
vant le mot de J. Huxley) est devenue consciente, - consciente et
achevée au point de pouvoir manier ses propres ressorts et de rebondir
sur elle-même. Mais à quoi bon ce grand événement cosmique si nous
venions à perdre le goût de l'Évolution !
Ce goût précieux et primordial, nous le traitons encore (comme les
bien-portants font de leur santé) à la façon d'un capital fixe et assuré, -
dont il y aura toujours assez, pensons-nous, de par le monde.
Périlleuse sécurité, et faute dynamique grave !
Ultimement, l'Ultra-Humain ne saurait se construire qu'avec de
l'Humain ; et l’Humain, essentiellement, n'est pas autre chose qu'un
vouloir, à la fois intensifiable et périssable, de subsister et de grandir.
C'est donc à l'étude théorique et pratique de ce vouloir (un Vouloir
conditionnant radicalement toutes nos formes de Pouvoir) qu'une
nouvelle Science (et la plus importante peut-être de toutes les
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 206

Sciences) devrait se consacrer, - et se consacrera inévitablement de-


main - : « Comment entretenir et ouvrir toujours plus large, au fond
de l'Homme, la source de son élan vital ? »
A priori, deux manières fort différentes, et cependant conjuguées,
s'offrent à nous pour attaquer le problème ainsi posé.

a) Ou bien, agissant physico-chimiquement sur le foyer « Com-


plexité » de notre être, chercher, par application de certaines subs-
tances ou de certaines méthodes, à augmenter de façon permanente,
notre vitalité organique. Ne connaissons-nous pas tous déjà des exal-
tations (ou au contraire des dépressions) passagères consécutives à de
tels traitements ?
[246]
b) Ou bien, opérant psychiquement sur le foyer « Conscience »,
travailler, intellectuellement et affectivement, à dégager et à exalter en
nous, sur base solide, des Raisons et des Attraits toujours plus puis-
sants de vivre.

Accroitre, par moyens organiques, la vigueur des tempéraments,


ou, au contraire, enflammer, par présentation de quelque Idéal, les ar-
deurs de l'âme.
Laquelle des deux voies préférer ?
Impossible, évidemment, de séparer complètement les deux mé-
thodes, où ré-apparait, une fois de plus, la mystérieuse inter-action du
corps et de l'esprit. - Mais difficile, en revanche, de ne pas accorder
(au point évolutif où se trouve actuellement parvenue la Terre) une
large priorité, non seulement de dignité, mais d'efficacité et d'urgence,
à l'effort de cultiver, dans l'Homme moderne, une passion réfléchie
croissante pour l'Univers qui l'enveloppe, - ou, plus exactement, pour
la Cosmogénèse qui l'engendre.
Ce qui, dans un Monde devenu self-conscient et self-mouvant, est
le plus vitalement nécessaire à la Terre pensante, c'est une Foi, - et
une grande Foi, - et toujours plus de Foi.
Savoir que nous ne sommes pas emprisonnés.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 207

Savoir qu'il y a une issue, et de l'air, et de la lumière, et de l'amour,


quelque part, au-delà de toute Mort.
Le savoir, sans illusion ni fiction...
Voilà ce dont, sous peine de périr asphyxiés par l'étoffe même de
notre être, nous avons absolument besoin.
Et voilà où se découvre ce que j'oserai bien appeler le rôle évolutif
des Religions.
[247]

III. Le goût de vivre.


Produit attendu de l‘effort combiné
des religions

Avec la montée de la technique et de la pensée modernes on a pu


croire (surtout au siècle dernier) que nous avons dépassé l'Âge ou
Phase des Religions. Et il est bien certain que, dans le domaine des
« confessions » et des « croyances », un profond remaniement et une
énergique sélection se sont opérés à la lumière et au feu de la Science.
- Tant s'en faut cependant, nous commençons à nous en apercevoir,
que, en matière de Mystique, la flamme du Savoir expérimental n'ait
fait que détruire. Bien au contraire (si je ne me suis pas trompé au
cours des réflexions qui précèdent), de la redoutable épreuve qu'elles
viennent de traverser, les forces religieuses émergent comme un adju-
vant plus essentiel que jamais à la phylogénèse humaine, puisque c'est
finalement à elles, en tant que « nourrices de notre Foi », que revient
désormais le rôle d'entretenir et de développer l'Énergie requise pour
les besoins, nouvellement reconnus, d'une Anthropogénèse en plein
essor : l'ardeur de croitre, -le Goût du Monde.
Oui, on ne le criera jamais assez fort aujourd'hui. Parce que, à nos
yeux, l'Univers est en train de se découvrir comme organiquement en
porte-à-faux sur l'Avenir, - justement pour cela et à cause de cela, les
« réserves de Foi » (c'est-à-dire la quantité et la qualité de Sens reli-
gieux disponible) doivent continuellement monter dans notre monde.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 208

Et, de ce chef, loin d'être dépassée, faut-il dire, l'Ère (je ne dis pas
des, mais) de la Religion ne fait sans doute que commencer.

À CHARGE TOUTEFOIS, POUR LES CROYANTS, D'INCOR-


PORER [248] ET DE SAUVER LES NOUVEAUX BESOINS RE-
LIGIEUX DE LA TERRE.

Jusqu'ici, les « Foi » étaient essentiellement ascensionnelles : sui-


vant O Y. Désormais elles doivent être aussi motrices (propulsives)
suivant le nouvel axe O X 38. « Le théisme insatisfait. »
Essayons, en terminant, de bien faire voir ce point important.
Autour de nous, un certain pessimisme s'en va répétant que notre
monde sombre dans l'athéisme. Ne faudrait-il pas plutôt dire que, ce
dont il souffre, c'est de théisme insatisfait ? - Les hommes, dites-vous,
ne veulent plus de Dieu. Or êtes-vous bien sûr que ce qu'ils rejettent,
ce n'est pas simplement l'image d'un Dieu trop petit pour alimenter en
nous cet intérêt de survivre et de super-vivre à quoi se ramène, en fin
de compte, le besoin d'adorer 39 ?
Jusqu'ici, les divers Credo encore en vogue, parce que nés et gran-
dis en un temps où les problèmes de totalisation et de maturation
cosmiques ne se posaient pas, se sont surtout préoccupés de fournir à
chaque homme une ligne d'évasion individuelle. Si universalistes que
fussent leurs promesses et leurs visions de l'Au-delà, ils ne faisaient,
et pour cause, aucune part explicite à une transformation globale et
dirigée dé la Vie et de la Pensée toutes entières. - Or, en vertu de ce
qui précède, n'est-ce pas précisément un événement de cet ordre (évé-
nement impliquant l'approche et l'attente de quelque Ultra-humain)
que nous leur demandons d'inclure, de consacrer et d'animer, mainte-
nant et à jamais ?
Non plus seulement une religion des individus et du Ciel, mais une
religion de l'Humanité et de la Terre : Voilà ce que nous attendons,
comme un oxygène indispensable, en ce moment.

38 Figure dans Le Cour du Problème. Tome V.- L'Avenir de l’Homme, p. 349.


39 Cf. la formule de saint Irénée : « La gloire de Dieu, c'est la vie de l'homme ;
et la vie de l'homme, c'est la vue de Dieu. » (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 209

Or comment ne pas voir, dans ces conditions, que seuls peuvent


subsister demain, - et seuls ont chance de prendre [249] (comme il
convient) la tête du mouvement général d’Hominisation planétaire -,
les courants mystiques capables, par synthèse de la traditionnelle Foi
en l'En Haut et de la Foi, nouvelle-née, de notre génération en quelque
issue vers l'Avant, de préparer et de présenter un aliment complet à
notre « besoin d'être ».

D'APRÈS ET SUR LEUR VALEUR D'EXCITATION ÉVOLU-


TIVE, UNE SÉLECTION ET UNE CONVERGENCE GÉNÉRAL 40
DES RELIGIONS, VOILA DONC, EN SOMME, LE GRAND
PHÉNOMÈNE DONT NOUS SERIONS PRÉSENTEMENT À LA
FOIS LES ACTEURS ET LES TÉMOINS.

Mais alors, dira-t-on, si vraiment la grande affaire spirituelle de


notre temps est un ré-alignement et un ré-ajustement des anciennes
croyances sur une sorte de nouvelle Divinité surgie au pôle anticipé
de l'Évolution cosmique, - alors, pourquoi, tout simplement, ne pas
faire peau neuve, - c'est-à-dire pourquoi ne pas regrouper directement,
et a novo, sur quelque « Sens Évolutif » ou « Sens Humain », - sans
égard pour les vieux Credo -, toute la puissance religieuse de la
Terre ? - Afin de satisfaire le besoin planétaire de croire et d'espérer,
qui ne cesse de s'accroître avec la totalisation technico-sociale du
Monde, pourquoi pas une Foi toute fraîche, plutôt que le rajeunisse-
ment et la confluence des « anciennes amours » ?...
Pourquoi ? répondrai-je. Mais pour deux bonnes raisons, l'une et
l'autre solidement fondées en nature, et qui peuvent s'exposer ainsi.
Tout d'abord, en chacune des grandes branches religieuses cou-
vrant en ce moment le monde on ne saurait douter que se conservent
et se prolongent, engendrées par des siècles d'expérience, une certaine
attitude, une certaine vision spirituelles [250] aussi indispensables et

40 Ces lignes sont écrites, à dessein, d'un point de vue strictement neutre. Si je
parlais en « catholique », je devrais ajouter que, sans aucune « arrogance »,
mais par exigence structurelle l'Église (sous peine de se nier elle-même) ne
peut pas ne pas se considérer comme l'axe même sur lequel peut et doit s'ef-
fectuer le mouvement attendu de rassemblement et de convergence.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 210

aussi irremplaçables pour l'intégrité d'une conscience religieuse ter-


restre totale que peuvent bien l'être, pour la perfection attendue d'un
type zoologique humain final, les diverses composantes « raciales »
successivement engendrées par la phylogénèse de notre groupe vi-
vant. En matière de Religion, aussi bien que de Cérébration, ce n'est
point par individus, apparemment, - mais c'est par rameaux entiers -,
que procèdent les forces cosmiques de Complexification.
Mais il y a plus. Ce que, au fond incommunicable d'eux-mêmes,
véhiculent les divers courants de Foi encore actifs sur Terre, ce ne
sont plus seulement les éléments irremplaçables d'une certaine image
complète de l'Univers. Bien plus encore que des fragments de vision,
ce sont des expériences de contact avec un Ineffable suprême qu'elles
conservent et qu'elles transmettent. Comme si, de l'Issue Ultime
qu'exige, et vers laquelle se précipite l'Évolution, un certain influx
descendait pour illuminer et échauffer nos vies : véritable rayonne-
ment « trans-cosmique », pour lequel les organismes successivement
apparus au cours de l'Histoire seraient précisément les récepteurs na-
turellement accordés.
Perspective extraordinairement hardie sous son apparente naïveté ;
et qui, si elle est justifiée, a pour effet de renouveler profondément la
théorie entière du Goût de la Vie et de son entretien dans le Monde.
Pour conserver et accroître sur Terre la « pression d'Évolution », il
est vitalement important, observais-je, que, par arcboutement des ré-
flexions religieuses, un Dieu de plus en plus réel et attrayant se défi-
nisse pour notre regard au pôle supérieur de l'Hominisation. - Voici
maintenant qu'une autre condition et une autre possibilité d'animation
cosmique se découvrent. Et c'est que, soutenus et guidés par la tradi-
tion des grandes mystiques humaines, nous réussissions, par voie de
contemplation et de prière, à entrer directement en communication
réceptive avec la Source même de tout élan intérieur.
[251]
La tension vitale du Monde non plus seulement maintenue par arti-
fices physiologiques ou par découverte rationnelle d'un Objectif ou
Idéal entraînant, - mais directement infusée au fond de notre être, sous
sa forme supérieure directe et extrême : l'Amour, par effet de «
Grâce » et de « Révélation ».
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 211

Goût de la Vie : nœud central et privilégié, en vérité, où, dans


l'économie d'un Univers suprêmement organique, une liaison suprê-
mement intime se découvre entre Mystique, Recherche et Biologie. 41

Le manuscrit s'achève sur les notes suivantes, ajoutées par


l'auteur :

Autre conclusion ?
Le « Contact » religieux = Amorce de la 3e Réflexion (F2/F3) =
Néo-goût explicité : Amour (forme supérieure du goût ! !).

[252]

41 Inédit, Paris, novembre1950. Écrit rédigé à l'occasion d'une conférence don-


née, pour le Congrès Universel des Croyants chez M. de Saint-Martin, Place
des Vosges, le 9 décembre1950.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 212

[253]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

16
L’ÉNERGIE SPIRITUELLE
DE LA SOUFFRANCE

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[254]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 213

[255]

Pour un observateur parfaitement clairvoyant, et qui regarderait


depuis longtemps, de très haut, la Terre, notre planète apparaîtrait
d'abord bleue de l'oxygène qui l'entoure ; puis verte de la végétation
qui la recouvre ; puis lumineuse - toujours plus lumineuse - de la Pen-
sée qui s'intensifie à sa surface ; mais aussi sombre - toujours plus
sombre - d'une souffrance qui croit en quantité et en acuité au même
rythme que monte la Conscience, au cours des âges.
À chaque instant la souffrance totale de toute la Terre !... Si seu-
lement nous pouvions, cette grandeur redoutable, la recueillir, la cu-
ber, la peser, la nombrer, l'analyser, quelle masse astronomique !
quelle somme effrayante ! et depuis la torture physique jusqu'aux an-
goisses morales, quel spectre raffiné de nuances douloureuses ! et si
seulement, aussi, par le jeu d'une conductibilité soudain établie entre
les corps et les âmes, toute la Peine se mêlait à toute la joie du Monde,
qui peut dire de quel côté se fixerait l'équilibre : du côté de la Peine,
ou du côté de la Joie ?...
Oui, plus l'Homme devient homme, plus s'incruste et s'aggrave -
dans sa chair, dans ses nerfs, dans son esprit - le problème du Mal : du
Mal à comprendre et du Mal à subir.
À ce problème, il est vrai, une meilleure perspective de l'Univers
où nous nous trouvons pris est en train d'apporter un commencement
de réponse. Au sein du vaste processus [256] d'arrangement d'où
émerge la Vie, tout succès, nous nous en apercevons, se paie nécessai-
rement d'un large pourcentage d'insuccès. Point de progrès dans l'être
sans quelque mystérieux tribut de larmes, de sang et de péché. Pas
étonnant, dès lors, si, autour de nous, certaines ombres s'accentuent en
même temps que grandit la lumière : puisque, de ce point de vue, la
douleur sous toutes ses formes et à tous ses degrés, ne serait (au
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 214

moins partiellement) qu'une suite naturelle du mouvement par lequel


nous sommes engendrés !
Ce mécanisme complémentaire de Bien et de Mal, sous l'évidence
d'une expérience universelle, nous commençons à l'admettre abstrai-
tement, dans notre tête. Mais pour que, à cette dure loi de la Création,
notre coeur se plie sans révolte, n'est-il pas psychologiquement néces-
saire qu'au déchet douloureux de l'opération qui nous forme, nous dé-
couvrions par surcroît quelque valeur positive qui le rende définiti-
vement acceptable, en le transfigurant ?
Sans doute. Et c'est ici qu'intervient, dans son rôle irremplaçable,
l'étonnante révélation chrétienne d'une souffrance transformable
(pourvu qu'elle soit bien acceptée) en expression d'amour et en prin-
cipe d'union. La souffrance d'abord traitée en adversaire qu'il s'agit de
défaire ; la souffrance vigoureusement combattue jusqu'au bout ; et
cependant, en même temps, la souffrance rationnellement et cordia-
lement reçue dans la mesure où, en nous arrachant à notre égoïsme et
en compensant nos fautes, elle est capable de nous surcentrer sur
Dieu. Oui, - l'obscure et repoussante souffrance elle-même, érigée
pour le plus humble patient en principe suprêmement actif d'humani-
sation et de divination universelles : telle se découvre à sa cime la
prodigieuse énergétique spirituelle, née de la Croix, dont les pages qui
suivent s'attachent à décrire, entre mille autres cas semblables, un
exemple concret.
Lumineusement, chez celle dont Monique Givelet présente, ici, au
nom de l'Union Catholique des Malades, le visage [257] intérieur, les
caractères et les effets se détachent auxquels se reconnaît une authen-
tique bonne souffrance. Affinement persistant du sens critique et ap-
préciation toujours mieux équilibrée des valeurs humaines. Soin hé-
roïque à réagir jusqu'à la fin, avec le sourire, contre toutes les passivi-
tés qui assiègent le malade. Sensibilisation croissante du cœur à la
joie et à la peine des autres. Renforcement et simplification lucides de
toute réalité au sein de l'omniprésence divine. Tout cela se combinant
en un singulier pouvoir d'attraction pacifiante, rayonnant comme une
auréole.

Un surcroît d'Esprit naissant d'un défaut de Matière.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 215

Oui, vraiment le miracle, constamment renouvelé depuis deux


mille ans, d'une Christification possible de la Souffrance...
O Marguerite, ma soeur, pendant que, voué aux forces positives de
l'Univers, je courais les continents et les mers, passionnément occupé
à regarder monter toutes les teintes de la Terre, vous, 'immobile, éten-
due, vous métamorphosiez silencieusement en lumière, au plus pro-
fond de vous-même, les pires ombres du Monde.
Au regard du Créateur, dites-moi, lequel de nous deux aura-t-il eu
la meilleure part ? *

[258]

* P. Teilhard de Chardin, Paris, 8 janvier 1950. Préface à la vie de sa soeur


Marguerite-Marie par Monique Givelet, Éd. du Seuil.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 216

[259]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

17
Un seuil mental sous nos pas :
DU COSMOS
À LA COSMOGÉNÈSE

Retour à la table des matières

[260]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 217

[261]

1. L'événement intellectuel :
Un monde qui se met à bouger

Absorbés, comme il est naturel, par le soin de faire face aux élé-
ments et problèmes particuliers continuellement formés dans le champ
de notre vision et de notre action par un développement quasi-explosif
de la Science, de la Technique et de la Sociologie, nous ne cherchons
pas assez à sortir de l'agitation où nous sommes pris pour essayer
d'apercevoir et de définir, dans sa figure générale, dans sa direction
globale, et, avant tout, dans sa cause génératrice profonde, le tourbil-
lon singulier qui, en moins d'un siècle, s'est soudain abattu sur l'Hu-
manité, - et, bon gré mal gré, nous emporte.
Eh bien, c'est à cet effort d'émersion et de clarification que je vou-
drais apporter ici ma contribution en signalant l'extraordinaire et dé-
terminante influence exercée sur le comportement humain moderne
par l'accession (toute récente, - ou même encore inachevée) de notre
esprit à la perception d'un Monde en état de déplacement organique
sur soi-même.
Un passage mental du Cosmos à la Cosmogénèse...
Avant de décrire (cf. la deuxième Partie) les conséquences de cette
révolution psychique pour notre attitude fondamentale (rationnelle et
affective) en face de la Matière et de la Vie ; et, avant de prendre posi-
tion (en Conclusion) sur la nature vraie (étoffe simplement « cognos-
citive », ou au contraire « entitative ») du phénomène, - attachons-
nous à [262] fixer brièvement les principales phases historiques, et
l'état présent, de la Transformation.

a. La « lyse » galiléenne (XVIe-XVIIe siècles).

D'une manière générale, c'est évidemment aux influences coperni-


ciennes qu'il convient de rattacher, à son origine, le mouvement de
pensée dont est finalement issue notre vision moderne de l'Univers.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 218

Mais, si l'on prend garde, c'est beaucoup moins à édifier positivement


un système physique particulier qu'à faire place nette pour des cons-
tructions nouvelles que semble avoir explicitement servi, dans un
premier temps, la transposition astronomique de perspective si carac-
téristique du XVIe siècle. - D'une part, en effet, au cours de cette pé-
riode initiale, seule la structure sidérale du Monde était formellement
mise en cause. Et, d'autre part, dans ce domaine particulier, seul, ap-
paremment, un changement d'axe se trouvait proposé, à l'usage et à
l'intérieur d'un Univers ou l'Espace demeurait absolu et le Temps aus-
si parfaitement homogène que par le passé...
On n'exaltera jamais trop le rôle décisif joué par l'intuition gali-
léenne dans la naissance de l'esprit moderne. Mais, en revanche, on
n'insistera jamais assez sur le fait que l'effondrement du géocentrisme,
au temps de la Renaissance, n'a pas eu du tout comme effet spécifique
de dégager les linéaments d'une cosmogonie nouvelle, mais seulement
(ce qui était déjà énorme, pour l'époque !) de rompre le charme qui,
depuis les Grecs (et malgré Épicure...) maintenait et paralysait la pen-
sée humaine dans la contemplation d'un Cosmos aux rouages harmo-
nieusement et définitivement fixés. Par simple admission d'une rota-
tion (si naïvement conçue fût celle-ci) de la Terre autour du Soleil, -
c'est-à-dire par simple dissociation introduite entre un Centre géomé-
trique et un Centre psychique des choses, - c'est toute la magie des
sphères célestes qui se dissipait, et qui laissait l'Homme face à [263]
face avec une masse plastique à repenser dans sa totalité... Telle la
chenille dont la substance, aux approches de la métamorphose, se dis-
sout (à part quelques rares éléments cérébraux) en un produit quasi-
ment amorphe : l'étoffe protoplasmique rafraichie dont va sortir le pa-
pillon.

b. L'apparition, dans la pensée humaine,


des premiers noyaux évolutifs (XVIIIe-XIXe siècles).

Si du côté de l'Astronomie de position est vraiment venu, comme


nous venons de le dire, l'ébranlement psychique qui, à partir de Gali-
lée, a commencé à faire tomber la notion de Cosmos en poussière,
c'est en direction toute différente, c'est-à-dire du côté de la classifica-
tion des formes vivantes, qu'il faut se retourner pour voir l'idée de
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 219

Cosmogénèse faire pour de bon en Science son apparition. Pour New-


ton, la gravitation n'était encore que le moyen d'expliquer le fonction-
nement d'un système stationnaire ; et il faudra attendre Laplace, puis
l'analyse spectrale, pour que la mécanique céleste commence à se
transformer en embryologie des corps sidéraux. Dans le monde des
« naturalistes », par contre, un foyer actif de pensée « génétique » se
dessine dès la fin du XVIIIe siècle ; et l'on peut dire que c'est à partir
de ce germe « transformiste », apparu et grandi du côté des zoolo-
gistes, que, par effet de contagion, un nombre rapidement croissant de
noyaux « évolutifs » n'ont pas cessé depuis lors d'apparaitre un peu
partout dans les divers départements de la connaissance : tout à fait en
haut, dans le domaine des sciences humaines (histoire des institutions,
des idées, et des religions...) ; et, par un singulier et puissant retour,
tout à fait en bas aussi, dans le royaume de la matière pure (genèse
des atomes et des étoiles).
Centres multiples de reconstruction mentale, dont on eût pu croire
d'abord qu'ils rayonnaient indépendamment les uns des autres ; mais
dont la pluralité apparente (comme [264] celle des îlots cellulaires nés
dans un tissu vivant en voie de cicatrisation) n'a pas tardé, nous pou-
vons le constater, à se rejoindre et à se fusionner en la perspective co-
hérente et solidaire d'un Univers en pleine voie d'organification.

c. L'émersion moderne de l'idée d'Évolution.

À regarder autour de nous (plus particulièrement dans les zones


conservatrices du monde religieux) on demeure stupéfait en constatant
combien tenace se maintient l'idée, vraiment enfantine, que, sous le
mot d' « évolution », se cacherait une simple dispute « locale » entre
biologistes, divisés sur la question de l'origine des espèces vivantes.
« Darwinisme », entend-on encore dire pour « Évolutionnisme » !...
Comme si, en l'espace d'un demi-siècle, par prise rapide des diverses
dérives particulières enregistrées, plus ou moins indépendamment, par
tous les groupes, sans exception, de chercheurs scientifiques, il ne de-
venait pas chaque jour plus évident que l’ontogénèse du microcosme
(que chacun nous sommes) Wa de sens et d'encadrement physique-
ment possible que replacée, non seulement dans la phylogénèse d'un
rameau zoologique quelconque, mais dans la cosmogénèse même d'un
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 220

Univers tout entier ; et que c'est en la perception de cette unité dyna-


mique fondamentale que consiste essentiellement le pas moderne de l'
« idée d'Évolution » !
Comprenons-le donc bien, une fois pour toutes : désormais, pour
nous et nos descendants, les temps et les dimensions psychologiques
ont définitivement changé.
Jusqu'en plein XIXe siècle, dans l'ensemble, l'Homme pouvait en-
core s'imaginer (sans réagir à ce que cette conception avait de physi-
quement contradictoire) que seul le Vivant naissait, croissait, mourait,
avait un âge, au sein d'une Matière toujours identique à elle-même.
Or voici maintenant que, pour tout esprit moderne (dans la mesure
même où il est moderne), la conscience est pour toujours [265] appa-
rue, - le sens est né, d'un Mouvement universel, absolument spéci-
fique, en vertu duquel la Totalité des choses, du haut en bas, se dé-
place solidairement, et d'un seul tenant, non pas seulement dans l'Es-
pace et le Temps, mais dans un Espace-Temps (« hyper-einsteinien »)
dont la courbure particulière est de rendre ce qui s’y meut de plus en
plus arrangé.
Mouvement de « complexité-conscience », ou de « corpusculisa-
tion », ou de « centration », ou d' « intériorisation », ainsi que je l'ai
souvent nommé : dans la mesure où l'arrangement qu'il engendre
s'élève en direction de groupements à la fois toujours plus astronomi-
quement compliqués, plus physiquement organisés, et plus psycholo-
giquement indéterminés.
Mouvement non point relatif, remarquons-le, mais vraiment abso-
lu, dans la mesure où il progresse vers un état définissable par rapport
à soi.
Mouvement, . enfin, non point d'oscillation, ni de pur écoulement,
mais de véritable genèse, dans la mesure où, par structure, - sous un
jeu favorable des chances et des libertés -, il se propage additivement
dans un seul sens possible : celui d'une ultra-conscience, exprimable,
pour notre expérience planétaire, en termes d'ultra-humain.
En la perception de plus en plus habituelle et généralisée de cette
convergence physico-psychique globale (demeurée jusqu'alors com-
plètement insoupçonnée) réside, j'en suis convaincu, non seulement
l'essence de la notion moderne, souvent si mal définie, d' « évolu-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 221

tion », mais encore le pas le plus sensationnel franchi par la cons-


cience humaine depuis le million d'années qu'elle va se réfléchissant
sur soi à la surface de la Terre.
Mais avant de me hasarder à porter un tel jugement sur l'impor-
tance du palier où nous venons d'accéder, voyons un peu plus en dé-
tail quelle situation résulte, pour notre vie intérieure, d'un choc spiri-
tuel dont nous ne soupçonnons généralement pas encore à quel point
nous sortons mentalement changés.
[266]

2. La situation
Une pensée qui se transforme

I. UN NOUVEAU TYPE D ‘ UNIVERS


L’ORGANICITÉ DU TOUT

Pour nos devanciers, le Temps était à la fois extrinsèque aux êtres


et isotrope par rapport à soi. Pour nous, il devient de plus en plus im-
périeusement organique et convergent étoffe même des choses, et
siège de leur ontogénèse.
De ce point de vue corrigé, il est surprenant de constater combien
toute une série ou famille de questions, jusqu'alors demeurées inso-
lubles ou obscures, (Relations entre Esprit et Matière, Origine du Mal,
Place de l'Élément dans le Tout, Formes terminales de l'Univers), se
dénouent et s'éclairent simplement devant l'esprit muni, pour s'empa-
rer du Réel, d'une dimension de plus.

a. Relations entre Esprit et Matière.

En régime de Cosmos, premièrement, un dualisme ruineux s'intro-


duisait inévitablement dans la structure de l'Univers. D'un côté, l'Es-
prit ; - de l'autre, la Matière : et, entre eux, rien autre chose que l'af-
firmation d'un accolement inexpliqué et inexplicable, - c'est-à-dire, en
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 222

fin de compte, d'une interdépendance verbale, trop souvent semblable


à une servitude. Tout cela parce que les deux termes du couple, arrêtés
et fixés, avaient perdu toute connexion génétique entre eux.
[267]
Que se ré-anime, par contre, un souffle qui simultanément les fasse
naitre et les oppose ! Que ce qui était, hier encore, communément re-
gardé comme deux choses, ne soit plus que les deux faces ou phases
d'un « arrangement intériorisant » ! Et alors, d'une extrémité à l'autre
du spectre cosmique (c'est-à-dire de l’infra-Inconscient à l'ultra-
Réfléchi), le courant passe, - une cohérence ontologique s'établit. Non
plus la Matière-associée, la Matière-servante, - mais la Matière-
génératrice : Materia Matrix. Phénoménalement parlant, l'Étoffe des
choses passant de l'état simplifié et pulvérisé à l'état unifié, - c'est-à-
dire la Matière se chargeant d'Esprit : n'est-ce point là, en vérité, l'ex-
pression la plus générale, la plus totale, et la plus féconde, pour notre
expérience, de l'opération universelle en laquelle nous nous trouvons
engagés ?
Et qu'on ne vienne pas ici m'accuser de matérialisme ! En langage
de Cosmogénèse, ce qui spécifiquement oppose le matérialiste au spi-
ritualiste, ce n'est plus du tout (comme en philosophie fixiste) d'ad-
mettre un passage entre infra-structure physique et super-structure
psychique des choses : mais c'est seulement de placer, à tort, du côté
de l'infra-structure (c'est-à-dire du Décomposé) et non du côté de la
super-structure (c'est-à-dire du Surcomposé) le point d'équilibre final
du Mouvement cosmique. - Une toute autre question, - que nous al-
lons rencontrer ci-dessous en parlant de la « terminaison » de l'Uni-
vers !

b. L'Origine du Mal.

En régime de Cosmos, deuxièmement, il restait fort difficile, sinon


impossible (sauf par intervention d'un accident, lui-même quasi-
inexplicable) de justifier devant la raison la présence de douleurs et de
fautes dans le Monde. En régime de Cosmogénèse, par contre, com-
bien de temps faudra-t-il crier encore pour faire entendre à une « opi-
nion publique » routinière que, intellectuellement (je ne dis pas affec-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 223

tivement) [268] parlant, le problème du Mal, non seulement devient


soluble, - mais encore qu'il ne se pose plus. Puisque, pour raisons sta-
tistiques implacables, il est physiquement impossible que, à tous les
niveaux (pré-vivant, vivant, réfléchi) de l'Univers, quelque inarran-
gement, ou dérangement, n'apparaisse pas au sein d'une Multitude en
voie d'arrangement. Dans un pareil « système tâtonnant », il est abso-
lument inévitable (en vertu des lois de grands nombres) que chaque
avance vers l'ordre se paie par des ratés, des décompositions, des dis-
cordances : ceci dans une proportion dépendante de certaines cons-
tantes cosmiques impossibles à déterminer, - mais à laquelle il serait
certainement vain de prétendre fixer a priori une limite supérieure,
au-delà de laquelle le Monde serait déclaré « altéré » ou « mauvais »
... 42
Pareil à ces puissantes fusées que l'audace moderne lance à l'at-
taque de l'inter-sidéral, un Cosmos en mouvement dirigé ne peut con-
cevablernent progresser qu'en laissant derrière soi une plus ou moins
épaisse trainée de fumée...
Le Mal 43, effet secondaire, sous-produit inévitable, de la marche
d'un Univers en évolution !

c. Place de l'Élément dans le Tout.

En régime de Cosmos, troisièmement, aucune raison structurelle


ne paraissait exister pour localiser et délimiter [269] au sein de l'En-
semble la sphère d'existence et d'action de chaque centre individuel
considéré en particulier. Dans un Monde de nature convergente, au
contraire, il suffit de réfléchir un instant pour s'apercevoir que n'im-

42 La philosophie thomiste tente de résoudre le problème du mal (physique et


moral) en faisant remarquer qu'il est purement négatif (non-être ou privation
d'être). Dans une vision fixiste du cosmos le mal apparaît comme une dé-
gradation d'être, « descente de l’être dans le multiple, par suite dans l'impar-
fait, à partir de l'Un et du Suprême » (Sertillanges). Dans une vision de
l'univers en cosmogénèse le mal apparaît comme un inachèvement de l'être
imparfait progressant vers un état supérieur d'organisation, sous l'influence
d'un pôle d'unité transcendant. Les deux modes d'explication se fondent sur
l'imperfection de la créature. (N.D.E.)
43 Un mal non plus catastrophique, mais évolutif.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 224

porte quel élément, - déjà amorcé aussi loin qu'on remonte vers l'ori-
gine des choses, - prolonge, d'une manière ou de l'autre, son influence
jusqu'à l'extrême fin du processus où il se trouve pris ; cette prolonga-
tion s'accompagnant pour lui, par effet d'unification continuée, et
pourvu qu'il soit psychologiquement réfléchi d'une accentuation cons-
tante de sa personnalité.
En d'autres termes, si dispersées et sériées soient-elles, chronolo-
giquement et spatialement, dans leur naissance, par jeu d'évolution,
les particules d'un Univers en cosmogénèse jouissent toutes de la pro-
priété d'être coextensives infinitésimalement à la totalité du Temps et
de l'Espace 44. Plus ou moins excentriquement placée dans le Système
général en voie de centration, chacune joue le rôle de centre partiel et
incommunicable pour l'ensemble ; - la convergence cosmique se ma-
nifestant spécifiquement par la tendance de ces innombrables centres
élémentaires à se rapprocher, à se rejoindre, et à se renforcer, comme
nous allons voir, dans un Supercentre universel des choses.

d. La forme terminale de l’Univers.

Dans le cas d'un Monde statique, quatrièmement et enfin, aucune


configuration spéciale, ni aucun moment particulier n'étaient assi-
gnables à la conclusion du phénomène cosmique. Rien n'empêchait,
semble-t-il, un Univers ptoléméen ou aristotélicien de continuer indé-
finiment, ou au contraire d'arrêter brusquement, sa course. - Combien
différentes, [270] et combien plus intéressantes, encore une fois, les
perspectives d'avenir ne se découvrent-elles pas en régime de Cosmo-
génèse !
D'une part, pour raisons objectives tenant à son mode même de
construction, un Monde de type convergent ne se conçoit pas sans
quelque Sommet, attendu, de maturation et de consommation : un
Sommet « paroxysmal ».

44 Ceci ayant l'avantage de faire disparaître instantanément de notre horizon


intellectuel telles monstruosités que les pseudo-idées d'« âmes séparées »,
ou de métempsychose.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 225

Et d'autre part, pour raisons subjectives également cogentes (né-


cessité inhérente à un système en voie d'évolution réfléchie de con-
server, ou même d'intensifier, jusqu'aux approches d'une fin prévue,
sa force vive psychique, - c'est-à-dire son goût d'avancer), ce pa-
roxysme terminal, si semblable puisse-t-il être extérieurement à une
mort, ne saurait être envisagé que comme un point critique d'émer-
gence et d'irréversibilisation.
En avant de nous, donc, par le jeu continuellement accéléré d'une
Réflexion collective, rien de moins, par delà une large frange d'Ultra-
humain, que l'accès à un Foyer ultime où l'Humain, à force de concen-
tration, parvienne à rejoindre quelque Trans-humain.
Sous une forme renouvelée, replacé devant nous, tout le problème
de Dieu !

II. UNE NOUVELLE FACE DE DIEU


LE CHRIST UNIVERSEL

Jusqu'ici, un Dieu de Cosmos (c'est-à-dire un Créateur de type


« efficient ») avait apparemment suffi à remplir notre coeur et à satis-
faire notre esprit. Désormais (et là est sans doute à chercher la source
profonde de l'inquiétude religieuse moderne) rien, sinon un Dieu de
Cosmogénèse, - c'est-à-dire un Créateur de type « animant », ne sau-
rait assouvir notre capacité d'adoration.
[271]
De ce nouveau Dieu évoluteur, surgissant au cœur même de l'an-
cien Dieu-Ouvrier, il faut, bien entendu, et en premier lieu, maintenir
à tout prix (et de nécessité cosmique) la transcendance primordiale :
car, s'Il n'était pas pré-émergé du Monde, comment pourrait-Il lui ser-
vir d'Issue et de Consommation en avant ? - Mais, juste autant (ou
même plus encore : car c'est en ceci précisément que consiste le re-
nouvellement attendu), convient-il d'en approfondir, admirer et savou-
rer le caractère immanent.
En régime de cosmogénèse convergente, créer, pour Dieu, c'est
unir. Or, s'unir, c'est s'immerger. Mais s'immerger (dans le Plural),
c'est se « corpusculiser ». Et se corpusculiser, dans un Monde dont
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 226

l'arrangement entraine statistiquement désordre (et mécaniquement


effort), c'est se plonger - pour les surmonter - dans la faute et la dou-
leur.
Et voici, de l'affaire, que, par degrés, une remarquable et féconde
connexion se découvre entre Théo - et Christologie 45.

Malgré l'esprit (ou même la lettre) des écrits de St-Paul et de St-


Jean, on peut dire que la figure et la fonction salvatrices du Christ
gardaient, jusqu'à ces derniers temps, dans la formulation dogmatique
courante, quelque chose de conventionnel, de juridique, et d'acciden-
tel. -Pourquoi l'Incarnation ? Pourquoi la Croix ?... Affectivement et
pastoralement, l'économie chrétienne se révélait parfaitement viable et
efficiente. Mais, intellectuellement parlant, elle se présentait plutôt
[272] comme une série arbitraire d'événements fortuits que comme un
processus organiquement lié. Et la mystique en souffrait...
Eh bien, c'est ce défaut de cohérence ontologique (et donc d'em-
prise spirituelle) que vient rectifier la découverte d'un type d'Univers
où, d'une part, nous venons de le voir, Dieu ne peut apparaître comme
premier Moteur (en avant) sans s'incarner et sans racheter, - c'est-à-
dire sans se christifier 46 à nos yeux ; et où, complémentairement, le
Christ ne peut plus « justifier » l'Homme qu'en sur-créant du même
geste l’Univers tout entier.
Insistons sur ce point important.
Je ne me sens ni qualité, ni inclination, pour aborder et discuter
techniquement le problème du Surnaturel. Mais ce qui me paraît à la

45 Connexion humano-divine de fond présentant l'avantage de réduire le


double et irritant problème de l'Ineffabilité divine et d'une Gratuité absolue
de la Création. Quelles que soient en effet la transcendance et la self-
suffîsance de l'Être absolu, quelque chose de ses traits s'imprime inévita-
blement dans la Nature, dès lors qu'il informe à quelque degré celle-ci en la
faisant sortir « du néant ». Et d'autre part, aussi, quelque sorte de complé-
ment lui est forcément apporté par l'acte créateur, dès lors que celui-ci est
exprimable en termes d'union. - La création devenant une union qui en-
gendre ! Observons, en passant, l'intérêt religieux de cette notion nouvelle
(non plus « centrifuge» , mais « centripète ») de la Paternité divine.
46 Le « trinitaire » se découvrant, de ce point de vue, non plus comme un pro-
longement supérieur, mais comme le cœur même du « christique ».
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 227

fois vital pour notre sens mystique et évident pour notre raison c'est
que, si ultra-gratuite soit la profondeur à laquelle s'ouvre présente-
ment pour nous le Cœur de Dieu, ce Dieu, en revanche, doit satisfaire
à la condition d'être (c£ ci-dessus) le Sommet d'un Univers désormais
reconnu par nous comme structurellement monocéphale et évolutive-
ment inachevé. Et, de ce chef, pour incorporer (suivant l'expression de
St-Paul) toutes choses en soi, et ensuite rentrer au sein du Père « avec
le Monde en Lui », il ne suffit plus au Christ, comme nous le pensions
peut-être, de sanctifier surnaturellement une moisson d'âmes, - mais il
lui faut encore, du même mouvement, porter créativement la Noogé-
nèse cosmique au terme naturel de sa maturité.
Et ainsi se dégage peu à peu, devant nous, l'extraordinaire notion et
vision d'une certaine Énergie Christique universelle, à la fois surnatu-
ralisante et ultra-humanisante, en laquelle se trouve simultanément
matérialisé et personnalisé le Champ de Convergence nécessaire pour
expliquer et assurer l'enroulement général et global du Cosmos sur
lui-même. – Énergie [273] capable de couvrir extensivement, s'il y a
lieu, la pluralité des planètes pensantes engendrées par l'évolution de
la matière sidérale ; ou tout au moins (si, par extraordinaire, de tels
foyers réfléchis extra-terrestres n'existent pas), énergie capable d'
« activer » exhaustivement - comme je vais dire - la totalité du poten-
tiel psychique engagé, sur notre Terre, dans la grande aventure de
l'Anthropogénèse.

III. UNE NOUVELLE FORME D'ÉNERGIE HUMAINE


L’ AMOUR DE L’ÉVOLUTION

À mesure que se précise, au regard de notre Science, la significa-


tion bio-physique du phénomène humain, - c'est-à-dire le rôle dévolu
à l'Invention réfléchie de prolonger, par effort planné et combiné, le
processus psychogénique d'Arrangement en quoi consiste la Vie, -
dans cette même mesure croit (sans que nous l'observions assez) le
besoin de quelque élan interne apte à alimenter, sous sa nouvelle
forme, la marche rebondissante de l'Évolution. Dans un premier temps
(c'est-à-dire en régime d'évolution forcée, ou du moins irréfléchie), les
effets de compression planétaire, joints à l'instinct de survivre, avaient
pu suffire à assurer la marche de la Biogénèse. Mais, à Partir de
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 228

l'Homme (c'est-à-dire en régime croissant d'auto-évolution), un deu-


xième et nouveau type de ressort - je veux dire la passion raisonnée
d'avancer - se découvre de plus en plus physiquement indispensable
pour assurer la continuation et le succès final du Mouvement cos-
mique de Complexification.
Ci-dessus, considérant la face négative des choses, j'ai déjà men-
tionné l'inviabilité intrinsèque d'un Univers qui, par sa nature complè-
tement caduque et close 47, asphyxierait [274] notre pouvoir de cher-
cher et de créer. Passant maintenant au côté positif du problème,
j'insisterai une fois de plus sur la nécessité absolue où se trouve l'Hu-
manité (si elle doit jamais arriver à « percer ») de subir, en progres-
sion géométrique avec le Temps, l'attrait croissant de quelque Objet
ou Objectif de plus en plus nettement perçu en avant. Au niveau et à
partir du Réfléchi, non seulement l'absence de dégoût, mais l’afflux
entretenu d'un goût toujours plus raisonné et toujours plus insatiable
de parvenir au bout, quel qu'il soit, de l'Univers en mouvement : telle,
en définitive, se révèle, en Cosmogénèse, la loi ou condition fonda-
mentale de l'Existence d'un Monde autour de nous.
Eh bien, ceci posé, revenons à l'examen de l’étonnante Énergie
christique tout dernièrement née (ainsi que je disais) au fin fond de la
conscience humaine par rencontre et inter-fécondation des deux at-
traits psychiques exercés, l'un ascensionnellement par un « en haut »
de Révélation, et l'autre propulsivement suivant un « en avant » cos-
mique d'Évolution.
Au sein de ce puissant effluve, il est facile de voir que, dans la me-
sure même où il se révèle à la fois super-personnel et super-
personnalisant, l'Univers (considéré dans le terme de sa convergence
totale) s'amorise entièrement. Puisque, pour l'élément réfléchi plongé
dans une Cosmogénèse à pôle christique, Temps et Espace (c'est-à-
dire tout geste et tout événement, toute action et toute passion, toute
croissance et toute diminution) se christifient dynamiquement dans
l'étoffe même de leur réalité de fond.
Or, un Univers amorisé, qu'est-ce autre chose qu'un Univers exci-
té, activé, à l'extrême de ses puissances vitales ? - Que, par nature,

47 Et, faut-il ajouter, par une « gratuité » si complète qu'il en deviendrait super-
flu et in-intéressant. Rien, même l'Évolution, ne saurait résister
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 229

l'amour fût, seul au monde, capable d'entretenir indéfiniment et de dé-


chaîner jusqu'au bout les virtualités de notre action, il y a beau temps
que nous le savions. Mais que cette puissance mystérieuse pût opérer
réellement (je veux dire : sans métaphore), à l'échelle, non plus seu-
lement du couple ou de la famille, mais de l’Humanité, ou même
[275] de l'Univers, tout entiers, - voilà ce que nous ne pouvions, sé-
rieusement concevoir, ni espérer, tant que le Cosmos ne se serait pas
pour nous mué en Cosmogénèse, - et une Cosmogénèse d'union, où
tout devînt rigoureusement, par structure, aimable et aimant.
Jadis, nous ne nous doutions même pas que le Monde pût bouger,
d'une seule pièce, sur lui-même. Et maintenant que nous le sentons
remuer, voici que nous nous apercevons que ce mouvement ne saurait
se développer à fond (c'est-à-dire qu'il défaillirait sur soi) si nous ne
nous trouvions pas dans l'heureuse situation de pouvoir et de devoir
l'éprouver, en dehors et au-delà de tout anthropomorphisme, comme
un suprême Qyelqu'un.
L'amour de l'Évolution : formule encore vide de sens il y a cin-
quante ans ! Et expression, cependant, du seul facteur psychique ca-
pable, apparemment 48, de mener à terme l'effort de self-arrangement
planétaire dont dépend le succès cosmique de l'Humanité.

Conclusion.
La perception de la cosmogénèse :
effet particulier et spécifique de cosmogénèse

Pour une nouvelle vision de l'Univers, une nouvelle forme d'adora-


tion et un nouveau mode d'action.
Voilà donc le point de virage intérieur, particulièrement aigu, au-
quel, par le jeu général de l'Histoire, nous nous trouvons en ce mo-
ment parvenus.

48 Grâce à ses vertus unitives qui, dans un Univers convergent lui confèrent la
qualité d'être ultimement l’acte évolutif suprêmement efficace et parfaite-
ment complet.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 230

Ce tournant psychologique majeur, beaucoup ne le sentent [276]


pas encore menacer le tranquille équilibre ou ils se complaisent. Ou
bien, s'ils en ont conscience, ils tendent à le minimiser, en ne recon-
naissant qu'une valeur purement idéologique ou cognoscitive au phé-
nomène en cours. « Et en effet, disent-ils, puisque l'acte de percevoir
plus scientifiquement le Monde ne fait que nous révéler, sans le modi-
fier en rien, un état déjà ancien des choses, comment ne pas le consi-
dérer, cet acte dont vous faites tant de cas, comme superficiel et se-
condaire par rapport à l'évolution profonde (si tant est qu'il y ait évo-
lution !) de l'Univers ? »
C’est en opposition avec cet extrinsécisme intellectuel que je ne
saurais, en ce qui me concerne, clore les observations qui précèdent
sans réaffirmer la nature proprement « organique » de la transforma-
tion mentale dont nous pouvons, hic et nunc, suivre en nous, sur nous-
mêmes, les péripéties et les effets. Car si l'on admet (comme il faut
bien l'admettre sous peine de nier le fait même de la Cosmogénèse)
que le pas initial de la Réflexion (dont est sorti le type zoologique
humain) représente un événement d'étoffe authentiquement biolo-
gique, comment refuser cette même qualité à un seuil caractéristique
franchi, au cours des temps, par le pouvoir réflexif humain en voie
d'arc-boutement sur lui-même ? - Surtout si le franchissement psy-
chique de ce seuil s'accompagne bien (critère infaillible d'organicité...)
d'une saute marquée dans la complexification technico-sociale de la
Noosphère !
Une tactique bien connue des fixistes aux abois est de prétendre
que, s'il y a eu, jadis, plasticité et transformation de la Vie, cette Bio-
génèse est en tout cas, depuis l'Homme, complètement arrêtée. Et c'est
en vain que, pour leur prouver le contraire, on essaie de leur faire voir
que dans le manifeste in-arrangement actuel de la masse humaine se
lit, biologiquement, la virtualité et l'annonce de quelque état supérieur
d'organisation et de conscience.
N'est-il pas intéressant, dans ces conditions, d'observer que, par en-
registrement, au fond de nous-mêmes, d'un choc évolutif [277] incon-
testable, nous nous trouvons amenés à l'évidence directe d'une dérive
absolue de l'Univers en direction d'une unité et d'une intériorité crois-
santes ?
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 231

La réalité d'une Cosmogénèse établie par la self-perception même


de cette Cosmogénèse.
Phase singulière et privilégiée, en vérité, d'un Mouvement dont la
démarche critique, à un instant donné, consiste à prendre conscience -
et charge - de lui-même ! *

[278]

* Inédit, Paris, 15 mars 1961.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 232

[279]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

18
RÉFLEXIONS SUR
LA PROBABILITÉ SCIENTIFIQUE
et les conséquences religieuses
d’un ultra-humain

Retour à la table des matières

[280]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 233

[281]

1. Probabilité scientifique
et nature de l'ultra-humain

Périodiquement, au cours de l'histoire de la pensée humaine, cer-


tains changements généraux se produisent, dus au brusque renouvel-
lement pour nos yeux, sur un point ou sur un autre, des dimensions de
l'Univers.
Parmi ces renouvellements figure évidemment en première ligne
(parce que plus tangible et spectaculaire) l'apparition récente dans le
champ de notre expérience de l'Infime et de l'Immense, sous toutes
sortes de formes réelles (numériques, temporelles et spatiales) étroi-
tement associées : incroyables multitudes d'existences minuscules,
souvent incroyablement courtes, dans un Univers incroyablement
grand.
Moins remarqué (parce que plus fuyant), mais bien plus révolu-
tionnaire encore que ces changements d'échelle cosmique, je voudrais,
en ces quelques pages, signaler et analyser le phénomène mental en
vertu duquel, en ce moment même, nous nous éveillons collective-
ment à la conscience de trois mouvements à la fois si lents qu'ils
avaient échappé jusqu'ici à notre attention, - et si universels qu'ils inté-
ressent et entraînent les profondeurs réputées jusqu'ici les plus méta-
physiques, et donc les plus inchangeables, de notre être.
Un mouvement cosmique (ou Cosmogénèse),
Se précisant en un mouvement organique (ou Biogénèse),
Lui-même s'achevant dans un mouvement réflexif (ou Anthropo-
génèse).
[282]
Trois mouvements, je répète - ou plus exactement trois phases d'un
seul et même mouvement - dont la succession (prise à la fois par ordre
d'évidence décroissante et d'intériorité croissante) peut se décrire
comme suit.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 234

a. Le Mouvement Cosmique (Cosmogénèse).

De même qu'il faudrait aujourd'hui nous faire une violence intolé-


rable pour essayer de voir dans les étoiles au ciel autre chose qu'une
poussière de soleils, - de même (sans que nous y prenions bien garde)
il nous est devenu subrepticement impossible de regarder le Monde
autour de nous comme une construction ne varietur, artificieusement
montée d'un seul coup. En l'espace de deux à trois siècles, sous l'effet
convergent de multiples influences (toutes liées à un envahissement
de nos connaissances par l'Histoire), l’Univers a cessé de nous être
représentable sous forme d'harmonie établie, pour prendre décidément
l'aspect d'un système en mouvement. Non plus un ordre, mais un pro-
cessus. Non plus un Cosmos, mais une Cosmogénèse.
De nos jours on entend beaucoup, à tort et à travers, parler pour ou
contre une « évolution » entendue encore au sens restreint et périmé
de « transformisme » (ou même de « darwinisme », tout simple-
ment !). Au grand et nouveau sens du mot, crions-le une fois de plus,
l'Évolution est devenue, pour la Science, une bien autre chose, - bien
plus grande et bien plus sûre que tout cela. Expression de la loi struc-
turelle (à la fois d' « être » et de connaissance) en vertu de laquelle
rien, absolument rien, nous le voyons maintenant, ne saurait entrer
dans notre vie et - vision que par voie de naissance 49, - synonyme, en
d'autres termes, de la « pan-interliaison » temporo-spatiale du Phéno-
mène -, l'idée d'Évolution n'a plus rien de commun, et [283] depuis
longtemps (quoiqu'on le radote encore), avec une hypothèse. Mais,
prise au sens général de « cosmogénèse », elle constitue le seul cadre
dimensionnel où puisse désormais fonctionner notre faculté de penser,
de chercher et de créer. Et dès lors (considérée, j'insiste, à ce premier
degré, si vague soit-il, de « prise de conscience d'un mouvement cos-
mique »), non seulement elle doit être considérée comme sûre, - mais
encore faudrait-il intellectuellement désespérer de tout esprit qui ne
verrait pas qu'elle forme, d'ores et déjà, l'étoffe de toutes nos certi-
tudes.

49 C'est-à-dire en fonction d'antécédents liés eux-mêmes à la totalité des états


antérieurs de l'Univers.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 235

b Le Mouvement organique (Biogénèse).

De soi et en soi, une Cosmogénèse peut avoir toutes sortes de fi-


gures. Par exemple elle pourrait être imaginée, a priori, soit comme
une agitation désordonnée, en voie de dissipation (« pseudo - cosmo-
génèse »), - soit au contraire (« eu - cosmogénèse ») comme un pro-
cessus dirigé : celui-ci, à son tour, pouvant, ou bien (à la manière d'un
rayon en milieu amorphe) se propager également en toutes directions,
- ou bien (telle la lumière en milieu anisotrope) se trouver polarisé
suivant certains axes privilégiés.
Dans la réalité expérimentale des choses, auquel de ces divers
types d'Évolution avons-nous pratiquement affaire. ?
Sur cette importante question (qui, inévitablement, ne saurait tarder
longtemps à avoir sa réponse) il ne semble pas que la Science ait en-
core pris explicitement position définitive. Implicitement, toutefois, il
ne me paraît pas douteux que, de tout son poids, elle ne s'oriente déjà
vers la reconnaissance et l'admission d'une Cosmogénèse dirigée :
celle-ci étant ultérieurement définie par un axe principal de Complexi-
té-Conscience (ou de « Corpusculisation ») dont je voudrais, une fois
de plus, en quelques mots, faire comprendre la nature.
Au seul mot de « cosmogénèse dirigée » le premier geste de notre
esprit aux aguets est de se tourner vers l'impressionnante [284] dérive
« massique » par laquelle, obéissant aux forces de gravité, une Ma-
tière pulvérulente, d'abord tordue en galaxies, s'agrège finalement au
sein de l'Espace, en astres définis. - L'axe principal du Monde en
mouvement : pourquoi pas une ligne allant des Atomes aux Étoiles ?
C'est à cette vision » astronomique » des choses que, si je ne
m'abuse, s'oppose peu à peu, jusqu'à devoir la supplanter bientôt, une
perspective très différente : celle, « biologique », d'un mouvement,
non plus de gravitation agrégeante, mais de complexification organi-
sante.- Au départ, encore, l'extrêmement simple, l'extrêmement petit,
et (peut-être) l'extrêmement bref. Mais, à partir de cette origine com-
mune, une autre branche, toute différente, non plus montante, cette
fois, vers les énormités stellaires, mais courant, celle-là, à travers l'édi-
fication de molécules de plus en plus formidablement polyatomiques,
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 236

en direction de la cellule et du multi-cellulaire, jusqu'à l'Homme in-


clusivement. Axe tendu, non plus, dans ce cas, de l'Infime à l'Immen-
sité de densité et de masse, - mais de l'Élémentaire à l'Immensité de
Complexité.
Pour apercevoir cette nouvelle directrice cosmique, il fallait à la
Science franchir deux degrés difficiles. Le premier échelon consis-
tant : d'abord à reconnaître un lien génétique à l'intérieur du monde
des molécules d'une part, et entre espèces vivantes d'autre part (toute
l'œuvre analytique et systématique du XIXe siècle !) ; puis, ceci fait,
de soupçonner (jusqu'à évidence) la possibilité de mettre les deux
segments de courbe bout à bout. Et le deuxième échelon étant de s'ha-
bituer à l'idée qu'un phénomène aussi exceptionnel (en apparence) que
la Vie pût être regardé sérieusement comme représentant le terme ex-
trême et spécifique du physico-chimisme universel.
Au point où nous en sommes, je répète, on ne saurait encore affir-
mer que ce double rétablissement intellectuel soit expressément ache-
vé dans la tête de tous les techniciens de la Matière organique ou
inorganisée. Autant, sur l'existence générale d'une Évolution, l'unani-
mité est inévitablement complète [285] (autrement on ne pourrait plus,
ni se comprendre, ni travailler) ; autant, en ce qui touche la figure par-
ticulière de ce grand mouvement, une certaine hésitation persiste dans
l'attitude de beaucoup de savants. Mais ceci bien plus, je pense, par
réserve ou timidité dans l'expression que par incertitude de fond.
En fait, et quoi qu'on dise, l'idée d'un Univers se déplaçant, princi-
palement et spécifiquement, vers des états de super-organisation me-
surables, en valeur absolue, par une augmentation d'intériorisation et
de centration psychiques, - l'idée d'un tel Univers, dis-je, est claire-
ment en croissance, parce que à tout instant impliquée dans le mou-
vement irrésistible qui, après avoir définitivement soudé entre elles
Physique et Chimie, rapproche maintenant entre eux à toute nouvelle
secousse des faits, chaque fois un peu plus, les deux domaines exté-
rieur et intérieur (« objectif » et « subjectif ») de Matière et Psychè.
Si bien que, par glissement naturel et logique du problème, la vraie
question, - vive et brûlante celle-là - présentement posée à l'esprit
scientifique par la notion d'Évolution n'est déjà plus tant de savoir si,
ramenée à son essence, la Cosmogénèse est une Biogénèse, - que de
décider si, à cette Biogénèse même, il est, oui ou non, possible de re-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 237

connaître aussi un axe principal : celui-ci passant par le Phénomène


humain.

c. Le Mouvement réflexif (Anthropogénèse).

Considérons, en nous et autour de nous, le jeu naturel des parti-


cules humaines, - c'est-à-dire des corpuscules les plus avancés qui
soient (pour notre Science) sur l'axe cosmique de Complexité-
Conscience. Il ne faut rien de moins que l'action oblitérante, sur notre
esprit, de l'accoutumance 50 pour masquer à nos yeux le singulier et
merveilleux pouvoir présenté [286] par ces « molécules réfléchies »
de se grouper entre elles, sous pression planétaire, de manière à for-
mer un système en état de continuelle super-réflexion. Effet de socia-
lisation, bien sûr - c'est-à-dire extension hominisée d'une propriété
commune à toute matière organisée ; - mais extension atteignant
(comme la Réflexion elle-même par rapport à la conscience directe du
Pré-humain) au changement d'ordre, - tout simplement.
C'est, j'en suis profondément convaincu, face à ce grand événe-
ment, biologiquement interprété, de la totalisation humaine que la
Science moderne va se trouver inévitablement amenée à faire, sous
peu, son troisième pas (le plus sérieux de tous) en direction d'une con-
ception toujours plus serrée, toujours plus précise, de la notion d'Évo-
lution.
Même pour des spécialistes de la Vie et de la Paléontologie, on est
surpris de constater combien souvent, encore, l'Homme est naïvement
regardé, ou bien comme une espèce parvenue à un point mort, et dé-
sormais plafonnante ; - ou bien, tout au plus, comme un phylum quel-
conque se prolongeant linéairement sur soi - à la manière des Chevaux
ou des Éléphants.
Eh bien, dis-je, c'est cette vision plate et statique que vient boule-
verser l'idée, toute jeune encore (mais combien vivace !) d'un groupe
zoologique humain qui, bien loin de représenter un simple rameau

50 Jointe au préjugé, solidement enraciné, aussi bien chez le « matérialiste »


que chez le « théologien », que le Biologique s'arrête aux frontières de
l'Humain.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 238

terminal, correspondrait en réalité à un rejaillissement original, et


transformateur (à travers un seuil caractérisé) de l'Évolution sur elle-
même : - type et étage supérieurs d'arrangement cosmique, où, grâce
aux propriétés spécifiques d'un milieu psychique réfléchi, la conver-
gence se substitue à la divergence des écailles évolutives ; - au point
que la corpusculisation de la Matière arrive à s'opérer à ce niveau, non
plus seulement par groupement d'atomes, de molécules ou de cellules,
- mais par synthèse ultra-réfléchissante d' « individus réfléchis » tout
entiers...
Je n’entrerai pas ici dans le détail des faits justifiant, au regard de
la Science, cette hypothèse d'une prolongation et généralisation, à tra-
vers l'Homme, de la loi cosmique de [287] Complexité-Conscience :
Individuation, Expansion et Consolidation, de plus en plus manifestes,
d'une Noosphère terrestre, accompagnées de l’Établissement toujours
mieux marqué au sein de celle-ci d'un régime d'Auto-évolution inven-
tive ; - franchissement effectif, sous l'effet de l'arc-boutement des es-
prits, de nouveaux paliers de conscience (tel celui, ci-dessus mention-
né, nous faisant accéder à la notion générale de Cosmogénèse), etc.
Ce sur quoi, par contre, il me faut insister, c'est sur l'imminence et
la gravité de la mue ou mutation psychique qui, du fait d'une meilleure
appréciation du Phénomène humain, va nous faire émerger, tous et
bientôt, dans la perception habituelle d'une ultra-évolution de la Vie
terrestre en direction d'états toujours plus organisés et intériorisés. En
avant de nous, désormais, dans le Temps, non pas seulement un plus
grand nombre d'hommes. Non pas seulement, même, une plus haute
intensité d'humanité. Mais la concentration de tout l'Humain en un
seul système co-réfléchi de dimensions planétaires.
L'anthropogénèse, axe profond de la Biogénèse, se propageant, tel
un faisceau de rayons convergents, en direction de quelque Foyer ar-
dent. - L'Humain se « mono-moléculisant » peu à peu, en quelque ma-
nière, par ultra-hominisation...
Je n'oserais pas dire, bien entendu, que cette possibilité soit encore
communément envisagée.
Mais, sous peine d'incohérence scientifique, je ne vois pas com-
ment nous pourrions désormais y échapper ; - ni éviter, en attendant,
que l'obscure montée de cette évidence ne trouble, au tréfonds de nos
coeurs, le jeu ancien et traditionnel des forces de Religion.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 239

[288]

II. Conséquences religieuses de l’existence


d’un ultra-humain : une christogénèse
où se réconcilient l'en-haut et l’en-avant

Avoir reconnu que l'Univers se déplace évolutivement vers un


Sommet de conscience, qu'il a une « Tête », n'a pas seulement une
grande importance physique (dans la mesure où se découvre en avant
de nous la possibilité d'arrangements physico-psychiques d'ordre en-
core inconnu), - ou même une grande importance métaphysique (dans
la mesure où l'acte de Réflexion cesse d'être une simple opération in-
dividuelle de dialectique mentale, pour prendre la figure d'un proces-
sus historique d'ampleur cosmique 51. Jusque, et surtout, dans le do-
maine mystique, il est inévitable que la perception nouvellement ac-
quise d'un mouvement de convergence ontologique suscite des inquié-
tudes et oblige à des remaniements profonds.
Et voici pourquoi.
Dans l'ensemble, jusqu'ici, l'idée d'esprit s'était toujours présentée à
la conscience humaine comme liée à quelque mouvement ascension-
nel, portant l'âme vers le Ciel par négation (ou du moins par dédain)
des valeurs terrestres. En sorte que, pour les « parfaits », le Divin
(quelle que fût sa forme, impersonnelle ou personnelle, immanente ou
transcendante) représentait invariablement une sorte d'En Haut, au-
quel, pour accéder, il fallait « par définition » échapper aux détermi-
nismes [289] et aux attraits des choses corporelles où nous sommes
plongés.
Or c'est précisément à 90o(si j'ose dire) de ce pôle traditionnel de
sublimation et de sainteté que, par suite de la céphalisation de l'Évolu-
tion, se lève en ce moment, pour notre regard dérouté, un deuxième
foyer de spiritualisation et de divinisation : l'Esprit, non plus en dis-
cordance, mais en concordance, avec un super-arrangement du Mul-

51 La Pensée se transposant, de ce chef, en Noogénèse (exactement comme le


Cosmos en Cosmogénèse, et l'Homme en Anthropogénèse).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 240

tiple phénoménal ! L’Issue, non plus en haut, dans quelque Surnaturel


transcendant, - mais en avant, dans l'immanence d'un Ultra-humain...
Un conflit apparent, autrement dit, entre deux images, l'une verti-
cale, l'autre horizontale, de Dieu.
Sous une forme schématisée, voilà, j'en suis chaque jour plus con-
vaincu, la source profonde des troubles religieux que nous traversons.
L'Humanité, qui, dans un Monde subitement devenu trop grand et
trop organique, a momentanément perdu son Dieu.
Pour remédier à cette situation divisée, un certain surnaturalisme
entêté ne reculerait pas, je le sais, devant l'idée d'un Univers bi-
céphale, où le choix serait effectivement proposé à l'Homme entre
deux consommations ( l’une naturelle, et l'autre surnaturelle) du
Monde. - Mais, en ce qui me concerne, un pareil « dualisme dyna-
mique », par l'énorme dose d'arbitraire (pour ne pas dire d'incohé-
rence...) et par l'énorme déperdition d'énergie qu'il entraîne, me parait
absolument inviable et inacceptable.
Par contre (et dans la mesure où, comme ici admis, l'idée d'une
Cosmogénèse convergente est destinée à former demain partie inté-
grante et essentielle de l'héritage psychologique humain) rien ne me
paraît plus réalisable et fécond (et donc plus imminent) qu'une syn-
thèse entre l'En Haut et l'En Avant dans un Devenir de type « chris-
tique », où l'accès à l'Hyperpersonnel transcendant se découvrirait
conditionné par l'accession préalable de la conscience humaine à un
point critique de Réflexion collective : le Surnaturel, dès lors, n'ex-
cluant pas, [290] mais requérant au contraire, à titre de préparation
nécessaire, la maturation complète d'un Ultra-humain 52.
Il est facile de voir les immenses avantages que représenterait,
pour l'avenir de l'Énergie humaine, une pareille transfiguration de
l’Anthropogénèse, reconnue comme identique, en fin de compte, avec
une Christogénèse. Finies, d'une part, les anxiétés d'une adoration in-
satisfaite et partagée. Finies, d'autre part, les angoisses d'un éveil ré-

52 L'auteur reprend ici la doctrine de saint Irénée qui lui était chère : Dieu élève
l'homme par degrés au cours de l'histoire. « Il fallait que l'homme fût
d'abord créé, puis qu'il grandît, puis qu'il devînt homme, puis qu'il se multi-
pliât, puis qu'il prit des forces, puis qu'il parvînt à la gloire et que, parvenu à
la gloire, il vît son Maître » (Démonstration, livre IV, ch. 38) (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 241

fléchi en Monde aveugle et clos. Et, en place de ces ombres, une


grande lumière.
Je l'ai déjà dit cent fois. Mais il me faut le répéter encore.
Ce que l'Homme attend en ce moment, et ce qu'il mourrait de ne
pas trouver dans les choses, c'est un aliment complet pour nourrir en
lui la passion du plus-être, c'est-à-dire de l'Évolution.
Or, dans un Univers entraîné et animé par une Christogénèse, c'est
cette passion même qui, grâce à un maximum de valeur conféré aux
forces d'arrangement, et à un maximum de champ ouvert aux forces
d'adoration, se trouve portée à un paroxysme d'elle-même.
« En vérité, plus on réfléchit à cette remarquable harmonisation et
résonance, sur un certain axe humano-chrétien, des diverses compo-
santes majeures (physiques et psychiques) d'une Cosmogénèse que
personne ne saurait désormais sérieusement nier, - plus on se prend à
penser que l'événement caractéristique de notre temps, bien loin d'être
(comme on l'entend encore dire) le déclin de Dieu dans nos esprits et
dans nos coeurs, s'annonce au contraire comme une renaissance
inouïe de Celui-ci dans l'Univers, sous forme d'amour-énergie, à la
faveur et au [291] sein d'une Matière devenue pour nous le siège et
l'expression d'un Évolutif convergent.

Par rencontre dynamique dans la conscience humaine (après un


million d'années de Réflexion !) du Ciel et de la Terre enfin mis en
mouvement, non seulement un Monde qui parvient à survivre, mais un
Monde qui prend feu. » *

[292]

* Inédit, Paris, Pâques, 25 mars 1951.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 242

[293]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

19
LA CONVERGENCE
DE L’UNIVERS

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[294]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 243

[295]

Introduction. Remarque sur la notion


de « dérive cosmique »

Depuis quelque temps, on parle beaucoup, en astrophysique, d'une


fuite accélérée en tous sens, autour de nous, des galaxies, - fuite tra-
hissant une expansion générale de l'univers.
Quel que soit le sort réservé demain à cette séduisante théorie 53 un
fait se trouve d'ores et déjà acquis, - fait plus important, en quelque
manière, que toute hypothèse particulière émise sur la figure géomé-
trique du Monde. Et c'est que, au cours du XXe siècle, la Science, dé-
passant les simples notions de structures, de tensions et de cycles, se
soit enfin éveillée à l'idée qu'il existe certains processus généraux af-
fectant (dynamiquement ou génétiquement) la totalité de l'Univers.
« Un Univers qui explose », pense-t-on et dit-on couramment au-
jourd'hui, avec pleine conscience de ne pas quitter le terrain des faits
et de l'expérience.
Mais pourquoi pas, alors - et à plus juste titre encore, dirais-je -
« un Univers qui, par jeu d'arrangement organique [296] poussé tou-
jours plus loin, se ramasse et se réfléchit psychiquement sur soi-
même » ?
Ce sont les preuves objectives et les conséquences subjectives d'un
tel mouvement (mouvement non plus seulement d'expansion spatiale,
mais de concentration psychogénique, de l'Étoffe cosmique) que je
voudrais sommairement exposer ici, en traitant l'un après l'autre les
trois points suivants :

53 Basée, on le sait, sur l'idée, encore discutable, que le rougissement des ga-
laxies avec la distance est dû à leur mouvement propre, - et non pas tout
simplement à une fatigue (ou vieillissement) de la lumière.
Par « rougissement » l’auteur indique le déplacement des raies du spectre
vers le rouge. N.D.E.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 244

1º Indices positifs d'une convergence organo-psychique du


Monde sur lui-même.
2º Nécessité vitale pour nous de prendre immédiatement posi-
tion sur la réalité d'un pareil mouvement de convergence.
3º Principales lignes d'attaque permettant de vérifier dès main-
tenant l'existence et l'allure du phénomène.

I. Indices d’une convergence organo-psychique


de l’univers sur lui-même

Pour comprendre la nature, et apercevoir la probabilité du mouve-


ment particulier de rassemblement cosmique auquel il est fait allusion
dans ces pages, il est nécessaire (et suffisant) de s'entendre au préa-
lable sur deux points, rarement encore considérés en face, mais dont il
me semble qu'on doit dire qu'ils sont, dès à présent, mûrs pour une
discussion et une 'décision d'ordre scientifique : le premier de ces
points concernant la position de l'Humain par rapport au reste du Vi-
vant ; et le second précisant la signification du Social à l'intérieur de
l'Humain.

a. Vie directe et Vie réfléchie.

La Science moderne nous a familiarisés avec l'idée que certains


changements soudains et radicaux apparaissent inévitablement au
cours de tout développement, pourvu que [297] celui-ci soit poussé
assez loin, toujours dans le même sens. Pour une modification minime
dans son arrangement (ou dans les conditions présidant à cet arrange-
ment) la Matière, parvenue à certains niveaux extrêmes de transforma-
tion, est susceptible de modifier brusquement ses propriétés, ou même
de changer d'état.
Cette notion de seuils critiques est couramment acceptée aujour-
d'hui en Physique, en Chimie, en Génétique.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 245

Le moment ne serait-il pas venu de nous en servir pour recons-


truire, sur une base nouvelle et solide, l'édifice entier de l'Anthropolo-
gie ?
Par pure routine « anatomique », l'Homme continue à être regardé,
inexplicablement, par la majorité des biologistes, comme un simple
rayon (ou même sous-rayon) dans le faisceau des formes zoolo-
giques : « une sous-famille » (quelque lignes seulement...) dans le
monumental Catalogue des Genera du Dr G.G. Simpson ; une petite
feuille « de rien du tout » sur l'imposant Arbre de la Vie illustrant le
testament scientifique de Lucien Cuénot.
Or, en bonne science, ne serait-il pas temps de reconnaître qu'une
telle perspective est certainement fausse ?
Étudié dans son squelette, bien sûr, l'Homme se présente manifes-
tement comme un proche dérivé des grands Primates. Mais ceci ne
l'empêche nullement, par ailleurs, de manifester certains pouvoirs qui
nous forcent (si nous voulons systématiser correctement les faits) à le
placer dans une catégorie distincte, - très à part du reste de la Vie.
Chose stupéfiante. En moins d'un million d'années 54 l'« espèce »
humaine est arrivée à couvrir la Terre. Non seulement elle l'a couverte
spatialement ; mais, sur cette surface aujourd'hui complètement bou-
clée, elle est parvenue à tisser [298] un réseau serré de liaisons plané-
taires : au point que, par-dessus la vieille Biosphère, s'étend mainte-
nant (et se renforce chaque jour), reconnaissable et séparable en tous
points sans ambiguïté, une enveloppe spéciale, munie d'un système
propre de connexions et d'échanges internes, - pour laquelle j'ai pro-
posé, depuis longtemps, le nom de Noosphère.
À cet événement extraordinaire, si l'on veut vraiment lui faire la
place qu'il exige dans la Nature, je ne vois, pour ma part, d'autre inter-
prétation que celle-ci.
Il y a environ un billion d'années, c'est-à-dire à l'origine des temps
précambriens, une « mutation » (pour nous de nature encore impré-
cise) a certainement vitalisé en quelques points le film de substances
protéiniques répandu - il faut bien le supposer - à la surface de la

54 On pourrait même dire, en ne considérant que la deuxième phase - la plus


rapide - du phénomène, en moins de vingt mille ans d'expansion de l'Homo
sapiens.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 246

Terre juvénile. Et, de cette transformation particulière, est issue toute


la Biosphère.
Eh bien, c'est par analogie avec cette révolution primitive du chi-
misme planétaire qu'il convient, j'estime, d'apprécier le grand phéno-
mène survenu vers la fin du Tertiaire (par mutation neuro-psychique)
dans les zones les plus hautement cérébralisées de la Biosphère : le
passage, veux-je dire, d'une forme d'activité réfléchie 55.
Il était indispensable que, au XIXe siècle, une génération de cher-
cheurs se vouât à l'effort de déterrer les racines animales de l'Humani-
té, - afin de relier génétiquement l'Humain à l'évolution générale de la
Matière. Mais aujourd'hui, ce travail préliminaire de raccordement
étant achevé, c'est la nature physique de « la saute d'Hominisation »
qui devient la face importante du phénomène. - Or, de ce dernier point
de vue, il ne suffit plus (il serait anti-scientifique et absurde désor-
mais) de continuer à traiter l'Homme comme un simple, compartiment
à l'intérieur du Règne Animal. Physico-biologiquement, de par sa si-
tuation planétaire, l'Homme transcende [299] la Systématique clas-
sique, parce qu'il appartient à un autre palier, à une autre forme, à une
autre espèce de Vie dans l'Univers.
Avec l'Hominisation, c'est vraiment, à quelque six cent millions
d'années de distance, une deuxième vitalisation (une sur-vitalisation)
de l'Étoffe cosmique qui s'est opérée sur Terre. Et depuis lors, en
l'Homme et par l’Homme, c'est l'Évolution même qui repart, rebondis-
sant sur elle-même.
Mais, pour bien comprendre ceci, force nous est de reconsidérer,
sous un angle nouveau, la vraie nature, autour de nous, du phénomène
et des effets de Socialisation.

b. Individu et Société.

Toujours sous l'influence de préjugés « anatomiques », nous vi-


vons à peu près tous sous l'impression (et certains savants développent
même, en thèse, la conviction) que l'individu humain n'est pas organi-

55 Apparemment, l'animal sait, seulement ; tandis que l’Homme « sait qu'il


sait. » De la conscience « au carré », a-t-on pu dire.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 247

quement affecté par les multiples liaisons qui, de toutes parts, agissent
sur lui pour l'associer « symbiotiquement » avec ses semblables. De-
puis plus de vingt mille ans, nous le savons maintenant, son crâne n'a
pas appréciablement changé de forme ; ses instincts élémentaires sont
restés les mêmes. Ne serait-ce point là une preuve décisive que civili-
sation et culture ne produisent en nous que des modifications tempo-
raires et superficielles, d'où l'Homme primitif émergerait inchangé, si,
par chance, l'emprise, sur lui, des forces de collectivité venait à se dé-
tendre.
« Dans la Nature, la Socialisation n'est pas un processus d'étoffe
proprement évolutive ; mais, biologiquement parlant, c'est l'individu
qui est tout ; et l'individu, chez l’Homme, est depuis longtemps, et
pour toujours, fixé sur lui-même. »
Voilà ce qui, de nos jours, se répète et se lit un peu partout, - non
seulement en littérature, mais jusque dans les ouvrages les plus scien-
tifiques.
Or avons-nous jamais songé qu'avec une pareille façon de [300]
raisonner (s'ils pouvaient raisonner) les divers atomes constitutifs
d'une molécule de protéine (ou les divers grains de protéines réunis
dans une cellule) devraient décider que cette molécule, ou cette cel-
lule, n'ont pas valeur proprement « corpusculaire, » puisque, à l'inté-
rieur du système, le Carbone reste apparemment du Carbone, l'Hydro-
gène de l'Hydrogène, et ainsi de suite ?...
Pour apprécier le degré d'organicité d'un arrangement dans l'Uni-
vers, comprenons-le donc enfin, ce n'est pas directement la variation
des éléments composants qu'il importe de considérer, - ni même la
rigidité des liaisons qui maintiennent la permanence du système. Mais
c'est l'apparition ou l'accroissement irréversibles, au sein de l'assem-
blage, de certaines propriétés fondamentales, dont la plus significa-
tive, dans la série organique, est l'émergence graduelle des effets
d'indétermination et de préférence. Conformément à cette règle, doit
être considéré comme ayant valeur organique chez le Vivant (qu'il
s'agisse d'un virus ou de l'Homme) tout arrangement 56 ayant pour ré-
sultat de faire monter « la température psychique » - ou, si l'on pré-
fère, d'accroître l'intériorité - du groupement arrangé.

56 Nous appellerons « psychogénique » une telle forme d'arrangement.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 248

Mais alors comment ne pas voir que, parmi les choses vivantes que
nous connaissons, aucune n'est plus réellement, plus intensément vi-
vante que la Noosphère.,
Ce qui explique la révolution biologique humaine, disais-je plus
haut, c'est le pas organo-psychique de la Réflexion.
Or, à la faveur des innombrables forces de socialisation, n'est-ce
pas la Réflexion, tout justement, qui monte sans arrêt à la surface de la
Terre ? Non plus la simple réflexion isolée d'un individu sur soi-
même ; mais la réflexion conjuguée et combinée de myriades d'élé-
ments formant peu à peu, par ajustement et renforcement mutuel de
leur action, un seul [301] immense miroir, - un miroir où puisse un
jour prendre figure l'Univers, en se réfléchissant...
Si banale, et superficielle, et fatigante puisse-t-elle nous paraître
dans ses manifestations de détail, la collectivisation humaine ne serait
donc rien autre chose, ni rien de moins, finalement, que la forme ul-
time prise par l'évolution biologique pour se prolonger en milieu ré-
fléchi.
Adoptons cette idée d'une valeur proprement ou même supérieu-
rement biologique des forces de socialisation ; et rapprochons-la de
cette autre idée, ci-dessus présentée, d'une différence d'ordre (ou de
nature) entre le Vivant simple et le Vivant réfléchi.
N'est-il pas émouvant de constater que, dans une direction restée
encore sans nom, et où jusqu'ici tout pouvait paraître parfaitement
immobile, c'est l'Univers tout entier qui, de l'affaire, soudain s'anime,
et se met à bouger ?

c. Un nouveau mouvement de l'Univers sur lui-même :


la dérive cosmique de Complexité-Conscience.

Ce qui paralyse certainement le plus, en ce moment, les progrès de


notre vision du Monde, c'est l'habitude que nous avons prise - par
moindre effort - de considérer la Vie 57 comme une chose protéiforme,
susceptible de se diversifier indéfiniment suivant les multiples phyla

57 Au moins la Vie considérée à partir du stade métazoaire.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 249

de la Zoologie, mais sans, pour cela, changer de nature. Un épanouis-


sement en feu d'artifice, plutôt qu'une fusée qui monte. Un éclatement,
plutôt qu'une trajectoire. Telle nous voudrions peut-être (parce que
cela nous parait plus simple ... ) que fût l'Évolution.
Or c'est précisément cette perspective stationnaire, sinon statique,
que transforme radicalement, si j'ai raison, la découverte d'un para-
mètre précis (je veux dire la montée du Réfléchi) [302] permettant de
déceler et d'apprécier une certaine dérive de la Vie en valeur absolue.
Car enfin si, disposant en abscisse les durées géologiques en an-
nées, telles que nous les détermine maintenant l'étude des corps radio-
actifs, nous portons approximativement en ordonnées un certain
nombre de points représentatifs de la Biogénèse tels que :

a) les origines planétaires de la Vie,


b) l'apparition des Tétrapodes,
c) l'apparition des Mammifères,
d) le point critique d'hominisation,
e) et enfin (au niveau de l'Homo sapiens) le point de départ de
la vraie Noosphère ; et si, cela fait, nous traçons en fonction
du Temps la courbe de « Vitalisation » planétaire,

- comment ne pas voir que, sous la multiplicité troublante des rai-


neaux morphologiques continuellement développés par spéciation au
sein de la Biosphère, une dérive de fond 58 est définitivement mise en
évidence autour de nous par le Phénomène humain, dérive présentant
le double caractère suivant :

a) d'abord de nous entrainer, avec une vitesse toujours accélérée,


au point de devenir explosive, vers des états étroitement associés de
complexité et de conscience ;

58 D'allure exponentielle.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 250

b) et ensuite d'annoncer, par effet prolongé de synthèse planétaire,


l'existence, en avant de nous, de quelque point critique et final d'ultra-
hominisation, correspondant à une Réflexion complète de la Noos-
phère sur elle-même.

Et de plus, ajouterai-je, comment ne pas soupçonner, à l'inspection


du tracé obtenu, que, dans l'hominisation de la Matière à la surface de
la Terre, se découvre à nous, à la faveur d'un cas particulier 59, une
certaine loi fondamentale 60 affectant le Monde tout entier.
[303]
Non plus seulement, dans l'Univers, comme on continue à le répé-
ter, la désespérante Entropie, ramenant inexorablement toutes choses
aux formes les plus élémentaires et les plus stables. Mais, émergeant à
travers et au-dessus de cette pluie de cendres, une sorte de vortex
cosmique, au sein duquel l'Étoffe du Monde, par utilisation préféren-
tielle des chances, se tord et s'enroule de plus en plus étroitement sur
elle-même en assemblages plus compliqués et centrés.
Un Monde en équilibre sur l'instable, parce qu'il est en mouve-
ment. Et un Monde dont la consistance dynamique croit à proportion
même de la complexité de ses arrangements, parce que, sur soi-même,
en autant de points sidéraux qu'il y a eu, qu'il y a, et qu'il y aura jamais
de planètes pensantes, il va 61 convergeant.

II. Nécessité vitale, pour notre génération,


de prendre immédiatement position sur la réalité
d’un mouvement cosmique de convergence

Au cours du XVIe siècle, l'Homme s'est vu conduit à admettre que


la Terre, loin d'être le centre immobile du Monde, tournait autour du
Soleil. Proposition gauchement formulée, sans doute, puisque, dans
l'esprit de Galilée aussi bien que chez ses contradicteurs, c'est dans un

59 La convergence humaine.
60 Une convergence cosmique.
61 Mono- ou poly-centriquement ?... Qui pourrait dire..
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 251

espace absolu qu'étaient censés se mouvoir « les corps célestes ». Et


cependant proposition vraiment révolutionnaire, dans la mesure où,
grâce à l'atteinte portée au géocentrisme, c'est, psychologiquement et
logiquement tout à la fois, la notion de Cosmos qui commençait à se
désagréger pour faire place à une vision de l'Univers en termes de
Cosmogénèse.
[304]
Nous le voyons maintenant. Au temps de Galilée, il fallait à tout
prix se décider (même si les conceptions scientifiques de l'époque
étaient encore confuses) pour, ou contre, une rotation spatiale de la
Terre au firmament. Pendant un instant, sur cette question, tout l'ave-
nir de la pensée (et de l'activité) humaines s'est trouvé en suspens.
Telle, à près de cinq siècles de distance, mais de façon plus critique
encore, me parait se présenter notre situation actuelle par rapport à
l'acceptation, ou au refus, de reconnaître, dans le Phénomène humain,
l'indice de ce que je viens d'appeler une dérive convergente de l'Uni-
vers sur lui-même.
Et voici pourquoi.
De toute évidence, nous nous trouvons irrémédiablement engagés
en ce moment (tout le monde le voit) dans un processus rapidement
accéléré de totalisation 62 humaine. Par effet combiné de multiplica-
tion (en nombre) et d'expansion (en rayon d'action) des individus hu-
mains à la surface du globe, la Noosphère s'est brusquement mise, de-
puis un siècle, à se comprimer et à se compénétrer organiquement sur
soi. - Tel est indubitablement, sur Terre, le plus énorme et le plus cen-
tral des événements modernes.
Placés par la Vie en cette situation critique, comment allons-nous
réagir à l'épreuve ?
Tant que nous continuerons, suivant la timide conception tradi-
tionnelle, à déclarer l'Humanité « au point mort », le serrage, et par
suite la cimentation, en cours, de la masse humaine ne peuvent nous
apparaître que comme une gêne, ou même comme un mal, absurdes :
aussi absurdes, en vérité, que l'empilement des voyageurs dans un
compartiment. Et voilà pourquoi, si souvent, nous prenons en horreur

62 Je ne dis pas : de totalitarisation.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 252

- ou en terreur - le monde moderne : une machine à détruire l'individu,


ou à le mécaniser...
Admettons, par contre, en conformité avec les symptômes [305] ci-
dessus mentionnés d'une montée collective de la Réflexion sur Terre ;
admettons, dis-je, que l’hyper-socialisation dont nous souffrons n'est
pas autre chose qu'une ultra-vitalisation (par ultra-arrangement) de la
masse humaine assujettie à se déplacer peu à peu dans un Univers
convergent.
Alors, sans rien perdre de ses dangers et de ses peines, le processus
se transfigure. Il prend un sens. Et nous voyons comment collaborer
efficacement à sa réussite.
Mais pour cela, j'insiste, il s'agit pour nous de prendre position, et
de nous mettre à l'oeuvre, vite, -tout de suite.
Car s'il est véritablement vrai que, en avant de nous, se profile un
Ultra-Humain, attingible par ultra-évolution, - il est également vrai
que cette ultra-évolution, s'opérant désormais en milieu réfléchi, ne
saurait être (au moins dans son axe le plus germinal et le plus central)
qu'une auto- ou self-évolution, - c'est-à-dire, un geste consciemment et
passionnément voulu. Pour réussir biologiquement, la totalisation de
la Noosphère ne saurait être simplement instinctive et passive. Mais
elle attend de nous une collaboration active et immédiate, un élan vi-
goureux, à base de conviction et d'espoir. - Car l’Évolution n'attend
pas.
Voir ou ne pas voir, admettre ou ne pas admettre que, par effet de
complexification et d'arrangement, la Vie est en train de monter de
plus en plus vite sur Terre, au sein d'un Monde convergent : sur ce
point précis l'Humanité est forcée (et en fait elle est en voie, sous nos
yeux) de se cliver en deux blocs irréconciliablement opposés.
Et seule, on peut le prédire aisément, survivra (et supervivra) la
fraction qui aura bien choisi.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 253

[306]

III. Quelques lignes d’attaque


permettant de vérifier plus
outre la réalité du phénomène

En vue de vérifier l'hypothèse d'une explosion cosmique, les phy-


siciens ont dernièrement mis en action un télescope géant, destiné à
révéler l'existence et le comportement de galaxies toujours plus loin-
taines.
Si les considérations qui précèdent sont justes, la tâche la plus ur-
gente proposée en ce moment au génie humain ne serait-elle pas
d'imaginer et d'entreprendre la construction d'un autre « Palomar »,
destiné, celui-là, à mettre en évidence, non plus une expansion spa-
tiale, mais une concentration psychogénique de l'Univers sur lui-
même : ceci par grossissement et analyse du Phénomène humain ?
Histoire, cette fois, non plus de miroir assez grand et de plaques
assez sensibles ; mais affaire de rapprochement entre un nombre suffi-
sant d'esprits assez ouverts, et assez accordés aux influences d'ordre
cosmique pour percevoir, enregistrer et amplifier un mouvement sur
soi de la Noosphère.
Pareille entreprise ne peut évidemment être abordée fructueuse-
ment qu'après un sérieux travail préliminaire de discussions et de tâ-
tonnements mené par experts physiciens et biologistes 63.
D'ores et déjà, cependant, il semble possible d'énumérer quelques
lignes majeures suivant lesquelles attaquer le problème.
[307]

63 C'est-à-dire, pour commencer, un simple groupement d'étude, entre techni-


ciens sélectionnés, aboutissant à un clair exposé des faits, et à une introduc-
tion quasi-officielle en Science du problème d'un déplacement de l'Humani-
té sur elle-même.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 254

1) D'après ce que j’ai dit plus haut, le moyen idéal d'établir scienti-
fiquement le phénomène d'une Convergence de l'Univers serait de
pouvoir, par un procédé quelconque, mesurer directement, à chaque
instant, la Tension (ou Température) psychique - c'est-à-dire, le degré
et gradient de Réflexion - de l'Humanité sur elle-même. Opération à
peine concevable encore ; mais qui ne déconcertera peut-être pas la
Physique de demain. - En attendant, et de façon plus descriptive, n'y
aurait-il pas vraiment moyen, pour une attention scientifiquement
éveillée, de détecter autour de nous les signes d'une ultra-évolution
(on pourrait dire « un vent de Réflexion ») dans toute une série de
phénomènes psychiques, mal identifiés encore, et pourtant abordables
à une étude statistique : telle la montée générale, en ce moment même,
dans les zones les plus avancées de la pensée humaine, d'une certaine
angoisse, - ou au contraire d'une certaine exaltation spécifiquement
liées à la conscience, graduellement éveillée en nous, que l'Univers,
non seulement bouge, mais nous entraîne ?

2) À défaut, ou en marge, de ces preuves directes, mais encore mal


explorées, d'une dérive de l’Humain vers quelque Ultra-humain, un
vaste domaine de vérification indirecte, conduisant au même résultat,
nous est incontestablement ouvert en direction d'une analyse plus
poussée de la structure de la Noosphère. Pour la Commission chargée
de mettre en évidence et de surveiller les symptômes d'une Conver-
gence psychogénique de l'Univers, une des premières tâches serait
certainement d'imaginer et de promouvoir la construction de certaines
courbes caractéristiques, exprimant en valeur absolue (c£ ci-dessus) la
répartition chronologique des paliers successivement franchis par la
Vie pour s'hominiser, et par l'Humanité pour, se planétiser : courbe de
spéciation (ou de cérébration) ; courbe d'expansion ; courbe de popu-
lation ; courbe de compression planétaire, etc. Il ne paraît pas douteux
que de tels graphiques feraient jaillir à tous les yeux [308] l'évidence
d'un processus, à la fois qualitatif et quantitatif, d'arrangement cos-
mique, dont l'allure explosive exclut l'hypothèse que le mouvement
dont nous sommes nés soit en train de se ralentir, et moins encore de
s'arrêter.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 255

3) De ce chef, on pourrait dire que, en ce moment comme au temps


de Galilée, ce qui nous est le plus nécessaire pour percevoir la Con-
vergence de l'Univers, ce sont bien moins de nouveaux faits (nous en
sommes entourés, à nous crever les yeux) qu'une façon nouvelle de
regarder et accepter les faits.

Une nouvelle manière de voir, liée à une nouvelle manière d'agir :


voilà ce qu'il nous faut.
Qu'est-ce à dire, sinon que l'effort spéculatif du nouveau Palomar
dont nous rêvons ici ne peut être conçu en dehors d'un effort pratique
et concomitant pour ré-ajuster, à l'intérieur d'un Univers reconnu con-
vergent, la gamme entière des valeurs humaines.
Admettre que nous sommes issus et enveloppés d'un flux universel
de complexification centrifiante n'a pas seulement, en effet, pour con-
séquence de donner plus de sens et de cohérence que toute autre pers-
pective ancienne à l'édifice total de notre expérience présente. Plus
que toute autre perspective, doit-on ajouter, cette vision nouvelle ap-
porte à notre besoin d'agir, juste au moment où nous commencions à
hésiter sur l'avenir, des directions et elle lui confère un intérêt inatten-
du.
Importance vitale d'une Recherche collective tendue vers la Dé-
couverte et l'Invention, non plus seulement par une vague joie de sa-
voir et de pouvoir, mais par le devoir et l'espoir précis de mettre la
main (pour s'en servir) sur les ressorts profonds de l'Évolution.
Besoin urgent d'un Eugénisme généralisé (racial autant qu'indivi-
duel) orienté, par delà toute préoccupation économique et alimentaire,
vers une maturation biologique du type humain et de la Biosphère.
Et, simultanément, nécessité de tracer au plus vite les [309]
grandes lignes d'une Énergétique spirituelle 64 vouée à l'étude des
conditions sous lesquelles le goût humain d'auto- et d'ultra-évoluer,
actuellement dispersé en cent formes diverses de foi et d'amour, a des

64 Ou «psychodynamique » (comme on dit : thermodynamique).


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 256

chances de se grouper sur soi 65, de se conserver, et de s'intensifier, - à


la demande et à la faveur du nouveau régime où nous venons d'entrer :
celui d'un Monde en état réfléchi de self-transformation.
Tout un programme, suivant lequel un effort initial et momentané,
pour établir définitivement dans les esprits la perception d'une con-
vergence de l'Univers, se mue peu à peu en un autre labeur, beaucoup
plus constructif celui-là, et presque indéfini dans ses développements
possibles : l'effort pratique pour pousser industrieusement cette con-
vergence, dans notre secteur terrestre, jusqu'au Terme ou Centre (quel
qu'il soit) de son achèvement 66. *

[310]

65 Attrait sexuel ; forces religieuses ; sens humain, non plus basé sur la notion
d'une origine commune (centre de divergence), mais sur l'idée de quelque
consommation en avant...
66 Ce Centre de Réflexion complète coïncidant avec ce que la Mystique ap-
pelle depuis toujours la révélation de Dieu.
* Inédit, Capetown, 23 juillet 1951
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 257

[311]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

20
TRANSFORMATION ET
PROLONGEMENTS EN L'HOMME
DU MÉCANISME DE L'ÉVOLUTION

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[312]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 258

[313]

Écrit pour Huxley 67.

Personne doute plus sérieusement aujourd'hui que, anatomique-


ment et psychiquement parlant, l'Homme ne soit apparu, vers la fin
du Tertiaire, en fonction du processus général de l'Évolution zoolo-
gique. Mais, depuis cette émergence initiale, l’Humain a-t-il continué,
et continue-t-il encore, à se mouvoir et à se transformer organique-
ment sur lui-même ? - Autrement dit, l'Homme représente-t-il un
seuil, ou au contraire un plafond, dans la marche de la Biogénèse ?
Mis en face de cette question fondamentale (et pourtant si rarement
encore explicitement posée...), il est curieux d'observer comment les
professionnels de la Science, ou bien se dérobent sous prétexte
d'incompétence, - ou bien au contraire, adoptant une vulgaire réaction
de « sens commun », décident que, après tout, l'Homme a toutes
chances de se trouver zoologiquement à un point mort de l'Évolution.
Car, disent-ils (en reprenant un lieu commun des moralistes et des lit-
térateurs), « l'Homme, depuis que nous le connaissons, est toujours le
même ; ou, si l'Humanité change, ce n'est plus, comme la Vie, dans un
domaine organique : mais uniquement sur un plan culturel et tech-
nique. Ce qui est tout différent ! »
À l'origine de ces hésitations, ou même de ce refus persistant chez
les anthropologistes à reconnaitre une valeur [314] biologique pro-
prement dite au progrès humain se place, à mon avis, un étrange oubli
de ce qu'on pourrait appeler la loi générale de transformation des
processus physiques dans la Nature.
Spéculativement, pour un géomètre qui se donne des variables
pures, une grandeur quelconque (longueur, volume, densité, nombre,
température, vitesse...) est susceptible de croitre ou décroitre indéfi-
niment, suivant une formule constante. Mais, dans la réalisation con-

67 Dédicace manuscrite, sur l’original, à Sir Julian Huxley (N.D.E.).


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 259

crète des choses, toute la Physique nous apprend qu'il en va autre-


ment. Comme un fleuve qui ne cesse de modifier son régime en che-
min, n'importe quelle transformation réelle - parce qu'elle dépend d'un
faisceau complexe de facteurs inter-dépendants - change inévitable-
ment de forme (ou même d'état) en cours de route, par croissance iné-
gale des diverses variables qu'elle porte en elle. Par exemple, disent
les physiciens, aux très grandes vitesses, la masse monte rapidement,
jusqu'à freiner complètement l'augmentation du mouvement. Ou en-
core (pour citer un cas sur lequel je reviendrai plus loin) un avion, ac-
célérant progressivement sa course au sol, transforme finalement en
vol sa vitesse de roulement.
Ce que je voudrais brièvement montrer, au cours de ces pages, c'est
comment, dès que l'on consent à tenir compte de cet effet général de
croissance différentielle dans le cas particulier du développement de
la Vie, le processus zoologique de l'Évolution, loin de s'atténuer, ou
même de s'annuler, au niveau de l’Homme (comme on s'obstine à le
répéter) s'y prolonge, ou même s'y intensifie, distinctement.
Le mouvement est toujours là, dont l'évidence nous « crève les
yeux » ! et nous ne le reconnaissons pas...
Comment, d'une part, aux approches de l'Homme, l'allure de la
Biogénèse, sans se ralentir le moins du monde, change d'aspect, au
point de nous sembler méconnaissable de prime abord. Et comment,
d'autre part, le nouveau mécanisme de l'Évolution étant une fois dis-
cerné autour de nous, tout se métamorphose et s'anime brusquement
dans les perspectives [315] que nous pouvions garder jusqu'alors du
présent et de l'avenir de l'Humanité.
Deux points que je vais traiter ici successivement.

I. Transformation, à partir de l’homme,


du processus de l’évolution

Si peu « darwiniste » soit-on, par conviction ou par tempérament,


il est impossible de contester la part immense tenue (tout au moins
aux débuts du phénomène) par le jeu des Chances dans l'apparition et
l'intensification de la Vie au sein de l'Univers autour de nous.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 260

« Étant donné un très grand nombre d'éléments pris en état, à la


fois, d'agitation et de compression (ou, ce qui revient au même, d'agi-
tation et de multiplication), un pareil système, nous apprend l'expé-
rience, tend intrinsèquement et automatiquement à s'arranger sur soi
additivement de plus en plus : pourvu que certains types d'arrange-
ment, pour une raison quelconque, puissent être considérés comme
privilégiés. Car une fois une telle espèce de groupement réalisée par
hasard en un point une première fois (par effet tâtonnant de grands
nombres et d'agitation), cet « atome initial d'arrangement » (par effet
sélectif de compression, c'est-à-dire de compétition) tend, en profitant
de nouvelles chances, à grossir et à s'accentuer dans le sens favorable ;
- et ceci indéfiniment... »
Tel, dans son essence élémentaire et primordiale, se découvre en
première approximation, à notre regard, le processus de l'Évolution.
Partons de cette définition approchée, et cherchons à la serrer de
plus près, c'est-à-dire en deuxième approximation. « Arrangements
privilégiés », venons-nous de dire. Que faut-il entendre au juste par
cette expression, - dont tout dépend ?
[316]
Dans les formulations classiques du « transformisme darwinien »,
on parle habituellement, pour exprimer ce point délicat, de « survi-
vance du plus apte ». Or, à mon sens, ce terme est fâcheusement et
doublement insatisfaisant :

- d'abord parce qu'il est trop vague et ne se prête à aucune me-


sure ;
- et ensuite parce que, exprimant entre « arrangements » une
supériorité purement relative, il ne traduit pas ce qui, dans la
montée de la Vie, trahit invinciblement, par delà les effets de
compétition, une exubérance expansionnelle et un sens de
marche absolu.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 261

Essayons, par contre, de remplacer, dans notre formule, plus apte


par plus complexe 68. C'est-à-dire, admettons que, sous le jeu tâton-
nant des chances, le « Weltstoff », par nature, se comporte comme s'il
tombait, préférentiellement, sur les formes d'arrangement à la fois les
plus riches, les plus liées et les mieux centrées.
Quels sont les résultats et les avantages de ce changement de va-
riable ?
En premier lieu, nous nous trouvons enfin, pour y avoir pensé, en
possession du paramètre absolu dont nous avons absolument besoin
pour suivre et apprécier scientifiquement les mouvements de la Vie.
Car enfin, historiquement, la Biosphère ne s'est pas étalée comme une
tache d'huile, par simple effet de diversification morphologique en
tous sens, à la surface de la Terre. Mais, suivant chacun de ses rayons
(et plus particulièrement suivant un très petit nombre d'axes princi-
paux) elle n'a pas cessé d'accroître d’âge en âge, dans ses construc-
tions, le nombre des rouages utiles ; ni d'assurer entre ceux-ci un
maximum de perfection et de coordination (phénomènes [317] de cé-
phalisation et de cérébration). Pour expliquer, et surtout pour mesurer
cette dérive si clairement orientée (ou polarisée), parler de « plus
grande aptitude des organismes à survivre » ne sert de rien. Par contre,
la situation se précise et s'éclaire si on envisage, à la base de la Phy-
sique cosmique, l'existence d'une sorte de deuxième Entropie (ou
« anti-Entropie »), entraînant, par jeu de chances utilisées, une frac-
tion de la Matière en direction de formes toujours plus hautes de struc-
turisation et de centration.
Par introduction, en Biogénèse, de la notion (ou principe) de plus
grande Complexité, je dis bien, la situation générale de la Vie dans
l’Univers, énergétiquement, se précise. Mais en même temps, et en
outre, une autre précieuse évidence se dégage : celle précisément qui,
pour comprendre ce que devient l'Évolution à partir de l'Homme, pou-
vait nous servir le plus.

68 « Complexe à, je dis bien, et non « compliqué » : car, nous le savons tous,


pour être parfait, un organisme (qu'il soit naturel ou artificiel) doit allier à la
pluralité et à la différenciation de ses parties, un maximum de légèreté et de
simplicité. À côté de la complication alourdissante, il y a la complexité utile
(ou centrée) : la seule dont nous nous occupions ici.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 262

J'ai fait allusion ci-dessus au choc fécond qu'a été, pour la Phy-
sique moderne, la constatation et l'admission du fait que, en s'accélé-
rant, la vitesse réelle 69 des corps donnait naissance à de la masse.
Juste aussi révolutionnaire ne peut manquer d'être demain, en Bio-
logie, cet autre fait (à la fois si éclatant, si simple, et cependant encore
si peu compris !) que la complexité organique des êtres (véritable pa-
ramètre, nous venons de le voir, de l'Évolution) ne peut s'accroître
concrètement sans engendrer, au coeur d'elle-même, une quantité ra-
pidement montante d'Indétermination et de Psychisme. De par sa na-
ture même, le pouvoir d'arrangement sur soi de l'Étoffe cosmique, à
mesure qu'il s'actualise davantage, tend inévitablement à s'intérioriser
peu à peu dans son ressort et dans ses méthodes. Principalement effet
de hasard à ses débuts, la complexification montante de la Matière, -
une expérience universelle des choses nous l'apprend - s'imprègne et
se charge graduellement [318] de « choix ». De forcé ou automatique
à son apparition et dans les êtres monocellulaires, le processus tend
irréversiblement à devenir activement préférentiel chez les êtres for-
tement cérébralisés.
Qu'est-ce à dire, sinon qu'une correction importante doit à toute
force être apportée à notre idée première que le mouvement d'arran-
gement de la Matière, une fois amorcé par jeu de chances, peut et doit,
comme une boule de neige qui grossit, se prolonger tel quel, indéfini-
ment.
« Indéfiniment » : non pas exactement (cf ci-dessous, en Conclu-
sion, l'éventualité, dans le futur, d'un foyer supérieur d'ultra-
humanisation).
« Tel quel » : certainement pas...
Comme l'avion dont je parlais en commençant, et qui se soulève
graduellement, puis finalement s'enlève, à mesure qu'il prend de la
vitesse, - l'Évolution, de sélective à ses débuts, ne peut pas ne pas se
faire graduellement élective chez les vivants supérieurs, par effet di-
rect de Complexité : jusqu'au moment où, se réfléchissant définiti-
vement sur soi, avec apparition du pouvoir de penser, elle « décolle »
et débouche brusquement dans l'inventif calculé (Technique) et le co-
conscient supérieur (Civilisation).

69 « Vitesse réelle à, - par opposition à la vitesse abstraite de la Cinématique.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 263

Et c'est ici que se découvre, si je ne me trompe, dans sa grandeur et


sa simplicité, la véritable nature du Phénomène humain.

II. Prolongation,
à travers et au-delà de l’homme,
du processus de l’évolution

À partir du moment ou, par meilleure compréhension de ce qu'il y


a de changeant avec le Temps dans le processus de l'Évolution, on
s'aperçoit que, chez l'Homme, les forces organisantes [319] de la Vie
ne se superficialisent pas, ni ne s'atténuent, mais au contraire s'intério-
risent et se renforcent, en s'industrialisant et se collectivisant, une mé-
tamorphose radicale s'opère évidemment dans la vision traditionnelle,
classique, d'une Humanité biologiquement arrêtée.
Une nouvelle forme de complexification (l’arrangement cherché
du dedans) remplaçant l'ancien type d'Évolution (où l'arrangement se
trouvait imposé ab extra). L'Artificiel prolongeant et relayant le Natu-
rel. Le Social prenant valeur d'Ultra-Organique...
De ce seul chef, comme par magie, un monde qui pouvait nous
sembler définitivement figé s'ébranle à nos yeux dessillés.
Tout repart ; tout bouge ; tout, sur un mode supérieur, continue, de
plus belle, à évoluer. Et, du même coup, tout prend figure dans la dé-
sespérante foule humaine où nous pouvions nous penser perdus.
D'une part, nous reconnaissons, toujours agissantes en nous et au-
tour de nous, les forces primordiales de Grands Nombres, d'Agitation
et de Compression qui, depuis toujours, n'ont jamais cessé d'alimenter
et de pousser en avant, dans toute son étendue et à tous ses degrés, la
masse de Matière vitalisée. Sans tâtonnements et sans ratés, sans mort
et sans serrage planétaire, l’Homme demeurerait humainement immo-
bile. Austère condition qui pouvait nous humilier et nous révolter aus-
si longtemps que nous nous croyions immobiles ; mais dont nous nous
apercevons soudain qu'elle trahit tout simplement la profondeur, la
vigueur et la continuité du courant cosmique auquel nous appartenons.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 264

Et d'autre part, nous voyons enfin se découvrir scientifiquement un


sens général et optimiste de l’Histoire.
Le Sens de l'Histoire...
Malgré les prodigieux efforts d'érudition et de synthèse dernière-
ment déployés pour atteindre une meilleure compréhension de la mon-
tée et du déclin des cités et des peuples, [320] on peut bien dire qu'au-
cune interprétation vraiment cohérente et constructive n'a encore été
fournie des phases successives et de l'allure d'ensemble du Phénomène
humain. Même pour des esprits aussi pénétrants et puissants que
Spengler et Toynbee, l'Histoire se réduit essentiellement à une fonc-
tion périodique, sans début ni fin : alors qu'il s'agirait, pour com-
prendre l'Homme, de découvrir, sous les oscillations culturelles de
surface, quelque dérive de fond. De plus, et par surcroît, l'Humain,
pris dans sa totalité, ne parait constituer au sein des choses, même
pour les historiens les plus modernes, qu'une sorte de microcosme ju-
ridique, flottant et fermé : alors que tout le problème posé aujourd'hui
par la Science serait de le rattacher, génétiquement et organiquement,
aux domaines de la Physique et de la Biologie.
Tâchons de trouver mieux, en prenant pour guide notre « para-
mètre évolutif de Complexité ». Et pour cela, laissant provisoirement
de côté le détail des empires, des guerres, des cultures, fixons direc-
tement notre regard sur la partie principale du phénomène, c'est-à-dire
sur l'extraordinaire et majeur processus de totalisation en quoi se ré-
sout et s'harmonise, vu de très haut, le jeu combiné de toutes les acti-
vités humaines interférant entre elles depuis près d'un million d'an-
nées.
En soi, la réalité de la chose est flagrante : au point que, ici surtout,
on puisse encore dire que la vérité nous « crève les yeux »...
À mesure que l'Humanité vit plus longtemps, non seulement elle
s'accroît numériquement, et géographiquement elle s'étale. Mais en-
core racialement, économiquement, politiquement et mentalement,
elle se brasse, s'emmêle, et se lie plus étroitement chaque jour sur elle-
même. Entre chaque individu humain et tous les autres à la surface du
globe, les connexions de toutes sortes vont continuellement, - et ceci
en progression géométrique -, se multipliant et s'intensifiant sous nos
yeux.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 265

Jusqu'à une époque toute récente, il semble que l'Homme ne se soit


pas préoccupé outre mesure de ces symptômes de [321] « prise » et
d'emprise sociales, - parce que, servitude ou bienfait, le phénomène
pouvait passer, comme le soleil et la pluie, pour une condition ou
grandeur constante, depuis longtemps en régime établi.
Or, en moins de deux siècles (c'est-à-dire depuis l'avènement si-
multané de la Science, de l'Industrie et de la Recherche), il est devenu
évident, au contraire, que le processus de consolidation sociale, len-
tement mis en train au cours de plusieurs millénaires, se met tout-à-
coup à émerger en pleine vigueur, et à entrer dans sa phase de rapide
accélération. - Il faudrait être aveugle aujourd'hui pour ne pas le voir.
Inexorablement, sous l'action conjuguée de quelques conditions cos-
miques fondamentales (surface fermée de la Terre ; prolification de la
substance vivante ; pouvoir expansif, et coalescence sur soi, du Psy-
chisme réfléchi...), l'Humanité est désormais destinée - de par le jeu
même de ses myriades de choix individuels - à se complexifier et à
s'agréger sur soi, toujours plus vite, et de plus en plus.
Confrontés avec cette situation de fait, bon nombre d'esprits, même
scientifiquement formés, restent encore déconcertés par ce qui leur
semble être une crise dangereuse (sinon même une régression ou auto-
destruction) de l'Évolution : l'Évolution ré-absorbant et détruisant , par
mécanisation des Grands Nombres, les centres individuels d'autono-
mie et de réflexion que, par tâtonnement de Grands Nombres, elle
avait si patiemment produits.
Sombrer dans la Multitude : la Grande Peur moderne...
Mais, si l'on s'est une fois familiarisé avec la notion et l'usage du
« paramètre de complexité », comment ne pas voir, au contraire, que,
dans la direction totalisante qui nous inquiète tant, nous avons affaire,
non pas à quelque sous-effet antagoniste ou parasite, mais à un super-
effet direct, de l'Évolution ?
Avec la montée du Collectif et des Masses, bien sûr, une première
vague de servitude, de nivellement, de laideurs et de catastrophes nous
frappe au visage.
[322]
Mais, derrière et sous cette écume, comment ne pas être sensible à
un prodigieux accroissement de souplesse et de vitesse dans les
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 266

échanges, - d'organisation et de pénétration dans la recherche, d'effi-


cience et de puissance dans l'action, - et, pour finir, d'élargissement et
d'approfondissement dans notre vision du Monde autour de nous ?
Un saut formidable (avec changement d'ordre !) dans l'Ar range-
ment, - saut accompagné par une autre saute, non moins formidable,
soit dans la réduction du Hasard dans le Monde (Invention plannée et
combinée), soit dans l'intériorisation biologique de la Conscience
(toutes les particules individuellement réfléchies de la Terre amenées
à se grouper planétairement en un seul système réfléchi)...
À ce double signe (accroissement conjugué de Complexité et de
Conscience), en vérité, comment ne pas reconnaître que la progressive
et irrésistible unification technico-culturelle présentement en cours
dans l'Humanité est un événement de nature proprement organique, où
le processus général de la Biogénèse cosmique, non seulement de-
meure lisible, mais atteint, dans le champ de notre expérience, un de-
gré suprême de son développement ?
« En l'Homme, non seulement, comme l'a dit Julian Huxley, l'Évo-
lution se fait consciente » c’est-à-dire réflexivement inventive). Mais
encore, par rassemblement et concentration de toutes ses forces et de
toutes ses fibres, de divergente elle devient Convergente.
Telle est apparemment, ramenée à un seul mot, la pleine et authen-
tique leçon de l'Histoire ; - et aussi, peut-être, la plus grande décou-
verte jamais proposée aux Sciences naturelles depuis cette autre dé-
couverte qu'il y avait une Évolution.
En l'Homme, et à partir de l'Homme, un reploiement et une con-
vergence générale sur soi (à la fois dans son mécanisme et dans ses
produits) du noyau le plus axial de l'Évolution...
Si la réalité scientifique de cet énorme phénomène (aussi énorme,
en vérité, que, à l'autre bout des choses, l'Expansion [323] de l'Uni-
vers) venait à se confirmer définitivement, une grande lumière se lè-
verait certainement sur le monde de demain.
Intellectuellement d'abord, nous commencerions à comprendre
pour de bon ce qui se passe autour de nous sur Terre en ce moment.
Ce foisonnement zoologique d'une Humanité Où les phyla, toujours
naissant par jeu prolongé de Spéciation, s'enroulent continuellement
les uns sur les autres sans parvenir à se séparer. Cette apparition d'or-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 267

ganismes collectifs (pour la circulation de la nourriture et des idées,


pour l'avancement et l'additivité de la Découverte ... ), où ré-
apparaissent de façon si déconcertante (parce que extériorisés en
quelque sorte, et portés à une échelle planétaire) les procédés fonda-
mentaux reconnus depuis longtemps, chez les organismes animés, par
l'Anatomie et la Physiologie. - Tout ce mélange confus et troublant de
rapports et de différences entre le Vivant et l'Humain s'explique aisé-
ment dès lors qu'on a trouvé, pour passer d'un domaine à l'autre, la loi
de transposition et de transformation.
Mais émotivement, surtout, - parce que l'Hominisation, au lieu de
se diffuser au hasard (comme nous l'avions d'abord pensé), prendrait
un sens, nous nous éveillerions à l'idée scientifique, que sous la forme
de quelque point critique d'ultra-hominisation (ou de Réflexion com-
plète et finale), une Issue - c'est-à-dire une justification - de la Vie
nous attend peut-être bien au terme de l’Existence : puisque physi-
quement et biologiquement le processus converge !
Et, de l'affaire, le goût, l'élan d'agir renaîtraient et rebondiraient
dans nos coeurs à la mesure de l'effort évolutif toujours plus grand
qu'il nous faut donner pour assurer les progrès d'une Complexité tou-
jours plus lourde à porter.
Ce qui, ne l'oublions pas, est la condition dynamique essentielle de
survie pour une Biogénèse passée définitivement en nous de l'état
d'Évolution subie à l'état d'auto - ou self-Évolution. *

[324]

* Inédit, 19 novembre 1951.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 268

[325]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

21
UN PROBLÈME MAJEUR POUR
L'ANTHROPOLOGIE
Y a-t-il, oui ou non, chez l'homme,
prolongation et transformation
du processus biologique
de l'évolution ?

Retour à la table des matières

[326]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 269

[327]

Introduction

Depuis que l'Univers ne se présente plus à nos yeux comme une


chose, mais comme un processus, la vieille et irritante question de la
« Place de l'Homme dans la Nature » devient celle du « Mouvement
de l'Homme dans la Nature ». Autrement dit, le problème n'est plus
exactement de savoir « Qu'est-ce que l'Homme », - ou même « Com-
ment l'Homme est-il historiquement apparu sur terre » ; mais bien de
décider si en avant de l'Humain, dans le Temps, il y a, ou il n'y a pas,
pour nous, de l'Ultra-Humain 70.
À cette question de la réalité, en cours, d'un Ultra-humain (c'est-à-
dire de la réalité d'un prolongement au-delà de l'Homme du processus
de l'Évolution), question encore regardée par la plupart des anthropo-
logistes comme verbale ou métaphysique, je voudrais montrer ici
qu'une réponse scientifiquement vérifiable est en fait déjà possible,
pourvu que soit adoptée, préalablement, une certaine interprétation
hautement vraisemblable du fait (désormais incontestable à mon avis)
que l'Humanité, prise dans sa totalité organico-culturelle, représente
une unité biologique spécifiquement définie.
[328]

I. Étoffe organique
du tout planétaire humain

Personne ne doute plus que, sous le réseau des forces démogra-


phiques, économiques, politiques et culturelles qui nous resserrent
plus étroitement chaque jour les uns sur les autres, l'Homme ne forme
un groupe de plus en plus lié sur soi, à l'échelle de la Terre. Mais à

70 C'est-à-dire que l'apparition de l'homme n'est pas seulement le point d'arri-


vée d'une longue phase de l'évolution, mais le point de départ d'une phase
nouvelle. Le progrès de l'organisation, discernable dans le passé, se poursuit
actuellement dans la noosphère (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 270

cette évidente totalisation de notre espèce sur elle-même il est rare


encore qu'on songe à donner une valeur proprement « naturelle ». Ef-
fet secondaire et superficiel d'accommodation sociale, dit-on en par-
lant de la civilisation humaine, - à ne pas confondre avec les véritables
phénomènes biologiques d'Évolution.
Aucun progrès réel, j'en suis convaincu, ne saurait désormais s'ac-
complir en Anthropologie, à moins que, rejetant cette vieille et facile
sous-estimation du phénomène social, on ne se décide enfin à accep-
ter une fois pour toutes (et avec toutes ses conséquences) la position
établie et définie par le raisonnement suivant :
« Est et doit être tenu comme d'étoffe proprement organique et
évolutive, dans la Nature, tout arrangement dont la réalisation a pour
effet de faire monter « la température psychique » (ou, si l'on préfère,
le « degré de conscience ») du système 71.
« Or, s'il est un fait clairement lisible dans le monde autour de
nous, c'est certainement que l'Homme, par effet de totalisation plané-
taire, accroit chaque jour plus vite sa capacité et son intensité collec-
tives de pensée.
« Donc, nous faut-il conclure, l'Humanité, prise collectivement,
[329] loin d'être, comme on le répète, un agrégat ou une mixture, ne
peut être scientifiquement rangée que parmi les produits de synthèse.
Ce qui veut dire que nous ne pouvons plus avancer désormais en Bio-
logie sans reconnaître et distinguer, dans le spectre des substances
animées, à l'autre bout des ultra-microscopiques protéines vivantes,
certaines unités colossales, de dimensions planétaires ».
Ainsi, comme je le faisais remarquer ci-dessus, la réalité physico-
biologique de ce que j'ai appelé depuis longtemps la « Noosphère » 72
nous est décidément imposée par l'expérience.
Toute la question est de faire apparaître, à l'aide de quelque hypo-
thèse appropriée, ce que ce fait de l'existence d'une Noosphère en-
traîne de conséquences pour notre pouvoir de comprendre et pour
notre besoin d'action.

71 Cette majeure ne fait que traduire l'expérience la plus générale que nous
puissions prendre de l'histoire physico-chimique de la Vie.
72 « Noosphère » ou « enveloppe pensante » de la Planète, par opposition à la «
Biosphère », enveloppe simplement vivante (et non pensante) de la Terre.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 271

II. Vitalisation de la matière,


et hominisation de la vie.
Une seule formule générale
pour les deux formes d’évolution

Plus ou moins obscurément, la pensée humaine n'a pas manqué,


dès son éveil, de noter une certaine relation persistante entre perfec-
tion psychique et complication organique des êtres vivants.
Dans ce cas (comme dans celui de la Gravité, par exemple), il est
intéressant de constater combien une simple intuition de sens com-
mun, approfondie scientifiquement, est susceptible de se transformer
en interprétation générale des choses.
[330]
Choisissons en effet de reconnaître une nature, non pas seulement
occasionnelle et accidentelle, mais génétique et fonctionnelle, à la
liaison partout observable dans la Nature entre Complexité et Cons-
cience. C'est-à-dire accordons hypothétiquement au Weltstoff en vertu
d'une sorte d'anti-Entropie la propriété de s'orienter préférentiellement
sous le jeu des Chances 73 vers des arrangements de plus en plus com-
pliqués et centrés, - cette « centro-complexification » croissante ayant
pour effet de faire monter constamment le psychisme du système ar-
rangé.
Alors il est facile de voir qu'un processus en chaîne se trouve
amorcé, - processus couvrant, sous une même formule, le déroulement
total de la Vie terrestre, prise depuis ses plus humbles stages 74 pré-
cellulaires jusqu'à la réalité démesurée d'un organisme humain plané-
taire.
Grâce à ce redressement intellectuel, Humain et Préhumain se rac-
cordent sans effort pour notre expérience en l'unité d'un seul et même
mécanisme ; la seule différence entre les deux domaines étant que, au

73 Pourvu que soumis, en même temps, à une certaine compression créant, à


l'intérieur du système, des effets de Compétition et de Sélection.
74 Anglicisme = étapes (N.D.E.).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 272

niveau de l'Homme, émerge, dans le Conscient (par effet critique de


centro-complexification), l'extraordinaire pouvoir psychique de ré-
flexion 75, - ce phénomène de réflexion initiale ayant par nature deux
principaux effets :
a) le premier de faire passer graduellement chez l'Homme la
Vie de l'état d’Évolution subie (ortho-sélection) à l'état
d'Évolution dirigée ou self-évolution (ortho-élection) ;
b) et le second de faire dominer, dans la couche pensante de la
Terre, les forces convergentes d'Hominisation sur les forces
divergentes de Spéciation (ou phylétisation).
De ce point de vue, la Noosphère, au lieu de former au monde une
sorte de monstruosité isolée, prend place définie [331] dans une série
naturelle déterminée, - et non encore terminée. L'Humanité n'est plus
à un point mort de l’Évolution, comme on le dit encore trop souvent.
Mais, par ultra-arrangement planné de ses particules réfléchies, elle
est en train de s'ultra-humaniser par convergence totale de ses puis-
sances et de ses éléments, en direction de quelque « ultra-réflexion », -
en tête et sur l'axe principal de l'Évolution.

III. Vérification de l’hypothèse


d’une convergence évolutive
de l’humanité sur elle-même

Loin d'être simplement métaphysique, verbale, ou même généra-


trice de confusion intellectuelle, la reconnaissance bien établie d'un
prolongement intensifié de l'évolution animale naturelle dans l'évolu-
tion culturelle humaine 76 entraînerait de telles conséquences dans
notre attitude théorique et pratique en face de la Vie 77 qu'on se de-
mande comment il se fait que la science ne consacre pas davantage le

75 Réflexion : état d'une conscience devenue capable de se voir et de se prévoir


elle-même. Penser c'est non seulement savoir, mais savoir qu'on sait.
76 C'est-à-dire la reconnaissance du fait que l'Univers est « mono-évolutif ».
77 Par suite d'un renouvellement complet dans notre façon de concevoir la si-
gnification des lois organiques profondes, l'avenir et la valeur de la Totalisa-
tion humaine...
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 273

meilleur de ses forces à décider le pour ou le contre dans une question


dont pour nous tout le reste dépend.
Pour opérer cette vérification, il conviendrait évidemment de re-
chercher, par toutes les voies possibles, s'il n'y aurait pas, par hasard,
quelque moyen physique ou psychique de détecter et de mesurer à
chaque instant (de façon à en dessiner la courbe) le degré de Réflexion
(ou si l'on peut dire, la « température psychique ») de la Noosphère ».
[332]
Mais, pour arriver au même résultat, une deuxième ligne d'attaque
apparaît comme plus immédiatement possible. Et ce serait tout bon-
nement de prouver la réalité de la Convergence biologique soupçon-
née chez l'Homme par la théorie en la faisant progresser, et donc ap-
paraître, opérativement.
Car telle est bien la remarquable propriété de l'idée proposée ici
d'un Monde psychologiquement convergent.
Non seulement cette hypothèse réussit (it works) à un premier de-
gré en expliquant et coordonnant mieux que toute autre, pour notre
intelligence, la totalité des faits connus.
Mais encore elle réussit (it works) à un second degré en fournissant
un plan défini d'opération et une inépuisable source d'intérêt (incen-
tive) à notre pouvoir d'action.
Le moment parait donc venu où un petit nombre d'hommes repré-
sentant les principales branches vives de la pensée scientifique mo-
derne (physique, chimie, biochimie, sociologie et psychologie), se ré-
unissent pour associer leurs efforts sur les points suivants :

1) Affirmer et faire reconnaître officiellement que la question d'une


ultra-évolution humaine (par Réflexion collective, ou Convergence)
est désormais scientifiquement posée.

2) Rechercher en commun les meilleurs moyens pour vérifier et at-


taquer scientifiquement le problème dans toutes ses conséquences et
sur tous les plans.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 274

3) Jeter les bases d'une Technique (à la fois bio-physique et psy-


chologique) de l'Ultra-Évolution, du double point de vue :

a) soit des arrangements planétaires à concevoir (par exemple


en Recherche et en Eugénique) pour un ultra-arrangement de
la Noosphère ;
b) soit des énergies psychiques à faire naître ou à rassembler
dans les perspectives d'une Humanité en état de super-
réflexion collective sur elle-même. Tout le problème de l'en-
tretien et du développement de l'Énergie psychique de Self-
Évolution. *

* Inédit, New-York, 30 décembre 1951.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 275

[333]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

22
LA RÉFLEXION DE L'ÉNERGIE

Retour à la table des matières

[334]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 276

[335]

Introduction.
Un fait majeur et incontestable
la convergence de l humain

Comme n'importe quel autre morceau de matière vivante, l' « es-


pèce » humaine tend organiquement à se multiplier au maximum.
Mais, à la différence de ce qui se passe dans un banc de Poissons ou
dans une colonie de Bactéries (et pour certaines raisons qui apparaî-
tront plus loin), cette multiplication, au lieu d'accroître simplement le
nombre des éléments constitutifs de la population, engendre, dans la
totalité du groupe en état d'expansion, un système de structures tou-
jours plus liées et toujours mieux centrées.
En soi, remarquons-le, ce phénomène de rassemblement et d'orga-
nisation est absolument indiscutable. Il paraît aujourd'hui difficile de
nier que l'Humanité, après avoir graduellement couvert la Terre d'un
tissu vivant lâchement socialisé, ne soit en train de se nouer sur soi
(racialement, économiquement et mentalement) à un rythme qui va
s'accélérant. Irrésistiblement (constatons-le préalablement à tout essai
d'explication du processus) le monde humain est entraîné à faire bloc.
Sur soi-même, il converge.
Cette convergence, je le répète, personne ne la conteste, parce que
tout le monde la subit. Mais en revanche, fait curieux, personne ne
parait la remarquer (sinon pour en gémir) ; et personne ne semble se
douter que, sous le complexe d'accidents historiques en lesquels l'évé-
nement se résout à l'analyse, une certaine « force » opère certaine-
ment, aussi [336] primordiale, aussi générale, mais plus révélatrice
encore peut-être de la nature physique de l'Univers, que les forces nu-
cléaires ou que la Gravité...

Accepter résolument et penser jusqu'au bout (dans le cadre scienti-


fique de l'Énergétique et de la Biologie) le fait énorme, et cependant
complètement négligé (peut-être justement parce que trop énorme et
trop évident) d'une graduelle et inarrêtable totalisation de l'Humanité
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 277

sur elle-même voilà ce que je vais essayer ici de faire, en traitant les
points suivants :

1) Apparition initiale (pliocène) du pouvoir de Réflexion.


2) Accélération collective, en l'Homme moderne, du processus
de Réflexion.
3) Énergie et Réflexion.
4) Irréversibilité de la Réflexion.

Chacun de ces pas successifs nous forçant à prendre position plus


définitive sur l'interprétation scientifique à donner au Phénomène
Humain. Il est à peine nécessaire de préciser, tant la chose ressort du
contexte de ce travail, que nous parlons ici en pur « homme de
science ». Notre recherche, qui se situe au plan des « apparences »,
n'aborde pas le problème transcendant de la causalité.

I. Le pas initial (pliocène) de la réflexion

Pour tout observateur lucide d'aujourd'hui, venons-nous de voir, le


« phénomène des phénomènes » est (ou du moins devrait être), dans la
Nature, la concentration physique et la centration mentale, présente-
ment en cours, de l'Humanité sur elle-même.
Pour n'importe quel esprit un tant soit peu entraîné à la vision du
Passé, me faut-il maintenant ajouter, cette grande affaire moderne de
la convergence humaine n'est que la [337] répercussion ou le prolon-
gement d'un autre événement, beaucoup plus ancien (et juste aussi
négligé bien que juste aussi énorme) : celui, vers la fin du Tertiaire,
d'un renouvellement radical de la Vie sous l'effet de
l'« hominisation ».
Essayons en effet de prendre conscience de ce qu'il y a d'extraordi-
naire dans un état du Monde - le Monde humain - qui peut nous pa-
raître « naturel », parce que nous y sommes nés, mais qui, au regard
du paléontologiste, constitue une énigme de fond.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 278

Sous l’influence de notions anatomiques et phylogéniques simpli-


fiantes, le non-initié a pris l'habitude de « penser l'Homme » en pro-
longement quasi-continu du monde pliocène. « L'Homme : un animal
qui a mieux réussi, mais suivant les mêmes règles, que les Rats et les
Éléphants ». Et voilà tout...
Or, objectivement et scientifiquement, c'est bien autre chose, - c'est
tout autre chose -, qu'il nous faut imaginer pour sauver les faits.
Entre le monde animal pliocène (si exubérant et ouvert dans la va-
riété et la dispersion de ses formes) et le monde humain qui lui suc-
cède (monde si étonnamment fermé, structuré, et dominateur -ou ex-
clusif - de toute autre Vie), il y a, quoi qu'on en ait dit, non seulement
différence de degré, mais changement d'ordre (ou, si l'on préfère,
changement d'état). Par ses propriétés, par ses méthodes d'invention,
par son autonomie, la Noosphère humaine (si enracinée soit-elle dans
le Pré-humain, comme le Pré-humain lui-même s'enracine dans le Pré-
vivant) représente de toute évidence une nouvelle enveloppe, sui ge-
neris, apparue sur la vieille Biosphère.
Entre les deux états planétaires successifs (avant et après le règne
de l'Homme) il est indiscutable, antérieurement à tout essai d'explica-
tion, que « quelque chose » s'est passé ; que « quelque chose »s'est
inséré dans le processus général de vitalisation de la Matière. Quelque
chose de si subtil qu'en apparence, au premier moment, son entrée n'a
rien ébranlé. [338] Et cependant quelque chose de si violemment actif,
au fond, qu'au bout de quelques centaines de millénaires la face de la
Terre en a été transformée.
Et quoi donc, sinon la naissance de la Réflexion ?
La Réflexion, cette qualité psychologique d'un être qui, non seule-
ment sait, mais sait qu'il sait, nous ne réalisons certainement pas assez
dans notre esprit combien, - par le simple pouvoir qu'elle nous confère
de penser le Monde, de prévoir l'avenir, et jusqu'à un certain point de
diriger notre propre évolution -, elle suffit pour expliquer, à elle seule,
la soudaine avance prise par l’Humain sur tout le reste de la Vie.
Et nous ne remarquons pas assez, surtout, combien, par sa genèse,
cette propriété (caractéristique d'une Matière portée à son maximum
de complexité arrangée) émerge naturellement des profondeurs les
plus axiales du processus, non- seulement zoologique (comme on le
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 279

croyait encore au temps de Darwin), mais cosmique, de ce que nous


appelons « l'Évolution » 78
En Science, deux choses sont d'ores et déjà devenues indiscutables.
D'une part, en vertu de quelque disposition première (et, parce que
« première », inexplicable) du « Weltstoff », la Matière (sous l'effet
des chances mises en jeu par la fantastique multiplicité et la fantas-
tique agitation des corpuscules en lesquels elle se condense) non seu-
lement s'agrège ou cristallise ; mais encore elle tend à s'organiser
« centriquement » sous forme de corpuscules de plus en plus com-
plexes et de plus en plus gros.
Et d'autre part, sous l'influence et à la mesure de cette organisation
croissante, la même Matière s'intériorise (phénomènes [339] de cons-
cience) avec une intensité qui croit - chez les vivants supérieurs - avec
le développement du système nerveux.
Joignons bout à bout cette série d'évidences. C'est-à-dire, après
avoir donné sa pleine valeur à la loi évolutive de « Complexi-
té/Conscience », regardons monter au cours des âges géologiques,
conformément à cette dérive universelle 79, la « température psy-
chique » de la Terre. Et, pour finir, observons comment, au terme de
cet échauffement, la Pensée proprement dite fait soudain irruption,
pour tout envahir et tout métamorphoser, à la surface de la Terre.
En face de cet ensemble expérimental, je ne vois pas qu'il soit pos-
sible d'échapper, scientifiquement, à la conclusion que voici :
« Vers la fin du Tertiaire, en un point particulièrement cérébralisé
de la Biosphère, et en vertu d'une maturation générale de celle-ci, un
des innombrables rayons organopsychiques (à la fois divergents et
tâtonnants) composant le monde vivant a réussi, par le jeu de chances

78 Au XIXe siècle, la théorie de l'Évolution (« Transformisme ») était un


simple problème de Spéciation animale. Aujourd'hui elle s'étend à la ques-
tion générale de la « Corpusculisation de l'Énergie » à travers, le Temps, de-
puis les éléments atomiques jusqu'à l'Homme individuel, et même (c'est là
toute ma thèse) jusqu'à l'Humanité « planétisée ».
79 Dérive mystérieusement inséparable, nous le verrons ci-dessous, de l'Entro-
pie des physiciens.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 280

préférentiellement sélectionnées et additionnées, à traverser la surface


limite séparant le Réfléchi de l'Irréfléchi 80.
« Nous ne saurions encore dire à quelle saute (peut-être minime)
dans l'arrangement des neurones a bien pu correspondre cette révolu-
tion psychologique.
[340]
« Mais la valeur biologique et énergétique de l'événement ne sau-
rait plus être méconnue.
« L'homme n'est pas simplement une nouvelle « espèce » d'Animal
(comme on le répète encore trop souvent). Il représente, il amorce,
une nouvelle espèce de Vie.
Ce qui veut dire que, pour nous représenter les véritables dimen-
sions de l'Humain, il nous faut l'imaginer comme assez riche et assez
expansible pour remplir, à lui seul, un « espace évolutif » au moins
aussi grand que celui occupé par le Préhumain tout entier. »
L'hominisation initiale (pliocène) de la Vie, donc : point critique,
non seulement terminal (et d'aboutissement), mais initial (et de rebon-
dissement), - à travers lequel, comme je vais essayer de le montrer
maintenant, repart a novo, dans une direction générale qu'il nous est
possible de préciser, l'onde cosmique d'arrangement et d'intériorisa-
tion avec laquelle s'identifie désormais pour nos esprits l'idée d'Évolu-
tion.

80 Et non « l'Intelligence de l'Instinct », comme l'a dit le grand Bergson, enle-


vant à la tige humaine, par le seul fait de ce clivage mal placé, sa valeur de
« flèche » en tête de l'Évolution. Car la Réflexion (essence de l'hominisa-
tion) n'engendre pas seulement la raison raisonnante, par une sorte de dicho-
tomie appauvrissante. Mais elle refond et transforme le psychisme animal
tout entier. Qu'est-ce, en effet, que l'intuition créatrice humaine, sinon de
l'Instinct réfléchi ?
Sur le mécanisme biologique et historique du passage de la Biosphère à la
Noosphère (phénomène supposant que la Vie, poussée à ses limites natu-
relles, se réfléchit) cf. Teilhard de Chardin. La Structure phylitique du
Groupe humain. Annales de Paléontologie, 1951.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 281

II. Prolongements et accélération


en l’homme moderne
du processus cosmique de réflexion

Une des illusions les plus néfastement développées, au cours de


l'Histoire, dans le cœur de l'Homme, est la pseudo-évidence de son
achèvement et de sa fixité. Aujourd'hui encore, après que les Atomes
eux-mêmes viennent de se mettre en branle, à leur tour, sous nos
yeux, entraînés - après la Vie et après les Astres - dans un évolution-
nisme généralisé, il se trouve de bons esprits (jusque parmi les philo-
sophes et les savants) pour maintenir que, si tout bouge autour de nous
dans l'Univers, depuis l'Infime jusqu'à l'Immense, nous, du moins,
nous restons les mêmes, - parce que définitivement stabilisés.
[341]
Ce prétendu dogme « pérenne » de l'invariance humaine s'évanouit
misérablement, pour peu que l'on s'avise de la relation génétique re-
liant entre eux les deux éléments ou termes ci-dessus dégagés :

1) d'une Convergence collective (actuelle) de l'Humanité sur


soi ;
2) succédant à une Réflexion (passée) de l'individu vivant sur
lui-même.

Juxtaposés l'un à l'autre, en effet, les deux événements n'ont qu'une


seule interprétation, une seule signification possible.
C'est parce que l'Homme s'est jadis individuellement réfléchi qu'il
ne peut plus s'empêcher aujourd'hui de converger technico-
socialement sur soi. Et c'est aussi parce qu'il converge, irrésistible-
ment et collectivement, sur soi qu'il est forcé de se réfléchir toujours
plus profondément sur soi-même et sur tous les autres en même
temps.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 282

En d'autres termes, une Humanité qui converge est identiquement


une Humanité qui s'ultra-réfléchit. Et, réciproquement, une Humanité
qui s'ultra-réfléchit est identiquement une Humanité qui converge.
De ce point de vue, et comme par enchantement, ce qui pouvait pa-
raître de plus figé dans la Nature, à savoir l'Homme, se découvre tout
d'un coup comme ce qu'il y a de plus mobile au monde, - parce que
lancé dans un compartiment nouveau de l'Univers (le « domaine réflé-
chi ») où tout est encore libre, tout encore à créer.
Un Espace tout neuf, en avant.
Et cependant, en même temps, un Espace structurellement limité
dans l'Avenir par l'état (ou degré) maximum de Réflexion attingible
théoriquement par le quantum planétaire humain parvenu par conver-
gence, au terme biologique de sa totalisation.
Quand une fois on s'est éveillé à cette double perception, on
s'étonne d'abord qu'une disposition aussi évidente de l'Univers ait pu
passer si longtemps inaperçue. Et puis, une [342] raison historique fort
simple se découvre à l'esprit, expliquant et justifiant cette espèce
d'aveuglement, - une raison que voici.
Bien que convergeant virtuellement sur elle-même dès les origines
(en vertu de la qualité réfléchie de son étoffe même), il était inévitable
que l’Humanité passât par une longue période « distrayante i d'expan-
sion spatiale avant de prendre conscience de son unité profonde : le
temps, pour elle, d'envahir et d'occuper la Terre.
Semblable (comme je l'ai déjà dit ailleurs) à quelque pulsation pé-
nétrant une sphère par un pôle, l'onde humaine a dû commencer (bien
que se propageant en milieu « courbe ») par s'étaler et se diversifier,
plus qu'elle ne se liait sur elle-même. Or, de cette phase dilatée et dis-
persée, (tout le Paléolithique, tout le Néolithique, toute l'Histoire ! ...)
voici que nous sommes en train d'émerger en ce moment. En nous et
autour de nous, par jeu prolongé d'hominisation, l'onde, traversant
l'équateur, vient soudain de pénétrer dans une autre hémisphère où il
lui faut, pour continuer sa marche, se resserrer sous de nouveaux
cieux.
Dans une Humanité parvenue à saturation planétaire, une néo-
socialisation de compression est en train de remplacer la paléo-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 283

socialisation d'expansion dont les péripéties diverses remplissent,


souvent si inutilement, nos livres d'histoire 81.
Et c'est vraiment là une énorme affaire. Car, pari passu, c'est, avec
les phénomènes de convergence devenus prépondérants dans l'An-
thropogénèse, la Réflexion collective qui se met à croître verticale-
ment dans la Noosphère, en même temps que monte, au-dessus de
notre horizon, le Pôle, jusqu'alors caché, d'une unification à la fois
organique et mentale sur laquelle nous « tombons »désormais à une
vitesse constamment accélérée.
[343]
Par ce point évolutif extrême de notre « chute en avant » il me
semble inévitable que notre attention scientifique doive se trouver de
plus en plus attirée, et comme fascinée, dans un avenir prochain. D'au-
tant plus que, d'ores et déjà, il paraît possible d'en discerner, comme
nous le verrons, certaines caractéristiques essentielles ou propriétés de
fond.
Mais avant d'aborder cette question délicate des limites supérieures
du Phénomène humain, il me faut préalablement expliquer comment,
du point de vue où je me place ici, se présente et se résout le problème
énergétique posé par l'harmonisation des lois implacables de la ther-
mo-dynamique avec l'apparition et le développement terrestre de la
Réflexion.

III. Réflexion et énergie

Ce qui continue à empêcher le contact entre Physique et Biologie,


et par suite à retarder l'incorporation de celle-ci en celle-là au sein
d'une Physique généralisée, c'est, en dernière analyse, un problème
d'Énergie.

81 Passage d'une phase dilatée à une phase comprimée de Réflexion, je dis


bien, et non « d'un état de culture instinctive » à « un état de civilisation in-
tellectuelle », comme suggéré dernièrement par Roderick Seidenberg dans
« Post-historial Man » (University of Carolina Press, 1950).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 284

Ici, en Physique, une Matière qui glisse irrésistiblement, suivant


une ligne de moindre effort, vers les distributions les plus probables.
Et là, en Biologie, la même Matière qui dérive (non moins irrésisti-
blement, mais cette fois dans une sorte de « plus grand effort pour
survivre ») 82 vers des arrangements de plus en plus improbables,
parce que de plus en plus compliqués.
Pour résoudre cette antinomie de fond entre Entropie physique et
« Orthogénèse » biologique, les vitalistes du [344] 19e siècle avaient
cherché à développer la notion de certaines forces (pondérables) spé-
ciales aux substances organisées : position qui devait vite s'avérer in-
tenable, aussi bien expérimentalement que théoriquement, dans la me-
sure ou elle impliquait la coexistence de deux Énergétiques indépen-
dantes dans le même Univers : l'une pour la Matière dite inerte, l'autre
pour la Matière vitalisée.
De nos jours, les trop rares savants qui osent regarder en face le
problème 83 semblent chercher une sorte d'échappatoire et de consola-
tion à leurs difficultés en insistant sur le fait que la Vie, suivie jusque
dans ses dernières fibres, obéit expérimentalement aux lois de la
Thermodynamique ; et que, du reste, dans l'ensemble de l'Univers,
cette même Vie ne représente quantitativement qu'un événement insi-
gnifiant.
Or cette réponse n'esquive-t-elle pas le fond même du problème,
tout en minimisant induement ses données ?
Incontestablement - c'est vrai - dans le champ de notre expérience
la Vie n'occupe qu'un volume de Temps et d'Espace incroyablement
petit. Incontestablement aussi, en plein milieu du flot entropique, elle
est née et se développe exactement à la façon d'un remous, - comme
un effet de contrecourant.
Mais comment échapper, en revanche, par simple inspection du cas
de la Terre, à cette autre série d'évidences :

82 Ce « plus grand effort pour vivre (ou même pour super-vivre) » se faisant du
reste économiquement, c'est-à-dire, par les moyens les pénibles et les che-
mins les plus droits !
83 Cf. par ex., Harold F. Blum : Time's Arrow and Evolution (Princeton Uni-
versity Press, 1951). Et Joseph Needham : Time. The refreshing River
(1941).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 285

a) d'abord, que les remous de Vie, au sein de l'Entropie, appa-


raissent dès que, et partout où, les chances le permettent
(naissance planétaire de la Vie) ;
b) ensuite que ces remous, une fois apparus, s'accentuent sur
eux-mêmes aussi intensément qu'ils le peuvent (réflexion
planétaire de la Vie) ;
c) et enfin que le phénomène de vitalisation des grosses [345]
molécules, qui nous étonne tant, n'est lui-même que le pro-
longement de la moléculisation des atomes, et finalement de
l'atomisation de l'Énergie, - c'est-à-dire d'un processus qui
affecte et définit l'Univers dans la totalité de sa substance et
de son histoire ?

Fig. 1. - Schéma énergétique de l'Évolution


(première approximation).
Ox, axe de plus grande probabilité (Entropie) ; Oy, axe (apparemment de
moindre probabilité) : « Orthogénèse » biologique de complexité croissante.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 286

L'Énergie cosmique, in-arrangée (tendue) en a, passe par un maximum d'ar-


rangement en b, avant de se dés-arranger (détendre) complètement en c.

En fait, pour exprimer graphiquement la situation énergétique de


l'Univers telle qu'elle se présente objectivement à notre expérience, il
semble nécessaire d'envisager un système (cf. Fig. 1) où, transversa-
lement à l'axe Ox d'Entropie croissante, un deuxième axe Oy exprime
le fait remarquable que, pour passer entropiquement d'un état initial
« tendu » à un état final « détendu », l’Énergie cosmique est assujettie
à décrire, dans sa totalité, un circuit à travers le Compliqué (atomisa-
tion, moléculisation, vitalisation, réflexion) circuit suivant lequel elle
s'arrange avant de se dés-arranger en fin de compte [346] conformé-
ment aux lois de moindre effort et de plus grande probabilité 84.
Ce qui veut dire que, pour incorporer la vie (et plus généralement
tous les phénomènes de corpusculisation), une Énergétique générale
doit forcément se construire, non sur le seul axe d'Entropie, mais sur
deux axes conjugués, l'un de plus grande probabilité, l'autre de plus
grande complexités. 85
Toute l'affaire restant alors de décider :

a) D'une part, si la montée de la courbe abc, suivant Oy, vers le


plus complexe, est, oui ou non, un simple sous-effet momen-
tané de la chute générale du Monde, en direction Ox des
plus grandes probabilités.
b) Et, d'autre part (au cas où on se trouverait amené à dire
« non ») si, parvenue à son sommet b d'arrangement maxi-

84 En Thermo-dynamique classique, cet état final était conçu comme une ré-
partition homogène des molécules les plus simples, considérées comme
permanentes. En Physique moderne, où molécules et atomes sont désagré-
geables, j'avoue ne pas savoir sous quelle forme les théoriciens se représen-
tent l'Énergie totalement entropisée.
85 L'axe Oy de complexité croissante n'étant autre chose (si on le définit par ses
valeurs supérieures) qu'un axe de Réflexion.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 287

mum 86 la courbe en question redescend bien tout entière


vers l'axe Ox ; ou bien au contraire si, arrivée en ce point,
elle ne subirait pas quelque particulière transformation.

À première vue, cette famille de questions semblerait échapper à


toute prise expérimentale, et relever des préférences intellectuelles de
chacun, - ou de sa philosophie.
Je voudrais montrer ici qu'elles sont susceptibles d'une attaque
scientifique, pourvu qu'on ne ferme pas les yeux sur l' « exigence
d'irréversibilité » incluse dans la nature même du phénomène évolutif
de la Réflexion.
[347]

IV. Irréversibilité de la réflexion

De l'analyse énergétique qui précède, il ressort en tout état de


cause que la complexification et l'arrangement évolutifs de la Matière
(ou, ce 1 revient au même, l'intériorisation, puis la réflexion, de
l’Énergie) se présentent expérimentalement à nous comme un proces-
sus cosmique juste aussi déterminé, à sa manière, que l'Entropie sur
laquelle ils se greffent. Suivant l'axe Oy tout se passe comme si, par
jeu dirigé de chances 87, l'indétermination élémentaire des physiciens
s'accumulait et s'amplifiait nécessairement, au sein d'édifices spéciaux
(corpuscules de plus en plus gros et de plus en plus vivants), jusqu'à
prendre, en fin de compte, la forme de « choix réfléchi ». Et, ce pre-
mier sommet une fois atteint, on ne saurait dire (bien au contraire !)
que le Déterminisme tende à disparaitre de la suite de l'opération. Si
« libre » l'Homme se sente-t-il (ou se croie-t-il), il ne peut se sous-
traire au besoin (à la fois économique et mental) qui le force, indivi-

86 Ce sommet b correspond, sur Terre, au pôle supérieur de Réflexion collec-


tive reconnu ci-dessus comme l'aboutissement normal du phénomène de
convergence humaine.
87 Un jeu de chances sélectionnées, dirait-on, par une sorte de polarité ou de
préférence, inhérente (comme une sorte de Gravité supérieure) au Weltstoff
lui-même.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 288

duellement et collectivement, à réfléchir - et donc à se réfléchir - de


plus en plus outre. Parce qu'il a commencé une fois à penser, parce
qu'il pense, il ne peut plus (dans certaine mesure) s'arrêter de penser
toujours davantage.
Ceci est vrai, mais ceci n'empêche cependant pas que, à partir de
son point initial d'hominisation, le mouvement générateur de notre
courbe abc (Fig. 1) ne se trouve profondément modifié dans la forme
ou nature de la nécessité avec laquelle il se poursuit.
[348]
Car, en l'Homme, en même temps qu'elle devient à la fois self-
consciente et (au moins axialement) self-opérante, l’Évolution devient
automatiquement prévoyante de son avenir.
Et il n'en faut pas davantage pour faire apparaitre, en plus et au-
dessus des questions de structures et de processus qui jusqu'alors suf-
fisaient à couvrir l'économie de la Nature, le formidable problème de
l'impetus d’Évolution 88 : problème biologique d'un type nouveau, qui
silencieusement monte dans nos coeurs, et s'apprête à dominer demain
l'autre problème plus général (lui aussi grandissant autour de nous) de
construire enfin une Énergétique humaine.
Cherchons à bien comprendre cet événement important, en partant
d'un cas particulier, et particulièrement évident.
Dans le domaine (un des moins idéalistes qui soient) des grandes
affaires industrielles, les théoriciens de la productivité ont fini par se
rendre compte du fait que le rendement d'une usine dépend fonction-
nellement de l'entrain apporté par les ouvriers à l'accomplissement de
leur travail. Eh bien, semblablement, et à une échelle incomparable-
ment supérieure d'amplitude et de gravité, comment ne pas voir que, à
partir du moment où l'Humanité commence à se présenter à notre ex-
périence, non plus comme un état atteint, mais comme une Œuvre à
accomplir, dont la complétion dépend ultimément de notre ingéniosité
et de notre ténacité à la poursuivre, - comment ne pas voir, dis-je, que,
à partir de ce moment, c'est d'une certaine passion dans l'effort, bien
plus que d'une certaine richesse en ressources matérielles, que dé-
pend l'avenir humain ?

88 De l'« evolutive drive », dirait-on en anglais.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 289

Sur des montagnes de fer, de charbon, d'uranium et de blé (je l'ai


écrit souvent, - et, sans trop le dire, tout le monde le voit) l'Humanité
de demain ne ferait que « vivoter » si par malheur 89 venait à s'affai-
blir en elle le goût, non pas seulement de subsister et de survivre, mais
de super-vivre.
[349]
Sous peine de manquer son maximum naturel de convergence et de
réflexion (lequel, pour être atteint, exige que nous cherchions de
toutes nos forces), l'Évolution hominisée doit désormais inclure dans
son déterminisme, en plus et au-dessus de la vis a tergo (ou « push »)
économique, le « pull » de quelque puissante attraction, de nature
psychique.
Voilà, brutalement exprimée en termes de forces qui ne pardonnent
pas, la situation énergétique présente de la masse humaine.
Mais alors, dans quelle direction chercher, sous quelle forme con-
cevoir, par quelles conditions générales définir l'objet ou objectif ca-
pable de susciter et d'alimenter l'attrait devenu nécessaire à l'accom-
plissement de nos possibilités évolutives ?
En cette matière, deux choses me paraissent clairement imposées
(au minimum) par une analyse psychologique élémentaire, - deux
choses concernant l'une et l'autre la nature du mystérieux Point b,
sommet de la courbe cosmique d' « arrangement évolutif », telle que
la schématise notre Fig. 1.

1) Tout d'abord, pour ne pas être radicalement dégoûté d'agir,


l'Homme devenu conscient (par réflexion) de l'avenir vers lequel l'en-
traine la convergence de la Noosphère doit pouvoir se dire que, parve-
nu en b, il échappera, en quelque façon, à la redescente (vers l'in-
arrangé et le plus probable) du remous d'Improbable au sein duquel il
est apparu, et dont il se découvre chargé d'assurer l'ascension. Sous
peine d'étouffer sur soi, l'Évolution, devenue réfléchie, ne peut être

89 Faut-il dire « par impossible » ?...


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 290

conçue comme se poursuivant au sein d'un « Univers cyclique ou


clos » : elle est incompatible avec l'hypothèse d'une Mort totale 90.
[350]
2) Et ensuite, pour être, non seulement sauvé du dégoût, mais mis
en goût, comme il le faut 91, d'agir au maximum, l'Homme encore,
éveillé au sens de son ultra-évolution, doit pouvoir espérer que, s'il
échappe ultimément à cette redescente, ce n'est pas simplement en
« rescapé », mais en « triomphant » ; - à savoir par un achèvement et
dans un paroxysme de ce qu'il porte de plus essentiel, c'est-à-dire de
plus « réfléchi », au coeur de lui-même.
Deux conditions qui se trouvent satisfaites simultanément si le
sommet de la courbe ne correspond pas seulement à un point culmi-
nant où « la dérivée s'annule », mais i) à un point de bifurcation et
d'inflexion, d'où une branche bd (Fig. 2) se dégage, croissant à la ma-
nière d'une exponentielle ; - ou 2), ce qui revient au même, à un point
critique supérieur de Réflexion

90 Établir sur des bases scientifiques solides la réalité et les exigences de cette
propriété première du Weltstoff réfléchi (propriété «sentie » depuis toujours
par les philosophies et les religions de l'immortalité) devrait être la préoccu-
pation et la tâche d'une « psychanalyse constructive », consacrée à l'étude,
non plus seulement des maladies, niais des ressorts fondamentaux, du psy-
chisme humain.
91 Je reconnais introduire ici un postulat : à savoir que l'Univers ne saurait, par
construction, décevoir la Conscience qu'il engendre. Mais ce que je prétends
c'est que, refusé ce postulat (« de l'activance maxima du Conscient par le
Réel »), le Monde s'arrête automatiquement.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 291

Fig. 2. - Schéma énergétique de l'Évolution (deuxième approximation). bd,


branche d'échappement pour l'Énergie réfléchie, à travers b (point critique supé-
rieur de Convergence et de Réflexion).

[351]

planétaire au-delà duquel nous ne pouvons plus rien distinguer 92,


mais au-delà duquel nous pouvons dire que, avec d'autres dimensions
encore irreprésentables, l'Univers continue.
Ainsi se trouvent partiellement complétées (ainsi que je l'annon-
çais) par reconnaissance du caractère irréversible de la Réflexion, les
vues que nous pouvions avoir sur les relations entre Vie et Entropie.
En première approximation, il est parfaitement vrai que la Vie fait
son apparition dans l’Univers comme un simple effet du jeu des pro-
babilités.
Et pourtant, ultimément, il appert que, observée sous sa forme « ré-
fléchie », la même Vie, pour pouvoir fonctionner, doit avoir cons-
cience de pouvoir infléchir à son profit le jeu des probabilités, échap-
pant ainsi à la Mort vers laquelle l'eût conduite un déterminisme
aveugle.
Dans cette perspective, le psychisme réfléchi ne saurait absolument
plus être regardé, au sein du cosmos, comme une simple superstruc-

92 Parce que nous sortons alors du Temps et de l'Espace.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 292

ture passagère. Non seulement la Vie, devenue self-consciente, se


manifeste à l'expérience comme self-évolutrice : mais encore elle
exige d'être self-consistante, cette essentielle self-consistance pouvant
à son tour s'expliquer de deux façons :

a) soit qu'elle naisse de la seule confluence des particules réflé-


chies se réfléchissant les unes sur les autres ;
b) soit (plus probablement) qu'elle exige et décèle l'existence
d'un Foyer suprême (non pas seulement virtuel, mais réel) de
convergence cosmique.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 293

[352]

Sommaire, ou conclusion

En substance, les diverses considérations qui précèdent peuvent se


ramener aux points suivants :

1) Prise à son origine, dans chaque élément humain, la Réflexion


(ou passage, pour un être, de l'état conscient à l'état self-conscient)
correspond à un point critique séparant l'une de l'autre deux espèces
de Vie.

2) Une fois amorcée élémentairement à l'intérieur des individus, la


Vie réfléchie (prolongeant et transposant dans un nouveau domaine le
mouvement de la Vie non-réfléchie) ne cesse pas de se diversifier et
de s'intensifier suivant un processus collectif étroitement lié à la con-
vergence technico-culturo-humaine.

3) Au terme de ce processus d'ultra-réflexion, (opérant sur un


« quantum » planétaire limité), un pôle de convergence maxima se
dessine, - lequel, par suite des exigences d'irréversibilité inhérentes à
la Vie réfléchie, ne saurait être considéré comme un état (ou
« éclair ») transitoire, mais plutôt comme un point critique supérieur
(de Réflexion) au-delà duquel la courbe évolutive de complexité
conscience sort, pour notre expérience, de l'Espace et du Temps.

4) Tout se passe donc finalement, du point de vue énergétique,


comme si l'Univers se propageait, non seulement suivant un seul, mais
suivant deux axes conjugués : l'un (Entropie) de plus grande probabi-
lité, - l'autre (Vie) de plus grande complexité ; - la conscience se déve-
loppant tout du long (conformément aux exigences de la Thermo-
dynamique) en fonction de l'Entropie, mais finalement échappant à la
« désorganisation » par effet spécifique de Réflexion, soit comme une
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 294

Énergie à part, « de deuxième espèce » ; soit comme une fraction inté-


riorisée de l'Énergie commune.

[353]

5) Ce qui revient à dire que, pour couvrir entièrement l'économie


évolutive de l'Univers (Vie incluse), un troisième Principe, celui de la
Réflexion de l'Énergie, doit être ajouté et associé à ceux, déjà admis,
de la Conservation et de la Dégradation de l'Énergie. *

[354]

* New-York, 27 avril 1952, publié dans la Revue des questions scientifiques,


20 octobre 1952.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 295

[355]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

23
RÉFLEXIONS SUR
LA COMPRESSION HUMAINE

Retour à la table des matières

[356]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 296

[357]

I. La peine du siècle :
un monde qui étouffe

Après des millénaires et des millénaires de lente expansion, l'es-


pèce humaine, toujours plus nombreuse, vient d'entrer brusquement en
phase compressive. Parvenues au contact par tous leurs bords, les di-
verses populations étalées sur le globe commencent à se trouver de
plus en plus étroitement forcées les unes contre les autres à la surface
d'une Terre qui se rétrécit chaque jour davantage. Et le résultat le plus
immédiatement sensible de ce resserrement semblerait être, hélas !
pour notre génération, une peine (pour ne pas dire une détérioration)
généralisée.
Car n'est-ce pas, en définitive, sous l'influence - toujours la même -
d'une pression démographique exagérée que toute une série enchaînée
de malaises et de maux se déclarent, menaçant de nous rendre peu à
peu le monde inhabitable ?
Ce flot d'Humain brut qui remonte par toutes les fissures, noyant
les élites, et échappant, dirait-on, de par sa masse même, au jeu de la
sélection.
Cette disparition, si anémiante à la fois pour l'esprit et pour le
corps, de la solitude et de la Nature, devant les usines et la ville.
Ce commerce déplaisant, cette friction continuelle, entre individus
d'autant plus étrangers ou même antipathiques les uns aux autres qu'ils
sont plus nombreux.
Cette mécanisation des personnes par asservissement à des formes
de travail inévitablement collectivisées.
[358]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 297

Cette complication, cette lourdeur, cette insécurité croissante de la


vie quotidienne, expliquant, pour une large part 93, l'extrême nervosité
(ou même les inquiétantes névroses) de notre temps.
Sans parler des risques de contagions qui s'accroissent, et des ré-
serves qui s'épuisent, en milieu surpeuplé.
Tout cela parce que nous sommes trop, sur trop peu de place !
En vérité, comme dans un train aux heures de presse, on com-
mence à étouffer sur la Terre. Et, dans cette condition d'asphyxie, les
coups de poing s'expliquent par lesquels nations et individus essaient
de se dégager et de sauver, par isolation, leurs habitudes, leur langue
et leur pays. - Bien vainement, du reste, puisque, dans le comparti-
ment, les voyageurs continuent à monter...
Au lieu de nous irriter contre ces inconvénients dont nous souf-
frons tous, ou d'attendre vaguement que les choses se tassent, pour-
quoi ne pas nous demander plutôt s'il n'y aurait pas, d'un point de vue
solidement expérimental, d'abord une explication rassurante, puis une
issue favorable, possibles, à ce qui se passe ?
Tel est l'objet des réflexions ici présentées.

II. À l’origine du « mal » :


un univers qui se referme

À première vue, ce qui apparaît de plus alarmant, dans la surpres-


sion actuelle de la couche humaine, c'est la brutale simplicité même
du processus en cours. Le foisonnement quasi explosif [359] d'une
portion de Biosphère subitement libérée (par émergence dans le Ré-
fléchi) du reste de la masse vivante, et s'accumulant, jusqu'à écrase-
ment, sur la surface fermée de la Terre : quoi de moins mystérieux, -
mais aussi quoi de plus aveugle et de plus implacable, que ce détermi-
nisme et cette progression ?

93 L'autre part (la principale ?) étant due à la sourde anxiété éprouvée par un
être momentanément perdu dans l'immensité d'un Univers qu'il ne comprend
plus.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 298

L'Homme par milliards : tout bonnement l'équivalent d'un gaz qui


se comprime...
Voilà ce que nous sommes tentés de nous dire.
Et voilà bien ce qui nous décourage.
- Or est-il vraiment si sûr que, dans le cas du surpeuplement de
notre planète, le physicien, doublé d'un biologiste, n'ait rien de spécial
à comprendre ? - Au sein d'une masse gazeuse dont on réduit le vo-
lume quelque chose de nouveau apparaît : la température s'élève. Pa-
reillement, au sein de la masse humaine de plus en plus comprimée,
quelque effet significatif ne se manifeste-t-il pas, qui trahirait, si nous
savions bien regarder, la véritable nature, et la véritable allure, du
phénomène ?
Pour caractériser - et condamner - l'ère où nous vivons, on signale
volontiers la montée des masses, l'envahissement par le machinisme,
la pente vers le totalitarisme... Que sais-je encore. Mais la Science,
dans tout cela, où se place-t-elle, et qu'en faisons-nous ?
Sur la Science on a écrit, pour ou contre, une multitude de choses, -
la chargeant, suivant les cas, de tous les biens et de tous les maux qui
nous arrivent. L'arbre du Bien et du Mal, une fois de plus. Mais, au
milieu de ce concert de critiques et d'éloges, comment se fait-il que
personne ne songe à dépasser les divers plans de l'utilitarisme, du mo-
ralisme, ou de la pure spéculation, pour faire observer que, avant
d'être bonne ou mauvaise, la conquête du monde par l'intelligence
humaine est premièrement, et « basiquement », un phénomène
d'« intensification de conscience » étroitement lié aux progrès histo-
riques de la Civilisation ? Dans la mesure même où ils se [360] trou-
vent forcés les uns contre les autres, les éléments pensants que chacun
nous sommes multiplient incontestablement, par jeu d'inter-réflexion,
leur pouvoir de réflexion individuelle. Réunis tous ensemble, ils com-
prennent ce qu'un seul d'entre eux, pris isolément, ne fût jamais arrivé
à comprendre. - Mais alors ne serait-ce pas que dans ce cas, parfaite-
ment clair, d'une Humanité qui s'ultra-humanise mentalement en se
resserrant sur soi, le même fameux couple « compression -- cons-
cience » se trouve ré-apparaître, lequel (par suite des arrangements
que le serrage suscite immanquablement en milieu organisé) com-
mande, depuis l'origine, toutes les avances de l'Évolution ?
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 299

S'il en est vraiment ainsi, là ou nos yeux n'apercevaient d'abord


qu'une brutale mise à l'étau de la matière humaine, il nous faudrait
désormais reconnaître le signe, le ressort et le prix d'un nouveau bond
en avant exécuté sur Terre, par les forces cosmiques de psychogénèse
dont, vers la fin du Tertiaire, nous étions sortis. Après la Réflexion
simple, la Co-réflexion, - c'est-à-dire la Sur-réflexion...
Et, du même coup, grâce à l'éclat projeté par ce trait de lumière,
n'est-ce pas toute une perspective nouvelle qui se dégage : celle d'un
monde que sa tension interne fait monter, au lieu de le suffoquer ?
De ce point de vue renouvelé, sans doute, la puissance qui nous
comprime est plus implacable encore que nous ne pensions : puisque,
au lieu d'une simple planète qui se contracte, c'est l'Univers tout entier
qui va se concentrant au fond de notre être.
Mais en revanche, il est facile de le voir, cette énergie énorme, en
se révélant d'ordre cosmique, change de nature, et elle cesse de nous
opprimer : puisque, dans la mesure même où elle nous contraint au
rapprochement psychique, elle peut devenir demain le facteur le plus
actif de notre vraie et finale libération.
[361]

III. La grande détente :


une convergence en avant

Contrairement à ce qui arrive si souvent dans la nature, la propaga-


tion de notre espèce ne paraît pas destinée à se régulariser et se limiter
automatiquement elle-même. Car, plus les hommes sont nombreux,
plus leur ingéniosité les protège et les pousse à se multiplier encore
davantage.
En telle occurrence, et pour échapper à l'asphyxie qui nous me-
nace, les remèdes habituellement proposés sont : ou bien une dras-
tique restriction de la reproduction ; ou bien encore (vieux rêve peut-
être en train de sortir du rêve ?) une migration en masse des humains
sur quelque astre encore inhabité.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 300

Mais, si habilement qu'on les perfectionne, ces méthodes de dé-


compression n'ont-elles pas, de par leur nature même, quelque chose
d'imaginaire, de précaire, et de désespéré ? Et l'idée, en particulier,
d'un essaimage trans-planétaire n'est-elle pas à rejeter comme irréali-
sable du seul fait que, parti d'un autre côté du ciel, jamais un seul visi-
teur n'est encore venu nous trouver ?
À mon avis (et pourvu, comme je le pense, que le monde où nous
vivons puisse être regardé comme assez cohérent pour ne pas suppri-
mer automatiquement, en fin de compte, la Vie qu'il engendre) ce n'est
ni dans une réduction eugénique, ni dans une expansion extra-terrestre
de la masse humaine qu'il faut chercher le soulagement devenu néces-
saire à la survie de notre phylum zoologique, mais bien dans ce qu'on
pourrait appeler « une évasion dans le Temps, par l'avant ».
Expliquons ce point important.
J'ai suggéré ci-dessus, en m'appuyant sur le fait indiscuté de la
montée de la Science, l'idée qu'il existait une dérive psychique [362]
de l'Univers, - dérive entrainant la masse humaine sous pression (et
parce que sous pression) vers des états de conscience de plus en plus
réfléchis.
De par sa nature convergente, observons-le, un tel mouvement, s'il
existe bien, détermine nécessairement, à une distance finie dans l'ave-
nir, un point ou sommet critique de rencontre qui peut se définir :

- soit, en première approximation, comme un centre ultime de


co-réflexion,
- soit, plus complètement, comme un foyer de « con-
spiration » 94 des monades pensantes,

puisque, de nécessité psychologique, il nous est impossible de pen-


ser activement et jusqu'au bout avec un autre sans tendre à nous iden-
tifier affectivement avec celui-ci.

94 L'expression est d'Édouard Le Roy.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 301

Ceci bien vu, considérons le point extrême de réflexion et d'union


ainsi déterminé par extrapolation dans le temps des génératrices hu-
maines.
N'est-il pas clair, en premier lieu, que par le seul fait de son appari-
tion à notre horizon, un tel pôle d'attraction, si nous arrivions à en per-
cevoir les rayons, aurait le pouvoir de déclencher une intensification
générale des forces d'hominisation à travers toute la couche pensante
de la Terre ?
Et n'est-il pas certain, en second lieu, que, semblable à une foule
qui s'ordonne et s'écoule dans le calme dès que les portes qui l'arrê-
taient s'ouvrent devant elle, la multitude humaine, ainsi polarisée et
activée jusque dans ses fibres, se sentirait immédiatement harmonisée
et allégée par la seule force de l'appel qui la sollicite en avant ?
« Par le fait même qu'elle arrange et qu'elle dynamise, la conver-
gence détend. »
Plus on réfléchit à cette vérité élémentaire, plus on se convainc que
notre Terre pensante, désormais soumise à une pression que rien ne
semble pouvoir empêcher de monter du [363] dedans, se trouve biolo-
giquement : en face du dilemme suivant :

- ou bien rester psychologiquement dans son état d'agitation


anarchique : et être broyée ;
- ou bien développer en elle une Foi en l'Avenir assez précise
et assez brûlante pour que, par excès même de rapproche-
ment sur elle-même, elle émerge de l'épreuve mentalement
et affectivement unanimisée. *

[364]

* New-York, 18 janvier 1953, publié dans Psyché, septembre 1953.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 302

[365]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

24
EN REGARDANT UN CYCLOTRON
Réflexions sur le reploiement
sur soi de l’énergie humaine

Retour à la table des matières

[366]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 303

[367]

I. Les grands cyclotrons de Berkeley

L’été dernier, j'ai été admis à visiter les cyclotrons de l'Université


de Californie.
De ces étranges appareils (destinés apparemment à devenir aussi
familiers à nos descendants qu'à nous une turbine ou une dynamo), il
existe déjà là-bas toute une série d'individus, se succédant (ou même,
en quelque sorte, s'engendrant) de plus en plus gros.
Ceux-ci (cyclotrons proprement dits) utilisés pour accélérer les
protons, deutérons et particules alpha.
Ceux-là (bétatons et synchrotons) agissant sur les électrons.
Et un troisième type, enfin, le dernier-né de la famille, et le plus
grand aussi, le bévatron, ainsi nommé parce que, à l'aide de son élec-
tro-aimant annulaire de 40 mètres de diamètre (10,000 tonnes), il va,
espère-t-on, accélérer les protons, non seulement jusqu'aux millions,
mais jusqu'aux billions d'électrons-volts.
Imaginez, pour chacun de ces gigantesques outils, un abri circu-
laire, bâti un peu comme une rotonde de locomotives ; et, à l'intérieur
de tels abris, une chambre à vide, annulaire, où les particules ato-
miques, fouettées par une série périodique d'impulsions électriques, et
assujetties en même temps à tourner en rond sous l'action d'un puis-
sant champ magnétique, circulent de plus en plus vite, jusqu'à ce que,
libérées par la tangente, elles s'échappent, à une vitesse proche de la
[368] vitesse de la lumière : capables, alors, grâce à cette prodigieuse
force vive, de briser, de transmuter, et peut-être même, bientôt, de
créer la Matière.
Ceci entrevu, faites surgir en pensée, autour de ces mystérieuses
rotondes, toute une cité en miniature, - avec ses entrées étroitement
surveillées, ses multiples bureaux, ses garages, son restaurant, - et na-
turellement sa population hautement sélectionnée et bigarrée de sa-
vants et de techniciens divers.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 304

Placez enfin tout cet assemblage parmi les eucalyptus, sur les col-
lines, en face de la baie de San Francisco et de la Golden Gate.
Faites tout cela, dis-je. Et alors vous aurez à peu près l'image du
fameux Radiation Laboratory de Berkeley qui, en étroites relations
avec l'Atomic Energy Commission des États-Unis, représente, à l'heure
actuelle, un des centres les plus vivaces du monde pour l'étude et la
capture de l'Énergie nucléaire.
Je ne suis pas un physicien. Et donc je ne dirai rien ici de ce qu'ont
été, en ces hauts lieux, mes réflexions concernant l'explosion ou l'
« implosion » des atomes. - Mais en revanche je me trouve être un
vieil étudiant de la Vie. Et, à ce titre, je voudrais, sous la forme allégo-
rique d'un phénomène de « double-vue », exprimer et analyser criti-
quement un certain sentiment de présence et d'énergie spirituelles qui
m'a saisi, comme dans un choc, lorsque, pour la première fois de ma
vie, je me suis trouvé face à face avec un de nos modernes briseurs
d'atomes.
[369]

II. L’autre et invisible cyclotron


ou une concentration locale d’énergie humaine

Quand je les ai visités, les cyclotrons de Berkeley étaient, soit en


période de révision, soit en cours d'achèvement. C'est-à-dire qu'ils
pouvaient être approchés sans danger. Il m'a donc été loisible, fran-
chissant l'épaisse carapace de béton qui les recouvre, d'observer
l'agencement de leurs organes les plus secrets.
Or, à mesure que je pénétrais ainsi plus avant à l'intérieur du
monstre, c'est, comme par une sorte de graduel changement de plan,
un autre groupe d'images qui s'est peu à peu substitué mentalement à
la figure de l'accélérateur atomique que j'avais sous les yeux. Mon
guide continuait à me parler de champs qui s'enroulent. Et moi, pen-
dant ce temps, je ne pouvais m'empêcher de sentir et de percevoir, au-
delà et autour de ce tourbillon électro-magnétique, l'afflux concen-
trique d'un autre et non moins formidable rayonnement : celui de
l'Humain aspiré sur moi en trombe des quatre coins de l'espace.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 305

Toute une gamme de connaissances et de techniques, - tout un


spectre d'énergies aussi, convergeant au point où je me trouvais, - et se
fondant les unes dans les autres en quelque chose de spécifiquement
unique, à l'état passionné...
Toute une gamme de connaissances et de techniques, d'abord : ma-
thématiques, électronique, chimie, photographie, métallurgie, résis-
tance des matériaux, architecture : ces multiples sciences doivent se
rencontrer et fonctionner, à un même degré de perfection et toutes à la
fois, pour que se conçoive, se construise et fonctionne un cyclotron.
[370]
Et tout un spectre d'énergies, ensuite. Des kilowatts et des kilo-
watts, bien entendu. Mais aussi du charbon, du pétrole, de l'uranium.
Et aussi de l'Argent (des dollars par millions), - l'Argent qu'il est facile
aux vertueux de condamner, mais qui n'en reste pas moins (qui n'en
devient pas moins chaque jour, toujours plus) le sang de l'Humanité.
Et aussi, pour fondre sur soi et animer finalement toute cette masse,
une inlassable ferveur de construire, puisée à toutes les sources du Be-
soin et du Désir.
Car, en fin de compte, si, autour d'un générateur d'Énergie nu-
cléaire, l'atmosphère physique devient dangereusement active, que
dire de la tension psychique engendrée au même lieu par la rencontre
de ce qu'il y a de plus harcelant ou entrainant dans les besoins écono-
miques, les aspirations nationales, les nécessités de la guerre, l'espoir
de guérir les corps, et (bien plus encore) la mainmise escomptée sur
les ressorts mêmes de la Cosmogénèse ?
En vérité, bien plus encore que les millions ou billions d'électrons-
volts, ce qui m'a impressionné et comme grisé, au voisinage d'un cy-
clotron, c'est d'observer comment, portées à un certain degré à la fois
d'intensité et de rapprochement, nos catégories réputées les mieux éta-
blies tendent à se synthétiser en quelque réalité psychique toute nou-
velle, de nature encore inexplorée.
Sur les collines de Berkeley, les limites s'évanouissent entre le La-
boratoire et l'Usine ; - entre l'Atomique et le Social ; - et aussi, comme
je le dirai, entre le Local et le Planétaire.
Ceci au point que le travailleur de là-bas, s'il réfléchit à sa situation
et à son action, est en droit de se demander s'il fait encore de la Re-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 306

cherche ou de l'Industrie, de la Physique ou de la Métaphysique, de


l'Énergétique ou de la Médecine, de la Guerre ou de la Paix ; - ou
même si, entrainé par un flux qui le dépasse, il ne serait pas en train
d'accéder, par chance, à quelque forme encore inédite de Composé (ou
« Concentré ») humain.
[371]

III. Un peu partout sur terre :


La multiplication des concentrateurs
d’énergie humaine

Et alors, pareille à une onde qui s'étale, il m'a semblé que ma vi-
sion s'agrandissait aux dimensions de la Terre. Car, à peine sensibilisé
à l' « odeur » d'ultra-humain dégagée par les énormes turbines ato-
miques que j'avais devant moi, j'en ai tout de suite reconnu les ef-
fluves autour de toutes les autres grandes machines qui, depuis un
demi-siècle, ne cessent de pousser en toutes directions, sous nos yeux,
comme autant d'arbres géants.
Microscopes électroniques et gigantesques télescopes.
Fusées à possibilités transplanétaires.
Machines à combiner...
Sous la diversité extrême des formes et des approches n'étaient-ce
pas, à tous ces noeuds de l'activité humaine, le même processus en
chaine bien reconnaissable : un processus de, rassemblement et de
synthèse, aboutissant, dans tous les cas, au même résultat - l'Homme,
l'ouvrier, d'abord aspiré, et comme capturé, par l'objet de son effort, et
puis finalement transformé (ultra-unifié) par son opération et par son
œuvre tout ensemble.
Par son opération, je dis bien : dans la mesure où celle-ci le force à
s'unanimiser avec les autres et sur soi-même.
Et par son oeuvre, aussi, dans la mesure où, au terme de tout ce
qu'il crée, l'homme, inévitablement, retrouve l'homme un peu plus
haut ; un homme toujours agrandi : soit par la pénétration sensorielle
de l'Immense et de l'Infime, - soit par envahissement géométrique de
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 307

l’Espace, - soit (le plus extraordinaire peut-être de tous les progrès !)


par multiplication et accélération directes de son pouvoir cérébral de
penser.
[372]

De la sorte, pareille à quelque substance fluorescente exposée à un


faisceau de rayons obscurs, la Terre entière, sous l'influence des éma-
nations physico-spirituelles qui m'enveloppaient, m'est peu à peu ap-
parue comme semée de points lumineux, chacune de ces « étoiles »
correspondant à quelque laboratoire ou à quelque appareil autour du-
quel l'Humain, par tension et par union, était, hic et nunc, en train de
se muer en quelque « isotope » néo-humain.
Or, pendant que mon esprit fasciné s'attardait à observer le
nombre, l'éclat et les nuances de ces étincelles tout autour de la Terre,
une évidence suprême m'est brusquement « sautée aux yeux ».
Dans les premiers moments où, pour mon regard enfin éduqué, la
face jusque là obscure de la Planète s'était mise à scintiller d'ultra-
humain, la seule loi générale couvrant cette apparition avait pu me
sembler la multiplication, l'intensification et l'inter-liaison des centres
lumineux qui, l'un après l'autre, s'allumaient sur les continents.
Or voici maintenant que, pour mes yeux encore mieux habitués,
cette voûte étoilée se mettait en branle. Non point à la façon monotone
d'un ciel tournant autour de ses pôles... Mais à la manière créatrice
d'une Galaxie qui s'enroule.
Dans un premier temps, je m'étais rendu compte que, depuis cin-
quante ans, nous assistions, sans trop nous en apercevoir, à la nais-
sance, un peu partout sur Terre, de véritables générateurs (ou concen-
trateurs) d’Énergie humaine. Maintenant, dans un deuxième temps, je
voyais distinctement que ces concentrateurs allaient inévitablement se
concentrant entre eux.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 308

[373]

IV. La concentration générale


de l’humain sur soi
ou : le tourbillon de la recherche

On aurait pu croire (et on n'a pas manqué de dire) au siècle dernier


que le grand événement humain moderne était l'apparition de la Ma-
chine et de l'Industrie.
Aujourd'hui, nous commençons à soupçonner que ce jugement
n'atteignait pas encore le cœur du phénomène. Car, d'un mouvement
interne et irrésistible, Machines et Industries sont en train de se subor-
donner entre nos mains à un agent encore plus puissant qu'elles. Non
seulement (comme je le disais plus haut) les différences s'effacent ra-
pidement dans notre société entre Laboratoire et Usine. Mais , dans la
fusion des deux, c'est clairement le Laboratoire qui domine. - Non, ce
n'est pas, en fin de compte, à un âge industriel que nous venons d'ac-
céder, mais bien à un Age de la Recherche.
Depuis toujours, bien sûr, l'Homme a cherché. Il a cherché conti-
nuellement et tenacement, à la fois par nécessité et par plaisir de trou-
ver. Mais cet effort demeurait largement diffus : à peine senti de la
masse, - à peine formulé et justifié par les honnêtes gens, - et prati-
quement abandonné, comme un hobby, à l'initiative de quelques origi-
naux. En plein XVIIIe siècle, ne l'oublions pas, le chercheur était en-
core regardé comme un « curieux », ou comme une variété de philo-
sophe.
Or, en moins de deux cents ans, voici que la Recherche, précisé-
ment, comme une marée, a tout envahi. Le goût de comprendre se
conjuguant avec le besoin de produire, - l'Homme découvrant subite-
ment qu'il pouvait (ou même qu'il devait) aider scientifiquement en
lui-même la marche, inachevée et ininterrompue, de l'évolution biolo-
gique : c'est par millions [374] qu'il faut compter maintenant les cher-
cheurs, - non pas dispersés au hasard, mais distribués en un système
de groupes prolifiques et solidaires dont la croissance, la différencia-
tion et la complémentarité s'imposent à l'observateur comme une ré-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 309

plique renforcée de ce qui se passe ailleurs dans la genèse des cultures


humaines ou dans celle des espèces zoologiques.
Tout se passe en somme comme si, succédant à une longue et lente
accumulation d'énergies physiques et psychiques dans l'atmosphère
humaine (tout le Préhistorique et toute l'Histoire), une sorte de tornade
spirituelle venait d'éclater, qui nous soulève.
Et comprenons bien, ici, la rigueur et le réalisme de la similitude.
Le Tourbillon de la Recherche...
Non pas, comme le « tourbillon » des affaires, une simple agitation
en tous sens.
Non pas seulement, non plus, comme le tourbillon des espèces
animales, un essaim de formes divergentes emportées sur des orbes de
plus en plus écartés par le vent de l'évolution.
Mais un vrai « mäelstrom », aspirant tout ce qu'il englobe vers son
axe profond.
On entend encore répéter que la Recherche, par le jeu même de sa
ramification en branches toujours plus nombreuses et plus spéciali-
sées, se disperse sur soi, et va par suite dispersant entre elles les intel-
ligences qu'elle capture.
Quand donc sera-t-il fait justice de cette banalité décourageante !
Que, dans le détail, et au cours de la phase d'établissement que
nous traversons, le danger d'un émiettement intellectuel existe, et
même qu'il fasse des victimes... Bien sûr. Mais, en bonne Science, que
pèse ce déchet comparé à l'énorme quantité d'union psychologique
opérée en l'Homme par la force qui l'applique inexorablement à dé-
couvrir et à inventer toujours davantage ?
[375]
Replaçons-nous devant le spectacle des multiples appareils (ma-
chines à faire ou défaire la Matière, machines à voir, machines à
communiquer, machines à penser...) dont la faune monstrueusement
variée commence à peupler la Terre. Loin de s'écarter les unes des
autres comme des individualités autonomes, n'est-il pas évident que
ces incroyables créations humaines tendent naturellement à se rappro-
cher et à s'engrener entre elles, de manière à combiner et à multiplier
leurs puissances ?
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 310

Non seulement considérés un à un, chacun dans le rayon de son


opération spécifique, - mais enveloppés tous à la fois dans un même
regard -, ces multiples vortex élémentaires ne se nouent-ils pas mani-
festement en un seul et gigantesque remous de Pensée, au sein duquel
la science reploie, beaucoup plus qu'elle ne les déploie, ses branches
innombrables ?...
Reconnaissons-le donc une bonne fois. En nous, Hommes, non
seulement la Vie n'est pas étale ; non seulement elle a cessé de se divi-
ser en phylums divergents ; - mais encore, ramassée sur soi par le be-
soin de connaître, elle vient d'accéder, par jeu de convergence, à un
paroxysme du pouvoir qui la caractérise de faire monter, simultané-
ment et l'une par l'autre, dans l'Univers, Organisation et Conscience,
c'est-à-dire d'intérioriser la Matière à force de la complexifier.

Devant mes yeux distraits le cyclotron de Berkeley avait définiti-


vement disparu. Et, en sa place, pour mon imagination, c'était la
Noosphère tout entière qui, tordue sur soi par le souffle de la Re-
cherche, ne formait plus qu'un seul et énorme cyclone, dont l'effet
propre était de produire, en place et lieu d'Énergie nucléaire, de
l'Énergie psychique à un état de plus en plus réfléchi, c'est-à-dire,
identiquement, de l'Ultra-humain.
Or, fait remarquable, mis en présence de cette réalité colossale,
[376] qui eût dû me donner le vertige, je n'éprouvais au contraire que
du calme et de la joie, un calme et une joie de fond.
Du calme, d'abord. Car, par la vertu même de son immensité, et
donc de sa sécurité, le Mouvement qui m'apparaissait venait rassurer
en moi la monade apeurée. Plus le tourbillon était vaste, moins le
grain de sable que j'étais risquait de s'égarer dans l'Univers. Contrai-
rement donc à ce que ressasse depuis vingt ans la littérature existentia-
liste, c'est une vue générale de l’Évolution (et non une introspection
toujours plus solitaire de l'individu par l'individu) qui seule peut sau-
ver, - je l'expérimentais en moi une fois de plus, - l'homme du XXe
siècle de ses anxiétés en face de la Vie.
Et de la joie aussi. Car je le voyais maintenant plus clairement que
jamais : pour expliquer la présence, en nous et autour de nous, d'un
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 311

champ physique assez puissant pour enrouler sur soi la totalité de la


masse humaine, ce n'était pas assez d'invoquer la pression collective
de myriades d'éléments chassés dans un même sens par le besoin de
survivre. Pour créer le flux qui doit, avec une intensité croissante et
probablement pendant des centaines de siècles encore, nous entrainer
tous à la fois vers l'en haut et l'en avant, le pôle répulsif (ou négatif)
de la mort à éviter doit de nécessité énergétique se doubler d'un deu-
xième pôle, attractif (ou positif) celui-là, de Super-vie à atteindre : un
pôle capable d'éveiller et de satisfaire toujours plus, avec le temps, les
deux exigences caractéristiques d'une activité réfléchie : besoin d'irré-
versibilité, et besoin de totale unité.
Et c'est ainsi que, plus j'essayais de prolonger et de deviner, vers
l'avant, la marche de l'immense spirale physico-psychique où je me
trouvais engagé par l'histoire, plus, à mes yeux, ce que nous appelons
encore trop simplement « la Recherche » se chargeait, se colorait,
s'échauffait de certaines puissances (Foi, Adoration), jusqu'ici regar-
dées comme étrangères à la Science...
[377]
Car plus je la regardais attentivement, cette Recherche, plus je la
voyais forcée, par nécessité interne, de concentrer ultimement son ef-
fort et ses espoirs en direction de quelque foyer divin . *

[378]

* Publié dans Recherches et Débats, avril 1953 (Ed. A. Fayard).


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 312

[379]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

25
L'ÉNERGIE D'ÉVOLUTION

Retour à la table des matières

[380]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 313

[381]

Introduction. Lois énergétiques :


conditions de réalité

Symétriquement en quelque sorte à l'ens des métaphysiciens, tel


qu'il règne dans les sphères de la pensée pure, l'Énergie du physicien
opère sans appel dans le domaine de l'expérience : l'Énergie, étoffe
première et protéenne de tous les phénomènes ; et l'Énergie, encore,
mesure de ce qui est (ou de ce qui n'est pas) pratiquement réalisable.
« A priori, ne peut exister que ce qui est pensable », déclare le phi-
losophe.
« A priori, ne peut apparaître que ce qui est conforme à l'Énergie »,
affirme l'homme de science.
Pas plus, bien sûr, que le penseur au nom de son Ontologie, le sa-
vant, fort de son Énergétique, ne prétend expliquer (ou prévoir) la fi-
gure particulière prise (ou à prendre) par l'Univers.
Mais, lui aussi, à sa façon et à son niveau, il se reconnaît capable
de décider, même à l'avance, à quelles conditions un événement est
possible, - et dans quelle direction générale, une fois amorcé, doit
immanquablement se développer le cours des choses. Ceci du reste
dans tous les départements du Réel : puisque, à travers les lois rigou-
reuses de la Physiologie et de la Production, par exemple, c'est jusque
dans des zones aussi « spirituelles » en apparence que la psychologie
individuelle et sociale que se prolongent les dictes de la Thermody-
namique.
Ici pourtant (je veux dire dans le cas des, extensions biologiques
[382] de l'Énergétique), prenons bien garde à ce qui se passe.
Alors que, en Métaphysique, la notion d'être peut se définir avec
une précision de type géométrique, l'Énergie, elle, se présente au phy-
sicien comme une grandeur encore ouverte à toutes sortes de correc-
tions ou perfectionnements possibles. De ses propriétés de Conserva-
tion, Transformation et Dégradation, personne ne doute. Mais, en plus
de ce noyau thermodynamique, bien délimité et bien établi, n'y aurait-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 314

il pas lieu de reconnaître dans le Weltstoff la présence de certains élé-


ments structurels qui, négligeables en Physique et en Physico-Chimie,
prendraient une importance rapidement croissante dans le cas des as-
semblages extrêmement complexes auxquels se trouvent avoir affaire
les Sciences de la Vie ?...
C'est la réalité d'un tel terme additionnel que je voudrais dégager
en étudiant sommairement ici, d'un point de vue, non plus seulement
morphologique ou qualitatif, mais énergétique, le grand phénomène
de l'Évolution : celle-ci étant considérée du reste, non dans son en-
semble, mais exclusivement dans sa portion la plus avancée et la plus
caractéristique, je veux dire l'évolution sociale de l'Homme, - ou (au
sens le plus extensif du terme) l'Hominisation.

I. Ancienne et nouvelle évolutions

Lorsqu'on parle devant nous d' « évolution », la première idée qui


nous vient naturellement à l'esprit est celle de l'origine et de la trans-
formation des formes vivantes, - c'est-à-dire celle d'une opération es-
sentiellement phylétique et divergente, - basée sur l'hérédité chromo-
somique, - et entretenue par jeu conjugué de chances et de sélection.
Un« transformisme , »corrigé et amélioré par la Génétique, bien en-
tendu ; mais encore le [383] transformisme du XIXe siècle essentiel-
lement, avec son mécanisme bien homogène, étendu à un domaine
bien limité : voilà, neuf fois sur dix, l'image qu'évoque en nous le mot
« évolution ».
Or, pour peu qu'on y réfléchisse, c'est bien autre chose et bien plus
qu'une simple « genèse des espèces animales » que tend à devenir
(qu'est, en fait, devenu) pour la Science, pris dans sa généralité et ses
modalités, le phénomène « évolution ».
D'une part, au-dessous de la « matière vivante », c'est-à-dire dans
l'immense domaine de l'Inorganique, voici qu'une véritable genèse des
« corps simples » nous est maintenant révélée par la Physique. Type
« a-phylétique » d'évolution, sans doute, où chaque corpuscule se
forme, s'agrège ou se désintègre pour lui-même (c'est-à-dire sans dé-
passer encore les limites d'une ontogénèse). Mais véritable évolution
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 315

quand même, puisque, d'une manière ou de l'autre 95, il y a, nous en


sommes sûrs désormais, additivité atomique à partir des éléments nu-
cléaires et des électrons.
Et d'autre part, à l'intérieur même de l'Organique, voici qu'un cli-
vage révélateur est en voie de s'opérer, au niveau de l'Humain, dans
nos perspectives de la vitalisation. L'Anthropogénèse se découvrant
peu à peu comme spécifiquement distincte du reste de la Biogénèse...
Serait-ce se tromper beaucoup que de placer dans la perception de ce
seuil et de cette saute un des pas les plus décisifs de la pensée scienti-
fique moderne ? - Depuis Galilée et Darwin, l'Homme s'était mis à
douter, ou même à plaisanter, du sentiment qu'il avait toujours eu
jusque-là d'occuper une position privilégiée au sommet de la Nature.
L'Anthropocentrisme : simple illusion d'optique, comme le géocen-
trisme ! - Et puis, sous une analyse plus poussée du phénomène hu-
main pris dans toute son amplitude, et compte tenu de son rebondis-
sement actuel, voici, je [384] dis bien, qu'une distinction s'est mise à
apparaître, pour notre esprit, entre « Homme au centre d'un Cosmos
statique » et « Homme en tête d'un Univers en état de complexifica-
tion et d'intériorisation ». Car enfin, toute correction faite des effets
subjectifs de perspective, l'Homme (et plus particulièrement l'Homme
social) ne se comportait-il pas, objectivement, comme une Vie « de
deuxième espèce » dans la nature : une Vie devenue capable de pré-
voir, d'inventer, et de se grouper artificieusement sur soi dans un pro-
cessus toujours mieux marqué de co-ajustement et de co-réflexion
planétaires ?
Et, dans ces conditions, recouvrant et incorporant l' « ancienne »
évolution zoologique, principalement automatique, chromosomique et
divergente, une forme perfectionnée d'évolution ne se manifeste-t-elle
pas en milieu vivant réfléchi, - évolution véritablement « nou-
velle » 96, définie par les trois propriétés :

95 Graduellement ou par bonds, - par explosion ou par « implosion », - peu


importe.
96 J'emprunte cette expression à G. Gaylord Simpson, The Meaning of Evolu-
tion, Épilogue.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 316

a) De self-direction de l'arrangement (par invention) ;


b) De transmission additive de l'acquis (par éducation) ;
c) Et enfin de convergence sur soi (par socialisation et « plané-
tisation ») ?

En vérité, suivant cette nouvelle ligne de pensée (et bien que, sur
beaucoup de points secondaires, l'accord ne soit pas encore réalisé), il
semble bien que le pas décisif soit déjà franchi dans l'esprit des spé-
cialistes de la Biologie et de la Biogénèse. Pratiquement, personne, de
ce côté-là, n'en doute plus. Que ce soit sous forme de branche latérale
dérivée, ou, au contraire 97, que ce soit par son courant principal,
l'Énergie cosmique d'évolution, déjà assouplie une première fois en
passant du Minéral au Vivant, se transforme une deuxième fois en pé-
nétrant dans le domaine du psychique réfléchi. En la Socialisation
humaine, non seulement l'évolution biologique [385] se prolonge, au
sens propre et sans métaphore ; mais encore eue allonge appréciable-
ment la gamme de ses attributs internes.
... Avec ce remarquable résultat (encore insuffisamment exploité
par la Science) que, devenue simultanément, en chacun de nous, maî-
tresse (partielle) de ses mouvements, et réflexivement consciente des
forces qui l'animent, elle se présente désormais à notre pensée comme
un objet, non plus seulement d'observation externe, mais d'introspec-
tion.
Essayons d'utiliser, en première approximation, cette sorte de
« spectroscopie » de l'Énergie d'évolution « par le dedans ».

97 Interprétation plus cohérente, plus féconde, et donc plus probable.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 317

II. Action et activation.


ou : du rôle énergétique de la prévision
en nouvelle évolution

Un des caractères les plus distinctifs de la substance vivante en ac-


tion est certainement l'importance dominante que prend chez elle le
fait d'être (ou de n'être pas) convenablement excitable et excitée.
Théoriquement, le physicien peut bien calculer (en calories par
exemple) la quantité d'énergie utilisable par chaque animal, à un mo-
ment donné. Mais quelle fraction de cette réserve, en chaque cas, va-t-
elle être effectivement libérée, - et dans quelle direction, - et avec
quelle vitesse ?... Voilà ce qu'il est impossible de déterminer sans faire
intervenir toute une série d'impondérables liés au psychisme de l'indi-
vidu considéré. L'animal (tel animal) se comporte de façon absolu-
ment différente suivant qu'il est repu ou affamé, paisible ou traqué,
etc, etc...
Qu'est-ce à dire, sinon que, même dans le cas d'êtres très peu céré-
bralisés, personne ne saurait douter, par comparaison avec ce qui se
passe en nous-mêmes, que, pour exprimer complètement : [386] l'état
dynamique d'une masse vivante 98, il faut, comme je le laissais en-
tendre en commençant, employer une formule ayant au moins deux
termes : le premier de ceux-ci mesurant en chiffres une certaine gran-
deur de dimensions thermo-dynamiques ; et le second exprimant une
certaine capacité impartie à cette énergie de se dépenser, plus ou
moins rapidement, en direction de la survivance, de la multiplication,
ou de quelque super-arrangement de la matière organisée.
Justement sans doute parce qu'il est à base d'impondérables, ce
deuxième terme (nous l'appellerons ici « activation ») risque d'être
négligé par les techniciens de la Bio-énergétique. Et cependant deux
choses ne sont-elles pas évidentes, à première vue :

98 Soit prise individuellement, - soit considérée statistiquement dans son pou-


voir de « spéciation ».
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 318

1) L'une que, tout au long de la série animale (depuis le Proto-


zoaire jusqu'au Mammifère le plus perfectionné), le jeu de l'Évolution
a immuablement consisté (pour une quantité approximativement cons-
tante d'énergie emmagasinée dans chaque cellule) à accroître et sensi-
biliser toujours davantage la surface d'excitation des êtres organisés ;
2) Et l'autre que, dans l’Homme, par capture des influences des-
cendant de l'Avenir, ce processus général d'activation de la Matière
vivante est entré dans une phase paroxysmale, caractérisée par une
dominance croissante des effets de crainte ou d'espoir liés au redou-
table don de la prévision ?

Attachons-nous plus particulièrement à 1’étude de ce deuxième


point, où se découvre vraiment dans son ressort ultime le mécanisme
de la Nouvelle Évolution.
Pour une réserve globale d'énergie physique sensiblement égale à
celle des animaux de même taille qui l'entourent, l'Homme manifeste
un pouvoir déconcertant de faire tout fermenter autour de lui dans la
nature. Et, afin d'expliquer [387] cette anormale « activité » de notre
Espèce, il est juste, pour commencer, d'insister sur la coexistence, en
l'individu humain, d'une extrême perfection du système nerveux avec
une sorte d'universalité de la connaissance. Une multitude d'objets et
d'objectifs continuellement présentés à une sensibilité vibrante. Voilà
bien de quoi faire monter brusquement la part des effets d'activation
dans le bilan général de l'Énergie humaine.
Mais qu'eût valu, précisément, cette double avance biologique dans
l'excitabilité du sujet et dans l'extension de l'objet si, pareil en cela aux
autres animaux, l'Homme fût demeuré 99 réduit, dans sa perception du
Temps, à une mince frange de durée en avant de lui ?
Non seulement, bien entendu, le pouvoir de « projeter », c'est-à-
dire d'inventer, n'eût pas été amené, chez lui, à se développer. Mais,
en plus, quelle différence radicale, pour son émotivité de fond, dans le
degré d'attirance que le Monde eût exercé sur lui !

99 Hypothèse absurde, bien entendu, puisque Réflexion entraîne nécessaire-


ment Prévision.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 319

L'attrait de l'avenir se substituant peu à peu, chez nous, au simple


effort pour survivre, nous savons tous quelle part toujours plus grande,
dans nos idées et nos affections personnelles, tendent à prendre
l'inachevé, l'inattendu, l'idéal.
Eh bien, dans ce qui arrive en chacun de nous, n'avons-nous pas,
en miniature, l'image de ce qui, dans l'Espèce entière, se passe ?
Considérons d'une part l'Humanité telle qu'elle pouvait être aux
débuts, par exemple, du Néolithique ; d'autre part, l'Humanité d'au-
jourd'hui ; et puis, entre les deux, essayons d'apprécier le rapport, en
valeur énergétique.
De l'une à l'autre de ces deux Humanités, exprimée en unités ther-
modynamiques, la différence est évidemment considérable : diffé-
rence due, soit à l'accroissement brut de la population, soit à l'augmen-
tation prodigieuse des puissances [388] naturelles captées et homini-
sées, au cours des derniers millénaires, par technique collective. Mais,
si nous nous plaçons maintenant au point de vue « activité » du sys-
tème, la saute n'apparaît-elle pas beaucoup plus forte et beaucoup plus
significative encore ? - Car enfin, ce qui soutient paradoxalement en
porte-à-faux sur l'Entropie cette énorme masse d'arrangements impro-
bables que représente l'Homme du XXe siècle, n'est-ce pas en dernier
ressort la conscience encore obscure (mais combien plus développée
déjà qu'au Néolithique !) que « quelque chose » nous attend dans les
profondeurs du temps à venir ? Non plus le simple aiguillon de la
mort à éviter (comme apparemment dans les espèces animales), mais
la passion de se dépasser soi-même, et d'atteindre une cime entrevue à
travers les nuages.
Sur ce point, intéressant pour la Physique elle-même, l'introspec-
tion de notre pouvoir d'agir est formelle :
« À partir de l'Homme, l'activation d'énergie nécessaire à l'entre-
tien et aux progrès de l'Évolution s'obtient par excitation émanant d'un
foyer d'attraction situé toujours plus haut et plus loin dans le Temps.
Ce qui veut dire qu'elle prend peu à peu les caractères et les dimen-
sions d'une Foi. »
Et voilà bien ce qu'il ne faut pas oublier chaque fois qu'on se risque
à spéculer sur l'avenir de l'Espèce humaine.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 320

III. L'avenir énergétique


de la nouvelle évolution

À mesure qu'il devient plus clair au regard des biologistes que,


dans la Socialisation humaine, se prolonge authentiquement (sinon
même axialement) le cours de l’Évolution, la tentation augmente chez
eux d'extrapoler vers l'avant la [389] courbe d’Hominisation 100 À en
juger par l'histoire passée de la Terre et de la Vie, qu'adviendra-t-il de
l’Homme dans 1 ou n millions d'années ?
Dans cet ordre d'idées, il serait naturellement puéril de chercher à
se figurer quoi que ce soit de positivement déterminé. Après deux ou
trois siècles seulement, quel sera l'état de notre monde économique,
politique ou religieux ?... Absolument impossible de nous le représen-
ter. Abandonnée à l'imagination, l'étude de l'avenir humain devient
absurde. Soumise, par contre, à la Science, elle prend un sens si, nous
plaçant à un point de vue purement fonctionnel, nous nous demandons
simplement à quelles conditions énergétiques l'Humanité doit, de
toute nécessité et dans tous les cas, satisfaire pour continuer sa marche
et, éventuellement, atteindre (si telle chose existe) le terme naturel de
son développement.
Et c'est ici que trouvent leur application les lois, ci-dessus esquis-
sées, d'une dynamique de l' Évolution.
D'une manière générale, et commandant le problème tout entier de
l'« énergie humaine d'évolution » une première constatation à laquelle
nous ne saurions échapper est que, plus la socialisation humaine pro-
gresse, plus la masse d'énergie physique absorbée par l'opération tend
à croître rapidement. En quantité de chaleur ou d'électricité dépensée,
en nombre et variété de substances utilisées, la consommation
moyenne de chaque individu humain est décidément en train de dessi-
ner une sorte d'exponentielle, partie vers la verticale. Et parce que
cette vertigineuse ascension parait bien correspondre, en fin de

100 Voir par exemple : Ch. Galton-Darwin, The next Million Years (1953) ; Ju-
lian Huxley, Evolution in Action (1953) ; G. Gaylord Simpson, The Mea-
ning Of Evolution (1952), etc...
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 321

compte, non point du tout à un gaspillage, mais à ce qu'on pourrait


appeler « une énergie spécifique de totalisation » de la masse hu-
maine, rien ne permet de penser [390] que la courbe (si tout va bien ...
) doive jamais s'infléchir et redescendre.
Mais si, de nécessité énergétique, pour que l'hominisation se pour-
suive, nous nous trouvons conduits à admettre que, dans l'enveloppe
pensante de la Terre, le thermodynamique est assujetti à croître sans
arrêt, et en proportions géométriques, la même conclusion exactement
(en vertu de ce que nous disions plus haut) ne s'impose-t-elle pas à
nous, et avec plus d'urgence encore, en ce qui regarde l'activation gé-
nérale du système ?
Et nous voilà effectivement portés au coeur des difficultés soule-
vées par le problème de savoir si, et jusqu'où, il est physiquement
(planétairement) possible, pour l'Homme, de se trans- ou ultra-
hominiser.
Il fut un temps où, menaçant un avenir biologique de l'Humanité,
le principal danger paraissait être d'ordre astronomique. Pour une rai-
son catastrophique quelconque (choc sidéral, altération de l'atmos-
phère, etc...), la Terre ne viendrait-elle pas à manquer prématurément
à nos espérances ?
De ce côté-là, nous avons fini aujourd'hui de nous inquiéter. Si
lente, nous le savons maintenant, est l'évolution du système solaire,
comparée à la durée moyenne des formes animales 101, qu'une interfé-
rence catastrophique des deux processus semble absolument impro-
bable.
Et si ce n'est pas le temps qui nous manquera, à nous hommes,
pour achever notre évolution, ce ne sera probablement pas non plus,
malgré certains pronostics pessimistes, l'Énergie matérielle. Dans un
petit livre paradoxal et lucide 102, Ch. Galton-Darwin a dernièrement
repris la thèse que la prospérité économique de notre génération, lar-
gement fondée [391] sur une exploitation destructrice des ressources
terrestres, n'était qu'une flambée sans lendemain. Une fois brûlé le ca-
pital de charbon et de pétrole accumulé, avec une lenteur géologique,

101 Surtout si le développement de celle-ci paraît, comme dans le cas de


l'Homme, se produire avec une vitesse « explosive ».
102 Loc. cit., ci-dessus, page 389, note 1.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 322

dans quelques zones privilégiées de la Terre, ce ne seront pas, estime-


t-il, les chutes d'eau, ni les radiations solaires, ni même les pauvres
réserves d'uranium dispersées dans le vieux socle des continents, qui
nous permettront de continuer le train de vie dont nous nous enor-
gueillissons. Après l'âge d'or des XIXe et XXe siècles, de nouveau les
restrictions, et les menaces de famine, et la nécessité de réduire la po-
pulation...
Sans être, de loin, sur ce terrain, aussi averti et compétent que
l'auteur, je ne puis arriver à prendre au sérieux ses prophéties redou-
tables. Il n'y a pas plus de 25 ans qu'on commence à explorer l'énergie
nucléaire ; et, théoriquement, de ce côté-là, les ressources sont sans
limites. Par analogie avec ce qui s'est historiquement passé dans le cas
de la vapeur et de l'électricité, pourquoi ne pas faire, une fois de plus,
confiance aux progrès d'une Science fantastiquement accrue dans ses
pouvoirs de trouver ?
À mon avis, ce qui, en matière d'ultra-évolution humaine, est pré-
occupant au premier chef, ce n'est pas de savoir comment arriveront à
s'alimenter, pendant des centaines de millénaires peut-être, une popu-
lation encore plus nombreuse, et des machines toujours plus compli-
quées et toujours plus voraces. Mais c'est d'entrevoir comment pourra
bien se maintenir et monter sans arrêt, chez l'Homme, au cours de ces
périodes immenses, une volonté passionnée, non seulement de subsis-
ter, mais d'avancer, volonté sans laquelle, avons-nous dit, toute la
puissance physique ou chimique mise à notre disposition resterait mi-
sérablement inerte entre nos mains.
En dernière analyse, pour que se prolonge dans le futur, sans perte
de vitesse, l’Évolution hominisée, un champ d'excitation extraordinai-
rement puissant est énergiquement requis, [392] - champ supposant
lui-même, de toute nécessité 103, l'émergence dans notre conscience,
tôt ou tard, d'un Objectif à la fois complètement et inépuisablement
attirant.
Pour nous rassurer sur l'avenir thermodynamique de la Nouvelle
Évolution, une échappée vient tout justement de s'ouvrir devant nous
en direction de l'Atome. Mais, en ce qui concerne la face psychody-

103 Pourvu, évidemment, (postulat essentiel) que l'Univers soit admis comme
viable évolutivement.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 323

namique de l'opération, de quel côté nous tourner, pour saisir au


moins les premiers rayons de l'astre que nous attendons ? - De ce côté,
l'horizon est-il complètement obscur ? Ou plutôt une lueur ne se des-
sine-t-elle pas en prolongement de ce que nous mentionnions, en
commençant, comme un rassemblement biologique sur soi de l'Hu-
manité ?
Incontestablement, disions-nous alors, et pourvu que « socialisa-
tion » ne soit pas arbitrairement séparée de « spéciation », l'Homme
représente, dans le champ de notre expérience, le magnifique et seul
exemple en vue d'un phylum qui, au lieu de déployer, reploie de plus
en plus étroitement ses branches, - avec, comme résultat le plus im-
médiatement évident, la montée, en nous, des phénomènes de co-
invention et de co-conscience.
De ce grand fait biologique de la convergence humaine, que nous
commençons enfin à regarder scientifiquement en face, les manifesta-
tions et le gradient actuels ne nous étonnent plus. Mais, en revanche,
remarquons-nous assez la possibilité unique que nous offre ce phéno-
mène unique d'extrapoler correctement en direction (et en même
temps d'expliquer dynamiquement) une marche prolongée vers l'avant
de l'hominisation ?
Car, enfin, puisque tout ce qui converge a nécessairement, plus ou
moins loin, quelque lieu de rencontre et de confluence ; et puisque,
d'autre part, l'Humanité ne dispose biologiquement que d'un nombre
limité de milliers ou de millions [393] d'années pour achever son évo-
lution : force nous est bien d'envisager en avant de nous, à quelque
distance finie dans le Temps, l'existence d'un Point ultime et climac-
tique 104 de coordination organique, de co-réflexion intellectuelle, et
finalement (de proche en proche) d'unanimisation. Et si un tel Point
existe, ne représente-t-il pas justement, tout trouvé, le foyer permanent
d'excitation, le But moteur qui nous manque encore pour satisfaire aux
conditions physiques requises pour un achèvement de l'espèce hu-
maine ?
Sans nul doute.
Et, de l'affaire, voilà le mystère énergétique de l'hominisation qui
s'éclaire dans son mécanisme de fond.

104 Anglicisme = formant un point culminant (N.D.E.)


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 324

« Convergente par nature, la Nouvelle Évolution fonctionne en


alimentant son goût croissant d'évoluer à une conscience de plus en
plus aiguë de sa convergence même. »
Solution particulièrement élégante du problème, on avouera. Mais
surtout solution d'application universellement pratique à tout moment.
Puisque, pour définir à chaque instant (à la fois en position et en
propriétés) le pôle mystérieux vers lequel nous gravitons à travers le
Temps, notre pouvoir de penser et d'agir dispose d'une règle énergé-
tique simple et sûre : à savoir s'orienter constamment, - dans ses op-
tions, ses constructions, ses croyances -, suivant les lignes où l'Uni-
vers manifeste, par chances offertes à l'unification et à l'union de ses
éléments, une activation maxima. *

[394]

* Inédit, New-York, 24 mai 1953.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 325

[395]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

26
L'ÉTOFFE DE L'UNIVERS

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[396]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 326

[397]

Introduction

Ainsi, une fois de plus, je veux essayer d'atteindre et d'exprimer,


un peu plus outre, le fond, toujours fuyant, de ce que je sens, de ce
que je vois, de ce que je vis. Une fois de plus, d'abord, parce qu'il me
semble, depuis quelque temps, avoir réussi à encercler plus étroite-
ment l'ultime essence de ce qui m'enveloppe, de ce qui m'entraîne, de
ce que je suis. - Et une fois de plus, encore, parce que, à ce degré ulté-
rieur de resserrement des choses, un bond me paraît se produire dans
la cohérence et la simplicité, - et donc dans la vraisemblance et l'atti-
rance - d'une certaine structure du Monde, - celle dont la découverte
graduelle aura été l'histoire, la force et la joie d'une existence qui
s'achève.
À la raison du métaphysicien, c'est l'« être » (l’ens) qui apparaît
d'abord dans sa plus grande généralité, pour se différencier ensuite,
dialectiquement, en Univers.
À l'émotion intuitive du mystique, c'est le « divin » qui se mani-
feste immédiatement, comme une sorte de Fonds Commun, où risque
du reste de se noyer la multiplicité et l'activité des choses.
Pour mon « matérialisme » natif (je le reconnais maintenant avec
évidence), c'est à partir des nappes tangibles de l'Univers que toute
réalité, à mes yeux, s'est allumée et transfigurée.
En première approximation, au regard du physicien, l'Étoffe élé-
mentaire du Monde se présente comme un flot [398] d'Énergie phy-
sique mesurable, plus ou moins corpusculisée en « matière ».
Le secret et le ressort de mon élan spirituel auront été d'apercevoir
que, sous-tendant cette enveloppe extérieure du Phénomène (et ce-
pendant en continuité génétique avec elle), un autre domaine s'étendait
(celui, non plus du tangentiel, mais du centrique) où une deuxième
espèce d'Énergie (non plus électro-thermodynamique, celle-là, mais
spirituelle) rayonnait à partir de la première, divisible, vers le haut, en
trois zones successives de plus en plus intériorisées
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 327

- Zone de l'Humain, d'abord (ou du Réfléchi).


- Zone de l'Ultra-Humain, ensuite (ou du Co-réfléchi).
- Zone du Christique, enfin (ou du Pan-réfléchi).

Au cours de trois phases successives, un même Flux évolutif,


d'ampleur universelle, qui, par convergence sur soi, se personnalise !...
Sans souci, pour une fois, de sauver dans mes expressions aucune
orthodoxie (ni scientifique, ni religieuse) - et cependant avec la cons-
cience de n'agir que par fidélité, poussée jusqu'au bout, à ma double
vocation humaine et chrétienne, - voilà l'étonnant spectacle dont, par
simple ajustement du regard à ce que nous voyons tous, je voudrais
faire sauter l'évidence aux yeux.
Non point une thèse, - mais une présentation ; ou même, si l'on
veut, un appel. L'appel du voyageur qui, pour avoir quitté la route,
s'est trouvé accéder par chance à un point de vue d'où tout s'éclaire, et
qui crie à ses compagnons :« Venez et voyez ! »
[399]

I. L’humain (ou le réfléchi)

Commandant l'entière composition de l'Univers, tel que celui-ci se


présente finalement, en ce moment, à mon expérience, se place une
façon particulière de percevoir l'Humain. Je dis « l'Humain » inten-
tionnellement, et non « l'homme », pour bien marquer combien, au
niveau de cette appréhension de base, ce qui accroche ma vision de
l'Humanité, ce n'est pas le rassemblement social, ni l'espèce zoolo-
gique, mais la perception (quasi physico-chimique) d'un certain état
extrême atteint dans le Pensant (comme on dirait « l'Uranium » ... )
par l'Étoffe de l'Univers.
Instinctivement (aussi bien au niveau de la connaissance scienti-
fique qu'à celui du sens commun), nous avons tous tendance à nous
représenter la Matière comme se relâchant, se détendant, à partir de
l'Atomique, en direction du Moléculaire et du Vivant, comme si, con-
sidéré dans ses formes d'arrangement les plus élevées, le Weltstoff
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 328

perdait graduellement quelque chose de sa stabilité et de sa cohésion


primordiales.
Eh bien, c'est en opposition directe avec cette impression trop ré-
pandue d'un Cosmique se dégradant, ou du moins s'atténuant, à me-
sure qu'il devient apparemment plus fragile, que s'est peu à peu déve-
loppée, et a fini par s'établir, ma vision du Monde. À mesure, veux-je
dire, que j'acceptais l'évidence (d'abord écartée) que ce n'est ni dans
une dissipation entropique de l'Énergie, ni dans une montée rythmique
des nombres atomiques, mais bien dans une inflexible dérive de
l'Énergie corpusculisée vers des états toujours plus élevés de com-
plexité-conscience, que se dessine, pour nos esprits, une solution à la
fois générale et génétique de l'Univers.
[400]
Abandonnée suffisamment longtemps au jeu des chances et à elle-
même, la fantastique masse d’Énergie granulée formant pour nos
yeux, dans le passé, la substance cosmique primitive tend naturelle-
ment à se grouper et à se resserrer sur soi (partout et autant qu'elle le
peut) en systèmes aussi compliqués et centrés que possible, cette
« centro-complexité », vite formidable, coïncidant avec l'apparition de
foyers toujours plus lumineux de conscience.
Si, pour estimer, en direction et en valeur absolues, la marche de la
Cosmogénèse, l'on se décide enfin à accepter, comme je l'ai fait, la
vérité (inépuisablement vérifiable) de cette formule fondamentale,
alors, non seulement une singulière identité se découvre immédiate-
ment entre les mécanismes engendrant, ici, à un bout des choses,
l'atome d'hydrogène, et là, à l'autre bout, la « molécule » humaine, -
mais encore dans le passage de l'une à l'autre de ces deux formes de
corpuscule, il est clair qu'un renforcement s'opère (et non une réduc-
tion) des liaisons cosmiques : Puisque, de l'un à l'autre des deux ex-
trêmes considérés, le noyau radial de conscience ne cesse pas, à l'inté-
rieur de son enveloppe (tangentielle) électro- ou thermodynamique, de
s'individualiser, jusqu'à se réfléchir sur soi, et à exiger dès lors, pour
subsister, le sentiment d'être irréversible.
Pendant longtemps, comme tout le monde, j'ai failli étouffer dans
la vieille habitude de regarder l'Homme, dans la Nature, ou bien
comme une anomalie inexplicable et fugitive, - ou bien comme le
produit d'une évolution physico-chimique étroitement limitée à notre
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 329

planète, - ou bien comme le résultat de quelque intervention extra-


cosmique miraculeuse 105...
Mais maintenant que mes yeux se sont dessillés, maintenant que
j'ai compris que, par tout lui-même et en tous ses [401] points, le
Welstoff tendait à se réfléchir sur lui-même 106 ; - maintenant, autre-
ment dit, que je ne puis plus regarder l'Humain terrestre que comme le
produit naturel et local, momentanément extrême, d'une Dérive cou-
vrant la totalité de la Matière, du Temps et de l’Espace ; alors je puis
dire que, dans le sentiment, enfin justifié, de ne faire qu'un avec tout le
reste, je me suis trouvé moi-même, et que je respire.

Il. L’ultra-humain (ou le co-réfléchi)

S'il est vrai, comme je viens de le dire, que la grande chance de ma


vie aura été de me trouver placé de telle façon dans l'existence que
« l'Esprit » des philosophes et des théologiens me soit apparu en pro-
longement direct du physico-chimisme universel, il me faut immédia-
tement ajouter que la découverte de cette première relation ne m'eût
servi de rien si elle ne s'était automatiquement doublée de cette autre
évidence que, sur Terre, dans l'Humanité globalement considérée, le
processus cosmique de psychogénèse, loin d'être présentement arrêté
(comme on l'entend dire), ne faisait au contraire que s'accélérer.
Pour reconnaître dans l'Humain une quintessence du Weltstoff, je
n'avais eu qu'à laisser grandir en moi jusqu'au bout une compréhen-
sion native de l'Énergie et de la Matière. Pour m'apercevoir que ce
même Humain, pris en bloc, ne formait qu'une seule galaxie en voie
de rassemblement, il m'aura suffi de réinterpréter et de mettre bout à
bout, dans le même style, et à la même échelle naturelle, les deux
grands faits, si [402] parfaitement évidents l'un et l'autre, d'une mon-
tée conjuguée, sous nos yeux, de la Science et de la Société.

105 C'est-à-dire en rupture du processus universel. (N.D.E.)


106 Cf. Le Phénomène humain, note p. 186 : « Je me limite au Phénomène... » -
En ce qui concerne « les causes profondes menant tout le jeu », cf. l'extrait
de La Vie Cosmique, in l’Avenir de l’Homme, p. 396-7- (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 330

Je m'explique.
Rationnellement parlant, dans notre interprétation de la Civilisation
humaine, nous nous maintenons encore dans une situation absurde.
D'une part, tout le monde voit et expérimente que, techniquement
et économiquement, l’Humanité va se totalisant sur soi chaque jour
davantage. Mais, ajoute-t-on soigneusement, sans que cette dérive ir-
résistible vers le plus organisé ait la moindre valeur proprement biolo-
gique.
D'autre part, et en même temps, chacun se rend parfaitement
compte que, pari passu avec un progrès de nos arrangements maté-
riels, notre perception de l'Univers augmente rapidement en profon-
deur et en cohérence. Bien que, s'empresse-t-on de faire remarquer,
sans que ce surcroit de connaissance ajoute à la « nature humaine »
quoi que ce soit de définitif et de nouveau...
Autrement dit, tout en reconnaissant explicitement que, dans la
masse humaine, le couple « complexification-montée de conscience »
fonctionne juste aussi clairement que dans tout autre compartiment du
Réel, nous nous refusons encore à reconnaitre que, dans ce cas parti-
culier, son apparition signale et signifie, comme ailleurs, un mouve-
ment de dimensions et de valeur cosmiques.
C'est pour m'être révolté contre cette inégalité dans le traitement
des faits ; - c'est pour m'être refusé à accepter une coupure entre « na-
turel » et « artificiel » ; - et c'est, plus encore, pour m'être éveillé au
sens de ce qu'il y a de créateur, d'additif et d'héréditaire dans la Vision
commune (Weltanschauung) lentement élaborée dans l'esprit humain
par toutes les formes de Recherche, que je me suis finalement établi
dans la perspective que voici.
Faute de nous référer à des axes précis, et faute aussi de considérer
sur une longueur suffisante la courbe du Phénomène [403] humain,
nous continuons à nous disputer sentimentalement et dans le vague sur
la notion de perfectibilité humaine, et sur la réalité d'un « progrès ». -
Or, dans ce domaine, et pour peu que nous utilisions, comme il con-
vient, le paramètre général de complexité-conscience, aucun doute, je
prétends, ne subsiste déjà plus - pour qui sait voir. Que l'Homme, avec
le temps, devienne « meilleur » ou « pire » : je ne sais pas trop ce que
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 331

ces mots signifient, et je n'en ai cure 107. Mais que l'Humanité puisse
être considérée, à l'heure présente, comme une espèce qui se désa-
grège, ou une espèce qui plafonne, voilà ce que je nie absolument. Et
ceci pour la bonne raison que, de par la force et le jeu même de son
unification technico-mentale, l'Humanité du 20e siècle, loin de trainer
ou de régresser sur soi, se présente manifestement à notre expérience
comme un système en plein élan de co-réflexion, c'est-à-dire (identi-
quement) d'ultra-hominisation.
En vérité, la grande et bonne nouvelle qu'il s'agirait de répandre en
ce moment, pour calmer les anxiétés et galvaniser les énergies de la
Terre pensante, ne serait-ce pas (face inattendue de l'ancien Évan-
gile !) que les affres de la phase de totalisation dans laquelle nous ve-
nons d'entrer ne sont pas les symptômes d'une mort qui approche,
mais bien les indices d'un reploiement ultérieur sur soi, c'est-à-dire
d'une ultravivification, de l'Étoffe de l'Univers ?
Par bonheur pour nous, non seulement l'Humanité, prise expéri-
mentalement dans sa plénitude organique, bouge toujours ; mais en-
core, à la différence de toutes les espèces zoologiques (de type disper-
sif) qui l'avaient précédée, sur elle-même elle converge : cet irrésis-
tible reploiement biologique (d'ampleur et d'urgence planétaires) sug-
gérant à notre [404] esprit l'idée et l'espoir fous qu'un Centre ultime de
Réflexion (et donc de consommation béatifiante) existe peut-être bien
en avant de nous, au terme supérieur de l'Évolution.

III. Le christique (ou le pan-réfléchi)

J'ai raconté ailleurs (dans « le Cœur de la Matière 108 ») comment,


en fin de compte, le grand événement de ma vie aura été la graduelle
identification, au ciel de mon âme, de deux soleils : l'un de ces astres
était le Sommet cosmique postulé par une Évolution généralisée, de
type convergent ; et l'autre se trouvant formé par le Jésus ressuscité de

107 Que l'homme soit a meilleur » ou « pire » est en effet une question ambiguë.
Du moins pour le Père Teilhard, comme pour tout chrétien, la valeur morale
d'un homme est un mystère dont Dieu seul est juge et qu'il n'appartient pas
au savant de pénétrer. (N.D.E.)
108 Écrit autobiographique, à paraître dans le prochain tome.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 332

la foi chrétienne. Et je ne vois rien à ajouter ici à l'histoire psycholo-


gique de cette conjonction.
Par contre, ce qui vient à mon sujet présent, c'est d'insister, aujour-
d'hui plus que jamais, sur les étonnantes propriétés énergétiques du
milieu divin engendré au plus profond de la conscience humaine par
cette rencontre vraiment « implosive » entre un flux montant de Co-
réflexion et un autre flux, descendant, de Révélation.
La Réflexion finale et complète de l'Univers sur soi dans une ren-
contre entre l'En-Haut du Ciel et l’En-Avant de la Terre. C'est-à-dire,
du même mouvement, un Dieu qui se « cosmise » et une Évolution
qui se « personnalise »...
Que nous faut-il de plus, et que pouvons-nous imaginer de mieux
dans nos rêves, que ce coup de foudre pour que se trouvent simulta-
nément portées à leur extrême, comme il le faut si nous voulons sur-
vivre, toutes nos puissances d'agir, et toutes nos possibilités d'adorer ?
Nous commençons enfin à nous en rendre compte. Par le fait
même qu'en se réfléchissant sur soi la Cosmogénèse tend, [405] de
plus en plus vite, à prendre, à partir de l'Humain, les caractères d'une
self-évolution, toute progression ultérieure de l’Univers en direction
de la complexité-conscience maxima exige désormais que l'Homme se
sente soulevé intérieurement par une volonté toujours plus ferme
d'avancer : une volonté que ne vienne pas décourager la perspective
finale d'une mort totale, - mais que déchaîne au contraire, jusque dans
son fond, quelque grande passion.
Ni dans un Univers obscur (parce que clos), ni dans un Univers
glacé, ou même seulement tiède (parce que sans visage), ne sauraient
physiquement se maintenir vives, ni par suite atteindre leur pôle
commun, les forces de Co-réflexion.
Or l'Univers ouvert, l'Univers ardent, que notre Action exige pour
pouvoir fonctionner jusqu'au bout, n'est-ce pas tout justement ce que
devient pour nous le Monde de la Physique moderne à partir du mo-
ment où, sous figure christique, un foyer réel d'irréversible personnali-
sation s'allume au pôle suprême de son rassemblement ?
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 333

Ici, sans doute, comme toujours, action entraîne réaction. - Impos-


sible de penser le Christ « évoluteur » sans avoir à repenser du même
coup toute la Christologie 109...
Une complétion fonctionnelle de l'Un et du Multiple se substitue
au paternalisme créateur auquel nous étions habitués 110. - La double
notion de Mal statistique et de Rédemption évolutive corrigeant ou
complétant l'idée de Péché catastrophique et d'Expiation réparatrice. -
La Parousie finale plus semblable à une maturation qu'à une destruc-
tion...
Payant une valorisation et une amorisation radicales de l'Étoffe des
Choses, toute une série de remaniements s'imposent, [406] j'en ai par-
faitement conscience (si nous voulons franchement christifier l'Évolu-
tion) à certaines représentations ou attitudes qui nous paraissent défi-
nitivement fixées dans le dogme chrétien. De ce chef, et par la force
des choses, on pourrait dire qu'une forme encore inconnue de religion
(une religion que personne ne pouvait imaginer ni décrire jusqu'ici,
faute d'un Univers assez grand et organique pour la contenir) est en
train de germer au coeur de l'Homme moderne dans le sillon ouvert
par l'idée d'Évolution. Dieu non plus cherché dans une identification
dissolvante avec les Choses, - ni une évasion dés-humanisante hors
des Choses 111. Mais Dieu atteint (ce qui est infiniment plus activant
et communiant) par accession au centre (en formation) de la Sphère
totale des Choses.
Loin de me sentir troublé dans la Foi par un changement aussi pro-
fond, c'est avec un espoir débordant que je salue la montée et que je
prévois le triomphe inévitable de cette mystique nouvelle.
Car enfin, si rien, absolument rien, ne saurait empêcher l'Humain
de tomber finalement en équilibre sur la forme de Croyance qui peut
activer au maximum chez lui les forces cosmiques de convergence,

109 En regard et aux dimensions de l'Univers (N.D.E.)


110 « Paternalisme » s'oppose ici à « Paternité » dont il est une caricature. Il
désigne une conception erronée de la Providence qui dispenserait l'homme
de toute responsabilité dans l'évolution de l'Univers. Cf. supra : L'Évolution
de la responsabilité dans le Monde. (N.D.E.)
111 Le salut chrétien, la résurrection de la chair, n'est pas une évasion hors du
monde mais une transformation du monde dans le Christ. Cf. Le Milieu Di-
vin, Épilogue. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 334

n'est-ce pas la plus magnifique preuve de la transcendance du Chris-


tianisme que son aptitude singulière et unique à trouver au coeur de
lui-même et à nous présenter, juste à point nommé, ce que, pour pou-
voir agir et adorer à fond, notre nature requiert absolument en ce mo-
ment de l'Histoire :
Un Christ universalisable et universalisé,
C'est-à-dire un Dieu (le Dieu attendu) de l'Évolution ? *

* Inédit, en vue de Sainte-Hélène (traversée de New-York au Cap), 14 juillet


1953.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 335

[407]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

27
L'ACTIVATION DE L'ÉNERGIE
HUMAINE

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[408]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 336

[409]

1. Définition et valeur singulière


de l’énergie humaine

Par « Énergie humaine » j'entendrai ici, en première approxima-


tion 112, la somme des énergies physico-chimiques soit simplement
incorporées, soit (à un degré d'assimilation plus élevé) cérébrali-
sées 113, au sein de la masse humaine planétaire à un moment donné , -
la masse en question étant considérée dans la totalité liée, non seule-
ment de ses constituants biologiques, mais aussi de ses machinismes
artificiellement construits.
Exprimée en chiffres (ce qui serait théoriquement possible) cette
quantité hominisée d'énergie apparaitrait dérisoirement petite par rap-
port aux flots de puissance thermo-dynamique mise enjeu par n'im-
porte quel autre des grands phénomènes de la nature. Mais par contre,
prise qualitativement, elle se montre capable, grâce à son énorme
complexité structurelle, de créer, à l'intérieur de l'Univers 114, un foyer
constamment approfondi et élargi d'indétermination et d'information. -
Si bien qu'on pourrait correctement définir l'humain (considéré du
point de vue de la Physique) comme un domaine singulier du Monde
où l'énergie cosmique, prise dans une sorte de vortex [410] de self-
arrangement, va se nouant et se différenciant « exponentiellement »
sur soi.
Quels peuvent bien être l'intérêt et la valeur absolues de ce proces-
sus d'hominisation (ou de Réflexion) de l'Énergie 115, que nous ne
connaissons encore que sur notre Terre, mais qui, sûrement, repré-
sente une propriété générale et fondamentale de la « Matière » ?... En
bonne et pure Science, nous ne saurions trop le dire. Et cependant, en

112 Pour une deuxième approximation, voir la conclusion.


113 Pourrait-on dire : « cybernéticisée » ?
114 Comme toute espèce de Vie, du reste, mais avec une intensité extrême, due
aux phénomènes, spécifiquement humains, de réflexion individuelle et de
co-réflexion.
115 Cf. Revue des Questions Scientifiques, 20 octobre 1952.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 337

dehors de toute métaphysique, n'est-il pas irrésistiblement clair pour


notre esprit que, si une telle dérive énergétique existe dans l'Univers
(de l'Inarrangé vers l'Arrangé), il doit être de suprême importance -
aussi bien pour nos individus, nés de la dérive, que pour l'Univers en
qui cette dérive est née - que le mouvement se prolonge, et s'accentue,
et se consomme aussi parfaitement que possible dans l'avenir ?
Essayons de déterminer, dans leurs lignes les plus générales, les
conditions de cette survivance et de cet achèvement.

II. Conditions de croissance


de l’énergie humaine

En ces temps où talonné par la conscience grandissante de faire


partie d'une Évolution qui l'entraîne, l'Homme est amené à se poser,
avec toujours plus d'insistance et de clairvoyance, la question de sa
destinée biologique, il est naturel que sa première préoccupation soit
d'examiner la solidité et l'équipement du navire qui le porte.
Sur la menace d'une Terre subitement détruite par collision sidé-
rale, ou bien devenant (par refroidissement, ou par empoisonnement,
ou par dessèchement....) graduellement inhabitable, [411] nous avons
renoncé à nous inquiéter. Relativement aux quelques petits millions
d'années requis (au maximum) pour que s’accomplisse jusqu'au bout
l'Hominisation, le rythme des changements astronomiques est telle-
ment lent que nous pouvons raisonnablement tenir comme nulle, par
rapport à nous, toute altération des conditions physico-chimiques à
l'intérieur du système solaire, ou même à la surface de la Terre qui
nous porte.
Par contre, il est de mode, en ce moment, et non sans raison, de si-
gnaler avec insistance la diminution rapide des réserves « alimen-
taires » miraculeusement placées par la nature à notre disposition.
Non seulement, depuis environ deux siècles, la population du globe
s'est mise, tout à coup, à croître presque verticalement. Mais (ce qui
est encore plus sérieux) les besoins de chaque individu, pour un
nombre toujours croissant de substances et d'énergies diverses, ne ces-
sent - par effet direct de la totalisation sur soi de la masse humaine -
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 338

de monter à une allure fantastique. - À ce régime-là, pour combien de


temps en avons-nous avant que ne s'épuisent entre nos mains, non seu-
lement le charbon et le pétrole, mais toutes sortes de substances dont
nous ne pouvons déjà plus nous passer pour vivre ? - sans parler des
sols qui s'appauvrissent chimiquement, ou que l'érosion emporte...
Encore deux ou trois cents ans de cette consommation effrénée, nous
avertit-on 116, et, faute de combustible, la flambée humaine s'éteindra,
- tout bonnement.
Sans être particulièrement compétent en de telles matières, j'avoue
ne pas réussir à prendre au tragique le danger de famine dont on nous
menace. - Très certainement, pour démarrer, l'aménagement technique
de la Terre aura exigé que nous brûlions sans compter, au cours d'un
premier temps, les trésors d'énergie accumulés dans le sous-sol des
continents, [412] sous forme immédiatement utilisable, par des cen-
taines de millions d'années d'épirogénèse et de biogénèse. Mais, sans
être naïvement optimiste, ne peut-on pas penser que, pour un deu-
xième temps, l'« âge atomique » n'est pas un rêve ? C'est-à-dire, tout
ce qui se passe en Physique depuis quelque temps ne nous donne-t-il
pas le droit d'espérer que, à nos descendants, l'Énergie pourra conti-
nuer à être distribuée indéfiniment, et même plus libéralement que
jamais, sous toutes ses formes ? - puisque nous aurons vraisembla-
blement appris, alors, comment la puiser directement à une source
inépuisable.
Non : ni les siècles, ni même (quoi qu'on dise) les calories, ne ris-
quent sérieusement de manquer en cours de route à notre Espèce, dans
son effort pour aller jusqu'au bout - quel qu'il soit - de son évolution.
Le physique ne nous fera pas défaut.
Mais le courage, en revanche ? mais l'élan ? mais les ressources
psychiques ? en aurons-nous toujours assez ?...
Très justement, le souci des réserves matérielles nous préoccupe.
Mais ce soin ne risque-t-il pas de nous faire oublier le rôle et l'impor-
tance capitale, en Énergétique, des phénomènes d'activation ?
Pour qu'une substance vivante (ou même non vivante) libère, « ac-
tue » ses puissances, il faut, nous le savons et le sentons tous, qu'elle

116 Cf., par exemple, Ch. Galton-Darwin, The next Million Years , (NewYork,
Doubleday & Co 1953).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 339

soit convenablement excitable et excitée. Théoriquement, le physicien


peut exprimer en chiffres la quantité d'énergie utilisable par un animal
à un moment donné. Mais quelle fraction de ce potentiel, en chaque
cas, va-t-elle être effectivement mise en jeu ? et dans quelle direc-
tion ? et avec quelle vitesse ?... Voilà ce qu'il est impossible de déter-
miner sans faire intervenir toute une série d'impondérables liés au psy-
chisme de l'individu considéré. L'animal (tel animal) se comporte de
façon entièrement différente suivant qu'il est repu ou affamé, paisible
ou traqué, etc., etc.
Chez les vivants les plus inférieurs, cette excitabilité de la [413]
matière organisée se confond pratiquement avec un système monté de
réactions physico-chimiques où la conscience peut paraître absente.
Mais plus haut, avec l'apparition des systèmes nerveux, la réalité d'une
fonction dynamisante de la connaissance devient manifeste. L'activa-
tion du vivant - plus il est vivant, et dans ce qu'il a de plus vivant -
exige toujours plus impérieusement, pour se faire, l'intervention d'une
crainte, d'une répugnance, ou surtout d'un attrait.
Et c'est ici que se découvre, dans ses conditionnements les plus
spécifiques, le mécanisme secret de l'Énergie hominisée.
Non seulement, par suite de son extrême cérébration, l'Homme est
le plus excitable des vivants que nous connaissions ; mais encore il est
le seul pour qui l'impulsion excitatrice, indispensable à 'action, ne soit
pas limitée à la perception d'un immédiat, mais émane d'une confron-
tation avec l'avenir tout entier.
Où donc, demandais-je ci-dessus, l'Homme trouvera-t-il, non seu-
lement le temps et les forces physiques, mais surtout le cœur de pous-
ser jusqu'au bout et à fond l'œuvre, de plus en plus coûteuse, de sa co-
réflexion ?
En cette matière, faut-il répondre, tout dépend, en fin de compte,
des propriétés plus ou moins activantes (c'est-à-dire des caractères
plus ou moins attrayants) reconnaissables, pour notre pouvoir de pré-
vision, dans la totalité du Temps en avant de nous.
... Ce qui, d'une simple question de survivance « darwinienne »,
nous fait passer inopinément et tout droit, par voie purement énergé-
tique, au vieux problème (si para-scientifique en apparence !) de l'
« immortalité ».
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 340

[414]

III. Convergence et irréversibilité


de l’énergie humaine

Monde ouvert ? - ou Monde fermé ?


Monde débouchant ultimement sur quelque plus-vie ? - ou Monde
retombant finalement, de tout son poids, en arrière ?
Entre les deux termes de ce dilemme, abandonné encore aux pro-
fessionnels de la métaphysique et de la morale, il devient de plus en
plus difficile à une véritable science de l'Homme (c'est-à-dire à une
« anthropologie de mouvement ») de ne pas choisir : - puisque, à par-
tir du moment où l’Homme se reconnaît en état d'évolution, il ne peut
plus bouger (nous venons de le voir) à moins de développer au fond
de lui-même un goût passionné d'évoluer ; - et puisque c'est ce goût
dynamique, précisément, que viendrait incurablement empoisonner et
tuer la perspective, si éloignée soit-elle vers l'avant, d'une mort défini-
tive et totale.
Non, sous peine de se désactiver automatiquement dans la mesure
même où il s'hominise, le Monde ne saurait être de type « fermé ». De
toute nécessité énergétique, il doit être « ouvert » sur l'avant. - Mais
ceci par quel mystère ? et par quelle exception inexplicable aux condi-
tions générales d'irréversibilité auxquelles, semble-t-il, rien ne saurait
échapper dans l'Univers ?
Essayons de le suggérer, sinon de le faire voir.
Ci-dessus j'ai mentionné, à plusieurs reprises, les effets de co-
réflexion par quoi s'expriment, en valeur biologique, les progrès de la
socialisation humaine. L'Homme qui ne peut pas penser sans que sa
pensée ne s'emmêle et ne se combine [415] additivement avec la pen-
sée de tous les autres qui pensent.
Parfois, semblerait-il, ce processus d'agrégation est décrit et inter-
prété comme une égalisation et naturalisation des consciences, uni-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 341

formisant peu à peu les intelligences dans une sorte de « fond com-
mun », à un niveau moyen.
Mais n'est-ce pas bien autre chose, en réalité, qui se passe !
Reconnaître que, en vertu de sa nature même, l'Humain tend à se
co-réfléchir, c'est admettre, identiquement, que sur soi, en évoluant, il
converge. Or converger, pour l'Énergie humaine, entraîne deux
choses. La première, c'est qu'elle ne cesse de s'intensifier et de se dif-
férencier, avec le temps, par concentration sur elle-même. Et la se-
conde c'est que, à une certaine distance finie vers l'avant, un sommet,
pour elle, se dessine.
Qu'est-ce à dire, sinon que l'Hominisation, telle que nous la voyons
opérer sous nos yeux, ne saurait se terminer (si elle réussit !) que sur
un paroxysme, - lequel ne saurait guère être défini autrement que
comme un point critique supérieur de Réflexion, - duquel à son tour
(justement parce qu'il est critique) nous avons une liberté positive de
supposer qu'il pourrait bien être, hors de l'espace et du temps, un point
d'évasion : c'est-à-dire tout justement l'issue dont, pour avoir le cœur
d'avancer, nous nous trouvions avoir besoin !
Ceci, bien entendu, semble nous laisser face à face avec la mons-
truosité physique d'une Énergie humaine à la fois réversible (par effet
d'entropie) dans la mesure où elle est énergie, et irréversible (par exi-
gence d'activation) dans la mesure, où elle est hominisée...
Mais cette antinomie ne serait-elle pas par hasard un signal pour
notre esprit d'avoir à retourner complètement sa vision des choses ? -
Obstinément, dans l'Univers, nous continuons à regarder le Physique
comme constituant le « véritable » phénomène, et le Psychique
comme une sorte d'épi-phénomène. Or ainsi que le soupçonnent (si je
comprends bien) des esprits aussi froidement objectifs que Louis
[416] de Broglie et Léon Brillouin 117, n'y aurait-il pas lieu, si nous
voulons vraiment unifier le Réel, de renverser bout pour bout les va-
leurs, - c'est-à-dire de considérer le Thermo-dynamique tout entier
comme un sous-effet instable et momentané du rassemblement sur soi
de ce que nous appelons « conscience » ou « esprit » ?

117 Cf. Louis de Broglie : La Cybernétique, Nouvelle Revue Française, 1 Juillet


1953, p. 84.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 342

Une Énergie intérieure d'unification (la vraie) se dégageant peu à


peu, par effet d'organisation, du système superficiel d'actions et de
réactions constituant le Physico-chimique.
Autrement dit, non plus seulement une seule espèce d'Énergie au
monde : mais deux Énergies différentes (l’une axiale, croissante et
irréversible, - l'autre périphérique ou tangentielle, constante et réver-
sible) ; ces deux Énergies étant liées l'une à l'autre dans « l'arrange-
ment », mais ne pouvant cependant ni se composer, ni se transformer
directement entre elles, parce qu'opérant à des niveaux différents...
On peut se demander si, en dehors d'une telle dualité (qui n'est pas
dualisme !) de l'Étoffe des choses, il est scientifiquement concevable
qu'un Univers puisse fonctionner, à partir du moment où sur soi il se
réfléchit. *

* Inédit, New-York, 6 décembre 1953.


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 343

[417]

L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.

28
BARRIÈRE DE LA MORT 118
ET CO-RÉFLEXION
ou de l’éveil imminent de la conscience
humaine au sens de son irréversion

Retour à la table des matières

[418]

118 (Comme on dit « la Barrière du Son »).


Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 344

[419]

1. Réflexion et co-réflexion

Du point de vue le plus élevé où puisse se placer la Physique cos-


mique (c'est-à-dire du point de vue de l'évolution générale de l'Étoffe
de l'Univers) aucun phénomène n'est plus révolutionnaire, en même
temps que plus ambigu, que celui de la réflexion sur soi (c'est-à-dire
de l'hominisation) de la Conscience a la surface d'une planète vivante.
Si en effet, à raison de cette « élévation au carré » du psychisme ani-
mal simple (« l'animal sait, tandis que l'Homme sait qu'il sait »), l'ar-
rangement progressif de la Matière, en quoi consiste la Cosmogénèse,
passe brusquement de sa phase instinctive et subie à sa phase active et
« plannée » - ce qui est certainement un succès -, en revanche, par
suite des effets de prévision, inséparables de la Réflexion, une inquié-
tante barrière (celle de la Mort) se découvre vers l'avant, - barrière
limitant et décourageant apparemment en nous les espoirs, et donc
l'élan, de la naissante self-évolution.
Inexorablement, par structure, l'avenir s'arrête, au regard de l'être
devenu pensant, à une muraille apparemment inifanchissable et
opaque au pied de laquelle tout courant de Vie semble défaillir ou se
briser. Au point que l'on en vient à se demander si la montée biolo-
gique de Conscience ne serait pas, par hasard, un de ces processus
self-limitatifs qui se freinent, ou même s'arrêtent automatiquement,
par le mécanisme même de leur croissance. - La Conscience qui se
détruirait [420] par désenchantement, dans l'acte même de prendre
conscience d'elle-même...
Renforçant l'acuité du problème, un événement énorme se dessine
en ce moment même au coeur de la « noogénèse ». Par jeu combiné
de compression planétaire et d'attractions inter-psychiques, l'Homini-
sation (que certains osent bien déclarer arrêtée ! ... ) entre - en nous et
autour de nous - dans une période de totalisation critique. Superposée
à la Réflexion simple (ou individuelle) voici la Co-réflexion qui
émerge décidément, sur la Terre cohérée, comme une phase évolutive
particulière (spécifiquement nouvelle) dans l'évolution cosmique de la
Connaissance.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 345

Sous l'effet de cette rapide convergence du Conscient sur soi-


même, il est clair que les forces humaines de self-évolution, pourvu
qu'elles soient convenablement excitées, ne demandent qu'à bondir en
avant, - et commencent à le faire. Or simultanément, et dans le même
intervalle, quelle transformation s'est-elle opérée (en mieux, - ou en
pire) dans les inquiétantes perspectives d'avenir entrevues par notre
pensée à son premier éveil ? - Sous les feux convergents, enfin allu-
més, de la Co-Réflexion, le mur de la Mort se découvre-t-il toujours
aussi haut, aussi étanche, qu'il avait d'abord paru au regard isolé de
notre raison ? - Et si oui, comment réagir au spectacle sans que périsse
en nous le goût toujours plus éveillé de l'Action ?...
Tel est le sujet, actuel et vital, sur lequel je voudrais dire ce que je
« sens », pour que les autres me disent en retour, s'ils éprouvent, au
fond d'eux-mêmes, la même chose que moi.
[421]

II. Renforcement du scandale de la mort


à la lumière de la co-réflexion

À première vue on pourrait croire qu'en prenant co-réflexivement


conscience de la convergence biologique qui va la nouant sur elle-
même, l'Humanité moderne a trouvé un moyen d'exorciser le pire de
la Mort qui la menaçait. À nos yeux, en effet, l'Homme n'est plus seu-
lement l' « Universel »abstrait ou concret de la philosophie médiévale,
ni même la simple « Espèce » foisonnante et divergente des zoolo-
gistes du siècle dernier. Mais, sous l'effet vraiment créateur d'un ar-
rangement planétaire toujours plus poussé, les multiples centres de
pensée individuelle que nous sommes chacun tendent irrésistiblement
à s'organiser, à la limite, (nous le voyons maintenant) en un véritable
système pensant.
Dans ces conditions, en mourant, l'individu fragile que nous
sommes chacun ne peut-il pas se consoler de disparaître à l'idée que
son effort passe dans un Humain plus grand, mieux centré et plus con-
sistant que soi ? - Voilà, si je ne me trompe, ce que pense, - au moins
en théorie -, la fraction la plus intellectuelle et la plus idéaliste du néo-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 346

humanisme (marxiste ou non-marxiste) contemporain. Mais voilà


bien, tout justement, ce qui ne paraît pas résister à un examen sérieux
de la condition humaine. Oui, c'est vrai, grâce aux élargissements ap-
portés par la Science à notre vision des choses, il y a désormais pour
nous à l'horizon (et c'est même ce qui nous fait, bien au fond ; et sans
que nous nous en doutions peut-être, si radicalement différents de tous
les autres hommes avant nous ... ), - il y a, dis-je, en avant de nous,
désormais, de l'Ultra-Humain. Mais tant qu'à cet Ultra-Humain qu'elle
nous découvre la Co-Réflexion humaine ne se sera pas reconnu [422]
le droit d'accorder, non seulement la promesse de quelques millions
d'années d'existence, mais une définitive immortalité, comment ne pas
voir que nous nous trouvons pris, psychologiquement et énergétique-
ment, dans une contradiction pire encore que la première ?
D'une part, pour nous ultra-hominiser, la nécessité d'un « effort
spécifique de Convergence » qui se révèle de plus en plus lourd à sou-
tenir : toute l'organisation technico-mentale de la Terre à porter !...
Et d'autre part, au terme de cette laborieuse gestation, la condam-
nation à un anéantissement rendu de plus en plus certain et de plus en
plus total par tout ce que paraissent nous apprendre la Physique et la
Biologie...
Tout le problème du découragement-évolutif-par-la-Mort qui repa-
rait en fait, - non pas atténué (comme nous pouvions le penser) au ni-
veau supra-individuel de l'Espèce, - mais multiplement aggravé et
amplifié, au contraire : soit par une rigueur accrue, à ces hauteurs, des
lois de décomposition de la Matière ; soit par la grandeur planétaire
des intérêts engagés (sans espoir !) dans la néo-anthropogénèse ; soit
par le degré toujours croissant de renoncement exigé (sans compensa-
tion !) des travailleurs humains.

III. L’impasse matérialiste

Un monde humain de plus en plus en porte-à-faux sur un avenir de


plus en plus condamné...
Plus on observe cette situation qui est la nôtre, plus on se convainc
que nous nous trouvons présentement, du point de vue évolutif, dans
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 347

une position « énergétiquement » intenable, dont nous ne pouvons


sortir qu'en renversant complètement les idées (ou préjugés) que nous
entretenons [423] encore par pure habitude, en Science, sur la consis-
tance relative de Matière et Esprit.
Malgré l'avertissement qui vient de leur être donné par la décou-
verte retentissante de l'instabilité de l'Atome, nos théoriciens du
Monde continuent à chercher « vers le bas », c'est-à-dire en direction
d'une énergie « pré-corpusculaire » ou « dé-corpuscularisée », l'es-
sence pérenne de l'Univers. À leurs yeux, le Psychique n'est toujours
qu'un sous-produit (une superstructure) fragile et fugace des arrange-
ments fantastiquement complexes engendrés par un Amorphe primor-
dial, tourbillonnant sur lui-même. Et voilà bien ce qui, secrètement,
mine au coeur de nous-mêmes le goût de l'Action. Car si le Weltstoff
en mouvement ne peut finalement trouver de repos (ce qui est l'es-
sence même du matérialisme) que dans le totalement Décomposé,
c'est-à-dire dans l’Inconscient, alors le poison paralysant de la Mort
pénètre incurablement la totalité de nos oeuvres, - et de notre opéra-
tion.
Retournons, par contre, bout pour bout, la perspective. C'est-à-dire,
sans rien changer à la genèse expérimentale de l'Esprit telle qu'elle se
manifeste historiquement au cours des transformations physico-
chimiques de la Matière, imaginons que ce soit sur sa pointe psycho-
logiquement intériorisée (et non sur sa base détendue et multiple) que
l'Évolution tombe finalement en équilibre stable. Décidons, autrement
dit, que c'est sous forme, non pas d'Énergie physique détendue, mais
de Conscient (et plus spécialement de Conscient-Réfléchi) que s'isole
et s'accumule progressivement la Consistance de l'Univers 119.
Alors, comme par enchantement, toute trace d'antinomie s'évanouit
entre les deux faces physique et psychique du [424] Monde. Car, dans
cette vision spiritualiste de l'Évolution (le « spiritualisme » se trou-
vant alors ramené au Principe de la Conservation additive du Réflé-
chi) la Mort, pour le coup malgré les redoutables transformations
qu'elle entraine, se trouve réellement exorcisée : son venin a disparu
du coeur des choses !

119 Ceci supposant (ce qui est concevable) que le Conscient, à mesure qu'il se
centre sur soi, se détache graduellement du cadre de Complexité requis pour
amorcer et entretenir sa convergence.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 348

Dans la direction définie par une transposition de cet ordre s'ouvre


incontestablement, à mon avis, la seule voie psychologiquement pos-
sible pour un « développement-jusqu'au- bout » de l'Humanité sur
elle-même.
Mais comment concevoir, précisément, qu'une pareille inversion
mentale s'opère légitimement en pleine marche, et par le jeu même,
prolongé, de l'Hominisation ?

IV. Le sens de l’irréversible

La véritable difficulté (ou du moins le point le plus troublant) dans


toute cette affaire, c'est que, à l'heure présente, tout le monde ne pa-
raisse pas sentir avec la même acuité l'incompossibilité énergétique
opposant entre elles « activité évolutive réfléchie » et « prévision
d'une Mort totale ». Tel (entre beaucoup d'autres savants) Norbert
Wiener écrivant récemment (The human use of human beings, p. 45)
que la condamnation à mort inévitable de l'Espèce humaine ne devait
pas plus nous faire relâcher notre effort de Recherche que la brièveté
absolument certaine de notre vie individuelle...
La dés-activation de la self-évolution par menace d'un anéantisse-
ment complet de son oeuvre serait-elle par hasard simple affaire de
tempérament ? C'est-à-dire y aurait-il deux espèces psychologiques
d'Homme : l'une capable de se passionner pour du simple « tempo-
raire », - et l'autre ne pouvant [425] s'engager (comme déjà le vieux
Thucydide) que sur du « pour toujours » ?
Une telle dualité, sur un point aussi fondamental, me parait invrai-
semblable (pour ne pas dire « cosmiquement » absurde). Et, pour in-
terpréter les faits, je préfère m'arrêter à l'idée que, si l'unanimité n'est
pas encore réalisée entre hommes en ce qui touche la consistance évo-
lutive de l'Esprit à travers la Mort, cette unanimité est du moins en
train de se faire : les matérialistes d'aujourd'hui n'étant en fait (comme
j'en ai souvent eu l'impression en les écoutant ou les lisant) que des
« spiritualistes » qui s'ignorent.
Et ici qu'on m'entende bien.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 349

Le « consensus » humain que j'entrevois pour bientôt sur le fait de


l'irréversibilité évolutive du Réfléchi (c'est-à-dire, je répète, sur le
Principe de la Conservation de Conscience) n'a rien de commun avec
un accord pratique et conventionnel (comme il s'en décide dans les
Congrès internationaux), ni même avec un acte de foi aveugle ou dé-
sespérée. Mais il faut le concevoir comme l'accession lumineuse à un
étage psychologique nouveau.
Au cours de son histoire, l'Homme a plusieurs fois déjà franchi
certains seuils bien définis dans sa prise de conscience de l’Univers :
par exemple quand il s'est aperçu que la Terre était ronde, - ou bien
qu'elle tournait, - ou bien encore (et surtout) que le Monde, du haut en
bas, n'était plus un Cosmos, mais une Cosmogénèse. Pourquoi alors ce
même Homme n'atteindrait-il pas certains paliers aussi dans la percep-
tion, non plus seulement de la structure extérieure des choses, mais de
la nature même de son étoffe spirituelle à lui ? - C'est-à-dire pourquoi,
en devenant adulte, ne s'éveillerait-il pas à la connaissance de telle ou
telle « exigence » primaire, restée jusqu'alors, faute d'excitant, dor-
mante au fond de lui-même ?
Aujourd'hui 99% des hommes, peut-être, s'imaginent encore qu'ils
peuvent respirer pleinement à l'intérieur d'une [426] infranchissable
barrière de Mort, - pourvu que celle-ci puisse être considérée comme
suffisamment loin. Demain (j'en suis convaincu, parce que, avec bien
d'autres, je l'éprouve déjà) c'est une sorte de claustrophobie panique
qui saisirait l'Humanité à la seule idée qu'elle puisse se trouver hermé-
tiquement close dans un Univers fermé...
Tout cela parce que au fond de nous-mêmes (et sans que nous nous
en doutions peut-être) l'être réfléchi était depuis toujours orienté (dans
sa substance même) vers une survie qui ne finisse pas : mais que de
cette polarisation primordiale nous ne pouvions pas nous apercevoir
« en masse » tant que n'aurait pas atteint certaine valeur critique, au-
tour de nous, la Co-réflexion.
Et qui saurait dire à travers combien d'autres seuils semblables
notre Espèce doit encore s'élever avant d'atteindre le terme naturel de
son évolution ?...
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 350

Appendice. Science et révélation

De l'analyse qui précède il résulte que l'évolution biologique, par-


venue à son stade réfléchi (« self-évolution ») ne saurait continuer à
fonctionner que dans la mesure où s'éveille en l'Homme une certaine
évidence primaire que la Barrière de la Mort peut être franchie. Mais
cette évidence, telle que je l'ai définie ci-dessus, (une évidence quasi-
négative, en somme, et principalement basée sur l'impossibilité éner-
gétique de son contraire), ne représente, c'est clair, qu'un minimum
accordé aux exigences de notre Action. - C'était très bien pour Lever-
rier d'avoir calculé Neptune ; mais Neptune n'a vraiment commencé à
exister pour nous que quand nous l'avons vu. Pareillement, c'est beau-
coup (c'est même l'essentiel) pour l'Homme de pouvoir être sûr que le
Conscient, pris [427] suivant son axe principal de Réflexion, ne sau-
rait rétrograder dans l'Inconscience. Mais combien ne serait-il pas plus
réconfortant et « électrisant » pour notre effort que quelque signal ou
quelque signe (quelque appel ou quelque écho) nous parvînt d'au-delà
de la Mort, pour nous assurer positivement que quelque Foyer de
Convergence existe bien réellement en avant de nous !
Et voilà bien où (toujours par voie énergétique) s'insinue et
émerge, en Physique, non plus seulement le problème « philoso-
phique » de l'Immortalité, mais (chose beaucoup plus inattendue...) la
question, toute « théologique » en apparence, d'une Révélation.
La Révélation (pour plus de clarté et de simplicité je prendrai ici le
mot et la notion à son sens chrétien)... l'Au-delà se manifestant « per-
sonnellement » à l'Ici-bas... Il aura fallu du temps, beaucoup de temps,
pour que nous nous rendions compte que certaines façons de conce-
voir un tel phénomène étaient ruineuses et impossibles. Au cours
d'une longue première phase (dont nous sortons à peine) ne cherchait-
on pas dans la Bible des réponses aux questions posées par l'astrono-
mie, la géologie ou la biologie 120 ?... Comme si, sur le terrain expé-
rimental, nous pouvions utiliser (sous le même angle et pour les

120 Phase que l'auteur appellera « Révélation duplicatrice de la Recherche


scientifique ». Cf. infra. (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 351

mêmes faits) deux sources différentes de lumière : celle du Trouvé, et


celle de l'Enseigné...
À la suite d'échecs répétés, il a bien fallu nous rendre à l'évidence.
En aucun domaine, en aucun point, Science et Révélation n'empiètent
l'une sur l'autre, - ne font double emploi. Mais en revanche, de l'une à
l'autre, un double rapport extrêmement remarquable (rapport à la fois
complémentaire et dynamique) commence à apparaître, - sans que
nous y prêtions peut-être assez attention.
[428]
D'une part, afin de s'expliciter et de se développer jusqu'au bout, la
Révélation a de plus en plus manifestement besoin des accroissements
peu à peu apportés par la Recherche scientifique à la conscience hu-
maine. Notre Christologie, par exemple, ne languirait-elle pas en ce
moment si de nouveaux horizons (parfaitement fantastiques, du reste)
ne s'ouvraient pas à notre façon moderne de comprendre et d'adorer
Celui « in quo omnia constant » ?...
Mais d'autre part, et en revanche, afin de pouvoir pousser à fond
son effort de découverte, la Recherche scientifique peut-elle vraiment
se contenter (comme nous l'avons admis ci-dessus) d'un minimum, -
c'est-à-dire ne lui faut-il pas au contraire, de nécessité physique, un
maximum d'excitation ? - Et, dans ce cas, la foi en quelque Révélation
(bien comprise !) 121, loin d'interférer en quoi que ce soit avec la
Science (comme on l'en accuse encore, de bonne foi, - faute de com-
prendre) 122, ne deviendra-t-elle pas quelque jour, pour nos descen-
dants plus ou moins lointains, non pas un substitut, bien sûr ! mais un
activant nécessaire de la Recherche ?...

121 C'est-à-dire le sens d'une réaction directe, sur notre pensée, par le dedans,
d'un sommet de Vie par-delà la Mort.
122 Arrêté Kroutchev du Comité Central du Parti Communiste, 10 novembre
1954 : « L'opposition essentielle de la science et de la religion est évidente...
La science ne peut pas se concilier avec les conceptions fictives (révélées)
concernant la nature et l'homme.. La religion voue l'homme à la passivité, ...
elle enchaîne son activité créatrice ». - Difficile de trouver une expression
plus candide et plus typique de la confusion existant dans les esprits entre
ancienne et nouvelle notion de la Révélation : c'est-à-dire entre une Révéla-
tion duplicatrice, et une Révélation animatrice, de la Recherche Scienti-
fique.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 352

Science et Révélation ne pouvant subsister fonctionnellement cha-


cune que dans le mouvement qui les porte à la rencontre l'une de
l'autre.
Ou (ce qui revient au même) la Noosphère terrestre ne pouvant
[429] achever son évolution sans que sur sa surface co-réfléchie ne se
réfléchisse de plus en plus distinctement le Foyer déjà actuel de sa
complète réflexion 123...
Dans cette direction s'annonce, il me paraît, la solution définitive
du conflit Science-Religion. *

Fin du texte

123 Illumination progressive qui se poursuit depuis l'origine de l'humanité : « Le


Verbe était la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde » (Ev.
selon saint Jean, 1, 9) (N.D.E.)
* Inédit, New-York, 1er janvier 1955. L'Appendice est daté du 5.

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