KIERKEGAARD Miettes - Philosophiques
KIERKEGAARD Miettes - Philosophiques
KIERKEGAARD Miettes - Philosophiques
(1844) [1967]
Les miettes
philosophiques
Traduction de Paul Petit [-1943]
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à partir de :
Quatrième de couverture
[185]
Quatrième de couverture
Avis aux lecteurs [7]
Préface du traducteur [9]
Avant-propos [27]
NOTES [175]
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 10
[7]
[9]
PRÉFACE
DU TRADUCTEUR
[10]
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 12
[11]
nature et de la grâce qui a déjà fait couler tant d’encre et que nous
voudrions remuer un peu en guise de préface à ce livre. (Du moins ne
pourra-t-on nous en vouloir si nous ne disons rien d’original sur ce
sujet !)
tout le monde sait que ce n’est pas seulement dans les champs de la
terre que l’ivraie et le bon grain poussent côte à côte.
Ce qui est sûr, c’est que ce n’est qu’avec l’aide de la grâce que
nous pouvons éliminer en nous l’ivraie au profit du bon grain. Sans
elle, nous ne pouvons rien faire. Mais ceci n’empêche pas qu’il y ait
de bons instincts.
De ce que l’orgueil ou la complaisance pour soi-même fasse
immanquablement tourner, comme on dit d’une crème, les plus belles
qualités naturelles dès que celles-ci croient pouvoir se passer de
l’appui de la grâce, en sorte que ces qualités sont la matière première
des pires des vices (optimi corruptio pessima), il ne s’ensuit pas que la
nature soit tout entière corrompue et porte toujours au mal. Ce qu’il
faut comprendre, c’est qu’aucune qualité ne peut subsister par elle-
même, Dieu n’étant pas seulement le créateur mais aussi le
conservateur de tout ce qui existe. (C’est pourquoi l’humilité est la
clef de la vie religieuse, comme l’orgueil est celle de l’enfer.) Disons
donc seulement que la nature coupée de Dieu est corruption. Mais ce
n’est pas son état exclusif, ni normal, même depuis le Péché Originel.
Fragile, oui, et menacée sans cesse de la corruption si elle croit
pouvoir être autonome, tel est l’état de notre nature blessée, mais elle
ne nous porte pas « toujours » au mal.
D’ailleurs saint Paul lui-même ne dit-il pas (Rom. I, 18) que c’est
« l’injustice des hommes » qui « retient la vérité captive, car ce qui est
connu de Dieu est manifeste pour eux : Dieu le leur a fait connaître.
Car ses perfections invisibles, son éternelle puissance et sa divinité
sont, depuis la création du monde, aperçues par l’intelligence au
moyen de ses œuvres » ? (Notons en passant que Héb. XI, 3, semble
en contradiction avec ce texte.) Ces œuvres, c’est la nature. Comment
les perfections de Dieu y seraient-elles si bien aperçues (que ceux qui
ne les aperçoivent pas sont, dit saint Paul, « inexcusables ») si la
nature avait atteint ce degré de corruption ? Quel est le crime de ces
« hommes injustes contre lesquels se révèle la colère de Dieu » ?
C’est « d’avoir échangé le Dieu véritable pour le mensonge et d’avoir
adoré et servi la créature de préférence au Créateur » (v. 25).
L’homme peut donc par la loi naturelle seule [16] servir le Créateur
et le pouvait même avant la Rédemption. Si c’est par nature qu’il le
pouvait, celle-ci n’est pas « toujours » portée au mal et son penchant
ne la porte pas « tout entière » aux choses de la terre. L’auteur de
l’Imitation était trop averti pour ne pas avoir pressenti l’objection.
Aussi, ajoute-t-il, « le peu de force qui lui est demeurée (à la nature)
n’est que comme une faible étincelle cachée sous la cendre. La raison
naturelle, enveloppée d’une grande obscurité, discerne encore le bien
du mal, le vrai du faux ; mais elle est dans l’impuissance d’exécuter
ce qu’elle trouve meilleur ». Et c’est bien ce que dit saint Paul (Rom.
VIII), mais il dit aussi (Rom. II, 10) : « Gloire, honneur et paix pour
quiconque fait le bien, pour le juif premièrement, puis pour le Grec. »
La raison naturelle n’était donc pas dans l’impuissance d’effectuer le
meilleur. Mais elle ne le pouvait, dira-t-on, qu’avec le secours de la
grâce qui n’a pas manqué à tous ces « héros de la foi », par exemple,
dont saint Paul parle d’abondance dans sa lettre aux Hébreux, sans
toutefois prononcer le mot de grâce (chap. XI). Au surplus, l’homme ne
pouvant, selon la doctrine catholique, faire le bien (surnaturel) sans
le secours de la grâce, on est bien forcé d’en conclure que cette grâce
a toujours existé et que l’Incarnation et la Rédemption l’ont seulement
multipliée, intensifiée et développée de toute manière. Tous les vrais
sages – et les simples justes – de la Chine, de l’Inde et d’ailleurs
étaient donc, eux aussi, assistés par la grâce, et cela réduit
considérablement leur différence d’avec David et les prophètes juifs –
et les simples justes de l’Ancien Testament. C’est d’ailleurs ce que dit
saint Paul qui, tout en affirmant que l’avantage du Juif (sur le Gentil)
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 17
est grand de toute manière (Rom. III, 2), n’en met pas moins la loi
écrite des Juifs sur le même plan que la loi naturelle des Gentils (chap.
II et III), de sorte que le problème des rapports de la nature à la grâce
se rapproche beaucoup de celui de la loi à la foi.
[17]
Une religion ne peut pas plus se passer de loi (c’est-à-dire de
commandements) qu’elle ne peut se passer d’œuvres. « Toi qui m’as
appelé, dis-moi ce que tu veux. » C’est le premier mot de tout converti
qui, si bouillant soit-il, est bien aise de trouver une loi
(commandements, dogmes, pratiques) qui lui permet de s’orienter et
de s’adapter progressivement à ce milieu nouveau où il se trouve
plongé par une volonté supérieure à la sienne. C’est pourquoi le
Psalmiste n’en finit pas (cf. le Psaume 118) de chanter les louanges
de ces commandements, préceptes, lois, ordonnances, enseignements.
Saint Paul lui-même, qui, dans l’Épître aux Romains, déclare tenir
pour certain que l’homme est justifié par la foi sans les œuvres de la
loi (III, 28) et que la loi ne fait que donner la connaissance du péché
(III, 20), est, néanmoins, obligé de reconnaître dans la même épître
que ceux qui mettent en pratique la loi seront justifiés (II, 13), que la
loi est sainte et le commandement saint, juste et bon (VIII, 12). L’idée
de saint Paul est pourtant claire. Pharisien austère, il sait ce que c’est
que la loi, ce que c’est que les œuvres, ce que c’est que le zèle. Et il
sait aussi depuis sa révélation du chemin de Damas que ces fruits de
la loi ne seront rien à côté de ceux de la grâce – ou de la charité –
qu’il décrit si admirablement dans plusieurs de ses lettres. Il
comprend que le vrai plan religieux est celui d’Abraham qui est
antérieur, et celui du Christ postérieur à celui de la loi. Et il se
demande : pourquoi la loi ? car « si ceux qui ont la loi sont héritiers
la foi est vaine » (Rom. IV, 14). Nous avons déjà vu plus haut que sa
réponse est assez embarrassée, puisque après avoir dit que l’avantage
du Juif était grand, il déclare, à grand renfort de citations des
Psaumes, que le Juif n’a sur le Gentil aucune supériorité (III, 9) et
souligne plus loin que ce n’est pas dans l’état de circoncision que sa
foi fut imputée à justice à Abraham. Alors la question nous vient,
comme à lui sur les lèvres : N’est-ce pas là anéantir la loi par la foi ?
(III, 31). Mais saint Paul répond : « Loin de là, nous la confirmons au
contraire. » Et [18] comment cela ? En ce que « la loi est intervenue
pour faire abonder la faute » (V, 20) qui a fait surabonder la grâce.
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 18
1 On peut se demander si le mot de grâce, tel qu’on le trouve dans les lettres
de saint Paul, implique les mérites de Jésus homme, c’est-à-dire présuppose
la Rédemption, ou si saint Paul l’emploie également pour désigner l’action
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 19
2 Nous avons déjà cité plus haut les principaux textes (empruntés aux deux
premiers chapitres de l’Épître aux Romains) qui illustrent le premier de ces
courants. Indiquons aussi quelques-uns de ceux qui sont à la source du
second : II Cor. V, 17. Rom. VI, 4, 8, 13. Éph. IV, 24. Gal. VI, 15. Col. II,
12 ; III, 1, 3, 9, 10.
3 Mais que l’Église s’est appropriés tous deux et qu’elle vit, ce qui est plus
important (sinon plus difficile) que d’opérer leur conciliation dialectique.
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 21
l’économie, – a, sans doute, son origine dans l’idée par trop simpliste
qu’on se faisait de l’orthodoxie dans les communautés de croyants
danois (luthériennes) hostiles, par principe, à tout mysticisme – et que
se font aussi d’ailleurs bien des catholiques – idée que Kierkegaard a
mis sa coquetterie à défendre et à justifier comme si elle était
l’orthodoxie même. Quoi de plus absurde, répète à mainte occasion
Kierkegaard, que de croire que Dieu soit né, ait grandi, soit devenu
un homme comme nous… etc. Et il est bien vrai que la Sainte Vierge
est « mère de Dieu ». Mais ces vérités ne doivent pas éclipser – comme
elles le font au petit catéchisme parce qu’elles touchent davantage les
imaginations – ces autres vérités tout aussi importantes de la
génération éternelle du Verbe et du Corps Mystique du Christ. Avoir
recours à des constructions dialectiques aussi difficiles justement
pour défendre ce qu’il y a de trop facile dans la façon dont sont
souvent présentés certains dogmes aux enfants et aux simples, c’est
encore un paradoxe à ajouter à tous ceux qu’on trouve dans l’œuvre
de Søren Kierkegaard.
On aurait d’ailleurs tort de croire qu’il s’agisse là de quelque
chose de spécifiquement protestant ou luthérien. Pascal lui aussi avait
essayé de se frayer un chemin dialectique dans les mêmes parages,
alors que c’est de l’autre côté, du côté de Maître Eckhart, dans
l’approfondissement du Prologue de saint Jean et des enseignements
de saint Paul et de saint Augustin sur le Corps Mystique du Christ,
qu’est le chemin de la tradition – enseignements et idées qui ne
peuvent tout de même pas être rendus suspects par la condamnation
du 27 mars 1329. – La plupart des théologiens compétents estiment en
effet que c’est seulement dans l’expression outrée ou indiscrète de ces
vérités [25] que Maître Eckhart était répréhensible 4. Quant au fond,
il a, à cet égard du moins, toute la meilleure tradition derrière lui. Si
cette porte était vraiment fermée on serait bien forcé de se retourner
du côté opposé, c’est-à-dire du côté de Pascal et de Kierkegaard – ou,
4 Nous espérons revenir sur ce point dans une préface que nous donnerons,
volente Deo, et si les circonstances le permettent, à une seconde édition de la
traduction d’Œuvres allemandes de Maître Eckhart qui vient de paraître aux
éditions de la N.R.F. Disons seulement aujourd’hui, pour montrer la légèreté
avec laquelle cette condamnation a été prononcée, qu’une des propositions
condamnées par les juges de Cologne était empruntée textuellement à
l’ouvrage de saint Bernard : De diligendo Deo.
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 24
bien entendu, s’en tenir à des positions purement verbales, qui ont
parfois, il faut le reconnaître, la préférence des théologiens
professionnels.
PAUL PETIT
Fresnes, 1942
[26]
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 25
[27]
AVANT-PROPOS
[28]
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 26
[29]
JOHANNES CLIMACUS 22
[34]
[35]
[36]
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 31
[37]
Chapitre I
PROJET IDÉEL
[38]
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 32
[39]
Projet idéel 23
I.
mieux ; en effet, un fou qui 30 va son chemin, cela ne rate jamais qu’il
entraîne beaucoup d’autres avec lui.
S’il en va ainsi pour apprendre la vérité, le fait que je l’ai apprise
de Socrate, de Prodikos ou d’une servante ne peut m’occuper que du
point de vue historique ou, si j’ai l’exaltation d’un Platon, du point de
vue poétique. Mais cette exaltation, si belle soit-elle, et bien que je me
souhaite à moi-même et à chacun cette εὐϰαταφορία 31 εἰς πάθος,
contre laquelle les stoïciens seuls pouvaient nous prévenir, bien que je
n’aie pas assez de magnanimité et d’abnégation socratiques pour
penser son néant, – cette exaltation n’est pourtant qu’une illusion,
comme dirait Socrate, oui, une confusion où la diversité terrestre
fermente presque avec volupté. Que l’enseignement [43] de Socrate
ou de Prodikos ait été tel ou tel, cela ne peut pas non plus
m’intéresser, autrement que du point de vue historique, car la vérité en
laquelle je repose était en moi-même et a été produite par moi-même,
et même Socrate n’était pas plus capable de me la donner que le
cocher n’est capable de traîner le fardeau de son cheval, bien que par
son fouet il puisse l’y aider 32. Mon rapport à Socrate et à Prodikos ne
peut pas m’occuper en ce qui concerne ma béatitude éternelle, car
celle-ci est donnée rétrospectivement dans la possession de la vérité
que j’avais, sans le savoir, depuis le commencement. Si, dans une
autre vie, je pouvais me rencontrer avec Socrate, Prodikos, ou la
servante, alors aucun d’eux ne serait, ici encore, plus qu’une occasion,
ce que Socrate exprime hardiment en disant que, même chez les
morts, il ne ferait qu’interroger ; car l’idée finale de toute question est
que l’interrogé doit pourtant lui-même posséder la vérité et se la
procurer par lui-même. Le point de départ temporel est un néant ; car
à l’instant même où je découvre que, de toute éternité, j’ai su la vérité,
2.
L’état antérieur.
[45]
Le maître.
34 Ici, nous allons prendre tout notre temps, il n’y a d’ailleurs pas lieu de se
presser. Il est vrai qu’en allant lentement on manque parfois le but, mais en
se dépêchant trop il arrive qu’on le dépasse. Nous allons parler un peu à la
grecque de cette question. Supposons qu’un enfant ait reçu en cadeau un peu
d’argent ; il peut, avec cet [48] argent, acheter ou bien un bon livre ou bien
un jouet du même prix ; or il a acheté le jouet, peut-il dès lors pour le même
argent s’acheter le livre ? Naturellement pas, car l’argent est déjà dépensé.
Mais peut-être peut-il aller chez le libraire et lui demander d’échanger le
jouet contre le livre. Supposons que le libraire réponde : « Mon cher enfant,
ton jouet n’a plus aucune valeur ; il est bien vrai que quand tu avais l’argent
tu aurais aussi bien pu acheter le livre que le jouet, mais il y a ceci de
particulier avec un jouet qu’une fois acheté, il perd toute valeur. » L’enfant
ne pensera-t-il pas que c’est pourtant curieux ? Et de même, il y a eu aussi
un temps où, pour le même prix, l’homme pouvait acheter la liberté ou la
non-liberté et ce prix était le libre choix de l’âme et l’abandon dans le choix.
Alors, il choisit la non-liberté ; mais si, maintenant, il venait demander au
dieu s’il ne pourrait pas la lui échanger, il obtiendrait sans doute pour
réponse : il y a eu un moment, c’est indéniable, où tu aurais pu acheter ce
que tu voulais, mais il en va étrangement avec la non-liberté : une fois
achetée elle n’a plus aucune valeur, bien qu’on la paie tout aussi cher. Ne
croyez-vous pas que cet homme dirait : c’est pourtant curieux ! Ou alors,
supposons que deux armées soient rangées en bataille et que survienne un
chevalier qu’elles invitent toutes deux à prendre part au combat ; il choisit
l’une d’elles, est vaincu et fait prisonnier. En tant que tel, il comparaît
devant le vainqueur et est assez bas pour lui offrir ses services aux
conditions qui lui avaient été précédemment offertes. Ne croyez-vous pas
que le vainqueur lui dirait : ô mon cher, maintenant, tu es mon [49]
prisonnier, il y a bien eu un moment où tu aurais pu choisir autrement, mais
maintenant tout est changé. Ne serait-ce pas plutôt curieux ! S’il en allait
différemment, si l’instant n’avait pas de signification décisive, au fond
l’enfant devrait avoir acheté le livre et seulement ne pas s’en douter et être
dans l’erreur en croyant avoir acheté le jouet ; le prisonnier devrait, au fond,
avoir combattu de l’autre côté, mais sans avoir été vu à cause du brouillard ;
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 40
Le disciple.
[56]
[57]
Chapitre II
LE DIEU COMME
MAÎTRE ET SAUVEUR.
Essai poétique
[58]
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 46
[59]
Mais s’il se meut lui-même et non par besoin, qu’est-ce qui le meut,
quoi, sinon l’amour ; car l’amour justement est une impulsion qui n’a
pas sa satisfaction en dehors d’elle mais en elle ? Sa décision, qui
n’entretient pas un rapport d’égale réciprocité avec l’occasion, doit
exister de toute éternité, malgré qu’en se réalisant dans le temps elle
devienne justement l’instant ; car là où l’occasion et l’occasionné se
correspondent exactement comme dans le désert la réponse au cri, là
l’instant n’apparaît pas mais le souvenir l’engloutit dans son éternité.
L’instant est produit justement par le rapport de la décision éternelle
avec l’inégale occasion. S’il en est autrement nous retombons dans le
socratisme et l’on n’obtient ni le dieu, ni la décision éternelle, ni
l’instant.
C’est donc par amour que le dieu doit se décider éternellement à
agir ; mais, comme son amour est la cause, l’amour doit aussi être le
but ; car ce serait tout de même une contradiction que le dieu eût un
mobile et un but qui ne lui correspondît pas. L’amour doit donc
s’adresser à celui qui apprend et le but doit être de le gagner ; car ce
n’est que dans l’amour que la différence s’aplanit, ce n’est que dans
l’égalité et l’unité [62] qu’il y a compréhension, mais sans parfaite
compréhension le maître n’est pas le dieu, si la raison ne doit pas être
cherchée dans le refus de celui qui apprend d’obtenir ce dont on lui
avait donné les moyens.
Pourtant cet amour est foncièrement malheureux, tellement ils sont
différents l’un de l’autre, et ce qui semblait si facile, que le dieu se
rende compréhensible, ne l’est pas tant que cela, dès lors qu’il ne doit
pas supprimer la différence.
Nous ne voulons pas nous presser, et s’il semble à quelqu’un que
nous perdons notre temps au lieu d’en venir au résultat décisif, notre
consolation est qu’il ne suit pas de là que notre peine soit perdue. –
On a beaucoup parlé dans le monde d’amour malheureux, chacun sait
fort bien ce que cela signifie : que les amants ne peuvent pas s’obtenir,
quant aux raisons, oui, il peut y en avoir tant. Il y a une autre espèce
d’amour malheureux, celui dont nous parlons, dont aucune relation
humaine ne peut donner une vraie analogie, mais que nous pouvons
pourtant, en parlant un instant d’une façon impropre, nous représenter
sur terre. Le malheur ne consiste pas en ce que les amants ne peuvent
s’obtenir mais en ce qu’ils ne peuvent se comprendre. Et ce chagrin
n’est-il pas infiniment plus profond que cet autre dont parlent les gens,
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 49
42 Platon : Gorgias. Ce n’est pas le sophiste Polos qui formule cette critique
mais une autre personne (p. 490 c.). (N.d.T.)
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 50
écraser la tête. Que l’on accorde donc les harpes, [64] que le chant des
poètes commence à se faire entendre, que rien ne manque à la fête :
voici que l’amour célèbre son triomphe ; car l’amour crie victoire
quand il unit des égaux, mais quel triomphe quand il égalise dans
l’amour ce qui était inégal ! Alors surgit un souci dans l’âme du roi ;
qui y songerait sinon un roi qui pense royalement ! Il ne dit mot à
personne de son souci, car s’il l’avait fait chaque courtisan aurait dit :
« Ce que Votre Majesté a fait pour cette jeune fille est un bienfait dont
elle ne pourra jamais vous remercier assez pendant toute sa vie » ; ce
qui eût sans doute éveillé la colère du roi contre le courtisan qu’il eût
fait exécuter pour crime de lèse-majesté envers sa bien-aimée ; et en
cela le courtisan aurait aussi d’une autre manière provoqué le chagrin
du roi. Solitaire, il tisonnait son chagrin dans son cœur : la jeune fille
serait-elle tout de même rendue heureuse, aurait-elle un assez franc
naturel pour ne jamais se rappeler ce que le roi ne tenait qu’à oublier :
qu’il était le roi et qu’elle avait été une pauvre fille ? Car si cela
arrivait, si ce souvenir devait s’éveiller en elle pour détourner, en rival
heureux, ses pensées loin du roi ; s’il l’attirait dans l’hermétisme
d’une douleur secrète et passait parfois sur son âme comme la mort
sur la tombe : que serait alors la splendeur de son amour ! N’aurait-
elle pas, alors, été plus heureuse dans son coin obscur, aimée d’un de
ses semblables, contente dans son humble chaumière, mais franc jeu
en son amour et gaie du matin au soir ? Quelle plénitude, quelle
surabondance de chagrin ne trouvons-nous pas ici, mûrie pour ainsi
dire et succombant presque sous le poids de sa fécondité, n’attendant
que le temps de la moisson, quand la pensée du roi, tel un fléau, en
fera sortir tout le grain. Car même si la jeune fille devait être contente
de n’être rien, cela ne pourrait satisfaire le roi, justement à cause de
son amour, [65] et il lui serait plus pénible d’être son bienfaiteur que
de la perdre. Et si alors elle n’avait même pas pu le comprendre (car
quand on se met à parler improprement de l’humain rien n’empêche
d’admettre une différence de mentalité qui rend la compréhension
impossible), quel profond chagrin ne sommeille-t-il pas dans cet
amour malheureux, et qui oserait l’éveiller ? Pourtant un homme n’a
pas à connaître cette souffrance ; car, lui, nous l’adresserons à Socrate
ou à ce qui, dans un sens encore plus beau, peut aplanir les
différences.
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 51
I.
2.
L’unité doit donc être obtenue d’une autre manière. Ici, encore,
nous voulons nous rappeler Socrate. Son ignorance, en effet,
qu’exprimait-elle, sinon l’unité qu’exigeait l’amour envers le
disciple ? Mais cette unité était en même temps la vérité, ainsi que
nous l’avons vu. Si, par contre, l’instant doit avoir une signification
décisive – alors, n’est-ce pas, cette unité n’est pas la vérité ; car le
disciple doit tout au maître. De même donc que, du point de vue
socratique, l’amour du maître ne serait que celui d’un imposteur s’il
laissait l’élève dans l’idée qu’il lui doit quelque chose, au lieu que
c’est pour se suffire à lui-même que le maître doit lui venir en aide, de
même l’amour du dieu, quand il veut être maître, ne doit pas être
seulement un amour qui aide mais qui engendre, par quoi le dieu fait
naître le disciple, ou plutôt, comme nous l’avons dit, l’appelle à une
nouvelle naissance, mot par lequel nous voulions signifier le passage
du non-être à l’être. La vérité, alors, est que le disciple lui doit tout ;
mais ceci justement rend la compréhension si difficile : être réduit à
rien et pourtant ne pas être anéanti, [69] devoir tout au maître tout en
gardant son franc naturel, comprendre la vérité et que pourtant ce soit
elle qui délivre ; saisir la faute de la non-vérité et que pourtant ce soit
encore le franc naturel qui triomphe dans la vérité. D’homme à
homme, venir en aide est le plus haut, faire naître est réservé au dieu
dont l’amour est générateur, non pas cet amour qui met au monde au
sujet duquel Socrate sut dire de si belles choses à l’occasion d’une
fête. Car il ne désignait pas alors le rapport du maître à l’élève, mais
celui de l’autodidacte au beau quand, détournant le regard de la beauté
éparse, il contemple le beau en soi et ainsi met au jour beaucoup de
beaux discours et de prestigieuses pensées, πολλοὺς ϰαὶ ϰαλοὺς
λόγους ϰαὶ μεγαλοπρεπει̃ς τίϰτει ϰαὶ διανοήματα ἐν φιλοσοφία̣
ἀφθόνω̣ 48 (Le Banquet, § 210 D) ; et ici on peut dire que ce qu’il
enfante et produit ainsi, il le portait depuis longtemps au fond de lui-
même (§ 209 C). La condition, il l’a donc en lui-même, et la
production (la naissance) n’est qu’une mise au jour de ce qui existait
déjà ; c’est pourquoi dans cette production l’instant est aussitôt
réenglouti dans le souvenir. Et celui qui naît en mourant de plus en
plus, il est bien clair qu’on peut, de moins en moins, dire qu’il naît,
puisqu’il ne fait qu’en venir à la conscience de plus en plus nette qu’il
existe ; et celui qui, maintenant, enfante lui-même à nouveau les
manifestations du beau, il ne les enfante pas mais laisse en lui le beau
les enfanter de soi.
Si donc on ne peut arriver à l’unité par un relèvement il faut bien
essayer de l’obtenir par un abaissement. Maintenant appelons X le
disciple, qui, comme on sait, peut aussi être le plus modeste des
hommes ; car, si déjà Socrate n’avait même pas de prédilection pour
la compagnie des esprits alertes, comment le dieu pourrait-il faire une
différence ! Pour obtenir l’unité, le dieu doit se faire [70] l’égal du
seulement celle de la mort, mais toute cette vie est, comme on sait,
une passion, et c’est l’amour qui souffre, l’amour qui donne tout, qui
est lui-même dans le besoin. Merveilleuse abnégation, même au plus
humble des disciples, il demande, inquiet : m’aimes-tu tout de même
vraiment ? car il sait, lui-même, où est le danger, et il sait pourtant que
toute joie plus aisée lui serait une tromperie, même si le disciple ne le
comprenait pas.
Toute autre façon de se révéler serait, pour l’amour, une tromperie,
car ou bien il devrait d’abord avoir opéré un changement du disciple
(mais l’amour ne change pas l’aimé : il se change lui-même) en lui
cachant que c’était nécessaire, ou bien demeurer avec insouciance
dans l’ignorance du fait que toute compréhension n’était qu’illusion
(ceci est la non-vérité du paganisme). Toute autre révélation serait,
pour l’amour du dieu, une tromperie. Et quand bien même mes yeux
auraient plus de larmes que ceux d’une pécheresse repentante et
chacune de ces larmes plus de prix que toutes celles d’une pécheresse
pardonnée 50 ; quand même je pourrais trouver une place plus
humble 51 encore qu’aux pieds du maître, et m’y asseoir plus
humblement qu’une femme dont le cœur n’eût choisi que l’unique
nécessaire ; quand même [72] je l’aimerais avec plus de dévouement
encore que le fidèle serviteur qui l’aime jusqu’à la dernière goutte de
son sang, et eussé-je à ses yeux plus de grâce que la plus pure des
femmes – si, néanmoins, je voulais le prier de modifier sa décision, de
se montrer sous un jour différent, de s’épargner lui-même, il arrêterait
ses yeux sur moi en disant : homme, de quoi te mêles-tu ? disparais,
Satan que tu es, même si tu ne t’en rends pas compte ! Ou si, une
seule fois, il levait la main en un geste de commandement et que ce fiat
fût obéi et qu’alors je crusse mieux le comprendre et l’aimer, alors je
le verrais sans doute pleurer sur moi aussi et l’entendrais dire : que tu
aies pu ainsi me devenir infidèle et ainsi contrister l’amour ; tu
n’aimes donc que le Tout-Puissant, qui fait le miracle, et pas celui qui
s’est abaissé en s’égalant à toi !
Mais la forme de serviteur n’était pas simulée, c’est pourquoi il
faut qu’il rende son souffle dans la mort et qu’il quitte à nouveau la
terre. Et ma douleur fût-elle plus profonde que celle de la mère quand
pourtant n’est-ce pas justement le souci du dieu que l’on soit ainsi
avec lui ?
Si maintenant quelqu’un venait dire : « Ton essai poétique est le
plus piètre des plagiats qu’on ait jamais fait ; car il n’est ni plus ni
moins que ce que chaque enfant sait », je devrais non sans honte
apprendre que je suis un menteur. Mais pourquoi « le plus piètre » ?
Tout poète, qui vole son bien, ne le vole-t-il pas à un autre poète, et
[74] ainsi ne sommes-nous pas tous aussi misérables ? Que dis-je, mes
larcins sont peut-être plus inoffensifs que d’autres, car ils sont plus
faciles à découvrir. Mais qui est le poète ? Si j’avais assez de
courtoisie pour croire que c’est toi, toi qui me condamnes, peut-être te
mettrais-tu encore en colère. N’y a-t-il donc pas de poète, quoiqu’il y
ait pourtant une fiction poétique ? Ce serait bien étrange, comme
d’entendre un morceau de flûte sans qu’il y eût de joueur de flûte. À
moins que cet essai poétique soit peut-être comme ces proverbes dont
on ne connaît pas les auteurs, parce que c’est comme si l’humanité
entière les avait conçus, et n’était-ce pas pour cela que tu appelais
mon plagiat le plus piètre des plagiats : parce que j’avais volé non pas
un seul homme mais tout le genre humain, et que, simple homme moi-
même, oui, pauvre voleur, je me donnais des grands airs d’être le
genre humain ? S’il en était ainsi, si me promenant parmi les hommes
je voyais que tout le monde le connaissait, mais que chacun savait en
même temps qu’il n’en était pas l’auteur, pourrais-je en conclure :
ainsi donc, c’est le genre humain qui l’a fait ? Ne serait-ce pas
étrange ? Car si tout le genre humain en était l’auteur, ne devrait-on
pas pouvoir dire que chacun était tout près de l’être ? Ne te semble-t-il
pas que l’affaire devient scabreuse, alors que le tout, au début,
semblait si facilement réglé par ton bref sarcasme, quand tu qualifiais
mon essai de dernier des plagiats et que je devais rougir de me
l’entendre dire ? Ainsi peut-être ne s’agit-il pas d’une invention
poétique, ou, en tout cas, d’une nature telle qu’elle puisse être imputée
à un homme, ni au genre humain. Et je te comprends, c’est pour cela
que tu appelais mon procédé le plus piètre des plagiats : parce que
mon larcin n’était pas effectué aux dépens d’un homme particulier ni
du genre humain, mais de la Divinité, oui, parce que je lui volais pour
ainsi [75] dire son être même, moi simple particulier, moins que cela :
misérable voleur, en affectant d’une façon blasphématoire d’être le
dieu ; ô mon cher, maintenant, je te comprends pleinement, et je
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 59
comprends que ta colère est juste. Mais voici que mon âme est saisie
d’un nouvel émerveillement, que dis-je, elle est au comble de
l’adoration ; car ç’aurait tout de même été étonnant que cette
invention eût été humaine. L’homme pourrait bien avoir l’idée de se
faire poétiquement l’égal du dieu ou de faire le dieu à sa similitude,
mais inventerait-il que le dieu s’invente et se fasse l’égal de
l’homme ? Car, si le dieu ne se faisait remarquer en rien, comment
l’homme pourrait-il avoir l’idée que le dieu saint pût avoir besoin de
lui ? Ceci serait bien la pire des pensées, ou plutôt une pensée si
perverse qu’elle ne pourrait lui venir, bien que, quand le dieu la lui eut
confiée, il dise en adorant : cette pensée n’est pas née dans mon cœur,
et la trouve miraculeusement belle. Et le tout n’est-il pas un miracle ?
Et ce mot sur mes lèvres n’est-il pas à nouveau un heureux présage ;
car ne sommes-nous pas ici, comme je le disais bien, et, comme tu le
disais toi-même sans le vouloir : en présence du miracle ? Et puisque
nous voilà tous les deux devant le miracle dont le silence religieux ne
peut être troublé par des querelles humaines sur le mien et le tien et
dont la voix majestueuse couvre infiniment les disputes humaines sur
le mien et le tien, pardonne-moi l’aberration où j’ai été de l’avoir
inventé. C’était une aberration et l’invention était trop différente de ce
qu’inventent les hommes pour en être une : elle était le miracle.
[76]
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 60
[77]
Chapitre III
LE PARADOXE ABSOLU.
Une chimère métaphysique
[78]
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 61
[79]
Le paradoxe absolu
une chimère métaphysique
Encore que Socrate fît tous ses efforts pour assembler des
connaissances sur l’homme et se connaître lui-même, oui, et bien qu’il
soit loué à travers les siècles comme l’homme qui connut sans doute
le mieux l’homme, il avoue pourtant que son peu de goût à réfléchir
sur la nature d’êtres comme Pégase et les Gorgones provenait de ce
qu’il n’avait pas tout à fait élucidé une question : celle de savoir si lui-
même (le connaisseur de l’homme) n’était pas un monstre plus
étrange que Typhon, ou un être plus aimable et plus simple,
participant par sa nature à quelque chose de divin (cf. Phèdre, § 229
E). Ceci semble un paradoxe. Pourtant il ne faut pas penser de mal du
paradoxe ; car le paradoxe est la passion de la pensée, et le penseur
sans paradoxe est comme l’amant sans passion : un médiocre sujet.
Mais le paroxysme de toute passion est toujours de vouloir sa propre
ruine, et c’est aussi la plus haute passion de l’intelligence de vouloir le
choc, nonobstant que ce choc, d’une manière ou d’une autre, doive
être sa propre ruine. C’est alors le plus haut paradoxe de la pensée que
de vouloir découvrir quelque chose qu’elle-même ne peut penser.
Cette passion de la pensée reste au fond partout présente en elle, et
aussi dans celle de l’individu, dans la mesure où, quand il pense, il
n’est pas seulement lui-même. Mais l’habitude empêche de [80] s’en
apercevoir. Ainsi les naturalistes nous ont aussi révélé que la marche
de l’homme n’est qu’une chute continue ; mais un homme rangé et
comme il faut, qui s’en va le matin à son bureau et rentre chez lui pour
dîner, pensera sans doute que c’est une exagération, car son pas est,
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 62
n’est qu’un nom que nous lui donnons. Vouloir prouver que cet
inconnu (le dieu) existe, ne peut guère venir à l’idée de l’intelligence.
Si, en effet, le dieu n’existe pas, alors, n’est-ce pas, c’est une
impossibilité de vouloir prouver son existence, mais c’est une folie
s’il existe. Car justement, au moment où commence la démonstration,
je l’ai présupposé, non comme douteux, ce qu’une présupposition en
tant que telle ne saurait être, mais comme certain, autrement je
n’aurais pas voulu commencer, comprenant facilement l’impossibilité
de la preuve s’il n’existait pas. Si, au contraire, par l’expression
« prouver l’existence de Dieu » j’entends vouloir prouver que cet
inconnu qui existe est le dieu, alors je m’exprime d’une façon peu
heureuse, car alors je ne prouve rien et moins que tout une existence,
mais je développe une définition. En somme vouloir prouver que
quelque chose existe est une affaire difficile, et, ce qui est pire encore
[83] pour les gens courageux qui s’y risquent, la difficulté est de telle
nature que celui qui s’y attaque ne peut s’attendre à la notoriété. Toute
la conduite de la preuve se transforme toujours en tout autre chose, en
un développement additionnel de la conclusion que je tirais d’avoir
admis que ce qui était en question existe. Ainsi ma conclusion
n’aboutit jamais à l’existence, mais elle en vient, et cela que je me
meuve dans le monde sensible et palpable ou dans celui de la pensée.
Ainsi, je ne prouve pas qu’une pierre existe, mais que cette chose, qui
existe, est une pierre ; le tribunal ne prouve pas qu’il existe un
criminel mais que l’accusé, qui évidemment existe, est un criminel.
Que l’on appelle l’existence un accessorium ou l’éternel prius 58, elle
ne pourra jamais être prouvée. Prenons bien notre temps ; nous
n’avons aucune raison de nous presser comme ceux qui, préoccupés
d’eux-mêmes, ou du dieu, ou d’autre chose, doivent en hâte trouver
une preuve que cela existe. Quand il en est ainsi, il ne manque pas de
raisons de se hâter, surtout si l’intéressé se rend compte sincèrement
du risque que lui-même ou la chose dont il s’agit n’existe qu’après
qu’il l’aura prouvé, et ne se dit pas secrètement en fraude qu’au fond
cela existe tout de même, que ce soit prouvé ou non.
Si quelqu’un voulait, par les actes de Napoléon, prouver son
existence, ne serait-ce pas au plus haut point étrange ? Car sans doute
son existence explique-t-elle ses actes, mais ses actes ne prouvent pas
son existence, à moins que je n’aie déjà compris le mot son de telle
façon que j’ai par là admis qu’il existe. Pourtant Napoléon n’est qu’un
individu, et en tant que tel ne trouve place aucun rapport absolu entre
lui et ses actions, en sorte qu’un autre homme aurait pu aussi
accomplir les mêmes actions. Peut-être est-ce pour cette raison que je
ne peux conclure des actes à l’existence. Si j’appelle ces actes ceux de
Napoléon, [84] alors la preuve est superflue, puisque je l’ai déjà
nommé ; si je l’ignore, alors je ne peux jamais prouver par ces faits
que ce sont ceux de Napoléon, mais je puis (d’une façon purement
abstraite) prouver que de tels actes sont ceux d’un grand général, etc.
Pourtant, entre Dieu et ses actes, il y a un rapport absolu, Dieu n’est
pas un nom mais un concept, peut-être est-ce pour cette raison que son
essentia involvit existentiam 59. Ainsi, les [85] actes de Dieu, Dieu
seul peut les faire ; tout à fait juste, mais quels sont donc les actes de
Dieu ? Des actes immédiats d’où je veux prouver son existence, il n’y
en a absolument pas. Ou bien serait-ce quelque chose qui crève les
yeux de voir la sagesse dans la nature, la bonté ou la sagesse dans la
Providence ? N’est-on pas ici en butte aux plus terribles tentations et
n’est-il pas impossible de les surmonter toutes ? Mais non, d’un tel
ordre des choses je ne tirerai pas quand même la preuve de l’existence
de Dieu, et même si je m’y mettais je ne pourrais jamais en finir, et en
même temps je devrais toujours vivre in suspenso 60, de peur qu’il ne
m’arrive tout à coup cette chose terrible : la perte de mes petites
preuves. Alors de quels actes est-ce que je tire ma preuve ? D’actes
contemplés idéalement, c’est-à-dire qu’on ne peut voir d’une façon
immédiate. Mais alors ce n’est donc pas d’actes que je tire ma preuve,
mais je ne fais que développer l’idéalité que j’ai présupposée ; par
confiance en elle, j’ose défier toutes les objections, même celles qui
n’ont pas encore été élevées. Ainsi, en commençant, j’ai déjà
présupposé l’idéalité et présupposé que je réussirai à la soutenir
jusqu’au bout ; mais est-ce là autre chose que de présupposer [86]
l’existence du dieu, et c’est donc à proprement parler par confiance en
lui que j’ai commencé.
le fou dit dans son cœur qu’il n’y a pas de dieu, mais celui qui dit dans
son cœur (ou à d’autres) : attends seulement un instant et je vais le
prouver, oh, quelle rare sagesse ne montre-t-il pas 66 ! S’il n’est pas,
au moment où il doit commencer la démonstration, dans une
indécision parfaite au sujet de l’existence ou de la non- existence du
dieu, il ne la prouve évidemment pas ; et s’il se trouve dans cette
indécision, il n’en viendra jamais à commencer, en partie par crainte
de ne pas réussir, car le dieu n’existe peut-être pas, en partie faute
d’avoir de quoi commencer. – Dans les anciens temps, certes, on ne
s’est guère occupé de pareilles choses. Socrate du moins qui, comme
on dit 67, a présenté la preuve physico-téléologique de l’existence de
Dieu ne s’y est pas pris ainsi. Il ne cesse de présupposer que Dieu
existe et, s’appuyant sur ce postulat, il cherche à pénétrer la nature par
l’idée de finalité. Si on lui avait demandé les raisons de ce
comportement, il aurait, sans doute, expliqué qu’il n’avait pas assez
de courage pour oser se risquer dans un tel voyage de découverte sans
avoir derrière lui cette assurance que Dieu existait. Sur la parole du
dieu, il jette pour ainsi dire un filet pour attraper l’idée de la finalité.
Car la nature elle-même trouve bien des épouvantails et des
échappatoires pour jeter la confusion.
La passion paradoxale de l’intelligence se heurte donc sans cesse à
cet inconnu, existant sans doute, mais inconnu aussi et en tant que tel
non existant. L’intelligence ne va pas plus loin, pourtant son sens du
paradoxe la pousse [88] à s’en approcher et à s’en occuper ; car
vouloir exprimer son rapport à cet inconnu en niant son existence
n’est pas correct, puisque l’énoncé de cette négation implique
justement un rapport. Mais qu’est donc cet inconnu ? Car qu’il est le
dieu signifie seulement pour nous, n’est-ce pas, qu’il est l’inconnu ?
En disant de lui qu’il est l’inconnu parce qu’on ne peut le connaître et,
le pût-on, parce qu’on ne peut l’exprimer, on ne satisfait pas la
passion, encore que celle-ci ait correctement vu dans l’inconnu une
limite. Mais la limite est justement le tourment de la passion en même
temps que son aiguillon. Et pourtant elle ne peut aller plus loin sans
qu’elle risque une sortie via négations ou via eminentiœ 68.
Qu’est donc l’inconnu ? Il est la limite vers laquelle on ne cesse
d’aller, et, en tant que tel, quand, à la détermination de mouvement est
substituée celle de repos, il est le différent, l’absolument différent.
Mais le différent absolu est ce pour quoi on n’a pas de signe distinctif.
Défini comme l’absolument différent, il semble sur le point de se
révéler ; mais il n’en est pas ainsi ; car, la différence absolue,
l’intelligence ne peut même pas la penser ; car elle ne peut se nier
elle-même de façon absolue, mais se sert, pour cela, d’elle-même et
pense donc la différence en elle-même, comme elle la pense par elle-
même ; et ne pouvant, absolument parlant, aller au delà d’elle-même,
elle ne pense donc qu’au-dessus d’elle-même la sublimité qu’elle
pense par elle-même. Quand donc l’Inconnu (Dieu) ne reste pas
seulement limité, la pensée une de la différence est rendue confuse par
les pensées multiples de la différence. Ainsi l’Inconnu est dans une
διασπορά 69, et l’intelligence n’a qu’à choisir à son gré dans ce qui est
à la portée de sa main et de son imagination (le monstrueux, le
ridicule, etc.).
Mais cette différence ne se laisse pas fixer. Chaque fois [89] que
cela se produit, c’est au fond un acte arbitraire, et, dans les
profondeurs de la crainte de Dieu, est aux aguets l’insensé, le
lunatique arbitraire, qui sait qu’il a lui-même produit le dieu. Or, si la
différence ne se laisse pas fixer, faute de signe distinctif, il en va alors
de la différence et de l’égalité comme de tous les contraires
dialectiques de ce genre : ils sont identiques. La différence, qui
s’attache à l’intelligence, l’a troublée, en sorte que celle-ci ne se
connaît plus elle-même et tout à fait logiquement se confond avec la
différence. Le paganisme a été fertile en découvertes fantaisistes de
toute nature ; mais, en ce qui concerne la dernière idée que nous avons
émise, cette auto-ironie de l’intelligence, je vais seulement l’esquisser
en quelques traits sans m’occuper de savoir si elle est devenue
historique ou non. Voici donc un homme individuel existant, il a la
même apparence que les autres hommes, grandit comme eux, se
[93]
Chapitre III.
Le paradoxe absolu, une chimère métaphysique
ANNEXE
72 L’usage de la langue démontre aussi que tout scandale est souffrant. On dit :
être scandalisé, ce qui, à proprement parler, [95] n’exprime que l’état. Mais,
dans le même sens, on dit aussi « at tage Forargelse » (prendre du scandale)
(identité de l’agissant et du souffrant). En grec, on dit σϰανδαλίζεσθαι. Ce
mot vient de σϰάνδαλον (un choc) et signifie donc « at tage Anstoed »
(prendre un choc). Ici encore, le sens se montre clairement : ce n’est pas le
scandale qui choque, mais qui reçoit le choc, donc passivement bien
qu’assez activement pour le « prendre ». C’est pourquoi l’intelligence n’a
pas, elle-même, inventé le scandale ; car le choc paradoxal, que développe
l’intelligence isolée, ne découvre ni le paradoxe ni le scandale.
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 75
[95]
Mais justement, parce que le scandale est ainsi souffrant, sa
découverte (si l’on peut parler ainsi) n’appartient pas à l’intelligence
mais au paradoxe ; car de même que la vérité est index sui et falsi 73,
de même le paradoxe, et le scandale ne se comprend pas lui-même 74
mais est compris par le paradoxe. C’est pourquoi, tandis que le
scandale, quelle que soit la façon dont il s’exprime, se fait entendre
partout et même du côté opposé, c’est pourtant le paradoxe qui retentit
en lui, et n’est-ce pas là une illusion acoustique. Mais, si le paradoxe
est index et judex sui et falsi 75, on peut alors voir dans le scandale
comme une preuve indirecte de la vérité du paradoxe, car le scandale
est le faux calcul, il est cette conséquence de la non-vérité au moyen
de laquelle le paradoxe repousse. Les paroles du scandalisé ne sortent
pas de lui-même ; elles viennent du paradoxe, comme celui qui
contrefait quelqu’un n’invente rien mais ne fait que l’imiter
grossièrement. Plus l’expression du scandale entre profondément dans
la passion (agissante ou souffrante), mieux on voit tout ce dont le
scandale est redevable au paradoxe. Le scandale n’est donc pas une
découverte de l’intelligence ; loin de là ; car alors l’intelligence aurait
dû être aussi en état de [96] découvrir le paradoxe ; non, avec le
scandale le paradoxe entre dans l’existence ; il prend naissance, ici
nous avons de nouveau l’instant autour de quoi tourne tout.
Récapitulons. Faute d’admettre l’instant, nous revenons à Socrate et,
comme on sait, nous voulions justement le quitter pour partir à la
découverte. L’instant admis, le paradoxe est là ; car dans sa forme la
plus abrégée on peut nommer l’instant le paradoxe ; c’est par l’instant
que le disciple devient la non-vérité ; l’homme qui se connaissait lui-
même devient désemparé à son propre sujet et, au lieu de la
connaissance de soi, apprend la conscience du péché, etc. ; car,
aussitôt que nous posons simplement l’instant, tout va tout seul.
Du point de vue psychologique, le scandale va maintenant se
nuancer avec une diversité infinie, selon qu’il est déterminé de façon
s’appelle Tout est bien qui finit bien, acte II, [99] scène V, le sixième
de Luther, le septième est une réplique du Roi Lear. Tu vois, je sais ce
qu’il en est et sais te prendre en flagrant délit de larcins. » – « Oh, je
le vois bien, mais veux-tu me dire maintenant si tous ces hommes
n’ont pas parlé d’un rapport du paradoxe au scandale et ne veux-tu pas
aussi prendre en considération le fait que ce n’était pas eux, comme
on sait, qui étaient les scandalisés, mais justement les tenants du
paradoxe, et que pourtant ils parlaient comme si c’étaient eux les
scandalisés, et le scandale ne peut pas trouver une façon de s’exprimer
plus significative. N’est-ce pas étrange que le paradoxe retire pour
ainsi dire le pain de la bouche au scandale et en fasse un art misérable
où l’on ne touche rien pour sa peine, un art cocasse vraiment, comme
si, par distraction, l’adversaire officiel d’un auteur de thèse défendait
celui-ci au lieu de l’attaquer ? N’est-ce pas ton avis ? Le scandale a
pourtant un mérite, celui de faire apparaître plus nettement la
différence ; en effet, dans cette passion heureuse à laquelle nous
n’avons pas encore donné de nom, la différence est en bonne entente
avec l’intelligence. Il faut de la différence pour qu’une entente puisse
trouver place dans un troisième terme; mais la différence était
justement celle-ci que l’intelligence renonçait à elle-même et que le
paradoxe se livrait lui-même (halb zog sie ihn, halb sank er hin 78) et
la compréhension réside dans cette heureuse passion qui reçoit bien un
nom, et même cela est le moindre de l’affaire, même si mon bonheur
n’a pas de nom – pourvu que je l’aie, je n’en demande pas plus. »
[100]
[101]
Chapitre IV
LA CONTEMPORANÉITÉ
DU DISCIPLE
[102]
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 80
[103]
La contemporanéité
du disciple
heure du jour, son zèle lui faisant regarder comme importantes les
choses les plus insignifiantes, un tel contemporain serait-il le
disciple ? Pas le moins du monde. Il pourrait se laver les mains si
quelqu’un l’accusait d’inexactitude historique, mais rien de plus. Si un
autre ne s’était occupé que de la doctrine enseignée à l’occasion par ce
maître, si chaque parole enseignante sortie de sa bouche avait eu pour
lui plus d’importance que le pain quotidien, s’il avait disposé d’une
centaine de collaborateurs qui auraient intercepté chacune de ses
syllabes pour qu’aucune ne soit perdue et s’il conférait soigneusement
avec eux pour présenter l’exposé le plus exact de sa doctrine, serait-il
pour cela le disciple ? En aucune façon, pas plus que Platon n’était
autre chose qu’un disciple de Socrate. S’il y avait un contemporain
qui eût séjourné dans des pays étrangers et ne fût revenu dans le sien
que quand ce maître n’eût plus eu qu’un ou deux jours à vivre, si ce
contemporain était encore empêché par des affaires de voir ce maître
et n’arrivait qu’au dernier moment, quand celui-ci est sur le point de
rendre l’âme, cette ignorance relative à l’historique serait-elle un
empêchement à ce qu’il pût être le disciple – si l’instant pour lui était
la décision de l’éternité ? Pour le premier des contemporains dont
nous parlions, cette vie du maître n’aurait été qu’un événement
historique, pour le second ce maître aurait été l’occasion de se
comprendre lui-même, et il pourra oublier sa personne (cf. chap. I) ;
car, vis-à-vis d’une compréhension éternelle de soi-même, un savoir
relatif à la personne du maître est un savoir contingent et historique,
une affaire de mémoire. Aussi longtemps [110] que l’éternel et
l’historique restent extérieurs l’un à l’autre, l’historique n’est que
l’occasion. Si donc ce disciple enthousiaste (mais qui ne pousse
pourtant pas le zèle jusqu’à être le disciple) devait nous rebattre les
oreilles de tout ce dont il était redevable à son maître, en sorte que ses
louanges fussent interminables et d’une dorure presque inestimable,
s’il se fâchait contre nous pour avoir tenté de lui expliquer que ce
maître n’avait été que l’occasion, eh bien, pas plus son discours de
louanges que sa colère ne feraient avancer notre délibération, car tous
deux ont la même raison d’être : n’ayant même pas le courage de
simplement comprendre, il n’a pas voulu se refuser la folle prétention
d’aller plus loin. Avec des boniments et des coups de trompette de ce
genre on ne trompe que soi et les autres, dans la mesure où on se
persuade et persuade les autres qu’on a réellement des idées – tandis
qu’on les doit à un autre. Mais, bien que la politesse, d’habitude, ne
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 86
ne sera pas la doctrine mais le maître ; car c’est en ceci justement que
consiste le socratique : que le disciple, étant lui-même la vérité et
ayant la condition, peut rejeter de lui le maître ; là [112] résidait
justement l’art et l’héroïsme socratiques d’aider l’homme à pouvoir le
faire. La foi doit donc toujours s’attacher au maître. Mais, pour que le
maître puisse donner la condition, il faut qu’il soit le dieu, et, pour
mettre le disciple en sa possession, il faut qu’il soit homme. Cette
contradiction est de nouveau l’objet de la foi et est le paradoxe,
l’instant. Que le dieu, une fois pour toutes, ait donné à l’homme la
condition est l’éternel postulat du socratisme, qui ne se heurte pas au
temps d’une façon hostile, mais est incommensurable aux
déterminations temporelles ; mais la contradiction est que l’homme
reçoit la condition dans l’instant, condition qui, étant une condition
pour la compréhension de la vérité éternelle, est eo ipso la condition
éternelle. S’il en est autrement, nous restons dans le souvenir
socratique.
On voit donc aisément (si, au surplus, il est utile de démontrer
quelque chose qui découle du fait que l’intelligence est congédiée)
que la foi n’est pas un acte de volonté ; car toute volonté humaine n’a
jamais de pouvoir qu’à l’intérieur de la condition. Si, ainsi, j’ai le
courage de le vouloir, je comprendrai le socratique, c’est-à-dire que je
me comprendrai moi-même parce que, du point de vue socratique, je
suis en possession de la condition et peux donc le vouloir. Mais si je
ne suis pas en possession de la condition (et c’est, n’est-ce pas, ce que
nous avons supposé pour ne pas revenir au socratisme), alors tout mon
vouloir ne sert pourtant à rien, même si, dès que la condition est
donnée, ce qui était valable sur le plan socratique l’est à nouveau ici.
Le disciple contemporain est, il est vrai, en possession d’un
avantage, pour lequel, hélas, celui qui est né plus tard ne manquera
certainement pas, ne serait-ce que pour s’occuper, de le jalouser fort.
Le contemporain, lui, peut aller trouver ce maître et le regarder – et
alors osera-t-il [113] en croire ses yeux ? Oui, pourquoi pas ? Mais
osera-t-il aussi pour cette raison croire qu’il est le disciple ? En
aucune façon, s’il en croit ses yeux, alors justement il est trompé ; car
le dieu ne se laisse pas connaître directement. Alors il peut bien
fermer les yeux ? Tout à fait juste, mais alors quel est son avantage à
être contemporain ? Et, s’il ferme les yeux, alors sans doute se
représentera-t-il le dieu. Mais s’il le peut par lui-même, alors il est en
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 88
admettons que ceci fût une réalité et que nous dussions nous contenter
du maigre compte rendu de cette réalité, pourquoi alors, humainement
parlant, ne proclamerions-nous pas heureux les contemporains ? Les
contemporains, c’est-à-dire ceux qui virent et entendirent et saisirent
avec leurs mains ; car, autrement, à quoi bon être contemporain ? La
magnificence de la noce impériale et la surabondance des jouissances
étaient bien choses à voir et à toucher directement, en sorte que celui
qui en a été, à proprement parler, contemporain, les a donc vues et a
pu s’y réjouir le cœur. Mais si, maintenant, la magnificence était
d’une autre nature, en sorte qu’on ne pût la voir directement, à quoi
bon alors être le contemporain ? On n’en serait, en effet, pas pour cela
témoin de cette magnificence. Un pareil contemporain, on ne pourrait
donc l’appeler bienheureux, ni célébrer ses yeux et ses oreilles, car il
n’était pas contemporain, il n’y voyait ni n’entendait rien de ces
magnificences, sans pourtant que ceci eût sa cause dans un manque de
temps ou d’occasion (au sens immédiat) mais dans autre chose qui
pourrait lui faire défaut, même s’il avait été au plus haut point favorisé
par les occasions de voir et d’entendre et s’il n’avait pas manqué (au
sens immédiat) de les mettre à profit. Mais qu’est-ce que cela veut
donc dire qu’on puisse être contemporain sans pourtant l’être, qu’on
puisse donc être contemporain et pourtant, tout en utilisant cet
avantage (au sens immédiat), ne pas être contemporain ; qu’est-ce que
cela veut dire sinon qu’on ne peut pas du tout, immédiatement parlant,
être contemporain d’un tel maître et d’un tel événement, en sorte que
le vrai contemporain ne le soit pas en vertu de la contemporanéité
immédiate, mais de quelque chose d’autre ? Ainsi donc : le
contemporain peut, malgré sa [118] contemporanéité, être le non-
contemporain ; le vrai contemporain ne l’est pas en vertu de
l’immédiate contemporanéité, ergo le non-contemporain (au sens
immédiat) doit aussi pouvoir être contemporain au moyen de ce
quelque chose d’autre par quoi le contemporain devient le vrai
contemporain. Mais, le non-contemporain (au sens immédiat), il
appartient, n’est-ce pas, à la postérité, ainsi l’homme de la postérité
doit pouvoir être le vrai contemporain. Ou bien est-ce être le
contemporain, ce contemporain que nous exaltons, que de pouvoir
dire : j’ai mangé et bu sous les yeux de ce maître, et il a enseigné dans
nos rues, je l’ai vu bien souvent, c’était un homme sans apparence,
d’humble origine, et seuls quelques individus avaient confiance en lui
pour trouver l’extraordinaire, que pour ma part je n’ai jamais pu
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 92
[123]
Chapitre IV.
La contemporanéité du disciple
INTERMÈDE
I. LE DEVENIR.
92 Cf. Gorgias (490 e). Calliclès : « Tu dis toujours la même chose, Socrate. »
Socrate : « Non seulement la même chose, Calliclès, mais aussi sur le même
sujet ; … mais je te reproche de ne jamais dire la même chose sur le même
sujet. » (N.d.T.)
93 Mouvement. Chez Aristote : changement (en général). (N.d.T.)
94 Changement (spécifique). (N.d.T.)
95 Passage d’un concept à un autre. (N.d.T.)
96 Aristote (Physique 3, 1). (N.d.T.)
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 98
2. L’HISTORIQUE.
3. LE PASSÉ.
Ce qui est arrivé est arrivé et ne peut être refait ; ce ne peut donc
être changé (le stoïcien Chrysippe 102 – le mégarien Diodore 103).
Cette immutabilité est-elle celle de la nécessité ? L’immutabilité du
passé s’est opérée par un changement, par le changement du devenir,
mais une telle immutabilité n’exclut évidemment pas tout
changement, puisqu’elle ne l’a pas exclu antérieurement ; car tout
changement (dialectique sous le rapport du temps) n’est évidemment
exclu que parce qu’il l’est à chaque instant. Regarder le passé comme
nécessaire ne peut se faire qu’en oubliant qu’il est devenu ; mais une
telle distraction serait-elle aussi nécessaire ?
Ce qui est arrivé est arrivé comme c’est arrivé ; ainsi est-ce
invariable ; mais cette invariabilité est-elle celle de la nécessité ? Cette
invariabilité du passé est que le mode de sa réalité ne peut devenir
autre, mais suit-il de là que le « comment » possible de ce passé
n’aurait pu devenir [129] autre ? Par contre, l’immutabilité du
nécessaire est de se rapporter toujours à lui-même et de la même
façon, exclut tout changement, ne se contente pas de l’immutabilité du
passé qui, comme nous l’avons vu, n’est pas seulement dialectique par
rapport à un changement antérieur dont elle résulte, mais aussi doit
être dialectique par rapport à un changement d’ordre supérieur qui
l’abolit (par exemple, celui du repentir qui veut abolir une réalité).
L’avenir n’est pas encore arrivé ; mais il n’en est pas pour cela
moins nécessaire que le passé, puisque le passé n’est pas devenu plus
nécessaire du fait qu’il est arrivé, mais, au contraire, a montré par là
qu’il n’était pas nécessaire. Si le passé était devenu nécessaire, on ne
devrait pas pouvoir en conclure l’opposé en ce qui concerne l’avenir,
mais au contraire il suivrait de là que l’avenir aussi était nécessaire. Si
la nécessité pouvait pénétrer en un seul point, il ne serait plus question
du passé et de l’avenir. Vouloir prédire l’avenir (prophétiser) et
[131]
4. INTELLECTION DU PASSÉ.
possibilité d’où est sorti le possible qui est devenu le réel accompagne
toujours le devenu et reste avec le passé, même après des millénaires ;
dès que l’homme des générations postérieures répète que telle chose
est devenue (ce qu’il fait en le croyant), il en répète la possibilité
quant à savoir s’il peut être question ou non de représentations plus
particulières de cette possibilité, cela est indifférent.
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 111
[141]
Chapitre IV.
La contemporanéité du disciple
ANNEXE
APPLICATION
Ce qui vient d’être dit est valable pour l’historique pur et simple
dont la contradiction est seulement que c’est devenu, est la
contradiction 124 du devenir : car, ici encore, il ne faut pas se faire
illusion, comme s’il était plus facile à comprendre qu’une chose est
devenue, après qu’elle est devenue qu’avant qu’elle ne le fût ; car qui
est de cet avis ne comprend pas encore que la chose est devenue, il n’a
que la perception et la connaissance immédiate du présent dans lequel
n’est pas compris le devenir.
Nous allons maintenant revenir à notre fiction poétique et à notre
supposition que le dieu a été. En ce qui concerne l’historique pur et
simple, il faut dire qu’il ne peut devenir historique pour la perception
ou la connaissance immédiate, pas plus pour le contemporain que
pour l’homme d’une génération postérieure. Or ce [142] fait
historique (qui est le contenu de notre fiction poétique) a une propriété
particulière, celle de n’être pas un simple fait historique, mais un fait
basé sur une contradiction (ce qui suffit à montrer qu’il n’y a aucune
124 Le mot contradiction ne doit pas être pris ici dans le sens émoussé où Hegel
s’est imaginé et a fait accroire aux autres (y compris à la contradiction)
qu’elle avait la puissance de produire quelque chose. Aussi longtemps que
rien n’est devenu, la contradiction n’est que le besoin de l’admiration, le
nisus de celle-ci, non le nisus a du devenir ; quand la chose est devenue, la
contradiction est de nouveau présente en tant que nisus de l’admiration dans
la passion qui reproduit le devenir.
a Effort, tendance. Hegel : Logik, II, Ire sect., ch. III c. (N.d.T.)
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 112
[145]
Chapitre V
DISCIPLE
DE SECONDE MAIN
[146]
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 115
[147]
La dernière génération.
dans le monde [155] comme le paradoxe absolu, tout ce qui lui est
postérieur n’est d’aucun secours, car ce n’est jamais de toute éternité
que des conséquences d’un paradoxe et ainsi, en fin de compte, juste
aussi invraisemblable que le paradoxe, à moins qu’on n’admette que
les conséquences (qui sont, n’est-ce pas, ce qui dérive du fait) n’aient
une puissance rétrospective pour transformer le paradoxe, ce qui serait
tout aussi admissible que de penser qu’un fils eût le pouvoir
rétrospectif de métamorphoser son père. Même si on veut penser la
conséquence en pure logique, donc sous la forme de l’immanence, il
reste pourtant vrai que la conséquence ne peut être définie que comme
identique et homogène à la cause, et ne peut rien moins qu’avoir un
pouvoir de métamorphose. D’avoir les conséquences pour soi est donc
un avantage tout aussi douteux que d’avoir pour soi la certitude
immédiate, et celui qui accepte les conséquences de façon directe est
trompé tout autant que celui qui accepte la certitude immédiate pour la
foi.
L’avantage des conséquences paraît consister en ce que le fait en
question devrait s’être peu à peu naturalisé. Si c’est bien le cas (c’est-
à-dire si cela se peut penser), alors la génération postérieure est
nettement avantagée par rapport à la contemporaine (et il faudrait être
128 Comédie de Holberg, acte I, scène 6. Une femme de matelot aurait mis au
monde dans Neuen Buden 32 enfants à la fois. (N.d.T.)
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 123
Comparaison.
2. La question du disciple
de seconde main.
140 Allusion à la traduction de l’Épître aux Éphésiens (5, 19) par Grundtvig.
(N.d.T.)
141 En français dans le texte. (N.d.T.)
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 134
moqueurs 142 que la nature fait entendre à Ceylan ; car la foi qui
triomphe est la chose la plus ridicule du monde. Si la génération
contemporaine de croyants n’a pas eu le temps de triompher, aucune
génération ne l’aura ; car le devoir reste le même et la foi est toujours
militante ; mais aussi longtemps qu’il y a encore lutte, il y a possibilité
de défaite ; qu’on ne triomphe donc en ce qui concerne la foi jamais
avant le temps, c’est-à-dire jamais dans le temps ; car où trouver le
temps d’écrire des chants de triomphe ou l’occasion de les chanter ! Si
cela arrivait, ce serait comme une armée prête au combat qui, au lieu
d’attaquer, regagnerait triomphalement les casernes de la ville. –
Même si personne ne riait, même si toute la génération contemporaine
sympathisait avec cet abracadabra – le rire étranglé de l’existence ne
fuserait-il pas du côté où on l’attendrait le moins ! Aussi bien ces soi-
disant croyants des générations postérieures n’agiraient-ils pas d’une
façon analogue, sinon pire, que le contemporain qui, ne voulant pas
que le dieu fût humilié et méprisé (chap. II), le suppliait en vain ? Car
ce soi-disant croyant des générations tardives ne voudrait même pas se
contenter pour lui-même de bassesse et de mépris, de la folie
militante, mais ne demanderait pas mieux que de croire si cela pouvait
se faire avec chants et musique. À un tel homme le dieu sans doute ne
dirait pas, il ne pourrait même pas dire, comme à ce contemporain :
ainsi tu n’aimes que le Tout-Puissant qui fait des miracles, non celui
qui s’est humilié à ta ressemblance. Et ici, je veux m’interrompre.
Même si j’étais un meilleur dialecticien que je ne suis, il faudrait
pourtant que je m’arrête ; et au fond, c’est justement l’inébranlable
adhésion à l’absolu et aux distinctions absolues qui fait de quelqu’un
[172] un bon dialecticien ; c’est ce qu’on a complètement perdu de
vue à notre époque en abolissant le principe de contradiction, sans
voir, bien qu’Aristote 143 eût mis ce point en relief, que cette
proposition – que le principe de contradiction est aboli – est basée sur
le principe de contradiction, car autrement la proposition contraire –
qu’il n’est pas aboli – serait également vraie. – Une seule remarque
encore, au sujet de tes nombreuses allusions aux propos empruntés
que je mêlerais à mes dires. Que ce soit le cas, je ne le nie pas, et je ne
veux pas nier non plus que je l’aie fait intentionnellement et que dans
142 Cf. Schubert : Ansichten von der Nachtseite der Naturwissenschaft (p. 376,
2e éd.). (N.d.T.)
143 Métaphysique, III, 4. (N.d.T.)
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 135
MORALE.
[175]
NOTES
[176]
[177]
[178]
[179]
[180]
[181]
[182]
Søren Kierkegaard , Les miettes philosophiques (1844) [1967] 138
[183]
NOTES [175]
Fin du texte