Oeuvres 7 Activation Energie
Oeuvres 7 Activation Energie
Oeuvres 7 Activation Energie
[1771-1955]
jésuite, paléontologue et philosophe français
(1963)
Œuvres de Pierre Teilhard de Chardin. 7.
L’activation
de l’énergie
Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole,
infirmière, professeure retraitée de l’enseignement des soins infirmier
au Cégep de Chicoutimi
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composé exclusivement de bénévoles.
à partir du livre de :
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE
[4]
I. LE PHÉNOMÈNE HUMAIN
Il. L'APPARITION DE L'HOMME
III. LA VISION DU PASSÉ
IV. LE MILIEU DIVIN
V. L'AVENIR DE L'HOMME
VI. L'ÉNERGIE HUMAINE
VII. L'ACTIVATION DE L'ÉNERGIE
VIII. LA PLACE DE L'HOMME DANS LA NATURE. (Le Groupe zoologique
humain, éd. reliée)
IX. CE QUE JE VOIS. (en préparation)
HYMNE DE L'UNIVERS
CAHIER 1. CONSTRUIRE LA TERRE
CAHIER 2. RÉFLEXIONS SUR LE BONHEUR
CAHIER 3. PIERRE TEILHARD DE CHARDIN ET LA POLITIQUE AFRI-
CAINE
CAHIER 4. LA PAROLE ATTENDUE
[5]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
Avertissement:
[7]
L'ACTIVATION DE L'ÉNERGIE
publiée
sous le Haut Patronage
de Sa Majesté la Reine Marie-José,
de M. L. S. Senghor,
Président de la République du Sénégal,
et sous le patronage
I. d'un Comité scientifique
II. d'un Comité général
I. COMITÉ SCIENTIFIQUE
[11]
Avertissement [13]
[13]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
AVERTISSEMENT
Ainsi que nous l'avions annoncé au début du Tome VI, les écrits
de nos futures publications, donc de ce volume, n'ont pas été revus par
le Père Teilhard de Chardin en vue de l'édition. Il en eût vraisembla-
blement, selon sa coutume, précisé ou modifié plus d'un passage.
Ces écrits qui, en suite chronologique au Tome VI, développent
progressivement le thème de l'Énergie humaine, comptent, ainsi que
l'écrivait le R. P. Wildiers dans lAvant-propos du précédent volume,
« parmi les dissertations les plus précieuses et les plus originales que
le Père ait écrites ».
Les annotations de ce volume cherchent à prévenir le risque
d'interprétations erronées : elles consistent le plus souvent en de
simples résumés des textes plus élaborés du Père Teilhard.
[14]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 14
[15]
P. TEILHARD DE CHARDIN.
[16]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 15
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 16
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 17
[17]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
1
L’HEURE DE CHOISIR.
Un sens possible de la guerre
[18]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 19
[19]
AINSI, deux fois dans une vie d'homme, nous aurons vu la Guerre.
Deux fois ? ou bien, pire que cela, n'est-ce pas la même Grande
Guerre qui continue ? le seul et même processus d'un monde en voie
de refonte... ou de désagrégation ? Tout paraissait si bien fini en 1918.
Et voici que tout recommence.
Alors, au fond de chacun de nous, se forme la même angoisse ; et,
du fond de chacun de nous, monte le même soupir. Nous nous imagi-
nions monter librement vers des âges meilleurs. Ne serait-ce pas au
contraire qu'un gigantesque déterminisme nous entraine invincible-
ment en rond, ou vers le bas ? cercle diabolique de discordes sans
cesse renaissantes ? sol qui glisse en arrière à chacun de nos pas ? Le
rouet ou la pente. Nos espoirs de progrès n'étaient-ils donc qu'illu-
sion ?
Comme tout le monde j'ai senti le choc du scandale et la tentation
quand, remettant les pieds sur un Orient inondé par la nature et dévas-
té par une invasion sournoise, j'ai appris que l'Occident était en feu.
J'ai donc, une fois de plus, fait le compte et la révision en moi de
tout ce que je savais, de tout ce que je croyais. Je l'ai, aussi froidement
que possible, comparé à tout ce qui nous arrive. Et voilà, candidement
exprimé, ce qu'il m'a semblé voir.
[20]
Et tout d'abord, non, mille fois non. Si tragique soit-il, le conflit ac-
tuel n'a rien qui doive ébranler en nous les fondements d'une foi en
l'avenir. Je l'ai écrit ici même 1, et je le répéterai avec la même convic-
tion qu'il y a deux ans. Là où un groupe de volontés isolées pourrait
défaillir, la somme totale des libertés humaines ne saurait manquer
1 Études, 20 octobre 1937 : La Crise présente (publié sous son premier titre :
Sauvons l’humanité, dans le Cahier III de l'Association des Amis de P. Teil-
hard de Chardin, Éd. du Seuil : N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 20
Nous nous battons. Mais ici, prenons garde. Dans quel esprit, tout
au fond, usons-nous de nos armes ? Esprit d'immobilité et de repos ? -
ou esprit de conquête ?...
Il y aurait, je le crains, une façon inférieure et dangereuse pour
nous de faire la guerre à la guerre : ce serait de nous défendre sans
attaquer, - comme si nous n'avions pas besoin nous-mêmes, pour de-
venir pleinement hommes, de croître et de changer. Lutter simplement
par inertie ; lutter pour qu'on nous laisse la paix ; lutter pour « être
tranquilles »... ne serait-ce pas là justement nous dérober au problème
[23] essentiel posé en ce moment à l'Homme Par l'âge de sa vie ?
« Les autres », j'en suis convaincu autant que personne, se trompent
dans les méthodes de violence qu'ils appliquent à unifier le monde.
Mais en revanche ils ont parfaitement raison de sentir que le moment
est venu de songer à une Terre nouvelle. Et c'est même par cette vi-
sion qu'ils sont redoutablement forts. Nous n'arriverons à équilibrer,
puis à renverser leur courant, comprenons-le donc bien, qu'en surmon-
tant leur religion de Force par une autre religion d'ampleur, de cohé-
rence, de séduction équivalentes. En nous, contre eux, doit opérer un
dynamisme aussi puissant que celui qui les anime : sinon, les armes ne
sont pas égales, et nous ne méritons pas de gagner. Eux, ils apportent
la Guerre comme principe de Vie. Pour riposter efficacement, nous,
que leur opposerons-nous ?
Sur ces points, je me suis encore expliqué, ici même, il [24] n'y a
pas longtemps 2. Le Racisme, pour se défendre, en appelle aux lois de
la Nature. Mais, ce faisant, il n'oublie qu'une chose : c'est que, parve-
nue au niveau de l'Homme, la Nature, justement pour rester fidèle à
elle-même, a dû transformer ses voies. Jusqu'à l'Homme, oui : les
branches vivantes se développent surtout en s'étouffant l'une l'autre et
en s'éliminant ; la loi de la jungle. À partir de l'Homme au contraire, et
à l'intérieur du groupe humain, non : le jeu n'est plus de s'entre-
dévorer. La sélection opère toujours, bien sûr, encore reconnaissable.
Mais elle ne tient plus désormais la première place. C'est que la Pen-
sée, par son apparition, a conféré à l'Univers une dimension nouvelle.
Elle a créé, en vertu des affinités irrésistibles de l'esprit pour lui-
même, une sorte de milieu convergent, au sein duquel les rameaux, à
mesure qu'ils se forment, demandent à se rapprocher pour être plei-
nement vivants. Tout l'équilibre est changé dans ce nouvel ordre de
choses. L'énergie du système n'en est pas amoindrie. Seulement la
Force, sous son ancienne forme, n'exprime plus que la puissance de
l'Homme sur l'extra ou l'infra-humain. Au cœur de l'Humanité, entre
hommes, elle s'est muée en son équivalent spirituel, - énergie d'attrait,
au lieu de répulsion.
De ce point de vue, l'Humanité finale ne doit pas être imaginée sur
le modèle d'une tige grossie du suc de toutes les tiges tuées par elle en
chemin. Elle naîtra (car elle ne peut pas ne pas naître) sous forme de
quelque organisme ou, suivant une des lois les plus évidentes de
l’Univers, chaque brin et chaque faisceau, chaque individu et chaque
nation, s'achèvera par union à tous les autres. Non pas éliminations
successives, mais la synergie. Ainsi nous parle, si nous savons l'en-
tendre, la biologie.
Il m'est impossible, quant à moi, de découvrir une autre doctrine de
force à opposer à celle de la Force.
[25]
Mais, dans ce cas, laissons toute illusion, toute paresse. Si c'est
vers de pareils horizons que la Durée nous entraîne, il serait vain pour
les Démocraties de rêver plus longtemps à un de ces mondes inache-
vés et ambigus où les peuples, sans s'aimer, mais fidèles à je ne sais
[27]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
2
L'ATOMISME DE L'ESPRIT
Un essai pour comprendre
la structure de l’étoffe de l’univers
[28]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 27
[29]
1. Un point de départ :
le fait et le problème de la pluralité humaine
ciron un autre Univers avec d'autres cirons. C'est contre cette idée
d'un Espace s'étalant ou se contractant semblablement à lui-même que
nous sommes maintenant conduits à penser. De même que l'éclat de la
lumière et les formes de la Vie se transforment aux yeux d'un observa-
teur glissant le long d'un méridien terrestre, ou s'enfonçant au sein des
eaux, - ainsi, et bien plus radicalement encore, l'Univers doit-il être
conçu comme changeant de figure si, en esprit, nous essayons de nous
déplacer, soit vers le haut, soit vers le bas, de ses zones extrêmes.
Vers le bas (si nous pouvions, par impossible, nous rapetisser sans
perdre conscience), toutes sortes de puissances bizarres (attractions
capillaires, courants osmotiques, mouvement brownien, influences
magnétiques...) nous happeraient bientôt pour nous paralyser, nous
« polariser », ou nous entraîner dans leur danse fébrile. Et, plus nous
descendrions, plus il [32] nous faudrait dire adieu aux expériences
communes. Dans ce royaume de l'infiniment petit, parmi des vitesses
vertigineuses, nous verrions d'abord s'effacer pour nous la distinction
chimique des éléments, - parce que nous aurions passé au-dessous
d'elle ! Chaleur, lumière, résistance s'évanouiraient à leur tour, n'ayant
plus de sens. Cependant que la masse même des corps (ce fondement,
à notre échelle, de la stabilité cosmique) deviendrait la plus mouvante
et la plus plastique des choses...
Et vers le haut, si nous pouvions indéfiniment nous grossir,
d'autres changements non moins radicaux, bien que d'un autre ordre,
viendraient à leur façon bouleverser nos manières de penser et de voir.
Par nature la Physique de l'Immense nous est beaucoup plus difficile à
aborder, ou même à concevoir, que celle de l'Infinie. Quelle prise la
Matière peut-elle bien garder sur nos sens et nos imaginations, une
fois saisie sur des volumes monstrueux, à des vitesses presque infini-
ment lentes ?... Et cependant nous en savons assez pour soupçonner
qu'à ces latitudes cosmiques extrêmes rien ne nous garantit plus (pas
plus qu' « en bas » du reste) que les trois angles d'un triangle « fassent
encore deux droits », comme il arrive dans le domaine euclidien des «
latitudes moyennes ». Et nous en savons assez surtout pour découvrir,
à notre confusion, qu'une chose aussi fondamentale et aussi simple
pour notre vie pratique que la coïncidence (ou synchronisme) de deux
événements perd, dans l'Immense, presque toute signification ou
usage définissables.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 30
[34]
Complication d'abord dans le nombre brut des particules associées.
Il y a l'équivalent de 6.000 à 20.000 atomes d'Hydrogène dans une
seule molécule de protéine. Ce nombre monte à 68.000 dans l'hémo-
globine du sang ; à quatre millions dans le pigment rouge du foie ; à
17 et même 25 millions dans un grain de virus. Pour une cellule vi-
vante, je ne pense pas que le calcul soit encore tenté, ni même pos-
sible. Or il y a environ mille billions de cellules dans un corps hu-
main...
Complication, ensuite, dans la variété des rouages montés. La mul-
titude des éléments chimiques concentrés dans les corpuscules vivants
ou pré-vivants ne représente pas une foule homogène. Mais presque
toute la série des corps simples se trouve peu à peu engagée et utilisée
dans la fabrication des corps organiques ; et ceci à l'état de combinai-
sons dont la différenciation et l'emboîtement hiérarchisé dépasse en-
core nos moyens d'analyse et de compréhension. Combinaisons molé-
culaires à la base ; mais combinaisons « micellaires », granulaires,
cellulaires, histologiques, etc., de tous ordres, plus haut. Tous ces ar-
rangements se superposant et s'agençant en progressions géométriques
dont la simple idée confond notre esprit.
Et, pour finir, complication (cela suit) dans le mécanisme général,
capable d'assurer le fonctionnement de ces innombrables pièces ajus-
tées.
Or tout ceci, ne l'oublions pas, se passe et opère sous des dimen-
sions invraisemblablement réduites. Une fibre de virus (on l'a photo-
graphiée) n'est longue que de 3 dix millièmes de millimètre. Ce qui est
à peu près la taille des plus petites bactéries. Il y a quelques 30 bil-
lions de cellules dans un cerveau humain... L'Astrophysique est sur la
piste d'étoiles où la Matière se trouverait inorganiquement ramassée
sur soi jusqu'à atteindre une masse très supérieure à celles que nous
connaissons. Dans la Matière vitalisée, c'est l'organisation qui atteint
une densité formidable.
En vérité, penchés sur notre propre substance, nous voyons [35]
reparaître avec stupeur, sous une forme nouvelle, encore l'abîme : non
plus l'abîme inférieur de la pulvérisation, ou, à l'opposé, l'abîme de
l'agglomération ; mais, dans une troisième direction, l'abime de la syn-
thèse, - les profondeurs fascinantes d'une Matière qui, sous un volume
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 32
V. Moléculisation et hominisation
La noogénèse
3 Ce qui revient à dire que l'humanité d'aujourd'hui n'a pas encore atteint « le
terme naturel de son développement ». Cf. infra : L'Énergie de l'Évolution.
(N. D. E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 38
nons-nous pas maintenant, en effet, dans ses grandes lignes, la loi in-
terne de notre développement ? Ne suffit-il pas de la prolonger pour
savoir ce que nous deviendrons ? Je le sais (et je le sens) : après la
fausse [42] évidence qu'il existe dans l'Univers deux formes irréduc-
tibles de Matière (la Matière brute et la Matière animée), il n’est peut-
être pas, en notre esprit, de plus tenace illusion que celle d'une diffé-
rence totale entre ce qui nous a préparés et ce que nous sommes.
Quelle que soit l'évidence historique d'un mouvement de la Vie en
arrière, nous raisonnons presque invinciblement comme si, portés par
cette marée à un palier suprême, nous nous trouvions maintenant
achevés, c'est-à-dire arrêtés.
C'est cette apparence de coupure entre Présent et Passé (apparence
due à la lenteur du courant qui nous entraîne) qu'il s'agit dorénavant
d'éliminer dans nos perspectives.
Non, - (à bien observer l'état encore extrême d'inorganisation, et
donc d'organisation potentielle !) où s'agite hic et nunc la portion pen-
sante de la Terre, - rien ne nous autorise à penser que, en nous, la Mo-
léculisation de la Matière plafonne. Mais tout indique plutôt que, en
l'Humanité et à travers elle, le Cosmos continue à dériver laborieuse-
ment vers des états de complication, et donc de centration, et donc de
conscience croissantes.
Regardons plutôt autour de nous, d'un oeil averti ; et voyons si, par
hasard, rien ne bougerait dans le sens prévu et attendu d'une ultra-
synthèse.
Dans le cas des molécules humaines considérées isolément, aucun
résultat positif ne ressort de cet examen. Sur ce point je me suis déjà
expliqué ailleurs. Depuis vingt mille ans (seulement) que nous le con-
naissons, le cerveau de l'Homo sapiens ne paraît (ni dans sa structure,
ni dans son fonctionnement) avoir changé appréciablement. Mais lais-
sons de côté l'individu, et occupons-nous de la collectivité humaine.
Ici quelque chose de neuf apparaît.
Nous avons en ce moment, étalée toute grande sous nos yeux, une
Terre dont la surface, géométriquement limitée, se resserre à vue d'œil
sous la foule grossissante d'une population que pressent de plus en
plus sur elle-même, bien [43] moins encore ses accroissements numé-
riques que la multiplication et l'accélération affolante d'inter-liaisons
de toutes sortes. Ce spectacle énorme, nous le regardons sans com-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 39
prendre, à mille lieues de songer qu'il puisse avoir rien à faire avec les
démarches organiques de la Vie. « Les liaisons sociales, pensons-
nous : phénomène accidentel et passager, modifications superficielles
et réversibles. Une fois formés, les cerveaux, eux, ne changent plus.
Comment leur comparer des édifices collectifs, ,sans cesse en train de
se détruire et de se remplacer ? »
Dans la civilisation humaine il est encore d'usage de ne vouloir
rien reconnaître de plus qu'une série monotone d'oscillations réver-
sibles.
Or ceci justement est-il vrai ? - Faisons plutôt le compte des chan-
gements en cours, et cherchons à fixer la nature et le sens de leur suc-
cession.
Un premier résultat de la « prise en bloc » à laquelle est graduel-
lement soumise en ce moment l'Humanité est que, de moins en moins,
aucun de nous, pris isolément, n'arrive à se suffire matériellement à
lui-même. Une série de nouveaux besoins, qu'il serait enfantin et anti-
biologique de regarder comme superflus et factices, se créent inces-
samment en nous. Nous ne pouvons plus vivre et nous développer
sans une ration croissante de caoutchouc, de métaux, de pétrole,
d'électricité, d'énergies de toutes sortes. Aucun individu ne parvien-
drait désormais à pétrir à lui seul son pain quotidien. L'Humanité se
constitue de plus en plus en organisme doué d'une physiologie, et
comme on dit maintenant, d'un « métabolisme » commun. Nous pou-
vons bien nous plaire à dire que ces liens sont superficiels, et que nous
les détendrons si nous voulons. En attendant, ils se consolident chaque
jour davantage, par le jeu combiné de toutes les forces qui nous entou-
rent ; et l'Histoire montre que, dans l'ensemble, leur réseau, tissé sous
l'influence de facteurs cosmiques irréversibles, n'a jamais cessé de se
resserrer.
[44]
Autour de nos vies particulières une Vie humaine générale va donc
s'établissant irrésistiblement. Or il ne s'agit pas là d'une vague « sym-
biose », assurant simplement, par entr'aide mutuelle, la subsistance, ou
même l'épanouissement individuels des membres de la communauté.
De l'association établie certains « effets » émergent déjà, spécifique-
ment propres à la Collectivité. À de tels effets nous ne prenons pas
garde. Et pourtant les exemples en fourmillent autour de nous. Pre-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 40
que nous cherchons à libérer en décomposant les atomes. Mais elle est
formée par les affinités encore dormantes qui précipiteront quelque
jour les uns sur les autres les éléments les plus conscients de l'Univers,
- c'est-à-dire nous-mêmes.
a. Philosophie de la Vie.
b. Éthique.
c. Mystique.
Pas de morale qui tienne sans Religion. Ou, plus exactement, pas
de Morale qui vive sans se franger d'adoration. La mesure d'une
Éthique est sa capacité à fleurir en Mystique. Incomparable, de ce
point de vue, apparaît la Charité dynamisée.
Observons plutôt, à la lumière de la « Moléculisation », ce [61] qui
se passe au cœur de l'homme né à la conscience de ses relations orga-
niques avec un Univers en cours de concentration.
Pour un tel homme, nous venons de le voir, le sens s'éveille,
d'abord, d'une affinité grandissante pour les éléments de même ordre
que lui-même, - c'est-à-dire pour la multitude des autres grains de
pensée auxquels, s'il veut approfondir plus outre son âme, il lui faut
s'associer. Et voilà le premier temps.
Mais parce que, dans l'édification, la conservation et le progrès de
l'unité humaine, agit et se prolonge en fait le jeu entier des forces uni-
verselles, c'est bientôt au sens raisonné d'une solidarité de fond avec
toute Vie et toute Matière en mouvement que, dans un deuxième
temps, il est conduit à s'élever.
Et finalement, parce que cet immense système, convergent par na-
ture, ne tient que par son élan vers quelque pôle supérieur de synthèse,
c'est en définitive dans l'omniprésence et l’omni-action d'une Cons-
cience suprême que l'atome pensant se trouve submergé.
Sens humain ; puis sens de la Terre ; et enfin sens d'un Oméga ;
trois étapes progressives d'une même illumination.
Et voici du même coup que se confirme et se précise, pour
l'homme-élément, la possibilité psychologique d'un acte intérieur
d'une richesse inouïe.
D'une part, en vertu de la liaison dynamique de toutes choses en la
Noogénèse, la moindre action, si humble et monotone soit-elle, se dé-
couvre comme un moyen de coopérer au Grand Œuvre universel.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 55
le geste total et totalisant (qu'on me passe le mot, -je n’en trouve pas
d'autre) de l'« omégalisation ».
Et voilà qui nous conduit en ligne droite, dans « la joie de
l'atome », aux plus hauts sommets de l'adoration.
Déjà, sur le terrain social et biologique, le fait d'avoir reconnu que
(grâce aux propriétés de l'amour) l'Univers se personnalise en se con-
centrant, nous permettait d'éviter à la fois une individualisation qui
disperse et un collectivisme mécanisant. - Voici maintenant que, dans
le domaine mystique, la même lumière nous découvre la route entre
deux autres écueils également dangereux. Depuis que l'Homme, en
devenant homme, s'est embarqué à la recherche de l'Unité, il n'a ja-
mais cessé, dans ses visions, dans son ascèse ou dans ses rêves, d'os-
ciller entre un culte de l'Esprit qui lui faisait lâcher la Matière et un
culte de la Matière qui lui faisait nier l'Esprit. Exténuation ou enlise-
ment. C'est entre ce Scylla et ce Charybde que nous fait passer
l'« Omégalisation ». Le détachement, non plus par coupure, mais par
traversée et sublimation. La spiritualisation, non plus par négation ou
évasion du Multiple, mais par émergence. Telle est la « via tertia »
qui s'ouvre devant nous dès lors que l’Esprit n’est plus l'antipode,
mais le pôle supérieur de la Matière en voie de sur-centration : non
pas voie moyenne, timide et neutre ; mais voie supérieure et hardie, où
se combinent en se corrigeant les valeurs et propriétés des deux autres
routes.
D'où, pour finir et pour résumer, je conclus ceci. Avoir pris cons-
cience de notre condition d'« atomes synthétisables », ce n'est pas seu-
lement accéder à une vision nouvelle des relations générales reliant la
Matière à la Pensée, et la Pensée à Dieu. C'est encore, et par le fait
même, re-définir, dans sa ligne, l'axe immuable de la sainteté.
Dans un Univers reconnu de nature convergente, une néo-
spilitualité pour un néo-Esprit *.
[64]
[65]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
3
LA MONTÉE DE L’AUTRE
[66]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 58
[67]
1. Première phase :
la multiplication de l’autre,
ou la montée du nombre
nent à se demander si nous ne serions pas, dans cette affaire, les sujets
et les spectateurs impuissants d'un des jeux les plus anciens et les plus
caractéristiques de la Vie celui qui consiste pour elle, une fois un type
organique réalisé à utiliser celui-ci comme une simple brique pour la
suite de ses constructions. On a beaucoup parlé, non sans raison, de la
naissance, de l'accroissement, de l'épanouissement, de la sénescence
et de la mort des rameaux vivants. Ce qui est moins remarqué, dans
cette vie des Espèces, c'est la tendance qu'elles laissent toutes voir,
une fois atteinte leur maturité, à se grouper, par voies diverses, en
larges unités socialisées : comme si dans les colonies de Polypes, ou
dans les associations prodigieusement différenciées [72] formées par
les Insectes, une sorte de super-organisme essayait de se constituer
au-delà de l'individu. Plus on essaie, avec ces perspectives présentes à
l'esprit, de déchiffrer la marche du Phénomène humain, plus l'évi-
dence grandit que, sous le voile des « forces totalitaires » qui s'éten-
dent sur nous en ce moment, c'est exactement le même déterminisme
biologique qui opère que celui dont sont sortis, il y a quelques mil-
lions d'années, la Ruche et la Termitière.
Observée de dehors, constations-nous plus haut, l'Humanité, par-
tout maintenant en contact avec elle-même, approche de son « point
de prise » ou de solidification. Elle commence à ne faire plus qu'un
bloc. Simultanément, par le dedans, n'entrerait-elle pas dans sa phase
« phylétique » de collectivisation (ou socialisation) ?... Voilà qui ex-
pliquerait bien des choses dans cette Guerre paradoxale où l'antago-
nisme libertaire des peuples se combine si étrangement avec une tota-
lisation qui guette automatiquement, quelle que soit l'issue du conflit,
le vainqueur aussi bien que le vaincu. Mais voilà aussi devant quoi se
révolte en nous, avec le sens de notre dignité, l'instinct profond de
notre liberté.
« Croissez et multipliez » : telle était, nous l'admettions jusqu'ici,
la consigne sacrée de l'être organisé. Serait-ce que, au delà d'une cer-
taine limite, les deux termes de la formule commenceraient à se con-
tredire ? Poussée plus loin, la Multiplication ne va-t-elle pas éteindre
en nous, par mécanisation, l'étincelle de spontanéité et de conscience
qu'il avait fallu trois cent millions d'années de Vie et vingt millénaires
de Civilisation à l'Évolution pour allumer en chacun de nous ?
Face à la marée du Collectivisme, qu'allons-nous faire ?
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 63
L'heure est venue, à mon avis, pour tout homme qui pense, de for-
cer le cercle où s'enferment conventionnellement nos perspectives
humaines, et d'envisager la vraisemblance d'une hypothèse qu'un
poids grandissant de faits commence à imposer à notre pensée.
Je mentionnais plus haut, en passant, la relation de plus en plus
manifeste qui se découvre entre le degré de conscience des êtres et
leur degré de complication. Scientifiquement parlant, tout se passe
dans le Monde comme si l'Étoffe de l'Univers (dont les propriétés
changent, nous le savons, dans les deux directions spatiales de
l'Infime et de l'Immense) pouvait également varier (temporellement,
cette fois), dans une troisième direction, celle du Complexe, la Vie
n'étant autre chose que l' « effet spécifique » attaché aux complexités
extrêmes. Tant qu'une particule cosmique ne contient que quelques
milliers d'atomes agencés, elle parait encore morte. Mais si ce
« chiffre corpusculaire »monte à plusieurs dizaines de mille, elle
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 64
plus. Quels qu'aient pu être les défauts ou les déviations de nos pre-
mières tentatives de groupement, nous ne risquons rien à nous aban-
donner activement et intelligemment aux forces de collectivisation qui
nous envahissent. Ce n'est pas, en effet, à nous mécaniser que celles-
ci travaillent, mais à nous sur-centrer, et donc à nous sur-
personnaliser.
Si cette hypothèse était fondée, il est clair que notre situation, et
par suite notre attitude, vis-à-vis des événements actuels se trouve-
raient singulièrement définies et rectifiées. Au lieu de continuer à flot-
ter entre la nécessité évidente de nous associer aux autres si nous vou-
lons continuer à vivre, et la crainte de nous perdre si nous renonçons à
notre isolement, nous pourrions désormais nous vouer de plein cœur,
sans arrière-pensée, à l'oeuvre magnifique de construire la Terre. Une
véritable « Géo-politique » succéderait enfin aux misérables disputes
de clochers auxquelles jusqu'ici s’est réduite l'Histoire.
De ce chef, je ne vois pas, à l'heure présente, de devoir plus urgent
pour la Science que de vérifier la réalité et de dégager les lois de ce
que j'ai appelé la Noogénèse. Mais, ce travail étant supposé accompli
pour le Passé, comment arriver à savoir que, dans le cas de l'Homme
et pour l'Avenir, nous avons le droit d'extrapoler ? À quel signe re-
connaitre que la synthèse cosmique de l'Esprit peut encore se pour-
suivre, [77] qu'elle se poursuit encore en fait, à travers les agitations
sociales de la Terre ? Comment décider, avant d'engager l'opération,
si la nature des éléments en présence permet de compter sur une réus-
site ?
Tout dépend, dans cette ligne, de l'aptitude que nous pouvons rai-
sonnablement présumer à l'Humanité de développer entre ses
membres une forme appropriée d' « amour universel ».
entre eux les éléments du Monde, centre à centre. Tel l'ont compris
les grands philosophes, depuis Platon le poète jusqu'à Nicolas de Cues
et autres représentants de la froide Scolastique.
De cette définition, une fois admise, découle une série de consé-
quences importantes.
L'amour est puissance de liaison inter-centrique. Donc, présent (au
moins à l'état rudimentaire) dans tous les centres naturels, vivants ou
pré-vivants, dont est formé le Monde, il représente aussi, entre ces
centres, la forme la plus profonde, la plus directe, la plus créatrice
d'inter-action qui se puisse concevoir. En fait, c'est lui l'expression et
l'agent de la synthèse universelle.
L'amour, encore, est puissance centrique. Donc, semblable à une
lumière dont le spectre s'enrichit constamment de raies nouvelles, plus
brillantes et plus chaudes, il varie constamment avec la perfection des
centres dont il émane. Dans l'Homme, par suite (le seul élément connu
de l'Univers où la Noogénèse [78] ait progressé assez loin pour qu'ap-
paraisse un foyer fermé, réfléchi sur lui-même) on conçoit que ses
propriétés synthétiques opèrent avec des modalités, une efficacité et
une clarté exceptionnelles. Alors que les êtres infra-humains ne peu-
vent converger et s'associer que dans une action commune diffuse, ce
sont, au niveau de la Pensée, les noyaux psychiques eux-mêmes qui se
découvrent à nu et qui commencent à se rejoindre. Non plus seule-
ment organisation d'éléments imparfaitement centrés, mais synthèse
directe des centres. - De là l'extraordinaire totalité et plénitude de con-
tact vital, - et de là par suite, conformément au mécanisme synthéti-
sant de la montée de conscience, l'extraordinaire accroissement de
personnalité, observables tous les jours dans le cas particulier et limité
d'une grande affection humaine.
L'Homme, de par l'extrême pouvoir d'aimer lié à sa « centréité »
(ou, ce qui revient au même, à sa complexité) extrême, est, dans la
mesure où il arrive à aimer, le plus magnifiquement synthétisable des
éléments jamais construits par la Nature.
Si cette situation est bien comprise, on voit comment et pourquoi,
ainsi que je l'affirmais plus haut, l'apparition d'un amour humain uni-
versel serait un sûr indice que la totalisation de l'Humanité en un su-
per-organisme de nature superpersonnelle est biologiquement attendu,
et pratiquement réalisable. Si les Hommes pouvaient s'aimer, s'ils ar-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 68
qui, sans que nous nous en doutions, nous fait radicalement différents,
à moins de deux cents ans de distance, des générations qui nous ont
précédés. Quand, sous des [80] formes souvent simplistes et naïves,
ont commencé à surgir, vers la fin du dix-huitième siècle, les idées
d'évolution et de progrès, on a pu croire (certains croient encore ! ...) à
un engouement des naturalistes pour une hypothèse passagère. Au-
jourd'hui, la notion de Durée a envahi le ciel entier de l'esprit humain :
Physique, Sociologie, Philosophie, Religion, - toutes les branches de
la connaissance sont maintenant imprégnées de cette essence subtile.
En fait, le borné et le statique ont disparu de notre vision, et nous ne
pensons déjà plus qu'en Espace-Temps. Il s'agit bien d' « hypothèse »,
vraiment ! - La seule manière d'interpréter un pareil événement est
d'admettre que, semblables à des enfants s'éveillant au sens de la pro-
fondeur et du relief, nous venons d'accéder collectivement à la percep-
tion d'une dimension nouvelle. Et c'est du même coup un monde de
possibilités nouvelles qui s'ouvre, non seulement aux constructions
spéculatives de notre raison, mais encore plus, notons-le bien, aux dé-
veloppements de l'Énergie humaine.
Jusqu'ici, pourrait-on dire, les hommes vivaient à la fois dispersés
et fermés sur eux-mêmes, comme des passagers accidentellement réu-
nis dans la cale d'un navire dont ils ne soupçonneraient ni la nature
mobile, ni le mouvement. Sur la Terre qui les groupait ils ne conce-
vaient donc rien de mieux à faire que de se disputer ou de se distraire.
- Or voici que, par chance, ou plutôt par effet normal de l'âge, nos
yeux viennent de se dessiller. Les plus hardis d'entre nous ont gagné
le pont. Ils ont vu le vaisseau qui nous portait. Ils ont aperçu l'écume
au fil de la proue. Ils se sont avisés qu'il y aurait une chaudière à ali-
menter, - et aussi un gouvernail à tenir. Et surtout ils ont vu flotter des
nuages, ils ont humé le parfum des Iles, par-delà le cercle de l'hori-
zon : non plus l'agitation humaine sur place, - non pas la dérive, -
mais le Voyage...
Il est inévitable qu'une autre Humanité sorte de cette vision-là, une
Humanité dont nous n'avons pas encore idée, - mais une Humanité
que je crois déjà sentir s'agiter à travers [81] l'ancienne, chaque fois
que les hasards de la vie me mettent en contact avec un autre homme
qui, si étranger me soit-il par la nation, la classe, la race ou la religion,
se découvre à moi plus proche qu'un frère, parce que, lui aussi, il a vu
le navire, et que, lui aussi, il sent que nous avançons.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 70
[82]
[83]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
4
UNIVERSALISATION ET UNION
Un effort pour voir clair
[84]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 72
[85]
I. Un phénomène (incontestable) :
la totalisation progressive
des énergies humaines
a. Universalisation.
Que les divers courants humains dans lesquels nous sommes roulés
trahissent tous une même tendance à s'élargir aux dimensions mêmes
de la Terre, c'est là un premier fait qui, sans être également bien com-
pris, est devenu évident à tous les yeux. Massivement et brutalement
ce penchant à l'universalisation s'affirme dans le caractère mondial de
la guerre - la première guerre dans l’histoire où la totalité du Monde
se trouve effectivement engagée. Mais de façon plus explicite encore,
et plus convaincante, il apparaît dans l'évolution interne des divers
mouvements spirituels qui cherchent à se répandre et à dominer à la
faveur de la Force. Il n'y a pas plus de cinq ans, il était encore possible
d'opposer à l'internationalisme du Communisme et des Démocraties le
particularisme des nations « axistes ». Aujourd'hui cette distinction ne
serait déjà plus possible. Commandés par la nature même du milieu
économique et psychique où ils se développent, les nationalismes ra-
cistes ont si rapidement évolué en systèmes ou mystiques d'ampleur
illimitée que nulle différence (sinon dans les modes de représentation
et de réalisation) ne les sépare plus du camp adverse. Ici comme là il
n’est déjà plus simplement question de ré-ajustement d'influences et
de frontières. Mais, de l'Ouest à l'Est, de Berlin, Rome et Tokyo à
Londres, Moscou et New-York, ce qui se rêve ou se trame et ce qui
s'oppose, entre techniciens de toutes sortes, ce ne sont rien moins que
des plans de refonte générale, valables pour toute la Terre. Un [88]
« nouvel ordre », une « nouvelle vie ». Moins que cela paraitrait in-
supportable et fade à nos palais modernes. « Propagande hypocrite,
disent les sceptiques. Voile de grandeur jeté sur un égoïsme matéria-
liste... » Mais, les sceptiques eussent-ils raison de se méfier, ne serait-
ce déjà pas un fait énorme, n'est-ce pas déjà tout, que pour se faire
écouter, pour séduire les masses, la propagande soit obligée de parler
aujourd'hui en termes de totalité ?
À la base, ou du moins en condition, de cet élargissement spontané
des perspectives humaines se place évidemment l'extraordinaire
avance réalisée, au cours du dernier siècle, par les moyens matériels
de communication. Depuis les récentes conquêtes de l'air et de l'
« éther » surtout, la Terre pensante ne forme plus qu'une pièce, où
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 75
b. Organisation.
c. Intensification.
coup de soldats, et surtout éliminer comme une peste toute idée d'en-
tente universelle : il n'y a pas, historiquement, d'autre sagesse pour les
peuples ».
Lorsqu'on me tient (et cela arrive souvent) ces propos pessimistes,
je me contente de dire : « Autant que personne, je ne vois encore où et
comment se fera l'éclaircie. À la suite de quels avatars, par quel pro-
dige, et sous quelle forme émergerons-nous de la guerre, je l'ignore, et
je renonce à l'imaginer. Mais parmi ces incertitudes une chose me ras-
sure, inébranlablement. Et c'est que, en dépit des évidences de détail
qu'une critique sagace et impitoyable peut aligner pendant des heures
pour me prouver que l'humanité se désagrège ou plafonne irrémédia-
blement, il reste que le Monde, considéré comme un tout de suffi-
samment haut, montre, ceci est hors de doute, les caractères d'une
masse de conscience en mouvement. Pris dans l'ensemble, le phéno-
mène de la guerre actuelle (justement parce que celle-ci se présente
comme universelle et totale) est « de signe positif ». Quoi que vous
me disiez, donc, - quoi qu'il [98] me paraisse - quoi qu'il arrive, - en
vertu d'un fait d'ordre supérieur à tous les autres faits, je ne puis que
répondre : après cinq cent millions d'années de Vie et cinq cent mille
ans d'Humanité la Terre continue à s'organiser ; sa température psy-
chique monte. Donc elle avance toujours. Eppur si muove ! »
Ce point étant fixé, laissons les pessimistes établir entre eux l'im-
possibilité où se trouve l'Homme de bouger, et, groupés entre opti-
mistes, demandons-nous dans quel sens agir chacun pour appuyer le
plus efficacement possible la synthèse du Monde en ce moment cri-
tique de l'Évolution. Dire simplement que nous devons chercher, par
tous les moyens, à favoriser et à développer les forces qui unissent, de
préférence à celles qui séparent, serait évidemment vrai. Mais cette
règle d'action est trop générale, ou plutôt elle se confond trop avec le
but même à atteindre. Nous unir, voilà l'objectif, bien sûr. Mais, jus-
tement, comment arriver à nous unir ? c'est-à-dire où trouver un cri-
tère de choix et un principe d'attraction qui, sans forcer nos inclina-
tions ni nos convictions particulières, fasse converger nos routes, na-
turellement ?
Posons le problème dans ses termes concrets.
Autour de nous, en ce moment, le flot humain se divise spirituel-
lement en un petit nombre de larges courants hostiles, dont chacun
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 84
[102]
4 Si, dans ces pages, je ne cherchais pas à rester sur un terrain strictement ex-
périmental, ce serait ici le lieu de développer les étonnantes convenances qui
apparaissent entre les perspectives d'un Monde en état de synthèse et les
propriétés dogmatiques d'un Christ lui aussi pleinement universalisé.
* Inédit, Pékin, 20 Mars 1942.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 87
[103]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
5
LA CENTROLOGIE
Essai d’une dialectique de l’union
[104]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 88
[104]
[105]
Introduction
1. Centres et centro-complexité
4. - Or, une telle disposition, c'est trop clair, ne saurait être l'ex-
pression d'un équilibre statique. Aussi visiblement que la distribution
des étoiles de diverses couleurs au firmament, elle trahit l'existence
d'un mouvement. Non seulement, une fois ordonné suivant son axe de
centro-complexité croissante, l'Univers apparaît centré dans son en-
semble, mais encore, il se découvre traversé et mû par un flux de cen-
tration. Dans le domaine organo-psychique de la centro-complexité, le
Monde est convergent ; et les isosphères ne sont pas autre chose qu'un
système d'ondes se resserrant avec le temps (qu'elles mesurent) autour
du point Oméga 6.
[109]
2. Centrogénèse
a. Centréité fragmentaire.
seraient les segments d'une sphère ou d'un cercle rompus (fig. 2). À ce
degré de disjonction, pas de véritable « dedans » encore dans les
choses, mais seulement la « disposition » pour en faire apparaître un,
pour peu que les segments se rapprochent et se raccordent : non pas
intentionnellement, bien sûr, (puisqu'ils ne sont encore, par définition,
que des fractions d'immanence), mais par le jeu du Hasard (c£ no 31)
- - C'est à cette phase préliminaire de la Centrogénèse qu'est employée
quantitativement la presque totalité du Temps et de l'Espace : juste-
ment, peut-être, parce que le jeu des Grands Nombres, pour faire ap-
paraître le Premier Improbable exige un plus vaste laboratoire pour
ses expériences.
Ainsi a dû se dessiner, par agencement de chaînes atomiques de
plus en plus compliquées, une série initiale d'isosphères plus ou moins
lâches et confuses, marquant (par soudure graduelle d'intériorités par-
tielles), les étapes progressives, non pas de l' « a-centrique », mais du
« pré-centrique », vers la centréité.
b. Centréité phylétique.
7 Et en même temps (ce qui parait paradoxal, niais ce que l'Homme arrive à
faire dans toutes ses créations libres) en conformité avec les lois physiques
de l'Énergie (cf. no 30).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 97
[115]
c. Eu-centrisme.
16. - Mais ce n'est pas tout. Entre les unités « réfléchies » mainte-
nant répandues sur la Noosphère un mode nouveau de liaison s'établit,
inconnu sur les autres isosphères. Désormais, à un mode de rappro-
chement « excentrique » ou tout au moins diffus, succède, pour les
corpuscules cosmiques, la possibilité de contacts « centre à centre »,
entre centres parfaits. Et du même coup c'est leur totalité réunie qui
tend à s'animer d'une sorte de personnalité commune. Ainsi soudée
sur elle-même, la Noosphère, prise dans son ensemble, commence à
se comporter tangentiellement (c£ no 6) à la façon d'un seul « Méga-
centre » ; cependant que, radialement, elle s'ébranle en avant, animée
globalement par un phylétisme, ou mieux par une ontogénèse qui lui
est propre : phylétisme, ontogénèse de la conscience, et de la mémoire
humaine collectives, qui, par tradition et éducation, n'a pas cessé, de-
puis le premier instant de l'hominisation, de s'approfondir en grossis-
sant, conformément toujours à la loi biologique fondamentale de cen-
tro-complexité.
20. - En soi, l'idée que l'Univers tend vers quelque forme [118]
d'unité finale a hanté la pensée de tous les philosophes ; et elle n'a rien
de nouveau. Ce que la notion de centro-complexité a d'original et de
fécond, c'est d'imposer, par structure même, au terme de la synthèse
cosmique, une série de déterminations positives grâce auxquelles son
existence se transcrit pour nous en termes non seulement d'intellec-
tion, mais aussi d'action. Et en effet, pour satisfaire à ses conditions de
position et de fonction, il est facile de voir qu'Oméga, tel que notre loi
de récurrence le décèle, doit se présenter, vu par nous, comme tout à
la fois : personnel, - individuel, - partiellement actuel déjà, - et partiel-
lement aussi transcendant.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 101
21. - Personnel d'abord, ceci va de soi ; dès lors que c'est la cen-
tréité qui fait les êtres personnels, et que lui, Oméga, est suprêmement
centré.
1) l'une passive : « Plus esse est plus a (ou ex) pluribus uniri »
(évolution subie) ;
2) l'autre active : « Plus esse est plus plura unire » (évolution
active).
3. Corollaires et conclusions
12 Ici apparaît ce qu'il y a de vrai, mais surtout d'injuste, dans les critiques soi-
disant définitives faites par Durkheim, Cournot, Tarde, etc. à toute « assimi-
lation » de la Sociologie à la Biologie. Il serait évidemment absurde d'identi-
fier une société à un groupe de cellules (surtout si celles-ci sont définies - à
tort - comme vides de tout contenu psychique). Mais il serait encore plus
faux et stérilisant de ne pas reconnaître dans les groupements sociaux l'ex-
tension « hominisée » du même mécanisme que celui qui a donné les Méta-
zoaires à partir de cellules isolées. En vertu de l'unité structurelle cosmique,
et sous peine de demeurer ruineusement un « épiphénomène », l'Homme ne
peut être compris et mesuré que dans les perspectives d'une Biologie généra-
lisée, où se trouvent respectées à la fois : d'une part la continuité, à travers
tous les degrés de la Vie, d'un même processus évolutif de fond ; et d'autre
part, les différences essentielles séparant les diverses modalités de ce pro-
cessus, suivant qu'on le considère dans les domaines de centro-complexité
plus ou moins élevée. - Il ne peut y avoir de Science sociologique qu'en pro-
longement de la Physique et de la Biologie.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 105
moins qu'on puisse dire, en tout cas, c'est que, à travers le pas critique
de la Réflexion, c'est en amour que se transforme, en s'hominisant,
cette inter-sympathie obscure des premiers atomes ou des premiers
vivants. Dans le cas du sexuel, de [126] la famille, de la race, le pas-
sage est évident. Mais pour un oeil attentif, le phénomène s'étend
beaucoup plus loin. Depuis deux mille ans, on a beaucoup parlé (et
beaucoup souri) d'un amour du genre humain. Or, pour finir, n'est-ce
pas un tel amour qui, en droit et en fait, monte et pointe déjà à notre
horizon ? Du moment que, éveillés à la conscience explicite de l'Évo-
lution qui les entraîne, les hommes se mettent à regarder tous en-
semble une même chose en avant, par le fait même ne commencent-ils
pas à s'aimer ?
En vérité, à la surface de la Noosphère qui se resserre, ce n'est pas
seulement un petit groupe de liaisons privilégiées, c'est la totalité des
relations inter-humaines qui s'échauffe. Et dès lors voici l'amour qui
émerge dans la plénitude de son rôle cosmique. Pour le psychologue
et le moraliste, l'amour est simplement une « passion ». Pour ceux qui,
à la suite de Platon, cherchent à trouver dans la structure même des
êtres la raison de son ubiquité, de son intensité et de sa mobilité, il
apparaît comme la forme supérieure et purifiée d'une attraction inté-
rieure universelle.
Dans un Univers de structure centro-complexe, l'amour, essentiel-
lement, n'est autre chose que l'énergie propre de la Cosmogénèse.
Et voilà pourquoi, seul entre toutes les énergies du Monde, il se
montre capable de pousser jusqu'à son terme la Personnalisation cos-
mique, fruit de la Centrogénèse. L'union, disions-nous, personnalise.
Ceci toutefois, ne l'oublions pas, à une condition : c'est que les centres
groupés par elle se rapprochent entre eux, non pas d'une façon quel-
conque (forcée ou oblique), - mais spontanément, centre à centre, -
c'est-à-dire en s'aimant.
Seul, en définitive, grâce à son pouvoir spécifique et unique de
« personnaliser les complexes », l'amour peut faire ce miracle de sur-
humaniser l'Homme au travers et au moyen des forces de collectivisa-
tion ; et seul, au cours d'une phase plus décisive encore, il peut lui ou-
vrir l'accès d'Oméga.
[127]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 109
14 Ceci est une explication. Mais n'y en aurait-il pas une autre, plus harmo-
nieuse et plus simple ? - Admettons que, même sur les centres fragmentaires
(pré-vivants) l'attraction d'Oméga puisse se faire sentir intérieurement (éner-
gie psychique, cf. ci-dessus). Dans ce cas l’Énergie physique (et sa conser-
vation globale) ne pourraient-elles pas s'interpréter comme le « sous-
produit » statistique d'une multitude d'énergies psychiques élémentaires
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 110
[130]
Et ceci est déjà une première façon d'envisager les relations cos-
miques entre Unité et Grands Nombres. Or il y en a une deuxième que
voici. Non seulement la masse formidable des corpuscules mise en
œuvre dans l'Univers s'explique par la richesse de l'Unité en laquelle
ceux-ci s'agrègent, mais encore elle se justifie par l'appui que trouve
dans le jeu des Grands Nombres le processus même de la Centrogé-
nèse.
Par nature l'énergie psychique lutte contre les forces du Hasard qui
règne dans le domaine de l'Énergie physique ; et petit à petit, elle les
élimine. En chemin cependant il faut bien qu'elle s'en accommode. Et
alors, au lieu de les contrecarrer directement, elle les fait servir à ses
fins, pourrait-on dire, en utilisant la double propriété que possède le
Hasard, soit de développer des déterminismes réguliers (lois physico-
[135]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
6
L’ANALYSE DE LA VIE
[136]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 119
[137]
I. Le problème
Première remarque.
18 Inexact ?... Dans les cas des centres complexes, il vaudrait mieux dire que le
« quantum de choix » s'exprime par un contrôle (organisé et centré) exercé
par chaque centre complexe sur la somme de tous les« quantum de choix »
élémentaires que ce centre complexe intègre dans sa complexité. - De ce
point de vue, le « quantum de choix » humain serait coextensif à la totalité
globale du corps humain, - les clefs de commande étant du reste rassemblées
et distribuées dans le système des déterminismes (mécanismes) nerveux.
19 De ce chef on peut dire que le Principe d'indétermination des physiciens ne
prouve pas l'existence d'une liberté, mais laisse la place pour une telle liber-
té, dans le monde des atomes.
Voici ce qu'a écrit L. de Broglie au sujet du Principe d'indétermination
« ... il est impossible de connaître en même temps avec précision l'aspect
dynamique des processus élémentaires et leur localisation dans l'espace et
cette impossibilité s'exprime quantitativement par les fameuses relations
d'incertitude d'Heisenberg ». - (Louis de Broglie, Physique et Microphy-
sique, 1947 - Albin Michel.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 124
[143]
Deuxième remarque.
Troisième remarque.
« ... La question qui se pose est finalement de savoir, Einstein l'a souvent
souligné, si l'interprétation actuelle qui utilise uniquement l'onde ~ à carac-
tère statistique est une description « complète » de la réalité, auquel cas il
faut admettre l'indéterminisme et l'impossibilité de représenter les réalités de
l'échelle atomique d'une façon précise dans le cadre de l'espace et du temps
ou si, au contraire, cette interprétation est incomplète... ». - (Louis de Bro-
glie, Nouvelles Perspectives en Microphysique, 1956, Albin Michel.)
(Note ajoutée par les Éditeurs.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 125
Conclusion
Notons ici (cela en vaut la peine) la parenté étroite qui relie entre
elles deux attitudes intellectuelles réputées inconciliables en face du
problème de la Vie. Si paradoxal que cela puisse paraître, le fixiste
créationniste qui nie l'évolution de la Vie, sous prétexte que celle-ci,
examinée en détail sur des temps très courts, se réduit en segments
stables, tombe exactement dans le même genre d'erreur que l'évolu-
tionniste matérialiste qui nie la conscience et la liberté sous prétexte
que le vivant se laisse démonter en un système de mécanismes élé-
mentaires. Chez l'un comme chez l'autre c'est la même « illusion ana-
lytique » qui fait sentir ses effets, - ici matérialisant l'esprit, là immo-
[147]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
7
ESQUISSE D'UNE DIALECTIQUE
DE L'ESPRIT
[148]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 129
[149]
[150]
1. Premier temps :
Le phénomène humain et l’existence
d’un Dieu transcendant
Et nous voici dès lors, remontant une deuxième fois le fil de l'Uni-
vers (aperçu désormais comme mû en avant) conduits à retrouver en
tête Dieu, plus profondément :
Une fois reconnu (non plus, je répète, par voie de pure inférence,
mais par adhésion à une affirmation reçue d'en haut) le fait de l'Incar-
nation, nous nous trouvons en mesure, [156] par un nouveau retour
vers le plus connu, de pénétrer plus profondément la nature du phé-
nomène chrétien. Non plus simplement l'Église enseignante, mais
l'Église vivante : germe de super-vitalisation déposé au sein de la
Noosphère par l'apparition historique du Christ-Jésus : non pas orga-
nisme parasite, doublant ou déformant le cône évolutif humain, mais
cône plus intérieur encore, imprégnant, envahissant et soutenant gra-
duellement toute la masse montante du Monde, et convergeant con-
centriquement vers le même sommet.
D'où pour finir, par remontée ultime vers le moins connu, une der-
nière et suprême définition du point Oméga : foyer à la fois un et
complexe, où, cimentés par la personne christique, trois centres em-
boîtés (pourrait-on dire) se découvrent, de plus en plus profonds : ex-
térieurement, le sommet immanent (« naturel ») du cône humano-
cosmique ; plus en dedans, au milieu, le sommet immanent (« surna-
turel ») du cône « ecclésiastique » ou christique ; et, tout-à-fait au
cœur, enfin, le centre transcendant trinitaire et divin. Le Plérôme
complet se rejoignant sous l'action médiatrice du Christ-Oméga.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 136
[157]
[159]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
8
PLACE DE LA TECHNIQUE
DANS UNE BIOLOGIE GÉNÉRALE
DE L'HUMANITÉ
[160]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 139
[161]
autres ; mais, tandis que, dans le cas des autres espèces, les différentes
modalités de la forme qui vient de naître tendent à diverger, l'attitude
de l'homme, en vertu de son haut degré de psychisme, est toute diffé-
rente. En fait, à son niveau, le bouquet s'enroule sur lui-même autour
de la planète de telle sorte que l'humanité réalise un faisceau en forme
de bulbe dans lequel on peut reconnaître des feuillets. À l'intérieur de
cette masse, des quantités d'espèces virtuelles apparaissent continuel-
lement composant un ensemble dont le resserrement sur lui-même
amène une structure parfaitement déterminée. Du fait que l'homme
représente le système produit par le rapprochement de tous les feuil-
lets on aurait un autre bouquet ; c'est une raison pour reconnaître dans
le phénomène social quelque chose de naturel.
Mais ce n'est pas tout ; si l'on essaye de voir l'anatomie de l'huma-
nité on reconnaît certains caractères qui indiquent un ordre spécial :
L'homme est un être caractérisé par des mains et un cerveau : c'est
un cérébro-manuel. Est-ce que nous ne pouvons pas reconnaître dans
l'humanité globale, ce caractère de cérébralité et de manualité ?
Les mains, c'est le machinisme ; les machines sont trouvées [165]
par l'individu ; l'outil est passé de l'individu au groupe. Alors apparaît
cette entité de machinisme dont les développements sont tellement
solidaires que morale et machine ne peuvent progresser l'une sans
l'autre.
Ce qui est vrai de la main est encore plus vrai du cerveau. Est-ce
qu'il ne se forme rien d'analogue à un cerveau entre tous les cerveaux
humains ? Lorsqu'on réfléchit aux moyens de communication, on en
aperçoit surtout le côté commercial ; mais le côté psychologique est
bien plus important et comporte des effets considérables.
Cet appareil cérébroïde, critiqué par Julian Huxley, a des diffé-
rences énormes avec un cerveau individuel en ce sens que celui-ci est
dominé par un moi pensant, mais il reste que nous aurions tort de con-
sidérer l'ensemble des cerveaux humains comme formant seulement
une somme. Il y a quelque chose de plus : ces cerveaux réunis entre
eux forment une sorte de voûte, chaque cerveau devenant capable de
percevoir avec les autres ce qui lui échapperait s'il était réduit à sa
seule capacité. Et la vision ainsi obtenue dépasse l'individu et ne peut
être épuisée par lui.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 143
Prenons par exemple l'idée d'atome : chacun des cerveaux des phy-
siciens à l'heure actuelle, n'épuise pas l'idée d'atome et pourtant cha-
cun en a une vision que seul il est capable de posséder.
Dans l'organisme général constitué par l'ensemble humain nous
rencontrons une réalité qui peut être considérée comme un prolonge-
ment de la loi de complexité. L'humanité entière peut être également
comparée à une ellipse dans laquelle un foyer d'organisation tech-
nique est conjugué avec un foyer de connaissance psychique. Et, par
le fait que l'humanité est admise comme une réalité avec ses deux
foyers, la conclusion vient d'elle-même : la technique générale n'est
pas seulement une somme d'entreprises commerciales, un alourdisse-
ment mécanique, elle est la somme des procédés combinés de manière
réfléchie en vue d'entretenir chez les hommes l'état [166] de cons-
cience qui correspond à notre état d'agrégation et de réunion.
La technique a un rôle biologique proprement dit : elle entre de
plein droit dans le naturel. De ce point de vue, conforme à celui de
Bergson, s'évanouit l'opposition entre artificiel et naturel, entre tech-
nique et vie, car tous les organismes sont les résultats d'inventions ;
s'il y a différence, elle est en faveur de l'artificiel.
En reconnaissant ce que la technique est à l'humanité, a-t-on dit
l'essentiel de sa valeur, ou est-on en présence du problème important :
celui de savoir si la technique entretient la conscience humaine ? Les
deux foyers sont-ils arrivés à leur limite ? Est-ce que l'homme pla-
fonne ? N'y aurait-il pas un avenir ? C'est là qu'intervient le phéno-
mène immense représentant le pouvoir d'arrangement presque illimité
que l'homme commence à acquérir, autour de lui, sur la matière.
Le début de la socialisation, malgré ses organisations élémentaires,
ses procédés très simples (collier des bêtes de trait, découverte de la
roue) a obtenu des résultats techniques, des améliorations de trans-
port, considérables. Mais, si nous passons à notre cas, nous constatons
la puissance énorme que l'homme a acquise sur les éléments : après
avoir obtenu de nouvelles substances organiques (résistances, capaci-
tés, oeil électronique, etc ... ) non content de plier l'étoffe de l'univers
il va remanier le tissu de cette étoffe ; c'est la merveille des physiciens
travaillant le noyau de la structure atomique. De même, les biologistes
nous font entrevoir la possibilité d'agir sur les chromosomes, de modi-
fier les puissances de l'organisme par les hormones. Et la psychana-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 144
lyse essaie de descendre dans les ressorts mêmes de ce qui nous appa-
raissait le plus intime.
Ce pouvoir veut dire que l'humanité a entre les mains la façon de
faire varier en complication le foyer dont dépend tout son avenir ;
mais alors l'autre foyer va jouer également pour se concentrer. Il y
aura bond dans la conscience humaine. Autour de nous, si l'on re-
garde, est-ce que l'énergie psychique n'est [167] pas en train de mon-
ter en quantité, en intensité et en qualité ? En quantité - et je pense au
phénomène du chômage qui inquiète tellement les économistes, mais
qui, pour un biologiste, est la chose la plus naturelle du monde : il an-
nonce le dégagement de l'énergie spirituelle ; deux bras libérés, c'est
un cerveau libéré Pour la pensée : je veux bien que sa maturité ne soit
pas encore suffisante, mais, du point de vue biologique, ce phéno-
mène montre que, étant donné l'augmentation de la technique, l'éner-
gie disponible va monter pour se diriger vers le foyer de conscience.
En quantité et en intensité, ai-je dit : est-il impossible qu'un jour on
arrive à construire certains appareils capables d'enregistrer des raies
émises par les cerveaux pensants et de totaliser l'énergie de ces cer-
veaux tendus dans une direction donnée ? La terre apparaitrait, au
point de vue psychique, de plus en plus chaude et incandescente. Si
l'on ne considère pas l'harmonie, mais l'intensité générale, jamais la
terre n'a passé par une phase pareille.
Cette énergie humaine, nous pouvons nous rendre compte aussi
qu'elle monte qualitativement ; je regarde ce phénomène de la généra-
lisation de la recherche parmi les hommes : il y a un siècle c'était une
fonction presque inconnue ; or, maintenant, un grand nombre
d'hommes sont gagnés par le démon de la découverte et il se forme
des voûtes partielles qui développent ensemble des visions com-
munes : c'est de l'énergie spirituelle vraiment qualifiée.
On en vient à cette idée très simple : à travers l'homme l'évolution
rebondit ; en ce moment, tout se passe comme dans ces appareils où,
une première fusée étant lancée, une seconde s'allume et prolonge le
mouvement. Quand on prend l'ensemble des phénomènes évolutifs la
nature agit de cette façon là. Elle est arrivée à faire l'homme, mais en
pourvoyant, par d'autres plates-formes, à l'utilisation d'autres énergies.
Et voici que le phénomène semble repartir vers une nouvelle montée
spirituelle.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 145
[168]
Si, grâce à la technique, l'évolution rebondit, elle se réfléchit en
même temps. « L'homme, c'est l'évolution devenue consciente d'elle-
même » a dit Huxley ; l'évolution a maintenant à faire elle-même son
choix ; tant que la liberté vraie n'existait pas, il semble que la vie ait
marché par une sorte de tâtonnement ; mais, à partir de l'homme de-
venu conscient, réfléchi, responsable des arrangements sur lesquels
est basée la suite du processus, il faut qu'il se trouve une direction : la
vie ne peut plus aller au hasard, la technique introduit obligatoirement
la nécessité d'une idéologie.
Deux idéologies se trouvent en présence : une idéologie matéria-
liste se définissant ainsi : l'organisation est tout ; c'est-à-dire seul le
foyer no 1 est vraiment intéressant et réel le foyer de conscience est
secondaire. Cette perspective, qui semble être au fond celle des mar-
xistes, me paraît absolument insuffisante pour résoudre le problème.
Elle ne décide pas de la direction à suivre : le maximum d'organisa-
tion n'est pas une direction, ce n'est pas forcément la marche vers l'op-
timum. Si l'on met tout dans l'organisation, l'individu sent qu'il com-
promet quelque chose d'essentiel. Le fait de placer tout le problème
humain dans l'organisation nous mène à une mort totale, inévitable,
car plus l'arrangement est compliqué, plus il devient instable, réver-
sible. L'homme individuel ne marche que dans une direction irréver-
sible, sinon il perd le goût d'agir qui est la suprême mesure de la tech-
nique.
L'idéologie spiritualiste, elle, déclare : 'des deux foyers, c'est le
spirituel le plus important et qui contrôle l'autre. De ce point de vue
tout change : nous avons un moyen d'apprécier les bons ou mauvais
arrangements. L'individu se trouve protégé au milieu de la technique
car son foyer de conscience est distingué ; la vie est sauvée car, s'il est
vrai que le foyer de complication est instable, l'autre, se centrant, ac-
quiert une irréversibilité.
Cette perspective spiritualiste, il faut la pousser jusqu'au bout.
C'est ici que le christianisme se présente avec une grande [169] va-
leur : il est, en effet, un spiritualisme qui offre un centre divin à la fois
émergé et immergé ; par son immersion, ce centre se trouve en con-
nexion avec l'énergie. Plus on réfléchit à cette harmonie profonde que
l'idée d'incarnation présente avec les rapports révélés par les autres
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 146
[170]
[171]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
9
SUR LA NATURE DU
PHÉNOMÈNE SOCIAL HUMAIN
ET SUR SES RELATIONS CACHÉES
AVEC LA GRAVITÉ
[172]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 148
[173]
[175]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
10
LES CONDITIONS
PSYCHOLOGIQUES DE
L’UNIFICATION HUMAINE
[176]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 151
[177]
I. Conditions objectives
[186]
[187]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
11
UN PHÉNOMÈNE
DE CONTRE-ÉVOLUTION
EN BIOLOGIE HUMAINE OU
LA PEUR DE L'EXISTENCE
[188]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 161
[189]
I. La montée de la peur
24 Dans la mesure où ils sont authentiques, les cas de contact mystique avec le
Divin ne s'opèrent point par la surface sensorielle, mais par le fond (et sui-
vant ce que nous appellerons ci-dessous l'axe de convergence) des cons-
ciences individuelles.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 165
abriter dans l'Humain, bien au chaud parmi les Hommes : mais uni-
quement pour constater avec détresse que là-même, - chez nous, pou-
vions-nous croire, - les [195] mêmes fantômes exactement nous atten-
daient et se dressent qui, dans le grand Monde extérieur, semblent
prêts à nous dévorer.
rable, nous pourrions être sûrs que ce moyen existe, - c'est-à-dire qu'il
correspond à une structure objective et réelle du Monde qui nous con-
tient.
Et voilà précisément ce que je voudrais montrer en décrivant briè-
vement (antidote spécifique de la peur existentielle !) les propriétés
calmantes, libératrices, d'un Univers convergent.
Au cours des analyses qui précèdent, nous n'avons fait aucune
supposition particulière concernant la forme du Multiple (animé ou
inanimé) au sein duquel se découvre plongée, en ouvrant les yeux, la
conscience humaine. Une énorme pluralité désordonnée, ou, tout au
plus, mécaniquement et statistiquement arrangée : voilà tout ce que
nous avons considéré (et, en fait, voilà tout ce qui apparaît d'abord)
dans la danse aveugle des éléments du Monde autour de nous. Or ne
serait-ce point, par hasard, à cette absence même de toute orientation
supposée à l'agitation cosmique [199] que tiendraient justement en
face du Temps, de l'Espace et du Nombre, notre vertige et notre ef-
froi ?
Faisons, en effet, une hypothèse plausible. Et, conformément à une
foule d'indices, tous également favorables, imaginons que l'Univers ne
soit pas organiquement stationnaire sur lui-même au cours de son ex-
pansion spatiale, - mais que, en vertu d'une ségrégation affectant la
totalité de sa substance, il dérive par le dedans vers des états de plus
en plus synthétiquement compliqués, - la complication organisée de
son étoffe entraînant, comme effet spécifique, un accroissement en lui
d'intériorité psychique. En d'autres termes, et pour toutes sortes de rai-
sons confluentes, que je ne saurais énumérer ici, posons en principe
que l'Univers, loin de diverger explosivement au hasard, et parce que
« lesté » intérieurement de complexité-conscience, tombe et se ra-
masse progressivement, par une sorte d'essence de lui-même, sur un
Foyer ultime d'unification et de réflexion. Alors, si je ne me trompe,
que ce soit dans le domaine de la Matière ou dans le domaine humain,
ce sont les spectres, objets de notre épouvante, qui se dissipent l'un
après l'autre sous ce jet de lumière ; et c'est la peur qui s'en va.
Voyons plutôt.
L'Univers, disais-je, nous opprime d'abord (à un premier degré) de
son aveugle immensité, parce que, comme dans une forêt ou comme
dans une grande ville, nous avons l'impression de n'y compter pour
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 170
rien, et d'y traîner, égarés. Mais la forêt, mais la grande ville, - mais la
Nature elle-même, en revanche, ne perdent-elles pas leur horreur, ne
deviennent-elles pas aimables, dès l'instant où, reconnaissant autour
de nous un système rayonnant de sentiers, ou de rues, ou de lignes
évolutives, nous acquérons la certitude que, si épaisse soit la brousse,
si inhospitalier le quartier, si noire la Vie que nous traversons, la cha-
leur, l'amitié, un gîte nous attendent au centre de l'étoile - et que nous
ne pouvons plus les manquer.
L'Univers, encore, nous angoisse (et à un deuxième degré) [200]
par son imperméabilité et son opacité. Sous ses voûtes impénétrables,
comme parmi ses foules sans écho, nous nous sentons aussi isolés,
aussi perdus, que le mineur dans une galerie étroite, bouchée peut-
être, avec toute la roche pesant sur lui... - Mais le mineur, tout juste-
ment, s'il aperçoit, tout en haut, un rai de lumière au-dessus de sa tête,
s'il perçoit un souffle d'air frais tombant sur lui d'en avant ; nous-
mêmes, veux-je dire, les humains au travail, si, parce que le Monde
converge, nous retrouvons l'espoir, la certitude qu'un jour la double
percée attendue se fera simultanément dans le « rideau de fer » (per-
cée dans l'au-delà par déchirure du Phénomène, et percée dans les
autres par intériorisation mutuelle des âmes) ; s'il en est bien ainsi, lui,
le mineur, et nous, les humains, n'avons-nous pas une raison de nous
remettre à chanter ?
Et l'Univers, pour finir, nous épouvante, disais-je, (à un troisième
degré) par la manière insidieuse et implacable dont ses divers déter-
minismes (physiques, biologiques, psychiques, sociaux) semblent
s'apprêter, à chaque instant, tantôt à nous capturer et à nous absorber,
- tantôt au contraire à nous oublier et à nous désagréger. - Mais, ici
encore, notre effroi ne tombe-t-il pas tout seul lorsque, pour des rai-
sons liées à la texture même de l'étoffe cosmique, nous constatons :
d'une part, que la pointe réfléchie de notre conscience, si fragile et
instable paraisse-t-elle, est en état, non pas d'équilibre ou même de
recul, mais au contraire de continuelle consolidation ; et d'autre part,
que, à travers l'épreuve de la totalisation sociale, c'est vers une com-
plétion de notre moi que nous sommes chassés par voie d'unanimisa-
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 171
tion ? Que craindre au sein d'un Univers dont toutes les forces con-
courent, enfin de compte, à nous achever 26 ?
[201]
En somme, tandis que, au sein d'une Pluralité désordonnée ou di-
vergente, il est fatal que l'apparition de la Réflexion soulève immédia-
tement un vent de peur et d'angoisse, - au sein de la même Pluralité,
reconnue convergente, il est également inévitable que, avec l'éveil de
la Pensée, s'élève sur le Monde un souffle de paix. Et ceci pour la
simple et profonde raison que, dans un Univers « qui se rassemble »,
l'Autre, si terrifiant soit-il au regard toujours plus pénétrant de notre
conscience, cesse à bon droit de nous effrayer, puisque d'étranger et
d'hostile, il se fait unissable. Par régression en lui de l'Extériorité et de
la Distance, l'Autre, je dis bien, cesse de nous épouvanter. Bien
mieux : par son énormité même, il tend à devenir fascinant et aimable.
Car enfin, plus les nappes du Multiple sont immenses, plus inévitable
et enveloppant se découvre le flux qui nous rapproche, - et plus pro-
fonde aussi s'annonce l'intensité centrale vers laquelle l'inflexible
tourbillonnement des choses nous aspire. L’Univers était sombre, gla-
cé, aveugle : le voici qui s'éclaire, s'échauffe, s'anime. Comme par
magie, notre effroi de la Matière et de l'Homme est transformé, inver-
sé, en paix, en confiance, - et même (pour qui a la joie d'apercevoir
qu'un Foyer d'attraction cosmique, pour être personnalisant, doit pos-
séder lui-même sa propre super-personnalité) en amour existentiel. -
Nous sommes enfin sortis du labyrinthe. Nous avons échappé à l'an-
goisse. Nous sommes libérés. Et tout cela parce qu'il y a un Cœur du
Monde.
Eh bien, c'est en présence de cette métamorphose, de ce retourne-
ment intérieur, que, reprenant mon raisonnement de tout à l'heure, je
conclurai comme suit.
Étant donné deux manières théoriquement possibles de regarder la
Réalité qui nous entoure, - l'une amenant a coup sûr l'asphyxie et la
paralysie par la peur, - l'autre, par contre, engendrant spontanément le
[203]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
12
LE SENS DE L’ESPÈCE
CHEZ L’HOMME
[204]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 174
[205]
Et c'est ici qu'entre en ligne un fait capital, sur lequel il est étrange
que nous puissions encore si facilement fermer les yeux : je veux dire
l'enroulement forcé, présentement déclenché, de la Noosphère sur
elle-même. Depuis ses origines jusqu'à nos jours, l'Humanité (si liée
déjà que fût son étoffe) s'était principalement développée - au moins
en apparence - sous le signe ancien de la multiplication et de la diver-
gence. Il s'agissait avant tout, pour elle, d'occuper la Terre. Or, ce
premier résultat étant atteint - c'est-à-dire la phase expansive de peu-
plement touchant à son terme -, il devient évident que l'Hominisation
(par le jeu irrésistible et combiné de deux courbures planétaires, l'une
spatiale, l'autre psychique) entre en ce moment, sous nos yeux, dans
une phase compressive, d'où elle ne saurait plus sortir. Car, sur la sur-
face fermée du Globe, une masse toujours croissante d'éléments (cha-
cun doué d'un rayon d'action et d'agglutination d'autant plus grand que
la Socialisation s'élève davantage) ne peut éviter de se compénétrer et
de se totaliser de plus en plus.
Sur la signification, sinon sur la réalité de ce processus totalisateur,
je le sais, on discute encore. Le phénomène représente-t-il simplement
une mécanisation matérialisante, une sorte de régression ou de sénes-
cence, - un mal de l'Espèce, [208] à subir aussi stoïquement que pos-
sible ? Ou bien, au contraire, n'a-t-il pas plutôt valeur biologique, dans
la mesure où il correspondrait au prolongement direct, à une échelle
supra-individuelle, par-dessus nos têtes, du mécanisme même de
« complexification » auquel peut se ramener, expérimentalement, la
Vitalisation de la Matière ?... - Il suffit, je pense, d'observer combien,
pari passu avec la socialisation planétaire, monte 28 la tension hu-
maine de conscience, pour s'assurer que, des deux manières de voir en
présence, c'est la dernière qui correspond à la marche des faits.
Qu'est-ce à dire, dans ce cas, sinon que, rappelé brutalement au
sens de la réalité par la soudaine poussée autour de lui des forces de
totalisation, l'Homme moderne se doit de rejeter comme une illusion
l'idée qu'il puisse culminer isolément, égoïstement, « individualisti-
quement », au fond de lui-même. Non, pas d'autre bout à chacun de
nous, au sein d'un Univers en voie d'enroulement générateur d'esprit,
que le Bout de l'Humanité elle-même. Pas d'autre issue, dès lors, ou-
verte à notre élan individuel de survie et de super-vie, que de nous
replonger résolument dans le courant général auquel nous avions pen-
sé, un instant, pouvoir échapper. Et, pour réaliser ce geste, pas d'autre
moyen possible (de nécessité psychologique) que de ranimer et de re-
nouveler en nous-mêmes, à la mesure des temps nouveaux, le Sens de
l'Espèce.
29 En ce sens que, pour notre regard mieux averti, l'Homme n'est plus seule-
ment l'ouvrier, - mais l'objet - d'une auto-évolution aperçue comme coïnci-
dant, à son terme, avec une Réflexion concertée de toutes les réflexions
élémentaires humaines se réfléchissant entre elles.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 178
[211]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
13
L'ÉVOLUTION DE
LA RESPONSABILITÉ
DANS LE MONDE
[212]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 180
[213]
I. La convergence de l’univers,
et la montée de la solidarité cosmique
Et alors comment ne pas voir que ce seul fait est suffisant pour
fonder une Éthique nouvelle de la Terre ?
[219]
Avant nous, peut-être, il fut un temps où les individus pouvaient
encore chercher à s'améliorer et à s'achever chacun pour soi, isolé-
ment. Eh bien, cette époque est définitivement révolue. À aucun mo-
ment de l'Histoire, décidons-nous enfin à le reconnaitre, l'Homme ne
s'est trouvé aussi complètement lié (activement et passivement) qu'au-
jourd'hui, par le fond même de son être, à la valeur et au perfection-
nement de tous les autres autour de lui. Et ce régime d'interdépen-
dance, tout indique qu'il ne fera que s'accentuer au cours des siècles
qui viennent.
Une sorte d'ultra-responsabilité généralisée, affectant et renforçant
la gamme entière des vertus et des fautes, telle serait donc, pour finir,
la caractéristique morale la plus marquante de l'ultra-humain vers le-
quel, bon gré mal gré, par nécessité cosmique, nous sommes en train
de dériver.
[223]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
14
POUR Y VOIR CLAIR.
Réflexions sur deux formes
inverses d’esprit
[224]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 188
[225]
INTRODUCTION
32 C'est, je pense, à cet effort de concentration mal compris (plutôt qu'au geste
« oriental » de négation du Multiple) qu'il faut rattacher la tendance, mani-
chéenne ou cathare, à concevoir l'Esprit comme le produit d'une séparation
entre deux composantes, pure et impure, de l'Univers. Attitude subtilement
répandue dans bien des manuels d'ascèse chrétienne. Mais conception bâ-
tarde, à mon avis, dans la mesure où elle ne sauve pas l'exigence mystique
fondamentale que, à travers le processus de spiritualisation, « tout devienne
Tout ». Sans compter que rien n'explique, dans cette perspective, pourquoi
ni comment, par simple effet de décantation, la fraction spirituelle du Monde
se trouve automatiquement et « amoureusement » unifiée.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 193
[231]
33 Puisque, afin de ramener la sphère cosmique à un état unifié, tous les centres
élémentaires ont à disparaître, - que ce soit par voie de dissolution, ou au
contraire de mono-centration.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 194
Ainsi donc, théoriquement parlant, il est bien vrai que deux mé-
thodes inverses (deux et deux seules) se présentent au mystique dési-
reux d'opérer en lui et autour de lui la grande oeuvre cosmique d'uni-
fication. Ou bien se ramasser au Centre ; ou bien épouser la Sphère.
Or, entre ces deux voies symétriques faut-il considérer que nous
ayons le choix : comme si les deux chemins menaient équivalemment
- encore que suivant deux versants opposés - à la même cime ?
Ceci, je ne le crois absolument pas, - et pour deux raisons. La pre-
mière étant, je le répète, que, entre l'Ineffable d'identification et l'Inef-
fable d'unification, il n'y a, par structure, aucune mesure, ni même au-
cune complémentarité, concevables. Et la seconde, plus péremptoire
encore, tenant au fait que, concrètement parlant, l'Univers où nous
sommes pris trahit indiscutablement une dérive préférentielle vers
l'Esprit, non pas de diffusion, mais de concentration. Sur les milliards
d'années où nous pouvons suivre sa course, la Cosmogénèse [233] n'a
pas cessé de se développer sous forme d'une Noogénèse, c'est-à-dire
en direction d'une position d'équilibre située, non pas en deçà, mais
au-delà de toute Organisation et de toute Pensée.
Pas de place, dans un pareil système, pour une régression, même
partielle, du Réfléchi vers l'Inconscient.
Planétairement, l'Humain ne fait qu'un. C'est donc en corps (c'est-
à-dire d'un mouvement unanime) que, renonçant au mirage d'une
34 Sous une forme un peu différente, on pourrait dire que le sens panthéiste (ou
cosmique) tend à s'exprimer sous l'une ou l'autre des trois formules sui-
vantes :
1º Devenir tous (geste impossible et faux) para-panthéisme.
2º Devenir tout (monisme « oriental ») : pseudo-panthéisme.
3º Devenir un avec tous (monisme « occidental ») : eu-panthéisme (voir ci-
dessous).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 195
VII. Corollaire :
un essai de classification absolue des religions
Tant s'en faut néanmoins que, soit dans son expression mystique,
soit dans sa formulation dogmatique, le caractère centrique et centri-
fiant du mouvement Puisse être considéré encore comme parfaitement
défini.
D'une part, mystiquement parlant, il est difficile de ne pas sentir
des traces importantes de fusionnisme dans les appels poussés vers
l'Ineffable par un Eckhart, ou même un Jean de la Croix : comme si,
chez ces grands contemplatifs, les deux isotopes de l'Esprit se trou-
vaient encore appréciablement mélangés.
D'autre part, théologiquement parlant, on me pardonnera d'obser-
ver qu'à l'intérieur d'une certaine conception aristotélicienne de l'Uni-
vers 35 il est simplement impossible à aucune véritable vision univer-
saliste de se développer à l'aise.
[235]
[237]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
15
LE GOÛT DE VIVRE
[238]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 200
[239]
Introduction :
définition du goût de vivre
- d'abord parce que (considérée dans ses formes les plus ache-
vées) elle se présente comme essentiellement dynamique, cons-
tructrice, aventureuse ;
- et ensuite parce que, si apte soit-elle à s'envelopper d'une at-
mosphère d'exultation et de griserie, elle cache en son fond,
(nous allons le montrer) une froide et primordiale détermination
à survivre et à super-vivre : ce que Édouard le Roy, prenant la
suite de Blondel, a si bien nommé « le vouloir profond ».
I. Le gout de vivre,
ressort ultime de l’évolution
des grosses molécules, puis celle des cellules, puis celle des vivants
supérieurs. Autrement dit, ce qui définirait le plus exactement pour
notre intelligence la nature de l'Univers c'est (aux antipodes des phé-
nomènes de « Masse ») le processus d' « Auto-arrangement » en vertu
duquel, au cours d'une dérive affectant la totalité de l'Espace et du
Temps, la « Matière » passe, localement et partiellement, - bien que
par une opération d'ensemble, - d'états plus simples et moins cons-
cients à des états à la fois plus compliqués physico-chimiquement, et
psychiquement plus intériorisés.
Or, cet arrangement lui-même, effet principal présumé de l'Évolu-
tion universelle, comment l'expliquer ? c'est-à-dire à l'influence de
quel facteur l'attribuer ?...
À un effet de Sélection, déclare unanimement aujourd'hui le chœur
des biologistes et des physiciens. Parmi les innombrables combinai-
sons réalisées au cours des temps par l'énorme agitation cosmique,
certaines (très improbables, mais « avantageuses » pour quelque rai-
son) sont triées, retenues, multipliées, - puis utilisées de nouveau (tou-
jours par jeu de chances) pour obtenir un état encore accru de com-
plexité et - de conscience. - À coups et à force de tâtonnements, par
jeu de hasards saisis et additionnés, - ainsi fonctionne et s'accroît la
Vie, automatiquement, autour de nous.
Mais cette première réponse (si valable soit-elle) ne fait évidem-
ment qu'amorcer une nouvelle question.
Car enfin l'espèce de préférence expérimentalement accordée par
la Nature - en dépit de leur extrême fragilité - aux combinaisons les
plus complexes (et par conséquent les plus « psychisées ») issues du
jeu cosmique des grands nombres, à quelle espèce d'énergie connue
nous est-il bien possible de la rapporter ?...
Depuis Darwin, on a beaucoup parlé (et avec raison) de [242]
« survivance du plus apte ». Or qui ne voit que, pour fonctionner,
cette lutte darwinienne pour l'existence présuppose tout justement,
chez les éléments en compétition, un sens obstiné de la Conservation,
de Survie, - où reparaît et se concentre l'essence même de tout le mys-
tère ?...
Il y a bien longtemps, Lucrèce et Épicure, pour amorcer et expli-
quer la rencontre et l'emmêlement de leur pluie d'atomes « crochus »,
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 203
Et, de ce chef, loin d'être dépassée, faut-il dire, l'Ère (je ne dis pas
des, mais) de la Religion ne fait sans doute que commencer.
40 Ces lignes sont écrites, à dessein, d'un point de vue strictement neutre. Si je
parlais en « catholique », je devrais ajouter que, sans aucune « arrogance »,
mais par exigence structurelle l'Église (sous peine de se nier elle-même) ne
peut pas ne pas se considérer comme l'axe même sur lequel peut et doit s'ef-
fectuer le mouvement attendu de rassemblement et de convergence.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 210
Autre conclusion ?
Le « Contact » religieux = Amorce de la 3e Réflexion (F2/F3) =
Néo-goût explicité : Amour (forme supérieure du goût ! !).
[252]
[253]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
16
L’ÉNERGIE SPIRITUELLE
DE LA SOUFFRANCE
[254]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 213
[255]
[258]
[259]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
17
Un seuil mental sous nos pas :
DU COSMOS
À LA COSMOGÉNÈSE
[260]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 217
[261]
1. L'événement intellectuel :
Un monde qui se met à bouger
Absorbés, comme il est naturel, par le soin de faire face aux élé-
ments et problèmes particuliers continuellement formés dans le champ
de notre vision et de notre action par un développement quasi-explosif
de la Science, de la Technique et de la Sociologie, nous ne cherchons
pas assez à sortir de l'agitation où nous sommes pris pour essayer
d'apercevoir et de définir, dans sa figure générale, dans sa direction
globale, et, avant tout, dans sa cause génératrice profonde, le tourbil-
lon singulier qui, en moins d'un siècle, s'est soudain abattu sur l'Hu-
manité, - et, bon gré mal gré, nous emporte.
Eh bien, c'est à cet effort d'émersion et de clarification que je vou-
drais apporter ici ma contribution en signalant l'extraordinaire et dé-
terminante influence exercée sur le comportement humain moderne
par l'accession (toute récente, - ou même encore inachevée) de notre
esprit à la perception d'un Monde en état de déplacement organique
sur soi-même.
Un passage mental du Cosmos à la Cosmogénèse...
Avant de décrire (cf. la deuxième Partie) les conséquences de cette
révolution psychique pour notre attitude fondamentale (rationnelle et
affective) en face de la Matière et de la Vie ; et, avant de prendre posi-
tion (en Conclusion) sur la nature vraie (étoffe simplement « cognos-
citive », ou au contraire « entitative ») du phénomène, - attachons-
nous à [262] fixer brièvement les principales phases historiques, et
l'état présent, de la Transformation.
2. La situation
Une pensée qui se transforme
b. L'Origine du Mal.
porte quel élément, - déjà amorcé aussi loin qu'on remonte vers l'ori-
gine des choses, - prolonge, d'une manière ou de l'autre, son influence
jusqu'à l'extrême fin du processus où il se trouve pris ; cette prolonga-
tion s'accompagnant pour lui, par effet d'unification continuée, et
pourvu qu'il soit psychologiquement réfléchi d'une accentuation cons-
tante de sa personnalité.
En d'autres termes, si dispersées et sériées soient-elles, chronolo-
giquement et spatialement, dans leur naissance, par jeu d'évolution,
les particules d'un Univers en cosmogénèse jouissent toutes de la pro-
priété d'être coextensives infinitésimalement à la totalité du Temps et
de l'Espace 44. Plus ou moins excentriquement placée dans le Système
général en voie de centration, chacune joue le rôle de centre partiel et
incommunicable pour l'ensemble ; - la convergence cosmique se ma-
nifestant spécifiquement par la tendance de ces innombrables centres
élémentaires à se rapprocher, à se rejoindre, et à se renforcer, comme
nous allons voir, dans un Supercentre universel des choses.
fois vital pour notre sens mystique et évident pour notre raison c'est
que, si ultra-gratuite soit la profondeur à laquelle s'ouvre présente-
ment pour nous le Cœur de Dieu, ce Dieu, en revanche, doit satisfaire
à la condition d'être (c£ ci-dessus) le Sommet d'un Univers désormais
reconnu par nous comme structurellement monocéphale et évolutive-
ment inachevé. Et, de ce chef, pour incorporer (suivant l'expression de
St-Paul) toutes choses en soi, et ensuite rentrer au sein du Père « avec
le Monde en Lui », il ne suffit plus au Christ, comme nous le pensions
peut-être, de sanctifier surnaturellement une moisson d'âmes, - mais il
lui faut encore, du même mouvement, porter créativement la Noogé-
nèse cosmique au terme naturel de sa maturité.
Et ainsi se dégage peu à peu, devant nous, l'extraordinaire notion et
vision d'une certaine Énergie Christique universelle, à la fois surnatu-
ralisante et ultra-humanisante, en laquelle se trouve simultanément
matérialisé et personnalisé le Champ de Convergence nécessaire pour
expliquer et assurer l'enroulement général et global du Cosmos sur
lui-même. – Énergie [273] capable de couvrir extensivement, s'il y a
lieu, la pluralité des planètes pensantes engendrées par l'évolution de
la matière sidérale ; ou tout au moins (si, par extraordinaire, de tels
foyers réfléchis extra-terrestres n'existent pas), énergie capable d'
« activer » exhaustivement - comme je vais dire - la totalité du poten-
tiel psychique engagé, sur notre Terre, dans la grande aventure de
l'Anthropogénèse.
47 Et, faut-il ajouter, par une « gratuité » si complète qu'il en deviendrait super-
flu et in-intéressant. Rien, même l'Évolution, ne saurait résister
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 229
Conclusion.
La perception de la cosmogénèse :
effet particulier et spécifique de cosmogénèse
48 Grâce à ses vertus unitives qui, dans un Univers convergent lui confèrent la
qualité d'être ultimement l’acte évolutif suprêmement efficace et parfaite-
ment complet.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 230
[278]
[279]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
18
RÉFLEXIONS SUR
LA PROBABILITÉ SCIENTIFIQUE
et les conséquences religieuses
d’un ultra-humain
[280]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 233
[281]
1. Probabilité scientifique
et nature de l'ultra-humain
[288]
52 L'auteur reprend ici la doctrine de saint Irénée qui lui était chère : Dieu élève
l'homme par degrés au cours de l'histoire. « Il fallait que l'homme fût
d'abord créé, puis qu'il grandît, puis qu'il devînt homme, puis qu'il se multi-
pliât, puis qu'il prit des forces, puis qu'il parvînt à la gloire et que, parvenu à
la gloire, il vît son Maître » (Démonstration, livre IV, ch. 38) (N.D.E.)
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 241
[292]
[293]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
19
LA CONVERGENCE
DE L’UNIVERS
[294]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 243
[295]
53 Basée, on le sait, sur l'idée, encore discutable, que le rougissement des ga-
laxies avec la distance est dû à leur mouvement propre, - et non pas tout
simplement à une fatigue (ou vieillissement) de la lumière.
Par « rougissement » l’auteur indique le déplacement des raies du spectre
vers le rouge. N.D.E.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 244
b. Individu et Société.
quement affecté par les multiples liaisons qui, de toutes parts, agissent
sur lui pour l'associer « symbiotiquement » avec ses semblables. De-
puis plus de vingt mille ans, nous le savons maintenant, son crâne n'a
pas appréciablement changé de forme ; ses instincts élémentaires sont
restés les mêmes. Ne serait-ce point là une preuve décisive que civili-
sation et culture ne produisent en nous que des modifications tempo-
raires et superficielles, d'où l'Homme primitif émergerait inchangé, si,
par chance, l'emprise, sur lui, des forces de collectivité venait à se dé-
tendre.
« Dans la Nature, la Socialisation n'est pas un processus d'étoffe
proprement évolutive ; mais, biologiquement parlant, c'est l'individu
qui est tout ; et l'individu, chez l’Homme, est depuis longtemps, et
pour toujours, fixé sur lui-même. »
Voilà ce qui, de nos jours, se répète et se lit un peu partout, - non
seulement en littérature, mais jusque dans les ouvrages les plus scien-
tifiques.
Or avons-nous jamais songé qu'avec une pareille façon de [300]
raisonner (s'ils pouvaient raisonner) les divers atomes constitutifs
d'une molécule de protéine (ou les divers grains de protéines réunis
dans une cellule) devraient décider que cette molécule, ou cette cel-
lule, n'ont pas valeur proprement « corpusculaire, » puisque, à l'inté-
rieur du système, le Carbone reste apparemment du Carbone, l'Hydro-
gène de l'Hydrogène, et ainsi de suite ?...
Pour apprécier le degré d'organicité d'un arrangement dans l'Uni-
vers, comprenons-le donc enfin, ce n'est pas directement la variation
des éléments composants qu'il importe de considérer, - ni même la
rigidité des liaisons qui maintiennent la permanence du système. Mais
c'est l'apparition ou l'accroissement irréversibles, au sein de l'assem-
blage, de certaines propriétés fondamentales, dont la plus significa-
tive, dans la série organique, est l'émergence graduelle des effets
d'indétermination et de préférence. Conformément à cette règle, doit
être considéré comme ayant valeur organique chez le Vivant (qu'il
s'agisse d'un virus ou de l'Homme) tout arrangement 56 ayant pour ré-
sultat de faire monter « la température psychique » - ou, si l'on pré-
fère, d'accroître l'intériorité - du groupement arrangé.
Mais alors comment ne pas voir que, parmi les choses vivantes que
nous connaissons, aucune n'est plus réellement, plus intensément vi-
vante que la Noosphère.,
Ce qui explique la révolution biologique humaine, disais-je plus
haut, c'est le pas organo-psychique de la Réflexion.
Or, à la faveur des innombrables forces de socialisation, n'est-ce
pas la Réflexion, tout justement, qui monte sans arrêt à la surface de la
Terre ? Non plus la simple réflexion isolée d'un individu sur soi-
même ; mais la réflexion conjuguée et combinée de myriades d'élé-
ments formant peu à peu, par ajustement et renforcement mutuel de
leur action, un seul [301] immense miroir, - un miroir où puisse un
jour prendre figure l'Univers, en se réfléchissant...
Si banale, et superficielle, et fatigante puisse-t-elle nous paraître
dans ses manifestations de détail, la collectivisation humaine ne serait
donc rien autre chose, ni rien de moins, finalement, que la forme ul-
time prise par l'évolution biologique pour se prolonger en milieu ré-
fléchi.
Adoptons cette idée d'une valeur proprement ou même supérieu-
rement biologique des forces de socialisation ; et rapprochons-la de
cette autre idée, ci-dessus présentée, d'une différence d'ordre (ou de
nature) entre le Vivant simple et le Vivant réfléchi.
N'est-il pas émouvant de constater que, dans une direction restée
encore sans nom, et où jusqu'ici tout pouvait paraître parfaitement
immobile, c'est l'Univers tout entier qui, de l'affaire, soudain s'anime,
et se met à bouger ?
58 D'allure exponentielle.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 250
59 La convergence humaine.
60 Une convergence cosmique.
61 Mono- ou poly-centriquement ?... Qui pourrait dire..
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 251
[306]
1) D'après ce que j’ai dit plus haut, le moyen idéal d'établir scienti-
fiquement le phénomène d'une Convergence de l'Univers serait de
pouvoir, par un procédé quelconque, mesurer directement, à chaque
instant, la Tension (ou Température) psychique - c'est-à-dire, le degré
et gradient de Réflexion - de l'Humanité sur elle-même. Opération à
peine concevable encore ; mais qui ne déconcertera peut-être pas la
Physique de demain. - En attendant, et de façon plus descriptive, n'y
aurait-il pas vraiment moyen, pour une attention scientifiquement
éveillée, de détecter autour de nous les signes d'une ultra-évolution
(on pourrait dire « un vent de Réflexion ») dans toute une série de
phénomènes psychiques, mal identifiés encore, et pourtant abordables
à une étude statistique : telle la montée générale, en ce moment même,
dans les zones les plus avancées de la pensée humaine, d'une certaine
angoisse, - ou au contraire d'une certaine exaltation spécifiquement
liées à la conscience, graduellement éveillée en nous, que l'Univers,
non seulement bouge, mais nous entraîne ?
[310]
65 Attrait sexuel ; forces religieuses ; sens humain, non plus basé sur la notion
d'une origine commune (centre de divergence), mais sur l'idée de quelque
consommation en avant...
66 Ce Centre de Réflexion complète coïncidant avec ce que la Mystique ap-
pelle depuis toujours la révélation de Dieu.
* Inédit, Capetown, 23 juillet 1951
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 257
[311]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
20
TRANSFORMATION ET
PROLONGEMENTS EN L'HOMME
DU MÉCANISME DE L'ÉVOLUTION
[312]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 258
[313]
J'ai fait allusion ci-dessus au choc fécond qu'a été, pour la Phy-
sique moderne, la constatation et l'admission du fait que, en s'accélé-
rant, la vitesse réelle 69 des corps donnait naissance à de la masse.
Juste aussi révolutionnaire ne peut manquer d'être demain, en Bio-
logie, cet autre fait (à la fois si éclatant, si simple, et cependant encore
si peu compris !) que la complexité organique des êtres (véritable pa-
ramètre, nous venons de le voir, de l'Évolution) ne peut s'accroître
concrètement sans engendrer, au coeur d'elle-même, une quantité ra-
pidement montante d'Indétermination et de Psychisme. De par sa na-
ture même, le pouvoir d'arrangement sur soi de l'Étoffe cosmique, à
mesure qu'il s'actualise davantage, tend inévitablement à s'intérioriser
peu à peu dans son ressort et dans ses méthodes. Principalement effet
de hasard à ses débuts, la complexification montante de la Matière, -
une expérience universelle des choses nous l'apprend - s'imprègne et
se charge graduellement [318] de « choix ». De forcé ou automatique
à son apparition et dans les êtres monocellulaires, le processus tend
irréversiblement à devenir activement préférentiel chez les êtres for-
tement cérébralisés.
Qu'est-ce à dire, sinon qu'une correction importante doit à toute
force être apportée à notre idée première que le mouvement d'arran-
gement de la Matière, une fois amorcé par jeu de chances, peut et doit,
comme une boule de neige qui grossit, se prolonger tel quel, indéfini-
ment.
« Indéfiniment » : non pas exactement (cf ci-dessous, en Conclu-
sion, l'éventualité, dans le futur, d'un foyer supérieur d'ultra-
humanisation).
« Tel quel » : certainement pas...
Comme l'avion dont je parlais en commençant, et qui se soulève
graduellement, puis finalement s'enlève, à mesure qu'il prend de la
vitesse, - l'Évolution, de sélective à ses débuts, ne peut pas ne pas se
faire graduellement élective chez les vivants supérieurs, par effet di-
rect de Complexité : jusqu'au moment où, se réfléchissant définiti-
vement sur soi, avec apparition du pouvoir de penser, elle « décolle »
et débouche brusquement dans l'inventif calculé (Technique) et le co-
conscient supérieur (Civilisation).
II. Prolongation,
à travers et au-delà de l’homme,
du processus de l’évolution
[324]
[325]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
21
UN PROBLÈME MAJEUR POUR
L'ANTHROPOLOGIE
Y a-t-il, oui ou non, chez l'homme,
prolongation et transformation
du processus biologique
de l'évolution ?
[326]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 269
[327]
Introduction
I. Étoffe organique
du tout planétaire humain
71 Cette majeure ne fait que traduire l'expérience la plus générale que nous
puissions prendre de l'histoire physico-chimique de la Vie.
72 « Noosphère » ou « enveloppe pensante » de la Planète, par opposition à la «
Biosphère », enveloppe simplement vivante (et non pensante) de la Terre.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 271
[333]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
22
LA RÉFLEXION DE L'ÉNERGIE
[334]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 276
[335]
Introduction.
Un fait majeur et incontestable
la convergence de l humain
sur elle-même voilà ce que je vais essayer ici de faire, en traitant les
points suivants :
82 Ce « plus grand effort pour vivre (ou même pour super-vivre) » se faisant du
reste économiquement, c'est-à-dire, par les moyens les pénibles et les che-
mins les plus droits !
83 Cf. par ex., Harold F. Blum : Time's Arrow and Evolution (Princeton Uni-
versity Press, 1951). Et Joseph Needham : Time. The refreshing River
(1941).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 285
84 En Thermo-dynamique classique, cet état final était conçu comme une ré-
partition homogène des molécules les plus simples, considérées comme
permanentes. En Physique moderne, où molécules et atomes sont désagré-
geables, j'avoue ne pas savoir sous quelle forme les théoriciens se représen-
tent l'Énergie totalement entropisée.
85 L'axe Oy de complexité croissante n'étant autre chose (si on le définit par ses
valeurs supérieures) qu'un axe de Réflexion.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 287
90 Établir sur des bases scientifiques solides la réalité et les exigences de cette
propriété première du Weltstoff réfléchi (propriété «sentie » depuis toujours
par les philosophies et les religions de l'immortalité) devrait être la préoccu-
pation et la tâche d'une « psychanalyse constructive », consacrée à l'étude,
non plus seulement des maladies, niais des ressorts fondamentaux, du psy-
chisme humain.
91 Je reconnais introduire ici un postulat : à savoir que l'Univers ne saurait, par
construction, décevoir la Conscience qu'il engendre. Mais ce que je prétends
c'est que, refusé ce postulat (« de l'activance maxima du Conscient par le
Réel »), le Monde s'arrête automatiquement.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 291
[351]
[352]
Sommaire, ou conclusion
[353]
[354]
[355]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
23
RÉFLEXIONS SUR
LA COMPRESSION HUMAINE
[356]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 296
[357]
I. La peine du siècle :
un monde qui étouffe
93 L'autre part (la principale ?) étant due à la sourde anxiété éprouvée par un
être momentanément perdu dans l'immensité d'un Univers qu'il ne comprend
plus.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 298
[364]
[365]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
24
EN REGARDANT UN CYCLOTRON
Réflexions sur le reploiement
sur soi de l’énergie humaine
[366]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 303
[367]
Placez enfin tout cet assemblage parmi les eucalyptus, sur les col-
lines, en face de la baie de San Francisco et de la Golden Gate.
Faites tout cela, dis-je. Et alors vous aurez à peu près l'image du
fameux Radiation Laboratory de Berkeley qui, en étroites relations
avec l'Atomic Energy Commission des États-Unis, représente, à l'heure
actuelle, un des centres les plus vivaces du monde pour l'étude et la
capture de l'Énergie nucléaire.
Je ne suis pas un physicien. Et donc je ne dirai rien ici de ce qu'ont
été, en ces hauts lieux, mes réflexions concernant l'explosion ou l'
« implosion » des atomes. - Mais en revanche je me trouve être un
vieil étudiant de la Vie. Et, à ce titre, je voudrais, sous la forme allégo-
rique d'un phénomène de « double-vue », exprimer et analyser criti-
quement un certain sentiment de présence et d'énergie spirituelles qui
m'a saisi, comme dans un choc, lorsque, pour la première fois de ma
vie, je me suis trouvé face à face avec un de nos modernes briseurs
d'atomes.
[369]
Et alors, pareille à une onde qui s'étale, il m'a semblé que ma vi-
sion s'agrandissait aux dimensions de la Terre. Car, à peine sensibilisé
à l' « odeur » d'ultra-humain dégagée par les énormes turbines ato-
miques que j'avais devant moi, j'en ai tout de suite reconnu les ef-
fluves autour de toutes les autres grandes machines qui, depuis un
demi-siècle, ne cessent de pousser en toutes directions, sous nos yeux,
comme autant d'arbres géants.
Microscopes électroniques et gigantesques télescopes.
Fusées à possibilités transplanétaires.
Machines à combiner...
Sous la diversité extrême des formes et des approches n'étaient-ce
pas, à tous ces noeuds de l'activité humaine, le même processus en
chaine bien reconnaissable : un processus de, rassemblement et de
synthèse, aboutissant, dans tous les cas, au même résultat - l'Homme,
l'ouvrier, d'abord aspiré, et comme capturé, par l'objet de son effort, et
puis finalement transformé (ultra-unifié) par son opération et par son
œuvre tout ensemble.
Par son opération, je dis bien : dans la mesure où celle-ci le force à
s'unanimiser avec les autres et sur soi-même.
Et par son oeuvre, aussi, dans la mesure où, au terme de tout ce
qu'il crée, l'homme, inévitablement, retrouve l'homme un peu plus
haut ; un homme toujours agrandi : soit par la pénétration sensorielle
de l'Immense et de l'Infime, - soit par envahissement géométrique de
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 307
[373]
[378]
[379]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
25
L'ÉNERGIE D'ÉVOLUTION
[380]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 313
[381]
En vérité, suivant cette nouvelle ligne de pensée (et bien que, sur
beaucoup de points secondaires, l'accord ne soit pas encore réalisé), il
semble bien que le pas décisif soit déjà franchi dans l'esprit des spé-
cialistes de la Biologie et de la Biogénèse. Pratiquement, personne, de
ce côté-là, n'en doute plus. Que ce soit sous forme de branche latérale
dérivée, ou, au contraire 97, que ce soit par son courant principal,
l'Énergie cosmique d'évolution, déjà assouplie une première fois en
passant du Minéral au Vivant, se transforme une deuxième fois en pé-
nétrant dans le domaine du psychique réfléchi. En la Socialisation
humaine, non seulement l'évolution biologique [385] se prolonge, au
sens propre et sans métaphore ; mais encore eue allonge appréciable-
ment la gamme de ses attributs internes.
... Avec ce remarquable résultat (encore insuffisamment exploité
par la Science) que, devenue simultanément, en chacun de nous, maî-
tresse (partielle) de ses mouvements, et réflexivement consciente des
forces qui l'animent, elle se présente désormais à notre pensée comme
un objet, non plus seulement d'observation externe, mais d'introspec-
tion.
Essayons d'utiliser, en première approximation, cette sorte de
« spectroscopie » de l'Énergie d'évolution « par le dedans ».
100 Voir par exemple : Ch. Galton-Darwin, The next Million Years (1953) ; Ju-
lian Huxley, Evolution in Action (1953) ; G. Gaylord Simpson, The Mea-
ning Of Evolution (1952), etc...
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 321
103 Pourvu, évidemment, (postulat essentiel) que l'Univers soit admis comme
viable évolutivement.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 323
[394]
[395]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
26
L'ÉTOFFE DE L'UNIVERS
[396]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 326
[397]
Introduction
Je m'explique.
Rationnellement parlant, dans notre interprétation de la Civilisation
humaine, nous nous maintenons encore dans une situation absurde.
D'une part, tout le monde voit et expérimente que, techniquement
et économiquement, l’Humanité va se totalisant sur soi chaque jour
davantage. Mais, ajoute-t-on soigneusement, sans que cette dérive ir-
résistible vers le plus organisé ait la moindre valeur proprement biolo-
gique.
D'autre part, et en même temps, chacun se rend parfaitement
compte que, pari passu avec un progrès de nos arrangements maté-
riels, notre perception de l'Univers augmente rapidement en profon-
deur et en cohérence. Bien que, s'empresse-t-on de faire remarquer,
sans que ce surcroit de connaissance ajoute à la « nature humaine »
quoi que ce soit de définitif et de nouveau...
Autrement dit, tout en reconnaissant explicitement que, dans la
masse humaine, le couple « complexification-montée de conscience »
fonctionne juste aussi clairement que dans tout autre compartiment du
Réel, nous nous refusons encore à reconnaitre que, dans ce cas parti-
culier, son apparition signale et signifie, comme ailleurs, un mouve-
ment de dimensions et de valeur cosmiques.
C'est pour m'être révolté contre cette inégalité dans le traitement
des faits ; - c'est pour m'être refusé à accepter une coupure entre « na-
turel » et « artificiel » ; - et c'est, plus encore, pour m'être éveillé au
sens de ce qu'il y a de créateur, d'additif et d'héréditaire dans la Vision
commune (Weltanschauung) lentement élaborée dans l'esprit humain
par toutes les formes de Recherche, que je me suis finalement établi
dans la perspective que voici.
Faute de nous référer à des axes précis, et faute aussi de considérer
sur une longueur suffisante la courbe du Phénomène [403] humain,
nous continuons à nous disputer sentimentalement et dans le vague sur
la notion de perfectibilité humaine, et sur la réalité d'un « progrès ». -
Or, dans ce domaine, et pour peu que nous utilisions, comme il con-
vient, le paramètre général de complexité-conscience, aucun doute, je
prétends, ne subsiste déjà plus - pour qui sait voir. Que l'Homme, avec
le temps, devienne « meilleur » ou « pire » : je ne sais pas trop ce que
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 331
ces mots signifient, et je n'en ai cure 107. Mais que l'Humanité puisse
être considérée, à l'heure présente, comme une espèce qui se désa-
grège, ou une espèce qui plafonne, voilà ce que je nie absolument. Et
ceci pour la bonne raison que, de par la force et le jeu même de son
unification technico-mentale, l'Humanité du 20e siècle, loin de trainer
ou de régresser sur soi, se présente manifestement à notre expérience
comme un système en plein élan de co-réflexion, c'est-à-dire (identi-
quement) d'ultra-hominisation.
En vérité, la grande et bonne nouvelle qu'il s'agirait de répandre en
ce moment, pour calmer les anxiétés et galvaniser les énergies de la
Terre pensante, ne serait-ce pas (face inattendue de l'ancien Évan-
gile !) que les affres de la phase de totalisation dans laquelle nous ve-
nons d'entrer ne sont pas les symptômes d'une mort qui approche,
mais bien les indices d'un reploiement ultérieur sur soi, c'est-à-dire
d'une ultravivification, de l'Étoffe de l'Univers ?
Par bonheur pour nous, non seulement l'Humanité, prise expéri-
mentalement dans sa plénitude organique, bouge toujours ; mais en-
core, à la différence de toutes les espèces zoologiques (de type disper-
sif) qui l'avaient précédée, sur elle-même elle converge : cet irrésis-
tible reploiement biologique (d'ampleur et d'urgence planétaires) sug-
gérant à notre [404] esprit l'idée et l'espoir fous qu'un Centre ultime de
Réflexion (et donc de consommation béatifiante) existe peut-être bien
en avant de nous, au terme supérieur de l'Évolution.
107 Que l'homme soit a meilleur » ou « pire » est en effet une question ambiguë.
Du moins pour le Père Teilhard, comme pour tout chrétien, la valeur morale
d'un homme est un mystère dont Dieu seul est juge et qu'il n'appartient pas
au savant de pénétrer. (N.D.E.)
108 Écrit autobiographique, à paraître dans le prochain tome.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 332
[407]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
27
L'ACTIVATION DE L'ÉNERGIE
HUMAINE
[408]
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 336
[409]
116 Cf., par exemple, Ch. Galton-Darwin, The next Million Years , (NewYork,
Doubleday & Co 1953).
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 339
[414]
formisant peu à peu les intelligences dans une sorte de « fond com-
mun », à un niveau moyen.
Mais n'est-ce pas bien autre chose, en réalité, qui se passe !
Reconnaître que, en vertu de sa nature même, l'Humain tend à se
co-réfléchir, c'est admettre, identiquement, que sur soi, en évoluant, il
converge. Or converger, pour l'Énergie humaine, entraîne deux
choses. La première, c'est qu'elle ne cesse de s'intensifier et de se dif-
férencier, avec le temps, par concentration sur elle-même. Et la se-
conde c'est que, à une certaine distance finie vers l'avant, un sommet,
pour elle, se dessine.
Qu'est-ce à dire, sinon que l'Hominisation, telle que nous la voyons
opérer sous nos yeux, ne saurait se terminer (si elle réussit !) que sur
un paroxysme, - lequel ne saurait guère être défini autrement que
comme un point critique supérieur de Réflexion, - duquel à son tour
(justement parce qu'il est critique) nous avons une liberté positive de
supposer qu'il pourrait bien être, hors de l'espace et du temps, un point
d'évasion : c'est-à-dire tout justement l'issue dont, pour avoir le cœur
d'avancer, nous nous trouvions avoir besoin !
Ceci, bien entendu, semble nous laisser face à face avec la mons-
truosité physique d'une Énergie humaine à la fois réversible (par effet
d'entropie) dans la mesure où elle est énergie, et irréversible (par exi-
gence d'activation) dans la mesure, où elle est hominisée...
Mais cette antinomie ne serait-elle pas par hasard un signal pour
notre esprit d'avoir à retourner complètement sa vision des choses ? -
Obstinément, dans l'Univers, nous continuons à regarder le Physique
comme constituant le « véritable » phénomène, et le Psychique
comme une sorte d'épi-phénomène. Or ainsi que le soupçonnent (si je
comprends bien) des esprits aussi froidement objectifs que Louis
[416] de Broglie et Léon Brillouin 117, n'y aurait-il pas lieu, si nous
voulons vraiment unifier le Réel, de renverser bout pour bout les va-
leurs, - c'est-à-dire de considérer le Thermo-dynamique tout entier
comme un sous-effet instable et momentané du rassemblement sur soi
de ce que nous appelons « conscience » ou « esprit » ?
[417]
L’ACTIVATION DE L’ÉNERGIE.
28
BARRIÈRE DE LA MORT 118
ET CO-RÉFLEXION
ou de l’éveil imminent de la conscience
humaine au sens de son irréversion
[418]
[419]
1. Réflexion et co-réflexion
119 Ceci supposant (ce qui est concevable) que le Conscient, à mesure qu'il se
centre sur soi, se détache graduellement du cadre de Complexité requis pour
amorcer et entretenir sa convergence.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 348
121 C'est-à-dire le sens d'une réaction directe, sur notre pensée, par le dedans,
d'un sommet de Vie par-delà la Mort.
122 Arrêté Kroutchev du Comité Central du Parti Communiste, 10 novembre
1954 : « L'opposition essentielle de la science et de la religion est évidente...
La science ne peut pas se concilier avec les conceptions fictives (révélées)
concernant la nature et l'homme.. La religion voue l'homme à la passivité, ...
elle enchaîne son activité créatrice ». - Difficile de trouver une expression
plus candide et plus typique de la confusion existant dans les esprits entre
ancienne et nouvelle notion de la Révélation : c'est-à-dire entre une Révéla-
tion duplicatrice, et une Révélation animatrice, de la Recherche Scienti-
fique.
Pierre Teilhard de Chardin, L’activation de l’énergie. (1963) 352
Fin du texte