Cours Sur Leibniz Pour Deleuze
Cours Sur Leibniz Pour Deleuze
Cours Sur Leibniz Pour Deleuze
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je numérote les propositions principales qui vont former une drôle de
pensée.
a) Le flux de pensée, de tous temps, entraîne avec lui un fameux
principe qui a un caractère très particulier parce que c’est un des seuls
principes dont on peut être sûr, et en même temps on ne voit pas du
tout ce qu’il nous apporte. Il est certain, mais il est vide. Ce principe
célèbre c’est le principe d’identité. Le principe d’identité a un énoncé
classique : A est A. Ça c’est sur. Si je dis le bleu est bleu, ou Dieu est
Dieu, je ne dis pas par là que Dieu existe, en un sens je suis dans la
certitude. Seulement voilà : est-ce que je pense quelque chose quand
je dis A est A, ou est-ce que je ne pense pas? Essayons tout de même
de dire ce qu’entraîne ce principe d’identité. Il se présente sous forme
d’une proposition réciproque. A est A, ça veut dire: sujet A, verbe
être, A attribut ou prédicat, il y a une réciprocité du sujet et du
prédicat. Le bleu est bleu, le triangle est triangle, ce sont des
propositions vides et certaines. Est-ce que c’est tout? Une proposition
identique est une proposition telle que l’attribut ou le prédicat est le
même que le sujet et se réciproque avec le sujet. Il y a un second cas
un tout petit peu plus complexe, à savoir que le principe d’identité
peut déterminer des propositions qui ne sont pas simplement des
propositions réciproques. Il n’y a plus simplement réciprocité du
prédicat avec le sujet et du sujet avec le prédicat. Supposez que je
dise: «le triangle a trois côtés», ce n’est pas la même chose que dire
«le triangle a trois angles». «Le triangle a trois angles» est une
proposition identique parce que réciproque. «Le triangle a trois côtés»
c’est un peu différent, ce n’est pas réciproque. Il n’y a pas identité du
sujet et du prédicat. En effet, trois côtés ce n’est pas la même chose
que trois angles. Et pourtant il y a une nécessité dite logique. C’est
une nécessité logique, à savoir que vous ne pouvez pas concevoir trois
angles composant une même figure sans que cette figure ait trois
côtés. Il n’y a pas réciprocité mais il y a inclusion. Trois côtés sont
inclus dans triangle. Inhérence ou inclusion.
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De même si je dis que la matière est matière, « matière est matière »,
c’est une proposition identique sous forme d’une proposition
réciproque; le sujet est identique au prédicat. Si je dis que « la matière
est étendue », c’est encore une proposition identique parce que je ne
peux pas penser le concept de matière sans y introduire déjà
l’étendue. L’étendue est dans la matière. C’est d’autant moins une
proposition réciproque que, inversement, peut-être bien que je peux
penser une étendue sans rien qui la remplisse, c’est-à-dire sans
matière. Ce n’est donc pas une proposition réciproque, mais c’est une
proposition d’inclusion; lorsque je dis «la matière est étendue», c’est
une proposition identique par inclusion.
Je dirais donc que les propositions identiques sont de deux sortes: ce
sont les propositions réciproques où le sujet et le prédicat sont un seul
et même, et les propositions d’inhérence ou d’inclusion où le prédicat
est contenu dans le concept du sujet.
Si je dis «cette feuille a un recto et un verso» – bon passons, je
supprime mon exemple… A est A c’est une forme vide. Si je cherche
un énoncé plus intéressant du principe d’identité, je dirais à la
manière de Leibniz que le principe d’identité s’énonce ainsi: toute
proposition analytique est vraie.
Qu’est-ce que veut dire analytique? D’après les exemples que nous
venons de voir, une proposition analytique est une proposition telle
que soit le prédicat ou l’attribut est identique au sujet, exemple : «le
triangle est triangle», proposition réciproque, soit proposition
d’inclusion «le triangle a trois côtés», le prédicat est contenu dans le
sujet au point que lorsque vous avez conçu le sujet le prédicat y était
déjà. Il vous suffit donc d’une analyse pour trouver le prédicat dans le
sujet. Jusque là Leibniz comme penseur original n’a pas surgit.
b) Leibniz surgit. Il surgit sous la forme de ce cri très bizarre. Je
vais lui donner un énoncé plus complexe que tout à l’heure. Tout ce
qu’on dit ce n’est pas de la philosophie, c’est de la pré-philosophie,
c’est le terrain sur lequel va s’élever une philosophie très prodigieuse.
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Leibniz arrive et dit: très bien. Le principe d’identité nous donne un
modèle certain. Pourquoi un modèle certain? Dans son énoncé même,
une proposition analytique est vraie si vous attribuez à un sujet
quelque chose qui ne fait qu’un avec le sujet lui-même, ou qui se
confond, ou qui est déjà contenu dans le sujet. Vous ne risquez pas de
vous tromper. Donc toute proposition analytique est vraie.
Le coup de génie pré-philosophique de Leibniz, c’est de dire: voyons
la réciproque! Là commence quelque chose d’absolument nouveau et
pourtant très simple – il fallait y penser. Et qu’est-ce que ça veut dire
«il fallait y penser», ça veut dire qu’il fallait avoir besoin de ça, il
fallait que ça réponde à quelque chose d’urgent pour lui. Qu’est-ce
que c’est la réciproque du principe d’identité dans son énoncé
complexe «toute proposition analytique est vraie»? La réciproque
pose beaucoup plus de problèmes. Leibniz surgit et dit: toute
proposition vraie est analytique.
S’il est vrai que le principe d’identité nous donne un modèle de vérité,
pourquoi est-ce qu’on achoppe sur la difficulté suivante, à savoir: il
est vrai, mais il ne nous fait rien penser. On va forcer le principe
d’identité à nous faire penser quelque chose; on va l’inverser, on va le
retourner. Vous me direz que retourner A est A, ça fait A est A. Oui et
non. Ça fait A est A dans la formulation formelle qui empêche le
retournement du principe. Mais dans la formulation philosophique,
qui revient exactement au même pourtant, «toute proposition
analytique est une proposition vraie», si vous retournez le principe,
«toute proposition vraie est nécessairement analytique», ça veut dire
quoi? Chaque fois que vous formulez une proposition vraie, il faut
bien (et c’est là qu’il y a le cri), que vous le vouliez ou non, qu’elle
soit analytique, c’est-à-dire qu’elle soit réductible à une proposition
d’attribution ou de prédication, et que non seulement elle soit
réductible à un jugement de prédication ou d’attribution (le ciel est
bleu), mais qu’elle soit analytique, c’est-à-dire que le prédicat soit ou
bien réciproque avec le sujet ou bien contenu dans le concept du
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sujet? Est-ce que ça va de soi? Il se lance dans un drôle de truc, et ce
n’est pas par goût qu’il dit ça, il en a besoin. Mais il s’engage dans un
truc impossible : il lui faudra en effet des concepts complètement
déments pour arriver à cette tâche qu’il est en train de se donner. Si
toute proposition analytique est vraie, il faut bien que toute
proposition vraie soit analytique. Ça ne va pas de soi du tout que tout
jugement soit réductible à un jugement d’attribution. Ça ne va pas être
facile à montrer. Il se lance dans une analyse combinatoire, comme il
le dit lui-même qui est fantastique. Pourquoi ça ne va pas de soi? «La
boîte d’allumettes est sur la table», je dirais que c’est un jugement
quoi? «Sur la table», c’est une détermination spatiale. Je pourrais dire
que la boîte d’allumettes est «ici». «Ici», c’est quoi? Je dirais que
c’est un jugement de localisation. A nouveau je redis des choses très
simples, mais elles ont toujours été des problèmes fondamentaux de la
logique. C’est juste pour suggérer qu’en apparence tous les jugements
n’ont pas pour forme la prédication ou l’attribution. Quand je dis «le
ciel est bleu», j’ai un sujet, ciel, et un attribut, bleu. Lorsque je dis «le
ciel est là-haut», ou «je suis ici», est-ce que «ici», localisation dans
l’espace, est assimilable à un prédicat? Est-ce que formellement je
peux ramener le jugement «je suis ici» à un jugement du type «je suis
blond»? Pas sur que la localisation dans l’espace soit une qualité. Et
«2 + 2 = 4» c’est un jugement qu’on appelle ordinairement un
jugement de relation. Ou si je dis «Pierre est plus petit que Paul»,
c’est une relation entre deux termes, Pierre et Paul. Sans doute
j’oriente cette relation sur Pierre: si je dis «Pierre est plus petit que
Paul», je peux dire «Paul est plus grand que Pierre». Où est le sujet,
où est le prédicat? Voilà exactement le problème qui a agité la
philosophie depuis son début. Depuis qu’il y a de la logique on s’est
demandé dans quelle mesure le jugement d’attribution pouvait être
considéré comme la forme universelle de tout jugement possible, ou
bien un cas de jugement parmi d’autres. Est-ce que je peux traiter
«plus petit que Paul» comme un attribut de Pierre? Pas sûr. Il n’y a
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rien d’évident. Peut-être qu’il faut distinguer des types de jugements
très différents les uns des autres, à savoir: jugement de relation,
jugement de localisation spatio-temporelle, jugement d’attribution, et
bien d’autres encore: jugement d’existence. Si je dis «Dieu existe»,
est-ce que je peux le traduire formellement sous la forme de «Dieu est
existant», existant étant un attribut? Est-ce que je peux dire que «Dieu
existe» est un jugement de la même forme que «Dieu est tout
puissant»? Sans doute pas, car je ne peux dire «Dieu est tout puissant»
qu’en rajoutant «oui, s’il existe». Est-ce que Dieu existe? Est-ce que
l’existence est un attribut? Pas sûr.
Vous voyez donc qu’en lançant l’idée que toute proposition vraie doit
être d’une manière ou d’une autre une proposition analytique, c’est-à-
dire identique, Leibniz se donne déjà une tâche très dure; il s’engage à
montrer de quelle manière toutes les propositions peuvent être
ramenées au jugement d’attribution, à savoir les propositions qui
énoncent des relations, les propositions qui énoncent des existences,
les propositions qui énoncent des localisations, et que, à la limite ici,
exister, être en relation avec, peuvent être traduits comme l’équivalent
d’attribut du sujet.
Doit surgir dans votre cerveau l’idée d’une tâche infinie. Supposons
que Leibniz y arrive ; quel monde va en sortir? Quel monde très
bizarre? Qu’est-ce que c’est que ce monde où je peux dire «toute
proposition vraie est analytique»? Vous vous rappelez bien que
ANALYTIQUE c’est une proposition où le prédicat est identique au
sujet ou bien est inclus dans le sujet. Ça va être bizarre un tel monde.
Qu’est-ce que c’est la réciproque du principe d’identité? Le principe
d’identité, c’est donc toute proposition vraie est analytique; non
l’inverse – toute proposition analytique est vraie. Leibniz dit qu’il faut
un autre principe, c’est la réciproque: toute proposition vraie est
nécessairement analytique. Il lui donnera un nom très beau: principe
de raison suffisante. Pourquoi raison suffisante? Pourquoi est-ce qu’il
pense être en plein dans son cri à lui? IL FAUT BIEN QUE TOUT
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AIT UNE RAISON. Le principe de raison suffisante peut s’énoncer
ainsi: quoiqu’il arrive à un sujet, que ce soient des déterminations
d’espace et de temps, de relation, événement, quoiqu’il arrive à un
sujet il faut bien que ce qui arrive, c’est-à-dire ce qu’on dit de lui avec
vérité, il faut bien que tout ce qui se dit d’un sujet soit contenu dans la
notion du sujet.
Il faut bien que tout ce qui arrive à un sujet soit déjà contenu dans la
notion du sujet. La notion de «notion» va être essentielle. Il faut bien
que «bleu» soit contenu dans la notion du ciel. Pourquoi est-ce le
principe de raison suffisante? Parce que s’il en est ainsi, chaque chose
à une raison ; la raison c’est précisément la notion même en tant
qu’elle contient tout ce qui arrive au sujet correspondant. Dès lors tout
a une raison.
Raison = la notion du sujet en tant que cette notion contient tout ce
qui se dit avec vérité de ce sujet. Voilà le principe de raison suffisante
qui est donc juste la réciproque du principe d’identité. Plutôt que de
chercher des justifications abstraites je me demande quel bizarre
monde va naître de tout ça? Un monde avec des couleurs très bizarres
si je reprends ma métaphore avec la peinture. Un tableau signé
Leibniz. Toute proposition vraie doit être analytique ou encore une
fois tout ce que vous dites avec vérité d’un sujet doit être contenu
dans la notion du sujet. Sentez que ça devient déjà fou, il en a pour la
vie à travailler. Qu’est-ce que ça veut dire, la notion? Ça c’est signé
Leibniz. Tout comme il y a une conception hégélienne du concept, il
y a une conception leibnizienne du concept.
c) Encore une fois mon problème, c’est quel monde va surgir et
dans ce petit c) je voudrais commencer à montrer que, à partir de là,
Leibniz va créer des concepts vraiment hallucinants. C’est vraiment
un monde hallucinatoire. Si vous voulez penser les rapports de la
philosophie à la folie, par exemple, il y a des pages très faibles de
Freud sur le rapport intime de la métaphysique avec le délire. On ne
peut saisir la positivité de ces rapports que par une théorie du concept,
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et la direction où je voudrais aller, ce serait le rapport du concept avec
le cri. Je voudrais vous faire sentir cette présence d’une espèce de
folie conceptuelle dans cet univers de Leibniz tel qu’on va le voir
naître. C’est une douce violence, laissez vous aller. Il ne s’agit pas de
discuter. Comprenez la bêtise des objections.
Je fais une parenthèse pour compliquer. Vous savez qu’il y a un
philosophe postérieur à Leibniz qui a dit que la vérité c’est celle des
jugements synthétiques ? Il s’oppose à Leibniz. D’accord! Qu’est-ce
que ça peut nous faire? C’est Kant. Il ne s’agit pas de dire qu’ils ne
sont pas d’accord l’un avec l’autre. Quand je dis ça, je crédite Kant
d’un nouveau concept qui est le jugement synthétique. Il fallait
l’inventer ce concept, et c’est Kant qui l’invente. Dire que les
philosophes se contredisent c’est une phrase de débile, c’est comme si
vous disiez que Velasquez n’est pas d’accord avec Giotto, c’est vrai –
c’est même pas vrai, c’est un non sens. Toute proposition vraie doit
être analytique, c’est-à-dire telle qu’elle attribue quelque chose à un
sujet et que l’attribut doit être contenu dans la notion du sujet.
Prenons un exemple. Je ne me demande pas si c’est vrai, je me
demande ce que ça veut dire. Prenons un exemple de proposition
vraie. Une proposition vraie ça peut être une proposition élémentaire
concernant un événement qui a eu lieu. Prenons les exemples de
Leibniz lui-même: «CÉSAR A FRANCHI LE RUBICON.»
C’est une proposition. Elle est vraie ou nous avons de fortes raisons
de supposer qu’elle est vraie. Autre proposition: «ADAM A
PÉCHÉ.»
Voilà une proposition hautement vraie. Qu’est-ce que vous voulez
dire à ça? Vous voyez que toutes ces propositions choisies par Leibniz
comme exemples fondamentaux, ce sont des propositions
événementielles, il ne se donne pas la tâche facile. Il va nous dire
ceci: puisque cette proposition est vraie, il faut bien, que vous le
vouliez ou non, il faut bien que le prédicat «franchir le Rubicon», si la
proposition est vraie, or elle est vraie, il faut bien que ce prédicat soit
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contenu dans la notion de César. Pas dans César lui-même, dans la
notion de César. La notion du sujet contient tout ce qui arrive à un
sujet, c’est-à-dire tout ce qui se dit du sujet avec vérité.
Dans «Adam a péché», péché à tel moment appartient à la notion
d’Adam. Franchir le Rubicon appartient à la notion de César. Je dirais
que là Leibniz lance un de ses premiers grands concepts, le concept
d’inhérence. Tout ce qui se dit avec vérité de quelque chose est
inhérent à la notion de ce quelque chose.C’est le premier aspect ou le
développement de la raison suffisante.
d) Quand on dit ça on ne peut plus s’arrêter. Quand on a
commencé dans le domaine du concept, on ne peut pas s’arrêter. Dans
le domaine des cris, il y a un cri fameux d’Aristote. Le grand Aristote
qui, d’ailleurs, a exercé sur Leibniz une très forte influence, lâche à un
moment dans la Métaphysique une formule très belle: « il faut bien
s’arrêter » (anankéstenai). C’est un grand cri. C’est le philosophe
devant le gouffre de l’enchaînement des concepts. Leibniz s’en fout, il
ne s’arrête pas. Pourquoi? Si vous reprenez la proposition c), tout ce
que vous attribuez à un sujet doit être contenu dans la notion de ce
sujet. Mais ce que vous attribuez avec vérité à un sujet quelconque
dans le monde, que ce soit César, il suffit que vous lui attribuiez une
seule chose avec vérité pour que vous vous aperceviez avec effroi
que, dès ce moment-là, vous êtes forcé de fourrer dans la notion du
sujet, non seulement la chose que vous lui attribuez avec vérité, mais
la totalité du monde.
Pourquoi? En vertu d’un principe bien connu qui n’est pas du tout le
même que celui de raison suffisante. C’est le simple principe de
causalité. Car enfin le principe de causalité va à l’infini, c’est là son
propre. Et c’est un infini très particulier puisque en fait il va à
l’indéfini. A savoir que le principe de causalité dit que toute chose a
une cause, ce qui est très différent de toute chose a une raison. Mais la
cause c’est une chose, et elle a à son tour une cause, etc., etc. Je peux
faire la même chose, à savoir que toute cause a un effet et cet effet est
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à son tour cause d’effets. C’est donc une série indéfinie de causes et
d’effets. Quelle différence y-a-t-il entre la raison suffisante et la
cause? On comprend très bien. La cause n’est jamais suffisante. Il faut
dire que le principe de causalité pose une cause nécessaire, mais pas
suffisante. Il faut distinguer la cause nécessaire et la raison suffisante.
Qu’est-ce qui les distingue de toute évidence, c’est que la cause d’une
chose c’est toujours autre chose. La cause de A c’est B, la cause de B
c’est C, etc. Série indéfinie des causes. La raison suffisante, ce n’est
pas du tout autre chose que la chose. La raison suffisante d’une chose,
c’est la notion de la chose. Donc la raison suffisante exprime le
rapport de la chose avec sa propre notion tandis que la cause exprime
le rapport de la chose avec autre chose. C’est limpide.
e) Si vous dites que tel événement est compris dans la notion de
César, «franchir le Rubicon» est compris dans la notion de César.
Vous ne pouvez pas vous arrêtez, en quel sens? C’est que, de cause en
cause et d’effet en effet, c’est à ce moment-là la totalité du monde qui
doit être compris dans la notion de tel sujet. Ça devient curieux, voilà
que le monde passe à l’intérieur de chaque sujet, ou de chaque notion
de sujet. En effet, franchir le Rubicon ça a une cause, cette cause a
elle-même de multiples causes, de cause en cause, en cause de cause
et en cause de cause de cause. C’est toute la série du monde qui y
passe, du moins la série antécédente. Et en plus, franchir le Rubicon,
ça a des effets. Si j’en reste à de gros effets: instauration d’un empire
romain. L’empire romain à son tour ça a des effets, nous dépendons
directement de l’empire romain. De cause en cause et d’effet en effet,
vous ne pouvez pas dire tel événement est compris dans la notion de
tel sujet sans dire que, dès lors, le monde entier est compris dans la
notion de tel sujet.
Il y a bien un caractère trans-historique de la philosophie. Qu’est-ce
que ça veut dire être leibnizien en 1980? Il y en a bien, en tous cas
c’est possible qu’il y en ait.
Si vous avez dit, conformément au principe de raison suffisante, que
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ce qui arrive à tel sujet, et qui le concerne personnellement – donc ce
que vous attribuez de lui avec vérité, avoir les yeux bleus, franchir le
Rubicon, etc. – appartient à la notion du sujet, c’est-à-dire est compris
dans cette notion du sujet, vous ne pouvez pas vous arrêter, il faut dire
que ce sujet contient le monde entier. Ça n’est plus le concept
d’inhérence ou d’inclusion, c’est le concept d’expression qui, chez
Leibniz, est un concept fantastique. Leibniz s’exprime sous la forme:
la notion du sujet exprime la totalité du monde.
Son propre «franchir le Rubicon» s’étend à l’infini en arrière et en
avant par le double jeu des causes et des effets. Mais alors, il est
temps de parler pour notre compte, peu importe ce qui nous arrive et
l’importance de ce qui nous arrive. Il faut bien dire que c’est chaque
notion de sujet qui contient ou exprime la totalité du monde. C’est-à-
dire chacun de vous, moi, qui exprime ou contient la totalité du
monde. Tout comme César. Ni plus ni moins. Ça se complique,
pourquoi? Grand danger: si chaque notion individuelle, si chaque
notion de sujet exprime la totalité du monde, ça veut dire qu’il n’y a
qu’un seul sujet, un sujet universel, et que vous, moi, César on ne
serait que des apparences de ce sujet universel. Ce serait une
possibilité de dire ça: il y aurait un seul sujet qui exprimerait le
monde.
Pourquoi Leibniz ne peut-il pas dire ça? Il n’a pas le choix. Ce serait
se renier. Tout ce qu’il a fait précédemment avec le principe de raison
suffisante, ça allait dans quel sens? C’était, à mon avis, la première
grande réconciliation du concept et de l’individu. Leibniz était en
train de construire un concept du concept tel que le concept et
l’individu devenaient enfin adéquats l’un à l’autre. Pourquoi?
Que le concept aille jusqu’à l’individuel, pourquoi est-ce nouveau?
Jamais personne n’avait osé. Le concept, c’est quoi? Ça se définit par
l’ordre de la généralité. Il y a concept quand il y a une représentation
qui s’applique à plusieurs choses. Mais que le concept et l’individu
s’identifient, jamais on n’avait fait ça. Jamais une voix n’avait retenti
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dans le domaine de la pensée pour dire que le concept et l’individu,
c’est la même chose.
On avait toujours distingué un ordre du concept qui renvoyait à la
généralité et un ordre de l’individu qui renvoyait à la singularité. Bien
plus, on avait toujours considéré comme allant de soi que l’individu
n’était pas comme tel compréhensible par le concept. On avait
toujours considéré que le nom propre n’était pas un concept. En effet,
«chien» est bien un concept, «Médor» n’est pas un concept. Il y a bien
une canéité de tous les chiens, comme disent certains logiciens dans
un langage splendide, mais il n’y a pas une médorité de tous les
Médors.
Leibniz est le premier à dire que les concepts sont des noms propres,
c’est-à-dire que les concepts sont des notions individuelles.
Il y a un concept de l’individu comme tel. Donc, vous voyez que
Leibniz ne peut pas se rabattre sur la proposition puisque toute
proposition vraie est analytique ; le monde est donc contenu dans un
seul et même sujet qui serait un sujet universel. Il ne peut pas puisque
son principe de raison suffisante impliquait que ce qui était contenu
dans un sujet – donc ce qui était vrai, ce qui était attribuable à un sujet
– était contenu dans un sujet à titre de sujet individuel. Donc il ne peut
pas se donner une espèce d’esprit universel. Il faut qu’il reste fixé à la
singularité, à l’individu comme tel. Et en effet, ce sera une des
grandes originalités de Leibniz, la formule perpétuelle chez lui: la
substance (pas de différence entre substance et sujet chez lui), la
substance est individuelle.
C’est la substance César, c’est la substance vous, la substance moi,
etc. Question urgente dans mon petit d) puisqu’il s’est barré la voie
d’invoquer un esprit universel dans lequel le monde sera inclus…
d’autres philosophes invoqueront un esprit universel. Il y a même un
texte très court de Leibniz, qui a comme titre «Considérations sur
l’esprit universel», où il va montrer en quoi il y a bien un esprit
universel, Dieu, mais que ça n’empêche pas que les substances soient
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individuelles. Donc irréductibilité des substances individuelles.
Puisque chaque substance exprime le monde, ou plutôt chaque notion
substantielle, chaque notion d’un sujet, puisque chacune exprime le
monde, vous exprimez le monde, de tout temps. On se dit que, en
effet, il en a pour la vie parce que l’objection lui tombe sur le dos tout
de suite, on lui dit: mais alors, la liberté? Si tout ce qui arrive à César
est compris dans la notion individuelle de César, si le monde entier est
compris dans la notion universelle de César, César, en franchissant le
Rubicon, ne fait que dérouler – mot curieux, devolvere, qui arrive tout
le temps chez Leibniz – ou expliquer (c’est la même chose), c’est-à-
dire à la lettre déplier, comme vous dépliez un tapis. C’est la même
chose: expliquer, déplier, dérouler. Donc franchir le Rubicon comme
événement ne fait que dérouler quelque chose qui était compris de
tous temps dans la notion de César. Vous voyez que c’est un vrai
problème.
César franchit le Rubicon en telle année, mais qu’il franchisse le
Rubicon en telle année, c’était compris de tout temps dans sa notion
individuelle. Donc, où est-elle cette notion individuelle? Elle est
éternelle. Il y a une vérité éternelle des événements datés. Mais alors,
et la liberté? Tout le monde lui tombe dessus. La liberté, c’est très
dangereux en régime chrétien. Alors Leibniz fera une petit opuscule,
«De la liberté», où il expliquera ce que c’est que la liberté. Ça va être
une drôle de chose la liberté pour lui. Mais on laisse ça de côté pour le
moment.
Mais qu’est-ce qui distingue un sujet d’un autre? Ça, on ne peut pas le
laisser de côté pour le moment, sinon notre courant est coupé. Qu’est-
ce qui va distinguer vous et César puisque l’un comme l’autre vous
exprimez la totalité du monde, présent, passé et à venir? C’est curieux
ce concept d’expression. C’est là qu’il lance une notion très riche.
e) Ce qui distingue une substance individuelle d’une autre, ce n’est
pas difficile. D’une certaine manière, il faut que ce soit irréductible. Il
faut que chacun, chaque sujet, pour chaque notion individuelle,
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chaque notion de sujet comprend la totalité du monde, exprime ce
monde total, mais d’un certain point de vue. Et là commence une
philosophie perspectiviste. Et ce n’est pas rien. Vous me direz: qu’est-
ce qu’il y a de plus banal que l’expression «un point de vue»? Si la
philosophie c’est créer des concepts, qu’est-ce que c’est que créer des
concepts? En gros, ce sont des formules banales. Les grands
philosophes ont chacun des formules banales auxquelles ils font des
clins d’œil. Un clin d’oeil du philosophe c’est, à la limite, prendre une
formule banale et se marrer, vous ne savez pas ce que je vais mettre
dedans. Faire une théorie du point de vue, qu’est-ce que ça implique?
Est-ce que ça pouvait être fait n’importe quand? Est-ce que c’est par
hasard que c’est Leibniz qui fait la première grande théorie à tel
moment? Au moment où le même Leibniz crée un chapitre de
géométrie particulièrement fécond, la géométrie dite projective. Est-
ce que c’est par hasard que c’est à l’issue d’une époque où se sont
élaborées, en architecture comme en peinture, toutes sortes de
techniques de perspectives? On retient juste ces deux domaines qui
symbolisent avec ça: l’architecture-peinture et la perspective en
peinture d’une part, et d’autre part la géométrie projective.
Comprenez où veut en venir Leibniz. Il va dire que chaque notion
individuelle exprime la totalité du monde, oui, mais d’un certain point
de vue.
Qu’est-ce que ça veut dire? Autant ce n’est rien banalement, pré-
philosophiquement, autant là aussi il ne peut plus s’arrêter. Ça
l’engage à montrer que ce qui constitue la notion individuelle en tant
qu’individuelle, c’est un point de vue. Et que donc le point de vue est
plus profond que celui qui s’y place.
Il faudra bien qu’il y ait, au fond de chaque notion individuelle, un
point de vue qui définit la notion individuelle. Si vous voulez, le sujet
est second par rapport au point de vue. Et bien, dire ça, ce n’est pas de
la tarte, ce n’est pas rien.
Il fonde une philosophie qui trouvera son nom chez un autre
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philosophe qui tend la main à Leibniz par dessus les siècles, à savoir
Nietzsche. Nietzsche dira: ma philosophie, c’est le perspectivisme. Le
perspectivisme, vous comprenez que ça devient idiot ou banal à
pleurer si ça consiste à dire que tout est relatif au sujet; ou tout est
relatif. Tout le monde le dit ; ça fait partie des propositions qui ne font
de mal à personne puisqu’elle [n’ont] pas de sens. Mais ça fait de la
conversation. Tant que je prends la formule comme signifiant tout
dépend du sujet, ça ne veut rien dire, j’ai causé, comme on dit…
[Fin de la bande.]
… ce qui me fait moi = moi, c’est un point de vue sur le monde.
Leibniz ne pourra pas s’arrêter, il faudra qu’il aille jusqu’à une théorie
du point de vue telle que le sujet est constitué par le point de vue et
non pas le point de vue constitué par le sujet. Quand, en plein XIXe
siècle, Henry James renouvelle les techniques du roman par un
perspectivisme, par une mobilisation de points de vue, là aussi chez
James, ce n’est pas les points de vue qui s’expliquent par les sujets,
c’est l’inverse, c’est les sujets qui s’expliquent par les points de vue.
Une analyse des points de vue comme raison suffisante des sujets,
voilà la raison suffisante du sujet. La notion individuelle, c’est le
point de vue sous lequel l’individu exprime le monde. C’est beau et
c’est même poétique. James a des techniques suffisantes pour qu’il
n’y ait pas de sujet ; devient tel ou tel sujet celui qui est déterminé à
être à tel point de vue. C’est le point de vue qui explique le sujet et
pas l’inverse.
Leibniz : «toute substance individuelle est comme un monde entier et
comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers qu’elle exprime
chacune à sa façon: à peu près comme une même ville est
diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la
regarde. Ainsi l’univers est en quelque façon multiplié autant de fois
qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée de même par
autant de représentations toutes différentes de son [????]. Il parle
comme un cardinal.» On peut même dire que toute substance porte en
21
quelque façon le caractère de la sagesse infinie et de toute la
puissance de Dieu, et limite autant qu’elle est susceptible.
Dans ce e) je dis que le nouveau concept de point de vue est plus
profond que celui d’individu et de substance individuelle. C’est le
point de vue qui définira l’essence. L’essence individuelle. Il faut
croire que, à chaque notion individuelle correspond un point de vue.
Mais ça se complique parce que ce point de vue vaudrait de la
naissance à la mort de l’individu. Ce qui nous définirait, c’est un
certain point de vue sur le monde.
Je disais que Nietzsche retrouvera cette idée. Il ne l’aimait pas mais
qu’est-ce qu’il lui a pris… La théorie du point de vue, c’est une idée
de la Renaissance. Le Cardinal de Cuses, très grand philosophe de la
Renaissance, invoque le portrait changeant d’après le point de vue.
Du temps du fascisme italien on voyait un portrait très curieux un peu
partout: de face il représentait Mussolini, de droite il représentait son
gendre, et si on se mettait à gauche, ça représentait le roi.
L’analyse des points de vue, en mathématiques – et c’est encore
Leibniz qui fait faire à ce chapitre des mathématiques un progrès
considérable sous le nom d’analysis situs – [et] c’est évident que c’est
lié à la géométrie projective. Il y a une espèce d’essentialité,
d’objectité du sujet, et l’objectité, c’est le point de vue. Concrètement
que chacun exprime le monde à son propre point de vue, qu’est-ce
que ça veut dire? Leibniz ne recule pas devant les concepts les plus
étranges. Je ne peux même plus dire «de son propre point de vue». Si
je disais «de son propre point de vue», je ferais dépendre le point de
vue du sujet préalable, or c’est l’inverse. Mais qu’est-ce qui détermine
ce point de vue ? Leibniz: comprenez, chacun de nous exprime la
totalité du monde, seulement il l’exprime obscurément et
confusément. Obscurément et confusément ça veut dire quoi dans le
vocabulaire de Leibniz ? Ça veut dire que c’est bien en lui la totalité
du monde mais sous forme de petite perception. Les petites
perceptions. Est-ce par hasard que Leibniz est un des inventeurs du
22
calcul différentiel? Ce sont des perceptions infiniment petites, en
d’autres termes des perceptions inconscientes. J’exprime tout le
monde, mais obscurément et confusément, comme une clameur.
Plus tard on verra pourquoi est-ce que c’est lié au calcul différentiel,
mais sentez que les petites perceptions ou l’inconscient c’est comme
des différentiels de la conscience, c’est des perceptions sans
conscience. Pour la perception consciente, Leibniz se sert d’un autre
mot: l’aperception.
L’aperception, apercevoir, c’est la perception consciente, et la petite
perception, c’est la différentielle de la conscience qui n’est pas
donnée dans la conscience. Tous les individus expriment la totalité du
monde obscurément et confusément. Alors, qu’est-ce qui distingue un
point de vue d’un autre point de vue? En revanche, il y a une petite
portion du monde que j’exprime clairement et distinctement, et
chaque sujet, chaque individu a sa petite portion à lui, en quel sens?
Celui en ce sens très précis que cette portion du monde que j’exprime
clairement et distinctement, tous les autres sujets l’expriment aussi,
mais confusément et obscurément.
Ce qui définit mon point de vue, c’est comme une espèce de
projecteur qui, dans la rumeur du monde obscur et confus, garde une
zone limitée d’expression claire et distincte. Si débile que vous soyez,
si insignifiants que nous soyons, nous avons notre petit truc, même la
pure vermine a son petit monde: elle n’exprime pas grand chose
clairement et distinctement, mais elle a sa petite portion. Les
personnages de Beckett, c’est des individus: tout est confus, des
rumeurs, ils ne comprennent rien, ce sont des loques; il y a la grande
rumeur du monde. Si lamentables qu’ils soient dans leur poubelle, ils
ont une petite zone à eux. Ce que le grand Molloy appelle «mes
propriétés». Il ne bouge plus, il a son petit crochet et, dans un rayon
de 1 mètre, avec son crochet, il tire des trucs, ses propriétés. C’est la
zone claire et distincte qu’il exprime. On en est tous là. Mais notre
zone est plus ou moins grande, et encore c’est pas sûr, mais c’est
23
jamais la même. Ce qui fait le point de vue, c’est quoi? C’est la
proportion de la région du monde exprimée clairement et
distinctement par un individu par rapport à la totalité du monde
exprimée obscurément et confusément. C’est ça le point de vue.
Leibniz a une métaphore qu’il aime: vous êtes près de la mer et vous
écoutez les vagues. Vous écoutez la mer et vous entendez le bruit
d’une vague. J’entends le bruit d’une vague, i. e j’ai une aperception:
je distingue une vague. Et Leibniz dit: vous n’entendriez pas la vague
si vous n’aviez pas une petite perception inconsciente du bruit de
chaque goutte d’eau qui glisse l’une par rapport à l’autre, et qui font
l’objet de petites perceptions. Il y a la rumeur de toutes les gouttes
d’eau, et vous avez votre petite zone de clarté, vous saisissez
clairement et distinctement une résultante partielle de cet infini de
gouttes, de cet infini de rumeur, et vous en faites votre petit monde à
vous, votre propriété à vous.
Chaque notion individuelle a son point de vue, c’est-à-dire que de ce
point de vue elle prélève sur l’ensemble du monde qu’il exprime une
portion déterminée d’expression claire et distincte. Deux individus
étant donnés, vous avez deux cas: ou bien leurs zones ne
communiquent absolument pas, et ne symbolisent pas l’une avec
l’autre – il n’y a pas seulement des communications directes, on peut
concevoir qu’il y ait des analogies – et à ce moment-là on a rien à se
dire ; ou bien c’est comme deux cercles qui se coupent: il y a une
toute petite zone commune ; là on peut faire quelque chose ensemble.
Leibniz peut donc dire avec une grande force qu’il n’y a pas deux
substances individuelles identiques, il n’y a pas deux substances
individuelles qui aient le même point de vue ou qui aient exactement
la même zone claire et distincte d’expression. Et enfin, coup de génie
de Leibniz: qu’est-ce qui va définir la zone d’expression claire et
distincte que j’ai? J’exprime la totalité du monde mais je n’en
exprime clairement et distinctement qu’une portion réduite, une
portion finie. Ce que j’exprime clairement et distinctement, nous dit
24
Leibniz, c’est ce qui a trait à mon corps. C’est la première fois
qu’intervient cette notion de corps. On verra ce que ça veut dire ce
corps, mais ce que j’exprime clairement et distinctement c’est ce qui
affecte mon corps. Donc, c’est bien forcé que je n’exprime pas
clairement et distinctement le passage du Rubicon– ça, ça concernait
le corps de César. Il y a quelque chose qui concerne mon corps et que
je suis seul à exprimer clairement et distinctement, sur fond de cette
rumeur qui couvre tout l’univers.
f) Dans cette histoire de la ville, il y a une difficulté. Il y a
différents points de vue – très bien. Ces points de vue préexistent au
sujet qui s’y place, très bien. A ce moment, le secret du point de vue
est mathématique ; il est géométrique et non pas psychologique. C’est
tout au moins un psycho-géométral. Leibniz c’est un homme de
notion, ce n’est pas un homme de psychologie. Mais tout me pousse à
dire que la ville existe hors des points de vue. Mais dans mon histoire
de monde exprimé, de la manière dont on est parti, le monde n’a
aucune existence en dehors du point de vue qui l’exprime– le monde
n’existe pas en soi. Le monde c’est uniquement l’exprimé commun de
toutes les substances individuelles, mais l’exprimé n’existe pas hors
de ce qui l’exprime. Le monde n’existe pas en soi, le monde, c’est
uniquement l’exprimé.
Le monde entier est contenu dans chaque notion individuelle, mais il
n’existe que dans cette inclusion. Il n’a pas d’existence au dehors.
C’est en ce sens que Leibniz sera souvent, et pas à tort, du côté des
idéalistes: il n’y a pas de monde en soi, le monde n’existe que dans les
substances individuelles qui l’expriment. C’est l’exprimé commun de
toutes les substances individuelles. C’est l’exprimé de toutes les
substances individuelles, mais l’exprimé n’existe pas hors des
substances qui l’expriment. C’est un vrai problème!
Qu’est-ce qui distingue ces substances ? C’est qu’elles expriment
toutes le même monde, mais elles n’expriment pas la même portion
claire et distincte. C’est comme un jeu d’échecs. Le monde n’existe
25
pas. C’est la complication du concept d’expression. Que va donner
cette dernière difficulté. Encore faut-il que toutes les notions
individuelles expriment le même monde. Alors c’est curieux– c’est
curieux, parce qu’en vertu du principe d’identité qui nous permet de
déterminer ce qui est contradictoire, c’est-à-dire ce qui est impossible
–, c’est A n’est pas A. C’est contradictoire.Exemple: le cercle carré.
Un cercle carré, c’est un cercle qui n’est pas un cercle. Donc à partir
du principe d’identité, je peux avoir un critère de la contradiction.
Selon Leibniz je peux démontrer que 2 + 2 ne peuvent pas faire 5, je
peux démontrer qu’un cercle ne peut pas être carré. Tandis que, au
niveau de la raison suffisante, c’est bien plus compliqué.Pourquoi?
Parce que Adam non pécheur, César ne franchissant pas le Rubicon,
ce n’est pas comme cercle carré. Adam non pécheur, ce n’est pas
contradictoire. Sentez comme il va essayer de sauver la liberté, une
fois qu’il s’est mis dans une bien mauvaise situation pour la sauver.
Ce n’est pas du tout impossible: César aurait pu ne pas franchir le
Rubicon, tandis qu’un cercle ne peut pas être carré– là il n’y a pas de
liberté. Alors, à nouveau on est coincé, à nouveau il va falloir à
Leibniz un nouveau concept et, de tous ses concepts fous, ce sera sans
doute le plus fou. Adam aurait pu ne pas pécher, donc en d’autres
termes les vérités régies par le principe de raison suffisante ne sont
pas du même type que les vérités régies par le principe d’identité,
pourquoi? Parce que les vérités régies par le principe d’identité sont
telles que leur contradictoire est impossible, tandis que les vérités
régies par le principe de raison suffisante ont un contradictoire
possible: Adam non pécheur est possible.
C’est même tout ce qui distingue, selon Leibniz, les vérités dites
d’essence et les vérités dites d’existence. Les vérités d’existence ce
sont telles que leur contradictoire est possible. Comment Leibniz va-t-
il se tirer de cette dernière difficulté: comment est-ce qu’il peut
maintenir à la fois tout ce qu’Adam a fait est contenu de tout temps
dans sa notion individuelle [et pourra Adam non pécheur était
26
possible] ? Il semble coincé, c’est délicieux parce que à cet égard les
philosophes c’est un peu comme des chats, c’est quand ils sont
coincés qu’ils se dégagent, ou c’est comme un poisson : c’est le
concept devenu poisson. Il va nous raconter la chose suivante: que
Adam non pécheur c’est parfaitement possible, comme César n’ayant
pas franchi le Rubicon ; tout ça est possible mais ça ne s’est pas
produit parce que, si c’est possible en soi, c’est incompossible.
Voilà qu’il crée le concept logique très étrange d’incompossibilité. Au
niveau des existences il ne suffit pas qu’une chose soit possible pour
exister, encore faut-il savoir avec quoi elle est compossible.
Adam non pécheur, alors qu’il est possible en lui-même, est
incompossible avec le monde qui existe. Adam aurait pu ne pas
pécher, oui, mais à condition qu’il y ait un autre monde. Vous voyez
que l’inclusion du monde dans la notion individuelle, et le fait que
autre chose était possible, il concilie du coup, avec la notion de
compossibilité, Adam non pécheur fait partie d’un autre monde.
Adam non pécheur aurait été possible, mais ce monde n’a pas été
choisi. Il est incompossible avec le monde existant. Il n’est
compossible qu’avec d’autres mondes possibles qui ne sont pas passés
à l’existence.
Pourquoi est-ce ce monde là qui est passé à l’existence? Leibniz
explique ce qu’est, selon lui, la création des mondes par Dieu, et on
voit bien en quoi c’est une théorie des jeux: Dieu, dans son
entendement, conçoit une infinité de mondes possibles, seulement ces
mondes possibles ne sont pas compossibles les uns avec les autres, et
forcément parce que c’est Dieu qui choisit le meilleur. Il choisit le
meilleur des mondes possibles. Et il se trouve que le meilleur des
mondes possibles implique Adam pécheur. Pourquoi? Ça va être
affreux. Ce qui est intéressant logiquement, c’est la création d’un
concept propre de compossiblité pour désigner une sphère logique
plus restreinte que celle de la possibilité logique. Pour exister il ne
suffit pas que quelque chose soit possible, il faut encore que cette
27
chose soit compossible avec les autres qui constituent le monde réel.
Dans une formule célèbre de la Monadologie, Leibniz dit que les
notions individuelles sont sans portes ni fenêtres. Ça vient corriger la
métaphore de la ville. Sans portes ni fenêtres, ça veut dire qu’il n’y a
pas d’ouverture. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas d’extérieur. Le
monde que les notions individuelles expriment est intérieur, il est
inclus dans les notions individuelles. Les notions individuelles sont
sans portes ni fenêtres, tout est inclus en chacune, et pourtant il y a un
monde commun à toutes les notions individuelles: c’est que ce que
chaque notion individuelle inclut, à savoir la totalité du monde, elle
l’inclut nécessairement sous une forme où ce qu’elle exprime est
compossible avec ce que les autres expriment. C’est une merveille.
C’est un monde où il n’y a aucune communication directe entre les
sujets.
Entre César et vous, entre vous et moi, il n’y a aucune communication
directe, et comme on dirait aujourd’hui, chaque notion individuelle est
programmée de telle manière que ce qu’elle exprime forme un monde
commun avec ce que l’autre exprime. C’est un des derniers concepts
de Leibniz: l’harmonie préétablie. Préétablie, c’est absolument une
harmonie programmée. C’est l’idée de l’automate spirituel, et c’est en
même temps le grand âge des automates, en cette fin du XVIIe siècle.
Chaque notion individuelle est comme un automate spirituel, c’est à
dire que ce qu’elle exprime est intérieur à elle, elle est sans portes ni
fenêtres; elle est programmée de telle manière que ce qu’elle exprime
est en compossibilité avec ce que l’autre exprime. Ce que j’ai fait
aujourd’hui c’était uniquement une description du monde de Leibniz,
et encore seulement une partie de ce monde. Donc, se sont dégagées
successivement les notions suivantes: raison suffisante, inhérence et
inclusion, expression ou point de vue, incompossibilité.
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22/04/1980
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29/04/1980
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06/05/1980
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Formulation vulgaire du principe d’identité: la chose est ce que la
chose est, identité de la chose et de son essence. Vous voyez que déjà,
dans le formulation vulgaire, il y a beaucoup de choses qui sont
impliquées. Formulation savante du principe d’identité: toute
proposition analytique est vraie. Qu’est-ce qu’une proposition
analytique? C’est une proposition où le prédicat et le sujet sont
identiques. Une proposition analytique est vraie : A est A, c’est vrai.
En allant dans le détail des formules de Leibniz, on peut même
compléter la formulation savante.Toute proposition analytique est
vraie soit deux cas: soit par réciprocité, soit par inclusion.
Exemple de proposition de réciprocité: le triangle a trois angles. Avoir
trois angles, c’est cela que le triangle est. Deuxième cas: inclusion: le
triangle a trois côtés. En effet, figure fermée ayant trois angles
enveloppe, inclus, implique avoir trois côtés. On dira que les
propositions analytiques de réciprocité sont objets d’intuition, et on
dira que les propositions analytiques d’inclusion sont objets de
démonstration.
Donc principe d’identité, règle des essences, ou du possible, ratio
essendi, à quelle question répond-il? A quel cri répond le principe
d’identité? Le cri pathétique qui constamment apparaît chez Leibniz
qui correspond au principe d’identité, c’est pourquoi quelque chose
plutôt que rien? C’est le cri de la ratio essendi, de la raison d’être. Si il
n’y avait pas d’identité, une identité conçue comme identité de la
chose et de ce qu’est la chose, à ce moment-là il n’y aurait rien.
Deuxième principe: principe de raison suffisante.
Ça nous renvoie à tout le domaine qu’on a repéré comme étant le
domaine des existences. La ratio correspondant au principe de raison
suffisante, ce n’est plus la ratio essendi, la raison des essences ou la
raison d’être, c’est la ratio existendi, la raison d’exister. Ce n’est plus
la question: pourquoi quelque chose plutôt que rien puisque le
principe d’identité nous a assuré qu’il y avait quelque chose, à savoir
l’identique. Ce n’est plus: pourquoi quelque chose plutôt que rien,
94
mais c’est pourquoi ceci plutôt que cela? Quelle en serait l’expression
vulgaire? On a vu que toute chose a une raison. Il faut bien que toute
chose ait une raison. Quelle serait l’expression savante? Vous voyez
qu’en apparence on est tout à fait en dehors du principe d’identité.
Pourquoi? Parce que le principe d’identité concerne l’identité de la
chose et de ce qu’elle est, mais il ne dit pas si la chose existe. Le fait
que la chose existe ou n’existe pas, c’est tout à fait différent de ce
qu’elle est. Je peux toujours définir ce qu’est une chose
indépendamment de la question de savoir si elle existe ou si elle
n’existe pas. Par exemple je sais que la licorne n’existe pas, je peux
dire ce qu’est une licorne. Donc il faut bien un principe qui nous fasse
penser l’existant. Or en quoi est-ce que un principe qui nous paraît
aussi vague que «tout a une raison» nous fait penser l’existant? C’est
précisément la formulation savante qui va nous l’expliquer. On trouve
cette formulation savante chez Leibniz sous l’énoncé suivant: toute
prédication, ça veut dire l’activité du jugement qui attribue quelque
chose à un sujet ; lorsque je dis «le ciel est bleu», j’attribue bleu à ciel
et j’opère une prédication), toute prédication a un fondement dans la
nature des choses. C’est la ratio existendi.
Essayons de mieux comprendre comment toute prédication a un
fondement dans la nature des choses. Ça veut dire: tout ce qui se dit
d’une chose, l’ensemble de ce qui se dit d’une chose, c’est la
prédication concernant cette chose, tout ce qui se dit d’une chose est
compris, contenu, inclus dans la notion de la chose. Voilà le principe
de raison suffisante. Vous voyez que la formule qui paraissait
innocente tout à l’heure, toute prédication a un fondement dans la
nature des choses, si on la prend à la lettre, elle devient beaucoup plus
étrange: tout ce qui se dit d’une chose doit être compris, contenu,
inclus dans la notion de la chose. Alors, tout ce qui se dit d’une chose,
c’est quoi? Premièrement c’est l’essence. En effet, l’essence se dit de
la chose. Seulement voilà, à ce niveau là, il n’y aurait aucune
différence entre raison suffisante et identité. Et c’est normal car la
95
raison suffisante reprend tout l’acquis du principe d’identité,
seulement il va y ajouter quelque chose: ce qui se dit d’une chose ce
n’est pas seulement l’essence de la chose, c’est l’ensemble des
affections, des événements qui se rapportent ou appartiennent à la
chose.
Donc, non seulement l’essence sera contenue dans la notion de la
chose, mais le moindre des événements, la moindre des affections qui
concernent la chose, c’est-à-dire qui s’attribuent avec vérité à la chose
vont être contenus dans la notion de la chose.
On l’a vu: franchir le Rubicon, qu’on le veuille ou non, il faut bien
que ce soit contenu dans la notion de César. Les événements, les
affections du type aimer, haïr, il faut bien que ce soit contenu dans la
notion du sujet qui éprouve ces affections. En d’autres termes, chaque
notion individuelle – et l’existant c’est précisément l’objet, le corrélât
d’une notion individuelle – chaque notion individuelle exprime le
monde. C’est ça le principe de raison suffisante. Tout a une raison
signifie que tout ce qui arrive à quelque chose doit être contenu de
toute éternité dans la notion individuelle de la chose.
La formulation définitive du principe de raison suffisante est toute
simple: toute proposition vraie est analytique, toute proposition vraie
– par exemple toute proposition qui consiste à attribuer à quelque
chose un événement qui s’est effectivement produit et qui concerne le
quelque chose –, et bien si c’est vrai, il faut bien que l’événement soit
compris dans la notion de la chose.
Quel est ce domaine? C’est le domaine de l’analyse infinie, alors que,
au contraire, au niveau du principe d’identité, on ne se trouvait que
devant des analyses finies. Il y aura un rapport analytique infini entre
l’événement et la notion individuelle qui comprend l’événement.
Bref, le principe de raison suffisante c’est la réciproque du principe
d’identité – seulement qu’est-ce qui s’est passé dans la réciproque? La
réciproque a conquis un domaine radicalement nouveau, la réciproque
a conquis le domaine des existences. Il suffisait de réciproquer, de
96
retourner la formule de l’identité pour obtenir celle de la raison
suffisante; il suffisait de réciproquer la formule de l’identité qui
concerne les essences pour disposer d’un nouveau principe, principe
de raison suffisante concernant les existences. Vous me direz que ce
n’était pas compliqué. C’était énormément compliqué, pourquoi? La
réciproque n’était possible, cette réciprocation n’était possible que si
l’on avait su porter l’analyse à l’infini. Or la notion, le concept
d’analyse infinie est une notion absolument originale. Est-ce que ça
consiste à dire que ça se passe uniquement dans l’entendement de
Dieu, qui est infini ? Certes pas. Ça implique toute une technique, la
technique de l’analyse différentielle ou du calcul infinitésimal.
Troisième principe : est-ce que c’est vrai que la réciproque de la
réciproque donnerait le premier? Pas sûr. Tout dépend, il y a tellement
de points de vue. Essayons de varier les formulations du principe de
raison suffisante. J’en étais, pour la raison suffisante, à tout ce qui
arrive à une chose doit être compris, inclus dans la notion de la chose,
ce qui implique l’analyse infinie. Autant dire: pour tout ce qui arrive
ou pour toute chose il y a un concept. J’avais insisté là-dessus, que ce
qui est important ce n’est pas du tout une manière, pour Leibniz, de
reprendre un principe célèbre. Au contraire, il ne veut pas du tout ça–
ce serait le principe de causalité. Lorsque Leibniz dit que tout a une
raison, ça ne veut pas dire du tout que tout a une cause. Tout a une
cause, ça signifie A renvoie à B, B renvoie à C, etc. Tout a une raison
signifie qu’il faut rendre raison de la causalité elle-même, à savoir
tout a une raison signifie que le rapport que A entretient avec B doit
être d’une manière ou d’une autre compris dans la notion de A. Tout
comme le rapport que B entretient avec C doit être d’une manière ou
d’une autre compris dans la notion de B. Donc le principe de raison
suffisante est un dépassement du principe de causalité. C’est en ce
sens que le principe de causalité énonce seulement la cause nécessaire
mais non pas la raison suffisante. Les causes sont seulement des
nécessités qui renvoient elles-mêmes et qui supposent des raisons
97
suffisantes.
Donc je peux énoncer le principe de raison suffisante sous la forme
suivante: pour toute chose il y a un concept qui rend compte et de la
chose et de ses rapports avec les autres choses, y compris de ses
causes et de ses effets.
Pour toute chose il y a un concept, ça ne va pas du tout de soi.
Plein de gens penseront que c’est le propre de l’existence de ne pas
avoir de concept. Pour toute chose il y a un concept, qu’est-ce que ce
serait la réciproque? Comprenez que réciproque n’a pas du tout le
même sens. Chez Aristote il y a un traité de logique ancienne qui
concerne uniquement le tableau des opposés. Qu’est-ce que c’est que
le contradictoire, qu’est-ce que c’est que le contraire, qu’est-ce que
c’est que le subalterne, etc. Vous ne pouvez pas dire : le
contradictoire quand c’est le contraire, vous ne pouvez pas dire
n’importe quoi. Là, j’emploie le mot réciproque sans préciser.
Lorsque je dis pour toute chose il y a un concept (encore une fois ce
n’est pas sûr du tout), supposez que vous m’accordiez ça. Là, je ne
peux pas échapper à la réciproque. Qu’est-ce que c’est la réciproque?
Pour une théorie du concept, il faudrait repartir du chant des
oiseaux. La grande différence entre les cris et les chants – les cris
d’alarme, les cris de faim, et puis les chants d’oiseaux. Et on peut
expliquer acoustiquement quelle est la différence entre les cris et les
chants. De la même manière, au niveau de la pensée, il y a des cris de
pensée et des chants de pensée. Comment distinguer ces cris et ces
chants? On ne peut pas comprendre comment se développe une
philosophie comme chant, ou un chant philosophique, si on ne le
rapporte pas à des coordonnées qui sont des espèces de cris, des cris
qui continuent. C’est complexe, cris et chants. Si je reviens à la
musique, l’exemple qui me revient tout le temps, c’est les deux grands
opéras de Berg: il y a deux grands cris de mort. Le cri de Marie et le
cri de Lulu. Les deux fois ce sont des cris de mort. Quand on meurt on
ne chante pas, et pourtant il y a quelqu’un qui chante autour de la
98
mort : la pleureuse. Celui qui perd l’être aimé chante. Ou il crie, je ne
sais pas. Dans Woyzzeck c’est un si, c’est une sirène. Quand vous
mettez des sirènes dans la musique, c’est le cri que vous y mettez.
C’est curieux. Or les deux cris ne sont pas du même type, même
acoustiquement: il y a un cri qui file en haut et il y a un cri qui rase la
terre. Et puis il y a le chant. Le grande amie de Lulu chante la mort.
C’est fantastique. C’est signé Berg. Je dirais que la signature d’un
philosophe c’est pareil. Quand un philosophe est grand, il a beau
écrire des pages très abstraites, elles ne sont abstraites que parce que
vous n’avez pas su y repérer le moment où il crie. Il y a un cri là-
dessous, un cri qui fait horreur. Revenons au chant de la raison
suffisante. « Tout a une raison » est un chant. C’est une mélodie, on
pourrait harmoniser. Une harmonie des concepts. Mais en dessous il y
aurait les cris rythmiques: non, non, non. Je reviens à ma formulation
chantée du principe de raison suffisante. On peut chanter faux une
philosophie. Les gens qui chantent faux une philosophie, ils la
connaissent très bien, mais elle est complètement morte. On peut
parler interminablement. Le chant de la raison suffisante: pour toute
chose il y a un concept. Qu’est-ce que c’est que la réciproque? En
musique, on parlerait de séries rétrogrades. Cherchons la réciproque
de « toute chose a un concept ». La réciproque, c’est: pour tout
concept, une chose et une seule.
Pourquoi est-ce la réciproque de « pour toute chose un concept »?
Supposez que un concept ait deux choses qui lui correspondent, il y a
une chose qui n’a pas de concept et à ce moment-là c’est la raison
suffisante qui est foutue. Je ne peux pas dire « pour toute chose un
concept ». Dès que j’ai dit pour toute chose un concept, j’ai dit
forcément qu’un concept avait nécessairement une chose et une seule,
car si un concept a deux choses, il y a quelque chose qui n’a pas de
concept et donc je ne pouvais déjà plus dire « pour toute chose un
concept ». Donc la vraie réciproque du principe de raison suffisante
chez Leibniz s’énoncera comme ceci: pour tout concept une chose et
99
une seule. C’est une réciproque, en un drôle de sens. Mais dans ce cas
de réciprocation la raison suffisante et l’autre principe, à savoir pour
toute chose un concept et pour tout concept une chose et une seule, je
ne peux pas dire l’un sans dire l’autre. La réciprocation est
absolument nécessaire. Si je ne reconnais pas la seconde, je détruis la
première.
Lorsque je disais que la raison suffisante c’était la réciproque du
principe d’identité, ce n’était pas le même sens car si vous vous
rappelez l’énoncé du principe d’identité, à savoir toute proposition
analytique est vraie, je réciproque et j’obtiens la raison suffisante, à
savoir toute proposition vraie est analytique: là il n’y a aucune
nécessité. Je peux dire que toute proposition analytique est vraie sans
que par là même il n’y ait de proposition vraie que analytique. Je
pourrais très bien dire qu’il y a des propositions vraies qui sont autres
que analytiques. Donc quand Leibniz a fait sa réciprocation de
l’identité, il a fait un coup de force. Il a fait ce coup de force parce
qu’il avait les moyens de faire le coup de force, c’est à dire qu’il a
poussé un cri. Il avait lui-même créé toute une méthode de l’analyse
infinie. Sinon, il n’aurait pas pu.
Tandis que dans le cas passage de la raison suffisante au troisième
principe que je n’ai pas encore baptisé, là la réciprocation est
absolument nécessaire. Il fallait la découvrir. Qu’est-ce que ça veut
dire, « pour tout concept il y a une chose et il n’y en a qu’une »? Là ça
devient bizarre, il faut comprendre. Ça veut dire qu’il n’y a pas deux
choses absolument identiques, ou toute différence est conceptuelle en
dernière instance. Si vous avez deux choses, il faut bien qu’il y ait
deux concepts, sinon il n’y aurait pas deux choses. Ça signifie quoi, il
n’y a pas deux choses absolument identiques quant au concept? Ça
veut dire qu’il n’y a pas deux gouttes d’eau identiques, il n’y a pas
deux feuilles d’arbre identiques. Leibniz là est parfait, il délire avec ce
principe. Il dit que évidemment vous, vous croyez que deux gouttes
d’eau c’est identique, mais c’est parce que vous n’allez pas assez loin
100
dans l’analyse. Elles ne peuvent pas avoir le même concept. Là c’est
très curieux car toute la logique classique elle est plutôt du type à
nous dire que le concept comprend, par nature, une pluralité infinie de
choses. Le concept de goutte d’eau s’applique à toutes les gouttes
d’eau. Leibniz dit bien sûr, si vous avez bloqué l’analyse du concept à
un certain moment, à un moment fini; mais si vous poussez l’analyse
il y aura un moment où les concepts ne seront plus les mêmes. Ce
pourquoi la brebis reconnaît son petit agneau. C’est un exemple de
Leibniz.: comment la brebis reconnaît-elle son petit agneau ? Eux
pensent que c’est par concept. Un petit agneau n’a pas le même
concept que le même concept individuel, c’est par là que le concept
va jusqu’à l’individu, un autre petit agneau. Qu’est-ce que c’est que
ce principe: il n’y a qu’une seule chose; il y a nécessairement une
chose par concept et une seule. Leibniz le nomme principe des
indiscernables. On peut donc l’énoncer: il y a une chose par concept
et une seule ou bien toute différence est conceptuelle en dernière
instance.
Il n’y a de différence que conceptuelle. En d’autres termes, si
vous assignez une différence entre deux choses, il y a nécessairement
une différence dans le concept. Leibniz nomme ce principe principe
des indiscernables. Et si je lui fais correspondre une ratio, qu’est-ce
que c’est? Vous sentez bien que ça consiste à dire qu’on ne connaît
que par le concept. En d’autres termes, le principe des indiscernables
me semble correspondre à la troisième ratio, la ratio comme ratio
cognoscendi, la raison comme raison de connaître. Voyons les
conséquences d’un tel principe. Si il était vrai ce principe des
indiscernables, à savoir toute différence est conceptuelle, il n’y a de
différence que conceptuelle. Là, Leibniz nous demande d’accepter
quelque chose qui est énorme. Procédons par ordre. Quel autre type
de différence que conceptuelle? On voit immédiatement: il y a des
différences numériques. Je dis par exemple une goutte d’eau, deux
gouttes, trois gouttes. Je distingue les gouttes solo numéro. Par le
101
nombre seulement. Je compte les éléments d’un ensemble, un deux
trois quatre, je néglige leur individualité, je les distingue par le
nombre. Voilà un premier type de distinction très classique, la
distinction numérique. Deuxième type de distinction: je dis prenez
cette chaise, quelqu’un de gentil prend une chaise et je dis: non pas
celle-ci, mais celle-là. Cette fois-ci c’est une distinction spatio-
temporelle du type ici-maintenant. La chose qui est ici à tel moment,
et cette autre chose qui est là à tel moment. Enfin il y a des
distinctions de figure et de mouvement: toi qui a trois angles, ou autre
chose. Je dirais que ce sont des distinctions par l’extension et le
mouvement. Extension et mouvement.
Comprenez que ça engage Leibniz dans un drôle de truc rien
qu’avec son principe des indiscernables. Il faut qu’il montre que tous
ces types de distinctions non conceptuelles – et en effet ce sont des
distinctions non conceptuelles puisque deux choses peuvent se
distinguer par le nombre alors qu’elles ont le même concept. Vous
fixez le concept de goutte d’eau et vous dites: première goutte d’eau,
deuxième goutte d’eau. C’est le même concept. Il y a la première et il
y a la seconde. Il y en a une qui est ici et l’autre qui est là-bas. Il y en
a une qui va vite et l’autre qui va lentement. On a presque fait
l’ensemble des distinctions non conceptuelles. Leibniz arrive et
tranquillement nous dit non, non. Ce sont de pures apparences, c’est-
à-dire que ce sont des moyens provisoires d’exprimer une différence
d’une autre nature et cette différence est toujours conceptuelle. S’il y
a deux gouttes d’eau, elles n’ont pas le même concept. Qu’est-ce que
ça veut dire de très important? C’est très important dans les problèmes
d’individuation. Il est célèbre que, par exemple, Descartes nous dit
que les corps se distinguent entre eux par la figure et le mouvement.
Beaucoup de penseurs ont estimé cela. Remarquez que dans la
formule cartésienne, ce qui se conserve dans le mouvement (mv – le
produit de la masse par le mouvement) dépend étroitement d’une
vision du monde où les corps se distinguent par la figure et le
102
mouvement. A quoi s’engage Leibniz lorsqu’il nous dit non: il faudra
bien qu’à toutes ces différences non conceptuelles correspondent des
différences conceptuelles; elles ne font que le traduire imparfaitement.
Toutes les différences non conceptuelles ne font que traduire
imparfaitement une différence conceptuelle de fond. Leibniz s’engage
à une tâche de physique. Il faut qu’il trouve une raison pour laquelle
un corps est soit en tel nombre, soit ici et maintenant, soit ait telle
figure et telle vitesse. Il traduira ça très bien dans sa critique de
Descartes lorsqu’il dira que la vitesse est un pur relatif. Descartes
s’est trompé, il a pris quelque chose de purement relatif pour un
principe. Il faut donc que figure et mouvement se dépassent vers
quelque chose de plus profond. Ça veut dire quelque chose d’énorme
pour la philosophie du XVIIe siècle.
A savoir qu’il n’y a pas de substance étendue ou que l’étendue ne
peut pas être une substance. Que l’étendue, c’est du pur phénomène.
Qu’elle renvoie à quelque chose de plus profond. Qu’il n’y a pas de
concept de l’étendue, que le concept est d’une autre nature. Il faut
donc que la figure et le mouvement trouvent leur raison dans quelque
chose de plus profond– dès lors l’étendue n’a aucune suffisance. Ce
n’est pas par hasard que c’est le même qui fait une nouvelle physique,
il recrée complètement la physique des forces. Il oppose la force
d’une part à la figure et à l’étendue d’autre part, la figure et l’étendue
n’étant que des manifestations de la force. C’est la force qui est le vrai
concept. Il n’y a pas de concept d’étendue parce que le vrai concept,
c’est la force. La force, c’est la raison de la figure et du mouvement
dans l’étendue.
D’où l’importance de cette opération qui paraissait purement
technique lorsqu’il dit que ce qui se conserve dans le mouvement ce
n’est pas mv, mais mv2. L’élévation de la vitesse au carré, c’est la
traduction du concept de force. C’est-à-dire tout change. C’est la
physique qui correspond au principe des indiscernables. Il n’y a pas
deux forces semblables ou identiques, et ce sont les forces qui sont les
103
vrais concepts qui doivent rendre compte ou nous donner la raison de
tout ce qui est figure ou mouvement dans l’étendue.
La force n’est pas un mouvement, c’est la raison du mouvement.
Donc renouvellement complet de la physique des forces, et aussi de la
géométrie, de la cinématique. Tout y passe, rien que dans l’élévation
de vitesse au carré. mv2 c’est une formule des forces, ce n’est pas une
formule du mouvement. Vous voyez que c’est essentiel.
Pour résumer l’ensemble, je pourrais dire aussi bien, il faut que la
figure et le mouvement se dépassent vers la force. Il faut que le
nombre se dépasse vers le concept. Il faut que l’espace et le temps se
dépassent aussi vers le concept.
Mais voilà qu’avance à petits pas un quatrième principe. Voilà
que Leibniz le nomme loi de continuité. Pourquoi a-t-il dit loi? Voilà
un problème. Lorsque Leibniz parle de la continuité, qu’il considère
comme un principe fondamental, et comme une de ses grandes
découvertes à lui, il n’emploie plus le terme principe, il utilise celui
de loi. Il faudra expliquer cela. Si je cherche la formulation vulgaire
de la loi de continuité, c’est tout simple: la nature ne fait pas de saut.
Il n’y a pas de discontinuité. Mais la formulation savante, il y en a
deux. Si deux causes se rapprochent autant qu’on le veut, au point de
ne différer que par une différence décroissante à l’infini, il faut bien
que les effets soient de même. Je dis tout de suite à quoi il pense parce
qu’il en veut tellement à Descartes. Qu’est-ce qu’on nous dit dans les
lois de la communication du mouvement? Voilà deux cas: deux corps
de même masse et de même vitesse se rencontrent; un des deux corps
a une masse plus grande ou une vitesse plus grande, donc il emporte
l’autre. Leibniz dit que ça ne peut pas être ça. Pourquoi? Vous avez
deux états de la cause. Premier état de la cause: deux corps de même
masse et de même vitesse.
Deuxième état de la cause: deux corps de masses différentes. Leibniz
dit que vous pouvez faire décroître la différence à l’infini, vous
pouvez faire que ces deux états se rapprochent l’un de l’autre dans les
104
causes. Or on nous dit que les deux effets sont complètement
différents: dans un cas il y a rebondissement des deux corps, dans
l’autre cas le second corps est entraîné par le premier, dans la
direction du premier. Il y a une discontinuité dans l’effet alors que
l’on peut concevoir une continuité dans les causes. C’est de manière
continue que l’on peut passer de masses différentes à masses égales.
Donc ce n’est pas possible qu’il y ait discontinuité dans les faits s’il y
a continuité possible dans la cause. Ça l’entraîne encore à toute une
étude physique du mouvement très importante qui sera centrée sur la
substitution d’une physique des forces à une physique du mouvement.
Je citais ça pour mémoire.
Mais autre formulation savante du même principe, et vous allez
comprendre que c’est la même chose que la précédente formulation:
un cas étant donné, le concept du cas se termine dans le cas opposé.
C’est l’énoncé pur de la continuité. Exemple: un cas étant donné, c’est
le mouvement, le concept du mouvement se termine dans le cas
opposé, c’est-à-dire dans le repos. Le repos, c’est le mouvement
infiniment petit. C’est ce qu’on a vu du principe infinitésimal de la
continuité. Ou bien je dirais que la dernière formulation savante
possible de la continuité, c’est: une singularité étant donnée se
prolonge sur toute une série d’ordinaires jusqu’au voisinage de la
singularité suivante. C’est cette fois-ci la loi de la composition du
continu. Ça, on l’a fait la dernière fois.
Mais au moment où on croyait en avoir fini, voilà un problème très
important. Quelque chose me pousse à dire que, entre le principe trois
et le principe quatre, il y a une contradiction, c’est-à-dire qu’entre le
principe des indiscernables et le principe de continuité, il y a une
contradiction. Première question: en quoi y a-t-il contradiction?
Deuxième question: le fait est que Leibniz n’y a jamais vu la moindre
contradiction. Nous voilà dans la situation d’aimer et d’admirer
profondément un philosophe, d’être gênés parce que des textes nous
semblent contradictoires, et lui ne voit même pas ce qu’on peut
105
vouloir lui dire. Où serait la contradiction s’il y en avait une? Je
reviens au principe des indiscernables, toute différence est
conceptuelle, il n’y a pas deux choses ayant le même concept. Je
dirais à la limite qu’à toute chose correspond une différence
déterminée, non seulement déterminée mais assignable dans le
concept. La différence est non seulement déterminée ou déterminable,
elle est assignable dans le concept même. Il n’y a pas deux gouttes
d’eau ayant le même concept, c’est-à-dire la différence un, deux doit
être comprise dans le concept. Elle doit être assignée dans le concept.
Donc toute différence est une différence assignable dans le concept.
Que nous dit le principe de continuité? Il nous dit que les choses
procèdent par différences évanouissantes. Des différences infiniment
petites, c’est à dire des différences inassignables.
Ça devient terrible. Est-ce qu’on peut dire que toute chose
procède par différence inassignable? Et dire en même temps que toute
différence est assignée et doit être assignée dans le concept? Ah! Est-
ce que Leibniz se contredirait? On peut juste avancer un peu en
cherchant la ratio du principe de continuité puisque j’ai trouvé une
ratio pour chacun des trois premiers principes. L’identité, c’est la
raison d’essence ou ratio essendi ; la raison suffisante, c’est la raison
d’existence ou ratio existendi ; les indiscernables, c’est la raison de
connaître ou ratio cognoscendi ; le principe de continuité, c’est la
ratio fiendi, c’est-à-dire la raison de devenir. Les choses deviennent
par continuité. Le mouvement devient repos, le repos devient
mouvement, etc. Le polygone, en multipliant ses côtés, devient cercle,
etc. C’est une raison de devenir très différente des raisons d’être ou
d’une raison d’exister. La ratio fiendi avait besoin d’un principe, c’est
le principe de continuité.
Comment concilier la continuité et les indiscernables? Bien plus
il faut montrer que la manière dont on va les concilier doit rendre
compte en même temps de ceci: que Leibniz avait raison de ne voir
aucune contradiction entre les deux. Là on fait de l’expérience de
106
pensée. Je reviens à la proposition: chaque notion individuelle
exprime le monde entier. Adam exprime le monde, César exprime le
monde, chacun de vous exprime le monde. Cette formule, c’est très
bizarre. Les concepts en philosophie, ce n’est pas un mot. Un grand
concept philosophique c’est un complexe, c’est une proposition ou
une fonction propositionnelle. Il faudrait faire des exercices de
grammaire philosophique. La grammaire philosophique consisterait
en ceci: un concept étant donné, trouvez le verbe. Si vous n’avez pas
trouvé le verbe, vous n’avez pas dynamisé le verbe. Vous ne pouvez
pas le vivre. Le concept est toujours sujet d’un mouvement, d’un
mouvement de pensée. Une seule chose compte, le mouvement.
Lorsque vous faites de la philosophie, vous ne regardez que le
mouvement, simplement c’est un type de mouvement particulier, c’est
le mouvement de pensée. Quel est le verbe? Parfois le philosophe le
dit explicitement, parfois il ne le dit pas. Leibniz, est-ce qu’il va le
dire? Dans chaque notion individuelle exprime le monde, il y a un
verbe, c’est exprimer. Mais qu’est-ce que ça veut dire ça? Ça veut
dire deux choses à la fois, c’est comme si deux mouvements
coexistaient.
Leibniz nous dit à la fois: Dieu ne crée pas Adam pécheur, il crée
le monde où Adam a péché. Il ne crée pas César franchissant le
Rubicon, il crée le monde où César franchit le Rubicon. Donc, ce que
Dieu crée, c’est le monde, et non pas les notions individuelles qui
expriment le monde. Deuxième proposition de Leibniz: le monde
n’existe que dans les notions individuelles qui l’expriment. Si vous
privilégiez une notion individuelle sur l’autre… Si vous acceptez ça,
vous allez avoir comme deux lectures ou deux saisies
complémentaires et simultanées, deux saisies de quoi? Vous pouvez
considérer le monde, mais encore une fois le monde n’existe pas en
soi, il n’existe que dans les notions qui l’expriment. Mais vous pouvez
faire cette abstraction, vous considérez le monde. Comment vous le
considérez? Vous le considérez comme une courbe complexe. Une
107
courbe complexe a des points singuliers et des points ordinaires. Un
point singulier se prolonge sur les points ordinaires qui en dépendent
jusqu’au voisinage d’une autre singularité, etc., etc., et vous
composez la courbe de manière continue comme ça, par
prolongement des singularités sur les séries d’ordinaires. Pour
Leibniz, le monde c’est cela. Le monde continu, c’est la distribution
des singularités et des régularités, ou des singularités et des ordinaires
qui constituent précisément l’ensemble choisi par Dieu, c’est-à-dire
celui qui réunit le maximum de continuité. Si vous en restez à cette
vision, le monde est régit par la loi de continuité puisque la continuité
c’est précisément cette composition des singuliers en tant qu’ils se
prolongent sur les séries d’ordinaires qui en dépendent. Vous avez
votre monde qui est littéralement déployé sous forme d’une courbe où
se répartissent singularités et régularités. C’est le premier point de vue
qui est entièrement soumis à la loi de continuité.
Seulement voilà, ce monde n’existe pas en soi, il n’existe que
dans les notions individuelles qui expriment ce monde. Ça veut dire
qu’une notion individuelle, une monade, que chacune embrasse un
petit nombre déterminé de singularités. Elle enferme un petit nombre
de singularités. C’est le petit nombre de singularités… Vous vous
rappelez que les notions individuelles ou monades, ce sont des points
de vue sur le monde. Ce n’est pas le sujet qui explique le point de vue,
c’est le point de vue qui explique le sujet. D’où nécessité de se
demander : qu’est-ce que c’est que ce point de vue?
Un point de vue est défini par ceci: un petit nombre de singularités
prélevé sur la courbe du monde. C’est ça qui est au fond d’une notion
individuelle. Ce qui fait la différence entre vous et moi, c’est que vous
êtes, sur cette espèce de courbe fictive, vous êtes construits autour de
telles et telles singularités, et moi autour de telles et telles singularités.
Et ce que vous appelez l’individualité c’est un complexe de
singularités en tant qu’elles forment un point de vue. Il y a deux états
du monde. Il a un état développé.
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20/05/1980
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20/01/1987
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relation entre la monade "César" et la monade "Cicéron" puisque
Cicéron va être très chagriné de ce que César fasse ça...
(Fin de la bande)
Si bien qu'à la question: d'où peuvent naître les relations chez
Leibniz, question que tous les logiciens posent? Il me semble que c'est
très simple. Il n'y a aucun problème. Les relations c'est les prédicats.
Dès que quelque chose est prédiqué, il y a surgissement de la relation
? Loin que la relation et le prédicat s'opposent, comme le pense
Russel, la relation c'est le prédicat. Dès que quelque chose est posé
comme prédicat, la relation est née. Qu'est-ce qui est prédicat: les
relations, c'est à dire les événements. Vous me direz ce n'est pas clair:
en quoi est-ce que relations et événements, c'est la même chose? On
va voir tout à l'heure. Il faudrait arriver à tout dire à la fois. Bon. Si
bien que c'est très important, je peux dire que 2 et2 font 4! c'est
l'ensemble des relations, c'est un ensemble de relations qui est
prédicat de 1,2,3, pris comme unité distributive. Il n'y a de relation
qu’en même temps, et par, et dans le prédicat puisque la relation c'est
le prédicat.
Voilà donc le système des trois types d'inclusion relatifs aux vérités
d'essence:
les auto-inclusions ou les identiques, les inclusions réciproques ou
définitions, les inclusions non réciproques ou réquisits. Avec ça on a
fait la logique de l'essence. On passe à la logique de l'existence, c'est à
dire les propositions d'existence. Là ça va être le grand problème: quel
est le rapport entre les deux types de notion, chez Leibniz. Il ne s'agit
plus de notions simples du type soit notion primitive absolument
simple, soit réquisit, c'est à dire notion relativement simple. Il s'agit
des notions individuelles. Elles sont simples aussi, mais d'un tout
autre type. ce sont les notions d'individu. Je dirais les notions à nom
propre: César, vous , moi, etc. Et là aussi il y a inclusion. Ca va être
un quatrième type d'inclusion. Pourquoi? Cette fois-ci je dirais- et
c'est ce que je proposais comme terme: quatrième type d'inclusion: ce
197
sont des inclusions non localisables. Pourquoi? Parce que une notion
individuelle n'inclut pas un prédicat sans inclure l'ensemble du
monde. L'inclusion est donc non localisable. Qu'est-ce que ça veut
dire? S’il y a un prédicat que ma notion inclus c'est: ce que je fais en
ce moment. C'est dire à quel point il ne s'agit pas d'attributs, il s'agit
d'événements.
Quand Leibniz veut montrer en quoi consiste une inclusion dans une
notion individuelle, il dit: qu'est-ce que je fais maintenant. Et les
réponses c'est: Monadologie, "J'écris". Mais "J'écris" c'est quoi?
Qu'on ne me dise pas que c'est un attribut ! C'est un verbe. Qu'est ce
que Leibniz appelle un prédicat? Ce qu'il appelle un prédicat c'est un
verbe: "J'écris". Et dit Leibniz: si le verbe "J'écris", ou le prédicat
"j'écris", "César franchit le Rubicon", c'est un verbe, c'est un
événement. Le verbe c'est l'indice d'événement. Les prédicats ce sont
des verbes.
Si vous ne maintenez pas ça, il me semble, c'est tout Leibniz qui
tombe. Et qui tombe, en effet, dans un ensemble de contradictions,
quelle horreur. "J'écris" "je meurs", "je pêche", "je fais un pêché", tout
ça c'est des verbes. Simplement dans les Lettres a Arnauld, quand il
veut donner l'exemple de l'inclusion du prédicat dans le sujet, il donne
quoi? " Je fais un voyage", "je vais de France en Allemagne". Voilà
ce qu'il dit Leibniz. "Je vais de France en Allemagne", c'est quand
même curieux que là-dessus on lui fasse dire, quand on présente les
thèses de Leibniz on dit: l'inclusion du prédicat ça signifie que le
jugement d'existence c'est: nom d'un sujet+ copule, verbe être+
adjectif qualificatif. Je vous jure qu'il n'a jamais jamais dit ça! Il
l'aurait dit s'il l'avait voulu. Il dit: "j'écris","César a franchi le
Rubicon" "Adam a pêché", "Je voyage", en d'autres termes, il faut
l'écouter: les prédicats c'est des verbes, c'est pas des attributs, c'est pas
des adjectifs. Ce sont des verbes, et le verbe est le caractère d'un
événement.
Toute monade qui inclue quoique ce soit inclue nécessairement le
198
monde entier. C'est pour une raison simple qui ne marcherait pas au
niveau des attributs, justement. C'est parce que tout événement à une
cause: si j'écris c'est pour telle et telle raison. J'écris à ma cousine:
"chère cousine, comment vas tu?", il y a une cause a ça: j'ai entendu
dire qu'elle allait mal. Il y a une cause à cette cause, puis il y a une
cause à cette à cette cause etc...Donc je n'inclus pas un verbe
quelconque sans inclure la série infinie des causes qui sont également
des verbes. En d'autres termes la causalité ce sera le rapport d'un
verbe à un autre verbe. ce sera la liaison des verbes, ou liaison des
événements entre eux. Ce sera ça la causalité. C'est Forcé que
l'inclusion soit non localisable, que si j'inclus quoique ce soit, c'est à
dire si j'inclus un événement qui me concerne actuellement, "j'écris",
j'inclus par la même la totalité du monde, de cause en cause.
Finalement tous les verbes sont liés les uns aux autres. Bien.
Profitons-en pour régler ce point. On fait comme si la théorie de
l'inclusion impliquait chez Leibniz une réduction du jugement au
jugement d'attribution, et c'est le grand thème de Russel, dans son
livre sur Leibniz. Là-dessus Russel dit: ça va être embêtant pour
Leibniz, parce que Leibniz en tant que mathématicien et en tant que
logicien, il sait très bien qu'il y a des relations, et que les relations ce
n'est pas des attributs. Supposons que" le ciel est bleu", que "bleu"
soit un attribut, et ce n'est même pas sure, en revanche 2et2 sont4, il
n'y a pas d'attribut là-dedans. Ou bien "césar franchit le Rubicon"ce
n'est pas un attribut, à moins de traduire: est franchissant le Rubicon,
à moins de traduire "j'écris" par: je suis écrivant. on voit bien que ce
n'est pas la même chose , que c'est des réductions forcées. Alors
Russel ajoute: Leibniz va être bien embêté parce que sa théorie de
l'inclusion l'amène à réduire tout jugement au jugement d'attribution.
Mais en tant que mathématicien et en tant que logicien, il est le
premier à savoir que les mathématiques et la logique sont des
systèmes de relations irréductibles à des attributs. Donc il va falloir
qu'il trouve un statut à la relation. il va être très embêté, dit Russel. Et
199
finalement il va faire de la relation : l'attribut du sujet qui compare les
choses. Il dit ça pour rire, parce que Leibniz n'a jamais, jamais fait ça.
Russel ne conçoit pas que Leibniz puisse faire autrement puisque...
Mais tout est faux dès le départ. Ce qu'on a confondu c'est l'inclusion
du prédicat et l'attribution, alors que ça n'avait strictement rien à voir.
En d'autres termes, ce que Russel a confondu, pour un logicien c'est
très fâcheux, c'est la prédication et l'attribution.
L'attribution c'est exactement le rapport entre un sujet et un attribut,
c'est a dire une qualité, par l'intermédiaire de la copule être. Par
exemple: le ciel est bleu. C'est ce qu'on appelle un jugement
d'attribution. Du point de vue du jugement d'attribution, mais bien du
point de vue du jugement d'attribution, le prédicat c'est l'attribut. Si
bien que le jugement d'attribution se présentera sous forme: un sujet,
la copule être, le prédicat qui est un attribut. Mais le prédicat n'est un
attribut que du point de vue du sujet d'attribution. Si un jugement n'est
pas d'attribution, il a pourtant parfaitement un prédicat. le prédicat
c'est ce qui est dit. C'est pas difficile: c'est ce qui est dit. 2et 2 sont 4
c'est un prédicat. Là-dessus des logiciens disent: mais non, ce n'est
pas un prédicat puisqu'il n'y a pas de sujet. Ils sont idiots. Il ne suffit
pas de pas trouver le sujet pour qu'il n'y en ait pas! Si on demande
quel est le sujet de "2 et 2 sont 4!", c'est 1, 2 et 3. voilà. "2 et 2 sont
4!" c'est le rapport qui se dit de 1, 2 et 3, considérés comme sans
rapports. 1, 2 et3 considérés comme sans rapports ont un prédicat qui
est le rapport "2 et 2 sont 4!". Mais prédicat ça ne veut pas dire
attribut, ça veut dire: ce qui se dit de quelque chose. Pour Leibniz le
prédicat c'est un événement. Le jugement n'est pas un jugement
d'attribution, la prédication c'est: dire un événement d'un sujet. Lettres
à Arnauld: je lis le bout de phrase qui m'intéresse: Arnauld demande
qu'est-ce que c'est, au juste, que cette histoire d'inclusion, inclusion du
prédicat dans le sujet?
J'extraie cette petite phrase. Il faut que vous la reteniez par cœur, dans
votre cœur, ça vous garantit de tout contre-sens: La notion
200
individuelle (i.e César, ou vous ou moi) enferme (il pourrait dire
l'attribut, non il ne dit pas du tout l'attribut, jamais! si d'ailleurs il dit
parfois "attributum", mais aucune importance parce que c'est à ce
moment là le synonyme de prédicat. Il faut dire l'attribut c'est
l'évènement. Mais ça ne change rien.) -il dit " la notion individuelle
enferme ce qui se rapporte à l'existence et au temps". Qu'est-ce que ça
veut dire: "ce qui se rapporte à l'existence et au temps"? C'est ça le
prédicat. Ce qui se rapporte à l'existence et au temps se dit d'un sujet.
Mais ce qui se rapporte à l'existence et au temps, ce n'est pas un
attribut, en toute rigueur du mot attribut ce n'est pas un attribut. C'est
quoi? C'est un événement. C'est même une définition parfaite de
l'événement, nominal seulement; ça ne montre pas comment un
événement est possible. C'est une très bonne définition nominale de
l'événement dire: l'événement c'est ce qui se rapporte à l'existence et
au temps. en ce sens il n'y a pas d'événement sans rapports.
L'événement est toujours un rapport, il est non seulement un rapport
avec l'existence et le temps, mais il est un rapport à l'existence et au
temps. donc surtout ne croyez pas que la prédication chez Leibniz
puisse se réduire, comme le croit Russel, à une attribution. Si il en
était ainsi, en effet Leibniz tomberait dans toutes les contradictions
que vous voulez. Mais loin d'être un attribut le prédicat c'est la
relation ou l'événement. c'est à dire la relation à l'existence et au
temps dans le cas des propositions d'existence. Or là c'est très proche
des stoïciens. Il y a un précédent, ça a été la nouvelle logique des
stoïciens, que hélas on connaît si mal, on a que des fragments
misérables des anciens stoïciens, hélas ce n'est pas un sacrilège que
dire: on aurait pu avoir un tout petit peu moins de Platon et un petit
peu plus de stoïciens. Enfin il ne faut pas dire des choses comme ça, il
faut se contenter de ce qu'on a mais, vous comprenez, notre hiérarchie
de la pensée antique, elle est très liée à: on fait avec ce qu'on a. Vu
tout ce qui a été perdu on ne se rend pas très bien compte. Il nous
reste plus grand chose, mais le peu qu'il nous reste, surtout grâce aux
201
commentateurs, qui eux nous sont restés, les commentateurs de
l'antiquité, on voit bien la nouvelle logique qu'ils faisaient. En quel
sens ils rompent avec Aristote. Le jugement d'attribution, en effet, on
peut dire qu'il découle de la tradition- là je ne veux pas me mêler
d'Aristote-, on n'en finirait plus du tout- mais je peux dire, en gros,
qu'il découle tout droit de la tradition aristotélicienne: Sujet + verbe
être + qualité. C'est le jugement d'attribution. La grande rupture des
stoïciens c'est de dire: non, les événements, le monde est fait
d'événements et les événements ne répondent pas à ce schéma. Qu'est-
ce que c'est que le prédicat d'une proposition: ce n'est pas la qualité
attribuable à un sujet, c'est l'événement, l'événement prononcé dans
une proposition. L'événement, du type: "il fait jour"! Et le lien de
deux événements fait le véritable objet de la logique, sur le mode: "si
il fait jour, il fait clair"! lien des événements entre eux. La dialectique
sera définie par les stoïciens comme le lien des événements entre eux.
Ce sont les événements qui sont prédicats dans le jugement, dans la
proposition. D'où une logique d'un tout autre type que la logique
aristotélicienne. Avec un tout nouveau type de problèmes. Par
exemple: qu'est-ce que ça veut dire une proposition portant sur le
futur? Un événement futur? Une bataille navale aura lieu demain. Est-
ce que cette proposition à un sens, est-ce qu'elle n'a pas de sens? Quel
sens à t’elle? Et quand la bataille navale s'est passée, alors elle a
changé de modalité la proposition? Une proposition peut-elle dès lors
changer de modalité avec le temps? Toutes sortes de problèmes: ce
qui à rapport à l'existence et au temps. En d'autres termes, comme ils
disent, l'événement c'est l'exprimable de la proposition. Le prédicat ou
l'événement c'est l'exprimable de la proposition.
Vous voyez, j'insiste là-dessus parce que c'est le contre-sens
fondamental: l'inclusion du prédicat dans le sujet chez Leibniz. je fais
quand même ma transition: Leibniz va reprendre, va s'inspirer de cette
logique de l'événement, et il va donner une orientation nouvelle à
cette logique. Sous quelle forme? Sous la forme (ce qui n'était pas du
202
tout stoïcien, là): les événements ou prédicats ou relations, tout ça
c'est pareil, les évènements sont inclus dans la notion individuelle de
celui à qui ils arrivent. C'est ça l'apport fondamental de Leibniz à une
logique de l'événement. L'événement est inclus dans la notion
individuelle de celui à qui il arrive, ou de ceux auxquels ils arrivent.
Difficile? Non pas difficile, c'est très claire au contraire. Vous voyez
que l'inclusion du prédicat dans le sujet chez Leibniz est un pas
fondamental dans une théorie de l'événement qui n'a rien à voir avec
une théorie de l'attribution et du jugement d'attribution. Voilà ce que
je voulais absolument dire, car, encore une fois, aucun texte de
Leibniz, à ma connaissance n'autorise la réduction du jugement ou de
la proposition, selon Leibniz, à un jugement d'attribution. Vous
comprenez?
Il en sort quelque chose de très important, c'est que, dans la
correspondance avec Arnauld, il y a un passage où Leibniz, vous
savez, il a beaucoup de mauvaise fois Leibniz, avec ses
correspondants, mais c'est normal, c'est très légitime. Arnauld, à un
moment , dans leur échange de lettre, Arnauld il est très malin; parfois
il est très intelligent. Il dit à Leibniz: mais vous savez, votre truc sa
repose sur ce que vous donnez de la substance une définition assez
nouvelle, alors si on définit la substance comme vous le fait,
évidemment vous avez raison d'avance. Mais est-ce que c'est possible
de la définir comme ça? Et Leibniz là va se livrer à des exercices de
haute voltige: comment nouvelle? Ce n'est pas nouveau du tout ce que
je dis. Il s'agit de quoi? Arnauld lui dit: vous définissez la substance
par son unité; et ce que vous appelez substance, c'est finalement une
unité. En effet, la Monas, on l'a vu, l'unité. Là Leibniz répond
immédiatement et dit: vous me dites une chose bien bizarre, vous me
dites que c'est étonnant de définir la substance par l'unité, mais tout le
monde à toujours fait ça. Arnauld finit par dire: d'accord, tout le
monde à peut-être fait ça. Il n'est pas très très convaincu. Il a toutes
les raisons de ne pas être convaincu. Tout ça c'est sur le dos de
203
Descartes. Descartes ne définit pas du tout la substance par l'unité.
Comment on définit la substance chez les classiques, au 17° siècle.
On la définit par son attribut essentiel sinon elle est indéfinissable. La
substance pensante se définit par un attribut essentiel qui est la pensée
et dont elle est inséparable. Il y a, c'est le cas ou jamais de le dire, il y
a inclusion réciproque entre la substance et son attribut essentiel. C'est
l'attribut essentiel "pensée" qui définit la substance pensante. Et c'est
l'attribut essentiel "étendue" qui définit la substance étendue ou la
substance corporelle, chez Descartes. Une substance est inséparable
de son attribut essentiel et inversement la substance est définie par
l'attribut essentiel. Je dirais à ce moment là que tout l'âge classique est
essentialiste.
Remarquez que l'attribut essentiel c'est bien un attribut. C'est un
attribut. Mais, Merveille, à quel point j'ai raison, si j'ose dire:
justement Leibniz ne veut pas de cette définition. C'est dire que pour
lui le jugement n'est pas un jugement d'attribution. Il ne veut pas
définir la substance par son attribut essentiel. Pourquoi? Parce que
pour lui c'est une abstraction, et que la substance est concrète. C'est
dire à quel point il répugne au jugement d'attribution; il ne veut pas du
tout. Il la définit par quoi?Une substance c'est en effet une unité. Elle
est une. Alors Leibniz peut dire: mais tout le monde a toujours dit que
la substance était une. Mais pour les autres, c'est là où ça devient un
dialogue de sourd avec Arnauld, pour les autres l'unité c'était une
propriété de la substance, ce n'était pas son essence. L'essence c'était
l'attribut essentiel. C'était l'attribut dont elle était inséparable. Il en
découlait qu'elle était une d'une certaine manière, mais c'était une
propriété de la substance, être une, tandis que Leibniz c'est son
essence: la seule essence de la substance c'est d'être une. Elle est
monade. Elle est monas. C'est l'unité qui définit la substance: c'est ça
qui est nouveau.
Dès lors, à la corrélation substance-attribut essentiel telle que vous la
trouvez chez Descartes, chez Leibniz qu'est-ce qui va apparaître? Un
204
tout autre type de corrélation: unité substantielle qui va être en
corrélation avec toutes les manières d'être de cette unité. J'entends
bien: la substance n'est plus rapportée à un attribut, elle est rapportée à
des manières. Elle n'est plus rapportée à une essence, son essence elle
l'a dans le dos, elle est une. Elle n'a pas d'autre essence. En revanche
ce qu'elle a c'est des manières. Le rapport fondamental n'est plus
substance-attribut, le rapport fondamental c'est substance-manières
d'être. La substance a des manières d'être. Est-ce exagéré de dire que,
à l'essentialisme classique s'oppose le maniérisme de Leibniz. Car
qu'est-ce qu'on appellera maniérisme? On appellera maniériste une
conception ou une vision, une conception philosophique ou une vision
picturale qui caractérise un être par ses manières. Il faut prendre
manières au sens le plus littéral du mot: manières d'être. Au rapport
substance-attribut essentiel, Leibniz substitut le rapport unité
substantielle-manières d'être. Encore une fois c'est dire à quel point ça
n'a rien à voir avec un jugement d'attribution.
...changement de bande...
De toute manière chaque monade exprime la totalité du monde.
Chaque monade exprime le monde, chaque unité substantielle
exprime le monde, en d'autres termes le monde est la manière d'être
des unités substantielles. Le monde c'est le prédicat du sujet. C'est la
manière d'être de l'unité substantielle. Qu'est-ce que c'est, ça?
Appelons ça une portion, ou un nœud! C'est le grand nœud baroque.
Le grand nœud baroque c'est le nœud célèbre dans l'histoire de la
mythologie qu'on appelle le nœud Gordien. Et qu'est-ce que c'était le
nœud gordien? il est repris dans le caducée médicale. Le nœud
Gordien c'est deux serpents indiscernables. Je veux dire: le nœud
gordien c'est un nœud qui ne commence et ne finit pas. C'est le nœud
que le grand roi Gordios avait fait pour que son sur son char royal, le
joug et le timon, soient bien liés. Vous savez que dans la mythologie
il y a toute une histoire des nœuds qui sont fondamentaux, ce sont des
signes magiques par excellence, et le nœud Gordien est un des plus
205
beaux signes magiques. C'est un nœud sans début ni fin, c'est à dire
sans rien qui en sorte. C'est le nœud parfait, c'est le nœud sur soi-
même, c'est le nœud absolument clos. Et il nous est dit que le grand
roi Alexandre, en présence du nœud Gordien, irrité parce qu'il
n'arrivait pas à le défaire, c'est très difficile à défaire un nœud où il n'y
a pas de bout, avait pris son épée et l'avait tranché. C'est ça qu'il a fait,
Alexandre. C'est dire que les deux éléments du nœud Gordien ne sont
peut-être pas séparable. Leibniz avec Arnauld, il est étonnant, il lui en
fait voir à Arnauld, surtout que Arnauld n'a pas le temps, il est très
agacé, il dit qu'il a autre chose à faire: il dit: il faut que je réfléchisse à
la sainte trinité, alors votre métaphysique m'ennuie. Leibniz le prend
très mal et lui dit: mais si vous comprenez ma métaphysique vous
comprendrez la sainte trinité. Ce qui est vrai d'ailleurs, certainement,
entre autre avantage. Il aimait bien faire des listes de tous les
avantages qu'il y avait à comprendre sa philosophie à lui. Il passe son
temps à dire: attention, Dieu n'a pas crée les monades, c'est à dire les
notions individuelles, il a crée le monde. Dieu a crée le monde où
Adam pêche. Dieu ne crée pas Adam pêcheur- c'est une manière de
dire que ce n'est pas la faute de Dieu si Adam pêche-, il crée le monde
où Adam a pêché. Vous me suivez. Mais cette proposition est nulle si
vous n'y joignez pas la seconde proposition. Donc dieu ne crée pas les
notions individuelles, il crée le monde auquel renvoient ces notions
individuelles. Deuxième proposition: mais attention le monde n'existe
pas hors des notions individuelles qu'il inclue, qu'il enveloppe.
Comment schématiser ça? Perpétuellement ça consiste à dire: les
monades sont pour le monde, les sujets sont pour le monde, le monde
est dans les monades, dans les sujets. Si vous supprimez une des deux
propositions, tout est perdu.
Alors essayons. Pour rendre compte du nœud leibnizien: le moi-
le monde, le sujet-le monde, à première vue on a envie de faire
ça(dessin au tableau). Pourquoi? Parce que je fais le monde plus gros
que le sujet puisqu'il y a une infinité de sujets. Vous voyez, c'est
206
lumineux ça, c'est le nœud Gordien, dont une boucle est toute petite;
mais vous retrouvez le nœud Gordien. C'est la grande torsion baroque,
c'est le maniérisme; c'est la photo du maniérisme ça, simplement il
faut le compléter. Je le complète avec deux petites flèches qui
indiquent que la notion individuelle est pour le monde. Le monde
n'existe pas hors de la notion individuelle, je l'indique, c'est les
pointillés. Mon gros cercle n'est plus qu'en pointillés. Là du coup il est
évident que la monade est pour le monde, mais le monde est dans la
monade, à condition que j'ajoute des flèches qui font rentrer le monde
dans la monade. là ça devient parfait. Mais il n'y a pas qu'une monade,
il n'y a pas qu'une notion individuelle, il y en a une infinité: vous tous,
César, Alexandre, etc...dont chacune inclue le monde entier de son
propre point de vue; il faut que j'en rende compte aussi. Chaque petite
boucle sera une notion individuelle.
Qu'est ce que c'est la torsion baroque par excellence: c'est un chiasme,
c'est un entrelacs. En fait c'est une infinité. Le monde- les substances
individuelles, les notions individuelles: les unes sont pour l’autre,
l'autre est dans les unes. Encore une fois c'est un rapport des sujets et
du monde.
Je dis très vite, ce qui me parait très intéressant c'est une histoire
comme celle de Merleau Ponty. Le rapport du sujet et du monde, vous
savez à quel point il a été repris par la phénoménologie et par
Heidegger, naître dans le monde. Le thème commun de Heidegger et
de Merleau Ponty c'est: au début chez Husserl et ses disciples le
rapport du sujet et du monde est présenté sous forme de
l'intentionnalité. Heidegger très tôt se démarque de Husserl et des
husserliens en rompant avec l'intentionnalité, et il y substitue ce qu'il
appelle l'être-dans-le-monde. En effet ça répond assez bien au texte de
Merleau Ponty disant: il fallait bien rompre avec l'intentionnalité
parce que l'intentionnalité par elle-même, telle qu'elle est définie par
Husserl ne nous garantit pas que c'est autre chose qu'un simple
"learning", un simple apprentissage psychologique. Donc si on veut
207
échapper à la psychologie, l'intentionnalité ne suffisait pas. or
comment il y échappe? Merleau Ponty à la suite d'Heidegger. Vous
n'avez qu'à reprendre un texte comme Le Visible et l'invisible: il le dit
lui-même: ce qui va remplacer l'intentionnalité c'est le chiasme,
l'entrelacs, cette espèce de torsion monde-sujet. Et c'est ce que
Heidegger appellera le pli. Curieux toutes ces notions qui nous
reviennent. Et pour ajouter, à la fin de sa vie, dans ses notes, Merleau
Ponty ne cesse pas de se référer à Leibniz, c'est curieux. Prenez une
longue note posthume publiée à la fin de Le visible et l'invisible, une
longue note trés intéressante sur Leibniz, page 276 du Visible et de
l'invisible, toute une page sur Leibniz, où il dit: "l'expression de
l'univers en nous(c'est à dire chaque monade inclue l'univers ou
l'exprime), elle n'est certes pas l'harmonie entre notre monade et les
autres(ça c'est contre Leibniz, mais il emploie un langage leibnizien)
mais elle est ce que nous constatons dans la perception à prendre tel
quel au lieu de l'expliquer. Notre âme n'a pas de fenêtre cela veut dire
être dans le monde". Très intéressant parce que ce qu'il substitue à
l'intentionnalité husserlienne, Heidegger ce sera le pli de l'être et de
l'étant, et Merleau Ponty ce sera le Chiasme, c'est à dire la portion du
monde et du sujet. A la fin, Merleau Ponty oscille, en quelque sorte,
entre Leibniz et Heidegger. C'est tout ça que je voulais résumer.
On en arrive là: c'est ça l'inclusion dans les propositions d'existence
c'est donc cette torsion telle qu'on vient de la voir. Alors on en est à la
grande différence entre les propositions d'essence et les propositions
d'existence. La différence c'est ceci: c'est que dans les propositions
d'essence le contraire est contradictoire, c'est à dire que 2 et 2 ne fasse
pas 4, c'est contradictoire ou impossible. Dans les propositions
d'existence, vous dites que le monde est dans la monade. C'est bien
possible; le monde est dans la notion individuelle, mais encore
faudrait-il expliquer ceci, c'est que vous pouvez toujours penser Adam
ne pêchant pas, c'est à dire le contraire. Le monde où Adam a pêché
est intérieur à Adam, d'accord: c'est pour ça que Adam pêche. Mais
208
enfin, Adam non pêcheur, ce n'est pas contradictoire. Tandis que vous
ne pouvez pas dire sans contradiction que 2 et2 ne font pas 4. Vous ne
pouvez pas dire sans contradiction: le cercle est carré. Tandis que
vous pouvez dire sans contradiction : Adam ne pêche pas, et vous
pouvez penser Adam non pêcheur. Donc là le contraire n'est pas
contradictoire, il n'est pas contradictoire en soi. C'est ça qu'il faut
expliquer. Adam non pêcheur n'est pas impossible. Adam non
pêcheur est possible. Il faut l'expliquer d'une manière ou d'une autre.
On n'en peut plus.
Je pense Adam non pêcheur. Essayons de poser le problème
concrètement: Adam non pêcheur, il est contraire à Adam pêcheur. Le
rapport entre Adam pêcheur et Adam non pêcheur est un rapport de
contradiction. Ma question c'est: est-ce que nous pouvons localiser un
autre type de rapport? Oui, il faut bien. Ce n'est pas facile cette
histoire, vous sentez que je pénètre dans un concept leibnizien très
particulier: c'est le concept d'incompossibilité. Le compossible et
l'incompossible chez Leibniz, qui n'est pas la même chose que le
possible et l'impossible. Mais où situer ce rapport de compossibilité et
d'incompossibilité: entre Adam pêcheur et Adam non pêcheur, le
rapport est de contradiction. Il est impossible que Adam soit à la fois
pêcheur et non pêcheur. Alors où serait un autre rapport plus
complexe. Si vous m'avez suivi il faut bien qu'il y ait un rapport plus
complexe. C'est cette fois-ci le rapport non pas entre Adam non
pêcheur et Adam pêcheur, mais le rapport entre Adam non pêcheur et
le monde où Adam a pêché. Là il y a un rapport qui n'est pas de
contradiction ou d'impossibilité. on a pas le choix d'ailleurs, sinon on
ne voit pas ce que veut dire Leibniz avec son rapport de
compossibilité ou d'incompossibilité.
Je dois dire: Adam pêcheur et Adam non pêcheur sont contradictoires.
Mais Adam non pêcheur n'est pas contradictoire avec le monde où
Adam a pêché, il est incompossible. Si bien que Adam non pêcheur
est possible contrairement à 2 et 2 font 5. Simplement il est
209
incompossible avec le monde où Adam a pêché.
Donc il y a bien une sphère, il y a bien une zone où l'incompossibilité
se distingue de la contradiction. Etre incompossible ce n'est pas la
même chose qu'être contradictoire, c'est une autre relation. D'où
qu'est-ce que c'est qu'être incompossible? Célèbre formule de
Leibniz:"Adam non pêcheur est incompossible avec notre monde",
c'est à dire avec le monde où Adam a péché. Mais il n'est pas
contradictoire; ce qui est contradictoire c'est "Adam pêcheur" et
"Adam non pêcheur", mais le rapport Adam pêcheur, et le monde où
Adam a pêché excède la contradiction: c'est un rapport
d'incompossibilité.
C'est une notion très très curieuse, l'incompossibilité. C'est une notion
qui n'apparaît que chez Leibniz. Ce qui est embêtant c'est que-il y a un
texte de Leibniz, particulièrement net sur l'incompossibilité. Je le
lis:"Or nous ne savons pas d'où vient l'incompossibilité(il affirme
l'irréductibilité de l'incompossible à la contradiction) des divers; c'est
à dire nous ne savons pas ce qui peut faire que des essences diverses
répugnent les une avec les autres". Il dit: nous ne savons pas. Il y a de
l'incompossibilité, ça ne se réduit pas à la contradiction, et nous ne
savons pas d'où ça vient l'incompossible, en quoi "Adam non
pécheur" est incompossible avec le monde où Adam a pêché, nous ne
savons pas. Nous comprenons les contradictions, nous ne comprenons
pas les incompossibilités: on ne peut que les constater. Heureusement
il y a un autre texte où Leibniz dit, référence savante édition Gerhard,
les oeuvres philosophiques sont en sept volumes je crois bien. Il y a
plusieurs éditions comme ça puisque je vous ai expliqué l'état des
manuscrit, donc c'est une très grande édition. C'est dans le tome 7,
page 195, ceux qui voudraient vérifier. D'autre part vous ne les
trouverez pas puisqu'elles sont introuvables. Non elles viennent d'être
ré-édités. Donc vous pourrez trouvez le Gerhard mais c’est difficile en
France, il faut plutôt le faire venir d'Allemagne. Enfin il faut
demander à votre libraire, quoi! Donc 7-195, je vous jure que ça y ait,
210
c'est en latin , je l'ai traduit sans erreur, sans contre-sens.
Donc il y a un autre texte, dans La Théodicée, un texte très bien qui
dit: on a beau ne pas comprendre, on peut saisir en général, ce qui
nous autorise alors pour une fois à être plus leibnizien que Leibniz,
vous comprenez; j'ai mon texte qui l'autorise, il nous donne la
permission. Voilà ce qu'il dit à propos de la grâce, le problème de la
grâce: "Si quelqu'un demande pourquoi dieu ne donne pas à tous la
grâce de la conversion.....etc.... nous y avons déjà répondu en quelque
façon: non pas pour trouver les raisons de Dieu( vous voyez: pas
question de trouver les raisons de Dieu, c'est trop obscur, ça nous
dépasse, c'est l'infini, on l'a vu), mais pour montrer qu'il n'en saurait
manquer(c'est une merveille)". Il ne s'agit pas pour nous, pauvres
créatures finies de trouver les raisons de Dieu, mais il s'agit pour nous
de montrer que Dieu en tous cas ne manque pas de raison. Alors on
sait pas lesquelles, tout ce qu'on veut c'est: savoir qu'il n'en manque
pas, le reste c'est son affaire. Ce qui me donne le droit de dire la
même chose pour l'incompossibilité: on ne sait pas en quoi consiste le
rapport, ce sont les raisons de Dieu. Mais on peut quand même
montrer que ça ne manque pas d'être un rapport, et un rapport
irréductible à la contradiction. On peut y allez, on peut faire une
hypothèse à condition qu'elle s'appuie sur certains textes de Leibniz:
partons de ma monade Adam. Je pars de la notion individuelle
Adam.(Dessins au tableau)ça va être un truc très très curieux. A partir
de maintenant, comme vous êtes fatigués je vais donner juste un
schéma et puis la prochaine fois on le verra à fond. On partira de là la
prochaine fois, on ne fera pas de retour en arrière, c'est promis juré.
Je dis: dans la monade Adam, il exprime le monde et il est pour le
monde, tout le monde est inclus. mais vous vous rappelez son idée:
comment est-ce que deux sujets individuels se distinguent alors que
chacun exprime tout le monde. D'accord, chacun exprime la totalité
du monde, mais chacun aussi n'exprime clairement que une petite
portion de monde. Donc deux notions individuelles étant données,
211
toutes les deux expriment le monde entier, mais ne s'y exprime
clairement qu'une petite portion: si j'ai ma monade sans porte ni
fenêtre, chacune à une zone claire qui lui appartient. C'est comme ça
que à première vue se distinguent deux monades: elles n'ont pas la
même région d'inclusion ou d'expression claire que la voisine. C'est à
dire que: vous, vous, vous avez une petite zone d'expression claire qui
n'est pas la même que la mienne. Alors il y a une hiérarchie des âmes:
supposez que on soit devant une monade qui a une grosse région, une
région très volumineuse d'expression claire, je dirais qu'elle vaut
mieux, toutes proportions gardées, que celle qui en a une toute petite;
et se perfectionner, c'est à dire faire de la philosophie, c'est augmenter
sa zone de perception claire. On s'intéresse seulement à la perception
Claire d'Adam. J'essaie de la baliser, on va voir ce que c'est que ce
balisement. Premier trait: Adam c'est le premier homme. Qu'est-ce
que c'est ce premier trait? C'est un prédicat, ce n'est pas un attribut,
c'est un événement: "Et Dieu crée le premier homme", c'est même un
événement très considérable. Deuxième trait: "vivre dans un jardin".
Jusque là c'est du Leibniz textuel. Troisième trait: "avoir une femme
née de sa cote"..
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27/01/1987
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24/02/1987
Bon. Vous y êtes. Alors vous vous rappelez peut-être qu'on avait
commencé à examiner ce que Leibniz avait à nous dire sur la liberté, à
savoir plus précisément sur notre Liberté à nous. Je ne sais plus bien,
j'avais commencé il y a bien longtemps, je reprends très rapidement le
problème tel qu'il se pose. C'est extrêmement concret ce qu'il nous dit.
J'espère qu'entre temps aussi vous avez, suivant ma demande, lu ou
relu Bergson, et je voudrais qu'on arrive à une conception la plus
concrète possible. Vous vous rappelez peut-être comment le problème
se pose. C'est que, au niveau des propositions d'existence, comme il le
dit tout le temps, le contraire n'implique pas contradiction, le contraire
n'est pas contradictoire. Ce qui veut dire : au niveau des propositions
dites d'essence, il est contradictoire que deux et deux ne soient pas
quatre, comme il dit. Mais au niveau des propositions d'existence il
n'est pas du tout contradictoire que Adam ne soit pas pécheur. Il n'est
pas contradictoire que Adam ne pèche pas. Un Adam non pécheur, on
l'a vu, ça a été un thème qu'on a suivi longtemps, un Adam non
pécheur, un César ne franchissant pas le Rubicon, ne sont pas
impossibles, ils sont simplement incompossibles avec le monde que
Dieu a choisi. Bon. Dès lors on dira : il n'est pas nécessaire que César
franchisse le Rubicon, il n'est pas nécessaire qu'Adam pêche, et
pourtant il est certain qu'Adam pêchera ou que Adam pèche, il est
certain que césar franchira le Rubicon ou franchit le rubicon. C'est
certain, pourquoi? En fonction du monde choisi, puisque " franchir le
Rubicon " est un prédicat ou évènement , comme dit Leibniz, prédicat
ou événement inclus dans la monade César. Donc il est certain que
César franchira le Rubicon, mais enfin ça ne veut pas dire que ce soit
nécessaire puisque un autre césar était possible. Oui, mais il était
231
possible dans un autre monde et cet autre monde est incompossible
avec le notre. Je vous disais que c'est très bien ça, mais ça concerne la
liberté de qui ? De quoi ? Je peux dire, à la rigueur, cette histoire,
cette distinction du certain et du nécessaire , ça concerne la liberté de
Dieu , ça revient à dire en effet que Dieu choisit entre des mondes et
qu'il y a une liberté de Dieu dans la création. Mais ma liberté à moi,
dans ce monde, la liberté de César dans ce monde, c'est quand même
une faible consolation de se dire : ha oui, j'aurais pu faire autrement
que ce que j'ai fait, mais dans un autre monde et cet autre monde est
incompossible avec celui-là, et finalement ça aurait été un autre moi.
Et Leibniz le dit lui-même : un César qui ne franchit pas le Rubicon,
c'est un autre moi. Donc nous on arrivait avec notre question, ce que
nous voulons et on ne lâchera pas les textes de Leibniz tant qu'on aura
pas une réponse à : et notre liberté à nous dans ce monde, sans
référence à d'autres mondes incompossibles. Et en effet, Leibniz
distingue très bien les problèmes, et à ma connaissance, il n'y a que-
on ne peut pas s'engager avec Leibniz-, c'est très curieux comme la
plupart des textes de Leibniz qui posent la question de la liberté
bifurquent sur la question de la liberté de Dieu., et se contente de nous
dire : hé bien oui, vous voyez, que nous fassions ceci, sans doute, c'est
certain mais ce n'est pas nécessaire. Encore une fois le thème " certain
mais pas nécessaire " ne constitue évidemment pas ma liberté dans le
monde, mais fonde et constitue la liberté de Dieu eut égard à la
pluralité de mondes possibles. Je vous disais : heureusement il y a
deux textes qui ne bifurquent pas sur la liberté de Dieu, un long et un
court, un petit texte tiré de la correspondance avec Clark, Clark étant
un disciple de Newton, et d'autre part un long texte admirable dans les
Nouveaux essais sur l'entendement humain, Livre 2,chapitres 20 et
21, où là il s'agit pleinement de notre liberté à vous , à moi, à César, à
Adam, etc.Et, si on essaie de bien dégager on voit bien- c'est ce que je
disais la dernière fois, c'est la première grande phénoménologie des
motifs. C'est sur une Phénoménologie des motifs que Leibniz va
232
fonder sa conception de la liberté, sous quelle forme ? De notre liberté
! En dénonçant vraiment une double illusion, une double illusion
concernant les motifs. Leibniz nous dit : premier chose : on ne peut
rien comprendre à la liberté, on ne peut rien saisir de la liberté
humaine si on conçoit les motifs comme des poids sur une balance.
Ce qui revient à dire : n'objectivez pas les motifs, ne faite pas des
motifs quelque chose qui serait hors de l'esprit ou bien même dans
l'esprit comme des représentations objectives, les motifs ne sont ni
des objets ni des représentations d'objets, ce ne sont pas des poids sur
une balance dont vous pourriez chercher lequel l'emporte sur l'autre
toutes conditions étant égales dans votre esprit. Donc premier danger :
objectiver les motifs, les traiter comme des poids sur une balance. En
d'autres termes c'est l'esprit qui fait les motifs, ce ne sont pas les
motifs qui vous font faire quelque chose, c'est d'abord l'esprit, votre
esprit qui fait les motifs. Les motifs sont des profils de l'esprit, ce ne
sont pas des poids sur une balance. Si vous préférez ce sont des
profils de l'esprit , ce sont des dispositions de l'âme comme il dit dans
la correspondance avec Clark. Deuxième illusion : ce serait de
dédoubler les motifs : non plus l'illusion d'objectivation, mais
l'illusion de dédoublement, et cette deuxième illusion s'enchaîne avec
la première. Si vous avez fait des motifs comme des poids sur une
balance, c'est à dire si vous les avez objectivés, vous êtes forcé
d'invoquer de nouveaux motifs subjectifs qui expliqueront pourquoi
vous choisissez plutôt tels motifs plutôt que tels autres. En d'autre
termes si vous objectivez les motifs , vous êtes forcé de les dédoubler
puisqu'il vous faudra un autre rang de motifs subjectifs pour expliquer
votre choix des motifs objectifs. En d'autres termes vous tomberez
dans l'idée stupide que il faut vouloir vouloir. Il vous faudra
dédoubler les dispositions, il vous faudra dédoubler les dispositions
de l'âme, il vous faudra des dispositions subjectives pour choisir l'une
ou l'autre des dispositions objectives. Qu'est-ce que ça veut dire, dès
lors ? on ne peut pas vouloir vouloir, c'est à dire que les motifs ne sont
233
pas dédoublables. Ils ne sont pas dédoublables parce que les motifs ne
sont pas objectifs ou objectivables. Et en effet ils sont le tissu même
de l'âme. Qu'est-ce que ça veut dire, le tissu de l'âme ?
Ce qui compose le tissu de l'âme, nous explique Leibniz, il ne faut pas
croire comme ça que l'âme soit une espèce de balance qui attend les
poids sur elle. Le tissu de l'âme c'est un fourmillement, un
fourmillement de petites inclinations-retenez bien le mot- un
fourmillement de petites inclinations qui- pour reprendre notre thème,
ce n'est pas une métaphore-, qui ploie, qui plie l'âme dans tous les
sens. Un fourmillement de petites inclinations. Plus tard, on le verra
quand on aura consacré au moins une séance là-dessus, à ça qui est un
thème fondamental chez Leibniz, c'est ce que Leibniz appellera les
petites perceptions et les petites inclinations.
Vous vous rappelez le fond de la monade qui est un tapis, qui est
tapissé, mais en même temps cette tapisserie forme des plis. Vous
retrouvez le même thème, un tissu de l'âme, fourmillant, c'est à dire
avec des plis qui se font et se défont à chaque instant. Une
multiplicité. Une multiplicité de petites tendances, de petites
perceptions. Très bien. C'est ce tissu de l'âme, cette multiplicité qu lui
appartient que, vous vous rappelez que les Nouveaux essais
reprennent un livre de Locke intitulé Essais sur l'Entendement humain
et c'est ce tissu de l'âme que Leibniz, pour son compte, va désigner en
se servant d'un mot que Locke avait introduit, à savoir le mot
inquiétude. Il dira que ce que Locke appelle inquiétude c'est
précisément ce fourmillement qui ne cesse à aucun instant, comme si,
chapitre 20 du livre 2, comme si mille petits ressors…vous vous
rappelez au tout début, le thème du ressort constant chez Leibniz, en
fonction de la force élastique…si la force est élastique, alors les
choses sont comme mues par de petits ressors. Là on retrouve mille
petits ressors. En d'autres termes vous ne cessez de fourmiller . Et
c'est comme si cette espèce de tissu vivant de l'âme ne cessait pas de
se plier dans tous les sens. C'est une espèce de prurit. L'inquiétude est
234
un prurit. L'âme est perpétuellement dans cet état de prurit. Et
Leibniz, dans un très beau texte, nous dit : c'est le balancier, et le
balancier, en allemand, dit-il, s'appelle précisément : inquiétude !
C'est dire que ce n'est plus un balancier objectif. Qu'est-ce que ça veut
dire. Je reprenais un exemple, quitte à essayer de le développer un
peu, d'en tirer le maximum, dans le chapitre 21 du livre 2 des
Nouveaux essais, l'exemple même qu'il donne : la taverne. Et
j'essayais de le compléter pour que ce soit très clair. Il nous dit, vous
comprenez- j'avais mal dit, je crois parce que j'avais dit " aller au café
", ce qui est tout à fait déplacer au 17eme siècle, c'était une erreur que
vous avez corrigé : on allait à la taverne. Donc vais-je aller à la
taverne. Exemple typique de la liberté humaine ! Vais je rester
travailler, vais-je rester faire cours, ou bien vais-je aller à la taverne.
Faut voir. Il faut comprendre. Il y a des gens qui vous disent : bon
vous allez assimiler la taverne, poids A, et aller travailler, poids B, et
vous allez voir si, toutes choses égales, mais justement jamais rien
n'est égal dans mon âme. Ça supposerait que mon âme, précisément,
ne soit pas en état d'inquiétude. Les contre-sens, dès lors, se
multiplient. C'est en même temps que l'on prête aux motifs une
existence objective, comme si c'était des poids sur une balance, et que
l'on lave l'âme de toute son inquiétude, comme si elle était une
balance neutre prête à enregistrer le poids du poids. Ce n'est pas
raisonnable. En fait le tissu de mon âme, en ce moment précis, en ce
moment A, est fait de quoi ? Je dis : mille petites perceptions, mille
petites inclinations qui vont de quoi à quoi ? Au loin j'entends.
J'entends quoi ? j'entends …est ce de l'imagination est ce ? De toutes
manières c'est un ensemble de petites perceptions et de petites
inclinations. Qu'est-ce que j'entends au loin ? J'entends le choc des
verres, j'entends la conversation des amis, et sinon je les imagine. Il
n'y a pas lieu de penser que au niveau des petites perceptions, bien sur
dans les domaines ou imaginer et percevoir c'est très important de les
distinguer, au niveau des petites perceptions c'est moins sur, en tous
235
cas ce n'est pas notre problème. Vous voyez déjà pourquoi les motifs
ce n'est jamais des pots sur une balance, il nous dit : mais vous
comprenez un alcoolique il comprend mille fois mieux que n'importe
qui- pourtant il avait une vie sobre et exemplaire, Leibniz, mais il
comprend très bien-un alcoolique ce n'est pas du tout quelqu'un qui
vit dans l'abstrait, ce n'est pas du tout quelqu'un dont l'âme est tourné
sur :de l'alcool, de l'alcool, comme si l'alcool était le seul poids
capable d'agir sur cette balance ; mais l'alcool est strictement
inséparable de tout un contexte fourmillant, auditif, gustatif ça va de
soi, mais auditif, visuel, la compagnie des compagnons de débauches,
les conversations joyeuses et spirituelles qui me sortent de la solitude,
tout ça. Si vous mettez un ensemble alcool, il faut y mettre non
seulement l'alcool, mais toutes sortes de qualités visuelles, auditives,
olfactives, l'odeur de la taverne, tout ça. Mais de l'autre coté, là aussi
il faut le prendre comme ensemble perceptif inclinatoire, petites
perceptions inclinations : le bruit du papier, c'est aussi de l'auditif, la
qualité du silence, les pages que je tourne, le bruit de la plume. Ce
n'est pas neutre tout ça. Je veux dire : de même que ce n'était pas
l’alcool comme abstraction, ce n'est pas le travail comme abstraction.
C'est tout un ensemble perspectivo-inclinatoire. Qu'est ce que c'est la
question de la délibération. Il est entendu que le tissu de mon âme va
d'un pôle à l'autre, à tel moment. Il va donc de ce pôle perceptif dans
la taverne à ce pôle perceptif effectué dans le cabinet de travail. Et
mon âme est parcourue de petites perceptions et de petites inclinations
qui la ploient dans tous les sens. Délibéré, c'est de quel coté est ce que
je vais plier mon âme. De quel coté ? De quel côté est-ce que je vais
intégrer, pour employer un mot pseudo-mathématique, de quel côté
est-ce que je vais intégrer les petites perceptions et les petites
inclinations ? Ou si vous préférez : de quel coté je vais plier mon âme
ça veut dire de quel coté je vais produire, avec toutes les petites
inclinations correspondantes, une inclination, non plutôt une
inclinaison remarquable , de quel coté est-ce que je vais produire avec
236
toutes les petites perceptions possibles, une perception distinguée.
Produire avec un maximum de petites perceptions une perception
distinguée, avec un maximum de petites inclinations, une inclinaison
remarquable, c'est à dire avec tous les petits plis qui tordent mon âme
à chaque instant et qui constituent mon inquiétude, avec quoi et de
quel côté est ce que je vais faire un pli décisif, un pli décisoire. En
d'autres termes quelle est l'action qui, au moment considéré, remplira
mon âme suivant son amplitude. D'où le terme perpétuel du balancier
: le balancier comme amplitude de l'âme à tel ou tel moment.
Si bien que je vous disais, ce qui est essentiel, dans le chapitre 20,
vous allez trouver une formule splendide : entre-temps la balance a
changé. On ne peut pas dire mieux. La balance a changé, c'est le petit
dessin que je vous proposais la dernière fois. Là je vais faire le
mauvais dessin. Le mauvais dessin c'est de croire que j'ai une âme
toute droite qui se trouve devant une bifurcation. Motif A je vais à la
taverne, motif B , rester travailler. Ce Schéma est stupide et à tous les
défauts : les motifs sont objectivés, mon âme est supposée droite et
indifférente, et pour choisir il lui faut des motifs de motifs. Ce schéma
de la délibération, cette phénoménologie de la délibération n'est pas
raisonnable et n'est pas sérieuse. Pourquoi ? Parce que quand je
délibère, est-ce que je vais à la taverne…non c'est plus raisonnable de
travailler…je retravaille un peu et je me dis : j'ai quand même envie
d'aller à la taverne. Je reviens à A. Qu'est-ce qu'il y a d'idiot dans le
schéma ? Ce qu'il y a d'idiot dans le schéma c'est que quand je reviens
à A, ce n'est évidemment pas le même. Premier temps : je vais aller à
la taverne. Deuxième temps : non je vais continuer à travailler.
Troisième temps : si j'y allais quand même. Mais le deuxième A n'est
pas le premier, B est passé entre les deux. L'absurdité qu'il y a à
assimiler les motifs à des poids sur la balance, c'est que à ce moment
là les motifs restent constants dans la délibération. Dès lors on ne voit
vraiment pas comment on pourrait arriver à une décision quelconque
car si on arrive à une décision par délibération c'est bien dans la
237
mesure où, dans le courant de la délibération, les motifs ne restent pas
du tout constants. Ils ont changé, pourquoi ? Parce que du temps a
passé. C'est la durée qui fait changer les motifs, ou plutôt, ça ne fait
pas changer les motifs, ça fait changer à mesure qu'il dure la nature du
motif considéré. D'où je vous disais, la vraie figure c'est ça…Voilà !
c'est ça le seul schéma possible de la délibération. A c'est la taverne,
B c'est le travail. C'est un schéma d'inflexion. Une fois de plus on
retrouve notre histoire. Il n'y a que des inflexions dans l'âme. Qu'est
ce que ce sera l'inflexion dans l'âme, elle reçoit son nom : inclinaison
! Qu'est-ce que ça veut dire être libre pour nous ? ça veut dire être
incliné sans être nécessité. Les motifs m'inclinent sans me nécessiter.
L'inclinaison de l'âme c'est l'inflexion dans l'âme, l'inflexion telle
qu'elle est incluse. C'est tout le premier trimestre qui est derrière ça.
Alors je continue. A=taverne, B=travail . Nous tous qui savons que
les motifs changent, il n'y a pas de A et de B. Il y a A', B', A ",B ",
etc…ça va ?
Vous voyez que lorsque je délibère, par exemple, je ne reviens pas du
tout à A. Ce n'est pas le même A. Alors, là-dessus pourquoi s'arrêter à
un moment, et pourquoi même avoir délibéré, pourquoi ? L'acte libre
ce sera celui qui effectue l'amplitude de mon âme à tel ou tel moment,
au moment où je le fais. Vous me direz que c'est toujours le cas. Non
! Pourquoi ? Vous vous rappelez : il s'agit d'intégrer les petites
perceptions et les petites inclinations pour obtenir une inclinaison
remarquable, l'inclinaison de l'âme. Ce qui est capable de remplir
l'inclinaison de l'âme a un moment donné c'est une inclinaison, une
inclinaison remarquable. Intégrer les petites inclinations, intégrer les
petites inclinaisons ça demande du Temps, et dans toute la
philosophie de Leibniz, et je crois qu'on ne peut comprendre ce qui ne
nous arrivera que plus tard, je crois que perpétuellement chez Leibniz
intervient ce thème, cet espèce de leitmotiv : ç'est quelque chose qui
demande du temps. Est symbolique et exemplaire, on va y arriver
aujourd'hui si on a le temps, atteindre le problème du régime de la
238
lumière. La rupture ou une des ruptures fondamentales c'est - comme
le disent tous les manuels-, Descartes croyait à l'instantanéité de la
transmission de la lumière, à l'instantanéité de la lumière, et pour
Leibniz tout prend du temps, même la transmission de la lumière.
L'intégration, fondamentalement, prend du temps. Et si c'est
l'intégration mathématique ce sera un temps mathématique et si c'est
l'intégration psychique ce sera un temps psychique.
Donc, suivons. Je suis parti de A', j'ai une vague envie d'aller à la
taverne. B pourquoi est-ce que je n'y vais pas. Simplement parce que
ça reste à l'état de petite inclination, petite perception, ça fourmille,
oui j'ai envie. Mais je suis au travail. La question c'est : je ne la sais
pas l'amplitude de mon âme à ce moment là, il me faut du temps. Est
ce que je peux attendre ? Alors je me précipite à la taverne. Est ce que
j'aurais pu attendre ? J'aurais pu attendre mais ça n'aurait pas été le
même moi. Puis très souvent je fais un acte qui ne répond pas du tout
à l'amplitude de mon âme, je passe même mon temps à ça. Chaque
fois que je fais un acte machinal, ça ne répond pas du tout à
l'amplitude de mon âme : quand je me rase le matin ça ne répond pas
à l'amplitude de mon âme, il ne faut pas exagérer ! il n'y a aucune
raison, comme pour certains philosophes, de soumettre toutes les
actions que nous faisons au critère : est-ce libre ou pas ! la liberté c'est
pour certains actes. Il y a toutes sortes d'actes qui n'ont pas à être
confrontés au problèmes de la liberté. Ils se font seulement, je dirais,
pour calmer l'inquiétude, tous les actes machinaux, tous les actes
habituels etc…On ne parlera de liberté que là où se pose la question
d'un acte capable ou non de remplir l'amplitude de l'âme à tel
moment. Et je dirais : est libre l'acte qui remplit effectivement
l'amplitude de l'âme à tel moment.
Supposons au moment A, le maximum d'amplitude est du coté de A',
qui est plus ample que B, c'est à dire aller à la taverne, car aller à la
taverne ça implique une amplitude de l'âme, ce n'est pas de la pure
étroitesse, ça s'ouvre sur tout ce que j'ai dit : retrouver les amis, les
239
joyeuses conversations, les plaisanteries les plus
spirituelles…etc…(rires). Mais est-ce que je peux attendre ? Et vous
verrez les chapitre 20 et 21, est-ce qu'on peut attendre ? on peut tout
concevoir. Si Adam avait pu attendre, est ce qu'il aurait pêché ?
Et l'instant d'après, pas tout à fait après, arriver à attendre et d'une
certaine manière le monde à changer, le problème ne se pose plus de
la même façon. Il y a des cas ou il ne faut pas attendre, il y a des cas
ou attendre change tout. Vous voyez que là mon âme a gagné en
amplitude et c'est du coté de travailler, et là mon âme a changé en
amplitude mais c'est du coté taverne, c'est à quel point ce n'est jamais
le même motif, quand je reviens au même motif ce n'est pas le même
motif. Pourquoi ? Du temps a passé. Entre A seconde et A tierce du
temps a passé qu'on appellera de la durée. Alors si vous me dites : oui
pourquoi ne pas arrêter a A seconde, je répondrais tantôt tantôt.
Tantôt je m'arrête à seconde, tantôt je ne m'y arrête pas. Selon Quoi ?
tantôt parce que A seconde, à tel moment, effectue l'amplitude de mon
âme, tantôt parce que A seconde a beau ne pas effectuer l'amplitude
supposée de mon âme comme si l'acte machinal l'emportait. Bien plus
vous pouvez inverser le schéma pour avoir non plus un processus
progressif comme je l'ai fais là, mais un processus régressif où ma
pseudo-spirale, au contraire, s'amenuisera, l'amplitude diminuera.
Vous avez des séries où l'amplitude de l'âme diminue. Vous
comprenez ?
Bon, ça va peut-être s'arranger. Il faudrait que ce soit très concret. Ce
qui revient à dire que l'acte libre c'est celui qui exprime toute
l'amplitude de l'âme à tel moment de la durée, c'est celui qui exprime
toute l'âme à tel moment de la durée, en d'autres termes c'est celui qui
exprime le moi. C'est l'acte parfait ou achevé quel qu'il soit. Il est
parfait ou achevé en tant qu'il exprime le moi. Ha bon il exprime le
moi, il est parfait ou achevé. Là on tombe sur quelque chose qui va
être très important, philosophiquement, vitalement, tout quoi. C'est
l'acte parfait ou achevé. L'acte parfait ou achevé c'est une notion bien
240
connue de la philosophie, elle a un nom grec donc, mais un nom grec
qui sonne étrange, c'est l'Entéléchie.
Entelechia. L'entéléchie dont nous parlait beaucoup Aristote. Là
je n'ai pas le temps de vous parler de l'entéléchie chez Aristote, mais
en gros c'est l'acte qui a sa fin en lui-même, c'est à dire l'acte parfait
ou achevé, et dans la philosophie d'Aristote c'est l'acte permanent,
c'est un acte doué de permanence par opposition à l'acte successif. En
d'autres termes l'acte parfait ou achevé, déjà chez Aristote, ce n'est pas
l'acte une fois fait, ce n'est pas l'acte au passé. Et pourtant c'est très
compliqué cette histoire, parce que l'entéléchie se manifeste sous
forme d'un temps grec très spécial qui est l'Aoriste, et qui est un temps
qui a quelque chose à faire avec le passé, mais qui est, si vous voulez,
ce qu'on appelle le parfait. Le parfait. Mais pressentons que réduire le
parfait au passé serait tout à fait insuffisant, même pour Aristote, et
serait même un contresens. Oublions Aristote. On revient à Leibniz.
Pour Leibniz c'est encore plus évident. L'acte parfait c'est l'acte qui
exprime l'âme suivant toute son amplitude, suivant toute l'amplitude
de l'âme. C'est l'acte qui exprime le moi ; cet acte est un acte au
présent. Je voudrais revenir sans me lasser et sans trop vous lasser là-
dessus, parce que ça me paraît complètement oublié par les
commentateurs, l'importance du présent dans toute la philosophie de
Leibniz, l'acte au présent, l'action au présent. Vous vous rappelez que
lorsqu'il s'agit de montrer en quoi consiste l'inclusion, Leibniz part
toujours d'acte entrain de se faire, non pas d'acte fait. " J'écris " dans
la Monadologie, c'est à dire que je suis en train d'écrire ; dans les
lettres à Arnaud " je voyage ", je suis en train de voyager. C'est très
important car il semblerait à première vue que l'inclusion dans la
monade soit le propre des actes passé. Non, pas du tout. Les actes
passés sont inclus dans la monade que parce que l'acte présent doit
l'être. C'est parce que l'acte présent " j'écris " est inclus dans la
monade que, dès lors, les causes pour lesquelles j'écris, c'est à dire les
données passées, sont incluses aussi. L'inclusion c'est la fermeture : la
241
monade enferme ses propres prédicats, elle renferme ses prédicats. Ce
qui est essentiel c'est que la clôture ou fermeture, c'est à dire
l'inclusion, est le correspondant de l'acte présent en train de se faire et
non pas des actes passés. L'inclusion c'est la condition du présent
vivant et ce n'est pas la condition du passé mort. Ha bon, ça on la vu.
Mais qu'on le retrouve là maintenant c'est très important. C'est tout
Leibniz qui change. Du coup vous devez sentir que l'inclusion est
pleinement en train de se concilier avec la liberté. C'est parce qu'on
fait des contre-sens sur l'inclusion, on se dit ha l'inclusion ça veut dire
qu'on inclus tout sur le mode du déjà fait. C'est comme si avant de
l'avoir franchi, César avait déjà franchi le Rubicon. Dès qu'on dit ça
on a fait le contre-sens. L'inclusion c'est le correspondant de l'acte en
train de se faire, c'est la condition de l'acte en train de se faire, et non
pas du tout le résultat de l'acte une fois fait. Ce ne sont pas les actes
passés qui tombent dans la monade, c'est l'acte en train de se faire qui
ne pourrait pas être fait si, en même temps qu'il est fait, il ne
s'inscrivait dans la monade, il ne s'incuait dans la monade pour se
faire en se faisant.
Pourquoi ?
Parce que, écoutez bien : c'est que l'acte présent ne peut être parfait
que à quelle condition ? A condition que son propre mouvement ait
une unité. Ce qui définit la perfection de l'acte, ce n'est pas qu'il soit
fait, c'est que le mouvement par lequel il se fait ait une unité. Il faut
une unité du mouvement entrain de se faire. Et bien voilà, qu'est-ce
qui donne à un mouvement de l'unité ? Le mouvement par lui-même ?
Non c'est un pur relatif. Relativité du mouvement. Ce qui donne une
unité au mouvement c'est l'âme, c'est l'âme du mouvement. Seule
l'âme est l'unité du mouvement. Si vous en restez au corps vous
pouvez aussi bien attribuer un mouvement aussi bien au corps A que
au corps B. Il y a une relativité absolue du mouvement. Seule l'âme
est capable de donner une unité au mouvement. Bien. Qu'est-ce que
c'est que l'acte parfait ? Vous allez comprendre : l'acte parfait c'est
242
l'acte qui reçoit de l'âme qui l'inclus l'unité d'un mouvement en train
de se faire. C'est vous dire à quel point l'acte parfait n'est pas l'acte
une fois fait, c'est le contraire. C'est l'acte présent, c'est l'acte qui se
fait, mais qui reçoit de l'âme l'unité d'un mouvement en train de se
faire, qui reçoit de l'âme l'unité nécessaire. A quelle condition reçoit-il
cette unité ? A condition d'être inclus dans l'âme, d'être inclus au
présent. Je termine avant de vous demander si vous comprenez bien,
nouvelle définition de l'acte libre, je disais tout à l'heure et soyez
sensible à ceci que c'est vraiment la même chose, on passe d'une
définition à l'autre de manière continue. Je disais d'abord : l'acte libre
c'est l'acte qui exprime le moi, c'est à dire qui exprime l'âme dans
toute son amplitude a un moment de la durée, et je dis maintenant que
l'acte libre c'est celui qui reçoit de l'âme qui l'inclus, c'est l'acte
pressent, qui l'inclus présentement, c'est l'acte présent qui reçoit de
l'âme qui l'inclus l'unité d'un mouvement en train de se faire. Et voyez
je peux recommencer : bien sur dans la journée c'est rare que je fasse
des actes libres.
La question de la liberté ça se pose au niveau de l'importance, c'est
quand j'ai quelque chose à faire qui m'importe, oui là la question de la
liberté me concerne. C'est très rare les actes où il est important qu'ils
reçoivent de l'âme l'unité d'un mouvement en train de se faire. Sinon il
y a toutes sortes de mouvements qui se font tout seuls : marcher, aller
dans la rue, tout ça, et puis tout d'un coup il y a un moment ou il me
faut de l'âme, il ne m'en faut pas tout le temps, d'abord c'est épuisant
ces histoires d'amplitude de l'âme. Je ne sais pas si vous sentez ayez
une âme ample ! Pourquoi avoir une âme ample, après tout je ne l'ai
pas encore dit. Pourquoi pas se contenter d'avoir une toute petite
amplitude ? C'est qu'il y a plein de gens qui se contentent d'une toute
petite amplitude, mais ils feront des actes libres du moment que les
actions au présent qu'ils font reçoivent l'unité d'un mouvement en
train de se faire, c'est à dire du moment que leurs actions expriment
l'amplitude de leur âme quelle qu'elle soit…
243
fin de la bande…
Deuxième partie 2 :
Alors au point ou on en est il faudrait s'arrêter en disant : ayant une
âme de toute petite amplitude, simplement trouvez les actions qui
correspondent à cette amplitude et vous serez libre, et vous serez des
hommes libres. En d'autres termes ce qui est menacé chez Leibniz ce
n'est pas la liberté, c'est la morale, car dire aux gens ayez une âme
aussi étroite que vous voulez, vous serez libre du moment que vous
ferez au présent des actes qui exprimeront cette amplitude, donc
saoulez vous tant que vous voulez à la taverne, si c'est ça qui
correspond à l'amplitude de vos âmes, vous comprenez que on attend
pas ça d'un philosophe qui s'est réclamé de la moralité des mœurs, ce
que Leibniz n'a pas cessé de faire. Ce qui est essentiel c'est ce que je
viens de dire, je crois, c'est cette histoire du présent chez Leibniz. Une
des théories les plus difficiles de Leibniz, c'est la théorie du temps, et
donc là on pose des jalons pour l'avenir quand on en arrivera à ce
problème du temps. Et que l'acte libre soit au présent, que l'acte soit
fondamentalement au présent, ça me paraît très très important. Que
l'amplitude de l'âme soit variable dans l'ordre du temps, tout ça c'est
une réalité du temps comme durée qui est très très importante. Alors
l'acte est au présent. Bon, est ce que c'est compris ?
Ce que je voudrais que vous compreniez c'est deux thèmes :
L'acte parfait ou achevé n'est pas un acte terminé, n'est pas un acte
une fois fait. Mais l'acte parfait ou achevé c'est l'acte qui reçoit de
l'âme qui l'inclus l'unité de l'acte en train de se faire. Troisième point,
qui est la conclusion : ne croyez pas que l'inclusion assimile les actes
à des actes toujours passés et déjà passés, l'inclusion est au contraire
la condition de production de l'acte présent en tant que présent. Ouais
!Or vous allez peut-être tout comprendre si vous tenez compte d'une
extraordinaire théorie de Leibniz, une des plus belle théorie, et on ne
doit pas dire théorie à ce niveau, mais c'est une véritable pratique qui
concerne un problème qui nous soucie tous, à savoir celui de la
244
damnation. Les damnés. Qu'est ce qu'un damné. Ou si vous préférez :
les damnés sont-ils libres ?Et je fais un grand appel à vous pour que
vous respectiez une discipline aujourd'hui disparue, à savoir la
théologie. La théologie elle survit comme ça, mais elle est devenue
comme une science physique. Mais dans le vieux temps, au dix-
septième siècle encore, je ne parle pas d'avant, la théologie comprenez
ce que c'était. Pourquoi est-ce qu’il y avait une telle alliance
philosophie théologie ? Ce n'est pas simplement à cause de Dieu, ce
n'est pas les histoires de Dieu qui soudent l'alliance théologie-
philosophie, c'est bien plus beau que ça quand même. C'est que , la
théologie est une extraordinaire logique, bien plus je pense qu'il n'y a
pas de Logique possible sans théologie. Pourquoi ?
Parce que…ça me paraît évident parce que, aujourd'hui on nous dit
qu'il n'y a pas de Logique sans paradoxe, c'est même certains
paradoxes célèbres qui, chez Bertrand Russel, et chez les autres, ont
été à la base de la construction de la logique moderne. Mais ce n'est
pas d'hier cette situation d'un nœud fondamental entre la logique et le
paradoxe, simplement avant c'est la théologie qui fournit à la logique
la matière paradoxale qui lui est absolument nécessaire. Sous quelle
forme ? La Trinité, trois personnes en une, la transsubstantiation, le
corps du Christ et le pain, tout ce que vous voulez, la résurrection, la
résurrection des corps. Mais comprenez, c'est le matériau paradoxal
inséparable d'une logique pure. Ils n'ont pas besoin de la trouver dans
une théorie des ensembles au 17 ème siècle, parce qu'ils ne la
connaissent pas, mais ce n'est pas pour ça. La théologie est plus
féconde en paradoxes que les mathématiques. Et si la théologie a une
vie aussi intense c'est qu'elle tient ce rôle. Il est vrai que ces paradoxes
ne sont pas sans danger puisque pour un rien on se fait condamner et
même pire, bruler. Il faut se rappeler que ce n'est pas vieux au
moment où Leibniz écrit, un des derniers grands brulés qui était
Bruno qui a eu une grande importance pour Leibniz , mais enfin
c'était des paradoxes dangereux, plus dangereux que les paradoxes
245
actuels, quoique se faire injurier par Wittgenstein n'est pas gai, il vaut
mieux ça que être brûlé vif. J'entends que Wittgenstein ne me paraît
pas être une source de paradoxes mais être une espèce de grand
inquisiteur, lui. C'est terrible tout ça, vous savez. On a pas le temps,
mais retenez ça, le lien fondamental entre la logique et la Théologie.
Je crois que la théologie est la matière naturelle de la logique jusqu'à
un certain temps, jusqu'au dix-huitième siècle. Et c'est là l'alliance
fondamentale théologie-philosophie, et ça ne suffit pas d'invoquer
l'idée de Dieu pour nous dire : ha , à ce moment là. Rien du tout à ce
moment là ! Si vous voulez la théologie c'est exactement pour la
philosophie la crucifixion pour un peintre. Je ne veux pas dire qu'ils
ne croyaient pas en dieu, je ne veux pas du tout dire ça, mais je
voulais dire qu'ils ne croient pas seulement en Dieu et si ils croient en
Dieu c'est pour des raisons qui sont très liées à la Logique du
paradoxe. Bien. Je dis ne croyons pas que ce soit un vieux problèmes
que revenir à cette question, mais qu'est-ce qu'un damné ? Et Leibniz
fait une extraordinaire théorie de la damnation où je n'ose pas tout lui
prêter. Il faudrait être très très savant , il faudrait demander à un père
de l'église, spécialiste, qui aurait lu les théologiens de l'époque,
Leibniz ne se cache pas d'emprunter beaucoup aux théologiens de
l'époque, car non seulement il y a tous les paradoxes, mais il y a
casuistique. Les deux appartenances de la théologie à la philosophie
ou à la logique, c'est ce double aspect : paradoxe et casuistique. Le
cas. Par exemple un cas : si c'est un saint qui fait une prière, peut-il
obtenir la levée d'une damnation ? Délicat. Si c'est un saint qui
demande la levée de la sanction d' un damné, est-ce que ça peut se
concevoir un damné qui cesse de l'être ? Ou est-ce que c'est éternel, la
damnation est-elle éternelle ? C'est très important !
Alors je dis là aussi dans deux sortes de textes, Leibniz aborde cette
question de la damnation. D'abord dans la Théodicée ou il va jusqu'à
annoncer que les damnés sont libres, aussi libres que les bienheureux,
mais le texte n'est pas clair, et dans un autre texte où il va développer
246
une théorie admirable de la damnation, sentez que ce n'est pas
étranger au baroque, toute une théorie de la damnation, et ce texte
s'appelle Confessio philosofi en latin, c'est à dire en français :
Profession de foi du philosophe, et a été traduit par Belaval chez Vrin,
très belle traduction du reste. C'est un petit texte d'une quarantaine de
page, très très beau et on sait tout sur la damnation. Et pourquoi est-ce
que je reviens sur tout ça ? ça survient dans notre problème au point
où il faut, car on pourrait croire que le damné paie pour un acte
abominable qu'il a fait. Et bien non, la grande idée de Leibniz c'est
que le damné ne paie pas pour un acte abominable qu'il a fait, la
damnation est au présent et il n'y a de damnation qu'au présent. Donc
peut importe qu'il s'agisse d'un problème théologique, et c'est en ce
sens même que les damnés sont libres, la damnation doit se
comprendre au présent. On va essayer de comprendre mais autant
tourner autour de cette idée parce qu'elle est belle. Est ce qu'on est pas
en train de déterminer- mais on fait une courte parenthèse- ne serait-
ce que pour reprendre des forces, est-ce qu'on n'est pas en train de
retrouver une constante de ce qu'on peut bien appeler le baroque ? ce
que je viens de dire, l'unité du mouvement en train de se faire, l'âme
comme unité du mouvement en train de se faire, c'est ça le baroque,
qui s'est proposé avant le baroque de saisir le mouvement du point de
vue d'une unité en train de se faire. Le thème de un mouvement en
train de se faire et saisi sur le vif, en tant qu'il se fait et en tant qu'il
reçoit son unité de l'âme, ça ne va pas de soi du tout, et ça c'est une
vision baroque. On a souvent remarqué que la peinture baroque ne
cesse de saisir précisément le mouvement en train de faire, fusse la
mort. C'est avec le baroque que les peintres se mettent à peindre les
saint en tant qu'ils éprouvent, en tant qu'ils subissent directement leur
martyr. L'unité de la mort comme mouvement en train de se faire ou
la mort en mouvement. C'est jean Rousset dans son livre sur la
Littérature baroque en France qui intitule un chapitre " La mort en
mouvement " pour définir le baroque, c'est à dire la mort comme
247
mouvement en train de se faire, et il cite un très beau texte d'un auteur
que tout le monde considère comme un des grands baroques,
Quevedo, très beau texte sur la mort : " vous ne connaissez pas la
mort- c'est la mort qui parle et qui dit : vous savez, vous me
représentez comme un squelette, vous n'êtes pas raisonnables, je ne
suis pas un squelette dit-elle ! Pourquoi ? vous voyez l'importance de
ce texte de Quevedo pour nous , du point de vue ou nous nous
plaçons. Je ne suis pas un squelette, moi la mort, c'est à dire que le
squelette c'est ce que je laisse derrière moi, c'est le une fois fait, c'est
la mort toute faite, c'est la mort…essayons de dire un mot qui nous
servira plus tard, peut-être que c'est la mort symbolique, mais chacun
sait depuis Walter Benjamin que la mort ne se définit jamais par le
symbole mais par l'allégorie. Le squelette c'est peut-être un symbole
de la mort ce n'est pas une allégorie de la mort. C'est curieux
d'ailleurs, je crois, et je ne parle plus au nom de Benjamin, je pense
que l'allégorie est toujours au présent. Le squelette c'est toujours la
mort une fois faite, mais la mort c'est la mort comme mouvement en
train de se faire. Vous ne connaissez pas la mort, vous autres- c'est un
beau texte- c'est vous mêmes qui êtes votre mort, c'est vous mêmes
qui êtes votre mort. Vous êtes tous les morts de vous-mêmes ! Vous
comprenez, c'est avec votre chair, ce n'est pas avec votre misérable
squelette qui n'apparaîtra que une fois que tout est fini, c'est vous dans
votre présent. La mort ça n'est ni du passé ni du futur. L'âge classique
depuis Epicure nous a dit la mort c'est soit du passé soit du futur, alors
qu'est-ce que vous avez a vous plaindre…
fin de la bande…
Deuxième partie 1 :
Ce sont des âmes tellement étroites, les âmes abominables sont
tellement étroites, étroites étroites, elles n'incluent que ça : Dieu je te
hais, je te hais, je hais Dieu. C'est ça juda. Bon. Mais pourquoi est-ce
que cette haine se renouvelle et est toujours au présent ? Mais c'est
parce que en tant qu'elle traduit l'amplitude de l'âme, elle ne cesse de
248
se refaire à chaque instant. Minimum d'amplitude, c'est à dire que
c'est un cas de constance, c'est une amplitude constante, invariable, il
n'y en a pas de plus petite, et en tant qu'elle remplit l'amplitude de
l'âme, mais elle donne beaucoup de joie au damné. Il faut concevoir
les damnés heureux, sauf quelque chose qui va tourner à la
confusion…mais c'est une histoire à épisodes. Le plaisir du damné. Le
damné c'est une espèce d'infamie, il est infect le damné, parce qu'il se
plaint. Vous allez reconnaître tout de suite qui a retrouvé cette
tradition. Il se plaint, il n'arrête pas de se plaindre : mes douleurs,
houlala, le feu, non je n'ai pas mérité ça…et en douce il rigole ! Il
éprouve des plaisirs dont vous n'avez aucune idée. Pourquoi ? Bien
sur le feu ça existe, c'est des petits inconvénients(rires), tout ça c'est
mot à mot dans la Profession de foi. Mais, vous comprenez, l'acte qui
remplit adéquatement l'amplitude de son âme, cette haine de Dieu,
elle définit un plaisir fantastique, c'est la joie de l'acte libre : Je hais
Dieu. Et le damné sait tres bien que ses plaintes sont de fausses
plaintes. La formule de Leibniz est splendide, alors apprenez la par
cœur, parce que en plus elle me donne raison sur l 'importance du
présent. Leibniz dit : le damné n'est pas éternellement damné, il n'est
pas éternellement damné, mais il est toujours damnable, et se damne à
chaque instant ; ça il faut l'apprendre par cœur, au moins que vous
ayez une phrase de Leibniz qui ne soit pas " le meilleur des mondes
possibles ", dans ce cas là vous n'aurez pas perdu votre année ; et que
en plus cette phrase soit plus inquiétante que le meilleur des mondes
possibles, car comment est-ce que ces damnés vont faire partie du
meilleur des mondes possibles, ça ça va être une vraie joie de le
découvrir. Mais en tous cas, vous voyez, perpétuellement, il se
redamne au présent. Forcément. Mais pour cesser d'être damné qu'est-
ce qu'il faudrait qu'il fasse ?
Alors écoutez moi : bien sur c'est la joie. Bien sur il souffre, il souffre
abominablement. Mais c'est la joie. C'est la joie parce qu'il a une
amplitude d'âme telle que, cette amplitude, est remplie complètement
249
par l'affect la haine de Dieu. Si bien que il est toujours damnable,
mais ça signifie que, à chaque instant il pourrait se dédamner. D'où
Leibniz ne considère pas du tout comme invraisemblable, ou comme
impossible, qu'un damné en sorte de la damnation. Qu'est-ce qui
suffirait ? Il suffirait que son âme, uniquement, c'est tout simple, il
suffirait qu'il cesse de vomir le monde. On a vu ce que voulait dire
vomir le monde. Vomir le monde c'est ne garder, dans son
département, dans sa région claire, que ce prédicat minimum : la
haine de Dieu ! Il suffirait que son amplitude d'âme augmente un peu,
si peu que ce soit, et du coup il serait dédamné. Mais pourquoi,
pourquoi il y a très peu de chance, même à la limite il ne le fera
jamais ? Parce qu'il tient trop à cet état d'amplitude qui est, en effet,
adéquatement remplit par le seul prédicat : Dieu je te hais ! Si bien
qu'il ne cesse de se re-damner. Toujours damnable il ne cesse de
renouveler la haine de Dieu parce que c'est ça qui lui donne le plus de
plaisir par rapport à son amplitude d'âme. Pourquoi changerait-il
d'amplitude. Si bien que retentit l'infâme chanson de Belzebuth !
Comme je vous vois en forme, il faut pour vous plaire vous chanter la
chanson de Belzébuth, qui est très bien traduite par Belaval, mais en
latin elle est très belle la chanson de Belzébuth. Je peux vous la
chanter en latin ou français. Voilà la chanson de Belzébuth(à Rp) c'est
ça qu'il faudrait que tu mettes…rire…Le venin -c'est très beau- le
venin s'insinue dans les membres et aussitôt la rage se déchaîne en
tout le corps. Il faut que le crime s'ajoute au crime- ça je suis sur que
ça va vous plaire-Il faut que le crime s'ajoute au crime. Ainsi sommes
nous satisfaits. Il n'y a qu'une victime pour le furibond. L'ennemi
immolé. Plaisir d'en disperser la chaire au vent et taillé dans le vif,
arraché en mille lambeaux, transformé en autant de témoignages de
mon tourment, de la soustraire cette chaire à la trompette elle-même
qui appelle à la résurrection. Voilà ce qu'il dit, Belzébuth. Or il est
comme Juda, c'est celui dont l'amplitude d'âme. Et Leibniz raconte
l'histoire, l'histoire affolante de l'ermite qui avait obtenu de Dieu la
250
grâce de Belzébuth lui-même. Et Dieu lui avait dit : oui, vas y, dit lui
juste que la seule condition est qu'il abjure, rien de ce qu'il a fait, rien
du tout, qu'il abjure la haine qu'il a pour moi. Autrement dit qu'il
ouvre un peu son âme. Et l'ermite dit merci mon Dieu, c'est gagné, il
est sauvé! Il va voir Belzébuth qui dit il y a sûrement une condition, il
est malin, Belzébuth, il y a sûrement une condition. Non non dit
l'ermite, ce n'est rien, c'est un petit rien du tout : abjure la haine que tu
as pour Dieu. Et Belzébuth écume, il lui dit : hors de ma vue pauvre
idiot, pauvre imbécile, tu ne vois pas que c'est mon plaisir et que c'est
ma raison de vivre. Bon. En d'autres termes le damné c'est qui ? vous
l'avez reconnu ! Nietzsche en fera le portrait : le damné c'est l'homme
du ressentiment, c'est l'homme de la vengeance. La vengeance contre
Dieu. Peu importe que ce soit contre dieu, ou autre chose, ce qui
compte c'est que c'est l'homme de la haine, c'est l'homme de la
vengeance. Dès lors on comprend beaucoup mieux. Si vous prenez
par exemple tout le thème de l'homme du ressentiment chez
Nietzsche, On fait un contresens quand on pense que c'est un homme
lié au passé. Ce n'est pas du tout un homme lié au passé, l'homme du
ressentiment, c'est l'homme de la vengeance. Il est lié à la trace
présente. Il ne cesse de gratter, exactement comme le damné, il ne
cesse de gratter cette trace, cette trace au présent que le passé a laissé
en lui. En d'autres termes l'homme du ressentiment ou de la
vengeance c'est l'homme au présent, tout comme Leibniz nous dira :
la damnation elle est au présent, c'est le minimum d'amplitude. Alors
en effet il pourrait à chaque instant, qu'est-ce que ça signifie les
damnés sont libres ? Le damné pourrait à chaque instant sortir de la
damnation. Reprenez le schéma, j'ai enfin un minimum absolu de
l'amplitude de l'âme. Donc ça ne va pas à l'infini. Ça va à l'infini, il y
a quand même une infinité de degrés, mais je peux dire que le
minimum d'amplitude c'est lorsque le département d'une âme- là
j'emploie un vocabulaire leibnizien très rigoureux, c'est à dire la
région claire, la région éclairée, le quartier réservé, la portion de
251
monde exprimée clairement, et bien c'est lorsque le département de
l'âme se réduit uniquement à la haine présente contre Dieu, à la haine
présente envers Dieu. Dès lors je me rends damnable, le damnable
c'est celui qui hait Dieu et je me damne à chaque instant précisément
dans la mesure ou je ne cesse d'effectuer cette amplitude. Mais encore
une fois, par un faux mouvement même, Belzébuth donnerait un peu
d'amplitude supérieure à son âme il serait immédiatement dé-damné.
Voilà ce que nous apprend la grande Profession de foi du
philosophe.
Ça va ? Pas de difficultés ? je ne sais pas si c'est à cause de ma
remarque de tout à l'heure, mais vous ne dites plus rien, mais je vous
trouve plus sournois que jamais.
Pour ceux qui connaissent un peu, une fois dit que j'ai respecté tout à
fait les textes de Leibniz, est ce que vous n'êtes pas frappés par leur
ressemblance hallucinante ave la conception bergsonienne de la
liberté. Bien après Bergson consacrera le troisième chapitre de l'Essai
sur les données immédiates à la liberté. Qu'est - ce qu'il nous dira ?
D'abord il distinguera deux problèmes. On va voir que Leibniz aussi
distingue deux problèmes. Et le premier problème concerne l'acte au
présent. Qu'est)ce qu'un acte libre au présent ? Et je vois que tout
repose sur le thème suivant : ceux qui nient la liberté se font des
motifs une conception grotesque. Critique tout à fait semblable à celle
de Leibniz, mais renourrie, reformée à partir des thèmes proprement
bergsonien, à savoir, tout le thème de Bergson est ceci : dans une
délibération, lorsque je reviens au motif, c'est évident que ce motif a
changé puisqu'il y a la durée. Prenons un cas simple, j'hésite entre
deux sentiments contraires : " est-ce que je l'aime ou est-ce que je le
hais. Le moi et les sentiments qui l'agitent se trouvent assimilés par
les adversaires de la liberté, se trouvent assimilés à des choses bien
définies- à des choses bien définies- qui demeurent identiques à elles-
mêmes pendant tout le cours de la délibération. Mais si c'est toujours
le même moi qui délibère et si les deux sentiments contraires qui les
252
meuvent ne changent pas d'avantage, comment en vertu de ce principe
de causilité que le déterminisme invoque, comment le moi se
décidera-t-il jamais ? La vérité est que le moi- lisez le texte en vous
reportant à ce schéma-, la vérité est que le moi, par cela seul qu'il a
éprouvé le premier sentiment a déjà quelque peu changé quand le
second survient. A tous les moments de la délibération le moi se
modifie, et modifie aussi par conséquent les deux sentiments qui
l'agitent. Ainsi se forme une série dynamique d'états qui se pénètrent ,
se renforcent les uns les autres, et aboutiront à un acte libre par une
évolution naturelle. ".
On ne peut pas mieux dire, là c'est presque signé Leibniz : une série
dynamique d'états, on a vu que c'était ça l'inclusion, l'inclusion d'une
série dynamique d'états dans le moi. Vous me suivez. En effet la série
dynamique c'est A', B', A tierce, B tierce etc.. Et qu'est-ce que dira
constamment Bergson ? Il dira : c'est précisément l'acte libre, c'est
exactement l'acte qui exprime le moi à tel moment de la durée. Bien
plus il y joindra pour son compte un schéma qui conjure ou qui réunit
et ce qu'il faut critiquer et ce qu'il faut rétablir. Ce schéma je le
montre, c'est un schéma d'inflexion. Et en effet si il le réunit c'est
parce qu'il montre que la vie psychique et que les adversaires de la
liberté l'oublient tout d'un coup et que, à l'instant O, ils font une
espèce de bifurcation qui ne correspond plus au mouvement en train
de se faire, et qui néglige toutes les lois du mouvement en train de se
faire. Si bien que la grande idée de Bergson, c'est : qu'est ce que c'est
un acte qui exprime le moi ? C'est très simple, il le définit tout le
temps- et c'est tellement bergsonien cette définition-, un acte qui
exprime le moi c'est un acte qui reçoit de l'âme qui le fait, l'unité du
mouvement en train de se faire, l'unité d'un mouvement en train de se
faire. Unité d'un mouvement en train de se faire qu'il ne faut surtout
pas confondre avec la trace d'un mouvement déjà fait. Un peu de
repos ?
253
Troisième partie :
…Si vous considérez le mouvement en train de se faire, et que la mort
comme toutes choses est un mouvement en train de se faire. Vous etes
tous les morts de vous-mêmes. Votre crâne, mais comprenez bien
votre crâne, pas la peau ôtée, pas le cuir chevelu ôté, votre crâne là
que vous touchez, que vous tapez, c'est ça la mort. Et votre visage,
votre visage est la mort. " Ce que vous appelez mourir c'est achevé de
vivre, et ce que vous appelez naître c'est commencé à mourir, comme
aussi ce que vous appelez vivre c'est mourir en vivant. Et les os, c'est
ce que la mort laisse de vous-autres et ce qui reste dans la
sépulture(c'est le une fois fait), si vous comprenez bien cela chacun de
vous aurait, tous les jours, un miroir de la mort en soi-même., et vous
verriez aussi en même temps que toutes vos maisons sont pleines de
morts. Qu’il y a autant de morts que de personnes, et que vous
n'attendez pas la mort, mais vous l'accompagnez perpétuellement ".
On ne peut pas mieux dire, le mouvement en train de se faire ! Vous
n'attendez pas la mort, mais vous l'accompagnez perpétuellement, la
mort comme mouvement en train de se faire. Or encore une fois le
mouvement en train de se faire exige une unité, cette unité il ne peut
la recevoir que de l'âme.
Mais l'heure est venue, la damnation, la mort est au présent, même la
mort est au présent, même la damnation est au présent. Et Pourquoi ?
Parce que, vous savez c'est que le damné, encore une fois, il ne paie
pas pour une acte qu'il a fait, il paie pour son propre présent. Ce qui
revient à dire : il n'hérite pas de la damnation, il l'accompagne.
Pourquoi ? Il nous dit une chose très curieuse, Leibniz. Il dit : Qu'est-
ce que j'appelle un damné? C'est là que ma compétence fait défaut,
parce qu’évidemment, à mon avis il ne l'invente pas, je vous lis le
texte, c'est si beau : " Juda. En quoi consiste la damnation de Juda. On
pense à première vue que c'est d'avoir vendu le Christ. Non pas du
tout. On peut concevoir quelqu'un qui uarit fait pire- là je m'avance- et
qui n'est pas damné. A mon avis Adam n'est pas damné. Je me dis que
254
ça doit pouvoir se discuter, alors ou bien il y a une opinion
universelle…Vous ne savez pas Kirsten ? Vous êtes sûr ? Vous êtes
sûr sûr ?
Alors corrigeons. On peut concevoir et sûrement certains théologiens
qui furent brûlés pour ça, ont conçus que Adam n'était pas damné, car,
ou alors il faut identifier damnation et pêché capital, enfin peu
importe. Je m'étais avancé un peu trop vite. Je recule. Supposons que
Adam soit damné, et encore ça m'étonne, ça m'étonne bien, est -ce
qu'il est damné. Juda lui il l'est, il est damné. Je vais vous dire
pourquoi il n'est pas damné, c'est une erreur. C'est des théologiens
excessifs qui ont dit que Adam était damné, il ne peut pas être damné.
Ça dépend comment est-ce qu'on définit la damnation.
Mais voilà comment Leibniz la définit, à la suite d'un certain nombre
de théologiens : si Juda est damné c'est à cause de la disposition dans
laquelle il est mort. Sous entendez aussi, sans doute, la disposition qui
était déjà celle qu'il avait quand il a vendu le Christ. C'est à cause de "
la disposition dans laquelle il est mort, à savoir la haine contre Dieu
dont il a brûlé en mourant ". Le damné c'est celui, donc, je traduis : "
le damné c'est celui dont l'âme est remplie, effectuée, dont l'amplitude
de l'âme est effectuée par la haine de Dieu. Cette haine est au présent
". Dans quel sens ? Je précise d'abord, parce que tout ça va être très
important, est-ce que je ne suis pas en train de découvrir qu'il y a un
minimum absolu d'amplitude de l'âme. Quel est la plus petite
amplitude d'âme concevable ? C'est l'âme du damné. Ça aura des
conséquences immenses. C'est l'âme du damné, le minimum
d'amplitude. Pourquoi est-ce que l'âme du damné présente le
minimum d'amplitude ? Cette âme est remplie par la haine de Dieu au
présent…La haine de Dieu au présent, rien que dire ça, moi je sens
une espèce de frisson : la haine de Dieu au présent. On va voir ce que
ça entraîne. Et je dis que c'est la plus petite amplitude de l'âme.
Pourquoi ? Parce que Dieu, par définition, c'est l'être suprême, l'être
infini. L'âme pénétrée par la haine de Dieu vomit tout, à la lettre,
255
vomit toute chose, toute chose sauf cette haine : moi, je hais Dieu. Et
le seul prédicat de l'âme damné : je hais Dieu. C'est son seul prédicat.
Comment est-ce possible, ça ? Une âme damnée c'est une monade, oui
c'est une monade, toute monade exprime le monde, oui toute monade
exprime le monde. Seulement vous vous rappelez peut-être, je reviens
toujours à cette règle leibnizienne sans laquelle tout s'écroule : toute
monade exprime le monde, oui, le monde infini, mais elle n'exprime
clairement qu'une petite région du monde, son quartier propre, ou
comme dit Leibniz- je ne crois pas avoir déjà cité ce texte- donc je le
cite : son département. Chaque monade est expression du monde
entier, mais chacune a un petit département qui la distingue des
autres, à savoir la région de monde, le quartier de monde qu'elle
exprime clairement. Vous comprenez ?
Alors l'âme damnée ? D'accord c'est une monade, elle exprime le
monde entier, mais son département s'est réduit presque à zéro. C'est
une âme à un prédicat, si j'appelle " prédicat " les attributs ou les
événements de la région, du département, de la région propre à la
monade. Sa région propre, sa région claire, elle n'a pas d'autre clarté
que cette horrible clarté du : je hais Dieu ! Je peux dire que c'est
l'amplitude minimum. Mais pourquoi est-ce que cette haine est
perpétuellement au présent ? Mais c'est parce que, précisément, elle
remplit l'amplitude de l'âme, ce sont des âmes tellement étroites , les
âmes tellement étroites, les âmes abominables, tellement étroites,
étroites, elles n'incluent que ça : je hais Dieu, Dieu je te hais ! Voilà
c'est ça Juda. Mais pourquoi est-ce que cette haine se renouvelle
toujours au présent ? Mais c'est parce , en tant qu'elle traduit
l'amplitude de l'âme elle ne cesse de se refaire à chaque instant.
Minimum d'amplitude, c'est à dire que c'est un cas de constance, c'est
une amplitude constante, invariable, il n'y en a pas de plus petite. Et
en tant qu'elle remplit l'amplitude de l'âme, elle donne beaucoup de
joie au damné. Il faut concevoir les damnés heureux. Sauf quelque
chose qui va tourner, confusion…C'est une histoire à épisodes. Le
256
plaisir du damné.
Le plaisir du damné. Le damné c'est une espèce d'infamie, il est infect
le damné, parce qu'il se plaint. Vous allez reconnaître tout de suite qui
a retrouvé cette tradition. Il se plaint, il n'arrête pas de se plaindre :
mes douleurs, houlala, le feu, non je n'ai pas mérité ça…et en douce il
rigole ! Il éprouve des plaisirs dont vous n'avez aucune idée. Pourquoi
? Bien sur le feu ça existe, c'est des petits inconvénients(rires), tout ça
c'est mot à mot dans la Profession de foi. Mais, vous comprenez,
l'acte qui remplit adéquatement l'amplitude de son âme, cette haine de
Dieu, elle définit un plaisir fantastique, c'est la joie de l'acte libre : Je
hais Dieu. Et le damné sait tres bien que ses plaintes sont de fausses
plaintes. La formule de Leibniz est splendide, alors apprenez là par
cœur, parce que en plus elle me donne raison sur l 'importance du
présent. Leibniz dit : " le damné n'est pas éternellement damné, il n'est
pas éternellement damné, mais il est toujours damnable, et se damne à
chaque instant " ; ça il faut l'apprendre par cœur, au moins que vous
ayez une phrase de Leibniz qui ne soit pas " le meilleur des mondes
possibles ", dans ce cas là vous n'aurez pas perdu votre année ; et que
en plus cette phrase soit plus inquiétante que le meilleur des mondes
possibles, car comment est-ce que ces damnés vont faire partie du
meilleur des mondes possibles, ça ça va être une vraie joie de le
découvrir. Mais en tous cas, vous voyez, perpétuellement, il se
redamne au présent. Forcément. Mais pour cesser d'être damné qu'est-
ce qu'il faudrait qu'il fasse ?
Alors écoutez moi : bien sur c'est la joie. Bien sur il souffre, il souffre
abominablement. Mais c'est la joie. C'est la joie parce qu'il a une
amplitude d'âme telle que, cette amplitude, est remplie complètement
par l'affect la haine de Dieu. Si bien que il est toujours damnable,
mais ça signifie que, à chaque instant il pourrait se dédamner. D'où
Leibniz ne considère pas du tout comme invraisemblable, ou comme
impossible, qu'un damné en sorte de la damnation. Qu'est-ce qui
suffirait ? Il suffirait que son âme, uniquement, c'est tout simple, il
257
suffirait qu'il cesse de vomir le monde. On a vu ce que voulait dire
vomir le monde. Vomir le monde c'est ne garder, dans son
département, dans sa région claire, que ce prédicat minimum : la
haine de Dieu ! Il suffirait que son amplitude d'âme augmente un peu,
si peu que ce soit, et du coup il serait dédamné. Mais pourquoi,
pourquoi il y a très peu de chance, même à la limite il ne le fera
jamais ? Parce qu'il tient trop à cette état d'amplitude qui est, en effet,
adéquatement remplit par le seul prédicat : Dieu je te hais ! Si bien
qu'il ne cesse de se re-damner. Toujours damnable il ne cesse de
renouveler la haine de Dieu parce que c'est ça qui lui donne le plus de
plaisir par rapport à son amplitude d'âme. Pourquoi changerait-il
d'amplitude. Si bien que retentit l'infâme chanson de Belzebuth !
Comme je vous vois en forme, il faut pour vous plaire vous chanter la
chanson de Belzébuth, qui est très bien traduite par Belaval, mais en
latin elle est très belle la chanson de Belzébuth. Je peux vous la
chanter en latin ou français. Voilà la chanson de Belzébuth(à Rp) c'est
ça qu'il faudrait que tu mettes…rire…Le venin -c'est très beau- le
venin s'insinue dans les membres et aussitôt la rage se déchaîne en
tout le corps. Il faut que le crime s'ajoute au crime- ça je suis sur que
ça va vous plaire-Il faut que le crime s'ajoute au crime. Ainsi sommes
nous satisfaits. Il n'y a qu'une victime pour le furibond. L'ennemi
immolé. Plaisir d'en disperser la chaire au vent et taillé dans le vif,
arraché en mille lambeaux, transformé en autant de témoignages de
mon tourment, de la soustraire cette chaire à la trompette elle-même
qui appelle à la résurrection. Voilà ce qu'il dit, Belzébuth. Or il est
comme Juda, c'est celui dont l'amplitude d'âme. Et Leibniz raconte
l'histoire, l'histoire affolante de l'ermite qui avait obtenu de Dieu la
grâce de Belzébuth lui-même. Et Dieu lui avait dit : oui, vas y, dit lui
juste que la seule condition est qu'il abjure, rien de ce qu'il a fait, rien
du tout, qu'il abjure la haine qu'il a pour moi. Autrement dit qu'il
ouvre un peu son âme. Et l'ermite dit merci mon Dieu, c'est gagné, il
est sauvé! Il va voir Belzébuth qui dit il y a sûrement une condition, il
258
est malin, Belzébuth, il y a sûrement une condition. Non non dit
l'ermite , ce n'est rien, c'est un petit rien du tout : abjure la haine que
tu as pour Dieu. Et Belzébuth écume, il lui dit : hors de ma vue pauvre
idiot, pauvre imbécile, tu ne vois pas que c'est mon plaisir et que c'est
ma raison de vivre. Bon. En d'autres termes le damné c'est qui ? vous
l'avez reconnu ! Nietzsche en fera le portrait : le damné c'est l'homme
du ressentiment, c'est l'homme de la vengeance. La vengeance contre
Dieu. Peu importe que ce soit contre dieu, ou autre chose, ce qui
compte c'est que c'est l'homme de la haine, c'est l'homme de la
vengeance. Dès lors on comprend beaucoup mieux. Si vous prenez
par exemple tout le thème de l'homme du ressentiment chez
Nietzsche, On fait un contresens quand on pense que c'est un homme
lié au passé. Ce n'est pas du tout un homme lié au passé, l'homme du
ressentiment, c'est l'homme de la vengeance. Il est lié à la trace
présente. Il ne cesse de gratter, exactement comme le damné, il ne
cesse de gratter cette trace, cette trace au présent que le passé a laissé
en lui. En d'autres termes l'homme du ressentiment ou de la
vengeance c'est l'homme au présent, tout comme Leibniz nous dira :
la damnation elle est au présent, c'est le minimum d'amplitude. Alors
en effet il pourrait à chaque instant, qu'est-ce que ça signifie les
damnés sont libres ? Le damné pourrait à chaque instant sortir de la
damnation. Reprenez le schéma, j'ai enfin un minimum absolu de
l'amplitude de l'âme. Donc ça ne va pas à l'infini. Ça va à l'infini, il y
a quand même une infinité de degrés, mais je peux dire que le
minimum d'amplitude c'est lorsque le département d'une âme- là
j'emploie un vocabulaire leibnizien très rigoureux, c'est à dire la
région claire, la région éclairée, le quartier réservé, la portion de
monde exprimée clairement, et bien c'est lorsque le département de
l'âme se réduit uniquement à la haine présente contre Dieu, à la haine
présente envers Dieu. Dès lors je me rends damnable, le damnable
c'est celui qui hait Dieu et je me damne à chaque instant précisément
dans la mesure ou je ne cesse d'effectuer cette amplitude. Mais encore
259
une fois, par un faux mouvement même, Belzébuth donnerait un peu
d'amplitude supérieure à son âme il serait immédiatement dé-damné.
Voilà ce que nous apprend la grande Profession de foi du philosophe.
Ça va ? Pas de difficultés ? je ne sais pas si c'est à cause de ma
remarque de tout à l'heure, mais vous ne dites plus rien, mais je vous
trouve plus sournois que jamais.
Pour ceux qui connaissent un peu, une fois dit que j'ai respecté tout à
fait les textes de Leibniz, est ce que vous n'êtes pas frappés par leur
ressemblance hallucinante ave la conception bergsonienne de la
liberté. Bien après Bergson consacrera le troisième chapitre de l'Essai
sur les données immédiates à la liberté. Qu'est - ce qu'il nous dira ?
D'abord il distinguera deux problèmes. On va voir que Leibniz aussi
distingue deux problèmes. Et le premier problème concerne l'acte au
présent. Qu'est)ce qu'un acte libre au présent ? Et je vois que tout
repose sur le thème suivant : ceux qui nient la liberté se font des
motifs une conception grotesque. Critique tout à fait semblable à celle
de Leibniz, mais renourrie, reformée à partir des thèmes proprement
bergsonien, à savoir, tout le thème de Bergson est ceci : dans une
délibération, lorsque je reviens au motif, c'est évident que ce motif a
changé puisqu'il y a la durée. Prenons un cas simple, j'hésite entre
deux sentiments contraires : " est-ce que je l'aime ou est-ce que je le
hais. Le moi et les sentiments qui l'agitent se trouvent assimilés par
les adversaires de la liberté, se trouvent assimilés à des choses bien
définies- à des choses bien définies- qui demeurent identiques à elles-
mêmes pendant tout le cours de la délibération. Mais si c'est toujours
le même moi qui délibère et si les deux sentiments contraires qui les
meuvent ne changent pas d'avantage, comment en vertu de ce principe
de causilité que le déterminisme invoque, comment le moi se
décidera-t-il jamais ? La vérité est que le moi- lisez le texte en vous
reportant à ce schéma-, la vérité est que le moi, par cela seul qu'il a
éprouvé le premier sentiment a déjà quelque peu changé quand le
second survient. A tous les moments de la délibération le moi se
260
modifie, et modifie aussi par conséquent les deux sentiments qui
l'agitent. Ainsi se forme une série dynamique d'états qui se pénètrent ,
se renforcent les uns les autres, et aboutiront à un acte libre par une
évolution naturelle".
On ne peut pas mieux dire, là c'est presque signé Leibniz : une série
dynamique d'états, on a vu que c'était ça l'inclusion, l'inclusion d'une
série dynamique d'états dans le moi. Vous me suivez. En effet la série
dynamique c'est A', B', A tierce, B tierce etc.. Et qu'est-ce que dira
constamment Bergson ? Il dira : c'est précisément l'acte libre, c'est
exactement l'acte qui exprime le moi à tel moment de la durée. Bien
plus il y joindra pour son compte un schéma qui conjure ou qui réunit
et ce qu'il faut critiquer et ce qu'il faut rétablir. Ce schéma je le
montre, c'est un schéma d'inflexion. Et en effet si il le réunit c'est
parce qu'il montre que la vie psychique et que les adversaires de la
liberté l'oublient tout d'un coup et que, à l'instant O, ils font une
espèce de bifurcation qui ne correspond plus au mouvement en train
de se faire, et qui néglige toutes les lois du mouvement en train de se
faire. Si bien que la grande idée de Bergson, c'est : qu'est ce que c'est
un acte qui exprime le moi ? C'est très simple, il le définit tout le
temps- et c'est tellement bergsonien cette définition-, un acte qui
exprime le moi c'est un acte qui reçoit de l'âme qui le fait, l'unité du
mouvement en train de se faire, l'unité d'un mouvement en train de se
faire. Unité d'un mouvement en train de se faire qu'il ne faut surtout
pas confondre avec la trace d'un mouvement dejà fait. Un peu de
repos ? Je vous signalais ce premier schéma d'inflexion chez Bergson,
et puis je dis : si vous lisez l'ensemble du troisième chapitre des
Données immédiates…Personne n'a un petit bonbon ?…Ouais…des
cachoux…Ouais (rires) Ha ! Il faut vivre dangereusement. Voilà c'est
la santé ça. Alors, c'est encore pire. Il nous dit Bergson…Il y a un
autre problème. Il le distingue très nettement. Les adversaires de la
liberté, les déterministes, ils peuvent rien quand on leur montre ce que
c'est qu'un acte au présent. Aussi malin comme ils sont, ils se
261
regroupent toujours sur le passé. Et c'est un autre problème disent-ils.
Et cet autre problème c'est ceci : a supposé que quelqu'un connaisse
tous les antécédents d'un acte, et rien que les antécédents, c'est à dire
tout ce qui s'est passé avant, est ce qu'il sera capable de prédire l'acte.
Vous voyez que c'est un autre problème puisque l'élément n'est plus
l'acte au présent mais les antécédents passés. Est-ce que les
antécédents passés suffisent à déterminer l'acte. Et Bergson, avec
insistance vous verrez dit que c'est un autre problème. Mais il faut
tout reprendre au niveau de cet autre problème. Et chez Leibniz vous
avez exactement la même chose. Vous avez surgissement de cet autre
problème qui nous fait rejoindre quoi ? Qui nous fait rejoindre
évidemment Dieu. Car qu'est-ce que c'est que l'intelligence capable de
connaître tous les antécédents de l'acte ? L'intelligence capable de
connaître tous les antécédents dans une monade, c'est Dieu. Bergson
dit une " intelligence supérieure ". A supposer qu'une intelligence
supérieure, c'est à dire Dieu, connaisse tous les antécédents passés,
est-ce qu'elle est capable de prédire le mouvement ou l'acte avant qu'il
ne se fasse ? Vous comprenez ? Voilà le nouveau problème. Par
exemple, Monadologie, où est dit " lire tous les antécédents passés ",
lire dans la monade, Dieu lit dans la monade tous les antécédents
passés. Est-ce qu'il peut prévoir l'acte de la monade, c'est à dire, je
voyage, j'écris, je vais à la taverne, a supposé qu'il connaisse tous les
antécédents. Voilà ce que dit Bergson : qu'est-ce que ça veut dire
savoir tout, connaître tous les antécédents ; Dieu sait tout d'avance.
Oui, mais qu'est-ce que ça veut dire savoir tout d'avance ? De deux
choses l'une : Ou bien ça veut dire savoir tous les antécédents et l'acte
qui s'ensuit, ou bien ça veut dire ne savoir que les antécédents. Et là-
dessus on se demande si, ne sachant que tous les antécédents, est-ce
que Dieu est capable de prévoir. Cette seconde hypothèse, elle nous
renvoie au problème. Bon ça reste un problème. Dieu est supposé
savoir tous les antécédents d'un acte qu'opère une monade, est-ce qu'il
est capable de prévoir cet acte. On n'avance pas !
262
C'est en tant qu'il est partout et toujours que Dieu sait à la fois et les
antécédents et l'acte qui va en sortir. Mais qu'est-ce que ça veut dire
être partout et toujours ? Etre partout et toujours, c'est très simple, ça
veut dire qu'il passe lui-mê
me par tous les états par lesquels passe chaque monade. Et en effet,
Leibniz me semble dire, dans un texte du Discours de métaphysique,
où il dit : " les monades, chaque monade est le produit ou le résultat
d'une vue de Dieu ". Je dirais qu'il y a un passage de Dieu dans
chaque monade. Dieu passe par toutes les monades. J'emploie cette
expression pas simplement parce que " passer " est bergsonien, mais il
y a un texte de Whitehead- alors nous approchons de la confrontation
que je souhaite entre ces deux grands philosophes, Whitehead et
Leibniz-, où Whitehead nous dit : ce qui se passe dans une pièce
pendant une heure, par exemple ce qui se passe dans cette pièce
pendant une heure, c'est un passage de la nature dans cette pièce. Et il
montre ce très beau concept, on le verra, de passage de la Nature.
C'est la nature qui passe, elle passe par cette pièce et dans cette pièce,
de la même manière, je crois, et dans un sens très proche, il faut dire
que Dieu passe dans chaque monade et par chaque monade. Je dirais
presque que chaque monade inclut ce passage de Dieu, Dieu passant
par tous les états de la monade. Simplement Dieu est éternel, ça
signifie quoi ? ça signifie que, dans son éternité, il passe à la fois par
tous les états de toutes les monades. Donc dire qu'il passe par tous les
états d'une monade, ça revient à dire quoi ? Qu'il coïncide avec cette
monade. Quand il connaît tous les antécédents passés de la monade, il
coïncide avec le présent de la monade. En d'autres termes il fait le
présent de la monade en même temps que la monade le fait. Vous me
direz : pas du tout , il devance. Mais non, Leibniz est le premier à
avoir insisté dans toutes sortes de textes sur ceci : il va de soi que
l'éternité ne consiste ni à devancer ni à retarder. Bien plus devancer
n'a strictement aucun sens. Et là-dessus il me semble que Leibniz va
presque plus loin que Bergson, à cet égard. Devancer n'a strictement
263
aucun sens.
Supposez le monde et définissez le par une succession d'états, a, b, c,
d, succession d'états. Et dites : je peux concevoir que le monde ait
commencé dix ans plus tôt, ou un millier d'années plus tôt. Si vous ne
changez rien aux états, s'il s'agit des mêmes états, la proposition est
strictement dénuée de sens. Réfléchissez un instant, ça devrait vous
apparaître évident. Car si le temps doit être défini comme l'ordre des
états, ou comme la forme de succession des états, vous pouvez dire :
qu'est-ce qui se passe si le monde commençait un millier d'années
avant, à condition que vous changiez, que vous supposiez que ce ne
soit pas les mêmes états. Si ce sont les mêmes états vous n'avez aucun
moyen de distinguer la chronologie effective et la chronologie qu'il y
aurait si le monde commençait dix ans ou cent ans plus tôt. En
d'autres termes, vous aurez beau le faire commencer plus tôt, il ne
commence pas plus tôt, tout est strictement identique. Si bien que dire
: le monde aurait pu commencer plus tôt, dans la mesure où vous
gardez et vous définissez le monde par la même succession d'états, est
une proposition dénuée de sens car vous n'aurez aucun moyen de
distinguer les deux chronologies. C'est évident. En d'autres termes, ça
revient à dire que l'éternité n'a jamais consisté à devancer. Ce qu'il
faut dire c'est que Dieu, dans son éternité, passe par tous les états de
toutes les monades. Tandis que les monades, suivant l'ordre du temps,
passent successivement par des états eux-mêmes successifs. Mais ça
n'empêche pas que, dans son éternité, Dieu ne fait que coïncider avec
chaque monade au moment où elle fait l'acte au présent. Je reviens à
Bergson qui dit exactement la même chose, il dit : vous distinguez
Pierre qui fait l'acte, et Paul, l'intelligence supérieure qui connaît tous
les antécédents et qui est censé prédire l'acte.
D'accord Paul est sensé connaître tous les antécédents. Au moment où
pierre fait l'acte, vous vous apercevrez que nécessairement Paul
coïncide avec pierre. C'est à dire que il ne prédit pas du tout l'acte, il
coïncide avec Pierre et il fait l'acte en même temps que Pierre. C'est
264
par après que vous vous dites : alors il pouvait prévoir. Mais en fait
Pierre et Paul n'auront fait qu'une seule et même personne au moment
de l'acte présent. Et Bergson va nous inspirer alors, je vous renvois à
la lecture, un autre schéma d'inflexion. Ce qui m'intéresse
évidemment c'est qu'il y ait deux schémas d'inflexions , en gros, pour
montrer que Pierre et Paul, c'est à dire la monade et Dieu, coïncident
nécessairement au niveau de l'acte à prévoir. Donc à tous ces égards,
ce que j'en retiens c'est cette conception de la liberté très très
rigoureuse chez Leibniz et qui ne peut se comprendre que par le
thème, si vous voulez, que par le thème bergsonien, mais qui encore
une fois me paraît absolument très présent chez Leibniz, à savoir
l'acte présent en train de se faire, à savoir l'acte présent auquel on est
toujours ramené. Et ça n'empêche pas que ce que je dis se pose très
gravement, et c'est là-dessus que je voudrais finir, c'est : s'il est vrai
que la liberté est sauvée, on ne voit pas très bien comment la morale
va l'être. Et pourtant Leibniz est avant tout un philosophe moral, et
bien plus il est sans doute le premier des philosophes- et par là il
appartient déjà au dix-huitième siècle- à avoir conçu la moralité
comme progrès, non plus comme conformité avec la nature, mais
comme progrès de la raison. C'est par là qu'il est pleinement dix-
huitième siècle et qu'il est pré-kantien, il est déjà d'un coté que Kant
va réalisé. La morale n'est plus du tout du côté de la nature comme
celle du sage antique, elle est la progressivité de la raison, la
progression de la raison. Mais tout mon problème c'est : avec une telle
conception de la liberté comment est-ce qu'on peut définir une
tendance au meilleur ? Je peux toujours dire : une tendance à gagner
de l'amplitude, mais d'où elle vient, pourquoi ? En effet le progrès de
la raison ce serait si jeu peux montrer qu'il y aurait une tendance de
l'âme à augmenter son amplitude, alors là je pourrais définir le
progrès. Et encore comprenez qu'il se trouve devant un drôle de
problème qui a été remarqué par tous les commentateurs de Leibniz,
c'est que Dieu ayant choisi le meilleur des mondes possibles, il y a
265
une quantité de progrès déterminée. Le meilleur des mondes possibles
c'est la suite la plus parfaite possible, bien que aucun état de cette
suite ne soit lui-même parfait. La suite la plus parfaite possible. Mais
la suite la plus parfaite possible, ça défini un maximum. Ça défini une
quantité de progrès. Dès lors comment une âme, par exemple la
mienne, pourrait-elle progresser, sauf une horrible condition : que
d'autres âmes régressent. Et il est courrant, par exemple chez certains
commentateurs de Leibniz, ils remarquent que selon eux Leibniz se
retrouve dans une espèce d'impasse puisque le progrès possible d'une
âme est toujours payé par la régression d'autres âmes, en vertu de la
nécessité d'une quantité de progrès déterminé pour le monde choisi
par Dieu.
On tient au moins une définition du progrès. Je progresse si mon âme
augmente son amplitude, mais ça ne suffit pas de dire ça parce que
comment mon âme peut-elle augmenter puisqu'elle exprime le monde
entier. D'accord ! Alors on revient toujours, je reviens éternellement à
ça qui m'apparaît également essentiel : mon âme exprime le monde
entier, mais elle n'exprime clairement qu'une petite partie du monde,
et c'est mon département. Mon département est limité. Ma région,
mon quartier, tout ce que vous voulez. Dès lors qu'est-ce que veut dire
progresser? Augmenter l'amplitude de mon âme, ça ne peut pas être
exprimer plus que le monde, je ne peux pas. En revanche, je peux
augmenter mon département, je peux augmenter mon quartier qui lui,
est limité. Donc j'ai une idée plus précise de ce que signifie
progresser. " progresser " c'est augmenter l'amplitude de son âme,
c'est à dire augmenter la région éclairée qui nous reviens, qui reviens
à chacun de nous et qui se distingue de celle qui revient à l'autre.
Bien. Mais qu'est-ce que ça veut dire " augmenter la région éclairée "
? Est-ce qu'il faut l'entendre en extension ? Oui et non. Là il faut être
très concret. Je dis oui et non parce que l'idée que une monade, vous
ou moi, disposions d'un département, c'est à dire d'une région éclairée
que nous exprimons plus parfaitement que le reste, c'est juste, cette
266
idée, mais elle est statistique, cette région éclairée. Je veux dire que ce
n'est pas la même que nous avons enfant adulte et vieillard, ce n'est
pas la même que nous avons en bonne santé et malade, ce n’est pas la
même fatigué et en forme. Par exemple je suis arrivé avec une vaste
région éclairée, et là ma région éclairée elle tend à devenir minuscule.
Il y a donc des variations constantes de la région éclairée Donc
amplifier la région éclairée, on voit que ça peut être la porter au
maximum possible, dans chaque cas. Et ensuite ce n'est pas un gain en
extension, c'est un gain en approfondissement. Il s'agit moins
d'étendre la région éclairée que d'approfondir, c'est à dire, je dirais en
développer la puissance, ce qui revient à dire en termes de
philosophie du dix-septième siècle, la porter à la distinction. Elle était
seulement claire, elle n'était pas distincte. Il faut la porter à la
distinction, et ça ne peut se faire que par la connaissance. Donc tout
ça donne un sens à augmenter l'amplitude de mon âme, c'est à dire
progresser. Voilà, j'ai même des critères, maintenant je peux revenir.
Je donne un sens à tendance au meilleur. Il y a bien une tendance au
meilleur. Qu'est-ce qui me fait dire que il vaut mieux travailler que
aller à la taverne, c'est que aller à la taverne c'est un acte qui
correspond à une amplitude d'âme très inférieure à travailler. Hé oui,
c'est comme ça! Vous voyez à quel point ça me sert d'avoir un
minimum absolu d'amplitude d'âme, le damné, encore une fois, c'est
une pauvre âme qui a réduit son département à un seul prédicat : je
hais Dieu, haïr dieu. Alors tout ça ça donne une idée du progrès. Je
peux progresser. Et la tendance au meilleur… Vous voyez il y a
même une véritable révolution philosophique parce que l'idée de bien,
qui jusque là était le garant de la conformité avec la nature, était le
garant de la moralité conçue comme conformité avec la nature, est
remplacée chez Leibniz, par le meilleur. Et le meilleur n'est pas le
garant comme conformité à la nature, mais le garant de la nouvelle
moralité comme progression de l'âme. C'est essentiel ça. Alors
d'accord, chacun de nous peut progresser pour son compte, mais en
267
progressant, on revient toujours là-dessus, c'est comme si il donnait
un coup de pied aux autres. Puisque j'effectue une certaine quantité de
progrès et que la quantité de progrès est fixe pour le meilleur des
mondes possibles, il faudra bien que si je fais un progrès, moi, ce soit
payé. A première vue il me semble qu'il faut q u'une autre âme fasse
une régression. Vous vous rendez compte, c'est une espèce de lutte
pour l'existence morale. Ouais. Comment s'en sortir ? Je crois qu'il
s'en sort Leibniz, seulement c'est extrêmement beau, donc très
difficile. Contrairement à l'éternité de Dieu, qui passe par toutes les
monades, éternellement, donc or du temps, les monades ne se
développent pas hors du temps. Les monades ne se développent hors
du temps, les monades sont soumises à l'ordre du temps. En quel sens
est-ce qu'elles sont soumises à l'ordre du temps ? Voilà ma naissance
civile, il faut revenir à des choses qu'on avait commencé à voir. Je
commence, le les esquisse, mais il faudrait les voir une prochaine fois,
c'es toute une mise en scène très théâtrale, là aussi très propre au
baroque, qu'il faudra voir de très prêt. Mon acte de naissance civile
c'est quoi ? C'est la date à laquelle je nais comme créature supposée
raisonnable. Mais mon âme, elle ne naît pas. Mon âme, vous vous
rappelez, elle ne naît pas, elle était là de tout temps, depuis le début du
monde. Et mon corps aussi. Mon corps était infiniment replié, était
infiniment plié sur soi, infiniment petit, infiniment plié dans la
semence d'Adam, et mon âme, inséparable de ce corps, n'existait que
comme âme sensitive ou animale, voilà ce que dit Leibniz. Mais alors
qu'est ce qui me distinguait, moi, appelé à devenir à un moment
quelconque créature raisonnable, qu'est-ce qui me distinguait des
animaux, qui eux aussi existaient dès le début du monde, pliés dans la
semence du grand ancêtre, avec des âmes sensitives et animales. Le
texte le plus précise de Leibniz, c'est dans un petit traité très beau, La
Cause de Dieu : défendu par la conciliation de sa justice avec ses
autres perfections- vous voyez que La cause de Dieu ne signifie pas
ce qui fait que Dieu est, mais signifie la cause au sens juridique,
268
défendre la cause de Dieu. La cause de Dieu, défendue par la
considération de la justice etc…Et bien dans le texte, La Cause de
Dieu, paragraphe 82, Leibniz nous dit : il est manifeste par là que
nous n'affirmons pa la pré-existence de la raison. C'est essentiel ça ! Il
ne dit pas que la raison d'un être raisonnable est là dès le début,
qu'elle coexiste dans la semence d'Adam. Ce ne serait pas bien
raisonnable. Il ne dit pas ça du tout. Il dit : si j'existe depuis le début
du monde, c'est sous forme de corps infiniment plié sur soi dans la
semence d'Adam, avec une âme sensitive et animale. Donc nous
n'affirmons pas la pré-existence de la raison, " cependant on peut
croire que, dans les germes préexistants, a été pré-établi et préparé par
Dieu, tout ce qui devait un jour en sortir. Non pas simplement
l'organisme humain mais la raison elle-même, sous la forme- sous
quelle forme ?- sous la forme d'une sorte d' acte scellé- un acte scellé-
portant effet ultérieurement ". ça me fait rêver ce texte de Leibniz.
Vous voyez : je pré-existe à moi-même depuis le début du
monde. En effet j'existe dans la semence d'Adam, mais comme âme
sensitive ou animale. Mais qu'est-ce qui distingue les âmes sensitives
ou animales, qui sont appelées à devenir des âmes raisonnables un
peu plus tard, de celles qui sont destinées à rester des mes animales et
sensitives comme toutes les âmes de chat de chiens, de bêtes etc… ?
Qu'est-ce qui distingue ? Le texte nous le dit : un acte scellé. Un acte
scellé dans la monade, dans la monade animale ou sensitive. Un acte
scellé qui dit quoi? Portant effet ultérieurement. Un acte scellé qui est
simplement un tampon ou une marque, avec sans doute une date, et
qui dit qu'à la date correspondante, cette âme sensitive et raisonnable
sera élevée. C'est l'élévation. Vous vous rappelez, on était parti de là.
Un certain nombre d'âmes, celles qui sont destinées à être
raisonnables, seront élevées à l'étage supérieur le moment venu. Donc
dès le début, Dieu a mis dans ses âmes destinées à l'élévation à l'étage
supérieur, il a mis un acte scellé. Il n'y pas besoin de chercher
longtemps, ça ça va nous avancer, rappelez vous pour la prochaine
269
fois parce que j'en aurais très très besoin de cet acte scellé. C'est quoi
cet acte scellé ? C'est évidemment une lumière. Qu'est-ce que la
raison sinon une lumière ? Sinon la monade est toute noire, on l'a vu
elle est tapissée de noir. Vous sentez ce que j'ai dans l'esprit et ce à
quoi je tiens, on le verra la prochaine fois : la peinture baroque ou
l'architecture baroque. Les parois de la monade sont noires. Les
monades detinées à devenir raisonnables, Dieu y scelle un acte
juridique, un acte scellé portant effet ultérieurement, c'est à dire qu'il
y met une lumière destinée à s'allumer plus tard. C'est une merveille
ça.
Alors quand vient ma date de naissance, c'est l'heure de mon élévation
à l'étage supérieur, mon âme devient raisonnable ça signifie que la
lumière s'allume dans la monade noire. Elle s'allume dans la monade,
la monade monte à l'étage supérieur, c'est pareil tout ça. Bon. Vous
voyez, il y a un quand je n'étais pas né, un avant ma naissance. On
vient de voir : je dormais dans la semence d'Adam, ou dans la
semence de mes ancêtres, je dormais tout replié sur moi-même, avec
ma petite lumière éteinte, mais scellée dans ma noire monade. Ça c'est
avant ma naissance. Je nais. Je suis élevé à l'autre étage, à l'étage
supérieur, vous vous rappelez toutes nos analyses du début sur les
deux étages comme définition du baroque , je monte à l'étage
supérieur, mon corps se déplie, mon âme devient raisonnable, la
lumière s'allume. Mais quand je meurs, qu'est-ce qui passe, il faut
continuer la série pour comprendre. Quand je meurs, mais écoutez ce
n'est pas une bonne nouvelle que je vous annonce, fini, fini de rire,
vous involuez à nouveau. Vous ne perdez pas votre corps ni votre
âme. Ce serait très gênant si vous perdiez votre corps, comment Dieu
vous retrouverait ? Vous seriez tout dispersé. Leibniz est très embêté
par ça. Il dit : la résurrection c'est très joli, mais il ne faut pas que
vous soyez dispersé. Là aussi c'est un beau problème théologique.
Quand je meurs, j'involue, c'est à dire ? Je redescends à l'étage d'en-
dessous, je redescend à l'étage du bas. En d'autres termes les parties
270
de mon corps se replient, et mon âme cesse d'être raisonnable, elle
redevient âme sensitive et raisonnable. Mais Ha ha, elle emporte un
nouvel acte scéllé. Là je suis au regret de dire que Leibniz ne le dit
pas formellement, mais de toute évidence il le dit implicitement. C'est
tellement évident qu'il n'éprouve pas le besoin de le dire. Mais nous il
faut bien que nous éprouvions le besoin de le dire. Mais enfin si il le
dit. Si il le dit d'ailleurs. Elle emporte un nouvel acte scellé,
évidemment ! Et vous pouvez me le dire qu'est-ce que c'est ce nouvel
acte scellé ? Le nouvel acte scellé, c'est un acte juridique, c'est au sens
juridique tout ça. Un acte scellé c'est un acte juridique. L'acte scellé
de ma naissance c'est l'acte de naissance. Je dis : elle emporte
nécessairement en mourrant un autre acte scellé, mon âme
raisonnable, c'est son acte de décès. Qu'est ce que c'est l'acte de décès
de l'âme raisonnable, quand elle meurt. Qu'est ce que c'est l'acte de
décès ? Ha ha, écoutez : c'est ma dernière pensée raisonnable. La
dernière pensée raisonnable. C'est pour ça que la dernière pensée est
tellement importante. La dernière pensée du damné c'est : je hais Dieu
! Je hais Dieu. C'est par là qu'il se damne, il se damne pas sa dernière
pensée. Alors le damné emporte dans son âme redevenue sensitive ou
animale, cet acte de décès. Et il se rendort, comme toutes les autres
âmes. Mon corps se replie, mon âme redevient ce qu'elle était avant sa
naissance d'être raisonnable, c'est à dire qu'elle redevient sensitive ou
animale. J'ai toujours un corps et j'ai toujours une âme. Mais mon
corps a cessé d'être déplié, mon âme a cessé d'être raisonnable. La
lumière s'est éteinte. Dernier point : la résurrection. Vient l'heure de la
résurrection. A ce moment là, et seulement à ce moment là, toutes les
âmes raisonnables, plutôt toutes les âmes qui ont été raisonnables et
qui sont réassoupies dans les cendre etc…elles sont re-élevées, c'est à
dire repassent à l'état xxxx, leurs corps se redéplient en un corps
subtil, en un corps glorieux ou infâme, et les âmes sont jugées. Et les
damnés c'est ceux qui se réveillent comme ils sont morts, c'est à dire
qu'ils se réveillent en haïssant Dieu. Les heureux et les damnés, il n'y
271
a que ça ! Chacun se réveille suivant sa dernière amplitude.
La lumière se rallume. De la lumière des damnés- puisque même la
formule même la proposition : je hais Dieu ! en tant que proposition
de la raison, garde un minimum de lumière, elle occupe la région
claire de la monade correspondante. Toutes les lumières se rallument,
il faut concevoir la résurrection comme quelque chose de très gai ; il y
a toutes les petites lumières qui se rallument, toutes les âmes
redeviennent raisonnables, et chacun aura son dû selon l'ordre du
temps, c'est à dire suivant la vie qu'il a mené quand il était
raisonnable. Vous comprenez ?
voilà. Je reprendrais ce point la prochaine fois. Mais je vous donne
tout de suite la réponse. Il n'y a plus lieu de dire : si je fais un progrès,
moi, c'est au détriment des autres. Ce serait terrible ça. Les
commentateurs ont tort de dire que Leibniz ne se tire pas de ce
problème car, heureusement il ya les damnés. Dire : mon progrès se
fait nécessairement au détriment des autres, ça ne vaut que pour les
damnés, il me semble. C'est même pour ça que tous les autres, sauf les
damnés, tous les autres peuvent progresser. Car qu'est-ce qu'on fait les
damnés? Et c'est là qu'ils vont être pris à leur propre piège,
heureusement, ils vont cesser de ricaner comme des bécasses. Qu'est-
ce qu'ils font, les damnés ? Ils réduisent l'amplitude de leur âme au
maximum, ils réduisent leur département à rien, sauf " je hais dieu ".
Vous voyez cette énorme réduction d'amplitude. Dès lors, ce n'est pas
du tout qu'ils nous donnent un exemple négatif, c'est qu'ils renoncent
à l'amplitude qu'ils auraient normalement pu avoir comme êtres
raisonnables, ils renoncent à leur propre amplitude. Ils renoncent
volontairement en vertu de leur diablerie. Dès lors ils rendent possible
des quantités de progrès infini utilisables par d'autres, et sans doute
c'est leur vraie punition. Leur vraie punition ce n'est pas les flammes
de l'enfer, leur vraie punition c'est de servir à l'amélioration des
autres. Non pas, encore une fois, parce qu'ils donneraient un exemple
négatif que tout le monde redouterait, mais parce que ils fonctionnent
272
un peu- on dirait-, comme une entropie négative, c'est à dire ils
déchargent dans le monde des quantités de progrès possibles. Qu'est-
ce que c'est que les quantités de progrès possibles ? ce sont les
quantités de clarté auxquelles eux-mêmes ont renoncé, et qui leur
revenait de droit, en tant qu'êtres raisonnables. Si bien que, il me
semble, que à ce niveau, le progrès devient possible. Toutes les âmes
peuvent progresser sans épuiser la quantité de progrès, pourquoi ?
Parce qu'il y a les damnés qui se sont retirés volontairement, qui se
sont retirés librement de la progression générale, et qui dès lors ont
rendu possible, pour les autres, la progression. Si bien que les damnés
jouent un véritable rôle physique, comme en physique on parles des
démons, les démons de Maxwell. Il y a une espèce de rôle physique
des damnés qui est de rendre le progrès possible. Alors vous
comprenez, pour un démon, pour Belzébuth, rendre le progrès
possible est vraiment la chose la plus triste du monde. Je voudrais que
vous réfléchissiez à ça. On reviendra un peu sur cette question du
progrès et vous sentez que là-dessous le moment est venu pour nous
de voir de plus prêt quelle conception de la lumière il y a là dessous.
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ça ne sera plus défini par une essence, elle apparaît sous un mode
maniériste et non plus essentialiste. Et en effet, je crois que d'une
certaine façon, si vous pensez à la peinture dite maniériste, c'est toute
la philosophie de Leibniz qui sans doute est la philosophie maniériste
par excellence. Déjà chez Michel Ange, on trouve chez lui les traces
d'un premier et profond maniérisme. vous verrez: une attitude de
Michel Ange n'est pas une essence. C'est vraiment la source d'une
modification, la source d'une manière d'être. En ce sens c'est peur-être
la philosophie qui nous donne la clef d'un problème de peinture, sous
la forme: qu'est-ce que le maniérisme?
Revenons quand même, ça revient à dire finalement quoi? Pourquoi il
n'y a pas d'essence? Encore une fois pour les mêmes raisons qu'il n'y a
pas d'attributs mais il y a des prédicat. Les prédicats c'est des
événements et des rapports. Tout est événement, c'est ça le
maniérisme. La production d'une manière d'être est évènement.
L'événement c'est la production d'un mode d'être. Tout est événement
c'est la visions maniériste du monde : il n'y a que des événements.
Bon.
revenons. Nous avions achevé un premier niveau. Premier niveau
quant à une confrontation d'une logique et d'une métaphysique de
l'événement, notre comparaison Whitehead-Leibniz nous avait
emmené à développer un premier niveau, à savoir: vous prenez un
événement quelconque, une fois dit que tout est événement, quelles
sont les conditions de l'événement? je vous rappelle le point de départ
valable aussi bien pour Leibniz que pour Whitehead: un événement ce
n'est pas simplement "un homme est écrasé", mais c'est " la vie de la
grande pyramide pendant cinq minutes". On se demandait quelle était
la condition des événements? On pouvait parler les deux langages, les
deux langages étaient si proches l'un l'autre. L'événement est
vibratoire, et trouve sa condition dans la vibration. Finalement le
dernier élément de l'événement sont les vibrations de l'air ou les
vibrations d'un champ électromagnétique. Ou bien, ça nous rappelait
344
quelque chose, l'évènement est de l'ordre de l'inflexion.
Des inflexions comme évènements de la ligne. Les vibrations comme
évènement de l'onde. Et on avait vu comment, chez Whitehead, cette
assignation vibratoire de l'événement se faisait sous forme deux
séries: premièrement des séries extensives qui se définissent comme
ceci: elles n'ont pas de dernier terme, elles sont infinies, elles n'ont pas
de limite. Elles entre dans des rapports de Tout/parties. Exemple
typique de rapport Tout/partie, la vie de la pyramide pendant une
heure(où je la regarde), pendant une demie-heure, pendant une
minute, pendant une demie minute, pendant une seconde, pendant un
dixième de seconde, à l'infini. La série ne tend vers aucune limite, la
série est infinie, et les membres de la séries entrent dans des rapports
de tout et de partie. C'était le premier type de série.
Remarquez, si vous vous rappelez, on avait trouvé l'équivalent chez
Leibniz. Pourtant je ne pense pas du tout que Whitehead emprunte à
Leibniz. C'est dans des contextes tellement différents. Whitehead
parle au nom d'une physique moderne de la vibration, tandis que
Leibniz parlait au nom d'un calcul mathématique des séries. Je crois
beaucoup plus à une rencontre, surtout que je force quand même un
peu la ressemblance. Je dis: chez Leibniz vous trouvez un premier
type de séries infinies qu' on peut appeler les extensions. Les
extensions ce n'est pas seulement les longueurs, ce sont les longueurs
commensurables, qui entrent dans les rapports de tout/parties, mais ce
sont aussi les nombres qui entrent dans les rapports de tout/parties. Il
nous avait semblé que c'était les extensions qui, chez Leibniz,
faisaient l'objet à la fois de définition et de démonstration. Voilà ma
première condition.
La seconde condition, Whitehead nous la présente comme ceci: c'est
que les premières séries n'en ont pas moins des caractères internes,
des caractères intrinsèques, Caractères intrinsèques qui entrent dans
une nouvelle sorte de série, dans un seconde sorte de série, cette
seconde sorte de série c'est quoi? Peut-être vous rappelez-vous? Ce
345
sont des séries également infinies qui, cette fois-ci, tendent vers des
limites internes. Elles tendent vers des limites: en dans d'autres termes
elles sont convergentes, au sens ou l'emploie Whitehead. Ce sont des
séries convergentes qui convergent sur des limites. C'est tout simple:
prenons une onde sonore. L'onde sonore est première série. En quel
sens? En ce sens qu'elle est supposée avoir un infinité d'harmoniques
qui sont des sous-multiples de sa fréquence. Par là c'est une série du
premier type. Mais, d'autre part elle a des propriétés intrinsèques: la
hauteur, l'intensité, le timbre. Ces caractères intrinsèques entrent eux-
mêmes dans des séries, simplement séries différentes de la série de
premier type: cette fois-ci ce sont des séries convergentes qui tendent
vers des limites. Il y aura des rapports entre ces limites: toujours l'idée
chez Leibniz comme chez Whitehead que tout est rapports. Il y aura
rapports entre ces limites, et vous sentez bien que ce sont ces rapports
entre ces limites qui seront prédicats? Prédicats de quoi? Nous
appelions extension le premier type de série, nous appelons intension
le second type de série. Ou si vous préférez: extensité et intensité. Les
rapports entre limites définissent des conjonctions. Si vous prenez une
onde lumineuse, vous aurez aussi les deux types de séries. Ce qui
m'importe c'est cette constitution de deux types de série superposées.
Les limites internes du second type de séries, on a vu comment
Leibniz les baptisait d'un nom extrêmement précieux: ce sont, nous
dit-il, des réquisits. A cet égard le parallélisme est très grand entre
Whitehead et Leibniz. Par exemple: le timbre, la hauteur, l'intensité,
sont les réquisits du son. Les harmoniques ne sont pas des réquisits.
Les harmoniques c'est l'ensemble des rapports parties/tout qu
définissent le premier type de séries. Les réquisits ce sont les limites
qui définissent le second type de séries, les séries convergentes. Bien
plus je pourrais dire que Leibniz ajoutait un troisième type de série,
par rapport à Whitehead.
Le troisième type de série, chez Leibniz, c'était: des séries
convergentes qui ont pour propriétés supplémentaires de se prolonger
346
les unes dans les autres, de manière à constituer un monde conjonctif,
le monde qui sera exprimé par chaque monade. Donc les singularités
prolongeables, ou les séries prolongeables les unes dans les autres, les
séries convergentes prolongeables les unes dans les autres qui
constituent un monde conjonctif exprimé par toutes les monades, ce
serait un troisième type de série, qui n'a pas d'équivalent chez
Whitehead, et qui permet à Leibniz de définir les individuations. Si
bien que chez Leibniz on aurait les trois séries, puisque chaque
monade individuelle contracte, concentre en certains nombres de
singularités. Alors ce serait bien parce que chez Leibniz on aurait une
échelle de trois sries les unes sur les autres: les extensions, les
intensions et les individuations. Chez Whitehead on n'aurait que deux
séries. Mais ça serait déjà très bien, ça ne voudrait pas dire
que...Pourquoi? Sans doute que chez Whitehead c'est plus tard, ce
n'est pas au même niveau qu'il va découvrir le phénomène de
l'individuation. mais pour le moment nous n'avons répondu qu'à une
chose, c'est: quelles sont les conditions de l'événements. Les
conditions de l'évènement c'est dans les séries infinies. C'est une
réponse possible, les séries infinies, à une condition de les définir. A
votre choix, deux types, je dirais: les conditions de l'événement c'est
les deux types de séries, ou les trois types de séries, à votre choix,
dont l'événement est la conjonction. L'évènement conjonction de deux
ou trois types de séries.
Mais ainsi j'ai défini les conditions de l'événements, je n'ai pas encore
défini la composition de l'événement, et ce que nous avions vu la
dernière fois c'était la composition de l'événement. On avait
commencé à le voir chez Whitehead, et je vous rappelle qu'on avait
dit oui, l'élément composant de l'événement c'est la préhension, selon
Whitehead. Pour une notion aussi nouvelle que faire la logique de
l'événement il a évidement besoin de mots relativement nouveaux:
l'élément constituant de l'événement c'est la préhension. Une
préhension constitue un événement. Ou plutôt, puisqu'un événement
347
c'est une conjonction qui renvoie à plusieurs conditions, il faudra dire
que il est lui-même un lien, ou comme dit Whitehead un nexus.
L'événement, du point de vue de sa composition est un nexus de
préhensions. Du point de vue de son conditionnement c'est une
conjonction de séries, du point de vue de sa composition c'est un
nexus de préhensions. Il s'agit de savoir quels sont les différents
aspects de la préhension, ou bien les parties de l'événement, ce qui
compose l'événement. On avait vu cinq aspect. Je vais très vite pour
gagner du temps. toute préhension renvoie à un sujet préhendant.
Mais le sujet préhendant ne préexiste pas, c'est la préhension, dans la
mesure ou elle préhende, qui constitue quelque chose comme sujet
préhendant-, ou qui se constitue elle-même comme sujet préhendant.
Le sujet préhendant sera le premier élément. Deuxième élément: le
préhendé. La préhension constitue ce qu'elle préhende comme un
préhendé. Là aussi le préhendé ne préexiste pas. Vous me direz:
d'accord, le préhendé n'existe pas, mais ce qui est préhendé préexiste.
Non. Parce que qu'est-ce qui est préhendé? Une autre préhension.
L'événement ne peut être que préhension de préhensions. C'est une
autre préhension, c'est à dire que c'est un autre événement;
l'événement est préhension d'autres événements. Quels autres
évènements. Soit des événements préexistants, soit des événements
coexistants. Tout événement préhende d'autres événements. Exemple:
la bataille de Waterloo est une préhension d'Austerlitz. Ce sont deux
batailles différentes, mais je pourrais invoquer trop facilement des
événements psychologiques. Ce qui compte c'est que ce système, ça
marche hors de la psychologie.
Ce n'est pas du tout de la psychologie, c'est de quoi les choses sont
faites! Autre exemple, le concert. Le concert est un événement. Le
piano est une préhension du violon, à tel moment le violon est
préhendé par le piano. Vous me direz: mais l'inverse aussi? Oui, mais
à un autre moment. Il y a des moments où c'est le violon qu préhende
le piano, il y a d'autres moments....c'est ce que je veux dire lorsque je
348
dis: tel instrument répond à tel autre, et qu'est-ce que c'est que la page
d'orchestration? Lorsque je distribue des sons à des instruments?
L'orchestration c'est cette répartition splendide d'aprés laquelle tel
moment sera la préhension de telle autre préhension, etc...comment
organiser les préhensions. C'est toujours une préhension qui est
préhendante, mais c'est stoujours une préhension qui est préhendée. ça
n'empêche pas que ce sont des aspects trés différents. Sous l'aspect
sous lequel une préhension est préhendée, on l'appellera selon
Whitehead un datum. Le datum. On dira que toute préhension
préhende des data, c'est à dire des préhensions préalables ou
préexistantes. On dira que les data, c'est à dire ce qui est préhendé
dans une préhension, c'est l'élément publique de la préhension.
L'élément publique de la préhension. Curieux ce mot "publique". J'ai
une raison de le souligner au passage, vous allez vite comprendre.
Whitehead nous dit que l'élément publique de la préhension c'est ce
que la préhension préhende, et qui est lui-même une ancienne
préhension.
Alors, la préhension que je suis, lorsque je préhende, je ne suis pas
encore publique; mais lorsque je suis préhendé par quelqu'un d'entre
vous- lorsque je vous préhende vous, vous êtes mon publique.
Lorsque vous me préhendez, moi, je suis votre publique. Ce qui
implique que le préhendant est inséparable d'un élément privé. Mais
toute préhension sera préhendée à son tour, c'est une des grandes
leçons de Whitehead. Il n'y a pas de préhension qui ne sera préhendée
à son tour, c'est à dire: il n'y a pas de préhension qu ne sera un datum
pour d'autres préhensions à venir. Dès lors je serai toujours le
publique d'un quelqu'un qui lui sera privé pour lui-même et, sera à
nouveau le publique de quelqu'un d'autre. Il y aura toute une chaîne
de privé-publique. Qu'est-ce que c'est l'élément privé, par opposition
aux data publiques, c'est à dire aux préhensions préhendées? Vous
vous rappelez c'est ce qu'il appelle le feeling. Qu'est-ce que c'est que
le "feeling", troisième partie de la préhension, mais aprés-d'un point
349
de vue purement logique- aprés le sujet préhendant et les data
préhendés, le feeling c'est la manière dont le préhendant saisit le
préhendé. C'est ça l'élément privé.
C'est un emploi assez insolite de privé-publique, c'est rigolo ça,
surtout qu'il y attache beaucoup d'importance dans Procès et réalité,
cet emploi de privé/publique fait assez bizarre. Et voilà qu'un jour- il
faut avoir des raisons, sinon on passe à côté, je préparais à cause de
nos séances , et je tombe sur un drôle de truc alors, dans le Discours
de Métaphysique, je lisais ça d'un oeil très vague parce que je me le
rappelais, je me disais: bon, c'était pour me le remettre dans la tête, et
figurez vous que je tombe là-dessus: Discours de Métaphysique,
paragraphe 14(troisième paragraphe du paragraphe 14) : "Or il n'y a
que Dieu qui soit cause de cette correspondance de leurs phénomènes
(entre les monades), autrement il n'y aurait point de liaison. ...et donc
il n'y a que Dieu qui fasse que ce qui est particulier à l'un (c'est à dire
à une monade) soit publique à tous". C'est marrant, ce terme
"publique". Alors j'ai cherché et je ne vois pas ailleurs dans Leibniz.
Est-ce qu'il ne l'aurait employé que une fois? Il veut dire que toutes
les monades expriment le même monde, c'est à dire que ce que une
préhende est préhendé par un autre, c'est à dire la préhension d'une
monade est le datum de la préhension d'une autre monade. Et voilà
que....ça me semble très curieux cette histoire privé-publique, c'est
pour rêver, enfin....
Ce qui m'intéresse plus, Whitehead insiste beaucoup, quant à
l'histoire du "feeling", dans cette manière dont le sujet préhendant
préhende le préhendé, le datum. Il insiste beaucoup sur la possibilité
de "feeling négatif", ça ça m'intéresse énormément, c'est les
phénomènes d'aversion. Phénomènes de dégoût: je rejette un
événement! Ne me parlez pas de ça! Il faudrait étudier les feelings
négatifs, les choses dont il ne faut pas parler, les monades qui
craquent. Vous trouvez encore aujourd'hui des monades qui ne
supportent pas que vous leur parliez de1936. C'est des monades très
350
intéressantes. Elles ne supportent pas. C'est resté comme une espèce
de plaie. Là c'est le cas d'un feeling négatif.
Là c'est un exemple psychologique, mais il y a des événements qui
sont tout entier constitués pour l'expulsion d'autres évènements, ils
sont tout entier fait pour recouvrir, pour vomir tel évènement. Et
finalement, je ne veux pas trop insister là-dessus, mais ça doit nous
rappeler quelque chose. Vous vous rappelez Le damné, c'était
l'homme qui avait la haine de Dieu. Et comme disait Leibniz: Dieu
c'est le tout. Celui qui a la haine de Dieu c'est celui qui a la plus
grande haine qui soit. C'est celui qui hait tout, car celui qui a la haine
de Dieu, il a la haine de toutes les créatures de Dieu, que ce soit les
hommes, les bêtes ou les plantes. Et même les petits cailloux qui n'ont
rien fait à personne. Il hait tout. En d'autres termes il vomit tout. La
définition du damné chez Whitehead ce serait: l'homme du feeling
négatif. ça c'était le troisième élément.
On avait vu que le feeling assure le remplissement de la préhension
par le préhendé. Le sujet préhendant, par le feeling, se remplit de ce
qu'il préhende, il se remplit des data, et de ce remplissement naît le
self-enjoyment . Je ne reviens pas là-dessus. C'est bien comme une
espéce de contraction, c'est dans la mesure où la préhension se
retourne vers ce qu'elle préhende, qu'elle se remplit de soi-même.
changement de bande
...Une série vibratoire est précisément le matériau du datum. Je
peux dire que tout datum est fait de matériau vibratoire. C'est dans la
mesure où la préhension est une contraction des éléments vibratoires,
et par là elle préhende des data, c'est la même chose, et elle préhende
des data parce qu'elle contracte les éléments vibratoires qui
conditionnent la préhension.dans cette mesure même elle se remplit
de cette joie de soi-même. Comme disait Samuel Buttler, je vous en
parlais la dernière fois, dans un livre splendide, très anglais, très
philosophie anglais, La vie et l'habitude , Le blé se réjouit d'être blé,
mais en contractant, et du fait qu'il contracte, la Terre et l'humidité
351
dont il est issu. C'est la version anglaise, c'est la version
philosophique de: Le lys chante la gloire des cieux, les plantes
chantent la gloire de Dieu, les plantes témoignent. Pourquoi ça
m'importe tout ça?
Leibniz dira exactement la même chose. Il dira la même chose à
propos de la musique, car qu'est-ce que c'est que le plaisir, au sens le
plus précis et le plus profond du mot, le plaisir c'est la contraction
d'une vibration. Vous trouverez un beau texte de Leibniz sur la
musique "comme étant issue d'un calcul inconscient", le calcul portant
sur la vibration de l'onde sonore, Principes de la Nature: la musique
nous charme quoique sa beauté consiste dans les convenances des
nombres, et dans le compte dont nous ne nous apercevons pas". A la
lettre c'est en contractant le nombre que nous atteignons au plus haut
plaisir, c'est à dire le plaisir d'être soi-même. Et qu'est-ce que nous
sommes, nous vivants, dans notre organisme, au plus profond de notre
organisme, et qu'est-ce qui fait que, même malade nous avons- ou
nous pouvons avoir si nous savons trouver, aller jusqu'à ce point de
nous-même, cette joie d'être? Qu'est-ce que c'est cette joie d'être par
rapport à quoi les pleurnicheries sont des misères? Cette joie d'être ce
n'est rien d'autre que ce qu'on appelle plaisir, c'est à dire l'opération
qui consiste à contracter les éléments dont nous sommes issus. Et moi,
corps, qu'est-ce que c'est avoir un corps?
Si je préjuge de ce qui nous reste à faire, qu'est-ce que c'est d'avoir un
corps sinon contracter ces séries vibratoires? Qu'est-ce que c'est
qu'avoir un corps sinon contracter quoi? Des choses misérables ou
grandioses, c'est à dire des choses qui ont toujours été des Dieux, à
savoir contracter l'eau, la terre, les sels, le carbone dont nous sommes
issus. Et nous nous remplissons de nous-mêmes en nous retournant
vers ces séries que nous contractons. C'est le self-enjoyment. C'est ce
qu'on appellera le calcul inconscient de tout être. En ce sens nous
sommes de la musique pure. Et si nous sommes de la musique pure
c'est sous cet aspect, c'est le self enjoyment. D'où nous nous
352
apercevons peut-être que dans l'histoire de qu'est-ce qu'un évènement
le concert est tout ce que vous voulez, sauf une simple métaphore.
Pour en finir, pour en finir avec les bêtises sur l'optimisme de Leibniz.
Car il est bien connu et s'il y a une formule qui est passée dans la
postérité, concernant Leibniz, c'est l'idée que notre monde était le
"meilleur des mondes possibles". vous savez ce qui s'est passé:
Lisbonne subit, à une certaine date, un célèbre tremblement de terre.
Et ce tremblement de terre, si bizarre que ce soit , a eu un rôle dans
l'Europe dont je ne vois d'équivalent que dans les camps de
concentration nazi, à savoir: la questions qui a retenti après la guerre:
comment est-il possible de croire encore en la raison une fois dit qu'il
y a eu Auschwitz, et que un certain type de philosophie devenait
impossible, qui avait pourtant fait l'histoire du dix-neuvième siècle. Il
est très curieux que au dix-huitième siècle, ce soit le tremblement de
terre de Lisbonne qui assume quelque chose de cela, où toute l'Europe
s'est dite: comment est-il encore possible de maintenir un certain
optimisme fondé sur Dieu. Vous voyez, après Auschwitz retentit la
question : comment est-il possible de maintenir le moindre optimisme
sur ce qu'est la raison humaine. Après le tremblement de terre de
Lisbonne, comment est-il possible de maintenir la moindre croyance
en une rationalité d'origine divine?
Ca donnera le texte célèbre de Voltaire contre Leibniz, à savoir le
petit roman Candide, où il y a le jeune niais endoctriné par un
professeur de philosophie, et tous les malheurs lui arrivent: guerres,
viol de sa fiancée, abominations de toutes les espèces, c'est un
catalogue de toutes les abominations humaines, et il y a le professeur
qui explique à Candide toujours, que tout va pour le mieux dans le
meilleur des mondes possibles. Ce texte de Voltaire est un véritable
chef d'œuvre. Donc il ne s'agit pas de dire que Voltaire s'est trompé,
parce que comprenez, la grandeur du livre de Voltaire c'est qu'il est en
train de remanier un certain nombres de problèmes, y compris en
passant par ce roman, tels que y compris le problème du bien et du
353
mal, ne peut plus être posé comme il l'était encore un siècle avant. Je
crois que c'est la fin des heureux et des damnés. Il faut bien dire que
jusqu'à Leibniz, y compris le problème du bien et du mal a été posé
dans les termes: les heureux et les damnés. Avec voltaire, avec le I8°
siècle, à partir de 1755 ça sera posé autrement. Alors qu'est-ce qui
mettra un nouveau mode de pensée quant au mal et à l'existence du
mal?
Donc je ne veux pas du tout dire que Voltaire c'est de la littérature;
Candide fait partie des oeuvres a la fois de littérature et de
philosophie ayant la plus grande importance. ce que je veux chercher,
et ça n'exclut rien de Candide, c'est qu'est-ce qu'il en était de
l'optimisme de Leibniz?
Et c'est vrai que c'était un optimisme fondé sur une rationalité divine;
il n'y a pas à revenir là-dessus. Mais ce qui m'intéresse c'est que,
même de ce point de vue, il ne faut pas penser que les théologiens de
l'époque se disaient: ha bien oui, tout ce qui se passe de mal, les morts
d'innocents, les guerres, les atrocités, ils avaient leur compte. Ils n'ont
pas attendu le tremblement de terre de Lisbonne. Ce qui est très
curieux c'est que le tremblement de terres de Lisbonne est arrivé à un
moment ou la pensée, et sa manière de considérer la question du mal,
était déjà en train de changer. Alors il a donné tout son effet. Mais
auparavant les catastrophes et abominations à la fois et de Dieu et de
l'homme étaient bien connues. Si bien que dans l'histoire de
l'optimisme chez Leibniz, j'insiste sur ceci, c'est que, il faudrait
distinguer deux optimismes corrélatifs. un optimisme subjectif et un
optimisme objectif. Je veux dire l'optimisme objectif c'est: ce monde
est le meilleurs des mondes possibles, pourquoi? ça renvoie à la
compossibilité. Je ne reviens pas là-dessus. Ca renvoie à la notion
objective de compossibilité, à savoir: il y a des séries de singularités
qui se prolongent les unes dans les autres, si vous vous rappelez, et
puis il y a des points de divergence. Il y aura donc autant de mondes
que de divergences, tous les mondes étant possibles, mais ils sont
354
incompossibles les uns avec les autres. Donc Dieu a choisit un de ces
mondes. Et la réponse c'est que Dieu ne pouvait choisir que le
meilleurs; ça ne va pas plus loin: le meilleurs. Tout se retourne, est-ce
qu'il faut dire: ce monde est parce qu'il est le meilleurs ? Certains
textes de Leibniz vont dans ce sens. Ou est-ce qu'il faut dire le
contraire: ce monde est le meilleurs parce qu'il est et parce que c'est
lui qui est. Mais l'optimisme objectif ne peut recevoir, il me semble,-
ne contient pas sa raison en lui-même, il implique une raison venue
d'ailleurs et qui ne peut être donnée que par l'optimisme subjectif.
Qu'est-ce que c'est l'optimisme subjectif? C'est le self-
enjoyment.
Quelque soit l'abomination du monde, il y a quelque chose qu'on ne
pourra pas vous retirer et par quoi vous êtes invincible: ce n'est
surtout pas votre égoïsme, ce n'est pas votre petit plaisir d'être "moi".
C'est quelque chose de bien plus grandiose que précisément
Whitehead appelle le self-enjoyment. c'est à dire cet espèce de cœur
vital où vous contractez des éléments, que ce soit les éléments d'une
musique les éléments d'une chimie, des ondes vibratoires etc...Et
devenez vous-mêmes en contractant ces élément et en vous retournant
vers ces éléments. Ce sera ce type de joie, de joie du Devenir, c'est
cette joie du Devenir soit que vous trouvez dans toutes les pensées de
type vitaliste. Or, vous vous rappelez: "que cette joie grandisse!",
voilà la formule de l'optimisme subjectif. C'est à dire qu'elle devienne
la joie de plus en plus de gens. Et ça ne veut pas dire que le monde ira
mieux, ça ne veut pas dire qu'il y aura moins d'abominations. C'est
autre chose. Il ne s'agit pas de dire que les abominations vont me
laisser indifférent. Sur tous ces points Leibniz s'est merveilleusement
exprimé dans le texte auquel je vous renvois et qu'on a déjà beaucoup
utilisé: La profession de foie du philosophe. Etre content du monde,
nous dit-il; ça ne veut pas dire du tout: soigner son égoïsme. C'est
trouver en soi la force de résister à tout ce sui est abominable. Trouver
en soi la force de supporter l'abominable quand il vous arrive. En
355
d'autres termes, le self-enjoyment c'est: être digne de l'événement.
Savoir ou arriver à être digne de l'événement, qui peut dire d'avance:
je serais digne de l'événement qui m'arrive. Quelque soit l'évènement,
que ce soit une catastrophe ou que ce soit un amour, il y a des gens
qui sont indignes des événements qui leur arrivent, même quand ce
n'est pas des événements prodigieux. Etre digne de ce qui arrive! C'est
un thème qui courre la philosophie. Si la philosophie sert à quelque
chose c'est à ce genre de chose: nous persuader, pas nous apprendre,
nous persuader que c'est un problème, qu'il faut savoir, qu'il vaut
mieux savoir être digne de ce qui vous arrive, que ce soit un grand
malheur ou que ce soit un grand bonheur. Parce que si vous arrivez à
être digne de ce qui vous arrive, à ce moment là vous saurez très bien
ce qui est inimportant dans ce qui vous arrive, et ce qui est important.
En d'autres termes, qu'est-ce qui est important dans un événement?
Qu'est-ce qui n'a aucune importance dans un événement? Ce n'est pas
forcément ce qu'on croit. Il faut déjà toute cette Ethique de la signité.
Etre digne de ce qui arrive, c'est ça le vitalisme. Chez Leibniz, prenez
toute la fin de La profession de foie du philosophe, c'est ça. Or vous
vous rappelez l'idée de Leibniz, c'est que : Dieu merci qu'il y a des
damnés, car les damnés ayant rétrécis la région qui leur est dévolue,
ayant rétrécis leur département (vous vous rappelez: la petite région
claire qu'ils exprimaient) parce qu'ils ont vomis Dieu. Dès lors ils ont
renoncé à cette région claire. Les damnés étant tombés dans une
extrême confusion par haine de Dieu, c'est une idée qui me parait
sublime, celle du damné: ça donne envie de l'être. Ils on fait ça, et dès
lors c'est grâce à eux: ils ont laissé de fantastiques quantités de joie
virtuelle inutilisée. Emparons-nous de ces joies, emparons nous de ces
enjoyments vides, non remplis. Il faut se les approprier. Alors les
damnés seront furieux de voir que leur damnation nous sert, et sert à
quelque chose. Oui, la damnation sert à augmenter la quantité totale
de self-enjoyment de l'ensemble de ceux qu ne sont pas damnés ou
pas encore damnés.
356
C'est ça le quatrième élément.
Et puis il y a un cinquième élément. Vous sentez bien qu'il y a un
cinquième élément nécessaire, que je dis très vite. C'est que il est
réclamé par tout, il est réclamé par le feeling: le feeling réclame qu'il
y ait comme une espèce de conformation d'un feeling à l'autre dans un
même sujet préhendant. Une espèce de conformité des feelings.
Conformité, ça veut dire: appartenance à une même forme, à une
même forme subjective. Le préhendé réclame autre chose qu'une
présentation instantanée ou immédiate. Le self-enjoyment se présente
lui-même comme l'affect d'un pure Devenir de soi, d'un devenir soi-
même. Tout ça implique une sorte de durée dans laquelle l'événement
plonge, et dont le minimum est la jonction d'un passé immédiat et
d'un futur tout proche. Je vous disais: c'est finalement ça l'optimisme,
la persuasion que ça va durer, la persuasion que, au battement de mon
cœur va succéder un autre battement. Et si cette persuasion finit par se
dire que, peut-être, il n'en sera pas toujours ainsi, mais qu'il y aura
quand même un autre cœur. Peut-être qu'il y a un lien des self-
enjoyments. En d'autres termes ce que je saisis et ce que j'éprouve ne
se réduit jamais à une présentation immédiate. Il est saisit par un sujet
préhendant, qui d'une manière ou d'une autre, plonge dans le passé et
tend vers un avenir. C'est le cinquième ou dernier élément qu'il
appelle: la visée subjective. La visée subjective. Il donne un très bon
exemple: ce que nous percevons, nous le percevons comme immédiat
et instantanée, par exemple: je tourne la tête et je perçois une fenêtre.
Mais cette fenêtre que je perçois quand je tourne la tête, je la perçois
avec des yeux, je la touche avec des mains qui eux plongent sans un
passé immédiat.
Vous remarquerez comment ça va faire l'unité de tout, car qu'est-ce
que c'est qu'un organe des sens? ou si vous préférez un organe de
préhension? C'est un processus de contraction, et uniquement ça. C'est
une plaque de contraction. les oreilles sont des plaques à contracter
les ondes sonores, et dans certaines conditions, qui expliquent ce que
357
j'entends et ce que je n'entends pas de l'onde sonore. Quelqu'un qui a
les oreilles malades, par exemple, peut trés bien encore contracter les
graves et ne plus contracter les aigus: elle n'entend pas les aigus.
J'aimerais que vous rajoutiez vous-même toutes sortes de choses, et ça
c'est une idée de Whitehead, et qui me semble très très importante:
c'est avec des organes issus du passé, si proche soit il, issu d'un passé
même très proche, que je saisis l'immédiatement présent. Là il va sans
doute y avoir la base de la visée subjective. Pourquoi est ce que je ne
peux pas continuer à ce niveau? Parce que vous sentez, la visée
subjective va engager, et la continuité et la causalité. Continuité et
causalité xxxxxx l'analyse, chez Leibniz aussi bien que chez
Whitehead, dont nous ne pourrons faire l'analyse que dans la
troisième partie.
Résumons vite: j'ai le sentiment que chez Leibniz et chez
Whitehead vous avez non seulement les trois séries qui conditionnent
l'événement, mais les cinq rapports(?) de l'événement. Maintenant, je
dis très vite. Au niveau de Leibniz, je dirais: le sujet préhendant c'est
vraiment l'équivalent de la monade. La monade elle est préhension du
monde. Le datum c'est le monde lui-même. Je dirais: au besoin, ça ne
se correspond pas, et c'est encore mieux. Il y a des notions qui n'ont
pas d'équivalent chez l'autre. Je dirais, pour Leibniz: chaque monade
préhende le monde entier, mais ne préhende clairement que une petite
portion. Le monde entier est publique, puisque c'est lui, en même
temps, que préhendent les autres monades. Ma petite portion elle
m'est privé, pourquoi? Parce que, sans doute, elle est préhendée par
les autres, mais les autres ne la préhendent que confusément. Il y a
une portion du monde que moi je préhende, que j'exprime clairement.
Les autres ne l'expriment que confusément. Si restreinte soit-elle, ne
m'ôtez pas mon bien à moi, mon bien privé. Les préhensions ce sont
les perceptions. Et Leibniz fera une splendide théorie des petites
perceptions. Au point que sur ce point Whitehead n'a strictement rien
à ajouter. Et personne n'aura...si...je retire ce que j'ai dis, il n'y aura
358
presque rien à ajouter à une théorie aussi belle, que la théorie des
petites perceptions inconscientes chez Leibniz. Ce sont vraiment les
préhensions non conscientes. on a vu enfin comment le self-
enjoyment avait son rapport dans la joie et l'optimisme leibnizien. Et
enfin, la visée subjective, c'est exactement ce que Leibniz appelle
l'appétition. Il dira finalement pour résumer tout: quels sont les
caractères de la monade? Les caractères les plus profonds de la
monade c'est: la perception et l'appétition. Et il définira la perception
par le détail de ce qui change, la perception c'est le détail de ce qui
change; et l'appétition c'est le principe interne du changement.
Commence, Monadologie : "Il s'ensuit de ce que nous venons de
dire(paragraphes 11 et sq) que les changements naturels des monades
viennent d'un principe interne; mais il faut aussi, qu'outre le principe
du changement il y ait un détail de ce qui change, qui fasse pour ainsi
dire la spécifications et la variété des substance. Ce détail doit
envelopper et....", et il les baptisera perception et appétition.....
fin de la bande....
C'est bien connu que la philosophie de Whitehead repose sur
deux grandes notions, il a deux grand concepts: les occasions
actuelles et les objets éternels. Les objets éternels on en a pas dit un
mot. Je procède très vite, les occasions actuelles vous vous rappelez
ce que c'est, c'est les événements. C'est les évènements en tant que, à
la fois, ils sont conditionnés par des séries, par des séries vibratoires,
et composés par les éléments préhensifs, les éléments de préhension.
C'est ça ce qui nous donne l'événement. Mais c'est curieux parce que,
là-dedans il n'y a rien qui subsiste. Les vibrations, elles ne cessent pas
de passer. Si je pense à ce que je ne peux pas encore penser, puisque
c'est notre troisième partie, si je pense au corps. Là je saute de
Whitehead à Leibniz, mais je vous implore, puisque nous parlons de
leur communauté. Paragraphe 71 de la Monadologie:" Il ne faut point
s'imaginer avec quelques uns qui avaient mal pris ma pensée(il
dénonce un contresens sur sa pensée- donc nous on a plus besoin de le
359
faire)que chaque âme a une masse, ou portion de matière propre, ou
affectée à elle pour toujours". En d'autres termes, quand je vous
parlerais des corps, n'allez pas croire-nous dit leibniz-que chaque âme
a un corps qui lui appartient. Et pourquoi? "Car tous les corps sont
dans un flux perpétuel comme des rivières (il connaît la phrase
d'Héraclite), et des parties(des corpuscules) y entrent et en sortent
continuellement". Les ondes vibratoires c'est pareil. Mais bien plus:
les perceptions de la monade, détails de ce qui change, ça ne cesse pas
de changer. Vous me direz: bien, mais tout ça on l'a prévu puisqu'on a
introduit le facteur de durée comme dernière composante, avec la
visée subjective. Quelque chose qui dure et qui fait une synthèse du
présent avec le proche passé et le proche avenir.
Mais durée, qu'est ce que ça veut dire? ça peut durer cent ans, ça ne
répond pas du tout à la question. La grande pyramide, elle dure. Oui,
mais rapport à quoi? Elle dure plus longtemps qu'une mouche, c'est
tout. Il ne faut pas confondre quelque chose qui dure avec une
véritable permanence, ou si vous préférez avec quelque chose
d'éternel. Je peux dire qu'une montagne dure, mais une montagne c'est
un évènement, autant qu'une mouche, pas plus ni moins. C'est un
événement, pas à la même échelle. Pour saisir la montagne comme
événement, c'est à dire comme plissement incessant, qui ne cesse de
se plisser et de se replisser, puisqu'elle perd ses molécules a chaque
instant, elle aussi, elle renouvelle ses molécules. Donc elle
recommence son propre plissement. Je n'ai que de la durée, c'est tout.
or la durée ça me donne à la rigueur le semblable. Une onde succède à
une onde. Une vibration succède à une vibration. Qu'est-ce qui me fait
dire: c'est la même.
Le problème du même n'est en rien épuisé par la durée si longue soit
elle. Le même ce n'est pas le continu. Qu'est-ce que c'est le problème
du même? Qu'est-ce qui me fait dire: c'est la même onde? Vous me
direz: la généralité? Non, puisque je le dis même au niveau de
l'individu. C'est le même Pierre que j'ai vu hier, bien plus c'est la
360
même note dans le concert. Ha oui, c'est le "si" de Berg. Ha oui, c'est
la même couleur. Ha oui c'est le vert de tel peintre. tout cela voilà que
Whitehead va les appeler les objets éternels. L'objet éternel c'est ce
que je reconnais comme le même à travers une pluralité d'évènements
ou d'occasions actuelles. Je dis: c'est la grande pyramide. Ha oui voilà
la grande pyramide! Vous sentez qu'il y avait quelque chose que les
événements, les occasions actuelles n'expliquaient pas. Comment est-
ce que je peux dire que c'est la même grande pyramide? Ha c'est la
grande pyramide. Hé oui, elle n'a pas bougé! Ha t'as pas vieilli,
PIerre! Pierre tu n'as pas vieilli, c'est toi. Je te reconnais. Je ne dis pas:
une onde succéde à une autre onde, je ne dis pas: Pierre succède à
Pierre. Je dis: c'est toi, Pierre. Je dis: salut O grande pyramide! C'est
tout ce type de propositions dont il faut rendre compte. Objets éternels
et non plus occasions actuelles.
Et le vocabulaire de Whitehead va se faire très beau, très
poétique. Il a défini l'événement comme une concrescence. A votre
choix c'est une concrescence de séries qui le conditionnent, ou
concrescence de préhensions qui le composent. Tout événement est
une concrescence. Mais les objets éternels il va les définir comme des
ingressions : l'objet éternel fait ingression dans l'événement. Et c'est
dans cette ingression de cet objet éternel que je peux dire: c'est la
grande pyramide! C'est un "si"! Ha le "si", tu l'as entendu! Ha ce bleu
de Prusse! ce bleu trés particulier qui n'est même pas du bleu de
Prusse, qu'on ne trouve que , tu l'as vu. Voilà l'objet éternel qui fait
ingression dans et qui fait que: les ondes succédant aux ondes, vous
dites: mais c'est la même chose. Seulement vous ne dites pas "c'est la
même chose" de l'onde qui est complètement la même; vous dites
c'est la même chose d'un certain type d'objet que vous allez appeler:
objets internels en tant qu'ils font ingression dans les événements.
Et vous voyez, non sans coquetterie que Whitehead pourra se
réclamer de Platon en disant: ha bien oui, les objets éternels c'est à
peu prés ce que Platon appelle les Idées. Seulement chez lui les objets
361
éternels ne sont rien d'autre que les composantes de l'événement en
tant qu'elles font ingression dans l'évènement.
Qu'est-ce que ce sera ces objets éternels? Il en distingue trois sortes, à
première vue. Les sensibles: ce vert! cette teinte de couleur! Inutile de
dire: la couleur, elle aussi est un objets éternel, mais ce n'est pas
simplement des généralités. Ce bleu! Ce vert! Cette note de musique!
Ce groupe de notes! Et, en effet repensez à mon exemple. Nous
sommes au concert, nous entendons la musique de Vinteuil et voilà :
Charlus préhende la petite phrase. La fameuse petite phrase de
Vinteuil. Il la préhende et il la regarde, il l'écoute d'un air ému. C'est
Morel qui la joue. C'est son amant qui est en train de la jouer. Elle est
composée d'un certain agrégat de notes très individualisées que Proust
détaille, elle est très très bien analysé. Et là c'est une préhension de la
petite phrase, mais que Charlus a entendu des milliers de fois portée
par d'autres ondes sonores.
Vous voyez l'objet éternel c'est le même qui fait ingression dans une
pluralité d'occasions actuelles. Tous les concerts où j'ai entendu cette
petite phrase, au moins que j'attends le moment où elle va surgir et où
je dis: ha oui, c'est bien elle! Ou bien je dis: ho, le salaud, il l'a raté!
Ne vous étonnez pas, dès lors, que Whitehead emploie le terme : il y a
des feelings conceptuels. Le feeling conceptuel, c'est le rapport de la
préhension, comment est-ce que non plus à d'autres préhensions, mais
aux objets éternels qui font ingressions dans l'événement. Et si il y a
des feelings conceptuels, il y a des feelings conceptuels négatifs, du
type de ceux que je viens d'exprimer: comment peut-on massacrer une
telle oeuvre? Il peut arriver qu'on se dise, devant un chef d'orchestre:
mais, mon Dieu, comment est-ce qu'on peut massacrer une telle
oeuvre? J'aurais un feeling négatif.
Je suppose qu'un objet éternel a sa frange de variations, mais il est
complètement individualisé. C'est pas une généralité. C'est vraiment:
Quel agrégat sonore? Voilà l'exemple d'un objet éternel sensible. Et
vous pouvez imaginer mille et mille et mille évènements "concert",
362
mille concerts, et ce sera toujours cet objet éternel qui fera ingression
à tel moment. Donc c'est bien quelque chose de très différent des
occasions actuelles, les objets éternels avec leurs ingressions. Autre
cas: les objets éternels perceptifs, non plus sensibles ou sensitifs. Je ne
dis plus: c'est bleu de Prusse, je dis:ha, c'est un veston, c'est un veston
a la couleur bleu de Prusse. Ou bien je dis: ha c'est un violon!
Et puis il y a des objets éternels scientifiques: atomes, électrons,
triangles etc...Il me semble évident, il y a de rares textes de
Whitehead allant dans ce sens, il faut aussi qu'il y ait des objets
éternels de feelings. Les feelings aussi ne garantissent pas leur
identité. Il faut bien qu'il y ait un objet éternel "colère", pourquoi? Ou
bien est-ce qu'il ne faut pas? Tu fais ta colère, ou voilà qu'il va faire sa
colère. C'est le temps de se tirer, il va faire sa colère."sa colère" c'est
quoi, ça? Comme si la colère était individuable. En effet, une haine,
une colère sont parfaitement individués. Les gens ont un style de
colère, et généralement c'est même pour ça qu'on ne les reconnaît pas.
Il y a de grands colériques dont on ne saura jamais à quel point ils
sont colériques parce qu'ils ont un style de colère qui précisément n'a
pas l'espèce de tempo. Il y a des gens on voit tout de suite quand ils
vont se mettre en colère, il y a des cas plus compliqués. Quel est le
secret de leur colère. Mais "ta colère", c'est un objet éternel. Est-ce
que c'en est un? Si elle fait ingression dans une pluralité
d'événements, dans des événements divers: imaginez une femme très
colérique. Pour le mari d'une femme très colérique. Quand il dit:
holala elle va faire sa colère! C'est certain que la colère de cette
femme, et non pas la colère en général, est un objet éternel. Donc il y
aurait des feelings d'objets éternels. Tout comme il y a la grande
pyramide-événement, il y a la grande pyramide-objet éternel, l'une est
concrescence, l'autre est ingression. Est-ce que pour les feelings ce
n'est pas la même chose? Définir les objets éternels. Comment est-ce
qu'il définit les objets éternels, Whitehead? il dit: ce sont des
déterminabilités ou des potentialités. pourquoi? Parce que en effet ils
363
ne s'actualisent que dans les événements: la petite phrase de Vinteuil
n'est qu'une potentialité qui ne prend une existence actuelle que dans
une occasion actuelle, c'est à dire lorsqu'elle est exécutée. Sinon c'est
une pure potentialité. N'empêche que, comme potentialité, elle a une
pleine existence individuelle. C'est trés important tout ça. Pour vous
habituer à ce mode de pensée il faut que vous jouiez avec lui: "ce
vert!" est une pure potentialité. Imaginez: le monde est hanté de
potentialités. Qu'est-ce que c'est un fantôme?
Combien de petites phrases se baladent dans le monde, qui n'ont pas
été actualisé et ne le seront peut-être jamais. Et quel est leur mode
d'existence, est-ce qu'il y en a? Il faudrait rêver là-dessus.
De toutes façons c'est très insuffisant. On ne peut pas définir les
objets éternels comme de simples formes de recognition. ça ne suffit
pas. Comme Whitehead est avant tout physicien-mathématicien, il ne
s'en tient pas là. Un électron ce n'est pas une forme de recognition,
c'est tout à fait autre chose. Encore une fois il y a l'électron, particule
portée par une onde, ça c'est l'electron-occasion actuelle. Puis il y a
l'electron-objet éternel. Du coup les choses sont dédoublées chez lui.
Vous avez l'objet éternel qui fait ingression dans l'événement et
l'évènement avec ses composantes.
Leibniz nous donnerait tout ce qu'on veut. Je dirais: les objets éternels
il y en a trois sortes. Pour mon compte, à la manière de Leibniz, je les
définirais comme ceci. première sorte d'objets éternels: les
définissables ou démontrables. Les objets définissables ou
démontrables: c'est tout ce qui entre dans des rapports tout-partie.
C'est des extensités. Deuxième sorte d'objets éternels: les réquisits ou
limites et rapports entre limites. Tout ce qui rentre dans les intensités.
Lorsque je dis: le son a une hauteur, une intensité, un timbre, ce sont
trois objets éternels. Et enfin, troisième sorte d'objets éternels: les
singularités. Vous voyez que les individus qui sont des composés très
spéciaux de singularités n'entrent pas pour moi dans les objets
éternels. Les individus sont porteurs, ils condensent, ils contractent
364
des singularités, des objets éternels, c'est à dire que les objets éternels
font ingression dans les individus. En revanche les objets éternels sont
parfaitement singuliers, mais ce ne sont pas des individus. Voilà, c'est
donc ça.
Question(rp): une question précise qui rentre dans le cadre de ce
qui développe.
Gilles(en se gondolant): ouais ouaisouaisouais!
Question(suite): si on prend le cas du costume vert, enfin du vert
de ce costume, on a d'un coté la potentialité, et de l'autre coté son
effectuation. Dans le cas de l'écriture d'une pièce musicale il s'avère
qu'on a d'une part, et j'aimerais bien savoir comment tu le place, parce
que ça m'intéresse, l'œuvre musicale pensée par le compositeur, c'est
le stade 1, dans sa tête, deuxièmement l'écriture de la partition de la
musique, c'est à dire l'œuvre écrite mais non jouée, et troisièmement
l'œuvre jouée par l'orchestre, c'est à dire effectuée et audible. La
sensation que c'est trois domaines, donc une multiplicité de domaines.
Gilles: ta remarque est complètement juste. Dans un tel processus
d'ingression, pour parler comme lui, dans une ingression, il faut parler
de plusieurs niveaux. Si on dit une potentialité s'actualise, par
nécessité l'actualisation n'est pas un processus homogéne. Une chose
qui s'actualise s'actualise à des niveaux successifs, et parfois pour
circuiter tel niveau. On prend l'exemple d'une pièce musicale: ça
commence par quoi. Qu'est ce que c'est que le noyau, avant même que
la pièce n'existe? C'est quoi? Ce qu'il y a, mais là je m'avance pour
mon compte. Je dirais: vous savez, à la base de tout dans la musique il
y a la ritournelle. La base c'est une petite ritournelle. On me dira où
elle est la petite ritournelle? Elle peut être dans l'air. Elle n'est pas
humaine, elle peut être cosmique. ça peut être une petite ritournelle là-
bas, dans une galaxie lointaine. Une petite ritournelle, tout commence
par là. Supposons que cette petite ritournelle, elle soit captée. Je n'ai
plus de mémoire, c'est trés curieux: chaque fois que je veux un nom
propre précis, il s'en va...c'est l'âge ça, c'est terrible. Les chants de la
365
Terre, Mahler. Elle est captée par Mahler. J'y tiens, parce que lui c'est
vraiment un capteur de ritournelles, mais enfin ce n'est pas le seul.
Déjà rien que sa préhension de l'objet éternel- vous voyez la
préhension elle n'est plus préhension de préhension, elle est
préhension d'un objet éternel. La préhension d'un objet éternel, quand
c'est Mahler qui préhente la petite ritournelle, ce n'est pas la même
chose que quand c'est vous ou moi. Parce que ,sans parler de son
génie propre, il appréhende déjà à travers toute une armature
technique, en tous cas que certains d'entre vous ont, mais que moi je
n'ai pas. Déjà ces préhension sont différentes. Un air populaire, au
café Hongrois du coin, à coté de Bartok, c'est évident que dans le petit
air hongrois, la préhension de Bartok est différente. mais une petite
ritournelle, ça peut être d'abord non sonore, et le musicien la saisit
comme une ritournelle sonore. Par exemple un mouvement, vous
voyez deux enfants qui marchent d'une certaine façon: ils n'ont pas
besoin de chanter pour que ce soit une petite ritournelle.
Voilà, c'est ça. L'objet éternel, si vous essayé de définir son xxxxx,
c'est la petite ritournelle. préhension, c'est un premier niveau
d'actualisation. préhension non pas de la préhension, mais de l'objet
éternel. Vous voyez, à chaque fois c'est fourchu: ma préhension de la
petite ritournelle renvoie à d'autres préhensions, ça c'est l'aspect
occasion actuelle. Et d'autre part, elle est préhension de l'objet éternel,
de la petite ritournelle qui se ballade dans l'air. Mais si vous me dites:
mais d'où elle vient? Je ne vous le dirais pas. Personne n'a envie de
demander ça! Il y a des philosophie où il y a des raisons de demander
ça, mais pas là, il n'y a aucune raison de demander: d'où vient la petite
ritournelle. A ce moment là on répond par des injures, un coup de
bâton. Un coup de bâton c'est aussi une petite ritournelle. Donc on
aura répondu comme il fallait.
366
367
12/05/1987
395
passive limitative, mais de la force active. Voilà tout ce que je voulais
dire sur ce premier aspect.
....fin de la bande.....
Maintenant on a un début de réponse. On demandait: pourquoi
les corps existent? On demandait pourquoi est-ce que le fait
d'exprimer clairement une petite région, fait que je dois avoir un
corps, c'était ça notre problème. Je dois avoir un corps puisque la
petite région c'est: ce qui concernera mon corps. Je dis bien au futur,
une fois que je l'aurais. Et notre réponse maintenant, c'est que la
monade avait une puissance passive primitive, que cette puissance
passive primitive, ou limitation, était exigence d'étendue et de
résistance, qu'est-ce qui peut...? Là-dessus on passe à un autre truc:
qu'est ce qui peut satisfaire ou remplir cette exigence? Le corps et
seulement le corps. Avoir un corps.
A ce niveau la monade soupire, vraiment soupire: Dieu, donnez moi
un corps, j'ai besoin d'un corps.
Soit.
Longue discussion autours des bateaux dans le courant.
Gilles: Leibniz distingue deux cas pour ses lois du mouvement.
De toute manière son problème est celui-ci: comment définir la force
ou puissance. C'est très bien parce que ça me fait avancer pour les
critères physiques de la substance. Comment définir la force ou
puissance? Il dit: Descartes a défini la force ou puissance par la
quantité de mouvement, c'est à dire par m. Là-dessus il faut distinguer
deux cas. Le premier cas c'est ce qu'on a appelé depuis le cas du
travail. Le cas du travail c'est le cas d'une force qui se consume dans
son effet. Exemple: tu hisses un corps à une hauteur quelconque, donc
tu fournis un travail, puis tu lâches tout. Voilà l'argument de Leibniz:
premier cas: je soulève un corps A de une livre à quatre mètres. Puis
je soulève un corps B de quatre livres à 1 mètre. Il me faut la même
force pour élever dans les deux cas. Mais- et là il faut vérifier dans le
Discours de Métaphysique, il y a un petit dessein-, mais suivant le
396
fameux théorème de Galilée, la chute dans le premier cas a une
vitesse double de celle qu'elle a dans le second cas, bien que la
hauteur soit quadruple. Qu'est-ce qu'il en tire? Il en tire la conclusion
triomphante contre Descartes que la force et la quantité de
mouvements ne peuvent pas se confondre. Ca c'est le premier cas.
Dans ce premier cas le temps n'a pas à intervenir. En effet, la force se
consume, comme on dit, dans l'instant. Il n'y a pas de considération du
temps. Il n'y a pas physiquement de considération du temps, et en
effet si tu cherches ce qui se conserve dans les deux cas, tu arrives à la
formule leibnizienne: mv2, et non pas mv comme le croyait
Descartes, parce que Descartes a cru et a confondu la force et la
quantité de mouvement.
Deuxième cas, il ne s'agit plus du tout d'une force qui se consume
dans un travail. Il s'agit d'un mouvement uniforme d'un corps roulant,
en vertu d'une vitesse acquise, par hypothèse sans résistance. Là
inutile de dire déjà que le cas est tout à fait différent puisqu'il faut
introduire le temps.
Dans quel sens, il faut introduire le temps? C'est ce qu'on appellera
non plus le travail, mais l'action motrice. L'exemple donné par
Leibniz c'est: deux lieux en deux heures. Un corps mobile. Tout est
différent. C'est peut-être moi qui me suis mal exprimé puisque le
corps est supposé être un corps roulant en vertu d'une vitesse acquise.
Parce que, en effet, au premier moment de la vitesse, comme il dit,
c'est la formule de Descartes qui vaut, si bien que Descartes n'a pu
comprendre que le moment commençant. Mais il ne peut déjà pas
comprendre le mouvement uniforme. Alors l'exemple qu'il donne
c'est: un corps qui parcourt deux lieues en deux heures. Deux lieues
en deux heures c'est le double de une lieue en une heure. Une lieue en
une heure c'est le double de une lieue en deux heures. Dans le premier
cas deux lieues en deux heures c'est le double de deux lieues en une
heure. Un corps qui effectue deux lieues parcourt un espace qui est le
double ...
397
.interruption...... On dit parfois qu'il substitue la force à la
quantité de mouvement. Mais ce n'est pas vrai. Le vrai problème
physique que pose Leibniz ce n'est pas du tout que Descartes a ignoré
la force, c'est que Descartes a cru possible de mesurer la force par la
qu quantité de mouvement, mv. C'est très lié finalement à sa
conception de la substance. Et l'idée de Leibniz c'est que c'est
physiquement faux. Donc retenez que c'est en vertu de la science
actuelle, c'est en vertu de la science moderne qu'il a besoin de
réactiver quelque chose d'Aristote. Et ça va être quoi? a va être
considérer les deux cas que Descartes n'a pas su distinguer. Le cas du
travail qui est, si vous voulez, Leibniz le répète souvent, un
mouvement ascensionnel, un mouvement vertical, ça c'es le cas du
travail ou de la force qui se consume dans son effet. et deuxième cas,
le cas du mouvement horizontal, c'est à dire d'un mouvement supposé
uniforme d'un corps roulant en vertu d'une vitesse acquise. Dans le
premier cas, la force se consume dans son effet dans l'instant. Dans le
deuxième cas, nécessité d'introduire le temps. Premier cas, la formule
de la force c'est mv2, et non pas mv. Deuxième cas, la formule de la
force c'est mv2T, action motrice. En quoi c'est directement lié à l'idée
de substance? Voyez dés lors que contrairement à Descartes l'étendue
elle-même ne peut pas être substance. Si je dis mv, ça peut marcher,
je peux traiter l'étendue comme une substance. Mv2, il faut que
quelque chose s'ajoute à la substance, et dans le texte du Discours de
métaphysique, Leibniz dira très bien: il faut que quelque chose qui
soit comme une forme aristotélicienne; c'est à dire qui soit une force
active. Et on dira: le travail c'est la force active dans l'instant et
l'action motrice c'est la force active dans l'unité de temps. DAns les
deux cas c'est la force.
Par nature elle est toujours positive, et Leibniz y attache beaucoup
d'importance. Pourquoi? Parce que un carré est toujours positif. C'est
essentiel ça pour Leibniz. C'est essentiel: il y voit une espèce d'accord
prodigieux, comme une espèce de preuve de plus de l'existence de
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Dieu, à savoir la force qui se conserve dans le monde physique soit
mv2, puisque v2 par nature est toujours positif. Cette force mv2 ,
distincte de la quantité de mouvement, et dont l'étendue elle-même ne
peut pas rendre compte est une force active. C'est elle qui engendre le
mouvement dans l'étendue. Descartes, selon Leibniz, est incapable de
rendre compte de la genèse du mouvement dans l'étendue. D'où la
grande formule de Leibniz que vous trouverez dans De la Nature en
elle-même, un opuscule de la fin de Leibniz: le mécanisme prétend
tout expliquer par le mouvement, mais il est absolument incapable de
rendre compte du mouvement lui-même. Ce sera son objection
perpétuelle contre Descartes et contre l'idée d'une substance étendue.
Et cette force mv2 il va l'appeler: force dérivative. La force dérivative
sera la force active qui engendre le mouvement et à laquelle répond
une force passive. La force passive dérivative c'est la limitation de la
réceptivité, la limitation de la réceptivité suivant le loi de l'action
motrice. et c'est en ce sens qu'il pourra dire que les corps physiques
symbolisent avec les monades ou substances métaphysiques, avec les
substances spirituelles, puisque: de même que la substance spirituelle
nous présentait: force active primitive, force passive primitive ou
limitation, les corps vont nous présenter: force dérivative active et
force passive de limitation définie par la délimitation de la réceptivité
du corps; de la réceptivité du corps aux mouvements qu'il reçoit.
Bon ça m'a mis du désordre, mais en même temps c'était
indispensable. Voilà où nous en sommes. J'ai presque fait les critères
physiques de la substance. Là où j'en suis c'est exactement ceci: la
monade a et comporte une exigence d'étendue et d'antitypie, de
résistance: nous sentons que la seule chose qui puisse réaliser cette
exigence, et le mot réaliser m'importe beaucoup, c'est "avoir un
corps". S'il en est bien ainsi, la monade a un corps. Mais on retombe
sur la question: qu'est-ce que c'est "avoir un corps"? Ce serait le
troisième requisit de la substance.
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