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Pierre Jacob
École des Hautes Études en Sciences Sociales
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All content following this page was uploaded by Pierre Jacob on 06 March 2019.
Pierre Jacob
a le souci d'enraciner les sciences dans le reste de la culture, l'histoire des sciences
souligne la singularité des différents domaines de la science.
Les historiens des sciences reprochent - non sans raison - aux philosophes des
sciences de recourir à l'histoire non pas tant pour découvrir la vérité historique que pour
illustrer leurs thèses. En témoignent les premiers mots de l'introduction au célèbre
manifeste dans lequel Thomas Kuhn réclamait le droit pour l'histoire des sciences d'être
plus qu'un simple "catalogue chronologique ou anecdotique". Prise au sérieux,
l'"histoire", annonçait-il, pourrait provoquer "une transformation décisive dans l'image
de la science"1.
De surcroît, les grands programmes de recherche en histoire des sciences ont été
périodiquement définis par opposition à certaines thèses centrales de la philosophie des
sciences qui leur était contemporaine2. En 1962, lorsque Kuhn publie The Structure of
Scientific Revolutions, la philosophie des sciences est dominée par la controverse entre
Rudolf Carnap et Karl Popper sur la nature de la rationalité scientifique : entre deux
hypothèses rivales, faut-il, comme le fait valoir Carnap, préférer celle à laquelle les
observations ou les données expérimentales confèrent la plus haute probabilité ? Ou
faut-il, comme le soutient Popper, préférer celle qui détient le contenu informatif le plus
élevé ? Pour significatif que fût leur désaccord sur la rationalité, Carnap et Popper n'en
partageaient pas moins plusieurs prémisses3. Et c'est sur ces prémisses partagées que
Kuhn concentra sa critique. Contrairement à Carnap et Popper, Kuhn soutient en effet
que le développement scientifique n'est pas cumulatif ; que les changements de
1 T.S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, The University of Chicago Press,
1970 (2eme édition), p. 1.
2 Le programme de Gaston Bachelard, par exemple, est défini par opposition à la
Schilpp (ed.) The Philosophy of Rudolf Carnap, Open Court, 1963 (réimprimé in K.R.
Popper, Conjectures and Refutations, Harper Torchbook, 1963 (trad. franç. in P. Jacob
(dir.) De Vienne à Cambridge, Gallimard Tel, 1996 et K.R. Popper, Conjectures et
réfutations, Payot, 1973). Consulter les réponses de Carnap, in P.A. Schilpp (ed.) The
Philosophy of Rudolf Carnap, op. cit. Pour une analyse détaillée, cf. P. Jacob "Qu'est-ce
que l'autoritarisme épistémologique?", in L'Age de la science, II, "Epistémologie", O.
Jacob, 1989.
-3-
paradigme ne sont pas guidés par des choix rationnels ; que des théories successives
dans l'histoire d'une même science peuvent être "incommensurables" l'une par rapport à
l'autre (c'est-à-dire intraduisibles l'une dans l'autre) ; et enfin que la signification du
vocabulaire observationnel dépend de la signification du vocabulaire théorique et non
l'inverse.
Quiconque lira la contribution de Dominique Pestre au présent numéro du Débat
se convaincra, je crois, de deux choses. Premièrement, deux des thèmes autour desquels
D. Pestre a choisi d'organiser son intéressant panorama de l'histoire "sociale" des
sciences des vingt-cinq dernières années attestent clairement la prééminence des
sciences sociales dans l'histoire des sciences d'aujourd'hui - trente-six ans après la
publication de l'ouvrage de Kuhn - : je veux parler de son analyse des différents facteurs
sur lesquels repose l'autorité dans les institutions scientifiques et de son examen des
rapports entre ce qu'il nomme respectivement la "science pure" et les "sciences
pratiques". Deuxièmement, son intéressante discussion du programme de réplication
d'expériences scientifiques du passé atteste la persistance de la querelle entre l'histoire
des sciences et la philosophie des sciences. Or, il existe un lien entre la prééminence des
sciences sociales en histoire des sciences et la volonté des historiens des sciences de
poursuivre la polémique avec la philosophie des sciences. Comme je voudrais le faire
valoir à présent, cette polémique repose sur certains malentendus.
D. Pestre place sa présentation du programme de réplication d'expériences
scientifiques du passé sous le signe du contraste entre une "idée" (qu'il réprouve) et une
"question" (qu'il juge féconde) : l'idée "du caractère contraignant des démonstrations" et
la question "de ce qui emporte la conviction, des critères d'intelligibillité et de ce qui
fait preuve"4. Au "monde unidimensionnel de la preuve logique", il oppose l'idée que
"le sens" serait "fabriqué" et l'idée que "le sens" et "les preuves" seraient "socialement
négociés" entre savants. Avec la grande majorité des philosophes des sciences, je
concéderai volontiers que dans les sciences expérimentales (comme la physique, la
perspectives sont différentes, alors il n'y a pas réellement de conflit entre nous. Refuser
la théorie relationnelle, c'est simplement maintenir que le prédicat français "vrai"
exprime non pas une relation entre une proposition et une perspective mais une
propriété "monadique" d'une proposition ou qu'une proposition, si elle est vraie, est
vraie tout court. A nouveau, on peut faire apparaître le caractère auto-réfutant de la
théorie relationnelle : selon la théorie relationnelle elle-même, il existe une perspective
dans laquelle la théorie relationnelle est vraie et il existe une autre perspective dans
laquelle la théorie non relationnelle est vraie. Le problème de la théorie relationnelle de
la vérité est donc que, contrairement à sa rivale, elle ne peut pas prétendre que sa rivale
est fausse.
Selon la théorie de la pluralité des mondes (qui a été notamment soutenue par
5T.S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, op. cit. et P.K. Feyerabend,
"Explanation, Reduction and Empiricism", in H. Feigl et G. Maxwell (eds.) Minnesota
Studies in the Philosophy of Science, vol. III, University of Minnesota Press, 1962.
-6-
mûres est avant tout une succession d'épisodes au cours desquels des partisans de
théories incompatibles se sont accordés pour décider quelles observations seraient
susceptibles de les départager et ensuite pour déterminer quelle théorie devait être
éliminée.
Je détecte une certaine ambivalence à l'égard du relativisme épistémologique
dans la contribution de D. Pestre. Il y a incontestablement entre les "études sociales"
des sciences et le relativisme épistémologique une certaine connivence. Et si D. Pestre
confirmait son intention de surmonter le contraste entre les notions de preuve et de
conviction, son programme aboutirait, je crois, au relativisme épistémologique. En
critiquant la théorie de la pluralité des mondes, je viens de soutenir que la question
soulevée par le développement scientifique n'est pas tant de comprendre les désaccords
6 P. Duhem, La Théorie physique, son objet, sa structure, 1ere édition, 1906, 2eme
édition revue et augmentée, Vrin, 1981 ; R. Carnap, Philosophical Foundations of
Physics, Basic Books, 1966 ; K.R. Popper, Conjectures and Refutations, op. cit. ; C.G.
Hempel, Aspects of Scientific Explanation, The Free Press, 1965 ; W.V.O. Quine,
Word and Object, MIT Press, 1960.
7 I. Hacking, Representing and Intervening, Introductory Topics in the Philosophy of
Sur quels facteurs un expérimentateur s'appuie-t-il pour décider que son travail
expérimental est terminé ?
J'ai dit précédemment que D. Pestre avait une attitude ambivalente à l'égard du
relativisme épistémologique. Je dirai maintenant qu'il fait preuve d'ambivalence à
l'égard du réalisme scientifique. Comme je l'ai dit, D. Pestre crédite le programme de
réplication des expériences scientifiques du passé d'un "réalisme minimal".
Conjointement, il se sert de son intéressante description du "labeur" expérimental pour
suggérer au lecteur une conclusion hostile au réalisme scientifique qu'il désigne au
moyen de la métaphore du "dévoilement de la nature". Je ne dis pas que l'interprétation
réaliste des théories scientifiques soit la seule interprétation possible. Mais je ne vois
pas pourquoi on devrait renoncer au réalisme scientifique à partir du moment où l'on
reconnaît le fait que l'expérimentation requiert une longue préparation et qu'elle repose
sur des dons ou des talents. Pourquoi le "dévoilement de la nature" devrait-il être facile?
D. Pestre exprime ses réserves à l'égard du réalisme scientifique lorsqu'il dit que
"la Nature elle-même... ne parle jamais. Ce sont toujours des hommes qui parlent en son
nom". Certes. Une théorie ou une croyance scientifique n'est qu'une représentation. Les
adversaires du réalisme scientifique font souvent remarquer qu'en science, on ne peut
pas comparer une représentation avec l'état de choses représenté. On ne peut que
comparer une représentation à d'autres représentations. Mais se contenter d'affirmer
qu'une théorie scientifique est une représentation, c'est omettre une distinction
fondamentale entre deux sortes d'énoncés ou de représentations : dans le discours des
hommes, il y a des représentations qui aspirent à représenter (ou interpréter) d'autres
représentations et il y a des représentations qui aspirent à représenter (ou décrire) des
états de choses qui ne sont pas eux-mêmes des représentations. La traduction d'un
énoncé d'une langue dans une autre est une représentation du premier type. Mais une
théorie scientifique est une représentation du second type. Une traduction peut être
fidèle ou infidèle. Mais à la différence d'une théorie scientifique, elle n'est pas à
proprement parler vraie ou fausse.
-9-
Pour des raisons que je ne puis exposer en détail dans l'espace qui m'est imparti
ici, je souscris pour ma part au réalisme scientifique. Pour gagner en clarté et éviter de
recourir aux métaphores, je distinguerai deux affirmations dans le réalisme scientifique
: une thèse sémantique et une thèse épistémologique. Premièrement, selon l'ingrédient
sémantique du réalisme scientifique, aussi abstraite que soit une théorie, aussi
inobservables que soient les entités, les propriétés et les états de choses dont elle parle,
une théorie scientifique possède ce que les philosophes nomment une "condition de
vérité" et une "valeur de vérité". Autrement dit, elle est vraie ou fausse. Deuxièmement,
selon l'ingrédient épistémologique du réalisme scientifique, nos raisons d'adopter une
théorie scientifique sont ipso facto des raisons de la croire vraie. Autrement dit, selon le
réaliste scientifique, il n'y a pas de différence entre les raisons d'adopter une théorie
9 Il convient, selon moi, de distinguer la discussion entre les partisans et les adversaires
du réalisme scientifique de la discussion sur la signification du prédicat français "vrai".
10 Cf. R. Carnap, "Empiricism, Semantics and Ontology", in R. Carnap, Meaning and
épistémique, adopter une théorie scientifique bien confirmée, c'est croire qu'elle est
"empiriquement adéquate" : c'est croire ou tenir pour vraies ses conséquences
observables. Autrement dit, comme le disait Duhem, c'est "sauver les phénomènes".
Mais ce n'est pas croire ou tenir pour vraie la théorie elle-même11.
En un mot, je souscris au réalisme scientifique parce que chaque version de
l'instrumentalisme me paraît confrontée à une difficulté majeure. L'instrumentalisme
sémantique répudie l'idée que les lois scientifiques abstraites ou théoriques possèdent
une condition de vérité. Mais il concéde que les prédictions observationnelles possèdent
une condition de vérité. Or, les lois théoriques ont pour fonction de permettre la
dérivation des prédictions observationnelles. A moins de renoncer à l'idée selon laquelle
une dérivation logique a elle-même pour tâche de transmettre à sa conclusion la vérité
11 Cf. B. Van Fraassen, The Scientific Image, Oxford University Press, 1980.
12 H. Putnam a brillamment défendu le réalisme scientifique. Cf. H. Putnam,
Philosophical Papers, vol. I et II, Cambridge University Press, 1974 et aussi W.H.
Newton-Smith, The Rationality of Science, Routledge & Kegan Paul, 1981.
13 Cette critique de l'instrumentalisme épistémique est poursuivie par P. Horwich dans
Truth, Blackwell, 1990 et "On the Nature and Norms of Theoretical Commitment",
Philosophy of Science, 58, 1991.
- 11 -
J'ai tenu à faire un (trop succinct) état des lieux de la question du réalisme
scientifique dans la philosophie des sciences contemporaine pour indiquer au lecteur les
points de contact entre la philosophie des sciences et d'autres départements de la
philosophie contemporaine, comme la philosophie du langage et la philosophie de
l'esprit14. Comme je l'ai dit précédemment, il y a un double contraste entre les images de
l'activité scientifique peintes respectivement par l'histoire des sciences et par la
philosophie des sciences. L'une souligne la pluralité des sciences et enracine les
sciences dans le reste de la culture. L'autre met l'accent sur l'unité de la démarche
scientifique et sur ce qui la sépare du reste de la culture. Mais j'ai aussi fait valoir que
les historiens des sciences ont tendance à présenter ce contraste comme un dilemme
entre deux aspects contradictoires entre lesquels il conviendrait de trancher. Je voudrais,
pour conclure, faire valoir les raisons pour lesquelles je pense que ce dilemme est plus
apparent que réel.
Qu'on me permette d'invoquer l'étymologie. En français, dans l'expression
consacrée "philosophie des sciences", le génitif est au pluriel et code l'idée de la
pluralité des sciences. Mais en anglais, dans l'expression philosophy of science, le
génitif est au singulier et code l'idée de l'unité de la démarche scientifique. Le mot grec
episteme (qui entre dans l'étymologie du mot franças "épistémologie") veut dire tout à
la fois "science" et "savoir". En français, le mot "savoir" a deux usages
complémentaires : il sert à désigner parmi les croyances d'un individu celles qui sont
vraies et justifiées, c'est-à-dire les croyances qui ne sont pas de simples opinions
fantaisistes. En ce sens "intra-personnel", un individu ne peut pas être dit savoir une
proposition fausse et le verbe "savoir" est, comme le disent les linguistes, un verbe
factif dont le complément est toujours une phrase exprimant une proposition vraie. Il
sert d'autre part - notamment en sciences sociales et en histoire des sciences - à désigner
les croyances d'une communauté ou d'une époque. En ce sens "inter-personnel", un
Nagel) qui assimilaient la structure logique d'une explication scientifique à celle d'une
prédiction, expliquer un phénomène - qu'il relève de la physique nucléaire, de
l'évolution des espèces ou de l'histoire des mentalités -, c'est le subsumer sous une ou
plusieurs lois générales17. Il leur a été objecté d'une part que certaines explications
authentiques dans les sciences empiriques sont dépourvues de valeur prédictive et que
réciproquement certaines prédictions sont dépourvues de valeur explicative. Il leur a été
objecté d'autre part que l'absence de lois ne rend pas ipso facto une explication
inopérante18. Parmi les adversaires de l'identité entre l'explication et la prévision, les
uns ont fait valoir que l'historicité et l'individualité propres aux phénomènes
biologiques confèrent aux explications des sciences de la vie une singularité qui les
politiques".
17 C.G. Hempel, Aspects of Scientific Explanation, op. cit. et E. Nagel, The Structure
éloigne des sciences physiques et chimiques19. D'autres, qui tiennent "les humanités"
pour des sciences, objectent aux tenants de l'unité de la science qu'ils sacrifient les traits
originaux de la démarche narrative ou interprétative propre aux humanités qui tirent
leurs preuves de la compréhension empathique (que les germanophones nomment
Verstehen)20.
Comme l'a fait valoir Richard Rorty21, la culture contemporaine est traversée par
le conflit apparent entre deux idéaux qui semblent mutuellement incompatibles : la
quête de l'"objectivité" dans laquelle la pensée vise à élucider la nature d'une réalité
indépendante d'elle-même et la quête de la "solidarité" dans laquelle la pensée aspire à
s'immerger dans une communauté de penseurs. Mais contrairement à ce que semble
supposer Rorty, la recherche scientifique de l'objectivité s'oppose d'autant moins à la
23 Pour des justifications détaillées des trois derniers paragraphes, cf. mes deux
contributions et mon introduction au volume II de l'Age de la science, "Epistémologie",
op. cit. et mon article "Il regionalismo epistemologico: una tendenza della filosofia
contemporanea delle scienze in Francia", Rivista di filosofia, LXXXIII, 1, 1991, 279-
300.