2020 02 21 Patrice de La Tour Du Pin

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PATRICE DE LA TOUR DU PIN :

ITINÉRAIRE DE POÉSIE À DIEU

« Il a vécu sur l’être de certains plus qu’ils n’y vivaient


eux-mêmes, – priant et contemplant du fond d’eux
comme ils n’auraient pu le faire.
Il a passé de telles heures de sa vie dans de grandes soli-
tudes, – prenant leur souffle et leur façon de respirer
qu’ils n’ont jamais connu. (…)
Il s’est battu dans un univers plus bouleversé que celui
des eaux et des vents, – il a ramené des anges dans des
âmes inhabitables.
C’est à leur bonheur que vous reconnaissez vos Saints,
– il s’est embarqué sur la mort comme sur un regard
d’enfant. » 1

Voilà dix-neuf ans 2 que s’achevait le cheminement ter-


restre de Patrice de La Tour du Pin ; il consacrait ses ultimes
forces à une révision, une refonte des trois jeux de Une Somme
de Poésie. Il se préparait surtout à vivre, dans son être, cette
Pâque, ce passage, qu’il avait souvent traduit avec nos mots
humains. Au fil des années, depuis ce 28 octobre 1975, grâce
au labeur de Madame de La Tour du Pin, les trois volumes

1. Patrice de LA TOUR DU PIN, Psaume. Office des morts. Une Somme de Poésie I,
Gallimard, 1946, p. 425.
2. N.D.L.R. : l’article est paru en 1995. Rappelons que Patrice de La Tour du Pin est
mort le 28 octobre 1975.
Patrice de La Tour du Pin 3

définitifs de la Somme ont vu le jour chez Gallimard, une


Société des Amis de La Tour du Pin a été constituée, articles,
thèses, biographies lui ont été consacrés.

Par ces quelques lignes, puissions-nous être introduits


dans l’univers du poète de la joie de Dieu, et y percevoir
quelques harmoniques. Il ne s’agira que de parcourir les
grandes étapes de sa vie terrestre, aidés par les récentes études,
et les précieux témoignages de Madame de La Tour du Pin.

Genèse
Plusieurs amis ou connaissances ont écrit : « Il avait été
comblé de presque tous les dons. » Ce jugement, fondé, faisait
référence au don de la foi, à celui du milieu familial, d’une
éducation soignée, d’un domaine terrien où son cœur s’enra-
cine. Don de l’intuition, de l’intériorité qui saura s’épanouir
en quête de grâce ; don de la ténacité, de l’humilité, d’une
disposition profonde à l’amitié.

Le berceau de la famille paternelle du poète est le


Dauphinois, et la généalogie comprend plusieurs person-
nages illustres. Le marquis René de La Tour du Pin –
Chambly de La Charce (1834-1924), qui promut l’ordre social
chrétien, était le grand-oncle de Patrice. Du côté maternel, la
famille descend de la dynastie des rois irlandais du Moyen-
Âge. C’est le général O’Connor, trisaïeul du poète, qui reçut
la terre du Bignon lorsqu’il s’établit en France durant le
Premier Empire. Cette origine irlandaise explique le choix du
prénom pour celui qui devait naître le 16 mars 1911, veille de
la Saint-Patrick, apôtre d’Irlande.

Son père, étant tombé dès le début de la Grande Guerre,


l’univers familial sera composé de sa grand-mère O’Connor,
sa mère, sa sœur Phylis, née en 1905, et son frère Aymar, né
4 Patrice Mahieu

l’année suivante. L’existence se partage entre Paris et le


Bignon. Les bois et les landes du Gâtinais constituent une
terre d’élection pour les jeux des trois enfants comme le
reconnaîtra le poète.
« Car nous avons joué, entre sœur et frères,
Au jeu de la vie depuis longtemps. » 3
Durant le temps des études, Patrice fréquente le cours
Hattemer, puis l’internat du collège Saint-Croix de Neuilly. Il
fait paraître ses premiers poèmes, en quatrième, dans le jour-
nal du collège. Après le baccalauréat, il entre aux Facultés de
Droit et de Lettres, à la Sorbonne, mais l’enthousiasme man-
quant, il opte l’année suivante pour l’École des Sciences
Politiques. Cette période sera caractérisée par les grandes
découvertes : le cinéma muet, le Louvre…

Pourtant, aux amis intimes, il confie que la seule chose


qui l’intéresse, c’est la poésie. Son âme se traduit dans ce
texte écrit vers l’âge de quinze ou seize ans.
« Seigneur, qu’ils sont beaux vos mystères. Vous m’avez
donné la grâce de les aimer, de les contempler, la grâce et la
joie de les méditer ; vous m’avez dit de les rappeler à d’au-
tres âmes, qui ont perdu ce sens ou qui ne l’ont pas compris ;
ne vous écartez pas de moi dans cette mission que je ne
peux remplir seul… » 4
Vers dix-huit ans, il entreprend d’écrire le volume inti-
tulé d’abord Les Anges Sauvages et qui sera publié sous le titre
Quête de joie. S’élabore ainsi verbalement cet univers où
chaque personnage met en lumière un aspect du mystère de
l’auteur. C’est en 1931 que Jules Supervielle se voit dédier Les
Enfants de Septembre, publié ensuite dans La Nouvelle Revue
Française. En 1933, paraîtra La Quête de Joie, édité à compte

3. Patrice de LA TOUR DU PIN, Une Somme de Poésie I, Gallimard, 1981, p. 9.


4. Prière. Maison Dieu, 1982, nº 150, p. 45.
Patrice de La Tour du Pin 5

d’auteur. Ce fut un véritable événement littéraire, compara-


ble à la publication des premières méditations de Lamartine.
Patrice qui termine son service militaire à Saumur n’en est
pas surpris. Mais déjà dans son esprit, ce livre ne serait qu’un
élément d’une fresque beaucoup plus vaste.
« Aurais-je mieux fait de n’en rien écrire ?
Mais moi j’avais mal à la poésie,
J’étais assourdi par tant de voix d’hommes
Toujours impérieux, toujours démentis ;
Comme si ma voix pouvait me suffire,
Je n’écoutai qu’elle, et je fis ma Somme. » 5

La découverte de la Divine Comédie de Dante et de la


Somme Théologique de saint Thomas d’Aquin l’émerveille et lui
permet de prendre des « mesures de références ». Il entre en
contact avec certains grands du monde littéraire de l’époque :
Montherlant… Mais, très lucide, il peut porter cette analyse
sur lui-même lors d’un dîner avec Claude Mauriac, en 1938 :
« Je crois avoir réussi à éviter le pire : je ne me prends pas au
sérieux. Ce fut difficile au début. » 6
Quelques mois plus tard, c’est la guerre ; rapidement le
lieutenant de cavalerie « La Tour du Pin », blessé à la tête se
trouve entre la vie et la mort. Il le révélera lui-même :
« Je vécus alors sur un désir passionné de franchir le détroit
de la mort, d’entrer dans le mystère de l’autre côté du voile,
de connaître Dieu. » 7
Sa mort fut même publiquement annoncée ; les voix de
François Mauriac et de Maurice Rostand s’élèvent pour
saluer le poète défunt. Radio Paris organise des émissions
spéciales. Patrice conservera toujours, datant de cette

5. Patrice de LA TOUR DU PIN, Une Somme de Poésie I, Gallimard, 1981, p. 11.


6. Claude MAURIAC, La terrasse de Malagar, (Temps Immobile, nº 4), Grasset 1977,
p. 119.
7. Eva KUSHNER, Patrice de La Tour du Pin, « Poètes d’aujourd’hui», Seghers 1961,
p. 201.
6 Patrice Mahieu

époque, un avis de messe célébrée pour le repos de son âme.


Sorti de l’hôpital, fait prisonnier, il réside à l’Oflag IX D, puis
à l’Oflag IV D en Silésie jusqu’en octobre 1942. C’est là que
viendra le rejoindre Jean Guitton. Ce temps d’épreuve et de
création littéraire prendra fin le 17 octobre, date à laquelle,
rapatrié, Patrice s’empresse de regagner le Bignon.

Le poète se trouve alors à une période charnière de son


existence. Trois chemins se présentent à lui.
« L’un serait d’aimer, seul dans mon bonheur,
Le second d’aimer Dieu, mais en cellule,
Le troisième enfin d’aimer une femme… » 8
Lors de la rencontre déjà mentionnée, Claude Mauriac a
rapporté ces paroles de l’hôte qui le recevait au Bignon.
« Jusqu’où irai-je dans cette direction, qui peut le savoir ?
Peut-être au sacerdoce… Mais, oui, je ne refuse pas a priori
ce qui est, peut-être, ma vocation… » 9
Il en parle à sa sœur religieuse qui croit percevoir que ce
n’est pas sa voie. Pourtant le désir de concilier prière et poésie
s’enracine profondément en son cœur. Peu à peu croît en lui l’in-
tuition certaine que cette « femme à aimer » est Anne de Bernis.
« Suis-je à la fin de mon voyage ?
Le monde d’amour n’est pas là !
– Il ne vint aucune réponse !
Juste la forme d’un visage.
Comme fut l’archange à l’annonce,
Et ce fut bien trop beau pour moi… » 10

Cet amour fut scellé le 21octobre 1943 par le sacrement


du mariage en la basilique Sainte-Clotilde. Désormais, le
monde intérieur du poète sera unifié, trois éléments se fécon-

8. Patrice de LA TOUR DU PIN, Une Somme de Poésie I, Gallimard, 1981, p. 600.


9. Claude MAURIAC, La terrasse de Malagar, p. 117.
10. Patrice de LA TOUR DU PIN, Une Somme de Poésie I, Gallimard, 1981, p. 600.
Patrice de La Tour du Pin 7

dant réciproquement : l’amour humain, la création poétique


et la foi.

Jusqu’en 1960, Anne et Patrice résideront au Bignon ; au


fil des ans, quatre filles viendront constituer la famille. Il est
possible d’imaginer la vie quotidienne du poète dans le cadre
champêtre du domaine qu’il administre, avec la chasse à
laquelle il s’adonne, pourvoyant lui-même à l’éducation et
l’instruction de ses enfants. Mais le courant souterrain qui le
guide se nomme quête de Dieu perçue dans les mouvements
intérieurs, inscrite dans le sens de l‘existence, traduite par le
verbe humain. Relisons les orientations que Patrice fixait
dans L’École de Tess :
« Chacun de nous peut faire sa Somme avec les mouvements
intérieurs qu’il prélève en même temps pour sa conduite et
pour son œuvre, et qui s’entrecroisent, se nouent, se dénouent
sans cesse en donnant naissance à d’autres. (…) Comme
l’amour et l’intelligence s’unissent parfaitement à partir d’un
certain stade de la recherche de Dieu, de même souvent ces
couples de mots paraissent se contredire. (…) Le meilleur sem-
ble être de faire vivre la solitude et la communion pour com-
prendre ce qu’est un être, de trouver le moment où ils s’har-
monisent pour le perdre et le retrouver. » 11

Une vie recluse en poésie


Livrons-nous maintenant à une esquisse sommaire et
donc risquée de la Somme. Elle se déroule en trois actes suc-
cessifs, où trois jeux vont donner les trois dimensions de la
quête du poète.

Dans le premier Jeu, le Jeu de l’homme en lui-même, il se


découvre seul, face à lui-même ; dans le Jeu de l’homme devant

11. Patrice de LA TOUR DU PIN, L’École de Tess, Une Somme de Poésie I, Gallimard,
1946, pp. 222.223.
8 Patrice Mahieu

les autres, il s’ouvre en homme à l’univers d’autrui ; dans le


Jeu de l’homme devant Dieu, il se découvre devant le Créateur,
tout relatif au mystère du Christ.

Jeu de l’homme en lui-même


Publié en 1946, ce premier Jeu, qui comporte en son
« cœur » La Quête de Joie, et entre autres livres, les Psaumes,
s’enracine dans l’enfance du poète. Repassant toutes les sen-
sations, tous les souvenirs qui nourrissent ainsi l’inspiration
poétique, Patrice se situe à un niveau autrement plus inté-
rieur. Il s’agit pour lui d’unifier son être dans un état d’en-
fance, de la plus authentique veine évangélique. Il s’explique
lui-même dans un de ses carnets-brouillons :
« C’est la voie d’enfance intellectuelle que je veux louer… La
vie d’enfance intellectuelle est de réserver dans toute opéra-
tion une place vierge pour Dieu sans jamais se l’approprier,
donc de ne jamais rien croire résoudre sans la nuit de Dieu :
c’est le mystère de la virginité intellectuelle de la Vierge. » 12
Ce mouvement de descente vers les régions les plus
cachées de soi, à la recherche de la joie, à la recherche de
Dieu, à la recherche de son unité profonde pour vivre dans la
grâce, aura pour témoins les personnages mis en scène, qui
incarnent chacun un aspect de la vie intérieure. Ainsi pour
les tentations : Jean de Flaterre ou la tentation de l’égocen-
trisme, Laurent de Cayeux ou la tentation de l’absolu,
Lorenquin ou la tentation du pur esprit, le Cortinaire ou la
tentation de la sainteté. Tous ces personnages sont damnés
en enfer. Que reste-t-il donc au milieu de ce chaos ? Le
Testament nous le révèle :

12. Cahiers Patrice de La Tour du Pin, 3, décembre 1984.


Patrice de La Tour du Pin 9

« Qui donc appelais-tu, mon peuple de l’esprit ?


Ô Dieu, bien sûr, c’est Dieu qui hantait cette Somme !
C’est l’ineffable Dieu que ma parole court !» 13

Jeu de l’homme devant les autres


La parution du second Jeu ne se produit qu’en 1959, soit
treize ans après le premier Jeu. Sa rédaction correspond pour
le poète à une traversée du désert qu’Anne de La Tour du Pin
relate ainsi :
« Pendant cette période, il est arrivé qu’il ait mis parfois une
semaine pour écrire une seule phrase. C’est dire qu’en rai-
son d’une inspiration défaillante, il ne parvenait plus à rédi-
ger sans effort, lui qui depuis l’âge de quinze ans écrivait
comme il respirait. Plus précisément, cette période se situe
entre 1948-1958, alors même qu’il élaborait son second Jeu,
le plus dur à écrire pour lui. » 14
Le Jeu s’ouvre par un dialogue entre un père et son fils.
En fait, ils ont même nom et même prénom : « André
Vincentenaire » (l’homme du XXe siècle). Il s’agit des deux
« moi » de l’auteur. La progression va consister en une accep-
tation par le moi-autre, le fils, de son existence, totale qui
inclut le moi singulier, le père. Ainsi unifié, l’homme peut se
tourner vers les autres. Mais alors se dessine un terrible
désert intérieur. Voilà un chemin obligatoire, et ce n’est qu’en
traversant ce désert que l’on parvient à une communion pos-
sible avec les autres en Dieu. Ici, il s’agit d’une impossibilité
à exprimer Dieu par une poésie dont la source semble tarie.
« Ce n’est pas le désert si tu peux encor dire,
pas le secret, si tout n’est pas perdu.

13. Patrice de LA TOUR DU PIN, Une Somme de Poésie I, Gallimard, 1946, p. 606.
14. Interview d’Anne de La Tour du Pin, par Camille Souyris, Fer de Lance, 1977,
100, p. 7.
10 Patrice Mahieu

Renvoie ton beau cheval, il n’est pas du voyage :


À l’exode final, le conserveras-tu ?
Dépouille-toi, si tu veux Dieu pour échéance :
Il pourvoira à tout, s’il te veut.
Bois déjà à cette eau que tu dis écœurante :
Ne goûte pas ton cœur qui l’a souillée, mais Dieu. » 15

Cette marche au désert peut être comparée aux quarante


jours d’Élie, et elle débouche sur la naissance du « Baptême au
désert ». La parole poétique, passée au creuset de l’épreuve se
charge de la tension inhérente à toute vie de foi.
« Tu m’as frappé de l’impossible
de courir en un même temps
ta mort et mon enchantement ! » 16

Et nous lisons au début du psaume de « l’Agonie de


l’intelligence » :
«Tu ne m’avais pas dit qu’il serait si terrible
de demeurer en toi,
tu ne m’avais pas dit
qu’il te serait si dur de m’avoir pour ami. » 17
Dans « Rapport d’enquête », le poète analyse le long
voyage intérieur auquel la traversée du désert l’a soumis. Ce
qu’il nomme ses tendances profondes, ses constituants fon-
damentaux qui auraient pu se figer, rétifs au flux de vie, qui
ont resurgi du creux de l’épreuve, prégnants d’une fécondité
insoupçonnée.
« J’ai donc fui au plus loin de ce siècle que je voulais abor-
der ; et me voici revenu devant lui, fort d’une certaine expé-
rience intime et toujours fidèle à mon intuition fondamentale
de genèse : le goût de Dieu croit pouvoir faire état de cer-
tains renseignements, celui de la poésie a retrouvé son ser-

15. Patrice de LA TOUR DU PIN, Une Somme de Poésie II, Gallimard, 1982, pp. 99-100.
16. Ibid., p. 158.
17. Ibid., p. 239.
Patrice de La Tour du Pin 11

vice premier de véhicule de la foi, celui de ma solitude a


reconnu au plus intime le mystère de la communion. » 18
Patrice découvre la place de sa vocation : façonner le
matériau verbal humain pour le rendre apte à dire la foi, per-
mettre à la poésie de traduire la louange cosmique. Mais il
connaîtra l’angoisse de celui qui, pour parler de Dieu, veut
d’abord mesurer la qualité, la vérité du dialogue qu’il noue
avec Dieu.
« Mon plus profond désir : parler de toi ;
ma hantise : te compromettre !
je ne parlerai plus qu’à toi. » 19
Ce deuxième Jeu fut pratiquement ignoré par la critique.
Pourtant, il témoignait de l’intense approfondissement per-
sonnel qui précède nécessairement la rencontre authentique
de l’autre. Il indiquait également la voie de la communion
absolue, en Celui qui est source de notre être.

Jeu d’homme devant Dieu


En 1960, le poète s’installe à Paris où il réside le plus
souvent. Ses quatre filles poursuivent leurs études, et il ne
peut rester en Sologne. L’année suivante, lui est décerné le
Grand Prix de Poésie de l’Académie Française à laquelle il
refusera d’appartenir malgré les interventions réitérées
d’académiciens de ses amis comme Jean Guitton. Mais l’évé-
nement majeur se produit en 1964 lorsque l’Église l’appelle à
faire partie de la commission des cinq membres choisis par
l’Épiscopat pour la traduction des textes liturgiques.
« Voici un grand événement dans ma petite histoire : l’Église
m’invite à participer aux travaux de traduction liturgique.

18. Ibid., p. 287.


19. Ibid., p. 121.
12 Patrice Mahieu

C’est comme si elle me disait brusquement : “Le Jeu de


l’Homme devant Dieu ? Va d’abord l’apprendre !” Et tout
joyeux de cette leçon, je m’assieds au milieu des experts de
la Parole. » 20
Après la traduction des oraisons, des préfaces du missel
romain, des 150 psaumes, l’Église lui demande de créer des
hymnes pour le bréviaire français 21.

Néanmoins, il n’abandonne pas le troisième Jeu qui se


modèle résolument sur l’année liturgique et plus spéciale-
ment sur le temporal. Ici, notons l’importance qu’a eue dans
la formation de sa sensibilité liturgique la lecture du célèbre
ouvrage de Dom Guéranger, L’Année Liturgique. « Je me sou-
viens parfaitement de l’importance de Dom Guéranger sur Patrice,
car il m’en a parlé plusieurs fois. J’ai recherché ces jours-ci les let-
tres de cette époque, et il mentionne bien l’achat de L’Année
Liturgique en 1938 (ou 39 ? car il ne datait pas ses lettres). Mais je
n’ai pas trouvé d’autres notes ni références à Dom Guéranger dans
les années suivantes. Ce n’est pas étonnant, car la guerre et la cap-
tivité ont beaucoup réduit la correspondance. À son retour, il a
trouvé sa bibliothèque très en désordre – et diminuée suite à un
déménagement ; le seul détail que je peux vous dire, c’est le grand
attachement de Patrice pour le chant grégorien. Il avait un grand
nombre de disques provenant de Solesmes. Il les écoutait souvent –
en particulier celui du Vendredi Saint. » 22

Le poète suit le rythme des saisons liturgiques : temps


de l’Avent, de Noël, de l’Épiphanie…, viennent ensuite un
Essai de psaume pour le carême, une Semaine Sainte, une
Semaine de Pâques. Le temps, l’univers quotidien de

20. Patrice de La Tour du Pin, Une Somme de Poésie III, Gallimard, 1983, p. 225.
21. N.D.L.R. : voir p. 404 et ss. le tableau concernant d’une part les hymnes litur-
giques de P. de La Tour du Pin et d’autre part l’ensemble des articles le concernant,
qui ont été publiés dans notre revue.
22. Lettre d’Anne de La Tour du Pin à l’auteur.
Patrice de La Tour du Pin 13

l’homme… tout contribue à constituer une louange cos-


mique du Créateur. Dans les Concerts Eucharistiques, où sont
ordonnés des thèmes majeurs autour d’une action de grâces
inspirée par la prière eucharistique, se trouvent fondues
prière liturgique et inspiration poétique personnelle. Ils
témoignent de l’enracinement de la Parole et esquissent la
réponse du poète.
« Le secret du Seigneur a creusé mon secret :
Que sa parole s’enracine ! » 23
Mais Patrice pressentait que le temps se faisait court. Il
remanie la Somme et en prépare l’édition définitive. Il n’aura
pas le temps d’achever une Grand-Messe de la Résurrection, tra-
vaillant dans l’attente de la rencontre suprême avec le Christ
qui l’appelle à lui quelques jours avant la Toussaint, le 28 octo-
bre 1975. Comme il l’écrit dans le Psaume de l’Office du soir :
« Le calme de mon âme est-il un bon présage ? – et puis-je
m’endormir avec simplicité ?
Après avoir bercé un peu l’amour de Dieu que je recouvre,
– bercé et caressé et surveillé ses premières minutes de som-
meil comme un petit enfant ? » 24
À l’œuvre strictement « poétique », il faudrait ajouter la
correspondance qui permet d’entrer dans l’univers et la vie
quotidienne du public des séries de lettres. Nous pensons à
celles qu’il a adressées à André Romus.

Elles présentent une affinité avec les Lettres à un jeune


poète Rilke – qu’il admirait –, mais aux développements sur
l’art de la poésie, ses règles… elles joignent des conseils de
l’ordre de la direction spirituelle menée avec tact et délica-
tesse, signes de l’amitié vraie.

23. Patrice de LA TOUR DU PIN, Concerts Eucharistiques, Concert des Semailles, III
Psaumes, Desclée, 1972.
24. Patrice de LA TOUR DU PIN, Une Somme de Poésie I, Gallimard, 1946, p. 426.
14 Patrice Mahieu

« Que peut un ami ? Que peut un homme pour un autre


homme ? Être là, l’aider plus par sa présence que par ses
conseils ; ne pas le ramener à lui-même parce qu’il est un
autre être libre ; avoir confiance en lui ; lui dire que sa voca-
tion est dans le fait de se heurter au monde, de s’y incarner
sans s’y perdre, d’y pénétrer sans se rendre entièrement
conforme à lui : l’incliner à se méfier de son idéalisme aussi
bien que du sens des réalités que le monde prétend lui
apprendre ; le reste est de l’ordre spirituel. » 25
Au fil de ces lettres, on découvre de grandes lames de
fond qui constituent la vie spirituelle du poète. Au centre de
sa pensée, de ses affections, comme un pôle de gravitation de
tout son être : le Christ.
« Le sens de la vie c’est d’exister dans le Christ : il faudrait
comprendre ce que signifie exister et ce qu’est le Christ. Les
définitions de ces deux mots ou bien remplaceront leurs
mystères par d’autres mystères, ou bien donneront des
limites artificielles, donc fausses, à ce qui n’en a pas. Il ne
faut pas croire avoir compris un mystère : notre seul pouvoir
est de le contempler un peu, avancer dans sa contemplation
jusqu’à entrer dans la vie du mystère, donner un début de
réponse de vie à ce qui est une question de vie. » 26
Tout centré sur le Christ, le poète développe les talents
confiés dont il devra rendre compte à son Seigneur, mais
dans une grande humilité qui se nomme également désir de
vérité sur soi. Quelques lignes de Prières pour un intellectuel
traduisent les dispositions dans lesquelles il a vécu et écrit.
« Seigneur, que ses idées ne lui deviennent pas des idoles
auxquelles il s’attache plus qu’à toi : qu’il ne s’établisse pas
sous son ciel intellectuel comme s’il était la vérité, qu’il ne
se serve pas des dons que tu lui as faits pour la grandeur de

25. Patrice de La Tour du Pin, Lettres à André Romus, Le Seuil, 1981, p. 62.
26. Ibid., p. 45.
Patrice de La Tour du Pin 15

l’homme hors de toi : (…) qu’il ne se dise pas intellectuel


chrétien, mais que, malgré ses péchés, il se dise toujours
enfant de Dieu semé dans une terre peut-être riche, mais
riche par la bonté de toi. » 27
De l’œuvre de Patrice de La Tour du Pin, il serait légitime
et loyal d’entreprendre des approfondissements, des analyses
particulières : le poète et la liturgie, l’unification de la personne
à la croisée de la solitude et de la communion… mais pour
conclure ce qui n’a voulu être qu’une première approche,
empruntons à Jean Onimus ces lignes de synthèse : « Pour
Patrice de La Tour du Pin, ce qui compte avant tout c’est le progrès
spirituel des personnes, la qualité des âmes individuelles… Sur toute
la Somme plane la devise de Laurent de Cayeux : “Rien d’humain
sans Dieu caché.” C’est cette présence ou cette nostalgie, cette exi-
gence du divin qui donne au livre tout son sens : la Somme de
Poésie est d’abord une prière, et c’est par là qu’elle est si profondé-
ment humaine. » 28

Augurons également que le chemin de certains, partis à


la recherche de Patrice de La Tour du Pin, les conduira plus
haut, là où ils ne songeaient pas accéder, le monde de la com-
munion des saints, où celui qui chante maintenant l’éternelle
eucharistie auprès de Dieu les enveloppe de son amitié.
« Que cette eucharistie, Seigneur,
Élevée de ma solitude
Retombe bien sur mes amis ;
Écoute-les dans ma prière,
Et ta grâce viendra sur eux. » 29
Patrice MAHIEU, osb
Abbaye Saint-Pierre, Solesmes

27. Cahiers Patrice de La Tour du Pin, 9, p. 35.


28. Jean ONIMUS, Patrice de La Tour du Pin, dans Études, février 1956.
29. Patrice de LA TOUR DU PIN, Concerts Eucharistiques, Concert de la fête d’amour, VI
Prière, Desclée 1972.

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