Esprit de Dostoievski
Esprit de Dostoievski
Esprit de Dostoievski
(1945) [1974]
L’ESPRIT
DE DOSTOÏEVSKI
Traduction du russe par Alexis Nerville
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À partir du texte de :
L’ESPRIT DE DOSTOÏEVSKI.
L’ESPRIT DE DOSTOÏEVSKI
L’esprit de Dostoïevski
Quatrième de couverture
Pour Nicolas Berdiaeff, il y a ceux qui sont des possédés par l’esprit
de Dostoïevski et les autres... C’est avec Dostoïevski, avec le Grand
Inquisiteur, que Nicolas Berdiaeff a formé sa conscience d’homme et
de philosophe. C’est pour cela qu’il a été peu à peu amené à lui
consacrer un livre qui est à la fois une exploration de la conception du
monde selon Dostoïevski, et la conception du monde selon Berdiaeff
lui-même.
Ce livre a été écrit en 1921. Son importance est apparue
immédiatement à tous ceux qui s’intéressent aux problèmes de l’esprit,
de l’homme, de la liberté, du Mal, de l’Amour, de la Révolution et du
Socialisme, de la Russie, thèmes qui constituent autant de chapitres de
ce livre. L’Esprit de Dostoïevski est animé d’un souffle prophétique que
rien n’est venu démentir, bien au contraire : aujourd’hui même la
présence d’un Soljenitzyne apparaît comme une suite logique manifeste
de L’Esprit de Dostoïevski et de Nicolas Berdiaeff. Ce livre est plus
actuel que jamais. Il ne s’agit de rien moins que du destin de l’homme
dans le monde moderne.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 7
[5]
Nicolas Berdiaeff
L’esprit
de
Dostoïevski
TRADUIT DU RUSSE
PAR
ALEXIS NERVILLE
Stock
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 9
[6]
[289]
L’esprit de Dostoïevski
Quatrième de couverture
Avant-propos [7]
[7]
L’esprit de Dostoïevski
AVANT-PROPOS
[9]
L’esprit de Dostoïevski
Chapitre 1
L’ASPECT SPIRITUEL
DE DOSTOÏEVSKI
[10]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 13
[11]
*
* *
On a dit que tout génie était national, même et surtout dans la mesure
où il est humain : cela est incontestablement vrai lorsqu’il s’agit de
Dostoïevski. Il est spécifiquement russe, russe jusqu’au fond, le plus
russe de tous les écrivains de la Russie ; et en même temps le plus
humain, à la fois par lui-même et par les sujets qu’il a choisis. « J’ai
toujours été vraiment Russe », écrit-il à Maïkov. L’œuvre de
Dostoïevski, c’est une interprétation russe de l’Universel. Voilà
pourquoi elle suscite un si vif intérêt chez les Occidentaux. Ils
cherchent en lui à la fois une révélation d’ordre général sur les questions
qui les hantent et la révélation de ce monde différent, énigmatique pour
eux, du monde oriental russe. Comprendre intégralement Dostoïevski,
c’est s’assimiler une part essentielle de l’âme russe, c’est avoir
déchiffré en partie le secret de la Russie.
Un autre grand génie russe, Tioutchev, a dit :
[17]
*
* *
la route qu’il suit. Tout cela ressemble fort peu à ce qu’on a coutume
d’appeler le roman « réaliste ». Mais s’il faut absolument appeler
Dostoïevski un réaliste, nous dirons un réaliste mystique.
Les historiens de la littérature et les critiques littéraires, toujours
enclins à chercher dans les auteurs des influences et des emprunts
réciproques, ont indiqué que Dostoïevski, surtout dans la première
période de sa création, aurait subi diverses influences, notamment celle
de Victor Hugo, de George Sand, de Dickens, et même d’Hoffmann.
Pourtant, la seule parenté évidente de Dostoïevski est celle qui l’unit à
l’un des plus grands écrivains occidentaux, à Balzac, lequel fut aussi
peu que lui un réaliste. Parmi les grands Russes, Dostoïevski se rattache
immédiatement à Gogol, surtout dans ses premiers romans. Mais il
traite la nature humaine d’une façon toute différente. Gogol a vu la
figure humaine en train de se dissoudre, et il n’en a fixé qu’un masque
simiesque et grimaçant : c’est l’art d’un André Biely qui est tout proche
de lui. Au contraire, pour Dostoïevski, la personnalité humaine est
inaliénable, et il a su la retrouver jusque dans ses exemplaires les plus
dégradés. [29] Du reste, à partir du moment où Dostoïevski est en pleine
possession de lui-même, où il jette sa formule neuve, il est bien au-
dessus de toutes les influences, bien au-dessus de tous les emprunts : il
représente une manifestation créatrice sans précédent.
L’Esprit souterrain divise en deux périodes l’œuvre de Dostoïevski.
Jusque-là, Dostoïevski n’était encore qu’un psychologue, original sans
doute, en même temps qu’un humanitaire, compatissant aux « pauvres
gens », aux « humiliés et offensés », aux héros de la Maison des Morts.
L’Esprit souverain inaugure la géniale dialectique de Dostoïevski. Il
cesse d’être seulement un psychologue pour devenir un métaphysicien
qui suit jusqu’au bout la tragédie de l’esprit humain. Il n’est plus
humanitaire selon la vieille formule, il n’a presque plus rien de commun
avec Hugo, George Sand, Dickens, etc. Il va rompre définitivement
avec les théories de Bielinski. S’il est humanitaire encore, son amour
de l’humanité est quelque chose de nouveau et de tragique. L’homme,
plus encore qu’auparavant, occupe le centre de son œuvre, et le destin
humain est le thème qui excite exclusivement son intérêt. Mais
l’homme n’est plus traité comme une créature superficielle, il est pris
dans sa profondeur, dans ces abîmes spirituels nouvellement
découverts. Car c’est un nouveau royaume humain qui a surgi, un
royaume tout « dostoievskien ». Dostoïevski est un écrivain tragique :
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 24
l’inquiétude [30] latente dans toute la littérature russe atteint chez lui
au plus haut degré de tension. La blessure que laisse le destin
douloureux du monde, le destin douloureux de l’homme, y est à vif.
Ici, il faut ouvrir une parenthèse et se rappeler que les Russes n’ont
jamais eu de Renaissance. Un destin malheureux les a privés de la joie
que fut pour les autres peuples ce grand réveil. Peut-être une lumière
comparable a-t-elle brillé pour eux au début du XIXe siècle, à l’époque
d’Alexandre Ier — sommet de leur culture — quand la poésie russe
jaillit avec une abondance qui répand autour d’elle une sorte
d’exaltation. Allégresse d’une création heureuse qui s’éteint bientôt :
du vivant même de Pouchkine, elle est déjà empoisonnée. La grande
littérature russe du XIXe siècle, en effet, n’a pas suivi la voie tracée par
Pouchkine : souffrant pour le salut du monde, toute en tourments, en
angoisse, il semble que quelque faute s’expie en elle. La sombre figure
de Tchadaev, si tragiquement affligée, est à l’origine du mouvement où
la pensée russe du XIXe siècle trouvera sa maturité. Lermontov, Gogol,
Tioutchev ne produiront pas selon l’esprit de la Renaissance, mais dans
l’anxiété et la souffrance. Après eux, au contraire, l’étrange figure de
Constantin Léontiev nous apparaît comme celle d’un homme de la
Renaissance, du XVIe siècle, égaré dans cette Russie du XIXe siècle, si
hostile à son esprit, et y souffrant le plus triste et désolant destin. Enfin,
voilà les sommets de la [31] littérature russe, Tolstoï et Dostoïevski.
Rien en eux qui rappelle la Renaissance. Ils sont atteints du tourment
religieux, ils cherchent le salut. Voilà qui est la caractéristique des
créateurs russes, ils cherchent le salut, ils ont soif d’expiation, ils
souffrent pour le monde. L’œuvre de Dostoïevski, qui est l’apogée de
la littérature russe, est aussi l’expression la meilleure du caractère
sérieux, religieux, tourmenté de cette littérature. Ainsi la voie de
l’affliction où s’engageait la littérature russe devait aboutir à
Dostoïevski. Toutes les ténèbres de la vie russe, de la destinée russe
s’épaississent chez lui, mais une lueur commence à briller. Une fissure
se produit dans le vieux monde, par où passe la lumière nouvelle. La
tragédie de Dostoïevski, comme toute tragédie véritable, comporte la
purification et la délivrance. Ceux-là ne le comprennent pas, qu’il
maintient dans les ténèbres inextricables, ceux qu’il attriste sans les
réjouir. La lecture de Dostoïevski donne aussi une joie, une libération
de l’esprit. Joie qu’on obtient par la souffrance. C’est le chemin que
parcourt le chrétien. Dostoïevski ressuscite la foi en l’homme, en la
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 25
siens, leurs tentatives criminelles sont les crimes cachés de son esprit.
La biographie de Dostoïevski présente donc beaucoup moins d’intérêt
que son œuvre, sa correspondance est moins instructive que ses romans.
Il s’est dévoilé tout entier dans son œuvre romanesque, et grâce à cette
confession, il demeure pour nous beaucoup moins énigmatique que
d’autres écrivains, Gogol, par exemple, une des figures littéraires les
plus mystérieuses de la Russie. Rien en effet ne transparaît dans l’œuvre
de Gogol de ce qui a été son être propre : il semble qu’il ait emporté
son secret avec lui. Tel a été aussi le cas de nos jours pour le philosophe
Vladimir Soloviev. L’ensemble de ses traités philosophiques et
théologiques ne porte nulle trace de ses conflits, de ses heurts
personnels ; c’est tout au plus s’il laisse échapper dans ses vers
dispersés une note plus intime.
Il en va tout autrement pour Dostoïevski. L’originalité [34] de son
génie était telle qu’il a pu, en analysant jusqu’au bout son propre destin,
exprimer en même temps le destin universel de l’homme. Il ne nous a
rien dissimulé de son double idéal : l’idéal du Mal, de Sodome, et, au
sommet, la Madone, l’idéal du Bien. Déchirement perpétuel qui est la
grande découverte de Dostoïevski. Son épilepsie même n’est pas, chez
lui, une maladie accidentelle : c’est en elle que se révèlent les
profondeurs de l’esprit.
Dostoïevski a tenu à s’affirmer « autochtone », à professer une
idéologie qui fût exclusivement de sa race. Jamais il n’a coupé les
racines qui l’attachaient au sol natal. Néanmoins, ce serait une erreur
de l’assimiler aux Slavophiles, de le ranger parmi eux : il appartient à
une autre époque. Auprès d’eux, il fait figure de vagabond ; c’est un
Russe errant dans le monde de l’esprit. Il ne possède ni terres, ni
demeure, pas même le nid confortable de quelque gentilhommière
campagnarde. Il n’est lié à aucune forme stable de l’existence : tout
dans sa nature est dynamisme, inquiétude, esprit de révolution. Il est
l’homme de l’Apocalypse. Or, la maladie apocalyptique n’a pas touché
les Slavophiles. Dostoïevski incarne avant tout le destin du nomade et
du révolté, destin qu’il jugeait hautement caractéristique de sa race. Au
contraire, les Slavophiles sont enracinés au sol sur lequel ils sont nés,
où ils ont grandi ; ils y puisent leur force. Alors que la terre sous leurs
pieds leur [35] semble inébranlable, Dostoïevski est l’homme des
souterrains mouvants ; son élément est le feu, sa position, le
mouvement. Sur tous les sujets, du reste, son attitude diffère de celle
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 27
*
* *
idée. Tous ces héros sont à la lettre engloutis par les idées ; ils en sont
ivres. Ils ne parlent que pour développer leur dialectique idéologique.
Tout tourne autour de ces « maudites questions éternelles ». Ce qui ne
veut pas dire que Dostoïevski ait écrit des romans à tendance ou à
thèse 2 pour la propagation de telle ou telle idée précise. Non, les [37]
idées sont immanentes à son art, il découvre leur existence d’une façon
purement artistique. Il est un écrivain « idéaliste » au sens platonicien
du mot, et non dans l’acception peu sympathique dans laquelle il est
pris habituellement par la critique. Dostoïevski conçoit les idées
originelles, mais il les conçoit toujours en mouvement, dynamiques,
dans leur tragique destin. Rappelons ces lignes qu’il écrivit
modestement sur lui-même : « Je suis assez faible en philosophie (mais
non pas dans mon amour pour elle, dans mon amour pour elle, je suis
fort). » Faible pour la philosophie académique qui lui convenait mal,
car son génie intuitif connaissait en ce domaine les véritables chemins.
Il fut un vrai philosophe, le plus grand philosophe russe. Il a donné
infiniment à la philosophie, et il semble que la spéculation
philosophique doive être pénétrée de ses conceptions. L’œuvre de
Dostoïevski apporte un tribut considérable à l’anthropologie
philosophique, à la philosophie de l’histoire, de la religion, à la morale.
Peut-être la philosophie lui a-t-elle peu appris, mais elle a pu beaucoup
lui prendre ; s’il lui abandonne les questions provisoires, en ce qui
concerne les choses finales, c’est elle qui vit, déjà depuis de longues
années, sous le signe de Dostoïevski.
*
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[41]
L’esprit de Dostoïevski
Chapitre 2
L’HOMME
[42]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 32
[43]
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de l’homme, à travers les plus épaisses ténèbres. Dans ces ténèbres une
lumière doit briller. Il veut la faire jaillir. Ainsi Dostoïevski prend
l’homme complètement affranchi, soustrait aux lois, évadé de l’ordre
cosmique, et il suit son destin dans cette liberté, il dévoile où le conduira
inéluctablement ce destin. Voilà ce qui intéresse plus que tout
Dostoïevski : le destin de l’homme qui, possédant la liberté, s’égare
fatalement dans l’arbitraire. C’est alors seulement que la profondeur de
la nature humaine se manifeste. Le secret de cette profondeur [52] ne
peut se révéler au cours d’une existence normale, bien établie sur un sol
ferme. Non, ce n’est qu’au moment où l’homme se dresse contre l’ordre
objectivement établi de l’univers, s’arrache à la nature, à ses racines
organiques, et manifeste son arbitraire, que son destin intéresse
Dostoïevski. Le transfuge de la nature, de la vie organisée, se jette alors,
selon Dostoïevski, dans le purgatoire et l’enfer de la ville et là il
parcourt son chemin de souffrance, il expie sa faute.
Il est très instructif de comparer la conception de l’homme chez
Dante, Shakespeare et Dostoïevski. Pour Dante, comme pour saint
Thomas d’Aquin, l’homme est une part organique de l’ordre objectif
du monde, du cosmos divin. Il est un des degrés de l’universelle
hiérarchie. Au-dessus de lui, il y a le ciel, l’enfer au-dessous. Dieu et le
diable sont des réalités qui appartiennent à l’ordre universel, imposé à
l’homme du dehors. Et les cercles de l’enfer avec leurs tourments
horribles ne font que confirmer l’existence de cet ordre objectif divin.
Ce n’est pas dans les profondeurs de l’esprit humain, dans les abîmes
de l’expérience humaine, que se révèlent Dieu et le diable, le ciel et
l’enfer : ils sont donnés à l’homme, ils possèdent une réalité égale à la
réalité des objets du monde matériel. Cette conception médiévale du
monde, dont Dante a été le génial interprète, est en liaison étroite avec
la conception du monde qu’avait l’homme antique. L’homme [53]
sentait au-dessus de lui le ciel avec la hiérarchie céleste, et sous lui la
géhenne. Foi qui ne devait être ébranlée que par la Renaissance. De
cette époque date en effet une conception du monde absolument
nouvelle. L’ère de l’humanisme commence, par laquelle l’homme
s’affirme et se mure dans le monde de la nature. Le ciel et l’enfer se
ferment devant l’homme nouveau : mais l’infini des mondes s’ouvre à
lui. Non plus le cosmos unique avec sa hiérarchie organisée. Le ciel
astronomique, infini et vide, ne ressemble pas au ciel de Dante, au ciel
médiéval : et l’on comprend la terreur que Pascal exprime devant « les
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 38
espaces infinis ». L’homme est perdu dans ces solitudes illimitées que
n’organise plus le cosmos. C’est alors qu’il pénètre en lui-même, dans
son vaste empire psychique ; il se réfugie de plus en plus sur la terre, il
craint de se détacher d’elle, il a peur de l’infini qui lui est étranger. C’est
la période humaniste des temps modernes, au cours de laquelle les
forces créatrices de l’homme vont se dépenser. Celui-ci n’est plus
enchaîné à aucun ordre cosmique objectif, donné du dehors. Il se sent
libre. C’est la Renaissance, et Shakespeare en a été un des plus grands
génies. Son œuvre divulgue pour la première fois le monde psychique
humain, infiniment complexe et divers, le monde des passions, plein de
puissance et d’énergie, et tout bouillonnant du jeu des forces de
l’homme. Le ciel de Dante, l’enfer de Dante ont disparu déjà dans [54]
l’œuvre de Shakespeare. La conception du monde qu’ont eue les
humanistes détermine son œuvre et la place qu’y tient l’homme :
conception dirigée vers le monde psychique de l’homme et non pas vers
le monde spirituel, vers les profondeurs dernières de son esprit.
L’homme se tient à la périphérie de l’âme ; il renonce aux centres
spirituels. Shakespeare, psychologue sublime, a été le psychologue de
l’art humaniste.
Dostoïevski apparaît à une autre époque du monde, à un autre stade
de l’humanité. Chez lui aussi l’homme a cessé d’appartenir à cet ordre
cosmique objectif auquel appartenait l’homme de Dante. Au cours de
la période moderne, l’homme avait essayé de se fixer sur la surface de
la terre, de s’enfermer dans un univers purement humain. Dieu et le
diable, le ciel et l’enfer avaient été définitivement repoussés dans la
sphère de l’inconnaissable, sans communication avec ici-bas, jusqu’à
ce qu’ils eussent perdu toute réalité. L’homme était devenu une créature
plate à deux dimensions : il avait perdu la dimension de la profondeur.
Son âme lui restait seule, son esprit s’était envolé. Mais, un jour, les
forces créatrices, la joie qui avaient marqué l’époque de la Renaissance
se tarissent. L’homme sent que le sol sous ses pieds n’est pas si ferme
et si inébranlable qu’il lui semblait. De ces profondeurs scellées des
bruits montent soudain, l’existence de ce sous-sol et sa nature
volcanique commencent à se manifester. Un abîme s’est [55] ouvert au
fond de l’homme lui-même, et c’est là que de nouveau vont se révéler
Dieu et le diable, le ciel et l’enfer. Dans ces profondeurs, tout d’abord,
on ne se meut qu’à tâtons : la lumière du jour, qui éclaire le monde de
l’âme et le monde matériel à qui elle était destinée, commence à
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 39
*
* *
6 Idem.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 43
*
* *
*
* *
Ainsi Dostoïevski est lié à l’homme comme aucun penseur ne l’a été
avant lui. Jusque dans la dernière des créatures, dans le plus effrayant
déchet humain, il sauvegarde l’image et la ressemblance de Dieu. Mais
son amour de l’homme n’a pas été l’amour des humanistes. Il unit en
cet amour une sympathie infinie avec quelque cruauté. Il prédit aux
hommes le chemin de la souffrance. Cela tient [75] à ce que dans sa
conception anthropologique est enclose l’idée de liberté. Sans liberté,
l’homme n’existe pas. Et Dostoïevski mène toute cette dialectique sur
l’homme et sur son destin, comme la dialectique du destin de la liberté.
Or, le chemin de la liberté est le chemin de la souffrance, qui, jusqu’au
bout, doit être parcouru par l’homme. Pour connaître complètement ce
que Dostoïevski a révélé sur l’homme, il est donc nécessaire d’aborder
son étude de la liberté et du mal.
[76]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 51
[77]
L’esprit de Dostoïevski
Chapitre 3
LA LIBERTÉ
[78]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 52
[79]
n’est déjà plus le bien, il plonge dans le mal. Mais le bien libre, qui est
le bien véritable, suppose la liberté du mal. C’est là que réside la
tragédie de la liberté que Dostoïevski a étudiée et saisie dans sa
profondeur. Et c’est là qu’est enfermé le mystère du christianisme. La
dialectique tragique se déroule comme il suit : le bien libre suppose la
liberté du mal. Mais la liberté du mal conduit à la destruction de la
liberté elle-même, à sa dégénérescence en une nécessité mauvaise.
D’autre part, la négation de la liberté du mal et l’affirmation de la liberté
exclusive du bien aboutissent également à la négation de la liberté, à sa
dégénérescence en [83] une nécessité bonne. Nécessité bonne qui n’est
plus le bien, puisqu’il n’est de bien que dans la liberté. Ce tragique
problème a hanté la pensée chrétienne durant tout le cours de son
histoire. On le trouve lié à la lutte de saint Augustin contre le
pélagianisme, à la doctrine sur les rapports entre la liberté et la grâce,
aux querelles suscitées par le jansénisme, à la négation par Luther de la
liberté de l’homme, au sombre enseignement de Calvin sur la
prédestination. La pensée chrétienne toujours a été opprimée par deux
fantômes, celui de la mauvaise liberté et celui de la bonne contrainte.
La liberté a succombé, soit par le mal qu’on découvrait en elle, soit par
l’obligation du bien. Les bûchers de l’Inquisition furent les témoins
effrayants de cette tragédie de la liberté et de la difficulté qu’il y avait
à la résoudre, même par la conscience chrétienne éclairée par la lumière
du Christ. La négation de la liberté première, c’est-à-dire de croire ou
de ne pas croire, d’accepter ou de rejeter la Vérité, cette négation mène
infailliblement à la doctrine de la prédestination. La Vérité attirerait à
elle sans la participation de la liberté. Dangereuse illusion. Et
l’orthodoxie, pourtant très propice à la liberté, n’a pas reconnu
suffisamment que la liberté portait en elle-même une vérité qu’il
convient de découvrir. Ce qui existe, ce n’est pas seulement la liberté
dans la Vérité, mais la Vérité sur la liberté. Et ne doit-on pas chercher
la solution de l’éternel problème de la liberté dans le fait que le Christ
n’est pas [84] seulement la Vérité, mais la Vérité sur la liberté, la Vérité
libre, que le Christ est lui-même la liberté, le libre amour ? Ici on
confond les moments formels et matériels dans la compréhension de la
liberté. Ceux qui possèdent déjà la liberté seconde, majeure, ont voulu
en effet nier la liberté première, la liberté de choisir le bien ou le mal,
comme une liberté purement formelle. Leur vérité intransigeante n’a
pas voulu tolérer à côté d’elle la possibilité de l’erreur. Pourtant cette
liberté de conscience, cette liberté du choix entre le bien et le mal, est
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 55
*
* *
un châtiment extérieur qui attend l’homme, ce n’est pas une loi qui, du
dehors, fait peser sur lui sa lourde main ; intérieurement à lui, un
principe divin révélé de façon immanente frappe sa conscience, et
l’homme, parmi les ténèbres et le désert qu’il s’est lui-même choisis,
sera consumé par ce feu. Voilà le destin de l’homme et de la liberté
humaine, tels que Dostoïevski les a génialement éclairés. L’homme doit
parcourir le chemin de la liberté : la liberté dégénère en esclavage, elle
tue l’homme, parce que, dans la griserie violente de cette liberté, il ne
veut plus considérer rien au-dessus de lui-même. S’il n’existe rien au-
dessus de l’homme, l’homme n’existe pas non plus. Et si, dans la
liberté, il n’y a pas de contenu, pas d’objet, s’il n’y a pas de lien entre
la liberté humaine et la liberté divine, alors la [90] liberté n’existe pas.
Si tout est permis à l’homme, enfin, la liberté devient esclave d’elle-
même : l’homme esclave de lui-même est perdu. L’image humaine a
besoin de s’adosser à une nature supérieure, la liberté humaine atteint
son expression définitive dans une liberté suprême, la liberté dans la
Vérité. Dialectique irréfutable. Elle conduit dans le sillage du Dieu qui
se fait homme, par lequel seulement la liberté humaine s’unit à la liberté
divine, la forme humaine à la forme de Dieu. C’est par une expérience
intérieure, intérieurement vécue, que la lumière de cette Vérité jaillit.
Nul retour possible vers la tyrannie exclusive d’une loi extérieure, vers
une vie de nécessité et de contrainte. Rien n’existe plus que le
rétablissement au sein de la Vérité, c’est-à-dire au sein du Christ, de la
liberté détruite. Car le Christ n’est pas la loi extérieure, un courant de
vie extérieur. Entre son royaume et celui de ce monde, nulle commune
mesure. Et Dostoïevski dénonce avec colère toutes les tendances du
christianisme à devenir une religion de l’obligation et de la contrainte.
La lumière de la Vérité, le bienfait de la liberté définitive ne peuvent
être reçus du dehors. Et le Christ est la liberté finale, non pas la liberté
sans objet, la liberté rebelle et volontairement circonscrite, qui tue
l’homme et détruit jusqu’à son image, mais la liberté riche de contenu,
qui tout au contraire affermit l’image de l’homme pour l’éternité. Les
destins de Raskolnikov et de Stavroguine, de Kirilov et [91] d’Ivan
Karamazov doivent témoigner pour cette Vérité. Leur liberté
faussement dirigée les a perdus. Mais cela ne signifie pas qu’il eût fallu
demeurer dans la contrainte, sous la puissance exclusive d’une loi
extérieure régulière. Leur perte est pour nous un enseignement
lumineux, et leur tragédie, un hymne à la liberté.
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 59
*
* *
Dostoïevski a été dominé par l’idée que l’harmonie universelle ne
pouvait être conçue sans la liberté du mal et du péché, sans l’épreuve
de la liberté. Il s’élève contre toute harmonie dont la base serait la
contrainte, qu’elle soit théocratique ou socialiste. La liberté de l’homme
ne peut être conçue comme le présent obligatoire d’un ordre de choses
donné. Cet ordre de choses, elle doit le précéder. Le chemin qui mène
vers lui, qui mène à l’union universelle des êtres, doit passer par la
liberté, et l’antipathie de Dostoïevski envers le socialisme et le
catholicisme est liée, comme on le verra plus tard, à cette impossibilité
de se plier d’abord à une organisation du monde basée sur la nécessité.
Il oppose la liberté de l’esprit humain à la fois au catholicisme et au
socialisme. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la révolte du
« gentleman à la physionomie gouailleuse et rétrograde ». Dostoïevski
n’accepte ni ce paradis où la liberté de l’esprit n’est pas encore possible
ni celui où elle [92] ne l’est déjà plus. L’homme déchu de l’ancien ordre
du monde basé sur la contrainte doit, par la liberté de l’esprit, parvenir
à l’ordre nouveau. La foi selon laquelle Dostoïevski voulait l’établir
était une foi libre, étayée sur la liberté de conscience. « C’est de la
fournaise de mes doutes que mon hosanna a jailli », écrivait
Dostoïevski de lui-même. Et il eût voulu qu’à l’exemple de la sienne
toute foi fût trempée au creuset des doutes. Le monde chrétien n’a pas
connu un défenseur plus passionné de la liberté de conscience. « La
liberté de leur foi te fut plus chère que tout », dit le Grand Inquisiteur
au Christ. Et il eût pu également le dire à Dostoïevski lui-même. Et
encore : « Tu as désiré le libre amour de l’homme. » « Au lieu de la
dure loi antique, l’homme devrait décider en lui-même, d’un cœur libre,
ce qui est le bien et ce qui est le mal, n’ayant pour guide devant les yeux
que ta seule image. » Ces mots du Grand Inquisiteur au Christ
contiennent la profession de foi de Dostoïevski lui-même. Il repousse
« le miracle, le mystère et l’autorité », comme des moyens de peser sur
la conscience humaine et de priver l’homme de la liberté de son esprit :
c’était contre cette liberté de l’esprit humain, contre la liberté de la
conscience humaine que les trois épreuves par lesquelles le Démon
tenta le Christ au désert étaient dirigées. Dans l’apparition du Christ, au
contraire, rien ne force la conscience humaine : la religion du Golgotha
est la religion de la liberté. Le Fils de Dieu, [93] apparaissant dans le
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 60
plus même prononcer le mot de liberté. La liberté sans frein, sans limite,
donnée à la sensualité, fait de l’homme un esclave. Dégénérescence et
abâtardissement de la personnalité sous l’obsession d’une passion ou
d’une pensée mauvaise, Dostoïevski a traité magistralement ce sujet. Il
étudie les conséquences ontologiques de l’obsession : lorsque la liberté
effrénée dégénère en obsession, elle périt, elle a déjà cessé d’exister.
L’homme obsédé n’est déjà plus libre. Versilov — une des figures les
plus remarquables de Dostoïevski — est-il libre ? Sa passion pour
Catherine Nicolaïevna est bien de l’obsession. Elle a pénétré en lui. Elle
l’a détruit. Il n’a plus la faculté de faire [97] un choix entre les idées ;
aussi est-il déchiré entre leurs contradictions. Il est dédoublé. Un
homme dédoublé ne peut plus être libre. Et tout être qui n’accomplit
plus cet acte de liberté qui consiste à choisir l’objet de son amour est
voué au dédoublement.
La recherche de Dostoïevski sur ce problème de la liberté atteint son
point culminant dans les Frères Karamazov. L’arbitraire et la révolte
d’Ivan Karamazov figurent les sommets sur cette route déshéritée de la
liberté humaine. C’est là qu’il apparaît de façon géniale que la liberté
en tant qu’arbitraire et affirmation de soi doit conduire à la négation,
non seulement de Dieu, non seulement de l’homme et du monde, mais
encore de la liberté elle-même. La liberté se détruit par son propre
développement : telle est la conclusion de sa dialectique. Dostoïevski
démontre qu’à l’extrémité du chemin sombre, que la liberté n’éclaire
plus, est embusquée la destruction même de la liberté, c’est-à-dire la
contrainte mauvaise, la mauvaise nécessité. La doctrine du Grand
Inquisiteur, comme celle de Chigaliev, sont engendrées par l’arbitraire
et la lutte contre Dieu. La liberté dégénère en arbitraire, l’arbitraire
dégénère en contrainte. Tel est le processus fatal. Ce sont ceux qui
s’engagent sur ce chemin de l’arbitraire qui nient la liberté de la
conscience religieuse, la liberté de l’esprit humain.
[98]
*
* *
Sur les voies de l’arbitraire, de l’affirmation de soi-même, nul ne
peut sauver sa liberté. Parvenu là, l’homme inéluctablement renoncera
à la primauté de son esprit, à sa liberté originelle, la sacrifiant à l’empire
de la nécessité, devenant le jouet de la pire contrainte. Ceci est une des
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 63
8 Lénine aurait dit le contraire : sortant du despotisme illimité, nous finirons par
la liberté illimitée. (1944.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 64
[105]
L’esprit de Dostoïevski
Chapitre 4
LE MAL
[106]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 68
[107]
*
* *
*
* *
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 75
11 Les Possédés, une des œuvres les plus géniales de Dostoïevski, est quelquefois
très injuste envers les révolutionnaires russes et se rapproche d’un pamphlet.
(1944.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 77
loin que Vladimir Soloviev qui plaisante les nihilistes russes, leur
attribuant cette formule : l’homme est sorti du singe, voilà pourquoi il
faut nous aimer les uns les autres. Non, si les hommes sont à l’image et
à la ressemblance, non de Dieu, mais du singe, loin de s’aimer
mutuellement, ils se détruiront, ils se permettront tous les meurtres et
toutes les cruautés. Tout leur sera permis alors. « L’idée » elle-même,
le but final qui au début paraissait si élevé et si séduisant, Dostoïevski
en montre la dégénérescence et l’avilissement. C’est une idée informe,
[123] insensée, inhumaine, par laquelle la liberté périclite en
despotisme illimité, l’égalité en inégalité effrayante, enfin la déification
de l’homme, en destruction de la nature humaine. Chez Pierre
Verhovenski, qui est un des types les plus monstrueux de Dostoïevski,
la conscience humaine, qui existait encore chez Raskolnikov, est
complètement oblitérée. Il est devenu impropre au repentir, l’obsession
chez lui a fait complètement son œuvre. Il est au nombre de ces êtres
qui, d’après Dostoïevski, n’auront plus dans l’avenir de destin humain,
qui seront retranchés de l’empire des hommes pour tomber dans le
néant. Ils ne sont plus le bon grain, ils sont l’ivraie. Tels sont
Svidrigaïlov, Fedor Pavlovitch Karamazov, Smerdiakov, l’éternel mari.
Tandis que Raskolnikov, Stavroguine, Kirilov, Versilov, Ivan
Karamazov, encore qu’empiriquement ils se soient perdus, gardent en
puissance une vie future, une part de destinée.
*
* *
*
* *
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 81
[134]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 84
[135]
L’esprit de Dostoïevski
Chapitre 5
L’AMOUR
[136]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 85
[137]
[140]
Dostoïevski ne peint ni le charme des passions, ni la beauté de la vie
familiale. Il ne nous montre pas l’amour suprême qui mène à l’union
totale, à la fusion. Le mystère nuptial ne se consomme pas. Il prend
l’individu au moment précis de sa destinée où toutes les bases de son
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 87
*
* *
*
* *
« prophète pour femmes ». Mais il n’en demeure pas moins aussi inapte
à l’amour conjugal que Stavroguine lui-même ; en vérité, c’est un
proche parent de Stavroguine, un Stavroguine adouci et en pleine
maturité. De l’extérieur, il paraît calme ; le volcan, semble-t-il, est
refroidi. Mais sous ce masque de tranquillité, presque d’indifférence à
l’égard de toute chose, se cachent en réalité des passions exaltées.
L’amour secret de Versilov, impuissant à trouver une issue, voué au
désastre, embrase l’atmosphère tout à l’entour, soulève des tourbillons.
Cette passion celée plonge tous les autres personnages dans le délire.
Ainsi, comme toujours chez Dostoïevski, [151] la disposition intérieure
d’un être, fût-elle même inexprimée, corrompt le milieu environnant.
Les personnages qui entourent Versilov subissent dans leur inconscient
l’influence de cette prodigieuse vie intérieure. Ce n’est que tout près du
dénouement qu’éclate la passion de Versilov ; il accomplit alors une
série d’actes insensés où se révèle le trouble de sa vie intérieure. La
rencontre et l’explication de Versilov et de Catherine Nicolaïevna à la
fin du livre comptent parmi les représentations les plus remarquables
de la passion amoureuse. Non, le volcan n’était pas définitivement
éteint. La lave de feu qui, sous-jacente au sol, avait créé dans toute
l’œuvre une atmosphère étouffante, se précipite enfin. « Je vous
perdrai », dit Versilov à Catherine Nicolaïevna, révélant ainsi l’élément
démoniaque de son amour. Cet amour de Versilov est sans espérance et
sans issue. Jamais il ne connaîtra les secrets et le mystère de l’union.
L’homme restera éternellement séparé de la femme. Non que son
sentiment ne soit pas réciproque : Catherine Nicolaïevna aime Versilov.
Si cet amour est sans espérance, sans issue possible, il faut en chercher
la cause seulement dans l’impénétrabilité de la nature masculine, dans
son incapacité à s’évader vers un autre « lui », dans son dédoublement.
La personnalité prodigieuse de Stavroguine, elle aussi, s’abîmera et se
perdra définitivement par cette solitude et ce dédoublement.
Dostoïevski a étudié à fond le problème de la [152] sensualité. La
sensualité conduit à la débauche, qui est un phénomène d’ordre
métaphysique, et non d’ordre physique. L’arbitraire de la volonté a
engendré le dédoublement qui engendre cette débauche, où la
personnalité humaine perd son unité. La débauche est en même temps
le morcellement. L’homme dédoublé, morcelé, dépravé, s’enferme
dans son « moi », perd toute faculté de s’unir à un autre objet ; le moi
lui-même commence à se dissoudre ; ce n’est plus un être différent de
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 94
lui-même qu’il cherche dans l’amour, mais l’amour seul. L’amour réel
est celui qu’on éprouve pour un autre ; la débauche est l’amour de soi.
La débauche est l’affirmation de soi. Et cette affirmation de soi conduit
à la destruction de soi. Car c’est dans l’élan vers un autre être, dans la
communion avec un autre être que la personnalité humaine se fortifie.
La débauche au contraire est l’isolement le plus profond où la créature
humaine puisse se plonger, l’isolement avec son froid mortel. C’est
l’attirance du néant, la pente qui mène au néant. La sensualité est un
fleuve de feu. Mais lorsque la sensualité devient luxure, le courant
enflammé s’éteint, la passion se change en un froid de glace.
Dostoïevski a montré ce processus avec une force stupéfiante. Dans le
personnage de Svidrigaïlov, nous assistons à la dégénérescence
ontologique d’une personnalité humaine, à la destruction de cette
personnalité par une sensualité effrénée qui aboutit à une effrénée
débauche. Svidrigaïlov [153] appartient déjà au monde illusoire du non-
être, il y a en lui quelque chose qui n’est plus humain. Mais la
dépravation toujours est née de l’arbitraire, de la menteuse affirmation
de soi, du fait que l’homme se mure en lui-même et ne cherche pas à
comprendre un autre être. La sensualité de Mitia Karamazov comporte
encore une certaine chaleur, un cœur humain et ardent bat encore en
lui : la luxure des Karamazov n’a pas encore atteint ici à cette région de
froid glacial qui est un des cercles de l’enfer dantesque. Mais chez
Stavroguine la sensualité a perdu toute ardeur, le feu s’est éteint,
remplacé par un froid mortel. La tragédie de Stavroguine, c’est la
tragédie d’une personnalité remarquable, et douée exceptionnellement,
qui se dépense en folles aspirations, sans frein, sans choix et sans règle.
Livré à l’arbitraire de sa volonté, il a perdu toute faculté de
discernement. Et ces mots qu’il adresse à Dacha, dans une lettre qu’elle
trouvera après sa mort, ont une résonance angoissante.
« J’ai essayé partout ma force, écrit-il... Quand je l’ai mise à
l’épreuve, soit pour moi, soit que j’aie voulu en faire étalage, en toute
occasion, et aujourd’hui comme autrefois, je l’ai toujours trouvée
illimitée... Mais à quoi employer cette force, c’est ce que je n’ai jamais
vu et ce que je ne vois pas encore... Je suis encore capable, comme cela
m’est arrivé déjà, de vouloir accomplir une bonne action et d’en
éprouver du contentement... J’ai pratiqué la débauche dans de vastes
proportions, et [154] j’y ai épuisé ma force ; mais je n’aime pas la
débauche, et ne l’ai pas désirée... Jamais je ne pourrai renoncer à mon
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 95
elle une altération profonde dans l’édifice de cette personnalité. Elle est
déjà l’expression de la désagrégation, le fruit de l’arbitraire et de
l’affirmation de soi. Afin de les sauvegarder l’une et l’autre, [156]
l’homme doit nécessairement s’humilier devant un principe supérieur à
son « moi ». La personnalité est liée à l’amour, mais à l’amour qui tend
vers la communion avec un autre être. Au contraire, l’amour qui ne
dépasse pas les limites du « moi » propre est l’amour qui engendre la
débauche : en vain s’ouvrira l’abîme de la compassion, — l’autre pôle
de l’amour — cette compassion-là ne sauvera pas la personne humaine,
elle ne la délivrera pas du démon de la sensualité, car elle est elle-même
sensualité. Sentiment incomplet, fragment mutilé de l’amour dédoublé,
elle n’est pas cet élan total vers un autre où la personnalité pourrait
retrouver son unité. Sans doute, la sensualité comme la compassion sont
les deux courants éternels sans lesquels l’amour n’existe pas : la passion
comme la pitié dispensées avec mesure et justifiées par l’objet aimé. Et
surtout ces deux courants doivent être illuminés par la perception du
visage aimé en Dieu, par la communion en Dieu avec l’être aimé. C’est
là l’amour véritable. Mais Dostoïevski ne nous a jamais montré une
réalisation heureuse de l’amour : le couple que forment Aliocha et Lise,
le seul qu’il ait conçu dans un esprit optimiste, ne nous satisfait guère.
Non, il ne faut pas chercher en lui l’idéal de la Madone, l’idéal du Bien.
Mais il a apporté un tribut formidable à l’étude de la nature tragique de
l’amour : c’est en cela qu’il a été vraiment un initiateur.
[157]
*
* *
Le christianisme est la religion de l’amour. C’est essentiellement
comme tel que Dostoïevski l’a compris. Dans les enseignements du
starets Zosime, comme dans les autres considérations religieuses
dispersées au long de son œuvre, on respire comme un souffle du
christianisme de saint Jean. Le Christ russe, pour Dostoïevski, est avant
tout le messager de l’amour infini. Mais la tragique antinomie que
Dostoïevski avait révélée au fond de l’amour sexuel, il montre qu’elle
existe aussi dans l’amour humanitaire, dans l’amour social. L’amour de
l’homme pour son semblable et pour l’humanité peut être un amour
impie, complètement étranger au christianisme. Dans l’étonnante vue
de l’avenir que Dostoïevski met dans la bouche de Versilov, les
humains se serrent les uns contre les autres et s’aiment mutuellement,
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 97
parce que la grande idée de Dieu et de la vie éternelle qui les soutenait
s’est obscurcie. « J’imagine, mon cher ami, dit Versilov à l’adolescent,
le combat terminé. Après les malédictions, les sifflets et la boue, le
silence est revenu ; et les hommes sont demeurés seuls, comme ils
l’avaient désiré : la grande idée d’autrefois les a quittés ; le grand
dispensateur de force, où si longtemps ils avaient puisé la nourriture et
la chaleur, a disparu, comme disparaît un soleil immense au fond des
toiles de Claude Lorrain : et l’on eût dit [158] le dernier jour de
l’humanité. Tout à coup, les hommes ont compris qu’ils demeuraient
seuls, ils se sont sentis tout à coup complètement orphelins. Cher
enfant, je n’ai jamais pu m’imaginer les gens comme des êtres ingrats
et abêtis. Les hommes abandonnés se serreront aussitôt les uns contre
les autres plus étroitement et plus tendrement ; ils se prendront par la
main, comprenant que désormais ils représentent les uns pour les autres
tout l’univers. Car la grande idée de l’immortalité aura disparu et, pour
la remplacer, les hommes reporteront sur le monde, sur la nature, sur
leurs semblables, sur chaque brin d’herbe, le trop-plein d’amour qu’ils
consacraient jadis à la vision de la vie éternelle. Ils chériront la terre et
la vie avec frénésie et dans la mesure où, graduellement, ils
s’habitueront à y voir leur origine et leur fin ; ils les chériront d’un
amour particulier, non plus le même qu’autrefois. Ils observeront et
découvriront dans la nature des phénomènes et des mystères jusque-là
insoupçonnés, car ils regarderont le monde avec des yeux neufs, comme
l’amant regarde sa bien-aimée. Ils s’éveilleront et se hâteront de
s’étreindre les uns les autres, sachant que leurs jours sont comptés, et
que c’est tout ce qu’ils ont. Ils travailleront les uns pour les autres,
chacun donnant à tous son salaire et n’étant heureux que par ce don.
Tout enfant saura que dans toute créature terrestre il peut trouver un
père ou une mère. Car chacun pensera, contemplant le soleil couchant :
Demain [159] peut-être sera mon dernier jour. Mais qu’importe ?
D’autres resteront lorsque je ne serai plus, et après eux leurs enfants.
Ainsi ils seront soutenus, non plus par l’espoir d’une rencontre d’outre-
tombe, mais par la pensée qu’après eux d’autres créatures les
remplaceront sur cette terre, toujours s’aimant et frémissant les uns pour
les autres. Oh ! ils se hâteront d’aimer pour étouffer au fond de leur
cœur leur chagrin profond. Pour eux-mêmes, ils seront fiers et hardis,
mais se feront timides les uns pour les autres. Chacun tremblera pour la
vie et le bonheur de son prochain. Ils seront tendres mutuellement sans
en éprouver de gêne, et se caresseront comme des enfants. Et, en se
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 98
[163]
L’esprit de Dostoïevski
Chapitre 6
RÉVOLUTION - SOCIALISME
[164]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 101
[165]
*
* *
13 Dostoïevski n’a pas assez démontré que la question du pain terrestre doit être
résolue pour les sociétés humaines. L’homme ne peut pas vivre sur terre
seulement du pain céleste. (1944.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 108
l’homme, ou une classe par une autre classe, mais du fait que l’homme
est né créature libre, libre esprit. Une créature libre préfère souffrir et
manquer du pain quotidien plutôt que de perdre la liberté de l’esprit et
d’être asservie par le pain terrestre. La liberté de l’esprit humain
suppose la liberté du choix, la liberté du bien et du mal, mais, en
conséquence, la nécessité de la souffrance dans la vie, l’irrationnalité,
la tragédie de la vie. Ici, comme toujours chez Dostoïevski, se dévoile
une dialectique cachée. La liberté de l’esprit humain est la liberté du
mal, et non du bien seul. Mais la liberté du mal conduit à l’arbitraire et
à l’auto-affirmation de l’homme, l’arbitraire engendre la révolte,
l’insurrection contre la source même de la liberté spirituelle.
L’arbitraire sans frein en arrive à nier la liberté et à se séparer d’elle.
Cet arbitraire, cette affirmation de soi, qui met un terme à sa liberté, le
socialisme les incarne. La liberté est un fardeau, la route de la liberté,
un chemin de croix. L’homme dans sa révolte débile s’insurge contre
ce fardeau. Ainsi la liberté dégénère en esclavage, en contrainte.
Comment sortir de cette antinomie, de cette inextricable contradiction ?
[178] Dostoïevski ne connaît qu’une issue : le Christ. En Christ la
liberté reçoit la grâce, elle s’allie à l’amour infini, elle ne peut plus
dégénérer en son contraire, c’est-à-dire devenir contrainte. En
revanche, l’utopie du bonheur social et de la perfection sociale, chez
Dostoïevski, réduit la liberté humaine, exige sa limitation. Il en va ainsi
dans le système de Chigaliev, dans les plans de Pierre Verhovenski et
dans la doctrine du Grand Inquisiteur qui, sous le masque extérieur du
catholicisme, enseigne en vérité la religion socialiste, la religion du pain
terrestre, de la fourmilière sociale. Dostoïevski est un puissant critique
de l’eudémonisme social, il démontre en quoi il est fatal à la liberté.
Il est une idée sur laquelle Dostoïevski revient à maintes reprises,
c’est celle du lien qui existe entre le socialisme et le catholicisme. Il
voit dans le catholicisme, dans la théocratie papiste, la même séduction
que dans le socialisme. Le socialisme n’est pour lui qu’un catholicisme
sécularisé. C’est pourquoi la Légende du Grand Inquisiteur, à laquelle
nous reviendrons dans un chapitre spécial, a été écrite à la fois contre
le socialisme et contre le catholicisme. J’incline à croire qu’elle a été
écrite davantage contre le socialisme que contre le catholicisme, qui
apparaît seulement sous sa forme extérieure. Les idées du Grand
Inquisiteur coïncident d’une façon surprenante avec celles de
Verhovenski, de Chigaliev et des autres représentants du socialisme
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 109
15 Ici, Dostoïevski dit presque la même chose qu’a dit Bielinski dans sa
remarquable Lettre à Botkine. (1944.)
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 117
[197]
L’esprit de Dostoïevski
Chapitre 7
LA RUSSIE
[198]
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 120
[199]
sans limites, se perd dans les lointains infinis. Infinis, lointains qui
l’attirent. Elle ne pourrait vivre dans des frontières, entourée de
contours précis, dans des régions de culture différenciée ; et si elle
aspire ainsi à ce qui est extrême, ultime, c’est qu’elle ignore ces limites,
ces contours, qu’elle ne rencontre pas les barrières de la discipline, ni
dans sa vie, ni dans ses éléments. C’est une âme apocalyptique par
inclination et par structure, sensible exclusivement au fluide mystique
et apocalyptique. Elle ne constitue pas une forteresse comme celle de
l’Européen, cuirassée par une discipline religieuse et culturelle. Elle
flotte vers les horizons qui la sollicitent, surtout [203] vers cet horizon
lointain où elle croit voir la fin du monde. Nulle âme plus aisément ne
se déracine, ne se laisse emporter par d’irrésistibles tourbillons. Il y a
en elle un besoin d’errer par la plaine du pays russe. Le défaut de forme,
la faiblesse de la discipline ont eu pour résultat d’abolir chez les Russes
tout véritable instinct de conservation ; ils se détruisent, se consument
eux-mêmes pour un rien, ils disparaissent dans l’espace. Le poète A.
Biely a dit dans d’admirables vers consacrés à la Russie :
*
* *
engloutis dans cet abîme. Et voilà que cette classe cultivée change son
nom en celui d’ « intelligenzia », capitule devant le courant populaire,
encense l’élément qui menaçait de l’engloutir. Le « peuple » représente
pour l’ « intelligenzia » une force mystérieuse, étrange et attirante. En
lui est enfermé le [206] secret de la vie véritable, en lui réside quelque
vérité particulière, Dieu lui-même, que les intellectuels ont perdu.
L’ « intelligenzia » ne se sentait pas une couche organique de la vie
russe, elle avait perdu son unité, brisé ses racines. L’unité, l’intégrité,
c’est le peuple qui l’a gardée, seul il vit de la vie organique, il connaît
la vérité immédiate de la vie. La classe intellectuelle ne s’est pas
montrée de force à affirmer devant le peuple sa mission culturelle, le
devoir qu’elle avait d’apporter la lumière dans les ténèbres des couches
inférieures. Elle a douté de son rôle spécifique d’éclaireuse, elle n’a pas
cru en sa vérité, elle a jeté le doute sur la valeur intrinsèque de la culture.
Ce sont de mauvaises conditions pour remplir la véritable mission
dévolue à la culture : c’est d’un point de vue à la fois moral, religieux
et social qu’on jette sur elle la suspicion. La culture serait issue d’une
injustice, achetée à un prix trop élevé, elle signifierait la rupture avec la
vie du peuple, la violation de l’intégrité organique. La culture est une
faute vis-à-vis du « peuple », l’exode hors du « peuple » et l’oubli du
« peuple ». Ce sentiment de sa faute a poursuivi l’ « intelligenzia »
russe dans tout le cours du XIXe siècle et a sapé son énergie créatrice.
Sentiment qui est né, encore une fois, du fait que les classes cultivées
n’ont pas eu suffisamment conscience de la valeur de la culture et
qu’elles ont laissé peser sur elle un doute moral, un soupçon. Ceci est
très caractéristique de ce « populisme » [207] russe. Ce n’est pas dans
la culture qu’on cherche la vérité, dans ses aspirations objectives, mais
dans le peuple, dans un courant de vie organique. Courant de vie
organique où réside aussi la vie religieuse, et non dans la culture et dans
l’esprit. Je donne ici la caractéristique des principes premiers du
populisme russe, indépendants de ses tendances et de ses nuances
diverses. En réalité, le populisme en Russie s’est décomposé en deux
tendances, matérialiste et religieuse. Et sous sa forme matérialiste, qui
marque la dégénérescence de la classe cultivée, s’exprime la même
psychologie que sous sa forme religieuse. Il y a une ressemblance entre
les socialistes populistes athées et les populistes slavophiles. La même
idéalisation du peuple, la même défiance de la culture. L’extrême
« droite » et l’extrême « gauche » présentent en Russie des traits de
ressemblance frappantes ; le même courant réactionnaire hostile à la
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 125
*
* *
*
* *
l’Allemand. [216] Il n’y a que le Russe qui, à notre époque, ait reçu la
faculté de demeurer d’autant plus Russe qu’il se fait plus Européen.
C’est là la différence la plus essentielle entre nous et tous les autres, et
« chez nous », à ce compte-là c’est comme nulle part. En France je suis
Français ; avec un Allemand, Allemand ; avec un Grec ancien, Grec, et
je n’en reste pas moins Russe authentique, et sers la Russie d’autant
mieux, puisque je représente sa pensée principale. » « L’Europe est
aussi précieuse au Russe que la Russie : chacune de ses pierres est
précieuse et douce. L’Europe a été notre patrie, autant que la Russie.
Oh ! davantage. On ne peut aimer la Russie mieux que je ne l’aime,
mais je ne me suis jamais reproché le fait que Venise, Rome, Paris, les
trésors de leur science et de leur art, toute leur histoire, m’aient été plus
doux que la Russie. Oh ! comme ils sont chers au Russe, ces vieilles
pierres étrangères, ces merveilles du vieux monde de Dieu, ces
fragments de merveilles saintes ; ils nous sont même plus chers qu’à
eux... Il n’y a que la Russie qui ne vive pas pour elle-même, mais pour
la pensée, et le fait remarquable est que, depuis près d’un siècle, la
Russie vit non pour elle, mais seulement pour l’Europe. » Un
Slavophile n’eût pu prononcer ces mots. Le même motif, du reste,
reparaîtra dans la bouche d’Ivan Karamazov : « Je veux voyager en
Europe ; je sais que je ne trouverai là qu’un cimetière, mais le plus cher
cimetière, voilà tout. Les morts chers sont couchés là, la pierre qui [217]
les recouvre témoigne d’une si brûlante vie écoulée, d’une foi si
passionnée en son action, en sa vérité, en son combat et en sa science
que, je le sais d’avance, je tomberai à terre, embrasserai ces pierres et
pleurerai sur elles, tout en étant au même moment persuadé dans mon
cœur que tout cela depuis longtemps n’est qu’un cimetière, et rien de
plus. » Et la même chose encore dans le Journal d’un écrivain :
« L’Europe, mais c’est une chose terrible et sainte, l’Europe. Oh !
savez-vous, messieurs, combien à nous, rêveurs slavophiles, qui, selon
vous, la haïssons, l’Europe est chère, cette même Europe, « patrie des
merveilles saintes » ? Savez-vous combien ces merveilles nous sont
chères, combien nous aimons et estimons plus que fraternellement les
grandes tribus qui l’habitent et tout ce qu’elles ont accompli de grand,
de noble et d’élevé ? Savez-vous de combien de larmes et de serrements
de cœur nous oppresse le destin cher et proche de ces pays, combien
nous effraient ces sombres nuées qui se pressent toujours davantage à
leur horizon ? Jamais vous, messieurs, vous, nos Européens et nos
Occidentaux, vous n’aimerez l’Europe autant que nous, les rêveurs
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 131
*
* *
russe est peut-être le plus capable parmi tous les autres peuples d’abriter
en lui l’idée de l’union universelle et de [223] la fraternité. » Avec son
instinct génial, Dostoïevski révèle que le vagabondage inquiet et rebelle
des Russes, le nomadisme de leur esprit, est une manifestation
profondément nationale. « Dans Aleko, Pouchkine a recherché et a
merveilleusement dépeint le vagabond malheureux sur sa terre natale,
le martyr russe historique. » Toute l’œuvre de Dostoïevski est
consacrée aux destinées les plus lointaines de ce vagabond. Il l’intéresse
plus que tout. « C’est le bonheur universel qui est nécessaire au
vagabond russe, pour qu’il s’apaise ; il ne fera pas sa paix à un moindre
prix. » Ainsi dans le vagabond, dans le déraciné russe, nous découvrons
l’esprit universaliste de tout un peuple. Ici, la pensée de Dostoïevski,
par son dynamisme même qui n’accepte rien de ce qui est statique et
stable, contient une contradiction. Le vagabond russe s’est arraché au
sol natal. Là est son péché, et la stérilité de sa vie créatrice. Mais le
déraciné russe que Dostoïevski considérait comme un produit de la
classe seigneuriale russe, celui-ci, il le traitait dédaigneusement de
« gentilhomme russe et citoyen du monde ». C’était pourtant aussi une
manifestation de l’esprit national. Jugement contradictoire qu’on ne
saurait trouver chez les Slavophiles, dont la pensée a plus d’unité.
Dostoïevski aimait donc en général ce déraciné, ce vagabond, et était
prodigieusement intéressé par son destin. Il considérait
l’ « intelligenzia » russe, coupée du peuple, comme hautement
caractéristique, témoignant ainsi que son [224] populisme religieux
était une juxtaposition de pensées antinomiques. En vérité, lorsqu’il
exhortait à s’incliner devant le peuple, à chercher « la vérité populaire »
et la « vérité dans le peuple », sous ce vocable de « peuple », il
comprenait un organisme mystique, l’âme de la nation conçue comme
un tout vaste et mystérieux, l’immense majorité du « simple » peuple,
des moujiks. Ici on touche du doigt l’habituel malentendu de cette
notion populiste. Il n’est pas besoin d’aller au peuple pour le rejoindre.
Coupé de ses racines, le Russe errant, solitaire, peut dans sa propre
profondeur découvrir et reconnaître le courant populaire, devenir
peuple par le fait seul qu’il manifeste cette profondeur. Car tout Russe,
au fond de lui-même, trouve les éléments profonds du peuple.
L’élément « populaire », il n’est pas en dehors de moi, dans le moujik,
mais en moi, dans la couche profonde de mon être propre, dans lequel
je ne suis pas comme une monade fermée. L’unique rapport véritable
qui existe vis-à-vis de ce qui est « peuple », séparé du « peuple », oui,
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L’esprit de Dostoïevski
Chapitre 8
LE GRAND INQUISITEUR
CHRIST ET ANTÉCHRITS
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à-dire de leur enlever la liberté du choix. Car ils sont peu nombreux,
ceux qui sont en état de porter le fardeau de la liberté, et d’aller vers
celui « qui a désiré le libre amour de l’homme ».
Le Grand Inquisiteur prend soin de la masse, innombrable comme
le sable des mers, qui ne peut supporter l’épreuve de la liberté. D’après
lui, l’homme « cherche moins Dieu que le miracle ». Par ces mots
s’exprime la médiocre opinion qu’il a de la nature humaine, son
manque de foi en l’homme. Et il continue à faire des reproches au
Christ : « Tu n’es pas descendu de la Croix... parce que tu ne voulais
pas conquérir l’homme par un miracle, tu avais soif d’une foi libre, qui
ne naisse pas du miracle. Ce que tu désirais, c’était un amour volontaire,
et non pas des transports d’esclaves [241] devant la puissance qui les a
terrifiés une fois pour toutes. Mais tu estimais les hommes trop haut :
ce ne sont que des esclaves, encore que révoltés. » « Parce que tu
l’estimais (l’homme) trop haut, tu as agi sans pitié pour lui, tu as exigé
trop de lui. Le plaçant plus bas, tu eusses aussi été moins exigeant. Et
cela eût ressemblé davantage à de l’amour, de lui imposer un fardeau
plus léger. Il est faible et vil. » L’aristocratisme de la religion du Christ
trouble le Grand Inquisiteur.
« Tu peux être fier de ces enfants de la liberté, de leur libre amour,
du libre et sublime sacrifice qu’ils ont accompli en ton nom. Mais
rappelle-toi qu’ils n’ont été que quelques milliers — et encore étaient-
ils des dieux — et les autres ? Est-ce leur faute, aux autres, faibles
humains, s’ils n’ont pu supporter ce que supportent les forts ? Est-ce la
faute de l’âme faible si elle ne peut abriter tes dons terribles ? N’es-tu
venu vraiment que vers les élus et pour les élus ? » Ainsi le Grand
Inquisiteur prend la défense de l’humanité débile, c’est au nom de
l’amour des hommes qu’il leur enlève ce présent de la liberté qui les
accable de souffrances. « N’aimions-nous pas l’humanité, parce que,
humblement, nous nous rendions compte de sa faiblesse, parce que
nous voulions avec amour alléger son fardeau ? » Le Grand Inquisiteur
dit au Christ ce que les socialistes disent habituellement aux chrétiens :
« La liberté et le pain de la terre distribué à discrétion sont
inconciliables, [242] car jamais, jamais les hommes ne sauront le
répartir entre eux. Ils se convaincront aussi de leur impuissance à être
libres, parce qu’ils sont faibles, vicieux, nuls et révoltés. Tu leur as
promis le pain céleste : mais peut-il se comparer au pain de la terre aux
yeux de cette faible race humaine, éternellement vicieuse et
Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski 1945 (1974) 145
tourné vers les humbles pour le bonheur de ces humbles ». Et, pour se
justifier, il fait allusion « aux dizaines de millions d’êtres qui n’auront
pas connu le péché ». Il accuse le Christ d’orgueil. C’est là un motif qui
revient souvent chez Dostoïevski. Ainsi, dans l’Adolescent, on dit de
Versilov : « C’est un homme extrêmement orgueilleux, et beaucoup de
ces hommes très orgueilleux croient en Dieu, en particulier ceux qui
sont le plus méprisants. La cause en est simple : ils choisissent Dieu
afin de ne pas s’incliner devant les hommes : s’incliner devant Dieu est
moins offensant. » La foi en Dieu, c’est le signe de hauteur d’esprit ;
l’incroyance, le symptôme d’un esprit qui reste en surface. Ivan
Karamazov comprend la sublimité étourdissante de l’idée de Dieu. « Ce
qui est étonnant, c’est que cette pensée — la pensée de la nécessité de
Dieu — ait pu se glisser dans la tête d’un animal si sauvage et si
méchant que l’homme, tant elle est sainte et touchante, tant elle est
avisée et fait honneur à l’individu. » S’il existe dans l’homme une
nature supérieure, s’il est appelé à un but plus haut, c’est que Dieu
existe, et il faut avoir foi en lui. Mais si Dieu n’existe pas, il n’y a pas
non plus en l’homme de nature supérieure, il ne reste rien qu’une
fourmilière sociale basée sur la contrainte. Dans sa Légende,
Dostoïevski donne le tableau de l’utopie sociale, tableau qui se trouve
exposé aussi par [245] Chigaliev, et partout où l’homme rêve de la
future harmonie de la société.
Dans les trois épreuves repoussées par le Christ « est prédite toute
la future histoire de l’humanité ; ce sont les trois formes dans lesquelles
se réconcilient toutes les contradictions historiques insolubles de la
nature humaine sur la terre ». C’est au nom de la liberté de l’esprit
humain que le Christ a écarté les tentations, ne voulant pas que l’esprit
humain fût gagné par le pain, le miracle et le royaume terrestre. Le
Grand Inquisiteur, au contraire, accueille ces trois tentations au nom du
bonheur et de l’apaisement des hommes. Les ayant accueillies, il
renonce à la liberté. Avant tout, il approuve la proposition de l’esprit
tentateur de transformer les pierres en pain. « Tu as repoussé l’unique
drapeau absolu qu’on t’offrait, qui eût infailliblement courbé les
hommes devant toi, — le drapeau du pain terrestre, et tu l’as repoussé
au nom de la liberté et du pain céleste. » La victoire des trois tentations
marquerait définitivement l’apaisement de l’homme sur la terre. « Tu
aurais appris aux hommes tout ce qu’ils veulent savoir sur la terre, c’est-
à-dire : devant qui ils doivent s’incliner, à qui confier leur conscience,
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L’esprit de Dostoïevski
Chapitre 9
DOSTOÏEVSKI
ET NOUS
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que les hommes des années 40 n’avaient pas eu à subir ; sans doute, ils
connaissent la mélancolie et le spleen, mais, mieux équilibrés, ils ne se
heurtaient pas à leur propre double, ne voyaient pas le diable [271] et
ne s’appesantissaient pas sur le problème de l’Antéchrist. Les hommes
des années 40, de même que ceux des années 60, ne vivaient pas dans
une atmosphère apocalyptique, n’étaient pas obsédés par la fin des
choses. Le mot « apocalyptique » est susceptible de prendre un sens
psychologique et, par conséquent, d’être accepté par ceux-là mêmes qui
repoussent son acception dogmatique et religieuse. Personne ne niera
donc que l’œuvre de Dostoïevski soit plongée dans une atmosphère
d’apocalypse et que, par cette atmosphère, Dostoïevski ait rendu un des
traits fondamentaux de l’esprit russe.
Idéologiquement, les gens des années 40 ont été façonnés par
l’humanisme ; et l’orthodoxie des Slavophiles en est imprégnée.
Chomiakov, avec la remarquable conception qu’il a eue de l’Eglise, fut
un humaniste chrétien. Dostoïevski symbolise la crise de l’humanisme
idéologiste et matérialiste. Il prend par là une valeur non seulement
russe, mais universelle. L’homme, dont l’humanisme a traité comme
d’une créature à trois dimensions, devient pour Dostoïevski une
créature à quatre dimensions : et c’est dans cette dimension nouvelle
qu’apparaissent les éléments irrationnels qui renverseront les vérités de
l’humanisme. Des mondes nouveaux se dévoilent au fond de l’homme.
Toute la perspective change de ce fait. Car les profondeurs de la nature
humaine n’avaient pas été sondées par l’humanisme, non seulement par
l’humanisme matérialiste, [272] superficiel, mais encore par
l’humanisme idéaliste, infiniment plus profond, et même par
l’humanisme chrétien. Il y avait dans l’humanisme une part trop grande
de rêverie et d’illusion. Le réalisme de la vie réelle, comme aimait à
dire Dostoïevski, la réalité de la nature humaine sont plus tragiques, ils
enferment en eux des contradictions telles qu’il ne s’en est pas présenté
à la conscience humaniste. Après Dostoïevski, il ne peut plus y avoir
d’humanistes au sens ancien du mot, plus de « schillerisme », — nous
sommes fatalement condamnés à être de tragiques réalistes. Ce réalisme
tragique, c’est l’indice de l’époque qui impose une lourde
responsabilité, si lourde que les hommes de la génération précédente
n’eussent pu la supporter sans effort. C’est alors que « les questions
maudites » deviennent des questions vitales, réelles, des questions de
vie ou de mort où sont en jeu le destin particulier comme le destin
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